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Je remercie chaleureusement l’Association des Amis de Royaumont, er surtout Mme

le Gonidec, de m’avoir invité à faire une petite contribution à la mémoire des dames
écossaises de Royaumont, autant qu’à la mémoire des autres femmes qui ont participé
aux efforts de la Grande Guerre.

Dans les années qui ont suivi la fin de la Grande Guerre, on a surtout parlé de la
‘guerre des soldats’ [PPT2] et on a un peu oublié ce qu’avaient fait les femmes.
Mais pendant les années de guerre elles-mêmes on a beaucoup parlé de la guerre des
femmes, et cela pour plusieurs raisons. D’une part, c’était une question idéologique :
on croyait toujours que la guerre était une affaire d’hommes, pas de femmes – [PPT3]
cette remarque est typique ; d’autre part, il s’agissait d’une mobilisation féminine –
en large mesure une auto-mobilisation – qui était sans précédent dans l’histoire
européenne. Une mobilisation féminine autour de quelque chose d’éminemment
masculin allait certainement provoquer de la discussion.

Pour ne parler que des infirmières, quelque 350,000 femmes ont participée aux
services de santé des trois armées dont je parle aujourd’hui. On a vite reconnu que
leur contribution comportait quelque chose d’unique [PPT4] : « Il y a plusieurs
perspectives possibles sur la guerre ; celle des infirmières est très particulière »
(Vorwärts 20 aout 1915). Et une version britannique : « Les soldats et les civils
forment deux nations, pas une seule. Mais il y en a une troisième, la nation des
infirmières. Leur perspective est unique. » (Birmingham Daily Gazette, 16 mars
1918).

La grande majorité des femmes qui ont participé aux services de santé militaires se
sont portées volontaires. La raison est simple : en 1914 les services de santé des trois
armées se sont retrouvés devant une grande insuffisance de personnel, on s’en est vite
rendu compte et on a demandé des volontaires. La majorité de ces femmes a été
incorporée dans les services de santé militaires déjà existants, surtout par le biais de la
Croix Rouge. Pourtant l’implication des femmes dans ces services ne comprenait pas
les médecins : l’Armée allemande n’avait pas de doctoresses, l’Armée française n’en
avait qu’une seule – Nicole Girard-Mangin – et on prétend qu’elle n’a eu la
permission d’officier que parce que les pouvoirs militaires ont cru qu’il s’agissait d’un
homme, le docteur Gérard Mangin. La voilà à Verdun en 1916 [PPT5].

Mais il y a une exception à ces règles généraux : c’est à dire les organisations
d’origine bénévole qui ont créé des hôpitaux et d’autres foyers de traitement des
blessés ; des ‘ambulances’, comme on les appelait à l’époque. Puisque c’était des
initiatives privées, on pouvait agir de façon plus libre qu’ailleurs. Et c’est ainsi qu’on
a pu constituer des équipes féminines comme celle de Royaumont ; voilà Mlle Ivens,
la doctoresse principale [PPTs 6,7]. L’origine de cette équipe est bien connue, et
peut-être surtout l’anecdote selon laquelle elles auraient offert leurs offices au
Ministère de la Guerre britannique, qui les a refusées en disant « Mesdames, rentrez
chez vous et tenez vous coites ». Heureusement la Croix Rouge française les a
acceptées; vous voyez que Mlle Ivens porte l’insigne des médecins militaires français,
par suite à l’incorporation de son équipe. On est tenté de voir dans la réponse
britannique l’esprit patriarcal sous une forme caricaturale, mais en fait l’armée
britannique disposait depuis déjà une vingtaine d’années d’une organisation
d’infirmières militaires, les infirmières de la Reine Alexandra ; et comme on sait, les
bénévoles de la Croix Rouge étaient dans la quasi-totalité des adhérentes des grandes
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associations féminines. En fait, depuis le milieu du siècle précédent, on avait défini


le métier d’infirmier comme métier de femme ; les débats publics à ce sujet, dans tous
les pays de l’Europe de l’Ouest, regorgent de sentiments pieux au sujet de l’affinité
naturelle entre la féminité et les qualités nécessaires à l’infirmerie – la délicatesse, la
patience, la sympathie, les soins maternels, etc.

De ce point de vue, Royaumont n’était pas unique, du moins du côté britannique. Il y


a eu d’autres équipes féminines, par exemple, l’équipe de la doctoresse Louisa Garrett
Anderson, qui a crée l’hôpital de Wimereux et plus tard l’hôpital militaire de Endell
Street à Londres. Il y a aussi une petite équipe célèbre en Grande Bretagne mais peu
connue à l’extérieur - les dames de Pervyse, deux infirmières qui ont créé leur propre
poste de secours à côté des tranchées dans la proximité d’Ypres [PPT8]. Pourtant,
comme on sait, l’équipe de Royaumont se distinguait des autres parce que elle était
exclusivement féminine : chirurgiennes, brancardières, ordonnances et chauffeurs
d’ambulance – il paraît que ces dernières ont refusé l’appellation de chauffeuses.

L’équipe de Royaumont s’est distinguée aussi par une compétence médicale


d’exception; l’équipe ne perdait qu’un pourcentage extrêmement réduit de leurs
blessés : sur le 8,752 soldats blessés qu’elles avait reçus, tous sévèrement blessés
d’ailleurs, 159 sont morts – un taux de 1,8%. Ce chiffre en lui-même ne dit peut-
être pas grand’chose ; pour bien comprendre sa signification, il faut le comparer avec
le taux de mortalité normal parmi la population totale des blessés de la guerre [PPT9];
ailleurs, selon les historiens médicaux de la Grande Guerre, on perdait entre 20 et
50% des blessés. Un autre chiffre qui souligne la signification de leur compétence :
pour chaque soldat mort sur le champ de bataille, entre 3 et 4 sont morts dans les
services de santé. Dans ce contexte, ne perdre que moins de 2% est absolument
extraordinaire. Ce succès était probablement dû à une combinaison de compétence
chirurgicale, de contrôle stricte de l’hygiène – ce qui était loin d’être vraie ailleurs,
comme on va le voir - et du contact avec l’Institut Pasteur, qui leur a vite confié des
nouveaux sérums contre le gangrène.

L’équipe de Royaumont était déjà bien connue des contemporains – le Président


Poincaré est venu leur rendre visite en septembre, 1916, ce qui a attiré la publicité, et
on trouve de grands articles consacrés aux dames de Royaumont dans la presse
française. Ce qui a d’abord frappé les contemporains, c’était évidemment le fait que
l’équipe était exclusivement féminine ; mais c’était aussi l’élément explicitement
politique de leur projet [PPT10]: elles étaient – pour citer Le Livre d’Or des Œuvres
de la Guerre – « les plus avancées des féministes » ou selon la Revue Hebdomadaire,
des féministes « dans le sens le plus élevé du mot ». On cite leur devise « Obtenir
tout notre droit, afin de mieux remplir nos devoirs », ou dans une autre version qui est
peut-être d’une plus grande franchise, « Faire notre devoir pour obtenir nos droits ».
Voilà le reportage du Figaro, à la une le 22 juillet 1916 [PPTs 11, 12].

Alors, pour les contemporains, ce féminisme était quand même un peu douteux. A
l’époque il y avait beaucoup d’opposition à l’émancipation féminine, et les gens qui
s’y opposaient se rendaient bien compte que les féministes comptaient utiliser leur
contribution aux efforts de la guerre pour avancer leur cause – ce n’était pas
exactement un secret d’Etat ! En guise d’exemple des controverses, voilà la
couverture d’Excelsior [PPT13] : un article assez important et élogieux sur
Royaumont, et à côté un article où la journaliste admet que le féminisme est suspect,
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même parmi celles qui le pratique. Pour éviter de se perdre dans un débat peut-être
difficile, la journaliste revendique la possibilité d’être féministe sans le vouloir et sans
le savoir, simplement en faisant ce que font les femmes pendant la guerre. Cette
journaliste-ci sympathise de façon évidente avec ce projet, mais ailleurs on avance le
même argument dans l’intention opposée. Je cite le manifeste de 1914 de
l’Association Allemande pour la Lutte contre l’Emancipation des Femmes [PPT14] :
« Les bataillons féminins russe montrent le niveau de dégénérescence amenée par
l’implication politique des femmes ».

Et ceci m’amène au cœur de ma matière. Pour des féministes engagées telles que les
doctoresses écossaises, il s’agit d’un travail qui a un sens double : le projet politique
de montrer que les femmes sont aussi capables que les hommes, même à la guerre ; et
le désir de faire preuve de l’engagement patriotique. C’est ce double engagement qui
est explicite dans la devise qui fait la liaison entre le droit et le devoir. Mais qu’en
est-il pour les autres infirmières, au nombre de 350,000 : on peut être plus ou moins
certain que ce n’était pas pour la plupart des féministes, du moins dans le sens
spécifiquement politique du mot. En fait, même parmi les femmes de Royaumont il y
en avait qui n’était pas du tout féministes, et auxquelles la réputation de l’équipe
répugnait. Il est probable que les mobiles des femmes de Royaumont étaient sujets
aux mêmes variations que ceux des autres femmes qui se sont portées volontaires. Le
patriotisme, certainement, mais aussi le désir de vivre de façon moins étroite qu’à la
maison, ce qui était un mobile assez fréquent. Je cite par exemple les carnets d’une
infirmière écossaise anonyme [PPT15] : « Nous voilà, les jeunes filles du vingtième
siècle, dans cette ambiance de tempête et de guerre, qui vivent ce que certainement
peu de femmes ont rêvés même dans leurs rêves les plus outrés » (Nursing
Adventures : A F.A.N.Y. in France, 1917, p.132).

La question des mobiles est significative dans la mesure où les mobiles sont liés aux
expériences : la volontaire qui s’engage par patriotisme, ou pour échapper aux confins
de la vie domestique de l’époque, appréciera la vie d’hôpital de façon différente de
l’infirmière de profession ou la femme des classes populaires qui s’engage – entre
autres raisons - pour des raisons économiques.

Quelles expériences de la guerre sont-elles révélées par les témoignages des


infirmières ? Comment est-ce qu’elles ont vécu leur guerre ? Qu’est-ce qu’elles en
pensaient ? Elles ont vécu la même guerre que les soldats et les témoignages des
soldats révèlent une gamme étendue d’expériences et d’évaluations de la guerre – il y
a des individus enthousiastes et belliqueux tel que Ernst Jünger, d’une part, de l’autre
ceux qui la détestaient, comme Barbusse, dont Le Feu est une des plus féroces des
dénonciations de la guerre. Est-ce que les témoignages des infirmières font preuve
d’une gamme semblable ? J’ajoute immédiatement que la réponse va être affirmative.

Ces témoignages sont, pour la plupart, basés sur des journaux intimes. Comme les
soldats, ce qu’elles racontent, c’est surtout ce qu’elles ont vécu :

Je tremble dans mon for intérieur quand, comme aujourd’hui, on annonce l’arrivée
des parents peu de temps avant les obsèques … Cette fois c’était réconfortant pour
les pauvres parents, qui avaient déjà perdu leur premier fils à l’Argonne, de savoir
que la mort était une délivrance pour le deuxième. Il avait une méningite cérébrale
(Helene Mierisch, Kamerad Schwester [Camarade Sœur]) [PPTs 16, 17].
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Evidemment, leurs expériences dépendent des circonstances, et tout d’abord de la


nature de leur engagement – est-ce qu’elles étaient des volontaires ou des
professionnelles ? Helene Mierisch [PPT 17] s’est portée volontaire ; elle avait dix-
sept ans quand elle a écrit les lignes que je viens de citer ; elle avait falsifié son
certificat scolaire afin d’être embauchée avant d’atteindre l’âge minimal. Voilà, pour
faire le contraste, un petit extrait d’un journal intime d’une infirmière de
profession britannique [PPT 18]; notons la différence de ton :

Le 18 avril 1915. 600 sont passés par notre hôpital aujourd’hui, sévèrement
blessés et affreusement écroulés. De service à 5h30 et continuais jusqu'à 9h du
soir. Le thé et le diner ratés, trop à faire dans la salle [d’opérations]. Amputations
de bras et de jambes, les tripes coupées et entassées. Suis très fatiguée.

Ce journal n’était pas faite pour la publication, et ce n’est que récemment qu’on l’a
découverte.

Parmi les témoignages publiés à l’époque beaucoup sont de toute évidence faite pour
rassurer le public [PPT19]:

On nous amène un homme sévèrement blessé à la tète, Tous nos soins sont
incapables de le sauver. Une dernière étincelle de sa jeune vie et il glisse vers la
mort. Certes ce sont des mains d’étrangers qui te parent de fleurs pour le repos
éternel, mais ce sont les mains douces de mère. Des roses d’automne entre tes
mains, des violets en forme de croix sur le linge blanc qui t’entoure, partout des
fleurs et du laurier – reste en paix, jeune guerrier ! (Hedwig Voss, Im Dienste des
Rotem Kreuzes 1916 Au Service de la Croix Rouge).

Les détails de ce qui s’est passé avant la mort sont passés sous silence, pour être
remplacés par les précisions cérémonieuses du deuil. En fait la plupart des textes qui
datent d’avant 1918 fournissent une rassurance également réconfortante:

L’aspect des salles est riant. Des fleurs s’épanouissent sur les tables et les
infirmières passent, blanches, le front voilé, presque pareilles à des religieuses.
Elles accomplissent allègrement les besognes les plus humbles, entourent les
blessés de soins et d’attentions. On leur reproche de faire trop. Elles trouvent,
elles, que ce n’est jamais assez (Renée d’Ulmes, Auprès des Blessés, 1916 :
7) ????.

C’est une vision de l’infirmière qui se résume dans l’image de l’ange secourable
[PPTs 20, 21]. Même quand il ne s’agit pas d’un ange au sens littéral, on déploie des
images qui le côtoient de très près [PPT 22 Crémieux].

Cette rassurance a un double sens. Il y a un premier sens, immédiatement visible, qui


indique que les soldats sont bien soignés. Même si on ne peut pas cacher les
souffrances infligées par les blessures, on peut du moins indiquer que ces souffrances
ne sont pas pires que ce qui est inévitable. Par exemple, le texte de Madeleine
Clémenceau-Jacquemaire [PPT23] comprend une description des techniques qu’on
peut utiliser pour réduire la douleur qui suit l’amputation. Mais de telles rassurances
ont aussi un deuxième sens : c’est à dire démontrer le dévouement des infirmières
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elles-mêmes. Chaque fois qu’une infirmière nous montre ce qu’elle fait, elle
revendique implicitement la confiance du lecteur en sa bonne volonté, et la totalité de
cette littérature est, entre autre chose, une revendication implicite de la reconnaissance
publique de la contribution faite par ces femmes aux œuvres de la guerre.

En effet, le sujet majoritaire des témoignages, c’est le travail quotidien tel qu’elles
l’ont vécu, dans toutes ses précisions. Il le fallait, pour bien rassurer les civils. Pour
cela, pourtant, c’est des précisions qu’il faut, comme celles de Madeleine
Clémenceau-Jacquemaire ; et par malheur, beaucoup des précisions sont en fait loin
d’être réconfortantes. Même les précisions que je viens de citer sont ambiguës : d’un
côté, elle parle d’une réduction de la douleur ; mais entre les lignes, c’est évident que
la douleur a dû être difficile à supporter. Autre exemple : je résume quelque pages du
témoignage de Suse von Hoerner-Heintze [PPT24], qui a officié dans des secteurs où
les conditions étaient nettement pires que sur le Front de l’Ouest, c’est à dire le front
de l’Isonzo, à la frontière autrichienne-italienne, et en Galicie, près de la frontière
actuelle tchèque-polonaise. Avec son équipe, qui comportait deux médecins et une
dizaine d’infirmières, on les a envoyés créer un poste de secours pas loin du front en
Galicie. A l’arrivée, il y avait à leur disposition quelques baraques en bois, presque
vides, avec des lits en bois et de la paille, et rien d’autre, le tout fourmillant d’insectes
et dans un état de saleté indescriptible ; pour les aider, quelques ordonnances
galiciens, qui ne parlaient pas l’allemand – ou refusaient de le faire. A force d’efforts,
les bâtiments sont nettoyés avant l’arrivée du premier convoi de blessés. Sur une
période de trois jours, ils reçoivent mille huit cent blessés ; je répète, mille huit cent,
pour une équipe d’une douzaine de personnes qui avait de la compétence médicale.
La capacité maximale de Royaumont était six cent, et je vous rappelle qu’au cours des
4 années de l’existence de l’hôpital, il a reçu un peu moins de 9000 blessés, c’est à
dire à peu près 2000 par an. En Galicie, le triage est brutal : ceux qui sont
sévèrement blessés sont abandonnées pour mourir, les moyens manquent de rien faire
pour eux, et ce n’est pas la peine de les transporter plus loin parce que de toute façon
ils ne survivront pas au déplacement. Helene Mierisch nous raconte que pendant
quelque temps elle travaillait dans une salle réservée aux malades de la tuberculose ;
les hommes étaient tous incontinents et la puanteur était tellement abominable qu’elle
vomissait souvent ; mais c’était sans importance, puis que la salle était infestée de
rats.

En lisant ces détails, on se met à comprendre ce que Royaumont avait de spécial.

On peut diviser les témoignages des infirmières selon leur niveau de franchise. La
plupart des textes publiés pendant la guerre se veulent rassurants et cachent autant que
possible les détails trop horrifiques de ce qui se passait dans les hôpitaux militaires.
Les blessés britanniques qu’a soignés Olive Dent [PPT25] sont tous de bonne
humeur, stoïciens devant la douleur, prêts à rallier les tranchées. Elle reproduit les
détails les plus rassurants – par exemple, un chapitre entier au sujet des tricots
envoyés aux soldats par les bénévoles de la Croix Rouge. Les blessés qu’a soignés
Noëlle Roger sont eux aussi – je cite - « Déjà prêts à retourner là-bas. Puisqu’il le
faut, n’est-ce pas ? » [PPT26]. Après la guerre Noëlle Roger a reçu la Légion
d’Honneur ; selon le Journal Officiel ses Carnets étaient « pleins de pieuse
admiration... Pour la première fois nous arrivait la voix de nos blessés, et c’était pour
nous donner courage et confiance » (19.12.25). Il y a même des témoignages qui
ressemblent plutôt à des journaux de voyages de vacance qu’à des témoignages de
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guerre. Le texte de la Baronne von Babo [PPT27], qui a officié en Pologne, est plein
de détails piquants sur les paysages, les églises, les châteaux, le temps, mais les
blessés n’arrivent que rarement en scène, ils restent surtout dans les coulisses.

C’est en lisant les comptes rendus plus francs qu’on se met à comprendre ce qui n’est
pas visible dans les autres. En général, les textes francs racontent des visions
d’épouvante. Je donne un seul exemple : une blessure à la tête, ou le médecin a
insisté pour opérer sans anesthésie ; il fait une incision maladroite, le sang gicle sur lui
et sur l’infirmière qui l’aide ; avant la guerre il avait été gynécologue. Sans vouloir
entrer plus au long dans le détail, je cite une phrase de Madeleine Clemenceau-
Jacquemaire qui les résume : « elle se sentait ivre d’horreur à force de … » ; la suite
de la phrase est une liste des choses qu’elle avait été obligée de voir au cours de sa
journée de travail. Je n’insiste pas.

Évidemment, la différence entre les textes les plus francs et les moins francs nous
amène à poser une question importante : est-ce que les textes les plus francs sont plus
vrais que ceux qui ne nous montrent pas les horreurs de la guerre? Ou est-ce qu’il
s’agit d’une expérience différente ? Pour moi, je crois que beaucoup d’infirmières
ont fait exprès de cacher ce qu’elles ont vu. Je le crois parce que les chiffres que j’ai
cités tout à l’heure indiquent que la médecine militaire de l’époque était souvent
incapable de sauver les blessés. Je vous rappelle les chiffres français [PPT28] : 1,4
millions de soldats sont morts à la guerre ; selon les historiens de la médecine, trois
sur quatre sont morts ailleurs qu’au champ de bataille, donc morts par suite à une
blessure ou d’une maladie ; cela veut dire qu’il y a eu à peu près un million qu’on n’a
pas réussi à sauver. On n’a qu’à lire les témoignages des infirmières et des médecins
pour voir comment cela s’est passé. C’est inévitable que la mort par suite à ces
blessures ait produit des scènes difficiles à vivre pour celles qui y assistaient, et qui
risquaient d’être aussi insupportables pour leurs lecteurs civils.

Ceci ne veut pas dire que les textes les plus francs ont été faits dans une intention
pacifiste, loin de là. Le but du livre de Madeleine Clemenceau-Jacquemaire était de
faire sentir au lecteur son admiration pour les soldats et les infirmières ; mais en
même temps elle était très consciente des faiblesses et des incompétences du
personnel, et ne le cachait pas. Elle raconte un exemple : on n’a pas nettoyé la
chambre occupée par un soldat mort du tétanos avant l’arrivée d’un nouveau blessé,
auquel il a fallu une amputation ; lui aussi est mort du tétanos, ce qui était le résultat
de la désinfection ratée. Ailleurs, elle dénonce le processus bureaucratique qui a lieu
à l’arrivée de chaque convoi de blessés ; il y a toujours des délais, qui augmentent la
souffrance, parce que l’inscription de leur arrivée précède tout diagnostic et
traitement ; il n’y a jamais de médecins à l’arrivée et les infirmières sont obligées de
prendre des décisions à leur égard, ce qui dépasse leurs compétences. De façon
semblable, Henriette Riemann raconte dans son témoignage Schwester der Vierten
Armee [PPT29] que pendant le voyage vers le front de l’Ouest, leur train s’est arrêté
dans une gare où de l’autre côté du quai se trouvait un train plein de soldats blessés,
accompagnés d’un nombre insuffisant de personnel médical; elle et les autres
infirmières de sa groupe ont immédiatement offert d’aller à leur aide mais on leur a
refusé la permission de sortir du train.

C’est vrai qu’il y avait des textes dont l’intention était évidemment pacifiste, surtout
le texte de Ellen La Motte, [PPT30] The Backwash of War (Les Remous de la Guerre)
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texte tellement négatif à l’égard de la guerre qu’il a été banni en France et en


Angleterre jusqu’à l’Armistice ; il n’est toujours pas traduit en français, selon le
catalogue de la BNF. Ces textes sont minoritaires parmi les témoignages des
infirmières.

A cet égard, les témoignages des Allemandes sont très particuliers. La grande
plupart a été publiée après la prise de pouvoir par les Nazis, surtout en 35 et 36 ; je
n’ai cité que ceux de Helene Mierisch et de Suse von Hoerner-Heintze, mais il y en a
eu une grande quantité, surtout des textes brefs publiés dans deux grands recueils dont
les titres sont révélatrices [PPT31]: Frontschwestern c’est à dire ‘ Sœurs du Front’, et
Deutsche Frauen, deutsche Treue – Femmes allemandes, loyauté allemande.
L’insistance sur le service au sens militaire souligne les liens entre les infirmières et
les soldats, également impliqué dans la phrase ‘Kamerad Schwester’, qui parait
souvent dans ces textes ; l’autre titre – Loyauté allemande - souligne le rôle politique
des femmes à l’intérieur du mouvement Nazi. En fait, dans les premières années du
régime Nazi il y a eu une mouvance féministe nationaliste – ce qu’on appelait le
‘völkischer Feminismus’ – qui avait été très forte pendant l’époque de Weimar, et
dont beaucoup des adhérentes ont rallié le nazisme. Les témoignages des infirmières
allemandes font partie de cette tendance, qui entrait en lutte contre les éléments les
plus patriarcaux du Nazisme. Cette tendance a été supprimée après 1937, par suite à
des discussions de sa signification dans la presse étrangère. En ce qui nous concerne
ici, aujourd’hui, la signification de ces témoignages est surtout celle-ci : que la
franchise et la révélation du côté le plus horrifique de la guerre n’étaient pas du tout
incompatibles avec le patriotisme dans sa version la plus belliciste.

Au début de ce que je viens de dire j’ai parlé de la mémoire, qui nous a rassemblés ici
aujourd’hui. Les témoignages des infirmières ont été faits dans le but de faire une
contribution à la mémoire collective, dans la période qui a suivi la guerre elle-même.
Comment est-ce qu’on s’est souvenu des infirmières une fois la guerre finie et les
armées rentrées à la maison ? On sait qu’on s’est souvenu des soldats – il y a un
monument dans chaque commune de la France ; dans ma jeunesse il y avait toujours
des places réservées aux mutilés de guerre dans le Métro. C’est certain que le
souvenir des infirmières n’a pas été organisé avec les mêmes soins que celui des
soldats. Il n’y a que très peu de monuments qui leur sont consacrés. Il y en a à
Reims, et il y a un vitrail dans l’ossuaire de Douaumont – les voilà [PPTs 32, 33].
On leur a refusé la permission de marcher avec les soldats dans le défilé des Champs
Elysées pour fêter la Victoire ; mais par contre, une infirmière, Yolande de Baye
[PPT34], a accompagné le cercueil du Soldat Inconnu pendant son déplacement du
Panthéon à l’Arc de Triomphe le 11 novembre 1920. Pendant les premières années
de l’après-guerre, on voit presque de façon quotidienne des articles au sujet des
infirmières de la guerre dans la presse française ; mais cette présence médiatique se
réduit assez rapidement sur les années qui suivent, tandis que la présence des anciens
combattants ne se réduit pas de la même façon, et reste importante pendant plus de dix
ans après la guerre. En Grande Bretagne, la présence médiatique est plus importante
qu’en France au cours des années vingt. Les raisons pour l’attention publique portée
aux infirmières après la guerre sont compliquées. Les deux pays ont subi une crise de
santé publique par suite à la guerre – l’affreuse grippe espagnole, un taux élevé de la
tuberculose et peut-être surtout des dizaines de mille de veuves et orphelins, dont la
misère faisait un foyer d’infections. On y a pourvu, dans les deux pays, en recrutant
des infirmières pour en faire un réseau national, en créant des centres de formation et
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en insistant sur la preuve de compétence de la part du personnel, ce qui n’avait pas été
obligatoire avant 1914 ; la législation date du milieu des années vingt, mais n’a pas
toujours été observée. En France on a encouragé les anciennes infirmières de la
guerre à continuer à officier, mais en les obligeant de suivre des cours de formation
tout en en réduisant la durée en proportion avec leurs années de service à la guerre.
En Grande Bretagne, on a carrément refusé de reconnaitre l’expérience des
infirmières de la guerre et on les a obligées des suivre les cours de formation – c’est
parce que la profession médicale craignait la dilution des compétences médicales.

Les témoignages des infirmières ont probablement contribué à ce qui s’est produit par
suite à la guerre. Les témoignages font surtout preuve de bonne volonté, de
dévouement aux soldats et de patriotisme. Mais elles ne font pas grande preuve de
compétence médicale. C’était inévitable, parce que la quasi-totalité des volontaires
n’avait aucune compétence préalable et la formation avait été raccourcie dès le début
de la guerre pour parer aux insuffisances de personnel. On sait qu’il y avait pas mal
de plaintes de la part des infirmières de profession dirigées contre l’incompétence des
volontaires. En fait, c’est en parti à cause de ces expériences du volontariat qu’on
s’est décidée après la guerre d’insister sur la formation et l’examen de compétence.

En Allemagne elles ont été oubliées, jusqu’à ce que la prise de pouvoir Nazie a eu
l’effet de renouveler la détermination des féministes nationalistes de se faire valoir.
D’une certain façon, elles y ont réussi, car les Nazis avaient leur propres raisons de
vouloir augmenter le nombre d’infirmières politiquement fiables et disponibles pour
leur programmes de santé publique, y compris le programme eugéniste.

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