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INTRODUCTION

Fratelli Tutti est la troisième encyclique du pape François publiée en 2020 après Lumen Fidei
en 2013 et Laudato Si’ en 2015. Le réalisme qui traverse les pages de cet encyclique dissout tout vide
romantique, toujours présent quand on parle de fraternité. La fraternité n'est pas seulement une
émotion, un sentiment ou une idée pour François, mais un fait qui implique alors aussi la sortie, l'action
et la liberté. L'encyclique décline donc ensemble la fraternité et l'amitié sociale comme les voies
indiquées par le Saint Père pour construire un monde meilleur, plus juste, plus fraternel, plus prospère,
plus pacifique et plus réconcilié, avec l’engagement de tous, peuples et institutions. Quels sont les
grands idéaux mais aussi les voies concrètes que peuvent parcourir ceux qui veulent construire un
monde plus juste et plus fraternel dans leurs relations quotidiennes, dans leur vie sociale, dans la vie
politique, dans les institutions ? C’est la question à laquelle veut répondre Fratelli tutti, que le Pape
situe dans doctrine sociale de l’Église Catholique.
I. DE « LAUDATO SI » A « FRATELLI TUTTI » : DANS LA SUITE DE L’ÉCOLOGIE
INTÉGRALE DE SAINT FRANÇOIS D’ASSISE
On a fréquemment présenté l’esprit du texte de l’Encyclique « Laudato si » - sur la fraternité
et l’amitié sociale – à partir de cet extrait du texte, où le lien entre crise écologique et crise sociale est
présenté comme déterminant : « Today, however, we have to realize that a true ecological approach
always becomes a social approach; it must integrate questions of justice in debates on the environment,
so as to hear both the cry of the earth and the cry of the poor.»1 On pourra dire que les deux encycliques
Laudato SI et Fratelli Tutti sont les deux chapitres d’un même testament spirituel ou les deux poumons
d’une même respiration morale : la terre et le frère, la Création et la communauté.
En outre, La Lettre Encyclique Fratelli Tutti tire son titre des Admonitions de saint François
d’Assise, qui utilisait ces paroles –tous frères - « en s’adressant à tous ses frères et sœurs, pour leur
proposer un mode de vie au goût de l’Évangile ». 2 François présente lui-même cette réflexion sur la
fraternité et l’amitié sociale comme un rêve et un vœu : « Rêvons en tant qu’une seule et même
humanité, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa
foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères. »3 Ces références sont
fondamentales pour entrer dans la lecture des 287 numéros qui composent les huit chapitres de cette
encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale.

1
L.S. n° 49)
2
(FT1).
3
(FTn° 8)
1
1. DU MONDE CLOS DE L’INDIVIDUALISME A LA FRATRNITE LIBEBATRICE : LES
ENJEUX DE LA « CULTURE DE LA RENCONTRE »
1.1 Le monde clos de l’individualisme
La ligne majeure de différentiation qui traverse le texte de l’Encyclique « Fratelli tutti », dans
son intégralité, distingue, d’une manière forte, le « monde clos » du repli individualiste et la
considération de l’altérité, avec ses richesses et avec ses blessures. Cette ligne de sens met en lumière
les nombreuses distorsions de l’époque contemporaine, que le Saint Père appelle « les ombres d’un
monde fermé ». Parmi ces tendances figurent la manipulation et la déformation de concepts comme
la démocratie, la liberté, la justice ; l’égoïsme et le désintérêt pour le bien commun ; le chômage, le
racisme, la pauvreté ; la disparité des droits et ses aberrations comme l’esclavage sous toutes ses
formes, la traite des femmes, la baisse de la natalité etc. Ainsi, comme le remarque le pape, « notre
monde progresse dans une dichotomie privée de sens, avec la prétention de garantir la stabilité et la
paix sur la base d’une fausse sécurité soutenue par une mentalité de crainte et de méfiance. »4 Nous
nous retrouvons ainsi dans un climat de détérioration de l’éthique et d’affaiblissement des valeurs
spirituelles et du sens de la responsabilité car « tourner le dos aux grandes valeurs fraternelles conduit
à une sorte de cynisme »5 avec réflexe d’isolement et de repli sur soi et sur ses propres intérêts.
Cependant les rueurs d’espoir ne manquent pas.
1.2.Les enjeux de la fraternité
Le défi de la fraternité commence avec la considération de l’autre, avec son histoire, sa
souffrance, ses aspirations et ses droits fondamentaux. Il s’agit de prendre « s’asseoir pour écouter
une autre personne, geste caractéristique d’une rencontre humaine, paradigme d’une attitude réceptive
de la part de celui qui surmonte le narcissisme et reçoit l’autre, lui accorde de l’attention, l’accueille
dans son propre cercle. »6 Même si nous sommes, semble-t-il, plus proches, dans et par le phénomène
de la mondialisation, par l’immédiateté de nos moyens d’informations, nous ne sommes pas, pour
autant, frères. La fraternité demande le temps de l’hospitalité et de la découverte mutuelle.
2. LA FIGURE PARADIGMATIQUE DU « BON SAMARITAIN » ET LE DETOUR
PROPRE A L’IDENTIFICATION
L’évocation du « bon Samaritain » développe, d’une manière explicite, la problématique de
la proximité. Qui est mon prochain ? demande l’interlocuteur de Jésus (Lc 10, 29-37). La question
sera amplifiée et comme radicalisée avec cette autre interrogation de François, dans l’Encyclique

4
FT26.
5
30
6
48
2
Fratelli Tutti : « A qui t’identifies-tu ? »7 Cette approche, avec sa dimension à la fois psychologique
et spirituelle, veut mettre en lumière que « le proche » qui me révèle à moi-même. Dès lors, il s’agit
de penser ensemble identité et fraternité.
La parabole est présentée comme une « icône » qui relie fragilité et proximité et qui invite à
ne laisser personne « en marge », sur le bord du chemin, derrière.8 Icône de la transcendance,
mystérieuse et vulnérable. Paradigme du « détour » la « sortie de soi-même » nécessaire, celui que
fait le « bon Samaritain » pour s’approcher de l’homme blessé. Il s’agit en effet du mouvement
physique, social et spirituel par lequel l’homme s’approche de l’autre, se fait le proche, par la
compassion et le soin, et se reconnaît lui-même en l’autre, dans sa fragilité. Il sera évidemment
difficile de rester insensible à l’interprétation selon laquelle nous avons tous, en nous-mêmes, quelque
chose de l’homme blessé, du brigand (l’agresseur), de ceux qui passent leur chemin et du bon
Samaritain lui-même.9 L’acte d’amour est gratuité et hospitalité, qui est finalement ce qu’exprime le
mot « charité » : l’être aimé m’est « cher », c’est-à-dire qu’ « il est estimé d’un grand prix ».10 Et c’est
de l’amour qu’on a pour une personne que dépend le don qu’on lui fait. » 11
3. LA FRATERNITE : UNE SOURCE D’INSPIRATION ET DE
RENOUVELLEMENT POUR LA DEMOCRATIE ET POUR LA PAIx
La figure, hautement symbolique, du « bon Samaritain », qui prend soin de l’homme blessé et
abandonné sur le bord du chemin, donne à la réflexion du Pape François une référence essentielle pour
penser, aujourd’hui, la relation fraternelle et la vie politique. La deuxième partie de l’Encyclique «
Fratelli tutti », en particulier les chapitres 5 et 6, donne en effet à la politique une place déterminante
pour la promotion de la fraternité.
La vie politique est, par excellence, le lieu de la rencontre, du dialogue et de la responsabilité
partagée. C’est la définition même de la démocratie : un espace de parole où chacun peut s’exprimer
et participer à la décision, en vue du bien commun et de la justice. Ainsi, la démocratie, comme projet
et comme pratique politique, est une traduction en actes de la vision du « monde ouvert »12, qui dépasse
le « monde fermé » des seuls intérêts individualistes et qui considère l’autre, avec sa sensibilité, son
opinion et ses propositions.

7
(F.T. n° 64).
8
F.T. n° 67)
9
(F.T. n° 69
10
(St Thomas d’Aquin, Somme Théologique I-II, Q.26, art. 3, resp.)
11
(F.T. n° 93)
12
(Cf. F.T. Chap. 3)
3
L’espace démocratique est le lieu ouvert où la rencontre est rendue possible et où la parole
peut être prononcée et échangée sans peur, où les droits et les devoirs humains mutuels sont honorés
et actualisés. De fait, c’est « une meilleure politique, mise au service du vrai bien commun, est
nécessaire pour permettre le développement d’une communauté mondiale, capable de réaliser la
fraternité à partir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale. »13 Chercher la paix, c’est donc
prendre soin de nos liens, des droits humains, de notre mémoire et de notre espérance. C’est « Faire
partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune, faite de liens sociaux et culturels. Et
cela n’est pas quelque chose d’automatique, tout au contraire : c’est un processus lent, difficile… vers
un projet commun »14 Ainsi la paix peut-elle être présentée comme la visée de la « bonne politique »15,
mais également comme l’expression de la charité accomplie car la vraie charité est capable d’intégrer
« la vie privée, la légalité, le bien-être minimum, les échanges commerciaux, la justice sociale, la
citoyenneté politique. »16

4. L’Appel à LA FRATERNITE, VOCATION ORIGINELLE DE L’HUMANITE


: interculturel et interreligieux

Si l’expérience et l’espérance de la fraternité consiste à passer d’un « monde clos » à un «


monde ouvert » et de la peur à la confiance, l’exigence première de la fraternité est « le devoir sacré
de l’hospitalité ».17 Alors que l’individualisme ou les particularismes protectionnistes se révèlent
incapables d’admirer les promesses portées par les autres, la fraternité vise à façonner ce polyèdre qui
« représente une société où les différences coexistent en se complétant, en s’enrichissant et en
s’éclairant réciproquement, même si cela implique des discussions et de la méfiance. »18
L’amitié sociale requiert l’option primordiale du dialogue : recevoir et donner – entre
citoyens, entre acteurs de la vie collective, entre les savoirs et entre les cultures. 19 Et la logique
meurtrière de la guerre signe l’échec de la politique, du dialogue et de l’humanité elle-même.20 Dans
ce parcours pour la fraternité et la paix, déjà évoqué par Saint Jean XXIII, dans son Encyclique «
Pacem in terris », en 1963 et qui est mentionné au n° 260 de l’Encyclique « Fratelli tutti », Saint Jean

13
(F.T. n° 154)
14
F.T. n° 158 :
15
» (Cf. Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er Janvier 2019)
16
Paul Ricœur, Histoire et vérité, éd. du Seuil, Paris (1967), p. 122.
17
N 90
18
215
19
(Cf. F.T n°199 – 202)
20
Cf. F.T. n° 261
4
XXIII n’écrivait-il pas, déjà : « Il est presque impossible de penser qu’à l’ère atomique, la guerre peut
être utilisée comme instrument de justice »21
Dans ce parcours vers la fraternité universelle, les religions sont donc des acteurs essentiels
de dialogue et d’amitié, dans toute la mesure où elles ouvrent l’esprit et le cœur des hommes à la
transcendance et à l’amour.22 De fait, la foi, tout en respectant l’autonomie de la politique et des
structures sociales, ne doit pas rester en marge de la construction d’un monde meilleur, mais doit
s’engager dans le développement humain intégral. « les différentes religions, par leur valorisation de
chaque personne humaine comme créature appelée à être fils et fille de Dieu, offrent une contribution
précieuse à la construction de la fraternité et pour la défense de la justice dans la société ».23 Ici le
Souverain Pontife cite un beau passage de son discours lors de la rencontre œcuménique de Riga, en
Lettonie, de septembre 2018 : «Si la musique de l’Évangile cesse de retentir dans nos maisons, sur
nos places, sur nos lieux de travail, dans la politique et dans l’économie, nous aurons éteint la mélodie
qui nous pousse à lutter pour la dignité de tout homme et de toute femme ». 24
conclusion
Cette encyclique, sur la fraternité entre les humains, est dense et doit être lue en complément
de Laudato Si’ (relation avec la terre) et Lumen Fidei (relation avec Dieu). Elle aborde les thèmes
classiques des encycliques sociales, mais avec une tonalité plus tragique et politique. On y retrouve la
proximité avec le saint d’Assise, l’importance du dialogue et de la rencontre entre les cultures et les
religions dans une diversité polyédrale, l’engagement politique pour le bien commun, le refus de la
culture du déchet, des populismes et du néolibéralisme, l’option préférentielle pour le plus pauvre. En
définitive, Fratelli tutti nous invite à conjuguer ensemble trois éléments : la fraternité, la
reconnaissance et la dignité humaine. Cette culture de la rencontre et de la fraternité universelle a ses
témoins et ses hérauts dont le parcours et la pensée sont la nourriture spirituelle de celles et ceux qui
aujourd’hui entendent relever le défi de l’amour : François d’Assise, Martin Luther King, Desmond
Tutu, Mahatma Mohandas Gandhi et Charles de Foucauld, le martyr du dialogue interculturel et
interreligieux qui exprimait dans ce contexte son aspiration à être « le frère universel » : “ Priez Dieu
pour que je sois vraiment le frère de toutes les âmes […]”.25 Dans un monde globalisé et interconnecté,
la question se pose de savoir jusqu’où et jusqu’à qui, peut se réaliser cette ouverture ?

21
(Pacem in Terris, #67).
22
Cf. F.T. n° 271
23
(n° 271
24
(n° 277).
25
(n° 287)
5

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