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Quelques chiffres d’abord (PPT2). Ces chiffres renvoient à des textes publiés à
l’époque, et sous forme livresque. Vous verrez qu’il y en a un nombre restreint,
surtout par rapport aux témoignages des soldats – quelques dizaines contre quelques
milliers. Surtout, la majorité a été publiée pendant la guerre, ou dans l’après-guerre
immédiat – vous voyez la distribution chronologique. Il y a une exception évidente :
les chiffres allemands de l’époque nazie. J’y reviendrai à la fin de mon exposé ; le
chiffre entre guillemets renvoie à un recueil de témoignages par une quarantaine
d’infirmières, réunis dans un seul tome.
En plus, les témoignages faisaient preuve d’un patriotisme robuste : les infirmières
faisaient de leur mieux pour remettre les soldats blessés sur les pieds et eux, pour leur
part, voulaient surtout regagner les tranchées pour retrouver les camarades et
continuer les combats. Les embusqués et les filons sont rares dans ces textes. S’ils
souffraient, c’était de bonne humeur stoïcienne.
Comme j’ai dit, il y a des exceptions, et c’est par le biais des exceptions qu’on peut
voir ce qui rend le corpus si homogène : c’est tout ce qui n’est pas dit, tous les détails
de la vie quotidienne qui n’y figurent pas. Je cite deux exemples, brièvement, tous
les deux tirés du texte de Ellen la Motte (PPT7), une infirmière professionnelle
américaine qui s’est portée volontaire dans un hôpital militaire français dès les
premiers mois de la guerre. Premier exemple ; un soldat qui a tenté de se suicider
avec une balle dans la tête ; il n’a pas réussi, elle doit le remettre sur les pieds pour
qu’il puisse être fusillé en bon ordre. Deuxième, un soldat français qui ressent tant
d’amertume contre l’armée qu’il meurt en crachant des injures contre la France ; ses
derniers mots sont « Vive le Kaiser ». Ce texte a été banni en France et en Grande
Bretagne jusqu'à la fin de la guerre.
En général, en lisant des sources alternatives, on voit que la vie dans les hôpitaux
militaires n’était pas si facile qu’on croirait en ne lisant que la plupart des textes. Les
alternatives sont des textes plus francs par d’autres personnes et les archives
médicales des armées. Les blessures étaient souvent atroces, et même si l’on se fie
aux comptes-rendus du dévouement et des efforts des infirmières, souvent le matériel
manquait, et beaucoup des médecins n’avaient pas la formation de chirurgien, pour ne
pas dire de chirurgien militaire. On sait que la grande plupart des morts de soldats
n’étaient pas causées par les combats, mais par les maladies. En moyen, pour chaque
soldat mort dans les combats du Front de l’Ouest, trois sont morts d’infections, et
quatre sur le Front de l’Est ; les infections étaient surtout le cholera et le typhus.
Pour des raisons sur lesquelles je vais revenir, les textes publiés sous l’époque nazie
par les infirmières allemandes sont plus francs que les textes anglais et français (avec
l’exception évidente de celui d’Ellen La Motte). Dans ces textes on voit une situation
chaotique, où il y a beaucoup de souffrances évitables dues à l’insuffisance de
l’organisation ou du matériel, ou aux conflits bureaucratiques entre les différentes
organisations responsables des infirmières. Je cite un seul exemple (PPT8) : Suse
von Hoerner-Heintze est arrivée, avec ses collègues, dans un soi-disant hôpital
militaire dans les Carpates, en 1916 ; le personnel était deux médecins avec une demi-
douzaine d’infirmières et quelques assistants locaux, qui ne parlaient pas l’allemand.
L’hôpital était quelques baraques en bois, entièrement vides – pas de lits, pas de
matériel, même pas de quoi les nettoyer. Sous ces circonstances pitoyables, on a
soigné, dans une période de 4 jours – je répète, 4 jours - un total de mille huit cent
soldats blessés. Ce sont probablement des circonstances exceptionnelles, mais
d’autres textes parlent de convois de centaines de blessés qui arrivent à la fois.
Ces textes font preuve aussi de plus de franchise au sujet de la sexualité. Henriette
Riemann, qui a publié ses mémoires en 1930, remarque que l’infirmière avec laquelle
elle partageait une chambre d’hôpital occupait rarement son propre lit. Selon les
archives militaires allemandes, les infirmières ont fourni 5% des cas d’infections
sexuellement transmises pendant la guerre.
Je ne voudrais pas faire preuve d’un cynisme que la situation ne mérite pas. Je veux
bien croire que les sentiments de dévouement et de patriotisme exprimés dans les
textes des infirmières sont authentiques, autant que le sens de devoir religieux,
d’ailleurs ; qu’il s’agit donc de textes qui portent une vérité. Mais il s’agit d’une
vérité partielle – tout le dévouement, tous les efforts, n’empêchent que les mecs soient
morts par des centaines de mille, souvent sous des conditions atroces. C’est pour
cette raison que je parle de textes qui se veulent rassurants.
Après la guerre on a plutôt oublié les efforts des infirmières, malgré l’appréciation
certainement sincère de leurs efforts pendant la guerre. D’abord, les témoignages
sont disparus. Pendant la guerre, la presse britannique a consacré beaucoup
d’articles à deux infirmières qui ont crée leur propre poste de secours dans un village
ruiné à proximité du front en Belgique, et qui ont publié un témoignage ; elles ont fait
preuve d’une bravoure exceptionnelle en allant elles-mêmes chercher les blessés dans
les tranchées, sans attendre que les brancardiers les amènent – ce qui était la pratique
habituelle. Dans une première fouille de la presse britannique j’ai repéré 250 articles
à leur sujet entre 1916 et 1918. Après 1918, rien ; elles sont disparues.
Ceci ne veut pas dire que les infirmières aient tout simplement cessés d’être visibles
après la guerre. Voici quelques chiffres pour indiquer ce qui s’est passé en France.
(PPTs 9-10). La visibilité des infirmières a continué mais en se réduisant assez
rapidement. Le contraste avec les anciens combattants montre que ce n’est pas une
question d’oubli de la guerre en général. Il est vrai que l’intérêt public pour ce qui
s’est passé pendant la guerre s’est réduite après 1921 – Duhamel en a témoigné dans
une conférence, et j’ai vu des articles de presse qui en parlent vers le même moment ;
pourtant l’intérêt qu’on portait aux anciens combattants ne s’est pas réduit, et selon
Antoine Prost, l’historien des associations d’anciens combattants, leurs activités ont
atteint leur apogée beaucoup plus tard, après 1930.
J’ai dit que je reviendrais sur les chiffres des témoignages allemands publiés pendant
l’époque nazie. Il y a eu, en effet, une deuxième vague de témoignages des
infirmières vers 1936, surtout sous la forme d’un gros recueil de témoignages qui
portait le titre ‘Frontschwestern’ – les sœurs du front. PPT 11. On a souvent dit que
la politique nazie renfermait les femmes dans la vie domestique et c’est vrai que si on
ne lit que les discours principaux à ce sujet par Hitler et quelques autres chefs, on est
amené vers cette conclusion. Mais en fait ce n’est pas vrai. Les nazis n’ont pas du
tout réduit le taux de participation économique féminine, ils l’on plutôt augmenté ; ils
ont même discuté de la possibilité de la conscription féminine pour le travail de guerre
- pas comme soldats, évidemment, mais en tant qu’auxiliaires – standardistes,
secrétaires, etc. Pendant la guerre ils ont encouragé les femmes à faire le travail des
hommes qui étaient partis pour faire la guerre – sans beaucoup de succès d’ailleurs.
Mais surtout, il y a eu, depuis 1914, un féminisme nationaliste – en allemand on dit
« Völkischer Feminismus », ce qui souligne le côté ethnique du concept (PPT 12).
Et cette mouvance a continué sous les Nazis : PPT 13. Il y a eu une groupe de
femmes qui étaient sincèrement des Nazies, et qui ne voyait dans l’idéologie nazie
aucune contradiction de fond du féminisme tels qu’elles la comprenaient. Cette
revue était une de leurs voix principales, dans laquelle elles insistaient sur l’égalité de
principe et revendiquaient l’accès féminin à tous les emplois, y compris ceux qui
étaient réservés aux hommes par les chefs nazis. Les témoignages des infirmières
faisaient parti de cette discussion entre nazis autour du rôle des femmes dans la
société nazie ; surtout, ces femmes voulaient montrer que les femmes étaient capables
et compétentes, même sous les circonstances les plus atroces, qu’elles étaient
capables d’être de bonnes camarades pour le soldat. D’où la franchise que j’ai déjà
évoquée.
Die Deutsche Kämpferin a finalement été supprimée par le Gestapo en 1937. Ses
revendications avaient attiré l’attention de la presse étrangère, ce qui avait embarrassé
les chefs nazis, pour lesquels la divergence idéologique public n’était pas supportable,
même s’ils la toléraient en privé, entre bons nazis. Pourtant on n’a pas supprimé les
textes des infirmières et les auteurs ont continué de publier pendant la période nazie.
C’est une preuve a contrario : les textes publiés pendant la guerre était des textes
patriotiques et rassurants, faits dans le besoin de la morale de guerre. Après la guerre,
les efforts des infirmières étaient plutôt oubliés, en Allemagne autant qu’en France et
en Grande Bretagne ; pourtant, en Allemagne, sous les nazis, il y avait des raisons
pour insister sur une franchise plus élaborée ; sous ces circonstances, il s’est agi d’une
visibilité pertinente.