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Revue internationale de droit

comparé

Le juge administratif anglais est-il un juge politique ?


M. John Bell

Résumé
L'article étudie le rôle actuel des juges supérieurs d'Angleterre en matière de droit administratif. L'auteur esquisse l'évolution
récente des recours pour excès de pouvoirs qui sont utilisés par certains requérants à des fins politiques. Cette évolution
coïncide avec l'extension du champ d'application de ces recours admis par les juges. Enfin, l'article étudie le caractère créateur
du pouvoir judiciaire face à de tels litiges qui sont politiquement sensibles.

Abstract
The article examines the current role of the English judiciary when dealing with administrative law questions. It notes recent
developments which have increased the use of judicial review by litigants for political ends, developments which have coincided
with the expansion of the remedy by the judiciary. It then examines the nature of the créative rôle of the judges when faced with
such politically sensitive problems in litigation and the rules adopted by them.

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Bell John. Le juge administratif anglais est-il un juge politique ?. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 38 N°3, Juillet-
septembre 1986. pp. 791-809;

doi : https://doi.org/10.3406/ridc.1986.2481

https://www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1986_num_38_3_2481

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n !
-'I;

R.I.D.C. 3-1986

LE JUGE ADMINISTRATIF ANGLAIS


EST-IL UN JUGE POLITIQUE ? (*)

par

John BELL
Fellow of Wadham College Oxford
Professeur associé aux Universités de Paris I et Paris

L'article étudie le rôle actuel des juges supérieurs d'Angleterre en


matière de droit administratif. L'auteur esquisse l'évolution récente des
recours pour excès de pouvoirs qui sont utilisés par certains requérants à
des fins politiques. Cette évolution coïncide avec l'extension du champ
d'application de ces recours admis par les juges. Enfin, l'article étudie
le caractère créateur du pouvoir judiciaire face à de tels litiges qui sont
politiquement sensibles.
The article examines the current role of the English judiciary when dealing
with administrative law questions. It notes recent developments which have
increased the use of judicial review by litigants for political ends, developments
which have coincided with the expansion of the remedy by the judiciary. It
then examines the nature of the creative role of the judges when faced with
such politically sensitive problems in litigation and the rules adopted by them.

Cent ans après la publication de Y Introduction to the Study of the Law


of the Constitution de Arthur Venn Dicey (1), il est bon de réfléchir sur

(*) Texte de la Conférence présentée lors de l'Assemblée générale de la Société de


législation comparée du 11 décembre 1985.
10e éd.,
(1) par
A. V.
E.C.S.
DICEY,
WADE,
Introduction
Londres, to1959.
the Study of the Law of the Constitution (1885),
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l'état actuel du droit administratif anglais. Si pour Dicey le droit anglais


ne connaissait pas le droit administratif, il est universellement admis de
nos jours que le droit anglais actuel connaît un corps de règles très
importantes que nous appelons « administrative law ». Même si le domaine en est
plus limité et moins séparé des autres domaines du droit qu'en France,
il y a beaucoup d'éléments de IV administrative law » anglais qui sont
comparables au droit administratif français.
Cet article se limite à un aspect du rôle constitutionnel du juge
administratif anglais : son rôle, de grande importance actuellement, est de
sanctionner les violations à la bonne conduite administrative.
L'intitulé de cet article peut sembler contenir deux éléments
controversés : l'idée que le droit anglais connaît le juge administratif et l'idée que
le juge anglais a un rôle politique. Tout d'abord, quelques précisions
terminologiques nous paraissent nécessaires.
Le juge administratif, comme membre d'un corps séparé des juges de
droit privé, n'existe pas en Angleterre. Pourtant, nous avons des juges qui
se spécialisent dans les litiges entre le citoyen et l'État. Prise dans un sens
large, la notion de « juge administratif » recouvre tous les membres des
commissions spéciales (des « tribunals ») qui ont été créées pour juger les
griefs portant sur des aspects spécifiques des relations entre le citoyen et
l'État. Ces commissions connaissent à peu près deux millions d'affaires par
an portant sur des domaines divers, par exemple les impôts, les allocations
et pensions de sécurité sociale, l'immigration, l'attribution des places dans
les écoles, les loyers des baux d'habitation et des baux ruraux (2).
Dans un sens plus étroit, et peut-être plus fréquent, ce titre se limite
aux juges de la High Court, de la Cour d'appel, et de la Chambre des
Lords ; en particulier, il se limite aux juges de la Crown Office List et de
la Divisional Court à l'intérieur de la Queen's Bench Division de la High
Court. Ces juges statuent sur le droit commun des recours en annulation
des décisions de l'administration et des juridictions inférieures (les
applications for judicial review), et sur les appels contre les décisions sur des
questions de droit prises par des commissions spéciales (« tribunals ») (la
responsabilité de l'administration est soumise à la même procédure que
celle qui s'applique aux litiges entre les citoyens ordinaires). Depuis les
réformes de 1977, et de 1980, il existe une procédure spéciale pour les
recours en annulation. Ces réformes ont été complétées en 1981 par la
création de la Crown Office List, liste des affaires de droit administratif
dressée par le greffe de la High Court. Comme les listes dressées pour
les affaires commerciales ou de droit maritime, la création de cette liste
d'affaires et l'affectation de neuf juges pour les juger permettent une
spécialisation des juges à l'intérieur de la High Court. De plus, il y a une
spécialisation limitée à l'intérieur de la Cour d'appel pour les affaires en

(2) C. HARLOW & R. RAWLINGS, Law and Administration, Londres, 1984, p.68,
Table 1 ; J. F. GARNER & B. L. JONES, Garner's Administrative Law, 6e éd., Londres,
1985, ch. 10.
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provenance de la Crown Office List (3). Il s'agit d'une réforme


administrative effectuée par les juges et non d'origine législative, même si le
législateur l'a consacrée après coup (4). De ce fait, le juge administratif anglais
n'a pas le statut constitutionnel et spécifique du juge administratif français.
Le titre peut quand même lui être appliqué sans hésitation.
La notion d'un juge politique doit aussi être précisée. La politique se
définit comme l'exercice d'un pouvoir étatique et discrétionnaire qui donne
une direction à la société. Bien sûr, le juge n'exerce pas ses pouvoirs dans
un but partisan. Mais il fait plus que d'appliquer d'une manière passive les
règles législatives ou réglementaires émises par les autorités politiques.
D'une manière active, il formule et précise des règles sur la bonne conduite
des agents de l'État, et choisit la sanction pour la violation des règles qu'il
a formulées ou que le législateur a imposées. Ainsi, comme l'a justement
observé la Cour de cassation, le juge « contribue à la création d'un état de
droit qui définira la société de demain » (5). Surtout en l'absence de texte
précis, le juge choisit la solution en portant sur la question un jugement
de valeur qui implique le pouvoir de l'État dans la création d'une vision
de la société de demain plutôt qu'une autre, même si la contribution se
fait dans un cadre très étroit. Dans le droit administratif, comme l'a dit
M. Jean Rivero (6), c'est la soumission de l'administration à une éthique
de la bonne conduite administrative indépendante de tout texte qui est au
cœur de la question de savoir si le juge administratif est un juge qui
gouverne.
La thèse de ce discours est que le juge administratif anglais se trouve
de plus en plus confronté à des controverses politiques, même si leur
nombre reste assez limité, et que le juge doit faire des choix politiques,
même s'il essaie le plus possible de trouver des critères objectifs et non
controversés pour justifier sa décision. Ce sujet n'est qu'un aspect très
limité de l'activité du juge administratif ; mais sur le plan politique,
l'évolution de ce rôle suscite une profonde inquiétude quant à l'avenir de nos
institutions judiciaires et politiques.

I. L'ÉMERGENCE DU JUGE ADMINISTRATIF


.

COMME INSTANCE POLITIQUE

II est incontestable que Y application for judicial review entraîne une


augmentation des affaires à caractère politique portées devant les tribu-

(3) L. BLOM-COOPER, " The New Face of Judicial Review ", [1982] Public Law 250,
353. Contrairement à ce que disent BLOOM-COOPER à la p. 353 et GARNER à la p. 169,
note 17, c'est le Master of the Rolls, Sir John Donaldson, plutôt que le Lord Chief Justice qui
préside la Cour d'appel en matière de droit administratif.
(4) Supreme Court Act 1981, s. 31.
(5) Rapport présenté à M. le Garde des Sceaux, année judiciaire 1975, p. 101. V. aussi
J. BELL, Policy Arguments in Judicial Decisions, Oxford, 1983, pp. 6-7.
(6) « Le juge administratif français : un juge qui gouverne ? », D. 1951 Chr. 21.
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naux, même si les juges essaient de les repousser (7). Cela pour deux
raisons distinctes, mais convergentes : la volonté des requérants de
soumettre au juge des litiges d'importance politique, et la volonté des juges
de mieux contrôler l'administration en rendant plus facile le recours en
annulation des décisions administratives.

1. — La politique des requérants

Pour mieux situer la politique des requérants, il faut noter tout d'abord
que la fonction sociale du juge administratif anglais est un peu différente
de celle de son homologue français. On le constate en comparant le nombre
des requêtes. Le juge français connaît plus de quarante mille affaires par
an, le juge anglais à peine mille (8). On peut expliquer cette situation par
deux raisons. En premier lieu, l'immense majorité des recours contre
l'administration sont portés devant d'autres instances. Bien sûr, il y a les
tribunals et les enquêtes publiques pour la contestation des permis de
construire par exemple, mais les représentants élus conservent aussi une
importance considérable dans la résolution des conflits entre les
administrés et l'administration. Ce rôle des représentants élus explique le succès
limité de nos Médiateurs pour l'administration centrale, pour les
collectivités locales, et pour le service de la Santé nationale (9). Pour le particulier,
le juge administratif n'est saisi qu'en dernier ressort.
La seconde raison touche à la procédure et aux frais de justice. Pour
introduire une requête, il faut plus qu'une simple lettre adressée au tribunal
administratif. Tout d'abord, il faut obtenir une décision préliminaire de
recevabilité du juge en chambre privée. En pratique, cela se passe à
Londres et le requérant fait généralement appel à des solicitors et des
barristers. Ensuite c'est à lui de mener le procès, les frais étant à sa propre
charge et s'il perd le procès, il doit en principe payer les frais de
l'administration et ses avocats (10).
Même avec l'aide judiciaire, la justice administrative de la High Court
est très souvent au-dessus des moyens de beaucoup de simples particuliers.
En fait, les particuliers qui se présentent comme requérants, sont presque
toujours soutenus par des associations, par des syndicats ou par d'autres
groupements de pression : Gouriet par la National Association for
Freedom, Whitehouse par la National Listeners and Viewers Association, Blain,

(7) V. Garner, p. 422. En 1985, il y avait 9 requêtes présentées par les collectivités
locales contre le gouvernement national au sujet de leur financement, M. GRANT, Rate
Capping and the Law, Londres, 1986, p. 7.
(8) En 1983, la Crown Office List comptait 852 applications for judicial review (recours
en annulation) et 183 appels contre les décisions des tribunals. De plus, il y a eu 40 appels
directs à la Cour d'Appel contre les décisions de quelques tribunals. Mais le chiffre des
affaires est en augmentation rapide : en 1984 il y a eu 931 applications for judicial review,
mais ce chiffre avait déjà été dépassé à la fin de la première semaine de juillet 1985 : v. R. J.F.
GORDON, Judicial Review : Law and Procedure, Londres 1985, p. vii.
(9) V. Garner, ch. 6.
(10) R.J.F. GORDON, préc, note 8, chs. 7-9.
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Moore et Cotton par le Child Poverty Action Group, les prisonniers par le
National Council for Civil Liberties (11).
Cela a pour conséquence qu'en pratique la justice administrative se
limite aux questions de droit d'intérêt général ou à des affaires
d'importance financière. Les fonctions sociales des instances administratives
anglaises et françaises ne sont donc pas tout à fait les mêmes.
Les vrais requérants sont alors souvent des groupements de pression,
des personnes morales et des collectivités locales. C'est justement dans la
politique des groupements de pression et des collectivités locales que nous
trouvons la raison de la politisation croissante de la justice administrative.
a) Groupements de Pression : notre société actuelle connaît une
multiplication importante des groupements d'intérêt unique à l'extérieur des
partis politiques traditionnels. Devant la croissance de l'État, il est normal
que les particuliers s'associent pour s'entraider et pour aider les autres à
mieux affronter l'administration. Mais parfois leur voix ne se laisse pas très
bien entendre dans les institutions politiques traditionnelles. Ils doivent
alors trouver des moyens d'action extra-parlementaires pour faire pression
sur les instances politiques. Par émulation au vu du succès des groupes
de consommateurs et du mouvement des droits de l'homme aux États-
Unis (12), ils essaient de mettre en état des précédents par le juge
administratif qui favorise leur interprétation des règles de bonne conduite de
l'administration (par exemple, les droits des prisonniers). Même s'ils ne
réussissent pas sur des questions de fond, ils profitent des erreurs de forme
pour gêner l'administration et faire de la publicité pour leur cause.
En fait, le système anglais du droit administratif les aide à cet égard.
Tout d'abord, les plaidoiries et la séance de jugement ont lieu en public et
les journaux peuvent suivre l'évolution des débats oraux entre les avocats
au jour le jour. Comme l'a observé Abraham Chayes, le tribunal devient
un lieu de justification publique des décisions administratives (13).
De plus, les juges anglais statuent dans des délais plus brefs que leurs
homologues français. L'année dernière, Sir John Donaldson M. R. s'est
félicité de la rapidité de la justice administrative dans un procès où la
requête fut introduite le 28 novembre, sur laquelle le juge du fond statua
le 7 décembre et la Cour d'appel rendit sa décision le 19 décembre — trois
semaines après l'introduction de la requête (14) ! Même si le déroulement
d'un procès normal n'est pas si rapide, il arrive très souvent que la Chambre
des Lords statue sur une affaire moins d'un an après la date à laquelle

(11) C. HARLOW & R. RAWLINGS, préc, note 2, pp. 268-9. V. les arrêts Gouriet
v. Union of the Post Office Workers [1978] AC 435 ;R. v. Independent Broadcasting Authority,
ex parte Whitehouse, The Times, 4 avril 1985 ; R. v Chief Adjudication Officer, exporte Blain,
The Times, 6 février 1985 ; R. v. Preston Supplementary Benefit Appeals Tribunal, ex parte
Moore, [1975] IWLR 624 ; R. v. Secretary of State for Social Services, exporte Cotton, The
Times, 5 août 1985 ; R. v. Hull Prison Visitors, ex parte St. Germain, [1979] QB 425 ; Williams
v. Home Office, [1981] 1 All ER 1151.
(12) C. HARLOW & R. RAWLINGS, op. cit. pp. 269-74.
(13) " The Role of the Judge in Public Law Litigation ", 89 Harvard Law Review 1281,
1307-9 (1976).
(14) R. v. HM Treasury, ex parte Smedley, [1985] 2 WLR 576, 579.
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la décision a été attaquée, et cela après deux jugements des tribunaux


inférieurs.
La rapidité de la justice administrative permet aux associations
d'obtenir des jugements sur des questions qui restent toujours d'actualité, et le
recours devant le juge administratif peut être conçu comme une stratégie
dans une campagne politique.
b) Les collectivités locales : si les groupements de pression voient dans
le recours devant le juge administratif un moyen légitime de faire de
la politique, cette stratégie apparaît d'autant plus évidente aux hommes
politiques au niveau des collectivités locales car ils sont souvent d'une
tendance autre que celle du Gouvernement.
En Angleterre plus qu'en France, les collectivités locales jouissent
d'une plus grande liberté quant à la gestion de leurs affaires.
L'enseignement, l'assistance sociale, les H.L.M., les transports publics et la politique
de l'urbanisme et de l'environnement sont en grande partie sous le contrôle
des collectivités locales avec des subventions très importantes de l'État.
Mais le principe de la libre gestion des collectivités locales est en
contradiction avec le désir du Gouvernement d'établir une certaine uniformité et
l'égalité des citoyens de tout le pays devant les services publics, et d'assurer
aussi la mise en œuvre de son programme d'action nationale. Depuis
longtemps le contrôle des finances permettait au Gouvernement d'avoir
des moyens de pression suffisants. Mais, dans les années 70, et d'autant
plus sous le Gouvernement de Mme Thatcher, il a pris des pouvoirs légaux
pour limiter la liberté des collectivités locales, surtout en matière de budget,
pour assurer le succès de sa politique monétaire nationale.
Voyant leurs finances limitées mais voulant maintenir les services
publics locaux, les collectivités locales de tendance travailliste essaient de
trouver des moyens de gêner la mise en œuvre de la politique
gouvernementale en cherchant, avec des succès notables, des vices de forme ou des
illégalités dans les directives ministérielles. Le ministre de l'Environnement
et le ministre de la Santé et de la Sécurité sociale ont été assignés devant
le juge administratif à plusieurs reprises sans qu'il y ait de vraies chances
de voir le Gouvernement changer sa position sur les questions de fond (15).
Dans ce domaine, une affaire célèbre jugée cette année doit être
mentionnée (16). Il s'agit d'une action intentée par les conseillers
municipaux de la majorité travailliste des municipalités de Lambeth et de
Liverpool contre la décision de leur agent comptable public les accusant d'avoir
commis une faute lourde en refusant de voter en temps utile un budget
avant le début de l'année budgétaire, provoquant ainsi des pertes de
revenus pour leurs municipalités. Dans une décision suivie avec attention par
la presse et les hommes politiques, la High Court a confirmé la décision de

(15) V. M. GRANT, préc. , note 8. Par ex., R. v. Secretary of State for the Environment,
ex parte Brent LBC, [1982] QB 593, CA ; R. v. Secretary of State for the Environment, ex
parte Hackney LBC, [1984] 1 All ER 956, CA ; R. v. Secretary of State for the Environment,
ex parte Hammersmith & Fulham LBC, The Times, 18 mai 1985 ; R. v. Secretary of State for
Health & Social Security, ex parte Sheffield City Council (inédit, 26 juillet 1985).
(16) Smith v. Skinner, The Times, 6 mars 1986 ; affirmé sous le nom Hood\. McMahon,
The Times, 1er août 1986.
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l'agent comptable et condamné les conseillers à verser près d'un million de


francs à chaque municipalité. De plus, elle a prononcé leur interdiction
d'exercer toute fonction publique pendant cinq ans. Notre situation
politique porte alors des litiges d'importance politique devant le juge
administratif.

2. — La politique des juges

On a pu remarquer depuis les deux ou trois dernières décennies un


grand revirement dans l'attitude des juges anglais envers
l'administration (17). Lors de son discours pour le Hamlyn Trust en 1954, le Professeur
Hamson se plaignait de la faible protection qu'offrait le droit anglais contre
les actions de l'administration par rapport à la jurisprudence du Conseil
d'État (18). Si les juges de cette époque se montraient timides devant
l'administration, il n'en est pas de même aujourd'hui. L'extension de l'État
a accru les difficultés de contrôler l'administration ; et pour faire face à
cette situation, nous avons vu le renforcement du contrôle juridictionnel
de l'administration par l'initiative législative suivant le rapport Franks en
1957, et par l'initiative propre des juges à partir des années 60. Ceci a
entraîné la recevabilité d'un plus grand nombre de recours et l'ouverture
des juges vers un rôle plus important de contrôle de l'administration.
L'auto-réforme des juges pour confronter les exigences de l'état actuel de
la vie politique apparaît, et dans la procédure des recours devant le juge
administratif, et dans les cas d'ouvertures qu'il reconnaît.
a) Procédure : Sans entrer dans les détails, les réformes de la
procédure en matière administrative de 1977 suppriment la plupart des
inconvénients qui faisaient obstacle à un examen sur le fond des requêtes
introduites contre l'administration (19). Le juge jouit d'un pouvoir discrétionnaire
de choisir la sanction qui convient à l'espèce quelle que soit la sanction
demandée par le requérant.
De leur propre chef, les juges ont profité de ces réformes pour élargir
le droit d'agir à un point tel qu'il devient presque sans intérêt pratique en
tant qu'obstacle procédural pour les recours en annulation. Ainsi un arrêt
de juillet 1984 a admis un recours directement introduit par une association
contre la rétention illicite des allocations de sécurité sociale sans que la
requête porte sur des cas particuliers (20). Cette jurisprudence fut
confirmée en février 1985 lorsque le tribunal a admis la demande du syndicat

(17) V. M. DISTEL, « Aspects de l'évolution du contrôle juridictionnel de


l'administration en Grande-Bretagne », cette Revue, 1982, 41.
(18) C. J. HAMSON, Pouvoir discrétionnaire et contrôle juridictionnel de l'
administration, Paris, 1958, pp. 31-32.
(19) V. J. BELL, « Droit public et droit privé : une nouvelle distinction en droit
anglais », Revue française de droit administratif, 1985, 399.
(20) R. v. Secretary of State for Health & Social Security, ex parte Greater London
Council, The Times, 16 août 1984, infirmé pour d'autres motifs sous le nom R. v. Secretary
of State for Health & Social Security, ex parte Child Poverty Action Group & Greater London
Council, The Times, 8 août 1985, CA ; aussi IRCv. National Federation of the Self-Employed,
[1982] AC 617 ; R. v. Hammersmith & Fulham LBC, ex parte People Before Profit Ltd.,
(1981) 80 LGR 322, DC.
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des mineurs à l'appui d'une requête d'un mineur qui se plaignait des règles
de sécurité sociale portant sur la grève (21). Les juges ont tout de même
insisté pour que la requête soit introduite par une association représentative
des intéressés et rejetèrent les requêtes du Greater London Council et de
la Trade Union Congress (la Confédération nationale des syndicats), qui
n'avaient pas d'intérêt direct dans ces affaires. Mais cette jurisprudence
semble aller plus loin, car deux juges de la Cour d'appel ont émis l'opinion,
le 19 décembre 1984, qu'un simple contribuable avait le droit d'agir contre
le Trésor public pour contester la légalité de l'augmentation de la
contribution faite par le Royaume-Uni au budget de la C.E.E. (22).
De plus, les juges ont parfois accueilli des litiges sans aucune décision
administrative préalable, s'il y avait une question importante à
trancher (23).
Étant donné la politique des groupements de pression, l'élargissement
du droit d'agir et l'absence d'une nécessité absolue de décision
administrative préalable rendent plus facile l'utilisation des tribunaux comme lieux
de contestation politique.
b) Les ouvertures au recours en annulation pour excès de pouvoirs :
Quoique la forme des ouvertures au recours en annulation reste à peu près
la même que dans les années 40 et 50, leur contenu a été beaucoup assoupli.
Suivant l'analyse et la nomenclature nouvelle donnée par Lord Diplock
dans l'arrêt Council for Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service
du 22 novembre 1984 (24), on distingue trois cas d'ouverture : l'illégalité,
l'irrationalité et l'impropriété procédurale.
L 'illégalité recouvre la méconnaissance des conditions de fait et de
droit qui autorisent l'exercice des pouvoirs publics (les anciennes error of
law, error of law on the face of the record, error of juris dictional fact, et no
evidence). Ainsi, elle se rapproche des notions françaises d'incompétence,
d'erreur de droit, et d'inexistence des faits
U irrationalité sanctionne des pouvoirs discrétionnaires dans l'exercice
desquels le juge administratif reconnaît à l'administration une grande
liberté d'appréciation. Cette notion recouvre la prise en considération des
éléments non pertinents, ou l'omission des éléments pertinents, un but
étranger ou bien, sans preuve d'aucun de ces défauts, le juge annulera une
décision que nulle administration raisonnable n'aurait pu prendre. Ainsi
ce moyen se rapproche des moyens français de détournement de pouvoir,
de l'erreur manifeste d'appréciation, et en partie du contrôle du bilan (le
droit anglais ne reconnaît pas la notion de proportionnalité).
U impropriété procédurale recouvre à peu près le vice de forme
français, à savoir un vice de la procédure ou de la motivation prescrites soit

(21) R. v. Chief Adjudication Officer, ex parte Blain, The Times, 6 février 1985.
(22) R. v. HM Treasury, exporte Smedley, [1985] 2 WLR 576, pp. 581, 584.
(23) V. Royal College of Nursing v. Department of Health and Social Security, [1981]
AC 800 ; Gillick v. West Norfolk & WisbeckAHA, [1985] 3 All ER 402, HL. Mais les juges
veulent que cette possibilité reste très limitée : Gillick, [1985] 3 All ER à la p. 427 per Lord
Bridge ; R. v. Secretary of State for the Environment, ex parte Greater London Council, The
Times, 30 décembre 1985.
(24) [1984] 3 WLR 1174, 1196.
J. BELL : JUGE ADMINISTRATIF ANGLAIS 799

par la loi, soit par la natural justice (le droit commun de la procédure).
L'examen plus attentif de l'existence des conditions de fait et surtout du
droit auquel se livre de nos jours le juge anglais augmente les recours pour
manque de base légale. L'augmentation des exigences de la forme, surtout
par voie de la natural justice, impose une éthique de « fairness » à
l'administration au-dessus des prescriptions légales ou réglementaires. Enfin
l'irrationalité permet au juge administratif d'introduire un élément de «
fairness » sur le fondement des décisions administratives.
Alors cette tentative d'imposer à l'administration le respect assidu des
conditions de légalité, une espèce de justice procédurale et la rationalité
même sur le fond dans les décisions prises, rejoint la politique des
requérants. Même si la politique n'est pas du tout la même, il y a une convergence
de la politique des requérants et de celle des juges qui érige le tribunal en
un lieu d'examen critique de la conduite de l'administration nettement plus
important qu'il ne l'était autrefois.

IL LES JUGES FACE AUX CONTROVERSES POLITIQUES

Si Y application for judicial review permet de porter des controverses


politiques devant les tribunaux, les juges n'accepteront pas forcément de
les recevoir. Le souci des juges est plutôt d'éviter que l'administration ne
s'attribue injustement des pouvoirs ou les exerce en méconnaissance des
règles fondamentales de la bonne conduite administrative. Mais en traçant
les limites des pouvoirs et par la formulation d'une éthique de la bonne
conduite administrative, les juges opposent leurs conceptions de ces
normes à celles des hommes politiques. On pourrait illustrer cette situation
dans de nombreux domaines du droit administratif. Nous nous bornerons
à examiner deux motifs sanctionnant les décisions administratives qui
semblent toucher à l'opportunité : « reasonableness » dans le fondement de la
décision, la notion d'irrationalité, et «fairness » dans la forme,
l'impropriété procédurale, surtout en application du principe de la procédure
contradictoire (25).
Dans les deux cas, le rôle idéal que souhaite jouer le juge administratif
est bien décrit par le Lord Justice Lawton comme celui de l'arbitre au jeu
de rugby ou de football : « II donne un coup de son sifflet judiciaire lorsque
le ballon sort du champ ; mais quand le jeu recommence il ne peut y
prendre part ni conseiller aux équipiers comment jouer » (26).
Cependant, même s'il ne joue ni pour la droite ni pour la gauche, il faut
examiner dans quelle mesure le juge administratif est appelé à aménager et
à créer les règles au cours du jeu politique.

(25) Les juges anglais se servent très fréquemment de la notion de « fairness » pour
désigner les obligations de la natural justice : Megarry V-C, Mclnnes v. Onslow-Fane [1978]
1WLR 1520, 1530 ; Garner, pp. 146-7. Cette notion n'est pas très répandue en matière de
l'irrationalité mais on s'en sert : v. jR. v. IRC, ex parte Prestion, [1985] 2 WLR 836, pp. 838
et 850-2, HL ; P. CRAIG, Administrative Law, Londres, 1983, p. 360.
(26) Laker Airways v. Department of Trade [1977] QB 643, 724.
800 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 3-1986

1. — L'irrationalité

A première vue, c'est la notion de l'irrationalité qui menace le plus le


caractère d'arbitre impartial du juge. Caractériser comme « irrationnel »
une décision prise par des hommes politiques semble opposer
l'appréciation subjective du juge sur l'opportunité à l'appréciation subjective de
l'autorité politique. Mais la vérité est beaucoup plus complexe.
L'irrationalité se définit en deux branches : soit la prise en
considération des éléments non pertinents à la décision, ou au contraire le manque
de considération d'un élément pertinent, ou l'usage du pouvoir dans un
but étranger à la loi ; soit, dans un sens plus large, « une décision que nulle
autorité raisonnable n'aurait pu prendre » (27). Ainsi la première branche,
avec ses critères de pertinence et d'abus de pouvoir, définit l'irrationalité
par rapport à la finalité interne de la loi. C'est une approche objective qui
se rapproche de la notion de l'illégalité. Par contre, la seconde branche
définit l'irrationalité par rapport aux critères externes des finalités de
l'administration. La seconde notion de l'irrationalité est si vague que les juges
ne s'en servent guère et son existence s'établit seulement par une
interprétation a contrario de l'arrêt de principe de 1948.
Les rapports entre les ouvertures de l'illégalité et l'irrationalité
s'expliquent mieux par une étude des arrêts.
Le meilleur exemple récent est peut-être un arrêt de la Chambre
des Lords, l'arrêt Bromley (28) datant du 17 décembre 1981. En bref, le
Conseil départemental de Londres (Greater London Council), de tendance
travailliste depuis mai 1981, proposa de réduire de 25 % les tarifs sur les
transports publics de Londres, ce qui réduit le prix du ticket de métro à
25 p. Les transports de Londres étaient alors gérés par un organisme quasi-
autonome, le London Transport Executive (LTE) auquel le Conseil de
Londres avait le pouvoir de donner des instructions. Puis, le 22 juillet, le
Conseil augmenta lé prélèvement d'impôts locaux de 6.1 p. par £. Le
Conseil communal de Bromley, de tendance conservatrice, introduit une
requête le 11 septembre, pour annuler le prélèvement et déclarer illégales
les instructions données au LTE. La Cour d'appel et la Chambre des Lords
donnèrent raison à Bromley.
Bromley avait soulevé deux moyens : l'illégalité et l'irrationalité. Sur
l'illégalité, Bromley se fondait sur l'article 1 de la loi de 1969 qui avait
transféré la gestion des transports de Londres de l'État au Conseil de
Londres. Cet article imposait l'obligation au Conseil de Londres de
promouvoir des services de transports « intégrés, efficaces et économiques ».
Un autre article imposait l'obligation au service des transports de veiller à
1'« efficacité, l'économie et la sécurité » de leurs opérations et d'équilibrer
le budget « dans la mesure du possible ». Est-ce que, en imposant la
réduction des tarifs et en équilibrant le budget des transports par voie de

(27) Lord Greene MR, Associated Picture Houses Ltd v. Wednesbury Corporation,
[1948] 1 KB 225, 233-4 ; P. CRAIG, préc, note 24, pp. 354-60.
(28) [1983] 1 AC 768, CA et HL ; J. DIGNAN, " Policy-Making, Local Authorities
and the Courts : the G.L.C. Fares Case ", (1983), 99 Law Quarterly Review 605.
J. BELL : JUGE ADMINISTRATIF ANGLAIS 801

subventions, le Conseil avait satisfait à ses obligations ? Alors tout


dépendait de la notion d'« économique » que l'on retenait. Le Conseil de
Londres prétendait que cela signifiait « sans gaspiller de ressources » et que
les subventions étaient disponibles, comme l'avaient d'ailleurs pensé leurs
prédécesseurs conservateurs. Le Conseil de Bromley prétendait qu'«
économique » se limitait à la notion de rentabilité commerciale. La Divisional
Court retint que les deux interprétations étaient possibles et que le choix
entre ces deux politiques devait être fait par des hommes politiques. Par
ce moyen, elle rejeta la requête formulée par Bromley (29). La Cour
d'appel puis la Chambre des Lords donnèrent raison à l'interprétation de
Bromley. Seul Lord Diplock retint l'interprétation du Conseil de Londres,
mais les autres juges trouvèrent dans le droit commun et dans la législation
antérieure des éléments suffisants pour éclairer ces textes bien discutables.
Ayant statué ainsi sur le premier moyen, Lord Keith laissa de côté le
moyen fondé sur l'irrationalité (pour employer la terminologie actuelle).
Mais la majorité de la Cour d'appel et de la Chambre des Lords le retint.
Le prélèvement sur les impôts locaux avait beaucoup augmenté à cause
des rétentions de subventions étatiques qu'encourait le Conseil de Londres
en dépassant les limites budgétaires imposées par le Gouvernement. Pour
équilibrer son budget, le prélèvement londonien devait récupérer auprès
du contribuable, et la subvention aux transports de Londres, et la réduction
des subventions accordées par le Gouvernement. Bromley arguait que,
si la subvention aux transports de Londres avait été moins élevée, le
Gouvernement n'aurait pas pu retenir autant de la subvention au Conseil
de Londres. La Cour d'appel et la majorité de la Chambre des Lords
considéraient que le Conseil de Londres avait une obligation de loyauté
(fiduciary duty) envers ses contribuables et que le Conseil n'avait pas
assez réfléchi aux conséquences de sa politique des transports pour les
contribuables soumis aux impôts locaux. Lord Denning alla plus loin en
retenant pour irrationnel l'application si fidèle par le Conseil de son
manifeste électoral. Il considéra que nul parti ne pouvait prétendre à un mandat
pour tous les éléments d'un long manifeste, et lorsqu'il arrivait au pouvoir,
un parti devait réfléchir à l'opportunité de toute proposition sans se sentir
obligé de tenir ses promesses électorales ! (30).
L'élément politique apparaît dans les trois étapes de la décision. La
première étape, c'est le choix de l'intervention pour préciser le contenu
d'un concept qui n'a pas été suffisamment précisé par le législateur et qui
était susceptible d'interprétations différentes selon les opinions politiques.
L'intervention était une décision de soumettre l'administration à un
contrôle strict de légalité, plutôt que de laisser une plus grande marge de
liberté aux hommes politiques, comme l'avait fait la Divisional Court. La
deuxième étape est le choix de l'orientation politique dans laquelle doit
s'exercer le pouvoir discrétionnaire. Ce choix de l'orientation dépend de
l'importance que le juge accorde aux différents éléments du plan législatif
et, sans indication précise du législateur, c'est à lui de le compléter au

(29) The Times, 4 nov. 1981.


(30) [1983] 1 AC pp. 776-7 ; v. aussi Oliver LJ, p. 793, et Lord Brandon, p. 853.
802 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 3-1986

mieux (31). La troisième étape est l'appréciation des éléments de la


décision pour vérifier une délibération suffisante sur tous les éléments
pertinents. Le critère de la suffisance repose alors sur un jugement de valeur
fort contestable. Ainsi, avec la prétention d'une fidélité à la volonté du
Parlement, les juges tracèrent les limites d'une politique des transports et
l'imposèrent aux hommes politiques. Avec d'autres choix politiques, ils
auraient pu faire autrement. Mais une fois saisis de la question, les juges
étaient obligés de faire au moins un de ces choix politiques. D'un coup le
ßrix du métro fut doublé et la responsabilité en fut attribuée aux juges.
Étant donné que les contribuables des impôts locaux sont des propriétaires
d'immeubles, y compris les personnes morales qui n'ont pas le droit de
vote, l'arrêt a suscité des réactions dans les entreprises qui souhaitaient
une réduction de leurs impôts par voie de requêtes contre les subventions
allouées par d'autres collectivités locales aux transports publics (32). Étant
fondées sur l'interprétation d'une loi de 1968, toutes ces requêtes furent
rejetées. Le Conseil de Londres trouva même une autre formule qui
réduisit le tarif du métro à 40 p et qui fut approuvée par la Divisional Court
dans un arrêt subséquent (33). A lire ce deuxième arrêt, il est clair que les
juges étaient très inquiets des réactions à l'affaire Bromley. Kerr LJ. saisit
l'occasion d'expliquer la décision Bromley et de déclarer que les juges
n'ont pas fait de politique, mais ont seulement interprété la volonté du
Parlement. Kerr LJ. écarta toute prétention d'irrationalité dans cette
deuxième proposition du Conseil de Londres (34).
A vrai dire, l'affaire Bromley est un peu exceptionnelle. Autant que
possible les juges refusent d'accueillir les requêtes formées sur la base
de l'irrationalité, surtout dans les affaires politiquement sensibles. Par
exemple, le chef de l'Opposition a introduit en 1982 une requête contre
le rapport de la Commission chargée du découpage des circonscriptions
électorales. Il prétendait que la Commission avait méconnu les principes
qui devaient guider le découpage en s'écartant trop du moyen dans la
délimitation de certaines circonscriptions. Contre ce moyen tiré de
l'irrationalité, les juges de la Cour d'appel ont insisté sur la nature particulière de
la Commission et se montrèrent plus réticents à tenir pour irrationnelles les
décisions de cette commission que celles d'autres organismes publics (35).
Parfois, les juges se fondent sur ce moyen, mais normalement ce n'est
qu'un moyen entre d'autres. Alors, dans un nouvel arrêt portant sur les

(31) Le juge anglais ne peut se référer aux travaux parlementaires pour interpréter les
lois. S'il le pouvait, il aurait trouvé que l'interprétation du Conseil de Londres était exacte :
v. J. DIGNAN, préc.
(32) V. J. GRIFFITH, The Politics of the Judiciary, 3e éd., Londres, 1985, pp. 147-9 ;
R. v. Merseyside CC, ex parte Great Universal Stores Ltd., (1982) 80 LGR 639.
(33) R. v. London Transport Executive, ex parte Greater London Council, [1983]
QB 484.
(34) [1983] QB, p. 492.
(35) R. v. Boundary Commission for England, ex parte Foot, [1983] QB 600. V. aussi
Norwich City Council v. Secretary of State for the Environment, [1982] QB 808, CA ; Pickwell
v. Camden LBC, [1983] QB 962 ; R. v. Independent Broadcasting Authority, ex p. White-
house, The Times, 4 avril 1985, CA ; R. v. Secretary of State of the Environment, ex parte
Hackney LBC, The Times, 11 mai 1985, CA.
J. BELL : JUGE ADMINISTRATIF ANGLAIS 803

transports londoniens, McNeill J., le 11 janvier 1985 (36), annula une


instruction du ministre des Transports après la loi de 1984 portant sur la
démunicipalisation de la LTE, qui obligeait le Conseil de Londres à verser
£ 281,3 m à la nouvelle autorité des transports londoniens (London
Regional Transport). Le moyen principal en était l'illégalité de l'instruction qui
méconnaissait les critères légaux pour établir le montant de ce versement.
Mais de plus, le ministre avait essayé de se servir de ses pouvoirs dans un
autre but, à savoir la réduction des ressources générales du Conseil de
Londres, et il s'était d'ailleurs conduit d'une manière irrationnelle en ne
s'informant pas des faits pertinents. En fait, l'instruction était entachée de
tous les vices possibles et le Gouvernement a dû faire passer une loi
rétroactive pour régulariser la situation. Ensuite il a aboli le Conseil de
Londres !
Cette tendance vient d'être confirmée par un arrêt de la Chambre des
Lords rendu le 12 décembre 1985 dans l'affaire Nottinghamshire County
Council et Bradford MBC v. Secretary of State for the Environment (37).
Les lois de 1980 et de 1982 portant sur le financement des collectivités
locales permettent au Secretary of State (ministre de l'Environnement)
d'indiquer aux collectivités locales le plafond de dépenses qu'elles ne
doivent pas dépasser et de sanctionner tout dépassement de ces limites par la
rétention des subventions étatiques (le Rate Support Grant) (38). Deux
collectivités locales se sont plaintes des limites que leur avait imposées le
ministre et ont introduit des recours en annulation des décisions prises à
leur égard. Le premier moyen retenu par la Cour d'appel, mais rejeté par
Kennedy J. et par la Chambre des Lords, était l'illégalité de la décision.
En fait, la loi impose au ministre l'obligation de définir les plafonds de
dépenses « selon des principes applicables à toutes collectivités locales ».
Pour l'année financière 1985-1986, le ministre retint deux critères
concernant les budgets établis par les collectivités locales pour l'année 1984-1985 :
un critère pour les « bonnes » collectivités dont le budget ne dépassait pas
le budget idéal selon les critères nationaux de dépenses locales nécessaires
(Grant Related Expenditure Assessment) et un autre critère pour les «
mauvaises » collectivités dont le budget dépassait ce chiffre. Etant basés sur
les budgets en cours qui ne pouvaient être changés, ces critères n'étaient
pas, selon la Cour d'appel, « applicables », c'est-à-dire « capables d'être
appliqués » à toute collectivité locale. Par une interprétation assez
ingénieuse, la Chambre des Lords écarta cette objection en disant qu'«
applicable » ne voulait dire qu'« à être appliqué » d'une manière générale aux
collectivités. Tous les juges écartèrent le deuxième moyen fondé sur
l'irrationalité. Ils se refusèrent à faire des comparaisons entre les collectivités
locales anglaises pour vérifier si les plafonds établis pour les deux
collectivités requérantes étaient raisonnables ou « fair ». Dans des opinions très
nettes et fortes, les Lords Scarman et Templeman, avec l'assentiment des

3 WLR
(36)574.
R. v. Secretary of State for Transport, ex parte Greater London Council, [1985]
(37) [1986] 1 All ER 199.
(38) Sur le financement des collectivités locales v. Garner, ch. 16.
804 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 3-1986

autres Lords, ont déclaré que ce n'était pas le rôle des tribunaux de
contrôler les décisions du ministre approuvées par le Parlement, à moins
que le ministre n'ait trompé ce dernier. L'irrationalité, dans sa seconde
branche, devait se limiter à des situations d'abus de pouvoir et il n'y avait
aucun élément de ce genre dans les faits d'espèce (39). Lord Templeman
souhaitait que les collectivités locales acceptent la situation et ne viennent
pas se plaindre devant les tribunaux des décisions du ministre : « Les
recours en annulation ne sont pas des coups dans un interminable tournoi
d'échecs » (40).
Ainsi définie, la seconde branche de l'irrationalité est limitée et se
détermine principalement par référence à la finalité de la loi qui confère
au ministre le pouvoir discrétionnaire. Même limitée de cette façon,
l'irrationalité peut jouer un rôle pour sanctionner l'opportunité de certaines
décisions administratives. Cette possibilité a été utilisée dans une décision
récente de la Chambre des Lords dans l'affaire Wheeler v. Leicester City
Council par un arrêt du 25 juillet 1985 (41). L'équipe nationale anglaise
de rugby décida de faire une tournée en Afrique du Sud. Trois membres
de l'équipe appartenaient à l'équipe de Leicester FC, qui jouait sur le
parc municipal appartenant au Conseil municipal de Leicester. Le Conseil
demanda alors au club de rugby de se prononcer sur quatre questions
tendant à annuler la tournée et à faire pression sur les équipiers pour
qu'ils se retirent. Le club fournit des réponses un peu équivoques qui ne
donnèrent pas satisfaction au Conseil. Après la tournée, le Conseil décida
en août 1984 de refuser au club tout accès au parc pendant les douze mois
à venir. Les trois équipiers ayant pris part à la tournée introduisirent une
requête en annulation de cette décision. Le juge du fond et la Cour d'appel
la rejetèrent (42) mais la Chambre des Lords la déclara recevable. Elle
rejeta le moyen d'illégalité car le Conseil avait le droit, selon ses obligations
légales, de veiller aux intérêts des relations interaciales dans une ville
peuplée de beaucoup d'immigrés, auxquels cette tournée avait fait offense.
C'est le moyen de l'irrationalité qui fut retenu. La tournée n'était pas
illégale, ni la conduite des équipiers. Faire alors pression sur le club pour
qu'il s'exprime en accord avec le Conseil et prête son nom à la
condamnation de la tournée était un usage déraisonnable des pouvoirs du Conseil
sur l'accès aux parcs, pour les Lords Roskill, Bridge, Brightman et
Griffiths. Lord Roskill s'appuya sur la notion d'irrationalité dans l'usage des
moyens illégitimes de pression dans toutes les circonstances (43). Lord
Templeman, bien que comparant les actions du Conseil à l'Allemagne des
Nazis, s'est limité à considérer comme un abus de pouvoir le fait d'avoir
puni le club pour des actions qui n'étaient pas illégales (44).
Bien sûr, cet arrêt est très important pour les campagnes anti-apartheid
menées par beaucoup de collectivités locales de tendance travailliste en

(39) [1986] 1 AU ER, p. 204.


(40) Ibid, p. 217.
(41) [1985] 2 All ER 1106.
(42) [1985] 1 AU ER 151, CA.
(43) [1985] 2 All ER à la p. 1111.
(44) Ibid. p. 1112-3.
J. BELL : JUGE ADMINISTRATIF ANGLAIS 805

réaction aux pressions des groupements hors du parti. La question de


savoir si la sanction est hors de proportion avec la faute ou si les moyens
de pression sont illégitimes dépend de l'optique politique. Même si le
soutien à l'apartheid n'est pas illégal, pourquoi est-il illégitime de
sanctionner le refus, de le condamner ? La Chambre des Lords, comme d'ailleurs
le Gouvernement par sa récente loi (45), essaie de limiter les finalités des
pouvoirs des collectivités locales. Mais les Lords se sont refusés à aller
aussi loin que Browne-Wilkinson LJ. dans son opinion dissidente à la Cour
d'appel qui opposait aux pouvoirs du Conseil les libertés fondamentales,
à savoir la liberté d'action et la liberté d'expression (46). Pour la majorité
des juges de tels principes restent des slogans politiques.
Pour conclure sur l'irrationalité, il faut constater que les juges font
face aux dangers de créer une juridiction politique en refusant le plus
possible d'annuler des décisions administratives sur ce moyen, au moins
pris dans son sens large. Pourtant, même dans sa première branche, les
juges ne semblent pas se limiter à la simple vérification de la délibération
sur tous les éléments pertinents. L'affaire Bromley montre que les juges
peuvent être amenés à une évaluation de la suffisance de la délibération
sur un élément particulier ; et une affaire récente montre que le juge peut
refuser de sanctionner la prise en considération des éléments non pertinents
s'il estime que la décision est néanmoins suffisamment fondée (47). En
général, il ne procède à une telle évaluation de la suffisance que lorsqu'il
estime manifeste l'insuffisance de la délibération sur une question
importante (48). Pris dans sa seconde branche, l'ouverture de l'irrationalité
semble imposer au juge une évaluation de l'opportunité de la décision prise
sans de vrais critères objectifs. Si dans l'affaire Nottinghamshire CC les
juges se sont ralliés à la position du Lord Templeman dans l'affaire Wheeler
en limitant l'irrationalité à l'abus de pouvoir, c'était pour donner une
certaine clarté et objectivité à cette notion. Le souci d'éviter les
controverses les amenait à rejeter l'approche de Browne-Wilkinson LJ. qui voulait
rattacher l'irrationalité à la protection des valeurs fondamentales
reconnues par le droit anglais. Pourtant, l'affaire Wheeler, plus même que
l'affaire Nottinghamshire CC montre l'élément subjectif et politique dans
l'appréciation du caractère abusif d'un exercice de pouvoir. Cette dernière
affaire montre d'ailleurs comme l'affaire Bromley LBC que les questions
mêmes de l'illégalité ne manquent pas de jugements de valeur politique.
2. — « Natural Justice »
Si la notion d'irrationalité peut difficilement s'appuyer sur une éthique
consensuelle, l'impropriété procédurale la trouve plus facilement. Même

(45) Local Government Act 1985, section 2.


(46) [1985] 1 All ER, p. 158.
(47) R. v. Broadcasting Complaints Commission, ex parte Owen, [1985] 2 WLR 1025.
(48) Dans l'affaire R. v. Greenwich LBC, ex parte Cedar Transport Group Ltd., [1983]
Rating Appeals 173, DC, Griffith LJ expliquait que le tribunal doit se limiter à la vérification
des éléments pertinents dans la délibération et ne doit procéder à un examen de la suffisance
que dans le cas où « la décision du Conseil était si outrageuse que nul homme bien pensant
ne pourrait la justifier ». A la lumière des arrêts subséquents, cette affirmation est trop
extrême : cf. Garner, p. 133.
806 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 3-1986

les principes assez vagues de natural justice reçoivent un large consensus,


surtout dans la question de la procédure à suivre pour la suppression des
droits acquis. Mais il est difficile d'établir des limites car nous nous trouvons
ici face aux exigences de l'efficacité et de la rapidité des décisions
administratives d'une part, et aux intérêts des administrés d'autre part. Nous
prendrons seulement un exemple, le droit de la consultation préalable,
c'est-à-dire la procédure contradictoire.
S'impose-t-il, même s'il n'existe pas de droits acquis mais une attente
légitime fondée sur les énoncés ou sur la pratique de l'administration,
d'accorder des permis ou des subventions dans certains cas ? La
contradiction permet des manœuvres politiques et introduit la lenteur, augmentant
ainsi le coût des décisions administratives. Le bilan de tous ces intérêts
demande un choix politique, et c'est ce que font les juges par la voie
des principes de « natural justice ». Ils espèrent que c'est une éthique
consensuelle qu'ils imposent (la bonne conduite administrative), mais les
solutions sont souvent assez contestables (49).
Le plus célèbre des arrêts rendus à ce sujet dans les années récentes
est peut-être l'affaire Council for Civil Service Unions (CCSU) v. Minister
for the Civil Service (50). Sous la pression des États-Unis, le Gouvernement
décida
l' Intelligencede supprimer
Servicele àdroit
Cheltenham
de se syndiquer
(GCHQ). à l'intérieur
La décision
du centre
prise de
le
22 décembre 1983 par le ministre, qui est en même temps le Premier
Ministre, Mme Thatcher, ne fut pas communiquée aux syndicats avant sa
présentation au Parlement le 25 janvier 1984. Le Gouvernement fut
attaqué en justice par le syndicat pour non-respect de l'obligation de
contradiction selon les principes de natural justice. Glidewell J. donna raison au
syndicat. Pour des raisons assez singulières, le droit anglais ne considère
pas qu'il existe un droit acquis de se syndiquer, mais le juge a retenu que
le syndicat pouvait légitimement s'attendre à être consulté avant la décision
selon la simple pratique d'une consultation préalable sur les modifications
des conditions de travail dans ce centre. La Chambre des Lords approuva
ce raisonnement.
La question, comme la posait Lord Fraser, était de savoir si la pratique
de la consultation préalable était établie de manière telle qu'il serait
« injuste ou incompatible avec une bonne administration » pour le
Gouvernement de s'en écarter dans ce cas (51). Mais si la Chambre approuva
ainsi le raisonnement du juge du fond, elle donna quand même raison au
Gouvernement sur un moyen que celui-ci ne souleva que devant la Cour
d'appel, à savoir la sécurité nationale. Le Gouvernement prétendait que
la consultation préalable aurait créé un risque de grèves par les syndicats
qui auraient mis en danger la sécurité de l'État. La Cour d'appel et la
Chambre des Lords acceptèrent ce moyen d'exception. Le juge administra-

(49) V. P. JACKSON, Natural Justice, 2e éd., Londres, 1979 ; P. CRAIG, préc,


note 24, chs. 7 et 8 ; M. DISTEL, Le droit d'être entendu dans la procédure administrative
en Grande-Bretagne, (thèse Paris II), 1979.
(50) [1984] 3 WLR 1174.
(51) Ibid., p. 1187 ; v. aussi Attorney-General for Hong Kong v. Ng Yuen Shiu, [1983]
2 AC 629, PC.
J. BELL : JUGE ADMINISTRATIF ANGLAIS 807

tif devait s'abstenir de se prononcer sur l'exercice de certaines prérogatives


surtout la sécurité nationale et les relations extérieures. Il devait se borner
à vérifier qu'il s'agissait d'un domaine où pourrait s'exercer un tel pouvoir
et que le Gouvernement s'était vraiment fondç sur ce motif. Même si
les affirmations des Lords selon lesquelles cette prérogative n'était pas
« incritiquable » par le juge élargissaient le domaine des recours
juridictionnels contre l'administration, ils ont bien limité cette extension pour ne
pas gêner des pouvoirs sensibles de l'État (52).
Ainsi la natural justice trouve ses limites dans les exigences de l'État
en matière de sécurité nationale, de relations extérieures et autres questions
de haute politique. Mais elle se trouve aussi limitée dans les décisions de
gestion, notamment en ce qui concerne les prisonniers. D'une part, les
juges sont très exigeants de nos jours en matière de sanctions disciplinaires
importantes imposées aux prisonniers par les commissions des prisons (les
Boards of Prison Visitors). Par exemple, l'administration de la prison
doit fournir au prisonnier tous les renseignements pertinents dont elle a
connaissance portant sur son affaire et la commission doit lui permettre
l'assitance d'un solicitor ou d'un ami (53). Mais d'autre part, les sanctions
moins importantes imposées par le directeur de la prison sont considérées
comme des mesures d'ordre interne qui échappent au contrôle du
juge (54). Lorsqu'il ne s'agit pas des sanctions privatives de liberté, la
natural justice n'est pas très exigeante en matière de procédure
contradictoire. Par exemple, la Chambre des Lords vient de préciser que le
prisonnier demandant la libération conditionnelle n'a droit qu'à faire des
observations tendant à justifier sa mise en liberté d'après la pratique courante de
l'administration et n'a pas le droit d'être entendu avant que cette pratique
soit modifiée à son détriment (55). On a même admis que le refus de mise
en liberté conditionnelle ne devait pas être motivé (56). En tout cas, même
si la consultation préalable présente des avantages pour réussir sur le fond,
la Chambre des Lords interdit aux juges de se servir de la natural justice
pour sanctionner les résultats injustes (57). La natural justice se limite aux
questions de forme. Pourtant, dans l'affaire Wheeler, les Lords retinrent
le moyen d'impropriété procédurale parce que le Conseil de Leicester
voulait seulement obtenir du club des réponses qui soient entièrement
d'accord avec la politique du Conseil et donc ne permettaient pas que les
opinions du club soient vraiment écoutées (58).
Les exigences de la consultation viennent d'être précisées dans
plusieurs arrêts récents, surtout en matière de relations entre le Gouvernement

(52) V. Lord Roskill, [1984] 3 WLR aux pages 1202-3 ; v. aussi Lord Diplock, British
Airways v. Laker Airways, [1984] 3 All ER 39, 54-5.
(53) R. v. Blundeston Prison Board of Visitors, ex parte Fox-Taylor, [1982] 1 All
ER 646 ; R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Tarrant, [1984]
2 WLR 613. En général sur les droits des prisonniers v. G. ZELLICK, [1984] Public
Law 513 ; J. GRIFFITH, préc, note 31, pp. 172-5.
(54) R. v. Deputy Governor of Camphill Prison, exparte King, [1985] 2 WLR 36, CA.
(55) Ex parte Finlay, [1984] 3 All ER 818.
(56) Payne v. Lord Harris, [1981] 1 WLR 754, CA.
(57) Chief Constable of the North Wales Police v. Evans, [1982] 1 WLR 1155.
(58) Wheeler, [1985] 2 All ER, p. 1111.
808 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 3-1986

et les collectivités locales (59) et ont pour but de permettre un débat


contradictoire efficace. Ces exigences s'imposent sans texte et même si la
consultation a commencé par un « acte de courtoisie » de l'administration.
De cette façon, les juges imposent à l'administration une éthique de
bonne conduite administrative qui veut aller au-delà de tout point de vue
politique. Mais la notion de l'administration ouverte reste très controversée
chez nous, et la législation comme celle de la France dans les années 1978
et 1979 ne peut pas passer pour des raisons politiques, l'une étant justement
que les hommes politiques ne veulent pas que les juges statuent dans ce
domaine (60). La position des juges dans l'affaire CCSU, dans les arrêts
sur les prisonniers, et dans l'affaire Wheeler, peut difficilement s'appuyer
sur une éthique bien reconnue et acceptée dans les milieux administratifs
et politiques. Les questions soulevées imposent aux juges une évaluation
des intérêts en cause : les droits des prisonniers, les droits des opposants
politiques envers le Gouvernement, ou les droits des citoyens face aux
exigences de la sécurité nationale. En l'absence de tout texte et sans un
véritable consensus politique, c'est au juge d'établir l'éthique d'une bonne
conduite administrative.
Dans les tensions d'un grand match, les partisans ont toujours
tendance à critiquer les décisions de l'arbitre. Il arrive aussi parfois que
l'arbitre se laisse prendre par l'ambiance, surtout les pressions
psychologiques des partisans de l'équipe qui reçoit. Mais l'analogie de l'arbitre ne
convient pas tout à fait pour décrire la situation du juge administratif. Le
droit administratif actuel est en état de création perpétuelle et c'est au
juge, non seulement de faire application des règles établies, mais aussi de
les suppléer ou compléter selon son appréciation des nécessités du jeu
politique. Ce rôle implique alors un certain pouvoir de définir les finalités
du jeu et dans un sens c'est un rôle politique. C'est justement ce que notre
Lord Chancelier actuel admettait lors d'un débat parlementaire en 1978.
Critiquant des juges comme Lord Diplock et Lord Denning qui disaient
que le juge ne devait rien avoir à faire avec ia politique, il disait : « Ils se
font l'illusion curieuse que les juges ne sont pas déjà dans la politique ».
Ensuite il cita plusieurs décisions de droit administratif prises par ces juges
et continua : « Les juges ne peuvent pas choisir leurs tâches ; ils doivent
décider pour l'une ou l'autre partie sur tous les litiges qui leur sont soumis.
S'ils se prononcent compétents, ils sont dans la politique ; s'ils se
prononcent incompétents, ils sont dans la politique. Le mieux qu'ils peuvent
espérer est d'être impartiaux » (61).

(59) R. v. Secretary of State for the Environment, ex parte Brent LBC, [1982] QB 593 ;
R. v. Secretary of State for the Environment, ex parte Hackney LBC. [1984] 1 All ER 956 ;
R. v. Secretary of State for the Environment, ex parte Greater London Council & Inner
London Education Authority, [1985] Public Law 543 ; R. v. Secretary of State for the
Environment, ex parte Hammersmith & Fulham LBC, The Times, 18 mai 1985 ; R. v. Secretary of
State for Health & Social Security, ex parte Association of Metropolitan Authorities, [1986]
1 All ER 164 ; R. v. Huntingdon DC, ex parte Cowan, [1984] 1 All ER 58.
(60) V. J. BELL, préc, note 5, p. 130.
(61) 396 H.L. Debates, cols. 1983-4 (29 nov. 1978).
J. BELL : JUGE ADMINISTRATIF ANGLAIS 809

Ainsi, d'une manière limitée, le juge administratif doit faire des choix
politiques qui définissent une éthique de la bonne conduite administrative.
Même s'il veut s'appuyer sur des principes et des valeurs stables de notre
démocratie et échapper à la précarité des idées politiques du moment, nous
ne pensons pas qu'il puisse trouver des éléments suffisamment précis pour
répondre aux questions qui lui sont posées (62). Alors c'est sa conception
controversée de ces principes et valeurs qu'il va imposer à l'administration.

(62) Comparez les conclusions sur le juge administratif français de J. RIVERO, préc. ,
note 6, p. 24 ; D. LOSCHAK, Le rôle politique du juge administratif français , Paris, 1972,
p. 296.

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