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Invitation à l’expérience d’une responsabilité paradoxale dans la

pensée de Jacques Derrida

Thèse de doctorat d’Alejandro Orozco Hidalgo


Université de Paris 8 Saint-Denis – Vincennes
Directeur de recherche : M. Charles Ramond
Membres du jury :
M. Carlos Contreras Guala
Mme. Silvana Rabinovich
M. Charles Ramond
M. Guillaume Sibertin-Blanc
Date de soutenance : 22 octobre 2021

1
Résumé

Ce travail de recherche développe l’idée de déconstruction de la notion de responsabilité, à


partir de la définition de déconstruction comme une mutation en cours qui met à mal la
détermination juridico-égologique de la responsabilité et qui rend nécessaire un traitement
déconstructif de cette notion. Notre approche suppose une prise de distance de la
détermination philosophique de la notion de responsabilité, ainsi que de l’axiomatique propre
à cette détermination. Le système conceptuel de cette axiomatique définit la responsabilité à
partir de la liberté de l’individu souverain et fait d’elle un effet de force qui s’exerce sur le
prochain. Le travail déconstructif que nous développons sur cette notion rend justice à la
singularité absolue de l’altérité radicale à partir de l’inscription du secret et de l’inconscient
dans la structure de la responsabilité. Nous parlerons ainsi d’une responsabilité infinie et
événementielle dans laquelle l’individu est sans liberté, ou sans une forme particulière de
liberté plutôt. La déconstruction de la notion de responsabilité fait appel à un sens plus
originaire de cette notion, qui trouve une complicité étroite avec une exigence de justice au-
delà du droit, et qui tient debout devant une force calculatrice qui domine le discours éthico-
philosophique. Mais cette ouverture vers le tout autre indéterminé n’est possible qu’à travers
l’inscription d’une poétique dans la pensée de la responsabilité.

Mots clés : Derrida, déconstruction, responsabilité, décision, paradoxal

2
Abstract

This research project develops the idea of deconstructing the notion of responsibility on the
basis of the definition of deconstruction as an ongoing transformation that troubles the
juridico-egological determination of responsibility and that necessitates a deconstructive
treatment of the notion. My approach takes its distance from the philosophical determination
of the notion of responsibility, along with the axiomatic that belongs to this determination.
The conceptual system of this axiomatic defines responsibility on the basis of the sovereign
individual’s freedom and makes responsibility an effect of the force exercised upon others.
The deconstructive work I develop with regard to this notion does justice to the absolute
singularity of radical alterity on the basis of the inscription of the secret and the unconscious
in the structure of responsibility. I thus speak of an infinite and eventive responsibility in
which the individual has no freedom. The deconstruction of the notion of responsibility calls
forth a more originally sense of this notion, which finds a close complicity with a demand for
justice beyond the law and which withstands the calculating force that prevails in ethico-
philosophical discourse. Yet, this opening toward undetermined and entirely other alterity is
possible only through the inscription of a poetic in the thought of responsibility.

Key words: Derrida, deconstruction, responsibility, decision, paradoxical

3
Remerciements

Je tiens d’abord à remercier le professeur Charles Ramond pour son soutien et sa patience tout
au long du chemin.
Je remercie également tous mes collègues et amis du groupe « Lire-travailler, Derrida » pour
les projets, les discussions et les expériences vécues.
Je remercie l’ensemble de ma famille pour leur soutien et leur amour.
Je remercie enfin Lula et Gaba, Emiliano, Santiago et Dante d'avoir fait de moi ce que je suis.

4
Introduction

Réponse et réaction, le projet de recherche intitulé « Invitation à l’expérience d’une


responsabilité paradoxale dans la pensée de Jacques Derrida » est une façon d’agir devant
l’invitation de Derrida à entreprendre la reformulation de la notion de responsabilité. D’un
usage largement répandu de nos jours, la notion de responsabilité semble, selon Rodolphe
Gasché, faire la relève du concept de vertu, 1 ce dernier étant un concept traditionnellement
placé au centre de la pensée éthique, depuis Platon et jusqu’à Kant. La notion de
responsabilité prend une place centrale dans l’organisation des sociétés abrahamiques
contemporaines depuis la fin du XVIIIe siècle, avec son apparition dans le langage juridico-
politique, notamment en France, dans le contexte des Lumières, de la Révolution française et
de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Des événements dont les effets
s’expriment de façon déterminante dans les idées morales, juridiques et politiques du moment
en Europe, qui rendent possible le surgissement de la détermination juridico-égologique de la
responsabilité que Derrida cible dans son analyse.2 Dans la pensée de Derrida, la notion de
responsabilité est un point de gravité autour duquel se développe une pensée que
traditionnellement l’on range sous le nom général d’éthique. Ce geste, nous l’interprétons
comme double : d’abord, il affirme la nécessité d’une thématisation dans ce champ de pensée,
à partir de la problématisation de la notion de responsabilité. Il affirme donc l’importance de
cette notion en tant que dernier recours pour développer cette thématisation et en tant que
recours le plus efficace pour le faire. Mais il pointe du doigt également une insuffisance du
discours éthique qui se construit notamment à partir de Kant autour de l’idée d’une raison
pratique pure et à partir des idées religieuses sécularisées telles que la « souveraineté », la
« faute », la « culpabilité », la responsabilité, etc., des notions qui règlent et déterminent le
monde juridique, politique et moral contemporain.

Or, par « reformulation de la notion de responsabilité », nous entendons ici la réélaboration


déconstructrice de sa détermination philosophico-conceptuelle, ainsi que des rapports établis
entre elle et les « concepts » et notions qui déterminent son axiomatique.3 Cette réélaboration
est une réponse à la nécessité d’explorer une autre compréhension de la responsabilité, au-
delà de sa forme hégémonique, dans le but de déterminer autrement le rapport au tout autre. Il

1
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 362.
2
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 62.
3
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.

5
s’agit donc d’un effort pour chercher une définition plus féconde, nous permettant de rendre
compte de ce qui se passe dans la vie « éthique » du monde contemporain. Cette réélaboration
est donc un accompagnement du mouvement et du devenir déconstructif propre à cette notion,
accompagnement dont le ton est donné par ce mouvement différentiel – la déconstruction de
cette notion – qui dépasse la volonté de tout sujet soit-il « individuel ou collectif ».4

Tout au long de sa production intellectuelle, Derrida développa des réflexions concernant la


notion de responsabilité ; de ce fait témoigne le long essai sur la pensée de Levinas « Violence
et métaphysique » publié tout au début de sa carrière. Mais le souci pour ces thématiques
devient explicite dans les travaux et écrits que ce philosophe a consacré à la recherche et à
l’enseignement les deux dernières décennies de sa vie. C’est donc à partir des années quatre-
vingt que Derrida se lance ouvertement dans le traitement des questions politiques, juridiques
morales, théologiques, etc., ainsi que les différentes articulations de ces champs. Dans cet
esprit, il développa tout un ensemble de séminaires sous le titre de « Questions de
responsabilité » de 1991 à 2003, initiative qui articule des travaux de recherche sur
l’hospitalité, le pardon, la peine de mort, la souveraineté, la démocratie, la justice, entre
autres. Des recherches qui développent une pensée et un travail déconstructif, qui tiennent à
rendre compte de ce qui arrive dans le monde à ces notions, ainsi qu’aux notions, concepts,
textes et contextes connexes qui les entourent et leur donnent leur légitimité dans les divers
espaces qu’ils touchent.

Le titre de cet ensemble de séminaires marque l’importance donnée par Derrida à cette notion,
dans un geste parallèle au refus du terme d’« éthique », de sorte qu’on peut bien parler d’une
pensée derridienne de la responsabilité, une pensée se prétendant plus rigoureuse et plus
responsable que les projets éthico-philosophiques déontologiques, lesquels ne peuvent fonder
aucune responsabilité ou aucune décision. 5 Telle est au moins la première hypothèse de
lecture qui détermine notre recherche et que nous voudrions introduire ici : il y a une pensée
de la responsabilité chez Derrida qui prend la place de ce que couramment on appelle la
réflexion « éthique » et qui cherche à rendre compte de « ce qui se passe dans le monde ».
Cette pensée de la responsabilité subit une surenchère dans les dernières décennies de la
production intellectuelle de ce philosophe, mais elle est présente, voire intrinsèque à l’esprit
de son œuvre. Et cette réflexion concerne la déconstruction de la notion de responsabilité,

4
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 12.
5
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 199.

6
déconstruction comprise comme « ce qui se passe dans le monde » autour de cette notion et
partout où elle est impliquée.

Notre projet développe donc une réflexion sur la notion de responsabilité dans la pensée de
Derrida, ayant comme fil conducteur la déconstruction de la notion de responsabilité et de
son axiomatique. Or, pour déterminer l’inflexion particulière que cette problématique trouve
dans le cadre de notre recherche, ainsi que la forme dans laquelle cette recherche s’insère dans
la discussion contemporaine, nous souhaiterions d’abord repérer la discussion sur les
différentes interprétations de la pensée derridienne de la responsabilité, ce qui nous permettra
de définir notre approche et de positionner notre travail dans ce contexte. Dans ce but, il faut
remarquer d’emblée que les ouvrages entièrement consacrés à la « réflexion éthique » et aux
questions de responsabilité dans la pensée de Derrida ne sont pas nombreux, malgré
l’importance que Derrida octroie à ces domaines dans son corpus. Il faut également prendre
en compte le fait que, pendant longtemps, les travaux les plus importants consacrés
entièrement à cette problématique (éthique) ont été publiés en langue anglaise ; ils
appartiennent à la tradition de la réception de la pensée derridienne aux États-Unis. Et cela se
traduit à la fois dans le fait que, ce ne sont pas des travaux isolés mais plutôt des travaux qui
dialoguent entre eux.

Dans son ouvrage The Ethics of Deconstruction, Simon Critchley ébauche une analyse de
cette réception, à partir de la relation que les diverses interprétations de la pensée derridienne
trouvent entre celle-ci et la réflexion « éthique ». Critchley parle de trois vagues
interprétatives de la pensée derridienne aux États-Unis. Les deux premières vagues, qui
rassemblent les travaux de Paul de Man, J. Hillis Miller, Harold Bloom et Geofrey Hartman
(première vague), et de Rodolphe Gasché, Irene Harvey, John Llewelyn et Christopher Norris
(seconde vague), partagent une interprétation de la pensée derridienne qui suppose un dédain
de toute réflexion « éthique ».6 À l’exception du travail de J. Hillis Miller, les recherches
engagées par ces figures se rassemblent autour d’une interprétation de la pensée
déconstructive en tant que « jeu libre et nihiliste du texte qui suspends toute question de
valeur et qui est pour cela (…) immoral ».7 La lecture de Miller fait de la considération
éthique un élément indissociable de la pensée derridienne, posture qui détermine la

6
Simon CRITCHLEY, The ethics of deconstruction, p. 1-2.
7
« nihilistic textual free play which suspends all questions of value and is therefore (…) immoral ». Ibid. p. 3.
N’existant pas une version en français de cet article, je prends la responsabilité de la traduction de toutes les
références à celui-ci).

7
thématique de la troisième vague, dans laquelle s’inscrit le travail de Critchley. Or, l’approche
établie par Miller reste pourtant problématique aux yeux de Critchley, notamment en ce qui
concerne la possibilité avancée par Miller de déduire une « éthique » de la pratique littéraire
proposée par la pensée déconstructive. Car pour Miller, la « déconstruction » est comprise
comme une des « nouvelles méthodes de lecture » qui « met en question quelques supposés
traditionnel de l’étude en littérature et propose des nouvelles formes de le faire, ainsi que de
l’organiser institutionnellement ».8 Son analyse déduit différentes aspects qui déterminent le
travail en littérature et qui supposent une « loi de la lecture » (law of reading), laquelle
suppose une définition de « bonne lecture » (good reading) déterminée par Miller dans son
texte comme une lecture « non-canonique » (noncanonical) ; un rapport au texte qui ne se
détermine pas par ce que l’institution interprète de lui.9

Critchley adresse une critique impeccable contre cette interprétation et attire notre attention
sur deux aspects ; d’abord le fait que Miller tient à une conception de l’éthique qui la définit
en tant qu’ensemble de normes qui déterminent un agir, puis le fait que Miller ne peut pas
déterminer son idée d’éthique, il ne sait pas dire si son geste est une prise de position
« linguistique ou ontologique »10. Le travail de Critchley se positionne lui-même dans cette
discussion comme une réflexion qui cherche à montrer l’engagement éthique de la pensée
derridienne, non en tant qu’ensemble de normes déduites de la pratique de cette pensée mais
plutôt en tant que forme de l’« avoir lieu » de cette pratique. Pour accomplir cette tâche,
Critchley effectue un rapprochement entre la pensée de Derrida et celle de Levinas, dans le
but de démontrer que la « déconstruction » peut être lue comme une « demande éthique »
(ethical demand) mais aussi que l’éthique en général peut être lue et interprétée à partir d’une
approche déconstructive.11 Dans le cadre de cette réflexion, Critchley prend ses distances de
toute définition normative de l’éthique en y opposant sa propre définition en tant que « respect
pour la particularité concrète de l’autre personne dans sa singularité »,12 dans un rapport qui
fait de l’autre la « condition de possibilité » (condition of possibility) de l’expérience de la loi.

8
« puts in question some traditional assumptions in the study of literature and proposes new ways of doing such
study and of organizing it institutionally ». J. Hillis MILLER, « The Ethics of Reading », p. 186. N’existant pas
une version en français de cet article, je prends la responsabilité de la traduction de toutes les références à celui-
ci.
9
Ibid. p. 189.
10
Simon CRITCHLEY, The Ethics of Deconstruction, p. 46.
11
Ibid. p. 12.
12
« respect for the concrete particularity of the other person in his or her singularity ». Ibid. p. 48.

8
Or, le but déclaré de l’analyse de Critchley est de déterminer le « moment politique »
(political moment) de la « déconstruction », c’est-à-dire, le rapport entre l’« itérabilité
rigoureuse » (rigorouse iterability) de la pensée déconstructive – dont l’analyse derridienne
dit qu’elle est la condition de possibilité de toute décision – et la décision politique qui
suppose une analyse critique.13 Et ce souci conduit sa recherche à la distinction entre éthique
et politique dans la pensée de Derrida, à partir de laquelle il tirera la conclusion que la pensée
derridienne trouve une impasse politique, une impasse qui implique un « refus du politique »
(refusal of politics) dans le travail derridien.14

Nicole Anderson rejoint le débat ouvert par Critchley et fait de The Ethics of Deconstruction
sa première référence dans la discussion autour du rapport entre la réflexion éthique et la
pensée derridienne. Dans son ouvrage Derrida : Ethics under Erasure, Anderson prend parti
du côté de Critchley contre la définition de la déconstruction en tant que « libre jeu »
(freeplay). Mais elle prend également ses distances à l’égard de Critchley, notamment en ce
qui concerne le raisonnement qui affirme que la pensée derridienne ne peut pas produire des
impératifs de l’action, précisément parce qu’elle est irréductible à une méthode. 15 L’ouvrage
d’Anderson se présente ainsi comme un travail qui cherche à montrer la façon dont la pensée
derridienne ouvre la possibilité de reformuler, ou de prendre nos distances par rapport à
l’éthique normative et métaphysique (qui suppose une logique binaire de la décision), mais
sans rejeter l’« éthique métaphysique » (metaphysical ethics), dans une lecture paradoxale du
rapport entre l’approche métaphysique éthique et la pensée de Derrida. 16

Le débat ainsi modalisé par les ouvrages de Critchley et Anderson, se développe autour de
deux aspects qui déterminent le développement de la discussion contemporaine sur la portée
« éthique » de la pensée derridienne : d’abord la caractérisation de la déconstruction en tant
que freeplay, ou en tant que dispositif méthodologique, comme point de départ d’une
interprétation qui nie toute engagement éthique, politique ou juridique de la pensée
derridienne. Puis la forme spécifique dans laquelle chaque interprétation détermine le rapport
de la philosophie derridienne à la considération éthique. À partir de la considération de ces
deux aspects, nous allons maintenant repérer la place que notre recherche occupe dans ce
débat.

13
Ibid. p. 42.
14
Ibid. p. 200.
15
Nicole ANDERSON, Derrida: Ethics under erasure, p. 21.
16
Ibid., p. 4.

9
Concernant le premier aspect de cette discussion, et dans un dialogue avoué avec Critchley,
Anderson place le nom de Rodolphe Gasché à côté de Miller. Ce sont les deux figures qui
contestent la définition de la déconstruction en tant que « libre jeu », définition supposée dans
l’interprétation qui fait de la pensée derridienne une pensée sans réflexion proprement
« éthique ».17 En effet, dans « Force de déconstruction », Rodolphe Gasché parle du fait que
l’interprétation la plus répandue et la mieux acceptée de la « déconstruction » est celle qui
limite et privilégie le sens de ce terme à la philosophie et le travail de Derrida,
particulièrement sous la forme du « questionnement de la métaphysique en tant que
logocentrisme ».18 Gasché caractérise cette interprétation, selon laquelle l’« intervention
philosophique » de la « déconstruction » a lieu face à la « dévalorisation métaphysique de
l’écriture au bénéfice de la parole vive ». Cette intervention « procéderait » donc en
renversant d’abord « l’opposition entre parole et écriture » pour y réinscrire l’écriture comme
terme « nouvellement privilégié ». Posée en ces termes, la déconstruction ressemble « à une
opération méthodique capable de formalisation ».19

La réception de la pensée aux États-Unis, et peut-être dans le monde entier, 20 est déterminée
dans une grande mesure par cette interprétation qui fait de la déconstruction, un ensemble de
techniques, une méthode ou un freeplay. Nous trouvons sans doute une radicalisation de ce
point de vue dans le travail de Jack M. Balkin, qui est « un des principaux spécialistes de la
déconstruction en droit ».21 Une grande partie des travaux de Balkin s’appuie sur le même
argument : que la déconstruction « a commencée comme une série de techniques inventées
par Jacques Derrida, Paul de Man et autres, pour analyser des textes littéraires et
philosophiques. »22 Cet ensemble de techniques sont pourtant « connectées » (conected) à des
affirmations philosophiques plus générales sur la « nature du langage et de la signification »

17 Ibid., p. 2.
18
Rodolphe GASCHE, « Force de déconstruction », p. 61.
19
Ibid., p. 61.
20
Dans le cadre de la lecture que nous développons ici, ce fait est constaté par la définition de la déconstruction
donnée par Jérôme Lèvre en tant que « nouvelle méthode » inventée par Derrida, qui aurait imprimé un tournant
éthique à sa carrière « au milieu de sa carrière » pour « confronter » cette méthode à la justice. Jérôme Lèvre,
Derrida. La justice sans condition, p. 7.
21
Olivier CAYLA, Jean-Louis HALPERIN (dir.), Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, p. 130.
22
« began as a series of techniques invented by Jacques Derrida, Paul de Man and others to analyze literary and
philosophical texts. », Jack M. BALKIN, « Deconstruction’s legal career », p. 719. N’existant pas une version en
français de cet article, je prends la responsabilité de la traduction de toutes les références à celui-ci.

10
(nature of language and meaning).23 Le travail de Balkin suit le parcours de la déconstruction
dans sa réception dans la théorie du droit aux États-Unis. Selon son analyse, l’intégration de la
pensée déconstructive dans le domaine juridique a forcé son adaptation en transformant ce
qu’elle était aux yeux des philosophes et des critiques littéraires. Cette intégration a ainsi
révélé certains traits de la « déconstruction » qui n’étaient pas complétement évidents,
notamment sa stratégie de « sélectivité » (selectivity) des textes à déconstruire, laquelle
suppose que « certain [textes] (mais pas d’autres) étaient des sources riches en contenu
philosophique ».24 Cela a mis au jour le fait que l’« argument déconstructif est, et a toujours
été une technique rhétorique utilisée par des spécialistes pour des finalités pragmatiques. »,25
indépendamment de ce que la déconstruction est en soi-même.

L’aventure juridique de la pensée déconstructive a ainsi démontré que l’« analyse


déconstructrice implique une série de dispositifs ou tropes rhétoriques répétables »,26
susceptibles d’être adaptés à des problèmes et à des circonstances diverses. Et même si
Derrida et ses adeptes ont toujours affirmé que la déconstruction n’est pas une méthode et
qu’elle ne saurait pas se réduire à un ensemble de techniques, ses « pratiques de lecture et
d’argumentation actuelles » (actual practices of reading and argument) démontrent le
contraire. Car si la déconstruction « avait à se perpétuer » (was to be perpetuated) dans les
générations suivantes, cela implique l’existence d’un ensemble de techniques ou des
« compétences pouvant être répétées et transmises » (skills that could be repeated and
transmited), tel que l’on peut le constater dans sa « pratique actuelle » (actual practice).27 Au-
delà donc de ses fondements philosophiques, la « déconstruction » en tant qu’ensemble de
techniques « n’a pas de position éthique nécessaire » (have no necessary ethical stance). C’est
toujours possible de produire des arguments déconstructifs en faveur des deux côtés de toute
discussion ou débat politique, notamment si nous prenons en compte que tout texte est
susceptible d’« être déconstruit » (capable of deconstruction). De surcroît, certains critiques
littéraires avaient déjà fait remarquer que les propos déconstructifs supposent que « toute
vérité est incertaine » (all truths uncertain), que « toute interprétation est provisoire » (all
interpretation provisional) et que « toutes les significations sociales étaient instables » (all
23
Ibid., p. 719.
24
« some [texts] (but not others) were rich sources of philosophical insight ». Ibid., p. 720.
25
« déconstructive argument is, and always has been a rhetorical technique used by scholars for pragmatic
purposes ». Ibid., p. 722.
26
« deconstructive analysis involves a series of repeatable rhetorical devices or tropes ». Ibid., p. 722.
27
Ibid., p. 722.

11
social meanings were unstable). Ces propos suggèrent donc, qu’aucune conséquence, morale
ou politique, ne peut être tirée d’aucun texte ou d’aucun événement à partir d’une lecture
déconstructive. La déconstruction est donc conservatrice, ou, dans le meilleur des cas, induit à
la « passivité politique » (political passivity).28

Nous souhaiterions d’abord faire remarquer que cette lecture effectue une réduction
systématique de la complexité de la pensée derridienne, la concevant comme une « opération
méthodique capable de formalisation » (pour emprunter les mots de Gasché), réduction qui
suppose que cette pensée peut être « séparée » de son « contenu ». Cette lecture ne rend pas
compte de la multiplicité de sens du mot déconstruction et surtout de l’acception la plus
originelle que l’on trouve chez Derrida, celle qui fait de la déconstruction un événement « qui
arrive dans le monde » et qui soustrait la « déconstruction » de toute interprétation simple en
tant qu’activité d’un « sujet » dont l’intentionnalité serait présente à elle-même dans la
réalisation de son acte déconstructeur. La défaillance de cette première interprétation se
trouve là même où elle définit la philosophie derridienne en tant qu’application
programmatique d’un ensemble de dispositifs, application qui aurait pour but de déconstruire
un « objet » donné. Cette interprétation affirme d’ailleurs cette position, comme s’il n’y avait
pas d’autres formes de reprise ou d’héritage d’une pensée, que la simple répétition mécanique
de dispositifs programmatico-analytiques. Mais surtout comme si la philosophie derridienne
était réductible à un ensemble de techniques assurant la « déconstruction » d’un objet, comme
si elle était un effet de l’intention pure et de la volonté libre d’un individu souverain.

Il y a donc une oscillation instable entre deux façons d’entendre le terme « déconstruction »,
oscillation qui se trouve déjà dans les écrits et travaux de Derrida. Dans cette oscillation,
Derrida se servira lui-même de ce terme pour parler de sa philosophie mais, en des moments
décisifs, chaque fois qu’on peut lire une définition de la déconstruction en tant que verbe ou
action, elle est entourée d’un discours qui ne détache jamais cette pensée de son « contenu »,
de ses « thèmes » ou « objets », particulièrement des motifs de la « différance » et de
l’« itérabilité », du don et donc d’une pensée de l’événement. Et même s’il parlera de sa
philosophie sous le terme de déconstruction, il caractérise cette pensée comme une forme de
questionnement déconstructif qui ne voudrait pas rester « enfermé dans des discours purement
spéculatifs »,29 ou même comme une « pratique institutionnelle » impliquant un « geste

28
Jack M. BALKIN, « Deconstruction’s legal career », p. 737.
29
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 23.

12
transformateur ».30 Depuis la publication des premiers textes, nous retrouvons dans la pensée
derridienne le souci de penser le dehors, le reste, les marges, mais aussi l’impasse, l’aporie
irrésoluble. Or, la production intellectuelle de Derrida, notamment à partir des années
soixante-dix, a été marquée par un esprit qu’on peut bien qualifier de militant avec une
radicalisation de cet esprit dans les années quatre-vingt, au point que certains ont voulu y voir
un tournant éthique ou politique de sa pensée. Derrida a lui-même contesté ce propos en
affirmant :

[…] qu’il n’y a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend parfois, de
political turn ou de ethical turn de la « déconstruction » telle, du moins que j’en fais
l’expérience. La pensée du politique a toujours été une pensée de la différance et la pensée de
la différance toujours aussi une pensée du politique, du contour et des limites du politique,
singulièrement autour de l’énigme ou du double bind auto-immunitaire du démocratique. Ce
qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il ne se passe rien de nouveau entre, disons, 1965 et
1990. Simplement, ce qui se passe reste sans rapport et sans ressemblance avec ce que pourrait
donner simplement à imaginer la figure du turn (…).31

Dans le discours derridien, la « déconstruction » comme pensée, la pensée de la


« déconstruction » s’entend comme une pensée de la différance. Notons déjà que les
guillemets qui entourent le mot « déconstruction » dans le passage cité, marquent une
prudence qu’il faut prendre en compte ; ils marquent une prudence concernant cette
interprétation de la déconstruction en tant que pensée. À l’aune de cette prudence, nous
pouvons dire que la pensée derridienne est une pensée de la différance, avec un « a », c’est-à-
dire, une pensée travaillant sur « la production du différer, au double sens de ce mot ».32 D’un
côté donc comme ce qui est différent, l’altérité ; d’un autre côté, le délai, idée impliquant
également l’altérité, tant que cette dernière comporte en général celle de changement (soit-il
spatial ou temporel). Or, l’inflexion introduite par la faute orthographe du « a » cherche à
« compenser » une certaine « déperdition de sens », renvoyant simultanément au « différer
comme temporisation » ainsi qu’au « différend » comme polemos.33 La pensée de la
« différance » est une réflexion sur l’altérité, le délai, le conflit, et tant d’autres motifs, ainsi
qu’une pensée de l’articulation de tous ces éléments dans ce néologisme. De ce point de vue,

30
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 88.
31
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 64.
32
Jacques DERRIDA, De la Grammatologie, p. 38.
33
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 8.

13
cette pensée a des implications immédiates et radicales concernant tous ce qu’on range sous
les termes d’éthique, de politique, de juridique, etc.

Les motifs de la philosophie derridienne, liés nécessairement à la forme qu’elle prend ainsi
qu’aux « dispositifs » analytiques dont elle se sert, donnent à cette pensée une dimension
éthico-politico-juridique. Non qu’elle donne lieu, par exemple, à une pensée programmatique
du politique ; mais parlant de toutes ces notions et concepts – différence, différance, différant,
privilège arbitraire d’un côté des oppositions, privilège d’une idée déterminée de la raison, et
donc du calcul, détriment de l’écriture, etc. –, la pensée derridienne se trouve d’emblée
engagée dans ces réflexions. Pour cette raison, l’idée d’un tournant éthico-politique de cette
pensée n’a aucune pertinence, si nous comprenons par cela le virage radical d’une pensée
impliquant un nouvel engagement envers un domaine qui auparavant lui était étranger. Dans
ce cas, dit Derrida, l’idée d’un tournant éthique ou politique de la déconstruction « tourne à la
mauvaise image », et il y ajoute : « car il détourne la pensée de ce qui reste à penser ».34

Nous trouvons une cohérence avec cette prise de position dans la caractérisation que Charles
Ramond fait du rapport que la pensée derridienne trouve avec la réflexion « éthique ».
L’analyse de Ramond affirme que cette pensée implique une réflexion éthico-politico-
juridique dès sa naissance : « la politique n’a jamais été chez Derrida un domaine à part, un
sous-domaine ou un produit d’appel pour la philosophie. Il n’a jamais séparé philosophie et
politique, et les notions qu’il crée, à partir des années 1979, sont toujours, de son point de vue,
entièrement politiques ».35 La mise en cause radicale de l’appareil conceptuel de la
philosophie, de ses fondements et de sa méthodologie atteste de ce fait. Ce geste a des
implications politiques massives par soi-même : la démarche traditionnelle de la
philosophique, consistant à réfléchir à partir d’oppositions métaphysiques binaires, tend à
distinguer catégoriquement et dans sa pureté les deux côtés de chaque binôme, en privilégiant
un côté de ces oppositions de façon systématique. Ramond attire notre attention sur les
conséquences politiques de cette pensée, lesquelles s’avèrent sans limites, le geste
déconstructeur dépassant le champ purement philosophique. La pensée derridienne implique
en ce sens un engagement politique, tant qu’elle dirige sa critique explicitement au geste
d’exclusion-privilège impliqué dans le partage oppositionnel métaphysique. 36 Sa pensée
établit comme « principe » (si un tel mot trouve une pertinence dans la pensée derridienne),
34
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 64.
35
Charles RAMOND, « Présentation. Politique et déconstruction », p. 12.
36
Ibid., p. 15.

14
que la pensée occidentale en général travaille à partir de ces oppositions et que nulle
opposition métaphysique « n’est jamais le vis-à-vis de deux termes, mais une hiérarchie et
l’ordre d’une subordination ».37

En effet, commencer par la déstabilisation et la complication des paradoxes des valeurs


opposées implique « de part en part », dit Derrida, « un questionnement sur les fondements du
droit, de la morale et de la politique. »38 Le traitement ouvert des questions éthiques dans la
dernière grande étape de la vie de ce penseur, la surenchère de responsabilité que son travail a
subi, ne sont donc que la conséquence inévitable du développement d’une pensée qui
s’annonçait dès ses premiers textes comme un projet d’ébranlement du privilège accordé à la
conscience comme présence à soi. Ébranlement de la « détermination de l’être en présence »,
c’est-à-dire de la « dominance de l’étant »,39 projet dont la visée se porte au-delà des
frontières du théorique. C’est toujours à partir de ces prémisses que Derrida s’engage dans
une réflexion directe sur la notion de responsabilité, ainsi que dans l’entreprise de sa
reformulation, nous adressant une invitation à l’accompagner. Car ce qu’on appelle la
« déconstruction », comprise comme une forme de pensée, doit dépasser le terrain de la
spéculation et de l’espace académique pour aboutir à des interventions et des transformations
tangibles à plusieurs niveaux de son contexte. Seulement à ce prix cette pensée est
« conséquente avec elle-même ».40 Mais cette forme d’intervention ne doit pas s’entendre en
tant que stratégie calculée ou maîtrisée, ayant pour but l’application d’un programme
révolutionnaire. Elle est plutôt « l’intensification maximale d’une transformation en cours, à
un titre qui n’est ni celui du simple symptôme ni celui d’une simple cause ».41

Avec Gasché, nous sommes convaincus que l’interprétation qui fait de la déconstruction une
« opération », une stratégie, une interrogation, et surtout un acte intentionnel, trouva un
succès énorme chez les commentateurs de Derrida, devenant hégémonique dans le monde
entier, tout au long de l’histoire de la pensée de la déconstruction. Notre hypothèse de lecture
est à cet égard que la radicalisation de cette interprétation perd la richesse et la complexité de
cette pensée, négligeant certains aspects du discours derridien, et cela avec des implications
massives. L’analyse de Gasché se présente dans ce contexte comme une réflexion sur la

37
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 392.
38
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 22.
39
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 22.
40
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 23.
41
Ibid., p. 24

15
possibilité de définition de ce qu’il appelle une « conception plus fondamentale » de la
« déconstruction », à savoir, une interrogation de la « métaphysique en tant que telle », au-
delà de sa détermination comme « logocentrisme »,42 hypothèse de lecture à partir de laquelle
Gasché abordera les questions de responsabilité dans la pensée de Derrida. 43 Or, même si
nous souscrivons aux conclusions de son analyse, notre propos est ici bien différent du sien,
tant que nous cherchons à penser un sens plus « fondamental » du terme déconstruction, au-
delà de sa détermination en tant qu’« interrogation » ou « philosophie ». Au-delà donc de sa
définition en tant qu’action ou procédé impliquant un acte dont l’intentionnalité – et donc la
responsabilité dans le sens traditionnel de ce terme – reviennent à un sujet maître et conscient
de lui-même.

Cette ligne directrice inscrit notre recherche dans le débat autour du rapport entre la pensée
derridienne et la réflexion éthique et marque l’originalité de notre approche. Car notre
recherche engage une analyse qui conteste, non seulement la détermination de la
« déconstruction » en tant qu’ensemble de techniques ou méthode d’analyse, mais plus
généralement en tant qu’acte déterminé par une intentionnalité et une volonté dont la liberté
revient à un individu souverain. Nous souscrivons à l’analyse de Ramond à cet égard, celle
qui affirme une indissociabilité entre la pensée derridienne et la problématique du domaine
politique en général, mais cette considération est retravaillée dans notre approche à partir de
deux précisions :

1) Que cette indissociabilité tient dans notre interprétation à une entente de la déconstruction
comme quelque chose qui « se passe dans le monde » en dépassant l’intention du sujet, et
donc, au-delà de la volonté de tout emploi programmatique d’un ensemble de techniques
mises en œuvre dans le but avoué de « déconstruire » un « objet ».
2) Que cette indissociabilité s’opère dans la contamination de ces champs, là où le concept de
responsabilité précède toute distinction entre théorie et pratique, déborde cette opposition et
brûle la pureté des frontières entre ces domaines.

C’est donc à partir de cette analyse que nous répondons à l’« invitation à l’expérience d’une
responsabilité paradoxale » dans la pensée de Derrida, expérience impliquant la
déconstruction de la notion de responsabilité et de son axiomatique. Notre recherche
s’organise en quatre parties (A, B, C, D), dont chacune développe et articule une ou une série

42 Rodolphe GASCHE, « Force de déconstruction », p. 61.


43
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité ».

16
d’hypothèses de lecture générales du corpus derridien. L’ensemble de ces hypothèses peut
s’énoncer dans la forme suivante :

A) La déconstruction de la notion de responsabilité est « quelque chose » qui se passe dans


le monde, « quelque chose » qui met à mal la détermination juridico-égologique de la
responsabilité et qui rend nécessaire un traitement déconstructif de cette notion.

Le développement de cette partie de notre recherche a lieu en trois temps :

I) La définition de notre propre entente de la déconstruction comme ce qui arrive dans le


monde à travers des phénomènes politiques, juridiques, scientifiques, socio-techniques, etc.,
définition que nous engageons à partir du rapprochement que Derrida fait entre les notions de
responsabilité et celle d’événement. La déconstruction de la notion de responsabilité est
quelque chose qui a lieu dans le monde, sans qu’aucune volonté ou intentionnalité en
particulier puise en avoir la maîtrise.

II) L’analyse de la détermination juridico-égologique de la notion de responsabilité que


Derrida cible dans sa critique. La forme juridico-égologique de la responsabilité que Derrida
soumet à son analyse est celle qui se trouve à l’œuvre dans le Code Napoléon. Il s’agit d’une
définition déterminée par le contexte du début du siècle des Lumières et de la sécularisation
des idées théologico-politiques, notamment celles de responsabilité, de liberté et de
souveraineté. Ce concept de souveraineté joue un rôle majeur dans la détermination de la
responsabilité ; il s’agit d’une détermination particulière de souveraineté qui lie la rationalité à
la virilité et à l’ingestion de chair à la figure du souverain et à la fraternité. Ces éléments font
partie d’un réseaux conceptuel que Derrida analyse sous le terme de « carno-
phallogocentrisme ».44 Dans cette analyse nous allons repérer les différents éléments qui
constituent le système conceptuel de la responsabilité ; guidés par la lecture derridienne qui
fait de la responsabilité une affaire de la singularité d’un « moi », elle-même issue des
religions abrahamiques. La responsabilité est en fin de compte une affaire des religions
monothéistes, mais l’analyse derridienne octroie un certain privilège à la religion chrétienne
dont nous allons faire l’analyse. La notion de responsabilité est ancrée dans la moralité et les
valeurs chrétiennes et ce qui s’avère comme condition de possibilité de cette notion est
également sa condition d’impossibilité, sa limite.

44
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 294.

17
III) L’analyse du rapport qui existe entre la détermination juridico-égologique de la
responsabilité et la tradition philosophique, dans le but de définir les enjeux à l’œuvre dans le
traitement déconstructif que Derrida fait de la responsabilité, notamment en ce qui concerne le
rapport de la pensée derridienne à l’égard de cette tradition. Nous développerons notre
réflexion autour de l’idée de « crise » de la forme juridico-égologique de la responsabilité,
dans une analyse qui voit dans cette crise un mouvement propre de la déconstruction de la
notion de responsabilité. La crise de cette notion est définie en théorie juridique à partir de la
dissociation des concepts qui déterminent la définition philosophique de la notion de
responsabilité, notamment ceux de liberté et de responsabilité. Cette analyse montrera
comment, sans avoir aucun lien avec la théorie derridienne, les textes que nous allons analyser
parlent tous d’une dissociation des concepts engagés dans la définition juridico-égologique de
la responsabilité.

B) La déconstruction de la notion de responsabilité suppose une prise de distance de sa


détermination philosophique, ainsi que de l’axiomatique propre à cette détermination ; le
travail déconstructif de cette notion fait appel à une dissociation des concepts qui
constituent le système conceptuel de cette notion, ainsi qu’à l’inscription dans sa structure
d'un ensemble d’éléments étrangers au philosophique.

Cet ensemble de thèses est développé dans cette recherche en quatre moments :

I) Cette partie de notre recherche prépare le terrain pour l’analyse de la démarche


déconstructrice à l’œuvre dans la pensée de la responsabilité de Derrida, à partir de l’idée
d’une pensée du peut-être. Le traitement déconstructif de la notion de responsabilité suppose
une dissociation des concepts qui déterminent son système conceptuel. Elle fait appel à une
pensée capable de penser le paradoxe sans besoin de l’anéantir, une pensée capable de penser
la structure aporétique de la responsabilité. La référence à la notion d’expérience impliquée
dans notre recherche est retravaillée dans cette partie, à partir des prémisses que cette
réflexion établit.

II) Le traitement déconstructif que Derrida met à l’œuvre dans sa réflexion autour de la notion
de responsabilité, sera problématisé dans une interprétation qui conteste la proximité étroite
entre la pensée de Derrida et la pensée de Levinas, qu’une certaine tradition américaine
suppose. Au moment où Derrida propose un traitement déconstructif de cette notion, il évoque
la possibilité de penser une forme de la responsabilité qui ne passe pas par l’égo, par
l’intention de la conscience et la liberté de la volonté, une responsabilité sans culpabilité.

18
Dans notre lecture, nous allons repérer ces éléments dans l’analyse généalogique de Nietzsche
pour montrer la proximité des deux discours et voir comment s’y articule la notion d’autre,
dans sa référence à la justice, la responsabilité, la culpabilité et la dette. Notre hypothèse à cet
égard sera que l’invitation que Derrida nous adresse dans Donner la mort à arrêter toute
« stéréotypie idolâtrique » de Dieu et le penser comme un rapport d’intériorité du soi, le
secret, suppose la critique du « génie du christianisme » et implique le « coup de cloche de
midi » nietzschéen comme vainqueur de Dieu qui suppose une autre compréhension des
notions de devoir et de dette.

III. À partir d’un travail interprétatif sur l’expression tout autre est tout autre, cette partie de
notre recherche développera l’analyse derridienne qui inscrit les notions d’altérité et de
singularité dans la structure de la notion de responsabilité. Cette réflexion nous permettra
ensuite de développer le traitement déconsructif que Derrida met à l’œuvre dans sa
considération de la notion de sujet, à partir d’une problématisation de la relation structurelle
que l’individu souverain comporte avec l’autre.

IV. Cette partie de notre recherche développe l’analyse de la décision de Derrida, à partir de
l’inscription de la figure de l’inconscient dans la structure de la réponse. Nous allons montrer
que la liberté de la décision implique l’inscription des éléments étrangers au philosophique
dans sa structure. La liberté de la décision équivaut en ce sens à la reconnaissance de ces
éléments dans l’ensemble d’éléments qui déterminent la décision de l’individu et le processus
pour lequel elle a lieu. Le rapprochement effectué par Derrida entre la notion de décision et
celle d’événement, ouvre la possibilité à une pensée aporétique de la décision comme décision
passive.

C) La déconstruction de la notion de responsabilité fait appel à un sens plus originaire de


la responsabilité qui trouve une complicité étroite avec une exigence de justice au-delà du
droit qui prend la forme d’une expérience avant le concept.

I) Notre analyse des conditions de possibilité de la responsabilité suppose la confrontation de


deux injonctions contradictoires mais également nécessaires, et la trahison d’une de ces lois.
La responsabilité implique en ce sens le risque de la folie et du scandale, c’est-à-dire, le risque
de l’impossibilité de légitimation de la décision et du choix. À partir de ces prémisses nous
allons effectuer une lecture du récit d’Antigone, tel qu’il est caractérisé par l’interprétation de
Hegel et la lecture que Derrida fait de cette interprétation. Dans ces lectures, Antigone est
coupable mais non responsable, une supposition que nous allons mettre en question.

19
L’analyse de ce récit, de son interprétation hégélienne et de la lecture que Derrida effectue de
cette interprétation, nous permettra de dévoiler l’axiomatique éthique à l’œuvre dans le
discours hégélien.

II) Nous allons ensuite articuler cette analyse à une lecture de la « Critique de la violence » de
Benjamin. Notre lecture met l’accent sur l’intérêt de l’analyse derridienne de trouver une
forme de justice au-delà du droit, au-delà donc d’un principe de vengeance monté sur le
modèle de l’échange économique. Nous problématiserons les raisons de l’absence de la
responsabilité chez Antigone, compte tenu de la culpabilité qu’on lui attribue. Ayant une
structure qui exige la connaissance de la loi, la responsabilité derridienne implique une
rupture toujours possible mais non nécessaire, elle implique une distance prise par rapport à
cette connaissance dans un mouvement qui met l’individu dans une situation aporétique dont
Antigone fait l’épreuve. Sa culpabilité tient justement à cette connaissance rassemblant les
deux moments de toute décision responsable.

III) Dans le cadre de notre lecture comparative, nous allons suivre l’analyse derridienne,
laquelle, à travers une lecture de Kant montre que le commandement d’obéir la loi ne peut
être juridique mais moral. À partir de cette lecture nous allons montrer que si le
commandement d’obéir à la loi est un commandement moral, la désobéissance civile est aussi
un impératif moral. Notre hypothèse de lecture est à cet égard, que la réflexion derridienne
implique une reconnaissance du tiers, de la loi et de la normativité, mais elle implique
également la reconnaissance de la nécessité des normes en tant que conditions nécessaires
pour la mise en œuvre de toute idée de justice, ainsi que la reconnaissance également
importante de la nécessité d’une perfectibilité infinie de ces normes.

D) La déconstruction de la notion de responsabilité suppose en tant que réponse à tout


autre une autre détermination de la responsabilité en tant que responsabilité infinie. Mais
l’ouverture vers le tout autre indéterminé n’est possible qu’à travers l’inscription d’une
poétique dans la pensée de la responsabilité.

I. Si la responsabilité n’est plus l’affaire d’un je souverain affirmant le pouvoir de ses


capacités, si elle est cette hypérbolisation de la réponse devant tout autre, alors, l’« objet » de
nos responsabilités est également soumis à cette hypérbolisation. Il s’agit d’un pli introduit
par la philosophie derridienne au cœur de la pensée de la responsabilité : nous devenons
responsables de tout autre, dans l’indétermination élargie imprimée par l’adverbe « tout »
dans cette phrase. Nous allons ainsi démontrer que, pour être conséquents avec la

20
détermination hyperbolique de la responsabilité que la pensée derridienne imprime à cette
notion, nous devons accueillir l’indétermination de la notion de l’autre. Si la réponse est
toujours réponse à l’autre, si elle est réponse à tout autre, il est nécessaire de faire place à
l’ouverture devant toute figure de l’altérité.

II. Cette ouverture devant la venue de l’autre, n’est possible qu’à travers l’inscription d’une
poétique dans la pensée de la responsabilité. Une poétique permettant la rupture devant
l’axiomatique de la pensée éthique qui établit des rapports et des hiérarchies dogmatiques,
ancrées dans une dogmatique qui s’avère inhérente à cette axiomatique même. L’invitation à
l’expérience d’une responsabilité paradoxale est de ce point de vue l’invitation à l’inscription
de cette poétique dans la réflexion éthique. Ce geste s’accorde à l’idée d’une pensée qui se
montre hospitalier devant l’indéterminé. L’inscription d’une poétique dans la pensée éthico-
philosophique est une démarche qui s’accorde à la postulation d’une pensée du peut-être.

III. L’objet de nos responsabilités se dessine dans la pensée derridienne à partir de la notion
de « vivant ». Mais il y a dans cette pensée la possibilité de penser une détermination
indéterminée de nos responsabilités qui rompe avec la primauté du vivant. Cette partie de
notre recherche explore différentes possibilités de cet objet indéterminé. Car la définition
déterminante de l’objet de nos responsabilités équivaut à une délimitation qui rend la
responsabilité finie, déterminée et restreinte.

Ces hypothèses conforment la structure de notre travail de recherche. Elles déterminent le


corpus bibliographique à partir duquel se développera notre recherche. Ce corpus
bibliographique est divisé, à l’intérieur de notre recherche, à partir de deux critères :

I. La première partie de notre recherche suit la trace de l’histoire de la détermination juridico-


égologique de la responsabilité, mais d’une histoire qui est essentiellement liée à la langue et
la culture latines et, à l’intérieur de cette culture, à la pensée des Lumières, la Révolution
française et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Pour cette raison notre analyse
privilégie les textes, documents, ainsi que les références à l’apparition de ce terme dans la
langue française. Ce privilège répond au fait que les traces les plus anciennes de l’existence
de ce terme se trouvent en langue française, de sorte que la notion de responsabilité ciblée par
Derrida est celle qui se trouve à l’œuvre dans le Code Napoléon. Ce privilège se justifie du
fait que les travaux les plus approfondis que nous trouvons au XVIIIe siècle sont ceux
produits en cette langue.

21
II. Le critère qui détermine le traitement du corpus derridien dans le cadre de notre recherche,
tient également à l’analyse que nous avons ébauchée dans les premières pages de cette
introduction : nous partons du supposé que le travail derridien subit une surenchère
« éthique », et développe un souci plus évident envers les enjeux politiques, juridiques et
morales à partir des années quatre-vingt. Mais cette surenchère « éthique » nous la
comprenons comme le développement d’une réflexion qui était déjà à l’œuvre dans les
premiers textes publiés par Derrida, lesquels ébauchent déjà une pensée des questions de
responsabilité. Dans cette perspective, la première partie de notre analyse octroie un certain
privilège à la lecture de « Mochlos ou le conflit des facultés », en raison du fait que c’est le
seul texte dans lequel Derrida nous adresse une invitation ouverte à la reformulation de la
notion de responsabilité. La deuxième partie de notre travail tient pour sa part à privilégier la
lecture de Donner la mort, parce que c’est l’ouvrage où Derrida travaille la notion de
responsabilité de façon ouverte et approfondie, à partir de l’analyse établie dans « Mochlos ».
La troisième partie de notre recherche développe dans un premier moment une analyse de
Glas, que nous articulons ensuite à une lecture de Force de loi et le deuxième volume du
Séminaire La peine de mort. La quatrième et dernière partie de cette recherche effectue une
lecture du premier volume du Séminaire La bête et le souverain.

Or, malgré le privilège accordé à ces ouvrages, lesquels font partie dans leur ensemble du
travail développé par Derrida dans la dernière étape de sa vie, nous nous appuierons sur des
ouvrages de l’ensemble du corpus derridien pour développer nos thèses. Un grand nombre de
lectures de ce corpus complémentent notre recherche, toujours à partir du principe qui voit
dans la réflexion derridienne de la responsabilité une approche à l’œuvre déjà dans les
premiers travaux publiés par ce philosophe.

22
A. Déconstruction de la notion de responsabilité : ce qui arrive

I. Déconstruction et responsabilité

La présente recherche est une étude concernant le travail déconstructif que Derrida met à
l’œuvre dans son analyse de la notion de responsabilité et des enjeux que ce travail implique.
Le traitement déconstructif de Derrida cible une définition particulière de la responsabilité qui
définit celle-ci en tant qu’obligation de réparer une faute ou de supporter un châtiment.1
L’analyse derridien commence ainsi par établir que cette détermination juridico-égologique
n’est pas naturelle mais tient à un ensemble de conditions historiquement déterminées. Elle
s’affirme à partir de concepts tels que l’égo, le sujet, l’intention, l’idéal de décidabilité, entre
autres, des valeurs qui se sont « imposées » dans l’histoire d’occident dans un contexte et sur
un fond particulier.2 Cette détermination est donc susceptible d’être « questionnée »,
« critiquée », « et plus radicalement déconstruite ».3 Il y a là une tâche, une responsabilité
devant la notion de responsabilité même qui nous appelle et nous engage à développer un
travail déconstructif sur cette notion. Cette tâche, la nécessité de ce travail, comme tout travail
déconstructif en général, s’impose précisément à partir des événements et transformations
ayant lieu dans le monde, dans la vie éthique, juridique et politique des sociétés, peuples,
nations, civilisations, et groupes humains contemporains en général, devant la nécessité de
rendre compte de ces événements. 4

Telle est notre hypothèse de lecture du corpus et du travail de Derrida, hypothèse introduite
par Derrida lui-même et que nous nous réapproprions : c’est une certaine mutation en cours
dans plusieurs champs et aspects de la vie humaine qui déconstruit d’elle-même des axiomes
qu’on croit évidents ou naturels. 5 C’est à partir de ces mutations que la détermination de nos
outils de pensée se transforme, nous imposant la nécessité de redéfinir nos approches, nos
concepts, nos notions, nos métaphores, nos analogies, nos idées, etc. En conséquence, le
travail que nous développons ici nous le comprenons comme un accompagnement performatif

1
Paul RICŒUR, Le Juste, p. 41.
2
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408-409.
3
Ibid., p. 36.
4
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 45.
5
Ibid., p. 45.

23
qui vise l’« intensification » de cette transformation en cours.6 C’est donc comme si nous
étions appelés à répondre de cette transformation en tant qu’héritiers de cette notion et devant
l’exigence de trouver une détermination de la responsabilité plus conséquente avec cette
mutation, une notion plus adéquate pour être en mesure de penser « ce qui se passe dans le
monde »,7 autour d’elle et partout où elle est impliquée et requise.

En ce sens, nous partons du supposé que la reformulation de la notion de responsabilité


implique nécessairement sa « déconstruction » ainsi que la « déconstruction de son
axiomatique ». La première tâche dans ce travail sera donc celle de rendre claire l’idée de
« déconstruction » dont nous parlons ici, pour être en mesure de déterminer le fil conducteur
de notre travail, à savoir, l’idée de déconstruction de la notion de responsabilité. Dans cette
démarche il faudra rendre compte de la nécessité de cette réélaboration déconstructrice, autant
que de l’urgence que la déconstruction en cours de cette notion impose dans un espace
historico-logico-formel dans plusieurs domaines, notamment dans les domaines éthique,
politique et juridique. Soumis à un devenir historique déterminé, le mouvement dans lequel
cette notion est engagée depuis son inscription dans la pensée juridico-philosophique
occidentale ne se laisse pas réduire par les travaux qui cherchent à défendre sa forme
hégémonique. Le devenir même que cette notion montre dans le domaine juridique en France,
relève déjà d’un débordement de la forme juridico-égologique de cette notion, tel qu’en
témoigne, en l’occurrence, la notion de « responsabilité sans faute ».8

Or, si le devenir de la notion de responsabilité est une « mutation en cours » qui a lieu à
travers des événements ayant lieu dans le monde ; il s’agit d’un mouvement qui ne peut pas
être motivé ou interrompu par un acte performatif intentionnel déployant une force
illocutionnaire ou perlocutionnaire. Il ne pourra jamais être maîtrisé en ce sens particulier,

6
« Intensification », c’est le mot que Derrida emploie lui-même quand il parle des « conséquences » du
« questionnement » ou « méta-questionnement déconstructif ». Force de Loi. Le « Fondement mystique de
l‘autorité », p. 23.
7
La référence à « ce qui se passe dans le monde » est très fréquente chez Derrida. Elle est souvent employée
pour parler de la « déconstruction » en tant qu’événement transformateur. « La solidarité des vivants » dans La
solidarité des vivants et le pardon, p. 128.
8
Voir à cet égard : Laurence ENGEL, La responsabilité en crise, p. 46-55 ; Mireille DELMAS-MARTY, Liberté et
sûreté dans un monde dangereux, p. 42-53.

24
mais il peut toujours être accompagné9 d’un discours et d’un travail performatifs qui tiennent
à l’intensifier, et cela sur plusieurs fronts.10 Mettre nos outils de pensée, nos idées et notions, à
la hauteur de cette transformation en cours est déjà une façon d’intensifier ce mouvement
déconstructif, mais cela implique en même temps une prise de distance par rapport à la forme
traditionnelle de la pensée. Telle est la façon dont nous entendons l’injonction derridienne à
l’expérience d’une responsabilité paradoxale, comme une invitation qui suppose une
transformation dans la pensée, transformation en cours qui s’annonce en tant que pensée du
peut-être dans le travail de Derrida.

I. 1. Vers une déconstruction de la notion de responsabilité

Toute recherche dans le champ de la philosophie est associée à un développement, une


interprétation et une réécriture des concepts, notions et catégories dont les penseurs se servent
pour construire leur discours. Ainsi, écrire sur la pensée de Derrida revient à écrire sur les
notions de « différance », « déconstruction », « itérabilité », etc. Mais s’interroger sur ces
notions, notamment sur celle de « déconstruction », implique d’envisager une série de
problèmes particulièrement paradoxaux. D’ailleurs, Derrida lui-même nous fait remarquer
l’impossibilité de trouver une signification « claire et univoque » de ce mot.11

Pour arriver à une entente pertinente de l’expression déconstruction de la notion de


responsabilité, nous devons nous engager de façon préalable dans une interprétation active de
la notion même de déconstruction, une interprétation impliquant une idée de la façon dont
nous devons hériter, recevoir, interroger et mettre en question cette notion. Il y a, par rapport à
la « déconstruction », une absence de concept, une difficulté structurelle de définition, une
« imperfection essentielle »12 qui est loin d’être un défaut théorique ou la conséquence d’un
manque de rigueur. Parfois, nous aurons l’impression que nous ne savons même pas vraiment
à quoi nous nous référons sous ce nom, au moment même où nous avons la nécessité de nous

9
Nous souhaiterons rapprocher notre idée d’accompagnement de celle développée par Christopher FINSK, dans
son article « Derrida and philosophy : acts of engagement » dans Tom COHEN (éd.), Jacques Derrida and the
Humanities, a Critical Reader.
10
Voir à cet égard ce que Derrida dit de l’intensification de la transformation dans le champ éthico-juridique.
Force de loi, p. 24.
11
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 9.
12
Ibid., p. 14.

25
en servir. Pour cette raison, la question d’assumer ici une interprétation générale de ce que
nous entendons par « déconstruction » s’impose comme tâche nécessairement préalable au
traitement déconstructif de la notion de responsabilité.

Déjà, nous trouvons dans l’usage même que Derrida fait de ce terme une oscillation évidente :
tantôt il s’en sert pour se référer à sa propre pensée et son travail, tantôt pour parler de la
pensée et du travail d’autres penseurs. De même il définit la déconstruction comme « pratique
institutionnelle »,13 comme « pensée du don et de l’indéconstructible justice »14 ou comme
« rationalisme inconditionnel »,15 qu’il parle de la « déconstruction » effectuée par Marx, et
par saint Max (Stirner),16 par Patočka17 ou Victor Hugo,18 entre autres. Il lui arrive même de
dire que « déconstruire c’était aussi un geste structuraliste » tant qu’« un geste anti-
structuraliste ».19 Encore il y a un autre sens du terme – et c’est à notre avis l’« usage » le plus
énigmatique mais aussi le plus fécond de ce mot –, à savoir, celui qui réfère « ce qui a lieu »
ou « ce qui arrive » dans le monde.20 Or, notre hypothèse de lecture à cet égard est qu’à des
moments décisifs concernant la « définition » de la déconstruction, Derrida sera très prudent
dans le développement de son discours pour rapprocher cette notion de celle d’événement
« dans le sens plein du mot ».21 Dans cette acception et en conséquence avec la notion
d’événement développée par lui, la déconstruction implique une événementialité dépassant la
conscience de tout individu, impliquant donc le débordement de tout acte intentionnel et
même de toute performativité.

L’oscillation entre plusieurs interprétations possibles de la déconstruction persiste, même dans


les travaux et écrits de Derrida, ce qui témoigne du fait qu’il n’a jamais renoncé à parler de
son propre travail sous le terme de « déconstruction ». Oscillation qui flotte entre le travail de
Derrida et « ce qui arrive », oscillation entre ce qu’on fait et ce qui nous affecte
imprévisiblement, entre l’action et l’arrivance, oscillation entre le verbe « déconstruire » et le

13
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 88.
14
Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 56.
15
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 197.
16
Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 230.
17
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 74.
18
Jacques DERRIDA, Séminaire La peine de mort. Volume I (1999-2000), p. 289
19
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 11.
20
Ibid., p. 12.
21
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 74 ; Psyché. Inventions de l’autre II,
p. 12-13 ; Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 113-114.

26
nom « déconstruction ». Déjà, le sens courant de ce terme porte en soi deux possibilités
d’usage. Comme Derrida le rappelle lui-même, le Littré définit ce mot comme « action de
déconstruire » mais aussi comme terme de grammaire référant un « dérangement de la
construction des mots dans une phrase ».22

À notre connaissance, Derrida n’a jamais employé le verbe « déconstruire » conjugué à la


première personne du mode indicatif, même s’il se sert fréquemment de ce terme en tant que
verbe. À cet égard, l’ensemble de cette recherche est marqué par la question sur la pertinence
et les implications de cet emploi du verbe « déconstruire » à la voix active. C’est à l’aune de
cette question que nous allons problématiser les interprétations possibles de la
« déconstruction », toujours en vue de nous engager dans une entente particulière de
l’expression « déconstruction de la notion de responsabilité ».

I. 2. La déconstruction a lieu : the time is out of joint

Malgré l’oscillation évidente entre les deux usages du mot « déconstruction », nous pouvons
remarquer la prudence de Derrida devant tout emploi du verbe déconstruire en tant que verbe.
Cette prudence, et la méfiance qu’elle suppose, tiennent en dernière instance à la prise de
distance de la pensée derridienne devant toute expression du pouvoir souverain du sujet
responsable, idée qui implique une maîtrise de soi et de ses actes. Cette maîtrise est assurée
par la capacité de réflexion qui lui permet de se faire des jugements à partir d’un savoir. La
déconstruction de la notion de responsabilité serait, dans cette interprétation, l’œuvre d’un
individu souverain à qui revient la responsabilité de son acte déconstructeur, supposé d’être le
résultat d’une intentionnalité et d’un savoir ; le résultat d’une décision active. Or, l’analyse
derridienne nous dit que si la responsabilité se règle à partir d’un savoir, elle-même est
neutralisée en tant qu’elle devient prévisible. Se dire responsable d’un acte déconstructeur
implique ainsi le contresens que suppose le fait d’assumer une responsabilité en général :

J’avoue toujours trouver ridicule, et même obscène l’énoncé selon lequel quelqu’un peux dire
« là, je suis responsable », « ici, j’assume la responsabilité » ou « je décide ». C’est une
présomption obscène, une revendication de souveraineté (…).23

22
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 10.
23
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 177.

27
Or, cela ne veut pas dire que la responsabilité ou la déconstruction n’existent pas ou qu’elles
n’ont pas lieu, et la forme de cet « avoir lieu » est l’objet de cette partie de notre recherche.
Mais la méfiance devant une « revendication de souveraineté » s’accorde à l’analyse qui voit
dans l’emploi du mode indicatif à la première personne l’expression d’un pouvoir. Le pouvoir
d’une souveraineté qui revient toujours à la capacité rationnelle qui trouve son principe dans
la capacité de « se présenter à soi », capacité qui délimite la différence des vivants, et qui
sépare l’homme de l’« animal », à l’intérieur du discours métaphysique. Il s’agit de l’idée
kantienne d’« unité originaire de l’aperception transcendantale », ou le pouvoir souverain de
l’homme de se faire une représentation de soi-même.24 Cette interprétation allie la figure du
souverain à la raison, à la liberté rationnelle donc, dans un réseaux conceptuel complexe qui
intègre dans une articulation particulière cette figure à l’ingestion de chair et la virilité. 25 La
possibilité d’avoir une auto-conscience est dans ce schème la manifestation de la pensée
consciente, condition nécessaire de la responsabilité. Elle est donc le propre de l’homme qui
le distingue de l’« animal » et dont la postulation remonte au « Je pense » cartésien.
L’affirmation « je suis responsable » est de ce point de vue une affirmation qui suppose une
maîtrise rationnelle de l’homme sur l’action, une maîtrise assurée par l’intentionnalité
consciente qui ne fait que déployer ses propres capacités déjà calculés :

Le choix de la première personne pourrait sembler faciliter les choses dans la mesure où l’on
serait couramment tenté de penser que celui qui dit Je et parle de lui, répond mieux à
l’hypothèse idéalisante de « saying what he means » : l’intention de celui qui parle est au plus
proche, croit-on, absolument présente à ce qui se dit. Mais rien n’est moins sûr : le
fonctionnement du Je, c’est bien connu, est aussi itérable, sinon remplaçable, qu’un autre mot.
Et, en tout cas, ce qu’il peut y avoir de singulier dans son fonctionnement n’est pas de nature à
garantir quelque adéquation entre saying and meaning.26

Si maintenant nous articulons la méfiance de l’affirmation « je suis responsable » à l’idée de


la déconstruction en tant qu’action intentionnelle, nous avons une première idée du contresens
impliqué dans la définition de la déconstruction comme activité consciente d’un individu. La
prudence derridienne à l’égard de l’interprétation de la « déconstruction » en tant qu’activité
devient plus manifeste dans le texte « Lettre à un ami japonais », texte dans lequel Derrida se
donne la tâche de « définir » la déconstruction pour un public non-occidental. Cet article offre

24
Jacques DERRIDA, L’Animal que donc je suis, p. 129-132.
25
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 294.
26
Jacques DERRIDA, Limited Inc, p. 121-122.

28
une définition assez directe de la « déconstruction » en tant qu’événement dans le sens radical
du terme. Le texte commence par énoncer de façon négative tout ce que ce terme ne désigne
pas ; il commence donc par énoncer les connotations qu’il faut éviter lorsque l’on parle de la
déconstruction. Dans un développement très prudent, il avoue qu’il y a une problématique liée
à l’impossibilité de la traduction, de limites de la traductibilité en général, mais aussi à une
polysémie du terme et une pluralité des sens dans plusieurs langues. Malgré cela, il avance
des affirmations catégoriques : la « déconstruction » n’est pas une « analyse » qui cherche une
régression « vers une origine indécomposable », précisément parce que l’idée même
d’« origine indécomposable » reste problématique pour toute pensée de la différance. Elle
n’est une « critique » qui trouve son sens dans l’idée de krinein ou krisis, parce que cela
suppose des idées telles que « décision », « choix », « jugement » ou même
« discernement ».27 Cela ne fait donc que réintroduire l’idée de l’activité ou de l’opération
voulue, active et intentionnelle.

La déconstruction n’est donc, surtout pas, une « méthode » ; l’idée de la « déconstruction »,


semble avoir un rapport intrinsèque à la « métaphore » méthodologique qu’elle-même
suggère, d’où que certains ont été séduits par l’idée de faire de la pensée déconstructrice une
« méthodologie de la lecture et de l’interprétation », notamment aux États-Unis. Mais cette
tendance reste assez problématique, particulièrement si l’on met l’accent sur la « signification
procédurière ou technicienne » impliquée dans l’idée même de méthodologie, ce qui
rapproche la « déconstruction » à l’idée de programme calculable. 28

Enfin, la « déconstruction » n’est pas un « acte » ou une « opération », d’abord parce qu’elle
comporte en elle-même l’élément de la passivité, d’une certaine passivité plutôt ; la
« déconstruction » est quelque chose qui arrive. Cette passivité est telle qu’on la place au-delà
de l’opposition actif/passif, une passivité « plus passive que la passivité » écrit Derrida en
citant Blanchot.29 La première conséquence que cette passivité hyperbolique implique est que
ce qu’on appelle « déconstruction » n’est pas du tout l’action d’un ou plusieurs « sujets » ;
« la déconstruction a lieu, c’est un événement qui n’attend pas la délibération, la conscience
ou l’organisation du sujet, ni même de la modernité. »30 Ça arrive.

27
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 12.
28
Ibid., p. 11-12.
29
Ibid., p. 12.
30
Ibid., p. 12.

29
Déjà, cette remarque nous permet de comprendre que chaque « "événement" de
déconstruction » a lieu au-delà de la maîtrise d’un sujet, dépassant l’intention de toute
conscience présente à elle-même. En effet, si la « déconstruction » est comprise comme un
événement dans le sens fort du terme, celui-ci doit dépasser l’ordre du calcul et même du
savoir ; sa venue ne dépend donc pas de l’action consciente d’un « sujet » ou de l’intention
d’une volonté ayant une maîtrise absolue sur lui (l’événement), moins encore de la décision
de quelqu’un qui un beau jour s’est donné la tâche de produire un événement déconstructeur,
de déconstruire ceci ou cela une fois pour toutes. Cela, bien évidemment, ne veut pas dire
qu’il n’y a pas d’intention, de volonté ou de calcul impliqués dans le travail théorique de la
pensée déconstructrice. Mais cette intention, cette volonté ou ce calcul ne peuvent jamais
avoir une maîtrise de « ce qui arrive ». Nous paraphrasons le discours que Derrida fait sur la
catégorie d’intention : cette catégorie a « sa place » dans le discours derridien, mais une place
depuis laquelle elle ne « commande » pas la totalité d’un acte, d’une expérience ou d’un
« système » d’énonciation, tant qu’elle n’est jamais « de part en part présente à elle-même et à
son contenu ».31

La passivité dont Derrida parle implique ainsi une vulnérabilité de ce qu’on appelle le
« sujet » ou l’« individu », ouvrant la possibilité de l’hétéro-affection, au-delà de toute
possibilité de calcul et donc de prévision de la part de ce sujet ou cet individu. Une
« exposition » à l’altérité radicale, à la venue du tout-autre et, avec lui, de ce qui est
complètement inconnu. L’événement déborde ainsi l’intention et la volonté du « sujet »,
même au moment où celui-ci met en œuvre une force performative. Dans ce qui arrive, le
« sujet » et toutes ses forces sont dépassés (nous pensons ici à la théorie des forces
illocutionnaires d’Austin).32 L’événementialité de la « déconstruction » consiste ainsi en une
affection devant laquelle ce « sujet » reste vulnérable et en quelque sorte passif : « car s’il y
en a, s’il y a quelque chose de tel, la pure événementialité singulière de ce qui arrive ou de qui
arrive et m’arrive (ce que j’appelle l’arrivant), cela suppose une irruption qui crève l’horizon,
interrompant toute organisation performative, toute convention ou tout contexte dominable
par une conventionalité. »33

31
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 389.
32
Voir à cet égard la problématisation que Derrida fait de « l’ordre du pouvoir » comme l’ordre du possible-
programmable dans L’Université sans condition, notamment p. 72-79.
33
Ibid., p. 73-74.

30
Cette prise de distance concernant la forme égologique – forme qui suppose la maîtrise d’un
acte conscient et d’un pouvoir souverain – ne consiste pas simplement à dire que la
« déconstruction » est le résultat d’une sorte de providence opposée à la forme égologique de
l’acte. La formule que Derrida choisit pour illustrer cette situation est celle du « ça se
déconstruit » où le « ça » n’est pas quelque « chose impersonnelle qu’on opposerait à quelque
subjectivité égologique ».34 Comment comprendre cette affirmation ? Dépassant l’opposition
actif/passif, la référence à une passivité débordant l’idée classique de la passivité trouve une
affinité avec l’idée de la « voix moyenne » impliquée dans la notion de différance, dont le
suffixe ance renvoie à un au-delà de cette même opposition :

[…] tout en nous rapprochant du noyau infinitif et actif du différer, « différance » (avec un a)
neutralise ce que l’infinitif dénote comme simplement actif […] Et nous verrons pourquoi ce
qui se laisse désigner par « différance » n’est ni simplement actif ni simplement passif,
annonçant ou rappelant plutôt quelque chose comme la voix moyenne, disant une opération
qui n’est pas une opération, qui ne se laisse penser ni comme passion ni comme action d’un
sujet sur un objet, ni à partir d’un agent ni à partir d’un patient, ni à partir ni en vue d’aucun de
ces termes.35

Nous souhaiterions articuler cette référence à la « voix moyenne » avec l’idée de


« l’entreprise de déconstruction » qui « est toujours d’une certaine manière emportée par son
propre travail »,36 oscillation indécidable, débordant du même coup l’opposition entre le
« qui » et le « quoi ». Dépassant toute intentionnalité (non pas la déniant), un événement
déconstructif ne peut avoir lieu que dans un espace d’incertitude où aucune volonté
souveraine ne pourra jamais assurer un contrôle de « ce qui arrive ». Devant un événement qui
crève tout horizon de compréhension, nous ne pouvons jamais être assurés, ni de son
arrivance ni de ce qu’il amènera avec lui, que nous comprenions cela comme des effets ou des
conséquences. Devant un tel événement, seule la figure du « peut-être » trouve quelque
pertinence, car un événement dans le sens fort du terme dépasse tout horizon du possible.
L’ouverture infinie devant l’avenir marquée par le peut-être est en ce sens la disposition la
plus adéquate pour se montrer hospitalier auprès de l’événement. 37

34
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 12.
35
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 9.
36
Jacques DERRIDA, De la Grammatologie, p. 39.
37
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 46.

31
Or dépassant l’ordre du possible, un « événement majeur » est impossible, mais d’une
impossibilité qui « peut » devenir possible en tant qu’événement. Ce devenir possible de
l’impossible marque un saut qui contourne la logique du possible-prévisible-programmable :
« la possibilisation de ce possible impossible doit rester à la fois aussi indécidable et donc
aussi décisive que l’avenir même ».38 L’économie de cette « possibilisation » n’est donc non
plus de l’ordre du calcul : ce qui « a lieu » arrive sans prévision possible, sans que personne
ne l’attende, c’est pourquoi là où l’impossible arrive, la perplexité et la surprise
l’accompagnent : « point de surprise, donc point d’événement au sens fort ».39 C’est le
moment de l’arrivance, de l’inattendu qui fait bousculer toute sureté du sujet, le moment
d’une an-économie de l’incalculable.

Toute « possibilisation » de l’impossible arrive sans que personne ne le sache d’avance, sans
que personne ne puisse donc en maîtriser le mouvement. Il s’agit d’un mouvement où
l’absence de savoir et de pouvoir règne. L’avenir et l’événement partagent cette structure du
peut-être, de l’incertitude qui ouvre la possibilité même à l’arrivé de l’arrivant.40 Ce qui
arrive, dans le sens fort du terme n’est donc que l’impossible. Maintenant, si nous définissons
la déconstruction en tant que motif, « avec son mot, ses thèmes privilégiés, sa stratégie
mobile, etc. »,41 si nous définissons donc cette « déconstruction » comme un événement dans
le « sens fort du terme » elle devient un « impossible » événement advenue au monde, à
l’histoire de la philosophie et de la pensée, à la culture occidentale et mondiale. C’est en ce
sens que nous comprenons les mots de Derrida quand il affirme : « comme j’ai souvent tenté
de le démontrer, seul l’impossible peut arriver. En rappelant souvent de la déconstruction
qu’elle était impossible ou l’impossible, et qu’elle était non pas une méthode, une doctrine,
une méta-philosophie spéculative, mais ce qui arrive, je me fiais à la même pensée. »42
L’événement de la déconstruction reste donc impossible. À cette condition la déconstruction
est « un événement », proprement dit, une irruption inattendue dans tout horizon de pré-
compréhension, de calcul et/ou de savoir. Dans cette hypothèse la déconstruction n’est point
la stratégie calculée d’une ou plusieurs personnes en particulier, mais ce qui a lieu, « ce qui

38
Ibid., p. 46.
39
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 73.
40
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 46.
41
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 13.
42
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 74.

32
arrive » ou « ce qui advient » dans le monde, toujours en dépassant toute volonté et toute
puissance du « sujet ».

La déconstruction de la notion de responsabilité est ainsi quelque chose qui arrive, qui a lieu
dans le monde et qui nous oblige à engager un travail déconstructif autour des notions
impliquées dans ce mouvement. Pour illustrer cette idée, nous nous appuyons sur ce que
Derrida dit sur la déconstruction de la notion de souveraineté, du rythme d’une déconstruction
« lente et différenciée » :

Quand je dis « déconstruction lente et différenciée », qu’est-ce que j’entends par là ? D’abord
que cette déconstruction, son rythme, ne peut être celui d’un séminaire ou d’un discours ex
cathedra. Ce rythme est d’abord celui de ce qui arrive dans le monde. Cette déconstruction,
c’est ce qui arrive, comme je dis souvent, et qui arrive aujourd’hui dans le monde à travers les
crises, les guerres, les phénomènes dudit terrorisme dit national et international, les tueries
déclarées ou non, la transformation du marché mondial et du droit international qui sont autant
d’événements qui affectent et mettent à mal le concept classique de souveraineté.43

Cette caractérisation de la « déconstruction de la notion de souveraineté », est loin de la


définir comme l’activité d’un agent conscient et maître d’une « transformation en cours » de
ce concept. Et nous souhaiterons faire remarquer d’emblée que Derrida ne prend pas la
responsabilité de cette déconstruction. Au contraire, ce qu’on appelle déconstruction est ici le
résultat d’un ensemble d’événements tangibles qui « déconstruisent » un concept, le
décomposent, le mettent hors de ses gonds, nous imposant ainsi l’urgence d’une analyse
déconstructrice, d’une analyse capable de rendre compte de ces transformations en cours.
Cette analyse a lieu de façon indécidable, comme un accompagnement performatif qui
anticipe une promesse, car c’est toujours avec une foi messianique, un genre particulier de foi
qui cultive en soi un espoir de transformation, que ce genre d’analyse est mise en œuvre.
L’analyse déconstructrice ne saurait jamais être, en somme, le développement
programmatique anticipant un événement de déconstruction mais plutôt un travail qui voit
autour de lui une transformation en cours et en fait une lecture dans le but d’intensifier cette
transformation.

Une autre approche à la même question est celle que Derrida introduit dans sa réflexion de la
valeur d’étranger ; une fois de plus, Derrida nous invite à penser une oscillation, des « allers-
retours », entre les urgences imposées par le monde contemporain et la tradition dont nous

43
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain I (2001-2202), p. 114.

33
recevons les notions et concepts classiques prétendument intouchables. Des notions et
concepts soumis à une naturalisation qui tend à les neutraliser et à les présenter comme
évidences qui restent en dehors de toute forme de questionnement. Or, cette neutralisation ne
reste pas stable devant la « transformation en cours » du monde, de l’événementialité d’une
« mutation en cours ». Sous sa forme « techno-politico-scientifique », cette transformation
impose la tâche de l’analyse déconstructrice, car « en vérité [cette mutation] déconstruit
d’elle-même ces prétendues évidences et ses axiomes intouchables ».44

Nous retrouvons donc dans le discours derridien une prudence nous invitant à ne pas penser
« ce qui arrive » comme une « chose impersonnelle ».45 Ces affirmations n’excluent pas
l’action non-déterminante d’une intention singulière (les guerres, par exemple, sont souvent la
décision de groupes minoritaires dans la poursuite de leurs intérêts particuliers). De ce point
de vue la déconstruction est « ce qui arrive » dans le monde, au-delà d’une conscience ou
d’une intention, soit-elle « individuelle ou collective » qui puisse maitriser le mouvement
dans sa totalité. Elle n’est pas, elle ne pourrait pas être l’action exclusive de quelqu’un, moins
encore une méthode mise en œuvre de façon calculée par la volonté d’un homme appelé
Derrida. Dans ce mouvement, l’intention, la force performative, la participation « active » de
l’individu ne sont nullement niés. Ce qui est nié est le fait que le mouvement soit réglé dans sa
totalité à partir de cette intentionnalité, de la force déployée ou de cette participation active. Il
y a, dans la philosophie derridienne, un pari qui est toujours double. Ce pari oscille, hésite
entre deux forces ; il se développe autour du degré de différence des forces, s’inscrivant dans
un sillage et une tradition nietzschéenne.46 Il s’agit d’un pari donc affirmant la possibilité et le
devoir de créer des œuvres performatives, mais d’un pari qui voit dans la force de
l’événement une puissance, voire une majesté qui dépasse toute performativité et toute
intentionnalité déployées par un individu.

Un événement dont le rythme est « lent » et « différencié », peut-être inaperçu, et qui a


pourtant lieu. Des événements dans le monde déclenchant des événements dans le monde, des
événements qui « affectent et mettent à mal le concept classique de souveraineté », mais aussi
celui de responsabilité ou celui de démocratie, pour ne citer que quelques exemples. Des
événements qui mettent ces concepts out of joint, « hors de leurs gonds ». Dans le cadre de

44
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 45.
45
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 12.
46
Jacques DERRIDA, Mireille CALLE-GRUBER, « Scène des différences. Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement d’écriture », p. 17.

34
notre lecture, cette image évoque l’idée de la « déconstruction » en tant que « dérangement de
la construction » donnée par le Littré.47 La déconstruction est donc un mouvement motivé par
un ensemble d’événements, une « transformation en cours » qui met à mal un concept, une
disjointure de la fermeture supposée du concept qui rapproche quelque chose, la notion de
responsabilité en l’occurrence, « au plus proche de son contraire ».48

Out of joint. Cette expression que Derrida emprunte à Shakespeare est traduite dans Spectres
de Marx comme « désarticulé, démis, déboîté (…), détraqué (…), dérangé, à la fois déréglé et
fou »,49 hors de ses gonds. Un mouvement qui dérange l’actualité d’un concept et l’expose à
la folie. Une déconstruction en ouvre, un mouvement qui ne commence pas et ne finit point
dans un travail académique, même pas dans le travail ou le corpus de Derrida. Ce mouvement
met des notions telles que la souveraineté ou la responsabilité dans une instabilité opposée à
l’objectivité stable du concept de « concept », ce pourquoi il n’y a pas de fermeture et de
stabilité, par exemple, d’un concept unifié de la responsabilité. 50

Ce mouvement, tel que nous l’interprétons ici, trouve une affinité étroite avec la notion de
différance, car la déconstruction, en tant qu’événement, nous l’entendons comme le
« mouvement de jeu » qui « produit », des différences et des effets de différence, « des forces
différentes et des différences de forces », du différer qui se pense en même temps comme
espacement et temporisation.51 Nous serons ainsi tentés de dire que la déconstruction est un
autre nom de ce mouvement-non-originaire de la différance, nous autorisant de cette lecture à
partir de ce que Derrida en dit :

Le mot « déconstruction », comme tout autre, ne tire sa valeur que de son inscription dans une
chaîne de substitutions possibles, dans ce qu’on appelle si tranquillement un «contexte». Pour
moi, pour ce que j’ai tenté ou tente encore d’écrire, il n’a d’intérêt que dans un certain
contexte où il remplace et se laisse déterminer par tant d’autres mots, par exemple « écriture »,
« trace », « différance », « supplément », « hymen », « pharmakon », « marge », « entame »,
« parergon », etc. Par définition, la liste ne peut être close et je n’ai cité que des noms — ce
qui est insuffisant et seulement économique. En fait il aurait fallu citer des phrases et des

47
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 10.
48
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 47.
49
Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 42.
50
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 87.
51
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 19.

35
enchaînements de phrases qui à leur tour déterminent, dans certains de mes textes, ces noms-
là.52

Dans son ouvrage Derrida : Ethics under erasure, Nicole Anderson cite et interprète ce
passage comme l’affirmation que la déconstruction « n’est pas seulement transformée
constamment dès qu’elle devient différente dans et à travers des contextes multiples et
hétérogènes, mais elle est aussi transformée dans et par le même contexte ».53 Pour notre part,
nous interprétons ce passage moins comme la proposition de Derrida d’une transformation
constante de l’entente du terme que comme la synthèse d’une pensée de l’événement qui met
nos outils de pensée hors de leurs gonds. La déconstruction, la différence, ainsi que le travail
développé par Derrida autour des notions telles que la spectralité, le parergon ou l’écriture,
nous permettent de penser l’aporie irrésoluble et donc l’événement qui crave tout horizon du
possible.

Nous nous apercevons très vite du risque de toute tentative de thématisation du motif de la
déconstruction, à savoir, le reconduire au champ de la grammaire du logos, le soumettre à
l’autorité du « signe » saussurien ; faire de ce terme une sorte de structure ontologique-
originaire. Or, d’après l’interprétation que nous ébauchons ici, si l’on comprend par
« déconstruction » ce « mouvement de jeu » de la différance, nous ne serons plus dans le
terrain de l’ontologie. La « déconstruction » « n’aurait pas lieu » dans le « royaume » de
l’étant, mais plutôt dans la « subversion de tout royaume », 54 dans le terrain du différant. La
déconstruction, la différance, l’archi-trace, etc., tous ces termes ne parlant pas de « ce qui
est » mais de « ce qui [peut-être] arrive », de ce qui diffère, du « ça se déconstruit », un
espace plus « originaire », plus « vieux » que celui de l’ontologie : « L’être n’ayant jamais eu
de "sens", n’ayant jamais été pensé ou dit comme tel qu’en se dissimulant dans l’étant, la
différance, d’une certaine et fort étrange manière, (est) plus "vieille" que la différence
ontologique ou que la vérité de l’être. »55

La « déconstruction » – ou, si l’on veut, ce mouvement différentiel que nous nommons ici
déconstruction – remet en question l’autorité, l’axiomatique et la délimitation historique du

52
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 13-14.
53
« is not only constantly transformed as it becomes different in and through multiple and heterogeneous
contexts, but it is also transformed in and by the same context. » Nicole ANDERSON, Derrida: Ethics under
erasure, p. 9.
54
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 22.
55
Ibid., p. 23.

36
champ de l’onto-théologie, ainsi que l’autorité de la question « qu’est-ce que c’est ? », de la
forme interrogative comme forme paradigmatique de la pensée philosophique. 56 La
différance, son « mouvement de jeu », « non seulement précède la métaphysique mais aussi
déborde la pensée de l’être. »57 Ce mouvement différentiel doit se comprendre comme plus
originaire que la différence (avec un « e ») ontico-ontologique travaillée par l’analytique
existentiale du Dasein.58 Et pourtant, dit Derrida, « cela ne veut pas dire que la différance qui
produit les différences soit avant elles, dans un présent simple et en soi immutable, in-
différent. La différance est 1’"origine" non-pleine, non-simple, l’origine structurée et
différante des différences. Le nom d’"origine" ne lui convient donc plus. »59 Dans ce sens, ce
mouvement de jeu, ce se déconstruire « rend possible la présentation de l’étant présent » ne se
présentant elle-même comme origine.60 Si, alors, la différance impliquée dans le mouvement
déconstructif ouvre la possibilité de la « présentation », elle-même ne peut pas être de l’ordre
du présent-présentable.

La différance comme différer (dans les deux sens du terme), est ce « mouvement de jeu qui
"produit", par ce qui n’est pas simplement une activité, ces différences, ces effets de
différence ».61 S’agissant du mouvement qui produit ce différer, la différance s’oppose à une
grammaire métaphysique : « Nous pourrons donc appeler différance cette discorde "active",
en mouvement, des forces différentes et des différences de forces que Nietzsche oppose à tout
le système de la grammaire métaphysique partout où elle commande la culture, la philosophie
et la science. »62 En parlant d’une origine sans origine à partir d’une invitation à une pensée
aporétique, nous nous placerons avec Derrida hors du champ de la grammaire métaphysique.
Comprise comme « ce qui arrive » en tant que mouvement différentiel, la « déconstruction »
est étrangère à cette grammaire et même rebelle à la logique de l’étant.

56
Jacques DERRIDA, De l’esprit. Heidegger et la question, p. 24-26.
57
Jacques DERRIDA, De la Grammatologie, p. 206.
58
Ibid., p. 38.
59
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 12.
60
Ibid., p. 6.
61
Ibid., p. 8.
62
Ibid., p. 19.

37
I. 3. Déconstruction de la notion de responsabilité

Dans notre lecture du corpus derridien, nous rapprochons étroitement la notion de


déconstruction de celle de différance, pour comprendre sous le nom de « déconstruction » un
mouvement différentiel qui met un concept et son axiomatique hors de ses gonds. À partir de
cette idée, nous parlerons d’une « déconstruction lente et différenciée » du concept classique
et hégémonique de responsabilité. Une mutation en cours produite par des événements ayant
lieu dans le monde, des transformations « techno-politico-scientifiques » qui mettent à mal le
concept de responsabilité.

L’expression « déconstruction de la notion de responsabilité et de son axiomatique », nous la


déterminons ainsi comme un mouvement de différance, dans plusieurs sens, tous mis en relief
par Derrida : comme temporisation, comme espacement, mais aussi comme polemos.63 Dans
le premier cas il s’agit de l’idée du différer dans le sens de délai, retarder : un concept
classique qui n’est pas présent à lui-même, comportant donc un délai structurel par rapport à
soi-même. Un présent retardé compris comme le « maintenant sans conjoncture » d’un
concept qui a du mal à maintenir ensemble ce qu’il est censé de rassembler dans sa
conceptualité. Un concept fou de responsabilité qui n’a pas d’identité avec lui-même, en
conflit avec lui-même, « déporté hors de lui-même ».64 Il s’agit de l’idée du temps qui est out
of joint.65 C’est comme si ce concept n’arrivait pas à rattraper son présent, le présent de sa
définition, ou à l’envers, comme si le présent de sa définition arrivait en retard par rapport à
ce qui se passe autour de la responsabilité. C’est comme si ce retard ne lui permettait donc pas
d’atteindre son identité. Cette idée se trouve à la base de l’analyse qui voit une crise du
concept hégémonique de la responsabilité, une crise de sa forme juridico-égologique.66

Le deuxième sens du différer renvoie à une idée d’espacement comme être autre, comme
intervalle, distance de lui-même avec lui-même, mais d’une distance qui rend impossible son
auto-identité.67 L’idée de cet espacement nous invite ainsi à penser, tout comme l’idée de
temporisation, que le concept classique de responsabilité est désajusté et en conflit dans son

63
Ibid., p. 8.
64
Avec cette paraphrase on ne fait qu’appliquer au concept de responsabilité les traits propres à la spectralité que
Derrida développe dans Spectres de Marx, p. 41-42.
65
Ibid., p. 41-42.
66
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 409.
67
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 8.

38
identité interne, décalage du concept avec ce qu’il cherche à nommer, rassembler et
conformer. Un concept doublé, triplé, multiplié dans le sens qu’on lui attribue, un concept
toujours en dissémination. Ce désajustement étant, du même coup, ce qui laisse ouverte la
possibilité, dans cette conceptualité, de la promesse d’une notion nouvelle, toujours à venir,
qui s’annonce déjà comme l’impossible « expérience d’une responsabilité paradoxale ».

Dans les deux cas il y a donc l’idée d’un concept en conflit avec lui-même, un conflit
paradoxal dont le différend interne lui empêche de trouver une stabilité interne. À partir de ce
double mouvement, nous interprétons l’idée de déconstruction de la notion de responsabilité
comme une « transformation en cours », une mutation « techno-politico-scientifique » dans
laquelle la notion de « responsabilité » apparait comme « l’autre différé dans l’économie du
même ».68 C’est à l’aune de ces prémisses que nous lisons ici ce que Derrida écrit sur le
rapport paradoxal entre « responsabilité » et « irresponsabilité », ainsi que sur les apories
dérivées du mouvement interne des concepts et notions impliquées dans l’axiomatique de
cette notion.69 C’est également en ce sens que nous interprétons ce qu’il écrit sur
l’impossibilité de la responsabilité ainsi que sur sa proximité à d’autres notions aporétiques
telles que la justice, le don, le pardon, etc.

Cette « conceptualité » en différance, ce manque d’identité interne, démontre l’impossibilité


du concept même de responsabilité, 70 « son manque d‘identité à soi »,71 là où le concept de
concept appelle à une fermeture stable de ce qui est rassemblé par son concept. En effet, selon
la définition philosophique du concept de « concept », ce terme désigne une « représentation
mentale abstraite et générale, objective, stable, munie d’un support verbal ».72 Pas de stabilité
possible pour notre concept de responsabilité donc, pas de logique interne pour ce
« concept », si l’idée de logique interne implique l’absence de contradiction. Pas d’objectivité,
si l’on comprend par cela une représentation impartiale et une absence de paradoxe dans sa
définition classique et hégémonique. La responsabilité est aporétique ou elle n’est pas, et cela

68
Ibid., p. 18.
69
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 45, 88.
70
Derrida revient avec insistance sur cette impossibilité dans cet ouvrage. Voir à cet égard : Ibid., p. 45-46, 88-
89, 98, 117.
71
Ibid., p. 117.
72
Centre National de la Recherche Scientifique, Institut National de la Langue Française Nancy, Trésor de la
Langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960).

39
n’est qu’une autre façon d’assumer qu’il n’y a pas de concept possible pour cette notion. 73 Il
n’y a pas de cohérence pour lui ; penser et agir autrement c’est « dissimuler l’abîme ou saturer
l’absence de fondement » de la responsabilité, « pour stabiliser un devenir chaotique dans ce
qu’on appelle des conventions ».74

C’est à partir de telles axiomes que nous nous sommes engagés dans l’interprétation de la
« déconstruction » comme événement. Dans cette lecture, la déconstruction de la notion de
responsabilité est un ensemble d’événements « qui n’attend pas la délibération, la conscience
ou l’organisation du sujet, ni même de la modernité » pour avoir lieu.75 Des événements tels
que l’apparition de la figure de « responsabilité sans faute », rendent compte de la
déconstruction en cours de cette notion, dont on entend dire qu’elle est en crise. 76 Toute
l’histoire de cette notion est marquée par une « prolifération » et une « dispersion des emplois
du terme dans son usage courant », tel que le font remarquer des figures comme Paul Ricœur
dans son « « Essai d’analyse sémantique » de cette notion,77 ou encore bien avant L. Lévy-
Bruhl dans son essai L’idée de responsabilité.78 Et cette « prolifération » de sens, cette
dissémination sans arrêt est ce qui suggère qu’il n’a jamais eu de stabilité pour ce « concept ».

La passivité dans laquelle nous héritons une notion en « crise » marque ainsi une certaine
nécessité de sa déconstruction ; d’abord dans le sens de « ce qui arrive » sans attendre aucune
sorte de « délibération » consciente et délibérée du sujet, mais aussi comme la nécessité de
rendre compte, suivre, accompagner et intensifier cette transformation en cours. C’est dans le
cadre de cette nécessité que nous agissons devant l’invitation derridienne à « l’expérience
d’une responsabilité paradoxale ».

73
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 372.
74
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 118.
75
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 12.
76
Laurence ENGEL, La responsabilité en crise, p. 5.
77
Paul RICŒUR, Le juste, p. 42.
78
L. LEVY-BRUHL, L’idée de responsabilité, p. 6-7.

40
II. Responsabilité et déconstruction

Ayant déterminé le sujet de notre recherche autour de l’idée de déconstruction de la notion de


responsabilité et de son axiomatique dans la pensée de Derrida, et à partir de l’interprétation
de la déconstruction en tant que « quelque chose qui arrive », la tâche qui donne suite à cette
recherche est celle de définir la notion de responsabilité que Derrida vise dans ses analyses,
ainsi que le traitement déconstructif à l’œuvre dans son corpus.

C’est donc dans Du droit la philosophie – ouvrage qui recueille des textes consacrés à la
réflexion sur les institutions universitaires, ainsi que des textes préparatoires pour la fondation
du Collège International de Philosophie – que Derrida développe toute une réflexion sur les
institutions d’enseignement, la responsabilité universitaire et leur rapport à la discipline
philosophique. Dans ce cadre, nous trouvons dans « Mochlos ou le conflit des facultés », par
la première fois dans le corpus derridien, une invitation ouverte et explicite à penser
autrement la notion de responsabilité. Penser cette notion sans essayer d’anéantir ou
dissimuler ses paradoxes internes, tel que la tradition philosophique l’a fait depuis
l’incorporation de cette notion dans le jargon juridique, politique et philosophique de la
culture occidentale et européenne. Il s’agit donc de la possibilité de penser la responsabilité
au-delà de sa forme juridico-égologique.1

Originalement « Mochlos ou le conflit des facultés » fut une conférence dictée en 1980 à
l’Université de Columbia et publiée par la première fois cinq uns plus tard, dans laquelle
Derrida parle d’une crise de la forme juridico-égologique de la responsabilité, 2 ainsi que des
bouleversements advenus à l’axiomatique de cette notion dans le vingtième siècle. 3 Crise et
bouleversements dont on entend toujours parler, et peut-être de façon plus radicale de nos
jours, au-delà du domaine philosophique, qui ont été présents tout au long de l’histoire de
cette notion tel que l’attestent les premiers ouvrages philosophiques parlant de
« responsabilité ».4 Dans le cadre de la présente recherche, ce texte trouve une importance
fondamentale, d’une part parce que c’est le seul ouvrage dans lequel Derrida nous adresse une
invitation à reformuler la notion de responsabilité à partir de sa figure la plus originaire ; la

1
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408-409.
2
Ibid., p. 408.
3
Ibid., p. 405.
4
Voir à cet égard : L. LEVY-BRUHL, L’idée de responsabilité, p. XV ; Richard MCKEON, « The Developement
and the Significance of the Concept of Responsibility », p. 6-7.

41
réponse. Cette interprétation de la notion de responsabilité en tant que réponse sera le point de
départ de la réflexion derridienne, non seulement dans « Mochlos ou le conflit des facultés »,
mais à chaque fois qu’il revient sur cette notion dans son corpus. Ce texte s’avère ainsi central
dans le cadre de notre recherche parce que c’est le seul moment où Derrida parle de la
détermination juridico-égologique de la responsabilité (définition qu’il qualifie
d’hégémonique), de la crise de cette forme de la responsabilité, ainsi que de la crise de
l’axiomatique qui détermine cette définition. La problématisation critique de ces hypothèses
et, en général de ce texte, nous permettra d’établir le point de départ du travail déconstructif
sur la notion de responsabilité et sur son axiomatique.

II. 1. Invitation à la reformulation de la notion de responsabilité dans la pensée


derridienne

Dans le cadre du traitement déconstructif que Derrida met en œuvre autour de la notion de
responsabilité il nous adresse une invitation à la réélaboration de cette notion, réélaboration
qui cherche une autre détermination de cette notion nous permettant de penser ce qui se passe
dans le monde autour de cette notion. Dans « Mochlos ou le conflit des facultés », Derrida
parle d’une incompréhension générale du terme « responsabilité », un manque de code et de
discours de cette notion.5 Il explore ensuite trois hypothèses sur ce qu’il appelle le
« questionnement typique sur la responsabilité universitaire ».6 Ces hypothèses nous
intéressent particulièrement, non seulement parce qu’elles dessinent les lignes directrices
d’une réflexion et d’une réélaboration générale sur la notion de responsabilité comme telle,
mais aussi parce qu’elles explorent, peut-être sans les épuiser (comme Derrida le souligne lui-
même), différentes possibilités d’aborder les questions de responsabilité dans les limites du
discours et de l’institution universitaires.

La réflexion derridienne articule dans ce texte une pensée de la responsabilité à une pensée de
l’institution universitaire, à partir du rapport existant entre ces deux instances, là où, dit-il, le
« destin » (fatum) de la responsabilité « semble y être inscrit à l’origine et même à la veille de
l’Université moderne ».7 Or, les hypothèses présentées par Derrida dans ce texte interrogent

5
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 402-407.
6
Ibid., p. 405-406.
7
Ibid., p. 407.

42
précisément le « questionnement typique de la responsabilité », particulièrement de la
responsabilité universitaire dans l’espace académique. Ce geste concerne donc ce que nous
faisons ici, maintenant, dans un travail académique dont les contraintes de style, les limites et
les formes du travail académico-institutionnel conditionnent et déterminent dans une grande
mesure notre réflexion. Dans ces hypothèses Derrida dessine, dans sa forme la plus générale,
l’état de la question concernant la notion de responsabilité, ce qui lui permettra ensuite de
déployer son analyse et de mettre en œuvre sa propre détermination de la responsabilité. Ces
trois hypothèses constituent ainsi un point de départ pertinent pour engager notre réflexion.

Selon ce texte, chaque fois que nous parlons de responsabilité universitaire, nous flottons
entre, au moins, trois possibilités :

1) La première hypothèse introduit la possibilité de traiter le sujet de la responsabilité en tant


que « thème académique » ; il s’agit d’un exercice d’« esthétisme commémoratif » qui hésite
entre la jouissance et le désespoir, dans une ambiance de profusion rhétorique. Dans cette
hypothèse, la responsabilité est un « topos archivé » dont on n’a plus de code pour le
déchiffrer et cela à cause de la ruine de son axiomatique ; il n’y a plus de discours valable de
la responsabilité. Le traitement académique de la responsabilité est ici un exercice
universitaire qui rend hommage à l’institution universitaire, mais un exercice limité par une
transformation qui a lieu depuis plus d’un siècle. Derrida met l’accent particulièrement sur ce
qui s’est passé « au cours du dernier après-guerre », nous laissant entendre que ces
événements en particulier ont potentialisé une transformation déjà à l’œuvre. Le résultat de
cette transformation est qu’au sein de l’université « un sujet n’y serait plus interpellé dans sa
responsabilité, qu’elle soit individuelle ou corporative ». Compte tenu de la structure
« techno-politique du savoir », l’université moderne, son esprit, sa mission ou sa
« destination », ne seront issus d’aucune responsabilité concernant le savoir produit et
réélaboré dans cette institution.
Ces hypothèses font partie d’une réflexion autour de la lettre adressée à Kant par le roi de
Prusse, Frédéric-Guillaume, dans laquelle le roi accuse à Kant « de s’être conduit de façon
impardonnable, littéralement "irresponsable" » en ayant remis en question « certains
dogmes » dans son livre De la religion dans les limites de la simple raison. L’analyse de
Derrida développe sa réflexion autour de l’idée d’une transformation dans l’axiomatique de la
responsabilité et de l’impossibilité de déterminer de façon monarchique, ponctuelle et en toute

43
précision le qui et le quoi impliqués dans l’idée de responsabilité. 8 Mais ce qui nous intéresse
concernant cette première hypothèse est l’idée d’absence ou de disparition du discours de la
responsabilité, ainsi que de la ruine de son axiomatique. Cette disparition et cette ruine sont le
résultat des événements ayant lieu dans le dernier siècle, notamment à partir du dernier après-
guerre. Dans cette réflexion nous trouvons un parallélisme, sinon le développement de la
même thématique, entre l’hypothèse d’un discours ruiné de la responsabilité et celle de la
déconstruction du « concept » de souveraineté dont Derrida dit qu’« a lieu » à partir des
événements qui se produisent jour après jours dans le monde contemporain, c’est-à-dire,
« […] à travers les crises, les guerres, les phénomènes dudit terrorisme dit national et
international, les tueries déclarées ou non, la transformation du marché mondial et du droit
international qui sont autant d’événements qui affectent et mettent à mal le concept classique
de souveraineté ».9

Selon la lecture que nous proposons ici, les événements et transformations dont Derrida parle
touchent la notion de responsabilité et la mettent dans un mouvement de déconstruction ; un
mouvement de différance. Car une hypothèse de lecture qui guidera toute notre réflexion est
que la définition hégémonique de la responsabilité est déterminée à partir de la figure du
souverain et donc de la notion de souveraineté. La transformation de cette dernière provoque
ainsi une transformation simultanée. Ce sont deux notions qui partagent une même
axiomatique et qui sont soumises à un mouvement différentiel qui les affecte en égale mesure.
La définition de la déconstruction qui se dessine autour de la notion de souveraineté chez
Derrida, suggère ainsi l’idée d’une « mutation » en cours disloquant le concept de
souveraineté, mais d’un concept de souveraineté qui est inscrit dans le réseau conceptuel de la
responsabilité, faisant partie de son axiomatique.

C’est d’ailleurs pour cette raison que, au moment où Derrida effectue un travail déconstructif
sur la notion de souveraineté dans son « Séminaire La bête et le souverain », il le fait sous le
titre général de « Questions de responsabilité ». C’est également pour cette raison que le
travail qu’il développe sur la notion de souveraineté implique de façon inéluctable une
référence à la notion de responsabilité. Il s’agit d’une transformation « techno-politico-
scientifique » qui met ces concepts hors de leurs gonds, « notamment au cours du dernier
après-guerre ». Le mouvement de cette déconstruction est ce qui impose l’urgence et la

8
Ibid., p. 401-404.
9
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 113-114.

44
nécessité de rendre compte de ce qui se passe dans le champ éthico-juridico-politique autour
de ces notions. Dans cette hypothèse, la crise de la forme juridico-égologique de la
responsabilité dont Derrida parle implique précisément la « ruine » du discours de la
responsabilité, laquelle se traduit dans l’impossibilité d’attribution des responsabilités
universitaires (et au-delà) et la délocalisation des figures impliquées ; bref, dans le fait qu’un
sujet n’est plus interpellé dans sa responsabilité.

Une certaine atopologie est la cause de l’impossibilité d’attribution de responsabilités ; d’un


côté c’est de plus en plus difficile d’établir un lien direct, unique et évident, entre ce qu’on
appelle un agent bien déterminé, identique à lui-même, bien localisable, et une action dont la
responsabilité revient à cet agent-là, et cela bien au-delà des limites universitaires et
institutionnelles. D’un autre côte, la structure de la souveraineté politique contemporaine à
Kant n’existe plus ; maintenant les instances qui gardent et développent le savoir ne sont plus
déterminées en dernière instance par un souverain qui se présente en tant qu’absolu et qui
donne une apparence de garder un lien directe entre les instances évoquées. De nos jours le
partage de souveraineté se multiplie et les différentes souverainetés se croisent et s’annulent
les unes les autres. Il s’agit d’une crise de la forme juridico-égologique de la responsabilité et
d’une impossibilité qui fait l’objet de certains discours dans les champs juridique, politique et
philosophique. La difficulté et l’impossibilité d’attribution des responsabilités sont sous cette
perspective des symptômes, des effets et des conséquences de la « disjointure » interne du
concept de responsabilité, de sa condition aporétique structurelle.

2) La deuxième hypothèse introduite par Derrida est celle de « la tradition à réaffirmer ». Elle
suppose, à la différence de la première, que l’axiomatique de la responsabilité demeure
intacte, que l’attribution de responsabilités, la topologie qui détermine l’injonction à répondre
et les instances invoquées étaient bien déterminées, bien situées. Selon cette hypothèse, le
discours de la responsabilité garde une cohérence et une applicabilité assurée par sa
délimitation à l’intérieur d’un discours éthique dont nous pouvons encore nous servir de nos
jours. Il suffit de mettre en œuvre quelques adaptations superficielles, qui ne touchent en rien
l’organisation interne de l’idée hégémonique de la responsabilité, tant à l’intérieur de
l’université qu’en dehors d’elle.

Cette deuxième hypothèse paraît contredire la première en ce qui concerne l’approche


proposée. En réalité, un peu plus bas dans le même texte, Derrida s’occupe de critiquer cette
sorte de procédé, à savoir, celle qui prétend faire quelques adaptations sans importance, sans

45
transformer l’axiomatique de la notion de responsabilité, sans faire donc un travail critique et
déconstructif concernant cette axiomatique et son système conceptuel. Mais prétendre un
travail conciliateur à partir d’ajustements secondaires est un geste qui n’est pas à la hauteur
des transformations advenues dans le cours de l’évolution du concept de responsabilité :

Sans doute peut-on croire dissoudre la valeur de responsabilité en relativisant, secondarisant


ou dérivant l’effet de subjectivité, de conscience ou d’intentionnalité ; sans doute peut-on,
comme on le dit facilement, décentrer le sujet sans remettre en cause le lien entre
responsabilité d’une part, liberté de la conscience subjective et pureté de l’intentionnalité
d'autre part. Cela se fait tous les jours et ce n’est pas si intéressant puisqu’on ne change rien à
l’axiomatique antérieure : on la dénie en bloc et on la maintient à titre de survivance, avec les
petits accommodements de rigueur ou, jour après jour, les compromis sans rigueur. Ce faisant,
en parant au plus pressé, on ne rend compte et ne se rend compte de rien : ni de ce qui se passe
ni des raisons pour lesquelles on continue à assumer des responsabilités sans concept.10

En effet, si l’axiomatique du concept classique de responsabilité est ruinée, cela est en


premier lieu la conséquence d’une « disjointure », d’un dérangement dans la stabilité
supposée de son « concept » et donc de la transformation des rapports existant à l’intérieur de
son organisation conceptuelle et de son axiologique interne. C’est dans ce sens que Derrida
parle d’une certaine nostalgie évoquée dans le discours kantien, lequel croyait pouvoir
attribuer des responsabilités bien définies aux figures clairement établies et délimitées, à partir
d’un code explicite. Aujourd’hui, au contraire, nous ne disposerons plus de ce code et nous ne
pourrons plus déterminer les « qui » et les « quoi » impliqués dans l’idée de responsabilité à la
façon dont on croyait le faire à l’époque de Kant.11

Nous assistons aujourd’hui au dérangement de cette conceptualité, là où elle ne tient plus dans
sa définition hégémonique : des notions telles que responsabilité sans faute, 12 responsabilité
sans culpabilité,13 ou responsabilité sans liberté, 14 autrefois conçues comme contresens,
s’imposent progressivement comme des idées paradoxales qu’on ne peut plus éviter si l’on
veut continuer à parler de responsabilité, universitaire ou autre, de nos jours. Or, il paraît qu’il
n’y a pas de choix pour le discours éthique en général – celui qui comporte les discours moral,

10
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
11
Ibid., p. 403-404.
12
Laurence ENGEL, La responsabilité en crise, p. 5.
13
Mireille DELMAS-MARTY, Liberté et sûreté dans un monde dangereux, p. 43.
14
Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, p. 87.

46
politique et juridique du monde contemporain – que d’assumer la centralité que cette notion
prend dans la vie quotidienne, notamment des sociétés occidentales, d’assumer également la
crise de sa définition hégémonique et de repenser cette notion pour rendre compte de ce qui se
passe. La notion de responsabilité est donc le dernier recours dont nous disposons pour penser
cet espace qu’auparavant on désignait sous le terme d’éthique. Elle paraît plus actuelle que
jamais et l’on se demande avec Rodolphe Gasché si l’idée même d’éthique « serait-elle en
cause à un moment de l’histoire où le concept de responsabilité viendrait remplacer celui des
vertus ».15

3) La troisième hypothèse revendique au contraire « une valeur et un sens » de cette notion,


tout en reconnaissant la nécessité de réélaboration de sa conceptualité à partir de la
problématique du monde contemporaine, compte tenu de la transformation en cours de
l’axiomatique du discours éthique de l’onto-théologie. Cette hypothèse nous rappelle que la
fonction de l’université, sa mission ne relève plus, de nos jours, de sa responsabilité en tant
que gardienne du savoir ou de la vérité. Elle nous fait remarquer que les idées mêmes de
savoir, de vérité et donc de responsabilité ont subi une mutation dont il faut rendre compte. La
nécessité de cette tâche s’impose à nous comme un héritage qui nous invite à penser si nous
avons encore à répondre, et si oui, de quoi nous avons à répondre et devant qui. Mais cette
tâche passe par la nécessité de réfléchir la détermination spécifique de ce qui et de ce quoi à
l’époque de l’apparition de cette notion.

Cette dernière hypothèse est en accord avec l’invitation ouverte que nous adresse Derrida à
entreprendre la tâche de réélaboration de la notion de responsabilité, une tâche consistant
précisément à repenser une notion qui garde pour nous « une valeur et un sens ». Nous
voyons, encore une fois, s’exprimer l’idée d’une transformation de cette notion, à partir des
mutations dans des champs divers en rapport à la technique, la politique et la vie scientifique,
mutations qui font advenir une altérité, c’est-à-dire, « quelque chose de tout autre », devant
l’identité supposée du concept classique de responsabilité. Repenser donc ce « répondre de
quoi et devant qui » et problématiser cette expression même au-delà de l’opposition qu’elle
paraît supposer entre le qui et le quoi.

Soulignons de passage que pour répondre à cette invitation, il nous semble nécessaire
d’interroger la possibilité de penser la même formulation dans diverses modalités qu’elle peut
adopter. Est-ce que nous répondons toujours d’un quoi, devant un qui ? Non ; répondre de

15
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 362.

47
quoi et devant quoi est, par exemple, une autre forme de la même question, forme qu’il faut
également explorer, de même que l’expression répondre de qui et devant qui, et toutes les
formes possibles auxquelles l’oscillation entre les deux pronoms donne lieu. L’intérêt de
reformuler cette question a ainsi pour but la problématisation de pronoms « qui » et « quoi »,
dont il s’agit de garder l’oscillation sans arrêt.

Derrida exprime ses doutes concernant ces trois formes du « questionnement sur la
responsabilité universitaire », se demandant si elles épuisent toutes les possibilités d’une
réflexion universitaire autour de cette notion. Or, à partir de ces hypothèses il développe une
analyse de l’institution universitaire dans une lecture de Le conflit des facultés de Kant
prenant comme fils conducteur une problématisation de la notion de responsabilité qui met en
œuvre ce qu’il vient d’avancer. Toute sa lecture de ce texte est ainsi traversée par une
réflexion sur cette notion, réflexion qui tend à l’interrogation des conditions de possibilité,
mais aussi des conditions d’impossibilité de ce qu’on appelle « responsabilité ». En effet, dans
une lecture que nous qualifierons d’austinienne de ce texte, Derrida caractérise la division
interne de l’université esquissée par Kant comme celle qui tend à séparer la « responsabilité
quant à la vérité » de la « responsabilité quant à l’action » à l’intérieur de l’institution
universitaire.16

Ainsi caractérisée, à l’intérieur de cette architectonique universitaire s’établie une division


entre facultés supérieures et faculté inférieure. L’« essence » de l’université est ainsi repérée
dans la faculté qui n’a aucun pouvoir d’action, dans la faculté inférieure, la faculté de
philosophie, qui a un engagement et donc une responsabilité absolue auprès de la vérité. De
l’autre côté, du côté des facultés supérieures, la responsabilité n’est pas mineure, car ces
facultés « forment les instruments du gouvernement », elles ont la plus grande influence sur le
peuple.17 Des deux côtés l’université est conçue comme une institution dont l’engagement
impliquant un devoir de répondre se trouve dans la structure de son activité, de sa raison
d’être.

Selon cette lecture, la structure et l’architectonique de l’université ont vu des transformations


profondes, notamment, dit Derrida, dans le XXe siècle et après le « dernier après-guerre ».
L’université n’est plus « le centre du savoir », et cette crise de l’université philosophique,
cette crise du projet philosophique de l’université, se traduit dans le fait que l’université

16
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 418.
17
Ibid., p. 426.

48
moderne ne relève plus « du langage juridique ou éthico-politique de la responsabilité » : elle
n’a plus à répondre, elle ne relève donc plus « du langage juridique ou éthico-politique de la
responsabilité ».18 Cette crise n’est pas seulement la crise d’une institution d’enseignement
mais aussi la crise des valeurs qui se trouvent derrière ce qu’elle représente, sa mission et sa
raison d’être, c’est-à-dire la « responsabilité quant à la vérité » et la « responsabilité quant à
l’action ».19 Et si l’université moderne traverse une crise insondable, ce fait reflète en soi-
même le fait que la notion de responsabilité subit une transformation profonde, son concept
n’est plus en conformité avec elle-même : elle est en différance, le concept même d’université
est en déconstruction.

De ce point de vue, tout « questionnement sur la responsabilité universitaire » implique


nécessairement un questionnement sur « ce » envers quoi ou ce dont nous sommes
responsables, sur celui/celle qui est, ou ceux qui sont responsables, mais surtout et d’abord sur
ce que veut dire en général être responsable. Car, comme Derrida le rappelle ailleurs,
« quelque irresponsabilité s’insinue partout où l’on exige la responsabilité sans avoir
suffisamment conceptualisé et thématiquement pensé ce que "responsabilité" veut dire : c’est-
à-dire partout. »20 Les questions sont nombreuses, mais c’est nécessaire de penser une
certaine hétéronomie entre cette chose qu’on appelle la « responsabilité » et le savoir, la
connaissance et la théorie, car ce manque de thématisation n’est que la conséquence logique
d’une telle hétéronomie. Cette hétéronomie tient fondamentalement à deux faits :

1) Il y a d’abord l’antériorité de la responsabilité, non seulement à l’égard de tout projet


éthique, mais aussi de toute action éthique. Comme Rodolphe Gasché le fait remarquer, si la
responsabilité trouve son sens et sa valeur dans le rapport à l’autre absolu, cette notion
« devance toute éthique proprement dite ».21 Car la notion de responsabilité, telle que Derrida
la retravaille, est une injonction à répondre au-delà de la présence, de la vie présente sur le
monde ; elle est une injonction, un appel ou une exigence à répondre devant l’avenir et le
passé.22 La notion de responsabilité engage en ce sens une injonction impliquant cette même
notion en tant qu’héritage culturel de la pensée occidentale et européenne. Et cette injonction
est antérieure à l’opposition entre théorie et pratique en ce qu’elle implique l’injonction à

18
Ibid., p. 406.
19
Ibid., p. 418.
20
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 45.
21
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 363.
22
Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 16.

49
répondre d’elle-même, ainsi que des notions l’entourant, qui déterminent sa définition
conceptuelle, avant la distinction entre vérité et action. Cette opposition entre théorie et
pratique (opposition que le texte de Gasché présente en tant qu’opposition entre théorie et
éthique23) est constitutive, depuis Aristote, de ce que l’on comprend sous le nom d’éthique. La
responsabilité est en ce sens antérieure à l’éthique, en ce qu’elle est supposée. Une injonction
« qui consiste précisément dans l’interrogation même de ces concepts »,24 mais aussi de
l’axiomatique comme ensemble de concepts ouvrant un sens, dont elle tire sa détermination
hégémonique.

Derrida pour sa part évoque cette antériorité de la responsabilité par rapport à l’éthique, nous
rappelant que le « concept » de responsabilité suppose « l’engagement dans un agir, un faire,
une praxis, une décision débordant la simple conscience ou le simple constat théorique »,
mais qu’elle implique également la réponse « dans le savoir thématique de ce qui est fait, de
ce qui signifie l’action, de ses causes et de ses fins, etc. »25 La condition de toute « liberté
pratique » est en ce sens la mise en œuvre d’une responsabilité, d’une décision, d’une praxis
donc, toujours « en avant et au-delà de toute détermination théorique ou thématique », compte
tenu d’un compromis irréductible, en même temps que de l’hétérogénéité existant entre les
deux ordres. Toute thématisation dans la forme d’une éthique, d‘un programme ou d’un code
est vain dans le sens qu’« aucun savoir en tant que tel, aucune raison théorique, si vous
voulez, ne pourra fonder une responsabilité et une décision de façon continue, comme une
cause produirait un effet, comme une raison d’être ou une raison suffisante rendrait compte de
sa conséquence ».26

2) Ensuite il y a également l’hétéronomie paradoxale de cette chose nommée


« responsabilité » et le projet d’une éthique comprise au moins en deux sens : d’un côté en
tant que système ou ensemble de normes réglant l’agir humain ; de l’autre côté, en tant que
savoir historique déterminant le champ des rapports humains, le champ dit social. Le premier
sens de l’éthique, en tant qu’ensemble de normes réglant l’agir humain, est hétérogène à la
responsabilité en raison de l’irresponsabilité impliquée dans l’idée de la norme même, qui
règle la totalité de l’agir humain. Il s’agit de la « généralité de l’éthique » dont Derrida parle
au cours de sa lecture de Kierkegaard, celle qui appelle l’individu à rendre compte de lui et de

23
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 363.
24
Ibid., p. 363.
25
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 45.
26
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 199.

50
ses actes à la lumière du jour et devant la loi de l’homme, le droit. Cette généralité suppose un
respect pour l’universalité de la loi, et entraîne l’effacement de la singularité. Elle suppose, en
somme, que la loi de l’homme doit être respectée sans aucune distance entre elle et l’individu
singulier qui la suit. Suivre la norme sans questionnement, sans aucune médiation, aucune
distance prise entre la norme et l’individu à travers la suppression du secret, cela implique
l’irresponsabilisation de celui qui, ce faisant, délègue la décision responsable, évitant le risque
et l’exposition au pire qui structurent toute décision et toute responsabilité. 27

Le savoir, dit Derrida, est nécessaire pour la décision responsable, non seulement en tant que
savoir déterminant l’agir respectueux des limites, de ce qui est permis et ce qui ne l’est pas
dans un contexte donné, mais aussi en tant que savoir historique, par exemple là où on est
censé de savoir ce que « être responsable » veux dire.28 Ce sont deux formes du savoir qui se
trouvent à la base de toute responsabilité, supposées donc en tant que conditions de l’agir
responsable. D’où le paradoxe inéluctable de toute décision et de toute responsabilité : le
savoir est hétérogène au secret même de la responsabilité, du secret qui doit garder toute
décision responsable de la coercition externe, mais aussi du secret de cette histoire de la
responsabilité en tant qu’histoire du secret même. Ce manque de thématisation est ainsi requis
et exclu des exigences déterminant toute responsabilité, dans un mouvement paradoxal.
Derrida suit Patočka en ce point précis dans sa généalogie de la responsabilité : il faut garder
la responsabilité à l’abri de « l’objectivité de la connaissance »,29 notamment de la
connaissance en tant qu’éthique comme « détermination théorique ou thématique » de la
responsabilité, c’est-à-dire de toute détermination normative de ce qu’être responsable veut
dire conceptuellement.30

Selon Derrida, le plus souvent, la forme juridico-égologique de la responsabilité s’impose


avec un discours qui fait appelle d’une « façon que nous croyons tautologique à une instance
éthico-juridique pure, à une raison pure pratique, à une pensée pure du droit et
corrélativement à la décision d’un sujet égologique pur, d’une conscience ou d’une intention
ayant à répondre de la loi et devant la loi en des termes décidables. »31 Et pourtant, cette
forme dominante n’est pas naturelle : elle a une histoire, elle est donc susceptible d’être

27
Jacques DERRIDA, Force de Loi, p. 50-51.
28
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 45.
29
Ibid., p. 43.
30
Ibid., p. 45.
31
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.

51
soumise à un mouvement de déconstruction, voire elle est déjà en déconstruction. Les
rapports dont le « concept » classique de la responsabilité fait appel, les présupposés qui
soutiennent son interprétation juridico-égologique et l’axiomatique de son discours peuvent,
et même, doivent être reformulés dès lors qu’ils ne tiennent plus, dès lors qu’ils ne nous
aident pas, mais au contraire, à comprendre « ce qui se passe dans le monde ».

II. 2. La forme juridico-égologique de la responsabilité

Compte tenu de l’absence de clarté et du manque de concept dans lequel cette notion se
trouve, la nécessité de sa réélaboration s’impose à nous comme une injonction de réponse.
Mais l’invitation derridienne à « l’expérience d’une responsabilité paradoxale » est également
une invitation à penser cette « interpellation à laquelle devoir répondre, qui ne passe plus en
dernière instance par l’ego, le "je pense", l’intention, le sujet, l’idéal de décidabilité », même
si cela est une tâche impossible. Pour y aboutir, il est nécessaire de « tenter de penser le fond
sur lequel, dans l’histoire de l’Occident, se sont déterminées, sont arrivées, se sont imposées
les valeurs juridico-égologiques de responsabilité ».32 Or, si cette tâche s’impose à nous
comme le seul projet « éthique » possible c’est parce que la notion de responsabilité garde
« un sens et une valeur » ; voilà pourquoi, malgré l’absence d’un concept clair de
responsabilité, nous continuons à parler de cette notion comme d’une notion centrale dans
l’organisation des sociétés modernes, ainsi qu’à « assumer des responsabilités sans
concept ».33 Pour répondre donc à notre façon à l’injonction derridienne et contribuer à la
reformulation de la notion de responsabilité au-delà de sa forme juridico-égologique, il est
convenable de préciser d’abord ce que Derrida veut dire quand il parle de la forme « juridico-
égologique » de la responsabilité.

Dans « L’étrange concept de responsabilité » Rodolphe Gasché répond à l’invitation


derridienne de reformulation de la notion de responsabilité, en ébauchant l’histoire de cette
notion de sa naissance à nos jours. Selon Gasché, dans la langue française le terme de
responsabilité « fait sa première apparition » vers la fin du XVIIIe siècle dans le contexte de la
Révolution française. Son premier emploi était politique ; il a son origine dans les discours

32
Ibid., p. 408-409.
33
Ibid., p. 408.

52
des révolutionnaires et désigna « l’obligation du gouvernement et tout particulièrement des
ministres de répondre de, d’être garant de leurs actes ».34

Pour ce repère historique, Gasché s’appuie sur l’article « Interpretations of Responsibility and
Responsabilities of Interpretations » de Karlheinz Stierle, texte dans lequel l’auteur renvoie en
dernière instance au Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud.
Dans cet ouvrage, Féraud attribue l’invention du terme « responsabilité » à Jacques Necker,
homme politique et ministre des finances de Louis XVI, dernier roi de France de l’Ancien
Régime.35 Au passage, et prenant appui sur l’Oxford English Dictionary, Stierle évoque la
possibilité que le mot responsibility soit apparu à la même époque dans la langue anglaise lors
de la Philadelphia Convention, qui eut lieu en 1787, et qui aboutit à la rédaction de la
Constitution Fédérale des États-Unis toujours en vigueur de nos jours. Le nom d’Alexander
Hamilton – homme politique des États-Unis participant à la rédaction de cette Constitution –
y est évoqué.36 À cet égard, dans sa « Note sur la date et le sens de l’apparition du mot
"responsabilité" », Jacques Henriot cite l’article n°63 de ce document, lequel met en rapport la
responsabilité du gouvernement auprès du peuple à la façon dont cette responsabilité est
produite par le biais des élections, ainsi qu’à la délimitation de cette responsabilité au pouvoir
de la partie responsable. 37 Concernant le devenir du mot dans le XIX siècle, Stierle renvoie à
l’article de Richard Mckeon intitulé « The Developement and the Significance of the Concept
of Responsibility ». Dans ce texte, et sans donner des dates précises, Mckeon repère la
première apparition du mot « Verantwortlichkeit » (responsabilité, en langue allemande) dans
l’écriture d’Heinrich Heine, mort en 1856,.38

Dans son texte, Henriot repère également le premier emploi de cette notion à la fin du XVIIIe
siècle. Ce repère fait donc l’unanimité dans les études concernant le moment d’origine de ce
mot. Or, malgré les affirmations de Féraud, de Gasché, d’Henriot, et des sources qu’ils
référent, l’article sur la responsabilité du Trésor de la langue39 fait référence au texte
Chronique, de Jean Stavelot, ouvrage datant de la première moitié du XVe siècle dans lequel

34
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 361.
35
Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of Interpretations », p. 853.
36
Ibid., p. 853.
37
Jacques HENRIOT, « Note sur la date et le sens de l’apparition du mot "responsabilité" », p. 61.
38
Richard MCKEON, « The Development and the Significance of the Concept of Responsibility », p. 3-32.
39
Centre National de la Recherche Scientifique, Institut National de la Langue Française Nancy, Trésor de la
Langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960).

53
nous pouvons lire déjà une référence à cette notion en ancien français,40 ce qui démontre la
difficulté, voire l’impossibilité de déterminer une date précise de la naissance de ce terme.
Henriot nous rappelle que le mot a été admis par l’Académie en 1798 et, selon Stierle, le
terme est devenu d’usage courant dans le jargon politique à l’époque de la Révolution
française. Il cite le discours du révolutionnaire Honoré-Gabriel Riquetti de Mirabeau du 14
Juillet de 1791 comme exemple de cet usage, dans un contexte où l’on cherchait à déterminer
les responsables de la situation politique de l’époque. Dans ce discours, les notions de
« pouvoir », de « culpabilité » et de « décision » trouvent une place déterminante dans la
définition sous-jacente de la responsabilité : de Mirabeau fait remarquer le transfert de
« l’exercice réel de la puissance exécutive » du roi aux ministres, ces derniers étant désormais
les « coupables » de la situation critiquée par les révolutionnaires. Les ministres sont ainsi les
vrais « responsables des décisions politiques de la couronne » (responsible for political
decisions of the crown), tant qu’ils ne sont plus responsables du roi mais de « la nation
comme totalité » (the nation as a whole).41

Il s’agit d’une époque marquée par le « transfert » de la souveraineté du roi au peuple et donc
du moment de remise en question radicale et absolue de la représentation divine sur la terre. Il
s’agit notamment du moment où la remise en question du « pacte » entre Dieu et le prince,
entamée par des penseurs tels que Hobbes plus d’un siècle avant, devient effective.42 Le roi ou
le prince, le souverain donc, était le « modèle » ou l’« image de Dieu » ; il n’avait pas le
devoir de répondre de lui, il n’avait pas de responsabilité, c’est-à-dire, il n’avait pas à rendre
compte de ses actes que devant Dieu même.43 Or, la remise en question de cette représentation
est une remise en question de l’idée du roi en tant que représentant de Dieu sur la terre et non
de toute représentation de Dieu sur la terre. Car, tel que Derrida le montre dans son premier
séminaire « La bête et le souverain », toute idée de souveraineté trouve ses origines dans cet
héritage d’origine théologique qui place la figure du Dieu père au plus haut. Et l’organisation
politico-juridique qui s’en dérive, celle qui détermine les rapports entre l’homme et le monde

40
« – Sique monsagneur, là présent, priat del presteir argent tant aux prelars com aux aultres engleizes ; et ly
capitle de Liege ly respondit que, solonc leur responsabiliteit, ilhs en furoient leur acquitte ; et les secundars
engliezes respondirent que ilhs en capiteleroient lendemain bien matin, et responderoient ; et les III prelars qui là
estoient, assavoir : Saint-Lorent, Saint-Jaque, Saint-Giele et Beaurepart, respondirent que solonc leur puissanche,
y voloient aisier et subvenir monsaingeur. ». J. de STAVELOT, Chronique, p. 566.
41
Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of Interpretations », p. 853-854.
42
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 82.
43
Ibid., p. 79-80

54
qui l’entoure, ne peut donc que suivre la même structure, tel que le Code Napoléon en
témoigne. C’est l’idée de l’onto-théologie, d’une notion déterminée par l’axiomatique du
discours éthico-politico-juridique de la pensée occidentale, qui est l’axiomatique de la notion
de responsabilité. La figure du lieutenant, en l’occurrence, mais aussi et par extension, toute
figure d’autorité est en ce sens une figure instituée à partir du « modèle » de Dieu en tant que
souverain, à partir d’une axiomatique structurée de façon verticale, qui place le chef à la tête,
au plus haut.44 À cet égard, Bruno Ferdinand fait remarquer dans son Histoire de la langue
française que la notion d’autorité se trouve à la base de l’application du « nouveau terme » de
responsabilité à la fin du XVIIIe siècle : « Renversons l’ordre et nous apercevrons
l’importance du principe nouveau. Il s’applique à tous ceux qui, du haut en bas de l’échelle
administrative, exercent l’autorité. Il comprend les corps comme les individus. Il signifie que
personne ne donnera un ordre, ou ne l’exécutera, sans être appelé à en rendre compte. ».45

Le début du XIXe siècle marque le moment juridique de cette notion, où elle acquiert une
toute autre signification dans le Code Civil des Français (couramment connu comme Code
Napoléon) adopté en 1804.46 Stierle place cette signification à l’origine du discours de la
responsabilité développé dans le XIXe siècle, renvoyant au Livre III de ce document,
particulièrement au Titre IV « Des engagements qui se forment sans convention ». Ce Titre
établie un « contrat implicite » (implicit contract) ou un « engagement » entre « la personne
qui inflige un dommage et la personne qui subit ce dommage » (the person inflicting damage
and the person suffering it).47 Dans ce document nous constatons que dans le deuxième
chapitre du « Titre IV » se définissent les différentes modalités d’« être responsable »
concernant ce type d’« engagement », ainsi que la portée de cette condition. Le texte établît
que l’« [o]n est responsable non-seulement du dommage que l’on cause par son propre fait,
mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des
choses que l’on a sous sa garde. »48 À cette détermination suit une description des différentes
possibilités dans lesquelles cette responsabilité peut être engagée ainsi que la description des
figures auxquelles elle est attribuée : le père, le maître, l’artisan et le propriétaire d’animaux et
d’immeubles, c’est-à-dire, tous ceux qui ont une autorité, un rapport de propriété ou un autre

44
Ibid., p. 86.
45
Bruno FERDINAND, « Nouveaux principes d’administration : La responsabilité », p. 1051.
46
Code Civil des Français : Édition originale et seule officielle.
47
Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of Interpretations », p. 854.
48
Code Civil des Français : Édition originale et seule officielle, p. 336.

55
type de rapport hiérarchisé relevant du pouvoir de quelqu’un sur quelqu’un d’autre ou sur
quelque chose, qui ou quoi. En d’autres mots, toutes des figures ou des modalités séculaires
du « souverain ».

Le terme de « responsabilité » désigne dans le Code Civil des Français « être l’auteur de
dommages » ou « être coupable » (guilty),49 ainsi que l’obligation « de justifier ses actes, et de
réparer les dommages causés ».50 Mais cette obligation est également « l’obligation de
répondre aux questions devant une cour ».51 Stierle spécifie pour sa part que c’est le juge qui
doit déterminer la culpabilité à partir de ses questions, questions « desquelles l’accusé est
"responsable" » (to which the accused is "responsible"), c’est-à-dire « auxquelles il est obligé
de répondre » (to which he is obliged to answer).52 Dans ce contexte et en vue de clarté
concernant ce qu’« être responsable » veut dire, le Code Civil a adapté le nouveau terme de
responsabilité pour signifier « ce que constitue le contrat mettant quelqu’un dans la situation
d’être responsable ».53 Le même contexte établi dans le texte, met en évidence que le terme
reste problématique tant qu’il désigne à la fois « une situation et un contrat » (a situation and
a contract).54 Le Code Napoléon est ainsi le texte qui inaugure l’emploi juridique de la notion
de responsabilité. Il ne nous donne aucune définition précise de ce terme dans son acception
latine, mais la référence à la relation contractuelle impliquée ouvre une autre perspective dans
la détermination de cette notion.

II. 3. La racine latine de la notion de responsabilité

Nous repérons donc la première apparition de la forme juridico-égologique de la


responsabilité dans le Code Civil des Français. Il s’agit d’une inflexion de la responsabilité
donnée par l’événement du christianisme et dont la détermination inscrit cette notion dans le
devenir et l’histoire de la culture et la langue latines, inflexion qui définit sa forme première

49
Le mot « coupable » (guilty) n’apparaît pas dans le Code Napoléon, il est plutôt ajouté dans la lecture de
Stierle. Voir à cet égard : Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of
Interpretations », p. 854.
50
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 361.
51
Ibid., p. 361. Cette acception ne se trouve nulle part dans la rédaction du Code Napoléon comme tel.
52
Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of Interpretations », p. 854.
53
« that which constitutes the contract bringing someone into the situation of being responsible ». Ibid., p. 854.
54
Ibid., p. 854.

56
en tant que réponse.55 Or, quand Mckeon élabore une réflexion concernant la racine
étymologique du mot, il nous fait remarquer qu’en réalité ni le nom « responsabilité » ni
l’adjectif « responsable » n’existaient en latin classique. L’équivalant latin « responsabilis »
n’est apparu que dans le XIVe siècle, après la formation du mot français.56 En tant que terme
des langues modernes, responsabilité est un terme tardif qui suit le développement du mot
responsable. À cet égard, Alain-Gérard Slama attire notre attention sur la distinction entre le
substantif et l’adjectif, pour indiquer que ce dernier est d’origine plus ancienne que le
premier, trouvant ses racines dans la tradition chrétienne :

[…] la première occurrence du mot « responsable » dans notre langue remonte à 1284. Il s’agit
d’un renvoi au latin respondere, qui signifie « se porter garant » d’un contrat matrimonial.
Spondere, en droit romain, signifie prendre un engagement solennel, plus particulièrement par
les fiançailles ou le mariage (d’où le verbe « épouser », qui dérive de la même étymologie). La
racine grecque du mot désigne le rite de la libation, plutôt que l’acte d’engagement lui-même,
tel que la signature d’un traité. Le caractère religieux de cette racine est confirmé par l’emploi
du verbe respondere, dont le sens premier est l’engagement en retour, le pacte, contracté entre
le fidèle et l’oracle qu’il a consulté. »57

Derrida renvoie à cet égard le travail de Benveniste, qui cherche l’origine de la réponse dans
le vocable latin respondeo. L’analyse de ce dernier s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur
le vocabulaire des institutions indo-européennes, de sorte que respondeo apparaît parmi le
vocabulaire des institutions religieuses, dans une analyse de la libation. Or, respondeo réfère
une « garantie échangée » évoquant un contexte juridique inscrit dans le vocable spondeo, ce
mot signifiant « se porter garant ».58 Respondeo est « presque littéralement re-spondeo ». La
réponse est ainsi marqué de sa naissance par la référence au contexte juridique dans lequel
s’établit l’idée contractuelle de « sécurité réciproque » ;59 le terme a pourtant un emploi qui
concerne les prêtres et les haruspices et qui évoque la promesse. La lecture de Derrida
problématise ce développement, en particulier l’affirmation « presque littéralement », pour
dire que répondre « c’est jurer – la foi », reprochant à Benveniste de croire savoir de quoi il
parle, de trancher de façon prétendument claire, sans « crainte et sans tremblement », mais de

55
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 397.
56
Richard MCKEON, « The Development and the Significance of the Concept of Responsibility », p. 9.
57
Alain-Gérard SLAMA, La responsabilité, p. 5.
58
Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes 2. Pouvoir, droit, religion, p. 215.
59
Ibid., p. 215.

57
ne pas rendre compte de l’oscillation instable entre les deux termes qu’il réfère ; spondere et
respondere. Benveniste ne sait pas trop, en somme, de quoi il parle, 60 car « l’hésitation » et
« l’indécision » derrière des termes tels que « réponse », « responsabilité » et « religion »
trouvent une place déterminante dans la structure de ces notions. 61

Quoi qu’il en soit, l’inflexion du terme responsabilité, qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle
dans le contexte de la Révolution française, implique l’idée d’un engagement solennel qui
évoque un contexte juridique dans lequel existe une sécurité réciproque. Le mot responsable
appartient donc à un contexte dans lequel l’oscillation entre le juridique et le religieux reste
présente, entremêlant la foi, le crédit et la garantie de la loi. L’adjectif de « se porter garant »
devient ainsi dans son procès de nomination un engagement en retour, l’action de jurer la foi.
François Ewald ajoute une précision intéressante à cet égard quand il souligne que l’adjectif
« responsable » est plus précisément dérivé de responsus, qui est à la fois le participe passé de
la forme infinitive respondere. L’indicatif présent respondeo trouve sa racine dans le terme
spondeo qui se trouve à la racine latine du verbe promettre. Avec ces précisions Ewald
conclut que « le responsable » est le sponsor (de spondeo).62 Ce détour étymologique rejoint
l’analyse de Benveniste, si l’on prend en compte que le nom commun sponsus désigne en
latin ce qui est promis, c’est-à-dire le « fiancé ».63

La responsabilité implique en ce sens une référence implicite à une relation contractuelle entre
deux instances, scellée par une promesse. Et c’est ce côté performatif de la promesse qui
annonce dans cette analyse la liberté de l’individu qui définit la forme juridico-égologique de
la responsabilité. L’évolution de la notion de responsabilité d’un contexte politique au champ
juridique trouve un rapport aux « engagements » tant des lois écrites comme des lois non-
écrites. Dans l’analyse de ce déplacement, Stierle se pose la question sur les implications
conceptuelles du passage sémantique de la « responsabilité des ministres » à la notion de
responsabilité courante, celle de l’« homme ordinaire » (ordinary man).64 Son hypothèse
devant une telle question est que ce déplacement répond aux changements imposés par la
Révolution française et la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (il réfère
particulièrement la version de 1793), qui dans son Article VI stipule que « La liberté est le

60
Jacques DERRIDA, Foi te savoir, p. 49-51.
61
Ibid., p. 49-50.
62
François EWALD, « L’expérience de la responsabilité », p. 18.
63
Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes 2. Pouvoir, droit, religion, p. 214.
64
Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of Interpretations », p. 854.

58
pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. »65 Dans
ce déplacement le rapport entre liberté, responsabilité et pouvoir devient déterminant dans la
définition courante de responsabilité, la liberté trouvant la place que l’on lui attribue en droit
concernant le fondement de l’impératif de réponse, l’autodétermination propre à l’individu
souverain.

Traduit dans la vie pratique, notamment à l’époque de la Terreur, ce principe impliquait la


nécessité de chaque individu de « s’innocenter lui-même de la charge d’être un ennemi
potentiel de la société nouvelle et ses lois écrites et non-écrites ».66 Dans la tradition de pensée
française du XXe siècle, c’est peut-être Valéry qui a su exprimer cette idée avec la plus clarté
possible. Dans un très bel essai repris et interprété par Derrida, à partir duquel ce dernier parle
de la responsabilité comme héritage européen et de la décision comme chose qui concerne le
cap, à savoir, Regards sur le monde actuel,67 Valéry affirme qu’être responsable implique
l’exigence d’« innocenter entièrement les actes de l’homme, quels qu’ils soient ». Mais
innocenter les actes de l’homme suppose en ce sens « lui conférer la dignité de cause
première ».68 Ce sont deux faces de la même idée que nous trouvons à l’œuvre dans la pensée
philosophique et la vie juridique de fin du XXIe siècle, celle qui attribue à l’individu
l’obligation ou le devoir de « réparer les dommages », obligation supposant une maîtrise de
soi et des actes de cet individu, ainsi qu’une décision réglant l’agir marquée par le fait qu’il a
pu « agir autrement » en tant que cause première de ses actes. 69

Cette définition nous permet de comprendre le lien existant entre la définition de la réponse et
l’idée d’irremplaçabilité soulevée par Derrida dans son texte Donner la mort : la notion de
responsabilité trouve son fondement dans l’idée d’un compromis, voire d’un devoir que
« personne ne peut faire à ma place ».70 Il s’agit d’un système conceptuel monté sur cette idée
de singularité absolue qu’implique en tant que point de départ l’idée du moi singulier et
irremplaçable. La définition de la souveraineté trouve son nœud conceptuel dans une idée
d’autosuffisance et d’autodétermination qui structure le signifiant du « je » ; dans l’idée de la

65
Ibid., p. 855.
66
« vindicate himself from the charge of being a potential enemy of the new society and its written and unwritten
laws ». Ibid., p. 855.
67
Paul VALERY, Regards sur le monde actuel et autres essais. p. 956-957.
68
Ibid., p. 46.
69
Paul RICŒUR, Le juste, p. 6.
70
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 67, 88.

59
personne en tant que « cause finale », c’est-à-dire en tant que « fin de tout ».71 C’est d’ailleurs
pour cela que Derrida appellera cette définition la « définition juridico-égologique » de la
responsabilité. L’axiomatique de la responsabilité est de ce point de vue une affaire du « je »,
une affaire de l’ipse et d’un ensemble de concepts qui gravitent autour de cet épicentre. En
effet, dans son texte « Licence et liberté : le roué » Derrida démontre le rapport intime qui
existe entre les concepts d’« eleutheria » (liberté) ou « exousia » (licence) et ceux de
« kratos » [pouvoir] ou « kratein », ce dernier qui compte entre les sens divers qu’il recueille,
à savoir, ceux d’« être le plus fort », « avoir force de loi » et même « avoir raison de ». La
polysémie du mot revoie directement à l’ipse, c’est-à-dire au soi qui nomme en dernière
instance le père, le souverain, le plus fort : « la liberté c’est au fond la faculté ou le pouvoir de
faire ce qu’on veut, de décider, de choisir, de se déterminer, de s’auto-déterminer, d’être
maître et d’abord maître de soi (autos, ipse). […] Pas de liberté sans ipséité et vice versa, pas
d’ipséité sans liberté. Et donc sans quelque souveraineté. »72

Le pouvoir de cette auto-détermination trouve son fondement dans la capacité de « se faire


une représentation de soi ». Il s’agit donc du pouvoir rationnel de se maitriser soi-même, de
maîtriser l’autre qui habite en nous. La responsabilité juridico-égologique représente le
sommet de ce pouvoir, son expression la plus pure : elle suppose que la seule détermination
de la volonté de l’homme est lui-même et que sa capacité rationnelle lui suffit dans cette
entreprise. Il y a donc une complicité étroite entre les concepts de liberté et de souveraineté :
« la simple analyse du "je peux", du "il m’est possible", du "j’ai la force de" (krateô) y
découvre le prédicat de la liberté, le "je suis libre de", "je peux décider" ».73

Or, ce que nous souhaiterons retenir dans toute cette histoire de souveraineté et de
responsabilité c’est précisément l’idée de transfert qui motive une interprétation de la
Révolution française, le transfert de la souveraineté qui appartenait à Dieu et donc à son
représentent sur la terre, et qui passe maintenant à l’homme ordinaire. Ce mouvement suppose
la proximité idéale de la personne humaine et de Dieu, une complicité étroite entre les deux
figures dépositaires du pouvoir d’autodétermination, complicité qui est assurée par le pouvoir
rationnel de l’homme :

71
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain I (2001-2002), p. 458.
72
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 44-46.
73
Ibid., p. 45.

60
(…) il s’agit bien de la totalité de l’histoire de l’Occident qui est en jeu dans ces opérations de
traduction et donc dans la définition des rapports entre la bête et le souverain, ce sont aussi les
rapports entre un animal, un zôon supposé sans raison, et un zôon supposé rationnel, le
souverain étant décrit comme un homme, sur le modèle divin, et comme un homme qui a
naturellement la raison, la responsabilité, etc.74

François Ewald nous rappelle à cet égard que pour Nietzche la « capacité de répondre de soi-
même » a la forme d’une « affirmation pure qui définit l’individu comme souverain ».75
L’homme souverain est donc l’homme responsable dont Nietzsche parle, celui qui peut faire
des promesses, celui qui a été soumis à un procès de dressage de soi-même et qui est fier de sa
liberté, celui à qui appartient le pouvoir de se donner ses propres déterminations.76

II. 4. La filiation chrétienne de la responsabilité juridico-égologique

Dans sa lecture des travaux de Patočka, Derrida fait remarquer que l’analyse des Essais
hérétiques suit la trace de la notion de responsabilité, bien avant sa détermination
hégémonique contemporaine, c’est-à-dire, latine, et à partir d’une approche qui suppose une
certaine opposition entre ce que Patočka appelle la responsabilité, ou le monde du profane, et
le démonique, ou le monde du sacré. Patočka identifie l’histoire de la responsabilité à celle de
la religion, particulièrement du christianisme, dans le rapport de continuité que celle-ci trouve
avec la culture grecque, plus particulièrement avec la philosophie platonicienne. En effet,
dans la lecture de Patočka, lecture que Derrida paraît souscrire dans ses traits généraux, la
doctrine platonicienne prépare le terrain pour l’apparition du christianisme, surtout en ce
qu’elle se rassemble en elle-même en tant qu’« histoire de l’âme ».77 En ce sens, l’histoire du
christianisme est une histoire de l’incorporation et/ou de la subordination du démonique à la
responsabilité.78 La responsabilité implique de ce point de vue la religion chrétienne, en ce
qu’elle « suppose l’accès à la responsabilité d’un moi libre ».79

74
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain I (2001-2002), p. 450.
75
François EWALD, « L’expérience de la responsabilité », p. 16.
76
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 53.
77
Jan PATOCKA, Essais Hérétiques, p. 112.
78
Ibid., p. 110.
79
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 15.

61
Le fil conducteur dont Patočka se sert dans le développement de cette généalogie est la
relation historique entre le sacré et le profane, là où le profane relève du monde du travail et
donc de l’« asservissement par la vie ».80 Le platonisme développe ainsi plusieurs aspects
importants de la métaphysique propre à la religion chrétienne, tels que la « volonté »
d’incorporation des mystères orgiaques, son « regard sur le Bien même », ainsi que sa
« confrontation » envers la mort et la postulation de l’immortalité de l’âme. 81 Cet
argumentaire identifie le sacré au démonique, à l’orgiasme, à l’expérience orgiaque
soulageant l’esprit dans la vie quotidienne qui exige l’engagement de la responsabilité de la
personne. Mais si l’histoire de la responsabilité s’entremêle à l’histoire de la religion c’est
parce que cette dernière ne trouve pas son fondement dans le sacré-démonique comme tel. Car
selon Patočka, la religion commence justement au moment où responsabilité et démonique
sont mis en rapport, toujours en vise de dépasser ce démonique. 82 Il y a donc une forme
platonicienne de la responsabilité, laquelle suppose l’idée d’un moi « éthico-politique » qui
reste intacte jusqu’à la conversion imposée par le christianisme et le développement de ses
thématiques rassemblées autour du don. Et dans cette analyse, le privilège donné à la religion
chrétienne suppose que celle-ci représente la meilleure possibilité de l’homme de « lutter
contre la déchéance », lutter contre l’ennui de la vie quotidienne mais aussi contre le retour du
démonique, même si cette possibilité, la possibilité du christianisme, n’a pas encore été
pensée « jusqu’au bout ».83

Or, aux yeux de Derrida, le privilège que Patočka octroie à la religion chrétienne ne relève pas
d’un manque de rigueur, mais plutôt de la « cohérence » d’une philosophie « qui prend en
compte l’événement du mystère chrétien comme singularité absolue, religion par excellence
et condition irréductible dans l’histoire conjointe du sujet, de la responsabilité et de
l’Europe ».84 Derrida non seulement souscrit l’analyse de Patočka à cet égard ; notre
hypothèse de lecture c’est que cette affirmation suppose l’analyse généalogique nietzschéenne
qui voit dans l’avènement de la religion chrétienne « le plus haut degré de divinité ». Sa
lecture fait de la responsabilité un concept éminemment chrétien, un concept dont la seule
analyse nous permet d’en tirer la thématique chrétienne du don en tant que don de la mort. Le

80
Jan PATOCKA, Essais Hérétiques, p. 109.
81
Ibid., p. 114.
82
Ibid., p. 111.
83
Ibid., p. 117.
84
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 16.

62
concept de responsabilité est donc un concept chrétien, « produit par l’événement du
christianisme ».85

Or, dans le cadre de notre recherche, la pensée de la responsabilité chez Derrida se présente
en tant que nouvelle approche qui cherche une cohérence avec « ce qui se passe dans le
monde », c’est-à-dire, une approche qui se dit plus rigoureuse et en mesure de penser ce qu’il
y a à penser, une détermination de la responsabilité nous permettant de penser « ce qui se
passe dans le monde ».86 Nous nous demandons ainsi qu’elles sont les possibilités de proposer
une approche plus rigoureuse, à partir d’une notion qui est ancrée dans une tradition et une
culture particulières. Une notion soumise à un devenir spécifique et déterminée par une
tradition chrétienne qui devient en ce sens condition de possibilité de la responsabilité. Car
même si la responsabilité, ou plus précisément, sa définition juridico-égologique est une
détermination chrétienne, l’analyse de Patočka dira que jusqu’à là, le concept de personne et
de responsabilité qui s’y accorde, n’a jamais été pensée jusqu’au but. 87

85 Ibid., p. 75.
86 Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
87
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 22.

63
III. La détermination hégémonique de la responsabilité

Dans le monde contemporain, nous trouvons une définition générale de la responsabilité dont
la structure est fondée sur la définition juridique héritée du XVIII siècle, établie par le Code
Napoléon. Elle suppose un ensemble de valeurs qui définissent son axiomatique et qui
donnent un sens à cette notion à l’intérieur de cette axiomatique. Notre hypothèse à cet égard
est que cette axiomatique est celle du sujet souverain, car la responsabilité, sa définition
juridico-égologique, se détermine par la souveraineté, elle est propre à l’individu souverain.
Or, le problème de la souveraineté en tant qu’un des concepts fondamentaux de l’éthique et
concept déterminante du sujet, c’est le problème de sa décomposition.1 Un des aspects de
cette décomposition se traduit dans le fait que la souveraineté, notion qui suppose une certaine
indivisibilité, est en même temps conditionnée par sa divisibilité, par la nécessité de son
transfert et son partage. Et cette situation entraine des conséquences énormes concernant la
définition de la notion de responsabilité dont le concept de souveraineté reste déterminant.2

La détermination hégémonique de la responsabilité est le résultat du processus de


sécularisation du concept de souveraineté, concept qui suppose la liberté et l’autonomie du
sujet. Un processus de sécularisation par lequel s’effectue un transfert de la souveraineté
divine de Dieu à l’homme, qui trouve son corolaire dans la Révolution française et dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme. La Révolution française est de ce point de vue
un mouvement à travers lequel s’effectue un transfert de souveraineté sans que le schème que
ce concept impose soit remis en question, c’est une révolution politique sans révolution
poétique qui ne change rien à la structure sociale qui la motive. Derrida exprime cette idée
clairement quand il affirme qu’« on a simplement changé de souverain. La souveraineté du
peuple ou de la nation n’inaugure qu’une nouvelle forme de la même structure
fondamentale. »3 À partir de cette analyse, nous interprétons l’idée de ce transfert de
souveraineté comme la consolidation moderne du concept de sujet à travers d’une conception
quasi-divine de l’homme, qui trouve son ultime détermination dans l’idée de Dieu. Dans cette
partie de notre recherche, nous cherchons à montrer, à partir de ces prémisses, que la
définition de sujet supposée par la détermination juridico-égologique de la responsabilité est

1 Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 20.


2
Ibid., p. 20.
3
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain I (2001-2002), p. 378.

64
un reste séculaire de cette détermination, qu’elle est donc une fiction qui rapproche l’homme
d’une idée de souveraineté divine qu’il s’est formée de lui-même.

La première définition de l’adjectif « responsable » donnée par le Code Napoléon réfère celui
qui a l’obligation de rendre compte et répondre de ses actes ou des actes des personnes qui
sont sous sa garde. Or, ce qui nous intéresse dans cette partie de notre essai est de constater la
façon dont les définitions contemporaines de la responsabilité tiennent à une définition qui
garde intacte l’axiomatique supposée par le Code Napoléon. Une étude assez complète de ces
définitions est l’« essai d’analyse sémantique », article dans lequel Paul Ricœur nous apprend
que la définition courante et contemporaine de la responsabilité civile est celle d’une
« obligation de réparer le dommage que l’on a causé par sa faute, dans certains cas déterminés
par la loi », tandis que sa définition pénale de cette notion est « l’obligation de supporter un
châtiment ».4 Deux définitions qui ne font qu’expliciter celle donnée par le Code Napoléon,
dans laquelle nous retrouvons une idée centrale à l’œuvre, celle de la possibilité d’agir
autrement, de la liberté donc supposée par l’idée de souveraineté.5 Car la possibilité d’agir
autrement soulève en première instance le caractère libre de l’individu responsable, son
caractère souverain donc, et suppose une capacité de la personne de distinguer entre ce qui est
permis et ce qui ne l’est pas, ainsi qu’une maîtrise de soi-même qui fait possible
l’intentionnalité qui détermine son acte. Elle suppose donc une connaissance ou un savoir
préalable de la norme, de ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, dans le contexte où l’individu
se trouve. Elle suppose donc des conditions qui font possible ce discernement du type réfléchi
qui détermine l’action.6

Et ce que nous voulons remarquer ici c’est que, malgré toutes les transformations que chaque
cas singulier lui impose, malgré donc le devenir d’un concept dont on dit depuis toujours
qu’elle manque de clarté et d’unité, 7 le concept courant et contemporain de responsabilité
reste le même que celui du Code Napoléon et de l’époque postrévolutionnaire. Non dans le
sens où son concept tient devant ses paradoxes internes, ou dans le sens où ces paradoxes
internes n’ont aucun effet dans la détermination conceptuelle de cette notion, dans son

4
Paul RICŒUR, Le Juste, p. 41.
5
Ibid., p. 57.
6
Ibid., p. 57.
7
Voir à cet égard les travaux de Lucien LEVY-BRUHL, L’idée de responsabilité, notamment le premier chapitre
« L’idée commune de responsabilité », p. 1-28 ; Richard MCKEON, « The Development and the Significance of
the Concept of Responsibility » ; Paul RICŒUR, Le juste, p. 41-70.

65
axiomatique ou dans sa conceptualité, mais plutôt dans le sens où ce « concept » fonctionne
grâce au refoulement de ses paradoxes. Son axiomatique reste intacte de nos jours dans le
même sens ; elle est affirmée performativement, niant les paradoxes internes de cette notion et
restant déterminée à partir d’un concept de responsabilité qui se présente comme plein, clair et
univoque, mais qui ne se laisse déterminer en tant que tel.

L’analyse derridienne de la responsabilité tient debout contre cette fiction du sujet ou de


l’individu souverain supposé par la définition courante et hégémonique de la responsabilité.
L’inscription que cette analyse effectue de la pensée psychanalytique au sein de la
problématique éthico-phénoménologique, met en évidence le contraste majeur qui existe entre
ce que nous attendons du comportement d’un sujet responsable et ce qui est en fait le cas. Son
idée c’est que, de nos jours, on continue à faire comme si rien ne s’était passé autour de la
notion de responsabilité et de son réseau conceptuel, comme si la révolution dans la pensée
impliquée par l’événement de la psychanalyse n’avait rien changé aux notions engagées dans
cette axiomatique. 8 Ainsi, dans le Chapitre II, du Code Napoléon : « Des délits et des quasi-
délits », l’article 1382 établi que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un
9
dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. » Sans définition
préalable et sans travail introductoire, l’article 1383 de ce document nous dit que « chacun est
responsable du dommage qu’il a causé non-seulement par son fait, mais encore par sa
négligence ou par son imprudence. »

Deux remarques nous intéressent au plus haut degré concernant cette détermination. D’abord
celle qui concerne la révolution psychanalytique que nous venons d’évoquer : 1) outre les
« actes » malveillants de l’individu, ces actes qu’il fait en conscience, c’est-à-dire, guidé par
sa réflexion, ce qui est puni c’est tout ce qu’on peut faire ou ne pas faire par « imprudence ».
Ce qui est donc puni est l’acte malveillant en conscience mais aussi l’acte « irréfléchi », l’acte
mécanique qui est ici synonyme d’« imprudent », l’irréflexion donc, l’absence de réflexion, le
manque de prévoyance et donc l’inconscience, la folie, l’oubli, la non-maîtrise d’un contexte,
etc., tout cela n’a pas de lieu dans la structure du sujet souverain supposé par ce Code. Puis
une remarque concernant l’axiomatique de cette notion et les supposés qu’elle comporte : 2)
le sujet supposé de ce Code est un homme, et la rédaction du document n’est pas équivoque ;
un homme qui est obligé à répondre de sa faute et à la réparer.

8
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain, p. 290-291.
9
Code Civil des Français : Édition originale et seule officielle, p. 336-337.

66
Nous pourrions supposer que le nom « homme » est ici employé pour nommer la généralité,
en tant que synonyme d’« être humain », mais quelques lignes plus bas on verra que, à
l’intérieur de la famille, la mère n’aura de responsabilité que par délégation ou héritage,
seulement en absence du père, c’est-à-dire, « après le décès du mari » :

« 1384. On est responsable non-seulement du dommage que l’on cause par son propre fait,
mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des
choses que l’on a sous sa garde.
Le père, et la mère après le décès du mari, sont responsables du dommage causé par leurs
enfants mineurs habitant avec eux ;
Les maîtres et les commettants, du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les
fonctions auxquelles ils sont employés ;
Les instituteurs et les artisans, du dommage causé par leurs élèves et apprentis pendant le
temps qu’ils sont sous leur surveillance.
La responsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère, instituteurs et artisans ne
prouvent qu’ils n’ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité. »

Voilà donc le cœur de la détermination des responsables de ce Code. Dans cet article on voit
toutes les figures d’autorité lever la main, comme s’il s’agissait de confirmer leur présence
dans la liste de « responsables ». La responsabilité ainsi définie est en jeu chaque fois qu’il y a
une autorité, c’est-à-dire un pouvoir qui n’est autre que le pouvoir du souverain correspondant
à chaque contexte, celui, le seul d’ailleurs, qui est au-dessus de la garde et la maîtrise de lui-
même, du souverain. Or, certaines définitions vulgaires du terme mettent l’accent sur ce
rapport à l’autorité et donc à la souveraineté qui se place du côté de la forme égologique de la
responsabilité. Et ce concept d’autorité marque en fin de comptes la définition de sujet
responsable qui s’en déduit, comme celui qui se détermine lui-même, un concept auparavant
réservé à Dieu. Ainsi, le Concise Oxford English Dictionary définit le substantif
« responsabilité » comme « l’opportunité ou la capacité d’agir indépendamment et prendre
des responsabilités sans autorisation » [« the oportunity or ability to act independently and
take decisions without authorization »].10

La responsabilité ainsi comprise, met en œuvre une idée d’auto-détermination qui suppose
une pureté pratique, en particulier là où cette définition relève du pouvoir être ou du pouvoir
se donner sa propre autorité et sa propre loi. Pas de responsabilité sans liberté, c'est-à-dire
sans souveraineté et donc pas d’obligation de répondre sans pouvoir, sans le pouvoir d’agir à

10
Angus STEVENSON, Maurice WAITE (Ed.), Concise Oxford English Dictionary. Twelfth Edition.

67
partir de son auto-détermination, celui qui était auparavant nié aux esclaves et qui est toujours
systématiquement nié aux animaux, aux enfants et même aux femmes dans certain contextes.
Mais ce qui attire notre attention dans toute cette histoire de responsabilité c’est que la liberté
de cet individu et la conscience qu’il a de ses actes et de ses déterminations, se présentent
comme pleines et avisées. Sans interruptions. Et dans la structure verticale que cette définition
implique il y a évidemment des différences de degré, de façon qu’il y a des gens plus
responsables et des gens moins responsables, ce qui veut dire, il y a des gens plus libres et des
gens moins libres. Et tous ces supposés impliquent en réalité une seule affirmation : il y a des
gens « plus rationnels » et des gens « plus bêtes », dans un schéma qui place celui qui est
rationnel du côté de Dieu et celui qui est bête du côté de la bête.

De cette détermination part donc l’extension du domaine de la responsabilité souveraine : le


souverain est responsable de ce qui lui est propre, de ce qui lui appartient. Il s’agit d’un
pouvoir sur autrui, situé toujours du côté de l’autorité (du père, du propriétaire, du patron, du
ministre, etc.), un pouvoir dérivé d’une capacité supposée plus puissante que celle d’autrui,
raison pour laquelle, dans la traduction politique de ces termes, pouvoir et souveraineté sont
des concepts qui seront toujours associés. C’est également pour cette raison que le projet de
reformulation de la notion de responsabilité proposé par Derrida suppose un travail
déconstructif sur la détermination de la responsabilité comme obligation dérivée de la liberté
de l’individu, qui vise une rupture avec le caractère narcissique de son axiomatique.11 Car
cette définition, qui fait de la liberté le pilier fondamental de la responsabilité, se trouve non
seulement à l’œuvre dans le Code Napoléon mais persiste dans le XIX siècle, tel qu’on le voit
dans la définition que Lévy-Bruhl fait de ce terme, 12 et arrive à nous dans le monde
contemporain, tel qu’en témoignent les définitions juridiques dont Ricœur fait l’analyse.

La détermination hégémonique de la responsabilité en tant que liberté du sujet, ou en tant que


puissance, force ou pouvoir de se donner soi-même ses propres déterminations, implique ce
que nous souhaiterons appeler un effet d’autorité, qui rend responsable l’individu de tout ce et
tous ceux qui se placent sous sa garde et sous son obéissance. Il est responsable de tous ceux
qui sont proches de lui et sur lesquels il a un pouvoir déterminant en dernière instance leur
agir. L’individu portant l’autorité est responsable de l’intégrité, du bien-être de tout ce et tous
ceux qui ont une certaine dépendance envers lui pour déterminer leur agir ou leur devenir. Par
11
Voir à cet égard ce que Derrida dit de tout projet éthique construit sur l’idée de « prochain ». Jacques
DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain I (2001-2002), p. 155.
12
L. LEVY-BRUHL, L’idée de responsabilité, p. 6.

68
extension, il est également responsable de leurs actes et fautes (dans le cas des vivants), de
leur corps et leur mémoires (dans le cas des morts), de l’héritage dans le sens le plus large du
terme (dans le cas de ceux qui ne sont pas encore vivants), et enfin, des dommages ou même
de leur ruine (dans le cas des choses). Or, si le partage entre le souverain et tous les autres
individus qui tombent dans le domaine de subordination de celui-ci n’était pas assez clair, la
figure de l’animal viendra renforcer la structure d’autorité, de supériorité et de maîtrise sous-
jacente dans une définition qui deviendra hégémonique. Mais aussi la complicité un peu
perverse des concepts qui s’entremêlent dans l’axiomatique de la notion de responsabilité :

« 1385. Le propriétaire d’un animal, ou celui que s’en sert, pendant qu’il est à son usage, est
responsable du dommage que l’animal a causé, soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il
fût égaré ou échappé.
1386. Le propriétaire d’un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine,
lorsqu’elle est arrivée par une suite de défaut d’entretien ou par le vice de sa construction. »

Enfin, ces définitions tournent autour des idées telles que la volonté, l’intention, la culpabilité,
l’imputabilité, la raison, la décision, l’obligation et même celles de la « capacité de réflexion »
et de l’« être sérieux », des termes qui font partie de ce que Derrida appelle la « détermination
philosophique de la responsabilité ».13 Elles se nouent et se retrouvent dans le « je », dans
l’ipse en tant que produit séculaire, c’est-à-dire, en tant que concept égologique qui suppose
un sujet qui se détermine soi-même dans les limites de la simple raison, sans besoin d’une
entité supérieure exerçant un pouvoir ou une influence sur son agir. Ces notions, conformant
l’axiomatique de la notion qui nous occupe ici, sont essentielles pour penser non seulement la
notion même de responsabilité, mais aussi son histoire, son devenir et même la raison du
traitement particulier qu’elle a dans la pensée derridienne. Car en dernière instance, on
retrouve dans la définition courante de la responsabilité l’idée implicite d’une relation
proportionnelle entre autorité, pouvoir et responsabilité, mais aussi entre ses corrélats : la
liberté et la souveraineté, de sorte que l’un de ces termes renvoie nécessairement aux autres.

Ces définitions établissent un rapport étroit entre le juridique et la responsabilité, là où la


définition de ce terme est mise en rapport à l’idée d’obligation, mais aussi à celle de réponse.
Si maintenant on revient à la définition derridienne de la détermination hégémonique de
responsabilité sous sa forme juridico-égologique, on voit que les deux éléments de cette
définition sont présents dans les définitions les plus vulgarisées de la notion de responsabilité.

13
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 36.

69
D’un côté on a l’idée que la responsabilité est une sorte de « capacité » ou « pouvoir » de
l’individu duquel on dit particulièrement qu’il est « capable », maître de ses actes et donc
qu’il a une volonté, une conscience et une raison pratique qu’on suppose purs et qu’il met en
marche dans tout processus de faire une décision. Cette décidabilité, cette capacité de décision
est ainsi la pierre de touche de la responsabilité, capacité qui est supposée purement
rationnelle, sans aucun reste de contamination pulsionnelle. D’un autre côté on a l’idée que la
responsabilité renvoie toujours au juridique et même que la responsabilité est une obligation
d’abord des magistrats, c’est-à-dire de ceux qui ont un certain pouvoir sous la forme de
l’autorité, et qui ont le « pouvoir » de prendre des décisions.

Ces définitions supposent ainsi que l’individu est capable de prendre des décisions en toute
liberté, c’est-à-dire de façon active et tranchante. Car si l’« obligation de répondre de ses
actes » est la définition privilégiée parmi toutes les définitions possibles, cette obligation n’a
pas de sens que si l’on suppose que l’individu a commis l’acte motivé par lui-même, à partir
de son « libre arbitre ». Selon Laurence Collet, ces deux conditions définissent le concept
d’imputabilité, c’est-à-dire, « la possibilité de mettre l’infraction au compte du délinquant ».14
Elle y ajoute que ces deux conditions supposent à son tour que l’individu dont on parle est
conscient et rationnel et qu’il sait distinguer le bien du mal. Ce que Derrida appelle le
« savoir » présupposé dans la responsabilité, et que Collet appelle « intelligence ». Les
individus doivent être dotés d’intelligence car ceux qui sont privés de celle-ci « ne sont pas
dotés de la capacité de discerner le bien du mal ».15

III. 1. La détermination philosophique de la responsabilité

Tous les théoriciens dont nous nous sommes servis jusqu’ici pour tracer l’histoire de la notion
de responsabilité sont d’accord en ce qui concerne l’apparition, ainsi que le déplacement du
sens qu’elle a subi lors d’un premier passage historique du contexte politique au contexte
juridique. Cependant, il n’est pas de même quand il s’agit de déterminer le passage de cette
notion au champ philosophique. Selon Karlheinz Stierle, Kant se plaçait déjà sur la piste
d’« une philosophie de la responsabilité sans avoir un nom pour elle » (a philosophy of
responsibility without having a name for it), tant qu’il travaillait à partir d’un vide conceptuel

14
Laurence COLLET, « L’État justicier », p. 63.
15
Ibid., p. 63.

70
ouvert par le transfert du « contrat entre Dieu et l’homme » (contract between men and God)
au « contrat social mutuel » (mutual social contract).16 Ce repère historique n’est pas loin de
ce que propose Alain-Gérard Slama, selon qui c’est vers la fin du XVIIe siècle, dans le
contexte d’une certaine « crise de la conscience européenne » que l’on voit surgir l’idée d’une
« volonté autonome » inscrite dans la « conscience individuelle », deux idées ayant ses
origines dans des figures telles que Leibniz, Kant et Rousseau.17

Dans son texte, Stierle entame une discussion à partir de l’analyse chez Kant de la naissance
du pacte social et de comment ce pacte a remplacé l’idée d’un pacte avec Dieu, assuré par le
royaume du prince. Ce texte fait remarquer l’importance que la Révolution française et la
tradition des Lumières trouvent dans la conformation de la notion contemporaine de la
responsabilité. Son analyse s’accorde partiellement à l’analyse de Derrida, qui repère une
pensée de la responsabilité chez Kant. Plus précisément, une pensée de la responsabilité sous
sa forme juridico-égologique, puisque la généalogie de la responsabilité remonte plus loin
dans l’histoire. Deux remarques nous intéressent à cet égard :

1) Le texte qui suggère une pensée de la responsabilité chez Kant est le premier et le seul
texte dans lequel Derrida nous invite à une reformulation de la notion de responsabilité. Il
effectue une lecture de Le conflit des facultés, lecture qui suppose une distinction à l’intérieur
du texte kantien entre la « responsabilité quant à la vérité » et la « responsabilité quant à
l’action ».18 Selon cette lecture donc, Kant cherchait à faire une distinction de ces deux ordres
à l’intérieur de l’Université et cela en vue de garder la valeur de la faculté inférieure, la
faculté de philosophie, qui a un engagement devant la vérité.

2) Mais cette lecture et ce partage se présentent dans le texte derridien en tant qu’exercices de
traduction qui cherchent à rendre accessible un texte de Kant datant d’une époque dans
laquelle on « pouvait croire » qu’il y avait un code commun à partir duquel on pouvait
déterminer les instances impliquées dans la responsabilité. On pouvait donc croire où situer le
pouvoir devant lequel on était appelés à rendre compte, mais Kant n’avait pas le terme pour
parler de cette problématique. Comment comprendre cette disjointure ?

D’après la lecture derridienne des Essais hérétiques de Patočka, le premier éveil à la


responsabilité s’effectue dans la pensée platonicienne laquelle suppose l’idée d’un « moi
16
Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of Interpretations », p. 856.
17
Alain-Gérard SLAMA, La responsabilité, p. 6.
18
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 418.

71
éthico-politique ».19 Cet éveil suppose un « revirement » ou une « conversion » de la
détérmination de la responsabilité qui demeure intacte jusqu’à l’apparition du christianisme.
Le christianisme effectue à son tour une nouvelle conversion qui imprime une inflexion
particulière à la responsabilité et qui s’effectue autour d’une représentation de la mort. 20 La
pensée kantienne, et en générale le siècle des Lumières, annoncent de ce point de vue cette
nouvelle inflexion de la responsabilité, mais d’une responsabilité plus originaire, dont
l’histoire se dessine à travers ces conversions qui déterminent l’individu à partir de la mort, de
son rapport à la mort et la représentation qu’il se donne de celle-ci.

On a ainsi affaire à deux histoires différentes de la responsabilité, ou deux formes différentes


d’interpréter son devenir, l’une qui suit la trace de la détermination juridico-égologique de la
responsabilité sans la remettre en question : « imputabilité », « obligation de réparer un
dommage », de « supporter un châtiment » (celle de Mckeon, on va le voir, et celle de
Ricœur), etc., l’autre qui suit la trace de cette responsabilité en tant qu’« intérêt pour notre
propre être », ou « préoccupation » impliquant qu’« "on a décidé" de nous avant que nous ne
nous "soyons décidés" » (celle de Patocka).21

Selon Stierle, cette notion est devenue de plus en plus centrale dans la « philosophie morale »
dans le XIXe siècle, mais pour expliquer ce devenir il renvoie à l’article de Richard Mckeon
« The Development and the Significance of the Concept of Responsibility », lequel
commence son analyse à partir de la considération de deux travaux publiés dans la deuxième
moitié du XIXe, le premier paru en 1876, « The vulgar Notion of Responsibility in Connexion
with the Theories of Free Will an Necessity », de F. H. Bradley, et L’idée de responsabilité de
L. Lévy-Bruhl paru en 1884.22 Mckeon introduit une remarque intéressante selon laquelle ces
deux travaux font référence, chacun de son côté, à l’affirmation de John Stuart Mill
concernant la notion de responsabilité, laquelle implique le châtiment : « Responsability
means punishement ».23 Cela veut au moins dire que Stuart Mill réfléchissait déjà à cette
notion quelques ans auparavant, même s’il ne lui a pas consacré une analyse exclusive.
Mckeon fait également référence au travail d’Alexander Bain ; The Emotions and the Will,
paru en 1859 qui est, selon lui, le texte philosophique le plus ancien comportant le terme de

19
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 22.
20
Ibid., p. 62-63.
21
Jan PATOCKA, Essais hérétiques, p. 108.
22
Richard MCKEON, « The Development and the Significance of the Concept of Responsibility », p. 6.
23
Ibid., p. 6.

72
responsabilité. Il attire finalement notre attention sur le fait que les discussions entamées par
ces auteurs concernant l’idée de responsabilité, trouvent leur origine « dans des controverses
dans lesquelles le mot de "responsabilité" n’était pas employé » (in controversies, in which
the word "responsibility" was not used).24 Mckeon est donc convaincu que l’inscription du
mot « responsabilité » dans la réflexion philosophique a eu lieu soixante-dix ans après son
apparition dans la langue « courante »,25 et que cette apparition est passée inaperçue dans la
discussion philosophique de l’époque. 26

À partir de ce repère, Mckeon essayera une histoire philosophique de la notion de


responsabilité autour de plusieurs termes subordonnés, en donnant une priorité dans son
analyse à ceux d’« accountability » (culpabilité) et d’« imputation » (imputation), en
anticipant l’« analyse sémantique » que Paul Ricœur essayera à son tour.27 Son hypothèse de
lecture est à cet égard que les philosophes grecs débattaient déjà de ces notions à partir des
termes de αἰτία, comportant les idées de cause et d’imputation, et de ἁμαρτία comportant les
idées de faute, erreur et péché. 28 Il commence ainsi son analyse historique, suivant une
sélection d’auteurs depuis l’antiquité et jusqu’à la modernité, en passant par la pensée stoïque
de Zénon, l’épicurisme, Cicéron, la pensée chrétienne de Saint Ambroise et de Saint
Augustin, Thomas d’Aquin et Duns Scot, la pensée empiriste de Hobbes, Locke et Hume pour
arriver à Pufendorf, Wolf et Kant. Cet itinéraire historique lui permet de rejoindre son point
de départ et reprendre la discussion avec Reid, Mill et Lévy-Bruhl en élargissant le débat avec
d’autres auteurs contemporains à ces derniers, et toujours en dialogue avec la tradition qu’il
établit et à partir des deux concepts référés. Car ces deux concepts, culpabilité et imputation,
portent, selon lui, « la définition ultérieure de la "responsabilité" » (the later definiton of
"responsibility").29

L’analyse de Mckeon met en évidence le rapport étroit qu’il y a entre ces concepts et la
définition tardive de la responsabilité. Mais elle soulève des questions concernant la légitimité
de son procédé. Au moment où il avance sa réflexion à partir des racines étymologiques du
mot responsabilité il passe à côté des termes Spondere et Respondere, termes qui déterminent

24
Ibid., p. 7.
25
Ibid., p. 8.
26
Ibid., p. 10.
27
Paul RICŒUR, Le Juste, p. 43-51.
28
Richard MCKEON, « The Development and the Significance of the Concept of Responsibility », p. 9.
29
Ibid., p. 9.

73
la naissance de la notion chrétienne de responsabilité. Nous nous demandons ainsi si ce
procédé n’empêche pas Mckeon d’interroger les raisons de la détermination de cette notion à
partir de son concept moderne et hégémonique. Au lieu de le faire, il prend cette
détermination hégémonique pour naturelle et cherche l’histoire de ces termes pour légitimer
cette détermination. Et la question soulevée par cette démarche est donc si un terme peut être
analysé à partir de concepts qui, bien que proches et importants dans la définition moderne de
celle-ci, ne sont pas du tout synonymes ou équivalents.

Par ailleurs, le fait que ce procédé est assez fréquent est significatif ; pour ne citer que
quelques exemples, Lévy-Bruhl cherche dans la pensée d’Hérodote le constat d’une pensée de
la « responsabilité individuelle » unie à une pensée de la « responsabilité collective » à partir
de la définition juridico-égologique de cette notion.30 Louis Gernet cherche dans son ouvrage
Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, l’origine de
l’évolution de la notion de responsabilité dans la « notion primitive de délit objectif »
(hamartanein) et dans la distinction aristotélicienne entre le « volontaire » et
l’« involontaire ».31 Enfin, la juriste Julie Velissaropoulos-Karakostas suit la trace de la figure
de « responsabilité civile » dans le « droit grec », où elle repère l’origine de cette notion dans
le IIème siècle. 32 Ce procédé se traduit par des problèmes de traduction, par exemple là où
l’on cherche et l’on attribue une pensée de la responsabilité à Aristote, à partir de la traduction
du terme αἴτιος (cause) par responsable,33 sans rendre compte de ces problèmes de traduction
et sans rendre compte de l’inflexion particulière que cette notion a subi avec l’avènement du
christianisme.

Or, ce qui est significatif dans la lecture derridienne de la généalogie de la responsabilité,


c’est que la détermination juridico-égologique de cette notion suppose l’idée d’un sujet
irremplaçable et d’une individualité singulière, ainsi que l’idée d’une mort qui s’accorde à
cette singularité. Et cela ne semble possible qu’à partir de la sécularisation de l’idée d’un Dieu
unique, singulier, et l’apparition d’un concept de sujet qui se détermine à soi-même (au moins
dans le concept), qui se donne le principe de sa propre action à partir de la simple raison, et

30
L. LEVY-BRUHL, L’idée de responsabilité, p. 152-153.
31
Voir à cet égard : Louis GERNET, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce,
p. 305-312.
32
Voir à cet égard : Julie VELISSAROPOULOS-KARAKOSTAS, « Remarques sur la responsabilité civile en Grèce »,
p. 71-82.
33
Voir à cet égard : ARISTOTE, Éthique à Eudème, p. 104-109, 345.

74
dans un rapport à la mort de l’individu qui n’est pas marqué par le destin ou la volonté des
dieux mais plutôt déterminé à partir de sa décision. Kant est celui qui marque un moment
important de ce procès de sécularisation dans l’histoire de la philosophie. Kant – et c’est notre
hypothèse de lecture à cet égard – prépare le terrain pour la conceptualisation de
l’autodétermination de l’agir de l’être humain à partir de principes dérivés directement de la
raison, mais il n’arrive pas à problématiser la question, tant qu’il ne compte pas avec la notion
qui synthétise cette idée.34 Il a donc posé les conditions pures qui font du sujet un sujet
rationnel capable de déterminer son agir à partir du propre jugement, conditions qui ont
permis le développement de cette synthèse.

La référence à Kant est donc inévitable dans tout discours sur la responsabilité, en particulier
si nous mettons l’accent sur la référence au droit impliquée dans sa forme juridico-
égologique. Derrida même insiste beaucoup sur la nécessité de la lecture et relecture de la
philosophie de Kant dans ce domaine, notamment « à cause de la communication si évidente
et si étroite entre un discours de type kantien et le moment de la Révolution française ou de
l’événement d’une Déclaration universelle des droits de l’homme. »35 Car le discours kantien
« participe aux opérations les plus structurantes, les plus productives et les plus destructrices
dans l’histoire à venir des discours, des œuvres et des institutions européennes. Elle informe
la culture, c’est-à-dire aussi la "colonisation" "européenne", partout où elle opère. »36

Selon cette approche, la lecture du corpus kantien ne doit pas tout simplement répéter la
même axiomatique, elle doit interpréter Kant autrement. Cette interprétation doit lire « la
critique et la métaphysique » impliquées dans cette pensée en tant que « cause » et « effet »,
« sens et symptôme, production et produit, origine et répétition (…) rendu possible et rendant
possible à son tour ».37 Et cette stratégie d’interprétation passe par une lecture qui privilégie
des textes kantiens dans lesquels ce philosophe ouvre un débat avec le pouvoir de l’État, 38 et
dans lesquels « l’équivalence de la raison et de la justice comme droit (…) trouve sa
présentation la plus impressionnante ».39

34
Karlheinz STIERLE, « Interpretations of Responsibility and Responsabilities of Interpretations », p. 857.
35
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 72.
36
Ibid. p. 86.
37
Ibid. p. 85-86.
38 Ibid. p. 85.
39
Ibid., p. 408.

75
Or, si Kant a préparé le terrain pour la formation d’un concept ou d’une détermination
juridico-égologique de la responsabilité, l’inscription de cette notion dans le registre
philosophique s’effectue « après coup ». Selon Rodolphe Gasché, c’est au cours du même
XIXe siècle que « responsabilité » devient une notion proprement philosophique. Dans sa
lecture, ce devenir est rattaché aux noms de Kierkegaard et de Nietzsche, mais ce n’est
qu’avec la « percée » de la tradition phénoménologique que cette notion devient « le concept
central de l’éthique »,40 s’élevant ainsi « à sa dignité philosophique ».41 Cette remarque mérite
notre attention en ce que Nietzsche sera en effet le premier philosophe « majeur » qui parlera
de la responsabilité, le premier à en faire une analyse approfondie et critique de ses conditions
de possibilité. C’est lui le premier qui a repéré la notion de responsabilité comme un concept
déterminant dans la pensée éthique et dans la philosophie morale de l’époque, et c’est lui qui
développe toute la critique au calcul qui est supposé par le traitement déconstructif de cette
notion,42 critique qui détermine la pensée derridienne au-delà des frontières de ce qu’on
appelle l’éthique.

Le travail de Derrida fait référence à plusieurs reprises à la pensée nietzschéenne à des


moments stratégiques concernant la morale et le juridico-politique, tel que nous allons le
démontrer dans la deuxième partie de cette recherche. Notre hypothèse de lecture sera à cet
égard que la pensée de la responsabilité chez Derrida tient à la critique nietzschéenne de cette
notion, qui s’insère dans le contexte d’une critique du monde moral et de la pensée éthique
propre à la pensée binaire métaphysique, c’est-à-dire de la forme philosophique de la pensée.

III. 2. Vers une détermination non philosophique de la responsabilité

L’invitation derridienne à la reformulation de la notion de responsabilité suppose une critique


et un traitement déconstructif de cette notion, critique et traitement qui s’encadrent dans un
projet de pensée plus large. À partir de ce qui se dessine comme un héritage nietzschéen,
Derrida nous invite à la réélaboration de la notion de responsabilité au-delà des frontières du
philosophique. Mais la nécessité de cette réélaboration n’est pas arbitraire, elle suppose une
problématique qui est délimitée à partir des déterminations philosophiques de la

40
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 361.
41
Ibid., p. 373.
42
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 47.

76
responsabilité. Pour introduire cette problématique nous nous appuierons sur le texte
« L’étrange concept de responsabilité », dans lequel Gasché met en relief l’« essence »
paradoxale de cette notion ainsi que l’impossibilité de son concept dans le sens rigoureux du
terme. Selon l’analyse de Gasché, le propos de Donner la mort est de montrer que toute
détermination conceptuelle de la notion de responsabilité, toute conceptualisation tendant à
une définition sans conflit interne et donc sans paradoxe, implique une « réduction » ainsi
qu’une « dissimulation » de sa structure aporétique. Encore, dit-il, c’est à partir de cette
dissimulation que les différents concepts de responsabilité peuvent fonctionner, tant qu’elle
cache l’« absence de cohérence, de conséquence et même d’identité » de la notion de
responsabilité.43

Ainsi, si nous voulons être vraiment responsables devant une notion de responsabilité que
nous héritons de la tradition philosophique qui nous précède, si nous voulons vraiment
« répondre à la mémoire européenne comme mémoire du concept de responsabilité », cette
réponse doit consister à confronter et à articuler les concepts divers de la responsabilité
donnée par cette tradition : « penser chacun de ces concepts à partir des autres concepts que
l’Europe a formés. »44 Ce geste s’accompagne nécessairement d’une expérience de l’aporie
impliquant ce qui ressemble à une « irresponsabilité », non seulement parce qu’il implique le
refus d’une idée particulière de ce que « responsabilité » veut dire, mais aussi parce qu’il
implique le respect de ce qui dans l’idéalisation de cette notion ne réponde pas à l’autorité de
la raison, de ce qui ne se laisse pas déterminer par les concepts, par l’axiomatique et même
par la logique métaphysico-philosophique.

En effet, démontrer que chacun des concepts de responsabilité dont nous héritons contient une
aporie dans la structure de son concept peut paraître à première vue une invitation à un certain
nihilisme et donc à l’irresponsabilité, d’autant plus que ce geste implique une ouverture
manifeste au non-savoir. Derrida rend compte de cette possibilité quand il parle de la mise en
question d’une responsabilité donnée, par exemple la responsabilité devant un « contrat
institutionnel », contestant cette irresponsabilité apparentée : c’est toujours au nom d’une
responsabilité plus impérative que l’on refuse la responsabilité devant une « instance
constituée » ou que l’on la remet en question. 45

43
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 372.
44
Ibid., p. 372.
45
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 35.

77
À première vue donc le travail déconstructif implique d’empêcher le(s) concept(s) de
responsabilité de « fonctionner », en mettant en évidence son aporie interne ou même en
démontrant son impossibilité – à supposer qu’il existe un concept de responsabilité unifié,
identique à lui-même et définissable sans contradiction –. Or, tant que ce concept, avec ces
attributs et ces qualités bien définies et sans contradiction n’existe pas, ce travail déconstructif
appelle au contraire à une surenchère de responsabilité, là où il implique un questionnement
de la détermination philosophique de la responsabilité. Et cela n’est possible qu’au nom d’une
responsabilité plus originaire ou plus profonde ; une responsabilité « plus exigeante, plus
fidèle à la mémoire et à la promesse »,46 une détermination de la responsabilité qui rend
compte de cette absence de concept.

Sous sa forme hégémonique, la détermination philosophique de la responsabilité appelle


d’une part, selon Derrida, à des concepts et notions telles que la « « volonté », la « propriété »,
le « sujet », l'identité d'un « moi » libre et individuel, la « personne » consciente, la présence à
soi de l'intention, etc. ».47 Sous sa forme dominante, cette notion présuppose des « instances
pures » qui sont des conditions de possibilité de la décision et de la réponse du « sujet » dans
son autonomie,48 des instances ouvrant la possibilité de penser cette notion en termes
d’imputabilité, d’attribution d’une faute ou d’une capacité, de pouvoir donc et d’autorité.
Conformant l’axiomatique de cette notion, ces présupposés sont des conditions qui nous
permettent de penser la notion de responsabilité en tant que telle, dans sa forme classique. Des
conditions qui nous permettent de penser que des décisions sont prises libre et
rationnellement, que des réponses sont données dans l’engagement propre à la liberté du sujet
souverain, des conditions intrinsèques à la souveraineté du sujet libre.

L’axiomatique de la responsabilité renvoie ainsi aux figures du « sujet pur », c’est-à-dire


d’une « conscience » intelligente ou d’une « intention » rationnelle, pleinement présente à
elle-même, maître de ses actes qui répond en « termes décidables ».49 Une conscience qui
répond librement – ce qui implique non seulement l’absence de toute coercition dans la
détermination de ses actes, mais aussi et surtout l’absence de toute contamination non-
rationnelle, à partir d’un « savoir » ou d’une connaissance de la norme qui assure la prise
responsable et sérieuse de toute décision.

46
Ibid., p. 36.
47
Ibid., p. 36.
48
Ibid., p. 408.
49
Ibid., p. 408.

78
Si la responsabilité est définie comme « obligation de répondre » – et l’idée de réparer ses
fautes a le même sens de répondre, c’est-à-dire de rendre compte, d’assumer les conséquences
de ses actes – cela veut dire que cette obligation s’impose parce que la prise responsable des
décisions du sujet est comprise comme un acte conscient, intentionnel, volontaire et
maitrisable : le sujet a conscience pleine de ce qu’il décide, et sa décision est une décision
réfléchie, intelligente et rationnelle. Dans ce mouvement le sujet est censé prévoir les
conséquences de ses actes. Nous ne pouvons penser le sujet libre qu’à ces conditions, comme
un sujet prenant des décisions sans d’autres déterminations que « lui-même », dans son for
intérieur. « Lui-même », dans sa pureté rationnelle, sans les désirs et pulsions qui lui sont
indissociables, mais qui font de lui « quelque chose » de non-prévisible, de non-calculable. Le
sujet, pense-t-on, doit être capable de calculer les possibles conséquences ou effets de sa
décision, il doit être prêt à répondre d’elles et doit prendre ses décisions à partir de ce calcul,
sans qu’aucun élément, autre que la raison, dans le sens kantien, n’y intervienne.

D’autre part, cette notion renvoie aux figures d’une « instance éthico-juridique pure », d’« une
raison pure pratique » et d’une « pensée pure du droit ».50 En effet, nous pouvons
difficilement parler de responsabilité si nous ne partions pas du présupposé qu’il y a une
instance « éthico-juridique pure », c’est-à-dire d’un champ dont la pureté fait appel à des
principes éthico-juridiques, sans mélange d’autres déterminations qu’une raison éthico-
juridique, libre de toute influence non-rationnelle. Cette instance détermine ce que
responsable veut dire, à partir des critères objectifs tels qu’un agir « avisé », c’est-à-dire d’un
agir déployé à partir d’une conscience dotée d’intelligence, un agir « prudent »,51 terme qui
implique, en jurisprudence, la connaissance des lois et pratiques convenant à la conduite de la
vie.

Une « raison pure pratique » suppose ainsi un emploi pur de la raison qui donne lieu ou fait
possible la décision libre ; un emploi de la raison que l’on suppose sans contamination des
appétits, des désirs, besoins ou envies non-rationnels. Au fond, supposer que la raison soit
contaminée par d’autres instances revient à dire que cette raison n’est pas libre dans ses
décisions, qu’elle obéit à d’autres déterminations qu’elle-même, ce qui empêche la
« responsabilité » d’avoir lieu. Dans le même sens, une « pensée pure du droit » implique le
détachement de la pensée juridique de toute autre détermination ou contamination théorico-

50
Ibid., p. 408.
51
Monique CANTO, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 1307.

79
conceptuelle. Cette pensée est une condition de la question juridique tant qu’elle justifie
l’application de la loi à partir de jugements qui sont (encore) libres de toute contamination
étrangère à la considération juridique et à la détermination rationnelle des lois.

Le travail de Derrida nous rappelle que ces présupposés se trouvent de nos jours enracinés de
façon dominante dans la définition philosophique de la responsabilité. Si nous prenons, par
exemple, une définition générale de cette notion dans le champ de la pensée éthique, celle du
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale en l’occurrence, celle-ci établit que dans le
domaine de la philosophie le problème de la responsabilité « a pour objet les conditions
d’imputabilité de nos actes et omissions ». Elle y ajoute que dans son acception courante, au-
delà de son emploi en termes d’imputabilité, cette notion « se réfère souvent à des devoirs ou
obligations liés à un statut » auxquels une personne doit se conformer, de sorte que l’on dit de
quelqu’un qu’il est responsable, par exemple « du bien être des personnes ou de l’exécution
des tâches dont elle a la charge », si celui-ci « occupe un rôle social ou une fonction ». Dans
ce contexte, les « devoirs et obligations » auxquels une telle personne est soumise se
traduisent dans l’idée d’agir de manière « raisonnable et prudente ».

Selon cette définition donc, se poser la question concernant la responsabilité de quelqu’un


d’un acte particulier, soit-il « blâmable ou méritoire », suppose que cette personne possède
« certaines capacités cognitives et volitives », ces capacités assurant la compréhension des
normes de type moral ou légal, de sorte que celui qui se trouve privé de ces capacités se situe
hors de la portée du jugement juridique ou moral. De plus, une autre condition pour qu’il y ait
responsabilité est un « engagement volitif et cognitif minimal », le premier référant une
intentionnalité de la part de celui qui agit, intentionnalité qui s’oppose à l’absence de volonté
ou à l’agir par « cause externe », le deuxième, l’« engagement cognitif » est à la fois celui qui
présuppose une conscience de l’agir. 52 Une définition encore plus explicite, qui met en
évidence les concepts classiques de ce que Derrida appelle la détermination philosophique de
la responsabilité, est celle de l’Encyclopédie Philosophique Universelle. Selon l’article que
cet ouvrage consacre à la définition contemporaine de cette notion, la responsabilité fait appel
à l’idée de « l’être humain adulte, doué de raison, capable de discernement, conscient de la

52
Ibid., p. 1308.

80
portée de ses actes, auteur libre et réfléchi des décisions qu’il prend, maître du choix de sa
conduite, "sujet" réel et non seulement apparent des verbes que ses actes conjuguent. »53

Toutes ces définitions donc tiennent à un même fondement qui est le concept métaphysique
de sujet, un concept indissociable de celui de souverain – indissociable à un tel point que
parler d’un sujet souverain semble une tautologie – à partir duquel se construit le discours
éthique de la métaphysique occidentale. 54 Or, si le traitement déconstructif s’impose, et avec
lui la nécessité d’une prise de distance de la détermination philosophique de la responsabilité,
c’est parce que cette détermination philosophique est la condition de possibilité de ce
« concept », ainsi que sa condition d’impossibilité. Car de même que traditionnellement nous
ne pouvons penser la responsabilité sans liberté et donc sans souveraineté, de nos jours, ce
lien supposé insoluble est un obstacle qui empêche d’exploiter toute la richesse que cette
notion comporte pour penser le monde éthique contemporain. C’est donc à cause de cette
conceptualité, de la résistance de la détermination philosophique de la responsabilité que ce
concept se trouve en crise.

III. 3. La crise de la forme juridico-égologique de la responsabilité

Derrida parle à plusieurs reprises d’une crise de la forme juridico-égologique de la


responsabilité, en précisant qu’il s’agit de sa forme « dominante ».55 Certes, il n’est pas le seul
ou le premier à parler d’une crise de la responsabilité, cependant, c’est remarquable que son
analyse met en valeur un aspect de cette crise que l’on verra se répéter dans les analyses des
théoriciens du droit contemporain qui n’ont aucun rapport avec sa pensée. En effet, dans
« Mochlos ou le conflit des facultés », texte datant de 1980 – un an après la publication de Le
Principe Responsabilité de Hans Jonas –56 Derrida évoque certaines hypothèses du
« questionnement typique sur la responsabilité universitaire » dans lesquelles il parle de

53
Sylvain AUROUX, Encyclopédie Philosophique Universelle. Les notions philosophiques : Dictionnaire, Tome
II, p. 2251.
54
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 20.
55
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408-409.
56
Hans JONAS, Le principe responsabilité. Cet ouvrage est peut-être le seul travail que nous trouvons dans la
pensée philosophique contemporaine, qui consacre entièrement son analyse à la notion de responsabilité, et qui
place cette notion au centre de la pensée éthique en soulignant l’importance qu’elle trouve dans ce domaine.

81
l’ébranlement de l’axiomatique du « discours de la responsabilité ».57 La crise de la
responsabilité concerne en premier lieu donc l’idée d’absence du discours de la responsabilité.
Derrida souligne cette préposition « de », pour marquer qu’il n’y a plus un discours « propre »
à la responsabilité, pas de discours déterminant les instances évoquées de façon claire, comme
on le croyait possible à l’époque de Kant.58 Ainsi, remémorant le reproche de Frédéric
Guillaume à ce philosophe pour son « irresponsabilité » suite à la publication de l’ouvrage De
la religion dans les limites de la simple raison, Derrida nous rappelle qu’au moins à cette
époque-là il y avait une topologie de la responsabilité nous permettant de « situer le pouvoir ».
Au moins on avait l’impression qu’il y avait des instances et des « sujets » responsables, bien
déterminés avec un « lieu assuré ». On avait donc l’impression de savoir de quoi nous étions
responsables et devant qui, de quoi nous avions à répondre et à qui nous devions répondre de
cela.59

Aujourd’hui, au contraire, cette possibilité paraît moins certaine que jamais et nous manquons
même de ce discours et de tout type de code pour débattre de ce malaise et retrouver la place
des instances évoquées. Il paraît donc que quelque chose a changé radicalement, de sorte
qu’on n’a plus la possibilité de parler en communauté, dans un langage commun, de la
responsabilité. Il n’y a pas de code nous permettant de discuter de « quoi et devant qui nous
sommes responsables », et quand on parle de responsabilité on n’est pas sûrs de pouvoir
attribuer un concept stable à ce terme. Cette crise de la responsabilité se traduit dans la ruine
de son axiomatique, et se manifeste dans le fait qu’un « sujet n’y serait plus interpellé dans sa
responsabilité ».60

Pour cette raison, l’invitation de Derrida à la réélaboration de la notion de responsabilité


suppose une réélaboration de l’idée même de sujet ; elle suppose une problématisation de la
relation entre la responsabilité, la liberté de la conscience et la pureté de l’intentionnalité de
l’individu, éléments qui conforment la structure de la forme juridico-égologique de la
responsabilité. L’analyse de Derrida propose ainsi une dissociation entre ces trois instances,
dissociation qui annonce le processus de déconstruction de la notion de responsabilité et de
son axiomatique, qui est le fil conducteur de notre recherche. Si maintenant nous y articulons
l’idée qu’on a traité dans la partie « A. I. » de notre recherche, celle de la déconstruction de la

57
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 405-406.
58
Ibid., p. 405-406.
59
Ibid., p. 403.
60
Ibid., p. 406.

82
notion de responsabilité en tant que « ce qui se passe dans le monde », nous retrouverons que
l’idée de déconstruction de la notion de responsabilité comprise comme dissociation entre
responsabilité, liberté de la conscience subjective et pureté de l’intention, est le résultat d’un
ensemble d’événements qui se passent dans le monde. Des événements qui donne comme
résultat une crise du concept juridico-égologique de responsabilité, qui met à mal son unité, et
qui tient en dernière instance à l’unité ou plutôt au manque d’unité du sujet responsable.

Maintenant, nous souhaiterons articuler cette analyse à celle que Derrida met en œuvre dans
sa lecture des Essais hérétiques de Patočka. Patočka parle d’une certaine crise de la
civilisation technique moderne et d’un retour au démonique. D’un côté, la civilisation
industrielle moderne est plus puissante et plus prospère, tant qu’elle a entamé un
développement technique qui semble ne pas avoir d’obstacles infranchissables. D’un autre
côté, ce croissement de la puissance humaine n’a jamais pu satisfaire les exigences matérielles
des sociétés européennes qui se vont confrontées à des « exigences croissantes ».61 Certes,
Patočka ne se sert pas de l’expression de « crise de la responsabilité » pour parler de cette
problématique ; il parle plutôt du « déclin » de la société technique, en évoquant un
« caractère pathologique de l’évolution de la société industrielle » et même une « crise de la
société » qui relève d’une décomposition sociale ainsi que des « symptômes pathologiques
évidents ».62

Selon cette analyse, la déchéance de la société moderne consiste à être une « société vide et
qui se mutile à chaque pas », même si elle se croit « pleine de vie » et donne une image d’elle-
même pleine de richesse. Cette inauthenticité de la vie humaine produit l’ennui des individus,
ayant comme conséquence le retour des fantômes des mystères orgiaques, le retour du
démonique. Le travail que Patočka fait à cet égard suppose la nécessité d’incorporation du
démonique et donc d’un certain secret dans la responsabilité, incorporation qui amène avec
soi un équilibre entre la sphère de la responsabilité, celle du souci de soi, et la dimension de la
« passion ».63 Derrida fait l’analyse du discours de Patočka dans un traitement de ce qu’il
appelle la « déconstruction » de l’histoire de la responsabilité effectuée par ce dernier. 64 Selon
son interprétation donc, le discours de Patočka est une mise en garde contre un « rapt
démonique » appartenant à une expérience du sacré qui a pour « première destination » la

61
Jan PATOCKA, Essais hérétiques, p. 106.
62
Ibid., p. 107.
63
Ibid., p. 108.
64
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 15.

83
perte du « sens de la responsabilité ».65 Et c’est précisément cette perte de sens de la notion de
responsabilité ce que nous voulons repérer dans le domaine juridique, ainsi que les
conséquences de ce phénomène. C’est donc à l’aune de cette idée que nous lisons ces textes.

Or, dans le monde contemporain, nous interprétons l’apparition de la notion de


« responsabilité sans faute » comme un symptôme de cette déconstruction en cours, un indice
de cette perte du sens de la responsabilité. Dans cette partie de notre recherche, nous allons
ainsi exposer le traitement que certains auteurs donnent à cette idée dans la théorie juridique
en France. Parler donc de cette crise de la responsabilité est une thématique récurrente de la
discussion dans ce domaine à la fin du XXe siècle et jusqu’à nos jours. Les enjeux de cette
crise ne sont pas les mêmes et ce qui nous intéresse c’est cette spécificité, ainsi que la racine
commune que nous retrouvons parmi tous les théoriciens à l’égard de cette crise de la
responsabilité qui revient avec insistance sur une dissociation qui opère au cœur de ce
concept.

Dans l’« Introduction » à l’ouvrage La responsabilité en crise, Olivier Mongin relève les
aspects fondamentaux de ce qu’il entend par de « crise de la responsabilité », notamment
autour de la notion de « responsabilité sans faute » qui nous permet de penser « l’idée qu’on
peut être responsable d’un dommage sans en être coupable ».66 L’analyse de cette
« introduction » coïncide au moins avec deux idées que nous retrouvons dans le discours
derridien sur cette crise : d’abord l’idée que Mongin attribue à Laurence Engel, celle qui
affirme que « la crise de la responsabilité est avant tout juridique », puis l’idée qu’il y a des
« insuffisances d’un outillage juridique » autour de la notion de « responsabilité sans
faute ».67

Mongin établit un rapport entre la notion de « responsabilité sans faute » et une mise en
question de la notion de responsabilité en général, de sorte qu’il pose deux questions qui
relèvent la forme juridico égologique de la responsabilité, renvoyant chaque fois à la structure
aporétique de cette notion. D’abord il se demande comment « reconnaître » une responsabilité
qui « ne renvoie pas automatiquement à un individu ou à une personne morale susceptibles
d’être déclarés fautifs ? » Puis, comment soustraire la responsabilité à la faute, cette dernière

65
Ibid., p. 15.
66
Laurence ENGEL, La responsabilité en crise, p. 5.
67
Ibid., p. 9-10.

84
notion nous permettant d’attribuer des culpabilités ?68 Autrement dit, comment dissocier la
responsabilité de la faute et de la culpabilité ? Quelles sont donc les conditions de cette
dissociation ? Et comment elle (cette dissociation) s’impose comme le dernier recours dont
nous disposons en théorie juridique pour continuer à penser la responsabilité et les enjeux que
cette notion met en œuvre ?

De son côté Laurence Engel explique cette crise de la responsabilité à partir du fait que le
droit civil – « considéré comme premier » et à partir duquel s’élaborent les notions utilisées
en droit – a eu une évolution notable qui le déstabilise. Engel retrouve le cas exemplaire de
cette évolution dans l’incorporation de la notion de risque à celle de « responsabilité sans
faute ». À travers cette incorporation, la notion même de responsabilité a subi « une extension
très large » entrainant une crise du droit. 69 Cette crise trouve son origine dans l’élargissement
de cette notion, notamment au sein du droit et dans un contexte dans lequel les « victimes »
des risques impliqués ne sont pas prêtes à être indemnisées sans que la loi en désigne un
coupable. Selon cette analyse, la notion de « responsabilité sans faute » a obscurci le sens de
la notion de responsabilité tout court, notamment là où elle ne nous permet plus d’établir un
lien évident entre le dommage causé et l’agent qui a causé ce dommage. Mais le plus
intéressant dans cette analyse est qu’il voit dans cette transformation un ébranlement de la
théorie juridique qui ne nous permet plus d’établir « une ligne de démarcation suffisamment
claire entre les différentes branches du droit (civil et pénal) ».70

Ce manque de clarté est donc un élément qui revient de façon récurrente, chaque fois qu’il
s’agit de la crise de la responsabilité. Et ce manque de clarté implique toujours un problème
pour l’assignation des responsabilités, pour repérer celui qui es responsable d’un fait donné,
celui qui est donc coupable, qui a commis la faute et qui est obligé à répondre de sa faute.
François Ewald développe l’idée de cette crise de la responsabilité, à partir de trois points
d’attaque différents, dans une analyse qui met l’accent sur le paradoxe qui existe entre
l’emploi de plus en plus récurrent de ce terme et le manque de clarté dans sa définition. Ewald
parle de trois grandes manifestations de cette crise ayant un rapport justement à trois grandes
dimensions de la vie humaine ; politique, juridique et morale. 71 Il repère la première
manifestation de la crise de la responsabilité dans le contexte politique ayant lieu en France

68
Ibid., p. 5-6.
69
Ibid., p. 17.
70
Ibid., p. 18.
71
François EWALD, « L’expérience de la responsabilité », p. 12.

85
dans les années quatre-vingt qui a donné lieu à la notion de « responsabilité sans faute ». Se
référant à cette notion à partir de la dissociation des termes de responsabilité et culpabilité,72
Ewald identifie la manifestation de la crise politique de la responsabilité à une « crise de la
décision », plus précisément à une « crise de la rationalité des décisions », ou encore, à une
« crise du conflit des rationalités dans les décisions ». Cette crise suppose une articulation
paradoxale entre responsabilité (dans la figure des responsables politiques) et irresponsabilité
(des décisions prises). Ewald illustre la manifestation politique de cette crise politique de la
responsabilité, à partir des exemples tels que l’affaire du sang contaminé dans les années
quatre-vingt, exemple qui met en évidence une « crise des valeurs » que ces décisions mettent
en œuvre.73

La seconde manifestation de cette crise, sa manifestation juridique, prend la forme d’une


« multiplication des procédures judiciaires », autant pénales que civiles. Ce fait témoigne
d’une part d’un complet désaccord « sur les termes des obligations qui lient les hommes entre
eux », et d’autre la volonté d’un nombre croissant d’individus de « tirer une sorte de surprofit
indemnitaire des relations qu’ils peuvent avoir avec les autres ».74 Ce dernier aspect s’alliant
avec la tendance illimitée que nous trouvons dans le domaine juridique à indemniser les
victimes d’un dommage, toujours en dépit des « catégories morales supposées présider à la
règle du droit ». Cette tendance marque le ton d’une évolution du droit civil qui s’éloigne de
plus en plus de « toute référence morale », dans un processus de disparition des notions de
faute et de culpabilité, qui a comme conséquence une « immoralité ou amoralité du droit de
l’indemnisation ».75 Cette caractérisation, et en général toute l’analyse d’Ewald, met en relief
ces deux aspects qui s’entremêlent dans cette tendance du droit qui s’écarte de la morale et
qui trouvent une importance fondamentale dans le cadre de notre recherche. D’abord, le lien
qui existe entre les notions de faute et de culpabilité d’une part, et la morale de l’autre. Puis, la
relation étroite qu’Ewald voit entre l’unité ou manque d’unité plutôt, du concept de « sujet » –
avec sa liberté, son intentionnalité et donc sa faute et sa culpabilité – et un certain équilibre
entre le partage disciplinaire et des domaines du droit, de la politique et la morale.76 Car ce
que cette crise provoque c’est justement une disproportion, un déséquilibre qui s’opère en

72 Ibid., p. 11.
73
Ibid., p. 12.
74
Ibid., p. 12.
75
Ibid., p. 12-13.
76 Ibid., p. 12.

86
faveur du droit, idée qui rejoint la critique de Benjamin évoquée par Derrida et sur laquelle
nous reviendrons dans la troisième partie de notre recherche.77

La troisième et dernière manifestation de la crise de la responsabilité référée par Ewald est sa


manifestation morale, qui s’exprime dans le silence complice des figures juridiques, ainsi que
dans la passivité de ceux qui ont l’autorité d’agir devant ces « évolutions
jurisprudentielles ».78 Ewald évoque, avec la nostalgie de celui qui rêve d’une « localisation
rassurante », la prise de partie du Parlement au débat sur la « responsabilité des accidents du
travail » à la fin du XIXe siècle.

L’analyse d’Ewald met en relief la tendance du droit à élargir son domaine d’opérabilité, ce
qui suppose une force qui tient contre la possibilité de la responsabilité, contre la possibilité
que la décision responsable soit prise par l’individu même. Cette tendance est donc celle qui
ferme la possibilité d’une « liberté pratique »,79 là où la loi juridique suppose la décision,
réglant le comportement de l’individu au préalable et faisant de la conduite humaine un
programme qui met la responsabilité dans le domaine du calcul. Avec cette remarque, Ewald
place sa réflexions sous le sillage de la critique de Nietzsche à la responsabilité, qui est définit
par ce philosophe allemand comme un « procès d’élevage » de l’être humain, à travers duquel
l’homme devient calculable.80

Mais c’est peut-être le travail de Mireille Delmas-Marty celui qui met l’accent de façon plus
incisive sur deux aspects qui nous intéressent particulièrement dans le cadre de cette
recherche, notamment là où elle parle d’un bouleversement de la notion de responsabilité, qui
trouve son origine dans une surenchère des mesures juridiques de sûreté, s’imposant toujours
en détriment de libertés dites individuelles. 81 Dans cette analyse, le bouleversement du
concept de responsabilité dont Delmas-Marty parle, tient à la dissociation des concepts qui se
trouvent à la base de l’axiomatique de la responsabilité, culpabilité et libre arbitre d’un côté,
responsabilité de l’autre. Mais le premier aspect que nous souhaiterons faire remarquer c’est
le fait que c’est une évolution au cœur du droit même qui, dans le processus d’auto-
affirmation de soi, produit la dissociation de ces concepts.

77
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 124.
78
François EWALD, « L’expérience de la responsabilité », p. 13.
79
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 45.
80
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 253.
81
Mireille DELMAS-MARTY, Liberté et sûreté dans un monde dangereux, p. 42-45.

87
Or, l’argumentation de Delmas-Marty affirme la nécessité de la détermination juridico-
égologique de la responsabilité dans le but de ne pas sacrifier les « libertés individuelles »,
elle tient à la figure du sujet souverain. Delmas-Marty attribue cette crise de la responsabilité
et de la théorie juridique à deux phénomènes : d’un côté à la dissociation entre dangerosité et
culpabilité, dissociation qui implique aussi une dissociation entre culpabilité et imputabilité ;
de l’autre côté, la dissociation de la notion de responsabilité de celle de « libre arbitre »,
laquelle se trouve, en fin de compte, à la base de la culpabilité.82 Ces transformations
permettent, dans le premier cas, la détention des condamnés qui ont déjà subi une peine, s’ils
sont considérés dangereux ; dans le deuxième cas, la culpabilisation d’un malade mentale,
auparavant considéré comme dépourvu du discernement nécessaire pour pouvoir lui imputer
une faute. Dans ce dernier exemple, le paradoxe tient à la distinction entre faute matérielle et
faute morale, qui aboutit à l’impossibilité de déclarer quelqu’un ni innocent, tant qu’il a
commis la faute, ni coupable, tant qu’il n’est pas en mesure de discerner rationnellement la
situation.83 L’accusé est dans ce cas responsable et irresponsable. Il s’agit d’un phénomène
nouveau, imposé par le contexte mondial marqué par les attentats du 11 septembre que
Delmas-Marty associe à une « culture de la peur » en référence à l’ouvrage de Marc Crépon
La culture de la peur, dans lequel l’auteur suit l’analyse de la surenchère de la protection et de
la sécurité des États, qui, même à un niveau subliminal, envahit tout « discours politique » et
la « scène médiatique » qui l’accompagne.84

La critique de Delmas-Marty s’adresse avec insistance à la surenchère des « mesures de


sûreté », lesquelles tendent à une « deshumanisation » contraire à la possibilité de
responsabilisation, que selon Delmas-Marty devrait cultiver le droit.85 Car, en séparant la
notion de responsabilité de celle de libre arbitre, la théorie juridique vide la notion de
responsabilité pénale de « toute signification ». Ce faisant, la responsabilité pénal perd sa
« fonction humanisante »,86 c’est-à-dire sa capacité d’« instituer l’homme, de l’élever au-
dessus de sa condition biologique en humanisant l’animal qui se cache en chacun de nous. »87
Ainsi, la crise de la notion de responsabilité relève d’une crise du juridique dont le symptôme
les plus palpable est une augmentation démesurée des mesures répressives persécutant le
82
Ibid., p. 43.
83
Ibid., p. 50.
84
Voir à cet égard : Marc Crépon, La culture de la peur.
85
Mireille DELMAS-MARTY, Liberté et sûreté dans un monde dangereux, p. 47-48.
86
Ibid., p. 52.
87
Ibid., p. 43.

88
« fantasme du "risque zéro" »,88 ainsi que d’une volonté erronée d’éradication totale de la
criminalité.89

L’analyse de Delmas-Marty tient à une défense de l’axiomatique de la responsabilité qui fait


du libre arbitre le fondement de la responsabilité, car ce geste est le seul recours qu’elle trouve
pour sauver les « libertés individuelles ». Tout le poids de son analyse repose sur ce qu’elle
appelle l’« humanité », terme qui rassemble le système de concepts qui déterminent le concept
traditionnel d’homme en tant que sujet, et dont la clé de voûte est le « libre arbitre ». Car, dans
la définition courante de responsabilité, il n’y a pas de responsabilité sans libre arbitre, de
sorte que l’absence de « liberté » (de cette liberté-là) suppose l’absence de culpabilité. Mais
cette analyse perd de vue que le concept de sujet sur lequel elle monte les piliers de son
discours est lui-même en décomposition. En déconstruction plutôt. Et que la cause de la
dissociation qui s’effectue au sein de ce concept se trouve dans sa propre structure paradoxale.
Car, en fin de compte, ce qui pose problème est la difficulté, voire l’impossibilité de
déterminer en toute précision l’agent de l’action, le coupable donc. Et que si le droit doit
effectuer la dissociation entre ces deux concepts, responsabilité et libre arbitre, c’est que cette
notion de responsabilité n’a plus la valeur qu’on lui attribuait auparavant. Le droit peut et doit
donc faire prévaloir la loi en transformant la notion de responsabilité, parce que l’association
des concepts impliquée dans son concept hégémonique (culpabilité et ses notions dérivées, la
faute, l’imputabilité, la dangerosité, etc.) lui empêche de s’affirmer, c’est-à-dire, d’assurer le
contrôle, la protection et la sécurité des individus. Mais surtout son auto-affirmation, la
protection de lui-même, sa survie. Car la liberté et donc le pouvoir qu’elle implique ne sont
pas des attributs naturels ou des concepts indissociables de la notion de responsabilité, mais
des concepts qui se sont imposés dans un contexte historique déterminé, qui n’est plus et dont
les exigences se sont transformées.

Ce dernier aspect est relevé par Alain Supiot dans un registre complètement différent mais qui
s’accorde au travail de Delmas-Marty, dans une analyse qui suit la trace de ce que Supiot
appelle la « crise juridique de la responsabilité » à partir de l’« omniprésence » actuel de la
figure de « responsabilité sociétale » ou « Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) ».90
Son analyse se développe dans le domaine du juridique, et prend comme point de départ la
crise liée aux accidents de travail qui a eu lieu à la fin du XIXe siècle en France. Selon Supiot,
88
Ibid., p. 61.
89
Ibid., p. 36-37.
90
Alain Supiot, Mireille DELMAS-MARTY (Ed.), Prendre la responsabilité au sérieux, p. 9-10.

89
la révolution industrielle a entrainé avec elle un élargissement du concept de responsabilité,
élargissement qui est à la base de ce qu’on connaît sous le nom d’« État social ». Or, le
phénomène de la mondialisation impose aujourd’hui une concurrence mondiale dont la
« compétitivité » est la base de l’« avantage comparatif », traduite en une « réglementation
plus laxiste » de l’État à l’égard des conditions du travail et des ressources. Cela dans le but
d’attirer plus d’investisseurs,91 ainsi que dans une « surexploitation » des ressources naturelles
et humaines, permettant aux entreprises d’échapper à l’obligation des impôts et de sécurité
sociale (dans le sens large du terme). Avec l’« affaissement de la capacité des États » pour
rester garants de ce que Supiot appelle le « principe de responsabilité » – garant de
l’attribution des responsabilités – cette situation mondiale relève d’une crise de la
responsabilité concernant le financier, l’écologie et le social, dont on trouve à l’origine une
« dissociation des lieux de pouvoir et des lieux d’imputation de la responsabilité ».92

Supiot voit dans cette dissociation entre pouvoir et responsabilité la source des problèmes liés
non seulement à la « dissémination des responsabilités »,93 mais aussi à un transfert non
équitable et une répartition injuste des responsabilités.94 Évoquant la figure de « lien
d’allégeance » comme un des exemples possibles de ce qu’il décrit, Supiot nous explique que
celui-ci « permet à la partie dominante (suzeraine) de faire peser sur la partie dominée
(vassale) la responsabilité des décisions qu’elle lui impose de prendre dans la gestion de ses
affaires ».95 De ce point de vue, prendre la responsabilité au sérieux (devise qui donne titre à
l’ouvrage) veut dire pour Supiot « "reconnecter" pouvoir et responsabilité », dans un contexte
où cette dernière notion est définie comme « obligation de prévenir ou réparer les
conséquences dommageables de ses agissements ».96

Cet aspect de la problématique engagée est analysé par Alain-Gérard Slama, qui avance
l’hypothèse que la notion de responsabilité ne s’est jamais débarrassée de ses racines
chrétiennes, de sorte que nous pouvons voir dans sa crise actuelle une tendance de retour à ces
origines. Dans les limites de cette conception « totalisante », la société tend à substituer « sa

91
Ibid., p. 15.
92
Ibid., p. 13.
93
Ibid., p. 26.
94
Ibid., p. 23.
95
Ibid., p. 25.
96
Alain Supiot, Mireille DELMAS-MARTY (Ed.), Ibid., p. 14.

90
vigilance à celle de la conscience individuelle »,97 tout dans le contexte d’une critique des
Lumières, qui implique une « crise de la légitimité démocratique ».98 Dans ce contexte, Slama
remet en cause le « principe de prévention » adopté par les sociétés démocratiques
contemporaines, argumentant que celui-ci a contribué à la « banalisation » de la « pénalisation
des conduites susceptibles d’entrainer des conséquences couteuses », amenant à un
« processus normalisateur ». La conséquence immédiate de cette transformation est une
réduction de « la marge de liberté laissée à l’individu pour choisir sa conduite et engager sa
responsabilité ». La « sanction préventive » est de ce point de vue, à la base de la
multiplication des « normes » et « règles pénales » ;99 mais ce surplus de normes et
commandements réglant la conduite de l’individu résulte en une irresponsabilisation, et même
en une « infantilisation » du citoyen.100

Or, ce que nous voulons faire remarquer dans ces exemples c’est d’abord que la dissociation
des notions et concepts impliqués dans la détermination courante de la responsabilité est ce
qui met ce concept hors de ses gonds, en différence avec lui-même. Mais aussi que Derrida
propose cette dissociation dans l’analyse, poussé par ce qui est en train d’avoir lieu (cette
dissociation) et qui n’est, en fin de comptes, qu’un effet de la structure paradoxale du
« concept » hégémonique de responsabilité. En effet, dans chacune des analyses qu’on vient
d’exposer il y a toujours une contradiction logique impliquée, une dissociation des concepts
supposés indissociables, qui engage une contradiction insoluble. Il s’agit donc d’une mutation
en cours qui a lieu dans la sphère du juridique, mutation que Derrida nous invite à accepter,
lire et travailler. Et ces analyses répètent ou s’accordent à l’analyse derridienne, en totale
indépendance de cette approche et même à partir de supposés contraires à l’analyse
déconstructrice.

Mais la crise de la responsabilité, dans le cadre de la réflexion juridique, remet également en


évidence la tendance absolutiste du droit et la surenchère des initiatives de contrôle qui
entrainent une irresponsabilisation des citoyens. La critique de cette tendance a comme
référence dernière la liberté et l’autosuffisance du sujet, sa capacité rationnelle qui fait garante
d’un agir responsable. Ce reproche donc, devant la surenchère de contrôle de la loi sur
l’individu, sera toujours invoqué, dans les exemples que nous venons de lire, au nom de la

97
Alain-Gérard SLAMA, La Responsabilité, p. 7.
98
Ibid., p. 6.
99
Ibid., p. 23.
100
Ibid., p. 25.

91
forme juridico-égologique de la responsabilité et du libre arbitre. Et dans toute cette histoire,
la notion de faute en soit même et donc celle de culpabilité se retrouvent en cause, ce qui
constitue le point de départ de notre analyse du traitement déconstructif que Derrida fait de la
notion de responsabilité.

92
B. Déconstruction de l’axiomatique de la notion de responsabilité

I. Une détermination non philosophique de la responsabilité

Dans la première partie de cet essai, nous avons déterminé l’idée centrale de cette recherche
comme celle de la « déconstruction de la notion de responsabilité et de son axiomatique », à
partir de ce que Derrida établit sur la déconstruction de la notion de souveraineté, 1 ainsi que
sur ses affirmations concernant la déconstruction de la notion d’étranger.2 Dans le cadre de
notre interprétation, nous comprenons cette notion de déconstruction comme une
« déconstruction lente et différenciée », c’est-à-dire, comme une transformation syncopée
ayant lieu à travers des événements dans le monde, dont les conséquences dans les concepts et
idées impliqués dans cette axiomatique ont comme résultat un déplacement de sens, une
instabilité structurelle de ces concepts. Mettant la notion classique et hégémonique de la
responsabilité hors de ses gonds, ce déplacement est un mouvement non-maîtrisé, non
attendu, un événement donc « au sens fort ».3

Ainsi caractérisée à partir de la lecture du corpus derridien, nous interprétons cette


déconstruction comme une mutation en cours dont le résultat se place au-delà de toute
maîtrise et toute intention dominant de façon absolue ce devenir. Or, ici il ne s’agit pas de nier
tout simplement l’intervention des forces performatives qui se trouvent à la base de la
réaffirmation et restructuration quotidiennes de nos institutions politiques et juridiques, 4 et qui
jouent un rôle fondamental dans ce processus de déconstruction ; il s’agit plutôt de faire
remarquer avec Derrida que la force de l’événement est toujours plus forte que celle du
performatif. Mais aussi que l’inconsc(is)tance de l’instabilité introduite par un certain peut-
être, nous expose singulièrement « au croisement de la chance et de la nécessité ».5 De cette
transformation en cours, on fait l’expérience de façon événementielle, c’est-à-dire, comme
quelque chose qui arrive. Et le déplacement de sens, et avec lui, l’instabilité de la notion de
responsabilité ont lieu au milieu de plusieurs rapports de forces, toujours engagés dans un
conflit au sein duquel toute intention, toute volonté de maîtrise est dépassée par la multiplicité
de forces engagés, ainsi que par une multiplicité de facteurs de nature diverse qui empêchent

1
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain, Volume I (2001-2002), p. 113-114.
2
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 45.
3
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 73-74.
4
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 424.
5
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 47.

93
toute intention de s’affirmer de façon pleine. La mutation en cours de l’espace social
s’exprime ainsi sous la forme d’un ensemble de transformations « techno-politico-
scientifiques »6 qui mettent à mal le système conceptuel conformant l’axiomatique de la
responsabilité, l’empêchant de se rassembler en lui-même et d’atteindre l’identité et la
stabilité propre du concept.

On a également établi – toujours à partir de la lecture et de l’interprétation du corpus


derridien – qu’un événement dans le sens fort du terme est compris comme « l’exposition
inconditionnelle à ce qui vient ou à qui vient ».7 Une irruption qui n’appartient point à
l’horizon du possible, mais qui arrive comme l’impossible avoir lieu d’une chose toute
singulière ; singularité échappant à la généralité et donc à toute neutralisation et à toute
certitude du savoir. 8 Dans cette incertitude, cet avoir lieu ne se laisse pas déterminer par une
pensée de la nécessité, telle que l’on comprend traditionnellement la nécessité au moins, c’est-
à-dire, comme le déploiement de quelque chose déjà prévu ou anticipé, mais par une pensée
du peut-être qui engage un rapport tout différent entre le possible et l’impossible. Selon
Derrida, cette pensée est celle qui « engage peut-être la seule pensée possible de
l’événement ».9 Celle qui ouvre la possibilité à ce qui peut-être arrive, de ce qui déborde
l’ordre du calcul, du calculable, de la proportion entre la dette et le châtiment qui trouve sa
justification dans la logique de l’échange économique conditionné, la loi du talion dont
Derrida parle à plusieurs reprises, notamment au cours de sa lecture de Nietzsche.10

I. 1. La pensée du peut-être et les apories de la responsabilité

À plusieurs reprises, tout au long de son corpus, Derrida met en rapport la structure
aporétique de l’événement à celle de la décision, faisant appel à la nécessité d’une pensée
capable de « laisser arriver » l’à-venir, une pensée du « peut-être ». La considération de cette
forme de pensée est une condition préalable pour comprendre l’indécidabilité structurelle qui
donne sa chance à l’arrivée de l’événement et donc de la décision, de la décision responsable

6
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 45.
7
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 15, note 1.
8
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 308.
9
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 46.
10
Voir par exemple : Ibid., p. 83 ; Donner la mort, p. 154.

94
et de la responsabilité tout court.11 La figure du « peut-être » marque le moment d’une
incertitude qui précède tout événement dans le devenir possible de l’impossible. Car rien ne
peut arriver, selon Derrida, rien n’arrive dans le sens fort du terme – arriver comme un
événement irruptif – s’il y a une connaissance certaine de ce qui « a lieu » de façon
événementielle. La certitude de ce qui arrive est contraire à l’arrivance de l’événement ; elle
fait que ce qui paraît arriver n’arrive pas de façon inattendue ; la certitude annule dans ce sens
l’événementialité de l’événement, elle fait de ce qui arrive la conséquence programmatique de
ce dont on avait connaissance au préalable.12

Si maintenant on suit le rapprochement effectué par Derrida entre les notions de décision, de
décision responsable et d’événement, il faut d’abord prendre en compte l’aporie irrésoluble
qui existe entre les notions de responsabilité et d’événement. Cette aporie, soulignée par
Derrida lui-même, implique une incompatibilité structurelle entre ces deux notions, là où la
notion d’événement suppose un dépassement des potentialités du « sujet à qui ou par qui c’est
supposé arriver ».13 Car la notion courante de responsabilité implique de façon nécessaire,
d’une façon qu’on appelle pseudo-tautologique, toute la série de notions qui conforment
l’axiomatique du discours éthico-philosophique de la pensée occidentale, telles que la
conscience, la volonté, l’intention, l’unité du sujet, l’idée de souveraineté et la liberté de ce
sujet.14 Elle implique donc la maîtrise d’un sujet sur son contexte, de ce qui lui arrive et de ce
qui ne lui arrive pas, sa conformation en tant que barrage face à ce contexte, avec une maîtrise
intentionnelle de son agir. 15

Le sujet supposé dans la définition courante et hégémonique de la responsabilité des sociétés


contemporaines est donc un sujet « avisé », qui se donne lui-même ses déterminations dans
l’autonomie ouverte par son libre arbitre, de sorte que l’« avoir lieu » de l’imprévu ne peut-
doit pas l’affecter. Et la définition de sujet détermine ce rapport entre le sujet, le possible et la
norme. Car la définition d’un tel sujet est mise en rapport à ces qualités (sujet avisé, maître de
son destin, sujet souverain donc) d’une façon pseudo-tautologique, de sorte que dans sa
définition courante on ne conçoit pas le sujet sans elles. Ce qui se traduit dans le fait que la
surprise est toujours exclue de ce qui arrive au sujet, et la venue inattendue qui fait possible

11
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 86.
12
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 308.
13
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 169.
14
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 88.
15
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.

95
l’événement – qui est toujours impossible – est neutralisée. Dès lors que la connaissance
détermine la responsabilité et la décision de ce sujet, l’évènement est neutralisé, dans la
mesure où l’accouplement entre ces deux notions structurellement aporétiques n’est pas, et ne
saurait pas être une affaire de savoir, un effet de vérité. Ces prémisses justifient la nécessité
d’une nouvelle forme de pensée, d’une pensée qui soit à la mesure de cet accouplement sans
se déterminer à partir d’un critère de vérité/fausseté, une nouvelle forme de pensée impliquant
la dissociation entre penser et connaître. 16

Derrida parle ainsi de la pensée du peut-être comme d’une pensée capable de penser
autrement la contradiction, sans besoin de l’apaiser ou la suspendre. 17 Il en parle à plusieurs
reprises. C’est pourtant dans Politiques de l’amitié qu’il développe plus abondamment ce
propos, « le nom et l’adverbe ».18 Cette idée, il l’a empruntée ailleurs ; derrière elle il y a plus
d’une voix, plus d’un nom propre, plus d’un métier : il y a au moins le philosophe et le poète.
Encore, il paraît que le premier à introduire ce « discours déroutant » dans le langage
philosophique était Nietzsche. Celui-ci se pose la question sur une possible nature partagée
des valeurs traditionnellement opposées par la pensée métaphysique : est-il possible qu’une
chose puisse « procéder de son contraire, par exemple, la vérité de l’erreur ? Ou la volonté du
vrai de la volonté de tromper ? »19 Ou encore, en ce qui concerne notre recherche, la
responsabilité de l’irresponsabilité ? Est-ce que ces figures contradictoires peuvent être « de
même nature » ?

Une telle genèse semble impossible, au moins pour la forme traditionnelle de la pensée
philosophique dont le trait fondamental est « la croyance aux oppositions des valeurs ».20
Selon ce type de jugement, « les choses de plus haute valeur » ne peuvent pas avoir un
fondement partagé avec ses opposés, elles doivent plutôt avoir une origine propre « au sein de
l’être, dans l’impérissable, dans le secret de dieu » ou encore dans la « "chose en soi" ». Cette
« manière de poser les valeurs » est ainsi une pratique habituelle à partir de laquelle déclenche
la recherche philosophique de la vérité. Devant telle croyance – que Nietzsche qualifie de
préjugé – il nous adresse une invitation à interroger les présupposés qui se cachent derrière,

16
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 59.
17
Ibid., p. 48.
18
Cette expression fait partie du titre du deuxième chapitre de cet ouvrage, où Derrida parle de cette expression
et de la pensée qu’elle évoque. Ibid., p. 43.
19
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 22.
20
Ibid., p. 22.

96
compte tenu de la possibilité que des telles antinomies n’existent peut-être pas, qu’elles
soient, au mieux, des simples « jugements superficiels », des « perspectives de grenouille ».21

Avec cette réflexion Nietzsche se déclare convaincu « que la plus grande partie de la pensée
dite consciente doit être imputée aux activités instinctives », car la « conscience », dit-il, « ne
s’oppose jamais à l’instinct d’une manière décisive ». De ce point de vue, la pensée
philosophique est « guidée » par des exigences physiologiques visant la conservation d’un
« mode de vie ». Au fond, les philosophes ne sont que « des avocats de leurs préjugés », des
préjugés qu’ils présentent sous le nom de « vérités », de la même façon que leurs philosophies
ne sont que des « confessions » ou des « mémoires involontaires », lorsque leur « intentions
morales » ou même « immorales » donnent naissance « aux affirmations métaphysiques les
plus transcendantales ». « Chez un philosophe », conclue Nietzsche, « rien n’est
impersonnel ».22

Cette réflexion amène ce philosophe à considérer que la véracité ou la fausseté d’un jugement
n’est peut-être pas le meilleur critère pour qualifier sa valeur ; il propose en revanche
d’évaluer nos jugements à partir de l’aptitude qu’ils ont pour « promouvoir », « conserver » et
« améliorer » la vie et l’espèce humaine. Par ce geste, Nietzsche avoue reconnaître la non-
vérité en tant que condition de la vie, convaincu de l’idée que disqualifier a priori la non-
vérité implique le renoncement à la vie même. En réalité, dit-il, « les jugements les plus faux
(et parmi eux les jugements synthétiques a priori) sont les plus indispensables à notre
espèce », et nous ne pouvons pas vivre dans ce monde « sans rapporter la réalité au monde
purement imaginaire de l’absolu et de l’identique, sans fausser continuellement le monde en y
introduisant le nombre ».23

La pensée de Nietzsche tient ainsi à mettre en évidence la valeur de cette partie de la vie
humaine normalement refoulée dans les coulisses de la discipline philosophique, ces éléments
qui lui étant étrangers ne s’opposent pas à la conscience de manière pure ou absolue : le désir,
les instincts, les passions.24 Dès lors que le mensonge, la fiction, l’incertitude, etc., sont des
éléments qui relèvent d’une volonté de production et reproduction de la vie humaine, ils ont
une place dans la pensée nietzschéenne et une place privilégiée, par-dessus la vérité et la

21
Ibid., p. 22.
22
Ibid., p. 23-26.
23
Ibid., p. 24.
24
Ibid., p. 23.

97
certitude. Avec ce geste, Nietzsche voudrait se placer par-delà bien et mal, au-delà de toute
considération morale se mesurant à ces principes et partant de la condition que la non-vérité
est condition de la vie autant que la vérité, voire plus importante.

Derrida tend de son côté à revendiquer la « spectralité », le « quasi », le « comme si » (qu’il


situe à la base de toute fiction), ainsi que le « peut-être » comme les éléments d’une « autre
pensée du virtuel », d’une virtualité qui n’est plus commandée par « la pensée traditionnelle
du possible (dynamis, potentia, possibilitas). »25 Il présente ensuite cette pensée comme plus
rigoureuse, car elle est plus capable de rendre compte de « ce qui se passe », c’est-à-dire, de la
singularité de l’exception radicale impliquée dans l’irruption inattendue de tout événement.

Or, dans la rhétorique de son discours, Nietzsche déclare sa conviction que pour voir cette
pensée à l’œuvre il faut attendre « la venue d’une nouvelle race de philosophes », un type
radicalement nouveau de penseurs qui n’auraient plus peur de penser la contradiction sans
tenir à l’anéantir, les « philosophes du dangereux peut-être ».26 Et dans la lecture derridienne,
ce qui s’annonce par l’écriture de Nietzsche ne peut s’annoncer que s’il s’annonce depuis un
présent non-présent, un future antérieur qui bouleverse toute linéarité du temps. Le temps est
out of joint. Pour annoncer son avenir, ce philosophe nouveau qui est Nietzsche doit faire
place à l’instant – mais on peut aussi bien dire l’espace – de possibilisation de l’impossible, à
savoir, l’à-venir de ces philosophes nouveaux dans un mouvement téléiopoétique.27 Ces
philosophes sont ouverts à penser une chose « à cœur ouvert », c’est-à-dire « au plus proche
de son contraire », une responsabilité qui nait de l’irresponsabilité, en l’occurrence, qui s’y
mélange ou se confonde même, mais surtout qui partage une même origine. Il s’agit d’une
pensée qui se montre hospitalière devant le risque d’une instabilité, d’un risque qui est
étranger à la fermeture et la certitude du concept de « concept », hospitalité devant ce qui
n’est pas bébaios.28

Cette ouverture devant l’instabilité est à la base d’une autre forme de pensée, une forme de
pensée en deçà du syllogisme binaire, une pensée du peut-être consistant à « se soustraire à la
consistance et à la constance, à la présence, à la permanence ou à la substance, à l’essence ou

25
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 307.
26
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 23.
27
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 50-53.
28
Ibid., p. 47.

98
à l’existence, comme à tout concept de la vérité qui leur serait associé ».29 Déjà, dans la
pensée nietzschéenne la considération de ces « dangereux "peut-être" » présuppose une
méfiance totale devant les préjugés les plus communs des philosophes, d’abord devant celui
qui donne une valeur a priori à la vérité plutôt qu’au « non-vrai », à l’« incertitude » ou à
l’« ignorance ».30 Cette prise de distance de la valeur de vérité est marquée par ces
« dangereux peut-être » qui « se multiplient » dans le texte nietzschéen « avant de devenir un
thème, presque un nom, peut-être une catégorie ».31 Le texte de Nietzsche ouvre ainsi la
possibilité d’un discours qui, n’étant de l’ordre du philosophique et ne se développant à partir
d’affirmations, ne manque néanmoins pas de rigueur.32

Dans la pensée nietzschéenne – en particulier dans le texte dont Derrida tire ces citations
concernant le peut-être – l’incertitude d’une pensée qui ose dépasser l’opposition des valeurs,
la pensée des « philosophes de l’avenir », se traduit immédiatement dans l’impertinence de la
recherche d’une « vérité pour tous » et de la construction d’une théorie morale universelle. 33
En effet, une science morale universelle, la postulation d’un « bien commun » tend, selon
Nietzsche, à faire abstraction totale des contextes divers. Car la généralisation des postulats
moreaux implique que « Bien » ait la même signification pour tout le monde. Mais « Bien »,
dit Nietzsche, « ne signifie plus bien dans la bouche du voisin » et l’expression de « bien
commun » renferme pour cela même une contradiction. 34 Le texte Nietzschéen nous invite
ainsi, non seulement à remettre en question la plus grande valeur du vrai sur le faux qu’on
suppose couramment de façon dogmatique, mais il nous invite aussi à la dissociation des
valeurs de « vérité », du « bien » et du « beau ». Car c’est toujours possible qu’une
affirmation soit vraie, « même si elle est nuisible et dangereuse au suprême dégrée ».35 De ce
fait, Nietzsche pense à la possibilité que la vérité de l’existence soit insupportable, et qu’il y
ait pour cela une nécessité de « diluer, dissimuler, édulcorer, estomper et fausser » cette
vérité.36

29
Ibid., p. 47.
30
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 21.
31
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 48.
32
Ibid., p. 47, note 1.
33
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 59.
34
Ibid., p. 59.
35
Ibid., p. 56.
36
Ibid., p. 57.

99
Or, au moment où Derrida introduit la discussion dans Politiques de l’amitié autour de cet
adverbe et de son emploi dans la pensée nietzschéenne, une note en bas de page nous invite à
la lecture du texte « Perhaps – a Modality ? On the Way with Heidegger to Language », de
Rodolphe Gasché. Derrida attire notre attention sur la possibilité ouverte par l’analyse de
Gasché, d’une pensée qui n’aurait pas sa dernière référence dans la véridicité ou fausseté de
son discours, et qui serait pourtant non moins rigoureux que le discours philosophique. 37 En
effet, dans ce texte Gasché développe l’idée selon laquelle la modalité de langage introduite
par le peut-être se trouve à la base d’une autre forme de pensée. À l’ouverture de son article,
s’apprêtant à l’analyse du texte « Vers le chemin de la parole » de Heidegger, Gasché
introduit une remarque selon laquelle le mot allemand vielleicht, qui traduit le terme peut-être,
rassemble les différents sens de « facile », « probablement » et « possiblement ». Encore, dit-
il, en vieux allemand le terme fut référence à « une expectation certaine plutôt qu’à une
simple possibilité » (an expectation that is certain, rather than a simple possibility).38 Car
selon Gasché, le terme vielleicht « nomme la possibilité assumée qu’une assertion
corresponde à une réalité ou que quelque chose va se produire ou avoir lieu ».39

Derrida prête une attention particulière à la traduction anglaise de cet adverbe, perhaps, en
mettant un accent sur la référence qu’il peut avoir à la chance : hap, perchance.40 Dans un
entretien plus tardif, Derrida avoue sa réserve concernant la traduction allemande vielleicht,
car dans cette langue-là le terme manque de force, il est plutôt « léger ». De même, Derrida
refusera le maybe qui en anglais représente un « appel à l’être » ou même une « insinuation
ontologique » qui se rapproche du to be or not to be de Shakespeare.41 Son analyse donne un
privilège au « perhaps » qui introduit l’incertitude du « it may happen », de quelque chose qui
survient de façon fortuite. Aux yeux de Derrida le « perhaps » implique un « être exposé » à
ce qui arrive et à qui arrive, un « être exposé » qu’il partage avec le « oui » de toute
affirmation et de toute réponse. 42

37
Rodolphe GASCHÉ, « Perhaps – a Modality ? On the Way with Heidegger to Language », p. 483.
38
Ibid., p. 468.
39
« names the assumed possibility that an assertion corresponds to reality, or that something will occur or
happen » (Rodolphe GASCHÉ, Ibid., p. 468).
40
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 47, note 1.
41
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 285.
42
Ibid., p. 285.

100
Le peut-être s’allie avec ce « oui », avec une certaine affirmation impliquée dans toute
réponse, une ouverture infinie devant l’autre qui arrive, avant même d’affirmer une
certitude.43 En ce sens, l’analyse de Gasché est sur la bonne voie, pour ainsi dire, en analysant
l’emploi du perhaps, à partir d’une « expérience du langage » et d’une « expérience de
pensée » qui sont repérées chez Heidegger avant tout questionnement, ou plus spécifiquement
avant la forme interrogative de la pensée. 44 En revanche, c’est surprenant que son analyse
parte et revienne avec autant d’insistance sur la catégorie de vielleicht, dès lors que ce vocable
suggère la certitude de quelque chose qui va se produire. D’autant plus que l’exergue du texte
de Gasché reproduit une citation de Blanchot, laquelle conjure la « chance pure »,
l’« incertitude de "l’exception" » et le « non-nécessaire absolu ».45

Car la pensée derridienne nous invite à questionner non seulement la forme interrogative de la
pensée et son autorité, mais aussi la forme de la pensée déterminée en tant que connaissance,
la certitude de cette connaissance et la connaissance tout court qui implique une annulation de
« ce qui arrive ».46 Une invitation impliquant que cette autre pensée, déterminée en tant que
perhaps, en tant que « chance pure », est le seul recours dont on dispose pour donner la
chance à l’indécidable. La marque, la catégorie ou la modalité de cette altérité de la ratio est
le peut-être, en tant qu’il implique une forme de pensée nous permettant de réfléchir en-deçà
du syllogisme, en-deçà donc de toute antinomie et toute opposition des valeurs, le possible et
l’impossible, en l’occurrence, là où l’impossible devient possible dans « l’imminence d’une
interruption ».47

Par ailleurs, penser une autre économie du possible/impossible implique une autre pensée de
la nécessité, car pour que quelque chose arrive il faut que ce soit possible, mais
paradoxalement il faut qu’« il y ait une interruption exceptionnelle, absolument singulière,
dans le régime de possibilité ».48 Cette double contrainte annonce de cette manière la
nécessité aporétique de l’« im-possible », une nécessité qui n’appartient point à l’ordre

43
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 285.
44
Rodolphe GASCHÉ, « Perhaps – a Modality ? On the Way with Heidegger to Language », p. 475.
45
Ibid., p. 471.
46
Jacques DERRIDA, L’université sans condition, p. 14-15.
47
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 47.
48
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 309.

101
classique de l’« ananké » soit-elle « loi naturelle » ou « loi de la nécessité »,49 auxquelles
s’accorde toute pensée de la possibilité, au moins de toute possibilité prévisible.

Il s’agit donc bien d’une autre compréhension de la nécessité qui s’accorde à la modalité
d’une pensée du peut-être, la seule pensée qui est ouverte à l’incertitude du possible-
impossible, la seule qui est en mesure de nous laisser penser que seul l’impossible arrive dans
le « sens fort du terme ». Cette forme de pensée est capable de concevoir la contradiction sans
vouloir la dominer, penser l’aporie sans le besoin de retrouver sa synthèse à la fin de son
itinéraire. La logique de l’indécidabilité, nommée et travaillée à plusieurs reprises dans le
corpus derridien, est ainsi celle du « dangereux peut-être ». Une logique a-logique qui est
prête à penser « le passage non-dialectique » d’une chose dans son contraire. 50

Avec la thématisation de ce « dangereux peut-être » Derrida nous invite à penser une


« disjonction », une dissociation radicale « entre le penser et le connaître ».51 Et cette
possibilité de dissociation ne s’ouvre point sans la suspension de la « thèse d’existence » qui
tend à « endurer » la « loi d’une aporie ». Cette suspension s’exprime dans le discours
derridien par la marque du s’il y en a, lequel, dit Derrida, ne relève pas d’une « dimension
hypothétique », mais constitue un effort de prendre ses distances des deux piliers linguistiques
du discours de la présence : l’être et l’existence. L’il y a signale une dimension qui
n’appartient pas au royaume de ce qui est ou ce qui existe : « ce qu’il y a, s’il y en a […] peut-
être n’existe ni ne se présente jamais, et pourtant il y en a, il peut y en avoir. »52 Le peut-être
marque de cette façon, non seulement une antériorité par rapport à la forme interrogative de la
pensée mais aussi une ouverture devant la venue de l’autre, une antériorité donc par rapport à
« l’acquiescement originaire qui engage d’avance la question auprès de l’autre. »53 Une
pensée capable de penser l’aporie et le paradoxe, penser un passage non-dialectique d’une
chose dans son contraire, penser donc cette « possible nature partagée des opposés » suggérée
par Nietzsche, penser la responsabilité en l’occurrence « au cœur ouvert », au plus proche de
son contraire.54

49
Ibid., p. 309.
50
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 48.
51
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 59.
52
Ibid., p. 59.
53
Ibid., p. 59.
54
Ibid., p. 47.

102
Or, si les « concepts » de responsabilité et de décision inscrivent dans sa structure même les
notions d’altérité et de singularité, ils sont confrontés, condamnés, traversés d’emblée par
l’aporie.55 Ils ne peuvent donc pas être pensés d’une façon féconde, voire rigoureuse, qu’à
partir d’une forme de pensée placée en deçà du syllogisme et de toute logique oppositionnelle.
Car l’aporie est en ce sens une structure constitutive de la responsabilité ; le paradoxe de la
décision est le sacrifice même : « l’exposition de la pensée conceptuelle à sa limite, à sa
finitude et à sa mort ».56

I. 2. L’expérience de pensée d’une responsabilité paradoxale

À partir des prémisses d’une pensée du peut-être, qui supposent la tâche de penser une chose
« au cœur ouvert », c’est-à-dire, au plus proche de son contraire, nous interprétons l’invitation
derridienne à l’expérience d’une responsabilité paradoxale comme une invitation à
l’expérience de l’aporie structurelle de la responsabilité. C’est dans la Préface de Du droit à la
philosophie que Derrida parle de la possibilité d’une réélaboration de la notion de
responsabilité qui déborderait les limites du philosophique, qui déborderait donc
l’axiomatique de la définition classique (philosophique) de la responsabilité, et qui se
placerait au-delà du partage entre le philosophique et son dehors. Et c’est par rapport à cet
« au-delà » qu’il parle de l’« «expérience » de cette responsabilité. 57 Cette expérience énonce
ainsi une responsabilité qui a lieu entre sa détermination philosophique et une autre
détermination possible qui ne passe pas par l’axiomatique courante de la responsabilité.

À notre connaissance, Derrida n’effectue jamais une problématisation directe de la notion


d’expérience. Cependant, deux indices dessinent l’inflexion que cette notion trouve dans sa
pensée. 1) Dans « Violence et métaphysique », Derrida parle du discours levinasien comme
un discours qui s’inspire d’une eschatologie messianique qui « veut se faire entendre dans un
recours à l’expérience elle-même. » Et dans un recours qui fait appel à « ce qu’il y a de plus
irréductible dans l’expérience : passage et sortie vers l’autre ; l’autre lui-même et ce qu’il y a
de plus irréductiblement autre : autrui. »58 Il s’agit de ce qui excède la conceptualité
philosophique dans l’expérience, ce qui résiste à tout philosophème. 2) Dans Politiques de

55
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.
56
Ibid., p. 98.
57 Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 36-37.
58
Jacques DERRIDA, L’Écriture et la différence, p. 123-124.

103
l’amitié, il suggère une antériorité de la déconstruction généalogique du politique à l’égard de
l’énoncé philosophique, et cette déconstruction « se traverse » d’abord en tant qu’expérience.
L’expérience de cette déconstruction précède l’énoncé philosophique. Elle se donne à nous,
elle s’impose à nous avant de la formaliser, et c’est justement à partir de cette expérience que
nous sommes obligés d’effectuer un travail déconstructif sur le politique. Et dans le cadre de
l’exercice interprétatif que nous mettons ici en œuvre, la déconstruction tout court est avant
tout une expérience, « une expérience qui se traverse et s’aventure avant d’être un énoncé
philosophique, théorique ou méthodologique ».59 Cette interprétation suppose une passivité
impliquée dans cet emploi de la notion d’expérience. C’est comme si, avant l’activité
impliquée dans toute référence théorique ou pratique, il y avait l’expérience, quelque chose
qui se passe et dont nous nous apercevons sans en avoir encore la forme d’exprimer cette
transformation.

C’est précisément cet excès qui nous intéresse développer ici, à partir de la lecture de
« Perhaps – a Modality ? On the Way with Heidegger to Language ». Dans ce texte, Gasché
analyse l’emploi de l’adverbe peut-être à partir d’une lecture du dernier Heidegger, lecture
dont il déduit une notion d’expérience qui implique une antériorité par rapport à l’énoncé
théorique ou philosophique. Tout d’abord, Gasché fait remarquer que du point de vue
grammatical et donc dans le « langage commun » (comun language), peut-être « représente
une modalité dans laquelle les assertions dans le procès d’énonciation sont mises en
suspension ».60 Il introduit une simple possibilité sans fondement rigoureux, caractérisant des
discours « vagues » (vague) et « imprécis » (imprecise), tels que ceux de la vie quotidienne.

Dans le domaine de la philosophie, nous explique Gasché, cet adverbe est un indice, dans le
meilleur des cas, de « déficit de savoir » (déficit of knowledge) sinon de « manque totale de
connaissance » (total lack of cognition), ce pourquoi il n’y a pas de place pour lui dans ce type
de discours. Cependant, malgré ce rapport apparenté au manque de certitude, ce terme est
employé par Heidegger, et cela de façon récurrente, dans son texte « La nature du langage ».
Gasché se pose ainsi la question sur la possibilité que l’emploi de cette expression ait dans ce
texte un usage différent à celui du « langage ordinaire » (ordinary language) et du discours
bâclé. L’hypothèse que Gasché développe est donc que la réflexion de Heidegger autour de la

59
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 128.
60
« represents a modality in which assertions in the enunciatory process are put into suspension ». Rodolphe
GASCHÉ, « Perhaps – a Modality ? On the Way with Heidegger to Language », p. 468.

104
notion de Tao ouvre la voie à la possibilité d’une pensée détachée de toute détermination
particulière.61

Pour arriver à cette idée, Gasché suit la réflexion de Heidegger concernant le langage à partir
d’une lecture qui semble garder une référence à la pensée derridienne, même si l’on n’y
trouve pas de référence ouverte ni à Derrida ni à son travail.62 Dans les limites de notre propre
recherche, la considération du texte de Gasché et de sa lecture de Heidegger en ce point précis
nous permettra d’explorer la notion d’expérience développée par Heidegger à partir de la
lecture que Gasché en fait. Cela avec l’intention de nous réapproprier cette notion, visant le
développement de notre entente particulière de l’invitation à l’« expérience d’une
responsabilité paradoxale » adressée par Derrida.

Gasché ouvre son texte en nous rappelant que dans « La nature du langage » Heidegger
s’interroge sur la signification du mot Tao (traduit régulièrement en français par route,
chemin, forme, logique, entre autres) et sur la possibilité que ce mot soit la source véritable de
la capacité humaine de penser le « mystère des mystères » c’est-à-dire « ce que penser veut
dire » (what thinking means). Pour préparer le chemin de sa réflexion, Gasché attire notre
attention sur le fait que cette possibilité est introduite par un « peut-être » dans le discours de
Heidegger. Or, selon la réflexion de Heidegger, si cette intuition est vraie, si nous voulons
vraiment interroger « ce que penser veut dire », ce n’est qu’à la condition que nous soyons
capables de renoncer au signifié déterminé des mots tels que « raison », « signification » ou
« logos » pour qu’ils puissent retourner à son « non-dit » (unspoken).63 Gasché cite
Heidegger : « Peut-être le mystère des mystères de l’adage réfléchi se dissimule lui-même
dans le mot "route", Tao (…) ».64

Selon Gasché, dans ce texte de Heidegger le « peut-être » modalise « la façon (le chemin, la
logique) dans laquelle quelque chose se met en relation avec son non-dit et avec ce que
Heidegger appelle le mystère des mystères ».65 Dans ce sens, l’emploi que Heidegger fait du

61
Ibid., p. 468.
62
De publication plus tardive que les travaux préparatoires de Politiques de l’amitié (1988-1990, voir notes 1 et
2 de cet ouvrage, p. 12), l’article de Gasché « Perhaps–A modality ? On the way with Heidegger to language »
(1993) est une réponse à la postulation derridienne d’une pensée du peut-être.
63
Rodolphe GASCHÉ, « Perhaps – a Modality ? On the Way with Heidegger to Language », p. 470-471.
64
« Perhaps the mystery of mysteries of thoughtful Saying conceals itself in the word "way" Tao ». Ibid., p. 470.
65
« the way in which something relates to its unspoken and to what Heidegger calls the mystery of mysteries ».
Ibid., p. 471.

105
« peut-être » s’écarte de son emploi dans le langage ordinaire, révélant un « rôle intrinsèque »
de cette figure dans une forme particulière de pensée, ce que Heidegger appelle l’« adage
réfléchi ». Gasché prend appui sur le travail d’Ute Guzzoni pour affirmer que le langage et les
catégories employées par le dernier Heidegger impliquent une compréhension différente à
celle qu’on leur accorde dans la « grammaire traditionnelle » ou ce qu’il appelle la
« grammaire métaphysique ».66

Or, selon Gasché, dans « La nature du langage », le but de Heidegger est de nous amener vers
la possibilité de subir une « expérience de langage », une expérience ayant lieu au seuil entre
« pensée » et « poésie », dans l’espace où le sens de ces deux notions se détermine l’un à
partir de l’autre. Cette « expérience du langage » est en dernière instance une « expérience de
pensée », dans un contexte où Heidegger définit le mot « penser » en tant qu’« écoute » pour
la première fois dans son corpus, recoulant ainsi la définition récurrente qu’il fait de ce terme
en tant que « questionnement ».

Une expérience de pensée ne peut, dans ce sens, qu’être une expérience d’écoute de « ce que
notre questionnement offre » (that which our questioning vouchsafes),67 une expérience
bouleversante, au moins dans la mesure où son succès ou son échec ne dépend pas de nous.
Car, selon Heidegger, toute enquête sur le langage suppose que le langage se soit
préalablement offert à nous qui l’interrogeons. Par ailleurs, que cela ait lieu ou non n’est pas
un résultat pouvant être assuré par un « sujet » ; si cela arrive c’est quelque chose d’incertain
qui dépend complètement de la chance. Perhaps, per chance. Ici il s’agit moins de mettre
l’accent sur une sorte de pensée ésotérique qui parie pour la chance de son aboutissement, que
sur l’ouverture infini que cette pensée propose, une sorte d’indétermination absolue qui tient à
éviter toute forme de clôture empêchant l’arrivée de ce dont on parle, ici, du langage même.
Car, selon Gasché, cette anticipation dont Heidegger parle, ce qui s’accorde ou se promet dans
le langage « ne peut jamais être suspectée, anticipée comme quelque chose de certain. » (can
never be suspected, anticipated as a sure thing).68 Ce qui veut dire qu’elle ne peut devenir un
objet de connaissance claire et absolue dont on pourrait assurer la maîtrise.

Et ici nous voudrons attirer l’attention sur le fait que ce qui conforme l’objet de notre
recherche, à savoir, l’invitation adressée par Derrida à « l’expérience d’une responsabilité

66
Ibid., p. 471.
67
Ibid., p. 472.
68
Ibid., p. 479.

106
paradoxale », comporte la même structure en tant qu’expérience de pensée et en tant
qu’expérience tout court. En effet, on comprend l’invitation derridienne d’abord comme
l’invitation à une expérience de pensée qui suppose la reformulation de la notion
hégémonique de responsabilité, ainsi que de son axiomatique. Il s’agit d’une expérience ne
pouvant assurer son objet, sans la prétention de maîtriser cet objet à partir d’un savoir.

Or, notre démarche ne tend pas seulement à éviter toute sorte de savoir produit en vue de la
fondation d’une éthique sous une forme déontologique. Cette démarche cherche plutôt à être
conséquente avec le rapprochement entre déconstruction et événement concernant la
déconstruction de la notion de responsabilité effectuée par Derrida. Car toute maîtrise
épistémologique de l’objet de connaissance implique la prétention d’avoir une possession de
cet objet en tant qu’objet de connaissance, de déterminer cet objet et le définir par la
connaissance même qu’on a de lui dans un mouvement performatif. Cela suppose une
maîtrise de ce qu’est cet objet, ainsi qu’une maîtrise de ce qu’il devient, une maîtrise
performative qui décrit en créant son objet, en le déterminant, en le performant. Ici, au
contraire, on parle de l’« expérience d’une responsabilité paradoxale » qui se place au-delà de
cette prétention en tant qu’elle suppose la déconstruction de la notion de responsabilité, telle
qu’on l’a défini au préalable : une déconstruction « qui n’attend pas la délibération, la
conscience ou l’organisation du sujet, ni même de la modernité »69 pour avoir lieu, mais qui
devient actuelle à travers une série de transformations « techno-politico-scientifiques »,70 à
travers et à partir des événements ayant lieu dans le monde dans le jour à jour de sa
quotidienneté. Il s’agit donc d’une responsabilité qui aura avec l’événement un rapport
étrange et disproportionné, voire incompatible, mais nécessaire.

Dans le texte de Heidegger la notion d’expérience trouve un sens particulier qui introduit
l’élément d’une certaine passivité, et qui rapproche cette entente de la notion d’expérience à
celle de la notion d’événement proposée et travaillée par Derrida : avoir une expérience est
être « frappé » (struck) ou « bouleversé » (overwhelmed) par un débordement brusque de la
pensée, une expérience impossible de maîtriser par le « sujet ». Une expérience qui est
événementielle, en ce qu’elle implique une exposition à l’autre dans laquelle le « soi » est
« désapproprié du début » (disappropriated from the start).71 Dans sa lecture, Gasché conclue
que cette expérience, telle que Heidegger la caractérise, est réglée du début par un « peut-
69
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 12.
70
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 45.
71
Rodolphe GASCHÉ, « Perhaps – a Modality ? On the Way with Heidegger to Language », p. 482.

107
être »72 qui modalise « le geste de la pensée envers un Autre » (thinking’s gesturing toward an
Other).73

Cet être « frappé », ce bouleversement est à la base de toute décision responsable en tant que
telle, de toute responsabilité donc, dans le moment même où la décision advient, comme un
événement marquant le saut du savoir à la liberté. Mais à une autre liberté irréductible au libre
arbitre. Dans ce sens, l’épreuve du peut-être qui fait la place à l’indécidabilité est un autre
nom de l’expérience d’une responsabilité paradoxale, c’est-à-dire d’une responsabilité qui
s’expose toujours au risque de l’irresponsabilité, du mal radical, de la trahison, du donner la
mort, du donner la mort à l’autre auquel je suis appelé à répondre, au moment même où je
m’engage dans ma responsabilité. 74 L’expérience d’une responsabilité paradoxale est ainsi
l’expérience de l’incertitude absolue qui précède la décision et fait place à son avènement
dans l’indécidabilité même.

L’invitation à l’« expérience d’une responsabilité paradoxale » adressée par Derrida, telle
qu’on la comprend, passe ainsi par une réélaboration déconstructrice de l’axiomatique de cette
notion, réélaboration supposant une transformation dans la forme de la pensée. Une autre
pensée du possible/impossible et de la nécessité nous permettant de penser une responsabilité
impossible, contradictoire, multiple. Une pensée du peut-être capable de penser une
« interpellation à laquelle devoir répondre » au-delà de « l’ego, le « je pense », l’intention, le
sujet » ou « l’idéal de décidabilité ».75 Une pensée qui est en mesure de se donner la tâche de
penser une responsabilité qui ne suppose pas par la condition de la rationalité et de la
conscience pures d’un « sujet » pour se déterminer elle-même ou pour déterminer son concept
de décision. Rendre compte de la structure aporétique de la responsabilité à partir d’une forme
de pensée qui, en somme, ne soit plus commandée par la croyance en l’antinomie des valeurs.
Penser la responsabilité à partir de « ce dangereux peut-être » annoncé par Nietzsche,
remettant en cause le lien entre la « liberté de la conscience subjective » et la « pureté de
l’intentionnalité » d’une part, et la responsabilité d’autre part, même si cela reste et doit rester
une tâche impossible.

72
Ibid., p. 473.
73
Ibid., p. 483.
74
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 247.
75
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.

108
II. Une responsabilité « plus fidèle à la mémoire et à la promesse »

Notre analyse suppose que la notion de responsabilité trouve une pertinence dans la pensée
derridienne, à condition qu’elle ne soit pas « purement déterminable » ou déterminée à partir
des « concepts philosophiques » qui conforment son axiomatique.1 Cette prise de position
exprime la tendance générale de la pensée derridienne à démarquer sa propre idée de
responsabilité de la tradition philosophique qui la précède, ou plus précisément, d’une
certaine tradition hégémonique. Car l’hypothèse de lecture que nous voudrions développer
dans cette partie de notre recherche est que l’idée de dépasser la détermination philosophique
de la responsabilité répond à l’appel à une nouvelle race des philosophes, les philosophes du
dangereux peut-être qui encadre le discours derridien de la responsabilité. Plus
particulièrement, elle est une réponse à l’injonction adressée par Nietzsche à être « plus
vigilants et ‘moins philosophes’ » dans le traitement des préjugés populaires, tels que
l’« unité de la volonté » ou même la « pureté de l’intention ».2 C’est à partir de ces prémisses
que nous interprétons l’invitation à penser une responsabilité « plus impérative » que la
responsabilité comprise à partir de cette détermination philosophique et de l’idée d’éthique
qui lui est propre. Une responsabilité « plus exigeante » dont la détermination rend compte de
sa structure aporétique ; une responsabilité impliquant une expérience paradoxale qui lie
responsabilité et irresponsabilité, dans une même notion qui détermine un concept de décision
passive.

La pensée dominante de la responsabilité tient à mettre en rapport la responsabilité à « une


instance éthico-juridique pure, à une raison pure pratique » ainsi qu’à une « pensée pure du
droit ».3 Le corrélat de ces présupposés est « la décision d’un sujet égologique pur, d’une
conscience ou d’une intention ayant à répondre de la loi et devant la loi en termes
décidables ». Le concept de décision implique ainsi un concept de sujet et de la conscience à
partir d’une transparence rationnelle de l’intention et de la volonté qui anime cette décision,
toujours dans une référence à la connaissance comme dernière instance : connaissance de la
norme, connaissance de l’acte, connaissance d’elle-même, de ses potentialités et limites.4 En
d’autres termes, la forme dominante de la responsabilité présuppose un « être humain doué de
raison, capable de discernement, conscient de la portée de ses actes, auteur libre et réfléchi
1
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 88.
2
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 36.
3
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
4
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 43.

109
des décisions qu’il prend » ;5 un « homme avisé et prudent » qui agit chaque fois à partir d’un
engagement « volitif et cognitif ».6 C’est comme si, dans la définition hégémonique, c’est-à-
dire, juridico-égologique de la responsabilité, n’avait pas lieu à l’oubli, à la distraction, à
l’erreur. C’est comme si tous ces traits, comme si tous ces éléments étaient profondément
étrangers, externes à toute idée possible de décision et en général de l’agir humain.

L’invitation à l’expérience d’une responsabilité paradoxale dans la pensée de Derrida passe


ainsi par la problématisation de la présence, au moins en deux sens de ce mot : d’abord de la
présence à soi de la conscience en tant qu’auto-conscience ou réflexivité, l’ipse, mais aussi en
tant que présent historique ou immédiat du vivant humain. Ce geste tient ainsi à chercher une
forme de la responsabilité qui soit conséquente avec cette notion. Une responsabilité plus
fidèle à la mémoire et à la promesse et donc plus fidèle au passé et à l’avenir. Dans cette
partie de notre recherche, nous allons analyser la problématisation que Derrida fait de ces
aspects, à partir de l’idée de déconstruction de l’axiomatique de la notion de responsabilité.

II. 1. L’axiomatique de la notion de responsabilité

Dans le cadre du traitement déconstructif que Derrida effectue sur la notion de responsabilité,
la déconstruction de cette notion implique une décomposition et une réélaboration de
l’axiomatique sur laquelle repose sa définition juridico-égologique. Cette déconstruction se
développe à partir de la dissociation des concepts qui déterminent cette définition de la
responsabilité. Dans le domaine du droit, cette décomposition se manifeste sous la forme
d’une crise qui montre que cette détermination de la responsabilité ne tient plus, que sa
cohésion interne est en train de s’effondrer ; elle est out of joint.7 Dans la première partie de
notre recherche nous avons illustré cet effondrement à partir de l’analyse des notions telles
que responsabilité sans faute ou responsabilité sans culpabilité, à partir de la lecture des textes
juridiques et de théorie de droit (Delmas-Marty, Engel, Ewald, etc.). Dans cette partie, nous

5
Sylvain AUROUX, Encyclopédie Philosophique Universelle. Les notions philosophiques : Dictionnaire. Tome
II, p. 2251.
6
D’après le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, cet « engagement volitif et cognitif » serait la
condition minimale pour affirmer qu’un agent est « responsable de ses actes ». Monique CANTO, Dictionnaire
d’éthique et de philosophie morale, p. 1307-1308.
7
Voir à cet égard la première partie de cet essai, notamment A. III. 3. « La crise de la forme juridico-égologique
de la responsabilité. »

110
développerons ce traitement déconstructif à partir de la détermination de la responsabilité
proposée par Derrida, en tant que réponse à l’autre. Dans ce but, nous souhaiterons d’abord
définir ce que nous entendons par axiomatique de la notion de responsabilité pour rendre
compréhensible le sens de notre réflexion.

Le terme d’axiomatique fait d’abord référence à un ensemble d’axiomes qui affirment un


ensemble de valeurs. Nous avançons cette première approche à partir de ce que Derrida nous
dit du terme « axiome » : « Un axiome affirme toujours, son nom l’indique, une valeur, un
prix, il confirme ou promet une évaluation qui doit rester intacte et donner lieu, comme toute
valeur à un acte de foi. »8 Dans le cadre de la lecture que nous proposons, l’axiomatique de la
notion de responsabilité est celle qui trouve son origine et qui se développe à partir de la
postulation de la figure du souverain propre à la culture abrahamique et aux religions du livre,
trouvant sa forme la plus développée dans la religion chrétienne.9 Cette figure est impliquée
dans le concept d’ipséité qui détermine le « je » cartésien. La postulation du « je pense » et sa
forme mûre incarnée dans « l’unité d’apperception » kantienne, sont en ce sens des conditions
nécessaires de l’idée d’individu souverain et de la notion de responsabilité qui s’y accorde ;
« condition de la réponse et donc de la responsabilité du sujet (théorique, pratique, éthique,
juridique, politique) ».10 En effet, Kant inscrit le « je pense » cartésien dans la structure de
l’aperception originaire, et établi que ce « je » doit « pouvoir accompagner toutes mes
représentations » pour qu’elles aient un sens pour moi. Cette synthèse a priori de
l’apperception est pour cela la condition de possibilité de la connaissance, mais elle est
également ce qui permet la formation d’une identité du moi.11 La faculté (en tant que
capacité) de se former une unité synthétique de l’ensemble des représentations de la
conscience est en ce sens le principe « le plus élevé dans toute la connaissance humaine ».12
Sur cette unité d’apperception, c’est-à-dire, sur la capacité de se représenter soi-même en tant
qu’unité identique à elle-même, repose « la possibilité même de l’entendement ».13

Le rassemblement des notions et concepts autour du « je » conforme le support axiologique


du discours éthico-politico-juridique de la pensée et la culture occidentales, une colonne

8
Jacques DERRIDA, Foi et savoir, p. 88.
9 Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 16-17.
10
Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 130.
11
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, p. 853-854.
12
Ibid., p. 855.
13
Ibid., p. 857.

111
vertébrale qui, d’un double mouvement, détermine chacun de ses éléments de façon
dogmatique et auto-poïétique. En effet, Derrida montre que ipse c’est le « soi-même » : autos,
qui réfère en dernière instance le pouvoir et la souveraineté. Or, en tant que notion séculaire,
elle désigne une figure masculine, la figure du maître de la maison, de l’homme viril, le père,
le frère, le propriétaire ; le souverain.14 Deux valeurs capitales se dérivent de cette
détermination ainsi analysée, valeurs qui se trouvent à la base de l’axiomatique dont on parle
ici : 1) que le pouvoir de s’auto-nommer donne lieu à ce qu’on appelle la personne qui est
placée, en tant que « sujet » au-dessus de la chose et donc des animaux.15 2) Que l’ipse, le soi-
même, faisant référence au maître et au propriétaire implique dans cette axiomatique le
pouvoir, la possession, la propriété, à la proximité donc à l’autorité. Or, l’axiomatique de la
notion de responsabilité se construit autour de ce centre organisateur, le « je », et à partir
d’une logique binaire. Cela veut dire qu’elle implique « une hiérarchie et l’ordre d’une
subordination »16 et d’une subordination qui dévalorise tout un ensemble des contraires
opposés, c’est-à-dire, l’ensemble des termes non-privilégiés engagés dans l’axiomatique de la
responsabilité. Si le « soi-même » renvoie à la possession et donc à la proximité, au
semblable, le dissemblable sera le terme subordonné. Si le « je » fait référence au maître au
masculin, le féminin sera le terme placé en bas de la hiérarchie.

Le « je » conforme un nœud conceptuel qui détermine l’articulation de tous les éléments


impliqués. Dans ce rapport circulaire donc, l’articulation des différents éléments impliqués
dans cette axiomatique travaille à partir de l’accouplement des oppositions, octroyant un
privilège légitimé à partir d’un critère externe à l’un des extrêmes, rassemblent toujours les
extrêmes privilégiés et les rangeant du côté opposé à leurs contraires. Derrida parle de la
structure circulaire de la souveraineté, ce rapport circulaire qui tourne autour de l’ipséité
comme autour d’un axe, à la façon d’une roue. La souveraineté est circulaire, elle se
détermine elle-même, elle se donne sa propre loi.17 Mais cette circularité, ou ce mouvement
d’auto-position du soi, montre un pli supplémentaire dans la structure de cette axiomatique.
La liberté par exemple, ne peut se comprendre sans les idées de conscience et de volonté,
elles-mêmes définies par leur intentionnalité. Ainsi, au cœur de cette axiomatique il faut

14 Jacques DERRIDA, Voyous, p. 31.


15 Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 130.
16
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p 392. Dans ce texte Derrida même renvoie à
La dissémination et Positions au moment où il aborde ce privilège d’un côté des oppositions métaphysiques.
17 Jacques DERRIDA, Voyous, p. 30-33.

112
toujours se référer à la liberté pour définir la responsabilité, et c’est impossible de penser cette
dernière notion sans la référence à la souveraineté qui est définie dans ses traits les plus
fondamentaux par la liberté. Et ce cercle, ou le tour et retour de ces définitions en cercle n’est
pas clos ; son ouverture est même une nécessité structurelle, de sorte qu’on peut l’élargir ou le
restreindre à dessein dans l’analyse. 18

Et dans tous les cas, chaque terme renvoie toujours au terme premier dans un rapport
circulaire, dans la mutuelle nécessitée de chaque élément à l’égard de l’autre, au cœur de cette
axiomatique. Cela signifie que nul terme a une priorité conceptuelle par rapport à l’autre,
même s’il y avait entre eux des différences de poids, l’ipse conforme le centre de gravité
portant la charge décisive de ce système conceptuel. 19 Ainsi, on prend par un fait réel et
naturel que la responsabilité se détermine par la liberté et que, pour être telle, elle doit
supposer un savoir toujours vrai et certain, qu’elle est donc la qualité ou l’attribut d’un être
capable de raison, d’une volonté dont la décision ne peut qu’être active, purement rationnelle
et intentionnelle. Et dans le fantasme dogmatique de la décision et de la responsabilité de la
forme juridico-égologique de la responsabilité, cette décision et cette responsabilité sont
toujours l’affaire propre de la tête, le chef, l’autorité, le souverain. 20 L’axiomatique de la
notion de responsabilité est donc l’axiomatique d’un discours construit autour des notions
séculaires en décomposition dont celle de souveraineté trouve une place privilégiée,
notamment dans l’histoire de la pensée éthico-politique.

Notre interprétation de l’axiomatique de la notion de responsabilité établit ainsi une


complicité étroite entre la postulation d’un « sujet souverain », et l’ensemble de valeurs qui
déterminent une pensée éthique, politique et juridique qui s’accorde à l’idée de souveraineté,
d’un individu maître de lui-même et du monde qu’il habite. Il s’agit d’un schème qui suppose
tout l’ensemble de concepts philosophiques qui déterminent la forme juridico-égologique de
la responsabilité, schème qui trouve sa référence ultime dans le concept théologique du
souverain en tant que figure masculine.

Il ne s’agirait pas seulement de rappeler la structure phallogocentrique du concept de sujet, du


moins en son schème dominant. Je voudrais un jour montrer que ce schème implique la
virilité–Carnivore. Je parlerais d’un carno-phallogocentrisme si ce n’était là une sorte de

18
L. LEVY-BRUHL, L’idée de responsabilité, p. 6.
19
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 30.
20
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 19-20.

113
tautologie (…) Et ce que j’appelle ici schème ou image, ce qui lie le concept à l’intuition,
installe la figure virile au centre déterminant du sujet. L’autorité et l’autonomie (car même si
celle-ci se soumet à la loi, cet assujettissement est liberté) sont, par ce schème, plutôt
accordées à l’homme (homo et vir) qu’à la femme, et plutôt à la femme qu’à l’animal. Et bien
entendu à l’adulte plutôt qu’à l’enfant. La force virile du mâle adulte, père, mari ou frère (le
canon de l’amitié, je le montrerai ailleurs, privilégie le schème fraternel) appartient au schème
qui domine le concept de sujet. Celui-ci ne se veut pas seulement maître et possesseur actif de
la nature. Dans nos cultures, il accepte le sacrifice et mange de la chair.21

Le schème dont Derrida parle ici, représente l’idéal de sujet responsable à partir duquel se
détermine l’organisation des responsabilités et de libertés dans le monde juridico-politique
contemporain des sociétés occidentales. Il comporte un « système de prédicats » à partir
duquel se détermine le « système conceptuel » qui fait le support, le cœur même du discours
éthique propre à la culture et la pensée occidentales.22 Ce « système de prédicats », opère et
détermine une hiérarchie normative qui passe par naturelle dans le monde éthique, juridique et
politique (et donc dans tous les domaines qui s’articulent, directement ou indirectement à
ceux-ci, c’est-à-dire, partout). De telle sorte, le concept philosophique de sujet inscrit dans son
sein la figure masculine et la virilité. Cette figure est ainsi le point de départ à partir duquel se
définie la place des autres figures du vivant, auxquelles sera nié la qualité de « sujet », au
moins dans sa forme idéale ou pleine. Le cas des animaux est le sommet de cette structure,
mais les enfants et, encore de nos jours, les femmes, n’ont pas les mêmes droits juridiques en
tant que leur qualité de « sujets » est a priori mise en question à partir du modèle
hégémonique que ce schème établit. Ils et elles n’ont pas les mêmes libertés et donc pas les
mêmes responsabilités qu’un mâle adulte, en raison qu’ils et elles n’ont pas le même pouvoir.
L’articulation de ces deux concepts, conforme la clé de voute des conventions qui articulent
l’intuition au concept et supportent la théorie du sujet.

Se dessine ainsi un idéal de sujet exemplaire des sociétés contemporaines, c’est-à-dire, de


l’idée du sujet responsable ou tout simplement d’individu souverain. 23 La différence sexuelle
avec le privilège de la virilité–Carnivore, la distance entre l’homme et l’animal, etc., ce sont

21
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 294-295.
22
Ailleurs, Derrida nous rappelle qu’il n’y a pas de concept métaphysique en soi-même, qu’il y a plutôt un
traitement sur des « systèmes conceptuels », et que ce traitement, pouvant être métaphysique ou pas, donne lieu,
dans chaque concept, à un « système de prédicats ». Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 392.
23
Pour ce qui concerne l’idée d’exemplarité je me permets de renvoyer aux développements de Derrida dans
Politiques de l’amitié, p. 20, 189.

114
des conditions inscrites dans la structure de l’axiomatique du discours éthico-théologico-
politique des sociétés occidentales et des sociétés occidentalisées qui s’organisent à partir de
l’idée d’un cap dominant, autour des notions conformant ce système de concepts.24

Dans le cadre de cette analyse, nous trouvons une complicité entre les valeurs posées ou
supposées par cette axiomatique et l’idée d’un « propre de l’homme », tel que Derrida
travaille cette idée dans son corpus. Selon cette lecture, chaque figure du propre de l’homme
est monté sur un même axiome qui dicte que l’homme est le seul vivant doté de rationalité, le
seul qui a le pouvoir de l’auto-détermination qui trouve son dernier fondement dans la
capacité de réflexivité de la conscience rationnelle. 25 Mais ce propre de l’homme, la
postulation d’une ou plusieurs qualités qui appartiennent à l’« homme » et qui les séparent de
l’« animal », repose sur un discours qui n’est autre que celle de la subjectivité de l’individu
souverain, dont l’intention et la volonté déterminent son agir en toute connaissance de cause
et donc en toute liberté. C’est donc cette souveraineté – auparavant nié à l’homme et attribuée
à Dieu seulement, et à son représentant sur terre – le fondement de la notion de sujet
égologique qui détermine la forme de la responsabilité qui s’y accorde. L’axiomatique éthique
de cette théologie politique est, en ce sens, un ensemble des valeurs qu’articulent un discours,
un ensemble de valeurs tenues par vraies qui déterminent l’agir de l’individu et les rapports
sociaux. Il détermine l’idéal de cet individu et donc les rapports entre lui et les formes
diverses d’altérité qui l’entourent. Une organisation familiale, politique, sociale, juridique,
morale, etc., se forme autour de cet ensemble de valeurs et détermine le rôle et la place de
chaque figure, tel que Hegel, en l’occurrence, en fait le partage dans la description qu’il fait
de la conformation du monde éthique.26

Selon notre lecture donc, la détermination de la notion de responsabilité est le résultat du


procès de sécularisation des concepts juridico-politiques. L’axiomatique de cette notion en
tant qu’ensemble de valeurs supposées par le discours éthique des sociétés occidentales se
reflète dans la pensée philosophique dérivée de cette culture, dans le sens que Derrida octroie
à ce terme.27 Cette idée trouve une importance fondamentale dans les limites de notre
recherche tant qu’elle met à jour l’origine théologique d’une notion qui ne peut être pensée

24
Pour ce qui est de la question du Cap et du rôle de cette figure dans les sociétés occidentales, voir ce que
Derrida en dit dans L’autre Cap, notamment p. 19-20.
25
Jacques DERRIDA, Séminaire La peine de mort II (2001-2002), p. 282-285.
26
Voir à cet égard le chapitre C. I. 1. de cet essai : « Rire de la sœur : la naissance du monde éthique »
27
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 86.

115
sans la référence aux concepts juridico-philosophiques qui se trouvent à la base de la pensée
politique d’occident, dans sa filiation latine et dans un procès de mondialatinisation, tel que
Derrida le caractérise dans son ouvrage Foi et Savoir.28 Elle s’appuie sur ce que Carl Schmitt
affirme sur les concepts politiques : que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne
de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».29

Si maintenant nous articulons cette idée avec celle qui dit que « le prince est le Dieu cartésien
transposé dans le monde politique »,30 nous pouvons dessiner une caractérisation globale de la
responsabilité : la forme juridico-égologique de la responsabilité peut être lue comme le
corrélat de l’histoire du transfert de la souveraineté divine à l’homme, dans une organisation
conceptuelle qui définit la souveraineté en tant que « puissance suprême, juridiquement
indépendante, déduite de rien ».31 Il s’agit de l’histoire de la postulation des attributs d’un
Dieu unique et du transfert de ces attributs à l’homme dans le procès de sécularisation
qu’entraine le christianisme. La forme juridico-égologique de la responsabilité est de ce point
de vue le résultat d’un procès de sécularisation qui a du mal à se débarrasser du poids de cet
héritage et le transfert de la souveraineté du prince au peuple. 32 Un procès qui entremêle
l’histoire de la responsabilité à celle de la religion, qui est également une histoire de l’Europe,
et nous dirions de l’histoire de sécularisation du continent européen, qui trouve un moment
culminant dans la Révolution française. Mais d’une religion chrétienne qui est, selon
Nietzsche, la religion qui a atteint « le plus haut degré de divinité », celle qui a fait possible le
mouvement inverse et qui a donné lieu à l’athéisme. 33

Ainsi, à la lumière du traitement déconstructif de la notion de responsabilité, sa


déconstruction implique inéluctablement la déconstruction de son axiomatique. Autrement dit,
la déconstruction de l’axiomatique de cette notion équivaut à la déconstruction du discours
éthique dérivé de l’onto-théologie propre aux sociétés occidentales contemporaines. Car cette
axiomatique est constituée du « système des concepts » qui entourent, déterminent et sont
déterminés par la notion de responsabilité, de sorte que la mise en cause de l’un implique la
mise en question de l’ensemble. Dans cette partie de notre essai on cherche à mettre en relief

28
Jacques DERRIDA, Foi et savoir, p. 47-49.
29
Carl SCHMITT, Théologie politique, p. 46.
30
Ibid., p. 56.
31
Ibid., p. 28.
32
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 20.
33
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 281.

116
cette filiation pour comprendre la façon dont les attributs qu’on suppose appartenant à la
figure de Dieu se disent désormais de l’individu souverain.

II. 1. 1. Responsabilité calculable : Nietzsche et Derrida

L’« invitation à l’expérience d’une responsabilité paradoxale » adressée par Derrida est
l’invitation à une expérience de la responsabilité dans laquelle on est frappés par
l’événementialité de cette expérience, par l’affectation qu’elle produit en nous dans un rapport
de passivité entre la décision et le « sujet » décidant. Cette affectation a comme condition
absolue une ouverture à la venue de l’événement, une disposition à accueillir la venue de
l’autre. Et donc une disposition à penser la responsabilité « au plus proche de son contraire »,
en ce point où la responsabilité et la réponse sont indissociables de l’irresponsabilité et la
réaction. Il s’agit de penser l’ouverture infinie de l’indécidable, là où celle-ci devient la
structure même de la décision. 34 Se montrer hospitalier devant ce qui n’est pas bébaios,
devant l’impossible donc, devant l’événementialité radicale. 35

À cet égard, dans la préface de Du droit à la philosophie, Derrida parle des « concepts
philosophiques de la responsabilité », en affirmant que des concepts tels que la « volonté », la
« liberté du sujet », la « personne consciente » ou l’« intention présente à elle-même » sont
des conditions de possibilité, en même temps que des conditions d’impossibilité de la
responsabilité.36 Ces concepts déterminent la définition juridico-égologique de la
responsabilité et l’« idéal de décidabilité » qui s’y accorde, ou l’idée que des décisions sont
prises dans la pureté de l’intention, à partir de déterminations purement rationnelles, sans
contamination pulsionnelle, inconsciente ou autre. Cela suppose une présence pleine de la
conscience à soi-même dans le déploiement libre de sa volonté,37 sans contradiction interne,
unifiée et rassemblée en elle-même.

Or, dans cette partie de notre recherche, notre lecture du corpus derridien tient de façon
préalable à mettre en valeur la proximité de cette pensée à celle de Nietzsche, précisément en
ce qui concerne ces « concepts philosophiques » et les implications dérivées de la prise de

34
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 247.
35
Ibid., p. 87.
36
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 88.
37
Ibid., p. 408.

117
distance de la part de Derrida à leur égard. En effet, la critique nietzschéenne à ce qu’il
appelle l’« étape morale » de l’humanité suppose une critique à la figure de l’individu
responsable, qu’il décrit comme l’individu souverain capable de faire des promesses. La
responsabilité est en ce sens pour Nietzsche une sorte d’« étrange liberté », résultat d’un
processus qui rend l’homme prévisible. Car la condition de possibilité de la responsabilité est,
selon lui, un processus d’élevage qui efface la possibilité de l’oubli chez l’individu en le
rendant calculable.38 Cette critique de la morale chez Nietzsche s’articule à la critique d’une
justice qui se règle à partir d’un principe de vengeance modalisée par la notion de dette
(Schuld), laquelle suppose que la faute, et donc la responsabilité, peut être calculée et
mesurée. Elle suppose donc qu’il y a une symétrie, une équivalence entre la faute et la peine,
entre la dette (morale, juridique ou politique) et la paie. Être responsable, dans sa définition
juridico-égologique, veut dire être calculable. Et chaque fois que Derrida problématise ces
questions autour de la responsabilité, son analyse vise ces deux éléments : une critique des
présupposés philosophiques qui déterminent une définition juridico-égologique dans laquelle
l’homme et sa responsabilité sont calculateurs et calculables. Mais aussi une critique du droit,
en tant qu’il, le droit, suppose une idée de justice fondée dans un principe de vengeance et une
équivalence entre faute et peine en termes marchands. Cette articulation entre la critique du
calcul et la critique du droit réglé par un principe de vengeance, conforme la base de tout le
traitement déconstructif que Derrida effectue sur la notion de responsabilité. 39

À partir de ce nœud thématique, dans la présente partie de notre recherche nous poursuivrons
le traitement déconstructif que Derrida fait de cette notion. Ce traitement est motivé en
première instance par la possibilité du dépassement de cette logique de l’échange et du calcul
qui détermine l’axiomatique de la responsabilité, ainsi que les rapports éthico-juridico-
politiques des sociétés occidentales contemporaines. Partant de cette conviction, nous nous
donnerons dans un premier temps la tâche de développer la critique déployée par Nietzsche,

38 Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la moral, p. 252.


39
C’est la conclusion de Jean-Luc Nancy dans sa discussion avec Jacques Derrida autour de l’analyse que fait ce
dernier sur la notion de responsabilité : « C’est-à-dire que nous sommes dans un monde où la responsabilité
contribue à l’établissement toujours plus dominant, pour parler très simplement et comme un certain Heidegger,
du calcul, de la raison calculante, etc., et c’est par rapport à cela que tu dresses l’autre exigence avec laquelle tu
dis qu’il faut traiter et négocier ». Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p.
180.

118
notamment autour de ce qu’il appelle ses « idées sur l’origine de nos préjugés moraux »,
laquelle implique une critique impeccable à la notion de responsabilité.40

Or, en mettant ces proximités au jour, nous ne prétendons pas faire de la pensée nietzschéenne
la seule référence dans la problématisation que Derrida fait de ces questions. Il y a d’autres
penseurs qui ont développé cette critique à la calculabilité de l’homme ou celle du droit qui
s’accorde à un principe de vengeance, des penseurs auxquels Derrida fait référence lui-même
quand il aborde ces questions : Heidegger, Shakespeare, Benjamin, entre autres.41 Mais nous
voudrions d’abord souligner l’antériorité dans le domaine philosophique de la réflexion
nietzschéenne concernant ces thématiques, ainsi que la proximité étroite entre la critique
nietzschéenne du concept de responsabilité et le traitement déconstructif que Derrida en fait.
Cela dans le but de contester l’interprétation qui établit une proximité étroite entre la pensée
de Derrida et la pensée de Levinas, qui se traduirait dans le fait que « l’ouverture de l’éthique
chez Derrida peut seulement se comprendre à travers la notion de Levinas d’éthique et de
"l’autre" »,42 ou encore que la pensée derridienne peut être lue à partir d’une approche
« éthique », mais cela « seulement dans le sens levinassien » (only in the Levinasien sens).43
Le débat dans une certaine tradition lié notamment à la réception de la pensée de Derrida aux
États-Unis est marquée par cette approche. 44

Notre hypothèse de lecture à cet égard est que la reformulation de la notion de responsabilité,
que Derrida nous invite à travailler à partir d’une dissociation entre responsabilité, « pureté de
l’intentionnalité » et « liberté de la conscience subjective », suppose la critique nietzschéenne
de la responsabilité en tant que « liberté » de « l’individu souverain », ainsi que la critique de
la « période morale » de l’humanité comme celle du primat de l’intention. En effet, l’histoire
de la responsabilité est pour Nietzsche l’histoire de « la tâche d’élever un animal qui puisse
promettre », un homme capable de « répondre de lui-même comme avenir ». Le fruit mûr de
cette histoire est cette « rare liberté » propre à l’« individu souverain », liberté qui s’exprime

40
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 216.
41
Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 47.
42
« the opening of ethics in Derrida can only be understood through Derrida’s notion of ethics and “the other” ».
Nicole ANDERSON, Derrida: Ethics under erasure, p. 25.
43
Nicole ANDERSON, Ibid., p. 25.
44
Voir à cet égard le débat entre Mark Dooley, notamment « A Civic Religion of Social Hope: A Response to
Simon Critchley », et Bob Plant, « Doing justice to the Derrida-Levinas connection », « The politics of exodus ».

119
en tant qu’« empire sur lui et sur le destin ».45 Nietzsche est d’ailleurs le premier philosophe
qui a problématisé ce lien entre liberté et responsabilité, lien assuré par la médiation de la
faute qui se trouve à l’origine de la détermination de la justice en tant que vengeance46. La
reformulation de la notion de responsabilité dans la pensée de Derrida est ainsi, dans le cadre
de notre lecture, une démarche qui suppose et assimile cette critique. Nous trouvons la
justification de cette hypothèse dans trois indices fondamentaux :

1) D’abord, la critique que Nietzsche adresse à l’idée d’intention comme le seul élément
déterminant l’action. La conviction qui fait de l’intention « l’origine d’une action » est, nous
venons de le signaler, le trait fondamental de ce que Nietzsche appelle une « période morale »
de l’humanité.47 Mais cette conviction est un préjugé aux yeux de Nietzsche, pour qui la
valeur d’une action se trouve plutôt en ce qu’elle a de non-intentionnelle, de sorte que
l’intention de cette action n’est qu’un signe qui doit tout d’abord être interprétée. Car
l’intention est la superficie de l’acte et en tant que superficie, elle ne montre plus que ce
qu’elle cache. Et ce qu’elle montre est précisément ce qui est donné à la conscience, c’est-à-
dire, ce dont on peut avoir connaissance, le phénoménal, mais la détermination ultime de
l’acte reste toujours secrète.48

Ce traitement critique du concept d’intention, nous le retrouvons dans la critique derridienne à


la détermination philosophique de la responsabilité. En effet, Derrida nous invite à penser une
responsabilité « qui ne passe pas en dernière instance par l’ego, le je pense, l’intention, le
sujet, l’idéal de décidabilité ».49 Une explicitation schématique de cette critique se développe
dans la considération que Derrida fait de la théorie des « actes de langage » d’Austin, laquelle
remet en question la place centrale que le concept d’intention trouve dans la théorie du
langage ordinaire. L’analyse de Derrida nous fait remarquer que la place stratégique que
l’intention trouve au sein de cette théorie inscrit la théorie et donc la pensée d’Austin dans une
tradition de laquelle il prétend s’éloigner. Car Austin fait de la « communication
performative » la « communication d’un sens intentionnel », ce qui réintroduit le critère de
vérité dans les conditions de possibilité du performatif. 50 Et quand il établit la définition des

45
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 252-253.
46
Ibid., p. 266.
47
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 51.
48
Ibid., p. 51-52.
49 Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
50
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 383-384.

120
conditions nécessaires de succès du performatif, le centre organisateur du « champ total »
qu’il délimite à travers les valeurs de « conventionnalité », de correction et d’« intégralité »,
est l’intention.51 Ce centre organisateur exclut systématiquement les cas parasitaires de la
théorie, c’est-à-dire, les cas « non-sérieux », le « non-ordinaire », ce que Derrida voit comme
la tentative de faire « passer par de l’ordinaire une détermination téléologique et éthique ».52
Or, la réflexion entamée par Derrida à propos de la théorie d’Austin, articule cette
problématique à une problématisation de la notion de responsabilité, à partir de l’introduction
d’une « inconscience structurelle » dans sa lecture de la « théorie du langage ordinaire ».53 Et
cette « inconscience structurelle » revient dans l’analyse de la responsabilité sous la forme
d’une hétéronomie dont les symptômes s’annoncent en tant que secret, de ce qui reste
« incommensurable au savoir ».54

2) Ensuite, la critique que Nietzsche fait du libre arbitre supposé dans la notion de
responsabilité en tant que causa sui de l’action humaine. Le « libre arbitre » est pour
Nietzsche, un « sentiment de supériorité » enveloppant la « certitude que l’on sera obéi ».55
Une source d’autorité qui se fonde dans le pouvoir, c’est-à-dire, la capacité de faire quelque
chose à partir d’une intention. La critique à la responsabilité effectuée par Nietzsche suppose
ainsi une analyse qui met en rapport la liberté de l’individu souverain qui se porte « garant de
soi » à la « maîtrise de soi » comme fondement d’une légitimation de la maîtrise du monde. Et
cette analyse fait de la liberté comme « maîtrise de soi » le fondement du pouvoir de
l’individu ; liberté rationnelle est pouvoir. Derrida pour sa part, développe l’idée de la liberté
en tant que pouvoir, « le pouvoir de faire ce qu’on veut, de décider, de choisir, de se
déterminer, de s’auto déterminer, d’être maître et d’abord maître de soi (autos, ipse) » à partir
d’une simple analyse du « je peux ».56

3) Enfin, la critique nietzschéenne à l’idée de « sujet » construite sur le supposé d’une volonté
unifiée, singulière. À partir d’une critique du concept de volonté de Schopenhauer, Nietzsche

51
Ibid., p. 384.
52
Ibid., p. 387.
53
Voir à cet égard le développement qui concerne l’indécidabilité structurelle des actes du langage à propos de la
promesse et la vengeance. Jacques DERRIDA, Limited Inc, Paris, Galilée, 1990, p. 139-142
54
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 127.
55
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 36.
56
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 45.

121
fait remarquer d’emblée la structure « purement verbale » de l’unicité de la volonté. 57 De ce
fait, il propose l’idée d’une volonté divisée, complexe, toujours en contradiction et en lutte
avec elle-même, contaminée par des éléments divers : la volonté est pour Nietzsche un
amalgame de sentiments, raison et passion, dont la considération exige une vigilance avisée.
Car le rapport simple entre vouloir et agir ne saurait jamais être assuré, là où la volonté
n’intervient jamais seule dans l’accomplissement de l’acte. Or, cette réflexion détermine la
critique déconstructive que Derrida avance à plusieurs reprises dans ses textes à ce concept.
Derrida non seulement inscrit ce concept de volonté parmi les concepts philosophiques de
l’axiomatique de la responsabilité dans sa forme juridico-égologique58 ; mais il en fait un
traitement critique qui pointe dans la même direction que celle de Nietzsche. Ainsi, pour
Derrida la volonté impliquée dans la décision de l’adresse à l’autre ne saurait pas être simple
ou simplement identique à son « essence supposée »,59 elle sera toujours hantée par son
contraire, toujours travaillée par ce qu’elle n’est pas.

Le traitement de ces éléments dans la pensée nietzschéenne entraîne une critique implacable
de la responsabilité. Le geste derridien par lequel la pensée déconstructrice prend ses
distances de la détermination philosophique de la responsabilité remet en question, par lui-
même, non seulement la filiation philosophique de la pensée et à l’intérieur de celle-ci d’une
pensée philosophique de la responsabilité chez Derrida, mais aussi une idée de la philosophie
en général, de ses formes, ses pratiques et ses manifestations diverses. Ayant un rapport à la
philosophie difficile à déterminer, l’interprétation derridienne de cette notion est « engagée »
à la philosophie sans que cela implique qu’elle soit inscrite « de part en part » dans la
philosophie : elle excède la philosophie et le philosophique sans être étrangère à ces
instances.60

II. 1. 2. Responsabilité : la vertu du plus fort

Dans le cadre de l’analyse derridienne de la notion de responsabilité, Derrida met l’accent à


plusieurs reprises sur l’importance et la nécessité d’une dissociation systématique des valeurs
de « pureté de l’intentionnalité », de « liberté de la conscience subjective » de la notion de

57
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 36.
58
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 36.
59
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 246.
60
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 88-89.

122
responsabilité.61 Derrida revient avec insistance dans son travail sur cette notion de « liberté
de la conscience » qui se traduit toujours en termes de force ou pouvoir. La liberté est un
pouvoir, et « la simple analyse du "je peux", du "il m’est possible", du "j’ai la force de"
(krateô) y découvre le prédicat de la liberté, le "je suis libre de", "je peux décider" ».62 La
liberté suppose ainsi l’ipséité, et l’ipséité suppose la liberté, l’une n’est sans l’autre. Et le soi-
même énoncé par l’ipse impliquera toujours déjà la puissance et la souveraineté. Car, nous
l’avons déjà évoqué, cette puissance fait partie de l’ipse, renvoyant toujours et en dernière
instance aux valeurs de « propriété », de « possession », à « l’autorité du seigneur » et donc à
la puissance virile qui est celle du souverain. 63

Par ailleurs, toutes les figures « responsables » que l’on trouve dans le document qui a vu
naître la notion de responsabilité, le Code Napoléon, sont des figures d’autorité telles que le
père, le patron, le professeur, le propriétaire, etc., toutes, bien entendu, des « figures
humaines » masculines, bien rationnelles, toutes des figures de ce que Derrida appelle le
« schème dominant du sujet ».64 Le reste des « figures » humaines et des « figures » du vivant
en général, sont ainsi placées dans ce schème en dessous de la figure du père au du maître, de
sorte que le responsable par excellence est le maître, le cap, la tête. La structure de ce maître
dans la sphère politique a dans ce sens la même structure de la subjectivité comme telle : un
sujet libre et responsable dont la figure exemplaire est l’homme.65

La notion de responsabilité implique celle de souveraineté en tant qu’un sujet non souverain
n’est pas libre et n’agit pas de façon responsable. La souveraineté devient de ce point de vue
une figure exemplaire, un concept normatif qui nous commande d’agir en tant que sujets
souverains. Or, dans le cadre de notre interprétation, le travail derridien autour de la notion de
responsabilité effectue une dissociation entre cette notion et une entente particulière de la
souveraineté, à savoir, celle qui suppose une complicité entre le logos et la virilité carnivore
nommée sous le terme de carno-phallogocentrisme.66 Cette complicité se trouve à l’œuvre
dans le concept de sujet qui s’accorde à la définition juridico-égologique de la responsabilité.
Dans l’articulation dogmatique des concepts rassemblés autour de ces notions, la définition de

61
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
62
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 45.
63
Ibid., p. 31.
64
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 294.
65
Ibid., p. 295-296.
66
Ibid. 294.

123
sujet souverain, libre et responsable devient une condition inaccessible, voire une fiction
improbable. Si dans son interprétation hégémonique, c’est-à-dire, juridico-égologique, la
condition de possibilité de la décision responsable et de la responsabilité tout court est
nécessairement la « liberté de la conscience subjective », de l’individu qui décide, si celle-ci
implique le pouvoir, la puissance virile et souveraine du seigneur, la responsabilité devient un
effet de pouvoir, une conséquence des potentialités de l’homme dans le double sens du mot,
de genre et d’espèce. Un effet qui revient toujours à l’autorité du plus fort en tant que
manifestation de sa puissance et de sa liberté, tel que Nietzsche l’a décrit dans La généalogie
de la morale.

Nietzsche est le premier philosophe qui développe une analyse approfondi qui montre ce en
quoi le concept de responsabilité implique celui de souveraineté et celui de conscience, mais
surtout comment et pourquoi il affirme que la responsabilité est le « privilège » de l’individu
souverain, le trait d’une supériorité qui inspire confiance, crainte et respect.67 Dans la
deuxième dissertation de cet ouvrage intitulée « La "faute", la "mauvaise conscience" »,
Nietzsche avance l’hypothèse que l’origine de la responsabilité se trouve dans le procès par
lequel l’homme même est devenu calculable, un procès de dressage qui a rendu l’homme à la
raison, c’est-à-dire, au sérieux, à la « maîtrise des passions », à la « réflexion ». Et ce procès
est en principe une lutte contre l’oubli, une lutte fondée dans le sacrifice et dans laquelle le
seul moyen pour gagner du terrain à l’oubli est la douleur imprimée dans l’âme. 68 La
responsabilité comme fruit tardif de la moralité des mœurs est un pouvoir : « pouvoir se
porter garant de soi », « pouvoir dire oui à soi-même » ; pouvoir promettre. 69 Et Nietzsche y
ajoute : « le fier savoir du privilège extraordinaire de la responsabilité, la connaissance de
cette rare liberté, de cet empire sur lui-même et sur le destin […] l’homme souverain l’appelle
sa conscience… ».70

Dans le cadre de cette lecture, la responsabilité est une « vertu » directement en rapport à la
force, à la puissance du plus fort. Et l’analyse de Nietzsche met en rapport la responsabilité et
ce qu’il appelle l’idéal ascétique. Il fait l’étude généalogique de la responsabilité en tant que
conscience morale. Or, si pour Nietzsche la responsabilité est le résultat tardif d’un procès

67
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 253.
68
Ibid., p. 251-255.
69
Ibid., p. 254.
70
Ibid., p. 253.

124
d’auto-châtiment qui fait de l’homme un être calculable,71 chez Derrida cette détermination
de la responsabilité trouve son élan dans l’articulation particulière entre liberté et
responsabilité, en ce que le souverain est le seul à faire exception de la loi. Il s’agit d’une
référence ouverte à Schmitt qui définit la souveraineté en tant que « puissance suprême,
juridiquement indépendante, déduite de rien ».72 Le souverain est le seul hors-la-loi légitime
et légitimé,73 le seul individu autonome et supra-moral, qui se trouve au-dessus de la morale,
des lois morales. 74 En ce point précis, Derrida semble affirmer la nécessité d’agir en tant que
sujets souverains, notamment en ce qui concerne cette prise de distance par rapport au droit et
de la fiction qui octroie à cette figure la possibilité de refonder le droit, chaque fois unique.

Il s’agit précisément de ce que Derrida travaille sous le nom de fondement mystique de


l’autorité, une expression qu’il emprunte à Montaigne. À partir d’une lecture qui articule la
pensée de Pascal à celle de Montaigne, Derrida nous rappelle dans « Du droit à la justice »
que pour Pascal « il est juste que ce qui est juste soit suivi », dans la même mesure qu’« il est
nécessaire que ce qui est fort soit suivi. »75 Dans le premier cas il s’agit d’une simple
conséquence de l’idée de justice que ce qui est juste doit être suivi, appliqué, voire enforced,
d’où que cet axiome se traduise en l’institution d’un droit au nom de la justice. 76

Dans l’interprétation que Derrida fait de ces deux affirmations, elles s’entremêlent dans un
axiome commun qui affirme que « le juste et le plus fort » doivent être suivis, que « le plus
juste comme le plus fort doit être suivi ». Mais cette articulation suppose que la justice sans la
contrainte est impuissante, nulle, qu’elle n’est donc pas effective et que par conséquent elle
n’est pas juste. Cela dans la même mesure dans laquelle une force sans justice, une force qui
ne se règle à la justice est tyrannique. Et dans cette articulation incontournable, il devient
nécessaire que justice et force soient toujours ensemble, la force come contrainte faisant partie
de la structure même de la justice. 77 Car devant l’impossibilité de rendre forte la justice,
Pascal prescrit de rendre juste la force.

71
Ibid., p. 253.
72
Carl SCHMITT, Théologie politique, p. 28.
73
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain, Volume I (2001-2002), p. 38.
74
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 253.
75
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 27.
76
Ibid., p. 27.
77
Ibid., p. 28.

125
Ainsi compris, le rapport nécessaire entre force et justice est le fondement et l’origine du
droit. Or, Derrida fait remarquer au préalable la prudence implicite du discours de Montagne
qui distingue la justice du droit. Les lois sont donc suivies non parce qu’elles sont justes, mais
tout simplement parce qu’elles sont des lois. C’est en ce point que la réflexion de Montaigne
arrive à l’énonciation de ce qu’il appelle le fondement mystique de l’autorité, lequel, dans le
cadre de son analyse se traduit dans un acte de croyance, voire un acte de foi : « […] les lois
se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont loix », elles
sont donc suivies et obéies « parce qu’elles ont de l’autorité. » Et dans le commentaire qui suit
cette référence, Derrida explique que cette autorité a son fondement dans le crédit qu’on
octroie aux lois, que ce crédit constitue leur seule légitimation, leur seul fondement. 78

Or, selon Derrida, dans le développement de cette réflexion Pascal voudrait que ce fondement
mystique ne soit l’imposition vulgaire de la force, la simple mise en œuvre de la contrainte.
Cependant, l’introduction stratégique d’une référence au texte « Critique de la violence » de
Benjamin, introduit l’indice d’une lecture que Derrida semble vouloir éviter du texte de
Pascal : que les lois sont suivies parce qu’elles sont lois, parce qu’elles naissent de cette
articulation entre force et justice dans laquelle la justice est toujours l’élément le plus faible et
donc l’élément qui est toujours obligé à capitaliser. Autrement dit, le crédit qu’on octroie aux
lois tient son origine du fait qu’elles sont enforced, parce qu’elles ont la contrainte et la force
derrière elles, parce que désobéir la loi a des conséquences, dont la première est la
confrontation directe avec la force. Cette articulation met au jour une sorte de mise en abyme
de l’axiomatique de la responsabilité. Dans ce schème, la responsabilité de la justice, le devoir
être juste revient au plus fort, à l’homme responsable, celui dont Nietzsche dit qu’« une
conscience fière vibre dans tous ses muscles, […] la conscience de tout ce qu’il a fini par
conquérir et qui est devenu corps en lui, conscience véritable de sa puissance et de sa
liberté ».79 À lui seul dans l’impossibilité de rendre justice sans la force.

Prenant partie dans cette axiomatique, la notion de responsabilité ouvre la possibilité de


penser de façon privilégiée la structure aporétique d’un tel discours et de la chaîne
conceptuelle qui le soutien, tels qu’on reçoit cette notion et cette axiomatique dans les

78
Derrida cite Montaigne. Ibid., p. 29-30.
79
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la moral, p. 253.

126
manifestations les plus diverses de la culture dite européenne-occidentale.80 La responsabilité,
telle qu’elle est définie dans le cadre de cette chaîne conceptuelle, montre clairement son
paradoxe interne, un paradoxe produit par la structure non-aboutie et toujours en déplacement
du sens des notions et concepts impliqués. Car la responsabilité comme vertu du plus fort est
une responsabilité par délégation, c’est-à-dire une responsabilité dont on s’acquitte ou dont on
nous prive sous prétexte de ne pas être le plus fort, idée impliquant toujours que le plus fort
est le plus responsable, dans un rapport pseudo-tautologique du rapport entre force et
responsabilité, rapport toujours légitimé à partir d’une référence directe à la justice, comme
dans le dire de Montaigne. La délégation de cette responsabilité implique ainsi que le moins
fort n’a aucun droit à l’autorité supposée toujours dans le concept de sujet, et donc aucune
responsabilité ou une responsabilité faible : le varon adulte se place à la tête de cette
hiérarchie, tandis que la femme se trouve toujours en deuxième place, l’enfant restant toujours
à la fin.81 Et dans cette topologie, l’animalité constitue un champ plus que problématique
auquel est nié toute forme de responsabilité et de réponse.

À partir de l’analyse que nous ébauchons ainsi, l’invitation derridienne au travail autour de la
notion de responsabilité est une invitation à penser une axiomatique hors de ses gonds. Une
axiomatique instable qui cherche à démêler les liens prétendument naturels entre liberté,
responsabilité, souveraineté, conscience, et toute la chaîne de notions qui la conforment. Car
c’est à cette condition qu’on est en mesure de penser un espace de responsabilité au-delà de sa
forme « juridico-égologique », une responsabilité qui ne soit pas le privilège de l’individu
souverain, la vertu du plus fort qui peut s’arroger le droit d’être au-dessus du droit. Une
responsabilité dont la portée est plus responsable, une responsabilité « plus fidèle à la
mémoire et à la promesse, toujours au-delà du présent » temporel et du vivant présent, bref
toujours au-delà du fantasme de la présence. 82

C’est à partir de cette distinction entre droit et justice que la possibilité d’agir contre la loi est
ouverte pour tout individu responsable. Mais cela a lieu au-delà de son pouvoir et de son
autorité, au-delà donc ou en deçà plutôt de sa liberté, ou plus spécifiquement, d’une
détermination particulière de la responsabilité où elle se dissocie de ses déterminations en tant

80
Dans « En langue d’homme, la fraternité… », Derrida nous rappelle que la grammaire de la responsabilité est
partagée par les langues dites européennes, ce qui autorise un travail questionnant ce qu’il appelle notre culture
et notre concept de responsabilité. Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 280.
81
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 295.
82
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p 36.

127
que pouvoir, autorité, ou liberté de l’individu. Et cela au nom d’une responsabilité plus
originaire, plus fidèle à l’à venir et à l’héritage. Car la responsabilité a lieu dans le seuil entre
loi et justice, toujours dans la contrainte de prendre ses distances de la loi et de l’éthique.
Dans cette lecture on peut dire avec Jacques Colléony que « c’est au nom de ce que Derrida
nomme responsabilité » qu’il met en question ce que traditionnellement on appelle
l’« éthique ».83 Et cette mise en question ouvre la possibilité d’une pensée de la responsabilité
au-delà du réseau conceptuel et de l’axiomatique dont on parle ici, celle qui suppose un
« sujet », c'est-à-dire le passage par un moi, l’ipse qui se renferme dans son espace subjectif
souverain, dans une pulsion d’objectivation du reste du monde.84

Car l’éthique a comme premier effet celui de l’irresponsabilisation de l’individu appelé à


rendre compte de soi en obéissant la norme, sans renoncer à sa liberté. 85 Les exigences de
l’éthique trouvent comme premier destination la culpabilité originaire de l’individu, toujours
en contradiction irrésoluble avec le concept qu’il est censé de remplir. En ce point précis, le
discours derridien tient à remarquer l’intérêt de réfléchir et de problématiser les raisons pour
lesquelles cette forme dominante s’est imposée avec ses « valeurs juridico-égologiques » dans
l’histoire de la pensée occidentale. Ce rapport, ce lien entre la responsabilité et ses concepts
connexes dans sa définition hégémonique, n’est pas naturel, il a une histoire et donc il « n’est
pas indissoluble de toute éternité ».86

Or, au moment où Derrida parle de la nécessité de réélaboration de cette notion il avoue avoir
le sentiment de se poser lui-même comme « gardien et […] dépositaire responsable de la
responsabilité traditionnelle ». Ainsi, toujours dans l’incertitude qui oscille entre la croyance,
le crédit accordé à la tâche d’élaboration d’un « autre discours sur la responsabilité » et
l’affirmation d’un « concept sans concept », Derrida nous invite à une expérience aporétique
de pensée à partir et contre la tradition philosophique, au-delà de la logique traditionnelle
reconnue par cette pensée. 87 Dans le contexte de cette incertitude, Derrida laisse entendre que

83
Jacques COLLEONY, « Déconstruction, théologie négative et archi-éthique (Derrida, Levinas et Heidegger) »,
1994.
84
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 284.
85
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 88-89.
86
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
87
Ibid., p. 409.

128
la reformulation déconstructrice de cette notion implique moins la relativisation des effets de
subjectivité ou d’intentionnalité que la mise en œuvre d’une pensée paradoxale. 88

II. 2. Responsabilité absolue, responsabilité infinie

Selon la lecture que Derrida fait des Essais hérétiques de Jan Patočka, ce premier
problématise la relation entre la responsabilité et les thèmes chrétiens, lesquels sont tous
rassemblés autour de la figure du « don », particulièrement du « don de la mort », du « don
par amour infini » et donc du sacrifice. 89 Devenant dans cette lecture la condition de
possibilité de tout « don », de tout échange dans la forme du donner et prendre, le « don de la
mort » se situe à la base de toute expérience de la responsabilité en tant qu’il signale l’espace
dans lequel personne ne peut se mettre « à ma place ».90 Le « don de la mort » concerne ainsi,
non seulement la façon dont on meurt mais aussi le « soin pris de l’âme », la façon dont on se
prépare pour elle (la façon de vivre donc), ainsi que la représentation que l’on se fait de cette
mort. L’expression se donner la mort, qui donne son titre à l’ouvrage de Derrida, peut donc
signifier l’action de se donner la mort soi-même, de sa propre main ou de sa propre volonté,
mais aussi l’acte de se former une « appréhension interprétative », une « approche
représentative de la mort ».91

Patočka suit la trace de l’histoire de la responsabilité là où cette dernière s’entremêle et


devient même difficile à distinguer d’une histoire de la religion, notamment de la religion
chrétienne.92 Il reconstruit l’histoire de la responsabilité à partir de la relation énigmatique
entre le sacré et le profane, prenant comme fils conducteur la notion de secret, ou comme
Derrida le dira lui-même, le « mystère du sacré ».93 Ainsi, dans le développement de son
discours, Patočka situe la responsabilité du côté du profane, de la quotidienneté et donc de la
nécessité de la « lutte pour nous-mêmes », ce qu’il appelle le « domaine du travail ».94

88
Ibid., p. 408.
89
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 74.
90
Ibid., p. 64.
91
Ibid., p. 69.
92
Ibid., p. 16.
93
Ibid., p. 15.
94
Jan PATOCKA, Essais hérétiques, p. 109.

129
Derrida attire notre attention sur le fait que, dans la construction de cette généalogie, Patočka
conduit son analyse à travers différents moments et cultures de l’histoire, tels que le mystère
orgiaque grec, l’« anabase platonicienne » et le mysterium tremendum chrétien.95 Dans ce
parcours, la notion de responsabilité prend des formes différentes selon le rapport que chacun
de ces moments établit entre la responsabilité et le démonique, forme première et simple,
presque sauvage du sacré. Dans sa forme démonique, cette notion de sacré rassemble des
éléments tels que la sexualité, la fête, l’irresponsabilité ou l’oubli de soi dans l’expérience
mystique.

Or, la forme contemporaine de la responsabilité, celle qui corresponde aux sociétés


occidentales du monde moderne est celle qui comporte une idée de la « singularité
irremplaçable du moi », d’un moi qui dans son rapport tout singulier à la mort s’éveil à la
responsabilité en se confrontant « à ce que personne ne peut faire à ma place ».96 Avec le
christianisme, cette idée d’irremplaçabilité ouvre la possibilité à une idée de la responsabilité
dans laquelle la référence au Bien est assimilée sous la figure du « don ». En effet, dans
l’« anabas platonicienne » le Bien est une chose transcendante et objective, « un rapport entre
des choses objectives » ; la responsabilité sous sa forme chrétienne exige au contraire une idée
du Bien en tant que rapport à l’autre, « une réponse à l’autre », comme « expérience de la
bonté personnelle et mouvement intentionnel. »97

Dans la lecture derridienne, l’accès à cette responsabilité n’est donc possible dans l’histoire
qu’à travers les principes moraux du christianisme. Il s’agit d’une responsabilité chrétienne
« de part en part », ce qui devient évident à partir de toute considération analytique de ce
concept. Lui, tout seul, ouvre la possibilité d’en déduire le christianisme avec ses principaux
motifs, tous rassemblés autour du « don » : le pêché, la culpabilité, le repentir, le sacrifice, le
salut. L’histoire de la responsabilité remonte loin dans le temps dans l’analyse de Patočka,
mais l’inflexion spécifique du christianisme se trouve dans une conception de la « bonté
oublieuse de soi » en tant que « don de la mort ». Le « concept » ainsi formé est le seul
permettant de penser la responsabilité en tant qu’histoire et plus précisément comme « histoire
de l’Europe ».98 Mais si cette idée du Bien est assimilée sous la figure du « don » cela veut
dire que la bonté du rapport à l’autre, le Bien qu’on fait ou qu’on donne à l’autre doit être un

95
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 62.
96
Ibid., p. 67.
97
Ibid., p. 76.
98
Ibid., p. 76.

130
« don » dans le sens fort du terme, un « don » sans échange, c’est-à-dire, un « don »
inconditionnel. Car un « don d’amour infini » est celui qui s’oublie de « lui-même », c’est-à-
dire celui qui oublie le « même », le « soi », le fondement ou l’origine du « don » en tant que
« don » ou en tant qu’action intentionnelle : « bonté oublieuse de soi »,99 bonté oublieuse du
soi.

Cette surenchère de responsabilité articule ainsi, paradoxalement, la finitude de l’individu


singulier à l’infinitude du Bien donné dans un rapport de disproportion structurelle,
insolvable : singularité absolue, irremplaçable et finie, devant une bonté infinie et
inconditionnelle. Et cette articulation paradoxale est précisément la structure qui nous permet
de penser un impératif de responsabilité absolue. Car sous l’influence du christianisme, cette
notion est celle qui lie, dissymétriquement, la singularité de l’individu à la pluralité des
responsabilités devant tous les autres qui ont besoin de lui, qui dépendent de lui ou qui
comptent sur lui pour quoi que ce soit, d’une façon ou d’une autre.

II. 2. 1. Les multiples ententes du tout autre

L’idée d’une responsabilité infinie qui se déduit de la pensée chrétienne, la multiplicité infinie
des responsabilités qui engagent l’individu, entraine une culpabilité infinie dans le discours
chrétien. Mais elle introduit également le motif de l’altérité, du rapport à autrui qui prend la
forme du tout autre.100 Cette expression lie, dans la même formule, deux ententes contenues
dans deux vocables : tout et autre, qui s’articulent de deux formes différentes pour donner lieu
à deux ententes différentes. Deux ententes signalant d’un côté l’altérité radicale, la différence,
cela ou celui, qui ou quoi irréductible à l’identité du même, d’un autre côté à la multiplicité
des autres, qui ou quoi, qui sont là, qui ne sont plus là ou qui ne sont pas encore avec nous
dans ce monde. Une même expression qui met l’accent sur l’aspect quantitatif de l’altérité
dans le premier cas et sur l’aspect qualitatif dans le deuxième.

Pour comprendre la différence entre ces homonymes, Derrida offre d’abord la distinction
entre l’adjectif pronominal indéfini et l’adverbe de quantité marqués par le mot tout, et, d’un
autre côté, la distinction entre le nom (ou le pronom, dirions-nous) et l’adjectif/attribut,
exprimés par le mot autre. Dans la première entente possible, « tout autre » fait référence à la

99
Ibid., p. 77.
100
Ibid., p. 114.

131
totalité des autres en tant que multiplicité infinie d’individus, d’individualités, voire de ce
qu’on appelle des « entités individuelles » singulières : tout le monde, n’importe quel autre.
Dans ce cas, le mot autre est employé en tant que nom ou pronom, désignant l’opposé du
même, du soi, de l’ipséité qui articule liberté et pouvoir.101 L’expression tout autre est ainsi,
dans cette première entente, une façon de faire référence à l’altérité, d’un point de vue
quantitatif ; tous et chacun des autres qui ne sont pas « moi-même ». Dans la deuxième
acception tout veut en revanche mettre en valeur la radicalité de l’« être autre », là où le terme
autre est employé en tant qu’adjectif pour référer précisément l’altérité d’un point de vue
qualitatif. Tout autre veut ainsi dire : celui qui est complétement autre, infiniment autre, celui
qui est absolument différent, tout (à fait) autre, Dieu ou bête, qui ou quoi.102

Le pli supplémentaire que Derrida effectue met l’accent sur la dernière entente de cette
formule pour donner lieu à tout autre est tout autre, expression qu’il développe dans Donner
la Mort. Influencé en ce point par la pensée de Levinas (même s’il n’y fait référence
qu’indirectement dans cette ouvrage 103), le Tout autre est tout autre derridien est une
expression qui exprime l’infini dans l’autre : chacun des autres, proche ou lointain, qu’ils
aient ou non un rapport à (au) « moi ». Dans cette acception de l’expression, elle veut dire :
tous les autres sont infiniment autres, infiniment différents, infiniment incompréhensibles ou
indéterminables par la connaissance que je puise avoir d’eux. Et dans les deux cas, la
surenchère qualitative et quantitative de l’altérité est l’issue d’une « assignation excessive de
responsabilité ».104 Il s’agit donc, non seulement d’être responsable de tous les autres envers
qui l’individu peut avoir à répondre, mais aussi d’être responsable, en principe, avant tout, de
celui ou cela qui n’est pas « mon » semblable, celui qui est radicalement différent, de celui qui
est transcendante, inaccessible, au-delà de toute possibilité de calcul et d’anticipation,
débordant tout horizon de précompréhension. 105

Dans l’univers chrétien cette disproportion, cette injonction infinie, disions-nous, prend la
forme de la « culpabilité », d’une dette infinie introduite par la figure du péché. Les deux
figures, le péché et la culpabilité, deviennent ainsi « originaires » à l’intérieur de ce

101
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 45.
102
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 110.
103
Voir à cet égard : Ibid., p. 110, note 1.
104
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 260.
105
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 110.

132
discours.106 Culpabilité originelle qui n’attend pas la faute ou le péché « actif » ou actuel pour
rendre coupable et donc irresponsable l’individu. Car devant l’excès de responsabilité
qu’implique la « bonté infinie » du sacrifice de Dieu on est, on sera tous, on a toujours déjà
été en faute, car on est en dette, on est donc toujours coupables, jamais quittes. De là que des
penseurs comme Jean-Luc Nancy voient un au-delà de la responsabilité dans cette culpabilité
originaire.107 L’homme ne sera ainsi jamais à la hauteur de la bonté oublieuse du Christ qui
s’est sacrifié pour garantir le salut humain, ce que Nietzsche appelait le « coup de génie du
christianisme », phrase que Derrida met en exergue dans le quatrième chapitre de Donner la
mort, et qui donne le ton de la lecture derridienne de certains passages bibliques, au cours
d’une réflexion sur la dette et l’économie de la rédemption.108

Ainsi modalisée par les principes du christianisme, la responsabilité est toujours « hors de ses
gonds », toujours « inégale à elle-même » : elle est infinie dans son principe et met l’individu
nécessairement dans un rapport qui lui exige de répondre devant « tout autre ». Mais elle
devient concrète nécessairement à travers une singularité particulière, c’est-à-dire à travers
cette individu-là, ce que Patočka appelle la « personne »,109 laquelle restera toujours fini et
limitée, jamais en conditions de se mesurer à l’appel infinie à répondre. 110

La culpabilité est sous cette perspective l’autre face de la responsabilité. Celle-là n’est pas
sans celle-ci. Derrida nous rappelle que ce fait, une certaine indissociabilité de ces deux
notions est même constaté par l’analyse du Schuldigsein heideggérien, lequel peut se traduire
par responsabilité ou par culpabilité. 111 De la même façon que Patočka, Heidegger parle d’une
responsabilité qui comprend la culpabilité originaire, même s’il ne fait aucune « référence
explicite » à la disproportion infinie introduite par le don d’amour infini de Dieu dont Patočka
se sert dans son analyse historico-hérétique.112 Pour ce dernier, en revanche, culpabilité et
péché sont des concepts conformant l’essence du concept chrétien de la responsabilité, où le
regard sans échange de Dieu sur l’individu introduit la dissymétrie absolue et le devoir de

106
Ibid., p. 77.
107
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 183.
108
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 114.
109
Ibid., p. 44.
110
Ibid., p. 77-78.
111
Ibid., p. 78.
112
Ibid., p. 78.

133
chercher le salut par le biais du sacrifice. 113 Mais dans le deux cas, ces penseurs inscrivent
leurs pensées dans une filiation biblique. 114

C’est une idée sur laquelle Derrida revient avec insistance ; la responsabilité chrétienne
comme concept clé de la pensée et du discours chrétiens, responsabilité déterminée par la
culpabilité, notion de laquelle se dérivent les notions connexes d’imputabilité ou de sanction,
etc. De cette complicité entre responsabilité et culpabilité dans la pensée chrétienne, Derrida
dit ailleurs que la responsabilité est une notion dérivée de l’idée du « péché » et de la « faute
originaire » – de la culpabilité donc – et elle fait le lien entre la systématicité de la pensée
chrétienne et le domaine du juridique ; elle donne une sorte de « consistance » théorique
« absolue » au catholicisme.115

De lors que tout individu singulier est fini et devient responsable dans l’appréhension qu’il se
donne de la mort comme mort propre, sa responsabilité, ses responsabilités si l’on préfère, le
dépassent toujours, tant qu’elles l’engagent devant la multiplicité infinie des « autres » :
devant le Tout-autre (Dieu), qui prendra chez Derrida la forme du tout autre (plus d’un).
Altérité et singularité s’avèrent ainsi des concepts « constitutifs » et du « concept » de devoir
et du « concept » de responsabilité.116 L’individu singulier est toujours coupable dans le sens
qu’il est dans un rapport d’inégalité avec la responsabilité, avec son principe absolue et
inconditionnel : « je ne suis jamais assez responsable », car ma finitude ne sera jamais à la
mesure de la « bonté du don infini ».117

D’emblée, Derrida fait remarquer que cette expression, tout autre est tout autre, « dérange
une certaine portée du discours » de Kierkegaard, là où il le confirme à la foi, en ce qu’elle
suggère que « Dieu est partout où il y a du tout autre ».118 Car de la même façon que Dieu
reste inaccessible à Abraham, tout autre m’est inaccessible de telle forme que le rapport
établie entre « nous » est un « rapport sans rapport ».119 Le tout autre, dit Derrida, l’infiniment
autre, celui « qui ne se présente originairement à ma conscience », « à mon ego », celui que

113
Ibid., p. 129.
114
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 184.
115
Jacques DERRIDA, Séminaire La peine de mort. Volume II (2000-2001), p. 115.
116
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. p. 98.
117
Ibid., p. 77.
118
Ibid., p. 110.
119
Ibid., p. 110.

134
« je ne peux appréhender que de façon apprésentative et analogique »,120 lui, il « s’appelle et
exclut Dieu », simultanément.121 Comment comprendre cette affirmation ? Comment l’autre,
celui qui est irréductible à un objet de connaissance, pourrait-il s’appeler et exclure Dieu,
simultanément ? Il s’appelle Dieu en tant que tout autre, en tant qu’il est infiniment autre,
comme Dieu-même, mais il exclut Dieu en tant que souverain tout puissant, en tant que Dieu
unique et en tant qu’être complétement unique et absolument singulier.

La formule tout autre est tout autre introduit ainsi un impératif de responsabilité infini qui
prend ses distances de cette tradition biblique dans laquelle s’inscrivent ces discours. 122 Avec
ce geste, Derrida nous permet de penser un certain au-delà de la dette, un au-delà de cette
culpabilité originaire ; ce que Nietzsche appelait le « coup de cloche de midi ».123 Dans un
premier temps, Derrida nous fera remarquer la possibilité de penser le christianisme sans la
référence au mythe fondateur, de sorte qu’on peut penser la dissymétrie de l’appel à la
réponse, sans besoin d’une foi jurée dans le « pêché originel ».124 Cependant, même dans ce
cas, l’articulation entre un mortel fini et une bonté infinie se traduit forcément dans une
« dissymétrie structurelle », une articulation aporétique entre fini et infini, articulation
introduisant une disproportion insolvable, une responsabilité remportant toujours avec elle
l’irresponsabilité et donc la culpabilité originaire. Or, dans un deuxième temps, Derrida
effectue une distinction qui permet d’entrevoir la possibilité du dépassement de cette logique
chrétienne, du pêché et de la dette originaires : il y a, dit-il, « deux partitions vertigineusement
différentes » de l’entente de cette formule. Deux partitions qui sont, « dans leur ressemblance
inquiétante, incompatibles. »125 D’un côté, il y a une entente de cette formule qui réserve la
figure de l’altérité radicale à Dieu, d’un autre côté il y a la possibilité de penser l’altérité
radicale dans tout autre, c’est-à-dire, dans chacun et chacune des autres, qui ou quoi, qui nous
entourent, qu’ils, qu’elles soient là, dans ce monde ou pas. Dans la première partition, il s’agit
de reconnaitre la qualité « d’infiniment autre à Dieu, à un seul autre en tout cas. » Dans la

120
Ibid., p. 110.
121
Ibid., p. 193.
122
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 184.
123
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 287.
124
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 77.
125
Ibid., p. 116.

135
deuxième partition il s’agit de reconnaitre cette qualité à tout autre, tous les autres, « à chaque
vivant, humain ou non ».126

La formule tout autre est tout autre donne à son tour le ton pour comprendre un impératif de
responsabilité infinie dans la pensée derridienne : elle est un appel à la réponse devant tout
autre et non devant un seul. Devant tous et toutes, dans une oscillation entre le qui et le quoi,
auxquels l’individu se confronte. Cette interpellation est là, originairement, préalablement,
comme condition de la liberté en tant que possibilité et capacité de l’action. 127 Il s’agit d’une
disproportion abyssale que s’illustre bien dans ce que Derrida appelle le « paradoxe
d’Abraham », à l’œuvre dans le récit du sacrifice d’Isaac. Derrida analyse ce passage biblique
dans le cadre d’une lecture de Crainte et tremblement :128 pour répondre à son devoir, pour
répondre à l’appel du « tout autre », Abraham doit résister à la tentation d’agir conformément
à l’éthique, là où l’éthique est définie par Kierkegaard comme rapport dont l’expression la
plus haute nous lie à nos proches et aux nôtres.129

Le paradoxe y est précisément introduit par le rapport dissymétrique entre la finitude du


mortel et la responsabilité absolue (infinie donc) qui engage ce mortel à répondre devant
« tout autre », de sorte que la mise en œuvre effective du principe absolue de responsabilité,
ce que Kierkegaard appelle la responsabilité générale, implique simultanément la trahison de
ce principe. Pour répondre à l’appel du « Tout-autre » (qui dans sa grammaire multiple prend
la forme de Dieu dans la pensée de Kierkegaard, tout de même que dans celle de Levinas),
Abraham doit renoncer à tout comportement éthique devant ses proches, particulièrement
devant son fils bien aimé, Isaac. Il doit agir de façon irresponsable devant son fils, et donc
devant ses proches, pour agir de façon absolue et responsable devant l’appel du « tout autre ».
Il doit garder le secret qui fait de lui un « odieux meurtrier », il doit donc résister à la tentation
éthique, de l’éthique humaine, pour agir de façon responsable. 130

126
Ibid., p. 116.
127
Derrida se rapproche ici de la pensée de Levinas, en ce que la responsabilité serait pour le premier une
injonction qui affecte l’individu, avant toute liberté, antérieur à toute décision et à toute volonté. En effet, pour
Levinas, la responsabilité pour autrui serait la condition même de possibilité de la liberté en tant que cette liberté
ne serait que la mise en œuvre de la responsabilité. La responsabilité précède la liberté. Voir à cet égard :
Emmanuelle LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 12-14.
128
Voir à cet égard : « À qui donner (savoir ne pas savoir) » dans Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 79-114.
129
Ibid., p. 86.
130
Ibid., p. 95.

136
C’est donc, dit Derrida, comme si la responsabilité absolue devait rester « inconcevable »
pour rester fidèle à son principe absolu, comme si elle n’était pas une responsabilité dans son
acception classique, comme si elle ne concernait pas un concept de responsabilité, de la
responsabilité générale ou en général. La responsabilité générale implique le « répondre-de-
soi en général »,131 c’est-à-dire devant une multiplicité d’instances et singularités, mais ce
répondre-de-soi doit précisément avoir lieu de façon unique devant l’autre qui m’interpelle,
chaque fois, singulièrement.132

La responsabilité implique ainsi une articulation aporétique de la multiplicité et la singularité,


entre l’autonomie et l’hétéronomie, entre la généralité et la particularité. Répondre de façon
générale et absolue, ce sont deux exigences incontournables de la responsabilité, deux
exigences auxquelles on ne peut pas renoncer sans renoncer à l’engagement responsable et
donc à toute responsabilité. Et dans tous les cas, la responsabilité est destinée au sacrifice : en
raison de sa finitude et de l’infinitude de la tâche qu’il a devant « tout autre », le « moi » ne
peux pas répondre de façon générale et absolue, simultanément, sans entrainer
l’irresponsabilité avec soi. C’est précisément là que se trouve la limite du concept de
responsabilité, son échouement, dans la frontière où il se confronte à la folie, à l’aporie donc
et au scandale de son impossibilité. 133 Cette impossibilité marque ainsi la limite de la pensée
conceptuelle et la nécessité de l’impossible, de faire advenir l’impossible – une responsabilité
absolue, une décision absolument responsable – au moment où l’on dit « me voici ». La
possibilité de l’impossible implique le renoncement du concept de responsabilité, le
renoncement donc de penser la responsabilité en tant que concept fermé, unifié et sans
contradiction. Car nous sommes ici devant un « concept » qui engage sans opposition ce que
traditionnellement on conçoit en termes d’opposition – l’opposition par excellence – le
rapport entre théorie et pratique.

Derrida nous rappelle ainsi que ce qui paraît et apparaît comme un cas absolument singulier
dans ce récit, cet exemple de folie dans lequel Abraham semble perdre tout respect et toute
reconnaissance devant la vie de son fils, devient sous l’écriture derridienne un exemple
paradigmatique de l’expérience quotidienne de la responsabilité, de l’expérience d’une
responsabilité paradoxale. En effet, l’expérience que l’on fait tous les jours de nos
responsabilités consiste à nous engager dans une responsabilité particulière – c’est qu’on est
131
Ibid., p. 88.
132
Ibid., p. 88-89.
133
Ibid., p. 98.

137
censés de faire de façon absolue – en renonçant à toutes les autres responsabilités que l’on
puisse avoir, c’est-à-dire en renonçant à toutes nos autres responsabilités en général. Le
paradoxe dont on parlait plus haut se trouve ainsi dans le fait qu’être absolument responsable
devant quelqu’un ou quelque chose singulière implique, indissociablement, renoncer à
répondre à tous les autres choses ou individus, oublier tous les autres auxquels je dois
répondre et donc les sacrifier.134 Et cette expérience fait partie de la vie de tous les jours,
malgré la prétention sous-jacente de certains d’être des sujets sérieux, des sujets responsables
à qui n’échappe aucune de ses responsabilités, c’est-à-dire, malgré leur prétention d’être des
sujets tout court.

Tant que l’individu responsable est un être fini, il n’est point, il n’a jamais été et il ne sera
jamais en mesure de répondre, simultanément, à tous ceux qui ont besoin de lui, à tous ceux
qui dépendent de lui ou qui comptent tout simplement sur lui, ceux devant lesquels il a un
devoir qui engage sa responsabilité, ceux devant lesquels il est appelé à répondre de lui.
Jalouse, la responsabilité ne permet pas que l’on se rende à deux devoirs à la fois, à deux
impératifs, dans le sens strict de l’engagement responsable. Le paradoxe d’Abraham illustre
ainsi ce qui paraît être la structure même du « concept de devoir ou de responsabilité
absolue », un concept sans concept, un concept échoué dont la structure paradoxale appelle à
l’exigence de trahison de toute « généralité universelle », de la responsabilité même, et donc
du droit, de la politique et de l’éthique humaines. 135

Comme Abraham, chaque fois que l’individu répond singulièrement à l’injonction qui lui est
adressée, il doit simultanément sacrifier l’autre, tout autre à qui il doit répondre dans la
finitude de son existence ; il doit donc renoncer à répondre à tous les autres s’il répond à
quelqu’un en particulier, de façon absolue. Chaque fois qu’il répond de soi et de sa
responsabilité de façon concrète et déterminée, il trahit le principe absolu de responsabilité
qui l’engage devant « tout autre » à qui il doit fidélité absolue dans son engagement
responsable.136 Car l’impératif d’une responsabilité absolue l’engage à répondre à « tout
autre » et non à un seul parmi « tout autre ». Elle l’engage a priori devant tout autre, de sorte
que l’application effective de son principe pur implique la trahison de ce même principe, sa
chute, une corruption structurelle et inéluctable.

134
Ibid., p. 118-120.
135
Ibid., p. 95-96.
136
Ibid., p. 101.

138
La responsabilité infinie qui engage cet individu devant « tout autre », devant tous les autres
auxquels il est censé de répondre, et devant celui qui est complétement autre, cette
responsabilité est incompatible avec la mise en œuvre de l’engagement singulier, avec
l’engagement devant quelqu’un ou quelque chose en particulier. Il y a là une dissymétrie
structurelle qui met l’individu en faute a priori, qui le rend coupable ou en tout cas
irresponsable, même avant de répondre et avant d’entendre l’appel de l’autre. Dans la logique
chrétienne c’est le péché originel qui rend pécheur l’individu, qui le rend coupable donc, mais
d’une culpabilité toujours déjà là et, paradoxalement, toujours à venir. Déjà là, car il ne faut
pas attendre la faute actuelle pour devenir pécheur. Toujours à venir car l’individu est
irrémédiablement condamné à l’irresponsabilité chaque fois qu’il agit en individu
responsable.

De ce point de vue, si la réponse ou le répondre est la forme première de la responsabilité,


tout répondre est structurellement dissymétrique, tant qu’il me lie a priori à l’altérité infinie,
au « tout autre », dans l’acception multiple de cette expression, dans son sens le plus large.
Dans son abstraction idéale, notre obligation de répondre, notre responsabilité nous engage
devant celui qui est complétement autre (tout autre) mais aussi devant tous ceux qui ne sont
pas moi, tous ceux qui sont autre (tout autre).

II. 3. L’au-delà de la dette originaire : « ce coup de cloche de midi »

Au cours de notre lecture de Donner la mort, nous guidons notre analyse à partir de l’idée que
la rupture de la logique et l’origine biblique du discours « éthique » implique, en toute
rigueur, penser une responsabilité là où celle-ci dépasse son identité avec la culpabilité
originaire chrétienne. Or, cela équivaut à penser une responsabilité qui ne s’accorde pas à
l’idée de faute en tant que dette, qui ne s’accorde donc pas à une idée de culpabilité comme
dette ou devoir. Dans cette partie de notre recherche nous allons voir en quoi la culpabilité
chrétienne suppose la détermination de la faute en tant que dette pour voir comment Derrida
intègre ces analyses à sa propre pensée.

Derrida inscrit la culpabilité dans la structure de la promesse – et donc de la responsabilité –


en tant que risque toujours possible et nécessaire de l’adresse à l’autre. 137 Mais il nous dit
également qu’agir par culpabilité, agir par simple dette et donc par devoir et comme devoir,
137
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 308.

139
dans les deux sens portés par le terme – devoir, c’est-à-dire, ce qui est prescrit, une obligation,
un impératif ; et ce qui est à rendre, la dette – cela implique la réinscription du calcul, de
l’échange économique proportionnel, du donner dans l’attente d’un retour, d’un salaire et
donc le renoncement à la responsabilité. En effet, agir par simple devoir, agir dans le but de
s’acquitter d’une dette, répondre parce que je suis coupable est en ce sens l’équivalent à
suivre la règle, appliquer un simple programme comme ensemble d’indications, de façon non-
responsable, voire irresponsable, sans risque, s’abritant dans la responsabilité et le pouvoir de
l’autorité, du souverain, de la norme ou de la sentence ; cela ne permet pas l’avènement de la
décision singulière.138 La décision qui suit la règle ou la norme n’est pas une décision qui
fasse irruption ou qui permette la venue de l’altérité dans le soi. Dans ce cas on a affaire à une
délégation de responsabilité en tant que transmission de pouvoir : la décision est prise au
préalable et l’individu décidant ne décide rien mais exécute la décision prise, la met en œuvre.
La responsabilité en tant qu’appel infini venant de l’autre, l’appel qui est adressé par l’autre et
qui est reçu dans la passivité la plus intime du soi, elle implique une antériorité qui précède la
volonté, elle suppose un savoir donc, mais elle implique aussi que le moment de la décision
place l’individu au risque de l’aporie, au risque de la désobéissance civile, de la trahison, du
scandale et de la folie.139

Derrida se pose la question sur une possible rupture de la symétrie impliquée dans la loi de
l’échange économique, à partir de la logique développée dans l’Évangile de Matthieu, en
particulier à partir de la lecture de Matthieu 5:38. Ce passage biblique semble contester
directement la logique de la « loi du talion » ou du don qui suppose un retour que Derrida
critiquera ailleurs, précisément en suivant Nietzsche.140 Ce passage donc, semble rompre avec
la logique de l’échange économique, en particulier là où il dit : « quelqu’un te gifle sur la joue
droite, tends-lui aussi l’autre. »141 Ce passage invite ainsi à ce que Derrida appelle ailleurs la
« violence du sacrifice au nom de la non-violence », la violence qui sacrifie le soi-même pour
sauver ou pour « ne pas blesser ou léser l’autre absolue ».142 Il s’agit en principe d’une
logique qui rompe avec l’échange symétrique supposé par la loi du talion, une logique qui sort

138
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 43-45.
139
Ibid., p. 98.
140
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 83.
141
Passage cité par Derrida, Donner la mort, p. 139.
142
Jacques DERRIDA, Foi et savoir, p. 80.

140
de l’économie du calcul et l’acquittement de la dette, tant qu’elle « intègre la perte
absolue ».143

Poursuivant son analyse à partir de la lecture de L’École païenne de Baudelaire, Derrida en


conclut que la rupture de l’économie du calcul supposée par cette invitation au sacrifice du
soi, suppose en même temps le salut divin en tant que salaire plus valorisé, une rétribution
plus rentable. Car au fond de cette logique il y a rétribution. Il y a, d’une part, suspension de
la « réciprocité de la vengeance », certes, il y a donc l’amour des ennemis, mais il y a aussi le
salaire rendu par « Dieu le père qui voit dans le secret ».144 La logique de cette perte absolue
s’avère ainsi une logique du rendu absolu, de l’échange dissymétrique qui implique
l’introduction d’une logique du calcul plus ambitieuse, une logique du calcul qui tient à avoir
un salaire (merces) plus grand que celui qu’on peut avoir dans la terre. Il s’agit d’une
surenchère de la logique du commerce et de la dette qui vise « un bénéfice ou une plus-value
infinie, céleste, incalculable, intérieure et secrète. »145

Derrida avance cette conclusion, juste avant de donner la parole à Nietzsche et d’analyser la
critique effectuée par celui-ci sur la « mauvaise conscience », la culpabilité comme dette et la
logique de débiteur/créancier.146 Cette critique nous dit qu’au fond la culpabilité n’est qu’un
sentiment de dette exalté. Nietzsche fait remarquer le fait qu’en allemand le concept de Schuld
[faute] « remonte au concept très matériel de "Schulden" [dettes] », et que le développement
de la figure du châtiment en tant que représailles a eu lieu sans aucun rapport à l’idée « de
liberté ou de non liberté de la volonté », ou ce qui revient au même, que l’origine du
châtiment n’a aucun lien avec la notion de responsabilité, du sujet responsable ou coupable,
d’un sujet ayant conscience de ce qu’il fait et qui « aurait pu agir autrement ».147 L’origine du
châtiment est de ce point de vue la vengeance ; il s’agit d’une histoire de la « mauvaise
conscience » comme effet ou conséquence de la cruauté, de la fête de la cruauté, du plaisir de
voir et faire souffrir, là où elle s’entremêle avec la « honte » qu’on peut avoir de cette
cruauté.148 Selon cette analyse, la figure du châtiment comme instrument du droit et la figure
du droit comme justice, reposent toutes deux sur l’idée que « toute chose a son prix, tout peut

143
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 139.
144
Ibid., p. 143.
145
Ibid., p. 148.
146
Ibid., p. 148-154.
147
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 256.
148
Ibid., p. 258-262.

141
être payé ».149 Et toute la logique d’une possible équivalence entre le dommage fait à autrui et
la violence du châtiment qui cherche l’équivalence entre faute et peine, trouve son origine
dans la relation entre créancier et débiteur. Cette logique est antérieure à toute morale, et la
« sphère » du droit privé qui s’en déduit est en fait l’origine de toutes les notions morales
qu’on connait de nos jours, car l’idée d’une possible équivalence entre la faute et le châtiment
est si ancienne que toute organisation sociale. Elle est la première figure de tout rapport
juridique.150

Au cours de son analyse, Nietzsche repère l’origine de la « mauvaise conscience », de la


culpabilité et du sentiment de dette dans ce qu’il appelle, la relation entre les vivants et leurs
ancêtres. Selon cette réflexion, les êtres humains primitifs ont toujours reconnu une
« obligation juridique » auprès des générations précédentes de son groupe social, notamment
à l’égard de la première génération. Le sentiment de dette trouve son origine dans l’idée que
ce groupe social existe et subsiste « grâce aux sacrifices et aux travaux des ancêtres, – et
qu’on doit s’acquitter envers eux par des sacrifices et des travaux ». Il s’agit d’une obligation
juridique, une dette qui se traduit en la contrainte d’obéissance et le respect des mœurs, « car
toutes les coutumes, étant l’œuvre des ancêtres, sont aussi des ordres et des lois venant
d’eux ».151 L’hyperbolisation de ce sentiment de dette finit ainsi pour octroyer aux ancêtres
une proportion divine, ce qui est l’origine du sentiment d’être endetté envers la divinité. Mais
c’est justement « l’avènement du dieu chrétien » ce qui a exalté ce sentiment de dette, dès lors
que le dieu chrétien est « le plus haut dégrée de divinité atteint jusqu’ici ».152 Et la fiction du
« créancier se sacrifiant pour son débiteur » est ce que Nietzsche nomme le « coup de génie
du christianisme ».153

À partir de ces réflexions, Nietzsche se lance contre la croyance qui voit dans le châtiment la
fonction première d’« éveiller » le sentiment de culpabilité ou le remords (qu’il semble
identifier l’un à l’autre). À ce moment-là, notons-le au passage, son discours distingue ou
suppose au moins une distinction entre ce qu’il appelle le vrai remords et le « sentiment d’être
étranger provoqué par le châtiment ». À partir de cette distinction il dira que c’est précisément
le châtiment ce qu’a « entravé le développement du sentiment de culpabilité ». En particulier

149
Ibid., p. 263.
150
Ibid., p. 263.
151
Ibid., p. 280.
152
Ibid., p. 281.
153
Ibid., p. 283.

142
du fait que les procédures juridiques impliquent toute sorte de parjures et dommages causés
au malfaiteur qui vont jusqu’à sa mise à mort. Ces procédures sont donc comparables aux
dommages causés par les dommages criminels mais elles sont pratiquées légitimement, au
nom de la justice, en « bonne conscience », ce qui ne fait qu’obscurcir la compréhension de ce
que l’action du malfaiteur a de mauvais en soi.154 Le châtiment peut donc aiguiser
l’intelligence de celui qui le subit, il peut produire et augmenter sa peur, éveiller la mémoire,
mais il ne contribue pas au développement du sentiment de culpabilité. 155

Or, Nietzsche ne s’arrête pas à expliciter ce qu’il entende par « vrai remords » mais il semble
opposer le sentiment de culpabilité provoqué par le châtiment à ce « vrai remords ». Le
sentiment de culpabilité est donc un sentiment propre à la « mauvaise conscience » et il a la
forme de la peur. Et ce système de dressage est enfin de comptes la forme la plus sadique que
trouve la « volonté de se torturer soi-même ».156 Car pour Nietzsche, le mythe du péché
originel est une invention derrière laquelle se cache cette volonté, une sorte de logique auto-
immunitaire, dirait Derrida, réprimant l’« issue naturelle » de l’homme à faire du mal. Cette
invention, qui est d’ailleurs exemplairement chrétienne, est un « instrument de torture » que
l’être humain a créée pour réprimer ses « instincts animaux », des instincts qu’il interprète
comme « rébellion » contre Dieu, « le père », « le maître »,157 c'est-à-dire le souverain. La
naissance de la « mauvaise conscience » est ainsi le sentiment de dette provoqué par
l’expérience même de l’humain, d’être humain, trop humain, c’est-à-dire, sensible, instinctif,
animal, tout ce qui n’est pas Dieu même ; toutes des qualités, des attributs ou des défauts
qu’on associe de façon pseudo-tautologique à l’animal. La « mauvaise conscience » est donc
une pulsion de l’être humain contre lui-même devant sa réalité factuelle, à savoir, qu’il n’est
pas divin, qu’il n’est pas sacré, indemne, pur, spirituel et éternel, qu’il n’est pas digne de la
grâce divine. Et comme cette réalité ne peut pas être dépassée, comme cette réalité est elle-
même éternelle pour l’être humain, tant qu’il est et sera humain, la dette n’aboutira jamais à
être acquittée, le péché n’arrivera jamais à l’expiation.158 « Coup de génie du christianisme ».

Derrida lit donc l’Évangile de Matthieu à partir d’une interprétation qui articule L’école
païenne et La généalogie de la morale. Et dans cette articulation il paraît fasciné par cette idée

154
Ibid., p. 273.
155
Ibid., p. 272-275.
156
Ibid., p. 283.
157
Ibid., p. 283.
158
Ibid., p. 283.

143
du « coup de génie du christianisme », qu’il met en exergue – nous l’avions déjà remarqué –
et qu’il répète à plusieurs reprises dans Donner la mort et dans son corpus. Sa lecture est
pourtant paradoxale, car il ne s’empêche pas de mettre en question le fait que Nietzsche sache
en toute rigueur ce que croire veut dire : il (Nietzsche) croit naïvement qu’il le sait. 159 Mais
dans la lecture derridienne, la question sous-entendue dans la parole de Nietzsche interrogera
sur la possibilité même de croire à cette histoire du créancier qui se rachat lui-même le pardon
de son débiteur. Comment donner crédit à l’histoire du crédit donné par le débiteur, à
l’histoire du geste qui, en rachetant le crédit, en expiant la faute du débiteur, lui impose une
dette infiniment plus grande ? 160 Et au moment où Derrida lit L’Évangile de Mathieu, il paraît
convaincu que cette logique du sacrifice et la recherche du salut chrétienne est montée sur
celle du créancier/débiteur, qu’elle est donc une hyperbolisation de l’offrande calculatrice.
Car le regard sans retour de « Dieu qui voit l’invisible et voit dans mon cœur » finira par
donner un salaire infini. Un « calcul secret », donc un calcul prétendant échapper au calcul du
marché fini.161

Calcul enfin des comptes. Et cette logique impliquera en dernière instance de même la
fondation que la destruction des concepts de responsabilité et de justice. 162 Mais aussi
l’« autodestruction de la justice dans la grâce » comme « moment proprement chrétien ».163
Car pour Nietzsche – et c’est ce qui délimite tout le traitement que Derrida fait de la notion de
responsabilité en exergue – une idée de justice fondée sur le principe du débiteur/créancier
n’est une justice dans le sens propre du terme. La justice chrétienne a plutôt la forme de la
grâce,164 qui devient, tout de même que la responsabilité, un privilège du plus fort. Encore
une fois, Nietzsche ne définit pas en toute clarté dans ce texte ce qu’il entend par « justice ». Il
nous dit pourtant que la justice, telle que nous la connaissons, est réglée par un sentiment de
vengeance. Car cette définition de la justice trouve son fondement dans l’interprétation qui
sanctifie le ressentiment et fait de lui quelque chose qui serait une sorte de « stade ultérieur du
sentiment d’avoir été blessé ».165 Il paraît ainsi dessiner une idée de justice qui est
difficilement distinguée du droit et qui prend la forme d’une « lutte contre les sentiments

159
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 148, 157.
160
Ibid., p. 157.
161
Ibid., p. 148.
162
Ibid., p. 154.
163
Ibid., p. 155.
164
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 265.
165
Ibid., p. 266.

144
réactifs », exercée toujours par une « puissance » supérieure qui prend en charge cette tâche à
travers la loi.166

L’origine de la justice est de ce point de vue un « compromis entre puissances à peu près
égales », un contrat construit sur un équilibre supposé entre deux forces. 167 Mais ce
compromis est tel que, une fois son équilibre rompu, le droit cède la place à la soumission. La
justice devenant ainsi, encore une fois, le privilège du plus fort, 168 en particulier si l’on
suppose, comme semble le faire Nietzsche, que l’équilibre entre puissances n’est jamais
assuré en soi-même. Ce fait est corroboré par la naissance de l’État, qui n’est outre qu’une
sorte de pulsion de domination de celui qui est un « "maître" par nature, violent dans ses
œuvres et dans ses gestes ».169 Au milieu de ces tours et détours, on verra Nietzsche retourner
au point de départ, qu’il cherche à critiquer et démêler : la justice comme « privilège du plus
fort ». Ainsi, il finit par dire que le plus fort, « l’homme actif, agressif » sera toujours plus
proche de la justice que l’homme réactif, car à lui revient l’avantage d’avoir « un regard libre
et une bonne conscience ».170

Nietzsche commence par critiquer une justice qui s’autodétruit elle-même pour devenir la
grâce accordé par le plus fort. Mais il rende le « privilège » de la justice au plus puisant, celui
qui passe à côté de toute responsabilité et de toute culpabilité, celui qui ne connait même pas
ces sentiments. Car il finit par affirmer, à sa manière, que celui qui est fort est juste, plus juste,
au moins. Et dans cette histoire de pouvoir et de justice, dans la généalogie philosophique de
la pensée de la justice, et d’une tradition pour qui une dissociation entre ces deux termes,
pouvoir et justice, semble impossible, nous nous demandons si c’est impossible, mais plus
responsable et plus juste, d’un impossible qui fasse violence à son impossibilité même, de
penser une justice comme limite du pouvoir du plus fort ?171 Une fois de plus, on fait appelle

166
Ibid., p. 267.
167
Ibid., p. 218.
168
Au début de La généalogie de la morale, Nietzsche renvoie lui-même à l’ouvrage Le voyageur et son ombre,
dont nous prenons cette réflexion sur le devenir soumission du droit. Friedrich NIETZSCHE, Le voyageur et son
ombre, p. 193.
169
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 267.
170
Ibid., 267.
171
Dans son analyse de la notion grecque de díkê, Benveniste voit dans un emploi de cette notion, « dégagée des
circonstances », l’origine de la notion éthique de justice. Cette acception, telle qu’elle est comprise dans la
modernité, ne serait pas incluse dans ce vocable. C’est plutôt là « où la díkê intervient pour mettre fin au pouvoir

145
– répétant le geste derridien – à une dissociation entre deux concepts qui semblent
dogmatiquement rassemblés, nous demandant jusqu’à quel point leur association est
nécessaire ou nécessairement accomplie, de toute éternité. Mais nous nous demandons
également si la réflexion de Nietzsche n’ouvre le chemin pour penser une justice comme
justesse,172 en particulier là où cette réflexion part d’une critique acharnée de la faute comme
dette et la culpabilité propres à la religion chrétienne. Car ce qu’il désigne sous la figure du
plus fort et de sa possibilité d’être plus juste grâce à qu’il ne connait pas la culpabilité, évoque
dans notre lecture la justesse de l’harmonie d’un au-delà bien et mal.

Culpabilité et responsabilité venant ensemble, ce « vrai remords » si énigmatique – énoncé au


milieu de cette histoire de cruauté et de vengeance qu’est l’histoire généalogique de la
responsabilité – n’est pas aux yeux de Nietzsche quelque chose de positive, mais plutôt une
« espèce de ver rongeur ».173 Il est indépendant du châtiment, indépendant de la « mauvaise
conscience », et indépendant aussi de la responsabilité, car la responsabilité est le résultat du
dressage sadique de la « volonté de se torturer soi-même » et donc d’un processus qui rend
l’homme calculable.174 Nietzsche développe sa généalogie de la culpabilité, d’un point de vue
où cette culpabilité est le corrélat de la faute : elle n’est pas originaire, elle vient toujours avec
la faute et c’est l’affaire du débiteur. Et comme la culpabilité originaire est une invention
chrétienne qui justifie la pulsion auto-immunitaire « de se torturer soi-même », Nietzsche
nous invite au dépassement de cette invention à travers la rébellion contre le créancier : si
jusqu’à présent les « instincts animaux » se rapportent étroitement à la « mauvaise
conscience », maintenant il faut effectuer le renversement de cette logique et mettre en lien la
« mauvaise conscience » aux idéaux répressifs de ces instincts. 175

Le « coup de cloche de midi » dont Nietzsche parle à la fin de la deuxième dissertation de La


généalogie de la morale, implique en ce sens, la libération de la volonté du sentiment de
culpabilité mais de ce sentiment de culpabilité dont il réinterprète l’histoire généalogique,
celui qui est née de la répression de l’être humain sur lui-même. Cette rébellion fait sonner le

de la bía, de la force » qu’elle s’identifie à la « vertu de justice ». Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des
institutions indo-européennes 2. Pouvoir, droit, religion, p. 107-110.
172
Il s’agit de la réflexion de Heidegger autour de la notion de díkê, et de la nécessité de penser cette notion en
deçà de toute détermination juridico-morale de la justice. Voir à cet égard : Spectres de Marx, p. 50 et sqs.
173
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 273.
174
Ibid., p. 252.
175
Ibid., p. 286.

146
glas pour les idéaux chrétiens, notamment pour l’idéal ascétique ; elle implique
l’autodestruction de la morale et le retour à l’innocence. Ou plus précisément l’avènement de
la seconde innocence,176 une sorte d’abandon de la honte des instincts de puissance et
d’agressivité. Autodestruction et avènement qui voient dans l’athéisme sa meilleure
possibilité. L’athéisme est la pierre de touche de la religion chrétienne, et en même temps son
« acte de destruction de soi », dont la possibilité a été ouverte par une hypérbolisation de sa
morale.177

Cette distinction entre une culpabilité vraie et une culpabilité particulièrement chrétienne
semble marquer un point de rupture, surtout là où la culpabilité perd son rapport à la dette et
devient peccabilité ou passibilité. Car elle marque la possibilité d’une autre détermination de
la responsabilité. Tout se passe comme si, dans le dialogue établi par Derrida avec Nietzsche,
le premier assumait l’analyse nietzschéen, en reconnaissant d’un côté la nécessité de dépasser
une logique chrétienne de la dette et de la culpabilité,178 de la faute comme dette, mais surtout
la nécessité de rompre avec cette forme de justice chrétienne qui se mesure à un principe de
vengeance.179 Et donc comme si dans ce dialogue, ce geste reconnaissait qu’il n’y a pas
d’autre possibilité que garder la notion de responsabilité et de culpabilité, voire celle de
liberté, et continuer à les réélaborer, à les retravailler dans un processus sans fin. Sans fin
parce que cela implique une thématisation de cette notion, une thématisation qui s’avère
impossible et nécessaire. Car la responsabilité permet en effet de penser une détermination
plus originaire du rapport à l’autre. Cette notion est le dernier recours dont on dispose pour
penser cet espace désigné par les domaines qui concernent l’éthique, le politique, le
théologique, le juridique, etc,180 dans leur rapport paradoxal à la conceptualité même de la
responsabilité qui « donne à penser sans se laisser thématiser ».181 Mais elle est aussi, le seul
dispositif dont on dispose pour penser cette région de la détermination de l’acte dont parle
Nietzsche, qui se cache derrière l’intention. 182 En d’autres termes, la notion de responsabilité

176
Ibid., p. 282.
177
Ibid., p. 345-346.
178
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 92, 144, 154-156.
179
Voir à cet égard : Ibid., p. 144, 154-155.
180
Ibid., p. 100.
181
Ibid., p. 47.
182
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 51.

147
est celle qui nous permet de penser le secret de la décision responsable, ce que ne peut pas
faire l’éthique.183

Nietzsche remet ainsi en question toute l’axiomatique de la responsabilité, qui n’est autre que
celle du sujet souverain. Son analyse démonte ainsi les présupposés éthiques de la culture
occidentale et avec elle de la philosophie européenne. Mais sa critique s’avère plus
destructrice que prévue ; après son passage, elle ne laisse aucun pilier à partir duquel soit
possible prendre l’élan nécessaire à toute reconstruction. D’où le geste derridien, qui
s’interroge sur une possible détermination plus originaire de la culpabilité et la dette dans le
Schuldigsein originaire de Heidegger. Derrida aborde donc la question sous une autre
perspective, se demandant si le remords est antérieur à la morale même, produit par elle, s’il
est à la base de toute moralité, ou s’il vient après, la loi morale étant antérieur comme
condition de possibilité de toute culpabilité et tout remords. La question demeure ainsi celle
du savoir si la loi morale a besoin de la faute pour s’éveiller, le remords venant avec, ou si ce
sentiment est déjà là, avant l’« formalisation de l’éthique ».184 Un indice de réponse se trouve
dans le Séminaire La bête et le souverain. En effectuant une lecture de Totem et Tabou,
Derrida nous rappelle que pour Freud le commencement de l’éthique ou la morale (qu’il ne
distingue pas ici), sa formalisation plutôt, vient « après coup », après la faute actuelle qui
éveille le sentiment de remords, après le parricide donc qui fait naître le remords chez les
frères/enfants.185

Mais cela est aux yeux de Derrida, une contradiction du discours freudien. Car le remords de
l’acte du parricide, en l’occurrence, ne peut être là sans loi morale, sans un commandement
précèdent donc, sans une notion au moins vague du « tu ne tueras pas ». Il distingue ainsi
deux moments de la manifestation de la loi morale : le moment où cette loi est virtuelle : un
moment où la loi morale n’est pas encore explicite ou connue, mais où elle est déjà là,
potentiellement, toujours déjà. Puis le deuxième moment où elle s’actualise à travers la faute,
à travers l’acte même transgresseur de cette loi. Si cette loi n’était déjà là, dans son état
potentiel au moins, il n’y aurait pas de culpabilité, pas de responsabilité donc, ni d’expiation.
Il y aurait l’acte sans conscience morale et donc, pour revenir à Nietzsche, il n’y aurait même
pas la possibilité de postulation de quelque chose comme un vrai remords ; il pourrait y avoir
volonté de se torturer soi-même et même désir de vengeance, châtiment, aiguisement de la
183
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 90.
184
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain, Volume I (2001-2002), p. 327-328.
185
Ibid., p. 327.

148
mémoire et de l’intelligence, dressage, responsabilité comme calcul, procès de calculabilité et
tout ce que Nietzsche attribue au châtient comme effet, mais pas de remords. Ce serait surtout
impossible d’avoir un « vrai remords » et de le distinguer de cette volonté de se torturer soi-
même. Impossible de le distinguer d’un faux remords donc, sans un sentiment ou une loi,
c’est-à-dire sans un appel originaire à la réponse devant l’autre qui provoque ou réveille ce
vrai remords. Et cela peut se dire de même de l’histoire humaine en général que de l’histoire
personnelle ou individuelle.

Au cours de cette brève lecture de Freud, Derrida se rapproche de Heidegger, pour qui la
postulation du Schuldigsein originaire n’a pas besoin de la référence au « regard secret de
Dieu » qui voit dans le secret de tous, pour affirmer le caractère originaire de la culpabilité et
la dette (Schuld).186 Derrida introduira un pli de plus dans cette réflexion. Il dit encore qu’il y
a un moment antérieur à la culpabilité chez Heidegger, un moment qui précède la
responsabilité même et donc la culpabilité, au moins dans sa forme déterminée : « avant
même de devoir ceci ou cela, de m’endetter ou de faire une faute, je dois répondre, c’est le
Schuldigsein originaire, je ne suis alors ni simplement coupable ni responsable, mais peccable
ou passible. »187 Cette peccabilité ou passibilité se présente comme un trait inscrit dans la
structure de la réponse, de toute adresse à l’autre et donc comme condition de tout rapport
social. Mais elle se place dans la direction de la culpabilité et donc elle s’inscrit dans la même
tradition biblique, ce qui serait marquée par le terme même de « peccabilité » qui fait
référence au péché originaire. Or, cette peccabilité ou mieux, cette passibilité c’est ce qui
inscrit le risque du mal radical dans la structure de la promesse. Car la possibilité de
perversion de la réponse à l’autre fait possible l’adresse même, l’adresse singulière, celle qui
implique la possibilité de l’hostis qui se trouve à la base et de l’hospitalité et de l’hostilité.188

Cette passibilité détermine même la responsabilité de la réponse. L’appel de l’autre vient sans
décision, elle vient avant toute décision et toute possibilité de choix : elle nous frape, elle
tombe sur nous de façon passive, de sorte que même la non-réponse est déjà chargée de
réponse.189 Contamination infinie de l’un dans l’autre… Mais la réponse, ou la non-réponse,
qui revient au même tant qu’elle est déjà une forme de réponse, implique toujours une
décision, une prise de position. Dans la non-réponse il y a déjà décision et donc réponse ; il y

186
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 78.
187
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 184.
188
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 45.
189
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 397-398.

149
a toujours réponse parce qu’il y a toujours décision. Et il y a toujours décision parce que la
décision même est toujours décision de l’autre qui arrive et rompe l’identité même du soi.
Toute rencontre avec l’autre implique ainsi une décision passive qui me frappe dans ma
passivité la plus intime. L’autre décide en moi, avant que je puise prendre la décision
égologique, en tant que moi libre, de décider quoi que ce soit. 190 Et cette expression peut avoir
plusieurs interprétations ; d’abord en tant que déterminisme sociale, mais aussi en tant que
déterminisme inconscient, des pulsions et affects. Ces deux formes n’impliquant pas la même
hypothèse, elles ne se contredissent pas, ne s’excluent pas l’une l’autre non plus.

Or, Nietzsche est donc le premier à développer une critique de l’axiomatique de la


responsabilité et du sujet souverain qui lui donne soutien. Avec ça il a signalé non seulement
la possibilité mais surtout la nécessité de sortir de la logique biblique, exemplairement
chrétienne, une nécessité de prendre ses distances de la logique de la dette et la culpabilité
marquée par la singularité absolue de Dieu. Mais cette hypothèse prend chez Derrida une
toute autre allure, une autre destination : cette prise de distance de la tradition biblique est en
même temps une proximité, en tant qu’elle est un point de départ incontournable. Elle nous
permet de reconnaitre la passibilité originaire impliquée dans la structure de la réponse et cela
à partir de la double « partition » de l’expression tout autre que Derrida nous aura appris :191
nous sommes appelés à la réponse devant tout autre, tous et chacun des autres, tous les autres,
qui, quoi, Dieu ou bête. Dans le texte derridien auquel nous donnons un certain privilège ici,
Dieu finit par avoir sa place, mais une place à côté de tout autre, Dieu parmi tout autre, Dieu
comme tout autre :

Il faut cesser de penser à Dieu comme à quelqu’un, là-bas, très haut, transcendant et, de plus –
par-dessus le marché, justement – capable, mieux que tout satellite tournant dans l’espace, de
tout voir au plus secret des lieux les plus intérieurs. Peut-être faut-il, en suivant l’injonction
judéo-christiano-islamique mais aussi en risquant de la retourner contre cette tradition, penser
Dieu et le nom de Dieu sans cette représentation ou cette stéréotypie idolâtrique […]

[…] dès que je peux garder un rapport secret avec moi et ne pas tout dire, dès qu'il y a du
secret et du témoin secret en moi, et pour moi, il y a ce que j'appelle Dieu, (il y a) que j'appelle
Dieu en moi, (il y a que) je m'appelle Dieu […].192

190
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87-88.
191
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 116.
192
Ibid., p. 147.

150
Cette formule, tout autre est tout autre, vient ainsi déranger « une certaine portée du discours
kierkegaardien »,193 qui est un discours construit sur la révélation et sur le mythe fondateur
chétien. Elle vient donc déranger cette tradition biblico-abrahamique de laquelle Derrida
cherche à se détacher, la travaillant de l’intérieur dans un rapport de double bind. Suivant la
lecture de Marius Timmann Mjaaland, qui dans son article intitulé « Jacques Derrida : faithful
heretics » suit de près la lecture derridienne de Kierkegaard dans le corpus de ce premier,
nous sommes tentés d’entendre ce traitement derridien du concept de Dieu, notamment là où
il identifie Dieu à lui-même, c’est-à-dire, au moi, à tout autre, comme un geste d’hérésie
fidèle.194 Un geste qui est « l’affirmation la plus hérétique, s’identifient lui-même avec Dieu
dans un speech-act d’hubris aveugle ».195 Or, ce geste est également la « confession la plus
fidèle, admettant l’ultime dépendance à l’autre pour l’existence du soi » (the ultimate
dependence on the other for the existence of a self).196 Car il constitue une invitation à la
dissémination ou au déplacement du concept de Dieu, une invitation qui réinstalle le principe
du rapport à Dieu, le tout autre, dans la vie quotidienne et le rapport à tout autre. Dieu, dit
Derrida, « est le nom de la possibilité pour moi de garder un secret qui est visible à l’intérieur
mais non à l’extérieur ». Dès lors que le tout autre habite le soi, dès lors qu’il y a donc cette
possibilité du secret, « cette structure de conscience, d’être-avec-soi » il y a Dieu. Dieu étant
ici à la fois autre que moi et plus intime à moi que moi-même.197

Dès lors que cette dissémination du concept de Dieu implique la dissolution de la dette envers
lui, elle se place sur le chemin effrayé par Nietzsche. Car dire de Dieu qu’il est tout autre
comme tout autre, dire de tout autre qu’il est tout autre comme Dieu, n’est-ce se placer dans
l’athéisme, dans l’hérésie fidèle qui sacrifie Dieu même pour dépasser « l’ère morale de
l’humanité » ?198 Le geste derridien cherche donc à penser une multiplicité du tout autre, à
partir d’une forme non-transcendante de Dieu, ce que nous interprétons comme la réponse
derridienne à l’invitation de Nietzsche à retourner les concepts de dette et de devoir « contre
le "débiteur" »,199 protagoniste de ce « coup de génie du christianisme ». Ce geste est donc ce
coup de cloche de midi qui prétend soustraire au nom de Dieu toute forme de stéréotypie

193
Ibid., p. 110.
194
Marius TIMMANN MJAALAND, « Jacques Derrida : faithful heretics », p. 124.
195
« the most heretical statement, identifing oneself with God in a speech act of blind hubris ». Ibid., p. 124.
196
Ibid., p. 124-125.
197
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 147.
198
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 70-71.
199
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la moral, p. 282.

151
idolâtrique de la tradition biblique, 200 tout en reconnaissant cette tradition, en vue d’une autre
logique de l’adresse et du rapport à l’autre, au-delà surtout du calcul infini chrétien.

200
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 147.

152
III. Répondre au tout autre

Le rapport à la tradition biblico-abrahamique détermine la pensée de la responsabilité dans la


philosophie derridienne. Cette pensée se développe pourtant dans un rapport toujours
paradoxal d’un discours qui s’affirme toujours avec et contre cette tradition. La pensée
derridienne nous invite à penser une responsabilité infinie, certes, une notion de responsabilité
qui s’accorde à l’idée de don et plus précisément du don « d’amour infini » autour de laquelle
se rassemble toute la thématique chrétienne,1 mais l’infinité de cette responsabilité n’est pas
« nécessairement circonscrite » par cette tradition.2 Derrida développe une pensée et donc un
discours parallèle, qui cherche à penser le même fond, mais qui cherche également à
contourner les déterminations classiques de cette tradition.

L’analyse derridien de la réponse détermine cette notion en tant que forme première de la
responsabilité. Dans les différentes déclinaisons que cette forme trouve, Derrida accorde un
privilège à la forme du répondre à, geste qui trouve sa justification dans l’antériorité de cette
déclinaison, tant qu’elle s’implique dans les autres formes possibles. Dans l’interprétation la
plus tardive que Derrida fait de la réponse, le Schuldigsein originaire heideggérien précède la
culpabilité mais il s’inscrit dans la tradition biblique. C’est l’hypothèse que Derrida davance à
propos de cette notion : le Schuldigsein originaire est antérieur à la responsabilité et à la
culpabilité. Pour comprendre la place que le Schuldigsein prend dans la philosophie
derridienne et son rapport à la figure du tout autre, nous devrons entamer ici une analyse de
cette forme première de la responsabilité. 3

Or, avant de développer ce que Derrida appelle la « grammaire du "répondre" », il nous fait
remarquer une certaine traductibilité « à l’intérieur de l’ensemble des langues européennes »
des motifs de la réponse et de la responsabilité. C’est comme si, dans les différentes langues
européennes, nous avions un référent commun de ce qu’on appelle la responsabilité, un
référent partagé qui permettrait à déterminer cette notion comme éminemment européenne.
Cette traductibilité nous autoriserait ainsi à interroger l’articulation qui existe entre la culture

1
Ibid., p. 74.
2
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 183-184.
3
Sans avoir le temps de nous engager dans cette voie, nous nous demandons en quoi cette notion heideggérienne
reprend la traduction du mot ενοχή, lequel est traduit par responsabilité en grec ancien. Cette question hante
notre recherche du début à la fin, et c’est à l’aune de cette hantise qu’on lit le développement concernant ce
Schuldigsein originaire dont parle Heidegger.

153
européenne et le concept occidental de responsabilité.4 D’après cette idée, il semble possible
de traduire cette « grammaire du répondre » dans l’ensemble de langues occidentales, c’est-à-
dire, de parler de la même chose, du même concept ou de la même notion dans plusieurs
langues, toutes appartenant à une culture dont la puissance de l’héritage chrétien est
significativement présente. La notion de responsabilité est étroitement rattachée à la
thématique chrétienne, de sorte que la possibilité du christianisme peut être déduite de la
simple analyse du concept de responsabilité. 5 En ce sens, l’histoire du concept de
responsabilité se mêle et se confond avec l’histoire de la religion, mais aussi avec l’histoire de
l’Europe.6 De là que, dans cette hypothèse, la détermination du concept de responsabilité est
plus ou moins homogène dans l’ensemble des langues occidentales.

III. 1. Les multiples ententes du répondre

Le « répondre », en tant que forme première de la responsabilité, peut prendre différentes


modalités. Derrida en fait l’analyse à partir de trois inflexions différentes : « répondre de »,
« répondre à » et « répondre devant ».7 Parmi ces trois figures et dans leur implication
complémentaire, Derrida dira que le répondre à paraît plus originaire que le répondre de et le
répondre devant, ce pour quoi il parlera d’une inconditionnalité de cette forme. Dans le cadre
de notre recherche, cette analyse trouve une importance fondamentale, d’un côté parce qu’elle
souligne l’importance de la normativité et l’impossibilité de déterminer une responsabilité
sans conditions à partir de la figure du « répondre devant ». Mais elle signale également la
priorité et donc le caractère plus originaire du « répondre à » ; elle signale donc que la
structure de la réponse est déterminée par le rapport à l’autre.

4
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 280. Dans Donner la mort, texte postérieur à Politiques de l’amitié,
Derrida semble moins convaincu de cette hypothèse, de cette traductibilité concernant les langues européennes.
Car le rapport étroit « de la responsabilité à la réponse n’est pas marqué dans toutes les langues ». Jacques
DERRIDA, Donner la mort, p. 47. Et pourtant, nous assistons aujourd’hui, telle est notre hypothèse, à une sorte
d’extension du domaine de la responsabilité qui aurait un rapport étroit à son tour avec le procès de mondia-
latinisation dont Derrida parle dans Foi et savoir (p. 40-41, note 13), phénomène ou événement
fondamentalement chrétien impliquant une latinisation, c’est-à-dire, une hégémonie de la latinité et donc de
l’idéal juridique romain ; « "mondialatinité" du droit international dans son état actuel » (p. 48).
5
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 75-76.
6
Ibid., p. 18.
7
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 280-282.

154
Dans un passage cité par Derrida, Benveniste explique que le terme « répondre » renvoie
toujours à un contexte juridique et de proportionnalité entre deux parties : il s’agit d’une
assurance, une « sécurité réciproque », impliquant une logique d’égalité. Benveniste met en
relief le fait que respondeo et responsum sont des termes employés en référence aux
« interprètes des dieux, aux prêtres, notamment aux haruspices »8 qui donnent la promesse en
retour d’une offrande. Il s’agit bien d’une économie, d’un don impliquant un retour, un
échange impliquant une proportionnalité de type « œil pour œil ». Or le traitement du
répondre », développé par Derrida dans Politiques de l’amitié, semble contester cette
primauté de la forme juridico-égologique de la responsabilité, ainsi que la logique du calcul
qui soutient cette forme hégémonique. Ce geste introduit le motif de l’altérité dans la structure
de la réponse, lui octroyant un privilège de type levinassien. Car l’analyse derridienne des
trois formes de la réponse – répondre de, répondre à et répondre devant – met au jour le fait
que chaque fois que je réponds de moi, de mes actes, de mes affirmations ou de mes
omissions, et chaque fois que je le fais devant quelqu’un, un juge en l’occurrence, ou quelque
chose, une instance supérieure, humaine ou divine, chaque fois que je réponds donc devant un
tiers, devant un tribunal ou une instance juridique quelconque, chaque fois que je réponds tout
court, je réponds « d’abord » à l’autre. La réponse ne sait pas avoir lieu sans ce rapport à
l’autre, mais cet autre a pour Derrida mil visages : l’autre devant moi, l’autre en moi, l’autre
que moi, l’autre de moi… cette modalité du répondre résulte ainsi plus originaire, c’est-à-dire
« plus fondamentale et donc inconditionnelle ».9

Le commandement de « répondre à » vient toujours de l’autre, de l’héritage et de la promesse


impliqués dans tout rapport du soi à l’autre. La responsabilité est toujours une réponse à
l’autre, même si cet autre n’existe pas encore, même s’il est déjà disparu, au-delà du présent
immédiat, au-delà donc de toute présence actuelle ou du contact supposé ou fantasmé du
main-tenant.10 Et Derrida accorde un certain privilège à cette modalité de la réponse, c’est-à-
dire au « répondre à », comme forme plus originaire de la réponse qui comporte une
inconditionnalité, car toute « réponse de » ou « réponse devant » suppose ce « répondre à ».
Même si ces trois formes de la réponse s’enveloppent et s’impliquent entre elles, on répond de
soi à l’autre et on répond à l’autre devant la loi.

8
Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes 2. Pouvoir, droit, religion, p. 215.
9
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 280.
10
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 36.

155
Cette inconditionnalité relevant d’une structure infinie et donc inépuisable – une injonction
qui engage ma réponse et ma responsabilité infiniment car elle m’engage devant tout autre :
répondre à tout autre, répondre au tout autre, répondre aux autres, tous les autres – elle met
l’individu dans un rapport sans choix, rapport sans liberté donc, sans autonomie et sans
souveraineté devant l’autre. Ou sans une forme spécifique de liberté plutôt, sans libre arbitre.
Avant même de vouloir ou de ne pas vouloir répondre, et même si cet individu-là garde
silence, même s’il tourne le dos à celui qui l’interpelle, ce silence, ce geste de non-réponse est
déjà une réponse, il est a priori chargé de responsabilité.11 L’appel à la réponse venant de
l’autre, de tout autre, tous et n’importe quel autre, s’avère ainsi infini, et cette infinité
débordant toute capacité et toute puissance, toute potentialité de l’individu fini, elle met cet
individu-là dans un rapport disproportionné articulant de forme dissymétrique le fini de
l’individu et le nombre infini des autres qui l’interpellent. Ensemble infini : un individu n’est
jamais en mesure de répondre à tout autre, encore moins de façon simultanée et de façon
absolue ; la responsabilité est toujours divisée, toujours en conflit et en contradiction avec
elle-même, toujours en manque de concrétude, d’affirmation de soi ou de son concept,
toujours paradoxale.

Or, pour se faire une idée précise de cette disproportionnalité structurelle il faut, dit Derrida,
faire comme si c’était possible de penser une responsabilité sans liberté. 12 Il s’agit de ce que
ce philosophe appelle la « courbure hétéronomique » de l’espace social, une sorte de
dissymétrie structurelle qui me voue à l’irresponsabilité devant tous les autres, chaque fois
que je tente d’agir de façon responsable en répondant singulièrement devant quelqu’un ou
quelque chose en particulier. Cette courbure dissymétrique est donc là, avant toute loi
déterminée. Elle est même une structure et une condition de la loi, et en tant que condition elle
est supposée dans tout rapport social et dans toute institution. 13 Le privilège de la forme
première évoque ainsi, dans la pensée derridienne, la légitimité d’une certaine irresponsabilité
devant une « instance constituée »,14 toujours au nom d’une responsabilité plus originaire
marquée par le « répondre à ».

Le répondre à relève ainsi de cette structure dissymétrique dans laquelle je suis l’otage de
l’autre. Or, « être l’otage de l’autre » est une citation qui évoque la pensée lévinassienne ; le

11
Ibid., p. 398.
12
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 258.
13
Ibid., p.258.
14
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 35.

156
passage d’un discours à l’autre est très tentant ici. Et la proximité de la pensée derridienne à
celle de Levinas autour de la figure de l’autre s’avère évidente, notamment en ce que pour ce
dernier la « condition d’otage » de la subjectivité est antérieure ou plus originaire que sa
détermination en tant qu’égo. Cette « condition d’otage » est ainsi la condition de possibilité
de tout rapport éthique et donc de toute « pitié, compassion, pardon […] proximité » et même
de toute « solidarité ».15 Mais ce point de rencontre entre ces deux pensées est également leur
point de mésentente, notamment en ce que pour Levinas la figure de l’autre oscille toujours
entre l’autre homme et Dieu, avec toutes les conséquences que cela implique, là où Derrida va
parler du vivant, et même d’un au-delà de l’opposition vivant–non-vivant.16

Dans la pensée derridienne, la réponse, le répondre à me lie à l’autre de deux manières :

Premièrement. Toute réponse implique forcément une adresse à l’autre, tant qu’« on ne
répond de soi et en son propre nom, on n’est responsable que devant la question, la demande,
l’interpellation, l’"instance" ou l’"insistance" de l’autre ».17 Cette interpellation vient ainsi de
tout autre et non seulement de certains, non seulement du vivant humain, non seulement des
vivants présents, non seulement des vivants tout court, non simplement d’un qui, non
simplement d’un quoi, non simplement d’Un. La réponse et donc la responsabilité, n’ont
jamais lieu sans ce rapport à l’altérité, car je ne suis responsable qu’à l’égard de l’autre. Et ce
rapport ne passe pas forcément par un rapport « présent », ou en « chair et en os », mais plutôt
dans l’adresse, dans l’échange, dans le rapport qui me lie à l’autre, même si je ne le vois pas,
s’il est disparu ou s’il est à venir ; même s’il ne m’entend, ne me voit pas, ou ne me sens pas,
plus ou pas encore.

Dès que je viens au monde je suis en rapport à l’héritage qui me précède à travers des formes
diverses comme le langage ou la culture, de même que je suis en rapport à ce que j’hériterai
aux autres qui viennent après. Il n’y a donc pas de « soi » qu’à la manière de l’égo cartésien
soit isolé dans les coulisses de sa pensée sans rapport à l’autre ; l’interpellation venant de
l’autre est originaire tant que mon rapport au tout autre est constitutif du « soi ». Précisément
parce que toute identité à soi du « soi » implique un héritage, une culture, un ensemble de
valeurs, de croyances, d’habitudes, de références, de repères, le rapport à tout autre est
impliqué de façon absolue et nécessaire dans la réponse comme structure première de la

15
Emmanuel LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 150.
16
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 296.
17
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 282.

157
responsabilité. Double génitif de toute culture qui s’annonce sous la plume de Derrida en tant
que « culture de soi comme culture de l’autre ».18

Et cela se dit de toute identité, soit-elle individuelle ou collective : la culture est en ce sens
toujours en fuite, toujours floue, toujours changeante, toujours en différance avec soi, décalée,
sans pouvoir se rassembler d’une fois pour toutes, dans une ouverture infinie qui lui donne la
possibilité de s’affirmer en tant que culture, mais qui l’empêche en même temps de se définir
en toute pureté. Et ce que Derrida nomme le « double génitif » de la culture (qu’il faut peut-
être poser comme « génitif multiple ») veut dire qu’aucune culture n’a jamais une seule
origine, et que même au sein du foyer familial nous retrouvons plus d’une référence, plus d’un
système de croyances, plus d’un héritage, et donc plus d’une responsabilité, toujours plus
d’un appel à la réponse.19

Je suis toujours responsable, tant que « je » (le « je », mon « moi », ce qui se rassemble, au
moins hypothétiquement, autour de mon nom propre) suis toujours en rapport à l’autre, dans
un rapport déterminant, avant la naissance et après la mort, en deçà de toute présence
physique. Ainsi, on peut dire que la réponse à l’autre est le premier rapport, expression où
l’on entend ce terme dans son acception la plus large, c’est-à-dire comme adresse à l’autre qui
comprend de même un regard qu’un silence, une pensée, le dédain ou la méprise. Car toute
référence à l’autre, tout rapport à autrui ainsi qu’à toute forme d’altérité, si simple et si
éphémère qu’il soit est déjà une interpellation, un appel, une demande de réponse et une sorte
de réponse. Dans les termes de Derrida : « le répondre suppose toujours l’autre dans le
rapport à soi, il garde le sens de cette "antériorité" dissymétrique jusque dans l’autonomie
apparemment la plus intérieure et la plus solitaire du "quant à soi", du for intérieur et de la
conscience morale jalouse de son indépendance – autre mot pour la liberté ».20

Deuxièmement. Le répondre à implique aussi et nécessairement l’altérité en ce que dans sa


relation étroite au répondre-de-soi implique le nom propre : je réponds toujours à l’autre en
mon nom, c’est-à-dire, je réponds toujours à l’autre de moi, de « tout ce qui est imputable à
(ce) qui porte mon nom ».21 Cette analyse met ainsi au jour l’implication intime de ces
modalités de la réponse, là par exemple où le répondre à est toujours un répondre de soi. Le

18
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 16.
19
Ibid., p. 16-17.
20
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 282.
21
Ibid., p. 281.

158
rapport à l’altérité empêche ainsi le « phénomène de la réponse » de s’unifier dans un concept
stable.22 Devenant la condition de possibilité du « répondre de soi », le nom propre implique
un double rapport à l’autre, d’une part parce qu’il vient toujours de l’autre dans le sens où l’on
ne peut jamais choisir notre « nom » (pas le premier nom en tout cas, même si l’on peut le
changer dans certaines circonstances ou même adopter un pseudonyme). L’appellation, le don
du nom en tant qu’« acte » implique nécessairement l’altérité, non seulement concernant son
« origine », mais aussi sa « finalité » et son « usage ». Dans cette finalité et cet usage le nom
propre est toujours pour l’autre, pour que l’autre puise s’adresser à moi, pour que je puise me
présenter à l’autre, en mon nom propre.23

Pour sa part le répondre devant introduit une modalisation de plus à la modalité du répondre
à, là où devant implique le « passage à une instance institutionnelle de l’altérité ». Ce passage
marque l’introduction d’une référence à l’universalité et donc d’une articulation aporétique
entre la singularité de l’autre à qui je réponds et l’universalité de l’instance institutionnelle
devant laquelle je suis appelé à répondre. 24 Le « tiers », la loi, le droit, l’institution, l’État,
etc., est dans ce sens toujours requis, toujours nécessaire en ce qu’il protège contre la
possibilité de la pure charité mortelle.25 En effet, la charité sans médiation est de ce point de
vue un don instable qui ne trouve aucune limite, aucune condition, mais qui ne trouve non
plus aucune forme fiable de sa mise en œuvre, aucun compromis, aucun engagement politique
durable.26

Tel que Derrida la développe dans Politiques de l’amitié, cette « grammaire de la réponse »
semble inachevée, d’autant plus que dans L’autre cap il reprend la question de la réponse, en
ajoutant une figure de plus, à savoir le répondre pour dont il ne nous dira plus rien. 27 Nous
pourrions cependant dire que répondre pour est une forme de la réponse qui peut en principe
prendre deux formes : « répondre pour moi-même » et « pour ce que j’ai fait », et « répondre
pour l’autre ». La première possibilité revenant au répondre de soi, elle ne permet pas d’aller
plus loin dans l’analyse. La deuxième possibilité impliquant l’altérité, là où « répondre pour »
l’autre veut dire être garant de l’autre, répondre en son nom, payer la dette de celui pour qui je

22
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 369.
23
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 282.
24
Ibid., p. 282.
25
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 104.
26
Ibid., p. 114.
27
Jacques DERRIDA, L’autre cap, Ibid., p. 53.

159
réponds. Dans cette référence à l’altérité, cette forme risque d’impliquer une entente trop
déterminée de la réponse et de la responsabilité en tant que responsabilité juridico-égologique,
là où ce « répondre pour » donne lieu à la réponse de l’autorité au nom de ceux qui sont sous
sa garde, sous sa responsabilité précisément. Cette forme de la réponse, cette inflexion
particulière revient ainsi à une notion de responsabilité en tant que privilège du plus fort, tout
en déniant la responsabilité, la possibilité de réponse à ceux qui sont ainsi représentés. Or, on
peut toujours répondre pour l’autre, toujours en sa représentation, à sa place, au-delà ou en-
deca de tout rapport d’autorité, mais cette dimension, cette possibilité perd ainsi le sens
originaire de la réponse et de la responsabilité dans la référence au donner la mort, c’est-à-
dire, à ce que « personne ne peut faire à ma place ».28

Enfin, dans le passage cité par Derrida auquel nous faisions référence plus haut, Benveniste
évoque une inflexion de plus quand il parle de la relation entre les vocables spondeo et
respondeo, et comment cette relation a donné lieu à la forme latine du « répondre ». Il dira
que respondere « C’est "répondre que…" en "répondant de…". »29 À première vue cette
forme semble faire référence au contenu de la réponse et non à la structure même de la
réponse, là où « répondre que » implique un contenu déterminé à la réponse : « répondre que
je viens », « répondre que je suis là », « répondre que je ne peux pas être là », etc. Mais
considérée plus attentivement, cette forme renvoie à la forme première de la réponse, au « me
voici » qui est l’affirmation, le oui à l’interpellation de l’autre. Elle est donc une forme
également dérivée par rapport au répondre à en ce qu’elle suppose toujours l’altérité pour
avoir lieu et un sens déterminé. Ainsi, cette expression ne peut pas être considérée en tant que
forme simple ou primaire de l’adresse à l’autre. Au fait, Benveniste évoque cette forme de la
réponse de passage, dans le Sommaire préliminaire qu’il offre en exergue de l’article sur « la
libation », mais il n’en parle plus dans le corps de l’article. Toutes ces raisons, ainsi que la
brièveté du développement donné à ce motif de la part de Derrida, justifient le
questionnement de Rodolphe Gasché, là où ce dernier se demande si ces figures de la réponse
épuisent toute possibilité de cette forme originaire de la responsabilité qui est la réponse.30

28
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 88.
29
Émile BENVENISTE, Le langage des institutions indo-européennes 2, p. 209. [Souligné AO].
30
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 369-370.

160
III. 2. Le « qui » de la décision responsable

La pensée de la responsabilité développée par Derrida, à l’œuvre tout au long de son corpus,
nous l’interprétons dans le cadre de cette recherche comme un geste double : d’abord comme
une réaction aux problèmes traditionnellement rangés sous le titre général d’éthique ; puis,
comme une réponse à tous ces problèmes, qui se développe toujours à partir et contre la
tradition métaphysique de la pensée, de Platon à Heidegger et au-delà. Le point de départ de
ce double geste dans la pensée derridienne est la remise en question du sujet responsable, une
remise en question qui cherche à penser une responsabilité au-delà de l’ego et de l’« idéal de
décidabilité ». Car cet idéal tend à faire de la responsabilité la « vertu » d’un « sujet » libre et
autonome qui prend ses décisions dans la plénitude souveraine de sa liberté, ce qui annule le
caractère événementiel de la responsabilité.

Selon Thea Bellou, la pensée derridienne s’inscrit dans une tradition « post-structuraliste » et
« post-humaniste » qui remet en question la « souveraineté d’un sujet auto-réflexif »,31 il vise
« la construction du sujet basée sur les idées d’identité et, en dernière instance, de présence
auto-référentielle. Il lit la construction du soi dans la tradition occidentale comme reposant sur
le principe d’identité et comme excluant, absorbant ou neutralisant l’autre ». 32 Or, selon cette
analyse, la critique derridienne vise particulièrement le sujet husserlien. Nous croyons, au
contraire, que la critique derridienne s’étend sur l’ensemble de la pensée phénoménologique,
c’est-à-dire partout où l’on évoque un sujet dont la conscience de soi est supposée pleine et
présente à elle-même. Car cette plénitude supposée détermine l’intention des décisions de la
conscience d’une façon linaire, tel qu’on peut le voir à l’œuvre dans la caractérisation que le
concept de décision trouve dans la pensée de Hegel. En effet, pour ce dernier la décision est
un mouvement de la « volonté subjective » se déterminant elle-même dans un rapport auto-
référentiel avec soi, qui « tranche toutes les raisons dégagées par la réflexion, et se détermine
à l’action ».33 Malgré ce désaccord avec l’analyse de Bellou, sa lecture nous semble assez
cohérente, notamment au moment où elle affirme que Derrida « fait un pas » hors de la

31
« the souverainity of a self-reflexif subject ». Thea BELLOU, Derrida’s Deconstruction of the Subject, p. 16.
32
« the construction of the subject based on ideas of identity and, ultimately, self-referential presence. He reads
the construction of the self in the Western tradition as resting on the principle of identity, and as excluding,
absorbing or neutralizing the other. ». Ibid. p. 16.
33
Concernant la détermination hégélienne de la décision, nous renvoyons au texte de Manuel E. VAZQUEZ, « Le
temps de la décision » dans Marie-Louise MALLET (dir.), Le passage des frontières. Autour du travail de
Jacques Derrida, p.267-269.

161
tradition occidentale et que ce geste prend son élan à partir de l’inscription de la figure de
l’« autre » dans la critique de la philosophie de la conscience.34 Or dans le cadre de l’analyse
derridien, la figure de l’autre prend des formes diverses. Une de ces formes est celle que la
tradition psychanalytique désigne sous le nom d’inconscience.

L’héritage freudien constitue une référence inéluctable du développement de la pensé


derridienne de la responsabilité, référence qui fait trembler les supposés philosophico-
phénoménologiques, dans un rapport qui s’avère toujours d’être paradoxal. Car, si la
métaphysique « rend possible la psychanalyse », dans la même mesure elle la limite ; elle est
donc, simultanément, sa condition de possibilité et sa condition d’impossibilité.35 La
psychanalyse remet en question l’idée de plénitude de la conscience, la pureté de l’intention
et, plus généralement, l’identité de l’individu souverain. Ainsi, dans les bordures de la pensée
derridienne, la trace de l’héritage freudien se traduit dans la nécessité de rendre compte de ce
que ce philosophe appelle une « inconscience structurelle » à laquelle on a affaire chaque fois
qu’il s’agit de décision et de responsabilité.36 Au fait, le point de départ de la lecture
derridienne de Freud concerne directement les « questions de responsabilité », là où le corpus
freudien anticipe une mise en question de l’idée d’unité du « sujet », à partir d’une
réélaboration aporétique du rapport entre autonomie et hétéronomie. 37 Et cette mise en
question touche inéluctablement à la crise de la souveraineté, du concept de souveraineté,
soit-elle politique, étatique, citoyenne, individuelle, collective ou autre. 38

La pensée déconstructive introduit ce motif parmi les éléments qui déterminent l’action de
l’individu en problématisant ce que Derrida appelle l’« idéal de décidabilité » impliqué par
l’interprétation hégémonique de la notion courante de responsabilité,39 là où cet idéal suppose
une « intentionnalité transparente et pleinement responsable ».40 À plusieurs reprises, tout au
long de son œuvre, Derrida s’interrogera sur les conséquences de l’inscription de cette
« inconscience structurelle » dans le discours et l’axiomatique d’une « expérience de la

34
Thea BELLOU, Derrida’s Deconstruction of the Subject, p. 16.
35
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 275.
36
Jacques DERRIDA, Limited Inc, p. 139-142.
37
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 286.
38
Ibid., p. 297.
39
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 284.
40
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain…Dialogue, p. 280.

162
réponse », qui est dans ce sens au cœur du « concept européen de la responsabilité ».41 La
démarche derridienne est de ce point de vue, la seule pensée qui a introduit dans un discours
de type phénoménologique un élément qui remet en question la structure de la
phénoménologie en entier, au moins là où elle se détermine en tant que « science de
l’expérience » ou de la vie consciente.

C’est dans « Signature événement contexte » que Derrida introduit la notion d’« inconscience
structurelle » par la première fois dans son corpus, dans le contexte d’une lecture du travail de
J. L. Austin.42 Ce sera pourtant dans Limited Inc, – ouvrage donne suite à la discussion
inaugurée dans « Signature événement contexte » – que Derrida discute plus largement la
question d’une « absence de l’intention » toujours possible par rapport à l’« actualité d’un
énoncé » et de tout speech act. La notion d’« inconscience structurelle » conduit à Derrida à
mettre en question l’« unité » ou l’« identité » du locuteur,43 car ce qu’on appelle le « sujet »,
tel que l’on le caractérise dans la pensée métaphysique, est un « sujet » identique à lui-même,
un « sujet » ininterrompu dans la continuité de ses attributs et ses qualités.

La « logique » même de l’inconscient, telle qu’elle a été thématisée par la pensée


psychanalytique jusqu’à nos jours, est « incompatible avec l’identité » supposée du « sujet »
que toute idée ou tout projet éthique implique. Elle est incompatible avec l’« expérience
éthique » dans son sens le plus large, et donc avec son concept, avec sa conceptualité et sa
théorisation, tant que celle-ci repose sur l’axiome de cette subjectivité. 44 Dans le cadre de
notre lecture, cette unité du sujet n’est qu’un phantasme, une projection du moi qui cherche à
stabiliser ce qui s’avère d’emblée instable, à savoir, l’ipse, et avec lui la même identité des
concepts de l’éthique, de la politique ou du droit, le partage de leur champs et même leurs
institutions. Car ce qu’on appelle le moi, le soi, l’ipséité ou l’identité, est traversé par des
instances diverses, contradictoires, inconnues et donc imprévisibles pour le soi ; des instances
secrètes ou « inconscientes », non-maîtrisables donc, opérant sans qu’il soit possible
d’effectuer un calcul certain sur elles, sur leur devenir ou leur comportement.

41
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 368-369.
42
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 389.
43
Jacques DERRIDA, Limited Inc, p. 139-145.
44
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.

163
Ainsi, après ce que Derrida appelle la « révolution psychanalytique » l’idée d’unité du
« sujet » ne tient plus.45 Car, en sens strict, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas faire
semblant que rien ne s’était passé, nous ne devons pas faire « comme si la psychanalyse
n’avait jamais existée ».46 Faire comme si « nous croyions à l’autorité souveraine du moi, de
la conscience, etc. » Au fait, dit Derrida, nous continuons à le faire et « nous tenons le langage
de cette "autonomie". »47 On suppose d’abord et avant tout, que la « personne », l’« individu »
ou le « sujet », reste le même à travers le temps et l’espace, 48 qu’il possède des traits qui
perdurent, des traits inchangeables qui conforment son identité même. On suppose également
que la conscience de soi-même est pure, qu’elle n’a pas d’interruptions et que, par
conséquent, la mémoire en tant que trait insécable de cette conscience pure est aussi sans
interruption,49 l’unité de cette conscience étant analogue à la mémoire qui est censée de
rassembler l’unité du « sujet ».50 Or, Derrida dira que cette unité n’est « jamais assurée en
elle-même comme synthèse empirique »51 Cette infinitude de la conscience est pourtant
supposée par l’exigence éthique dans son sens le plus large, là où le « sujet » fini est censé de
« se rappeler activement, actuellement, en acte, continûment, sans intervalle, de penser toutes
les obligations éthiques auxquelles, en toute justice, il devrait répondre. »52

C’est donc devant ces présupposés et ces axiomes que Derrida introduit l’idée
d’« inconscience structurelle » et s’interroge à plusieurs reprises sur les conséquences qu’elle
implique par rapport à des notions telles que la responsabilité et la décision. Une des formes
de ce questionnement se développe à partir de l’analyse des actes de langage et de la théorie
du langage ordinaire. Derrida avance la question : « quelle est l’unité ou l’identité du
locuteur ? Est-il responsable des speech-acts que lui dicte son inconscient ? »53 Avec ce
couple de questions, Derrida tient à remarquer que la théorie des speech acts, au moins sous la
forme dans laquelle John Searle la présente, est une théorie dont les définitions et distinctions

45
Ibid., p. 290-291.
46
Ibid., p. 291.
47
Ibid., p. 291.
48
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 281.
49
Jacques DERRIDA, Le parjure, peut-être, p. 16-18.
50
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, 280.
51
Ibid., 281.
52
Jacques DERRIDA, Le parjure, peut-être, p. 18.
53
Jacques DERRIDA Limited Inc, p. 143.

164
capitales reposent sur le présupposé d’une « conscience distincte, déterminante et
déterminable des intentions, désirs ou besoins en cause ».54

Dès lors, dit Derrida, « il suffit d‘introduire dans la bergerie des speech acts quelques loups
du type "indécidabilité" […] ou du type "inconscient" […] pour que le pasteur ne puisse plus
compter ses moutons : on ne sait plus où est l’identité du "locuteur" ou de l’"auditeur"
(visiblement identifié au moi conscient) ».55 Selon cette réflexion, on pourrait dire qu’« à
l’"origine" » de tout speech act il y a « une multiplicité d’instances, sinon de "sujets" » ainsi
qu’incomptables « significations ouvertes au grand parasitage » : ce sont des « phénomènes »
dont le « moi conscient » n’arrivera jamais à rendre le moindre compte, des phénomènes que
la théorie des speech acts tend à exclure de son axiomatique. 56

Une autre considération de la même problématique se développe autour des fautes éthiques et
juridiques que l’on peut commettre par manque d’attention, par oubli ou par ne pas penser à
leur possibilité.57 Dès lors que nous déterminons ces situations comme des accidents non
nécessaires, des accidents qui en principe ne devraient pas avoir lieu et qu’il faut prévoir, des
accidents auxquels il faut donc penser à l’avance, Derrida adresse sa critique au concept
même de « pensée ».58 Car on peut toujours commettre une faute à partir d’un manque
d’attention, pour ne pas penser à cette possibilité. Cela est toujours possible, donc nécessaire
et il faut le prendre en compte parmi les traits fondamentaux de la volonté et la raison là où on
met ces instances en rapport à la décision et à la responsabilité. Et si dans le langage courant
on exprime ce manque d’attention en disant que l’on n’a pas y pensé, le concept même de
pensée implique l’idée présupposée d’une attention infiniment avisée, une pensé d’une telle
nature qu’aucun devoir ne peut lui échapper.59 Alors, se demande Derrida, « qu’appelle-ton
penser ? »

Et ce qui nous intéresse ici donc c’est de prolonger ce questionnement dans le sillage ouvert
par cette question : est-il, ce concept, réaliste, ou implique-il des qualités infinies et
surpuissantes qui n’ont lieu nulle part en pleine pureté et qui pourtant exigent de l’individu
des conditions irréalisables ? Cette idée ne se trouve elle-même à la base de l’édifice de la
54
Ibid., p. 142.
55
Ibid., p. 143.
56
Ibid., p. 143.
57
Jacques DERRIDA, Le parjure, peut-être, p. 16-18.
58
Ibid., p. 13-20.
59
Ibid., p. 16-18.

165
théorie éthique et juridico-politique qui gouverne les sociétés occidentales, théorie déployée à
partir d’une même matrice conceptuelle et culturelle, à savoir, le fallogocentrisme carnivore
dont Derrida fait remarquer les enjeux avec autant d’insistance dans son corpus ?60

Nous nous posons cette question à partir de la considération de l’« inconscience structurelle »
qui empêche toute conscience, et dès lors, toute intention et toute mémoire, d’être pleine,
pleinement délibérée à la conscience d’elle-même. Cette idée empêche donc la formation et le
postulat d’un concept équivoque de conscience, d’un moi qui fait tout ce qu’il peut pour éviter
toute contamination possible par son autre. Car il y a toujours, nécessairement, des effets de
contamination et de parasitage de l’inconscient dans la présence et dans l’identité de la
conscience supposée pure. Et cette pureté, cette présence pleine, et avec elle la liberté de la
décision impliquée dans l’« idéal de décidabilité », se dévoilent à la lecture derridienne
précisément comme des simples idéaux. L’approche derridienne aux « questions de
responsabilité » remet en question la continuité et la pureté de cette conscience et de
l’intentionnalité qu’elle implique, en proposant une multiplicité d’instances qui parasitent et
contaminent le « moi conscient ».61

La première conséquence radicale de cette rupture est que toutes les décisions prises par
l’individu ne seraient pas en réalité pleinement responsables, mais auraient lieu dans le
carrefour entre réponse et réaction. Il s’agit du caractère insaisissable de la responsabilité, une
problématique qui est aujourd’hui plus en vigueur que jamais, tant dans le domaine de la
philosophie – dans lequel on met en question la possibilité même d’« attribution de
responsabilités »62 – que dans le domaine politique et juridique. En effet, les questions de
responsabilité, ses apories et paradoxes, sont aujourd’hui dans le centre du débat juridique et
politique. En France, on l’a vu, ces débats se trouvent et se développent notamment autour de
la notion de « responsabilité sans faute » dont un exemple des conséquences de cette
considération nous la trouvons dans la loi relative à la « rétention de sûreté » adoptée en
février 2008.63

60
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 295.
61
Jacques DERRIDA, Limited Inc., p. 143.
62
Charles RAMOND, « Reconnaissance et égalité des chances », p. 143-150.
63
Voir à cet égard le livre de Mireille DELMAS-MARTY Liberté et sûreté dans un monde dangereux, ouvrage
dans lequel l’auteur affirme que les rédacteurs de telle loi ont été obligés de distinguer la « faute matérielle » de
la « faute morale », « Le résultat est que le malade mental ne serait ni innocent (puisqu’il a commis les faits) ni
coupable (car la faute morale ne lui est pas imputable). » (p. 50). Cela donne à penser si ces apories se limitent

166
Avec l’introduction de la notion d’« inconscience structurelle », Derrida cherche à construire
un discours plus rigoureux, un discours capable de rendre compte de « ce qui se passe »64
chaque fois que l’on a affaire à ces effets de contamination de la conscience pure par des
instances inconnues, parfois sauvages et toujours immaîtrisables. Car attendre d’un être fini
des qualités infinies est non seulement « inhumain et indécent »,65 mais surtout un manque de
rigueur dans la construction discursive, qui passe à côté des évidences que nous venons de
rappeler, proposées par Derrida lui-même. Conséquemment, Derrida nous invite à penser un
« sujet » divisé et différencié, non identique à lui-même mais traversé par des instances
opposées et contradictoires. Le « sujet derridien » – si nous pouvons nous permettre cette
expression – est de ce point de vue « un "sujet" installant progressivement, laborieusement,
toujours imparfaitement, les conditions stabilisées – c’est-à-dire non naturelles,
essentiellement et à jamais instables – de son autonomie : sur le fond inépuisable et invincible
d’une hétéronomie. »66

Une pensée de la responsabilité implique dans ce contexte une « invitation à l’expérience


d’une déconstruction » des oppositions conceptuelles qui déterminent non seulement la notion
générale de sujet mais aussi celle de Dasein et de tout « ce qui tiendra la place (ou remplacera
la place) du sujet ».67 La notion de Dasein, en l’occurrence, risquant de prendre dans la pensé
de Heidegger la place du « sujet », se fonde encore, aux yeux de Derrida, sur des oppositions
non suffisamment interrogées. Dans ce sens, le geste derridien qui nous invite à la
réélaboration de la notion de responsabilité consiste à dépasser la logique simple
d’oppositions telles que conscient/inconscient, désir/non-désir, intention/non-intention, ou
encore celles de souverain/non-souverain, responsable/non-responsable ou réponse/réaction.
Toutes étant des oppositions qui conforment le réseau conceptuel de l’axiomatique de la
décision responsable et de son idéal de décidabilité.

Ce geste n’est donc qu’une conséquence de l’approche proposée par Derrida tout au début de
sa production philosophique sur la déconstruction des oppositions métaphysiques, ainsi que

aux cas des malades mentaux ou s’ils se trouvent partout où l’on veut déterminer une imputabilité bien
déterminée : « est-il [le locuteur] responsable des speech acts qui lui dicte son inconscient ? ». Jacques DERRIDA,
Limited Inc, p. 143.
64
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
65
Jacques DERRIDA, Le parjure, peut-être, p. 18.
66
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 286.
67
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 286-287.

167
de la déconstruction de l’idéal de présence actuelle, qui trouve ici ses implications éthico-
politiques.68 Car aucune logique montée sur ces oppositions ne suffit pour décider de la
signification ou de l’intention d’un acte. Et toute l’axiomatique de la responsabilité moderne
est construite sur une chaîne conceptuelle qui suppose ces oppositions binaires, avec le
privilège accordé à un extrême de l’opposition. Ce geste implique, du même coup, la
dénégation des traits structurels et nécessaires du moi ou du sujet, des traits dérivés de la
condition finie de tout individu. C’est pour cette raison que Derrida affirmera que
l’axiomatique de la responsabilité et son discours sont en décomposition.69

Car la dénégation des traits nécessaires, la dénégation du paradoxe interne du « concept » de


responsabilité est précisément ce qui lui permet de fonctionner mais aussi ce qui le condamne
à l’échec, dans le moment même où nous ne pouvons pas préciser si la vigilance absolue est
plus nécessaire que son contraire pour agir de forme responsable. Et nous pouvons élargir
cette question sur tous les traits qui conforment l’axiomatique de la responsabilité : si on parle
du concept de pensée, nous pouvons nous engager dans une réflexion du type nietzschéenne et
nous demander si une mémoire indéfectible supposée dans le concept de responsabilité est
vraiment une condition de possibilité de la responsabilité ou plutôt sa condition
d’impossibilité. Pour ne donner qu’un exemple, c’est toujours possible de définir l’action de
penser comme « oublier des différences », tel que le fait Borges. Pour cet écrivant latino-
américain, penser « c’est généraliser, abstraire ».70 Et donc, si « penser » est une condition de
la décision responsable, l’oubli est également condition nécessaire, structurelle et
incontournable de la décision responsable, laquelle, pour devenir telle doit prendre ses
distances du savoir et de la connaissance, et donc empêcher ce savoir ou cette connaissance de
déterminer son agir pour ouvrir la possibilité à la décision responsable et à la responsabilité
tout court.

Toute expérience de la responsabilité se détermine dans ce seuil qui suppose à la fois le seuil
entre réponse et réaction. Toute responsabilité a lieu donc dans le seuil entre mémoire et
oubli. Cette expérience est pour cela l’expérience d’une responsabilité paradoxale. Mais cela
implique que toute expérience de la responsabilité ainsi comprise suppose ce travail
déconstructif sur la notion de « sujet ». Car ce concept impose une fermeture dans l’identité à
soi qu’il cherche à délimiter. Et cette délimitation est une « saturation », une fermeture des
68
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 22-24.
69
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 405.
70
Jorge Luis BORGES, « Funes ou la mémoire », p. 517.

168
frontières impliquant une « suture » de ce qu’on appelle le « sujet », une suture qui s’avère
« illégitime », qui est placée au centre de la critique derridienne au concept de
responsabilité.71 Car malgré la multiplicité de formes que prend la figure de « sujet », nous
pouvons toujours repérer des traits essentiels à toute forme de subjectivité que l’on retrouve
encore dans la figure du Dasein heideggérien, tels que la « liberté », la « décision résolue »,
un « rapport ou présence à soi », un « "appel" (Ruf) vers la conscience morale », une
« responsabilité, imputabilité ou culpabilité originaire (Schuldigsein), etc. »72

Mais cette fermeture structurelle du sujet s’avère illégitime aussi parce que nous avons à
peine commencé à interroger les oppositions sur lesquelles se fondent le concept de « sujet »,
le concept de « Dasein », ou de tout possible prothèse que l’on puisse proposer pour mettre à
leur place. Alors, de quel droit pourrait-on s’autoriser à formuler, à définir, à déterminer le
« sujet » dans une pureté prétendue ? Et puis, à employer des tels concepts les laissant
travailler précisément à partir de sa délimitation fantasmatique ? De quel droit pourrait-on
donc se fier à de telles notions sans un travail suffisamment critique et déconstructif
préalable ?73

Cette analogie de la fermeture des frontières illustre parfaitement la portée de la critique et du


travail déconstructifs proposés par la pensée de Derrida, portée qui s’étend au-delà du champ
politique le plus empirique et jusqu’au champ « ontologique » le plus abstrait : se renfermant
dans les frontières de son identité supposée unique, stable ou identique, le concept de « sujet »
ne permet pas la venue de l’altérité ; il fait plutôt tout pour réduire la place de ces effets
d’altérité, voire pour les exclure, à tout niveau. 74 C’est en ce sens que Derrida dira que « rien
n’arrive à un sujet »,75 le rien faisant référence à l’irruption de l’autre – qui ou quoi –
neutralisée dans le mouvement de « subjectivisation » que ce « sujet » effectue sur son
corrélat, l’« objet ».76 À partir de ces prémisses, Derrida conclut que nulle théorie du sujet
n’est « capable de rendre compte de la moindre décision ». Car l’identité a soi du sujet,
identité supposée par toute décision libre, ainsi que la « permanence calculable » que cette

71
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 287-288.
72
Ibid., p. 289.
73
Ibid., p. 289.
74
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Limited Inc, p. 143.
75
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
76
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 284.

169
identité implique, font de l’événement et de la décision des accidents devant lesquels ce
« sujet » reste indifférent.77

Dans le cadre de cette réflexion Derrida affirme que le propre de ce « sujet », ce qui lui est
« propre » à proprement parler en tant que trait incontournable est « la force ou la forme
protectrice d’un barrage »78 sous laquelle il se met à l’abri, motivé par la peur qui lui
provoque l’altérité radicale. Grand nombre des théories et des théoriciens qui parient pour une
responsabilité du « sujet » voient dans la peur un recours suffisant et même nécessaire de la
responsabilisation de ce « sujet », notamment dans la pensée philosophique moderne et
contemporaine,79 mais aussi dans le discours français juridique contemporain. 80 D’autant plus
que l’institution de ce barrage protectrice du « sujet » a la forme de ce que Derrida appelle un
« système » et une « idée » ; un système éthique particulier, donné, dans le sens le plus large
du terme éthique, système articulé à une idée spécifique et toute particulière du Bien qui
domineraient les sociétés occidentales, à travers les manifestations les plus normatives de leur
existence.81 Paradoxes de la liberté : le « sujet » supposé libre, qui agit à partir de son libre
arbitre et qui déploie ses potentialités dans l’exercice de cette liberté, devient dominé,
déterminé et programmé par le système et la norme qu’il est censé d’obéir librement.82

Or, en sens strict ce discours derridien constitue une invitation à l’aveu et à la reconnaissance
du fait même que là où le sujet se renferme en soi-même, essayant de se mettre à l’abri de ce
qui lui est autre, l’inconnu, le secret, le monstrueusement autre, qui ou quoi, le parasite déjà,
toujours, et de façon incontournable. Au moment même où il trouve le confort de son soi

77
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
78
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.
79
Toute la réflexion de Hans JONAS autour de la responsabilité est déterminée par ce qu’il appelle l’« heuristique
de la peur » ou l’idée que c’est la peur de l’humanité à avoir un destin tragique qui pousse cette dernière à
prendre en main ses responsabilité au-delà du présent. Voir à cet égard « La contribution de ce savoir au savoir
de principes : l’heuristique de la peur » dans Le principe responsabilité, Flammarion, p. 65-67.
80
Alain-Gérard SLAMA, La Responsabilité, p. 27.
81
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.
82
Jacob Rogozinski développe cette thématique à partir de la problématisation de l’idée de « contrat social » de
Rousseau comme un « acte de la volonté générale contractant avec elle-même » en posant la question : « se
pourrait-il que le sujet ne se donne pas la Loi me la reçoive, quelle lui advienne du Dehors, d’une altérité
constitutive de sa subjectivité ? » Jacob ROGOZINSKI, Le don de la loi. Kant et l’énigme de l’éthique, p. 182.

170
comme celui du sein maternel il y a du différant, du hors de soi, de l’altérité radicale qui hante
les frontières de son identité, soit-elle individuelle, culturelle, nationale ou autre.83

Derrida nous invite ainsi à penser cette unité au-delà de la présence à soi du « sujet », à partir
d’un schème où le « moi » supposé par la réponse, et donc par la décision, est conçu en termes
de mémoire : la mémoire de celui qui répond. On peut bien penser cette unité, c’est-à-dire,
une certaine « synthèse de la mémoire », sans supposer la présence à soi d’une conscience ou
d’un « sujet présent ».84 Mais dans tous les cas, cette mémoire en tant que soutien de l’identité
supposée est l’attribut d’un moi singulier et fini, de sorte qu’elle comporte l’oubli comme trait
toujours possible et donc nécessaire. Par conséquent, l’unité de cette mémoire n’est « jamais
assurée en elle-même comme synthèse empirique ».85 Le « sujet derridien » est de ce point de
vue un sujet qui, tel que le bateau de Thésée, garde son identité autour d’une illusion créée par
le simple nom, dans le désir avoué de rassembler dans une « même » entité ce qui est divers,
ce qui ne perdure pas et qui ne reste donc point le même. C’est en ce sens que Derrida affirme
que si cette synthèse peut être fantasmée, cela n’est possible que sous la figure du « nom
propre », ou comme Rodolphe Gasché l’explique : « le soi qui réponde de soi n’a d’unité que
celle du nom propre ».86

Il y a donc toujours « plus d’un » dans tout identité supposée. L’autre, l’altérité est
constitutive de l’ipse, et cela dans plusieurs sens : d’abord en tant qu’héritage culturelle, en ce
que toute identité ne peut se conformer qu’à partir d’une culture qui la précède. Mais une
culture vient toujours de l’autre ; la langue, les habitudes et les mœurs nous sont toujours
hérités et on ne peut pas les acquérir sans les recevoir en tant que don de l’autre. Du même
coup et pour cela même, ce qu’on appelle l’« identité culturelle » ne se rassemble pas en elle-
même par définition, car « le propre d’une culture c’est de ne pas être identique à elle-même.
Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire "moi" ou "nous", de ne
pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la
différence avec soi. »87

83
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
84
Ibid., 281.
85
Ibid., 281.
86
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 369.
87
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 16.

171
Or, l’altérité est également constitutive du moi en ce que ce moi n’est pas unique et
transparent pour « soi-même » ; il est plutôt divers et contradictoire, toujours surprenant pour
soi-même, là où il peut avoir des réactions opposées à ses réponses, ou des réponses opposées
à ces réactions, voire de réactions opposées entre elles ou des réponses contradictoires les
unes envers les autres. Dans le moi habite toujours cet autre qui lui est complètement étranger,
dans lequel il ne se reconnait plus, et qu’il cherche à annuler, à dénier ou à oublier, le plus
souvent à travers la construction de barrages du type « sujet », des fictions qui lui donnent le
confort d’être soi-même et non pas celui qu’il n’aime pas, qu’il déteste ou qu’il connait pas du
tout et qui peut lui faire peur. C’est précisément à cette altérité inscrite a priori dans le même
que Derrida donnera le nom d’« inconscience structurelle ».88

D’où que le mot même de « sujet » ne tient plus, en sens strict, dans la pensée derridienne. La
stratégie derridienne consiste à cet égard à construire un discours autour du « sujet », dans un
contexte que ce sujet ne détermine plus à partir de son intentionnalité souveraine. Mais pour y
aboutir il faut parler de lui sans parler : « autrement dit, ne plus en parler, mais l’écrire, écrire
"sur" lui, comme sur le "subjectile" par exemple. »89 Le subjectile qui est ce qui « peut
prendre la place du sujet ou de l’objet » mais qui « n’est ni l’un ni l’autre »,90 ou encore, qui
est une « sorte de sujet sans sujet ».91

Dans cette entreprise, Derrida insistera sur le fait que parler d’un « sujet » comme tel revient
toujours à renfermer la pensée dans un discours de la subjectivité en tant que subjectivité de
l’homme.92 Et retomber dans un discours de la subjectivité est de ce point de vue retomber
dans un discours du calcul-calculant qui tend à faire de la responsabilité une mesure accordée
aux capacités et pouvoirs de l’individu dit « souverain » et donc « responsable ». Car le
« sujet » comme tel est dans ce sens un principe de calculabilité qui impose ce critère
particulier autour des « questions de responsabilité », c’est-à-dire, dans le domaine éthique
dans son acception la plus large, concernant le politique, le juridique et la morale.93

Dans le concept de « sujet » donc, ce principe de calculabilité s’articule au concept de


souveraineté, ainsi qu’avec toute une série de notions connexes, conformant une axiomatique
88
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 387.
89
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 282-283.
90
Jacques DERRIDA, « Forcener le subjectile », p. 55.
91
Ibid., p. 57.
92
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 283.
93
Ibid., p. 287.

172
qui lui est intrinsèque tels que la liberté, l’intentionnalité, etc. Autant de trais que l’on a
répétés jusqu’ici et dont on peut suivre le sillage jusqu’à la virilité propre de toute figure
d’autorité, dans l’accouplement des oppositions qui présuppose l’idée
d’ontocarnophalogocentrisme.94 Partir donc du « concept » de sujet dans le traitement de ces
questions implique en ce sens se soumettre de façon préalable aux déterminations
métaphysiques de cette axiomatique.

« Faire système » est ainsi l’expression qui nomme le processus par lequel a lieu la
conformation dogmatique d’une axiomatique. Car tout concept se rattache à une axiomatique
complice d’une « chaîne systématique et constitue lui-même un système de prédicats »,95 bien
que cette conformation puisse répondre à des raisons historiques déterminées. Et cette
détermination historique implique en elle-même que l’articulation à laquelle elle donne lieu
n’est pas naturelle. Elle est donc toujours susceptible d’une transformation.96 Et tant que
l’axiomatique de la notion de responsabilité nous occupe ici particulièrement, nous avançons
que l’articulation conceptuelle qui détermine sa forme égologique est déjà en transformation,
toujours hors de ses gonds, dès lors que plusieurs concepts conformant son réseau deviennent
problématiques dans leur emploi quotidien, malgré – ou peut-être justement en raison de –
l’importance qu’ils trouvent dans les sociétés occidentales contemporaines.

À l’aune de cette hypothèse, le travail de Derrida nous permet de voir que des concepts et des
notions connexes à celle de sujet, tels que la souveraineté, la liberté, et notamment celle de
responsabilité, seraient des exemples de concepts en crise ou plus précisément en
« décomposition ».97 Ces concepts et notions n’ont jamais atteint la stabilité requise ou
supposée par le concept de concept, précisément à cause de la même instabilité du réseau dont
ils reçoivent leur détermination conceptuelle. Ce sont donc des concepts et notions qui se
trouvent en crise, mis en question, déplacés ou même en voie de dissémination, toujours
confrontés à l’aporie interne de leur axiomatique. Chaque déplacement de signification ayant
lieu dans chacun de ces éléments, affecte de façon systématique toute la chaîne des éléments
faisant système. Ce qui ne peut que signifier que le barrage protecteur du sujet n’a jamais été
tel, que le sujet est une « fable ». Et qu’il faut, que c’est absolument nécessaire d’assumer

94
Voir à cet égard : Ibid., p. 294.
95
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 392.
96
Voir à cet égard ce que Derrida dit à propos de la forme hégémonique de la notion de responsabilité dans Du
droit à la philosophie, p. 408.
97
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 20.

173
cette condition pour commencer à prendre ce concept au sérieux, et démêler « ce qu’une telle
fable suppose de parole et de fiction convenue… »98

Car dans la quotidienneté du monde il y a des choses qui arrivent, des événements qui ont lieu
en dépassant la maîtrise de toute volonté et de toute intention d’un sujet particulier, des
événements non maîtrisables qui adviennent dans l’irruptibilité de leur arrivée, en
bouleversant tout horizon de précompréhension et tout barrage protectrice de l’ipse. Il y a
aussi des décisions qui sont prises sans que l’on ne comprenne pas en toute rationalité les
arguments qui les soutiennent et dont on perçoit de façon immédiate la contamination non-
rationnelle qui les hante.

La même « logique de la subjectivité » nous permet de voir l’autre côté du mouvement, le


moment dans lequel c’est plutôt la survenue de l’événement, de l’altérité, de l’inconnu, bref,
la venue du tout autre qui dépasse et annule l’« identité à soi » et la « permanence calculable »
du sujet. Le moment où tout sujet est vulnérable et passif, au point même où quelque chose lui
tombe dessus, quelque chose inattendue, une décision, une circonstance, la force du destin qui
n’est que « la combinaison infinie et ininterrompue de milliers de causes emmêlées ».99 Dans
ce que cette force a d’irruptive et avec le hiatus qu’elle impose, chaque fois, de façon unique.
La décision est de ce point de vue un événement inattendu qui arrive au « sujet » depuis
l’altérité absolue qui le constitue, dans ce rapport paradoxal entre autonomie et hétéronomie
dont parle Derrida faisant référence à l’héritage freudien. 100

98
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 279.
99
Jorge Luis BORGES, « L’imposteur invraisemblable Tom Castro », p. 313.
100
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 286.

174
IV. Par-delà l'« idéal de décidabilité »

Le traitement déconstructif de la notion de responsabilité proposé par Derrida implique une


réélaboration du concept de décision qui s’accouple à ce qu’il appelle l’interprétation juridico-
égologique de la responsabilité. Déterminée à partir d’une axiomatique qui comporte la figure
d’un « sujet égologique pur », ainsi que d’« une intention ayant à répondre de la loi et devant
la loi en termes décidables »,1 la notion de responsabilité suppose un « idéal de décidabilité »,
c’est-à-dire, l’axiome affirmant que des décisions sont prises à travers un mouvement actif de
la volonté, toujours à partir d’un processus calculant qui fais possible la décision grâce à la
faculté de jugement. La décision est de ce point de vue le résultat du procès de réflexion.
L’« idéal de décidabilité » que Derrida soumet à sa critique déconstructrice implique ainsi
l’unité du sujet, son identité pleine et pure, absolue ; cette identité assurant la liberté de cet
individu et déterminant le pouvoir de répondre, là où le répondre en tant qu’exercice actif
d’une volonté s’oppose à la réaction. 2 Le répondre actif est ainsi à la base de l’interprétation
de la responsabilité et de la décision comme l’acte libre d’une conscience pleine, comme
déploiement d’une puissance. À partir de ces prémisses, la décision n’est que le simple
développement de ce dont le « je » est capable, une simple « explicitation de mes
potentialités ».3

Cette définition de la décision en tant que déploiement du possible est celle de Hegel. Dans
son texte « Le temps de la décision », Manuel E. Vázquez reconstruit cette interprétation à
partir d’une référence tirée de l’Encyclopé die des sciences philosophiques, interprétation
selon laquelle, les individus « prennent leurs décisions par eux-mêmes ». L’autonomie
souveraine est ainsi un premier trait de la décision hégélienne, impliquant l’« idéal de
décidabilité » interrogé par Derrida, car ce « par eux-mêmes » du texte hégélien implique
l’autonomie et la souveraineté du sujet. La responsabilité devient ainsi l’autre face de la
liberté et donc un effet de pouvoir, car la liberté est un pouvoir : « le pouvoir de faire ce qu’on
veut, de décider, de choisir, de se déterminer, de s’auto-déterminer, d’être maître et d’abord
maître de soi (autos, ipse) ».4 Cet idéal implique également une structure binaire de la
décision, une « décidabilité » qui implique la possibilité de délibération, la possibilité de
distinguer et de couper rationnellement entre deux ou plusieurs possibilités. Une décision
1
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
2
Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 169-173.
3
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 152.
4
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 45.

175
active en somme, qui est la conséquence immédiate de la capacité rationnelle de l’individu
dans une opération, un acte conscient où: « la volonté subjective (...) tranche toutes les raisons
dégagées par la réflexion, et se détermine à l’action ».5

Le traitement que Vázquez effectue sur ce passage du texte hégélien commence par qualifier
le concept de décision proposé par Hegel comme un concept normatif, du fait que la décision
se trouve « dans la subjectivité, orientée vers l’action, précédée d’un travail de réflexion ».
Car cette « réflexion » suppose un savoir, un contenu à partir duquel elle est mise en œuvre et
qui marque le ton de ce qui sera décidé, un savoir de la norme ou des conventions établies.
Selon Vázquez, le concept de décision proposé par Hegel tient à faire loi : il propose un
modèle « à partir duquel il faut penser le processus même de la décision », à savoir, le modèle
qui établit la nécessité d’agir « conformément à des raisons ».6 Cette remarque attire notre
attention sur le fait que les identités proposées par Hegel ne sont pas naturelles, même si
Hegel fait comme si elles allaient de soi, comme si la simple analyse du concept de réponse et
de décision nous mettait automatiquement dans cette structure de la décision rationnelle, libre
et active.

La définition du concept de décision donnée par Hegel suppose donc un savoir qui la
détermine. Cela signifie que la décision est une double « affaire de raison » ; d’abord de
raison en tant que cause de l’agir, dans le sens que l’on parle des « raisons données d’une
action », puis, la raison en tant que le répondre devant suppose le tribunal de la raison à partir
duquel sont jugées les raisons données. La décision est ainsi l’affaire d’une autonomie
rationnelle de l’individu, qui articule « décision et choix responsable d’une subjectivité ».7 La
définition de décision hégélienne trouve ainsi ses origines dans les principes de la philosophie
kantienne, et l’idéal de décidabilité dont Derrida parle suppose ces origines. Elle implique la
possibilité que les principes de l’action humaine puisent être dérivés d’un exercice de
réflexion. Elle suppose que tous les êtres vivants dotés de rationalité ont la capacité de le
faire, dans leur for intérieur, sans besoin d’avoir une connaissance empirique de la norme.
Elle appelle à une « instance éthico-juridique », une « raison pratique » et une « pensée pure
du droit », des instances qui impliquent l’idée d’une raison qui se suffit à elle-même pour
déterminer l’agir de l’individu, pour l’évaluer et prévoir les conséquences de l’action.

5
Vázquez cite Hegel. Manuel E. VAZQUEZ, « Le temps de la décision », p. 267.
6
Ibid., p. 267.
7
Ibid., p. 267.

176
Pour Kant, la conscience morale n’a aucun besoin de détermination outre que la « simple
raison » pour régler l’agir humain, car elle « se suffit à elle-même grâce à la raison pure
pratique ».8 La raison pure pratique est donc l’idée d’une raison universelle ; d’où que ses
« lois pures (…) devraient n’obliger que dans la mesure où elles sont honorés par un respect
libre ».9 C’est d’ailleurs l’idée du grand projet kantien, l’idée d’une raison pure pratique pour
laquelle on fait tout en vue de la garder saine et sauve, à l’abri de tout élément étranger, et de
tout type de contamination, là où religion, raison, foi et science deviennent des notions
complices.10 Une raison ou une rationalité qui se trouve chez tous mais qui n’est pas déchirée
pour autant, bien qu’elle se « rapetisse entre les mains des hommes ».11 Elle ne change
essentiellement ni dans le temps ni dans l’espace, et même si c’est nécessaire une contrainte
extérieure pour la faire respecter, cela est dû à la finitude de l’homme et à sa faillibilité et non
à un défaut des lois transcendantales.12 Elle peut évoluer, et elle le fait en tout sécurité, mais
les transformations qu’elle puisse avoir au cours de cette évolution ne seraient pas des
transformations de fond, malgré l’époque et la tradition, malgré les mœurs et les habitudes.

Cette idée de la raison implique une unité qui n’est pas susceptible de contamination externe,
une raison dont les principes objectifs seraient les mêmes et donc « valables pour la volonté
de tout être raisonnable ».13 L’unité de la raison se trouve derrière l’élaboration et la
modification des lois ; qu’elles sont si universelles que toute être doté de raison peut les
reconnaître comme universelles, donc se reconnaître lui-même en elles à partir d’un exercice
rationnel, à condition que cet exercice ne soit pas contaminé par d’autres éléments que la
raison pure.14 Et l’universalité dont on parle signifie reconnaître le commandement comme
propre, signifie donner son avis conforme à une certaine « vérité » de la loi, et la respecter en
conséquence, tout en reconnaissant sa provenance rationnelle, presque divine. 15

8
Emmanuel KANT, La religion dans les limites de la raison, p. 15.
9
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 350.
10
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Foi et savoir, 46, 49-50.
11
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 346.
12
Ibid., p. 350.
13
Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, p. 627.
14
Jacob Rogozinski développe cette discussion d’une façon très approfondie. Son analyse explique l’évolution
de la pensée kantienne à l’égard de la liberté devant la Loi. Voir à cet égard : Jacob ROGOZINSKI, « À la place du
souverain, nul ne saurait prétendre » dans Le don de la loi. Kant et l’énigme de l’éthique.
15
Dans Foi et savoir Derrida avance une hypothèse selon laquelle la religion et la raison partagent une même
source, de sorte que le développement de la « raison critique et technoscientifique », loin de s’opposer à la

177
Cette figure donc, l’idée d’une raison universelle qui est identique à elle-même d’un bout à
l’autre de son existence, malgré tout contexte et tout prétexte, semble demeurer dans la
tradition philosophique moderne et contemporaine, malgré les dépassements philosophiques
et les tournants de paradigme que l’on voit annoncés avec la parution d’une nouvelle
philosophie. Ainsi, la caractérisation hégélienne de la décision établie, selon Vázquez, une
identité entre la décision et le « choix responsable d’une subjectivité », là où l’on présuppose
un exercice rationnel et calculant de la pensée en tant que « délibération » ou « passage de
l’incertain et douteux au clair et manifeste ».16 Et tous ces axiomes reposent sur la même idée,
à savoir, que la décision en tant que telle est un « processus méthodique, rationnel, objet de
calcul » mais surtout que « la ratio elle-même est comprise comme calculus. »17 Exercice
réflexif pur sur des formes pures, dans un schème où le contenu ne trouve aucun rôle
important, comme si le contenu et la forme ne se touchaient même pas, comme si on pouvait
les séparer en toute pureté et les maintenir l’un à l’abri de l’autre.

La notion de responsabilité qui s’accouple à ce concept de décision implique ainsi le simple


passage à l’acte d’une possibilité toujours réalisable, toujours possible et dont le dernier mot
reste celui de l’individu rationnel et conscient qui décide, cette décision appartient à la sphère
de ses capacités et de ses potentialités.18 Au fond, il s’agit de la capacité de la raison, du
pouvoir conféré par cette raison à un sujet qui se conçoit lui-même comme libre, maître de
son destin et capable de déterminer ce destin à partir de sa capacité de juger. Car la raison,
selon Kant, a des pouvoirs, des pouvoirs dont celui qui concerne l’agir moral est un pouvoir
pratique.19 Et cette maîtrise, le calcul du sujet assurant la maîtrise de son contexte n’est
possible qu’à partir d’un certain « savoir » préalable de ce qui va arriver.

Le concept de décision et donc la notion de responsabilité impliquent le savoir de la norme, la


connaissance des circonstances, la connaissance du contexte de l’action qui aura lieu, etc.,

religion la suppose (p. 44-47). Cette proximité, cet étrange complicité, Nietzsche l’avait déjà mise au jour dans la
deuxième dissertation de La Généalogie de la morale, où il dirait que l’idéal ascétique serait l’idéal qui
détermine la figure du philosophe. Voir à cet égard : Friedrich NIETZSCHE, « Que signifient les idéaux
ascétiques ? » dans La généalogie d la morale, p. 288-347.
16
Manuel E. VAZQUEZ, « Le temps de la décision », p. 267.
17
Ibid., p. 267.
18
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 152.
19
Voir à cet égard : Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, p. 609.

178
pour être en mesure de réfléchir et trancher entre les différentes possibilités.20 Ces possibilités
impliquent le savoir, et supposent que ce qui arrive est toujours possible, qu’on en avait donc
un certain savoir d’une histoire qui n’a pas encore été avouée mais qui est déjà présupposé. Il
s’agit d’une histoire connue et donc programmatique, une histoire coupant la possibilité même
de la responsabilité et de la décision, une histoire dont on préfigure la fin par avance, qui
annule la décision en vertu de cette connaissance : « quand le passage est donné », écrit
Derrida, « quand un savoir d’avance livre la voie, la décision est déjà prise ».21

Or, comprise comme ce processus conscient et purement rationnel, la décision ne comporte


point la structure de l’événement ; elle est plutôt contraire à cette structure. Dans le sillage
ouvert par l’affirmation hégélienne, « être responsable » implique déjà la possibilité de « se
décider par soi-même ». Elle implique ainsi l’unité du sujet, sa rationalité pure, et donc une
autonomie, corrélat d’une conscience pure de soi-même et de ce qu’il fait. Autonomie de
l’individu qui se traduit dans ce discours dans la pureté de son intentionnalité, un
décisionnisme rationnel qui se détermine à partir de soi-même, sans contamination d’altérité
possible. En ce sens, « être responsable » d’un « événement » se traduit à l’intérieur de cette
axiomatique par « avoir la possibilité » et donc la liberté de produire ce qui a lieu ; pouvoir
provoquer cela et donc avoir ce pouvoir en tant que potentialité. Et ce qui a lieu de cette façon
est ce qui était toujours possible et que n’attendait que la décision du « sujet » pour avoir lieu.
Rien de nouveau, rien de surprenant. Autrement dit, prendre une décision rationnelle et
responsable d’un acte, qu’elle concerne quelqu’un ou quelque chose, se traduit forcement par
avoir le pouvoir et la maîtrise sur ce qui est produit ou sur ce qui est l’objet de cette
responsabilité, avoir la maîtrise et le control d’une circonstance donnée, dominer donc cette
circonstance et maîtriser son devenir. La décision responsable est de ce point de vue
l’expression ultime de l’exercice du pouvoir dérivé de la liberté rationnelle. 22 Au fond, il
s’agit du même pouvoir kantien dont Derrida parle concernant le « Je », la possibilité, la
puissance, le pouvoir de se faire une représentation de soi, qu’accompagne toutes les autres
représentations.23

20
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 88.
21
Jacques DERRIDA, L’Autre cap, p. 43.
22
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 45.
23
Jacques DERRIDA, L’Animal que donc je suis, p. 129-132.

179
IV. 1. Événement et décision

Dans le cadre de l’analyse ouverte par le rapprochement effectué par Derrida entre les notions
d’événement et de décision, la première aporie de la responsabilité établie un rapport de
passivité entre l’individu responsable et la décision.24 Au fond, il s’agit d’un nœud, un
« potentiel aporétique » qui a plusieurs manifestations autour de cette notion et au cœur de
cette expérience, dans la référence que la responsabilité trouve à la justice. 25 Ce « potentiel
aporétique » marque le ton de la réélaboration déconstructrice du concept de décision dans le
cadre de la théorie derridienne. Sa considération dans les limites de cette recherche nous
permettra de comprendre l’itinéraire de réflexion qui conduit à Derrida à postuler l’idée de
décision passive. Il peut s’énoncer en trois temps :

1) Que tout rapport à la justice juridique, politique ou éthique en général exige un certain
nombre de conditions, dont la première est que l’individu responsable soit libre, qu’il possède
le pouvoir de suivre et même de se donner une loi, une règle ou un commandement moral ou
juridique à soi-même. Mais cet individu-là doit également avoir la possibilité de prendre ses
distances, il doit pouvoir agir contre la loi dans le vrai exercice de cette liberté à travers sa
décision, il doit donc avoir la possibilité de ré-inventer la règle, chaque fois, comme si c’était
la première fois, elle doit donc supposer la loi et supposer simultanément, dans le même
mouvement la rupture avec la loi, la possibilité de refondation du droit.

2) Que la décision comporte toujours une structure indécidable qui exige un calcul, au
moment même où l’individu se confronte à l’autre, dans la rencontre donc avec l’incalculable,
avec l’autre qui est incalculable par définition.26 La décision responsable doit, en ce sens,
articuler dans le même moment, dans le même espace et dans la même décision le calculable
et l’incalculable, dans l’articulation impossible de cette opposition.

3) Que la décision, pour être telle, doit toujours interrompre une délibération éthico-cognitive
qui précède inéluctablement toute décision. L’instant de la décision est la folie, dit Derrida en
suivant Kierkegaard.27 La décision doit en ce sens être irruptive et dans son irruptibilité même
elle doit écraser la réflexion, la dépasser et avec elle la « conscience de soi » présupposée
dans la réflexion.
24
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 86-89.
25
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 48.
26
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 138.
27
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 94.

180
Notre hypothèse à l’égard de ce « potentiel aporétique » introduit par Derrida dans le discours
éthique est que ce nœud aporétique contamine la totalité de la chaîne de concepts
philosophiques de la responsabilité, affectant chaque notion et concept appartenant à ce
système axiomatique. Dans le schème de la décision défini par Hegel, le « sujet » est censé
d’être à la tête de soi-même, avec l’autorité de la tête sur le reste de l’organicité qu’il
conforme, décidant de soi et pour soi, librement et en toute puissance. Dans le discours
derridien, en revanche, toute décision comporte un élément inconscient qui empêche au
« sujet » décidant d’avoir la maîtrise entière de ce qu’il décide. La décision est en ce sens
proche de l’événement, en ce qu’elle suppose un avoir lieu de l’autre dans le même, une
irruption tranchante qui vient inquiéter le sujet décidant,28 le dépassant à travers ce qu’il (ne)
décide (pas) lui-même, ce qui est décidé par l’autre qui déchire le soi du même. 29

Provenant de decidere qui veut dire trancher, et de caedere qui exprime l’idée de couper, la
décision est, dans son sens traditionnel l’acte rationnel d’une coupure active entre plusieurs
possibilités.30 Et donc entre un avant et un après, impliquant le passage de l’indécidable au
décidé, passage de l’instabilité de l’incertitude à la stabilité de la certitude. Une coupure qui
s’effectue donc dans une linéarité du temps, qui suppose une relation causale entre un agent et
son action. La définition hégélienne analysée par Vázquez se mesure ainsi pleinement à cette
signification du mot quand le premier dit que la décision « tranche toutes les raisons dégagées
par la réflexion », tranchement à partir duquel l’individu se « détermine à l’action ».31

Or cette définition, cette idée impliquée dans la notion de décision d’une coupure irruptive qui
tranche de façon déterminante le contexte dans lequel elle a lieu, établie une proximité entre
les notions de décision et d’événement. Un événement est toujours irruptif, au-delà de toute
anticipation possible et de tout calcul, de tout programme, au-delà donc de tout déterminisme
calculable qui puise prévoir ou donner le ton de ce qui arrivera. 32 En ce sens, la seule
« condition » que nous trouvons pour qu’il y ait de l’événement, c’est l’inconditionnel même,

28
Nous nous permettons un clin d’œil à la pensé d’Emmanuel Levinas, nous réappropriant de cette notion qui
serait en ce point précis très proche de la pensé derridienne, en ce qui concerne le rapport entre le même et
l’altérité. Inquiétude serait pour Levinas le mode dans lequel l’autre fait partie structurelle du Même. Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, p. 46-47.
29
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
30
Ibid., p. 87.
31
Manuel E. VAZQUEZ, « Le temps de la décision », p. 267.
32
Jacques DERRIDA, Papier machine, p 285.

181
cette absence de connaissance et d’anticipation qui ouvre un à-venir pour que quelque chose
ait lieu, une sorte d’incertitude qui donne sa chance à la possibilité pour que quelque chose –
quoi que ce soit – arrive sans déterminations qui le prévoient.

Ce mouvement n’est univoque, car paradoxalement, rien ne peut arriver sans lever cette
incertitude, sans que l’impossible devienne possible :

Sans l’ouverture d’un possible absolument indéterminé, sans le suspens radical que marque un
peut-être, il n’y aurait jamais ni événement ni décision. Certes. Mais rien n’arrive et rien ne se
décide jamais qu’à lever le peut-être en en gardant la possibilité « vivante », en mémoire vive.
Si aucune décision (éthique, juridique, politique) n’est possible qui n’interrompe la
détermination en s’engageant dans le peut-être, en revanche la même décision doit interrompre
cela même qui est sa condition de possibilité, le peut-être même.33

Au moment de devenir possible donc, l’arrivée de l’événement fait violence sur l’incertitude
qui permet sa venue, et l’irruption de ce qui arrive constitue l’expérience même de cette
violence.34 La décision est de ce point de vue, l’irruption de l’impossible qui se fait possible
dans l’inquiétude provoquée par l’arrivance de l’altérité, dérangement du soi. Une irruption
qui fait violence à l’ouverture radicale à l’à-venir marquée par un peut-être mais d’une
violence que loin de devenir stable ou de donner sa chance à la stabilité, est l’épreuve de
l’indécidable. Car aucune décision ne trouve son assurance stable dans ce qui est décidé. La
décision qui arrive avec crainte et tremblement n’est pas une décision qui peut s’épargner
cette crainte et ce tremblement du risque. Pas de décision et donc pas de responsabilité sans
risque.35 Sans le risque qu’accompagne toute décision, là où elle implique une ouverture à
l’autre, à ce dont on ne peut jamais avoir une connaissance précise, encore moins préalable à
l’expérience de sa rencontre.

Derrida effectue un rapprochement de ces notions, événement et décision, car la décision dans
le sens strict du terme est quelque chose qui a lieu, quelque chose qui arrive au « sujet » sans
que celui-ci puisse avoir une maîtrise de cette arrivance. L’événement est donc un avoir lieu
de l’altérité. Avoir lieu irruptif et bouleversant qui écrase le contexte de cette arrivance. La
structure de la décision est ainsi celle de l’événement, et comme tout événement elle est

33
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 86.
34
Ibid., p. 86.
35
Ibid., p. 247.

182
« précédé » par un peut-être, par ce « suspens radical » qui permet l’ouverture pour que
quelque chose ait lieu.

Le « suspens » de cette violence est la condition de toute avoir lieu, car elle stabilise
l’incertitude du peut-être. Le peut-être ouvre la possibilité à l’arrivée de l’événement et donc
à l’arrivée de la décision responsable, en annulant la maîtrise que l’on associe couramment à
la décision souveraine. C’est comme si ce mouvement d’ouverture-fermeture n’était pas un
mouvement temporel ou logiquement subséquent, et cela constitue la difficulté même de
l’affaire. Car si la fermeture du moment du peut-être annule l’ouverture à la possibilité
indéterminée, on est encore dans la logique de la cause/conséquence. Mais ici il s’agit de
penser plutôt la contradiction insoluble de cette indécidabilité et d’en garder la tension de
l’hésitation entre les deux pôles. Car l’indécidabilité ne signifie pas le manque ou l’absence de
décision mais plutôt le double bind, le double commandement dont la contradiction n’est pas
synthétisable, le compromis nécessaire entre deux ordres hétérogènes mais symétriquement
nécessaires.36

Toute décision, pour être une décision dans le sens fort du terme, ne peut arriver sans un
certain dégrée de violence, une violence qui frappe l’individu qui prend cette décision-là et le
met « hors de ses gonds ». Et cette violence, comprise dans le sens le plus large du mot, ne
doit pas forcement être l’expression d’une brutalité ; il suffit qu’il ait une simple expression
de contre-puissance devant la liberté souveraine du sujet, une contrainte ou une pulsion au-
delà de la volonté de ce sujet pour que celui-ci soit bouleversé dans la commodité de son for
intérieur. Car pour que l’on puisse parler d’une décision événementielle dans le sens proposé
par Derrida « il faut qu’elle déchire le cours du temps ».37 Il faut dans ce sens qu’elle
interrompe la propre stabilité de l’individu décidant, la propre temporalité de cet individu, sa
propre « continuité » et donc sa propre identité. 38 L’événement de la décision, comme
l’arrivance de toute altérité, a pour le sujet décidant un caractère « irruptif », « imprévisible »
et « singulier ».39 Car avoir la maîtrise de ce qui a lieu signifie la neutralisation de
l’irruptibilité requise dans l’événementialité de la décision, le déploiement calculé d’une
chose programmée. En revanche, l’événement au sens strict doit garder une indépendance
absolue à l’égard de toute volonté et de toute intentionnalité, il doit pouvoir se déployer de

36
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 53.
37
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 151.
38
Ibid., p. 152.
39
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 169.

183
façon irruptive, au-delà de tout contrôle qui cherche à contenir ce qui arrive sous le pouvoir de
sa volonté. Non que l’intention ou la volonté ne soient pas là, non qu’elles ne puissent pas
essayer de marquer une tendance de ce qui arrive, mais plutôt qu’aucune intentionnalité ou
aucune volonté ne sauraient jamais maîtriser un événement dans sa totalité.

La décision singulière qui se déploie à partir d’un savoir, un savoir de la norme, un savoir des
potentialités ou un savoir des conditions de cela qui arrive neutralise cette événementialité,
c’est-à-dire, sa survenue. La surprise, le débordement du possible reste a priori exclu par cette
décision. Pour qu’une décision soit donc irruptive, pour qu’elle affecte non seulement l’autre
mais aussi et avant tout celui qui prend cette décision, elle doit arrêter d’être la décision ce cet
individu-là, dans le sens strict qui suppose précisément l’unité du « sujet », pour avoir lieu
comme décision de l’autre. À cet égard, Derrida précise qu’il a essayée de montrer que
« même dans ce que je décide » il y a toujours une certaine passivité, tant que « ma décision »
est « toujours décision de l’autre ».40 Décision d’abord de l’autre qui est en moi, de l’autre qui
habite le moi et le bouleverse dans l’irruption événementielle de sa-(ma) décision jusqu’à
l’inadéquation à soi.41

IV. 2. Une décision folle

L’analyse proposée par Derrida sur la décision part de la caractérisation traditionnelle de cette
notion pour en faire une lecture aporétique. Dans le cadre de cette lecture, la décision est la
« mise en œuvre » de la responsabilité, de façon que tout ce qu’on dit sur la première se dit
sur la deuxième.42 Dans Politiques de l’amitié, Derrida nous rappelle que le concept
traditionnel de décision suppose que celle-ci soit « active, libre, consciente et volontaire,
souveraine. »43 Elle suppose une intervention radicale dans un cours de choses, une
« interruption », un « commencement absolu »,44 autrement dit un événement marquant un

40
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 76.
41
Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 16.
42
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 55.
43
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 15-16.
44
Ibid., p. 87.

184
passage, une rupture dans une linéarité du temps, là où le temps de la décision est le temps de
l’indécidable, le temps de la réflexion qui débouche sur l’« instant de la folie ».45

Or, nous venons d’établir que la décision ne peut pas devenir irruptive si elle est la décision
du moi qui décide en toute conscience, qui décide souverainement de ce qui (lui) arrive, de ce
qu’il veut, de ce qu’il peut ou ne peut pas faire. Car toute décision soumise au control de la
souveraineté de l’individu est une décision coupée, une décision qui ne bouleverse pas
l’individu qui décide, une décision qui se place du côté de la raison pure, suivant la règle fixe
et préétablie. L’indécision brute donc, non pas l’indécidable mais la non-décision, un manque
absolu à ses responsabilités.

La décision que nous qualifions d’événementielle est en revanche un hiatus marquant le


bouleversement de l’horizon du sujet, un événement qui crève le pouvoir de maîtrise de celui-
ci. Comme tout événement, la décision doit interrompre « toute organisation performative,
toute convention ou tout contexte dominable par une conventionalité ».46 L’événementialité
de la décision interrompt de ce point de vue, non seulement le contexte de ce sujet, un état de
choses donné et tout horizon de pré-compréhension qui puise anticiper quoi que ce soit de ce
qui est à décider, 47 mais aussi et avant tout l’unité même de ce sujet, son « identité à soi » et
avec cela son pouvoir de maîtrise sur ce qui est décidé, voire le pouvoir performatif que celui-
ci a de créer un événement. Si l’invitation derridienne à la reformulation de la notion de
responsabilité est un appel à penser la responsabilité autrement qu’à partir sa forme juridico-
égologique, cette reformulation implique un détachement, voire une libération de la notion de
responsabilité et du concept de décision qui s’y accouple, à l’égard du savoir. C’est
précisément ce qui fait trembler l’identité du « je ». L’ego cogito qui se trouve à la base de la
relation ontologique sujet-objet est une figure du savoir, la figure du savoir plutôt, clé de
voute sur laquelle repose tout l’édifice philosophique de la modernité en tant
qu’architectonique ontologico-épistémologique.48

Par ailleurs, s’il y a toujours une possibilité ouverte, si nous pouvons parler d’une interruption
possible dans l’unité du sujet – d’un possible déjà connu – cela suppose que ce sujet n’est pas,
qu’il n’a jamais été identique à soi-même, jamais fermé ou enfermé, jamais donc sain et sauf.

45
Ibid., p. 33.
46
Jacques DERRIDA, L’université sans condition, p. 74.
47
Ibid., p. 73.
48
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain, Volume I (2001-2002), p. 375.

185
Cela suppose, encore une fois, que l’altérité est constitutive de cela même qui se dit identique
à soi-même, et surtout qu’elle participe, passivement, des décisions du même. Le langage
derridien autour de la décision passive est toujours très proche du langage levinassien : la
décision, dit d’un côté Derrida, est « l’autre en moi qui décide et déchire ».49 De l’autre côté,
Levinas définit la subjectivité en tant que inquiétude du même dans l’autre.50 Emportés donc
par la proximité discursive entre ces deux auteurs, nous sommes tentés de dire que la décision
est ce qui met au qui de la décision hors de ses gonds, out of joint, réaction devant
l’inquiétude du même qui se voit dépassé par des forces qu’il ne reconnait pas pleinement
comme siennes. Il s’agit de ce que Derrida qualifie de décision passive : événement dépassant
le présent actuel du sujet, irruption bousculant de l’autre dans le même, rapport irréductible à
la synthèse entre deux ordres hétéronomiques.51 Cette inquiétude étant structurelle, elle a lieu
avant même le début supposé du même, de la mêmeté, du soi ou de l’ipséité. Nous ne
pouvons donc pas supposer un moment premier, moment plein de stabilité reposante qui serait
inquiétée et dérangée par cette événementialité de l’autre, mais tout au contraire, l’inquiétude
est le mode d’existence du subjectile. Et cette inquiétude se trouve à la base de l’appel à la
réponse, allégeance « préliminaire à toute conscience (…) qui se décrira comme
responsabilité du Même pour l’Autre ».52

L’autre décide en moi. Comment entendre cette phrase qui vient à nous comme une parole
plus poétique que philosophique ? Il y a sans doute mille et une façons d’interpréter cette
expression. Revenons d’abord à notre énoncé de départ pour avancer de façon progressive
vers cette interprétation : tout autre est tout autre. Tout autre est radicalement autre. Tout
autre garde en soi un secret si profond, si impossible à déchiffrer qu’il peut devenir étrange,
complétement étranger même pur lui-même. C’est peut-être une des épisodes les plus
communes dans la vie ; le rapt démonique qui fait irruption en nous, la réaction inattendue
devant une expérience limite qui dévoile ce dont nous sommes capables malgré nous-mêmes,
pour le meilleur et pour le pire.

Tout autre est tout autre : moi, en tant que tout autre que je suis pour l’autre, celui ou cela qui
est devant moi et qui m’interpelle avec sa simple existence, je suis toujours une menace
potentielle, justement en raison de cette passibilité ou de cette peccabilité originaire dont

49
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
50
Emmanuel LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 46-47.
51
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
52
Emmanuel LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 47.

186
Heidegger parle.53 La réponse, l’adresse à l’autre est toujours exposée au risque de la non-
réponse et donc du sacrifice, de la trahison, du scandale, parce que je suis toujours capable de
faire mal, de faire le mal, toujours au risque du mal radical. Et cela parce que je ne suis pas
seulement tout autre pour l’autre, devant l’autre, mais aussi et en premier lieu tout autre pour
moi-même ; il y a toujours plus d’un dans le même, plus d’un, plusieurs autres que le moi-
même. La volonté, l’intention, la conscience étant toujours hantées et contaminées par ses
autres, l’autre décide en moi, je peux toujours faire mal, faire du mal, faire le pire et ne pas me
reconnaître dans mes actes et mes décisions, ne pas m’identifier avec eux. Et pourtant je reste
responsable de mes actes et mes décisions, « cette exception normale n’exonère d’aucune
responsabilité ».54 La rupture avec l’identité est seulement possible à partir de la multiplicité
qui habite le moi-même, en tant que « sujet », ou ipse. Et dans la même mesure que je suis
une menace potentielle pour l’autre, je suis aussi une promesse potentielle, en ce que je peux
toujours être hospitalier, répondre de façon singulière et absolue en disant « me voici »,
m’engageant devant l’appelle de l’autre. Le même est ainsi compris comme le conscient, le
rationnel, l’intentionnel. Ce qui est clair et donc présent à la conscience, qui est présente à
elle-même et capable de saisir son objet. L’autre du même est facilement en déduit : il s’agit
de tout ce qui n’est pas rationnel, intentionnel, conscient, présent et présence. La folie et le
secret.

Cette disjointure du même trouve d’ailleurs une résistance qui ne lui permet pas d’avoir lieu
pleinement et qui empêche surtout la compréhension de ce qui se passe autour des « questions
de responsabilité ». Cette résistance s’appelle « sujet » et elle est mise en œuvre de forme
performative au nom de la raison et du sens. Le sujet est cette barrière qu’on érige, une
barrière à laquelle on croit, à laquelle on veut croire afin de conjurer toute forme de
contamination possible, pour maintenir la raison saine et sauve. 55 Mais la maîtrise et tout
genre de control que le sujet puisse avoir sur « sa » décision s’avère d’être une illusion. Car la
décision comporte toujours, irrémédiablement, un secret qui échappe à la maîtrise rationnelle
supposée dans toute décision et dans toute responsabilité. C’est donc ce secret, c’est-à-dire,
l’inconnu ce qui fait peur à l’ipséité, se protégeant dans le désespoir de garder la maîtrise de
soi, la maîtrise de ses actes et de ses décisions. Mais le désespoir signifie en vérité que cette

53
Voir à cet égard l’idée de peccabilité introduit par Derrida dans : Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY,
« Responsabilité – du sens à venir », p. 184.
54
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
55
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.

187
maîtrise rationnelle n’est jamais telle : dans toute décision il y a un élément d‘inconscience
qui reste secret à la raison et au sujet. La décision n’est donc pas active dans le sens de
l’activité volontaire qui prend ses initiatives dans l’autodétermination purement rationnelle du
soi-même, dans une pureté volontaire et consciente qui se mesure au principe de libre
arbitre.56 Dès lors, toute décision est a priori affectée par cette « inconscience structurelle »
impliquée par les instances diverses qui conforment la non-unité du sujet. Il y a là une altérité
radicale qui déborde la calculabilité du « sujet » supposé identique à lui-même.

L’autre de la raison, l’autre du sujet rationnel. La décision radicale, celle qui se confronte
donc à des raisons très fortes d’un côté et de l’autre de ce qui est à décider, confronte la raison
à elle-même. Raison contre raison, la raison ne peut plus en décider. Juge et partie du
processus, devant deux raisons ou deux arguments de la même valeur elle se voit dépassée par
son autre. Ainsi, la décision est toujours décision de l’autre en tant que l’autre qui n’est pas le
moi conscient, l’autre de l’ipséité doit faire la relève là où la raison, la conscience et toute
l’équipe des facultés de la Raison se confronte à sa limite. C’est donc devant cette limite que
l’autre – l’inconscient, le pulsionnel, l’instinctif – doit décider pour la raison là où elle reste
paralysée. S’il y a des bonnes raisons des deux côtés, la décision arrête d’être une affaire de
raison et cède la place à l’autre, à son autre pour trancher et faire le saut, la coupure décisive.
C’est le moment peut-être le plus dénié dans l’histoire de la raison et de la philosophie : le
moment où la raison a besoin de son autre, là où elle se confronte à elle-même, pour prendre
une décision.

Le discours développé par Derrida n’est pas homogène à cet égard. Il dit d’abord que toute
décision « est inconsciente » pour dire ensuite que toute décision « comporte l’inconscient ».57
Ce n’est pas la même chose. Mais dans le cadre de notre interprétation, dire que la décision
« comporte l’inconscient » équivaut à dire qu’elle n’est jamais rationnelle en toute pureté,
qu’elle est toujours contaminée par d’autres déterminations que la simple raison au moment
où la décision est prise. Nous pouvons ainsi dire qu’elle n’est ni purement rationnelle ni
purement non-rationnelle. Or, comportant l’inconscient dans son intimité, la décision est
toujours déterminée en dernière instance par d’autres forces, d’autres impulses, elle n’est
jamais tout simplement égologique, volontaire ou purement intentionnelle. La raison est
requise, certes, sous des formes diverses, là où la décision et la responsabilité effectuent le

56
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87.
57
Ibid., p. 87.

188
passage de la réflexion décidable au décidé sur l’abîme de l’indécidabilité. L’« instant de la
folie » exige que la raison soit là, au préalable, il exige qu’il y ait le savoir, la conscience, le
je, afin de pouvoir se libérer de ces déterminations, pour que l’événement de la décision ait
lieu. Sans ce savoir, sans une dose de rationalité, ce moment de folie ne saurait pas se
produire dans les abymes de la volonté, et la décision ne pourrait pas avoir lieu. 58 Le passage
de la réflexion, le moment de libération de la décision auprès du savoir est donc le moment
d’avènement de la décision responsable stricto sensus.

Pas de responsabilité sans secret, et donc sans folie, c’est-à-dire, sans détachement du savoir,
sans le secret de l’autre qui décide en moi, de cet autre moi qui n’est pas moi, qui n’est pas le
même, mais qui est en moi, qui m’habite et me hante. Cette libération c’est l’insensé, le non-
rationnel en tant qu’il se confronte à la rationalité réflexive et calculatrice, la dépassant pour
avoir lieu. Ainsi, si nous distinguons le moment de la réflexion de l’instant de la décision,
l’instant de folie est l’instant d’inconscience qui fait décision en moi, qui me déchire et me
détermine à l’action (ou à la non-action). Et cet instant doit toujours rompre avec le savoir
assuré du procès de réflexion, si la décision veut s’affirmer en tant que décision responsable.
Le saut du réfléchi au décidé ne peut s’effectuer qu’avec un détachement, une prise de
distance du réfléchi qui libère la décision même de tout savoir, lui conférant la dignité de la
décision responsable.

La réélaboration de l’axiomatique de la notion de responsabilité du point de vue paradoxal


que Derrida propose, suppose ainsi une réélaboration qui garde le mot et le concept pour la
détacher de la chaîne conceptuelle que détermine la décision responsable en tant qu’activité
volontaire, intentionnelle et rationnelle, le produit d’une volonté souveraine. La décision est
en ce sens toujours passive, tant que l’irruption de l’altérité dans le soi échappe à toute
possibilité de control et de maîtrise consciente de ce qui a lieu de cette façon. Il n’y a donc
aucune responsabilité à prendre dans les limites du calculable, le sujet de cette décision
n’assumant aucune responsabilité par « soi-même ». En revanche, la seule décision possible et
par conséquent la seule responsabilité à assumer est celle qui s’impose « là où je décide de ce
que je ne peux pas ne pas décider librement, nécessairement ».59 C’est le paradoxe de la

58
Dans son ouvrage Jacques Derrida. Márgenes ético-políticos de la deconstrucción, Carlos Contreras fait une
analyse qui fait remarquer avec insistance le caractère aporétique qui nous intéresse ici, notamment en ce qui
concerne le savoir en tant que condition de possibilité nécessaire de la décision. Voir à cet égard : « La
experiencia de la aporía » dans Jacques Derrida. Márgenes ético-políticos de la deconstrucción.
59
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 88.

189
décision : une décision passive de laquelle je reste toujours responsable. Plus paradoxale
encore si on prend en compte que cette passivité n’exonère pas du tout de la responsabilité
mais elle la fait possible : « responsable de moi devant l’autre, je suis d’abord et aussi
responsable de l’autre devant l’autre ».60

Ma responsabilité « de l’autre devant l’autre » c’est précisément ce que Derrida souligne par
l’idée d’une « courbure hétéronomique et dissymétrique de l’espace social » dont on a parlé
plus haut.61 Il s’agit de la situation d’être responsable devant l’autre, d’être interpellé à rendre
compte ou à répondre à l’autre avant de prendre une décision et même avant tout interaction
vrai ou actuelle avec lui, c’est-à-dire au-delà de toute actualité présente de l’autre. Car l’autre
prend souvent la forme de l’inquiétude qui hante l’ipséité, tel qu’un spectre hante le moi.
Nous disions plus haut que l’autre est toujours et d’abord en moi. Il n’y a, en ce sens, pas
besoin d’aller chercher l’altérité radicale dans le labyrinthe d’Astérion : le monstrueusement
autre est toujours déjà dans le moi, il ressort d’un temps à l’autre ; mais le moi ne le reconnais
pas. Ne le reconnaissant pas, il tend à le nier, le jeter à l’oubli, le marginaliser. Tout se passe
pour le moi donc comme si le tout autre ne faisait pas partie structurelle de l’ipséité, comme si
le moi été une unité stable et actuelle qui ne pouvait pas être dérangée par l’autre ; mais
l’autre est là malgré les dénégations et les fictions abyssales qu’on puise construire dessus. Je
suis donc appelé en première instance à répondre à l’autre, de l’autre qui est dans moi, qui
m’habite, me contraint et me déchire, l’autre qui fait décision en moi, qui me guide et me
perd. Répondre de moi, moi-même, moi-autre, même ou surtout si je ne m’y reconnais point.

La dimension du « répondre à » dont on parlait plus haut, montre bien l’« "antériorité"
dissymétrique » de l’affection du « soi », de l’irruption de l’autre dans le « rapport à soi »,
irruption qui précède toute décision souveraine, et qui est impliqué dans l’idée de décision
passive. Il s’agit du secret de la décision, selon l’explique Rodolphe Gasché dans son article
« L’étrange concept de responsabilité ». Le secret qui prend ici la forme du non-savoir requis
par toute décision pour devenir une décision responsable. 62 Cette libération auprès du savoir,
écrit Derrida, « fait donc advenir la responsabilité à elle-même, s’il y en a jamais ».63 Car

60
Ibid., p. 87-88.
61
Ibid., p. 258.
62
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 371-372.
63
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 88.

190
toute décision responsable et donc toute responsabilité « doit composer à la fois avec le
phénoménal et le secret », elle doit être « consciente et simultanément inconsciente ».64

Ce qu’on appelle ici « responsabilité événementielle » est donc ce qui arrive dans la rencontre
avec l’autre, une expérience de l’aporie qui fait appel, simultanément, à la publicité du rendre
compte de soi et de ses actions et au secret du non-savoir. Pour Gasché, qui suit Derrida de
très près, cela se traduit dans l’impossibilité de nous former un concept rigoureux de la
responsabilité. Gasché cite Derrida : « on risque de ne pas pouvoir accéder, pour le former, à
un concept de la responsabilité. Car la responsabilité (…) exige à la fois le compte rendu, le
répondre de soi en général, du général et devant la généralité, donc la substitution, et d’autre
part, l’unicité, la singularité absolue, donc la non-substitution, la non-répétition, le silence et
le secret ».65 D’ailleurs c’est pour cette raison qu’on parle ici d’une « notion » de
responsabilité et qu’on se pose la question de pourquoi Gasché continue à parler de
« l’étrange concept de responsabilité ». Comme si au fond il existait déjà, ce concept, en toute
complétude ; comme si nous y avions accès à cela dont Derrida exprimait ses doutes dans
Donner la mort.

Avec cette remarque, une autre question qui s’impose est celle qui interroge sur la stabilité du
concept de décision, compte tenu de l’étroit rapport qui existe entre responsabilité et décision
responsable. Si, comme dit Derrida, tout ce qu’on dit sur la responsabilité se dit également de
la décision, on a bien de raisons nous autorisant à parler d’un manque, d’une différence avec
soi du concept de décision, de la même façon dans laquelle l’aporie qui travaille la notion de
responsabilité l’empêche de se rassembler en elle-même pour atteindre la stabilité requise
dans tout concept, dans le concept de concept. Et s’il n’y a pas de stabilité dans les concepts
de décision et de responsabilité, quelles seraient les conséquences dans cet espace général
qu’on appelle vite fait éthique, enveloppant le juridique, le politique et même le social ? Une
décision aporétique ne saurait se rassembler dans un concept clos et stable tant qu’elle est
structurée par l’oxymore qui la définit comme décision passive. Partant d’un qualificatif qui
contredit la « chose » qu’il qualifie, cette structure aporétique est telle qu’une pensée
travaillant à partir des concepts ne pourrait pas imaginer. Une fois de plus, ce chemin nous
mène vers l’appel, vers la nécessité d’une transformation dans la pensée et d’une ouverture

64
Rodolphe GASCHE, « L’étrange concept de responsabilité », p. 371.
65
Ibid., p. 372.

191
permettant de penser le double bind qui se place dans au-delà ou l’en deca de toute synthèse
dialectique des oppositions impliquées.

IV. 3. Une autre liberté

Les prémisses développées par Derrida autour de la notion de responsabilité, dans son
articulation paradoxale à la notion d’événement font donc appel à penser une liberté de la
décision. Mais une autre liberté, irréductible au libre arbitre, irréductible donc à la liberté
rationnelle sur laquelle repose l’axiomatique de la forme juridico-égologique de la
responsabilité. L’invitation à l’expérience d’une responsabilité paradoxale est ainsi une
invitation à l’expérience de l’aporie à laquelle toute décision doit s’accorder pour devenir
responsable. La décision passive ne suppose pas, de ce point de vue, la liberté du sujet pur,
mais plutôt la liberté d’un sujet impur, la liberté aux différentes instances impliquées dans ce
sujet impur de prendre parti dans la décision, toujours avec une référence au savoir. Mais
toujours aussi à partir de la nécessité de prendre ses distances par rapport à ce savoir, afin que
la décision revienne au sujet impur, sans simple délégation et dans un engagement totale
devant cette décision.

Nous proposons cette interprétation à partir de ce que Derrida dit sur le sacrifice kantien du
pulsionnel et des désirs qui se trouve à la base de la loi morale comme concept centrale de la
raison pure pratique : « l’inconditionnalité de la loi morale selon Kant, dicte la violence
exercée dans la contrainte contre soi-même (Selbstzwang) et contre ses propres désirs,
intérêts, affections ou pulsions. »66 Il s’agit, par ailleurs, d’une analyse de type nietzschéenne
qui démontre l’envergure de l’influence du philosophe allemand dans la pensée derridienne.
La thématisation d’une autre liberté devant cette contrainte se justifie dans le cadre de notre
recherche, à partir de la relation établie par Derrida entre un instance pure pratique de la
raison et son corrélat, un sujet pur et son idéal de décidabilité, deux conditions qui
déterminent la définition juridico-égologique de la responsabilité. Elles placent la faute dans
la détermination de la responsabilité comme liberté de l’individu souverain. En effet, Kant
établit à son tour un rapport étroit entre « le sacrifice de soi et l’obligation, la dette ou le

66
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 128.

192
devoir qui n’est jamais séparable de la culpabilité (Schuldigkeit) de ce dont on n’est jamais
quitte ou dont il reste toujours à s’acquitter. »67

Or, notre analyse ne s’inscrit pas dans un appel à l’obscurantisme du non-savoir, mais à
l’inscription de cette partie de l’expérience humaine qui a toujours été refoulée de la réflexion
qui postule une raison pure pratique, ainsi que de tout projet éthique qui accorde une valeur
fondamentale à l’idée d’une instance « éthico juridique pure ». Dans le cadre de notre lecture,
une pensée déconstructrice de la responsabilité fait place à ce refoulé, lui octroyant une
considération privilégiée qui tient à se montrer hospitalière devant cet autre de la philosophie.
Cette analyse, ainsi que l’hypothèse que nous avançons, se développent dans la conviction
pleine que cette inscription du refoulé dans l’analyse se fait dans le but d’une surenchère de
rigueur de la pensée, qui se légitime dans l’idée d’une pensée du peut-être. Car l’interprétation
que nous proposons suppose que la répression des instincts et pulsions de l’inconditionnalité
de la loi détermine la suppression de ces instincts et ces pulsions de l’analyse de toute
considération éthique, en tant que cause de l’action humaine, justement en raison d’une
calculabilité des désirs et des intérêts particuliers de l’homme.

Cette liberté est une liberté auprès du savoir que la neutralise, une liberté folle donc, mais
d’une « folie vivante » qui s’accorde à l’ouverture infinie du peut-être et qui « fait passer les
contraires l’un dans l’autre ».68 C’est en ce sens que Derrida parle d’une hétérogénéité entre la
responsabilité et la décision responsable, et le savoir,69 dans le cas où la décision s’accorde à
une connaissance de la norme et donc à une idée de liberté du sujet comme « libre arbitre ».
Une stabilité dans laquelle l’identité à soi de l’individu souverain n’est jamais interpellée. Le
libre arbitre du sujet suppose une clôture devant toute forme de contamination du même, du
moi, du sujet et donc du père ; de Dieu, un barrage protecteur devant ce qui arrive, une limite
imposée à l’événementialité même, à l’altérité, à l’autre. 70 Car le libre arbitre est selon
Nietzsche, cette fiction qui octroie une spontanéité d’action à la volonté humaine, schème
dans lequel la volonté est déterminée en toute pureté par sa capacité de jugement rationnel.
Au fond, le libre arbitre est une invention qui cherche à débarrasser Dieu de toute

67
Ibid., p. 128.
68
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 82.
69
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 43.
70
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.

193
responsabilité du pêché humain, dont le but est d’acquitter de la dette et la responsabilité du
mal de l’homme à la société, au destin.71

Et surtout pour nier sa place au secret, à l’inconscient et donc à une certaine interprétation de
ce que Nietzsche appelle les « instincts animaux ». Pour ne pas lui permettre, même pas dans
l’analyse, de prendre parti « active » dans la décision du « sujet ». Or, malgré les obstacles,
malgré les dénégations, la liberté de ces instances est toujours là, elle travaille du dedans la
notion de responsabilité et de décision. Malgré les dénégations donc, malgré la fiction
performative qui cherche à la marginaliser, cette autre liberté que Derrida annonce se laisse
entendre depuis le fond de la mise en abyme qui suppose la fiction du sujet. La reformulation
de l’axiomatique de la responsabilité fait ainsi appel à une forme de pensée plus rigoureuse,
une pensée qui cherche à dépasser le rassemblement dogmatique des notions faisant système
dans un discours déterminé, celle qui affirme, en l’occurrence, que le libre arbitre et donc la
liberté se dérive nécessairement du fait que l’homme « est doué de raison ».72 Cette croyance
suppose, depuis la pensée scholastique, que « l’intelligence est antérieure et supérieure à la
volonté », parce qu’elle la précède, dans un schème où l’intelligence a pour fin le vrai. 73

Dans le cadre de la réélaboration déconstructrice de la notion de responsabilité – celle qui


nous invite à la dissociation systématique des concepts dogmatiquement connexes et
connectés, des concepts faisant système dans l’axiomatique de cette notion – il ne s’agit pas
de parler d’une simple négation de la liberté humaine. Il s’agit de développer une pensée
déconstructrice autour de la triade de notions que Derrida nous invite à thématiser sans arrêt,
tel que leur manque de conceptualisation l’exige. La réélaboration de cette axiomatique
implique ainsi une pensée de la liberté au-delà de la détermination hégémonique de cette
liberté, d’une liberté qui trouve dans la rationalité l’élan de son existence. Il s’agit d’une
invitation à construire une pensée plus rigoureuse, qui se montre hospitalière devant ce qui
n’est pas bébaios, en vue de rendre compte de ce qui se passe d’une façon plus adéquate. Car
au fond, on peut dire de tout sujet ce qu’on dit des philosophes nietzschéens de l’avenir : le
sujet est en vérité un esclave.74 Mais à la différence des philosophes de l’avenir, le sujet est un

71
Voir à cet égard : Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 38-39.
72
Thomas D'AQUIN, Somme théologique. Tome I, p. 721, q. 83, a. 2, rép.
73
Ibid., p. 718, q. 82, a. 3, sol.
74
Le passage auquel nous renvoyons développe un discours dans lequel Nietzsche parle des « esprits libres » qui
sont les esprits de la « libre pensée ». De la liberté en tant que pensée ou de la pensée en tant que liberté et
devant laquelle il propose une autre liberté. Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 55.

194
esclave du fait qu’il accorde ses décisions à la norme et qu’en agissant ainsi, il délègue sa
responsabilité et sa liberté. La liberté dont on parle ici, une liberté folle qui s’accouple à la
décision passive, elle est plutôt une surenchère de liberté que dans son hyperbolisation
signifie une chose complétement différente.

Dans le cadre du discours derridien sur la décision, la liberté dont Derrida parle est une liberté
de l’individu qui décide qui prend ses distances du savoir de la norme pour affirmer sa
singularité, assumer ses responsabilités et donner de la légitimité à sa décision en tant que
décision responsable. 75 Or, ici comme ailleurs, ce qu’on peut dire de la décision responsable
se dit également de la responsabilité tout court ; la responsabilité trouve ainsi sa liberté dans la
distance prise auprès du savoir et de la connaissance de la norme. Ce savoir est requis comme
condition de possibilité de la décision responsable, qui doit savoir prendre le temps de la
réflexion avant de faire son choix. La réflexion de la décision « demande toujours du
temps ».76 Mais ce temps écoulé, le choix doit être le choix de la « volonté » libre. Tel qu’on
l’interprète ici, maintenant, cette liberté veut dire : libre du savoir, libre de ne pas avoir à
suivre la norme aveuglement, libre de la réadapter et la réinterpréter sans cesse à partir des
conditions partir des conditions particulières de chaque fois unique. La liberté de la décision
est en ce sens la liberté d’une « volonté » que nous serons tentés de rapprocher de la volonté
définie dans le sens nietzschéen, c’est-à-dire, une volonté qui rassemble en son sein un
amalgame de sentiments, pensée, vouloir et passions, tous des éléments qui prennent part dans
la décision.77

La liberté de la décision est ainsi, dans notre lecture du texte derridien, une liberté des côtés
refoulés des binômes oppositionnels, la liberté de ce qui n’est pas bébaios, de ce qui n’est, en
somme, pas calculable. Il s’agit d’une liberté qui permet à ces éléments refoulés de s’engager
dans le processus de décision de l’individu responsable. Autrement dit, ce qui prend la forme
de la liberté dans l’analyse équivaut à la reconnaissance de cette participation dans la
décision. Parler donc de la liberté de la décision revient à accepter dans la pensée ce qui est
toujours le cas, à savoir, que les instincts, les sentiments et les volitions les plus instables, les
plus indéterminables et incalculables, les plus différents, les plus monstrueux, participent dans
la décision chaque fois qu’il y a une responsabilité engagée. Et donc, chaque fois qu’il y a une
décision à prendre. La décision passive dont Derrida parle est la décision de l’autre qui fait
75
Ibid., p. 88.
76
Ibid., p. 32.
77
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 36.

195
décision en moi. Décision, ce mot qui se conjoint à l’exception. L’autre fait donc exception du
moi dans l’instant de la décision, dans un mouvement qui s’accorde à la « bonté oublieuse de
soi » et qui détermine toute responsabilité en tant que don.78 Une décision de l’autre qui fait
exception du moi est la décision qui oublie son fondement, qui le dépasse et le surpasse,
déchirant son unité.

Cet oubli du moi dans l’instant de la décision est le mouvement du détachement du savoir,
mouvement dans lequel l’ego cogito apparaît comme la figure du savoir sur laquelle prend
appui la machinerie de la rationalité : « unité d’aperception ». L’aperception du sujet
transcendantal kantien, « l’unité transcendantale de la conscience de soi » qui s’exprime
comme un « je pense », fait possible toute représentation. Elle porte le poids des rouages des
facultés pures de l’entendement. 79 C’est sur lui qui est monté l’ensemble de l’appareil
rationnel. Le détachement du savoir, la prise de distance supposée par toute décision
responsable implique ainsi un oubli du je pense, oubli de soi-même en tant que fondement de
la décision, une perte, une folie dans cet instant où la décision est prise. Et cet oubli, cette
folie qui sacrifie le moi dans la décision, c’est-à-dire qui oubli le moi, le met de côté, en
deuxième terme en faisant décision, ce mouvement fait de la décision une décision
responsable. Car la décision ainsi prise est la seule qui s’expose elle-même au risque du mal
radical, au risque de la trahison et le scandale. 80 La seule décision qui expose le moi-même à
l’autre, à l’altérité, à l’incalculable qui n’est pas bébaios.

La liberté dont on parle ici est en ce sens la liberté du côté refoulé des binômes opposés,
toujours niés dans la pensée occidentale, c’est-à-dire, toutes ces instances qui font l’opposé de
la raison, du rationnel, de l’intention pure, de la conscience et de toute la chaîne de concepts
faisant système dans l’axiomatique de la notion de responsabilité, qui conforment en même
temps l’axiomatique de la pensée occidentale en général. Et en tant qu’axiomatique de la
pensée en général, ce système conceptuel est l’axiomatique du discours éthico-théologico-
politico-juridique de la pensée occidentale. Reconnaître la place de l’autre dans la décision et
donc dans la responsabilité équivaut à faire une place dans cette axiomatique à toute la partie
refoulée par la détermination philosophique de la responsabilité. Cela implique en même
temps une transformation radicale de la pensée, tant que dans ce tournant, elle se voit
confrontée à des articulations aporétiques telles que la décision passive, la messianité sans
78
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 20-21.
79
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, p. 853.
80
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.

196
messianisme ou la liberté non purement rationnelle. C’est dans ce carrefour que les deux
influences majeures de la pensée derridienne de la responsabilité, Nietzsche et Levinas, se
rencontrent, autour de l’autre, de l’altérité radicale qui est en dernière instance ce qui est
refoulé dans la pensée philosophique. L’autre de l’être qui est l’autre de la philosophie, ce que
Levinas cherchait à penser.81

Et le privilège dénoncé par Derrida de ce côté « noble » des oppositions est complice du
privilège de l’idéal ascétique dénoncé par Nietzsche à plusieurs reprises dans son corpus.
Dans cette hypothèse, la philosophie s’est développée sous l’influence d’une « rancune
philosophique contre la sensualité »82 dans son acception la plus large, celle qui comporte les
désirs et les appétits charnels. Et selon Nietzsche, cet idéal s’est si fortement enraciné dans la
pensée philosophique que la négation du monde, la méprise des sens et même une certaine
« hostilité à la vie » sont les traits exemplaires de l’« attitude philosophique par
excellence ».83 Cette attitude trouve ainsi sa pierre de voute dans la postulation d’un « sujet de
la connaissance pur, étranger au temps, sans volonté ni douleur »,84 précisément le « sujet
égologique pur » dont Derrida dira qu’il est une « figure du savoir »,85 et qu’il place à la base
de l’idéal de décidabilité.

Enfin, la postulation de cette figure du sujet équivaut pour Nietzsche à une négation du moi
même, c’est-à-dire à une négation du soi-même de sa « propre "réalité" », c’est « tourner la
raison contre elle-même » et « la vie contre la vie »,86 une sorte d’émasculation de l’intellect.
La reconnaissance de la place que ces éléments, jusqu’au présent niés dans le langage et la
recherche hégémoniques en philosophie, trouvent dans la décision, dans la responsabilité et
avec cela dans tout le monde des rapports sociaux, fait appel à une forme de pensée plus

81
Dans son ouvrage La trace dans le palimpseste. Lectures de Levinas, Silvana Rabinovich explore l’intérêt que
la pensée levinassienne porte à la figure de l’autre de la rationalité philosophique, intérêt qui se trouve au centre
de la lecture que Derrida fait du corpus de Levinas : « À partir de Platon la philosophie a opposé un refus
allergique à l’Autre, l’Autre dérange la rationalité qui — de façon anthropomorphique — est rivée à la
présence. » (p. 68). La pensée de Levinas propose une lecture de la philosophie en tant que « trajet sans retour à
l’ipséité, un départ vers l’altérité » qui détermine la philosophie « comme relation à l’autre ». Voir à cet égard :
Silvana RABINOVICH, « Les expressions levinassiennes » dans La trace dans le palimpseste. Lectures de Levinas.
82
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 297.
83
Ibid., p. 305.
84
Ibid., p. 309.
85
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain, Volume I (2001-2002), p. 375.
86
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 308-309.

197
rigoureuse. Une pensée non-philosophique tant qu’elle ne se détermine à partir des concepts
soulignés plus haut mais qui est plus rigoureuse en ce qu’elle ne se construit pas sur une
réalité tranchée, mais rend compte d’un état de choses en prenant la contradiction au
« sérieux », sans besoin de synthèse et dépassement.

Or, dans sa réflexion, Nietzsche suit la trace de l’idéal ascétique dans la figure de ce qu’il
appelle le « sérieux », qu’il caractérise comme « la raison », une « maîtrise des passions » et
« toute cette affaire lugubre qu’on appelle réflexion ».87 La liberté de la décision et de la
responsabilité à laquelle on fait appel ici, est de ce point de vue le détachement de la décision
par rapport au savoir, détachement qui prend la forme d’un mouvement par lequel l’instant de
la décision passe de la réflexion à la décision tout court pour devenir décision responsable. En
langage nietzschéen, ce mouvement est le dépassement du sérieux, de l’idéal ascétique qui
suppose un développement parallèle à celui de la science, là où la foi en l’idéal ascétique
s’entremêle avec la foi et la vérité.88

87
Ibid., p. 255.
88
Ibid., p. 338.

198
C. L’expérience d’une responsabilité paradoxale

I. Un moment de folie

Comment pourrions-nous interpréter un discours derridien qui fait de la conscience


responsable un effet du rapport subjective à l’autre, une irruption de l’autre dans laquelle le
moi est sans liberté, sans une certaine liberté ? Comment penser cette irruption de l’autre
absolu, au-delà de la référence à Dieu que cette figure peut supposer dans les pensées de
Kierkegaard, de Levinas, Patočka ou autres ? Comment interpréter, en somme, un discours,
comme celui de Donner la mort, dont l’originalité consiste à faire trembler l’identité du « je »
ainsi que l’identité du « tout autre » ?

Le traitement déconstructif que Derrida met en œuvre dans Donner la mort autour de la
notion de responsabilité et de son axiomatique, consiste en l’inscription du secret et de
l’inconscient dans la structure de cette notion. Il s’agit de mettre en rapport la responsabilité et
le secret, geste qui inscrit également les notions de dissidence, d’écart, de résistance ou
d’hérésie dans la même structure en tant que possibilités nécessaires de la responsabilité et la
décision.1 Or, au moment où Derrida parle du secret, il évoque la notion de Unheimlichkeit
pour signaler une hétéronomie entre le secret et le « chez soi ». Selon cette lecture, et c’est ce
qui nous intéresse ici, la problématisation que Heidegger ou Freud font de ce concept se porte
« au-delà d’une axiomatique du soi ou du chez soi comme ego cogito, de la conscience ou de
l’intentionnalité représentative (...) ».2

Ailleurs, Derrida met en rapport la problématisation de l’identité du « moi » à une analyse du


walten, et de la violence du dire poétique. Cette analyse s’inscrit dans une lecture de
Heidegger, qui effectue une lecture du récit d’Antigone, là où Sophocle dit que l’homme est
l’étant le plus unheimlich.3 Antigone ; sœur malheureuse qui renonça à la vie en vue d’offrir à
son frère « l’hospitalité de la terre »,4 incarne, bien avant l’ère chrétienne, une idée de la
réponse comportant l’idée du sacrifice inconditionnel et donc de ce qu’on peut interpréter

1
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 46.
2
Ibid., p. 127.
3
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain II (2001-2002), p. 391.
4
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 81.

199
comme un « mouvement de don qui renonce à soi ».5 Une question s’impose ainsi et guide
notre réflexion : Antigone est-elle responsable.

I. 1. Rire de la sœur : la naissance du monde éthique

Prise entre deux lois, l’analyse de la figure d’Antigone nous permettra de penser l’expérience
paradoxale de l’appel à la réponse. Une situation dans laquelle on est appelé à répondre de nos
actes, au moment de la collision tragique de deux impératifs, deux injonctions incompatibles,
dans un récit qui se développe avec une référence directe à la confrontation sans synthèse
entre le droit et la morale. La lecture des versions diverses de son récit nous permettra ainsi
interroger l’hypothèse sous-jacente à l’idée de responsabilité, à savoir, celle qui affirme que la
responsabilité suppose l’idée d’irremplaçabilité mais aussi celle de liberté, d’auto-
détermination et de culpabilité. Est-ce qu’Antigone envisage une situation dans laquelle elle
se confronte à ce que personne ne peut faire à sa place ? Est-ce qu’on peut donc dire d’elle
qu’elle est libre dans le sens qu’elle a le pouvoir de déterminer son agir en tant que singularité
absolue ? Autrement dit, est-ce qu’elle peut « garder un secret » ? Et si ce n’est pas le cas,
comment justifier le discours hégélien qui attribue une culpabilité au geste de désobéissance
de la loi de l’homme, loi de Créon ?

Dans notre entreprise de réflexion, on partira de la caractérisation de cette figure, Antigone,


telle que Derrida la voie à l’œuvre dans le corpus hégélien, notamment dans le discours sur le
« moment éthique de l’esprit », dans lequel sa figure fait possible la naissance du monde
éthique (Sittlichkeit). Nous développerons notre réflexion à partir de la lecture que Derrida
fait de la Phénoménologie de l’esprit dans Glas. Le « rire de la sœur » marquera le moment de
l’impasse, l’aporie irrésoluble à laquelle elle est confrontée se trouvant entre deux lois. Au
cours de notre lecture, nous nous demanderons ainsi si la situation d’Antigone peut remplir les
conditions de possibilité d’une expérience aporétique de la responsabilité et de la décision
responsable, là où cette dernière apparaît comme le résultat d’un double bind, de l’injonction
simultanée et irréductible de deux impératifs appartenant à deux ordres hétérogènes.

Dans la Phénoménologie de l’esprit Hegel repère la naissance de la Sittlichkeit, ou « vie


éthique du peuple », dans l’opposition radicale entre deux lois.6 Entre deux lois ; l’instant de

5
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 76.
6
G. W. F. HEGEL, « A. – L’esprit vrai ; l’ordre éthique » dans Phénoménologie de l’esprit, p. 14-49.

200
la folie, le moment de la passivité qui signe la décision responsable. Deux lois, deux
impératifs qui ne s’opposent pas dans la forme de l’opposition métaphysique synthétisable
mais sous la forme de l’antinomie ; il ne s’agit pas de La loi et de son contraire, mais plutôt de
deux lois contradictoires. 7 L’antinomie est ici la confrontation sans synthèse des deux lois,
deux ordres incompatibles dont le rapport reste toujours paradoxal dans une certaine nécessité
qui les articule.

Dans la lecture que Derrida fait de la Phénoménologie de l’esprit, la réponse et l’adresse à


l’autre est déterminé par le passage entre deux lois. Comme Abraham, Antigone s’expose
dans son agir à un paradoxe, dans l’instant même de la rencontre violente et irréconciliable de
deux responsabilités qui l’interpellent : responsabilité générale et responsabilité absolue.8 Le
prix de « sa » décision confronte Antigone au sacrifice de soi, ce que nous interprétons
comme un mouvement d’oubli de soi. Dans les deux cas, celui d’Abraham et celui
d’Antigone, il s’agit du don de la mort ayant lieu dans l’espace indécidable de la
responsabilité-irresponsable, ou d’une irresponsabilité qui se justifie toujours au nom d’une
responsabilité « plus impérative ».9

La lecture que Derrida élabore sur la réflexion éthique de Hegel se développe dans Glas
autour du motif de la sépulture et « la liaison entre frère et sœur », dans les limites de la
famille, premier stade de la vie éthique du peuple (Sittlichkeit).10 Dans une lecture croisée du
corpus hégélien, Derrida développe une interprétation à partir de l’hypothèse de lecture qui
fait de la figure d’Antigone un quasi transcendantal-transcatégorial11 exclu du système
hégélien, élément à partir duquel le tout du système trouve sa justification. Derrida ouvre sa
lecture de la Phénoménologie de l’esprit dans le sixième chapitre, le cœur de l’ouvrage :
« L’esprit ».12 La Sittlichkeit y est le premier moment du développement de l’esprit, suivi par
la culture et la moralité.13 À l’intérieur de ce moment, la famille constitue le stade le plus bas,

7
Jacques DERRIDA, L’autre Cap, p. 70.
8
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 89.
9
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 35.
10
Jacques DERRIDA, Glas, p. 161/A.
11
Ibid., p. 171/A, 183/A.
12
Nous nous servirons de la traduction de Jean Hyppolite de la Phénoménologie de l’esprit pour effectuer une
lecture parallèle de l’exposition de Glas.
13
Au début du discours de la colonne gauche de Glas, Derrida nous rappelle que dans l’Encyclopédie et dans les
Principes de la philosophie du droit, la Sittlichkeit constitue le troisième moment du développement de l’« esprit
objectif ». Ce développement trouve son point de départ dans le droit abstrait, et passe par la moralité avant

201
« le plus naturel de la communauté éthique »,14 de sorte qu’elle a pour objet la singularité
pure, l’individu singulier qui conforme cette famille. Non l’existence empirique mais
l’individu en tant qu’« essence universelle », car dans la famille l’individu singulier est
soustrait à toute « effectivité sensible ». À l’intérieur de la famille cette « singularité pure »,
« dépouillée » de tout attribut empirique, n’est pas « l’être-là vivant » mais le reste, ce qui
survie la mort : le cadavre et le nom propre. 15

Dans le cadre de la théorie hégélienne, la famille trouve sa raison d’être dans le lieu
d’articulation de ces deux éléments – le corps décédé et son nom propre –, c’est-à-dire, dans
la sépulture. La famille est ainsi une institution de la mort, tant qu’elle est la gardienne de la
singularité qui se rassemble autour du nom propre, institution responsable de la gestion du
cadavre et du travail de deuil. Celui-là est son commandement (de la famille), sa loi, une « loi
divine » écrite dans le cœur de chaque individu. 16 À cette loi, le mouvement de l’esprit oppose
la « loi de l’homme » ou loi de la cité.17 Tant que la famille constitue le premier moment de la
Sittlichkeit, elle ouvre la possibilité de l’opposition entre deux lois – « loi divine » et « loi
humaine » – ainsi que de la synthèse subséquente de cette opposition. L’argument général est
le suivant : si la famille a son objet dans la singularité pure et vide, au-delà de tout attribut
empirique et de toute particularité, cela ouvre la possibilité de remplacer – dans le cas d’une
éventuelle disparition – telle ou telle singularité particulière concernée dans chaque figure des
rapports familiaux. Dans le discours hégélien, cette remplaçabilité introduit, selon la lecture
de Derrida, la médiation de la « conceptualité » dans le principe de ces rapports, ouvrant la
possibilité du monde éthique. 18

Ainsi, à l’intérieur du système hégélien, la famille est l’affaire de la femme qui garde par
vocation naturelle la « loi divine souterraine ». Or, au cours de sa lecture, Derrida met l’accent

d’arriver à la Sittlichkeit proprement dite, le « moment éthique du peuple ». Jacques DERRIDA, Glas, p. 10/A. La
Sittlichkeit est ainsi le moment de synthèse entre « l’objectivité formelle du droit et la subjectivité abstraite de la
moralité ». Il présente trois moments de développement : la famille, la société civile et l’État. Plus tard, vers la
deuxième partie de ce discours, Derrida fera remarquer le fait que dans les trois textes le plus importants du texte
hégélien (Encyclopédie, Principes de la philosophie du droit, Phénoménologie de l’esprit) la famille reste la
première figure de la Sittlichkeit, de la naissance du monde éthique. Ibid., p. 211/A.
14
Jacques DERRIDA, Glas, p. 161/A.
15
Ibid., p. 162/A.
16
Ibid., p. 213/A.
17
Ibid., p. 161/A.
18
Ibid., p. 184/A.

202
sur les rapports du côté de la femme, sur sa « conceptualité » en tant qu’épouse, mère et sœur.
Dans ces rapports la possibilité de la remplaçabilité fait que l’épouse n’ait pas affaire à un
mari en particulier mais à un mari en général, à n’importe quel mari, tant qu’elle en ait un,
dans le sens où après la mort toujours possible de son mari actuel, elle est prête à accueillir un
deuxième mari dans sa vie. Pareillement, la mère n’a pas affaire à un fils en particulier mais à
des enfants en général, car sa détermination naturelle est d’être mère en général et non mère
de cet individu-ci ou cet individu-là particulier. Derrida insiste sur l’opérabilité décisive de
cette remplaçabilité sans laquelle il n’y a pas de monde éthique chez Hegel car, en tant que
possibilité, elle assure « la structure éthique » des rapports de la femme en tant qu’épouse ou
mère, aux autres membres de la communauté, elle assure donc l’accès de la femme « à
l’idéalité, à la conceptualité, etc. ».19 Dans ses rapports familiaux – ajoute Derrida, non sans
ironie – c’est comme si la femme avait toujours affaire à des concepts universels susceptibles
d’être remplis par n’importe quel individu. De ce point de vue, les rapports sociaux féminins
ne se fondent pas sur la « sensibilité » mais sur l’« universel », tout en restant « immédiats »
et « indifférenciés ».20

En principe la même analyse est possible du côté masculin, tant que l’on trouve les mêmes
rapports, toujours travaillés par le même principe de remplaçabilité. Mais l’homme sort de la
maison pour devenir citoyen dans la vie de la polis ; il participe de la vie politique du peuple,
ce qui lui donne, selon Hegel, accès à « la force consciente de soi de l’universalité ».21 Les
rapports de l’homme ne sont donc pas immédiats, comme ceux de la femme, mais médiats et
négociés. L’homme achète son pouvoir et sa liberté à l’égard du désir : dès qu’il participe
dans la vie de la cité, il devient « force politique »,22 ce qui lui assure le droit à désirer, mais
aussi et du même coup la liberté devant son désir.

Or, à la différence de l’épouse ou de la mère, la sœur a affaire à un frère, seule figure


irremplaçable dans le modèle familial hégélien : tant qu’elle n’est pas déterminée par le désir,
cette figure est la seule qui permet à la femme d’aller plus haut dans le développement du
sentiment éthique. Hegel suppose que le désir entre frère et sœur est tout simplement
impossible, et Derrida attire notre attention sur la relation inversement proportionnelle dans la
théorie hégélienne entre l’élévation vers le monde éthique et l’absence de désir, dans ce qu’on

19
Ibid., p. 184/A.
20
Ibid., p. 185/A.
21
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 27.
22
Jacques DERRIDA, Glas, p. 185/A.

203
peut lire comme une évocation dans la pensée hégélienne de l’idéal ascétique critiqué par
Nietzsche dans La généalogie de la morale.23 Car selon Hegel, la sœur est plus libre que les
autres figures féminines appartenant à la famille, tant qu’elle va au-delà de toute
détermination physiologique dans son rapport au frère. Or, le pressentiment éthique est
profond en elle, mais ce pressentiment ne parvient jamais à la conscience : représentant la loi
de la famille, la femme, soit-elle mère, épouse ou sœur, reste enfermée en soi, dans la maison,
« engluée dans le naturel ».24 Sans participation politique elle n’a pas la possibilité d’acheter
son désir ; elle n’a donc ni le droit à désirer ni la liberté pour maîtriser ce désir, elle n’a la
« tête froide » pour ne pas se laisser dominer par son désir. Rien d’étonnant donc à ce que la
loi divine soit également appelée « loi de l’inconscient ».25

Derrida fait remarquer à cet égard que l’irremplaçabilité du frère ne se justifie pas dans le
discours hégélien ; il y a d’autres rapports familiaux dont on pourrait également dire qu’ils
sont irremplaçables. Le choix paraît arbitraire de part en part. Cependant, la figure exemplaire
de la sœur – et avec elle tout le monde éthique de Hegel – ne tient plus sans cette
irremplaçabilité. Mais irremplaçable c’est le mot de Hegel quand il parle du rapport frère-
sœur : « Le frère perdu est donc pour la sœur irremplaçable », et il y ajoute, « son devoir
envers lui est son devoir suprême » ;26 devoir suprême qui poussera Antigone à désobéir la loi
humaine et à en subir des conséquences fatales. Derrida se pose ainsi la question sur la
légitimité de cette idée dans la pensée hégélienne car il paraît, tant empiriquement que
logiquement, très difficile, voire impossible de justifier l’irremplaçabilité exclusive du frère.
Pourquoi celui-ci serait-il « plus » irremplaçable que la mère, le père ou l’époux ? Pourquoi
Hegel parle de frère et sœur et non de frères ou sœurs ? Pourquoi, ajouterons-nous, il garde un
silence mystérieux sur Ismène qui décide de prendre parti du côté du « système », c’est-à-dire,
du respect des lois humaines et de l’autorité de Créon ?

Lisant à la lettre le texte hégélien, Derrida met en relief qu’au moment précis où Hegel parle
de cette irremplaçabilité, Antigone n’est pas nommée, mais sa figure est évoquée, convoquée,
conjurée par le discours hégélien. 27 Par ailleurs, la traduction de Jean Hyppolite de la
Phénoménologie de l’esprit (édition datant de 1941), un commentaire en pied de page renvoie

23
Friedrich NIETZSCHE, « Que signifient les idéaux ascétiques » dans La généalogie de la morale, p. 288-347.
24
Jacques DERRIDA, Glas, p. 185/A.
25
Ibid., p. 188/A.
26
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 26. [Souligné AO].
27
Jacques DERRIDA, Glas, p. 169/A.

204
explicitement à cette figure. 28 Également, dans le commentaire de cette traduction, Hyppolite
insiste sur le côté historique de la deuxième partie de la Phénoménologie de l’esprit, laquelle
étudie l’évolution de l’esprit à partir de la cité antique et au moins jusqu’à la Révolution
française.29 Cette affirmation se multiplie tout au long des commentaires de l’ouvrage, de
sorte qu’on peut dire avec Hyppolite, que tous les passages de la Phénoménologie de l’esprit
parlant sur la naissance du monde éthique et la confrontation des deux lois « se réfèrent aux
tragiques grecs, à Esquille et à Sophocle ».30 Ainsi, le seul discours, la seule figure parlant de
l’irremplaçabilité du frère référée dans cet ouvrage et en général dans le corpus hégélien, est
Antigone, sœur valeureuse qui est prête à désobéir la loi de l’homme, face à l’obligation
d’offrir des rites funéraires à son frère condamné à mourir sans sépulture.

Derrida tire les conséquences les plus radicales de cette lecture : Hegel a fait loi d’un
« exemple empirique déterminé », un exemple tiré d’une tragédie littéraire, en le transformant
en « légalité structurelle et paradigmatique ».31 La figure exemplaire de la sœur, sa légitimité,
son manque de légitimité plutôt à l’intérieur du système hégélien est l’impensé exclu du
système sur lequel celui-ci prend appui : « vomit du système » qui échappe à la logique du
système et qui ne s’explique pas en lui, mais qui joue un rôle « quasi transcendantal »32 dans
son architectonique générale :

Hegel examine ici les structures élémentaires de la parenté. Sa classification paraît limitée : il
n’en justifie pas le modèle historique, sociologique, ethnologique, à savoir la famille grecque
occidentale. En elle, il ne considère qu’un nombre restreint d’éléments et de relations :
mari/femme, parents/enfants, frère/sœur. Ni grands-parents, ni oncles ni tantes, ni cousins ni
cousines, ni une pluralité possible de frères et de sœurs, cette dernière relation restant toujours
singulière.33

En effet, la figure « apaisante » d’Antigone est celle de la sœur qui « restant féminine se
détache du désir naturel » et « se prive du plaisir »34 dans un rapport réciproque de chaste
reconnaissance avec le frère. Cette figure est ainsi à la base de la seule opposition (frère/sœur)

28
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 26.
29
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome I, p. VI.
30
Voir note 39, G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 29.
31
Jacques DERRIDA, Glas, p. 186/A.
32
Ibid., p. 183/A.
33
Ibid., p. 167/A.
34
Ibid., p. 169/A.

205
qui passe à côté de toute opposition réelle et de tout conflit pour trouver un équilibre stable.
L’opposition frère/sœur est ainsi nécessaire pour justifier la synthèse exemplaire dans le
système hégélien : opposition sexuelle sans désir.35 Cette opposition est ainsi la seule
opposition sans négativité, la seule opposition échappant à la logique de la synthèse d’opposés
et donc la seule opposition sans opposition. Elle est donc en contradiction avec la logique
générale du système hégélien, dont la relève de la négativité et de l’opposition constitue le
moteur dialectique, sa loi. Malgré ça, elle est la seule opposition qui, dans son devenir vraie
opposition sexuelle, ouvre la possibilité de la vie éthique dans le système. 36

En ce point de la lecture derridienne, la question de la différence sexuelle prend une place


centrale dans le discours hégélien et dans la lecture que Derrida en effectue : c’est à partir de
la relève de la différence sexuelle « naturelle » que les deux côtés du couple frère/sœur se
rencontrent avec leur destin manifeste, avec leur vocation propre, celle de gardiens de leur
propre loi. Le départ du frère vers la cité marque le passage des deux singularités au moment
suivant de l’évolution de l’esprit : le frère part du sein familial pour participer de la loi de la
cité dans son devenir citoyen, tandis que la femme, sœur ou épouse, « devient ou reste »
gardienne de la maison, gardienne de la « loi divine » souterraine.37 Avec le départ du frère de
la maison, ce qui était différence naturelle devient contradiction sexuelle :38 une fois
dépassée, la simple diversité de cette différence naturelle devient opposition concrète qui est
censée relever l’opposition entre le singulier et l’universel, ou plus exactement entre la « loi
de la singularité » et la « loi de l’universalité ».39

Dans le système hégélien la vie éthique implique ce devenir opposition de la diversité


sexuelle, là où les deux singularités qui représentent la famille et la cité s’opposent en tant que
gardiennes des lois qui leur correspondent. Dans ce partage, la loi de la singularité –
représentée dans la famille – est féminine, nocturne, cachée donc, immédiate, singulière et
inconsciente, tandis que la loi humaine – représentée dans la cité – est la loi virile, loi du jour,
loi écrite donc publique, loi médiate, universelle et consciente. Les concepts philosophiques
se trouvant à la base de l’axiomatique de la pensée éthique occidentale se donnent rendez-
vous en toute systématicité dans ce schème, dans un partage qui place les côtés privilégiés

35
Ibid., p. 169-170/A.
36
Ibid., p. 189/A.
37
Ibid., p. 188-190/A.
38
Ibid., p. 189/A.
39
Ibid., p. 161/A.

206
dans la figure de l’homme et les côtés refoulés dans celle de la femme. Tous ces adjectifs
s’expliquent et justifient dans le discours de la Phénoménologie de l’esprit, où la loi de
l’universalité est appelée loi humaine parce qu’en elle l’esprit est « essentiellement dans la
forme de l’effectivité consciente d’elle-même », d’ailleurs elle est publique et donc sa vérité
« vaut manifestement et s’expose à la lumière du jour ».40 Loi du jour. La loi divine est en
revanche nocturne et inconsciente parce que « la loi de la famille est l’essence intérieure,
restant en soi, qui ne s’étale pas à la lumière de la conscience ».41

Une remarque préliminaire : Derrida se demande ailleurs en quoi la loi de la responsabilité


sacrificielle serait altérée, infléchie, atténuée, ou déplacée si une femme y jouait un rôle
déterminant. Mais surtout, ce qui nous semble plus intéressant, en quoi cette structure est-elle
montée ou implique-t-elle un sacrifice de la femme ?42 Dans le schème hégélien, ce sacrifice
équivaut à un mépris de tout ce qui s’accouple au féminin dans les limites de cette pensée et
dans la culture occidentale ; non seulement l’inconscient mais tout ce qui est intérieur et
secret, non avoué.

La vie éthique du peuple nait de cette contradiction et en elle, mais n’étant qu’un moment
dans le devenir général de l’esprit vers l’absolu, elle reste (telle est la logique hégélienne) un
moment à dépasser. 43 Ce moment de la vie éthique oppose ainsi deux violences qui devraient
se concilier dans un moment ultérieur du progrès de l’esprit vers l’absolu : la loi publique, le
pouvoir de l’État, dit Hegel, « est une force s’exerçant contre l’être-pour-soi individuel », une
force qui s’oppose à « l’essence simple et immédiate de l’ordre éthique », c’est-à-dire à la
« communauté éthique naturelle », dont l’essence est la famille. 44 La loi humaine doit garder
la cité de toute menace, mais la famille reste « l’existence présente et réelle de la
communauté » ;45 elle doit donc, pour se protéger elle-même, réprimer et protéger cette
« communauté éthique naturelle » qui tend à la détruire.

De son côté la loi divine, par l’intermédiaire de la famille, en particulier de la femme qui est
son individualité, protège la singularité à l’intérieur du sein familial de la violence
inconsciente qu’en quelque sorte elle-même incarne. Mais n’accédant pas à la « légalité
40
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 16-17.
41
Ibid., p. 24.
42
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 107.
43
Jacques DERRIDA, Glas, p. 187/A.
44
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 17.
45
Jacques DERRIDA, Glas, p. 166/A.

207
universelle de la cité »,46 restant enfermée dans l’inconscience de la singularité, elle tend à
« s’installer dans son intérêt privé » et à dissoudre la cité dont elle est l’essence en tant que
« communauté éthique naturelle ».47 L’effectivité d’une des deux lois implique ainsi la
négation de son contraire mais du même coup son auto-affection ; une logique d’auto-
immunité, un mouvement autodestructif dans lequel l’affirmation de chaque loi se tourne
contre son propre élément. Chacune des lois se protège de son contraire mais aussi d’elle-
même, effet paradoxal, dans un rapport d’hostilité totale déclarée.

Loi de la singularité contre loi de l’universalité : le moment de la « conscience éthique »


arrive donc avec la synthèse finale de ces deux puissances, c’est-à-dire avec la « transition des
deux côtés », « l’un dans l’autre »,48 transition qui amène l’équilibre avec elle. N’oublions pas
que la Sittlichkeit en tant que telle, constitue le moment de synthèse de la « loi de
l‘universalité » – loi écrite et manifeste, loi publique – et la « loi de la singularité » – loi
caché, non écrite, loi souterraine –. Ce qui s’oppose est donc deux forces de loi,49 deux
impératifs qui s’avèrent structurellement incompatibles dans sa nécessité réciproque. Le
départ du frère et le passage de la famille hors de soi vers l’universel, vers la loi de la cité, ne
concrétise pas la synthèse nécessaire, mais en est le premier moment. Pour que la paix
revienne il faut encore l’union de l’homme et de la femme, mais cette union suppose le désir,
ce désir que Hegel avait nié à la sœur.50

Le passage au moment suivant, à l’harmonie « immaculée » de l’essence éthique est donc


marqué par cette union, avec laquelle, selon Hegel, la scission entre les deux lois confrontées
serait suturée. Par cette union l’inconscient s’élève à la conscience, la femme médiante, et
l’essence éthique engloutisse les deux côtés dans son unité. 51 Cette union est donc l’élément
« scindé dans ces extrêmes de la loi divine et la loi humaine », mais elle est également « leur
unification immédiate », pur mouvement vers le haut et vers le bas qui constitue le « moyen
actif du tout ».52 Dans la lecture derridienne le résultat de cette synthèse reste

46
Ibid., p. 162/A.
47
Ibid., p. 165/A.
48
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 26.
49
Jacques DERRIDA, Glas, p. 166/A.
50
Ibid., p. 168/A, 187/A.
51
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 29.
52
Ibid., p. 30.

208
« inimaginable »,53 mais cet argument est lu comme un mouvement de synthèse du « droit
objective » et du « droit subjectif » dans le « droit absolu », moment de l’équilibre dévorateur
qui instaure la symétrie réconciliatrice. 54

Éclat de rire : la sœur interrompe la scène. Elle paraît murmurer « qu’on ne peut pas mener
ces mouvements d’engloutissement jusqu’à leurs extrémités ».55 L’incompatibilité entre ces
deux ordres semble faire partie de leur structure dissymétrique ; pas de synthèse possible.
L’union de l’homme et de la femme n’apaise rien : structurellement insurmontable, la
collision des deux lois provoque une surenchère de violence plutôt. Le calme règne tant qu’il
n’y a pas d’opération, mais, dans son agir, l’« individu singulier » fait « renaître la
scission ».56 À cet égard Derrida fait remarquer que nulle opération n’est possible sans
restreindre structurellement, sans « repousser dans l’ombre » l’autre loi. L’action devient a
priori criminelle, structurellement coupable. Toute action se lève contre la loi contraire et
obéir l’une des deux implique la trahison de l’autre.57 Il y a là une répression structurelle,
mouvement partiel que la même Phénoménologie de l’esprit qualifie de viole et incitation à
l’hostilité.58

Antigone devient donc coupable dans le texte hégélien, dans un discours de crime et de faute,
de conscient et d’inconscient, de décision et d’action. 59 Et ce qui est encore plus intéressant
c’est que, au moment où Hegel parle de la faute, du crime et de la culpabilité, Antigone est
nommée. Et Derrida paraît souscrire ce discours, au moins dans la mesure où l’on dit qu’elle
est coupable : Antigone savait ce qu’elle faisait, ce pour quoi son acte devient un « crime
pur ».60 Elle est donc coupable en raison de la conscience qu’elle a de sa faute, en raison donc
du savoir qu’elle a de la norme et des conséquences de son agir. Comment devons-nous
interpréter cette culpabilité qui aurait lieu bien avant l’ère chrétienne ? Comment interpréter
donc cette culpabilité qui semble ne pas impliquer une responsabilité, mais qui rassemble tous

53
Jacques DERRIDA, Glas, p. 192/A.
54
Ce sont les mots de Derrida ; ces termes ne sont pas présents dans la Phénoménologie de l’esprit. Ibid., p.
196/A.
55
Ibid., p. 197/A.
56
Ibid., p. 192/A.
57
Ibid., p. 192-193/A.
58
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 36.
59
Ibid., p. 36-37.
60
Jacques DERRIDA, Glas, p. 194/A.

209
les traits d’une décision responsable ? Devons-nous assumer qu’Antigone est coupable mais
pas responsable ?

Nous avons vu que, sous sa forme juridico-égologique, la culpabilité est l’autre face de la
responsabilité. L’une n’est pas sans l’autre. Et pourtant, les théories contemporaines du droit
français parlent d’une responsabilité sans faute, d’une responsabilité sans culpabilité. Une
responsabilité qui ne requiert pas la faute pour avoir lieu, pour qu’elle nous tombe dessus.
Pourrions-nous dire le même dans l’autre sens ? Peut-il avoir de culpabilité sans
responsabilité ? Et qu’est-ce que cela implique dans le cas d’Antigone ? Devrions-nous
accepter une responsabilité chez Antigone ou il s’agit d’un problème de traduction ?

I. 2. Entre deux lois

Dans l’interprétation hégélienne du récit d’Antigone, on assiste au moment de naissance de la


vie éthique à partir de la confrontation violente entre deux lois : loi divine et loi de l’homme.
D’après la lecture derridienne, la pensée de Hegel cherche à dépasser cette confrontation par
le biais de la synthèse dialectique, prenant son élan dans la figure de la sœur – gardienne de la
loi divine – qui a « le plus profond pressentiment de l’essence éthique » parmi toutes les
figures de la féminité.61 Mais cette figure apparait dans cette lecture comme le phantasme
d’une figure canonique, un quasi transcendantal-transcatégorial exclu du système hégélien
qui supporte tout le poids du devenir de la vie éthique.62 À travers la lecture derridienne, on a
affaire à une faillite qui met au jour l’abîme sur lequel est construit le fondement du monde
éthique hégélien, dans l’articulation impossible de deux lois radicalement incompatibles mais
également nécessaires. Dans le cadre de notre interprétation, et dans l’articulation critique des
deux lectures (Hegel et Derrida), le récit d’Antigone est un récit sur le moment aporétique de
la contradiction où l’instant de la décision a lieu.63

Notre hypothèse de lecture à cet égard est que cette structure qui confronte deux impératifs est
la même que nous retrouvons dans le récit d’Abraham, exemple paradigmatique de la
responsabilité dans la tradition du livre, modèle quasi-canonique de la décision responsable
qui émerge dans l’instant de la folie. Dans la lecture que Derrida fait de Crainte et

61
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 24.
62
Jacques DERRIDA, Glas, p. 183/A.
63
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 43.

210
tremblement, il distingue à plusieurs reprises le cas du « chevalier de la foi » de celui des
héros tragiques. Abraham reste privé de toute possibilité de faire le deuil, condamné à l’ombre
du secret de son crime effrayant, tandis que le héros grec aura toujours une reconnaissance
dans l’ensemble du récit. Le secret d’Abraham serait absolu, raison pour laquelle le
« chevalier de la foi » n’est pas remémoré légendairement en tant qu’héros. La solitude et
l’isolation qu’accompagnent le « chevalier de la foi » le condamnent à ce destin tragique.
Dans son acte meurtrier, Abraham engage ce que Derrida appelle une « réponse sans
réponse » dans le terrible secret absolu de la « responsabilité de la solitude ».64

Derrida articule en ce point la figure d’Abraham à celle de Bartleby the Scrivener. Il souligne
que les deux récits excluent toute figure féminine lui niant toute prétention de proéminence
dans l’« histoire des hommes », tandis que dans la tragédie grecque elle est toujours présente,
ayant même une place centrale. Il se demande ainsi si ce qu’il appelle le « système de la
responsabilité sacrificielle » n’est au fond qu’un sacrifice de la femme, se posant également la
question sur la possibilité que la « loi » de cette « responsabilité sacrificielle » soit « altérée »
si une femme y intervenait. 65 Dans notre interprétation, nous trouvons une complicité entre
cette responsabilité sacrificielle et le mépris de la femme dans un discours canonique comme
celui de Hegel, pour qui la femme, et en particulier la sœur, a un « pressentiment de l’essence
éthique » qui reste pourtant inconscient, ou qui « ne parvient pas à la conscience et à
l’effectivité ».66 Nous nous posons ainsi la question suivante : s’il y a un fonds plus « vieux »
de responsabilité qui ouvre la possibilité à une responsabilité à venir « qui ne passe plus par
l’égo, le "je pense", l’intention, le sujet, l’idéal de décidabilité », pourrions-nous en suivre la
trace dans la figure d’Antigone ?67 Notamment lorsque la culpabilité d’Antigone, qui connait
bien la norme qu’elle rompe, et prévoit les conséquences de son agir, la conduit au « don » de
la mort ?

On a affaire, certes, à deux traditions différentes, tragédie grecque et tradition abrahamique,


écartées dans l’espace et dans le temps d’une « histoire universelle ». Mais loin d’être
incompatibles, dans sa généralité, ces deux traditions, grecque et abrahamique, se rassemblent
dans une histoire partagée de la responsabilité. C’est d’ailleurs le supposé historique le mieux
partagé, celui qui établit une linéarité historique, un continuum ininterrompu qui voit dans la

64
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 104
65
Ibid., p. 107-108.
66
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 24.
67
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408-409.

211
culture grecque l’origine de la culture dite occidentale. L’analyse de Patočka tend à
réinterpréter ce schème, là où son analyse généalogique de la responsabilité établit un rapport
historique qui va du mystère orgiaque jusqu’à la religion chrétienne, passant par l’anabas
platonicienne. Il y a un premier moment du moi responsable chez Platon et donc dans la
culture grecque, qui est condition de possibilité de la forme chrétienne de la responsabilité. La
philosophie platonicienne a donné lieu au « premier éveil à la responsabilité » à partir d’une
conversion dans l’expérience de la mort par lequel l’âme accède à sa « propre liberté ».
L’inflexion particulièrement chrétienne de la responsabilité est en revanche un mouvement
qui accorde la mort à la figure du don.68

Dans le cadre de notre interprétation, nous retrouvons dans le récit d’Antigone la même
structure confrontant deux impératifs, deux injonctions à répondre, ce qui est la condition de
possibilité de toute décision responsable et de toute responsabilité. 69 Le récit d’Antigone se
développe autour de la contradiction entre une loi inconditionnelle divine et une loi
conditionnée humaine, la première commandant dans ce cas d’offrir la dignité de la sépulture
au frère « étranger », représentant donc un devoir suprême, la deuxième commandée par la loi
humaine interdisant de le faire. Dans les deux récits, celui d’Abraham et celui d’Antigone, il
s’agit de la situation où l’individu est coincé entre deux lois incompatibles, dont l’une d’entre
elles doit être trahie. Les deux récits se déroulent autour d’une idée d’amour infini, qui répond
à l’autre sous la forme d’un « don » inconditionnel, impliquant un agir irresponsable devant la
loi positive des hommes.

Mais reconnaître la responsabilité d’Antigone équivaut à dire que la responsabilité est une
affaire plus vieille que la détermination souveraine d’un « moi » qui paraît être propre à l’ère
des religions du livre, auquel correspond une représentation particulière de la mort, de la mort
donnée ou de la mort en tant que don. Comment concilier cette contradiction ? Les Essais
hérétiques de Patočka, ainsi que l’analyse effectuée par Derrida du discours généalogique que
cet ouvrage propose, placent cette considération au centre du débat, là où ils parlent de la
« transition impossible et inévitable […] entre le platonisme et le christianisme ».70 C’est donc
dans le seuil entre l’impossibilité de cette transition et sa nécessité que se joue la possibilité en
même temps que l’impossibilité pour Antigone d’être responsable.

68
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 62-63.
69
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 77-79.
70
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 50.

212
On a affaire, disions-nous à deux traditions différentes : d’un côté la tradition biblique
chrétienne, de l’autre la tradition tragique grecque. Dans le premier récit, celui d’Abraham, il
s’agit du rapport direct à Dieu et du devoir de répondre à lui, en dépit de la loi humaine. Dans
le deuxième cas il s’agit d’un devoir divin devant le frère d’Antigone, envers son cadavre
plutôt et de l’exigence de lui donner une digne sépulture. Et pourtant, ces deux récits parlent
d’une expérience du sacrifice sans volonté, d’une scène du (se) donner la mort entre deux
lois. Dans les deux cas il s’agit d’un rapport entre deux responsabilités, deux impératifs dans
lequel « l’un doit subordonner (incorporer, refouler) l’autre. »71 Et c’est très significatif que
dans les deux cas il s’agit de trahir la loi humaine, de se comporter de façon irresponsable
devant cette loi pour répondre à l’appel d’un devoir absolu. Désobéissance civile au nom de
l’autre, du tout autre dans les deux cas. Dans les deux exemples « le devoir absolu exige
qu’on se conduise de façon irresponsable (perfidie ou parjure) tout en reconnaissant,
confirmant, réaffirmant cela même qu’on sacrifie, à savoir l’ordre de l’éthique et de la
responsabilité humaines. »72

En réalité, l’analyse derridien semble souscrire le discours de Patočka, pour qui le


développement du christianisme marque l’assujettissement du « mystère orgiaque » à la
« sphère de la responsabilité ».73 De ce point de vue, l’agir d’Antigone n’est pas déterminé par
le sentiment d’un rapport à soi « comme rapport de la liberté, de la singularité et de la
responsabilité, du rapport à soi comme être devant l’autre ».74 Si cette analyse est correcte,
l’agir d’Antigone est déterminé par un moment historique dans lequel le « démonique » n’est
pas encore mis en rapport à la responsabilité. Antigone est au mieux non-responsable, parce
qu’elle n’entend pas « encore l’appel à répondre de soi, de ses actes ou de ses pensées, à
répondre de l'autre et devant l’autre ». Elle ne l’entend pas encore.75 Et cette sourdine tient en
dernière instance au fait qu’Antigone n’est pas confrontée à l’inflexion particulière de la
responsabilité qui marque l’événement du christianisme. Elle ne se fait pas encore une
représentation de la mort comme « don » et « don de la mort ». Pouvons-nous souscrire une
telle analyse ?

71
Ibid., p. 95.
72
Ibid., p. 96.
73
Ibid., p. 17.
74
Ibid., p. 16-17.
75
Ibid., p. 17.

213
L’analyse de Derrida semble souscrire l’existence d’un « moi éthico-politique de type
platonicien »76 qui serait, d’après nous, contemporain au récit d’Antigone. Ce moi éthico-
politique est celui qui détermine l’engagement d’Antigone devant le destin de Polynice, son
frère condamné à mort, et qui cherche à lui offrir « l’hospitalité de la terre ». Nous trouvons
cet engagement surenchéri dès lors que Polynice est, dans le récit de Sophocle, le frère voyou,
c’est-à-dire, l’autre, le « plus » autre, celui qui est ressenti comme menace pour la ville.

Encore, notre analyse part de l’idée d’un fonds de responsabilité qui permettrait de penser une
responsabilité plus « jeune », une responsabilité qui n’est pas exactement chrétienne mais
hérétique.77 Nous pouvons ainsi nous demander en toute rigueur, à partir du même critère, si
le récit d’Abraham n’est également antérieur à ce qu’il a produit – surtout dans les limites du
christianisme, qui n’est pas la première religion du livre, qui propose donc une nouvelle
interprétation du mythe d’Abraham dans le nouveau testament – à savoir, cette expérience de
la singularité du « moi » qui s’éveille à sa responsabilité, à l’expérience de ce que personne ne
peut faire à sa place. Notamment si nous prenons en compte que l’histoire de ce « moi »,
c’est-à-dire, l’histoire de la « personne » singulière et irremplaçable se confond avec l’histoire
de l’Europe « au sens moderne du terme », qui est une histoire de la religion chrétienne, une
histoire de la responsabilité at aussi une « histoire de la sexualité ».78 D’autant plus si l’on suit
la lecture que Derrida fait du texte de Patočka selon laquelle, le christianisme n’a peut-être
pas encore pensé en toute sa profondeur l’essence même de ce « moi » dont « il marque
pourtant l’avènement ».79 L’avènement de cette pensée du don est ainsi à-venir. Elle annonce
le détraquement du temps là où la thématique du don fait appel à une forme plus originaire de
la responsabilité qui ne passe par l’égo, le je peux ou l’intention pure, qui est abandon du soit.

Quelles conclusions tirer donc de l’analyse de la tragédie d’Antigone que Derrida effectue à
partir de la lecture de la Phénoménologie de l’esprit, une analyse qui se sert notamment du
concept de culpabilité pour parler de l’action morale, et d’une culpabilité qui est l’autre face
de la responsabilité ?80

76
Ibid., p. 22.
77
Ibid., p. 49-50.
78
Ibid., p. 17-18.
79
Ibid., p. 22.
80
Ibid., p. 64, 77.

214
I. 2. 1. Naissance et fin du monde éthique

Dans la logique qui se dessine dans le corpus derridien autour de l’expérience de la


responsabilité en tant que « rapport à soi comme être devant l’autre »,81 la mise en œuvre de
l’impératif de réponse est toujours une forme de « chute » qui trahit ce principe, imposant des
conditions pour sa mise en œuvre.82 Mais la nécessité absolue de ces conditions, sans
lesquelles ce principe pur ne peut devenir effectif, implique inéluctablement la perversion de
sa pureté. Tout principe « éthique pur » est donc toujours « pervertissable et perfectible ».83
Pour cette raison, la possibilité de cette perversion relève d’une perfectibilité infinie au nom
de laquelle les conditions données qui déterminent l’application du principe qu’elles règlent
sont remises en cause. C’est donc au nom de cette possibilité de perfection que s’ouvre la
possibilité de se « conduire » de façon irresponsable devant une instance déterminée. Dans le
cas d’Antigone, cette possibilité se présente comme celle de la désobéissance civile au nom
d’un devoir absolu et d’une responsabilité plus fidèle au tout autre.

Principe absolu et conditions de mise en œuvre du principe absolu. Il s’agit du passage à


l’éthique, au droit et à la politique de ce(s) principe(s) absolu(s) ; des principes purs qui ne
pourraient pas s’« appliquer » sans condition. Responsabilité pure et infinie devant des
responsabilités conditionnées ; ce passage « garantie l’effectivité » des principes qu’il met en
œuvre. C’est parce que tout principe pur comporte la plausibilité de sa tragédie interne et de
sa perversion, qu’il s’avère nécessaire de lui attribuer des « assignations ».84 Un principe pur
de responsabilité ouvre ainsi l’horizon de la rencontre avec l’autre de même à la promesse
qu’à la menace, à l’ami, qu’à l’ennemi, puis à l’autre mais aussi au tiers, à l’autorité du
souverain. Ce principe fait appelle à la réponse, à répondre de soi-même ; et Derrida insiste
sur le fait que « l’appel à la responsabilité peut aussi bien être le commencement de l’éthique
que celui de la police et de l’autorité étatique. »85 Antigone ou Créon.

Créon, roi de Thèbes, gardien de la loi humaine interdit de célébrer des rites funéraires pour
Polynice, ce dernier étant déclaré ennemi de la cité. Rebelle devant cette interdiction,

81
Ibid., p. 18.
82
Avec ce discours nous proposons une analogie entre responsabilité et hospitalité dans la pensée de Jacques
Derrida. Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 100.
83
Ibid., p. 104-105.
84
Ibid., p. 99-100.
85
Ibid., p., p. 111.

215
Antigone, gardienne de la loi de la famille dans le système hégélien, s’apprête à désobéir
l’autorité de Créon, car après la mort de ses parents son frère est pour elle irremplaçable.86
Créon, gardant la loi juridique, n’est pas sensible au sentiment d’Antigone, il n’écoute que sa
loi. De son côté, Antigone désobéit la « loi humaine » motivée par son devoir suprême, celui
de donner sépulture à son frère bien aimé. Elle est prise entre deux lois, et sa décision
l’expose à un destin fatal au moment où elle est appelée à répondre de ses actes.

À l’intérieur du discours hégélien, la conciliation des deux côtés de l’opposition paraît


nécessaire, dès lors que la contamination d’une loi sur l’autre hante ce discours du début à la
fin.87 Mais dans sa nécessité même, cette conciliation, ce moment de synthèse se montre
impossible. Quand Antigone répond devant l’interdiction de Créon et s’engage à célébrer des
rites funéraires pour Polynice, elle renonce à la responsabilité générale de la loi humaine, elle
tourne le dos contre la cité et contre Créon dans un mouvement de désobéissance civile. Mais
elle renonce du même coup à sa propre vie, elle renonce à « soi », au « soi », à l’ipse, au
« même », elle renonce à elle-même en tant qu’origine ou point de départ du don qu’elle offre.
Bonté oublieuse de soi. Elle s’oublie d’elle-même et devient irresponsable devant la loi de
l’homme, parce que dans le cas contraire elle serait irresponsable devant son « devoir
suprême ». La loi est donc injuste, et Derrida nous rappelle qu’être injuste est le propre de la
loi, ce qui reste d’ailleurs un fait contingent pour Hegel.88 Cette « injustice » permet à
Antigone une prise de distance de la norme et ouvre la possibilité à la décision responsable. À
partir de cette lecture, la figure d’Antigone est réglée par la même structure du « don
sacrificielle »,89 du système de la responsabilité sacrificielle qui a lieu dans l’oubli de soi-
même comme fondement du don, dans le secret donc, dans l’abîme de l’inconscient qui
travaille la décision de cette anti-héroïne.

De même que dans le cas d’Abraham, toute responsabilité, tout engagement effectif de la
responsabilité d’Antigone devant un de ces commandements est, de façon nécessaire, un
mouvement d’irresponsabilité et même un mouvement « criminel » devant l’autre loi.90 Dans
l’incompatibilité de ces injonctions synchroniques, se donner la mort devient le seul recours
devant la répression de l’autre loi, dans l’irresponsabilité structurelle de l’agir humain. Voilà

86
Jacques DERRIDA, Glas, p. 185-186/A.
87
Ibid., p. 166-167/A.
88
Ibid., p. 196/A.
89
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 21.
90
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 32.

216
le destin tragique du monde éthique devant l’impossibilité de synthèse des deux lois dans la
philosophie hégélienne. Rappelons d’ailleurs que, selon la lecture derridienne, le discours de
Hegel énonce « la légalité d’une figure typique » ;91 son discours tient à faire loi. Ce discours
n’est pas la simple expression d’un penseur quiconque ; il se présente comme la synthèse de
tous les moments qui le précèdent, l’expression la plus haute de la tradition qu’il représente. Il
y a donc quelque chose comme une « pulsion dialectique », une volonté d’accouplement des
opposées (conscient-masculin-humain/inconsciente-féminine-divine) que l’on trouve dans la
structure de la pensée hégélienne et ailleurs, qui résulte dans le viol de tout ce qui reste
féminin et de tout ce qui se place de son côté.

L’opération (l’action éthique) est censée d’effectuer la relève en unifiant les deux lois par la
médiation de la force du « destin ».92 Mais la structure même du monde éthique, divisé dans
sa propre formation, inscrit le crime et la culpabilité parmi les conditions de possibilité, qui
sont en même temps des conditions d’impossibilité de l’éthique que Hegel prétend fonder à
partir de la contradiction qui existe entre deux lois hétérogènes mais également nécessaires.
Derrida suit le mouvement de cet argumentaire en problématisant les axiomes du partage
entre loi consciente et loi inconsciente : dans le règne de la Sittlichkeit l’inconscience « se
constitue » à partir de la « double articulation de la loi », de sorte qu’« on ne peut jamais
savoir ce qu’on fait des deux côtés à la fois ».93 L’opération, l’acte, vient renforcer ce partage
(des deux lois) qui corresponde également au partage entre conscient et inconscient ; « pas
d’inconscient sans opération, pas d’opération sans loi, pas de loi sans double loi, sans
opposition, donc sans crime (au regard de l’autre loi), pas d’inconscient innocent
("rousseauiste") ».94 Et cette doublure semble se trouver à la base de la structure même du
droit, de la politique et de la morale dans leur partages et limites, dans leur rapports
réciproques dont la ligne de démarcation s’avère plus instable que l’on croit.

En principe l’« opération accomplie » est, selon Hegel, le moment suivant, « relève du soi qui
sait et de l’effectivité à lui opposée »,95 mouvement qui ouvre possibilité de la synthèse et
l’effectue. Ce mouvement n’est cependant pas possible sans l’« égale soumission des deux

91
Jacques DERRIDA, Glas, p. 186/A.
92
Ibid., p. 196-197/A.
93
Ibid., p. 193/A.
94
Ibid., p. 193/A.
95
Ibid., p. 194/A.

217
côtés », égale soumission du frère et de la sœur dans leur rapport oppositionnel. 96 Rappelons
que, dans ces passages de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel suit la trame des tragédies de
Sophocle, de sorte que son argumentaire sur l’opération part de l’analyse du monde éthico-
politique grec antique. Mais il parle de la naissance du monde éthique dans l’histoire de
l’humanité, et il en parle en termes de légalité structurelle.97 Il est donc complétement
légitime de se demander quelles seraient les conséquences de la remarque derridienne sur le
manque de légitimité de la figure d’Antigone dans le système de Hegel ? Et quelles seraient
les conséquences, notamment par rapport à cette conciliation ultime qui doit permettre la
menace de l’opération sans dissoudre l’essence éthique, ou ce qui revient au même, la
naissance du monde éthique, la consolidation du droit absolu ? Déjà, la synthèse des deux lois
paraît impossible, tant qu’elle suppose la relation symétrique des deux figures, frère et sœur,
dans leur reconnaissance sans désir, reconnaissance qui trouve son point de départ dans leur
rapport irremplaçable. Or si cette irremplaçabilité ne se justifie, même pas empiriquement
dans le système hégélien, s’il n’y a pas d’opposition réelle dans le rapport frère/sœur et donc
pas de synthèse possible, quoi dire de l’effet ou de la conséquence supposés de cette
irremplaçabilité, la naissance même du monde éthique ?

C’est à l’aune de ces réflexions que l’on interprète l’affirmation de Derrida quand il dit que
« rien ne devrait suivre à la mort d’Antigone. Plus rien ne devrait suivre, sortir d’elle, après
elle. »98 Dès lors que la postulation d’une opposition suppose toujours le privilège d’un côté
de cette opposition, la relation entre le singulier et l’universel et donc entre conscient et
inconscient, entre homme et femme, a toujours été disproportionnée. La relation entre frère et
sœur dessinée dans la Phénoménologie de l’esprit illustre parfaitement ce privilège et cette
disproportion, de sorte que l’« égale soumission » de deux lois, de même que la
reconnaissance mutuelle du frère et de la sœur, ne sont possibles que par l’astuce de la
pensée, par l’introduction d’un cas déterminé dans les conditions idéales de possibilité de
cette reconnaissance mutuelle. Car, d’après la lecture qu’on tente ici, c’est une ruse de la
pensée d’introduire l’élément de l’irremplaçabilité qui pousse à la sœur pour qu’elle soit à la
hauteur du frère, seulement la sœur, bien sûr, et seulement Antigone (pas Ismène), seule
figure capable de se priver du désir sexuel, et seulement au moment où la symétrie est requise.

96
Ibid., p.196-197/A.
97
Ibid., p. 186/A.
98
Ibid., p.187/A.

218
En réalité, la relation a toujours été dissymétrique, et telle est la condition de la relève
supposée dans la pensée hégélienne, « la vérité de cette révolution sexuelle ». Sous le masque
de la synthèse, elle fait passer la réalité de la soumission-domination d’un côté sur l’autre de
l’opposition qu’elle établit : « l’opposition du midi et du minuit se résout à midi »99 Ainsi, on
verra toujours la virilité de l’adolescent s’imposer dans la fondation de la loi du jour. C’est
donc à partir de la figure de l’homme viril que la relève s’effectue, seul côté qui participe de
la vie politique, seul capable de maîtriser son désir, d’y avoir un rapport médiat, seul capable
d’écrire des lois et partir en guerre, seul capable de travailler. En revanche on voit toujours la
femme se complaire devant l’« adolescent valeureux »,100 on voit toujours la lumière du jour
prévaloir sous l’obscurité de la nuit, dans un partage manichéen qui se traduit dans le
privilège accordé à un côté des oppositions métaphysiques.

C’est donc grâce à cette dissymétrie qu’un côté de l’opposition réussit à se lever à l’aube, aux
premiers rayons du soleil pour s’affirmer en tant que loi du jour. Or, si la symétrie n’est pas
effective dans la structure que le système hégélien essaie de « décrire », la déduction logique
ne le sera non plus, et l’aufhebung dépassant l’opposition entre frère et sœur ne deviendra pas
une réalité. La ruse de la raison impose son point de vue, déterminant son objet à travers un
discours fort performatif déguisé en constatif, objectif, voire scientifique et neutre. Mais ce
discours est toujours contaminé par les préjugés de l’époque, influencée par les « meurs »
conformant le contexte de cette pensée, malgré sa prétention de pureté rationnelle. Tous les
philosophes, disait Nietzsche, ne sont que des « avocats de leurs préjugés, qu’ils baptisent
"vérités" », de même que « toute grande philosophie » n’est que « la confession de son auteur,
des sortes de mémoires involontaires et qui n’étaient pas pris pour tels ».101 Mais les
« intérêts » réels du philosophe « s’attachent en général ailleurs, par exemple à sa famille ».102
Or, le projet derridien de Glas est d’ailleurs monté sur cette hypothèse nietzschéenne, à un tel
point que depuis le début, au moment où Derrida présente le propos de l’ouvrage et introduit
le fil conducteur de l’ouvrage, il nous dira qu’il y sera question de « la loi de la famille : de la
famille de Hegel, de la famille chez Hegel, du concept de famille selon Hegel. »103 Ainsi, à
travers les citations des lettres adressées par Hegel à sa sœur, Glas suggère que le traitement

99
Ibid., p. 191/A.
100
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 42.
101
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 24-25.
102
Ibid., p. 26.
103
Jacques DERRIDA, Glas, p. 10/A.

219
idéalisant du récit d’Antigone qu’on retrouve dans la Phénologie de l’esprit n’échappe pas à
cette analyse nietzschéenne.

Mais « quoi du reste de l’histoire ? » Antigone illustre la relation dissymétrique entre deux
lois, et donc entre deux côtés des oppositions métaphysiques rangées systématiquement, qui
prennent chez Hegel une forme canonique. De ce point de vue sa figure marque la possibilité
structurelle de toute conscience responsable tant qu’elle se bat entre la loi inconditionnelle
dont « on ne peut en déterminer l’événement d’origine »104 et les lois conditionnelles créées
par l’homme. Son exemple nous montre d’une manière exemplaire la contradiction insoluble
entre deux ordres diamétralement hétérogènes qui s’appellent et s’impliquent l’une à l’autre
mais dont la confrontation ne saurait pas être sans violence.

104
Ibid., p. 213/A.

220
II. Deux lois, deux violences

Dans le cadre d’une lecture difficile qui suit la trace des fissures internes du texte « Critique
de la violence », dans « Prénom de Benjamin » Derrida développe et problématise la
distinction proposée par Walter Benjamin entre deux types de violence qui relèvent deux
principes de justice ; violence divine et violence mythique. Sans pouvoir exploiter toute la
richesse de ce texte dans les limites du présent essai, on veut retenir deux motifs dans notre
lecture afin de poursuivre notre réflexion : d’abord l’argument de Benjamin selon lequel « il y
a quelque chose de pourri au cœur du droit ».1 Puis la problématisation que Derrida fait de
l’opposition entre ces deux violences, notamment autour de l’indécidabilité structurelle qui se
loge de deux côtés de ce partage et donc la fausse « opposition » que ces deux violences
représentent. On articulera ensuite cette réflexion à celle qu’on a déployée dans la partie
précédente, concernant le moment de la responsabilité autour des figures d’Antigone et
d’Abraham, là où la responsabilité peut avoir lieu, à savoir, dans le croisement de deux
impératifs : double bind ou double injonction, contradictoire et irrésoluble qui est la condition
nécessaire de toute décision responsable.2

Nous tenterons maintenant une articulation entre ces trois discours dont Derrida effectue une
lecture approfondie : celui développé par Hegel sur la tragédie d’Antigone, le discours sur le
paradoxe d’Abraham développée par Kierkegaard et le discours sur la confrontation entre
violence mythique et violence divine développé par Benjamin. Il s’agit de trois discours
appartenant à des registres éloignés l’un de l’autre, et dont l’articulation est difficile. À
premier vu, il paraît que dans les deux premiers discours l’injonction contradictoire et le
partage entre deux lois simultanées avait lieu, chaque fois, à l’intérieur de la même tradition.
Il semble que dans chacun de ces récits les deux dimensions confrontées s’inscrivent, pour
ainsi dire, dans la « même culture », tradition grecque pour Antigone et Créon, tradition
judéo-chrétienne pour le récit d’Abraham et le commandement que Dieu lui adresse. Dans la
distinction de Benjamin il s’agit, en revanche, de confronter deux traditions
incommensurables, tradition mythique grecque et tradition divine juive.

Or, le critère à partir duquel nous rapprochons à notre tour ces trois discours prend appui sur
leur structure partagée, structure opposant deux commandements dont les traits se répètent :
l’un venant de la loi civile, loi public et extérieure, représenté dans la force de l’État ; l’autre

1
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 95.
2
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 43.

221
d’origine divine, loi secrète, non-civile rapportée à la religiosité et à la morale, dont l’origine
serait toujours divine. C’est de cette manière que Derrida lit l’interprétation kierkegaardienne
du récit d’Abraham :

Le devoir absolu exige qu’on se conduise de façon irresponsable (perfidie ou parjure) tout en
reconnaissant, confirmant, réaffirmant cela même qu’on sacrifie, à savoir l’ordre de l’éthique
et de la responsabilité humaines. En un mot, l’éthique doit être sacrifiée au nom du devoir.
C’est un devoir que de ne pas respecter, par devoir, le devoir éthique. On doit se comporter de
façon non éthique, non responsable, non seulement éthique ou responsable et cela au nom du
devoir, d’un devoir infini, au nom du devoir absolu. Et ce nom qui doit toujours être singulier
n’est autre ici que le nom de Dieu comme tout autre, le nom sans nom de Dieu, le nom
imprononçable de Dieu comme l’autre auquel me lie une obligation absolue, inconditionnelle,
un devoir incomparable, non négociable.3

Dans les trois discours il s’agit d’une pensée et d’une réflexion sur la décision ayant lieu dans
l’opposition irrésoluble (non dialectique) de deux commandements également nécessaires.
Mais il s’agit également d’une réflexion sur l’affirmation de la singularité de la « personne »
impliquée dans chaque décision, qui se montre rebelle devant tout système de normes. 4

Au-delà des différences abyssales de ces trois discours, au-delà donc de la problématique
introduite par la disproportion du registre dans lequel se développe chacun d’entre eux, il y a
un commun dénominateur dans les différents textes qu’on essaie d’interroger : il s’agit de la
rencontre violente entre deux lois, en ce point dans lequel une singularité doit prendre sa
décision propre pour affirmer sa responsabilité, c’est-à-dire sa singularité, son
irremplaçabilité. Il s’agit chaque fois d’une décision qui expose le « sujet » décidant au risque
absolu, au mal radical, au paradoxe et au scandale.5 Il s’agit dans les trois cas d’une
confrontation non dialectique entre une loi, un commandement ou une violence de filiation
divine qui se donne le droit ou prétend se donner le droit de détruire le droit de l’homme, de le
remettre en question ou le suspendre. Et cela au nom de la justice qui est censée se trouver à
la racine de la fondation de tout système juridique.

3
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 96.
4
Nous suivons la lecture de Patrik FRIDLUND sur ce point précis. Voir à cet égard : « Derrida, Abraham and
responsible subjectivity », p. 64.
5
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.

222
Cela dit, la pertinence de la lecture de « Critique de la violence » dans les limites du travail
qu’on développe ici, tient d’un côté à ce que la lecture derridienne de ce texte développe un
discours sur les conditions de l’expérience de la responsabilité, à partir de l’analyse de
Benjamin sur la violence. Car la critique de Benjamin vise la violence là où elle touche ce
qu’il appelle le domaine des « rapports moraux » qui « est caractérisé par les notions de droit
et de justice ».6 Il faut donc rappeler que la lecture que Derrida fait de « Critique de la
violence » suppose le travail qu’il développe dans « Du droit à la justice », notamment la
distinction entre droit et justice : « le droit n’est pas la justice. »7

D’après donc la lecture que Derrida fait de ce texte, dans « Critique de la violence » Benjamin
finit par avouer un compromis « nécessaire et inévitable » entre ce qu’il appelle « deux
dimensions incommensurables et radicalement hétérogènes ».8 Il s’agit d’un compromis entre
deux instances qui relèvent du calculable et de l’incalculable, deux instances qui seront,
malgré leur opposition apparente, indissociables, liées dans un rapport aporétique et de
négociation nécessaire. 9 La « fatalité » de ce compromis, souligne Derrida, le devoir répondre
« entre deux lois » a toujours lieu au nom de la justice qui commande d’obéir les deux
commandements, simultanément, double bind qui se place entre la loi de la représentation et
la loi qui transcende la représentation. Dans ce carrefour la liberté de la décision dans laquelle
le moi se laisse emporter par l’autre est la liberté d’advenir en tant que décision de l’autre,
« liberté pratique » qui dissocie la décision du savoir et de la connaissance.10

D’un autre côté, la pertinence de cette analyse tient également au fait que le texte de Benjamin
est une réflexion sur la décision et donc sur la responsabilité, toujours visant une critique de la
« démocratie bourgeoise », de sa théorie politico-juridique et du système juridique même,
c’est-à-dire, de l’État et du concept de droit qui lui est intrinsèque. La réflexion de Benjamin
vise dans ce sens une critique du droit européen du XXème siècle en lui opposant la justice
juive, ce sur quoi Derrida revient avec insistance plus de quinze uns après dans son Séminaire
La peine de mort. Volume II.11 D’ailleurs, cette critique se développe dans un contexte de
post-guerre et de pré-guerre, dans lequel la crise du modèle de la démocratie est plus

6
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 211.
7
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 26.
8
Ibid., p. 144.
9
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 62.
10
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 45.
11
Jacques DERRIDA, Séminaire La peine de mort. Volume II (2000-2001), p. 70-78.

223
profondément ressentie, ce qui nous semble capital pour comprendre le discours élaboré par
Benjamin.

II. 1. La force vitale du droit

Dans sa lecture de « Prénom de Benjamin », Derrida rappelle trois distinctions à retenir à


l’intérieur de ce texte. D’abord une distinction entre deux violences concernant le droit : il y a,
d’un côté, une violence qui « institue et pose » le droit, une violence fondatrice. De l’autre
côté, une violence qui « maintient, confirme [et] assure la permanence et l’applicabilité du
droit », une violence conservatrice.12 D’après la lecture derridienne, Benjamin veut opposer
ces deux types de violence, même s’il tient à avouer la difficulté de sa distinction pure, ce
pour quoi Derrida suggère que cette distinction n’est qu’apparente. Ainsi, d’un point de vue
plus général, ces deux types de violence appartiendraient à un type de violence opérant en
faveur du droit.13

À celle-ci suit une seconde distinction qui oppose cette première forme générale de violence
opérant en faveur du droit à une autre forme qui le détruit : violence mythique et violence
divine. La lecture derridienne identifie ces deux types de violence à deux grandes traditions,
de sorte que la violence mythique relève de la tradition grecque représentant l’institution
civile du droit, tandis que la violence appelée divine relève de la tradition juive.14 Et une des
questions qui déterminent et hantent notre discours est celle qui interroge sur un possible
rapport entre la filiation divine qui qualifie ce côté du partage et ce qu’on appelle
traditionnellement la loi morale. Cette inquiétude nait du fait que le discours de Benjamin se
développe à partir du moment où la violence concerne des « rapports moraux ».15 Enfin, une
troisième distinction différencie entre la justice comme « principe de toute position divine de
but » et la puissance en tant que « principe de toute position mythique de droit ».16

Or, selon la lecture derridienne, ces deux formes de violence, grecque et juive, se distinguent
l’une de l’autre en ce que la violence divine a la particularité de privilégier le vivant,

12
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 79.
13
Ibid., p. 94
14
Ibid., p. 79.
15
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 210.
16
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 79.

224
contrairement à la violence humaine qui se privilégie elle-même.17 La violence opérant en
faveur du droit, le droit même donc, affirme son « légitime » droit au monopole de la
violence, en vue de protéger le système juridico-politique sur lequel il est fondé. Mais ce
monopole ne concerne pas la violence dans le sens large du terme ; il concerne la violence
comme Gewalt, la violence comme autorité.18 Dans ce mouvement d’auto-affirmation le droit
finit ainsi par s’affirmer, se protéger et se perpétuer lui-même au-delà ou en-déca de toute
référence à la justice et/ou des fins qu’il vise, c’est-à-dire, même si lui en entier (le système
juridique) ou une de ces lois est injuste. 19

C’est donc cette référence à l’injustice ce qui nous permet d’établir un rapport direct entre la
lecture que Derrida en fait de « Critique de la violence », et celle qu’il fait du récit
d’Antigone. Car à l’intérieur de la distinction de Benjamin nous voyons se répéter le schème
que nous essayons de problématiser ici, celui d’un partage entre une loi de filiation divine et
une loi humaine, deux commandements entre lesquels il y a un compromis irréductible, qui
ouvre la possibilité à la décision et à la responsabilité. Dans ce partage, et d’après notre
interprétation, l’expérience de la responsabilité devant une loi jugée supérieure invite à la
mise en question de l’éthique ou du droit de l’homme, mais d’une mise en question qui peut
prendre des formes diverses : tantôt celle de la désobéissance civile comme dans le cas
d’Antigone, tantôt celle de l’oubli de l’éthique de l’homme comme dans le cas d’Abraham.

Dans le texte de Benjamin, la collusion entre les deux formes de violence qu’il analyse,
mythique et divine, est inévitable, tant que, précise Derrida, l’expression la plus concrète de
l’ordre divin, exemplairement illustré dans la tradition juive, est le commandement qui
interdit le meurtre, commandement inconditionnel exprimé dans le « tu ne tueras point ».20 De
son côté, la manifestation la plus pure du droit – tant que celui-ci trouve son origine dans une
« position violente » – se trouve là où cette violence est absolue, c’est-à-dire dans la

17
Ibid., p. 124.
18
Ibid., p. 83.
19
Ibid., p. 83. Quand Derrida effectue dans Glas sa lecture de la Sittchlichkeit, du moment éthique du peuple
chez Hegel, il suggère comme de passage que, dans le cadre de la théorie du droit de la Phénoménologie de
l’esprit, l’injustice est un attribut privatif du droit, attribut que Hegel voudrait maintenir hors de la théorie
juridique même : « seul une loi peut être injuste mais l’injustice d’une loi est nécessairement une contingence
non juridique ». Jacques DERRIDA, Glas, p. 196/A.
20
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 125.

225
possibilité de la peine de mort.21 Posée en ces termes, la rencontre entre ces deux lois amène
à Benjamin à en déduire la possibilité et même la nécessité de la destruction du système
juridique.22 Dans la lecture derridienne, cette hypothèse est problématisée à partir de la mise
en question du schéma de Benjamin et du partage qu’il établit entre deux formes de violence
qui se confrontent. Cette analyse aboutit à la reconnaissance d’un compromis nécessaire entre
les deux et affirmer la possibilité et la nécessité structurelles de ré-institution du système
juridique dont témoigne le droit de grève.

Dans le schéma de Benjamin il y a donc deux formes qu’on peut bien appeler générales de
violence, l’une fondatrice/conservatrice, l’autre destructrice du droit et du système juridique.
Mais cette opposition est plus difficile à déterminer que l’on le croit et Derrida multiplie les
appels à la prudence devant cette difficulté, car à l’intérieur du droit une certaine violence est
permise, une forme de violence qui risque toujours de se tourner contre le système juridique
qui l’autorise.23 Il s’agit du droit de grève, lequel, dans le contexte de la lutte de classes,
atteste lui-même d’une possibilité d’emploi de la violence fondatrice par les travailleurs. Les
travailleurs sont ainsi le seul « sujet de droit à se voir garantir un droit à la violence » ;24 ils
sont donc les seuls à partager le monopole de la violence avec l’État, et ce simple fait,
l’existence de cette possibilité, vient brûler la pureté de la distinction entre une violence
fondatrice et une violence destructrice du droit.

Selon la lecture derridienne, le « passage à la limite » du concept de grève sous la figure de la


« grève générale politique » témoigne de l’essence violente de tout concept de grève mais
aussi de tout ordre juridique. 25 En effet, Benjamin introduit une autre distinction importante
concernant le concept de grève : d’un côté dit-il, il y a une forme de grève générale qu’il
appelle politique, celle qui vise une transformation de la forme actuelle de l’État. Celle-ci est
une forme non radicale de la grève qu’il distingue de la grève générale prolétarienne, forme
radicale de la grève qui vise la suppression totale de l’état et non sa simple transformation.26

Cette distinction est importante en ce que le « passage à la limite » du concept de grève


générale implique une remise en question radicale de l’ordre juridique en vigueur et donc une
21
Ibid., p. 101.
22
Ibid., p. 68.
23
Ibid., p. 86-87.
24
Ibid., p. 84-85.
25
Ibid., p. 85.
26
Ibid., p. 92.

226
confrontation directe et imminente avec l’État. 27 Derrida emploie cette expression de
« passage à la limite » de la grève générale, expression qui suppose la possibilité de
radicalisation de la grève générale sous sa forme politique (qui vise une transformation de
l’ordre juridique existant) et son devenir vers sa forme prolétarienne (qui vise la suppression
totale de l’État). Dans le cas où les travailleurs poussent la grève au-delà d’une certaine limite,
visant la transformation ou destruction de l’ordre juridique, on assiste à une situation
« révolutionnaire ». L’État peut ainsi déclarer cette grève illégale, de sorte qu’on arrive à une
situation dans laquelle il y a « violence contre violence », seule situation qui permet « de
penser l’homogénéité du droit et de la violence, la violence comme l’exercice du droit et le
droit comme exercice de la violence. »28

L’exemple de la grève montre ainsi que le seul moyen de fonder, conserver ou faire prévaloir
la loi c’est l’application de la force, dans le sens de to enforce the law.29 Mais to enforce a
new law paraît être aussi le seul moyen de transformer un ordre juridique.30 De ce point de
vue, le droit consiste précisément à monopoliser l’exercice de la violence, et l’applicabilité du
droit n’est autre que ce même exercice de la violence : « dans son origine comme dans sa fin,
dans sa fondation et dans sa conservation, le droit est inséparable de la violence, immédiate ou
médiate, présente ou représentée ».31 Le système juridique est ainsi monté sur la nécessité de
la contrainte, dans un mouvement qui devient autoréférentiel et dans une tendance à son
absolutisation. Cette analyse met au jour la fragilité du système juridique dont la ré-institution
sans cesse est un mouvement nécessaire et Derrida suggère ainsi que la norme, la contrainte,
le système juridique et son absolutisation sont plutôt du côté de l’irresponsabilité. Mais il
reconnait également que ces conditions sont toujours nécessaires en vue de la régulation de la
vie en commun, que le respect à la singularité de l’autre passe toujours par la loi et le tiers. 32
Dans un premier temps nous allons donc développer notre réflexion autour de la tendance du
droit à se protéger lui-même et à contrôler tous les aspects de la vie humaine, tendance qui a
comme résultat que l’individu ne décide de rien. La norme en générale, l’universalité et la
généralité de la norme ne laissent pas de marge pour la décision de l’individu ni pour la

27
Ibid., p. 85.
28
Ibid., p. 86.
29
Derrida fait l’analyse de cette expression dans la première partie de cet ouvrage, pour montrer la complicité
qui existe entre l’État et la violence. Ibid., p. 17.
30
Ibid., p. 86.
31
Ibid., p. 115.
32 Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 306.

227
responsabilité. Dans le cadre d’un système juridique absolu toutes les décisions sont prises
d’avance.

Au début de son texte, Derrida avait déjà fait remarquer que l’entreprise de Benjamin
développée sous le titre « Critique de la violence » n’est pas une critique visant la suppression
de la violence. Il ne s’agit pas d’un simple effort de « rejet ou condamnation » de toute forme
de violence, mais d’une « évaluation » plutôt, un « examen » qui cherche à décider de la
violence elle-même.33 En ce sens, cette critique peut s’inscrire, à sa manière, dans la tradition
critique kantienne et trouve un rapport structurel au droit, avec l’idée d’un exercice juridique
de jugement.34 Benjamin avoue explicitement dans son texte une certaine conviction en la
nécessité de la violence, de l’impossibilité de sa suppression sans dépit de la vie humaine, et
de la nécessité de chercher une forme de violence différente à celle du droit, une violence
donc qui ne soit pas contraire à ce que Benjamin appelle la « nature humaine » :

Dans le domaine entier des violences envisagées par le droit naturel et par le droit positif, on
n’en trouve aucune qui échappe au caractère lourdement problématique, déjà évoqué, de toute
violence juridique. Cependant, puisque toute idée d’un accomplissement des tâches humaines,
de quelque façon qu’on l’envisage – sans même parler d’une délivrance de l’emprise exercée
par toutes les situations historiques qu’a connues jusqu’à présent le monde – reste irréalisable
si l’on écarte totalement et par principe toute violence, la question s’impose de chercher
d’autres formes de violence que celles qu’envisage toute théorie juridique.35

L’entreprise benjaminienne est à cet égard un effort pour démontrer que « tout contrat
juridique se fonde sur la violence »,36 car il donne « à chaque contractant le droit de recourir
de manière ou d’autre à la violence contre l’autre contractant dans le cas où il ne respecterait
pas le contrat ».37 Mais il veut du même coup démontrer que « la fondation de droit est une
fondation de pouvoir et, dans cette mesure, un acte de manifestation immédiate de la
violence ».38 Toute la première partie de l’analyse de Benjamin se déploie autour de l’idée de
la violence étatique en tant que simple moyen qui s’applique légitimement, mais qui reste en

33
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 80.
34
Ibid., p. 80.
35
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 233.
36
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 112.
37
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », Ibid., p. 225.
38
Ibid., p. 236.

228
conflit avec des fins justes. 39 Deux remarques importantes sont introduites par Derrida autour
de cet argument :

1. Que la violence n’est donc pas étrangère ou extérieur au droit ; elle est plutôt inscrite dans
la structure de tout système juridique dès sa fondation et dans son exercice quotidien comme
le seul moyen que l’État a de se manifester mais aussi d’assurer son existence. La violence
constitue de ce point de vue – et pour jouer un peu avec les mots – la force vitale de tout ordre
juridique. Dès lors, s’il y a une forme de violence qui menace un ordre juridique donné, elle
ne le fait pas dès l’extérieur mais plutôt dès l’intérieur du propre ordre étatique, voire comme
un recours légal, inscrit depuis toujours et légitimement dans cet ordre juridique même.

2. Que le terme de « violence » doit s’entendre dans ce contexte dans son sens le plus large,
comme violence qui ne prend pas nécessairement la forme de la « force brutale ».40 Benjamin
propose ainsi ce qui est pour lui une forme de violence qui n’est pas sanglante, comme la
meilleure forme de violence impliquée dans les rapports moraux, une violence qui s’exerce en
faveur du vivant et non contre lui. 41 D’ailleurs, la grève générale est une forme de violence
qui prend la forme du chantage. 42 Elle a quelque chose en commun avec la violence que
Benjamin qualifie de divine, en ce qu’elle comporte une tendance à la destruction de l’État
qui craint la violence fondatrice qui se manifeste dans le « passage à la limite » du droit de
grève générale. Cette crainte s’explique du fait que cette violence est une violence fondatrice
qui se donne le « droit au droit », à la fondation du droit et qui est en ce sens capable de
« justifier », « légitimer », « transformer » et même « instaurer » un nouvel ordre juridique.43
La possibilité de la refondation et la transformation du droit est ainsi inscrite à l’intérieur de
tout ordre juridique, de sorte que la menace d’une violence opposée à l’État hante cet ordre
dès sa fondation. La fondation d’un nouvel État, la conservation, la justification et
l’inauguration d’un nouvel ordre juridique, ce sont donc des événements qui ont lieu toujours
dans la violence – même si celle-ci n’atteint pas une forme débordée – et dont la possibilité

39
Ibid., p. 233.
40
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 86.
41
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 238-239.
42
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 83.
43
Ibid., p. 86-87.

229
est toujours « anticipée » à l’intérieur même de l’ancien ordre juridique que ces événements
détruisent.44

C’est précisément ce raisonnement ce qui permet à Benjamin d’en conclure qu’il y a


« quelque chose de pourri au cœur du droit ».45 Le droit est donc corrompu dès sa naissance
en ce qu’il est homogène à la violence et à une violence qui ne privilégie le vivant, une
violence qui se protège elle-même en tant que manifestation du droit, et qui trouve sa plus
grande expression dans la peine de mort. Dans le sens envers, chaque fois que le droit fait
valoir son pouvoir et son autorité par le biais de l’écoulement de sang, l’État est fortifié. 46
L’essence violente de l’origine du droit se manifeste ainsi dans sa forme la plus pure dans le
droit du souverain à décider de la vie et de la mort de l’individu et donc du peuple. 47 Cette
possibilité seule est pour Benjamin la preuve décisive selon laquelle le droit incarne une
« violence contraire à la nature ».48 Il s’agit de ce que Montaigne appelle le fondement
mystique de l’autorité : la « raison du plus fort » qui est « toujours la meilleure ».49

Or, l’idée du droit fondé dans la violence n’est pas particulièrement originelle chez
Benjamin ; pour ne citer que deux exemples « majeurs », pour Hegel « le pouvoir de l’État est
une force s’exerçant contre l’être-pour-soi individuel ».50 Sa force se présente, dans le schème
hégélien, en tant que « mouvement conscient » qui s’oppose à « l’essence simple et
immédiate de l’ordre éthique », à la partie féminine donc qui est le mouvement inconscient de
cet ordre. On y voit clairement le schème dans lequel tout ce qui est conscient, clair,
intentionnel, actif, etc., dirige sa force contre tout ce qui est son autre, son tout autre, qui est
perçu comme négatif, inconscient, obscure, non calculable ni calculant. Et ce sont aussi les
mots de Nietzsche, pour qui l’homme de la responsabilité est l’homme calculant et calculable.
Nietzsche pour qui le droit « a été longtemps un vetitum, un crime, une innovation, il s’établie
avec violence et comme violence ».51

44
Ibid., p. 88.
45
Ibid., p. 95.
46
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 223.
47
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 101.
48
Ibid., p. 101.
49
Ibid., p. 29.
50
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 17.
51
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 304.

230
Or, cette homogénéité entre violence et droit se manifeste de façon encore plus puissante dans
l’institution de la police moderne, exemple à partir duquel Derrida problématise les
oppositions proposées par Benjamin, remettant en question les distinctions qu’il présente dans
son texte. Le texte de Benjamin, dit Derrida, est lui-même en ruine ; il est hanté du début à la
fin par une sorte d’auto-déconstruction.52 Le premier exemple d’une telle auto-déconstruction
à l’œuvre est le traitement que Benjamin y fait au sujet de la police dans les démocraties
modernes, institution dont l’existence brûle de facto la frontière que Benjamin prétend
dessiner entre la violence fondatrice et la violence conservatrice. La police moderne est une
sorte de spectre de l’État qui, loin de se limiter à appliquer et faire valoir une loi déjà
existante, légifère chaque fois que la loi « n’est pas claire pour garantir la sécurité ». Derrida y
ajoute : « c’est-à-dire aujourd’hui presque tout le temps ».53 De nos jours, l’institution
policière rempli les vides juridiques avec ses décisions, ses inventions et ses interventions.

Ce faisant, elle devient le « législateur des temps modernes », s’occupant de la re-fondation


ainsi que de la re-institution quotidienne du droit autant que de la conservation de l’ordre
juridique en vigueur. La police a donc « force de loi », elle fait la loi. Mais c’est pour cela
que, sous cette figure de la police, la distinction que Benjamin voudrait rigoureuse entre
violence fondatrice et violence conservatrice doit être « suspendue ». Et c’est Benjamin lui-
même, dit Derrida, qui problématise la nécessité de cette « suspension » de la distinction.54

Or, ce que Derrida reproche à Benjamin est la méconnaissance ou en tout cas l’absence de
thématisation de la loi de l’itérabilité, une loi que Benjamin paraît suivre sans en rendre
compte et donc sans s’en rendre compte. 55 Car, telle que la problématisation du sujet de la
police le montre dans le texte de Benjamin, la loi de l’itérabilité introduit l’élément de
l’indécidabilité entre les deux pôles de la distinction benjaminienne, et cela parce qu’elle
inscrit la nécessité de la re-fondation dans la pulsion de conservation d’un ordre institutionnel
donné. Elle « inscrit la conservation dans la structure essentielle de la fondation » et rend
indécidable sa distinction pure par effet de contamination. Cette loi de l’itérabilité rend ainsi
plus obscure que jamais la distinction que Benjamin voudrait pure. Car si une origine veut
« valoir comme origine »,56 elle doit se conserver toujours entre la répétition et la

52
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 98-99.
53
Ibid., p. 103.
54
Ibid., p. 103.
55
Ibid., p. 104-106.
56
Ibid., p. 104.

231
transformation, dans un procès de réadaptation perpétuelle, c’est-à-dire de re-institution
infinie qui est la condition de sa survie.

Mais le problème que cette remise en question de la distinction entre violence fondatrice et
violence conservatrice implique, c’est qu’elle brûle également la possibilité de la distinction
pure entre une violence qui fonde et conserve le droit et une violence qui le détruit. Car ce que
Derrida souligne (même s’il ne le fait pas de façon si rigoureuse) et que Benjamin prétend
éviter dans le développement qu’il en fait, c’est la possibilité toujours ouverte par une loi de
l’itérabilité de « corruption », de contamination, c’est-à-dire aussi d’indécidabilité et de non-
pureté de la distinction entre grève générale politique et grève générale prolétarienne.

Quand Derrida, suivant le texte de Benjamin à la ligne, parle d’un possible « passage à la
limite » de la grève générale, quand il aborde le problème d’une vraie confrontation avec les
intérêts de l’État dans une situation de grève révolutionnaire, il paraît sous-entendre que la
différence entre les deux formes de grève est moins une différence qualitative que
quantitative, que la frontière entre les deux n’est donc pure, dure, étanche. Il ne s’agit pas de
deux principes de grève, deux structures ou deux formes de lutte, avec d’autres buts, deux
conceptions du monde, d’institution, de socius, deux injonctions ; il suffit de « pousser à la
limite » ce droit de grève, le même exercice de grève, pour avoir affaire à une situation
révolutionnaire.57 Derrida s’exprime en ces termes, même si pour Benjamin et Sorel – à qui
Benjamin emprunte cette distinction – les deux formes de la grève générale seraient
« essentiellement distinctes », opposées structurellement l’une à l’égard de l‘autre.58

Au fond, c’est facile de voir que Derrida ne croit vraiment pas à la rigueur et à la pureté de
cette distinction. Et ce méfis paraît bien fondé. Car le seul critère que le texte de Benjamin
donne pour distinguer entre ces deux formes de grève c’est l’intention qu’elle comporte
envers l’État, c’est-à-dire son but déclaré, soit de transformer les conditions concernant
l’activité du travail – grève générale politique – ou de « détruire la violence de l’État » (dans
l’interprétation de Benjamin) ; de « supprimer » l’État (dans l’interprétation de Sorel) – grève
générale proletarienne –.59 La question qui s’impose alors est celle qui interroge sur le moyen
dont on peut s’assurer de faire une lecture adéquate d’un mouvement pareil. Car ce n’est pas
difficile de penser la possibilité d’une grève de cette nature, qui ne fait pas publique son but

57
Ibid., p. 85-86.
58
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 230.
59
Benjamin fait cette référence à Sorel dans son texte. Ibid., p. 230.

232
visant la suppression complète de l’État, soit par stratégie, soit parce qu’à l’intérieur même de
son corps social le but n’est pas complétement clair. Les déclarations des grévistes, leurs
intentions déclarées seraient en dernière instance le seul critère pour la détermination de la
nature d’une grève.

Cela n’a pas seulement un arrière-goût d’absurdité, mais s’agissant d’un mouvement
rassemblant une multiplicité d’intentions on pourrait difficilement parler d’une intention
rassemblée en elle-même d’une grève quiconque. On a plutôt affaire a des « intentions »
jamais univoques dans l’ensemble et surtout jamais identiques entre elles, même si l’intention
déclarée paraît unifiée. Il n’y a donc pas de critère vraiment rigoureux pour déterminer de
quel type de grève on parle, quels sont ses buts, moins encore quelle est sa « vraie » nature.
Comme c’est souvent le cas, un mouvement politique tel qu’une grève générale peut accueillir
dans son sein des militants pour qui le but est de transformer l’ordre juridique actuel, autant
que des militants qui rêvent de la destruction totale de l’État. C’est donc la combinaison entre
une corrélation interne de forces et son contexte « externe », ce qui détermine le but de la
grève, de sorte que la nature du mouvement dont il s’agit peut changer avec l’évolution des
deux facteurs.

Or, l’analyse derridienne a une allure plus abstraite mais aussi plus catégorique. Son argument
dit que nulle « stratégie de rupture n’est jamais pure ».60 Il y a toujours la nécessité d’une
négociation entre deux parties, ce qu’inscrit la nécessité de l’échange et du partage entre elles.
Dans ce sens, l’opposition entre grève générale politique et grève générale prolétarienne ne se
déploie pas à partir d’un critère rigoureux. Toute grève générale comporte en soi la possibilité
de contamination, c’est-à-dire de transformation, radicalisation ou même affaiblissement de sa
position. Et avec cette possibilité de changement il existe toujours la possibilité de devenir
cette violence que Benjamin décrit comme légitime à l’intérieur du droit et légalement
partagée avec l’État, cette violence qui menace le propre ordre juridique. Toute grève peut
toujours être déjà ou encore devenir une violence visant à la destruction totale de l’État, et
cela, strictement parlant, sans avoir besoin de déclarer ce but. Mais cela veut dire a fortiori
que tout État contient cette violence destructrice lui-même dans son sein, qu’elle est inscrite
dans la structure qui la soutient.

Nous sommes ainsi devant une possibilité nécessaire et nécessairement inscrite dans le
concept de grève, qui rend impossible la deuxième distinction introduite par Benjamin, celle

60
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 93.

233
de la violence fondatrice/conservatrice du droit s’opposant à une violence destructrice de
l’ordre juridique. La possibilité de destruction de l’État, ne revient donc pas à la grève en tant
que telle, mais revient en dernière instance à l’État même, à l’ordre juridique qui abrite en soi
la possibilité, voire la nécessité de sa destruction. Non dans le sens total et anarchique,
impliquant une absence totale d’ordre juridique, mais la nécessité de destruction de cette
forme concrète de l’État et de l’ordre juridique, ce qui équivaut à sa perfectibilité. Dans cette
lecture, l’ordre juridique est toujours menacé dès son intérieur, non seulement par une force
qui vise sa transformation mais qui garde la possibilité de sa destruction. Cela veut dire
qu’aucun ordre juridique n’est pas de toute éternité mais aussi, et cela revient finalement au
même, que tout système doit se ré-instituer quotidiennement. Qu’il se détruit et se re-construit
sans cesse pour survivre, même au prix de devenir complétement autre, contraire à ce qu’il
était ou ce qu’il cherchait à être. Car la possibilité de toute transformation du même, c’est-à-
dire, de toute instance visant une identité de soi à soi, la possibilité donc de toute adaptation et
de toute perfectibilité d’un ordre juridique donné repose précisément sur la fragilité d’un tel
ordre. C’est-à-dire sur la possibilité de sa ruine (dont Derrida dira qu’elle « n’est pas une
chose négative),61 voire sur la possibilité de sa destruction totale.

Dès lors qu’on parle d’une identité du même, de distinction donc, mais surtout dès qu’on
suppose une intentionnalité pure déterminée par cette identité, on voit tout de suite intervenir
la loi de l’itérabilité. Car, comme Derrida l’explique ailleurs, cette loi « parasite et contamine
ce qu’elle identifie et permet de répéter ; elle fait qu’on veut dire (déjà, toujours, aussi) autre
chose que ce qu’on veut dire, on dit autre chose que ce qu’on dit et voudrait dire, comprend
autre chose que…, etc. »62 Derrida met donc en relief cet effet d’itérabilité introduisant
l’indécidabilité au cœur de ces deux formes de violence. Une fois de plus, il s’agit d’une auto-
déconstruction à l’œuvre dans le texte de Benjamin, là où ce dernier réfléchit la possibilité
d’une forme de violence qui échappe à l’analyse de type traditionnel, celui qui se déploie à
partir du binôme moyen/fin. Selon la lecture derridienne donc, Benjamin repère cette notion
d’indécidabilité au cœur « de tous les problèmes de droit », indécidabilité qui, de la même
façon que ce qui se passe avec les « langues naissantes », interdit toute décision évidente entre
« le correct et l’incorrect ».63

61
Ibid., p. 105.
62
Jacques DERRIDA, Limited Inc, p. 120.
63
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », Ibid., p. 233.

234
II. 2. Le droit n’est pas la justice

Le critère de distinction entre une violence institutrice et une violence destructrice du droit
passe chez Benjamin par l’accouplement de ces deux types de violence avec les concepts de
justice et de puissance comme principes « de but » et « de droit ».64 Pour comprendre la
démarche de Benjamin, Derrida introduit la distinction entre droit et justice à partir de la
référence à Pascal. En effet, Derrida nous rappelle que pour Pascal la justice sans puissance
n’est jamais effective et donc jamais juste à juste titre, de même que la force sans justice
devient « tyrannique ».65 Ainsi, la lecture derridienne de Pascal fait de la force un « prédicat
essentiel » du droit, nous mettant en garde contre l’interprétation qui fait du droit un « pouvoir
masqué ».66

Derrida met en relief la valeur de l’analyse pascalienne à l’égard de ce qu’il appelle une
« structure plus intrinsèque », une structure qui concerne le fondement du droit, là où ce
fondement déploie une force performative. 67 La fondation de tout ordre juridique effectue un
saut à travers un « coup de force » performatif par lequel le droit nouveau se place lui-même
par-delà la justice ou l’injustice. Car, faisant la loi, l’inaugurant donc, ce coup de force ne
peut pas se mesurer à aucun critère antérieur. C’est le fondement mystique, ou le mystique tout
court est ce « silence muré » impliqué dans la « structure violente de l’acte fondateur ».68
Cette réflexion est pour Derrida un élément incontournable de toute critique de l’« idéologie
juridique », en ce qu’elle constitue une « désédimentation des superstructures du droit qui
cachent et reflètent à la fois les intérêts économiques et politiques des forces dominantes de la
société. » En ce sens, la référence de Derrida au discours pascalien prépare la lecture du texte
de Benjamin, car Pascal (de même que Montaigne) pose les prémisses d’une « philosophie
critique moderne ».69

La « Critique de la violence » proposée par Benjamin est de ce point de vue une critique
visant le système politico-juridique européen qui trouve sa force vitale dans une violence
« contre-nature ». Mais ce texte est également une apologie et un éloge de la violence
64
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 79.
65
Ibid., p. 28.
66
Ibid., p. 31.
67
Ibid., p. 32.
68
Ibid., p. 33. En ce qui concerne cette violence fondatrice performative, voir aussi Jacques DERRIDA, « I.
Déclarations d’indépendance » dans Otobiographies, l’enseignement de Nietzsche, p.11-32.
69
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 32.

235
révolutionnaire, d’une violence destructrice de ce droit qu’il qualifie de « pourri ». D’où son
insistance à l’égard de la valeur de ce qu’il appelle l’« existence juste », idée qu’il affirme
contre le vitalisme et contre le « dogme » qui privilège une certaine sacralité de la vie
humaine dans sa généralité abstraite. 70 Dans les deux cas, Benjamin voit des manifestations de
la violence en tant que fin en soi-même et non en tant que moyen en vue d’une fin. Ainsi, tel
qu’il la voit à l’œuvre dans certains exemples d’une sélection de tragédies épiques, Benjamin
dira que l’instauration du droit dans ces récits est issue d’une violence fondatrice ayant
comme principe la puissance propre de l’autorité, car la fondation du droit « est une fondation
de pouvoir ».71 Dans ses formes « archétypiques » la violence mythique est « pure
manifestation des dieux. Non moyen de leurs fins, à peine manifestation de leur vouloir,
d’abord manifestation de leur existence ».72

De ce fait témoigne la légende de Niobé, où la violence d’Apollon et Artémise n’exerce pas


un droit mais le fonde, de façon que cette violence ne cherche pas à appliquer un moyen en
vue d’une fin. Dans ce récit l’écoulement de sang est le signe de l’homogénéité entre violence
et droit. Et selon Derrida, Benjamin voie dans le sang le « symbole de la vie pure et
simple »,73 de sorte que le sang exigé par l’ordre juridique est un exercice de la violence
contre le vivant, sacrifice du vivant qui nourrit la machine juridique, violence qui s’exerce
« en sa propre faveur » sans vrai respect pour le vivant. Elle n’est pas un moyen visant une fin
particulière, mais plutôt une fin en soi-même.74

Ainsi, la violence divine est « pure manifestation » et non simple moyen en vue d’une fin.
Mais elle est de ce point de vue contraire à la violence mythique, complétement opposée, en
réalité. Car elle est une forme de violence qui s’affirme en s’opposant au droit, elle anéantit
des limites et des frontières, mais « fait expier » sans « induire » à la faute et « frappe » au
lieu de menacer. Et ce qui est plus important aux yeux de Benjamin c’est le fait que cette
violence se manifeste sans écoulement de sang. Tant qu’elle implique le sacrifice, cette
manifestation divine restera toujours de la violence ; mais à la différence de la violence

70
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 240-241.
71
Ibid., p. 236.
72
Ibid., p. 234.
73
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 123.
74
Ibid., p. 124.

236
mythique elle ne sacrifie pas le vivant pour se protéger elle-même, elle s’exerce plutôt « en
faveur » de lui.75

L’analyse derridien met ainsi au jour un rapport à l’indécidabilité partagé par ces deux
violences qui seraient affectées par elle de façon opposée et transversale. D’abord, Derrida
repère une certaine décidabilité du côté de la violence mythique en ce qu’elle donne la norme
qui règle l’action, norme qui doit s’appliquer sans décision. En revanche, se déployant à partir
de principes inconditionnels purs, la violence divine ne donne pas d’indice pour la décision de
l’exception. D’un côté il y a la violence mythique permettant un savoir, une connaissance des
lois, une violence comportant une décidabilité qui concerne sa mise en œuvre, une violence
qu’on peut connaître « avec certitude » et qui permet d’agir sur la base de cette certitude.76
Mais elle ne permet pas chez le citoyen une décision singulière et responsable qui fasse
exception de la règle. Selon cette analyse, dans le cadre du droit toute décision est déjà prise,
d’avance, ce qui ne permet pas de décider entre « le "correct" et le "faux" ».77 Il y a donc
connaissance de la règle qui dicte l’agir de la personne, mais il n’y a pas d’engagement
possible, pas de « liberté », de cette « autre liberté » devant la règle et donc pas de
responsabilité ou de décision responsable.78

À l’autre extrême on a affaire à une autre forme d’indécidabilité correspondant à la violence


divine. Certes, cette forme de violence se présente comme la seule donnant lieu à la « décision
tranchante » chez l’individu et donc à la responsabilité de celui-ci qui n’a aucun critère
préétabli pour l’applicabilité des commandements en vue de la justice. Le « tu ne tueras
point » c’est l’exemple paradigmatique d’un commandement inconditionnel duquel le livre ne
donne pas des indications précises pour en faire exception. 79 Avec cette référence Derrida
semble suggérer que devant l’absence des conditions de ce principe inconditionnel de justice,
la décision non-programmée et non-programmable est possible. Or, la question qui s’ouvre
pour nous est si cette absence de savoir, cette absence de connaissance de l’applicabilité et de
l’exception de la norme n’est pas en tout cas contraire à l’exigence des conditions de
possibilité de la décision, à savoir le savoir même, la nécessité d’un guide, d’un critère, des

75
Ibid., p. 124.
76
Ibid., p. 131.
77
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 233.
78
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 82-83, 88.
79
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 125.

237
conditions de mise en œuvre du principe pur qui seraient requises pour rendre effectif un tel
principe ?

Or, le plus grand problème posé par ce dernier type de violence, la violence divine, est que
toute interprétation possible sur ce qu’elle est, ainsi que sur la justice qu’elle représente,
qu’elle applique ou met en œuvre, le dernier jugement sur la façon dont il répond à son
principe de justice et même la certitude d’être « devant elle », tout cela n’est point accessible
à l’entendement ou à la raison humains. De cette forme de violence on ne connaît donc que
ses « effets », on ne la connait jamais en elle-même car elle ne se prête à aucune « généralité
conceptuelle ».80 La violence divine donne lieu à la décision singulière, mais empêche en
même temps toute connaissance préalable à la détermination de l’action, tout jugement
permettant de décider s’il s’agit ou non d’une violence « juste ». Pas de connaissance possible
de cette violence, pas de détermination préétablie de l’action ; pas de critère pour décider de
sa justesse ou manque de justesse : indécidabilité totale.

De l’autre côté, du côté de la violence mythique, il y a connaissance de la norme et du critère


de son applicabilité mais il n’y a pas de décision possible de la part de l’individu, pas de
flexibilité des normes, pas de possibilité de réponse singulière, au cas singulier : « d’un côté la
décision sans certitude décidable [violence divine], de l’autre la certitude de l’indécidable
mais sans décision [violence mythique]. De toute façon, sous une forme ou sous une autre,
l’indécidable est de chaque côté, et c’est la condition violente de la connaissance ou de
l’action. Mais connaissance et action sont toujours dissociées. »81

Au fond, cette structure indécidable est pour Derrida le propre du droit dont l’histoire « se
déconstruit elle-même », mais surtout « se paralyse dans l’indécidabilité. »82 Car la mise en
œuvre de la violence conservatrice-répressive qui s’exerce contre toute forme de violence
« hostile », ne peut pas avoir lieu sans l’affaiblissement de la violence fondatrice. Or, tant que
les deux formes de violence – destructrice et conservatrice – appartiennent au type de
violence qui institue et ré-institue le droit, cette répression s’avère être un mouvement auto-
immunitaire, une violence qui se tourne contre elle-même, se détruisant elle-même.83

80
Ibid., p. 130.
81
Ibid., p. 131.
82
Ibid., p. 128.
83
Ibid., p. 129.

238
Deux questions déterminent en ce point la direction de notre réflexion. La première d’entre
elles interroge sur la nécessité de ces deux lois contraposées, car dans les trois discours que
l’on a suivi ici, seulement l’opposition insoluble fait possible la décision responsable. Est-il
possible de renoncer à l’une des deux commandements ou des deux violences sans renoncer à
la responsabilité ? Suffit-il de détruire le droit et donner lieu à la mise en œuvre de la violence
divine, tel que Benjamin paraît le souhaiter, pour avoir affaire à une « justice au-delà du
droit », une loi plus juste, au-delà de toute vengeance, au-delà de la symétrie cherchée par la
« loi du talion » ? La deuxième de nos questions interroge sur cette indécidabilité structurelle
contaminant les deux côtés de ce partage, violence affirmant le droit et violence détruisant
l’ordre juridique. Comment interpréter cette indécidabilité ? Pourquoi se traduit-elle dans une
dissociation entre connaissance et action et cela d’une façon qui semble aussi nécessaire ?
Comment interpréter cette dissociation en tant qu’effet de cette indécidabilité structurelle ?

239
III. Un compromis incontournable entre deux ordres hétérogènes

Nous pouvons interpréter la remarque derridienne sur l’indécidabilité contaminant les deux
formes de violence comme la référence à une insuffisance des deux formes devant l’exigence
de justice. Dans le cadre de cette interprétation se dessine un lien de complémentarité de ces
deux formes de violence. Cette hypothèse est à nos yeux constatée par la méfiance de Derrida
à l’égard de l’interprétation de Benjamin sur ce que ces deux traditions sont et représentent
car, peut-être, elles ne sont pas ce que Benjamin « veut nous faire croire ».1 D’où l’affirmation
derridienne d’un compromis nécessaire entre ces deux ordres hétérogènes. Tout se passe
comme si aucune des deux violences n’était suffisamment puissante, comme si dans leur
opposition apparente et dans leur hétérogénéité structurelle, elles continuaient de s’appeler, de
se rappeler l’une l’autre pour donner lieu ou faire arriver la décision responsable, celle qui a
lieu dans la confrontation non dialectique, non synthétisable de deux régimes hétérogènes. Et
cela malgré la reconnaissance derridienne à l’égard de la tentative de Benjamin de penser une
« justice au-delà du droit » et de trouver une forme de violence qui soit assez sensible à la
« singularité irréductible de chaque situation ».2

L’analyse derridienne met en relief l’hétérogénéité structurelle qui affecte tous les
phénomènes de la décision, une dissociation entre connaissance et action qui devient
condition nécessaire de toute décision responsable. Tout à la fin de « Prénom de Benjamin »,
Derrida affirme que les deux langages qui concernent ces deux formes de violence sont tous
deux des langages comportant entre eux un compromis « nécessaire ».3 Dans le rapport
imposé par ce compromis, la connaissance de la norme apportée par l’ordre juridique est
condition nécessaire de l’action responsable. Le calcul est ainsi requis dans la décision. Et
cela dans la même mesure dans laquelle la rupture avec cette connaissance est une possibilité
ouverte par un commandement, une loi non écrite mais inconditionnelle, dite supérieure, là où
cette connaissance et les conditions qu’elle impose ne sont pas assez sensibles à la singularité
du tout autre, c’est-à-dire, à l’inconditionné.

On a affaire à deux « forces de loi » dont le rapport n’est pas d’opposition dialectique mais
plutôt de confrontation paradoxale. Car ce qu’on a tenté de mettre en évidence dans le
développement qu’on a suivi jusqu’ici c’est l’idée que l’on trouve chez Derrida (ainsi que

1
Ibid., p. 132.
2
Ibid., p. 121.
3
Ibid., p. 144.

240
chez d’autres, ce que lui-même nous rappelle à plusieurs reprises), la mutuelle nécessitée de
ces deux « forces de loi » dans leur rapport d’exclusion radicale dont on ne peut pas se passer
au moment de la décision responsable. La « fatalité » du compromis qui existe entre ces deux
formes de violence est qu’il y a un double impératif auquel la même exigence de justice nous
oblige à y répondre, car ce double impératif a lieu « au nom de la justice qui commanderait
d’obéir à la fois à la loi de la représentation […] et la loi qui transcende la représentation ».4
Derrida ajoute la remarque sur ce double impératif, qui est la condition de possibilité de la
responsabilité en même temps que sa condition d’impossibilité, car c’est dans cette collision
aporétique de la double injonction que la décision responsable a lieu. Mais c’est aussi à cause
de ce double impératif que l’individu est toujours condamné à l’irresponsabilité devant l’un
des deux commandements.

C’est dans ce carrefour que se croisent les trois discours travaillés par Derrida et qu’on
analyse ici : celui d’Antigone à partir de la lecture que Derrida fait de Hegel, celui d’Abraham
à partir de la lecture que Derrida fait de Kierkegaard, et celui de Benjamin. Ils sont, tous les
trois, des discours sur la décision et sur la responsabilité, sur la décision responsable. Tous les
trois parlent, à leur manière, d’une confrontation radicale entre deux lois qu’on peut
interpréter comme une loi extérieure et une loi intérieure, ou comme une loi de la
représentation, de la responsabilité générale, et une loi qui transcende la représentation ou une
loi de la responsabilité absolue. Tout se passe dans ces textes comme si, dans un premier
moment, le droit, la loi de l’homme, ne permettait pas la décision responsable de la
« personne » parce que, dans son mouvement d’autoconservation, il craignait la liberté de
celle-ci devant la norme, c’est-à-dire, la liberté qui peux toujours contester et mettre en péril
le système juridique donné. Paradoxalement, dans le trois discours le droit apparaît comme ce
dont il faut prendre distance pour que la décision responsable soit possible, devenant sa
condition et donc condition de la responsabilité en général. Car le droit implique le savoir
dont on a vu qu’il est condition nécessaire de toute responsabilité, également nécessaire que la
prise de distance de ce savoir pour qu’il ne détermine pas la décision comme telle. Le droit, le
passage par le tiers et donc la généralité sont de ce point de vue nécessaires en tant que force
extérieure.

4
Ibid., p. 144.

241
III. 1. Responsabilité absolue

Les trois discours que nous interrogeons ici – l’interprétation hégélienne du récit d’Antigone,
l’interprétation de Kierkegaard du récit d’Abraham, ainsi que le discours de Benjamin sur les
deux formes de violence –, nous les lisons comme des discours sur la décision et la
responsabilité. Dans le cadre de cette lecture et dans la dissymétrie de leurs registres, notre
hypothèse de lecture est que l’interprétation derridienne développe l’analyse de ces discours à
partir d’une articulation paradoxale entre le conditionné et l’inconditionné, entre le calculable
et l’incalculable. Ainsi, le « secret gardé » entre Abraham et Dieu, la « loi absolue de
l’hospitalité » qui amène Antigone à la mort, 1 ainsi que le « tu ne tueras point » comme
exemple de commandement de la violence divine juive, sont tous les trois placés du côté de
l’inconditionnalité, du principe infini pur qui fait abstraction de toute condition ou norme
préétablie de sa mise en œuvre.

D’après cette interprétation, ces trois discours se développent autour d’une structure dans
laquelle on a affaire à deux commandements hétérogènes mais également nécessaires dont
l’exigence simultanée tombe sur l’individu de forme passive. Dans le cadre de cette double
nécessité, on a établi que la ré-institution du système juridique est inscrite dans son sein en
tant que possibilité nécessaire, de sorte que la rupture avec ce système, ainsi que la possibilité
de sa transformation radicale appartiennent, en tant que possibilités nécessaires, à la structure
de toute système juridique, tel qu’en atteste le droit de grève.

Or, dans cette partie nous voulons explorer l’hypothèse qui trouve dans la possibilité de
rompre avec l’éthique de l’homme un rapport avec l’« incorporation » du secret dans la
responsabilité, mais d’un secret qui reste inaccessible à la conscience et donc à la
connaissance. Cette hypothèse suppose l’idée d’une histoire de la religion telle que Patočka la
dessine et à partir de la lecture que Derrida en fait en termes psychanalytiques.2 Dans le cadre
de cette interprétation donc, les trois discours que Derrida développe et qu’on analyse ici
parlent du secret, d’un certain rapport au secret. Il s’agit dans chaque cas d’un secret qui

1
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 81.
2
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 24-28.

242
détermine la décision, impliquant ce rapport à la divinité, à la religion et en ce sens à la
conscience responsable (morale).3

Dans le cadre de notre lecture, le secret est considéré dans son sens le plus large, rassemblant
tout ce qui ne se donne pas à la conscience, ce qui résiste à la compréhension, à la
connaissance et au savoir, ce qui n’est pas manifeste et qui reste inaccessible à l’entendement.
Le « non-visible » donc, ce qui ne se partage pas, ce qui est indéchiffrable, inconscient.4 Au
cours de notre lecture de ces trois discours, et à partir de la proximité que avons établi entre
eux, nous trouvons une résonance de l’analyse que Derrida fait du récit d’Abraham
concernant le commandement de Dieu : il est « ce qui ne se partage pas, un secret dont nous
ne savons rien, ni lui ni nous ».5 Un secret qui a un rapport à cette intériorité qui était, selon
Derrida, une référence à la loi morale chez Kant et chez Rousseau.6 Et d’une intériorité que
Hegel place toujours du côté de la femme, du côté d’Antigone donc et de la nuit, du secret et
du souterrain, qui ne serait d’ailleurs pas possible sans la personne disant moi et son rapport
au tout autre.7

Les deux secrets impliqués dans les décisions d’Abraham et d’Antigone ne sont pas
homogènes et pourtant ils ont une structure partagée ; Antigone est exposée à un
commandement suprême qui lui est adressé dans la nuit du non-savoir. Il s’agit d’une
responsabilité absolue à laquelle elle ne peut pas répondre mais dont elle avoue ne pas
connaître l’origine. Ce sont des lois qui n’ont pas été instituées par les hommes, « elles sont
gravées dans le cœur depuis toujours, on ne peut pas en déterminer l’origine ».8 Il s’agit d’une
loi non-écrite, venue du plus haut et donc inconditionnelle. Antigone est ainsi devant une
injonction qui la conduit à renoncer à sa vie,9 et elle y obéit fidèle et impeccablement, poussée
à l’action par la crainte du châtiment divin.10 Abraham pour sa part ne connait pas les
« raisons » du commandement qui lui ordonnent de tuer son fils, il ne connait pas les raisons

3
Il s’agit du rapport à la voix intérieure, qui prend la forme de la Gewissen dans la pensée de Heidegger, terme
qu’on traduit souvent comme « conscience morale » et que Derrida traduit comme « conscience responsable ».
Ibid., p. 53-54.
4
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 124-125.
5
Ibid., p. 112.
6
Jacques DERRIDA, Séminaire La peine de mort. Volume II (2000-2001), p. 241.
7
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 78.
8
Jacques DERRIDA, Glas, p. 213.
9
Ibid., p. 213.
10
SOPHOCLE, Antigone, p. 54.

243
de l’injonction qui lui impose un devoir absolu et non-négociable mais il y répond, poussé
comme Antigone par la crainte de Dieu. Dans les deux cas, les deux figures se rendent à leur
devoir de façon aveugle, rompant avec la norme établie de l’éthique générale.

Dans le cadre de notre interprétation donc, le discours de Benjamin et l’analyse que Derrida
en fait implique également un rapport au secret concernant la violence divine, tant qu’elle ne
permet aucune connaissance de la norme ou de son exception. Pas de décidabilité, disait
Derrida, devant l’absence de conditions qui permettraient la mise en œuvre de la violence
juive.11 Et cette indécidabilité est la conséquence immédiate du manque de savoir et de
connaissance concernant la détermination de cette violence, issue de son inconditionnalité.
Car ces principes ne sont pas écrits, ils ne sont pas publics dans le sens dans lequel on dit
d’une norme juridique qu’elle s’expose à la lumière du jour. Il n’y a donc pas de code de son
applicabilité permettant de décider de son exception et c’est pour cela que nous plaçons ces
trois commandements du côté d’une loi qui transcende la représentation. 12 La question que
l’on se pose à cet égard est quelle est la façon la plus adéquate d’entendre et d’interpréter cette
provenance divine de la loi. Pourquoi est-elle plus impérative, et dans le cas d’Abraham et
dans le cas d’Antigone, plus impérative ou plus juste que la loi écrite ?

III. 2. La liberté pratique d’Antigone

L’histoire de la responsabilité ébauchée par Patočka dans ses Essais hérétiques est une
histoire du secret (qui prend la forme du mystère sacré dans l’analyse de ce philosophe) et de
son incorporation à la sphère de la responsabilité auprès de laquelle il est hétérogène.13
L’interprétation que Derrida en fait articule la lecture de ce texte à celle de Crainte et
tremblement. Dans les limites de cette articulation, le secret d’Abraham est double : il s’agit
d’un côté du secret partagé avec Dieu, une complicité non avouée dans la demande que celui-
ci lui adresse, dans une relation toute singulière. Abraham est confronté au secret du
commandement qui lui dit de « donner la mort » à son fils Isaac, mais il est également
confronté au secret concernant les raisons pour lesquelles Dieu lui ordonne de sacrifier son
fils. Abraham ne connait pas la motivation derrière ce commandement, et pourtant il y obéie

11
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 130-131.
12
Ibid., p. 144.
13
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 15-16.

244
aveuglement.14 Il y a donc un secret « partagé » entre Dieu et Abraham, mais il y a également
un secret non partagé entre Abraham et les siens. Or, dans l’interprétation que nous
développons ici, les raisons qui motivent la décision d’Antigone restent secrètes, de même
pour elle – car elle avoue ne pas connaître l’origine de l’impératif qui lui ordonne de donner
sépulture à son frère – que pour les siens – car ne comprenant rien, Ismène et même Créon la
prennent pour une folle. En ce sens, elle résiste devant la demande de justifications et de
comparution auprès de la loi des hommes, elle la prend en tant que loi conditionnée qui n’est
pas assez puissante devant la loi divine. Or, c’est précisément cette résistance devant la « loi
des hommes » ce qui distingue l’expérience d’une responsabilité absolue et donc
paradoxale.15

Dans les deux récits que nous lisons et articulons ici, Abraham et Antigone, et dans les limites
de la lecture que Derrida en fait, il s’agit d’une confrontation entre deux impératifs
hétérogènes, l’un inconditionnel auquel on ne peut pas ne pas répondre, qui pousse à la
trahison du commandement conditionnel de la loi de l’homme :

L’absolu du devoir et de la responsabilité suppose à la fois qu’on dénonce, récuse, transcende


tout devoir, toute responsabilité et toute loi humaine. Il appelle à trahir tout ce qui se manifeste
dans l’ordre de la généralité universelle, et tout ce qui se manifeste en général, l’ordre même et
l’essence de la manifestation, à savoir l’essence même, l’essence en général en tant qu’elle est
inséparable de la présence et la manifestation. Le devoir absolu exige qu’on se conduise de
façon irresponsable (perfidie ou parjure) tout en reconnaissant, confirmant, réaffirmant cela
même qu’on sacrifie, à savoir, l’ordre de l’éthique et de la responsabilité humaines. En un mot,
l’éthique doit être sacrifiée au nom du devoir. C’est un devoir de ne pas respecter, par devoir,
le devoir éthique. On doit se comporter de façon non éthique, non responsable, non seulement
éthique ou responsable et cela au nom du devoir, d’un devoir infini, au nom du devoir
absolu.16

Au moment où Isaac interpelle Abraham sur leur chemin vers le mont Moriah, ce dernier
répond sans répondre et son silence se charge de responsabilité devant ses proches. Agissant

14
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 86. Concernant la lecture derridienne du récit d’Abraham, nous suivons
l’interprétation effectuée par Patrik FRIDLUND dans son article : « Derrida, Abraham and responsible
subjectivity », p. 62-63.
15
C’est à partir de cette attitude rebelle devant l’éthique humaine que la décision responsable a lieu dans le récit
d’Abraham. Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 90.
16
Ibid., p. 96.

245
donc contre son propre fils, gardant le secret entre Dieu et lui sur le destin d’Isaac, Abraham
« transgresse l’ordre de l’éthique ».17 Ce récit nous montre ainsi la dysmétrie structurelle du
rapport à l’autre, là où la non-réponse est a priori chargée de réponse, car en réalité, ce qui
rend la réponse inconditionnel c’est l’appel même à la réponse, qui impose l’impératif de
réponse, la « première forme de la responsabilité ».18 On a vu à plusieurs reprises tout au long
de cette recherche que l’impératif de réponse a une structure dissymétrique et antérieur à toute
réponse possible, qu’il faut considérer à partir de deux aspects, qualitatif et quantitatif, qui
relèvent du double rapport à tout autre.19 On est en ce sens appelé à répondre à tout autre
depuis toujours, partout, en permanence et sans choix. Mais cet impératif de réponse exige
également un engagement absolu ; le principe de cet appel exige de ce point de vue toujours
plus que ce que l’individu peut donner.20

Dans le cadre de l’interprétation derridienne du récit d’Abraham, la transgression de la loi


éthique humaine est considérée comme telle lorsque Kierkegaard (de même que Lacan et
d’autres) définit l’expression la plus « haute » de l’éthique comme celle « qui nous lie à nos
proches et aux nôtres ».21 Car « l’éthique n’avait pour Abraham de plus haute expression que
la vie de famille. »22 Et Derrida précise que cette proximité peut faire référence de même à
« la famille » qu’à « la communauté concrète des amis ou de la nation », impliquant avec cette
précision une notion large d’éthique, une notion comprenant non seulement des rapports
moraux, mais aussi le domaine du juridico-politique.23 S’apprêtant à sacrifier Isaac, mais
surtout gardant le secret de ce commandement, Abraham tourne le dos à la loi humaine pour
répondre au commandement de Dieu. Mais agir autrement, faire public le secret partagé avec
Dieu, signifie l’irresponsabilité d’Abraham devant le tout-autre, devant l’altérité absolue, qui
prend ici la forme de Dieu. 24 Derrida nous fait ainsi remarquer que le concept général de

17
Ibid., p. 86, 98.
18
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 397.
19
Voir à cet égard le traitement qu’on a fait de ce double rapport à tout autre dans la partie B. II. 2. 1. : « La
multiple grammaire du tout autre ».
20
C’est précisément cette disproportion dissymétrique de la responsabilité qui rend l’individu toujours coupable
et le condamne à l’irresponsabilité, paradoxalement, chaque fois qu’il agit en tant qu’individu responsable.
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 77, 96-99.
21
Ibid., p. 86.
22
Søren KIERKEGAARD, Crainte et tremblement, p. 199.
23
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 86.
24
Ibid., p. 84, 96.

246
responsabilité suppose la publicité, rendre compte de soi-même, de son agir et de ses fautes, à
la lumière du jour.25 Paradoxalement, le concept de décision, de la décision qu’on appelle
responsable, implique une intimité, l’intimité du secret, du choix fait dans le fort intérieur de
l’individu : « toute décision devrait ainsi, en son fond, rester à la fois solitaire, secrète et
silencieuse ».26

Cette référence à la publicité concerne ce que Kierkegaard appelle « la généralité de


l’éthique », une « généralité » consistant à s’engager dans la parole. 27 Car le « milieu du
langage » suppose le général, ou ce que Derrida appelle un « système »28 et que Patrik
Fridlund appelle une « totalité », se référant particulièrement à un « système de normes » (set
of rules).29 Entrer dans cette généralité du langage suppose donc abdiquer « ma liberté et ma
responsabilité » et perdre du même coup « le droit » ou « la possibilité » de prendre ma
propre décision.30 Car agir de façon responsable signifie agir tout singulièrement, là où
personne ne peut se mettre à ma place, dans une référence à la mort propre comme lieu à
partir duquel on s’éloigne de la loi de la substitution qui renvoie au royaume du calculable.31

Derrida en tire un enseignement : le récit d’Abraham nous apprend à cet égard, que, loin de
responsabiliser, la généralité de l’éthique – notamment dans son exigence de langage et de
publicité – pousse à l’« irresponsabilisation ».32 Derrida distingue entre « responsabilité
générale » et « responsabilité absolue », dans un partage où la responsabilité absolue est celle
qui répond devant le commandement de Dieu, affirmant une singularité, dans la solitude et le
secret supposés dans toute décision.33 Au fond, toute décision, d’une décision responsable,
appelle à ce qu’elle ne soit pas prise dans cette généralité de la norme mais plutôt dans le
secret, et surtout dans le secret concernant les raisons ultimes qui règlent cette décision. Le
cas d’Antigone est en ce sens un récit concernant ce qu’on peut appeler la contestation ou la
destruction de la norme civico-éthique, motivé par l’inconditionnalité d’une loi qui transcende
la représentation, motivée donc par la responsabilité absolue devant l’autre et à partir des
25
Ibid., p. 88.
26
Ibid., p. 87.
27
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 88.
28
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.
29
Patrik FRIDLUND, « Derrida, Abraham and responsible subjectivity », p. 64.
30
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 87.
31
Ibid., p. 88-89.
32
Ibid., p. 88.
33
Ibid., p. 87.

247
raisons qui resteraient secrètes. De ce récit on peut faire la même lecture, à savoir, celle qui
voit dans l’agir d’Antigone une transgression de la loi de Créon en vue de s’affirmer en tant
que singularité et de répondre singulièrement, et cela pour des raisons qui lui sont secrètes, au
moins dans le sens où elle ne peut pas déterminer l’origine du commandement qui règle son
agir, du commandement qu’elle obéie et qui l’amène à la mort.

Le récit d’Antigone est de ce point de vue un discours sur la décision, dans lequel la
généralité se montre insensible au cas singulier. La « résistance » d’Antigone devant la
généralité de l’éthique, le terme d’éthique compris cette fois en tant que système juridique,
devient évidente dans ses propres mots, lorsqu’elle dira que :

Ce n’était ni Jupiter, ni la justice compagne des dieux mânes, qui avait publié une telle défense
[l’interdiction de célébrer des rites funéraires pour Polynice] ; non, ils non pas dicté aux
hommes de semblables lois. Je n’ai pas cru que tes ordres eussent assez de force pour que les
lois non écrites, mais impérissables, émanées des dieux dussent fléchir sous un mortel. Ce
n’est pas d’aujourd’hui, ce n’est pas d’hier qu’elles existent ; elles sont éternelles et personne
ne sais quand elles ont pris naissance. Je ne devais donc pas, effrayée des menaces d’un
mortel, m’exposer à la vengeance des dieux.34

Deux remarques concernant ce passage peuvent clarifier le rapport implicite entre les « lois
divines » référées par Antigone et la loi de l’homme, ainsi que le rapport qu’elle-même aura à
l’égard des deux dans notre interprétation :

1. Les lois divines seraient plus originaires, plus vieilles et, dans ce sens, plus impératives ;
inconditionnelles. Elles sont « impérissables » même si elles sont des lois « non-écrites ».
Elles sont donc des lois « éternelles » au point où personne ne peut déterminer le point précis
de leur origine. Au-delà donc de la façon qu’on interprète ces affirmations, on dira que le récit
d’Antigone nous apprend qu’il y a toujours des commandements plus impératifs que les lois
dites positives, des lois au-dessus des lois, plus impératives que le droit-même.

Cet enseignement tient de façon cohérente à l’intérieur de la théorie juridique contemporaine,


notamment en théorie de droit international, autour de la figure du jus cogens. Le jus cogens,
aussi appelé « droit impératif », est un ensemble de normes qui se situent « au sommet de la
normativité internationale », lesquelles sont liées aux « droits de l’homme » et à la figure de
« crime contre l’humanité ». Cet ensemble de normes est ainsi censé de garder les « valeurs

34
SOPHOCLE, Antigone, p. 54.

248
fondamentales » de la communauté internationale, ou des « valeurs humanitaires
premières » :35

Le jus cogens est ordinairement perçu comme un mécanisme de nullité d’une norme
conventionnelle contraire, voire comme mécanisme de priorité hiérarchique octroyé à des
normes de droit international général protégeant les intérêts ou les valeurs de la communauté
internationale dans son ensemble. Ces normes « supérieures » auraient une pluralité d’effets
juridiques : ici la nullité d’une norme contraire ; là la nullité ou l’inapplicabilité d’une loi
interne ; là encore la mise à l’écart de l’immunité juridictionnelle d’un Etat ; encore ailleurs
l’aggravation du régime de la responsabilité internationale pour tort causé ; etc. Le jus cogens
a avancé ainsi au rang d’une « super légalité » internationale, mettant en danger la sécurité
juridique du droit positif reçu.36

Nous souhaiterons retenir dans notre lecture deux idées qui sont de grand intérêt pour notre
recherche : d’abord le caractère impératif des normes du jus cogens. Bien que la hiérarchie de
cet ensemble de normes soit souvent mise en question, ces normes font référence à un espace
plus originaire comportant des commandements supérieurs que ceux du droit et des lois
positives. Le jus cogens est défini dans la sphère du droit international comme un espace
juridique déterminant des droits qui seront au-dessus de tout système juridique régional,
national ou local, mais qui relève, paradoxalement, du domaine des « mœurs » d’où que son
origine soit en rapport au « droit international coutumier ». Mais la norme « coutumière » est
« une norme reposant sur un fait juridique au sens étroit, non pas sur un acte juridique. Elle
est basée sur une certaine pratique et une certaine opinion ».37

D’un autre côté, l’intérêt de cette figure juridique dans les limites de cette recherche concerne
la mise en œuvre de ce « mécanisme » qui reproduit la structure qu’on a analysé dans cette
partie de notre recherche, à savoir celle d’une responsabilité prise entre deux lois : « la
"hiérarchie" entre la norme impérative et la norme non impérative soumise à la première
relève donc plutôt d’un rapport juridique spécial entre ces deux normes, et seulement entre ces
deux normes. » On a affaire à une relation aporétique entre cet ensemble de normes au-dessus

35
Robert KOLB, « La détermination du concept de jus cogens », p. 5-29.
36
Ibid., p. 5.
37
Ibid., p. 19.

249
du droit, et un droit qu’il nie en l’affirmant au nom des valeurs qui ne relèvent pas de la
théorie juridique.38

Cette notion marque ainsi une limite du droit qui est, tout comme le droit de grève, de l’ordre
du juridique mais qui marque sa limite. Comme dans le cas d’Antigone, cette notion suggère
une certaine antériorité de la conscience responsable (morale) par rapport au système juridico-
politique ; une idée qui n’est pas tout à fait nouvelle. Dans le cadre de la philosophie pratique
kantienne il y a une antériorité de la morale par rapport à la théorie juridique, et même une
prééminence que Derrida semble souscrire.39 En effet, selon Kant le droit trouve son origine
dans la morale et le commandement qui ordonne d’obéir l’autorité « est tout aussi bien
moral ».40 Car le fondement du droit est antérieur au droit et en ce sens, il ne peut être
juridique. Kant, on le sait bien, voit dans la morale l’expression la plus pure de la religion, de
forme qu’elle « conduit donc infailliblement à la religion ».41 Or, ce qu’il cherche à démontrer
c’est que la moralité peut être déduite de la simple raison, c’est-à-dire, en faisant abstraction
du mythe fondateur de la révélation, notamment là où il accorde une valeur à la maxime qui
dit qu’« il n’est pas nécessaire [pour l’homme] de savoir ce que Dieu fait ou a fait pour son
salut », il suffit, dit-il, « de savoir ce qu’il doit faire lui-même, pour se rendre digne de ce
secours ».42

Nous voudrons donc articuler cette discussion avec celle introduite par Derrida autour de ce
qu’il appelle l’« assignation de l’origine » de la responsabilité. 43 Dans une lecture croisée de
Être et temps et des Essais hérétiques, Derrida fait remarquer la contradiction au moins
apparente qu’existe entre les deux discours développés dans ces textes, là où l’analyse
existentielle de Heidegger affirme que la responsabilité originaire du Dasein en tant qu’appel
ou « expérience du souci » ne vient pas d’un « étant suprême ». Cette analyse dissocie Dieu
de l’origine de la responsabilité, tant que la « voix silencieuse qui appelle le Dasein se
soustrait à toute identification possible ».44 Cette voix est indéterminée et son

38
Ibid., p 9.
39
Voir à cet égard le développement que Derrida dit concernant le fondement moral du droit dans la théorie
kantienne : Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 77-78.
40
Emmanuel KANT, La religion dans les limites de la raison, p. 9-242, p. 21.
41
Ibid., p. 18.
42
Ibid., p. 69-70.
43
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 54.
44
Ibid., p. 53.

250
indéterminabilité est la condition de la « Gewissen » ou « conscience morale ». La notion de
Gewissen implique ainsi, dans les limites de l’analyse heideggérienne, l’idée de rendre
compte de soi-même devant soi-même, dans le for intérieur de la « conscience ». Derrida nous
fait remarquer que la traduction de ce terme par « conscience morale » est « abusive », mais il
s’en sert malgré cette condition, non sans proposer une traduction secondaire de « conscience
responsable ».45 Il s’agit donc de l’origine de la « conscience responsable » et donc de la
responsabilité tout court. L’enjeu de cette discussion relève précisément de la discussion sur
la pertinence de fonder une responsabilité sur la figure transcendante d’un « étant suprême »,
ce qui pointe du doigt, et c’est ce qui nous intéresse ici, la proximité entre la conscience
morale et la sphère du divin et du sacré. Mais aussi l’antériorité de cette « conscience
morale » ou « conscience responsable » par rapport à toute responsabilité juridique ou
politique, au moins dans nombres discours philosophiques de la tradition occidentale et
européenne.

Par ailleurs, la contradiction entre les affirmations heideggériennes et le discours de Patočka


apparaît précisément au moment où ce dernier « assigne » l’origine de la responsabilité à
Dieu, prenant avec cela « délibérément » le « contre-pied » du raisonnement de Heidegger.
D’après l’interprétation derridienne, Patočka est convaincu « qu’il n’y a pas de vraie
responsabilité ni d’obligation qui tienne si elle ne me vient de personne, si elle ne me vient
d’une personne comme d’un étant absolu qui me transit, s’empare de moi, me tient dans sa
main et sous son regard ».46 Avec ce geste, Patočka prend ses distances de la pensée de
Heidegger, faisant justice non seulement à la figure du « répondre devant » un tiers ; il
introduit également l’élément de la « dissymétrie abyssal » impliquée dans l’« exposition »
non réciproque au regard du tout-autre,47 dissymétrie qui structure la responsabilité en tant
qu’« impératif de réponse ».48 Encore, il y a une contradiction interne dans son discours, là où
il critique la « transcendance » du Dieu chrétien qui se mesure à la « conception
ontothéologique comme chose évidente ».49

Enfin, rappelons également à l’égard de cette antériorité de la loi supérieur par rapport aux
lois écrites qu’à l’intérieur du discours de la Phénoménologie de l’esprit la loi humaine

45
Ibid., p. 54.
46
Ibid., p. 54.
47
Ibid., p. 48.
48
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 397.
49
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 54-55.

251
provient de la loi divine ; le frère qui part pour fonder la Cité est poussé à le faire par la loi de
la famille : « la loi humaine procède dans son mouvement vivant de la loi divine, la loi qui
vaut sur la terre de la loi souterraine, le conscient de l’inconscient, la médiation de
l’immédiation et pareillement elle retourne la d’où elle provient ».50

2. En raison de cette condition plus originaire des commandements divins, ils s’avèrent
inconditionnels et plus puissants que la loi humaine pour déterminer l’agir des individus. Car
les lois inconditionnelles, tel qu’un « principe pur de l’hospitalité » – lequel relève de la
notion de responsabilité et qui est indissociable de toute pensée de la responsabilité –
commandent « de rompre avec l’hospitalité de droit, avec la loi ou la justice comme droit ».
La loi de l’« hospitalité absolue » est dans ce sens complétement hétérogène aux « lois
écrites », « aussi étrangement hétérogène que la justice est hétérogène au droit dont elle est
pourtant si proche, et en vérité indissociable. »51 Dans les limites de notre lecture donc,
Antigone dut transgresser la loi de Créon « pour offrir l’hospitalité de la terre et de
l’inhumation à ses frères », inconditionnellement.52 Elle prend sa décision et agit dans sa
singularité même, là où personne ne peut la substituer, c’est-à-dire, dans le don de la mort
qu’elle envisage au moment de rompre avec la loi de l’homme.

Suivant la lecture que Patrik Fridlund fait du motif du secret dans le récit d’Abraham,53 nous
sommes tentés de dire que, dans le récit d’Antigone, on assiste à une situation dans laquelle
l’actualisation de la responsabilité de l’individu singulier résiste à la détermination de son agir
à partir de la norme positive et donc publique. Mais elle résiste du même coup à la
« totalisation » du système juridique, et devient responsable grâce à une distance prise devant
l’ordre éthique humain. Nous voyons dans les deux récits une situation dans laquelle
l’individu doit résister à l’ordre éthico-juridique, cette résistance ayant une référence en
dernière instance au secret intime d’un « moi » qui s’affirme à travers ses actes en tant que
singularité, pour devenir « bonté oublieuse de soi ».

La décision responsable est en ce sens une décision non déterminée par la généralité de la
règle, par la généralité de l’éthique et du système juridique, lesquels, en tant qu’universelles
ou visant l’universalité exigée par les lois positives, ne seraient pas assez sensibles à la

50
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 27.
51
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 29.
52
Ibid., p. 81.
53
Patrik FRIDLUND, « Derrida, Abraham and responsible subjectivity », p. 64.

252
singularité de chaque cas. La décision d’Antigone peut être lue dans ce contexte comme le
devenir responsable d’un individu poussé à la désobéissance civile dans le besoin d’échapper
à l’engloutissement de la généralité du système. Et cela à partir de la décision qui suit un
principe inconditionnel et inaliénable auquel le droit de l’homme ne fait pas justice. Dans
l’exemple d’Antigone on voit, tout comme dans celui d’Abraham, la résistance soulignée par
Derrida54 et Fridlund55 devant la tendance du droit et de l’éthique à la généralisation
universelle, à l’appartenance totalisante à un système.

Nous nous interrogeons ainsi sur la complicité entre cette tendance du droit à l’universalité et
à la généralisation, et cette autre tendance soulignée par Benjamin qui répond à ce qui
ressemble une pulsion du droit de protection de soi-même en dépit de l’individu. L’opposition
de Benjamin entre une loi mythique et une loi juive, reproduit également ce partage de deux
lois qui seraient également opposées dans une nécessité réciproque et aporétique. Nous
insistons : il s’agit d’une loi inconditionnée et inconditionnelle, dont le « tu ne tueras point »
est l’exemple paradigmatique en tant qu’« impératif absolu ».56 Un commandement
inconditionnel qui tient debout face à une loi conditionnée et conditionnelle, c’est-à-dire, du
droit, lequel s’exerce contre l’individu singulier motivé par une pulsion d’autoconservation.

Dans ce que nous appellerions son apologie de la violence divine, Benjamin prend ses
distances de toute possible interprétation mystique de son discours, en introduisant une
précision sur la façon dont il entend ce caractère divin de la loi. Ainsi, ce qui définit cette
violence n’est pas le fait qu’elle se manifeste comme l’action de Dieu sous la forme du
miracle mais plutôt qu’elle comporte des « éléments […] d’un processus non sanglant qui
frappe et fait expier ».57 Car toute fondation du droit, tant qu’elle est « fondation de
pouvoir »,58 s’engage dans l’exercice de la violence en tant que moyen pour atteindre ses
propres fins, et d’abord en exerçant la violence sous la forme de la menace et de la punition
sanglante. Le droit permet l’expiation mais à la condition d’imposer la faute comme condition
de cette expiation. La violence divine est en revanche une violence qui frappe
catégoriquement sans écoulement de sang pour « laver de la faute » sans la menace

54
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 88.
55
Patrik FRIDLUND, « Derrida, Abraham and responsible subjectivity », p. 64.
56
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 125.
57
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 236.
58
Ibid., p. 236.

253
quotidienne supposée par le système juridique. 59 Cette menace quotidienne et cette absence de
sensibilité devant le cas particulier, ne s’orientent-ils dans la même direction ? Car être
sensible au cas singulier signifie la réinvention du droit, cela signifie donc sa destruction
quotidienne, une destruction qui est toujours à l’œuvre dans l’exercice quotidien du droit
même dans un mouvement performatif qui cherche à l’affirmer en tant qu’universel. De ce
point de vue, la possibilité du droit de grève ne concerne pas la mise en question de tout le
système juridique dans une situation révolutionnaire mais elle est à l’œuvre dans l’application
singulière de chaque norme, là où cette application implique un exercice interprétatif.60 La
possibilité de ré-invention de la norme est ainsi un impératif déterminé par l’impératif de
responsabilité qui s’accorde à une exigence de justice.61

La violence divine est dans ce sens une violence permettant ce que Derrida appelle une
« liberté pratique »,62 une liberté qui est celle de l’individu devant la norme. Cette liberté
impliquant la possibilité pour cet individu de s’écarter du déterminisme du système normatif
et prescriptif qui tend à régler toutes les possibilités de son agir. Derrière l’injonction du « tu
ne tueras point », on trouve l’inconditionnalité de la réponse, de l’« impératif de réponse »
dont l’appelle nous engage dans la responsabilité avant même de pouvoir, de vouloir ou de
prendre la décision d’y répondre ou de n’y pas répondre, cette injonction étant la condition
pour que cette « liberté pratique » soi possible. C’est donc cette « liberté pratique », la
possibilité de rendre compte de la singularité de l’individu ce qui est à la base de la force anti-
juridique de la violence divine, telle que Benjamin en fait la caractérisation. La lecture
comparative entre les récits d’Abraham et Antigone permet une lecture de chaque récit à la
lumière de l’autre, de sorte que l’exemple d’Abraham peut être lu comme une situation de
désobéissance civile, dans un rapport à l’éthique humaine qui reconnait l’égale nécessité du
conditionné et de l’inconditionné.

59
Ibid., p. 238.
60
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 91-92. L’enjeu de cette thématique est développé par Derrida dans
« Mochlos ou le conflit des facultés », à partir d’une analyse qui met en rapport la performativité impliquée dans
les actes d’interprétation d’un texte et la ré-institution quotidienne comme mode de vie de toute institution.
L’institution, dit Derrida, n’est pas seulement des « structures extérieures » qui entourent et protègent son
intérieur, elle est aussi « la structure de notre interprétation. » Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p.
424.
61
Il s’agit de la négociation entre le calculable et l’incalculable. Voir à cet égard : Force de loi, p. 61-62.
62
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 45.

254
Benjamin, dit Derrida, oppose « trait par trait » les deux lois qu’il analyse. 63 Ainsi, là où la
violence mythique fonde le droit, la violence divine le détruit. Cela est remarquable à l’égard
de la décision responsable, dès lors que les implications de l’absence de règles préétablies de
l’applicabilité du commandement pur, se traduisent pour Benjamin dans la nécessité « prendre
la responsabilité » de l’obéir, mais surtout d’en faire exception. 64 Car là où le droit prescrit et
détermine l’agir de l’homme, le commandement divin n’impose pas et ne donne aucun
jugement prescrivant les conditions de la mise en œuvre de ses commandements. Ce
« précepte », le « tu ne tueras point » n’est donc pas là, selon Benjamin, pour faire
d’« étalon » du jugement, mais plutôt pour servir en tant que « fil conducteur de l’action ». Et
Benjamin nous rappelle que, en dernière instance, faire exception de ce commandement n’est
pas condamné à l’intérieur de la tradition juive, à la condition qu’il s’agisse d’un « cas de
légitime défense ».65

Les discours de Benjamin et de Derrida se retrouvent en ce point précis, au seul moment où


Benjamin parle explicitement de la responsabilité dans ce texte, en affirmant qu’il s’agit d’une
affaire qui concerne exclusivement la « personne » ou la « communauté » de se mesurer avec
ce commandement divin dans sa solitude, de façon singulière et irremplaçable. 66 Avec cette
remarque Benjamin introduit, au moins de façon elliptique, le motif du secret mais aussi celui
de l’irremplaçabilité impliquée dans toute décision et toute actualisation de la responsabilité.
Cette pensée non avouée du secret que l’on retrouve chez Benjamin s’articule ainsi,
spontanément, avec la lecture que Derrida fait de Crainte et tremblement autour de l’analyse
du récit d’Abraham, où il est question de la solitude et du « retranchement » que suppose
toute décision. Car toute décision, selon Derrida « devrait rester, en son fond, silencieuse,
secrète et solitaire ».67

Ces conditions de la décision mettent l’accent sur l’irremplaçabilité de celui qui prend une
décision et donc qui se rend à une responsabilité de façon singulière et absolue. Car pour
Derrida, qui suit Kierkegaard de très près en ce point précis, « de même que personne ne peut
mourir à ma place, personne ne peut prendre une décision, ce qui s’appelle une décision, à ma

63
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 123.
64
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 238.
65
Ibid., p. 240.
66
Ibid., p. 240.
67
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 87.

255
place ».68 Et cette proposition relie l’idée d’irremplaçabilité avec celle du secret profond
impliqué dans les raisons ou les motivations qui déterminent l’agir de l’individu, un secret qui
ne concerne que celui qui agit. D’où que le silence s’impose pour Kierkegaard comme
condition de possibilité de la décision responsable, parce que le langage implique la
suspension ou la « perte » de la singularité, et dans ce sens la perte du droit à décider.
Répondre dans le secret du silence et garder le secret des raisons ultimes qui déterminent mon
agir, dans l’expérience d’une décision qui vient toujours de l’autre. 69

III. 2. 1. La « courbure hétéronomique de l’espace sociale »

Nous nous interrogeons ici sur la référence chez Derrida à une inconditionnalité de
l’« impératif de réponse » et à une dissymétrie impliquée dans la structure même de
l’injonction ou de l’interpellation venant de l’autre, une dissymétrie qui précède et
conditionne le rapport à l’autre. Marquant le caractère inéluctable de la réponse, cette
inconditionnalité nous rappelle que nous ne pouvons pas échapper à la réponse à l’autre même
si on essaie en toute intention de le faire. Car, encore une fois, cet appel de réponse nous
investit de façon si enveloppante, si originaire et si antérieure à toute décision et à toute
intention possible, que c’est impossible éviter la réponse, là où la non-réponse et le silence
constituent déjà une réponse. 70 Dans cette structure, nous sommes englués comme dans des
sables mouvants où tout essai d’échapper nous jette encore plus profondément dans l’abîme
infini de l’interpellation. L’appel ou l’« impératif de réponse » en tant que « forme première
de la responsabilité » est là, supposé, impliqué, imposé ou « tombé » sur celui qui agit, avant
même toute action et donc avant toute faute déterminée. C’est comme s’il était possible, dit
Derrida, de « penser une responsabilité sans liberté ».71

Avant toute tentative de réponse et avant même la décision de répondre à l’appel que nous
adresse l’autre, avant toute « tentative de réappropriation » nous sommes pris dans cette
« courbure hétéronomique et dissymétrique de l’espace social ».72 Cette « courbure
hétéronomique » qui est déjà là, de façon préalable et inéluctablement dans toute rencontre

68
Ibid., p. 87.
69
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 87-88.
70
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 397.
71
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 258.
72
Ibid., p. 258-259.

256
avec l’autre, avant même toute prétention libre et consciente et d’« assumer » une
responsabilité, exige la rencontre sans médiation avec l’autre. Il s’agit d’une responsabilité
sans liberté, plus précisément sans cette liberté-là qui suppose la potentialité souveraine de se
donner ses propres déterminations, dans une présence pleine de la conscience et de l’intention
à soi. L’« impératif de réponse » est en ce sens une structure qui se trouve à la base de toute
interpellation, à la base de toute loi et de tout commandement, à la base donc de tout rapport
éthique, politique et juridique. Un impératif qui tombe sur l’individu comme un impératif
infini et infiniment disproportionné par rapport à lui (l’individu), qui est et qui restera
toujours, au contraire, fini et limité. En raison de cette finitude, l’individu est structurellement
incapable de répondre à deux appels, à deux commandements ou deux lois contradictoires
d’un même coup.73 Cette articulation entre fini et infini nous rappelle ainsi une double
nécessité, une nécessité contradictoire qui exige d’un côté un principe pur de responsabilité,
c’est-à-dire, un principe sans condition qui soit à la base du rapport au tout autre. Et d’un
autre côté, la nécessité d’un ensemble de conditions permettant la mise en œuvre de ce
principe pure, des conditions sans lesquelles cette mise en œuvre ne peut jamais devenir
actuelle.

Selon notre hypothèse de lecture, nous voyons cette dissymétrie de l’« impératif de réponse »
à l’œuvre et dans le récit d’Antigone et dans le récit d’Abraham, en ce qu’aucun des deux ne
sera jamais capable de se rendre de façon absolue à deux devoirs à la fois et répondre
simultanément et au commandement divin et à la loi de l’homme. Car être absolument
responsable se traduit dans l’impossibilité de répondre simultanément à deux impératifs qui
s’opposent l’un à l’autre. 74 Ainsi, la mise en œuvre de la responsabilité absolue et
inconditionnelle amène à Abraham à sacrifier son fils et avec lui, sacrifier l’éthique. Et l’on
voit un mouvement analogue dans la façon qu’Antigone doit sacrifier l’éthique de ses
proches, c’est-à-dire de la communauté à laquelle elle est censée d’appartenir : prenant partie
pour Polynice, défiant l’interdiction de Créon en jetant un poigné de terre sur le cadavre de
son frère Polynice, Antigone ne trahit pas seulement la cité qui l’a vue naître, mais aussi son
frère Étéocle, sa sœur Ismène et son fiancé Hémon, qui se trouvent, tous les trois, du côté de
la cité et donc de la loi des hommes. Cette circonstance nous permettant de voir la structure de
la responsabilité sacrificielle qui commande d’obéir les deux ordres radicalement
incompatibles, elle nous apprend que l’engagement responsable comporte toujours le risque

73
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 77.
74
Ibid., p. 97-99.

257
du pire, du « don de la mort » qui est toujours la dernière frontière, la limite et la référence qui
guide notre agir, là où nous nous confrontons à un devoir que personne d’autre ne peut
remplir à notre place.75

La structure du « don d’amour infini », que l’on attribue à la responsabilité sous sa forme
éminemment chrétienne, nous permet de penser la « courbure hétéronomique de l’espace
social » dont Derrida parle. Cette « courbure hétéronomique » implique et condamne tout
individu à devenir coupable chaque fois qu’il engage sa responsabilité singulièrement et de
façon absolue. Avec cette mise en œuvre de l’impératif de responsabilité absolue, on assiste à
la destruction du concept de responsabilité « général » qui se voit confronté à ses limites, là
où la responsabilité « générale », c’est-à-dire, le « répondre-de-soi en général, du général et
devant la généralité » devient impossible.76 La culpabilité ainsi déterminée est originaire tant
qu’elle est antérieure à la faute actuelle, mais aussi antérieure à la liberté et l’intention
supposées dans tous les « actes » et toutes les décisions de l’individu. Au-delà de la dette
acquise devant le sacrifice du christ, cette généralité en laquelle il faut agir et devant laquelle
il faut répondre se traduit dans la multiplicité de l’appel à la réponse, multiplicité qui impose
un devoir infini. D’où que Derrida parle d’un impératif de réponse qui expose l’individu
agissant dans toute sa finitude, lequel ne peut jamais répondre aux appels qui l’interpellent
simultanément.77 De ce point de vue, la culpabilité d’Antigone est une culpabilité que nous
sommes tentés de qualifier de responsable, et cela précisément pour les raisons que Hegel
donne : elle a connaissance de la norme qu’elle désobéit, 78 elle agit donc à partir de cette
connaissance et elle assume les conséquences, c’est-à-dire, la responsabilité de la décision
ainsi engagée :

Il peut se faire que le droit qui se tenait aux aguets ne soit pas présent sous la figure
particulière pour la conscience agissante, mais soit seulement présent en soi dans l'intériorité
coupable de la décision et de l’action. Mais la conscience éthique est plus complète, sa faute
plus pure, si elle connait antérieurement la loi et la puissance à laquelle elle s’oppose, les
considère comme violence et injustice, comme une contingence éthique, et sciemment, comme
Antigone, commet le crime.79

75
Ibid., p. 20.
76
Ibid., p. 88.
77
Ibid., p. 97-99.
78
W. G. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 36-37.
79
Ibid., p. 37.

258
La responsabilité exige un mouvement contradictoire à deux faces : d’un côté on doit
répondre de soi-même « en tant que singularité irremplaçable, de ce qu’on fait, dit, donne ;
mais aussi, en tant que bon et par bonté, qu’on oublie ou efface l’origine de ce qu’on
donne ».80 On assiste ainsi au paradoxe de la structure du « don d’amour infinie » qui suppose
l’oubli de soi dans le mouvement désintéressé qu’il implique : « bonté oublieuse de soi »,
bonté infinie donc qui s’oublie elle-même en tant que fondement ou origine du don.81
L’« impératif de réponse » s’accorde à cette structure du don caractérisé par la disproportion
du « non-retour », du « non-échange » ou du « non-calcul », une structure sans condition qui
implique l’infinitude du principe d’après lequel se règle la notion de responsabilité.

C’est à partir de cet « impératif de réponse », à partir donc de cette courbure hétéronomique
qui fait « loi de socialité originaire » que l’on peut se montrer irresponsables devant une loi ou
une instance déterminée, dans le sens de possibilité de contestation d’une loi jugée injuste, tel
que cela a lieu dans le cas d’Antigone. Dans la lecture que Hegel fait de ce personnage
s’effectue la synthèse de l’opposition. Mais dans le cadre de notre lecture, Antigone fait
l’expérience de l’oubli de soi dans son acte criminel, une dissociation entre le savoir et l’acte :
« Guettant la conscience de soi éthique se tient donc une puissance ténébreuse qui fait
irruption quand l’opération a eu lieu, et prend la conscience de soi sur le fait, car l’opération
accomplie est l’opposition supprimée du Soi qui sait et de l’effectivité opposée à lui. »82 La
question est ainsi de déterminer si Antigone met déjà en œuvre un rapport à la mort donnée, si
elle fait possible penser un « don sans retour », c’est-à-dire, une logique de la « bonté
oublieuse de soi ».

Déjà, à l’intérieur de la culture chrétienne, la considération du don sans retour exige une
lecture hérétique, qui commence par avouer que le christianisme n’a pas encore été pensé
jusqu’au bout. Et cette affirmation suppose la critique que Derrida adresse au christianisme et
à la surenchère qu’il semble mettre en œuvre. 83 La « courbure hétéronomique » dont Derrida
parle et dans laquelle on est pris, veut dire que la réponse à l’autre, au tout autre et à tout autre
est inconditionnelle. Elle doit donc être adressée, engagée, délivrée, et cela de façon absolue
malgré les difficultés, les obstacles et les empêchements, même là où ces « empêchements »
font loi, même si l’obstacle de la réponse s’appelle la loi, le droit, la norme, mais également

80
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 78.
81
Ibid., p. 63.
82
W. G. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 36.
83
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 137-140.

259
au-delà de tout salaire possible, de tout retour ou de toute reconnaissance. C’est donc toujours
au nom d’une « loi plus impérative » qu’il y a la possibilité de nier ou passer à côté, comme
Abraham, d’une loi constituée. 84 Et cette loi plus impérative est l’impératif pur, le principe
pur et sans conditions au nom duquel on s’autorise d’un acte de désobéissance civile qui
consiste en dernière instance à ne pas répondre à l’appel à rendre comptes et à répondre de soi
devant un tiers tel que l’État, publiquement et à a lumière du jour, pour répondre au tout autre
dans l’urgence de son appel.

Cette possibilité de contestation suppose d’abord que l’« impératif de réponse », abrite en soi-
même une possibilité de perversion, une possibilité impliquant que l’« impératif de réponse »,
qui est à la base de toute rencontre avec l’altérité, peut prendre des formes d’une « violence
extrême ».85 La peine de mort est en ce sens la clef de voûte d’un système juridique comme
pouvoir, comme institutionnalisation de la force. Dans le risque de cette perversion s’ouvre la
possibilité de contester un commandement, une loi, un système de normes ou un ordre établi
qui est tombé dans cette perversion et qui s’éloigne du principe de justice qui est supposée
régler tout système juridique dans ses diverses manifestations. C’est ainsi toujours au nom du
principe pur de responsabilité visant une justice plus juste, une justice au-delà d’un système
juridique donné que la désobéissance civile devient un choix possible

III. 3. La « chute » et la nécessité inéluctable des conditions effectives de l’impératif de


réponse

À partir de cette forme plus originaire de responsabilité qui fait appel au principe pur de
responsabilité, les récits d’Antigone et Abraham nous invitent à l’expérience d’une
responsabilité paradoxale dans laquelle c’est toujours possible, voire nécessaire, une
contestation de l’éthique humaine, dans son sens le plus large, celui qui implique le juridique
et le politique. Car la structure de cette « courbure hétéronomique de l’espace sociale » est
analogue, parallèle ou indissociable de la structure du « don d’amour infini », ce pour quoi
elle est contraire à la structure du droit :

[…] aucun système, aucune société en tant que telle, n’a ritualisé le don sans contre-don. Le
don tel que je l’ai défini, le don sans retour n’existe pas comme norme, comme prescription

84
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 35.
85
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 111.

260
sociale : il rompt la loi, le don social. C’est une expérience an-économique qui peut ne trouver
aucune incorporation politique, juridique ou économique ; jamais une législation n’intégrera la
nécessité de donner sans contre-partie, sans contrôle. Et pourtant c’est une loi, une injonction
que celle qui dit « donne sans retour, sans remerciement ».86

L’impératif de réponse comme forme première de la responsabilité, de même que le principe


pur d’hospitalité, seraient en ce sens « toujours déjà en train de risquer de se pervertir ».87 Cet
impératif de réponse est exposé au risque de sa perversion au moment même où il devient
effectif, et les conditions de possibilité de cette effectivité sont en même temps les conditions
de possibilité de sa corruption, c’est-à-dire, des conditions d’impossibilité de son effectivité
même. Mais la nécessité de cette perversion, de cette « chute » donc, est ce qui impose la
nécessité d’une idée de responsabilité infinie et illimitée comme « pôle de référence
indispensable ».88 Car cette responsabilité infinie et illimitée implique de la même façon la
possibilité de perfectibilité de cette mise en œuvre, possibilité de perfectibilité des conditions
à travers lesquelles ce principe pur devient effectif.89 Ce principe pur est de ce point de vue un
point de départ dont on ne peut pas s’acquitter ; il doit rester aussi pur, aussi inconditionnel
que possible car il ne peut devenir effectif qu’en lui imposant des conditions.

Dès lors, toute désobéissance civile, toute prise de parti « hors la loi » et toute possibilité de
contestation des conditions particulières à partir desquelles se met en œuvre l’impératif de
responsabilité infini, implique un appel à, mais aussi un rappel de cette perfectibilité. C’est
comme si, devant l’injustice de la loi, c’est-à-dire, devant son insensibilité face à la singularité
de chaque cas, c’était nécessaire de rappeler la référence au principe pur à partir duquel tout
se réorganise et se ré-institue. Deux remarques nous intéressent ici au plus haut dégrée, tant
qu’elles soulignent deux possibilités d’interprétation de ce principe pur, deux possibilités
interprétatives qui ne se contredissent pas, mais dont la rencontre s’avère difficile de façon
nécessaire :

1) Tant que le « principe pur de responsabilité » énoncé par Derrida est un « pôle de référence
indispensable » pour toute mise en œuvre de la responsabilité, il est proche, même si Derrida
essaie d’en prendre ses distances, de l’« Idée », cette « Idée » dont Kant dit qu’« elle montre,

86
Ibid., p. 142.
87
Ibid., p. 104-105.
88
Ibid., p. 112.
89
Ibid., p. 105.

261
non pas comment un objet est constitué, mais comment, sous sa direction, nous devons
chercher la constitution et l’enchainement des objets de l’expérience en général. »90 Dans
cette analogie, l’idée kantienne est irréalisable là où le principe pur derridien est impossible.

2) Ce « principe pur de responsabilité » fait partie d’un type de famille de notions


derridiennes qui rassemble des motifs tels que l’hospitalité, le don, la justice, etc. Ces
principes purs auraient en commun entre eux, mais aussi avec le souverain – avec la figure du
souverain et le concept de souveraineté – qu’ils seront au-dessus des lois, ils seront « la loi au-
dessus des lois ».91 Ils seront des lois absolument souveraines, au-dessus des lois, hors la loi,
maîtrisant la loi, la réinventant à partir d’eux-mêmes. C’est comme si ces principes purs
étaient des souverains en soi, comme si nous nous trompions en laissant la place du souverain
au souverain, à celui qui se donne le droit performatif de faire la loi, d’être « hors la loi » et
donc de déterminer les conditions de mis en œuvre du « principe pur de responsabilité » qui
règle la justice et la justesse des lois mêmes. C’est comme si la place du souverain, la place de
celui qui ordonne et fait la « loi du partage »,92 appartenait légitimement au principe pur de
l’impératif de réponse et non au souverain, à l’impératif inconditionnel et non au plus fort,
comme si ce droit devait revenir en dernière instance à un quoi et non à un qui.

Nous nous demandons ainsi en quoi ce déplacement, cette dissémination du sens de la


souveraineté a un apport au déplacement et à la distinction entre la souveraineté du souverain,
la souveraineté politique du monarque et la souveraineté poétique. Est-ce qu’en dernière
instance cette souveraineté poétique appartient, s’accord ou correspond à la souveraineté du
principe pur derridien qu’on avance ici en tant qu’hypothèse ? D’un principe pur qui est, pour
ainsi dire, « hors la loi », qui commande de transgresser le droit, de l’ré-instituer ou le
suspendre dans un mouvement performatif, du « performatif absolu » dont Derrida parle ?93
Car ce performatif ne peut être que langagier et donc poétique ; créatif et transformateur, il
s’énonce en bouleversant l’organisation interne de la souveraineté politique qui tend à
« majorer » le souverain, l’exagérer lui conférant une hauteur plus grand que la grandeur

90
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, p. 1267.
91
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 285.
92
Ibid., p. 285
93
Ibid., p. 286.

262
même, dans ce geste performatif qui tend à nous convaincre que cela est ainsi, que cela doit
être ainsi donc et non autrement.94

Le principe pur de responsabilité appelle à une sorte de négociation, une économie non
déterminée entre ces deux ordres radicalement hétérogènes du conditionné et de
l’inconditionné. La non-détermination de cette économie est celle du rapport non symétrique,
une économie non équitable, une économie au-delà de l’échange marchant qui cherche à
établir une équivalence entre le don et le rendu et donc entre le dommage causé et la punition.
C’est toujours comme si, dans cette négociation, le principe pur qui fait la loi avait toujours le
droit de suspendre la négociation, comme si ce principe pur avait toujours le droit de « tout
prendre », tel que le lion souverain le fait dans la fable de La Fontaine, qui se donne le droit
du faux partage, du partage sans partage qui assigne tout pour lui-même.95 Il s’agit d’une
négociation supposant que nulle condition d’application n’est neutre ou naturelle, que toute
condition particulière est donc susceptible d’être mise à jour, qu’elle peut toujours devenir
plus proche du principe pur et donc plus sensible à la singulière de chaque cas.

III. 3. 1. Les conditions d’effectivité de l’impératif pur : la réinvention de la norme

Dès lors que nous concevons cet « impératif de réponse » – qui est la forme première de toute
responsabilité – comme un appel infini, illimité et inconditionnel, nous pouvons essayer la
même analyse que Derrida effectue de ce qu’il appelle le « principe pur d’hospitalité » : il
s’agit d’un principe pur, d’une injonction infinie de réponse qu’on veut garder pure et à l’abri
de toute forme de « chute » impliquée dans sa mise en œuvre. Nous assistons, encore une fois,
au moment aporétique d’une double contrainte dans laquelle un commandement
contradictoire tend d’une part à garder cet « impératif de réponse » dans sa pureté morale,96
loin de toute médiation impliquant des conditions préétablies de son effectivité. Mais cette
injonction contradictoire exige d’autre part, que ce principe pur soit appliqué ou mis en œuvre
de façon singulière et irremplaçable, par des individus finis et limités qui ne peuvent pas
s’empêcher d’imposer des conditions au moment de se mesurer à un tel principe.

94
Ibid., p. 287-288.
95
Ibid., p. 286.
96
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 99.

263
Car la mise en œuvre de cet « impératif de réponse » exige que des conditions de la réponse
soient imposées dans tout rapport à l’autre, dans toute adresse au tout autre et à tout autre. La
réponse ne peut – strictement parlant – avoir lieu sans conditions, c’est l’impossible même,
qu’il faut laisser arriver, et le laisser arriver en soustrayant, pour ainsi dire, des conditions,
parmi celles qui semblent s’imposer au moment de le mettre en œuvre. Sous sa forme
linguistique en l’occurrence, la réponse à l’autre exige que l’on s’adresse à lui toujours dans
une langue déterminée, c’est-à-dire, dans le cadre d’un système de normes et de références
donné, supposant un bagage et une culture qui ne sera pas forcément partagée par celui qui
m’interpelle. S’adresser donc à l’autre dans une langue particulière implique déjà, comme
condition inéluctable, une certaine connaissance d’une grammaire particulière, des idiomes
existant nécessairement dans toute langue parlée : « dès que je parle », je mets ces conditions
et je rompe avec la pureté supposée du principe pur.97 Je trahis ce principe, dès que je parle,
dès que je m’adresse à l’autre, ne serait-ce que pour dire « me voici ». D’où que Derrida se
demande si la meilleure forme de l’adresse à l’autre, si cette forme-là qui ne fait violence ou
qui réduit la violence au maximum est celle qui n’interroge même pas l’identité de l’autre,
celle qui adresse ce « me-voici » dans le calme et le silence les plus hospitaliers. 98

La possibilité de perversion de l’« impératif de réponse » peut légitimer les pratiques et les
violences les plus grossiers de la police actuelle, ou même des lois qui seraient aux yeux de
certains, dont Benjamin parmi d’autres, contraires à la nature humaine. Le « passage » de ce
principe pur de réponse – ainsi que de tout principe compris dans sa pureté morale – à la
politique, au droit, bref, sa mise en œuvre effective implique ainsi, toujours, une corruption de
cette pureté. Elle implique inéluctablement une « contamination » de l’impératif, des
conditions et des éléments empiriques que l’on conçoit comme accidentels mais qui sont
impérativement nécessaires pour répondre à l’injonction venant de tout autre. Mais ce passage
au droit et à la politique, ce passage au tiers par des exigences concrètes de la mise en œuvre
du principe pur est un mouvement nécessaire qui met des conditions garantissant l’effectivité
de ce principe pur de réponse. Des conditions sans lesquelles la réponse appelée par cet
« impératif » ne peut jamais s’achever, même pas avoir lieu de façon défective. 99

Dans le plan théorique, il faut rappeler à cet égard que l’intérêt prêté par Derrida à la critique
adressée par Benjamin au système juridique européen est une critique qui suppose une
97
Ibid., p. 101.
98
Ibid., p. 101.
99
Ibid., p. 100.

264
certaine militance et une prise de parti pour abonner au discours abolitionniste de la peine de
mort. À cet égard, il faut particulièrement prendre en compte que cet énorme travail n’est pas
étranger au fait que la critique de Benjamin – et en générale toute critique abolitionniste – ne
cherche à changer telle ou telle aspect du droit, mais met en question le fondement du système
juridico-étatique même, ce que Derrida souligne et met en relief à plusieurs reprises et dans
« Prénom de Benjamin » et dans son Séminaire La peine de mort.100 On voit dans tout ce
travail une veine rebelle de la pensée derridienne qui nous invite à la critique radicale de tout
ordre juridique donné. Car la peine de mort n’est pas une peine parmi d’autres, mais le constat
d’un pouvoir souverain qui se fortifie et renforce sa puissance dans l’exercice de ce pouvoir.
Et cette possibilité est en elle-même la preuve concrète qu’il y a « quelque chose de corrompu
au cœur du droit »,101 d’où la nécessité que l’on trouve chez Benjamin de sa destruction, en
vue d’une justice au-delà du droit. C’est-à-dire d’un droit au-delà du système juridique
européen, et donc toujours prenant l’élan de la désobéissance civile de cet impératif de
réponse qui appelle à la responsabilité illimité devant tout autre, au nom d’une responsabilité,
d’un impératif ou d’une loi supérieure. 102 D’ailleurs, l’appel à la perfectibilité du droit et donc
à la désobéissance civile comme dernier recours, concerne d’un côté la nécessité structurelle
de refondation du droit, et d’un autre côté la mise en question de toute loi particulière, là où
elle est ou elle devient injuste. Cette « appel » à la désobéissance civile se fait donc toujours
au nom d’une loi plus impérative. 103 Sa considération dans les limites de cette recherche ne
représente pas un appel à l’anarchisme ou au nihilisme qui cherche à se débarrasser de toute
norme. Elle s’impose contre la tendance du droit à totaliser son domaine en dépit de la
singularité de l’autre et de sa rencontre, dans la nécessité irréductible des conditions de mise
en œuvre de tout impératif pur.

Le discours de Derrida, qui suit Levinas de très près en ce domaine, tient en ce sens à
souligner la nécessité du tiers, dans son articulation à un appel de justice, 104 ainsi que la
nécessité du « répondre devant » dont nous avons dit qu’elle est l’une des figures premières et
inéluctables de la responsabilité, et qui suppose toujours une instance politique ou juridique

100
Jacques DERRIDA, Séminaire La peine de mort. Volume II (2000-2001), p. 70-78.
101
Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », p. 223.
102
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 142.
103
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 21-22.
104
Jacques DERRIDA, Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 11.

265
institutionnelle.105 Cette figure du « répondre devant » est précisément celle qui corresponde
ou qui exprime ce passage au tiers, une traduction aux lois ou une modalisation plutôt de la
forme plus originaire de la réponse exprimée sous la forme du répondre à :

L’expression « devant » marque en général, à même l’idiome, le passage à une instance


institutionnelle de l’altérité. Elle n’est plus singulière mais universelle dans son principe. On
répond à l’autre qui peut toujours être singulier et doit d’une certaine façon le rester, mais on
répond devant la loi, un tribunal, un jury, une instance autorisée à représenter légitimement
l’autre, dans la forme institutionnelle d’une communauté morale, juridique, politique. Nous
avons ici deux formes ou deux dimensions du respect impliqué par toute responsabilité.106

La pensée derridienne est marquée par cette double nécessité en ce qui concerne le droit, la
politique et tout ce que Derrida nomme sous le terme de « système ».107 À cet égard, Fridlund
nous rappelle que tout système de normes garantit la sécurité de celui qui l’obéie mais que
cette sécurité a le prix de la disparition ou la suppression de sa singularité. Avec sa critique
puissante et virulente de la peine de mort, Derrida nous rappelle que tout passage au droit et à
la politique de la responsabilité comporte une corruption de sa « pureté », que cette corruption
implique un manque de sensibilité devant la singularité absolue de tout autre, mais que ce
passage est incontournable si l’on veut que la mise en œuvre de la responsabilité ait une
continuité, au-delà de la simple charité occasionnelle.

Dans sa possibilité de « corruption », l’impératif pur de réponse trouve un appel infini à


l’amélioration progressive de sa mise en œuvre. Le « principe pur d’hospitalité » – dont nous
avons remarqué la complicité et étroite relation qu’il trouve avec l’« impératif de réponse » –
exige « la nécessité d’améliorer sans cesse, indéfiniment, les déterminations, les conditions,
les définitions de la législation familiale, locale, nationale, internationale ».108 Si cet impératif
de réponse ne devient pas effectif qu’à travers des conditions concrètes et empiriques de sa
mise en œuvre, la question serait moins de chercher à éviter toute condition générale, que de
chercher les conditions les moins violentes possibles, les moins agressives et autoritaires : il
faut donc toujours être vigilants pour que la mise en œuvre de ce principe ne devienne pas une
pratique policière en tant qu’exercice d’un pouvoir ou d’un effet d’autorité.

105
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 280.
106
Ibid., p. 282.
107
Jacques DERRIDA, Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain… Dialogue, p. 290.
108
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 105.

266
La responsabilité a ainsi lieu dans l’articulation aporétique, c’est-à-dire, non-dialectique de
l’infinitude du principe dans sa pureté morale et la finitude de l’individu singulier appelé à
répondre à l’autre de soi, chaque fois, de façon unique, dans un engagement absolu devant
celui qui l’interpelle, c’est-à-dire, partout, tout le temps ; nous vivons dans l’interpellation,
nous nous éveillons à l’interpellation, jour après jour. L’interpellation est, paradoxalement, la
façon la plus commune de dire « me voici », de sorte que tout réponse est déjà interpellation.
C’est la structure de la vie « en commun » avec les autres. D’un côté il faut absolument qu’il
y ait un système de normes réglant les conditions de la mise en place effective de cet impératif
inconditionnelle, mais d’un autre côté il faut chaque fois un calcul infini entre ce système et le
principe pur se trouvant derrière la norme, là où se joue la propre interprétation de ce principe
faite par l’individu qui agit. Dès lors, chaque fois la réinvention de la norme s’impose comme
un impératif de réponse, dans la nécessité d’effectuer un calcul qui rende compte de tout
autre, celui qui restera, dans son altérité infini, étrange et étranger au « moi-même ». Lui, le
« tout autre » (compris cette fois dans le sens de « celui qui est complètement autre »), il ne
saura se réduire à ce qui est calculable, d’où la nécessité d’appliquer la règle à la mesure de sa
singularité et de ses propres circonstances. La décision responsable advient toujours là où
s’implique une invention nouvelle de cette articulation entre fini et infini, entre le calcul qui
s’accorde au royaume du fini et l’incalculable qui s’accorde à l’infini : « c’est sur ce calcul
que se prend la responsabilité ; et il y a responsabilité parce que ce calcul intègre de
l’incalculable. L’autre, par définition, est incalculable. »109

Dans ce calcul-incalculable il faut chaque fois réinventer la règle donnée dans l’engagement
d’une négociation entre ces deux régimes en rapport aporétique l’un à l’autre. La « fatalité »
de ce compromis marque ainsi le destin tragique de la double injonction : le sacrifice passif et
irréductible qui oscille entre la promesse et la menace de la mise en œuvre qui passe
forcément par des conditions particulières. La réponse à l’autre, tant qu’elle suppose la
langue, doit être poétique, en ce point où la référence à la poiesis implique la création
nouvelle, la création nouvelle du rapport entre le même et l’autre. Elle doit simultanément
établir un compromis unique entre la règle déjà existant et le principe dans ce que Derrida
appelle sa « pureté morale ».110 Dans ce schème, la règle implique le savoir des conséquences
de l’agir de l’individu, mais la décision responsable doit rompre avec ce savoir pour être
réellement une décision singulier et non pas la décision prise au préalable par un système de

109
Ibid., p. 138.
110
Ibid., p. 114.

267
références et de normes préétablies : « la responsabilité dans ce cadre ne consiste ni à inventer
un cri imprévisible et sans précédent, ni à répéter des règles où appliquer la loi, mais à trouver
chaque fois un compromis unique entre ces deux pôles ».111

Cet échange entre deux régimes incommensurables – celui du conditionné et celui de


l’inconditionné – doit en effet avoir lieu chaque fois de manière singulière, mais il doit
également pouvoir se répéter en tant qu’expérience aporétique. Et cette répétition doit avoir
lieu dans la différence de chaque fois unique, compte tenu des différences infinies que
suppose chaque cas singulier. Il y a dans la pensée derridienne, un appel à la une
responsabilité politique, consistant à créer les conditions plus ou moins durables de ces
échanges, plus au moins stables, même si ce qu’on prétend stabiliser consiste en l’instabilité
de la norme. Cela suppose, dans ce contexte – et voilà le plus grand défi de cette pensée
aporétique de la responsabilité – qu’il faut trouver la « traduction et la formulation
juridiques » de ces échanges.112 Mais cette traduction passe par une incorporation que l’on
peut appeler positive, en vertu que c’est une incorporation voulue ou cherchée, du motif de
l’itérabilité dans la sphère de l’éthique dans son sens le plus large, c’est-à-dire, celle qui
comporte les domaines du droit, du système juridico-étatique et donc de la politique.

Pour reprendre l’analogie ou la proximité qu’on a proposée entre le principe pur de


l’hospitalité et celui de la responsabilité, nous paraphrasons les mots de Derrida, quand il
affirme que : « il faut donc un compromis qui reste à inventer : ce n’est ni le pur jaillissement
de la source poétique ni le calcul en termes de loi ou d’économie, mais le bon croisement
entre les deux en prenant la responsabilité de définir la meilleure loi possible pour qu’il y ait
le plus d’hospitalité possible, tout en sachant que la loi ne suffira jamais. »113

La pensée de Derrida nous invite ainsi à l’expérience d’une responsabilité paradoxale qui
comporte la possibilité de la désobéissance civile, mais d’une possibilité qui part du supposé
de la nécessité de la loi. 114 Car affirmer que « la loi ne suffira jamais » implique
nécessairement qu’elle, en tant que condition de mise en œuvre d’un impératif pur, n’est peut-
être pas une condition suffisante mais qu’elle est condition absolument nécessaire de toute

111
Ibid., p. 114.
112
Ibid., p. 124.
113
Ibid., p. 133.
114
Voir aussi : Jacques DERRIDA, L’université sans condition, p. 21 ; Jacques DERRIDA, Du droit à la
philosophie, p. 88.

268
effectivité de la responsabilité. Cela ne veut pourtant pas dire qu’elle ne puisse prendre des
formes nouvelles qu’on puise à peine imaginer. De cette possibilité témoigne la tentative de
Benjamin de trouver une justice au-delà du droit. L’institution du droit et du juridique a une
place irréductible dans la pensée derridienne, de même que la possibilité de sa destruction, de
sa transformation et donc de sa ré-institution sans fin. Non pas au nom de l’irresponsabilité ou
l’anarchie mais toujours au nom d’une loi jugée supérieure dont la dernière référence restera
toujours l’« impératif infini de réponse » comme forme première de la responsabilité. Car la
ré-institution d’un cadre juridique est un procès nécessaire dont on ne peut pas s’épargner,
condition absolue de la survie de toute institution : cette ré-institution, « le désir de vivre
ensemble » est un compromis qui doit se réaffirmer chaque jour, 115 un compromis performatif
qui suppose la fragilité, cette ruine dont Derrida parle et écris en tant que condition de
l’« amour du droit » qui est à la base de la nécessité de ré-institution sans fin de toute
institution.116

115
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre II, p. 302.
116
Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 105.

269
D. Derechef : de quoi sommes-nous responsables ?

I. Ré-invention de l’autre

Dans le parcours qu’on a suivi dans le cadre de cette recherche, nous avons mis en valeur la
structure paradoxale de la responsabilité et de la décision, à partir d’une remise en question de
l’axiomatique que détermine son concept hégémonique, sa forme juridico-égologique. Ce
travail répond à l’invitation adressée par Derrida à reformuler cette notion à partir d’une
réélaboration de l’axiomatique du concept de responsabilité, c’est-à-dire, à partir d’une
considération critique et déconstructrice des rapports établis entre les concepts divers qui
déterminent la définition hégémonique de la responsabilité. L’invitation à la réélaboration de
la notion de responsabilité que Derrida nous adresse revendique en ce sens une « valeur » et
un « sens » de cette notion, à condition de soumettre son axiomatique à un travail
déconstructif. En particulier autour des rapports qui existent entre la responsabilité et la
« liberté de la conscience », ainsi qu’entre la responsabilité et la « pureté de
l’intentionnalité ».1 Notre recherche est donc un travail qui cherche à prolonger le travail
déconstructif que Derrida met en œuvre autour de cette notion, ainsi qu’autour du mouvement
de déconstruction de cette notion en soi, à partir d’une interprétation qui fait de la
déconstruction « quelque chose qui arrive dans le monde ».

Compte tenu d’une certaine complicité entre ces concepts (liberté et intentionnalité),
notamment entre leur articulation autour de l’idée d’ipséité impliquée partout où il est
question de « sujet », de liberté, de souveraineté, de liberté souveraine et donc de
responsabilité,2 il a jusqu’ici été question de reformuler cette notion à partir du
développement du travail déconstructif que Derrida met en œuvre. Ce travail suppose d’abord
la dissociation des concepts impliqués dans l’axiomatique du discours éthique propre des
sociétés occidentales et européennes contemporaines, une affaire de dissociation donc : il
s’agit de déranger l’ordre dogmatiquement établi de ces rapports, déranger le sens et le bon
sens même en tant que succession ordonnée et irréversible d’un ensemble d’éléments, comme
ordre établit. Le travail déconstructif est ce procès à partir duquel on remet en question ce
sens dans un champ conceptuel et abstrait, toujours à partir des fissures du propre discours, de
la propre axiomatique en question et de la pensée qui soutient, développe, produit et reproduit

1
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
2
Jacques DERRIDA, Voyous, p. 45.

270
performativement cette axiomatique. C’est de cette façon que nous nous réapproprions
l’invitation derridienne à travailler autour d’une idée de la responsabilité qui ne passe pas par
l’ego, le « je pense », ou la « liberté du sujet »,3 notamment à partir de la notion de « décision
passive », tel qu’on l’a déterminé dans la deuxième partie de ce travail. Le travail
déconstructif que Derrida met en œuvre autour de cette notion trouve dans la définition
juridico-égologique de cette notion une définition non naturelle, susceptible d’être réélaborée.
Cette réélaboration implique la dissociation du concept de responsabilité de celui de
souveraineté, pour y inscrire, à travers une analyse déconstructive, les notions d’« altérité et
de singularité ».4 Mais il s’agit d’une forme particulière de la souveraineté, car il y a plusieurs
formes de souveraineté, plusieurs interprétations et plusieurs manifestations de sa
conceptualité. La critique de Derrida s’adresse en ce sens à l’axiomatique qui allie d’une
forme dogmatique la rationalité à la figure du maître viril qui mange de la chair.5 La
responsabilité qui se dessine ainsi n’est pas de l’ordre de la puissance (comme possibilité ou
potentialité) mais de l’ordre de la passivité.

Or, cette reformulation implique non seulement une réélaboration concernant la façon dont on
comprend la responsabilité en soi, dans la conceptualité dérivée et déterminée par son
axiomatique ; elle implique également une réflexion sur ce dont nous sommes responsables.
Car toute définition et toute interprétation de la notion de responsabilité implique une
délimitation des responsabilités, une détermination particulière de l’objet de nos
responsabilités. C’est ainsi que, pour préparer le chemin vers cette réflexion, nous avons
montré tout au long de cet essai – toujours à partir de notre lecture du corpus derridien – que
la notion de responsabilité comprise dans sa forme juridico-égologique et définie à partir des
rapports socio-politiques et politico-institutionnels, se règle à partir d’un double axe qui
répond aux principes de pouvoir-autorité et de proximité, donc de propriété. Comprise sous sa
forme hégémonique, la responsabilité s’élargie ou trouve sa limite tout en totale indépendance
de la proximité entre l’individu responsable et celui à qui il répond, c’est-à-dire, en totale
indépendance du lien qui existe entre l’individu responsable et quelqu’un ou quelque chose
qui fait engage sa responsabilité. La responsabilité sous sa forme hégémonique est une
3
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 408.
4
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.
5
Dans l’ouvrage Derrida. Une philosophie de l’écriture, Charles Ramond décrit ce réseau de concepts comme
un ensemble de « postures caractéristiques de la modernité ». En ce sens, la critique derridienne à ce qu’il
appelle le logocentrisme fait de la philosophie derridienne une philosophie de la « post-modernité ». Charles
RAMOND, Derrida. Une philosophie de l’écriture, p. 37.

271
obligation qui pousse à répondre à cela et à ceux qui dépendent du sujet sur lequel tombe ce
pouvoir, cela et ceux qui sont sous sa garde, sous son autorité ou sous sa propriété. De ce fait,
l’individu résulte responsable de cela et ceux qui lui sont proches dans les divers sens de cette
expression : soit à partir d’une appartenance partagée, un lien politique ou juridique, un lien
social quelconque, soit parce que les « objets » de sa responsabilité se placent d’une façon ou
d’une autre sous l’autorité, sous la garde, sous la surveillance ou sous les ordres de celui qui
est censé d’être responsable.

Il s’agit d’une structure qu’on a repéré dans le Code Civil des Français, document dans lequel
toutes les figures responsables sont des figures d’autorité. La responsabilité qui se dessine
dans ce texte établie ainsi que quelqu’un est responsable non seulement du dommage causé
« par son propre fait », par négligence ou imprudence, mais aussi du dommage causé par « le
fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ».6 La
responsabilité est dans ce schème un lien qui règle la relation dissymétrique de hiérarchie ou
en tout cas de propriété entre deux qui et/ou deux quoi, là où les valeurs de hiérarchie et de
propriété ne seraient pas facilement dissociés. Il s’agit toujours d’un il ; le sujet responsable,
les grandes figures d’autorité : le chef d’État, le chef d’entreprise, le chef ou le souverain est
toujours et a priori un homme, la figure virile du cap, de la tête.7

Notons d’abord qu’il s’agit de figures d’autorité qui restent opérationnelles de nos jours et
dont on comprend toujours un lien existant en termes de responsabilité juridico-égologique.
La valeur accordée à ces figures d’autorité relève du concept de « sujet responsable » qui
comporte la virilité au sein de son axiomatique, tel qu’on peut le constater dans le fait que le
Code Napoléon établit que la mère a aussi une responsabilité. Elle a aussi à répondre des
enfants, voire de la famille en entier, mais seulement après le décès du père qui reste le grand
souverain de la famille, de la communauté, de la patrie, de la nation ou de quoi que ce soit.
Cette normativité qui dicte que le père est et doit être le grand souverain, qu’il doit être viril,
rationnel, conscient, libre, etc., cela constitue le sens dont nous parlons, le bon sens même.
Cette axiomatique trouve une complicité étrange avec ce que Derrida appelle le logocentrisme
compris comme ethnocentrisme radical, là où il postule une histoire de la vérité qui détermine
le concept de science comme logique, avec le discours et l’axiomatique de la pensée
théologico-politique en entier, de sorte que c’est « normal » et donc « naturel », donc

6
Code Civil des Français : Édition originale et seule officielle, p. 336.
7
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 20.

272
« logique » que cela soit de cette façon-là et non d’une autre. 8 L’axiomatique de la
responsabilité juridico-égologique allie d’une forme complexe le bon sens, c’est-à-dire, ce qui
se présente à nous comme un fait – que nos responsabilités se déterminent à l’égard de nos
proches –, à savoir, que le sujet responsable est l’homme libre dont la conduite n’est pas
déterminé par l’inné. Il s’agit, en somme, de l’axiomatique du sujet moderne et donc de
l’axiomatique du propre de l’homme qui s’organise à partir de la figure du « Maître absolu ».9
Dans les limites du bon sens donc on trouve « normal », « naturel » et donc « logique » que le
père soit l’autorité de la maison et qu’il s’occupe de ses proches. Il s’agit en réalité d’un
mouvement qui fait passer par naturel ce qui est daté et affirmé performativement, notamment
de nos jours, une affirmation performative qui tient à cacher et donc à empêcher une mutation
en cours et son devenir instable.

Dans les limites de la définition juridico-égologique de la responsabilité, déterminé par le


discours du « propre de l’homme », nous ne sommes pas responsables de l’autre en tant
qu’autre, c’est-à-dire, de l’autre comme qui est complétement étranger au contexte socio-
institutionnel du sujet responsable. La responsabilité juridico-égologique, tel que le Code
Napoléon la détermine et dont nous sommes les héritiers, se circonscrit ainsi au cercle social
et politico-institutionnel le plus proche, au-delà duquel elle ne s’éteint qu’à la condition
d’avoir « causé un dommage ». Si le je souverain réponds à l’autre, au tout-autre, l’inconnu,
l’étranger, le démuni, cela n’est qu’à la condition d’être en dette et en vue de s’en acquitter.
Ainsi, on répond des nôtres, toujours des nôtres et donc toujours aux nôtres. Jamais à l’autre
qui est le grand exclu de cette logique. Car c’est naturel de répondre à l’autre, mon prochain.
C’est logique que ce soit comme ça et il ne faut rien changer, ça on ne peut pas et donc on ne
doit rien changer à cela.

Nous nous demandons pourtant si la proximité de l’autre n’implique déjà l’obligation dans la
proximité, une sorte de dette, de devoir imposé par la proximité. C’est la convention tacite, la
règle, la loi de cette axiomatique ; le bon sens même. Le rapport à l’autre dans cette entente
juridique de la notion de responsabilité, à celui qui est tout autre et qui n’est donc pas notre
« proche » est en ce sens conditionné par cette détermination de la responsabilité en tant que

8
Jacques DERRIDA, De la grammatologie, p. 11-12.
9
Voir à cet égard ce que Derrida dit du bon sens chez Lacan, là où ce dernier affirme que le rapport à la Loi est
le propre de l’homme et que le Crime est en ce sens humain de part en part, dans un discours qui fait de la notion
de semblable sa valeur centrale et qui a comme dernière référence la figure du souverain comme « Maître
absolu ». Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 147-161.

273
paiement, en tant qu’acquittement d’une dette, ce sans quoi ce rapport disparait. C’est parce
que le « Maître de la maison » est la cause de l’existence de sa descendance, parce qu’il est le
« Maître absolu » qu’il est responsable de ce qu’il « a causé », de « ce » qu’il a produit au fait.
Le rapport à celui qui est complétement autre ne devient pas possible dans cette détermination
de la responsabilité, ce pour quoi la responsabilité n’est en fin de comptes « effective ». Elle
est, au mieux, un effort d’acquittement de la dette, un paiement, un devoir commandé par la
loi ; un programme à suivre. Cette forme de la responsabilité perd ainsi le rapport à l’autre, là
où la réponse est toujours réponse à l’autre. Cette thématique hésite ainsi entre deux figure de
l’autre, l’autre comme prochain et l’autre comme complétement autre, ce dernier qui reste
hétérogène devant l’adjectif du « proche ».10 Nous reviendrons à plusieurs reprises sur cette
distinction fort problématique qui tend à distinguer entre l’autre comme le semblable et le
complétement autre comme dissemblable, à partir et autour de la question qui interroge sur la
détermination de la responsabilité et son rapport à l’autre : la responsabilité est une
responsabilité envers le complétement autre ou elle peut se dire de l’autre en tant que
semblable ? Et quelles seront les conséquences dans ce dernier cas ?

I. 1. Moi et l’autre

Le tournant introduit par la pensée de la responsabilité de Derrida imprime un déplacement de


cette notion, de sorte que sa détermination juridico-égologique, son idéal de décidabilité et le
principe de proximité que cette détermination implique, ne règlent plus ce qui/quoi sur lequel
se définit l’« objet » de la responsabilité. À partir de sa réflexion sur le tout autre et le lien
incontournable qu’il établit entre la responsabilité et tout autre autre, Derrida nous fait
remarquer que l’altérité et la singularité font partie, inéluctablement, de la structure de la
notion de responsabilité.11 Il nous rappelle à cet égard que tout celui qui est autre est
complétement autre, qu’il n’y a pas de connu de familier ou de proche quand il s’agit de
l’altérité. N’importe quel autre est complétement autre, comme l’est Dieu lui-même.12 Avec
cette remarque, Derrida nous invite à la réflexion rigoureuse de ce concept, à partir du
questionnement sur la valeur de « semblable ». Ce n’est qu’à partir de l’autre, de l’absolument
autre, le dissemblable, que la réflexion « éthique » commence, autrement elle reste

10
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 142.
11
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.
12
Ibid., p. 110.

274
narcissique et dogmatique.13 C’est comme s’il nous rappelait que tout autre est complétement
autre, et que l’illusion de la proximité n’est que la projection phantasmatique du même dans
sa réaction spontanée pour se protéger de ce qui est inconnu. Mais l’inconnu est là. Il a
toujours été là.

Tout au long de cette réflexion, le discours de Derrida se rencontre et se confronte avec la


pensée de Levinas, là où l’autre, tout autre est « infiniment autre »,14 inépuisable donc pour la
connaissance, inappréhensible à partir d’un rapport de connaissance, insaisissable dans sa
totalité pour la raison et l’entendement. Le tout autre est cet infini dont Levinas dira qu’il
« déborde la pensée qui le pense ».15 L’infini est pour Levinas « l’absolument autre », le
« transcendant » ou l’« Étranger » celui qu’on ne peut pas penser en tant qu’objet de
connaissance.16 Or, selon la lecture derridienne, pour Levinas, cette qualité d’infini oscille
entre Dieu et tout autre homme en tant qu’altérité radicale, en tant que transcendance
impossible d’être épuisée par la pensée et la connaissance. 17 Mais cette oscillation implique
également que Levinas ne peut plus distinguer entre l’altérité de l’autre homme et celle de
Dieu : « son éthique est déjà religion ».18

À partir de cette analyse, Derrida met en question la distance proclamée par la philosophie
levinassienne auprès de la religion et plus particulièrement du christianisme. 19 Il nous invite à
essayer un autre point d’attaque en ce qui concerne le mythe de la révélation : il faut penser
Dieu au-delà de cette « stéréotypie idolâtrique ».20 Ainsi, dans un discours qui développe un
discours que Marius Timmann Mjaaland appelle une « fois hérétique » (faithful heretics),21
Derrida fait de Dieu une « structure d’intériorité invisible ».22 Avec un pas au-delà des
pensées kierkegaardienne et levinassienne, Derrida fait travailler ce concept d’infini pour
l’éparpiller partout où il y a du secret, partout où il y a de l’altérité. À partir de ce travail, le
qualificatif de tout autre ne se limite à Dieu tout seul. Dieu, tout comme les bêtes, n’est pas

13
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 155.
14
Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, p. 323.
15
Ibid., p. 10
16
Ibid., p. 41.
17
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 116-117.
18
Ibid., p. 117.
19
Ibid., 73.
20
Ibid., p. 147.
21
Marius TIMMANN MJAALAND, « Jacques Derrida : faithful heretics », p. 124.
22
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 147.

275
seul.23 Il n’est pas le seul à être complétement autre, infiniment différent, radicalement
dissemblable.

Tout autre est tout autre. La réponse en tant que forme première de la responsabilité trouve
dans la forme répondre à sa structure la plus originaire, et la réponse est toujours une réponse,
une adresse à l’autre. L’autre est donc a priori supposé dans la structure de cette notion, de
forme qu’elle ne peut pas devenir actuelle au-delà ou en deçà de ce rapport. Le traitement
effectué par Derrida de cette formule suggère que si le rapport à l’autre implique, d’une façon
incontournable, l’appel à la réponse, un appel à répondre à l’autre, à tout autre qui est toujours
tout autre, la responsabilité ne se limite pas à « Un » tout autre, comme dans le cas
d’Abraham. Elle ne sera, elle ne saurait jamais être l’affaire d’Un seul, tel que Dieu. Derrida
proposera ainsi une idée de la responsabilité à plus d’un.24 Car l’autre, même si l’on l’invoque
et le convoque dans la forme singulière, même si l’on doit s’adresser à lui de façon singulière,
il n’est pas qu’un. La responsabilité concerne de ce point de vue, tout autre : une multiplicité
d’individus et d’individualités, une multiplicité d’existences dont les limites seraient
impossibles à déterminer. Cette indétermination n’est pas issue d’un manque de rigueur ou
d’une incapacité de réflexion mais plutôt d’une prudence devant la tentation de la délimitation
et la détermination. Derrida problématise la crainte provoquée par l’indéterminé et le
sentiment de confort et de sécurité qu’accompagne le déterminé. Délimiter l’objet de nos
responsabilités, déterminer l’autre, une figure précise de l’autre équivaut à imposer des
conditions à cet autre. Déterminer veut dire établir des limites, donner une définition,
« circonscrire ce qui est incertain ».25 Cela équivaut à dire, au préalable, que l’autre doit
remplir certaines conditions, qu’il doit obéir ou suivre un profil spécifique pour être autre et
donc pour être l’objet d’un engagement responsable. C’est donc comme si le fait d’être autre
ne suffisait pas, comme s’il fallait toujours ajouter un surplus à la qualité d’autre pour que
l’autre ait le privilège de la réponse.

Cette entente de la notion de responsabilité en tant que responsabilité infinie et illimitée


implique de la même façon, non seulement la multiplicité d’autres, qu’ils soient ou non là

23
Nous paraphrasons cette expression à partir de laquelle Derrida développe sa réflexion autour du rapport entre
la bête et le souverain : « les bêtes ne sont pas seules ». Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain.
Volume II (2002-2003), p. 26-27.
24
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 184.
25
Centre National de la Recherche Scientifique, Institut National de la Langue Française Nancy, Trésor de la
Langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960).

276
dans le monde, en présence, mais aussi la responsabilité sans condition, absolue. La
responsabilité absolue est structurellement inconditionnelle ou elle n’est pas. Car une
responsabilité conditionnée est, encore une fois, l’échange d’un rapport économique, d’un
calcul qui ne laisse pas l’espace ouvert pour que la responsabilité advienne ; responsabilité
générale et de la généralité. En ce sens la responsabilité doit être absolue, elle doit être une
responsabilité qui ne s’arrête à mi-chemin dans son engagement, là où inconditionnelle
devient synonyme d’illimitée, une responsabilité sans limites qui va jusqu’aux dernières
conséquences dans son engagement responsable, c’est-à-dire, qui ne reste à mi-chemin vers sa
rencontre avec l’autre.

Ce type d’affirmation n’est que la conclusion nécessaire d’une analyse du concept de


responsabilité qui inscrit les valeurs d’altérité et de singularité dans sa structure.26 Or, dans
l’impossibilité de la responsabilité pour devenir effective sans conditions, cette thématique, la
réflexion sur la détermination de l’objet de nos responsabilités, s’avère également
incontournable, notamment en ce qui concerne la distinction et la problématisation de la
distinction entre l’autre proche et l’autre dissemblable. Et donc, au cours de notre lecture du
corpus derridien, c’est comme si l’indétermination de l’identité de l’autre devait rester là,
après et même grâce au travail de réflexion qu’on fait sur lui, à travers les détours,
l’oscillation sans arrêt, les allers-retours et les plis supplémentaires qu’une pensée paradoxale
implique. En effet, Derrida explore les différents sens de la notion de responsabilité, en
privilégiant le sens de la réponse comme celui qui est le plus originaire et moins déterminée
par un devenir historique particulier. 27 Avec ce geste, et à partir d’une lecture d’écrivains tels
que Patočka ou Levinas, il déduit du « concept hégémonique » de responsabilité ce qu’on peut
appeler un impératif inconditionnel de responsabilité qui ne peut pas être mis en œuvre,
paradoxalement, que par le biais de certaines conditions particulières. Cette double contrainte,
cette double exigence est ce qui donne à penser le plus concernant le rapport entre la
responsabilité et le réseau conceptuel dans lequel elle s’inscrit. La nécessité de cet impératif
inconditionnel de responsabilité s’impose inéluctablement, dans un premier temps parce que
la mise en œuvre de son principe est toujours une sorte de chute,28 une corruption insolvable

26
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.
27
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 280-282.
28
Nous nous autorisons de cette lecture à partir de ce que Derrida dit sur l’hospitalité pure dans le rapport qui
existe entre cette notion, l’hospitalité, et la responsabilité. Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour

277
de laquelle aucun impératif pur ne peut jamais échapper. La nécessité de cette
inconditionnalité de l’impératif va ainsi de pair avec la nécessité de sa chute, c’est-à-dire,
avec sa mise en œuvre et à partir des conditions particulières et spécifiques qui font possible
son applicabilité.29

Mais l’inconditionnalité de ce principe est aussi une conséquence du caractère passible de


l’individu, effet du Schuldigsein originaire qui met cet individu dans un rapport dissymétrique
avec tout autre.30 Non que l’individu soit là dans un proto-état, primitif et premier, non-
passible, qui est perturbé par l’arrivée de l’autre, par la confrontation de l’un avec l’autre. Il
est plutôt structuré à partir de la hantise de l’autre, à partir de l’irruption structurelle de
l’altérité dans l’ipséité du moi, à la façon dont Derrida le développe : « Avant d’être, je porte,
avant d’être moi, je porte l’autre ».31 Ce discours est très proche du discours de Levinas pour
qui « être soi, autrement qu’être, se dé-sintéresser c’est porter la misère et la faillite de l’autre
et même la responsabilité que l’autre peut avoir de moi » .32 L’irruption de l’autre signifie le
rappel que l’autre est déjà dans le soi, le retour du revenant qui n’arrive pas à s’en aller,
toujours, irréductiblement, faisant possible au soi de devenir, de s’identifier devant ce qui
n’est pas lui-même. L’identité du moi ne devient pas « effective » qu’à partir de sa différence
avec l’autre. Or, cet autre est refoulé, méconnu, toujours ignoré dans le privilège du soi, dans
le souci de l’identité aussi chère pour la métaphysique de la présence. Et cela est le cas de
même au niveau de l’expérience vécu, de l’expérience de l’égo, que dans l’histoire de la
pensée.

L’autre « dans le soi » est donc ce qui permet de dire « moi », et faire semblant de tenir, de
maintenir rassemblée ce que ce « moi » veut dire, ce que l’affirmation de soi-même, c’est-à-
dire de l’individu souverain, cherche à garder intact. 33 L’appel, l’injonction à répondre est en
ce sens originaire, structurelle de toute expérience de la vie ensemble, de la vie avec tout
autre, avec n’importe quel autre, tant que l’autre est là avant le moi, permettant la délimitation
et définition de l’ipséité même. Cette injonction est ainsi la forme structurelle de la « vie

l’hospitalité, p. 100. On a traité cette thématique dans la partie C. III. 3., « La "chute" et la nécessité inéluctable
des conditions effectives de l’impératif de réponse ».
29
Ibid., p. 101.
30
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 184.
31
Jacques DERRIDA, Béliers, p. 76-77.
32
Emmanuel LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 149-150.
33
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 42.

278
intérieure », de la « vie solitaire », de la vie consciente et auto-consciente qui semble parler
avec « elle-même » sans vouloir y voir les plis, les doublures, la multiplicité maudite qui
hante l’ipséité du même. Cette multiplicité originaire est en ce sens la possibilité de
perversion, la condition de la passibilité du soi qui s’affirme toujours au risque de la trahison
de lui-même, passibilité qui ouvre la possibilité à l’hospitalité de même qu’à l’hostilité, et
dans l’hostilité au crime autant qu’au suicide ; au mal envers soi et au mal envers l’autre. Car
l’autre, le toute autre, dans son irruption et dans la radicalité de son altérité, celui qui hante et
habite le même, il est secret. Il est donc ce qui résiste à toute connaissance et à toute maîtrise,
ce qui se soustrait à toute anticipation et qui peut trahir, qui peut incarner le pire, le mal
radical.

De ce point de vue, l’appel à répondre à l’autre est de même le début de l’éthique, la


possibilité d’un rapport visant la justice et l’hospitalité que celui de la police et du control
politique.34 Condition de possibilité de l’accueil de l’autre et condition de possibilité de son
rejet ; condition de possibilité et d’impossibilité de l’un et de l’autre. Le tournant introduit par
Derrida dans son traitement de l’axiomatique de la notion de responsabilité, fait précisément
bousculer la détermination du répondre dans ces multiples modalités : à, de, devant. Tel est la
façon dans laquelle nous interprétons, dans le cadre de la présente recherche, l’invitation que
Derrida nous adresse à la reconsidération des déterminations de la responsabilité, de ce dont
nous sommes responsables : « répondre, répondre de quoi et devant qui, la question est peut-
être plus vivante et plus légitime que jamais. Mais le quoi et le qui seraient à penser tout
autrement. Et, voici un corolaire plus intéressant, depuis cette altérité ils nous induiraient à
penser ce qu’ils avaient pu être auparavant, ce "qui" et ce "quoi". »35

Rappelons enfin l’oscillation indécidable qui hante cette paire de pronoms, oscillation sur
laquelle Derrida a autant insisté, cette oscillation qui ne nous permet pas de décider entre un
« qui » et un « quoi » : « quand il y a substitution, il peut toujours y avoir qui pro quo, un qui
pour un qui mais aussi un qui pour un quoi ou un quoi pour un qui. »36 Cette plasticité de la
langue, cette multiplicité des formes que la figure de l’autre est susceptible d’acquérir, ne fait
donc que remarquer l’indétermination structurelle des « objets » de nos responsabilités. Dès
lors qu’elle échappe à la connaissance, l’altérité radicale ne peut être déterminée et définie au
préalable. Elle prend chaque fois un visage singulier, chaque occasion une forme particulière.
34
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 111.
35
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 406.
36
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 98.

279
L’autre est l’indéterminé par excellence, incalculable, et toute tentative de le déterminer ne
peut pas être sans violence, sans créer une identité et donc des frontières supposant un dedans
et un dehors.

I. 2. Penser autrement le « qui » et le « quoi » de la réponse

Dans la quatrième séance du premier Séminaire La bête et le souverain, Derrida effectue une
lecture de l’« Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » de
Lacan. Selon cette lecture, dans son itinéraire de réflexion vers la construction d’une théorie
éthique, Lacan définit la Loi, le système juridique et le rapport à ce système comme le propre
de l’humain, le lieu, le moment où l’humanité commence. Le rapport à la Loi, obéir ou
transgresser la Loi est, selon Lacan, ce qui sépare l’homme de l’animal. Cette affirmation met
en œuvre tout le réseau de concepts, de notions et d’axiomes qui se trouvent à la base du
discours éthique propre de l’onto-théologie. Car ce qui fait l’humanité de l’humain, implique
la liberté d’obéir ou de ne pas obéir la Loi, la décision donc, libre et responsable et avec elle la
responsabilité tout court. Dans ce sens, le crime et la cruauté – tant qu’ils supposent une
connaissance et/ou un agir encadré par cette Loi – seraient deux particularités de l’action
humaine dérivées de ce « propre de l’homme ».37

Or, Derrida attire notre attention sur le fait que, pour Lacan, et l’homme et l’animal peuvent
faire le mal. Mais ce qui les sépare en dernière instance est ce rapport à la Loi, un rapport
présent dans l’agir humain et absent dans le monde animal. L’animal est capable de violence,
bien sûr, mais sans avoir connaissance de la Loi, cette violence a toujours lieu sans
conscience, sans intention et donc sans transgression : elle ne constitue pas un crime. Il s’agit
du même schème hégélien dans lequel la connaissance de la Loi transforme le simple fait en
crime ; le cas d’Antigone.38 L’être humain est de ce point de vue le seul vivant qui a un
rapport à la Loi et il est par conséquent le seul vivant capable de crime et de cruauté comme
tels. Conséquence immédiate de cet axiome : l’« animal » reste innocent dans ses actes tant
qu’il est déterminé par la simple réaction, il est réactif dans son agir violent, il n’est pas
responsable, tandis que l’humain, être vivant libre, conscient et maître de lui-même tant que
de ses actes, il sera capable de la pire cruauté, la seule cruauté possible en fait. Aucune forme

37
Ibid., p. 148.
38
G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. Tome II, p. 36-37.

280
de violence animale ne peut être cruelle, et cela parce que la pire cruauté se définit et se
distingue selon Lacan là où elle s’exerce envers un semblable. 39 L’agir cruel de l’homme
« implique l’humanité », car le propre de l’homme est dans ce schème la capacité d’exercer
une violence contre son semblable, une violence qu’on peut appeler « intentionnelle », voulue
et, en raison de cette volonté, de cette intentionnalité, perverse. Cette réflexivité fait que la
violence devienne cruauté. La cruauté est de ce point de vue un rapport au même ou elle n’est
pas, ce pourquoi l’humain est également le seul vivant qui peut avoir l’expérience de la
culpabilité.40 N’appartenant pas au régime de la « fixité de l’inné », c’est-à-dire de la réaction
qui supposent les instincts et les pulsions, cette cruauté envers le semblable est l’élan à partir
duquel le crime et la cruauté « transcendent l’animalité ».41

On assiste à une itération particulière de ce que Derrida appelle le schème cartésiano-lacanien


de la « fixité de l’inné »,42 un schème qui nie à l’animal toute capacité de réponse libre et
consciente, c’est-à-dire rationnelle. Il part du supposé que l’« animal » est condamné au
« programme inné », à la réaction déterminée par des puissances instinctives qui le dépassent
et sur lesquelles « il », l’« animal », n’a aucune capacité de contrôle réfléchi. L’« animal » est
pour Lacan une espèce d’automate, et c’est en ce point que sa pensée rend tribut à la pensée
cartésienne où l’on retrouve l’idée de l’« animal machine ».43

La première complication importante à cet égard apparait sous la lecture derridienne dans le
seuil, dans la ligne de démarcation entre cette « fixité de l’inné » propre à l’« animal », et la
liberté rationnelle propre à l’humain, une frontière qui n’est pas aux yeux de Derrida si claire
et si évidente. Cette remise en question implique également celle du rapport à la Loi
exclusivement humain qui distingue l’« homme » de tout autre vivant. Car ici, et chaque fois
qu’il s’agit du propre de l’homme, Derrida se demande de quel droit l’homme se définit lui-
même comme ayant les capacités, vertus, pouvoirs, ou potentialités qu’il dénie à
l’« animal ».44 Par exemple, en ce qui nous concerne ici, d’être responsable, de ne pas être
réactif donc, de ne pas être déterminé dans son agir par des éléments échappant à sa maîtrise

39
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 150.
40
Ibid., p. 154-156.
41
Ibid., p. 149-150.
42
Ibid., p. 149.
43
Derrida développe particulièrement ce sujet dans son essai « Et si l’Animal répondait ? » dans L’animal que
(donc) je suis, p. 163-191.
44
Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 185-186.

281
rationnelle, ce qu’implique toute la série d’attributs du sujet qu’on vient de souligner ainsi que
d’autres, des attributs supposés dans l’axiomatique de cette notion. Avant de dire, d’affirmer
et de démontrer la « fixité » de la réaction animale, Derrida nous invite à réfléchir autour de la
responsabilité indéfectible, libre et consciente de l’homme, il nous invite à mettre en question
la plénitude de sa liberté et de la pureté des décisions produites par une conscience présente à
elle-même, maîtrisant ses intentions et ses volitions, déterminant ses décisions à partir de cette
maîtrise.

Remettre en question ce propre de l’homme, ainsi que cette « tradition » consistant à établir
un propre de l’homme pour le distinguer de l’« animal », nous permet d’entrevoir au moins ce
que cette identité phantasmée de l’homme cache derrière son rideau conceptuel. L’enjeu de
cette problématique est double dans les différentes manifestations de ce que Derrida appelle le
logo-phallocentrisme. Car ce qu’on appelle l’homme est très souvent synonyme d’humanité,45
mais aussi dans des contextes déterminés synonyme de « sujet ». L’« animal », par exemple,
n’est pas un sujet tout court ; la femme n’est pas un « sujet politique » que depuis peu. Car le
concept de sujet implique la virilité, la liberté, la souveraineté, il a la possibilité d’exercer une
autorité, il possède un pouvoir. De ce point de vue, cette mise en question implique également
un questionnement sur le proche et le dissemblable dans la problématisation derridienne de
ces opposés.46 Car le travail de Derrida nous suggère à plusieurs reprises qu’aucun seuil n’est
pas définitif, que la contamination d’un dedans et d’une identité est possible. Chez l’homme,
en l’occurrence, il y a déjà, comme possibilité structurelle et malgré la différence sexuelle, le
féminin refoulé en tant que trait ou attribut non viril, de même qu’il y a l’« animalité
réactive ». Cela nous amène à reposer la question sur l’altérité comme tel, et la place qu’elle
occupe dans la problématisation derridienne de la responsabilité, mais aussi sur la frontière
entre le même et l’autre.

À cet égard, nous souhaitons faire remarquer la façon dont ce refoulement passe par le
langage. L’affirmation et l’auto-affirmation de l’homme en tant que « zoon politikon »,
« animal rationnel », « être du langage » ou quoi que ce soit, est, en tant qu’affirmation
dogmatique, une affirmation performative. Il s’agit donc d’une affirmation qui, loin de décrire
un « fait réel », cherche à « inaugurer », à réaffirmer et donc à imposer une « réalité » de

45
Nous empruntons cette idée à Rita Segato qui développe une pensée de l’altérité et de la différence sexuelle à
partir d’une tradition qui ne serait pas complétement éloignée à la pensée de Derrida. Voir : Rita Segato,
« Examinando el mandato de masculinidad y sus consecuencias ».
46
Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 147-148.

282
façon normative, elle cherche à convaincre à partir de la force de l’« évidence » supposée
naturelle. Mais la force de cette évidence n’est autre que la force performative de sa re-
itération, de l’affirmation dogmatique qu’à force de répétition devient un lieu commun auquel
plus d’un est prêt à donner du crédit. La réflexion derridienne sur le « propre de l’homme »,
nous permet d’apprécier sa performative. Elle attire notre attention d’un côté sur la possibilité
que certains de ces attributs, de ces pratiques ou de ces potentialités seraient aussi présents
chez certains animaux. Et d’un autre côté sur le fait qu’ils ne sont pas complétement pleins
chez l’homme, que la frontière ainsi dessinée entre l’homme et l’animal à partir de tels
critères n’est donc pas si solide qu’elle voudrait l’être. Le travail développé par Derrida n’est
pas un effort pour faire semblent qu’il n’y a pas de vraies différences mais plutôt pour nous
rappeler que la frontière ainsi dessinée n’est pas un sol assez ferme qui puisse tenir
longtemps.

La frontière entre l’homme et l’« animal » est affirmée et produite performativement, dans
une forme de discours consistant, chaque fois, à proposer des axiomes, des « vérités » (dans le
sens que Nietzsche donne à ce mot47) qu’on veut faire passer par neutres, par objectifs et donc
par scientifiques. Car toutes les figures du propre de l’homme servent mooins à développer
une connaissance des animaux qu’à renforcer un discours sur l’homme. Ells servent
précisément à faire passer par évidentes ses affirmations sur l’homme, prenant appui sur la
transparence supposée de l’exemple et la comparaison entre l’homme et l’animal, entre
l’homme et la femme, entre l’homme et l’enfant. Cela voudrait être une preuve « empirique »
visant une « scientificité », légitimant des discours qui organisent des rapports sociaux
humains et non seulement humains.48 Mais dans la multiplicité des formes animales et de
l’organisation sociale qu’ils, les animaux, peuvent avoir, il s’avère tout simplement
impossible de prouver empiriquement, encore plus difficile de le faire synthétiquement, une
affirmation telle que « l’animal n’a pas de rapport à la Loi », pour ne prendre que l’exemple
de Lacan. Et cette forme contractée de nommer la multiplicité des formes animales dans un

47
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 24.
48
Bien que Derrida ne développe pas cette thématique en termes de force performative, il décrit cette façon
d’affirmer une « connaissance » ou une « vérité » qui semble « aller de soi » de façon dogmatique, quand il parle
du discours scientifique et philosophique dominant sur l’animal. Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p.
31-32.

283
seul mot, l’animal, n’est que l’outil le plus inventif pour faire passer par évidente une
affirmation de telle envergure. 49

L’affirmation dogmatique est donc toujours performative. Il y a cependant, disions-nous, une


complicité, une association également dogmatique entre toutes ces définitions du propre de
l’homme qui font système et s’inscrivent, chacune à sa façon, si l’on veut, dans la même
axiomatique du discours éthico-philosophique dont nous parlons ici. C’est comme si cette
complicité était naturelle, comme si chaque fois on décrivait un trait qui allait de soi dans la
définition de l’humain. C’est donc comme si ce que n’allait pas de soi c’était l’individu
singulier qui ne s’accorde pas à cette définition, comme si la définition était parfaite mais ce
qu’on décrit avec elle faisait défaut, là où ces « propres de l’homme » s’accordent à l’un et se
refusent à l’autre : plutôt à l’homme qu’à la femme, plutôt à la femme qu’à l’enfant, 50 mais
surtout, plutôt à certains hommes, à certaines femmes et à certains enfants qu’à d’autres.

Dans le contexte de cette discussion, une remarque nous intéresse au plus haut dégrée, car elle
donnera le ton du développement de notre recherche concernant toute la série d’attributs que
l’idée lacanienne du « propre de l’homme » implique : dans le discours philosophique
dominant ce propre de l’homme prend des formes différentes, dépendant du philosophe, de la
philosophie, du moment et de l’endroit où il est posé. Et tout au long de l’histoire, les
penseurs ont proposé systématiquement des « propres de l’homme », dont l’ensemble peut se
représenter selon une analogie proposée par Derrida, à la façon d’un « jeu de l’oie » qui
comporte des cases dont chacune présente ou représente une configuration différente du
même principe.51 Un jeu qu’on peut bien comparer aux divers stades des configurations de la
conscience proposés par la « science de l’expérience de la conscience » hégélienne, lesquels,

49
En ce qui concerne cette thématique, voir le travail que Derrida fait sur ce mot « animal » et son usage, son
manque de rigueur mais aussi son opérabilité dans le discours philosophique, dans l’articulation de celui avec la
figure de la femme (Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 72-77). L’exemple de la valeur
symptomatique que ce terme trouve dans la pensée de Heidegger est également assez illustratif à cet égard. Voir
à cet égard : Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 277-278.
50
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 295.
51
Jacques DERRIDA, Séminaire La peine de mort. Volume II (2000-2001), p. 282.

284
dans son chemin vers l’esprit absolu gardent l’essence de la configuration antérieure même si
elles dépassent, remplacent et font la relève de la forme antérieure. 52

Et si la comparaison est ici possible, cela n’est que parce que d‘une certaine façon la « science
de l’expérience de la conscience » décrit le devenir de l’histoire de la philosophie. Dans le
schéma hégélien chaque configuration de l’esprit donne une configuration différente au
contenu de la forme antérieure en proposant une nouvelle forme. Mais chaque fois la
configuration nouvelle garde les mêmes principes généraux, la même axiomatique, les mêmes
présupposés autour du primat de la raison, de l’identité du moi, de la plénitude de la
conscience pleinement présente à elle-même. La plupart de ces configurations proposent ou
supposent un propre de l’homme, autour duquel elles se ressemblent et se rassemblent,
comme des feuilles autour de l’arbre. Il s’agit de la famille des Robinsons dont Derrida dira
qu’il faut reconnaître « les traits communs, les ressemblances, les airs de famille », ce qui ne
doit pas nous empêcher de voir également « leurs traits différentiels et leurs irréductibles
singularités ».53

De telle sorte, cet amalgame qu’on appelle l’histoire de la philosophie comporte et développe
un réseau de prédicats et axiomes qui reflètent les préjugés de leur temps et leurs cotextes.
Dans son ensemble les axiomes sur lesquels repose la continuité historique n’ont pas trop
changé, notamment en ce qui concerne le primat donné à la raison – à une interprétation
particulière de la raison –, le privilège d’une idée de la conscience en tant que pleine, le
privilège de l’esprit et de l’immatériel, etc. Mais aussi et de façon encore plus marquée en ce
qui concerne les différents exclus qu’ils gardent à la distance de l’homme : la femme, l’enfant,
l’animal, l’inanimé, la machine, etc. Tournant toujours autour d’un axe mobil dans le sens
dont l’axe d’une roue se déplace avec la roue même, 54 l’axiomatique de ces propres de
l’homme, qui est celle sur laquelle repose la définition de la notion de responsabilité, trouve
sa matrice conceptuelle dans l’axiomatique du discours éthique de l’onto-théologie.

Le texte de Lacan ne fait en ce sens que répéter certains traits qui fortifient cette axiomatique
en rajoutant un « propre de l’homme » à l’histoire de la pensée. Encore, dans sa lecture de

52
C’est l’idée générale d’expérience de la conscience que présente la première partie de la Phénoménologie de
l’esprit en tant que « Science de l’expérience de la conscience ». G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit.
Tome I, p. 64.
53
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 280-281.
54
Ibid., p. 118-120.

285
l’« Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Derrida
reconnait un engagement politique qui motive la théorie lacanienne : il s’agit d’une critique de
la « théorie des instincts criminels de certains individus » qui cherche à surmonter l’idée des
actions criminelles conditionnées et des individus génétiquement prédisposés à la cruauté. 55
Mais l’analyse comparative, à l’œuvre dans le texte lacanien, n’a autre fonction que la défense
de cette hypothèse, à partir de la distinction tranchante entre l’homme et l’« animal » : tant
que l’homme est libre et responsable, tant qu’il n’est pas conditionné comme l’« animal », il
n’y a pas d’instincts innés chez lui, il n’y a donc pas de disposition naturelle chez lui au crime
et à la cruauté. Et ce propos, dit Derrida, amène Lacan à la construction d’une « éthique du
sens », c’est-à-dire une éthique « qui tend à sauver le sens, comme sens de l’humain et de la
responsabilité humaine ».56 Une éthique donc fondée sur la même axiomatique du sujet
auquel on attribue des traits tels que la pureté de la conscience, l’intentionnalité du sujet ou la
raison pratique pure pratique. Des traits qui se trouvent à la base de toute l’architectonique du
système dans lequel la pensée éthique d’occident est construite. Le discours lacanien cherche
en ce sens à sauver une idée du sens humain en tant que faculté de jugement, une idée qui
place la rationalité humaine en tant que principe directeur de l’agir. La réaction animale innée
est contraire à ce principe du sens et c’est là que, même si elle répond à une exigence
politique stratégique, cette théorie contribue à perpétuer un état des choses donné, une
axiomatique et une métaphysique.

Derrida revient à plusieurs reprises sur la valeur de semblable, et dans le texte où il lit Lacan
et dans des nombreux textes de son corpus, mettant l’accent sur la place si centrale qu’elle
occupe dans la construction théorique lacanienne, mais aussi dans le discours éthique de la
philosophie occidentale. 57 En ce qui concerne le texte de Lacan, cette valeur trouve une
importance stratégique de telle envergure que ce penseur a la nécessité de supposer que même
quand l’homme fait le mal et même quand il est cruel envers un vivant d’une autre espèce,
c’est son semblable qu’il vise dans cette cruauté.58 Il s’agit pour lui d’une cruauté qui

55
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 149-150.
56
Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 151.
57
Cette valeur du propre du rapport éthique proposé par Lacan, détermine l’objet de nos responsabilités à partir
d’un principe de proximité. Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 132-
140. Derrida le retrouve à l’œuvre en tant qu’amour du propre, dans le sens de l’appropriation ; « la jalousie qui
ne tend qu’à l’appropriation ». Politiques de l’amitié, p. 83-84.
58
Jacques LACAN, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », p. 147.

286
« dépasse tout ce que peuvent les animaux ».59 L’« animal » peut faire mal et faire le mal mais
toujours dans la limite de l’inné, de la réaction sans liberté et donc sans malice, sans crime et
sans monstruosité, au moins du point de vue de l’acte éthique ou anti-éthique, qui revient ici
au même, au respect ou à la transgression libre et choisi de la Loi supposant une décision
responsable.

Cette place stratégique que la valeur de proximité occupe dans les discours philosophiques
occidentaux est fort problématique du point de vue de l’analyse déconstructrice derridienne.
En effet, ayant comme point de départ une réflexion sur la différance, la pensée
déconstructionniste réfléchit et problématise des motifs tels que l’ipséité, l’ego, le propre, la
présence, l’identité, etc., mais aussi la fraternité ou la communauté et tous les instances qui
font référence au même et à son économie ; la loi de l’oikos.60 Ce pourquoi, quand Lacan
lance l’appelle à une « fraternité éternelle » pour surmonter la cruauté humaine, Derrida nous
met en garde contre ce qu’il appelle un « fraternalisme du "semblable" ».61 Et cela parce que,
ce que la théorie lacanienne cherche à fonder est une éthique et un droit. Cette valeur de
semblable ne peut donc se trouver au cœur de son axiomatique sans risquer de dénier toute
sorte d’obligation vers le méconnaissable, ainsi que de dispenser toute forme de violence vers
le non-semblable. Voilà pourquoi la première question que Derrida pose devant les
affirmations lacaniennes est : « À quoi reconnait-on un semblable ? », c’est-à-dire, quel est le
critère pour tracer le seuil entre le dedans et le dehors de ce que Lacan appelle le semblable ?
En posant ce genre de question, Derrida prépare le terrain pour mettre à l’épreuve les limites
de cette théorie en demandant si « le « semblable », est seulement ce qui a la forme humaine,
ou ce qui vit, en général, hors de la définition humaine du vivant ? 62

La critique déconstructionniste conteste le généalogique toujours en vue de démêler


l’axiomatique construite autour de lui, pour démonter des doxas dogmatiquement assemblées
autour d’une « naturalité nationale qui n’a jamais été ce qu’on la dit avoir été. »63 Cette
remise en question des discours fraternalistes ne cherche à « leur faire la guerre et y voir le
mal ». Elle cherche plutôt à « penser et vivre une politique, une amitié, une justice qui
commencent par rompre avec leur naturalité ou leur homogénéité, avec leur lieu d’origine

59
Ibid., p. 147.
60
Jacques DERRIDA, Papier machine, p. 311, 313-315.
61
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 154.
62
Ibid., p. 152-153.
63
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 128.

287
allégué. Qui commencent donc là où le commencement (se) divise et diffère. Qui
commencent par marquer une hétérogénéité "originaire" qui est déjà venue et qui peut seule
venir, à l’avenir, les ouvrir. Fût-ce à elles-mêmes. »64 Cette réflexion nous l’interprétons
comme la promesse d’une pensée de la responsabilité qui vise le lointain, une pensée qui se
soucie de l’altérité radicale, qui cherche à sortir d’une pensée narcissique. Sortir du cercle de
la pensée de l’homme, sur l’homme et pour l’homme, sortir d’une pensée où l’autre qui n’est
pas l’homme dans un sens littéral, n’est jamais pris en compte qu’en vue du profit et du bien-
être de lui-même, toujours en dépit du reste. 65

I. 2. 1. L’homo robinsonniensis

Derrida entame cette réflexion à partir de la lecture de Heidegger, là où ce dernier explique et


développe ses trois thèses sur le monde et le rapport des différentes figures de l’étant au
monde, à savoir que « la pierre (ce qui est matériel) est sans monde », que « l’« animal est
pauvre en monde » et que « l’homme est configurateur de monde ».66 La réflexion derridienne
ouvre ainsi à partir de la question « qu’est-ce que la vie ? » et à partir de l’articulation
complice dont il suit la trace entre les notions de phusis et walten. Dans le cadre de sa lecture,
Derrida conteste ces thèses, donnant un privilège à celle sur l’« animal », à partir des
présupposés et des impensés qu’elle met en œuvre. Heidegger soutien que ces thèses, qu’il
qualifie de métaphysiques d’ailleurs, et en particulier celle sur l’« animal » – laquelle est la
thèse directrice de son étude –, qu’elles sont des thèses exprimant l’essence de ce dont elles
parlent, ces sont des thèses essentielles et non empiriques. La thèse sur l’« animal » en
particulier est, selon la réflexion de Heidegger, présupposée par toute science positive du type
de la biologie et la zoologie, c’est-à-dire, que la zoologie, en l’occurrence, la présuppose pour
« circonscrire son propre champ d’objectivité ».67 En tant que thèse métaphysique, elle est
subjacente à tout savoir impliquant l’expérience de son objet, car elle est une thèse sur
l’essence de l’animal ou de l’animalité. Et donc, cette thèse, en tant que thèse générale de
l’essence de l’« animal », de ce que Heidegger appelle avec tant d’autres, l’animal au

64
Ibid., p. 128.
65
Voir à cet égard ce que Derrida dit de ce qu’il appelle « les limites de l’homo robinsonniensis » dans la
septième séance du Séminaire La peine de mort. Volume II (2000-2001), p. 279-281.
66
Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, p. 265-268.
67
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 273.

288
singulier, elle n’implique pas une infériorité, un manque. Elle n’établit pas une hiérarchie
entre les différentes figures de l’étant, car elle « ne permet aucune estimation ni aucune
évaluation de perfection et d’imperfection ».68 Car cette pauvreté de l’« animal » est comprise
en tant que privation, et même si c’est difficile, presque impossible de la penser comme telle,
il faut penser cette différence ontologique entre les différentes figures de l’étant seulement
comme cela, comme une différence de forme et non de dégrée.

Heidegger affirme que la généralité de cette thèse est telle qu’elle ne laisse aucun lieu à la
différence de dégrée, il ne s’agit pas d’une thèse qui permette d’établir a posteriori une
différence entre les formes les plus diverses de l’animalité. Il énonce une thèse générale qui
parle de l’essence de l’« animal », une thèse qui vaut pour tous les animaux, sans qu’aucune
distinction soit faite à l’intérieur de cette délimitation.69 Mais, malgré l’essentialité dont cette
thèse en particulier parle, nous ne comprenons si elle est soustraite à toute démonstration ou si
elle ne l’est pas, car Heidegger dira qu’elle est suspensive, qu’elle n’est pas d’un côté ni de
l’autre. Elle suit une « certaine orientation de la zoologie et de la biologie », mais elle ne tire
pas non plus la force de son affirmation de ces sciences-là.70 Cela ressemble, aux yeux du
Dasein commun, à une simple contradiction, mais pour les yeux philosophiques cette
contradiction, cette circularité est précisément ce qu’il reste à penser, au-delà des limites
l’« entendement vulgaire ».71 Derrida en conclut que, même si Heidegger cherche à soustraire
sa thèse à toute détermination empirique et donc à tout anthropocentrisme des sciences
positives, elle reproduit un préjugé, et un des plus communs et des plus répétés dans l’histoire
de la philosophie. Car parler de l’« animal », au singulier, en faisant abstraction des toutes les
spécificités et de toutes les variations possibles qu’il peut avoir parmi les différentes figures
de l’étant que l’on range sous ce nom, cela ne fait autre chose que reproduire un lieu commun.
Cela ne fait donc que réintroduire l’anthropocentrisme dont Heidegger se méfie autant, en
reproduisant sans y penser une affirmation prise du sens commun. 72

Car Heidegger se méfie « à juste titre » d’un certain anthropocentrisme qui, sous la forme
d’une psychologie animale cherche à surmonter la problématique engagée, à savoir, l’enquête
sur l’essence de l’animalité, dans le rapport entre science et métaphysique, concernant surtout

68
Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 289.
69
Ibid, p. 279.
70
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 275.
71
Ibid., p. 276.
72
Ibid., p. 277-279.

289
une pensée de l’essence de la vie, de l’essence de l’animalité.73 D’où que sa thèse cherche à se
placer au-delà de toute détermination des sciences positives. Derrida dira ainsi que la thèse
métaphysique de Heidegger est « irréprochable » dans le sens restreint qui la circonscrit à un
jugement exprimant un savoir « onto-phénoménologique ». De ce point de vue, dit-il – non
sans un certain arrière-gout de moquerie – Heidegger décrit l’animal très rigoureusement et
« avec toute l’exigence philosophique dont il est capable ». Mais cette description est la
description de ce « qu’apparaît à la conscience ou au Dasein commun », une description qui
s’accorde ainsi à la description de l’animal que se fait le sens commun « le plus suspect ».
Cette description est celle de l’« animal » en général, « tel qu’il nous apparaît historiquement,
historialement, à nous, dans notre Dasein humain ».74 Il s’agit d’un savoir daté, d’une
affirmation issue de son contexte, qui parle de quelque chose qui n’est pas naturelle,
historiquement déterminée donc, et en tant que telle, il s’agit d’une affirmation qui ne se
soustrait pas au devenir historique dans lequel elle a lieu. 75

Derrida pose ainsi les bases d’une critique radicale concernant le savoir onto-
phénoménologique et les conséquences que la structure de ce savoir peut avoir par rapport à la
relation du Dasein onto-phénoménologique au monde. Car s’il s’avère nécessaire de dépasser
ce point de vue onto-phénoménologique, s’il faut sortir de cet apparaître donné à la
conscience pour laquelle « l’animal est pauvre en monde » c’est pour le souci même de penser
la vie. Derrida se met ainsi sur le sillage du texte heideggérien, qui pose la réflexion sur
l’essence de la vie en général en tant que tâche philosophique de son étude. Il s’approprie de
cette tâche, la réélaborant, pour nous inviter à penser au-delà des limites de cette vision onto-
phénoménologique, au-delà de limites de l’anthropocentrisme qu’il implique. La thèse de
Heidegger est juste et irréfutable dans les limites « de ce monde-ci que le Dasein s’est formé
ou configuré. »76 Mais c’est toujours dans les limites de ce monde que l’« animal » a été
pensé, au singulier, comme « pauvre en monde ». Pas comme égal, jamais comme égal à
l’homme, en aucun sens et à aucun niveau. C’est dans les limites de ce monde, créé et
configuré par et pour le Dasein humain que celui-ci « ne se rapporte à l’animal que pour lui-
même, en vue de lui-même, de son point de vue, dans son pour-soi. »77 Tout se passe, dans la

73
Ibid., p. 272-275.
74
Ibid., p. 279.
75
Ibid., p. 279.
76
Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 306.
77
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 280.

290
lecture derridienne et malgré les mises en garde de la part de Heidegger, comme si cette
« pauvreté en monde » de l’« animal » n’était qu’un manque, un défaut légitimant l’agir
prédateur de l’humain à l’égard de l’« animal ». La thèse heideggérienne apparaît ainsi, dans
le cadre de cette lecture, en tant que légitimation d’un mode de vie, conséquence de la « thèse
d’essence » et de la façon dont elle est posée a priori, dans la prétention de la faire passer par
absolument générale, neutre et irréfutable.

Or, ce qu’il faut penser c’est la vie, l’« animalité de la vie ». Et ce « il faut » apparaît dans le
discours derridien comme une injonction qui tient à prendre la responsabilité de l’autre, du
tout autre et dans le sens quantitatif et dans le sens qualitatif de cette expression. Car la
critique adressée par Derrida met en relief les conséquences de la thèse heideggérienne, là où
le présupposé de l’« animal » étant « pauvre en monde » trouve ses « limites structurelles d’un
contour insulaire » tourné vers lui-même. Mais d’une pensée insulaire, qui n’est autre que la
pensé narcissique « d’un homo robinsonniensis qui percevrait, qui interpréterait, qui
projetterait tout, en particulier l’animal, solitairement, solipsistiquement, en fonction de
l’insularité de son intérêt ou de son besoin, voire de son désir, en tout cas de son fantasme
anthropocentrique et robinsinocentré. »78

Deux remarques nous intéressent ici au plus haut dégrée, concernant le quoi et le pourquoi de
cette nécessité :

1) D’abord, ce qui reste à penser, ce qu’il faut penser c’est la vie. Derrida introduit cette idée
sous la forme d’une question rhétorique qui n’hésite pas à déterminer un concept de vie
comprenant tous les vivants, qu’on les nomme des plantes ou des êtres humains, des bêtes ou
même des dieux.79 Chez Heidegger, il paraît avoir une différence entre ce qu’il appelle
l« l’animalité de l’animal », « l’essence végétale des plantes » et « l’humanité de
l’homme ».80 Et ces trois figures se distinguent ainsi, en tant que figures du vivant, de ce qui
est sans vie. Derrida, à son tour, paraît assimiler dans un seul concept de vie ces trois
distinctions heideggériennes, en identifiant l’animalité à la vie. Ce qui reste à penser, ce qu’il
faut penser est « non pas seulement l’animalité en général, l’animalité de l’animal (autrement

78
Ibid., p. 280.
79
Ibid., p. 279.
80
Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 269-270.

291
dit, la vie commune aux plantes, aux bêtes et aux homes, voire aux dieux), mais l’animalité
différenciée des animaux au pluriel infini ».81

2) Et donc, dans le cadre de notre lecture, ces prémisses ouvrent également la possibilité de
penser un au-delà de l’« animalité de la vie », un au-delà du vivant, et cela pour les raisons
précises qu’il présente, pour aller au-delà de la pensée insulaire et surmonter une attitude
humaine toujours penché sur elle-même, toujours en dépit de l’autre, du tout autre. Ce qui
reste à penser est donc un au-delà d’un concept de vie, lequel, bien qu’il ne soit pas circonscrit
chez Derrida à la vie du souffle d’une manière naïve, à la vie de l’esprit, en tant qu’il
rassemble la vie de l’« animal » et la vie de la plante dans la notion d’animalité, elle nous
semble restreint quand il s’agit de la détermination de nos responsabilités. 82 Plusieurs
manifestations de la culture se posent de nos jours la question sur la possibilité de considérer
la vie au-delà de la vie, pour considérer la machine dans l’univers circonscrit par bios ou zoe.
Derrida entame une critique ouverte contre l’anthropocentrisme implicite de la considération
heideggérienne de l’« animal », en raison des conséquences de cette simple considération de
l’« animal » comme étant pauvre en monde. Cette considération implique l’exploitation
animal en profit de l’homme toujours à partir d’une appropriation anthropocentrique et
insulaire de l’étant et du monde. En ce sens il faut se demander si la considération
métaphysique du monde inanimé, dont Heidegger ne donne que l’exemple de la pierre, en tant
que « sans monde » ne légitime et justifie a priori un rapport qui place ce monde matériel et
inanimé hors de toute considération éthique. Il faut donc commencer par se demander s’il y a
une pertinence à penser le monde matériel dans le cadre d’une pensée de la responsabilité à
partir du rapport entre le qui et le quoi.

Ce type de considération est au cœur de la pensée « éthique » contemporaine à partir de la fin


du XXème siècle, même là où cette pensée placent la responsabilité au centre de leur analyse.
Le travail de Hans Jonas représente le sommet de cette tendance. Il part du supposée d’une
possible destruction du monde à cause des pouvoirs et des forces développés par l’homme, à
un moment historique où « l’essence de l’agir humain s’est transformée ».83 Or, dès
l’ouverture de Le principe responsabilité, Jonas place l’homme au début et à la fin de sa
considération, car le vrai souci de la destruction de la planète est l’homme même, le danger

81
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 279.
82
Voir à cet égard l’ensemble de questions adressées par J-L Nancy à Derrida dans l’entretien « Il faut bien
manger ou le calcul du sujet » dans Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 283-284.
83
Hans JONAS, Le principe responsabilité, p. 21.

292
que la destruction de la planète et de la nature implique par rapport à la vie humaine. Telle est
la façon dont nous interprétons les premières lignes de cet ouvrage, qui donnent un privilège
total et placent l’homme au centre de cette considération : « Le Prométhée définitivement
déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie, son
impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche
le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. »84 Or, même si Jonas introduit
une critique au caractère « anthropocentrique » de la pensée éthique, son discours et sa théorie
sont, de ce point de vue, construits à partir de ce seul souci, de cette préoccupation qui place
l’homme au début, au centre et à la fin de la pensée de la responsabilité. De cette
considération éthique nous pouvons donc dire ce que Derrida dit en parlant de la
responsabilité, de l’avenir, du concept d’Europe et de l’héritage européen : « l’eschatologie et
la téléologie c’est l’homme ».85

La critique derridienne adressée à la thèse métaphysique de Heidegger implique ainsi la


possibilité d’éteindre la même critique, à partir du même point de départ, à l’ensemble des
thèses métaphysiques. On peut ainsi placer la thèse heideggérienne sur « ce qui est matériel »
au centre de notre propre considération et partir d’elle pour ébaucher le développement d’une
pensée de la responsabilité. Non pas pour fonder une éthique qui retrouve à la fin du chemin
le souci de l’homme pour l’homme, dans un rapport solipsiste et insulaire au monde, mais
plutôt pour penser la vie, pour penser la vitalité de la vie au-delà de tout vitalisme et au-delà
même de sa détermination classique, celle qui circonscrit son concept à la considération de
l’animal, l’homme, la plante et les dieux. Il s’agit d’un exercice de réflexion qui tient à penser
la vie au-delà des limites imposées par ce point de vue insulaire qui prend en considération le
monde inanimé du monde, dont la pierre n’est qu’un exemple, en tant que « sans monde ».
Car, de même que cet apparaître onto-phénoménologique de l’« animal », exprimé dans la
thèse de Heidegger, n’est qu’une configuration historique et historiquement déterminée, donc
datée et susceptible de transformation, le concept de vie ou de vivant que nous trouvons
souvent à l’œuvre dans la pensée de la responsabilité proposée par Derrida est peut-être
déterminé, daté et insuffisant. Notamment face aux tentatives de penser un au-délà de la vie
organique, un au-delà de l’opposition vie/mort.86

84
Ibid., p. 15.
85
Jacques DERRIDA, L’autre cap, p. 20.
86
Jacques DERRIDA, La vie la mort. Séminaire (1975-19976), p. 22.

293
L’enjeu de ce débat est abordé de façon frontale dans l’ouvrage Séminaire La vie la mort,
texte dans lequel Derrida cherche pose les bases d’une réflexion sur la mort et sur l’inanimé :

À ce moment, ultime, la vie n’a plus d’opposition, d’opposé, l’opposition a eu lieu en elle,
pour qu’elle se réapproprie elle-même, mais la vie n’a plus d’autre en face d’elle. Le est de la
vie est la mort est de la vie, l’être est vie, la mort est impensable comme quelque chose qui
soit. Voilà à quoi conduit la logique oppositionnelle, dans la plus grande attention qu’elle
accorde à la mort (c’est le cas de Hegel) : à la suppression de l’opposition, à sa relève dans
l’élévation d’un de ses termes et le procès de sa propre réappropriation.

La pensée derridienne développée autour de la notion de vie part de la problématisation de la


logique oppositionnelle qui accorde un certain privilège à la vie par-dessus la mort. 87 Cette
logique oppositionnelle semble assez limité de face aux nouvelles considérations de la vie qui
se dessinent partout de nos jours, dans différentes manifestations artistiques, scientifiques et
culturelles. Ces nouvelles considérations du vivant explorent des voies encore inconnues, non
seulement en ce qui concerne la vie au-delà du vivant, la vie dans son sens le plus large qui
octroie la dignité de la vie à la terre et la mer, mais aussi à partir d’une notion toute autre,
d’une axiomatique nouvelle qui permet de penser la vie artificielle à partir de ce que
« l’automatisme de la machine » a en commun avec la vie du vivant, avec « l’animalité de
l’animal », « l’humanité de l’humain » et « l’essence végétale de la plante ». Il reste donc à
penser la vie au-delà de l’insularité qui s’arrête dans la critique de la deuxième thèse
heideggérienne et éteindre la critique derridienne aux trois thèses en égalité, en faisant de la
première la thèse directrice de la mise en question des limites insulaires de la détermination de
l’altérité, de l’autre ; du tout autre.

I. 3. Le prochain et le lointain

Au moment où Derrida se pose la question sur les limites du semblable et sur le critère de
délimitation entre le semblable et le dissemblable, nous voyons revenir la question du quoi et
du qui impliqués dans la notion de responsabilité. Selon la lecture que Derrida fait du texte
lacanien, l’obligation de répondre, l’obligation morale est pour ce dernier une obligation qui
commence dans la figure du prochain, une obligation limitée au semblable. C’est en ce sens
que Derrida se demande si notre devoir éthico-moral n’est « qu’à l’endroit de l’homme et de

87
Voir à cet égard : « Première séance. Programmes ». Ibid., p. 19-46.

294
l’autre comme autre homme ».88 Cette mise en question relance la question : de quoi sommes-
nous responsables ? Devant qui ?

Sommes-nous responsables moralement de l’humain devant l’humain ? Est-il dans


l’obligation à l’égard de la vie de l’autre en tant qu’autre homme que s’arrête notre
responsabilité ? De la vie de l’autre en tant que vie humaine ? Derrida pose la question sur la
négation de la nature humaine comme possibilité perverse de ce principe : « que répondre à
tous ceux qui ne reconnaissent pas dans certains hommes leurs semblables ? »89 Une éthique
construite sur la valeur de semblable de la responsabilité à l’égard du semblable ne nous
permet pas d’aller plus loin, car « toutes les violences, et les plus cruelles, et les plus
humaines, se sont déchaînées contre des vivants, bêtes ou hommes, des hommes, des femmes
et des enfants en particulier, qui justement ne se voyaient pas reconnaître la dignité de
semblables », en tant qu’appartenant en dernière instance à l’« espèce humaine ».90 Une
remarque nous intéresse ici concernant la centralité de la valeur du semblable dans
l’axiomatique de la responsabilité. Il s’agit d’une seule remarque en deux temps :

1) D’abord, il y a, bien évidemment, des formes de pensée dans l’histoire de la philosophie


dite occidentale et européenne qui cherchent à dépasser une certaine logique du semblable,
qui cherchent à sortir d’une logique de la pensée éthique narcissique, à l’œuvre partout où il
s’agit du proche, du prochain, d’autrui, de fraternité, etc. Nous avons fait référence plus haut à
la pensée de Hans Jonas qui est pour nous l’exemple privilégié à cet égard, là où il met au
centre de sa réflexion la possibilité de destruction de la terre pour en déduire un « principe de
responsabilité nouveau ». Il semble en même temps remettre en question le principe du
prochain, au moment où il avoue une limitation structurelle de ce principe pour rendre compte
de ce qu’il appelle les « nouvelles dimensions de la responsabilité ».91

2) Ces formes de pensée semblent se détacher du principe de proximité qui commande la


détermination de la responsabilité sous sa forme juridico-égologique. Je dis bien, semblent se
détacher de ce principe, car elles ne coupent pas le lien avec le proche, le prochain, la
fraternité ou le lien de sang. Il s’agit, la plupart des cas, de donner continuité à cette logique
insulaire contre laquelle Derrida nous met en garde. L’obligation morale ainsi travaillée par

88
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 154.
89
Ibid., p. 154.
90
Ibid., p. 154-155.
91
Hans JONAS, Le principe responsabilité, p. 30-35.

295
ces formes de pensée ne prend pas en compte l’altérité radicale, celle qui trouve sa figure dans
le non-vivant, le mort ou l’inanimé, qu’en vue des conséquences que sa destruction entraine
par rapport à la vie humaine. Il s’agit d’une circularité à l’œuvre qui n’est qu’une surenchère
du caractère narcissique de l’homme, d’une éthique qui s’accorde au principe du prochain et
du semblable dont on peut dire, en paraphrasant Derrida, qu’elle « se rapporte » à l’autre étant
« qu’il mange, qu’il domestique, qu’il maîtrise, asservit ou exploite comme une chose pauvre
en monde » ou « sans monde ».92

Revenons maintenant à la lecture que Derrida fait du texte de Lacan. Derrida met au jour
l’axiome impliqué dans la logique lacanienne, qui fait appel à une « fraternité éternelle »
construite sur la notion du semblable, fraternité qui se règle toujours à partir du degré de
proximité, dans le rapport quantitatif qui va du plus proche au moins proche quant à la
distribution des obligations morales et donc de responsabilités. De « proche en proche », dit
Derrida, cette éthique intensifie nos obligations : « plus d’obligation à l’endroit des hommes
que des animaux, plus d’obligation à l’endroit des hommes proches et semblables qu’à
l’endroit des moins proches et des moins semblables (dans l’ordre des probabilités et des
ressemblances ou des similitudes supposées ou phantasmées : famille, nation, race, culture,
religion). »93

Or, même si au cours de sa lecture Derrida fait remarquer que l’idée lacanienne d’une
« fraternité éternelle » ne doit pas s’entendre dans le sens simpliste d’un « éloge édifiant,
iréniste, etc. » de la fraternité, il y a un risque marqué par une frontière qualitative du discours
lacanien. En fait, il s’agit d’un double risque, d’abord parce que ce fraternalisme limite
l’obligation aux semblables : réglé par la délimitation d’une identité, ce principe éthique dénie
toute forme de responsabilité « à l’égard de tout vivant qui n’est pas mon semblable ou n’est
pas reconnu comme mon semblable, parce qu’il est autre ou autre que l’homme. »94 Et ce
principe dispense toute forme de cruauté vers un vivant non-humain ou non-frère, de sorte que
toute cruauté faite vers le non-semblable n’est pas, au sens strict du terme, cruelle : « […] je
ne peux être soupçonné de cruauté à l’égard d’un animal que je fais souffrir de la pire
violence, je ne suis jamais cruel à l’égard de l’animal comme tel. »95

92
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 280.
93
Ibid., p. 155.
94
Ibid., p. 154.
95
Ibid., p. 154.

296
Cette référence aux animaux, cette interrogation concernant les limites de l’obligation éthico-
morale est une autre forme de la question qui interroge pour le « qui » et « quoi » de la
réponse, question qui trouve un autre développement dans un très bel exercice de traduction
interprétative que Derrida fait d’un poème de D. H. Lawrence. La réflexion sur l’obligation
morale se développe à partir d’une anecdote sur une question adressée à Levinas à propos des
limites de sa théorie éthique, dans la même voie que l’on suit. Il s’agit d’une question
adressée par John Llewelyn, lors d’une conférence prononcée par Levinas à Cerisy en 1986
(une version plus longue de l’histoire est racontée dans « Et si l’animal répondait ? »,96
laquelle reprend pour sa part la version racontée de première main par le propre Llewelyn 97).
Au préalable, Derrida nous rappelle que, pour Levinas, l’autre « dans sa dimension éthique
c’est ce qu’il appelle un visage ». C’est donc devant le visage de l’autre, devant
l’interpellation sans parole de l’autre, engagée par le regard, que nous voyons advenir la
responsabilité morale. La question que Llewelyn posa fut donc : « est-ce qu’on peut dire de
l’animal ce que vous [Levinas] dites de l’homme dans sa dimension éthique ».98 L’animal, a-
t-il un visage ? Est-il digne d’une considération éthico-morale ?

C’est à l’aune de cette question que Derrida effectue la lecture de « Snake » de D. H.


Lawrence. Tout d’abord, il fait remarquer que, à la différence de la tradition biblique, pour
l’éthique de Levinas le premier commandement est le « tu ne tueras point ». La narrative du
poème se développe ainsi à partir d’une scène meurtrière : la rencontre entre deux vivants, un
homme et un serpent – l’homme et l’animal, le souverain et la bête – dans un point d’eau. Une
scène qui se déroule dans l’oscillation entre l’hospitalité et l’hostilité, l’accueil et le duel à
mort, entre le partage donc et l’appropriation sans partage des ressources vitales, une scène de
vie ou mort.

Le nœud de l’interprétation derridienne se développe autour des sentiments contradictoires de


l’homme devant le serpent. Dans un premier moment, l’homme avoue son amour et sa joie de
recevoir le serpent en tant qu’hôte, dans ce qu’il appelle son abreuvoir. Il se dit honoré devant
l’occasion d’offrir son hospitalité à la bête. Mais dans un second moment il est envahi par la
peur d’être devant un serpent venimeux, un sentiment qui s’accompagne immédiatement des
« voix de son éducation » qui le mettent en garde, lui conseillant d’« être un homme » et de

96
Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 148-150.
97
John LLEWELYN, The Middle Voice of Ecological Conscience: A Chiasmic Reading of Responsibility in the
Neighbourhood of Levinas, Heidegger and Others, 1991.
98
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 316.

297
tuer la menace qu’il a devant lui. Le dénouement de l’histoire nous dit qu’il, l’homme, finit
pour attaquer le serpent, ce qui donne lieu au remords en lui. À partir de ces prémisses
Derrida ouvre le débat, se demandant si « la morale nous dicte de respecter seulement ou
d’abord l’homme, l’humanité de l’homme, ou la vie, le vivant en général, inclus et compris
l’animal ? »99 De « quoi » sommes-nous responsables ? De « qui » ?

Or, avant de nous engager dans la réflexion sur ces questions, notons d’abord le partage
proposé par le poème entre ce qui est le produit ou au moins le résultat d’une influence de
l’éducation et donc du savoir, et ce qui est de l’ordre du pulsionnel ou des instincts,
concernant l’obligation morale :

D’un côté nous avons affaire à une sorte de pulsion, un sentiment invitant le narrateur à offrir
l’hospitalité à l’autre. Il s’agit d’un sentiment de bonheur qu’accompagne le désir d’accueillir
l’hôte, le recevoir et lui offrir l’hospitalité là où il n’est pas chez lui, dans cet endroit où il est
étranger. Cette pulsion, ce désir qui s’identifie à ce qu’on appelle la conscience responsable
(morale), n’est donc pas rationnelle d’après ce poème et la lecture que Derrida en fait. En tant
que désir, il est sans médiation, il n’appartient pas à un espace où le savoir ou l’« éducation »
interviendraient ; il y est antérieur. Antérieur et intérieur donc, non public ; secret, gardé à
l’abri du savoir et donc de la conscience impliquée dans tout savoir, en deçà de toute
connaissance et de toute compréhension qu’on puisse en avoir. Loi souterraine d’Antigone.
Cette « pulsion » est à la base du remords dont Derrida nous fait remarquer qu’il devient
actuel après la faute mais qui est déjà là, toujours déjà, de cette expression si chère de Derrida
qui marque une certaine antériorité, une condition plus originaire.

Mais de l’autre côté de cette frontière ainsi imaginée, nous avons affaire à l’« éducation », la
voix de l’éducation maudite invitant l’hôte de l’hôte à tuer son hôte. Une voix entre les voix,
car elle n’est pas seule, mais une voix qui passe par la médiation de l’éducation, par la
médiation de la culture, et donc par la normativité d’une axiomatique éthique impliquée dans
toute éducation. Une voix donc qui devient maudite précisément avec l’actualisation du
remords.100 Une voix de l’éducation qui prescrit déjà ce qu’est un homme, dans une référence
qui est au moins elliptique à la virilité – dont Derrida nous dit qu’elle fait partie des traits
insolvables de la notion de sujet – invitant à tuer l’hôte duquel nous supposons qu’il est
dangereux et qu’en tant que dangereux « doit être tué ».

99
Ibid., p. 326.
100
Ibid., p. 324.

298
Et donc pour revenir au texte de Derrida, remarquons aussi les conséquences qu’il en tire au
cours de sa lecture interprétative. D’abord il note que l’hôte, celui que l’on reçoit, l’étranger
donc, celui qui est en exile et qui demande l’hospitalité, il est toujours le « premier venu ». En
effet, un axiome de l’éthique de Levinas – qui semble d’ailleurs être un axiome de toute
éthique et même de toute forme de politesse – c’est que toute éthique commence par un
« après-vous ». Mais cet « après-vous » est un « après l’autre quel qu’il soit, avant même de
savoir qui il est ou quels sont sa dignité, son prix, son statut social, autrement dit, le premier
venu. Je dois respecter le premier venu, n’importe qui ».101 Et ce respect s’impose même s’il
s’agit d’un étant qui menace la propre existence, comme dans le cas du serpent doré
venimeux, même s’il s’agit d’une bête rageuse, un loup-garou ou un outlaw. La responsabilité
ne s’adresse pas seulement au semblable, mais d’abord à ce « premier venu », à l’autre, et
d’abord au tout autre. Nous arrivons ainsi à cette expression qui est la clé de voute de la
pensée de la responsabilité chez Derrida : tout autre est tout autre. Il s’agit d’une expression
qui est à la base de la réflexion et de la pensée de la responsabilité à l’œuvre dans le corpus
derridien, qui détermine le qui et le quoi de nos responsabilités, mais d’une façon, si
oximorique, si aporétique que cela paraisse, qui est celle de l’indétermination même. Le tout
autre est dans notre interprétation l’indéterminé absolu.

I. 4. Tout autre, Dieu ou bête

Revenons maintenant sur les deux « partitions » de l’expression tout autre est tout autre.
Cette formule, nous la recevons comme une clé nous donnant le ton, la hauteur de l’injonction
à répondre. Elle marque l’inflexion d’une loi infinie, du commandement inconditionnel de
l’appel à la réponse. À propos de ces deux partitions, Derrida nous rappelle que la première
tend à réserver la qualité du tout autre, du radicalement autre à Dieu, la deuxième, en
revanche, attribue cette qualité à tout autre.102 Deux aspects nous intéressent ainsi dans le
développement qu’il en fait, deux aspects qui semblent se séparer mais qui convergent dans le
motif de l’inconditionnalité de la réponse : premièrement, celui qui lie la réponse et donc la
responsabilité à l’altérité, mais à l’altérité radicale qui est, à nos yeux, la seule altérité digne
de ce nom. Deuxièmement, celui qui rapporte toute réponse à l’infinitude de l’appel, au plus

101
Ibid., p. 319.
102
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 116.

299
d’un dont Derrida parle, 103 c’est-à-dire, à la multiplicité infinie d’interpellations que l’on
reçoit des autres. Ces deux aspects rendent compte du travail que Derrida effectue sur cette
formule, travail qui lie la responsabilité au tout autre et à tout autre ; à celui qui est
complétement autre, complétement dissemblable et étranger donc, mais aussi à tous les autres
qui ne sont pas moi, tous les autres qui m’entourent.

Dans les deux cas, disions-nous, il s’agit de l’inconditionnalité de la réponse, d’un côté là où
cette inconditionnalité relève du point de vue de la relation à l’autre dans son aspect qualitatif,
tout autre comme complétement autre. De l’autre côté en ce que l’inconditionnalité de la
réponse touche le point de quantitatif de l’autre, c’est-à-dire des autres, tous les autres, tout
autre. Les deux aspects se rassemblent ainsi dans un même chemin dans l’inconditionnalité
structurelle qui s’inscrit dans la notion même de réponse, qui est toujours une réponse à
l’autre, qui ou quoi, dans l’indéterminabilité absolue de la notion d’autre, ou dans l’indécision
qui marque l’irruption de l’autre. Du tout autre, de celui dont on ne sait rien, dont on n’attend
rien, l’autre que l’on n’attends pas, le non invité, l’autre qui est secret et inconnu et qui le
restera pour toujours.

La considération isolée de chacun de ces deux aspects nous amène ainsi à l’autre ; du côté de
la qualité à celui de la quantité et à l’envers. Car dans l’idée de la réponse, de sa forme la plus
originaire en tant que respondeo, engagement solennel qui lie la promesse à l’affirmation dont
l’exemple paradigmatique reste le « me voici » d’Abraham, nous voyons qu’elle, la réponse,
n’est telle que si elle devient actuelle. On peut toujours répondre à l’autre négativement, lui
tournant le dos ou faisant semblant que l’on ne l’écoute pas ou qu’on ne reçoit pas son
injonction. En faisant cela nous répondons, même si nous le faisons de façon négative, dans le
silence complice qui privilégie le même ; même si nous ne nous engageons pas devant son
injonction, devant l’appel qui nous commende de lui répondre, nous répondons à l’autre, et le
« silence se charge de responsabilité ».104 Même dans ce cas, la réponse et l’adresse à l’autre
s’avèrent incontournables. Mais la réponse en général ne peut devenir actuelle, elle ne peut
être une réponse que dans la mesure dans laquelle elle est adressée à l’autre, effectivement et
affirmativement.

La réponse est toujours une réponse à l’autre, même là où l’on se promet, où l’on s’avoue ou
se déclare quelque chose à « soi-même ». Car le « soi-même » implique une disruption

103
Jacques DERRIDA, Jean-Luc NANCY, « Responsabilité – du sens à venir », p. 184.
104
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 398.

300
structurelle dans son identité, un être out of joint ; disruption lui permettant de se rassembler
en soi et de pouvoir dire moi. Le terme d’altérité fait ainsi référence, de même à la différence
qu’au changement, à l’altération et la transformation. Dès lors qu’un état, qu’une condition ou
qu’un trait du soi change il y a de l’altérité. Et cela implique qu’une promesse à soi-même soit
toujours une promesse à l’autre : à l’autre qu’on deviendra, à l’autre qu’on sera au moment où
la promesse sera accomplie, à l’autre qui se cache dans le même, à l’altérité qui nous habite.
Pour que cela ait lieu donc, pour que la réponse devienne actuelle, il faut qu’elle ne retrouve
pas des conditions sur le chemin lui empêchant de devenir adresse et réponse effective.
Réponse à l’autre et devant l’autre, réponse de soi, engagement devant ce que personne ne
peut faire à ma place. Cela veut dire que n’importe qu’elle autre, au-delà de sa condition
sociale, économique, au-delà de sa provenance, de sa race, langue, nom, prénom, couleur de
peau et de tout trait qui le/la constitue ou la caractérise, est digne de la réponse, de l’adresse,
de la responsabilité, de l’engagement affirmatif responsable. N’importe qui donc, au-delà de
sa condition et, en réalité, au-delà de tous ces traits qui, ensemble, le constituent en tant que
singularité absolue, peut être l’objet d’une réponse, d’une responsabilité, de l’affirmation du
« me voici » qui lui fait savoir qu’il compte sur quelqu’un. Compter sur quelqu’un, compter
sur l’autre, ne serait-ce que pour garder un secret, est l’expression engagée dans ce « me
voici » si poétique qu’Abraham adressa à Dieu.

Mais l’absence de conditions devant les « qualités » de l’autre devient d’un autre regard une
absence de conditions concernant l’aspect quantitatif des conditions de la réponse, là où cette
absence se traduit dans l’absence de conditions devant tous les individus qui peuvent
m’interpeler. Car une absence de conditions pour la réponse à l’autre veut dire une absence de
limites concernant l’actualisation de la réponse. Et l’absence de limites pour la réponse
affirmative à l’autre, à un autre en particulier, se traduit forcément en l’absence de limites
pour la réponse affirmative à tout autre, à tous les autres qui m’adressent une interpellation et
à tous les autres tout court. Dès lors que l’absence de limites de la réponse est une condition
de la réponse sans condition, celui qui m’interpelle peut prendre n’importe quelle forme,
n’importe quel nom, n’importe quelle identité sans que cela soit déterminant, même pas
important pour lui adresser ma réponse.

Or, bien que l’individu fini ne peut s’engager d’une façon absolue devant tous les autres qui
l’interpellent, ici il s’agit de mettre l’accent sur le fait que tout individu est interpelé de la
même façon par un nombre infini d’individus, d’individualités et même de collectivités qui
l’entourent. Il est ainsi appelé à répondre de soi à tous les autres et devant plusieurs instances

301
sans qu’il y ait une justification a priori, rationnelle et universellement valable pour ne pas y
répondre, outre que l’engagement responsable et absolu devant un de ces appels. Car le choix
ou le privilège d’une responsabilité devant une autre est toujours injustifiable. 105 Le
commandement de répondre s’avère ainsi un impératif infini qui ne peut se définir ou se
déterminer en tant que principe conditionné dans la théorie. Indéterminé est sa forme
adéquate ; indécidable sa définition parfaite. Faire crédit à cette indécidable, faire confiance et
se montrer hospitalier devant cette indétermination est le saut nécessaire à effectuer pour être
prêt à la rencontre avec l’autre, avec l’altérité radicale qui a toujours été là, même si l’on ne
voulait pas l’accueillir et si l’on faisait tout pour l’exclure dans tous les domaines de la vie
humaine. De même en théorie qu’en pratique et partout où la notion de responsabilité fait
exploser cette opposition.

105
Il s’agit du caractère injustifiable du sacrifice hyper-éthique d’Abraham. Voir à cet égard : Jacques DERRIDA,
Donner la mort, p. 101.

302
II. Sur le chemin d’une révolution poétique

Accueillir l’altérité radicale devenant l’hôte de son autre, de sa « propre » monstruosité


incluse, telle est notre façon d’entendre l’invitation derridienne à l’expérience d’une
responsabilité paradoxale, si au moins cette expression avait un « sens ». Si jamais la
monstruosité en tant qu’une des figures de l’altérité radicale se laissait approprier,
réapproprier ou ex-approprier, ce qui équivaut à avouer son secret. C’est aussi dans cette
phrase, « être hospitalier devant l’altérité radicale », qu’à titre préliminaire nous entendons
résonner une certaine parole heideggérienne analysée par Derrida, une expression affirmant
que l’être humain est le vivant le plus unheimlich parmi tous les vivants. Le plus unheimlich
veut dire le plus « étrange » : « étranger à tout ce qu’on peut identifier comme familier,
reconnaissable, etc. ».1

Derrida nous rappelle à cet égard, en suivant les pas de Freud, qu’unheimlich est également
traduit par « familier » ; familier et étranger dans un même terme. Mais dans ce contexte
particulier il s’agit bien de mettre l’accent sur le sens d’étrange et d’étranger, dans leur
articulation au méconnaissable, au monstrueux, de ce qu’on craint en raison de l’effroi
hypérbolique que nous provoque. De ce qui est monstrueux chez l’homme et pour l’homme
même. L’homme est l’être le plus unheimlich tant qu’il est celui qui sort du familier, celui qui
se confronte à l’inconnu, en sortant « des frontières (Grenze) habituelles de l’habitude ».2
Derrida ajoute dans sa lecture un pli supplémentaire, qu’il attribue à l’écriture de Heidegger :
le propre de l’homme est « la propriété d’être appréhendé, en tant que propriété, comme
étrange, non appropriée, voire non appropriable, étranger au heimisch, à la proximité
rassurante de l’identifiable et du semblable, à la familiarité, à l’intériorité du chez-soi […] ».3
Et à suivre une certaine logique ouverte par tous ces mots, nous sommes tentés de dire que
l’homme est menacé dans son intimité même, il n’est pas sauf dans ce qui semble le plus
intime du semblable, le plus intérieur des espaces que l’on peut avoir, à savoir, son for
intérieur. Et cela à cause de l’altérité radicale qui l’habite et dont la monstruosité est une des
figures qui la structurent et déterminent. Elle est, comme la bêtise, la figure, le concept ou la
notion même de l’humain.

1
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 357.
2
Ibid., p. 356.
3
Ibid., p. 357.

303
II. 1. Être hospitalier devant l’altérité radicale

Heidegger développe sa réflexion sur l’étranger et l’unheimlich à partir d’une lecture


d’Antigone, texte dans lequel il va « chercher l’esquisse poétique de ce qui pouvait être
l’écoute grecque de l’essence de l’homme ».1 Car, dans le texte de Sophocle, l’homme est
l’étant le plus deinon, un étant que l’on peut qualifier sinon de paradoxale au moins de
contradictoire à partir de ce qui y est dit, voire en conflit avec lui-même : il est celui qui
« marche tantôt vers le bien, tantôt vers le mal ».2 Or, les traductions les plus courantes
traduiront deinon par étonnant ou même merveilleux là où Heidegger traduit ce terme par
« terrible », « violent », voire « inquiétant ».3 Et Derrida met ce développement de Heidegger
en rapport à une idée de la majesté, c’est-à-dire de la souveraineté et de la superlativité de
l’homme en tant qu’étant « le plus unheimlich », pour faire remarquer que dans Le Méridien
cette notion d’unheimlich devient inséparable de celle d’étranger. Il articule ainsi tout ce
développement aux mots de Celan, là où ce dernier fait de la poésie un hommage à la majesté
de l’absurde, et d’une absurdité qui témoigne « du présent ou du maintenant de l’humain ».4
Derrida fait entendre ces vers de Celan où celui-ci se demande si la poésie devrait suivre « le
chemin de l’art », qui est celui de la méduse et des automates, des figures conformant, avec
celle du singe, les apparitions de l’art chez Büchner, des figures par lesquelles l’humain sort
de soi-même, du soi, de l’ipséité, tournant « vers sa face étrange ».5

Déjà, il faut remarquer que dans cette articulation nous trouvons une résonance
« symptomatique » des mots de Heidegger, que Derrida cite ailleurs, selon lesquels « l’art, et
en lui la poésie, est la sœur (Schwester) de la philosophie ».6 C’est comme si, chez Derrida, et
par ailleurs aussi chez Heidegger et Levinas, chez Bataille et tant d’autres, comme s’il y avait
toujours chez eux ce rapport nécessaire. Un rapport particulier entre l’autre et la poésie, entre
l’altérité ou plus particulièrement la rencontre avec l’altérité et la nécessité du recours à une
poétique, au poétique, à la nécessité du poétique pour faire l’interface singulière entre le
même et l’autre. Ou plus particulièrement entre l’universalité du commandement qui me met
dans un rapport asymétrique avec l’autre et la singularité absolue de cet autre. Il s’agit d’une

1
Ibid., p. 355.
2
SOPHOCLE, Antigone, p. 44.
3
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 356.
4
Ibid., p. 358.
5
Ibid., p.358.
6
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 149.

304
idée sur laquelle Derrida revient à plusieurs reprises dans son corpus, une idée qui répète un
schème assez fréquent chez lui, dans lequel une instance qui se mesure à l’universel, telle que
la langue, doit trouver des médiations inventives, toujours poétiques, avant de s’adresser à la
singularité.7

C’est donc comme si cette rencontre avec l’autre exigeait la suspension d’une pensée du
calcul, comme s’il n’avait pas d’autre chemin pour provoquer ou permettre une rencontre
avec l’autre, sans le neutraliser, sans lui faire une violence absolue, que se placer au-delà du
rapport ontologique, au-delà de tout rapport impliquant la connaissance. Le poétique est donc
cette « coupe de souffle » dont parle Celan, qui permet d’arrêter le sens, un sens Un et
univoque qui tend à l’universalité et donc à l’uniformité, à la suppression de la singularité. En
langue française, le vocable « absurde » est employé pour designer ce qui est contraire à la
raison, ce qui est donc contraire au sens commun, ce qui comporte une contradiction.
L’hommage ainsi rendu à la majesté de l’absurde, la poésie, est un hommage au présent de
l’humain en tant que ce présent comporte cette contradiction intime dont parle Antigone, cette
absence de sens qui est peut-être la structure fondamentale de l’humain. Et donc, suivant cette
interprétation, cette absurdité n’est pas accessible que par le biais d’un tour ou d’un détour
passant par le poétique.

Au cours de sa lecture, Derrida fait remarquer que la poésie n’est pas déterminée chez Celan à
partir d’une essence mais plutôt à partir d’un mouvement et un chemin ainsi imaginé, un
chemin qui a la structure d’un événement. Il s’agit d’un chemin qu’on a du mal à dissocier de
la réflexion sur la figure du chemin que nous retrouvons chez Heidegger.8 Derrida aborde
cette discussion sans préciser à quelle pensée du chemin il se réfère dans ce contexte.9
Ailleurs et comme de passage il fait allusion à Heidegger en remarquant que, malgré une
certaine méfiance à l’égard de la certitude du chemin, « du sauf-conduit ou du fondement, du
sol fondateur et du chemin sûr », Heidegger, lui aussi, est un penseur qui cherche la certitude

7
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 113-114.
8
Cette référence à la figure du chemin nous intéresse à plusieurs égards dans les limites de la présente recherche.
Nous oscillons entre plusieurs possibilités, lesquelles abonneraient à la réflexion qu’on développe ici, de
différentes manières : il peut s’agir d’une réflexion sur le chemin qui ouvre la possibilité chez Heidegger à la
forme d’une enquête sur un mode plus originaire de la pensée et sur d’autres voies pour accéder à l’être, à une
pensée de l’être, et d’une pensée qui n’est pas tout à fait philosophique. Voir à cet égard : Martin HEIDEGGER,
Acheminement vers la parole, p. 182-187.
9
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 358.

305
du chemin, la bonne direction et la bonne orientation : « il veut non seulement l’ordre et la
carte mais la sortie, l’issue (Ausweg) ».10 Et Derrida n’effectue pas cette confrontation, mais
c’est très significatif que le poète, parle du chemin de la poésie, celui de l’art, de la Méduse et
des automates, après quoi il met un espace insécable pour déclarer : « Je ne cherche pas une
issue, je poursuis simplement une question dans une même direction ».11

Derrida évoque la réflexion de Heidegger sur le monde et sur la condition du Dasein dont le
« chemin » marque le mouvement vers le monde, être en chemin vers le chemin ; « chemin en
chemin ».12 Mais vers lui, précise Derrida, « en tant que le chemin s’y trace, s’y fraie, s’y
ouvre, s’y inscrit » ; « chemin faisant » vers le monde, qui fait chemin et destination. Derrida
entreprend une lecture et développe un commentaire de Heidegger qui l’amène à Celan, en
suivant les pas du premier sur sa réflexion autour du rapport de l’étant au monde. Cela autour
de la lecture d’un texte dans lequel Heidegger énonce ses « trois thèses » sur le monde,
d’abord sur la pierre qui est « sans monde », l’animal qui est « pauvre en monde » et l’homme
qui est « configurateur de monde ».13 Ces trois thèses marquent la réflexion derridienne sur la
vie et le vivant, sur la vie du vivant mais aussi sur la proximité et la distance du vivant et du
non-vivant dans leurs différentes formes. 14 Trois thèses en somme qui sont toujours au centre
du débat et du dialogue entamé par Derrida avec Heidegger, et toujours en référence à la
parole de Celan, autour de l’animal, mais aussi de l’inanimé, autour de l’altérité, de l’altérité
radicale donc et du chemin vers la rencontre avec cette altérité.

Mais le « chemin de l’art », ce mouvement que la poésie doit suivre, trouve chez Celan la
particularité d’être sombre, obscure ; il s’agit d’une notion d’obscurité traditionnellement
opposée à la lumière et donc à la clarté, éveillant une idée qu’on associe de façon quasi
tautologique à celle de la vérité et la connaissance, de la conscience claire donc, de l’intention
pure et transparente. Tous ces éléments, nous le savons bien, sont souvent associés à une
axiomatique de la vérité et du discours philosophique qui détermine la définition
hégémonique de la responsabilité. Symbole de ce qui est confus, indéterminé, voire

10
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 67-68.
11
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 69.
12
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 152.
13
Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 267.
14
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 459-460 ;
Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 196 ; Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain.
Volume II (2002-2003), p. 28 ; Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 283-284.

306
contradictoire, l’image de cette obscurité est accentuée dans l’écriture de Le Méridien par la
prolifération des prudences marquées par une multiplicité de « peut-être ». Il s’agit d’une
obscurité de la poésie qui est, selon la lecture derridienne, « comme le lieu d’une rencontre à
venir depuis l’horizon du lointain et de l’étranger ».15 Derrida modifie ici la traduction qu’il
cite. Celle-ci dira plutôt que, si cette obscurité n’est pas « congénitale » à la poésie, elle est
« conjointe-adjointe » à elle, « en faveur d’une rencontre à venir depuis un horizon lointain ou
étranger ».16 Encore, une deuxième version française traduira plutôt : « si elle [cette obscurité]
n’est pas congénitale, c’est venue, je pense, de quelque étrange ou reculée région […] qu’à la
poésie, en vue d’une rencontre, échoit pareille obscurité ».17

Nous voyons bien que le sens de la phrase change d’une traduction à l’autre, mais ce qui nous
intéresse dans le cadre de cette recherche, c’est la triple articulation que l’on trouve dans Le
Méridien entre, d’un côté, l’idée d’une « rencontre à venir », d’un autre côté, la référence au
lointain, à l’inconnu ou à l’étranger, et finalement l’ouverture vers cette rencontre, faite
possible à travers l’obscurité « conjointe-adjointe » à la poésie. Tout se joue ainsi dans, à
partir et autour de cette obscurité de la poésie, du chemin obscure et incertain qu’est la poésie,
de l’horizon ou de la provenance, mais aussi de la destination obscure et étrangère de la
poésie en tant que possibilité d’une rencontre à venir. Et Derrida précise tout de suite qu’il ne
s’agit pas ici d’un hommage rendu à l’« obscurantisme du non-savoir » mais plutôt d’un excès
du savoir qui ouvre la possibilité d’une « révolution poétique dans la révolution politique ».18
Mais il s’agit d’un événement dont personne ne peut avoir la certitude. Personne ne peut
l’avoir et personne ne doit l’avoir, car toute certitude dans ce domaine annule
l’événementialité de cette rencontre. D’où la prudence de Celan, qui conjure cette rencontre
sous la forme de la question : « Peut-être – question simplement – peut-être la poésie, comme
l’art, va-t-elle, avec un Je qui s’est oublié, vers ce domaine étrange et étranger, et là – mais
où ? en quel lieu ? avec quoi ? comme quoi ? – se dégage ? »19

Cette obscurité évoque ainsi l’indéterminé, l’indécidable de la lecture et de l’interprétation


infinie du poème. Elle est ce qui ouvre la possibilité de la rencontre avec l’autre, voire avec le

15
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 361.
16
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 72.
17
Paul CELAN, Le Méridien, p. 22.
18
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 366.
19
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 69.

307
tout Autre.20 Ici et là, nous voyons ce geste derridien se répéter, consistant à faire de la
singularité une « chose » dont le secret ultime échappe à toute forme d’appropriation par le
savoir. Ainsi, nous invitant à la lecture d’auteurs qui travaillent dans ce même sillage, des
auteurs toujours prêts à se perdre « chemin faisant », Derrida crée un discours qui nous amène
vers la rencontre avec le tout autre, traversant des voies sombres dont le risque est toujours
inscrit dans la possibilité même de cette rencontre : le risque d’une « poésie à couper et à
tourner le souffle, c’est-à-dire aussi la vie et le chemin […] ».21 Une promesse et une menace,
dans la l’oscillation sans arrêt de l’indécidable. C’est la responsabilité même, le moment de la
responsabilité et de la décision responsable produite dans la rencontre avec le tout autre.

Mais ce qui est le plus intéressant, le plus remarquable de ce qui est à la fois une rencontre, un
risque absolu et une chanson poétique, c’est que cet autre, ce tout autre dont la rencontre
risque et promet de se produire sans que rien ne l’assure, est un tout autre que l’on rencontre à
partir de l’oublie du soi. C’est d’ailleurs une idée centrale du texte de Celan, marquée par les
différentes apparitions de l’art et l‘image de Lenz s’oubliant de lui-même, dans une idée qui
évoque celle du don, celle de la bonté « oublieuse de soi », celle de la responsabilité absolue
donc, de l’appel, de l’injonction à répondre à l’autre.22 « Celui qui a l’art en tête », dit Celan,
« il est dans l’oubli de soi » ; car l’art exige une distance prise qui sépare le « Je » du chemin,
il l‘écarte dans la distance et dans une direction qui l’amène vers l’étranger. La pensée
aporétique de Celan prend ici la surenchère propre à cette rencontre avec l’altérité radicale,
notamment au moment où ce détour a comme destination un certain « dégagement du pas »,
« ayant le ciel en abyme » dessus-dessous.23

L’écriture de Celan pointe ici vers une « sortie hors de l’humain, de se transporter vers un
domaine qui tourne vers l’humain sa face étrange ».24 Et ce déplacement vers la face étrange
de l’humain est possible à travers différentes voies. « Mais la poésie », dit Celan, la poésie
« parfois nous devance. La poésie, elle aussi, brûle nos étapes ».25 Tout se passe comme si la
poésie nous tournait la tête, comme si elle nous tournait le regard vers ce qui n’est pas visible
aux yeux, comme si la poésie était le chemin privilégié, un chemin nous confrontant avec ce

20
Ibid., p. 74.
21
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 364-365.
22
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 63.
23
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 69.
24
Ibid., p. 67.
25
Ibid., p. 70.

308
qui est impossible de voir d’un regard, soit-il le plus attentif. Elle nous devance sur le chemin
vers l’autre, elle prend le devant, elle fait l’avant-garde, elle fait le guide. Mais un guide assez
particulier, ne se servant pas de la lumière pour éclairer le chemin ; elle est le chemin obscur
qui dans l’obscurité, et précisément grâce à cette obscurité, en elle et par elle, fait possible la
rencontre avec ce qu’on ne voit pas dans la lumière, avec ce qu’on pressentie à peine à un
niveau quasi intuitif : le tout autre.

Dans ce chemin obscure ce n’est pas possible de synthétiser l’altérité par le biais de la lumière
jetée sur l’autre en tant qu’« objet » de perception donné à une subjectivité, il s’agit plutôt
d’accueillir cette altérité radicale en tant que premier venu, dans l’indéterminabilité
qu’impose l’impossibilité d’avoir un savoir sur lui, de le saisir. Le premier venu, qui est et qui
restera toujours l’autre et que, en tant qu’inconnu, nous le recevons comme le présage du
risque absolu. L’image du monstrueux est de ce point de vue une image qui pointe du doigt la
radicalité d’une altérité qui provoque l’effroi, d’une altérité qu’on n’est pas capable de
confronter autrement que par le travail de médiation du poétique. C’est donc comme si la
poésie, qui implique une absence de sens, qui est le contre-sens comme tel, et donc hommage
à la « majesté de l’absurde », c’était un moyen privilégié pour voir au-delà du regard, et donc
pour accueillir ce qui est unheimlich, devenant hospitalier pour ce qui n’est pas bébaios. La
notion du poétique fait ainsi écho de celle d’indécidabilité, là où la première suppose
l’incertitude de l’obscurité et la deuxième suppose un renversement du bon sens de la
certitude quant au chemin.26 L’orientation de la pensée est perçue dans cette réflexion comme
le sens, le bon sens même qui est déraillé par l’événement poétique produit dans le face à face
avec l’altérité, qui ou quoi.

Derrida ne met pas l’accent autant que l’on voudrait sur les mots de Celan,27 mais ce dernier
évoque le tout autre. Dans un premier temps Celan avance une sombre définition : « poésie :
cela peut signifier un tournant du souffle. » Mais ce tournant du souffle devient quelques
lignes plus bas quelque chose qui parle. Le poème parle « toujours et seulement en son nom
propre, le plus propre. » Et pourtant, malgré la certitude apparente de la définition donnée, le
poète avoue son espérance, l’espérance que le poème, en parlant en son nom propre et de cette
façon qui lui est propre, qu’il parle « au nom d’un Autre, – qui sait, peut-être au nom d’un

26
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 117.
27
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 366.

309
tout Autre. »28 Certes, rien ne peut assurer que cela ait lieu comme tel. Mais ce mouvement
marque l’écriture derridienne d’un double secret ; d’abord le secret de la poésie, le secret de
cette chose qui parle et dont on ne saura jamais avec certitude au nom de qui elle parle. Parce
que oui, elle parle au nom d’elle-même, mais si elle est ce lieu où le « Je » est marqué par
l’Étranger, au moment de l’oubli de soi, peut-être elle parle également au nom du tout autre.29
Et donc le secret du tout autre devient doublement hermétique en tant qu’il n’est dévoilé que
par le travail de médiation de la médiation, le travail de médiation de Le Méridien qui est une
ligne floue.30

L’espérance laissée à l’abandon devient ainsi une conjuration de l’altérité, rien de moins riens
de plus. Terme indécidable : Derrida nous rappelle que la conjuration se place dans le seuil
qui prétend distinguer l’hostilité de l’hospitalité. Conjuration, cela veut dire « la
conspiration » de ceux qui, formant une alliance politique, souvent sécrète, luttent ensemble
contre un pouvoir hégémonique. Mais conjuration veut également dire la convocation,
« l’incantation magique » qui adresse un appel vocal pour faire advenir « un charme ou un
esprit », le charme discret de l’altérité radicale. 31 Or, le plus souvent on entend ce vocable en
termes d‘exorcisme ; une pratique qui cherche à expulser, voire détruire un mauvais esprit à
l’aide d’un autre pouvoir, dans une articulation particulière de rhétorique, foi et crédit. La
conjuration désigne ainsi l’attitude la plus commune de se conduire devant l’altérité radicale :
toujours dans l’hostis, entre la conjuration comme invitation et la conjuration comme
expulsion, mise à l’écart, entre l’hostilité et l’hospitalité. Mais Celan, il conjure, il évoque
l’altérité radicale du tout autre par l’incantation de sa poésie et de celle de Büchner, devenant
lui-même l’hôte de ce qui paraît monstrueux à première vue : la tête de Méduse, les automates
(« du carton et des ressorts »), l’abîme et un singe « en habit et culotte ». En ce moment où
c’est plutôt la poésie qui, se mettant sur le chemin de l’art, devient l’hôte de sa propre
monstruosité.

Or, devenir l’hôte de sa propre monstruosité ne veut pas dire ici dévoiler le secret de cette
altérité. Comme si c’était possible. Comme si en s’avouer qu’une monstruosité effrayante
habite l’humanité de l’humain équivalait à avoir accès à cette monstruosité même, « comme
tel ». Comme si se montrer hospitalier devant cette altérité radicale et cette monstruosité

28
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 73-74.
29
Ibid., p. 71.
30
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 304.
31
Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 73-74.

310
structurelle était une sorte de cure, qu’à la façon d’un exorcisme magique ou d’un traitement
psychanalytique sauverait l’humanité de cette étrangeté, la remettant, cette étrangeté, à la
familiarité, relevant et assimilant le tout autre dans le même : retour au confort du foyer
familial. Il s’agit plutôt de laisser entrer cette monstruosité au chaud et partager avec lui,
partager la vie. Laisser cette monstruosité habiter les notions et concepts, mais surtout les
axiomes qui règlent notre forme de pensée, notre axiomatique éthico-juridico-politique.
Prendre en compte, par exemple, le fait qu’un inconscient secret et fou nous habite.

Inscrire cette inconscience dans l’axiomatique de la pensée et des pratiques juridiques, non
pour céder à sa force mais pour construire une pensée et un système juridique plus rigoureux
est l’une des façons, voire une des conditions de la rencontre avec l’autre. Avouer que malgré
la puissance de l’inconscient et malgré l’inconscience de nos décisions, nous restons
responsables d’elles. Accepter les effets de cet aveu, de cet accueil dans ce qu’il a de tragique,
de joyeux et d’étonnant, mais peut-être de décevant aussi, c’est une tâche majeure de la pesée
contemporaine. Préparer enfin le terrain pour que ce ne soit pas un simple événement isolé
relevant tout simplement de la grâce d’un pouvoir souverain, mais « des situations juridiques
relativement contrôlables, normées, stables » pour que cet accueil soit possible dans la vie de
tous les jours et dans toutes les sphères de la vie humaine. 32

L’invitation à l’expérience d’une responsabilité paradoxale que Derrida nous adresse, est une
invitation à créer les conditions d’inscription d’une « poétique dans une politique », une
poétique qui nous permette d’être à la hauteur de chaque rencontre singulière avec l’altérité,
c’est-à-dire, avec chaque individu singulier, chaque fois unique. 33 Mais l’accueil du tout autre
n’est pas possible sans un travail préalable sur la pensée, un travail sur l’événement de
l’arrivée d’une nouvelle forme de pensée qui est déjà, peut-être, en train d’avoir lieu, sans que
l’on s’en aperçoive en toute clarté et en pleine conscience. Cet événement, nous l’appelons
déconstruction dans un sens particulier et révolution poétique dans un autre. La différence qui
existe entre les deux est difficile à établir comme il est difficile de tracer une frontière pure
entre un événement poétique dans la pensée et un événement de pensée dans la poésie. Mais
les deux événements sont en fin de comptes des événements ayant lieu dans le monde,
concernant tout particulièrement la sphère du langage, là où le concept de langage est compris
dans son sens le plus large.

32
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 114.
33
Ibid., p. 113-114.

311
Or, une transformation poétique dans la pensée ne se circonscrit au domaine qu’on appelle
philosophique, au moins si nous comprenons la pensée comme un univers beaucoup plus
vaste que le philosophique. L’inscription du poétique dans la pensée implique de ce point de
vue un changement de cap. Elle implique un renoncement à la certitude rassurante du savoir
et de la connaissance en tant que paradigme de pensée de la pratique philosophique qui
affirme la connaissance comme rapport ontologique premier dans l’opposition sujet-objet. Ce
renoncement est ainsi conjuré, non pas pour abonner à un certain « obscurantisme du non-
savoir », mais toujours en vue d’une pensée plus rigoureuse, d’une pensée qui se montre
hospitalière devant toutes les régions méconnues, méprisées et niées par la pensée
métaphysique binaire. Et cela dans le sillage qui trouve une complicité profonde entre la
pensée derridienne et celle de penseurs de la taille de Heidegger ou Nietzsche, mais aussi de
Lacoue-Labarthe, Blanchot, Levinas, Freud et tant d’autres. Levinas, en l’occurrence, effectue
une lecture interprétative de Le Méridien, dans laquelle il déclare que le poème est un
« langage plus ancien que la vérité de l’être », langage « pré-syntaxique et pré-logique […]
mais aussi pre-devoilant ».34 Et dans cette entente des mots de Celan nous écoutons un écho
du travail que Derrida développe sur la pensée du peut-être, « le nom et l’adverbe », dont
Celan se sert autant pour conjurer le tout Autre. La lecture levinassienne tient à mettre en
relief le travail de Celan concernant la rencontre possible avec le tout autre.

II. 2. Réponse et altérité : l’autre semblable et l’autre dissemblable

Le poète conjure le tout Autre et revendique au passage le droit de la poésie à l’obscurité, son
droit à la garder, la cultiver, à en faire profession, à en déclarer profession de foi. Or, au
milieu de son discours, il semble reculer d’un pas pour distinguer l’Autre du tout Autre. Peut-
être, dit-il, la poésie parvient-elle « à distinguer deux sortes d’Étranger – très près l’un de
l’autre ».35

Or, la considération derridienne de la formule tout autre est tout autre, le travail qu’il effectue
sur elle, tient d’un côté à problématiser l’opposition et avec elle la frontière entre la figure du
semblable et la figure de l’« autre ». Ainsi, une première entente de cette expression dit que
« tout autre est tout autre », sous-entendu : tout celui qui n’est pas « moi » est « tout autre ».

34
Emmanuel LEVINAS, Paul Celan. De l’être à l’autre, p. 17-18.
35
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 72-73.

312
Il est complètement autre, radicalement différent, infiniment inaccessible comme l’est Dieu
même,36 excessivement dissemblable et incompréhensible dans la région la plus intime de son
existence. Même s’il est mon « semblable », même si en apparence il est comme moi, même
s’il semble avoir les mêmes habitudes, les mêmes mœurs, le même contexte, même s’il
partage avec moi un même bagage culturel, une même culture ou une même langue, une
même couleur de peau ou une même origine, voire le même sang. La proximité est en ce sens
le phantasme à partir duquel est construit le discours d’occident, prenant la forme de la
fraternité.

Une deuxième entente de cette expression garde l’adjectif du tout autre pour celui qui n’est
pas le « même », celui qui n’est pas mon égal, qui ne me ressemble pas, qui n’est donc pas
mon « semblable », c’est-à-dire, qui n’est pas mon « proche » et qui n’a avec « moi » aucun
lien de sang, de culture, d’origine ou de contexte : il est tout autre. Radicale et infiniment
autre. Hermétique pour la connaissance, étanche au savoir. Secret parce qu’il est autre, parce
qu’il comporte l’altérité radicale, la différence absolue à l’égard du même. L’autre qui n’a
avec « moi » aucune identité, aucune chose en commun, celui est l’autre. Et dans la lecture
qu’on effectue du texte et du propos derridien sur le tout autre, nous sommes convaincus que
cette altérité radicale est la seule altérité « digne de ce nom ». Déjà, nous nous demandons à
cet égard, si la limite du vivant que Derrida semble privilégier pour y introduire l’animal
suffit pour dépasser la logique anthropocentrée qu’il voit à l’œuvre dans la philosophie
occidentale. Dans les limites de la critique qu’il adresse à cette tradition, on aurait
l’impression qu’il élargie la notion d’autre, pour s’arrêter dans l’autre, dans les autres plutôt,
qui seront les plus proches à l’humain, les animaux. 37 Pour élaborer donc notre propre entente
de cette « altérité radicale », nous allons par la suite explorer plusieurs possibilité que l’on
trouve dans sa pensée.

36
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 112.
37
C’est le questionnement que Jean-Luc Nancy lui adresse en posant la question : « Dès lors que tu ne veux pas
limiter une éventuelle "subjectivité" à l’homme, pourquoi te limiter à l’animal ? » Ce à quoi Derrida répond : On
ne doit rien exclure. J’ai dit "animal" par commodité et pour me servir d’un index aussi classique que
dogmatique. La différence entre l’"animal" et le "végétal" reste aussi problématique. Bien entendu, le rapport à
soi dans l’ex-appropriation est radicalement différent (et c’est pourquoi il s’agit d’une pensée de la différence et
non de l’opposition) s’il s’agit de ce qu’on appelle le "non-vivant", le "végétal", l’"animal", l’"homme" ou
"Dieu". La question revient toujours à la différence entre le vivant et le non-vivant. J’avais essayé de marquer la
difficulté qu’elle présente aussi bien chez Hegel et chez Husserl, que chez Freud ou Heidegger. » Jacques
DERRIDA, Points de suspension, p. 283-284.

313
La lecture que Derrida effectue de l’« Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse
en criminologie » part de l’entente du vocable autre qu’il distingue du prochain, c’est-à-dire,
une altérité radicale. Cette lecture met l’accent sur la valeur de semblable qui joue un rôle
particulier et privilégié dans l’axiomatique de la théorie lacanienne, en proposant les notions
du méconnaissable et du dissemblable comme point de départ de tout considération éthique.38
À la différence de la pensée éthique proposée par Lacan, Derrida tient à mettre en valeur la
nécessité d’inscrire la figure du dissemblable au cœur de toute considération « éthique ».
Autrement, la responsabilité demeure narcissique, égocentrique ; elle n’est donc point
responsable. Car la responsabilité trouve sa forme la plus originaire dans la réponse, en tant
qu’adresse toujours à destination de l’autre. Répondre est ainsi, toujours, répondre à l’autre,
de sorte que dans la réponse l’altérité, le rapport à cet autre est constitutif ; ce rapport
détermine toute la structure de la réponse, nous rappelant que la référence à l’altérité est
inéluctable dans toute réponse et dans toute responsabilité. Nous distinguerons ainsi, suivant
la trace de la réflexion derridienne, le tout autre du prochain, le tout autre de l’autre qui n’est
pas tout à fait autre, celui qui garde avec le même une certaine affinité, même si cette affinité,
c’est notre hypothèse de lecture, n’est qu’un phantasme narcissique. Une responsabilité qui
tourne le dos au tout autre, à celui qui est radicalement autre, celui qui n’est pas du tout le
semblable, celui qui est monstrueusement autre, cette responsabilité-là est de ce point de vue
une responsabilité qui reste dans le même, dans la similitude du soi, de l’ipséité. Elle est une
responsabilité qui ne répond pas, qui annule la réponse en tant que cette notion n’a lieu, ne
peut advenir effective que dans son adresse l’autre.

À l’intérieur du corpus derridien, la lecture qu’on avance ici se complique, notamment là où la


première entente de cette expression est à l’œuvre dans le développement que Derrida fait
dans Donner la mort.39 Dans cet ouvrage il s’agit du tout autre qui est tout autre, il s’agit de

38
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 155.
39
Dans l’ouvrage Cryptes de Derrida, Jacob Rogozinski rend compte ce cette complexité à partir d’une lecture
qui suit l’évolution de la pensée derridienne à propos de la notion d’autre. D’après son analyse, Derrida
« commence par nier qu’il y ait un tout-Autre, avant de l’admettre quelques années plus tard – et que cette
altérité serait d’abord celle d’une trace d’écriture, d’une certaine strate du texte, avant d’être reportée sur chaque
autre, sur chaque homme. » (p. 165). Dans notre interprétation, l’altérité radicale est déjà là dans les premiers
textes du corpus derridien. Mais c’est autour de cette dernière affirmation qui fait de l’autre l’autre homme chez
Derrida, que nous sommes en total désaccord avec Rogozinski. Notamment quand, dans sa lecture de Donner la
mort, il affirme que « ce Dieu auquel Abraham s’apprête à sacrifier son fils, c’est autrui », conclusion qu’il tire
de l’affirmation derridienne qui dit qu’il y a une partition qui « attribue ou reconnait cette infinie altérité du tout

314
reconnaître la qualité du complétement autre à tout autre, même si lui, l’autre, « partage »
avec le « même » des liens, des qualités ou des déterminations quelconques. 40 Il y a une
oscillation violente entre les deux ententes de cette expression, dans la propre interprétation
proposée par Derrida. Cet aller-retour prend encore un pli supplémentaire là où il affirmera
que, même celui qui semble le plus proche, celui qui semble être mon semblable, il garde en
lui le secret infini de l’altérité radicale : « ce qui est le plus proche de nous reste au fond déjà
lointain et incompréhensible ».41

Tout autre est donc tout autre. Le Méridien de Celan suggère l’existence de deux sortes
d’étranger qui se trouveraient « dans une seule et même direction ». Ils seraient « très près
l’un de l’autre ».42 Celan semble ainsi distinguer « l’Autre » du « tout Autre ». Il y a donc un
« autre » qui ne serait « si lointain » mais « tout proche » et qui auraient peut-être « une
coïncidence » avec ce « tout Autre ».43 Et dans l’obscurité profonde de ses phrases, ces
figures de l’altérité trouvent dans notre lecture un écho qui résonne dans la distinction entre
l’autre prochain et l’autre méconnaissable.

Récapitulons : dans la considération et la référence que Derrida fait à l’autre il y a l’autre,


celui qui est tout autre, infiniment autre, mais qui partage avec « nous » quelque chose : un
territoire, une langue, une culture, etc. C’est donc le prochain, le semblable. D’un autre côté il
y a l’autre, celui qui ne partage rien du tout avec nous, l’autre que nous ne reconnaissons pas
comme semblable ; le dissemblable donc, celui avec qui nous ne nous identifions absolument
pas. Le premier est ainsi, d’un certain point de vue, chez lui : même s’il est étranger, même
s’il n’appartient pas à la communauté, à la nation, au quartier, au milieu dans lequel nous nous
trouvons, là où il garde un rapport au « nous » qui l’entoure il est chez lui, il fait partie de la
« communauté » en vertu d’une langue partagé, d’une religion, d’une pratique déterminée,
etc. Car, dans un tel cas, il n’est plus étranger au contexte dans lequel il se trouve. Le
deuxième, celui qui est complétement étranger à la langue, au territoire, au contexte, lui, il

autre à tout autre : autrement dit à chacun, à chaque un, par exemple à chaque homme ou femme ». Mais la
citation s’arrête stratégiquement là, pour que Rogozinski puisse dire que le tout autre c’est autrui, avant que
Derrida dise : « voire à chaque vivant, humain ou non » (Rogozinski cite Derrida, p. 162). Dans l’interprétation
que l’on met ici en œuvre, au contraire, l’altérité vers laquelle Derrida fait signe va bien au-delà de l’autre
homme, tel qu’en témoigne cette dernière partie de la phrase citée.
40
Voir à cet égard la partie B. II. 2. I. : « Les multiples ententes du tout autre ».
41
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 142.
42
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 72
43
Ibid., p. 74.

315
n’est pas chez lui en aucun sens. Et pourtant ils partageant tous deux la condition d’être
complétement autres, infiniment inaccessibles. Le secret de l’autre résiste au dévoilement de
la vérité malgré les liens et les rapports au même. Mais la philosophie derridienne nous
rappelle que l’obligation éthique et donc le commencement de l’éthique en général est repéré
dans la figure du dissemblable, c’est-à-dire, dans le tout autre qui est deux fois tout autre,
d’abord en tant qu’infini pour l’autre, comme n’importe qui et comme Dieu lui-même, mais
aussi en tant qu’étranger, celui qui n’est pas chez lui en aucun sens : l’étranger absolu,
« l’autre méconnaissable ».44

Derrida entame tout un travail interprétatif sur la notion d’unheimlich chez Heidegger, là où
ce dernier fait de l’homme le vivant le plus unheimlich parmi les vivants, celui qui même chez
lui n’est pas chez lui.45 Étranger donc dans sa propre terre, dans son propre pays, chez soi. La
préposition chez est un vocable qui exprime une place « à l’intérieur de ».46 Il s’agit de l’idée
de délimitation qui renvoie à l’appartenance, à l’identité, et à une idée d’intériorité qui évoque
ce qui est familier. Benveniste nous rappelle que les déclinaisons adverbiales du vocable
domus (maison) signifient « chez soi » dans un sens qui marque une intériorité et en
opposition « à ce qui est dehors (foras, foris) ou à l’étranger », toujours dans une signification
morale de domus. Une signification en somme qui aura comme dernière référence les
coutumes, les habitudes et traditions d’un groupe social déterminé. Encore, Benveniste ne
s’empêche pas de souligner un usage de cette expression qui met en rapport cette intériorité à
la possession et donc à ce qui est « propre ». À suivre les pas de cette recherche, nous nous
apercevons que la signification morale du « chez soi » déborde largement le sens matériel de
domus désignant ainsi ce qui est habituel ou familier, mais aussi ce qui est « à soi ».47

Cette remarque lexicographique nous permet donc de penser ce « chez soi » de


l’interprétation que Derrida fait sur la réflexion heideggérienne à propos de l’unheimlich.
Déjà, nous voyons facilement que nous pouvons être « chez nous » en dehors de la maison, du
pays qui nous a vus naître, au-delà des frontières artificielles qui définissent ce « chez nous »
parfois si vite identifié à la patrie. À l’envers, on peut être étranger dans la même patrie, dans

44
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 155.
45
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 338-340, 391-395.
46
Centre National de la Recherche Scientifique, Institut National de la Langue Française Nancy, Trésor de la
Langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960).
47
Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 1. Économie, parenté, société, p. 298-
299.

316
des circonstances particulières mais toujours possibles, expatrié dans la patrie, étranger dans
la maison, chez soi, chez l’autre, simultanément, aporétiquement, opposition sans synthèse.
Le « chez soi » n’est alors pas défini, en toute rigueur, à partir d’un critère inamovible, fixe et
définitif, de même que le formes de discrimination, et donc les formes de rappel qu’on « n’est
pas chez nous », peuvent avoir des manifestations différentes, parfois inattendues, voire
incroyables, ailleurs impossibles.

Or, cela ne veut pas dire que cette proximité soit effective, car au fond tout autre est tout
autre. Et tous les liens de proximité que l’on peut projeter sur l’autre ne font que cacher la
radicalité de la différence. Car, malgré les apparences, même celui qui partage avec « nous »
quoi que ce soit est inaccessible. Lui aussi, il est infini, il est l’infini qui ne peut pas s’épuiser
dans la connaissance, qui ne peut donc pas être complétement saisi, compris, appréhendé dans
son intimité à partir d’une relation sujet-objet. Son secret ne pas offert à la compréhension par
aucune voie de façon absolue. L’autre ne peut pas devenir objet. La pensée de l’autre est la
possibilité de libération du « Même et de l’Un », de la « lumière de l’être et du phénomène » ;
cela est peut-être l’enseignement le plus féconde de la philosophie levinassienne. 48 L’autre est
structurellement au-delà de toute forme de réappropriation par la voie de la connaissance et
donc du calcul que suppose une approche de connaissance à lui. L’expérience de la rencontre
avec cette altérité a chez Levinas la forme irréductible du « passage et sortie vers l’autre ».49
Ce motif et l’intérêt que Derrida lui octroie est présente depuis ses premières publications.
Déjà dans « Violence et métaphysique » l’altérité radicale est travaillée et inscrit dans la
structure de la subjectivité :

C'est malgré l’absurdité logique de cette formulation, la symétrie transcendantale de deux


asymétries empiriques. L’autre est pour moi un ego dont je sais qu’il a rapport à moi comme à
un autre. […] À quels exercices se livrerait Parménide en marge de Totalité et Infini si nous
tentions de lui faire entendre que ego égale même et que l’Autre n’est ce qu’il est que comme
absolu, infiniment autre absous de son rapport au Même ! Par exemple : I. L’infiniment autre,
dirait-il peut-être, ne peut être ce qu’il est que s’il est autre, c’est-à-dire autre que Autre que
doit être autre que moi. Dès lors, il n’est plus absous de la relation à un ego. Il n’est donc plus
infiniment, absolument autre. Il n’est plus ce qu’il est. S’il était absous, il ne serait pas
davantage l’Autre, mais le Même. L’infiniment autre ne peut être ce qu’il est — infiniment
autre — qu’en n’étant absolument pas le même. C'est-à-dire, en particulier, en étant autre que

48
Jacques DERRIDA, L’Écriture et la différence, p. 123.
49
Ibid., p. 185-186.

317
soi (non ego). Étant autre que soi, il n’est pas ce qu’il est. Il n’est donc pas infiniment autre,
etc. Cet exercice, croyons-nous, ne serait pas, en son fond, verbosité ou virtuosité dialectique
dans le « jeu du Même ». Il signifierait que l’expression « infiniment autre » ou « absolument
autre » ne peut pas à la fois être dite et pensée ; que l’Autre ne peut pas être absolument
extérieur au même sans cesser d’être autre, et que par suite, le même n’est pas une totalité
close sur soi, une identité jouant avec soi, avec la seule apparence de l’altérité, dans ce que
Levinas appelle l’économie, le travail, l’histoire. Comment pourrait-il y avoir un « jeu du
Même » si l’altérité elle-même n’était pas déjà dans le Même, en un sens de l’inclusion que le
mot dans trahit sans doute ? Sans l’altérité dans le même, comment pourrait se produire le
« jeu du Même », au sens de l’activité ludique ou au sens de la dislocation, dans une machine
ou une totalité organique qui joue ou qui travaille ?50

Dans le rapport établi dans la réponse à l’autre, le rapport dissymétrique de la responsabilité,


l’autre est le premier venu, c’est comme si l’autre devenait « en quelque sorte le souverain
comme autre, comme hôte ; c’est l’hôte qui commande, c’est l’autre comme hôte qui
commande »51 sans qu’il soit important son origine, sa provenance, son statut, même pas son
identité. La responsabilité est en ce sens inconditionnelle ou elle n’est pas, elle s’engage
devant l’autre, elle est réponse à l’autre ou elle n’est pas. Ce « premier venu » ne doit donc
pas être déterminé à partir d’une logique de l’identité : une fois de plus, nous voyons revenir
la figure de l’altérité radicale, là où le premier venu n’est pas le proche, le frère ou le
semblable. Le premier venu est l’« exilé », l’étranger, celui qui n’est pas « chez lui » en aucun
sens.

Si maintenant nous revenons à la lecture du poème de Lawrence que Derrida effectue, ce


premier venu est le serpent, et Derrida fait remarquer qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence : le
serpent est « l’animal qui est le plus bas ».52 Dans cette analogie, qui est d’ailleurs plus que
topologique, il faut suivre l’idée d’humilité, de pauvreté et de précarité : le plus bas, le tout
autre est dans ce sens celui qui est le plus éloigné de tout et de n’importe quel « système » qui
puisse l’accueillir. Celui donc qui n’a pas accès à la sécurité dont Fridlund parle, comme étant
le bénéfice de tout « système de normes ».53 La réponse s’adresse ainsi au premier venu, et le
premier venu est le plus bas, le méconnaissable, le dissemblable, le démunis, le tout autre.

50
Ibid., p. 185-186.
51
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 326.
52
Ibid., p. 328.
53
Patrik FRIDLUND, « Derrida, Abraham and responsible subjectivity », p. 63-64.

318
Rappelons encore une fois la remarque de Derrida, affirmant que le fait de poser comme
condition de la responsabilité le « méconnaissable » implique le « réveil » de l’éthique :

Un principe d’éthique ou plus radicalement de justice, au sens le plus difficile que j’ai essayé
d’opposer ou de distinguer du droit, c’est peut-être l’obligation qui engage ma responsabilité
auprès du plus dissemblable, du tout autre, justement, du monstrueusement autre, de l’autre
méconnaissable. Le « méconnaissable », dirais-je de façon un peu elliptique, c’est le
commencement de l’éthique, de la Loi, et non de l’humain. Tant qu’il y a du reconnaissable, et
du semblable, l’éthique sommeille. Elle dort d’un sommeil dogmatique. Tant qu’elle reste
humaine, entre hommes, l’éthique reste dogmatique, narcissique et ne pense pas encore. Pas
même l’homme dont elle parle tant.54

Cette réflexion nous invite ainsi à sortir des limites humaines dans toute considération
éthique, une invitation qui fait résonner les mots de Celan : une sortie de l’humanité de
l’humain. L’inscription du poétique dans le royaume des rapports entre le même et l’autre : en
proposant un principe éthique hors de l’humain, Derrida se met lui-même sur le chemin de
Celan, sur le chemin de la poésie plutôt, celui de la Méduse, des automates et de l’abîme ;
celui de l’art. Une sortie hors de l’humain qui passe en dernière instance par un abandon du
« Je », du « Moi », un oubli de soi. Une sortie donc hors de l’ipse, en deçà du sujet compris
comme sujet humain et plus particulièrement compris en tant que sujet éthique humain, sujet
responsable ayant le pouvoir propre de celui qui se donne ses propres déterminations, celui
qui est libre, souverain. La figure de l’étranger n’est pas en contradiction avec cette sortie hors
de l’humain tant que l’étranger est défini comme celui ou celle qui n’a pas de pays, qui
n’appartient pas à un pays ou une nation donnée en particulier.

Enfin, le poème de Celan développe l’idée que « chaque chose, chaque être humain est, pour
le poème qui a mis le cap sur l’Autre, une figure de cet Autre. »55 L’oscillation entre le qui et
le quoi de la réponse est ainsi ressenti par le poète. L’altérité dit-il en somme, ne se réduit pas
à un qui. La réponse ne peut donc pas s’adresser uniquement à un qui, encore moins à un qui
en tant qu’être humain. Car l’Autre, il peut trouver d’autres formes au-delà de l’humanité de
l’humain, au-delà donc du geste narcissique proposé par tant d’auteurs et penseurs qui
agissent dans un solipsisme humaniste duquel la pensée de la responsabilité nous invite à
sortir.

54
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 155.
55
Paul CELAN, Le Méridien & autres proses, p. 76.

319
II. 3. Vivant, non-vivant

De quoi sommes-nous responsables, devant qui ? Sans chercher à retrouver la certitude d’un
savoir dans ce domaine, encore moins d’un « savoir éthique » tendant à quelque normativité
universaliste, il nous semble qu’une tâche incontournable de toute pensée de la responsabilité
doit s’engager dans cette réflexion, se confrontant à des notions telles que celles de vie, du
vivant, ainsi que celles de non-vivant, de l’inanimé, voire de mort. Toujours en suivant la
lecture derridienne du poème de Lawrence, et à partir de la référence préalable qu’il fait à la
pensée de Levinas, nous pouvons retenir le premier commandement de Levinas, le « tu ne
tueras point », et avancer que, dans son sens le plus inconditionnel, notre responsabilité
semble s’adresser au vivant en général.

Dans cette hypothèse nous sommes responsables de et devant toute forme de vivant, de la vie
et devant la vie « inclus et compris l’animal ».56 Bien entendu, cela reste une hypothèse, à
partir de laquelle nous voudrons signaler certains points d’intérêt. Mais il s’agit d’une
hypothèse que nous trouvons assez problématique. D’abord parce que les limites et les
frontières de ce qu’on appelle le vivant sont toujours en train de se déplacer, se disséminer, se
redéfinir. Notamment là où nous nous demandons, peut-être depuis Heidegger et aujourd’hui
plus que jamais, si la machine peut être comprise dans un concept plus large de vivant. 57 Mais
aussi dans la considération de ce qui est inanimé, et à partir de l’hypothèse qui fait de cet
inanimé une partie de l’ensemble de ce que nous pouvons appeler la vie, dans l’acception la
plus large de cette notion, ou ce qui revient au même, de l’hypothèse qui fait du vivant « un
genre de ce qui est mort ».

C’est la première remarque qui nous intéresse ici : si dans le discours moderne et
contemporain la référence au vivant prend la place de la référence à un concept métaphysique
de vie, elle suppose toujours une définition de vie : « Jacob ne peut pas se passer d’une
référence à l’essence du vivant et il le fait massivement. Il ne suffit pas de remplacer vie par
vivant pour échapper à la question philosophico-socratique : qu’est-ce qui fait du vivant un

56
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 326.
57
Dans l’article « La destinée philosophique de l’occident : McCulloch, Heidegger et la fin de la philosophie »,
l’auteur développe une réflexion autour de « la caractérisation mathématique du réseaux neuronal » qui part de la
considération du travail heideggerien sur la technique pour penser une proximité entre la « machine à calculer »
et le cerveau humain. Voir à cet égard : Erich HÖRL, « La destinée cybernétique de l’occident : McCulloch,
Heidegger et la fin de la philosophie ».

320
vivant ? Vous parlez de vivant : donc vous devez savoir ou chercher à savoir ce que vous
entendez par-là, par être-vivant du vivant, par la vivance du vivant, autrement dit, la vie du
vivant, la différence entre le vivant et le non-vivant. »58 Jacob établit en ce sens une essence
de la vie à partir de la notion de ré-production. Et cette réflexion, Derrida l’articule à la
réflexion de Nietzsche qui fait du vivant « un genre de ce qui est mort », dans un geste qui
cherche à dépasser l’opposition simple entre vie et mort.59 Or, ce débordement de la limite est,
d’une certaine manière, envisagé par le discours de Jacob quand il affirme que :

En réalité la vie est un processus, une organisation de la matière. Elle n'existe pas en tant
qu'entité indépendante qu'on pourrait caractériser. On peut donc faire l 'étude du processus ou
de l'organisation, mais pas de l'idée abstraite de vie. On peut tenter de décrire, on peut tenter
de définir ce qu'est un organisme vivant et non-vivant. Mais il n'y a pas de "matière vivante".
Il y a de la matière qui compose les êtres vivants et cette matière n'a pas de propriété
particulière que n'aurait pas ce qui compose les corps inertes.60

Dans l’histoire des sciences, et plus particulièrement de la biologie, nous retrouvons des
nombreux exemples de problématisation de la frontière entre l’animé et l’inanimé, et de
définition et délimitation de la notion de vie et de vivant. Le travail de Jacob que Derrida
soumet à son analyse déconstructive 61 engage une discussion qui définit la capacité de
reproduction comme critère de distinction entre le vivant et le non-vivant, critère que Derrida
soumet à son analyse déconstructive et qui conclue l’impossibilité de la certitude en ce
domaine.62 Jacob s’est trouvé dans cette impasse tout au long de sa carrière. Il reprend à
plusieurs reprises la définition de la vie et du vivant à partir des fonctions du métabolisme
comme nouvelle approche de définition, pour dire que les virus « ne sont pas des organismes
vivants ».63 Or, il affirme plus tard dans la même conférence que « le monde vivant comprend
des bactéries et des baleines, des virus et des éléphants des organismes vivants dans les
régions polaires à -20°C ».64

58
Jacques DERRIDA, La vie la mort. Séminaire (1975-19976), p. 117.
59
Ibid., p. 225.
60
François JACOB, « Qu’est-ce que le vivant », 00:01:48.
61
François JACOB, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité.
62
Jacques DERRIDA, La vie la mort. Séminaire (1975-19976), notamment « Cinquième séance. L’increvable », p.
133-154.
63
François JACOB, « Qu’est-ce que le vivant », 00:16:13.
64
Ibid., 00:33:20.

321
Les discours qui remettent en question la frontière entre vie et non-vie, ainsi qu’entre vivant et
non-vivant se sont multipliés dans le XXe siècle. L’ouvrage Théorie générale des systèmes de
Ludwig von Bertalanffy, publié en 1937, met en question la frontière entre l’animé et
l’inanimé à partir de ce qu’il appelle les « principes isomorphiques ».65 À la fin du XXème
siècle, les phénomènes concernant l’articulation de vie de de non-vie se sont multipliés à une
vitesse jamais vue auparavant : en 1999 a été produite la première prothèse
« vivante humaine», dans le cadre d’une recherche dirigée par Anthony Atala au Wake Forest
Institute for Regenerative Medicine, une vessie élaborée artificiellement à partir de cellules
humaines. Cela n’était que l’antécédent d’une pratique nouvelle qui aboutira à l’impression
3D d’un rein en 2002 dans le même institut, deux événements marquant un hiatus qui a amené
à la création de la « biologie synthétique » en 2004. Dans le même sillage, une recherche
dirigée par Rashid Bashir à l’Université d’Urbana-Champaign a abouti en 2012 à la création
d’un bio-robot constitué d’hydrogel et e cellules vivantes, imprimé en 3D et ayant la capacité
de se déplacer à partir des impulses électriques. 66

Dans son Séminaire La bête et le souverain, Derrida entame une discussion sur la
considération de l’animé et de l’inanimé dans la réflexion éthique à partir de deux exemples
de « chose » inanimée : la mer et la terre. 67 Cette réflexion nous impose des questions sur la
frontière vivant/non-vivant et la difficulté d’établir critère rigoureux de distinction entre les
deux. Pour prendre un des exemples donnés par Derrida, nous pouvons nous demander si la
mer, en l’occurrence, est vivante ou non-vivante ? Ou si elle n’est ni vivante ni non-vivante ?
Est-elle au-delà de l’opposition de ce binôme ? Il y a un concept de vivant mais aussi de vie,
qui ne se laisse pas rassembler, qui n’est donc pas le même, qui n’est pas identique et
identifiable, qui ne se laisse pas limiter, qui est rebelle à toute détermination dans les
frontières de ce qu’on appelle traditionnellement la vie animale et végétale. Il s’agit d’un
concept qui tend à se diversifier dès son dedans parce qu’il est historiquement déterminé.

Le vivant est une référence incontournable de toute forme de rapport responsable. Nous
voudrons ainsi mettre à l’épreuve l’hypothèse que, en tant que point de référence
incontournable, cette notion doit garder une indétermination oscillante, la plus indécidable

65
Nous prenons ces références du travail développé dans le cadre de l’exposition « La fabrique du vivant » qui a
eu lieu dans le Centre Georges Pompidou du 20 février au 15 avril 2019. Voir : M.-A. BRAYER, O. ZEITOUN
(dir.), La fabrique du vivant, p. 43.
66
Ibid., p. 52-56.
67
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 203.

322
possible, si elle veut se placer en deçà de toute détermination historique particulière. Non pas
en tant que manque de rigueur devant cette tâche de la pensée, mais plutôt, et précisément en
faisant appel à une pensée plus rigoureuse ; une pensée du peut-être, de l’oscillation
indécidable et de l’analogie, comme seul recours devant un savoir et une tradition « éthiques »
qui procède toujours par délimitations identitaires. Toute définition, toute délimitation logique
ou conceptuelle rassemble et exclue à la fois, met des frontières en tranchant et en divisant un
terrain qui autrement ne serait pas parcellé. Une frontière se dessine toujours en effectuant une
coupure. Comme toute trace, la délimitation d’une frontière est une forme de plaie qui
s’ouvre, qui fait chemin et qui ne manque pas de violence. Ici commence la réflexion qui
s’interroge si la vie ou le vivant se déterminent en tant que « qui » ou en tant que « quoi ».
Cette réflexion invite à problématiser les limites ainsi que les critères de délimitation de ces
deux pronoms : qui et quoi, là où il y a une oscillation indécidable et sans arrêt entre les deux.

Cet ensemble de questions résonent dans plusieurs couches de la réflexion, elles interrogent
les limites d’une frontière imaginée entre ce qu’on appelle trop vite le vivant en opposition au
non-vivant, notamment dans l’identité que le sens commun établie entre un qui comme vivant
et un quoi comme chose ou un objet. Car si la pierre est difficilement déterminable en tant
qu’appartenant à la catégorie du vivant, ce n’est pas de même si nous nous demandons si elle
fait partie de la vie, d’un concept ou d’une certaine notion de vie qui ne saurait pas se réduire
à l’expérience d’un vivant en particulier, qui ne saurait donc pas se déterminer par aucun
principe « vital » ou « moteur », aucun esprit, aucun mouvement auto-référenciel dans le sens
restreint de ces termes.

Tout au long de cette recherche, nous avons établi que la forme juridico-égologique de la
responsabilité se règle à partir de deux principes qui déterminent ce de quoi nous sommes
responsables : celui de pouvoir-autorité et celui de propriété-proximité. Devant cette forme de
la responsabilité, le travail que Derrida fait à partir de la notion du tout autre inscrit l’altérité
et la singularité au cœur des notions de responsabilité et de justice. 68 Le fait de placer le
« monstrueusement autre » au départ de la considération éthique suppose ainsi une rupture
avec le geste narcissique d’une éthique du semblable. Ce geste suppose ainsi une dissociation
entre la responsabilité et la décision d’un côté, et la « certitude assurée de l’ego cogito » de
l’autre, tant que ce geste confronte le « sujet » à l’altérité radicale.69 Mais il suppose

68
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.
69
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 375.

323
également une réélaboration du rapport entre l’individu responsable et le tout autre, ou plus
précisément, une réélaboration de la détermination de tout autre. Ce tournant cherche à être
conséquent avec l’idée derridienne d’une pensé de la responsabilité qui ne soit plus
commandée par le phantasme de la présence, une pensée qui ne soit réglée par le postulat d’un
sujet libre et actuellement présent à lui-même, dans la pureté de son intention et réglant son
agir à partir du supposé d’une conscience pleinement présente à elle-même.

Le travail que Derrida fait concernant la mise en question du seuil entre réaction et réponse
pointe du doigt la mise en question de son immobilité, de sa distinction tranchante, claire et
distincte qui vient ruiner l’idée d’une pureté de la responsabilité humaine. À cet égard Derrida
nous rappelle que : « [s]a réserve porte seulement sur la pureté, la rigueur et l’indivisibilité de
la frontière qui sépare, déjà chez "nous-les-hommes", la réaction de la réponse ; et par
conséquent la pureté, la rigueur, l’indivisibilité surtout, du concept de responsabilité ».70 Nous
voudrons ainsi mettre cette idée en rapport à la figure du « premier venu » dont Derrida parle
comme s’il était le souverain. Le « premier venu » est en ce sens celui qui est « avant moi »,
c’est-à-dire avant le « moi », avant l’ego, arrivé en premier, comme s’il était le souverain.
L’autre qui est avant moi, devant lequel je suis obligé de répondre, d’une obligation qui remet
en cause la liberté rationnelle du sujet, liberté qui est censée de commander l’agir de
l’individu en toute pureté depuis Kant et dont les piliers remontent au « je pense » cartésien.
Le rapport entre la liberté et l’obligation du « sujet » est aporétique en ce que l’une se
confronte à l’autre, qu’elle suppose simultanément à la façon dont Levinas l’explique : nous
sommes libres seulement dans la mesure où l’autre ouvre la possibilité de cette liberté,
seulement donc dans la mesure où nous sommes assujettis à l’autre.

Le travail déconstructif que Derrida fait sur la notion de souveraineté part du supposé que ce
travail ne s’agit pas d’un simple « transfert » ou déplacement de « la souveraineté de moi à
l’autre ».71 Dans le poème de Lawrence nous avons ainsi affaire à deux figures animales qui
ont une charge symbolique assez marquée : d’un côté le serpent, l’animal le plus bas. De
l’autre, l’albatros, auquel le serpent est opposé, dans l’analogie de sa majesté. L’albatros,
souligne Derrida, marque une référence à la hauteur du souverain, à la grandeur donc, à la
place plus élevée qu’il occupe symboliquement pour être dans le haut, dans les cieux qu’on
associe d’une façon quasi-tautologique et fort dogmatique à Dieu. Cette référence est ainsi

70
Ibid., p. 168.
71
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 326-327.

324
une référence à la raison et à l’esprit, qu’en tant que chose non-matériel et non corruptible a la
vertu du geist, la vertu de ne pas être corruptible, s’élevant comme le gaz, se plaçant au plus
haut, au-dessus de tout. 72 En revanche, le serpent est associé au bas, à tout ce qui est
corruptible, à tout ce qui est matériel et qui s’oppose au spirituel. Associé donc aux instincts
que précisément on qualifie le plus souvent de « bas », de charnels.

Dans ce rassemblement dogmatique des prédicats conformant l’axiomatique éthique de la vie


humaine, nous retrouvons un concept d’humanité dont la conceptualité même est assez
déterminé, à partir d’un ensemble de valeurs, notions et surtout d’axiomes qui établissent un
cadre normatif et règlent un concept de « personne », un idéal d’« être humain » et avec cela
un concept de d’institution, de société, et même de monde. 73 Cette axiomatique se rassemble
et se réaffirme autour de concepts tels que la raison, la conscience, l’intention, l’intellect, la
liberté en tant qu’être rationnel et donc la responsabilité, pour ne mettre que certains
exemples.

Une révolution poétique, tel que nous l’interprétons ici, inscrit la poétique dans le discours
autour de la responsabilité, nous permettant de démêler des ensembles dogmatiquement
rassemblés. Nous l’avons vu dans la partie précédente de ce travail, là où Hegel identifie trop
vite d’un côté ce qui est masculin au droit, au politique, mais aussi à la rationalité, à la lumière
et surtout à la conscience, tandis que du côté féminin nous retrouvons l’obscurité, la nuit, la
morale, et en fait tout ce qui n’est pas stable, à commencer par l’inconscient. L’analyse
derridien tient à cet égard à démontrer la complicité étroite qui existe entre le discours de
Hegel et celui de Jacob, là où ce philosophe allemand fait appel au même critère de
reproduction pour définir la vie : « dans la reproduction la vie devient concrète et vraiment
vivante ».74 Loin de rompre avec le discours métaphysique que Jacob prétend éviter, il
réaffirme ce discours.

Cela n’est qu’un exemple de ces assertions qui font système et qui trouvent dans
l’axiomatique de ce discours une matrice auto-poïétique, qui inscrit la forme humaine de la
vie dans l’axiomatique de la biologie et qui détermine à partir de ce présupposé le reste de son
développement. La révolution poétique dont nous parlons, cherche à démêler ces amalgames

72
Jacques DERRIDA, Glas, p. 262-263/A.
73
Voir ce que Derrida dit sur les implications politico-institutionnelles des actes académiques dans « Mochlos ou
le conflit des facultés » dans Du droit à la philosophie, p. 421-423.
74
Jacques DERRIDA, La vie la mort. Séminaire (1975-19976), p. 118.

325
de prédicats, de croyances et d’affirmations doxiques à partir de l’inscription du poétique au
cœur même des lois établies dans le domaine éthique et donc dans tous les domaines de la vie
humaine et de la vie en général qui sont en rapport à une responsabilité quiconque. C’est-à-
dire partout.

Cette inscription du poétique au cœur du monde éthique signifie que là où il y a une « loi »,
soit-elle écrite, conventionnelle ou tacite, il y a une possibilité de ré-invention poétique,
qu’elle est toujours susceptible d’être modifié, adapté, réélaborée, voire contredite. Toujours
par souci de l’autre, de la singularité qui fait toujours exception de la règle, qui la dépasse et
appelle à la perfectibilité infinie des conditions de mise en œuvre d’un impératif
inconditionnel de réponse à l’autre. L’idée de révolution poétique suppose que cette ouverture
à la ré-invention de la norme ne doit pas être l’exception mais plutôt la norme. Il s’agit d’une
révolution qui cherche à dissocier des associations dogmatiques pour ouvrir la possibilité à
d’autres associations, à d’autres discours sans qu’ils deviennent normatifs, sans qu’ils tendent
à faire loi universelle et inamovible. Empêcher l’universalisation de la loi dictée par
l’axiomatique de la notion de responsabilité est la tâche majeure de cette révolution poétique
qui veut rester fidèle à la singularité de l’autre en réinventant la loi, en la détruisant chaque
fois pour la voir renaître.

L’interprétation effectuée par Derrida du poème de Lawrence marque le rythme de cette


révolution, là où il nous invite à la dissociation des concepts et notions qui conforment
l’axiomatique de la notion de souveraineté à travers sa lecture, notamment à partir de la figure
du roi sans couronne.75 Cette figure est celle d’une souveraineté sans pouvoir, d’un roi en exil
qui met ensemble deux idées contradictoires : d’un côté celle du souverain, de la force
inconditionnelle du souverain, de sa liberté majestueuse, et d’un autre côté celle de l’exilé, du
complétement autre qui, se trouvant hors de chez soi, est sans pouvoir, mais qui reste pour
toujours le « premier venu ». La figure du « roi sans couronne » est la figure aporétique qui
met deux idées contradictoires ensemble, nous invitant à maintenir la tension de son paradoxe.
Maintenir vive l’aporie au sein même d’une axiomatique en cours de décomposition. Car c’est
grâce à cette aporie, à l’hospitalité devant l‘aporie même qu’une telle axiomatique trouve un
nouveau sens et donc une nouvelle direction, un autre cap, voire une nouvelle structure lui
empêchant de devenir une normalité normative.

75
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 325-326.

326
Une des principales hypothèses de la présente recherche est qu’une entente particulière de la
notion de souveraineté détermine la définition juridico-égologique de la notion de
responsabilité. À partir de cette hypothèse, nous avons cherché à montrer que l’axiomatique
de la notion de souveraineté est également l’axiomatique de la responsabilité et donc du
discours éthique propre à la pensée philosophique. Dans ce contexte, nous avons établi que le
travail de Derrida effectue une dissociation entre souveraineté et responsabilité, mais que cette
dissociation a lieu à l’intérieur d’un discours qui lie la souveraineté à la grandeur À la figure
donc du souverain dans sa connotation et sa provenance théologique, qui s’associe à l’esprit et
aux choses immatérielles. Cette dissociation ne place pas la souveraineté dans le haut mais
plutôt dans le bas. Il s’agit de la souveraineté de l’absurde dont parle Celan, une souveraineté
de ce qui es instable, voir indéterminé. La souveraineté du « premier venu », dont Derrida
parle dans le cadre de cette interprétation, la souveraineté du serpent n’est pas ici la
souveraineté de l’albatros, dans ce schème ou cette architectonique du discours qui organise
de façon vertical les différents concepts, notions et figures qui font partie de lui. Le serpent est
comme un roi, il n’est pas un roi. Il est comme un roi en exil et sans couronne, « dans le
monde souterrain ».76

76
Ibid., p. 326.

327
III. Le vivant, la vie la mort ; qui, quoi

La considération déconstructive des questions de responsabilité que Derrida met en œuvre


dans son corpus s’inscrit dans le cadre général d’une critique au privilège métaphysique de la
présence dans la philosophie occidentale. Concernant les questions de responsabilité, cette
critique soutient qu’« il ne suffit pas de dire que cette obligation éthique inconditionnelle, s’il
y en a, me lie à la vie de tout vivant en général. Elle me lie aussi deux fois à du non-vivant,
c'est-à-dire à la non-vie présente ou à la vie non présente de ceux et celles qui ne sont pas des
vivants, des vivants présents, des vivants au présent, des contemporains, à savoir des vivants
morts et des vivants non encore nés, des non-présents-vivants ou des vivants-non-présents. »1
Dans l’expression qui fait appel à « une responsabilité plus fidèle à la mémoire et à la
promesse, toujours au-delà du présent »,2 la référence au « non-vivant » est une référence à
l’interpellation envers ceux qui ne sont pas présents dans le monde, dans le monde actuel,
aujourd’hui. Une responsabilité vers ceux qui ne sont pas encore vivants et ceux qui ne sont
plus vivants.3 Derrida ne veut pas seulement penser le rapport à l’autre au-delà du présent
humain, au-delà du phantasme donc de la présence et de la vie présente, il cherche aussi à
problématiser la détermination du vivant à partir du privilège du qui humain, en tant que sujet
en somme, à qui appartient le pouvoir de la mort dont Heidegger parle. La mort est pour
Derrida ce qui me livre aux autres, ce qui me dépose en ses mains en tant que « chose », en
tant que cadavre, ce qui me rend à leur volonté pour qu’ils en disposent de moi, de mon corps,
du reste. La mort m’expose aux autres qui me survivent, à la volonté de ces autres, dans le
seuil qui marque le passage du vivant à la « chose » inanimée, qui, quoi. La mort marque ainsi
ce devenir « chose » de la personne.

Dans le double mouvement que la pensée déconstructrice propose, tel que l’on l’interprète, la
démarche de cette pensée implique dans un premier temps la dissociation d’éléments,
concepts et notions dogmatiquement identifiés et rassemblés, pour ensuite, dans un deuxième
temps, créer des nouvelles associations, parfois contradictoires, paradoxales ; oximoriques.
C’est le moment proprement poétique, le moment de la réinvention de l’axiomatique qui
trouve dans le langage son élément de développement. Une réinvention qui passe forcément
par l’inscription du poétique dans la structure de l’axiomatique éthique propre à l’onto-

1
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 157.
2
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 36.
3
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 157.

328
théologie. Or, en ce point précis où l’on tient à établir un rapport étroit de complicité entre la
pensée déconstructrice et l’idée avancée par Derrida d’une révolution poétique, l’invitation à
l’expérience d’une responsabilité paradoxale constitue un appel à inscrire les notions
d’inconscience, d’oubli ou de réaction, dans l’axiomatique de cette notion mais aussi les
notions de mort ou de non-vivant.

La responsabilité sans faute est de ce point de vue la conceptualisation de l’aporie qui hante le
concept de responsabilité depuis toujours. Elle s’impose à nous précisément parce que nous
pouvons être responsables sans en avoir l’intention, sans en avoir conscience et donc sans
avoir la liberté de faire ce dont on est responsables. Nous avons ainsi affaire, de nos jours et
peut-être depuis toujours, à un concept de responsabilité sans concept, c'est-à-dire sans unité
conceptuel, sans contenu rassemblé et unitaire, auquel on fait appel toujours en raison de la
centralité et de l’importance qu’il trouve dans la vie sociale. Or, cette notion n’aurait été
possible sans l’inscription d’une poéticité dans la pensée juridique, une poéticité qui préfigure
la possibilité d’un autre discours éthique dans la pensée occidentale. Une autre configuration
d’associations, des associations aporétiques qu’une pensée du peut-être est en mesure
d’accueillir pour inscrire cette poétique au cœur même des déterminations, et des
manifestations juridico-politiques, ses enjeux et pratiques. Cette configuration nouvelle de
l’association des rapports et notions conformant l’axiomatique éthique, juridique et politique
de la pensée européenne et occidentale, ouvre la possibilité de penser une responsabilité au-
delà du présent, une obligation à l’égard de la vie en général, de la vie contemporaine, de la
vie à venir, de la vie déjà morte. « Il faut donc inscrire dans le concept de la vie la mort. ».4
Mais en ce point précis il faut également se demander si la notion de vivant, laquelle semble
trouver une place privilégiée dans la pensée éthique en général – même là où elle est soumise
à un traitement déconstructif préalable – est la limite adéquate, le point de référence
« suffisant », pour ainsi dire, pour déterminer l’objet de nos responsabilités et l’horizon de la
justice définie en tant que relation à l’autre.5 Autrement dit, est-ce que c’est assez dire que le
vivant, l’autre vivant, le vivant différent, l’animal ou la plante, est la limite radicale de la
considération éthique, ou mieux, de la pensée de la responsabilité, la limite adéquate pour
définir l’horizon de nos responsabilités ?

4
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 157.
5
Derrida tire cette définition de justice de lapensée levinassienne. La formulation originelle ne parle pas de
l’autre mais de autrui, ce que nous modifions pour être fidèles à l’interpétation que nous engageons ici. Voir à
cet égard : Jacques DERRIDA, Spectres de Marx, p. 48-49.

329
Le geste derridien auprès de toute considération éthique tient à inscrire la notion d’altérité et
de singularité dans la structure de la responsabilité. 6 Quand il écrit que le « méconnaissable »
et le « monstrueusement autre » est le « début » et le « réveil » de la considération éthique, 7 il
explicite le geste déjà mis en œuvre dans la postulation d’un « impératif de réponse » :
l’altérité radicale est un point de référence indispensable dans la détermination de nos
responsabilités. Et cela, d’abord parce que cet impératif de réponse « vient de l’autre en
nous ». En raison de cette provenance, il implique une structure « antérieur à toute réponse
possible », « indépendante », « dissymétrique ».8 Mais cette antériorité détermine le fait que la
mise en œuvre d’un principe d’hospitalité, toute mise en œuvre de ce qu’on peut appeler un
« principe » inconditionnel de responsabilité qui me lie à l’autre, toute inflexion déterminée
que la responsabilité puisse avoir, implique une chute,9 une dépréciation de ce point de départ.
C’est donc nécessaire de partir du principe pur, le plus inconditionné possible pour ensuite
mettre en œuvre un calcul incalculable, qui est infiniment incalculable tant qu’il s’agit d’une
adresse à l’autre, d’un rapport à l’autre qui garde le secret de son intimité, l’autre qui n’est pas
accessible donc à partir d’un rapport de connaissance calculable. L’autre est incalculable,
l’incalculable par excellence.10

Que l’autre soit complétement autre, radicalement autre, cela ne signifie pas ou ne doit pas
forcément se traduire dans le fait qu’il soit nécessairement « monstrueux » ou qu’il soit
nécessairement « dangereux » ; cela signifie qu’il peut toujours l’être. Cette possibilité inscrit
donc du même coup le risque du mal radical dans la rencontre avec l’autre. Ce point de départ
doit ainsi forcément prendre en compte ces déterminations particulières, toujours possibles, et
ne pas les exclure d’entrée de jeu. Le « monstrueusement autre » est un des visages du
« méconnaissable », de l’altérité radicale, du tout autre. En tant que possibilité toujours
ouverte, cette forme de l’altérité doit s’inscrire parmi les traits toujours possibles et donc
nécessaires de l’arrivée de l’autre, ce qui expose le même au risque absolu. La responsabilité,
et donc la décision responsable, comportent nécessairement ce risque, cette menace que l’on
reçoit toujours comme la promesse d’une rencontre à venir ; la rencontre dont Celan parle et
dont un des chemins qui la font possible est la médiation du poétique.

6
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 98.
7
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 155.
8
Jacques DERRIDA, Du droit à la philosophie, p. 397-398.
9
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 104-105.
10
Ibid., p. 138.

330
Or, ce qui est « méconnaissable » est ce qui ne peut pas être reconnu.11 Mais « reconnaître »
se définit en première instance comme « identifier » puis comme « connaître », connaître à
nouveau dirions-nous. Deux concepts qui impliquent le mouvement de l’« assimilation », du
« rendre identique », de l’« identifier » comme mouvement de la recherche de coïncidences.
L’identification et la connaissance montrent ainsi, négativement, sa complicité structurelle
dans ce vocable qu’implique l’idée d’altérité radicale. Mais ce qui nous intéresse ici c’est que,
ce qui est méconnaissable est ce qu’on ne peut pas identifier, ce qu’on ne peut pas assimiler à
« nous ». L’identité avec ce « nous » est ainsi impliquée dans la reconnaissance. On ne peut
pas nous identifier à cela, à celui, qui ou quoi qui échappe à notre entendement, qui résiste
donc à toute tentative d’appropriation. La connaissance est de ce point de vue une
appropriation, une assimilation non sans violence qui prend son objet en tant qu’hottage, ce à
partir du quoi s’établissent des similitudes. Levinas rend compte de cette situation de forme
brillante quand il dit que :

La phénoménologie est une méthode philosophique, mais la phénoménologie compréhension


de par la mise en lumière ne constitue pas l’événement ultime de l’être lui-même. La relation
entre le Même et l’Autre, ne se ramène pas toujours à la connaissance de l’Autre par le Même,
ni même à la révélation de l’Autre au Même, déjà foncièrement différente du dévoilement.12

La critique est adressée à la relation métaphysique de connaissance :

La relation théorique n’a pas été par hasard le schéma préféré de la relation métaphysique. Le
savoir ou la théorie signifie d’abord une relation avec l’être telle, que l’être connaissant laisse
l’être connu se manifester en respectant son altérité et sans le marquer, en quoi que ce soit, par
cette relation de connaissance. En ce sens, le désir métaphysique serait l’essence de la théorie.
Mais théorie signifie aussi intelligence logos de l'être c’est-à-dire une façon telle d’aborder
l’être connu que son altérité par rapport à l’être connaissant s’évanouit. Le processus de la
connaissance se confond à ce stade avec la liberté de l’être connaissant, ne rencontrant rien
qui, autre par rapport à lui, puisse le limiter. Cette façon de priver l’être connu de son altérité,
ne peut s’accomplir que s’il est visé à travers un troisième terme – terme neutre – qui lui-
même n’est pas un être. En lui, viendrait s’amortir le choc de la rencontre entre le Même et
l’Autre.13

11
Centre National de la Recherche Scientifique, Institut National de la Langue Française Nancy, Trésor de la
Langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960).
12
Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, p. 13.
13
Ibid., p.32.

331
L’idée d’une altérité radicale comme point de départ de toute considération éthique, de toute
réflexion autour de la responsabilité, tient de ce point de vue à dépasser en premier lieu cette
catégorie du vivant que Derrida semble proposer dans ses derniers séminaires à la place des
concepts de vie, d’humain, de sujet ou du semblable, là où la même catégorie de
« semblable » suppose une compréhension et donc une assimilation de l’autre. Or, en tant que
rapport entre le soi et l’autre, l’altérité radicale implique un au-delà de la connaissance.

Dans le cadre de notre lecture, il y a en ce point une double contrainte qui nous oblige à
définir ou à déterminer la figure de cette altérité radicale. Mais dans sa radicalité même et à
cause d’elle, cette définition devient impossible. Quand l’être humain parle d’altérité, et plus
précisément d’altérité radicale, il s’agit de l’autre, du pôle extrême de la différence se trouvant
à l’autre extrême que lui. La figure de l’humain est en ce sens le point à partir duquel se
mesure et se détermine cette notion d’altérité. Nous pouvons ainsi avancer l’hypothèse de dire
que le « dégrée de différence », pour ainsi dire, de ce qui est « autre » implique en principe
que le « tout autre » commence dans le non-vivant, dans la « chose ». Et dans cette
détermination radicale, dans la requête ou la nécessité d’un point de référence radicale, ce
point de référence inscrit le non vivant en tant que point de départ qui donne l’inflexion de
toute considération éthique. Dès lors, si le point de départ le plus éloigné, si l’altérité la plus
radicale de l’« être humain » s’avère en principe d’être la « chose » inanimée, nous
comprenons mieux pourquoi Derrida semble considérer la « chose » inanimée en tant que
figure radicale de l’altérité. 14 Car la notion même du vivant est indéterminée du principe à la
fin : nous pouvons, par exemple, nous demander si la planète est un « être vivant », et les voix
lui octroyant cette qualité seraient aussi nombreuses que celle qui la nient. Nous pouvons
multiplier les exemples à l’infini, par exemple chaque fois qu’il s’agit de déterminer la qualité
d’un phénomène dépassant la définition de vie qui voit dans le « souffle » ce principe de vie
qui la définit ainsi en tant que vie-animée, voire auto-animée. Derrida semble poser cette
figure du « vivant » en tant qu’objet et point de départ de toute considération éthique le plus
souvent là où il remet en question les discours qui excluent l’« animal » de cette
considération. Et même s’il se soucie de remettre en question l’idée claire de ce qu’est le
vivant,15 il ne rate pas l’opportunité de s’en servir pour définir la limite ou l’horizon de la
responsabilité dans la figure du vivant non-humain.

14
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 203.
15
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 407.

332
Mais la réflexion concernant le « non-vivant », la place que cette figure occupe parmi nos
responsabilités, hante la pensée derridienne partout où il s’agit de responsabilité, d’éthique et
de morale, de justice, de normativité, de politique, du droit, etc. Et tout particulièrement à
chaque fois qu’il revient sur la distinction heideggérienne entre la pierre qui est « sans
monde », l’« animal » qui est « pauvre en monde » et le Dasein qui est « configurateur du
monde ».16 Derrida adresse sa critique au fait que Heidegger limite sa réflexion du rapport de
l’étant au monde à trois exemples, posant la question du seuil qui rend impossible une
délimitation pure séparant le vivant du non-vivant. Il reproche à Heidegger de choisir
stratégiquement ces exemples, particulièrement celui de l’inanimé, se demandant par
exemple, si le bois mort est weltloss comme la pierre.17 La question de l’altérité non-vivante,
de sa place dans la considération qui concerne nos responsabilités s’ouvre ainsi à partir de
cette critique.

III. 1. La dialectique de l’animé et l’inanimé

Derrida aborde lui-même la question de cette forme de l’altérité, la considération de la


« chose » inanimée, à partir d’une réflexion aporétique du prochain et du lointain. Cette
« aporétique » nous dit que « plus l’autre est autre, moins il est autre. Inversement, moins il
est autre, plus il est autre. Plus c’est autre, moins c’est l’autre, moins c’est autre, plus c’est
l’autre. »18 Derrida entame cette réflexion au cours de sa lecture de Robinson Crusoé, au
moment où celui-ci exprime la peur extrême que lui provoque l’idée d’être englouti vivant. Il
s’agit d’une inquiétude que Crusoé exprime à plusieurs reprises, d’abord concernant la peur
d’être englouti vivant par un tremblement de terre ou une tempête, c’est-à-dire, d’être dévoré
par la terre ou la mer. Puis concernant la possibilité d’être mangé par des bêtes féroces. Enfin,
la possibilité que des cannibales de l’île déserte où il a fait naufrage le dévorent vivant. Ce
sont, dit Derrida, trois figures de l’altérité, trois figures de l’autre dont Crusoé et donc Defoe
font une « différenciation hiérarchisée ».19

16
Voir à cet égard : Ibid., p. 459-460 ; Jacques DERRIDA, L’animal que donc je suis, p. 196 ; Jacques DERRIDA,
Séminaire la bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 28 ; Jacques DERRIDA, Points de suspension, p.
283-284.
17
Ibid., 283-284.
18
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 203.
19
Ibid., p. 203.

333
Or, dans cette « aporétique » du prochain et du lointain, il paraît logique que la distance qui
sépare l’homme qui est Robinson de l’autre, soit-il inanimé, bête ou anthropophage, ne peut
que provoquer l’effroi propre de ce qui est méconnu, un sentiment de peur provoqué par ce
qui est, ce qui se promet, ou ce qui menace d’être monstrueux. C’est à partir de l’effroi propre
aux « désastres naturels », à la férocité de la bête, ou à l’anthropophagie, à partir donc de la
peur qu’ils provoquent, que Derrida fait l’analyse du prochain et du lointain. La peur
provoquée par ses trois figures de l’altérité radicale joue un rôle central dans la détermination
de la radicalité de l’altérité propre à chaque figure. Ces trois formes d’altérité sont ainsi,
proprement dit, trois figures de la monstruosité. L’« aporétique » dont Derrida parle est une
« logique » défiant toute logique, défiant donc le bon sens, en ce qu’elle fait qu’un extrême de
la dichotomie devienne son opposé. Mais ce qui nous intéresse en ce point précis c’est le
traitement que Derrida fait de la « chose » inanimée en tant que figure de l’altérité. On disait à
l’instant que les exemples de « chose » inanimée seraient ceux du tremblement de terre et de
la tempête, qui auraient finalement leurs référents dans la terre et la mer : être englouti vivant
par la terre dans le séisme, ou par la mer dans la tempête. La terre et la mer semblent, dit-il,
les figures de l’altérité les plus éloignés de l’être humain en tant qu’elles ne sont pas des êtres
vivants.

Or, si dans le cours de notre réflexion nous venons d’avancer l’hypothèse que l’altérité
radicale la plus éloignée de la figure humaine se trouve dans la « chose » inanimée,
l’aporétique du prochain et du lointain s’occupera de renverser cette place, et de la déplacer
par le biais d’une tournure dont nous hésitons à la qualifier d’« aporétique » ou de
« dialectique ». Car, selon Derrida, le lointain de la « chose » inanimée ne fait que rendre
proche ce qui est en apparence le plus éloigné de l’humain, au moment où cette altérité se
présente comme dangereuse et s’avère terrifiante. Et de même à l’envers. Car la figure
humaine de cette altérité, le cannibale, est en ce sens la figure la plus proche de l’homme
humain qu’est Robinson Crusoé, figure qui serait en raison de cette proximité plus effrayante,
plus terrifiante donc. Le pli de cet argumentaire suit la trace d’une pensée de l’auto-immunité.
Mais ainsi élaborée, il faut bien le dire, cette réflexion semble sans fond, sans argumentaire
plutôt, là où l’argument est placé du côté de l’humain. Car Derrida ne développe pas vraiment
l’argument du côté de la terre et la mer. Il ne nous dit rien de pourquoi cette logique
paradoxale fonctionne de cette manière-là, c’est-à-dire, il ne dit rien de pourquoi la terre et la
mer deviennent les « éléments » les plus proches dans cette « aporétique ». Il se limite à
argumenter du côté de l’autre homme, du cannibale, et à partir de son altérité effrayante, à

334
partir de la logique auto-immunitaire que sa pratique anthropophage implique. Il nous dira
que : « la terre et la mer sont ce qu’il y a de plus éloigné et de plus différent de moi, de plus
autre ; elles sont cependant moins des autres que les vivants, les bêtes féroces qui menacent de
me dévorer vivant et qui, plus proches de moi, moins différentes de moi que la mer et la terre,
que les éléments sans vie que sont la mer et la terre, sont cependant plus des autres que la mer
et la terre. »20 Mais il s’arrête là. Il ne développe pas les arguments expliquant ce qui fait la
proximité dans l’« aporétique » de cette chose inanimée en soi-même.

Deux questions nous intéressent ici concernant cette « aporétique » :

a) D’abord, nous nous demandons que serait-il de ce renversement de valeurs qui s’effectue
au nom de la peur provoquée par les différentes figures analysées. Car si l’autre homme, le
cannibale, devient la figure la plus lointaine parmi ces trois figures de l’altérité c’est en raison
de la peur extrême qu’il provoque chez Robinson, ou plutôt en raison de ce pour quoi il est
encore plus monstrueux que les autres figures, c’est-à-dire, en raison de son inhumanité, de la
cruauté inhumaine dont il est capable. Et la peur qu’il provoque dépend de la proximité, de la
logique d’auto-immunité de l’homme qui mange l’homme, celui de sa propre espèce. Ce qui
s’avère donc absolument effrayant à l’intérieur de cette logique c’est de voir « une partie de
l’humanité » se prendre « contre une partie de l’humanité », ce qui paraît être synonyme de
voir « une partie de l’humanité » se prendre « contre l’essence de l’humanité », voire « contre
la dignité humaine ».21 C’est avec la cruauté que cette logique cannibale met en œuvre que la
peur d’être englouti vivant atteint sa « pointe hyperbolique ».22 Cette « aporétique » est le
résultat d’un détour qui part du prochain, passe par la cruauté et la peur pour atterrir dans le
lointain. Mais nous nous demandons si c’est de même concernant cette distance que l’homme
semble avoir, à enlever l’élément de la peur du discours dont nous faisons l’analyse.

b) Car même si Derrida n’en fait aucune allusion, nous voyons tout de suite qu’il s’agit d’une
idée, voire d’une logique très proche de celle supposée par Lacan dans son « Introduction
théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », selon laquelle l’homme est le
seul vivant capable de « cruauté », et d’une cruauté qu’on ne peut même pas qualifier
d’humaine, car ce serait une tautologie : la cruauté est humaine ou elle n’est pas. Et donc, si
dans cette « aporétique » du prochain et du lointain, l’homme est celui qui est et restera

20
Ibid., p. 203.
21
Ibid., p. 206.
22
Ibid., p. 204.

335
toujours le plus éloigné parce que le plus proche, c’est parce qu’il est le seul capable de
cruauté. Et c’est cette cruauté ce qui s’avère d’être le plus unheimlich parmi ce qu’ont toutes
les trois figures de l’altérité d’étrange et d’inconnu. L’être humain est le seul vivant capable
d’inhumanité, et cela en raison justement de son humanité. Car dans cette logique, la
condition de l’inhumanité est précisément l’humanité, ce qui semble assez logique : pour
devenir inhumain il faut au préalable être humain, assez humain pour devenir digne de
l’inhumanité. L’inhumanité est un pouvoir, presque un « privilège » réservé à l’homme ; elle
est le propre de l’homme. Et cette possibilité rend l’autre homme la figure la plus effrayante
de l’altérité radicale. La proximité de l’humain à l’humain qu’on suppose en tant que source
d’humanité, tourne ainsi au pire cauchemar en raison d’une confiance, d’un crédit donné au
prochain. Car l’inhumanité consiste en ce sens en une perte, elle implique qu’on a perdu la
dignité humaine, au moment où l’humanité se tourne contra la propre humanité. 23

Cette perte de la dignité humaine implique une logique auto-immunitaire, une logique de
l’autodestruction, du même qui se prend au même. 24 La monstruosité humaine implique en ce
sens la qualité paradoxale de comporter la violence la plus cruel, en raison précisément d’être
la violence qui vient du plus proche, du « feu ami ». En raison donc de la trahison de
l’humanité par l’humanité de laquelle l’autre homme participe et qui me rapproche de lui, le
rapproche de moi. Le tir fratricide est pour cela la violence la plus cruel, la seule violence
cruelle en réalité, parce qu’elle implique cette logique de l’autodestruction.

Cette aporétique semble déjà assez problématique, en ce qu’elle se rapproche de la dialectique


du maître et du souverain qui voit toujours le dernier arriver en premier, là où la culture de
l’esclave s’impose sur celle du maître. Et donc, dans cette aporétique du prochain et du
lointain c’est en fin des comptes l’autre homme celui qui est le plus lointain. Et donc l’objet
d’une pensée de la responsabilité qui cherchait à se démarquer de l’anthropocentrisme, au
moment où le plus lointain reste à la fin un être vivant doté de la capacité du souffle, qui
participe donc de l’esprit. C’est lui donc qui prend la place centrale de la considération
éthique, c’est-à-dire, la place du tout autre, du complétement autre, du monstrueusement
autre. Or, dans la pensée derridienne, cet autre vient occuper cette place toujours à partir d’un
détour qui fait de son mieux pour effectuer un travail déconstructif sur le binôme prochain-

23
Ibid., p. 206.
24
Ibid., p. 206.

336
lointain, mais qui a un résultat narcissique, même s’il n’est pas voulu. Et donc, malgré ce
détour, la philosophie derridienne trouve la limite de sa considération éthique.

Devant cette régression à l’autre comme l’autre homme en tant que figure de l’altérité la plus
radicale, nous sommes tentés de proposer la figure de la « chose », que Derrida emprunte
au Maître Aréopagite, au centre de la considération éthique. Une figure assez indéterminée
pour conformer une identité, toujours oscillant entre le qui et le quoi, toujours ouverte à
inclure en elle l’altérité la plus radicale, le vivant, donc l’animé et le non-vivant, l’inanimé.

Encore, deux remarques nous intéressent en ce point au plus haut dégrée :

1) La difficulté de cette réflexion apparaît au moment où l’on considère que la première forme
de la réponse est celle de la réponse à l’autre. Il paraît de ce point de vue difficile, voire un
contre sens, de vouloir placer le non-vivant, le minéral par exemple, pour continuer dans le
sillage de la réflexion sur la thèse heideggérienne sur l’« animal », parmi l’altérité qui
m’« interpelle » et à laquelle j’ai à répondre. Au moins si nous pensons l’interpellation
comme une forme d’expression ou de manifestation active. Car, à première vue, le répondre à
– structure qui se trouve à la base de toute responsabilité – semble impliquer l’interpellation
active de l’autre à qui je réponds, une sorte d’activité, un type tout particulier d’activité qui ne
saurait pas être propre au « non-vivant ». Chez Levinas, par exemple, si l’autre m’interpelle
ce n’est qu’à partir du visage, à partir donc du regard qui me met déjà dans un rapport de
responsabilité envers lui. 25 Pour Levinas c’est donc toujours un qui et jamais un quoi qui
m’interpelle.

Or, une inflexion déterminé de l’idée d’« interpellation » renvoie au domaine juridique dans
lequel l’interpellation est toujours l’affaire du répondre devant, là où elle implique
l’intervention d’un tiers.26 Dans ce domaine, nous pouvons dire qu’une institution n’est pas
exactement un qui mais elle oscille entre le qui et le quoi. Même si l’institution est une
« chose » composée ou créée par des êtres humains, elle reste une « chose », une autre chose
que des « simples » êtres humains. Mais la référence à l’être humain qui nous interpelle par le
biais de l’institution semble trop évident pour notre problématisation du qui, du quoi, du
vivant et du non-vivant comme limite et percée de nos responsabilités. La définition du verbe
« interpeller » comme appel qui demande notre attention implique que « interpeller » n’est pas
25
Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, p. 43.
26
Centre National de la Recherche Scientifique, Institut National de la Langue Française Nancy, Trésor de la
Langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960).

337
forcément un « mouvement » venant d’un qui : quelque « chose » peut bien interpeller
quelqu’un. Un quoi interpelle un qui, il l’appelle et le met dans une situation qui exige de lui
une réponse.

Cette même situation se présente avec l’expression « ça me regarde » dont Derrida développe
une petite réflexion, à partir de laquelle il dit qu’e c’est « depuis ce regard qui me regard que
ma responsabilité s’initie ».27 Par ailleurs, la réflexion levinassienne sur le visage de l’autre
paraît s’accorder à ce rapport du regard de l’autre qui m’expose et m’interpelle en me
confrontant dans le face à face qui est le moment de l’interpellation. Le moment de la
responsabilité donc, de la mise en cause morale qui appelant le moi à la responsabilité éveille
sa liberté.28 Le « ça me regarde » est une expression qu’on n’utilise pas dans le sens littéral de
la phrase concernant tout ce dont je dois m’occuper. Le « ça me regarde » est plutôt une
expression qu’on utilise par rapport à tout ce qui me concerne, une expression qui signale tout
ce qui se place sous ma responsabilité, même si ce dont nous parlons n’a pas d’yeux, n’a pas
un visage, s’il s’agit d’un vivant ou non. Cette expression d’usage courant et populaire
marque ainsi que, même là où il y a une affaire qui ne concerne pas un être vivant qui me
regarde, « ça me regarde », ça « peut me regarder » dans le sens que cela me concerne, cela
m’interpelle. Même si cette expression avait une origine marquant le rapport à Dieux qui me
regarde et qui veille à ce que je réponds à l’autre de moi,29 son déplacement de sens nous
apprend que nos responsabilités ne se lient particulière et exclusivement à des êtres vivants ;
qu’il y a une infinité de cas où un commandement ou une interpellation ne passe pas
forcement, au moins pas directement, par le rapport à un âtre vivant.

En ce sens, l’interprétation de l’interpellation en tant que mouvement actif suppose que


l’interpelant est toujours un être vivant, c’est-à-dire un être capable de m’adresser une
demande à laquelle je dois répondre. C’est-à-dire que, si nous tenons à penser de façon
presque tautologique que l’interpellation vient toujours de quelqu’un en tant qu’elle est un
mouvement « actif », cela s’explique par le fait que nous nous représentons la responsabilité
en tant que liée exclusivement au vivant, et la plupart du temps le vivant humain, rarement le
vivant animal.

27
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 126.
28
Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, p. 213-215.
29
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 126.

338
Et dans cette réflexion il nous semble nécessaire d’articuler cette possibilité du quoi
d’interpeler un qui avec ce que Derrida dit de la « chose » en tant que concept ou notion
contenant en soi une indécidabilité assez particulière qui oscille entre le qui et le quoi. Suivant
la réflexion heideggérienne autour de cette notion, Derrida fait d’abord remarquer, sans trop
développer la question, que le vocable « chose », au moins dans certaines langues
européennes, trouve un rapport avec la « possibilité » de parler. La chose donc « n’est pas
seulement ce dont nous parlons, mais ce qui n’est pas nécessairement muet, sans parole : la
chose cause et fait causer. »30 Immédiatement après un commentaire sur la relation entre la
chose et la proximité chez Heidegger, Derrida évoque une « sentence » de Maître Eckhart,
sentence qu’il qualifie de « sublime », dans laquelle ce dernier met en valeur la généralité du
mot « chose ». Et c’est là précisément que l’on voit l’oscillation entre le qui et le quoi de la
« chose », qui « peut signifier chose en général, n’importe quoi ou n’importe qui, tout ce qui
est, de la pierre à la bête, à l’homme, à l’âme et à Dieu. »31 La « chose » est une notion qui
contient en soi l’indétermination oscillante entre le qui et le quoi de la réponse.

2) Mais il faut articuler cette réflexion à celle qu’on suggérait plus haut, celle qu’inscrit le
concept de vie en tant qu’« objet » de nos responsabilités, et à une notion de vie qu’on veut
soustraire à toute sorte de vitalisme, en ce qu’elle n’implique pas la référence au rapport de
soi à soi qui est en dernière instance le critère de définition du « vivant ». À suivre la réflexion
que Derrida entame lui-même, cette notion de « chose » inscrit le concept de mort au cœur de
la vie même, la vie qui comporte la mort comme procès de vie, et la mort qui comporte la vie
comme condition du mourir, dans l’indécidabilité radicale qui les mêle, les entremêle et
rapproche jusqu’à la confusion ces deux figures. Le vocable « chose » inscrit de la même
façon la non-vie qui n’est la même « chose » que la mort. Une « non-vie » qui est l’autre
opposé de la vie, le lui opposant d’une tout autre perspective.

Mais cette notion de « chose » que nous serons tentés de proposer à notre tour, à la place de la
notion de « vivant » qui concernant la détermination de nos responsabilités, elle doit rester
dans une oscillation sans arrêt. Dans l’indétermination inhérente à tout principe, tant qu’il ne
doit pas restreindre la responsabilité à des formes ou des déterminations qui puissent rester
hors d’une délimitation ou définition établie au préalable, articulant dans cette oscillation
l’indécidabilité entre le qui et le quoi dont nous nous interrogeons ici. Toute délimitation

30
Jacques DERRIDA, Séminaire La bête et le souverain. Volume II (2002-2003), p. 180.
31
Ibid., p. 181.

339
d’une frontière dessine une ligne qui marquera un dedans et un dehors. Toute délimitation
d’une identité, toute délimitation d’une limite constitue un mouvement à deux mains qui, d’un
côté « privilégie » une partie du partage et d’autre « marginalise », c’est-à-dire, « laisse
dehors » le reste de l’ensemble qui ne rentre pas dans la définition ainsi établie. D’où la
nécessité de déterminer nos responsabilités à partir de la notion la plus indéterminée possible,
nous empêchant d’exclure toute possibilité singulière qu’on risque de laisser dehors à partir
d’une détermination précise. Cette prudence, nous la voyons à l’œuvre derrière la postulation
d’un principe infini de justice auquel s’accorde l’impératif de réponse dans la pensée de
Derrida, mais aussi derrière l’effort pour penser ce qu’il y a à penser au-delà de l’insularité de
la pensée occidentale, insularité qui est comprise en tant qu’anthropocentrisme.

Une détermination indéterminée de nos responsabilités c’est notre façon de contester


également le principe derrière la pensée de Hans Jonas, et de son Principe responsabilité. Le
travail de Jonas tient à la réélaboration d’un projet éthique qui rend compte des « nouvelles
responsabilités » imposées par le développement technique et scientifique qui potentialisent
les forces et pouvoirs de l’être humain. La thèse déclarée du travail de Jonas est que « les
nouveaux types et les nouvelles dimensions de l’agir réclament une éthique de la prévision et
de la responsabilité qui leur soit commensurable et qui est aussi nouvelle que le sont les
éventualités auxquelles elle a affaire. »32 Cette affirmation présuppose que « l’essence de
l’agir humain s’est transformé », entrainant la nécessité d’une transformation des « règles de
conduite en vigueur ».33 Au-delà du désaccord absolu avec le projet de fondation d’une
éthique comprise en tant qu’« ensemble de règles de conduite », nous sommes convaincus que
l’essence de l’agir humain, si cela existe et si elle est identique à elle-même et identifiable, n’a
pas du tout changé. Elle s’est peut-être potentialisée avec les développements techniques de
dernières années. Ce qui est entièrement nouveaux donc seraient les dimensions de cet agir, la
croissance des effets qu’il a sur le monde qu’on habite, une différence de dégrée. La
préoccupation de Jonas s’établit à partir de la présence et d’un point de vue narcissique et
anthropocentrique, qui place l’homme au centre de la considération éthique, tout au long de
l’histoire de la pensée, sans prendre en compte que le reste de l’étant a aussi une place dans le
monde, que cette place ne dépend pas de l’homme, et que la valeur de ces manifestations de
l’étant se trouve en elles-mêmes.

32
Hans JONAS, Le principe responsabilité, p. 51.
33
Ibid., p. 21-22.

340
Ici nous essayons de pointer du doigt un manque de rigueur général, qui concerne la forme de
la pensée métaphysique, c’est-à-dire, la pensée de l’être qui est celle travaillant à partir
d’oppositions en privilégiant toujours un côté de la dichotomie. Un privilège qui tend à une
normativité, à partir des axiomes produits au cœur même de ce processus. Car la pensée
éthique s’est donné en général l’entreprise d’établir l’objet de nos responsabilités d’une façon
précise, toujours à partir de cette axiomatique, travaillant le plus souvent à partir d’identités
bien déterminées, à commencer par l’identité du sujet, de sorte qu’il y a toujours quelque
« chose » qui reste hors de cette détermination. La pensée de Jonas s’inscrit de cette façon
dans la tradition kantienne la plus canonique. Son procédé suppose une idée de l’éthique en
tant qu’« ensemble de règles de conduite » qui a besoin d’un objet précis pour déployer sa
force, qu’il délimite à partir d’un principe anthropocentrique. Et le résultat de cette mode de
pensée est que l’identité établie dans le concept finit par oppresser la non-identité de
l’individu singulier. La considération éthique de la modernité en particulier s’est ainsi
interrogé, soit sur les règles universelles de conduite les plus adéquates pour la vie ensemble,
entre humains, voire entre hommes, soit sur l’objet de nos responsabilités, à partir d’une
définition de ce dont nous sommes responsables, question qui cherche également à établir
après coup les règles de conduite, à partir de la réponse donnée à cette question. Le procédé a
toujours été normatif. Et à chaque fois qu’une réponse est avancée, une universalité
conceptuelle est établie, une identité est supposée et une forme (ou plusieurs) de l’altérité est
marginalisée. Car la morale sous-jacente à chaque système philosophique fait sentir le poids
lourd de son héritage religieux, à chaque fois qu’une pensée éthique essaie de prescrire des
règles universelles de conduite. Nous sommes ainsi convaincus que la fondation d’un système
éthique, l’éthique en tant que telle, ne peut pas, par elle-même, régler les rapports sociaux,
surtout pas si elle prétend le faire à partir d’une normativité marquant le ton de l’acte morale,
juridique ou politique. Car l’incalculable du tout autre finit toujours par déborder le calculable
de la norme prétendant à un universalisme absolu. C’est donc face à ce risque de
surdétermination qu’une prudence s’impose dans le traitement de ce qui est l’objet de nos
responsabilités.

Jonas parle de l’intérêt d’une éthique prenant compte de l’avenir, à partir d’un geste qui veut
se rapprocher de celui de Derrida, là où ce dernier remet en question ce qu’il appelle une
considération de la responsabilité circonscrite aux limites de la présence, de la vie et des
vivants présents dans le monde. 34 Jonas parle en ce sens de la nécessité de fondation d’une

34
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 157.

341
éthique « qui ne reste plus liée au domaine immédiatement intersubjectif des
contemporains ».35 Parallèlement il parlera de la nécessité de mettre en rapport cette
responsabilité visant l’avenir, notamment une responsabilité devant l’avenir de la planète et de
la vie humaine dans la planète, avec les conséquences possibles que l’action individuelle
puisse avoir à cet égard. 36 Le discours de Jonas se rapproche ainsi de la critique derridienne,
en ce qu’il établit un principe quasi-infini de responsabilité qui met en rapport le destin de la
planète sur l’action individuelle. Mais il perd de vue la responsabilité devant la mémoire dont
Derrida souligna l’importance à plusieurs reprises, une responsabilité qui doit forcément
s’impliquer dans la pensée d’une responsabilité au-delà de nos contemporains.

En effectuant une « détermination indéterminée » de nos responsabilités, nous chercherons à


ne pas faire de la pensée de la responsabilité une connaissance fermée, ne pas établir des
principes déterminés qui auraient une limite si évidente, comme celle de la figure humaine de
l’altérité, celle de la vie humaine présente, que tiendraient à l’universalité et donc à la
normativité oppressante. La pensée de la responsabilité est de ce point de vue une pensée de
l’indéterminé, une pensée des principes purs qui tiennent à la responsabilisation de l’individu
singulier.

III. 2. Une affaire de dissociations et d’associations nouvelles

Amalgame, association de concepts et notions dogmatiquement rapportés les uns aux autres.
Nietzsche nous aura appris que la croyance, ou plus précisément, le préjugé fondamental de la
pensée métaphysique est la croyance aux oppositions des valeurs.37 Cette croyance
impliquant que « les choses de plus haute valeur » ne pourraient pas avoir une même origine
que les choses bases ; le bien, le beau, le vrai ne pourraient pas du tout se mêler à ses
contraires. Elles ne peuvent pas être proches de ses contraires, tant qu’elles se classent en
haut, tandis que le mal, le laid, le faux ne sauraient pas avoir sa place dans la proximité du
divin mais plutôt là où le corporel, et l’instinctif, l’inconscient et le non-rationnel se mêlent
dans un creuset épouvantable. Dans ce frayage ouvert par Nietzsche, en y ajoutant un pli
supplémentaire, Derrida nous aura appris que la systématisation conceptuel des oppositions

35
Hans JONAS, Le principe responsabilité, p. 16.
36
Ibid., p. 17.
37
Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, p. 22.

342
est avant tout une astuce de la pensée qui tient à faire passer par neutre et naturel un privilège
accordé à un extrême de l’opposition, : « une hiérarchie et l’ordre d’une subordination ».38 La
neutralisation d’une détermination donnée est un mouvement anhistorique qui cherche à faire
passer par neutre cette détermination, la soustrayant à toute possibilité de transformation. 39

L’idée d’une révolution poétique part de cette analyse. Elle vise dans un premier temps la
dissociation anti-dogmatique du système de prédicats se trouvant à la base de l’axiomatique
éthique de l’onto-théologie. Cette dissociation anti-dogmatique ne saurait se conformer avec
une postérieure association dogmatique nouvelle ; elle tient plutôt à éviter toute sorte
d’amalgame dogmatique, toute sorte d’accouplement arbitraire des concepts et notions, qui
seraient en principe éloignés l’un de l’autre, dans la prétention de se présenter comme
universel. Car, bien que l’association arbitraire de notions et de concepts soit un mouvement
de la pensée qui a lieu de façon presque instinctive, faire passer ces relations par neutres,
voire naturelles et donc nécessaires c’est le surplus de cette démarche, la limite contre laquelle
une révolution poétique lève la voix.

La révolution poétique suggérée par Derrida et dont nous prétendons développer et prolonger
l’idée, est en ce sens une invitation à la création d’une nouvelle forme de discours, rompant
avec le sens du discours actuelle qui commande la pensée éthique de l’onto-théologie. Par
« discours » nous entendons ici le sens résultant de l’axiomatique philosophique de la
responsabilité, tout l’ensemble de supposés qui règlent la vie sociale. Si le sens se comprend,
dans son acception hégémonique, comme succession ordonnée et irréversible d’un ensemble
d’éléments, la révolution poétique est en première instance le dérangement de l’ordre, la
création de nouveaux chemins sans autre principe que la non-association dogmatique, c’est-à-
dire, l’association de termes qui prend en compte le déplacement et la dissémination du sens
comme limite nécessaire de la production de nouveaux sens, dans l’ouverture infinie à une
nouvelle organisation des éléments qui font partie de cette axiomatique. Il s’agit d’imprimer à
la pensée éthique, politique et juridique une dynamique, un mouvement sans arrêt là où on a
toujours cherché à la stabiliser. L’inscription du poétique en tant que médiation entre un

38
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 392.
39
Voir à cet égard ce que Derrida dit du faire passer par neutre ou naturel dans « Où commence et comment finit
un corps enseignant » dans Du droit à la philosophie, p. 113.

343
discours ou un ensemble de règles prétendant une universalisation est ce qui rend justice à la
singularité de chaque fois, de chaque situation. 40

L’association dogmatique des éléments « nobles » du réel est la pierre de voute de la


métaphysique. Elle prétend, depuis Platon, qu’il y a des accouplements naturels, allant de soi.
Et cela à plusieurs niveaux, à plusieurs registres discursifs. On affirme trop vite, en
l’occurrence, et c’est le début de la critique de Nietzsche à la morale sous-jacente de la culture
européenne moderne, que ce qui est vrai est bon, et donc que ce qui est vrai doit être bon, que
ce qui est faux est mauvais. Dans un autre registre, et c’est la critique derridienne au concept
de sujet, on suppose que tout homme est viril et carnivore, que tout homme « digne de ce
nom », que tout sujet dans le sens « fort » du terme doit être viril et carnivore.41 On suppose
donc que celui qui ne remplit pas ces conditions n’est pas digne d’être appelé « homme ». Et à
l’intérieur d’une pensée éthique centrée dans le prochain, cela signifie qu’il n’est pas digne
d’aucune considération éthique. 42 Il n’est donc pas digne de l’humanité de l’humain. C’est
précisément ce genre de tendances normatives ce que nous voulons faire remarquer quand
nous parlons d’une tendance oppressive des identités supposées dans l’axiomatique éthique
propre à l’onto-théologie. Car la particularité de cette axiomatique, peut-être de toute
axiomatique est sa normativité, qu’elle fait loi, qu’elle prescrit ce que doit être. Ces
rassemblements de concepts et notions conformant une axiomatique opèrent ainsi à plusieurs
niveaux, dans plusieurs couches du discours éthique et dans différents aspects de la vie.

La révolution poétique est une performativité à l’œuvre qui inaugure des nouveaux sens dans
ce discours et à tous niveaux, transformant une axiomatique close en une axiomatique
ouverte, une axiomatique permettant de penser que, dépendant de la singularité de la situation,
du cas, de l’individu, ce qui est vrai peut être bon, ce qui est faux peut être beaux, ce qui est
vrai peut être beau, ou encore que ce qui est vrai peut être bon et mauvais, que c’est toujours
le cas, en fait. Ce ne sont que des exemples de ce que la plasticité du discours imprimée par
l’inscription du poétique dans l’axiomatique du discours et de la pensée éthique peut
permettre. La révolution poétique passe en ce sens par la nécessité de dissociation de ces
amalgames conceptuels qui font système, qui dictent le devoir être et rendent normatif

40
Jacques DERRIDA, Mireille CALLE-GRUBER, « Scène de différences. Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement d'écriture », p. 18.
41
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 294.
42
Voir à cet égard ce que Derrida dit sur ces situations où l’on nie à l’autre la dignité de l’humanité, Séminaire
La bête et le souverain Volume I (2001-2002), p. 154-155.

344
l’espace social, permettant une association libre, une nouvelle ré-invention de ce qui est
supposé faire la loi. Chaque fois, de façon unique, quasi-événementielle. La dissociation de
cette révolution poétique n’est en ce sens que le premier temps d’un double mouvement qui
tient à éviter toute possibilité de rendre normative une situation répondant toujours à un cas
singulier. Éviter donc faire de l’exemple empirique une loi universelle, tel que Hegel l’a fait
autour de la figure d’Antigone. Éviter de rendre normative ce qui n’est qu’un exemple
empirique.

Il s’agit dans chaque cas de donner le temps et la parole à l’autre ; donner à l’autre son temps.
Ou ce qui revient au même, que l’autre donne le ton de mon discours, qu’il soit la mesure de
mon discours, de ce moi qui se présente tant en forme « individuelle », qu’en forme
« collective ».43

III. 3. La nécessité d’une révolution poétique

À partir des prémisses exposées jusqu’ici, la question qui s’impose devant la problématique
qui nous concerne est celle qui interroge sur l’articulation entre ce qu’on appelle le poétique,
qu’on voudrait distinguer de la poétique et du poème, et l’idée d’une transformation radicale
impliquée dans la notion ou le concept de révolution. Pourquoi est-il nécessaire une
transformation inscrivant la notion du poétique dans la structure du discours autour des
questions de responsabilité ?

Nous sommes convaincus de la nécessité d’une révolution poétique. Une révolution comprise
comme transformation et création de quelque chose de nouveau dans l’espace social, à partir
de la dissociation et de l’association non-dogmatique, voire aporétique des concepts et notions
impliqués dans l’axiomatique de la notion de responsabilité. Sa nécessité est en ce sens une
nécessité qui s’accorde au sens exprimé dans l’expression « ce qui arrive dans le monde » :
cette transformation est en cours. Elle est nécessaire en tant qu’elle fait partie de ce qui arrive
dans le monde. De nos jours par exemple, nous trouvons chaque fois plus insensé le discours
hégélien qui identifie trop vite le masculin à la conscience, à la lumière et qui fait de ce côté
de ses oppositions le « bon » côté. L’événement de la philosophie derridienne est déjà une
révolution poétique en soi-même, tant qu’elle inscrit le poétique au sein de la pensée et avec

43
Jacques DERRIDA, Mireille CALLE-GRUBER, « Scène de différences. Où la philosophie et la poétique,
indissociables, font événement d'écriture », p. 19.

345
cela au sein de l’histoire de la pensée, notamment des champs qu’on appelle éthique, juridique
et politique. Cette révolution est ainsi difficilement dissociable d’une certaine idée de la
déconstruction.

Il s’agit d’une mutation impliquant la décomposition de l’axiomatique du théologico-


politique. Cette axiomatique est telle qu’elle implique un sens Un, un sens unique, un sens
donc qui tend à l’universalisation des valeurs se trouvant à la base de cette axiomatique. Ce
faisant, une moralité particulière, un ensemble de valeurs est mis en œuvre et imposé de façon
normative, dans l’articulation particulière à laquelle nous assistons entre la logique et les
mœurs, le sens et le jugement de valeurs. Des valeurs ayant une histoire, répondant donc à un
contexte particulier déterminé, prétendant passer par universels. Prétendant une valeur
anhistorique, c’est-à-dire, prétendant une valeur et un sens au-delà du temps et de l’espace qui
a motivé leur naissance ou qui a « légitimé » leur imposition en tant que valeurs
hégémoniques. La détermination juridico-égologique de la notion de responsabilité,
détermination qui définit la responsabilité en tant que corrélat de la liberté du sujet, est une
des manifestations de cette association dogmatique particulière des concepts et notions en
question. Et cette manifestation va de pair avec la détermination de la souveraineté en tant que
liberté et autonomie, là où chacun de ces concepts fait la contrepartie de l’autre.

Le droit, en l’occurrence, comme terme qui peut difficilement se soustraire à celui du


juridique, est un exemple de l’universalité de la règle qui tient à une affirmation de soi en
dépit de la singularité de chaque situation. Trois remarques déterminent notre réflexion en ce
point :

1) Révolution poétique ; révolution discursive. La révolution poétique est en principe une


révolution ayant lieu dans le discours en tant que construction de sens, ici du sens de
l’organisation des concepts, du rassemblement dogmatique des notions et surtout des doxas
conformant une axiomatique éthique dans son sens large. La révolution poétique se développe
ainsi autour d’un discours éthico-politico-juridique déterminé (propre à la définition juridico-
égologique de la responsabilité), se présentant comme naturel et donc nécessaire. Un discours
qui tend à s’étendre vers les discours connexes ou dérivés, envahissant toutes les couches et
les aspects divers de la vie humaine. Elle consiste à laisser arriver un événement dans la
sphère de l’éthique dans son sens large, toujours en dépassant les vieilles distinctions qui
prétendent trouver un champ spécifique et bien désigné entre la morale, le politique et le
juridique proposées par une pensée traditionnelle. Ces frontières ainsi dessinées ne faisant que

346
limiter la pensée au calcul, à partir d’une détermination très précise de la morale, du droit et
de la politique.44 Mais ici il s’agit d’ouvrir la porte à la contamination du calculable par
l’incalculable. Et à l’envers. Et donc la révolution poétique come inscription du poétique dans
le champ éthique concerne une médiation entre le calculable et l’incalculable. Une interface,
disions-nous, entre l’universel et le singulier, entre l’universalité des principes moraux,
politiques et juridiques qui seraient incalculables, et les conditions singulières de leur mise en
œuvre pour qu’ils puissent devenir effectifs, des condition qui sont toujours calculables. Il
s’agit donc, en dernière instance, d’une méditation entre le calculable et l’incalculable, à où le
calculable ne peut faire une place à l’incalculable au sein de lui-même que par le biais du
poétique.

Cette révolution poétique, nous la comprenons comme une transformation poussant à


l’inscription du poétique dans la structure de l’axiomatique éthico-juridico-politique. Dans
cette entreprise, nous supposons que le poétique implique l’ouverture infinie de cette
axiomatique à sa réélaboration et sa reformulation sans cesse, chaque fois qu’il s’agit de
l’interaction de cette axiomatique avec un contexte singulier. Autrement dit, il s’agit de la
destruction de toute axiomatique, si par axiomatique nous comprenons la clôture d’un système
de valeurs. L’inscription du poétique dans la structure de cette axiomatique installe une
médiation entre l’universalité de la loi, d’un système donné ou d’un concept, et la singularité
de chaque fois singulière que cet universel est mis en œuvre. De cette révolution poétique
nous retrouvons deux indices dans le corpus derridien :

a) D’abord celui qui concerne la nécessité d’une révolution poétique dans le politique, une
révolution suggérée par Derrida au cours du travail déconstructif qu’il effectue sur le concept
de souveraineté. En parlant de la Révolution française, Derrida affirme que sans une
révolution poétique, la révolution politique n’a été qu’un simple transfert de souveraineté :

Comme vous l’avez bien compris, dans cette division entre deux Étrangers, deux façons de
penser l’autre et le temps, dans cette division même entre les deux « Vive le roi ! » dont le
premier seul se nomme majestueux, dont le premier seul, celui de Lucile, requiert le mot de
majesté, majesté poétique et non politique, nous sommes maintenant passés (peut-être) au-delà
de toute majesté, donc de toute souveraineté. C’est comme si, après la révolution poétique qui
réaffirmait une majesté poétique au-delà ou en dehors de la majesté politique, une seconde

44
Voir ce que Derrida dit sur le partage de ces domaines et de la nécessité de dépasser ce partage pour trouver
une pensée de la responsabilité plus conséquente avec la réponse à l’autre. Jacques DERRIDA, Force de loi, p. 61-
62.

347
révolution, celle qui coupe le souffle ou tourne le souffle dans la rencontre du tout autre,
venait tenter ou reconnaître, tenter de penser une révolution dans la révolution, une révolution
dans la vie même du temps, dans la vie du présent vivant. Ce discret, voire inapparent, voire
minuscule, voir microscopique détrônement de la majesté excède le savoir. Non pour en faire
hommage à quelque obscurantisme du non-savoir mais pour préparer peut-être quelque
révolution poétique dans la révolution politique, et peut-être aussi quelque révolution dans le
savoir du savoir, justement entre la bête, la marionnette, la tête, la tête de Méduse, et la tête de
Sa Majesté le souverain. Ce qui signe sans doute la répétition des « peut-être » et du « qui
sait » (wer weiss).45

La souveraineté ici semble être un soustrait, un supposé dérivé de la cosmovision des


religions du livre, c’est-à-dire des religions monothéistes, se rassemblant autour de
l’hégémonie du logos. Ces trois religions partagent toutes les trois l’idée d’un souverain Un,
unique, dont la souveraineté et le pouvoir, la puissance qu’il a sur le reste de l’étant n’est
nullement partagé, nullement contestée, nullement mise en question. 46 D’une souveraineté
donc inconditionnelle et indivisible, absolue. Mais l’axiomatique dont cette souveraineté
prend soutien à l’intérieur de chacun des trois systèmes théologico-politiques trouve des
déterminations particulières. Or, au-delà de ce débat, nous tirons au moins une conséquence
du discours derridien concernant le travail déconstructif de la notion de souveraineté : pour
démonter la structure la plus intime de cette souveraineté, il ne suffit pas de mettre au jour la
verticalité de l’organisation théologico-politique, bien que cette mise au jour en fasse partie de
l’analyse.

Une révolution poétique dans la révolution politique concerne d’abord la « décomposition en


cours » de la notion de souveraineté.47 Pour qu’il y ait donc une révolution dans le sens fort du
terme, une réélaboration de la notion de souveraineté se trouvant à la base de toute
l’axiomatique éthico-politico-juridique des sociétés occidentales contemporaines est
nécessaire. Cette décomposition en cours, nous la comprenons en tant que dissociation des
concepts dogmatiquement rassemblés autour de la notion de souveraineté, dissémination du
sens de son concept classique. Une réélaboration donc, à partir de l’inscription du poétique
dans la structure de cette axiomatique, reformulation nous permettant de penser quelque chose

45
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 366.
46
Ibid., p. 454-455.
47
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 20.

348
comme une souveraineté sans pouvoir, une « majesté de l’absurde », celle du « roi sans
couronne » de Lawrence, ou même celle du « roi lépreux » de Rilke.48

La dissociation des concepts et notions impliqués dans l’axiomatique de la notion de


responsabilité est la condition de ces associations aporétiques. Au fond, il s’agit de penser
quelque chose comme une « inconditionnalité » – un des traits indissociables, presque
synonyme de la souveraineté – mais une « inconditionnalité sans pouvoir ».49 La
déconstruction en cours de la notion de souveraineté passe par la sécularisation d’un concept
éminemment théologique qui a du mal à se détacher de ces origines. 50 Un concept qui trouve
peut-être la réussite de son fonctionnement dans ces racines et dans ce qui lie d’une façon
complice le politique au religieux, qui comporte une moralité et un système de valeurs
déterminés.

Telle que l’on la comprend donc, cette révolution poétique consiste en l’inscription du
poétique au cœur même de notre rapport à la Loi, à tout ce que Derrida appelle un système,51
et que Fridlund appelle une totalité. 52 Là où le droit, par exemple, les lois du droit sont
motivées par un impératif inconditionnel de justice et tendent à une universalité en raison
même de ce principe. Car une loi ne peut en principe être partielle, subjective ou particulière ;
elle doit être la même pour tous, de même que la langue. Mais les individus particuliers ne
sont jamais pareils, la même loi ne peut donc être la même pour tous, car en ce cas elle ne
rend pas justice. Il y a là un écart, une sorte d’aporie qui veut que la loi soit la même pour tous
mais avec une mise en œuvre particulière selon chaque envie, chaque besoin, chaque fois
unique. Et cette disproportion est là partout où il y a de l’universel, partout où il y a une
structure qui tend à l’universalité. Car en fin de comptes, l’universalité n’a affaire qu’à des
individualités, à des particularités singulières donc. Il s’agit d’un schéma déjà connu dans
l’histoire de la philosophie. Depuis Platon la table est table, même si entre cette table-ci et
cette table-là il n’y a aucune ressemblance. Il en résulte que cette table-ci s’adapte d’une

48
Nous trouvons dans la figure du roi lépreux le même geste effectué par Lawrence, celle d’une majesté à
laquelle on associe des attributs contraires à la majesté, des attributs donc qui remettent en question la majesté et
donc la souveraineté royale. Voir : Rainer Maria Rilke, « Le roi lépreux » dans Œuvres poétiques et théâtrales,
p. 430-431.
49
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 15.
50
Ibid., p. 20.
51
Jacques DERRIDA, Politiques de l’amitié, p. 280.
52
Patrik FRIDLUND, « Derrida, Abraham and responsible subjectivity », p. 64.

349
meilleure façon à cette situation-ci, à cette particularité-ci et donc à cette singularité-ci. Et
c’est en raison de cette diversité dans les besoins et les envies, qu’il y a une multiplicité des
manières de comprendre et de s’approprier l’idée générale de « table ». C’est là précisément
que le poétique entre en jeu.

À la différence de la table, la loi prétend à une universalité éphémère, une universalité qui
n’est jamais pleine. Une universalité en somme qui ne finit jamais par s’accomplir. La loi est
toujours en défaut. Et cela à un tel point que Benjamin dira d’elle qu’elle est « contrenature »,
là où la loi est indissociable d’un système juridique. Le mot de système, dans son ambigüité
abstraite, réfère ici l’ordre de tout système, en tant qu’ensemble de normes réglant un langage
qui tient à une universalité. 53 La langue et le droit en l’occurrence, sont deux systèmes dans
lesquels il y a une économie impliquée, c’est-à-dire un rapport d’échanges entre l’universalité
de ces systèmes et la singularité de chaque cas particulier où ces systèmes sont mis en œuvre,
le calculable et l’incalculable. Et chaque fois qu’une conversation quiconque a lieu il y a du
poétique à l’œuvre, une intervention poétique permettant de réinventer la langue pour que cet
échange-là singulier puisse avoir lieu. Mais il y également une résistance à ce poétique
limitant cette ré-invention, prétendant l’uniformisation des cas particuliers et donc la
suppression de la singularité même. Il s’agit de l’ordre de la « généralité » dont parle
Derrida.54

La révolution poétique concerne le poétique en deux sens : d’abord en tant que langage à
travers duquel le discours déborde le seuil de son contexte, n’obéissant pas à un sens
déterminé au préalable. Le poétique implique la création, mais aussi la liberté. Non pas en
acte mais en principe, une liberté partagée par la littérature : la liberté de tout dire, de tout
imaginer, de tout créer, de tout inventer et ré-inventer. Le poétique et donc le fictionnel, l’art
en général et la littérature sont un bastion de cette liberté où tout peut être dit, tout peut être
imaginé et représenté, tout peut être transformé, ce qui ne va pas sans responsabilité.
L’invention poétique transformant le langage, offrant des mondes parallèles, risquant des
coups d’imagination en créant des possibilités infinies, des mondes possibles et des
expériences nouvelles est partout dans l’art. Mais le poétique en soi même, l’élément poético-
inventif qui fait advenir l’impossible déborde l’art, il coule partout où il y a un discours, un
sens, le débordant, le transformant avec la violence propre de l’interprétation inventive.

53
Patrik FRIDLUND, Ibid., p. 63-64.
54
Jacques DERRIDA, Donner la mort, p. 88-96.

350
Ayant lieu dans l’élément du langage, de tout type de langage, le poétique est à l’œuvre dans
l’espace qui sépare tout signe de son émetteur, ouvrant la possibilité d’une graphique, c’est-à-
dire, d’une loi de la trace qui renvoie à graphos à la place de logos.55 Une « logique » du
signe dont Derrida esquisse les axes directeurs à plusieurs reprises dans son corpus, ouvrant la
possibilité de l’interprétation infinie du signe, ou ce qui revient au même, à la possibilité de
créer des nouveaux sens à chaque fois qu’elle est greffée dans une nouvelle chaîne de
signes.56 Cet espacement dont Derrida parle chaque fois qu’il s’agit de la marque écrite, est la
condition de possibilité du poétique, en ce que cet espacement permet la greffe d’une notion
dans un autre discours, lui permettant de créer de nouveaux sens, des nouveaux discours,
souvent contradictoires, voire aporétiques. Le poétique n’a pas son lieu d’intervention – se
manifestant dans l’élément du langage – seulement dans ou à partir d’une « trace
abandonnée » ; il fait possible la dissémination du sens de cette trace à partir de cet abandon,
à partir donc de l’indécidabilité de tout dit, de l’indécidabilité structurelle de tout langage et
de toute invention langagière, indécidabilité ouvrant la possibilité de son interprétation à
venir. L’unheimlich est la valeur qui règle la dimension poétique de tout langage. Le signe, en
tant que « pièce » de langage, comporte l’indécidabilité de l’unheimlich dans sa structure la
plus intime.57 Mais elle est stabilisée par une axiomatique donnée, tel que l’on le voit à
l’œuvre dans le cas des notions conformant l’axiomatique ontothéologique de la pensée et la
culture occidentale.

b) C’est en ce point que nous rejoignons l’autre indice que nous retrouvons dans le corpus
derridien de cette révolution poétique, là où Derrida fait appel à l’inscription d’une poétique
dans toute adresse à l’autre. Tout se passe dans le cadre d’une réflexion sur l’hospitalité, et
d’une réflexion qui ne peut pas se dissocier de celle sur la notion de responsabilité. D’abord, il
nous dit que l’hospitalité trouve une certaine affinité avec l’invitation. 58 Quand nous
adressons une invitation à quelqu’un, nous nous montrons hospitaliers à son égard. Et peut-
être nous pouvons affirmer que l’invitation est une « chose » courante dans toutes les cultures
humaines. Elle est une « chose » identifiable, une « chose » qu’on peut répéter à partir d’un
langage codé, un geste qu’on peut répéter, même si elle n’est pas toujours pareille. Elle est

55
Nous nous référons à l’idée de graphique développée par Derrida autour des traits de l’écriture et de tout
signe. Voir : Du droit à la philosophie, p. 383 ; Limited Inc, p. 97.
56
Jacques DERRIDA, Marges de la philosophie, p. 377-378.
57
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, Béliers, p. 39-40.
58
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 103, 113-114.

351
donc itérable, dans le sens que Derrida donne à ce terme, c’est-à-dire, comportant toujours
une répétabilité et un reste, un dénominateur et un différentiel. 59 Cette structure itérable est
propre à toute marque, à toute forme d’écriture, dans le sens large du terme, et donc à toute
forme de langue et de langage. Notre exemple de la table serait susceptible de la même
analyse, par exemple, en ce qu’une table, pour être une table, ne doit pas avoir une forme
déterminée, une couleur, une matière particulière. Elle doit avoir ce dénominateur commun à
toutes les tables, comme surface permettant de faire des choses sur elle, et ce différentiel qui
s’adapte à des besoins différents, qu’il s’agisse de couleur, de forme, de matière, etc.

Et donc l’analyse faite par Derrida peut s’éteindre à tout langage, à toute langue, même dans
le sens le plus courant de ce mot. Les différents registres qu’on trouve dans la langue
française, en l’occurrence, témoignent du poétique dont nous parlons ici, même si le poétique
dépasse largement ces simples registres. Les différences qu’on trouve d’un registre à l’autre
sont un symptôme de la nécessité d’adapter la langue, une langue qui répond toujours à la
même grammaire, aux mêmes règles, à la même universalité donc, et à la même structure. La
langue doit se réinventer à chaque fois qu’on s’adresse à l’autre. 60 Elle doit s’articuler
autrement, elle doit se reformuler et se ré-instituer, selon les besoins du contexte, les
contraintes de chaque adresse, de chaque discussion, de chaque rapport, de chaque
description, chaque promesse ou chaque menace.

Dans toute communication ou représentation il y a de la création, de l’invention à l’œuvre. Il


n’y a donc jamais un langage, un seul en jeu, il y a toujours des langages qui s’articulent,
deviennent complices ou se trahissent. La parole, en l’occurrence, est toujours accompagnée
du langage corporel, d’un regard, un geste, un signe, des indices qui dissent parfois plus que
ce que les mots permettent d’entendre. Et là où la voix est enregistrée ou transmise, ou
enregistrée et transmise, elle s’accompagne encore d’un autre langage, qui dit également plus
que ce qu’on entend. Transmettre un message par téléphone n’est pas, par exemple, la
« même chose » que transmettre le « même » message à travers d’autres télé-dispositifs, cela
n’exprime pas le même message avec la même rigueur, la même formalité. Le protocole qui
accompagne un message module le message même, il prend des fois la place centrale d’un
discours, il dit des fois plus que la parole même, là où la forme est toujours déterminé par le
contenu et le contenu par la forme.

59
Jacques DERRIDA, Limited Inc, p. 105.
60
Mohammed SEFFAHI (dir.), Manifeste pour l’hospitalité, p. 133-134.

352
Le poétique consiste en cette réinvention, à l’œuvre chaque fois, répondant à la singularité à
qui s’adresse la parole, ou la langue, le langage en général, en ce lieu où le droit, l’institution
d’une loi, de même que la fabrication d’une table sont des processus qui mettent en œuvre un
langage, un code et qui réinventent le code même. Le poète tend un pont entre la singularité
de sa sensibilité et l’universalité de ce dont il parle, la sublimant en des mots dans lesquels
tout le monde peut tirer une interprétation qui lui parle. À l’envers, le poète, rend accessibles
les sentiments universaux, les sublimant en des figures qui peuvent s’adresser à un grand
nombre d’individus, des formes et des figures ayant une force unique qui frappe plus d’un,
plus qu’un. Tout se joue donc à partir de l’indécidabilité structurelle de la marque. De toute
marque. Une indécidabilité qui ouvre la possibilité de son interprétation, qui permet donc que
tout signe puisse être inséré dans une chaîne différente de marques à celle dans laquelle elle a
été produite. Cette itérabilité constitue la matière première du poète. Elle est cette obscurité
propre de la poésie qui rend le poème universel revendiquée par Celan. Mais d’une
universalité ouverte, toujours susceptible d’interprétation et donc de transformation,
d’adaptation et de réinvention. Car la réinvention ne se trouve pas seulement dans l’exercice
du poète, mais aussi dans l’activité réceptive du spectateur.

Le poète fait donc évoluer la langue, la transforme et la réinvente en la travaillant. Le juriste


pour sa part réinvente la loi et le droit, le système juridique en entier, à chaque fois qu’il est
obligé à le pousser au-delà de ses limites. La jurisprudence est une pratique, en l’occurrence,
qui pousse le droit à la rencontre avec l’autre en ce qu’elle est une porte ouverte à l’écoute des
cas qui autrement ne seraient pas pris en compte. Or, dans son état actuel, cette pratique
constitue plutôt l’exception que la norme. L’institution de la loi est un langage qui permet une
interaction et une communication dans le sens le plus large du terme, non seulement entre les
contemporains, qui et quoi, mais aussi entre ceux qui ne sont plus ou pas encore là. La loi
règle de même les échanges entre ceux qui habitent et partagent le monde, ceux qui ne
l’habitent plus, et ceux qui ne l’habitent pas encore. La loi et le système juridique sont en ce
sens un lieu ou un élément d’échanges où il y a de la création. Et chaque fois que ce langage
est mis en œuvre obéissant à des règles universelles, il est reconstruit, reformulé et ré-institué
pour répondre à son contexte, dans un mouvement dans lequel l’autre singulier donne le ton
de cette ré-institution.

Nous voyons donc cette force du poétique intervenir dans chaque interprétation, dans chaque
reformulation et dans chaque réinvention du langage, ce dernier compris dans son sens le plus
large. Une révolution poétique suppose ainsi l’inscription ouverte du poétique dans cet espace

353
qui s’ouvre entre le principe qui motive la loi, toute loi, de ses conditions d’effectivité. Car la
loi reste une trace. Une trace qui vient de l’autre, qui s’adresse à l’autre et qui est soumise aux
lois d’interprétation. Elle implique une universalité, c’est-à-dire, une application universelle à
des cas singuliers, telle que les lois grammaticales de la langue. Comme tout langage, le droit
est toujours en transformation, toujours en reformulation, toujours en procès de ré-adaptation
à des contextes nouveaux. Le poétique suppose, excède et potentialise l’indépendance de la
trace dont Derrida parle. Il fait exploser le sens même de la trace ou d’un ensemble de traces,
son axiomatique, en créant des sens nouveaux, quelquefois incompréhensibles, des non-sens
ou des contre-sens aporétiques. Et chaque fois qu’il y a réinvention du langage il y a du
poétique à l’œuvre, c’est-à-dire, toujours, partout.

Nous pouvons donc dire de la création poétique ce que Derrida dit de la trace : elle est
indépendante devant le « vouloir dire intentionnel et conscient du signataire, errant mais de
façon secrètement réglée, d’un référent à l’autre – et destinée à survivre, dans un "processus
infini", aux déchiffrements de tout lecteur à venir. »61 Le poème, écrit Derrida en suivant la
réflexion et l’interprétation de Gadamer autour de l’art et de la poésie, est ce qui garde une
« initiative apparemment souveraine, imprévisible, intraduisible, presque illisible ».62 L’œuvre
d’art comporterait en général cette « autorité souveraine » qui « affecte » et « transforme » le
sujet, « à commencer par son signataire ».63 Cette force transformatrice, cette possibilité
ouverte pour que l’invention advienne est précisément ce qu’on appelle le poétique : la
création de nouvelles expériences de soi devant l‘autre, de l’autre devant soi, des nouvelles
expériences de la façon dont l’autre, de la forme dans laquelle l’altérité se manifeste dans le
moi, s’exprime et renverse toute possibilité de relation sujet-objet. L’invention poétique
implique la liberté de tout reconfigurer sans en faire loi. Car le poétique en tant qu’ouverture
infinie à l’altérité, à l’inconnu et donc à l’impossible, est l’espace de l’indécidable où
l’interprétation du poétique, ainsi que la responsabilité de cette interprétation, revient à
l’individu qui est affecté par l’élément poétique.

Ce que nous appelons ici « le poétique » n’obéie donc pas aux axiomes qui soutiennent le
discours éthico-juridico-politique qu’on met ici en question, à la façon dont un langage
scientifique supposant cette axiomatique se détermine dans ses pratiques et son
développement. En répétant les vieux axiomes du discours éthico-juridico-politique, en
61
Jacques DERRIDA, Béliers, p. 39.
62
Ibid., p. 39.
63
Ibid., p. 18.

354
proposant les mêmes rapports, en renforçant ce discours, une œuvre ou une manifestation
humaine n’invente rien, elle ne crée rien. Et là où il n’y a pas de création il n’y a pas de
poétique. Or, compte tenue de la complicité structurelle entre l’axiomatique de la
responsabilité et les principes du discours des sciences dites positives, une révolution poétique
aurait des manifestations partout où ce discours éthico-juridico-politique trouverait sa percée
et sa limite. Le poétique est l’élément qui ouvre l’espace non soumis à ces déterminations,
l’espace de la possibilité de la création discursive libre, sans qu’elle soit contraint de
respecter, voire obéir les postulats de cette axiomatique.

Ici il ne s’agit pas de déclarer l’hégémonie absolue du discours éthico-philosophique. Il ne


s’agit pas de dire qu’il est déterminant dans la totalité de la vie humaine, de dire que ce
discours se trouve à la base, déterminant toute autre manifestation de l’esprit humain. Mais il
faut avoue une importance fondamentale dans le développement de tous les aspects de la vie
sociale et individuelle, un poids non ressenti dans d’autres discours et manifestations
humaines. Car le discours éthico-juridico-politique d’une société, détermine dans une grande
mesure (non de façon absolue) le développement de la science. L’axiomatique de la
responsabilité trouve une complicité avec ce que Derrida appelle la « métaphysique de la
présence »,64 non seulement derrière le modèle de société, de pays, de monde, de
communauté, de famille, d’homme ou de femme que règlent nos comportements quotidiens,
mais aussi derrière la postulation des théories sociales et scientifiques, derrière leurs
normativités, ses formes et pratiques. À l’envers, la mise en question de l’axiomatique de la
responsabilité qui délimite un concept de science trouve différentes manifestations dans
l’histoire de la science même : Galilée n’est pas seul dans le panthéon des hommes et femmes
qui ont assumé la responsabilité de faire face à l’inconnu et de faire advenir l’impossible.
L’axiomatique de la notion de responsabilité peut également être l’objet d’un changement
radical provoqué par des développements scientifiques.

Mais là où ce déplacement a lieu c’est le moment où le discours scientifique déborde les


limites de cette axiomatique, là où la science est assez courageuse pour faire advenir
l’impossible. Les développements en physique quantique sont un exemple de cette disposition
et de cette ouverture de la science à l’impossible, une disposition à la pensée aporétique
impliquée dans la plupart des manifestations de la théorie physique du XXe siècle.

64
Jacques DERRIDA, L’Écriture et la différence, p. 93, 178, 197, 225.

355
2) On a ainsi affaire à une idée de l’invention poétique en tant qu’idée proche de celle
d’œuvre d’art, dans une articulation particulière de la force performative et de la force de
l’événement ; hybride aporétique en soi de ce qu’on appelle un acte performatif et de
l’invention, dans le sens que Derrida donne à cette notion.65 La seule invention possible, dit
Derrida, est celle de l’impossible. Inventer l’impossible c’est le seul mouvement inventif
possible, au moins si l’invention cherche à être telle, c’est-à-dire, si elle vise à une originalité,
à une singularité, si elle vise à créer quelque chose de nouveau. 66 La notion d’œuvre, telle
qu’elle est problématisée dans la pensée derridienne, est une œuvre déployant une force
performative, une force qui donnerait lieu à la création, en préparant le contexte pour que
cette chose advienne.67 Mais si jamais quelque chose arrive, dans « le sens fort du terme », si
l’avènement de cette chose nouvelle atteint la force de l’événement, nous avons affaire à
quelque chose qui dépasse toute puissance intentionnelle de la force performative. Le
poétique comporte cette articulation particulière de la force performative et de la force
événementielle, dans l’instant où la première se dissout dans la deuxième, qui la déborde.
Dans ce rapport aporétique, la postulation d’une révolution poétique trouve sa justification
dans l’interprétation qu’on a établie dans la première partie de cet essai, celle qui met l’accent
sur l’idée de la déconstruction en tant que « quelque chose qui arrive dans le monde ».68 La
révolution poétique n’est donc « quelque chose » qu’on produit de façon programmatique, en
toute conscience ou à partir d’un travail mettant en œuvre une intentionnalité ou une volonté
visant sa construction ; elle fait partie de cette « mutation en cours » qui a lieu dans le monde
à travers des transformations techno-scientifiques qui mettent à mal l’axiomatique éthico-
juridico politique dont nous avons autant parlé.

L’idée de travailler l’idée de révolution poétique dans les limites de cette recherche vise ainsi
à accompagner cette transformation pour pousser cette mutation au maximum. La révolution
poétique n’est en ce sens une utopie ou une idée kantienne orientant un progrès infini en sa
direction mais plutôt une transformation radicale qui a lieu dans le discours éthico-politico-
juridique, et qui met ce discours hors de ses gonds. Il s’agit d’une révolution dont on entrevoit

65
Voir à cet égard : Jacques DERRIDA, « Psyché. Invention de l’autre » dans Psyché. Inventions de l’autre, p. 11-
61.
66
Jacques DERRIDA, Psyché. Inventions de l’autre, p. 26-27.
67
Jacques DERRIDA, L’Université sans condition, p. 30-31.
68
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 113-114 ; Jacques DERRIDA,
Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité, p. 45.

356
des indices très claires mais qui n’est pas encore abouti, se confrontant à des puissances
réactionnaires qui voudraient l’apaiser, voire l’anéantir.

Ces indices, nous les voyons autour des concepts et notions qui sont à la base de
l’axiomatique du discours éthique des sociétés contemporaines européennes et occidentales.
Cette révolution point à l’horizon partout où cette axiomatique souffre des transformations qui
penchent vers l’aporie ou qui tombent dans la contradiction indissoluble de ces notions et
concepts. On la voie ainsi à l’œuvre dans la mutation du concept de responsabilité en
l’occurrence, là où l’on parle de responsabilité sans faute, où l’un de traits supposés
fondamentaux qui déterminent le sens du concept de responsabilité, la faute ou même la
culpabilité, s’avère de ne pas être tel, de sorte qu’on peut maintenant définir la responsabilité
sans avoir nécessairement à impliquer la culpabilité dans cette définition. Cette révolution est
à l’œuvre là où le concept de souveraineté, dont un des traits inéluctables est l’indivisibilité,
est de plus en plus pensé en termes de partage ou de divisibilité. 69 La mutation en cours du
concept de sujet serait un autre indice de cette révolution qui nous invite à penser maintenant
un « sujet » divisé, contradictoire, surtout structuré à partir de l’altérité qui fait possible sa
propre identité.70

Quelle serait en ce sens la particularité qui distinguerait l’idée de la déconstruction dans


l’interprétation qu’on a privilégiée dans cet essai et l’idée d’une révolution poétique dans
l’interprétation qu’on propose maintenant ? La distinction de ces deux mouvements serait
précisément que la révolution poétique ne trouve pas ses limites ou son principe dans le
philosophique, elle a lieu partout où il y a une transformation des croyances dogmatiques qui
règlent la « vie en commun », partout donc où les effets de la déconstruction en cours de la
mutation de l’axiomatique du discours éthique a lieu. Elle ne garde en ce sens aucune
complicité ou aucune référence nécessaire avec la philosophie ou avec le philosophique. Elle
ne trouve donc pas sa justification en ou à partir de ces concepts philosophiques mais partout
où les effets de cette déconstruction en cours des concepts philosophiques débordent la limite
du philosophique. On la voit ainsi à l’œuvre dans des discours proches au philosophique, mais
aussi et dans la même mesure dans des discours dérivés, parfois banales, qui jouent pourtant
un rôle fondamental dans l’organisation des sociétés contemporaines. Partout où le sens du
discours éthico-juridico-politique des sociétés occidentales et européennes se déplace et

69
Jacques DERRIDA, Séminaire la bête et le souverain. Volume I (2001-2002), p. 114.
70
Jacques DERRIDA, Points de suspension, p. 294-295.

357
dérange la succession ordonnée et irréversible qu’on suppose naturelle dans l’organisation de
nos comportements, de nos rapports sociaux, juridiques et politiques.

3) La notion ou l’idée du poétique qu’on tient à distinguer ici du poème. Le poétique n’est pas
le poème, le premier comporte et excède le deuxième, le déborde et ouvre la possibilité de son
surgissement. Le poétique, qui fait référence à la poiesis grecque en dernière instance, est la
création qu’à la façon de l’interprétation nietzschéenne, comporte une « violence »
transformatrice, là où Nietzsche interprète la notion d’interprétation en tant que mouvement
impliquant « ajustage, abréviation, omission, remplissage, amplification ».71 Le poétique est
en ce sens le jeu libre et transformateur, qui a lieu chaque fois singulier, qui est sensible à la
singularité de l’autre, qui prépare le chemin pour la rencontre événementielle avec l’altérité
radicale, qui ou quoi, Dieu ou bête. L’invention poétique est nécessaire en ce qu’elle ouvre le
même, le soi, l’ipséité à l’altérité singulière. Le poétique est l’élément qui rend justice à la
singularité de l’autre, en ce qu’il suppose une invention toujours singulière de la rencontre
avec l’autre, à la façon dont l’art peut plaire ou déplaire, provoquer des bons ou des beaux
sentiments, dégouter, voire offenser, insulter l’autre. Le poétique est en ce sens la création de
l’ouverture vers l’autre, une création qui, loin d’établir la norme d’une rencontre impossible,
prépare l’individu pour l’arrivée irruptive.

Nous sommes ainsi tentés de faire une double analogie du poétique en général, là où l’on
dirait d’une part de lui ce que Derrida dit du « témoignage poétique » : le poétique en général,
comme le témoignage poétique, comporte et implique « un rapport unique, donc inventif à la
langue ».72 Dans ce rapprochement, nous dirions pourtant que ce rapport inventif que le
poétique garde, n’est pas réductible à la langue dans un sens restreint qui définit la langue en
tant qu’ensemble de signes vocaux et graphiques organisés à partir de conventions.

Le poétique a donc un rapport « singulier et inventif » au langage, à tout type de langage,


partout où il y a du langage. Que ce langage soit parlé, écrit, dessiné, construit ou représenté
par des mouvements (à la façon dont la danse aurait un langage, singulier, inventif et donc
poétique du rapport à l’autre), par des formes et dispositions spatiales (tel que l’architecture
met un œuvre un langage singulier et inventif qui provoque des événements et détermine les
rencontres avec l’autre dans un lieu et un temps particuliers), par des actes et des événements
éphémères et donc tous singuliers (comme l’art dit conceptuel et d’autres formes d’art

71
Friedrich NIETZSCHE, La généalogie de la morale, p. 337.
72
Jacques DERRIDA, « Poétique et politique du témoignage », p. 534.

358
contemporain proposent une approche au monde et donc à l’autre), ou de toute autre forme
non-conçue qu’un langage puisse acquérir ou adopter.

Mais ce rapport « inventif » et « singulier » n’est pas réductible aux expressions artistiques ou
poétiques dans le sens restreint de ce mot ; le poétique s’annonce partout où il y a de
l’invention langagière et discursive, partout où il y a de l’invention, de l’interprétation active
et donc de la transformation des axiomes qui règlent la vie en commun, la vie sociale et les
rapports à l’autre. Nous voyons cette révolution poétique à l’œuvre dans l’œuvre ou
l’événement dans lequel un « artiste couve des œufs jusqu’à l’éclosion d’un poussin ».73 Car
cet événement radical remet en cause l’idée même de fraternité et les rapports à l’autre à partir
d’une appartenance et une identité déterminée. Par le développement de son projet, Abraham
Poincheval nous montre la possibilité que d’autres rapports sont possibles, voire nécessaires,
qu’ils sont déjà à l’œuvre, frayant la possibilité de l’impossible. Qu’arrive-il à la notion de
« prochain » quand elle se voit confrontée à un tel événement ? Que se passe-t-il dans les
rapports nouveaux ainsi établis, à partir de ce processus transformateur, par rapport aux
limites de ce qu’on appelle la famille, la communauté, la vie ensemble et surtout le concept de
communauté qui privilégie la forme de la fraternité ? Notamment aux limites établies entre
l’homme et l’« animal » ? Les frontières supposées infranchissables ?

On voit également à l’œuvre cette révolution poétique dans le développement de l’ordinateur


quantique ; un type d’ordinateur capable de « prendre » deux valeurs contradictoires en soi,
simultanément. Deux valeurs qui, dans un langage binaire traditionnel, sont opposés et
incompatibles peuvent être pris en compte par ce nouveau type d’ordinateur, qui ne
chercherait aucune synthèse possible entre aux, aucun privilège. 74 C’est donc comme si ce
nouveau type d’ordinateur était capable de penser la contradiction sans synthèse impliquée
par la pensée de la déconstruction, comme si la pensée binaire n’était plus suffisante pour
faire face aux exigences du monde contemporain. Comme si la pensée métaphysique,
fonctionnant à partir des binômes d’opposés était représenté dans le type traditionnel
d’ordinateur, comme si l’advenue de ces nouvelle type d’ordinateur annonçait la fin de la
pensée métaphysique et la nécessité d’une pensée du peut-être.

73
Thomas Schlesser, Abraham Poincheval, Palais de Tokyo, 03.02-08.05.2017, p. 8-11, 56.
74
Julien Bourdet, « Ordinateur : les promesses de l’aube quantique ».

359
Le rapport inventif au langage, rapport chaque fois singulier, part du langage en tant que tel
pour le réinventer chaque fois singulière. L’invention poétique est ainsi requise partout où il
s’agit de la rencontre avec l’autre. Cette rencontre, la façon dont on envisage l’altérité est
chaque fois remise en cause quand une rencontre nouvelle se produit. Dès lors, l’individu
ainsi confronté à l’autre a plusieurs possibilités d’assumer ou d’entendre l’appel à cette
responsabilité.

360
Épilogue

Dans la partie introductoire du présent travail de recherche, nous avons déterminé la


problématique centrale de notre projet comme celle concernant la « déconstruction de la
notion de responsabilité et de son axiomatique ». Pour arriver à cette détermination, nous
avons commencé par souligner la distinction entre deux ententes possibles du terme
« déconstruction », présentes dans le corpus de Derrida : d’abord la plus commune, celle qui
comprend la déconstruction en tant que philosophie ou en tant que pratique philosophique.
Ensuite l’entente qui comprend le terme déconstruction comme « ce qui arrive dans le
monde ». À partir de cette distinction, nous avons d’abord mis en relief l’oscillation sans arrêt
qui existe entre ces deux ententes, pour dénoncer un refoulement, une sorte d’oubli auquel
l’entente qui détermine la déconstruction comme « ce qui arrive » aurait été jetée dans la
lecture et l’interprétation de la déconstruction et de la philosophie derridienne depuis toujours.

Contre ce refoulement, nous avons privilégié l’entente de la déconstruction qui la définie


comme « ce qui arrive dans le monde », pour arriver à la conclusion que le processus de
déconstruction de la notion de responsabilité, ainsi que des notions et des concepts qui
déterminent sa définition juridico-égologique, est un processus qui dépasse la volonté et
l’intention de tout sujet particulier, un processus qui a une dimension événementielle. Cette
détermination ne cherche pas à nier la possibilité d’un travail et d’un discours performatifs
revendiqués par Derrida tout au long de son corpus ; elle cherche plutôt à déterminer la percée
et les limites du travail théorico-philosophique en soi. De ce point de vue, le travail que nous
développons ici, nous l’avons défini comme un travail d’accompagnement de ce mouvement
quasi-transcendantal, qui a lieu non seulement dans les limites de l’histoire de la pensée et de
la philosophie en tant qu’histoire des concepts, des notions et du traitement spécifique auquel
ils sont soumis, mais dans toute l’histoire du monde. Ce travail est motivé par l’intention
d’intensifier ce mouvement sans que cela implique la possibilité de le commander ou de
maîtriser son développement.

À partir de cette interprétation de la notion de « déconstruction » en générale, et de la


« déconstruction de la notion de responsabilité et de son axiomatique » en particulier, dans la
première partie de cette recherche nous avons repéré la fin du XVIIIe siècle comme le
moment historique d’incorporation de la notion de responsabilité dans le langage politique et

361
juridique de l’époque. Ébauchant une analyse qui exploré les racines étymologiques de cette
notion, nous avons également repéré le contexte révolutionnaire comme celui dans lequel
cette notion est devenue d’usage courant dans ces registres. Ainsi, nous avons d’abord rendu
compte des définitions diverses de cette notion dans plusieurs textes historiques, juridiques et
philosophiques, pour faire remarquer les traits les plus importants qui déterminent la
définition courante de responsabilité.

À la fin de cet itinéraire nous avons retrouvé la définition de la responsabilité donnée par le
Code Civil des Français, dans laquelle être responsable veut dire « être l’auteur de
dommages » ou « être coupable ». Une définition qui implique l’obligation de justifier le
principe de ses actions, ainsi que de réparer les dommages causés par soi-même ou par les
personnes, les animaux ou les choses qui se trouvent sous l’autorité de la personne
responsable. Dans ce contexte, nous avons vu que le Code Civil des Français a adapté le
nouveau terme de responsabilité pour définir la situation d’être responsable en tant que
relation contractuelle, une définition qui a marqué l’évolution de la notion de responsabilité
d’un contexte politique au champ juridique. Il s’agit du déplacement sémantique de la
responsabilité des ministres à la notion courante de responsabilité qu’on attribue à l’homme
« ordinaire ». Dans le contexte postrévolutionnaire, notamment à l’époque de la Terreur, ce
principe impliquait la nécessité de chaque individu de « s’innocenter lui-même de la charge
d’être un ennemi potentiel de la société nouvelle », ce qui serait la conséquence naturelle de
lui « conférer la dignité de cause première » de ses actes.

La notion de responsabilité trouve ainsi son fondement dans l’idée d’un compromis, voire
d’un devoir que « personne ne peut faire à ma place ». Il s’agit d’un système conceptuel
construit sur l’idée de singularité absolue qu’implique l’idée du moi singulier. Développée à
partir de l’idée de singularité irremplaçable, l’axiomatique de la responsabilité est issue de
l’ipséité qui suppose une liberté souveraine. La souveraineté de l’être humain est ainsi le
fondement de la détermination de l’agir humain, auto-détermination impliquant une liberté.
La responsabilité est en ce sens, et pour une tradition qui va jusqu’au Dasein heideggérien, le
corrélat d’un pouvoir appartenant exclusivement à l’être humain, elle est l’autre face de la
souveraineté de l’individu et donc de sa liberté, dans le sens kantien de cette notion.
L’axiomatique de la responsabilité est ainsi une affaire du « je », une affaire de l’ipse et d’un
ensemble de concepts qui gravitent autour de la responsabilité, qui conforment son
axiomatique (la volonté, la conscience présente à elle-même, la décision, etc.). À partir de
l’articulation entre la souveraineté et la puissance réflexive du « je » on a conclu que, sous sa

362
forme juridico-égologique, la notion de responsabilité a une référence inéluctable à la notion
d’autorité dans le concept de sujet qui se dérive du « je », mais aussi une référence à l’auto-
détermination qui est propre du souverain.

Cette notion est assez tardive en ce qu’elle suppose la constitution du « moi ». Et ce qui paraît
l’hypothèse sous-jacente à cette idée est que ce « moi », et plus particulièrement le rapport
qu’il trouve à la mort, n’a pas été possible qu’avec l’apparition et le développement des
religions du livre, notamment de la religion chrétienne dont la thématique se rassemble autour
de l’idée du don. Or, nous avons problématisé cette hypothèse à partir du geste hérétique de
Patočka qui voit dans la pensée chrétienne la possibilité de penser ce qui n’a pas encore pensé,
une responsabilité qui se place au-delà du calcul et de la rétribution, au-delà donc de la
logique du marché et du principe de vengeance.

Tout se passe dans une lecture croisée des Essais hérétiques de Jan Patočka et de Crainte et
tremblement de Søren Kierkegaard qui conforme la première partie de Donner la mort. Telle
que Patočka dérive la notion de responsabilité à partir de la logique chrétienne du don
d’amour infini, la notion de responsabilité signale l’espace de l’interpellation devant
l’« altérité absolue ». Que Derrida nomme cet espace « éthique hyperbolique », ou qu’on parle
d’« ultra-éthique », ou d’« archi-éthique », cette pensée met au centre de la problématique
traditionnellement nommée « éthique » une notion de responsabilité proche de la figure
d’événement, réponse à une interpellation au-delà de sa forme juridico-égologique et cela à
partir d’un traitement déconstructif qui pousse ce concept jusqu’à ses dernières conséquences
dans le sens le plus rigoureux du terme. Derrida mettra ainsi l’accent sur la structure
inconditionnelle qu’il trouve dans cette notion, ce qui rapproche la responsabilité au « don »,
là où ce dernier perd « son sens de don ».

Dans sa lecture de ces textes, Derrida fait remarquer que toute la thématique de la religion
chrétienne se rassemble autour de cette figure comme « don de la mort » et donc comme
« don d’amour infini ». Cette figure rassemble la thématique entière de la religion chrétienne.
Elle est marquée par une histoire qu’elle même détermine en tant que thématique d’une
culture en expansion, dans un phénomène que Derrida appelle mondialatinisation. La notion
de responsabilité a une origine chrétienne, puisque sa simple analyse exige l’« événement
chrétien », ou inversement, la simple analyse de la notion de responsabilité suffit pour
produire le christianisme. La religion chrétienne est celle qui ouvre la possibilité de penser
une responsabilité « comme histoire de l’Europe ». C’est en ce point que nous avons

363
beaucoup insisté sur les implications que cette filiation peut avoir pour une pensée de la
responsabilité qui inscrit dans la structure de cette notion la figure du tout autre. Comment
une pensée de la responsabilité fait possible l’ouverture vers l‘altérité radicale, si elle est
ancrée dans une culture déterminée du début à la fin ?

À l’aune de cette réflexion, nous avons vu comment cette notion s’est inscrite dans la
discussion philosophique et juridique, et que l’histoire de la notion de responsabilité est
fréquemment définie à partir de sa détermination tardive, partant des concepts qui déterminent
sa définition hégémonique moderne. Nous nous sommes ainsi interrogés sur la pertinence de
chercher l’origine de la notion de responsabilité dans la pensée grecque, compte tenu du fait
que des nombreux historiens de la pensée juridique et de la pensée tout court repèrent
l’origine de cette notion dans l’antiquité hellénique. Nous avons ainsi fait remarquer que les
historiens procédant de cette façon suivent toujours le fil conducteur des concepts tels que
celui d’imputation, de cause ou de crime, etc., lesquels ne rendent pas vraiment compte du
développement historique de cette notion, ce qui nous a poussés à la conclusion que ces
historiens justifient un état des choses contemporain, à savoir, la détermination juridico-
égologique de la responsabilité, à partir d’une interprétation influencée par cette même
définition hégémonique.

Cette réflexion nous a permis d’établir un contraste radical entre le traitement déconstructif
que Derrida met à l’œuvre, là où il propose une étude généalogique de cette notion, suivant le
fils conducteur de la notion de secret. Nous avons ainsi articulé ces idées à la réflexion
derridienne sur l’idée d’une « crise de la forme juridico-égologique de la responsabilité » que
l’on trouve dans « Mochlos ou le conflit des facultés », une crise impliquant la déconstruction
de la notion de responsabilité, telle qu’on l’a déterminée dans la partie introductoire de notre
recherche, c’est-à-dire, en tant que mouvement différentielle qui met le concept de
responsabilité hors de ses gonds. À partir de la lecture de certain textes juridiques, nous avons
établi que la lecture déconstructrice que Derrida met en œuvre dans sa considération de cette
notion se retrouve avec la pensée juridique de la fin du XXe siècle, notamment autour de la
notion de « responsabilité sans faute » qui suppose une dissociation entre responsabilité et
culpabilité, c’est-à-dire entre responsabilité et autonomie souveraine.

La deuxième partie de ce travail de recherche développe notre entente de ce qu’est la


déconstruction de l’axiomatique de la notion de responsabilité, là où elle implique une pensée

364
de la responsabilité « au plus proche de son contraire », là où la responsabilité en tant que
réponse devient difficile à distinguer de la réaction et indissociable de l’irresponsabilité. Pour
préparer le terrain de cette réflexion nous avons commencé par développer l’idée derridienne
de la pensée du « peut-être », dont Derrida dit qu’elle est la seule forme de pensée qui serait
en mesure de penser l’aporie, l’à-venir et donc l’événement. Elle est une forme de pensée qui
n’est pas conditionnée par la structure dichotomique et binaire propre à la pensée
métaphysique. Plus originaire que cette détermination, la pensée du peut-être ouvre la
possibilité de penser en deçà des oppositions métaphysiques et donc de penser la contradiction
insoluble ou le paradoxe qui se trouvent dans la structure de l’événement. Nous avons ainsi
articulé cette réflexion à l’idée d’expérience qui règle notre recherche, mettant en relief le
caractère paradoxal d’une expérience de la responsabilité qui est une expérience passive de
l’injonction qui nous engage devant tout autre.

Mettant l’accent sur l’influence nietzschéenne dans la pensée de Derrida, notamment de la


pensée et de la réflexion derridiennes autour de la notion de responsabilité, nous avons montré
comment la déconstruction de la notion de responsabilité proposée par Derrida suppose la
critique nietzschéenne de cette notion et de l’« époque morale de l’humanité », qui fait de
l’intention le principe qui commande l’agir de l’individu. À partir d’un rapprochement des
réflexions de ces deux philosophes, nous avons introduit dans cette partie les traits généraux
d’une pensée de la responsabilité chez Derrida, à commencer par la structure aporétique que
cette notion a dans le cadre d’une détermination qui excède le philosophique. Nous avons
ainsi commencé par caractériser ce que Derrida appelle l’« idéal de décidabilité » impliquée
dans la définition hégémonique de la responsabilité. Une définition qui suppose un concept de
décision définit en tant que mouvement, c’est-à-dire en tant qu’activité libre de la conscience
et donc activité réfléchie de la volonté et de l’intention d’un sujet qui, en pleine souveraineté a
la possibilité de trancher entre deux possibilités pour se déterminer à l’action.

Au cours de notre analyse, nous avons remarqué une proximité intime, une complicité et donc
une certaine dépendance conceptuelle entre les concepts qui soutiennent l’axiomatique de la
responsabilité. Dans son assemblage axiomatique, chacun des concepts inscrits dans cette
axiomatique renvoie à l’autre, toujours autour du « soi » et de l’ipséité de l’individu
souverain : la responsabilité est ainsi définie comme un effet de la liberté, notion qui est
déterminé à partir de l’idée de rationalité (le libre arbitre kantien). L’articulation de ces
éléments à la connaissance réflexive renvoie à la fois à l’idée de culpabilité qui est en dernière
instance un effet de la souveraineté. Et tous ces éléments se rassemblent dans la juridiction du

365
« moi », du sujet souverain qui serait à la base de toute considération éthique, politique et
juridique. En ce point de notre recherche, nous avons établi que la responsabilité, dans sa
forme hégémonique, se détermine en tant que pouvoir, en tant que privilège d’un « sujet »
supposé libre et autonome, un « sujet » capable de se donner ses propres déterminations sans
contrainte externe. Au cours de cette analyse, nous avons attiré l’attention sur le fait que le
concept de sujet est réglé par ces concepts, parmi lesquels nous retrouvons la virilité et
l’attitude carnivore dans l’articulation de ce que Derrida appelle le carno-phallogocentrisme.
Nous avons ainsi établi que l’axiomatique de la responsabilité est montée sur le
rassemblement dogmatique des oppositions binaires propres à la pensée métaphysique,
privilégiant toujours un côté de ces oppositions de cet assemblage, en dépit de l’autre côté.
Cette analyse nous a permis d’établir que, dans sa forme juridico-égologique, la responsabilité
est une sorte de vertu de l’homme viril qui s’accouple aux valeurs de l’axiomatique éthico-
philosophique, une vertu du plus fort, du souverain.

Dans cette partie de notre recherche, nous sommes revenus sur l’idée qui dit que la notion de
responsabilité peut être déduite de la thématique chrétienne qui se rassemble autour de la
figure du don. À cet égard, nous avons suivi l’analyse derridienne qui voit dans le concept de
responsabilité une structure comportant l’altérité et la singularité. L’expérience de la
responsabilité s’avère ainsi paradoxale, non seulement en vertu de cette indécidabilité
structurelle qui oscille entre l’activité supposée du « sujet » et la passivité de sa décision, mais
aussi en tant qu’elle arrive à nous toujours comme une expérience sacrificielle, dans laquelle
il n’y a pas de liberté ou de décision active. Car la responsabilité absolue, que Derrida
distingue de la responsabilité générale, inscrit les concepts d’altérité et de singularité au cœur
même de sa conceptualité. Elle exige du sujet responsable qu’il se rende de façon absolue à sa
responsabilité et qu’il réponde de façon singulière devant tout autre. Partant de ces prémisses,
cette altérité détermine la notion de responsabilité, de telle sorte qu’elle implique une
dissymétrie, une disproportion abyssale entre l’impératif de réponse, impératif inconditionnel
et infini, et l’individu singulier qui est appelé à répondre devant la multiplicité infinie des
appels.

Nous avons ensuite articulé cette réflexion à celle développée par Nietzsche, là où il nous
invite à dépasser la logique de la dette et de la culpabilité, motif dont la thématique chrétienne
trouve sa clé de voute. Suivant la réflexion derridienne en ce qui concerne l’idée de dette et de
devoir, on a établi qu’agir par devoir serait une autre façon d’agir de façon programmatique.
La critique derridienne à la calculabilité de l’être humain trouve son sommet dans la critique

366
de cette logique fait de la faute une dette et de la justice un paiement, un réglage de comptes.
Nous avons enfin exploré la possibilité de dépasser l’encrage chrétien d’une pensée de la
responsabilité, à partir de l’interprétation proposée par Derrida comme responsabilité à plus
d’un, qui suppose le lien entre la responsabilité et tout autre.

Dans Donner la mort, Derrida suggère que la religion chrétienne permet l’articulation d’un
discours sur la responsabilité sans la référence à la foi et à la religion en tant que
« dogmatique instituée ». Ce qu’il propose serait ainsi de penser la responsabilité infinie, le
« don sans retour » que cette religion institue sans la foi dans le dogme fondateur. Il dit aussi
que le geste de penser « un doublet non dogmatique du dogme » que nous trouvons chez
Patočka, nous le retrouvons aussi chez Levinas, Marion, Kant, Hegel, Kierkegaard et même
Heidegger. Ce qui implique la possibilité de penser une notion de responsabilité au-delà de sa
détermination égologique, au-delà donc de son articulation à la notion de dette.

Nous avons développé cette réflexion à partir de la critique de Derrida à la logique de


l’équivalence (la loi du talion) et d’une réflexion sur l’origine de la conscience dite
« morale », ou « conscience responsable », et du remords, là où Derrida fait remarquer une
aporie inéluctable concernant l’actualisation et l’origine du remords. D’après les prémisses
qu’il développe à cet égard, nous avons déterminé que l’actualisation de ce remords – qu’il
associe à la « conscience morale » – implique toujours une disjointure temporelle. Car ce
remords devient actuel après la faute, mais cette actualisation n’est possible que si la « loi »
est là, au préalable. Derrida suggère ainsi une condition antérieure à la responsabilité
coupable, dans un discours qui n’est pas tout à fait homogène dans son corpus, proposant la
notion de Schuldigsein originaire. Cette notion a donc attiré notre attention en ce qu’elle est
traduite par « passibilité » ou peccabilité. La suite de notre recherche est marquée, à partir de
cette considération, par l’idée d’une structure analogue à la responsabilité qui place cette
passibilité à l’origine de tout rapport entre le moi et l’autre.

À partir de ce point, on est revenus sur la forme la plus originaire de la responsabilité, à savoir
celle de la réponse et plus particulièrement du répondre à l’autre. Suivant l’argumentaire de
Derrida à cet égard, on est revenu sur nos pas pour réfléchir plus attentivement sur le fait que
la notion de responsabilité répond à une structure qui lie l’individu à l’autre, de façon
incontournable, et consiste en un lien qui met cet individu en rapport à l’autre de façon
singulière. La notion de responsabilité est en ce sens paradoxale, en vertu des concepts
d’altérité et de singularité, qui se trouvent à la base de sa structure. L’impératif de réponse est

367
de ce point de vue un impératif qui commande de répondre à tout autre et cela de forme
singulière et absolue, en vertu de la singularité que cet autre représente.

Nous avons ainsi établi que la démarche derridienne consiste en une invitation à penser tous
les concepts métaphysiques avec une rigueur qui les pousse à leur limite. En termes
strictement phénoménologiques, cette invitation se traduit en l’idée que la pensée derridienne
effectue un geste de contamination de la pensée phénoménologique, là où il inscrit au cœur de
ce discours l’héritage freudien, à partir de la notion de secret et d’« inconscience
structurelle ». Le résultat « théorique » de cette contamination est que le concept de « sujet »
est une fiction qui ne rend pas compte de la structure de l’individu responsable, il est une
barrière construite pour maintenir tous les traits que nous lui attribuons à l’abri de toute
contamination possible.

Cette analyse nous a permis d’introduire le développement concernant la critique


déconstructrice du concept de « décision » et de l’idéal de décidabilité impliqué dans la
définition hégémonique de la responsabilité. À partir d’une caractérisation de la décision tirée
de la philosophie hégélienne, nous avons établi que le concept classique de décision est un
concept qui articule les idées d’activité, de liberté, de conscience et de volonté. Il implique
également l’idée de hiatus ou de rupture dans une linéarité de temps. Devant cette
caractérisation, Derrida montre que le concept de décision ainsi défini n’est pas celui d’une
décision responsable. Car la responsabilité implique une ouverture vers l’altérité, la condition
de se montrer hospitaliers auprès de l’autre. Cela implique que celui qui prend une décision
envisage des risques et des conséquences de ce qui viendra avec la décision prise. La liberté et
la connaissance son en ce sens hétérogènes à l’arrivée de l’inconnu, car là où l’on connaît les
conséquences, là où l’on connaît ou l’on anticipe ce qui viendra avec la décision prise il n’y a
pas de décision, il y a plutôt le déploiement d’un programme préétablit, annulation de
l’altérité décidante. Le traitement déconstructif auquel Derrida soumet cette notion montre
que la décision n’est véritablement volontaire ou active dans le sens qu’elle ne serait pas le
résultat d’un procès de réflexion à partir d’un savoir, qui aboutit à la décision tranchante de
forme complétement consciente, rationnelle et souveraine. Il nous rappelle que, dans la
structure du « sujet responsable » il y a toujours un élément inconscient qui joue dans la
décision.

La décision est donc passive, car elle est toujours déterminée par l’altérité qui habite l’ipséité,
c’est-à-dire, par une partie de l’individualité qui ne se donne pas à la conscience, restant

368
intime et secrète. La détermination de la décision est pour cela toujours inconnue dans son
intimité de décision prise par le sujet qui fait le choix dans le secret caché de son for intérieur.
Ce secret reste secret, même pour l’individu décidant. L’expérience de la décision est en ce
sens une expérience événementielle qui fait éclater l’identité du sujet. Car la décision, dans le
« sens fort du terme », déchire non seulement la continuité temporelle supposée entre le
moment de réflexion et la décision ; elle déchire également le sujet décidant, là où elle lui
tombe dessus, sans que le résultat de cette décision puisse être prévu ou calculé en toutes
conséquences. La décision devient ainsi une décision folle où l’autre décide en moi.

Pour finir cette partie, nous avons parlé de la liberté en tant que liberté des instances secrètes
et inconscientes de l’individu singulier dans la décision. Si la liberté est comprise en tant que
détermination purement rationnelle des actes de cet individu-là, le traitement déconstructif
effectué par Derrida sur cette notion et sur son axiomatique montre en quoi une surenchère de
liberté équivaut à la libération de l’individu responsable des contraintes et des barrières
imposées par la fiction normative du « sujet », et toutes les déterminations qui s’inscrivent
dans son axiomatique.

Dans la troisième partie de cette recherche, nous avons soumis à l’épreuve l’hypothèse qui
met en rapport le développement du moi irremplaçable au moment historique d’apparition des
monothéismes, à partir d’une lecture comparative de l’Antigone de Hegel et du mythe
d’Abraham analysé par Kierkegaard. Cela à partir de la lecture que Derrida fait de ces deux
récits et autour de la question qu’interroge sur l’agir d’Antigone : peut-on dire d’Antigone
qu’elle agit de façon responsable ? Dans notre interprétation, et à partir de la lecture qui fait
de tout autre une altérité radicale, Antigone répond au tout autre (son frère étranger, non-
vivant) dans un mouvement de « don de la mort ». Mais dans l’analogie ainsi établie entre
Antigone et Abraham, l’acte d’Abraham s’interprète comme un acte de désobéissance civile.
On a rapproché ces lectures de la distinction effectuée par Benjamin dans « Critique de la
violence » entre une loi divine et une loi humaine, pour repérer une structure qui se répète
dans les deux récits, ainsi que dans le texte de Benjamin. Il s’agit de la structure qui oppose
deux lois ou deux commandements appartenant à deux ordres hétérogènes : une loi
inconditionnelle, indéterminée, obscure et dont on ne peut pas repérer l’origine, et une loi
humaine, conditionnée, bien déterminée, publique, exposée à la lumière du jour. Cette

369
réflexion a ouvert l’analyse de ces deux ordres hétérogènes et du compromis existant entre
eux, de la nécessité absolue de la norme conditionné et de la nécessité de sa ré-invention.

Dans cette partie, nous avons problématisé la théorie hégélienne de la naissance du monde
éthique, à partir de la lecture que Derrida fait de la Phénoménologie de l’esprit dans Glas.
Selon cette lecture, Hegel introduit la figure d’Antigone à un moment de sa théorie où il
repère la naissance du monde éthique. La figure d’Antigone apaise la tension et permet la
relève à partir de la contradiction existante entre deux lois, loi divine de la famille et loi civile
de la cité. Cette figure se présente en tant que sœur privée de tout désir sexuelle qui sacrifie sa
vie, en vue de ne pas trahir la loi divine qu’elle est censée de garder. Par la médiation de cette
figure, les deux lois qui sont confrontées trouvent la synthèse nécessaire pour que la naissance
du monde éthique (Sittlichkeit) soit possible. La sœur est de ce point de vue la seule figure
féminine capable de faire possible cette synthèse, en ce que le rapport sœur-frère est
irremplaçable. Cette irremplaçabilité permet l’élévation de l’esprit éthique et le passage à un
autre moment de la vie éthique du peuple. Or, comme Derrida le fera remarquer au cours de
sa lecture, Hegel parle en termes structurels, en faisant loi du devenir éthique. Il prétend
décrire un devenir historique en termes complétement objectifs donc scientifiques. Mais ce
geste serait infondé, impensé et arbitraire, tant que l’irremplaçabilité de la sœur ne se justifie
ni conceptuellement ni empiriquement. Cela nous a amené à la conclusion que, non seulement
la synthèse entre les deux lois qui structurent le monde éthique est impossible, mais que ce
monde éthique est tel, qu’il y a une responsabilité, et donc une conscience responsable,
précisément grâce à la contradiction insoluble que les deux impératifs imposent, c’est-à-dire,
grâce à la possibilité de l’expérience d’une responsabilité paradoxale.

Dans le cadre de notre lecture, nous avons rendu compte de la mise en valeur du travail de
Benjamin, à partir de la remarque derridienne qui célèbre la tentative de trouver une justice
au-delà du droit. Nous avons également vu que, pour que ce principe puise devenir
« effectif », les conditions de sa mise en œuvre sont toujours nécessaires, pour conclure que
l’idée qui hante la pensée derridienne d’une justice au-delà du droit ne tend à l’anarchisme
sans norme. Il s’agit de l’aporie structurelle de l’impératif de réponse : cet impératif exige un
principe inconditionnel en tant que point de référence inéluctable pour penser la
responsabilité, mais il exige également une effectivité et une actualité qui ne peuvent avoir
lieu qu’à travers des conditions déterminées. Sous la forme parlée de la réponse, en
l’occurrence, le « me voici » d’Abraham imposerait déjà une grammaire, un idiome, une
langue, c’est-à-dire des conditions sans lesquelles sa réponse ne deviendrait pas effective. La

370
responsabilité consiste, en ce sens, en une mise en œuvre de ce principe à partir de la double
injonction et dans la nécessité de trouver chaque fois unique la façon la moins violente, de
trouver donc les meilleures conditions de la mise en œuvre effective de la responsabilité
inconditionnelle. L’aporie de la responsabilité se trouve ainsi inscrite dans la structure même
de cette notion, là où elle exige un calcul de l’incalculable ou une négociation entre
l’incalculable de son principe et le calculable de la mise en œuvre de ce principe. Ces deux
ordres sont également nécessaires pour que la responsabilité soit possible.

Or, à partir de la distinction entre le « chevalier de la fois » et l’héro tragique, nous avons
donné suite à la réflexion autour de la possibilité qu’Antigone aurait de prendre une décision
responsable. Car, selon le développement qu’on a suivi jusqu’à ce point, la responsabilité est
l’affaire d’un moi singulier issue des religions du livre, plus particulièrement de la religion
chrétienne, laquelle imprime dans l’esprit de l’individu l’idée de singularité irremplaçable qui
fait possible une appréhension de la mort en tant que « don ». Nous avons également établi
que, dans la généalogie chrétienne de la responsabilité, son corrélat est la culpabilité en ce que
l’impératif inconditionnel de réponse me rend coupable d’avance, avant toute forme actuelle
de faute, avant toute liberté et toute décision. Car l’individu responsable est censé de répondre
à tout autre, c’est-à-dire, à toutes les interpellations de l’autre, ou, ce qui reviendrait au même,
à toute interpellation des autres. Or, la caractérisation que Hegel fait d’Antigone dit qu’elle
agit en connaissance de la règle qu’elle trahit. Elle est en ce sens coupable, parce qu’en
agissant à partir de cette connaissance, son acte devient criminel. Derrida semble souscrire
cette analyse là où il ne remet pas en question la culpabilité supposée d’Antigone. Nous nous
interrogeons ainsi sur la possibilité de devenir coupable sans être responsable pour conclure
que, dans le cas d’Antigone elle a agi de forme responsable dans un geste de « don d’amour
infini » auprès du tout autre.

Dans la première partie de cette recherche nous avons fait référence à la figure juridique de la
« responsabilité sans faute ». Cette figure met en question la définition hégémonique de la
responsabilité comme effet de force du souverain, c’est-à-dire, de la figure d’autorité qui
s’accorde à la définition juridico-égologique de la responsabilité. La possibilité de cette
expression est issue d’une inflexion particulière de la réponse en tant que répondre de, qui
engage l’individu responsable à répondre non seulement de ses actes mais aussi des actes et
des fautes commis par quelqu’un qui se trouve sous sa garde ou sous son autorité. Sous la
lecture déconstructrice, la responsabilité sans faute est une figure qui témoigne de la mutation
en cours d’une notion de responsabilité qui se détermine à partir du secret et l’inconscience

371
structurelle qui travaille toute décision et toute responsabilité. L’analyse de cette mutation
nous apprend ainsi que les deux notions, responsabilité et souveraineté, sont dissociables, que
leur association répond à une définition donnée de la responsabilité dans un contexte
déterminée, à partir de laquelle on peut penser la responsabilité sans faute et donc sans
culpabilité.

Or, ce qui reste à penser est la possibilité que cette dissociation soit valable dans le sens
envers. Car si nous pouvons avoir une responsabilité sans faute c’est précisément en raison de
l’antériorité de l’appel, à cause donc du caractère structurel de l’injonction à la réponse et non
de la réponse ou de l’absence de réponse comme telle. Car cette antériorité nous place
d’emblée dans la réponse avant même de prendre la décision de répondre, là où l’antériorité
de l’injonction à répondre c’est l’antériorité de l’appel à la réponse. La responsabilité n’est
donc pas une situation dans laquelle nous sommes en mesure d’accepter ou de ne pas accepter
d’y répondre, elle est plutôt une structure qui ouvre la possibilité à l’interaction de l’individu
avec l’altérité qui l’entoure. Une structure qui nous met dans une dissymétrie devant l’autre,
là où elle nous tombe dessus, tel que ça arrive dans le récit d’Antigone et dans celui
d’Abraham. Deux figures qui se trouvent soudainement pris entre deux lois, entre deux
injonctions contradictoires et sans synthèse possible. Si la responsabilité sans faute est
possible, ce n’est que parce que l’appel à la réponse détermine toute forme de rapport à l’autre
à tout autre. Comme Abraham, Antigone se retrouve soudainement dans une situation dans
laquelle elle ne peut pas ne pas répondre, même avant de vouloir ou de ne pas vouloir le faire.
Dans l’interprétation que nous mettons en œuvre, Antigone devient responsable en ce qu’elle
prend conscience de son irremplaçabilité quand elle se voit confronté à sa responsabilité, à
l’appel qui vient du tout autre, incarné dans la figure de son frère traitre. Sa décision témoigne
de l’affirmation de sa singularité devant la singularité de son frère.

Finalement, nous avons développé une réflexion autour de la notion de passibilité originaire
(Schuldigsein) introduite par Heidegger dans son analyse de la conscience morale. Nous
avons ainsi suivi la lecture derridienne concernant cette notion, en remarquant que cette
lecture n’est pas homogène. En effet, dans un premier temps, Derrida dira dans Donner la
mort que le Schuldigsein serait pour Heidegger un terme qui nomme la responsabilité et la
culpabilité originaires. En revanche, la lecture postérieure qu’il en fait dans Papier machine
dira que ce terme désigne une structure antérieure à la responsabilité ou à la culpabilité. Cette
réflexion nous a amené à conclure que la condition de passible ou de peccable s’accorde à la
condition de la conscience responsable, une structure qui marque la structure indécidable de

372
l’hostis qui fait de nous une promesse et une menace potentielles. Cette structure détermine la
rencontre avec tout autre, ce qui condamne la responsabilité au risque absolu du mal radical.

Dans la quatrième et dernière partie de notre recherche nous sommes revenus sur la notion du
tout autre en tant qu’« objet » de nos responsabilités, pour développer une réflexion sur la
possibilité de déterminer la responsabilité à partir de la problématisation des notions de vivant
et de vie qui revient avec insistance dans le corpus derridien. Nous avons développé cette
réflexion à partir de l’oscillation entre le qui et le quoi de la réponse, à partir de la conviction
que le traitement déconstructif de la notion de responsabilité implique le traitement
déconstructif de son axiomatique, et implique une détermination nouvelle de ce dont nous
sommes responsables. Car la réélaboration à laquelle Derrida soumet cette notion, met
l’accent sur les notions d’altérité et de singularité qui se trouvent à la structure de l’idée de
responsabilité. Si, donc, la responsabilité implique la notion d’altérité, si elle implique
également la nécessité de nous rendre à nos responsabilités de façon singulière, chaque fois
unique, cela se traduit dans la nécessité de se rendre à ces responsabilités de façon absolue. Et
cela implique à la fois que, chaque fois que nous nous rendons à une responsabilité singulière
nous sommes en faute devant toutes les autres responsabilités qui nous interpellent. À partir
de ces prémisses, nous avons établi une culpabilité antérieure à la responsabilité, mais la
culpabilité ainsi déduite n’est pas la culpabilité déterminée comme faute ou dette. Elle est une
culpabilité passive qui résulte de la « courbure hétéronomique de l’espace social ».

À partir de la problématisation des deux pronoms qui et quoi, nous avons entamé une
réflexion sur l’indétermination nécessaire de l’« objet » de nos responsabilités. Une discussion
qui revient avec insistance dans le discours de Derrida. Nous avons déterminé à cet égard, que
la détermination de l’« objet » de nos responsabilités qui s’accouple à la définition juridico-
égologique de cette notion, est montée sur l’axiomatique de la responsabilité, c’est-à-dire sur
l’axiomatique éthico-philosophique. Cette axiomatique opère de façon normative, déterminant
les rapports et les échanges entre l’individu et l’altérité en général, que ce soit l’altérité
matérielle ou les formes diverses du vivant. Nous avons également établi que cette
axiomatique a une complicité intime avec les formes diverses du « propre de l’homme » dans
la pensée philosophique. Compte tenu de la filiation religieuse des concepts qui conforment
cette axiomatique, le développement de notre recherche nous a amené à la conclusion que
l’axiomatique éthique dont nous parlons trouve sa matrice conceptuelle et prend la puissance

373
de son sens dans une pensée théologico-politique comprise comme discours qui allie
étroitement la pensée théologique et la philosophie. Dès lors, toute cette axiomatique est
déterminée par la figure du père souverain, laquelle détermine le concept de sujet, le concept
de souveraineté, ainsi que le reste des concepts conformant cette axiomatique.

On a enfin développé l’idée de la nécessité de réinvention des conditions de mise en œuvre de


l’impératif de réponse. Notre recherche démontre que ces conditions sont également
déterminées par l’axiomatique de la notion de responsabilité. Car tout axiome implique une
affirmation et une valeur. Une axiomatique serait de ce point de vue un ensemble
d’affirmations et de valeurs conformant un discours. Un jugement y est ainsi impliqué en ce
qui serait toujours un mouvement performativo-normatif. Dès lors, nous sommes arrivés à la
conclusion que la détermination de nos responsabilité et l’ouverture de ces déterminations
vers l’autre, vers l’altérité radicale, dépend d’une transformation profonde de cette
axiomatique et, plus radicalement de la destruction de toute axiomatique prétendant à une
valeur universelle.

Si cette axiomatique implique un ensemble de valeurs dogmatiquement rassemblées, la


transformation de la détermination de la responsabilité passe par la nécessité de ce qu’on a
appelé la « dissociation anti-dogmatique » de cet ensemble de valeurs. Le système hégélien
est l’exemple paradigmatique de ce rassemblement dogmatique qui range d’un côté tous les
éléments qu’il juge « primaires », « bons », « normaux », « originaux », etc., et de l’autre côté
tous les éléments jugés « mauvais », « dérivés », secondaires ». Et donc, la transformation
dont nous parlons, implique la nécessité de ce que Derrida appelle l’inscription d’une
poétique dans la rencontre avec le tout autre. Nous nous sommes ainsi interrogés sur
l’affirmation derridienne, que nous trouvons assez énigmatique, sur la nécessité d’une
révolution poétique, dont la nécessité s’impose dans la déconstruction de la notion de
souveraineté, corrélat de la responsabilité. Ainsi, à partir de la lecture derridienne de Celan,
nous avons établi que l’élément poétique est ce qui fait possible la rencontre avec l’altérité,
car il nous permet une autre détermination de la responsabilité qui ne passe par l’égo,
l’intentionnalité ou la liberté souveraine. La révolution poétique dont Derrida parle, nous la
comprenons comme une transformation profonde dans le discours « éthique », qui règle nos
échanges dans la vie sociale, une transformation qui vise la dissolution des rassemblements
dogmatiques binaires propres à la métaphysique. Une ouverture envers l’indétermination de la
figure de l’autre, nous permettant de nous montrer hospitaliers auprès de ce qui est inconnu et
donc qui garde en soi la possibilité de devenir menaçant.

374
Nous imposons ainsi une fin arbitraire à cette recherche. Par définition, aucune recherche
n’est jamais close. Dans cette limite qui n’est que provisoire, la pensée de la responsabilité
proposée par Derrida est non seulement une invitation à l’inscription du secret et d’une
« inconscience structurelle » au cœur de la pensée phénoménologique. Mais aussi une
invitation à penser les concepts traditionnels qui règlent notre pensée et nos échanges avec les
différentes formes d’altérité qui nous entourent jusqu’à ses dernières conséquences, là où ils
deviennent aporétiques. Dès lors, la pensée de l’aporie proposée par Derrida implique le
risque d’une décision qui s’ouvre à la venue de ce qui n’est pas bébaios. Nous ne
commençons qu’à entrevoir, peut-être dans la forme de l’intuition, toutes les conséquences
impliquées dans cette forme de pensée.

375
Index
Abraham, 134, 136, 137, 138, 201, 210, Benveniste (Émile), 57, 58, 145, 146, 155,
211, 212, 213, 214, 216, 221, 222, 225, 160, 316
241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 252, Blanchot (Maurice), 29, 101, 288, 312
253, 255, 257, 260, 276, 300, 301, 318, Bloom (Harold), 7
349, 359, 370, 371, 372 Bradley (Francis Herbert), 72
Ambroise (Saint), 73 Büchner (Georg), 304, 310
Anderson (Nicole), 9, 10, 36, 119 Celan (Paul), 304, 305, 306, 307, 308, 309,
Antigone, 19, 20, 199, 200, 201, 204, 205, 310, 312, 315, 319, 327, 330, 375
209, 210, 212, 213, 214, 215, 216, 218, Cicéron, 73
220, 221, 225, 241, 242, 243, 247, 248, Colléony (Jacques), 128
250, 252, 253, 257, 258, 259, 260, 280, Collet (Laurence), 70
304, 305, 345, 370, 371, 372 Créon, 200, 204, 215, 216, 221, 248, 252,
Apollon, 236 257
Aristote, 50, 74 Critchley (Simon), 7, 8, 9, 10, 119
Artémise, 236 Crusoé (Robinson), 333, 334
Astérion, 190 De France (Louis-Auguste, Louis XVI), 53
Atala (Anthony), 322 De Man (Paul), 7, 10
Augustin (saint), 73 Defoe (Daniel), 333
Austin (John L.), 30, 120, 121, 163 Delmas-Marty (Mireille), 24, 46, 87, 88,
Bain (Alexander), 72 89, 90, 166
Balkin (Jack M.), 10, 11, 12 Denys l’Aréopagite (saint), 337
Bartleby, 211 Eckhart (Maître), 339
Bashir (Rashid), 322 Engel (Laurence), 24, 40, 46, 84, 85
Bataille (Georges), 304 Esquille, 205
Baudelaire (Charles), 141 Ewald (François), 58, 61, 85, 86, 87
Bellou (Thea), 161, 162 Féraud (Jean-François), 53
Benjamin (Walter), 20, 87, 119, 126, 221, Ferdinand (Bruno), 55
223, 224, 225, 226, 228, 229, 230, 231, Frédéric Guillaume, 82
232, 233, 234, 235, 236, 237, 239, 240, Freud (Sigmund), 148, 149, 162, 199, 303,
241, 242, 244, 253, 254, 255, 260, 264, 312
265, 269, 350, 370, 371 Fridlund (Patrik), 222, 245, 247, 252, 253,
266, 318, 349, 350

376
Galilée, 355 Kant (Immanuel), 5, 20, 43, 45, 46, 48, 70,
Gasché (Rodolphe), 5, 7, 10, 12, 15, 16, 71, 73, 75, 76, 82, 111, 177, 178, 192,
40, 47, 49, 50, 52, 53, 56, 76, 77, 100, 196, 243, 250, 261, 262, 324, 367
101, 104, 105, 106, 107, 159, 160, 163, Kierkegaard (Søren), 50, 76, 134, 136,
171, 190, 191 151, 180, 199, 221, 241, 242, 243, 246,
Gernet (Louis), 74 247, 255, 256, 363, 367, 370
Guzzoni (Ute), 105 La Fontaine (Jean de), 263
Hamilton (Alexander), 53 Lacan (Jacques), 246, 280, 281, 283, 285,
Hartman (Geofrey), 7 286, 287, 296, 314, 335
Harvey (Irene), 7 Lawrence (David H.), 297, 318, 320, 324,
Hegel (G. W. F.), 19, 115, 175, 176, 181, 326, 349
200, 201, 203, 204, 205, 207, 208, 209, Leibniz (Gottfried W.), 71
210, 211, 216, 217, 218, 219, 220, 221, Levinas (Emmanuel), 6, 8, 18, 119, 128,
225, 230, 241, 243, 252, 258, 259, 280, 132, 136, 157, 181, 186, 199, 265, 275,
285, 325, 345, 367, 370, 371 277, 278, 297, 299, 304, 312, 317, 318,
Heidegger (Martin), 37, 100, 101, 104, 320, 324, 331, 337, 338, 367
105, 106, 107, 119, 128, 133, 148, 149, Lévy-Bruhl (Lucien), 40, 41, 65, 68, 72,
161, 167, 187, 199, 251, 284, 288, 289, 73, 74, 113
290, 291, 292, 293, 297, 303, 304, 305, Llewelyn (John), 7, 297
306, 312, 316, 320, 328, 333, 339, 367, Locke (John), 73
373 Marion (Jean-Luc), 367
Heine (Heinrich), 53 Marx (Karl), 26
Henriot (Jacques), 53, 54 Matthieu, 140, 143
Hérodote, 74 Mckeon (Richard), 41, 53, 57, 65, 72, 73,
Hobbes (Thomas), 54, 73 74
Hugo (Victor), 26 Mill (John Stuart), 72, 73
Hume (David), 73 Miller (J. Hillis), 7, 8, 10
Hyppolite, 201, 204 Mjaaland (Marius T.), 151, 275
Isaac, 136, 244, 246 Mongin (Olivier), 84
Ismène, 204, 218, 257 Montaigne (Michel de), 125, 126, 230, 235
Jonas (Hans), 81, 292, 293, 295, 340, 341, Nancy (Jean-Luc), 27, 39, 53, 95, 118,
342 133, 134, 135, 149, 153, 183, 187, 276,
278, 292, 300, 316, 331, 337
Necker (Jacques), 53

377
Nietzsche (Friedrich), 19, 37, 61, 76, 87, Riquetti de Mirabeau (Honoré-Gabriel), 54
94, 96, 97, 98, 99, 102, 108, 109, 116, Rousseau (Jean-Jacques), 71, 243
117, 118, 119, 120, 121, 122, 124, 125, Schmitt (Carl), 116, 125
126, 133, 135, 140, 141, 142, 143, 144, Scot (Duns), 73
145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 178, Searle (John), 121, 164
193, 194, 195, 197, 198, 204, 219, 230, Shakespeare (William), 35, 100, 119
235, 283, 312, 342, 344, 358 Slama (Alain-Gérard), 57, 71, 90, 91, 170
Niobé, 236 Sophocle, 205, 214, 218, 243, 248, 304
Norris (Christopher), 7 Stierle (Karlheinz), 53, 54, 55, 56, 58, 70,
Pascal (Blaise), 125, 126, 235 71, 72, 75
Patočka (Jan), 26, 51, 61, 62, 63, 72, 83, Stirner (Max), 26
129, 130, 133, 199, 212, 213, 214, 251, Supiot (Alain), 89, 90
277, 363, 367, 373 Thésée, 171
Platon, 5, 161, 344, 349 Thomas (d’Aquin), 73
Poincheval (Abraham), 359 Valéry (Paul), 59
Polynice, 214, 215, 216, 248, 257 Vázquez (Manuel E.), 161, 176, 178, 179,
Pufendorf (Samuel von), 73 181
Ramond (Charles), 1, 14, 16, 166 Velissaropoulos-Karakostas (Julie), 74
Reid (Thomas), 73 Wolf (Christian von), 73
Ricœur (Paul), 23, 40, 59, 65, 68, 73 Zénon, 73
Rilke (Rainer M.), 349

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389
Table de matières

Invitation à l’expérience d’une responsabilité paradoxale dans la pensée de Jacques Derrida ..... 1
Résumé .................................................................................................................................................... 2
Remerciements ....................................................................................................................................... 4
Introduction ............................................................................................................................................ 5
A. Déconstruction de la notion de responsabilité : ce qui arrive ...................................................... 23
I. Déconstruction et responsabilité ................................................................................................. 23
I. 1. Vers une déconstruction de la notion de responsabilité .................................................... 25
I. 2. La déconstruction a lieu : the time is out of joint................................................................ 27
I. 3. Déconstruction de la notion de responsabilité .................................................................... 38
II. Responsabilité et déconstruction ............................................................................................... 41
II. 1. Invitation à la reformulation de la notion de responsabilité dans la pensée derridienne
........................................................................................................................................................ 42
II. 2. La forme juridico-égologique de la responsabilité ........................................................... 52
II. 3. La racine latine de la notion de responsabilité ................................................................. 56
II. 4. La filiation chrétienne de la responsabilité juridico-égologique..................................... 61
III. La détermination hégémonique de la responsabilité .............................................................. 64
III. 1. La détermination philosophique de la responsabilité .................................................... 70
III. 2. Vers une détermination non philosophique de la responsabilité .................................. 76
III. 3. La crise de la forme juridico-égologique de la responsabilité ....................................... 81
B. Déconstruction de l’axiomatique de la notion de responsabilité ................................................. 93
I. Une détermination non philosophique de la responsabilité ...................................................... 93
I. 1. La pensée du peut-être et les apories de la responsabilité ................................................ 94
I. 2. L’expérience de pensée d’une responsabilité paradoxale ............................................... 103
II. Une responsabilité « plus fidèle à la mémoire et à la promesse » ......................................... 109
II. 1. L’axiomatique de la notion de responsabilité ................................................................. 110
II. 2. Responsabilité absolue, responsabilité infinie ................................................................ 129
II. 3. L’au-delà de la dette originaire : « ce coup de cloche de midi » ................................... 139
III. Répondre au tout autre ........................................................................................................... 153
III. 1. Les multiples ententes du répondre ............................................................................... 154
III. 2. Le « qui » de la décision responsable ............................................................................. 161
IV. Par-delà l'« idéal de décidabilité » ......................................................................................... 175
IV. 1. Événement et décision ..................................................................................................... 180
IV. 2. Une décision folle ............................................................................................................. 184

390
IV. 3. Une autre liberté .............................................................................................................. 192
C. L’expérience d’une responsabilité paradoxale ........................................................................... 199
I. Un moment de folie ..................................................................................................................... 199
I. 2. Entre deux lois .................................................................................................................... 210
II. Deux lois, deux violences .......................................................................................................... 221
II. 1. La force vitale du droit ..................................................................................................... 224
II. 2. Le droit n’est pas la justice............................................................................................... 235
III. Un compromis incontournable entre deux ordres hétérogènes........................................... 240
III. 1. Responsabilité absolue .................................................................................................... 242
III. 2. La liberté pratique d’Antigone ....................................................................................... 244
III. 3. La « chute » et la nécessité inéluctable des conditions effectives de l’impératif de
réponse ........................................................................................................................................ 260
D. Derechef : de quoi sommes-nous responsables ? ........................................................................ 270
I. Ré-invention de l’autre ............................................................................................................... 270
I. 1. Moi et l’autre ....................................................................................................................... 274
I. 2. Penser autrement le « qui » et le « quoi » de la réponse.................................................. 280
I. 3. Le prochain et le lointain ................................................................................................... 294
I. 4. Tout autre, Dieu ou bête..................................................................................................... 299
II. Sur le chemin d’une révolution poétique ................................................................................ 303
II. 1. Être hospitalier devant l’altérité radicale ....................................................................... 304
II. 2. Réponse et altérité : l’autre semblable et l’autre dissemblable .................................... 312
II. 3. Vivant, non-vivant ............................................................................................................. 320
III. Le vivant, la vie la mort ; qui, quoi ........................................................................................ 328
III. 2. Une affaire de dissociations et d’associations nouvelles ............................................... 342
III. 3. La nécessité d’une révolution poétique .......................................................................... 345
Épilogue ............................................................................................................................................... 361
Bibliographie ...................................................................................................................................... 379
Table de matières ............................................................................................................................... 390

391

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