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La Cuisine de vos artères. Pour ceux qui ont du cholestérol et ceux qui ne
veulent pas en avoir (en collaboration avec Bernard Pacaud), Albin
Michel, 1994.
Chirurgie des vaisseaux. Aspects fondamentaux, Arnette, 1998, tome I.
Chirurgie des vaisseaux. Aspects cliniques, Arnette, 1998, tome II.
L'Acte créateur (ouvrage collectif avec Gilbert Gadoffre, R. Ellerodt et al.),
Presses Universitaires de France, 1999.
Ces histoires insolites qui ont fait la médecine, Plon, 2011.
Ces histoires insolites qui ont fait la médecine. Les transplantations, Plon,
2012, tome II.
Médecin. Un serment et des vies, Prat, 2012.
Le Chirurgien et le Marabout, Plon, 2013.
L'AP, la guerre. L'Assistance publique dans la Grande Guerre (ouvrage
collectif), AP éditions, 2014.
C'est l'hôpital qui se moque de la charité, Les Arènes, 2016.
© Editions Plon, un département d'Edi8, 2017
12, avenue d'Italie
75013 Paris
Tél : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
www.plon.fr
ISBN : 978-2-259-25364-2
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A Jane
1. Dans une faculté de médecine, le conseil de gestion rassemble les représentants élus des
professeurs. Habituellement, chacun représente une discipline, la biologie, la chirurgie, la médecine
interne, la cardiologie, etc. Ce sont ces professeurs sous l'autorité du doyen qui définissent
l'enseignement de la faculté et l'organisent.
2. Les cliniques étaient le dernier examen oral qui concluait les études de médecine. Il y avait des
cliniques de médecine, de chirurgie et d'obstétrique, chacune sanctionnée par un professeur de la
discipline. En cas d'échec à l'une d'entre elles, il était impossible de soutenir sa thèse.
1
« Nous devons un coq à Asclépios :
payez-le, ne l'oubliez pas ! »
— Parmi les malades qui moururent : surtout les adolescents, les jeunes,
les hommes dans la fleur de l'âge, les glabres, les gens de peau claire, ceux
qui avaient les cheveux noirs et raides, ceux qui avaient le teint mat, ceux
qui avaient des mœurs légères, ceux qui avaient la voix sèche et rauque, les
zézayeurs, les hommes au tempérament excitable...
Tout pouvait avoir de l'importance, l'âge, la voix des patients, leurs
mœurs, leur tempérament ; d'autres peut-être seraient un jour à même d'en
tirer des conclusions et d'étayer ainsi leur prognose.
— Un médecin doit dire ce qui a été, reconnaître ce qui est, et annoncer ce
qui sera.
Tel avait été l'enseignement du Maître !
Et voilà que maintenant, devant eux, le Maître remettait tout en question.
Ils en étaient déçus, presque ulcérés.
A ce moment, Apulée, un des aides de l'Asclépéion, pénétra, essoufflé,
devant l'aréopage et s'écria :
— Vite, Maître ! Un malade vient de sombrer dans le coma, on a besoin de
vous.
Hippocrate, assis dans l'herbe, se leva comme mû par un ressort et,
accompagné de Polybe, se hâta vers le bâtiment où les malades étaient
hospitalisés. C'était un jeune patient, gentil et flegmatique, qui était arrivé
depuis peu, à la demande de son père, pour consulter le Maître. Il était
allongé, inconscient, le visage figé, les yeux révulsés et immobiles, le corps
en opisthotonos 10, immobile en extension, les bras tendus et les doigts
serrés. A le voir ainsi, on croyait qu'il allait mourir sur-le-champ.
— Maître, Maître, que faut-il faire, demandaient Apulée et les autres
infirmiers qui maintenaient fermement le patient ?
Hippocrate calma tout le monde :
— Ecartez-vous, ne le gênez pas, il va commencer la phase clonique...
En effet, le corps du jeune homme fut pris de tremblements très violents,
qui durèrent quelques minutes.
— Regardez bien. Les convulsions vont s'arrêter, puis il va commencer à
respirer à nouveau de façon très ample en faisant beaucoup de bruit. Il sera
alors très flasque et ses urines vont couler sans qu'il pense à les retenir car il
est encore dans le coma. Puis il se réveillera, sans se souvenir de ce qui lui
est arrivé. C'est l'amnésie. Vous le laisserez récupérer tranquillement et vous
lui laverez la bouche car je crois qu'il s'est mordu la langue, ce qui est
fréquent (un peu de sang coulait sur ses lèvres).
Dracon consignait tout sur sa tablette. Discrètement, il cracha par terre.
— Ce que tu viens de faire ne sert à rien, Dracon. Cette maladie n'est pas
contagieuse. C'est le Mal sacré. Je pense que tu l'avais reconnu. Et cette
habitude de cracher quand on rencontre ces malades n'a pas de sens ! Pas
plus que celle d'utiliser des fumigations nauséabondes pour éloigner ce mal
prétendument venu des dieux. Il me semble qu'il ne soit pas plus divin, ni
plus sacré que d'autres maladies, mais qu'il soit dû à une cause naturelle
comme d'autres affections. L'homme considère sa nature et la croit divine à
cause de son ignorance et de sa crédulité... D'ailleurs cette maladie ne s'en
prend qu'aux flegmatiques. En fait, si l'on préfère : toutes les maladies sont
divines et toutes sont humaines !
Ils étaient tous très impressionnés par la prognose du Maître car les choses
se passaient exactement comme il l'avait prédit.
Alors qu'il commençait la visite des autres malades de l'Asclépéion,
Polybe en profita pour reprendre ses questions :
— Tu vois bien, Hippocrate, que toute cette science que tu as accumulée
doit être connue du plus grand nombre. Je sais que tu as rédigé un texte sur
la maladie sacrée. Il est fondamental qu'on le joigne à nos Ecrits...
— Je le ferai, Polybe le dogmatique, je le ferai. Mais cela n'est pas
l'essentiel !
Il poursuivit sa visite sans en dire plus, laissant Polybe dans l'expectative
de ce qui, pour le Maître, était devenu l'essentiel...
Il n'allait pas tarder à le savoir.
*
La nouvelle arriva par la mer. Dans l'île de Cos, tout ne pouvait venir que
de la mer : le meilleur et le pire. Aujourd'hui, c'était le pire : Socrate était
mort. « Ils » l'avaient assassiné. Hippocrate en fut terrassé de chagrin et de
regret.
Il avait appris l'événement avec du retard, d'un capitaine de navire, quand
les bateaux venant d'Athènes, qui se faisaient plus rares depuis la défaite,
avaient pu à nouveau colporter ragots et nouvelles jusqu'au fin fond de
l'archipel du Dodécanèse, dans la mer Egée.
Bien sûr, c'était une affaire politique. Il fallait trouver des boucs émissaires
pour tenter d'expliquer la défaite cuisante d'Athènes après trente ans de
luttes avec Lacédémone, dans ces épouvantables guerres du Péloponnèse !
Et la tyrannie des Trente, qui avaient pris le pouvoir, avait effectué des
purges redoutables. Il fallait trouver ceux qu'on pouvait tenir pour
responsables de l'amollissement général des mœurs, ceux qui avaient
conduit la cité de Périclès à sa chute. Il est vrai que, à côté des valeurs
viriles et militaires de Sparte, les philosophes d'Athènes pouvaient redouter
les comparaisons ! Les sophistes furent particulièrement recherchés : on
détruisit même en place publique toute l'œuvre de Protagoras. Socrate, qui
les avait beaucoup fréquentés et qui avait discuté avec eux pour dépister
leurs faux raisonnements, leur fut injustement amalgamé et on lui interdit
l'enseignement.
Mais Socrate était difficile à atteindre pour plusieurs bonnes raisons.
D'abord, il avait été dans sa jeunesse un soldat courageux, qui avait sauvé la
vie de plusieurs hoplites devenus des personnages influents d'Athènes, il
avait également été président du Conseil des cinq cents ; on pouvait donc
difficilement lui reprocher de n'être pas patriote. Ensuite, et surtout, il
n'avait jamais rien écrit, ce qui empêchait de se venger sur ses œuvres,
même si l'on savait pertinemment que certains de ses élèves se chargeaient
avec ardeur d'exprimer sa pensée.
Il fallut donc trouver un prétexte...
Les pouvoirs politiques de tous les temps trouvent toujours un prétexte
pour conduire un opposant, ou supposé tel, au pilori. Pour Socrate, on
choisit de lui confier l'arrestation de Léon de Salamine. Tout le monde
savait en fait que le philosophe considérait Léon comme innocent des faits
qu'on lui reprochait. Il refusa donc de se prêter à cette mauvaise action.
C'était attendu...
Le prétexte était trouvé !
Mélétos se chargea du rôle d'accusateur public : Socrate était à la fois un
corrupteur de la jeunesse et celui qui ne reconnaissait pas les dieux de la
cité. Cette accusation était partisane et injuste. En d'autres termes, elle ne
tenait pas la route... Elle fut cependant portée, et cinq cent un jurés furent
requis.
— Mais comment se déroula le procès, demanda Hippocrate au capitaine,
il n'est pas possible que le grand Socrate n'ait pas pu faire valoir son bon
droit devant cinq cents citoyens d'Athènes ?
— Hélas et pour faire court, Hippocrate, tout s'est passé comme si ton ami
philosophe avait décidé d'exaspérer le jury à tout prix. Comme s'il avait
cherché à être condamné ! Il fut le meilleur allié de Mélétos, son propre
accusateur. Il refusa de lire la défense que lui avait préparée Lysias ; il
raconta des épisodes de sa vie qui n'avaient rien à voir avec les faits
reprochés. Enfin, alors qu'on lui offrait le choix entre une condamnation à
mort et payer une amende, il proposa de payer la somme de 25 drachmes,
ce qui était ridicule, et estima même que, compte tenu des services qu'il
avait rendus à la cité, on aurait dû l'héberger au Prytanée et le nourrir
jusqu'à la fin de ses jours... En bref, il se moqua de tous et obtint la
condamnation à boire la ciguë, comme s'il l'avait souhaité 11... « Anytos et
Mélétos peuvent me tuer, ils ne peuvent pas me nuire », aurait-il dit pour
clore les discussions !
Le capitaine raconta ensuite à Hippocrate la mort du philosophe digne,
quasiment solennelle, au milieu de ses disciples, en évoquant l'immortalité
de l'âme :
— Ses dernières paroles furent pour toi, ô Hippocrate. Tu sais combien il
t'appréciait. Il a dit à Criton, son ami d'enfance, pour qu'il te le rapporte par
ma bouche : « Nous devons un coq à Asclépios : payez-le, ne l'oubliez pas !
— Oui, ce sera fait, répondit Criton, mais vois si tu as encore quelque
autre chose à dire. » A cette question, Socrate ne répondit plus, son corps
commençait à se raidir sous l'effet du poison et il ne pouvait plus parler. Il
acheva donc sa vie de paroles sur cette phrase énigmatique ! Criton pense
que c'est à toi, Maître 12, qu'il destinait cette dernière parole et que, toi, tu
allais comprendre ce qu'il voulait dire.
Ce récit du marin plongea Hippocrate dans une profonde réflexion et il ne
participa plus aux activités de l'Asclépéion pendant plusieurs jours. On le
trouvait sous son arbre dès le lever du soleil. A l'heure chaude, il faisait
comprendre à ses assistants qu'il n'y aurait pas d'enseignement ce jour...
En fait, tout était mystérieux dans cette affaire : pourquoi Socrate avait-il
tant souhaité être condamné ? Que voulait dire sa dernière phrase sur
Asclépios ? Socrate avait-il voulu lui communiquer un message posthume ?
C'était bien dans sa manière de lancer des questions ou des sentences
sibyllines, pour qu'on trouve la réponse en soi-même. « Connais-toi toi-
même. » Il connaissait son Socrate...
Hippocrate avait beau retourner tous ses souvenirs et plonger dans une
introspection profonde, il ne comprenait pas.
Sa décision fut prise. Un des matins suivants, il informa Polybe et ses fils
qu'il partait pour Athènes. Apulée, son jeune infirmier, viendrait avec lui
pour s'occuper de ses commodités (en fait, il n'avait pour tout bagage qu'un
petit baluchon et sa trousse d'instruments). Il leur confiait la maison ; à eux
d'en prendre soin. Il n'écouta pas leurs conseils de prudence et embarqua.
Les vents étaient favorables et, mollement bercé par la houle, Hippocrate,
qui avait toujours aimé les voyages en bateau, s'endormit presque dès
l'appareillage. Comme il le fallait, chez un Grec qui respectait les coutumes,
il fit alors un rêve étrange qui commençait agréablement, presque comme
un rêve érotique : « Un marchand de bimbeloterie se trouvait dans le
gynécée d'un roi. Des femmes belles et jeunes, à moitié dévêtues et
babillant comme des oiseaux, l'entouraient en le frôlant pour découvrir ses
trésors. Tout à coup, une sonnerie de trompes militaires éclatait
bruyamment au-dehors, jetant l'effroi dans ce groupe de jeunes femmes.
Alors, une d'entre elles souleva brusquement sa robe, en sortit une épée qui
y était cachée et se précipita hors de la maison pour combattre... »
Quand il se réveilla, Hippocrate chercha, bien entendu, à comprendre le
message que les dieux lui avaient envoyé en songe. En fait, il connaissait
l'histoire et l'avait déjà bien souvent lue dans les chants homériques. Il était
clair que le guerrier habillé en femme ne pouvait être qu'Achille aux pieds
légers, que sa mère la déesse Thétis avait obligé à se déguiser en femme
pour lui éviter de partir à la guerre de Troie. Elle savait que, s'il partait, il s'y
couvrirait certes de gloire, mais qu'en revanche il n'en reviendrait pas
vivant. Le marchand était Ulysse, Ulysse aux mille ruses, qui avait promis à
Agamemnon de ramener Achille et ses Myrmidons en Aulis et qui avait
trouvé le subterfuge des trompettes guerrières pour démasquer le guerrier
dans sa cachette.
Mais quel rapport ce rêve avait-il avec Socrate ?
Pour Hippocrate, la réponse était évidemment dans le choix d'Achille, qui
partit sur-le-champ à la guerre, honteux d'avoir été vu par Ulysse dans cet
accoutrement. Il avait choisi une vie courte et pleine de gloire pour les
siècles à venir, plutôt qu'une longue vie de paysan sans renommée. Socrate
devait savoir aussi que sa mort exemplaire allait mythifier sa vie et
conférerait la gloire éternelle à son enseignement. Lui qui n'avait jamais
rien écrit, qui ne pouvait compter que sur ses disciples pour faire connaître
son message, devait en quelque sorte mettre dans la balance sa propre vie
pour rendre son œuvre définitivement crédible. A n'en plus douter, c'était là
la raison de son acharnement à être condamné et, ce, de façon injuste...
A Xanthippe 13 qui répétait comme une folle à l'issue du procès :
— Mais cela n'est pas juste !
Il répondit :
— Aurais-tu préféré que cela fût juste !
Orgueil démesuré ? Nécessité d'aller jusqu'au bout d'un destin ?
Après tout, d'autres, et non des moindres, firent ce même choix dans
l'histoire...
*
— Ce que je peux te dire, Hippocrate, c'est que Socrate voyait en toi
l'archétype du médecin. En tant que descendant du dieu 14, il te considérait
comme le chef d'une école qui se devait d'apporter aux hommes la
connaissance, à la condition d'abord qu'ils fassent la preuve de leur sincérité
et de leur mérite. Pour lui, la médecine devait représenter une recherche
philosophique et une initiation. Pour en être digne et pour la recevoir, il
fallait passer par des épreuves qui étaient sanctionnées par un Maître. Il
pensait que ton école était l'exemple à suivre et que tu possédais l'envergure
pour la conduire à son aboutissement.
Platon parlait de façon très amicale. Il avait été ému de voir Hippocrate
entreprendre ce long voyage pour rencontrer tous ceux qui avaient vécu les
derniers instants de Socrate. Il y voyait un signe...
Platon était évidemment très peiné par la mort de son propre Maître, bien
qu'il en eût compris la dimension rédemptrice. Il connaissait aussi son
devoir : celui de faire connaître son enseignement. Sa vie entière serait
consacrée à cette tâche.
En considérant le grand médecin si sage et si déterminé à la fois, il pensait
qu'il devait faire évoluer son enseignement vers un discours imbibé de la
pensée de Socrate. C'était peut-être cela qu'il avait voulu dire dans ses
dernières paroles. La médecine était peut-être autre chose qu'une tekhnê,
même si cette connaissance était indispensable. Peut-être fallait-il parvenir
à une autre dimension... Pendant les semaines qui suivirent, il entreprit de
raconter à Hippocrate les grands enseignements de celui qu'il considérait
comme le plus grand philosophe de son temps.
Ce fut un moment très agréable. Platon était un merveilleux conteur. On
avait l'impression d'entendre parler Socrate.
— Sais-tu que la mère de Socrate était sage-femme ? Il disait qu'il se
devait d'accoucher nos esprits, comme sa mère accouchait les femmes. C'est
ainsi qu'il n'affirmait jamais, mais cherchait par ses questions à tirer ce qui
était déjà en nous et que nous ne parvenions pas à formuler clairement.
La philosophie apparaissait ainsi l'art d'exprimer par des mots simples et
nets ce que chacun ressentait de façon confuse, pensait aussi Hippocrate.
Il récapitulait, à l'aune de ce que lui disait Platon, tout ce qui jusqu'à
présent avait été son œuvre. Peut-être était-il passé à côté de l'essentiel ? Il
lui fallait réfléchir. Accoucher les esprits... lui qui avait déjà rédigé des
traités pour expliquer comment réussir les accouchements les plus difficiles.
Qu'est-ce que Socrate aurait pensé de sa médecine ?
Finalement, ce qu'il avait toujours enseigné était une médecine basée sur
une éthique spiritualiste, à la fois métaphysique et pratique, dans laquelle le
divin se confondait avec la nature, la nature étant la source essentielle de la
guérison. On pouvait l'accuser d'être trop rationaliste mais sûrement pas
d'être matérialiste. Tout son travail avait été d'apprendre à aider la nature en
l'être humain, à vaincre la maladie avec une thérapie simple et naturelle.
D'abord, ne pas nuire !
C'était en cela que la médecine était un art et non pas seulement une
technique. Car quel que soit le procédé, le but à atteindre était bien la
prévention des maladies et leur guérison. Au fond de lui-même, Hippocrate
savait qu'il avait eu raison de suivre ce chemin.
Maintenant, il fallait aller plus loin. C'était cela, le message de Socrate. Il
devait encore un coq à Asclépios. Il y avait une autre dimension dans le
métier de médecin qu'il n'avait pas encore suffisamment approfondie.
Devenir médecin devait consacrer une initiation, l'acceptation d'un idéal. Il
fallait créer les règles de la vie du médecin, écrire un code de déontologie...
C'était empli de toutes ces réflexions que le Maître revenait vers son île.
*
Quelques mois passèrent.
Hippocrate avait repris ses habitudes, mais il allait moins souvent visiter
des malades, laissant ce soin à ses assistants. Il passait le plus clair de son
temps à écrire et à réfléchir sur la médecine et sur la mort de Socrate.
« Nous devons un coq à Asclépios... » Cela ne signifiait-il pas qu'il fallait
remercier le dieu d'avoir donné la médecine aux hommes, donc la capacité
de prendre soin d'eux-mêmes et de trouver le secret de la guérison ? Ce
secret, vrai pouvoir médical, empiétait à l'évidence sur le domaine des
dieux. Asclépios en avait fait la triste expérience quand il fut foudroyé par
Zeus pour avoir réussi à arracher des hommes à la mort, en utilisant le sang
de la Gorgone ! Hippocrate était convaincu de l'importance de ce nouveau
pouvoir. Il s'agissait donc bien d'un tournant dans l'histoire des hommes et il
s'en sentait investi. A lui d'établir les règles de l'exercice d'une telle
puissance...
La mort de Socrate était aussi un tournant. Les héros d'Homère, Achille le
premier, considéraient que la gloire éternelle ne pouvait être acquise que par
une mort glorieuse au combat. Socrate prouvait qu'il était aussi prestigieux
de mourir pour ses idées, dans la non-violence. Par sa mort, Socrate
influençait les valeurs du monde.
Hippocrate rédigea ainsi, dans une envolée, plusieurs ouvrages où il
résumait les fondements de sa pensée (Les Aphorismes) et les grandes
lignes de l'éthique qu'il voulait pour les futurs médecins. Cette pensée
s'organisait autour de quelques principes incontournables :
— L'obligation morale de la connaissance et de la transmission du savoir ;
— L'égalité de la prise en charge des hommes face à la souffrance et à la
maladie, que l'on fût esclave ou homme libre ;
— La défense de la vie ;
— La mise au premier plan du secret médical, qui ne constituait pas un
privilège de la profession, mais un droit fondamental du malade.
L'art du médecin devait alors être guidé par l'instruction des règles et par
l'expérience personnelle bâtie sur l'interrogatoire et l'examen du patient.
Enfin le jour vint où il put rassembler ses élèves sous son fameux platane.
Il était détendu. Il patienta avant de prendre la parole afin que l'attention de
son auditoire fût bien fixée.
— Je viens de rédiger les règles qui dorénavant gouverneront notre école.
Je veux qu'avant d'aller exercer la médecine que vous aurez apprise ici,
vous prêtiez le serment que je vais vous lire. Thessalos, donne-moi la
dernière tablette.
Thessalos remit la tablette à son père. Hippocrate jeta un regard circulaire
sur sa petite assemblée et commença sa lecture :
« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, Hygie et Panacée, par tous
les dieux et toutes les déesses, et je les prends à témoin que, dans la mesure
de mes forces et de mes connaissances, je respecterai le serment et
l'engagement écrit suivant :
« Mon Maître en médecine, je le mettrai au même rang que mes parents.
Je partagerai mon avoir avec lui, et s'il le faut je pourvoirai à ses besoins. Je
considérerai ses enfants comme mes frères et, s'ils veulent étudier la
médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je transmettrai
les préceptes, les explications et les autres parties de l'enseignement à mes
enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêté serment
suivant la loi médicale, mais à nul autre.
» Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je
conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et
j'écarterai d'eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. Jamais je ne
remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d'y
recourir. Je ne remettrai pas d'ovules abortifs aux femmes.
» Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans la pureté et le respect des
lois. Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux
praticiens qui s'en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je
n'entrerai que pour le bien des malades. Je m'interdirai d'être volontairement
une cause de tort ou de corruption, ainsi que toute entreprise voluptueuse à
l'égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai
ou entendrai autour de moi, dans l'exercice de mon art ou hors de mon
ministère, et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai
comme un secret.
» Si je respecte mon serment sans jamais l'enfreindre, puissé-je jouir de la
vie et de ma profession, et être honoré à jamais parmi les hommes. Mais si
je viole et deviens parjure, qu'un sort contraire m'arrive ! »
*
— ... J'apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu'à leurs familles dans
l'adversité. Que les hommes et mes confrères m'accordent leur estime si je
suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonorée et méprisée si j'y
manque.
Fatima, très émue, la main droite toujours levée, la voix parfois
chevrotante, avait terminé le texte, qui la consacrait docteur en médecine.
Consécration ou initiation ?
Les mots magiques du Maître avaient gardé toute leur force après plus de
deux millénaires.
J'imaginais les membres du jury et l'assistance de cette thèse comme
l'assemblée d'Hippocrate quand il leur avait lu son serment pour la première
fois.
Tous les auditeurs restaient muets.
Il fallait conclure. C'était mon rôle. Ensuite ce serait les félicitations, les
embrassades de la famille, les photos souvenirs. Une petite fête avait été
préparée dans une salle adjacente avec des pâtisseries orientales et des jus
de fruits. Une autre histoire...
J'approchai de Fatima pour la féliciter personnellement. Elle me répondit
en me fixant droit dans les yeux :
— Merci, monsieur, d'avoir présidé cette cérémonie dans les règles et la
tradition. Merci pour moi et merci pour mes parents. Vous n'imaginez pas
l'importance de cette cérémonie pour nous tous...
Elle ne savait pas à quel point je l'imaginais et à quel point je regrettais
d'avoir pesté tout à l'heure contre ces maudits boutons de la toge que nous
avait imposée, dans sa grande sagesse, le bouillonnant Premier consul...
3. Maison médicale où l'on hospitalisait les malades en observation. L'Asclépéion de Cos peut
toujours se visiter.
4. Polybe allait en effet diriger l'école de Cos après Hippocrate. Il fut très marqué par
l'enseignement de Platon et devint le chef de file des dogmatiques qui échappèrent peu à peu à la
rigueur de l'observation, pour préférer le côté intellectuel du « système ». Il insista beaucoup sur la
théorie des humeurs qui avait été proposée par Hippocrate et sur le caractère dominant du pneuma
selon Platon.
re
5. Aphorismes, 1 section, 1.
6. Platon, La République, Livre VII.
7. L'examen hippocratique a l'intérêt d'être systématique et analytique. C'est en cela qu'il s'oppose à
la médecine archaïque qui l'a précédé. Cependant, il ne connaît pas la palpation du pouls, il ignore la
percussion (même s'il allait inventer la succussion !) et bien entendu l'auscultation qui sera bien plus
tardive. Il ignore tout de l'anatomie et de la physiologie, et il est superficiel par la force des choses,
ne s'intéresse donc qu'à ce qu'on a pu nommer la pathologie externe. Tout cet examen devait
s'intégrer dans un système, le système des humeurs. Le but était en fait d'arriver à la prognose, c'est-
à-dire au pronostic de la maladie, qui revêtait chez tous les Grecs une importance capitale.
8. L'œuvre écrite d'Hippocrate, à laquelle on a donne le nom de Corpus Hippocraticum, est un
recueil fabuleux de soixante livres. Mais ils montrent une réelle hétérogénéité, ce qui rend probable
le caractère collectif de l'ensemble. Il est en fait difficile de savoir avec précision comment s'est
formée cette collection et où ont été puisés les éléments qui la constituent. Après avoir été regroupés
par les médecins de la Bibliothèque d'Alexandrie sous le nom d'Ecrits de la Petite Tablette, le Corpus
a été traduit à partir du XV e siècle. C'est à Littré, le grand lexicographe, qu'on doit la plus fameuse
traduction en français moderne (il était lui-même médecin), traduction qui lui prit presque vingt ans
de travail.
Les exégètes actuels pensent qu'il est possible de reconnaître les écrits de la main d'Hippocrate ; ils
sont d'une concision et d'une précision parfaites, sans verbiage ou répétition, à la limite du
compréhensible dans certains cas et toujours rédigés en ionien (donc plus académique que le dialecte
dorien communément parlé dans l'île de Cos !). Sur l'ensemble de la collection, une douzaine
d'ouvrages peuvent ainsi être attribués avec certitude au Maître : L'Ancienne Médecine, Le Pronostic,
Les Epidémies, Le Régime dans les maladies aiguës, Les Aphorismes et le Code de déontologie, dont
on peut être certain qu'il en est l'auteur.
En ce qui concerne la chirurgie qui correspond à cinq traités : Des articulations, Des fractures, Des
plaies de la tête, De l'officine du médecin et Le Mochlique, les trois premiers sont de la main
d'Hippocrate lui-même, les deux derniers pourraient avoir été rédigés par Polybe selon les
instructions directes de son beau-père. Les autres ouvrages du Corpus seraient l'œuvre de ses fils
Thessalos et Dracon, et également de Polybe qui succéda au Maître dans l'enseignement de la
médecine à Cos, ainsi que de leurs élèves. Une dizaine d'ouvrages, en revanche, pourraient venir des
médecins de l'école de Cnide, voisine et rivale de l'école de Cos, et amalgamés au Corpus par les
bibliothécaires d'Alexandrie.
9. Il est en fait vraisemblable, quand on compare les styles, que le livre Epidémie I ait été rédigé
après Epidémie III.
10. L'opisthotonos (du grec opistho, vers l'arrière, et tonos pour tension) est une contracture
généralisée prédominant sur les muscles extenseurs, de sorte que le corps est incurvé en arrière et les
membres sont en extension. Il s'agit de l'un des signes classiques d'une atteinte par le tétanos mais on
peut aussi l'observer dans la phase tonique du Grand Mal épileptique.
11. Socrate a été jugé coupable par 281 voix sur 501. Il est certain que son attitude pendant le
procès a tout fait pour entraîner cette sentence, car comme le rappelle Xénophon dans les
Mémorables : « Je me suis souvent demandé par quels arguments les accusateurs de Socrate ont
persuadé les Athéniens qu'il méritait la mort comme criminel d'Etat. »
12. Hippocrate était considéré de son temps comme un descendant du dieu Asclépios, fils lui-même
d'Apollon et de Coronis, à la vingt-septième génération. Asclépios mourut foudroyé par Zeus pour
avoir ressuscité des morts grâce au sang « veineux » de la Gorgone. Il est des pouvoirs pour lesquels
un dieu ne peut admettre de concurrence ! Ne serait-ce pas là la première manifestation de la lutte du
pouvoir médical et du pouvoir religieux ?
13. Xanthippe était l'épouse de Socrate. Son caractère acariâtre était légendaire. On dit que Socrate
l'avait épousée pour endurcir sa patience...
14. De son vivant, on l'a vu, la légende faisait déjà descendre Hippocrate du dieu Asclépios lui-
même (Esculape en latin). En fait, il y avait plutôt des familles d'Asclépiades, prêtres médecins, qui
exerçaient en Grèce depuis très longtemps. Ces prêtres servaient d'intercesseurs entre le dieu et les
hommes pour leur signifier le meilleur traitement. Souvent, cette connaissance était transmise de père
en fils. Ainsi le grand-père d'Hippocrate portait le même nom et son père Héracléidès, médecin lui
aussi, l'initia à cette science médicale. Le sacrifice au dieu était toujours un coq. D'où les paroles de
Socrate...
2
Le rêve du diacre Justinien
Où le petit frère Angelico nous donne une leçon de profondeur et de foi par
une modeste peinture du retable du cloître de San Marco. Où le diacre
Justinien nous fait partager les rigueurs de son mal. Où l'on découvre les
saints patrons des médecins Côme et Damien, jumeaux parfaits, devenir les
premiers transplanteurs de l'histoire.
15. Cette région correspond à la plaine Aléienne d'Hérodote, formée par les sédiments de deux
fleuves, le Saros et le Pyrame. Le cours de ces deux fleuves s'est modifié à plusieurs reprises au fil
des siècles. A l'époque de notre histoire, ils avaient une embouchure commune où se situait le port
d'Egée. Actuellement, leurs embouchures sont distantes de plus de soixante kilomètres et la ville
d'Haylazli est dans les terres. Cette région est encore appelée la Petite Arménie. Nous sommes dans
le golfe d'Alexandrette, port fondé par Alexandre le Grand.
16. La Légende dorée fut écrite entre 1260 et 1266 par Jacques de Voragine. Cet ouvrage conte
l'histoire de la vie des saints et des martyrs des débuts du christianisme. Il fait largement appel au
merveilleux et à l'intervention divine. On peut difficilement le considérer comme un livre d'histoire.
Cependant, il est une des rares sources établies de l'histoire de Côme et de Damien.
17. En fait, la tradition se perd un peu dans la généalogie de Castor et Pollux. Ce qui est sûr, c'est
que Léda, épouse de Tyndare, roi de Sparte, était d'une extrême beauté et que Zeus pour la séduire
dut prendre la forme d'un cygne. Ensuite, on raconte que Léda pondit deux œufs ( ?). De l'un sortirent
Castor et Hélène, de l'autre Pollux et Clytemnestre. Cependant, comme Léda s'unit au cours de la
même nuit avec son mari Tyndare, certains partagent les paternités en donnant à Zeus Castor et
Hélène et à Pindare Pollux et Clytemnestre. Castor et Pollux ne seraient alors plus du tout jumeaux
au sens biologique du terme. Mais que croire chez des gens qui pondent des œufs ? En fait, la
tradition, en les rassemblant dans la constellation des Gémeaux, répond définitivement aux questions
qu'on se pose.
18. Issu d'un seul œuf, dont le matériel génétique est donc totalement identique.
19. La bibliothèque de la Paix avait été édifiée en 75 et renfermait nombre de livres rapportés par
les conquêtes romaines dans les pays du Levant ainsi que des œuvres des artistes grecs.
20. C'est-à-dire de pourriture.
21. La revascularisation tardive d'un membre entraîne inéluctablement un œdème très important et
des suffusions sanguines au niveau des masses musculaires. Sur le plan général, de nombreuses
substances toxiques du membre ischémique passent dans la circulation et peuvent entraîner une
insuffisance rénale et un arrêt du cœur. Ce syndrome fut bien décrit lors du Blitz de Londres par
Bywaters : les blessés qu'on réussissait à dégager d'un éboulement d'immeuble mouraient souvent
peu après...
22. Fra Angelico, La Guérison du diacre Justinien, 1438-1440.
3
Le feu de saint Antoine
Où les membres du club font dériver une discussion sur l'art vers l'histoire
de saint Antoine le Grand. Où les tentations de l'ermite sont interprétées
par le Dr Lebrun comme une simple intoxication alimentaire. Où l'on
découvre, après bien des suppositions, qu'un des maux les plus mystérieux
et les plus sataniques de l'histoire des hommes, le mal des ardents, n'est
finalement lié qu'à une banale affaire de farine...
23. La biographie de saint Antoine a été écrite avec respect par saint Athanase, pape d'Alexandrie,
pour offrir à ses ouailles le modèle à suivre afin de parvenir à la perfection de la vie chrétienne. De
nombreux textes révèlent une tradition orale forte concernant ce saint, qui est un des plus populaires
du catholicisme, même s'il est fortement concurrencé par son homonyme de Padoue, qui a le pouvoir
de retrouver les objets perdus. Ce qui peut tout de même être aussi utile !
24. « Le mal commençait par une tache noire ; cette tache s'étendait rapidement, causant une ardeur
insupportable, desséchait la peau, pourrissait les chairs et les muscles qui se détachaient des parties
osseuses et tombaient par lambeaux. Feu dévorant, il brûlait petit à petit et enfin consumait ses
victimes sans qu'on pût apporter de soulagement à leurs souffrances. Plusieurs éprouvaient ses plus
cruelles atteintes dans l'espace d'une nuit, s'ils ne mouraient pas au bout de quelques heures. »
Sigebert de Gembloux, XI e siècle.
25. Description à la faculté de Marbourg (Allemagne) en 1596.
26. Aujourd'hui mont Saint-Antoine.
4
Le Canon d'Avicenne
Mon nom est Abou Obeïd el-Jozjani. J'ai eu l'honneur de suivre Ali Ibn
Sina 27 jusqu'à la fin, d'être son disciple le plus proche et peut-être son ami.
Qu'Allah en soit gratifié ! Il m'a dicté tous ses livres alors que nous prenions
la fuite sur les routes de la grande Perse, et même le divin Qanûn 28 fut
rédigé au cours de ces étapes, souvent à la belle étoile. Tous l'appelaient
Cheikh el-Raïs et il fut vraiment le prince des savants.
Je l'ai rencontré dans la citadelle de Gurgan dont mon père était le
commandant. Ali Ibn Sina venait d'être emprisonné sur ordre des Ottomans,
après sa fuite de Boukhara à travers le désert du Dasht el-Kavir où il avait
failli mourir. Ce jour-là, moi aussi, j'étais bien malade. En fait, pour tout
dire, je suffoquais. J'avais contracté une angine très douloureuse avec
beaucoup de fièvre et je commençais à avoir de grandes difficultés pour
respirer, si bien que je sombrais progressivement dans une sorte de stupeur,
car je n'avais plus la force d'attirer l'air dans mon corps. Mon père avait bien
compris que ma situation était désespérée et, bien que responsable de son
prisonnier, il n'avait pu s'empêcher de demander au meilleur des médecins,
dont la réputation était déjà universelle, la consultation qui permettrait peut-
être de sauver son fils unique. Je m'en souviens comme si c'était hier ; Ali
Ibn Sina entra dans ma chambre à l'heure où le muezzin appelait à la prière.
La scène qui avait suivi était digne de l'ensemble de la vie du Cheikh :
après s'être fait expliquer les symptômes de mon mal, Ali se pencha vers
moi et me demanda d'ouvrir la bouche afin de regarder ma gorge. A peine la
lampe que tenait le serviteur de mon père s'était-elle approchée
suffisamment pour qu'il m'examine un instant, il se tourna brusquement vers
mon père, lui ravit le couteau long et fin qu'il portait à sa ceinture et, sans
s'expliquer plus avant, me rejeta assez brutalement la tête en arrière et me
perça la gorge à un endroit bien précis qu'il avait repéré entre ses doigts.
Les gardes allaient se précipiter vers lui pour le saisir, croyant qu'il me
tranchait le col pour se venger de son incarcération. Mais heureusement,
mon père, plus avisé, les retint. Au même moment, on entendit l'air qui
pénétrait dans ma poitrine en sifflant autour du poignard toujours glissé
dans mon cou, et, malgré la douleur, j'eus immédiatement l'impression de
revivre.
— Allez vite me chercher des tiges de bambou, du miel, de la jusquiame
et des graines de pavot, ordonna Ali sans se préoccuper de ce qui se passait
autour de lui.
Puis il se tourna vers mon père :
— Il étouffait, car son angine fabrique des membranes blanches comme si
une araignée les avait tissées. Il ne pouvait plus respirer et allait suffoquer.
J'ai ouvert la trachée-artère, qui est le conduit qui va aux poumons, avec ton
poignard. Il faut la maintenir ouverte avec une petite tige de bambou creux
que je vais fixer à son cou, le temps que les membranes disparaissent 29.
Pendant qu'il continuait d'expliquer au commandant, il fabriquait déjà des
petits cônes avec les produits qu'il avait demandés et que les serviteurs
s'étaient empressés d'apporter :
— Tu lui glisseras ces médicaments par l'anus, car il ne peut pas avaler.
Tant que le bambou sera en place, ton fils ne pourra pas non plus parler. Il
s'exprimera à nouveau quand je lui fermerai le trou que j'ai créé.
Mon père restait figé par la science et la tranquille assurance qui
caractérisaient l'homme de talent et de connaissance. Rien n'était affecté
chez mon maître, il faisait ainsi parce qu'il savait ce qu'il fallait faire et,
pour tout dire, n'envisageait pas un instant qu'on puisse ne pas être de son
avis. Cela lui joua bien des tours dans sa vie et provoqua bien des jalousies,
même chez ceux qui pourtant se prétendaient savants, eux aussi.
Mon père, le commandant, décida que le Cheikh resterait près de moi
jusqu'à ma guérison et qu'ensuite il serait libre de partir où bon lui
semblerait.
— Mais que diras-tu aux Ottomans qui me recherchent ?, questionna Ali.
— Tu connais la phrase du livre : « Celui qui rendra la vie à un homme, il
lui en sera tenu compte comme s'il avait sauvé l'humanité entière. » Ce que
diront les Ghaznawides 30 n'a que peu de poids au regard des Ecritures. Et
ceci est mon problème, Cheikh el-Raïs.
Ali resta donc à mes côtés pendant deux semaines et procéda à tous mes
soins. Je ne pouvais pas parler comme il l'avait annoncé et je ne pus
qu'écouter le soliloque qu'il fit devant moi, l'ignorant, comme si j'étais un de
ses pairs. Il me parla d'Aristote, celui qui était son maître à penser et qui
avait été le précepteur du Conquérant, cet Alexandre dont on percevait
encore le passage de Bagdad à Balkh dans sa course vers les Indes. Il me
parla aussi des Arabes, porteurs de la vraie foi, qui avaient submergé le
monde pour apporter la lumière d'Allah. Il me parla également de lui, qui
était pénétré par une grande mission, celle de transmettre la médecine des
Hellènes en traduisant leurs œuvres et d'y apporter sa pierre par l'ajout de
ses expériences propres, comme ce qu'il venait de réaliser pour me sauver la
vie.
C'est là que je compris que le Cheikh connaissait toutes les langues, avait
traduit les grands auteurs grecs et avait retenu de mémoire leurs livres,
comme il savait par cœur toutes les sourates du Coran depuis son âge le
plus tendre. Peu d'hommes pouvaient aussi bien se prévaloir du titre
de « prince des savants », lui qui était venu jusqu'à nous, pauvres habitants
de Gurgan, citadelle triste et perdue des bords de la mer des Khazars 31.
*
J'avais décidé d'accompagner celui auquel je devais le souffle. Commença
alors une grande errance à travers le Khorasan, à travers ses déserts, par-
dessus ses montagnes. Toujours invité en consultation par des émirs qui se
jalousaient les uns les autres, souvent en mal d'une guerre de conquête chez
leurs voisins, souvent prié au nom d'une réputation qui l'avait précédé,
parfois sommé par des soldats pour se rendre sur-le-champ à leur
convocation, tel était le destin du prince des médecins. Et sur les chemins,
que l'on soit à pied ou monté, il ne cessait de me parler de philosophie et
attendait la pause pour me dicter de nouveaux textes qui touchaient à tous
les domaines de la science.
Un jour que nous étions arrivés dans un village dans lequel il avait donné
une conférence au bimaristan 32, à la satisfaction de tous les étudiants, nous
fûmes interpellés dans la rue par une femme qui hurlait parce que son mari
venait de s'écrouler, mort. Le Cheikh avait examiné l'homme assez
longuement devant les voisins alertés par les hurlements de son épouse.
Puis il s'était tourné vers elle et lui avait commandé :
— Fais chauffer de l'eau et ajoute autant de miel que tu pourras trouver.
La femme obéit tout en se demandant ce qu'on allait faire à son mari. Mais
un notable du voisinage voulut s'interposer :
— Que veux-tu faire ? Tu vois bien que cet homme est mort. Il est
indécent de toucher à un mort et nous ne te laisserons pas faire.
Le Cheikh lui répondit très calmement, comme il agissait toujours en cas
de difficultés :
— Je vais tenter de ranimer cet homme, mais je ne peux pas être certain
du succès.
Pendant qu'il parlementait avec la foule stupide, il avait sorti une sorte de
poire à lavement de son sac et commença à la remplir d'eau sucrée par le
miel en vérifiant la température. Puis il tourna le « cadavre » et procéda à
l'injection du contenu de la poire dans le rectum du malade.
La foule recommençait à s'agiter :
— Ce que fait cet homme est indigne. Nous ne pouvons pas le tolérer !
Le Cheikh leva la main en signe d'apaisement et sortit un sablier de sa
trousse. Il le mit en fonction :
— Si cet homme ne s'est pas réveillé quand le sable se sera écoulé, cela
voudra dire qu'il est mort et que vous pourrez l'enterrer.
Puis il me glissa in petto :
— Prépare-toi à filer, sans demander notre reste.
Profitant du désordre lié aux discutailleries autour du sablier, le Cheikh
rassembla ses maigres affaires et nous nous éclipsâmes. Je ne pus
m'empêcher de questionner mon maître :
— Mais que va-t-il se passer ?
— Avant que le sable ait totalement coulé, cet homme va se réveiller et
s'étonner de ce qu'il fait ainsi, et tout le monde va croire que je l'ai
ressuscité et que je suis un magicien.
— Mais ils voudront ensuite te récompenser pour cette prouesse.
— Ce n'est pas une prouesse, Abou Obeïd, cet homme avait un
déséquilibre dans ses humeurs et il manquait d'eau et de sucre. J'ai déjà
constaté dans de tels cas qu'on pouvait rééquilibrer son milieu intérieur
grâce au miel dilué dans de l'eau et que la récupération était immédiate 33.
— Mais pourquoi avons-nous pris la fuite, puisque tu es sûr du résultat ?
— Réfléchis et vois les choses un peu plus loin que le bout de tes
babouches : ces gens sont stupides et vont imaginer que je suis capable de
faire revivre les morts dans toutes les circonstances, ce qui n'est
évidemment pas le cas. Un seigneur local va me sommer de le faire pour
quelqu'un de son entourage, qui sera mort d'une façon ou d'une autre, et,
alors, je ne donne pas cher de nos peaux si j'échoue. Voilà pourquoi nous
fuyons une fois de plus.
*
Quand nous arrivâmes à Hamadhan, l'émir Shams el-Dawla nous attendait
pour une consultation décisive. Il souffrait depuis longtemps d'une douleur
tantôt abdominale, tantôt thoracique, qui, malgré les traitements prônés par
ses médecins, ne faisait qu'amplifier et le condamner au repos.
Malheureusement, l'heure n'était pas pour Shams à se dorloter entre ses
coussins : l'ennemi s'agitait à ses frontières, les Kurdes d'un côté, les
Ghaznawides de l'autre, sans compter quelques petits seigneurs qui
cherchaient à s'approprier un héritage et levaient des armées d'esclaves pour
récupérer les terres de leur voisinage. Le désordre était partout dans cette
société sans cesse en mouvement, soumise aux appétits des uns et des
autres, et que les Arabes, occupants des lieux depuis trois siècles, étaient
bien incapables de dompter.
Là encore, mon maître se fit détester par l'ensemble de l'entourage de
l'émir, car il diagnostiqua un ulcère de l'estomac, dont il parvint rapidement
à guérir les symptômes par un régime adéquat et un pansement gastrique de
sa composition : de la céruse diluée dans du lait de brebis. Ainsi guéri,
Shams put partir à la guerre...
Mais il imposa au Cheikh el-Raïs (donc à moi-même) de l'accompagner en
campagne pour veiller sur sa santé. Ce qui se produisit pendant cette
campagne, d'ailleurs victorieuse, fut imprévisible : l'émir recherchait de
plus en plus la présence d'Ibn Sina, non seulement pour l'entretenir de son
cas, mais aussi pour parler avec lui de mathématiques, d'astronomie ou de
religion, tous domaines où le prince des savants était particulièrement versé.
Shams ne prenait plus une décision sans le consulter et une amitié profonde
et pour tout dire réciproque était en train de s'installer entre les deux
hommes.
Au retour à Hamadhan, l'émir Shams el-Dawla convoqua
cérémonieusement Ibn Sina devant toute sa cour et lui demanda de
s'approcher de son trône. Le Cheikh s'était agenouillé selon la tradition,
quand il entendit l'émir s'adresser à l'assistance d'une voix solennelle :
— Voici votre nouveau vizir ! Ce n'est pas seulement un ministre que je
vous offre, mais aussi un savant et sans doute le plus grand médecin de tous
les temps. Un esprit universel qui par sa sagesse va apporter le bonheur à
notre peuple.
L'assemblée approuva cette décision par un tonnerre d'applaudissements.
Moi, j'avais l'impression de rêver à un monde merveilleux où, enfin, tout
allait vers l'idéal de ce qu'Allah avait voulu sur terre.
Je me trompais.
*
A côté des admirateurs d'Ali Ibn Sina, ils étaient nombreux ceux qui, sans
vraiment le critiquer ouvertement, tant ses succès parlaient pour lui,
n'hésitaient pas à susurrer les points qui faisaient sa faiblesse. Le vin
d'abord... Le Cheikh ne pouvait pas concevoir sa vie sans ce breuvage
pourtant décrié par Muhammad. Que lui apportait-il ? De la chaleur, de la
sérénité, un vertige. Je ne l'ai jamais su. Mais en tout cas, il ne pouvait pas
écrire sans un pichet de vin près de lui et, après une nuit de labeur,
s'écroulait sur ses livres pour les quelques heures de sommeil qui lui
suffisaient habituellement. Les femmes, ensuite... Ce qui le faisait taxer de
jouisseur. Quand il était amoureux, mon maître était fidèle. Il aima
Yasmina, femme d'une beauté légendaire, ancienne favorite du calife de
Bagdad, esclave en fuite du harem et toujours recherchée par son maître, ce
qui nous valut bien des aventures. Sinon, il lui fallait assouvir ses pulsions
avec régularité, même si cela passait par les plus viles des esclaves ou des
prostituées. A mes remarques et mes critiques, il répondait :
— Tu vois, Dieu a créé le bonheur de nos sens pour que nous en
jouissions. Il serait aussi fou de renoncer à manger quand nous avons faim
que de se retenir de donner du plaisir quand on nous accueille avec bonheur.
Enfin, la critique qui fut la plus terrible demeura l'hérésie. Ali pourtant
remplissait avec soin toutes les obligations du croyant. Je fus témoin de son
assiduité aux prières, de son respect du jeûne et de sa parfaite connaissance
de la parole du Prophète en bon musulman chiite. Mais sa piété réelle avait
toujours été mise en cause, on disait que son père avait opté pour
l'ismaélisme et que sa mère était juive. En réalité, la religion ne pouvait être
que trop étroite pour un esprit aussi universel et sa réflexion le porta de plus
en plus vers la gnose hérétique qui fit condamner son œuvre philosophique
34
.
Ibn Sina n'était pas fait pour occuper la fonction de vizir. Il s'en acquitta
pourtant avec beaucoup de sagesse et de justice, mais il eut le malheur de
s'attaquer aux privilèges des puissants et en particulier à ceux de l'armée.
Nous dûmes prendre une fois encore le chemin de l'exil, puis, rattrapés par
les mamelouks, nous nous retrouvâmes rapidement dans des cachots glacés,
où Ali mon maître, désespéré, tenta même de mettre fin à ses jours.
*
Ispahan fut notre dernière étape. On a même dit que le prince d'Ispahan
Ala el-Dawla déclara la guerre à Hamadhan pour en libérer le Cheikh. C'est
peut-être vrai, ou bien il ne s'agissait que d'un alibi à une nouvelle conquête,
mais en tout cas, Hamadhan fut prise et nous nous retrouvâmes dans le
quartier de Kay Kounbadh entre la mosquée et le palais du prince d'Ispahan,
logés dans une villa luxueuse au cœur d'un grand jardin égayé par le
bruissement des fontaines et embaumé par les fragrances des jasmins.
Malgré les difficultés immenses, j'avais pu sauver la plupart des
manuscrits d'Ibn Sina. Certains pourtant étaient perdus. J'en parlai à mon
maître :
— Ne t'inquiète pas, El-Jozjani, je te les dicterai de nouveau.
Et c'était vrai. L'exceptionnelle mémoire du Cheikh lui permettait de
conserver tout ce qu'il avait écrit dans sa tête et de le faire ressurgir
immédiatement. C'était aussi le cas les livres qu'il avait lus dans le passé.
Ainsi, quand il me dicta les cinq tomes du Quanûn, qui est l'aboutissement
de son expérience médicale, mais aussi la synthèse de toutes ses lectures
des auteurs anciens 35, jamais il ne consulta un document, jamais il ne se
référa à quelque note ; tout était imprimé en lui et ressortait à sa demande
avec une fluidité merveilleuse.
C'est dans cette atmosphère de paix retrouvée que je vécus sans doute
l'exploit médical le plus extraordinaire de mon maître, le Cheikh el-Raïs. Il
avait été appelé pendant la nuit par l'émir lui-même car sa reine qui devait
enfanter se tordait de douleur sur sa couche. Le médecin personnel d'Ala el-
Dawla avait été formel :
— L'enfant ne peut pas descendre, Majesté, il est mal placé. Pour sauver
la reine, il faut le sacrifier.
L'émir se tourna vers Ibn Sina :
— Il faut sauver mon épouse et sauver l'enfant, Cheikh el-Raïs, j'ai besoin
de cet enfant pour assurer ma dynastie.
— Mais dis-lui, Cheikh el-Raïs, que ce n'est pas possible, il doit choisir...
— Ton médecin a raison, approuva calmement Ibn Sina tout en examinant
attentivement le ventre proéminent de la reine pour bien comprendre la
position exacte de l'enfant 36, on ne peut habituellement pas sauver la mère
et l'enfant quand il se présente ainsi...
Il regarda la princesse Leila dont l'exceptionnelle beauté n'était qu'à peine
altérée par le masque de souffrance. Ibn Sina n'avait jamais vu une femme
aussi belle.
— A moins que...
— A moins que... quoi ? Parle, prince des médecins, si tu parviens à
sauver mon épouse et mon fils, ma reconnaissance éternelle te sera acquise !
— A moins que... je ne tente une opération bien délicate, dont les chances
de succès sont extraordinairement faibles, je tiens à t'en prévenir...
— Qu'importe ! Fais ce qu'il faut, j'accepte les risques pour avoir un fils,
répondit Ala.
— Tu es bien conscient qu'il peut s'agir d'une fille, ajouta le Cheikh avec
un petit sourire.
— Cela est dans les mains d'Allah. Fais ton œuvre, médecin !
Tous sortirent. Ali ne garda que le médecin du prince pour l'assister et
demanda la présence de sa propre femme, Yasmina, qui avait l'habitude de
lui servir d'aide dans les interventions chirurgicales. Il réclama aussi des
graines de pavot, un brûlot pour faire chauffer ses instruments, des linges
propres et du vin, beaucoup de vin...
Je pensais qu'il voulait, comme à son habitude, se remonter le moral et se
donner du courage, mais cette fois le vin lui servit à imbiber les linges qu'il
allait utiliser pour son opération. Il fit boire à la reine une grande quantité
de décoction de pavot, ce qui la plongea dans le sommeil, il prit alors un de
ses couteaux très aiguisés, le fit chauffer dans les braises et incisa la peau
du ventre. Yasmina était prête pour juguler l'hémorragie provoquée par cette
entaille : avec une pointe chauffée au rouge, elle cautérisa les berges de la
paroi, ce qui réalisa l'hémostase. La reine avait à peine bougé et n'avait
poussé qu'un petit cri.
Ali tenait la matrice entre ses mains et commença de l'entailler, ce qui
permit aux eaux de s'écouler dans la plaie. Il donna des petits écarteurs au
médecin en lui recommandant de ne pas tirer trop fort pour ne pas agrandir
l'incision et ils découvrirent l'enfant.
— Mais il est mort ! s'exclama son aide, car le bébé ne bougeait pas.
— Non, répliqua Ali, toujours sûr de lui, il dort. Il a respiré lui aussi les
graines de pavot...
Il sortit délicatement l'enfant de la matrice de sa mère comme s'il s'agissait
d'un trésor, le suspendit par les pieds, la tête en bas et lui tapa plusieurs fois
sur les fesses. L'enfant se mit à crier, d'abord faiblement puis de plus en plus
fort. Il le confia alors à Yasmina, puis dit au médecin du prince :
— Maintenant, il faut sauver la mère !
Il plongea à nouveau la main dans la matrice pour en sortir la coiffe
nourricière, ce qui réveilla Leila. Il eut des paroles apaisantes :
— Nous avons sauvé ton fils, princesse, maintenant je vais te sauver aussi,
sois courageuse.
Puis il commença à recoudre en utilisant les aiguilles montées d'un long fil
de palmier, préparées par Yasmina, qu'il imbiba de vin. La princesse était à
nouveau tombée dans le coma.
Quand il eut terminé, il sortit pour voir le prince Ala el-Dawla :
— Prince de la nation, les Bouyides ont un héritier et c'est un garçon. La
princesse Leila est vivante mais les suites seront difficiles. Elle est
maintenant dans les bras d'Allah.
Le prince prit alors le Cheikh dans ses bras et se mit à pleurer comme un
enfant.
*
La princesse Leila survécut après une semaine de combat contre la mort,
et la reconnaissance de l'émir d'Ispahan fut à la hauteur de l'extraordinaire
prouesse d'Ibn Sina. Une fois de plus, le Cheikh se trouvait au sommet de la
gloire, après avoir connu tant de menaces et de geôles de toutes sortes.
D'ailleurs, les aventures du prince des savants se poursuivirent jusqu'à sa
mort. Celle-ci fut brutale et dramatique : on ne sait pas très bien s'il s'est
empoisonné en se soignant lui-même d'une redoutable gastro-entérite ou si
un confrère jaloux n'a pas intentionnellement forcé un peu les doses...
Son grand souci au moment de mourir fut de savoir ce qu'allait devenir
son œuvre tellement éparpillée et déjà soumise à des critiques à tout-va. El-
Jozjani, qui l'assistait alors qu'il rendait l'âme, lui promit de s'en charger et
d'en assurer la pérennité. Il tint parole.
C'était en l'an 428 de l'Egire 37, le Cheikh avait cinquante-sept ans.
27. Avicenne, de son nom complet Abu ‘Ali al-Husayn Ibn Abd Allah Ibn Sina, est un médecin
perse ayant vécu de 980 à 1037. Ibn Sina est appelé Avicenne par les Occidentaux, ceux que les
Perses nomment les Roums (Romains).
28. Le Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb (« livre des lois médicales » ou Canon de la médecine). Ce livre
fut considéré comme une bible par de nombreux médecins du Moyen Age et de la Renaissance
occidentale, même si sa traduction latine par le clerc Gérard de Crémone (canon medicinae) laissait
beaucoup à désirer. Il eut aussi des adversaires farouches et l'alchimiste Paracelse le fit encore brûler
en place publique en 1526... Il faut préciser qu'Avicenne avait pris parti contre l'alchimie et
l'astrologie en leur dénuant tout caractère scientifique.
29. Incontestablement, El-Jozjani avait attrapé une angine diphtérique. Avicenne lui sauva la vie en
pratiquant une trachéotomie, opération qui n'avait pas été clairement décrite avant lui. Cette
intervention suppose, outre des connaissances anatomiques parfaites, une grande maîtrise dans sa
réalisation.
30. Les Ghaznawides étaient une dynastie d'origine turque qui conquit un empire entre
l'Afghanistan (ville actuelle de Ghazni), le nord de l'Iran, jusqu'à l'océan Indien, à partir de 997. Leur
permanent esprit de conquête les conduisit à s'opposer à la dynastie des Buyides, les « Dawla », qui
avaient pris Avicenne sous leur protection. Au cours de l'épisode que nous racontons, la tête du
Cheikh avait été mise à prix dans tout le royaume car il avait refusé de rejoindre la cour de
Mahmoud, prince des Ghaznawides. Il avait été rattrapé par des brigands alors qu'il venait de
traverser seul, au péril de sa vie, le désert de Dasht el-Kavir, un des plus dangereux du monde.
31. Mer Caspienne.
32. Dans la Perse ancienne, toutes les villes ont un hôpital dans lequel sont rassemblés les malades :
le bimaristan. Les médecins locaux et les étudiants s'y retrouvent chaque jour et donnent soins et
consultations. Cette conception du centre hospitalo-universitaire n'existera en France, par exemple,
qu'en 1958 à la suite de la réforme Debré.
33. Le Cheikh avait vraisemblablement reconnu un cas de coma hypoglycémique, qui, comme
chacun sait aujourd'hui, répond très bien au rétablissement d'un taux normal de sucre dans le sang.
34. Le livre dont parle El-Jozjani est le Shifa (la « guérison »), franchement gnostique.
35. Ibn Sina fut le traducteur d'Hippocrate, d'Aristote et de Galien. A ce titre, il fut véritablement un
passeur de connaissance entre le monde antique et le monde moderne.
36. Il devait s'agir d'une présentation de la face et non pas du siège comme il a été rapporté, car le
siège permet l'accouchement par voie basse alors que la face est totalement dystocique.
37. Août 1037.
5
La dernière dissection d'André Vésale
Ma rencontre avec Vésale eut lieu alors que j'étais moi-même étudiant en
deuxième année de médecine.
Au pavillon d'anatomie, nous étions quatre à partager la dissection d'un
même cadavre. On m'avait attribué le membre inférieur droit d'une pauvre
vieille femme, ratatinée par l'injection des produits conservateurs et que
nous avions surnommée Sophie, sans doute parce que ce pauvre corps
devait nous apprendre la sagesse. Tous les après-midi, nous étions censés
ingurgiter les rudiments de l'anatomie humaine sous la houlette, pleine de
morgue, du prosecteur 38, chef de notre pavillon. Les cadavres étaient rangés
sur des tables de pierre noire, il y avait une vingtaine de tables par pavillon.
J'abordais le triangle de Scarpa droit, classique voie de pénétration des
plaies de l'artère fémorale sous le pli de l'aine. La région était d'abord
dessinée au tableau noir ; les éléments coloriés selon un code précis : artères
en rouge, veines en bleu, nerfs en jaune, muscles en brun, aponévroses en
vert. Puis nous devions retrouver, sur le sujet, les organes qui,
naturellement, n'étaient pas coloriés par la nature ! Couper un nerf enlevait
deux points, sectionner par erreur une artère valait un zéro... éliminatoire !
L'anatomie était la bête noire des étudiants de deuxième année :
mémoriser tous ces noms et réciter leurs rapports intimes était étouffant.
Décrire, passe encore. Mais mémoriser ! Pourquoi le mot qui nommait sans
expliquer apportait-il de l'efficacité dans la description et la mémorisation ?
Il y avait là un rôle et pour tout dire une propriété du mot, dont les
anatomistes se servaient à plaisir : le pressoir d'Hérophile, la veine de
Galien, l'aqueduc de Sylvius, le tubercule de Lisfranc, la valvule mitrale
(car elle ressemble à un chapeau d'évêque), l'artère honteuse (car elle se
dirige vers le pénis !), le canal déférent (qui conduit la semence masculine),
le réseau admirable (qui avait ébloui celui qui l'avait découvert !)... Et
quand ils ne trouvaient pas une propriété, son nom ou celui d'un illustre
collègue à mettre sur une structure, ils choisissaient de la nommer par
l'absence de nom : ainsi « le tronc veineux innominé » désignait la grosse
veine qui barre la partie supérieure du thorax.
— L'anatomie, science des ânes !
Tous les intellectuels de la médecine ne rêvaient que de comprendre le
fonctionnement des organes ou les mécaniques intimes de la biologie
moléculaire, et l'anatomie les rebutait comme un vestige inutile du passé. Ils
savaient pourtant que l'imagerie moderne (le scanner en particulier, qui
venait d'être mis au point) nécessitait de sérieuses connaissances pour être
interprétée correctement. D'autres seraient là pour voir à leur place... Les
radiologues, par exemple. Seuls les futurs chirurgiens faisaient taire la
commune répulsion devant le cadavre et jouaient à prendre du plaisir
comme si déjà ils pouvaient opérer, en profitant sans retenue de cet
avantage sur leurs camarades.
Une de mes condisciples justement, face à moi car elle avait tiré la
dissection du Scarpa gauche de Sophie, venait de me supplier d'effectuer la
dissection à sa place :
— Je ne peux pas toucher à cette vieille femme. Je t'en prie, sois sympa.
Fais-moi ce truc. Je ferai ce que tu voudras...
J'acquiesçai discrètement (la proposition était alléchante), sans attirer
l'attention du prosecteur, qui se baladait entre les tables à la recherche des
étudiants en difficulté. Elle était très jolie, cette Françoise, petite brune aux
cheveux courts, véritable vedette de notre amphi, elle irradiait vraiment la
folliculine et traînait derrière elle une cour empressée. Je ne l'avais jamais
intéressée jusqu'à présent, mais je devenais par le hasard de l'ordre
alphabétique un voisin aussi indispensable qu'incontournable.
Je commençai donc à disséquer les deux côtés à la fois. Non sans
difficulté. Surtout pour son côté, le côté gauche, car il fallait faire la
gymnastique intellectuelle de la symétrie ; toutes les démonstrations
théoriques étant toujours effectuées à droite.
— Prends quand même les instruments en main, sinon on va se faire
repérer, lui soufflai-je. Tiens, prends les écarteurs de Farabeuf, au moins tu
m'aideras un peu !
Tous les soirs, le prosecteur passait, notait la dissection du jour et le stade
d'avancement de la dissection. C'était un jeune chirurgien, d'allure sportive,
sans doute assistant dans un des grands services de l'Assistance publique.
On n'en savait pas plus sur lui, sinon une chose qui nous préoccupait tous :
il avait la réputation bien établie d'être « une peau de vache » ! Après avoir
marqué un temps d'arrêt devant les Scarpa de Sophie, il ne fit aucune
remarque sur la symétrie parfaite de notre travail.
— Ce que je peux détester l'arrogance de ce type ! lâcha Françoise, après
avoir franchi la porte du pavillon.
Les jours passaient. Nos blouses étaient imprégnées par cette odeur
épouvantable de mort et de produits de conservation. Passer les gants avant
chaque séance devenait un cauchemar. Pourtant, artère et veine fémorales
étaient sur lacs 39, le nerf saphène interne n'était pas coupé, le crural avait
bonne mine dans la majesté de son efflorescence et le muscle couturier était
récliné 40 comme sur le dessin du tableau.
A l'heure de la note définitive, le prosecteur se dirigea vers notre table
avec un sourire ironique...
— Bon, les deux, là... C'est à vous !
On n'en menait pas large avec Françoise, ma collègue, car il avait noté
férocement nos camarades, et nombre d'entre eux savaient déjà qu'ils
devraient recommencer l'année prochaine. Ceux qui avaient partagé notre
table en travaillant sur les creux axillaires de Sophie, assez brillants
d'habitude, venaient de se prendre des notes minables avec des
commentaires assassins.
— Vous n'imaginez pas un seul instant que je n'ai pas remarqué votre petit
jeu. On ne peut pas dire que vous ayez réalisé ce que l'on appelle un travail
personnel. Dans votre couple, il y avait le chirurgien et son aide. Ça va,
mademoiselle, pour le Farabeuf !... J'ai bien envie de vous mettre zéro à
tous les deux...
J'étais résigné. Cela m'apprendrait à vouloir faire le chevalier servant et à
être trop sensible au charme féminin.
— Pourtant c'est dommage, car vous avez fait la meilleure dissection. On
dirait un écorché du livre de Vésale.
Françoise, magnifique dans un rôle sur mesure de femme-enfant, eut alors
un éclair de génie. Avec toute l'ingénuité dont elle était capable, elle
demanda :
— Mais monsieur, qui est Vésale ? J'ai travaillé sur le Rouvière, le Brizon
et Castaing, et même le Testut, mais le Vésale, je ne connais pas. C'est qui,
Vésale ?
Le prosecteur se tourna vers elle, un peu étonné, s'assurant qu'elle ne se
moquait pas de lui. Françoise, sans effort, gardait l'air d'une parfaite cruche.
Je ne valais pas mieux dans le genre nature morte. Puis, en souriant, il nous
fit signe de le suivre dans son petit bureau, adjacent à la salle de dissection,
et nous fit asseoir. Françoise venait de faire vibrer une corde sensible :
— Jeunes ignorants, je vais vous raconter qui était Vésale...
*
— Vésale, c'est le type même de l'homme de la Renaissance, de l'homme
du XVI e siècle, d'un de ces hommes qui allaient remettre en question les
idées reçues de leur temps, par l'originalité et l'expérience. Et, pour lui,
l'expérience, c'était ce que vous venez modestement de faire : c'est-à-dire
disséquer des cadavres, pour voir, pour enfin voir, ce que tous répétaient
uniquement après l'avoir lu dans les livres. Mais pour disséquer dans les
années 1530, du côté de Bruxelles, il fallait du courage, beaucoup de
courage...
— Parce que les gens étaient trop sensibles..., tenta Françoise, restant dans
son emploi de mijaurée effarouchée.
— Non, parce que c'était interdit et parce que l'Inquisition veillait. Le
risque était sérieux. On risquait d'être condamné à mort et brûlé comme
hérétique. L'Eglise, depuis longtemps, avait fait savoir que tout ce qui
touchait au sang et au corps de l'homme était abominable, et elle avait
interdit aux médecins de s'occuper de la chirurgie et a fortiori de découvrir
l'intérieur des corps humains, qu'ils soient vivants ou morts. Le petit André,
André Van Wesel 41, vivait à Louvain chez son père, qui était l'apothicaire de
Marguerite d'Autriche et dont la maison familiale était située près du gibet !
Alors, des cadavres, il en avait toujours vu, le petit André. Et en fait de
sensibilité, son attention avait tout de suite été portée sur l'agencement des
muscles, des viscères et des os, car il contemplait chaque jour les pendus
débarrassés progressivement de leur substance par les corbeaux !
— Mais c'est horrible, fit Françoise en se cachant la figure dans les mains.
Pauvre gosse !
— Horrible, si l'on veut, reprit le prosecteur. En fait, André ne sembla pas
tellement en être traumatisé. A dix-huit ans, en effet, il demanda même à
son père s'il pouvait se rendre à Paris pour étudier la médecine. Il resta trois
ans à la Sorbonne, dans le Quartier latin du Paris de François I er. Mais,
hasard de la vie, il trouva logement rue de la Grange-aux-Belles, à côté du
gibet de Montfaucon. Il y a, comme ça, des gens qui sont prédestinés...
» Les études le déçurent. On commentait surtout les textes des Anciens,
Aristote et Galien. On dissertait sur l'équilibre des humeurs pendant des
heures. Si bien que Vésale déserta rapidement la rue Saint-Jacques, pour
aller négocier avec les fossoyeurs de Montfaucon des pièces de cadavres,
qu'il commença à disséquer en cachette. Il collectionna rapidement des
fragments de squelette et constata, livres en main, combien d'erreurs étaient
accumulées dans les traités et autres précis. En fait, il suffisait de voir pour
savoir. Et Vésale se fit rapidement une réputation d'expert en anatomie,
parmi ses condisciples.
» La faculté, quant à elle, n'organisait que deux dissections par an,
seulement l'hiver, et qui ne pouvaient durer que trois jours, car on ne savait
pas conserver les corps. On avait perdu les recettes des grands embaumeurs
de l'Egypte ancienne. En général, la démonstration était confiée à un barbier
ignare qui suivait en direct la lecture des œuvres de Galien. Il devait
retrouver avec ses mains nues et sa lancette les organes que le lecteur
annonçait, pour les montrer aux spectateurs, sous le regard, en général
indifférent, du professeur.
Le prosecteur s'interrompit un instant :
— Vous voyez combien les choses ont changé ! Et comme ces barbiers,
qu'on appelait déjà les prosecteurs, n'y connaissaient rien, cette dissection se
terminait rapidement en boucherie, devant les étudiants rigolards et le bon
peuple qui se plaisait à s'émouvoir au spectacle des horreurs 42 !
Françoise entra dans le jeu et ajouta en minaudant :
— Maintenant, on a de la chance. Les prosecteurs sont savants et
cultivés...
Sans relever, il continua, un sourire en coin :
— Mais ce jour-là, le barbier d'astreinte était tombé malade et l'on allait
devoir reporter la dissection. Les étudiants étaient nombreux et refusaient
que l'on repoussât une démonstration déjà trop rare. Sylvius, leur
professeur, ne tenait pas à prendre la lancette. Alors un murmure s'éleva
dans l'amphi, repris bientôt par tous : « Vésale, Vésale, Vésale ! » Le
professeur Sylvius, soulagé de trouver une solution à son problème, lui
demanda : « Mon ami, vous êtes plébiscité par vos camarades. Montrez-
nous que vous êtes digne de cette confiance. » Vésale commença la
dissection, sans être ému d'aucune façon.
— C'est incroyable ! reprit Françoise.
— Ce qu'il y a de plus incroyable, c'est que Sylvius n'avait jamais vu
quelqu'un disséquer avec autant de maîtrise et d'adresse, jamais assisté à
une démonstration aussi précise et aussi intelligente, et que lui-même se
surprit à découvrir ainsi des éléments qu'il n'avait encore jamais compris...
A vingt ans, Vésale se taillait une réputation de maître en anatomie, et les
dissections de la faculté de médecine de Paris allaient dorénavant lui être
confiées. Sur les bancs, ce jour-là, un de ses condisciples de la faculté de
Montpellier, de passage à la Sorbonne, fut très impressionné. « Je n'ai
jamais rien vu de tel, c'est quelqu'un comme toi qui nous montre la voie,
crois bien que je n'oublierai jamais ! » André était confus. Il sourit à
l'homme qui se tenait devant lui. « Merci à toi, comment t'appelles-tu ? »
Redressant sa fière carcasse, il lui répondit : « Servet, je m'appelle Michel
Servet et je suis espagnol. » Les deux hommes se serrèrent longuement la
main, devinant que leurs destins auraient à se croiser encore, dans cette
nouvelle Europe du savoir qui allait se faire grâce à eux.
— Servet, celui qui fut brûlé par Calvin ? demandai-je.
Le prosecteur sembla agacé par mon intervention, qui ne visait qu'à lui
faire remarquer que nous étions ignares, certes, mais pas totalement.
— Toi, le bon élève, ne déflore pas mon histoire ! Mais tu as raison, il fut
brûlé vif par Calvin comme hérétique et ses livres furent brûlés aussi.
Quand je vous disais, tout à l'heure, qu'être anatomiste en ces temps-là
comportait certains risques...
— Tu parles d'un risque ! enchaîna Françoise. Mais revenons à Vésale. Il
devint donc professeur d'anatomie à Paris à l'âge de vingt ans ?
— Cela aurait pu se faire. Mais la politique en décida autrement, reprit le
prosecteur. En effet, la guerre venait de se rallumer entre la France de
François I er et l'Espagne de Charles Quint. En tant que Flamand, Vésale
appartenait au Saint Empire, donc à la famille des Habsbourg. Il dut rentrer
rapidement à Louvain 43 et en profita pour soutenir sa thèse de doctorat. Il
devenait donc médecin, mais toutes ses aspirations l'orientaient plutôt vers
la chirurgie et surtout l'anatomie, ce qui était tout à fait contraire aux
habitudes du temps...
— Et pourquoi donc ? voulus-je savoir.
— Parce que, comme je vous l'ai dit, la chirurgie était réprouvée et
interdite par l'Eglise, et confiée seulement aux barbiers. Jamais un vrai
médecin, qui savait parler latin et connaissait les Anciens, ne se serait
abaissé à trancher de la chair humaine. Mais la question ne se posait pas.
Vésale était avide de science et, son diplôme en poche, il n'avait plus qu'un
désir : se rendre là où les choses se passaient vraiment, là où l'esprit de ce
temps soufflait : en Italie, et plus particulièrement à Padoue. Il y restera dix
ans.
— C'est fou ce qu'ils voyageaient tous ces gens ! reprit Françoise.
— Ils étaient toujours par monts et par vaux, veux-tu dire. Ils voyageaient
énormément, et pourtant les voyages n'étaient pas sans dangers, tant le
nombre de brigands, voleurs de tout poil, déserteurs en rapine et autres
détrousseurs tentaient de survivre en assaillant les voyageurs dans les forêts
des grands parcours.
» A peine arrivé à Padoue, André Vésale subit les épreuves pour devenir
professeur d'anatomie. Sa réputation l'avait déjà précédé, mais quand même.
On voulait vérifier ce qu'il avait dans le ventre. Et il en avait dans le ventre :
il devint professeur d'anatomie et de chirurgie, succédant à Colombo 44. Il
n'avait que vingt et un ans ! Dans l'énumération de ses fonctions, il était
clairement stipulé qu'il devait réaliser plusieurs dissections publiques par
an. C'était insuffisant. Vésale savait l'énergie qu'il avait en lui, il lui fallait
maintenant de quoi travailler. Il lui fallait des cadavres, et encore des
cadavres...
*
La nuit est tombée sur le pavillon d'anatomie. Dans l'obscurité, on devine
nos sujets sur leurs tables de dissection. Les appariteurs ont nettoyé au jet le
sol souillé des détritus de toutes sortes et ont fermé les portes. Un silence
sépulcral s'est installé. Nous sommes collés aux paroles du prosecteur. Il a
tout oublié, l'heure, le lieu, les deux étudiants qui sont devant lui. Il arpente
les rues de Padoue avec Vésale. Il est Vésale...
Vésale a commencé ses démonstrations ; c'est un énorme succès. Les
étudiants s'y pressent, le public les transforme en phénomène de mode.
Même les belles femmes aux yeux approfondis par l'atropine viennent pour
s'y montrer 45. Il obtient du podestat de Padoue un approvisionnement
régulier en corps. Non seulement les cadavres des suppliciés lui sont
réservés mais les dates d'exécution elles-mêmes s'inscrivent dans le
déroulement de son travail, tout particulièrement en hiver. Lieu béni que
Padoue, protégé par la toute-puissante Sérénissime Principauté – où même
l'Inquisition ne peut guère légiférer –, attirant tous les esprits déliés du
temps qui se protègent ainsi des rigueurs cléricales ! Vésale a trouvé le lieu
de son épanouissement. Car au fond de lui il porte un grand œuvre, de ceux
qu'on mûrit comme un alchimiste. Il porte un livre considérable... Ce sera le
De humani corporis fabrica 46.
L'idée majeure de Vésale est que l'anatomie doit être vue autant que
décrite. Fini, les dessins allégoriques, accompagnés par les signes du
zodiaque et les interprétations sans fondement. On ne peut pas tricher avec
un dessin, effectué directement en salle de dissection. Pour cela, il faut un
artiste qui dessine selon le modèle, sans interpréter. Il en connaît un, son
ami, son compatriote, Jean Van Calcar, qui a étudié dans l'atelier du Titien.
Une patte ! Il discute avec lui.
— On va faire le premier grand traité d'anatomie depuis Galien. Mais
quelque chose de totalement nouveau, car les planches que tu vas faire
seront exactes, effectuées d'après mes dissections. Je serai avec toi pour
réaliser tout cela. Pour le frontispice, tu feras...
— Bon, répondit Calcar, on va demander au grand Véronèse lui-même. Je
l'ai encore vu à Venise il y a quelques jours. C'est un maître. Il nous fera la
couverture. Je te présenterai. Je suis sûr que tu vas lui plaire.
— Parfait, répondit André. Je dirai aussi dans mon introduction ce que je
pense de l'enseignement actuel et du mépris qu'ont les médecins envers
l'anatomie. Tiens, lis ce que j'ai préparé. Ça va saigner !
Et Jean Van Calcar lut avec des yeux ronds la prose d'André :
38. Le prosecteur (du latin prosecare : couper) est un assistant universitaire chargé de la préparation
des dissections en vue de l'enseignement de l'anatomie. Ce temps de prosectorat est souvent
nécessaire à la préparation du professorat d'anatomie.
39. Un lac est un lacet en tissu ou en matière plastique, avec lequel on fait le tour des artères, des
veines et des nerfs pour les repérer ou les manipuler – on « met une artère sur lacs ».
40. Récliner : terme chirurgical signifiant mettre un organe en position arrière et sur le côté.
41. Comme c'était la coutume, Van Wesel francisa son nom lorsqu'il vint à Paris en André Vésale.
Mais il est surtout connu sous son nom latin d'Andreas Vesalius, utilisé dans l'université, qui ne
s'exprimait qu'en latin.
42. Toutes les dissections avaient lieu en public dans un amphithéâtre.
er
43. Cette guerre entre la France de François I et le Saint Empire romain germanique de Charles
Quint est déclenchée pour la possession de la Savoie et de Turin. Vésale devra même servir un court
moment dans l'armée impériale.
44. Il succède en fait à Paolo Colombo, père de Realdo Colombo, qui allait s'illustrer en décrivant la
petite circulation sanguine et qui fut lui aussi dans les années suivantes titulaire de cette même chaire.
45. Des feuilles de belladone (Atropina belladonna) on extrait l'atropine, dont une des propriétés est
d'entraîner une mydriase (c'est-à-dire l'élargissement de la pupille). Les yeux ainsi traités donnent une
impression de profondeur et un léger strabisme (une coquetterie dans l'œil !), qui plaisait beaucoup à
l'époque, d'où le nom de bella donna (belle femme) qui fut donné à la plante. A forte dose, l'atropine
est un poison. Etre belle a toujours comporté des risques !
46. Aussi nommé, dans les pages qui suivent, Fabrica.
47. Préface du De humani corporis fabrica, en sept volumes. La première édition est publiée à Bâle
en 1543, chez Johannes Oporinus, éditeur totalement fanatique du projet.
48. Ambroise Paré parle de cet épisode et de son contact avec « le chirurgien de l'empereur »
(Œuvres, 28 e livre, traictant des rapports et du moyen d'embaumer les corps morts. Chapitre II :
« Apologie et Traicté contenant les voyages faicts en divers lieux »).
49. Ibn Nafis, médecin au Caire, décrivit la petite circulation en 1242. Ces travaux en arabe furent
longtemps ignorés. Andrea Alpago de Belluno, qui avait été médecin du consulat de Venise à Damas,
traduisit pourtant un de ses ouvrages en 1527. Il fut ainsi possible à Servet, Colombo, Vésale et
Harvey de lire cet ouvrage, bien qu'aucun n'y fît référence.
50. La lithotomie consiste à enlever les calculs de la vessie.
51. « Mettre en place ses voies d'abord » consiste pour le médecin anesthésiste à piquer plusieurs
cathéters veineux, dont un central (qui va dans le cœur) et un artériel (pour connaître la pression
artérielle exacte) avant le début de l'intervention chirurgicale, afin d'être en mesure d'agir de façon
efficace au moindre problème.
6
Le procès de Galien
En 1532, André Vésale décida, en accord avec son père, de poursuivre ses
études de médecine à la Sorbonne en gardant profondément ancré dans
l'esprit que la chirurgie était sa vocation et que seule l'anatomie humaine
permettait d'atteindre les buts qu'il s'était fixés. André, bien qu'à peine âgé
de dix-huit ans, était déjà persuadé que l'anatomie selon Galien, seule
enseignée à l'époque, était entachée d'erreurs, liées au fait que le Maître de
Pergame avait essentiellement travaillé sur des animaux et jamais sur des
sujets humains.
« Des cadavres, des cadavres... » Il lui fallait disséquer des cadavres
humains ! Malheureusement, pas plus qu'à l'heure antique les temps
présents n'étaient favorables aux anatomistes et l'Eglise interdisait toute
ouverture d'un corps humain, considérée peu ou prou comme un sacrilège.
Seules trois malheureuses dissections hivernales étaient tolérées pour les
cours des étudiants parisiens de la Sorbonne, et encore...
Pourtant, il est des vocations prédestinées. Comme André se cherchait un
logement dans ce Paris de François I er, tellement peuplé, encombré et
passionnant, il finit par trouver un gîte rue de la Grange-aux-Belles, c'est-à-
dire à deux pas du gibet de Montfaucon... Cela devait avoir une certaine
importance pour la suite.
L'enseignement de la Sorbonne lui avait semblé décevant : répéter jusqu'à
les apprendre par cœur les textes latins de Galien et d'Aristote le rebutait
viscéralement. Bien entendu, il s'agissait de deux géants. Leur œuvre était
immense. Ils avaient soi-disant tout vu, tout décrit ; les Pères de l'Eglise
l'affirmaient, en tout cas. Et depuis la mort de Galien, c'est-à-dire mille cinq
cents ans auparavant, plus rien ne bougeait. Ce qui gênait l'esprit critique
d'André, ce n'était pas tant que rien n'ait changé, c'était plutôt que tout était
organisé pour que rien ne changeât ! Mais lui savait ce qu'il devait faire. Et
personne ne l'en empêcherait.
André, dont le caractère n'était pas d'une souplesse extrême, s'était
pourtant fait un ami : Guillaume Rondelet, un Montpelliérain de son âge qui
était venu à Paris, comme lui était venu de Louvain, pour fréquenter les
maîtres de la Sorbonne et se plier à l'enseignement de Günther Von
Andernach et de Jacques Dubois, dit Sylvius (latinisation des noms
obligeait !), professeurs d'anatomie au Collège royal de médecine.
Guillaume, jeune homme charmant et profond (que tous les étudiants du
cours de Sylvius nommaient « Rondibilis »), et André avaient pris l'habitude
de se retrouver tous les soirs dans un estaminet du Quartier latin à l'enseigne
de « L'écu ».
— Mais pourquoi les Pères de l'Eglise font-ils une confiance aveugle à
l'enseignement de Galien 52 ? Il a certes été un maître, il a écrit une masse de
livres, il fut le médecin de l'empereur Marc Aurèle... Mais d'où tire-t-il donc
son prestige auprès des religieux ?
En disant ces mots, André tournait la tête pour surveiller s'ils n'étaient pas
épiés. On pouvait être dénoncé pour moins que cela et ce simple doute sur
le dogme de l'infaillibilité du grand homme pouvait coûter cher auprès des
inquisiteurs. Rondelet, pour sa part, savait tout, devinait tout. Il était le plus
mûr de tous les jeunes étudiants du cours du professeur Sylvius. Plutôt
huguenot, comme tous les hommes des Cévennes, il savait jouer de la
dialectique oratoire pour se protéger. Et il connaissait, bien entendu, la
réponse à la question d'André... D'ailleurs Rondibilis avait toujours une
réponse aux questions de ses camarades, ou presque :
— Parce que Galien croit en un Dieu unique et c'est ce que les Pères de
l'Eglise ont retenu. Mais il va plus loin et pense aussi que l'œuvre de Dieu
est compréhensible. Là, il se sépare sans doute de beaucoup des clercs qui
nous entourent et qui sont prêts à accepter comme dogme bien des faits
qu'ils ne parviennent pas à expliquer. Car le grand Galien est persuadé que
le message de Dieu est compréhensible par l'homme. Il est comme toi,
André. Il croit profondément au concept selon lequel les objectifs de Dieu
sont explicables par l'observation de la nature...
— Dans ce cas, il faudra suivre son exemple en étant plus près encore de
la nature et travailler pour corriger les erreurs qu'il a commises.
— Des erreurs chez Galien, comme tu y vas ! répliqua Guillaume avec son
petit sourire narquois.
— Tu vois ! s'exclama André en montant le ton. Tu es toi-même
impressionné et tu n'acceptes pas, toi, le grand Rondibilis, le plus sage des
étudiants, tu n'acceptes pas que je puisse mettre en doute l'infaillibilité du
Maître...
Tournant la tête de tous côtés pour vérifier que personne ne les observait,
il reprit plus bas :
— Viens jusque chez moi, je vais te montrer quelque chose...
Ils gravirent l'escalier branlant de la maison à colombages de la rue de la
Grange-aux-Belles. La porte n'était pas fermée, et ce n'était manifestement
pas nécessaire : une odeur de pourriture prenait à la gorge quand on en
franchissait le seuil. Rondelet resta pantois devant le spectacle de la table de
son ami : plusieurs ossements, un crâne et un membre supérieur, avaient été
laissés en plan manifestement en pleine dissection. Sans prêter attention un
instant à ce tableau invraisemblable, André souleva le couvercle d'un coffre,
prit à pleines mains un crâne humain et le montra à Guillaume :
— Tu vois, là, j'ai la preuve que Galien s'est trompé : il décrit la
mandibule comme formée de deux os et tu vois comme moi qu'il ne s'agit
que d'un seul... En fait, il ne disséquait que des singes. Dans l'empire, on ne
pouvait pas ouvrir le corps des humains. Remarque bien qu'on n'a
pas beaucoup changé aujourd'hui...
Guillaume écoutait à peine, sidéré par l'ambiance d'un tel capharnaüm et
franchement incommodé par l'odeur, qui ne s'élevait apparemment pas
jusqu'aux narines d'André.
— Mais où as-tu trouvé tout cela ?
André balaya la question d'un geste circulaire comme s'il éludait la
question :
— Je suis devenu compaing des fossoyeurs du cimetière des Innocents (du
bras il désignait la direction de l'extérieur). Je leur graisse la patte, ils me
fournissent des pièces de cadavres que je peux encore utiliser pour les
disséquer. D'accord, la chair est parfois un peu pourrie, mais les détails
anatomiques restent précis et je peux vérifier un certain nombre de détails.
Guillaume Rondelet était effrayé par les risques pris par André et par ses
compaings, comme il les nommait, drôles de copains avec lesquels il
pouvait se retrouver d'un jour à l'autre sur un bûcher ! Lui, Guillaume, était
un amoureux des plantes, ce qui était beaucoup moins dangereux. Il adorait
la subtilité des fragrances de ces « simples » qui poussaient dans ses
garrigues méridionales et il était pour l'heure de plus en plus gêné par
l'odeur de charogne qui flottait dans la chambrette d'André. On était loin
des odeurs de sa Provence natale 53 ! Quant à André, il ne semblait rien
sentir ou d'ailleurs ressentir. Peut-être ne sentait-il rien ? Cette anosmie
existait de naissance chez certains humains, se remémora Guillaume. Ce
devait être le cas de son ami, ce qui expliquait tout. L'ennui était que cette
anomalie avait tendance aussi à vous « nouer l'aiguillette 54 ». André
semblait pourtant bien attiré par les damoiselles et même les filles
folieuses 55. Pourtant Rondelet imaginait mal qu'on pût dormir à côté de ces
pièces, intéressantes certes pour le barbier passionné d'anatomie qu'était
André Vésale, mais qui exhalaient leur putréfaction de façon pour le moins
rebutante.
Allons, sortons, dit Rondelet en tirant Vésale par la manche ; je t'invite
pour une chopine à l'auberge de « L'écu ». Nous continuerons de parler de
tout cela.
André le suivit presque à contrecœur, comme s'il lui coûtait d'abandonner
quelques instants les merveilles de son paradis morticole.
Ils s'attablèrent devant une bouteille de vin clairet et poursuivirent une de
leurs interminables diatribes. En fait, Rondibilis vouait un culte religieux à
Galien, qui lui semblait le maître incontestable des médicaments et avait
voyagé longtemps pour trouver de nombreux composés résumés dans son
traité : Facultés des médicaments simples.
— Il s'est même rendu volontairement sur l'île de Lemnos, expliquait-il,
pour apprendre à fabriquer les fameux cachets de terre lemnienne, cette
terre jaune qui n'est propice à aucune végétation mais qu'il faut mélanger
avec du sang de bouc pour traiter les plaies malignes et putrides. Tu ne peux
pas nier combien Galien a fait progresser la pharmacopée.
— Certes, certes, répondit Vésale. On peut comprendre que celui qui avait
à soigner les plaies des gladiateurs de Pergame se soit attaché à favoriser la
cicatrisation des plaies 56. Mais quelle que soit l'ampleur de l'œuvre, je ne
peux pas parvenir à l'aimer et à l'admirer vraiment.
— Tiens donc, tu es bien le seul de ton temps à t'opposer à un tel monstre
sacré...
— Je déteste la façon qu'il a de se mettre en scène dans ses ouvrages et de
montrer qu'il est partout le meilleur. Son ego démesuré est pour moi
insupportable et me fait douter de ses capacités à aborder sainement la
connaissance médicale. Voilà pourquoi il se trompe et, de plus, ne se remet
jamais en question.
Rondibilis sourit doucement. Si un homme avait bien une haute idée de
lui-même, c'était justement son ami André. Si quelqu'un était persuadé qu'il
avait une œuvre majeure à accomplir en médecine, c'était lui également ! Et
Guillaume était profondément persuadé que ce fou d'anatomie allait
révolutionner les connaissances de son temps. Quant à ses capacités
d'autocritique, Guillaume se permettait d'en douter franchement... Mais il
reprit avec calme :
— Il est incontestable, tu me l'accorderas, que Galien fut un auteur prolixe
et que, par cette œuvre immense et très synthétique, il nous apporta de
grandes leçons sur les anciens médecins, tout en mêlant cela à ses
expériences personnelles, qui ne furent pas négligeables. On parle de plus
de 500 ouvrages écrits au cours de sa vie, dont il ne nous reste qu'à peine
150 volumes, et encore, en comptant ceux qui ne nous sont parvenus que
par la traduction des Arabes. Les autres ont été perdus ou brûlés.
— Je ne discute pas un instant ses capacités pour l'argumentation
scientifique ou, mieux encore, son savoir encyclopédique ; mais que
d'erreurs dans l'interprétation des faits. Son anatomie est déplorable, et
d'ailleurs il méprise la chirurgie. Pour un homme qui a réalisé tant de
dissections publiques et en a tiré tant de gloriole personnelle ! Il a écrit par
exemple un livre sur l'utérus et le croit bifide comme celui des animaux
qu'il dissèque, il pense aussi que les voies biliaires sont doubles et confond
le canal cystique et le cholédoque. Et, sans doute, d'autres erreurs sur les
rôles respectifs du foie et du cœur auxquels je dois réfléchir dès que j'aurai
enfin des cadavres frais 57.
Toujours cette certitude d'André que l'anatomie devait être la base de la
compréhension de l'homme !
Rondelet restait tout au contraire pétri par les théories hippocratiques
qu'avait reprises Galien :
— Tu admettras, comme les grands anciens, que toute matière est formée
de terre, d'eau, d'air et de feu, et que le corps humain est mû par l'élan vital
qui permet l'équilibre des quatre humeurs : le sang, la bile jaune, le phlegme
et l'atrabile ou bile noire. Ceci est la base de toute compréhension de la vie,
sur laquelle vont pouvoir agir les médecins 58...
Vésale ne répondit pas, plongé dans sa réflexion. Manifestement
cependant, cette physiologie ne lui convenait pas. Elle n'était pas
suffisamment « mécanique » à son gré. Les choses devaient être plus
simples et l'explication de tout se trouvait dans l'arrangement des organes
les uns par rapport aux autres, d'où l'on pouvait certainement déduire la
fonction... Mais là encore, il fallait observer, donc disséquer. Coupant court,
il aborda un autre domaine :
— Et puis Galien s'est sauvé devant la peste des Antonins. Il a préféré
rejoindre ses pénates à Pergame plutôt que d'affronter l'horreur... Par
ailleurs tu m'accorderas que sa description de la maladie est assez fluctuante
et qu'il ne décrit pas franchement la peste que nous connaissons depuis
Marseille.
— On ne sait pas vraiment s'il a fui la peste ou s'il a refusé d'accompagner
Marc Aurèle dans sa campagne contre les barbares. Mais je te l'accorde, ce
n'est pas l'épisode le plus brillant de sa vie, car il le montre plutôt comme un
médecin des riches patriciens romains et non comme celui qui accompagne
les miséreux dans leur malheur et leurs souffrances. Quant à la maladie dont
tu parles, tout laisse plutôt à penser qu'il s'agissait de la petite vérole ; mais
comme tu le sais, toutes les fièvres de ce temps étaient qualifiées de peste.
Le grand Rhazès 59 n'était pas encore passé par là.
Les deux amis avaient fini leur vin et la tête d'André commençait à lui
tourner. Ils restaient campés sur leurs positions, comme deux adversaires
dans une joute.
— Pourtant, je reste persuadé que Galien fut celui qui, de son temps,
maniait le mieux les médicaments, fit Rondibilis, toujours conciliant. Marc
Aurèle ne s'y était pas trompé, car il appréciait par-dessus tout sa
thériaque 60, dans les vertus de laquelle il avait toute confiance. N'oublie pas
non plus, cher camarade, qu'il fut aussi un enseignant magnifique et qu'il
parvint à transmettre bien des connaissances, qui sans lui se seraient
perdues. Disons que son anatomie mérite d'être revisitée par ceux qui,
demain, dissèqueront des cadavres humains. Cette petite synthèse de notre
discours te convient-elle ?
— Je pense que tout ce que tu as dit est sage et vrai, mais que, par son
poids même, Galien a paralysé la progression des sciences pendant plus de
mille ans. Il est temps que nous nous séparions de lui et que certains osent
enfin remettre en question ce qu'il a écrit, répondit Vésale.
— Je présume que tu seras l'un d'eux, ajouta Guillaume.
— Je m'y prépare, ami. Mais je sais qu'il me faudra bien du courage.
*
Vésale ne croyait pas si bien dire. Quelques années plus tard, devenu
professeur d'anatomie à Padoue, c'est-à-dire dans la ville où se produisait
réellement la progression du savoir en Europe, Vésale s'attaqua à la
rédaction de son grand-œuvre : De humani corporis fabrica (ou plus
simplement : la Fabrica).
Dans la première édition (1543), il corrigea certes des erreurs de Galien,
mais n'alla pas jusqu'à nier certains points fondamentaux, comme la
communication entre les deux ventricules du cœur, montrant bien que,
malgré son esprit critique, il ne parvenait pas tout à fait à couper le cordon
ombilical.
Il fallut attendre la seconde édition de 1555 pour que la « petite
circulation » soit correctement décrite et que le septum interventriculaire
soit fermé.
52. Claude Galien (Claudius Galenus) 131-201 après J.-C., fut sans doute avec Hippocrate et
Aristote l'un des médecins les plus célèbres de l'Antiquité.
53. Quand il devint professeur à la faculté de médecine de Montpellier, Rondelet organisa le
premier cours officiel de botanique en France (1550) et sera le précurseur des herborisations dans les
garrigues montpelliéraines, cévenoles et pyrénéennes. Il créa le premier jardin botanique sous la
forme d'un Hortulus installé intra-muros dans la cour intérieure de l'Ecole de médecine. Il marqua
profondément un de ses élèves, un certain François Rabelais, et servit de modèle au personnage du
docteur Rondibilis du Tiers Livre...
54. Vous rendre impuissant.
55. Prostituées.
56. En 157, Galien est nommé médecin des gladiateurs de sa ville natale, Pergame. Le grand prêtre
devait y entretenir à ses frais une troupe de combattants qui s'affrontaient dans l'arène lors des fêtes
en l'honneur de l'empereur. Galien devait soigner les plaies sanglantes des gladiateurs et veiller à leur
régime. Il devait garder en vie le plus grand nombre possible afin d'éviter au grand prêtre de devoir
recruter de nouveaux combattants. Mais les combats à mort restaient rares.
57. A cette époque, la « petite circulation » sanguine n'était pas connue. Sa première description
dans le monde occidental fut le fait de Michel Servet en 1553.
58. Comme le résume Rondelet, Galien a hérité de la théorie de la constitution de la matière des
Grecs, et le corps, comme toute matière, est composé de quatre éléments (le feu, l'air, la terre, l'eau)
en proportion plus ou moins grande, ce qui explique les quatre qualités du corps : chaud, froid,
humide et sec. Galien reprend aussi la tradition hippocratique où le corps est un ensemble fermé et
inconnu dans ses mécanismes intimes dans lequel se déroulent des processus physiopathologiques
que le médecin ne peut aborder que de l'extérieur en se fondant uniquement sur la connaissance des
matériaux qui y entrent (air inspiré, nourriture et boissons) et qui en sortent (selles, urines, sueur,
sang, vomissements). De l'aspect des diverses excrétions produites en diverses circonstances, le
médecin imagine (il n'y a pas d'autre mot !) l'existence de quatre humeurs circulant dans le corps
(sang, bile, phlegme ou lymphe, atrabile ou bile noire). L'état de santé dépend donc du bon mélange
(eucrasie) et de la bonne proportion des qualités, et à l'inverse la maladie résulte d'un mauvais
mélange (dyscrasie).
59. Rhazès (865-925) est un savant iranien qui en médecine a, entre autres, décrit et distingué
correctement les fièvres éruptives. Il fut aussi un critique sévère mais admiratif de l'œuvre de Galien
qu'il jugeait manquer d'observations empiriques.
60. S'inspirant du contrepoison de Mithridate, la thériaque est une boisson se composant d'un
mélange de plus de cinquante drogues, plantes et autres ingrédients dont le castoréum, l'opium, la
vipère et la scille. Galien inventa aussi le premier antidote contre les poisons à base de jus de pavot.
7
Le mystérieux manuscrit d'Andrea Alpago
Damas, 1512
— Mais je ne comprends rien à ce qu'il raconte !
Maître Andrea Alpago grattait férocement les poils de sa barbe blanche.
Non seulement il ne comprenait rien au texte de ce manuscrit arabe, mais il
n'était même pas capable d'envisager les mots latins qui auraient pu
exprimer ce qu'il tentait de traduire... Il se leva pour faire quelques pas dans
son bureau. La nuit apportait une fraîcheur relative et une brise s'infiltrait
sous les claustras des moucharabiehs de la pièce, faisant vaciller la
chandelle. Sur la table massive qui lui servait de bureau, s'entassaient en
désordre des dizaines de rouleaux anciens.
Bien que située dans le centre de Damas, la maison de Maître Andrea
Alpago, médecin du Consulat de Venise à Damas, respirait le calme et la
paix. Elle donnait pourtant sur la rue principale à deux pas du grand souk,
terriblement animée dans la journée. Protégée par ses murs épais, on ne
devinait qu'à peine depuis la cour centrale le brouhaha permanent de
l'extérieur, ponctué par les cris et les jurons des charretiers qui trimballaient
leur marchandise vers la grande porte monumentale de la ville en passant
sous ses murs. Au centre de la cour, comme c'était la coutume, bruissait le
jet d'eau qui alimentait un petit bassin octogonal décoré de mosaïques. Cette
petite fontaine et le bruit de l'eau concouraient à apporter une fraîcheur
bienvenue. Toutes les fenêtres de la maison donnaient sur ce kaa, cette
cour-jardin où fleurissaient les plus belles roses de l'Orient. Même pendant
les plus fortes chaleurs de l'été, la maison restait toujours ventilée par une
brise parfumée qui contrastait avec la chaleur lourde et les odeurs âcres de
la rue. Maître Andrea avait installé son cabinet de travail dans une vaste
pièce du second étage où s'entassaient les rouleaux de parchemin sur de
longues tables de bois d'Afrique.
— Mais que veut dire cet Ibn Nafis ? Ce qu'il raconte est en contradiction
totale avec ce que tout le monde a appris et ce que tout le monde enseigne
depuis Galien...
En fait, Andrea avait commencé la traduction d'un manuscrit jusque-là
inconnu d'un certain Ala-al-din abu Al-Hassan Ali ibn Abi-Hazm al-Qarshi
al-Dimashqi, plus connu sous le nom d'Ibn Nafis, né à Damas, qui avait été
médecin au Caire deux siècles plus tôt. Son manuscrit se nommait
Commentaires sur le Canon d'Avicenne 61 ; le fameux Canon d'Avicenne, ce
livre culte sur lequel Andrea avait travaillé pendant vingt ans. Il était donc
logique qu'il abordât cette œuvre qui y faisait référence. Mais, surprise, ce
livre n'avait rien à voir avec de simples commentaires sur l'œuvre du
Maître, il exposait plutôt avec vigueur les idées totalement novatrices de
son auteur. Et le passage sur lequel Andrea venait de buter remettait en
question tout ce que l'on savait depuis la nuit des temps, il remettait en
question le grand Galien lui-même... Il remettait en question toute la
médecine !
Andrea s'était de nouveau assis à sa table de travail, devinant toutes les
implications de ce qu'il venait de lire... Le moins que l'on pût dire, si c'était
vrai, c'était que cette révélation n'allait plaire ni à ses maîtres, les grands
professeurs de Padoue, toujours fidèles à l'enseignement de Galien, ni
surtout aux gens de la Sainte Inquisition... Et ceux-là ! Andrea savait qu'il
ne fallait rien en attendre de bon. Ce texte, c'était comme la poudre
infernale des Chinois, une véritable bombe...
« Je dois absolument garder ce secret, pensa-t-il. Il ne faudra le
communiquer qu'à ceux qui peuvent le comprendre et en faire bon usage.
Pas question que je le publie avec le reste de mes traductions... »
Andrea, la cinquantaine passée, raisonnait en homme d'expérience rompu
à toutes les intrigues de la diplomatie orientale. Il ne voulait courir aucun
risque pour lui et pour les siens car cette fois, il le sentait, les choses
pouvaient être graves.
*
En réalité, tout avait commencé à Venise en 1486, soit près de vingt-six
ans plus tôt, quand Augustin Barbarigo venait d'être élu Doge. Ce jour-là, le
nouveau maître de Venise avait fait comparaître devant lui Andrea, le jeune
comte de Belluno, à qui il avait pensé confier une mission à la fois secrète
et stratégique. Il avait besoin d'un jeune homme d'exception, et si son choix
s'était porté sur Andrea, ce n'était absolument pas par hasard.
Andrea restait debout devant le nouveau Doge, frêle et mince jeune
homme, tout intimidé dans sa robe noire, la tête coiffée de la toque carrée
sur sa coupe de cheveux à la zozzera. Il fallait dire qu'Augustin en
imposait : une vraie allure de Doge avec sa magnifique barbe blanche qui
lui donnait un air tellement imposant. Il aurait pu prétendre à être pape s'il
l'avait voulu. Il portait en permanence son bonnet fourré, et une robe de soie
aux plis amples ne cherchait même plus à masquer son embonpoint. Un
gros chat fourré...
Et pour le sens politique : un expert !
Il fallait préciser également qu'Andrea Alpago n'était pas n'importe quel
jeune homme ; il représentait plutôt un cas très particulier. En effet, bien
qu'issu d'une des plus vieilles familles de Belluno, les Bongaio 62, de
laquelle il avait hérité du titre de comte de Belluno, il avait choisi de
devenir... médecin. Etonnant, pour le moins ! Il avait même été formé dans
la grande Université de Padoue, ce phare de la science de son temps, cette
petite sœur adossée à la grande cité maritime. Toujours aussi étrange,
surtout quand on le comparait aux autres jeunes aristocrates de sa
génération. Il avait aussi appris l'arabe et le parlait couramment. Ce qui le
rendait encore plus exceptionnel !
Mais il était l'homme dont Augustin avait besoin ; il fallait absolument
qu'il devînt sa « mouche ». La mission que lui confiait le Doge de Venise
était de comprendre les intentions mouvantes des Ottomans, des
Mamelouks et des Perses envers l'activité commerciale de Venise, en
devenant ce qu'il faut bien appeler un espion à la cour du Na'ib 63 de Damas.
Le moment était favorable car il s'agissait de remplacer Geronimo Ramusio,
médecin de la délégation, qui venait de mourir.
Très concentré, Andrea écoutait les explications filandreuses du Doge :
— Mais tu comprends, qui dit espion dit aussi couverture de tes activités.
Alors j'ai songé à une chose. Dis-moi ce que tu en penses.
En son for intérieur, Andrea rendait hommage à Augustin pour sa sagacité
et son souci du détail. Qualités indispensables, il est vrai, pour devenir
Doge de la Sérénissime.
— Bien entendu, tu seras le médecin de la délégation vénitienne, mais on
annoncera également à tous, pour éviter les suspicieux, qu'en tant que
médecin possédant parfaitement l'arabe tu es chargé par l'Université de te
pencher sur les textes médicaux anciens. Tu sais, tous ces médecins d'Orient
qui, paraît-il, étaient savants... Ton prédécesseur, ce fou de Ramusio, avait
commencé. Mais il n'a jamais fini. Comme tout ce qu'il entreprenait
d'ailleurs ! Toi, tu seras chargé de continuer, cela justifiera tes
pérégrinations...
*
Andrea se souvenait encore de son arrivée dans la suite du nouveau
consul, Nicolo Malipiero, l'année suivante, en 1487, il était encore jeune et
innocent malgré les conseils politiques d'Augustin. Depuis, il était devenu
l'incontournable présence de la politique occidentale dans l'Orient
bienheureux. Avec tous les risques que cette situation supposait... Quant aux
médecins de Damas, après quelques joutes oratoires au chevet des malades
riches et influents, ils finirent assez vite par accepter Andrea comme un
« éminent » confrère, dont le diagnostic était plutôt convenable, les
connaissances certaines et dont le vin (qu'il servait largement à ses amis et à
ses collègues), apporté chez lui par les marins vénitiens, était d'excellente
qualité ! Et puis Andrea avait fait la connaissance de Shemseddin Ibn
Mekki, grand clinicien reconnu à Damas et dans toute la Syrie comme un
savant en médecine, et ils étaient devenus amis.
C'est donc avec son aide qu'Andrea commença à se pencher sur le travail
de Jérôme Ramusio, son prédécesseur à Damas. Celui-ci avait bien
entrepris la traduction du Canon d'Avicenne, comme le Doge – toujours
bien informé – le lui avait signalé. Mais après une analyse rapide, Andrea et
Shemseddin avaient conclu qu'il fallait tout reprendre depuis le début.
*
La traduction du Canon par Jérôme était illisible et inutilisable. Il avait
retranscrit d'une main maladroite le texte original, ce monument de la
médecine arabe, en hésitant sur les formes à donner aux caractères et en
plaçant les points diacritiques au petit bonheur la chance. Et entre les lignes,
il avait fait correspondre à chaque mot arabe sa traduction latine... Un peu
élémentaire comme méthode. Et pour une traduction mot à mot, il était
difficile de faire mieux !
De plus, une poule n'y retrouvait plus ses poussins : Ramusio avait placé
le prologue entre la Doctrine 1 du premier chapitre qui traitait des différents
sujets de la médecine et la Doctrine 2 consacrée aux éléments. Puis il avait
abandonné la Fen 1 64 en sautant toute l'anatomie pour se plonger
directement dans l'exposé du pouls et de l'urine. Puis il était passé à la Fen 4
pour revenir à l'anatomie de la Fen 1... Toujours le souk, mais en pire !
Andrea souriait :
— Tout Jérôme est dans ce désordre et cette poésie.
En réalité, Jérôme Ramusio 65, médecin comme lui de l'Université de
Padoue, avait été son prédécesseur par le plus grand des hasards. Les études
de médecine de Jérôme n'avaient pas été très brillantes, il n'avait même pas
soutenu sa thèse. Jérôme était surtout un poète et un rêveur, capable du
meilleur comme du pire. Ses vers rappelaient parfois le grand Pétrarque,
mais se laissaient plus souvent glisser vers le style plus grivois des
chansons estudiantines.
Andrea avait enquêté et rassemblé des informations : la vie de Ramusio le
fascinait. Car toute vie cache un secret et il avait pu découvrir celui de
Jérôme : il avait été amoureux de la « Catta », cette fille magnifique et
célèbre 66 qui mourut à vingt et un ans dans la fleur de sa jeunesse et de sa
beauté. Jérôme ne s'en était jamais remis. Quand la Catta mourut, ivre de
détresse, Ramusio abandonna tout espoir de finir ses études : il s'embarqua
sur un bateau de commerce comme médecin de bord et le périple de sa vie
put commencer. Il fréquenta tous les ports de la Méditerranée et, fidèle à sa
réputation, devint l'animateur des bordels à matelots des principales escales
des vaisseaux vénitiens. Une fille dans chaque port.
Mais Jérôme, cherchant toujours l'oubli, fit un jour escale à Alexandrie.
Là, ce fut le coup de foudre : l'Orient, ses mystères, ses couleurs, ses odeurs
et ses femmes... voilées pour être plus attirantes encore, capables ainsi
d'évoquer toutes les femmes, même celles qui étaient disparues. Il apprit
alors qu'à Damas on cherchait un médecin pour la communauté vénitienne
qui devenait nombreuse, tout occupée par un négoce florissant avec les
Turcs et les Arabes. Il n'était pas très bon médecin et il le savait. Il ne parlait
pas un arabe parfait et chaque jour lui en apportait la preuve. Mais son
bagout et les recettes apprises en Italie firent l'affaire et il devint le médecin
du consulat, profitant du fait que la compétition restait mince.
Pourtant, Ramusio semblait encore insatisfait. Etre médecin, c'était bien,
mais prescrire des potions aux marchands vénitiens de la délégation restait
un peu réducteur pour celui qui se voulait l'égal de Boccace. Il eut alors
l'idée, qui devait à son sens racheter la médiocrité de sa vie, de construire
une grande œuvre pour laisser son nom dans l'histoire de Venise. Il décida
de se lancer dans la traduction de l'œuvre majeure des médecins de cet
Orient qu'il aimait tant ; le Canon du grand Ibn Sina, ce livre dont on parlait
tant à Padoue pendant ses études larvées, ce livre quasiment mythique et si
mal traduit par les clercs deux siècles plus tôt 67... S'il réussissait, ses
collègues de Padoue se souviendraient de lui autrement que comme le
joyeux drille qui animait leurs beuveries avec ses vers de mirliton !
Andrea avait beaucoup peiné pour finir ce travail. Plusieurs fois il avait
failli arrêter et tout planter là. Car Maître Alpago possédait un arabe bien
supérieur à celui de Jérôme Ramusio et il devinait perpétuellement ses
erreurs ou même ses errances. En fait, il fallait tout reprendre dans ce fatras
linguistique car, pour traduire certains mots, Ramusio s'était inspiré avec
plus ou moins de bonheur de la traduction hébraïque du livre d'Avicenne, en
demandant de l'aide à ses collègues juifs, nombreux à Damas. Il avait
surtout suivi pas à pas la traduction de Gérard de Crémone, sans trop oser
s'en écarter. Mais le moine de Tolède, qui ignorait la médecine et
l'anatomie, proposait souvent des termes totalement inadéquats, entraînant
Jérôme dans ses infidélités. En fait les prétendues translittérations 68 de
Gérard lui posaient souvent un délicat problème d'interprétation car elles
n'étaient pas toujours dues à une simple ignorance médiévale : en réalité
le Tolédan avait surtout cherché à retrouver la tradition de la science
grecque dans les écrits d'Avicenne, en glissant sur l'originalité des apports
personnels de l'auteur du Canon.
Ainsi, Jérôme ne trouvait pas toujours d'équivalent latin pour un mot du
livre ou, pour tout dire, ne connaissait pas le mot arabe, surtout lorsqu'il
était tiré du dialecte persan. Alors que faire ? Comme Gérard de Crémone, il
s'était contenté du plus simple, soit en utilisant le même mot qu'Avicenne,
soit en inventant de toutes pièces un équivalent latin. Il était en revanche
inspiré par les termes qui lui évoquaient sa vie en Orient. Au chapitre des
humeurs, par exemple, Avicenne, bon élève de Galien, décrivait le trajet du
sang, qui à partir de la veine cave se répandait dans le corps en coulant dans
des vaisseaux de plus en plus petits. Parmi les mots qui désignaient ces
vaisseaux figuraient gadawil (ruisseau) et sawaquin (rigole ou canal
d'irrigation). Ramusio avait remplacé avec bonheur la translittération
gedeguil par rivuli. Mais il n'avait pas trouvé d'équivalent latin au second
mot. Comprenant qu'Avicenne usait d'une métaphore, il pensa qu'il se
référait à la saqiya, « la roue hydraulique dans laquelle se trouvaient de
nombreux petits récipients qui prenaient l'eau et la déversaient de l'un à
l'autre successivement ». Belle image qui, en même temps qu'elle évoquait
le moyen oriental de l'irrigation, associait au sang l'idée d'un mouvement
circulaire. Mais Andrea, quant à lui, préférera aux petits ruisseaux de
Ramusio la traduction par petits rameaux (ramuli). Que le sang pût avoir un
mouvement circulaire lui était totalement étranger et n'évoquait rien pour
lui.
En tout cas jusqu'à ce qu'il tombât sur le manuscrit d'Ibn Nafis 69... Et ce
qu'il y avait lu, dont il ne comprenait pas encore toutes les implications, ne
pouvait plus lui sortir de la tête, et lui faisait mettre en doute tout ce qu'il
croyait savoir...
*
Les convives discrètement rassemblés ce soir-là dans la maison de Maître
Andrea écoutaient attentivement sa lecture. Les bougies odoriférantes
éclairaient les tables où les domestiques avaient rassemblé les mets les plus
délicats que pouvaient proposer l'Orient et les dernières nouveautés comme
ces vermicelles que venait d'inventer le Maestro Martino da Como à la cour
de Napoli.
Andrea avait réuni les meilleurs médecins de Damas, arabes et juifs qui
travaillaient en bonne entente dans la ville. Shemseddin ibn Mekki 70, qu'il
considérait comme son maître, était assis à ses côtés. Son ami Ibn Ishad,
descendant du fameux Hounayn Ibn Ishad qui avait traduit les aphorismes
d'Hippocrate en arabe, était venu d'Alep... Une dizaine de têtes chenues
portant barbes blanches et couvertes des chèches en mousseline blanche
enroulés autour des calottes rouges et pointues, confrères et souvent
adversaires dans les joutes oratoires au chevet des notabilités malades,
semblaient heureux d'avoir été réunis chez le Vénitien. Ce qui ne laissait
pas préjuger de leur capacité de confrontation et... de nuisance.
A la fin de sa lecture, Andrea s'était tourné vers l'assemblée :
— Chers et honorés confrères, comme vous l'avez entendu, ce qu'écrit Ibn
Nafis est particulièrement sérieux et remet en question toutes nos
connaissances. Avez-vous déjà entendu parler de cela et qu'en pensez-
vous ?
— Si l'on comprend bien ce que tu viens de lire et dont j'ignorais la source
et la teneur, Ibn Nafis aurait prouvé, il y a deux siècles maintenant, que
l'esprit vital était formé par le mélange de l'air inspiré avec le sang qui se
produirait dans... les poumons ! Que le sang y serait poussé par un long
conduit depuis le ventricule droit du cœur, et là il serait préparé et mélangé
avec l'air inspiré puis reconduit au cœur gauche par des veines pulmonaires.
Il aurait dit aussi qu'il n'y avait pas de communication entre les deux
ventricules cardiaques et que la cloison septale était fermée, contrairement à
tout ce qui a toujours été écrit. Il ajoute, poursuivit Al-Rashid, que la
diastole sert à attirer ce mélange jusqu'au cœur, ce qui est tout à fait
impossible car les oreillettes sont beaucoup trop minces pour mobiliser un
liquide.
« Tu nous dis qu'il voit aussi une communication dans le poumon entre
l'artère et la veine pulmonaire, ce qui est une invention de rêveur car
personne ne peut voir de si petits vaisseaux.
L'assemblée commençait à s'échauffer et les médecins présents dans le
bureau d'Andrea, imprégnés de la doctrine de Galien qu'avait enseignée
Avicenne, paraissaient choqués par autant d'inepties.
Andrea chercha à calmer le jeu en prenant la position de l'avocat du
diable :
— Ibn Nafis, mes estimés confrères, pratiquait la vivisection chez
l'animal, il observait les vaisseaux de la base du cœur pendant le cycle de la
contraction des ventricules. Je vous cite sa démonstration : « ... que la
communication et la préparation se fasse ainsi par les poumons, cela est
enseigné par la communication de l'artère pulmonaire avec la veine
pulmonaire dans les poumons. Cela est confirmé par l'amplitude
remarquable de l'artère pulmonaire, laquelle n'eût pas été si ample, et le
cœur n'eût pas envoyé une aussi grande puissance de sang pour la seule
alimentation de ces poumons... » Vous ne pensez pas que cette remarque est
judicieuse ? Ibn Nafis a été frappé par la taille de cette artère pulmonaire
presque aussi grosse que l'aorte... Ce qui n'aurait pas de sens en effet si,
comme le croyait Galien, son rôle n'avait été que l'alimentation du
poumon...
Cette remarque sembla toucher Ibn Ishad d'Alep qui opina du chèche.
Mais Al-Rashid jetait des regards furieux et explosa brutalement :
— Vous avez tous perdu la raison ! Cette discussion, Maître Andrea, n'a
pas de sens. On ne peut pas revenir sur les enseignements de Galien et
d'Averroès. Ils ont tout dit et s'y opposer est à la fois prétentieux et ridicule.
La vie, c'est cette chaleur de l'élan vital qui la caractérise. Le vivant est
chaud et le mort est froid. Qui n'a pas fait cette constatation évidente ?
Les autres médecins de l'assistance se tournèrent vers Al-Rashid qui
enchaîna :
— Et Galien pense que cet esprit vital est animé par le cœur, apportant
cette chaleur par ses mouvements permanents assurant son travail par ses
coups de boutoir répétés. Les poumons sont là pour l'attiser comme des
soufflets si cela est nécessaire ou pour le rafraîchir lorsqu'il s'emballe et que
le corps transpire... On ne comprend pas comment l'esprit vital pourrait être
formé ailleurs.
Le gros Gamal, qui adorait pérorer devant ses étudiants, ne put s'empêcher
de renchérir :
— Dans son traité De usu partium 71, Galien indique que le sang existe
sous deux états, veineux et artériel, respectivement distribués dans le corps
à partir du foie et du cœur par l'intermédiaire de veines et d'artères. Le sang
artériel chargé de pneuma transporte la chaleur comme vient de le préciser
notre honoré collègue, tandis que le sang veineux, provenant des aliments,
transporte les nutriments de l'alimentation. Ainsi la partie utile des aliments
digérés dans l'estomac et les intestins est transportée jusqu'au foie, où elle
subit une coction 72 qui la transforme en sang veineux. Ce qui explique que
les excréments sont les résidus de la digestion intestinale et les urines le
résidu de la formation hépatique du sang veineux.
Evidemment, tous avaient dans la tête le schéma de la circulation selon
Galien et le trouvaient tout à fait logique. Ils n'y voyaient rien à redire. Le
sang sombre et épais était produit par le foie et s'écoulait par les veines vers
l'ensemble de l'organisme. Une partie de ce sang passait par la veine cave
dans la moitié droite du cœur et, de là, une fraction parvenait par la « veine
artérieuse » (c'est-à-dire l'artère pulmonaire) aux poumons où elle était
« consommée ».
Une autre fraction suintait à travers les pores de la paroi interventriculaire
dans la moitié gauche du cœur. Le ventricule gauche était le siège de la
chaleur innée, c'était le rôle de chaudière du cœur sur lequel Al-Rashid avait
insisté d'emblée. Une nouvelle coction du sang s'y opérait : il devenait plus
rouge, écumeux, et était mélangé avec de l'air qui provenait des poumons
par « l'artère veineuse » (c'est-à-dire la veine pulmonaire). Par ce même
vaisseau étaient éliminés les résidus de la formation cardiaque de sang clair
et chaud. Cela impliquait que la valvule qui contrôlait l'entrée du ventricule
gauche permettait une circulation à double sens dans la veine pulmonaire.
Cette valvule (qu'à Padoue on nommait la mitrale parce qu'elle ressemblait
à la mitre d'un évêque) ne comportait d'ailleurs que deux feuillets (et non
trois comme les autres valvules), ce qui prouvait bien qu'elle était prévue
pour fuir...
Tous étaient d'accord. Ils acquiesçaient quand on leur parlait de Galien.
C'était du certain, du solide... Alors qu'Ibn Nafis, beaucoup ne le
connaissaient même pas avant d'entrer chez Andrea.
Ce dernier comprit donc qu'il ne pourrait convaincre personne. Il fit servir
le thé et évita le vin résineux pour ne pas choquer les serviteurs zélés du
Prophète. En fait de prophète, nul ne l'était en son propre pays et Ibn Nafis
faisait bien les frais du dicton. Pourtant, malgré l'avis unanime de ses
confrères, Andrea sentait qu'il y avait quelque chose de profondément exact
et nouveau dans les assertions du médecin du Caire. Puisque les Arabes ne
semblaient pas y croire, il faudrait soumettre ce texte aux médecins de
Padoue...
Mais attention, avec une prudence infinie ! Là encore le péril était trop
grand. On n'était plus dans le libéralisme de l'Empire arabe. S'il fallait
critiquer Galien, on entrait en conflit avec l'enseignement de la Sainte
Eglise... Il faudrait jouer fin jeu, à la vénitienne, et bien choisir ceux qui
allaient pouvoir être informés.
Dans sa tête, Andrea choisit de les appeler « les élus ». Mais qui
pouvaient-ils être maintenant ? Depuis le temps qu'il avait quitté Padoue...
Enfin, il espérait y revenir bientôt... Encore quelques problèmes à régler
pour le compte du Doge, négocier la libération du consul auprès du sultan,
préparer les Européens à un renversement d'alliance en finesse et en
douceur. Et puis il faudrait revenir à Venise ; la guerre imminente allait l'y
contraindre.
Enfin ne pas oublier de préparer Paolo à tout cela, au cas où...
*
Andrea rentra finalement à Padoue en 1520 avec un poste de professeur de
la faculté. Il était accompagné de son neveu Paolo. Mais malheureusement,
il mourut dans l'année qui suivit ce retour, au cours d'un fabuleux dîner,
laissant à Paolo le soin de publier ses traductions. Paolo s'était alors mis au
travail. Il se souvenait de toutes les leçons de Damas, quand son oncle lui
avait parlé de ses travaux, puis quand il l'avait aidé à classer les précieux
documents, alors qu'ils s'étaient retrouvés à Nicosie après l'invasion
ottomane : tout était soigneusement conservé dans des malles scellées. Le
premier texte qu'il devait publier était la traduction du Canon d'Avicenne. Il
s'attacha à bien préciser l'originalité et la qualité de l'œuvre de son oncle,
dès le titre de l'ouvrage, ce qui le différencierait de tout ce qui avait pu le
précéder 73. Il devait également y ajouter le lexique des mots arabes qu'avait
composé Andrea et qui montrait les erreurs d'interprétation de Gérard de
Crémone.
Chemin faisant, Paolo dut se rendre à l'évidence : son oncle avait vraiment
eu un compte à régler avec le clerc de Tolède et ne pouvait souffrir
l'imprécision médicale de son travail, alors que Gérard se vantait pourtant
de posséder parfaitement toutes les sciences de son temps. La preuve lui
avait été apportée quand Andrea avait traduit le Petit Compendium de Jean
Sérapion, grand succès en son temps grâce à son côté pratique et complet
(Serapionis medici Arabis celeberrimi Practica), car il n'avait pu
s'empêcher de préciser toutes les compétences qui le rendaient beaucoup
plus digne de confiance que les traducteurs qui l'avaient précédé. Il avait
bien précisé, dès le frontispice du livre, qu'il était à la fois médecin (de
Belluno) et versé dans les sciences (Bellunensis medicus & philosophus),
tout en affirmant sa compétence parfaite comme traducteur de la langue
arabe, permettant qu'enfin jaillisse la lumière (idiomatis arabici
peritissimus, in latinum convertit : cuius tranlatio ninc primum exit in
lucem), sous-entendant ainsi que ce pauvre Gérard les avait jusqu'alors
laissés dans l'obscurantisme le plus crasse... Ce qui était assez vrai, mais
totalement immodeste. Il faut dire qu'Ibn Sarabiyun (dit Sérapion) était
médecin et chrétien, qu'il vivait au IX e siècle et avait transmis de façon très
précise une somme de connaissances venant de ses prédécesseurs et que
Gérard avait interprétée d'une façon tout à fait discutable, ce qui ulcérait
Andrea tant il respectait, en tant que médecin, l'œuvre de Sérapion.
Paolo avait donc entrepris un effort considérable pour assurer toute la
renommée possible au travail de son oncle, et après avoir pris langue avec
Lucantonio Giunta, l'imprimeur le plus en vue de Venise, il avait fait publier
l'ensemble de l'œuvre entre 1527 et 1555, période où l'effervescence de la
faculté de Padoue, liée à l'arrivée de Vésale, était à son comble. Mais ce ne
fut qu'en 1547 qu'il publia le fameux commentaire qui remettait en cause la
circulation sanguine...
*
Michel Servet publie le premier la description parfaite de la « petite
circulation » en 1553 dans la Restitution du Christianisme peu avant d'être
brûlé par Calvin. La deuxième édition de la Fabrica de Vésale sort en 1555
et Realdo Colombo publie De re anatomica en 1559. Il est très
vraisemblable que tous les trois eurent connaissance des traductions
d'Alpago, mais aucun ne le cita ou n'évoqua les travaux d'Ibn Nafis... Ainsi
va la science... par des chemins déformés.
Il fallut attendre qu'un étudiant égyptien, Muyyedine Al Deen Al Tawi,
découvrît à son tour par hasard en écrivant sa thèse le manuscrit d'Ibn
Nafis en 1924 à Berlin pour que le problème fût à nouveau posé de la
paternité de cette découverte fondamentale.
Mais cela est une autre histoire...
61. Avicenne a fait une œuvre considérable dans tous les domaines de la connaissance de son temps
et particulièrement en médecine. Son fameux Canon de la médecine (Qanûn) fut considéré comme
une référence et servit à faire connaître les œuvres des anciens Grecs (voir chapitre 4).
62. Le père et le grand-père d'Andrea étaient notaires. On sait qu'il fut personnellement admis dans
le Conseil des nobles de la cité le 12 mai 1479.
63. Vice-roi. Il représentait à Damas le pouvoir central, c'est-à-dire celui du calife du Caire.
64. Voir chapitre 1.
65. Danielle Jacquart, Arabisants du Moyen Age et de la Renaissance : Jérôme Ramusio correcteur
de Gérard de Crémone, Bibliothèque de l'Ecole des chartes. Tome 147,1989.
66. Derrière la « Catta » des poèmes latins de Ramusio se cachait en fait la très noble Catherine de
Neri, petite-fille naturelle du grand Gattamelata, illustre condottiere de Venise.
67. L'œuvre d'Avicenne a été traduite en latin par Gérard de Crémone vers 1150 sous le titre Canon
medicinae. Gérard était un clerc italien installé à Tolède et avait appris l'arabe auprès des Maures
d'Espagne. Mais il n'était pas médecin et interprétait souvent les termes scientifiques ou bien les
laissait tels quels, sans trouver la traduction latine parce qu'il en ignorait le sens.
68. La translittération est l'opération qui consiste à substituer à chaque mot arabe un mot latin,
indépendamment de la prononciation. Autrement dit, c'est une traduction strictement mot à mot. Mais
la translittération vise à être sans perte, de sorte qu'il devrait idéalement toujours être possible, en
connaissant ses règles, de reconstituer le texte original.
69. Tout en traduisant le Canon et les Commentaires sur le Canon, Andrea rédigeait un glossaire
des termes médicaux arabe-latin, qui fut d'une grande utilité pour tous ses successeurs.
70. Andrea Alpago mentionne comme son maître en médecine arabe un « Ebenmechi physicus inter
omnes Arabes primarius » qui a été identifié comme le médecin damascène contemporain
Shemseddin Mohammed ibn Mekki († 1531).
71. De l'utilité des parties.
72. Sorte de cuisson.
73. Le livre fut publié dès 1527 puis réédité par les fameuses imprimeries Giunta de Venise avec
lesquelles Paolo entra en contact dès le décès de son oncle. Le titre exact de la traduction du Canon
fut : Principis Avicennæ Liber Canonis [le Canon d'Avicenne] necnon De medicinis cordialibus et
Canticum ab Andrea Bellunensi ex antiquis Arabum originalibus ingenti labore summaque diligentia
correcti atque in integrum restituti una cum interpretatione nominum Arabicorum quæ partim
mendosa partim incognita lectores antea ignorabant, Venise, Giunta, 1527.
8
Le cul du roi ou la naissance de la chirurgie
Février 1686
Le roi de France chassait dans la garenne du Peq 74. Suivant la meute au
plus près, il avait distancé le reste de la chasse. Il s'arrêta un instant. Il était
en nage, bien que l'air de ce petit matin de février fût glacial. Comme
habituellement en cette saison, la Seine était complètement gelée.
Louis ressentait un échauffement dans le gras de la fesse, qui le gênait
depuis le début de la chevauchée. Il se massa un peu à travers ses chausses.
Déjà le reste de la troupe des chasseurs arrivait à son niveau.
— Tout va bien, Sire ? demanda le maître piqueux.
Sans répondre, le roi se dressa sur ses étriers et, pointant du doigt la
direction des chiens, il piqua des deux en criant :
— Sus, sus au goupil !
Si Louis XIV plaçait une passion au-dessus de toute autre, c'était bien
celle de la chasse. Certes, les affaires de l'Etat primaient sur les loisirs et les
délassements. Certes, parmi les plaisirs, les femmes avaient toujours tenu
une large place dans le passé, mais aujourd'hui Mme de Maintenon avait su
canaliser ses ardeurs... La chasse restait donc ce qui l'attirait le plus. Ces
longues chevauchées dans les sous-bois pour forcer un cerf ou un renard.
Ne pas perdre le contact des chiens. S'arrêter pour humer l'odeur de l'humus
et écouter les aboiements de la meute. Forcer l'animal. Le roi avait
l'impression de renouer avec son passé profond, ces chasseurs conquérants
qui avaient bâti son empire. Ces chefs francs dépenaillés et hurlants qui
avaient imposé leur volonté aux peuples conquis. Cette liberté qui les avait
guidés. Cette soif de vaincre qui les avait conduits depuis leurs forêts de
Germanie jusqu'aux plaines d'Ile-de-France...
Revenant aux réalités quotidiennes, le roi commençait de s'inquiéter de
cette douleur du fondement. Pas bien méchante, au début. Puis de plus en
plus vive. Il avait passé la main sous ses chausses et avait palpé une
grosseur douloureuse dans le fessier.
Il avait dû trop frotter en selle et provoquer cet échauffement du siège, les
dernières chevauchées avaient été longues, et puis il y avait eu la campagne
de Flandres qui avait été harassante. Il en parlerait à d'Aquin et à Fagon.
Ceux-ci allaient sans doute encore le purger pour éliminer les mauvaises
humeurs de son corps. Il les entendait déjà :
— Ah ! Sire, trop de bonne chère, trop de rôts, de poulardes de Bresse, de
gibiers faisandés, trop de vins capiteux, il faut vous restreindre pour
éclaircir votre sang !
Ils parlaient à leur aise, ces médecins. Fagon surtout. Il n'avait que la peau
sur les os. Il était bancal et torse, et n'aimait ni la chère, ni les femmes ; il
préférait l'eau de Châteldon aux vins de Bourgogne... Facile de conseiller
quand on est dévot 75 !
Ce fut donc d'Aquin, premier médecin du roi, qui examina pour la
première fois l'abcès fessier du roi. Voir son anus lui était coutumier, car le
clystère était une de ses thérapies favorites. Il en travaillait avec passion la
composition et savait mélanger les plantes aptes à en racler la paroi colique.
Il fallait purger jusqu'au sang, afin d'extirper les humeurs pecchantes qui
étaient les plus pernicieuses. Louis se laissait purger sans trop se plaindre.
Ce qu'il détestait surtout, c'était la saignée. Là, quand d'Aquin exagérait, il
pouvait se rebiffer !
Le roi Louis fut donc lavementé, et entre deux lavements, sermonné
derechef.
— Sire, voilà la conséquence de votre nature trop généreuse. Vous mangez
de façon trop abondante et parfois trop rapide (en fait d'Aquin n'osait pas
dire au roi ce qu'il était vraiment, c'est-à-dire un glouton !). Votre goût pour
les chevauchées vous traumatise le fessier... Et l'un dans l'autre, aboutit à
cette tumeur et cette indisposition générale...
Aucun des médecins ne tança le roi sur son hygiène corporelle qui était
pourtant déplorable. Louis était convaincu, comme bien d'autres en son
temps, que se laver était mauvais pour la santé. Car amollir la peau avec de
l'eau favorisait incontestablement la pénétration des maladies. Il ne se lavait
donc jamais, seulement un peu d'eau sur le visage, le matin au lever. Cela
comportait quelques inconvénients. Parmi ceux-ci, il savait bien lui-même
qu'il dégageait une odeur forte, presque insupportable pour l'entourage,
malgré les parfums dont on l'arrosait copieusement. Il avait donc pris
l'habitude, dès qu'il entrait dans une pièce, d'ouvrir largement les fenêtres,
au prétexte de mieux respirer, et ce, quelle que soit la température
extérieure. Il provoquait ainsi les murmures des dames de la Cour qui se
gelaient en sa présence, sans pourtant oser se plaindre. Son lit était le nid
d'un abondant pucier, et les valets du matin contemplaient les insectes
sauter sans vergogne sur les draps, sans les chasser pour autant puisque leur
maître ne s'en plaignait pas. Quant à Mme de Maintenon, pourtant très
réservée sur les choses du corps, elle avouait, quelques années après la mort
du roi, que son royal amant sentait... franchement mauvais.
Dans les jours qui suivirent la chasse du Peq, le roi avait été contraint de
s'aliter 76. Et même de remettre un Conseil des ministres. Ce qui n'était pas
coutumier. La fièvre était montée progressivement, type fièvre tierce,
d'après les médecins. Quand dans la nuit, alors que le roi souffrait male
mort, il sentit brutalement une douleur aiguë au niveau de sa tuméfaction,
suivie par un écoulement chaud lui baignant les fesses. Et alors, une
sensation merveilleuse de décontraction musculaire, de sédation générale et
la disparition de cette tension épouvantable qui l'empêchait de dormir
depuis plusieurs jours.
Il était guéri.
Le lendemain, d'Aquin appuya un peu sur l'abcès pour en faire sourdre le
dernier pus malodorant. Il fit cela avec horreur, retenant sa respiration et
réprimant ses haut-le-cœur, sans en avertir le premier chirurgien. Il pensait
en fait bien fort que ce geste était indigne de lui et qu'à l'avenir, postérieur
royal ou non, ce diable de Félix serait bien suffisant pour effectuer ces
basses besognes. D'Aquin, comme tous les médecins de son temps, avait
fait ses études à l'université (de Montpellier en l'occurrence), parlait latin,
portait la robe longue et se considérait comme savant, car il possédait –
entre autres – parfaitement son Aristote et son Galien. Il considérait avec
mépris les chirurgiens ou barbiers-chirurgiens qu'il jugeait comme des
ignares, juste bons à effectuer les saignées, quand les hommes de l'art
comme lui l'estimaient nécessaire et quand, et seulement quand, ils en
posaient l'indication !
Dès le lendemain, le roi reparut, élégant, jeune et fringant comme à
l'ordinaire, et chacun pensa qu'il avait une fois de plus vaincu la maladie. Il
dut même se rendre auprès des populaces pour faire les attouchements
traditionnels qui guérissaient les écrouelles. Cette coutume remontait à
Clovis, qui avait reçu de Dieu, sans doute pour compte de sa conversion, le
don de guérir les scrofuleux. Il s'agissait en fait des orifices d'écoulement
des ganglions tuberculeux du cou, témoins de la guérison de la maladie,
mais objets de répulsion auprès du voisinage et qui pouvaient cicatriser
moyennant imposition des mains du roi. Heureusement, en l'absence de
surinfection, ces scrofules guérissaient spontanément, même en l'absence
d'imposition des mains royales.
Ainsi vont les réputations !
Quelques semaines après cependant, tout sembla se reproduire point par
point avec apparition d'une fièvre, quarte cette fois. Et le roi dut à nouveau
s'aliter. D'Aquin, premier médecin du roi, s'entretint avec ses confrères, et
en particulier avec Fagon, qui secrètement briguait son poste, pour définir la
conduite à tenir. Ils n'étaient d'accord sur rien, sauf sur un point : le
traitement ne devait pas être chirurgical !
*
Il est temps de comprendre ce qu'est réellement une fistule anale.
L'anus, comme chacun sait, est la toute dernière partie du tube digestif, il
fait suite au côlon et au rectum. Il forme un canal, le canal anal, délimité par
deux sphincters. L'un intérieur, l'autre extérieur. Tous deux sont des muscles
qui permettent de retenir les selles ou, au contraire, de les expulser. Facile à
comprendre maintenant, mais moins clairement expliqué au XVII e siècle.
Or, il existe des petites glandes proches de l'anus qui peuvent s'infecter. Ce
sont elles qui sont à l'origine de la fistule anale : l'infection de l'une de ces
glandes anales formant une collection de pus, c'est-à-dire un abcès entre les
deux sphincters. Cet abcès forme une grosseur très rouge, remplie de pus,
très douloureuse, brûlante, entraînant parfois l'émission de sang dans les
selles.
Ce pus va s'éliminer en formant un conduit entre l'anus et la peau alentour,
où il s'ouvre, se draine et donne l'impression de guérir. Mais après ce
drainage, quand la peau de la fesse se referme, l'abcès se reforme, jusqu'à ce
qu'il ne puisse que se drainer à nouveau par la même voie, et ainsi de suite.
Il n'y a donc qu'une solution, elle est chirurgicale : c'est ouvrir tout cela,
mettre à plat 77 et obliger la cicatrisation à se faire par le fond de la plaie
fraîche ainsi réalisée. On imagine combien Louis XIV a dû être gêné par
cette affection, d'autant plus que les traitements n'étaient pas franchement
au point à l'époque, comme nous l'allons voir tout à l'heure...
*
Malgré leurs réticences, devant la récidive du mal et l'impuissance des
onguents, les médecins durent se résoudre à appeler les chirurgiens du roi
en consultation, car l'abcès devenait à nouveau très douloureux et l'incision
nécessaire. Félix, premier chirurgien, fut sommé par Antoine d'Aquin
d'utiliser sa lancette pour ouvrir largement l'abcès et traiter ainsi la plaie en
profondeur afin de permettre un meilleur drainage. Félix dut obéir car un
chirurgien de son temps ne pouvait agir qu'après l'indication portée par les
médecins diplômés de la faculté dont il dépendait totalement. Mais Félix,
qui était un homme d'expérience, savait que ce traitement allait se révéler
insuffisant.
Homme honnête et modeste, Charles-François Félix avait succédé à son
père, le barbier-chirurgien qui avait remis en place la « dislocation entière
du bras gauche » du roi 78, causée par une chute de cheval quelques années
plus tôt. Loin de se comporter en « fils de patron », il avait fait de longues
études dans les hospices de Paris et à l'armée, puis s'était soumis aux
épreuves de tous les aspirants qui se présentaient devant les maîtres
chirurgiens. Bien que premier chirurgien du roi, il donnait ses soins à tous
et souvent gratuitement. Dans le petit monde de la Cour, il apparaissait
comme populaire et surtout très écouté !
Et, dans le cas précis de la fistule du roi, il savait qu'il n'y aurait pas de
salut si l'on ne réalisait pas cette « grande opération » qui permettait la mise
à plat totale du trajet fistuleux. Mais cela nécessitait une taille longue et
profonde effectuée à la lancette jusqu'à l'orifice anal de la fistule, en
sectionnant le muscle sphincter externe de l'anus.
Les médecins du roi ne l'entendaient pas ainsi. Ils préféraient toujours
tartiner le cul royal de pommades et d'onguents, et prescrire des pansements
d'étoupe, accompagnés de saignées.
Ce fut donc ainsi qu'on procéda.
Les raisons pour lesquelles les médecins n'envisageaient pas le traitement
chirurgical étaient multiples. Il était vrai que « l'opération cruciale », prônée
par Félix, n'avait pas bonne réputation et que peu de praticiens en avaient
réellement l'expérience. Mais ce qui les chagrinait avant tout aurait été de
reconnaître qu'une affection ne pût se guérir que grâce aux soins d'un
manouvrier : cela eût donné trop d'importance à ces « petits laquais » de
barbiers-chirurgiens 79... Il fallait donc tout tenter pour que le traitement fût
médical. Fagon, qui croyait beaucoup en l'effet des eaux thermales, envoya
quatre de ses patients qui souffraient du même mal boire les eaux
sulfureuses de Barèges, pendant que quatre autres buvaient pendant trois
mois les eaux salines de Bourbonne. Au grand dam des médecins,
l'expérience ne se révéla pas concluante. D'Aquin essaya alors un nouvel
onguent merveilleux contre les fistules inventé par un moine, onguent qui
se montra également sans effet.
Pendant ce temps, Félix dut réaliser sept incisions successives pour
drainer les abcès qui se reformaient, en sachant pertinemment qu'elles
seraient insuffisantes. Un jour, en l'absence d'Antoine d'Aquin, alors que le
roi lui demandait combien d'incisions seraient encore nécessaires pour le
guérir, il ne put s'empêcher d'ouvrir son cœur :
— Sire, nous ne saurons vous guérir que si l'on ose effectuer l'opération
« cruciale ».
Et il expliqua au roi et à Louvois, qui assistait aux soins, en quoi consistait
l'opération. Louvois fut très partisan de cette solution, ce d'autant qu'on
commençait à jaser dans Paris et dans toutes les cours d'Europe. Pour tout
dire, certains faisaient courir le bruit que le roi était à l'article de la mort. Il
fallait donc agir vite et de façon efficace. La politique se mêlait du pronostic
médical... Louis interrogea à nouveau Félix :
— Sire, je sais comment procéder, mais je n'en ai pas la pratique et je
devrais auparavant m'exercer.
— Les hospices et mes casernes te sont ouverts, s'il s'agit d'assurer ton
geste, répondit le roi.
Muni de cette autorisation, Félix répéta donc cette opération à plusieurs
reprises, car les fistuleux ne manquaient pas, l'hygiène anale étant plus que
sommaire à l'époque. Il put confirmer son efficacité et se résolut, non sans
appréhension, à s'intéresser de près au postérieur royal.
Ce fut au matin du 18 novembre 1686, au château de Fontainebleau,
qu'eut lieu l'intervention. Seules six personnes avaient été prévenues :
Louvois, Monseigneur le Dauphin (qui préféra aller chasser), la marquise
de Maintenon, le père La Chaise son confesseur, ainsi, bien entendu, que
son chirurgien et son médecin. Quatre apothicaires avaient également été
convoqués, leur rôle était de maîtriser le patient si cela se révélait
nécessaire.
Après la messe, où le roi s'en remit à Dieu, il se dirigea vers sa chambre et
se mit à genoux, dégagea largement son postérieur tourné vers la fenêtre
pour bénéficier de toute la lumière de cette fin d'automne et saisit la main
de Louvois assis sur le lit.
Après mise en place d'un dilatateur anal, le premier temps de l'opération,
qui n'était pas le plus facile, fut de retrouver le trajet de la fistule grâce à
une sonde cannelée. Félix, qui s'était fait assister de Bessières, chirurgien
parisien de grande réputation, procéda avec une grande douceur sans jamais
forcer. Il parvint ainsi à positionner sa sonde depuis l'orifice fessier au
centre de la plaie déjà réalisée par les multiples incisions précédentes de
l'abcès, jusqu'à l'orifice intra-anal. Puis il sortit sa meilleure lancette, une
lancette en argent fabriquée pour l'occasion, parfaitement aiguisée. Il
prévint le roi.
— Sire, je vais inciser.
— Allons ! répondit Louis.
Félix incisa d'un geste ferme le trajet fistuleux et mit à plat les
anfractuosités de sa plaie périnéale ainsi réalisée avec une paire de ciseaux.
Sans aucune anesthésie, cela va sans dire... Louis ne broncha pas, il se
contenta de serrer encore plus fort la main de Louvois, jusqu'à lui entrer les
ongles dans la chair. Louvois non plus ne broncha pas ! Le roi fit ainsi
mentir le marquis de Sourches qui lui avait fait une réputation de douillet, le
décrivant « comme incommodé de toutes choses ». De l'étoupe fut utilisée
pour comprimer la plaie qui se mit à saigner abondamment. Après quelques
minutes de compression, les choses rentrèrent dans l'ordre et un pansement
put être assujetti par des bandages. Tous les gestes du chirurgien furent
consignés par un secrétaire royal, qui s'appliqua à souligner l'héroïsme du
roi. Sans doute savait-il qu'il serait ensuite lu, relu et commenté...
Une heure après l'opération, le roi subit une saignée, impérativement
prescrite par d'Aquin, qui estimait sans doute que l'hémorragie de
l'opération n'avait pas été suffisante. Le soir même, Louis insista pour tenir
le Conseil où malheureusement il était seul à avoir le privilège de rester
assis, privilège qu'il assuma avec courage ! Le lendemain, il recevait des
ambassadeurs, alors que manifestement une vive douleur lui arrachait des
grimaces. Mais le prestige du Roi était en jeu et il devait faire bonne figure
aux yeux du monde.
On n'est pas Roi-Soleil pour rien.
Le pansement fut refait tous les jours par Félix lui-même, avec des linges
humectés de vin de Bourgogne auquel le premier chirurgien vouait des
vertus exceptionnelles. Durant tout ce temps, Louis fut contraint de garder
la chambre, alors que chaque matin à la messe, la Cour priait pour son salut.
Après quelques jours, la cause était entendue : Louis avait bien supporté
cette intervention. Louvois s'employa à en faire courir le bruit, faisant taire
ainsi des rumeurs qui devenaient néfastes aux affaires du royaume.
A la Noël, tous le considérèrent comme définitivement guéri. Cependant,
quelques petites retouches, bistouri en main, furent nécessaires pour obtenir
un résultat parfait, car, avec justesse, Félix ne voulait pas que la plaie se
refermât trop vite. Si bien que la consolidation ne fut acquise que le
1 er avril de l'année 1687, date à laquelle Mme de Maintenon fit chanter à
Saint-Cyr une ode solennelle, intitulée « Dieu sauve le Roy », composée par
Jean-Baptiste Lully en l'honneur du retour à la santé de son époux qui, pour
morganatique qu'il fût, n'en était pas moins l'objet de toutes ses prières 80.
*
L'opération de Félix eut un retentissement considérable ; la fistule anale
devint une « mode » à la cour de France, les courtisans n'avaient plus honte
de leur maladie et exhibaient, au moins en paroles, leur royale infirmité.
Ceux qui avaient quelques petits suintements ou de simples hémorroïdes ne
différaient point à présenter leur derrière au chirurgien pour qu'il y fît les
incisions « à la royale ». Plus de trente courtisans, et non des moindres,
réclamèrent l'opération à Félix et furent très fâchés lorsqu'il les assura qu'il
n'y avait point nécessité de la faire...
Le roi ne se montra pas ingrat envers son premier chirurgien. Il reçut la
somme considérable de 150 000 livres, à laquelle s'ajoutèrent d'autres dons,
ce qui lui valut bien des jaloux. Le roi lui octroya également la terre des
Moulineaux à Tassy, ce qui l'anoblissait de fait.
En réalité, Louis XIV appréciait une fois de plus le caractère efficace,
modeste et réservé de son chirurgien, en qui il garda toujours la plus grande
estime et la plus haute confiance. Il s'adressait souvent au nouveau Félix de
Tassy pour prendre son sentiment sur différentes questions, n'ayant pas
toujours trait à la médecine, ayant remarqué son bon sens et sa simplicité.
Un jour Félix s'enhardit et fit au roi la demande qui le tourmentait déjà
depuis longtemps :
— Sire, il faut que Votre Majesté intervienne pour les gens de mon état.
La confusion est à son comble et personne ne s'y retrouve. Il y a les maîtres
chirurgiens, les barbiers-chirurgiens, les barbiers-perruquiers-chirurgiens, à
côté des médecins qui souhaitent tout réglementer. Il serait peut-être temps
de séparer barberie et chirurgie, et d'organiser un enseignement spécifique
de la chirurgie, à l'image de celle que vous avez décrétée pour Dionis au
Jardin royal, avec des professeurs assermentés. Ce qui conférerait à leurs
élèves l'autorité et la responsabilité de leur pratique 81.
Félix proposait là au roi une vraie révolution. Il lui proposait de créer le
métier de chirurgien !
*
Pour tout dire, la confusion régnait depuis le Moyen Age, et le terme de
« barbier » renvoyait à trois métiers différents :
— Le barbier proprement dit, celui qui avait le droit de tenir boutique pour
raser et qui avait pour enseigne des bassins blancs avec cette inscription :
« Céans on fait le poil proprement et l'on tient bains et étuves » ;
— Le barbier-perruquier, qui n'exerçait son talent que sur les têtes
princières et appartenait à la suite des domestiques de grandes maisons.
Avec la mode des perruques, il devenait important à l'époque de
Louis XIV ;
— Et le barbier-chirurgien, en charge de la petite chirurgie, qui avait pour
enseigne des bassins jaunes.
L'ancien métier de barbier-chirurgien remontait en fait à une époque où la
chirurgie avait été condamnée par l'Eglise. En 1163, lors du concile de
Tours, l'Eglise décrétait qu'elle avait le sang en horreur : Ecclesia abhorret
a sanguine. En 1215, le quatrième concile de Latran en remettait une
couche et interdisait tout simplement aux clercs d'exercer la chirurgie. Cette
interdiction de la pratique de la chirurgie par les médecins, la plupart à
l'époque membres du clergé, laissa le champ libre à ceux qui se proposaient
de réaliser, malgré tout, les actes nécessaires à tout un chacun. Aux barbiers
qui, par la force des choses, tenaient rasoirs et lancettes revint le redoutable
rôle d'inciser gaillardement les abcès, pratiquer les saignées (souvent avec
le même instrument !), réduire les luxations et appliquer les cautères. Quant
aux arracheurs de dents, ils promenaient sur les marchés et les foires les
baraques où ils exerçaient leurs talents...
Ces barbiers-chirurgiens, ne dépendant pas de l'université (et pour
cause !), furent péjorativement considérés comme des manuels ignorants (ce
qui était souvent exact) et à ce titre furent repoussés par les médecins
formés par les facultés de médecine. La chirurgie et la dentisterie se
trouvèrent ainsi reléguées à un rang inférieur pour de nombreuses années.
Une véritable individualisation du métier de chirurgien se fit pourtant,
grâce à un certain Jean Pitard qui fut le barbier-chirurgien de Saint Louis,
puis de Philippe le Hardi et enfin de Philippe le Bel (faire la barbe du roi
suppose confiance et intimité !). Afin de mettre un peu d'ordre, il eut l'idée
de réunir les chirurgiens parisiens en une corporation. En 1268, Louis IX
créa, à sa demande, la confrérie de Saint-Côme et de Saint-Damien (patrons
des chirurgiens) qui définissait et organisait le métier pour la première fois.
Une petite église fut construite à l'angle de la rue de la Harpe et de la rue
des Cordeliers (angle actuel du boulevard Saint-Michel et de la rue de
l'Ecole-de-Médecine). Les chirurgiens qui s'y réunissaient portaient une
robe longue et, le premier lundi de chaque mois, ils donnaient des
consultations gratuites, auxquelles les apprentis chirurgiens étaient tenus
d'assister. Sur cette base naquit le Collège de chirurgie, baptisé « Confrérie
de Saint-Côme ». Les premiers statuts de cette confrérie furent publiés en
1379. Sous la direction de six chirurgiens-jurés, des examens étaient
imposés à tout barbier désireux de pratiquer la « cyrurgie 82 ».
Cela aurait pu être l'origine d'une organisation salutaire. Malheureusement
les siècles qui suivirent ne firent que concourir à la confusion. Et de décrets
en édits, d'édits en ordonnances, le métier de barbier-chirurgien recouvra en
fait de nombreuses compétences différentes, allant du simple barbier
coiffeur au vrai charlatan, en passant par le maître chirurgien de la
Confrérie.
Si bien qu'au début du XVII e siècle on était revenu au désordre, et les
chirurgiens restaient séparés en deux groupes qui se jalousaient
sauvagement :
— Les chirurgiens-barbiers dits de robe courte dont la pratique
chirurgicale se contentait de soigner clous, anthrax, bosses et charbons. Ils
devaient aussi bien raser et couper les cheveux qu'ouvrir les abcès, mettre
des ventouses et surtout saigner. En général, ils tenaient échoppe en ville.
Certains pourtant étaient des « ambulants ». Personnages pittoresques, hauts
en couleur, ils se transmettaient de père en fils, ou de maître à élève, le
secret d'une opération qu'ils réalisaient vaille que vaille, de bourg en bourg.
Ceux-là ne faisaient que « la hernie » ou que « la cataracte », et pratiquaient
de façon illégale et officieuse, néanmoins tolérée.
— Les maîtres chirurgiens, qui avaient droit au port de la même longue
soutane noire que les médecins (ce que les médecins n'appréciaient pas du
tout !) ; ils étaient dits de robe longue, souvent réunis en confrérie comme
celle de Saint-Côme, et ils pratiquaient les seules opérations possibles à
cette époque. Bien entendu, ils ne parlaient pas latin, n'avaient pas étudié à
la faculté et restaient méprisés des médecins. Certains prétentieux parmi
eux se perdaient plus en joutes oratoires avec les médecins ou en vaine
dialectique entre eux qu'en saine pratique.
La subordination aux médecins restait la règle et pour tous elle pesait de
façon insupportable. Ainsi, depuis toujours, les chirurgiens de Paris allaient
tous ensemble à la faculté de médecine le lendemain de la Saint-Luc. Ils
étaient obligés de payer pour tout le collège un écu d'or de redevance
conformément aux anciens contrats passés entre la faculté et les barbiers.
Le premier chirurgien du roi prêtait, en cette qualité, serment entre les
mains du premier médecin du roi...
Horrible soumission ! La guerre se poursuivit...
Et l'arrêt du Parlement de Paris du 7 février 1660 avait été catastrophique
pour les chirurgiens. Bien orchestré par Guy Patin, doyen des médecins de
Paris, il déboutait les chirurgiens de Saint-Côme, qui avaient porté plainte
contre les médecins. Il imposait que les barbiers-chirurgiens à robe courte et
les chirurgiens à robe longue fussent rassemblés en une seule et même
corporation. Il leur interdisait de devenir bachelier, licencié et encore moins
docteur. En fait, il les condamnait à ouvrir échoppe sur rue et à s'occuper
des poils de barbe.
L'opprobre tombait sur la profession.
Considérant que les choses étaient allées trop loin, Louis XIV avait réagi
quelques années plus tard (1668) en réunissant pour Félix les fonctions du
premier valet de chambre et barbier du roi à celles du premier chirurgien.
Ce titre restituait au moins une autorité dans le métier, puisqu'il devenait
« le chef et garde des chartes, statuts et privilèges de la chirurgie et barberie
du royaume ». Il comprenait un droit d'inspection sur tous les chirurgiens,
sages-femmes et autres, exerçant quelque partie que ce soit de la chirurgie
et de la barberie. Poste important, s'il en était !
Mais cela ne contentait pas complètement Félix, qui avait d'autres
ambitions pour ceux de son état...
Puis, une déclaration du 19 juin 1770 avait ordonné que le premier
chirurgien prêtât serment, non plus à la faculté de médecine, mais
directement au roi, et qu'il recevrait celui des autres chirurgiens ordinaires
et de quartier, ainsi que des autres chirurgiens de la famille royale et des
princes du sang.
Là encore, Félix avait marqué des points. Mais les contestations restaient
vives chez les médecins et dans ses propres troupes, qui ne voyaient pas
tous d'un bon œil de se séparer de la barberie qui, pour secondaire qu'elle
fût, n'en était pas moins une source de revenus non négligeable...
Néanmoins, Félix était déterminé, il utiliserait l'oreille du roi pour parvenir
à son but : créer un vrai métier de chirurgien !
Louis se donna le temps de la réflexion et, finalement, il suivit la
proposition de Félix. S'étant enquis des oppositions et des intérêts en jeu, il
préféra ne pas hausser sur un piédestal le métier de chirurgien, ce qui aurait
ému la faculté. Il choisit donc l'option très politique de créer un état
spécifique des barbiers, qui devenait une position très enviée, du fait de
l'intérêt financier de la pratique, en interdisant aux chirurgiens de couper les
cheveux en quatre !
Ainsi il semblait valoriser la barberie contre la chirurgie...
Par un édit publié au mois de novembre 1691, il créa ainsi des maistres
« barbiers-baigneurs-étuvistes-perruquiers » dans toutes les villes de cours
supérieures ou de bailliages. Il défendit en même temps aux « maistres
chirurgiens-barbiers, à leurs garçons apprentis et à ceux des veuves des
maistres décédés, de se mêler d'aucun commerce de cheveux, et de faire ou
vendre aucune perruque, et aux barbiers-baigneurs-étuvistes-perruquiers de
faire aucun acte de chirurgie ; et afin de maintenir chacun de ces deux corps
dans ses fonctions... ».
Evidemment, les médecins, de leur côté, ne furent pas dupes et ils ne
virent pas d'un bon œil ces évolutions qui, de facto, consacraient les
chirurgiens aux choses de la médecine. Ils tentèrent donc de faire obstacle à
ces nouvelles dispositions, comme si l'art de guérir ne pouvait être connu
que d'eux. Si bien que cette décision entraîna une levée de boucliers à la
fois des barbiers et de la faculté de médecine !
Félix avait rempli sa mission. Grâce au postérieur royal, il avait pu
imposer le métier de chirurgien. Il préféra se retirer sur ses nouvelles terres
et abandonner ses fonctions. On disait que, traumatisé par toutes ces
émotions, il n'était plus capable de tenir son scalpel sans trembler... Il
choisit pour le remplacer Mareschal, le chirurgien de la Charité, fameux
lithotomiste 83, qu'il jugeait le meilleur à Paris, et le roi accepta cette
nomination, tant il gardait toute sa confiance en Félix de Tassy.
Félix mourut en 1703 des suites d'une malencontreuse fausse route
urétrale, qu'il se fit alors qu'il voulait se sonder pour une rétention d'urine –
confirmant le fait qu'il est imprudent de se soigner soi-même.
Le roi lui-même mourut en 1715 d'une artérite des membres inférieurs
ayant évolué en gangrène. Mareschal avait conseillé l'amputation, mais les
médecins s'y étaient opposés.
Les discussions entre médecins et chirurgiens n'étaient pas finies. Elles ne
faisaient que commencer...
Mareschal avait toujours soutenu les positions de Félix. Il fallait aller
encore plus loin. Ce fut La Peyronie qui lui inspira l'idée de créer des postes
de professeurs et de démonstrateurs en chirurgie, et ensuite de regrouper ses
principaux membres dans une Académie de chirurgie (Lettres patentes en
forme d'édit données par Louis XV, à Fontainebleau, en septembre 1724,
enregistrées au Parlement le 26 mars 1725).
Le 18 décembre 1731 a lieu la séance inaugurale de l'Académie royale de
chirurgie 84. La publication du premier volume des mémoires de l'Académie
eut lieu en 1741. Il acheva de mettre en lumière l'utilité des opinions de La
Peyronie, devenu premier président de la Société. Par une déclaration du 23
avril 1743, le cadre juridique à l'exercice de la profession de chirurgien fut
fixé. Il la sépare clairement de celle de barbier. Le grade de maître des arts
est exigé pour l'exercice de la profession, la sévérité des examens pour
l'obtention de la maîtrise est accrue.
Dès lors, de nombreux chirurgiens des nations voisines tinrent à l'honneur
de devenir membres de l'Académie. En 1750, on soumit les aspirants à faire
pendant trois ans un cycle complet d'études sur toutes les parties de la
chirurgie.
Dans l'ordre social, l'état de chirurgien devenait ainsi l'égal hiérarchique
de celui de médecin.
Paris, 1672.
Tentant de contenir les quintes de toux qui agitaient tout son corps,
Molière avait laissé tomber sa plume d'oie, faisant un horrible pâté d'encre
noire sur sa feuille... juste quand Monsieur Diafoirus étalait aux yeux
d'Argan toutes les qualités et vertus de son benêt de fils :
Thomas Diafoirus. (Il tire une grande thèse roulée de sa poche, qu'il
présente à Angélique.) — J'ai contre les circulateurs soutenu une thèse,
qu'avec la permission de Monsieur j'ose présenter à Mademoiselle, comme
un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit.
Angélique. — Monsieur, c'est pour moi un meuble inutile, et je ne me
connais pas à ces choses-là.
Toinette. — Donnez, donnez, elle est toujours bonne à prendre pour
l'image, cela servira à parer notre chambre.
Thomas Diafoirus. — Avec la permission aussi de Monsieur, je vous
invite à venir voir l'un de ces jours pour vous divertir la dissection d'une
femme, sur quoi je dois raisonner.
Les étudiants :
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuitta purgare.
Le chœur :
Bene, bene, bene, bene respondere :
Dignus, dignus est entrare
In nostro docto corpore.
85. Une hémoptysie est le rejet de sang aéré par la bouche, sang en provenance des voies aériennes,
au cours d'effort de toux.
86. Le Dr Mauvillain, ami de Molière, prônait les médecines douces de l'époque, soignait les
maladies par le chant, la musique et la danse, et fut chassé à deux reprises de l'Académie de
médecine.
87. En 1672, on l'a vu, le médecin personnel du roi était d'Aquin. Fagon lui succéda en 1693.
Malgré son penchant pour le clystère, Fagon fut un médecin avisé. Il prit parti, pour ce qui concerne
ce chapitre, en faveur de la circulation sanguine.
88. Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, 1628, foire de Francfort.
89. Marie de Médicis.
90. Descartes soutenait qu'il avait expérimenté (avec ses doigts !) que le cœur produisait plus de
chaleur que les autres organes. « Ce mouvement que je viens d'expliquer suit aussi nécessairement de
la disposition des organes [...] et de la chaleur qu'on peut y sentir avec les doigts et de la nature du
sang. » Discours de la méthode, cinquième partie. Cette notion était déjà décrite par Aristote.
91. L'Ecole des femmes, 1662.
92. Nicolas Copernic, De revolutionibus orbium caelestium, publié en 1543 à Nuremberg.
93. Aujourd'hui le plus vieux du monde !
94. Un yeoman est un paysan libre d'Angleterre possédant ses terres. Ce terme comporte, au
e
XVI siècle, une notion de paysan nanti.
95. Galien avait écrit : « Il faut connaître et révérer la sagesse, la toute-puissance, l'amour infini et la
bonté du créateur de l'Etre. » Cette croyance de Galien en l'existence d'un Dieu unique, créateur du
corps humain, incitera l'Eglise à adopter sa doctrine et à l'imposer comme la seule valable. Ainsi,
pendant longtemps, s'opposer à Galien signifiera s'opposer à l'Eglise, ce qui explique sans doute son
influence quasi constante auprès du corps médical jusqu'à la période dont on parle (soit pendant mille
quatre cents ans !).
96. Nom grec employé par Hippocrate pour signifier les bronches.
97. Ce fut le Hollandais Van Leeuwenhoek qui observa les capillaires contenant des globules rouges
en 1673. Rappelons que Galilée avait également décrit un microscope, même si son invention du
télescope est restée plus célèbre.
98. Realdo Colombo, successeur de Vésale et prédécesseur de Fallope à Padoue, avait décrit la
circulation pulmonaire et le trajet du sang veineux à travers le poumon. Fait qu'avait d'ailleurs décrit
avant lui Ibn Nafis en 1242, au Caire. Il ne fut traduit en latin qu'en 1547, par le médecin italien
Andrea Alpago de Belluno qui avait séjourné à Damas. Proche de la vérité, Colombo ne put pas
cependant se séparer de l'idée de Galien qui faisait du foie l'organe moteur du sang.
99. William Fitzer était un jeune imprimeur anglais installé à Francfort.
100. C'est en 1633, cinq ans après la publication du livre d'Harvey, que Galilée, alors âgé de
soixante-dix ans, est condamné à la prison à vie par l'Inquisition. Il a été obligé de renier tout ce qu'il
enseignait concernant le système héliocentrique. En revanche, cette fameuse phrase a toute chance
d'être un mythe. Elle a l'avantage cependant d'exprimer magnifiquement la rébellion et la science
contre le dogmatisme et l'ignorance. Galilée, lui, ne sera réhabilité par l'Eglise qu'en 1992.
101. Qui n'existe pas ! Le septum interventriculaire est imperméable. Le moindre orifice à ce niveau
est pathologique et nécessite habituellement une fermeture chirurgicale.
10
Le premier procès du sang contaminé
« Surpris & fâchés de cette mort, ils n'oublièrent rien pour la dissiper ; ils
employèrent inutilement les odeurs les plus fortes, les frictions, & après
s'être convaincus qu'elle étoit irrévocablement décidée, ils offrirent à la
femme, suivant ce qu'elle a déclaré, de l'argent pour se mettre dans un
couvent, à condition qu'elle cacheroit la mort de son mari, & qu'elle
publieroit qu'il étoit allé en campagne ; elle n'ayant pas voulu accepter leur
proposition, donna par ses cris & ses plaintes lieu à la sentence du
Châtelet. »
Denis avait contre-attaqué en révélant aux juges que, tout au contraire, la
femme lui avait avoué avoir reçu de l'argent pour qu'elle accusât la
transfusion sanguine et que, de son côté, il avait refusé de lui en donner. Il
avait alors demandé l'autopsie du cadavre et dit n'avoir pu l'obtenir.
En bref, comme l'écrivait Diderot :
« Il y a lieu de penser que dans l'une & l'autre l'esprit de parti y aura fait
glisser des faussetés, parce que dans toutes les disputes il y a du tort des
deux côtés. »
Sachant que, d'une part, Jean-Baptiste Denis ne faisait pas partie du corps
des médecins de la faculté de Paris, et que, d'autre part, ces derniers étaient
majoritairement hostiles à la transfusion sanguine, il coupait court à toute
nouvelle transfusion en France. Les notabilités étaient respectées, mais un
fort doute planait sur l'efficacité et le bien-fondé de leurs méthodes.
Où l'on découvre les souvenirs d'un drapier de Delft qui invente une
machine pour compter ses fils. Où il observe dans son sperme d'étranges
animalcules qui se déplacent avec une queue en flagelle. Où il sert de
modèle à l'un des plus grands peintres de son temps...
108. En 1595, Zacharias Janssen, un fabricant de lunettes flamand, avait eu l'idée de superposer
deux verres de lentille dans des tubes coulissants afin de grossir de très petites choses. Galilée avait
également décrit auparavant le principe du microscope.
109. Van Leeuwenhoek s'intéresse en particulier au cycle reproductif des insectes. Il constate par
exemple que les femelles de certaines espèces ne renferment jamais d'œufs mais contiennent des
petits tout formés (viviparité). Il décrit également la parthénogenèse en constatant que des pucerons
peuvent naître de femelles non fécondées.
110. Il s'agit de Huygens, compositeur et poète, contemporain de Leeuwenhoeck.
111. Certains ont voulu voir Leeuwenhoeck comme sujet de deux tableaux de Vermeer :
L'Astronome et Le Géographe. Ce sont les seules toiles du peintre qui représentent un scientifique au
travail et non une activité domestique ou intime. Ce sont aussi les seules toiles qui représentent un
homme seul. Leeuwenhoeck fut également le curateur des biens du peintre à sa mort.
12
La variole et les laitières...
Pourquoi Larrey ?
Il faut avouer ses faiblesses. Comme tous les chirurgiens, je voue un culte
sentimental à Dominique Larrey. Au « baron », comme on dit entre nous.
Dire « Larrey », c'est évoquer la chirurgie de l'urgence, l'habileté
invraisemblable de celui qui faisait une amputation en moins d'une minute,
c'est laisser souffler l'épopée napoléonienne, c'est vibrer à de grandes idées
humanitaires malgré l'horreur du quotidien !
Larrey, c'est l'épopée de la chirurgie.
Il est vrai que peu de chirurgiens peuvent s'enorgueillir d'avoir leur nom
gravé sur l'Arc de triomphe ! A travers le baron, c'est toute la chirurgie qui
en est honorée.
L'Empereur disait de lui qu'il n'avait jamais connu homme plus vertueux.
Laissons-lui la qualité de savoir juger les hommes : cela fut sans doute
exact, tant la vie de Larrey fut une succession de faits de bravoure,
d'intelligence médicale et de vertu familiale.
Sa grande idée, dès le début de sa carrière, a été de comprendre que plus
les soins étaient précoces et meilleures étaient les chances du blessé. Or,
pendant les guerres révolutionnaires, le dogme militaire imposait encore
aux chirurgiens de rester à une lieue au moins du champ de bataille et de
n'intervenir qu'à la fin des combats. Perte de temps et de chances
considérable ! Perfectionnant les ambulances légères que Percy avait
proposées pour apporter des civières et du matériel, il imagina les
ambulances volantes, destinées cette fois au transport des blessés qui
pouvaient être opérés après avoir été récupérés au milieu des combats.
Formidable progrès, toute la notion d'urgence chirurgicale est dans cette
action !
Cette certitude d'être secouru confortait les soldats, qui le considéraient
comme leur « Providence », et quand Napoléon disait de Larrey qu'il valait
bien une division, il ne faisait pas que lancer une parole historique de plus.
Une autre de ses grandes idées, sur laquelle on a peu insisté, était qu'un
blessé n'avait pas d'uniforme. Autrement dit, il était tout aussi logique de
soigner un Français qu'un Russe ou qu'un Autrichien à partir du moment
où il se trouvait en détresse et à portée de soins. Cette attitude fut
évidemment critiquée en son temps. Opiniâtre, Dominique Larrey tenta
même, après 1815, avec l'Anglais Sydney Smith, de constituer un organisme
neutre supranational afin de prendre en charge les blessés de guerre...
C'était trop tôt. Il fallut Dunant et la première conférence de Genève en
1864 pour que cette idée aboutît.
Mais grâce à Larrey, une certaine idée de la médecine humanitaire venait
de naître !
En attendant, juste retour des choses, l'idée lui sauva la vie. A la bataille
de Waterloo, Larrey fut pris par les Prussiens qui voulaient l'exécuter. Dans
des circonstances dignes d'un roman d'Alexandre Dumas, il fut reconnu par
le maréchal Blücher lui-même 125, qui se souvint, in extremis, que Larrey
avait sauvé la vie de son propre fils en le soignant sur un champ de bataille,
quelques années plus tôt.
Enfin, il prit la défense des soldats qui, en 1813, étaient accusés de
s'automutiler pour échapper à la grande boucherie. Ces soldats devaient
être fusillés. Larrey pesa de tout son poids auprès de l'Empereur pour leur
éviter le châtiment.
Responsable et défenseur de ses blessés... Quel homme, quelle figure !
Voilà pourquoi Larrey reste le roi de cœur des chirurgiens français !
120. La garde impériale fut créée par Napoléon Bonaparte le 28 floréal an XII (18 mai 1804) à partir
de l'ancienne garde consulaire. Mais alors que cette dernière n'était qu'une simple unité assurant la
protection du gouvernement à l'intérieur, la garde impériale devint un corps d'armée d'élite, d'un
effectif double et entièrement dévoué à la personne de Napoléon. Ses effectifs ne cessèrent d'ailleurs
de croître, elle fut finalement divisée en Jeune Garde et Vieille Garde, les deux possédant leurs unités
de cavalerie, d'artillerie et d'infanterie, dont les célèbres grenadiers.
121. Depuis Ambroise Paré, on savait qu'une compression vasculaire et nerveuse pendant une
vingtaine de minutes entraînait une insensibilisation plus ou moins importante du membre.
122. Les fils chirurgicaux s'appellent encore des crins aujourd'hui. Ils n'ont pourtant plus rien à voir
avec la queue du cheval de l'ambulance de Larrey, sinon le souvenir.
123. D'après Davout : « Ils [les Russes] avaient plus de 25 000 hommes hors de combat,
7 000 morts, 20 000 blessés dont ils laissaient une partie sur le champ de bataille. Les Français
avaient eu à peu près 10 000 hommes hors de combat, 3 000 morts, 7 000 blessés. »
124. Il faut savoir que, pendant les guerres napoléoniennes, beaucoup de soldats sont blessés et peu
sont tués. Parmi les blessés, beaucoup meurent du manque de soins. En effet, si le soldat peut
marcher ou se traîner à l'ambulance, il a de bonnes chances de s'en tirer. S'il est touché plus
gravement, il lui faut l'aide d'au moins cinq camarades pour le porter à l'ambulance. Un blessé enlève
donc six soldats au combat. Face à cela Napoléon avait décidé « que les blessés qui ne pourront se
retirer d'eux-mêmes resteront sur le champ de bataille. Il est défendu de quitter le champ de bataille
pour conduire les blessés ». Larrey avait mis au point un système d'ambulances mobiles pour
récupérer les blessés sur le champ de bataille, véritable Samu militaire. Parfois, les chirurgiens
pratiquaient eux-mêmes les soins au milieu des combats. Cependant, ils se plaignaient sans cesse du
manque d'infirmiers qui leur étaient affectés. Il faut préciser que le sort de ces infirmiers était peu
enviable, car ils ne jouissaient pas des mêmes avantages que les soldats tout en effectuant une
mission à haut risque.
125. Celui des Châtiments de Victor Hugo : « Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! C'était Blücher. »
14
La France, pays de variqueux
Où l'on apprend que la France est le pays où l'incidence des varices des
membres inférieurs est la plus élevée du monde. Où l'on découvre
l'inquiétude des organismes payeurs devant la consommation de
médicaments et d'actes chirurgicaux que cette situation impose. Où les
médecins de santé publique se hasardent à des hypothèses historiques
devant une maladie génétique qui aurait été favorisée par les instructions
des officiers recruteurs de l'Empire...
Quel spectacle réjouit mieux l'esprit et le cœur d'un homme que celui des
plantes ! Que ces fleurs splendides aux variétés merveilleuses qui répandent
des odeurs si suaves ! Qui fournissent au goût les sucs les plus délicieux !
Qui nourrissent notre corps et le guérissent des maladies ! L'esprit des
plantes inspire la cohorte des poètes du divin Apollon qui s'émerveillaient
déjà de leurs formes innombrables. La raison de l'homme se refuse à
comprendre ces phénomènes qu'elle ne peut éclairer mais que la
philosophie naturelle adopte et respecte : de tout ce qui existe émane en
effet l'omnipotence divine 130.
— Viré. Ils ont réussi à le virer avant même qu'il mette en essai sa géniale
intuition. Heureusement qu'il y a Skoda. Bien, ce type... Il essaye de
rattraper le pauvre Ignace. Il croit en lui !
Louis fulminait en écrivant. Il aurait voulu des mots plus forts pour bien
exprimer ce qu'il pensait de cette injustice, de cette incompréhension :
Médecins maudits ?
La thèse de Destouches nous renseigne assez peu sur ce qui allait faire de
Louis-Ferdinand Céline un des auteurs incontournables du XX esiècle. Elle
ne possède en rien le souffle et l'invention linguistique du Voyage... Il faut
dire que le style Céline, transfert de la langue parlée dans la langue écrite,
se prête assez mal au genre « thèse de doctorat » !
En revanche, le choix de Semmelweis, même s'il lui a été soufflé, n'a rien
d'anodin. Semmelweis est perçu comme un médecin maudit, dont le destin
va de l'incompréhension au rejet par l'institution médicale, et finalement à
la misère et à la folie. En effet, à partir de 1865, Semmelweis présente tous
les signes d'une démence, qui peut être une maladie d'Alzheimer. Interné en
hôpital psychiatrique, il mourut, après avoir été battu par le personnel
infirmier, d'une surinfection profonde de ses blessures superficielles... Le
comble pour celui dont la lutte avait été la propagation de l'infection !
Incontestablement, Céline s'identifie, à l'aube de sa carrière, à la
misérable destinée de Semmelweis : celui qui a raison seul contre tous. On
est écrasé par l'Institution qui ne peut reconnaître vos mérites et qui vous
enserre et vous abat. Céline, en tant que médecin, se sentira incompris et
non reconnu, et ce n'est pas son expérience de médecin généraliste à
Bezons qui le réconfortera.
Là doit s'arrêter toute comparaison. Céline n'apporte rien à la science
médicale, il est sans doute un médecin tout au plus dévoué, mais sans talent
particulier. Son ambition de chercheur n'est pas portée par des découvertes
substantielles... En bref, il pense ne pas être reconnu à sa juste valeur, mais
il n'y a rien à reconnaître ! En revanche, emporté ensuite par son délire
raciste et sa lamentable collaboration, il méritera d'être honni par ses
pairs. Le Céline de Bagatelles pour un massacre ne peut nous intéresser. Il
salit le serment d'Hippocrate.
Finalement, en dehors de l'œuvre du romancier qui échappe à notre
jugement sur l'homme, le plus grand talent de Destouches est d'avoir mis
l'accent sur l'extraordinaire prémonition d'Ignace Semmelweis et d'avoir
contribué à lui donner la place qu'il mérite dans le panthéon des grands
découvreurs !
130. Cité dans la thèse de doctorat en médecine de Louis Destouches, faculté de médecine de Paris,
1924.
131. Infection du péritoine.
132. Infection généralisée : les microbes passent dans le sang et infectent tout l'organisme.
133. Les antibiotiques n'ont été découverts qu'en 1941 par Fleming.
134. Les femmes ont longtemps accouché à genoux, accroupies, debout ou assises sur des chaises
dites d'accouchement. Ces chaises étaient surtout utilisées dans le monde germanique. La sage-
femme était accroupie devant la femme (ce que décrit le latin obstetrix, de ob, en face, et stare, se
tenir). L'intervention des médecins fit apparaître « le lit de misère », de travail ou de douleur, affecté
spécialement à l'accouchement, qui leur permettait de travailler debout puisque la parturiente était
couchée.
135. Les sages-femmes et les obstétriciens avaient l'habitude de mesurer le degré de dilatation du
col au toucher vaginal par : « petite paume », « grande paume » ou « complète ». Maintenant, on ne
doit plus parler qu'en centimètres !
136. Dans sa thèse, Destouches choisira de franciser l'orthographe du patronyme du Dr Klein.
137. Les textes en italique sont des citations de la thèse de Louis Destouches, faculté de médecine
de Paris, 1924.
138. Louis-Ferdinand-Auguste Destouches a choisi comme nom de plume le prénom de sa grand-
mère Céline. C'est aussi un des prénoms de sa mère. Le Voyage au bout de la nuit a été l'œuvre
française la plus traduite et la plus lue parmi celles du XX e siècle après celle de Proust.
16
Les larmes de Joseph Lister
Où l'on découvre que Louis Pasteur a bien du mal à démontrer que les
microbes ne naissent pas spontanément mais sont portés par l'air. Où l'on
pleure avec toute l'équipe dans la salle d'opération de Glasgow. Où l'on
voit naître l'antisepsie chirurgicale. Où l'on confirme que nul n'est prophète
en son pays...
139. Pour être honnête et n'en déplaise à notre héros national, Franscisco Redi (1668) et surtout
l'abbé Lazarro Spallanzani (1765) avaient déjà démontré que les « animalcules » ne se développaient
que dans des fioles exposées à l'air et non dans celles préalablement scellées à la flamme.
140. Pasteur, qui avait été nommé doyen de la faculté de Lille, avait été contacté par les brasseurs
lillois pour étudier la fermentation et la conservation de la bière.
141. Voir chapitre 15.
142. En France, cette méthode sera reprise par Just Lucas-Champonnière qui s'était rendu auprès de
Lister dès 1869. A son retour, il raconta ce qu'il avait vu, mais ne sut pas convaincre les chirurgiens
parisiens. Il faudra attendre encore longtemps pour que l'antisepsie soit totalement adoptée.
17
Les amours du Dr Halsted
Baltimore, 1886
Impossible de retourner dans son hôpital d'origine à New York. On ne
voudrait plus de lui ! Heureusement, il y avait l'ami Welch, dans ce nouvel
hôpital de Baltimore qu'il venait de créer avec Osler et qu'il avait décidé de
mettre en orbite. Pas étonnant de ce terrible Welch. Un meneur d'hommes,
William en avait fait l'expérience quand il avait été son interne à Bellevue.
« Ne pas replonger », avait dit Welch. Il tiendrait parole, Welch, ami ou
pas. Au moindre problème, c'en était fait de lui...
Et voilà qu'il était amoureux. En principe, ce n'était pas interdit par Welch,
ou par quiconque, mais là, ça tombait mal. Lui qui se voulait
fondamentalement un autre homme, qui s'appliquait à se montrer
méthodique, réfléchi, calme et pondéré en toutes circonstances. Et même au
bloc opératoire où les conditions de la chirurgie de l'époque invitaient plutôt
à prendre des attitudes de cow-boys !
L'objet de son désir n'était autre que la belle Caroline, Caroline Hampton,
son infirmière-chef du bloc opératoire, qui instrumentait à ses côtés, tous les
jours. Elle avait tout pour plaire, et d'ailleurs, d'une façon générale, elle
plaisait ! Témoin, son passage dans l'hôpital, escortée par tous les regards
masculins...
— C'est la nièce du général Hampton, disait-on à voix basse.
Grande, brune, d'allure altière, elle glissait pourtant dans le frou-frou de
ses longues jupes, sans sembler prêter attention au peuple de ses
admirateurs. Un caractère de feu avec ça, un désir de nouveauté, une
énergie incroyable au travail. Toute la passion du Sud d'où elle venait, de
ces grandes plantations de coton qu'avait défendues son oncle, général des
Confédérés. Toute sa révolte personnelle aussi, quand elle avait claqué la
porte de l'exploitation familiale pour partir au Nord, s'inscrire dans une
école d'infirmières.
Halsted ne se savait pas timide. Il se révélait pourtant paralysé devant
cette femme superbe qui l'impressionnait, lui, le grand chirurgien. Alors
qu'il était plutôt autoritaire dans son travail avec ses collaborateurs et son
personnel, il ne savait même plus comment lui adresser la parole. Il avait en
effet choisi de garder les distances indispensables pour que sa position
restât indiscutable en toutes circonstances. Mais il voyait bien qu'il ne
pouvait pas s'adresser à Caroline sur ce ton très distant et impeccablement
poli qu'il employait pour les infirmières de son service :
— Mademoiselle, pouvez-vous me défaire ce pansement !
Pour ne pas risquer d'utiliser ce ton patronal, il ne lui adressait plus la
parole. En salle d'opération, seul le nom des instruments claquait pour
ponctuer les gestes.
— Pinces. Ciseaux. Suture !
Caroline suivait sans un mot de réponse, sans un geste d'impatience. Les
assistants et les internes se taisaient, percevant une atmosphère étrange et
tendue, sans pour autant en comprendre les raisons.
Pendant ce temps, le prestige d'Halsted au Johns Hopkins grandissait et on
parlait de lui pour occuper le poste de chirurgien-chef. Il avait imposé
d'appliquer dans sa salle d'opération les idées prônées par Lister, le
chirurgien écossais 145. Ce dernier avait tout de suite saisi l'intérêt des
découvertes de Pasteur, quand il avait proposé aux chirurgiens de
l'académie de médecine de Paris « de ne se servir que d'instruments
parfaitement propres, préalablement exposés dans un air porté à la
température de 130 à 150 °C, qu'ils compléteraient par un flambage rapide
[...] de se laver les mains avec le plus grand soin... ».
Mais Pasteur était porteur d'une tare indélébile aux yeux des chirurgiens
français : il n'était qu'un pauvre chimiste et n'était pas médecin.
— Nous n'avons pas de leçons à recevoir d'un homme qui ne sait même
pas ce que sont les miasmes hospitaliers et leur incontournable loi...
Lister, lui, avait compris Pasteur.
Il fut le premier à utiliser des désinfectants sur la peau des malades et des
chirurgiens et avait obtenu dès 1864 des résultats spectaculaires : le taux de
mortalité de ses opérés était tombé de 50 à 10 %. Il n'hésitait pas à opérer
dans une atmosphère d'acide phénique nébulisé par un appareil qu'il avait
mis au point.
Le cérémonial adopté par Halsted en 1886 était tout aussi rigoureux. Les
instruments étaient stérilisés selon les principes de Pasteur. On nébulisait le
champ opératoire grâce à l'appareil de Lister. Tout le monde pleurait autour
du patient et le patient aussi, mais Halsted n'en avait cure. On opérait après
avoir trempé ses mains nues dans l'acide phénique. Décapant ! Et Caroline
nettoyait en permanence les instruments en les trempant dans l'acide et le
bichlorure de mercure.
Les résultats étaient au rendez-vous : très peu d'infections. Et Halsted
pouvait réaliser l'opération qu'il venait de décrire pour traiter les cancers du
sein : la mastectomie radicale, où il enlevait le sein, le muscle pectoral et
tous les ganglions axillaires. Lourde opération pour le moins !
*
Un matin, Caroline lui demanda un entretien en particulier.
— Monsieur, je vais être obligée de vous quitter.
Le sol s'ouvrait sous les jambes de William et une foule de suppositions
contradictoires s'entrechoquèrent dans sa tête.
Pour toute explication, elle lui tendit ses deux mains. Ses deux belles
mains blanches qu'elle exhibait, rouges, boursouflées et sillonnées de
plusieurs crevasses profondes et suintantes :
— Malgré tous mes soins, mes mains ne peuvent guérir. Je ne peux plus
vous assister. J'ai les mains les plus laides et les plus douloureuses de tout le
Maryland !
— C'est l'acide 146 ? interrogea Halsted.
— C'est l'acide, répondit-elle en piquant un fard.
Halsted lui recommanda très doucement d'arrêter le travail en salle
d'opération, le temps nécessaire pour se soigner les mains. Mais il lui
demanda également, la supplia presque, de ne pas solliciter une nouvelle
affectation. Il allait trouver une solution.
Le visage de Caroline s'éclaira :
— Sachez, monsieur, que mon plus grand désir est de rester travailler à
vos côtés.
— Mais... je le souhaite aussi, mademoiselle Hampton. Je le souhaite,
balbutia-t-il en la raccompagnant cérémonieusement à la porte de son
bureau, refrénant une furieuse envie de la prendre dans ses bras.
*
Comme toujours dans l'adversité, Halsted réagissait avec rapidité et
intelligence. Le soir même, il ressentit le petit picotement au creux de
l'estomac qui lui indiquait qu'il était sur la piste d'une bonne idée.
— Il faudrait une seconde peau pour lui protéger les mains.
Dès le lendemain, il prit rendez-vous avec Charles Goodyear, dont on
parlait beaucoup, car il avait mis au point une nouvelle technique pour
entourer les roues des carrioles en utilisant du latex. Préparé et vulcanisé
selon ce procédé, on pouvait gonfler ce caoutchouc d'air, ce qui formait un
pneumatique, permettant d'avancer sur les pavés de façon douce, suspendue
et silencieuse.
Une révolution...
— Et avec votre nouvelle matière, ce latex, ne serait-il pas possible de
mouler des gants très fins, épousant la forme des mains et des doigts de
Mlle Hampton pour la protéger contre les agressions de nos antiseptiques ?
Il n'avait pas traversé une seule fraction de seconde l'esprit d'Halsted que
cette technique aurait pu également être utile aux autres chirurgiens de
l'équipe, voire au malade pour prévenir les infections manuportées par les
opérateurs. Non, le seul souci d'Halsted, à cet instant précis, alors qu'il
cherchait à convaincre Charles Goodyear de l'aider, était bien de garder
Caroline auprès de lui, parce qu'il n'était pas possible qu'il en fût
autrement...
*
Caroline porta les nouveaux gants de Goodyear. Sa dermatose guérit. Elle
resta auprès de William, continua de l'instrumenter. L'habitude fut prise, le
dimanche matin, de petits cours d'anatomie, où Halsted faisait de
l'enseignement aux infirmières du Johns Hopkins. Elles furent quelques-
unes à les fréquenter, puis deux ou trois, puis une seule : Caroline. Un jour
Osler, cofondateur de l'hôpital avec Welch, surprit ce tête-à-tête studieux et
en resta suffisamment marqué pour l'évoquer ensuite dans ses écrits.
On annonça enfin le mariage de William et de Caroline, et Welch, ce
vieux Welch, en fut l'incontournable témoin. L'amour et la morale étaient
saufs !
Et les gants chirurgicaux, dans tout cela ?
Il faut bien reconnaître qu'Halsted et son équipe trouvèrent cela
confortable et les adoptèrent ensuite pour protéger également leurs mains de
chirurgiens des antiseptiques.
Il fallut attendre 1896, c'est-à-dire six ans après l'épisode de la dermatose
de Caroline Hampton, pour qu'un des élèves du maître, le Dr Joseph
Bloodgood, commençât à proposer les gants en chirurgie comme une
mesure antiseptique importante, permettant de protéger aussi le patient...
Une fois de plus, une découverte médicale suivait des chemins détournés
avant d'aboutir.
*
Caroline et William n'eurent pas d'enfants. Ils continuèrent à travailler
ensemble pour réaliser des opérations de plus en plus complexes. Une école
de chirurgie s'était formée autour de William, et bientôt le monde entier
allait défiler pour le voir opérer.
Welch était content pour son hôpital : William n'avait pas « replongé »...
Quand Halsted fut nommé professeur de chirurgie, Welch fit un
magnifique discours devant tout le personnel sur le courage, la sûreté de
jugement, le calme et la dextérité de son chirurgien-chef. Halsted supporta
toutes ces félicitations avec modestie et répondit avec une dignité parfaite.
En rentrant chez lui, le soir, il prit cependant sa petite dose de morphine,
habitude qu'il n'abandonna jamais de toute sa vie...
143. En fait, le véritable découvreur des propriétés de la cocaïne comme anesthésique local est...
Sigmund Freud ! En décembre 1883, son attention est retenue par un article intitulé « Action
physiologique et importance de la cocaïne ». De la cocaïne avait été administrée à des soldats, et
leurs capacités physiques s'étaient trouvées nettement accrues. Freud se demande alors s'il n'y a pas là
un débouché dans le traitement des maladies mentales. Il décide d'essayer sur lui-même et constate
que ses capacités physiques et intellectuelles sont décuplées. Il publie un article en juin 1884 intitulé :
« De la Coca », où il décrit de nombreux effets bénéfiques de cette substance, même celle de guérir
les maux d'estomac et de permettre le sevrage de la morphinomanie !
Pendant la rédaction de son article il souffre des dents ; il s'applique de la cocaïne sur la muqueuse
gingivale et constate alors que sa douleur disparaît. Mais, à l'antipode de l'esprit chirurgical, Freud ne
perçoit pas l'importance de cette découverte et ne signale même pas cet effet dans son article, effet
qu'il considère comme accessoire.
Par chance, il rencontre quelques jours plus tard son ami Karl Koller, ophtalmologiste du même
hôpital, qui, à la question : « Wie geht es Ihnen ? », répond à son ami Sigmund que tout irait bien s'il
ne souffrait pas d'une épouvantable rage de dents. Trop heureux de lui rendre service, Freud lui
donne sa nouvelle recette. Cette fois, Koller est chirurgien, et l'importance de cette constatation ne lui
échappera pas !
144. En 1885, Halsted étudie un rapport de Moreno y Maiz vieux de dix-sept ans et tombe sur le
paragraphe suivant : « Injection d'une solution de cocaïne dans la cuisse gauche d'une grenouille... au
bout de quinze minutes l'animal ne remue plus... le bout de la patte gauche est brûlé sans réaction... le
nerf sciatique gauche est isolé et sous l'action du courant électrique la patte s'agite. Donc la faculté
motrice subsiste alors que la sensibilité a disparu. » Moreno y Maiz a dû injecter la cocaïne dans un
nerf commandant la sensibilité de la patte. C'était donc ainsi qu'il fallait procéder. L'anesthésie de
conduction (locorégionale) venait de voir le jour.
145. Voir chapitre 16.
146. L'acide carbolique ou acide phénique et le bichlorure de mercure ou calomel sont des produits
utilisés comme antiseptiques dans le passé mais considérés actuellement comme toxiques.
Particulièrement irritants pour la peau l'un et l'autre, ils entraînent même une toxicité dermique
provoquant rougeurs et inflammation.
147. La panseuse circulante n'est pas habillée stérilement comme la panseuse instrumentiste. Son
rôle est d'alimenter la table d'instruments de tout ce qui va être nécessaire à l'opération ou que
réclame le chirurgien.
18
Un champ de foire pour l'anesthésie
148. L'écrivain anglais Fanny Burney raconte avec beaucoup de finesse sa propre expérience de
mastectomie avec Larrey. Opérée à Paris, le 30 septembre 1811, elle vivra jusqu'en 1840 avant de
mourir à l'âge de quatre-vingt-huit ans. The Journal and Letters of Fanny Burney (Madame d'Arblay)
1791-1840.
149. Alfred Velpeau, Leçons de clinique chirurgicale, 1840. En fait, Velpeau, qui était un homme
intelligent, changea d'avis. En 1847, il écrivait : « Les faits de ce genre se reproduisant presque
partout et entre toutes les mains, il n'est plus permis maintenant de les regarder comme exceptionnels,
et nul doute qu'après des tâtonnements inévitables la chirurgie ne tire un grand parti, un heureux parti
des inhalations d'éther dans les opérations chirurgicales. » Cette déclaration était digne d'un élève de
Bretonneau qui lui avait appris à distinguer entre « le fait et l'opinion ».
150. Le thalamus est un noyau gris central très important qui délimite le troisième ventricule et sert
à filtrer les informations qui arrivent au cortex cérébral.
151. Il existe aussi des systèmes inhibiteurs comme la sécrétion d'endorphines survenant en cas de
douleurs prolongées. Connaître et synthétiser ces substances endomorphiniques représente un atout
colossal sur le plan médical, sur le plan économique, voire sur le plan politique...
152. En réalité, la découverte des propriétés anesthésiantes du protoxyde d'azote revient au chimiste
Humphry Davy (1778-1829) et à son élève Michael Faraday (1791-1867). Mais ces derniers n'ont
jamais eu l'idée d'utiliser le gaz en médecine ! Sans doute n'avaient-ils jamais eu mal aux dents ?
153. Le travail a été finalement publié en 1848, soit six ans après, dans le Southern Medical and
Surgical Journal. Il faut dire que la bagarre pour savoir qui était le vrai inventeur de l'anesthésie
générale venait de commencer...
154. Le mot employé par Warren en anglais fut humbug que l'on peut traduire en effet comme
« farce », « blague » ou « canular », ridicule en tout cas. Il le réemploiera, à dessein
vraisemblablement, dans la démonstration suivante effectuée par Morton.
155. Robert Louis Stevenson ne publia The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde qu'en janvier
1886. Il y raconte l'histoire d'un médecin, le Dr Jekyll, qui sous l'influence d'une drogue devient
l'horrible Mr Hyde.
19
Les poussins de Tarnier
156. Philippe Ariès, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Plon, 1960. Toutefois, la
thèse de Philippe Ariès a, depuis sa parution, été mise en cause à de nombreuses reprises, et même
directement réfutée, par les travaux de différents historiens.
157. Emile ou De l'éducation.
158. La révolution industrielle a bouleversé l'allaitement maternel car les femmes travaillant en
usine ne peuvent plus allaiter leur enfant au sein. Mis en nourrice, les nourrissons sont nourris grâce à
des biberons, dont le plus connu est le Robert (qui désigne rapidement, en argot parisien, les seins de
femmes !), souvent prolongés par des tuyaux souples pour nourrir plusieurs bébés en même temps.
La plupart du temps, ce matériel est mal nettoyé, permettant la pullulation microbienne et expliquant
les infections digestives. Quant au lait de vache, il coûte cher. Il est souvent coupé et avarié et fait
l'objet de toutes sortes de manipulations...
20
La Marianne-toute-seule
Qui est donc cette femme seule qui vient tous les jours sur la plage,
roulant plusieurs enfants dans sa brouette ? Nous sommes en 1852 et la
plage de Berck est déserte, battue par le vent du nord. On y devine au loin
les minuscules silhouettes des pêcheuses à pied qui poussent, devant leurs
tabliers de toile, les larges épuisettes de la pêche aux crevettes. Les enfants,
couverts par leurs rudes pelisses de laine épaisse, descendent de leur
carrosse improvisé et s'égaillent sur la plage rendue infinie par la marée
basse. Ce sont les enfants des familles de pêcheurs dont Marianne (car c'est
son nom) assure la garde. Ils vont y rester tout l'après-midi, et le lendemain
à la même heure Marianne va recommencer son étrange manège, totalement
incompréhensible pour les gens raisonnables, à tel point qu'on la prend pour
une demeurée, une pauvresse à moitié folle.
Qui aurait envie de rester plus de quelques minutes sur cette plage vide et
glacée d'où on ne distingue même pas l'horizon entre la mer grise et le socle
épais des nuages ? La pauvre Marianne a pourtant bien des raisons d'être un
peu dérangée : mère de six enfants, elle vient de perdre son mari et quatre
d'entre eux dans l'épidémie mortifère de choléra qui a secoué la région. Elle
reste dans sa bicoque, isolée entre deux dunes de sable près de la plage, et
ne peut survivre qu'en s'improvisant nourrice et gardienne pour les enfants
des familles de pêcheurs du lieu, contre une aumône qui lui permet à peine
de survivre. Toujours seule. Les habitants de Berck contemplent avec
inquiétude ses habitudes insensées et la surnomment avec compassion : la
« Marianne-toute-seule ».
Et pourtant Marianne est loin d'être la demeurée que certains supposent et
ils ne peuvent en aucun cas imaginer que cette pauvre femme va faire la
gloire et la fortune de Berck et de sa plage. Car elle a gagné la confiance du
Dr Perrochaud de Montreuil-sur-Mer, qui a été étonné de la bonne santé des
enfants dont elle s'occupe et de la guérison de leur rachitisme ou des
scrofules 159 que portent certains d'entre eux. Et Perrochaud, ce saint homme,
en vient à lui confier plusieurs enfants tuberculeux en la priant de continuer
son manège.
Cette fois, c'est avec une petite voiture tirée par un âne que Marianne
conduit ses enfants vers la plage.
— Y siont tout méguerlot ou vrimeux, ces tiots bout d'cu !
Car Perrochaud vient trois fois par semaine à Berck ; il a dit à Marianne
que l'air de la mer contenait de l'iode et que c'était bon pour ses « tiots ». Il
ne manque ni de courage, ni de constance pour se rendre au milieu des
dunes glacées de ce Sahara, sans route pavée et sans aucune commodité.
Mais il est convaincu qu'il existe à Berck un microclimat propice pour
traiter les conséquences du fléau de l'époque : la tuberculose. Bientôt ce
seront trente enfants de l'Assistance publique de Paris qui seront confiés à la
Marianne. Les enfants venant de la ville sont chétifs, malingres, épuisés par
la maladie. Certains sont déjà rendus bossus par l'atteinte de leur colonne
vertébrale, ce fameux mal de Pott. Mais les résultats sont là. Les enfants
vont mieux, aucun ne décède alors que leur pronostic était considéré
comme épouvantable par les médecins de Paris.
Le Dr Perrochaud invite le directeur de l'Assistance publique, M. Husson,
à visiter ses petits malades de Berck. Celui-ci se déplace, un peu incrédule,
mais doit se rendre à l'évidence et constater des guérisons que tous ici
considèrent comme autant de miracles. Perrochaud est un homme de cœur,
il sait aussi se montrer convaincant et le directeur décide de construire un
hôpital, certes simple mais capable d'accueillir les enfants parisiens. Il faut
dire aussi qu'il se laisse d'autant plus facilement séduire par cette nouveauté
qu'est « le bon air de la mer » qu'il ne sait plus que faire de tous ces gosses
parisiens que le mal de Pott condamne à la difformité ou à la mort.
Pourtant, ce n'est qu'un bâtiment en bois qu'on inaugure en 1861, face au
phare d'Authie, mais on peut y travailler correctement et surtout jouir des
bénéfices exceptionnels d'un climat dont la rigueur semble triompher de
cette encore mystérieuse maladie 160. Quelques années plus tard, devant le
succès de ce petit hôpital maritime, l'Assistance publique de Paris (toujours
elle 161 !) décide de construire un bâtiment beaucoup plus vaste, capable
d'accueillir plusieurs centaines de patients, comportant même des
raffinements comme une piscine d'eau de mer chauffée avec un accès
spécial par des rampes pour les impotents. Cet « hôpital Napoléon » sera
inauguré par l'impératrice elle-même, très impliquée dans ces nouveautés
médicales, car elle pense que son fils est lui aussi atteint par l'implacable
maladie. C'est le succès. La baronne de Rothschild s'en mêle et investit dans
une nouvelle structure, la famille du tsar de toutes les Russies, la Fondation
franco-américaine aussi, en bref une foule internationale se passionne pour
Berck et participe à la construction d'une nouvelle ville orientée vers les
soins et la mer.
Ainsi, grâce à Marianne-toute-seule, les cures hélio-marines et la
thalassothérapie étaient nées. Quant à elle, la Marianne, assistant à cette
révolution du modernisme dans ses dunes battues à tous vents, elle ajoutait,
déjà bien vieille, hochant sa tête coiffée de son éternel bonnet de batiste
blanche, avec son accent picard :
— J'l'avions bien dit que, l'air d'ici, y f'sait du bien à mes tiots !
*
Les médecins sont aussi attirés par cette nouvelle vague, ils se passionnent
pour le traitement marin ; ils vont faire la réputation mondiale de Berck,
nouveau centre d'excellence pour traiter la tuberculose ostéo-articulaire
c'est-à-dire le mal de Pott, la coxalgie, la tumeur blanche du genou ou
le rachitisme et les scolioses en général. Chacun décrit ses méthodes et ses
indications de la cure hélio-marine. Ils prônent pour la plupart des
immobilisations longues (plusieurs années) ; ainsi, chaque jour sur la plage
de Berck, on voit s'aligner les brancards de ces enfants prisonniers de leurs
coquilles plâtrées. On les sort de leurs dortoirs, on les expose aux rigueurs
du vent du nord et aux embruns de la marée haute. On les laisse se désoler
aux langueurs de la marée basse. Et les mois s'écoulent ainsi : c'est le prix à
payer pour consolider les dégâts causés par l'infâme maladie.
Ce fut l'honorable Sir Percivall Pott, admis à la « Barber's Company » de
Londres en 1736, chirurgien orthopédiste dans l'âme, qui se passionna pour
ce mal qui porte son nom. Jamais pourtant, il ne comprit son rapport avec la
tuberculose, dont elle est la manifestation ostéo-articulaire la plus fréquente,
le bacille de Koch s'attaquant aux disques intervertébraux. Ce bacille non
traité fragilise la vertèbre et produit un pus particulier : le caséum (ainsi
nommé, car il ressemble à du fromage blanc !). Ces deux éléments
expliquent le drame qui se mijote : les vertèbres fragilisées vont se tasser,
entraînant des scolioses dans un sens et des gibbosités dans l'autre. Puis le
pus va se glisser partout, suivant la gravité, formant des abcès denses qui
peuvent comprimer la moelle épinière, ce qui comporte un risque de
paraplégie, ou s'infiltrer jusqu'à la peau pour s'y ulcérer, transformant le
malade en scrofuleux. L'horreur sur terre ! Une horreur lente et progressive,
qui détruit ce corps d'enfant en le rongeant par l'intérieur.
Que faire pour limiter le drame quand on ne sait rien des microbes et
qu'on ignore ce qu'est un antibiotique ? On ne peut que compter sur la
bonne nature qui va réagir contre l'agression en remplaçant l'os détruit par
un nouveau tissu : la fibrose, qui reconstruit ce qui a été détruit. Alors le
seul travail du chirurgien n'est que d'attendre ce moment béni, en évitant
que la période destructrice ne laisse trop de cicatrices vicieuses, d'où les
corsets plâtrés pour conserver une bonne position du rachis et la plage de
Berck pour favoriser l'état général, à défaut de l'état psychologique.
Une attitude modeste et renfermée devant la gravité de la maladie ! Les
chirurgiens courbaient l'échine eux aussi, sans oser attaquer le mal de front.
Ce ne fut pourtant pas en ces termes désabusés qu'il fallait parler de
François Calot, « l'homme qui redressait les bossus », car du tempérament
chirurgical, on pouvait dire qu'il en était largement lesté. Quand il arriva à
Berck, il était déjà nimbé des succès d'une jeune et glorieuse carrière de
brillant étudiant en médecine, nommé dans les premiers à l'internat de Paris.
Chirurgien dans l'âme, il se dirigeait sans hésiter vers les premiers
contreforts d'une voie royale, qui devait logiquement le mener au
professorat et à l'Académie. D'ailleurs, il était déjà devenu prosecteur
d'anatomie sous la direction de Farabeuf, le pape des dissections de son
temps, montrant ainsi qu'il savait bien choisir ses patrons. Puis ses autres
maîtres en clinique, Terrier et Lucas-Championnière 162, l'engagèrent à
prendre le poste de chirurgien de Berck où l'avenir était ouvert au talent
d'un jeune orthopédiste formé dans le giron des nouvelles idées sur
l'asepsie, qu'ils étaient à vrai dire bien seuls à défendre en ces années-là où
Pasteur n'était guère considéré en France que comme un « chimiste » qui
n'avait aucun conseil à donner aux chirurgiens.
A Berck-Plage, il fallait en effet remplacer Henri Cazin, le chirurgien
fondateur, malade et sans doute épuisé par son dévouement à la cause de ses
petits malades. Ainsi, rapidement, Calot, encore interne, dut assurer et
pratiquer presque 1 500 opérations dans l'année, en appliquant les nouvelles
méthodes de l'asepsie « à la Lister ». Malheureusement et malgré les grands
principes prônés par la nouvelle vague pasteurienne, les résultats ne furent
pas meilleurs que ceux de ce pauvre Cazin et la mortalité des enfants opérés
stagnait dans la médiocrité. Calot avait bien compris que l'ouverture large
des abcès tuberculeux, qui était la technique la plus habituelle pour assurer
leur drainage, devenait la cause de surinfections secondaires d'une gravité
extrême. Calot en était certain maintenant : « Ouvrir la tuberculose, c'était
ouvrir la porte à la mort ! » Il fallait donc qu'il fût orthopédiste jusqu'au bout
et qu'il fuît le bistouri, dont on découvrait plus les risques que les avantages.
C'est alors que, entraîné par son rejet de l'acte chirurgical sanglant, il va
avoir l'idée de créer l'événement. Cet événement qui allait assurer sa gloire,
le faire connaître dans le monde entier, en faire un dieu pour toutes ces
familles dont les enfants se tordaient sous les assauts du mal.
« L'homme qui redressait les bossus ! »... Son idée était simple bien
qu'horriblement brutale : endormi au chloroforme, le petit bonhomme était
retourné sur le ventre et, pendant que trois ou quatre aides, suivant l'âge et
la taille de l'enfant, exerçaient à la tête et aux pieds des tractions
vigoureuses, l'opérateur pesait de tout son poids et de toute sa force sur la
bosse jusqu'à ce que la partie déviée de la colonne vertébrale rentrât dans
l'alignement. On entendait alors d'horribles craquements qui témoignaient
du désengrènement des différents segments du rachis et du glissement des
vertèbres les unes sur les autres. Pour consolider l'intervention, qui durait
deux minutes environ, un plâtre était mis en place pour dix à douze mois.
Le 22 décembre 1896, devant l'Académie de médecine, Calot rapportait
trente-sept réductions de gibbosités pottiques sans aucun échec. Il proposait
ensuite la réalisation de trois plâtres successifs pour maintenir le rachis en
bonne position. Cette immobilisation durait un an pendant lequel l'enfant
était conduit chaque jour sur la belle plage de Berck pour profiter de l'air
vivifiant et des embruns salvateurs. La marche était reprise autour du
huitième mois et des photos furent faites (dans le genre « avant-après »),
mettant en évidence l'excellent résultat des dos, droits comme des i.
La presse s'empara alors de l'événement et le monde entier allait se
précipiter pour consulter Calot, « le redresseur de tors ! ». 1897 fut une
grande année, où François Calot exposa les résultats de son triomphe à
Londres, à Berlin, en Belgique et même à Moscou. Il se révéla un bon
communicant, réalisant des démonstrations de sa méthode qui
impressionnait par son caractère à la fois audacieux, simple et spectaculaire.
Pourtant, Calot lui-même dut abandonner quelques mois plus tard
l'opération qui l'avait porté aux nues. Plusieurs complications graves chez
des enfants traités ne pouvaient être passées sous silence : un cas de
paraplégie par compression de la moelle épinière et deux cas de méningite
tuberculeuse postopératoire, par vraisemblable rupture d'abcès dans le
liquide de la moelle épinière.
On aurait pu d'emblée le redouter !
Exit, cette opération folle qui « donnait froid dans le dos », comme
raillaient ses détracteurs. Exit, l'espoir de guérir tous les Quasimodo de la
terre en un tournemain ! Le Dr François Calot allait rentrer dans le rang de
ceux qui excellaient à la confection des coquilles plâtrées pour les exposer
ensuite sur le sable de la plage. Rôle plus modeste certes, mais qui s'avérait
efficace tout en assurant la haute réputation des établissements hélio-marins
de Berck. Pour les abcès tuberculeux, le consensus était fait : on ne devait
plus les ouvrir. Là encore, Calot innova en proposant une technique de
ponctions, suivies d'injections d'huiles iodoformées et de camphre jusqu'à la
guérison.
Le redresseur de bossus rentrait dans le rang d'une orthopédie plus sage.
Mais l'essentiel était fait. Le monde entier savait ce qui se passait à Berck.
Et le monde entier y défila pour voir les enfants dont les brancards
s'alignaient sur la plage.
Aujourd'hui encore, alors que les antibiotiques sont devenus le vrai
traitement de la tuberculose et que la chirurgie a repris ses droits pour
aligner les scolioses, Berck reste toujours le lieu privilégié de
convalescence pour les malades de l'Assistance publique des hôpitaux de
Paris... Et tout cela parce qu'une vieille nourrice poussait sa brouette vers la
plage en disant :
— J'l'avions bien dit que, l'air d'ici, y f'sait du bien à mes tiots !
159. Les scrofules ou écrouelles sont des fistules purulentes du cou dues à des ganglions
tuberculeux évoluant sur le mode chronique. On rapporte que les rois de France auraient eu le
pouvoir de les guérir par simple imposition des mains.
160. Ce n'est qu'en 1882 que Robert Koch découvrira le bacille responsable de la tuberculose qui
porte son nom. Quant au traitement efficace de la maladie, il faudra attendre la découverte de la
Streptomycine en 1945 et de l'Isoniazide (Rimifon) en 1952.
161. Encore aujourd'hui l'hôpital héliomarin de Berck appartient à l'AP-HP et se consacre aux suites
de certaines interventions orthopédiques ou à la rééducation neurologique.
162. Terrier et Lucas-Championnière furent des grands défenseurs des idées de Pasteur et les
chantres de l'asepsie et de l'antisepsie.
21
Un poulailler pour le béribéri
Amsterdam, 1883
— La médecine militaire est à la médecine ce que la musique militaire est
à la musique !
On avait tout dit sur les médecins militaires. Et souvent en des termes
choisis... Pourtant, ils faisaient les mêmes études que les autres, ils
passaient les mêmes concours, et soutenaient une thèse, dirigée par un
patron civil le plus souvent. En plus, ils devaient réaliser une année
supplémentaire d'application dans un hôpital d'instruction des armées. Au
fond, s'il y avait un avantage à être médecin militaire, outre l'uniforme qui
plaisait à certains, c'était que les études étaient prises en charge par l'armée.
En revanche, un médecin militaire devenait un officier et, comme tel, il se
devait ensuite d'accompagner les troupes là où elles se trouvaient ; cela
faisait partie du contrat.
Pour Christiaan, septième enfant de la famille Eijkman, né à Nijkerk en
plein centre de la Hollande, l'armée lui avait permis d'être un médecin, bien
formé, auprès de maîtres prestigieux, sans trop peser sur les finances de ses
parents.
Si bien que sa thèse soutenue (sur la polarisation des nerfs), il lui fallut
bien partir pour le service armé, c'est-à-dire pour les Indes néerlandaises,
dans ces grandes îles-continents où se trouvait Batavia 163.
Au fond de lui, Christiaan était plutôt content : « Enfin, les choses
sérieuses allaient pouvoir commencer », pensait-il sur le bateau qui faisait
route vers les Indes.
Il était fier de cet empire que son pays et ses navigateurs s'étaient taillé
dans les îles de la Sonde. Cela allait le changer du plat pays. On lui avait
bien dit que le climat n'était pas très facile : très chaud et très humide, mais
cela aussi allait le changer des frimas d'Amsterdam. Quand on a vingt ans,
on se doit d'être aventureux...
Et puis, pour un médecin, quel champ d'expérience... Toutes ces
pathologies tropicales encore mystérieuses pouvaient lui apporter des
observations inconnues, des publications prestigieuses et la renommée dont
il rêvait ! Christiaan considérait comme un devoir d'apporter à ces
populations, que Dieu avait placées sous l'autorité du royaume, les soins,
l'enseignement et la civilisation. La colonisation supposait des devoirs !
Il rêvait d'aventures, appuyé sur le bastingage du bateau qui l'emportait
vers Batavia, tout en caressant les pointes de ces belles bacchantes qu'il
avait laissées prospérer pour donner un peu d'autorité à son visage encore
enfantin.
Quelle chaleur étouffante !
Le voyage fut épuisant. Il se retrouva d'abord cantonné à Semarang,
seconde ville après Batavia au nord de Java, puis à Tjilatjap, sur la côte sud.
Ce port était protégé par l'île de Nusa Kambangan, où les militaires avaient
installé les camps de prisonniers sous haute sécurité, prisonniers politiques
pour la plupart.
Puis, s'éloignant un peu plus du centre logistique des troupes, il fut affecté
à Sumatra cette fois, dans la petite ville de Padang. On envoyait plutôt les
jeunes officiers dans les postes éloignés, après une phase d'adaptation en
ville de garnison. Ce village de Padang avait la réputation d'être celui des
tsunamis. Accueillant !
Au début du siècle, un de ces raz-de-marée l'avait détruit ; on avait même
retrouvé un bateau de 200 tonnes projeté à un kilomètre dans les terres. Une
belle vague !
Mais en dehors de ces événements, qui ne survenaient finalement que
deux fois par siècle, la ville était plutôt calme, habitée essentiellement par
des pêcheurs illettrés qui ne parlaient que leur dialecte. Les seuls indigènes
avec lesquels on pouvait communiquer étaient les privilégiés qui avaient été
pris en charge dès leur plus jeune âge dans les écoles élémentaires animées
par les religieuses protestantes, ou la foule des serviteurs des personnels de
la garnison qui apprenaient les quelques mots de flamand nécessaires à leur
travail. Schéma classique !
Il avait commencé à se familiariser avec certains types de malades.
Comme il faisait fonction de médecin et de chirurgien militaire, on lui
montrait, outre ses compatriotes, un certain nombre de patients qui
dépendaient directement de l'autorité coloniale. La férule des militaires sur
les indigènes ne s'embarrassait pas de contraintes humanitaires et les
conditions de détention des prisonniers politiques étaient particulièrement
dures. Cependant, on avait attiré son attention sur une curieuse pathologie
qui faisait des ravages chez les prisonniers des camps : le béribéri. En
langage indigène 164, cela signifiait : « je ne peux pas, je ne peux pas », tant
la fatigue était intense, s'accompagnant parfois d'une paralysie des membres
inférieurs ou d'œdèmes spectaculaires. Cette pathologie conduisait
inéluctablement à la mort. Eijkman fut tout de suite persuadé qu'il s'agissait
d'une maladie infectieuse et qu'on devait trouver un micro-organisme
responsable, comme Koch venait de le faire pour la tuberculose...
Malheureusement, ses observations tournèrent court. Il fut rapidement
contraint de s'aliter, terrassé par une forme grave de la malaria 165, résistant
d'emblée au traitement par l'écorce de quinquina 166. Grelottant de fièvre, le
teint jaune pâle 167, épuisé par l'anémie, il n'y avait plus qu'une solution pour
tenter de sauver le capitaine Eijkman, le rapatriement !
C'était donc un Christiaan malade comme un chien qui revenait à
Amsterdam. Et le malheur s'acharnait sur lui : à peine deux mois après son
retour, sa jeune femme, Aaltje, mourait brutalement. La catastrophe était
totale. Malgré tout, il parvint à se rétablir. Physiquement du moins. Car,
psychologiquement, il avait vraiment besoin de se reconstruire...
La rencontre qui allait être décisive pour lui fut celle de Robert Koch.
Eijkman s'était fait inscrire au cours de bactériologie qu'animait Koch à
Berlin. Koch, c'était un véritable phare pour toute cette génération de jeunes
médecins. Il avait identifié le bacille du charbon et développait la culture
des microbes sur des milieux nutritifs stériles. En 1882, il avait identifié
l'agent pathogène de la tuberculose, la grande maladie du siècle, qui faisait
des ravages dans tous les pays d'Europe. Une vedette !
Quand Christiaan arriva dans son laboratoire en 1885, son rival, avec
lequel il était en désaccord sur bien des points 168, le Français Louis Pasteur,
venait de réussir à « vacciner » un enfant de neuf ans contre la rage. Il avait
également réussi quelques années auparavant à mettre au point un vaccin
contre le charbon, dont Koch avait isolé le bacille. La compétition était à
son paroxysme. Louis Pasteur savait lui aussi s'entourer de jeunes
chercheurs brillants et, avec Emile Roux, il cherchait à fonder un Institut
pour promouvoir ses recherches.
Tout cela sur un fond d'animosité, dont l'annexion de l'Alsace et de la
Lorraine par le Reich n'était pas complètement étrangère...
D'ailleurs, pour Eijkman, l'activisme des Français en Indochine était aussi
une source d'inquiétude 169.
Mais, pour le moment, l'essentiel était de se tuer au travail, d'emmagasiner
les techniques du maître, pour retourner aux Indes et trouver l'agent
pathogène de « son » béribéri.
L'occasion lui fut donnée l'année suivante car le gouvernement des Pays-
Bas décida de dépêcher une mission confiée au professeur d'anatomie
pathologique d'Utrecht, Cornelius Pekelharing, et à son assistant, Winkler,
afin de résoudre le problème du fameux béribéri qui continuait à causer des
ravages dans leurs colonies. Un médecin officier était indispensable pour
accompagner cette mission. Naturellement Eijkman, reprenant son service
actif, fut désigné.
Pekelharing était professeur de chaire, membre de l'Académie, mais il
restait jeune dans l'esprit malgré tous ces honneurs et passionné par le
progrès. Lui aussi était persuadé, comme Eijkman, que le béribéri était bien
une maladie infectieuse et qu'elle se transmettait de prisonnier à prisonnier
dans les pénitenciers de l'île de Java :
— Il nous faut isoler le germe responsable, avait-il dit à Christiaan et à
Winkler, au travail, messieurs.
Pendant les deux années qui suivirent, ils inoculèrent tous les animaux de
laboratoire à leur disposition (lapins, rats, singes) avec des prélèvements de
toutes sortes effectués sur les prisonniers atteints par le béribéri et mis en
culture selon les techniques de Koch. Sans succès.
— Il s'agit sans doute d'un germe à développement lent, il faut attendre,
avait dit le professeur Pekelharing.
Alors, Eijkman se livrait avec Winkler à des travaux sur la physiologie en
climat tropical. On attendait... Les animaux se portaient comme des
charmes. Mais il fallait attendre. La mission Pekelharing-Winkler touchait
pourtant à sa fin et, en 1887, ils durent rentrer en Hollande.
— Christiaan, avait dit Pekelharing, tu vas rester. Je vais te faire nommer
directeur de notre centre de recherche, tu suivras le devenir de nos
expériences. Le gouvernement n'a rien à me refuser.
Et Christiaan resta, directeur du Geneeskundig Laboratorium. Il quittait
ainsi la carrière militaire pour devenir responsable d'un laboratoire civil et il
n'avait plus de responsabilités médicales. Il pouvait se consacrer
entièrement à ses recherches.
Mais ses recherches étaient décevantes et ses inoculations n'avançaient
pas. Les prisonniers continuaient de mourir, paralysés et insuffisants
cardiaques, sans que cela émût d'ailleurs particulièrement les militaires du
camp... Pendant ce temps, pour s'occuper, Eijkman avait créé une école
médicale et dispensait son enseignement aux étudiants. Enseigner les
peuples colonisés. Christiaan restait proche de ses idéaux de jeunesse...
Deux ans passèrent dans le train-train quotidien des villes de garnison. Le
laboratoire de Christiaan était contigu de l'administration d'un des camps de
prisonniers, ce qui lui facilitait les rapports avec les malades et donc ses
prélèvements. Il avait construit une véritable animalerie qui entretenait
toujours des animaux bien portants.
— Et si c'étaient les lapins et les singes, que j'ai utilisés jusqu'à
maintenant, qui étaient naturellement résistants aux bactéries que je leur
injecte ?
Bonne question, en effet !
Il fallait donc essayer de nouveaux animaux d'expérience. Son dévolu se
porta sur les gallinacés. Après tout, les poulets, ce n'était pas cher et on en
trouvait partout. C'était en tout cas plus facile à entretenir et à nourrir que
les singes, un peu de riz suffisait ! Alors, Christiaan se fit construire un
poulailler à l'ombre de sa maison de directeur et il commença à injecter les
microbes à la moitié de ses poules.
Surprise des surprises : en moins d'un mois, tous les poulets développèrent
une maladie qui rappelait étrangement le béribéri des prisonniers et de
certains militaires de la garnison. Les poulets devenaient paralysés des
membres inférieurs, respiraient anormalement et devenaient bleus ! Il n'en
avait pourtant inoculé que la moitié, mais tous étaient atteints. Il se mit à
examiner leurs nerfs au microscope (il avait fait une thèse de neurologie à
Amsterdam) et retrouva toutes les caractéristiques d'une polynévrite 170,
comme celle du béribéri.
Et les poulets non inoculés ! Où avaient-ils donc attrapé cette bactérie ?
S'étaient-ils contaminés les uns les autres ?
Il parqua ses poulets malades et fit construire un autre poulailler pour y
rassembler de nouveaux poulets, sains puisque achetés le jour même.
Là, surprise. Non seulement les nouveaux poulets n'attrapèrent pas la
maladie, mais, fait extraordinaire, les poulets paralysés guérirent et se
remirent à trotter et à manger normalement. Rien n'avait changé.
Si, pourtant. Mais une chose sans importance. Une de ces mesquineries
militaires...
Le nouveau cuisinier (sur les ordres de l'officier d'intendance) refusait
maintenant qu'on nourrisse les poulets de la maison du directeur du
laboratoire, qui n'étaient que des poulets civils après tout, avec les restes du
riz (militaire, lui) qu'on donnait aux prisonniers du pénitencier. Il ne fallait
pas confondre ! On était responsable de son budget, quand même !
Alors Eijkman, sans discuter, avait donc donné l'ordre qu'on achetât le riz
au marché pour nourrir ses poulets personnels.
— Et si c'était cela ! S'il y avait dans la nourriture des militaires, dans le
riz qu'on leur servait, un micro-organisme qui donnait le béribéri ou qui
favorisait son développement ?
Il n'y avait qu'une différence entre ces deux riz, l'un était bouilli et avait
perdu sa cuticule, son enveloppe (le son !), c'était du riz poli ou décortiqué,
celui des militaires. Et l'autre, qui avait gardé son enveloppe de son, c'était
le riz complet, non bouilli, le sien.
Eijkman était tout excité. Il fallait le prouver. Faire des hypothèses et un
protocole.
Pour les hypothèses, il en voyait plusieurs ; il pouvait s'agir d'un micro-
organisme, dont le développement serait favorisé par le riz poli dans
l'intestin du poulet. Ou bien le riz poli et cuit, conservé plusieurs jours,
permettait-il à un germe de se développer et devenait-il toxique ? Peu
vraisemblable, c'était en désaccord avec les travaux de Pasteur. D'ailleurs, il
avait vérifié que le riz bouilli consommé immédiatement entraînait les
mêmes troubles. Et si les poulets ne pouvaient pas absorber les nutriments
quand le riz était cuit ? Et si l'eau dans laquelle le riz avait bouilli devenait
toxique pour les poulets ?
Les idées s'entrechoquaient dans sa tête : ça ne pouvait être qu'une
infection ou la toxine d'un germe infectieux. C'était tellement plus beau,
tellement à la mode. Ça ne pouvait être une autre cause...
Il fallait monter une expérience. Pour les protocoles expérimentaux,
Christiaan était fort, il avait travaillé la question avec Robert Koch. Alors il
commença par fabriquer quatre poulaillers :
– Dans l'un il enferma un poulet malade et deux poulets sains, nourris
avec le riz complet ;
– Dans l'autre, quatre poulets sains, nourris avec du riz poli ;
– Dans le troisième, deux poulets auxquels on avait injecté des bactéries et
qui étaient nourris avec du riz complet ;
– Dans le dernier, deux poulets nourris avec du riz poli auquel on avait
ajouté le son d'un riz complet.
Il obtint en cinq semaines la preuve par onze... Par onze poulets
évidemment : l'absence d'enveloppe rendait les poulets malades et sa
présence les guérissait. Les bactéries n'avaient rien à voir avec cela. Le son
du riz contenait donc une substance qui s'opposait à l'effet toxique du riz
poli. Ainsi, il y avait une substance dans la cuticule du riz qui empêchait le
béribéri ; un facteur antibéribéri en somme 171.
On pourrait dire aujourd'hui que les échantillons étaient un peu justes et
qu'une expérimentation moderne aurait nécessité des nombres plus
importants de poulets pour permettre une analyse statistique valable. Mais
que dire quand tous les événements d'un poulailler vont dans le même
sens... Il n'est plus besoin de calculer des p< 0.00001 172 !
Pourtant Christiaan continua son expérience animale. Il voulait être
certain, avant d'essayer chez l'homme. Les poulets défilèrent.
Ce ne fut qu'en 1895 qu'il demanda à un de ses assistants, Vordermann, de
mener l'expérience chez les prisonniers. Les résultats furent
spectaculaires 173.
On ne savait toujours pas ce qu'était ce facteur antibéribéri. Il fallut
attendre 1912, quand le chimiste Casimir Funck pensa qu'il avait enfin
trouvé cette amine vitale, substance indispensable à la vie. Ce ne fut qu'en
1926 qu'il la décrivit comme la thiamine ou vitamine B1. Elle ne fut
synthétisée qu'en 1936.
Eijkman, qui avait tant cherché sa bactérie, sans la trouver, et pour cause,
reçut tout de même le prix Nobel en 1929... Prix de consolation !
163. Batavia était le nom du siège de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales en Insulinde
jusqu'en 1799, puis de la capitale des Indes néerlandaises. Son nom moderne est Jakarta, capitale de
la république d'Indonésie.
164. Le mot béribéri est d'origine cinghalaise (Sri Lanka).
165. Paludisme.
166. En 1820, les pharmaciens Pelletier et Caventou, de la faculté de pharmacie de Paris, isolèrent
l'alcaloïde actif du quinquina : la quinine.
167. Le paludisme est dû à un parasite, le plasmodium, inoculé par certains moustiques, les
anophèles. Le parasite entraîne la destruction massive des globules rouges, d'où l'anémie.
L'hémoglobine libérée en masse est transformée dans le foie en bilirubine, pigment de la bile,
entraînant un ictère (jaunisse). Selon l'importance de la destruction des globules rouges, le malade
sera plus ou moins pâle ou plus ou moins ictérique, d'où ce teint si particulier, facile à diagnostiquer,
en tout cas chez les sujets de race blanche.
168. La règle d'or de Koch était d'obtenir des cultures pures des germes prélevés chez les malades,
de vérifier ensuite sur une espèce animale réceptive le pouvoir nocif de ces microbes, et de récupérer
la souche pathogène chez l'animal infecté. Ces opérations garantissaient la spécificité de l'agent
infectieux dans une maladie. Koch voulait fonder un système. Il ne pensait pas qu'on pût modifier
une espèce bactérienne pour en faire un vaccin avec des souches atténuées, d'où son désaccord avec
Louis Pasteur.
169. Alexandre Yersin, élève de Pasteur, partira pour l'Indochine quelques années plus tard (1890).
C'est en 1894, au cours d'un voyage de Saigon à Hong Kong, qu'il isolera le bacille de la peste.
170. Atteinte du système nerveux entraînant une dégradation de la myéline (substance grasse
formant la gaine des neurones) du système nerveux périphérique, c'est-à-dire en excluant le cerveau
et la moelle épinière.
171. A ce moment, Eijkman n'a pas encore compris le concept de vitamine qui sera décrit par Funck
bien plus tard. Il croit le riz poli toxique, ce qui est faux, bien entendu. L'existence d'une substance
nécessaire à la vie, car non synthétisée par l'organisme de l'homme ou du poulet, ne lui traverse
pas l'esprit.
172. En statistique, la valeur de p exprime la signification de l'hypothèse testée. Plus cette valeur est
faible et plus l'hypothèse est valable.
173. La vitamine B1 est contenue dans beaucoup d'aliments comme la viande de porc, le pain ou le
riz. Elle est absorbée dans l'organisme au niveau du duodénum. Elle s'est révélée à Eijkman chez les
prisonniers car ils étaient nourris exclusivement de riz poli. Simplicité des menus du pénitencier !
Bien sûr, elle était exceptionnelle chez les autres membres de la colonie, qui avaient des nourritures
plus variées.
Sa carence est responsable d'atteinte du système nerveux et de polynévrite, puis de coma précédant
le décès (forme sèche), d'atteinte cardiaque avec œdèmes (forme humide).
On la rencontre dans nos pays chez les alcooliques. On la rencontrait en réanimation car la mise
sous perfusion de glucose engendrait de grosses consommations de vitamine B1 (la vitamine B1
intervient dans la transformation du glucose en énergie).
Il n'y a pas de surdosage en vitamine B1, l'excédent étant spontanément éliminé.
22
Le prix Nobel d'Alexis Carrel
« Dans notre pays envahi par les métèques et les juifs, dans cette France
qui ouvre toutes grandes, aux juifs de Russie, les portes de l'Institut Pasteur,
il n'y a pas de place pour le Docteur Carrel. Dès le temps de ses études à
Lyon, le lauréat d'aujourd'hui donnait les plus belles espérances mais il
allait à la messe, il ne s'en cachait pas, ce qui lui valut l'hostilité
d'Augagneur 175. Ce brutal sectaire alors professeur en exercice mit obstacle
à la carrière de ce calotin. Et le Docteur Carrel s'expatria. »
« Cette vie qui le quittait avec son sang au milieu de la foule ce soir de
fête, je l'entends encore couler goutte à goutte... C'est ce jour-là que je
résolus de me consacrer à prévenir le retour de ce genre d'accident. »
Car il y avait bien un conflit. En tout cas, dans les méninges de Carrel, il
était ouvert. Pour lui, il n'y avait pas d'autres possibilités que d'observer, de
démontrer. C'était s'abaisser que de croire sans preuve. Celui avec lequel il
en avait le plus discuté, sans trop de passion, car l'homme ne s'y prêtait pas,
était le père Cazer, un dominicain avec lequel il avait sympathisé lorsqu'il
avait voulu faire retraite dans son monastère aux îles de Lérins. Le moine
lui avait répondu calmement :
— Puisque vous voulez vous comporter en scientifique, faites-le jusqu'au
bout. Allez donc voir à Lourdes ce qui se passe. Observez et rapportez ce
que vous aurez vu. Vos confrères ne semblent pas pressés de se comporter
comme tels, même si certains sont les premiers à reconnaître les miracles.
Alors faites-le !
Ce moine a raison, pensa Carrel. Dans ces temps de prétendus miracles, il
serait enfin nécessaire qu'un scientifique, un vrai comme lui, puisse
observer le mécanisme de la fausse nouvelle et mettre en évidence les
supercheries qu'acceptaient de couvrir au moins par leur silence la plupart
de ses confrères. Mais des miracles, même à Lourdes, il n'y en avait tout de
même pas tous les jours !
Pourtant, le destin attendait Carrel au tournant.
A la fin du mois de mai 1902, muni de sa trousse médicale et d'un appareil
photographique, Carrel décida de se proposer comme médecin
accompagnateur d'un de ces fameux trains blancs de malades qui se
rendaient en pèlerinage à Lourdes. Parmi les cas les plus graves du convoi,
on lui présenta avant le départ, au compartiment 56 de ce train blanc, une
jeune femme : Marie Bailly.
Mal partie, la malade !
On l'avait amenée à sa demande de l'hôpital Sainte-Foy-lès-Lyon dans ce
train. Son médecin, le Dr Roy, après avis du Dr Gouilliard, chirurgien de
l'hôpital Saint-Joseph, y avait consenti comme à une dernière volonté. Le
diagnostic posé était celui de péritonite tuberculeuse en phase terminale :
une condamnation à mort en quelque sorte. La question du praticien, qui
s'était attaché à sa jeune patiente depuis plusieurs années qu'il la suivait,
était plutôt : arrivera-t-elle seulement à Lourdes... ?
Carrel, auquel la gravité du cas qu'on lui confiait n'échappa pas, nota
immédiatement dans son carnet : « Observation de Marie Bailly – 22 ans,
sans profession, née et habitant à Lyon – Affection abdominale de nature
indéterminée – Etat général grave. » Pendant tout le voyage, Marie ne se
plaignit pas. Carrel put l'examiner tranquillement et compléta ses notes :
« Jeune fille pâle et amaigrie, couchée sur le dos, habillée d'une robe noire
dont la jupe est maintenue par un ruban fixé lui-même par une épingle de
nourrice. Elle attire immédiatement l'attention sur son abdomen : la peau est
lisse, tendue et luisante. Le ventre est uniformément ballonné. Son aspect
est symétrique, avec saillie un peu accentuée du côté gauche. A la
palpation, consistance dure mais inégale. On dirait qu'il y a du côté gauche
une masse plus résistante qu'à droite... » Il résumait ainsi sa première
observation : « Etat général mauvais. La malade souffre. A certains
moments sa figure se crispe sous l'influence de la douleur. » Il ajoutait :
« Pas d'exaltation mystique ! » Détail évidemment fondamental à ses yeux.
A l'arrivée à Lourdes, le 27 mai, Carrel constatait que l'état de sa patiente
s'était aggravé. Elle fut conduite à l'hôpital local et placée dans la salle de
l'Immaculée Conception. Dès le lendemain, sur la pressante demande de la
malade, on la conduisit à la grotte et aux piscines où on la frictionna avec
de l'eau froide sur la poitrine et sur le ventre. Carrel nota alors : « Vers
10 heures. Etat très alarmant. »
A 1 h 15, la patiente se plaignit d'intenses douleurs. Carrel assista à la
consultation du Dr Geoffray, médecin de l'hôpital de Lourdes. Il l'examina
complètement, palpa, percuta l'abdomen, ausculta le cœur et les poumons.
Puis il se retourna vers Carrel et l'entraîna un peu à l'écart :
— Mon cher confrère, votre patiente est à l'agonie. Comme elle réclame
d'aller de nouveau à la grotte, je pense qu'il faut accéder à sa demande. Il
n'y a plus rien à perdre...
On l'y conduisit alors sur un brancard. Carrel, qui accompagna le périple,
prit alors des notes minute par minute, comme un journaliste faisant un
reportage :
Affaire classée...
Voire.
En fait, Alexis se sentait encore plus mal à l'aise envers la religion
qu'avant son départ pour Lourdes. Il rendit pourtant visite à sa malade au
cours des années suivantes alors qu'elle était entrée au noviciat de la rue du
Bac à Paris : « Paris, rue du Bac, santé parfaite », nota-t-il en 1903 dans son
carnet, avec son habituelle concision.
Cette caligineuse affaire de Marie Bailly allait réellement précipiter et
même décider de son départ pour l'Amérique. Il avait en effet confié ses
observations à la presse lyonnaise, et Le Progrès et Le Nouvelliste
consacrèrent des articles à la guérison de Lourdes, qu'ils considérèrent
comme miraculeuse. Malgré ses dénégations et ses demandes de
rectificatifs, le mal était fait auprès des anticléricaux de la faculté, et son
statut de scientifique en prit un sacré coup. Comment un vrai médecin peut-
il se préoccuper de guérison miraculeuse ? Les médecins des hôpitaux
n'étaient pas faits de ce bois-là. Il échoua donc au concours une fois de plus.
Son parti était pris, il irait travailler ailleurs !
Les desseins de Dieu sont-ils impénétrables ?
174. En 1912, les Américains n'avaient jamais obtenu de prix Nobel en médecine. Les Français,
eux, l'avaient obtenu en 1907 avec Alphonse Laveran (pour ses travaux sur le paludisme) et l'auront
en 1913 avec Charles Richet (pour ses travaux sur l'anaphylaxie). Le premier Nobel purement
américain ne sera obtenu qu'en 1933 par Thomas Hunt Morgan pour ses travaux sur le rôle des
chromosomes dans la transmission héréditaire. Ils se rattrapèrent depuis, puisque 89 Américains
furent prix Nobel de médecine jusqu'à aujourd'hui (évidemment plusieurs d'entre eux honorés la
même année !).
175. Le Pr Victor Augagneur, anticlérical militant, fut maire de Lyon de 1900 à 1904, période
pendant laquelle Carrel s'exila après deux échecs au chirurgicat des hôpitaux. Augagneur s'opposa
fermement à la nomination de Carrel après ses déclarations dans l'affaire Marie Bailly (voir infra,
p. 306).
176. Mathieu Jaboulay (1860-1913), dernier chirurgien major de l'Hôtel-Dieu et professeur de
clinique chirurgicale de 1902 à 1913. Il inventa les sutures artérielles éversantes et fut l'un des
premiers à tenter des greffes d'organes.
177. L'héparine découverte par McLean en 1916 n'a été utilisée dans des expériences cliniques qu'en
1925 par Reed.
178. René Leriche (1879-1955) fut l'un des chirurgiens les plus fameux de son temps. Il inventa la
chirurgie de la douleur et donna les bases de la chirurgie vasculaire. Il fut interne sous les ordres de
Carrel. Il écrivit de lui : « Je lui dois le meilleur de ma formation : la discipline de l'observation. »
179. En fait, Carrel avait également insisté sur le fait que l'aiguille qui suturait la paroi de l'artère ne
devait pas être transfixante et devait respecter l'endothélium, c'est-à-dire la partie la plus interne de la
paroi. Cela avait un gros intérêt à l'époque – éviter la thrombose – car l'endothélium vasculaire, on
peut s'en douter, a des propriétés intrinsèques pour éviter la coagulation du sang. Carrel ignorait
lesquelles mais intuitivement il effectua ainsi ses sutures.
180. Le pape Pie IX avait prononcé en 1854 le dogme de l'Immaculée Conception selon lequel
Marie aurait été conçue sans la souillure du péché originel : la Vierge se manifesta en 1830, rue du
Bac à Paris, à la novice Catherine Labouré ; en 1846, deux jeunes bergers de La Salette (Isère)
l'aperçurent ; c'est à Lourdes, en 1858, qu'elle parla à Bernadette Soubirous, âgée de quatorze ans ; en
1871, quatre enfants de Pontmain (Mayenne) dirent l'avoir vue. Ces apparitions, revanches des
humbles sur les puissants, suscitèrent d'importants mouvements de ferveur populaire. La « médaille
miraculeuse », utilisée contre le choléra, fut frappée à 8 millions d'exemplaires après le prodige de la
rue du Bac ; en 1842, elle atteint une diffusion de 100 millions de pièces. Bernadette Soubirous et
Catherine Labouré furent canonisées.
181. Alexis Carrel, Le Voyage de Lourdes, Plon, 1949, p. 91-96. Dans cet ouvrage posthume, il
décrit cet événement d'après le témoignage du Dr Louis Larrec (anagramme de Carrel).
23
Le médecin qui se prenait
pour Sherlock Holmes
Où, dans une affaire de corbeau, Edmond Locard prouve son talent d'expert
graphologue. Où il s'approprie les méthodes d'un détective qui n'a existé
que dans les livres d'un neurologue anglais. Où Conan Doyle découvre
dans le laboratoire de Locard la photo de Jules Bonnot, son ancien
chauffeur.
182. Arthur Conan Doyle : « L'entrepreneur de Norwood » dans The Return of Sherlock Holmes,
publié en 1903 dans le Strand.
183. Le mot corbeau n'était pas encore synonyme d'anonymographe en 1922. Il fut popularisé par le
film d'Henri-Georges Clouzot qui s'inspira de la même affaire en 1943. Ce film qui, pour son auteur,
stigmatisait les habitudes de délation d'une partie de la population française fut interdit par l'occupant
nazi qui trouvait beaucoup d'intérêt à ces mauvaises habitudes dans sa chasse aux juifs et aux
résistants. Mais il fut aussi très critiqué par la Résistance pour avoir donné une image dégradante du
peuple français.
184. Tulle compte environ 13 000 habitants en 1922.
185. Edmond Locard, La Vipère, les lettres anonymes meurtrières, Les causes célèbres éd., 1954.
186. Le 13 août 1889, on découvre, près de Lyon, un cadavre nu dans un état de décomposition
avancée dans une malle abandonnée. Le professeur Alexandre Lacassagne parvient à identifier le
corps en se fiant aux cheveux de la victime qu'il compare à ceux d'un huissier de justice disparu
(Thomas Gouffé) à Paris dans un délai compatible avec l'état de décomposition du cadavre. Tout cela
va permettre au commissaire Goron de retrouver les criminels après des rebondissements dignes des
meilleurs romans policiers (Marie-François Goron, L'Amour criminel. Mémoires du chef de la Sûreté
de Paris à la Belle Epoque, André Versailles éd., 2010).
187. Bertillon s'était longtemps opposé à l'utilisation des empreintes digitales dont Locard restait un
fervent partisan. Les deux hommes s'opposèrent également lors de l'expertise graphologique dans
l'affaire Dreyfus et Locard réfuta la thèse soutenue par Bertillon accusant Dreyfus.
188. Lumbroso était persuadé que la délinquance était héréditaire et que l'étude des caractéristiques
physiques, et notamment des crânes, permettait de prédire le destin des hommes. Lacassagne et
Locard soutenaient plutôt que le milieu était responsable de l'évolution d'un individu vers la
criminalité.
24
Rosir les enfants bleus
Octobre 1947.
François de Gaudard d'Allaines, chirurgien de l'hôpital Broussais, a invité
en France Alfred Blalock et Helen Taussig, dont l'opération magique a
éclaté dès la fin de la guerre comme la promesse d'un progrès, encore
inimaginable peu de temps avant : traiter les enfants bleus.
Rien ou presque rien ne pouvait améliorer ces enfants atteints de la
maladie de Fallot 189. Ils traînaient leurs petits visages tristes, mal
débarbouillés de bleu avec leurs lèvres cyanosées, leur petit corps malingre,
accroupis la plupart du temps pour mieux trouver leur oxygène 190, dans tous
les hôpitaux du monde pour attendre leur mort annoncée...
Un jour de 1945, au Johns Hopkins de Baltimore, la pédiatre Helen
Taussig eut une idée folle. Puisque, chez ces petits Fallot, le chemin de
l'artère pulmonaire était barré, empêchant le sang bleu (non oxygéné) d'aller
dans les poumons pour devenir rouge, il fallait l'y conduire de force !
Facile à dire, mais comment ?
Pas question de toucher au cœur. On ne savait pas opérer le cœur. Peut-
être qu'un jour, si on pouvait l'arrêter temporairement... Mais c'était trop
compliqué. Alors il fallait prendre une artère de la poitrine et la coudre dans
l'artère pulmonaire, comme pourraient sans doute le faire quelques
chirurgiens particulièrement habiles et courageux. Cette dérivation
permettrait d'oxygéner au moins une partie de ce sang et d'améliorer un peu
ces pauvres gosses en leur permettant de grandir ! Des artères dans la
poitrine, il n'y en avait que trois. Deux allaient vers le cerveau : imprudent
d'y toucher ! La troisième, la sous-clavière gauche, irriguait surtout le bras
gauche : c'est cela qu'il fallait tenter 191 !
Mais quel chirurgien choisir pour réaliser une suture, une anastomose si
délicate au contact de vaisseaux encore effrayants de n'avoir été que si peu
violés ? Ce fut naturellement à Blalock, remarquable opérateur du Johns
Hopkins, qu'Helen confia la mission de réaliser cette opération
redoutablement difficile pour l'époque. Elle mit bien du temps à le
convaincre, lui expliquant, crayon à la main, comment elle voyait
l'intervention. Blalock avait beaucoup réfléchi et puis s'était décidé.
Le 12 mars 1945, quelques semaines avant la signature de l'armistice, la
nouvelle avait éclaté : trois enfants avaient été opérés avec succès ! Le
retentissement dans le monde fut considérable et M. d'Allaines, grand
patron de la clinique chirurgicale de l'hôpital Broussais à Paris et grand
visionnaire de la chirurgie de son temps, allait tout mettre en œuvre pour
organiser ce voyage à Paris et ces démonstrations opératoires.
Des courriers furent échangés, les dates assurées, les cardiologues
prévenus, les malades triés sur le volet (il était difficile de choisir devant le
nombre d'enfants qui pouvaient bénéficier de l'opération, et les familles de
ceux qui n'étaient pas retenus causaient parfois un scandale)...
Enfin, comme prévu, Blalock arriva à Broussais, accompagné de son
adjoint Bahnson et d'Helen Taussig qui devaient donner des conférences à
Paris et dans d'autres capitales d'Europe.
*
Blalock était un Américain typique de la côte Est des Etats-Unis. On dirait
maintenant qu'il faisait très WASP, ce qui n'était pas pour déplaire à M.
d'Allaines. Cependant, dès le premier abord, une réalité s'imposa comme
incontournable : Alfred Blalock parlait anglais certes, mais à l'évidence rien
qu'anglais...
Il était difficile à imaginer, pour un chirurgien qui avait connu la médecine
avant guerre, quand l'Europe et la France tenaient le haut du pavé dans
l'innovation et l'expression scientifiques, qu'un médecin étranger ne fût pas
à l'aise en français. Mais les années de guerre étaient passées par là, les axes
de la terre avaient changé, et l'on entrait, sans encore s'en rendre
parfaitement compte, dans une nouvelle ère où les vainqueurs allaient
imposer leurs progrès, leurs découvertes, leurs techniques, leur pouvoir
commercial et leur langue.
Pour l'instant, il fallait réagir. Passent encore les formules de politesse et
les conversations de salon, on avait fait ses humanités ! Mais pour parler
rapidement en salle d'opération, pour rebondir devant les difficultés, les
chirurgiens, même s'ils ont un flegme tout baltimorien, peuvent rapidement
perdre patience s'ils ne sont pas suivis par l'équipe locale.
Qui allait pouvoir remplir cette tâche ?
Quel chirurgien de l'équipe allait comprendre ce que demandait avec
insistance cet imperturbable yankee depuis quelques minutes : des Kelly
clamps ?
Que sont donc ces pinces de Kelly qui semblent tellement importantes
pour réussir cette nouvelle opération ? En France, à l'époque, on a des
pinces de Kocher avec leurs petites griffes de musaraigne, des pinces de J.-
L. Faure ou de Museux pour les utérus, mais pas de pinces de Kelly dans les
boîtes d'instruments de la fameuse clinique chirurgicale de Broussais !
En un éclair, M. d'Allaines demanda qu'on appelât Dubost ; Charles
Dubost, ce brillant chirurgien du rectum, qui venait de s'installer au Mans
pour pratiquer la chirurgie digestive dans laquelle il excellait. L'homme
n'était certes pas toujours facile ; souvent rétif et indépendant, ses colères
étaient déjà légendaires ; mais, voyageur impénitent, il avait une qualité qui,
aujourd'hui, devenait décisive pour le service : il parlait couramment
anglais.
Pour tout dire, il était parti fâché du service et ses derniers mots avec le
patron n'avaient pas été très amènes, à la limite du manque de respect...
D'Allaines était prêt à passer l'éponge. Il fallait réussir la mission ; trop de
choses étaient en jeu. D'abord, les petits malades dont on ne devait pas
briser l'espoir. Ensuite, tant de projets découleraient certainement auprès des
pouvoirs publics de ce que l'on pouvait déjà nommer un « coup
médiatique ». Catastrophe en cas d'échec !
— Dubost, j'ai besoin de vous !
Son assistant d'hier était au téléphone :
— Vous avez besoin de moi, monsieur ?
— Oui, Dubost, c'est pour...
— Si vous avez besoin de moi, monsieur, j'arrive !
Aussi vite qu'il l'avait pu, Dubost avait tout laissé en plan au Mans et avait
rallié la maison mère. Il discutait maintenant avec Blalock des opérations
qu'on allait faire.
Des pinces de Kelly, pourtant, il n'en avait pas vu plus que les autres. Mais
si cet outil était déjà si commun outre-Atlantique, il en trouverait...
— Je pris ma bicyclette (c'est Dubost qui raconte à ses assistants en
buvant son café dans son bureau après une matinée opératoire) et traversai
Paris pour chercher si, à l'Hôpital américain de Neuilly, les troupes alliées
n'avaient pas oublié ( !), en partant, quelques boîtes d'instruments.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il faisait un temps superbe, encore très chaud.
Les vendanges avaient été fabuleuses dans tout le pays. Rallier l'hôpital de
Neuilly fut une balade estivale pour ce début d'octobre, dans les rues encore
vides d'un Paris d'après guerre.
Dubost connaissait bien la panseuse-chef de l'Hôpital américain, où il
avait fait quelques ménages 192 pendant son internat et son clinicat. Ils
descendirent au sous-sol de l'hôpital.
— Si des boîtes ont été laissées par les GI, c'est à la cave qu'on va les
trouver ! dit-elle en agitant sa coiffe, marquée des trois barrettes étoilées de
la générale.
Il fallut déplacer quelques matériels mis au rebut, soulever quelques
alèzes. Mais des boîtes d'instruments, il y en avait plus qu'on ne pouvait
l'espérer. Dans chacune étaient rangées des brochettes de pinces de toutes
sortes, de toutes formes, certaines que Dubost n'avait jamais vues.
— Je prends tout, on verra bien ce que veut Blalock !
Deux boîtes furent fixées sur le porte-bagages du vélo et Dubost traversa à
nouveau Paris vers le sud, un peu déséquilibré par le poids, sauvant ainsi les
démonstrations opératoires organisées par son patron.
*
— Comment se sont passées ces opérations ?
Je demande à Mireille Castello, ma secrétaire de l'hôpital européen
Georges-Pompidou, comment il serait possible de retrouver les observations
de ces petits patients, opérés finalement dans ce qui est actuellement mon
service, il y a plus de cinquante ans.
Imperturbable, elle se dirige vers la pièce proche de son bureau, où elle a
fait suivre les archives de Broussais, et ouvre devant moi, trois minutes plus
tard, le cahier opératoire (modèle AP.V. 1940) à la date du 7 octobre 1947.
Le papier est jauni, les trois feuillets qui relatent la première opération de
Blalock se sont fragilisés avec le temps et je les manipule religieusement :
Nelly, sept ans : anastomose entre l'extrémité de la sous-clavière gauche et
le côté de l'artère pulmonaire gauche. L'écriture est belle, légèrement
penchée, sans retour à la ligne, comme si tout le papier devait être noirci.
C'est Mlle Bassot, surveillante générale du bloc, qui écrit les comptes
rendus opératoires (CRO) du patron ; les autres chirurgiens de l'équipe
rédigeant à la main leurs opérations. Cette fois, elle accepte d'écrire sous la
dictée de Bahnson que traduit Dubost. Le texte est rédigé à l'imparfait,
contrairement à l'usage français, comme si Charles Dubost avait respecté le
temps narratif de la langue anglaise : « [...] une anastomose était ensuite
faite entre la fin de la sous-clavière et le côté de la pulmonaire gauche, en
utilisant de la soie de De Kuatel 5/0, en faisant une couture continue
ouverte, interrompue en trois endroits. Au moment où on enlevait les
obturateurs placés sur l'artère pulmonaire, se produisait une hémorragie,
arrêtée ensuite sans suture [...] »
Qu'il me soit permis de revenir un instant, ce premier temps d'émotion
passé, sur l'efficacité d'un archivage on ne peut plus manuel (certains diront
primitif), qui fait sourire nos technocrates d'aujourd'hui, obnubilés par les
disques optiques et les performances du réseau informatique dans ce temple
du modernisme qu'est l'hôpital européen Georges-Pompidou. Le cahier
opératoire de Mlle Bassot est une mine riche d'une foule de renseignements
précieux. Emporté par l'élan, je lis les comptes rendus des sept patients
opérés et les autres comptes rendus de l'époque signés Vaysse, Toupet,
Résano. Je reconnais immédiatement, pour l'avoir tant de fois lue, l'écriture
de Charles Dubost, élégante et rapide, à l'image de sa façon d'opérer, qui
résumait en dix lignes, sans fioriture, une amputation abdomino-périnéale
du rectum. Je souhaite à mes successeurs, dans cinquante ans, de pouvoir
consulter aussi vite les archives de notre temps grâce à nos machines
pleines de mémoires, mais – j'en ai peur – vides de tels souvenirs.
*
Au début des années 1960, Charles Dubost est devenu le grand patron du
pavillon René-Leriche de Broussais, la première clinique chirurgicale
consacrée à la chirurgie cardiaque en France, pavillon qu'avait réussi à faire
construire M. d'Allaines, grâce aux bonnes volontés de Louis Merlin et aux
autobus de Pierre Bellemare 193.
Lorsqu'on lui demandait ce qui l'avait attiré vers la chirurgie cardiaque, il
répondait invariablement :
— Quand j'ai vu Blalock réaliser son opération sur les Fallot !
La suite des événements serait passionnante à conter : l'histoire des
premiers rétrécissements mitraux. L'histoire de la première circulation
extracorporelle dans l'ancien centre Marie-Lannelongue, rue de Tolbiac,
quand Dubost traverse, non plus Paris, mais cette fois l'Atlantique, et
rapporte, dans sa valise, l'oxygénateur de De Wall avec lequel opère Kirklin
à la Mayo Clinic. L'aventure de l'hypothermie profonde, quand les petits
patients étaient endormis dans une baignoire en zinc où flottaient des
glaçons...
Mais cela est déjà une autre histoire. Il nous faut rester sur cette image du
pionnier : Charles Dubost sur sa bicyclette, rapportant ses boîtes opératoires
vers Broussais, certain qu'il transportait ainsi ce qui allait devenir une
nouvelle page de la chirurgie.
Et tout cela, parce qu'il savait parler anglais...
Le « Dr Mastaba 194 »
J'ai bien connu Charles Dubost. Il fut mon patron d'internat et de clinicat.
Remarquable chirurgien et d'ailleurs remarqué dès ses débuts, il avait la
trempe des pionniers. Il était de ceux qui, placés au bon moment de
l'Histoire, ont le courage, la force, la capacité d'envisager les choses dans
leur ensemble tout en conservant ce souci du détail nécessaire pour créer
une nouvelle discipline. Pour Dubost, cette discipline fut la chirurgie du
cœur et des artères.
Quelques années après la visite de Blalock, il osa en 1951, pour la
première fois au monde, opérer un anévrysme de l'aorte abdominale.
Opération redoutable pour l'époque, dont le succès permit d'ouvrir une
nouvelle voie en chirurgie. L'hôpital Broussais devint le temple des
anévrysmes de l'aorte. Et malgré l'avènement de la chirurgie cardiaque, des
transplantations et des cœurs artificiels, mon service qui fut le sien,
maintenant transféré dans le magnifique hôpital Georges-Pompidou, reste
un peu, encore aujourd'hui, la maison des anévrysmes aortiques ! Fidélité
de la transmission et poids de la tradition...
Dubost aimait ses assistants. Il disait : « Mes chefs ! », voulant dire mes
chefs de clinique. Il voulait surtout nous transmettre plus que la chirurgie et
partager quelques-unes de ses passions personnelles. Cela ne l'empêchait
pas de nous submerger parfois de quelques engueulades mémorables, dont
il avait le secret... Il était l'archétype du grand patron tout-puissant, avec un
côté « condottiere » de la Renaissance italienne, entraînant dans son sillage
des fils qui lui devaient tout et qui devaient tout faire pour ressembler au
modèle.
Il aimait les voyages pour parcourir le monde. Mais ce qui l'intéressait
n'étaient pas les beautés de la nature. Elles le laissaient assez froid. Seules
les œuvres des hommes le faisaient vibrer, quels qu'en fussent l'époque ou le
lieu. Il avait parcouru le monde, son bistouri à la main :
— Dites-vous bien que mon diplôme de médecin a toujours été mon
meilleur passeport, aimait-il à dire.
Après les commentaires sur les interventions de la matinée, à l'heure du
café, fuyant les propos futiles, il aimait évoquer le temple de Palenque au
Mexique, celui de Borobudur à Java, le Parthénon, l'armée enterrée de
Xi'an en Chine et puis l'Egypte, l'Egypte et encore l'Egypte... Sa passion
pour l'Egypte remontait à ses souvenirs de guerre. Encore militaire,
Charles Dubost avait occupé le poste de chirurgien du canal de Suez.
Cantonné à Ismaïlia, il se languissait sous un soleil de plomb, en attendant
la visite des marins qui s'étaient coincé les doigts entre l'amarre et le
cabestan... Il décida alors, pour se désennuyer un peu, de commencer
l'exploration systématique de tous les sites archéologiques de l'ancienne
Egypte. L'époque était propice : pas un chat à Karnak, pas une seule vieille
touriste anglaise à Edfou... Comme lui disait le gardien du temple de
Louxor, quand il le voyait s'avancer seul dans les allées du temple :
— Fais bien attention aux serpents, Dr Mastaba, take care...
Dubost était devenu « Dr Mastaba ». Il faisait attention aux serpents
(aujourd'hui, le risque reptilien est bien moindre, vu le nombre de pieds qui
foulent les lieux tous les jours...) et avait commencé à déchiffrer les
cartouches de hiéroglyphes.
Il ne s'était pas passé une année depuis sans qu'il revînt en Egypte, au
prétexte d'une coopération chirurgicale ou scientifique. Nous, les « chefs »,
on l'accompagnait à tour de rôle.
Je pense qu'il a su nous communiquer le virus. Et détenteur aujourd'hui de
la tradition, je tiens à cœur de partir tous les ans avec une équipe aux
quatre coins de la planète, et surtout, bien sûr, en Egypte.
Le jour de son enterrement, nous, les « chefs », avons porté son cercueil
sur nos épaules, comme le veut la tradition pour honorer l'empereur qu'il
était...
189. La tétralogie décrite par le cardiologue marseillais Louis Fallot associe en fait deux anomalies
principales : un rétrécissement de l'artère pulmonaire et une communication entre les deux
ventricules du cœur. La conséquence majeure de l'obstacle pulmonaire est de faire passer le sang non
oxygéné (bleu) vers la grande circulation (rouge). C'est la plus fréquente des maladies bleues
(cardiopathies cyanogènes).
190. Cette attitude accroupie ou « squatting » permet effectivement une amélioration plus rapide de
l'oxygénation du sang artériel après un effort. L'accroupissement coude les veines fémorales et
diminue ainsi le retour de sang vers le ventricule droit, qui peut mieux l'éjecter dans la voie
pulmonaire. Il coude aussi les artères fémorales et augmente les résistances artérielles systémiques,
ce qui contribue à diminuer le passage de sang du ventricule droit vers l'aorte. Incroyable adaptation
de la nature à une anomalie... Il est clair que ce petit garçon accroupi après avoir couru ignore tout de
la physiopathologie qu'il tricote !
191. Au départ, Helen Taussig cherchait à créer un modèle d'hypertension pulmonaire chez l'animal,
d'ailleurs sans succès. Malgré le débit sanguin très important qu'elle dérivait de l'aorte vers les
poumons, elle ne faisait pas monter les pressions. L'idée lui est alors venue qu'elle pouvait ainsi
permettre d'améliorer l'oxygénation des petits patients (puisqu'elle dirigeait de force du sang veineux
vers les poumons !) et donc de faire rosir les enfants bleus. La majeure partie de cette recherche fut
effectuée au laboratoire de chirurgie du Johns Hopkins. Le responsable en était Vivien Thomas, un
Noir américain extrêmement brillant, qui conçut véritablement l'opération chez l'animal. Il se trouvait
derrière Blalock lors de la « première » chez l'homme et le conseillait pas à pas.
192. En jargon de chirurgien, « faire un ménage en ville » signifie aller opérer hors de l'hôpital
public pour améliorer les fins de mois d'un salaire trop étriqué !
193. Louis Merlin, directeur d'Europe n° 1, lance en 1955, avec Jacques Antoine, une nouvelle
émission, « Vous êtes formidables ! », émission, dont le principe est de résoudre un problème
apparemment insoluble ou d'apporter aide et secours grâce aux auditeurs. Elle est présentée par Pierre
Bellemare. Le succès est immédiat. Elle obtient ainsi les fonds nécessaires pour la construction d'un
centre hospitalier spécialisé dans les opérations à cœur ouvert des enfants à l'hôpital Broussais de
Paris. Bellemare avait fait circuler des autobus parisiens toute une journée dans les rues, pour
recueillir les dons des passants !
194. Une mastaba est une construction funéraire de l'ancienne Egypte pour accueillir les
sarcophages des pharaons et des hautes personnalités.
25
L'affaire Marius Renard
Boston, 1947
Non, le premier vrai succès fut sans doute le cas de Hume. Hamburger en
connaissait bien les circonstances. Une jeune femme allait mourir au Peter
Bent Brigham Hospital de Boston. Elle était dans le coma depuis dix jours
et anurique à la suite d'un avortement provoqué. Erreur de transfusion. Choc
septique et insuffisance rénale aiguë. La catastrophe sur toute la ligne !
David Hume, brillant chirurgien au physique de jeune premier, ne pouvait
admettre l'évidence d'une mort inéluctable. Il fallait tenter une
transplantation rénale pour attendre que son rein urinât à nouveau, car il y
avait des chances pour que cela se produisît. Certes, les conditions n'étaient
pas optimales, loin de là, mais il fallait agir pour tenter de sauver cette jeune
femme.
Malheureusement, il y avait un hic, et de taille... Pas question d'utiliser
une salle d'opération habituelle. L'administrateur de l'hôpital lui avait dit
d'un ton onctueux mais ferme : « Nous ne pouvons pas cautionner une
intervention, que nous qualifierions d'“originale”. »
Qu'à cela ne tienne. On n'allait pas se laisser impressionner par un
administratif ! Bravant les interdits, Hume, aidé par Hufnagel, chirurgien
vasculaire, et par Landsteiner, urologue, attendit que la nuit tombe sur le
grand hôpital de Boston. Alors, dans une atmosphère de roman
d'espionnage, en se méfiant de tous, Hume se lança dans une intervention
de folie. Il préleva un rein chez quelqu'un qui venait de mourir à l'hôpital
(ce qui était déjà osé !). Puis, dans la petite chambre de sa malade, à peine
éclairé par deux lampes à col-de-cygne, il lui transplanta le rein, sur les
vaisseaux du pli du coude. Malgré les difficultés multiples, les sutures
furent correctes et le rein, une fois nourri par le flux sanguin, fut maintenu
au chaud par la chaleur des lampes.
Espoir dans le camp des audacieux : le rein se mit à sécréter de l'urine
presque immédiatement. Et la malade sortit du coma dès le lendemain.
Le jour suivant, la diurèse se maintenait.
Deux jours après, la malade recommençait à uriner par ses propres reins.
Les chirurgiens pouvaient enlever le greffon devenu inutile. Il avait servi de
béquille en attendant que l'insuffisance rénale aiguë guérisse spontanément.
La patiente était sauvée !
David Hume, chirurgien de tous les dangers, l'homme qui avait su
transgresser les instructions de l'administration de son hôpital, triomphait
contre tous. Sans doute, et Hamburger le savait bien, le rein greffé aurait-il
été rejeté après quelques jours ou semaines. Mais, dans ce cas, la reprise
rapide de la diurèse spontanée par les reins de la jeune malade avait signé le
succès de l'opération...
Le miracle de Noël
Après cette nuit de tempête de 1952, où toutes ces figures du monde
chirurgical s'étaient entrechoquées dans sa tête, Hamburger avait pris sa
décision. Il fallait tenter. On ne pouvait refuser le don et piétiner l'espoir de
la mère. Il demanda à l'équipe de Louis Michon, chirurgien urologue de
Necker, de réaliser le prélèvement du rein de Mme Renard et d'organiser la
greffe de Marius. Vaysse et Œconomos implantèrent le rein gauche de la
mère dans la fosse iliaque droite du garçon, « à la Küss ». Le hasard et la
nécessité imposèrent la date. Ce fut la nuit de Noël !
Circonstance qui augmenta encore l'émotion des foules qui attendaient le
miracle.
Cette double opération se passa remarquablement bien. Mère et fils
pouvaient dès le lendemain de Noël sourire aux photographes... Les crieurs
de journaux parcouraient les trottoirs de Paris en hurlant : « Paris-Presse-
L'Intransigeant, demandez Paris-Presse-L'Intransigeant. La suite des
aventures des miraculés de Noël ! »
Une aubaine pour les journalistes au milieu de la trêve des confiseurs.
Le rein greffé chez Marius produisit immédiatement de l'urine, le taux
d'urée plasmatique s'abaissa rapidement, passant de 4,30 g/l à 0,80 g/l le
16 janvier 1953, et le taux de potassium se corrigea spontanément. L'espoir
grimpait chez les médecins et chez tous les Français qui suivaient les
événements presque heure par heure.
Hamburger restait de glace et ne participait pas à la liesse générale, évitant
les journalistes comme s'ils étaient atteints par la peste ou le choléra. Il
savait ce qui allait se passer. Même si, comme tous, il venait à espérer au
miracle. Après tout, c'étaient une mère et son fils, il y avait des raisons de
penser que la proximité des tissus allait être bénéfique.
Hélas, le pessimisme de Jean Hamburger se basait sur une sérieuse
expérience clinique et expérimentale. Le vingt et unième jour, un arrêt
brutal de la diurèse signait le rejet de la greffe, et le petit Marius décédait
peu de temps après.
Déception et désespoir dans les chaumières de Pontoise et de Landernau !
L'équipe de l'hôpital Necker avait dû prendre une décision difficile. C'était
la première fois qu'on avait pratiqué une néphrectomie sur une personne
saine, ce qui soulevait un problème éthique nouveau. Et que se serait-il
passé s'il y avait eu une hémorragie, une infection ou un problème majeur
chez la maman de Marius ? Si elle était morte dans les suites de
l'opération ? En effet, jusqu'alors les reins prélevés chez des donneurs
vivants n'étaient pas normaux, ils avaient été enlevés pour des raisons
médicales 208, donnant en soi une signification à l'acte. Ce qui n'était pas le
cas chez elle.
Mais il fallait bien se rendre à l'évidence, l'allogreffe rénale restait vouée à
l'échec, aussi bien chez l'homme que chez l'animal. Les paroles que Carrel
lançait en 1914 revenaient aux esprits comme une prophétique malédiction :
« Quoique les résultats immédiats puissent être excellents, ils sont en fin de
compte, presque toujours, des échecs. »
Tout semblait cette fois définitivement planté.
195. Les premières tentatives de rein artificiel eurent lieu en France en 1954 dans le service de Jean
Hamburger.
196. On ne peut résister à citer la magnifique description du coma urémique en phase terminale
qu'est la mort du père Thibault par Roger Martin du Gard : « En haut, dans la chambre, Adrienne et la
vieille religieuse, demeurées seules au chevet de M. Thibault, ne s'aperçurent pas qu'une crise se
préparait. Quand l'essoufflement du malade attira leur attention, les poings déjà se crispaient, et la
nuque, se raidissant, entraînait la tête en arrière. [...]
« Jacques, du bureau où il était resté avec M. Chasle, entendit et, sans réfléchir, partit en courant
vers la chambre. La porte était ouverte. Il buta contre une chaise. Il ne voyait rien. Un groupe se
mouvait devant la lumière. Enfin il distingua une masse échouée en travers du lit, des bras qui
battaient l'air. Le malade avait glissé jusqu'au bord du matelas ; Adrienne et la garde cherchaient
vainement à le relever. Jacques accourut, mit un genou sur les couvertures, et, saisissant son père à
bras-le-corps, il parvint à soulever le buste, puis à le replacer sur les oreillers. Il sentait contre lui
cette chair chaude, ce halètement ; il voyait, renversé sous lui, ce masque aux yeux blancs, sans
prunelles, qu'il regardait de tout près, qu'il reconnaissait à peine ; et il restait là, penché, immobilisant
entre ses bras ce corps secoué de convulsions.
« Déjà les mouvements nerveux s'atténuaient ; la circulation reprenait son cours. Les prunelles,
flottant à la dérive, reparurent, se fixèrent ; et, peu à peu, le malade, de ses yeux redevenus vivants,
sembla découvrir ce jeune visage incliné sur le sien. Reconnut-il le fils perdu ? Et s'il eut cet éclair de
lucidité, pouvait-il encore faire la distinction entre le réel et ces incohérentes visions qui peuplaient
son délire ? Ses lèvres remuèrent. Les pupilles s'agrandirent. Et, soudain, dans cet œil morne, Jacques
retrouva un souvenir précis : autrefois, lorsque son père cherchait une date oubliée, un nom, le regard
prenait cette expression attentive et vague, cette apparence décentrée. [...] Lentement, les paupières
de M. Thibault s'abaissèrent. Un tremblement à peine perceptible agita la lèvre inférieure, la
barbiche ; puis un branle de plus en plus accentué secoua le visage, les épaules, le buste : il
sanglotait. »
197. Ischémie : privation de sang. Elle peut être temporaire, empêchant le rein d'être nourri
correctement pendant une durée suffisante pour entraîner des lésions de ses structures. Celles-ci
pourront éventuellement guérir après un temps de réparation de plusieurs semaines. Si le patient ne
meurt pas d'insuffisance rénale !
198. Il avait bien failli être devancé par Serge Voronoff, autre Russe travaillant en France, qui avait
voulu transplanter le rein d'un criminel, à Paris, en 1928. Mais le procureur de la République s'y était
opposé. Voronoff se fit une grande réputation à l'époque comme transplanteur de testicules de singe
chez les hommes qui cherchaient à retrouver une virilité.
199. L'anurie est la situation où le malade n'a plus aucune émission d'urines, et on dénomme
oligurie la situation où la diurèse est conservée mais insuffisante.
200. Le sérum sanguin des personnes du groupe O contient naturellement des anticorps anti-A et
anti-B. La transplantation était donc a priori incompatible et il existait un risque de rejet élevé
puisque le greffon présentait par définition des antigènes B. Mais cela ne put avoir lieu chez cette
malade car le greffon était vraisemblablement déjà mort au moment de la transplantation, n'étant plus
vascularisé depuis au moins six heures. Il est même possible que ses vaisseaux se soient occlus. Et il
ne peut y avoir de rejet si l'organe ne reçoit plus de sang.
201. En réalité, à l'aune de nos connaissances actuelles, il est clair qu'un rein non nourri par du sang
du donneur (puisqu'il est mort) et non protégé par une solution froide appropriée pendant plus de six
heures n'a aucune chance de retrouver une fonction après la greffe. En revanche, la technique de
transplantation réalisée selon la méthode de Carrel fut excellente.
202. La polykystose rénale est une maladie génétique qui se caractérise par le développement de
nombreux kystes sur les reins aboutissant à l'insuffisance.
203. Au moment de l'opération, le taux de créatinine sanguine de la patiente était de 1,8 mg/dl (la
normale est inférieure à 1 mg /dl, on envisage maintenant la dialyse définitive quand elle dépasse 4
ou 5 mg/dl).
204. Journal of American Medical Association.
205. La receveuse n'était pas en insuffisance rénale terminale, son rein droit était toujours
fonctionnel. Le taux sanguin de créatinine, qui était à 1,8 mg/dl avant la transplantation, passait en
postopératoire à 2,3 mg/dl. Après seize jours, il était toujours à ce niveau. Une seule valeur à
1,2 mg/dl est mentionnée le soixante-quatrième jour au lendemain du drainage d'un abcès périrénal,
elle ne fut pas contrôlée ensuite. En septembre 1951, paraissait un rapport complémentaire annonçant
l'exérèse du greffon le 1 er avril précédent. L'organe était atrophié, ses voies excrétrices avaient
disparu !
206. Rendons hommage à Küss, cette procédure est toujours celle qui est utilisée aujourd'hui...
207. C'est bien entendu risible aujourd'hui alors que l'on sait que seul le froid peut protéger un
organe. Charles Dubost, qui me racontait l'histoire trente ans plus tard, insistait beaucoup sur
l'ignorance dans laquelle se passaient ces transplantations : « On ne savait rien ou presque. Le rein
arrivé à Broussais fut conservé à nouveau dans l'eau chaude... Et on avait oublié les messages de
Carrel. On n'avait aucun traitement satisfaisant à proposer. La seule chose que l'on savait faire, c'était
transplanter ! Alors on tentait. Pour les malades non plus on ne savait rien et on n'avait rien de mieux
à leur proposer... »
Dubost racontait ses histoires au moment du café qu'il prenait dans son bureau après sa matinée
opératoire. J'ai toujours admiré son sens de la formule, son pragmatisme verbal (et chirurgical !) et
son honnêteté intellectuelle qui ne cherchait jamais à lui faire épouser le beau rôle. Il avait des
phrases comme : « Tout ce qui n'est plus médical ne devient pas pour autant automatiquement
chirurgical. » Phrase qu'aujourd'hui comme hier on ferait bien de méditer...
208. Küss, 1951.
209. Faire une biopsie : prélever un petit fragment de la partie à étudier (peau, rein, poumon...) pour
l'analyser au laboratoire. On peut ainsi dépister les signes tissulaires de souffrance.
210. Le taux sanguin d'azote uréique décrut progressivement pour atteindre 34 mg/dl (normale : 10
à 25 mg/dl) le cent cinquante-troisième jour postopératoire avec un volume urinaire oscillant entre
1 500 et 2 000 ml/24 h.
26
L'enfant qui rêvait d'un homme artificiel
Où le jeune Pim rêve de remplacer les organes des hommes par des
machines. Où pendant la guerre Willem Kolff fabrique une lessiveuse pour
traiter l'insuffisance rénale avec les restes d'un vieux Messerschmitt. Où
l'on découvre que, après avoir inventé le rein artificiel, il se lance dans la
fabrication d'un cœur.
Le bridge to transplant
Un événement fondamental allait modifier la donne. Cet événement fut le
succès de la première transplantation cardiaque, en 1967. On savait en effet
que jusqu'alors les cœurs artificiels ne pouvaient pas être implantés
définitivement. Des complications survenaient inéluctablement après
quelques semaines ou quelques mois. On ne pouvait compter que sur la
récupération du cœur du patient. Et si ce cœur ne récupérait pas ? Que
pouvait-on faire ? Rien. Ces cœurs artificiels prolongeaient la vie mais ne
permettaient pas un véritable projet. Avec la transplantation, tout changeait :
le cœur artificiel devenait le bridge to transplant, c'est-à-dire le moyen
d'attente pour obtenir un greffon cardiaque et sauver définitivement le
malade. Avec cette nouvelle indication, c'est-à-dire avec ce nouvel espoir, la
nécessité d'obtenir une machine efficace devenait impérative. La recherche
repartit de plus belle à Houston et à... Salt Lake City.
Pourquoi Salt Lake City ? Parce que, en 1967, Kolff quittait l'Ohio et
obtenait un espace de travail exceptionnel dans la division « Organes
artificiels » qui venait d'y être créée à l'université de l'Utah. Il prenait le
poste de directeur du Biomedical Engineering avec, sur sa planche à dessin,
des projets pour fabriquer un placenta artificiel, des poumons artificiels et
même des yeux artificiels. Dans ses bagages il avait bien entendu entraîné
son cher Akutsu, et leur projet de cœur totalement et définitivement
implantable restait prioritaire.
Liotta lui aussi abandonnait ses pénates et quittait DeBakey pour travailler
avec Denton Cooley. Toujours à Houston, mais dans l'hôpital d'à côté, au
Saint Luke. Exit le Baylor. Il se retrouvait chez l'ennemi juré 218 de DeBakey,
à deux pas de ses premières amours.
Et, en avril 1969, ils tentèrent la première implantation totale d'un cœur
artificiel sur un malade dont l'état était désespéré, et qui mourut quelques
jours plus tard. Ce qui n'empêcha pas une large communication dans les
journaux du monde entier. Construit en matériaux synthétiques, le « cœur
artificiel de Cooley-Liotta » fut bien entendu un cœur pneumatique, mais il
se logeait de façon orthotopique, c'est-à-dire en lieu et place du cœur natif
du patient. Ce qui n'était pas, chirurgicalement parlant, le plus simple. Cette
prothèse cardiaque avait été testée auparavant chez sept veaux, le dernier
ayant survécu quarante-quatre heures. Peu après, deux autres malades furent
également opérés par Cooley et Liotta. Mais toutes ces opérations furent
des échecs.
Acharnement, détermination, courage... Ce ne pouvait être quelques
échecs qui allaient décourager des hommes de la trempe de Cooley et de
Liotta !
Enfin, le premier succès fut obtenu chez un homme de quarante-sept ans
au décours immédiat d'une opération sur le ventricule gauche dont la
CEC 219 ne pouvait être arrêtée faute de contractions suffisantes. Le cœur
artificiel total permit la transplantation du patient trois jours plus tard. Le
patient mourut trente-deux heures plus tard d'infection, mais cette
observation ouvrait l'ère de l'assistance cardiaque mécanique en pont à la
transplantation, le fameux « pont vers la greffe ».
Pim fut tel qu'en lui-même jusqu'à sa mort, maniant une nouvelle idée
chaque minute, à la fois adorable avec tous et très exigeant, jusqu'à être
insupportable avec ses collaborateurs. Avec l'âge et devant l'ampleur de
l'œuvre, il était devenu un monument pour le monde de la recherche
médicale. Mais il n'oubliait pas pour autant qu'il avait été la cible de
l'establishment tout au long de sa vie. Que n'avait-il pas entendu comme
critiques et commentaires aigres-doux, quand on ne le considérait pas à
moitié fou ? Mais, à l'inverse, que n'avait-il pas sorti en retour ? Et pas
seulement à ses détracteurs du monde médical... Il avait su prendre
publiquement position contre la politique de l'Administration américaine,
notamment contre la guerre au Vietnam, contre l'ampleur des dépenses
militaires au regard de l'insuffisance des budgets sociaux, ou encore pour
défendre le droit à l'avortement... Une vie de combats. C'était Pim. C'est
Pim. Un modèle pour les jeunes chercheurs.
211. La protection nasale systématiquement assujettie au casque ogival n'apparaît qu'au XI e siècle.
212. La dialyse est basée sur les propriétés des membranes semi-perméables qui laissent filtrer les
liquides (solvants) mais sont imperméables (ou peu perméables) aux substances dissoutes dans le
liquide (solutés).
Ainsi deux principes physiques vont pouvoir s'exprimer : 1) la diffusion qui permet le transfert
transmembranaire en fonction du gradient de concentration de part et d'autre de la membrane et 2) la
convection où s'exprime la différence de pression de part et d'autre.
En cas de dialyse, la concentration du bain est élevée, attirant l'eau et les petites molécules comme
l'urée (diffusion), et la pression du sang est haute (grâce à une pompe) qui facilite le transfert
(convection) des liquides à pression élevée vers le secteur à pression basse (bain de dialyse).
213. Georg Haas avait utilisé l'hirudine comme anticoagulant, mais cette substance s'était révélée
trop toxique pour être communément utilisée chez l'humain.
214. Ce fut Belding Scribner qui inventa un dispositif (dit « shunt artério-veineux de Scribner »)
rendant cet accès possible et répétitif dès la fin des années cinquante. Ce shunt utilisait les propriétés
de deux nouveaux matériaux, qui furent très utilisés en médecine au cours des années suivantes : le
Silastic et le Téflon (ou polytétrafluoroéthylène expansé, PTFE).
215. Le PVC est le chlorure de polyvinyle. C'est une matière plastique fabriquée à base de sel et de
dérivés du pétrole. C'est un matériau thermoplastique pouvant être fondu lors d'un chauffage à une
certaine température et durci ensuite après refroidissement.
216. Qu'on pourrait traduire par : « Publier ou mourir ».
217. Elle s'implantait en fait sur l'aorte thoracique descendante.
218. L'opposition et la compétition entre les deux écoles de chirurgie de Houston, celle de DeBakey
et celle de Cooley, fut légendaire pendant toutes ces années. Quand je me retrouvai moi-même en
stage à Houston, étant dans l'équipe de DeBakey, il ne me fut possible de fréquenter « l'ennemi »
qu'en cachette...
219. Circulation extracorporelle qui permet de remplacer la fonction du cœur et des poumons
pendant l'opération à cœur ouvert. A la fin de l'opération, si le cœur du malade n'est pas assez fort
pour assurer tout seul une pression artérielle, on ne peut plus arrêter la CEC car l'arrêt signifie la
mort.
220. L'appareil implanté, conçu par Willem Kolff et réalisé par Robert Jarvik, était un cœur
mécanique à deux ventricules, branché sur les oreillettes en lieu et place des ventricules natifs. Il était
activé par un système externe à air comprimé. Les deux ventricules étaient connectés au générateur
d'air comprimé grâce aux deux lignes. Il existait deux modèles de contenance différente permettant
l'adaptation à l'anatomie du thorax du patient. Chaque ventricule comportait deux réservoirs : l'un
rempli d'air et l'autre de sang, ils étaient séparés par un diaphragme en polyuréthane. Le réservoir
sanguin était muni de valves antiretour. L'air déplaçant la membrane à intervalles réguliers, il chassait
ainsi le sang vers l'artère pulmonaire ou vers l'aorte selon le ventricule. La connexion des ventricules
au massif cardiaque était assurée par deux collerettes auriculaires souples, et deux tubes en Dacron
étaient utilisés pour relier le cœur artificiel aux artères. L'énergie nécessaire au fonctionnement des
ventricules était délivrée et contrôlée par la console pneumatique, alimentée par une source d'air
comprimé de 3,5 à 7 bars. Munie de plusieurs systèmes de sécurité, elle était composée d'un
régulateur agissant sur le réglage des pressions d'activation des prothèses gauche et droite. Une
source de vide réglable était adjointe afin d'assurer un certain degré d'aide au remplissage de la
prothèse ventriculaire. Le rythme des pressions et des dépressions pouvait varier grâce à un
régulateur de fréquence. La surveillance des débits cardiaque et systolique, des courbes de
remplissage et d'éjection des ventricules, et le stockage des différentes informations étaient assurés
par un micro-ordinateur couplé à la console. Evidemment, ce système comportait certains
inconvénients pour le malade. En effet, le lien à la console couplée avec l'ordinateur restreignait la
mobilité du patient : il devait rester à l'hôpital, ce qui n'était pas compatible avec un cœur implanté de
façon définitive. De plus, les lignes d'activation transthoraciques entraînaient un risque d'infection
important. Enfin, l'encombrement des ventricules dans la poitrine comprimait les poumons et les
oreillettes, rendant la respiration et la circulation sanguine plus difficiles. Ce premier prototype de
cœur fut rapidement abandonné pour des machines plus performantes.
221. En 1985, Copeland et al. rapportèrent le premier succès du cœur artificiel total (modèle Jarvik
7) en pont à la transplantation, chez un homme de vingt-cinq ans atteint d'une cardiomyopathie
virale.
27
Les ciseaux de Jean Dausset
— C'est une guerre, la pire des guerres, qui se produit à chaque instant
dans notre organisme. Il y a d'abord ces gros gendarmes en maraude sur
leur bicyclette. Ils ne se déplacent pas vite. Ils sont ventrus et souvent
vieux. Pensez donc, ils peuvent vivre des années ! Ce qui est l'éternité pour
un globule blanc. On les appelle les macrophages, ce qui veut dire gros
mangeurs. D'ailleurs, ils ne mangent pas, ils bouffent. Tout ce qui passe à
leur portée. Ce sont les rois de la phagocytose, c'est-à-dire la capacité
d'entourer une cellule ou un débris cellulaire plus petit que lui et l'avaler
comme le fait une amibe. Ces gendarmes n'hésitent pas de temps en temps à
jouer les charognards, un cadavre de cellule et « Oumps ! » on l'avale...
Mais quand ils se trouvent en face d'un étranger, la première chose qu'ils
font est de lui demander ses papiers d'identité...
Normal pour des gendarmes !
Le Dr Patrick Chevalier, médecin transplanteur, faisait son cours aux
externes du service. Ce matin-là, il était parti pour sa grande saga en
Technicolor et Panavision : « La guerre des clones ou l'immunologie
racontée aux débutants ». Il poursuivit :
— Papiers, s'il vous plaît ! Sur la surface de l'étranger qui cherche à
s'introduire dans le soi, se trouvent des molécules qui expriment de façon
indélébile son appartenance. C'est son uniforme. Dans le monde des
cellules, à quelques exceptions près, on ne sait pas se déguiser. Ces
molécules constituent ce que l'on nomme le complexe majeur
d'histocompatibilité (CMH) qui diffère chez tous les êtres vivants (sauf chez
les vrais jumeaux) et dont une partie (le CMH de classe II) est chargée de
présenter les papiers d'identité qu'on lui demande... Pour le gendarme
macrophage, il se comporterait un peu comme un ami apparent qui
présenterait une identité ennemie. C'est de la reconnaissance de cet
uniforme étranger que vont venir tous les problèmes du rejet de greffe. Car
le macrophage, ce gros balourd, incapable de prendre une décision, va
appeler un petit lymphocyte auxiliaire (on les appelle les T helpers ou CD4)
pour porter ces papiers d'identité à sa hiérarchie. Pour l'instant, on ne cogne
pas encore, on discute...
Patrick avait préparé quelques photos, qu'il projetait en même temps qu'il
parlait. Il montra un visage qui semblait complètement étranger à nos
jeunes. C'était celui de Jean Dausset, une vraie gloire de la médecine
française, prix Nobel de médecine pour une recherche magnifique de
persévérance, d'intelligence et de lucidité. Mais les externes du service ne
semblaient pas connaître Jean Dausset ; ils lui devaient pourtant
énormément 222. On pouvait regretter que Patrick n'en dise pas plus sur cette
magnifique Recherche (avec un grand R), toute à la gloire de la médecine.
Ignorant ces réflexions, Patrick continuait son exposé :
— Nous en étions restés aux lymphocytes auxiliaires, les T helpers.
Derrière leur côté arpette, ils sont très importants. Et dans la littérature on
leur donne une foule de noms : CD4, auxiliaires, helpers, T helpers, T4,
T helper à CD4 positif... J'en passe et des meilleures. Bref, ils ont un rôle
fondamental. Et pourtant ce ne sont que des intermédiaires de la réponse
immunitaire. Ils ne sont pas toxiques. Ils ne tuent personne. Ils n'ont qu'une
qualité : celle de savoir qui est le soi et qui ne l'est pas. D'abord, ils font
semblant de n'avoir rien remarqué, les biologistes disent qu'ils sont naïfs.
Des estafettes naïves ! Mais en douce ils observent, ils comparent à leur
fichier personnel. Et quand ils sont sûrs qu'il s'agit bien d'un ennemi, ils font
hurler les sirènes, et les troupes de lymphocytes sortent de leurs quartiers
pour aller au combat.
— Comment font-ils cela ? interrogea un des externes.
— Ils sécrètent une substance, une cytokine, qui a pour rôle de stimuler la
prolifération des lymphocytes B et T. Mais attention, pas n'importe
comment : un clone cellulaire pour chaque antigène et on assiste au
spectacle incroyable des lymphocytes T (les tueurs) qui se multiplient,
chacun sa cible, chacun son antigène, et s'apprêtent à converger vers
l'intrus.
— Et les T helpers quittent le champ de bataille..., ironisa un des
étudiants.
— Oui, ils courent se cacher, acquiesça Patrick. Où ? Dans la rate par
exemple. Mais attention, ils sont devenus des cellules « mémoire ». C'est-à-
dire qu'ils conservent le souvenir de l'agresseur et sont prêts à ressurgir en
cas de nouvelle agression pour déclencher encore plus rapidement le branle-
bas de combat.
— C'est pour cela que la réponse à une nouvelle intrusion d'un microbe se
traduit par une réponse plus rapide des lymphocytes ? demanda la fille du
premier rang.
— Oui, bien sûr, renchérit Patrick, c'est un peu celle que l'on cherche à
provoquer quand on fait un vaccin.
— Racontez-nous plutôt ce que font les tueurs quand ils veulent détruire
l'ennemi.
— En myriades, ils foncent chacun sur les cellules porteuses de l'antigène
pour lequel ils sont programmés. Et là, pas de cadeau. Ils sécrètent des
enzymes qui perforent la membrane de ces cellules, injectent des substances
très toxiques dérivées de l'oxygène. Et pan ! Et paf ! Jusqu'à l'explosion de
cette cellule. Alors vous comprenez que ce spectacle est formidable quand
il s'agit de détruire une bactérie. Ils ne laissent sur le champ de bataille que
des cadavres, que les macrophages s'empresseront de digérer. Mais quand il
s'agit d'une greffe, c'est plus problématique... pour le greffon bien entendu !
Le cours de Patrick était formidable. Les jeunes étaient suspendus à ses
lèvres comme s'ils regardaient un film de science-fiction. Sauf (et ils le
savaient bien) qu'il ne s'agissait pas de science-fiction ; mais c'était,
déroulée devant eux, la véritable guerre des clones. Patrick reprenait :
— Je viens de vous parler de l'immunité de type cellulaire, celle qui
dépend des cellules tueuses, les lymphocytes T, mais il existe aussi une
implication de l'immunité dite humorale (toujours la dualité humoral-
cellulaire), celle liée aux lymphocytes B !
— Pourquoi les appelle-t-on des B ?
— Vous l'avez compris, répondit Patrick, les lymphocytes B sont ceux qui
jouent un grand rôle dans l'immunité humorale par opposition à l'immunité
cellulaire induite par les lymphocytes T. L'appellation « B » vient de
« bourse de Fabricius », un organe des oiseaux dans lequel les cellules B
arrivent à maturité et où elles ont été décrites. Chez l'homme, la production
des lymphocytes B s'effectue dans la moelle osseuse. Ces cellules
fabriquent les anticorps. Et, dans notre comparaison guerrière, elles
constituent l'artillerie, là où les T n'étaient que les fantassins. Chaque clone
de cellule ne fabrique qu'un anticorps dirigé spécifiquement contre un
antigène de l'agresseur (toujours cette spécificité !). C'est du haut débit,
elles peuvent cracher cinq mille anticorps par seconde ! C'est mieux que les
orgues de Staline ! Et même si de nombreux clones de cellules se fabriquent
en même temps, réalisant une attaque polyclonale, l'action contre un
antigène spécifique est toujours monoclonale.
— Mais alors, docteur Chevalier, que se passe-t-il pour la greffe que l'on
vient de faire ? s'inquiéta un externe.
— Il se produit un rejet hyper-aigu aboutissant en quelques heures ou en
quelques jours à la destruction du greffon. Si bien qu'en l'absence d'un
traitement spécifique la greffe n'est pas possible.
— Alors comment fait-on ? demanda une petite jeune fille qui semblait
angoissée par le devenir du pauvre greffon.
— Eh bien, justement, on donne un traitement antirejet. Mais malgré ce
traitement, l'organe greffé sera toujours un étranger pour son receveur, et
l'on va observer au fil du temps de petits épisodes de rejet, aboutissant à ce
qu'on appelle le rejet chronique. Ce rejet chronique peut finir par détériorer
le greffon, véritable maladie, nécessitant à la fin une nouvelle
transplantation. Bien entendu, l'agression est d'autant plus sévère que le
receveur possède de façon innée ou acquise des anticorps dirigés contre le
CMH du greffon. D'où l'intérêt du cross-match pendant la greffe et de
l'étude des lymphocytes dans le suivi du patient, qui permettent de connaître
ces différences, donc d'adapter le traitement à l'importance de cette
divergence.
*
C'est en 1952 que Jean Dausset, qui travaillait à l'hôpital Saint-Louis à
Paris comme transfuseur 223, observa l'agglutination massive de globules
blancs par le sérum d'un sujet qui avait des anticorps antiglobules blancs.
Un peu comme dans un accident transfusionnel que l'on observe en
cas d'incompatibilité des groupes de globules rouges ! Seulement d'habitude
les globules blancs ne s'agglutinaient pas. Cette situation particulière était
liée au fait que ce sérum contenait des anticorps antiglobules blancs, qu'il
avait acquis au cours des nombreuses transfusions qu'avait reçues le patient.
Dausset en conclut qu'il existait donc des groupes de globules blancs,
comme il existait des groupes de globules rouges ; ce que l'on appelait
habituellement les groupes sanguins. Cependant, à la différence des groupes
sanguins A, B et O, les anticorps antiglobules blancs n'existaient pas à l'état
naturel et apparaissaient seulement à l'issue d'une transfusion ou d'une
grossesse.
Le raisonnement était simple, il fallait maintenant le confirmer par
l'expérience. Et des expériences, Dausset, par la force des choses, n'en fut
pas avare. Il faut dire que le problème s'avérait beaucoup plus complexe
qu'il ne l'avait initialement imaginé et que des antigènes à la surface des
globules blancs, il y en avait des flopées, beaucoup plus que les bons vieux
A et B des globules rouges. Il fallait multiplier les réactions, les comparer,
les noter sur des tableaux papiers géants (l'ordinateur portable n'existait pas
encore), utiliser le crayon et la gomme... Puis, avec des ciseaux, couper les
suites de réactions semblables et les faire glisser pour mieux les comparer.
On appelle cela un travail de bénédictin. Les ciseaux devenaient
l'instrument majeur de cette nouvelle chirurgie.
Enfin, en 1958, Jean Dausset put décrire le premier groupe leucocytaire, le
groupe MAC 224 ; premier d'une longue série d'antigènes du système majeur
d'histocompatibilité humain, le système HLA (de l'anglais Human
Leukocyte Antigen), à l'étude duquel il consacrera toute sa vie.
Il en démontra, à l'aide de greffes de peau faites sur des volontaires,
l'importance en transplantation d'organe ou de greffe de moelle osseuse. Il
publia les premières études sur les associations possibles entre les groupes
tissulaires HLA et les maladies qu'il avait observées. Enfin, il réalisa, en
1972, un véritable travail anthropologique qui définissait les groupes HLA
des différentes populations du globe et initia ainsi le développement d'une
science nouvelle, la génétique des populations.
Finalement, le travail de Dausset prouvait que chaque individu possédait à
la surface de la majorité de ses cellules des protéines particulières, appelées
antigènes HLA, qui lui étaient propres. Cette situation était tout à fait
comparable au système des groupes sanguins A, B, O, comme il l'avait
subodoré, mais infiniment plus complexe. Il le nomma antigènes de
transplantation ou tissulaires parce que étroitement liés au phénomène de
rejet de greffe.
Ce sera ce système HLA qui permettra d'apparier au mieux le greffon au
receveur de la même façon et en complément des groupes ABO.
Appariement facilité par la réalisation de ce qu'on appelle maintenant en
jargon le « cross-match », c'est-à-dire le « croisement » entre les
lymphocytes du donneur (portant donc ses antigènes HLA) et le sérum du
receveur (pouvant présenter des anticorps dirigés contre les antigènes HLA
du greffon). Cette découverte était évidemment fondamentale et d'une
portée pratique immense en chirurgie de greffe.
*
En écoutant le cours de Patrick, nous ne pouvions que penser à tous les
patients que nous avions transplantés. Le soi et le non-soi. Tout ce qui avait
permis dans l'évolution de fabriquer des individus différents, tellement
différents. Pas deux empreintes digitales semblables, pas deux codes
génétiques similaires. Sauf pour les vrais jumeaux. Exception de la nature.
Une copie conforme. Un « copier-coller »... Et, en dehors de ces Côme et
Damien 225, tout ne pouvait ressembler qu'à un ennemi. Car le non-soi est un
ennemi. Le cœur qu'on allait greffer au prochain patient ne serait toujours,
pour ses lymphocytes, qu'un gros virus qu'il fallait à tout prix détruire.
Il était absolument nécessaire de faire comprendre à ces lymphocytes
stupides de tolérer l'organe qu'on venait de greffer, tout en restant attentif
aux microbes qui risquaient de provoquer une maladie infectieuse. Pas
facile, le message à communiquer à des cellules, surtout qu'elles n'étaient
pas équipées pour cela. Dausset l'avait bien démontré.
Ce fut l'enjeu des années qui suivirent...
222. Jean Dausset et Robert Debré avaient été les acteurs clés de la mise en œuvre de la réforme de
1958, qui allait conduire à la mise en place des Centres hospitalo-universitaires (CHU).
223. L'attention de Dausset avait été attirée par des malades ayant trop peu de globules blancs
(leucopénie). Robert Coombs, immunologiste anglais, venait de mettre au point un test permettant de
déceler des anticorps fixés à la surface des globules rouges de certains malades anémiques. Jean
Dausset chercha donc, par le même procédé, à détecter des anticorps à la surface des globules blancs
des malades qui n'en avaient pas suffisamment, anticorps qu'il suspectait d'être responsables de la
diminution de leur nombre.
224. MAC correspond aux initiales des trois donneurs du pannel qui lui ont permis la découverte.
D'une façon générale, Dausset sera très reconnaissant à tous les donneurs anonymes qui l'ont
accompagné dans sa recherche.
225. Voir chapitre 2.
28
Et la mort dans tout ça ?
Où l'on voit bien que la définition de la mort est très variable dans
l'histoire. Où Jean Hamburger regrette d'avoir inventé le mot
« réanimation ». Où Goulon et Mollaret proposent une nouvelle mort pour
permettre de donner la vie.
Le coma dépassé
La médecine contemporaine allait chambouler toutes les notions acquises
mais floues sur la notion de mort. Ce fut la naissance d'une nouvelle
discipline, la réanimation, qui allait rendre caduque une définition de la
mort fondée sur l'arrêt des fonctions du cœur et du poumon.
Nous sommes au tout début des années cinquante. La notion de
réanimation naît de deux médecins parisiens. L'un, Jean Hamburger, veut
prendre en charge, à l'hôpital Necker, les troubles métaboliques qui
accompagnent l'insuffisance rénale aiguë ; l'autre, Pierre Mollaret, à
l'hôpital Claude-Bernard, veut assurer la ventilation des patients atteints de
poliomyélite.
Cette nouvelle façon de faire qui consiste, pendant toute la période
critique d'une maladie aiguë, à prendre le contrôle du milieu intérieur, que
l'organisme malade ne maîtrise plus, n'a pas de nom. Hamburger propose le
mot « réanimation ». Il s'en mordra les doigts quelques années et quelques
longs débats plus tard :
— Je plaide coupable pour avoir proposé ce terme dans les années
cinquante, sans me rendre compte qu'il risquait de créer une confusion avec
les méthodes de ressuscitation d'un homme en état de mort apparente. La
réanimation médicale n'est nullement l'art de faire revenir à lui un malade
évanoui. Voici un malade dont un traumatisme, ou une infection, ou une
agression toxique, a suspendu pendant huit ou dix jours le fonctionnement
rénal. Au début de ce siècle, il était à coup sûr condamné à une mort
certaine. Aujourd'hui, alors même qu'on ne peut rien contre la cause de cette
anurie, la seule correction de ses conséquences permettra la guérison 227.
Malgré les remords d'Hamburger, le terme s'imposa. Sans doute parce qu'il
était magique et tellement porteur d'espoir...
Ainsi, grâce à ces nouveaux réanimateurs, des patients furent totalement
pris en charge. Ils ne pouvaient plus respirer spontanément ? Une machine à
ventiler respirait à leur place. Leurs reins ne fonctionnaient plus, créant un
déséquilibre dans la composition ionique de leur sang ? Des perfusions
adaptées et un rein artificiel pouvaient corriger ces désordres. Il s'agissait
d'un patient sous contrôle.
C'est alors et dans ce cadre bien particulier qu'apparut évident un nouvel
état clinique qui n'existait pas jusqu'alors : la mort cérébrale.
Dès 1954, date de la création du service de réanimation de l'hôpital
Claude-Bernard à Paris, Maurice Goulon avait attiré l'attention de la
communauté médicale française sur l'existence de patients présentant un
tableau neurologique particulier beaucoup plus profond que ce que l'on
avait observé jusqu'à présent. Ces malades étaient dans le coma et ne
respiraient que grâce à la machine. Ils n'avaient plus aucune forme de
conscience, ne réagissaient plus aux différents stimuli même les plus
douloureux, les réflexes du tronc cérébral étaient absents et les pupilles
dilatées à l'extrême. Bien entendu, ils n'exprimaient aucune velléité à
respirer spontanément si on les sevrait du ventilateur artificiel. Mais,
surtout, leur électroencéphalogramme était totalement plat, même les ondes
lentes qui persistaient dans les comas profonds avaient disparu. C'était
comme la mort chez quelqu'un qui semblait encore vivant selon les critères
communs.
Cinq ans plus tard, Goulon et Mollaret publiaient dans la Revue
neurologique un article présentant une série de vingt-trois patients dans
cette situation si particulière qu'ils qualifièrent à l'époque de « coma
dépassé » ou coma stade IV. Ils ajoutaient en fait cet état qu'ils qualifiaient
de mort cérébrale aux trois stades classiques du coma 228. Cette mort du
cerveau fut d'abord considérée comme la preuve de l'efficacité de cette
jeune spécialité, la réanimation, qui repoussait les frontières du possible.
Mais, à l'évidence, elle posait également le problème d'une nouvelle
définition de la mort de l'individu.
Cependant, comme le débat restait essentiellement franco-français, qu'il
posait des questions compliquées impliquant la loi, les religions et l'éthique
médicale, un voile pudique y fut jeté. Dans la pratique, les choses n'étaient
pas simples non plus. Fallait-il débrancher la machine à respirer ? Combien
d'encéphalogrammes plats attestaient le décès avec certitude ? Le cœur
toujours battant ne pouvait-il pas dans certaines conditions ressusciter le
cerveau mort ?
Pas si facile de légiférer !
Comment expliquer aux familles qui voyaient leur parent semblant encore
respirer, dont le tracé électrocardiographique s'inscrivait sur le scope,
rythmé par sa petite musique pointue, qu'il était bien mort et qu'on allait le
débrancher ?
La plupart de nos concitoyens des années cinquante en étaient encore
restés aux croque-morts...
Ce fut la transplantation cardiaque qui allait forcer tout ce petit monde à
s'exprimer !
En effet, il est une différence majeure entre la transplantation cardiaque et
la transplantation rénale qui n'échappera pas à l'observateur même débutant
dans la chose médicale, c'est que le cœur est un organe unique et qu'il ne
peut, par là même, être prélevé que chez un mort. En revanche, la majorité
des transplantations rénales réalisées dès l'époque des pionniers dans les
années soixante-soixante-dix fut effectuée à partir de personnes vivantes,
appartenant souvent à la proche famille, qui faisaient le don de leur rein. Ce
qui posait bien d'autres problèmes éthiques, soit dit en passant...
L'idée de prélèvement d'organe sur le patient en état de « coma dépassé »,
désormais plus clairement appelé mort cérébrale, a donc correspondu à
l'avènement de la transplantation cardiaque dont il était le préalable, ce qui
ne fut pas sans poser de questions, et en pose encore !, dans certains pays, y
compris aux Etats-Unis où pourtant la greffe de cœur aurait dû éclore sous
l'impulsion de Norman Shumway.
226. On pense également que l'expression pourrait dériver du mot « croc » (au sens de crochet). A
l'époque des grandes épidémies de peste, les cadavres étaient si nombreux et les risques de
contamination tellement élevés pour ceux chargés de leur ramassage qu'ils utilisaient de longs crocs
pour les saisir et les poser sur leurs chariots : ils crochetaient ainsi les morts.
227. Le Monde du 16 avril 1992.
228. Stade I, coma léger, ou vigile : dans ce cas, l'abolition de la conscience est incomplète, et par
des excitations douloureuses on peut provoquer des réactions motrices ou vocales relativement bien
adaptées. Il n'y a pas de dérèglement végétatif. Stade II, coma de moyenne gravité : l'abolition de la
conscience est complète et les fonctions de relation ont disparu, mais les fonctions végétatives sont
peu perturbées. Stade III, coma profond : l'abolition totale de la conscience et de la vie de relation, et
la perturbation grave des fonctions végétatives caractérisent ce stade.
229. 1991 : une circulaire précise la nécessité de pratiquer deux EEG à six heures d'intervalle, puis,
en 1994, les lois de bioéthique sont publiées en France avec deux points très importants. (Article L.
1233-1 : « Le pré-lèvement d'organe sur une personne décédée ne peut être effectué qu'à des fins
thérapeutiques ou scientifiques et après que le constat de la mort a été établi dans des conditions
définies par décret en conseil d'Etat. » Article L. 671-10 : « Les médecins qui établissent le constat de
la mort d'une part et ceux qui effectuent le prélèvement ou la transplantation d'autre part doivent faire
partie d'unités fonctionnelles ou de services distincts. »)
29
Transplantation au Cap :
mais qui est donc le mystérieux Dr Naki ?
230. The Economist, 9 juin 2005, Obituary : « Hamilton Naki, an unrecognised surgical pioneer died
on May 29 th aged 78 ».
New York Times, 27 août 2005 ; 11 août 2010 : « Hamilton Naki, 78, self-taught surgeon, dies ».
British Medical Journal, 330, 1511, 23 juin 2005 : « Hamilton Naki, unsung hero of the world's
first heart transplant ».
The Lancet, 374, 9692, p. 775, 5 septembre 2009 : « The story of Hamilton Naki and Christiaan
Barnard ».
231. Helen Taussig, médecin pédiatre, avait eu l'idée d'améliorer l'oxygénation des enfants bleus en
dirigeant de force du sang veineux vers les poumons et, pour cela, de dériver le sang de l'artère sous-
clavière vers l'artère pulmonaire. La majeure partie de cette recherche fut effectuée au labo-ratoire de
chirurgie du Johns Hopkins Hospital. Le technicien qui en fut chargé était Vivien Thomas, un Noir
américain extrêmement brillant, qui conçut véritablement l'opération chez l'animal. Il se trouvait
derrière Blalock lors de la « première » chez l'homme et le conseillait pas à pas.
232. « I removed it, he said. Only because the law of this country I was not allowed to do it
myself », cité dans The National, juin 2009.
233. « Those days you had to accept what they said as there was no other way you could go because
it was the law of the land », cité par Alastair Leithead, BBC correspondant à Cape Town, 9 mai 2003.
234. Dans ses mémoires, Barnard donne une autre version. Il ne parle pas de Naki, mais précise que
ce fut lui-même qui sortit de sa salle d'opération pour prélever le cœur de Denise Darvall. Marius lui
aurait dit avant d'entrer au bloc : « C'est comme pour les chiens. Si tu ne le prélèves pas toi-même, il
ne te sera pas familier... »
30
L'espoir qui vient de la terre
Pour Dubost, c'était moins net. Avant de sauter le pas, il hésitait encore.
D'abord, ne pas se planter. Ça devait marcher. Mais ce qu'il fallait surtout
maintenant, c'était un bon donneur. Facile à dire. Mais pas facile à trouver.
On avait actionné tous les réseaux pour trouver le bon cas. Le père
Boulogne devait rester sous la main. De toute façon, avec l'insuffisance
cardiaque qui l'étouffait, il ne pouvait plus aller bien loin, malgré sa
bougeotte.
Depuis, on attendait. Tout en se préparant. Cachera avait tout réglé. On
prendrait le donneur en réanimation dans le service et on appliquerait le
meilleur protocole jusqu'à être certain de la mort cérébrale par deux EEG
successifs. Puis on le conduirait dans la salle numéro trois. Pendant ce
temps-là, dans la salle numéro deux, le père Boulogne serait préparé, la
circulation extracorporelle serait mise en place et son cœur ne serait extirpé
que lorsqu'on serait sûr que le prélèvement du donneur pourrait se faire
dans de bonnes conditions. Chacun avait son rôle. On avait même répété.
Jean-Paul Cachera et Alain Carpentier, les assistants qui devaient
participer à l'opération, inquiets par l'apparente décontraction du patron
devant un tel challenge, avaient réussi à le conduire jusqu'à la morgue de
l'hôpital pour qu'il puisse se familiariser sur un cadavre avec les sutures des
oreillettes et des vaisseaux.
— Monsieur, lui avait dit Carpentier, on vous a préparé un sujet. Nous
allons lui prélever le cœur et puis vous pourrez le recoudre comme s'il
s'agissait d'une transplantation..
Dubost y était allé à reculons... Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait
pas fréquenté un amphithéâtre des morts. L'odeur fade du lieu le saisit dès
l'entrée. Il faillit reculer. Il détestait cette ambiance. Il en avait trop fait dans
sa jeunesse.
— Habillez-vous, monsieur, passez les gants, tout est prêt, l'invita
Carpentier.
— Allez-y plutôt tous les deux, je vous regarde, répondit Dubost qui
n'envisageait pas un instant de mettre la main à la pâte.
Il se pencha un peu au-dessus du macchabée en appliquant le revers de sa
blouse sur le nez pour ne pas être trop incommodé par l'odeur.
Cachera avait pris les instruments et commençait la suture de l'oreillette
gauche
— Le plus important, monsieur, c'est de ne pas coudre en décalage. Il faut
prendre un repère, l'auricule gauche. Là on ne l'a pas, mais sur le cœur du
donneur on le conservera, et vous coudrez les deux auricules face à face.
Dubost enregistrait... Evidemment, Cachera avait raison, ce détail était
important. Il le regardait poursuivre sa suture.
— Dites-moi, vous n'êtes pas à l'aise, là, c'est profond et le cœur vous
retombe dessus et vous gêne.
Toujours le sens pratique, le patron, un chirurgien dans l'âme...
— C'est vrai, monsieur, mais, dans le cas de notre patient, ce sera
beaucoup plus facile parce qu'on posera un petit cœur normal comme celui-
ci dans le péricarde étiré d'un malade en insuffisance cardiaque, qui fait
facilement deux fois la taille habituelle. On sera donc à l'aise.
Dubost sourit en son for intérieur. Cachera avait réponse à tout. Il
connaissait son sujet par cœur, c'était vraiment le cas de le dire ! Il avait
bien travaillé. Dubost sentit l'opération au bout de ses doigts. Ça allait bien
se passer. Il en était certain maintenant. Il était impatient d'y aller au plus
vite.
— Bien, messieurs, je vous laisse à vos gammes. J'en ai assez vu.
Excusez-moi de ne pas rester plus longtemps en votre compagnie, mais
l'odeur ne m'est décidément pas supportable.
Et Charles s'esquiva sur un entrechat, laissant ses deux assistants
poursuivre leur besogne.
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