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Virtuel-numérique

Rose

Extrait de : Gozlan, Angélique. « Réseau, mon beau réseau social, influence-moi ! », Adolescence, vol. 402, no.
2, 2022, pp. 403-416.

Rose est une adolescente de quinze ans. Elle vient au centre car elle se sent
« mal dans sa peau ». Après un amaigrissement important deux ans
auparavant, elle a repris beaucoup de poids et se trouve trop « ronde ». Elle
est nostalgique de la période où elle était maigre. Dès la première séance, elle
me parle de sa sœur aînée, « belle, intelligente et brillante » et dit « je suis son
ombre ». Elle pose ainsi son impossibilité d’avoir une place à part entière et
un regard sur elle. Elle apparaît déprimée, le regard tombant au sol. Elle me
décrit un père malade psychiatrique sans pour autant savoir de quoi il souffre,
si ce n’est qu’il passe ses journées en hôpital de jour et qu’il est sous tutelle
de sa mère ; un père malade, angoissé, vis-à-vis duquel elle se positionne
comme protectrice. Dans son discours, apparaît très vite l’absence d’un regard
porteur et bienveillant de sa mère. « Elle me critique toujours : il doit y avoir
dix minutes par jour où elle ne me fait pas de remarques. Je dois faire
attention à ma présentation, je ne peux pas acheter tel haut car j’ai trop de
poitrine. Elle m’a dit que si je n’en perdais pas, il faudrait que je la refasse »,
« Ma mère ne trouve rien de bien en moi », « Il faut que je réussisse sinon…
ma mère me raye de sa vie ». Rose ressent une angoisse permanente qui la
pousse à « des crises de boulimie », comme elle les nomme. « Ça m’apaise,
dès la première bouchée, je me sens mieux ». La culpabilité après la crise est
telle qu’elle ne peut plus sortir de chez elle. Elle a introjecté le discours et
regard de sa mère sur elle la sommant d’être belle et de réussir. Ceci entre en
résonance avec l’injonction inconsciente de sa sœur, qui, un jour, avant que
Rose ne décide de maigrir, lui montre une photo d’une amie mannequin
sur Facebook, en lui disant : « Regarde, elle, comme elle est belle. » Le
regard de la sœur lui montre la voie du devenir, du « il faut être ». Rose va
alors agripper son regard aux images de cette fille, « mannequin anorexique ».
Elle commence une collecte d’images et de profils sur Internet, de femmes
belles, toutes maigres ou minces, qui sont reconnues et aimées des autres (elle
déduit ceci du nombre d’amis, de followers). Elle s’abonne à nombre
d’« influenceuses », toutes prônant un corps « fitness », une alimentation
« healthy ». Elle fait défiler le soir avant de se coucher ces profils Instagram.
« Je me disais qu’elles étaient belles et que si je faisais ça ( ?), si je les
regardais, si je les prenais comme modèles, je deviendrais comme elles »,
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« Elles sont devenues un idéal. Je me disais que si elles étaient connues, c’est
parce qu’elles étaient belles et maigres ». Petit à petit, se profile l’idée de
« faire comme elles », pour « devenir comme elles ». Rose nous parle ici d’un
effet d’influence qu’elle est allée chercher elle-même pour combler son
propre manque mais aussi celui de la mère. Suivre ces influenceuses semble
enchanter son œil jusqu’à endormir sa pensée dans l’illusion de devenir
comme elles et de satisfaire le regard de sa mère. En se remplissant l’œil de
ces images « instagrammables », elle pourrait incorporer quelque chose de ces
filles enviées et pourrait alors exister aux yeux de sa mère puis des siens.
Cette identification à la maigreur de ces femmes au travers d’images
virtualisées engendre une perte de poids importante, période pendant laquelle
elle se trouve jolie. Elle mange « comme elles », se met à bouger beaucoup,
elle regarde le creux entre ses cuisses se former avec satisfaction. Ce face-à-
face à l’écran lui montre une voie du devenir et lui permettra de se sentir
exister pendant un laps de temps : « Je me sentais bien, belle, j’étais très
sociable à ce moment-là. » Il y a ici un retour de l’image qui lui tape dans
l’œil, qui vient résonner dans le trou de son existence. Ces influenceuses lui
montrent ce qu’elle aimerait être, lui façonnent un visage… virtuel.

Pour guider l’analyse

1) Comment comprenez-vous le besoin de Rose de s’abonner à « nombre


d’influenceuses » ?
2) Quel rôle les images virtuelles occupent-elles dans l’économie psychique
de Rose ?
3) Quelles réflexions vous inspirent cette situation sur l’usage des réseaux
sociaux au moment de l’adolescence et, plus largement, dans notre société
contemporaine ?

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