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Henri Rousseau, un « primitif moderne » à l’époque du

symbolisme

Mémoire

François Bouthillette

Maîtrise en histoire de l'art


Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© François Bouthillette, 2015


RÉSUMÉ

Le présent mémoire se veut une exploration des œuvres les plus connues d’Henri
Rousseau. Par l’étude des rapports entre ce peintre et le « moment symboliste »,
nous croyons être en mesure d’établir divers liens tangibles entre Rousseau et ses
contemporains. Nous avons classé la production de l’artiste en fonction d’une
répartition entre ce que nous entrevoyons comme des manières distinctes d’adhérer
au primitivisme. Symboliste, exotique et moderne, le primitivisme d’Henri Rousseau
démontre qu’il n’est pas à l’écart de son époque, mais qu’il en fait bien partie.

Nous proposons un regard nouveau sur Henri Rousseau et ses créations. Certes, il
est aujourd’hui considéré comme un peintre moderne et ses tableaux font partie des
plus grandes collections d’art moderne du monde. Néanmoins, nous croyons qu’il est
toujours, d’une certaine façon, vu comme un « personnage naïf », avant d’être un
peintre. Nous pensons qu’Henri Rousseau est un « primitif moderne » et que ce
cadre conceptuel, à établir entre lui et l’époque symboliste, est plus propice et
approprié, aujourd’hui, à l’étude et l’analyse de son travail.

III
SOMMAIRE

RÉSUMÉ................................................................................................................. III
SOMMAIRE ............................................................................................................ V
TABLE DES FIGURES ......................................................................................... VII
REMERCIEMENTS ............................................................................................ XVII
AVANT-PROPOS ................................................................................................. XIX

INTRODUCTION ..................................................................................................... 1
Henri Rousseau et l’histoire de l’Art ..................................................................... 1
Historiographie du sujet : une peinture inclassable ............................................. 3
Le terme « naïf ».................................................................................................. 8
Aspect méthodologique et choix du corpus ....................................................... 10
Henri Rousseau et le « moment symboliste » .......................................... 14
Le primitivisme exotique ......................................................................... 17
Une imagination moderne....................................................................... 18
Apport de l’étude................................................................................................ 19

Chapitre 1: Henri Rousseau et le « moment symboliste » ............................... 21


La Guerre et L’Ymagier ...................................................................................... 25
L’allégorie........................................................................................................... 30
Comparaison avec La Vision après le sermon de Paul Gauguin ....................... 36
Comparaison avec La Peste, d’Arnold Böcklin ................................................. 40

Chapitre 2: Le primitivisme exotique ................................................................. 45


Symbolisme et exotisme .................................................................................... 46
La Charmeuse de serpents................................................................................ 58
Des valeurs symbolistes .................................................................................... 64

Chapitre 3 : Une imagination moderne .............................................................. 75


Le Rêve ............................................................................................................ 80
Un « primitif moderne » ..................................................................................... 87

Conclusion ........................................................................................................... 93
Bibliographie ........................................................................................................ 97
Sources électroniques....................................................................................... 101
Illustrations......................................................................................................... 103

V
TABLE DES FIGURES

Figure 1
Rousseau, Henri.
La Guerre. Vers 1894.
Huile sur toile, 114 x 195 cm.
Paris, Musée d’Orsay, (en ligne).
http://www.museeorsay.fr/fr/collections/cataloguedesoeuvres/resultatcollection.html?no_cache=1&zoo
m=1&tx_damzoom_pi1%5Bzoom%5D=0&tx_damzoom_pi1%5BxmlId%5D=008002&tx_damzoom_pi1
%5Bback%5D=fr%2Fcollections%2Fcataloguedesoeuvres%2Fresultatcollection.html%3Fno_cache%3
D1%26zsz%3D9
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 2
Rousseau, Henri.
La Bohémienne endormie. 1897.
Huile sur toile, 129,5 x 200,7 cm.
New York, Museum of Modern Art, (en ligne).
http://www.moma.org/collection/browse_results.php?criteria=O%3AAD%3AE%3A5056%7CA%3AAR%
3AE%3A1&page_number=2&template_id=1&sort_order=1
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 3
Rousseau, Henri.
La Guerre. Publiée en janvier 1895.
Lithographie, 22,2 x 33,1 cm.
New York, Museum of Modern Art, (en ligne).
http://www.moma.org/collection/browse_results.php?criteria=O%3AAD%3AE%3A5056%7CA%3AAR%
3AE%3A1&page_number=1&template_id=1&sort_order=1
(page consultée le 9 avril 2012).

VII
Figure 4
Rousseau, Henri.
Le Lion ayant faim. 1905.
Huile sur toile, 200 x 300 cm.
Bâle, Fondation Beyeler (en ligne).
http://www.fondationbeyeler.ch/fr/collection/henri-rousseau
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 5
Rousseau, Henri.
La Charmeuse de serpents. 1907.
Huile sur toile, 190 x 169 cm.
Paris, Musée d’Orsay, ( En ligne ).
http://www.museeorsay.fr/fr/collections/cataloguedesoeuvres/resultatcollection.html?no_cache=1&zoo
m=1&tx_damzoom_pi1%5Bzoom%5D=0&tx_damzoom_pi1%5BxmlId%5D=009090&tx_damzoom_pi1
%5Bback%5D=fr%2Fcollections%2Fcataloguedesoeuvres%2Fresultatcollection.html%3Fno_cache%3
D1%26zsz%3D9
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 6
Rousseau, Henri.
Le Rêve. 1910.
Huile sur toile, 204,5 x 298,5 cm.
New York, Museum of Modern Art, (En ligne).
http://www.moma.org/collection/browse_results.php?criteria=O%3AAD%3AE%3A5056%7CA%3AAR%
3AE%3A1&page_number=4&template_id=1&sort_order=1
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 7
Rousseau, Henri.
Nègre attaqué par un jaguar. 1910.
Huile sur toile, 113,6 x 162,3 cm.
Bâle, Kunstmuseum, (En ligne).
http://80.74.155.18/eMuseumPlus?service=direct/1/ResultDetailView/result.inline.list.t1.collection_list.$
TspTitleImageLink.link&sp=13&sp=Sartist&sp=SfilterDefinition&sp=0&sp=1&sp=1&sp=SdetailView&sp
=22&sp=Sdetail&sp=0&sp=T&sp=0&sp=SdetailList&sp=0&sp=F&sp=Scollection&sp=l1506

VIII
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 8
Rousseau, Henri.
Ève. Huile sur toile, 61 x 46 cm.
Hambourg, Kunsthalle.
(image tirée de Jean-Jacques Lévêque, Henri Rousseau, Paris, ACR Éditions, 2006,
p. 13).

Figure 9
Rousseau, Henri.
Joyeux Farceurs. 1906.
Huile sur toile, 145,7 x 113,3 cm.
Philadelphie, Museum of Art, (En ligne).
http://www.philamuseum.org/collections/permanent/51097.html?mulR=11309|5
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 10
Rousseau, Henri.
Le Repas du lion. 1907.
Huile sur toile, 113,7 x 160 cm.
New York, Metropolitan Museum of Art, (En ligne).
http://www.metmuseum.org/Collections/searchthecollections/110003535?rpp=20&pg=1&ft=henri+rouss
eau+(le+douanier)&pos=1
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 11
Rousseau, Henri.
Ève dans l’Eden. Année inconnue.
Huile sur toile, dimensions inconnues.
Collection particulière.
(image tirée de Jean-Jacques Lévêque, Henri Rousseau, Paris, ACR Éditions, 2006,
p. 11).

IX
Figure 12
Rousseau, Henri.
La Liberté invitant les artistes à prendre part à la 22e exposition de la Société des
Artistes Indépendants. 1906.
Huile sur toile, 48 x 71 cm.
Musée national d’Art moderne, Tokyo.
(image tirée de Jean-Jacques Lévêque, Henri Rousseau, Paris, ACR Éditions, 2006,
p. 107).

Figure 13
Dürer, Albrecht.
Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse. 1497-1498.
Gravure sur bois, 39 x 28 cm.
Karlsruhe, Staatliche Kunsthall, (En ligne).
http://swbexpo.bszbw.de/skk/detail.jsp?id=FD3AB77448DAB571422E10865442EDB2&img=1
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 14
Poinçon, Robert. (possiblement).
Tapisseries de l’Apocalypse d’Angers. Vers 1382.
Tapisserie en laine, originellement 140m de longueur, dimensions inconnues.
Musée de la Tapisserie de l’Apocalypse, Angers.
http://decadence-europa.over-blog.com/article-5637963.html
(page consultée le 6 novembre 2012).

Figure 15
Artiste inconnu.
Le Tsar, illustration du feuilleton Le Tsar, publiée à titre de réclame dans le numéro du
27 octobre 1889 du Courrier français.
(image tirée de Yann le Pichon, Le Monde du Douanier Rousseau, Paris, CNRS
Éditions, 2010, p. 242 ).

X
Figure 16
Georgin, François.
La Bataille des pyramides. Vers 1900.
Gravure sur bois, image d’Épinal, 36,2 x 51,4 cm.
Spencer Museum of art, University of Kansas.
http://www.spencerart.ku.edu/exhibitions/almanac/lyii11.shtml
(page consultée le 6 novembre 2012).

Figure 17
Gauguin, Paul.
La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l’ange. 1888.
Huile sur toile, 72,2 x 91 cm.
Edimbourg, The National Galleries of Scotland, (En ligne).
http://www.nationalgalleries.org/collection/artistsz/G/3374/artistName/Paul%20Gauguin/recordId/4940
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 18
Böcklin, Arnold.
La Peste. 1898.
Détrempe sur bois, 149 x 105 cm.
Bâle, Kunstmuseum
(image tirée de Michael Gibson, Le Symbolisme, Paris, Éditions Taschen, 2006, p.
14).

Figure 19
Artiste inconnu.
Jeune Jaguar. Année inconnue.
Photographie aux dimensions inconnues, publiée en page 152 de l’album des Bêtes
sauvages des Galeries Lafayette
(image tirée de Yann le Pichon, Le Monde du Douanier Rousseau, Paris, CNRS
Éditions, 2010, p. 172).

XI
Figure 20
Quentin (taxidermiste).
Groupe naturaliste représentant une lionne terrassant une antilope.
Dimensions et localisations inconnues
( image tirée de Yann le Pichon, Le Monde du Douanier Rousseau, Paris, CNRS
Éditions, 2010, p. 168 ).

Figure 21
Rousseau, Henri.
Cheval attaqué par un jaguar ou Combat de jaguar et de cheval. 1910.
Huile sur toile, 90 x 116 cm.
Moscou, Musée Pouchkine.
(image tirée de Yann le Pichon, Le Monde du Douanier Rousseau, Paris, CNRS
Éditions, 2010, p. 163).

Figure 22
Rousseau, Henri.
Combat de tigre et de buffle. 1908.
Huile sur toile, 172 x 191,5 cm.
Cleveland, Museum of Art, (En ligne).
http://www.clevelandart.org/collections/collection%20online.aspx?type=refresh&sliderpos=2&searchopt
ion=1
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 23
Rousseau, Henri.
Surpris! 1891.
Huile sur toile, 130 x 162.
Londres, The National Gallery, (En ligne).
http://www.nationalgallery.org.uk/paintings/henri-rousseau-surprised
(page consultée le 9 avril 2012).

XII
Figure 24
Gauguin, Paul.
Jour de Dieu. 1894.
Huile sur toile ( peut-être mélangé à la cire ), 68,3 x 91,5 cm.
Chicago, Art Institute (En ligne). http://www.artic.edu/aic/collections/artwork/27943?search_id=1
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 25
Gauguin, Paul.
Oviri. 1894.
Grès. H. 75, L. 19, P.27.
Paris, Musée d’Orsay, (En ligne).
http://www.museeorsay.fr/fr/collections/cataloguedesoeuvres/notice.html?no_cache=1&zoom=1&tx_da
mzoom_pi1%5Bzoom%5D=0&tx_damzoom_pi1%5BxmlId%5D=019409&tx_damzoom_pi1%5Bback%
5D=%2Ffr%2Fcollections%2Fcataloguedesoeuvres%2Fnotice.html%3Fno_cache%3D1%26zsz%3D5
%26lnum%3D%26nnumid%3D19409
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 26
Rousseau, Henri.
Un soir de carnaval. 1886.
Huile sur toile, 117,3 x 89,5 cm.
Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, (En ligne).
http://www.philamuseum.org/collections/permanent/59593.html?mulR=15091|1
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 27
Girodet de Roussy-Trioson, Anne-Louis.
Endimion, effet de lune ou Le Sommeil d’Endymion.
Huile sur toile, 198 x 261 cm.
Paris, Musée du Louvre, (en ligne).
http://www.louvre.fr/moteur-de-recherche-oeuvres?f_search_art=4935
(page consultée le 6 novembre 2012)

XIII
Figure 28
Rousseau, Henri.
Mauvaise surprise. 1901.
Huile sur toile, 194,6 x 129,9 cm.
Philadelphie, Barnes Foundation, (En ligne).
http://www.barnesfoundation.org/collections/art-collection/object/5434/unpleasant-surprise-mauvaise-
surprise?searchTxt=henri+rousseau&submit=submit&rNo=8
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 29
Hodler, Ferdinand.
Le Rêve. 1897-1903.
Aquarelle sur papier, 88,6 x 69,7 cm.
Zurich, Kunsthauss Zürich.
http://www.reproarte.com/tableau/Ferdinand_Hodler/Le+R%C3%AAve+/5957.html
(page consultée le 6 novembre 2012).

Figure 30
Puvis de Chavannes, Pierre.
Le Rêve. 1883.
Huile sur toile, 82 x 102 cm.
Paris, Musée d’Orsay, (En ligne).
http://www.museeorsay.fr/fr/collections/cataloguedesoeuvres/resultatcollection.html?no_cache=1&zoo
m=1&tx_damzoom_pi1%5Bzoom%5D=0&tx_damzoom_pi1%5BxmlId%5D=009484&tx_damzoom_pi1
%5Bback%5D=fr%2Fcollections%2Fcataloguedesoeuvres%2Fresultatcollection.html%3Fno_cache%3
D1%26zsz%3D9
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 31
Detaille, Édouard.
Le Rêve. 1888.
Huile sur toile, 300 x 400 cm.
Paris, Musée d’Orsay, (En ligne).
http://www.museeorsay.fr/fr/collections/cataloguedesoeuvres/resultatcollection.html?no_cache=1&zoo

XIV
m=1&tx_damzoom_pi1%5Bzoom%5D=0&tx_damzoom_pi1%5BxmlId%5D=009171&tx_damzoom_pi1
%5Bback%5D=fr%2Fcollections%2Fcatalogue-des-oeuvres%2Fresultat-
collection.html%3Fno_cache%3D1%26zsz%3D9
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 32
Manet, Édouard.
L’Olympia. 1863.
Huile sur toile, 130,5 x 190 cm.
Paris, Musée d’Orsay (En ligne).
http://www.museeorsay.fr/fr/collections/cataloguedesoeuvres/resultatcollection.html?no_cache=1&zoo
m=1&tx_damzoom_pi1%5Bzoom%5D=0&tx_damzoom_pi1%5BxmlId%5D=000712&tx_damzoom_pi1
%5Bback%5D=fr%2Fcollections%2Fcataloguedesoeuvres%2Fresultatcollection.html%3Fno_cache%3
D1%26zsz%3D9
(page consultée le 9 avril 2012).

Figure 33
Béroud, Louis.
Femme nue couchée. 1906.
Carte postale. Dimensions inconnues.
Localisation inconnue.
(image tirée de Yann le Pichon, Le Monde du Douanier Rousseau, Paris, CNRS
Éditions, 2010, p. 228).

Figure 34
Van Gogh, Vincent.
Le Semeur, 1888.
Huile sur toile, 80,5 x 64 cm.
Otterlo, Rijksmuseum Kröller-Müller
http://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/vangogh/semeurausoleilcouchant.htm
(page consultée le 6 novembre 2012).

XV
Figure 35
Picasso, Pablo.
Les Demoiselles d’Avignon, 1907.
Huile sur toile, 243,9 x 233,7 cm.
Musée d’art moderne, New York.
http://www.moma.org/collection_images/resized/271/w500h420/CRI_151271.jpg
(page consultée le 3 décembre 2014).

Figure 36
Van Gogh, Vincent.
Une Nuit étoilée, 1889.
Huile sur toile, 73,7 x 92,1 cm.
Musée d’art moderne, New York.
http://www.moma.org/collection_images/resized/075/w500h420/CRI_133075.jpg
(page consultée le 3 décembre 2014).

XVI
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier le travail et, tout particulièrement, la patience de ma directrice de


maîtrise, madame Françoise Lucbert. Merci à mes parents, ma famille et mes amis
de m’avoir soutenu tout au long de ce projet. Et finalement, merci à toi, Henri, de
m’avoir accompagné toutes ces années.

XVII
AVANT-PROPOS

Henri Rousseau a été rebaptisé « Douanier Rousseau » par Alfred Jarry. Un


sobriquet que nous comprenons, mais que nous jugeons inadéquat, parce que trop
péjoratif.

Peintre du dimanche, retraité de l’Octroi de Paris, le « Douanier Rousseau » a trop


longtemps été sous-estimé. C’est donc par respect pour son œuvre que nous ne
tiendrons pas compte de ce titre qui, malgré tout, a contribué à le rendre célèbre.

XIX
INTRODUCTION

Henri Rousseau et l’histoire de l’Art

Henri, dit le « Douanier », Rousseau a toujours été reconnu, aux yeux de l’histoire de
l’art, comme la figure paternelle de l’art Naïf. Un regroupement d’œuvres et d’artistes
très distincts les uns des autres ont été réunis sous le vocable « naïf », mais qui
pourtant ne sont associables que très laborieusement.

Cette catégorie d’art naïf repose sur des notions caractéristiques relativement floues.
L’art naïf est le fait de non professionnels, d’artisans et d’autodidactes à l’imagination
personnelle et féconde. Certains historiens de l’art, comme Nathalia Brodskaïa, ou
Robert Thilmany, parlent d’une peinture, au style figuratif et subjectif, ne respectant
pas les règles de la perspective ou encore la précision du dessin1. Il s’agirait d’une

1
« L’originalité de ces peintres consiste moins, en effet, à reproduire le monde à la loupe ou au compas,
qu’à façonner une vision personnelle des choses, une image « autre », équivalente et parallèle, de
la réalité. (…). (…) l’art naïf, lui, est une façon intimiste, candide et bon enfant, une manière
ingénue mais inventive, personnelle et parfois visionnaire, d’envisager les choses sans
complications cérébrales, ni cris trémulants, ni trémolos angoissés. Une façon différente, quoique
tout aussi fertile, attachante, poétique et surprenante que d’autres, pour décrire le monde, en dépit

1
peinture où l’artiste crée pour lui-même une vision réaliste ou poétique de ses
fantasmes personnels et de ses visions intérieures. Le terme naïf est également
attribué aux œuvres d’artistes qui se trouvent en décalage avec les courants
artistiques de leur temps. Nous ne pouvons, sans nuance, adhérer à cette
perspective qui a pour conséquence de réduire le travail d’Henri Rousseau à cette
catégorie et de l’exclure des démarches qui lui sont contemporaines.

L’art naïf doit en partie son existence, mais surtout son émergence, à la création du
Salon des Indépendants de Paris qui eut lieu pour la première fois en 1884.
L’absence de jury de sélection offrait désormais la possibilité d’exposer à des artistes
qui anciennement auraient été rejetés par le jury des Salons officiels 2 . Le recul
historique laisse croire que l’appellation d’art naïf est venue servir, au moment de son
apparition, un besoin de classification. Ce nouveau Salon a permis l’intégration et la
promotion d’artistes, dans certains cas radicalement nouveaux, venant ainsi modifier
et bouleverser le monde des arts et, en particulier, la façon de juger et de classifier la
peinture. Par conséquent, les critiques et les historiens de l’art ont regroupé sous un
même nom ces artistes nouveaux, ne sachant à l’époque comment les qualifier et
interpréter leurs œuvres.

La situation du mot « naïf » rappelle l’emploi du terme « post-impressionniste »,


autour duquel ont été rassemblés des artistes tels que George Seurat, Vincent Van
Gogh, Paul Cézanne ou Paul Gauguin3. Une qualification qui n’est plus d’usage de

d’allures plus ou moins gauches et primaires. » Robert Thilmany, Critériologie de l’Art Naïf, Paris,
Éditions Max Fourny, 1984, p. 13-14.
2
« Chaque année, de 1886 à sa mort en 1910, (Rousseau) exposa ses toiles au Salon des
Indépendants. Là, il se présentait sans savoir-faire professionnel, mais avec le fier sentiment d’être
peintre et d’avoir le droit de rivaliser avec n’importe quelle autorité. Rousseau est un des premiers
de sa génération à s’être rendu compte de l’arrivée d’une nouvelle époque de liberté dans l’art, y
compris celle de pouvoir accéder au rang de peintre, et ce, indépendamment de la manière de
peindre et du niveau de formation artistique. » Nathalia Brodskaïa, L’Art Naïf, Paris, Éditions
Parkstone, collection Art of Century, 2007, p. 25.
3
« (…) alors que l’histoire du mouvement impressionniste offrait comme thème central la série
d’expositions de groupe qui réunissaient périodiquement les différents peintres, et maintenaient
entre eux un certain lien, la période post-impressionniste ne présente aucun dénominateur commun

2
nos jours au sein des cercles scientifiques. Le post-impressionnisme est une notion
trop peu précise qui, suite au recul historique, n’a plus lieu d’être. On ne la retrouve
désormais qu’au sein d’ouvrages de types plus généraux.

Historiographie du sujet : une peinture inclassable

Il y a, à ce jour, une littérature assez abondante consacrée ou faisant référence à


Henri Rousseau, mais finalement, peu d’études critiques ont porté directement sur
son œuvre. Les écrits sur Rousseau sont généralement des biographies ou encore,
s’il est question de lui, c’est dans le cadre d’ouvrages portant sur l’art naïf.
Néanmoins, malgré l’abondance de cette littérature, nous n’apprenons que très peu
sur sa peinture à proprement parler. Peu d’écrits questionnent et approfondissent
réellement le travail du peintre. On parle souvent de La Guerre (fig. 1) ou encore de
La Bohémienne endormie (fig. 2), mais sans vraiment les expliquer. Il ne s’agit pas ici
de discréditer ou de tirer un trait sur ce qui a pu être fait antérieurement, mais de
cerner la problématique essentiellement sur la peinture de Rousseau. Nous espérons
réussir à mieux la comprendre et à mieux l’expliquer, par le biais de son contexte de
création, et ce sans faire référence au terme « naïf ». Nous souhaitons préciser et
justifier le choix des mots à employer. Nous pensons que cette démarche permettra
de classer et de qualifier le travail de l’artiste d’une façon plus précise. Les premières
analyses des peintures de Rousseau ont été tentées principalement par deux
auteurs : Dora Vallier et Roger Shattuck.

Dora Vallier, critique et historienne de l’art, a effectué, en 1961, un classement des


œuvres de Rousseau4. Elle a divisé l’œuvre en trois périodes distinctes, soit; de 1885

semblable. (…). Les groupes qui s’assemblent et se dispersent avec une grande fluidité n’ont
aucune homogénéité, ils se succèdent ni n’existent parallèlement de manière claire et précise. Et,
circonstance plus importante encore, quelques-unes des personnalités les plus remarquables de
l’époque n’appartiennent pas aux grands courants, mais suivent une route isolée. » John Rewald,
Le Post-impressionnisme, de Van Gogh à Gauguin, Paris, Éditions Albin Michel, 1961, p. 9-10.
4
Dora Vallier, Henri Rousseau, Paris, Éditions Flammarion, 1961, 327 p.

3
à 1890, après 1890 et les paysages exotiques5. Pourquoi a-t-elle divisé l’œuvre ainsi?
Son approche se fait chronologiquement et l’explication de la distinction entre ces
trois groupes nous convient. Vallier pense l’œuvre de Rousseau selon des
événements marquants de sa vie et de sa carrière qui ont pu influer sur le processus
créateur de l’artiste. L’argumentation de l’auteur est valable, néanmoins, cela
demeure une analyse très imprécise qui pourrait être réfutée assez facilement, par
manque de faits.

Vallier démontre que les premières œuvres connues de l’artiste sont, d’une certaine
manière, des « essais », une peinture par laquelle il fait son apprentissage, la période
des paysages exotiques représentant alors, la pleine maturité de l’œuvre. Elle note,
entre autres choses, des événements qui auraient eu un impact significatif sur la
peinture de l’artiste, l’Exposition Universelle de 1889 à Paris ou encore la rencontre
avec Alfred Jarry en sont quelques exemples. L’Exposition Universelle aurait été un
événement majeur dans la vie de Rousseau, événement qui lui servira, en quelque
sorte, « d’enseignement culturel ». L’artiste, autodidacte, y puise des modèles, des
images, des idées. Il y acquiert des bases, mais surtout une vision globale du monde.

Pour le peuple de Paris, l’Exposition Universelle de 1889 fut un fait


mémorable, un éblouissement sans précédent. Mais pour cet homme du
peuple devenu peintre, qu’était le Douanier, ce fut bien plus : ce fut
l’affermissement de sa conscience d’artiste. Soudain la vaste réalité des
pays lointains, l’histoire, les sciences, les arts et tous les hauts faits de
l’actualité se trouvaient déployés devant lui, circonscrits et surtout réduit à
son optique6.

Le contact avec l’Exposition Universelle marque, selon l’auteur, un changement dans


l’attitude de Rousseau. Il est désormais plus confiant en ses moyens. Cela ouvre la
deuxième période délimitée par Dora Vallier : après 1890. Vallier décèle en effet un
changement d’ordre technique dans la peinture de Rousseau; la mise en œuvre de

5
Notons, ici, que Vallier ne met pas d’emphase sur un mot en particulier, comme « naïf », « primitif » ou
encore « primitif moderne », pour décrire Rousseau et son travail. Elle propose une analyse très
objective et ne prend pas réellement position à ce niveau.
6
Dora Vallier, op. cit., p. 38.

4
l’aplat.

C’est ce qu’on serait presque tenté d’appeler la seconde manière de


Rousseau. Désormais, parallèle mais distincte de sa première technique à
touches morcelées et serrées, en apparaît une autre, à larges touches
formant des aplats – équivalente, dans l’esprit de Rousseau, du modelé
académique, et qui n’est que la limite à laquelle ses connaissances
improvisées du métier lui permettent d’accéder7.

Cette « seconde manière » nous amène, en 1894, à la réalisation de La Guerre et à


la rencontre d’Alfred Jarry. Il importe ici de noter que Rousseau ne délaissera jamais
sa première façon de faire. Il peint littéralement de deux manières, dépendamment du
tableau. Ce qui démontre, à notre avis, qu’il s’agit là d’un choix de l’artiste. Vallier
prétend que la lithographie de La Guerre (fig. 3), destinée à la publication, dans les
pages de L’Ymagier, revue dirigée par Alfred Jarry et Remy de Gourmont, aurait été
une œuvre préparatoire, antérieure à la peinture éponyme et non une œuvre
ultérieure. Elle suggère même ici que; Jarry, aurait pu « proposer » certaines idées à
Rousseau pour sa réalisation. C’est une suggestion, plausible, mais le manque de
documentation, de preuves historiques, nous empêche de le confirmer. L’œuvre a
notamment été exposée avant la publication de la lithographie dans L’Ymagier. L’idée
de Vallier ouvre un débat intéressant, mais sa thèse ne peut être validée. Il est
malheureusement impossible de prouver, hors de tout doute, ce qu’elle avance.

La dernière période, celle des paysages exotiques, est considérée, par Vallier,
comme étant l’épanouissement de la peinture de Rousseau.

Prenant appui sur le pittoresque, à partir d’une évasion factice, Rousseau


plonge soudain dans une évasion authentique. Travesti en végétation
tropicale, le fond de son imagination se déploie. L’irréel prend corps. (…)
Le Lion ayant faim (fig. 4), La Charmeuse de serpents (fig. 5), Le Rêve (fig.
6)8.

7
Ibid., p. 130.
8
Ibid., p. 143.

5
Cette dernière catégorie nous apparaît mieux définie que les deux précédentes,
réunissant les œuvres sous le thème du paysage exotique. Nous sommes d’accord
avec Vallier sur ce point : cette phase « exotique » de Rousseau représente
également pour nous l’épanouissement de sa peinture.

L’angle choisi par Dora Vallier pour étudier Rousseau permet de constater l’évolution
de sa peinture, par le biais d’événements dits marquants. Nous ne nions aucunement
l’importance de ces événements, mais Vallier aborde plutôt globalement l’œuvre de
Rousseau. Elle s’interroge sur les modèles dont aurait pu se servir l’artiste pour la
réalisation de certaines toiles, mais en somme, Vallier ne qualifie que très peu la
peinture de l’artiste. Vallier « organise » en périodes l’œuvre du peintre, mais ne
« classifie » pas sa peinture. La dite « évolution » dont témoignent ses recherches
concerne plus directement la prise d’assurance de l’artiste que l’évolution formelle de
ses œuvres. Il apparaît pourtant nécessaire, à notre avis, d’étudier davantage les
tableaux. Il est certainement important d’établir l’historique, la biographie
« professionnelle » de l’artiste, mais il est primordial, à nos yeux, d’étudier et
comparer plus systématiquement les œuvres. Le problème, dans ce cas-ci, se
résume à l’idée qu’un classement chronologique ne s’avère peut-être pas le meilleur
angle pour analyser l’œuvre de Rousseau.

L’idée de classer en différentes périodes les réalisations d’Henri Rousseau a aussi


passablement intéressé Roger Shattuck. Dans Les Primitifs de l’Avant-Garde, l’auteur
mentionne qu’il n’est pas nécessairement satisfaisant d’analyser chronologiquement
cette peinture car elle n’évolue pas beaucoup dans le temps. La technique de
Rousseau arrive très rapidement à maturité, trop avancée pour être celle d’un
débutant. L’auteur sous-entend qu’il nous manque des données à cet égard et que
les premières œuvres de Rousseau nous sont inconnues. On ne pourrait donc pas
évaluer complètement l’évolution formelle de sa peinture. Ainsi que le souligne Roger
Shattuck, certains aspects de son travail, comme le traitement de la couleur, entre
autres, nous laissent croire qu’il aurait commencé à peindre quelques années avant

6
sa première exposition, mais que ces tableaux ne sont pas parvenus jusqu’à nous.
Étudier donc, Rousseau de ses débuts à sa mort, ne nous permet pas de constater
de grands changements dans sa technique, tout simplement. Shattuck va donc
procéder autrement, c’est-à-dire, en classant la production de Rousseau, non pas
chronologiquement, mais par genres.

À l’exception de quelques natures mortes et de tableaux allégoriques,


Rousseau ne traita que deux genres de sujets : les paysages et les
portraits. (…) On y distingue trois catégories : les paysages proprement
dits, les portraits simples et une association des deux pour laquelle
Rousseau inventa le terme expressif de portrait-paysage. De cette
dernière, naît une quatrième catégorie de tableaux où, sans perdre de sa
puissance, l’équilibre obtenu est si subtil qu’ils dépassent à la fois paysage
et portrait pour accéder à une réalité supérieure : ses œuvres les plus
envoûtantes et les plus impénétrables9.

Cette façon de diviser la production de Rousseau fait ressortir du lot les œuvres les
plus connues de l’artiste, les tableaux que Shattuck qualifie « d’inclassables », ses
œuvres « les plus envoûtantes et les plus impénétrables ». La notion de subtilité
soulignée par l’auteur représente, pour notre propre analyse, une question essentielle.
La prétendue naïveté de l’artiste ne peut persister dans la mesure où le peintre agit
consciemment, choisit, toujours de notre point de vue, ses thèmes dans le cadre
d’une démarche bien précise. Dans ce cas-ci, nous croyons qu’Henri Rousseau tente
d’obtenir la reconnaissance de ses pairs artistes, par le biais de sujets que l’on
retrouve également dans les œuvres qui lui sont contemporaines.

C’est précisément sur cette idée que s’appuie notre méthode. Nous ne croyons pas
qu’Henri Rousseau soit réellement à l’écart de son temps. Certes, il incarne un
personnage particulier, maintes fois caricaturé par ses pairs et bien peu de fois
reconnu ou pris au sérieux, mais il n’en reste pas moins que sa démarche s’inscrit
dans un moment bien précis de l’histoire, où Rousseau occupe une place qu’on ne
peut lui enlever. La quête du primitif, le retour à la naïveté, la rupture avec l’art

9
Roger Shattuck, Les Primitifs de l’Avant-Garde ; Henri Rousseau, Erik Satie, Alfred Jarry, Guillaume
Apollinaire, Paris, Éditions Flammarion, 1974, p. 100.

7
académique sont tous des éléments majeurs de ce contexte historique par lesquels
Rousseau, d’une façon ou d’une autre, s’est taillé une place dans l’histoire de la
peinture.

Le terme « naïf »

La question des termes employés dans notre étude est primordiale et, par
conséquent, nous pensons que le manque de précision et de définitions appropriées
du terme naïf le rendent inadéquat pour désigner l’art de Rousseau. L’utilisation du
mot naïf fait rarement état de la peinture, mais vient plutôt décrire l’artiste. Il faisait
anciennement référence à un type de peintre, bien plus qu’il ne décrivait sa peinture.
À la fin du XIXe siècle, le terme naïf se voyait essentiellement utilisé pour désigner les
peintres sans formation, les autodidactes. Émile Bernard, dans son article intitulé
« De l’Art naïf et de l’art savant », publié au Mercure de France en avril 1895, définit
le peintre naïf en ces termes :

L’art naïf est certainement art puisque ce mot art précède ce mot naïf; il
est : les essais maladroits, mais profonds souvent, de ceux qui n’ont pas
appris, ou de ceux qui, ayant appris, n’ont pu faire dominer une certaine
science sur leur nature. Écoutez cette clameur primordiale de l’homme.
Prière poème. C’est le cri de l’âme, c’est Lui.10

Néanmoins, Bernard ne fait pas directement référence à Rousseau dans cet article,
mais plutôt à Giotto et aux « primitifs italiens ». « Giotto est le premier naïf que nous
connaissions en peinture ; placé devant la nature, il veut la transcrire non comme
Cimabuë pour l’enclore aux architectures, mais pour la chanter, pour la glorifier selon
son âme.11 » Toutefois, ce goût et cet intérêt pour l’art de Giotto ne laisse pas moins
croire qu’une telle « appréciation » pourrait être aisément transposée à la peinture de
Rousseau.

10
Émile Bernard, « De l’Art naïf et de l’Art savant », Mercure de France, avril 1895, p. 86.
11
Ibid., p. 86.

8
Henri Rousseau, dans ces termes, est un peintre naïf. Néanmoins, cette appellation
apporte peu à l’interprétation de sa peinture. Shattuck parle plutôt d’un primitif de
l’avant-garde que d’un naïf. Une qualification qui se rapproche énormément du
primitif moderne de Wilhelm Uhde, une appellation sur laquelle nous reviendrons,
plus tard dans ce mémoire.

La peinture de Rousseau n’est pas le produit d’une science ou de l’application d’une


théorie. Elle laisse place à une certaine subjectivité dans son rapport à l’image sans
égards aux modes et aux façons de faire. Wilhelm Uhde, atteste l’usage du terme
« naïf » s’il fait directement référence à Rousseau. « Si l’on veut désigner par là son
ignorance de tout l’appareil extérieur du monde et des belles choses artificielles, ce
terme est admissible. Pris en tout autre sens, le mot serait inexact12. »

Le mot « naïf » est, en notre sens, trop « peu parlant » pour permettre une analyse
approfondie de la peinture de Rousseau. C’est à cet égard, et dans le but d’une
meilleure compréhension des œuvres d’Henri Rousseau, que les termes « primitif »
et « moderne » nous apparaissent plus justes.

Une première question se pose inévitablement dès qu’on aborde l’œuvre


de Rousseau : s’agit-il d’un « primitif » moderne? On employa très tôt les
termes de « primitif » et de « naïf » pour rendre compte de son art et ces
qualifications furent très vite acceptées sans réserve; mais de récentes
études se sont efforcées de montrer qu’il était impossible de prétendre
situer le peintre en dehors de l’évolution de l’art moderne par le biais de
classifications aussi spécieuses et arbitraires. (…) Cependant, si l’on prend
bien soin de définir et de délimiter le sens du mot « primitif », il devient
possible de l’appliquer à Rousseau sans plus commettre de contresens13.

C’est exactement dans la suite de cette réflexion soulevée par Roger Shattuck que
s’entreprend le présent travail. Comment parler de cette peinture « énigmatique », à

12
Wilhelm Uhde, Henri Rousseau, Séraphine de Senlis, Paris, Éditions du Linteau, 2008, p. 48.
13
Roger Shattuck, op. cit., p. 94.

9
laquelle le terme naïf a été attribué, sans la qualifier formellement? L’idée de définir
en quoi Rousseau est moderne et en quoi il est primitif est déterminante dans ce cas-
ci.

L’idée ne veut pas se limiter à attribuer une étiquette supplémentaire à Henri


Rousseau, mais d’en justifier l’emploi, afin d’établir une analyse plus explicite et
pertinente, qui viendrait compléter, en quelque sorte, les travaux ayant précédé celui-
ci.

Aspect méthodologique et choix du corpus

L’œuvre d’Henri Rousseau est relativement connue du public, mais limitée au terme
naïf et à ce regroupement d’œuvres et d’artistes peu significatif sur le plan de
l’interprétation et de l’analyse. Nous croyons qu’il est dorénavant possible de
percevoir Rousseau d’une toute autre manière. Les travaux de Jean-Paul Bouillon14
visant à percevoir le Symbolisme comme étant un « moment » plutôt qu’un
mouvement nous a suggéré une nouvelle façon d’aborder les œuvres de Rousseau.
Le peintre fait partie de ce moment, est-il par conséquent, de près ou de loin, un
artiste symboliste ? Nous croyons qu’il est possible de faire usage du mot
« symboliste » à l’égard de Rousseau et ses œuvres, mais d’une façon nuancée et
précise. Nous affirmons qu’il y a des éléments intimement liés au symbolisme et à ce
« moment » historique dans ses tableaux. La fin du XIXe siècle est marquée par un
intérêt grandissant pour, par exemple : le primitivisme, l’onirisme et l’exotisme, et ces
valeurs se retrouvent, à la fois, dans l’œuvre de Rousseau, au sein du Symbolisme et
dans la modernité en peinture. Ces valeurs, auxquelles nous pourrions ajouter le rejet
de la perspective et l’abandon des valeurs académiques, sont caractéristiques de la

14
Jean-Paul Bouillon, « Le moment symboliste », Revue de l’Art, no.96, 1992, p. 11.

10
modernité en peinture à cette époque. Toutefois, la modernité demeure une matière
complexe et nous devons nous y aventurer avec prudence, comme le mentionne
Jean Clair :

L’abandon par exemple d’une perspective fixe et centrée, le recours à un


espace que Panofsky eût nommé « agrégatif », sont certes des traits
récurrents de la peinture « moderne ». Mais on ne les trouve pas partout ni
toujours ; (…).(…) La modernité, le sens moderne, c’est (…) le sens du
singulier, de l’unique, de fugitif, du transitoire15.

Nous souhaitons démontrer qu’Henri Rousseau doit, de prime abord, être considéré
comme un « primitif moderne ». C’est au moyen de ce cadre conceptuel, à définir
entre Rousseau, le primitivisme et l’époque symboliste, que nous serons en mesure
de justifier l’usage de cette appellation. Wilhelm Uhde est le premier à avoir utilisé ce
terme pour décrire Henri Rousseau. « Plus tard, j’ai rassemblé tout le groupe de
Rousseau, Utrillo, Vivin, Séraphine, Bombois et Bauchant sous l’appellation de
« primitifs modernes » et les ai exposés comme tels dans une grande galerie
parisienne16. » Uhde, qui fut vraisemblablement le premier collectionneur à démontrer
un intérêt réel pour les tableaux de Rousseau avait, à notre avis, trouvé la façon la
plus adéquate de qualifier son travail. Il fut également l’un des premiers à remettre en
question l’attribution du terme « naïf » aux travaux de l’artiste.

Sur le plan conceptuel, nous devons, effectivement, définir et expliciter l’emploi des
termes « primitif » et « moderne ». Il y a, selon nous, trois formes de primitivisme
dans l’œuvre du peintre : un primitivisme symboliste, un primitivisme exotique et un
primitivisme moderne. Notre approche se fera chronologiquement afin d’appuyer, en
quelque sorte, la logique de notre démonstration. L’ordre de la création des œuvres;
La Guerre, La Charmeuse de serpents, des multiples jungles et finalement du Rêve
n’est pas due au hasard. Henri Rousseau « évolue » de pair avec ses contemporains.
En 1894, le primitivisme de La Guerre, par exemple, correspond au primitivisme

15
Jean Clair, Considérations sur l’État des beaux-arts ; critique de la modernité, Paris, Éditions
Gallimard, 1983, p. 67-69.
16
Wilhelm Uhde, De Bismarck à Picasso, Paris, Éditions du Linteau, 2002, p. 244.

11
symboliste et à la simplicité recherchés par Alfred Jarry et Remy de Gourmont dans
le périodique L’Ymagier. Tandis que les multiples jungles produites entre 1900 et
1910 font plutôt état d’un primitivisme orienté vers l’exotisme et les tropiques comme
dans l’œuvre de Paul Gauguin. Henri Rousseau semble « isolé », alors qu’il y a dans
ses œuvres plusieurs éléments en commun avec le goût pour le primitivisme dans
l’art, avec le symbolisme et avec la modernité en peinture.

L’histoire de l’art à tendance moderniste a élu Henri Rousseau au sein des peintres
modernes. Ses œuvres se retrouvent, aujourd’hui, dans les plus grandes collections
d’art moderne du monde. Il n’est plus temps de prouver la modernité de l’artiste, mais
de la définir et de l’expliciter. La modernité, en somme, est un concept complexe qui
nécessite certaines précisions.

Est moderne ce qui est d’époque récente ou actuelle (…). La modernité


est, soit, plus souvent, la nature de cette époque, ce qui la caractérise.
Ces termes ont d’abord été des termes d’esthétique (…). (…). À mesure
que le temps coule, ce qui était moderne cesse de l’être et fait place à une
nouvelle modernité. Aussi devons-nous distinguer ici les modernités, c’est-
à-dire ce qui semblait moderne au yeux des contemporains, et la
modernité, c’est-à-dire ce qui définit l’idée générale de moderne, qu’elle
que soit l’époque et indépendamment des contenus particuliers. (…). (…)
la modernité est précisément opposition et conscience de rupture. (…)
c’est surtout ce qui se démarque d’une époque précédente, et s’affirme
autre de ce qui fut (…). Pourtant le moderne n’est pas identique au
nouveau. C’est un actuel collectif, qui bénéficie d’une sorte de consensus
d’époque17.

Comme le précise Étienne Souriau, dans sa définition du moderne et de la modernité,


ces éléments sont ultimement liés au contexte dans lequel ils prennent forme. Nous
croyons, donc, être en mesure de faire un usage plus précis des mots employés dans
l’analyse des peintures de Rousseau par le biais d’une mise en contexte historique.
Le peintre fait partie d’un moment spécifique de l’histoire de l’art et entretient des

17
Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1999,
p. 1016-1018.

12
liens avec ses contemporains 18 . Il n’est pas un élément isolé, il fait partie d’une
situation historique et l’appréciation qui lui est témoignée peut être expliquée et
justifiée. C’est précisément de cette façon que nous croyons parvenir à analyser et à
qualifier plus adéquatement l’œuvre de Rousseau. Nous devons nous interroger sur
la question de savoir pourquoi certains auteurs se sont intéressés à Henri Rousseau .
Et en quels termes l’ont-ils fait ? Et la réponse à ces questions devrait nous donner
la piste des termes à employer et à envisager pour l’analyse et la description des
œuvres de cet artiste.

L’une des premières choses à déterminer dans le cadre de nos recherches a été de
choisir et d’établir un corpus d’œuvres. Les tableaux les plus connus, voire les plus
importants, de Rousseau sont généralement de plus grand format que sa production
habituelle, tels que : La Guerre, La Bohémienne endormie, La Charmeuse de
serpents ou Le Rêve. Ces œuvres, ayant jusqu’à présent servi à la reconnaissance
de l’artiste, devaient absolument faire partie de notre étude. Par le biais du format
employé, l’artiste affirme implicitement qu’il accorde, à ces projets, une importance
particulière, et, par conséquent, qu’il ne les entreprend pas « naïvement ». Par
ailleurs, il y a, dans ces tableaux, tous les éléments nécessaires à la démonstration
de notre argumentation visant à faire l’usage des termes : primitif, symboliste et
moderne pour qualifier le travail du peintre.

Nous avons, par la suite, procédé à une sélection thématique des œuvres afin
d’illustrer et servir notre propos. Cette sélection regroupe des idées liées au
primitivisme, au symbolisme et à la modernité, telles que les scènes de combats
d’animaux : Le Lion ayant faim et Nègre attaqué par un jaguar (fig. 7), par exemple,
et de façon plus générale, aux scènes de jungles telles que : Ève (fig. 8), Joyeux
farceurs (fig. 9), Le Repas du lion (fig. 10) ou Ève dans l’Éden (fig. 11). L’attrait pour
les bêtes sauvages, pour l’exotisme, ainsi que la quête d’un paradis perdu sont tous
des éléments caractéristiques du « moment symboliste », et de la modernité en
18
« L’adjectif contemporain, (…), qualifie ce qui existe ou a existé simultanément, et surtout, ce qui a
son origine (…) à la même époque, ou qui florissait en même temps. » Ibid., p. 474.

13
peinture à cette époque. Ce qui, en plus d’appuyer et de compléter l’analyse des
tableaux de grands formats, démontre qu’Henri Rousseau n’est pas un artiste naïf,
mais bel et bien un peintre « de son temps ».

Les écrits de Robert Goldwater, Le primitivisme dans l’art moderne, et de E.H.


Gombrich, La préférence pour le primitif, vont servir à l’établissement de notre cadre
conceptuel et l’article « Le moment symboliste », de Jean-Paul Bouillon, nous
permettra de mettre en situation les créations de l’artiste et de lier Rousseau à son
propre contexte.

Henri Rousseau et le « moment symboliste »

L’article « Le Moment symboliste », de Jean-Paul Bouillon, paru dans la Revue de


l’Art en 1992, offre un nouvel angle de réflexion pour l’étude du Symbolisme en
général. L’auteur ne présente pas le Symbolisme comme une école de pensée ou un
mouvement artistique collectif. Il propose d’envisager le Symbolisme en tant que
transcription d’un moment dans l’histoire.

Plutôt que de partir vainement désormais à la recherche d’une définition du


symbolisme et du symbole, que se disputent alors les écrivains et que
discutent les artistes, ces études inciteront peut-être à chercher dans la
convergence, autour ou à propos du mot, de ce faisceau d’« intérêts » (en
tous les sens du terme), qui jouent sur des registres multiples, la définition
de ce qu’on pourrait appeler un « moment », plus qu’un mouvement
symboliste, comme on l’a fait naguère pour le Cubisme. C’est la présence
simultanée à cette date – autour de 1890 – de ces données composites, et
pour certaines d’entre elles parfois largement antérieures qui fonde la
spécificité de ce moment.19

C’est précisément « autour de 1890 » qu’Henri Rousseau peint les premiers tableaux
« importants » de son œuvre. Selon nous, il fait pleinement partie de ce « moment ».
C’est exactement dans cette perspective que nous souhaitons poursuivre la réflexion

19
Jean-Paul Bouillon, op. cit., p. 11.

14
de Jean-Paul Bouillon, en rattachant celle-ci au contexte d’Henri Rousseau.

La question de l’époque symboliste, du contexte de la mise en place de cette


esthétique, ainsi que la notion de goût en art, en plein bouleversement à l’époque,
vont servir nos propos et justifier l’attribution possible du mot symboliste à certaines
œuvres d’Henri Rousseau. Jean Cassou 20 , dans son encyclopédie, explique le
symbolisme par une vision très datée, qui explique les choses en termes de rupture :

Avec l’époque symboliste éclate une rupture dans l’histoire telle que la
représentent de grandes figures humaines. Chacun des créateurs qui la
composent s’affirment non sans fierté comme participant à cette
composition, mais aussi comme personnalité originale et accentuant cette
originalité sans y mettre aucune concertation, aucune affectation et avec le
sentiment profond que cette originalité lui est vitale et l’institue en son être.
(…) En Baudelaire, Rimbaud, Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, nous
devons voir non point tant des figures historiques, (…), que des figures de
ruptures. Et de rupture absolument imprévisible, absurde et fulgurante.21

La notion de rupture a fait l’objet d’importantes critiques dans la « New Art History »,
ou encore, dans une vision de l’histoire de l’art renouvelée dans le contexte de la
pensée post-moderne. Elle ne correspond pas, ni à notre vision, ni à celle de Bouillon,
qui explique désormais le symbolisme par le biais de faisceau d’intérêts. Une notion
beaucoup plus complexe, mais que nous jugeons plus adéquate et qui offre, à notre
avis, une meilleure compréhension de ce « moment » historique.

Dans cette étude, nous souhaitons démontrer qu’Henri Rousseau sans y être admis,

20
« À la fois poète et critique d'art, historien et romancier, rêveur plongé dans son monde intérieur et
homme d'action, Jean Cassou est né à Bilbao. (...) Jean Cassou critique d'art va d'emblée à
l'essentiel. Il préfère toujours ce qu'il y a d'arbitraire et de singulier dans une œuvre. Picasso, Miró,
Calder ont fait l'objet de pages mémorables. Pour lui, le critique d'art doit prolonger dans sa critique
même le dialogue intime qu'il entretient avec les œuvres qu'il choisit, et non exposer avec
pédanterie des idées froides agrémentées de considérations sociologiques. Pourtant, en tant que
conservateur du musée d'Art moderne de Paris, il a su à la fois organiser des expositions d'un art
qui ne le touchait pas, comme celle sur le réalisme soviétique, et les présenter au public avec
compétence. » Marc Bloch, « CASSOU JEAN (1897-1986) », Encyclopædia Universalis [en ligne],
consulté le 25 novembre 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/jean-cassou/.
21
Jean Cassou (dir.), Encyclopédie du Symbolisme, Paris, Éditions Somogy, 1979, p. 8-10.

15
doit être pensé en rapport à ce « groupe » d’artistes, aussi singuliers les uns que les
autres, que forment les symbolistes. Nous entendons établir une relation, une
correspondance entre les œuvres d’Henri Rousseau et le symbolisme en peinture.

Les similitudes entre l’art de Rousseau et la peinture symboliste, dont nous ferons
l’inventaire (simplification du dessin, valorisation de la couleur, goût pour le
primitivisme, etc…), apparaissent trop nombreuses pour n’être que coïncidences.
Dans ce contexte, les paroles de l’artiste supposément « naïf » qu’était Rousseau ne
nous apparaissent plus si naïves :

Je suis un grand peintre. Je fais de la peinture symboliste ; je fais ce qui


me vient dans l’esprit », tels sont les propos de Rousseau que m’a
rapportés Ernest Raynaud, l’auteur de La Mêlée symboliste. Mais Raynaud
ajoute que « c’étaient là des phrases que lui avait soufflées Apollinaire, et
que le Douanier répétait sans en comprendre le sens.22

Je doute de la naïveté absolue d’Henri Rousseau. Il n’est peut-être pas aussi versé
dans les théories littéraires ou picturales que Guillaume Apollinaire ou Alfred Jarry,
mais il comprend, effectivement, certaines choses. Il ne choisit pas ses thèmes
naïvement. Il côtoie des peintres et des écrivains; il fait, à sa façon, partie de ce
milieu. Il voit ce qu’il y a autour de lui. Il prend part aux expositions et, en somme, ses
tableaux ne sont pas radicalement différents de ce que l’on retrouve auprès d’eux au
Salon des Indépendants. Il s’est adapté à son milieu. Il n’a peut-être pas théorisé sa
démarche, mais ses choix démontrent certainement une connaissance des thèmes et
des façons de faire qui l’entourent. Rousseau n’est pas isolé, il est « de son temps ».

La participation de Rousseau dans les pages du périodique L’Ymagier, que codirigent


Remy de Gourmont et Alfred Jarry, est significative à cet égard. L’esthétique qu’ils
recherchent est étroitement liée au goût naissant pour le primitivisme dans les arts

22
Charles Chassé, D’Ubu roi au Douanier Rousseau, Paris, Éditions de la nouvelle revue critique,
1947, p. 141.

16
plastiques ainsi qu’au symbolisme en peinture. L’Ymagier se situe en plein cœur de
ce « moment symboliste ». Au terme de nos analyses, nous croyons être en mesure
de démontrer la participation d’Henri Rousseau à ce « moment ». La Guerre doit-elle
être qualifiée de symboliste ? Est-elle primitive ? Ce sont là des questions auxquelles
nous tâcherons de répondre, par le biais du concept de « primitivisme symboliste ».

Le primitivisme exotique

Le primitivisme de La Guerre (fig. 1) est différent du primitivisme que l’on retrouve


plus tard dans La Charmeuse de serpents (fig. 5), par exemple. Il correspond
désormais au goût pour l’exotisme et la quête des tropiques.

Dans son ouvrage intitulé Le primitivisme dans l’art moderne 23 , l’historien de l’art
américain Robert Goldwater fait état de cette situation. Tout comme dans le cas du
« moment symboliste », l’attrait pour le primitivisme coïncide avec la période de
création de l’œuvre de Rousseau. Au départ, l’intérêt pour le primitif fait référence à
l’art médiéval, mais cet intérêt évolue et il est possible de constater cette
« évolution » par le biais des tableaux d’Henri Rousseau.

La Charmeuse de serpents correspond, à nos yeux, à cette autre facette du


primitivisme dans l’art. Nous croyons qu’il s’agit d’une transcription, tout à fait
moderne, du mythe de l’Ève sauvage. Un mythe qui lie, une fois de plus, Henri
Rousseau à la fois au primitivisme et au symbolisme en peinture.

Nous croyons qu’il apparaît alors pertinent d’examiner les écrits de Wilhelm Uhde.
Critique d’art allemand, galeriste et collectionneur d’art, Uhde a contribué à faire
connaître Henri Rousseau, pour qui il organisa en 1909 la première exposition
personnelle et publia en 1911 la première monographie le concernant. Il y a chez

23
Roger Goldwater, Le primitivisme dans l’art moderne. Paris, Presses universitaires de France, 1988,
294 p.

17
Wilhelm Uhde un intérêt réel pour la peinture de Rousseau. Il précise, dans ses écrits,
la sémantique des termes; moderne, primitif et naïf à l’endroit de l’artiste. En somme,
Henri Rousseau y devient un « primitif moderne ».

Peut-on qualifier l’artiste de primitif ? Est-il lui-même en quête d’un certain


primitivisme ? Est-il primitif malgré lui ? Henri Rousseau est-il un peintre moderne ?
C’est ce que nous tenterons de démontrer.

Une imagination moderne

Les multiples jungles de Rousseau font de l’exotisme un thème majeur de sa


production. Il y a dans ces peintures des éléments « primitifs », mais nous y
retrouvons également des valeurs symbolistes comme le mystère, l’énigmatique et
l’onirisme, par exemple. L’analyse de ces éléments nous permet une fois de plus de
démontrer qu’Henri Rousseau fait partie de ce « moment symboliste ».

D’autre part, nous croyons pertinent de comparer le travail de Rousseau à des


24 25
tendances modernes tels que l’art Nouveau et l’orientalisme . L’aspect

24
« L'Art nouveau – ou modernisme en Catalogne, Jugendstil en Allemagne, style Sécession en
Autriche-Hongrie, stile floreale ou Liberty en Italie – naît d'une même aspiration à la modernité. Une
nouvelle bourgeoisie, constituée d'industriels, de commerçants, de professions libérales, aspire à
un style qui lui soit propre. Elle ne désire plus imiter l'art de la cour ou la noblesse et les styles du
passé, mais vivre confortablement dans un cadre harmonieux, voire, pour les plus esthètes,
artistique. (…) Pour les créateurs de l'Art nouveau, le motif végétal n'était pas qu'une transcription
fidèle à la manière d'un botaniste. Il importait d'exprimer un sentiment ineffable : « la grande
communion de la nature » (dénomination d'une coupe de Gallé, 1900). Le décorateur moderne
éveillera « les esprits et les âmes par la traduction des beautés épandues dans le monde ». À
l'époque de l'Art nouveau, des beautés inconnues de la nature étaient révélées : la découverte des
fonds sous-marins, l'examen au microscope de micro-organismes fournissaient des motifs
d'inspiration inédits. » Françoise Aubry, « ART NOUVEAU », Encyclopædia Universalis [en ligne],
consulté le 25 novembre 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/art-nouveau/.
25
« Par sa longévité et son ampleur, l'orientalisme apparaît aujourd'hui comme l'une des tendances
importantes de l'art du XIXe siècle. Cette curiosité passionnée pour les pays musulmans –
dessinant alors un « Orient » qui conduit du « Couchant » (Maghreb) au « Levant » – s'impose en
effet au lendemain de la campagne d'Égypte (1798) et connaît ensuite diverses métamorphoses qui
nourrissent aussi l'expression de la modernité, de Matisse à Picasso. » Daniel-Henri Pageaux,
Christine Peltre, « ORIENTALISME, art et littérature », Encyclopædia Universalis [en ligne],
consulté le 25 novembre 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/orientalisme-art-
et-litterature/.

18
« décoratif » des jungles de Rousseau peut certes être relié au symbolisme, mais
c’est également un élément très moderne que nous retrouvons, par ailleurs, chez les
contemporains de l’artiste.

Le Rêve (fig. 6) de 1910, tableau certainement le plus moderne d’Henri Rousseau,


nous offre, d’une certaine manière, la synthèse des éléments primitifs, symbolistes et
modernes de l’œuvre de l’artiste. Le Rêve, peint l’année du décès de l’artiste,
représente, à nos yeux, l’apogée de ses créations, l’aboutissement de toutes ses
recherches et démarches. Il y a toujours des questions qui reviennent lorsqu’il est
question de Rousseau ; l’a-t-il fait délibérément ? A-t-il une démarche réfléchie ? Est-
il conscient de ce qu’il met en œuvre ? Nous croyons qu’il y a trop d’éléments réunis
pour qu’il ne s’agisse que d’un pur hasard. Henri Rousseau n’était pas naïf, il a, selon
nous, fait ses choix délibérément.

Apport de l’étude

Le but de ce mémoire est de faire abstraction du terme « naïf », que nous jugeons
inadéquat et surtout peu significatif, pour l’analyse des œuvres majeures d’Henri
Rousseau. Nous souhaitons parvenir à une meilleure connaissance de l’œuvre de ce
peintre. Nous croyons que notre étude offrira un regard nouveau sur cette peinture,
ainsi que sur le « moment » dans lequel cet artiste évolue. Départis du terme « naïf »,
il nous sera désormais possible de faire usage des termes primitif, symboliste et
moderne, que nous jugeons plus appropriés et, surtout, moins arbitraires, pour
analyser et questionner ses œuvres. Globalement, nous pensons être en mesure de
consacrer Rousseau au titre de « primitif moderne », ainsi que l’avait fait Wilhelm
Uhde un siècle avant nous.

19
Chapitre 1: Henri Rousseau et le « moment symboliste »

Le tableau La Guerre ( fig. 1) d’Henri Rousseau témoigne du premier engouement


historique pour sa peinture. Cet intérêt pour Rousseau prend forme dans ce moment
particulier, berceau du synthétisme et période centrale du symbolisme, dont il est
question dans l’article « Le moment symboliste » de Jean-Paul Bouillon. Le
symbolisme, qui n’est pas une école de pensée, et qui demeure plutôt un mot très
polysémique, devrait définir, selon l’auteur, non pas un mouvement, mais bien la
transcription d’un moment dans l’histoire.

Plutôt que de partir vainement désormais à la recherche d’une définition du


symbolisme et du symbole, que se disputent alors les écrivains et que
discutent les artistes, ces études inciteront peut-être à chercher dans la
convergence, autour ou à propos du mot, de ce faisceau d’« intérêts » (en
tous les sens du terme), qui jouent sur des registres multiples, la définition
de ce qu’on pourrait appeler un « moment », plus qu’un mouvement
symboliste, comme on l’a fait naguère pour le Cubisme. C’est la présence
simultanée à cette date – autour de 1890 – de ces données composites, et
pour certaines d’entre elles parfois largement antérieures qui fonde la
spécificité de ce moment26.

26
Jean-Paul Bouillon, « Le moment symboliste », Revue de l’Art, no.96, Paris, 1992, p. 11.

21
Nous croyons que l’analyse de ce « moment » et de sa « spécificité » permet
d’envisager le symbolisme comme une tendance, plutôt que comme un groupe
d’artistes. La prise en compte de la spécificité de ce moment est nécessaire à
l’appréciation et à la compréhension d’Henri Rousseau. L’examen de la présence
d’une lithographie de La Guerre dans le périodique L’Ymagier, par exemple, permet
de démontrer que le goût naissant pour le primitivisme dans l’art est étroitement lié à
l’intérêt témoigné pour la peinture de cet artiste. D’autre part, L’Ymagier, au cœur de
cette quête, fait ressortir cette particularité « primitiviste » du symbolisme en peinture
à cette époque. Un premier « moment primitif » du symbolisme que l’on peut
comparer, par exemple, aux travaux de Paul Gauguin à Pont-Aven. La mise en
parallèle des œuvres de Rousseau avec le symbolisme laisse envisager une nouvelle
façon d’aborder sa peinture, historiquement limitée au terme « naïf ». Jean-Paul
Bouillon soulève l’idée de faire allusion à Rousseau dans la mesure où l’on prend en
considération la définition plus large qu’offrait Charles Chassé en 1947 :

En 1947, Charles Chassé, dont le livre devait donner une nouvelle


impulsion aux recherches en ce domaine, comprenait dans le
« mouvement symboliste » Moreau et Puvis de Chavannes, Carrière et
Redon, Gauguin et l’école de Pont-Aven, les nabis et Rodin, choix que
confirmait, trois ans plus tard, une mémorable exposition à l’Orangerie.
Quarante ans après, les « symbolistes » ont crû et multiplié au point que
les réalistes, impressionnistes et néo-impressionnistes feraient figure de
groupuscules désormais minoritaires dans un siècle largement symboliste
où il faudrait compter, avec les préraphaélites anglais, des romantiques
allemands comme Friedrich, les avant-gardes belge et hollandaise,
l’hétéroclite rassemblement des Rose-Croix, les sécessions viennoises et
munichoises, les suisses avec Böcklin, Hodler et Welti, les futuristes
italiens à leurs débuts, les peintres scandinaves avec Munch, et jusqu’à un
Seurat, un Van Gogh, un Kandinsky ou un Kupka, ou encore le douanier
Rousseau, par certains aspects de leur œuvre27.

Néanmoins, Bouillon ne développe pas d’analyse entre Rousseau et le symbolisme.


Tandis que, Robert Thilmany, dans Critériologie de l’art naïf, joint l’artiste au

27
Jean-Paul Bouillon, « Symbolisme – Arts », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 12
novembre 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/symbolisme-arts/.

22
« symbolisme naïf », une sous-division thématique de l’art Naïf, que nous trouvons
peu convaincante.

Le Symbolisme naïf a moins d’ambition. Il se limite le plus souvent à des


allégories facilement repérables, telles que fêtes nationales, défilés
militaires, procession religieuses ou simples emblèmes usuels (drapeaux,
colombes de la paix, couple de tourterelles, etc.). (…) Angéliquement
érotique chez Hirshfield, sous son sacré hébraïque, il tombe dans le
dithyrambe allégorique avec Rousseau (La liberté invitant les artistes à
prendre part au 22e Salon des Indépendants (fig. 12); La Guerre, etc.)28.

À l’exception de ces auteurs, nul autre n’a fait de rapprochement sérieux entre
Rousseau et le « moment symboliste ».

Trouver un moyen adéquat d’expliquer pourquoi unir sous une même bannière
symboliste des artistes tels que Gustave Moreau, Paul Gauguin, Arnold Böcklin ou
Gustav Klimt, malgré leurs divergences, a fait couler bien de l’encre. Les diverses
manifestations du symbolisme complexifient la question et discréditent une définition
globale pouvant permettre l’utilisation des termes « école » ou « mouvement » pour
parler du Symbolisme pictural.

Un art symboliste est-il définissable? Cela n’est pas absolument certain;


peut-être même l’introduction dans l’histoire de l’art de cette nouvelle
catégorie n’était-elle pas vraiment souhaitable, en ce sens qu’il ne saurait
s’agir d’un mouvement précisément délimité, comme l’impressionnisme,
mais d’un « courant » aux contours imprécis, comme le baroque, ou, pour
la période contemporaine, l’expressionnisme. L’apparente simplification
que semble apporter un terme commode risque de recouvrir des
dissemblances profondes, de rassembler sous une même étiquette des
mouvements qui ne coïncident que par leurs franges les plus externes. Les
historiens se sont d’ailleurs longtemps passés du mot : la notion tout aussi
vague mais moins compromettante de « post-impressionnisme », la seule
prise en considération des individualités (Van Gogh, Gustave Moreau,
Puvis de Chavannes, Carrière) ou d’écoles plus aisément délimitables

28
Robert Thilmany, Critériologie de l’art naïf, Paris, Éditions Max Fourny, 1984, p. 44-45.

23
(Pont-Aven, les nabis) suffisaient29.

Les symbolistes se rejoignent autour d’idées abstraites ayant des valeurs et des
significations communes. Leurs tableaux sont des visions qui participent à des
intuitions d’une réalité supérieure qui ne se limite pas à une apparence concrète qui
serait réductible à la connaissance rationnelle. Le symbolisme est un amalgame de
refus30 par lesquels le monde visible laisse place au monde intérieur de la pensée.

La proposition de Jean-Paul Bouillon de faire du symbolisme un « moment » plutôt


que de le concevoir comme un mouvement offre une alternative aux débats
théoriques qui perdurent encore vainement à ce jour. Les diverses explications et
définitions du symbolisme ont toutes sensiblement la même valeur. Le symbolisme
demeure complexe et ambigu, au point où il s’avère désormais plus intéressant de
creuser la question « autour et à propos du mot », comme le suggère Bouillon dans
son article. Nous pensons que la démarche de Bouillon est tout à fait pertinente et
c’est pour cette raison que nous l’appliquons à notre réflexion sur l’art de Henri
Rousseau31.

À notre avis, le symbolisme doit être envisagé comme un moment, et un moment au


29
Jean-Paul Bouillon, op. cit..
30
« S’il faut le définir (le phénomène symboliste), c’est d’abord par ses refus. Refus du matérialisme, du
positivisme, refus d’une société que le « progrès » scientifique enlaidit et dégrade ; opposition à ses
thuriféraires, qui la justifient scientifiquement ou philosophiquement ; rejet des esthétiques qui
célèbrent le culte de cette réalité. » Ibid.
31
Nous croyons pertinent de souligner que Jean Cassou dans son Encyclopédie du Symbolisme,
parlait de « L’Époque symboliste », un concept vraisemblablement similaire au « moment
symboliste » de Jean-Paul Bouillon ; « Peut-on parler d’une époque symboliste ? Ce point de vue a
été souvent contesté en France, où l’on est accoutumé à tenir le symbolisme pour un mouvement
essentiellement littéraire et français. Dans cette perspective, il a évidemment duré trop peu pour
faire époque. Mais au lieu de se limiter aux années 1885-1895, période de rayonnement des
poètes symbolistes français, ne faudrait-il pas englober, sous un angle international, toute la fin du
siècle, et même, pour l’Europe orientale, aller jusqu’en 1910 ? De plus en plus, des critiques qui
prennent en considération, au-delà des doctrines purement esthétiques, les phénomènes de
civilisation, les mœurs et le soubassement social, incluent le symbolisme dans un mouvement de
réaction idéaliste qui commencerait avec l’héritage de Baudelaire, se déploierait amplement vers
1880 avec les attaques contre le naturalisme, pour se terminer avec le triomphe de l’Art nouveau.
On assiste alors à un changement des habitudes, des goûts et des modes qui touche la plupart des
pays européens. » Jean Cassou (dir.), Encyclopédie du Symbolisme, Paris, Éditions Somogy, 1979,
p. 250.

24
sein duquel évolue Henri Rousseau. Les œuvres de cet artiste ont été remarquées et
appréciées, au départ, par des personnes gravitant de près ou de loin autour du
symbolisme. Cela ne fait pas automatiquement, voire nécessairement, de lui un
peintre symboliste, mais les raisons pour lesquelles Alfred Jarry et Remy de
Gourmont, par exemple, s’intéressent à la peinture de Rousseau sont en quelque
sorte les mêmes qui relient ces hommes au symbolisme en peinture. L’utilisation de
l’allégorie, l’abandon de la vision tridimensionnelle et la simplicité générale de l’art de
Rousseau expliquent en partie les raisons de cette appréciation. Il nous semble qu’il
faut lier une telle appréciation au goût marqué pour le primitivisme dans l’art à la fin
du XIXe siècle.

La Guerre et L’Ymagier

La publication d’une lithographie de La Guerre (fig. 3) dans la revue L’Ymagier est


significative pour la présente étude. Alfred Jarry, qui codirige le périodique avec Remy
de Gourmont, aurait suggéré la candidature de Rousseau au sein de leur projet32.
Nous ne pensons pas que l’intérêt de Jarry pour cet artiste soit dû au hasard. Il
devient alors essentiel de se demander pourquoi Remy de Gourmont et Alfred Jarry
ont-ils passé cette commande à Henri Rousseau. Nous devons creuser cette
question et démontrer formellement les caractéristiques prisées par les amateurs de
cette revue. Nous pourrons ainsi cerner, du moins en partie, les raisons de cette
appréciation, et ainsi poser un regard nouveau sur l’artiste. D’abord, une question
s’impose; quel était le projet de L’Ymagier en tant que périodique?

32
« Jarry croyait à l’art et avec plus d’intelligence que les autres – avec sa forme d’intelligence qui allait
plus loin. Après avoir exposé son point de vue esthétique, à savoir qu’un tableau saisit et fixe un
moment de la durée, le moment le plus plastique, à la différence de la littérature qui est obligée de
faire défiler un à un les objets qu’elle décrit, - Jarry s’élève contre la fidélité historique dans la
reconstitution du passé et prouve que puisque le but de l’œuvre d’art est d’échapper au temps, il
vaut mieux en avoir conscience et laisser libre cours à l’imagination. » Dora Vallier, Henri Rousseau,
Paris, Éditions Flammarion, 1961, p. 50.

25
Le projet de L’Ymagier est une forme de transposition de cet idéal
primitiviste dans l’art de la revue : en mêlant les xylographies du XVe siècle,
des images d’Épinal et des bois cochinchinois, Jarry et de Gourmont
créent un espace de réflexion sur la simplicité en art33.

Jarry et de Gourmont tentent de créer, d’une certaine façon, un espace de réflexion


sur la simplicité en art. Cette réflexion s’inscrit, dans le cas de Jarry, dans la
continuité de l’intérêt qu’il porte aux peintres de Pont-Aven, comme Émile Bernard et
Paul Gauguin, entres autres, peintres qui se retrouveront d’ailleurs aux côtés de
Rousseau dans L’Ymagier. Henri Rousseau devient, malgré lui, affilié à ces artistes.
Imparfaite, maladroite, mais libérée des conventions de représentation, la peinture de
Rousseau correspond pleinement au goût de Jarry. L’intérêt de Jarry pour ce peintre
est étroitement lié à la quête du primitivisme en peinture. L’Ymagier voit le jour au
cœur du « moment symboliste » et témoigne du premier « moment primitif » du
symbolisme en peinture34. Jarry et de Gourmont ne font pas nécessairement d’Henri
Rousseau un peintre symboliste, mais l’associent à certains artistes par le biais d’une
esthétique qu’ils jugent semblable, c’est-à-dire dotée de la même puissance
d’évocation. La Guerre se retrouve donc, dans les pages de la revue, aux côtés
d’œuvres de Paul Gauguin et d’Émile Bernard, par exemple, un rapprochement loin
d’être anodin.

Plus que l’attrait pour les calvaires bretons et l’art chrétien, c’est le
caractère de « primitif » qui mène Jarry à Gauguin. Gauguin incarne
la possibilité d’un retour détourné à une forme d’art primitif : sa
simplicité archaïque emprunte des techniques et des motifs aux

33
Julien Schuh, Alfred Jarry et les Arts, Paris, Éditions SAAJ et Du Lérot (Tusson), 2007, p. 100.
34
« Dans l’histoire de la peinture, le primitivisme qui est associé avec une connaissance de l’art
aborigène a aussi des antécédents considérables. Tout au long du XIXe siècle il y eut
périodiquement des tendances vers l’oriental et l’exotique en général, vers le naïf chrétien et
classique, et vers le provincial. Ces mouvements et les efforts vers le primitivisme de « l’art
nouveau » qui étaient contemporains de l’œuvre de Gauguin, ont été appelés une préparation. Bien
qu’encore archaïsants plutôt que tournés vers le primitif à la façon du XXe siècle, ils se servirent de
la connaissance d’une variété de styles nouveaux à leur époque, dans un effort pour ressaisir une
certaine sorte de simplicité. » Robert Goldwater, Le Primitivisme dans l’art moderne, Paris, Presses
Universitaires de France, 1988, p. 16.

26
artistes du Moyen-Âge et de la Renaissance ou à l’art populaire35.

À nos yeux, ces propos pourraient aussi bien faire référence à ce qui mène Jarry à
Rousseau. Il s’agit de la même quête. Nous en concluons qu’il y a forcément des
éléments communs notables entre les deux artistes, à commencer par le partage de
l’appellation de « primitif ». La peinture synthétiste, de Paul Gauguin, Charles Filiger
ou Émile Bernard, n’a plus pour unique ambition de présenter un tableau avec toute
la précision du réel, dans l’infime détail. Ces peintres recherchent une image
évocatrice qui, par sa simplicité, va droit au but, mais qui tout de même suggère un
message sous-entendu. Ils se regroupent tous autour d’une idée de synthèse qui est
également primordiale pour Alfred Jarry36.

Paul Gauguin, dans sa quête primitiviste, a été qualifié de symboliste. Notre réflexion
nous amène alors à nous demander s’il y a suffisamment de proximité entre la
peinture de Gauguin et celle de Rousseau pour désigner cette dernière du terme
« symboliste ». Si la relation entre Jarry et le symbolisme est assez complexe à
déterminer, c’est différent dans le cas de Remy de Gourmont. De Gourmont est un
théoricien du symbolisme, très impliqué au sein du mouvement. L’intérêt qu’il
démontre pour Henri Rousseau ouvre la porte au symbolisme.

(…) on est saisi de vertige quand on lit les définitions du mot


symbolisme qu’accumule Remy de Gourmont en 1896 dans le livre
des masques : « individualisme en littérature, liberté de l’art,
tendance vers ce qui est nouveau, étrange et bizarre, idéalisme,
dédain de l’anecdote sociale, anti-naturalisme, enfin vers libre.37 »

Dans la multitude des différents aspects de cette définition, Rousseau adhère et


n’adhère pas au symbolisme, mais il est néanmoins possible de saisir assez bien
pourquoi Remy de Gourmont s’intéresse à sa peinture. Anti-naturaliste, étrange et
35
Schuh, op. cit., p. 100.
36
« La notion de synthèse est importante pour Jarry lorsqu’il met au point son esthétique, entre 1893 et
1894. Le « Linteau » des Minutes de sablé mémorial insiste sur la nécessité de faire une œuvre qui
soit « simplicité condensé », la simplicité étant définie comme le « complexe resserré et synthétisé
». Ibid., p. 91.
37
Jean Cassou (dir.), op. cit., p. 153.

27
bizarre, la nouveauté d’Henri Rousseau n’a pu que plaire à de Gourmont, ainsi qu’à
Jarry.

Jarry, qui recherche et valorise la simplicité, la retrouve dans La Guerre. Jarry dans
ses « Minutes d’art (III)38 », décrit ainsi la toile de Rousseau; « (…) de curieux H.
Rousseau : la Guerre sur l’horizontalité hérissée de son cheval effrayé, par-dessus
les cadavres translucides d’axolotls; le portrait de l’Homme aux yeux chinois avec son
petit toupet; (…) 39». Dans l’article « Les Indépendants »40, toujours sur La Guerre;

De H. Rousseau, surtout La Guerre (Elle passe effrayante…) De ses


comme péroniers le cheval le cheval tend dans le prolongement
effaré du cou sa tête de danseuse, les feuilles noires peuplent les
nuages mauves et les décombres courent comme des pommes de
pin, parmi les cadavres aux bords translucides d’axolotls, étiquetés
de corbeaux au bec clair. Du même, Panneau décoratif, portrait
d’homme tel qu’un Memling, et portrait d’enfant. – De cette peinture
minutieuse et plus géométrique, l’Aérostat dirigeable de Boisset41.

Le caractère poétique du commentaire de Jarry laisse présager son appréciation


véritable de la peinture de Rousseau. Elle incite en lui une réponse créatrice qui se
traduit par cette prose poétique42. Il caractérise de « curieux » le personnage d’Henri
Rousseau, mais il parle en bien de son œuvre. L’horizontalité de l’image, sa
géométrie et son caractère minutieux sont des valeurs positives pour Jarry. Dans une
démarche similaire à celles de Paul Gauguin ou Albert Aurier à cette époque, c’est le
primitivisme d’Henri Rousseau qui intéresse avant toute autre chose Alfred Jarry et
Remy de Gourmont.

Jarry, par exemple, comprend et apprécie les emprunts de Gauguin aux motifs et
techniques du Moyen Âge ou de l’imagerie populaire. Ces emprunts deviennent des

38
Alfred Jarry, « Minutes d’art (III) », L’Art Littéraire, no.5 et 6, mai-juin 1894, p. 89-91.
39
Alfred Jarry, Œuvres complètes tome 1, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 1021-1022.
40
Alfred Jarry, Les Essais d’art libre, juin-juillet 1894, p.124-125.
41
Alfred Jarry, Œuvres complètes tome 1, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 1023.
42
Idée avancée par Françoise Lucbert dans sa thèse intitulée Entre le voir et le dire; la critique d’art des
écrivains dans la presse symboliste en France de 1882 à 1906.

28
moyens de synthétiser, de résumer l’image en un seul instant, mais aussi de se
départir des traditionnelles conceptions de l’art ayant pour but l’exactitude du rendu43.
L’intérêt pour la simplification des formes s’explique, en partie, par le désir exprimé
par Gauguin d’affirmer l’immédiateté de la peinture. La pensée de l’artiste doit
s’inscrire directement sur la toile; elle ne doit plus se dissimuler derrière des artifices
techniques. La simplification de l’image devient alors nécessaire et se présente
comme la base de cette immédiateté. Tandis que Jarry perçoit la simplification
comme un moyen de synthétiser la réalité, de la condenser, d’atteindre l’harmonie.

C’est essentiellement cette impression que Jarry retrouve dans La Guerre (fig. 1) de
Rousseau. La Guerre est une image étrange, fixe, à la fois simple et complexe. Le
spectateur saisit le sujet, mais ne peut se l’expliquer, ni situer cette guerre dans le
temps ou l’histoire. Elle est à la fois primitive et moderne et rappelle tantôt les
peintures murales du Moyen-Âge, tantôt les images d’Épinal et les travaux de
Gauguin et de ses acolytes sur la couleur et l’application en aplat, où la peinture doit
redevenir un langage instinctif. Selon Jarry, l’art ne doit plus s’adresser et être
compris uniquement par l’élite intellectuelle. La peinture doit préserver son ambiguïté,
ses mystères, tout en simplifiant ses figures ou sa mise en forme.

L’autodidactisme de Rousseau et les défauts de dessin de sa peinture ont


certainement eu un impact significatif sur l’attrait que sa peinture a exercé sur Alfred
Jarry et Remy de Gourmont qui appréciaient l’authenticité, la singularité. L’image de
Rousseau est fixe, statique, car il éprouve de la difficulté à représenter le mouvement
dans l’espace. Ces traits formels donnent à ses œuvres une certaine familiarité avec
l’imagerie religieuse et l’imagerie populaire.

L’examen de cette « présence » d’Henri Rousseau au sein de L’Ymagier valide, à nos


43
« Ce rejet énergique des compétences acquises au profit de l’expression ouvrit la voie à un nouveau
culte de la subjectivité, (…). Dans le contexte du subjectivisme radical prêché par Zola et Gauguin,
« expressif » fut spontanément interprété comme qualifiant l’expression de soi, comme un défi
lancé à la tradition, destiné à choquer ou, au moins, à faire impression en proposant quelque chose
d’inédit. » E.H. Gombrich, La Préférence pour le primitif ; épisodes d’une histoire du goût et de l’art
en Occident, Paris, Éditions Phaidon, 2004, p. 215.

29
yeux, l’emploi du terme « primitif » pour décrire son art. La Guerre correspond au
goût du premier « moment primitif » du symbolisme en peinture. Il devient alors
intéressant d’examiner directement La Guerre, afin de voir s’il est juste ou non de la
qualifier de Symboliste.

L’allégorie

Il y a, dans l’analyse de La Guerre, des questions qui se posent tout à fait


légitimement; Alfred Jarry intervînt-il dans la conception de l’œuvre? La peinture date-
t-elle d’avant ou après la lithographie? La plupart des historiens de l’art s’entendent
pour considérer la version peinte comme le modèle ayant servi à la conception de la
lithographie.

Dora Vallier suggère pour sa part un point de vue différent, faisant de la lithographie
de La Guerre, une ébauche au tableau éponyme44. Cette théorie est intéressante,
mais ne peut dépasser le stade d’hypothèse. Il n’y a pas assez de preuves pour
étayer ses propos. Pour ma part, je ne crois pas qu’Alfred Jarry ait eu quelque chose
à voir dans la conception de cette peinture. Néanmoins, nous admettons qu’il
apparaît assez inusité de voir qu’Henri Rousseau peint un tel sujet à ce moment de
44
« (…) on a dit que Jarry avait aperçu le Douanier devant un de ses tableaux au Salon des
Indépendants, et que le bonhomme et la peinture lui avait paru si drôles qu’il en avait été intrigué.
Enfin, on a supposé, et c’est, peut-être la plus vraisemblable des versions, qu’habitant non loin l’un
de l’autre, ils s’étaient rencontrés dans leur quartier, avaient découvert qu’ils étaient concitoyens et
cela avait donné l’occasion à Jarry de connaître la peinture de Rousseau. Le fait est que très
rapidement il lui commande une lithographie destinée à la revue L’Ymagier qu’il prépare avec Remy
de Gourmont et dont le premier fascicule paraît au mois de septembre 1894. Je dis très rapidement,
car la lithographie ne paraît qu’en janvier 1895, il y a lieu de croire qu’elle a été exécutée au début
de 1894, au plus tard, étant donné que, de toute évidence, elle représente une esquisse pour le
fameux tableau La Guerre exposé au Salon des Indépendants au mois d’avril 1894. De plus –
chose à laquelle on n’a guère prêté attention jusqu’à présent – la genèse du sujet de la lithographie,
repris fidèlement par le tableau, rappelle une image d’Épinal, publiée dans L’Ymagier ; ceci étant un
témoignage des rapports existant, entre Rousseau et Jarry, devient une preuve aussi que la
rencontre des deux hommes aurait comme date limite le début de l’année 1894. » Vallier, op. cit., p.
52.

30
l’histoire et de sa carrière, sachant qu’il ne le refera plus par la suite. Toutefois, il est
tout à fait plausible qu’Alfred Jarry ait apprécié cette allégorie à la fois moderne et
primitive sans nécessairement être impliqué dans sa conception. Par ailleurs, la
réalisation d’une lithographie d’après un tableau était pratique courante.

(…) en réalisant la lithographie d’après le tableau, l’artiste aurait suivi


les pratiques conventionnelles de l’art académique contemporain. Les
graveurs professionnels réalisaient souvent des lithographies et des
eaux-fortes d’après les tableaux populaires du Salon officiel, afin de
diffuser les images originales et de générer des revenus et de la
publicité. Le goût de Jarry pour l’ironie l’incita peut-être à commander
à Rousseau, un artiste en lui-même non conventionnel, sa propre
gravure non conforme. Ainsi, la version peinte et la version gravée de
La Guerre utilisent et subvertissent toutes les deux les normes
artistiques en vigueur. Rousseau, fût-ce malgré lui, remettait en
question les frontières de l’art45.

Par ailleurs, l’utilisation de l’allégorie remet également en question les frontières de


l’art. Il est important de noter que les symbolistes réactualisent l’allégorie à cette
époque. Ces artistes souhaitent créer un nouvel ordre classique, donner de nouvelles
significations aux symboles. Ils mettent en place une mythologie personnelle qui
diffère d’un artiste à l’autre. Nous ne savons pas avec certitude si Rousseau s’inscrit
consciemment dans cette démarche, mais il importe de démontrer pourquoi cette
allégorie de la guerre concorde avec la volonté et l’esthétique symbolistes.

Dans La Guerre, le cheval que chevauche le personnage allégorique semble avoir


une tête étrangement apparentée à celle d’un fourmilier, d’autant plus qu’aucune des
pattes de l’animal ne touche le sol. Un tel mouvement est impossible, ce qui
démontre, en quelque sorte, que l’artiste ne travaille pas dans un souci réaliste ou
encore naturaliste, la thématique elle-même n’ayant rien de naturaliste puisqu’il s’agit
d’une allégorie, d’une bête mystérieuse, d’une image tirée de l’imagination du peintre.
Le cheval est « plaqué » à l’horizontale sur la toile, plat, sans profondeur, et semble

45
Christopher Green, Le Douanier Rousseau ; jungles à Paris, Paris, Éditions de la Réunion des
musées nationaux, 2006, p. 100.

31
avancer aveuglément. Les arbres semblent avoir été brûlés. Ils sont gris ou noirs et
leurs branches sont cassées et sans feuille. Des corbeaux, des charognards,
dévorent les corps qui recouvrent le sol. La guerre laisse derrière elle des cadavres et
une terre dévastée. À ce titre, l’image offre une vision de désespoir et de fin du
monde.

La figure de la guerre de Rousseau est une amazone. Ce qui expliquerait, par ailleurs,
la position de la jeune femme sur son cheval, les deux jambes du même côté, d’où
l’expression « monter en amazone ». La guerre apparaît innocente, en haillons, sans
armure et fragile, mais se retrouve finalement destructrice et cruelle. On ne peut
prétendre qu’il s’agit là du thème de la femme fatale, très prisé des symbolistes, mais
la femme y demeure une incarnation du mal. La femme s’impose, dans tous les cas,
comme une figure négative, porteuse de malheurs et d’angoisses.

Le cheval qui fonce ou l’épée brandie sont des éléments qui font
partie de l’image courante de l’allégorie de la guerre, comme le
souligne Dora Vallier. Toutefois, à la place d’un guerrier, d’un soldat,
Rousseau met en scène un être difforme à figure de femme. Il intègre
également de la subjectivité à son tableau, ajoutant l’idée de
dévastation à celle du combat46. Rousseau présente la guerre dans
un décor cauchemardesque et horrifiant. La Guerre devient une
vision fantastique du peintre47.

Par son anti-naturalisme, La Guerre fait penser à la peinture des peintres du XVe
siècle en Italie regroupés, au XXe siècle, sous l’appellation de primitifs italiens. Ces

46
« (…) l’image d’Epinal faisant partie de l’image courante de la guerre, comme le cheval qui fonce ou
l’épée brandie, Mais l’envergure de Rousseau apparaît aussitôt ; à la place du guerrier
chevauchant, il voit aussitôt le symbole de la guerre : un être difforme à la figure de femme. L’idée
de dévastation s’ajoute aussi à celle du combat : la flamme fait pendant à l’épée, les arbres volent
en éclat. » Vallier, op. cit., p.135.
47
« Rousseau, l’observateur, plonge ici en plein dans une vision fantastique et ce qui frappe surtout,
c’est cette plénitude de l’imagination. Au sentiment de l’horrible qu’il éveille avec l’étalement des
chairs humaines pourrissantes, il ajoute aussi celui de l’horripilant avec toutes ces formes
effilochées qu’il s’applique à accumuler : la crinière démesurément prolongée qui transforme le
cheval en monstre, les cheveux à poils de bête du personnage chevauchant, jusqu’à sa robe
blanche déchiquetée qui, par contraste, renforce l’effet des noirs. En somme l’imagination de
Rousseau complète la répulsion en y joignant l’effroi et le tableau prend l’allure précipitée d’un
cauchemar. » Ibid., p.136.

32
artistes n’avaient pas encore la volonté de représenter l’exactitude du réel dans ses
moindres détails. Ils ne travaillaient pas à la résolution de la question d’une
représentation scientifique de la perspective. « Ils abandonnaient les inventions
techniques plus récentes et les complications formelles pour retourner vers ce qu’ils
tenaient pour un style noble et sévère. 48 » Henri Rousseau a certainement pu
observer des tableaux de ces primitifs italiens au Louvre, où il obtenu une carte de
copiste en 1884 49. Il demeure plutôt incongru de croire que Rousseau a souhaité
représenter autre chose qu’un cheval et que c’est sans doute son manque de
formation, son autodidactisme, qui explique qu’il n’y arrive pas parfaitement. Le corps
du cheval est désarticulé, disproportionné. La queue est trop longue, tout comme les
pattes et la crinière, tandis que la tête est étroite, beaucoup trop petite. Ce cheval
nous fait penser à un cheval de bois, un jouet pour enfant. Il n’en demeure pas moins
que l’image finale ressemble plus à celle d’un monstre, d’une créature de la nuit, qu’à
la représentation proportionnellement exacte d’un cheval.

L’allégorie de Rousseau rappelle le thème médiéval des cavaliers de l’Apocalypse, un


sujet maintes fois travaillé dans l’histoire de la peinture. La représentation la plus
connue de ce thème est la gravure des Quatre cavaliers de l’Apocalypse d’Albrecht
Dürer de 1498 (Fig. 13). Nous avons décelé plusieurs similitudes entre La Guerre et
la gravure de Dürer. La composition des deux images se ressemble énormément.
Dans un cas comme dans l’autre, le ou les cavaliers occupent le centre de l’œuvre,
tandis que dans le bas, les corps s’accumulent sur leur passage. Le ciel de La Guerre
rappelle aussi le ciel de Dürer, avec ses quelques nuages et l’impression de le
retrouver au premier plan. Dans les deux cas, ces œuvres semblent construites sur
un seul et même plan. Rousseau a-t-il déjà vu cette gravure? C’est possible, mais
difficile à prouver. Néanmoins, les multiples représentations de ce thème laissent
envisager que Rousseau ait eu connaissance de ce sujet.

48
Goldwater, op. cit., p. 68-69.
49
« 1884 : Grâce à l’appui de quelques « maîtres » qu’il a rencontrés, Rousseau obtient une carte de
copiste au Louvre. » Jean-Jacques Lévêque, Henri Rousseau, Paris, Éditions ACR, PocheCouleur
no.39, 2006, p. 182.

33
À cet égard, Yann le Pichon suggère que Rousseau a également puisé son
inspiration des Tapisseries de l’Apocalypse d’Angers (Fig. 14) qu’il aurait
possiblement vues plus jeune, des images illustrant des passages de l’Apocalypse
selon saint Jean.

Deuxième sceau : le cheval roux et la guerre. (…) Et il sortit un autre


cheval roux, et à celui qui le montait fut donné le pouvoir d’ôter la paix de
la terre et de faire s’entretuer les hommes et il lui fut donné une grande
épée. (…) Quatrième sceau : le cheval livide et la mort. (…) Et je vis
paraître un cheval de couleur livide, et celui qui le montait s’appelait Mort
et l’Hadès le suivait et le pouvoir lui fut donné sur le quart de la Terre pour
faire périr par le glaive et la famine et la peste et à l’aide des bêtes fauves
qui sont sur la Terre. (…) Les oiseaux dévorent les impies. Et je vis un
ange debout dans le soleil; il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui
volent dans le ciel; venez, rassemblez-vous pour ce grand festin de Dieu.
Pour manger les chairs des chevaux et de ceux qui les montent, les chairs
de tous, libres et esclaves, petits et grands50.

La proximité entre ce passage biblique et la peinture de Rousseau est indéniable. On


retrouve dans le tableau ce cheval au passage duquel les hommes périssent. Le
personnage de la guerre de Rousseau tient, lui aussi, une longue épée. La Terre est
dévastée et il n’y reste plus âme qui vive. Les cadavres amoncelés sont dévorés par
les corbeaux. Rousseau lisait-il la Bible? Connaissait-il ce passage de l’Apocalypse
selon Saint-Jean? Peut-être. Malgré tout, ces éléments communs entre texte et
image laissent supposer une certaine connaissance de ces passages. Par ailleurs, la
proximité géographique entre Laval, d’où était originaire Rousseau, et Angers permet
de croire qu’il aurait pu s’y rendre et voir ces tapisseries.

Une autre théorie, la plus plausible à nos yeux, veut que l’allégorie de Rousseau a
peut-être été élaborée sur le motif d’une caricature intitulée Le Tsar (Fig. 15),
illustration du roman feuilleton Le Tsar, publiée à titre de réclame dans le numéro du
27 octobre 1889 du Courrier français. Généralement, les historiens de l’art ayant
travaillé sur Rousseau s’entendent pour dire que cette image a servi de base à

50
Yann le Pichon, Le monde du Douanier Rousseau, Paris, Éditions Robert Laffont, 1981, p. 217.

34
Rousseau; il aurait brodé sur cette idée de départ. Le modèle dont il se servit avait
certainement pour fonction de permettre à Rousseau de combler certaines lacunes
techniques. Il pouvait ainsi copier ce qu’il n’était pas en mesure d’imaginer. La Guerre
est un projet ambitieux pour Rousseau. Il craint peut-être la maladresse de son
dessin et cherche à appuyer son projet sur des images existantes, sur des appuis
visuels qui l’aident en cas de difficultés.

Dora Vallier, pour sa part, suggère que son inspiration provient de La Bataille des
Pyramides, de Georgin51 (Fig. 16), une image que lui aurait montrée Jarry. Toutefois,
il ne faut pas oublier que c’est Jarry et Remy de Gourmont qui s’intéressent aux
images d’Épinal, et non Henri Rousseau. S’y est-il lui aussi intéressé? On ne peut
l’affirmer avec certitude 52 . L’emprunt est courant chez Rousseau, mais il utilise
généralement des hebdomadaires bon marché, des cartes postales et des
photographies. Les sources de Rousseau proviennent de l’art populaire, qui lui est
plus facilement accessible. En ce sens, la proximité entre les deux textes qui
accompagnent Le Tsar et La Guerre trahissent une référence beaucoup plus directe
que l’utilisation d’images d’Épinal.

Nous tenons à souligner que cette légende accompagnait Le Tsar : « Partout où


passait le mystérieux cheval noir, un malheur s’abattait, un crime était commis.53 » Il
est important de le mentionner, car Rousseau joint lui aussi une légende à son

51
« (…) chose à laquelle on n’a guère prêté attention jusqu’à présent – la genèse du sujet de la
lithographie, repris fidèlement par le tableau, rappelle une image d’Épinal, publiée dans L’Ymagier
(…). » Vallier, op. cit., p. 52.
52
« L’art de Rousseau (…) se nourrit en partie de ces cartes (postales) et des gravures sur mauvais
papier, des hebdomadaires à bon marché », écrit Wilhelm Uhde. Arsène Alexandre parle de
reproductions de Watteau et de certains Bolonais qu’il a vues dans l’atelier de Rousseau. D’autres
après eux ont évoqué, parfois à juste titre, la tapisserie de la Dame à la licorne, les dioramas du
Muséum national d’histoire naturelle, des images du Magasin pittoresque et du Tour du monde,
telle illustration du Petit Journal, des photographies de l’album Les Bêtes sauvages publié par les
Galeries Lafayette, telle œuvre de Charles Verlat, de Jean-Léon Gérôme, etc. Comme s’il fallait
encore se méfier de cette peinture et donc l’expliquer en lui trouvant notamment des origines, on a
noyé Rousseau sous un amas de sources. » Vincent Gille, « Illusion des sources, source de
l’illusion, Le Douanier Rousseau dans les images de son temps », Le Douanier Rousseau ; jungles
à Paris (Christopher Green et Frances Morris), Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux,
2006, p. 51.
53
Le Pichon, op. cit., p.215.

35
tableau ; « Elle passe effrayante, laissant partout le désespoir, les pleurs et la
ruine. 54 » Ces brèves légendes se ressemblent étrangement. Il est difficile, à nos
yeux, de nier cette source. En somme, l’idée de l’emprunt – et donc d’une forme de
« citation » – n’est-elle pas assez incompatible avec celle d’un peintre qui peint
naïvement ? Un peintre « naïf » ne fait pas de recherches, il peint, de façon générale,
instinctivement. Il n’y a pas de deuxième lecture à son travail. Rousseau a pensé et
étudié son sujet. Il n’a pas choisi une image au hasard et emprunte même la
combinaison « texte et image » du caricaturiste. Il n’a pas « naïvement » entrepris
son projet. La Guerre est un tableau de grand format, ce qui, implicitement, affirme
que Rousseau prend ce projet très au sérieux. Néanmoins, la raison pour laquelle il
décide d’entreprendre ce projet demeure toujours un mystère.

Comparaison avec La Vision après le sermon de Paul Gauguin

Henri Rousseau participe au « moment symboliste », moment duquel il est impossible


de nier l’importance et l’implication de Paul Gauguin. Le tableau La Vision après le
sermon ou La Lutte de Jacob avec l’ange de Paul Gauguin (Fig. 17) représente
l’exemple parfait du symbolisme pictural selon Albert Aurier55. Gauguin et Rousseau
se retrouvant réunis dans L’Ymagier, il est tout à fait logique d’étayer une
comparaison entre les deux artistes. Il y a chez Gauguin deux « moments primitifs
54
John House, « Henri Rousseau en peintre académique », Le Douanier Rousseau ; Jungles à Paris
(Christopher Green et Frances Morris), Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2006,
p. 190.
55
C’est en s’appuyant sur La Vision après le sermon de Paul Gauguin qu’Albert Aurier a défini le
symbolisme pictural selon cinq caractéristiques distinctives en 1891 : « (…) l’œuvre d’art telle qu’il
m’a plu la logiquement évoquer sera ; 1 ; idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de
l’Idée ; 2 ; Symboliste, puisqu’elle exprimera cette idée par des formes ; 3 ; Synthétique, puisqu’elle
écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ; 4 ; Subjective, puisque
l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet, mais en tant que signe d’idée perçu par le sujet ;
5 ; (c’est une conséquence) Décorative – car la peinture décorative proprement dite, (…), n’est rien
autre chose qu’une manifestation d'art à la fois subjectif, synthétique, symboliste et idéiste. » Albert
Aurier, « Le symbolisme en peinture ; Paul Gauguin », Mercure de France, Paris, mars 1891, p.
162-163.

36
distincts » : le primitivisme de la période de Pont-Aven, plutôt centrée sur l’art
religieux médiéval, et la quête des tropiques, son exil et aboutissement de sa quête
primitiviste. Ces deux moments sont très présents chez Rousseau et la présence de
ce dernier aux côtés de Gauguin dans les pages de L’Ymagier correspond à ce
premier « moment primitif » dans l’œuvre de Gauguin.

La peinture de Paul Gauguin ne s’éloigne pas tant de celle de Rousseau, du moins,


sur certains aspects. Tout d’abord, Gauguin a utilisé de grandes surfaces de couleurs
vives appliquées en aplat. On ne peut pas réellement affirmer que Rousseau emploie
lui aussi de grandes surfaces uniformes, mais en ce qui a trait aux couleurs vives et à
l’application en à-plats, on peut certainement parler d’une approche similaire à celle
de Gauguin.

Les deux artistes soignent particulièrement l’expressivité des couleurs dans leurs
œuvres respectives. La couleur y gagne une importance supplémentaire par rapport
aux tableaux traditionnels des salons officiels. Elle ouvre une voie vers un nouveau
monde de possibilités plastiques. La couleur permet à l’image de redevenir une
image pour elle-même; elle n’est plus une simple copie du réel. L’image contient une
Idée en elle-même, elle dépasse la transcription de ce que l’œil voit. La quête
picturale n’est plus le reflet du monde, mais celui de l’esprit, d’un monde intérieur.

Paul Gauguin élabore une certaine théorisation de son travail sur la représentation de
la perspective en peinture. Il l’élimine graduellement, mais c’est dans le cadre de ses
expériences et de son désir d’un « retour aux sources », à une forme d’art primitif,
qu’il lui concède moins d’importance. Il revendique d’ailleurs pour lui-même
l’appellation « primitif », qu’il investit d’un sens positif, de « sauvage ». La démarche
est théorique chez Gauguin, mais elle ne l’est pas chez Rousseau. Du moins, ce
dernier ne semble pas le faire volontairement.

37
C’est précisément dans le but de se défaire des canons académiques de la peinture
que Gauguin s’intéresse à l’art indigène, aux vitraux médiévaux ou encore aux
estampes japonaises. Rousseau n’a visiblement pas cette culture visuelle, voire cette
compréhension de l’art. Il ne maîtrise tout simplement pas la perspective. Ce
« défaut » de formation, si on peut l’entendre ainsi, donne donc l’impression d’être en
présence d’une œuvre à la fois primitive et moderne.

(…) Rousseau, qui revendique le parrainage de ses aînés (les peintres


académiques), renvoie directement aux peintres primitifs dont il retrouve le
traitement en à-plats, le hiératisme régulateur de l’espace et la facture
appliquée. Thadée Natanson (l’animateur de La Revue Blanche), de même
que Jarry, perçoivent bien cette filiation qui fait plus de Rousseau un
primitif qu’un naïf. Rousseau, « dont la naïveté acharnée parvient comme
à un style et dont la simplicité ingénue, entêtée, à la gloire de faire songer,
(…), à des œuvres primitives56.

La peinture de Rousseau est à la fois intemporelle et de son époque. Alors que


certains de ses contemporains se tournent vers le passé pour dépasser la peinture
de leur temps, Alfred Jarry découvre Henri Rousseau, qui offre un nouveau visage à
la peinture, en la dépassant malgré lui. La « simplicité ingénue » de son œuvre lui
permet de faire bonne figure auprès de certains critiques et artistes, comme Jarry ou
Remy de Gourmont et c’est justement pourquoi nous leur accordons de l’importance
dans notre démarche. Ces hommes ont vu quelque chose en Rousseau qui rejoint
leurs aspirations et c’est précisément dans ce contexte que l’on peut faire un
rapprochement entre Henri Rousseau et la peinture symboliste. L’œuvre de
Rousseau, et non pas seulement La Guerre (Fig. 1), est une peinture de transition
entre tradition et modernité.

La peinture de Paul Gauguin transcende le réel, tout comme La Guerre le fait elle-
même. La plupart des œuvres de Rousseau et de Gauguin n’offrent pas une vision
du « réel » tel que perçu par l’oeil. La perspective n’est, de façon générale, que peu

56
Lévêque, op. cit., p. 168.

38
élaborée. L’image étant principalement composée de deux plans principaux, un
aspect, qui, tout comme la couleur, vient contribuer à l’idée qu’il s’agit d’une scène
tirée de l’imagination.

Sur le plan formel, La Guerre se compose essentiellement de deux plans : la terre,


jonchée de cadavres, et le ciel, où chevauche l’allégorie. L’effet de perspective est si
peu défini qu’on a l’impression que la figure de la guerre pose le pied sur la montagne.
Cet effet d’optique crée une confusion entre le premier et le deuxième plan. Peut-on
alors vraiment prétendre qu’il y a bel et bien un deuxième plan ?

C’est quelque peu différent dans le cas de La Vision après le sermon de Paul
Gauguin, où l’uniformité du rouge vient créer un seul et même plan. Le peintre ne
tente pas de nous faire avancer dans le tableau, l’image est ancrée au premier plan.
L’application uniforme du rouge suggère que les deux situations représentées ont lieu
au même endroit, du moins physiquement. Or, le tronc d’arbre, au centre de l’image,
vient faire une division entre la réalité des paysannes et la vision qui habite leur prière,
imaginée par l’artiste.

Gauguin a pour objectif de distinguer la réalité matérielle du surnaturel. C’est une


démarche pleinement souhaitée. Il ignore la perspective, ne tente plus de peindre
comme l’œil voit et les couleurs qu’il emploie ne sont pas celles de la réalité, mais
celles du rêve et de l’imaginaire, comme le souligne José Pierre dans son ouvrage
sur le symbolisme 57 . Gauguin théorise sa démarche. Il connaît les écrits de
Mallarmé58. Il s’inscrit volontairement dans les discours et les débats esthétiques de

57
« (…) cette peinture plate ignore l’espace réel et à trois dimensions dans lequel nous nous mouvons,
de même ces couleurs intenses ne sont pas celles de l’expérience quotidienne, mais celle du rêve
et du désir. De sorte qu’avec Gauguin, la peinture accède aux mêmes exigences et aux mêmes
possibilités que la poésie, telles que les définissait Mallarmé en 1894 : « La poésie est l’expression,
par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux de l’existence : elle
doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. » » José Pierre, Le
Symbolisme, Paris, Fernand Hazan Éditeur, 1976, non paginé.
58
« Ce poète a longtemps suscité la raillerie ou la colère : écrire de l'inintelligible est une perversité.

39
son époque. Alors que Rousseau, pour sa part, semble apprécier à peu près tout59.
Gauguin, de son côté, veut créer et théoriser une peinture synthétiste. C’est en
réaction contre les impressionnistes et les ouvrages où « la pensée ne résidait pas »
que Gauguin a travaillé la synthèse et les symboles60. On ne peut en dire autant de
Rousseau. Celui-ci n’a jamais théorisé sa démarche. Peut-être l’a-t-il souhaité, mais
cela est difficile à savoir de façon certaine. Toutefois, nous croyons qu’à la suite de ce
parallèle entre Rousseau et Gauguin, il nous est possible d’établir un lien concret
avec le symbolisme et, par le fait même, avec le goût pour le primitivisme. La
bidimentionalité de l’image, l’expressivité de la couleur et l’authenticité de leurs styles
« simplifiés » démontrent une certaine similitude entre les deux artistes. À la suite du
regard posé précédemment sur L’Ymagier, la comparaison entre Rousseau et
Gauguin vient compléter et appuyer notre effort de mieux comprendre l’œuvre et
l’appréciation de Rousseau dans le contexte plus général du symbolisme.

Comparaison avec La Peste, d’Arnold Böcklin

Pour mieux démontrer les liens entre Henri Rousseau et le symbolisme, il nous
semble important de procéder maintenant à une autre analyse comparative. Comme
elle nous paraît formellement très semblable à La Guerre, nous avons choisi de

Mais il avait su fasciner quelques artistes, parmi les plus grands : Gide, Claudel, Valéry, Gauguin,
Debussy. Ils l'ont imposé. » Jean-Louis Backes, « MALLARMÉ STÉPHANE - - (1842-1898) »,
Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 novembre 2014. URL : http://www.universalis-
edu.com/encyclopedie/stephane-mallarme/.
59
« À toutes nos questions sur ce qu’il pensait de toutes sortes de peintres, il répondait d’une voix
froide et bien assurée : « je ne déteste pas ». Il ne détestait personne sauf Matisse qui le mettait en
colère : Si c’était au moins rigolo ! Mais c’est triste, mon cher, c’est affreusement laid ! Tenez, j’aime
mieux ça. », et il regardait la réclame d’un parfum où souriait une jolie figure épanouie et plaisante.
» le Pichon, op. cit., p. 138.
60
« Gauguin a cultivé le symbole et la synthèse en réaction contre les impressionnistes qu’il trouvait
« bas de plafond » et dans les ouvrages de qui « la pensée ne résidait pas ». En réalité ce qui
faisait le fond vital de leur art et son énergie, c’était la part prépondérante que celui-ci accordait à la
sensation, c’était tout ce qu’il y avait en lui de naturisme, de réalisme. » Jean Cassou, Encyclopédie
du Symbolisme, Paris, Éditions Somogy, 1979, p. 16.

40
comparer ce tableau avec La Peste (1898) d’Arnold Böcklin 61 (Fig. 18). Les deux
tableaux ont plusieurs points en commun. Ce sont deux allégories « monstrueuses »
qui survolent le monde et au passage desquelles il ne subsiste que des ruines et la
mort. Les deux peintres nous présentent finalement leurs cauchemars respectifs. Il y
a, dans le choix de ces deux sujets, des éléments à mettre en parallèle. La peste et la
guerre sont représentées comme des fléaux divins, de profonds tourments qui ont
exacerbé l’imaginaire collectif. Toutefois, ni Böcklin, ni Rousseau n’a connu ou vécu
ces fléaux. La peste qui a décimé les populations européennes jusqu’au XVIIIe siècle
n’est plus qu’un souvenir au moment où Böcklin réalise son tableau, tout comme la
France n’est pas en guerre quand Rousseau entreprend le sien. Ces sujets
deviennent, en quelque sorte, un nouveau type de peinture d’histoire, non pas fondé
sur des faits, mais sur l’imaginaire et la subjectivité de l’artiste. Böcklin et Rousseau
ne se sont jamais rencontrés. Parfaitement étrangers et inconnus l’un de l’autre, ces
deux artistes viennent étayer d’exemples le « moment symboliste » décrit par Jean-
Paul Bouillon.

Böcklin invente littéralement le visage de son allégorie, tout comme le fait Rousseau.
Ces artistes jouent avec des symboles connus, comme la faux, par exemple;
immédiatement associée à la figure de la Mort. La fumée du flambeau que tient la
guerre devient une faux, alors que la peste en tient tout simplement une. Les deux
artistes personnalisent ces images, prennent possession de symboles universels et
les adaptent à leur vision, créant ainsi un nouvel ordre classique. Cette façon de faire
correspond tout à fait avec le traitement du symbole par les symbolistes. Il est
également important de souligner, une fois de plus, l’intérêt notable pour la
simplification de la forme chez certains symbolistes. Le propos tenu par l’artiste prime
désormais sur ses habiletés techniques. Ce rapprochement sert directement notre

61
« Peintre suisse allemand. Böcklin est le plus célèbre représentant dans son pays d'une tendance
idéaliste de la peinture (…). Après des débuts difficiles, Böcklin connaît en Allemagne une véritable
gloire. Jusqu'au milieu du XXe siècle, plusieurs générations ont vu dans son œuvre, qui reste très
discutée, une expression particulièrement profonde de l'âme germanique. » Pierre Vaisse,
« BÖCKLIN ARNOLD - - (1827-1901) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25
novembre 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/arnold-bocklin/.

41
objectif de comparer Henri Rousseau à ses contemporains ou à d’autres artistes afin
de démontrer, d’une part, qu’il n’est pas si « naïf » qu’on a pu le dire et, d’autre part,
qu’il est possible de lui attribuer des qualités « primitives » et « symbolistes ». Ces
termes, que nous jugeons plus adéquats, nous offriront alors une meilleure
compréhension des œuvres de l’artiste et de leur appréciation.

La Guerre et La Peste traitent leurs sujets par une imagerie semblable qui tend
largement vers la vision personnelle, où trône l’imagination, des valeurs prisées du
symbolisme et de la modernité en peinture. Böcklin, dans ce cas, doit-il être associé
au symbolisme? La réponse à cette question reste partagée encore aujourd’hui.
Certaines de ses œuvres correspondent sans doute aux aspirations des théoriciens
de cette pensée. Cela fait-il de lui un peintre symboliste? Du point de vue de l’artiste,
Böcklin n’a jamais utilisé le terme symboliste pour décrire son travail ou ses desseins.
À cet égard, peu de peintres ont « choisi » d’être qualifiés de symbolistes ou même
d’être associés au symbolisme, mais il s’agit d’un tout autre débat. Le symbolisme
représente, ici, une période historique, un « moment »; il n’est pas abordé au sens
d’une peinture ayant un style défini. Il constitue un facteur contextuel que l’on peut
remarquer dans des œuvres d’artistes n’ayant jamais été associés, et avec raison, à
ce « mouvement » pictural.

Pour sa part, Henri Rousseau a été remarqué et apprécié, au départ, par des
personnes gravitant de près ou de loin autour du symbolisme. Cela ne fait pas
automatiquement de lui un peintre symboliste. Les raisons pour lesquelles Alfred
Jarry et Remy de Gourmont, par exemple, s’intéressent à la peinture de Rousseau,
sont en quelque sorte les mêmes qui relient ces hommes au symbolisme, de là notre
réflexion. L’utilisation de l’allégorie, l’abandon de la vision tridimensionnelle et la
simplicité générale qu’évoque son œuvre expliquent en partie les raisons de cette
appréciation.

42
Nous croyons que l’aspect « primitif » dans l’art d’Henri Rousseau est un élément
déterminant pour la compréhension de son œuvre et de son appréciation. C’est grâce
au premier « moment primitif » du symbolisme en peinture que certains intellectuels
comme Alfred Jarry et Remy de Gourmont se sont intéressés à sa peinture. En outre,
nous considérons qu’il est tout à fait pertinent de qualifier La Guerre de
« symboliste ». Ce tableau va de pair, en quelque sorte, avec le goût et l’esthétique
de ce « moment symboliste ». Il s’agit, à nos yeux, du moyen le plus efficace et
logique pour analyser et interpréter ce tableau.

Si les raisons et les motivations d’Henri Rousseau de peindre La Guerre demeurent


floues et ne peuvent dûment dépasser le stade de la suggestion, l’appréciation de
celle-ci doit nécessairement être étudiée par le biais du goût pour le primitivisme et
du « moment symboliste ». Nous souhaitons ainsi démontrer qu’Henri Rousseau est
tout simplement un peintre « de son temps ». Étudier l’artiste dans cette perspective
permet d’établir des liens formels et thématiques concrets entre les œuvres dites
« naïves » de Rousseau, le symbolisme et la modernité. Il est ainsi également
possible de définir le primitivisme de l’artiste et d’identifier certaines idées et valeurs
qualifiées de modernes. Une démarche qui nous permet alors de faire abstraction de
la prétendue naïveté du peintre et le comprendre comme étant plutôt un « primitif
moderne ».

43
Chapitre 2: Le primitivisme exotique

L’exotisme est indéniablement le thème le plus fréquemment représenté dans l’œuvre


d’Henri Rousseau62. La forêt, sous le pinceau de Rousseau, se transforme en forêt
rêvée, une forêt de contes de fées. Il crée un lieu où il peut donner vie à ses
fantasmes et à ses souvenirs, sans devoir éprouver les contraintes du monde
moderne. Comme le mentionne Jean-Jacques Lévêque; « (…) c’est une surenchère
du réel, une mise en extrême de l’idée que l’on se fait d’elle. Une forêt (…) où on est

62
« Une œuvre d'art est appelée exotique (du grec exôtikos) non pas à cause de la seule présence
d'éléments étrangers (comme tapis et étoffes d'Orient chez les peintres flamands et vénitiens,
instruments musicaux étranges dans l'Histoire de Persée de Piero di Cosimo aux Uffizi de Florence,
armure japonaise dans le portrait de sir Neill O'Neill par J. M. Wright à la Tate Gallery de Londres),
mais lorsqu'elle est inspirée par les émotions provoquées par l'évocation de pays étrangers ou par leur
contact, en particulier par certains pays de l'Orient ou du Midi. La gamme de ces émotions va de la
fascination pour des coutumes inusitées et bizarres (aspects qui ont frappé les premiers la fantaisie
des Européens), ou pour des passions exaspérées et même monstrueuses (les premiers exemples
dans ce sens se trouvent chez les dramaturges élisabéthains inspirés par Sénèque et Giraldi Cinthio),
à la jouissance d'une vie plus riche et libre de toute contrainte morale. Cette vie, les romantiques et les
décadents l'imaginèrent dans un Orient que les rapports des voyageurs leur faisaient supposer plongé
dans une atmosphère excitante et voluptueuse (cf. le Supplément au Voyage de Bougainville de
Diderot), et les continuateurs modernes des tendances romantiques (Sherwood Anderson, D. H.
Lawrence) la localisèrent chez des peuples primitifs censés être les dépositaires d'instincts que la
civilisation et la cérébralité ont taris ou détruits au sein de la société industrielle. Au XIXe siècle,
l'exotisme inspira de plus en plus de peintres : on citera Delacroix, l'Ingres des bains turcs et des
odalisques, Horace Vernet, Marilhat, Decamps, Fromentin, Gauguin, Henri Rousseau (le Douanier, qui
s'inspira des illustrations des romans de J. Verne, et peignit une flore tropicale de fantaisie). » Mario
Praz, « EXOTISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 novembre 2014. URL :
http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/exotisme/.

45
entre rêve et cauchemar.63 » Rousseau rêve ses forêts. Il se fabrique un univers doté
de ses propres lois. En combinant tous ces éléments, il crée une peinture pleinement
de son temps. Par le rêve, le cauchemar et la surenchère du réel, Rousseau rejoint
les symbolistes et leur imagination créatrice, tout en prenant part aux idées et
aspirations de la modernité en peinture.

Symbolisme et exotisme

Nous croyons qu’il y a dans l’œuvre de Rousseau une deuxième forme de


primitivisme, que nous qualifions d’exotique et qui rejoint, à nos yeux, le deuxième
« moment primitif » du symbolisme pictural. Si le premier « moment primitif » du
symbolisme était plutôt centré sur l’art religieux médiéval et les images d’Épinal, le
deuxième « moment primitif » du symbolisme se tourne désormais vers les tropiques
et la quête d’un Éden perdu. Du moins, à défaut d’être une tendance généralisée au
sein du symbolisme, cela correspond à la démarche de Paul Gauguin. Henri
Rousseau s’inscrit-il au sein de cette quête? Oui, il s’y inscrit, mais n’y adhère pas de
la même manière que Gauguin, par exemple. Rousseau sait consciemment que ses
œuvres illustrant des jungles ou des forêts reçoivent un certain appui auprès du
public et de la critique, comme le mentionne Roger Shattuck dans son ouvrage
portant sur les primitifs de l’avant-garde :

Les scènes de forêt vierge connurent une certaine vogue dès qu’elles
furent exposées et elles se vendirent mieux que les autres œuvres. Le
dénuement du peintre et une clientèle toute trouvée pour ce genre de
peinture le déterminèrent à multiplier les sujets tropicaux, presque jusqu’à
en faire une industrie64.

63
Jean-Jacques Lévêque, Henri Rousseau, Paris, Éditions ACR, PocheCouleur no.39, 2006, p. 40.
64
Roger Shattuck, Les Primitifs de l’Avant-Garde; Henri Rousseau, Erik Satie, Alfred Jarry, Guillaume
Apollinaire, Paris, Éditions Flammarion, 1974, p. 99.

46
Qualifier la production d’Henri Rousseau « d’industrie » est quelque peu exagéré. Les
jungles permettent à l’artiste d’exploiter et de mettre en valeur ses talents de coloriste.
Par le biais de ses sujets tropicaux, il obtient une certaine reconnaissance de ses
pairs. Il a trouvé un public favorable à son esthétique et qui l’estime en tant que
peintre. Henri Rousseau est définitivement un peintre « primitif », mais il est peut-être
plus symboliste qu’il n’y paraît. Il y a dans les jungles de Rousseau plusieurs
particularités étroitement liées au symbolisme; l’Éden perdu, le mythe de l’Ève
sauvage, l’imagination créatrice ainsi que la valorisation du mystère et de
l’énigmatique sont des exemples de ces éléments communs. Jusqu’à présent,
l’appréciation d’Henri Rousseau est, en quelque sorte, venue des éléments
« primitifs » de sa peinture. Subséquemment, l’exotisme vient, d’une part, consolider
l’utilisation du terme « primitif » pour parler des œuvres de Rousseau, et, d’autre part,
démontre ces diverses « qualités » que l’on peut possiblement qualifier de
« symbolistes » et de « modernes ».

Les créations d’Henri Rousseau traitées dans ces pages, sont toutes empreintes
d’une imagination créatrice65. Il se servit à quelques reprises de sources afin de
s’aider dans la conception de ses œuvres (photographies, cartes postales), mais
unifie son travail par le biais de son imagination. En effet, comme le démontre Yann le
Pichon, le peintre se servait certainement de sources photographiques, en particulier
de l’album des Bêtes sauvages des Galeries Lafayette, qu’il possédait, pour arriver à
ses fins. Pour la composition des personnages de Nègre attaqué par un jaguar
(Fig. 7), l’artiste utilisa, hors de tout doute, la photographie intitulée Jeune Jaguar
(Fig. 19), qu’il a pu retrouver en page 152 de cet album.

À l’exception du détail de la tête du jaguar, où la perspective fait quelque peu défaut,


les deux bêtes posent de façon identique. L’homme sur lequel la bête grimpe dans la
photographie conserve la même position dans la peinture. En revanche, Rousseau a

65
Par « imagination créatrice », nous désignons l'imagination comme étant la source première des
travaux de Rousseau.

47
tout simplement éliminé les difficultés techniques qu’il ne pouvait surmonter. Le
« nègre » de Rousseau, entièrement noir, se présente comme une ombre ou encore
comme la silhouette pleine d’un homme dépourvue de détails. Rousseau emprunte
un motif qui devient pour lui un prétexte lui permettant de s’exercer à ce qu’il fait de
mieux ; la représentation du motif végétal et son application de la couleur. Tout
comme pour Nègre attaqué par un jaguar, Le Lion ayant faim (Fig. 4) trahit l’emprunt
d’un motif, celui d’une lionne du Sénégal terrassant une antilope, du taxidermiste
Quentin (Fig. 20), réalisée pour l’inauguration, en 1889, des galeries de zoologie au
muséum d’histoire naturelle du Jardin des Plantes.

Il est vrai que Rousseau fréquentait assidûment le Jardin des Plantes, mais Le
Pichon prétend qu’il utilisa plutôt une illustration de la presse 66 . Cette série
d’emprunts à diverses sources iconographiques atteste, d’une certaine manière,
notre hypothèse sur la démarche de Rousseau dans le choix de ses thèmes et de
ses sujets. À la lumière des choix délibérés qu’il fait, il nous semble évident que
l’artiste n’entreprend pas naïvement ses projets. Il observe ce qui se passe autour de
lui et pense sa peinture d’une façon assez similaire à ses contemporains. Il est au
centre du moment symboliste et de la modernité. Il voit ce qui se fait autour de lui.
Rousseau expose aux Salons des Indépendants et d’Automne, il peut observer les
tendances, les thèmes et les sujets en vogue.

Les œuvres de Rousseau illustrant les tropiques abordent à maintes reprises des
scènes de combat entre bêtes sauvages. Le Repas du lion (Fig. 10), Cheval attaqué
par un jaguar (Fig. 21) et Le Lion ayant faim (Fig. 4) sont les œuvres les plus
connues de l’artiste sur ce thème. Christine Peltre, dans son Dictionnaire culturel de

66
« C’est à partir de reproductions dans la presse que le Douanier Rousseau, se servant d’un
panthographe, a cerné le motif central de son tableau. Contrairement au modèle de l’antilope qui
n’a qu’une patte avant, la sienne s’appuie sur ses deux pattes avant. À cette lionne, il donne une
tête de lion qui n’a rien à envier à la stylisation assyrienne des lions de Babylone qu’il a pu admirer
au Louvre.» Yann le Pichon, Le monde du Douanier Rousseau, Paris, Éditions Robert Laffont, 1981,
p. 168.

48
l’orientalisme, suggère une inspiration orientaliste chez le peintre : « Parmi les
artistes qui l’inspirent, il faut compter certains orientalistes comme Gérôme. La
Bohémienne endormie de 1897 a pu être suggérée à l’artiste par un tableau de Louis
Matout, alors exposé au Musée du Luxembourg : Femme de Boghari tuée par une
lionne 67 . » L’attrait de l’inconnu, particulièrement pour les bêtes sauvages, est un
thème fréquemment rencontré dans l’histoire de l’art en général et, plus
particulièrement, dans la peinture dite « orientaliste » depuis le XIXe siècle68. Les
chasses aux lions ou aux tigres de Delacroix, dont la peinture était appréciée de
certains symbolistes, témoignent, par exemple, de cet attrait pour les bêtes
sauvages 69 . La peinture orientaliste représente en fait une vision occidentale de
l’Orient, perception qui n’a rien de documentaire ou de scientifique, mais qui s’avère
très moderne. C’est une peinture idéalisée, profondément liée à l’idée du voyage.

Les symbolistes comme Puvis de Chavannes ou Gustave Moreau vont reprendre des
sources d’inspiration orientalistes, qui demeurent étroitement liées au goût du XIXe
siècle pour l’exotisme. C’est essentiellement par le biais de l’orientalisme que l’on
peut s’expliquer ces représentations de combats entre bêtes sauvages ou entre
hommes et bêtes dans l’œuvre de Rousseau. Ainsi qu’il a été mentionné
précédemment, naïf dans sa façon de peindre, l’artiste ne choisit pas naïvement ses
sujets. Soulignons qu’Henri Rousseau aurait affirmé, lors d’un échange avec Picasso,
être le plus grand des peintres modernes 70 . Il est, à ce moment là, parfaitement
convaincu de son talent et de sa valeur, et démontre qu’il est conscient de sa

67
Christine Peltre, Dictionnaire culturel de l’orientalisme, Paris, Éditions Hazan, 2003, p. 143.
68
« L’exotisme de la première moitié du XIXe siècle est concentré sur la civilisation musulmane à la fois
au Proche Orient et en Afrique du Nord. » Robert Goldwater, Le Primitivisme dans l’art moderne,
Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 66.
69
« Si la curiosité ethnographique pour les types humains, si l’étonnement des paysagistes ont souvent
été soulignés, l’intérêt prêté au bestiaire ne doit pas être oublié dans le répertoire orientaliste. La
présence de l’animal, (…), est souvent chargée d’une fonction symbolique : dans les tableaux de
harems, les oiseaux, la gazelle ou le léopard tenu en laisse incarnent la liberté perdue et évoquent
l’image de la cage dorée. L’animal d’Orient plus qu’un autre est en effet associé à l’énergie primitive,
à la sauvagerie jaillissante chère au Romantisme (…). » Peltre, op. cit., p. 23.
70
« (…) Nous sommes les deux plus grands maîtres de notre temps, toi dans le genre égyptien, moi
dans le genre moderne. » Nathalia Brodskaïa, L’Art Naïf, Paris, Éditions Parkstone, collection Art of
Century, 2007, p.35.

49
modernité.

Le peintre développe cette thématique tropicale à maintes reprises : Le Lion ayant


faim (Fig. 4), Le Repas du lion (Fig. 10), Combat de tigre et de buffle (Fig. 22), Nègre
attaqué par un jaguar ou encore Joyeux Farceurs (Fig. 9) font toutes partie de la
mythologie identitaire que se fabrique l’artiste autour de ses jungles. Au même titre
que les tahitiennes chez Gauguin, les fauves et les jungles de Rousseau deviennent
des symboles. On le reconnaît, et sans doute le sait-il, par ses animaux et ses forêts
mystérieuses. Il exploite des sujets sur lesquels sa « notoriété » du moment, pour ce
qu’elle a pu être, a pris forme. De fait, le peintre recrée son « paradis perdu » d’une
façon comparable à la volonté de redéfinir le paysage chez les symbolistes. Il
compose des images fortes, évocatrices, qui correspondent à ce désir, comme le
mentionne Jean Clair dans le catalogue de l’exposition intitulée Paradis Perdus :
l’Europe symboliste, qui eut lieu en 1995 à Montréal :

Si pour le peuple, le paysage était un état d’âme, un lieu où le regard se


pose et se repose, c’est à un retournement de la formule que le
symbolisme nous invite : c’est l’état d’âme qui devient un paysage, mais
vide, un monde désert, illimité, sans borne et sans milieu, (…), une terre
lointaine, à jamais inconnaissable, à jamais étrangère.71

Les jungles de Rousseau ne sont ni vides, ni désertes, mais concordent sur les
autres plans avec le paysage symboliste. « Illimitées », « sans borne », « lointaines »
et « inconnaissables » sont tous des termes aisément attribuables aux forêts de
l’artiste. Dans une certaine mesure, elles sont aussi « désertes ». Il ne s’agit pas
d’une terre d’hommes, mais d’un lieu inconnu de celui-ci. Un endroit où la nature est
encore maîtresse d’elle-même. Il s’agit d’un univers totalement subjectif, personnel et
imaginé par l’artiste. L’imagination de Rousseau nous mène en des contrées
inexplorées. Les plantes, la multitude de lignes et de feuilles, rythment l’ensemble,

71
Jean Clair, Paradis perdus ; l’Europe symboliste, Montréal, Éditions du Musée des Beaux-Arts de
Montréal, 1995, p. 125.

50
organisent ces œuvres. Dans Nègre attaqué par un jaguar (Fig. 7), les feuilles
s’enchevêtrent presque symétriquement. Le feuillage devient un motif de « broderie »,
quasi mathématique, calculé soigneusement. La végétation laisse une toute petite
place à la scène principale et guide le regard vers le soleil situé au dessus du combat.

Dans les peintures de Rousseau, ainsi que chez certains symbolistes, le traitement
du motif végétal prend un aspect ornemental. Dans Combat de tigre et de buffle
(Fig. 22), chaque feuille possède un contour distinct, très minutieusement tracé.
Chaque feuille devient un élément décoratif supplémentaire. Les plantes viennent en
quelque sorte saturer l’image. Qu’il s’agisse de Nègre attaqué par un jaguar (Fig. 7)
ou encore de Cheval attaqué par un jaguar (Fig. 21), le sujet évoqué par le titre est
nettement moins important en terme d’espace occupé sur la toile, que
l’environnement dans lequel l’artiste le situe. La jungle domine littéralement l’espace
et ensevelit le sujet sous les feuilles et les branches. Les végétaux complexifient la
lecture de l’œuvre et lui confèrent, du même coup, une valeur décorative. La
multitude de détails rappelle le traitement du motif végétal exercé par les artistes de
l’art nouveau. La façon de peindre de Rousseau donne finalement une forte
impression de décoration. Roger Shattuck dans son ouvrage sur Rousseau en fait la
remarque. « Chez Rousseau, le sens de la décoration est presque aussi sûr que celui
de la couleur et répond à une recherche de l’effet aussi bien qu’à un besoin d’ordre
(…) 72 ». Les compositions du peintre sont harmonieuses, équilibrées. Rousseau
présente des espaces saturés, mais tout de même organisés. Les feuilles se croisent
à un rythme assez régulier, suggérant une relative proximité avec des motifs de
tapisserie style « art nouveau73 ».

72
Shattuck, op. cit., p. 120.
73
Soulignons d’ailleurs que Guillaume Apollinaire qualifiait de « décoratives » les compositions, plus
spécifiquement les jungles, de Rousseau, une valeur prisée par les peintres symbolistes entre 1900
et 1910. Les techniques relevant des métiers d’art, telles que la céramique, l’orfèvrerie ou
l’ébénisterie seront utilisées par certains dans cette quête de l’objet décoratif. « Le Douanier allait
jusqu’au bout de ses tableaux, chose bien rare aujourd’hui. On n’y trouve aucun maniérisme, aucun
procédé, aucun système. De là vient la variété de son œuvre. Il ne se défiait pas plus de son
imagination que de sa main. De là viennent la grâce et la richesse de ses compositions décoratives.
» Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, tome 2, Paris, Éditions Gallimard, 1991. p. 36.

51
Sans forcément le savoir, Henri Rousseau met ainsi en pratique un des principes
élaborés par Albert Aurier dans sa définition du Symbolisme pictural, à savoir qu’une
œuvre d’art « devra être décorative 74 ». Cette qualité fondamentale permet à la
peinture d’exister à nouveau pour le simple plaisir des yeux, une avenue dans
laquelle Rousseau s’inscrit aisément et tout à fait naturellement. Une facette
symboliste, certes, mais une valeur également moderne. La question du retour à
« l’objet », au tableau qui n’est pas une copie de la réalité, mais une image possédant
sa propre réalité, prend place au cœur de la modernité en peinture.

Dans Cheval attaqué par un jaguar, tout comme dans plusieurs autres peintures de
ce type énoncées plus haut, ce n’est pas le combat qui est valorisé, mais bien
l’abondance du feuillage. Le sujet du tableau devient pratiquement secondaire,
relégué au deuxième plan par cette importance accordée à la végétation. Ainsi que
l’indique le titre, la scène principale devrait être un combat entre un jaguar et un
cheval blanc. Par contre, ces animaux se retrouvent pratiquement cachés par la
nature. L’artiste nous présente l’harmonie d’un décor, il est là son sujet, c’est la jungle
qui prime. Par ailleurs, l’impossibilité d’une rencontre fortuite entre un jaguar et un
cheval dans une jungle tropicale démontre qu’il s’agit là d’une mise en scène
entièrement imaginée et construite par l’artiste. Dans Nègre attaqué par un jaguar, on
a vu que la proie de la bête féroce se limitait à une sombre silhouette, frêle et peu
définie. La végétation abondante qui englobe la scène devient le premier centre
d’intérêt. Essentiellement, les proportions d’espace occupé jouent pour beaucoup sur
cette question. Pourquoi Rousseau donne-t-il autant d’importance au décor ?
Personnellement, je crois que les lacunes de son dessin, dont il paraît parfaitement
conscient, expliquent qu’il minimise l’importance des personnages principaux.

74
« (…) l’œuvre d’art devra être ( c’est une conséquence ) décorative, car la peinture décorative
proprement dite, telle que l’ont conçue les Égyptiens, très probablement les Grecs et les primitifs,
n’est rien autre chose qu’une manifestation d’art à la fois subjectif, synthétique, symbolique et
idéiste. » Albert Aurier, « Le Symbolisme en peinture ; Paul Gauguin », Mercure de France, mars
1891, p. 162-163.

52
Dans Combat de tigre et de buffle, les plantes, en plus de cacher partiellement le
combat au spectateur, se confondent dans l’espace. Certains éléments normalement
plus loin dans l’horizon viennent s’entremêler aux feuilles, branches et lianes du
premier plan. L’objectif de Rousseau ne semble pas être la représentation conforme
de la réalité, mais le souci d’encadrer son sujet, d’unifier son décor. Je crois qu’il est
plus simple pour Rousseau de combler les espaces vides, de saturer l’image, que de
laisser de grandes surfaces ouvertes et uniformes. Il amoindrit, de cette manière, les
défauts de sa perspective. Il ramène le tableau sur un seul plan. La densité des
végétaux fait oublier l’absence de profondeur.

Dans Surpris ! (Fig. 23), le tigre disparaît presque totalement dans les hautes herbes.
Une tempête est en cours et effraie l’animal, surpris par la foudre et le tonnerre. La
peur de la bête prédomine sur sa surprise. L’environnement que nous présente
l’artiste semble très hostile. Pourquoi Rousseau fait-il ce choix d’une nature luxuriante
au point même d’être menaçante ? Pour Yann le Pichon, ainsi que nous l’avons nous-
même suggéré plus tôt, la maladresse du peintre à rendre la perspective explique
l’emploi de cette luxuriante végétation. Vraisemblablement, l’artiste éprouve des
difficultés à rendre la perspective, mais peint-il ainsi seulement pour masquer ses
défauts ? J’en doute. Rousseau est certainement conscient des avantages que lui
procure l’abondance de cette végétation, mais ce n’est pas là, à mon avis, la raison
première. Comme le soulignait Jean-Jacques Lévesque à propos de la toile Ève dans
l’Éden (Fig. 11), Rousseau démontre qu’il maîtrise le rendu des feuillages 75 . Oui,
cette façon de faire dissimule la faiblesse de son traitement de la perspective, mais
avant tout, cette végétation fait état de sa virtuosité. Il ferme l’horizon en obstruant de
feuilles et de branches l’environnement de son sujet. Il multiplie les détails et les
superpose sans se soucier de la profondeur. Cette façon de construire son image, qui

75
« (Ève) Elle est ici noyée dans le flux végétal, une croissance ardente et diversifiée, comme s’il avait
voulu montrer sa maîtrise dans le traitement du feuillage, une inlassable richesse imaginative. »
Lévesque, op. cit., p. 11.

53
fait abstraction de la perspective, lui a été reprochée par la critique. Néanmoins, les
talents de coloriste de Rousseau font rapidement oublier ce « défaut », ou encore
cette « faiblesse ». La multitude et l’originalité des couleurs s’imposent au regard et
apportent à l’artiste un certain soutien auprès de la jeunesse artistique.
L’authenticité76 et la beauté particulière de cette peinture sont étroitement liées à son
appréciation en tant que coloriste. Soulignons ici, que l’authenticité, la beauté
« particulière » et la couleur sont trois idées et valeurs au centre de la modernité en
peinture. Wilhelm Uhde, premier collectionneur de Rousseau, est très sensible à cet
aspect.

Son art de coloriste n’est pas moindre. Ses bleus, ses violets, ses rouges
sont extrêmement beaux et variés. Dans l’emploi du vert et du noir, il est
d’une maîtrise incomparable. Il a peint des tableaux entiers presque
exclusivement avec du vert dont il trouve d’innombrables nuances. Ses
noirs, que Gauguin, dit-on, admirait déjà, sont d’une hardiesse à faire
trembler tout autre peintre77.

L’artiste exerce une schématisation du réel en synthétisant les formes et ses sujets à
l’essentiel. En cela, les scènes de jungles correspondent à l’idée d’une peinture
synthétique avancée par Aurier dans sa définition du symbolisme78. De plus, elles
correspondent aux idées d’une peinture subjective également avancée par Aurier
dans sa définition. Il s’agit là de perceptions personnelles imaginées et mises en
formes par le peintre, mais qui ne correspondent pas nécessairement à la réalité
objective. Comme nous l’avons déjà dit, Rousseau n’imite pas, il imagine. Ses
tableaux illustrant des jungles, visions aux formes simplifiées et synthétiques sont
éminemment décoratifs. La nature simplifiée et schématisée reprend ce thème cher
au symbolisme d’une nature idéalisée, tout en se rapprochant des valeurs

76
« L’artiste authentique est celui qui ne fait pas de concession à la recherche du succès, de la
notoriété, etc…, mais vise essentiellement les valeurs propres de l’art. » Étienne Souriau,
Vocabulaire d’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 201.
77
Wilhelm Uhde, Henri Rousseau, Séraphine de Senlis, Paris, Édition du Linteau, 2008, p.46.
78
« La peinture symboliste lui apparaît synthétique puisqu’elle accomplit une synthèse du réel, une
sorte de schématisation qui vise à ne garder des choses que l’essentiel. ». Françoise Lucbert,
Entre le voir et le dire ; la critique d’art des écrivains dans la presse symboliste en France de 1882
à 1906, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 109.

54
esthétiques prisées par l’art nouveau, telles que l’arabesque ou le motif végétal
synthétisé. La ligne obtient une valeur considérable et devient un élément primordial
du décor.

L’Art Nouveau, étroitement lié au Symbolisme par maints aspects, témoigne du


même désir de s’évader des règles imposées traditionnellement par l’académisme en
créant un style nouveau, éminemment décoratif et synthétique. Tout comme
Rousseau, les artistes de l’art nouveau puisent leur inspiration dans la représentation
d’éléments naturels, particulièrement dans les végétaux. Ils transforment le motif
végétal dans un sens purement ornemental. La ligne « art nouveau » figure d’ailleurs
comme un élément constitutif du triomphe du symbolisme dans l’apogée de son
existence. Le décor « art nouveau » illustre parfaitement l’idée de la synthèse des
arts et s’inscrit pleinement au sein de la modernité. La ligne « art nouveau » est
présente dans les boiseries, l’orfèvrerie, le papier peint ou encore la tapisserie. En
somme, elle est présente d’un médium à l’autre. Elle unifie les médiums et le décor.
Chaque détail de l’architecture, du mobilier et des éléments décoratifs viennent
constituer une « œuvre d’art total ». L’intérêt pour les rêves, les légendes et plus
particulièrement pour l’idée d’un paradis perdu lie les artistes de l’art nouveau à des
artistes comme Paul Gauguin, Émile Bernard ou encore Henri Rousseau. Par ailleurs,
Bernard Champigneulle, dans son ouvrage sur l’art nouveau, a souligné, faisant
référence à Gauguin, cette « réciprocité » que nous tentons de démontrer entre
Rousseau et l’art nouveau 79:

(Gauguin) lorsqu’il peint des tableaux comme le Jour de Dieu (Fig. 24), où,
devant des personnages confondus avec le paysage tropical, il trace sur le
sol et dans le ciel des arabesques et des taches sinueuses qui ne
répondent à rien d’autre qu’à son désir de décoration, nous voyons naître
sous son pinceau, des stylisations qui semblent appartenir aux
ornementistes de l’Art Nouveau.80

79
Réciprocité qui n'avait jamais réellement été approfondie ou développée par aucun auteur avant nous.
80
Bernard Champigneulle, L’Art Nouveau, Paris, Éditions Aimery Somogy, 1972, p. 80.

55
N’est-ce pas là une caractéristique majeure des tableaux tropicaux de Rousseau ?
Les branches, les feuilles et les lianes tracent des arabesques qui ne répondent
apparemment qu’à son désir de décoration. Elles lui permettent, non seulement de
fermer l’horizon, mais aussi de multiplier les teintes et les couleurs et aussi de jouer
sur les effets de lumière. Dans Le Lion ayant faim, par exemple, Rousseau dépeint le
repas du fauve, mais le lion et sa victime se retrouvent d’une importance moindre que
la végétation qui les entourent. Une fois de plus, le sujet principal devient en réalité
un prétexte à la représentation du motif végétal. Cette particularité revient dans de
nombreuses peintures de l’artiste, notamment dans : Combat de tigre et de buffle,
Nègre attaqué par un jaguar, Le Repas du lion, ou encore dans, Cheval attaqué par
un jaguar. C’est un traitement très moderne du sujet, qui, par l’exotisme, crée une
peinture à la fois primitive et moderne.

Rousseau, à la façon des artistes de l’Art Nouveau, donne une place prépondérante
à l’ornement végétal en lui faisant jouer un rôle structurant. Les figures sont, en
quelque sorte, soutenues par le cadre végétal qui les entoure. L’artiste ne laisse
aucune surface vide, aucune ouverture vers un plan secondaire. Nègre attaqué par
un jaguar illustre parfaitement ce « soutien » aux figures apporté par le décor. Il est
possible de tracer deux grandes diagonales, partant des figures et allant jusqu'à la
cime des arbres, autant à gauche qu’à droite. Ces deux lignes de force viennent
former deux blocs qui divisent et organisent l’image. Elles centrent la scène évoquée
par le titre. La stylisation des végétaux apparaît alors comme la ligne de force des
œuvres de Rousseau. La définition méticuleuse de chaque feuille apporte, comme
par exemple dans Combat de tigre et de buffle, un rythme à la toile, malgré l’aspect
statique du dessin qu’on peut remarquer au premier regard. Une fois de plus, le choix
des sujets, ainsi que la façon de les interpréter, dans la perspective de ce « moment
symboliste » et de la modernité, permettent de mieux comprendre l’engouement pour
ces œuvres et de qualifier plus adéquatement certains éléments qui composent ces
toiles.

56
Le traitement du motif végétal dans la peinture de Rousseau se compare tout à fait
aux motifs végétaux de la tapisserie. Les feuilles et les branches encadrent le sujet
comme une bordure décorative. Rousseau juxtapose ses formes sur un seul plan et
l’absence de profondeur vient accentuer l’effet de planéité. Chaque élément
constitutif de l’image est traité dans le détail et possède un contour unique qui divise
la scène en de multiples cases de couleurs distinctes les unes des autres. Un travail
de ce type ne manque pas de rappeler les vitraux ou les tapisseries qui exploitent
également la forme sur un seul plan en aplanissant les formes. Dans ces œuvres
sans profondeur, les formes sont mises en œuvre pour elles-mêmes. À nouveau,
Rousseau ne traduit pas la nature telle qu’elle se présente à son oeil, mais la
transforme en composition décorative.

À la suite des éléments analysés jusqu’à présent, nous croyons que la supposée
naïveté de Henri Rousseau se doit d’être nuancée. Rousseau exploite divers
éléments formels et thématiques caractéristiques communs au symbolisme. Les
similitudes entre l’art de Rousseau, la modernité et la peinture symboliste
apparaissent trop nombreuses pour n’être que coïncidences. Dans ce contexte, les
paroles de l’artiste supposément « naïf » qu’était Rousseau ne nous apparaissent
plus si naïves :

Je suis un grand peintre. Je fais de la peinture symboliste ; je fais ce qui


me vient dans l’esprit », tels sont les propos de Rousseau que m’a
rapportés Ernest Raynaud, l’auteur de La Mêlée symboliste. Mais Raynaud
ajoute que « c’étaient là des phrases que lui avait soufflées Apollinaire, et
que le Douanier répétait sans en comprendre le sens.81

Apollinaire lui souffla-t-il vraiment ces paroles ? Fort possible, mais à la lumière des
propos énoncés tout au long de ce chapitre, il serait réducteur de penser que le
peintre « répétait » sans comprendre. Rousseau a peut-être tout simplement vu juste.

81
Charles Chassé, D’Ubu roi au Douanier Rousseau, Paris, Éditions de la nouvelle revue critique,
1947, p. 141.

57
Il n’a, pour le moins, pas eu tort de s’affirmer symboliste, ou du moins, de prétendre
au symbolisme de sa peinture.

La Charmeuse de serpents

Les jungles du peintre ne sont pas seulement « décoratives ». Elles sont aussi dotées
d’une « beauté particulière ». La Charmeuse de serpents (Fig. 5) met en scène un
personnage particulièrement mystérieux. Au centre du tableau, une femme nue joue
de la flûte et charme les serpents de sa musique. S’agit-il d’une sorcière? Est-ce une
magicienne? Ses pouvoirs particuliers relèvent d’une science occulte, d’un certain
primitivisme exotique. La charmeuse de serpents, figure née de l’imagination de
l’artiste, ressemble à un personnage de conte. Rousseau fait-il référence au mythe de
l’Ève sauvage? La présence du (des) serpent(s) rend cette interprétation possible.
Elle personnifie en quelque sorte une Ève noire, une Ève dans un paradis terrestre
obscur, sauvage.

Afin de créer ses plantes et ses jungles, Rousseau visite le Jardin des Plantes de
Paris. Le jardin, semble-t-il, était un endroit sombre, lugubre. Un lieu « effrayant » où
subsistaient une multitude d’insectes dans un bruit inquiétant. Cette ambiance
expliquerait le côté cauchemardesque du tableau de l’artiste. Il faut également
prendre note qu’Henri Rousseau a déjà travaillé ce sujet de la Genèse dans d’autres
œuvres; comme Ève dans l’Eden (1906-1910) (Fig. 11) et Ève (1906-1907) (Fig. 8).
Jean-Jacques Lévêque, dans son livre intitulé Henri Rousseau, soulève des points
nous permettant d'analyser ces deux œuvres et de suggérer la démarche de l’artiste.

En premier lieu, l’auteur prétend, au sujet d’Ève dans l’Eden, que cette luxuriante
végétation, cette abondance de feuilles, serait un projet entrepris par le peintre afin

58
de démontrer sa maîtrise du feuillage82. La démarche s’avère tout à fait pertinente
chez un artiste conscient de ses forces, mais aussi de ses faiblesses. L’abondance
des feuilles met définitivement en valeur sa maîtrise des feuillages et ses aptitudes
de coloriste. Toutefois, par le fait même, l’artiste diminue l’importance accordée aux
personnages, au réalisme de ceux-ci, une facette de la peinture pour laquelle il
éprouve de plus grandes difficultés techniques.

En second lieu, Jean-Jacques Lévêque effectue, en abordant Ève, une comparaison


entre Rousseau et Paul Gauguin, qui, dans le contexte de notre réflexion, doit
nécessairement être soulignée.

Récurrent dans la peinture, le thème de l’Ève originelle témoigne de la


conception qu’ont une société, une époque, de la légende première. C’est
au moment même où toute Ève rêvée par les peintres académiques avait
le plus souvent l’allure de quelque femme d’alcôve, avec, sous-tendue,
une dimension érotique, que Rousseau choisit la facture la plus rustre
(comme le fera Gauguin à la même époque), la moins facilement avenante,
pour « dire » la femme dans sa fraîcheur des premiers âges, ceux de
l’innocence. La fiction de la tentation y prend un aspect barbare, presque
initiatique.83

Selon cette interprétation, l’Ève de Rousseau est « rustre » et peut, donc, être
interprétée comme relevant d’un certain primitivisme. Cette figure aux formes
primitives est-elle le fait d’un choix délibéré? Rousseau la peint-il ainsi
involontairement? Les lacunes techniques dues à son autodidactisme en sont peut-
être la raison? Néanmoins, il s’avère fascinant de constater que Paul Gauguin crée
des figures comparables, à la même époque. Une fois encore, les valeurs
répertoriées lors du « moment symboliste » sont présentes chez Rousseau. Par
conséquent, à nos yeux, il est tout à fait possible d’expliquer la présence de ces
éléments en référence au « moment symboliste ». Oviri (1894) (Fig. 25) est un

82
« Elle (Ève) est ici noyée dans le flux végétal, une croissance ardente et diversifiée, comme s’il avait
voulu montrer sa maîtrise dans le traitement du feuillage, une inlassable richesse imaginative. »
Lévêque, op. cit., p. 11.
83
Ibid., p. 13.

59
exemple parfait pour cette démonstration. La femme, chez Gauguin, incarne une
source de mystères et constitue une part importante de sa
« mythologie personnelle ». La femme, ici divinité, représente la sensualité, la beauté,
l’érotisme et, par conséquent, le mystère. Nous entendons par mythologie
personnelle l’ensemble des thèmes et des symboles étudiés et développés par
l’artiste. Des figures qui deviendront une partie caractéristique de son travail. Ève,
voire Vénus, symboles par excellence de la volupté, de la beauté elle-même,
deviennent Oviri, beauté brute, originelle, sauvage. D’autant plus, Oviri est une
divinité liée à la mort dans la culture maori et pas à l’amour comme Vénus. « Elle
représente l’antithèse d’Ève, la primitive à l’état pur. Oviri, « sauvage » en tahitien, est
le nom d’un dieu de la mort et du sommeil. 84 » Le personnage de Gauguin
correspond à un nouveau mythe, une figure chargée de questionnements existentiels
inédits. Il crée une idole chargée d’interrogations et de mystère.

Au sein de l’histoire catholique, Ève incarne le péché originel. Ainsi que le récit
biblique le rapporte, Ève, pervertie par le serpent, goûte le fruit défendu et entraîne
Adam avec elle dans le vice. Sa « curiosité » aura pour conséquence leur exclusion
de l’Éden. À la différence d’Ève, Vénus n’est pas une pécheresse. Ève s’approprie
l’interdit, alors que Vénus l’incarne. Déesse romaine de l’amour, de la séduction et de
la beauté, elle personnifie la volupté de la chair, alors qu’Ève symbolise le péché.
Vénus incarne l’attraction instinctive, le sentiment, l’amour. Elle représente le désir et
le plaisir des sens. Elle personnifie la joie de vivre et des instincts sexuels et
primaires. Vénus, précédemment Aphrodite chez les Grecs, apparaît comme la
déesse qui sublime l’amour sauvage.

Dans la logique essentiellement misogyne de la fin de siècle, Vénus et Ève sont


toutes les deux des femmes tentatrices, qui manipulent et corrompent l’homme. Cette
image stéréotypée de la femme se retrouve dans plusieurs œuvres symbolistes. Une
image comparable à l’amazone de Rousseau dans La Guerre (Fig. 1). Certes, il ne

84
Carole Andréani, Les Céramiques de Gauguin, Paris, Éditions de l’amateur, 2003, p. 46.

60
s’agit pas exactement du thème de la « femme fatale » symboliste, mais cela s’y
apparente. Les symbolistes réutilisent les symboles en leur donnant de nouveaux
visages. Paul Gauguin rend ces images plus primitives et leur confère ainsi une
forme de modernité. Il propose de nouvelles figures, de nouveaux récits, les anciens
mythes ayant, selon lui, épuisé leur richesse. D’une certaine manière, la charmeuse
de Rousseau devient elle aussi un symbole et prend l’allure d’une idole primitive.
Rousseau possède-t-il les mêmes intentions que Gauguin ? Sait-il qu’il rejette,
peignant Ève de cette façon, la conception académique de ce thème ? Jean-Jacques
Lévêque, à propos d’Ève dans l’Eden, affirme que la raideur du personnage lui
confère cet aspect d’idole primitive 85 . Rousseau a généralement de la difficulté à
représenter le mouvement chez ses personnages. Les faiblesses techniques de
Rousseau, encore une fois, expliquent probablement cet aspect. La raideur des
personnages, ainsi que la grossièreté de leurs traits, donnent l’impression qu’il s’agit
de statuettes, en somme, d’idoles primitives.

La charmeuse est une sorcière, un esprit de la forêt. Ce symbolisme primitiviste est


assez proche de ce qu’a pu faire Paul Gauguin avec les idoles polynésiennes.
Gauguin, qui n’avait pu assister à de tels rites, a dû se les imaginer 86. Il y a une
démarche profondément spirituelle chez Gauguin qui crée littéralement une
mythologie personnelle avec ses œuvres primitivistes 87 . Il fait davantage que
s’inspirer d’« œuvres primitives » existantes; il en crée de nouvelles88.

85
« Ève n’est, comme souvent dans les jungles de Rousseau, qu’un très minuscule personnage perdu
dans son environnement. Sa raideur fait songer à une idole primitive. » Lévêque, op. cit., p. 11.
86
Cette création d’idoles marque une déception de son « entreprise des tropiques », car Gauguin ne
rencontra que très peu d’idoles polynésiennes. Ces pièces étaient difficiles à trouver et l’étude des
séjours de Gauguin en Polynésie, démontre qu’il aurait peu « exploré » les lieux. Il a dû réinventer
un monde disparu, la Polynésie ayant déjà été convertie au catholicisme à l’époque où l’artiste y
séjourne.
87
« (…) ce que Gauguin cherche à exprimer, c’est l’idée du mystère religieux. Peu lui importe que ce
mystère soit bouddhique, chrétien ou maori. Il lui faut une pose, une expression, un symbole qui
puisse traduire les sentiments que doit inspirer un dieu ou une idole. » Laurence Madeline, Ultra-
Sauvage ; Gauguin sculpteur, Paris, Éditions Adam Biro, 2002, p. 111.
88
« Je ne veux faire que de l’art simple, très simple ; pour cela j’ai besoin de me retremper dans la
nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de
rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l’aide seulement des
moyens d’art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais. » Ibid., p. 103.

61
Gauguin et Rousseau conçoivent, à ce titre, des œuvres ayant de multiples points
communs. Mais les emploient, cependant, dans des démarches différentes. Gauguin,
lors de son séjour en Bretagne, s’inspire grandement de l’art religieux médiéval. Il y
trouve une nouvelle source, un vocabulaire imprégné de significations, des symboles
qu’il s’approprie, qu’il actualise. C’est également ce qu’il cherche dans les idoles
polynésiennes, qui avaient, malheureusement pour lui, majoritairement disparu,
détruites par le temps. Il est peu plausible d’affirmer que Rousseau recherche
exactement cela dans ses œuvres ou qu’il se soit même intéressé à ce type de
symboles. Néanmoins, il existe une proximité entre les deux peintres. Cette proximité
« indirecte » s’explique, selon nous, comme étant une particularité esthétique et
thématique qui eut lieu dans un « moment » bien précis dans le temps : à savoir
l’époque du symbolisme.

Nous ne souhaitons aucunement affirmer que Rousseau et Gauguin travaillent de la


même manière, qu’ils ont le même goût ou encore qu’ils divulguent le même
message. Gauguin, par exemple, s’auto-représente à de multiples reprises. Il devient,
en outre, son propre Christ. Rousseau n’aborde pas réellement les thèmes religieux,
à l’exception peut-être du mythe d’Ève. Les fauves qu’il met si souvent en scène
deviennent en quelque sorte son panthéon, ses nouvelles idoles. Gauguin veut
rendre la nature primitive, tandis que Rousseau ne sait apparemment pas peindre
autrement. Il est, en quelque sorte, primitif, malgré lui. Toutefois, sa peinture n’en
demeure pas moins « primitive » et ce goût pour le primitif est indéniablement lié à ce
moment de l’histoire, avec des idées que l’on peut à la fois rattacher au Symbolisme
et à la modernité en peinture.

Par le biais de son personnage de charmeuse, Rousseau suggère la magie de celle-


ci. Il nous fait entrer dans un univers fantastique, mystérieux, digne de rêves et de
cauchemars. Elle provient d’un autre monde. Rousseau crée une œuvre pleinement
subjective qui représente une idée irrationnelle. C’est l’idée d’une charmeuse de

62
serpents encerclée de ces créatures étranges, qui envoûte de sa musique, à l’aide de
ses pouvoirs. Elle porte un serpent sur ses épaules, deux serpents sortent du bois et
se rencontrent tout près de la charmeuse. Un autre serpent, enroulé à la branche
d’un arbre, s’étire de toute sa longueur pour se rapprocher du personnage. Nue au
bord de l’eau, elle joue de la flûte à l’orée du bois, sous le clair de lune. Une scène
nocturne où l’ambiance semble imprégnée de mystère. S’agit-il d’une cérémonie?
Pourquoi charme-t-elle ces bêtes? Pourquoi se retrouve-t-elle là, nue, dans une forêt
dense et très sombre, qui semble sauvage et hostile? Le manque d’explications,
ajouté à l’ambiguïté de la situation représentée nous semble correspondre au goût
symboliste. L’artiste explore de nouvelles avenues, sans nécessairement expliciter le
sens, voire la signification exacte, de ce qu’il peint. Rousseau a construit une histoire
de toute pièce qu’il est peut-être le seul à pouvoir réellement expliquer. Cette image
personnelle et énigmatique n’est autre chose qu’une vision intérieure transposée sur
la toile.

Sur la toile, on retrouve également un grand oiseau immobile près de l’eau et de la


charmeuse de serpents. Il semble étranger à la scène. Sa présence reste un mystère.
Que fait cet oiseau, apparemment calme, entouré de serpents sur la rive? Ne devrait-
il pas prendre la fuite? Il reste là, immobile, comme s’il écoutait la musique. Cette
charmeuse de serpents ne charme donc pas uniquement les serpents, mais bien
toutes les bêtes. La présence d’un oiseau dans les arbres doit être soulignée dans
cette perspective. Il s’agit d’un grand échassier, possiblement une grande aigrette, un
oiseau des marais. Étonnement, il n’a aucunement l’air effrayé par les serpents près
de lui, il demeure passif, comme les autres animaux. L’instinct primaire de ces
créatures sauvages semble apaisé. Ce rassemblement de bêtes, de natures pourtant
bien différentes, contribue à l’étrangeté de la scène.

Peut-on, par ailleurs, faire un parallèle entre cette charmeuse de serpents et le


personnage d’Orphée qui, précisément, charme les animaux et a grandement inspiré
les symbolistes? Orphée savait envoûter les animaux et parvenait à émouvoir les

63
êtres inanimés en jouant de sa lyre. Orphée charme les plantes, les animaux, les
hommes et les dieux. C’est un mythe complexe, décrit de différentes manières et
obscurci par de nombreuses légendes. Orphée ensorcelle les hommes et les bêtes,
mais échoue finalement à ramener sa bien-aimée des enfers. Ce récit pessimiste, qui
se termine mal, demeure tout à fait présent dans l’esprit symboliste. La charmeuse de
serpent vient-elle personnifier l’Orphée de Rousseau? L’artiste a-t-il puisé son
inspiration du mythe d’Orphée ? Une multitude d’œuvres traitent d’Orphée et de son
histoire, autant en peinture qu’en poésie ou en musique. Rousseau connaît
certainement cette histoire. Il y a, dans cette scène que nous présente l’artiste, un
mélange d’étrangeté et de mystère, mais aussi un mélange de symboles et de
significations. Le dénouement de cette cérémonie au clair de lune reste inconnu. À ce
titre, la peinture de Rousseau est « primitive », mais elle est également subjective,
imaginée, mystérieuse, rêvée. Il y a dans ces tableaux une thématique et une
esthétique qui ne sont plus si naïves, car elles prennent un sens logique au sein du
« moment symboliste ».

Des valeurs symbolistes

À l’exception du cloisonnisme des artistes synthétistes, le symbolisme en peinture ne


se définit pas selon des règles stylistiques strictes. Néanmoins, on peut y dénoter
certaines caractéristiques récurrentes dans la mise en forme de leurs sujets, tels que
le « mystère » et « l’énigmatique ». Dario Gamboni, dans son article intitulé « Le
« Symbolisme en peinture » et la littérature », fait mention de cette particularité ;
« Sur le plan de la théorie et de la pratique esthétiques ainsi que du mode de
communication, les écrivains et les artistes associés au symbolisme se rejoignent
autour de notions comme la suggestion et l’ambiguïté.89 »

89
Dario Gamboni, « Le « symbolisme en peinture » et la littérature», Revue de l’art, no.96 (1992),

64
La rupture avec les valeurs réalistes de l’image et du monde mène les artistes sur
des terrains imaginaires et, comme le mentionne Jean Cassou dans l’Encyclopédie
du Symbolisme, l’intérêt pour la « suggestion de mystères » devient un trait récurrent
du mouvement90. L’idée de la suggestion, qui par définition « suggère », ne propose
aucunement de réponse claire. La complexité du symbolisme en peinture réside
grandement dans l’engouement et l’entretien du « flou » et du « non-dit ». « C’était
« réserver la traduction », comme l’avait demandé Rimbaud, refuser le « sens trop
précis », comme l’avait ordonné Mallarmé. 91 » Le remaniement des symboles
déstabilise l’entendement des images, jusqu’à ne pas les comprendre avec certitude.
La subjectivité, longtemps mise de côté volontairement, prend, jusqu’à un certain
point, une ampleur problématique. La logique et le sens des symboles, anciennement
reconnus, ne tiennent dorénavant qu’aux désirs et idées de l’artiste.

L’artiste Odilon Redon92 a donné une explication éclairante à propos des éléments
définissant le symbolisme en peinture : un tableau symboliste est « (…) une
combinaison de divers éléments rapprochés, de formes transposées ou transformées,
sans aucun rapport avec les contingences, mais ayant une logique cependant.93 » La
logique et la signification des images qu’ils divulguent leurs appartiennent. Ils
troublent la critique, car ils ne se soucient plus des normes anciennement établies,

Paris, p.13-23.
90
« La femme, l’amour et la mort ne sont plus abordés selon des critères réalistes, mais dans la
perspective d’une fusion spirituelle de deux êtres et dans la crainte de l’au-delà. (…) le paysage
nous projette dans un monde inconnu, visionnaire, (…). » Jean Cassou (dir.), Encyclopédie du
Symbolisme, Paris, Éditions Somogy, 1979, p. 30-31.
91
Ibid., p.153.
92
« Que l'imaginaire et le rêve soient, pour l'art, de plus d'importance que la représentation de la nature
à la manière des impressionnistes, ses contemporains, tel est le message que nous laisse Redon.
Cet artiste, discret et réservé, se donnait clairement pour but de mettre « la logique du visible au
service de l'invisible ». Un monde magique où règnent la peur des forces mystérieuses et
d'étranges visions se déploie dans les lithographies de sa première période et lui vaut, au-delà
même des frontières françaises, la considération de collectionneurs éclairés, des écrivains
symbolistes, puis de la nouvelle génération de peintres français représentée par Gauguin, Émile
Bernard et les nabis. » Klaus Berger, « REDON ODILON (1840-1916) », Encyclopædia Universalis
[en ligne], consulté le 25 novembre 2014. URL : http://www.universalis-
edu.com/encyclopedie/odilon-redon/.
93
Odilon Redon, À soi-même. Journal (1867-1915). Notes sur la vie, l’art et les artistes, introduction de
Jacques Morland, Paris, Éditions J. Corti, 1989, p. 26.

65
présentant parfois des images « classiques » qui pourtant, se voient attribuer un
nouveau sens.

Les peintres redéfinissent l’idée même de la beauté en peinture, ainsi que la logique
de l’image qui s’appuyait jusqu’alors sur une vision mimétique du monde. Ainsi que
l’indique Julien Schuh dans son livre Alfred Jarry et les arts : « Le but du peintre est
de livrer, non une représentation, mais « le sentiment des choses ». On retrouve ici
l’idéal de suggestion de Mallarmé que reprendra Jarry dans ses premiers écrits.94 ».
Une fois de plus, une corrélation peut être établie entre Rousseau et des figures
importantes de l’époque du Symbolisme. Dans ce remaniement de l’image et de ses
significations, le mystère et l’énigmatique figurent comme des valeurs prisées par
plusieurs représentants de ce courant dans leur quête d’une beauté intangible ou
d’une réalité immatérielle. L’art de doit plus être pensé comme une science, mais
comme un domaine intuitif. L’image doit véhiculer un message plus profond, intérieur.

Il faut, ici, faire une distinction entre les termes « mystère » et « énigmatique ».
D’une part, la notion de mystère contient un sens caché. Il y a quelque chose
d’inconnu, d’inexplicable, de tenu secret. Le mystère fait état d’éléments
inaccessibles à la raison humaine. Il est de l’ordre du surnaturel, de
l’incompréhensible. Le mystère de la création est un exemple parfait de la mise en
forme de ces caractéristiques. En refusant le rationalisme de Descartes et le
matérialisme, étroitement lié à l’argent et l’industrialisation, les symbolistes veulent
renouer avec le mystère de vivre, de sentir et ressentir. L’artiste doit déchiffrer les
mystères du monde et les expliciter sous forme de symboles.

L’énigme, d’autre part, se présente comme un jeu de l’esprit où l’on donne à deviner
une chose par le biais d’indices. L’énigmatique témoigne d’une situation dont le sens
n’est pas clair, qui tient en suspens des éléments de réponses. Un tableau

94
Julien Schuh, Alfred Jarry et les Arts, Paris, Éditions SAAJ et Du Lérot (Tusson), 2007, p.93.

66
énigmatique ne dévoile pas sa position, garde secrètes ses intentions. On ne peut,
hors de tous doutes, expliquer sa conception. L’énigme repose à la fois sur ce que le
tableau dévoile et sur ce qu’il ne fait que suggérer. Le mystère, parfois, peut paraître
être une énigme sans réponse, mais ne s’avère pas nécessairement être une énigme,
alors qu’une énigme détient toujours une facette mystérieuse. La rationalité du
monde n’existe pas. Dans ce contexte, il faut suggérer et non pas expliquer. La
peinture symboliste est un art du caché, de l’ailleurs, de l’invisible.

Guy Michaud, dans son article intitulé « Symbolique et Symbolisme », explicite cette
place accordée au mystère dans le système des valeurs symbolistes : « (…) le
monde des apparences comporte une signification cachée qu’il appartient au poète
non seulement de découvrir, mais de parvenir à exprimer au moyen d’un langage
approprié.95» L’artiste élabore un langage par le biais de symboles neufs et anciens
dans la recherche de l’expression du sens mystérieux des aspects de l’existence. Il
veut aller plus loin que ce que l’œil voit. L’artiste est en quête d’un deuxième, voire
d’un troisième niveau de lecture. La représentation du réel ne représente plus une fin
en soi, elle devient un prétexte.

La compréhension de cette nouvelle quête nécessite une prise de conscience envers


le contexte dans lequel elle prend forme. La fin du XIXe siècle, période historique
d’inventions et de progrès, s’inscrit dans l’histoire comme le moment où la science
devient la nouvelle religion. Les méthodes scientifiques touchent désormais tous les
domaines de la pensée; l’histoire, la société, l’art, etc… L’existence y perd alors sa
qualité de mystère. Tous les phénomènes, possiblement énigmatiques par le passé,
se voient alors attribuer une explication rationnelle. L’art fera écho de ces nouvelles
idéologies à travers le réalisme et le naturalisme, pour éventuellement aboutir aux
expérimentations sur les effets de couleur et de lumière chez les impressionnistes. La
rationalité et la science inondent littéralement tous les domaines de la pensée.

95
Guy Michaud, « Symbolique et Symbolisme », Cahiers de l’Association internationale des études
françaises, vol.6, no.6, 1954, p. 84-85.

67
Toutefois, ce monde moderne va susciter de multiples réactions, dont des modes de
pensée s’opposant aux nouvelles lois qui régissent la société occidentale en cette fin
de siècle. Le Pessimisme de Schopenhauer 96 , le Dandysme et le Symbolisme
représentent quelques une de ces manifestations. La peinture tend alors à redevenir
une chose de l’esprit. Un tableau doit en fait stimuler une réflexion, être l’expression
d’un sens plus profond qu’une simple impression visuelle. Cette « ambiance »
chargée de mystères est souvent mise en scène la nuit et, à maintes reprises,
accompagnée d’une pleine lune. La pleine lune est un élément que l’on retrouve à
quelques reprises dans les œuvres de Rousseau. La Charmeuse de serpents (Fig. 5),
Le Rêve (Fig. 6), La Bohémienne endormie (Fig. 2) et Un Soir de carnaval (Fig. 26)
en sont les représentations les plus connues. Les nuits de pleine lune font figure de
mystère dans les histoires, dans les contes et les légendes. La thématique des effets
de lune, très en vogue depuis le Romantisme, contribue à cette ambiance gorgée de
mystères. La reprise de quelques thèmes et idées du Romantisme chez certains
symbolistes, se présente ici d’une façon comparable à la démarche de Rousseau.

Le tableau Endymion, effet de lune, dit aussi le Sommeil d’Endymion (Fig. 27), de
Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson, vers 1791, est un exemple de ce thème fort
en vogue dans une période qui annonce le Romantisme. Dans la mythologie grecque,
Endymion, berger à la beauté idéale, reçoit la visite de la déesse Diane qui prit la
forme d’un « rayon lunaire ». L’éclairage lunaire, symbole mystérieux, irréel, témoigne
d’une sensibilité nouvelle qui saura plaire aux symbolistes. La nuit représente
l’absence de lumière, les ténèbres, le temps propice au sommeil et aux rêves, ainsi
qu’un lieu doté d’angoisses, d’interrogations et de doutes. La nuit est un monde
nouveau, un univers inexploré où règne une atmosphère silencieuse, souvent

96
« Schopenhauer est sans doute le penseur dont l'influence fut la plus profonde et la plus variée à la
fin du XIXe siècle et au début du XXe, moins d'ailleurs sur la philosophie universitaire que sur la
philosophie des artistes, celle des hommes de science, et surtout des écrivains. » Jean Lefranc,
« SCHOPENHAUER ARTHUR (1788-1860) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25
novembre 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/arthur-schopenhauer/.

68
parsemée de mystères.

Toujours sous le clair de lune, Un Soir de carnaval (Fig. 26) donne un autre bon
exemple de mise en scène étrange de la part de Rousseau. Un couple, bras dessus,
bras dessous, semble immobile devant une forêt d’arbres sans feuille. Il s’agit
possiblement de Pierrot et Colombine, personnages issus de la Commedia dell’arte
ou, à tout le moins, de personnages costumés en ceux-ci pour le carnaval évoqué par
le titre. Nous ignorons ce qu’ils font et où ils se trouvent exactement. Certes, le titre
indique un soir de carnaval, mais aucune fête ne se dessine à l’horizon. Les deux
personnages semblent bel et bien seuls, perdus dans la nuit. Rousseau entretient,
volontairement ou non, une ambiguïté narrative. Que veut-il nous dire? Pourquoi
exploiter ce thème? La réponse demeure inconnue. Rousseau nous fait-il part d’un
souvenir de carnaval auquel il aurait assisté? L’œuvre devient une énigme et
l’intention derrière elle demeure un mystère. C’est une nuit calme, un ciel dégagé,
mais au loin, de nombreux nuages approchent. Représentent-ils le calme avant la
tempête? On ne sait trop, mais qu’attendent-ils? La lune disparaîtra bientôt,
dissimulée sous les nuages. Rousseau souhaite-t-il nous démontrer que la grisaille
revient une fois la fête terminée…? Est-ce là le message de Rousseau? Peut-être.
Yann le Pichon, dans son ouvrage Le Monde du Douanier Rousseau, prétend que la
scène se déroule dans le jardin du Luxembourg97, un endroit que l’artiste avait visité à
maintes reprises. Tout comme l’auteur le mentionne, l’observation de la « cabane », à
la gauche des personnages peut être intéressante. Il y a, en effet, dissimulé dans
l’ombre, un visage. Est-ce une décoration, un masque de carnaval accroché là pour
l’occasion ou encore la tête du gardien du jardin, mystérieusement dissimulé, qui épie
l’étrange duo? Cela reste une énigme qui, tout comme le tableau Mauvaise surprise,
se démarque un peu dans la production de Rousseau.

Dans Mauvaise surprise (Fig. 28), un homme armé d’un mousquet tient un ours dans
sa mire. La bête aux griffes anormalement longues semble agenouillée devant une

97
« La scène d’Un soir de carnaval se passe dans le jardin du Luxembourg dont on aperçoit à gauche
les grilles lancéolées et le kiosque des gardiens. » Le Pichon, op. cit., p. 39

69
femme nue. Cette créature donne l’étrange impression d’être un personnage vêtu
d’un costume; on pourrait aisément croire à un homme déguisé en loup. Cet animal
est à l’origine de cette « mauvaise surprise ». La femme nue se fait surprendre par la
bête. On peut voir, derrière elle, ses bottes et ses vêtements suspendus à une
branche, qui nous laisse présager qu’elle s’apprêtait à aller se baigner ou encore
qu’elle sort de l’eau. Seules les mains de cette femme, statique et sans expression,
semblent exprimer sa surprise. Étrangement, elle ne regarde pas l’animal. Son regard
fixe le vide, en direction du spectateur. Malgré sa surprise, elle reste figée comme
une statue. La bête a surpris cette femme, mais se fait surprendre à son tour.
L’homme armé de son fusil tire sur l’animal au moment où il s’apprêtait à bondir sur la
femme. Pourquoi peindre un tel sujet? Est-ce un conte populaire? Pourquoi
représenter cette scène en particulier?

Après une pause de deux ans, Rousseau expose Mauvaise surprise! au Salon des
Indépendants de 1901. Peut-on croire qu’il nargue la critique, qu’il appréhende celle-
ci? Se présente-t-il lui-même comme une mauvaise surprise? Ami de Jarry depuis
quelques années, celui-ci aurait-il pu lui suggérer cette autodérision? Les artistes
reprenaient fréquemment des scènes de chasse, il se peut fort bien qu’il ne s’agisse
aussi que d’une coïncidence.

Dans Mauvaise surprise!, Rousseau, cette fois, a construit son image sur deux plans.
Le traitement perspectiviste de cette image est assez bien réussi, un élément souvent
reproché à Rousseau. Toutefois, l’artiste démontre, ici, qu’il peut reproduire la
profondeur. Un élément qui laisse supposer qu’il délaisse peut-être volontairement la
bidimensionnalité de ses œuvres, même si certains le lui reprochent. Rousseau a
certainement constaté le rejet progressif de cet aspect chez ses contemporains. Le
fait-il dans le cadre d’un projet théorique? Non, Rousseau n’a jamais exprimé le désir
de théoriser sa peinture, à la différence de Gauguin par exemple. Néanmoins, rien ne
l’empêche de faire comme ses contemporains. Peut-être a-t-il cru que de peindre à la
façon des artistes qui l’entourent faciliterait son acceptation et son appréciation dans
les cercles artistiques?

70
La notion « d'intention de l’artiste » devient un facteur important de cette étude. Il est
très difficile de fonder l’étude des œuvres de Rousseau en se basant sur les
intentions de l’artiste. À la fois parce qu’il a peu écrit sur sa peinture, mais aussi en
raison d’une certaine ambiguïté qu’il paraît avoir entretenue dans ses choix de sujets.
La Bohémienne endormie (Fig. 2) est, à notre connaissance, la seule peinture où le
peintre affirme son intention en qualifiant lui-même son tableau de « réaliste ». Doit-
on prendre en considération la qualification de l’artiste, dans la perspective où il
s’égare du réalisme? L’intention de l’artiste n’est pas nécessairement le critère
premier pour parler d’une œuvre. Le critique doit parfois se faire historien, voire
psychanalyste, afin de comprendre comment sont nées les images dans la tête de
l’artiste. Il y a un contexte et des raisons qui les expliquent, sans nécessairement
passer par les mots de l’artiste98. Il est alors intéressant de tenter de se remettre dans
l’état où le peintre se trouvait au moment où il a créé l’image. Dans le cas présent, la
mise en relation entre Rousseau et le symbolisme, sans égard à l’intention de l’artiste,
mais dans une perspective qui vise à éclairer le contexte de création nous semble
importante. Œuvre réaliste, dans l’intention de l’artiste, sa mise en scène n’en
demeure pas moins irréelle99.

La Bohémienne endormie représente une autre de ces rencontres énigmatiques


mises en scène par Rousseau. Une bohémienne, étendue dans le désert, s’endort.
Un lion vient à sa rencontre, mais ne trouble pas son sommeil. La bête va-t-elle s’en
prendre à la femme endormie? Que vient faire ce lion loin de sa savane? Le
dénouement de la rencontre reste secret. La bohémienne se présente si absorbée
par son rêve ou tout simplement par son sommeil que la présence du fauve ne vient

98
Soulignons, ici, que la grande majorité des peintre symbolistes ont été « qualifiés de symbolistes »,
ils n’ont que très rarement choisi cette appellation.
99
« La Bohémienne endormie exprime justement cet état où les intentions de l’artiste restent loin en
arrière par rapport à l’œuvre. Ce que Rousseau a voulu faire dans ce tableau, il nous le dit sans
équivoque : « une négresse errante, jouant de la mandoline, ayant son jars à côté d’elle ». (…)
Mais l’imagination a repoussé ce scrupuleux attachement à la réalité et a fait basculer le tableau là
où le peintre ne l’attendait pas. S’il y a un cas où le contenu de notre vision ne correspond pas à ce
que le peintre a voulu signifier, c’est bien la Bohémienne endormie. » Dora Vallier, Henri Rousseau,
Paris, Éditions Flammarion, 1961, p. 138.

71
aucunement la perturber. Elle est à la fois présente et absente. Cette présence
ambiguë gagne à être rapprochée de ce que l’on pourrait appeler le « goût
symboliste ». L’ambiguïté, l’énigme, le mystère mènent l’imagination plus loin qu’une
œuvre construite sur une simple observation. L’artiste semble entretenir le mystère
puisqu’il mène à une beauté nouvelle, fugace, intangible, une beauté « moderne ».

La lettre qu’écrivit Rousseau au Maire de Laval à propos de La Bohémienne


endormie suscite en nous de nombreux questionnements.

Le 10 juillet 1898
Monsieur le maire,
J’ai l’honneur de vous adresser ces quelques lignes, comme étant votre
compatriote, devenu artiste par lui-même, et désireux que sa ville natale
possède de ses œuvres, pour vous proposer de me faire l’achat d’un
tableau de genre intitulé La Bohémienne endormie mesurant 2,60 de
largeur sur 1m,90 de hauteur. Une négresse errante, jouant de la
mandoline ayant son jars à côté d’elle (vase contenant de l’eau pour boire)
dort profondément harassée de fatigue. Un lion passe par hasard, la flaire,
et ne la dévore pas. C’est un effet de Lune, très poétique. La scène se
passe dans un désert complètement aride. La Bohémienne est vêtue à
l’orientale100.

Il devient essentiel de se demander, comme le fait Yann le Pichon, dans son analyse,
comment cette bohémienne peut-elle « à la fois errer, jouer de la mandoline et dormir
profondément?101 » Ce qui représente effectivement une chose impossible. Comment
peut-on retrouver une rivière dans un désert complètement aride? S’agit-il d’un
mirage? L’artiste parle d’un effet de lune…Ironiquement, l’explication du peintre vient
complexifier la lecture du tableau au lieu de la clarifier. Sur la toile, une bohémienne
s’est assurément endormie, mais Rousseau nous raconte, d’une certaine façon, son
histoire, c’est-à-dire le moment qui a précédé le moment illustré. Elle errait, s’arrêta, a
joué de la mandoline, puis s’est assoupie. Globalement, Rousseau peint le résumé

100
Ibid., p. 67.
101
« N’est-il pas surprenant, au demeurant, qu’elle puisse à la fois errer, jouer de la mandoline et dormir
profondément ? » Le Pichon, op. cit., p. 195.

72
d’un récit qu’il a imaginé. Seule l’imagination dont a fait preuve l’artiste permet
d’expliquer cette rencontre hasardeuse d’une femme et d’un lion au cœur du désert.

Le thème de la bohémienne dans un désert aride abordé par Rousseau témoigne ici
d’un intérêt pour l’orientalisme. Apparu dans la peinture occidentale au courant du
XVIIe siècle, l’orientalisme en peinture a développé, en outre, un attrait pour certains
thèmes; les scènes de harem, de chasse et de combat ou encore de déserts et
d’oasis, et va connaître son apogée au XIXe siècle. Dans La Bohémienne endormie,
Rousseau présente une bohémienne dans un désert, ce qui permet au spectateur de
lier thématiquement ce tableau avec l’orientalisme. Toutefois, ce qui frappe chez
Rousseau, c’est la violence des scènes de combat qu’il met en scène. Une violence
que l’on peut noter dans des œuvres telles que; Le Repas du lion (Fig. 10), Cheval
attaqué par un jaguar (Fig. 21) ou Le Lion ayant faim (Fig. 4).

Rousseau, par le biais de sujets disparates ou encore de nouveaux symboles, établit


et maintient une ambiguïté particulière dans certaines de ses œuvres. Roger
Shattuck observe, à ce sujet, que « la gamme des sujets énigmatiques s’étend de
l’attitude sereine des personnages qui se donnent le bras dans Un Soir de carnaval
(Fig. 26) à l’attaque féroce du carnivore dans Le Lion ayant faim. 102 » Le peintre
préserve le mystère, crée de nouvelles énigmes; il passe d’un mystère à un autre,
faisant de lui-même un personnage énigmatique. La démarche peut en elle-même
paraître étrange, mais coïncide avec le goût symboliste pour ce type de non-dit, de
flou et d’ambiguïté.

Les récits au clair de lune ouvrent une nouvelle avenue vers un univers sombre
d’angoisses et de mystères. Repris du Romantisme par certains symbolistes, ce type
de thème dans la peinture de Rousseau démontre une autre proximité entre elle et le
« moment symboliste ». Les notions de « mystère » et « d’énigmatique » restent des

102
Shattuck, op. cit., p.108.

73
idées assez vagues et très subjectives. La comparaison entre les toiles de Rousseau
et le mythe de l’Ève sauvage, notamment réarticulée par celui-ci par le biais de sa
charmeuse ou sa bohémienne endormie montre que les thèmes choisis par l’artiste
ne peuvent être qualifiés de « naïfs ». La référence possible à ce personnage de la
Genèse suggère une proximité avec le Symbolisme, en particulier avec Paul Gauguin.
La thématique des effets de lune est, elle aussi, étroitement liée à des oeuvres
symbolistes.

Les tableaux « exotiques » d’Henri Rousseau ont connu, pour certains, un succès
notable. Néanmoins, l’attitude et la personnalité de l’artiste ont certainement
contribué à diminuer sa crédibilité auprès de ses contemporains. Il était sans aucun
doute difficile de concevoir que ce vieil homme, retraité de l’Octroi, et sans formation
artistique, puisse être un peintre valable. Pourtant, le recul historique démontre, à la
différence de bien des peintres « pompiers », qu’Henri Rousseau se tailla une place
de choix dans l’histoire de l’art moderne et que sa peinture, certes unique en son
genre, demeure étroitement liée, par ses sujets, ses mystères et ses secrets, au
« moment symboliste ».

Le primitivisme exotique de Rousseau permet d’établir une correspondance


thématique entre ses œuvres et celles de Paul Gauguin, ainsi qu’avec le Symbolisme
et la modernité en peinture. Dans cet ordre d’idées, il est donc pertinent, à nos yeux,
de qualifier Henri Rousseau de « primitif moderne », comme l’avait fait Wilhelm Uhde,
et de le décrire comme étant un peintre de son temps.

74
Chapitre 3 : Une imagination moderne

L’imagination créatrice de Rousseau, telle qu’énoncée dans Le Rêve (Fig. 6), est un
élément majeur de cette période historique, qui rejoint le symbolisme et la modernité
en peinture. Si certains éléments formels de ce mouvement peuvent, dans certains
cas, être liés à des artistes de toutes autres « écoles », la mise en application de
l’imagination, pour sa part, est tout à fait propre à ce type de création. Le symbolisme
tente de stimuler l’imaginaire et la sensibilité des gens. L’artiste se voit attribuer d’un
rôle de « voyant », dans le sillage de Baudelaire 103 , de Mallarmé et de Verlaine,

103
« Paul Valéry, (…), a fait du poète des Fleurs du mal le pionnier de la modernité ; pour lui Rimbaud,
Verlaine et Mallarmé constituent la triade majeure. Telle que Baudelaire l'a conçue, la modernité
doit beaucoup à son expérience de la peinture. Dès 1846, traitant de « l'héroïsme de la vie
moderne », il y voyait l'alliance de « quelque chose d'éternel » et de « quelque chose de transitoire
», d'« absolu » et de « particulier ». Une telle beauté, d'un type nouveau, pouvait faire échec à la
« décadence » qu'il appréhendait. Approfondissant la notion, il insistait, dans le Salon de 1859, sur
« le gouvernement de l'Imagination ». Quatre ans plus tard, Constantin Guys (1802-1892), (…), lui
apparaissait comme « le peintre de la vie moderne ». C'est dire que plusieurs composantes
s'associent dans cette modernité, entre rêve et réalité. Baudelaire prolonge le romantisme en le
renouvelant. Il méprise le réalisme, ce « canard » que Champfleury a lancé, mais la beauté ne va
pas pour lui sans un grain de réalité. Quant au symbolisme, il ne l'a pas fondé, contrairement à ce
qu'on lit trop souvent dans les manuels littéraires. Rares même sont les textes, comme
« Correspondances », où des images préparent une théorie qu'il n'a jamais élaborée et qui
d'ailleurs restera diffuse en France à la fin du siècle. » Pierre Brunel, « BAUDELAIRE CHARLES -
- (1821-1867) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 novembre 2014. URL :
http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/charles-baudelaire/.

75
désignés comme précurseurs par Jean Moréas104. Une ère nouvelle prend vie sous la
forme d’une recherche teintée de mysticisme. Les termes « idée », « idéal » et
« idéalisme » se joignent désormais au discours d’une esthétique qui exploite non
seulement l’aspect formel des choses, mais qui considère aussi la beauté
immatérielle comme une valeur fondamentale. Art de l’imaginaire, le Symbolisme ne
manquera pas de faire allusion à maintes reprises à la littérature, mais Rapetti fait la
distinction, très importante, que ce n’est pas toujours le cas 105 . Rousseau, par
exemple, ne fait pas de références directes à la littérature dans sa peinture. Pourtant,
la dimension « littéraire » est très présente dans Le Rêve (Fig. 6), tout comme elle l’a
été dans La Guerre (Fig. 1). Un aspect, notons-le, qui tend à diminuer la prétendue
« naïveté » de l’artiste. L’adjonction d’un poème au tableau et le côté poétique du
sujet établissent un rapport tangible entre texte et image. Une relation comparable à
ce qui se passe au sein du Symbolisme, entre poésie et peinture. Les symbolistes
recherchent un nouveau langage, de nouveaux moyens de figurer les signes et les
visions intérieures. Les symbolistes puisent de part et d’autre des différents médiums
une évocation nouvelle, une correspondance à la fois signifiante et subjective.

Dans Un Peintre de la vie moderne, Charles Baudelaire valorisait l’imagination chez


les artistes, une valeur contribuant à l’originalité de chacun 106 . Certes, Baudelaire

104
(En 1886) « (…),c'est lui qui rédige le manifeste du symbolisme, publié dans Le Figaro : pour la
première fois apparaît le nom du mouvement autour duquel de nombreux poètes vont se réunir.
Mais Jean Moréas se veut indépendant et, s'il admire Mallarmé, il veut être plus que son disciple ;
sans doute, ayant fixé par son article une sorte de charte du symbolisme, il souhaiterait se poser en
chef de l'école qui se forme à côté du décadentisme. Cependant son symbolisme ne sera jamais
que superficiel et, s'il en adopte momentanément les principes, il ne cesse de s'en éloigner pour
suivre son propre chemin. » Antoine Compagnon, « MORÉAS JEAN PAPADIAMANTOPOULOS dit
JEAN (1856-1910) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 novembre 2014. URL :
http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/moreas-jean-papadiamantopoulos-dit-jean/.
105
« Art de l’imaginaire, le symbolisme se nourrira bien sûr du texte. Cependant de nombreux exemples
tendent à montrer que la réciproque est également vraie. Nonobstant les liens étroits qui se mettent
alors en place entre peinture et littérature, présenter l’art symboliste comme vassal de l’écrit serait
abusif. » Rodolphe Rapetti, Le Symbolisme, Paris, Éditions Flammarion, 2007, p. 16.
106
« À coup sûr, cet homme (l’artiste), tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active,
toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur
flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque
chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; (…). » Charles Baudelaire, Écrits sur l’art,
Paris, Éditions le livre de poche ; classique, 1999, p. 517.

76
précède le symbolisme, mais, comme il a été mentionné, il est considéré comme un
précurseur des idées et valeurs prisées par ces artistes. Il est également l’une des
figures les plus importantes des premières théories de la modernité en peinture. Paul
Gauguin, qu’Aurier considère comme un peintre par excellence du Symbolisme, par
le biais de l’œuvre La Vision après le sermon (Fig. 17), a eu recours à son
imagination pour rendre visible l’invisible. Il matérialise une idée, en l’occurrence,
une prière. C’est d’ailleurs pour son sujet imaginaire et religieux, ainsi que par son
contre-emploi de la couleur (le rouge remplaçant le vert de la prairie), que l’œuvre fut
ressentie, par Aurier, comme un manifeste du symbolisme en peinture. Ici, l’artiste
tente de représenter la vision intérieure que procure la prière aux bretonnes qui sont
représentées dans le tableau107. L’imaginaire devient littéralement sujet de l’œuvre et
l’artiste a inévitablement recours à son imagination pour mettre en forme cette image
mentale.

Le recours à l’imagination, à proprement parler, devient un moyen de refaire une


place à la subjectivité que l’impressionnisme, entre autres mouvements, avait eu
tendance à délaisser. Il ne s’agit là que de quelques exemples d’une tendance
caractéristique de ce « moment symboliste ». Sans être nécessairement liés, voire
sans obligatoirement se connaître, plusieurs artistes effectuent un retour vers la
subjectivité et l’imagination dans leur processus de création.

Maurice Denis108, à propos de Charles Guérin, élève de Gustave Moreau, résume

107
« (…) Gauguin s’attache à figurer la vision qu’un sermon a fait naître dans l’imagination de ses
auditeurs. » Rapetti, op. cit., p. 109.
108
« Personnalité complexe qui maniait avec autant de talent la plume que le pinceau, Maurice Denis
fut le contemporain de Gauguin, de Matisse, de Kandinsky, et il demeure moins étranger qu'on ne
l'a dit aux grands débats suscités par les renouvellements successifs de la création artistique au fil
du « premier XXe siècle ». Il s'est illustré en publiant à vingt ans, en 1890, son premier article,
« Définition du néo-traditionnisme », qui passe rapidement pour le manifeste du groupe des nabis
(« prophètes » en hébreu) créé en 1888 par le peintre Paul Ranson avec, entre autres, Sérusier,
Bonnard, Vuillard et Roussel. Leur but est de rompre avec l'esthétique de l'impressionnisme, de
promouvoir une peinture nouvelle fondée sur les grands modèles des primitifs et d'affirmer surtout
une véritable ambition spirituelle : « L'art est la sanctification de la nature, de cette nature de tout le
monde, qui se contente de vivre ! », écrit Maurice Denis ; et de poursuivre : « les œuvres

77
assez bien cette dimension du symbolisme.

L’abus des théories, les subtilités de l’esprit critique, l’excès psychologique,


les complications de l’individualisme, tout prouve, d’ailleurs, que notre
époque préfère les abstractions à la réalité. Élève à la fois de Gustave
Moreau, savant archéologue, et de Cézanne, classique instinctif, Charles
Guérin marque une nouvelle étape de l’évolution de la peinture en dehors
de l’imitation de la nature. La génération dont il fait partie n’aura pas connu
les scrupules et les gaucheries des impressionnistes et de leurs plus
immédiats successeurs. En dépit des affirmations naturalistes et vitalistes,
c’est bien décidément vers l’abstraction de beauté que tous les arts
s’acheminent, - oui, vers un idéal abstrait, expression de la vie intérieure
ou simple décor pour le plaisir des yeux.109

Maurice Denis 110 soulève un point primordial ; tous les arts s’acheminent vers un
idéal abstrait. Les artistes veulent redéfinir l’idée de la « beauté », la concevoir
autrement, une démarche très moderne. La subjectivité ouvre la voie à
l’individualisme et à de nouvelles valeurs. Les jungles de Rousseau nous transportent
à l’intérieur de ses visions, dans un univers imaginé et tout à fait personnel. Les
paysages exotiques qu’il construit incitent à l’évasion et la découverte de l’inconnu.
Ses jungles ne se présentent-elles pas comme de simples décors construits pour le
plaisir des yeux? Sa peinture correspond à cette nouvelle conception de la beauté.
Rousseau peint la nature, mais ne l’imite pas à proprement parler ; il l’imagine, il la
représente dans la perception qu’il se fait d’elle.

Henri Rousseau a créé son propre monde. Il fabrique ses jungles de toutes pièces.
Ses tropiques sont des projections hallucinées de son esprit qui n’ont d’autre logique

décidément supérieures de l'art moderne, qu'est-ce ? sinon le travestissement des sensations


vulgaires – des objets naturels – en icônes sacrées, hermétiques, imposantes ». » Paul-Louis Rinuy,
« DENIS MAURICE (1870-1943) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 novembre
2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/maurice-denis/.
109
Maurice Denis, Théories ; du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, Paris, L.
Rouart et J. Watelin Éditeurs, 1920, p. 144.
110
Maurice Denis a été un acteur important de cette période historique que nous concevons comme
étant le « moment symboliste », période dans laquelle évolue Henri Rousseau. Il nous apparaissait
donc logique, voire nécessaire d'y faire référence.

78
que la sienne. Il peint d’après des photographies, des cartes postales ou encore
d’après ses souvenirs de ses visites au Jardin des Plantes. Il construit et transpose
ses propres visions.

Homme du peuple, Henri Rousseau n’a jamais connu la richesse. Veuf à deux
reprises, il a également dû vivre le décès de six de ses sept enfants 111 . Dans la
perspective des dures épreuves qu’il eut à surmonter, il devient certainement possible
d’envisager qu’il souhaita fuir la société matérialiste de son temps, quitter cette vie
industrielle, productive, scientifique et rationnelle. Sa peinture, guidée par son
imagination, devint pour lui un moyen de se libérer de cette société, de fuir la dure
réalité. Une envie de « fuir » similaire aux sentiments qu’exprimèrent certains
symbolistes.

La valorisation de l’imaginaire, qui peut s’accompagner d’une fuite du réel, apparaît


en quelque sorte comme un moyen de refouler les angoisses d’une époque, d’une
société consciente d’être perdue. Les symbolistes n’ont plus foi en la société qui leur
est contemporaine. L’art, tel que l’appréhendent réalistes et naturalistes, est voué à
s’éteindre et à perdre toute valeur significative. La peinture doit redevenir un langage
symbolique qui dépasse la simple illustration par laquelle une pensée se trouverait
transcrite en image. L’œuvre doit répondre au désir de conserver les impressions de
la vie par d’autres moyens que la vie réelle. Les artistes symbolistes, en quête de
renouveau, se tournent alors vers le rêve et l’imaginaire.

La pensée de la fin du XIXe siècle, imprégnée d’un profond pessimisme, traduit un

111
« Gabelou de 1871 à 1893, sa vie de famille est ponctuée par des naissances et des deuils qui le
confortent dans la tiédeur mélancolique d’un quotidien sans éclat, sinon sans épreuves. (…) Veuf
depuis 1888, il épouse en seconde noce Joséphine Noury, veuve de Tensorer, qui meurt en 1903.
De ses sept enfants, seule une fille, Julia Clémence, lui restera et lui donnera une courte
descendance. » Jean-Jacques Lévêque, Henri Rousseau, Paris, Éditions ACR, PocheCouleur
no.39, 2006, p. 18.

79
mal de vivre largement répandu dans les sociétés européennes de cette époque. La
philosophie de Schopenhauer, pour qui la vie humaine se résume à n’éprouver
qu’une perpétuelle douleur, est un exemple du mal de vivre pressentie dans les
sociétés européennes. Paul Gauguin quitte la société européenne pour les tropiques
qu’il croyait toujours purs, non souillés par les Occidentaux et le matérialisme. Vincent
Van Gogh n’avait-il pas pour projet, élaboré avec Gauguin, de créer l’atelier des
tropiques à Arles? Rousseau, infortuné et marqué de malchances en mariage et de
deuils précipités, avait fort probablement envie de fuir ses malheurs. À défaut de
voyager, l’artiste va trouver refuge dans sa peinture.

Le Rêve

Les symbolistes qui oeuvrent, d’une certaine manière, en réaction au naturalisme et


au réalisme, ne peuvent trouver meilleure source anti-naturaliste que le rêve, qui
s’impose alors comme un thème majeur au sein du symbolisme. Beaucoup d’artistes
liés à ce courant mettent l’accent sur les états psychiques intermédiaires et explorent
les domaines du fantastique, de l’irréel, du rêve et de l’imaginaire.

L’esthétique symboliste prend les formes les plus inattendues amenée, par
les recherches qu’elle poursuit, à explorer des domaines jusqu’alors à
peine effleurés : celui du rêve et de l’imaginaire, du fantastique et de l’irréel,
de la magie et de l’ésotérisme, du sommeil et de la mort.112

Il préfère, par exemple, le rêve à la banalité de la vie. « Le rêve est inventeur. Le rêve
est la faculté novatrice et imaginante des symbolistes. Cette faculté, chacun l’a
cultivée, développée et employée à des fins créatrices à partir de sa singularité, à
partir de son aventure personnelle.113 » Le symbolisme reprend ces thèmes qu’avait

112
Jean Cassou (dir.), Encyclopédie du Symbolisme, Paris, Éditions Somogy, 1979, p. 29.
113
Ibid., p. 8.

80
abordés le romantisme avant lui et que passèrent sous silence le réalisme et
l’impressionnisme. Les artistes rattachés à ces derniers mouvements ne laissent plus
de place à la subjectivité et, ainsi que le mentionne Jean Cassou dans son
Encyclopédie du Symbolisme, renoncent à l’imagination au profit de la seule
représentation du réel, un aspect auquel s’opposent les symbolistes.

Le réalisme de Courbet et des paysagistes de son école, comme d’ailleurs


l’impressionnisme de Monet, renonce à l’imagination et se donne pour
seule tâche la représentation du réel. Dans la pleine lumière des uns ou
dans le clair-obscur des autres, la subjectivité est absente quelle que soit
la sensibilité de Sisley ou de Pissarro, la généreuse vision de Monet ou
l’élan passionnel de Manet. 114

Ferdinand Hodler (Fig. 29), ou encore Puvis de Chavannes (Fig. 30), à titre
d’exemples, intitulèrent tous une oeuvre Le Rêve. La fuite de la société et de la réalité
devient, dans cette perspective, une facette type de l’art symboliste. Les artistes
explorent des mondes inconnus, se tournent vers de nouvelles avenues et ouvrent,
en cela, des voies inédites à l’expression d’une sensibilité moderne115. L’esthétique
symboliste repose en partie sur une quête d’étrangeté dans les arts plastiques.

Celle-ci apparaît d’abord chez Baudelaire, dont la critique d’art, par l’appel
à l’imagination et au rêve qui la caractérise, échappe aux nomenclatures
autour desquelles s’était jusque-là organisé le débat. Une génération
nouvelle découvre et approfondit ses idées à partir des années 1880.116

L’intérêt renouvelé pour le rêve découle en partie de la valeur accordée aux écrits de
Baudelaire et à l’importance qu’il attribua à l’exploration de territoires situés au-delà
de la conscience. « Tout en faisant de la beauté plastique un des points cardinaux de

114
Ibid., p. 29.
115
« (…) le rêve symboliste c’est d’abord le rêve artificiel, induit, provoqué, stimulé, entretenu. La fin du
siècle n’est pas seulement l’époque qui découvre les vertus des calmants et des anesthésiques –
(…) – c’est aussi l’explosion des paradis artificiels : chanvre, opium, nicotine, absinthe, cocaïne et
morphine. La pharmacologie désormais se fait la compagne, tout à tour aimée ou redoutée, du
gêne créateur. » Jean Clair, Paradis perdus ; l’Europe symboliste, Montréal, Éditions du Musée des
Beaux-Arts de Montréal, 1995, p. 132.
116
Rapetti, op. cit., p. 59.

81
son système, le poète n’avait pas organisé celui-ci à partir de seuls critères formels.
(…) Avec Baudelaire, la recherche de qualités immatérielles se mêle aux exigences
ayant trait à la forme proprement dite.117 » Baudelaire a ouvert la voie à une nouvelle
esthétique. Il a offert une façon de repousser les limites de l’art au moyen de valeurs,
jusque-là mésestimées. À partir des années 1880, les symbolistes vont reprendre et
approfondir cette « recherche de qualités immatérielles », et faire de Baudelaire un
précurseur de leur esthétique. Sur le plan historique, il allait d’ailleurs, comme nous
l’avons mentionné plus tôt, se révéler précurseur à la fois du Symbolisme et de la
modernité en peinture.

Le commentaire de Baudelaire, à propos d’Eugène Delacroix au Salon de 1859, nous


éclaire sur sa position envers le rôle de l’imagination créatrice au sein des arts
plastiques : « On pourrait dire que, doué d’une plus riche imagination, il exprime
surtout l’intime du cerveau, l’aspect étonnant des choses, tant son ouvrage garde
finalement la marque et l’humeur de sa conception. C’est l’infini dans le fini. C’est le
Rêve! 118 » Delacroix n’est certes pas un peintre symboliste, lui qui demeure un
représentant majeur du Romantisme. Néanmoins, c’est en partie à propos de sa
peinture que s’élaborent les pensées de Baudelaire sur l’art et la modernité. Delacroix
entame, en quelque sorte, le projet que les symbolistes se donneront pour tâche
d’approfondir.

L’exploration de ce champ nouveau en peinture permet de repousser les limites de la


réalité, mais aussi d’aborder un domaine que la science ne peut expliquer. Henri
Rousseau a-t-il pris conscience de ce nouvel intérêt ? A-t-il vu une des ces peintures
ayant pour titre Le Rêve ? Peinture militaire à caractère politique, Le Rêve de Detaille
(Fig. 31) est une célébration héroïque de l’armée, un hommage aux « glorieux
vaincus » de 1870-1871. L’artiste présente les soldats endormis sur le champ de
bataille, accompagnés dans les cieux, voire dans leurs rêves et leurs souvenirs, de

117
Ibid., p. 64.
118
Baudelaire, op. cit., p. 386.

82
leurs camarades victorieux de la Révolution et de l’Empire. Formellement, le peintre
mêle les registres du rêve et du réel, comme dans un tableau symboliste, qu’il n’est
pourtant pas.

Il convient peut-être alors d’envisager ce mélange de registres, entre rêve et réalité,


comme une tendance de l’époque, une caractéristique non seulement symboliste,
mais également retrouvée dans la peinture en général. Nous savons que Le Rêve
d’Édouard Detaille a été exposé à l’Exposition Universelle de Paris en 1889 et
qu’Henri Rousseau a fréquenté assidûment cette exposition. Est-ce suffisant pour
prétendre qu’il y a vu ou observé ce tableau ? Certainement pas, néanmoins, la
présence de ce tableau à cette exposition augmente les probabilités qu’il ait pu
prendre conscience de ce thème dans la peinture qui lui est contemporaine.
Rousseau s’inscrit malgré tout dans une façon de faire du symbolisme, tout comme
Detaille, qu’il ait été symboliste ou non.

Henri Rousseau est un artiste « de son temps ». Il est unique, oui, mais il fait partie, il
interagit au sein de la modernité. Le Rêve (1910) (Fig. 6) demeure certainement le
tableau le plus énigmatique de Henri Rousseau. Il s’agit là, à nos yeux, du tableau le
plus « moderne » de l’artiste. Le Rêve est en quelque sorte la synthèse des valeurs
primitives, symbolistes et modernes présentes dans ses œuvres. La scène se
déroule dans une jungle imaginée par l’artiste, où le personnage principal, une
femme nue étendue sur un sofa sommeille, mais les yeux ouverts… Au centre de
l’œuvre, on retrouve un homme à la peau noire qui joue de la flûte (plus précisément
de la musette), un « charmeur bien-pensant », comme le décrit lui-même l’artiste.
Deux lions se tiennent aux pieds du charmeur ; l’un d’eux observe la femme, tandis
que l’autre regarde directement le spectateur.

Rousseau nous offre une scène empreinte d’étrangeté. Notamment, il apparaît


relativement incongru que ce sofa se retrouve au beau milieu de la forêt. Une
circonstance à ce point inhabituelle que seule une situation de rêve permet
d’expliquer ce type d’incongruité. S’agit-il d’une vision, d’un rêve de Rousseau ou

83
seulement d’une femme étendue qui rêve ? Est-ce en quelque sorte la matérialisation
visuelle d’un rêve, l’image d’un rêve ? Dort-elle dans la jungle ou rêve-t-elle de la
jungle ? Il demeure relativement difficile de prendre position, mais Rousseau nous
donne quelques pistes de réponse. En effet, l’artiste avait pris soin de joindre un petit
poème de son crû à la toile lorsqu’il l’exposa au Salon des Indépendants de 1910;

Yadwigha, dans un beau rêve


s’étant endormie doucement,
entendant les sons d’une musette
d’un charmeur bien-pensant,
pendant que la Lune reflète
sur les fleurs, les arbres verdoyants,
les fauves serpents prêtent l’oreille
aux airs gais de l’instrument.119

La lecture de ce poème nous apprend que cette femme, Yadwigha, endormie au son
de la musette, rêve doucement. D’emblée, on se questionne sur l’identité de cette
femme, qui est-elle au juste ? « On s’est longuement interrogé sur l’identité de cette
Yadwigha au nom de légende et voulut y voir une jeune polonaise qui avait posé pour
Rousseau et dont ce dernier s’était épris.120 » À vrai dire, Rousseau crée une légende.
Il transpose le souvenir d’un amour passé en un personnage de conte la fois réel et
irréel. L’artiste a-t-il pris pour source L’Olympia de Manet (Fig. 32), ou plus
précisément, le tableau Femme nue couchée de Louis Béroud (Fig. 33) exposé au
Salon de 1906, comme le propose Yann le Pichon ? La proximité narrative entre Le
Rêve (Fig. 6) et la Femme nue couchée de Béroud mérite d’être soulignée. Dans les
deux cas, un lion, et même plusieurs dans le cas de Rousseau, observe et guette le
sommeil de la femme. Béroud présente le fauve comme s’il ronronnait de plaisir, les
yeux à demi clos. Tandis que dans Le Rêve, le regard médusé des lions, signe de
l’envoûtement qu’ils subissent, symbolise aussi la transposition du charme qu’exerce
cette femme sur Rousseau. Le peintre transporte une scène de son quotidien dans

119
Lévêque, op. cit., p. 58.
120
Ibid., p. 58.

84
un univers imaginé par lequel il lie un souvenir nostalgique au paradis perdu.

Un critique d’art lui écrivit pour lui demander pourquoi il avait placé un
canapé dans une forêt vierge. Rousseau s’en était déjà expliqué avec
André Salmon : « Tu ne dois pas t’étonner de trouver un canapé dans une
forêt vierge. Ce n’est pas rien que pour la richesse du rouge. Tu
comprends, le canapé est dans une chambre, bien entendu ; le reste c’est
le rêve de Yadwigha. »121.

En précisant que la présence d’un canapé dans une forêt vierge « n’est pas rien que
pour la richesse du rouge », Rousseau dévoile implicitement une intention de
« décoration » par le biais de la couleur, mais ne s’y limite pas. Ainsi que le
mentionne Wilhelm Uhde, il a pour objectif d’exprimer l’émotion éprouvée en
présence d’un monde étrange et mystérieux. Tandis que la suite de son affirmation
nous montre que dans l’esprit de l’artiste, rêve et réalité coexistent en une seule
entité.

Dans son grand tableau Le Rêve, il porte à sa perfection la vision de la


forêt vierge. Il y réunit tout ce qu’elle a de beau et de dangereux, d’aimable
et de cruel, de consolant et d’angoissant en une puissante symphonie.
Cependant, au milieu de la forêt, Yadwigha est étendue sur un divan rouge
et, rêveuse, recueille toute cette vie en elle et s’en pénètre. L’inspiration de
ce tableau est bien différente de celle de L’Olympia de Manet qui, lui,
voulait montrer un corps de femme nue, étendue sur une couverture
blanche, dans un entourage de tons bruns, verts et noirs. Rousseau n’est
point issu d’une idée de coloriste qui veut, grâce au rouge du divan,
produire un effet de contraste avec le vert de la forêt. Le sentiment qui
l’inspirait était plus grandiose et d’une conception plus large : c’était
l’émotion éprouvée en présence d’un monde étrange et mystérieux122.

D’autre part, cette femme nue se retrouve mystérieusement épiée par de nombreux
animaux sauvages, cachés, dissimulés dans la végétation. Un éléphant à peine
visible, la trompe dressée, disparaît entre les branches. Des oiseaux immobiles et
silencieux se confondent avec les ombres des feuilles et les fruits dans les arbres. La

121
Roger Shattuck, Les Primitifs de l’Avant-Garde ; Henri Rousseau, Erik Satie, Alfred Jarry, Guillaume
Apollinaire, Paris, Éditions Flammarion, 1974, p. 128.
122
Wilhelm Uhde, Henri Rousseau, Séraphine de Senlis, Paris, Éditions du Linteau, 2008, p. 41-42.

85
silhouette d’un serpent se faufile dans l’herbe haute. Les deux lions, postés aux pieds
du musicien, ne laissent voir que leurs têtes et une petite partie de leurs corps. Ils ne
sont pas tous perceptibles du premier coup d’œil. La compréhension de l’œuvre
nécessite une observation attentive. Toutes les figures (homme, femme et animaux)
contribuent à ce mystérieux récit. La femme étendue sur le sofa ne demeure pas
moins étrange que la présence de ce joueur de musette ou que ces lions qui
observent on ne sait quoi. Une fois encore, le poème de Rousseau vient nous éclairer.

Dans un premier temps, Rousseau explique la particularité du regard des lions en les
qualifiant de « fauves serpents » dans son poème : « les fauves serpents prêtent
l’oreille aux airs gais de l’instrument. 123 » Il devient alors possible de mieux
comprendre pourquoi l’artiste se les imagine avec des yeux de serpents aux pupilles
fendues verticalement. Dans un deuxième temps, le peintre fait de la musique la
responsable, à la fois de ce regroupement de personnages hétéroclites et du rêve de
Yadwigha. Les bêtes sauvages viennent écouter la musette du charmeur, qui occupe
une place déterminante. Elle est ensorcelante, magique. Il faut à cet égard souligner
l’omniprésence de celle-ci dans les théories esthétiques symbolistes. L’idée d’une
synthèse des arts apparaît constamment en toile de fond de ce « moment
symboliste ». Rodolphe Rapetti explique cette caractéristique du symbolisme par
l’envie de vouloir dépasser les limites du seul médium; « il s’agit de faire se croiser
des disciplines distinctes, quitte à ce que soit sacrifiée la cohérence des structures
propres à chacune d’entre elle.124 » Ce qui signifie, en d’autres mots, qu’au profit de
cette synthèse, l’abandon de certaines lois techniques, telle que la perspective en
peinture, peuvent être volontairement négligées, sans pour autant diminuer la valeur
de l’œuvre. Cette « valeur », anciennement basée sur des prouesses techniques et
une vision scientifique de la peinture, repose désormais sur « l’Idée » du tableau et la
façon de l’exprimer, une conception très moderne, encore une fois, de la peinture.

123
Lévêque, op. cit., p. 58.
124
Rapetti, op. cit., p. 171.

86
Henri Rousseau lie peinture, musique et poésie dans Le Rêve. A-t-il pensé sa
démarche en fonction d’une synthèse des arts? Je me permets d’en douter, toutefois,
une certaine « synthèse » demeure. En accompagnant la toile d’un poème,
Rousseau transforme Yadwigha en personnage de conte et Le Rêve devient, d’une
certaine manière, l’illustration de sa légende. Rousseau offre une vision tout à fait
subjective, unique et particulière tirée de son imagination. Il rend matériel l’immatériel.
Il rend visible une réalité intérieure. La jungle est à l’image de l’idée qu’il s’en fait.
Rousseau traite le végétal comme un décor. Les plantes, les fleurs et les arbres
semblent plaqués, collés sur un fond saturé qui ne laisse entrevoir que la pleine lune.
L’artiste laisse l’impression d’un décor de théâtre figé, élaboré sur un seul plan. Les
divers éléments semblent plaqués sur un fond sans profondeur, sans égard à la
réalité. Le plantes se chevauchent, superposées, dans le seul but de combler
l’espace, d’accompagner le sujet principal. Le tableau est, avant toute chose, un
« objet ». Il s’agit d’une caractéristique commune à certains symbolistes, pour
lesquels tout objet d’art doit redevenir un objet décoratif. L’application délicate et la
précision de Rousseau dans son travail amènent le décor au même niveau de lecture
que les personnages principaux. Tous les détails, toutes les formes, ont la même
importance. Les lignes contours des feuilles sont traitées avec le même soin que le
contour des personnages ou des animaux. Rousseau va même jusqu’à sacrifier les
détails des visages, il les synthétise, ne s’attarde qu’aux traits essentiels. Une fois de
plus, l’objectif n’est pas de copier avec exactitude le monde visible. Rousseau nous
présente un rêve où son imagination devient son seul repère.

Un « primitif moderne »

Il y a, dans les éléments analysés jusqu’à présent, un lien direct avec la modernité en
peinture. L’imaginaire, la subjectivité, le primitivisme, le symbolisme, l’art nouveau,

87
l’orientalisme, l’exotisme et l’aspect « décoratif » de la peinture, entre autres, sont
toutes des valeurs modernes125. Nos recherches nous amènent à prétendre que le
terme « primitif » est primordial à l’analyse et la compréhension d’Henri Rousseau.
D’autre part, la présence d’Henri Rousseau au sein du « moment symboliste »
permet, de mieux expliquer la présence de thèmes tels que l’exotisme, le mystère ou
le rêve dans ses tableaux. Cette mise en parallèle permet également d’envisager une
meilleure compréhension de leur appréciation. Il est, à nos yeux, conséquent et
logique d’utiliser le terme « moderne » pour décrire l’œuvre de ce peintre. Les deux
éléments principaux de notre étude; le primitivisme et le symbolisme, sont tous deux
des points majeurs de la modernité en peinture.

Nous croyons, que le terme « primitif moderne » est le plus approprié pour décrire
Henri Rousseau 126 . Robert Goldwater, dans son livre Le Primitivisme dans l’art
moderne, qualifie également Henri Rousseau de « primitif moderne ». L’auteur
souligne l’importance des contrastes dans l’œuvre de Rousseau entre intention,
réalisation et compréhension. « Nous devons envisager un double contraste : celui du
but de l’artiste et sa réalisation; et celui de la réalisation de l’artiste et son
appréciation127. » Globalement, l’autodidactisme de Rousseau le rend primitif, tandis
que l’appréciation de son travail fait de lui un moderne, ce qui, en somme, s’avère
juste. C’est, en quelque sorte, un discours similaire qu’entretien Roger Shattuck dans
son ouvrage Les Primitifs de l’avant-garde, dans lequel il se questionne sur le fait de
savoir si l’on doit faire de Rousseau un primitif moderne.

Shattuck affirme que Rousseau emprunta aux peintres académiques la touche lisse

125
« Comme elle n’est pas un concept d’analyse, il n’y a pas de lois de la modernité, il n’y a que des
traits de la modernité. Il n’y a pas non plus de théorie, mais une logique de la modernité, et une
idéologie. Morale canonique du changement, elle s’oppose à la morale canonique de la tradition,
mais elle se garde tout autant du changement radical. » Jean Baudrillard, « Modernité »,
Encyclopédie Universalis, consulté le 12 novembre 2014. URL : http://www.universalis-
edu.com/encyclopedie/modernite/.
126
« Quand on considère la grande variété de ses œuvres, il est difficile d’enfermer Rousseau à
l’intérieur d’une classification étroite. L’adjectif « primitif » lui convient à autant d’égards que
l’adjectif « moderne ». » Shattuck, op.cit., p. 112.
127
Roger Goldwater, Le Primitivisme dans l’art moderne. Paris, Presses universitaires de France, 1988,
p. 164.

88
de leur pinceau et quelques sujets, mais entreprit, par la suite, son chemin propre. En
somme, sa technique malhabile pour rendre la forme, le mouvement et la lumière lui
ont valu le titre de « primitif ». Néanmoins, malgré le goût de l’artiste, plutôt tourné
vers les peintres académiques, Rousseau, tout comme Picasso, Braque, Matisse ou
Delaunay, ne suivait aucunement le mode de représentation traditionnel, mais sa
manière personnelle de voir les choses. Cette façon de peindre, qui atteint, à nos
yeux, son apogée dans les multiples jungles de l’artiste, ne peut être dissociée du
modernisme. Le style de Rousseau, à la fois archaïque et profondément nouveau, est
certes « primitif », mais il est également « moderne ». Henri Rousseau est un
« primitif moderne », bien plus, encore une fois, qu’il n’est « naïf ». Wilhelm Uhde, à
l'origine de cette appellation, a tenté, bien avant nous, de faire valoir cette idée :

À la manière dont, soucieux de la tonalité d’ensemble et de l’équilibre de


cette grande composition ( La Charmeuse de serpents ), il me demandait
conseil pour savoir s’il devait prendre ici une teinte plus sombre ou plus
claire, enlever quelque chose là, ou en ajouter là-bas, je m’étais déjà rendu
compte à l’époque que rien ne justifiait la légende de sa « naïveté »
artistique128.

Nous croyons que Wilhelm Uhde, qui fut aussi l’un des premiers à collectionner des
œuvres de Picasso et de Braque, était un visionnaire. Il ne s’est jamais arrêté, ou
plutôt limité, aux opinions et aux critiques « prétendument éclairées » de ses
contemporains129. Il y a dans l’appréciation d’Uhde cette quête d’une réalité élevée,
purifiée de toute contingence et de toute banalité que l’on retrouve chez Jarry,
Apollinaire ou Picasso. C’est précisément la modernité d’Henri Rousseau qui est au
centre de l’intérêt de ceux qui ont apprécié son art et compris son importance. Uhde
ne tente pas d’isoler Rousseau, d’en faire un cas unique, mais le lie à ses
contemporains, et ce, par le biais de sa modernité.

128
Wilhelm Uhde, De Bismarck à Picasso, Paris, Éditions du Linteau, 2002, p. 147.
129
« J’ai rarement eu des contacts très agréables avec le public prétendument « éclairé ». J’ai constaté
qu’il n’était absolument pas réceptif aux valeurs artistiques en général ni aux valeurs picturales en
particulier, et que l’insuffisance de ses qualifications ne justifiait pas la prétention de son jugement.
» Ibid, p. 254.

89
Elle ( la première collection de Uhde ) contenait pour commencer plus
d’une douzaine de tableaux essentiels de Picasso, de l’époque cubiste,
(…). J’avais aussi une vingtaine d’œuvres de Braque, quelques-uns des
plus beaux de Rousseau et une peinture de Marie Laurencin. Ces œuvres-
là formaient un tout, elles étaient liées par un caractère commun, par une
nouvelle conscience du temps; elles allaient au fond des choses,
saisissaient l’essentiel, en le représentant non pas sous son apparence,
mais sous sa forme plastique primitive. Ce n’était pas, comme dans
l’Impressionnisme, l’aspect extérieur des choses qui était recherché et
étalé dans les peintures, mais leur essence qui était éprouvée et rendue
sous forme de tableaux. Au lieu que le regard balaye une surface, le cœur
allait à la rencontre d’une réalité élevée, purifiée de toute contingence et
de toute banalité.130

Nous croyons qu’il s’agit là de la meilleure description de l’aspect « moderne » de


Rousseau. C’est l’ensemble des valeurs « primitives » et des valeurs « symbolistes »
qui crée cette réalité nouvelle, allant au-delà des contingences et de la banalité. Henri
Rousseau est « moderne » et aussi précurseur de ce qu’il adviendra de la modernité.
Nous croyons que l’acceptation rapide de la supposée « naïveté » de Rousseau n’a
pu que faire de l’ombre et miner la perception et la compréhension de la modernité de
l’artiste. L’histoire de l’art a accepté Henri Rousseau comme un membre à part
entière de la modernité en peinture, mais il demeure éternellement lié à cette
« naïveté », à nos yeux, trop peu significative.

Ainsi que le mentionne Roger Shattuck dans son analyse, Henri Rousseau n’est pas
si différent des artistes aux côtés desquels il expose au Salon d’Automne de 1905.
Ce Salon qui comporte d’ailleurs un jury de sélection, à la différence du Salon des
Indépendants où Rousseau expose chaque année. « En 1905, Le Lion ayant faim
(Fig. 4) n’était nullement déplacé dans la salle du Salon d’Automne réservée à la plus
récente de toutes les tendances d’avant-garde, celle des « fauves 131 ». Il y a,
effectivement, une certaine réciprocité entre la peinture de Rousseau et les fauves,
qui, par ailleurs, connaissent et s’intéressent à celle-ci. Les personnages de

130
Ibid, p. 155.
131
Shattuck, op. cit., p. 96.

90
Rousseau, les bêtes sauvages de ses scènes exotiques, dissimulés dans le décor se
fondent dans celui-ci et en viennent à faire partie intégrante de ce même décor. Cette
particularité est remarquée par Robert Goldwater au sein de la peinture fauve. « Les
personnages ne sont pas simplement placés dans un paysage qui leur sert de scène
d’action tout en préservant leur personnalité humaine distincte : ils sont mêlés au
paysage en sorte qu’ils viennent à en faire partie.132 » Il y a une proximité formelle
entre Rousseau et les Fauves. Henri Rousseau était peut-être « naïf » au sens d’être
extérieur à son œuvre, il n’était peut-être pas pleinement conscient de toutes les
subtilités mises en œuvre dans ses tableaux, mais celles-ci demeurent, malgré tout,
bien présentes. Ceux qui ont limité Rousseau à la « naïveté », n’ont vu en lui qu’un
« homme-affiche » de l’art moderne, alors que ce n’est pas le cas et très réducteur.
Tandis que d’autres, comme Uhde, Picasso, Apollinaire ou Jarry, ont reconnu et
apprécié la modernité de sa peinture.

Rousseau peignit en toute indépendance, ne servit à personne d’enseigne


publicitaire et les autres peintres ne le tournèrent jamais en dérision. Mais
cette accusation se justifie secrètement en ce sens qu’elle reconnaît
implicitement en Rousseau un cas particulier de modernisme133.

Ce « cas particulier » de modernisme a été, à juste titre, regroupé par Uhde, sous
l’appellation de « primitivisme moderne ». Il est important de rappeler que Wilhelm
Uhde est un collectionneur et qu’il y a, dans cette optique, des avantages à lier
Rousseau à un groupe de peintres. Il est plus rassurant, pour un acheteur potentiel
ou un collectionneur, d’investir sur un groupe, plutôt que d’investir sur un individu
isolé. Il devient alors plus simple de faire la promotion de ses œuvres, même s’il ne
s’agit pas réellement d’un « mouvement ». Ainsi que le mentionne Marika Lemay
dans ses travaux portant sur Séraphine Louis (autre protégée de Uhde);

Pour le collectionneur, ce groupe permet de situer ces artistes dans le


temps. Dans la perception d’Uhde, leur autodidactisme et leur façon
singulière de peindre, loin de se conformer aux réalités de la peinture
132
Goldwater, op.cit., p. 97.
133
Shattuck, op. cit., p. 96.

91
académique, les intégrant aux primitifs. Ce terme permet aussi de
comprendre une créativité « pure », qui n’est pas inspirée par une
quelconque culture plastique. Le mot moderne permet à Uhde de situer les
artistes dans le temps, précisément au XXe siècle134.

Wilhelm Uhde n’est pas historien de l’art; il vend et collectionne les tableaux. Il ne
tente pas d’expliquer le travail de Rousseau, le qualifier de « primitif moderne » a
pour lui un aspect pratique. Rousseau avait été préalablement qualifié de « naïf »,
mais Uhde voit ce terme comme réducteur, tandis que « primitif moderne » semble
plus étoffé, plus attrayant…« Le terme choisi semble efficace puisqu’il permet de
comprendre ces peintres tout en réduisant le plus possible la discrimination à leur
égard. De plus, cette appellation permet avant tout de former un nouveau groupe
avec cette catégorie d’artistes singuliers.135 »

L’imagination créatrice de Rousseau, les thèmes symbolistes et modernes tels que


l’exotisme et le rêve, ainsi que sa façon avant-gardiste de peindre justifient l’usage du
terme « primitif moderne ». Il a certainement pu être pratique d’établir, à une certaine
époque, un regroupement d’artistes « naïfs », néanmoins, considérant l’impact de
Rousseau sur certains de ses contemporains et successeurs, il nous apparaît plus
conséquent d’employer les mots « modernes » et « primitifs modernes » pour situer
et définir la place de Rousseau au sein de l’histoire de l’art.

134
Marika Lemay, Séraphine Louis, peintre. Analyse de la série des arbres (1927-1930), Québec,
Département d’histoire, faculté des lettres, Université Laval, 2012 p. 48.
135
Ibid., p. 48.

92
Conclusion

L’analyse des œuvres de Rousseau dans leur contexte de production a pour résultat
de diminuer la cohérence du terme « naïf » pour les qualifier. La naïveté de
Rousseau se situe au niveau de sa façon de peindre, en tant qu’autodidacte.
Néanmoins, le choix de ses sujets démontre qu’il n’entreprend pas « naïvement » ses
projets. La question n’était pas de qualifier Henri Rousseau de « symboliste », mais
d’évaluer son travail en fonction du contexte dans lequel il a évolué. La révision du
symbolisme, visant à le percevoir comme un moment plutôt qu’un mouvement, ainsi
que le suggérait Jean-Paul Bouillon, nous laisse une ouverture tout à fait propice à
cette démarche.

Henri Rousseau n’a pas lui-même œuvré à la qualification de sa peinture, à la


différence, par exemple, de Paul Gauguin. Ce dernier avait le désir de théoriser ses
œuvres, pour lesquelles il choisit lui-même le terme « synthétiste ». Malgré tout,
Albert Aurier attribua la qualification de symboliste au travail de Gauguin. L’histoire et
la critique ne s’arrêtent pas toujours à la volonté de l’artiste.

93
À cet égard, le cas de Vincent Van Gogh est particulier. Dans l’article intitulé « Les
Isolés 136 », Albert Aurier qualifie le tableau Le Semeur de Van Gogh (Fig. 34) de
« symboliste ». Pourtant, l’histoire de l’art n’a pas fait du peintre un symboliste. Il ne
faut pas oublier que ce ne sont pas tous les écrits qui passent à l’histoire. Le peu
d’intérêt envers la théorisation chez Van Gogh a peut-être été un facteur ayant
contribué à ce qu’on ne tienne pas réellement compte des propos de l’auteur. De
nombreux artistes théorisent leurs démarches à l’époque. L’article d’Aurier ne s’est
peut-être tout simplement pas démarqué de cette littérature abondante. D’autant plus
que Van Gogh est décédé seulement quelques mois après.

Ainsi qu’Aurier le suggère, Vincent Van Gogh est un « isolé ». Une personnalité
artistique particulière et distincte qui évolue selon une certaine correspondance avec
le contexte dans lequel il prend part, mais qui se distingue des « appellations » et des
« regroupements » par la singularité de son art. En conséquence, il serait également
possible de présenter Henri Rousseau comme un « isolé ».

Les thèmes exploités par Rousseau sont étroitement liés à ce que l’on retrouve chez
ses contemporains. Par le biais de ses sujets et de sa façon de peindre, Rousseau
fait partie des artistes modernes, tandis que sa façon « naïve » de peindre permet de
le qualifier de « primitif ». Il s’avère donc plus pertinent de penser Rousseau comme
un « primitif-moderne » plutôt que de le limiter au titre de « naïf ». Il n’est pas le père
d’une école naïve. Il n’y a d’ailleurs pas d’école « naïve », tout comme il n’y a pas
d’école symboliste.

La période historique que représente le « moment symboliste » a ouvert les portes de


l’art à de nombreux individus aussi uniques les uns que les autres. Depuis
l’instauration du Salon des Indépendants, qui ne possédait pas de jury de sélection,
toutes les personnes qui désiraient exposer leurs tableaux en avaient désormais la

136
Albert Aurier, « Les isolés : Vincent Van Gogh », Paris, Mercure de France, janvier 1890, p. 24-29.

94
possibilité. Les historiens de l’art et la critique ont eu à faire face à des artistes d’un
tout nouveau genre qui ont relativement compliqué leur travail.

Le recul historique permet aujourd’hui de faire la lumière sur l’ambiguïté relative à ce


moment. Les éléments communs entre les idées et les divers protagonistes de cette
période prennent forme plus clairement et dessinent une certaine tendance, certaines
réciprocités. L’exploitation du mystère, de l’énigme et de l’allégorie témoigne d’un
sentiment commun, caractéristique de ces années. Le goût pour les bêtes sauvages,
pour l’exotisme et pour l’inconnu n’est pas un fait isolé. Il constitue ce moment et se
retrouve à de multiples reprises aussi bien dans la peinture que dans la littérature.
L’orientalisme, l’art nouveau, le primitivisme, la modernité et, bien évidemment, la
peinture dite « symboliste » font partie, voire donnent forme au « moment
symboliste ».

La mise en valeur du rêve, de l’imagination, du monde de la pensée et de la vie


intérieure est aussi présente chez Rousseau que chez ses contemporains. Il fait
partie de son temps. C’est un peintre moderne. Henri Rousseau est-il un peintre
symboliste ? Non, il ne l’est pas formellement et n’a pas été reconnu comme tel.
Néanmoins, les tableaux dits « inclassables » de Rousseau peuvent être en partie
expliqués et associés, par le biais de leur contexte, au moment symboliste, au goût
pour le primitivisme, en somme, à la modernité en peinture.

Notre analyse démontre qu’il serait plus adéquat d’étudier le primitivisme et la


modernité de l’artiste afin d’expliciter le rôle qu’occupa celui-ci dans l’histoire de l’art,
plutôt que de centrer nos recherches sur sa « relative » naïveté. De nos jours, La
Bohémienne endormie (Fig. 2) et Le Rêve (Fig. 6) sont exposés aux côtés des
Demoiselles d’Avignon (Fig. 35) de Pablo Picasso et d’Une Nuit étoilée (Fig. 36) de
Vincent Van Gogh au Musée d’Art moderne de New York. Henri Rousseau est un
précurseur et un membre de la modernité en peinture, il mérite cette place aux côtés

95
de Picasso et Van Gogh. Henri Rousseau ne doit plus être « naïvement » étudié,
mais plutôt considéré comme un artiste important de son époque.

La modernité d’Henri Rousseau n’a pas à être prouvée, elle se doit néanmoins d’être
étudiée et nous croyons qu’il y avait là un manque. Le primitivisme symbolique et le
primitivisme exotique, tels que définis dans notre étude, suggèrent, prudemment, des
façons concrètes d’interpréter et d’analyser la présence d’idées et valeurs modernes
dans ses œuvres. Cela nous offre, pour le moins, un moyen de nommer et de
comparer ces éléments.

Il est alors essentiel de faire un retour à l’expression « primitif moderne » de Wilhelm


Uhde, car cela demeure, à nos yeux, la façon la plus précise de décrire Rousseau. Le
goût pour le primitivisme dans l’art moderne est un facteur fondamental dans l’œuvre
du peintre. Le rejet de la perspective, la simplification des formes et l’intérêt pour la
couleur, éléments notables chez l’artiste, sont également des caractéristiques liées, à
la fois, au primitivisme et à la modernité.

L’exotisme, les scènes de combats entre bêtes sauvages, le mystère et l’onirisme


sont des sujets fréquemment rencontrés à l’époque du symbolisme, ainsi que dans
l’art nouveau et l’orientalisme, par exemple. Ces sujets, voire ces valeurs modernes,
sont aussi présents dans la peinture de l’artiste. Il n’est pas « naïvement primitif » ou
« naïvement moderne ». Il choisit ses sujets et s’inscrit consciemment dans les
tendances modernes de l’époque. Peintre de son temps, Henri Rousseau est, selon
notre étude, non pas un « naïf », mais un « primitif moderne ».

96
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102
Illustrations

103
Figure 1.

Rousseau, Henri.
La Guerre. Vers 1894.
Huile sur toile, 114 x 195 cm.

105
Figure 2.

Rousseau, Henri.
La Bohémienne endormie. 1897.
Huile sur toile, 129,5 x 200,7 cm.

107
Figure 3.

Rousseau, Henri.
La Guerre. Publiée en janvier 1895.
Lithographie, 22,2 x 33,1 cm.

109
Figure 4.

Rousseau, Henri.
Le Lion ayant faim. 1905.
Huile sur toile, 200 x 300 cm.

111
Figure 5.

Rousseau, Henri.
La Charmeuse de serpents. 1907.
Huile sur toile, 190 x 169 cm.

113
Figure 6.

Rousseau, Henri.
Le Rêve. 1910.
Huile sur toile, 204,5 x 298,5 cm.

115
Figure 7.

Rousseau, Henri.
Nègre attaqué par un jaguar. 1910.
Huile sur toile, 113,6 x 162,3 cm.

117
Figure 8.

Rousseau, Henri.
Ève. Huile sur toile, 61 x 46 cm.
Hambourg, Kunsthalle.

119
Figure 9.

Rousseau, Henri.
Joyeux Farceurs. 1906.
Huile sur toile, 145,7 x 113,3 cm.

121
Figure 10.

Rousseau, Henri.
Le Repas du lion. 1907.
Huile sur toile, 113,7 x 160 cm.

123
Figure 11.

Rousseau, Henri.
Ève dans l’Eden. Année inconnue.
Huile sur toile, dimensions inconnues.

125
Figure 12.

Rousseau, Henri.

La Liberté invitant les artistes à prendre part à la 22e exposition de la Société des
Artistes Indépendants. 1906.

Huile sur toile, 48 x 71 cm.

127
Figure 13.

Dürer, Albrecht.
Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse. 1497-1498.
Gravure sur bois, 39 x 28 cm.

129
Figure 14.

Poinçon, Robert. (possiblement).


Tapisseries de l’Apocalypse d’Angers. Vers 1382.
Tapisserie en laine, originellement 140m de longueur, dimensions inconnues.

131
Figure 15.

Artiste inconnu.

Le Tsar, illustration du feuilleton Le Tsar, publiée à titre de réclame dans le numéro du


27 octobre 1889 du Courrier français

133
Figure 16.

Georgin, François.
La Bataille des pyramides. Vers 1900.
Gravure sur bois, image d’Épinal, 36,2 x 51,4 cm.

135
Figure 17.

Gauguin, Paul.
La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l’ange. 1888.
Huile sur toile, 72,2 x 91 cm.

137
Figure 18.

Böcklin, Arnold.

La Peste. 1898.

Détrempe sur bois, 149 x 105 cm.

139
Figure 19.

Artiste inconnu.
Jeune Jaguar. Année inconnue. Photographie aux dimensions inconnues, publiée en
page 152 de l’album des Bêtes sauvages des Galeries Lafayette.

141
Figure 20.

Quentin (taxidermiste).
Groupe naturaliste représentant une lionne terrassant une antilope.
Dimensions et localisations inconnues.

143
Figure 21.

Rousseau, Henri.

Cheval attaqué par un jaguar ou Combat de jaguar et de cheval. 1910.


Huile sur toile, 90 x 116 cm.

145
Figure 22.

Rousseau, Henri.
Combat de tigre et de buffle. 1908.
Huile sur toile, 172 x 191,5 cm.

147
Figure 23.

Rousseau, Henri.

Surpris! 1891.
Huile sur toile, 130 x 162.

149
Figure 24.

Gauguin, Paul.
Jour de Dieu. 1894.
Huile sur toile ( peut-être mélangé à la cire ), 68,3 x 91,5 cm.

151
Figure 25.

Gauguin, Paul.

Oviri. 1894.
Grès. H. 75, L. 19, P.27.

153
Figure 26.

Rousseau, Henri.

Un soir de carnaval. 1886.


Huile sur toile, 117,3 x 89,5 cm.

155
Figure 27.

Girodet de Roussy-Trioson, Anne-Louis.

Endimion, effet de lune ou Le Sommeil d’Endymion.

Huile sur toile, 198 x 261 cm.

157
Figure 28.

Rousseau, Henri.

Mauvaise surprise. 1901.


Huile sur toile, 194,6 x 129,9 cm.

159
Figure 29.

Hodler, Ferdinand.

Le Rêve. 1897-1903.
Aquarelle sur papier, 88,6 x 69,7 cm.

161
Figure 30.

Puvis de Chavannes, Pierre.


Le Rêve. 1883.
Huile sur toile, 82 x 102 cm.

163
Figure 31.

Detaille, Édouard.
Le Rêve. 1888.
Huile sur toile, 300 x 400 cm.

165
Figure 32.

Manet, Édouard.
L’Olympia. 1863.
Huile sur toile, 130,5 x 190 cm.

167
Figure 33.

Béroud, Louis.

Femme nue couchée. 1906.

Carte postale. Dimensions inconnues.

169
Figure 34.

Van Gogh, Vincent.


Le Semeur, 1888.
Huile sur toile, 80,5 x 64 cm.

171
Figure 35.

Picasso, Pablo.
Les Demoiselles d’Avignon, 1907.
Huile sur toile, 243,9 x 233,7 cm.

173
Figure 36.

Van Gogh, Vincent.


Une Nuit étoilée, 1889.
Huile sur toile, 73,7 x 92,1 cm.

175

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