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Du même auteur

La Cuisine de vos artères. Pour ceux qui ont du cholestérol et ceux qui ne
veulent pas en avoir (en collaboration avec Bernard Pacaud), Albin
Michel, 1994.
Chirurgie des vaisseaux. Aspects fondamentaux, Arnette, 1998, tome I.
Chirurgie des vaisseaux. Aspects cliniques, Arnette, 1998, tome II.
L'Acte créateur (ouvrage collectif avec Gilbert Gadoffre, R. Ellerodt et al.),
Presses Universitaires de France, 1999.
Ces histoires insolites qui ont fait la médecine, Plon, 2011.
Ces histoires insolites qui ont fait la médecine. Les transplantations, Plon,
2012, tome II.
Médecin. Un serment et des vies, Prat, 2012.
Le Chirurgien et le Marabout, Plon, 2013.
L'AP, la guerre. L'Assistance publique dans la Grande Guerre (ouvrage
collectif), AP éditions, 2014.
C'est l'hôpital qui se moque de la charité, Les Arènes, 2016.
© Editions Plon, un département d'Edi8, 2017
12, avenue d'Italie
75013 Paris
Tél : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
www.plon.fr

Edmond Delorme pratiquant une dissection


pulmonaire au Val de Grâce en 1894, détail,
peinture de Marguerite Delorme, 1897.
© www.bridgemanimages.com
Création graphique : V. Podevin

ISBN : 978-2-259-25364-2

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A Jane

Aux étudiants du diplôme


d'histoire de la médecine
de la faculté Paris-Descartes
La science de la médecine, si elle ne veut pas être rabaissée au rang de métier,
doit s'occuper de son histoire, et soigner les vieux monuments que les temps
passés lui ont légués.
Emile LITTRÉ, 1829.
Avant-propos

L'amphithéâtre Farabeuf de la « vieille » faculté de médecine était bondé


comme un métro à l'heure de pointe. Au moins trois cents étudiants. Des
« première année ». L'atmosphère était assez torride. Dans le caquetage
continu des conversations perçaient, irraisonnés, des cris de rapaces. Déjà
les avions en papier partaient des gradins les plus élevés pour planer
mollement jusqu'à la chaire du professeur...
Pour un enseignant, c'était l'épreuve ! Ces gamins, qui sortaient du bac
comme d'un œuf, étaient survoltés par l'ambiance « concours » de cette
année de P1, où seul un faible pourcentage des « primants » avait une
chance de passer en deuxième année de médecine. Ambiance redoutable où
tous les coups étaient permis !
J'avais à faire le premier cours d'une nouvelle matière qui devait compter
dans les notes du concours : l'histoire de la médecine. Le ministère avait fait
tomber l'année précédente ce nouvel oukase sur les programmes : un
enseignement d'intérêt général devrait être dispensé au milieu de la
multitude de matières scientifiques dont on abreuvait les étudiants. L'idée
en elle-même n'était pas mauvaise. Mais intéresser des étudiants débutants à
une réflexion sur les grands mouvements de la médecine alors qu'ils n'en
possédaient pas le b.a.-ba restait une gageure.
Le cours dont m'avait chargé le doyen étalait son titre ronflant : « Les
conditions nécessaires au développement de la chirurgie moderne ».
— C'est toi, le chirurgien du conseil de gestion 1. Il faut qu'on se partage la
tâche... Je suis sûr que tu feras ça très bien, m'avait-il dit sur le ton affable
de celui qui n'admettait pas la discussion.
Ce cours, qui m'avait demandé un certain travail de bibliographie,
supposait en toute logique un sacré voyage dans le temps, en commençant
par le combat des anatomistes, la découverte de la physiologie de la
circulation, l'avènement de l'anesthésie et la découverte de l'infection, les
groupes sanguins et la transfusion, en passant par la chirurgie militaire,
l'intubation trachéale et autres circulations extracorporelles... Un vrai
panoramique !
De plus, je savais mes diapositives un peu chargées, égrenant les dates
importantes, les noms des grands hommes qu'on ne pouvait ignorer, les
événements fondamentaux et leur enchaînement... Le portrait de quelques
barbus du passé était censé égayer la présentation. Mais elle restait sans
doute un peu trop revêche pour susciter l'intérêt ou au moins l'adhésion de
l'assemblée qui me faisait face.
En entrant dans l'amphi Farabeuf pour faire ce cours au milieu du
brouhaha, je le sentais mal, très mal...
J'étais pourtant ce que l'on appelle un vieux routier : douze ans de
conférences d'internat, des foules d'exposés sur tous les sujets de chirurgie
ou d'anatomie pendant mon clinicat, puis un enseignement de troisième
cycle dans ma spécialité depuis que j'étais professeur. J'étais plutôt à l'aise
habituellement.
De la chaire, je contemplais la masse des étudiants. Nombreux étaient
ceux qui n'avaient pas de place et s'apprêtaient à prendre le cours sur leurs
genoux, assis sur les marches des gradins. Ma présence ne les avait pas
dérangés un instant ; ils continuaient à papoter pour les plus calmes et à
s'envoyer des projectiles de toutes sortes pour les autres.
Je savais que je n'avais que cinq minutes pour m'imposer... Sinon, j'allais
être condamné à parler en forçant dans le micro pour être seulement
entendu des éternelles filles studieuses des premiers rangs, celles qui étaient
capables de prendre des notes au milieu de toutes les tempêtes.
— Je vais vous raconter une histoire...
Les conversations diminuèrent d'intensité. Certains visages se tournaient
vers moi, l'air intrigué de découvrir celui qui osait les interrompre dans
leurs occupations.
— Ambroise Paré est sur le champ de bataille...
— Qui c'est ? hurla un petit malin en imitant un cri d'oiseau pour faire rire
ses camarades.
— Un hôpital dans Paris, continuai-je du tac au tac.
Cette fois, les rires furent de mon côté. Je poursuivis, comme si de rien
n'était :
— Il faut amputer un soldat dont la jambe vient d'être fracassée par une
arquebuse. C'est une amputation de cuisse. Ambroise Paré sait bien que
c'est très dangereux, le soldat risque sa vie. Imaginez seulement...
l'anesthésie n'existe pas !
Murmures dans la salle.
— Et pourquoi donc ? demanda une jeune fille à la coiffure en tresses
« afro ».
— Parce que nous sommes en 1542 au siège de Perpignan et que
l'anesthésie ne sera découverte que pendant la seconde moitié du
XIX e siècle, répondis-je, tout en poursuivant. Plusieurs infirmiers costauds
maintiennent le soldat pour qu'il ne se débatte pas. Paré aiguise ses longs
couteaux, prépare sa scie et fait chauffer un fer rouge dans un brûlot de
campagne. L'amputation peut commencer...
Plus personne ne parle. Les avions se sont posés. Les visages rigolards
sont redevenus sérieux. Comment Ambroise Paré allait-il faire son
amputation ? Pourquoi utilisait-il un fer rouge ? Et la scie, à quoi servait-
elle ?
Je savais que j'avais gagné. J'allais pouvoir faire mon cours, leur assener
les dates, les noms, les événements sans qu'ils n'y trouvent plus rien à
redire. Je savais qu'à la fin de cet exposé de deux heures j'aurais de
nombreux étudiants qui viendraient me poser des questions sur la chirurgie
et à qui je pourrais dire :
— Si ça vous intéresse, vous pouvez venir dans mon service pour voir une
opération.
*
Bien entendu, ces anecdotes ne pouvaient remplacer un enseignement
universitaire sur l'histoire de la médecine. L'histoire de la médecine n'est
qu'une facette de l'histoire tout court, elle ne peut être ramenée à une suite
d'histoires, de petites histoires, même si elles sont totalement exactes. Elle
accompagne les grands mouvements de la pensée, elle s'immisce dans les
faits militaires et politiques de son temps. Les médecins de la Renaissance
sont comme les hommes de la Renaissance, avec leurs défauts, leurs
combats, leurs remises en question, et ils servent et obéissent à ceux qui
détiennent le pouvoir.
Pour le médecin moderne, permet-elle de tirer des leçons ? Ni plus, ni
moins que la grande histoire, qui ne se répète jamais exactement... Tout au
plus met-elle en évidence le rôle du hasard, la force de l'observation et le
poids de personnalités exceptionnelles dans les progrès et les découvertes.
Elle permet aussi de stigmatiser les forces réactionnaires dans le
développement d'une nouvelle technique, forces d'autant plus exacerbées
qu'il s'agit de l'humain, donc pour beaucoup une expression du divin.
L'histoire de la médecine moderne nous en offre bien des exemples : le
don d'organes est discuté dans de nombreux pays, l'utilisation des cellules
embryonnaires humaines pour un clonage thérapeutique est loin de faire
consensus, la transfusion sanguine, elle-même, est réprouvée par certains...
Certaines femmes préfèrent « accoucher dans la douleur », alors que
l'anesthésie péridurale a gagné droit de cité dans tous les pays industrialisés.
L'excision mutile encore de nombreuses femmes, y compris en France...
On n'a jamais autant réfléchi sur l'éthique médicale ; c'est même devenu
une science qu'on enseigne dans les facultés du monde entier, avec des
professeurs, des assistants et des doctorants.
Restons modestes. Bien sûr, l'histoire de la médecine doit analyser les
grands mouvements de la pensée médicale et les replacer dans leur
contexte, mais si elle n'avait que l'avantage de classer un peu certaines dates
dans la tête des futurs médecins, ce serait déjà une victoire. A un étudiant
en médecine auquel je faisais passer ses cliniques 2, je demandai un jour :
— Qui était Hippocrate ?
Il me regarda de côté, cherchant le piège, réfléchit un peu. Puis soudain, se
souvenant de ma propre spécialité, il m'asséna, sûr de lui :
— Un chirurgien cardio-vasculaire, comme vous !
Alors finalement, mes petites histoires pouvaient avoir aussi leur place...

1. Dans une faculté de médecine, le conseil de gestion rassemble les représentants élus des
professeurs. Habituellement, chacun représente une discipline, la biologie, la chirurgie, la médecine
interne, la cardiologie, etc. Ce sont ces professeurs sous l'autorité du doyen qui définissent
l'enseignement de la faculté et l'organisent.
2. Les cliniques étaient le dernier examen oral qui concluait les études de médecine. Il y avait des
cliniques de médecine, de chirurgie et d'obstétrique, chacune sanctionnée par un professeur de la
discipline. En cas d'échec à l'une d'entre elles, il était impossible de soutenir sa thèse.
1
« Nous devons un coq à Asclépios :
payez-le, ne l'oubliez pas ! »

Où je préside une thèse de doctorat en pestant contre le Premier consul et


en rêvant sur le serment que prêtent tous les futurs médecins. Où l'on suit le
grand Hippocrate sous son platane de l'île de Cos, plongé dans les
réflexions que lui suggèrent les dernières paroles de Socrate. Où il décide
d'inventer la déontologie qui sera, dans son œuvre immense, la seule partie
qui franchira vraiment les siècles...

C'était une soutenance de thèse à la faculté. J'étais président du jury et


légèrement en retard. Une opération qui avait duré plus longtemps que
prévu !
Il fallait encore me rendre au vestiaire des professeurs pour passer ma
toge ! Il ne manquait plus que ce dernier contretemps. En maudissant
Bonaparte et son esprit d'organisateur en toutes choses, qui avait décidé et
imposé un costume pour les membres de l'université, comme il l'avait fait
pour l'uniforme des cavaliers ou la tenue des préfets : les professeurs de
médecine porteraient des toges rouge cramoisi quand les docteurs en droit
arboreraient le rouge écarlate. L'épitoge se porterait sur l'épaule comportant
une patte d'hermine pour les bacheliers, une autre pour les licenciés et la
troisième pour les docteurs. Bonjour, le falbala...
Je fermai avec impatience les vingt-cinq boutons de la robe (pas un de
moins, le nombre était réglementaire !) en pestant contre le Consulat et
appliquai le rabat de batiste blanche sur le col. Les autres membres du jury
m'attendaient dans la salle des thèses de la faculté. La candidate était prête.
Le public, en fait la famille et les amis de l'impétrante, était déjà dans la
salle. La soutenance pouvait enfin commencer.
A notre entrée, tous se levèrent. En tant que président du jury, je m'assis le
premier et invitai tout le monde à en faire autant. En principe, cette
soutenance n'était qu'une formalité. La candidate était brillante. Elle avait
terminé son internat dans les plus grands services parisiens et son sujet se
situait à la pointe du progrès technologique médical. Grande jeune femme
brune, les cheveux tirés en arrière par un chignon impeccable, les yeux
discrètement soulignés par le khôl, elle était vêtue d'un tailleur noir strict,
chaussée sur des talons « comme il faut », pas trop hauts, pas trop courts...
Elle était parfaite dans le genre « soutenance de thèse ». Elle commença,
avec un peu d'émotion dans la voix, puis la raffermit rapidement au rythme
de son exposé qu'elle connaissait sur le bout des doigts. Elle s'exprimait
dans un français parfait, sans hésitations superflues, sans utiliser la
« siglomanie » fréquente dans ce genre de circonstances.
Je me tournai vers le public, aspiré par une empathie totale pour l'héroïne.
Visages crispés par l'angoisse. Pourvu qu'elle ne trébuchât pas ! Au premier
rang, son père, Algérien venu en France dans les années 1960 pour
travailler dans les chaînes de Renault à l'île Seguin. Une carrière de travail
et de sacrifices pour ses enfants. Il n'en pouvait plus de fierté pour cette
fille, qui racontait sous ses yeux des choses qu'il ne pouvait comprendre
mais que ces messieurs importants, habillés de rouge derrière leur chaire,
semblaient apprécier, tant ils opinaient du bonnet aux propos de Fatima. La
mère était enrobée dans ses voiles traditionnels. Elle ne parlait qu'à peine le
français. Elle ne comprenait pas très bien ce qui arrivait, sinon que sa fille
devenait quelqu'un chez ces Français, capables de faire tant de bien et tant
de mal à la fois !
Fatima avait fini son exposé, elle répondait aux questions des rapporteurs.
Certaines un peu vicieuses. Comme une gazelle, elle bondit au-dessus des
obstacles, brillante et fine tout en restant modeste. C'était parfait. Le jury se
retira pour délibérer :
— Médaille d'argent !
— Oui, tout à fait d'accord, médaille d'argent.
Les vieux routiers des thèses tranchaient en peu de mots et déjà se
précipitaient pour signer les parapheurs officiels, faisant de Fatima un
nouveau docteur en médecine.
— Et pourquoi pas la médaille d'or ? demanda le plus jeune des membres
du jury, encore assistant, rapporteur de la thèse.
— Parce que la médaille d'or fait l'objet d'un concours particulier qui a
lieu une fois par an et qui permet à l'interne qui l'obtient d'effectuer un an
supplémentaire dans le service hospitalier de son choix.
Le jury revint dans la salle des thèses de la faculté. Tout le monde se leva.
Je commençai :
— Mademoiselle, le jury vous a jugée digne de devenir docteur en
médecine avec la mention très honorable et la médaille d'argent de notre
faculté. Vous ne serez médecin qu'après avoir prêté serment. C'est un des
actes les plus importants de votre nouvelle carrière, il vous engage devant
vos pairs, votre famille et toute la communauté que nous représentons. Vous
allez passer la toge noire des médecins, lever la main droite et, devant le
buste d'Hippocrate, notre maître à tous...
Paroles consacrées, perpétuant le vieux mythe, répétées au fil des siècles
pour sacraliser le métier de médecin :
— En présence des maîtres de cette école, de mes chers condisciples et
devant l'effigie d'Hippocrate, je promets et je jure d'être fidèle aux lois de
l'honneur et de la probité dans l'exercice de la médecine... »
La main droite levée, Fatima lisait d'une voix claire le texte moderne d'un
serment, écrit sous un platane de l'île de Cos il y avait plus de deux mille
cinq cents ans...

Ile de Cos, 399 avant Jésus-Christ


Il portait vaillamment la soixantaine... Hippocrate, médecin-chef
incontesté de l'école de Cos, crâne chauve, cheveux coupés court et barbe
blanche florissante, se tenait sous son platane favori, entouré de ses élèves
et de ses assistants. Ils étaient au moins une trentaine à écouter tous les
jours, à l'heure chaude, le discours du vieux maître, quand les consultations
du matin étaient terminées. Puis, quand le soleil de Phoebus commencerait
de descendre vers la mer, ils iraient visiter ensemble les patients hospitalisés
à l'Asclépéion 3.
— Maître, nous venons de terminer selon tes instructions le troisième livre
sur Les Epidémies, Polybe a presque rédigé le volume Sur les
accouchements. Il a décrit, comme tu le lui as demandé, la théorie des
humeurs pour le volume Sur la nature de l'homme. Quand nous aurons
terminé l'ensemble, on aura complété tes écrits Sur la médecine ancienne,
celle de nos pères, les Asclépiades...
Le Maître ne répondit pas. Thessalos, le fils aîné, reprit :
— Ainsi, l'ensemble de tes enseignements pourra être connu de tous. Et
notre école montrera sa supériorité sur toutes les autres, y compris sur ceux
de l'école de Cnide, qui disent pis que pendre sur notre façon de faire...
Devant le mutisme persistant d'Hippocrate, Polybe vint à la rescousse de
son beau-frère :
— C'est ton combat, Maître, que nous écrivons. C'est le combat de ceux
qui observent le malade et ses symptômes pour poser un diagnostic et pour
prédire l'issue du mal. C'est ton combat contre les magiciens et les
charlatans qui ne soignent que sous l'influence prétendue des dieux, en
cherchant la prognose dans le vol des oiseaux ou la distribution des
osselets !
Hippocrate redressa la tête qu'il maintenait fixée vers le sol depuis le
début de la discussion. Il contempla un instant Polybe. Polybe, le
dogmatique. Polybe, le meilleur parmi tous ses élèves, celui qui devrait un
jour lui succéder à la tête de cette école. Il lui avait donné sa fille en
mariage. Il l'aimait comme ses fils, Thessalos et Dracon. Un vrai médecin
dans l'âme. Ils avaient écrit ensemble les textes sur les accouchements et
tout ce qui concernait les soins à apporter aux enfants. C'est lui qui prenait
en charge toute la pédiatrie et l'obstétrique de Cos. Et avec cela un talent
exceptionnel pour permettre un accouchement dont la présentation
s'annonçait mal. Le roi des présentations du siège... A la fois ferme et
compassionnel, intellectuel et pratique, original et fidèle ! Un vrai médecin,
son meilleur élève 4. Il se tourna vers lui :
— N'oublie pas, Polybe, ce que je t'ai déjà dit : la vie est courte, l'art est
long, l'expérience est trompeuse, l'empirisme est dangereux, le jugement
difficile. Il faut non seulement faire soi-même ce qui convient, mais encore
être secondé par le malade, par ceux qui l'assistent et par les éléments
extérieurs 5... La médecine que nous faisons est celle des « phainomenom »,
de ce qui apparaît et que je cherche depuis toujours à dépister, à associer et
à comprendre à la lumière du système que nous ont transmis les Anciens.
Mais, selon la comparaison du grand Socrate, ce ne sont que les ombres
projetées sur le mur de la caverne que nous interprétons 6. La réalité nous est
insaisissable. Peut-être qu'après nous d'autres pourront mieux faire,
comprendront ce qui se passe réellement à l'intérieur du corps, et nos
théories leur sembleront dépassées. Ce que je vous transmets, c'est en fait
une méthode et un état d'esprit, mais, hélas, peu de connaissances...
La lutte contre le magique, le prétendu divin... Pour Polybe et bien des
disciples cela avait été le vrai combat du Maître. Ils l'avaient tous vu agir
quand il était appelé au chevet d'un malade : il entrait dans la maison,
saluait le patient et sa famille, et notait pratiquement dès le seuil si celui-ci
avait ou non le visage de la mort. S'il avait ce fameux « faciès
hippocratique », tel qu'il l'avait décrit dans le deuxième chapitre des
Pronostics, il savait déjà qu'il était en présence d'un agonisant. Jamais il
n'abandonnerait ce patient, mais, prudent, il en prévenait d'emblée la famille
pour éviter les reproches ultérieurs.
Quand ce point essentiel était élucidé, il pouvait passer à l'examen
proprement dit. Il s'approchait lentement du malade et tentait, d'abord à
quelque distance, de se faire une idée plus précise de son état général. Etait-
il calme, allongé et détendu, bien couvert ou au contraire agité, gesticulant
et divagant, couvert de sueurs ? Ses mains étaient-elles immobiles ou
bougeaient-elles dans le vide comme pour attraper quelque chose
d'imaginaire ?
Après cette observation, Hippocrate s'installait à côté du lit et interrogeait
son patient. C'était l'anamnèse. Aucune référence aux dieux. Seulement des
questions sur ce qu'il ressentait : avait-il fait un repas trop abondant ? Etait-
il fatigué depuis quelque temps ? Avait-il effectué des efforts inhabituels ?
Hippocrate recherchait toujours cette « prophase » qu'il tenait pour
responsable de la maladie, et il était convaincu que les dieux n'avaient rien à
voir là-dedans, qu'il ne s'agissait pas d'une punition et encore moins d'une
vengeance !
Ensuite, le malade était complètement dévêtu. Il l'examinait en
recherchant tous les détails de son corps des pieds à la tête. Puis il palpait
toutes les parties du corps, en insistant sur les régions qui apparaissaient les
plus sensibles 7.
Enfin, le praticien scrutait les selles, les urines, les vomissements et les
expectorations.
Toujours la même procédure, toujours les mêmes gestes. Hippocrate avait
introduit la systématisation de l'examen clinique.
Et puis il avait imposé de prendre des notes ! C'était le rôle de l'assistant
qui consignait tout sur ses tablettes. Celles-ci étaient systématiquement
classées et conservées dans les locaux de l'Asclépéion. Progrès considérable
qui allait permettre la rédaction des Ecrits 8.
L'assistant notait donc tout ce qu'il voyait, même les choses qui lui
semblaient sans importance, car c'était l'instruction du Maître. Il fallait
parvenir au grand principe de la « congruence », c'est-à-dire au
rassemblement des signes dans un syndrome, pour arriver à définir une
maladie. Par exemple, Dracon notait cette observation qu'il avait rapportée
dans Epidémies I 9 :

— Parmi les malades qui moururent : surtout les adolescents, les jeunes,
les hommes dans la fleur de l'âge, les glabres, les gens de peau claire, ceux
qui avaient les cheveux noirs et raides, ceux qui avaient le teint mat, ceux
qui avaient des mœurs légères, ceux qui avaient la voix sèche et rauque, les
zézayeurs, les hommes au tempérament excitable...
Tout pouvait avoir de l'importance, l'âge, la voix des patients, leurs
mœurs, leur tempérament ; d'autres peut-être seraient un jour à même d'en
tirer des conclusions et d'étayer ainsi leur prognose.
— Un médecin doit dire ce qui a été, reconnaître ce qui est, et annoncer ce
qui sera.
Tel avait été l'enseignement du Maître !
Et voilà que maintenant, devant eux, le Maître remettait tout en question.
Ils en étaient déçus, presque ulcérés.
A ce moment, Apulée, un des aides de l'Asclépéion, pénétra, essoufflé,
devant l'aréopage et s'écria :
— Vite, Maître ! Un malade vient de sombrer dans le coma, on a besoin de
vous.
Hippocrate, assis dans l'herbe, se leva comme mû par un ressort et,
accompagné de Polybe, se hâta vers le bâtiment où les malades étaient
hospitalisés. C'était un jeune patient, gentil et flegmatique, qui était arrivé
depuis peu, à la demande de son père, pour consulter le Maître. Il était
allongé, inconscient, le visage figé, les yeux révulsés et immobiles, le corps
en opisthotonos 10, immobile en extension, les bras tendus et les doigts
serrés. A le voir ainsi, on croyait qu'il allait mourir sur-le-champ.
— Maître, Maître, que faut-il faire, demandaient Apulée et les autres
infirmiers qui maintenaient fermement le patient ?
Hippocrate calma tout le monde :
— Ecartez-vous, ne le gênez pas, il va commencer la phase clonique...
En effet, le corps du jeune homme fut pris de tremblements très violents,
qui durèrent quelques minutes.
— Regardez bien. Les convulsions vont s'arrêter, puis il va commencer à
respirer à nouveau de façon très ample en faisant beaucoup de bruit. Il sera
alors très flasque et ses urines vont couler sans qu'il pense à les retenir car il
est encore dans le coma. Puis il se réveillera, sans se souvenir de ce qui lui
est arrivé. C'est l'amnésie. Vous le laisserez récupérer tranquillement et vous
lui laverez la bouche car je crois qu'il s'est mordu la langue, ce qui est
fréquent (un peu de sang coulait sur ses lèvres).
Dracon consignait tout sur sa tablette. Discrètement, il cracha par terre.
— Ce que tu viens de faire ne sert à rien, Dracon. Cette maladie n'est pas
contagieuse. C'est le Mal sacré. Je pense que tu l'avais reconnu. Et cette
habitude de cracher quand on rencontre ces malades n'a pas de sens ! Pas
plus que celle d'utiliser des fumigations nauséabondes pour éloigner ce mal
prétendument venu des dieux. Il me semble qu'il ne soit pas plus divin, ni
plus sacré que d'autres maladies, mais qu'il soit dû à une cause naturelle
comme d'autres affections. L'homme considère sa nature et la croit divine à
cause de son ignorance et de sa crédulité... D'ailleurs cette maladie ne s'en
prend qu'aux flegmatiques. En fait, si l'on préfère : toutes les maladies sont
divines et toutes sont humaines !
Ils étaient tous très impressionnés par la prognose du Maître car les choses
se passaient exactement comme il l'avait prédit.
Alors qu'il commençait la visite des autres malades de l'Asclépéion,
Polybe en profita pour reprendre ses questions :
— Tu vois bien, Hippocrate, que toute cette science que tu as accumulée
doit être connue du plus grand nombre. Je sais que tu as rédigé un texte sur
la maladie sacrée. Il est fondamental qu'on le joigne à nos Ecrits...
— Je le ferai, Polybe le dogmatique, je le ferai. Mais cela n'est pas
l'essentiel !
Il poursuivit sa visite sans en dire plus, laissant Polybe dans l'expectative
de ce qui, pour le Maître, était devenu l'essentiel...
Il n'allait pas tarder à le savoir.
*
La nouvelle arriva par la mer. Dans l'île de Cos, tout ne pouvait venir que
de la mer : le meilleur et le pire. Aujourd'hui, c'était le pire : Socrate était
mort. « Ils » l'avaient assassiné. Hippocrate en fut terrassé de chagrin et de
regret.
Il avait appris l'événement avec du retard, d'un capitaine de navire, quand
les bateaux venant d'Athènes, qui se faisaient plus rares depuis la défaite,
avaient pu à nouveau colporter ragots et nouvelles jusqu'au fin fond de
l'archipel du Dodécanèse, dans la mer Egée.
Bien sûr, c'était une affaire politique. Il fallait trouver des boucs émissaires
pour tenter d'expliquer la défaite cuisante d'Athènes après trente ans de
luttes avec Lacédémone, dans ces épouvantables guerres du Péloponnèse !
Et la tyrannie des Trente, qui avaient pris le pouvoir, avait effectué des
purges redoutables. Il fallait trouver ceux qu'on pouvait tenir pour
responsables de l'amollissement général des mœurs, ceux qui avaient
conduit la cité de Périclès à sa chute. Il est vrai que, à côté des valeurs
viriles et militaires de Sparte, les philosophes d'Athènes pouvaient redouter
les comparaisons ! Les sophistes furent particulièrement recherchés : on
détruisit même en place publique toute l'œuvre de Protagoras. Socrate, qui
les avait beaucoup fréquentés et qui avait discuté avec eux pour dépister
leurs faux raisonnements, leur fut injustement amalgamé et on lui interdit
l'enseignement.
Mais Socrate était difficile à atteindre pour plusieurs bonnes raisons.
D'abord, il avait été dans sa jeunesse un soldat courageux, qui avait sauvé la
vie de plusieurs hoplites devenus des personnages influents d'Athènes, il
avait également été président du Conseil des cinq cents ; on pouvait donc
difficilement lui reprocher de n'être pas patriote. Ensuite, et surtout, il
n'avait jamais rien écrit, ce qui empêchait de se venger sur ses œuvres,
même si l'on savait pertinemment que certains de ses élèves se chargeaient
avec ardeur d'exprimer sa pensée.
Il fallut donc trouver un prétexte...
Les pouvoirs politiques de tous les temps trouvent toujours un prétexte
pour conduire un opposant, ou supposé tel, au pilori. Pour Socrate, on
choisit de lui confier l'arrestation de Léon de Salamine. Tout le monde
savait en fait que le philosophe considérait Léon comme innocent des faits
qu'on lui reprochait. Il refusa donc de se prêter à cette mauvaise action.
C'était attendu...
Le prétexte était trouvé !
Mélétos se chargea du rôle d'accusateur public : Socrate était à la fois un
corrupteur de la jeunesse et celui qui ne reconnaissait pas les dieux de la
cité. Cette accusation était partisane et injuste. En d'autres termes, elle ne
tenait pas la route... Elle fut cependant portée, et cinq cent un jurés furent
requis.
— Mais comment se déroula le procès, demanda Hippocrate au capitaine,
il n'est pas possible que le grand Socrate n'ait pas pu faire valoir son bon
droit devant cinq cents citoyens d'Athènes ?
— Hélas et pour faire court, Hippocrate, tout s'est passé comme si ton ami
philosophe avait décidé d'exaspérer le jury à tout prix. Comme s'il avait
cherché à être condamné ! Il fut le meilleur allié de Mélétos, son propre
accusateur. Il refusa de lire la défense que lui avait préparée Lysias ; il
raconta des épisodes de sa vie qui n'avaient rien à voir avec les faits
reprochés. Enfin, alors qu'on lui offrait le choix entre une condamnation à
mort et payer une amende, il proposa de payer la somme de 25 drachmes,
ce qui était ridicule, et estima même que, compte tenu des services qu'il
avait rendus à la cité, on aurait dû l'héberger au Prytanée et le nourrir
jusqu'à la fin de ses jours... En bref, il se moqua de tous et obtint la
condamnation à boire la ciguë, comme s'il l'avait souhaité 11... « Anytos et
Mélétos peuvent me tuer, ils ne peuvent pas me nuire », aurait-il dit pour
clore les discussions !
Le capitaine raconta ensuite à Hippocrate la mort du philosophe digne,
quasiment solennelle, au milieu de ses disciples, en évoquant l'immortalité
de l'âme :
— Ses dernières paroles furent pour toi, ô Hippocrate. Tu sais combien il
t'appréciait. Il a dit à Criton, son ami d'enfance, pour qu'il te le rapporte par
ma bouche : « Nous devons un coq à Asclépios : payez-le, ne l'oubliez pas !
— Oui, ce sera fait, répondit Criton, mais vois si tu as encore quelque
autre chose à dire. » A cette question, Socrate ne répondit plus, son corps
commençait à se raidir sous l'effet du poison et il ne pouvait plus parler. Il
acheva donc sa vie de paroles sur cette phrase énigmatique ! Criton pense
que c'est à toi, Maître 12, qu'il destinait cette dernière parole et que, toi, tu
allais comprendre ce qu'il voulait dire.
Ce récit du marin plongea Hippocrate dans une profonde réflexion et il ne
participa plus aux activités de l'Asclépéion pendant plusieurs jours. On le
trouvait sous son arbre dès le lever du soleil. A l'heure chaude, il faisait
comprendre à ses assistants qu'il n'y aurait pas d'enseignement ce jour...
En fait, tout était mystérieux dans cette affaire : pourquoi Socrate avait-il
tant souhaité être condamné ? Que voulait dire sa dernière phrase sur
Asclépios ? Socrate avait-il voulu lui communiquer un message posthume ?
C'était bien dans sa manière de lancer des questions ou des sentences
sibyllines, pour qu'on trouve la réponse en soi-même. « Connais-toi toi-
même. » Il connaissait son Socrate...
Hippocrate avait beau retourner tous ses souvenirs et plonger dans une
introspection profonde, il ne comprenait pas.
Sa décision fut prise. Un des matins suivants, il informa Polybe et ses fils
qu'il partait pour Athènes. Apulée, son jeune infirmier, viendrait avec lui
pour s'occuper de ses commodités (en fait, il n'avait pour tout bagage qu'un
petit baluchon et sa trousse d'instruments). Il leur confiait la maison ; à eux
d'en prendre soin. Il n'écouta pas leurs conseils de prudence et embarqua.
Les vents étaient favorables et, mollement bercé par la houle, Hippocrate,
qui avait toujours aimé les voyages en bateau, s'endormit presque dès
l'appareillage. Comme il le fallait, chez un Grec qui respectait les coutumes,
il fit alors un rêve étrange qui commençait agréablement, presque comme
un rêve érotique : « Un marchand de bimbeloterie se trouvait dans le
gynécée d'un roi. Des femmes belles et jeunes, à moitié dévêtues et
babillant comme des oiseaux, l'entouraient en le frôlant pour découvrir ses
trésors. Tout à coup, une sonnerie de trompes militaires éclatait
bruyamment au-dehors, jetant l'effroi dans ce groupe de jeunes femmes.
Alors, une d'entre elles souleva brusquement sa robe, en sortit une épée qui
y était cachée et se précipita hors de la maison pour combattre... »
Quand il se réveilla, Hippocrate chercha, bien entendu, à comprendre le
message que les dieux lui avaient envoyé en songe. En fait, il connaissait
l'histoire et l'avait déjà bien souvent lue dans les chants homériques. Il était
clair que le guerrier habillé en femme ne pouvait être qu'Achille aux pieds
légers, que sa mère la déesse Thétis avait obligé à se déguiser en femme
pour lui éviter de partir à la guerre de Troie. Elle savait que, s'il partait, il s'y
couvrirait certes de gloire, mais qu'en revanche il n'en reviendrait pas
vivant. Le marchand était Ulysse, Ulysse aux mille ruses, qui avait promis à
Agamemnon de ramener Achille et ses Myrmidons en Aulis et qui avait
trouvé le subterfuge des trompettes guerrières pour démasquer le guerrier
dans sa cachette.
Mais quel rapport ce rêve avait-il avec Socrate ?
Pour Hippocrate, la réponse était évidemment dans le choix d'Achille, qui
partit sur-le-champ à la guerre, honteux d'avoir été vu par Ulysse dans cet
accoutrement. Il avait choisi une vie courte et pleine de gloire pour les
siècles à venir, plutôt qu'une longue vie de paysan sans renommée. Socrate
devait savoir aussi que sa mort exemplaire allait mythifier sa vie et
conférerait la gloire éternelle à son enseignement. Lui qui n'avait jamais
rien écrit, qui ne pouvait compter que sur ses disciples pour faire connaître
son message, devait en quelque sorte mettre dans la balance sa propre vie
pour rendre son œuvre définitivement crédible. A n'en plus douter, c'était là
la raison de son acharnement à être condamné et, ce, de façon injuste...
A Xanthippe 13 qui répétait comme une folle à l'issue du procès :
— Mais cela n'est pas juste !
Il répondit :
— Aurais-tu préféré que cela fût juste !
Orgueil démesuré ? Nécessité d'aller jusqu'au bout d'un destin ?
Après tout, d'autres, et non des moindres, firent ce même choix dans
l'histoire...
*
— Ce que je peux te dire, Hippocrate, c'est que Socrate voyait en toi
l'archétype du médecin. En tant que descendant du dieu 14, il te considérait
comme le chef d'une école qui se devait d'apporter aux hommes la
connaissance, à la condition d'abord qu'ils fassent la preuve de leur sincérité
et de leur mérite. Pour lui, la médecine devait représenter une recherche
philosophique et une initiation. Pour en être digne et pour la recevoir, il
fallait passer par des épreuves qui étaient sanctionnées par un Maître. Il
pensait que ton école était l'exemple à suivre et que tu possédais l'envergure
pour la conduire à son aboutissement.
Platon parlait de façon très amicale. Il avait été ému de voir Hippocrate
entreprendre ce long voyage pour rencontrer tous ceux qui avaient vécu les
derniers instants de Socrate. Il y voyait un signe...
Platon était évidemment très peiné par la mort de son propre Maître, bien
qu'il en eût compris la dimension rédemptrice. Il connaissait aussi son
devoir : celui de faire connaître son enseignement. Sa vie entière serait
consacrée à cette tâche.
En considérant le grand médecin si sage et si déterminé à la fois, il pensait
qu'il devait faire évoluer son enseignement vers un discours imbibé de la
pensée de Socrate. C'était peut-être cela qu'il avait voulu dire dans ses
dernières paroles. La médecine était peut-être autre chose qu'une tekhnê,
même si cette connaissance était indispensable. Peut-être fallait-il parvenir
à une autre dimension... Pendant les semaines qui suivirent, il entreprit de
raconter à Hippocrate les grands enseignements de celui qu'il considérait
comme le plus grand philosophe de son temps.
Ce fut un moment très agréable. Platon était un merveilleux conteur. On
avait l'impression d'entendre parler Socrate.
— Sais-tu que la mère de Socrate était sage-femme ? Il disait qu'il se
devait d'accoucher nos esprits, comme sa mère accouchait les femmes. C'est
ainsi qu'il n'affirmait jamais, mais cherchait par ses questions à tirer ce qui
était déjà en nous et que nous ne parvenions pas à formuler clairement.
La philosophie apparaissait ainsi l'art d'exprimer par des mots simples et
nets ce que chacun ressentait de façon confuse, pensait aussi Hippocrate.
Il récapitulait, à l'aune de ce que lui disait Platon, tout ce qui jusqu'à
présent avait été son œuvre. Peut-être était-il passé à côté de l'essentiel ? Il
lui fallait réfléchir. Accoucher les esprits... lui qui avait déjà rédigé des
traités pour expliquer comment réussir les accouchements les plus difficiles.
Qu'est-ce que Socrate aurait pensé de sa médecine ?
Finalement, ce qu'il avait toujours enseigné était une médecine basée sur
une éthique spiritualiste, à la fois métaphysique et pratique, dans laquelle le
divin se confondait avec la nature, la nature étant la source essentielle de la
guérison. On pouvait l'accuser d'être trop rationaliste mais sûrement pas
d'être matérialiste. Tout son travail avait été d'apprendre à aider la nature en
l'être humain, à vaincre la maladie avec une thérapie simple et naturelle.
D'abord, ne pas nuire !
C'était en cela que la médecine était un art et non pas seulement une
technique. Car quel que soit le procédé, le but à atteindre était bien la
prévention des maladies et leur guérison. Au fond de lui-même, Hippocrate
savait qu'il avait eu raison de suivre ce chemin.
Maintenant, il fallait aller plus loin. C'était cela, le message de Socrate. Il
devait encore un coq à Asclépios. Il y avait une autre dimension dans le
métier de médecin qu'il n'avait pas encore suffisamment approfondie.
Devenir médecin devait consacrer une initiation, l'acceptation d'un idéal. Il
fallait créer les règles de la vie du médecin, écrire un code de déontologie...
C'était empli de toutes ces réflexions que le Maître revenait vers son île.
*
Quelques mois passèrent.
Hippocrate avait repris ses habitudes, mais il allait moins souvent visiter
des malades, laissant ce soin à ses assistants. Il passait le plus clair de son
temps à écrire et à réfléchir sur la médecine et sur la mort de Socrate.
« Nous devons un coq à Asclépios... » Cela ne signifiait-il pas qu'il fallait
remercier le dieu d'avoir donné la médecine aux hommes, donc la capacité
de prendre soin d'eux-mêmes et de trouver le secret de la guérison ? Ce
secret, vrai pouvoir médical, empiétait à l'évidence sur le domaine des
dieux. Asclépios en avait fait la triste expérience quand il fut foudroyé par
Zeus pour avoir réussi à arracher des hommes à la mort, en utilisant le sang
de la Gorgone ! Hippocrate était convaincu de l'importance de ce nouveau
pouvoir. Il s'agissait donc bien d'un tournant dans l'histoire des hommes et il
s'en sentait investi. A lui d'établir les règles de l'exercice d'une telle
puissance...
La mort de Socrate était aussi un tournant. Les héros d'Homère, Achille le
premier, considéraient que la gloire éternelle ne pouvait être acquise que par
une mort glorieuse au combat. Socrate prouvait qu'il était aussi prestigieux
de mourir pour ses idées, dans la non-violence. Par sa mort, Socrate
influençait les valeurs du monde.
Hippocrate rédigea ainsi, dans une envolée, plusieurs ouvrages où il
résumait les fondements de sa pensée (Les Aphorismes) et les grandes
lignes de l'éthique qu'il voulait pour les futurs médecins. Cette pensée
s'organisait autour de quelques principes incontournables :
— L'obligation morale de la connaissance et de la transmission du savoir ;
— L'égalité de la prise en charge des hommes face à la souffrance et à la
maladie, que l'on fût esclave ou homme libre ;
— La défense de la vie ;
— La mise au premier plan du secret médical, qui ne constituait pas un
privilège de la profession, mais un droit fondamental du malade.
L'art du médecin devait alors être guidé par l'instruction des règles et par
l'expérience personnelle bâtie sur l'interrogatoire et l'examen du patient.
Enfin le jour vint où il put rassembler ses élèves sous son fameux platane.
Il était détendu. Il patienta avant de prendre la parole afin que l'attention de
son auditoire fût bien fixée.
— Je viens de rédiger les règles qui dorénavant gouverneront notre école.
Je veux qu'avant d'aller exercer la médecine que vous aurez apprise ici,
vous prêtiez le serment que je vais vous lire. Thessalos, donne-moi la
dernière tablette.
Thessalos remit la tablette à son père. Hippocrate jeta un regard circulaire
sur sa petite assemblée et commença sa lecture :
« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, Hygie et Panacée, par tous
les dieux et toutes les déesses, et je les prends à témoin que, dans la mesure
de mes forces et de mes connaissances, je respecterai le serment et
l'engagement écrit suivant :
« Mon Maître en médecine, je le mettrai au même rang que mes parents.
Je partagerai mon avoir avec lui, et s'il le faut je pourvoirai à ses besoins. Je
considérerai ses enfants comme mes frères et, s'ils veulent étudier la
médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je transmettrai
les préceptes, les explications et les autres parties de l'enseignement à mes
enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêté serment
suivant la loi médicale, mais à nul autre.
» Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je
conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et
j'écarterai d'eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. Jamais je ne
remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d'y
recourir. Je ne remettrai pas d'ovules abortifs aux femmes.
» Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans la pureté et le respect des
lois. Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux
praticiens qui s'en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je
n'entrerai que pour le bien des malades. Je m'interdirai d'être volontairement
une cause de tort ou de corruption, ainsi que toute entreprise voluptueuse à
l'égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai
ou entendrai autour de moi, dans l'exercice de mon art ou hors de mon
ministère, et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai
comme un secret.
» Si je respecte mon serment sans jamais l'enfreindre, puissé-je jouir de la
vie et de ma profession, et être honoré à jamais parmi les hommes. Mais si
je viole et deviens parjure, qu'un sort contraire m'arrive ! »
*
— ... J'apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu'à leurs familles dans
l'adversité. Que les hommes et mes confrères m'accordent leur estime si je
suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonorée et méprisée si j'y
manque.
Fatima, très émue, la main droite toujours levée, la voix parfois
chevrotante, avait terminé le texte, qui la consacrait docteur en médecine.
Consécration ou initiation ?
Les mots magiques du Maître avaient gardé toute leur force après plus de
deux millénaires.
J'imaginais les membres du jury et l'assistance de cette thèse comme
l'assemblée d'Hippocrate quand il leur avait lu son serment pour la première
fois.
Tous les auditeurs restaient muets.
Il fallait conclure. C'était mon rôle. Ensuite ce serait les félicitations, les
embrassades de la famille, les photos souvenirs. Une petite fête avait été
préparée dans une salle adjacente avec des pâtisseries orientales et des jus
de fruits. Une autre histoire...
J'approchai de Fatima pour la féliciter personnellement. Elle me répondit
en me fixant droit dans les yeux :
— Merci, monsieur, d'avoir présidé cette cérémonie dans les règles et la
tradition. Merci pour moi et merci pour mes parents. Vous n'imaginez pas
l'importance de cette cérémonie pour nous tous...
Elle ne savait pas à quel point je l'imaginais et à quel point je regrettais
d'avoir pesté tout à l'heure contre ces maudits boutons de la toge que nous
avait imposée, dans sa grande sagesse, le bouillonnant Premier consul...

3. Maison médicale où l'on hospitalisait les malades en observation. L'Asclépéion de Cos peut
toujours se visiter.
4. Polybe allait en effet diriger l'école de Cos après Hippocrate. Il fut très marqué par
l'enseignement de Platon et devint le chef de file des dogmatiques qui échappèrent peu à peu à la
rigueur de l'observation, pour préférer le côté intellectuel du « système ». Il insista beaucoup sur la
théorie des humeurs qui avait été proposée par Hippocrate et sur le caractère dominant du pneuma
selon Platon.
re
5. Aphorismes, 1 section, 1.
6. Platon, La République, Livre VII.
7. L'examen hippocratique a l'intérêt d'être systématique et analytique. C'est en cela qu'il s'oppose à
la médecine archaïque qui l'a précédé. Cependant, il ne connaît pas la palpation du pouls, il ignore la
percussion (même s'il allait inventer la succussion !) et bien entendu l'auscultation qui sera bien plus
tardive. Il ignore tout de l'anatomie et de la physiologie, et il est superficiel par la force des choses,
ne s'intéresse donc qu'à ce qu'on a pu nommer la pathologie externe. Tout cet examen devait
s'intégrer dans un système, le système des humeurs. Le but était en fait d'arriver à la prognose, c'est-
à-dire au pronostic de la maladie, qui revêtait chez tous les Grecs une importance capitale.
8. L'œuvre écrite d'Hippocrate, à laquelle on a donne le nom de Corpus Hippocraticum, est un
recueil fabuleux de soixante livres. Mais ils montrent une réelle hétérogénéité, ce qui rend probable
le caractère collectif de l'ensemble. Il est en fait difficile de savoir avec précision comment s'est
formée cette collection et où ont été puisés les éléments qui la constituent. Après avoir été regroupés
par les médecins de la Bibliothèque d'Alexandrie sous le nom d'Ecrits de la Petite Tablette, le Corpus
a été traduit à partir du XV e siècle. C'est à Littré, le grand lexicographe, qu'on doit la plus fameuse
traduction en français moderne (il était lui-même médecin), traduction qui lui prit presque vingt ans
de travail.
Les exégètes actuels pensent qu'il est possible de reconnaître les écrits de la main d'Hippocrate ; ils
sont d'une concision et d'une précision parfaites, sans verbiage ou répétition, à la limite du
compréhensible dans certains cas et toujours rédigés en ionien (donc plus académique que le dialecte
dorien communément parlé dans l'île de Cos !). Sur l'ensemble de la collection, une douzaine
d'ouvrages peuvent ainsi être attribués avec certitude au Maître : L'Ancienne Médecine, Le Pronostic,
Les Epidémies, Le Régime dans les maladies aiguës, Les Aphorismes et le Code de déontologie, dont
on peut être certain qu'il en est l'auteur.
En ce qui concerne la chirurgie qui correspond à cinq traités : Des articulations, Des fractures, Des
plaies de la tête, De l'officine du médecin et Le Mochlique, les trois premiers sont de la main
d'Hippocrate lui-même, les deux derniers pourraient avoir été rédigés par Polybe selon les
instructions directes de son beau-père. Les autres ouvrages du Corpus seraient l'œuvre de ses fils
Thessalos et Dracon, et également de Polybe qui succéda au Maître dans l'enseignement de la
médecine à Cos, ainsi que de leurs élèves. Une dizaine d'ouvrages, en revanche, pourraient venir des
médecins de l'école de Cnide, voisine et rivale de l'école de Cos, et amalgamés au Corpus par les
bibliothécaires d'Alexandrie.
9. Il est en fait vraisemblable, quand on compare les styles, que le livre Epidémie I ait été rédigé
après Epidémie III.
10. L'opisthotonos (du grec opistho, vers l'arrière, et tonos pour tension) est une contracture
généralisée prédominant sur les muscles extenseurs, de sorte que le corps est incurvé en arrière et les
membres sont en extension. Il s'agit de l'un des signes classiques d'une atteinte par le tétanos mais on
peut aussi l'observer dans la phase tonique du Grand Mal épileptique.
11. Socrate a été jugé coupable par 281 voix sur 501. Il est certain que son attitude pendant le
procès a tout fait pour entraîner cette sentence, car comme le rappelle Xénophon dans les
Mémorables : « Je me suis souvent demandé par quels arguments les accusateurs de Socrate ont
persuadé les Athéniens qu'il méritait la mort comme criminel d'Etat. »
12. Hippocrate était considéré de son temps comme un descendant du dieu Asclépios, fils lui-même
d'Apollon et de Coronis, à la vingt-septième génération. Asclépios mourut foudroyé par Zeus pour
avoir ressuscité des morts grâce au sang « veineux » de la Gorgone. Il est des pouvoirs pour lesquels
un dieu ne peut admettre de concurrence ! Ne serait-ce pas là la première manifestation de la lutte du
pouvoir médical et du pouvoir religieux ?
13. Xanthippe était l'épouse de Socrate. Son caractère acariâtre était légendaire. On dit que Socrate
l'avait épousée pour endurcir sa patience...
14. De son vivant, on l'a vu, la légende faisait déjà descendre Hippocrate du dieu Asclépios lui-
même (Esculape en latin). En fait, il y avait plutôt des familles d'Asclépiades, prêtres médecins, qui
exerçaient en Grèce depuis très longtemps. Ces prêtres servaient d'intercesseurs entre le dieu et les
hommes pour leur signifier le meilleur traitement. Souvent, cette connaissance était transmise de père
en fils. Ainsi le grand-père d'Hippocrate portait le même nom et son père Héracléidès, médecin lui
aussi, l'initia à cette science médicale. Le sacrifice au dieu était toujours un coq. D'où les paroles de
Socrate...
2
Le rêve du diacre Justinien

Où le petit frère Angelico nous donne une leçon de profondeur et de foi par
une modeste peinture du retable du cloître de San Marco. Où le diacre
Justinien nous fait partager les rigueurs de son mal. Où l'on découvre les
saints patrons des médecins Côme et Damien, jumeaux parfaits, devenir les
premiers transplanteurs de l'histoire.

Florence, église San Marco


Qu'on le veuille ou non, il est des lieux où s'expriment plus qu'ailleurs les
grands rêves des hommes. Florence en est un. C'est à Florence que je reçus
le choc de la première transplantation rapportée dans l'histoire... Au détour
d'un petit tableau de Fra Angelico.
C'était un après-midi de juillet. La queue de visiteurs qui s'alignaient
devant l'entrée du musée des Offices était particulièrement
impressionnante : au moins trois heures avant d'atteindre l'ineffable bonheur
de contempler les chefs-d'œuvre de la Renaissance italienne. Et par trente-
cinq degrés à l'ombre entre un groupe de vieilles Anglaises sorties d'un
roman d'Agatha Christie et une colonie de Japonais photographes.
Trop dur...
Comme j'avais été porté pâle le jour de la distribution de la patience, je
m'échappai pour traîner mes sandales à l'ombre de la façade rébarbative du
palais Médicis, et me retrouver, toujours marmonnant contre l'injustice du
sort, devant l'église et le cloître de San Marco. L'architecture n'avait rien qui
déclenchât l'enthousiasme pour attirer le chaland en mal d'émotions fortes.
Mais il fallait bien occuper son temps pour visiter quelque chose, même
n'importe quoi. Réflexe grégaire du touriste.
L'impression initiale ne fut pourtant pas très favorable, et fut encore
desservie par un stupide palmier anachronique trônant dans le jardin qui
précédait l'entrée du cloître... Et puis les cellules de moines décorées par Fra
Angelico, cet après-midi, ça ne me tentait pas !
Enfin, par lassitude ou fatalité, je payai mon écot et entrai...
Alors, dans une fraîcheur relative, pris par le flux et le reflux des visiteurs
qui entraient et sortaient des cellules monacales, je me laissais bercer par ce
monde de moines où se juxtaposaient l'inquiétante intolérance de
Savonarole et la naïveté inspirée du petit frère peintre. Un peu monotone
tout de même.
Mais soudain, alors que j'avais été entraîné jusqu'à l'église, l'œil du
chirurgien venait de s'arrêter devant une petite peinture du retable rappelant
les exploits de ses saints patrons, les inénarrables Côme et Damien.
Pas bien grande, la peinture, mais je l'avais tant de fois vue reproduite.
Elle retraçait leur grand fait de gloire : la transplantation de la jambe d'un
Noir sur la cuisse d'un Blanc.
Situation complètement invraisemblable...
Au fond, j'avais toujours pensé que personne ne se serait intéressé de près
ou de loin à ces deux-là, martyrs comme tant d'autres lors des persécutions
de Dioclétien, s'ils n'avaient pas été les premiers médecins transplanteurs de
l'histoire.
Enfin, transplanteurs si l'on veut. A la mode hagiographique, en tout cas...
Mais qu'avaient-ils accompli exactement pour cette gloire posthume, qui les
fait citer encore aujourd'hui au même rang que les plus grands médecins qui
s'illustrèrent dans le monde des greffes d'organes ?

Port d'Egée, province de Syrie, trois siècles


après la naissance de Christos
Quel bonheur de vivre en Cilicie, dans la bonne ville d'Egée, à la
confluence des deux fleuves 15. La cité était grande et belle, le port fréquenté
par toutes les voiles et les galères du monde, et le commerce prospère. La
province de Cilicie, éperon avancé de l'Empire arménien, protégée par ses
montagnes, le Taurus et l'Anti-Taurus au nord et les monts amanéens à l'est,
était connue depuis toujours pour être un des endroits les plus fertiles de
l'Asie Mineure, riche aussi de toutes les cultures possibles. Ce n'était pas
pour autant ce qui expliquait la présence de Côme et de Damien en ces
lieux.
La raison pour laquelle les jumeaux avaient quitté Antioche et franchi les
montagnes amanéennes pour gagner cette Petite Arménie à la mort de leur
père était surtout l'accueil qui y était réservé à ceux de leur religion. Car
Côme, Damien et leurs trois frères avaient été élevés par leur mère dans les
fondements de la foi chrétienne...
Leur père, qui était venu d'Arabie, avait lui aussi embrassé la religion de
sa femme et s'était fait baptiser avant de mourir. Il avait toujours favorisé
les ambitions des jumeaux, ses premiers-nés, dont il était très fier de la
vivacité et de l'intelligence. Quand ils avaient choisi de devenir médecins,
leurs maîtres avaient été les plus grands praticiens de Syrie, où se mêlaient
ceux qui se réclamaient de l'école de Cnide et leurs concurrents, ceux qui
s'affichaient de l'école de Cos, donc d'Hippocrate. En fait, l'enseignement
était dans le même esprit, pétri de l'attention à la misère des hommes et de
la recherche effrénée de la vérité. Cependant, à la mort de leur père, Côme
et Damien durent rompre avec la science et les maîtres pour revenir près de
leur mère et l'aider à l'éducation de leurs trois jeunes frères. Ils s'installèrent
donc tous ensemble à Egée, et les jumeaux commencèrent à pratiquer la
médecine qu'ils avaient apprise.
Jumeaux, on ne pouvait pas l'être plus que ces deux-là. Quand on n'était
pas leur mère, impossible de les distinguer l'un de l'autre... En plus,
fusionnels à l'extrême : quand Côme souffrait, Damien souffrait aussi,
quand Damien était heureux, Côme gambadait comme un chevreau. Dans
leur pratique, il en était de même. Là ou Damien tenait la lancette pour
trancher dans le vif, Damien se précipitait avec son pot d'onguent pour
apaiser la douleur. Et tout semblait leur réussir, les guérisons s'enchaînaient
les unes aux autres, et leur réputation enflait comme une voile poussée par
le meltem vers les îles et le monde.
— Même les aveugles. Je vous dis qu'ils sont capables de faire voir les
aveugles !
Les commentaires allaient bon train. Ils étaient capables, en lavant
abondamment et à plusieurs reprises les yeux des aveugles, de faire tomber
certaines taies qui s'étaient déposées sur la cornée. A la manière de
Christos. Et ceux qui ne voyaient pas hier pouvaient à nouveau se déplacer
seuls à la lumière du jour. En chantant évidemment leurs louanges. Toujours
aimables avec ça, toujours compatissants, ne repoussant personne. On les
avait même vus soigner des soldats romains, c'était tout dire ! Et modestes
en plus. Quand ils avaient guéri quelqu'un, fuyant les actions de grâces, ils
ne savaient que répéter :
— Nous n'avons rien fait, c'est le seigneur Jésus-Christ qui l'a guéri par
nos mains.
Tant et si bien que s'immisçait subrepticement le bruit qu'ils étaient
capables de miracles. Déjà qu'on vivait des temps assez friands du genre.
Mais des thaumaturges qui officiaient au nom de leur Dieu tout-puissant,
cela ne pouvait qu'être vrai !
Et une aubaine avec ça : ils ne faisaient jamais payer leurs soins ! Leur
maître à Damas leur avait bien dit :
— N'oubliez pas le message du grand Hippocrate : « Ce que vous avez
reçu gratuitement, vous le donnerez gratuitement. »
Ainsi Côme et Damien étaient-ils par leur art les « faire-valoir » de leur
religion qui peu à peu s'imposait dans la région. Etaient-ils des guérisseurs
géniaux ? Ou faisaient-ils des miracles grâce à Dieu ? Ils représentaient en
tout cas, aux yeux des habitants de cette Petite Arménie, la force montante
de ce christianisme encore nouveau en ces lieux, qui s'installait à force de
piété et de compassion sur les restes de la mythologie grecque « revisitée »
par l'occupant romain, mais qui commençait à ne plus pouvoir prétendre à
une quelconque crédibilité.
Alors, des miracles, pourquoi pas ? Tous les malades, les boiteux, les
aveugles du golfe d'Alexandrette ne demandaient qu'à y croire.
Pourtant, les périls s'amoncelaient doucement. Ils étaient liés à un détail :
l'Arménie de cette époque était sous contrôle romain... Ce n'était pas
original en ce temps-là, mais cela pouvait entraîner des risques majeurs. En
fait, cette terre de Cilicie, terre de culture hellénistique depuis le passage
éclair d'Alexandre, était devenue partie intégrante du royaume d'Arménie
depuis longtemps. Au fil des siècles, l'Arménie était parvenue à s'étendre de
la Caspienne à la mer Noire puis de la mer Noire jusqu'à la Méditerranée.
La Cilicie justement, donc la Méditerranée. Et c'est là que les choses
commencèrent à devenir inquiétantes pour les Arméniens.
Car qui touchait à la Méditerranée touchait directement aux appétits
hégémoniques de l'Empire romain ! Et les rois arméniens, jusqu'alors
n'ayant eu affaire qu'aux Parthes, ce qui déjà n'était pas une sinécure, durent
se prendre de front l'empereur Trajan, lequel avait décidé sans coup férir,
tout en restant assis à Rome sur sa chaise curule, de les annexer purement et
simplement (quelque cent soixante-dix ans avant l'arrivée des jumeaux).
Passons sur les ans et les péripéties, sur les légions envoyées, sur les
massacres de population... A la fin, le roi Tiridate d'Arménie fut capturé par
les Romains et conduit en exil à Rome. Il y stagnait encore quand
Dioclétien prit le pouvoir. Celui-ci décida d'employer la manière forte et de
mater tous les esprits révoltés des provinces en s'en prenant aux chrétiens,
accusés d'attiser les séditions du monde. Et, en Arménie comme ailleurs, il
chargea ses proconsuls de mener la répression avec promptitude. A Egée, le
missus dominicus s'appelait Lysias. Lysias, proconsul de Cilicie, connaissait
la renommée de nos jumeaux. Il les fit appeler devant lui.
Amène, comme savaient l'être les administrateurs de Rome, Lysias leur
demanda :
— Comment vous nommez-vous ?
— Nous sommes Côme et Damien, médecins à Egée, et nous avons trois
frères plus jeunes qui se nomment Léonce, Antime et Euprépius. Nous
venons d'Arabie.
— Quelle est votre fortune ?
— Comme tous les chrétiens, nous sommes pauvres et nous donnons nos
soins gratuitement à ceux qui nous sollicitent.
— Il n'est qu'une religion, répliqua le proconsul, c'est celle de l'empereur ;
et vous devez sacrifier à nos dieux comme tous ceux de ce pays.
— Il ne peut en être question, répondit très calmement Damien, nous ne
croyons qu'en un seul dieu et ce n'est pas l'empereur de Rome.
Les cinq frères furent donc conduits au tourmenteur qui leur fit subir
d'horribles choses. La Légende dorée de la vie des saints rapporte alors une
infinité de supplices successifs dont les frères se tirèrent chaque fois grâce à
l'intervention des anges de Dieu 16. Qu'on en juge : ils auraient été précipités
enchaînés dans la mer, lapidés, crucifiés, percés de flèches et finalement
décapités. Abondance de biens ne saurait nuire à ceux qui aspiraient à la
sainteté !
Cela se passait en 287 de notre ère.
Mais les désordres ne cessèrent pas, ils s'amplifièrent. Et le sacrifice des
jumeaux favorisa plutôt la montée du christianisme comme force religieuse
et politique en Arménie. Il fallait réagir. Et Dioclétien eut alors l'idée
géniale de libérer le pauvre roi Tiridate qu'il maintenait prisonnier depuis
trente-cinq ans, supposant sans doute qu'il était suffisamment imprégné de
romanité. Il l'intronisa à nouveau en Arménie, en lui confiant mission de
faire cesser les révoltes et les émeutes qui éclataient en permanence dans ce
peuple turbulent, lassé des envahisseurs et rêvant toujours à sa splendeur
passée.
— Un roi arménien, formé sous la férule romaine, respectant les dieux de
l'empire, saura inverser le mouvement !
D'ailleurs, à peine revenu sur le trône, le roi Tiridate avait souhaité
restaurer les fêtes en l'honneur de la déesse Anahit, genre d'Aphrodite de la
fécondité et de la beauté ressurgie du vieux paganisme arménien... Bien
sermonné par les Romains, il voulut obliger l'évêque de cette bande de va-
nu-pieds à sacrifier en l'honneur de la belle déesse. L'évêque se nommait
Grégoire.
Il sera, pour les siècles, Grégoire l'Illuminateur.
Mais ce Grégoire, déjà qu'il n'était pas homme à se laisser faire par un roi
fantoche des Romains, ne pouvait un seul instant envisager de sacrifier à
une femelle impudique et ridicule, même sous la menace. Tiridate, qui avait
pris des Romains les habitudes de subtilité et le sens de la diplomatie, le fit
jeter quasiment nu dans un cul-de-basse-fosse où il allait croupir pendant
treize ans !
Ce fut alors que le roi Tiridate IV tomba malade. Un mal qui laissait
pantois ses médecins habituels. Le roi allait mourir...
Un des courtisans, sans doute chrétien lui-même, lui suggéra alors :
— Sire, je ne connais qu'un homme qui pourrait venir à bout de votre mal.
— Qui donc ? répondit le roi. Qu'on l'amène immédiatement !
— Sire, c'est l'évêque Grégoire, celui que vous avez jeté dans la fosse de
Khor Virap où il vit encore malgré les ans et les privations.
On amena donc Grégoire, impressionnant par sa maigreur, la longueur de
sa barbe devenue blanche et la déliquescence de ses guenilles. On le
débarrassa de ses chaînes et, miracle là encore, il soigna le roi qui guérit.
Décidément, les chrétiens avaient la fibre médicale dans l'Arménie de ce
temps-là !
Mais le vrai miracle (et celui-ci n'est pas contestable) fut que Tiridate, dès
qu'il fut guéri, choisit lui-même de se faire baptiser et qu'il intronisa
Grégoire l'Illuminateur comme catholicos de l'Eglise arménienne.
L'Arménie devint par là le premier Etat chrétien de l'histoire. Aujourd'hui,
l'Eglise arménienne est toujours dirigée par le catholicos, dont le siège est à
Erevan, sous les neiges éternelles du mont Ararat où s'échoua, raconte-t-on,
l'arche de Noé.

Favorisé ou non par ces événements, le culte des jumeaux médecins se


répandit rapidement dans tout l'empire. Ils furent finalement canonisés au
V e siècle.
Jumeaux et saints...
Quand on y réfléchit bien, il était impératif à la tradition chrétienne
d'élever des jumeaux à son archétype de surhomme, c'est-à-dire à la
sainteté. Les Grecs avaient choisi dans leur galerie des héros (surhommes
de l'Antiquité, nés d'un dieu et d'une mortelle) Castor et Pollux. Mais les
chrétiens, sans le vouloir vraiment sans doute, exprimèrent mieux l'idéal de
la gémellité. Car si Castor et Pollux, nés chacun d'un œuf différent de Léda,
ne pouvaient qu'être de faux jumeaux 17, il semble en revanche très
vraisemblable que Côme et Damien furent issus d'une grossesse gémellaire
univitelline 18 tant leur ressemblance et leur vie fusionnelle parurent
l'attester.
Détail important pour des transplanteurs, nous aurons l'occasion de le
vérifier...
D'ailleurs, l'histoire des jumeaux médecins ne faisait que commencer.

Rome, Bibliotheca Pacis, année 530 de notre ère


Le pape Félix IV était certain d'avoir été sauvé de son mal grâce à
l'intercession de saint Côme et de saint Damien. Il décida de dédier
l'ancienne Bibliotheca Pacis 19 de Rome, située sur le forum de Vespasien,
au culte de ces deux médecins. Elle devint donc une basilique dont un
diacre, le diacre Justinien, fut chargé de l'entretien. Or, après quelques
années de loyaux services à la solde des jumeaux, le pauvre diacre fut
atteint d'un chancre à la jambe droite. Chancre (cancer sans doute !) qui,
malgré les soins et les pansements, ne faisait que croître et embellir,
entraînant des douleurs épouvantables qui le contraignirent à l'alitement.
Une nuit qu'il s'était enfin endormi après avoir supporté bien des
souffrances et supplié Dieu de lui venir en aide, lui apparurent les jumeaux,
l'un portant lancette et l'autre charpie et onguent. Comme dans l'histoire !
Côme dit à Damien :
— Il faudrait réséquer toute l'implantation osseuse du chancre mortifère
de cette jambe.
— Tu dis vrai, mais comment pourrons-nous ensuite combler la perte de
substance, car la résection que tu dois faire est manifestement énorme ?
— Je ne te le fais pas dire : l'amputation s'impose, c'est la seule issue.
Mais nous ferons mieux. Je sais qu'un Maure d'Ethiopie a été enterré hier au
cimetière voisin de Saint-Pierre-aux-Liens. Va récupérer sa jambe et je lui
grefferai en place de la sienne.
Damien se précipita au cimetière et, maniant lui aussi avec aisance le
bistouri et la scie (après sans doute avoir manié la pelle !), il rapporta bien
vite la jambe noire du Maure, laquelle était restée tonique, sans aucune
trace de sphacèle 20. Pendant ce temps, Côme avait réalisé chez le diacre une
amputation de cuisse. Ils s'aidèrent mutuellement pour pratiquer la greffe et
Côme réussit à fixer os sur os et muscles sur muscles. Puis il sutura les
artères, les veines et les nerfs. Il fallut ensuite recoudre la peau, et Damien y
étala longuement, en massant bien les tissus, une pommade de sa
composition. Il sentait sous ses doigts la vie réhabiter cette jambe sans
suffusion sanguine et sans œdème 21.
Quand le travail fut terminé, les jumeaux repassèrent par le cimetière pour
enterrer la jambe cancéreuse de Justinien avec la dépouille de l'Ethiopien.
Ainsi fut-il fait.
En s'éveillant, le diacre fut surpris de ne plus sentir sa jambe, ou plutôt de
ne plus y ressentir aucune douleur, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien
longtemps. Il alluma sa chandelle et constata alors qu'il portait (et surtout
qu'il était porté par !) une magnifique jambe noire. Alors, tout lui revint de
ce qu'il avait cru être un songe : les jumeaux, le cimetière, le Maure.
Gambadant sur les deux jambes, il alla raconter partout le miracle qu'il
venait de vivre. A ceux qui ne pouvaient le croire, il exhibait sa jambe
noire, et il ajoutait, comme s'il s'agissait d'une preuve complémentaire :
— Allez jusqu'au cimetière de Saint-Pierre et vous trouverez ma jambe
dans le tombeau du Maure !
Certains s'y rendirent et purent trouver en effet le cadavre dont la jambe
était coupée et, à côté du corps, la jambe pourrie du bienheureux diacre.

Retour sur la prédelle du retable de San Marco 22


L'épisode est très célèbre. Il rapporte, à l'évidence, la première
transplantation effectuée par des médecins dans l'histoire. Mais que les
médecins restent modestes, cette célébrité est surtout l'œuvre de Fra
Angelico qui rendit la scène immortelle sur le retable de San Marco...
Deux questions méritent cependant d'être posées : pourquoi greffer une
jambe (et pas un cœur ou un rein...) et pourquoi greffer une jambe noire sur
un diacre blanc ?
A la première question, la réponse est simple. Les jumeaux sont des élèves
d'Hippocrate. Et la médecine hippocratique est une médecine des
phainomenon, des organes extérieurs, c'est-à-dire de la pathologie externe.
Les organes internes n'apparaissent pas ou peu parce que inconnus. Ils sont
ignorés et mus globalement par une théorie d'ensemble, l'équilibre des
humeurs. Les jumeaux formés par les élèves d'Hippocrate ne pouvaient pas
transplanter un cœur ou un rein, ils les ignoraient en tant qu'organes et en
tant que fonctions physiologiques. En revanche, une jambe, organe visible
de la locomotion, était tout à fait digne d'intérêt. Et si transplanter pouvait
avoir un sens, autant le faire d'un segment utile de l'organisme et dont la
fonction ne présentait aucun doute...
Mais alors pourquoi la jambe d'un Maure ? Pourquoi une jambe noire sur
un corps blanc ? L'interprétation en est beaucoup plus délicate. Pour les
Grecs, l'homme noir était un archétype de la beauté et de la résistance
humaine. Cependant, au Moyen Age, et c'est au Moyen Age de Jacques de
Voragine, vers 1240, qu'il faut chercher la signification du mythe, l'attitude
est plus partagée. Le noir est tout de même la couleur du malin, et jusque
dans les peintures de la Renaissance italienne, deux siècles plus tard, on
répugnera encore à représenter Melchior, le Roi mage éthiopien. Un Noir
peut-il être saint ? Si Mantegna peint bien Melchior noir, Leonardo da Vinci
préfère représenter les trois Rois mages comme trois vieillards de race
blanche...
Alors, faut-il voir la jambe de l'Ethiopien comme celle d'un serviteur juste
capable de soutenir, même après la mort, le poids d'un homme de la race
des maîtres ? Faut-il penser comme Aristote qu'un Noir plus qu'un autre est
propre à représenter l'idéal de la réussite de l'espèce humaine ? Faut-il y
voir la grande égalité des hommes et leur solidarité devant la maladie ?
J'en doute.
Pensons plutôt qu'un chrétien n'aurait pu se présenter devant le tribunal de
Dieu sans son intégrité corporelle et qu'à l'heure de la résurrection de la
chair, il aurait eu à rendre compte de l'emprunt effectué par les chirurgiens.
Un Maure, un infidèle, ça ne pouvait avoir que moins d'importance.
D'ailleurs, comme pour s'excuser d'avoir volé la jambe sans son
consentement, Damien a bien pris soin de restituer dans le cercueil la jambe
cancéreuse du sacristain... Finalement, à cet emprunt près, la comptabilité
des abattis reste exacte !
Mais qu'importe... Il faut retenir que l'acte médical qui illumine les
prouesses de ces patrons chrétiens des médecins est bien une
transplantation, acte parfaitement improbable dans le contexte médical de
leur temps.
Comme si, par-dessus les siècles, ils voulaient désigner la voie à suivre...

Les pantoufles du diacre


Je n'arrive plus à m'arracher de la scène brossée par Fra Angelico...
Quelle profondeur d'analyse dans cette petite peinture ! Quelle pénétration
du mystère qui transforme cet épisode presque grand-guignolesque en
événement de dimension divine. Qu'on ne s'y trompe pas, le frère peintre
nous montre beaucoup plus que l'illustration naïve d'un épisode
particulièrement invraisemblable de l'invraisemblable Légende dorée de
Jacques de Voragine.
La lumière du petit jour s'infiltre par la fenêtre et illumine doucement la
cellule du diacre qui dort encore, anesthésié par Damien. Cette ouverture est
haut perchée. Elle n'est pas de ces fenêtres pour contempler au-dehors. C'est
bien une fenêtre de moine qui ne montre que le ciel et qui ne se laisse
pénétrer que par lui. Et pourtant, Justinien a mis son tabouret sous cette
fenêtre comme si la vie du dehors, la vie de la ville de Rome avait encore la
force de l'attirer malgré son mal... Et il lui faut absolument deux bonnes
jambes pour se hisser sur la pointe des pieds jusqu'à la lucarne. Mystère de
la foi. Il ne peut douter d'être guéri !
Et puis, ce détail qui exprime toute la compassion et la délicatesse du
peintre, toute sa foi là aussi : ces deux pantoufles si bien rangées, si bien
alignées au premier plan qu'on ne voit plus qu'elles... Elles assurent le
triomphe de l'acte des jumeaux comme, au matin du jour de Pâques, on
exulte dans le triomphe de la résurrection du Christ.
Au premier plan cette jambe noire, déjà tellement intégrée dans la chair
blanche qu'on pourrait imaginer le bas noir d'une fille de petite vertu, sur
laquelle s'affairent les deux hommes, coiffés de leurs bonnets rouges de
médecin, auréolés de leur gloire. On les imagine silencieux, lents mais
précis, ajustant la jambe du dormeur entre ombre et lumière. Prémonition
parfaite du devoir médical, de la route à suivre dans ces temps
d'obscurantisme.
Ainsi, c'est cautionnée par l'Eglise, qui a fait deux saints de ces premiers
médecins, et sous son regard, que l'opération se déroule...
La transplantation a acquis sa justification.

15. Cette région correspond à la plaine Aléienne d'Hérodote, formée par les sédiments de deux
fleuves, le Saros et le Pyrame. Le cours de ces deux fleuves s'est modifié à plusieurs reprises au fil
des siècles. A l'époque de notre histoire, ils avaient une embouchure commune où se situait le port
d'Egée. Actuellement, leurs embouchures sont distantes de plus de soixante kilomètres et la ville
d'Haylazli est dans les terres. Cette région est encore appelée la Petite Arménie. Nous sommes dans
le golfe d'Alexandrette, port fondé par Alexandre le Grand.
16. La Légende dorée fut écrite entre 1260 et 1266 par Jacques de Voragine. Cet ouvrage conte
l'histoire de la vie des saints et des martyrs des débuts du christianisme. Il fait largement appel au
merveilleux et à l'intervention divine. On peut difficilement le considérer comme un livre d'histoire.
Cependant, il est une des rares sources établies de l'histoire de Côme et de Damien.
17. En fait, la tradition se perd un peu dans la généalogie de Castor et Pollux. Ce qui est sûr, c'est
que Léda, épouse de Tyndare, roi de Sparte, était d'une extrême beauté et que Zeus pour la séduire
dut prendre la forme d'un cygne. Ensuite, on raconte que Léda pondit deux œufs ( ?). De l'un sortirent
Castor et Hélène, de l'autre Pollux et Clytemnestre. Cependant, comme Léda s'unit au cours de la
même nuit avec son mari Tyndare, certains partagent les paternités en donnant à Zeus Castor et
Hélène et à Pindare Pollux et Clytemnestre. Castor et Pollux ne seraient alors plus du tout jumeaux
au sens biologique du terme. Mais que croire chez des gens qui pondent des œufs ? En fait, la
tradition, en les rassemblant dans la constellation des Gémeaux, répond définitivement aux questions
qu'on se pose.
18. Issu d'un seul œuf, dont le matériel génétique est donc totalement identique.
19. La bibliothèque de la Paix avait été édifiée en 75 et renfermait nombre de livres rapportés par
les conquêtes romaines dans les pays du Levant ainsi que des œuvres des artistes grecs.
20. C'est-à-dire de pourriture.
21. La revascularisation tardive d'un membre entraîne inéluctablement un œdème très important et
des suffusions sanguines au niveau des masses musculaires. Sur le plan général, de nombreuses
substances toxiques du membre ischémique passent dans la circulation et peuvent entraîner une
insuffisance rénale et un arrêt du cœur. Ce syndrome fut bien décrit lors du Blitz de Londres par
Bywaters : les blessés qu'on réussissait à dégager d'un éboulement d'immeuble mouraient souvent
peu après...
22. Fra Angelico, La Guérison du diacre Justinien, 1438-1440.
3
Le feu de saint Antoine

Où les membres du club font dériver une discussion sur l'art vers l'histoire
de saint Antoine le Grand. Où les tentations de l'ermite sont interprétées
par le Dr Lebrun comme une simple intoxication alimentaire. Où l'on
découvre, après bien des suppositions, qu'un des maux les plus mystérieux
et les plus sataniques de l'histoire des hommes, le mal des ardents, n'est
finalement lié qu'à une banale affaire de farine...

Ils aimaient tous se retrouver pour les dîners du club. D'inspiration


américaine, l'esprit du club était de regrouper les représentants de ce qu'on
pouvait appeler les notables de la ville : le directeur de la banque,
l'entrepreneur de construction, le sous-préfet, quelques commerçants ayant
pignon sur rue, le conservateur du musée, le médecin et le chanoine. Ils se
réunissaient tous les mois au prétexte d'accompagner quelques actions
caritatives, mais au fil des années une estime réciproque était venue les
cimenter. Et ces dîners dans un des hôtels, place de la Cathédrale,
devenaient le prétexte de discussions interminables, où ils pouvaient
exprimer ce penchant naturel des hommes pour la dialectique, tout en ne
s'égarant pas trop vers les sujets frivoles (la présence du chanoine évitait de
s'éterniser quand on devenait scabreux !), qui les changeaient tous de leur
monotonie provinciale et leur donnaient un prétexte civilisé pour quitter
leurs épouses...
La table avait été desservie. On était passé aux alcools et aux cigares, en
poursuivant la conversation du dîner, sur... la place du religieux dans
l'inspiration des artistes ! Discussion sérieuse, un peu trop peut-être, que le
conservateur du musée, toujours raide comme un passe-lacet, menait
tambour battant :
— L'histoire de saint Antoine apparaît sûrement comme une des préférées
des artistes, disait-il. Un peu comme celle de Faust. Pensez que – je cite en
vrac – Vélasquez, Bosch, Bruegel, Dalí, Ernst, Grünewald, Chassériau, et
j'en oublie certainement, ont cherché à représenter les affres de sa tentation.
Il faut dire que le personnage s'y prête ; il a un côté « photogénique ».
Ermite solitaire, il est en conflit permanent avec le démon qui le cherche de
toutes les façons possibles. Et les puissances de l'enfer, quand elles
apparaissent aux hommes, cela inspire...
— Vous parlez du saint Antoine que l'on invoque pour retrouver son porte-
monnaie quand on l'a perdu ? demanda le sous-préfet, mal à l'aise dans tout
ce qui concernait le religieux.
— Ah non, pas du tout. Pas saint Antoine de Padoue. C'est de saint
Antoine le Grand dont je veux parler, saint Antoine l'Egyptien, le premier
moine de l'histoire, l'ermite du désert, celui qu'on représente toujours avec
son petit cochon à clochettes, reprit le conservateur.
— La tentation de saint Antoine, c'est lui ? demanda à son tour M. F.,
directeur de la banque.
Le chanoine, que tous appelaient amicalement le Padre, se crut le mieux
désigné pour répondre à cette question qui touchait directement à son
ministère.
— Oui, la tentation de Satan. Celle qui met l'homme sur les pas du Christ
qui a été lui-même tenté dans le désert de Judée.
— Padre, racontez donc à notre ami, reprit le conservateur, l'histoire de
votre saint favori. Vous brûlez d'envie de le faire...
— Je ferai ensuite les commentaires qui s'imposent, coupa le Dr Lebrun
qui était resté silencieux toute la soirée, ce qui n'était pas dans ses manières.
— Commentaires de mécréant comme à votre habitude, docteur, répondit
le chanoine. Je ne sais même pas quelles remarques vous allez encore
trouver sur saint Antoine, mais je ne me lasserai jamais d'entendre vos
explications scientistes pour expliquer tous les miracles de notre foi. Selon
vous, tout a une explication, depuis la traversée de la mer Rouge par Moïse
jusqu'aux miracles du Christ. Tout peut toujours s'expliquer par les lois
physiques.
— Je ne vois pas là ce qui vous choque, répondit le docteur. Je ne nie pas
le caractère exceptionnel de l'événement, je l'explique de façon rationnelle.
Si Dieu existe, Il ne peut s'exprimer que par les lois qu'Il a lui-même créées
et selon le seul langage qu'Il peut tenir...
— Et quel est donc le seul langage qu'Il pourrait tenir selon vous ?
demanda le directeur.
— Mais, cher ami, Il ne peut parler que le langage de l'univers, c'est-à-dire
le langage des mathématiques, de la physique, de la chimie ou de la
biologie. Quelle langue parlerait-on, si demain des créatures venues d'une
autre galaxie voulaient nous visiter ? Ce ne serait ni l'anglais, ni l'araméen.
Si Dieu fait des choses sur terre, choses que vous appelez des miracles, Il
utilise les lois de la physique. Dieu n'est pas un magicien, que je sache...
— Drôle de Dieu qui ne serait capable de ne nous adresser la parole que
par l'intermédiaire du théorème de Pythagore ! s'esclaffa le sous-préfet.
— Attendez, chers camarades, vous débattrez après. Padre, racontez-nous
d'abord l'histoire de saint Antoine, reprit M. F. qui aimait les débats bien
conduits.
Le chanoine s'adossa plus profondément dans son fauteuil, réactiva son
éternelle bouffarde dans une éruption de fumée odorante et commença :
— Saint Antoine est en quelque sorte le fondateur des ordres
monastiques 23. Le premier qui, vers les années 250 après Jésus-Christ, a
tout abandonné pour aller vivre avec un ermite dans le désert. En fait, c'était
un jeune riche, vivant en Egypte au Fayoum, la grande oasis à l'ouest du
Nil, dont les parents étaient morts quand il atteignit ses dix-huit ans, le
laissant seul au monde, responsable de sa sœur plus jeune que lui. Pourtant,
à vingt ans, il a tout laissé à cette sœur, l'a confiée elle-même à des amis de
la famille, pour partir dans le désert.
— Qu'est-ce qu'il lui a pris ?
— Il lui a « pris » une phrase de l'Evangile de Matthieu, entendue dans
une église : « Si vous voulez vous rapprocher de la perfection, vendez tout
ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez-moi. » Et il fit comme
l'apôtre. Il passa deux ans avec son ermite en prières et en travaux manuels,
en ne faisant qu'un repas par jour. C'est là qu'il commença à être tenté par le
démon qui lui proposait de revenir vers sa sœur qu'il avait abandonnée, et
qui lui suggérait toutes sortes de désirs impurs...
— Sa virilité le travaillait, c'est assez compréhensible, commenta le sous-
préfet, cherchant les sourires complices sur les visages des autres auditeurs.
— Sans doute, reprit le Padre. Mais par la pénitence et le jeûne, il
surmonta tous ces moments difficiles et, comprenant qu'il ne pourrait
trouver le vrai bonheur que dans la solitude avec Dieu, il décida de se
rendre plus loin encore, seul cette fois, et d'habiter dans une grotte, un
ancien sépulcre creusé à l'époque des pharaons, afin de mieux domestiquer
son corps.
— Sympathique villégiature, fit le sous-préfet. Ça ne devait pas être
folichon tous les soirs !
Le chanoine reprit sans tenir compte de l'appréciation, prêt à en rajouter
une couche :
— Tous les six mois, un frère lui apportait un sac de farine, du sel, des
dattes et de l'eau. C'étaient les seuls aliments qu'il acceptait de manger,
entrecoupés de grandes périodes de jeûne et de prières intenses.
— Il lui apportait des sacs de farine de seigle, précisa le docteur, c'est un
détail d'importance.
— Et pourquoi donc ?
— Nous y reviendrons, laissons le Padre finir son histoire ! coupa le
directeur, qui détestait les incises et les méandres.
— Le démon revint alors le tyranniser. Il l'attaquait surtout la nuit avec ses
troupes de diables qui pénétraient dans le tombeau. Ils avaient des têtes de
bêtes sauvages, de lions, de loups, d'oiseaux de proie et de serpents. Ils le
piquaient, lui déchiraient les chairs. Il avait également des visions de
femmes lascives, lubriques qui venaient le tenter, lui suggérant combien la
vie pouvait être agréable dans le péché le plus abject et le plus bestial. Un
matin, le moine chargé du ravitaillement le trouva en sang avec de
nombreuses plaies sur les mains et les pieds, manifestement horriblement
douloureuses. Antoine était presque comateux, se tenant le ventre, déchiré
par d'intenses brûlures. Il le prit sur son dos et le ramena à l'église pour qu'il
reçût des soins.
» A peine remis, Antoine, dont la constitution était quand même robuste,
n'eut qu'un seul désir : retourner dans son ermitage. Il était sûr d'avoir
remporté le combat avec le Malin et il allait enfin pouvoir jouir de la paix.
A la fin de son supplice, il avait vu Jésus, qui lui était enfin apparu et avait
mis en fuite tous les monstres des ténèbres. Venant du haut du ciel, entouré
d'une éclatante lumière, il lui avait tendu les mains, il avait tenu ses pauvres
mains ulcérées, brûlantes, douloureuses pour en extirper le mal. Antoine
avait demandé : « Où étais-tu, Seigneur ? Pourquoi n'as-tu pas fait cesser
plus tôt ce combat ? » Et le Christ avait répondu : « J'étais là, à tes côtés,
spectateur de ton combat. Puisque tu as résisté avec tant de courage, je serai
désormais toujours ton défenseur et je rendrai ton nom célèbre par toute la
terre. »
— Là, vous m'accorderez, Padre, que ça ressemble à des paroles du
Christ, revues et corrigées par la Metro Goldwyn Mayer, commenta le
docteur, en ricanant.
— Taisez-vous, mécréant. Laissez le Padre poursuivre !
— Antoine changea alors de retraite et s'enfonça encore plus
profondément dans le désert égyptien. Il trouva un bâtiment abandonné,
ancien fortin des sables, sur la rive orientale du Nil, où il s'installa pour
vingt ans. Rien de moins ! Là encore, un moine venait le nourrir seulement
tous les six mois. Mais sa réputation de saint homme menant un combat
épique contre le démon s'était répandue. Des disciples voulaient le visiter,
mais, ne pouvant franchir les murailles de cette retraite fortifiée, ils restaient
hors les murs, tout en percevant à l'intérieur des cris et des combats.
» Il fallut bien du temps pour qu'Antoine acceptât enfin de voir d'autres
humains.
» Commença alors sa période d'enseignement : celui-ci était basé sur
l'ascétisme – on s'en serait douté ! –, seule arme valable pour lutter contre
les tentations des démons. Ces tentations étaient elles-mêmes stigmatisées
comme la preuve éclatante de l'incarnation du Christ, qui n'offrait plus à
Satan que cette arme pour entrer en communication avec l'homme, puisque
Dieu avait incarné son propre Verbe dans le Fils de l'homme. En revanche,
ces tentations devenaient nécessaires au chrétien, puisqu'il fallait les vaincre
pour être sauvé !
» Sous son influence le désert se transforma en une véritable ruche,
peuplée de quantité de moines circulant dans tous les sens, mais qui
désiraient ardemment, eux aussi, renoncer au monde pour devenir les élèves
du Maître. Des monastères furent créés, avec des églises, où des hommes,
unis en harmonie, passaient leur vie à chanter des psaumes, à méditer les
Ecritures, à jeûner, à prier et espérer la vie éternelle. C'est pour cela qu'on
célèbre encore aujourd'hui saint Antoine comme le véritable fondateur de la
vie monastique.
— Alléluia ! conclut le docteur en tirant sur son havane, la tête rejetée en
arrière.
Tous se retournèrent vers lui.
— Qu'avez-vous donc contre ce brave saint Antoine ? Peut-être que la
tradition chrétienne a un peu enjolivé l'histoire, mais elle est tout à fait
plausible dans le contexte des balbutiements du christianisme. Vous n'y
croyez pas, bien entendu ? demanda le conservateur.
— Pas du tout, répondit le Dr Lebrun, je crois à toute cette histoire. Elle
est vraisemblablement exacte et d'une description clinique parfaite.
Tellement parfaite que je la raconte à mes étudiants en médecine. Mais
avez-vous déjà entendu parler de l'ergot de seigle ?
Ils se regardèrent avec des mines interrogatives. Oui, bien sûr, tout le
monde connaissait ce parasite du seigle, que venait-il faire dans l'histoire ?
Où le Dr Lebrun voulait-il en venir ?
Le chanoine, lui, se doutait de ce qu'allait dire le docteur, mais il resta
dans une réserve que l'on pourra qualifier d'ecclésiastique.
Alors, Lebrun ayant bien fixé son auditoire, comme il en avait le secret,
raconta la « vraie » histoire de saint Antoine.
*
— Tout le monde connaît l'ergot de seigle. C'est un champignon parasite
de la plante, du groupe ascomycètes, claviceps purpurea pour les puristes,
qui contient des alcaloïdes aux passionnantes propriétés, en particulier
celles d'entraîner la vasoconstriction des petites artères. C'est-à-dire que,
sous l'action pharmacologique des dérivés de l'ergot de seigle, ces
artérioles, celles du cerveau, celles des extrémités des membres, celles qui
irriguent l'intestin se contractent et se resserrent jusqu'à empêcher le sang
d'y circuler. Ainsi vont s'exprimer de nombreux signes qu'on associe sous le
nom d'ergotisme. Les mains et les pieds deviennent froids, et les tissus non
vascularisés peuvent aller jusqu'à la gangrène, ce qui provoque des douleurs
épouvantables. Dans le ventre, c'est une sensation de brûlure intense,
comme si on se consumait par un brasier interne. Dans le cerveau, ce sont
des hallucinations plus ou moins importantes, toujours négatives ou
effrayantes, étayées bien entendu par le vécu du malade.
» Vous avez tous entendu parler du LSD, l'acide lysergique tiré de l'ergot
de seigle, qui a été une drogue à la mode il y a quelques années. Elle
entraînait des hallucinations épouvantables, parfois définitives, poussant
parfois quelques adeptes jusqu'au suicide. On peut considérer les patients
atteints d'ergotisme comme des intoxiqués permanents au LSD !
» L'ingestion de seigle contaminé a été un fléau pendant tout le Moyen
Age. Des villages entiers devenaient fous. On appelait cela le « mal des
ardents » tant les gens semblaient être brûlés par un feu interne, qui les
faisait se répandre dans les rues en hurlant leur douleur. On appelait aussi ce
mal le « feu de saint Antoine », car le souvenir de notre saint était présent
dans tous les esprits religieux de ce temps. Tous avaient en tête les horreurs
que Satan suggérait à notre héros, et bien entendu, en ces temps mystiques,
l'intervention du diable était une évidence.
» Toute l'Europe était touchée. On peut retrouver plusieurs descriptions
magnifiques de l'ergotisme aux X e et XI e siècles 24. Mais il fallut attendre le
XVI e siècle pour qu'on fasse le rapprochement entre ce mal des ardents et le
seigle ergoté 25. Il est intéressant, au passage, de noter que depuis déjà
longtemps les sages-femmes avaient compris que l'ergot à faible dose
pouvait hâter le travail des femmes en couches et qu'elles savaient l'utiliser,
sans pour autant avoir fait le rapprochement avec les épouvantables
intoxications alimentaires dont je viens de parler.
» Ce n'est que vers les années 1650 qu'on va surveiller les récoltes et
cribler le seigle pour faire diminuer ces « épidémies ». Cela n'empêche pas
quelques résurgences, même très récentes : en 1951, en France, à Pont-
Saint-Esprit, le feu de saint Antoine fait sept morts, cinquante patients sont
hospitalisés en psychiatrie et deux cent cinquante présentent des symptômes
physiques plus ou moins sévères.
» Le « pain maudit » avait encore frappé !
» Alors on comprend mieux la triste vie de saint Antoine, notre ermite du
désert. Le Padre vous l'a très bien dit, il ne se nourrissait que de pain et on
lui apportait sa farine tous les six mois seulement. Le pauvre malheureux
mangeait donc son pain fabriqué avec sa bonne farine de seigle ergoté, ce
qui lui provoquait des douleurs, des plaies aux extrémités par
vasoconstriction périphérique et des hallucinations d'« enfer ». Comme il
mangeait peu, il n'en mourait pas. Et comme il l'avait bien compris lui-
même, le jeûne était son salut. Jeûne et prières, et tout rentrait dans l'ordre ;
la vie de saint était salvatrice... Qu'il fasse bombance, le gourmand, en
mangeant une galette de seigle, et Satan revenait à cheval sur ses ergots...
*
Tous se retournèrent vers le chanoine, en espérant qu'il allait se lancer
dans une des diatribes dont il avait le secret, quand il fulminait en chaire le
dimanche à la cathédrale contre les esprits forts, ceux qui avaient perdu
l'innocence des petits enfants, chers au cœur de Jésus... Ce fut très posément
qu'il reprit la parole :
— En fait, je ne vous ai pas tout dit de saint Antoine. Sa vie n'a pas été
seulement celle d'un mystique plongé dans ses prières. En 311, l'empereur
Maximin décida de lancer une expédition punitive contre les chrétiens
d'Alexandrie, et des persécutions eurent lieu. Saint Antoine, que le destin de
martyr n'effrayait pas, voire attirait, se rendit dans la ville pour secourir ses
frères qui étaient emprisonnés ou conduits pour travaux forcés dans les
mines. Malgré ses efforts, il ne fut pas arrêté, même pas inquiété par les
Romains, ce qui pour un homme de son état ressemblait presque à un
camouflet... Si bien que sa vocation de martyr rentrée, malgré tous ses
efforts, il dut quitter la ville et, quelque peu penaud, s'en retourna encore
plus loin dans son désert, cacher son désarroi, au mont Colzim cette fois, à
deux pas de la mer Rouge 26.
» Dieu n'avait pas voulu de lui pour souffrir sur une croix de gloire et de
lumière. Pour Antoine, les misérables tentations nocturnes suffisaient bien...
» Mais la présence d'un tel homme était comme un aimant, et de
nombreux disciples vinrent à nouveau le rejoindre.
Ce fut alors que le sous-préfet, qui commençait à être rassasié par les
histoires de saint, coupa le chanoine :
— Il faut avouer, mon père, qu'on a bien du mal à se faire une idée.
Qu'avait-il donc de tellement attirant votre saint, en dehors d'être un petit
vieux, cradingue, osseux et illuminé qui vivait tout seul sous les étoiles ? Il
y avait déjà eu Diogène. Rien de nouveau, la sainteté en plus, sans doute...
— D'abord, il faisait de nombreux miracles, ce qui attirait les malades.
Ensuite, il s'exprimait peu, mais n'utilisait que des phrases tirées des
Ecritures, ce qui impressionnait. On raconte que des philosophes païens
étaient venus pour le contredire et le railler. Bien entendu, Antoine leur
démontra leur erreur en peu de mots et leur prouva le caractère irrationnel
des dieux païens, qu'il compara à une simple projection des angoisses et des
désirs des hommes, alors que le Christ nous élevait à la communion avec la
nature divine, par l'expérience charnelle de la souffrance.
— Il savait de quoi il parlait...
— Oui, mais il semble que, sa vieillesse venue, il fut moins soumis à la
tentation diabolique, comme si Satan avait compris qu'il n'y avait rien à
espérer d'un tel homme. Il mourut à cent cinq ans, paisiblement, entouré des
moines qui se réclamaient de son enseignement. Il fut enterré dans un lieu
tenu secret.
— Ce qui confirme deux grands principes : d'abord, que grâce à ses
disciples, il ne se nourrissait plus exclusivement de pain de seigle dans sa
vieillesse, et ensuite que son grand âge confirmait que l'ascétisme était un
gage de longue vie ! commenta le docteur . Mes chers camarades, on ne
peut pas dire après le dîner de ce soir, le cognac et les cigares, que nous
soyons de vrais émules de saint Antoine...
— Quand survint l'invasion arabe, reprit le Padre, il fallut bien protéger
les reliques du saint et leur faire quitter Alexandrie.
— Mais vous avez dit qu'elles étaient tenues dans un lieu secret ?
— On raconte que ce fut une révélation qui indiqua la localisation de la
tombe du saint dès 531. En fait, comme tous les secrets transmis pendant
des siècles de bouche à oreille, ce lieu était devenu le secret de polichinelle.
Et il suffisait de suivre dans le désert les pèlerins qui allaient se recueillir
sur sa tombe pour savoir où elle était. Ces saintes reliques, crâne et
ossements divers, furent donc déterrées, transférées à Alexandrie où elles
restèrent pendant un siècle, puis mises en lieu sûr dans une châsse à
Constantinople en 635 pour leur éviter la profanation.
» Mais le crâne d'Antoine comme ses fémurs et autres métatarses
n'avaient pas fini de voyager. Ils furent subtilisés lors de la première
croisade par un seigneur d'un modeste fief des Alpes ; il les ramena dans un
petit village du Dauphiné, qui prit rapidement le nom de Saint-Antoine-en-
Viennois.
— Et là, miracle ! coupa le docteur, excité. Le trou perdu devient
rapidement un lieu de pèlerinage très couru, et pour qui ? Je vous le donne
en mille. Pour ceux qui ont été atteints ou qui redoutent le mal des ardents,
c'est-à-dire le fameux feu de saint Antoine, car une épidémie épouvantable
vient de sévir en Dauphiné. Ce qui prouve bien que les gens du peuple, dans
leur grande sagesse, avaient bien fait le rapprochement entre leurs maux et
le calvaire du saint.
— Oui, mais vous m'accorderez qu'ils n'avaient pas imaginé le rôle du
seigle dans tout cela. Ne raisonnons pas trop par assimilation ! Je poursuis :
le nombre des malades amena à la fondation, au XII e siècle, d'un hôpital,
puis d'un ordre de moines pour s'en occuper, les Antonins, qui essaimèrent
dans toute l'Europe où ils fondèrent plus de 350 hôpitaux. Ces moines
faisaient la quête pour nourrir leurs malades et ils obtinrent le privilège de
se faire accompagner d'un cochon à clochette.
— En quoi était-ce donc un privilège ?
— Parce que le porc était, pour les fidèles, le moyen le plus simple et le
meilleur marché de faire un don en nature, car parmi les rares aliments qui
pouvaient, alors, se conserver quelque temps, en dehors des céréales et de
certains fromages, il n'y avait guère que la viande fumée ou salée, d'où
l'intérêt du cochon pour remplir séchoirs et saloirs.
— Et la clochette ?
— Comme les moines les laissaient courir en liberté, la clochette autour
du cou, c'était simplement pour les retrouver facilement. Bien entendu, les
porcs se glissaient partout où traînaient des restes et des immondices variés,
ce qui permettait de les engraisser à peu de frais. Voilà pourquoi on
représente saint Antoine avec un petit cochon à clochette : par assimilation
avec l'ordre des moines qui se réclamaient de lui. Lui, il n'a
vraisemblablement jamais eu de cochon !
Il commençait à être tard. Les cigares étaient éteints. Certains ne
pouvaient plus réprimer leurs bâillements. Le conservateur, lui, restait
parfaitement éveillé. Il pouvait se lever tard le matin.
— Pour revenir à notre conversation initiale et avant de nous quitter, je
vous demanderai de bien regarder le tableau de Jérôme Bosch sur la
tentation de saint Antoine. C'est un triptyque merveilleux où Bosch peut
exprimer à cœur joie son goût des monstres et des hommes... A la vision
d'ensemble qui est majestueuse, on est comme toujours chez Bosch
irrésistiblement attiré vers le détail, vers l'inventaire des monstres et des
créatures infernales...
Le docteur s'était déjà levé et avait passé son manteau. Il se levait tôt le
matin pour se rendre à l'hôpital :
— Vous voulez dire irrésistiblement attiré par le bonheur du péché. Ce
serait plus exact. Oh, excusez-moi, Padre, ça m'a échappé !
Les feux du Dr Leburn
C'est au cours d'un remplacement à Bayeux dans le Calvados que
j'assistai à l'échange sur le mal des ardents. Mon illustre confrère le
Dr Lebrun était médecin de l'hôpital et membre du Rotary Club. Il m'avait
invité à un de leurs dîners, pour me remercier sans doute d'avoir pris soin
de ses malades en l'absence du Dr C., le chirurgien que j'avais remplacé
pendant quinze jours :
— Tu vas voir un de ces fameux dîners de notables de province dont on se
gausse dans la capitale, m'avait-il prévenu. Mais contrairement à ce que tu
peux certainement en penser, l'ambiance est plutôt à la franche marguerite,
le dîner roboratif et, si l'on a de la chance, la conversation émoustillante...
J'avais été servi. Il faut dire que mon confrère, personnalité haute en
couleur, y avait mis du sien !
Lebrun était un de ces médecins généralistes qui avaient soigné tout le
monde ou presque dans la petite ville. A l'hôpital le matin, où il assurait la
visite des patients du service de médecine interne, chez lui l'après-midi, où
il enchaînait des consultations innombrables, puis dans sa 2 CV ensuite,
pour commencer ses visites à domicile. Il connaissait la plupart de ses
patients depuis l'enfance, et pas seulement leur dossier médical. Il était cet
archétype du médecin de famille qui n'hésitait pas à prendre parti dans les
affaires intimes de chacun, qui se chargeait de bien des soucis étrangers à
la médecine et qui n'hésitait pas à s'attabler le soir pour dîner, au détour
d'une visite, chez ses propres patients. Rentré chez lui, à une heure tardive,
il lisait son courrier et les revues médicales :
— Il faut bien que je me tienne au courant, les choses vont si vite ! me
disait-il.
Certains affirmeront avec des trémolos dans la voix que le moule qui a
servi à fabriquer ce genre de médecin a dû être cassé. Qu'il a été remplacé
par une nouvelle génération, qui n'accepte plus cette astreinte permanente,
qui ne se déplace plus et qui considère uniquement ses patients comme une
clientèle.
C'est faux. Il y a toujours des médecins passionnés par le côté humain du
métier et qui sont capables d'assurer cette fonction indispensable sans se
changer en copieurs d'ordonnances. Mais prenons garde à bien les
préserver.
En évitant de sélectionner les futurs docteurs dans les premières années
de nos facultés uniquement sur des matières scientifiques, par exemple. Ou
bien en ne privilégiant pas la rémunération des actes techniques au
détriment de l'acte intellectuel. Cet acte intellectuel en médecine s'appelle
la consultation, et il reste particulièrement mal rémunéré.

23. La biographie de saint Antoine a été écrite avec respect par saint Athanase, pape d'Alexandrie,
pour offrir à ses ouailles le modèle à suivre afin de parvenir à la perfection de la vie chrétienne. De
nombreux textes révèlent une tradition orale forte concernant ce saint, qui est un des plus populaires
du catholicisme, même s'il est fortement concurrencé par son homonyme de Padoue, qui a le pouvoir
de retrouver les objets perdus. Ce qui peut tout de même être aussi utile !
24. « Le mal commençait par une tache noire ; cette tache s'étendait rapidement, causant une ardeur
insupportable, desséchait la peau, pourrissait les chairs et les muscles qui se détachaient des parties
osseuses et tombaient par lambeaux. Feu dévorant, il brûlait petit à petit et enfin consumait ses
victimes sans qu'on pût apporter de soulagement à leurs souffrances. Plusieurs éprouvaient ses plus
cruelles atteintes dans l'espace d'une nuit, s'ils ne mouraient pas au bout de quelques heures. »
Sigebert de Gembloux, XI e siècle.
25. Description à la faculté de Marbourg (Allemagne) en 1596.
26. Aujourd'hui mont Saint-Antoine.
4
Le Canon d'Avicenne

Où Avicenne sauve la vie de son disciple El-Jozjani et l'entraîne dans des


aventures dignes des contes des Mille et Une Nuits. Où le disciple tombe en
admiration devant la mémoire infinie de son maître, le prince des savants.
Où après avoir été nommé vizir et avoir rédigé le livre de médecine le plus
important de son temps, Avicenne meurt de s'être mal soigné lui-même.

Mon nom est Abou Obeïd el-Jozjani. J'ai eu l'honneur de suivre Ali Ibn
Sina 27 jusqu'à la fin, d'être son disciple le plus proche et peut-être son ami.
Qu'Allah en soit gratifié ! Il m'a dicté tous ses livres alors que nous prenions
la fuite sur les routes de la grande Perse, et même le divin Qanûn 28 fut
rédigé au cours de ces étapes, souvent à la belle étoile. Tous l'appelaient
Cheikh el-Raïs et il fut vraiment le prince des savants.
Je l'ai rencontré dans la citadelle de Gurgan dont mon père était le
commandant. Ali Ibn Sina venait d'être emprisonné sur ordre des Ottomans,
après sa fuite de Boukhara à travers le désert du Dasht el-Kavir où il avait
failli mourir. Ce jour-là, moi aussi, j'étais bien malade. En fait, pour tout
dire, je suffoquais. J'avais contracté une angine très douloureuse avec
beaucoup de fièvre et je commençais à avoir de grandes difficultés pour
respirer, si bien que je sombrais progressivement dans une sorte de stupeur,
car je n'avais plus la force d'attirer l'air dans mon corps. Mon père avait bien
compris que ma situation était désespérée et, bien que responsable de son
prisonnier, il n'avait pu s'empêcher de demander au meilleur des médecins,
dont la réputation était déjà universelle, la consultation qui permettrait peut-
être de sauver son fils unique. Je m'en souviens comme si c'était hier ; Ali
Ibn Sina entra dans ma chambre à l'heure où le muezzin appelait à la prière.
La scène qui avait suivi était digne de l'ensemble de la vie du Cheikh :
après s'être fait expliquer les symptômes de mon mal, Ali se pencha vers
moi et me demanda d'ouvrir la bouche afin de regarder ma gorge. A peine la
lampe que tenait le serviteur de mon père s'était-elle approchée
suffisamment pour qu'il m'examine un instant, il se tourna brusquement vers
mon père, lui ravit le couteau long et fin qu'il portait à sa ceinture et, sans
s'expliquer plus avant, me rejeta assez brutalement la tête en arrière et me
perça la gorge à un endroit bien précis qu'il avait repéré entre ses doigts.
Les gardes allaient se précipiter vers lui pour le saisir, croyant qu'il me
tranchait le col pour se venger de son incarcération. Mais heureusement,
mon père, plus avisé, les retint. Au même moment, on entendit l'air qui
pénétrait dans ma poitrine en sifflant autour du poignard toujours glissé
dans mon cou, et, malgré la douleur, j'eus immédiatement l'impression de
revivre.
— Allez vite me chercher des tiges de bambou, du miel, de la jusquiame
et des graines de pavot, ordonna Ali sans se préoccuper de ce qui se passait
autour de lui.
Puis il se tourna vers mon père :
— Il étouffait, car son angine fabrique des membranes blanches comme si
une araignée les avait tissées. Il ne pouvait plus respirer et allait suffoquer.
J'ai ouvert la trachée-artère, qui est le conduit qui va aux poumons, avec ton
poignard. Il faut la maintenir ouverte avec une petite tige de bambou creux
que je vais fixer à son cou, le temps que les membranes disparaissent 29.
Pendant qu'il continuait d'expliquer au commandant, il fabriquait déjà des
petits cônes avec les produits qu'il avait demandés et que les serviteurs
s'étaient empressés d'apporter :
— Tu lui glisseras ces médicaments par l'anus, car il ne peut pas avaler.
Tant que le bambou sera en place, ton fils ne pourra pas non plus parler. Il
s'exprimera à nouveau quand je lui fermerai le trou que j'ai créé.
Mon père restait figé par la science et la tranquille assurance qui
caractérisaient l'homme de talent et de connaissance. Rien n'était affecté
chez mon maître, il faisait ainsi parce qu'il savait ce qu'il fallait faire et,
pour tout dire, n'envisageait pas un instant qu'on puisse ne pas être de son
avis. Cela lui joua bien des tours dans sa vie et provoqua bien des jalousies,
même chez ceux qui pourtant se prétendaient savants, eux aussi.
Mon père, le commandant, décida que le Cheikh resterait près de moi
jusqu'à ma guérison et qu'ensuite il serait libre de partir où bon lui
semblerait.
— Mais que diras-tu aux Ottomans qui me recherchent ?, questionna Ali.
— Tu connais la phrase du livre : « Celui qui rendra la vie à un homme, il
lui en sera tenu compte comme s'il avait sauvé l'humanité entière. » Ce que
diront les Ghaznawides 30 n'a que peu de poids au regard des Ecritures. Et
ceci est mon problème, Cheikh el-Raïs.

Ali resta donc à mes côtés pendant deux semaines et procéda à tous mes
soins. Je ne pouvais pas parler comme il l'avait annoncé et je ne pus
qu'écouter le soliloque qu'il fit devant moi, l'ignorant, comme si j'étais un de
ses pairs. Il me parla d'Aristote, celui qui était son maître à penser et qui
avait été le précepteur du Conquérant, cet Alexandre dont on percevait
encore le passage de Bagdad à Balkh dans sa course vers les Indes. Il me
parla aussi des Arabes, porteurs de la vraie foi, qui avaient submergé le
monde pour apporter la lumière d'Allah. Il me parla également de lui, qui
était pénétré par une grande mission, celle de transmettre la médecine des
Hellènes en traduisant leurs œuvres et d'y apporter sa pierre par l'ajout de
ses expériences propres, comme ce qu'il venait de réaliser pour me sauver la
vie.
C'est là que je compris que le Cheikh connaissait toutes les langues, avait
traduit les grands auteurs grecs et avait retenu de mémoire leurs livres,
comme il savait par cœur toutes les sourates du Coran depuis son âge le
plus tendre. Peu d'hommes pouvaient aussi bien se prévaloir du titre
de « prince des savants », lui qui était venu jusqu'à nous, pauvres habitants
de Gurgan, citadelle triste et perdue des bords de la mer des Khazars 31.
*
J'avais décidé d'accompagner celui auquel je devais le souffle. Commença
alors une grande errance à travers le Khorasan, à travers ses déserts, par-
dessus ses montagnes. Toujours invité en consultation par des émirs qui se
jalousaient les uns les autres, souvent en mal d'une guerre de conquête chez
leurs voisins, souvent prié au nom d'une réputation qui l'avait précédé,
parfois sommé par des soldats pour se rendre sur-le-champ à leur
convocation, tel était le destin du prince des médecins. Et sur les chemins,
que l'on soit à pied ou monté, il ne cessait de me parler de philosophie et
attendait la pause pour me dicter de nouveaux textes qui touchaient à tous
les domaines de la science.
Un jour que nous étions arrivés dans un village dans lequel il avait donné
une conférence au bimaristan 32, à la satisfaction de tous les étudiants, nous
fûmes interpellés dans la rue par une femme qui hurlait parce que son mari
venait de s'écrouler, mort. Le Cheikh avait examiné l'homme assez
longuement devant les voisins alertés par les hurlements de son épouse.
Puis il s'était tourné vers elle et lui avait commandé :
— Fais chauffer de l'eau et ajoute autant de miel que tu pourras trouver.
La femme obéit tout en se demandant ce qu'on allait faire à son mari. Mais
un notable du voisinage voulut s'interposer :
— Que veux-tu faire ? Tu vois bien que cet homme est mort. Il est
indécent de toucher à un mort et nous ne te laisserons pas faire.
Le Cheikh lui répondit très calmement, comme il agissait toujours en cas
de difficultés :
— Je vais tenter de ranimer cet homme, mais je ne peux pas être certain
du succès.
Pendant qu'il parlementait avec la foule stupide, il avait sorti une sorte de
poire à lavement de son sac et commença à la remplir d'eau sucrée par le
miel en vérifiant la température. Puis il tourna le « cadavre » et procéda à
l'injection du contenu de la poire dans le rectum du malade.
La foule recommençait à s'agiter :
— Ce que fait cet homme est indigne. Nous ne pouvons pas le tolérer !
Le Cheikh leva la main en signe d'apaisement et sortit un sablier de sa
trousse. Il le mit en fonction :
— Si cet homme ne s'est pas réveillé quand le sable se sera écoulé, cela
voudra dire qu'il est mort et que vous pourrez l'enterrer.
Puis il me glissa in petto :
— Prépare-toi à filer, sans demander notre reste.
Profitant du désordre lié aux discutailleries autour du sablier, le Cheikh
rassembla ses maigres affaires et nous nous éclipsâmes. Je ne pus
m'empêcher de questionner mon maître :
— Mais que va-t-il se passer ?
— Avant que le sable ait totalement coulé, cet homme va se réveiller et
s'étonner de ce qu'il fait ainsi, et tout le monde va croire que je l'ai
ressuscité et que je suis un magicien.
— Mais ils voudront ensuite te récompenser pour cette prouesse.
— Ce n'est pas une prouesse, Abou Obeïd, cet homme avait un
déséquilibre dans ses humeurs et il manquait d'eau et de sucre. J'ai déjà
constaté dans de tels cas qu'on pouvait rééquilibrer son milieu intérieur
grâce au miel dilué dans de l'eau et que la récupération était immédiate 33.
— Mais pourquoi avons-nous pris la fuite, puisque tu es sûr du résultat ?
— Réfléchis et vois les choses un peu plus loin que le bout de tes
babouches : ces gens sont stupides et vont imaginer que je suis capable de
faire revivre les morts dans toutes les circonstances, ce qui n'est
évidemment pas le cas. Un seigneur local va me sommer de le faire pour
quelqu'un de son entourage, qui sera mort d'une façon ou d'une autre, et,
alors, je ne donne pas cher de nos peaux si j'échoue. Voilà pourquoi nous
fuyons une fois de plus.
*
Quand nous arrivâmes à Hamadhan, l'émir Shams el-Dawla nous attendait
pour une consultation décisive. Il souffrait depuis longtemps d'une douleur
tantôt abdominale, tantôt thoracique, qui, malgré les traitements prônés par
ses médecins, ne faisait qu'amplifier et le condamner au repos.
Malheureusement, l'heure n'était pas pour Shams à se dorloter entre ses
coussins : l'ennemi s'agitait à ses frontières, les Kurdes d'un côté, les
Ghaznawides de l'autre, sans compter quelques petits seigneurs qui
cherchaient à s'approprier un héritage et levaient des armées d'esclaves pour
récupérer les terres de leur voisinage. Le désordre était partout dans cette
société sans cesse en mouvement, soumise aux appétits des uns et des
autres, et que les Arabes, occupants des lieux depuis trois siècles, étaient
bien incapables de dompter.
Là encore, mon maître se fit détester par l'ensemble de l'entourage de
l'émir, car il diagnostiqua un ulcère de l'estomac, dont il parvint rapidement
à guérir les symptômes par un régime adéquat et un pansement gastrique de
sa composition : de la céruse diluée dans du lait de brebis. Ainsi guéri,
Shams put partir à la guerre...
Mais il imposa au Cheikh el-Raïs (donc à moi-même) de l'accompagner en
campagne pour veiller sur sa santé. Ce qui se produisit pendant cette
campagne, d'ailleurs victorieuse, fut imprévisible : l'émir recherchait de
plus en plus la présence d'Ibn Sina, non seulement pour l'entretenir de son
cas, mais aussi pour parler avec lui de mathématiques, d'astronomie ou de
religion, tous domaines où le prince des savants était particulièrement versé.
Shams ne prenait plus une décision sans le consulter et une amitié profonde
et pour tout dire réciproque était en train de s'installer entre les deux
hommes.
Au retour à Hamadhan, l'émir Shams el-Dawla convoqua
cérémonieusement Ibn Sina devant toute sa cour et lui demanda de
s'approcher de son trône. Le Cheikh s'était agenouillé selon la tradition,
quand il entendit l'émir s'adresser à l'assistance d'une voix solennelle :
— Voici votre nouveau vizir ! Ce n'est pas seulement un ministre que je
vous offre, mais aussi un savant et sans doute le plus grand médecin de tous
les temps. Un esprit universel qui par sa sagesse va apporter le bonheur à
notre peuple.
L'assemblée approuva cette décision par un tonnerre d'applaudissements.
Moi, j'avais l'impression de rêver à un monde merveilleux où, enfin, tout
allait vers l'idéal de ce qu'Allah avait voulu sur terre.
Je me trompais.
*
A côté des admirateurs d'Ali Ibn Sina, ils étaient nombreux ceux qui, sans
vraiment le critiquer ouvertement, tant ses succès parlaient pour lui,
n'hésitaient pas à susurrer les points qui faisaient sa faiblesse. Le vin
d'abord... Le Cheikh ne pouvait pas concevoir sa vie sans ce breuvage
pourtant décrié par Muhammad. Que lui apportait-il ? De la chaleur, de la
sérénité, un vertige. Je ne l'ai jamais su. Mais en tout cas, il ne pouvait pas
écrire sans un pichet de vin près de lui et, après une nuit de labeur,
s'écroulait sur ses livres pour les quelques heures de sommeil qui lui
suffisaient habituellement. Les femmes, ensuite... Ce qui le faisait taxer de
jouisseur. Quand il était amoureux, mon maître était fidèle. Il aima
Yasmina, femme d'une beauté légendaire, ancienne favorite du calife de
Bagdad, esclave en fuite du harem et toujours recherchée par son maître, ce
qui nous valut bien des aventures. Sinon, il lui fallait assouvir ses pulsions
avec régularité, même si cela passait par les plus viles des esclaves ou des
prostituées. A mes remarques et mes critiques, il répondait :
— Tu vois, Dieu a créé le bonheur de nos sens pour que nous en
jouissions. Il serait aussi fou de renoncer à manger quand nous avons faim
que de se retenir de donner du plaisir quand on nous accueille avec bonheur.
Enfin, la critique qui fut la plus terrible demeura l'hérésie. Ali pourtant
remplissait avec soin toutes les obligations du croyant. Je fus témoin de son
assiduité aux prières, de son respect du jeûne et de sa parfaite connaissance
de la parole du Prophète en bon musulman chiite. Mais sa piété réelle avait
toujours été mise en cause, on disait que son père avait opté pour
l'ismaélisme et que sa mère était juive. En réalité, la religion ne pouvait être
que trop étroite pour un esprit aussi universel et sa réflexion le porta de plus
en plus vers la gnose hérétique qui fit condamner son œuvre philosophique
34
.
Ibn Sina n'était pas fait pour occuper la fonction de vizir. Il s'en acquitta
pourtant avec beaucoup de sagesse et de justice, mais il eut le malheur de
s'attaquer aux privilèges des puissants et en particulier à ceux de l'armée.
Nous dûmes prendre une fois encore le chemin de l'exil, puis, rattrapés par
les mamelouks, nous nous retrouvâmes rapidement dans des cachots glacés,
où Ali mon maître, désespéré, tenta même de mettre fin à ses jours.
*
Ispahan fut notre dernière étape. On a même dit que le prince d'Ispahan
Ala el-Dawla déclara la guerre à Hamadhan pour en libérer le Cheikh. C'est
peut-être vrai, ou bien il ne s'agissait que d'un alibi à une nouvelle conquête,
mais en tout cas, Hamadhan fut prise et nous nous retrouvâmes dans le
quartier de Kay Kounbadh entre la mosquée et le palais du prince d'Ispahan,
logés dans une villa luxueuse au cœur d'un grand jardin égayé par le
bruissement des fontaines et embaumé par les fragrances des jasmins.
Malgré les difficultés immenses, j'avais pu sauver la plupart des
manuscrits d'Ibn Sina. Certains pourtant étaient perdus. J'en parlai à mon
maître :
— Ne t'inquiète pas, El-Jozjani, je te les dicterai de nouveau.
Et c'était vrai. L'exceptionnelle mémoire du Cheikh lui permettait de
conserver tout ce qu'il avait écrit dans sa tête et de le faire ressurgir
immédiatement. C'était aussi le cas les livres qu'il avait lus dans le passé.
Ainsi, quand il me dicta les cinq tomes du Quanûn, qui est l'aboutissement
de son expérience médicale, mais aussi la synthèse de toutes ses lectures
des auteurs anciens 35, jamais il ne consulta un document, jamais il ne se
référa à quelque note ; tout était imprimé en lui et ressortait à sa demande
avec une fluidité merveilleuse.
C'est dans cette atmosphère de paix retrouvée que je vécus sans doute
l'exploit médical le plus extraordinaire de mon maître, le Cheikh el-Raïs. Il
avait été appelé pendant la nuit par l'émir lui-même car sa reine qui devait
enfanter se tordait de douleur sur sa couche. Le médecin personnel d'Ala el-
Dawla avait été formel :
— L'enfant ne peut pas descendre, Majesté, il est mal placé. Pour sauver
la reine, il faut le sacrifier.
L'émir se tourna vers Ibn Sina :
— Il faut sauver mon épouse et sauver l'enfant, Cheikh el-Raïs, j'ai besoin
de cet enfant pour assurer ma dynastie.
— Mais dis-lui, Cheikh el-Raïs, que ce n'est pas possible, il doit choisir...
— Ton médecin a raison, approuva calmement Ibn Sina tout en examinant
attentivement le ventre proéminent de la reine pour bien comprendre la
position exacte de l'enfant 36, on ne peut habituellement pas sauver la mère
et l'enfant quand il se présente ainsi...
Il regarda la princesse Leila dont l'exceptionnelle beauté n'était qu'à peine
altérée par le masque de souffrance. Ibn Sina n'avait jamais vu une femme
aussi belle.
— A moins que...
— A moins que... quoi ? Parle, prince des médecins, si tu parviens à
sauver mon épouse et mon fils, ma reconnaissance éternelle te sera acquise !
— A moins que... je ne tente une opération bien délicate, dont les chances
de succès sont extraordinairement faibles, je tiens à t'en prévenir...
— Qu'importe ! Fais ce qu'il faut, j'accepte les risques pour avoir un fils,
répondit Ala.
— Tu es bien conscient qu'il peut s'agir d'une fille, ajouta le Cheikh avec
un petit sourire.
— Cela est dans les mains d'Allah. Fais ton œuvre, médecin !
Tous sortirent. Ali ne garda que le médecin du prince pour l'assister et
demanda la présence de sa propre femme, Yasmina, qui avait l'habitude de
lui servir d'aide dans les interventions chirurgicales. Il réclama aussi des
graines de pavot, un brûlot pour faire chauffer ses instruments, des linges
propres et du vin, beaucoup de vin...
Je pensais qu'il voulait, comme à son habitude, se remonter le moral et se
donner du courage, mais cette fois le vin lui servit à imbiber les linges qu'il
allait utiliser pour son opération. Il fit boire à la reine une grande quantité
de décoction de pavot, ce qui la plongea dans le sommeil, il prit alors un de
ses couteaux très aiguisés, le fit chauffer dans les braises et incisa la peau
du ventre. Yasmina était prête pour juguler l'hémorragie provoquée par cette
entaille : avec une pointe chauffée au rouge, elle cautérisa les berges de la
paroi, ce qui réalisa l'hémostase. La reine avait à peine bougé et n'avait
poussé qu'un petit cri.
Ali tenait la matrice entre ses mains et commença de l'entailler, ce qui
permit aux eaux de s'écouler dans la plaie. Il donna des petits écarteurs au
médecin en lui recommandant de ne pas tirer trop fort pour ne pas agrandir
l'incision et ils découvrirent l'enfant.
— Mais il est mort ! s'exclama son aide, car le bébé ne bougeait pas.
— Non, répliqua Ali, toujours sûr de lui, il dort. Il a respiré lui aussi les
graines de pavot...
Il sortit délicatement l'enfant de la matrice de sa mère comme s'il s'agissait
d'un trésor, le suspendit par les pieds, la tête en bas et lui tapa plusieurs fois
sur les fesses. L'enfant se mit à crier, d'abord faiblement puis de plus en plus
fort. Il le confia alors à Yasmina, puis dit au médecin du prince :
— Maintenant, il faut sauver la mère !
Il plongea à nouveau la main dans la matrice pour en sortir la coiffe
nourricière, ce qui réveilla Leila. Il eut des paroles apaisantes :
— Nous avons sauvé ton fils, princesse, maintenant je vais te sauver aussi,
sois courageuse.
Puis il commença à recoudre en utilisant les aiguilles montées d'un long fil
de palmier, préparées par Yasmina, qu'il imbiba de vin. La princesse était à
nouveau tombée dans le coma.
Quand il eut terminé, il sortit pour voir le prince Ala el-Dawla :
— Prince de la nation, les Bouyides ont un héritier et c'est un garçon. La
princesse Leila est vivante mais les suites seront difficiles. Elle est
maintenant dans les bras d'Allah.
Le prince prit alors le Cheikh dans ses bras et se mit à pleurer comme un
enfant.
*
La princesse Leila survécut après une semaine de combat contre la mort,
et la reconnaissance de l'émir d'Ispahan fut à la hauteur de l'extraordinaire
prouesse d'Ibn Sina. Une fois de plus, le Cheikh se trouvait au sommet de la
gloire, après avoir connu tant de menaces et de geôles de toutes sortes.
D'ailleurs, les aventures du prince des savants se poursuivirent jusqu'à sa
mort. Celle-ci fut brutale et dramatique : on ne sait pas très bien s'il s'est
empoisonné en se soignant lui-même d'une redoutable gastro-entérite ou si
un confrère jaloux n'a pas intentionnellement forcé un peu les doses...
Son grand souci au moment de mourir fut de savoir ce qu'allait devenir
son œuvre tellement éparpillée et déjà soumise à des critiques à tout-va. El-
Jozjani, qui l'assistait alors qu'il rendait l'âme, lui promit de s'en charger et
d'en assurer la pérennité. Il tint parole.
C'était en l'an 428 de l'Egire 37, le Cheikh avait cinquante-sept ans.

27. Avicenne, de son nom complet Abu ‘Ali al-Husayn Ibn Abd Allah Ibn Sina, est un médecin
perse ayant vécu de 980 à 1037. Ibn Sina est appelé Avicenne par les Occidentaux, ceux que les
Perses nomment les Roums (Romains).
28. Le Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb (« livre des lois médicales » ou Canon de la médecine). Ce livre
fut considéré comme une bible par de nombreux médecins du Moyen Age et de la Renaissance
occidentale, même si sa traduction latine par le clerc Gérard de Crémone (canon medicinae) laissait
beaucoup à désirer. Il eut aussi des adversaires farouches et l'alchimiste Paracelse le fit encore brûler
en place publique en 1526... Il faut préciser qu'Avicenne avait pris parti contre l'alchimie et
l'astrologie en leur dénuant tout caractère scientifique.
29. Incontestablement, El-Jozjani avait attrapé une angine diphtérique. Avicenne lui sauva la vie en
pratiquant une trachéotomie, opération qui n'avait pas été clairement décrite avant lui. Cette
intervention suppose, outre des connaissances anatomiques parfaites, une grande maîtrise dans sa
réalisation.
30. Les Ghaznawides étaient une dynastie d'origine turque qui conquit un empire entre
l'Afghanistan (ville actuelle de Ghazni), le nord de l'Iran, jusqu'à l'océan Indien, à partir de 997. Leur
permanent esprit de conquête les conduisit à s'opposer à la dynastie des Buyides, les « Dawla », qui
avaient pris Avicenne sous leur protection. Au cours de l'épisode que nous racontons, la tête du
Cheikh avait été mise à prix dans tout le royaume car il avait refusé de rejoindre la cour de
Mahmoud, prince des Ghaznawides. Il avait été rattrapé par des brigands alors qu'il venait de
traverser seul, au péril de sa vie, le désert de Dasht el-Kavir, un des plus dangereux du monde.
31. Mer Caspienne.
32. Dans la Perse ancienne, toutes les villes ont un hôpital dans lequel sont rassemblés les malades :
le bimaristan. Les médecins locaux et les étudiants s'y retrouvent chaque jour et donnent soins et
consultations. Cette conception du centre hospitalo-universitaire n'existera en France, par exemple,
qu'en 1958 à la suite de la réforme Debré.
33. Le Cheikh avait vraisemblablement reconnu un cas de coma hypoglycémique, qui, comme
chacun sait aujourd'hui, répond très bien au rétablissement d'un taux normal de sucre dans le sang.
34. Le livre dont parle El-Jozjani est le Shifa (la « guérison »), franchement gnostique.
35. Ibn Sina fut le traducteur d'Hippocrate, d'Aristote et de Galien. A ce titre, il fut véritablement un
passeur de connaissance entre le monde antique et le monde moderne.
36. Il devait s'agir d'une présentation de la face et non pas du siège comme il a été rapporté, car le
siège permet l'accouchement par voie basse alors que la face est totalement dystocique.
37. Août 1037.
5
La dernière dissection d'André Vésale

Où une dissection de cadavre à la faculté de médecine m'oblige à me


plonger dans l'histoire de la première description exacte de l'anatomie
humaine. Où, sous la férule de mon prosecteur, je découvre Vésale qui
devint professeur d'anatomie à vingt ans, imposa la dissection comme un
acte fondamental de la médecine, rédigea un des « best-sellers » de la
Renaissance et mourut à cinquante ans, condamné par l'Inquisition, à faire
le grand pèlerinage d'où il ne revint pas !

Ma rencontre avec Vésale eut lieu alors que j'étais moi-même étudiant en
deuxième année de médecine.
Au pavillon d'anatomie, nous étions quatre à partager la dissection d'un
même cadavre. On m'avait attribué le membre inférieur droit d'une pauvre
vieille femme, ratatinée par l'injection des produits conservateurs et que
nous avions surnommée Sophie, sans doute parce que ce pauvre corps
devait nous apprendre la sagesse. Tous les après-midi, nous étions censés
ingurgiter les rudiments de l'anatomie humaine sous la houlette, pleine de
morgue, du prosecteur 38, chef de notre pavillon. Les cadavres étaient rangés
sur des tables de pierre noire, il y avait une vingtaine de tables par pavillon.
J'abordais le triangle de Scarpa droit, classique voie de pénétration des
plaies de l'artère fémorale sous le pli de l'aine. La région était d'abord
dessinée au tableau noir ; les éléments coloriés selon un code précis : artères
en rouge, veines en bleu, nerfs en jaune, muscles en brun, aponévroses en
vert. Puis nous devions retrouver, sur le sujet, les organes qui,
naturellement, n'étaient pas coloriés par la nature ! Couper un nerf enlevait
deux points, sectionner par erreur une artère valait un zéro... éliminatoire !
L'anatomie était la bête noire des étudiants de deuxième année :
mémoriser tous ces noms et réciter leurs rapports intimes était étouffant.
Décrire, passe encore. Mais mémoriser ! Pourquoi le mot qui nommait sans
expliquer apportait-il de l'efficacité dans la description et la mémorisation ?
Il y avait là un rôle et pour tout dire une propriété du mot, dont les
anatomistes se servaient à plaisir : le pressoir d'Hérophile, la veine de
Galien, l'aqueduc de Sylvius, le tubercule de Lisfranc, la valvule mitrale
(car elle ressemble à un chapeau d'évêque), l'artère honteuse (car elle se
dirige vers le pénis !), le canal déférent (qui conduit la semence masculine),
le réseau admirable (qui avait ébloui celui qui l'avait découvert !)... Et
quand ils ne trouvaient pas une propriété, son nom ou celui d'un illustre
collègue à mettre sur une structure, ils choisissaient de la nommer par
l'absence de nom : ainsi « le tronc veineux innominé » désignait la grosse
veine qui barre la partie supérieure du thorax.
— L'anatomie, science des ânes !
Tous les intellectuels de la médecine ne rêvaient que de comprendre le
fonctionnement des organes ou les mécaniques intimes de la biologie
moléculaire, et l'anatomie les rebutait comme un vestige inutile du passé. Ils
savaient pourtant que l'imagerie moderne (le scanner en particulier, qui
venait d'être mis au point) nécessitait de sérieuses connaissances pour être
interprétée correctement. D'autres seraient là pour voir à leur place... Les
radiologues, par exemple. Seuls les futurs chirurgiens faisaient taire la
commune répulsion devant le cadavre et jouaient à prendre du plaisir
comme si déjà ils pouvaient opérer, en profitant sans retenue de cet
avantage sur leurs camarades.
Une de mes condisciples justement, face à moi car elle avait tiré la
dissection du Scarpa gauche de Sophie, venait de me supplier d'effectuer la
dissection à sa place :
— Je ne peux pas toucher à cette vieille femme. Je t'en prie, sois sympa.
Fais-moi ce truc. Je ferai ce que tu voudras...
J'acquiesçai discrètement (la proposition était alléchante), sans attirer
l'attention du prosecteur, qui se baladait entre les tables à la recherche des
étudiants en difficulté. Elle était très jolie, cette Françoise, petite brune aux
cheveux courts, véritable vedette de notre amphi, elle irradiait vraiment la
folliculine et traînait derrière elle une cour empressée. Je ne l'avais jamais
intéressée jusqu'à présent, mais je devenais par le hasard de l'ordre
alphabétique un voisin aussi indispensable qu'incontournable.
Je commençai donc à disséquer les deux côtés à la fois. Non sans
difficulté. Surtout pour son côté, le côté gauche, car il fallait faire la
gymnastique intellectuelle de la symétrie ; toutes les démonstrations
théoriques étant toujours effectuées à droite.
— Prends quand même les instruments en main, sinon on va se faire
repérer, lui soufflai-je. Tiens, prends les écarteurs de Farabeuf, au moins tu
m'aideras un peu !
Tous les soirs, le prosecteur passait, notait la dissection du jour et le stade
d'avancement de la dissection. C'était un jeune chirurgien, d'allure sportive,
sans doute assistant dans un des grands services de l'Assistance publique.
On n'en savait pas plus sur lui, sinon une chose qui nous préoccupait tous :
il avait la réputation bien établie d'être « une peau de vache » ! Après avoir
marqué un temps d'arrêt devant les Scarpa de Sophie, il ne fit aucune
remarque sur la symétrie parfaite de notre travail.
— Ce que je peux détester l'arrogance de ce type ! lâcha Françoise, après
avoir franchi la porte du pavillon.
Les jours passaient. Nos blouses étaient imprégnées par cette odeur
épouvantable de mort et de produits de conservation. Passer les gants avant
chaque séance devenait un cauchemar. Pourtant, artère et veine fémorales
étaient sur lacs 39, le nerf saphène interne n'était pas coupé, le crural avait
bonne mine dans la majesté de son efflorescence et le muscle couturier était
récliné 40 comme sur le dessin du tableau.
A l'heure de la note définitive, le prosecteur se dirigea vers notre table
avec un sourire ironique...
— Bon, les deux, là... C'est à vous !
On n'en menait pas large avec Françoise, ma collègue, car il avait noté
férocement nos camarades, et nombre d'entre eux savaient déjà qu'ils
devraient recommencer l'année prochaine. Ceux qui avaient partagé notre
table en travaillant sur les creux axillaires de Sophie, assez brillants
d'habitude, venaient de se prendre des notes minables avec des
commentaires assassins.
— Vous n'imaginez pas un seul instant que je n'ai pas remarqué votre petit
jeu. On ne peut pas dire que vous ayez réalisé ce que l'on appelle un travail
personnel. Dans votre couple, il y avait le chirurgien et son aide. Ça va,
mademoiselle, pour le Farabeuf !... J'ai bien envie de vous mettre zéro à
tous les deux...
J'étais résigné. Cela m'apprendrait à vouloir faire le chevalier servant et à
être trop sensible au charme féminin.
— Pourtant c'est dommage, car vous avez fait la meilleure dissection. On
dirait un écorché du livre de Vésale.
Françoise, magnifique dans un rôle sur mesure de femme-enfant, eut alors
un éclair de génie. Avec toute l'ingénuité dont elle était capable, elle
demanda :
— Mais monsieur, qui est Vésale ? J'ai travaillé sur le Rouvière, le Brizon
et Castaing, et même le Testut, mais le Vésale, je ne connais pas. C'est qui,
Vésale ?
Le prosecteur se tourna vers elle, un peu étonné, s'assurant qu'elle ne se
moquait pas de lui. Françoise, sans effort, gardait l'air d'une parfaite cruche.
Je ne valais pas mieux dans le genre nature morte. Puis, en souriant, il nous
fit signe de le suivre dans son petit bureau, adjacent à la salle de dissection,
et nous fit asseoir. Françoise venait de faire vibrer une corde sensible :
— Jeunes ignorants, je vais vous raconter qui était Vésale...
*
— Vésale, c'est le type même de l'homme de la Renaissance, de l'homme
du XVI e siècle, d'un de ces hommes qui allaient remettre en question les
idées reçues de leur temps, par l'originalité et l'expérience. Et, pour lui,
l'expérience, c'était ce que vous venez modestement de faire : c'est-à-dire
disséquer des cadavres, pour voir, pour enfin voir, ce que tous répétaient
uniquement après l'avoir lu dans les livres. Mais pour disséquer dans les
années 1530, du côté de Bruxelles, il fallait du courage, beaucoup de
courage...
— Parce que les gens étaient trop sensibles..., tenta Françoise, restant dans
son emploi de mijaurée effarouchée.
— Non, parce que c'était interdit et parce que l'Inquisition veillait. Le
risque était sérieux. On risquait d'être condamné à mort et brûlé comme
hérétique. L'Eglise, depuis longtemps, avait fait savoir que tout ce qui
touchait au sang et au corps de l'homme était abominable, et elle avait
interdit aux médecins de s'occuper de la chirurgie et a fortiori de découvrir
l'intérieur des corps humains, qu'ils soient vivants ou morts. Le petit André,
André Van Wesel 41, vivait à Louvain chez son père, qui était l'apothicaire de
Marguerite d'Autriche et dont la maison familiale était située près du gibet !
Alors, des cadavres, il en avait toujours vu, le petit André. Et en fait de
sensibilité, son attention avait tout de suite été portée sur l'agencement des
muscles, des viscères et des os, car il contemplait chaque jour les pendus
débarrassés progressivement de leur substance par les corbeaux !
— Mais c'est horrible, fit Françoise en se cachant la figure dans les mains.
Pauvre gosse !
— Horrible, si l'on veut, reprit le prosecteur. En fait, André ne sembla pas
tellement en être traumatisé. A dix-huit ans, en effet, il demanda même à
son père s'il pouvait se rendre à Paris pour étudier la médecine. Il resta trois
ans à la Sorbonne, dans le Quartier latin du Paris de François I er. Mais,
hasard de la vie, il trouva logement rue de la Grange-aux-Belles, à côté du
gibet de Montfaucon. Il y a, comme ça, des gens qui sont prédestinés...
» Les études le déçurent. On commentait surtout les textes des Anciens,
Aristote et Galien. On dissertait sur l'équilibre des humeurs pendant des
heures. Si bien que Vésale déserta rapidement la rue Saint-Jacques, pour
aller négocier avec les fossoyeurs de Montfaucon des pièces de cadavres,
qu'il commença à disséquer en cachette. Il collectionna rapidement des
fragments de squelette et constata, livres en main, combien d'erreurs étaient
accumulées dans les traités et autres précis. En fait, il suffisait de voir pour
savoir. Et Vésale se fit rapidement une réputation d'expert en anatomie,
parmi ses condisciples.
» La faculté, quant à elle, n'organisait que deux dissections par an,
seulement l'hiver, et qui ne pouvaient durer que trois jours, car on ne savait
pas conserver les corps. On avait perdu les recettes des grands embaumeurs
de l'Egypte ancienne. En général, la démonstration était confiée à un barbier
ignare qui suivait en direct la lecture des œuvres de Galien. Il devait
retrouver avec ses mains nues et sa lancette les organes que le lecteur
annonçait, pour les montrer aux spectateurs, sous le regard, en général
indifférent, du professeur.
Le prosecteur s'interrompit un instant :
— Vous voyez combien les choses ont changé ! Et comme ces barbiers,
qu'on appelait déjà les prosecteurs, n'y connaissaient rien, cette dissection se
terminait rapidement en boucherie, devant les étudiants rigolards et le bon
peuple qui se plaisait à s'émouvoir au spectacle des horreurs 42 !
Françoise entra dans le jeu et ajouta en minaudant :
— Maintenant, on a de la chance. Les prosecteurs sont savants et
cultivés...
Sans relever, il continua, un sourire en coin :
— Mais ce jour-là, le barbier d'astreinte était tombé malade et l'on allait
devoir reporter la dissection. Les étudiants étaient nombreux et refusaient
que l'on repoussât une démonstration déjà trop rare. Sylvius, leur
professeur, ne tenait pas à prendre la lancette. Alors un murmure s'éleva
dans l'amphi, repris bientôt par tous : « Vésale, Vésale, Vésale ! » Le
professeur Sylvius, soulagé de trouver une solution à son problème, lui
demanda : « Mon ami, vous êtes plébiscité par vos camarades. Montrez-
nous que vous êtes digne de cette confiance. » Vésale commença la
dissection, sans être ému d'aucune façon.
— C'est incroyable ! reprit Françoise.
— Ce qu'il y a de plus incroyable, c'est que Sylvius n'avait jamais vu
quelqu'un disséquer avec autant de maîtrise et d'adresse, jamais assisté à
une démonstration aussi précise et aussi intelligente, et que lui-même se
surprit à découvrir ainsi des éléments qu'il n'avait encore jamais compris...
A vingt ans, Vésale se taillait une réputation de maître en anatomie, et les
dissections de la faculté de médecine de Paris allaient dorénavant lui être
confiées. Sur les bancs, ce jour-là, un de ses condisciples de la faculté de
Montpellier, de passage à la Sorbonne, fut très impressionné. « Je n'ai
jamais rien vu de tel, c'est quelqu'un comme toi qui nous montre la voie,
crois bien que je n'oublierai jamais ! » André était confus. Il sourit à
l'homme qui se tenait devant lui. « Merci à toi, comment t'appelles-tu ? »
Redressant sa fière carcasse, il lui répondit : « Servet, je m'appelle Michel
Servet et je suis espagnol. » Les deux hommes se serrèrent longuement la
main, devinant que leurs destins auraient à se croiser encore, dans cette
nouvelle Europe du savoir qui allait se faire grâce à eux.
— Servet, celui qui fut brûlé par Calvin ? demandai-je.
Le prosecteur sembla agacé par mon intervention, qui ne visait qu'à lui
faire remarquer que nous étions ignares, certes, mais pas totalement.
— Toi, le bon élève, ne déflore pas mon histoire ! Mais tu as raison, il fut
brûlé vif par Calvin comme hérétique et ses livres furent brûlés aussi.
Quand je vous disais, tout à l'heure, qu'être anatomiste en ces temps-là
comportait certains risques...
— Tu parles d'un risque ! enchaîna Françoise. Mais revenons à Vésale. Il
devint donc professeur d'anatomie à Paris à l'âge de vingt ans ?
— Cela aurait pu se faire. Mais la politique en décida autrement, reprit le
prosecteur. En effet, la guerre venait de se rallumer entre la France de
François I er et l'Espagne de Charles Quint. En tant que Flamand, Vésale
appartenait au Saint Empire, donc à la famille des Habsbourg. Il dut rentrer
rapidement à Louvain 43 et en profita pour soutenir sa thèse de doctorat. Il
devenait donc médecin, mais toutes ses aspirations l'orientaient plutôt vers
la chirurgie et surtout l'anatomie, ce qui était tout à fait contraire aux
habitudes du temps...
— Et pourquoi donc ? voulus-je savoir.
— Parce que, comme je vous l'ai dit, la chirurgie était réprouvée et
interdite par l'Eglise, et confiée seulement aux barbiers. Jamais un vrai
médecin, qui savait parler latin et connaissait les Anciens, ne se serait
abaissé à trancher de la chair humaine. Mais la question ne se posait pas.
Vésale était avide de science et, son diplôme en poche, il n'avait plus qu'un
désir : se rendre là où les choses se passaient vraiment, là où l'esprit de ce
temps soufflait : en Italie, et plus particulièrement à Padoue. Il y restera dix
ans.
— C'est fou ce qu'ils voyageaient tous ces gens ! reprit Françoise.
— Ils étaient toujours par monts et par vaux, veux-tu dire. Ils voyageaient
énormément, et pourtant les voyages n'étaient pas sans dangers, tant le
nombre de brigands, voleurs de tout poil, déserteurs en rapine et autres
détrousseurs tentaient de survivre en assaillant les voyageurs dans les forêts
des grands parcours.
» A peine arrivé à Padoue, André Vésale subit les épreuves pour devenir
professeur d'anatomie. Sa réputation l'avait déjà précédé, mais quand même.
On voulait vérifier ce qu'il avait dans le ventre. Et il en avait dans le ventre :
il devint professeur d'anatomie et de chirurgie, succédant à Colombo 44. Il
n'avait que vingt et un ans ! Dans l'énumération de ses fonctions, il était
clairement stipulé qu'il devait réaliser plusieurs dissections publiques par
an. C'était insuffisant. Vésale savait l'énergie qu'il avait en lui, il lui fallait
maintenant de quoi travailler. Il lui fallait des cadavres, et encore des
cadavres...
*
La nuit est tombée sur le pavillon d'anatomie. Dans l'obscurité, on devine
nos sujets sur leurs tables de dissection. Les appariteurs ont nettoyé au jet le
sol souillé des détritus de toutes sortes et ont fermé les portes. Un silence
sépulcral s'est installé. Nous sommes collés aux paroles du prosecteur. Il a
tout oublié, l'heure, le lieu, les deux étudiants qui sont devant lui. Il arpente
les rues de Padoue avec Vésale. Il est Vésale...
Vésale a commencé ses démonstrations ; c'est un énorme succès. Les
étudiants s'y pressent, le public les transforme en phénomène de mode.
Même les belles femmes aux yeux approfondis par l'atropine viennent pour
s'y montrer 45. Il obtient du podestat de Padoue un approvisionnement
régulier en corps. Non seulement les cadavres des suppliciés lui sont
réservés mais les dates d'exécution elles-mêmes s'inscrivent dans le
déroulement de son travail, tout particulièrement en hiver. Lieu béni que
Padoue, protégé par la toute-puissante Sérénissime Principauté – où même
l'Inquisition ne peut guère légiférer –, attirant tous les esprits déliés du
temps qui se protègent ainsi des rigueurs cléricales ! Vésale a trouvé le lieu
de son épanouissement. Car au fond de lui il porte un grand œuvre, de ceux
qu'on mûrit comme un alchimiste. Il porte un livre considérable... Ce sera le
De humani corporis fabrica 46.
L'idée majeure de Vésale est que l'anatomie doit être vue autant que
décrite. Fini, les dessins allégoriques, accompagnés par les signes du
zodiaque et les interprétations sans fondement. On ne peut pas tricher avec
un dessin, effectué directement en salle de dissection. Pour cela, il faut un
artiste qui dessine selon le modèle, sans interpréter. Il en connaît un, son
ami, son compatriote, Jean Van Calcar, qui a étudié dans l'atelier du Titien.
Une patte ! Il discute avec lui.
— On va faire le premier grand traité d'anatomie depuis Galien. Mais
quelque chose de totalement nouveau, car les planches que tu vas faire
seront exactes, effectuées d'après mes dissections. Je serai avec toi pour
réaliser tout cela. Pour le frontispice, tu feras...
— Bon, répondit Calcar, on va demander au grand Véronèse lui-même. Je
l'ai encore vu à Venise il y a quelques jours. C'est un maître. Il nous fera la
couverture. Je te présenterai. Je suis sûr que tu vas lui plaire.
— Parfait, répondit André. Je dirai aussi dans mon introduction ce que je
pense de l'enseignement actuel et du mépris qu'ont les médecins envers
l'anatomie. Tiens, lis ce que j'ai préparé. Ça va saigner !
Et Jean Van Calcar lut avec des yeux ronds la prose d'André :

Comme les médecins jugeaient que seul le traitement des affections


internes était de leur ressort et qu'ils pensaient que la connaissance des
viscères leur suffisait amplement, ils négligèrent, comme si elle ne les
regardait pas, la structure des os, des muscles, des nerfs, des veines et des
artères qui irriguent les os et les muscles. Ajoutez à cela que l'abandon aux
barbiers de l'anatomie fit non seulement perdre aux médecins toute
connaissance réelle des viscères, mais aussi toute habileté dans la
dissection, à tel point qu'ils ne s'y livrèrent plus. Ainsi, les médecins, à la
façon des geais, parlant de choses qu'ils n'ont jamais abordées de près,
mais qu'ils ont prises dans les livres et confiées à leur mémoire, sans jamais
regarder les objets décrits, plastronnent, juchés sur leur chaire, et y vont de
leur couplet. Quant aux barbiers, ils sont tellement ignorants des langues
qu'ils ne peuvent fournir aux spectateurs des explications sur les pièces
disséquées ; il leur arrive aussi de lacérer les organes que le médecin leur
ordonne de montrer. Celui-ci, qui n'a jamais mis la main à une dissection,
se contente de son commentaire. Ainsi, tout est enseigné de travers ; les
journées passent à des questions ridicules et, dans tout ce tumulte, on
présente aux assistants moins de choses qu'un boucher, à l'abattoir, ne
pourrait en montrer à un médecin, et je ne parle pas des Ecoles où l'idée de
disséquer l'organisme humain n'est guère venue à l'esprit : voilà à quel
point l'antique médecine a vu, depuis d'assez nombreuses années déjà,
ternir son ancien éclat 47.

— Tu vas vraiment publier ça ? demanda Jean, effaré par le texte de son


ami.
— Oui, je vais le faire. Et dans le livre nous allons démontrer au moins
deux cents erreurs de Galien...
Tout en composant la Fabrica, André et Jean ont une idée géniale, qui va
révolutionner l'enseignement de l'anatomie. C'est l'Epitome, livre destiné
aux étudiants en médecine et dont le concept n'a rien à envier à nos
enseignements illustrés les plus modernes. Qu'on en juge : les planches
d'anatomie se composent de deux feuillets ; sur l'un, le dessin des organes
qui est fait pour être découpé, sur l'autre, un écorché, où l'on doit les coller
pour réaliser des maquettes en trois dimensions.
Avec cela un texte très court du genre : l'« anatomie pour les nuls », et pas
en latin, en allemand ! C'est une provocation pour le monde universitaire.
Mais un succès immense. Vésale est passé du statut de prosecteur surdoué à
celui de « star ». Le monde entier parle de lui. Il est adulé, invité
et abondamment copié.
— On nous plagie, donc on nous honore, répète-t-il à Calcar, qui semble
parfois dépité par des éditions qu'il découvre en Angleterre, en France, en
Suisse, en Espagne et même dans leur pays, en Flandres.
Bien sûr, le grand Leonardo avait lui aussi compris, quelques années plus
tôt, l'importance de l'image pour exposer l'anatomie. Mais curieusement,
dans ce domaine, Léonard de Vinci se comporte plus en artiste, en simple
observateur (certes génial !) du réel qu'en véritable scientifique, pour une
simple et bonne raison : il ne nomme pas. Nommer, c'est abstraire.
Nommer, c'est mémoriser. Vésale, lui, le sait. Il n'y a pas d'anatomie
moderne sans ce subtil et fécond mariage de l'image qui révèle et du mot
tout-puissant qui définit.
Cela n'empêche pas Calcar de s'inspirer largement des planches
ostéologiques de Leonardo. Calcar a le don d'imiter.
Calcar et Vésale publient même des planches d'anatomie sur feuillets
séparés pour vulgariser leur enseignement. Cela leur vaudra les foudres de
l'ancien maître d'André, Sylvius, qui ne peut accepter que l'on galvaude
ainsi une science qui ne doit être réservée qu'aux docteurs ou futurs
docteurs. Rien pour le vulgaire ! Il exige une rétractation publique des
critiques envers Galien et appelle son ancien élève chéri, celui à qui il avait
confié la responsabilité des dissections à Paris, André « Vaesanus », c'est-à-
dire André le fou furieux. Il est vraisemblable que Vésale en ait été affecté.
Peu importe, la place qu'il vise est bien celle de « Magister ». Il a compris
que la science qui ne se transmet pas ne peut que rester stérile. Il sera celui
qui va fixer la réalité de l'homme pour les siècles !
Si le succès lui en laisse le temps...
En effet, rapidement, André devient le médecin personnel de Charles
Quint, l'homme le plus puissant de son temps, l'homme dont l'empire est si
vaste qu'il reste toujours éclairé par le soleil ! Soyons clairs, il l'a bien
voulu. On peut même dire qu'il l'a recherché. Il renoue avec la tradition de
sa famille, médecin ou apothicaire des rois ! Mais voilà, il doit
accompagner son impérial patient dans toutes ses résidences, dans toutes
ses campagnes... C'est un autre métier : il n'est plus un chercheur, il devient
un chirurgien de cour. On l'appelle partout en consultation, même Ambroise
Paré souhaite son conseil lorsque le roi Henri II de France reçoit un coup de
lance dans l'œil au cours d'un tournoi 48.
Quand Charles Quint abdique, il nomme Vésale comte palatin, au service
de son fils Philippe II d'Espagne, ce qui lui permet de jouir d'une position
plus que brillante à la cour de Madrid.
Vésale, sans l'avoir osé dire, sait qu'il porte en lui un péché mortel ; péché
mortel pour le chercheur qu'il est toujours au fond de lui. Malgré ses airs de
justicier, d'incorruptible, de bravache de la science, il n'est pas allé aussi
loin qu'il le devait. Il a été sensible aux critiques et aux jaloux : dans la
première édition de la Fabrica, il a cédé quelques points aux galénistes, il
n'a pas eu le courage d'aller au bout de ses réfutations de Galien...
Maintenant, sa position est suffisamment forte. Il peut prendre le risque. La
Fabrica, c'est son œuvre. Il n'écrit pas pour les médiocres de son temps. Il
sait qu'il écrit pour l'Histoire...
Ce sera la deuxième édition de la Fabrica, celle de 1555. Alors là, il se
lâche totalement :
Non, le septum du cœur ne peut pas être traversé par du sang qui passerait
d'un ventricule à l'autre !
Oui, Ibn Nafis 49 avait raison, il existe une petite circulation vers les
poumons !
Non, l'utérus de la femme n'est pas bifide comme celui des animaux !
Tant pis pour les réactions et les coteries des uns ou des autres. Il est au-
dessus de toute attaque.
Du moins, le croit-il...
*
Les heures passaient. Il fallait finir cette histoire. Grand seigneur, le
prosecteur nous avait invités à dîner chez Lipp, à deux pas de la faculté de
médecine de la rue des Saints-Pères. Françoise buvait ses paroles, en
avalant un steak tartare arrosé d'un brouilly fruité. Elle voyait
manifestement l'anatomie sous un jour nouveau :
— Que lui est-il arrivé, à ce pauvre Vésale ?
— Une triste histoire, si elle est exacte. Certains historiens modernes la
discutent, reprit le prosecteur. Vésale avait été appelé en consultation auprès
d'une aristocrate de la société madrilène. Avant qu'il puisse la traiter ou
même établir un diagnostic, elle mourut subitement. Vésale voulut
comprendre... comme toujours. Et le lendemain du décès il organisa une
autopsie avec l'accord de la famille. Il ouvrit le corps de sa malheureuse
patiente en présence des autres médecins et des proches de la patiente. Il ne
pouvait savoir que c'était sa dernière dissection. On ne sait pas non plus si
cela permit un diagnostic précis. Mais brutalement, il fut pris à partie par le
frère de la malade qui avait cru voir le cœur bouger à plusieurs reprises. Et
voilà Vésale accusé d'avoir anatomisé une vivante !
— Mais ce n'est pas possible !
— Non, vraisemblablement pas. S'agissait-il d'un piège ou de
circonstances fortuites... En tout cas, Vésale fut cette fois traduit devant le
tribunal de l'Inquisition. Depuis le temps qu'ils en rêvaient !
— Et il fut condamné ? s'inquiéta Françoise.
— Oui, il fut carrément condamné à mort. Et même à être brûlé vif. On ne
plaisantait pas avec les diaboliques ! Les chefs d'accusation reprennent en
vrac tout ce que l'Eglise pouvait lui reprocher : d'avoir disséqué un être
humain vivant bien entendu, mais aussi d'avoir écrit que la femme possédait
le même nombre de dents que l'homme, d'avoir donné tort à Galien, d'avoir
dénigré les médecins dans la préface de la Fabrica... Mort au Flamand ! Un
festival !
— Mais que fit l'empereur, qui jusqu'alors l'avait protégé ?
— Philippe II s'interposa, en effet. Il put commuer la peine. Cependant,
une pénitence à la hauteur d'une telle faute s'imposait pour tous, et
l'empereur, lui-même, ne put lui éviter, au risque de s'opposer de front à
l'Eglise toute-puissante, d'effectuer le grand pèlerinage.
— Qu'est-ce que c'est que le grand pèlerinage ? demandai-je à mon tour.
— Partir céans pour Jérusalem sur les lieux où le Christ avait souffert pour
la rémission de nos péchés. C'était une véritable expédition, dont les
dangers étaient réels. Vésale en était bien conscient, mais il dut obtempérer,
laissant sa famille et tous ses biens. Le voyage pour s'y rendre ne se passa
pas trop mal. Il avait rejoint la flotte de Venise commandée par Malatesta,
qui prit la route de Chypre, et il fut débarqué en Terre sainte sans encombre.
» A peine arrivé à Jérusalem, il reçut un message du Sénat de Venise qui
lui demandait d'accepter à nouveau le poste de professeur d'anatomie de
Padoue, devenu vacant à la suite de la mort brutale de Gabriel Fallope.
» Fallope était mort, c'était son élève ! Quand Gabriel parlait de lui, il le
traitait toujours, à la fois respectueux et ironique, de « pape de la
médecine ».
» Gabriel, si brillant, si jeune...
» Il avait fait le pèlerinage imposé, même si ses dévotions avaient été
courtes. Maintenant, il lui fallait rentrer au plus vite ! C'était pour Vésale un
moyen de renouer avec ce qui le passionnait vraiment, c'est-à-dire
l'enseignement et la recherche, mais aussi de retrouver un monde civilisé,
retrouver l'Italie, mère de tous les génies, loin des intrigues de la cour de
Madrid, pour lesquelles il n'était manifestement pas doué.
» Il embarqua sur le premier bateau disponible, un bateau de pèlerins dont
l'équipage était mal préparé à ce genre de traversée. Le voyage de retour fut
un cauchemar. Des vents contraires en mer Ionienne, une tempête qui se
leva brutalement. Une traversée houleuse qui s'éternisait. Une nourriture
avariée et insuffisante. Ses gencives se mirent à saigner, il s'aperçut, comme
d'autres passagers, qu'il était frappé par le scorbut. Puis la fièvre le prit et
persista plusieurs jours, ayant raison de ses dernières forces, c'était le
typhus. Son corps se vidait. Le capitaine du navire ne faisait pas de
sentiment : il le débarqua, moribond, tout grand chirurgien qu'il était, sur la
grève de l'île de Zante, au large du Péloponnèse, et poursuivit son chaotique
périple !
» Vésale mourut d'épuisement après une agonie de plusieurs jours,
quelque part sur cette île sauvage du bout du monde, sans avoir été secouru.
On raconte qu'il aurait été enterré dans une petite église, démolie depuis.
Mais, en fait, on ne sait plus rien de lui, plus rien du grand Vésale...
» L'Inquisition avait gagné !
*
Françoise et moi étions sous le choc.
La dissection qu'on avait réalisée ces derniers jours avait pris une autre
dimension... Nous quittâmes le prosecteur après avoir balbutié les
congratulations d'usage.
Peu importe la note qu'il allait nous mettre.
Je n'avais plus qu'un but. Voir, consulter le grand livre de Vésale.
Découvrir les planches de Calcar. Toucher le premier grand livre d'anatomie
de l'histoire. Ce fut une autre aventure ! On ne s'approche pas d'un tel livre
sans montrer patte blanche.
Je ne revis plus le prosecteur. En fait, si, une fois. L'année suivante. Quand
il épousa Françoise à Notre-Dame de Paris...

Honneur aux barbiers !


Il est bien difficile d'imaginer aujourd'hui que la chirurgie était autrefois
un travail dévolu aux barbiers. En fait cela n'a rien d'étonnant pour
plusieurs raisons :
Quitte à utiliser une lame, autant savoir s'en servir ! Au Moyen Age, les
barbiers étaient les seuls à posséder des lames vraiment coupantes, dont ils
entretenaient le fil avec soin, car ces « lancettes » étaient l'âme même de
leur pratique sur poils et barbes. Il s'agissait de petites lames très bien
aiguisées, protégées par deux joues de bois dans lesquelles elles
coulissaient : un ancêtre de nos « coupe-choux », en quelque sorte ! Dans
leurs échoppes à l'enseigne du plat à barbe se pressaient ainsi ceux dont il
fallait couper barbes et cheveux. Et puis aussi, tout naturellement, ceux qui
avaient besoin d'une bonne petite saignée au pli du coude, ordonnée par le
médecin, bien faite, avec un instrument très tranchant ! Il y avait encore
ceux qui avaient besoin qu'on leur incise un abcès devenu douloureux et
ceux qui avaient une dent à arracher (qui tient couteau peut tenir
tenaille !), etc. L'ordre dans lequel tout cela était fait ne tenait peut-être pas
complètement compte des données modernes de l'hygiène, mais le résultat
était finalement « globalement satisfaisant ». En fait, dans ces échoppes de
barbier, on y parlait beaucoup, on se tenait informé des histoires de la ville,
on étalait aussi ses misères ! Rien que de très semblable à nos modernes
salons de coiffure...
Deuxième raison : le nombre d'interventions chirurgicales réalisables
était très faible, si bien que les médecins pouvaient parfaitement les sous-
traiter sans apparaître pour autant des incapables. L'acte le plus
fréquemment pratiqué, nous l'avons vu, était la fameuse saignée, issue des
théories d'Hippocrate et de Galien sur l'équilibre des humeurs. L'incision et
le drainage des abcès de toutes sortes étaient courants. Quant au traitement
des hernies, la pratique de la lithotomie 50 et quelques autres actes bien
rares en réalité, la recette s'en transmettait souvent de père en fils ou de
maître à élève. Fractures, luxations ou entorses étaient du domaine du
rebouteux. Mais déjà conscients de leur art, certains barbiers s'affichaient
également compétents dans ces problèmes orthopédiques.
Enfin et surtout, les médecins, qui étaient le plus souvent des clercs,
avaient reçu l'interdiction formelle par le concile de Tours d'effectuer tout
acte de chirurgie. « L'Eglise réprouve le sang ! » Telle avait été la formule.
Les médecins donc péroraient en latin en répétant les enseignements des
Anciens et laissaient aux barbiers incultes (qui évidemment ne
connaissaient même pas la première déclinaison !) et industrieux le soin de
trancher dans le vif !
Je suis le descendant de ces barbiers. Il faut assumer ses origines.
Dans le bloc opératoire rutilant neuf de l'hôpital Georges-Pompidou,
rempli d'appareils sophistiqués, dont l'air est conditionné et aseptisé, un
malade qui doit subir une chirurgie du cœur vient d'être conduit sur un
plateau de transfert vers la table d'opération. L'anesthésiste a mis en place
ses voies d'abord 51, endormi le patient et intubé la trachée pour assurer la
respiration artificielle. Par habitude, j'examine le thorax, la zone qui doit
être incisée. Le rasage préopératoire n'a pas été complet et il reste des poils
sur la peau.
L'occasion est trop belle. J'appelle l'interne :
— Le patient n'a pas été rasé correctement. C'est le moment de vous
souvenir du temps où vous étiez barbier et de reprendre le rasage avant de
badigeonner...
Il me regarde sans rien oser dire, mais je sais qu'il pense : « Qu'est-ce
qu'il me raconte le patron avec ses barbiers ! Je n'ai tout de même pas fait
douze ans d'études pour raser un patient ! »
J'attends qu'il s'exécute. La panseuse lui tend immédiatement un petit
rasoir mécanique, tout prêt dans un des tiroirs de la salle d'opération, tant
la situation est fréquente.
— Vous savez qu'il n'y a pas si longtemps que nous ne sommes plus des
barbiers.
— Combien de temps ? me demande-t-il, un peu étonné.
— A peine trois cents ans. A la suite d'une histoire de fesses... de fesses
royales, bien entendu. Je vous raconterai quand nous aurons fini notre
opération.

38. Le prosecteur (du latin prosecare : couper) est un assistant universitaire chargé de la préparation
des dissections en vue de l'enseignement de l'anatomie. Ce temps de prosectorat est souvent
nécessaire à la préparation du professorat d'anatomie.
39. Un lac est un lacet en tissu ou en matière plastique, avec lequel on fait le tour des artères, des
veines et des nerfs pour les repérer ou les manipuler – on « met une artère sur lacs ».
40. Récliner : terme chirurgical signifiant mettre un organe en position arrière et sur le côté.
41. Comme c'était la coutume, Van Wesel francisa son nom lorsqu'il vint à Paris en André Vésale.
Mais il est surtout connu sous son nom latin d'Andreas Vesalius, utilisé dans l'université, qui ne
s'exprimait qu'en latin.
42. Toutes les dissections avaient lieu en public dans un amphithéâtre.
er
43. Cette guerre entre la France de François I et le Saint Empire romain germanique de Charles
Quint est déclenchée pour la possession de la Savoie et de Turin. Vésale devra même servir un court
moment dans l'armée impériale.
44. Il succède en fait à Paolo Colombo, père de Realdo Colombo, qui allait s'illustrer en décrivant la
petite circulation sanguine et qui fut lui aussi dans les années suivantes titulaire de cette même chaire.
45. Des feuilles de belladone (Atropina belladonna) on extrait l'atropine, dont une des propriétés est
d'entraîner une mydriase (c'est-à-dire l'élargissement de la pupille). Les yeux ainsi traités donnent une
impression de profondeur et un léger strabisme (une coquetterie dans l'œil !), qui plaisait beaucoup à
l'époque, d'où le nom de bella donna (belle femme) qui fut donné à la plante. A forte dose, l'atropine
est un poison. Etre belle a toujours comporté des risques !
46. Aussi nommé, dans les pages qui suivent, Fabrica.
47. Préface du De humani corporis fabrica, en sept volumes. La première édition est publiée à Bâle
en 1543, chez Johannes Oporinus, éditeur totalement fanatique du projet.
48. Ambroise Paré parle de cet épisode et de son contact avec « le chirurgien de l'empereur »
(Œuvres, 28 e livre, traictant des rapports et du moyen d'embaumer les corps morts. Chapitre II :
« Apologie et Traicté contenant les voyages faicts en divers lieux »).
49. Ibn Nafis, médecin au Caire, décrivit la petite circulation en 1242. Ces travaux en arabe furent
longtemps ignorés. Andrea Alpago de Belluno, qui avait été médecin du consulat de Venise à Damas,
traduisit pourtant un de ses ouvrages en 1527. Il fut ainsi possible à Servet, Colombo, Vésale et
Harvey de lire cet ouvrage, bien qu'aucun n'y fît référence.
50. La lithotomie consiste à enlever les calculs de la vessie.
51. « Mettre en place ses voies d'abord » consiste pour le médecin anesthésiste à piquer plusieurs
cathéters veineux, dont un central (qui va dans le cœur) et un artériel (pour connaître la pression
artérielle exacte) avant le début de l'intervention chirurgicale, afin d'être en mesure d'agir de façon
efficace au moindre problème.
6
Le procès de Galien

Où Vésale rencontre Guillaume Rondelet à la Sorbonne. Où les deux


étudiants discutent à n'en plus finir des qualités et des défauts de Galien qui
est la référence suprême de leurs maîtres. Où Vésale se jure de prouver les
erreurs de l'anatomiste quand Rondelet se pose comme celui qui poursuivra
la voie galénique de la pharmacopée.

En 1532, André Vésale décida, en accord avec son père, de poursuivre ses
études de médecine à la Sorbonne en gardant profondément ancré dans
l'esprit que la chirurgie était sa vocation et que seule l'anatomie humaine
permettait d'atteindre les buts qu'il s'était fixés. André, bien qu'à peine âgé
de dix-huit ans, était déjà persuadé que l'anatomie selon Galien, seule
enseignée à l'époque, était entachée d'erreurs, liées au fait que le Maître de
Pergame avait essentiellement travaillé sur des animaux et jamais sur des
sujets humains.
« Des cadavres, des cadavres... » Il lui fallait disséquer des cadavres
humains ! Malheureusement, pas plus qu'à l'heure antique les temps
présents n'étaient favorables aux anatomistes et l'Eglise interdisait toute
ouverture d'un corps humain, considérée peu ou prou comme un sacrilège.
Seules trois malheureuses dissections hivernales étaient tolérées pour les
cours des étudiants parisiens de la Sorbonne, et encore...
Pourtant, il est des vocations prédestinées. Comme André se cherchait un
logement dans ce Paris de François I er, tellement peuplé, encombré et
passionnant, il finit par trouver un gîte rue de la Grange-aux-Belles, c'est-à-
dire à deux pas du gibet de Montfaucon... Cela devait avoir une certaine
importance pour la suite.
L'enseignement de la Sorbonne lui avait semblé décevant : répéter jusqu'à
les apprendre par cœur les textes latins de Galien et d'Aristote le rebutait
viscéralement. Bien entendu, il s'agissait de deux géants. Leur œuvre était
immense. Ils avaient soi-disant tout vu, tout décrit ; les Pères de l'Eglise
l'affirmaient, en tout cas. Et depuis la mort de Galien, c'est-à-dire mille cinq
cents ans auparavant, plus rien ne bougeait. Ce qui gênait l'esprit critique
d'André, ce n'était pas tant que rien n'ait changé, c'était plutôt que tout était
organisé pour que rien ne changeât ! Mais lui savait ce qu'il devait faire. Et
personne ne l'en empêcherait.
André, dont le caractère n'était pas d'une souplesse extrême, s'était
pourtant fait un ami : Guillaume Rondelet, un Montpelliérain de son âge qui
était venu à Paris, comme lui était venu de Louvain, pour fréquenter les
maîtres de la Sorbonne et se plier à l'enseignement de Günther Von
Andernach et de Jacques Dubois, dit Sylvius (latinisation des noms
obligeait !), professeurs d'anatomie au Collège royal de médecine.
Guillaume, jeune homme charmant et profond (que tous les étudiants du
cours de Sylvius nommaient « Rondibilis »), et André avaient pris l'habitude
de se retrouver tous les soirs dans un estaminet du Quartier latin à l'enseigne
de « L'écu ».
— Mais pourquoi les Pères de l'Eglise font-ils une confiance aveugle à
l'enseignement de Galien 52 ? Il a certes été un maître, il a écrit une masse de
livres, il fut le médecin de l'empereur Marc Aurèle... Mais d'où tire-t-il donc
son prestige auprès des religieux ?
En disant ces mots, André tournait la tête pour surveiller s'ils n'étaient pas
épiés. On pouvait être dénoncé pour moins que cela et ce simple doute sur
le dogme de l'infaillibilité du grand homme pouvait coûter cher auprès des
inquisiteurs. Rondelet, pour sa part, savait tout, devinait tout. Il était le plus
mûr de tous les jeunes étudiants du cours du professeur Sylvius. Plutôt
huguenot, comme tous les hommes des Cévennes, il savait jouer de la
dialectique oratoire pour se protéger. Et il connaissait, bien entendu, la
réponse à la question d'André... D'ailleurs Rondibilis avait toujours une
réponse aux questions de ses camarades, ou presque :
— Parce que Galien croit en un Dieu unique et c'est ce que les Pères de
l'Eglise ont retenu. Mais il va plus loin et pense aussi que l'œuvre de Dieu
est compréhensible. Là, il se sépare sans doute de beaucoup des clercs qui
nous entourent et qui sont prêts à accepter comme dogme bien des faits
qu'ils ne parviennent pas à expliquer. Car le grand Galien est persuadé que
le message de Dieu est compréhensible par l'homme. Il est comme toi,
André. Il croit profondément au concept selon lequel les objectifs de Dieu
sont explicables par l'observation de la nature...
— Dans ce cas, il faudra suivre son exemple en étant plus près encore de
la nature et travailler pour corriger les erreurs qu'il a commises.
— Des erreurs chez Galien, comme tu y vas ! répliqua Guillaume avec son
petit sourire narquois.
— Tu vois ! s'exclama André en montant le ton. Tu es toi-même
impressionné et tu n'acceptes pas, toi, le grand Rondibilis, le plus sage des
étudiants, tu n'acceptes pas que je puisse mettre en doute l'infaillibilité du
Maître...
Tournant la tête de tous côtés pour vérifier que personne ne les observait,
il reprit plus bas :
— Viens jusque chez moi, je vais te montrer quelque chose...
Ils gravirent l'escalier branlant de la maison à colombages de la rue de la
Grange-aux-Belles. La porte n'était pas fermée, et ce n'était manifestement
pas nécessaire : une odeur de pourriture prenait à la gorge quand on en
franchissait le seuil. Rondelet resta pantois devant le spectacle de la table de
son ami : plusieurs ossements, un crâne et un membre supérieur, avaient été
laissés en plan manifestement en pleine dissection. Sans prêter attention un
instant à ce tableau invraisemblable, André souleva le couvercle d'un coffre,
prit à pleines mains un crâne humain et le montra à Guillaume :
— Tu vois, là, j'ai la preuve que Galien s'est trompé : il décrit la
mandibule comme formée de deux os et tu vois comme moi qu'il ne s'agit
que d'un seul... En fait, il ne disséquait que des singes. Dans l'empire, on ne
pouvait pas ouvrir le corps des humains. Remarque bien qu'on n'a
pas beaucoup changé aujourd'hui...
Guillaume écoutait à peine, sidéré par l'ambiance d'un tel capharnaüm et
franchement incommodé par l'odeur, qui ne s'élevait apparemment pas
jusqu'aux narines d'André.
— Mais où as-tu trouvé tout cela ?
André balaya la question d'un geste circulaire comme s'il éludait la
question :
— Je suis devenu compaing des fossoyeurs du cimetière des Innocents (du
bras il désignait la direction de l'extérieur). Je leur graisse la patte, ils me
fournissent des pièces de cadavres que je peux encore utiliser pour les
disséquer. D'accord, la chair est parfois un peu pourrie, mais les détails
anatomiques restent précis et je peux vérifier un certain nombre de détails.
Guillaume Rondelet était effrayé par les risques pris par André et par ses
compaings, comme il les nommait, drôles de copains avec lesquels il
pouvait se retrouver d'un jour à l'autre sur un bûcher ! Lui, Guillaume, était
un amoureux des plantes, ce qui était beaucoup moins dangereux. Il adorait
la subtilité des fragrances de ces « simples » qui poussaient dans ses
garrigues méridionales et il était pour l'heure de plus en plus gêné par
l'odeur de charogne qui flottait dans la chambrette d'André. On était loin
des odeurs de sa Provence natale 53 ! Quant à André, il ne semblait rien
sentir ou d'ailleurs ressentir. Peut-être ne sentait-il rien ? Cette anosmie
existait de naissance chez certains humains, se remémora Guillaume. Ce
devait être le cas de son ami, ce qui expliquait tout. L'ennui était que cette
anomalie avait tendance aussi à vous « nouer l'aiguillette 54 ». André
semblait pourtant bien attiré par les damoiselles et même les filles
folieuses 55. Pourtant Rondelet imaginait mal qu'on pût dormir à côté de ces
pièces, intéressantes certes pour le barbier passionné d'anatomie qu'était
André Vésale, mais qui exhalaient leur putréfaction de façon pour le moins
rebutante.
Allons, sortons, dit Rondelet en tirant Vésale par la manche ; je t'invite
pour une chopine à l'auberge de « L'écu ». Nous continuerons de parler de
tout cela.
André le suivit presque à contrecœur, comme s'il lui coûtait d'abandonner
quelques instants les merveilles de son paradis morticole.
Ils s'attablèrent devant une bouteille de vin clairet et poursuivirent une de
leurs interminables diatribes. En fait, Rondibilis vouait un culte religieux à
Galien, qui lui semblait le maître incontestable des médicaments et avait
voyagé longtemps pour trouver de nombreux composés résumés dans son
traité : Facultés des médicaments simples.
— Il s'est même rendu volontairement sur l'île de Lemnos, expliquait-il,
pour apprendre à fabriquer les fameux cachets de terre lemnienne, cette
terre jaune qui n'est propice à aucune végétation mais qu'il faut mélanger
avec du sang de bouc pour traiter les plaies malignes et putrides. Tu ne peux
pas nier combien Galien a fait progresser la pharmacopée.
— Certes, certes, répondit Vésale. On peut comprendre que celui qui avait
à soigner les plaies des gladiateurs de Pergame se soit attaché à favoriser la
cicatrisation des plaies 56. Mais quelle que soit l'ampleur de l'œuvre, je ne
peux pas parvenir à l'aimer et à l'admirer vraiment.
— Tiens donc, tu es bien le seul de ton temps à t'opposer à un tel monstre
sacré...
— Je déteste la façon qu'il a de se mettre en scène dans ses ouvrages et de
montrer qu'il est partout le meilleur. Son ego démesuré est pour moi
insupportable et me fait douter de ses capacités à aborder sainement la
connaissance médicale. Voilà pourquoi il se trompe et, de plus, ne se remet
jamais en question.
Rondibilis sourit doucement. Si un homme avait bien une haute idée de
lui-même, c'était justement son ami André. Si quelqu'un était persuadé qu'il
avait une œuvre majeure à accomplir en médecine, c'était lui également ! Et
Guillaume était profondément persuadé que ce fou d'anatomie allait
révolutionner les connaissances de son temps. Quant à ses capacités
d'autocritique, Guillaume se permettait d'en douter franchement... Mais il
reprit avec calme :
— Il est incontestable, tu me l'accorderas, que Galien fut un auteur prolixe
et que, par cette œuvre immense et très synthétique, il nous apporta de
grandes leçons sur les anciens médecins, tout en mêlant cela à ses
expériences personnelles, qui ne furent pas négligeables. On parle de plus
de 500 ouvrages écrits au cours de sa vie, dont il ne nous reste qu'à peine
150 volumes, et encore, en comptant ceux qui ne nous sont parvenus que
par la traduction des Arabes. Les autres ont été perdus ou brûlés.
— Je ne discute pas un instant ses capacités pour l'argumentation
scientifique ou, mieux encore, son savoir encyclopédique ; mais que
d'erreurs dans l'interprétation des faits. Son anatomie est déplorable, et
d'ailleurs il méprise la chirurgie. Pour un homme qui a réalisé tant de
dissections publiques et en a tiré tant de gloriole personnelle ! Il a écrit par
exemple un livre sur l'utérus et le croit bifide comme celui des animaux
qu'il dissèque, il pense aussi que les voies biliaires sont doubles et confond
le canal cystique et le cholédoque. Et, sans doute, d'autres erreurs sur les
rôles respectifs du foie et du cœur auxquels je dois réfléchir dès que j'aurai
enfin des cadavres frais 57.
Toujours cette certitude d'André que l'anatomie devait être la base de la
compréhension de l'homme !
Rondelet restait tout au contraire pétri par les théories hippocratiques
qu'avait reprises Galien :
— Tu admettras, comme les grands anciens, que toute matière est formée
de terre, d'eau, d'air et de feu, et que le corps humain est mû par l'élan vital
qui permet l'équilibre des quatre humeurs : le sang, la bile jaune, le phlegme
et l'atrabile ou bile noire. Ceci est la base de toute compréhension de la vie,
sur laquelle vont pouvoir agir les médecins 58...
Vésale ne répondit pas, plongé dans sa réflexion. Manifestement
cependant, cette physiologie ne lui convenait pas. Elle n'était pas
suffisamment « mécanique » à son gré. Les choses devaient être plus
simples et l'explication de tout se trouvait dans l'arrangement des organes
les uns par rapport aux autres, d'où l'on pouvait certainement déduire la
fonction... Mais là encore, il fallait observer, donc disséquer. Coupant court,
il aborda un autre domaine :
— Et puis Galien s'est sauvé devant la peste des Antonins. Il a préféré
rejoindre ses pénates à Pergame plutôt que d'affronter l'horreur... Par
ailleurs tu m'accorderas que sa description de la maladie est assez fluctuante
et qu'il ne décrit pas franchement la peste que nous connaissons depuis
Marseille.
— On ne sait pas vraiment s'il a fui la peste ou s'il a refusé d'accompagner
Marc Aurèle dans sa campagne contre les barbares. Mais je te l'accorde, ce
n'est pas l'épisode le plus brillant de sa vie, car il le montre plutôt comme un
médecin des riches patriciens romains et non comme celui qui accompagne
les miséreux dans leur malheur et leurs souffrances. Quant à la maladie dont
tu parles, tout laisse plutôt à penser qu'il s'agissait de la petite vérole ; mais
comme tu le sais, toutes les fièvres de ce temps étaient qualifiées de peste.
Le grand Rhazès 59 n'était pas encore passé par là.
Les deux amis avaient fini leur vin et la tête d'André commençait à lui
tourner. Ils restaient campés sur leurs positions, comme deux adversaires
dans une joute.
— Pourtant, je reste persuadé que Galien fut celui qui, de son temps,
maniait le mieux les médicaments, fit Rondibilis, toujours conciliant. Marc
Aurèle ne s'y était pas trompé, car il appréciait par-dessus tout sa
thériaque 60, dans les vertus de laquelle il avait toute confiance. N'oublie pas
non plus, cher camarade, qu'il fut aussi un enseignant magnifique et qu'il
parvint à transmettre bien des connaissances, qui sans lui se seraient
perdues. Disons que son anatomie mérite d'être revisitée par ceux qui,
demain, dissèqueront des cadavres humains. Cette petite synthèse de notre
discours te convient-elle ?
— Je pense que tout ce que tu as dit est sage et vrai, mais que, par son
poids même, Galien a paralysé la progression des sciences pendant plus de
mille ans. Il est temps que nous nous séparions de lui et que certains osent
enfin remettre en question ce qu'il a écrit, répondit Vésale.
— Je présume que tu seras l'un d'eux, ajouta Guillaume.
— Je m'y prépare, ami. Mais je sais qu'il me faudra bien du courage.
*
Vésale ne croyait pas si bien dire. Quelques années plus tard, devenu
professeur d'anatomie à Padoue, c'est-à-dire dans la ville où se produisait
réellement la progression du savoir en Europe, Vésale s'attaqua à la
rédaction de son grand-œuvre : De humani corporis fabrica (ou plus
simplement : la Fabrica).
Dans la première édition (1543), il corrigea certes des erreurs de Galien,
mais n'alla pas jusqu'à nier certains points fondamentaux, comme la
communication entre les deux ventricules du cœur, montrant bien que,
malgré son esprit critique, il ne parvenait pas tout à fait à couper le cordon
ombilical.
Il fallut attendre la seconde édition de 1555 pour que la « petite
circulation » soit correctement décrite et que le septum interventriculaire
soit fermé.

52. Claude Galien (Claudius Galenus) 131-201 après J.-C., fut sans doute avec Hippocrate et
Aristote l'un des médecins les plus célèbres de l'Antiquité.
53. Quand il devint professeur à la faculté de médecine de Montpellier, Rondelet organisa le
premier cours officiel de botanique en France (1550) et sera le précurseur des herborisations dans les
garrigues montpelliéraines, cévenoles et pyrénéennes. Il créa le premier jardin botanique sous la
forme d'un Hortulus installé intra-muros dans la cour intérieure de l'Ecole de médecine. Il marqua
profondément un de ses élèves, un certain François Rabelais, et servit de modèle au personnage du
docteur Rondibilis du Tiers Livre...
54. Vous rendre impuissant.
55. Prostituées.
56. En 157, Galien est nommé médecin des gladiateurs de sa ville natale, Pergame. Le grand prêtre
devait y entretenir à ses frais une troupe de combattants qui s'affrontaient dans l'arène lors des fêtes
en l'honneur de l'empereur. Galien devait soigner les plaies sanglantes des gladiateurs et veiller à leur
régime. Il devait garder en vie le plus grand nombre possible afin d'éviter au grand prêtre de devoir
recruter de nouveaux combattants. Mais les combats à mort restaient rares.
57. A cette époque, la « petite circulation » sanguine n'était pas connue. Sa première description
dans le monde occidental fut le fait de Michel Servet en 1553.
58. Comme le résume Rondelet, Galien a hérité de la théorie de la constitution de la matière des
Grecs, et le corps, comme toute matière, est composé de quatre éléments (le feu, l'air, la terre, l'eau)
en proportion plus ou moins grande, ce qui explique les quatre qualités du corps : chaud, froid,
humide et sec. Galien reprend aussi la tradition hippocratique où le corps est un ensemble fermé et
inconnu dans ses mécanismes intimes dans lequel se déroulent des processus physiopathologiques
que le médecin ne peut aborder que de l'extérieur en se fondant uniquement sur la connaissance des
matériaux qui y entrent (air inspiré, nourriture et boissons) et qui en sortent (selles, urines, sueur,
sang, vomissements). De l'aspect des diverses excrétions produites en diverses circonstances, le
médecin imagine (il n'y a pas d'autre mot !) l'existence de quatre humeurs circulant dans le corps
(sang, bile, phlegme ou lymphe, atrabile ou bile noire). L'état de santé dépend donc du bon mélange
(eucrasie) et de la bonne proportion des qualités, et à l'inverse la maladie résulte d'un mauvais
mélange (dyscrasie).
59. Rhazès (865-925) est un savant iranien qui en médecine a, entre autres, décrit et distingué
correctement les fièvres éruptives. Il fut aussi un critique sévère mais admiratif de l'œuvre de Galien
qu'il jugeait manquer d'observations empiriques.
60. S'inspirant du contrepoison de Mithridate, la thériaque est une boisson se composant d'un
mélange de plus de cinquante drogues, plantes et autres ingrédients dont le castoréum, l'opium, la
vipère et la scille. Galien inventa aussi le premier antidote contre les poisons à base de jus de pavot.
7
Le mystérieux manuscrit d'Andrea Alpago

Où le comte Andrea Alpago devient l'espion du Doge de Venise à la cour du


Na'ib de Damas. Où il découvre un texte d'Ibn Nafis qui lui révèle un fait
totalement inconnu des médecins de son temps. Où son neveu Paolo est
chargé de transmettre ce nouveau savoir à Servet, Vésale et autre
Colombo...

Damas, 1512
— Mais je ne comprends rien à ce qu'il raconte !
Maître Andrea Alpago grattait férocement les poils de sa barbe blanche.
Non seulement il ne comprenait rien au texte de ce manuscrit arabe, mais il
n'était même pas capable d'envisager les mots latins qui auraient pu
exprimer ce qu'il tentait de traduire... Il se leva pour faire quelques pas dans
son bureau. La nuit apportait une fraîcheur relative et une brise s'infiltrait
sous les claustras des moucharabiehs de la pièce, faisant vaciller la
chandelle. Sur la table massive qui lui servait de bureau, s'entassaient en
désordre des dizaines de rouleaux anciens.
Bien que située dans le centre de Damas, la maison de Maître Andrea
Alpago, médecin du Consulat de Venise à Damas, respirait le calme et la
paix. Elle donnait pourtant sur la rue principale à deux pas du grand souk,
terriblement animée dans la journée. Protégée par ses murs épais, on ne
devinait qu'à peine depuis la cour centrale le brouhaha permanent de
l'extérieur, ponctué par les cris et les jurons des charretiers qui trimballaient
leur marchandise vers la grande porte monumentale de la ville en passant
sous ses murs. Au centre de la cour, comme c'était la coutume, bruissait le
jet d'eau qui alimentait un petit bassin octogonal décoré de mosaïques. Cette
petite fontaine et le bruit de l'eau concouraient à apporter une fraîcheur
bienvenue. Toutes les fenêtres de la maison donnaient sur ce kaa, cette
cour-jardin où fleurissaient les plus belles roses de l'Orient. Même pendant
les plus fortes chaleurs de l'été, la maison restait toujours ventilée par une
brise parfumée qui contrastait avec la chaleur lourde et les odeurs âcres de
la rue. Maître Andrea avait installé son cabinet de travail dans une vaste
pièce du second étage où s'entassaient les rouleaux de parchemin sur de
longues tables de bois d'Afrique.
— Mais que veut dire cet Ibn Nafis ? Ce qu'il raconte est en contradiction
totale avec ce que tout le monde a appris et ce que tout le monde enseigne
depuis Galien...
En fait, Andrea avait commencé la traduction d'un manuscrit jusque-là
inconnu d'un certain Ala-al-din abu Al-Hassan Ali ibn Abi-Hazm al-Qarshi
al-Dimashqi, plus connu sous le nom d'Ibn Nafis, né à Damas, qui avait été
médecin au Caire deux siècles plus tôt. Son manuscrit se nommait
Commentaires sur le Canon d'Avicenne 61 ; le fameux Canon d'Avicenne, ce
livre culte sur lequel Andrea avait travaillé pendant vingt ans. Il était donc
logique qu'il abordât cette œuvre qui y faisait référence. Mais, surprise, ce
livre n'avait rien à voir avec de simples commentaires sur l'œuvre du
Maître, il exposait plutôt avec vigueur les idées totalement novatrices de
son auteur. Et le passage sur lequel Andrea venait de buter remettait en
question tout ce que l'on savait depuis la nuit des temps, il remettait en
question le grand Galien lui-même... Il remettait en question toute la
médecine !
Andrea s'était de nouveau assis à sa table de travail, devinant toutes les
implications de ce qu'il venait de lire... Le moins que l'on pût dire, si c'était
vrai, c'était que cette révélation n'allait plaire ni à ses maîtres, les grands
professeurs de Padoue, toujours fidèles à l'enseignement de Galien, ni
surtout aux gens de la Sainte Inquisition... Et ceux-là ! Andrea savait qu'il
ne fallait rien en attendre de bon. Ce texte, c'était comme la poudre
infernale des Chinois, une véritable bombe...
« Je dois absolument garder ce secret, pensa-t-il. Il ne faudra le
communiquer qu'à ceux qui peuvent le comprendre et en faire bon usage.
Pas question que je le publie avec le reste de mes traductions... »
Andrea, la cinquantaine passée, raisonnait en homme d'expérience rompu
à toutes les intrigues de la diplomatie orientale. Il ne voulait courir aucun
risque pour lui et pour les siens car cette fois, il le sentait, les choses
pouvaient être graves.
*
En réalité, tout avait commencé à Venise en 1486, soit près de vingt-six
ans plus tôt, quand Augustin Barbarigo venait d'être élu Doge. Ce jour-là, le
nouveau maître de Venise avait fait comparaître devant lui Andrea, le jeune
comte de Belluno, à qui il avait pensé confier une mission à la fois secrète
et stratégique. Il avait besoin d'un jeune homme d'exception, et si son choix
s'était porté sur Andrea, ce n'était absolument pas par hasard.
Andrea restait debout devant le nouveau Doge, frêle et mince jeune
homme, tout intimidé dans sa robe noire, la tête coiffée de la toque carrée
sur sa coupe de cheveux à la zozzera. Il fallait dire qu'Augustin en
imposait : une vraie allure de Doge avec sa magnifique barbe blanche qui
lui donnait un air tellement imposant. Il aurait pu prétendre à être pape s'il
l'avait voulu. Il portait en permanence son bonnet fourré, et une robe de soie
aux plis amples ne cherchait même plus à masquer son embonpoint. Un
gros chat fourré...
Et pour le sens politique : un expert !
Il fallait préciser également qu'Andrea Alpago n'était pas n'importe quel
jeune homme ; il représentait plutôt un cas très particulier. En effet, bien
qu'issu d'une des plus vieilles familles de Belluno, les Bongaio 62, de
laquelle il avait hérité du titre de comte de Belluno, il avait choisi de
devenir... médecin. Etonnant, pour le moins ! Il avait même été formé dans
la grande Université de Padoue, ce phare de la science de son temps, cette
petite sœur adossée à la grande cité maritime. Toujours aussi étrange,
surtout quand on le comparait aux autres jeunes aristocrates de sa
génération. Il avait aussi appris l'arabe et le parlait couramment. Ce qui le
rendait encore plus exceptionnel !
Mais il était l'homme dont Augustin avait besoin ; il fallait absolument
qu'il devînt sa « mouche ». La mission que lui confiait le Doge de Venise
était de comprendre les intentions mouvantes des Ottomans, des
Mamelouks et des Perses envers l'activité commerciale de Venise, en
devenant ce qu'il faut bien appeler un espion à la cour du Na'ib 63 de Damas.
Le moment était favorable car il s'agissait de remplacer Geronimo Ramusio,
médecin de la délégation, qui venait de mourir.
Très concentré, Andrea écoutait les explications filandreuses du Doge :
— Mais tu comprends, qui dit espion dit aussi couverture de tes activités.
Alors j'ai songé à une chose. Dis-moi ce que tu en penses.
En son for intérieur, Andrea rendait hommage à Augustin pour sa sagacité
et son souci du détail. Qualités indispensables, il est vrai, pour devenir
Doge de la Sérénissime.
— Bien entendu, tu seras le médecin de la délégation vénitienne, mais on
annoncera également à tous, pour éviter les suspicieux, qu'en tant que
médecin possédant parfaitement l'arabe tu es chargé par l'Université de te
pencher sur les textes médicaux anciens. Tu sais, tous ces médecins d'Orient
qui, paraît-il, étaient savants... Ton prédécesseur, ce fou de Ramusio, avait
commencé. Mais il n'a jamais fini. Comme tout ce qu'il entreprenait
d'ailleurs ! Toi, tu seras chargé de continuer, cela justifiera tes
pérégrinations...
*
Andrea se souvenait encore de son arrivée dans la suite du nouveau
consul, Nicolo Malipiero, l'année suivante, en 1487, il était encore jeune et
innocent malgré les conseils politiques d'Augustin. Depuis, il était devenu
l'incontournable présence de la politique occidentale dans l'Orient
bienheureux. Avec tous les risques que cette situation supposait... Quant aux
médecins de Damas, après quelques joutes oratoires au chevet des malades
riches et influents, ils finirent assez vite par accepter Andrea comme un
« éminent » confrère, dont le diagnostic était plutôt convenable, les
connaissances certaines et dont le vin (qu'il servait largement à ses amis et à
ses collègues), apporté chez lui par les marins vénitiens, était d'excellente
qualité ! Et puis Andrea avait fait la connaissance de Shemseddin Ibn
Mekki, grand clinicien reconnu à Damas et dans toute la Syrie comme un
savant en médecine, et ils étaient devenus amis.
C'est donc avec son aide qu'Andrea commença à se pencher sur le travail
de Jérôme Ramusio, son prédécesseur à Damas. Celui-ci avait bien
entrepris la traduction du Canon d'Avicenne, comme le Doge – toujours
bien informé – le lui avait signalé. Mais après une analyse rapide, Andrea et
Shemseddin avaient conclu qu'il fallait tout reprendre depuis le début.
*
La traduction du Canon par Jérôme était illisible et inutilisable. Il avait
retranscrit d'une main maladroite le texte original, ce monument de la
médecine arabe, en hésitant sur les formes à donner aux caractères et en
plaçant les points diacritiques au petit bonheur la chance. Et entre les lignes,
il avait fait correspondre à chaque mot arabe sa traduction latine... Un peu
élémentaire comme méthode. Et pour une traduction mot à mot, il était
difficile de faire mieux !
De plus, une poule n'y retrouvait plus ses poussins : Ramusio avait placé
le prologue entre la Doctrine 1 du premier chapitre qui traitait des différents
sujets de la médecine et la Doctrine 2 consacrée aux éléments. Puis il avait
abandonné la Fen 1 64 en sautant toute l'anatomie pour se plonger
directement dans l'exposé du pouls et de l'urine. Puis il était passé à la Fen 4
pour revenir à l'anatomie de la Fen 1... Toujours le souk, mais en pire !
Andrea souriait :
— Tout Jérôme est dans ce désordre et cette poésie.
En réalité, Jérôme Ramusio 65, médecin comme lui de l'Université de
Padoue, avait été son prédécesseur par le plus grand des hasards. Les études
de médecine de Jérôme n'avaient pas été très brillantes, il n'avait même pas
soutenu sa thèse. Jérôme était surtout un poète et un rêveur, capable du
meilleur comme du pire. Ses vers rappelaient parfois le grand Pétrarque,
mais se laissaient plus souvent glisser vers le style plus grivois des
chansons estudiantines.
Andrea avait enquêté et rassemblé des informations : la vie de Ramusio le
fascinait. Car toute vie cache un secret et il avait pu découvrir celui de
Jérôme : il avait été amoureux de la « Catta », cette fille magnifique et
célèbre 66 qui mourut à vingt et un ans dans la fleur de sa jeunesse et de sa
beauté. Jérôme ne s'en était jamais remis. Quand la Catta mourut, ivre de
détresse, Ramusio abandonna tout espoir de finir ses études : il s'embarqua
sur un bateau de commerce comme médecin de bord et le périple de sa vie
put commencer. Il fréquenta tous les ports de la Méditerranée et, fidèle à sa
réputation, devint l'animateur des bordels à matelots des principales escales
des vaisseaux vénitiens. Une fille dans chaque port.
Mais Jérôme, cherchant toujours l'oubli, fit un jour escale à Alexandrie.
Là, ce fut le coup de foudre : l'Orient, ses mystères, ses couleurs, ses odeurs
et ses femmes... voilées pour être plus attirantes encore, capables ainsi
d'évoquer toutes les femmes, même celles qui étaient disparues. Il apprit
alors qu'à Damas on cherchait un médecin pour la communauté vénitienne
qui devenait nombreuse, tout occupée par un négoce florissant avec les
Turcs et les Arabes. Il n'était pas très bon médecin et il le savait. Il ne parlait
pas un arabe parfait et chaque jour lui en apportait la preuve. Mais son
bagout et les recettes apprises en Italie firent l'affaire et il devint le médecin
du consulat, profitant du fait que la compétition restait mince.
Pourtant, Ramusio semblait encore insatisfait. Etre médecin, c'était bien,
mais prescrire des potions aux marchands vénitiens de la délégation restait
un peu réducteur pour celui qui se voulait l'égal de Boccace. Il eut alors
l'idée, qui devait à son sens racheter la médiocrité de sa vie, de construire
une grande œuvre pour laisser son nom dans l'histoire de Venise. Il décida
de se lancer dans la traduction de l'œuvre majeure des médecins de cet
Orient qu'il aimait tant ; le Canon du grand Ibn Sina, ce livre dont on parlait
tant à Padoue pendant ses études larvées, ce livre quasiment mythique et si
mal traduit par les clercs deux siècles plus tôt 67... S'il réussissait, ses
collègues de Padoue se souviendraient de lui autrement que comme le
joyeux drille qui animait leurs beuveries avec ses vers de mirliton !
Andrea avait beaucoup peiné pour finir ce travail. Plusieurs fois il avait
failli arrêter et tout planter là. Car Maître Alpago possédait un arabe bien
supérieur à celui de Jérôme Ramusio et il devinait perpétuellement ses
erreurs ou même ses errances. En fait, il fallait tout reprendre dans ce fatras
linguistique car, pour traduire certains mots, Ramusio s'était inspiré avec
plus ou moins de bonheur de la traduction hébraïque du livre d'Avicenne, en
demandant de l'aide à ses collègues juifs, nombreux à Damas. Il avait
surtout suivi pas à pas la traduction de Gérard de Crémone, sans trop oser
s'en écarter. Mais le moine de Tolède, qui ignorait la médecine et
l'anatomie, proposait souvent des termes totalement inadéquats, entraînant
Jérôme dans ses infidélités. En fait les prétendues translittérations 68 de
Gérard lui posaient souvent un délicat problème d'interprétation car elles
n'étaient pas toujours dues à une simple ignorance médiévale : en réalité
le Tolédan avait surtout cherché à retrouver la tradition de la science
grecque dans les écrits d'Avicenne, en glissant sur l'originalité des apports
personnels de l'auteur du Canon.
Ainsi, Jérôme ne trouvait pas toujours d'équivalent latin pour un mot du
livre ou, pour tout dire, ne connaissait pas le mot arabe, surtout lorsqu'il
était tiré du dialecte persan. Alors que faire ? Comme Gérard de Crémone, il
s'était contenté du plus simple, soit en utilisant le même mot qu'Avicenne,
soit en inventant de toutes pièces un équivalent latin. Il était en revanche
inspiré par les termes qui lui évoquaient sa vie en Orient. Au chapitre des
humeurs, par exemple, Avicenne, bon élève de Galien, décrivait le trajet du
sang, qui à partir de la veine cave se répandait dans le corps en coulant dans
des vaisseaux de plus en plus petits. Parmi les mots qui désignaient ces
vaisseaux figuraient gadawil (ruisseau) et sawaquin (rigole ou canal
d'irrigation). Ramusio avait remplacé avec bonheur la translittération
gedeguil par rivuli. Mais il n'avait pas trouvé d'équivalent latin au second
mot. Comprenant qu'Avicenne usait d'une métaphore, il pensa qu'il se
référait à la saqiya, « la roue hydraulique dans laquelle se trouvaient de
nombreux petits récipients qui prenaient l'eau et la déversaient de l'un à
l'autre successivement ». Belle image qui, en même temps qu'elle évoquait
le moyen oriental de l'irrigation, associait au sang l'idée d'un mouvement
circulaire. Mais Andrea, quant à lui, préférera aux petits ruisseaux de
Ramusio la traduction par petits rameaux (ramuli). Que le sang pût avoir un
mouvement circulaire lui était totalement étranger et n'évoquait rien pour
lui.
En tout cas jusqu'à ce qu'il tombât sur le manuscrit d'Ibn Nafis 69... Et ce
qu'il y avait lu, dont il ne comprenait pas encore toutes les implications, ne
pouvait plus lui sortir de la tête, et lui faisait mettre en doute tout ce qu'il
croyait savoir...
*
Les convives discrètement rassemblés ce soir-là dans la maison de Maître
Andrea écoutaient attentivement sa lecture. Les bougies odoriférantes
éclairaient les tables où les domestiques avaient rassemblé les mets les plus
délicats que pouvaient proposer l'Orient et les dernières nouveautés comme
ces vermicelles que venait d'inventer le Maestro Martino da Como à la cour
de Napoli.
Andrea avait réuni les meilleurs médecins de Damas, arabes et juifs qui
travaillaient en bonne entente dans la ville. Shemseddin ibn Mekki 70, qu'il
considérait comme son maître, était assis à ses côtés. Son ami Ibn Ishad,
descendant du fameux Hounayn Ibn Ishad qui avait traduit les aphorismes
d'Hippocrate en arabe, était venu d'Alep... Une dizaine de têtes chenues
portant barbes blanches et couvertes des chèches en mousseline blanche
enroulés autour des calottes rouges et pointues, confrères et souvent
adversaires dans les joutes oratoires au chevet des notabilités malades,
semblaient heureux d'avoir été réunis chez le Vénitien. Ce qui ne laissait
pas préjuger de leur capacité de confrontation et... de nuisance.
A la fin de sa lecture, Andrea s'était tourné vers l'assemblée :
— Chers et honorés confrères, comme vous l'avez entendu, ce qu'écrit Ibn
Nafis est particulièrement sérieux et remet en question toutes nos
connaissances. Avez-vous déjà entendu parler de cela et qu'en pensez-
vous ?
— Si l'on comprend bien ce que tu viens de lire et dont j'ignorais la source
et la teneur, Ibn Nafis aurait prouvé, il y a deux siècles maintenant, que
l'esprit vital était formé par le mélange de l'air inspiré avec le sang qui se
produirait dans... les poumons ! Que le sang y serait poussé par un long
conduit depuis le ventricule droit du cœur, et là il serait préparé et mélangé
avec l'air inspiré puis reconduit au cœur gauche par des veines pulmonaires.
Il aurait dit aussi qu'il n'y avait pas de communication entre les deux
ventricules cardiaques et que la cloison septale était fermée, contrairement à
tout ce qui a toujours été écrit. Il ajoute, poursuivit Al-Rashid, que la
diastole sert à attirer ce mélange jusqu'au cœur, ce qui est tout à fait
impossible car les oreillettes sont beaucoup trop minces pour mobiliser un
liquide.
« Tu nous dis qu'il voit aussi une communication dans le poumon entre
l'artère et la veine pulmonaire, ce qui est une invention de rêveur car
personne ne peut voir de si petits vaisseaux.
L'assemblée commençait à s'échauffer et les médecins présents dans le
bureau d'Andrea, imprégnés de la doctrine de Galien qu'avait enseignée
Avicenne, paraissaient choqués par autant d'inepties.
Andrea chercha à calmer le jeu en prenant la position de l'avocat du
diable :
— Ibn Nafis, mes estimés confrères, pratiquait la vivisection chez
l'animal, il observait les vaisseaux de la base du cœur pendant le cycle de la
contraction des ventricules. Je vous cite sa démonstration : « ... que la
communication et la préparation se fasse ainsi par les poumons, cela est
enseigné par la communication de l'artère pulmonaire avec la veine
pulmonaire dans les poumons. Cela est confirmé par l'amplitude
remarquable de l'artère pulmonaire, laquelle n'eût pas été si ample, et le
cœur n'eût pas envoyé une aussi grande puissance de sang pour la seule
alimentation de ces poumons... » Vous ne pensez pas que cette remarque est
judicieuse ? Ibn Nafis a été frappé par la taille de cette artère pulmonaire
presque aussi grosse que l'aorte... Ce qui n'aurait pas de sens en effet si,
comme le croyait Galien, son rôle n'avait été que l'alimentation du
poumon...
Cette remarque sembla toucher Ibn Ishad d'Alep qui opina du chèche.
Mais Al-Rashid jetait des regards furieux et explosa brutalement :
— Vous avez tous perdu la raison ! Cette discussion, Maître Andrea, n'a
pas de sens. On ne peut pas revenir sur les enseignements de Galien et
d'Averroès. Ils ont tout dit et s'y opposer est à la fois prétentieux et ridicule.
La vie, c'est cette chaleur de l'élan vital qui la caractérise. Le vivant est
chaud et le mort est froid. Qui n'a pas fait cette constatation évidente ?
Les autres médecins de l'assistance se tournèrent vers Al-Rashid qui
enchaîna :
— Et Galien pense que cet esprit vital est animé par le cœur, apportant
cette chaleur par ses mouvements permanents assurant son travail par ses
coups de boutoir répétés. Les poumons sont là pour l'attiser comme des
soufflets si cela est nécessaire ou pour le rafraîchir lorsqu'il s'emballe et que
le corps transpire... On ne comprend pas comment l'esprit vital pourrait être
formé ailleurs.
Le gros Gamal, qui adorait pérorer devant ses étudiants, ne put s'empêcher
de renchérir :
— Dans son traité De usu partium 71, Galien indique que le sang existe
sous deux états, veineux et artériel, respectivement distribués dans le corps
à partir du foie et du cœur par l'intermédiaire de veines et d'artères. Le sang
artériel chargé de pneuma transporte la chaleur comme vient de le préciser
notre honoré collègue, tandis que le sang veineux, provenant des aliments,
transporte les nutriments de l'alimentation. Ainsi la partie utile des aliments
digérés dans l'estomac et les intestins est transportée jusqu'au foie, où elle
subit une coction 72 qui la transforme en sang veineux. Ce qui explique que
les excréments sont les résidus de la digestion intestinale et les urines le
résidu de la formation hépatique du sang veineux.
Evidemment, tous avaient dans la tête le schéma de la circulation selon
Galien et le trouvaient tout à fait logique. Ils n'y voyaient rien à redire. Le
sang sombre et épais était produit par le foie et s'écoulait par les veines vers
l'ensemble de l'organisme. Une partie de ce sang passait par la veine cave
dans la moitié droite du cœur et, de là, une fraction parvenait par la « veine
artérieuse » (c'est-à-dire l'artère pulmonaire) aux poumons où elle était
« consommée ».
Une autre fraction suintait à travers les pores de la paroi interventriculaire
dans la moitié gauche du cœur. Le ventricule gauche était le siège de la
chaleur innée, c'était le rôle de chaudière du cœur sur lequel Al-Rashid avait
insisté d'emblée. Une nouvelle coction du sang s'y opérait : il devenait plus
rouge, écumeux, et était mélangé avec de l'air qui provenait des poumons
par « l'artère veineuse » (c'est-à-dire la veine pulmonaire). Par ce même
vaisseau étaient éliminés les résidus de la formation cardiaque de sang clair
et chaud. Cela impliquait que la valvule qui contrôlait l'entrée du ventricule
gauche permettait une circulation à double sens dans la veine pulmonaire.
Cette valvule (qu'à Padoue on nommait la mitrale parce qu'elle ressemblait
à la mitre d'un évêque) ne comportait d'ailleurs que deux feuillets (et non
trois comme les autres valvules), ce qui prouvait bien qu'elle était prévue
pour fuir...
Tous étaient d'accord. Ils acquiesçaient quand on leur parlait de Galien.
C'était du certain, du solide... Alors qu'Ibn Nafis, beaucoup ne le
connaissaient même pas avant d'entrer chez Andrea.
Ce dernier comprit donc qu'il ne pourrait convaincre personne. Il fit servir
le thé et évita le vin résineux pour ne pas choquer les serviteurs zélés du
Prophète. En fait de prophète, nul ne l'était en son propre pays et Ibn Nafis
faisait bien les frais du dicton. Pourtant, malgré l'avis unanime de ses
confrères, Andrea sentait qu'il y avait quelque chose de profondément exact
et nouveau dans les assertions du médecin du Caire. Puisque les Arabes ne
semblaient pas y croire, il faudrait soumettre ce texte aux médecins de
Padoue...
Mais attention, avec une prudence infinie ! Là encore le péril était trop
grand. On n'était plus dans le libéralisme de l'Empire arabe. S'il fallait
critiquer Galien, on entrait en conflit avec l'enseignement de la Sainte
Eglise... Il faudrait jouer fin jeu, à la vénitienne, et bien choisir ceux qui
allaient pouvoir être informés.
Dans sa tête, Andrea choisit de les appeler « les élus ». Mais qui
pouvaient-ils être maintenant ? Depuis le temps qu'il avait quitté Padoue...
Enfin, il espérait y revenir bientôt... Encore quelques problèmes à régler
pour le compte du Doge, négocier la libération du consul auprès du sultan,
préparer les Européens à un renversement d'alliance en finesse et en
douceur. Et puis il faudrait revenir à Venise ; la guerre imminente allait l'y
contraindre.
Enfin ne pas oublier de préparer Paolo à tout cela, au cas où...
*
Andrea rentra finalement à Padoue en 1520 avec un poste de professeur de
la faculté. Il était accompagné de son neveu Paolo. Mais malheureusement,
il mourut dans l'année qui suivit ce retour, au cours d'un fabuleux dîner,
laissant à Paolo le soin de publier ses traductions. Paolo s'était alors mis au
travail. Il se souvenait de toutes les leçons de Damas, quand son oncle lui
avait parlé de ses travaux, puis quand il l'avait aidé à classer les précieux
documents, alors qu'ils s'étaient retrouvés à Nicosie après l'invasion
ottomane : tout était soigneusement conservé dans des malles scellées. Le
premier texte qu'il devait publier était la traduction du Canon d'Avicenne. Il
s'attacha à bien préciser l'originalité et la qualité de l'œuvre de son oncle,
dès le titre de l'ouvrage, ce qui le différencierait de tout ce qui avait pu le
précéder 73. Il devait également y ajouter le lexique des mots arabes qu'avait
composé Andrea et qui montrait les erreurs d'interprétation de Gérard de
Crémone.
Chemin faisant, Paolo dut se rendre à l'évidence : son oncle avait vraiment
eu un compte à régler avec le clerc de Tolède et ne pouvait souffrir
l'imprécision médicale de son travail, alors que Gérard se vantait pourtant
de posséder parfaitement toutes les sciences de son temps. La preuve lui
avait été apportée quand Andrea avait traduit le Petit Compendium de Jean
Sérapion, grand succès en son temps grâce à son côté pratique et complet
(Serapionis medici Arabis celeberrimi Practica), car il n'avait pu
s'empêcher de préciser toutes les compétences qui le rendaient beaucoup
plus digne de confiance que les traducteurs qui l'avaient précédé. Il avait
bien précisé, dès le frontispice du livre, qu'il était à la fois médecin (de
Belluno) et versé dans les sciences (Bellunensis medicus & philosophus),
tout en affirmant sa compétence parfaite comme traducteur de la langue
arabe, permettant qu'enfin jaillisse la lumière (idiomatis arabici
peritissimus, in latinum convertit : cuius tranlatio ninc primum exit in
lucem), sous-entendant ainsi que ce pauvre Gérard les avait jusqu'alors
laissés dans l'obscurantisme le plus crasse... Ce qui était assez vrai, mais
totalement immodeste. Il faut dire qu'Ibn Sarabiyun (dit Sérapion) était
médecin et chrétien, qu'il vivait au IX e siècle et avait transmis de façon très
précise une somme de connaissances venant de ses prédécesseurs et que
Gérard avait interprétée d'une façon tout à fait discutable, ce qui ulcérait
Andrea tant il respectait, en tant que médecin, l'œuvre de Sérapion.
Paolo avait donc entrepris un effort considérable pour assurer toute la
renommée possible au travail de son oncle, et après avoir pris langue avec
Lucantonio Giunta, l'imprimeur le plus en vue de Venise, il avait fait publier
l'ensemble de l'œuvre entre 1527 et 1555, période où l'effervescence de la
faculté de Padoue, liée à l'arrivée de Vésale, était à son comble. Mais ce ne
fut qu'en 1547 qu'il publia le fameux commentaire qui remettait en cause la
circulation sanguine...
*
Michel Servet publie le premier la description parfaite de la « petite
circulation » en 1553 dans la Restitution du Christianisme peu avant d'être
brûlé par Calvin. La deuxième édition de la Fabrica de Vésale sort en 1555
et Realdo Colombo publie De re anatomica en 1559. Il est très
vraisemblable que tous les trois eurent connaissance des traductions
d'Alpago, mais aucun ne le cita ou n'évoqua les travaux d'Ibn Nafis... Ainsi
va la science... par des chemins déformés.
Il fallut attendre qu'un étudiant égyptien, Muyyedine Al Deen Al Tawi,
découvrît à son tour par hasard en écrivant sa thèse le manuscrit d'Ibn
Nafis en 1924 à Berlin pour que le problème fût à nouveau posé de la
paternité de cette découverte fondamentale.
Mais cela est une autre histoire...

61. Avicenne a fait une œuvre considérable dans tous les domaines de la connaissance de son temps
et particulièrement en médecine. Son fameux Canon de la médecine (Qanûn) fut considéré comme
une référence et servit à faire connaître les œuvres des anciens Grecs (voir chapitre 4).
62. Le père et le grand-père d'Andrea étaient notaires. On sait qu'il fut personnellement admis dans
le Conseil des nobles de la cité le 12 mai 1479.
63. Vice-roi. Il représentait à Damas le pouvoir central, c'est-à-dire celui du calife du Caire.
64. Voir chapitre 1.
65. Danielle Jacquart, Arabisants du Moyen Age et de la Renaissance : Jérôme Ramusio correcteur
de Gérard de Crémone, Bibliothèque de l'Ecole des chartes. Tome 147,1989.
66. Derrière la « Catta » des poèmes latins de Ramusio se cachait en fait la très noble Catherine de
Neri, petite-fille naturelle du grand Gattamelata, illustre condottiere de Venise.
67. L'œuvre d'Avicenne a été traduite en latin par Gérard de Crémone vers 1150 sous le titre Canon
medicinae. Gérard était un clerc italien installé à Tolède et avait appris l'arabe auprès des Maures
d'Espagne. Mais il n'était pas médecin et interprétait souvent les termes scientifiques ou bien les
laissait tels quels, sans trouver la traduction latine parce qu'il en ignorait le sens.
68. La translittération est l'opération qui consiste à substituer à chaque mot arabe un mot latin,
indépendamment de la prononciation. Autrement dit, c'est une traduction strictement mot à mot. Mais
la translittération vise à être sans perte, de sorte qu'il devrait idéalement toujours être possible, en
connaissant ses règles, de reconstituer le texte original.
69. Tout en traduisant le Canon et les Commentaires sur le Canon, Andrea rédigeait un glossaire
des termes médicaux arabe-latin, qui fut d'une grande utilité pour tous ses successeurs.
70. Andrea Alpago mentionne comme son maître en médecine arabe un « Ebenmechi physicus inter
omnes Arabes primarius » qui a été identifié comme le médecin damascène contemporain
Shemseddin Mohammed ibn Mekki († 1531).
71. De l'utilité des parties.
72. Sorte de cuisson.
73. Le livre fut publié dès 1527 puis réédité par les fameuses imprimeries Giunta de Venise avec
lesquelles Paolo entra en contact dès le décès de son oncle. Le titre exact de la traduction du Canon
fut : Principis Avicennæ Liber Canonis [le Canon d'Avicenne] necnon De medicinis cordialibus et
Canticum ab Andrea Bellunensi ex antiquis Arabum originalibus ingenti labore summaque diligentia
correcti atque in integrum restituti una cum interpretatione nominum Arabicorum quæ partim
mendosa partim incognita lectores antea ignorabant, Venise, Giunta, 1527.
8
Le cul du roi ou la naissance de la chirurgie

Où le monde croit le Roi-Soleil mourant car il souffre d'un mal du


fondement. Où les médecins, impuissants à le guérir, sont contraints de
laisser place à Félix le bien nommé, barbier de son état. Où Félix guérit le
roi grâce à une opération qu'on nomme toujours aujourd'hui « la royale » et
lui demande comme récompense d'instituer la chirurgie en métier...

Février 1686
Le roi de France chassait dans la garenne du Peq 74. Suivant la meute au
plus près, il avait distancé le reste de la chasse. Il s'arrêta un instant. Il était
en nage, bien que l'air de ce petit matin de février fût glacial. Comme
habituellement en cette saison, la Seine était complètement gelée.
Louis ressentait un échauffement dans le gras de la fesse, qui le gênait
depuis le début de la chevauchée. Il se massa un peu à travers ses chausses.
Déjà le reste de la troupe des chasseurs arrivait à son niveau.
— Tout va bien, Sire ? demanda le maître piqueux.
Sans répondre, le roi se dressa sur ses étriers et, pointant du doigt la
direction des chiens, il piqua des deux en criant :
— Sus, sus au goupil !
Si Louis XIV plaçait une passion au-dessus de toute autre, c'était bien
celle de la chasse. Certes, les affaires de l'Etat primaient sur les loisirs et les
délassements. Certes, parmi les plaisirs, les femmes avaient toujours tenu
une large place dans le passé, mais aujourd'hui Mme de Maintenon avait su
canaliser ses ardeurs... La chasse restait donc ce qui l'attirait le plus. Ces
longues chevauchées dans les sous-bois pour forcer un cerf ou un renard.
Ne pas perdre le contact des chiens. S'arrêter pour humer l'odeur de l'humus
et écouter les aboiements de la meute. Forcer l'animal. Le roi avait
l'impression de renouer avec son passé profond, ces chasseurs conquérants
qui avaient bâti son empire. Ces chefs francs dépenaillés et hurlants qui
avaient imposé leur volonté aux peuples conquis. Cette liberté qui les avait
guidés. Cette soif de vaincre qui les avait conduits depuis leurs forêts de
Germanie jusqu'aux plaines d'Ile-de-France...
Revenant aux réalités quotidiennes, le roi commençait de s'inquiéter de
cette douleur du fondement. Pas bien méchante, au début. Puis de plus en
plus vive. Il avait passé la main sous ses chausses et avait palpé une
grosseur douloureuse dans le fessier.
Il avait dû trop frotter en selle et provoquer cet échauffement du siège, les
dernières chevauchées avaient été longues, et puis il y avait eu la campagne
de Flandres qui avait été harassante. Il en parlerait à d'Aquin et à Fagon.
Ceux-ci allaient sans doute encore le purger pour éliminer les mauvaises
humeurs de son corps. Il les entendait déjà :
— Ah ! Sire, trop de bonne chère, trop de rôts, de poulardes de Bresse, de
gibiers faisandés, trop de vins capiteux, il faut vous restreindre pour
éclaircir votre sang !
Ils parlaient à leur aise, ces médecins. Fagon surtout. Il n'avait que la peau
sur les os. Il était bancal et torse, et n'aimait ni la chère, ni les femmes ; il
préférait l'eau de Châteldon aux vins de Bourgogne... Facile de conseiller
quand on est dévot 75 !
Ce fut donc d'Aquin, premier médecin du roi, qui examina pour la
première fois l'abcès fessier du roi. Voir son anus lui était coutumier, car le
clystère était une de ses thérapies favorites. Il en travaillait avec passion la
composition et savait mélanger les plantes aptes à en racler la paroi colique.
Il fallait purger jusqu'au sang, afin d'extirper les humeurs pecchantes qui
étaient les plus pernicieuses. Louis se laissait purger sans trop se plaindre.
Ce qu'il détestait surtout, c'était la saignée. Là, quand d'Aquin exagérait, il
pouvait se rebiffer !
Le roi Louis fut donc lavementé, et entre deux lavements, sermonné
derechef.
— Sire, voilà la conséquence de votre nature trop généreuse. Vous mangez
de façon trop abondante et parfois trop rapide (en fait d'Aquin n'osait pas
dire au roi ce qu'il était vraiment, c'est-à-dire un glouton !). Votre goût pour
les chevauchées vous traumatise le fessier... Et l'un dans l'autre, aboutit à
cette tumeur et cette indisposition générale...
Aucun des médecins ne tança le roi sur son hygiène corporelle qui était
pourtant déplorable. Louis était convaincu, comme bien d'autres en son
temps, que se laver était mauvais pour la santé. Car amollir la peau avec de
l'eau favorisait incontestablement la pénétration des maladies. Il ne se lavait
donc jamais, seulement un peu d'eau sur le visage, le matin au lever. Cela
comportait quelques inconvénients. Parmi ceux-ci, il savait bien lui-même
qu'il dégageait une odeur forte, presque insupportable pour l'entourage,
malgré les parfums dont on l'arrosait copieusement. Il avait donc pris
l'habitude, dès qu'il entrait dans une pièce, d'ouvrir largement les fenêtres,
au prétexte de mieux respirer, et ce, quelle que soit la température
extérieure. Il provoquait ainsi les murmures des dames de la Cour qui se
gelaient en sa présence, sans pourtant oser se plaindre. Son lit était le nid
d'un abondant pucier, et les valets du matin contemplaient les insectes
sauter sans vergogne sur les draps, sans les chasser pour autant puisque leur
maître ne s'en plaignait pas. Quant à Mme de Maintenon, pourtant très
réservée sur les choses du corps, elle avouait, quelques années après la mort
du roi, que son royal amant sentait... franchement mauvais.
Dans les jours qui suivirent la chasse du Peq, le roi avait été contraint de
s'aliter 76. Et même de remettre un Conseil des ministres. Ce qui n'était pas
coutumier. La fièvre était montée progressivement, type fièvre tierce,
d'après les médecins. Quand dans la nuit, alors que le roi souffrait male
mort, il sentit brutalement une douleur aiguë au niveau de sa tuméfaction,
suivie par un écoulement chaud lui baignant les fesses. Et alors, une
sensation merveilleuse de décontraction musculaire, de sédation générale et
la disparition de cette tension épouvantable qui l'empêchait de dormir
depuis plusieurs jours.
Il était guéri.
Le lendemain, d'Aquin appuya un peu sur l'abcès pour en faire sourdre le
dernier pus malodorant. Il fit cela avec horreur, retenant sa respiration et
réprimant ses haut-le-cœur, sans en avertir le premier chirurgien. Il pensait
en fait bien fort que ce geste était indigne de lui et qu'à l'avenir, postérieur
royal ou non, ce diable de Félix serait bien suffisant pour effectuer ces
basses besognes. D'Aquin, comme tous les médecins de son temps, avait
fait ses études à l'université (de Montpellier en l'occurrence), parlait latin,
portait la robe longue et se considérait comme savant, car il possédait –
entre autres – parfaitement son Aristote et son Galien. Il considérait avec
mépris les chirurgiens ou barbiers-chirurgiens qu'il jugeait comme des
ignares, juste bons à effectuer les saignées, quand les hommes de l'art
comme lui l'estimaient nécessaire et quand, et seulement quand, ils en
posaient l'indication !
Dès le lendemain, le roi reparut, élégant, jeune et fringant comme à
l'ordinaire, et chacun pensa qu'il avait une fois de plus vaincu la maladie. Il
dut même se rendre auprès des populaces pour faire les attouchements
traditionnels qui guérissaient les écrouelles. Cette coutume remontait à
Clovis, qui avait reçu de Dieu, sans doute pour compte de sa conversion, le
don de guérir les scrofuleux. Il s'agissait en fait des orifices d'écoulement
des ganglions tuberculeux du cou, témoins de la guérison de la maladie,
mais objets de répulsion auprès du voisinage et qui pouvaient cicatriser
moyennant imposition des mains du roi. Heureusement, en l'absence de
surinfection, ces scrofules guérissaient spontanément, même en l'absence
d'imposition des mains royales.
Ainsi vont les réputations !
Quelques semaines après cependant, tout sembla se reproduire point par
point avec apparition d'une fièvre, quarte cette fois. Et le roi dut à nouveau
s'aliter. D'Aquin, premier médecin du roi, s'entretint avec ses confrères, et
en particulier avec Fagon, qui secrètement briguait son poste, pour définir la
conduite à tenir. Ils n'étaient d'accord sur rien, sauf sur un point : le
traitement ne devait pas être chirurgical !
*
Il est temps de comprendre ce qu'est réellement une fistule anale.
L'anus, comme chacun sait, est la toute dernière partie du tube digestif, il
fait suite au côlon et au rectum. Il forme un canal, le canal anal, délimité par
deux sphincters. L'un intérieur, l'autre extérieur. Tous deux sont des muscles
qui permettent de retenir les selles ou, au contraire, de les expulser. Facile à
comprendre maintenant, mais moins clairement expliqué au XVII e siècle.
Or, il existe des petites glandes proches de l'anus qui peuvent s'infecter. Ce
sont elles qui sont à l'origine de la fistule anale : l'infection de l'une de ces
glandes anales formant une collection de pus, c'est-à-dire un abcès entre les
deux sphincters. Cet abcès forme une grosseur très rouge, remplie de pus,
très douloureuse, brûlante, entraînant parfois l'émission de sang dans les
selles.
Ce pus va s'éliminer en formant un conduit entre l'anus et la peau alentour,
où il s'ouvre, se draine et donne l'impression de guérir. Mais après ce
drainage, quand la peau de la fesse se referme, l'abcès se reforme, jusqu'à ce
qu'il ne puisse que se drainer à nouveau par la même voie, et ainsi de suite.
Il n'y a donc qu'une solution, elle est chirurgicale : c'est ouvrir tout cela,
mettre à plat 77 et obliger la cicatrisation à se faire par le fond de la plaie
fraîche ainsi réalisée. On imagine combien Louis XIV a dû être gêné par
cette affection, d'autant plus que les traitements n'étaient pas franchement
au point à l'époque, comme nous l'allons voir tout à l'heure...
*
Malgré leurs réticences, devant la récidive du mal et l'impuissance des
onguents, les médecins durent se résoudre à appeler les chirurgiens du roi
en consultation, car l'abcès devenait à nouveau très douloureux et l'incision
nécessaire. Félix, premier chirurgien, fut sommé par Antoine d'Aquin
d'utiliser sa lancette pour ouvrir largement l'abcès et traiter ainsi la plaie en
profondeur afin de permettre un meilleur drainage. Félix dut obéir car un
chirurgien de son temps ne pouvait agir qu'après l'indication portée par les
médecins diplômés de la faculté dont il dépendait totalement. Mais Félix,
qui était un homme d'expérience, savait que ce traitement allait se révéler
insuffisant.
Homme honnête et modeste, Charles-François Félix avait succédé à son
père, le barbier-chirurgien qui avait remis en place la « dislocation entière
du bras gauche » du roi 78, causée par une chute de cheval quelques années
plus tôt. Loin de se comporter en « fils de patron », il avait fait de longues
études dans les hospices de Paris et à l'armée, puis s'était soumis aux
épreuves de tous les aspirants qui se présentaient devant les maîtres
chirurgiens. Bien que premier chirurgien du roi, il donnait ses soins à tous
et souvent gratuitement. Dans le petit monde de la Cour, il apparaissait
comme populaire et surtout très écouté !
Et, dans le cas précis de la fistule du roi, il savait qu'il n'y aurait pas de
salut si l'on ne réalisait pas cette « grande opération » qui permettait la mise
à plat totale du trajet fistuleux. Mais cela nécessitait une taille longue et
profonde effectuée à la lancette jusqu'à l'orifice anal de la fistule, en
sectionnant le muscle sphincter externe de l'anus.
Les médecins du roi ne l'entendaient pas ainsi. Ils préféraient toujours
tartiner le cul royal de pommades et d'onguents, et prescrire des pansements
d'étoupe, accompagnés de saignées.
Ce fut donc ainsi qu'on procéda.
Les raisons pour lesquelles les médecins n'envisageaient pas le traitement
chirurgical étaient multiples. Il était vrai que « l'opération cruciale », prônée
par Félix, n'avait pas bonne réputation et que peu de praticiens en avaient
réellement l'expérience. Mais ce qui les chagrinait avant tout aurait été de
reconnaître qu'une affection ne pût se guérir que grâce aux soins d'un
manouvrier : cela eût donné trop d'importance à ces « petits laquais » de
barbiers-chirurgiens 79... Il fallait donc tout tenter pour que le traitement fût
médical. Fagon, qui croyait beaucoup en l'effet des eaux thermales, envoya
quatre de ses patients qui souffraient du même mal boire les eaux
sulfureuses de Barèges, pendant que quatre autres buvaient pendant trois
mois les eaux salines de Bourbonne. Au grand dam des médecins,
l'expérience ne se révéla pas concluante. D'Aquin essaya alors un nouvel
onguent merveilleux contre les fistules inventé par un moine, onguent qui
se montra également sans effet.
Pendant ce temps, Félix dut réaliser sept incisions successives pour
drainer les abcès qui se reformaient, en sachant pertinemment qu'elles
seraient insuffisantes. Un jour, en l'absence d'Antoine d'Aquin, alors que le
roi lui demandait combien d'incisions seraient encore nécessaires pour le
guérir, il ne put s'empêcher d'ouvrir son cœur :
— Sire, nous ne saurons vous guérir que si l'on ose effectuer l'opération
« cruciale ».
Et il expliqua au roi et à Louvois, qui assistait aux soins, en quoi consistait
l'opération. Louvois fut très partisan de cette solution, ce d'autant qu'on
commençait à jaser dans Paris et dans toutes les cours d'Europe. Pour tout
dire, certains faisaient courir le bruit que le roi était à l'article de la mort. Il
fallait donc agir vite et de façon efficace. La politique se mêlait du pronostic
médical... Louis interrogea à nouveau Félix :
— Sire, je sais comment procéder, mais je n'en ai pas la pratique et je
devrais auparavant m'exercer.
— Les hospices et mes casernes te sont ouverts, s'il s'agit d'assurer ton
geste, répondit le roi.
Muni de cette autorisation, Félix répéta donc cette opération à plusieurs
reprises, car les fistuleux ne manquaient pas, l'hygiène anale étant plus que
sommaire à l'époque. Il put confirmer son efficacité et se résolut, non sans
appréhension, à s'intéresser de près au postérieur royal.
Ce fut au matin du 18 novembre 1686, au château de Fontainebleau,
qu'eut lieu l'intervention. Seules six personnes avaient été prévenues :
Louvois, Monseigneur le Dauphin (qui préféra aller chasser), la marquise
de Maintenon, le père La Chaise son confesseur, ainsi, bien entendu, que
son chirurgien et son médecin. Quatre apothicaires avaient également été
convoqués, leur rôle était de maîtriser le patient si cela se révélait
nécessaire.
Après la messe, où le roi s'en remit à Dieu, il se dirigea vers sa chambre et
se mit à genoux, dégagea largement son postérieur tourné vers la fenêtre
pour bénéficier de toute la lumière de cette fin d'automne et saisit la main
de Louvois assis sur le lit.
Après mise en place d'un dilatateur anal, le premier temps de l'opération,
qui n'était pas le plus facile, fut de retrouver le trajet de la fistule grâce à
une sonde cannelée. Félix, qui s'était fait assister de Bessières, chirurgien
parisien de grande réputation, procéda avec une grande douceur sans jamais
forcer. Il parvint ainsi à positionner sa sonde depuis l'orifice fessier au
centre de la plaie déjà réalisée par les multiples incisions précédentes de
l'abcès, jusqu'à l'orifice intra-anal. Puis il sortit sa meilleure lancette, une
lancette en argent fabriquée pour l'occasion, parfaitement aiguisée. Il
prévint le roi.
— Sire, je vais inciser.
— Allons ! répondit Louis.
Félix incisa d'un geste ferme le trajet fistuleux et mit à plat les
anfractuosités de sa plaie périnéale ainsi réalisée avec une paire de ciseaux.
Sans aucune anesthésie, cela va sans dire... Louis ne broncha pas, il se
contenta de serrer encore plus fort la main de Louvois, jusqu'à lui entrer les
ongles dans la chair. Louvois non plus ne broncha pas ! Le roi fit ainsi
mentir le marquis de Sourches qui lui avait fait une réputation de douillet, le
décrivant « comme incommodé de toutes choses ». De l'étoupe fut utilisée
pour comprimer la plaie qui se mit à saigner abondamment. Après quelques
minutes de compression, les choses rentrèrent dans l'ordre et un pansement
put être assujetti par des bandages. Tous les gestes du chirurgien furent
consignés par un secrétaire royal, qui s'appliqua à souligner l'héroïsme du
roi. Sans doute savait-il qu'il serait ensuite lu, relu et commenté...
Une heure après l'opération, le roi subit une saignée, impérativement
prescrite par d'Aquin, qui estimait sans doute que l'hémorragie de
l'opération n'avait pas été suffisante. Le soir même, Louis insista pour tenir
le Conseil où malheureusement il était seul à avoir le privilège de rester
assis, privilège qu'il assuma avec courage ! Le lendemain, il recevait des
ambassadeurs, alors que manifestement une vive douleur lui arrachait des
grimaces. Mais le prestige du Roi était en jeu et il devait faire bonne figure
aux yeux du monde.
On n'est pas Roi-Soleil pour rien.
Le pansement fut refait tous les jours par Félix lui-même, avec des linges
humectés de vin de Bourgogne auquel le premier chirurgien vouait des
vertus exceptionnelles. Durant tout ce temps, Louis fut contraint de garder
la chambre, alors que chaque matin à la messe, la Cour priait pour son salut.
Après quelques jours, la cause était entendue : Louis avait bien supporté
cette intervention. Louvois s'employa à en faire courir le bruit, faisant taire
ainsi des rumeurs qui devenaient néfastes aux affaires du royaume.
A la Noël, tous le considérèrent comme définitivement guéri. Cependant,
quelques petites retouches, bistouri en main, furent nécessaires pour obtenir
un résultat parfait, car, avec justesse, Félix ne voulait pas que la plaie se
refermât trop vite. Si bien que la consolidation ne fut acquise que le
1 er avril de l'année 1687, date à laquelle Mme de Maintenon fit chanter à
Saint-Cyr une ode solennelle, intitulée « Dieu sauve le Roy », composée par
Jean-Baptiste Lully en l'honneur du retour à la santé de son époux qui, pour
morganatique qu'il fût, n'en était pas moins l'objet de toutes ses prières 80.
*
L'opération de Félix eut un retentissement considérable ; la fistule anale
devint une « mode » à la cour de France, les courtisans n'avaient plus honte
de leur maladie et exhibaient, au moins en paroles, leur royale infirmité.
Ceux qui avaient quelques petits suintements ou de simples hémorroïdes ne
différaient point à présenter leur derrière au chirurgien pour qu'il y fît les
incisions « à la royale ». Plus de trente courtisans, et non des moindres,
réclamèrent l'opération à Félix et furent très fâchés lorsqu'il les assura qu'il
n'y avait point nécessité de la faire...
Le roi ne se montra pas ingrat envers son premier chirurgien. Il reçut la
somme considérable de 150 000 livres, à laquelle s'ajoutèrent d'autres dons,
ce qui lui valut bien des jaloux. Le roi lui octroya également la terre des
Moulineaux à Tassy, ce qui l'anoblissait de fait.
En réalité, Louis XIV appréciait une fois de plus le caractère efficace,
modeste et réservé de son chirurgien, en qui il garda toujours la plus grande
estime et la plus haute confiance. Il s'adressait souvent au nouveau Félix de
Tassy pour prendre son sentiment sur différentes questions, n'ayant pas
toujours trait à la médecine, ayant remarqué son bon sens et sa simplicité.
Un jour Félix s'enhardit et fit au roi la demande qui le tourmentait déjà
depuis longtemps :
— Sire, il faut que Votre Majesté intervienne pour les gens de mon état.
La confusion est à son comble et personne ne s'y retrouve. Il y a les maîtres
chirurgiens, les barbiers-chirurgiens, les barbiers-perruquiers-chirurgiens, à
côté des médecins qui souhaitent tout réglementer. Il serait peut-être temps
de séparer barberie et chirurgie, et d'organiser un enseignement spécifique
de la chirurgie, à l'image de celle que vous avez décrétée pour Dionis au
Jardin royal, avec des professeurs assermentés. Ce qui conférerait à leurs
élèves l'autorité et la responsabilité de leur pratique 81.
Félix proposait là au roi une vraie révolution. Il lui proposait de créer le
métier de chirurgien !
*
Pour tout dire, la confusion régnait depuis le Moyen Age, et le terme de
« barbier » renvoyait à trois métiers différents :
— Le barbier proprement dit, celui qui avait le droit de tenir boutique pour
raser et qui avait pour enseigne des bassins blancs avec cette inscription :
« Céans on fait le poil proprement et l'on tient bains et étuves » ;
— Le barbier-perruquier, qui n'exerçait son talent que sur les têtes
princières et appartenait à la suite des domestiques de grandes maisons.
Avec la mode des perruques, il devenait important à l'époque de
Louis XIV ;
— Et le barbier-chirurgien, en charge de la petite chirurgie, qui avait pour
enseigne des bassins jaunes.
L'ancien métier de barbier-chirurgien remontait en fait à une époque où la
chirurgie avait été condamnée par l'Eglise. En 1163, lors du concile de
Tours, l'Eglise décrétait qu'elle avait le sang en horreur : Ecclesia abhorret
a sanguine. En 1215, le quatrième concile de Latran en remettait une
couche et interdisait tout simplement aux clercs d'exercer la chirurgie. Cette
interdiction de la pratique de la chirurgie par les médecins, la plupart à
l'époque membres du clergé, laissa le champ libre à ceux qui se proposaient
de réaliser, malgré tout, les actes nécessaires à tout un chacun. Aux barbiers
qui, par la force des choses, tenaient rasoirs et lancettes revint le redoutable
rôle d'inciser gaillardement les abcès, pratiquer les saignées (souvent avec
le même instrument !), réduire les luxations et appliquer les cautères. Quant
aux arracheurs de dents, ils promenaient sur les marchés et les foires les
baraques où ils exerçaient leurs talents...
Ces barbiers-chirurgiens, ne dépendant pas de l'université (et pour
cause !), furent péjorativement considérés comme des manuels ignorants (ce
qui était souvent exact) et à ce titre furent repoussés par les médecins
formés par les facultés de médecine. La chirurgie et la dentisterie se
trouvèrent ainsi reléguées à un rang inférieur pour de nombreuses années.
Une véritable individualisation du métier de chirurgien se fit pourtant,
grâce à un certain Jean Pitard qui fut le barbier-chirurgien de Saint Louis,
puis de Philippe le Hardi et enfin de Philippe le Bel (faire la barbe du roi
suppose confiance et intimité !). Afin de mettre un peu d'ordre, il eut l'idée
de réunir les chirurgiens parisiens en une corporation. En 1268, Louis IX
créa, à sa demande, la confrérie de Saint-Côme et de Saint-Damien (patrons
des chirurgiens) qui définissait et organisait le métier pour la première fois.
Une petite église fut construite à l'angle de la rue de la Harpe et de la rue
des Cordeliers (angle actuel du boulevard Saint-Michel et de la rue de
l'Ecole-de-Médecine). Les chirurgiens qui s'y réunissaient portaient une
robe longue et, le premier lundi de chaque mois, ils donnaient des
consultations gratuites, auxquelles les apprentis chirurgiens étaient tenus
d'assister. Sur cette base naquit le Collège de chirurgie, baptisé « Confrérie
de Saint-Côme ». Les premiers statuts de cette confrérie furent publiés en
1379. Sous la direction de six chirurgiens-jurés, des examens étaient
imposés à tout barbier désireux de pratiquer la « cyrurgie 82 ».
Cela aurait pu être l'origine d'une organisation salutaire. Malheureusement
les siècles qui suivirent ne firent que concourir à la confusion. Et de décrets
en édits, d'édits en ordonnances, le métier de barbier-chirurgien recouvra en
fait de nombreuses compétences différentes, allant du simple barbier
coiffeur au vrai charlatan, en passant par le maître chirurgien de la
Confrérie.
Si bien qu'au début du XVII e siècle on était revenu au désordre, et les
chirurgiens restaient séparés en deux groupes qui se jalousaient
sauvagement :
— Les chirurgiens-barbiers dits de robe courte dont la pratique
chirurgicale se contentait de soigner clous, anthrax, bosses et charbons. Ils
devaient aussi bien raser et couper les cheveux qu'ouvrir les abcès, mettre
des ventouses et surtout saigner. En général, ils tenaient échoppe en ville.
Certains pourtant étaient des « ambulants ». Personnages pittoresques, hauts
en couleur, ils se transmettaient de père en fils, ou de maître à élève, le
secret d'une opération qu'ils réalisaient vaille que vaille, de bourg en bourg.
Ceux-là ne faisaient que « la hernie » ou que « la cataracte », et pratiquaient
de façon illégale et officieuse, néanmoins tolérée.
— Les maîtres chirurgiens, qui avaient droit au port de la même longue
soutane noire que les médecins (ce que les médecins n'appréciaient pas du
tout !) ; ils étaient dits de robe longue, souvent réunis en confrérie comme
celle de Saint-Côme, et ils pratiquaient les seules opérations possibles à
cette époque. Bien entendu, ils ne parlaient pas latin, n'avaient pas étudié à
la faculté et restaient méprisés des médecins. Certains prétentieux parmi
eux se perdaient plus en joutes oratoires avec les médecins ou en vaine
dialectique entre eux qu'en saine pratique.
La subordination aux médecins restait la règle et pour tous elle pesait de
façon insupportable. Ainsi, depuis toujours, les chirurgiens de Paris allaient
tous ensemble à la faculté de médecine le lendemain de la Saint-Luc. Ils
étaient obligés de payer pour tout le collège un écu d'or de redevance
conformément aux anciens contrats passés entre la faculté et les barbiers.
Le premier chirurgien du roi prêtait, en cette qualité, serment entre les
mains du premier médecin du roi...
Horrible soumission ! La guerre se poursuivit...
Et l'arrêt du Parlement de Paris du 7 février 1660 avait été catastrophique
pour les chirurgiens. Bien orchestré par Guy Patin, doyen des médecins de
Paris, il déboutait les chirurgiens de Saint-Côme, qui avaient porté plainte
contre les médecins. Il imposait que les barbiers-chirurgiens à robe courte et
les chirurgiens à robe longue fussent rassemblés en une seule et même
corporation. Il leur interdisait de devenir bachelier, licencié et encore moins
docteur. En fait, il les condamnait à ouvrir échoppe sur rue et à s'occuper
des poils de barbe.
L'opprobre tombait sur la profession.
Considérant que les choses étaient allées trop loin, Louis XIV avait réagi
quelques années plus tard (1668) en réunissant pour Félix les fonctions du
premier valet de chambre et barbier du roi à celles du premier chirurgien.
Ce titre restituait au moins une autorité dans le métier, puisqu'il devenait
« le chef et garde des chartes, statuts et privilèges de la chirurgie et barberie
du royaume ». Il comprenait un droit d'inspection sur tous les chirurgiens,
sages-femmes et autres, exerçant quelque partie que ce soit de la chirurgie
et de la barberie. Poste important, s'il en était !
Mais cela ne contentait pas complètement Félix, qui avait d'autres
ambitions pour ceux de son état...
Puis, une déclaration du 19 juin 1770 avait ordonné que le premier
chirurgien prêtât serment, non plus à la faculté de médecine, mais
directement au roi, et qu'il recevrait celui des autres chirurgiens ordinaires
et de quartier, ainsi que des autres chirurgiens de la famille royale et des
princes du sang.
Là encore, Félix avait marqué des points. Mais les contestations restaient
vives chez les médecins et dans ses propres troupes, qui ne voyaient pas
tous d'un bon œil de se séparer de la barberie qui, pour secondaire qu'elle
fût, n'en était pas moins une source de revenus non négligeable...
Néanmoins, Félix était déterminé, il utiliserait l'oreille du roi pour parvenir
à son but : créer un vrai métier de chirurgien !
Louis se donna le temps de la réflexion et, finalement, il suivit la
proposition de Félix. S'étant enquis des oppositions et des intérêts en jeu, il
préféra ne pas hausser sur un piédestal le métier de chirurgien, ce qui aurait
ému la faculté. Il choisit donc l'option très politique de créer un état
spécifique des barbiers, qui devenait une position très enviée, du fait de
l'intérêt financier de la pratique, en interdisant aux chirurgiens de couper les
cheveux en quatre !
Ainsi il semblait valoriser la barberie contre la chirurgie...
Par un édit publié au mois de novembre 1691, il créa ainsi des maistres
« barbiers-baigneurs-étuvistes-perruquiers » dans toutes les villes de cours
supérieures ou de bailliages. Il défendit en même temps aux « maistres
chirurgiens-barbiers, à leurs garçons apprentis et à ceux des veuves des
maistres décédés, de se mêler d'aucun commerce de cheveux, et de faire ou
vendre aucune perruque, et aux barbiers-baigneurs-étuvistes-perruquiers de
faire aucun acte de chirurgie ; et afin de maintenir chacun de ces deux corps
dans ses fonctions... ».
Evidemment, les médecins, de leur côté, ne furent pas dupes et ils ne
virent pas d'un bon œil ces évolutions qui, de facto, consacraient les
chirurgiens aux choses de la médecine. Ils tentèrent donc de faire obstacle à
ces nouvelles dispositions, comme si l'art de guérir ne pouvait être connu
que d'eux. Si bien que cette décision entraîna une levée de boucliers à la
fois des barbiers et de la faculté de médecine !
Félix avait rempli sa mission. Grâce au postérieur royal, il avait pu
imposer le métier de chirurgien. Il préféra se retirer sur ses nouvelles terres
et abandonner ses fonctions. On disait que, traumatisé par toutes ces
émotions, il n'était plus capable de tenir son scalpel sans trembler... Il
choisit pour le remplacer Mareschal, le chirurgien de la Charité, fameux
lithotomiste 83, qu'il jugeait le meilleur à Paris, et le roi accepta cette
nomination, tant il gardait toute sa confiance en Félix de Tassy.
Félix mourut en 1703 des suites d'une malencontreuse fausse route
urétrale, qu'il se fit alors qu'il voulait se sonder pour une rétention d'urine –
confirmant le fait qu'il est imprudent de se soigner soi-même.
Le roi lui-même mourut en 1715 d'une artérite des membres inférieurs
ayant évolué en gangrène. Mareschal avait conseillé l'amputation, mais les
médecins s'y étaient opposés.
Les discussions entre médecins et chirurgiens n'étaient pas finies. Elles ne
faisaient que commencer...
Mareschal avait toujours soutenu les positions de Félix. Il fallait aller
encore plus loin. Ce fut La Peyronie qui lui inspira l'idée de créer des postes
de professeurs et de démonstrateurs en chirurgie, et ensuite de regrouper ses
principaux membres dans une Académie de chirurgie (Lettres patentes en
forme d'édit données par Louis XV, à Fontainebleau, en septembre 1724,
enregistrées au Parlement le 26 mars 1725).
Le 18 décembre 1731 a lieu la séance inaugurale de l'Académie royale de
chirurgie 84. La publication du premier volume des mémoires de l'Académie
eut lieu en 1741. Il acheva de mettre en lumière l'utilité des opinions de La
Peyronie, devenu premier président de la Société. Par une déclaration du 23
avril 1743, le cadre juridique à l'exercice de la profession de chirurgien fut
fixé. Il la sépare clairement de celle de barbier. Le grade de maître des arts
est exigé pour l'exercice de la profession, la sévérité des examens pour
l'obtention de la maîtrise est accrue.
Dès lors, de nombreux chirurgiens des nations voisines tinrent à l'honneur
de devenir membres de l'Académie. En 1750, on soumit les aspirants à faire
pendant trois ans un cycle complet d'études sur toutes les parties de la
chirurgie.
Dans l'ordre social, l'état de chirurgien devenait ainsi l'égal hiérarchique
de celui de médecin.

74. Aujourd'hui, Le Pecq.


75. Bien que très critiqué du fait de son importance dans la hiérarchie des médecins de l'époque,
Fagon fut un personnage considérable. Outre tenir à jour le livre de santé de son royal patient, il fut
un excellent botaniste, qui participa à la mise en valeur du quinquina. Il décrivit également les effets
nocifs de la nicotine quand d'autres comme Molière en vantaient les avantages (voir l'introduction de
Dom Juan où Sganarelle s'étend sur l'art de pétuner...). Enfin dans le grand combat de la circulation
du sang, il prit d'emblée parti pour Harvey contre l'avis de la faculté ! Saint-Simon l'appréciait :
« Fagon, du fond de sa chambre et du cabinet du roi, voyait tout et savait tout. C'était un homme
d'infiniment d'esprit et avec cela un bon et honnête homme... Une figure hideuse, un accoutrement
singulier ; asthmatique, bossu... Il était l'ennemi le plus implacable de ce qu'il appelait : charlatans... »
76. A la date du 5 février 1686, le marquis Philippe de Dangeau note dans son Journal de la cour de
Louis XIV : « Le roi se trouve assez incommodé d'une tumeur à la cuisse et garda le lit tout le jour. »
77. « Mettre à plat » signifie ouvrir largement un abcès pour en permettre le drainage ou une lésion
pour faciliter son remplacement.
78. Sans doute une luxation antéro-interne de l'épaule.
79. Guy Patin, irascible doyen de la faculté de médecine de Paris, déclarait en 1672, parlant des
chirurgiens : « Ce ne sont que des laquais bottés, une espèce d'extravagants petits maîtres portant
moustaches et brandissant des rasoirs ! »
80. Jacques II Stuart, en exil au château de Saint-Germain, assista en voisin à la cérémonie. Il fut
tellement ému par la beauté de l'air chanté par les demoiselles de Saint-Cyr qu'il demanda à son
cousin la permission de l'emprunter comme musique de sa Maison. Ainsi, par un singulier raccourci
de l'Histoire, l'aria composée par un maestro italien pour célébrer la guérison du séant du roi de
France devint-il... God Save the King – l'hymne du Royaume-Uni.
81. Louis XIV avait tranché le débat sur la circulation sanguine en demandant à Dionis, chirurgien
de la reine, d'organiser dans le nouveau Jardin du Roi (actuellement Jardin des Plantes) un
enseignement basé sur les découvertes anatomiques les plus récentes et en particulier la circulation
sanguine selon Harvey.
82. Le plus ancien édit est celui de Philippe le Bel de novembre 1311 : « Informé qu'à Paris et dans
le vicomté, plusieurs étrangers de conduite infâme (voleurs, faux-monnayeurs, meurtriers, ribauds) se
mêlent, sans avoir été examinés, ni reçus, de pratiquer l'art de chirurgie et osent même l'annoncer par
des enseignes, le roi ordonne qu'à l'avenir “nul homme ou femme” ne pourrait s'immiscer
publiquement ou occultement dans cet art, sans avoir été examiné par des chirurgiens-jurés,
demeurant à Paris, et délégués par Jean Pitard, chirurgien-juré du roi, au Châtelet de Paris... Les
récipiendaires devront prêter serment entre les mains du prévôt de Paris ; et il est enjoint au prévôt de
détruire les enseignes des autres... »
83. Voir note p. 129. Lors de l'hiver 1700, Mareschal eut l'honneur de « tailler » Fagon, devenu
premier médecin du roi, dont l'influence sur le monarque était des plus grandes. Cela favorisa sans
doute ses projets.
84. L'Académie royale de chirurgie nouvellement créée s'installe dans les locaux de la Communauté
des barbiers-chirurgiens de Saint-Côme, dans l'amphithéâtre qui jouxte le couvent des Cordeliers (cet
amphithéâtre, qui existe toujours, est aujourd'hui occupé par l'école de langues de la Sorbonne).
9
Le combat de la circulation du sang

Où l'on retrouve le grand Molière à l'article de la mort prendre parti pour


un médecin anglais dans un débat sur la circulation du sang. Où l'on devine
Harvey, étudiant à Padoue, se passionner pour les discours d'un certain
Galileo Galilei et créer une révolution dans les connaissances médicales.
Où l'on voit le Roi-Soleil prendre parti dans le débat scientifique pour
imposer son opinion aux médecins.

Paris, 1672.
Tentant de contenir les quintes de toux qui agitaient tout son corps,
Molière avait laissé tomber sa plume d'oie, faisant un horrible pâté d'encre
noire sur sa feuille... juste quand Monsieur Diafoirus étalait aux yeux
d'Argan toutes les qualités et vertus de son benêt de fils :

Monsieur Diafoirus. — Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc


sur ses principes ; ne démord jamais de son opinion, et poursuit un
raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais sur toute
chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il
s'attache aveuglément aux opinions de nos Anciens, et que jamais il n'a
voulu comprendre, ni écouter les raisons, et les expériences des prétendues
découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres
opinions de même farine.

Molière n'était pas mécontent de glisser dans la bouche d'un imbécile la


grande controverse qui agitait tous les ânes chapeautés qu'il détestait et dont
il méprisait l'ignorance jacassante. Il reprit :

Thomas Diafoirus. (Il tire une grande thèse roulée de sa poche, qu'il
présente à Angélique.) — J'ai contre les circulateurs soutenu une thèse,
qu'avec la permission de Monsieur j'ose présenter à Mademoiselle, comme
un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.
Angélique. — Monsieur, c'est pour moi un meuble inutile, et je ne me
connais pas à ces choses-là.
Toinette. — Donnez, donnez, elle est toujours bonne à prendre pour
l'image, cela servira à parer notre chambre.
Thomas Diafoirus. — Avec la permission aussi de Monsieur, je vous
invite à venir voir l'un de ces jours pour vous divertir la dissection d'une
femme, sur quoi je dois raisonner.

C'était devenu à la mode de se retrouver autour des tables de dissection.


Spectacle qu'appréciaient les élégantes et les précieuses, tout en se pâmant
et en agitant des mouchoirs parfumés pour éloigner les odeurs de
putréfaction...

Toinette. — Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la


comédie à leurs maîtresses, mais donner une dissection est quelque chose
de plus galant.

Pâté ! L'encre s'écoulait sur le bas de la feuille...


Molière se leva un peu et fit quelques pas dans sa chambre pour se calmer,
le mouchoir taché de sang écrasé sur la bouche. Il sentait un franc
grésillement au fond de sa gorge. Depuis déjà quelque temps, il était à
nouveau sujet à ces petites hémoptysies 85. Comme il l'avait fait dire à
Harpagon : « Je n'ai pas de grandes incommodités, Dieu merci ; il n'y a que
ma fluxion qui me prend de temps en temps. » Mais la fluxion
l'incommodait de plus en plus. Sur les conseils de son ami le Dr Mauvillain,
décédé depuis, il s'était mis au régime lacté. Apparemment efficace...
D'ailleurs, quand il arrêtait, il avait remarqué une recrudescence inéluctable
de sa toux 86.
Les médecins pouvaient bien pérorer devant lui, il connaissait
suffisamment de grec pour comprendre leur damné galimatias et
suffisamment de latin pour décoder leurs discours. Il se rendait compte qu'il
allait de plus en plus mal et ses amis, même les plus proches (qui
connaissaient très bien son aversion pour Hippocrate), le pressaient de
consulter. Or qu'allaient donc lui proposer ces prétentieux à chapeaux
pointus, sinon des saignées ou des purges ?
Dieu sait combien il les avait égratignés dans ses pièces... Molière souriait
rien qu'en les évoquant. Il n'y en avait pour ainsi dire aucune qui n'y fît au
moins allusion. Il les égrenait : L'Amour médecin, Le Médecin volant,
Le Médecin malgré lui (la meilleure, à son goût !), Monsieur de
Pourceaugnac... Va pour les farces... Mais même dans Dom Juan,
Sganarelle ne pouvait s'empêcher de rappeler que l'habit suffisait pour
acquérir la science du médecin. Et même le Misanthrope, il l'avait d'abord
nommé l'atrabilaire amoureux... Il était temps, avec cette nouvelle pièce, de
porter le coup de grâce. Celle-là s'appellerait Le Malade imaginaire...
On annoncera la couleur dès le prologue :

Votre plus haut savoir n'est que pure chimère


Vains et peu sages médecins
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
La douleur qui me désespère.

Saignées et purges, les deux seuls traitements de ces archiatres


médicastres.
On racontait dans Paris que le médecin personnel de Louis XIV avait
réussi à le lavementer jusqu'à quinze fois dans une seule journée 87.
Il fallait que le roi eût le fondement solide !
Il faudrait utiliser cela dans la pièce, pour le final. On pourrait faire
chanter en latin de cuisine une ribambelle d'apprentis docteurs en grande
tenue, agitant des clystères, afin d'introniser le malade imaginaire au rang
de médecin imaginaire... Du genre :

Les étudiants :
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuitta purgare.

Le chœur :
Bene, bene, bene, bene respondere :
Dignus, dignus est entrare
In nostro docto corpore.

Molière riait tout seul, oubliant ses inquiétudes de l'instant précédent. Il


allait taper fort sur ces médecins qu'il haïssait, ces ignorants, ces pédants et
prétentieux qui ne savaient qu'ânonner leur Galien que l'on considérait
comme évangile depuis des siècles !
Il avait suffi que l'un d'entre eux, plus ouvert ou plus intelligent, émette
une nouvelle théorie pour expliquer comment le sang circulait dans le corps
pour que ces Diafoirus tentassent de le clouer au pilori. Il ne laisserait pas
Boileau seul dans ce combat. Il allait apporter sa patte !
Au fond, cette histoire de circulation sanguine, Molière n'y comprenait pas
grand-chose. Après tout, que le sang puisse circuler sans arrêt grâce au
cœur et non pas au foie, qu'il existe une petite et une grande circulation, que
les artères contiennent du sang et non pas de l'air, que le sang ne circule pas
en aller-retour dans les veines mais en continuité des artères puis des
veines, qu'il ne se renouvelle pas en permanence, mais représente, au
contraire, un volume constant en mouvement perpétuel... Pourquoi pas !
Certaines de ces affirmations étaient piquées au coin du bon sens et cet
Anglais, cet Harvey, avait un raisonnement bien original...
De toute façon, Molière lui était spontanément acquis pour deux raisons
incontournables : il s'opposait aux théories de Galien, qu'il tenait pour
responsable de bien des stupidités récitées comme des perroquets par les
médecins de son temps et, seconde raison, en fait corollaire de la première,
il avait entraîné une réaction d'une violence inattendue de la faculté de
médecine de Paris et l'ire démesurée d'un Riolan ou d'un Guy Patin, dont
Molière se gaussait de principe.
A vrai dire, Harvey, dès la publication 88 de son livre où il rapportait la
circulation du sang, avait subi des multiples attaques, et les courriers
avaient galopé ferme de part et d'autre de la Manche. Le monde entier,
Français en tête, s'était acharné sur lui. Le fait qu'il fût anglais et protestant
n'y était certes pas étranger. Mais surtout, il se cognait de plein front avec
les théories galénistes unanimement défendues par les facultés de médecine
d'Europe et par l'Eglise catholique, et donc ratissait large les adversaires
potentiels... Ses collègues, les premiers, vomirent leur haine.
Guy Patin, doyen de la faculté de Paris : « La circulation du sang, son
transport circulaire par les vaisseaux, c'est l'enfantement d'un esprit oisif, un
vrai mirage qu'embrassent les Ixions pour procréer les Centaures et les
monstres... »
Primeros, en Angleterre : « Tu as, Harvey, observé une sorte de cœur
pulsatile dans les limaçons, les mouches, les abeilles et même chez les
squilles. Nous te félicitons de ton zèle : que Dieu te conserve des yeux si
perspicaces. Mais pourquoi dis-tu qu'Aristote a refusé un cœur aux petits
animaux ? Aurais-tu voulu faire entendre par là que tu sais ce qu'Aristote
ignorait ? Aristote a tout observé, et personne ne doit oser venir après lui. »
Parisanus, en Italie : « Soit ! liez le bras d'un malheureux, soumettez-le à
la torture pour complaire à Harvey, et voyez ce qu'il arrivera. Cet innocent,
soumis à un tel supplice, ressentira de vives douleurs dans le bras et sera à
moitié mort sans pouvoir décrire ce qu'il ressent. »
Tous prisonniers de leurs études et de la tradition, du système imposé par
les Grecs, se retrouvaient en affirmant : « Je préfère me tromper avec Galien
que de suivre, dans sa circulation, un charlatan comme Harvey. » Même
Riolan, le plus fameux anatomiste de l'époque, ne put s'empêcher de
s'opposer à Harvey. Pourtant ils s'étaient rencontrés à Londres, avaient
beaucoup échangé sur la médecine et connaissaient leur valeur respective.
Mais, galéniste dans le fond de l'âme, Riolan, tout imbu de son nouveau
titre de médecin personnel de la reine de France 89, ne put s'empêcher de
prendre un ton paternaliste pour s'adresser à Harvey :
« Je loue ta découverte de la circulation, mais avec ton indulgence, je dirai
que tu proposes de nombreuses sottises et de nombreuses erreurs. »
Plus tard, enflammé par ses idées et par l'acuité de la joute épistolaire, il
deviendra plus dur, plus blessant :
« La circulation est paradoxale, inutile à la médecine, fausse, impossible,
inintelligible, absurde et nuisible à la vie de l'homme. »
Guy Patin, toujours aussi affable, lui aussi renchérissait :
« La Bible ne mentionnant pas la circulation du sang, il est difficile de
l'admettre. Si le sang circulait, la saignée serait mauvaise : or la saignée est
le meilleur remède qui soit. Donc cette idée de la circulation du sang est
absurde ! »
Quant à Descartes, il fut un des rares à accepter d'emblée le concept de
circulation sanguine. Cela concordait avec ses théories ! Mais il s'opposa lui
aussi à Harvey, car il pensait que « le principe de vie » était lié à la chaleur
produite par les mouvements du cœur et que la dilatation du sang sous
l'effet de cette chaleur était responsable de l'aspect du cœur en diastole 90. Il
restait en cela le féal des Anciens et soutenait que « le principe » était
prééminent sur les expériences rapportées par Harvey et que celles-ci
n'avaient de justification que si elles servaient à en démontrer les
fondements... Pas toujours si cartésien, Descartes !
William Harvey dans tout ce combat fit preuve d'une prudence et d'un
flegme tout britanniques, comme si ces critiques ne l'atteignaient pas. Pas
méprisant pour autant, il répondait courtoisement, scientifiquement, gardant
toute attention à la moindre remarque de ses collègues, même si elle était
stupide ou de mauvaise foi. Il s'était décidé à se défendre sous une forme
très universitaire et publia les Lettres à Riolan, dissertations sur la
circulation, où il reprenait point par point les critiques qu'on lui avait faites.
Or, d'un conflit entre spécialistes, le débat avait progressivement fait tache
d'huile avec les années. Les salons, où se faisait l'opinion, s'en étaient
emparés. Les chansonniers puis les poètes avaient pris parti. Même les
grands noms comme Boileau, La Bruyère ou La Fontaine avaient fourbi
leurs plumes les plus caustiques.
Dans son Arrêt burlesque, donné en la grand'chambre du Parnasse en
faveur des maîtres-ès-arts, médecins et professeurs de l'Université de
Stagire, au pays de Chimères, pour le maintien de la doctrine d'Aristote,
Boileau écrivait : « La Cour fait défense au sang d'être vagabond, errer et
circuler à travers le corps, sous peine d'être entièrement livré et abandonné à
la Faculté de Médecine. Défend à la raison et à ses adhérents de plus
s'ingérer à l'avenir de guérir. »
C'était bien envoyé, mais cela ne touchait que les intellectuels et les
précieuses (ridicules ou non) des salons parisiens ! Il fallait frapper plus
fort. Molière savait qu'il était écouté, qu'il était populaire, que ce qu'il
clamait sur les planches de son théâtre de la rue de Richelieu était entendu
partout, des faubourgs jusqu'à la Cour !
Après les Diafoirus, il taperait sur les doigts des potards, ces complices
intéressés des médecins. Son pharmacien, il l'avait appelé Purgon. Tout un
programme : un Purgon purgeant, vexé et rancunier, car on n'avait point
suivi son ordonnance. La situation était toute trouvée :

Monsieur Purgon. — Je viens d'apprendre là-bas à la porte de jolies


nouvelles. Qu'on se moque ici de mes ordonnances, et qu'on a fait refus de
prendre le remède que j'avais prescrit.
Argan. — Monsieur, ce n'est pas...
Monsieur Purgon. — Voilà une hardiesse bien grande, une étrange
rébellion d'un malade contre son médecin.
Toinette. — Cela est épouvantable.
Monsieur Purgon. — Un clystère que j'avais pris plaisir à composer moi-
même.
Argan. — Ce n'est pas moi...
Monsieur Purgon. — Inventé, et formé dans toutes les règles de l'art.
Toinette. — Il a tort.
Monsieur Purgon. — Et qui devait faire dans des entrailles un effet
merveilleux.
Argan. — Mon frère ?
Monsieur Purgon. — Le renvoyer avec mépris !
Argan. — C'est lui...
Monsieur Purgon. — C'est une action exorbitante.
Toinette. — Cela est vrai.
Monsieur Purgon. — Un attentat énorme contre la médecine.
Argan. — Il est cause...
Monsieur Purgon. — Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.
Toinette. — Vous avez raison.
Monsieur Purgon. — Je vous déclare que je romps commerce avec vous.
Argan. — C'est mon frère...
Monsieur Purgon. — Que je ne veux plus d'alliance avec vous.
Toinette. — Vous ferez bien.
Monsieur Purgon. — Et que pour finir toute liaison avec vous, voilà la
donation que je faisais à mon neveu en faveur du mariage.
Argan. — C'est mon frère qui a fait tout le mal.
Monsieur Purgon. — Mépriser mon clystère ?
Argan. — Faites-le venir, je m'en vais le prendre.
Monsieur Purgon. — Je vous aurais tiré d'affaire avant qu'il fût peu.
Toinette. — Il ne le mérite pas.
Monsieur Purgon. — J'allais nettoyer votre corps, et en évacuer
entièrement les mauvaises humeurs.
Argan. — Ah, mon frère !
Monsieur Purgon. — Et je ne voulais plus qu'une douzaine de médecines,
pour vider le fond du sac.
Toinette. — Il est indigne de vos soins.
Monsieur Purgon. — Mais puisque vous n'avez pas voulu guérir par mes
mains...
Argan. — Ce n'est pas ma faute.
Monsieur Purgon. — Puisque vous vous êtes soustrait de l'obéissance que
l'on doit à son médecin...
Toinette. — Cela crie vengeance.
Monsieur Purgon. — Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes
que je vous ordonnais...
Argan. — Hé point du tout.
Monsieur Purgon. — J'ai à vous dire que je vous abandonne à votre
mauvaise constitution, à l'intempérie de vos entrailles, à la corruption de
votre sang, à l'âcreté de votre bile, et à la féculence de vos humeurs.
Toinette. — C'est fort bien fait.
Argan. — Mon Dieu !
Monsieur Purgon. — Et je veux qu'avant qu'il soit quatre jours, vous
deveniez dans un état incurable.
Argan. — Ah ! miséricorde.
Monsieur Purgon. — Que vous tombiez dans la bradypepsie.
Argan. — Monsieur Purgon.
Monsieur Purgon. — De la bradypepsie, dans la dyspepsie.
Argan. — Monsieur Purgon.
Monsieur Purgon. — De la dyspepsie, dans l'apepsie.
Argan. — Monsieur Purgon.
Monsieur Purgon. — De l'apepsie, dans la lientérie.
Argan. — Monsieur Purgon.
Monsieur Purgon. — De la lientérie, dans la dysenterie.
Argan. — Monsieur Purgon.
Monsieur Purgon. — De la dysenterie, dans l'hydropisie.
Argan. — Monsieur Purgon.
Monsieur Purgon. — Et de l'hydropisie dans la privation de la vie, où vous
aura conduit votre folie.

Molière, satisfait du rythme de la scène, quitta sa table de travail et s'assit


dans son fauteuil, rapprochant les pans de sa robe de chambre pour se
protéger contre le froid du crépuscule qui déjà s'installait. Sa toux s'était
apaisée et il se sentait à la fois épuisé et euphorique. Il n'avait pas allumé les
chandelles et se laissa porter par la rêverie en contemplant les restes de
bûches qui se consumaient dans l'âtre. Il lui fallait vite finir cette pièce. Il
avait prévu de la jouer en février. Le temps de la copier, de la distribuer à la
troupe, de l'apprendre, de régler la mise en scène... Il s'était gardé le rôle
d'Argan.
Epuisant ! Mais il lui allait bien.
Aurait-il la force ?
Au fond, Argan, c'était son contraire. Un malade imaginaire qui avait peur
de la maladie et qui ne voulait pas fâcher les médecins. Lui, il était vraiment
malade et se jetait à corps perdu dans le combat contre les chapeautés en
robes longues. En fait, Molière sentait bien que tout cela était plus
complexe et qu'il était un peu aussi son personnage... Comme lorsqu'il se
moquait d'Arnolphe, celui qui voulait épouser Agnès, sa jeune pupille 91,
quand lui-même avait épousé Armande, la fille de sa maîtresse, de vingt ans
sa cadette. Complexité des rapports entre les sentiments et la raison !
Toujours laissant dériver ses pensées, Molière cherchait maintenant à
imaginer celui qui était l'objet de toutes ces passions, cet Harvey. Qui était-
il donc ?
Il était mort maintenant depuis quinze ans. Peut-être était-il un grand
médecin ? Peut-être aurait-il été capable de le soigner ?
*
Padoue, 1598.
William Harvey se hâtait dans les petites ruelles sombres du centre de
Padoue car la nuit était tombée. La main serrée sur une courte dague, prêt à
réagir à la moindre menace. Il allait retrouver dans une auberge du centre,
« l'Albergo », le petit groupe d'amis qu'il fréquentait presque chaque soir.
Temps merveilleux des « compaings », toujours prêts à rire et à refaire le
monde en débouchant des flacons.
Parmi ces amis et ces collègues, venus pour plaisanter et vider leurs
gobelets, il y en avait un qui émergeait du lot comme un être d'exception.
Un maître, un véritable maître, dont Harvey buvait les paroles : un jeune
professeur de mécanique à l'université qui se nommait Galileo Galilei.
Harvey était fasciné par ce qu'il disait dans le petit cercle de l'Albergo.
Certes, dans la journée, à l'université, il enseignait bien le monde selon
Ptolémée, la Terre était plate et le Soleil se déplaçait autour... Mais le soir à
l'Albergo, tout changeait, tout s'animait différemment. Il parlait d'un
chanoine polonais qui avait vécu cinquante ans plus tôt et qui avait décrit un
monde révolutionnaire 92, où le Soleil était devenu le centre de l'Univers. Il
disait aux plus jeunes attablés autour de lui :
— Réfléchissez différemment. On se trompe souvent parce que l'on
regarde dans la mauvaise direction. Pensez à Copernic...
Harvey en était bien persuadé, lui qui pensait déjà que son propre maître
Fabricius – que pourtant il respectait – se trompait totalement quand il
interprétait ce qu'il voyait, les yeux embrumés par son Galien.
— Expérimentez vous-mêmes, répétait Galilée. C'est souvent très simple.
J'ai utilisé la tour de Pise pour calculer l'accélération de la gravité et la
coupole de la cathédrale de Florence pour mon pendule...
Là encore, Harvey voyait bien que quelques expériences sur le vivant
permettraient facilement de vérifier que Galien s'était trompé sur certains
points qui concernaient le rôle du cœur et les mouvements du sang ! Encore
fallait-il les imaginer !
Toutes ces conversations, digressions, élucubrations se faisaient en latin.
Padoue, dans cette fin du XVI e siècle, époque durant laquelle Harvey fut
étudiant en médecine auprès du grand Fabricius, s'imposait comme la
capitale du monde intellectuel de son temps. Nimbée de l'éclat de Venise
toute proche dont elle dépendait, la ville vibrait de toutes les langues et de
tous les accents d'Europe, même si l'enseignement lui-même était prodigué
en latin. Les professeurs étaient fameux, les véritables vedettes de l'époque :
Vésale, Colombo, Fallope y avaient enseigné. Pour Fabricius
d'Acquapendente, le patron de William, on venait de faire construire un
magnifique amphithéâtre d'anatomie 93. Fait essentiel, l'Inquisition n'avait
qu'un rôle secondaire sur l'université de Padoue, grâce au libéralisme de la
toute-puissante République de Venise, ce qui permettait à des chercheurs
comme Galilée de travailler et d'enseigner en paix. Parmi les douze mille
habitants de la ville, le quart était étudiant. Dans chaque université, les
élèves se groupaient par nationalité et élisaient leur représentant, le
« conseiller », qui participait à la direction de l'enseignement aux côtés du
recteur. Cela faisait trois ans consécutifs qu'Harvey, qu'on disait le plus
brillant de sa génération, était élu. La vie d'escholier n'était pas pour autant
toujours facile. Elle se rapprochait par bien des côtés de celle des moines,
surtout pour les plus pauvres d'entre eux. Ce n'était pas le cas de William,
dont le père, yeoman 94 aisé, et maire de son village, pourvoyait autant que
faire se pouvait aux études de ses enfants.
Fabricius d'Acquapendente était l'élève de Gabriel Fallope, mort à la fleur
de l'âge, lui-même élève chéri de Vésale. Il travaillait sur ce qui allait
devenir l'anatomie comparée et disséquait toutes sortes d'animaux. Il
cherchait à découvrir les rapports, les similitudes et les différences des
organes et de la physiologie des multiples espèces. Récemment, il venait de
découvrir chez l'homme l'existence et le rôle des valvules veineuses. En
effet, les veines du corps humain sont équipées de petites valvules sur tout
leur trajet, ce qui interdit le reflux et favorise le retour du sang vers le cœur.
On sait maintenant que leur bon fonctionnement sur les veines des membres
inférieurs empêche par exemple la formation de varices.
Mais Fabrice vivait dans son temps et il croyait profondément aux
doctrines de Galien. Il n'avait même pas le choix intellectuel de s'y refuser
ou de s'y opposer. L'Eglise et son bras séculier, l'Inquisition, veillaient à ce
que cet enseignement fût unanimement respecté et répété 95. La même Eglise
avait d'ailleurs également veillé à ce que rien ne pût être vérifié, en
interdisant la plupart des dissections de cadavres. Il croyait donc que les
veines véhiculaient le sang vers la périphérie, alors que les artères ou
l'aorte 96 ne contenaient que de l'air...
Alors comment allait-il interpréter ce qu'il venait de constater, ces valvules
veineuses qui s'opposaient à un flux centripète ?
« Je pense, écrivit-il après mûre réflexion, que la nature les a créées pour
retarder jusqu'à un certain point le cours du sang, pour l'empêcher de couler
à flots ou en totalité, à l'instar d'un fleuve, soit vers les mains, soit vers les
pieds... »
Fabuleux ! Fabrice était considéré comme l'un des hommes les plus
intelligents de son temps et sans doute, jusqu'à un certain point, l'était-il.
William reprit l'expérience à plusieurs reprises sur des patients ou des
collègues. Il s'agissait de mettre en place un garrot à la racine du bras en
leur faisant serrer un bâton. Il constata que les veines se gonflaient de la
périphérie vers le centre du corps, comme si le sang se dirigeait bien vers le
cœur et non pas vers les doigts. Quand on lâchait ce garrot, les veines se
vidaient brutalement. On ne voyait pas comment ces valvules auraient été
positionnées pour limiter la circulation d'un flux inverse. Non, il fallait se
rendre à l'évidence, les veines fonctionnaient bien dans le sens contraire à
celui décrit par Galien et les valvules de Fabricius étaient orientées
correctement pour empêcher tout reflux !
De toutes ces remarques et réflexions, William n'en dit rien à son patron.
Il conserva avec lui les meilleures relations du monde, et bien longtemps
après son retour en Angleterre, son diplôme de médecin dans la poche de sa
toge, il continua de correspondre avec celui qu'il considérait malgré tout
comme son maître. Il avait gardé de lui l'expérience des vivisections sur les
petits animaux à sang froid, dont le système circulatoire était très résistant
et lui permettait de prouver ce qui lui « tournait » dans la tête.
La grenouille fut son animal favori. Il plaça des ligatures sur les veines
caves et constata que le cœur alors se vidait. Qu'on les enlevât et il se
gonflait à nouveau. Si l'on plaçait en revanche cette ligature sur l'aorte à la
sortie du cœur, il gonflait terriblement au risque de se rompre... Le cœur
était donc bien un moteur, la pompe d'une circulation qui se faisait vers les
artères et qui revenait par les veines. Comment le sang passait-il de l'un à
l'autre dans les organes et les membres ? Harvey ne pouvait pas voir les
capillaires, alors il les nomma « porosités des tissus ». Il savait bien qu'un
autre allait venir après lui 97 pour les décrire. Le sang n'était pas en
fabrication permanente, comme le croyait Galien, mais la quantité totale de
sang était constante, et en mesurant le volume des ventricules et le rythme
des contractions, puis en multipliant l'un par l'autre, on obtenait le débit du
cœur ! Et puis lui qui avait eu la chance de disséquer de nombreux cadavres
et qui avait lu l'œuvre du grand Vésale, il avait vérifié que la cloison du
cœur était bien étanche entre les cavités droites et gauches, et non pas
perforée. Il avait vérifié que Colombo 98 avait raison et qu'il existait bien une
petite circulation qui permettait au sang d'atteindre les poumons puis de
revenir au cœur...
Tout était prêt. C'était aussi révolutionnaire que le cours des planètes
autour du Soleil des dissertations de l'Albergo et intellectuellement, ça s'en
inspirait ! Il publia son De motu cordis en 1628, 72 pages, rien à en
retrancher, rien ou presque à y ajouter. Fitzer 99, son éditeur, en avait assuré
tous les frais, tant il était enthousiasmé par le propos de l'auteur.
Harvey savait qu'il allait déclencher foudres et tonnerres. Prudent, il
n'oubliait rien. Ni Servet brûlé par Calvin à Genève, ni Vésale condamné à
mort par l'Inquisition, et il se cantonna dans une réponse prudente à ses
détracteurs, sans mettre d'huile sur le feu des bûchers, sous la protection de
son roi, Charles I er, qui avait le bon goût de croire à ses théories. Quelques
années plus tard, le grand Galileo lui-même fut contraint d'abjurer ses
déclarations ! « E pur si muove ! Et pourtant, elle tourne 100... », aurait-il
ajouté, après avoir juré que la Terre était plate ! Le danger était partout, il
fallait rester vigilant.
Mais il fallait enseigner et transmettre. William en était persuadé. Pour
fabriquer, si possible, des générations moins stupides, plus instruites, plus
tolérantes. Rien ne l'empêchera d'enseigner à ses élèves.
Petit, trapu, toujours courtois, il impressionnait par ses yeux noirs, vifs et
pétillants, par ses phrases percutantes ponctuées de gestes amples ou
martelées avec la dague qu'il avait rapportée d'Italie, témoin secret de ses
années de jeunesse...
*
Paris, quelque soixante-dix ans plus tard.
En 1672, année où Molière écrivait Le Malade imaginaire, le conflit
n'était toujours pas éteint, loin de là. Mais le parti des circulateurs s'était
renforcé. Il en venait parfois aux mains avec le parti des anticirculateurs,
maîtres de l'université, ce qui pouvait parfois nécessiter l'intervention de la
maréchaussée.
Après les salons parisiens, la Cour s'émut aussi, et l'on commença à
échanger des propos aigres-doux à Versailles entre partisans et adversaires
d'Harvey.
Louis XIV finissait par être excédé par ce remue-ménage. Que le sang
circulât ou non, le roi n'en avait aucune idée, mais il lui semblait qu'il devait
trancher pour faire taire cette ridicule querelle qui n'avait que trop duré.
Bien sûr, sa faculté avait pris parti contre, mais le roi savait se méfier
de ceux qui croyaient toujours avoir raison. Il interrogea le chirurgien de la
reine, Pierre Dionis, un homme qu'il appréciait. Celui-ci, fidèle de
Descartes, avait été convaincu par le maître de l'importance de la
découverte d'Harvey. Il s'en ouvrit à son auguste patient avec passion et
finesse.
Si bien que le roi, on l'a vu, d'une façon qui ne tolérait aucune discussion,
imposa au Parlement d'ouvrir le Jardin du Roi où serait dispensé un
enseignement qu'il confia à Dionis. Les mots de Louis XIV furent sans
concession :
— On y enseignera l'anatomie de l'homme suivant la circulation et les
dernières découvertes.
Le roi avait tranché. C'était la première fois que le pouvoir politique
prenait parti en France dans le domaine des sciences de la vie. Ce n'était
qu'un début. Mais un début en fanfare !
En février 1673, Molière joua Le Malade imaginaire comme il l'avait
prévu. Le roi avait applaudi à tout rompre à la première de la pièce,
prouvant ainsi sa réconciliation après l'affaire du Tartuffe.
Néanmoins lui, Molière, allait de plus en plus mal. Il eut plusieurs
douleurs, malaises et quintes de toux sur scène. Les spectateurs, habitués
aux performances d'un tel acteur, pensèrent tout simplement qu'il jouait
magnifiquement son rôle. Les comédiens de la troupe comprirent, eux, que
Molière surpassait ses limites. A la quatrième représentation, il perdit
connaissance. Le rideau fut tiré.
Il fut emmené chez lui, rue de Richelieu, où il mourut.
Le combat était fini. Les anticirculateurs, élèves d'Hippocrate et de Galien,
avaient perdu leur combat d'arrière-garde, et une nouvelle génération de
médecins allait s'imposer.
Quant à La Fontaine, toujours élégant et léger, il voulut montrer, en
quelques vers, que le message d'Harvey, lui en tout cas, il l'avait bien
compris !

Deux portes sont au cœur ; chacune a sa valvule,


Le sang source de vie est par l'une introduit,
L'autre huissière permet qu'il sorte et qu'il circule,
Des veines sans cesser aux artères conduit...
Harvey, un modèle de recherche médicale
A la fin des années 1980, j'eus la chance de rencontrer Gilbert Gadoffre.
Il m'avait demandé de réfléchir sur ce qui pourrait caractériser l'acte
créateur en médecine, en vue de la prochaine réunion de l'Institut collégial
européen. J'étais à vrai dire très flatté qu'un intellectuel de la trempe de
Gilbert Gadoffre demandât, au jeune agrégé de chirurgie cardiaque que
j'étais, de participer comme orateur à une aussi prestigieuse assemblée.
Flatté certes, mais aussi terrorisé !
J'aimais et j'admirais beaucoup Gilbert. Son érudition, sa profondeur, son
extrême civilité, sa capacité d'écoute et son vibrant enthousiasme en
faisaient le maître à penser idéal. Il réunissait tous les ans ses collègues et
ses amis dans son « Logis des Montains », à Loches, en Touraine. « Un pays
réellement civilisé ! » aimait-il à dire.
Le thème abordé était différent chaque année. Le résultat de ce colloque
devait aboutir à une publication. Cette fois, le thème choisi était « l'acte
créateur ». Il devait se décliner dans toutes les activités artistiques ou
intellectuelles, de l'architecture aux mathématiques en passant par la
sculpture ou la médecine. Une brochette de conférenciers parmi les plus
renommés avait été pressentie et, toute honte bue, je me sentais bien
ignorant pour parler devant une telle assemblée.
— Vous avez choisi de prendre le cas Harvey pour exemple. C'est un bon
choix. Il faudra bien expliquer en quoi sa démarche se distingue des autres
activités de recherche en médecine, m'avait rassuré Gilbert.
Rien n'était plus facile que de s'emballer pour l'œuvre d'Harvey, et bien
d'autres l'avaient fait avant moi. Dans le monde de la cardiologie, il tenait
la vedette incontestée. Mais le distinguer des autres découvreurs-médecins
était plus délicat. Cela supposait de définir ce que pouvait être la recherche
médicale, tenter une classification sans pour autant imposer un classement.
Après réflexion, je me lançai donc pour distinguer trois grands domaines
de la recherche en médecine, en y suggérant naturellement une certaine
hiérarchie. Ce choix, très personnel, allait probablement susciter de mes
savantissimes auditeurs remarques et critiques. Mais après tout, cela faisait
partie de la règle du genre...
J'exposai tout d'abord le plus simple : la recherche du médecin-ingénieur
qui, copiant ou non la nature, inventait une prothèse d'organes, une
machine qui soignait ou qui voyait plus profondément le corps humain. Les
exemples ne manquaient pas : la prothèse artificielle de hanche, le laser
pour recoller la rétine ou le fibroscope qui se déplaçait à l'intérieur du tube
digestif. Derrière toutes ces inventions se cachait un médecin, obnubilé
souvent par une question posée par ses malades et qui cherchait à la
résoudre en s'aidant des compétences des ingénieurs !
Puis je définis la découverte du médecin-observateur. Savoir observer est
sans doute la plus importante qualité du médecin. Mais savoir poser la
question pertinente dans la multitude des faits qui se contredisent ou se
masquent est sans doute plus difficile. J'avais toujours été admiratif de ceux
qui se révélaient capables d'imaginer un axe de recherche à partir de la
plus simple des constatations. Ainsi le professeur John Vane, avec qui
j'avais eu la chance de travailler, s'était posé une question à partir d'un fait
évident, quasiment un truisme : « Le sang coagule sur toutes les surfaces
biologiques ou artificielles, mais ne coagule pas dans les vaisseaux
sanguins ! » Question stupide s'il en était, puisque si le sang fabriquait des
caillots dans les artères ou les veines, obstruant ainsi la circulation, la vie
des animaux supérieurs n'aurait pas été possible. Et pourtant John Vane,
poursuivant son raisonnement, ajoutait : « Si le sang ne coagule pas dans
les vaisseaux, c'est que ceux-ci produisent une substance qui les en
empêche. Je vais la découvrir ! » Et, avec son complice Moncada, il passa à
la moulinette des kilos d'aorte de lapin, pour découvrir enfin cette
substance magique, capable d'empêcher les plaquettes du sang d'adhérer,
cette prostaglandine qu'il a appelée la prostacycline. Si bien que, tout
compte fait, cette question stupide lui valut le prix Nobel.
Et enfin je voulais mettre à part les quelques cas où la découverte, souvent
issue, elle aussi, d'une observation banale, entraînait un tel bouleversement
des connaissances qu'elle imposait à son auteur un effort d'imagination et
de créativité dépassant la démarche habituelle du chercheur.
J'aurais pu choisir Pasteur, mais, cardiologue, je préférai choisir Harvey.
Harvey qui observait bien, avec son maître Fabricius d'Acquapendente,
que la mise en place d'un garrot sur le bras faisait gonfler les veines de
l'extrémité du membre : observation de base ! Mais qui, contrairement à
l'interprétation de son maître, galéniste en diable, parvenait à imaginer que
le sang revenait par cette voie au cœur d'où il était parti ! Il lui fallut
plusieurs années pour mûrir cette idée. De retour en Angleterre, il put
envisager les expériences qui allaient lui prouver la véracité de son
hypothèse. Car il serait juste de rappeler que, trois siècles avant les
Magendie et les Claude Bernard, Harvey posait aussi les bases de la
médecine expérimentale...
Formidable effort d'imagination que cette circulation ! Alors que depuis
mille cinq cents ans les médecins avaient, ancré dans la tête, que le sang se
formait dans le foie à partir des aliments, qu'il circulait par les veines grâce
à de grands mouvements de flux et de reflux comparables à la marée, qu'il
passait du ventricule droit au ventricule gauche par une paroi poreuse 101,
qu'il se chargeait là de chaleur, et qu'enfin arrivé aux extrémités du corps, il
ressortait de l'organisme sous forme de transpiration...
Je fis mon exposé devant un auditoire attentif, un peu ému au début, puis
rapidement ragaillardi. J'étais toujours à l'aise à l'oral !
A la fin de l'envoi, il ne restait plus qu'à attendre les critiques.
Elles ne vinrent pas ! J'en étais presque déçu. Au contraire, des louanges
sur ma description de l'œuvre d'Harvey, sur mon rapprochement avec la
présence de Galilée au même moment à Padoue... Enfin la bénédiction
affectueuse du grand pape, Gilbert Gadoffre.
Avec le recul, j'ai souvent remarqué qu'un exposé sur la chose médicale à
des non-médecins provoquait, chez eux, une réticence à s'approprier les
éléments de ce discours, comme si les mots de la médecine, même si l'on
évitait la jargonophasie, créaient une distance et décrivaient des
phénomènes qui se nimbaient naturellement de mystères. Finalement,
Diafoirus, lui non plus, n'était pas mort, et nous, ses descendants, savions,
même inconsciemment, en jouer à notre aise...

85. Une hémoptysie est le rejet de sang aéré par la bouche, sang en provenance des voies aériennes,
au cours d'effort de toux.
86. Le Dr Mauvillain, ami de Molière, prônait les médecines douces de l'époque, soignait les
maladies par le chant, la musique et la danse, et fut chassé à deux reprises de l'Académie de
médecine.
87. En 1672, on l'a vu, le médecin personnel du roi était d'Aquin. Fagon lui succéda en 1693.
Malgré son penchant pour le clystère, Fagon fut un médecin avisé. Il prit parti, pour ce qui concerne
ce chapitre, en faveur de la circulation sanguine.
88. Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, 1628, foire de Francfort.
89. Marie de Médicis.
90. Descartes soutenait qu'il avait expérimenté (avec ses doigts !) que le cœur produisait plus de
chaleur que les autres organes. « Ce mouvement que je viens d'expliquer suit aussi nécessairement de
la disposition des organes [...] et de la chaleur qu'on peut y sentir avec les doigts et de la nature du
sang. » Discours de la méthode, cinquième partie. Cette notion était déjà décrite par Aristote.
91. L'Ecole des femmes, 1662.
92. Nicolas Copernic, De revolutionibus orbium caelestium, publié en 1543 à Nuremberg.
93. Aujourd'hui le plus vieux du monde !
94. Un yeoman est un paysan libre d'Angleterre possédant ses terres. Ce terme comporte, au
e
XVI siècle, une notion de paysan nanti.
95. Galien avait écrit : « Il faut connaître et révérer la sagesse, la toute-puissance, l'amour infini et la
bonté du créateur de l'Etre. » Cette croyance de Galien en l'existence d'un Dieu unique, créateur du
corps humain, incitera l'Eglise à adopter sa doctrine et à l'imposer comme la seule valable. Ainsi,
pendant longtemps, s'opposer à Galien signifiera s'opposer à l'Eglise, ce qui explique sans doute son
influence quasi constante auprès du corps médical jusqu'à la période dont on parle (soit pendant mille
quatre cents ans !).
96. Nom grec employé par Hippocrate pour signifier les bronches.
97. Ce fut le Hollandais Van Leeuwenhoek qui observa les capillaires contenant des globules rouges
en 1673. Rappelons que Galilée avait également décrit un microscope, même si son invention du
télescope est restée plus célèbre.
98. Realdo Colombo, successeur de Vésale et prédécesseur de Fallope à Padoue, avait décrit la
circulation pulmonaire et le trajet du sang veineux à travers le poumon. Fait qu'avait d'ailleurs décrit
avant lui Ibn Nafis en 1242, au Caire. Il ne fut traduit en latin qu'en 1547, par le médecin italien
Andrea Alpago de Belluno qui avait séjourné à Damas. Proche de la vérité, Colombo ne put pas
cependant se séparer de l'idée de Galien qui faisait du foie l'organe moteur du sang.
99. William Fitzer était un jeune imprimeur anglais installé à Francfort.
100. C'est en 1633, cinq ans après la publication du livre d'Harvey, que Galilée, alors âgé de
soixante-dix ans, est condamné à la prison à vie par l'Inquisition. Il a été obligé de renier tout ce qu'il
enseignait concernant le système héliocentrique. En revanche, cette fameuse phrase a toute chance
d'être un mythe. Elle a l'avantage cependant d'exprimer magnifiquement la rébellion et la science
contre le dogmatisme et l'ignorance. Galilée, lui, ne sera réhabilité par l'Eglise qu'en 1992.
101. Qui n'existe pas ! Le septum interventriculaire est imperméable. Le moindre orifice à ce niveau
est pathologique et nécessite habituellement une fermeture chirurgicale.
10
Le premier procès du sang contaminé

Où l'on cherche à calmer les folies de Mr Du Mauroy en lui transfusant du


sang de veau, animal placide, s'il en est. Où l'on admire les certitudes de
Jean-Baptiste Denis qui publie sa technique et prétend la généraliser. Où le
procès intenté par Mme Du Mauroy tourne à une décision des magistrats du
Châtelet de Paris, où le chirurgien reste considéré comme « responsable
mais pas coupable ».

Village de Val Girard, près de Paris, hiver 1667


Ce soir-là, la femme Du Mauroy était encore partie à la recherche de son
mari. A vrai dire, le pauvre Antoine quittait de plus en plus souvent le
domicile conjugal pour se livrer à diverses farces qui commençaient à
devenir bien inquiétantes. Non, Antoine ne s'était pas enfui à la taverne
pour se soûler de vin (et pourtant, les estaminets ne manquaient pas à Val
Girard car, sur la route des Moulineaux, tous les paysans qui menaient leurs
ânes chargés du grain moulu de leur récolte y faisaient systématiquement
halte). Non, il ne s'était pas rendu au bordeau pour y retrouver les filles
folieuses ou une bande de ses compaings pour faire un mauvais coup.
C'était plus grave. Comme une manie qui lui prenait de temps en temps,
lorsqu'il oubliait de battre sa femme. Il se glissait dans la nuit du village,
ôtait un à un ses vêtements et, nu comme une grenouille, il se répandait
dans les rues en braillant et en chantant, tout en brandissant une mèche
d'étoupe enflammée avec laquelle il essayait de mettre le feu aux maisons.
Heureusement, il avait toujours pu être arrêté et contraint, et n'était pas
parvenu à ses fins. Entre ces crises, il était plutôt doux, voire timoré, ne
remettait plus ses frasques en ses mérangeoises et vaquait à ses occupations
sans trop de difficulté.
Mais sa femme commençait sérieusement à s'inquiéter. Elle en avait parlé
autour d'elle, consulté médecins et apothicaires, et même parcouru la demi-
lieue jusqu'à Paris pour consulter ceux qui approchaient le roi. Antoine Du
Mauroy avait été saigné à plusieurs reprises pour éliminer toute cette
effervescence maligne de son sang. Et d'ailleurs le traitement avait d'abord
semblé efficace, car après qu'on lui eut pris une bonne pinte de sang clair, il
semblait plutôt abattu et restait pâlichon dans son fauteuil en attendant la
prochaine crise. Qui malheureusement se produisait inéluctablement, sans
pour autant qu'on pût la prédire.
Ce soir-là, donc, la satanée manie d'Antoine Du Mauroy l'avait repris, et,
complètement nu alors qu'il gelait à pierre fendre, il brandissait son
allumette pour fabriquer un feu d'artifice avec la maison qu'occupait un des
jeunes membres de la famille Habert de Montmor. Il ne fut pas trop difficile
au jeune noble, alerté par les cris, de ceinturer Antoine qui, bien qu'en
bonne santé physique (il n'avait que trente-quatre ans), jura beaucoup mais
ne se défendit que faiblement. Montmor, informé de l'état du malheureux et
se saisissant alors du problème, proposa à la femme Du Mauroy de conduire
son époux pour une consultation dans une académie que gérait sa famille et
où un très grand docteur médecin faisait, grâce à la transfusion de sang
d'animaux, des choses merveilleuses.
— Sans doute pourrait-il améliorer ce pauvre homme et le débarrasser de
ses lubies.
Pendant cette conversation, Antoine, tout à fait dépité, écoutait à peine et
commençait à trembler de tout son corps, comme si la morsure de l'hiver
qu'il ignorait avec superbe quelques instants plus tôt se faisait à nouveau
sentir, témoignant son retour parmi les dures réalités du (triste !) monde des
gens « normaux ».
L'Académie montmorienne avait été fondée par Henri Louis Habert de
Montmor, richissime par son père, trésorier de l'épargne du roi, et féru de
sciences par ses goûts profonds. Boudant l'Académie française où il avait
pourtant été élu, il avait réussi à rassembler autour de lui le gratin du monde
scientifique de son temps 102, qui se réunissait chez lui, rue Sainte-Avoye.
Tous férus d'expérimentation, ils se passionnaient à ce moment pour les
travaux d'un médecin : Jean-Baptiste Denis, docteur formé à la fameuse
faculté de Montpellier et médecin ordinaire de Louis XIV.

Académie montmorienne, rue Sainte-Avoye, Paris, décembre 1667


Compte tenu de l'état d'excitation d'Antoine Du Mauroy, les sages de
l'académie et le grand Dr Denis décidèrent de procéder à une transfusion en
utilisant du sang de veau.
— En effet, soutint Denis, quel animal est plus placide et plus doux qu'un
veau ? Pour obtenir un effet curateur sur les signes de notre patient
maniaque, je pense qu'il s'agira de la meilleure thérapie.
La discussion avait lieu à Paris, en présence du comte de Frontenac et de
l'abbé Bourdelot, au cours d'une séance de la fameuse Académie
montmorienne. Tous étaient intimement persuadés que la transfusion
sanguine allait communiquer les vertus de l'animal donneur, tant le sang ne
pouvait être que le vecteur des vertus et des qualités d'un organisme.
En fait, Denis n'en était pas à son coup d'essai. L'année précédente, le
15 juin 1667 exactement, il avait injecté environ 300 grammes de sang
artériel d'agneau à un jeune homme de quinze ans atteint d'une fièvre
débilitante, qu'on avait soignée, ainsi en était l'usage, par de multiples
saignées. Il n'en restait pas moins (on peut comprendre pourquoi !)
extrêmement affaibli, d'une débilité confinant à la léthargie... Denis attribua,
non sans raison, aux saignées une explication à l'état du garçon. Il lui
préleva 3 onces de sang (environ 100 grammes) qu'il remplaça par 9 onces
de sang de mouton (environ 300 grammes). Et là, contre toute attente pour
un observateur moderne, le jeune patient s'en trouva très amélioré et put
reprendre rapidement une activité normale. Cette « première » médicale fut
publiée, un mois plus tard, par la Royal Society de Londres sous forme
d'une lettre rédigée en anglais. La communication scientifique était pour le
moins rapide en ces temps-là.
Une deuxième transfusion de sang de mouton fut réalisée par le même
Dr Denis, dont la gloire commençait à scintiller, chez un homme de
quarante-cinq ans qui s'en trouva fort bien et retourna lui aussi rapidement à
son métier de porteur de chaises, travail éreintant s'il en était. Il y eut une
troisième transfusion avant celle de Du Mauroy. Le receveur fut un jeune
aristocrate suédois, le baron Bonde. Il était tombé malade à Paris alors qu'il
avait entrepris le tour de l'Europe. Il était tellement mal que la plupart des
médecins portaient le plus mauvais des pronostics. Sa famille avait entendu
parler de Denis ; elle supplia le docteur de tenter en dernier recours une
transfusion. Le veau fut choisi. Et, après une première injection, le patient
se sentit mieux et put même à nouveau parler, ce qui lui était devenu
impossible tant sa prostration était profonde. Malheureusement, cette
amélioration fut de courte durée et il décéda lors d'une tentative de seconde
transfusion. Cet échec ne fut que relatif, car tout le monde s'accordait à
considérer ce cas comme désespéré.
Un cas compassionnel en quelque sorte, et il ne porta pas ombrage à la
méthode de Jean-Baptiste Denis.
C'était donc auréolé de ces succès qu'il entreprit avec l'aide d'Emmerets,
son chirurgien, qui officiait habituellement à Saint-Quentin, de traiter Du
Mauroy avec du sang de veau pour les raisons que l'on sait. Du Mauroy,
bien calme ce jour-là, avait été conduit par sa femme. Le chirurgien lui
incisa une veine du bras et y introduisit un tube d'argent, et, conformément
à son protocole, Denis commença par réaliser une saignée qui fut cette fois
un peu plus importante que les précédentes : il soutira plus de
330 grammes ! Sans doute estimait-il en bon galiéniste 103 que les humeurs
peccantes devaient d'abord être ôtées avant d'introduire le sang neuf dont la
transfusion conduirait à la guérison. Il brancha ensuite l'autre extrémité du
tube dans l'artère d'un veau qu'on avait monté par l'escalier jusqu'à
l'académie avec bien des difficultés (l'animal était plus rétif que ne le
voulait sa réputation habituelle de placidité !). Et il injecta la valeur d'un bol
de sang dans le bras du patient. C'est alors que Du Mauroy demanda lui-
même l'arrêt car il se sentait prêt « à tomber en faiblesse ». Prudent, Denis
interrompit la manœuvre.
D'ailleurs, on considéra dans les jours qui suivirent que l'état de Du
Mauroy ne s'était pas réellement amélioré. Sur quels critères put-on porter
ce jugement ? En tout cas, la femme Du Mauroy s'en porta garante : son
mari restait à ses dires tout aussi éberlué que par le passé. Les académiciens
jugèrent que l'effet ne pouvait être atteint car la quantité transfusée avait été
insignifiante, si bien que Denis et ses complices décidèrent de tenter une
seconde transfusion quelques jours plus tard. Ainsi fut-il fait le mercredi
suivant, 21 décembre. Mais cette fois, au décours immédiat de cette
opération qui permit de passer une livre de sang de veau, le patient présenta
des signes cliniques majeurs d'intolérance : une accélération du pouls, des
sueurs de la face, une très forte douleur lombaire et des vomissements.
Après quoi il s'endormit pendant une dizaine d'heures puis passa la journée
du lendemain alité avec de grandes douleurs dans les lombes et les
membres. Fait incroyable, il pissa « un grand verre d'urine noire comme si
elle avait été mélangée à de la suie ». Mais, après quelques jours, la
récupération sembla complète. Antoine se confessa et communia, et il reçut
avec joie les démonstrations d'amitié de sa femme, ce qui n'était pas arrivé
depuis bien longtemps. Tout le monde crut à la guérison.
Ce qui peut d'ailleurs paraître étonnant ou mettre en évidence une
constitution exceptionnellement robuste du pauvre Antoine Du Mauroy, car
Jean-Baptiste Denis venait d'observer sans le savoir le premier accident
hémolytique lié à la destruction des globules rouges transfusés par le
receveur. Dont l'évolution aurait pu être mortelle...
Malheureusement pour Denis (et surtout pour Antoine !), vers la fin de
janvier, le sieur Du Mauroy tomba malade 104. Sa femme, qui lui avait fait
prendre quelques remèdes, vint à nouveau trouver le médecin et, assez
récriminatrice, le somma de tenter à nouveau un traitement qui n'avait
manifestement pas encore fait toutes ses preuves. Laissant apparaître toute
son agressivité, elle pressa Denis de tenter une nouvelle transfusion :
— La fois précédente, vous n'avez pu aller jusqu'à la fin. C'est bien pour
cela qu'il reste malade...
Qu'il eût été encouragé à reprendre une nouvelle séance, cela fut
vraisemblable. Mais il n'en fallait que peu pour convaincre le Dr Denis,
persuadé jusqu'au fin fond de lui-même de l'efficacité révolutionnaire de sa
méthode. Cependant, à peine eut-il commencé la nouvelle transfusion que
le pauvre Antoine fut saisi d'un tremblement de tous ses membres,
contraignant Denis et Emmerets à l'abandon définitif.
Il mourut pendant la nuit. L'épouse de Du Mauroy, folle furieuse, accusa
Denis de charlatanisme et d'incompétence et chercha à lui extorquer une
forte somme d'argent. Tout cela ne pouvait finir que devant le tribunal.

Paris, 17 avril 1668 :


premier procès du sang contaminé
Antoine Du Mauroy avait benoîtement avoué au Dr Denis, juste avant la
deuxième transfusion, ses doutes sur le comportement de sa femme :
— Elle cherche à m'empoisonner, docteur. Je pense qu'elle me fait boire
de l'arsenic. C'est pour cela que je ne me sens pas aussi bien que je le
devrais après votre traitement...
Denis n'avait rien répondu, incapable de faire la part des choses entre le
dérangement mental d'Antoine, l'agressivité de son épouse et les aléas de
l'acte médical lui-même. Bien entendu, tout lui revint lors du procès.
Celui-ci eut lieu au Châtelet de Paris le 17 avril 1668. Denis accusa Mme
Du Mauroy d'avoir empoisonné son mari afin de se délivrer d'un fou qui lui
causait préjudice. Elle s'en défendit pied à pied, bien qu'elle reconnût lui
avoir donné une drogue pour l'améliorer, disait-elle, puisqu'il s'agissait
d'une poudre de M. Claquenelle, apothicaire bien connu, excellente pour ce
genre de cas 105. En revanche, elle accusait franchement Denis d'avoir été
responsable de la mort de son mari en utilisant une méthode dangereuse.
Ce qui, entre nous soit dit, n'était pas complètement faux !
Le Dr de Lamartinière, fer de lance des antitransfuseurs, fit courir une
version qui chargeait évidemment Denis qu'il détestait. Tout ce qu'il savait,
il le tenait directement de Perrinne Du Mauroy. Ainsi, lors de la dernière
transfusion, celle qui précéda la mort, il rapporta : « Ce pauvre malheureux
s'écriait :
» — Arrêtez, je meurs, je suffoque !
» Mais les transfuseurs s'entêtèrent et poursuivirent leur œuvre malgré les
supplications du malade. Denis aurait repris :
» — Vous n'en avez pas encore assez, monsieur ! »
Lamartinière alla encore plus loin dans ses accusations et révéla que la
mort survint lors de l'opération et non à son décours, comme le prétendait
Denis. Pire même, il aurait tenté de masquer cette mort puis d'acheter la
veuve afin qu'elle se tût.
Diderot, le grand Denis lui-même, tout à fait passionné par ce procès,
rapporta dans son article de l'Encyclopédie la version de Lamartinière,
accusant Denis et son chirurgien :

« Surpris & fâchés de cette mort, ils n'oublièrent rien pour la dissiper ; ils
employèrent inutilement les odeurs les plus fortes, les frictions, & après
s'être convaincus qu'elle étoit irrévocablement décidée, ils offrirent à la
femme, suivant ce qu'elle a déclaré, de l'argent pour se mettre dans un
couvent, à condition qu'elle cacheroit la mort de son mari, & qu'elle
publieroit qu'il étoit allé en campagne ; elle n'ayant pas voulu accepter leur
proposition, donna par ses cris & ses plaintes lieu à la sentence du
Châtelet. »
Denis avait contre-attaqué en révélant aux juges que, tout au contraire, la
femme lui avait avoué avoir reçu de l'argent pour qu'elle accusât la
transfusion sanguine et que, de son côté, il avait refusé de lui en donner. Il
avait alors demandé l'autopsie du cadavre et dit n'avoir pu l'obtenir.
En bref, comme l'écrivait Diderot :

« Il y a lieu de penser que dans l'une & l'autre l'esprit de parti y aura fait
glisser des faussetés, parce que dans toutes les disputes il y a du tort des
deux côtés. »

Mais les juges du Châtelet tranchèrent en innocentant Denis et Emmerets.


En revanche, Perrinne Du Mauroy fut condamnée pour l'empoisonnement
de son mari par l'arsenic.
Pas Salomon, le magistrat !
Cependant, le jugement

« [fait] défense à toute personne de faire la transfusion sur aucun corps


humain, que la proposition n'ait été reçue et approuvée par les médecins de
la Faculté de Paris, à peine de prison. »

Sachant que, d'une part, Jean-Baptiste Denis ne faisait pas partie du corps
des médecins de la faculté de Paris, et que, d'autre part, ces derniers étaient
majoritairement hostiles à la transfusion sanguine, il coupait court à toute
nouvelle transfusion en France. Les notabilités étaient respectées, mais un
fort doute planait sur l'efficacité et le bien-fondé de leurs méthodes.

Que s'est-il vraiment passé ?


On peut tenter de comprendre ce qui s'est réellement passé dans ce Paris
du XVII e siècle à l'aune des connaissances actuelles. Tout le monde sait
maintenant que la transfusion sanguine n'est pas un geste anodin. Mais il a
fallu tout de même attendre 1900 et la découverte des groupes sanguins par
Landsteiner pour savoir que, même entre humains, la transfusion n'est
possible qu'en respectant ces groupes ABO. Ils sont caractéristiques de
notre génétique et on ne saurait faire de transfusions sanguines ou de
transplantation d'organes sans en tenir compte 106 ! En 1940, le même
Landsteiner et son complice Wiener mirent également en évidence un autre
groupe, le groupe Rhésus, du nom du petit singe macaque qui servit à
l'expérience.
La clé de ces énigmes est donc bien récente et Denis (aux innocents les
mains pleines ?) était bien loin de comprendre les mystères avec lesquels il
jouait.
Mais, en allant plus loin, faire des transfusions entre espèces différentes
peut-il être envisagé ? Les groupes ABO et Rhésus n'existent pas chez le
mouton et le veau, animaux utilisés par notre ami Denis 107. Mais les
globules blancs de ces animaux sont porteurs d'antigènes d'espèce qui
condamnent toute compatibilité en transfusion ou en transplantation. Ces
antigènes d'espèce sont inconnus par le système immunitaire de l'homme.
Lors de la première transfusion, il n'y a donc pas eu de réaction immédiate
et dangereuse, car il n'y avait pas d'anticorps tout prêts pour agresser les
intrus. Par contre, les lymphocytes ont reconnu immédiatement ces
antigènes qu'ils ne possédaient pas dans leur registre, et ils ont commencé
alors à fabriquer des anticorps spécifiques. Si bien que, lors des
transfusions ultérieures, une réaction brutale s'est produite, les lymphocytes
reconnaissant cette fois immédiatement l'étranger et se chargeant de
détruire les cellules du donneur, et en particulier ses globules rouges. La
destruction de ces globules rouges a libéré l'hémoglobine dans le sang du
patient... Cette molécule, une fois libre dans le sérum, présente un effet
toxique sur le rein qui peut ne plus fonctionner et conduit à la mort. C'est
l'équivalent d'un accident de transfusion dans le contexte d'une
incompatibilité ABO.
Mais, dans ses observations, Denis rapportait une amélioration
temporaire : le jeune homme qu'il transfusa le premier était débilité par des
saignées trop importantes et surtout multiples. Cela est-il possible ? Eh
bien, oui. La transfusion animale, en apportant des globules rouges, allait
améliorer temporairement (tant que survivraient ces globules dans le corps
du receveur) le transport de l'oxygène et pouvait incontestablement ainsi lui
apporter un mieux-être. Par chance, ce gaillard n'eut pas d'autres
transfusions qui auraient été tout aussi catastrophiques que celles de Du
Mauroy.
102. Cette académie Montmor deviendra plus tard l'Académie des sciences.
e
103. Elève de Galien. Galien, médecin grec, vécut au II siècle ; ses connaissances ont dominé la
médecine pendant mille cinq cents ans.
104. Denis ne précisa pas de quelle maladie il s'agissait !
105. Il s'agirait d'ipéca, émétique connu depuis peu, provenant d'Amérique du Sud et moins toxique
que l'antimoine encore utilisé à cette époque.
106. Il est cependant intéressant de noter que le travail de Landsteiner passe à peu près inaperçu.
Aucune mention des groupes sanguins n'est faite dans la presse médicale entre 1901 et 1915.
107. Mais qui était Jean-Baptiste Denis ? Une recherche attentive dans les livres de la faculté de
Montpellier ne trouve pas de Denis aux dates où il aurait dû obtenir le diplôme qu'il prétendait avoir
obtenu ! Alors, médecin, Denis, ou charlatan ? L'histoire rapporte qu'il était cependant médecin
ordinaire du roi, donc à cette époque sous les ordres d'Antoine Vallot, premier médecin, lui-même
sorti de la faculté de Montpellier. On imagine mal Vallot acceptant un médecin ordinaire du roi,
formé dans la faculté d'où il était lui-même issu, sans qu'il se soit assuré de ses compétences.
11
Le drapier qui voulait découvrir
l'infiniment petit

Où l'on découvre les souvenirs d'un drapier de Delft qui invente une
machine pour compter ses fils. Où il observe dans son sperme d'étranges
animalcules qui se déplacent avec une queue en flagelle. Où il sert de
modèle à l'un des plus grands peintres de son temps...

Moi, Antoni Van Leeuwenhoek, maître drapier à Delft aux Bas-Pays, il


faut que je couche enfin par écrit toutes ces découvertes qui ont enrichi ma
vie, grâce à l'appareil que j'ai fabriqué pour contrôler le tissage des soies
que je recevais des Indes.
Tout fut le fruit du plus grand des hasards. J'avais alors trente-six ans
comme je me rendis compte, en jouant avec les petites billes que j'obtenais
en faisant fondre des baguettes de verre (j'ai toujours aimé m'occuper de
mes mains !), que j'obtenais, dans certains cas, des lentilles grossissantes...
Elles étaient très belles et aussi bien pratiques, ces petites billes, pour
vérifier, par exemple, la qualité des fils qui faisaient mon négoce. En les
polissant et en les montant sur une plaque métallique, ce qui rendait la
manipulation plus commode, je parvenais à fabriquer une sorte de loupe
très perfectionnée, utilisable pour analyser de tout petits fragments de tissu.
J'eus alors l'idée d'y associer une aiguille solidaire du support, montée sur
un pas de vis qui permettait de maintenir la pièce à examiner et de la
déplacer face à la lentille pour en explorer le contenu. J'avais créé un
nouveau type de microscope, comme l'avait fait avant moi le lunetier
Janssen, en superposant deux lentilles de verre dans un tube coulissant 108.
Mais moi, avec mes perles de verre, j'avais réussi à obtenir des
grossissements beaucoup plus importants que lui, à condition de les polir de
façon convenable. J'ai pu ainsi fabriquer au cours de ma vie une centaine
d'appareils, mais je dois avouer n'avoir jamais livré le secret de mes lentilles
et du polissage qui me donnait un tel résultat.
Pour revenir en arrière, je dois pourtant avouer que la malchance de ma
vie fut la mort de mon père comme je n'étais encore qu'un jeune enfant, ce
qui me priva des études qui m'auraient apporté la connaissance du latin
auprès d'un bon magister et qui m'auraient permis d'acquérir quelques
bribes, au moins, d'histoire naturelle, discipline qui enchanta ensuite toute
mon existence. Car le métier de drapier que j'embrassai par la force des
choses à l'âge de l'apprentissage me parut bien fade, quand je compris que
je pouvais plonger, grâce à mes billes de verre, dans le monde de
l'infiniment petit.
Tout devint alors prétexte à éblouissements et à découvertes.
Malheureusement, ce que je voyais était difficile à comprendre et encore
plus à interpréter dans sa réalité. Je n'étais pas un savant, il fallait que je
m'en persuadasse et pour éviter le ridicule, je décidai de rester à ma place en
essayant de décrire simplement ce que je voyais et de soumettre mes
observations à l'interprétation d'autres, plus compétents que moi.
C'est pour cela que j'écrivis plus de 300 lettres à la Royal Society of
London. Là encore, je souffris de mes lacunes ; je ne pouvais écrire qu'en
flamand, car je ne possédais ni l'anglais, ni le latin. Et je me doutais bien
qu'ainsi l'on ne me prendrait pas totalement au sérieux. Le monde est ainsi
fait, ceux qui ne possèdent pas le latin ne peuvent pas connaître Aristote et
les grands auteurs et ne pourront jamais prétendre au titre de docteur. J'étais
négociant drapier, il fallait bien en tirer les conclusions qui s'imposaient...
Pourtant ce que j'ai vu, personne ne l'avait décrit avant moi ! Avec mes
microscopes fabriqués à la maison, j'ai découvert que je pouvais observer le
monde qui m'entourait, et qu'il y vivait une foule d'êtres vivants tellement
minuscules qu'on ne les avait jamais imaginés jusqu'alors. Moi qui n'avais
rien appris à l'école (et pour cause !) et qui n'étais qu'un ignorant, j'ai pu,
grâce à ma passion, travailler avec les grands esprits de mon temps.
L'observation qui me fit connaître de ces hommes de science surgit par le
plus grand des hasards : je voulais vérifier si l'effet du poivre sur ma langue
était dû à de minuscules aiguilles sur la surface de ses grains (hypothèse
naïve certes, mais qui m'intriguait !). C'est en réalisant cette expérience que
je vis se déplacer d'étranges petits animaux devant ma lentille, entourés
d'une simple membrane, qui semblaient animés d'une vie propre. D'autres,
des savants ceux-là, qui appartenaient à la Royal Society, considérèrent qu'il
s'agissait d'une forme élémentaire de vie autonome, qu'ils nommèrent des
protozoaires. Cette découverte me fit prendre un peu plus au sérieux et pour
tout dire me donna une certaine notoriété dans le monde des savants.
A la même époque, je m'aperçus aussi que mon sperme, comme celui des
autres mammifères, contenait des animalcules assez semblables aux
précédents, qui se déplaçaient en tous sens à l'aide d'un flagelle, et je me
demandai s'ils n'étaient pas les porteurs de la vie et assuraient la fécondation
de la femme, mais je ne pouvais évidemment pas en apporter la preuve.
Et puis je vis aussi que bien des animaux qu'on pensait naître
spontanément de leur milieu ambiant, comme le sable ou la farine, venaient
en fait d'œufs minuscules, fruits de la ponte des femelles. Cela jetait une
pierre, qui fut mal acceptée, dans le jardin des partisans de la génération
spontanée. Mais je n'en avais cure.
Je vis aussi les petits globules rouges du sang qui passaient en frottant les
parois d'infimes capillaires (plus fins que mes cheveux) qui semblaient faire
communiquer les artérioles et les petites veines, comme l'avait prédit le
grand Harvey dans sa théorie de la circulation du sang.
Je multipliai toutes sortes d'observations dans tous les domaines 109, ce qui
attira dans ma modeste demeure de Delft les grands de ce monde qui
voulaient partager la vision de ces merveilles. Ainsi je reçus la visite de la
reine Mary d'Angleterre, de Frédéric, le roi de Prusse, et du tsar Pierre le
Grand à qui je montrai la circulation capillaire dans la queue d'une anguille.
Mais aussi des philosophes, des savants, des médecins et même des
hommes d'Eglise me firent l'honneur d'approcher leur œil de mon
microscope.
En bref, les merveilles de l'infiniment petit enchantèrent ma vie. A tel
point que le métier de drapier, qui, honnêtement, ne m'avait jamais
passionné, me sembla une occupation qui ne me convenait plus. Je n'avais
pas beaucoup de besoins, ma seconde épouse était morte. Parmi mes cinq
enfants, seule survivait ma petite Maria, et j'avais les biens nécessaires pour
la doter convenablement quand elle serait en âge. J'abandonnai donc mon
négoce et obtins des fonctions modestes mais sécurisantes dans
l'administration de la cité, ce qui me laissait tout le temps nécessaire pour
me consacrer à ce qui était devenu une passion.
Ce ne fut pas pour autant une vie de solitaire : des amis m'accompagnèrent
et me soutinrent dans tous mes travaux, au nombre desquels je fus
particulièrement honoré de compter deux d'entre eux, car ils étaient l'un, le
plus grand poète et l'autre, le plus grand peintre de notre temps.
Constantijn 110 écrivait à mon sujet :
« Vous voyez comme ce bon Leeuwenhoeck ne se lasse pas de fouiller
partout où sa microscopie peut arriver, si beaucoup d'autres plus savants
voulaient prendre la même peine, la découverte des belles choses irait
bientôt plus loin. »
Quant à Vermeer, mon voisin de Delft, il me considérait comme le type
même du savant que je n'étais pas et il me choisit comme modèle dans ses
peintures pour figurer l'homme de science, qu'il soit géographe ou
astronome, comme si l'infiniment grand qu'il évoquait se rejoignait dans sa
pensée avec l'infiniment petit que je scrutais 111.
Pendant quarante ans, j'ai construit des centaines de microscopes et
fabriqué près de 500 lentilles. J'en ai donné 26 à la Royal Society of
London, pour qu'on puisse vérifier et confirmer mes dires, mais je sais qu'ils
ne furent jamais utilisés. Pourtant, tous finirent par me croire sur parole,
puisque je fus admis au sein de cette noble assemblée en 1680 (j'avais
quarante-huit ans) et, dix-neuf ans plus tard, j'eus l'insigne honneur d'être
élu à l'Académie royale des sciences de Paris.
Et tout cela est arrivé parce que je voulais mieux compter les fils des
tissages que l'on m'adressait !

108. En 1595, Zacharias Janssen, un fabricant de lunettes flamand, avait eu l'idée de superposer
deux verres de lentille dans des tubes coulissants afin de grossir de très petites choses. Galilée avait
également décrit auparavant le principe du microscope.
109. Van Leeuwenhoek s'intéresse en particulier au cycle reproductif des insectes. Il constate par
exemple que les femelles de certaines espèces ne renferment jamais d'œufs mais contiennent des
petits tout formés (viviparité). Il décrit également la parthénogenèse en constatant que des pucerons
peuvent naître de femelles non fécondées.
110. Il s'agit de Huygens, compositeur et poète, contemporain de Leeuwenhoeck.
111. Certains ont voulu voir Leeuwenhoeck comme sujet de deux tableaux de Vermeer :
L'Astronome et Le Géographe. Ce sont les seules toiles du peintre qui représentent un scientifique au
travail et non une activité domestique ou intime. Ce sont aussi les seules toiles qui représentent un
homme seul. Leeuwenhoeck fut également le curateur des biens du peintre à sa mort.
12
La variole et les laitières...

Où l'on fait connaissance avec Jenner, un des médecins de campagne les


plus attachants de l'histoire, confronté à l'épidémie de variole d'Angleterre.
Où, au cours de ses visites, il observe que les filles de ferme contractent une
maladie des vaches mais ne sont pas atteintes par la variole. Où il invente
la vaccination sans savoir ce qu'est un virus et sans avoir la moindre notion
de ce qui allait devenir l'immunologie...

La variole, la petite vérole, la grande tueuse de l'histoire !


Aujourd'hui disparue (sauf des laboratoires d'armes bactériologiques), elle
a sans doute tué un quart de la population des hommes depuis la création du
monde. Ubiquitaire, elle a agi sur tous les continents en se propageant
presque plus vite que ceux qui la véhiculaient. Egalitaire, elle a touché les
manants et les rois, les riches comme les pauvres, sans distinction et sans
préférence. Possessive, elle a laissé par de profondes cicatrices sa trace
indélébile à tous ses rescapés...
La peste antonine, à Rome, a tué cinq millions de personnes, enfin, à un
million près. Les historiens pensent qu'il s'agit d'un des éléments qui
précipitèrent la chute de l'Empire. Cette peste (toutes les fièvres éruptives
de l'Antiquité et du Moyen Age étaient dénommées pestes), c'était la
variole 112.
Lorsque les Espagnols conquirent l'Empire aztèque en 1518, ce pays
comptait vingt-cinq millions d'habitants. En 1620, il en survivait seulement
un million et demi. Cortés avait amené une alliée bien plus puissante que
ses conquistadores, et la variole avait finalement vaincu les Aztèques 113.
Une épouvantable épidémie sévit en Europe au XVIII e siècle : quatre cent
mille personnes mouraient de la variole chaque année. En France,
Louis XV, lui-même, fut atteint et mourut dans un horrible tableau frisant la
décomposition vivante. Les manants et les rois !
Voltaire écrivait : « La moitié en meurt, l'autre est défigurée » ; raccourci
un peu rapide, puisqu'il disait l'avoir subie, s'en être remis et avoir gardé
visage aimable...
Quant à l'Angleterre, elle était particulièrement touchée.
*
C'est là qu'il faut introduire un personnage original dans cette histoire : le
petit Edward. Le petit Edward Jenner.
A quatorze ans, il fut embauché comme apprenti chez le chirurgien de
Sodbury, village du Gloucestershire, comté où il avait vécu depuis sa
naissance. Ce M. Ludlow n'avait rien d'un chirurgien tel qu'on se l'imagine
de nos jours : l'essentiel de son travail consistait à utiliser les lancettes,
lancettes qu'il entretenait et aiguisait avec soin. Ces instruments étaient le
véritable symbole de son métier de chirurgien ambulant. Avec ses lancettes,
il perçait les abcès, coupait les veines des bras pour réaliser les saignées
ordonnées par les médecins du cru et réalisait d'autres petits gestes
nécessitant des incisions dans toutes les localisations et dans toutes les
positions. Et puis, il rasait aussi les barbes, car il fallait bien gagner sa vie.
Il appartenait à la confrérie royale des « barbiers-chirurgiens ».
Ce travail plaisait bien à Edward, et il accompagnait son maître dans
toutes ses tournées, en l'assistant dans ses tâches. En fait, le travail de
l'assistant était surtout de maintenir fermement le sujet qu'on incisait à cru
sans anesthésie, pour l'empêcher de bouger et de se blesser. Il fallait
également nettoyer et aiguiser les instruments : rien n'était pire, rien n'était
plus douloureux qu'une incision effectuée avec une lame ayant perdu son
fil... C'était Edward le responsable du fil des rasoirs de son maître !
M. Ludlow avait tout de suite remarqué de solides qualités chez Edward.
D'abord, il ne fallait jamais lui répéter les choses, il les avait comprises dès
la première explication et parfois même avant. Ensuite, il était observateur :
il avait l'art de découvrir la petite pustule cachée sur le corps d'un patient,
de repérer la zone où l'abcès devenait plus mou, indiquant qu'il était mûr et
qu'on pouvait l'inciser de façon efficace car le pus était alors collecté.
Après huit ans d'apprentissage, M. Ludlow lui dit :
— Edward, tu en sais déjà autant que moi. Il faut que tu partes à Londres
pour étudier. Tu vaux mieux qu'être un simple barbier-chirurgien comme
moi. Tu dois apprendre l'anatomie et la chirurgie sous l'autorité d'un grand
maître. Dès la semaine prochaine, tu assisteras aux cours de John Hunter.
Son école est la plus fameuse de Londres.
John Hunter était en effet le plus remarquable anatomiste-chirurgien de
son temps. Il avait étudié à Oxford pour devenir médecin, mais avait choisi
de ne pas soutenir sa thèse et préféra embrasser la carrière de chirurgien
militaire 114. Après trois ans de campagne, il avait décidé de se consacrer à la
pratique de la chirurgie (il devint même le chirurgien personnel du roi
George III) et surtout à l'enseignement. D'abord préparateur dans l'école de
son propre frère, il ouvrit la sienne en 1764. Quand Jenner s'inscrivit en
1770 à ses cours et démonstrations, il était au faîte de sa gloire, entouré de
disciples très attentifs et de curieux attirés par son enseignement
particulièrement tonique.
Entre le grand John et le jeune Edward qui était son pensionnaire, le flux
circula vite. Hunter, habitué à former des élèves, avait immédiatement perçu
les qualités de Jenner. Il le prenait souvent à part, lui demandait de
l'accompagner dans ses visites en ville et de l'assister dans ses opérations. Il
cherchait à lui communiquer le meilleur de son expérience :
— Ne crois rien, essaye..., répétait-il.
Edward observait de ses grands yeux bleus, contemplant le monde avec un
bon sourire, apparemment distant des réalités premières. Pourtant tout
s'enregistrait dans sa tête avec une précision absolue, d'autant plus
étonnante qu'il ne développait pas vraiment d'efforts pour y parvenir.
— Edward, tu dois continuer tes études. Tu dois passer une thèse à
l'université, lui disait John, tout en continuant de préparer son millième
cadavre.
Hunter avait rassemblé dans les vastes locaux de son école des centaines
de coupes de corps humains et des dissections de sujets en position
anatomique, qu'il conservait dans le glycérol. Ces préparations lui
permettaient d'illustrer ses cours.
Ce jour-là, sur un cadavre frais, il disséquait une aponévrose à la partie
basse de la cuisse qui recouvrait l'émergence de l'artère fémorale
superficielle.
— Tu vois, Edward, sous cette aponévrose 115 et en dessous d'elle, l'artère
n'est plus recouverte par aucun des muscles de la cuisse et on peut
facilement l'aborder avant qu'elle ne se dirige vers les condyles de l'os
fémoral. Tiens, au fait, Edward, toi qui dis toujours que tu n'es qu'un paysan
passionné par la nature, le capitaine James Cook nous a déposé après son
voyage aux Indes un foutramini de plantes séchées, d'animaux plus ou
moins bien conservés et d'objets de toutes sortes. Sir Joseph Banks voudrait
qu'on les classe 116. Ça te fera un peu d'argent...
Edward appréciait. Il adulait Hunter. Celui-ci était devenu son père
spirituel. Il aurait tout fait pour lui, qui le lui rendait bien. Sur un seul point,
cependant, il ne transigeait pas :
— Je serai médecin de campagne à Berkeley.
— Mais oui, mais oui, continuait Hunter. Mais avant cela, tu as tellement
de choses à faire...
— Mais, monsieur, qu'y a-t-il de plus beau que d'être general practitioner
dans la province anglaise ?
— Je ne sais pas, Edward, répondait Hunter, qui ne s'était jamais posé une
telle question. Au fond, peut-être as-tu raison ?
*
Quelques années passèrent et Edward, toujours déterminé, était devenu
médecin de campagne dans son pays natal.
Ce matin-là, Edward avait attelé son cheval, car il devait faire une visite
dans plusieurs fermes des environs de Berkeley. Des cas de variole lui
avaient été signalés. La grande tueuse reprenait du service dans le comté du
Gloucestershire. Il faudrait faire bien attention à la contagion. Son angoisse
n'était pas tant d'être lui-même malade que de contaminer Catherine ou l'un
des enfants.
Eh oui, Edward s'était marié et il était très heureux avec sa femme
Catherine dans « The Chantry », une grande et belle maison qu'ils avaient
achetée dans sa ville de naissance : Berkeley. La rencontre avec Catherine
Kingscote avait été, il faut le dire, dans le plus pur style Jenner : romantique
et inattendue. En fait, Edward, à l'instigation d'un autre chirurgien de la
région, avait décidé de construire un ballon pour réitérer les expériences des
Français Montgolfier, or lui avait choisi de construire un ballon en soie
gonflé à l'hydrogène ! Dangereux, mais efficace...
Et voici notre Jenner, homme volant, sans doute l'un des premiers
d'Angleterre, s'élevant depuis les hauteurs du château de Berkeley, dans les
airs du Gloucestershire, sans savoir, par la force des choses, où les vents
allaient le porter.
Ils le portèrent (Eole ayant fait alliance ce jour-là avec Eros) vers le parc
de la propriété de M. Kingscote, à 22 miles de Berkeley. Cet Anthony
Kingscote était père de trois filles en âge de convoler, qui virent descendre
du ciel, dans une machine invraisemblable, le plus séduisant et sympathique
des médecins ambulants... Catherine était la plus douce et la plus belle des
filles Kingscote ; l'affaire était dans le sac.
Traîné par son cheval, le Dr Jenner 117 se laissait attirer par le spectacle de
la nature qu'il aimait tant. Les oiseaux en particulier n'avaient pas de secret
pour lui. Il venait de faire une communication à la Royal Society pour
décrire les mœurs du coucou, cet oiseau qui nichait chez les autres et se
débarrassait de leurs œufs pour s'y trouver seul à l'aise ! Des coucous, il y
en avait aussi chez les hommes. C'était une autre histoire. Et puis, il avait
aussi observé que de nombreux oiseaux se regroupaient à la fin de l'été pour
migrer vers d'autres continents au-delà des mers. On croyait, en Angleterre,
qu'ils se cachaient pour hiberner !
Pour le moment, c'était bien la recrudescence de la variole qui le
préoccupait. Plusieurs de ses patients des environs en étaient déjà morts au
cours du mois précédent. Il se souvint alors d'une croyance populaire qu'il
avait glanée en parlant avec les fermiers du pays : les filles de ferme ne
contractaient jamais la variole ! En parlant avec eux, ce qui était son
habitude (ils les connaissaient tous depuis l'enfance), on lui avait rapporté à
plusieurs reprises un petit dicton populaire :
— Si tu veux une femme qui n'aura jamais de cicatrices sur la figure,
marie une laitière !
En effet, jamais il n'avait observé la variole chez aucune de ces filles. On
ne pouvait pas dire pourtant qu'elles étaient particulièrement propres ou
soignées... Leurs mains étaient sales, souvent pleines de terre, avec des
pustules qui remontaient sur les avant-bras. Parfois elles s'infectaient. Il
fallait les panser. Il en avait déjà examiné un bon nombre. Facile, car dans
l'ensemble elles n'étaient pas farouches. Il avait pu les déshabiller
complètement pour rechercher des boutons sur leurs corps blancs. En deux
temps trois mouvements, elles se débarrassaient de jupes, cotillons et
corsages, éventuellement dans une grange. Examen qu'il avait bien de la
peine à obtenir des bourgeoises dont la pudeur ne tolérait d'exhiber leur
peau que très parcimonieusement, et seulement en présence de leur mari ! Il
en avait rencontré qui étaient prêtes à lui témoigner sur-le-champ et dans le
plus simple appareil toute la gratitude qu'elles lui portaient de prendre ainsi
autant d'attention à leur état !
Il en avait examiné, pourtant, des torses et des bancales, des girondes
parsemées de taches de rousseur du nez jusqu'au pubis, des enceintes qui
s'ignoraient, des tousseuses qui crachaient déjà le sang et le pus de leurs
cavernes pulmonaires, des vérolées exhibant leur chancre syphilitique sur le
bas-ventre. Mais, chez toutes ces filles, la variole, quand il réfléchissait
bien, il ne l'avait jamais vue...
C'était peut-être cette maladie de la vache, qu'on appelait le cow-pox ou
vaccine, qui pouvait se transmettre à l'homme par contact et donc aux
trayeuses ou aux garçons de ferme, sous forme de pustules plus ou moins
profondes sur les mains et les avant-bras ?
L'une de ces laitières s'occupait justement des soins d'Andrew Constable
qui venait d'être touché par la maladie. Jenner le connaissait bien, ils
avaient fréquenté la même école élémentaire. Pendant quelques jours,
Andrew s'était senti fébrile avec des petits frissons et un franc mal de gorge.
« J'ai dû prendre froid, je ne vais pas déranger Edward pour cela », se dit-il.
Le lendemain, il avait mal à la tête et, le surlendemain, une multitude de
petites vésicules confluentes lui poussaient sur le visage, le dos, le thorax et
la paume des mains. Jenner arriva immédiatement. Le diagnostic était trop
évident.
Il mit son malade en quarantaine, interdit au reste de la famille de
l'approcher : la contamination se faisait par le souffle ou le contact direct. Et
il demanda à Daisy, la trayeuse de vaches de la ferme voisine, d'assurer les
soins de son ami. Au passage, Jenner s'était assuré que Daisy avait bien fait
la vaccine, qu'elle portait sur les avant-bras les cicatrices caractéristiques, et
qu'elle n'avait jamais été contaminée par la variole.
Malgré les potions et les onguents, Andrew mourut, victime anonyme
parmi celles, innombrables, de la grande tueuse. Mais Daisy se porta
comme un charme et, quinze jours après, elle se portait tout aussi bien,
témoignant triomphalement de son immunisation.
La conviction de Jenner était faite 118.
*
En réalité, on savait depuis longtemps que la variole elle-même, si elle ne
tuait pas le patient, était immunisante. La réinfection était en effet
apparemment impossible, et depuis longtemps déjà, dans de nombreux
pays, on pratiquait la variolisation 119, c'est-à-dire l'injection volontaire de
liquide de vésicules varioleuses à des sujets sains pour leur éviter la
maladie. On était censé choisir le liquide provenant de malades dont la
maladie avait été légère. Malheureusement, les résultats étaient aléatoires,
certaines personnes mouraient, d'autres contractaient une forme normale de
la maladie avec des cicatrices épouvantables, d'autres une forme atténuée,
but idéal de la variolisation. Enfin, effet plus pervers, certains n'avaient
aucun signe, mais restaient, en revanche, exposés à attraper la maladie !
Il fallait oser, Jenner osa...
*
Sa consultante, cet après-midi-là, attendait dans le vestibule de « The
Chantry ». Elle n'osait pas s'asseoir, impressionnée par les lieux. C'était une
belle fille bien en chair, le cheveu blond débordant de son bonnet de
paysanne, arborant une abondante poitrine d'un blanc laiteux dans
l'échancrure de son corsage. Elle était manifestement en proie à la plus vive
agitation et sautait d'un pied sur l'autre. Quand Jenner vint la chercher, elle
l'aborda avec angoisse :
— M'sieur Edward, est-ce que j'allons pas être défigurée par la vérole ?
— Pourquoi me demandes-tu cela, Sarah ? répondit Jenner, qui avait déjà
vu les pustules sur le bras droit de la fille et avait déjà compris toutes les
raisons de son émoi.
— Mais regardez donc les horribles choses qui m'envahissent...
Elle exhibait plusieurs pustules au niveau des mains et cinq grosses sur le
gras du bras. Elle avait attendu avant de consulter, car on n'était pas bien
riche à la ferme. Le stade des vésicules était largement dépassé et la maladie
creusait maintenant le derme pour y laisser sa cicatrice indélébile. Jenner
vérifia bien qu'il n'y avait pas de pustules sur le reste du corps de Sarah et
l'interrogea :
— Dis-moi, Sarah, tu es bien laitière chez Maître Turner dans la grande
ferme sur la route de Sodbury ?
— Oui, m'sieur.
— Tu n'aurais pas eu une vache malade ces derniers temps avec des petits
boutons sur le pis ?
— Si, pour sûr, m'sieur. J'avons bien eu la Blossom avec la mamelle
comme vous dites.
— Ecoute, ma fille, lui dit Jenner. Non seulement tu n'auras pas de
pustules sur le visage, mais en plus, tu ne feras jamais la petite vérole.
Quant à tes pustules sur les bras, elles vont guérir. Mais avant cela, Sarah,
tu vas me rendre un service. Reviens demain à la même heure, j'aurai besoin
de toi !
— Pour sûr, m'sieur Jenner, j'y s'rai. Et je vous embrasserais ben pour la
bonne nouvelle...
*
Le lendemain, on était le 1 er juillet 1794, il faisait un temps superbe sur la
campagne du Gloucestershire, presque chaud. Edward avait convoqué Mme
Phipps et son fils de huit ans, James. Les Phipps étaient des laboureurs sans
terre, employés dans les grosses fermes du voisinage. Il avait décidé
d'inoculer le liquide que contenait l'une des pustules de Sarah sur le bras du
petit James, qui n'avait jamais fait la variole et dont la mère s'était montrée
inquiète devant l'épidémie et l'avait déjà interrogé à plusieurs reprises sur
l'intérêt d'une variolisation chez son fils :
— J'ai très peur pour James. Vous pensez réellement que la variolisation
peut être dangereuse ?
— Beaucoup en sont morts, madame Phipps. Mais j'ai une idée qui pourra
peut-être faire beaucoup mieux. Je vous préviendrai quand je serai prêt.
La grosse Sarah était à nouveau tout intimidée. Elle tendit son bras. Jenner
souleva la croûte de la pustule avec sa lancette et recueillit le liquide
purulent verdâtre qui occupait le fond de la petite cavité. Puis il effectua
avec la même lancette une scarification sur la face externe du bras de
James, qui poussa un petit cri de surprise.
— Allons, James, montre à ta mère, à Sarah et à moi que tu es un homme !
Les deux femmes, deux paysannes, immobiles, retenant leur souffle,
étaient penchées sur le petit bras de l'enfant, scrutant les gestes du
chirurgien.
— Vous êtes sûr, Dr Jenner..., ne put s'empêcher d'avancer la mère de
James.
— Certain, madame ! répondit Edward.
Il prit bien soin d'étaler le pus dans la petite plaie qu'il avait créée et
recouvrit le tout par un léger fragment de charpie propre, qu'il fixa autour
du bras.
L'étape suivante était capitale pour la démonstration. Etait-elle
raisonnable ? Après avoir vérifié que la vaccine avait bien « pris » sur
James, il fallait aller jusqu'au bout du raisonnement et tout faire pour qu'il
attrapât la variole.
Aujourd'hui, une telle démonstration supposerait une démarche complexe,
dont l'énumération du nombre de comités nécessaires prendrait déjà bien
des pages. Jenner, lui, s'imposa comme plus expéditif. Et il effectua ce qui
s'appellerait maintenant, avec une once de réprobation, une
« expérimentation humaine ».
En effet, six semaines plus tard, Jenner inocula délibérément à son petit
patient le liquide d'une vésicule varioleuse. Il n'avait que l'embarras du
choix pour trouver le donneur. James supporta tout cela sans embarras avec
une simple fièvre dans les jours qui suivirent, et il fut impossible de
l'infecter par la terrible maladie. Jenner recommença six mois plus tard,
sans aucune réaction.
La « vaccination » était née.
*
Comme tous les grands découvreurs, Jenner dut faire face au scepticisme
et à l'incompréhension. Son rapport initial ne fut même pas publié par la
Royal Society. Dès que ses travaux furent un peu connus du public, il dut
subir une campagne de presse contre sa vaccination car bon nombre de
gens, d'après les caricaturistes en tout cas, redoutaient qu'elle ne fît pousser
sur leur front des cornes de vache !
Beaucoup de ses collègues cependant l'appuyèrent et, après une requête du
Parlement, il obtint du roi une somme de 10 000 livres pour continuer ses
travaux sur la vaccination. Ce ne fut qu'en 1840 que la vaccination devint
recommandée en Angleterre et qu'on y interdit la variolisation.
Napoléon vit tout de suite l'intérêt d'une telle découverte. Lui qui se
préparait à envahir l'Angleterre ! En 1804, redoutant plus les virus anglais
que leurs balles, il proposa de vacciner la Grande Armée au camp de
Boulogne.
Nul n'est prophète en son pays !

112. Voir chapitre 6.


113. Il faut dire qu'en contrepartie les Indiens transmirent aux Espagnols la syphilis, celle qu'on
nomma bientôt le mal français ou grande vérole. Finalement, il s'est agi d'un échange de vérole, la
grande contre la petite...
114. Il n'est pas nécessaire, à cette époque, en Angleterre d'être « thésé », donc médecin, pour
exercer la profession de chirurgien.
115. Une aponévrose est une membrane fibreuse qui enveloppe les muscles, les joint ou les sépare,
constituant alors une « loge ». L'aponévrose que décrit Hunter à Jenner porte maintenant son nom,
c'est un repère essentiel en chirurgie vasculaire.
116. Banks et Cook ont dû être contents du travail de Jenner, car Cook lui proposa avec insistance
de participer à son second voyage comme naturaliste. Jenner dut se défiler en arguant qu'il devait
retrouver son frère aîné et s'installer dans le Gloucestershire pour se rapprocher et soutenir sa
famille...
117. Jenner fut fidèle aux instructions d'Hunter avec lequel il continua de correspondre longtemps :
il obtint le titre de docteur en passant sa thèse de doctorat en médecine en 1792 à l'université St.
Andrews.
118. En France, certains avaient observé la même chose. Et dans la campagne, on appelait la
vaccine de la vache : la « picote ». Jenner en avait été informé. Il savait, vraisemblablement, que dans
le Languedoc un pasteur dénommé Pommier considérait l'inoculation à l'homme de la picote des
génisses comme le meilleur traitement préventif de la variole, picote et variole étant, disait-il, la
même maladie.
e
119. Sa première mention écrite a été effectuée par Aaron, médecin d'Alexandrie. Dès le XI siècle,
les Chinois pratiquaient la variolisation par voie nasale : il s'agissait d'inoculer une forme qu'on
espérait peu virulente de la maladie en mettant en contact la personne à immuniser avec le contenu de
la substance suppurant des vésicules d'un malade. Le résultat restait cependant aléatoire et risqué, le
taux de mortalité pouvait atteindre 1 ou 2 %. La pratique s'est progressivement diffusée le long de la
route de la soie. En 1701, Giacomo Pylarini réalise la première inoculation à Constantinople.
La technique fut importée en Occident en 1717 par les travaux et observations d'Emmanuel
Timoni, médecin de l'ambassade d'Angleterre à Istanbul, qui publia un traité sur l'inoculation. Lady
Mary Wortley Montagu, la femme de l'ambassadeur d'Angleterre en Turquie, qui portait elle-même
sur son visage « d'un mal si redouté le fatal témoignage », lui servit de publicité dans la cour des
grands, véritable monde médiatique de l'époque.
C'est Tronchin, un médecin suisse, qui l'introduisit en France en inoculant les enfants du duc
d'Orléans en 1756. Daniel Bernoulli démontra, véritable travail de santé publique, que, malgré les
risques, la variolisation généralisée permettrait de gagner un peu plus de trois ans d'espérance de vie
à la naissance. Elle suscita cependant l'hostilité de nombreux médecins. La faculté de médecine de
Paris, consultée par le Parlement, rendit un arrêt le 8 juin 1763, par 52 voix contre 26, en faveur de
l'inoculation. Pour une fois, le conservatisme français se révéla justifié !
13
Visite à l'ambulance de Larrey
le soir d'Eylau

Où Larrey passe sa journée par un froid de gueux, carquois de chirurgien à


l'épaule, pour tenter de soulager les soldats sur le champ de bataille. Où il
doit désobéir à l'Empereur qui le somme d'embaumer le corps du général
Dahlman, alors qu'il est écrasé par le nombre de soldats à amputer. Où
Napoléon, engoncé dans sa pelisse, parcourt le champ de bataille et perçoit
alors l'ampleur du carnage...

Le soir de la bataille d'Eylau, ce 8 février 1807, le thermomètre descendit


jusqu'à − 20 °C.
De son ambulance mobile, Larrey, le chirurgien-chef de la garde
impériale 120, scrutait du haut de sa petite taille la plaine enneigée qui
semblait se mouvoir dans l'obscurité, animée par la masse des blessés que
les infirmiers n'avaient pas encore pu secourir. Une plainte sourde
s'exprimait par un fond continu de râles, d'où s'échappaient les cris
déchirants de milliers d'éclopés ou de moribonds. Partout l'on devinait les
canons brisés, les armes, les cuirasses, les corps des chevaux éventrés. Un
véritable charnier.
Toute la journée pendant la bataille, Larrey, son carquois de chirurgien
contenant sa scie et ses couteaux à amputation en bandoulière, bravant tous
les périls, avait opéré les soldats qui venaient de tomber, avant même de les
reconduire vers l'arrière. Pendant toute la journée, il se sentit possédé par
une force surnaturelle. Mais ce soir, la fatigue et le désespoir s'abattaient sur
ses épaules. Pourtant tout ne faisait que commencer !
Dans la petite ville d'Eylau, Larrey avait réquisitionné une maison, dont le
toit n'était pas trop enfoncé, pour servir de salle d'opération. Le long des
murs, des centaines de cadavres s'entassaient déjà jusqu'aux fenêtres.
Quelques soldats survivants utilisaient le bois des portes et des volets pour
faire des feux, où ils se réchauffaient un peu, tout en faisant rôtir des
quartiers de chevaux morts.
La nuit allait être longue. Larrey s'arracha enfin à ce spectacle et rejoignit
son ambulance.
— Et Percy et ses ambulances qui ne sont toujours pas arrivés sur le
champ de bataille ! J'aurais bien besoin de lui, grommela-t-il en tentant de
réchauffer ses doigts gourds sous sa vareuse. Pour une fois, il aurait été utile
pour ramasser ces pauvres bougres !
Le dogme de Larrey, chirurgien-chef de la garde impériale, c'était
l'amputation devant toutes les fractures ouvertes de jambe. Un segment plus
haut que la blessure. C'était la seule façon d'éviter l'infection et la gangrène,
donc la mort. Pour Percy, chirurgien en chef de la Grande Armée, il fallait
au contraire éviter l'amputation et tenter de panser la plaie ! Rien n'était
simple dans le monde des chirurgiens militaires !
Il prit son long couteau à amputation. Le jeune soldat qui était préparé
devant lui avait avalé sa demi-bouteille d'eau-de-vie. Deux ambulanciers le
tenaient fermement aux aisselles, un autre lui immobilisait la jambe valide
et présentait le membre blessé bien appuyé sur la table opératoire de
campagne. Le chirurgien s'avança et vérifia le garrot serré à la racine du
membre :
— Depuis combien de temps avez-vous placé le garrot ? demanda Larrey.
— Quelques instants seulement, répondirent les aides
— Pour ce soir, ça ira 121, rétorqua Larrey en haussant les épaules.
Puis s'adressant au jeune soldat du 15 e de ligne, fermement maintenu, qui
le regardait, effaré :
— Allez, mon gars, on y va. Serre bien ta pipe entre tes dents et pense à ta
belle. Tu vas la retrouver bientôt !
Larrey fit pénétrer son couteau dans la face latérale de la cuisse et chercha
le contact de l'os du fémur. Puis, d'un geste sûr et sec, il tailla en biseau
dans les chairs, arrachant un grognement au soldat qui pourtant ne desserra
pas les dents. Larrey chercha alors au doigt l'artère fémorale, qu'il repéra à
la palpation et qu'il contrôla avec une petite pince pour prévenir
l'hémorragie. L'assistant revint avec plusieurs crins qu'il venait d'arracher à
la queue du cheval de l'ambulance et noua le crin autour de la pince.
— Il n'y a rien de plus résistant que ce crin 122, ajouta le patron pour ses
aides. La ligature reste solide, et ne tombe pas au bout de quelques jours
comme l'escarre que fait un cautère.
Tout en parlant, il effectua la deuxième bivalve, la postérieure, et assujettit
le rétracteur que lui confia son assistant. Les deux aides repoussèrent alors
les muscles vers le haut pendant qu'il commençait à scier le fémur. Après
quelques allers et retours rapides, la jambe tomba, rattrapée par le
chirurgien adjoint, qui la jeta à l'extérieur sur la pile des cadavres. On
enlevait déjà le rétracteur. Les aides rapprochèrent les muscles et la peau.
On emmitoufla le moignon dans des charpies, que l'on comprima en
attendant que le saignement cesse. L'opération n'avait duré que quelques
minutes. Quand un bruit mat se produisit sur le dallage de la pièce : la pipe
que le soldat tenait fermement serrée entre ses dents venait de tomber avec
un bruit sec et le fourneau de terre était brisé en petits morceaux.
— Il a cassé sa pipe ! dit Larrey.
— Il est mort ! ajouta son adjoint.
— C'est la même chose, grommela Larrey, en s'essuyant les mains encore
sanglantes sur son tablier, tandis qu'on lui préparait le soldat suivant.
Enfin le jour se levait, sous le même ciel gris, morne et froid que la veille.
On découvrait ce que l'on avait deviné : c'était une véritable horreur qui
s'offrait aux yeux. Dans la plaine, des milliers et des milliers de cadavres 123.
L'Empereur, le cou engoncé dans le col de fourrure de sa redingote, avait
décidé de parcourir le champ de bataille à cheval. Mais sa monture avait du
mal à éviter les cadavres amoncelés dans la neige, parmi lesquels se
trouvaient des blessés qui n'avaient pu encore être secourus et qui
appelaient à l'aide. Pour se donner bonne contenance, car il semblait
sincèrement ému, il donna des ordres pour qu'on les aidât.
L'équipe de Larrey n'en pouvait plus, ils avaient travaillé toute la nuit et
les ambulanciers se reposaient un peu, avant de repartir sur le champ de
bataille. Eux aussi, ils avaient froid.
Plus loin, on creusait avec difficulté d'énormes fosses, de véritables
tranchées qu'on remplissait de cadavres, et qu'on couvrait ensuite de terre
gelée et de neige. On avait ainsi enterré le 14 e de ligne tout entier avec le
colonel du régiment par-dessus pour faire bonne mesure.
La plupart des troupes étaient sous les armes à la place où elles avaient
combattu et bivouaqué. L'Empereur se retrouva alors devant les restes du
régiment du colonel Putigny, de la division Friant :
— Colonel, est-ce là votre régiment ?
— Voilà, Sire, tout ce qu'il en reste. J'ai perdu hier trois cents hommes.
— Dans ce nombre, n'y en a-t-il pas beaucoup qui ont conduit des
blessés 124 ?
— Peu, Sire ; je l'avais expressément défendu.
— Vous avez perdu bien du monde. Votre régiment est un des plus braves
de mon armée et aujourd'hui il a mené à bien une lourde tâche. Du repos et
des guérisons rempliront les vides.
Alors, retrouvant quelques forces, ces rescapés se redressèrent et
clamèrent d'une seule voix :
— Vive l'Empereur !
Il était là, dans sa redingote bordée de fourrure. Sa main gauche serrait les
rênes. De la droite, il esquissa un geste de silence ou de bénédiction.
Pendant cette inspection, Larrey venait de fermer l'œil depuis dix minutes,
quand on lui amena sur une civière le général d'Hautpoul.
— Monsieur, l'Empereur veut que vous voyiez tout de suite le général. Il a
la cuisse cassée par un biscaïen !
Pas n'importe qui, d'Hautpoul, une figure !
Général de division de cuirassiers, il était depuis les guerres de la
Révolution celui qui incarnait véritablement la grosse cavalerie lourde.
C'était lui qui avait chargé à Pratzen, et Napoléon savait qu'il avait été un
artisan de la victoire d'Austerlitz. Hier encore, il avait chargé trois fois, à la
tête de ses hommes comme un fou, comme un jeune homme écervelé et
invincible, crinière de son casque au vent et sabre au clair, quand il avait été
arrêté net par ce méchant coup de mousquet.
Larrey s'approchait de la blessure de la cuisse d'où une nappe de sang
s'écoulait doucement.
— Il faut amputer, mon général, dit doucement Larrey en lui passant le
bras autour de l'épaule.
— Jamais. Tu m'entends, Larrey, jamais. A-t-on déjà vu un cuirassier
montant à cheval avec une seule jambe !
Larrey n'ajouta rien. Jean-Joseph d'Hautpoul avait le droit de choisir son
destin. Pour lui, la cavalerie était plus importante que sa vie. Et puis son
adjoint venait de lui souffler que cet abruti de Percy, qui venait seulement
d'arriver, avait déjà vu le blessé et conseillé des pansements simples. Le
jean-foutre ! Evidemment, c'était son avis qu'on allait suivre. En le
regardant s'éloigner, chahuté par les ambulanciers, le chirurgien savait
pertinemment que le général allait mourir dans quelques jours.
Pendant que Larrey continuait d'amputer les soldats qu'on lui apportait,
Percy avait rejoint l'Empereur sur le champ de bataille, avide des remarques
du grand homme.
— Avez-vous beaucoup de blessés ? demanda Napoléon avec son accent
italien.
— Sire, je crois que nous en avons pansé quatre mille.
— Les blessures sont-elles graves ?
— Il y en a mille qui sont de la plus haute gravité.
— Combien perdrez-vous de blessés sur ce nombre ?
— Le tiers, parce que la mitraille et les éclats d'obus ont fait les plus
grands ravages.
Napoléon semblait réellement très affecté, ce qui n'était pas le cas à toutes
les batailles. Il constatait aussi qu'il manquait des infirmiers. Il savait bien
que ce corps n'était pas assez valorisé. Il faudrait y remédier. Il en parlerait
à Lombart, le commissaire des guerres.
Dans l'après-midi, l'activité resta intense, on continua d'opérer dehors, à
même le sol glacé. Des médecins russes, faits prisonniers, vinrent prêter
main-forte.
Larrey, apparemment insensible à toutes ces souffrances, tentait
d'organiser un peu l'agencement de son ambulance de campagne. L'eau était
gelée et il fallait entretenir des foyers sous de grosses marmites pour les
besoins du service chirurgical. Mais les blessés qui attendaient d'être
soignés ne pouvaient étancher leur soif qu'avec la neige plus ou moins
souillée, ramassée sur le sol.
C'est dans cette pénurie extrême, alors qu'il était occupé avec Billon à
soulever un vitrage, qu'il fut dérangé par un colonel de l'état-major, porteur
d'un ordre écrit, signé de l'Empereur : il lui fallait venir, séance tenante,
pour embaumer le corps du général Dahlmann, blessé la veille par un éclat
d'obus au rein gauche. Larrey avait d'emblée annoncé que la blessure serait
mortelle.
Larrey parcourut l'ordre, écrit de la main de Napoléon, toujours fâché avec
l'orthographe et qui écrivait le nom du général « d'Allemand » au lieu de
Dahlmann... Se redressant, pour compenser sa petite taille, qui contrastait
avec la haute stature du colonel, il lui assena :
— Retournez, monsieur, dire à Sa Majesté que je n'abandonnerai pas sept
à huit cents blessés, dont je puis sauver peut-être la moitié, pour aller
m'occuper d'un mort, si glorieuse que soit sa mémoire.
— Je dois lui rapporter vos propos en ces termes ! s'étonna le colonel.
— En ces termes, ajouta Larrey, furieux et épuisé.
Il était un des seuls, sans doute, dans la Grande Armée qui pouvait
désobéir à Napoléon quand il pensait que sa mission était prioritaire. Lui,
qui l'avait accompagné depuis la première campagne d'Italie, quand il n'était
encore que le petit Bonaparte, promu par le bon vouloir de Barras à la tête
de son armée de va-nu-pieds ! « Vous valez une division ! » lui avait-il dit,
tant sa présence apportait de la confiance aux soldats par la certitude d'être
secourus en cas de blessure. C'est là qu'il avait testé ces premières
ambulances volantes pour récupérer les blessés pendant la bataille.
On verra bien ce qui se passerait ! Et Larrey retourna à ses blessés.
Napoléon resta à Eylau jusqu'au 17, tant il percevait combien sa présence
était importante auprès des troupes après un tel carnage. Au moment de
partir, il passa devant Larrey, qui lui aussi faisait ses préparatifs pour
rejoindre la Garde, déjà à Osterode.
— Monsieur Larrey, vous ne portez plus votre épée ?
— Sire, elle m'a été dérobée à l'ambulance !
Prenant la sienne, Napoléon la lui tendit :
— Gardez celle-ci en souvenir des services que vous m'avez rendus à la
bataille d'Eylau !
Ce cadeau personnel de l'Empereur, signant la réconciliation après
l'épisode Dahlmann, réconforta toute l'équipe du chirurgien-chef.
Alors que l'Empereur s'éloignait à cheval, Billon s'approcha de Larrey :
— Alors, monsieur, que retiendrez-vous de cette bataille ?
— Je retiendrai n'avoir jamais été soumis au cours de mes campagnes à si
rude épreuve. Mais je rapporterai aussi que le froid, s'il a été notre ennemi,
a semblé en revanche soulager nos blessés de la douleur intense des
amputations. Il y a là une sorte d'anesthésie, dont il faudra se souvenir !

Pourquoi Larrey ?
Il faut avouer ses faiblesses. Comme tous les chirurgiens, je voue un culte
sentimental à Dominique Larrey. Au « baron », comme on dit entre nous.
Dire « Larrey », c'est évoquer la chirurgie de l'urgence, l'habileté
invraisemblable de celui qui faisait une amputation en moins d'une minute,
c'est laisser souffler l'épopée napoléonienne, c'est vibrer à de grandes idées
humanitaires malgré l'horreur du quotidien !
Larrey, c'est l'épopée de la chirurgie.
Il est vrai que peu de chirurgiens peuvent s'enorgueillir d'avoir leur nom
gravé sur l'Arc de triomphe ! A travers le baron, c'est toute la chirurgie qui
en est honorée.
L'Empereur disait de lui qu'il n'avait jamais connu homme plus vertueux.
Laissons-lui la qualité de savoir juger les hommes : cela fut sans doute
exact, tant la vie de Larrey fut une succession de faits de bravoure,
d'intelligence médicale et de vertu familiale.
Sa grande idée, dès le début de sa carrière, a été de comprendre que plus
les soins étaient précoces et meilleures étaient les chances du blessé. Or,
pendant les guerres révolutionnaires, le dogme militaire imposait encore
aux chirurgiens de rester à une lieue au moins du champ de bataille et de
n'intervenir qu'à la fin des combats. Perte de temps et de chances
considérable ! Perfectionnant les ambulances légères que Percy avait
proposées pour apporter des civières et du matériel, il imagina les
ambulances volantes, destinées cette fois au transport des blessés qui
pouvaient être opérés après avoir été récupérés au milieu des combats.
Formidable progrès, toute la notion d'urgence chirurgicale est dans cette
action !
Cette certitude d'être secouru confortait les soldats, qui le considéraient
comme leur « Providence », et quand Napoléon disait de Larrey qu'il valait
bien une division, il ne faisait pas que lancer une parole historique de plus.
Une autre de ses grandes idées, sur laquelle on a peu insisté, était qu'un
blessé n'avait pas d'uniforme. Autrement dit, il était tout aussi logique de
soigner un Français qu'un Russe ou qu'un Autrichien à partir du moment
où il se trouvait en détresse et à portée de soins. Cette attitude fut
évidemment critiquée en son temps. Opiniâtre, Dominique Larrey tenta
même, après 1815, avec l'Anglais Sydney Smith, de constituer un organisme
neutre supranational afin de prendre en charge les blessés de guerre...
C'était trop tôt. Il fallut Dunant et la première conférence de Genève en
1864 pour que cette idée aboutît.
Mais grâce à Larrey, une certaine idée de la médecine humanitaire venait
de naître !
En attendant, juste retour des choses, l'idée lui sauva la vie. A la bataille
de Waterloo, Larrey fut pris par les Prussiens qui voulaient l'exécuter. Dans
des circonstances dignes d'un roman d'Alexandre Dumas, il fut reconnu par
le maréchal Blücher lui-même 125, qui se souvint, in extremis, que Larrey
avait sauvé la vie de son propre fils en le soignant sur un champ de bataille,
quelques années plus tôt.
Enfin, il prit la défense des soldats qui, en 1813, étaient accusés de
s'automutiler pour échapper à la grande boucherie. Ces soldats devaient
être fusillés. Larrey pesa de tout son poids auprès de l'Empereur pour leur
éviter le châtiment.
Responsable et défenseur de ses blessés... Quel homme, quelle figure !
Voilà pourquoi Larrey reste le roi de cœur des chirurgiens français !

120. La garde impériale fut créée par Napoléon Bonaparte le 28 floréal an XII (18 mai 1804) à partir
de l'ancienne garde consulaire. Mais alors que cette dernière n'était qu'une simple unité assurant la
protection du gouvernement à l'intérieur, la garde impériale devint un corps d'armée d'élite, d'un
effectif double et entièrement dévoué à la personne de Napoléon. Ses effectifs ne cessèrent d'ailleurs
de croître, elle fut finalement divisée en Jeune Garde et Vieille Garde, les deux possédant leurs unités
de cavalerie, d'artillerie et d'infanterie, dont les célèbres grenadiers.
121. Depuis Ambroise Paré, on savait qu'une compression vasculaire et nerveuse pendant une
vingtaine de minutes entraînait une insensibilisation plus ou moins importante du membre.
122. Les fils chirurgicaux s'appellent encore des crins aujourd'hui. Ils n'ont pourtant plus rien à voir
avec la queue du cheval de l'ambulance de Larrey, sinon le souvenir.
123. D'après Davout : « Ils [les Russes] avaient plus de 25 000 hommes hors de combat,
7 000 morts, 20 000 blessés dont ils laissaient une partie sur le champ de bataille. Les Français
avaient eu à peu près 10 000 hommes hors de combat, 3 000 morts, 7 000 blessés. »
124. Il faut savoir que, pendant les guerres napoléoniennes, beaucoup de soldats sont blessés et peu
sont tués. Parmi les blessés, beaucoup meurent du manque de soins. En effet, si le soldat peut
marcher ou se traîner à l'ambulance, il a de bonnes chances de s'en tirer. S'il est touché plus
gravement, il lui faut l'aide d'au moins cinq camarades pour le porter à l'ambulance. Un blessé enlève
donc six soldats au combat. Face à cela Napoléon avait décidé « que les blessés qui ne pourront se
retirer d'eux-mêmes resteront sur le champ de bataille. Il est défendu de quitter le champ de bataille
pour conduire les blessés ». Larrey avait mis au point un système d'ambulances mobiles pour
récupérer les blessés sur le champ de bataille, véritable Samu militaire. Parfois, les chirurgiens
pratiquaient eux-mêmes les soins au milieu des combats. Cependant, ils se plaignaient sans cesse du
manque d'infirmiers qui leur étaient affectés. Il faut préciser que le sort de ces infirmiers était peu
enviable, car ils ne jouissaient pas des mêmes avantages que les soldats tout en effectuant une
mission à haut risque.
125. Celui des Châtiments de Victor Hugo : « Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! C'était Blücher. »
14
La France, pays de variqueux

Où l'on apprend que la France est le pays où l'incidence des varices des
membres inférieurs est la plus élevée du monde. Où l'on découvre
l'inquiétude des organismes payeurs devant la consommation de
médicaments et d'actes chirurgicaux que cette situation impose. Où les
médecins de santé publique se hasardent à des hypothèses historiques
devant une maladie génétique qui aurait été favorisée par les instructions
des officiers recruteurs de l'Empire...

— Je vous demande expressément de réaliser cette étude sur les


veinotoniques ! Je comprends bien, Alexandre, que ça ne vous intéresse pas,
mais je voudrais bien connaître l'étendue du désastre.
— Mais, monsieur le directeur, l'étude est en cours et, conformément à
vos instructions, nous sommes déjà en phase de rédaction. Nous allons vous
soumettre les résultats. Vous n'allez pas être déçu.
Cette conversation avait lieu dans le bureau du directeur de l'Organisme
national des prescriptions et des consommations de médicaments au début
de l'année 1999. Le Dr Alexandre Delamare avait été chargé de mener les
études sur les médicaments les plus consommés en France et de tenter de
trouver des explications à ces dérapages afin de réduire (si possible !) le
trou abyssal de la Sécurité sociale... Pour cela il fallait se livrer à de
multiples enquêtes auprès de tous les organismes payeurs, auprès des
hôpitaux, auprès des médecins installés en ville, et aussi comparer la
consommation des autres pays occidentaux dans l'espoir d'y deviner une
piste d'économie.
— Et alors, vous avez trouvé pourquoi les Français consomment cinq fois
plus de médicaments contre les varices que les autres pays de l'OCDE, ça
nous coûte 4 milliards de francs par an, c'est bien plus que tous les pays
d'Europe rassemblés et sans comparaison avec ce que l'on dépense aux
« States » (il disait « States » avec un accent américain pour bien rappeler à
son subordonné qu'il avait un Master of Business de Harvard...). Sans parler
des opérations de stripping. Elles font vivre la majorité des chirurgiens
vasculaires. Combien en a-t-on fait l'année dernière ?
— Environ trois cent mille, monsieur.
— Trois cent mille, c'est encore plus que je ne pensais. Et là-dedans, je
suppose que l'on ne compte pas tous les petits actes comme les scléroses,
les coups de laser et autres fariboles.
— En effet, monsieur.
— La CPAM 126 est folle, Delamare, elle en a marre de rembourser des
actes comme ceux-là, qui sont presque de la chirurgie esthétique. Vous vous
rendez compte des coûts, ça se chiffre en milliards de francs !
Delamare connaissait le chiffre exact à cent millions près. Compte tenu de
l'ambiance, il préféra le réserver pour la présentation définitive des
résultats. Le directeur fit faire un tour complet à son fauteuil pivotant, puis
prit la pose, les coudes appuyés sur le bureau, les doigts croisés, les yeux
au-dessus de ses lunettes demi-lunes cerclées d'or, fixant son collaborateur :
— Alors, docteur Delamare, avez-vous trouvé une cause à cette
prévalence invraisemblable de la maladie variqueuse chez les Français ?
— Je crois que oui, monsieur !
— Et quelle est donc la cause de cette maladie typiquement
franchouillarde ?
— Napoléon, monsieur.
— Vous plaisantez, mon petit Alexandre ! C'est la faute à Napoléon. On a
déjà fait ce coup-là ! Il faudra trouver autre chose.
— Si vous voulez bien, monsieur, permettez-moi d'abord de tenter de vous
exposer mon hypothèse...
*
Il faut dire que le constat était sévère. Qu'on en juge : 18 millions de
prescriptions de veinotoniques par an, en France, 110 000 boîtes vendues en
1994. En 1997, parmi les cinquante produits les plus vendus en chiffres
d'affaires figuraient trois médicaments pour l'insuffisance veineuse.
L'analyse en valeur montrait une forte croissance entre 1983 et 1994 (+
215 %, 11 % en moyenne annuelle), soit 3 milliards 500 millions de francs
1994. Par ailleurs, les ventes de veinotoniques remboursables
correspondaient, si l'on incluait les marges des grossistes et des
pharmaciens et de la TVA, à 4,4 milliards de francs (prix public TTC). Il
pouvait être estimé un coût pour les régimes d'assurance-maladie d'environ
1,6 milliard de francs, compte tenu de la part des médicaments
remboursables achetés en automédication et du taux de prise en charge de la
Sécurité sociale.
Quant à la chirurgie, le directeur avait raison, c'était un torrent sans
limites. Des cliniques se consacraient entièrement à cette activité. Certains,
au mépris du code de déontologie, avaient même créé « la clinique de la
belle jambe » et commençaient à s'offrir des pubs sur Internet. Mais sur les
actes chirurgicaux, à partir du moment où les gens voulaient bien se faire
opérer, il n'y aurait aucun moyen pratique d'action.
Delamare avait tout passé au crible.
Il avait d'abord vérifié auprès de la HAS 127 qu'il s'agissait bien d'une des
pathologies les plus fréquentes de la population adulte, puisque 75 % des
Français s'en déclaraient atteints et que 25 % d'entre eux nécessitaient des
soins médicaux ou chirurgicaux.
Ensuite, il avait comparé en dollars courants le chiffre d'affaires des
veinotoniques dans tous les pays afin de comparer rigoureusement
l'évolution du marché français à celle des principaux marchés étrangers.
L'évidence s'imposait : la France constituait à elle seule 70 % du marché
mondial des veinotoniques (environ cinq fois plus important que le marché
allemand, huit fois plus que le marché italien). Quant au marché américain
et anglais, il n'existait presque pas !
Pour se remémorer sa médecine clinique qui parfois lui échappait un peu,
maintenant qu'il était devenu médecin de santé publique, Delamare retourna
se plonger dans ses notes d'étudiant. Il trouva dans la pile « Pathologie
externe » un dossier jauni, du temps où il préparait l'Internat des hôpitaux,
avec écrit en lettres capitales sur la couverture : « Varices des membres
inférieurs, signes, diagnostic et traitement ». Le dossier n'était pas très
épais : donc, question peu sortable au concours !
Sur la première page, il trouva en gros la définition d'Arnoldi : une varice
est une veine dilatée, tortueuse ou de longueur augmentée touchant une
veine sous-cutanée, à l'exclusion des varicosités intradermiques 128. D'autres
définitions existaient : par exemple, une varice peut concerner « toute veine
superficielle proéminente » ou « toute veine ayant perdu sa fonction
valvulaire, avec dilatation permanente au palper ».
Delamare se souvenait de ces patientes aux jambes épaissies déformées
par de monstrueuses dilatations. Il revoyait le professeur X., patron d'un de
ses stages d'externe en chirurgie, qui s'était fait une spécialité de cette
opération, glissant son stripper dans la veine par une petite incision sur la
cheville et le récupérant au niveau de l'aine. Il mettait ensuite une boule
(qu'on appelait l'olive) sur l'une des extrémités et arrachait (il n'y avait pas
d'autres mots pour désigner cette pratique barbare) la veine sur toute la
hauteur du membre. Un flot de sang noir s'échappait par les incisions. Alors
il levait la jambe, massait plusieurs fois le trajet du stripping pour en
extraire le sang qui s'écoulait encore par les collatérales de la grande veine
saphène et bandait avec une bande Velpeau bien serrée. Le résultat était
spectaculaire. Ses internes disaient en salle de garde que sa belle maison de
vacances, dans le Midi, aurait pu s'appeler « Saphena Magna 129 »...
Plaisanterie de carabins !
Delamare se souvenait aussi des véritables complications de cette maladie,
qui certes n'étaient pas mortelles, mais qui handicapaient considérablement
ceux qui en étaient atteints : le désespérant ulcère variqueux dans sa
chronicité délabrante, l'horrible dermite ocre qui transformait les jambes en
deux poteaux recouverts de petites croûtes et la fameuse paraphlébite,
horriblement douloureuse, quand la veine se thrombosait et qu'il fallait
extraire le caillot par des incisions. Maladie bénigne certes, comme disait
son directeur, mais traînant son cortège de misère, surtout pour ceux qui ne
se soignaient pas ! Pas sûr que la Sécurité sociale y trouvât son compte à
l'heure de ces complications...
Un point fondamental ressortait de toute sa documentation : la maladie
veineuse était une maladie familiale. Il y avait des familles de variqueux : la
mère transmettait cela à sa fille comme un cadeau qu'elle avait elle-même
reçu de la grand-mère ! Quant aux hommes, ils n'en étaient pas exclus, bien
au contraire. Mais il faut dire qu'ils se plaignaient moins, pantalon oblige !
Le caractère inesthétique de la maladie à son début gênait moins ces
messieurs, qui portaient poils et culotte. Pourtant, il était bien décrit, chez
eux, des formes majeures avec des jambes déformées par de véritables
grappes de raisin, alors que la gêne fonctionnelle était totalement absente et
n'empêchait pas une vie normale, voire la pratique du sport.
Maladie familiale : en traduisant dans le langage du temps, il fallait plutôt
parler de maladie héréditaire, et certains avaient déjà démontré des
anomalies génétiques dans la synthèse du collagène qui constituait la paroi
de la veine des variqueux.
— Maladie génétique... Vous avez dit maladie génétique ?
*
Ce jour de janvier 1809, Jean-Baptiste Duchemin était conduit par son
père, dans la carriole de la ferme, pour le tirage au sort qui se tenait au chef-
lieu de canton. Une levée de 80 000 hommes sur la classe 1810 avait été
décidée par le sénatus-consulte du 10 septembre et le décret du
12 septembre 1808. Son canton devait fournir 40 hommes, il comptait alors
120 conscrits de la classe 1810 : parmi eux, Jean-Baptiste Duchemin. La
liste des conscrits, établie dès la fin septembre, était restée affichée dans
chaque commune pendant le mois de décembre ; la majorité d'entre eux
était, comme lui, des cultivateurs.
— Mon gars, tu vas te débrouiller pour tirer un bon numéro, dit le père,
toujours bougon avec ses fils.
Jean-Baptiste sentit son cœur se soulever : il l'avait appelé « mon gars ! »,
ce qui était dans la bouche du père l'expression d'une tendresse inhabituelle.
— Il manquerait plus que tu ailles à la guerre... J'ai besoin de toi aux
champs ! Et puis ta mère n'est plus bien aidante avec ses jambes qui ne la
portent plus.
Jean-Baptiste, en son for intérieur, restait partagé : bien sûr que c'était un
peu triste de quitter sa mère, ses frères et sœurs. Mais partir dans la Grande
Armée de l'Empereur, porter un bel uniforme, comme on les voyait sur les
images qu'apportait le colporteur avec les almanachs, et conquérir le
monde... Pour sûr que la Rose, la fille du maréchal-ferrant, pour qui il avait
un béguin, serait bien impressionnée si elle le voyait avec les guêtres et le
fusil à baïonnette ! Là, il enfoncerait ses rivaux du village, car il n'était pas
tout seul à courtiser la Rose. Elle l'attendrait sûrement. Comme il savait un
peu lire et écrire, il avait même une chance de devenir officier.
L'avancement allait vite dans les armées de l'Empire.
Le tirage au sort avait lieu à la mairie en présence du sous-préfet, de
l'officier de recrutement, de l'officier de gendarmerie, des maires de chaque
commune et de tous les conscrits du canton alignés par ordre alphabétique,
dans le plus simple appareil.
Les conscrits furent successivement appelés, dans l'ordre des communes,
pour tirer dans une urne un des bulletins numérotés de 1 à 120. Le sous-
préfet, à mesure que le tirage s'effectuait, établissait la liste de désignation
du canton, donnant, en regard du numéro obtenu, le nom du conscrit, ses
prénoms, son domicile, celui de ses parents, sa profession. Plus le chiffre
obtenu était élevé, plus le conscrit avait des chances de faire partie du dépôt
et de rester civil.
Jean-Baptiste ne pouvait tirer plus mal : il avait le numéro 4 ! Certain de
partir... Le père allait fulminer !
Immédiatement après le tirage au sort, les jeunes gens étaient examinés
par le sous-préfet et par l'officier de recrutement. Ceux dont la taille était
inférieure à 1,54 mètre ou qui souffraient d'une invalidité évidente étaient
réformés sur-le-champ.
Quand vint le tour de Jean-Baptiste, l'officier recruteur désigna ses jambes
au sous-préfet. Elles étaient bien droites et solides, mais boursouflées sur
toute leur hauteur, et en particulier à la face postérieure du mollet, par de
monstrueuses grappes de varices.
— Celui-là, on ne le prend pas ! Tous ceux qui ont de mauvaises jambes
doivent être réformés. Les instructions sont formelles. L'Empereur a bien
précisé : « Je veux des soldats qui peuvent marcher. Ma meilleure arme, ce
sont leurs jambes ! »
Il faut dire qu'il ne s'en était pas privé, de les faire marcher, dans les Alpes
d'abord, puis de Boulogne à Austerlitz, puis jusqu'à Varsovie en passant par
Vienne...
Jean-Baptiste marchait très bien. Des jambes comme les siennes, on en
avait tous ou presque dans la famille, et ça n'avait jamais empêché personne
de marcher, ni même de courir. Mais on ne lui demandait pas son avis, et
d'ailleurs il ne le donna pas. Il revint vers le père, qui attendait sur la place
de la mairie.
— Alors ?
— Réformé !
— C'est bien comme ça.
Il continua, pour lui seul :
— On n'élève pas des enfants, avec tout ce que ça coûte, pour en faire de
la chair à canon !
Il s'assit sur le banc de la carriole, activa le cheval par quelques jurons et
ils se remirent en route.
*
Les guerres de la Révolution et de l'Empire allaient mobiliser, dans le
camp français, 3 587 000 hommes. Le nombre moyen de conscrits oscilla,
jusqu'en 1812, de 30 000 à 80 000 par an. Durant les guerres impériales, de
1800 à 1815, le nombre de soldats décédés au combat ou des suites de leurs
blessures peut être estimé à 427 000. A cela, il faut ajouter les soldats faits
prisonniers non revenus et les soldats morts de maladie qui sont estimables
à environ 550 000. En tout, environ un million d'hommes jeunes qui ne
reverront pas leur foyer.
La France est alors un des pays les plus peuplés d'Europe (27 millions
d'habitants, pour 12 millions de Britanniques et 35 à 40 millions de Russes).
Et les chiffres de mortalité liés à la guerre doivent être rapportés à
l'évolution de la courbe démographique pour la même période : en dix ans,
l'Empire français enregistre 387 000 mariages, et le nombre de naissances
est proche de un million. Si bien qu'il convient de relativiser la perte en
hommes.
Cependant, il est indiscutable que, pendant près de vingt ans, tous les
hommes porteurs de varices furent éliminés du service armé et qu'ils furent
les géniteurs privilégiés des générations suivantes. Les autres, ceux dont les
jambes étaient saines, subirent de plein fouet l'hécatombe.
*
— Delamare, vous n'êtes pas sérieux ! s'esclaffa le directeur.
— Je le suis, monsieur. Quand on étudie les chiffres, il s'agit d'une
hypothèse plausible.
— Jamais notre service ne soutiendra une telle explication.
— Alors nous continuerons à nous perdre en conjectures sur les Français,
peuple de variqueux.

126. Caisse primaire d'assurance maladie.


127. Haute Autorité de Santé.
128. Petites veinules bleues disgracieuses ne déformant pas la peau.
129. Veine grande saphène en latin.
15
Semmelweis et Destouches :
deux destins maudits

Où le Dr Destouches trouve le sujet de sa thèse en plongeant dans l'histoire


d'Ignace Semmelweis. Où l'on voit Ignace Semmelweis découvrir qu'on peut
prévenir l'infection des jeunes accouchées en se lavant simplement les
mains. Où il est rejeté par les médecins de Vienne comme un dangereux
perturbateur. Où Destouches décide qu'il deviendra médecin hygiéniste !

— Pas mauvais, le sujet du beau-daron. Bon, même. Comme du flan, je


suis... Cet Ignace, quel type ! Dans la fiente des cloportes d'internes qui ne
se lavent pas les mains entre la dissection des mortes de la nuit et
l'accouchement des femmes du matin... Et les grands pontes. Toujours aussi
rassis... Qu'un jeune médecin leur colle le nez dans leurs erreurs et c'est tout
de suite la mafia qui parle ! On va l'éliminer... Lui couper les choses... Pour
peu qu'il ait un accent hongrois en prime et qu'il ne parle pas comme
Goethe ! On va lui en faire voir. Et des pas mûres avec ça... En attendant
bon sujet, cet Ignace. Il ne me reste plus qu'à raconter tout cela en mettant le
ton de la faculté. C'est une thèse pour faire le docteur, quand même...
Louis Destouches n'avait plus qu'à rédiger sa thèse pour devenir médecin.
Le sujet que venait de lui confier son beau-père, chef de service de
médecine à Rennes, était la biographie d'Ignace Semmelweis, médecin
hongrois travaillant à Vienne, qui eut un des premiers l'intuition des
contaminations manuportées, c'est-à-dire transmises par les mains.
— C'est un bon sujet pour vous, Louis. Vous vous intéressez depuis le
début de vos études à l'hygiène. Semmelweis reste injustement méconnu de
nos jours. J'en ai parlé à mes collègues, ils sont d'accord. Mettez-vous au
travail. Vous pourriez la soutenir au printemps prochain.
Louis avait bénéficié du régime spécial des anciens combattants de la
Grande Guerre et avait pu s'inscrire à la faculté de médecine de Rennes en
1920. Il pouvait faire en deux années des études qui devaient en prendre
cinq aux étudiants réguliers. Tout ne se présentait pas mal pour lui et il était
apprécié dans ses stages. Il avait épousé Edith Follet, la fille du professeur,
et ils avaient eu une petite fille, Colette.
*
Terrible, l'histoire de Semmelweis ! Et pas à la gloire des médecins.
D'abord, Semmelweis est hongrois et parlera toujours l'allemand avec un
accent, qui le fera prendre par les chefs de service de la fameuse « seconde
école de médecine de Vienne » pour un bouseux... Ça n'a l'air de rien, mais
ça compte !
Il faut ajouter, ensuite, que cette nouvelle école se positionnait pour
devenir un des grands centres de la médecine en Europe au cours de la
seconde partie du XIX e siècle. Avec de grands professeurs qui proposaient
une nouvelle pédagogie basée sur l'étude au laboratoire couplée à la
pratique au lit du malade. Génial !
Tout a plutôt bien commencé pour Ignace. Des grands noms comme
professeurs : von Rokitansky, Skoda ou von Hebra. Noms qui ne signifient
peut-être rien pour le commun des mortels, mais qui pour un médecin
évoquent autant de maladies, apprises dans ses questions de cours. Ictère
grave de Rokitansky-Freirich, atlas des maladies de la peau de von Hebra...
Semmelweis passe sa thèse en 1844. Il est docteur. Mais docteur en quoi ?
Il n'est pas décidé. Sa thèse, parlons-en... Douze pages à peine ! Certes,
écrites en latin, mais quand même... Elle s'intitule : « La vie des plantes » !
Prétexte à une réflexion poétique sur le rhododendron, la pâquerette et
autres pivoines...

Quel spectacle réjouit mieux l'esprit et le cœur d'un homme que celui des
plantes ! Que ces fleurs splendides aux variétés merveilleuses qui répandent
des odeurs si suaves ! Qui fournissent au goût les sucs les plus délicieux !
Qui nourrissent notre corps et le guérissent des maladies ! L'esprit des
plantes inspire la cohorte des poètes du divin Apollon qui s'émerveillaient
déjà de leurs formes innombrables. La raison de l'homme se refuse à
comprendre ces phénomènes qu'elle ne peut éclairer mais que la
philosophie naturelle adopte et respecte : de tout ce qui existe émane en
effet l'omnipotence divine 130.

Pas très scientifique ou médical, ce latin-là !


C'est alors que Semmelweis reçoit un véritable coup de massue sur la tête.
Cela se passe en salle d'autopsie, où il assiste à la vérification d'une jeune
accouchée qui vient de mourir d'une fièvre puerpérale. C'est le lot commun
dans cet hôpital à l'époque : presque 20 % des femmes en meurent. Et
particulièrement dans le service du professeur Johann Klein, chef d'une des
cliniques d'obstétrique de l'hôpital général de Vienne ! Les femmes le
savent bien dans Vienne, et tous les trottins préfèrent accoucher dans la rue
plutôt qu'être conduits à l'hôpital. Quand les gendarmes veulent les y traîner
de force, ils hurlent et tentent de résister.
— Pas là, pas à l'hôpital, pas chez Klein. La mort est sur les murs. Je veux
vivre pour élever mon enfant !
Scènes horribles et pathétiques. Les médecins connaissent la situation :
— C'est lié aux salles qui sont trop sombres, pas assez aérées, commente
Klein.
— C'est aussi dû à la montée laiteuse, pérore son assistant.
Ignace entend tout cela. Mais il ne peut se résoudre à l'accepter. Ça ne
peut plus durer.
Il faut vaincre la fièvre puerpérale...
Voir mourir ces jeunes femmes sans rien pouvoir faire pour elles, qui
laissent au monde des nouveau-nés orphelins, est un véritable scandale ! Il
sera obstétricien.
*
Mais qu'est-ce qu'une fièvre puerpérale ?
En langage moderne, on dirait plutôt qu'il s'agit d'une péritonite 131 des
organes pelviens. Des bactéries, après avoir été introduites dans l'utérus, se
propagent au péritoine et aux autres organes du petit bassin. Sans traitement
adapté (antibiotiques en particulier), l'infection devient septicémie 132 et
entraîne la mort 133.
Il y avait déjà à l'époque une grande différence entre le risque d'une telle
fièvre puerpérale chez les femmes qui accouchaient à domicile par exemple
et celles qui accouchaient à l'hôpital. Les souillures et autres miasmes
hospitaliers, termes qui ne signifiaient rien de précis, étaient habituellement
considérés comme responsables.
Semmelweis est nommé chef de clinique assistant dans le service et il
commence à enquêter, à fouiner, à comparer... Ça ne plaît pas trop, mais on
le considère déjà comme un original. Il a étudié les statistiques avec Skoda,
alors il compte, il calcule.
Fait fondamental, il fréquente l'autre clinique obstétricale de l'hôpital de
Vienne, celle qui est dirigée par le Dr Bartch. Surprise ! Il s'aperçoit que le
taux de fièvre pendant sa période d'observation n'est que de 2 %.
Constatation, soit dit en passant, qu'ont déjà faite toutes les pauvresses de
Vienne, qui refusent d'être admises chez Klein...
Deux pour cent chez Bartch contre 13 % pendant la même période chez
Klein ! Et pourtant, apparemment, rien ne diffère dans les soins des
parturientes, dans la prise en charge des suites de couches, ou dans le
recrutement des services.
Si, une chose, apparemment incompréhensible. Chez Klein, on est chargé
de l'enseignement des étudiants en médecine, et, chez Bartch, des sages-
femmes.
Ce fait a-t-il une signification ?
Semmelweis cherche, émet des hypothèses, compare. Mais rien ne tient la
route. Il constate que les sages-femmes accouchent les femmes dans une
autre position que celle utilisée par les carabins 134 : mais il n'y discerne pas
ce qui pourrait éviter la fièvre. Il imagine une épidémie dans le service de
Klein : elle n'existe pas. Il suppose que les locaux de Klein sont plus
humides, plus putrides que ceux de Bartch ; mais objectivement il n'y a pas
ou peu de différence !
Pendant plusieurs années il poursuit sa vie routinière d'assistant en
obstétrique. Le matin très tôt, on va disséquer les cadavres des malades
mortes la veille ou dans la nuit. Pas très drôle mais indispensable pour
comprendre. En tant que chef de clinique, il doit expliquer aux étudiants, à
ventre ouvert, les causes du décès. Il prend dans ses mains nues le ligament
large avec des zones indurées et d'autres gorgées de pus. Il les incise au
bistouri pour bien montrer la différence de consistance.
— Voici la cause de la mort. Cette induration des tissus qui devient du pus
et qui donne la fièvre.
Les étudiants se pressent autour de lui, touchent également la graisse
abdominale et le pus froid qui s'écoule.
Après la dissection, il faut remonter dans le service pour faire la visite. On
essuie tant bien que mal ses mains sur le long tablier que l'on a posé sur ses
vêtements de ville, afin de faire disparaître graisse, déchets tissulaires et
scories de toutes sortes. Ce tablier, il en absorbe, des cochonneries ! On
aimerait se laver les mains à l'eau et au savon. Mais de l'eau, il n'y en a
pas... Les amphithéâtres de dissection ont été construits sans points d'eau. Il
n'y a pas même un seau d'eau glacée pour nettoyer les cadavres.
Donc, c'est la visite. On revoit avec les internes les femmes hospitalisées,
celles qui sont sur le point d'accoucher, qu'il faut examiner pour savoir si la
dilatation du col évolue bien.
— Monsieur, dit l'interne, celle-ci est déjà à « petite paume 135 », le travail
est commencé !
On la fait alors passer en salle de travail pour l'accouchement proprement
dit. Semmelweis dirige les accouchements. Il connaît bien les techniques de
forceps, quand la présentation est dystocique. Il est devenu capable
d'extirper un enfant là où d'autres auraient échoué. Ses internes l'admirent et
ont confiance en sa dextérité, et ils apprécient son enseignement.
Et puis, il y a les autres femmes, celles dont il faut suivre les couches,
vérifier que l'utérus s'est bien rétracté, qu'il n'y a pas de fragment
placentaire retenu dans l'utérus et éventuellement envisager un curetage
pour rétention.
La matinée est très occupée. Ensuite, après le déjeuner, les internes restent
les seuls maîtres à bord pour assurer les soins et les urgences. Les
professeurs se dirigent vers la faculté pour faire leur cours ou prendre soin
de leur clientèle privée. Ignace, lui, se dirige vers le laboratoire pour
continuer ses recherches.
Or dans toutes les données qu'il manipule, rien n'apparaît de façon claire !
*
Louis Destouches avait commencé de rédiger sa thèse. Il avait pénétré son
sujet. Le ton d'un travail académique, ce n'était pas son style. Il fallait le
trouver.
Pourtant, il n'était pas mécontent de la première partie, où il pouvait
replacer quelques points qui lui tenaient à cœur sur la Révolution française
et l'épopée napoléonienne en évoquant le médecin personnel de l'Empereur,
le professeur Corvisart.
— Un peu hors sujet, d'accord... Mais le ton est bon. Je continue...

L'admission des femmes « en travail » se faisait par tour de vingt-quatre


heures pour chaque pavillon. Ce mardi, quand quatre heures sonnèrent, le
pavillon Bartch ferma ses portes, celui de Klin 136 ouvrit les siennes...
Aux pieds mêmes de Semmelweis se déroulèrent alors des scènes si
poignantes, si sincèrement tragiques, qu'on est surpris en les lisant, et
malgré tant de raisons contraires, de ne point avoir un enthousiasme absolu
pour le progrès.
Une femme, raconta-t-il plus tard à propos de cette première journée, est
prise brusquement vers cinq heures de l'après-midi de douleurs dans la
rue... Elle n'a pas de domicile..., se hâte vers l'hôpital et comprend aussitôt
qu'elle arrivera trop tard..., la voici suppliante, implorant qu'on la laisse
entrer chez Bartch au nom de sa vie qu'elle demande pour ses autres
enfants... on lui refuse cette faveur. Elle n'est pas seule !
Chez Klin, ne vont en définitive que celles qui parviennent à ces derniers
instants, sans argent, sans soutien, pas même celui d'un bras pour les
chasser de ce lieu maudit. Pour la plupart ce sont les êtres les plus
accablés, les plus réprouvés par les mœurs intransigeantes de l'époque : ce
sont presque toutes des filles-mères.
Dans le destin de Semmelweis, où les grands malheurs semblent pourtant
familiers, les chagrins tombent parfois si lourdement qu'ils s'estompent
dans l'absurde 137.
*
C'est la mort du professeur d'anatomie Jacob Kolletschka qui déclenche
l'étincelle. Le pauvre Kolletschka venait de mourir d'une infection
généralisée après s'être blessé avec un bistouri en salle de dissection. Risque
du métier !
Semmelweis participe à son autopsie et reconnaît des lésions qui
ressemblent à celles qu'il voit tous les jours chez ses patientes mortes de
fièvre puerpérale.
— Et si c'étaient les cadavres qui étaient la cause des infections ? Et si
moi-même et mes étudiants étions les responsables de la mort de ces
malheureuses ? Si, après les dissections du matin, nous transportions des
particules toxiques venant des cadavres et les donnions aux femmes que l'on
examine !... Et si c'étaient les doigts des étudiants, souillés au cours de
récentes dissections, qui vont porter les fatales particules cadavériques dans
les organes génitaux des femmes enceintes et surtout au niveau du col de
l'utérus ?
Semmelweis se prend la tête entre les mains. Il est écrasé par l'étendue de
sa responsabilité.
— Cela expliquerait donc la différence avec Bracht. Les sages-femmes ne
vont pas disséquer les cadavres ! Tandis que mes internes et moi, tous les
jours, nous serions les artisans de la mort...
Ignace n'est pas alors un homme à sombrer dans l'abattement. Il réagit
rapidement. Il propose qu'on se lave les mains au sortir des séances de
dissection avec une solution de chlorure de chaux, et il veille à ce que tous
l'appliquent.
Tous acquiescent, mais Klein, mais le patron ?
*
Louis Destouches, qui avait pris la plume et travaillait d'arrache-pied,
toute sa bibliographie autour de lui, semblait trouver le rythme de son récit,
et racontait la suite :

... Semmelweis l'entretint dès son arrivée à la clinique de la mesure de


propreté qu'il voulait faire prendre par les étudiants, il lui demande aussi de
s'y soumettre personnellement. En quels termes la proposition fut-elle
faite... ? Evidemment Klin demanda une explication de ce lavage préalable
qui lui parut, a priori, complètement ridicule.
Sans doute songea-t-il même à une vexation...
Semmelweis, d'autre part, était bien incapable de lui fournir une réponse
plausible ou une théorie convenable, puisqu'il voulait tenter le hasard. Klin
refusa net.
Semmelweis, énervé par tant de veillées épuisantes, s'emporta, oubliant le
respect qu'il devait, malgré tout, au plus mauvais de ses maîtres.
Certes l'occasion était trop belle pour que Klin ne s'en saisît pas. Le
lendemain, 20 octobre 1846, Semmelweis fut brutalement révoqué.
Dans les deux pavillons, la Fièvre, un instant menacée, triomphe...
impunément elle tue, comme elle veut, où elle veut, quand elle veut... à
Vienne... 28 % novembre 40 % janvier... la ronde s'étend, tout autour du
monde. La mort conduit la danse... clochettes autour d'elle... A Paris chez
Dubois... 18 %... 26 % chez Schuld à Berlin... chez Simpson 22 %... à Turin
sur 100 accouchées 32 meurent.

— Viré. Ils ont réussi à le virer avant même qu'il mette en essai sa géniale
intuition. Heureusement qu'il y a Skoda. Bien, ce type... Il essaye de
rattraper le pauvre Ignace. Il croit en lui !
Louis fulminait en écrivant. Il aurait voulu des mots plus forts pour bien
exprimer ce qu'il pensait de cette injustice, de cette incompréhension :

Gagné par l'insistance de Skoda, Bartch, médecin-chef de la seconde


maternité, finit par accueillir son protégé à titre d'assistant supplémentaire,
bien qu'il n'eût en réalité aucun besoin de personnel supplémentaire à ce
moment.
A peine Semmelweis était-il entré dans ses fonctions que, sur sa demande,
les étudiants auditeurs ordinaires de Klin passent chez Bartch en échange
des sages-femmes.
Le fait tant de fois observé se reproduit aussitôt fidèlement [...], la
mortalité par fièvre puerpérale monte chez Bartch à 27 %.
L'expérience décisive est donc prête. Semmelweis fit établir une solution
de chlorure de chaux avec laquelle chaque étudiant ayant disséqué le même
jour ou la veille doit se laver soigneusement les mains avant d'effectuer
toute espèce de recherche sur une femme enceinte. Dans le mois qui suivit
l'application de cette mesure, la mortalité tombe à 12 %.
Ce triomphe était bien net, mais ce n'était pas encore le triomphe définitif
que désirait Semmelweis. Jusque-là il avait eu l'esprit fixé sur la cause
cadavérique de l'infection puerpérale. Cette cause lui parut désormais
acquise, réelle mais insuffisante.
Il fuyait et redouta « l'à-peu-près », il voulait la vérité tout entière. On eût
dit pendant ces quelques semaines que la mort voulait ruser et jouer
d'audace avec lui. Mais ce fut lui qui gagna.
Il allait toucher les microbes sans les voir.
Restait encore à les détruire. Jamais on ne fit mieux.
Voici les faits : Au mois de juin, entra dans le service de Bartch une
femme qu'on avait crue gravide, d'après des symptômes mal vérifiés.
Semmelweis à son tour l'examine et découvre chez elle un cancer du col
utérin et puis, sans songer à se laver les mains, il pratique le toucher,
successivement, sur cinq femmes à la période de dilatation.
Dans les semaines qui suivirent, ces cinq femmes moururent de l'infection
puerpérale typique.
Le dernier voile tombe. La lumière est faite. « Les mains, par leur simple
contact, peuvent être infectantes », écrit-il... Chacun désormais, ayant
disséqué ou non dans les jours qui précèdent, doit se soumettre à une
désinfection soigneuse des mains par la solution de chlorure de chaux.
Le résultat ne se fait pas attendre, il est magnifique. Dans le mois suivant,
la mortalité par puerpérale devient presque nulle, elle s'abaisse pour la
première fois au chiffre actuel des meilleures maternités du monde :
0,23 % !
*
La preuve est faite. Le triomphe est proche...
Et pourtant, tout s'écroule pour Semmelweis au rythme où la cabale se
construit. Tout s'en mêle : la jalousie et la rancœur de Klein,
l'incompréhension de la plupart des médecins qui ne sont pas encore sortis
des vieilles théories antiques, la maladresse d'Ignace qui ne publie pas ses
résultats dans des revues sérieuses... Et puis, comme disent certains : « Se
laver les mains pour quoi faire et quelle perte de temps ! »
Et aussi, bien refoulée au fond de tous, une vague culpabilité d'avoir été,
pendant tant d'années, responsables de tant de morts !
Ceux qui soutiennent cette théorie sont toujours les mêmes : Skoda,
Rokitansky, et von Hebra qui publiera pour lui ses résultats. Ceux qui
l'attaquent : tous les autres, y compris la plupart des obstétriciens étrangers
qui n'acceptent pas de remettre en cause leurs habitudes. D'abord chassé de
l'hôpital, sans poste universitaire rémunéré, Semmelweis n'a plus qu'une
issue, son retour en Hongrie.
*
— Voilà, c'est fait ! J'ai fini cette thèse... Les cent cinq exemplaires
réglementaires ont été déposés à la faculté le 4 avril. J'ai effectué toutes les
révérences et donné toutes les références ! Je vais être docteur. Moi, au
fond, ça m'a toujours fait plaisir de guérir un rhume de cerveau, de
m'amuser avec une rougeole. Je suis un soigneur de tempérament. Rien à
me reprocher ! Seulement un petit truc... que je demande jamais d'argent ; je
peux pas tendre la main. La médecine c'est ingrat. Quand on se fait honorer
par les riches on a l'air d'un larbin, par les pauvres on a tout du voleur. Mais,
la souffrance de l'homme... s'il souffre il va être encore plus méchant qu'il
n'est d'habitude... c'est pas la peine... qu'il aille bien quoi... Mais, je varierai
pas d'un iota... mon style, ma façon... je suis le samaritain en personne...
samaritain des cloportes... je peux pas m'empêcher de les aider...
Louis Destouches, pétri de son idéal de samaritain, soutint sa thèse le
er
1 mai devant un jury bien disposé à son égard : la présidence en est
assurée par Brindeau, son directeur de thèse qui fut un de ses patrons de
stage hospitalier. Il fut entouré du professeur Maréchal, un de ses anciens
chefs de clinique, d'Anasthase Follet son beau-père (!) et de Selskar Gunn,
son ancien patron à la fondation Rockefeller.
Tous s'accordèrent à vanter la qualité et la pertinence du travail, et il
obtiendra même une mention très bien et la médaille de bronze.
Le nouveau Dr Destouches cherchait déjà une nouvelle orientation, hors
des voies de la routine. Il effectuera encore quelques remplacements de
médecine générale fin mai 1924, mais des contacts étaient déjà pris avec la
Société des Nations. Il y fut engagé à la fin du mois de juin. Une nouvelle
carrière s'ouvrait à lui : celle de médecin hygiéniste, persuadé qu'il était de
la responsabilité des hommes, par leur mode de vie, dans la plupart de leurs
maux.
L'avenir en décida autrement...
*
On est en 1970.
Je suis étudiant en médecine et j'ai besoin d'effectuer un travail sur
Semmelweis. Je me rends donc à la faculté de médecine de Paris, rue de
l'Ecole-de-Médecine, où se trouve la grande bibliothèque. Y sont
conservées toutes les thèses de médecine depuis la nuit des temps. On y
accède par le grand escalier monumental. On pénètre alors dans cette vaste
pièce à l'ambiance feutrée, où le moindre bruit déclenche les « chut »
excédés des lecteurs irascibles.
Je me dirige vers le bureau central, où les aides bibliothécaires en blouses
grises sont chargés de distribuer les livres pour « consultation sur place ».
On chuchote à voix basse.
— La thèse de Destouches sur Semmelweis, vous avez une autorisation de
votre professeur ?
Je l'ai. Même en deux exemplaires. L'air bougon, le bibliothécaire
m'affirme :
— Impossible, vous êtes le quatrième qui me la demandez aujourd'hui.
Repassez demain.
— Elle est tellement consultée, cette thèse ?
— Mais, mon petit monsieur, répondit-il l'air suffisant, c'est de loin le
volume qu'on nous demande le plus dans toute cette faculté. Alors, il faudra
vous lever de bonne heure...
Dépité, je reviens sur mes pas, bien obligé de suivre cette injonction et
bien décidé à me lever de bonne heure !
Il est vrai que cette thèse sur le pauvre Semmelweis aurait peut-être eu
moins de succès à la faculté si son auteur n'avait pas publié quelques années
plus tard Voyage au bout de la nuit, révolution dans la littérature française,
sous le nom de Louis-Ferdinand Céline 138...

Médecins maudits ?
La thèse de Destouches nous renseigne assez peu sur ce qui allait faire de
Louis-Ferdinand Céline un des auteurs incontournables du XX esiècle. Elle
ne possède en rien le souffle et l'invention linguistique du Voyage... Il faut
dire que le style Céline, transfert de la langue parlée dans la langue écrite,
se prête assez mal au genre « thèse de doctorat » !
En revanche, le choix de Semmelweis, même s'il lui a été soufflé, n'a rien
d'anodin. Semmelweis est perçu comme un médecin maudit, dont le destin
va de l'incompréhension au rejet par l'institution médicale, et finalement à
la misère et à la folie. En effet, à partir de 1865, Semmelweis présente tous
les signes d'une démence, qui peut être une maladie d'Alzheimer. Interné en
hôpital psychiatrique, il mourut, après avoir été battu par le personnel
infirmier, d'une surinfection profonde de ses blessures superficielles... Le
comble pour celui dont la lutte avait été la propagation de l'infection !
Incontestablement, Céline s'identifie, à l'aube de sa carrière, à la
misérable destinée de Semmelweis : celui qui a raison seul contre tous. On
est écrasé par l'Institution qui ne peut reconnaître vos mérites et qui vous
enserre et vous abat. Céline, en tant que médecin, se sentira incompris et
non reconnu, et ce n'est pas son expérience de médecin généraliste à
Bezons qui le réconfortera.
Là doit s'arrêter toute comparaison. Céline n'apporte rien à la science
médicale, il est sans doute un médecin tout au plus dévoué, mais sans talent
particulier. Son ambition de chercheur n'est pas portée par des découvertes
substantielles... En bref, il pense ne pas être reconnu à sa juste valeur, mais
il n'y a rien à reconnaître ! En revanche, emporté ensuite par son délire
raciste et sa lamentable collaboration, il méritera d'être honni par ses
pairs. Le Céline de Bagatelles pour un massacre ne peut nous intéresser. Il
salit le serment d'Hippocrate.
Finalement, en dehors de l'œuvre du romancier qui échappe à notre
jugement sur l'homme, le plus grand talent de Destouches est d'avoir mis
l'accent sur l'extraordinaire prémonition d'Ignace Semmelweis et d'avoir
contribué à lui donner la place qu'il mérite dans le panthéon des grands
découvreurs !

130. Cité dans la thèse de doctorat en médecine de Louis Destouches, faculté de médecine de Paris,
1924.
131. Infection du péritoine.
132. Infection généralisée : les microbes passent dans le sang et infectent tout l'organisme.
133. Les antibiotiques n'ont été découverts qu'en 1941 par Fleming.
134. Les femmes ont longtemps accouché à genoux, accroupies, debout ou assises sur des chaises
dites d'accouchement. Ces chaises étaient surtout utilisées dans le monde germanique. La sage-
femme était accroupie devant la femme (ce que décrit le latin obstetrix, de ob, en face, et stare, se
tenir). L'intervention des médecins fit apparaître « le lit de misère », de travail ou de douleur, affecté
spécialement à l'accouchement, qui leur permettait de travailler debout puisque la parturiente était
couchée.
135. Les sages-femmes et les obstétriciens avaient l'habitude de mesurer le degré de dilatation du
col au toucher vaginal par : « petite paume », « grande paume » ou « complète ». Maintenant, on ne
doit plus parler qu'en centimètres !
136. Dans sa thèse, Destouches choisira de franciser l'orthographe du patronyme du Dr Klein.
137. Les textes en italique sont des citations de la thèse de Louis Destouches, faculté de médecine
de Paris, 1924.
138. Louis-Ferdinand-Auguste Destouches a choisi comme nom de plume le prénom de sa grand-
mère Céline. C'est aussi un des prénoms de sa mère. Le Voyage au bout de la nuit a été l'œuvre
française la plus traduite et la plus lue parmi celles du XX e siècle après celle de Proust.
16
Les larmes de Joseph Lister

Où l'on découvre que Louis Pasteur a bien du mal à démontrer que les
microbes ne naissent pas spontanément mais sont portés par l'air. Où l'on
pleure avec toute l'équipe dans la salle d'opération de Glasgow. Où l'on
voit naître l'antisepsie chirurgicale. Où l'on confirme que nul n'est prophète
en son pays...

Depuis son arrivée sur terre, l'homme croit naïvement à la génération


spontanée. Les Chinois pensaient que les bambous généraient les pucerons,
les Egyptiens observaient que les grenouilles et les crapauds naissaient
spontanément des crues du Nil, et tous savaient bien qu'un tas de fumier
produisait des mouches... Et pour asseoir cette théorie, quelques pointures
comme Aristote, Thomas d'Aquin, Harvey, Descartes et Buffon restaient
persuadés que certains êtres vivants dits inférieurs, particulièrement les
insectes, se reproduisaient sous l'effet de facteurs physico-chimiques à
partir de substances plus ou moins organiques.

Au milieu du XIX e siècle, la plupart des médecins, comme tout un chacun


d'ailleurs, croyaient encore que les germes de fermentation et les
moisissures, issus de la putréfaction, apparaissaient spontanément. On
laissait dans un coin un tas de vieux chiffons ou n'importe quels détritus
organiques et crac, par « miracle », apparaissaient des germes, des
champignons, voire des... souris. Les chirurgiens étaient persuadés, par
exemple, que le pus que produisait une plaie était un élément naturel, un
passage obligé, pour permettre la cicatrisation des tissus.

Ce fut dans ce monde d'évidences et de certitudes que Louis Pasteur, à


partir de 1859, se lança dans une croisade contre les partisans de la
« génération spontanée », et en particulier contre Félix Archimède Pouchet,
biologiste et Normand têtu, et le jeune Georges Clemenceau, qui se targuait
de sa formation médicale pour discuter les compétences de Pasteur, qui, lui,
n'était que chimiste 139. Ce fut finalement après six années de recherches que
Pasteur démontra la fausseté de cette théorie archaïque selon laquelle « la
vie pourrait apparaître à partir de rien, et les microbes être générés
spontanément ».
Cette année-là, l'Académie des sciences se décida enfin à lancer un
concours sur cette vieille interrogation. Le sujet était clairement formulé :
« Essayer, par des expériences bien faites, de jeter un jour nouveau sur la
question des générations spontanées. » Pouchet y participa et proposa
des expériences qui, de son point de vue, apportaient des preuves
formelles ; mais pourtant aucun des académiciens du jury ne put les
reproduire. Ce fut Pasteur qui obtint le prix en rédigeant un mémoire « sur
les corpuscules organisés qui existent dans l'atmosphère » et il fut déclaré
vainqueur au grand dépit de son adversaire, qui resta persuadé jusqu'à sa
mort de la valeur de ses démonstrations.
Pourtant, même couronné par l'Académie, le combat de Pasteur
s'annonçait particulièrement chaud. Il ne lui restait plus qu'à convaincre... et
à convaincre en particulier les chirurgiens que ce qu'il venait de démontrer
avait des implications pratiques devant se traduire par des mesures
nécessitant d'abord la compréhension des faits, puis une pincée de rigueur si
l'on voulait vraiment limiter le risque infectieux des opérés. Il leur disait :
— Cette eau, cette éponge, cette charpie, avec laquelle vous lavez et vous
recouvrez la plaie, y déposent des germes, qui, vous le voyez, ont une
facilité extrême de propagation dans les tissus, et entraîneraient
infailliblement la mort des opérés dans un temps très court si la vie ne
s'opposait à la multiplication des germes. Mais hélas ! Combien de fois
cette résistance vitale est impuissante. Si j'avais l'honneur d'être chirurgien,
non seulement je ne me servirais que d'instruments d'une propreté parfaite,
mais après avoir nettoyé mes mains avec le plus grand soin et les avoir
soumises à un flambage rapide, je n'emploierais que de la charpie, des
bandelettes, des éponges préalablement exposées dans un air porté à une
température de 130° à 150°.
Les chirurgiens pensaient : « Ce Pasteur qui n'est qu'un chimiste, occupé
par la levure de bière des brasseurs de Lille 140, à quel titre vient-il nous
donner des leçons ? Il ne connaît rien aux malades et aux opérations que
nous faisons tous les jours. Il n'imagine pas que nous allons changer nos
pratiques pour complaire à ses expériences effectuées dans un alambic à
col-de-cygne ! »

Si bien que la plupart des chirurgiens français haussèrent les épaules et


continuèrent à faire leurs opérations en acceptant un cortège d'infections
d'environ 60 % et une mortalité de presque 40 %... Mais on n'y pouvait
rien : c'était dû aux miasmes hospitaliers, sorte d'émanations néfastes et
mystérieuses exhalées par les malades et venant « empoisonner » leurs
voisins. La preuve : plus les hôpitaux étaient peuplés et plus la mortalité
était élevée !
Il faut se remémorer qu'à cette époque les chirurgiens entraient en salle
pour opérer engoncés dans leur redingote noire avec un nœud papillon
parfaitement noué sur le col pour fermer leur chemise, seul le chapeau haut
de forme pouvait rester au vestiaire. Pourtant, ils retroussaient parfois leurs
bras de chemise pour ne pas laisser traîner les manchettes dans la plaie et
certains allaient même jusqu'à nouer un tablier à leur ceinture pour éviter
souillures et projections. Pas de calotte pour cacher les cheveux, pas de
masque sur le nez, pas de gants sur les mains. Et il n'y avait aucune raison
valable pour changer ces habitudes, puisqu'il en avait toujours été ainsi.
Joseph Lister, chirurgien chef de la Royal Infirmary de Glasgow,
n'échappait pas à la règle. Il entrait au bloc en redingote noire, rouflaquettes
en bataille, serviette sur le bras comme la porterait un garçon de café, pour
éponger le sang, et saisissait fermement sa lancette en main droite pour
inciser les plaies. Pourtant Lister passait déjà pour un original, car il
demandait à tous de se laver les mains avant de pénétrer dans le théâtre des
opérations. Il connaissait le travail de Semmelweis 141 et en avait adopté les
conclusions. Il avait également entendu parler de ce Français, ce
Louis Pasteur, qui demandait de faire bouillir le linge qu'on utilisait au bloc
opératoire. Il était même allé plus loin et réclamait que ses instruments
soient trempés en permanence dans l'acide phénique.
Pourquoi le phénol ? Lister avait découvert, dans un article allemand sur
l'hygiène publique, l'intérêt de cet acide pour traiter les champs d'épandage
municipaux. Quand le produit était répandu, les odeurs d'égouts
disparaissaient et le bétail qui paissait alentour n'était pas affecté. Il décida
d'employer ce principe préventivement pour éliminer tous les microbes qui
auraient pu se trouver sur le matériel chirurgical. Antisepsie empirique !
Mais ce jour-là, il venait de franchir une étape supplémentaire qui, cette
fois, avait pour conséquence de faire pleurer tout le monde dans la salle
d'opération. On opérait en effet un jeune charretier dont le cheval s'était
brusquement cabré dans les brancards et le chariot en reculant l'avait
renversé et écrasé sa jambe. C'était une méchante fracture ouverte. Si tout le
monde pleurait – le patron, engoncé dans sa redingote, compris – ce n'était
pas pour se lamenter sur le triste sort du jeune patient. On en avait vu
d'autres à l'hôpital de Glasgow ! C'était plutôt parce que Joseph Lister
venait d'inventer une nouvelle technique : le spray. Depuis le début de
l'opération, un aide actionnait une pompe qui nébulisait l'acide phénique sur
tout le champ opératoire pour détruire tous les germes portés par l'air,
comme Pasteur l'avait expliqué.
Si Louis Pasteur avait montré que l'air comportait des germes entraînant
l'infection, il fallait trouver un moyen de stériliser l'air..., pensait Lister.
Depuis déjà un an, il utilisait des compresses imbibées d'acide phénique
dans les fractures ouvertes de jambe et il avait constaté la guérison de ses
patients sans l'écoulement purulent, pourtant habituellement attendu. Il en
avait étendu le principe à toute sa pratique chirurgicale et il avait constaté
que les malades opérés de hernies ou d'affections de l'abdomen ne
s'infectaient plus et guérissaient rapidement. Il commença alors à utiliser le
phénol pour tout ce qui touchait le patient, les instruments, les tabliers du
chirurgien et de ses aides, les compresses. Le catgut lui-même était
phéniqué ainsi que les tuyaux pour le drainage des plaies. Seule sa
redingote échappait (Dieu seul savait pourquoi) au désinfectant. Quant aux
pulvérisations phéniquées du champ opératoire qu'il faisait ce jour-là dans
la salle d'opération du petit charretier, c'était la cerise sur le gâteau. Tous les
assistants, les yeux rouges et la goutte au nez, pensaient : « Où s'arrêtera-t-
il ? Quand il nous aura tous empoisonnés sans doute. »
Mais le « spray » était une fameuse idée, Lister en était certain. Il
mouchait lui aussi, pleurait et reniflait comme tout le monde, mais il était
convaincu que les résultats suivraient. Il en est ainsi des certitudes
nécessaires aux pionniers.
Ils suivirent ! Et la septicémie, l'érysipèle et tout ce que l'on nommait
avant « pourriture d'hôpital » disparurent du service de Glasgow. Lister
publia ses statistiques en 1869 : la mortalité opératoire était passée de 60 %
à 15 % ! Et il apprenait qu'un certain nombre d'équipes dans le monde
avaient adopté son spray.
Dans une lettre de 1874, il rendait hommage à Pasteur en lui écrivant :
« Pour m'avoir, par vos brillantes recherches, démontré la vérité de la
théorie des germes de putréfaction, et m'avoir ainsi donné le seul principe
qui ait pu mener à bonne fin le système antiseptique. »
L'idée de la génération spontanée avait définitivement vécu 142.

139. Pour être honnête et n'en déplaise à notre héros national, Franscisco Redi (1668) et surtout
l'abbé Lazarro Spallanzani (1765) avaient déjà démontré que les « animalcules » ne se développaient
que dans des fioles exposées à l'air et non dans celles préalablement scellées à la flamme.
140. Pasteur, qui avait été nommé doyen de la faculté de Lille, avait été contacté par les brasseurs
lillois pour étudier la fermentation et la conservation de la bière.
141. Voir chapitre 15.
142. En France, cette méthode sera reprise par Just Lucas-Champonnière qui s'était rendu auprès de
Lister dès 1869. A son retour, il raconta ce qu'il avait vu, mais ne sut pas convaincre les chirurgiens
parisiens. Il faudra attendre encore longtemps pour que l'antisepsie soit totalement adoptée.
17
Les amours du Dr Halsted

Où l'on découvre que Sigmund Freud a failli être le premier médecin


anesthésiste de l'histoire. Où l'on compatit avec les souffrances des
chirurgiens de Baltimore qui appliquent strictement les principes de
l'antisepsie découverts par Lister. Où le Dr Halsted va faire une découverte
fondamentale pour tous les chirurgiens du monde parce qu'il est tombé
amoureux de sa panseuse...

Le Dr William Halsted devait se rendre à l'évidence de l'expérience


clinique élémentaire : il était amoureux !
Une chose qu'il n'avait pas imaginé pouvoir lui arriver, tant son esprit au
cours des dernières années s'était vidé de tout ce qui n'était pas son métier,
ou plutôt sa reconquête. Il n'était, en effet, arrivé que depuis quelques
années dans ce nouvel hôpital de Baltimore, le Johns Hopkins, dirigé par
son ami Welch, qui lui avait donné sa chance sous la forme d'un marché :
— William, je te prends parce que tu es un brillant chirurgien et un
chercheur original. Mais ce nouvel hôpital a pour mission d'être un des
phares de la médecine de ce pays. Je ne pourrai pas tolérer la moindre
incartade. Si tu replonges, je ne te garderai pas une seconde de plus, malgré
toute notre amitié...
Ne pas replonger..., comme disait Welch, évoquant une tache qui l'avait
marqué dans sa chair, on pouvait le dire !
Dont il était sorti comme d'un labyrinthe à la force de ses neurones, mais
dont il savait bien que le moindre faux pas lui serait à nouveau fatal.
Alors l'amour, dans tout ça...
*
Tout avait commencé en octobre 1884, quand il avait lu un papier d'un
certain Koller, chirurgien ophtalmologiste viennois qui utilisait une solution
de cocaïne instillée dans l'œil pour opérer sans douleur les cataractes 143.
Cette révélation provoqua chez Halsted cette excitation particulière au
creux épigastrique qu'il ressentait lorsqu'il était sur le point de découvrir
quelque chose... Si la cocaïne appliquée par instillation ou badigeonnage
entraîne une anesthésie superficielle, elle devrait aussi agir à l'intérieur du
corps si on pouvait l'y faire pénétrer.
La seule solution possible était donc l'injection, et, dès septembre 1884,
Halsted et ses collaborateurs, Hartley et Hall, commencèrent à expérimenter
sur eux-mêmes en s'injectant des solutions à haute teneur de cocaïne sous la
peau, puis dans les couches plus profondes, et ils obtinrent des anesthésies
locales de longue durée.
Pendant ces essais, ils remarquèrent qu'ils pouvaient travailler nuit et jour
sans fatigue et qu'ils avaient l'impression de mieux comprendre. Ils prirent
donc l'habitude de s'injecter ou de priser de la cocaïne à tout bout de champ,
pour se sentir frais et dispos.
Et si cette substance agissait non seulement au contact des tissus, mais
aussi sur les nerfs périphériques ? Si elle permettait de couper la douleur du
membre concerné, ce serait tout de même un progrès pour les malades qui
devaient être opérés ?
Il réunit dès le lendemain ses assistants :
— Nous allons expérimenter sur nous-mêmes, car je ne vois pas de
modèle animal aussi valable depuis l'expérience rapportée par Moreno y
Maiz 144, l'injection de cette nouvelle substance magique. La question est
bien sûr de savoir si elle est capable d'entraîner une anesthésie locale ou
plutôt locorégionale dans tout le territoire du nerf concerné.
Avec Richard Hartley, ils s'injectèrent la cocaïne au contact de leurs nerfs
des membres supérieurs puis inférieurs et purent ainsi vérifier sur eux-
mêmes la possibilité d'entraîner une anesthésie propice à traiter une fracture
ou effectuer une amputation. William voulut rapidement commencer chez
les patients.
Il n'y avait qu'un problème, pour Halsted et ses collègues, mais plus
important qu'il ne l'avait jugé initialement : la cocaïne, ils ne pouvaient plus
s'en passer... Il leur en fallait tous les jours, puis plusieurs fois par jour. On
était trop bien sous cocaïne : on n'était jamais fatigué, on paraissait
intelligent et Halsted n'hésitait pas à mettre à son actif ses récentes
découvertes. En revanche, il n'était plus question de voir des malades ou
d'opérer, leur seul désir était la drogue, leur seule angoisse était d'en
manquer. Toutes les tentatives de sevrage se soldèrent par des échecs :
insomnies, douleurs, angoisse, hallucinations. Ils étaient « addicts »...
Il avait fallu partir, laisser l'hôpital et se soigner, si cela était encore
possible. Pour tenter d'échapper à la mort, Halsted se retrouva à Providence,
au Butler Sanatorium (Rhode Island), asile spécialisé dans la
désintoxication des morphinomanes. Le combat fut gigantesque et dura
deux ans. Pendant deux ans, il eut, tous les jours, la sensation qu'on lui
arrachait les tripes.
Mais il fallait qu'il s'en sorte, il fallait qu'il puisse retourner dans un bloc
opératoire. Il réclama à ses médecins qu'on lui imposât une discipline de
janissaire.
Quand il apprit la mort de Richard Hartley, au lieu d'en être affecté ou
découragé, il y puisa une force de survie pour accepter, avec une quasi-
délectation, toutes les douleurs de son corps.
Un jour, on avait estimé qu'il pouvait sortir. On l'avait considéré comme
guéri. On était en septembre 1886.

Baltimore, 1886
Impossible de retourner dans son hôpital d'origine à New York. On ne
voudrait plus de lui ! Heureusement, il y avait l'ami Welch, dans ce nouvel
hôpital de Baltimore qu'il venait de créer avec Osler et qu'il avait décidé de
mettre en orbite. Pas étonnant de ce terrible Welch. Un meneur d'hommes,
William en avait fait l'expérience quand il avait été son interne à Bellevue.
« Ne pas replonger », avait dit Welch. Il tiendrait parole, Welch, ami ou
pas. Au moindre problème, c'en était fait de lui...
Et voilà qu'il était amoureux. En principe, ce n'était pas interdit par Welch,
ou par quiconque, mais là, ça tombait mal. Lui qui se voulait
fondamentalement un autre homme, qui s'appliquait à se montrer
méthodique, réfléchi, calme et pondéré en toutes circonstances. Et même au
bloc opératoire où les conditions de la chirurgie de l'époque invitaient plutôt
à prendre des attitudes de cow-boys !
L'objet de son désir n'était autre que la belle Caroline, Caroline Hampton,
son infirmière-chef du bloc opératoire, qui instrumentait à ses côtés, tous les
jours. Elle avait tout pour plaire, et d'ailleurs, d'une façon générale, elle
plaisait ! Témoin, son passage dans l'hôpital, escortée par tous les regards
masculins...
— C'est la nièce du général Hampton, disait-on à voix basse.
Grande, brune, d'allure altière, elle glissait pourtant dans le frou-frou de
ses longues jupes, sans sembler prêter attention au peuple de ses
admirateurs. Un caractère de feu avec ça, un désir de nouveauté, une
énergie incroyable au travail. Toute la passion du Sud d'où elle venait, de
ces grandes plantations de coton qu'avait défendues son oncle, général des
Confédérés. Toute sa révolte personnelle aussi, quand elle avait claqué la
porte de l'exploitation familiale pour partir au Nord, s'inscrire dans une
école d'infirmières.
Halsted ne se savait pas timide. Il se révélait pourtant paralysé devant
cette femme superbe qui l'impressionnait, lui, le grand chirurgien. Alors
qu'il était plutôt autoritaire dans son travail avec ses collaborateurs et son
personnel, il ne savait même plus comment lui adresser la parole. Il avait en
effet choisi de garder les distances indispensables pour que sa position
restât indiscutable en toutes circonstances. Mais il voyait bien qu'il ne
pouvait pas s'adresser à Caroline sur ce ton très distant et impeccablement
poli qu'il employait pour les infirmières de son service :
— Mademoiselle, pouvez-vous me défaire ce pansement !
Pour ne pas risquer d'utiliser ce ton patronal, il ne lui adressait plus la
parole. En salle d'opération, seul le nom des instruments claquait pour
ponctuer les gestes.
— Pinces. Ciseaux. Suture !
Caroline suivait sans un mot de réponse, sans un geste d'impatience. Les
assistants et les internes se taisaient, percevant une atmosphère étrange et
tendue, sans pour autant en comprendre les raisons.
Pendant ce temps, le prestige d'Halsted au Johns Hopkins grandissait et on
parlait de lui pour occuper le poste de chirurgien-chef. Il avait imposé
d'appliquer dans sa salle d'opération les idées prônées par Lister, le
chirurgien écossais 145. Ce dernier avait tout de suite saisi l'intérêt des
découvertes de Pasteur, quand il avait proposé aux chirurgiens de
l'académie de médecine de Paris « de ne se servir que d'instruments
parfaitement propres, préalablement exposés dans un air porté à la
température de 130 à 150 °C, qu'ils compléteraient par un flambage rapide
[...] de se laver les mains avec le plus grand soin... ».
Mais Pasteur était porteur d'une tare indélébile aux yeux des chirurgiens
français : il n'était qu'un pauvre chimiste et n'était pas médecin.
— Nous n'avons pas de leçons à recevoir d'un homme qui ne sait même
pas ce que sont les miasmes hospitaliers et leur incontournable loi...
Lister, lui, avait compris Pasteur.
Il fut le premier à utiliser des désinfectants sur la peau des malades et des
chirurgiens et avait obtenu dès 1864 des résultats spectaculaires : le taux de
mortalité de ses opérés était tombé de 50 à 10 %. Il n'hésitait pas à opérer
dans une atmosphère d'acide phénique nébulisé par un appareil qu'il avait
mis au point.
Le cérémonial adopté par Halsted en 1886 était tout aussi rigoureux. Les
instruments étaient stérilisés selon les principes de Pasteur. On nébulisait le
champ opératoire grâce à l'appareil de Lister. Tout le monde pleurait autour
du patient et le patient aussi, mais Halsted n'en avait cure. On opérait après
avoir trempé ses mains nues dans l'acide phénique. Décapant ! Et Caroline
nettoyait en permanence les instruments en les trempant dans l'acide et le
bichlorure de mercure.
Les résultats étaient au rendez-vous : très peu d'infections. Et Halsted
pouvait réaliser l'opération qu'il venait de décrire pour traiter les cancers du
sein : la mastectomie radicale, où il enlevait le sein, le muscle pectoral et
tous les ganglions axillaires. Lourde opération pour le moins !
*
Un matin, Caroline lui demanda un entretien en particulier.
— Monsieur, je vais être obligée de vous quitter.
Le sol s'ouvrait sous les jambes de William et une foule de suppositions
contradictoires s'entrechoquèrent dans sa tête.
Pour toute explication, elle lui tendit ses deux mains. Ses deux belles
mains blanches qu'elle exhibait, rouges, boursouflées et sillonnées de
plusieurs crevasses profondes et suintantes :
— Malgré tous mes soins, mes mains ne peuvent guérir. Je ne peux plus
vous assister. J'ai les mains les plus laides et les plus douloureuses de tout le
Maryland !
— C'est l'acide 146 ? interrogea Halsted.
— C'est l'acide, répondit-elle en piquant un fard.
Halsted lui recommanda très doucement d'arrêter le travail en salle
d'opération, le temps nécessaire pour se soigner les mains. Mais il lui
demanda également, la supplia presque, de ne pas solliciter une nouvelle
affectation. Il allait trouver une solution.
Le visage de Caroline s'éclaira :
— Sachez, monsieur, que mon plus grand désir est de rester travailler à
vos côtés.
— Mais... je le souhaite aussi, mademoiselle Hampton. Je le souhaite,
balbutia-t-il en la raccompagnant cérémonieusement à la porte de son
bureau, refrénant une furieuse envie de la prendre dans ses bras.
*
Comme toujours dans l'adversité, Halsted réagissait avec rapidité et
intelligence. Le soir même, il ressentit le petit picotement au creux de
l'estomac qui lui indiquait qu'il était sur la piste d'une bonne idée.
— Il faudrait une seconde peau pour lui protéger les mains.
Dès le lendemain, il prit rendez-vous avec Charles Goodyear, dont on
parlait beaucoup, car il avait mis au point une nouvelle technique pour
entourer les roues des carrioles en utilisant du latex. Préparé et vulcanisé
selon ce procédé, on pouvait gonfler ce caoutchouc d'air, ce qui formait un
pneumatique, permettant d'avancer sur les pavés de façon douce, suspendue
et silencieuse.
Une révolution...
— Et avec votre nouvelle matière, ce latex, ne serait-il pas possible de
mouler des gants très fins, épousant la forme des mains et des doigts de
Mlle Hampton pour la protéger contre les agressions de nos antiseptiques ?
Il n'avait pas traversé une seule fraction de seconde l'esprit d'Halsted que
cette technique aurait pu également être utile aux autres chirurgiens de
l'équipe, voire au malade pour prévenir les infections manuportées par les
opérateurs. Non, le seul souci d'Halsted, à cet instant précis, alors qu'il
cherchait à convaincre Charles Goodyear de l'aider, était bien de garder
Caroline auprès de lui, parce qu'il n'était pas possible qu'il en fût
autrement...
*
Caroline porta les nouveaux gants de Goodyear. Sa dermatose guérit. Elle
resta auprès de William, continua de l'instrumenter. L'habitude fut prise, le
dimanche matin, de petits cours d'anatomie, où Halsted faisait de
l'enseignement aux infirmières du Johns Hopkins. Elles furent quelques-
unes à les fréquenter, puis deux ou trois, puis une seule : Caroline. Un jour
Osler, cofondateur de l'hôpital avec Welch, surprit ce tête-à-tête studieux et
en resta suffisamment marqué pour l'évoquer ensuite dans ses écrits.
On annonça enfin le mariage de William et de Caroline, et Welch, ce
vieux Welch, en fut l'incontournable témoin. L'amour et la morale étaient
saufs !
Et les gants chirurgicaux, dans tout cela ?
Il faut bien reconnaître qu'Halsted et son équipe trouvèrent cela
confortable et les adoptèrent ensuite pour protéger également leurs mains de
chirurgiens des antiseptiques.
Il fallut attendre 1896, c'est-à-dire six ans après l'épisode de la dermatose
de Caroline Hampton, pour qu'un des élèves du maître, le Dr Joseph
Bloodgood, commençât à proposer les gants en chirurgie comme une
mesure antiseptique importante, permettant de protéger aussi le patient...
Une fois de plus, une découverte médicale suivait des chemins détournés
avant d'aboutir.
*
Caroline et William n'eurent pas d'enfants. Ils continuèrent à travailler
ensemble pour réaliser des opérations de plus en plus complexes. Une école
de chirurgie s'était formée autour de William, et bientôt le monde entier
allait défiler pour le voir opérer.
Welch était content pour son hôpital : William n'avait pas « replongé »...
Quand Halsted fut nommé professeur de chirurgie, Welch fit un
magnifique discours devant tout le personnel sur le courage, la sûreté de
jugement, le calme et la dextérité de son chirurgien-chef. Halsted supporta
toutes ces félicitations avec modestie et répondit avec une dignité parfaite.
En rentrant chez lui, le soir, il prit cependant sa petite dose de morphine,
habitude qu'il n'abandonna jamais de toute sa vie...

Les panseuses, bien sûr !


Les panseuses instrumentistes : ces femmes masquées aux côtés du
chirurgien, enveloppées de casaques stériles, gantées du latex de Caroline.
Elles parlent peu, seuls leurs yeux expriment ce qu'elles sentent. Leurs
gestes précis ponctuent l'intervention. On pourrait croire qu'elles ne font
que ranger leurs instruments et chercher dans un monceau de pinces celles
que réclame le chirurgien toujours impatient ! Il n'en est rien. La vraie
professionnelle connaît l'intervention aussi bien que celui qui la réalise.
Je tends la main simplement et l'instrument claque dans ma paume
ouverte. Je ne regarde même pas et continue de fixer mon champ opératoire
au travers de mes loupes, je sais que c'est le bon outil portant le bon fil que
l'instrumentiste m'a plaqué dans les gants.
Une bonne instrumentiste, servie par une bonne panseuse circulante 147,
permet de gagner un tiers du temps de l'opération comparée à une équipe
de néophytes. Pour certaines opérations, comme celles de la chirurgie
cardiaque que je pratique, cela est très important, car le risque opératoire
est directement indexé au temps de l'arrêt du cœur. Il ne s'agit pas de faire
la course, mais celui qui sera le plus bref donnera incontestablement une
chance supplémentaire à son patient.
Tous les chirurgiens ne sont pas, comme Halsted, amoureux de leur
instrumentiste. Toutes les instrumentistes n'ont sans doute pas le charme et
le charisme de Caroline Hampton. Mais il est clair qu'au fil des ans une
grande complicité peut s'établir entre le chirurgien et ses collaboratrices.
Un grand respect aussi, pour la perfection technique du ballet muet, ou
presque, que constitue pour le spectateur une opération réalisée avec brio.
Un chirurgien des hôpitaux, professeur à la faculté, avait choisi, il y a
quelques années, d'arrêter d'opérer pour se consacrer à une activité
totalement différente : reprendre les rênes de l'entreprise industrielle
familiale. Interrogé par les journalistes sur les raisons de son choix, il les
exprimait de façon calme et presque détachée : le besoin de changer de vie,
l'impression d'avoir fait le tour du métier de chirurgien, la lassitude de ce
métier fait de responsabilité et d'astreinte où se joue chaque jour la vie des
hommes... Puis la question vint :
— Mais, professeur, qu'est-ce qui vous manque le plus dans votre nouvelle
vie ? demanda le journaliste.
Le professeur avait réfléchi un instant, puis lâché dans le souffle de
l'évidence :
— Les panseuses, bien sûr !

143. En fait, le véritable découvreur des propriétés de la cocaïne comme anesthésique local est...
Sigmund Freud ! En décembre 1883, son attention est retenue par un article intitulé « Action
physiologique et importance de la cocaïne ». De la cocaïne avait été administrée à des soldats, et
leurs capacités physiques s'étaient trouvées nettement accrues. Freud se demande alors s'il n'y a pas là
un débouché dans le traitement des maladies mentales. Il décide d'essayer sur lui-même et constate
que ses capacités physiques et intellectuelles sont décuplées. Il publie un article en juin 1884 intitulé :
« De la Coca », où il décrit de nombreux effets bénéfiques de cette substance, même celle de guérir
les maux d'estomac et de permettre le sevrage de la morphinomanie !
Pendant la rédaction de son article il souffre des dents ; il s'applique de la cocaïne sur la muqueuse
gingivale et constate alors que sa douleur disparaît. Mais, à l'antipode de l'esprit chirurgical, Freud ne
perçoit pas l'importance de cette découverte et ne signale même pas cet effet dans son article, effet
qu'il considère comme accessoire.
Par chance, il rencontre quelques jours plus tard son ami Karl Koller, ophtalmologiste du même
hôpital, qui, à la question : « Wie geht es Ihnen ? », répond à son ami Sigmund que tout irait bien s'il
ne souffrait pas d'une épouvantable rage de dents. Trop heureux de lui rendre service, Freud lui
donne sa nouvelle recette. Cette fois, Koller est chirurgien, et l'importance de cette constatation ne lui
échappera pas !
144. En 1885, Halsted étudie un rapport de Moreno y Maiz vieux de dix-sept ans et tombe sur le
paragraphe suivant : « Injection d'une solution de cocaïne dans la cuisse gauche d'une grenouille... au
bout de quinze minutes l'animal ne remue plus... le bout de la patte gauche est brûlé sans réaction... le
nerf sciatique gauche est isolé et sous l'action du courant électrique la patte s'agite. Donc la faculté
motrice subsiste alors que la sensibilité a disparu. » Moreno y Maiz a dû injecter la cocaïne dans un
nerf commandant la sensibilité de la patte. C'était donc ainsi qu'il fallait procéder. L'anesthésie de
conduction (locorégionale) venait de voir le jour.
145. Voir chapitre 16.
146. L'acide carbolique ou acide phénique et le bichlorure de mercure ou calomel sont des produits
utilisés comme antiseptiques dans le passé mais considérés actuellement comme toxiques.
Particulièrement irritants pour la peau l'un et l'autre, ils entraînent même une toxicité dermique
provoquant rougeurs et inflammation.
147. La panseuse circulante n'est pas habillée stérilement comme la panseuse instrumentiste. Son
rôle est d'alimenter la table d'instruments de tout ce qui va être nécessaire à l'opération ou que
réclame le chirurgien.
18
Un champ de foire pour l'anesthésie

Où le dentiste Horace Wells a l'intuition des propriétés des gaz


anesthésiques devant une baraque de foire. Où il se ridiculise en tentant
une démonstration devant les chirurgiens de Boston. Où l'on apprend qu'un
autre pionnier de l'anesthésie, William Morton, est victime de son sens des
affaires. Où le pauvre Wells finit par se suicider en prison en se tranchant
l'artère fémorale sans ressentir aucune douleur grâce au chloroforme...

Jusqu'au milieu du XIX e siècle, l'acte chirurgical ne pouvait se concevoir


qu'à vif, sans anesthésie. Si bien que le meilleur chirurgien ne pouvait être
que le plus rapide. On disait qu'il possédait « le tempérament chirurgical ».
Il fallait moins d'une minute à Larrey pour réaliser une amputation de
cuisse ! C'est aussi le temps qu'il lui fallait quand, revenu dans la pratique
civile, il enlevait un sein 148.
Au fil des siècles, on avait bien tenté de tout faire pour soulager l'atroce
douleur de l'incision chirurgicale. Selon les lieux et selon la mode, on
absorbait ou inhalait du pavot, du chanvre, de la mandragore (l'herbe au
pendu qui revigore !), des éponges somnifères, des potions opiacées, de la
gnôle ou du schnaps ! Ambroise Paré avait tout fait pour supprimer la
cautérisation des plaies au fer rouge et la faire remplacer par la ligature des
artères. Attitude louable pour les malheureux qui évitaient ainsi
l'application du tisonnier brûlant sur leur plaie. En fait, il avait surtout peur
des chutes d'escarres à quelques jours de la carbonisation, car elles
entraînaient des hémorragies cataclysmiques. Larrey avait noté le rôle du
froid au cours de ses campagnes et on avait tenté d'en tirer parti...
Mais au fond, la douleur était inscrite dans notre conception du péché
originel, et chacun finissait par s'en accommoder vaille que vaille, comme
un mal nécessaire. La douleur frappait toute infraction à la loi biblique,
c'était une donnée inéluctable de la condition humaine. Et l'acceptation de
cette souffrance était une forme transcendante de dévotion pour se
rapprocher de Dieu, pour purifier son âme. Valeur rédemptrice de cette
souffrance qui nous rapprochait de la passion du Christ. Il fallait souffrir
pour être sauvé... Douleur infinie qui pouvait seule absorber l'infini péché
de l'homme.
« Tu enfanteras dans la douleur ! »
Les mots avaient été gravés dans toutes les consciences. La grande
malédiction avait été lâchée. Et la douleur de la chirurgie, acceptée pour le
bien du patient, était finalement banalisée et sous-estimée par tous.
Beaucoup de chirurgiens l'avaient totalement intégrée, et même les cris du
patient faisaient partie de leur pratique. C'était un « contact avec le malade »
indispensable dans une bonne relation humaine. Le grand Velpeau (l'homme
de la bande !) partageait totalement cet avis :
« Eviter la douleur par des moyens artificiels est une chimère qu'il n'est
plus possible de poursuivre aujourd'hui. Instruments tranchants et douleur
sont des mots qui ne se présentent pas les uns sans les autres à l'esprit du
malade, et donc il faut nécessairement admettre l'association quand il s'agit
d'opérations 149. »
Quant à Magendie, il était encore plus pragmatique :
— Qu'un malade souffre plus ou moins, est-ce là une chose qui offre de
l'intérêt pour l'Académie des sciences ?
Si bien qu'un acte chirurgical ne se concevait pas sans la présence de
quelques solides gaillards qui contenaient fermement le malade. Ce dernier,
bien que théoriquement consentant, pouvait en effet se blesser en
gesticulant pour éviter l'horreur d'être découpé vivant.
Est-ce que l'on sait vraiment ce qu'est la douleur ? En fait, on commence à
peine à y comprendre quelque chose aujourd'hui. Ce que l'on sait depuis
belle lurette, c'est qu'on a tous des récepteurs de la douleur en périphérie
(récepteurs nociceptifs), c'est-à-dire situés au bout du doigt, réagissant
quand on est coupé, par exemple. Ce récepteur réagit au stimulus (le fil du
rasoir, dans notre exemple). L'information « je suis coupé » est conduite à
une vitesse variable (entre 15 et 30 m/s) par différentes fibres nerveuses
(petites et grosses) jusqu'au premier relais : la corne postérieure de la
moelle épinière. La moelle épinière traite alors et module le message « je
suis coupé », qu'elle transmet ensuite au tronc cérébral puis au cortex
cérébral et en particulier au thalamus 150, où se trouve le second relais.
Mais la douleur n'est pas un phénomène binaire (mal ou pas mal,
beaucoup ou pas beaucoup) : il existe à tous les niveaux, dès celui de la
moelle épinière, des systèmes d'inhibition qui la « filtrent » et la modulent.
A partir de la moelle épinière, deux grands types de faisceaux ascendants
véhiculent le message douloureux jusqu'au cerveau : une voie latérale,
rapide, est spécialisée dans la composante sensitive de la douleur, et une
voie médiane, plus lente, intervient dans ses composantes affective et
émotionnelle.
Dans le cerveau, la complexité est immense : les systèmes de modulation
et d'intégration du message douloureux sont multiples. On est certain
maintenant qu'il n'existe pas un site unique de la douleur. Pour schématiser,
le thalamus, qui reçoit le message « je suis coupé » déjà largement filtré, le
projette vers deux groupes de neurones dans le cerveau : le premier se
dirige vers le cortex pariétal, qui décrypte la sensation douloureuse pour en
déterminer la localisation, l'intensité, la durée et le type (coupure du doigt
profonde certes mais pas trop méchante, en l'occurrence) ; le second se
dirige vers le cortex frontal, qui analyse et définit la part émotionnelle du
message douloureux (je suis furieux de ma maladresse !).
Et là encore, tout au long de ces circuits, interviennent des systèmes de
modulation et d'inhibition auxquels s'ajoutent une myriade de molécules
agissant tout au long de cette chaîne pour déclencher, faciliter ou au
contraire limiter la transmission du message douloureux. Elles portent des
noms charmants et évocateurs (en tout cas pour les neurophysiologistes !) :
bradykinine, substance P, glutamate, cyclo-oxygénase ou prostaglandines 151.
J'en passe et des meilleurs. Mais elles peuvent également aller « titiller » le
système parasympathique et provoquer un malaise vagal. La douleur peut
faire « tomber dans les pommes » !
On comprend ainsi facilement qu'il n'y ait aucune raison pour qu'un même
traumatisme soit ressenti de la même façon d'un sujet à l'autre, tant les
interférences émotionnelles ou sociales peuvent être fortes.
Sans compter que le cerveau peut aussi se tromper : l'amputé perçoit des
douleurs épouvantables dans un pied qu'il n'a plus. Le cerveau perçoit bien
la douleur du moignon, mais il la projette sur un schéma corporel qu'il n'a
pas encore eu le temps de modifier. Il peut aussi se laisser abuser : en cas de
brûlure par exemple, on se sent soulagé lorsqu'on frotte avec la main
l'endroit où l'on vient de se brûler : le stimulus tactile léger, transmis
rapidement par les grosses fibres nerveuses, inhibe le stimulus douloureux
intense, transmis plus lentement par les petites fibres.
Ainsi, quels que soient les progrès que l'on fait ou fera en physiologie
neurologique, la souffrance restera toujours la résultante du conflit d'un
excitant (l'acte chirurgical, par exemple) et de l'individu entier. C'est un
phénomène subjectif insaisissable pour l'observateur, résultant d'éléments
sociologiques où le sexe, le contexte social et l'époque jouent
incontestablement un rôle.
Ainsi, bien des douleurs considérées comme très violentes en Occident
sont facilement supportées sous les tropiques (la plus courante étant celle de
l'accouchement, dans des pays où la « péridurale » n'est même pas
envisageable).
De même peut-on se demander si l'homme des siècles précédents était
plus dur au mal que l'homme moderne, habitué à son confort douillet, ou en
tout cas plus apte à le dominer, c'est-à-dire, en un mot, plus courageux ? Les
chroniques du temps semblent bien nous le prouver.
Quoi qu'en aient pensé bien des chirurgiens de ce temps-là, la suppression
de la souffrance allait, non seulement faciliter leur art, mais surtout leur
permettre de l'exprimer. Quel progrès opératoire, quelles améliorations
techniques pouvait-on entrevoir, en effet, chez un malheureux qui se
débattait et qui n'avait de cesse qu'on en finît !
*
Décembre 1844, Hartford, Connecticut.
Horace Wells et son épouse ont décidé de se rendre à la foire qui bat son
plein sur la place principale de la petite ville. Horace Wells a vingt-neuf
ans, il est dentiste, installé depuis peu à Hartford. Ses affaires marchent
bien, il a déjà une belle clientèle, même le gouverneur de l'Etat du
Connecticut profite de ses soins, ainsi que sa famille.
Cet après-midi est un moment de détente. Les distractions sont rares à
Hartford !
On y respire l'Amérique profonde, celle des colons puritains qui ne
badinent pas avec la religion, ceux qui sont arrivés du Massachusetts en
1636 avec le révérend Thomas Hooker pour fonder une nouvelle colonie
aux mœurs plus rigoureuses. Wells lui-même a bien failli être pasteur.
Homme d'allure distinguée, il se balade sur le champ de foire, son haut-de-
forme vissé droit sur la tête, au bras de son épouse Elizabeth. Il n'est pas
mécontent d'être dentiste, formé dans la grande école d'Harvard... même si
sa profession a mauvaise réputation. Il faut évidemment qu'on souffre le
martyre pour consentir à entrer dans son cabinet ! Et le traitement reste bien
stéréotypé : le davier, la tenaille pour arracher et encore extirper les chicots
mal soignés de ses concitoyens. Lui, ce qui l'intéresse vraiment, c'est la
chirurgie conservatrice, celle qui soigne les dents et qui ne les arrache plus.
Il vient de mettre au point un nouvel amalgame pour traiter les caries et il
pense en obtenir d'excellents résultats. Il essaye aussi de populariser le
brossage des dents : « The clean tooth does not decay ! » est son slogan.
« La dent propre ne pourrit pas », d'accord, mais l'essentiel reste de le faire
admettre par la population qui ne sait même pas à quoi peut ressembler une
brosse à dents !
Avec Elizabeth, ils viennent de s'arrêter devant l'« Académie du gaz
hilarant ». Une baraque foraine qu'on retrouve assez fréquemment sur les
foires d'Europe et d'Amérique. Le camelot a un bagout extraordinaire. Il
tente de faire croire qu'il dirige un vrai laboratoire de recherche pour
perfectionner ce fameux gaz qui permet de tout oublier dans un gigantesque
éclat de rire, et il se sert de titres ronflants : il est en particulier le
« professeur » Gardner Quincy Colton ! Les clients se succèdent, appâtés
par l'envie de hurler de rire, les occasions étant plutôt rares à Hartford. Le
bonhomme leur fait inhaler une grande goulée de son gaz magique, et c'est
vrai qu'ils s'écroulent tous d'un rire qu'ils communiquent aux personnes de
l'assistance. Sam Cooley vient de monter sur l'estrade. Il n'est pas
franchement ce que l'on peut appeler un rigolo. C'est lui qui dirige les
chants au temple, car Horace comme chanteur a tendance à détonner. Il
inspire une bouffée. Reste éberlué un instant. Puis son visage, figé
habituellement par les rides du sérieux, se détend progressivement pour
éclater, tout rouge, d'un rire explosif.
L'éclat de rire dure environ une minute, puis Sam se calme
progressivement. Il reste un peu titubant sur les planches, un sourire béat
figé aux lèvres, pendant que le professeur Colton poursuit, imperturbable,
son boniment. Il va descendre du podium quand, toujours obnubilé, il rate
les marches et sa jambe part dans le vide. Un clou dépasse de l'escalier de
bois et sa tête pénètre dans le muscle. Emporté par sa chute, Sam s'effondre
quatre pieds plus bas, le mollet déchiré par la blessure à travers son
pantalon. Une horrible douleur ! Par empathie, Horace fait la grimace rien
que d'y penser. Mais en fait, Sam ne semble rien sentir. Quelques
spectateurs du premier rang l'ont déjà soulevé et remis sur pied.
— Sam, montre-moi cela, tu t'es fait horriblement mal, intervint Horace,
en s'approchant du groupe.
— Mais pas du tout, tout va bien, je ne sens rien. Je me ferai un petit
pansement à la maison !
Pourtant, la blessure n'est vraiment pas belle, le mollet est déchiré du haut
en bas et saigne abondamment. Elizabeth prend un mouchoir et tente
d'éponger un peu le sang tout en comprimant...
— Je t'assure, Elizabeth, ça ne me fait pas mal. Je rentre à la maison, ce
n'est qu'une écorchure !
Et Sam Cooley s'en va en boitillant un peu, souriant toujours, sans
demander son reste.
Horace est alors brutalement traversé par un éclair de génie :
— Et s'il y avait une relation entre l'inhalation du gaz et le comportement
de Sam ? Et si ce gaz était capable de supprimer la sensation de douleur ?
Il faut qu'il en sache plus. Il attend la fin de la représentation et demande à
rencontrer le « professeur » Colton. Ce dernier n'est pas ému outre mesure
par ce qui est arrivé à son « patient », pour tout dire il n'y a même pas prêté
attention. Trop flatté en revanche d'être interrogé par un véritable praticien,
il se lance dans une longue diatribe sur les travaux de son « Académie de
chimie appliquée » et décrit en détail à Horace la composition de son gaz,
persuadé qu'il ne peut voir en lui un concurrent potentiel. Affaires
obligent...
— Ce gaz est le protoxyde d'azote, un composé nitré assez simple à
fabriquer.
Il se lance dans des explications qui durent plusieurs heures. Horace
entrevoit clairement les possibilités d'un tel gaz dans sa pratique.
Pendant ce temps, Elizabeth est rentrée. Elle a préféré faire un détour par
la maison des Cooley pour prendre des nouvelles de Sam. Celui-ci
commence à avoir mal et accepte maintenant qu'on prenne sa blessure au
sérieux. Toute la maisonnée est en effervescence et sa femme a fait appeler
à juste titre le Dr Priestley, pour qu'il donne ses instructions.
Colton est prêt à tenter une expérience avec Wells et ils décident de
commencer dès le lendemain. Horace a en effet une molaire gâtée à extraire
sur lui-même. C'est son assistant John Riggs qui devait s'en charger. Qu'à
cela ne tienne, ce sera lui, Horace, qui tiendra le rôle du cobaye. Colton est
présent, il est venu avec une bonbonne de son gaz, qu'il fait profondément
inspirer à trois reprises à Horace. Celui-ci se sent bien, n'éclate pas pour
autant de rire, prouvant par là même que ne rit que celui qui le veut bien.
Riggs s'approche, le davier à la main. Il est habile et rapide, John, un
dentiste dans l'âme ! En quelques secondes il a saisi la dent, effectué les
quelques mouvements de levier pour la mobiliser, manœuvres
habituellement extrêmement douloureuses, et en un clin d'œil il extrait la
molaire. Le goût du sang chaud inonde la bouche d'Horace. Il n'a rien
senti...
Au cours des jours suivants, Colton initie correctement Wells à la
préparation et à l'administration du protoxyde d'azote et il peut l'essayer au
cabinet sur quinze de ses malades qui s'en déclarent ravis. Persuadé qu'il
tient une découverte fondamentale, Horace Wells cherche à poursuivre et à
compléter cette découverte. John Riggs est un formidable dentiste, mais la
recherche sur les gaz ne l'intéresse pas. Alors, Wells contacte un de ses
anciens élèves, William Morton, qui exerce maintenant à l'hôpital de
Boston, le Massachusetts General Hospital, dépendant de la faculté de
médecine d'Harvard 152.
*
Avec William Morton, qui comprend immédiatement l'intérêt de la
découverte, les choses s'accélèrent.
Ils s'aperçoivent tout d'abord que le Dr Crawford Long, qui opère à
Jefferson en Georgie, a déjà effectué en 1842 une anesthésie à l'éther pour
enlever une tumeur du cou chez un de ses patients. Il n'a pas jugé utile de
publier ou de le faire savoir à ses collègues 153, mais continue de le faire
régulièrement, notamment chez les enfants. Ce fait renforce l'idée de Wells :
il faut se faire connaître et organiser une démonstration publique. Morton se
tourne alors vers un de ses patrons, Charles Jackson, qui dirige le
laboratoire de chimie analytique de Harvard. Celui-ci reste sceptique...
Sans se décourager, il se tourne vers John Warren, le grand chirurgien du
Mass General Hospital. Lui aussi est dubitatif. Mais il accepte une
démonstration dans son amphithéâtre opératoire. Wells présentera les effets
de son protoxyde d'azote. Un malade sera programmé pour une opération.
Rendez-vous est pris pour le 20 janvier.
Horace Wells est ému, il revient sur le lieu de ses études. Il se sent un peu
comme un étudiant qui passerait ses oraux. Malheureusement, le patient qui
devait être opéré vient de refuser l'intervention. Qu'importe, il fera son
exposé :
— Monsieur le professeur, commence-t-il d'un ton emphatique, j'ai
l'honneur de venir en ces lieux prestigieux vous communiquer une
observation que j'ai faite et qui est susceptible de changer radicalement
notre pratique professionnelle.
Warren ne dit mot. Il caresse son nez en forme de bec d'aigle, tiraille ses
rouflaquettes et ne laisse filtrer aucune émotion. Il est dans son rôle de
grand patron, prêt à juger sans aménité un collègue qui cherche à s'illustrer.
Horace est décontenancé par cette attitude. Il aurait aimé qu'on le mette un
peu plus en confiance... Il en arrive pourtant au terme de son exposé qui
s'est plutôt bien passé. Alors, emporté par son élan, il en fait trop :
— N'y a-t-il personne parmi vous, dit-il au débotté, qui aurait besoin qu'on
lui arrache une dent ? Je pourrais le faire ici même, et vous démontrer ainsi
l'efficacité de ma méthode.
Un étudiant qui se trouve au quatrième rang de l'amphithéâtre lève la main
et dit :
— J'ai bien une molaire qui me fait souffrir depuis plusieurs semaines. Je
suis volontaire !
Il descend les gradins sous les applaudissements de ses condisciples, ravis
de l'aubaine et s'apprêtant à jouir d'un spectacle de corrida. L'étudiant se
place dans le fauteuil et désigne à Horace la dent qui le fait souffrir. Pas
commode ! C'est une troisième molaire, une dent de sagesse, incarcérée en
plus, avec une belle tuméfaction au niveau de la racine. Horace commence
à s'agiter autour de la machine de Colton. Ses préparatifs n'ont rien à envier
à ceux habituels à l'« Académie du gaz hilarant ». Ce qui provoque les
sourires de l'assistance et fait couler des sueurs froides à son patient. Enfin,
après avoir bidouillé plusieurs manettes dans tous les sens, il fait inhaler le
jeune étudiant dans son sac de protoxyde.
La démonstration est un échec cuisant. L'étudiant est certes débarrassé de
sa molaire mais il se met à hurler comme un cochon qu'on égorge.
L'assemblée commence à vociférer tous les noms d'oiseau en sa possession.
Et le jugement de Warren tombe comme un couperet : « C'est une farce
ridicule 154 ! » Horace s'en va sous les huées, totalement dépité.
Que s'est-il réellement passé ? Il est impossible de le dire. Il est
vraisemblable qu'Horace, ému par les lieux et précipité dans ses
manœuvres, se soit trompé dans le dosage, et que la quantité de gaz inhalée
ait été insuffisante. Peut-être a-t-il tout simplement ôté trop tôt son sac
anesthésiant du visage de son patient ? Il est aussi possible que l'étudiant en
ait un peu « rajouté » en criant pour amuser la galerie ; quelques années plus
tard, il osait avouer que la douleur, si elle avait bien été réelle, lui avait
cependant semblé moins importante que celle à laquelle il s'attendait.
Wells est discrédité et son protoxyde aussi. Il prend très mal la chose et
préfère couper tout ce qui le rattache à l'anesthésie, la dentisterie et même
l'Amérique. Quand on est puritain, on sait se flageller. Il part, laisse son
cabinet à Riggs. On le retrouve à Paris, où il est devenu... marchand de
tableaux !
Mais la pénitence n'est pas suffisante. Le destin doit encore lui faire expier
son crime. Horace n'en a pas fini avec les gaz anesthésiques...
*
Morton, lui, est plus tenace. Bien qu'ayant servi de go between entre Wells
et Warren, il est resté d'une discrétion prudente. Il n'a pas participé au
désastre du 20 janvier. Au fond, l'échec de Wells l'arrange bien. Ce ne sont
pas les scrupules qui l'étouffent.
Il revient après avoir continué ses recherches sur l'éther. Il est retourné
voir Jackson le chimiste, qui a été effrayé par ses intentions :
— Tout cela peut être dangereux. Des réactions secondaires sont
possibles. Faites ce que vous voulez. Mais je vous interdis d'associer mon
nom à ce travail !
Morton est sûr de lui. Il ne peut pas échouer...
Comment a-t-il convaincu Warren de tenter une nouvelle expérience avec
cette fois « sa » propre méthode ? Qu'a-t-il dit sur Horace qui a disparu
corps et biens de l'univers bostonien ? Comment a-t-il présenté les effets de
l'éther ? On ne sait pas. Mais on peut penser que Morton a su mener sa
barque en employant tous les arguments possibles.
En fait, son idée est simple. Une telle invention doit lui rapporter de
l'argent. Mais l'éther, tout le monde connaît ! Alors il décide de vanter sa
technique grâce à un gaz de sa composition, qu'il aurait breveté.
— J'ai nommé ce gaz de mon invention le « Letheon », fit-il à Warren. Son
efficacité est surprenante.
La nouvelle date est fixée au 16 octobre 1846 à 10 heures du matin. Même
lieu qu'avec Wells, mais le malade est bien au rendez-vous cette fois. Il
s'appelle Gilbert Abbott, il a vingt ans, plutôt malingre, il souffre d'une
énorme tumeur au cou. Le public est là aussi, car Warren a convié tous ses
collègues. Au premier rang s'alignent les redingotes de Bigelow, de
Pearson, de Gould et de Wellington... Tous les grands patrons de la
chirurgie américaine. Les étudiants, toujours rigolards (certains étaient
présents à la « démonstration » de Wells !), s'entassent sur les gradins.
Une seule personne manque : Morton...
Warren, imperturbable, bien que gêné du contretemps, prend la parole
pour faire du remplissage, pendant qu'on prépare les instruments et qu'on
installe le malade sur la table d'opération.
— Gentlemen, je vous ai conviés à cette démonstration que doit nous faire
le Dr Morton, dentiste de l'hôpital. Il a réussi, grâce à un gaz de sa
préparation, à endormir ses patients pendant l'acte chirurgical et travailler
ainsi sans déclencher de douleurs. Si cela se confirme, nous serions à l'aube
d'une nouvelle ère.
Toujours pas de Morton. Il est 10 h 15...
Warren, ponctuel comme une pendule, ne peut comprendre le retard,
surtout pour une telle occasion. Il prend son bistouri, regarde la porte
désespérément close et annonce, pincé :
— Le Dr Morton semble nous faire faux bond. Je crains qu'hélas tout cela
n'ait été qu'une fois de plus une mauvaise farce (humbug, décidément le mot
lui plaît !). Il n'y a pas de miracle... Alors procédons comme à l'ordinaire.
Le pauvre Gilbert Abbott, le patient, prend l'air désespéré de celui qui va
endurer un supplice.
A cet instant, Morton, rouge et soufflant, pénètre brusquement dans
l'amphithéâtre :
— Excusez-moi, monsieur, un incident dans la mise au point de mes
appareils. Je suis prêt maintenant.
Warren reste de glace :
— Monsieur, votre patient vous attend !
Morton s'approche du jeune homme :
— Avez-vous peur ?
— J'ai pleinement confiance en vous, docteur.
Morton porte l'embout de son appareil aux lèvres du malade et le prie de
respirer profondément. Warren pique le bras du futur opéré avec une
aiguille :
— Sentez-vous quelque chose ?
— Non.
La réponse se perd dans les limbes, Gilbert Abbott dort. Morton se recule
alors et, avec un geste ample d'offrande, il s'adresse à Warren :
— Monsieur, votre malade est prêt.
Avec des gestes sûrs et parfaitement rodés, le chirurgien pratique
l'incision, dégage rapidement la tumeur, ligature les vaisseaux, suture la
peau, tandis que l'opéré reste immobile avec un sourire léger sur les lèvres.
Lorsque tout est terminé, Gilbert Abbott s'éveille lentement, regarde autour
de lui. Morton s'approche du jeune homme et demande :
— Avez-vous eu mal ?
— Non, docteur, absolument pas, j'ai senti qu'on me touchait le cou, puis
plus rien, et je crois bien... que j'ai rêvé.
Les mots de Gilbert Abbott tombent dans un silence total. Chacun retient
sa respiration. Warren lui-même est ému. Il ajoute d'une voix douce les
mots devenus célèbres :
— Gentlemen, this is no humbug ! (Messieurs, cela n'est pas une blague.)
L'assistance éclate alors en applaudissements. Morton est félicité, entouré,
interrogé, adulé...
Plus tard, se souvenant de ce jour mémorable, Elizabeth Morton écrira :
« Je ne vis pas mon mari pendant douze longues heures, les minutes
s'écoulaient avec une lenteur désespérée, j'étais assise à la fenêtre, attendant
d'un moment à l'autre la venue d'un messager, qui m'annoncerait que
l'expérience s'était terminée par un accident mortel. Mon mari arriva vers
quatre heures de l'après-midi, son visage était grave et je crus un moment
que mes craintes s'étaient réalisées. Il me prit alors dans ses bras et me dit :
“Ma chérie, j'ai réussi, mon expérience a été un succès, comprends-tu ce
que cela signifie ?” »
*
A ce moment-là, William Thomas Green Morton, galopant sur les nuages,
pensait avoir atteint le firmament et connaître la fortune et la
reconnaissance de tous. Il n'en était qu'au début d'un long et douloureux
chemin, comme si tous ceux qui avaient participé à la naissance de
l'anesthésie devaient être frappés par une malédiction transcendante.
Il n'avait, bien entendu, pas échappé à Warren que son fameux « Letheon »
sentait à s'y méprendre l'odeur si particulière de l'éther sulfurique, que
chacun connaissait bien dans un hôpital. Et faire breveter une substance
aussi connue, même pour une indication nouvelle, allait se révéler
problématique. Morton commença un chemin de croix pour faire admettre
son antériorité et percevoir les royalties qu'il jugeait méritées. Par trois fois,
il écrivit une pétition au Congrès des Etats-Unis d'Amérique pour obtenir la
reconnaissance de sa découverte, et donc obtenir les droits aux bénéfices
qui en découlaient. Il demanda même une entrevue avec le président des
Etats-Unis, Franklin Pierce, pour appuyer sa demande. Mais partout, il
échoua.
En plus, le professeur Charles Thomas Jackson, qui pourtant s'était
totalement désolidarisé de ses recherches initiales et qui lui avait même
demandé de ne pas utiliser son nom pour une utilisation clinique de l'éther,
qu'il jugeait risquée, voire dangereuse, affirma, urbi et orbi, être le véritable
découvreur des effets anesthésiants de l'éther. Il s'ensuivit alors une
controverse qui dura plusieurs années et se compliqua de suites judiciaires.
Morton fut ruiné. Où était la fortune qu'il avait entrevue le soir du
16 octobre ?... Le manque de reconnaissance du monde et l'absence de
récompense en proportion de sa contribution au bien-être humain
l'affectèrent profondément. Il mourut brutalement à l'âge de quarante-huit
ans d'une « congestion cérébrale » le 15 juillet 1868, indigné à la lecture
d'un article dans la revue Atlantic Monthly qui créditait l'invention de
l'éthérisation à Jackson, devenu son ennemi personnel.
Quelques années plus tard, Jackson mourut aussi, dans un asile d'aliénés,
incapable et dément.
*
Et Horace dans cette saga, Horace Wells, que devint-il ? On l'avait quitté
marchand de tableaux en Europe. Il était devenu entre-temps ornithologue...
Mais l'anesthésie, pour son malheur, ne l'avait pas quitté. Lui aussi voulait
être reconnu comme l'« inventeur » de la technique. Après tout, il était bien
celui qui avait réussi la « première » avec du protoxyde d'azote, même si les
événements ne l'avaient pas servi.
En 1847, il était rentré à New York et vivait en donnant des conférences
sur l'ornithologie ( !), quand il fut frappé par la communication d'un certain
Simpson, accoucheur écossais, qui décrivait les propriétés d'un nouveau gaz
pouvant être utilisé au cours des accouchements : le chloroforme. Et pour
vérifier ses propriétés, conformément à son habitude, il le testa sur lui-
même à plusieurs reprises. Puis il en prit l'habitude.
Quel était l'effet du chloroforme qui plaisait tant à Horace ? Sûrement pas
les maux de tête épouvantables qui sont pourtant fréquents.
Vraisemblablement, l'ivresse que l'on obtient à certaines doses, l'impression
d'être un autre homme, un homme différent. Il faut imaginer Horace Wells
cherchant la dose et la profondeur d'inhalation qui lui apportent cet effet.
Lui le puritain, lui qui avait failli devenir ministre du culte, lui qui était si
fier de sa bonne renommée, de sa notoriété, qu'allait-il donc chercher dans
ce nouveau personnage qu'il devenait sous l'influence de la drogue ?
Véritable Dr Jekyll avant l'heure, il cherchait son Mr Hyde 155...
Ce soir-là, il était comme fou.
Encore plus excité que d'habitude. Après avoir inhalé sa dose, il prit une
bouteille d'acide... sulfurique, prêt à en découdre avec le vice, avec Satan
qui avait envahi la terre, avec tous ceux qui lui avaient fait du mal ! Dans le
froid glacé de la nuit d'hiver, il arpentait la 47 e Rue, quand il fut abordé par
deux prostituées qui cherchaient fortune. Alors, toute sa rage le submergea,
il leur balança l'acide sulfurique à la figure...
Mr Hyde !
Hurlements des filles que l'acide commençait à ronger...
Les policiers en vadrouille arrivèrent en courant sur les lieux du crime et
appréhendèrent Wells, qui restait complètement hébété par son propre geste
et n'avait même pas cherché à s'enfuir. Horace se retrouva en prison, et il
reprit ses esprits progressivement en réalisant alors l'étendue du désastre.
Il comparut immédiatement devant le juge. Pâle, défait, à moitié
dépenaillé, la cravate dénouée, il se répandit avec des accents
mélodramatiques mais sincères sur son désespoir, reconnut toutes ses fautes
et son incommensurable responsabilité et clama son désir impératif d'expier
sa faute. Sans doute ému par ce personnage hors du commun, le juge
consentit à lui permettre de retourner chez lui, escorté d'un policier, pour
prendre ses affaires personnelles en perspective d'un long séjour dans
l'horrible prison de Tombs.
Mais Wells avait son idée. Elle était noire...
Sans que le malheureux policier s'en aperçût, il parvint à cacher une
bouteille de chloroforme et un bistouri au fond de sa mallette. Et se retrouva
incarcéré quelques heures plus tard, sans être fouillé par les gardiens.
Alors, au fond de sa cellule, comprenant qu'il avait tout gâché, qu'il avait
perdu son honneur, il écrivit : « Je reprends la plume pour finir ce que j'ai à
dire. Grand Dieu ! Comment en suis-je arrivé là ? Tout cela ne serait qu'un
songe ? Avant minuit, j'aurai payé ma dette à la nature, et il le faut ; car,
quand je sortirai libre demain, je ne pourrai vivre en m'entendant appeler un
malhonnête homme. Et Dieu sait que je ne le suis pas. Ah ! Ma chère mère,
mon frère, ma sœur, que vous dirai-je ? Mon désespoir ne me permet que de
vous dire adieu. Je vais mourir ce soir avec la conviction que Dieu, qui
connaît tous les cœurs, me pardonnera cet acte terrible. Je vais passer en
prière ce qui me reste de temps à vivre. Quel malheur pour ma famille ! Et
ce qui me cause le plus d'angoisses, c'est de voir mon nom se rattacher à
une découverte scientifique qui l'a rendu familier à tout le monde savant. Et
maintenant que je puis encore tenir ma plume, il faut que je leur dise adieu
à tous ! Oh ! Mon Dieu, pardonnez-moi ! Oh ! Ma chère femme et mon
enfant, que je laisse sans moyens d'existence, je voudrais vivre et travailler
pour vous ; mais je ne le puis, je deviendrais fou ! Je me suis procuré
l'instrument de ma destruction lorsque la personne chargée de me garder
m'a permis hier de monter dans ma chambre. »
Alors, dans sa petite cellule, il inhale son cher chloroforme, prend son
bistouri, et calmement, sans ressentir aucune douleur, dénude bien
proprement son artère fémorale gauche, qu'il tranche d'un coup sec. Le sang
inonde la pièce, jaillissant en saccades. La première atteint la porte. Les
suivantes s'épuisent progressivement. Wells s'écroule. Il est mort. Il a trente-
deux ans !
*
Ironie du sort, Wells, qui avait tant cherché la reconnaissance de ses
pairs, ne sut jamais que l'Académie royale de médecine venait de lui voter
« tous les honneurs pour avoir découvert et appliqué l'usage des vapeurs et
des gaz, afin que les opérations chirurgicales puissent être effectuées sans
douleur ». La notification arriva à New York quatre jours après sa mort.

148. L'écrivain anglais Fanny Burney raconte avec beaucoup de finesse sa propre expérience de
mastectomie avec Larrey. Opérée à Paris, le 30 septembre 1811, elle vivra jusqu'en 1840 avant de
mourir à l'âge de quatre-vingt-huit ans. The Journal and Letters of Fanny Burney (Madame d'Arblay)
1791-1840.
149. Alfred Velpeau, Leçons de clinique chirurgicale, 1840. En fait, Velpeau, qui était un homme
intelligent, changea d'avis. En 1847, il écrivait : « Les faits de ce genre se reproduisant presque
partout et entre toutes les mains, il n'est plus permis maintenant de les regarder comme exceptionnels,
et nul doute qu'après des tâtonnements inévitables la chirurgie ne tire un grand parti, un heureux parti
des inhalations d'éther dans les opérations chirurgicales. » Cette déclaration était digne d'un élève de
Bretonneau qui lui avait appris à distinguer entre « le fait et l'opinion ».
150. Le thalamus est un noyau gris central très important qui délimite le troisième ventricule et sert
à filtrer les informations qui arrivent au cortex cérébral.
151. Il existe aussi des systèmes inhibiteurs comme la sécrétion d'endorphines survenant en cas de
douleurs prolongées. Connaître et synthétiser ces substances endomorphiniques représente un atout
colossal sur le plan médical, sur le plan économique, voire sur le plan politique...
152. En réalité, la découverte des propriétés anesthésiantes du protoxyde d'azote revient au chimiste
Humphry Davy (1778-1829) et à son élève Michael Faraday (1791-1867). Mais ces derniers n'ont
jamais eu l'idée d'utiliser le gaz en médecine ! Sans doute n'avaient-ils jamais eu mal aux dents ?
153. Le travail a été finalement publié en 1848, soit six ans après, dans le Southern Medical and
Surgical Journal. Il faut dire que la bagarre pour savoir qui était le vrai inventeur de l'anesthésie
générale venait de commencer...
154. Le mot employé par Warren en anglais fut humbug que l'on peut traduire en effet comme
« farce », « blague » ou « canular », ridicule en tout cas. Il le réemploiera, à dessein
vraisemblablement, dans la démonstration suivante effectuée par Morton.
155. Robert Louis Stevenson ne publia The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde qu'en janvier
1886. Il y raconte l'histoire d'un médecin, le Dr Jekyll, qui sous l'influence d'une drogue devient
l'horrible Mr Hyde.
19
Les poussins de Tarnier

Où les enfants apparaissent dans l'histoire comme les oubliés de la


médecine. Où le professeur Tarnier invente les couveuses en imitant les
oiseaux du Jardin d'Acclimatation. Où Pierre Budin, en voulant suivre les
enfants qu'il vient de mettre au monde, invente la pédiatrie...

Ce n'est qu'en 1872 qu'apparaît le mot pédiatrie dans la langue française


pour désigner la médecine des enfants, comme si jusqu'alors il n'avait pas
été nécessaire de s'en préoccuper. Evidemment cela ne signifie pas que les
médecins ne se sont pas souciés des plus jeunes dans l'histoire ; Hippocrate
lui-même, le premier d'entre tous, leur a consacré des pages célèbres.
Pourtant, ce fait a une signification profonde : l'enfant ne justifie pas,
jusqu'à la fin du XIX e siècle, un intérêt suffisant pour que les médecins se
spécialisent dans leurs soins.
Il y a bien entendu une explication liée à un phénomène incontournable,
tellement intense et tellement transcendant qu'il ne peut appartenir qu'à
Dieu : la mortalité infantile. En effet, même dans les familles royales, la
mortalité des enfants est restée constante et considérable du Moyen Age
jusqu'au XVIII e siècle : environ la moitié des enfants mouraient avant vingt
ans ! Blanche de Castille, par exemple, mariée en 1200 au futur Louis VIII,
a ainsi perdu 7 enfants sur les 12 qu'elle a eus (le futur Saint Louis étant son
cinquième). Il est vraisemblable, bien que l'on ait à l'évidence moins de
données, que cette mortalité était bien supérieure dans les classes
inférieures, voire épouvantable chez les plus pauvres dont les conditions de
vie étaient particulièrement dures.
Pourtant l'enfant a toujours été considéré dans les familles comme une
richesse qui devait le plus vite possible participer au travail de la maison.
Ainsi, dès l'âge de huit ans, les enfants de paysans participaient aux travaux
des champs. Quant à ceux des ouvriers des grandes villes industrielles, ils
étaient embauchés pour effectuer les tâches les plus dures : on ne peut que
se souvenir des gravures représentant ces gosses faméliques du temps de
Dickens, poussant les wagonnets dans les boyaux des mines, où seuls ils
pouvaient circuler du fait de leur petite taille.
Ainsi pour certains historiens 156, jusqu'à la fin du XVIII e siècle, le
« sentiment même de l'enfance » n'existait pas, et les enfants ayant survécu
à la forte mortalité du premier âge devenaient des adultes sans passage
intermédiaire par un statut particulier, bien évident aujourd'hui. Cela ne
signifiait pas pour autant que les enfants étaient négligés, abandonnés, ou
méprisés comme autant de « petit Poucet », conte terrible des âges
médiévaux. Que l'on comprenne bien : ce sentiment de l'enfance ne se
confond pas non plus avec l'affection que l'on porte aux enfants, il
correspond à une conscience de la particularité enfantine, cette particularité
qui distingue essentiellement l'enfant de l'adulte même jeune.
Et dans l'Ancien Régime, cette conscience n'existait pas ou en tout cas
moins. Dès que l'enfant, souvent placé dès son plus jeune âge en nourrice,
avait franchi cette période de forte mortalité où sa survie était improbable, il
se confondait avec les adultes. Ariès écrit :
« Au Moyen Age, au début des temps modernes, longtemps encore dans
les classes populaires, les enfants étaient confondus avec les adultes, dès
qu'on les estimait capables de se passer de l'aide des mères ou des nourrices,
peu d'années après un tardif sevrage, à partir de sept ans environ ; dès ce
moment, ils entraient d'emblée dans la grande communauté des hommes. »
En revanche, à partir de la fin du XVII e siècle, une évolution s'amorça avec
l'apparition d'un sentiment maternel plus fort, contemporain d'un recul
significatif de la mortalité infantile. Ce sentiment s'accéléra et se généralisa
à partir des années 1760 quand Jean-Jacques Rousseau se pencha à son tour
sur les problèmes d'éducation 157, marquant bien un désir de séparer l'enfant
du travail pour une période plus ou moins longue correspondant à sa
formation.
Ainsi jusqu'à cette période, les spécificités et la personne de l'enfant sont
pratiquement ignorées et il n'est considéré que comme un adulte en
miniature à la survie précaire ; quant au nouveau-né, il ne représente qu'un
tube digestif, qui ne perçoit pas la douleur, qui agit de façon purement
réflexe, dénué de sentiments et de sensations.
Pourtant, dans ce contexte négatif, ce furent les obstétriciens qui
« inventèrent » la pédiatrie moderne.
*
En cette année 1880, le Dr Stéphane Tarnier, chirurgien chef de la
maternité de Port-Royal, était au sommet de sa gloire d'accoucheur. Suivant
les préceptes de Semmelweis et de Lister (lavage des mains et vaporisation
d'acide phénique), il était parvenu, à force de rigueur, à faire régresser le
spectre odieux des fièvres puerpérales et avait pour tout dire sauvé les
maternités hospitalières, menacées de suppression au profit de
l'accouchement à domicile, tant leurs résultats étaient catastrophiques.
Sa réputation s'était encore accrue quand il avait aussi mis au point de
nouveaux forceps, qui permettaient une traction bien plus physiologique
dans la filière pelvienne que ses prédécesseurs. Bien entendu, il était très
critiqué par certains de ses confrères, mais il savait garder une mesure et
une affabilité qui confortaient son avis dans toutes les diatribes du temps,
contrastant avec les termes parfois franchement grossiers de ses
contradicteurs.
Mais au fond de lui, une idée le taraudait. Il partageait totalement l'avis de
son élève le Dr Pierre Budin : être accoucheur, c'était bien, prendre soin des
femmes qui accouchaient, c'était indispensable, mais il fallait aller plus loin
et prendre en charge aussi les petits bouts de chou que l'on mettait au
monde, car ils représentaient, à l'évidence, le but ultime de leur travail. Or
la pédiatrie néonatale n'existait pas – pas encore –, il fallait l'inventer.
C'étaient donc à eux, les accoucheurs, de prendre soin de ces bébés. Et
particulièrement de ces petits prématurés qui mouraient quelques jours
après la naissance, comme s'ils ne pouvaient pas supporter de ne plus être
bercés par la chaleur de leur mère. La chaleur du ventre maternel, Tarnier
était persuadé que le problème était là. Il avait essayé de calfeutrer ses petits
prémas dans la ouate hydrophile, entourés de bouillotes, mais rien n'y
faisait. La mortalité restait impressionnante.
Or ce matin-là, Tarnier devait rencontrer Mme Odile Martin, directrice du
nouveau zoo construit au Jardin d'Acclimatation du bois de Boulogne. Voilà
qui allait lui changer les idées ! L'imposante stature de Tarnier, lorgnon en
sautoir et rosette en boutonnière, suivait donc la silhouette de la directrice
pour une visite protocolaire. Or une des tâches principales de Mme Martin
était de trouver les moyens d'acclimater de nombreuses espèces exotiques
aux rigueurs de la température parisienne. Ce fut ainsi qu'elle lui montra
une salle où les poussins des oiseaux exotiques étaient placés dans des
incubateurs.
— Ainsi, ils restent bien au chaud, lui précisait-elle. Ils peuvent donc
survivre aux conditions d'un climat qui ne leur correspond pas, d'autant
qu'ils sont privés de la couvade maternelle.
Le déclic fut immédiat dans la tête de Tarnier. A peine revenu dans les
murs de Port-Royal, il déclencha une effervescence digne des grands soirs
d'accouchements de pleine lune. Et les premières couveuses pour
prématurés furent fabriquées dans les mois qui suivirent. C'était un peu
artisanal : les enfants étaient placés sur la paille dans des caisses de bois
closes, et les bouillotes réchauffées au feu de bois nuit et jour par les
infirmières. L'air que respirait l'enfant était ainsi lui-même réchauffé et un
système de gavage par sonde, dont l'hygiène était assurée par les principes
pastoriens de Budin, complétait le dispositif. Ce fut un immense succès et le
premier service pour enfants prématurés du monde.
Et voilà pourquoi, aujourd'hui encore, les prématurés ont droit au passage
en couveuse, en souvenir des oiseaux exotiques du Jardin d'Acclimatation.
*
Tarnier fut l'archétype du « grand patron », comme la fin du XIX e siècle sut
en produire. Comme ses pairs, il fut comblé d'honneur, eut une influence
considérable sur l'évolution de la médecine de son temps et fut entouré par
une myriade d'élèves. Parmi eux, Pierre Budin doit avoir une place
particulière. Homme discret, voire timide, ce travailleur infatigable,
obstétricien par vocation comme son maître et passionné des nouvelles
découvertes de Pasteur, va être nommé à trente-six ans chef de service
d'obstétrique à l'hôpital de la Charité. Là, il put se dévouer corps et âme aux
femmes, souvent pauvres, qui accouchaient dans son service. Suivant les
grands principes d'asepsie et d'antisepsie qu'il avait testés avec Tarnier, il
avait pu obtenir, lui aussi, des résultats estimables pour prévenir l'infection
puerpérale qui jusqu'alors touchait un quart des parturientes dans les
hôpitaux.
Ce jour-là, il voyait en consultation Mme Duchemin, qui à dix-neuf ans
achevait sa troisième grossesse. Il avait déjà fait naître ses deux premiers
enfants.
— Comment va le petit Guillaume ? lui demanda le Dr Budin pour ouvrir
la conversation, celui qui est né l'année dernière.
— Il est mort, docteur, répondit-elle et baissant la tête, à la fois désolée et
acceptant la fatalité séculaire.
— Que s'est-il passé ? s'enquit Budin.
— Oh, docteur, il a attrapé la diarrhée verte et il est mort quelques jours
après.
La diarrhée verte ! Le docteur la connaissait bien, celle-là, bien qu'il n'en
comprît pas tous les tenants et les aboutissants, mais il était certain qu'elle
était liée à l'alimentation.
— Et vous le nourrissiez vous-même, ce petit Guillaume ?
— Je ne pouvais pas, docteur, je travaille à la fabrique. Je le conduisais à
la nourrice tous les matins.
Les nourrices s'occupaient de nombreux gosses d'ouvrières en même
temps et les nourrissaient grâce à des biberons communs contenant un lait
souvent avarié 158. Budin était fort au courant de ces pratiques.
Pierre Budin avait décidé de se jeter à corps perdu dans cette recherche. Il
devait comprendre ce qui tuait le quart des nourrissons qu'il mettait au
monde. C'était son devoir, on ne pouvait pas continuer à pratiquer des
accouchements si c'était pour se désintéresser ensuite de ce que devenaient
ces bébés. C'était le but ultime de son travail, de sa mission... Et à quarante-
trois ans, le chef de service de la Charité s'inscrivit donc au cours de Pasteur
pour apprendre, au milieu des étudiants, les prémices de ce qui allait
devenir la bactériologie, car il avait l'intuition que ces microbes que Pasteur
et Koch avaient découverts étaient en cause.
Ce fut ainsi que l'on put voir l'accoucheur des hôpitaux se pencher sur un
microscope et découvrir la pullulation d'une foule de germes dans le lait
non stérilisé que buvaient les enfants. Il était maintenant même capable de
les reconnaître : celui de la diarrhée verte, celui du choléra ou celui qu'on
appelait déjà le colibacille, Escherichia coli. Et Budin, homme de certitude
et d'intuition, était maintenant totalement convaincu, ce qui n'était pas une
évidence, loin de là, à cette époque, qu'en luttant contre ces bactéries on
allait diminuer la mortalité de « ses » enfants.
Revenu dans son laboratoire de la Charité, il se livra à toutes sortes
d'essais et d'expériences pour parvenir à stériliser le lait et assurer ainsi une
alimentation saine. Sa méthode obtenue, il ne lui restait plus qu'à faire
connaître sa découverte aux médecins, bien sûr, mais surtout aux
principales intéressées : les mamans des nourrissons qu'il avait fait naître.
Nous sommes en 1892, il n'y a rien de naturel à ramener son enfant voir
un médecin après sa naissance. Là, dans cette consultation, Pierre Budin
vous explique tout de l'allaitement, vous distribue des biberons stérilisés et
vous montre comment le faire vous-même et puis, enfin, il pèse votre bébé.
Tiens donc et pourquoi, voilà qui est nouveau...
Car Pierre Budin a compris que le meilleur moyen de surveiller l'état de
santé d'un nouveau-né, c'est de le peser régulièrement. Une croissance
harmonieuse de la courbe de poids est le meilleur garant d'une évolution
saine de l'enfant. Toute anomalie, toute cassure dans l'évolution de cette
courbe signifie qu'un problème se démasque.
*
— Madame Duchemin, votre bébé a perdu du poids, il faut agir, affirma
Budin, le ton grave.
La jeune femme, qui avait déjà dans le passé perdu son petit Guillaume,
vouait au jeune chef de service une confiance absolue. Elle savait qu'il allait
donner à son bébé ce qu'il fallait pour qu'il guérisse rapidement. La
consultation publique débordait de jeunes mères qui venaient recevoir la
bonne parole du médecin à la visite du troisième mois. C'était une idée
simple à l'origine, presque une évidence, mais en créant sa « consultation
systématique pour les nourrissons », Pierre Budin n'imaginait pas qu'il
venait de révolutionner la médecine et d'« inventer » la pédiatrie.

156. Philippe Ariès, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Plon, 1960. Toutefois, la
thèse de Philippe Ariès a, depuis sa parution, été mise en cause à de nombreuses reprises, et même
directement réfutée, par les travaux de différents historiens.
157. Emile ou De l'éducation.
158. La révolution industrielle a bouleversé l'allaitement maternel car les femmes travaillant en
usine ne peuvent plus allaiter leur enfant au sein. Mis en nourrice, les nourrissons sont nourris grâce à
des biberons, dont le plus connu est le Robert (qui désigne rapidement, en argot parisien, les seins de
femmes !), souvent prolongés par des tuyaux souples pour nourrir plusieurs bébés en même temps.
La plupart du temps, ce matériel est mal nettoyé, permettant la pullulation microbienne et expliquant
les infections digestives. Quant au lait de vache, il coûte cher. Il est souvent coupé et avarié et fait
l'objet de toutes sortes de manipulations...
20
La Marianne-toute-seule

Où Marianne, la nourrice, invente la cure hélio-marine. Où le médecin de


Montreuil-sur-Mer réussit à convaincre l'Assistance publique de Paris de
construire un hôpital dans un désert. Où l'on fait connaissance avec
François Calot, « l'homme qui redressait les bossus ».

Qui est donc cette femme seule qui vient tous les jours sur la plage,
roulant plusieurs enfants dans sa brouette ? Nous sommes en 1852 et la
plage de Berck est déserte, battue par le vent du nord. On y devine au loin
les minuscules silhouettes des pêcheuses à pied qui poussent, devant leurs
tabliers de toile, les larges épuisettes de la pêche aux crevettes. Les enfants,
couverts par leurs rudes pelisses de laine épaisse, descendent de leur
carrosse improvisé et s'égaillent sur la plage rendue infinie par la marée
basse. Ce sont les enfants des familles de pêcheurs dont Marianne (car c'est
son nom) assure la garde. Ils vont y rester tout l'après-midi, et le lendemain
à la même heure Marianne va recommencer son étrange manège, totalement
incompréhensible pour les gens raisonnables, à tel point qu'on la prend pour
une demeurée, une pauvresse à moitié folle.
Qui aurait envie de rester plus de quelques minutes sur cette plage vide et
glacée d'où on ne distingue même pas l'horizon entre la mer grise et le socle
épais des nuages ? La pauvre Marianne a pourtant bien des raisons d'être un
peu dérangée : mère de six enfants, elle vient de perdre son mari et quatre
d'entre eux dans l'épidémie mortifère de choléra qui a secoué la région. Elle
reste dans sa bicoque, isolée entre deux dunes de sable près de la plage, et
ne peut survivre qu'en s'improvisant nourrice et gardienne pour les enfants
des familles de pêcheurs du lieu, contre une aumône qui lui permet à peine
de survivre. Toujours seule. Les habitants de Berck contemplent avec
inquiétude ses habitudes insensées et la surnomment avec compassion : la
« Marianne-toute-seule ».
Et pourtant Marianne est loin d'être la demeurée que certains supposent et
ils ne peuvent en aucun cas imaginer que cette pauvre femme va faire la
gloire et la fortune de Berck et de sa plage. Car elle a gagné la confiance du
Dr Perrochaud de Montreuil-sur-Mer, qui a été étonné de la bonne santé des
enfants dont elle s'occupe et de la guérison de leur rachitisme ou des
scrofules 159 que portent certains d'entre eux. Et Perrochaud, ce saint homme,
en vient à lui confier plusieurs enfants tuberculeux en la priant de continuer
son manège.
Cette fois, c'est avec une petite voiture tirée par un âne que Marianne
conduit ses enfants vers la plage.
— Y siont tout méguerlot ou vrimeux, ces tiots bout d'cu !
Car Perrochaud vient trois fois par semaine à Berck ; il a dit à Marianne
que l'air de la mer contenait de l'iode et que c'était bon pour ses « tiots ». Il
ne manque ni de courage, ni de constance pour se rendre au milieu des
dunes glacées de ce Sahara, sans route pavée et sans aucune commodité.
Mais il est convaincu qu'il existe à Berck un microclimat propice pour
traiter les conséquences du fléau de l'époque : la tuberculose. Bientôt ce
seront trente enfants de l'Assistance publique de Paris qui seront confiés à la
Marianne. Les enfants venant de la ville sont chétifs, malingres, épuisés par
la maladie. Certains sont déjà rendus bossus par l'atteinte de leur colonne
vertébrale, ce fameux mal de Pott. Mais les résultats sont là. Les enfants
vont mieux, aucun ne décède alors que leur pronostic était considéré
comme épouvantable par les médecins de Paris.
Le Dr Perrochaud invite le directeur de l'Assistance publique, M. Husson,
à visiter ses petits malades de Berck. Celui-ci se déplace, un peu incrédule,
mais doit se rendre à l'évidence et constater des guérisons que tous ici
considèrent comme autant de miracles. Perrochaud est un homme de cœur,
il sait aussi se montrer convaincant et le directeur décide de construire un
hôpital, certes simple mais capable d'accueillir les enfants parisiens. Il faut
dire aussi qu'il se laisse d'autant plus facilement séduire par cette nouveauté
qu'est « le bon air de la mer » qu'il ne sait plus que faire de tous ces gosses
parisiens que le mal de Pott condamne à la difformité ou à la mort.
Pourtant, ce n'est qu'un bâtiment en bois qu'on inaugure en 1861, face au
phare d'Authie, mais on peut y travailler correctement et surtout jouir des
bénéfices exceptionnels d'un climat dont la rigueur semble triompher de
cette encore mystérieuse maladie 160. Quelques années plus tard, devant le
succès de ce petit hôpital maritime, l'Assistance publique de Paris (toujours
elle 161 !) décide de construire un bâtiment beaucoup plus vaste, capable
d'accueillir plusieurs centaines de patients, comportant même des
raffinements comme une piscine d'eau de mer chauffée avec un accès
spécial par des rampes pour les impotents. Cet « hôpital Napoléon » sera
inauguré par l'impératrice elle-même, très impliquée dans ces nouveautés
médicales, car elle pense que son fils est lui aussi atteint par l'implacable
maladie. C'est le succès. La baronne de Rothschild s'en mêle et investit dans
une nouvelle structure, la famille du tsar de toutes les Russies, la Fondation
franco-américaine aussi, en bref une foule internationale se passionne pour
Berck et participe à la construction d'une nouvelle ville orientée vers les
soins et la mer.
Ainsi, grâce à Marianne-toute-seule, les cures hélio-marines et la
thalassothérapie étaient nées. Quant à elle, la Marianne, assistant à cette
révolution du modernisme dans ses dunes battues à tous vents, elle ajoutait,
déjà bien vieille, hochant sa tête coiffée de son éternel bonnet de batiste
blanche, avec son accent picard :
— J'l'avions bien dit que, l'air d'ici, y f'sait du bien à mes tiots !
*
Les médecins sont aussi attirés par cette nouvelle vague, ils se passionnent
pour le traitement marin ; ils vont faire la réputation mondiale de Berck,
nouveau centre d'excellence pour traiter la tuberculose ostéo-articulaire
c'est-à-dire le mal de Pott, la coxalgie, la tumeur blanche du genou ou
le rachitisme et les scolioses en général. Chacun décrit ses méthodes et ses
indications de la cure hélio-marine. Ils prônent pour la plupart des
immobilisations longues (plusieurs années) ; ainsi, chaque jour sur la plage
de Berck, on voit s'aligner les brancards de ces enfants prisonniers de leurs
coquilles plâtrées. On les sort de leurs dortoirs, on les expose aux rigueurs
du vent du nord et aux embruns de la marée haute. On les laisse se désoler
aux langueurs de la marée basse. Et les mois s'écoulent ainsi : c'est le prix à
payer pour consolider les dégâts causés par l'infâme maladie.
Ce fut l'honorable Sir Percivall Pott, admis à la « Barber's Company » de
Londres en 1736, chirurgien orthopédiste dans l'âme, qui se passionna pour
ce mal qui porte son nom. Jamais pourtant, il ne comprit son rapport avec la
tuberculose, dont elle est la manifestation ostéo-articulaire la plus fréquente,
le bacille de Koch s'attaquant aux disques intervertébraux. Ce bacille non
traité fragilise la vertèbre et produit un pus particulier : le caséum (ainsi
nommé, car il ressemble à du fromage blanc !). Ces deux éléments
expliquent le drame qui se mijote : les vertèbres fragilisées vont se tasser,
entraînant des scolioses dans un sens et des gibbosités dans l'autre. Puis le
pus va se glisser partout, suivant la gravité, formant des abcès denses qui
peuvent comprimer la moelle épinière, ce qui comporte un risque de
paraplégie, ou s'infiltrer jusqu'à la peau pour s'y ulcérer, transformant le
malade en scrofuleux. L'horreur sur terre ! Une horreur lente et progressive,
qui détruit ce corps d'enfant en le rongeant par l'intérieur.
Que faire pour limiter le drame quand on ne sait rien des microbes et
qu'on ignore ce qu'est un antibiotique ? On ne peut que compter sur la
bonne nature qui va réagir contre l'agression en remplaçant l'os détruit par
un nouveau tissu : la fibrose, qui reconstruit ce qui a été détruit. Alors le
seul travail du chirurgien n'est que d'attendre ce moment béni, en évitant
que la période destructrice ne laisse trop de cicatrices vicieuses, d'où les
corsets plâtrés pour conserver une bonne position du rachis et la plage de
Berck pour favoriser l'état général, à défaut de l'état psychologique.
Une attitude modeste et renfermée devant la gravité de la maladie ! Les
chirurgiens courbaient l'échine eux aussi, sans oser attaquer le mal de front.
Ce ne fut pourtant pas en ces termes désabusés qu'il fallait parler de
François Calot, « l'homme qui redressait les bossus », car du tempérament
chirurgical, on pouvait dire qu'il en était largement lesté. Quand il arriva à
Berck, il était déjà nimbé des succès d'une jeune et glorieuse carrière de
brillant étudiant en médecine, nommé dans les premiers à l'internat de Paris.
Chirurgien dans l'âme, il se dirigeait sans hésiter vers les premiers
contreforts d'une voie royale, qui devait logiquement le mener au
professorat et à l'Académie. D'ailleurs, il était déjà devenu prosecteur
d'anatomie sous la direction de Farabeuf, le pape des dissections de son
temps, montrant ainsi qu'il savait bien choisir ses patrons. Puis ses autres
maîtres en clinique, Terrier et Lucas-Championnière 162, l'engagèrent à
prendre le poste de chirurgien de Berck où l'avenir était ouvert au talent
d'un jeune orthopédiste formé dans le giron des nouvelles idées sur
l'asepsie, qu'ils étaient à vrai dire bien seuls à défendre en ces années-là où
Pasteur n'était guère considéré en France que comme un « chimiste » qui
n'avait aucun conseil à donner aux chirurgiens.
A Berck-Plage, il fallait en effet remplacer Henri Cazin, le chirurgien
fondateur, malade et sans doute épuisé par son dévouement à la cause de ses
petits malades. Ainsi, rapidement, Calot, encore interne, dut assurer et
pratiquer presque 1 500 opérations dans l'année, en appliquant les nouvelles
méthodes de l'asepsie « à la Lister ». Malheureusement et malgré les grands
principes prônés par la nouvelle vague pasteurienne, les résultats ne furent
pas meilleurs que ceux de ce pauvre Cazin et la mortalité des enfants opérés
stagnait dans la médiocrité. Calot avait bien compris que l'ouverture large
des abcès tuberculeux, qui était la technique la plus habituelle pour assurer
leur drainage, devenait la cause de surinfections secondaires d'une gravité
extrême. Calot en était certain maintenant : « Ouvrir la tuberculose, c'était
ouvrir la porte à la mort ! » Il fallait donc qu'il fût orthopédiste jusqu'au bout
et qu'il fuît le bistouri, dont on découvrait plus les risques que les avantages.
C'est alors que, entraîné par son rejet de l'acte chirurgical sanglant, il va
avoir l'idée de créer l'événement. Cet événement qui allait assurer sa gloire,
le faire connaître dans le monde entier, en faire un dieu pour toutes ces
familles dont les enfants se tordaient sous les assauts du mal.
« L'homme qui redressait les bossus ! »... Son idée était simple bien
qu'horriblement brutale : endormi au chloroforme, le petit bonhomme était
retourné sur le ventre et, pendant que trois ou quatre aides, suivant l'âge et
la taille de l'enfant, exerçaient à la tête et aux pieds des tractions
vigoureuses, l'opérateur pesait de tout son poids et de toute sa force sur la
bosse jusqu'à ce que la partie déviée de la colonne vertébrale rentrât dans
l'alignement. On entendait alors d'horribles craquements qui témoignaient
du désengrènement des différents segments du rachis et du glissement des
vertèbres les unes sur les autres. Pour consolider l'intervention, qui durait
deux minutes environ, un plâtre était mis en place pour dix à douze mois.
Le 22 décembre 1896, devant l'Académie de médecine, Calot rapportait
trente-sept réductions de gibbosités pottiques sans aucun échec. Il proposait
ensuite la réalisation de trois plâtres successifs pour maintenir le rachis en
bonne position. Cette immobilisation durait un an pendant lequel l'enfant
était conduit chaque jour sur la belle plage de Berck pour profiter de l'air
vivifiant et des embruns salvateurs. La marche était reprise autour du
huitième mois et des photos furent faites (dans le genre « avant-après »),
mettant en évidence l'excellent résultat des dos, droits comme des i.
La presse s'empara alors de l'événement et le monde entier allait se
précipiter pour consulter Calot, « le redresseur de tors ! ». 1897 fut une
grande année, où François Calot exposa les résultats de son triomphe à
Londres, à Berlin, en Belgique et même à Moscou. Il se révéla un bon
communicant, réalisant des démonstrations de sa méthode qui
impressionnait par son caractère à la fois audacieux, simple et spectaculaire.
Pourtant, Calot lui-même dut abandonner quelques mois plus tard
l'opération qui l'avait porté aux nues. Plusieurs complications graves chez
des enfants traités ne pouvaient être passées sous silence : un cas de
paraplégie par compression de la moelle épinière et deux cas de méningite
tuberculeuse postopératoire, par vraisemblable rupture d'abcès dans le
liquide de la moelle épinière.
On aurait pu d'emblée le redouter !
Exit, cette opération folle qui « donnait froid dans le dos », comme
raillaient ses détracteurs. Exit, l'espoir de guérir tous les Quasimodo de la
terre en un tournemain ! Le Dr François Calot allait rentrer dans le rang de
ceux qui excellaient à la confection des coquilles plâtrées pour les exposer
ensuite sur le sable de la plage. Rôle plus modeste certes, mais qui s'avérait
efficace tout en assurant la haute réputation des établissements hélio-marins
de Berck. Pour les abcès tuberculeux, le consensus était fait : on ne devait
plus les ouvrir. Là encore, Calot innova en proposant une technique de
ponctions, suivies d'injections d'huiles iodoformées et de camphre jusqu'à la
guérison.
Le redresseur de bossus rentrait dans le rang d'une orthopédie plus sage.
Mais l'essentiel était fait. Le monde entier savait ce qui se passait à Berck.
Et le monde entier y défila pour voir les enfants dont les brancards
s'alignaient sur la plage.
Aujourd'hui encore, alors que les antibiotiques sont devenus le vrai
traitement de la tuberculose et que la chirurgie a repris ses droits pour
aligner les scolioses, Berck reste toujours le lieu privilégié de
convalescence pour les malades de l'Assistance publique des hôpitaux de
Paris... Et tout cela parce qu'une vieille nourrice poussait sa brouette vers la
plage en disant :
— J'l'avions bien dit que, l'air d'ici, y f'sait du bien à mes tiots !
159. Les scrofules ou écrouelles sont des fistules purulentes du cou dues à des ganglions
tuberculeux évoluant sur le mode chronique. On rapporte que les rois de France auraient eu le
pouvoir de les guérir par simple imposition des mains.
160. Ce n'est qu'en 1882 que Robert Koch découvrira le bacille responsable de la tuberculose qui
porte son nom. Quant au traitement efficace de la maladie, il faudra attendre la découverte de la
Streptomycine en 1945 et de l'Isoniazide (Rimifon) en 1952.
161. Encore aujourd'hui l'hôpital héliomarin de Berck appartient à l'AP-HP et se consacre aux suites
de certaines interventions orthopédiques ou à la rééducation neurologique.
162. Terrier et Lucas-Championnière furent des grands défenseurs des idées de Pasteur et les
chantres de l'asepsie et de l'antisepsie.
21
Un poulailler pour le béribéri

Où je me heurte aux rapports complexes entre médecins et télévision. Où le


capitaine Christiaan Eijkman, médecin militaire à Java, cherche à
comprendre une maladie mystérieuse, le béribéri, en expérimentant chez les
poulets de sa basse-cour. Où finalement il découvre les vitamines en
chassant une bactérie...

C'était un talk-show sur la santé à la télévision. Le sujet en était « Ce qu'il


faut faire pour rester en bonne forme ! ». Le genre faisait florès depuis
plusieurs années. Le producteur, qui me balançait du « monsieur le
professeur » long comme le bras, me vantait sa série :
— Vous savez, monsieur le professeur, les téléspectateurs sont très friands
de tout ce qui touche à leur santé. Notre série a du succès parce que nous
essayons de répondre, avec des grands noms comme les vôtres, à leurs
petites interrogations de tous les jours. Je vous sens réticent, mais ce que
l'on peut appeler une vulgarisation de qualité permet de faire progresser les
connaissances de tous et d'éduquer les gens sur de grands problèmes de
santé publique. Regardez ce que nous avons obtenu avec le tabac ou le
cholestérol. Progressivement, les gens ont pris conscience que leur
comportement pouvait favoriser ou au contraire prévenir la maladie
cardiaque. Et les résultats se font sentir statistiquement !
— Je vous l'accorde, mais le message que l'on doit donner dans ce genre
d'émission est tellement réducteur qu'il ne peut être que caricatural. Il
reflète mal la réalité scientifique qui, elle, est beaucoup plus complexe.
— C'est bien pour cela qu'on fait appel à vos capacités de synthèse,
monsieur le professeur. Un message simple et exact, voilà ce qui est
difficile à obtenir...
L'émission était partie sur tous les poncifs du genre. Ne pas manger de
graisses animales, ne pas fumer, faire de l'exercice, consulter régulièrement
son médecin... La présentatrice, charmante petite brune aux yeux verts,
relançait les questions et distribuait la parole aux professeurs attablés autour
d'elle, en suivant le fil conducteur de son débat. Elle se retourna
brusquement vers moi, changeant de sujet :
— Et vous, professeur, prescrivez-vous des suppléments vitaminiques
pour améliorer la forme de vos patients ?
— Aucun. Dans un pays comme le nôtre, la carence en vitamines n'existe
pas, sauf dans des cas de pathologie très particulière, comme l'alcoolisme
chronique, par exemple.
— Pourtant, les malades en demandent. Ils trouvent pour la plupart – je lis
leur courrier... – que ça leur fait le plus grand bien.
— Ce n'est pas parce qu'ils le pensent que c'est obligatoirement vrai.
L'effet placebo est universel. Cela me gênerait beaucoup que les
téléspectateurs tombent dans cette folie américaine qui fait acheter dans les
drugstores des boîtes entières de pilules de vitamine C ou de vitamine E,
pour en prendre des doses qui, de toute façon, seront éliminées en quelques
heures.
— Vous dites donc que c'est inutile.
— Je persiste. Pour quelqu'un en bonne santé, se nourrissant normalement,
les suppléments de vitamines sont inutiles et dans certains cas nocifs.
La présentatrice, un peu étonnée, car elle s'attendait à un plaidoyer de ma
part pour la sacro-sainte vitamine C, préféra changer de conversation et
interroger un de mes collègues, médecin rééducateur, sur l'intérêt de
pratiquer un sport. Sujet sur lequel il se répandit avec bonheur...
Je pensais personnellement que le sport n'était pas à conseiller à partir d'un
certain âge, qu'il ne fallait pas le confondre avec la pratique d'un exercice,
comme la marche ou la bicyclette, et que le mot sport, lui aussi sacralisé par
la télévision, qui supposait la compétition et le dépassement de soi, était
formellement à proscrire après cinquante ans. Combien avais-je vu de ces
hommes qui avaient commencé à transpirer sur les stades pour perdre une
petite brioche de l'âge mûr et qui s'étaient écroulés brutalement, terrassés
par un infarctus du myocarde, sans prodromes avant-coureurs... Quand on
demandait à Winston Churchill le secret de sa longévité, il répondait,
imperturbable, le cigare aux lèvres : « No sport. No sport... Never... »
— Vous ne semblez pas d'accord avec ce qui vient d'être dit ? demanda-t-
elle en se retournant vers moi.
J'avais oublié que la caméra percevait à la perfection le moindre signe sur
un visage :
— En effet, je ne partage pas tout à fait l'opinion de mon collègue.
A la fin d'une telle émission, il était habituel de se retrouver entre
organisateurs et participants, après la séance de démaquillage, pour partager
une coupe de mauvais champagne tiède, servi dans des gobelets en matière
plastique. Temps des congratulations et du « débriefing ». Le producteur
s'approcha de moi, tout sourires :
— C'était formidable, très vivant. Je pense qu'on a eu une bonne audience.
Très bien, votre intervention sur les vitamines. Mais je dois vous confesser
que je ne sais pas très bien moi-même à quoi servent les vitamines. Je ne
sais même pas ce que le mot veut dire.
— Les vitamines sont les amines vitales. Elles ont été découvertes par
hasard, comme beaucoup de choses en médecine, grâce aux poules d'un
poulailler de Java.
— Mais c'est passionnant ce que vous me racontez ! On pourrait en faire
une émission...

Amsterdam, 1883
— La médecine militaire est à la médecine ce que la musique militaire est
à la musique !
On avait tout dit sur les médecins militaires. Et souvent en des termes
choisis... Pourtant, ils faisaient les mêmes études que les autres, ils
passaient les mêmes concours, et soutenaient une thèse, dirigée par un
patron civil le plus souvent. En plus, ils devaient réaliser une année
supplémentaire d'application dans un hôpital d'instruction des armées. Au
fond, s'il y avait un avantage à être médecin militaire, outre l'uniforme qui
plaisait à certains, c'était que les études étaient prises en charge par l'armée.
En revanche, un médecin militaire devenait un officier et, comme tel, il se
devait ensuite d'accompagner les troupes là où elles se trouvaient ; cela
faisait partie du contrat.
Pour Christiaan, septième enfant de la famille Eijkman, né à Nijkerk en
plein centre de la Hollande, l'armée lui avait permis d'être un médecin, bien
formé, auprès de maîtres prestigieux, sans trop peser sur les finances de ses
parents.
Si bien que sa thèse soutenue (sur la polarisation des nerfs), il lui fallut
bien partir pour le service armé, c'est-à-dire pour les Indes néerlandaises,
dans ces grandes îles-continents où se trouvait Batavia 163.
Au fond de lui, Christiaan était plutôt content : « Enfin, les choses
sérieuses allaient pouvoir commencer », pensait-il sur le bateau qui faisait
route vers les Indes.
Il était fier de cet empire que son pays et ses navigateurs s'étaient taillé
dans les îles de la Sonde. Cela allait le changer du plat pays. On lui avait
bien dit que le climat n'était pas très facile : très chaud et très humide, mais
cela aussi allait le changer des frimas d'Amsterdam. Quand on a vingt ans,
on se doit d'être aventureux...
Et puis, pour un médecin, quel champ d'expérience... Toutes ces
pathologies tropicales encore mystérieuses pouvaient lui apporter des
observations inconnues, des publications prestigieuses et la renommée dont
il rêvait ! Christiaan considérait comme un devoir d'apporter à ces
populations, que Dieu avait placées sous l'autorité du royaume, les soins,
l'enseignement et la civilisation. La colonisation supposait des devoirs !
Il rêvait d'aventures, appuyé sur le bastingage du bateau qui l'emportait
vers Batavia, tout en caressant les pointes de ces belles bacchantes qu'il
avait laissées prospérer pour donner un peu d'autorité à son visage encore
enfantin.
Quelle chaleur étouffante !
Le voyage fut épuisant. Il se retrouva d'abord cantonné à Semarang,
seconde ville après Batavia au nord de Java, puis à Tjilatjap, sur la côte sud.
Ce port était protégé par l'île de Nusa Kambangan, où les militaires avaient
installé les camps de prisonniers sous haute sécurité, prisonniers politiques
pour la plupart.
Puis, s'éloignant un peu plus du centre logistique des troupes, il fut affecté
à Sumatra cette fois, dans la petite ville de Padang. On envoyait plutôt les
jeunes officiers dans les postes éloignés, après une phase d'adaptation en
ville de garnison. Ce village de Padang avait la réputation d'être celui des
tsunamis. Accueillant !
Au début du siècle, un de ces raz-de-marée l'avait détruit ; on avait même
retrouvé un bateau de 200 tonnes projeté à un kilomètre dans les terres. Une
belle vague !
Mais en dehors de ces événements, qui ne survenaient finalement que
deux fois par siècle, la ville était plutôt calme, habitée essentiellement par
des pêcheurs illettrés qui ne parlaient que leur dialecte. Les seuls indigènes
avec lesquels on pouvait communiquer étaient les privilégiés qui avaient été
pris en charge dès leur plus jeune âge dans les écoles élémentaires animées
par les religieuses protestantes, ou la foule des serviteurs des personnels de
la garnison qui apprenaient les quelques mots de flamand nécessaires à leur
travail. Schéma classique !
Il avait commencé à se familiariser avec certains types de malades.
Comme il faisait fonction de médecin et de chirurgien militaire, on lui
montrait, outre ses compatriotes, un certain nombre de patients qui
dépendaient directement de l'autorité coloniale. La férule des militaires sur
les indigènes ne s'embarrassait pas de contraintes humanitaires et les
conditions de détention des prisonniers politiques étaient particulièrement
dures. Cependant, on avait attiré son attention sur une curieuse pathologie
qui faisait des ravages chez les prisonniers des camps : le béribéri. En
langage indigène 164, cela signifiait : « je ne peux pas, je ne peux pas », tant
la fatigue était intense, s'accompagnant parfois d'une paralysie des membres
inférieurs ou d'œdèmes spectaculaires. Cette pathologie conduisait
inéluctablement à la mort. Eijkman fut tout de suite persuadé qu'il s'agissait
d'une maladie infectieuse et qu'on devait trouver un micro-organisme
responsable, comme Koch venait de le faire pour la tuberculose...
Malheureusement, ses observations tournèrent court. Il fut rapidement
contraint de s'aliter, terrassé par une forme grave de la malaria 165, résistant
d'emblée au traitement par l'écorce de quinquina 166. Grelottant de fièvre, le
teint jaune pâle 167, épuisé par l'anémie, il n'y avait plus qu'une solution pour
tenter de sauver le capitaine Eijkman, le rapatriement !
C'était donc un Christiaan malade comme un chien qui revenait à
Amsterdam. Et le malheur s'acharnait sur lui : à peine deux mois après son
retour, sa jeune femme, Aaltje, mourait brutalement. La catastrophe était
totale. Malgré tout, il parvint à se rétablir. Physiquement du moins. Car,
psychologiquement, il avait vraiment besoin de se reconstruire...
La rencontre qui allait être décisive pour lui fut celle de Robert Koch.
Eijkman s'était fait inscrire au cours de bactériologie qu'animait Koch à
Berlin. Koch, c'était un véritable phare pour toute cette génération de jeunes
médecins. Il avait identifié le bacille du charbon et développait la culture
des microbes sur des milieux nutritifs stériles. En 1882, il avait identifié
l'agent pathogène de la tuberculose, la grande maladie du siècle, qui faisait
des ravages dans tous les pays d'Europe. Une vedette !
Quand Christiaan arriva dans son laboratoire en 1885, son rival, avec
lequel il était en désaccord sur bien des points 168, le Français Louis Pasteur,
venait de réussir à « vacciner » un enfant de neuf ans contre la rage. Il avait
également réussi quelques années auparavant à mettre au point un vaccin
contre le charbon, dont Koch avait isolé le bacille. La compétition était à
son paroxysme. Louis Pasteur savait lui aussi s'entourer de jeunes
chercheurs brillants et, avec Emile Roux, il cherchait à fonder un Institut
pour promouvoir ses recherches.
Tout cela sur un fond d'animosité, dont l'annexion de l'Alsace et de la
Lorraine par le Reich n'était pas complètement étrangère...
D'ailleurs, pour Eijkman, l'activisme des Français en Indochine était aussi
une source d'inquiétude 169.
Mais, pour le moment, l'essentiel était de se tuer au travail, d'emmagasiner
les techniques du maître, pour retourner aux Indes et trouver l'agent
pathogène de « son » béribéri.
L'occasion lui fut donnée l'année suivante car le gouvernement des Pays-
Bas décida de dépêcher une mission confiée au professeur d'anatomie
pathologique d'Utrecht, Cornelius Pekelharing, et à son assistant, Winkler,
afin de résoudre le problème du fameux béribéri qui continuait à causer des
ravages dans leurs colonies. Un médecin officier était indispensable pour
accompagner cette mission. Naturellement Eijkman, reprenant son service
actif, fut désigné.
Pekelharing était professeur de chaire, membre de l'Académie, mais il
restait jeune dans l'esprit malgré tous ces honneurs et passionné par le
progrès. Lui aussi était persuadé, comme Eijkman, que le béribéri était bien
une maladie infectieuse et qu'elle se transmettait de prisonnier à prisonnier
dans les pénitenciers de l'île de Java :
— Il nous faut isoler le germe responsable, avait-il dit à Christiaan et à
Winkler, au travail, messieurs.
Pendant les deux années qui suivirent, ils inoculèrent tous les animaux de
laboratoire à leur disposition (lapins, rats, singes) avec des prélèvements de
toutes sortes effectués sur les prisonniers atteints par le béribéri et mis en
culture selon les techniques de Koch. Sans succès.
— Il s'agit sans doute d'un germe à développement lent, il faut attendre,
avait dit le professeur Pekelharing.
Alors, Eijkman se livrait avec Winkler à des travaux sur la physiologie en
climat tropical. On attendait... Les animaux se portaient comme des
charmes. Mais il fallait attendre. La mission Pekelharing-Winkler touchait
pourtant à sa fin et, en 1887, ils durent rentrer en Hollande.
— Christiaan, avait dit Pekelharing, tu vas rester. Je vais te faire nommer
directeur de notre centre de recherche, tu suivras le devenir de nos
expériences. Le gouvernement n'a rien à me refuser.
Et Christiaan resta, directeur du Geneeskundig Laboratorium. Il quittait
ainsi la carrière militaire pour devenir responsable d'un laboratoire civil et il
n'avait plus de responsabilités médicales. Il pouvait se consacrer
entièrement à ses recherches.
Mais ses recherches étaient décevantes et ses inoculations n'avançaient
pas. Les prisonniers continuaient de mourir, paralysés et insuffisants
cardiaques, sans que cela émût d'ailleurs particulièrement les militaires du
camp... Pendant ce temps, pour s'occuper, Eijkman avait créé une école
médicale et dispensait son enseignement aux étudiants. Enseigner les
peuples colonisés. Christiaan restait proche de ses idéaux de jeunesse...
Deux ans passèrent dans le train-train quotidien des villes de garnison. Le
laboratoire de Christiaan était contigu de l'administration d'un des camps de
prisonniers, ce qui lui facilitait les rapports avec les malades et donc ses
prélèvements. Il avait construit une véritable animalerie qui entretenait
toujours des animaux bien portants.
— Et si c'étaient les lapins et les singes, que j'ai utilisés jusqu'à
maintenant, qui étaient naturellement résistants aux bactéries que je leur
injecte ?
Bonne question, en effet !
Il fallait donc essayer de nouveaux animaux d'expérience. Son dévolu se
porta sur les gallinacés. Après tout, les poulets, ce n'était pas cher et on en
trouvait partout. C'était en tout cas plus facile à entretenir et à nourrir que
les singes, un peu de riz suffisait ! Alors, Christiaan se fit construire un
poulailler à l'ombre de sa maison de directeur et il commença à injecter les
microbes à la moitié de ses poules.
Surprise des surprises : en moins d'un mois, tous les poulets développèrent
une maladie qui rappelait étrangement le béribéri des prisonniers et de
certains militaires de la garnison. Les poulets devenaient paralysés des
membres inférieurs, respiraient anormalement et devenaient bleus ! Il n'en
avait pourtant inoculé que la moitié, mais tous étaient atteints. Il se mit à
examiner leurs nerfs au microscope (il avait fait une thèse de neurologie à
Amsterdam) et retrouva toutes les caractéristiques d'une polynévrite 170,
comme celle du béribéri.
Et les poulets non inoculés ! Où avaient-ils donc attrapé cette bactérie ?
S'étaient-ils contaminés les uns les autres ?
Il parqua ses poulets malades et fit construire un autre poulailler pour y
rassembler de nouveaux poulets, sains puisque achetés le jour même.
Là, surprise. Non seulement les nouveaux poulets n'attrapèrent pas la
maladie, mais, fait extraordinaire, les poulets paralysés guérirent et se
remirent à trotter et à manger normalement. Rien n'avait changé.
Si, pourtant. Mais une chose sans importance. Une de ces mesquineries
militaires...
Le nouveau cuisinier (sur les ordres de l'officier d'intendance) refusait
maintenant qu'on nourrisse les poulets de la maison du directeur du
laboratoire, qui n'étaient que des poulets civils après tout, avec les restes du
riz (militaire, lui) qu'on donnait aux prisonniers du pénitencier. Il ne fallait
pas confondre ! On était responsable de son budget, quand même !
Alors Eijkman, sans discuter, avait donc donné l'ordre qu'on achetât le riz
au marché pour nourrir ses poulets personnels.
— Et si c'était cela ! S'il y avait dans la nourriture des militaires, dans le
riz qu'on leur servait, un micro-organisme qui donnait le béribéri ou qui
favorisait son développement ?
Il n'y avait qu'une différence entre ces deux riz, l'un était bouilli et avait
perdu sa cuticule, son enveloppe (le son !), c'était du riz poli ou décortiqué,
celui des militaires. Et l'autre, qui avait gardé son enveloppe de son, c'était
le riz complet, non bouilli, le sien.
Eijkman était tout excité. Il fallait le prouver. Faire des hypothèses et un
protocole.
Pour les hypothèses, il en voyait plusieurs ; il pouvait s'agir d'un micro-
organisme, dont le développement serait favorisé par le riz poli dans
l'intestin du poulet. Ou bien le riz poli et cuit, conservé plusieurs jours,
permettait-il à un germe de se développer et devenait-il toxique ? Peu
vraisemblable, c'était en désaccord avec les travaux de Pasteur. D'ailleurs, il
avait vérifié que le riz bouilli consommé immédiatement entraînait les
mêmes troubles. Et si les poulets ne pouvaient pas absorber les nutriments
quand le riz était cuit ? Et si l'eau dans laquelle le riz avait bouilli devenait
toxique pour les poulets ?
Les idées s'entrechoquaient dans sa tête : ça ne pouvait être qu'une
infection ou la toxine d'un germe infectieux. C'était tellement plus beau,
tellement à la mode. Ça ne pouvait être une autre cause...
Il fallait monter une expérience. Pour les protocoles expérimentaux,
Christiaan était fort, il avait travaillé la question avec Robert Koch. Alors il
commença par fabriquer quatre poulaillers :
– Dans l'un il enferma un poulet malade et deux poulets sains, nourris
avec le riz complet ;
– Dans l'autre, quatre poulets sains, nourris avec du riz poli ;
– Dans le troisième, deux poulets auxquels on avait injecté des bactéries et
qui étaient nourris avec du riz complet ;
– Dans le dernier, deux poulets nourris avec du riz poli auquel on avait
ajouté le son d'un riz complet.
Il obtint en cinq semaines la preuve par onze... Par onze poulets
évidemment : l'absence d'enveloppe rendait les poulets malades et sa
présence les guérissait. Les bactéries n'avaient rien à voir avec cela. Le son
du riz contenait donc une substance qui s'opposait à l'effet toxique du riz
poli. Ainsi, il y avait une substance dans la cuticule du riz qui empêchait le
béribéri ; un facteur antibéribéri en somme 171.
On pourrait dire aujourd'hui que les échantillons étaient un peu justes et
qu'une expérimentation moderne aurait nécessité des nombres plus
importants de poulets pour permettre une analyse statistique valable. Mais
que dire quand tous les événements d'un poulailler vont dans le même
sens... Il n'est plus besoin de calculer des p< 0.00001 172 !
Pourtant Christiaan continua son expérience animale. Il voulait être
certain, avant d'essayer chez l'homme. Les poulets défilèrent.
Ce ne fut qu'en 1895 qu'il demanda à un de ses assistants, Vordermann, de
mener l'expérience chez les prisonniers. Les résultats furent
spectaculaires 173.
On ne savait toujours pas ce qu'était ce facteur antibéribéri. Il fallut
attendre 1912, quand le chimiste Casimir Funck pensa qu'il avait enfin
trouvé cette amine vitale, substance indispensable à la vie. Ce ne fut qu'en
1926 qu'il la décrivit comme la thiamine ou vitamine B1. Elle ne fut
synthétisée qu'en 1936.
Eijkman, qui avait tant cherché sa bactérie, sans la trouver, et pour cause,
reçut tout de même le prix Nobel en 1929... Prix de consolation !

163. Batavia était le nom du siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales en Insulinde
jusqu'en 1799, puis de la capitale des Indes néerlandaises. Son nom moderne est Jakarta, capitale de
la république d'Indonésie.
164. Le mot béribéri est d'origine cinghalaise (Sri Lanka).
165. Paludisme.
166. En 1820, les pharmaciens Pelletier et Caventou, de la faculté de pharmacie de Paris, isolèrent
l'alcaloïde actif du quinquina : la quinine.
167. Le paludisme est dû à un parasite, le plasmodium, inoculé par certains moustiques, les
anophèles. Le parasite entraîne la destruction massive des globules rouges, d'où l'anémie.
L'hémoglobine libérée en masse est transformée dans le foie en bilirubine, pigment de la bile,
entraînant un ictère (jaunisse). Selon l'importance de la destruction des globules rouges, le malade
sera plus ou moins pâle ou plus ou moins ictérique, d'où ce teint si particulier, facile à diagnostiquer,
en tout cas chez les sujets de race blanche.
168. La règle d'or de Koch était d'obtenir des cultures pures des germes prélevés chez les malades,
de vérifier ensuite sur une espèce animale réceptive le pouvoir nocif de ces microbes, et de récupérer
la souche pathogène chez l'animal infecté. Ces opérations garantissaient la spécificité de l'agent
infectieux dans une maladie. Koch voulait fonder un système. Il ne pensait pas qu'on pût modifier
une espèce bactérienne pour en faire un vaccin avec des souches atténuées, d'où son désaccord avec
Louis Pasteur.
169. Alexandre Yersin, élève de Pasteur, partira pour l'Indochine quelques années plus tard (1890).
C'est en 1894, au cours d'un voyage de Saigon à Hong Kong, qu'il isolera le bacille de la peste.
170. Atteinte du système nerveux entraînant une dégradation de la myéline (substance grasse
formant la gaine des neurones) du système nerveux périphérique, c'est-à-dire en excluant le cerveau
et la moelle épinière.
171. A ce moment, Eijkman n'a pas encore compris le concept de vitamine qui sera décrit par Funck
bien plus tard. Il croit le riz poli toxique, ce qui est faux, bien entendu. L'existence d'une substance
nécessaire à la vie, car non synthétisée par l'organisme de l'homme ou du poulet, ne lui traverse
pas l'esprit.
172. En statistique, la valeur de p exprime la signification de l'hypothèse testée. Plus cette valeur est
faible et plus l'hypothèse est valable.
173. La vitamine B1 est contenue dans beaucoup d'aliments comme la viande de porc, le pain ou le
riz. Elle est absorbée dans l'organisme au niveau du duodénum. Elle s'est révélée à Eijkman chez les
prisonniers car ils étaient nourris exclusivement de riz poli. Simplicité des menus du pénitencier !
Bien sûr, elle était exceptionnelle chez les autres membres de la colonie, qui avaient des nourritures
plus variées.
Sa carence est responsable d'atteinte du système nerveux et de polynévrite, puis de coma précédant
le décès (forme sèche), d'atteinte cardiaque avec œdèmes (forme humide).
On la rencontre dans nos pays chez les alcooliques. On la rencontrait en réanimation car la mise
sous perfusion de glucose engendrait de grosses consommations de vitamine B1 (la vitamine B1
intervient dans la transformation du glucose en énergie).
Il n'y a pas de surdosage en vitamine B1, l'excédent étant spontanément éliminé.
22
Le prix Nobel d'Alexis Carrel

Où l'on comprend que le Dr Carrel ne pouvait pas avoir sa place dans la


France anticléricale, car il s'intéressait trop aux miracles de Lourdes. Où
l'affaire Marie Bailly va l'obliger à émigrer vers le Nouveau Monde pour y
élever des moutons. Où un petit Français inconnu obtient le premier prix
Nobel de médecine des Etats-Unis d'Amérique.

Rockefeller Institute, New York, 10 octobre 1912


Le prix Nobel, le prix Nobel de médecine et de physiologie !
Lui, le petit Carrel, le petit Alexis Carrel, le petit Frenchie du Rockefeller
Institute, on lui avait décerné la plus haute récompense que pouvait espérer
un médecin. Il était le premier « Américain » à être couronné 174. Le monde
entier le congratulait, le félicitait, le reconnaissait. Il était déjà apprécié des
spécialistes, maintenant il devenait le grand chercheur chirurgien qui avait
permis des miracles.
Et en France, ce pays de tous les abandons... ce pays qui n'avait pas su le
garder, qui l'avait rejeté, lui, l'enfant des Lumières. A Paris, la presse se
déchaîna instantanément et s'appropria une victoire si peu méritée. Le Matin
du 10 octobre titrait : « Une victoire de la science française ».
Façon de parler !
Les autres journaux, en particulier la presse de droite, essayèrent plutôt de
comprendre pourquoi un chercheur aussi doué, né à Lyon, ayant fait toutes
ses études en France, s'était-il retrouvé à mener sa carrière aux Etats-Unis.
L'Action française, rapportant tout à des problèmes politiques, pouvait se
répandre :

« Dans notre pays envahi par les métèques et les juifs, dans cette France
qui ouvre toutes grandes, aux juifs de Russie, les portes de l'Institut Pasteur,
il n'y a pas de place pour le Docteur Carrel. Dès le temps de ses études à
Lyon, le lauréat d'aujourd'hui donnait les plus belles espérances mais il
allait à la messe, il ne s'en cachait pas, ce qui lui valut l'hostilité
d'Augagneur 175. Ce brutal sectaire alors professeur en exercice mit obstacle
à la carrière de ce calotin. Et le Docteur Carrel s'expatria. »

La Libre Parole et L'Eclair renchérissaient sur le même thème : le maire


de Lyon avait eu raison de ce clérical ou prétendu tel !
Et tous s'étonnèrent également de l'absence de réaction officielle du
gouvernement français devant une telle distinction accordée à un
compatriote, travaillant certes en Amérique mais toujours citoyen français.
C'était vrai, aucune réaction du gouvernement ou de l'Académie ! Silence
total...
Un hommage officiel allait bien être organisé plus tard, en novembre, au
City Hall de New York, en présence de l'ambassadeur de France qui pourra
faire une évocation très élogieuse des travaux du chercheur français. Mais
Carrel, toujours bien raide dans ses bottes, répondra à l'ambassadeur en
anglais, montrant par là que les travaux dont on le gratifiait aujourd'hui
avaient été réalisés grâce à la compréhension et aux moyens des
Américains.
En fait, par bien des aspects, Carrel était devenu américain. Physiquement
même, il se fondait parmi les médecins de la côte Est et avait complété sa
calvitie précoce en se faisant raser la barbe « à l'américaine ». Lui qui avait
toujours souffert d'être petit (environ 1,60 mètre), on le voyait maintenant
toujours tiré à quatre épingles dans des costumes trois-pièces, plutôt rond,
mais toujours bien droit et raide comme souvent les hommes de petite taille.
Son regard était profond, perçant, et gênait souvent celui qu'il observait. Il
avait un œil bleu, l'autre marron, et ses yeux vairons derrière ses lorgnons
vous déshabillaient. Un petit sourire relevait ses lèvres minces, plus
ironique que bienveillant... On ne l'avait jamais vu rire aux éclats. Ses
phrases étaient courtes, souvent tranchantes. Les mots se succédaient
lentement avec une grande précision dans le choix des termes. Il y avait peu
de concessions dans les discours du Dr Carrel.
Mais ce soir du 10 octobre, quand on n'a pas quarante ans, qu'on devient le
chirurgien le plus connu du monde, comme on se retrouve seul chez soi,
seul comme tous les soirs sans famille et presque sans amis, on ne peut que
se retourner vers les événements de la première moitié de sa vie...

Le Lyon médical, 8 juin 1902


Tout y était ou presque dans cet article princeps du Lyon médical de 1902
(dix ans tout juste avant le prix Nobel). Cet article s'intitulait : « La
technique opératoire des anastomoses vasculaires et la transplantation des
viscères ». Dans ce titre était résumé tout un programme, son programme de
travail dont il avait déjà rempli les principales cases – il n'était pourtant
encore qu'assistant des hôpitaux de Lyon et concourait avec obstination
pour la seconde fois au chirurgicat. Si Alexis était bien persuadé d'une
chose sur lui-même, c'était qu'il était supérieurement intelligent, qu'il faisait
partie d'une aristocratie de l'esprit, de ces esprits qui façonnaient la grandeur
de l'humanité et aussi la grandeur des nations. Pour le moment, c'était une
force ; demain, mais il ne le savait pas encore, ce péché d'orgueil causerait
sa perte. Ce qu'en revanche il ignorait au départ, mais qu'il devina
rapidement dans les yeux de ses maîtres et dans les réflexions jalouses de
ses collègues, c'était qu'il possédait une habileté manuelle exceptionnelle.
« Doué pour la chirurgie ! » avait conclu Jaboulay 176, son maître en
chirurgie qui le premier avant tout autre s'était intéressé aux sutures des
vaisseaux et même réalisé la transplantation d'un rein de chèvre chez un
homme. Car, il fallait le reconnaître, à Lyon en 1900, comme partout
ailleurs dans le monde, on ne savait toujours pas coudre une artère ou une
veine.
En fait, en y réfléchissant bien, Carrel se souvenait que tout avait
commencé lors de l'attentat contre le président Sadi Carnot qui avait eu lieu
à Lyon le 24 juin 1894 et comment il avait été frappé, lorsque, encore
étudiant en médecine, il avait observé ses patrons impuissants à juguler
l'hémorragie provoquée par le coup de poignard de l'anarchiste Caserio :

« Cette vie qui le quittait avec son sang au milieu de la foule ce soir de
fête, je l'entends encore couler goutte à goutte... C'est ce jour-là que je
résolus de me consacrer à prévenir le retour de ce genre d'accident. »

Mais il fallait se perfectionner, acquérir de la pratique, travailler. Dans les


hôpitaux, ses maîtres lui paraissaient impuissants, il fallait chercher ailleurs.
Mais où trouver celui qui allait lui permettre de réaliser ces sutures si
délicates des artères et des veines ? Chirurgien dans l'âme et dans les doigts,
Carrel était depuis toujours taraudé par une idée force, une idée de médecin,
un vieux rêve, un vieux rêve de l'humanité : remplacer les organes. Mais
pour transplanter un organe, encore fallait-il lui apporter du sang par ses
vaisseaux nourriciers, donc savoir suturer, coudre les artères et les veines.
Et les chirurgiens de son temps ne savaient pas comment faire : toutes les
tentatives soit fuyaient et le malade mourait d'hémorragie, soit généraient
un caillot sur la ligne de suture et le sang ne passait plus.
Un mot pour expliquer la technique d'une suture vasculaire : il fallait
d'abord interrompre la circulation dans l'artère ou la veine, donc mettre en
place des pinces en amont et en aval du lieu de la suture, puis coudre le
vaisseau sans le rétrécir, et ce d'une façon suffisamment étanche pour qu'il
ne se mette pas à saigner à l'ablation des pinces. Oui, mais... si le sang ne
circule plus pendant un certain temps, il risque de coaguler. Les chirurgiens
modernes utilisent un anticoagulant d'action réversible, l'héparine. Mais, en
1900, l'héparine n'a pas encore été inventée 177. Il n'y a qu'une solution :
suturer vite et bien. Suffisamment vite pour que le sang ne coagule pas et
suffisamment bien pour que la suture ne fuie pas.
Facile à dire. Mais personne ou presque à cette époque n'y parvenait.
Pour Alexis, une seule adresse : Mme Leroudier, la plus célèbre... des
brodeuses de Lyon, et Dieu sait pourtant si les bonnes brodeuses et
dentellières étaient monnaie courante dans ce Lyon de la fin du XIX e siècle,
totalement impliqué dans l'activité du tissage et de la confection. Loin d'être
flattée par ce choix, Mme Leroudier considéra Carrel comme un apprenti,
apprenti aux doigts assez déliés certes, mais ignorant : il ne connaissait
même pas la différence entre un point de croix et un point de chaînette !
Elle le fit travailler avec des fils de plus en plus fins et des aiguilles de plus
en plus petites. Ces fils, soit en lin, soit en soie, étaient tellement fragiles
qu'il fallait des prouesses pour éviter de les casser en faisant les nœuds.
Le résultat fut impressionnant. En quelques mois, Carrel pouvait faire la
pige à toutes les dentellières et filles de soyeux du quartier de La
Guillotière !
Longtemps après, René Leriche 178, qui avait vu Carrel opérer à cette
époque, s'en souvenait encore :

« Ses petites mains aux doigts menus, prestes et adroits s'affairaient


lentement mais avec une remarquable précision. Il opérait mains nues et
c'était merveille de le voir manœuvrer ses fines aiguilles et surtout sa soie
extra-fine. Tous ceux qui se sont servis de son matériel savent quelle
difficulté on éprouvait à faire des nœuds en s'y reprenant à plusieurs fois.
Lui attrapait un fil avec des doigts souvent vaselinés et ne manquait jamais
ni un point, ni un nœud. Il a été certainement, avec Jaboulay, la plus belle
main chirurgicale que j'aie vue dans une carrière qui m'a fait connaître la
plupart des grands chirurgiens du monde. »

Carrel mit alors au point une technique simple pour s'exposer


correctement : la triangulation (trois points sont passés, divisant la suture
circulaire en tiers, puis tendus pour faciliter le surjet entre chacun d'eux).
C'était logique puisqu'il s'agissait en fait de transformer une circonférence
en triangle, mais il fallait y penser. On fait toujours une technique
approchante dans les salles d'opération modernes. Pour la suture, c'était
réglé 179. Pour la vitesse, c'était une affaire de patte... Et Carrel avait cette
patte, déliée grâce au stage chez Mme Leroudier. C'est ainsi qu'il put
commencer de greffer des organes chez des animaux. Il greffa en particulier
le rein d'un chien au niveau de ses vaisseaux du cou, avec succès puisque le
rein recommença rapidement à produire de l'urine...
Une révolution !
Malgré ces succès, Carrel traînait son dépit. Il lui semblait qu'il végétait à
Lyon dans des fonctions subalternes. Il devait être nommé chirurgien des
hôpitaux. Il le méritait, il le savait. Mais il n'y avait qu'un poste par an... En
1901, il fut donné à Léon Bérard. En 1902, alors qu'il venait de publier son
article majeur sur les sutures et les transplantations, il pensait que ce serait
son tour. Malheureusement pour lui, ce fut Durant qui fut choisi ! Tout
s'écroulait. Rien n'avait plus de valeur et plus d'importance. Il fallait partir.
Tout recommencer. Ce fut sans doute à causse de Marie Bailly qu'il dut
partir, car l'histoire avait déclenché contre lui la hargne des anticléricaux.
Au fond, en y réfléchissant bien en ce soir de succès, c'était à la pauvre
Marie qu'il devait son prix Nobel !
Lourdes, mai 1902 : l'affaire Marie Bailly
Carrel en était certain maintenant. Tout ce que les Jésuites lui avaient
fourré dans la tête au cours de ses études n'était qu'inventions. Lui, Carrel, il
était maintenant devenu un scientifique, un vrai, un médecin, un chirurgien.
Il ne pouvait pas croire en autre chose que ce qui avait été démontré. Les
croyances religieuses étaient bonnes pour les esprits faibles et le peuple qui
n'avaient d'autre choix que de croire aveuglément ce qu'on leur débitait à
l'église. Le jeune Alexis était parti dans sa grande crise mystique
d'intellectuel et rejetait en vrac son éducation religieuse, sa famille de
bourgeois lyonnais et les prêtres qui l'avaient élevé (endoctriné, pensait-il).
Cela ne s'était pas passé comme cela. Il fallait avouer qu'il n'était pas si
facile d'en remontrer à Alexis ; il avait tout lu : Claude Bernard bien sûr,
mais aussi Aristote, Platon, Spinoza, Kant et Schopenhauer... Et les joutes
oratoires serrées avaient commencé entre notre rebelle et quelques membres
éminents du clergé.
Que d'importance, que de passion dans cette crise mystique très « fin de
siècle » !
Passions exacerbées : cette fin du XIX e siècle s'écartelait entre l'Eglise
catholique qui avait décrété le culte de la Vierge Marie, ce qui semblait
depuis susciter les apparitions de Vierge un peu partout 180 (comme on voyait
des diables surgir du moindre lieu-dit au Moyen Age !) et la république
laïque qui ne rêvait que de séparation de l'Eglise d'avec l'Etat et qui, avec le
petit père Combes, était partie à la chasse aux curés. Le tout sur fond
d'affaire Dreyfus...
Déjà en 1897, notre jeune médecin écrivait :

« Il y a dans chaque savant deux hommes distincts : le savant et le croyant,


et ces deux hommes distincts ne discutent pas ensemble. Le croyant est le
plus exigeant ; il défend au savant d'empiéter sur son domaine, et, pour
avoir la paix, le savant s'incline et nie l'existence du conflit. »

Car il y avait bien un conflit. En tout cas, dans les méninges de Carrel, il
était ouvert. Pour lui, il n'y avait pas d'autres possibilités que d'observer, de
démontrer. C'était s'abaisser que de croire sans preuve. Celui avec lequel il
en avait le plus discuté, sans trop de passion, car l'homme ne s'y prêtait pas,
était le père Cazer, un dominicain avec lequel il avait sympathisé lorsqu'il
avait voulu faire retraite dans son monastère aux îles de Lérins. Le moine
lui avait répondu calmement :
— Puisque vous voulez vous comporter en scientifique, faites-le jusqu'au
bout. Allez donc voir à Lourdes ce qui se passe. Observez et rapportez ce
que vous aurez vu. Vos confrères ne semblent pas pressés de se comporter
comme tels, même si certains sont les premiers à reconnaître les miracles.
Alors faites-le !
Ce moine a raison, pensa Carrel. Dans ces temps de prétendus miracles, il
serait enfin nécessaire qu'un scientifique, un vrai comme lui, puisse
observer le mécanisme de la fausse nouvelle et mettre en évidence les
supercheries qu'acceptaient de couvrir au moins par leur silence la plupart
de ses confrères. Mais des miracles, même à Lourdes, il n'y en avait tout de
même pas tous les jours !
Pourtant, le destin attendait Carrel au tournant.
A la fin du mois de mai 1902, muni de sa trousse médicale et d'un appareil
photographique, Carrel décida de se proposer comme médecin
accompagnateur d'un de ces fameux trains blancs de malades qui se
rendaient en pèlerinage à Lourdes. Parmi les cas les plus graves du convoi,
on lui présenta avant le départ, au compartiment 56 de ce train blanc, une
jeune femme : Marie Bailly.
Mal partie, la malade !
On l'avait amenée à sa demande de l'hôpital Sainte-Foy-lès-Lyon dans ce
train. Son médecin, le Dr Roy, après avis du Dr Gouilliard, chirurgien de
l'hôpital Saint-Joseph, y avait consenti comme à une dernière volonté. Le
diagnostic posé était celui de péritonite tuberculeuse en phase terminale :
une condamnation à mort en quelque sorte. La question du praticien, qui
s'était attaché à sa jeune patiente depuis plusieurs années qu'il la suivait,
était plutôt : arrivera-t-elle seulement à Lourdes... ?
Carrel, auquel la gravité du cas qu'on lui confiait n'échappa pas, nota
immédiatement dans son carnet : « Observation de Marie Bailly – 22 ans,
sans profession, née et habitant à Lyon – Affection abdominale de nature
indéterminée – Etat général grave. » Pendant tout le voyage, Marie ne se
plaignit pas. Carrel put l'examiner tranquillement et compléta ses notes :
« Jeune fille pâle et amaigrie, couchée sur le dos, habillée d'une robe noire
dont la jupe est maintenue par un ruban fixé lui-même par une épingle de
nourrice. Elle attire immédiatement l'attention sur son abdomen : la peau est
lisse, tendue et luisante. Le ventre est uniformément ballonné. Son aspect
est symétrique, avec saillie un peu accentuée du côté gauche. A la
palpation, consistance dure mais inégale. On dirait qu'il y a du côté gauche
une masse plus résistante qu'à droite... » Il résumait ainsi sa première
observation : « Etat général mauvais. La malade souffre. A certains
moments sa figure se crispe sous l'influence de la douleur. » Il ajoutait :
« Pas d'exaltation mystique ! » Détail évidemment fondamental à ses yeux.
A l'arrivée à Lourdes, le 27 mai, Carrel constatait que l'état de sa patiente
s'était aggravé. Elle fut conduite à l'hôpital local et placée dans la salle de
l'Immaculée Conception. Dès le lendemain, sur la pressante demande de la
malade, on la conduisit à la grotte et aux piscines où on la frictionna avec
de l'eau froide sur la poitrine et sur le ventre. Carrel nota alors : « Vers
10 heures. Etat très alarmant. »
A 1 h 15, la patiente se plaignit d'intenses douleurs. Carrel assista à la
consultation du Dr Geoffray, médecin de l'hôpital de Lourdes. Il l'examina
complètement, palpa, percuta l'abdomen, ausculta le cœur et les poumons.
Puis il se retourna vers Carrel et l'entraîna un peu à l'écart :
— Mon cher confrère, votre patiente est à l'agonie. Comme elle réclame
d'aller de nouveau à la grotte, je pense qu'il faut accéder à sa demande. Il
n'y a plus rien à perdre...
On l'y conduisit alors sur un brancard. Carrel, qui accompagna le périple,
prit alors des notes minute par minute, comme un journaliste faisant un
reportage :

« 1 h 50 : Arrivée de la malade aux piscines.


2 h 20 : La malade sort de la piscine immobile sur un brancard. On la
transporte alors devant la grotte.
2 h 30 à 2 h 40 : Le rythme respiratoire se ralentit et devient plus régulier,
l'aspect de la figure se modifie un peu, une légère teinte rosée se répand sur
la peau de la face, la malade paraît aller mieux et sourit à son infirmière
penchée au-dessus d'elle.
2 h 55 : Le profil du corps se modifie et la saillie du ventre s'affaisse
légèrement. L'amélioration de l'état général s'accuse et devient évidente.
3 h 10 : Les mains, les oreilles et le nez sont chauds. La malade me dit
qu'elle se sent mieux ; on essaie de lui faire prendre un peu de lait. Elle le
boit. Pas de vomissement.
3 h 20 : Au niveau du ventre, la couverture s'est déprimée. Les jambes
remuent et le corps se tourne du côté droit. La figure est devenue calme et
rosée.
4 h 15 : L'amélioration s'est encore accentuée et devient perceptible à
toutes les personnes étrangères à la médecine qui entourent la malade. Elle
me dit qu'elle se sent très bien et que, si elle osait, elle pourrait se lever. Son
allure a tellement changé que tout le monde s'en aperçoit. Au milieu de
l'excitation délirante de la foule, elle est portée au Bureau des constatations
médicales du Dr Boissarie.

Jamais Carrel ne parla de miracle. Bien plus tard il écrira 181 :

« Pendant bien longtemps, les médecins ont refusé d'étudier sérieusement


ces cas de guérisons, bien que ce soit commettre de lourdes fautes
scientifiques que de nier la réalité d'un fait sans l'avoir examiné
préalablement. Lourdes enveloppait peut-être des faits authentiques, d'une
apparence telle qu'il était difficile de les prendre au sérieux. En outre, les
questions de religion et de partis venaient encore travailler les esprits.
Aucune critique, vraiment indispensable et sérieuse, n'a été faite jusqu'à nos
jours. On s'est perdu dans des considérations sur les origines des faits. [...]
Lorsqu'un phénomène se présente, assez rebelle pour ne pas vouloir
pénétrer dans les cadres trop rigides de la science officielle, on le nie, ou
bien on sourit. [...] En présence des faits anormaux, nous devons faire des
observations exactes, sans nous préoccuper de la recherche de la cause
première, sans nous inquiéter surtout de la place que doit occuper le
phénomène dans le cadre de la science actuelle. [...] Nous voulons
seulement faire remarquer que les phénomènes surnaturels sont bien
souvent des faits naturels dont nous ignorons la cause. Si nous trouvons la
cause scientifiquement, si nous établissons le fait, chacun est libre de
l'interpréter comme il lui plaît. L'analyse ne doit pas être considérée par les
catholiques comme une œuvre sacrilège ou comme une attaque. C'est
simplement une étude scientifique. La science n'a ni patrie, ni religion. »

Affaire classée...
Voire.
En fait, Alexis se sentait encore plus mal à l'aise envers la religion
qu'avant son départ pour Lourdes. Il rendit pourtant visite à sa malade au
cours des années suivantes alors qu'elle était entrée au noviciat de la rue du
Bac à Paris : « Paris, rue du Bac, santé parfaite », nota-t-il en 1903 dans son
carnet, avec son habituelle concision.
Cette caligineuse affaire de Marie Bailly allait réellement précipiter et
même décider de son départ pour l'Amérique. Il avait en effet confié ses
observations à la presse lyonnaise, et Le Progrès et Le Nouvelliste
consacrèrent des articles à la guérison de Lourdes, qu'ils considérèrent
comme miraculeuse. Malgré ses dénégations et ses demandes de
rectificatifs, le mal était fait auprès des anticléricaux de la faculté, et son
statut de scientifique en prit un sacré coup. Comment un vrai médecin peut-
il se préoccuper de guérison miraculeuse ? Les médecins des hôpitaux
n'étaient pas faits de ce bois-là. Il échoua donc au concours une fois de plus.
Son parti était pris, il irait travailler ailleurs !
Les desseins de Dieu sont-ils impénétrables ?

Lindbergh et le « problème » Carrel


Tout ce que Carrel avait touché s'était révélé porteur d'inventions et de
progrès. Après la guerre, revenu aux Etats-Unis, comme il l'avait souhaité,
il avait repris son travail au laboratoire.
C'est alors qu'il fit la connaissance de Lindbergh...
Ce fut certainement un tournant dans sa vie.
Le prix Nobel et le héros de l'Atlantique se rencontrèrent grâce au
Dr Flagg, chirurgien que Carrel avait connu pendant la guerre et à qui
Lindbergh avait exposé son désir de construire un « cœur artificiel ».
Carrel était fasciné par l'homme, par ses qualités humaines et par son réel
talent d'ingénieur. Lindbergh considérait Carrel comme « l'un des esprits
les plus stimulants qu'il avait rencontrés ». Ils étaient faits pour s'entendre.
Carrel voulait conserver des organes vivants séparés de leur organisme
d'origine pour pouvoir les transplanter quand bon lui semblerait.
Lindbergh voulait faire un cœur-poumons artificiel muni d'une pompe et
d'un oxygénateur pour permettre à un organisme de survivre indéfiniment.
Ce fut une aventure passionnante et coûteuse pendant laquelle certains
problèmes majeurs de physiologie furent abordés et résolus.
Bien entendu, portée par deux personnages aussi célèbres, l'imagination
du public s'enflamma à nouveau. Qu'allaient donc réussir ces deux êtres
d'exception ? « Prépare-t-on la fabrication de nouveaux hommes dans leur
laboratoire ? », titraient les journaux à sensation.
Si bien que s'installaient autour d'eux à la fois une admiration réelle pour
de grands chercheurs mais également une méfiance pour des savants fous
qui, tels des démiurges, devenaient capables d'accomplir des choses
insoupçonnées jusqu'alors mais sans aucun doute interdites par la morale.
Les deux hommes, en même temps si semblables et si différents, étaient
devenus amis. Ils passaient leurs vacances ensemble avec leurs épouses à
l'île de Bréhat au large des côtes d'Armor, entourés par une multitude de
chiens que Carrel adorait. Alexis vécut de près, en 1932, le rapt puis la
mort de Charles Jr, le fils des Lindbergh, drame qui bouleversa l'Amérique
entière. Carrel allait s'en souvenir lorsqu'il réclama dans son livre la peine
de mort pour les rapts d'enfants. Car ce livre était en préparation, ce livre
par lequel le scandale allait éclater... bien plus tard, comme une bombe à
retardement.
A côté de l'œuvre scientifique qui volait de sommet en sommet, portée vers
l'air des cimes comme à bord du Spirit of Saint Louis, se préparait en sous-
main ce qui allait devenir Man, The Unknown, c'est-à-dire, en français et
après beaucoup d'hésitations : « L'homme s'ignore », « Homme, toi
l'inconnu », puis enfin L'Homme, cet inconnu. Carrel allait pouvoir donner
libre cours à l'explication de son ambition profonde. Ce livre était une
véritable utopie biocratique. La biologie, cette science qu'il dominait, allait
permettre l'amélioration de l'espèce humaine, et cette ambition n'était
possible que servie par un régime politique à la fois fort et éclairé.
Politiquement, il est probable que l'influence de Lindbergh, grand
admirateur de l'Allemagne, se fît sentir. C'était l'époque où Charles et
Alexis ne se quittaient plus. Ils se retrouvaient partout, même en vacances,
et ils savaient se perdre en discussions, surtout en ces temps où il était
devenu clair que la guerre se préparait à nouveau.
Les deux hommes partageaient bien des idées. Mais Carrel ne pouvait
suivre Charles dans son admiration béate des prouesses technologiques
allemandes, et il n'apprécia pas lorsque Goering le décora. En revanche,
Carrel se désespérait lui aussi du déclin de la civilisation occidentale qu'il
attribuait un peu facilement à la démocratie – « Les principes
démocratiques sont des inepties. La France a été détruite par eux
(1938) » – ... ou parfois aux Juifs et aux bolcheviques !
Mais dès cette période Carrel considéra Hitler comme un ennemi, qui de
surcroît se trompait lourdement. Même en matière d'eugénisme, il ne put
s'empêcher de réagir aux discours allemands :

« L'Allemagne ne renferme aucune race pure... Afin de renforcer la race,


je répands diverses méthodes d'hygiène. Par exemple, que les femmes se
marient jeunes parce que les accouchements sont alors plus faciles, les
enfants plus forts... Je préconise aussi l'avancement des élèves doués au
lieu de donner à tous la même aide. Ces essais pour développer une élite
spirituelle n'a rien à voir avec l'ancien ordre aristocratique ni avec les
méthodes de gangster d'Hitler. »

Carrel défendit tout d'abord Charles, attaqué pour ses positions


isolationnistes, pronazies et progermaniques en général, mais il restait
convaincu qu'il se trompait sur l'Allemagne nazie et, en juin 1940, il
assuma la rupture : « Un des seuls qui n'ont pas compris ce que cette
guerre signifie reste ce malheureux Lindbergh. Il se suicide littéralement.
[...] Il fait le jeu des Allemands. Il est resté isolationniste. Son rôle, je crois,
est terminé. Quel dommage ! »
Le sien allait l'être aussi, mais un peu plus tard.

174. En 1912, les Américains n'avaient jamais obtenu de prix Nobel en médecine. Les Français,
eux, l'avaient obtenu en 1907 avec Alphonse Laveran (pour ses travaux sur le paludisme) et l'auront
en 1913 avec Charles Richet (pour ses travaux sur l'anaphylaxie). Le premier Nobel purement
américain ne sera obtenu qu'en 1933 par Thomas Hunt Morgan pour ses travaux sur le rôle des
chromosomes dans la transmission héréditaire. Ils se rattrapèrent depuis, puisque 89 Américains
furent prix Nobel de médecine jusqu'à aujourd'hui (évidemment plusieurs d'entre eux honorés la
même année !).
175. Le Pr Victor Augagneur, anticlérical militant, fut maire de Lyon de 1900 à 1904, période
pendant laquelle Carrel s'exila après deux échecs au chirurgicat des hôpitaux. Augagneur s'opposa
fermement à la nomination de Carrel après ses déclarations dans l'affaire Marie Bailly (voir infra,
p. 306).
176. Mathieu Jaboulay (1860-1913), dernier chirurgien major de l'Hôtel-Dieu et professeur de
clinique chirurgicale de 1902 à 1913. Il inventa les sutures artérielles éversantes et fut l'un des
premiers à tenter des greffes d'organes.
177. L'héparine découverte par McLean en 1916 n'a été utilisée dans des expériences cliniques qu'en
1925 par Reed.
178. René Leriche (1879-1955) fut l'un des chirurgiens les plus fameux de son temps. Il inventa la
chirurgie de la douleur et donna les bases de la chirurgie vasculaire. Il fut interne sous les ordres de
Carrel. Il écrivit de lui : « Je lui dois le meilleur de ma formation : la discipline de l'observation. »
179. En fait, Carrel avait également insisté sur le fait que l'aiguille qui suturait la paroi de l'artère ne
devait pas être transfixante et devait respecter l'endothélium, c'est-à-dire la partie la plus interne de la
paroi. Cela avait un gros intérêt à l'époque – éviter la thrombose – car l'endothélium vasculaire, on
peut s'en douter, a des propriétés intrinsèques pour éviter la coagulation du sang. Carrel ignorait
lesquelles mais intuitivement il effectua ainsi ses sutures.
180. Le pape Pie IX avait prononcé en 1854 le dogme de l'Immaculée Conception selon lequel
Marie aurait été conçue sans la souillure du péché originel : la Vierge se manifesta en 1830, rue du
Bac à Paris, à la novice Catherine Labouré ; en 1846, deux jeunes bergers de La Salette (Isère)
l'aperçurent ; c'est à Lourdes, en 1858, qu'elle parla à Bernadette Soubirous, âgée de quatorze ans ; en
1871, quatre enfants de Pontmain (Mayenne) dirent l'avoir vue. Ces apparitions, revanches des
humbles sur les puissants, suscitèrent d'importants mouvements de ferveur populaire. La « médaille
miraculeuse », utilisée contre le choléra, fut frappée à 8 millions d'exemplaires après le prodige de la
rue du Bac ; en 1842, elle atteint une diffusion de 100 millions de pièces. Bernadette Soubirous et
Catherine Labouré furent canonisées.
181. Alexis Carrel, Le Voyage de Lourdes, Plon, 1949, p. 91-96. Dans cet ouvrage posthume, il
décrit cet événement d'après le témoignage du Dr Louis Larrec (anagramme de Carrel).
23
Le médecin qui se prenait
pour Sherlock Holmes

Où, dans une affaire de corbeau, Edmond Locard prouve son talent d'expert
graphologue. Où il s'approprie les méthodes d'un détective qui n'a existé
que dans les livres d'un neurologue anglais. Où Conan Doyle découvre
dans le laboratoire de Locard la photo de Jules Bonnot, son ancien
chauffeur.

« ... Le policier les regarda, la mine décontenancée.


— Je parviens à lire les premières lignes, ainsi que celles du milieu de la
deuxième page et une ou deux à la fin. Elles sont aussi lisibles que des
pages imprimées, dit-il ; mais l'écriture entre les deux est exécrable, et il y a
trois endroits que je ne peux pas déchiffrer du tout.
— Qu'en pensez vous ? dit Holmes.
— Ma foi, et vous, qu'en pensez-vous ?
— Que cela a été rédigé dans un train ; les endroits bien écrits représentent
les gares, les mal écrits le mouvement, et ceux qui sont très mal écrits
indiquent les aiguillages. Un expert scientifique affirmerait tout de suite que
la rédaction a été effectuée dans un train de banlieue, car seule la proximité
d'une grande ville offre une succession aussi rapide d'aiguillages. A
supposer que tout le voyage ait été nécessaire pour rédiger le testament,
alors le train était un express ne s'arrêtant qu'une fois entre Norwood et
London Bridge 182... »
Celui qui referme ce livre, en disant : « Ce Conan Doyle a tout compris ! Il
faut que j'applique une méthode similaire pour mon affaire », se nomme
Edmond Locard, le Dr Edmond Locard. Nous sommes à Tulle en 1922. Il
est le plus grand expert graphologue de son temps et vient d'être commis
dans une affaire qui défraye la chronique depuis plusieurs années, ne
sachant pas encore très bien comment il va coincer son « corbeau 183 ».
Car depuis cinq ans, la petite ville de Tulle 184 est la proie d'une épidémie
d'un nouveau genre : des lettres anonymes dénonçant les infidélités des
couples, la perversion de certains habitants ou révélant des secrets de
famille, sont déposées sur les trottoirs, les bords de fenêtre, les bancs de
l'église et même jusqu'au confessionnal. Plus de cent lettres alimentent
maintenant toutes les conversations de la ville au sujet des comportements
de ceux qui sont dénoncés et inquiètent surtout les autres qui s'attendent au
pire, tant chacun porte une part d'ombre dans sa lumière apparente.
Ces lettres manuscrites à l'écriture déguisée, souvent grivoises ou
pornographiques, portant la signature de « l'œil du tigre », ont déjà été
soumises à l'analyse par la police. Certains suspects ont été identifiés mais
aucun n'a pu être confondu.
Devant son dossier quasiment vide, le juge d'instruction va jusqu'à
organiser des séances d'hypnose dans son bureau pour faire parler les
témoins, en vain. L'anonymographe (nom savant du corbeau !) ne parvient
pas à être clairement identifié, même si les soupçons se tournent vers les
employés de la préfecture et de la mairie. En effet, un greffier vient de
trouver dans son casier une lettre qui l'affole : « Mon pauvre Jules, quand tu
liras cette lettre je serai morte. C'est moi qui suis l'auteur de ces affreuses
lettres... Ta femme désespérée. Germaine. » Le greffier de la préfecture
adore sa femme, si belle et si pieuse, qu'il a épousée bien qu'elle soit pauvre
(!). Mais la connaît-il vraiment ? Dans un accès de folie, sans chercher plus
loin, il prend le revolver qu'il cache dans un de ses tiroirs et se tire une balle
dans la tête. Par chance, il se rate ; Germaine n'ayant bien entendu jamais
rédigé cette lettre... Peu après, un secrétaire de mairie s'accuse (à tort !)
d'être le corbeau que tous recherchent et se suicide (avec succès, quant à
lui !) en avalant des médicaments... L'affaire prend maintenant une tournure
pénale.
Avec l'accord du procureur de la République, une souscription est alors
organisée auprès des habitants de Tulle pour recourir au meilleur expert de
l'époque. C'est ainsi que le Dr Locard, tout pénétré par l'esprit du détective
londonien, commence sa propre étude. Il sait bien qu'il est rare que les
lettres anonymes soient écrites en termes mesurés, mais leur obscénité est
d'autant plus parfaite que le plus souvent ceux qui les composent ont reçu
une bonne éducation. Et les lettres du corbeau de Tulle sont écrites dans un
français correct, même si les termes sont orduriers.
Locard organise donc pour les suspects, le 16 janvier 1922, une dictée
collective. Il sait qu'en dictant la même page de plus en plus vite,
l'anonymographe finit toujours par se trahir. Il cerne particulièrement la
dictée d'Angèle Laval, collaboratrice de Jean-Baptiste Moury, chef de
bureau à la préfecture, car on la soupçonne de lui vouer un amour déçu. Il
vient en effet d'épouser une de ses secrétaires, au désespoir de celle qu'il
côtoie depuis longtemps sans l'avoir remarquée. Angèle est une belle
femme, célibataire, vivant avec sa mère, mince et froide, peu aimée dans
son milieu professionnel, et que Locard soupçonne d'être décidée à tout
pour se venger.
Il dicte de plus en plus rapidement. Angèle surcharge ses lignes, rature ses
mots, fait de sa copie une sorte de pâté dans lequel ses lettres perdent tout
contour. Elle fait aussi une crise de nerfs pour émouvoir l'expert, qui reste
totalement indifférent devant les manifestations de cette personnalité qu'il a
déjà jugée comme celle d'une grande névrosée.
« Comme tous les anonymographes, commente-t-il ensuite, elle ne
réussissait pas les “y” et le “g” déguisés pour lesquels elle avait imaginé
une sorte de petite queue entortillée qui, pour un biologiste, rappelait à s'y
méprendre la queue d'un spermatozoïde 185. »
Locard a confondu la coupable. Peu importe que le procès en
correctionnelle qui a lieu à Tulle en décembre ne la condamne qu'à un mois
de prison avec sursis et 200 francs d'amende pour diffamation et injures
publiques – alors qu'elle est responsable de suicides et de vies brisées. C'est
l'affaire de la justice et pas celle du médecin légiste. Lui, c'est cette nouvelle
police qui l'intéresse, celle qu'a inventée Conan Doyle, celle des preuves qui
ne souffrent pas la discussion, la police scientifique.
*
Ce virus, il l'avait contracté auprès de son maître, Alexandre Lacassagne,
son patron à la faculté de Lyon qui avait posé de façon brillante les grands
principes de la médecine légale et de la criminologie. Il avait même résolu
une affaire fameuse, celle de « la malle à Gouffé 186 », qui avait alimenté la
chronique des fameuses malles sanglantes de la Belle Epoque.
Mais Locard voulait aller plus loin et, il l'avoua lui-même, ce fut le
personnage de Sherlock Holmes, inventé par le neurologue britannique
Conan Doyle, qui lui en donna l'idée. En 1910, alors qu'il était âgé de
trente-trois ans, il obtint la création de son laboratoire dans un local
désaffecté des combles du palais de justice de Lyon. Dans un grand effort
de générosité, l'administration lui confia aussi deux assistants, un garde-
champêtre et un gardien de la paix, du matériel (un microscope et un bec
Bunsen). Quant aux crédits de fonctionnement, ils n'avaient même pas été
envisagés ! Ce fut pourtant dans ces lieux minables qu'allaient se
développer, sous sa houlette, tous les nouveaux problèmes de la médecine
légale : l'identification des écritures, la balistique et la toxicologie.
Comme Lacassagne et Holmes, il sait que tout individu, à l'occasion d'une
action criminelle en un lieu donné, dépose et emporte à son insu des traces
et des indices. Ainsi les traces de pas, ou mieux de pieds, le marquage des
pneus qui depuis peu entourent la roue des autos, ou l'appui d'une canne
sont autant d'aubaines qui peuvent permettre de remonter jusqu'au criminel.
Il se lance à fond dans la dactyloscopie naissante et cherche par tous les
moyens possibles à mettre en œuvre les empreintes digitales dont il devient
un expert.
Au cours d'une expertise pour un vol de cuillers d'argent dans une maison
bourgeoise lyonnaise, on suspectait... la bonne. Un peu simpliste comme
hypothèse, mais classique en tout cas. Pourtant Locard montra que tout cela
était impossible, les empreintes relevées n'étaient formées que de lignes
parallèles sans boucles et sans triangle : ce n'était donc pas des empreintes
humaines. Déclaration qui fit froncer les rides des enquêteurs ! En revanche,
leur petitesse et leur dessin marquaient avec évidence qu'il s'agissait de
celles d'un macaque... Celui-ci avait été dressé par son maître, marchand
forain, pour pénétrer dans les villas et y subtiliser l'argenterie. La bonne, ce
jour-là, put dédier à Locard une fière chandelle.
Ainsi, entre 1910 et 1915, sept affaires furent jugées selon les preuves
fournies par le médecin-policier : l'affaire Gaudin, vol dans un magasin
avec effraction, fut résolue par l'analyse des empreintes digitales ; l'assassin
d'un homme poignardé à la campagne fut, lui, trahi par des graines ailées de
pissenlit ; et dans un autre cas de vol, la simulation d'une effraction fut mise
en évidence par les traces de mastic de la vitre retrouvées à l'extérieur et
non à l'intérieur comme elles auraient dû l'être. La méthode Locard
triomphait.
Autre affaire incroyable : celle de « Coco-la-chérie » ! Par un matin
blafard de 1912, les traboules de Lyon se réveillèrent en état de choc : une
vieille prostituée, que tous appelaient « Coco-la-chérie », avait été
assassinée de plusieurs coups de couteau pendant la nuit. La police avait fait
merveille : dans la journée, elle avait arrêté un homme encore à moitié ivre,
qu'on avait vu rôder avec Coco vers minuit. Il était le coupable idéal, bien
qu'il ne se souvînt de rien, ayant été sous l'emprise de l'alcool toute la nuit,
et restait encore bien confus le lendemain, et pour tout dire prêt à avouer
n'importe quoi, surtout si on l'interrogeait avec un peu de fermeté. Un bon
candidat pour la guillotine ! Mais le Dr Locard, en analysant le cadavre de
la prostituée, avait prélevé les poux dont sa tête était truffée : des pediculus
capitis, des poux de tête.
— Vérifiez si votre suspect a lui aussi des poux. Vous connaissez mon
principe, dit-il aux enquêteurs, il en a certainement attrapé au contact de sa
victime
Des poux, il en avait tant qu'il fut facile d'en mettre quelques-uns sous le
microscope de Locard, qui répondit immédiatement :
— Ce n'est certainement pas lui le coupable, les poux qu'il porte sont des
poux de corps (pediculus corporis) ; il n'y a pas eu l'échange qui aurait dû
se produire.
Peu de temps après, les policiers mirent la main sur le véritable assassin,
qui d'ailleurs, entre autres preuves, portait bien des poux de tête ; sans doute
le cadeau posthume de Coco-la-chérie.
On commençait enfin à prendre au sérieux les techniques de la police
scientifique de Lyon. Locard en profita pour visiter d'autres hauts lieux de la
police scientifique naissante : le service anthropométrique de Bertillon à
Paris, dont il critiqua les méthodes 187, le laboratoire de Cesare Lumbroso 188
en Italie, dont il ne pouvait adhérer aux théories. Plus tard, il se rendra en
Amérique. Ecrivain lui-même, il se mit à raconter les grandes affaires de
son temps, sans que parfois on puisse savoir s'il y avait participé réellement
ou non : ainsi l'enquête sur la bande à Bonnot, l'affaire Mata Hari ou encore
l'assassinat du président Carnot.
*
Septembre 1925, un grand moment pour Locard : Conan Doyle lui-même
visite son laboratoire de police ! Entre autres émerveillements du
neurologue anglais, devenu auteur à succès, devant tous les appareils
inventés par Locard pour analyser les traces laissées par les criminels,
il tombe brusquement en arrêt devant une photo d'un des criminels arrêtés
par Locard :
— Mais c'est Jules, s'écria-t-il, mon ancien chauffeur !
— Maître, vous devez faire erreur, rétorqua Locard, il s'agit du célèbre
bandit Jules Bonnot, l'anarchiste qui était le mauvais ange de la fameuse
bande qui porte son nom !
En fait Conan Doyle avait raison. Jules Bonnot, encore tout jeune, après
avoir été renvoyé de son premier emploi à Bellegarde du fait de ses
engagements politiques, s'était rendu à Londres pour y gagner
(honnêtement) sa vie comme chauffeur de maître. C'est là qu'il aurait servi
de chauffeur au père de Sherlock Holmes et à un de ses proches amis, et
aurait compris l'intérêt de l'automobile bien pilotée pour effectuer des
braquages.
Coïncidence historique, Bonnot connaissait-il Sherlock ?
Locard écrira au Maître : « Vous savez la grande admiration que j'ai pour
vous et votre œuvre. C'est sous votre influence que j'ai entrepris mes
premières recherches et que j'ai choisi mon métier. J'ai emprunté à vos
livres plus d'une idée. En particulier, l'analyse des poussières qui est un des
points que j'ai le plus étudié au laboratoire de Lyon. »
*
Locard, suivant la voie tracée par Lacassagne, a créé la médecine légale
moderne et la police scientifique, sans doute en s'inspirant d'un personnage
de fiction qui reste très présent dans l'inconscient collectif, à tel point que
beaucoup le considèrent encore comme un personnage réel. Mais quand on
se penche sur l'homme qu'est Edmond Locard et qu'on le compare au
détective de fiction qu'est Sherlock Holmes, on ne peut qu'être frappé par
une ressemblance qui dépasse largement le goût pour l'enquête et la
déduction.
Qu'on en juge !
Sherlock Holmes était le descendant de petits propriétaires terriens
écossais ; le berceau originel de la famille Lockheart-Locard est aussi
l'Ecosse. Les techniques de Sherlock sont l'anthropométrie, la
dactyloscopie, les empreintes de toutes sortes, les boues, les poussières, les
cendres, la cryptographie et la balistique, toutes méthodes largement
développées par Locard et son laboratoire. Holmes est grand, mince,
élégant, joue du violon et possède une culture encyclopédique. Locard est
un mélomane averti, séduit les femmes par sa classe et son érudition.
Enfin, et ce n'est pas la moindre des convergences, Sherlock Holmes ne
peut avoir comme compagnon qu'un médecin, le fameux Dr Watson, alors
que le Dr Locard rassemble à lui seul toutes les compétences du médecin et
du policier.

182. Arthur Conan Doyle : « L'entrepreneur de Norwood » dans The Return of Sherlock Holmes,
publié en 1903 dans le Strand.
183. Le mot corbeau n'était pas encore synonyme d'anonymographe en 1922. Il fut popularisé par le
film d'Henri-Georges Clouzot qui s'inspira de la même affaire en 1943. Ce film qui, pour son auteur,
stigmatisait les habitudes de délation d'une partie de la population française fut interdit par l'occupant
nazi qui trouvait beaucoup d'intérêt à ces mauvaises habitudes dans sa chasse aux juifs et aux
résistants. Mais il fut aussi très critiqué par la Résistance pour avoir donné une image dégradante du
peuple français.
184. Tulle compte environ 13 000 habitants en 1922.
185. Edmond Locard, La Vipère, les lettres anonymes meurtrières, Les causes célèbres éd., 1954.
186. Le 13 août 1889, on découvre, près de Lyon, un cadavre nu dans un état de décomposition
avancée dans une malle abandonnée. Le professeur Alexandre Lacassagne parvient à identifier le
corps en se fiant aux cheveux de la victime qu'il compare à ceux d'un huissier de justice disparu
(Thomas Gouffé) à Paris dans un délai compatible avec l'état de décomposition du cadavre. Tout cela
va permettre au commissaire Goron de retrouver les criminels après des rebondissements dignes des
meilleurs romans policiers (Marie-François Goron, L'Amour criminel. Mémoires du chef de la Sûreté
de Paris à la Belle Epoque, André Versailles éd., 2010).
187. Bertillon s'était longtemps opposé à l'utilisation des empreintes digitales dont Locard restait un
fervent partisan. Les deux hommes s'opposèrent également lors de l'expertise graphologique dans
l'affaire Dreyfus et Locard réfuta la thèse soutenue par Bertillon accusant Dreyfus.
188. Lumbroso était persuadé que la délinquance était héréditaire et que l'étude des caractéristiques
physiques, et notamment des crânes, permettait de prédire le destin des hommes. Lacassagne et
Locard soutenaient plutôt que le milieu était responsable de l'évolution d'un individu vers la
criminalité.
24
Rosir les enfants bleus

Où mon patron Charles Dubost devient chirurgien cardiaque parce qu'il


savait parler anglais. Où l'on découvre Alfred Blalock et Helen Taussig qui
inventent la première opération de chirurgie cardiaque capable de faire
rosir les enfants bleus. Où l'on cherche, comme dans un roman policier du
Paris de l'après-guerre, des pinces de Kelly indispensables au succès
de l'entreprise...

Octobre 1947.
François de Gaudard d'Allaines, chirurgien de l'hôpital Broussais, a invité
en France Alfred Blalock et Helen Taussig, dont l'opération magique a
éclaté dès la fin de la guerre comme la promesse d'un progrès, encore
inimaginable peu de temps avant : traiter les enfants bleus.
Rien ou presque rien ne pouvait améliorer ces enfants atteints de la
maladie de Fallot 189. Ils traînaient leurs petits visages tristes, mal
débarbouillés de bleu avec leurs lèvres cyanosées, leur petit corps malingre,
accroupis la plupart du temps pour mieux trouver leur oxygène 190, dans tous
les hôpitaux du monde pour attendre leur mort annoncée...
Un jour de 1945, au Johns Hopkins de Baltimore, la pédiatre Helen
Taussig eut une idée folle. Puisque, chez ces petits Fallot, le chemin de
l'artère pulmonaire était barré, empêchant le sang bleu (non oxygéné) d'aller
dans les poumons pour devenir rouge, il fallait l'y conduire de force !
Facile à dire, mais comment ?
Pas question de toucher au cœur. On ne savait pas opérer le cœur. Peut-
être qu'un jour, si on pouvait l'arrêter temporairement... Mais c'était trop
compliqué. Alors il fallait prendre une artère de la poitrine et la coudre dans
l'artère pulmonaire, comme pourraient sans doute le faire quelques
chirurgiens particulièrement habiles et courageux. Cette dérivation
permettrait d'oxygéner au moins une partie de ce sang et d'améliorer un peu
ces pauvres gosses en leur permettant de grandir ! Des artères dans la
poitrine, il n'y en avait que trois. Deux allaient vers le cerveau : imprudent
d'y toucher ! La troisième, la sous-clavière gauche, irriguait surtout le bras
gauche : c'est cela qu'il fallait tenter 191 !
Mais quel chirurgien choisir pour réaliser une suture, une anastomose si
délicate au contact de vaisseaux encore effrayants de n'avoir été que si peu
violés ? Ce fut naturellement à Blalock, remarquable opérateur du Johns
Hopkins, qu'Helen confia la mission de réaliser cette opération
redoutablement difficile pour l'époque. Elle mit bien du temps à le
convaincre, lui expliquant, crayon à la main, comment elle voyait
l'intervention. Blalock avait beaucoup réfléchi et puis s'était décidé.
Le 12 mars 1945, quelques semaines avant la signature de l'armistice, la
nouvelle avait éclaté : trois enfants avaient été opérés avec succès ! Le
retentissement dans le monde fut considérable et M. d'Allaines, grand
patron de la clinique chirurgicale de l'hôpital Broussais à Paris et grand
visionnaire de la chirurgie de son temps, allait tout mettre en œuvre pour
organiser ce voyage à Paris et ces démonstrations opératoires.
Des courriers furent échangés, les dates assurées, les cardiologues
prévenus, les malades triés sur le volet (il était difficile de choisir devant le
nombre d'enfants qui pouvaient bénéficier de l'opération, et les familles de
ceux qui n'étaient pas retenus causaient parfois un scandale)...
Enfin, comme prévu, Blalock arriva à Broussais, accompagné de son
adjoint Bahnson et d'Helen Taussig qui devaient donner des conférences à
Paris et dans d'autres capitales d'Europe.
*
Blalock était un Américain typique de la côte Est des Etats-Unis. On dirait
maintenant qu'il faisait très WASP, ce qui n'était pas pour déplaire à M.
d'Allaines. Cependant, dès le premier abord, une réalité s'imposa comme
incontournable : Alfred Blalock parlait anglais certes, mais à l'évidence rien
qu'anglais...
Il était difficile à imaginer, pour un chirurgien qui avait connu la médecine
avant guerre, quand l'Europe et la France tenaient le haut du pavé dans
l'innovation et l'expression scientifiques, qu'un médecin étranger ne fût pas
à l'aise en français. Mais les années de guerre étaient passées par là, les axes
de la terre avaient changé, et l'on entrait, sans encore s'en rendre
parfaitement compte, dans une nouvelle ère où les vainqueurs allaient
imposer leurs progrès, leurs découvertes, leurs techniques, leur pouvoir
commercial et leur langue.
Pour l'instant, il fallait réagir. Passent encore les formules de politesse et
les conversations de salon, on avait fait ses humanités ! Mais pour parler
rapidement en salle d'opération, pour rebondir devant les difficultés, les
chirurgiens, même s'ils ont un flegme tout baltimorien, peuvent rapidement
perdre patience s'ils ne sont pas suivis par l'équipe locale.
Qui allait pouvoir remplir cette tâche ?
Quel chirurgien de l'équipe allait comprendre ce que demandait avec
insistance cet imperturbable yankee depuis quelques minutes : des Kelly
clamps ?
Que sont donc ces pinces de Kelly qui semblent tellement importantes
pour réussir cette nouvelle opération ? En France, à l'époque, on a des
pinces de Kocher avec leurs petites griffes de musaraigne, des pinces de J.-
L. Faure ou de Museux pour les utérus, mais pas de pinces de Kelly dans les
boîtes d'instruments de la fameuse clinique chirurgicale de Broussais !
En un éclair, M. d'Allaines demanda qu'on appelât Dubost ; Charles
Dubost, ce brillant chirurgien du rectum, qui venait de s'installer au Mans
pour pratiquer la chirurgie digestive dans laquelle il excellait. L'homme
n'était certes pas toujours facile ; souvent rétif et indépendant, ses colères
étaient déjà légendaires ; mais, voyageur impénitent, il avait une qualité qui,
aujourd'hui, devenait décisive pour le service : il parlait couramment
anglais.
Pour tout dire, il était parti fâché du service et ses derniers mots avec le
patron n'avaient pas été très amènes, à la limite du manque de respect...
D'Allaines était prêt à passer l'éponge. Il fallait réussir la mission ; trop de
choses étaient en jeu. D'abord, les petits malades dont on ne devait pas
briser l'espoir. Ensuite, tant de projets découleraient certainement auprès des
pouvoirs publics de ce que l'on pouvait déjà nommer un « coup
médiatique ». Catastrophe en cas d'échec !
— Dubost, j'ai besoin de vous !
Son assistant d'hier était au téléphone :
— Vous avez besoin de moi, monsieur ?
— Oui, Dubost, c'est pour...
— Si vous avez besoin de moi, monsieur, j'arrive !
Aussi vite qu'il l'avait pu, Dubost avait tout laissé en plan au Mans et avait
rallié la maison mère. Il discutait maintenant avec Blalock des opérations
qu'on allait faire.
Des pinces de Kelly, pourtant, il n'en avait pas vu plus que les autres. Mais
si cet outil était déjà si commun outre-Atlantique, il en trouverait...
— Je pris ma bicyclette (c'est Dubost qui raconte à ses assistants en
buvant son café dans son bureau après une matinée opératoire) et traversai
Paris pour chercher si, à l'Hôpital américain de Neuilly, les troupes alliées
n'avaient pas oublié ( !), en partant, quelques boîtes d'instruments.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il faisait un temps superbe, encore très chaud.
Les vendanges avaient été fabuleuses dans tout le pays. Rallier l'hôpital de
Neuilly fut une balade estivale pour ce début d'octobre, dans les rues encore
vides d'un Paris d'après guerre.
Dubost connaissait bien la panseuse-chef de l'Hôpital américain, où il
avait fait quelques ménages 192 pendant son internat et son clinicat. Ils
descendirent au sous-sol de l'hôpital.
— Si des boîtes ont été laissées par les GI, c'est à la cave qu'on va les
trouver ! dit-elle en agitant sa coiffe, marquée des trois barrettes étoilées de
la générale.
Il fallut déplacer quelques matériels mis au rebut, soulever quelques
alèzes. Mais des boîtes d'instruments, il y en avait plus qu'on ne pouvait
l'espérer. Dans chacune étaient rangées des brochettes de pinces de toutes
sortes, de toutes formes, certaines que Dubost n'avait jamais vues.
— Je prends tout, on verra bien ce que veut Blalock !
Deux boîtes furent fixées sur le porte-bagages du vélo et Dubost traversa à
nouveau Paris vers le sud, un peu déséquilibré par le poids, sauvant ainsi les
démonstrations opératoires organisées par son patron.
*
— Comment se sont passées ces opérations ?
Je demande à Mireille Castello, ma secrétaire de l'hôpital européen
Georges-Pompidou, comment il serait possible de retrouver les observations
de ces petits patients, opérés finalement dans ce qui est actuellement mon
service, il y a plus de cinquante ans.
Imperturbable, elle se dirige vers la pièce proche de son bureau, où elle a
fait suivre les archives de Broussais, et ouvre devant moi, trois minutes plus
tard, le cahier opératoire (modèle AP.V. 1940) à la date du 7 octobre 1947.
Le papier est jauni, les trois feuillets qui relatent la première opération de
Blalock se sont fragilisés avec le temps et je les manipule religieusement :
Nelly, sept ans : anastomose entre l'extrémité de la sous-clavière gauche et
le côté de l'artère pulmonaire gauche. L'écriture est belle, légèrement
penchée, sans retour à la ligne, comme si tout le papier devait être noirci.
C'est Mlle Bassot, surveillante générale du bloc, qui écrit les comptes
rendus opératoires (CRO) du patron ; les autres chirurgiens de l'équipe
rédigeant à la main leurs opérations. Cette fois, elle accepte d'écrire sous la
dictée de Bahnson que traduit Dubost. Le texte est rédigé à l'imparfait,
contrairement à l'usage français, comme si Charles Dubost avait respecté le
temps narratif de la langue anglaise : « [...] une anastomose était ensuite
faite entre la fin de la sous-clavière et le côté de la pulmonaire gauche, en
utilisant de la soie de De Kuatel 5/0, en faisant une couture continue
ouverte, interrompue en trois endroits. Au moment où on enlevait les
obturateurs placés sur l'artère pulmonaire, se produisait une hémorragie,
arrêtée ensuite sans suture [...] »
Qu'il me soit permis de revenir un instant, ce premier temps d'émotion
passé, sur l'efficacité d'un archivage on ne peut plus manuel (certains diront
primitif), qui fait sourire nos technocrates d'aujourd'hui, obnubilés par les
disques optiques et les performances du réseau informatique dans ce temple
du modernisme qu'est l'hôpital européen Georges-Pompidou. Le cahier
opératoire de Mlle Bassot est une mine riche d'une foule de renseignements
précieux. Emporté par l'élan, je lis les comptes rendus des sept patients
opérés et les autres comptes rendus de l'époque signés Vaysse, Toupet,
Résano. Je reconnais immédiatement, pour l'avoir tant de fois lue, l'écriture
de Charles Dubost, élégante et rapide, à l'image de sa façon d'opérer, qui
résumait en dix lignes, sans fioriture, une amputation abdomino-périnéale
du rectum. Je souhaite à mes successeurs, dans cinquante ans, de pouvoir
consulter aussi vite les archives de notre temps grâce à nos machines
pleines de mémoires, mais – j'en ai peur – vides de tels souvenirs.
*
Au début des années 1960, Charles Dubost est devenu le grand patron du
pavillon René-Leriche de Broussais, la première clinique chirurgicale
consacrée à la chirurgie cardiaque en France, pavillon qu'avait réussi à faire
construire M. d'Allaines, grâce aux bonnes volontés de Louis Merlin et aux
autobus de Pierre Bellemare 193.
Lorsqu'on lui demandait ce qui l'avait attiré vers la chirurgie cardiaque, il
répondait invariablement :
— Quand j'ai vu Blalock réaliser son opération sur les Fallot !
La suite des événements serait passionnante à conter : l'histoire des
premiers rétrécissements mitraux. L'histoire de la première circulation
extracorporelle dans l'ancien centre Marie-Lannelongue, rue de Tolbiac,
quand Dubost traverse, non plus Paris, mais cette fois l'Atlantique, et
rapporte, dans sa valise, l'oxygénateur de De Wall avec lequel opère Kirklin
à la Mayo Clinic. L'aventure de l'hypothermie profonde, quand les petits
patients étaient endormis dans une baignoire en zinc où flottaient des
glaçons...
Mais cela est déjà une autre histoire. Il nous faut rester sur cette image du
pionnier : Charles Dubost sur sa bicyclette, rapportant ses boîtes opératoires
vers Broussais, certain qu'il transportait ainsi ce qui allait devenir une
nouvelle page de la chirurgie.
Et tout cela, parce qu'il savait parler anglais...

Le « Dr Mastaba 194 »
J'ai bien connu Charles Dubost. Il fut mon patron d'internat et de clinicat.
Remarquable chirurgien et d'ailleurs remarqué dès ses débuts, il avait la
trempe des pionniers. Il était de ceux qui, placés au bon moment de
l'Histoire, ont le courage, la force, la capacité d'envisager les choses dans
leur ensemble tout en conservant ce souci du détail nécessaire pour créer
une nouvelle discipline. Pour Dubost, cette discipline fut la chirurgie du
cœur et des artères.
Quelques années après la visite de Blalock, il osa en 1951, pour la
première fois au monde, opérer un anévrysme de l'aorte abdominale.
Opération redoutable pour l'époque, dont le succès permit d'ouvrir une
nouvelle voie en chirurgie. L'hôpital Broussais devint le temple des
anévrysmes de l'aorte. Et malgré l'avènement de la chirurgie cardiaque, des
transplantations et des cœurs artificiels, mon service qui fut le sien,
maintenant transféré dans le magnifique hôpital Georges-Pompidou, reste
un peu, encore aujourd'hui, la maison des anévrysmes aortiques ! Fidélité
de la transmission et poids de la tradition...
Dubost aimait ses assistants. Il disait : « Mes chefs ! », voulant dire mes
chefs de clinique. Il voulait surtout nous transmettre plus que la chirurgie et
partager quelques-unes de ses passions personnelles. Cela ne l'empêchait
pas de nous submerger parfois de quelques engueulades mémorables, dont
il avait le secret... Il était l'archétype du grand patron tout-puissant, avec un
côté « condottiere » de la Renaissance italienne, entraînant dans son sillage
des fils qui lui devaient tout et qui devaient tout faire pour ressembler au
modèle.
Il aimait les voyages pour parcourir le monde. Mais ce qui l'intéressait
n'étaient pas les beautés de la nature. Elles le laissaient assez froid. Seules
les œuvres des hommes le faisaient vibrer, quels qu'en fussent l'époque ou le
lieu. Il avait parcouru le monde, son bistouri à la main :
— Dites-vous bien que mon diplôme de médecin a toujours été mon
meilleur passeport, aimait-il à dire.
Après les commentaires sur les interventions de la matinée, à l'heure du
café, fuyant les propos futiles, il aimait évoquer le temple de Palenque au
Mexique, celui de Borobudur à Java, le Parthénon, l'armée enterrée de
Xi'an en Chine et puis l'Egypte, l'Egypte et encore l'Egypte... Sa passion
pour l'Egypte remontait à ses souvenirs de guerre. Encore militaire,
Charles Dubost avait occupé le poste de chirurgien du canal de Suez.
Cantonné à Ismaïlia, il se languissait sous un soleil de plomb, en attendant
la visite des marins qui s'étaient coincé les doigts entre l'amarre et le
cabestan... Il décida alors, pour se désennuyer un peu, de commencer
l'exploration systématique de tous les sites archéologiques de l'ancienne
Egypte. L'époque était propice : pas un chat à Karnak, pas une seule vieille
touriste anglaise à Edfou... Comme lui disait le gardien du temple de
Louxor, quand il le voyait s'avancer seul dans les allées du temple :
— Fais bien attention aux serpents, Dr Mastaba, take care...
Dubost était devenu « Dr Mastaba ». Il faisait attention aux serpents
(aujourd'hui, le risque reptilien est bien moindre, vu le nombre de pieds qui
foulent les lieux tous les jours...) et avait commencé à déchiffrer les
cartouches de hiéroglyphes.
Il ne s'était pas passé une année depuis sans qu'il revînt en Egypte, au
prétexte d'une coopération chirurgicale ou scientifique. Nous, les « chefs »,
on l'accompagnait à tour de rôle.
Je pense qu'il a su nous communiquer le virus. Et détenteur aujourd'hui de
la tradition, je tiens à cœur de partir tous les ans avec une équipe aux
quatre coins de la planète, et surtout, bien sûr, en Egypte.
Le jour de son enterrement, nous, les « chefs », avons porté son cercueil
sur nos épaules, comme le veut la tradition pour honorer l'empereur qu'il
était...

189. La tétralogie décrite par le cardiologue marseillais Louis Fallot associe en fait deux anomalies
principales : un rétrécissement de l'artère pulmonaire et une communication entre les deux
ventricules du cœur. La conséquence majeure de l'obstacle pulmonaire est de faire passer le sang non
oxygéné (bleu) vers la grande circulation (rouge). C'est la plus fréquente des maladies bleues
(cardiopathies cyanogènes).
190. Cette attitude accroupie ou « squatting » permet effectivement une amélioration plus rapide de
l'oxygénation du sang artériel après un effort. L'accroupissement coude les veines fémorales et
diminue ainsi le retour de sang vers le ventricule droit, qui peut mieux l'éjecter dans la voie
pulmonaire. Il coude aussi les artères fémorales et augmente les résistances artérielles systémiques,
ce qui contribue à diminuer le passage de sang du ventricule droit vers l'aorte. Incroyable adaptation
de la nature à une anomalie... Il est clair que ce petit garçon accroupi après avoir couru ignore tout de
la physiopathologie qu'il tricote !
191. Au départ, Helen Taussig cherchait à créer un modèle d'hypertension pulmonaire chez l'animal,
d'ailleurs sans succès. Malgré le débit sanguin très important qu'elle dérivait de l'aorte vers les
poumons, elle ne faisait pas monter les pressions. L'idée lui est alors venue qu'elle pouvait ainsi
permettre d'améliorer l'oxygénation des petits patients (puisqu'elle dirigeait de force du sang veineux
vers les poumons !) et donc de faire rosir les enfants bleus. La majeure partie de cette recherche fut
effectuée au laboratoire de chirurgie du Johns Hopkins. Le responsable en était Vivien Thomas, un
Noir américain extrêmement brillant, qui conçut véritablement l'opération chez l'animal. Il se trouvait
derrière Blalock lors de la « première » chez l'homme et le conseillait pas à pas.
192. En jargon de chirurgien, « faire un ménage en ville » signifie aller opérer hors de l'hôpital
public pour améliorer les fins de mois d'un salaire trop étriqué !
193. Louis Merlin, directeur d'Europe n° 1, lance en 1955, avec Jacques Antoine, une nouvelle
émission, « Vous êtes formidables ! », émission, dont le principe est de résoudre un problème
apparemment insoluble ou d'apporter aide et secours grâce aux auditeurs. Elle est présentée par Pierre
Bellemare. Le succès est immédiat. Elle obtient ainsi les fonds nécessaires pour la construction d'un
centre hospitalier spécialisé dans les opérations à cœur ouvert des enfants à l'hôpital Broussais de
Paris. Bellemare avait fait circuler des autobus parisiens toute une journée dans les rues, pour
recueillir les dons des passants !
194. Une mastaba est une construction funéraire de l'ancienne Egypte pour accueillir les
sarcophages des pharaons et des hautes personnalités.
25
L'affaire Marius Renard

Où les chirurgiens enlèvent un rein unique à un petit charpentier pour lui


sauver la vie, mais le condamnent ainsi à mourir d'insuffisance rénale. Où
l'on découvre Jean Hamburger qui, après bien des hésitations, accepte
qu'on réalise la première transplantation rénale sur donneur vivant. Où des
frères jumeaux américains deviennent les acteurs du succès de la
transplantation rénale ...

Transplanter à tout prix !


A la fin des années vingt, on n'avait pas grand-chose à se mettre sous la
dent pour comprendre et encore moins pour tenter d'éviter le rejet de greffe.
D'ailleurs, le mot de rejet, au sens où on l'entend actuellement, n'avait pas
encore de sens. Certains avaient bien tenté expérimentalement d'injecter
préalablement du sang ou des tissus du donneur pour « habituer »
l'organisme du receveur à l'organe qu'il allait recevoir. Empirisme
déconcertant ! Mais rien de concluant n'en était ressorti (et pour cause). Ce
qui n'avait pas empêché les chirurgiens des années trente de se jeter tête
baissée dans la transplantation rénale.
Que cherchaient-ils ? Certains diront la gloire, le coup médiatique (eh oui,
déjà !), le désir de laisser leur nom dans l'histoire comme étant le premier
chirurgien à avoir réussi une transplantation d'organe. Il y a sans doute du
vrai dans cela. Mais ces chirurgiens, même si la notion de rejet de greffe
n'était pas claire à cette époque, savaient bien pourtant que les
transplantations entre individus différents ne réussissaient pas.
Qu'espéraient-ils ? Un coup de chance. Une compatibilité imprévue et
merveilleuse qui aurait pu faire réussir l'opération ?
Il serait pourtant injuste d'oublier ce désir absolu de soigner à tout prix qui
animait la plupart des cliniciens. Remettons-nous en situation ; dans ces
années-là, l'insuffisance rénale terminale (c'est-à-dire la situation où les
reins ne fonctionnent plus), c'est la mort. Le rein artificiel 195 n'existe pas
encore, aucun médicament ne peut au moins retarder l'évolution et encore
moins guérir. Inéluctablement l'urée monte dans le sang, et progressivement
l'état de ces patients (souvent des jeunes) s'altère, la tension artérielle
grimpe et le coma s'installe. C'est le stade ultime de l'évolution. Il est
marqué par des signes neurologiques (troubles de la conscience,
obnubilation, convulsions), une démangeaison cutanée généralisée, un bruit
de frottement à l'auscultation du cœur, une inflammation des glandes
parotides. Par les examens de laboratoire, on met en évidence dans le sang,
outre l'élévation de l'urée et de la créatinine, une diminution du pH
(acidose), une élévation du potassium (hyperkaliémie), une diminution du
sodium (hyponatrémie) plus ou moins marquées 196.
Mais à côté de l'insuffisance rénale chronique qui évoluait vers la mort
progressive et inéluctable du rein, il existait également une autre situation
que les médecins commençaient à bien connaître : l'insuffisance rénale
aiguë. Dans ce cas, les reins ne fonctionnent plus, mais de façon temporaire.
Cela peut être dû à une intoxication ou à de nombreuses circonstances
pathologiques comme l'infection ou l'ischémie 197, ou aux suites des
avortements provoqués. Mais dans ces cas, contrairement à l'insuffisance
rénale chronique, après quelques jours ou semaines, les reins se remettent à
filtrer l'urine et peuvent à nouveau épurer le sang : c'est la guérison.
Oui, mais en attendant cette issue favorable, il faut « tenir le coup » ! Car
l'urée monte et le potassium s'accumule dans l'organisme. Si ce potassium
monte trop, il se produit inéluctablement un arrêt du cœur et donc la mort.
L'espoir d'une récupération de la fonction rénale en cas d'insuffisance rénale
aiguë avait été le moteur de tous. Ah ! Si l'on avait eu une machine capable
d'épurer le sang, cela aurait permis d'attendre et de voir si le rein pouvait
récupérer. Mais cette machine n'existait pas encore. Ainsi, dans les années
trente, certains chirurgiens tentèrent la greffe, malgré le risque de rejet, pour
passer le cap de l'insuffisance rénale aiguë. C'était une course contre la
montre : il fallait que le greffon tînt suffisamment pour que le rein du
patient pût retrouver sa fonction propre.
Alors, greffer un rein, même s'il ne fonctionne que quelque temps, ce
serait toujours une rémission, une façon de lutter contre la maladie et la
mort. Il faut croire en la foi de ces pionniers qui s'acharnèrent, malgré les
échecs, à transplanter, transplanter encore, envers et contre tous.
Un peu plus tard, en France, le destin allait cristalliser les choses dans
l'opinion publique sous les traits d'un petit charpentier.

Paris, 1952 : l'histoire du petit charpentier


Le 18 décembre 1952, un jeune charpentier, Marius Renard, tombait d'un
échafaudage. Hémorragie interne. Opération en urgence : le rein était
rompu, il fallait l'enlever pour arrêter l'hémorragie et sauver la vie du jeune
homme.
Mais, horreur, ce que le chirurgien ignorait, c'était que Marius était né
avec un seul rein et qu'il venait de le lui enlever ! La suite devenait
évidente : sans rein, l'insuffisance rénale allait s'installer et, en quelques
jours, ce serait la mort !
Marius avait seize ans, des cheveux bruns bouclés encadrant une bonne
bouille illuminée par un large sourire. Il incarnait le fils que chaque famille
de l'époque avait ou rêvait d'avoir. Et il allait mourir, c'était insupportable.
Les chirurgiens l'avaient bien sauvé d'un décès par hémorragie, mais il était
maintenant condamné à mourir d'urémie.
Ce fut alors qu'intervint la mère de Marius. Mme Renard, dont la
photographie fut immédiatement publiée par tous les journaux, vint trouver
le Pr Jean Hamburger, chef du service de l'hôpital Necker et déjà très
impliqué dans les premiers essais de transplantation rénale :
— Je donne un de mes reins à mon fils. Professeur, vous ne pouvez pas
refuser le don dicté par l'amour d'une mère.
C'était une première. Cette demande plongea Hamburger dans une
réflexion profonde. Il tenta d'expliquer à Mme Renard toutes les
incertitudes d'une telle tentative. L'histoire récente lui en fournissait les
exemples à profusion. Mais la mère de Marius ne vacillait pas dans sa
détermination.
— Avez-vous autre chose à proposer à mon fils, monsieur le professeur ?
Hamburger était réellement écartelé entre son désir de médecin de tenter
l'impossible pour sauver ce jeune homme et les réticences éthiques que la
situation imposait.
— Madame, je dois vous dire que le prélèvement d'un rein n'est pas sans
danger pour vous...
Elle savait.
Cette femme était impeccable, d'une grande hauteur de vue, prête à
assumer tous les risques pour porter secours à son fils. Hamburger, de son
côté, pensait que la proximité génétique entre une mère et son fils allait sans
doute favoriser la tolérance du greffon. De plus, l'espoir d'une issue
favorable reposait sur le fait que, cette fois, l'organe serait de bonne qualité
et qu'il serait prélevé dans les meilleures conditions possibles, et que
l'ischémie (c'est-à-dire le temps pendant lequel le rein ne serait pas perfusé)
serait de courte durée.
Hamburger était un homme d'exception, parmi les premiers médecins
français à avoir acquis une solide expérience scientifique avant même de
commencer sa médecine. Puis il avait été l'élève de Pasteur Valléry-Radot à
Broussais où il avait plongé dans l'expérience clinique. Depuis 1949, il
dirigeait le service de médecine de Necker et jetait les bases d'une nouvelle
spécialité qu'on nommerait la « néphrologie ». Les problèmes de
l'insuffisance rénale terminale contre laquelle on ne pouvait rien, il
connaissait. C'était sa vie de tous les jours. Mais que faire ?
Toutes ces tentatives de transplantation avaient-elles du sens ? Parfois,
quand il était découragé, il pensait : « Ne vaut-il pas mieux arrêter toute
cette agitation chirurgicale en attendant de nouveaux progrès... de la
médecine cette fois ? » En attendant pour tout dire l'avènement de
l'immunologie de greffe, qui certes frémissait dans ces années-là et dont il
était un des acteurs, mais qui ne proposait pas encore de traitement efficace.
Hamburger passa une nuit blanche avant de répondre à Mme Renard.
Pendant cette nuit, il revécut toute l'histoire des premières transplantations
rénales, avec ses acteurs qui se mouvaient dans sa tête. Tous ces pionniers
de la transplantation rénale chez l'homme qui s'acharnèrent à transplanter
devant l'évidence de l'échec des allogreffes.
Combat dramatique et incertain qui s'apparentait à la roulette russe.
En fait de roulette russe, Hamburger se souvenait que tout avait
commencé grâce à un chirurgien russe, dans une petite ville d'Ukraine...

Kherson, Ukraine, 1933


En effet, la première transplantation effectuée chez l'homme à partir du
rein d'un cadavre humain avait été faite en 1933 à Kherson en Ukraine par
le Russe Voronoy 198.
La receveuse était une jeune femme de vingt-six ans qui avait été admise à
l'hôpital en coma urémique après avoir absorbé du mercure pour se suicider.
Elle était en anurie 199 totale depuis quatre jours quand Voronoy décida de lui
implanter le rein d'un homme de soixante ans, décédé d'une fracture du
crâne. Détail qui ne fit pas reculer notre chirurgien : le donneur était du
groupe B quand la receveuse était du groupe O 200. Voronoy réalisa la greffe
après environ six heures d'ischémie du greffon, durée pendant laquelle le
rein du donneur ne fut pas vascularisé ni protégé par aucune technique que
ce fût. La technique de protection par le froid proposée par Carrel n'avait
pas franchi les portes de l'Ukraine ! En revanche, ce fut bien selon la
technique chirurgicale qu'il avait décrite que le rein fut transplanté au
niveau des vaisseaux fémoraux ; l'uretère fut sorti au niveau de la peau de
l'aine dans une poche pour recueillir les urines.
A la levée des pinces, le rein retrouva sa couleur et son tonus, et quelques
gouttes d'urines transparentes s'écoulèrent. Puis la diurèse s'arrêta.
— Réflexe du transplant, s'exclama alors Voronoy avec un optimisme de
conquérant !
Le lendemain, l'état local restait satisfaisant et quelques gouttes d'urine
apparaissaient à nouveau dans la poche. Voronoy fit largement transfuser sa
malade avec du sang de son groupe sanguin.
Le surlendemain, encore un peu d'urine dans la poche...
Mais, le jour suivant, soit quatre jours après la greffe, la patiente décédait
sans que la diurèse fût réellement repartie. Voronoy, en rapportant son
opération dans la littérature médicale, avait beaucoup insisté sur l'intérêt de
la transfusion sanguine dans ce qu'il décrivait comme un succès, prouvé
selon lui par la diminution du mercure dans le sang 201. En fait, ne rêvons
pas, cette baisse de la concentration de mercure observée ne put qu'être la
conséquence de la dilution obtenue par les transfusions massives réalisées
par le chirurgien russe, ce qu'Hamburger avait depuis longtemps compris.
En bref, cette première transplantation fut un échec cuisant. Sauf
apparemment pour son auteur !

Boston, 1947
Non, le premier vrai succès fut sans doute le cas de Hume. Hamburger en
connaissait bien les circonstances. Une jeune femme allait mourir au Peter
Bent Brigham Hospital de Boston. Elle était dans le coma depuis dix jours
et anurique à la suite d'un avortement provoqué. Erreur de transfusion. Choc
septique et insuffisance rénale aiguë. La catastrophe sur toute la ligne !
David Hume, brillant chirurgien au physique de jeune premier, ne pouvait
admettre l'évidence d'une mort inéluctable. Il fallait tenter une
transplantation rénale pour attendre que son rein urinât à nouveau, car il y
avait des chances pour que cela se produisît. Certes, les conditions n'étaient
pas optimales, loin de là, mais il fallait agir pour tenter de sauver cette jeune
femme.
Malheureusement, il y avait un hic, et de taille... Pas question d'utiliser
une salle d'opération habituelle. L'administrateur de l'hôpital lui avait dit
d'un ton onctueux mais ferme : « Nous ne pouvons pas cautionner une
intervention, que nous qualifierions d'“originale”. »
Qu'à cela ne tienne. On n'allait pas se laisser impressionner par un
administratif ! Bravant les interdits, Hume, aidé par Hufnagel, chirurgien
vasculaire, et par Landsteiner, urologue, attendit que la nuit tombe sur le
grand hôpital de Boston. Alors, dans une atmosphère de roman
d'espionnage, en se méfiant de tous, Hume se lança dans une intervention
de folie. Il préleva un rein chez quelqu'un qui venait de mourir à l'hôpital
(ce qui était déjà osé !). Puis, dans la petite chambre de sa malade, à peine
éclairé par deux lampes à col-de-cygne, il lui transplanta le rein, sur les
vaisseaux du pli du coude. Malgré les difficultés multiples, les sutures
furent correctes et le rein, une fois nourri par le flux sanguin, fut maintenu
au chaud par la chaleur des lampes.
Espoir dans le camp des audacieux : le rein se mit à sécréter de l'urine
presque immédiatement. Et la malade sortit du coma dès le lendemain.
Le jour suivant, la diurèse se maintenait.
Deux jours après, la malade recommençait à uriner par ses propres reins.
Les chirurgiens pouvaient enlever le greffon devenu inutile. Il avait servi de
béquille en attendant que l'insuffisance rénale aiguë guérisse spontanément.
La patiente était sauvée !
David Hume, chirurgien de tous les dangers, l'homme qui avait su
transgresser les instructions de l'administration de son hôpital, triomphait
contre tous. Sans doute, et Hamburger le savait bien, le rein greffé aurait-il
été rejeté après quelques jours ou semaines. Mais, dans ce cas, la reprise
rapide de la diurèse spontanée par les reins de la jeune malade avait signé le
succès de l'opération...

Chicago, 1950 : la bombe « Lawler »


Depuis le début des années cinquante, les choses s'accéléraient.
Hamburger l'avait vécu jour après jour. C'était le 17 juin 1950, à Chicago,
qu'on avait véritablement changé de registre. Richard Lawler avait décidé
de pratiquer l'ablation d'un rein polykystique 202, le gauche en l'occurrence,
chez une femme de quarante-quatre ans, et de le remplacer in situ par un
rein prélevé chez une malade décédée à la suite d'une hémorragie...
Pourquoi tout était-il différent des deux cas précédents ? Cette fois, on
s'attaquait à une maladie chronique, une maladie héréditaire, la polykystose
rénale qui évoluait vers l'insuffisance rénale. On transplantait une patiente
qui n'était pas en insuffisance rénale terminale 203, et on implantait le rein en
lieu et place du rein natif. On devait en effet éviter cette fois les situations
« à la Carrel », avec le rein transplanté sur les vaisseaux fémoraux ou au pli
du coude, qui ne pouvaient convenir chez l'homme qu'à des transplantations
temporaires comme celles effectuées par Hume ou Voronoy. Là, c'était du
définitif, et l'opération in situ était beaucoup plus délicate. Le rein
polykystique devait donc être d'abord réséqué, ne serait-ce que parce que,
étant très gros, il gênait l'implantation du greffon et qu'il fallait faire de la
place (place aux jeunes en quelque sorte !). La continuité urinaire fut
rétablie par suture de l'uretère du greffon à celui de la patiente.
Mais, autre fait nouveau, l'opération avait été réalisée quasiment en public
devant un large parterre de médecins, et on avait convoqué la presse. Rien à
voir avec la clandestinité de l'opération de Hume ! La revue Newsweek
claironnait dès la semaine suivante : « Jusqu'à la semaine dernière, aucun
organe humain vital n'avait été transplanté d'une personne à une autre. »
Le journaliste, mal informé, omettait évidemment de mentionner les cas
de Voronoy et de Hume. Toute la gloire de cette « première » pour Lawler et
la bonne ville de Chicago.
Les suites immédiates de cette opération furent simples et la patiente
quitta l'hôpital au bout de vingt jours. La nouvelle du succès d'une greffe
rénale à Chicago fit l'effet d'une bombe dans le petit monde de ceux qui
tentaient dans leur laboratoire de résoudre les problèmes posés par la
transplantation rénale. Cette tentative leur donnait la justification de ce saut
à l'homme que certains hésitaient éthiquement à franchir. Et ils
s'empressèrent de répéter l'expérience, chacun avec sa propre technique
chirurgicale.
Avec le recul, Hamburger ne parvenait pourtant pas à comprendre leur
enthousiasme. L'article de Lawler fut publié dans le numéro du 4 novembre
1950 du JAMA 204. Il ne fournissait aucun argument permettant de conclure à
un quelconque succès de cette greffe et il prouvait même que le greffon
n'avait jamais fonctionné correctement. Si la patiente avait survécu, c'est
parce que son rein droit était resté fonctionnel et qu'il avait continué
d'effectuer son travail 205. Pour des raisons médiatiques, on commençait à
échapper à la rigueur scientifique. Tout ce que Jean Hamburger détestait. Et
il sentait bien que l'affaire du petit Marius risquait de le conduire aux
mêmes débordements.
Par ailleurs, le bruit courait en Amérique du Nord que, à Toronto, une
autre patiente opérée par Murray vivait depuis plusieurs mois avec un
transplant rénal. Mais rien dans ce cas ne permettait d'assurer que la survie
de la malade était due à la présence du greffon. L'auteur ne fournissait
aucune preuve de sa fonction, les reins propres étant toujours en place et
produisant toujours de l'urine. Toujours l'à-peu-près. Toujours la course
effrénée à la gloire. La transplantation tutoyait déjà son mal spécifique.
Les médecins, comme les autres, sont souvent tentés de croire ce qui les
arrange ! Hamburger le savait bien.

Paris, 1951 : Küss, Dubost, Servelle...


Et puis, il y avait eu l'épisode de Paris, qu'Hamburger avait vécu en direct.
A Paris, où la recherche sur la transplantation rénale était active, on ne
pouvait pas laisser cet Américain Lawler s'emparer seul de la réputation de
premier transplanteur mondial. Tous les spécialistes s'accordaient
maintenant sur le caractère peu convaincant de l'expérience de Chicago,
même si les flonflons médiatiques avaient tenté de le masquer.
René Küss, qui était urologue, venait pour sa part d'apporter une
contribution majeure à la transplantation rénale en décrivant la mise en
place du greffon dans la fosse iliaque, technique beaucoup plus simple que
la greffe in situ, n'obligeant pas à réséquer le rein natif et protégeant le
greffon par la paroi abdominale, ce que ne permettaient pas les techniques
de Carrel 206.
Les chirurgiens parisiens se jetèrent aussi tête baissée dans la
transplantation. Outre Küss, l'urologue, deux chirurgiens vasculaires étaient
sur les rangs : Charles Dubost et Marceau Servelle. Ils bénéficièrent de la
guillotine ! Deux condamnés à mort en cette année 1951 furent prélevés
immédiatement après leur supplice.
Charles Dubost avait pris soin de recommander à son assistant Nicolas
Œconomos, qui partait effectuer le prélèvement à la prison de la Santé, où
étaient installés les bois de justice : « Surtout, gardez-le bien au chaud. »
Risible 207 !
Entre le 12 janvier et le 24 avril 1951, les trois chirurgiens parisiens
réalisèrent huit transplantations rénales en utilisant la technique de Küss.
Aucun receveur ne survécut.

Le miracle de Noël
Après cette nuit de tempête de 1952, où toutes ces figures du monde
chirurgical s'étaient entrechoquées dans sa tête, Hamburger avait pris sa
décision. Il fallait tenter. On ne pouvait refuser le don et piétiner l'espoir de
la mère. Il demanda à l'équipe de Louis Michon, chirurgien urologue de
Necker, de réaliser le prélèvement du rein de Mme Renard et d'organiser la
greffe de Marius. Vaysse et Œconomos implantèrent le rein gauche de la
mère dans la fosse iliaque droite du garçon, « à la Küss ». Le hasard et la
nécessité imposèrent la date. Ce fut la nuit de Noël !
Circonstance qui augmenta encore l'émotion des foules qui attendaient le
miracle.
Cette double opération se passa remarquablement bien. Mère et fils
pouvaient dès le lendemain de Noël sourire aux photographes... Les crieurs
de journaux parcouraient les trottoirs de Paris en hurlant : « Paris-Presse-
L'Intransigeant, demandez Paris-Presse-L'Intransigeant. La suite des
aventures des miraculés de Noël ! »
Une aubaine pour les journalistes au milieu de la trêve des confiseurs.
Le rein greffé chez Marius produisit immédiatement de l'urine, le taux
d'urée plasmatique s'abaissa rapidement, passant de 4,30 g/l à 0,80 g/l le
16 janvier 1953, et le taux de potassium se corrigea spontanément. L'espoir
grimpait chez les médecins et chez tous les Français qui suivaient les
événements presque heure par heure.
Hamburger restait de glace et ne participait pas à la liesse générale, évitant
les journalistes comme s'ils étaient atteints par la peste ou le choléra. Il
savait ce qui allait se passer. Même si, comme tous, il venait à espérer au
miracle. Après tout, c'étaient une mère et son fils, il y avait des raisons de
penser que la proximité des tissus allait être bénéfique.
Hélas, le pessimisme de Jean Hamburger se basait sur une sérieuse
expérience clinique et expérimentale. Le vingt et unième jour, un arrêt
brutal de la diurèse signait le rejet de la greffe, et le petit Marius décédait
peu de temps après.
Déception et désespoir dans les chaumières de Pontoise et de Landernau !
L'équipe de l'hôpital Necker avait dû prendre une décision difficile. C'était
la première fois qu'on avait pratiqué une néphrectomie sur une personne
saine, ce qui soulevait un problème éthique nouveau. Et que se serait-il
passé s'il y avait eu une hémorragie, une infection ou un problème majeur
chez la maman de Marius ? Si elle était morte dans les suites de
l'opération ? En effet, jusqu'alors les reins prélevés chez des donneurs
vivants n'étaient pas normaux, ils avaient été enlevés pour des raisons
médicales 208, donnant en soi une signification à l'acte. Ce qui n'était pas le
cas chez elle.
Mais il fallait bien se rendre à l'évidence, l'allogreffe rénale restait vouée à
l'échec, aussi bien chez l'homme que chez l'animal. Les paroles que Carrel
lançait en 1914 revenaient aux esprits comme une prophétique malédiction :
« Quoique les résultats immédiats puissent être excellents, ils sont en fin de
compte, presque toujours, des échecs. »
Tout semblait cette fois définitivement planté.

Retour à Boston : les frères Herrick


Pendant ce temps, à Boston, David Hume, infatigable, continuait de
s'agiter. D'avril 1951 à février 1953, Hume, conseillé par John Merrill (qui
allait fonder la néphrologie en tant que spécialité aux Etats-Unis), réalisa
une série de six greffes rénales au Peter Bent Brigham Hospital, lieu
mythique où il avait réalisé son coup d'éclat de 1947. Il plaçait toujours le
rein comme dans la technique de Carrel, dans une poche sous-cutanée créée
à la racine de la cuisse, les vaisseaux étaient suturés à l'artère fémorale
profonde et à la veine fémorale commune, l'uretère était amené à la peau.
Cette technique permettait d'observer directement l'émission d'urine et de
biopsier 209 l'organe sans trop de désagréments pour le malade.
Toutes ces greffes avaient échoué sauf la dernière qu'il pratiqua juste avant
son départ pour l'armée. Elle fut effectuée sur un jeune médecin de vingt-six
ans atteint de glomérulonéphrite chronique, maladie due à un microbe, le
streptocoque. Malgré des suites difficiles, le greffon produisit enfin de
l'urine le dix-neuvième jour et l'état du patient s'améliora rapidement.
L'azote dans le sang se rapprocha de la normale et il urina jusqu'à deux
litres par jour 210. Malheureusement, peu de temps après, une fièvre s'alluma,
traduisant l'infection des urines. La diurèse décrut et l'urée sanguine
s'envola, précédant de peu la mort du jeune malade de Hume. C'était
d'autant plus rageant qu'on était arrivé au cent soixante-seizième jour de la
transplantation. Un record !
Malgré ce dénouement dramatique, il était incontestable que la greffe
avait cette fois fonctionné correctement pendant presque six mois avec un
rein qui avait récupéré une fonction quasi normale. Sans qu'il y ait une
explication rationnelle à ce fait. Et l'on restait dans le mystère et l'imprévu
finalement, que le résultat fût positif ou négatif... A ce moment, Hume
quitta l'hôpital pour remplir ses obligations militaires. Encouragé par le
demi-succès du dernier cas, son successeur Joseph Murray entreprit une
deuxième série de six greffes qui furent autant d'échecs. Cette fois, les reins
étaient placés dans la fosse iliaque selon la technique de Küss, apport
majeur de l'école de Paris. Ce fut alors que se produisit l'occasion inespérée,
attendue par tous, d'un côté de l'Atlantique à l'autre.
Le destin frappa à nouveau à la porte de Boston !
Les frères Herrick étaient des vrais jumeaux, jumeaux univitellins, se
ressemblant comme deux gouttes d'eau. Seule leur mère les distinguait
quand ils étaient petits. Maintenant, à vingt-trois ans, c'était un peu plus
facile, mais même leur médecin s'y trompait encore. Des vrais jumeaux
avec la même hérédité, les mêmes chromosomes, comme étaient les deux
premiers transplanteurs Côme et Damien (quel message incipiens se trouve
dans cette histoire !). L'un des jumeaux était atteint par une
glomérulonéphrite et était devenu insuffisant rénal à un stade avancé. Il
allait mourir si on ne le transplantait pas.
Son frère accepta d'être le donneur, et le 23 décembre 1954, deux ans
presque jour pour jour après le cas Marius Renard, Murray plaça le rein du
frère dans la fosse iliaque de l'autre après un temps d'ischémie de quatre-
vingt-dix minutes, c'est-à-dire raisonnable.
En quelques jours, tout revint à la normale. Après quelques mois, le
succès était complet. Le patient reprenait son travail, épousait l'infirmière
qui s'était occupée de lui au Brigham et menait une vie normale. Le rein de
son frère était chez lui, vraiment chez lui.
Une fin à la Hollywood !
Hamburger à Paris pourra faire transplanter un cas semblable de jumeaux
six mois plus tard, mais l'histoire, comme toujours, n'allait retenir que le
premier cas...
Ce furent pourtant les deux premiers cas de transplantation humaine
réussie.
Formidable. Mais un détail s'imposait à tout un chacun : tous les malades
du rein n'avaient pas à leur disposition un frère jumeau !

Le Dr Patrick Chevalier était le médecin transplanteur de mon service à


l'hôpital européen Georges-Pompidou, c'est-à-dire qu'il prenait en charge
médicalement les patients que les chirurgiens opéraient. Nos discussions
n'en finissaient jamais.

— Peux-tu m'expliquer pourquoi tous ces chirurgiens et les médecins


transplanteurs qui les accompagnaient ont continué pendant presque vingt
ans à faire des transplantations rénales malgré les résultats pour le moins
décourageants qu'ils observaient ? poursuivais-je.
— D'abord, le désir d'être les premiers, enchaîna-t-il. Il est certain que les
résultats de Lawler et de Murray avaient relancé la greffe rénale en France
et que les Küss, les Hamburger et les autres ne voulaient pas laisser le
champ libre aux Américains. Bien entendu, leurs résultats n'étaient pas de
vrais succès, mais, dans la confusion de l'époque, consciencieusement
entretenue par les médias, on ne savait jamais très bien où les autres en
étaient. Il fallait donc transplanter en espérant que la chance ou le destin
serait avec soi. Et puis, ne l'oublions pas, il n'y avait rien d'autre à
proposer aux patients atteints par l'insuffisance rénale.
— Mais dans les années cinquante, les premiers travaux sérieux
d'immunologie, avec Medawar en particulier, commençaient à être publiés.
On a du mal à comprendre que l'on y fasse si peu allusion, m'étonnai-je.
— C'est vrai qu'à cette époque, on assistait aux premiers balbutiements de
l'immunologie, mais on comprenait encore mal les mécanismes du rejet du
greffon. On ne savait pas faire la part des choses entre ce qui revenait à
l'absence de vascularisation du greffon pendant le temps nécessaire à sa
transplantation et le rejet immunologique qu'on attribuait au système
réticulo-endothélial. Et puis, les chercheurs publiaient dans des revues qui
n'étaient pas lues par les cliniciens, et pour tout dire un franc mépris
s'affichait entre les deux communautés. Les fondamentalistes se moquaient
de ces chirurgiens imbéciles qui greffaient sans rien comprendre aux
mécanismes intimes de la nature et les cliniciens, chirurgiens en tête, se
gaussaient de ces chercheurs bavards incapables de proposer des solutions
pratiques.
— Mais justement, que faisaient-ils en pratique ? demandai-je.
— Des recettes de cuisine. Chacun la sienne, en étant persuadé que c'était
la bonne. Les uns rinçaient les greffons avec de l'héparine pour éviter les
caillots dans les vaisseaux, d'autres pensaient que c'était dangereux ou
inutile. Certains donnaient de la cortisone pour limiter la réaction
inflammatoire. D'autres insistaient sur l'importance d'une manipulation
douce du greffon...
— Tout semblait donc partir dans tous les sens !
— Oui et non, reprit Patrick en tirant sur sa bouffarde. Au milieu de ce
désordre, cinq pionniers poursuivirent leurs efforts avec méthode et
acharnement malgré les échecs répétés : ce furent René Küss et Jean
Hamburger à Paris, David Hume, Joseph Murray et John Merrill aux
Etats-Unis. C'étaient des personnages hors du commun capables de résister
à tous les obstacles et de poursuivre la mission qu'ils s'étaient assignée
avec une opiniâtreté de fox-terrier. Cette attitude n'allait pas sans un doute
profond. Jean Hamburger écrivait à cette époque : « Ceux-là mêmes qui,
non sans hésitation, se sont engagés dans l'aventure de la transplantation
rénale chez l'homme sont les premiers à admettre combien il est difficile
d'être certain que l'on emprunte la bonne voie à cet égard. »
Hume et ses collègues américains étaient cependant les plus déterminés et
ils poursuivirent les transplantations sans succès, presque sans espoir,
quand les Français marquèrent finalement le pas. John Merrill dit un jour à
Jean Hamburger, dont le scepticisme devenait légendaire, cette phrase qui
résume toute la philosophie anglo-saxonne dans ce domaine : “Il me
semble que vous avez tort de craindre et d'hésiter. Pensez à tous les patients
qui pourraient mourir dans le futur parce que vous n'auriez pas eu le
courage de faire ce qui était nécessaire pour accroître nos connaissances et
ouvrir la voie à de nouveaux modes de traitement.” »

195. Les premières tentatives de rein artificiel eurent lieu en France en 1954 dans le service de Jean
Hamburger.
196. On ne peut résister à citer la magnifique description du coma urémique en phase terminale
qu'est la mort du père Thibault par Roger Martin du Gard : « En haut, dans la chambre, Adrienne et la
vieille religieuse, demeurées seules au chevet de M. Thibault, ne s'aperçurent pas qu'une crise se
préparait. Quand l'essoufflement du malade attira leur attention, les poings déjà se crispaient, et la
nuque, se raidissant, entraînait la tête en arrière. [...]
« Jacques, du bureau où il était resté avec M. Chasle, entendit et, sans réfléchir, partit en courant
vers la chambre. La porte était ouverte. Il buta contre une chaise. Il ne voyait rien. Un groupe se
mouvait devant la lumière. Enfin il distingua une masse échouée en travers du lit, des bras qui
battaient l'air. Le malade avait glissé jusqu'au bord du matelas ; Adrienne et la garde cherchaient
vainement à le relever. Jacques accourut, mit un genou sur les couvertures, et, saisissant son père à
bras-le-corps, il parvint à soulever le buste, puis à le replacer sur les oreillers. Il sentait contre lui
cette chair chaude, ce halètement ; il voyait, renversé sous lui, ce masque aux yeux blancs, sans
prunelles, qu'il regardait de tout près, qu'il reconnaissait à peine ; et il restait là, penché, immobilisant
entre ses bras ce corps secoué de convulsions.
« Déjà les mouvements nerveux s'atténuaient ; la circulation reprenait son cours. Les prunelles,
flottant à la dérive, reparurent, se fixèrent ; et, peu à peu, le malade, de ses yeux redevenus vivants,
sembla découvrir ce jeune visage incliné sur le sien. Reconnut-il le fils perdu ? Et s'il eut cet éclair de
lucidité, pouvait-il encore faire la distinction entre le réel et ces incohérentes visions qui peuplaient
son délire ? Ses lèvres remuèrent. Les pupilles s'agrandirent. Et, soudain, dans cet œil morne, Jacques
retrouva un souvenir précis : autrefois, lorsque son père cherchait une date oubliée, un nom, le regard
prenait cette expression attentive et vague, cette apparence décentrée. [...] Lentement, les paupières
de M. Thibault s'abaissèrent. Un tremblement à peine perceptible agita la lèvre inférieure, la
barbiche ; puis un branle de plus en plus accentué secoua le visage, les épaules, le buste : il
sanglotait. »
197. Ischémie : privation de sang. Elle peut être temporaire, empêchant le rein d'être nourri
correctement pendant une durée suffisante pour entraîner des lésions de ses structures. Celles-ci
pourront éventuellement guérir après un temps de réparation de plusieurs semaines. Si le patient ne
meurt pas d'insuffisance rénale !
198. Il avait bien failli être devancé par Serge Voronoff, autre Russe travaillant en France, qui avait
voulu transplanter le rein d'un criminel, à Paris, en 1928. Mais le procureur de la République s'y était
opposé. Voronoff se fit une grande réputation à l'époque comme transplanteur de testicules de singe
chez les hommes qui cherchaient à retrouver une virilité.
199. L'anurie est la situation où le malade n'a plus aucune émission d'urines, et on dénomme
oligurie la situation où la diurèse est conservée mais insuffisante.
200. Le sérum sanguin des personnes du groupe O contient naturellement des anticorps anti-A et
anti-B. La transplantation était donc a priori incompatible et il existait un risque de rejet élevé
puisque le greffon présentait par définition des antigènes B. Mais cela ne put avoir lieu chez cette
malade car le greffon était vraisemblablement déjà mort au moment de la transplantation, n'étant plus
vascularisé depuis au moins six heures. Il est même possible que ses vaisseaux se soient occlus. Et il
ne peut y avoir de rejet si l'organe ne reçoit plus de sang.
201. En réalité, à l'aune de nos connaissances actuelles, il est clair qu'un rein non nourri par du sang
du donneur (puisqu'il est mort) et non protégé par une solution froide appropriée pendant plus de six
heures n'a aucune chance de retrouver une fonction après la greffe. En revanche, la technique de
transplantation réalisée selon la méthode de Carrel fut excellente.
202. La polykystose rénale est une maladie génétique qui se caractérise par le développement de
nombreux kystes sur les reins aboutissant à l'insuffisance.
203. Au moment de l'opération, le taux de créatinine sanguine de la patiente était de 1,8 mg/dl (la
normale est inférieure à 1 mg /dl, on envisage maintenant la dialyse définitive quand elle dépasse 4
ou 5 mg/dl).
204. Journal of American Medical Association.
205. La receveuse n'était pas en insuffisance rénale terminale, son rein droit était toujours
fonctionnel. Le taux sanguin de créatinine, qui était à 1,8 mg/dl avant la transplantation, passait en
postopératoire à 2,3 mg/dl. Après seize jours, il était toujours à ce niveau. Une seule valeur à
1,2 mg/dl est mentionnée le soixante-quatrième jour au lendemain du drainage d'un abcès périrénal,
elle ne fut pas contrôlée ensuite. En septembre 1951, paraissait un rapport complémentaire annonçant
l'exérèse du greffon le 1 er avril précédent. L'organe était atrophié, ses voies excrétrices avaient
disparu !
206. Rendons hommage à Küss, cette procédure est toujours celle qui est utilisée aujourd'hui...
207. C'est bien entendu risible aujourd'hui alors que l'on sait que seul le froid peut protéger un
organe. Charles Dubost, qui me racontait l'histoire trente ans plus tard, insistait beaucoup sur
l'ignorance dans laquelle se passaient ces transplantations : « On ne savait rien ou presque. Le rein
arrivé à Broussais fut conservé à nouveau dans l'eau chaude... Et on avait oublié les messages de
Carrel. On n'avait aucun traitement satisfaisant à proposer. La seule chose que l'on savait faire, c'était
transplanter ! Alors on tentait. Pour les malades non plus on ne savait rien et on n'avait rien de mieux
à leur proposer... »
Dubost racontait ses histoires au moment du café qu'il prenait dans son bureau après sa matinée
opératoire. J'ai toujours admiré son sens de la formule, son pragmatisme verbal (et chirurgical !) et
son honnêteté intellectuelle qui ne cherchait jamais à lui faire épouser le beau rôle. Il avait des
phrases comme : « Tout ce qui n'est plus médical ne devient pas pour autant automatiquement
chirurgical. » Phrase qu'aujourd'hui comme hier on ferait bien de méditer...
208. Küss, 1951.
209. Faire une biopsie : prélever un petit fragment de la partie à étudier (peau, rein, poumon...) pour
l'analyser au laboratoire. On peut ainsi dépister les signes tissulaires de souffrance.
210. Le taux sanguin d'azote uréique décrut progressivement pour atteindre 34 mg/dl (normale : 10
à 25 mg/dl) le cent cinquante-troisième jour postopératoire avec un volume urinaire oscillant entre
1 500 et 2 000 ml/24 h.
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L'enfant qui rêvait d'un homme artificiel

Où le jeune Pim rêve de remplacer les organes des hommes par des
machines. Où pendant la guerre Willem Kolff fabrique une lessiveuse pour
traiter l'insuffisance rénale avec les restes d'un vieux Messerschmitt. Où
l'on découvre que, après avoir inventé le rein artificiel, il se lance dans la
fabrication d'un cœur.

Leiden, Pays-Bas, 1925


— Mais que va-t-on faire de toi ? Tes résultats à l'école sont désastreux et
tu ne sais même pas ce que tu veux faire plus tard. Ce n'est pourtant pas
difficile, il suffit d'apprendre et de retenir.
Ainsi parlait le Dr Jacob Kolff à son fils Willem (dit Pim pour tout le
monde). Le Dr Kolff était médecin directeur d'un sanatorium en Hollande.
Dans les années 1920-1930, la tuberculose faisait des ravages aux Bas-Pays
comme partout ailleurs. Il n'y avait pas d'antibiotiques et les traitements
cherchaient à obtenir la guérison spontanée de la maladie en utilisant des
techniques d'une efficacité pour le moins aléatoire. Il aurait bien aimé que
son fils Pim se dirigeât vers la médecine et prît sa suite. Il y avait tant de
choses à faire. Et Jacob devinait que les années qui allaient suivre seraient
porteuses de progrès majeurs. Guérir la tuberculose, il ne fallait pas rêver,
mais peut-être au moins améliorer la prise en charge des patients.
Cependant, Pim n'était pas ce qu'on appelle un bon élève. Il ne voulait pas
être médecin. Il l'avait annoncé à son père :
— Je ne veux pas devenir comme toi, pour assister à la mort des gens sans
pouvoir les guérir !
Ce n'était pas qu'il se comportât en rebelle ou en paresseux, mais il était
d'une lenteur agaçante dès qu'il s'agissait de prendre ses bouquins pour
étudier. En fait, il était franchement dyslexique : il n'apprenait pas mal, mais
il apprenait lentement, à la vitesse où il pouvait déchiffrer ses cours. Hélas
pour lui, dans les années vingt, on ignorait ce qu'était la dyslexie, et cela ne
pouvait lui servir d'excuse. Il était plutôt meilleur à l'oral.
Malheureusement, il lâchait souvent le fil des cours du professeur, tant son
esprit se perdait facilement dans la rêverie. Pas n'importe quelle rêverie :
Pim rêvait de remplacer les organes malades par des machines, de fabriquer
un homme artificiel !
Remplacer un organe ou un membre défaillant a toujours été un rêve de
l'humanité. Les membres, les dents et le nez furent les premières prothèses
utilisées depuis les temps antiques. On retrouve d'assez fines prothèses de
dents sur la mâchoire des Etrusques, de magnifiques prothèses de jambe
chez les Hellènes et des nez, toujours des nez... Ces pauvres nez, organes
proéminents, premiers tranchés par les coups d'épée qui ripaient sur le
heaume 211. On les remplaçait par des naseaux plus ou moins proéminents,
donnant au porteur une allure martiale. Chirurgie esthétique avant l'heure.
Mais la vraie prothèse qui fit florès au fil des temps fut en fait la béquille...
Le Moyen Age fut le monde des béquillards. Béquille pour permettre à tous
les amputés de claudiquer à la recherche de leur pitance. Quant à remplacer
un organe et sa fonction, personne ne s'y était encore attelé. C'était ce rêve
invraisemblable que le jeune Pim caressait dans ses années d'adolescence.
A chacun ses ambitions. Pour le moment, il ne prenait pas le chemin des
grandes inventions avec ses résultats scolaires calamiteux !
En revanche, il adorait les travaux manuels, et il avait supplié son père de
le laisser fréquenter l'atelier du charpentier du village pour travailler le bois
le samedi après-midi.
— On en fera peut-être un bon artisan, pensait Jacob, qui ravalait ses
ambitions médicales pour son fils. Il n'y a pas de sot métier. Enfin...
Cette conversation reprit quelques années plus tard, à la fin des études
secondaires, quand Pim fut en mesure de s'inscrire dans une université.
— Alors, qu'as-tu décidé ? lui demanda son père. Tu ne vas tout de même
pas devenir charpentier ?
— Non, je voudrais devenir directeur d'un zoo...
S'ensuivit une discussion animée où tous les arguments possibles furent
jetés respectivement à la tête du père et du fils. Un argument fort du père
était qu'il n'existait que trois zoos en Hollande et que la promotion allait être
difficile. Argument de poids ! Enfin, malgré une résistance très « crise
d'adolescence », Pim se laissa convaincre de tenter des études de médecine
à l'université de Leiden.
Jacob avait gagné.
Pim intégra donc la prestigieuse université de Leiden pour faire ses études
de médecine et finit avec peine assistant en anatomie pathologique. Mais,
comme par le passé, à côté des bouquins, il avait conservé, chevillé au
corps, son goût pour le bricolage. Un de ses professeurs d'ailleurs
encourageait ses élèves à s'intéresser à tout ce qu'ils rencontraient et à
chercher des solutions loin des sentiers battus. Ce que disait ce Pr Polak
Daniels ne tombait pas dans l'oreille d'un sourd. A chaque nouvelle maladie
qu'il apprenait, Pim commençait par se demander ce qu'il pourrait bien
fabriquer pour guérir les malades. Son premier appareil fut une machine
pour améliorer la circulation sanguine dans les membres inférieurs des
patients souffrant d'artérite. Un système ingénieux de ballons qu'on plaçait
autour des jambes et qu'on gonflait et dégonflait en cadence pour aider le
sang à atteindre les extrémités. Assez efficace d'ailleurs. Pas une révolution
dans le traitement de l'artérite, mais un bon début.

Fabriquer une lessiveuse


Quand survint la Seconde Guerre mondiale, Pim était devenu assistant au
grand hôpital de Groningen (Groningue). Bel endroit pour faire une carrière
universitaire et fréquenter le nec plus ultra de la médecine moderne. C'était
pourtant sans compter avec les nazis qui venaient d'envahir les Pays-Bas et
qui commençaient à fourrer leur nez chez tout le monde, y compris dans les
hôpitaux.
Le directeur de l'hôpital, qui avait pris Willem sous son aile, dut subir,
comme tous les dirigeants de Groningen, les investigations de la Gestapo.
Or, pour ces messieurs, il apparut très vite qu'il présentait un défaut majeur :
il était juif... Impardonnable. Intimidations. Menaces. Le malheureux
directeur n'eut d'autre issue que le suicide. Les Allemands le remplacèrent
sans coup férir par un bon collaborateur correspondant mieux à la ligne du
Reich.
Pas question pour Kolff de vivre cette ignominie ! Il fallait quelqu'un pour
tenter d'organiser une banque du sang à Kampen, petite ville de la province
de l'Overijssel. Pas trop de troupes allemandes dans le secteur ! On était loin
des grandes agglomérations. Sur le plan politique, on pouvait un peu mieux
respirer. Pourtant, médicalement parlant, la tâche était loin d'être simple car,
pour tout dire, la notion de banque du sang n'existait pas encore en
Hollande. En effet, à l'époque, on en était encore à transfuser de bras à bras,
le bras du donneur à côté de celui du receveur.
Intime mais pas très pratique.
La banque de Kampen fut la première à fonctionner en Europe, grâce à
Kolff. Va pour l'activité officielle, celle qu'on annonce aux autres et à
l'occupant. Mais, pour Willem, l'essentiel, en fait, était de continuer à lutter,
lutter comme on pouvait. Par son statut de médecin, il fut largement mis à
contribution par la résistance locale. Il avait l'art de simuler des affections
hémorragiques graves nécessitant l'hospitalisation d'urgence pour les
résistants inquiétés par la police allemande. Deux pintes de sang prélevées
au bras et injectées par un tube dans l'estomac. Voilà ce qui rendait
hautement crédible une hémorragie d'ulcère gastrique. Un peu de cinéma.
Un patient qui se tordait de douleur sur son lit de l'hôpital de Kampen. Et
les autorités étaient convaincues de la nécessité pour ce « malade » de rester
en réanimation pour des soins qui s'annonçaient sérieux et surtout longs. Le
temps que la menace s'estompât et qu'on pût organiser la fuite.
Tout cela n'empêchait pourtant pas Willem de rester habité par sa grande
idée, sa grande idée qui ne le lâchait plus et qui était animée par un autre
souffle que celui qui organisait la distribution de ses flacons de sang. Car le
choc qui l'avait conforté dans sa vocation avait eu lieu alors qu'il était
encore à l'hôpital de Groningen. Et, depuis, il était toujours hanté par la
scène qu'il avait vécue : la mort d'un jeune homme de vingt-deux ans dans
un tableau d'insuffisance rénale aiguë. Horrible, ce contact direct avec la
mort, pour lui qui avait surtout travaillé jusqu'alors dans l'atmosphère
rassurante des laboratoires de pathologie. Horrible, l'impuissance du
médecin devant le caractère inéluctable de la maladie. Horrible, de trouver
les mots qui expliquaient à une mère que son enfant allait mourir et qu'on
n'avait aucun moyen de le soigner !
Il fallait rester fidèle à ses rêves d'enfant, à l'enseignement du Dr Daniels,
il fallait inventer une machine pour épurer le sang corrompu, il fallait
inventer un rein artificiel. Et tant pis si tous ceux à qui il en parlait
considéraient le projet comme impossible ou farfelu... En écumant les
modestes bibliothèques médicales de la province, Willem s'aperçut
d'emblée qu'il n'était pas complètement fou et que d'autres dans le passé
avaient caressé le même espoir que lui. Situation à la fois rassurante et
frustrante. Mais fréquente en recherche : il y avait toujours quelqu'un qui
avait eu la même idée que vous et avant vous. Et pour l'antériorité, chapeau
bas ! Dès la seconde moitié du XIX e siècle, Thomas Graham, professeur de
chimie à l'université de Londres, avait mis en évidence le phénomène
physique de cette filtration particulière en utilisant du parchemin végétal
comme membrane semi-perméable. En 1861, il parvint ainsi à démontrer ce
qu'il nomma la « dialyse », en faisant passer l'urée contenue dans de l'urine
vers de l'eau salée au travers de cette membrane 212. Le principe du rein
artificiel était né ce jour-là. Et puis, en 1913, John Abel avait essayé sur des
chiens et, en 1923, Georg Haas avait même dialysé un patient avec succès...
Alors, pourquoi ces pionniers n'avaient-ils pas poursuivi leurs travaux ?
Parce qu'un problème subsistait et qu'il était majeur : quand le sang se
trouvait en contact avec un matériau synthétique, il coagulait. Alors, adieu
les applications humaines 213 ; l'héparine, ce merveilleux anticoagulant, ne
fut découverte qu'en 1922 et utilisée en pratique clinique que vers les
années 1940. Mais, en 1943, Kolff, lui, connaissait déjà bien l'héparine, il
l'utilisait tous les jours dans sa banque du sang. Quant à la membrane semi-
perméable, on avait un peu progressé depuis le XIX e siècle, et la Cellophane
avait été inventée. Ce film fin et transparent constitué d'hydrate de cellulose
semblait idéal par sa plasticité, sa solidité et sa transparence à une époque
où la chimie des matières plastiques ne faisait que balbutier. Oui, mais
comment s'en procurer ? Là, pas de souci : elle servait à l'empaquetage de
toutes les saucisses hollandaises ! Et comme des saucisses, on n'en
fabriquait plus beaucoup par ces temps de disette, il allait être facile de
récupérer de la Cellophane. Tous les ingrédients du futur rein artificiel se
mettaient ainsi en place ; il ne manquait plus que le bricoleur de génie.
Ce fut Kolff.
Dans l'idée de Willem, la partie s'avérait cependant d'autant plus difficile
qu'on était en guerre et que les matériaux pour réaliser un tel appareil
n'étaient pas franchement disponibles : tout était réservé aux Allemands et à
leur armée. Qu'à cela ne tienne ! Et Willem, retrouvant avec enthousiasme
le temps où il travaillait au côté du charpentier du village, tout en faisant
preuve d'un réel courage de résistant, se mit à la recherche de ce qu'il lui
fallait. Il avait besoin d'un échangeur thermique pour réchauffer le bain – le
radiateur d'une vieille Ford ferait l'affaire. Il avait besoin de pièces
métalliques pour construire le bac et le cylindre tournant de son « rein-
lessiveuse » – en désossant un Messerschmitt allemand qui s'était écrasé
non loin de Kampen, il trouverait les pièces indispensables. Tout cela
interdit, bien entendu, et s'exécutant la nuit à la lueur falote d'une lampe
tempête dans les polders hollandais. Avec quelques compagnons
déterminés, tout devint possible, à la barbe de la Gestapo.
Il y avait encore à mettre au point le liquide salé qui allait permettre
l'échange à travers la Cellophane, et le tour était joué. Il ne restait plus qu'à
« brancher » un malade. Et, pour cela, il n'avait que des tubes en verre à
glisser dans l'artère et la veine pour finaliser le circuit. C'était efficace,
d'ailleurs c'était bien comme cela qu'il transfusait ses patients à la banque.
Mais cela comportait un défaut majeur : il faudrait repiquer à chaque
séance... Ennuyeux s'il fallait réaliser plusieurs séances par semaine, car on
ne pouvait pas piquer les veines et les artères d'un malade à l'infini. Il
faudrait trouver une solution. Pour le moment, on pouvait commencer et
s'occuper des cas les plus urgents. On aurait pu essayer de tester la nouvelle
machine sur des animaux comme l'aurait fait un Carrel ou comme il aurait
été indispensable de le faire aujourd'hui. Mais on était pressé par les
malades qui allaient mourir. Et puis c'était la guerre... On commença
d'emblée chez l'homme.
Et les débuts furent difficiles. La machine semblait fonctionner sans
problème et reproduisait correctement la fonction rénale, mais, détail
d'importance pour quelqu'un qui se disait clinicien, tous les patients
mouraient.
Quinze décès successifs !
Bien entendu, ils étaient tous rendus à l'article de la mort au moment de
les brancher, mais tout de même. Certains de ceux qui entouraient Willem
commencèrent à flancher, se demandant si l'idée était aussi bonne que cela :
— Après tout, le sang de l'homme peut-il être manipulé dans une
machine ? Cela n'est-il pas contre nature ? Cela n'est-il pas sacrilège ?
Willem Kolff tint bon.

Il fallut attendre août 1945, et donc la fin de la guerre, pour entrevoir le


bout du tunnel. Un matin, Kolff fut appelé en consultation à la prison de la
ville pour examiner une femme de soixante-cinq ans, une certaine Maria
Schafstad, qui venait manifestement d'entrer en coma urémique. Les
médecins suivaient déjà depuis plusieurs semaines la montée inexorable de
l'urée dans le sang et considéraient, ayant entendu parler des travaux de
Kolff, qu'il n'y avait maintenant plus d'autre issue que l'épuration
extrarénale.
— Mais on doit vous prévenir, docteur Kolff, cette femme est
emprisonnée pour une collaboration active avec l'occupant. Et elle est
condamnée à une lourde peine.
Kolff ne se posa pas beaucoup de questions. Mais son entourage direct lui
demanda si c'était véritablement raisonnable de la soigner quand on
connaissait ses antécédents et sa situation actuelle :
— Vous qui avez tant lutté contre l'occupant, qui avez pris tant de risques,
quand des gens de cette sorte n'avaient que le seul but de vous faire arrêter
pour vous envoyer dans un camp de concentration, pensez-vous qu'elle
mérite votre attention ?
Ne valait-il pas mieux la laisser mourir de mort naturelle en laissant faire
la justice divine ?
Kolff remémora à ses assistants toutes les implications du serment
d'Hippocrate, tint ferme devant les argumentaires revanchards, et Maria
Schafstad fut dialysée.
Et là, miracle : alors qu'un cortège de décès avait assombri les expériences
précédentes, elle commença à se réveiller de son coma après quelques
heures de dialyse seulement, et ses premiers mots furent :
— Je vais divorcer d'avec mon mari...
Pleine de projets, la dame qui sortait du coma !
Maria Schafstad vécut encore six ans. Elle fut la première survivante des
dialyses rénales et décéda de problèmes qui n'avaient rien à voir avec son
insuffisance rénale. Même collaboratrice des nazis, cela valait bien la peine
de l'avoir soignée.
Et Willem avait la confirmation, s'il en était besoin, que les desseins de
Dieu seraient toujours totalement impénétrables.

Départ pour l'Amérique


Il ne faut pas croire que ce succès incroyable (la première fois qu'un
organe artificiel était utilisé chez l'homme) fut salué par les grands patrons
des Pays-Bas comme une avancée majeure de la science. Tant s'en faut :
pour faire bonne mesure, Kolff fut sermonné, critiqué, menacé et raillé... On
mit même en doute l'intérêt de fabriquer un rein artificiel. Il resta de marbre.
On ne pouvait pourtant pas reprocher à sa recherche d'avoir coûté cher à la
collectivité, puisqu'il avait construit les machines avec ses propres florins !
Malgré une grande force de caractère, il était des moments où l'on se
sentait tout de même un peu seul.
Bien sûr, il y avait bien les Français avec Jean Hamburger qui s'agitaient
et l'appelaient pour qu'il installât des reins artificiels dans leur service à
Paris. Il fallait l'aider bien sûr, mais la France n'était qu'un petit pays ruiné
par la guerre, même si elle prétendait appartenir au cortège des vainqueurs.
Non, l'avenir n'était pas là, il était de l'autre côté de l'Atlantique. On le
demandait à la Cleveland Clinic. L'endroit n'était pas folichon, mais
l'ambiance était au travail. Et en 1950, Willem Kolff, sa femme, ses cinq
enfants et ses trois lessiveuses partirent vers le Nouveau Monde comme
l'avaient fait leurs ancêtres, pour connaître de nouvelles aventures.

Quand il arriva dans le laboratoire que la clinique avait mis à sa


disposition à Cleveland, Kolff connaissait l'ampleur de la tâche à accomplir.
D'abord, il le savait bien, la dialyse rénale n'en était qu'à ses balbutiements,
et il fallait remettre sur le métier sa propre machine, sa lessiveuse, bien trop
compliquée. Il fallait tout revoir : l'échangeur thermique, la pompe et aussi
la membrane d'échange qu'on allait pouvoir remplacer par de petits tubes.
Mais ce n'était pas tout... Kolff ne s'en était rendu compte que
secondairement, mais un détail, qui devenait majeur en pratique, allait
limiter le développement de sa technique. En effet, mettre quelqu'un en
dialyse supposait à chaque séance qu'on piquât une voie de ponction
artérielle et une voie de ponction veineuse. Très difficile à envisager chez
les insuffisants rénaux chroniques : ils auraient requis dans l'idéal un
branchement plusieurs fois par semaine. On les aurait transformés en porc-
épic avec les aiguilles pompeuses. Il aurait fallu mettre au point un accès
vasculaire permanent qui aurait évité de piquer ces pauvres patients à
répétition, leurs bras et leurs jambes n'y auraient pas suffi. La dialyse ne
pourrait donc être chronique que lorsqu'on aurait réglé définitivement ce
problème et, pour l'heure, Kolff n'entrevoyait pas la solution 214.
Ensuite, on lui mettait sur le dos le sujet qui tenait véritablement au cœur
des chirurgiens cardiaques de la clinique : celui de l'oxygénateur des
circulations extracorporelles. Il aurait en effet été souhaitable de mettre au
point une membrane qui aurait permis l'oxygénation du sang sans qu'il y ait
pour autant contact direct entre le sang liquide et l'oxygène gazeux. Non pas
que ce fût illogique, mais c'était délétère pour les cellules sanguines.
— Au travail, Willem ! Quand on est le roi des membranes, il faut trouver
des solutions membraneuses !
Dans la difficulté des jours, il attendait un rayon de soleil. Ce fut Tetsuzo
Akutsu. Il arrivait de Tokyo pour devenir son adjoint. Des plus sérieux et
plus travailleurs que Tetsuzo, Pim n'en avait pas connu. Avec en plus une
grande idée en tête : d'accord, le rein, c'était bien, on allait tout faire pour le
perfectionner, mais ce qu'il fallait maintenant construire, ce qui allait être le
summum, ce qu'il fallait que tous les deux réussissent : c'était un cœur
artificiel !
— Un cœur artificiel ?
— Oui, monsieur, un cœur artificiel, qui se composerait de deux cavités
ventriculaires qu'on coudrait sur les oreillettes d'un assez gros animal, un
chien par exemple. Des valves artificielles sépareraient les cavités et une
membrane animée par un flux pneumatique permettrait de vider et de
remplir ces cavités.
— Oui, vous avez raison, c'est possible. Ça va marcher. Il faudra éviter
que ça fasse coaguler le sang de l'animal, parce que, sinon, gare au boudin !
Kolff se souvenait du fameux cœur de verre de Lindbergh et Carrel dans
les années trente... Ils étaient parvenus à maintenir en vie des organes ou
des organismes grâce à cette machine. Il faudrait revoir les problèmes qu'ils
avaient rencontrés. Passionnés, oubliant le boire, le dormir et le manger, ils
se mirent tous les deux au travail. En décembre 1957, le prototype était prêt.
Le chien vécut quatre-vingt-dix minutes avec un cœur en PVC 215
fonctionnant à l'air comprimé. Le cœur artificiel était né.

Oui, mais pour quoi faire ?


Il n'était pas raisonnable d'envisager, à cette époque, de remplacer un cœur
défaillant de façon définitive par ce premier modèle de cœur. Les résultats
chez l'animal, même s'ils s'amélioraient, montraient encore les limites de la
technique. Et pour le cœur, contrairement au rein, la sanction d'une
défaillance même temporaire était terrible, c'était la mort immédiate de
l'animal d'expérience. Alors un homme, il ne pouvait en être question...
Sauf peut-être s'il s'agissait d'assister de façon très temporaire un cœur
défaillant en espérant qu'il allait récupérer spontanément dans les jours qui
allaient suivre.
Ce fut ce que tenta Liotta en juillet 1963. Domingo Liotta avait été l'élève
de Kolff et d'Akutsu à Cleveland, leur « fellow ». Il avait ensuite rejoint
l'équipe de Michael DeBakey en 1961 au Baylor College of Medicine de
Houston. Très actif et entreprenant, utilisant les moyens (généreux) mis à sa
disposition, il s'était attaché à réaliser un cœur partiel (ne remplaçant que le
ventricule gauche) pour l'implanter rapidement chez l'homme.
— Il serait souhaitable, pour conforter la générosité de nos soutiens, lui
avait susurré DeBakey dans son bureau, qu'on parvienne rapidement à un
succès ! Il ne s'agit pas de remplacer définitivement toute la fonction
cardiaque : soutenir même temporairement le ventricule gauche en
attendant qu'il récupère après une opération grave serait déjà un progrès
considérable.
Liotta avait bien compris le message de son patron : de l'argent oui, mais
des résultats rapides et, si possible, à la gloire du Baylor : « Publish or
perish 216 », le vieux proverbe se vérifiait encore.
Le but était donc de soutenir une défaillance cardiaque comme celle que
l'on pouvait rencontrer après une opération chirurgicale, quand le cœur trop
épuisé ne parvenait pas à repartir après l'opération. Le but était d'attendre
qu'il se refasse une santé et veuille bien pomper tout seul. Il s'agissait en fait
d'une pompe pneumatique qu'on introduisait dans la poitrine pour relier
l'oreillette gauche à l'aorte 217. Elle fut implantée pour la première fois en
1963 chez un patient de quarante-deux ans pour défaillance majeure après
un remplacement de la valve aortique. Mais, quatre jours plus tard, le
patient décéda d'une pneumopathie et de multiples accidents vasculaires
cérébraux. Pourtant, sans se décourager, les travaux continuèrent et, en août
1966, DeBakey implanta de nouveau ce genre de pompe chez une patiente
de trente-sept ans dans les mêmes conditions.
Et là, succès...
La pompe put être facilement retirée au dixième jour postopératoire, le
cœur de la patiente se contractant à nouveau correctement. Ce fut la
première réussite d'un cœur artificiel chez l'homme. La malade vécut plus
de dix ans.
Kolff, beau joueur, fut le premier à les féliciter.
Mais ce n'était que les balbutiements de l'aventure.

Le bridge to transplant
Un événement fondamental allait modifier la donne. Cet événement fut le
succès de la première transplantation cardiaque, en 1967. On savait en effet
que jusqu'alors les cœurs artificiels ne pouvaient pas être implantés
définitivement. Des complications survenaient inéluctablement après
quelques semaines ou quelques mois. On ne pouvait compter que sur la
récupération du cœur du patient. Et si ce cœur ne récupérait pas ? Que
pouvait-on faire ? Rien. Ces cœurs artificiels prolongeaient la vie mais ne
permettaient pas un véritable projet. Avec la transplantation, tout changeait :
le cœur artificiel devenait le bridge to transplant, c'est-à-dire le moyen
d'attente pour obtenir un greffon cardiaque et sauver définitivement le
malade. Avec cette nouvelle indication, c'est-à-dire avec ce nouvel espoir, la
nécessité d'obtenir une machine efficace devenait impérative. La recherche
repartit de plus belle à Houston et à... Salt Lake City.
Pourquoi Salt Lake City ? Parce que, en 1967, Kolff quittait l'Ohio et
obtenait un espace de travail exceptionnel dans la division « Organes
artificiels » qui venait d'y être créée à l'université de l'Utah. Il prenait le
poste de directeur du Biomedical Engineering avec, sur sa planche à dessin,
des projets pour fabriquer un placenta artificiel, des poumons artificiels et
même des yeux artificiels. Dans ses bagages il avait bien entendu entraîné
son cher Akutsu, et leur projet de cœur totalement et définitivement
implantable restait prioritaire.
Liotta lui aussi abandonnait ses pénates et quittait DeBakey pour travailler
avec Denton Cooley. Toujours à Houston, mais dans l'hôpital d'à côté, au
Saint Luke. Exit le Baylor. Il se retrouvait chez l'ennemi juré 218 de DeBakey,
à deux pas de ses premières amours.
Et, en avril 1969, ils tentèrent la première implantation totale d'un cœur
artificiel sur un malade dont l'état était désespéré, et qui mourut quelques
jours plus tard. Ce qui n'empêcha pas une large communication dans les
journaux du monde entier. Construit en matériaux synthétiques, le « cœur
artificiel de Cooley-Liotta » fut bien entendu un cœur pneumatique, mais il
se logeait de façon orthotopique, c'est-à-dire en lieu et place du cœur natif
du patient. Ce qui n'était pas, chirurgicalement parlant, le plus simple. Cette
prothèse cardiaque avait été testée auparavant chez sept veaux, le dernier
ayant survécu quarante-quatre heures. Peu après, deux autres malades furent
également opérés par Cooley et Liotta. Mais toutes ces opérations furent
des échecs.
Acharnement, détermination, courage... Ce ne pouvait être quelques
échecs qui allaient décourager des hommes de la trempe de Cooley et de
Liotta !
Enfin, le premier succès fut obtenu chez un homme de quarante-sept ans
au décours immédiat d'une opération sur le ventricule gauche dont la
CEC 219 ne pouvait être arrêtée faute de contractions suffisantes. Le cœur
artificiel total permit la transplantation du patient trois jours plus tard. Le
patient mourut trente-deux heures plus tard d'infection, mais cette
observation ouvrait l'ère de l'assistance cardiaque mécanique en pont à la
transplantation, le fameux « pont vers la greffe ».

Vers le cœur artificiel définitif


Une question taraudait pourtant tous les chirurgiens : si ce cœur artificiel
avait maintenu en vie le patient pendant trois jours, pourquoi pas pendant
trois mois, et pourquoi pas pendant trois ans ? Car, après les espoirs
magnifiques qu'elle avait fait naître, la transplantation cardiaque marquait
elle aussi le pas et le rejet s'avérait incontournable. Comme en
transplantation rénale..., et les malades mouraient rapidement. Alors le
remplacement par un cœur mécanique n'était-il pas la solution à
privilégier ? On était ramené devant le grand dilemme : privilégier la greffe,
c'est-à-dire la biologie, ou les organes artificiels, c'est-à-dire la mécanique ?
De Salt Lake City, pays des mormons, Kolff observait l'agitation texane.
Jusqu'à présent, il s'était contenté de compter les points ! Mais, dans le
laboratoire, les veaux se succédaient et le nouveau prototype commençait à
donner des résultats intéressants. Une semaine, deux semaines... Un mois.
Six mois... Ensuite les problèmes commençaient. On avait oublié que le
veau n'est qu'un bébé bœuf et qu'il était appelé à grossir rapidement. Mais la
prothèse cardiaque, elle, était taillée pour un veau et non pour un bœuf.
C'était la fable de la prothèse qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf !
Et le suivi à long terme devenait par là même intrinsèquement impossible.
En 1971, un nouveau compagnon vint s'adjoindre au groupe de l'Utah, il
s'appelait Robert Jarvik, médecin n'ayant jamais pratiqué la médecine, mais
ingénieur biomédical et homme d'affaires avisé. Une nouvelle prothèse
allait naître, elle devait s'appeler « Jarvik, Akutsu and Kolff artificial heart
prosthesis ». Kolff avait l'élégance de mettre ses plus jeunes collaborateurs
en premier sur les publications. L'histoire, injuste, n'allait retenir que le
premier nom, et ce cœur qui allait révolutionner le petit monde de la
chirurgie cardiaque restera pour tous le Jarvik 7 220.

Barney Clark, vedette malgré lui...


Pour le grand public, les échecs de Houston avaient laissé un bémol sur la
partition. Et rien de substantiel n'était sorti dans la presse depuis une dizaine
d'années, ce qui faisait injustement croire que les chercheurs ne trouvaient
plus rien de consistant. C'était faux, mais le public et surtout les
investisseurs avaient besoin de résultats pour conforter leur foi. Sans argent
dans ce monde de technologie, il ne peut y avoir de recherche. Akutsu était
parti, en 1974, pour rejoindre Houston. Jarvik et Kolff continuaient leur
travail à Salt Lake City avec une équipe d'ingénieurs. Pour toutes ces
raisons, la presse était avide d'une grande première chirurgicale. Venant à
peine de digérer la transplantation, elle était prête pour un gros coup.
Le gros coup fut ce pauvre Barney !
En décembre 1982, le monde entier apprit qu'un Jarvik 7 avait été
implanté chez Barney Clark, dentiste retraité de cent kilos en insuffisance
cardiaque terminale. Dans la nuit du 1 er décembre 1982, il entra en salle
d'opération à l'université de l'Utah Medical Center à Salt Lake City, pour
cette première implantation (la transplantation cardiaque était contre-
indiquée du fait de son âge et d'un emphysème sévère). Les retombées
médiatiques de cette intervention furent considérables, le monde entier
s'intéressa au cas Barney Clark. Et trois cents reporters envahirent la
cafétéria de l'hôpital et firent de Clark le « Spoutnik » de la médecine de
l'époque. Malheureusement, les suites opératoires furent très compliquées.
Pour tout dire, ce fut un calvaire. Il fallut pourtant bien organiser la sortie de
Barney Clark après quelques mois d'hospitalisation. Elle eut lieu devant les
caméras de télévision du monde entier, Barney en fauteuil roulant,
grimaçant un sourire figé malgré plusieurs accidents vasculaires cérébraux.
Il finit par décéder le cent douzième jour postopératoire par défaillance de
plusieurs organes. La mort de Barney et sa médiocre qualité de vie pendant
son séjour hospitalier remirent en question le cœur artificiel et soulevèrent
de nombreux problèmes d'ordre éthique. Barney Clark, s'il avait survécu
quatre mois, avait-il vraiment vécu ?
En 1984, cinq opérations similaires furent menées. Trois autres patients
après Barney Clark reçurent un Jarvik 7 en implantation définitive. Tous
décédèrent, même si l'un d'entre eux survécut presque deux ans. La Food
and Drug Administration (FDA) suspendit alors l'usage du cœur artificiel
dans cette indication. Et le cas Barney Clark influença grandement le
devenir du cœur artificiel définitif en limitant exclusivement pendant des
années l'utilisation de ces machines en pont à la transplantation 221. Ce n'est
que le 2 juillet 2001, en accord avec la FDA, qu'un cœur artificiel total
(modèle AbioCor) fut à nouveau implanté de façon permanente chez un
homme de cinquante-neuf ans. De nouvelles machines allaient naître, plus
faciles à utiliser, moins chères, plus efficaces. Le mouvement de la science
était en marche...

Pim fut tel qu'en lui-même jusqu'à sa mort, maniant une nouvelle idée
chaque minute, à la fois adorable avec tous et très exigeant, jusqu'à être
insupportable avec ses collaborateurs. Avec l'âge et devant l'ampleur de
l'œuvre, il était devenu un monument pour le monde de la recherche
médicale. Mais il n'oubliait pas pour autant qu'il avait été la cible de
l'establishment tout au long de sa vie. Que n'avait-il pas entendu comme
critiques et commentaires aigres-doux, quand on ne le considérait pas à
moitié fou ? Mais, à l'inverse, que n'avait-il pas sorti en retour ? Et pas
seulement à ses détracteurs du monde médical... Il avait su prendre
publiquement position contre la politique de l'Administration américaine,
notamment contre la guerre au Vietnam, contre l'ampleur des dépenses
militaires au regard de l'insuffisance des budgets sociaux, ou encore pour
défendre le droit à l'avortement... Une vie de combats. C'était Pim. C'est
Pim. Un modèle pour les jeunes chercheurs.
211. La protection nasale systématiquement assujettie au casque ogival n'apparaît qu'au XI e siècle.
212. La dialyse est basée sur les propriétés des membranes semi-perméables qui laissent filtrer les
liquides (solvants) mais sont imperméables (ou peu perméables) aux substances dissoutes dans le
liquide (solutés).
Ainsi deux principes physiques vont pouvoir s'exprimer : 1) la diffusion qui permet le transfert
transmembranaire en fonction du gradient de concentration de part et d'autre de la membrane et 2) la
convection où s'exprime la différence de pression de part et d'autre.
En cas de dialyse, la concentration du bain est élevée, attirant l'eau et les petites molécules comme
l'urée (diffusion), et la pression du sang est haute (grâce à une pompe) qui facilite le transfert
(convection) des liquides à pression élevée vers le secteur à pression basse (bain de dialyse).
213. Georg Haas avait utilisé l'hirudine comme anticoagulant, mais cette substance s'était révélée
trop toxique pour être communément utilisée chez l'humain.
214. Ce fut Belding Scribner qui inventa un dispositif (dit « shunt artério-veineux de Scribner »)
rendant cet accès possible et répétitif dès la fin des années cinquante. Ce shunt utilisait les propriétés
de deux nouveaux matériaux, qui furent très utilisés en médecine au cours des années suivantes : le
Silastic et le Téflon (ou polytétrafluoroéthylène expansé, PTFE).
215. Le PVC est le chlorure de polyvinyle. C'est une matière plastique fabriquée à base de sel et de
dérivés du pétrole. C'est un matériau thermoplastique pouvant être fondu lors d'un chauffage à une
certaine température et durci ensuite après refroidissement.
216. Qu'on pourrait traduire par : « Publier ou mourir ».
217. Elle s'implantait en fait sur l'aorte thoracique descendante.
218. L'opposition et la compétition entre les deux écoles de chirurgie de Houston, celle de DeBakey
et celle de Cooley, fut légendaire pendant toutes ces années. Quand je me retrouvai moi-même en
stage à Houston, étant dans l'équipe de DeBakey, il ne me fut possible de fréquenter « l'ennemi »
qu'en cachette...
219. Circulation extracorporelle qui permet de remplacer la fonction du cœur et des poumons
pendant l'opération à cœur ouvert. A la fin de l'opération, si le cœur du malade n'est pas assez fort
pour assurer tout seul une pression artérielle, on ne peut plus arrêter la CEC car l'arrêt signifie la
mort.
220. L'appareil implanté, conçu par Willem Kolff et réalisé par Robert Jarvik, était un cœur
mécanique à deux ventricules, branché sur les oreillettes en lieu et place des ventricules natifs. Il était
activé par un système externe à air comprimé. Les deux ventricules étaient connectés au générateur
d'air comprimé grâce aux deux lignes. Il existait deux modèles de contenance différente permettant
l'adaptation à l'anatomie du thorax du patient. Chaque ventricule comportait deux réservoirs : l'un
rempli d'air et l'autre de sang, ils étaient séparés par un diaphragme en polyuréthane. Le réservoir
sanguin était muni de valves antiretour. L'air déplaçant la membrane à intervalles réguliers, il chassait
ainsi le sang vers l'artère pulmonaire ou vers l'aorte selon le ventricule. La connexion des ventricules
au massif cardiaque était assurée par deux collerettes auriculaires souples, et deux tubes en Dacron
étaient utilisés pour relier le cœur artificiel aux artères. L'énergie nécessaire au fonctionnement des
ventricules était délivrée et contrôlée par la console pneumatique, alimentée par une source d'air
comprimé de 3,5 à 7 bars. Munie de plusieurs systèmes de sécurité, elle était composée d'un
régulateur agissant sur le réglage des pressions d'activation des prothèses gauche et droite. Une
source de vide réglable était adjointe afin d'assurer un certain degré d'aide au remplissage de la
prothèse ventriculaire. Le rythme des pressions et des dépressions pouvait varier grâce à un
régulateur de fréquence. La surveillance des débits cardiaque et systolique, des courbes de
remplissage et d'éjection des ventricules, et le stockage des différentes informations étaient assurés
par un micro-ordinateur couplé à la console. Evidemment, ce système comportait certains
inconvénients pour le malade. En effet, le lien à la console couplée avec l'ordinateur restreignait la
mobilité du patient : il devait rester à l'hôpital, ce qui n'était pas compatible avec un cœur implanté de
façon définitive. De plus, les lignes d'activation transthoraciques entraînaient un risque d'infection
important. Enfin, l'encombrement des ventricules dans la poitrine comprimait les poumons et les
oreillettes, rendant la respiration et la circulation sanguine plus difficiles. Ce premier prototype de
cœur fut rapidement abandonné pour des machines plus performantes.
221. En 1985, Copeland et al. rapportèrent le premier succès du cœur artificiel total (modèle Jarvik
7) en pont à la transplantation, chez un homme de vingt-cinq ans atteint d'une cardiomyopathie
virale.
27
Les ciseaux de Jean Dausset

Où Patrick Chevalier, médecin transplanteur, explique


l'immunologie aux externes. Où Jean Dausset, médecin transfuseur,
constate que les globules blancs peuvent s'agglutiner comme les globules
rouges. Où, par une recherche exemplaire, il découvre les clefs qui
différencient le soi du non-soi.

— C'est une guerre, la pire des guerres, qui se produit à chaque instant
dans notre organisme. Il y a d'abord ces gros gendarmes en maraude sur
leur bicyclette. Ils ne se déplacent pas vite. Ils sont ventrus et souvent
vieux. Pensez donc, ils peuvent vivre des années ! Ce qui est l'éternité pour
un globule blanc. On les appelle les macrophages, ce qui veut dire gros
mangeurs. D'ailleurs, ils ne mangent pas, ils bouffent. Tout ce qui passe à
leur portée. Ce sont les rois de la phagocytose, c'est-à-dire la capacité
d'entourer une cellule ou un débris cellulaire plus petit que lui et l'avaler
comme le fait une amibe. Ces gendarmes n'hésitent pas de temps en temps à
jouer les charognards, un cadavre de cellule et « Oumps ! » on l'avale...
Mais quand ils se trouvent en face d'un étranger, la première chose qu'ils
font est de lui demander ses papiers d'identité...
Normal pour des gendarmes !
Le Dr Patrick Chevalier, médecin transplanteur, faisait son cours aux
externes du service. Ce matin-là, il était parti pour sa grande saga en
Technicolor et Panavision : « La guerre des clones ou l'immunologie
racontée aux débutants ». Il poursuivit :
— Papiers, s'il vous plaît ! Sur la surface de l'étranger qui cherche à
s'introduire dans le soi, se trouvent des molécules qui expriment de façon
indélébile son appartenance. C'est son uniforme. Dans le monde des
cellules, à quelques exceptions près, on ne sait pas se déguiser. Ces
molécules constituent ce que l'on nomme le complexe majeur
d'histocompatibilité (CMH) qui diffère chez tous les êtres vivants (sauf chez
les vrais jumeaux) et dont une partie (le CMH de classe II) est chargée de
présenter les papiers d'identité qu'on lui demande... Pour le gendarme
macrophage, il se comporterait un peu comme un ami apparent qui
présenterait une identité ennemie. C'est de la reconnaissance de cet
uniforme étranger que vont venir tous les problèmes du rejet de greffe. Car
le macrophage, ce gros balourd, incapable de prendre une décision, va
appeler un petit lymphocyte auxiliaire (on les appelle les T helpers ou CD4)
pour porter ces papiers d'identité à sa hiérarchie. Pour l'instant, on ne cogne
pas encore, on discute...
Patrick avait préparé quelques photos, qu'il projetait en même temps qu'il
parlait. Il montra un visage qui semblait complètement étranger à nos
jeunes. C'était celui de Jean Dausset, une vraie gloire de la médecine
française, prix Nobel de médecine pour une recherche magnifique de
persévérance, d'intelligence et de lucidité. Mais les externes du service ne
semblaient pas connaître Jean Dausset ; ils lui devaient pourtant
énormément 222. On pouvait regretter que Patrick n'en dise pas plus sur cette
magnifique Recherche (avec un grand R), toute à la gloire de la médecine.
Ignorant ces réflexions, Patrick continuait son exposé :
— Nous en étions restés aux lymphocytes auxiliaires, les T helpers.
Derrière leur côté arpette, ils sont très importants. Et dans la littérature on
leur donne une foule de noms : CD4, auxiliaires, helpers, T helpers, T4,
T helper à CD4 positif... J'en passe et des meilleures. Bref, ils ont un rôle
fondamental. Et pourtant ce ne sont que des intermédiaires de la réponse
immunitaire. Ils ne sont pas toxiques. Ils ne tuent personne. Ils n'ont qu'une
qualité : celle de savoir qui est le soi et qui ne l'est pas. D'abord, ils font
semblant de n'avoir rien remarqué, les biologistes disent qu'ils sont naïfs.
Des estafettes naïves ! Mais en douce ils observent, ils comparent à leur
fichier personnel. Et quand ils sont sûrs qu'il s'agit bien d'un ennemi, ils font
hurler les sirènes, et les troupes de lymphocytes sortent de leurs quartiers
pour aller au combat.
— Comment font-ils cela ? interrogea un des externes.
— Ils sécrètent une substance, une cytokine, qui a pour rôle de stimuler la
prolifération des lymphocytes B et T. Mais attention, pas n'importe
comment : un clone cellulaire pour chaque antigène et on assiste au
spectacle incroyable des lymphocytes T (les tueurs) qui se multiplient,
chacun sa cible, chacun son antigène, et s'apprêtent à converger vers
l'intrus.
— Et les T helpers quittent le champ de bataille..., ironisa un des
étudiants.
— Oui, ils courent se cacher, acquiesça Patrick. Où ? Dans la rate par
exemple. Mais attention, ils sont devenus des cellules « mémoire ». C'est-à-
dire qu'ils conservent le souvenir de l'agresseur et sont prêts à ressurgir en
cas de nouvelle agression pour déclencher encore plus rapidement le branle-
bas de combat.
— C'est pour cela que la réponse à une nouvelle intrusion d'un microbe se
traduit par une réponse plus rapide des lymphocytes ? demanda la fille du
premier rang.
— Oui, bien sûr, renchérit Patrick, c'est un peu celle que l'on cherche à
provoquer quand on fait un vaccin.
— Racontez-nous plutôt ce que font les tueurs quand ils veulent détruire
l'ennemi.
— En myriades, ils foncent chacun sur les cellules porteuses de l'antigène
pour lequel ils sont programmés. Et là, pas de cadeau. Ils sécrètent des
enzymes qui perforent la membrane de ces cellules, injectent des substances
très toxiques dérivées de l'oxygène. Et pan ! Et paf ! Jusqu'à l'explosion de
cette cellule. Alors vous comprenez que ce spectacle est formidable quand
il s'agit de détruire une bactérie. Ils ne laissent sur le champ de bataille que
des cadavres, que les macrophages s'empresseront de digérer. Mais quand il
s'agit d'une greffe, c'est plus problématique... pour le greffon bien entendu !
Le cours de Patrick était formidable. Les jeunes étaient suspendus à ses
lèvres comme s'ils regardaient un film de science-fiction. Sauf (et ils le
savaient bien) qu'il ne s'agissait pas de science-fiction ; mais c'était,
déroulée devant eux, la véritable guerre des clones. Patrick reprenait :
— Je viens de vous parler de l'immunité de type cellulaire, celle qui
dépend des cellules tueuses, les lymphocytes T, mais il existe aussi une
implication de l'immunité dite humorale (toujours la dualité humoral-
cellulaire), celle liée aux lymphocytes B !
— Pourquoi les appelle-t-on des B ?
— Vous l'avez compris, répondit Patrick, les lymphocytes B sont ceux qui
jouent un grand rôle dans l'immunité humorale par opposition à l'immunité
cellulaire induite par les lymphocytes T. L'appellation « B » vient de
« bourse de Fabricius », un organe des oiseaux dans lequel les cellules B
arrivent à maturité et où elles ont été décrites. Chez l'homme, la production
des lymphocytes B s'effectue dans la moelle osseuse. Ces cellules
fabriquent les anticorps. Et, dans notre comparaison guerrière, elles
constituent l'artillerie, là où les T n'étaient que les fantassins. Chaque clone
de cellule ne fabrique qu'un anticorps dirigé spécifiquement contre un
antigène de l'agresseur (toujours cette spécificité !). C'est du haut débit,
elles peuvent cracher cinq mille anticorps par seconde ! C'est mieux que les
orgues de Staline ! Et même si de nombreux clones de cellules se fabriquent
en même temps, réalisant une attaque polyclonale, l'action contre un
antigène spécifique est toujours monoclonale.
— Mais alors, docteur Chevalier, que se passe-t-il pour la greffe que l'on
vient de faire ? s'inquiéta un externe.
— Il se produit un rejet hyper-aigu aboutissant en quelques heures ou en
quelques jours à la destruction du greffon. Si bien qu'en l'absence d'un
traitement spécifique la greffe n'est pas possible.
— Alors comment fait-on ? demanda une petite jeune fille qui semblait
angoissée par le devenir du pauvre greffon.
— Eh bien, justement, on donne un traitement antirejet. Mais malgré ce
traitement, l'organe greffé sera toujours un étranger pour son receveur, et
l'on va observer au fil du temps de petits épisodes de rejet, aboutissant à ce
qu'on appelle le rejet chronique. Ce rejet chronique peut finir par détériorer
le greffon, véritable maladie, nécessitant à la fin une nouvelle
transplantation. Bien entendu, l'agression est d'autant plus sévère que le
receveur possède de façon innée ou acquise des anticorps dirigés contre le
CMH du greffon. D'où l'intérêt du cross-match pendant la greffe et de
l'étude des lymphocytes dans le suivi du patient, qui permettent de connaître
ces différences, donc d'adapter le traitement à l'importance de cette
divergence.
*
C'est en 1952 que Jean Dausset, qui travaillait à l'hôpital Saint-Louis à
Paris comme transfuseur 223, observa l'agglutination massive de globules
blancs par le sérum d'un sujet qui avait des anticorps antiglobules blancs.
Un peu comme dans un accident transfusionnel que l'on observe en
cas d'incompatibilité des groupes de globules rouges ! Seulement d'habitude
les globules blancs ne s'agglutinaient pas. Cette situation particulière était
liée au fait que ce sérum contenait des anticorps antiglobules blancs, qu'il
avait acquis au cours des nombreuses transfusions qu'avait reçues le patient.
Dausset en conclut qu'il existait donc des groupes de globules blancs,
comme il existait des groupes de globules rouges ; ce que l'on appelait
habituellement les groupes sanguins. Cependant, à la différence des groupes
sanguins A, B et O, les anticorps antiglobules blancs n'existaient pas à l'état
naturel et apparaissaient seulement à l'issue d'une transfusion ou d'une
grossesse.
Le raisonnement était simple, il fallait maintenant le confirmer par
l'expérience. Et des expériences, Dausset, par la force des choses, n'en fut
pas avare. Il faut dire que le problème s'avérait beaucoup plus complexe
qu'il ne l'avait initialement imaginé et que des antigènes à la surface des
globules blancs, il y en avait des flopées, beaucoup plus que les bons vieux
A et B des globules rouges. Il fallait multiplier les réactions, les comparer,
les noter sur des tableaux papiers géants (l'ordinateur portable n'existait pas
encore), utiliser le crayon et la gomme... Puis, avec des ciseaux, couper les
suites de réactions semblables et les faire glisser pour mieux les comparer.
On appelle cela un travail de bénédictin. Les ciseaux devenaient
l'instrument majeur de cette nouvelle chirurgie.
Enfin, en 1958, Jean Dausset put décrire le premier groupe leucocytaire, le
groupe MAC 224 ; premier d'une longue série d'antigènes du système majeur
d'histocompatibilité humain, le système HLA (de l'anglais Human
Leukocyte Antigen), à l'étude duquel il consacrera toute sa vie.
Il en démontra, à l'aide de greffes de peau faites sur des volontaires,
l'importance en transplantation d'organe ou de greffe de moelle osseuse. Il
publia les premières études sur les associations possibles entre les groupes
tissulaires HLA et les maladies qu'il avait observées. Enfin, il réalisa, en
1972, un véritable travail anthropologique qui définissait les groupes HLA
des différentes populations du globe et initia ainsi le développement d'une
science nouvelle, la génétique des populations.
Finalement, le travail de Dausset prouvait que chaque individu possédait à
la surface de la majorité de ses cellules des protéines particulières, appelées
antigènes HLA, qui lui étaient propres. Cette situation était tout à fait
comparable au système des groupes sanguins A, B, O, comme il l'avait
subodoré, mais infiniment plus complexe. Il le nomma antigènes de
transplantation ou tissulaires parce que étroitement liés au phénomène de
rejet de greffe.
Ce sera ce système HLA qui permettra d'apparier au mieux le greffon au
receveur de la même façon et en complément des groupes ABO.
Appariement facilité par la réalisation de ce qu'on appelle maintenant en
jargon le « cross-match », c'est-à-dire le « croisement » entre les
lymphocytes du donneur (portant donc ses antigènes HLA) et le sérum du
receveur (pouvant présenter des anticorps dirigés contre les antigènes HLA
du greffon). Cette découverte était évidemment fondamentale et d'une
portée pratique immense en chirurgie de greffe.
*
En écoutant le cours de Patrick, nous ne pouvions que penser à tous les
patients que nous avions transplantés. Le soi et le non-soi. Tout ce qui avait
permis dans l'évolution de fabriquer des individus différents, tellement
différents. Pas deux empreintes digitales semblables, pas deux codes
génétiques similaires. Sauf pour les vrais jumeaux. Exception de la nature.
Une copie conforme. Un « copier-coller »... Et, en dehors de ces Côme et
Damien 225, tout ne pouvait ressembler qu'à un ennemi. Car le non-soi est un
ennemi. Le cœur qu'on allait greffer au prochain patient ne serait toujours,
pour ses lymphocytes, qu'un gros virus qu'il fallait à tout prix détruire.
Il était absolument nécessaire de faire comprendre à ces lymphocytes
stupides de tolérer l'organe qu'on venait de greffer, tout en restant attentif
aux microbes qui risquaient de provoquer une maladie infectieuse. Pas
facile, le message à communiquer à des cellules, surtout qu'elles n'étaient
pas équipées pour cela. Dausset l'avait bien démontré.
Ce fut l'enjeu des années qui suivirent...

222. Jean Dausset et Robert Debré avaient été les acteurs clés de la mise en œuvre de la réforme de
1958, qui allait conduire à la mise en place des Centres hospitalo-universitaires (CHU).
223. L'attention de Dausset avait été attirée par des malades ayant trop peu de globules blancs
(leucopénie). Robert Coombs, immunologiste anglais, venait de mettre au point un test permettant de
déceler des anticorps fixés à la surface des globules rouges de certains malades anémiques. Jean
Dausset chercha donc, par le même procédé, à détecter des anticorps à la surface des globules blancs
des malades qui n'en avaient pas suffisamment, anticorps qu'il suspectait d'être responsables de la
diminution de leur nombre.
224. MAC correspond aux initiales des trois donneurs du pannel qui lui ont permis la découverte.
D'une façon générale, Dausset sera très reconnaissant à tous les donneurs anonymes qui l'ont
accompagné dans sa recherche.
225. Voir chapitre 2.
28
Et la mort dans tout ça ?

Où l'on voit bien que la définition de la mort est très variable dans
l'histoire. Où Jean Hamburger regrette d'avoir inventé le mot
« réanimation ». Où Goulon et Mollaret proposent une nouvelle mort pour
permettre de donner la vie.

Pour transplanter un organe, encore faut-il un donneur d'organes. Et pour


prélever un organe, surtout s'il est impair (comme le cœur par exemple),
encore faut-il que l'on soit certain que le donneur soit mort...
Evidemment !
Le problème est que la définition de la mort n'a pas été constante, c'est le
moins que l'on puisse dire, au cours des âges. Et qu'à l'heure des premières
transplantations cardiaques, la notion de mort cérébrale n'était pas
universellement acceptée, hors du milieu médical... Mais, déjà, quel chemin
pour en arriver là !

Revenons un peu sur les rapports de l'homme et de cet événement dont il


est à la fois certain et ignorant : sa propre mort...
Pour un observateur de l'Antiquité, la différence fondamentale entre un
mort et un vivant est que l'un est froid quand l'autre est chaud. Constatation
simple mais indiscutable ! D'où cette notion d'élan vital, de force vitale que
produit le corps d'un vivant. Mais d'où vient-elle, cette force vitale ? Quel
est cet organe toujours en mouvement qui s'agite en permanence et en
cadence et qui, lorsqu'il s'arrête, aboutit au refroidissement du corps tout
entier ? Mais le cœur, le cœur bien sûr... Ce cœur qui a longtemps été
considéré comme la chaudière de l'organisme n'ayant rien à voir avec la
circulation sanguine. Galien le voyait plutôt comme un « réchauffeur » de
sang, celui-ci étant produit par le foie. Ce rôle du cœur était d'ailleurs
d'autant plus évident que la nature avait placé à son contact deux soufflets
(les poumons) propres à réanimer ce feu lorsqu'il faiblissait ou au contraire
à rafraîchir la température lors de ses embrasements.
Il fallait y penser...
Devant l'absence de définition claire sinon légale de la mort (encore
aujourd'hui), l'angoisse de tout un chacun a toujours été d'être enterré
vivant. On raconte partout, vérité ou rumeur, que lors d'exhumations on
aurait retrouvé sur le couvercle de certains cercueils la trace de griffures
désespérées. Heureusement, la société avait prévu une fonction pour éviter
ce genre de mésaventure et le croque-mort était celui qui était chargé depuis
le Moyen Age de bien vérifier la réalité du trépas en croquant fermement
l'orteil du corps avant de le mettre en bière 226...
Une telle précaution ne pouvait qu'être efficace !
En fait, ce fut plutôt l'arrêt de la respiration qui fut considéré par les
médecins de l'époque classique comme le meilleur critère de la mort. Un
petit miroir était approché de la bouche du défunt et l'absence de buée
attestait l'arrêt du souffle de vie. Puis, progrès de la connaissance oblige,
Harvey étant passé par là, ce fut l'arrêt cardio-respiratoire qui fut considéré
comme le meilleur critère.
Mais si l'absence de respiration n'est pas simple à prouver avec ou sans
miroir, l'arrêt de la fonction cardiaque n'est pas non plus si facile à affirmer
cliniquement. On ne peut évidemment pas retenir pour fiable le fait que la
personne ne parle pas et ne bouge pas, qu'elle ne réagit pas lorsqu'on lui
parle ou qu'on la touche. Les pouls carotidiens ou fémoraux ne sont pas
tellement aisés à palper dans des conditions de choc ou de stress. Les
battements cardiaques peuvent être très lents ou très faibles. Même avec un
stéthoscope, les bruits du cœur ne sont parfois pas audibles.
Enfin et surtout, la médecine moderne nous a montré qu'une personne en
arrêt cardio-respiratoire pouvait être réanimée et revenir, même après
plusieurs minutes d'arrêt complet, à une restitution intégrale des capacités.
Aujourd'hui, on pratique un massage cardiaque externe, on ventile par le
bouche-à-bouche, on donne un choc électrique grâce à un appareil qui se
trouve placé là à bon escient, on peut même mettre rapidement en place une
circulation extra-corporelle sur le trottoir où s'est produit l'arrêt et transférer
le patient vers un centre où on lui posera un cœur artificiel en attendant une
transplantation cardiaque.
Si bien que la formule retenue encore de nos jours par les médecins
chargés de rédiger un certificat de décès reste : « La mort semble réelle et
constante. »
Formule désuète dont l'infinie prudence ne fait que masquer en partie nos
incertitudes !

Le coma dépassé
La médecine contemporaine allait chambouler toutes les notions acquises
mais floues sur la notion de mort. Ce fut la naissance d'une nouvelle
discipline, la réanimation, qui allait rendre caduque une définition de la
mort fondée sur l'arrêt des fonctions du cœur et du poumon.
Nous sommes au tout début des années cinquante. La notion de
réanimation naît de deux médecins parisiens. L'un, Jean Hamburger, veut
prendre en charge, à l'hôpital Necker, les troubles métaboliques qui
accompagnent l'insuffisance rénale aiguë ; l'autre, Pierre Mollaret, à
l'hôpital Claude-Bernard, veut assurer la ventilation des patients atteints de
poliomyélite.
Cette nouvelle façon de faire qui consiste, pendant toute la période
critique d'une maladie aiguë, à prendre le contrôle du milieu intérieur, que
l'organisme malade ne maîtrise plus, n'a pas de nom. Hamburger propose le
mot « réanimation ». Il s'en mordra les doigts quelques années et quelques
longs débats plus tard :
— Je plaide coupable pour avoir proposé ce terme dans les années
cinquante, sans me rendre compte qu'il risquait de créer une confusion avec
les méthodes de ressuscitation d'un homme en état de mort apparente. La
réanimation médicale n'est nullement l'art de faire revenir à lui un malade
évanoui. Voici un malade dont un traumatisme, ou une infection, ou une
agression toxique, a suspendu pendant huit ou dix jours le fonctionnement
rénal. Au début de ce siècle, il était à coup sûr condamné à une mort
certaine. Aujourd'hui, alors même qu'on ne peut rien contre la cause de cette
anurie, la seule correction de ses conséquences permettra la guérison 227.
Malgré les remords d'Hamburger, le terme s'imposa. Sans doute parce qu'il
était magique et tellement porteur d'espoir...
Ainsi, grâce à ces nouveaux réanimateurs, des patients furent totalement
pris en charge. Ils ne pouvaient plus respirer spontanément ? Une machine à
ventiler respirait à leur place. Leurs reins ne fonctionnaient plus, créant un
déséquilibre dans la composition ionique de leur sang ? Des perfusions
adaptées et un rein artificiel pouvaient corriger ces désordres. Il s'agissait
d'un patient sous contrôle.
C'est alors et dans ce cadre bien particulier qu'apparut évident un nouvel
état clinique qui n'existait pas jusqu'alors : la mort cérébrale.
Dès 1954, date de la création du service de réanimation de l'hôpital
Claude-Bernard à Paris, Maurice Goulon avait attiré l'attention de la
communauté médicale française sur l'existence de patients présentant un
tableau neurologique particulier beaucoup plus profond que ce que l'on
avait observé jusqu'à présent. Ces malades étaient dans le coma et ne
respiraient que grâce à la machine. Ils n'avaient plus aucune forme de
conscience, ne réagissaient plus aux différents stimuli même les plus
douloureux, les réflexes du tronc cérébral étaient absents et les pupilles
dilatées à l'extrême. Bien entendu, ils n'exprimaient aucune velléité à
respirer spontanément si on les sevrait du ventilateur artificiel. Mais,
surtout, leur électroencéphalogramme était totalement plat, même les ondes
lentes qui persistaient dans les comas profonds avaient disparu. C'était
comme la mort chez quelqu'un qui semblait encore vivant selon les critères
communs.
Cinq ans plus tard, Goulon et Mollaret publiaient dans la Revue
neurologique un article présentant une série de vingt-trois patients dans
cette situation si particulière qu'ils qualifièrent à l'époque de « coma
dépassé » ou coma stade IV. Ils ajoutaient en fait cet état qu'ils qualifiaient
de mort cérébrale aux trois stades classiques du coma 228. Cette mort du
cerveau fut d'abord considérée comme la preuve de l'efficacité de cette
jeune spécialité, la réanimation, qui repoussait les frontières du possible.
Mais, à l'évidence, elle posait également le problème d'une nouvelle
définition de la mort de l'individu.
Cependant, comme le débat restait essentiellement franco-français, qu'il
posait des questions compliquées impliquant la loi, les religions et l'éthique
médicale, un voile pudique y fut jeté. Dans la pratique, les choses n'étaient
pas simples non plus. Fallait-il débrancher la machine à respirer ? Combien
d'encéphalogrammes plats attestaient le décès avec certitude ? Le cœur
toujours battant ne pouvait-il pas dans certaines conditions ressusciter le
cerveau mort ?
Pas si facile de légiférer !
Comment expliquer aux familles qui voyaient leur parent semblant encore
respirer, dont le tracé électrocardiographique s'inscrivait sur le scope,
rythmé par sa petite musique pointue, qu'il était bien mort et qu'on allait le
débrancher ?
La plupart de nos concitoyens des années cinquante en étaient encore
restés aux croque-morts...
Ce fut la transplantation cardiaque qui allait forcer tout ce petit monde à
s'exprimer !
En effet, il est une différence majeure entre la transplantation cardiaque et
la transplantation rénale qui n'échappera pas à l'observateur même débutant
dans la chose médicale, c'est que le cœur est un organe unique et qu'il ne
peut, par là même, être prélevé que chez un mort. En revanche, la majorité
des transplantations rénales réalisées dès l'époque des pionniers dans les
années soixante-soixante-dix fut effectuée à partir de personnes vivantes,
appartenant souvent à la proche famille, qui faisaient le don de leur rein. Ce
qui posait bien d'autres problèmes éthiques, soit dit en passant...
L'idée de prélèvement d'organe sur le patient en état de « coma dépassé »,
désormais plus clairement appelé mort cérébrale, a donc correspondu à
l'avènement de la transplantation cardiaque dont il était le préalable, ce qui
ne fut pas sans poser de questions, et en pose encore !, dans certains pays, y
compris aux Etats-Unis où pourtant la greffe de cœur aurait dû éclore sous
l'impulsion de Norman Shumway.

N'est pas donneur d'organes qui veut !


Donc, la mort cérébrale correspond à la destruction irréversible du
cerveau, ce qui est, par définition, devenu en France synonyme de mort du
patient depuis la circulaire Jeanneney de 1968. Ce texte fait reposer la mort
sur un diagnostic clinique confirmé par un EEG. Mais il faut attendre les
lois de bioéthique de 1994 pour préciser les conditions entre mort cérébrale
et prélèvement d'organes 229.
En effet, on considère que, lorsque le cerveau est détruit, les médecins ne
savent plus rien faire pour sauver la vie. Mais attention, la mort cérébrale
reste une façon peu courante de mourir : elle ne représente que moins de
1 % des décès, avec comme première cause l'accident vasculaire cérébral,
le fameux AVC qui terrifie par sa brutale fatalité. L'accident sur la voie
publique avec traumatisme cérébral est plus rare et soumis aux fluctuations
de la peur du gendarme et du respect du code de la route.
Car, on l'a bien compris, pour donner ses organes, encore faut-il être mort
mais avoir toujours son cœur qui bat, ses poumons ventilés et ses reins qui
fonctionnent.
N'est pas donneur d'organes qui veut !
Ces circonstances ne sont compatibles qu'avec celles de la mort cérébrale
selon Goulon et Mollaret, c'est-à-dire les conditions de la réanimation.
C'est ce qui explique le faible nombre de donneurs potentiels par rapport à
la demande des transplantations d'organes.
Quand, cependant, ces circonstances sont réunies, encore faut-il se lancer
dans une course de haies dont les nombreux obstacles devront être franchis,
si possible dans l'ordre imposé par la logique et par la loi.

226. On pense également que l'expression pourrait dériver du mot « croc » (au sens de crochet). A
l'époque des grandes épidémies de peste, les cadavres étaient si nombreux et les risques de
contamination tellement élevés pour ceux chargés de leur ramassage qu'ils utilisaient de longs crocs
pour les saisir et les poser sur leurs chariots : ils crochetaient ainsi les morts.
227. Le Monde du 16 avril 1992.
228. Stade I, coma léger, ou vigile : dans ce cas, l'abolition de la conscience est incomplète, et par
des excitations douloureuses on peut provoquer des réactions motrices ou vocales relativement bien
adaptées. Il n'y a pas de dérèglement végétatif. Stade II, coma de moyenne gravité : l'abolition de la
conscience est complète et les fonctions de relation ont disparu, mais les fonctions végétatives sont
peu perturbées. Stade III, coma profond : l'abolition totale de la conscience et de la vie de relation, et
la perturbation grave des fonctions végétatives caractérisent ce stade.
229. 1991 : une circulaire précise la nécessité de pratiquer deux EEG à six heures d'intervalle, puis,
en 1994, les lois de bioéthique sont publiées en France avec deux points très importants. (Article L.
1233-1 : « Le pré-lèvement d'organe sur une personne décédée ne peut être effectué qu'à des fins
thérapeutiques ou scientifiques et après que le constat de la mort a été établi dans des conditions
définies par décret en conseil d'Etat. » Article L. 671-10 : « Les médecins qui établissent le constat de
la mort d'une part et ceux qui effectuent le prélèvement ou la transplantation d'autre part doivent faire
partie d'unités fonctionnelles ou de services distincts. »)
29
Transplantation au Cap :
mais qui est donc le mystérieux Dr Naki ?

Où le jardinier de l'hôpital devient un des meilleurs spécialistes de la


transplantation du cœur. Où Chris Barnard prend tous ses collègues de
vitesse pour réaliser la première greffe cardiaque au monde. Où l'on se
pose encore aujourd'hui la question : mais qui est donc le mystérieux
Dr Naki ?

Le Cap, Afrique du Sud, Groote Schuur Hospital, 2 janvier 1968


Quel mois de décembre ! Le Dr Barnard avait fait la première
transplantation cardiaque, le 3, sur ce pauvre Louis Washkansky. Et il venait
de mourir. Il faut dire qu'on y avait été fort sur les immunosuppresseurs
pour tenter d'éviter le rejet. Trop, sans doute. En pratique, on ne savait pas
très bien comment faire en cas de greffe cardiaque et on avait navigué à
vue. On s'était inspiré des doses qu'on donne en transplantation rénale,
c'était logique. Mais le cœur n'était pas le rein. En tout cas, le patient avait
fait une pneumonie bilatérale, sans doute était-il trop déprimé par les
médicaments et s'était-il mal défendu contre l'infection malgré les doses
d'antibiotiques considérables qu'il avait reçues. Et, malgré l'assistance
respiratoire, il était mort.
La première transplantation cardiaque en tant qu'événement médiatique
avait fait le tour du monde.
Il avait osé. Lui, Christiaan, il avait osé !
Il fallait bien que quelqu'un se lançât. Quand il avait rendu visite à
Norman Shumway à Stanford, il avait bien compris que tout était au point.
Mais Shumway hésitait à sauter le pas. On n'était pas très clair aux Etats-
Unis en 1967 pour définir exactement ce qu'était la mort. Bien sûr, tous les
médecins le savaient : seule la mort du cerveau signait véritablement le
décès. Mais certains continuaient à penser que tant que le cœur battait la vie
restait possible. Shumway hésitait. Non pas qu'il ne fût pas certain de la
technique de greffe qu'il avait passé plus de dix années à mettre au point
chez l'animal, mais il redoutait les conséquences dans le grand public que
ne manquerait pas d'entraîner la première chez l'homme, avec son cortège
de discussions, de prises de position des associations, des ligues et des
religions. Lui, Christiaan, il avait profité de ses atermoiements et, dès qu'il
avait eu le bon cas et le bon donneur, il avait plongé !
— Jésus ! Dit lyk of dit gaan werk !
« Jésus, il semble que ça va marcher », s'était-il écrié en afrikaans, la
langue de son enfance, quand il avait vu le cœur de Denise Darvall se
contracter à nouveau dans la poitrine de Louis Washkansky. Cela avait
entraîné la tempête médiatique la plus extraordinaire de l'histoire de la
médecine : première page des journaux du monde entier, télévisions, radios,
interviews de toute sorte. Même les magazines féminins et les revues de
rock avaient parlé de lui. Il était devenu une vedette en quelques jours. On
avait beaucoup parlé de ses qualités exceptionnelles de chirurgien, de son
physique de jeune premier, de son équipe exceptionnelle au Groote Schuur
Hospital du Cap. Localement, dans le pays, tout le monde le soutenait. Les
membres du gouvernement l'avaient particulièrement félicité. Ce succès
était le bienvenu pour l'image de marque de l'Afrique du Sud, tellement
contestée dans le monde, apartheid oblige...
Mais Christiaan Barnard savait bien que, dans le monde médical, le
discours n'était pas tout à fait le même. Bien sûr, ses collègues interrogés
dans le monde entier avaient salué l'opération. Même Shumway l'avait
félicité de son succès...
Sportifs, les chirurgiens !
Cependant, seulement trois jours après l'opération de Washkansky,
Kantrowitz, à Brooklyn, faisait lui aussi une transplantation, et chez un
bébé de dix-neuf jours. Christiaan Barnard savait bien qu'en sous-main on
l'accusait d'avoir fauché à l'équipe de Stanford la gloire qui aurait dû lui
revenir, étant donné le temps de recherche engagé et la notoriété mondiale
de ses membres.
S'il voulait ne pas passer pour un opportuniste, il se devait de transformer
l'essai. Cela avait un sens au pays des Springboks ! Il fallait recommencer et
réussir. Le premier cas, Louis Washkansky, était mort dix-huit jours après
l'intervention. Le second devait être un véritable succès.
Le malade était un bon cas. Christiaan connaissait bien Philip Blaiberg.
C'était un dentiste de cinquante-neuf ans qui avait déjà fait plusieurs
infarctus et dont la vie était devenue impossible. Plus capable d'aller
chercher son journal au bas de la rue, et surtout de remonter chez lui. Assez
jovial et du tempérament avec ça :
— Allez-y, docteur Barnard, si vous avez besoin d'un bon cobaye pour
une transplantation, je suis partant. Je sais bien que je n'irai plus bien loin
maintenant comme cela.
Il n'avait pas pu être le premier cas, les groupes sanguins ne concordaient
pas. Il serait le second. Mais il restait un petit problème : le donneur.
Le type qui s'était écroulé hier sur la plage ce jour d'été austral était un
jeune de vingt-quatre ans, dont l'arrêt cardiaque avait été récupéré
immédiatement, mais, malgré les efforts des urgentistes, le cerveau ne
répondait plus. Il était hospitalisé en réanimation avec un
électroencéphalogramme totalement plat. Le cœur, lui, battait correctement.
Un donneur idéal. Mais, détail important au pays de l'apartheid : il était
noir...
Barnard en avait parlé à Blaiberg. Comme lui, Blaiberg était opposé à la
politique raciale de son pays et, bien entendu, cela ne le gênait absolument
pas qu'on lui greffât le cœur d'un Noir :
— Tout le monde est rose à l'intérieur, je le sais bien. Moi, je suis juif !
avait-il plaisanté.
Ils avaient cependant décidé de taire l'identité de ce jeune Clive Haupt,
pour éviter les problèmes avec toute la bande d'imbéciles qui ne
manqueraient pas de s'exprimer à tort et à travers. Certains en Afrique du
Sud pensaient réellement que les Noirs n'étaient pas de la même espèce que
les Blancs. Et, au moindre rejet, Barnard entendait déjà les : « On vous
l'avait bien dit. Pourquoi pas transplanter un cœur de babouin pendant que
vous y êtes... »
D'ailleurs, un cœur de babouin, il faudrait y penser. Chris Barnard avait
déjà depuis longtemps l'idée en tête.
Tout était prêt, donc. L'équipe était sur le pont. Marius, son frère, pourrait
l'aider en salle d'opération, et Hamilton ferait le prélèvement du cœur chez
le donneur comme il l'avait déjà fait la première fois. Puis, quand il aurait
fini le prélèvement, il viendrait les rejoindre pour leur donner un coup de
main.
Indispensable Hamilton... Le plus habile de tous.
Mais, là encore, il faudrait être discret. Si les journaux apprenaient qui
était vraiment Hamilton Naki, on irait vers un scandale épouvantable et tout
le monde, y compris lui-même, tout brillant Dr Christiaan Barnard qu'il
était, risquait de se retrouver en prison. Alors il fallait encore une fois de la
discrétion et faire appliquer la loi du silence. Heureusement, le contexte de
la transplantation s'y prêtait.

Mais qui était donc Hamilton Naki ?


Hamilton était le jardinier de l'hôpital...
Il avait trouvé ce job en arrivant de son village du Cap oriental pour
gagner sa vie à la ville après un voyage en auto-stop. A quatorze ans, il
avait dû abandonner ses études et aider ses parents qui tiraient le diable par
la queue pour élever ses frères et sœurs. Ce job de jardinier : une aubaine
pour un jeune Noir dans ces temps d'apartheid. Il entretenait les pelouses et
les fleurs du parc qui entourait l'hôpital, et surtout le green du court de
tennis qu'utilisaient tous les médecins. Et Hamilton était devenu le roi du
gazon à l'anglaise.
Un jour, Robert Goetz, responsable du laboratoire de chirurgie
expérimentale, avait eu besoin d'un coup de main pour l'aider pendant une
intervention sur une... girafe. A l'université du Cap, les animaux de
laboratoire étaient plus variés que les éternels rats blancs des autres
laboratoires du monde ! Il demanda à Hamilton de l'aider et de tenir
fermement les écarteurs pendant qu'il effectuait son opération sur les
viscères de l'animal.
Personne n'était plus serviable qu'Hamilton. Hamilton demanda à Goetz
s'il avait besoin de quelqu'un pour l'assister dans ces interventions animales
qu'on réalisait au laboratoire. Il ferait volontiers cela de façon bénévole en
plus de son travail de jardinier :
— Vous comprenez, ça m'intéresse, avait-il affirmé.
Goetz, qui était toujours à la recherche de bras pour l'aider (les internes ne
se précipitaient pas au laboratoire, occupés par bien d'autres tâches plus
agréables ou plus rémunératrices !), se saisit de l'occasion, et Hamilton Naki
devint peu à peu un assistant privilégié. Tous les jours ou presque il
participait à la préparation des animaux, contribuait aux opérations, parfois
les faisait lui-même, et souvent il restait la nuit pour surveiller ses opérés à
quatre pattes. Goetz lui laissait prendre de plus en plus de responsabilités,
d'autant qu'il avait noté chez le jeune homme une habileté manuelle
exceptionnelle, tournant au talent de prestidigitateur. En plus de cela, il
apprenait à toute vitesse :
— J'apprends en volant avec mes yeux, disait-il en explosant de rire.
En quelques années, Hamilton était capable de réaliser seul la majorité des
opérations du laboratoire. Il était devenu le roi de la transplantation
hépatique chez l'animal et participait à la formation des internes. Ce talent
n'avait pas échappé au Dr Barnard, et il avait confié à Hamilton un
programme de recherche sur la transplantation cardiaque. Il fallait greffer
des cœurs chez des chiots. Opération délicate. Tous les assistants du service
de chirurgie cardiaque s'y étaient cassé les dents. Le seul qui réussissait à
faire survire les puppies était le brave Hamilton. Toujours souriant.
Toujours amical, très efficace, concurrent non dangereux pour la carrière
des jeunes docteurs en mal de publications scientifiques : il n'était même
pas médecin. Si bien que, début 1967, l'homme au Cap qui était le mieux
capable d'effectuer une transplantation cardiaque et qui en avait la meilleure
expérience était le jardinier de l'hôpital !
Et Chris Barnard en était bien conscient...

Le 3 décembre, lors de la première, Chris Barnard se trouvait à la tête


d'une équipe relativement inexpérimentée en transplantation. Lui allait faire
l'opération, mais qui ferait le prélèvement chez le donneur ? Il demanda à
Hamilton de le réaliser, le jugeant le mieux formé pour cette opération
simple et courte mais qui nécessitait des recoupes précises du greffon.
Hamilton préleva donc le cœur chez Denise Darvall, vingt-six ans,
renversée par une auto alors qu'elle allait acheter un gâteau. Il opéra avec
Marius, le propre frère de Chris, chirurgien lui-même, qui lui servait de
caution, et Terry O'Donovan, assistant dans l'équipe. Pendant ce temps-là,
Barnard préparait le receveur, installait la circulation extracorporelle, afin
qu'on perde le moins de temps possible entre le prélèvement du cœur de
Denise et son implantation chez le receveur. Puis Hamilton avait rejoint
Barnard dans la salle d'opération contiguë pour la greffe proprement dite, et
il s'était habillé pour aider.
Hamilton était un aide extraordinaire. Il savait présenter les choses pour
que tout semble simple. Parfois, il indiquait discrètement où le chirurgien
devait couper, ou plutôt il ne présentait aux ciseaux que la zone du tissu
cardiaque qui devait être coupée. Important en transplantation ! Quand on
résèque le cœur malade, il ne faut laisser que les oreillettes en place, l'aorte
et l'artère pulmonaire, et il faut couper ce qu'il faut : pas trop peu mais pas
trop non plus. Et Hamilton savait où devait passer la juste recoupe pour en
avoir tant fait chez l'animal. Christiaan, hésitant encore sur certains points
techniques, s'était laissé guider. Et tout était tombé parfaitement, sans
kinking, sans décalage et sans traction inutile. Quand on avait déclampé
l'aorte pour remettre le cœur en tension, pas une goutte de sang ! Un
prodige de précision.
Une photo de l'équipe fut prise le lendemain et parut dans la presse. Naki
était au deuxième rang sur cette photo, un grand sourire illuminant son
visage. Heureusement, la direction de l'hôpital fit passer immédiatement un
rectificatif en précisant que « l'homme noir » sur la photo faisait partie du
personnel pour l'entretien des salles d'opération et avait posé là par hasard.

Qu'y a-t-il de vrai dans cette histoire ?


Il y a quelque chose qui s'apparente au conte de fées dans l'histoire
d'Hamilton Naki : le pauvre petit jardinier noir qui ne peut pas faire d'études
dans le monde raciste de l'apartheid et qui s'impose par ses dons
exceptionnels comme un des acteurs d'un des événements les plus
formidables et les plus médiatiques du siècle. Et qui n'est finalement
reconnu qu'après de longues années par son hôpital et par son mentor. Trop
beau pour être vrai !
— Ce doit être un canular, d'ailleurs, chez les carabins, la chose est
banale !
Ce qui est certain, c'est l'estime profonde que Barnard vouait à Hamilton
Naki en tant que chirurgien :
— S'il en avait eu la possibilité, M. Naki aurait pu être un meilleur
chirurgien que moi !
Ce qui est également certain, c'est qu'il fut choisi par le même Chris
Barnard pour participer au programme de recherche chez l'animal qui allait
conduire l'équipe à effectuer la première transplantation cardiaque au
monde.
Mais la question qui se pose est la suivante : Naki était-il en salle
d'opération le soir de la grande première et a-t-il prélevé le cœur du
donneur ?
Cette hypothèse a été soutenue par plusieurs revues considérées
habituellement comme sérieuses telles The Economist, le New York Times,
le British Medical Journal, même le fameux Lancet 230, et bien d'autres.
Dans un documentaire suisse (Hidden Heart, Cristina Karrer, Werner
Schweizer, 2008) évoquant les circonstances de la première transplantation
cardiaque, le rôle clé d'Hamilton y était franchement abordé, et un
rapprochement était fait avec le rôle joué par Vivien Thomas, technicien
noir américain qui avait effectué au laboratoire l'essentiel du travail qui
allait amener Blalock à effectuer la première opération de chirurgie
cardiaque chez l'enfant en 1945 231.
Quand on lui posa directement la question, Naki affirma clairement qu'il
avait prélevé le cœur du donneur 232. Il ajouta, quand on lui faisait savoir que
d'autres membres de l'hôpital affirmaient qu'il n'était même pas présent à
l'hôpital ce soir-là :
— A cette époque, vous ne pouviez qu'accepter ce qu'ils disaient car il n'y
avait pas d'autres voies possibles avec la loi de ce pays 233.
Ainsi, Marius Barnard, frère de Christiaan et chirurgien lui-même, affirma
avec force qu'il s'agissait d'un mensonge éhonté, qu'il avait lui-même
prélevé le cœur de Denise Darvall 234 et que Naki dormait chez lui pendant
cette opération, à plusieurs kilomètres de l'hôpital... Plusieurs journaux
publièrent d'ailleurs des rectificatifs après la mort de Naki pour se
conformer à la version officielle.
Si l'on raisonne logiquement, il n'y a en effet pas lieu de mettre en doute
les paroles de Marius Barnard. La simple réglementation dans tous les pays
du monde interdit qu'un technicien soit habilité à « toucher » un patient
opéré dans un hôpital, alors a fortiori s'il s'agit du jardinier, d'un Noir
pendant l'apartheid et d'une première opération mondiale ! Cette histoire
devient impossible, explosive, dangereuse même pour tous : pour Naki,
pour l'équipe de Barnard, pour Barnard lui-même et pour l'administration de
l'hôpital...
De la dynamite, surtout dans le contexte d'une telle opération, illuminée
par les feux de la presse internationale.
Si l'histoire est vraie, tout poussait donc à l'omertà et à nier farouchement
les suppositions de ces fouineurs de journalistes. Le scandale aurait été trop
important. Mais Barnard était un homme déterminé, il voulait le succès
pour son malade et donc mettre toutes les chances de son côté. Et Hamilton
Naki faisait partie de ces chances... Il eut le courage et le pragmatisme de
l'imposer à ses côtés pour la réussite de l'entreprise et l'injuste lucidité
d'imposer aux membres de l'équipe la loi du silence. Ce qui s'est passé
réellement en salle d'opération n'est plus alors que le secret des chirurgiens.
Secret que Barnard préféra emporter dans sa tombe. Respect !
Si l'histoire est fausse et qu'Hamilton n'était pas en salle d'opération ce
soir-là, la construction de cette légende n'est que le reflet de l'importance
accordée par les Sud-Africains à cet événement mondial que fut la première
transplantation cardiaque et le besoin de se l'approprier. A partir de 1994,
quand Mandela est élu président et que l'apartheid est relégué, Hamilton
devient le personnage idéal pour représenter la communauté noire
montante, martyrisée mais déjà héroïque et compétente au cours de cet
épisode de gloire nationale. Même si Hamilton Naki est bien malmené dans
ces circonstances, la légende permet au moins de lui rendre justice comme
pionnier de la transplantation cardiaque, chirurgien surdoué dont le travail a
permis à Chris Barnard de réussir son opération. De rendre justice aussi à
tous ces jeunes Noirs privés d'études et de moyens, qu'on a laissés végéter
dans des conditions humiliantes, alors qu'ils étaient porteurs de grands
progrès pour l'humanité...
Enfin, si l'histoire est fausse, il faut bien reconnaître que le canular va un
peu loin, lorsque Hamilton Naki est décoré en 2002 de l'ordre de
Mapungubwe, la Légion d'honneur de l'Afrique du Sud, pour service
exceptionnel rendu au pays et que l'université du Cap elle-même lui décerne
un master de médecine d'honneur en 2003.
Distinctions rares pour un jardinier !

230. The Economist, 9 juin 2005, Obituary : « Hamilton Naki, an unrecognised surgical pioneer died
on May 29 th aged 78 ».
New York Times, 27 août 2005 ; 11 août 2010 : « Hamilton Naki, 78, self-taught surgeon, dies ».
British Medical Journal, 330, 1511, 23 juin 2005 : « Hamilton Naki, unsung hero of the world's
first heart transplant ».
The Lancet, 374, 9692, p. 775, 5 septembre 2009 : « The story of Hamilton Naki and Christiaan
Barnard ».
231. Helen Taussig, médecin pédiatre, avait eu l'idée d'améliorer l'oxygénation des enfants bleus en
dirigeant de force du sang veineux vers les poumons et, pour cela, de dériver le sang de l'artère sous-
clavière vers l'artère pulmonaire. La majeure partie de cette recherche fut effectuée au labo-ratoire de
chirurgie du Johns Hopkins Hospital. Le technicien qui en fut chargé était Vivien Thomas, un Noir
américain extrêmement brillant, qui conçut véritablement l'opération chez l'animal. Il se trouvait
derrière Blalock lors de la « première » chez l'homme et le conseillait pas à pas.
232. « I removed it, he said. Only because the law of this country I was not allowed to do it
myself », cité dans The National, juin 2009.
233. « Those days you had to accept what they said as there was no other way you could go because
it was the law of the land », cité par Alastair Leithead, BBC correspondant à Cape Town, 9 mai 2003.
234. Dans ses mémoires, Barnard donne une autre version. Il ne parle pas de Naki, mais précise que
ce fut lui-même qui sortit de sa salle d'opération pour prélever le cœur de Denise Darvall. Marius lui
aurait dit avant d'entrer au bloc : « C'est comme pour les chiens. Si tu ne le prélèves pas toi-même, il
ne te sera pas familier... »
30
L'espoir qui vient de la terre

Où l'on fait connaissance avec le père Damien Boulogne, volontaire pour


devenir un des premiers transplantés cardiaques. Où l'on découvre un
champignon mystérieux dans la terre de Norvège. Où Jean-François Borel
va révolutionner le monde de la transplantation parce que la ciclosporine
est active sur les rhumatismes.

Paris, hôpital Broussais, 1968


Tout avait commencé le 12 mai 1968 quand le patron, Charles Dubost,
s'était enfin lancé dans les transplantations cardiaques.
Déjà, depuis plusieurs années, Jean-Paul Cachera, aidé par Michel
Lacombe, transplantait des chiots dans le laboratoire du quatrième étage du
fameux pavillon Leriche de l'hôpital Broussais. Et cela commençait à
marcher. Les petits chiens « passaient ». En bref, Cachera était prêt, la
technique inspirée de celle proposée par Shumway à San Diego fonctionnait
bien. Il avait chauffé le patron qui avait toujours l'échec de la
transplantation rénale en travers du gosier. Il ne laisserait pas passer la
transplantation cardiaque. Il n'y avait plus que le problème du donneur,
c'est-à-dire celui de la définition de la mort cérébrale, et l'on pourrait
commencer. Après Shumway sans doute, c'est lui qui avait tout décrit, la
technique, la protection du cœur et le reste...
Mais voilà, ce diable de Christiaan Barnard que personne ne connaissait
avait coiffé tout le monde sur le poteau et était apparu telle une vedette de
cinéma avec son physique de jeune premier sur tous les écrans du monde,
ce 3 décembre 1967.
Et puis Christian Cabrol à la Pitié, qui avait fait le premier cas en Europe.
Pour Dubost, c'était presque un crime de lèse-majesté ! La première aurait
dû avoir lieu à Broussais, dans La Mecque de la chirurgie cardiaque, là où
tout était né en France, grâce à lui, grâce au patron, grâce à Charles
Dubost... Le malade de Cabrol n'avait survécu que trois jours, emporté par
une infection pulmonaire. Lui, Dubost, ne voulait pas rater son coup. Il ne
pouvait pas se le permettre. Il avait bien compris que le problème majeur du
traitement antirejet qu'on allait infliger aux patients était le risque
d'infection. Qu'à cela ne tienne ! Il avait fait construire au troisième étage du
service un espace totalement stérile avec sas, changement total de tenue,
douche stérile et tout le reste 235. Comme on l'avait vu faire pour les
cosmonautes.
Et voilà que le destin mettait sur son chemin Damien Boulogne.
— Monsieur le professeur, vous ne pouvez pas échouer avec moi. Je suis
le malade idéal. Pas de famille, pas d'enfant pour vous embêter, plus rien à
perdre, sinon la vie, mais celle que je mène ne vaut plus la peine d'être
vécue. Et puis je suis un homme de Dieu, vous mettez toutes les chances de
votre côté...
Il était engageant, le sourire malicieux du révérend père Damien Boulogne
quand il évoquait le pari de Pascal. L'homme dans sa totalité était
formidable avec sa robe blanche au scapulaire noir caractéristique de son
ordre, avec son gros nez rouge et ses lunettes cerclées de noir, sa pointe
d'accent du Midi. Toujours jovial, toujours pragmatique. Quand il avait su
que la seule solution pour son pauvre vieux cœur malade ne pouvait plus
qu'être la transplantation, il était allé voir le patron à la demande de son
cardiologue et d'emblée lui avait dit « Banco ! ».
— Je serai le premier transplanté français et, vous verrez, monsieur le
professeur, ça marchera. Dieu m'a conduit vers vous. Moi qu'il a nommé
Damien comme une prémonition. A vous d'être mon Côme 236 !
La foi qui déplaçait les montagnes. Il l'avait chevillée à la coule, le
révérend...

Pour Dubost, c'était moins net. Avant de sauter le pas, il hésitait encore.
D'abord, ne pas se planter. Ça devait marcher. Mais ce qu'il fallait surtout
maintenant, c'était un bon donneur. Facile à dire. Mais pas facile à trouver.
On avait actionné tous les réseaux pour trouver le bon cas. Le père
Boulogne devait rester sous la main. De toute façon, avec l'insuffisance
cardiaque qui l'étouffait, il ne pouvait plus aller bien loin, malgré sa
bougeotte.
Depuis, on attendait. Tout en se préparant. Cachera avait tout réglé. On
prendrait le donneur en réanimation dans le service et on appliquerait le
meilleur protocole jusqu'à être certain de la mort cérébrale par deux EEG
successifs. Puis on le conduirait dans la salle numéro trois. Pendant ce
temps-là, dans la salle numéro deux, le père Boulogne serait préparé, la
circulation extracorporelle serait mise en place et son cœur ne serait extirpé
que lorsqu'on serait sûr que le prélèvement du donneur pourrait se faire
dans de bonnes conditions. Chacun avait son rôle. On avait même répété.
Jean-Paul Cachera et Alain Carpentier, les assistants qui devaient
participer à l'opération, inquiets par l'apparente décontraction du patron
devant un tel challenge, avaient réussi à le conduire jusqu'à la morgue de
l'hôpital pour qu'il puisse se familiariser sur un cadavre avec les sutures des
oreillettes et des vaisseaux.
— Monsieur, lui avait dit Carpentier, on vous a préparé un sujet. Nous
allons lui prélever le cœur et puis vous pourrez le recoudre comme s'il
s'agissait d'une transplantation..
Dubost y était allé à reculons... Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait
pas fréquenté un amphithéâtre des morts. L'odeur fade du lieu le saisit dès
l'entrée. Il faillit reculer. Il détestait cette ambiance. Il en avait trop fait dans
sa jeunesse.
— Habillez-vous, monsieur, passez les gants, tout est prêt, l'invita
Carpentier.
— Allez-y plutôt tous les deux, je vous regarde, répondit Dubost qui
n'envisageait pas un instant de mettre la main à la pâte.
Il se pencha un peu au-dessus du macchabée en appliquant le revers de sa
blouse sur le nez pour ne pas être trop incommodé par l'odeur.
Cachera avait pris les instruments et commençait la suture de l'oreillette
gauche
— Le plus important, monsieur, c'est de ne pas coudre en décalage. Il faut
prendre un repère, l'auricule gauche. Là on ne l'a pas, mais sur le cœur du
donneur on le conservera, et vous coudrez les deux auricules face à face.
Dubost enregistrait... Evidemment, Cachera avait raison, ce détail était
important. Il le regardait poursuivre sa suture.
— Dites-moi, vous n'êtes pas à l'aise, là, c'est profond et le cœur vous
retombe dessus et vous gêne.
Toujours le sens pratique, le patron, un chirurgien dans l'âme...
— C'est vrai, monsieur, mais, dans le cas de notre patient, ce sera
beaucoup plus facile parce qu'on posera un petit cœur normal comme celui-
ci dans le péricarde étiré d'un malade en insuffisance cardiaque, qui fait
facilement deux fois la taille habituelle. On sera donc à l'aise.
Dubost sourit en son for intérieur. Cachera avait réponse à tout. Il
connaissait son sujet par cœur, c'était vraiment le cas de le dire ! Il avait
bien travaillé. Dubost sentit l'opération au bout de ses doigts. Ça allait bien
se passer. Il en était certain maintenant. Il était impatient d'y aller au plus
vite.
— Bien, messieurs, je vous laisse à vos gammes. J'en ai assez vu.
Excusez-moi de ne pas rester plus longtemps en votre compagnie, mais
l'odeur ne m'est décidément pas supportable.
Et Charles s'esquiva sur un entrechat, laissant ses deux assistants
poursuivre leur besogne.

Pendant que les chirurgiens préparaient la transplantation cardiaque,


d'autres événements prenaient la vedette en France. En ce mois de mai
1968, Paris se donnait depuis quelques jours la figure révolutionnaire qu'il
savait prendre par poussées. C'était un mois de mai magnifique, le vrai
grand beau à Paris, légèrement frais le matin, rapidement chaud vers la fin
de la matinée, et de longues et douces soirées, comme en été, quand on a
envie de sortir dans la rue pour prendre le frais. S'il avait plu, la révolution
des étudiants aurait certainement perdu en mobilisation et en agressivité.
Mais tant pis pour le préfet de police, il faisait grand beau cette année-là sur
Paris !
Le 10 mai avait été la « nuit des barricades ». Une barricade avait été
dressée rue Soufflot, prenant appui sur les carcasses de trois voitures
incendiées. Les petits pavés de Paris avaient été arrachés avec des barres à
mine et entassés jusqu'à hauteur d'homme. Quelques grilles d'arbres avaient
ensuite été disposées pour rendre toute escalade difficile car glissante.
Certains étudiants semblaient agir avec méthode et facilité, ils œuvraient en
silence, et l'on pouvait se poser des questions sur la qualité de la formation
universitaire qui les rendait tellement aptes à ces combats de rue.
Les CRS furent engagés dès l'après-midi à Denfert mais durent prendre
d'assaut pendant la nuit une trentaine de barricades construites la journée
même. Sur le boulevard Saint-Michel, ils chargèrent vers 1 heure du matin
après une longue station sous les injures et les jets de pierres. Depuis
plusieurs heures déjà, les gens qui se trouvaient derrière la barricade
commençaient à être franchement gênés par les bombes lacrymogènes. Les
foulards humides devant le nez ne suffisaient pas à limiter l'irritation des
yeux et les pleurs incoercibles. Ce furent les camarades de garde à l'Hôtel-
Dieu et à Cochin qui reçurent le gros des blessés. Vers 2 heures du matin,
les urgences de l'Hôtel-Dieu commencèrent à ressembler à l'ambulance de
Larrey un soir de bataille. Beaucoup de sang sur les visages : très
impressionnant, mais pas très grave ! Nécessitant la suture de l'impact du
coup de matraque qui avait éclaté la peau. Parfois un cas plus méchant, pour
l'interne et le chef de clinique : un étudiant qui avait pris une grenade
lacrymogène tirée à bout portant en pleine face, écrasant le nez et enfonçant
l'orbite.
Dans les rues, l'essence commençait à se raréfier. Paris semblait désert et
l'on circulait de mieux en mieux. Que les avenues paraissent grandes quand
elles se vident ! Et, même à pied, il semblait que les distances rallongeaient.
C'est dans cette ambiance, difficile à considérer comme propice, que se
présenta le donneur que le patron attendait, en la personne de M.
Gougirand, trente-neuf ans, décédé de mort cérébrale et dont le cœur était
parfait.
L'opération se déroula comme prévu. Chacun à sa place, raide dans ses
bottes. Carpentier, alors jeune chef de clinique, préleva le cœur du donneur.
Dubost fit les anastomoses, aidé par Cachera, comme si c'était la centième
fois qu'il réalisait l'opération.
Le lendemain, tout allait bien ; le révérend père avait été placé dans le
« Boeing », la chambre stérile conçue spécialement pour l'occasion. Pour le
surveiller, on se changeait de pied en cap, toutes les allées et venues du
personnel étaient contrôlées. Même son bréviaire avait été passé à
l'autoclave...
Les journalistes étaient comme des mouches sur la confiture et cherchaient
des informations à tout prix. Comme le patron ne leur adressait même pas la
parole, ils se rabattirent sur un des internes du service, ce pauvre Alain
Calmat, champion de patinage artistique, qui se trouvait là par le hasard des
choix hospitaliers et redoutait plus que tout qu'un gratte-papier quelconque
ne lui attribuât la paternité de la transplantation avec un titre genre
L'Equipe : « Médaille d'or pour le Dr Calmat qui transplante un cœur à
Broussais ! » Ce triple salto n'aurait pas été excellent pour ses rapports avec
le patron.

Le père Boulogne vivra avec ce cœur dix-sept mois et cinq jours. Et


mourra brutalement d'un arrêt de la conduction du rythme cardiaque, lié à
un épisode de rejet aigu du greffon. Dubost en fut profondément déçu. Il
s'était attaché à l'ecclésiastique. Lui, le mécréant, il aimait parler avec le
révérend de tout et de rien, de Dieu et du diable, de l'histoire et de l'avenir...
Il nous avait réunis dans son bureau une semaine après la mort du père
pour nous annoncer, avec toute l'autorité dont il était capable :
— J'arrête les transplantations tant que les immunologistes n'auront pas
trouvé un médicament vraiment efficace pour empêcher le rejet...
La plupart des assistants faisaient franchement la gueule, surtout
Cachera... C'était se couper de la poursuite d'une expérimentation clinique
indiscutable, avec des échecs, certes, mais des succès certains. D'ailleurs, la
longévité d'Emmanuel Vitria, opéré en novembre 1968 par Henry à
Marseille, en fut la démonstration puisqu'il vécut 6 738 jours... Quant à
Cabrol à la Pitié, il avait décidé de poursuivre envers et contre tout.
Tout le monde dans le service de Broussais jugeait qu'il fallait que les
immunologistes trouvent vite quelque chose pour faire sortir le patron de
son refus obstiné d'opérer dans ces conditions.
Et voilà douze ans que l'on attendait.
Pourtant...

Bâle, laboratoire Sandoz, 1969


Pendant ce temps-là, à Bâle...
Les vacances 1969, Hans Peter avait décidé de les passer dans le Grand
Nord. Cela le changerait un peu des vacances bronzage sur les plages de
Méditerranée. Hans Peter Frei travaillait à Bâle, en Suisse, il était ingénieur
au laboratoire Sandoz. Et plusieurs des collègues du labo lui avaient
franchement conseillé de tenter cette année le périple : les fjords, les
glaciers, la croisière, un brin d'aventure, le cap Nord. Cette année 1969
serait donc celle de la Norvège.
Il revint de vacances le Grand Nord chevillé au corps, un millier de photos
sur ses pellicules, la blondeur des filles imprimée sur la rétine et un sac de
souvenirs en tout genre... sans oublier les petites boîtes d'échantillons de
terre provenant du plateau montagneux de Hardangervidda où il avait
séjourné. Mais rien de sentimental dans les petites boîtes emplies de terre.
On est Sandoz ou on ne l'est pas ! Or, c'était la règle du labo : les chercheurs
devaient rapporter de tous leurs lieux de villégiature des échantillons de
terre... On ne sait jamais ! La politique de la maison avait toujours été de
développer des médicaments à partir de substances naturelles. Mettre la
main, par hasard, sur un nouvel antibiotique ou, mieux encore, un nouvel
antifongique à partir de prélèvements de sol venant du monde entier était un
rêve de toute l'équipe. On savait en effet que de multiples micro-organismes
peuplaient la terre. Pour se faire une place au soleil, ils sécrétaient
différentes substances antibactériennes ou antifongiques capables de tuer
leurs concurrents et d'assurer leur suprématie. Ces substances actives
constituaient donc autant d'antibiotiques ou d'antifongiques en puissance.
Ainsi, tous les prélèvements étaient cultivés sur des plaques d'agar, et les
souches de bactéries et de levures ainsi produites pouvaient être examinées
au cas où elles produiraient des substances biologiquement actives...
A partir des échantillons norvégiens de Hans Peter, on individualisa un
champignon microscopique qu'on baptisa du nom ronflant de Ticlopidium
inflatum. Champignon inconnu au bataillon... Qu'avait-il dans le ventre, ce
Ticlopidium-là ? Peut-être possédait-il les propriétés d'un nouvel
antibiotique naturel ?
Le rouleau compresseur des chercheurs de Sandoz se mit en branle. Et les
tests commencèrent. Etait-il capable, ce petit champignon, d'inhiber la
croissance des bactéries ? Malheureusement, on dut rapidement se rendre à
l'évidence : le Ticlopidium n'avait aucun effet sur les bactéries. Elles
semblaient plutôt proliférer à son contact, ce qui n'était pas de bon augure
pour un aspirant antibiotique ! En revanche, et cela pouvait sembler
intéressant, ce petit champignon microscopique semblait inhiber la
croissance d'autres champignons tout en provoquant chez eux la croissance
de certaines ramifications spécifiques. Il synthétisait aussi une molécule de
forme arrondie, inconnue des chimistes bâlois. Comme cette substance était
cyclique, ils la baptisèrent cyclosporine (ou ciclosporine). Testée comme
antibiotique, la ciclosporine se révélait non toxique, ce qui était un bon
point, mais, comme le champignon qui l'avait produite, tout à fait
inefficace.
Pas d'antibiotique, pas d'argent. Les chercheurs de Sandoz mirent donc la
ciclosporine de côté, sur une étagère...
Mais, en matière de recherche, s'il faut toujours rendre sa part à la chance,
il n'en reste pas moins que l'essentiel est porté par ce que l'on peut nommer
la « logique de recherche » où se mêlent esprit de système, routine,
observation, méthodologie et autres pratiques à la fois indispensables et
obscures.
Ce fut en 1972 que le destin frappa ses trois coups fatidiques sur la petite
molécule de ciclosporine oubliée... Le jour où Jean-François Borel,
responsable du département d'immunologie du laboratoire Sandoz, décida
de tester l'activité immunosuppressive (c'est-à-dire la capacité de bloquer
l'action du système immunitaire qui protège l'organisme des agressions
extérieures) des substances orphelines qui stagnaient au laboratoire. Ce fut
la chance de la ciclosporine, la petite molécule oubliée... On avait bien,
entre-temps, essayé de lui trouver une activité anticancéreuse. Mais, là
encore, elle n'avait pas répondu aux attentes. Ce détail aurait pu dissuader
l'équipe de Jean-François Borel de s'y intéresser, car les activités
anticancéreuses et immunosuppressives sont souvent opposées 237. Mais
c'était décidément un bon jour pour la ciclosporine.
Qu'on évoque la chance ou plutôt l'esprit de système, les chercheurs de
Borel testèrent la ciclosporine sur leurs souris !
« On soumit ces molécules oubliées, rapporta plus tard Borel, à des tests
de criblage déjà en cours, censés révéler d'autres effets pharmacologiques.
Ces tests, quand ils sont établis sur des données scientifiques rigoureuses,
doivent pouvoir déceler des substances actives, si on a la chance d'en
rencontrer une. »
« Dans le champ de l'observation, le hasard ne favorise que les esprits
préparés », disait Pasteur. Borel était de ces esprits-là, et, cette fois, l'essai
fut concluant. La ciclosporine semblait avoir une activité
immunosuppressive comme aucune autre drogue ne l'avait exprimée
jusqu'alors.
Victoire, on tenait un gros coup !
Mais en recherche rien ne va aussi simplement qu'on l'espère, et la
situation devint rapidement critique car Borel ne parvint pas à reproduire
ses premiers résultats ni une deuxième, ni une troisième fois...
« Malgré un sentiment sournois de doute, j'ai refusé d'accepter la défaite »,
rapporta-t-il.
Qu'avait-on changé qui transformait ainsi les résultats ? L'explication vint
plus tard : administrée initialement aux souris par injection, elle leur fut
ensuite donnée par voie orale, ce qui changeait l'absorption du produit.
Faute de débutant ! Mais Borel avait ses raisons : « Un immunosuppresseur
doit pouvoir être pris par un transplanté pendant de nombreuses années. Il
était donc important de savoir dès le début si la ciclosporine était active par
voie orale. »
Il fallut donc s'acharner à rendre cette substance absorbable par l'intestin,
tout en lui gardant ses propriétés. Mais, rétive, la ciclosporine ne voulait pas
passer dans le sang quand on l'ingérait en capsule simple. Pourtant, les
« Borel's boys » ne se laissèrent pas décourager par ces échecs. Vrais
chercheurs, ils s'acharnèrent... en expérimentant sur eux-mêmes. Il suffisait
maintenant de faire pénétrer la barrière intestinale à cette fichue molécule.
Facile à concevoir, moins facile à obtenir ! Ils goûtèrent plusieurs sauces.
Pas toutes terribles sur le plan gastronomique. Ils finirent par fabriquer un
mélange à base d'huile d'olive qui se caractérisait par une bonne résorption
de la ciclosporine et un bon passage dans le sang. Un peu de cuisine
s'inspirant du régime crétois ne peut jamais nuire à celui qui aspire au
bonheur.
La ciclosporine fut purifiée en 1973, sa structure et ses propriétés
chimiques furent élucidées deux ans plus tard. Les chercheurs du groupe
Sandoz étaient de plus en plus convaincus d'être en présence d'un
immunosuppresseur inédit et révolutionnaire. La particularité de ce
médicament était qu'il n'inhibait pas toutes les cellules immunitaires de la
même façon, permettant ainsi à l'organisme de continuer à se défendre
contre les agents pathogènes. Ce qui était évidemment un point crucial,
comme savait l'expliquer Borel : « Si l'on compare la réponse immunitaire à
une meute de chiens qui mordent, on pourrait dire que la ciclosporine agit
comme une muselière qui empêcherait certaines cellules du système
immunitaire de mordre sans toutefois les tuer 238. »
Pourtant, malgré ces succès et la course de haies qu'elle venait
d'accomplir, la ciclosporine faillit ne jamais voir le jour. Sandoz était un
laboratoire privé et, comme tel, la stratégie de développement restait un
point important qui ne concernait que peu les chercheurs tant les éléments
économiques devenaient prépondérants. Et autant le développement des
antibiotiques ou des molécules anti-hypertensives pouvait être considéré
comme juteux car il s'adressait à un très grand nombre de « clients »
potentiels, autant le marché de la transplantation, malgré ses
développements, ne constituait qu'un faible chiffre d'affaires.
On appelle cela un marché de niche !
Et, bombe sur la tête de Borel, la direction ne considérait pas dans son
prochain plan décennal l'immunologie de transplantation comme une
priorité... D'autant plus que la production et la purification de la
ciclosporine se révélaient délicates et coûteuses.
Heureusement pour les transplantés, Borel parvint à démontrer l'intérêt de
la ciclosporine dans un groupe de maladies beaucoup plus fréquentes que
celles qui nécessitaient la greffe d'organes : les maladies auto-immunes...
Ces pathologies (sclérose en plaques, maladie de Crohn, polyarthrite
rhumatoïde...) sont causées par une hyperactivité du système immunitaire
contre des protéines ou des tissus de leur propre organisme, comme si
certains tissus de l'individu devenaient étrangers pour ses propres
lymphocytes. Et la ciclosporine paraissait être active dans ces maladies. De
surcroît, coup de chance, la polyarthrite rhumatoïde figurait dans les
priorités du plan décennal de Sandoz.
La ciclosporine était sauvée par les rhumatismes.
Sauvée, donc, au moins temporairement. Ce n'était pas exactement ce
qu'auraient souhaité les transplanteurs, mais elle était sauvée quand même,
et des essais cliniques allaient pouvoir commencer... dans les cas de
polyarthrite rhumatoïde. Il fallait trouver une solution pour la tester aussi
dans les transplantations d'organes.

Paris, hôpital Broussais, 1980


Cela faisait maintenant douze ans que l'on attendait et que l'équipe était
sur les dents...
Le patron avait enfin réussi à se procurer de la ciclosporine. On avait
transplanté une série de chevreaux, et le plus ancien, qu'on avait appelé
« d'Artagnan », continuait à gambader dans le sous-sol du service, plus
réactif que jamais, sans montrer le moindre signe de rejet. On pouvait donc
recommencer le programme de greffe cardiaque, tout était prêt.
On n'attendait plus que l'autorisation de mise sur le marché du
médicament. Il fallait des essais humains. Les Anglais avaient semblé les
plus réactifs. Roy Calne, pionnier de la transplantation rénale, avait testé le
médicament chez le rat et fut le premier, en 1978, à l'administrer à sept
patients ayant subi une transplantation rénale. Cinq d'entre eux quittèrent
l'hôpital avec des reins fonctionnels, et Roy Calne put alors convaincre la
direction de la recherche de Sandoz de poursuivre les essais cliniques. C'est
ce processus qui aboutira, en novembre 1983, à l'autorisation de mise sur le
marché, par la Food and Drug Administration américaine, de la ciclosporine
comme traitement antirejet.
L'aventure de la transplantation d'organes pouvait continuer.

235. Que les réanimateurs du service nommèrent immédiatement le « Boeing ».


236. Bien entendu, le R. P. Damien Boulogne faisait allusion aux saints patrons des chirurgiens
Côme et Damien.
237. L'augmentation de l'incidence des cancers après la transplantation d'organe en est une des
principales complications et une cause importante de morbidité et de mortalité. Elle est due en partie
à l'immunosuppression non spécifique qui favorise la réplication de virus oncogènes. Elle pourrait
aussi être favorisée par un effet cancérogène propre des traitements immunosuppresseurs.
238. On pense actuellement que la ciclosporine se lie à la cyclophiline des lymphocytes. Le
complexe ciclosporine-cyclophiline inhibe une enzyme qui, dans des circonstances normales, active
la formation de la cytokine qui active la formation des lymphocytes T, c'est-à-dire les « tueurs ».
Epilogue

Hippocrate vécut très vieux. Certains disent jusqu'à quatre-vingt-cinq ans.


D'autres le font mourir plus que centenaire, à Larissa en Thessalie. Il avait
au moins prouvé sur lui-même que ses principes de médecine naturelle
pouvaient avoir du bon !
Il fallut des siècles pour que, brique après brique, la médecine se
construisît en science et sortît vraiment de la magie, des croyances de toutes
sortes, du poids des religions qui voulaient s'en mêler, de l'ignorance, des
charlatans et des affabulateurs. Comme toutes ces sciences du complexe,
elle avait évidemment besoin pour s'exprimer que ses petites sœurs plus
fondamentales arrivassent à maturité...
Prenons l'exemple des connaissances nécessaires pour effectuer avec
sécurité ce que l'on peut appeler la chirurgie moderne. En entendant bien
sûr par chirurgie moderne celle qui ouvre les grandes cavités thoraciques et
abdominales, qui est capable d'y effectuer un geste thérapeutique (résection
ou reconstruction), tout en donnant au patient toutes les chances de survivre
à cet acte.
Sans anatomie précise, pas de chirurgie. Il a fallu attendre Vésale et ses
camarades, anatomistes de la Renaissance, pour obtenir une description à
peu près correcte du corps humain. Et encore, bien des domaines furent ré-
analysés ensuite, car ils correspondaient à des nécessités impérieuses : la
neuro-anatomie, l'anatomie intime du cœur, l'anatomie fonctionnelle et bien
d'autres... Pour comprendre les malformations de toutes sortes, il a bien été
nécessaire d'étudier comment se formaient un embryon normal et les
anomalies engendrées par la nature, ce fut l'embryologie. Pour reconnaître
l'organe malade et ses particularités, il a fallu que les Bichat, les Virchow
décrivent avec patience l'anatomie pathologique et qu'une analyse plus fine
au microscope permette de distinguer un cancer d'une tumeur bénigne !
Importance thérapeutique notable...
Sans connaître la circulation sanguine, pas de chirurgie non plus.
Distinguer les artères des veines, mesurer la pression artérielle, avoir une
idée du débit et de la masse sanguine, autant d'évidences aujourd'hui sans
lesquelles la résection d'un organe pour cancer, la réparation d'une valve du
cœur, sans parler d'une greffe rénale, n'auraient de sens... Merci, Harvey.
Sans anesthésie, on a bien vu qu'une certaine chirurgie de pionnier était
certes possible. Nécessité fait loi ! Mais dans quelles conditions... Les cris,
la presse, l'horreur de l'épouvantable souffrance. Ce ne fut que lorsque les
chirurgiens purent prendre le temps d'observer, de mesurer, de reconstruire
sur un corps apaisé par les gaz anesthésiants, puis par les molécules
magiques de l'anesthésie moderne, que de nouvelles opérations furent
envisagées.
Quant à l'infection, quelle horreur ! Tout ce que l'on touchait avant les
Pasteur et les Lister s'infectait peu ou prou, 80 % des sites opératoires
devenaient purulents en quelques jours. Tant et si bien que les chirurgiens
avaient pris le parti de s'y soumettre et de tenter de diriger le phénomène.
— Quand le pus devient bleu-vert, disait Larrey, c'est plutôt bon signe et
le malade a moins de chances de mourir.
Il signifiait par là que le bacille pyocyanique (dont il ignorait l'existence)
avait colonisé la plaie et qu'il allait empêcher le développement des
staphylocoques (qu'il ne connaissait pas plus), dont le risque d'entraîner une
septicémie et la mort était plus important. Il aurait pu tout aussi bien dire :
— Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les
organisateurs !
Et la transfusion sanguine ? Elle a permis de sauver bien des vies... Les
vies de ces traumatisés de toutes sortes arrivant exsangues à l'hôpital ou à
l'infirmerie des champs de bataille modernes. Il fallut attendre 1900 et la
découverte des groupes sanguins par Landsteiner, puis 1940 pour qu'on
reconnaisse le fameux facteur Rhésus. Si bien que ce ne fut que pendant la
Seconde Guerre mondiale que la transfusion sanguine put vraiment devenir
efficace en pratique. Quant à la constitution de banques de sang organisées,
elles ne virent le jour en France qu'après guerre. Alors, enfin, la chirurgie
moderne telle qu'on l'entend aujourd'hui put se développer...
Il ne faudrait pas oublier le rôle de l'industrie dans cette aventure. Qui
fabrique ces appareils de surveillance, ces machines à donner des images,
ces prothèses d'organes, ces organes artificiels ? Certes, souvent des
chirurgiens les imaginent, mais ce sont des ingénieurs qui les réalisent.
Soyons clairs : la thérapeutique médicale et chirurgicale n'est
véritablement devenue efficace que depuis la Seconde Guerre mondiale.
Depuis cinquante ans, la médecine a rassemblé plus de connaissances qu'au
cours des millénaires précédents. On considère qu'actuellement les
informations doublent tous les sept ans, ce qui pose un problème pour
programmer les études de médecine qui ne peuvent se poursuivre à l'infini !
Il est déjà évident depuis longtemps que personne ne pourra plus connaître
toutes les facettes de son art ! Voici venu le temps des spécialistes.
Spécialiste d'un organe... ne rêvons plus ! Spécialiste d'une partie de
l'organe, d'une de ses fonctions, voire d'une de ses molécules, tout au plus...
Le malade est renvoyé comme une balle de ping-pong d'un savant à un
autre, qui ne traite et ne règle qu'une partie de son problème et qui ajoute
son traitement à une liste déjà joufflue sans trop se préoccuper des
interférences.
Résultat globalement positif cependant. La durée de vie moyenne s'est
accrue dans des proportions très significatives au cours des dernières
décennies. Et pas uniquement par l'éradication d'une surmortalité infantile,
si commune encore dans les pays en voie de développement, mais bien
grâce à la prise en charge des facteurs de risque et la prévention plus
efficace des maladies. On peut dire que les médecins occidentaux ont bien
fait leur travail : ils ont soigné, prévenu correctement les maladies cardio-
vasculaires et une partie des cancers. Ils ont bien respecté leur serment :
« Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je
conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et
j'écarterai d'eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. »
Une petite fille qui naît aujourd'hui en France a toute chance de devenir
centenaire ! Bravo.
Petit défaut de cette attitude, elle a coûté cher... Et elle coûte de plus en
plus cher.
La vie n'a pas de prix, mais elle a un coût...
Les régimes d'assurance maladie s'essoufflent. Les pouvoirs publics
demandent aux médecins de mieux s'organiser, de faire des choix. Ils leur
suggèrent de limiter les dépenses par des systèmes de référence et parfois
leur imposent. Sans le dire, on leur reproche de trop soigner...
Où va-t-on ?
Arrêtons-nous là ! Pour éviter de glisser du passé au présent, au risque de
s'enliser dans le futur. Connaître l'Histoire donne-t-il une once de plus-value
pour décrypter de quoi demain sera fait ? Paul Valéry, parlant de la grande
histoire, était franchement radical : « L'histoire justifie ce que l'on veut, elle
n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples
de tout. »
Trop radical sans doute, l'histoire des sciences diffère là de l'Histoire tout
court, car elle comporte un fil directeur, un but incontournable qui est la
vérité scientifique. Et cette vérité est unique, même si les chemins pour la
cerner restent nombreux. Il est donc possible d'y discerner de grands
mécanismes qui se répètent. Ainsi peut-on en tirer un certain nombre de
leçons, de réflexions sur les comportements et sur leurs erreurs.
Les évoquer a été le but de ce livre.
Quant à l'avenir de la médecine, je ne connais qu'une façon de le prédire,
c'est de le créer...
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