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ALGÉRIE LES OLIGARQUES P.

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S’OFFRENT PARIS FRANCE TÉLÉCOM LE FILM P. 48
QUI ACCUSE
AFR. CFA 3800 F CFA, ALG. 410 DA, ALL. 5,90 €, AND. 5,50 €, AUT. 5,90 €, BELG. 5,30 €, CAN. 8,35 $CAN, DOM 5,30 €, ESP. 5,50 €, GB 4,90 £, GRÈCE 5,50 €, ITA. 5,50 €, LUX. 5,50 €, LIB. 9500 LBP, MAR. 45 DH, PAYS-BAS 5,60 €, PORT. CONT. 5,50 €, SUI. 7,20 CHF, TOM 950 XPF, TUNISIE 6,00 DT
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Ses écoles
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de la
la deuxième
chance
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éthique
thique

L’AUTRE Son
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ombat

M A RX
LES MOTS CROISÉS L’OPINION
Oui, où est
Parr RO B E RT S C I PI O N

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Steve?
I

II
Q
III
Q
IV
Q Par PA S CA L R I C H É
V
Q Q

C
VI
Q
VII
Q Q ela a forcément com- eu, lors des charges contre les « gilets
VIII
Q mencé par un premier jaunes », tant de mains arrachées, tant
IX
Q panneau, posé à de personnes éborgnées ? Pourquoi la
X Nantes, avec écrit, en police des polices (l’IGPN) n’a-t-elle sus-
noir sur fond blanc : pendu aucun policier à ce jour ? Pour-
Problème du 22/2/1985 « Où est Steve ? » Puis quoi l’octogénaire Zineb Redouane est-
Horizontalement deux, puis trois, puis des centaines. Puis elle morte, atteinte par une grenade
I. Bon à rien tant qu’il n’est pas dans la un hashtag sur les réseaux sociaux : lacrymogène en pleine face, alors qu’elle
lune ! – II. Les parents terribles. Cogne #OuEstSteve. La question n’est pas agres- fermait les volets de son appartement
fort mais plaît à certaines femelles. sive. Elle est terrible, car elle sonne marseillais lors d’une manifestation ?
– III. Se tapait parfois les secrétaires
après les heures de bureaux. Mol comme une devinette frivole (« Où est Pourquoi celui qui a tiré cette grenade
anarchiste. – IV. Pour tous les champs Charlie ? », « Where’s Waldo ? ») alors n’a-t-il toujours pas été identifié (c’était
ou pour un sol assez spécial. Au qu’elle évoque un drame effroyable : la début décembre) ? Pourquoi Christophe
goutte à goutte. – V. Fin de travaux. disparition d’un jeune homme de 24 ans, Castaner, ministre de l’Intérieur, a-t-il
Donna un handicap. En observation.
– VI. Notes de service. Fait des selon toute vraisemblance tombé à l’eau décoré une « promotion “gilets jaunes” »
reproductions dans le paysage. au cours d’une intervention policière. Le (sic) de policiers, parmi lesquels certains
– VII. Ne faisait pas des affaires à 21 juin, Steve Maia Caniço, animateur faisaient l’objet d’enquêtes pour des
moitié… mais en faisait parfois à demi. périscolaire, participait à la Fête de la actions controversées ? Pourquoi le pou-
– VIII. George V à Berlin. Ils ont
presque tous mérité le bâton.
Musique au bord de la Loire, sur le quai voir persiste-t-il à nier ces abus qui
– IX. Voici des fruits, des fleurs, des Wilson, à Nantes. La fête a duré jusque effarent pourtant le reste du monde –
feuilles et des branches. Pronom. tard dans la nuit, la police est arrivée, a Emmanuel Macron se scandalisant
– X. Procédèrent lancé des grenades lacrymogènes et de même de l’usage des mots « violences
à l’instruction. désencerclement et a même tiré une policières » ? Pourquoi un président qui
Verticalement
1. Bière étrangère de luxe. – 2. Bons
dizaine de balles de défense (LBD). Qua- se présente comme l’adversaire de « l’il-
pour le service. Son histoire n’en finit torze personnes sont tombées à l’eau. libéralisme » ferme-t-il les yeux, malgré
pas de se perdre dans les sables. Steve, qui ne savait pas nager, a disparu. les multiples condamnations des orga-
– 3. Très en avance. – 4. Le boulot s’y Chaque samedi, depuis lors, des gens se nisations de défense des droits de
fait d’une traite. Heure de pointe. rassemblent sur le quai pour demander : l’homme ?
– 5. Ne marchent pas très longtemps
avec les pieds plats. Pagaille à Milan. « Où est Steve ? » Vendredi, l’interroga- On a beau souligner la fatigue de la
– 6. Vivotent en faisant des piges. tion a rebondi à l’Assemblée nationale police ou la violence des black blocs, la
Symbole. – 7. Par monts et par vaux. lors d’une séance de questions au gou- gestion de l’ordre n’est pas une affaire
Cardinaux. – 8. Vache enragée. vernement. Le parquet enquête, l’IGPN autonome et incontrôlée. Elle est le
– 9. Rejoint par Tom en Sibérie. Faire
son marché en plein air. – 10. La prise enquête, le Défenseur des droits enquête, résultat de décisions politiques. Le degré
du fort. Commit une distraction. – 11. et dix policiers ont déposé plainte pour de brutalité, dans les interventions, est
La nouvelle vague. N’a pas lieu quand des violences qu’ils auraient subies… Mais un choix. En Mai-68, il y avait eu sept
il a lieu. – 12. Vont violer une gousse ! Steve, où est-il ? Personne n’a la réponse. morts. Mais à Paris, zéro, malgré des
Solution du n° 2854 La question en appelle évidemment journées d’une extrême violence, avec
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bien d’autres : pourquoi la police a-t-elle des pluies de pavés et de cocktails Molo-
I C H A T E A U V A L L O N chargé ces jeunes dont le seul tort était tov. A juste titre, tout le monde a loué le
II R E M I S E A Q V O I N E d’avoir prolongé une nuit festive ? Et puis professionnalisme du préfet d’alors,
III E R A T O S T H E N E Q C pourquoi, fin juin à Paris, des manifes- Maurice Grimaud.
IV S O D A S Q
A I Q G R U E tants de l’organisation écologiste Extinc- « Frapper un manifestant tombé à
V C I O N Q
S I N U S Q L S tion Rebellion ont-ils été aspergés de gaz terre, c’est se frapper soi-même », disait-il.
VI E Q U E S T R E S Q
A S S lacrymogène à bout portant, alors qu’ils Une société qui resterait indifférente au
VII N U E Q U A E Q S O R T I étaient assis sur le pont Sully et qu’ils sort de Steve serait une société qui se
VIII D E N T E S V Q E R D E T scandaient « Policiers, doucement, on fait noierait elle-même.
IX O S T R E I C U L T U R E ça pour vos enfants ! » ? Pourquoi y a-t-il PASCAL RICHÉ

✎ STÉPHANE MANEL L’OBS/N°2855-25/07/2019 3


L ES

MAUVAIS SANG DANS L A VALLE Y Par


N ICOLA S COLI N
Associé fondateur de la société The Family et enseignant à l’Institut d’Etudes politiques de Paris

e livre « Bad Blood », écrit par le logie de prise de sang et d’analyse) et un risque d’accès

L
Franco-Américain John Carrey- au marché (il fallait convaincre des partenaires et les
rou (fils du journaliste de télévi- patients eux-mêmes de recourir à cette nouvelle
sion français Gérard Carreyrou), technologie). L’échec était presque écrit d’avance.
a été lu par tous les gens qui Deux risques, c’était déjà un de trop.
comptent dans la Silicon Valley. Elizabeth Holmes s’est engagée dans cette voie, car
Dans cet ouvrage captivant, tra- elle avait un précédent mythique en tête : celui des pre-
duit en français il y a quelques mois miers ordinateurs Apple, qui ont popularisé l’informa-
(Larousse, avril 2019), l’auteur, journaliste au « Wall tique personnelle. Mais il y avait deux différences de taille
Street Journal », relate l’histoire de la société Theranos, créée entre Theranos en 2003 et Apple en 1976. La première, c’est
en 2003 par Elizabeth Holmes, âgée de 19 ans à l’époque. que les ordinateurs assemblés dans le légendaire garage de Steve Jobs
L’obsession de Holmes était de faire en sorte qu’avec une seule à Los Altos pouvaient être vendus directement à des particuliers. Tel
goutte de sang, prélevée en piquant un doigt, on puisse réaliser la plu- n’était pas le cas des appareils de Theranos. Leur commercialisation
part des tests sanguins chez soi sur un seul appareil. Grâce à Theranos, était possible auprès des médecins et des pharmacies – pas, évidem-
c’en serait bientôt fini du prélèvement de litres de sang à l’aide de ment, auprès des patients eux-mêmes.
seringues dans ces laboratoires glauques et lointains. Mais l’histoire Deuxième différence, le choix des partenaires. Steve Jobs a réussi
ne s’est pas déroulée comme prévu. Theranos n’existe plus aujourd’hui. le lancement d’Apple car il s’est associé à l’époque avec Steve Wozniak,
Ses investisseurs, qui y ont placé près d’un milliard de dollars de 2003 un informaticien de génie capable à lui tout seul d’assembler ces ordi-
à 2018, ont tout perdu. Holmes et son bras droit Ramesh Balwani ont nateurs révolutionnaires. Elizabeth Holmes, elle, s’est associée à
été condamnés à de lourdes amendes et à des interdictions de gestion. Ramesh Balwani, un entrepreneur médiocre ayant fait une fortune
Beaucoup se sont réjouis des malheurs de Theranos. Pour eux, facile pendant la bulle internet et dont la principale compétence
cette entreprise était devenue un symbole et sa chute n’a fait que semble avoir été son goût pervers pour le harcèlement de ses employés.
révéler les excès d’une Silicon Valley grisée par son succès : folie Beaucoup des lecteurs de « Bad Blood » dans la Silicon Valley n’ont
des grandeurs, petits arrangements avec la réalité, mauvais traite- pas vraiment reconnu leur univers dans le livre de John Carreyrou.
ment des employés, des partenaires et des patients eux-mêmes. Malgré son succès fulgurant dans la presse grand public, Elizabeth
La réalité, évidemment, est plus nuancée et la lecture du livre de Holmes n’a en effet jamais convaincu de capital-risqueurs de pre-
Carreyrou permet de mieux comprendre comment et pourquoi mier plan. Ses actionnaires étaient surtout des individus fortunés
cette belle histoire a si mal fini. mais ignorants, séduits par cette jeune femme ambitieuse et rassu-
Le défi que Theranos cherchait à relever était atypique. Rares, en rés par la présence, à son conseil d’administration, de personnalités
effet, sont les entreprises innovantes qui prennent plusieurs risques comme Henry Kissinger ou James Mattis.
en même temps. Certaines, comme dans les biotech, sont prêtes à On a beaucoup reproché aux entrepreneurs de la Silicon Valley
s’engager dans des années de recherche et développement (R & D). leur culture du « faire semblant » et leur propension à vendre des
Elles savent que si elles mettent au point une nouvelle molécule, alors beaux rêves bien avant qu’ils ne soient réalisés. Dans le cas de The-
celle-ci sera remboursée par l’assurance maladie et l’accès au marché ranos, cette pratique s’est révélée intolérable car c’était la vie de
sera donc facile. D’autres start-up, en revanche, s’attaquent à un mar- patients qui était ainsi mise en danger. Mais l’échec de Theranos est
ché difficile à pénétrer, mais elles évitent alors de s’engager dans trop annonciateur de succès à venir. Des progrès seront faits tôt ou tard
de R & D. Elles préfèrent utiliser des technologies disponibles et bien dans le domaine des analyses médicales. Une nouvelle génération
comprises pour mettre au point leur produit et interagir aussitôt que d’entrepreneurs s’emparera alors de ces nouvelles technologies pour
possible avec leurs premiers clients. réaliser enfin le rêve d’Elizabeth Holmes : des analyses de sang réa-
Theranos n’entrait dans aucune de ces catégories. Elle a pris à la lisées à domicile, sans seringue et sans douleur, par les patients eux-
fois un risque de R & D (il fallait mettre au point une nouvelle techno- mêmes. La suite au prochain épisode ! N. C.

4 L’OBS/N°2855-25/07/2019 ✎ STÉPHANE MANEL


DERRIÈRE CHAQUE RÉUSSITE,
IL Y A UN RÊVE.
L’AUDACE, C’EST D’Y CROIRE.

Jean‑Guy Le Floch
Président d’Armor‑Lux

C’est pourquoi nous accompagnons depuis toujours des entrepreneurs


visionnaires comme Jean‑Guy Le Floch, Président d’Armor‑Lux, qui a su faire
d’un simple vêtement de marin un emblème du chic à la française.

* Étude TNS Kantar 2017 ‑ Banque Populaire : 1re banque des PME incluant les Banques Populaires, le Crédit Coopératif et les caisses de Crédit Maritime Mutuel.
BPCE, société anonyme à directoire et conseil de surveillance au capital de 170 384 630 euros ‑ Siège social : 50 avenue Pierre Mendès France 75201 Paris Cedex 13 ‑ RCS Paris n° 493 455 042 ‑
Crédit photo : Aurélien Chauvaud ‑
RIEN QUE SUR LE WEB LES CHRONIQUES

GÉOPOLITIQUE
Les articles de « l’Obs » ne sont pas seulement dans le
journal. Reportages, analyses, enquêtes, interviews,
débats… découvrez-en d’autres tous les jours, inédits
et réservés aux abonnés, sur www.nouvelobs.com

D E L’A P P L I Par
PI E R R E H A S K I
YUICHI A 32 ENFANTS. SON MÉTIER :
PÈRE À LOUER
Pour un week-end ou une soirée,
onnaissez-vous dépasse celle d’Uber ; elle compte

C
Yuichi Ishii se loue comme « faux
père » à des familles monoparentales. TikTok et parmi ses actionnaires le japo-
Reportage au Japon. FaceApp ? Si nais SoftBank. Quant au fonda-
PAR DOAN BUI vous n’en avez teur de FaceApp, Yaroslav Gon-
bit.ly/Perejapon pas entendu charov, il a le parcours classique
parler, deman- d’un informaticien, diplômé
dez à un ado autour de vous : il est d’une université de Saint-
probable qu’il utilise l’une ou l’autre Pétersbourg, recruté par Microsoft
de ces applications pour smartphone qui aux Etats-Unis avant de retourner en
font fureur en ce moment. Le réseau de par- Russie où il est devenu un « serial entrepre-
tage de vidéos TikTok a franchi cette année la neur » installé à Skolkovo, la « Silicon Valley
barre du milliard de téléchargements dans le russe », à une trentaine de kilomètres de Mos-
monde, et un tiers des ados français l’utilisent ; cou. Lancée en 2009 par Dimitri Medvedev,
ILS SONT VENUS, ILS SONT TOUS LÀ FaceApp a envahi la Toile récemment avec un alors président, celle-ci n’avait jusqu’ici jamais
POUR LE DERNIER VERRE système fondé sur l’intelligence artificielle, qui été réellement prise au sérieux dans le monde.
DES ÉLÉPHANTS DU PS permet de découvrir ce que sera votre visage Cette diffusion de la culture d’innovation
Pour fêter la fin de la session dans trente ans à partir d’une photo d’au- pourrait être considérée comme le stade
parlementaire, la famille socialiste jourd’hui. Mais au-delà des polémiques suprême de la mondialisation, après l’étape de
s’est retrouvée le temps d’une qu’elles suscitent, ce qui est véritablement nou- la délocalisation de la fabrication d’objets
soirée. Récit. veau, c’est leur pays d’origine : la Chine pour la inventés et développés dans l’ancien monde
PAR CÉCILE AMAR première, la Russie pour la seconde. industriel. C’est là que les problèmes géo-
bit.ly/elephantsPS Jamais, jusqu’ici, des services gérés dans ces politiques surgissent : et si cette capacité d’in-
deux pays n’avaient percé à l’échelle mondiale. novation (dont TikTok et FaceApp ne sont
La Chine règne en maître sur le hardware, que les parties visibles et ludiques) était, au
c’est-à-dire la fabrication des objets du numé- moins en partie, à l’origine des tensions du
rique, smartphones, tablettes, ordinateurs, monde actuel ?
équipements télécoms ; mais ses géants du ser- Depuis la fin des années 1950, les Améri-
vice, comme le moteur de recherche Baidu ou cains sont obsédés par le « moment Spoutnik »,
l’application multiservices WeChat, peinent à c’est-à-dire la prise de conscience, lors du lan-
s’exporter, même s’ils sont parfois plus inno- cement par l’URSS du premier engin mis en
J’AI DÉJEUNÉ AVEC UN « MONEY SLAVE » vants que leurs équivalents occidentaux. orbite autour de la Terre, qu’une autre puis-
(ET J’AI RÉGLÉ L’ADDITION) Quant à la Russie, on lui doit indirectement la sance pouvait les dépasser dans un secteur
Rencontre avec Benoît, qui messagerie Telegram, très populaire parmi le technologique clé. Un an après le lancement
prend du plaisir à donner de personnel politique en France : ses fondateurs, de Spoutnik, le président Eisenhower créait la
l’argent à des femmes
les frères russes Dourov, ont créé ce service à Darpa, l’institut de recherche du département
dominantes.
PAR RENÉE GREUSARD Berlin après avoir été dépossédés de leur plate- de la Défense, pour garder un coup d’avance
bit.ly/moneysla forme VKontakte par le pouvoir de Vladimir dans les technologies de rupture. C’est cette
Poutine en 2014. C’est donc un tournant dans avance qui est menacée aujourd’hui dans de
la brève histoire de la révolution numérique, à nouveaux domaines comme l’intelligence arti-
un moment bien particulier. ficielle, qui permet de développer FaceApp,
VOUS ÊTES ABONNÉ(E) ? Aussi bien TikTok que FaceApp sont des mais aussi, potentiellement, les armements de
Activez dès maintenant votre compte sur innovations d’entrepreneurs, comme seule la demain… C’est toute l’histoire que racontent,
www.nouvelobs.com/activation pour pouvoir accéder Silicon Valley américaine savait autrefois en sans le vouloir, ces deux applications popu-
aux articles du site en illimité et profiter de tous les avantages produire. TikTok a été lancé par la start-up laires parmi les ados et qui affolent la planète.
qui vous sont réservés. chinoise ByteDance, dont la valorisation P. H.

6 L’OBS/N°2855-25/07/2019 DOAN BUI - THOMAS SAMSON/AFP - RENÉE GREUSARD ✎ STÉPHANE MANEL


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SOMMAIRE
N° 2855 - DU 25 AU 3 1 JUIL L E T 20 19

En couverture ALGÉRIE LESS’OFFRENT PARIS FRANCE TÉLÉCOM QUI ACCUSE


OLIGARQUES LE FILM P. 32 P. 48

AFR. CFA 3800 F CFA, ALG. 410 DA, ALL. 5,90 €, AND. 5,50 €, AUT. 5,90 €, BELG. 5,30 €, CAN. 8,35 $CAN, DOM 5,30 €, ESP. 5,50 €, GB 4,90 £, GRÈCE 5,50 €, ITA. 5,50 €, LUX. 5,50 €, LIB. 9500 LBP, MAR. 45 DH, PAYS-BAS 5,60 €, PORT. CONT. 5,50 €, SUI. 7,20 CHF, TOM 950 XPF, TUNISIE 6,00 DT
L’AUTRE MARX
Champion de la cuisine moléculaire et des arts
martiaux, ex-cancre soucieux de secourir les

18
cabossés du système, Thierry Marx est aussi
un as de la com qui a su imposer une image de

3’:HIKMMC=]UY^UX:?c@s@f@f@k";
3’:HIKMMC=]UY^UX:?c@s@f@f@k";
Ses écoles
sage oriental. Avec une obsession : recréer du

M 02228 - 2855 - F: 4,90 E


de la
la deuxième
chance
ch ance
— lien dans une société dont il a éprouvé la rudesse
Seess recettes
pour m mang
manger
éthique
anger
ang
thique
er en remettant l’humain au cœur de l’économie.
— Rencontre avec ce chef engagé et reportage
L’AUTRE Son
on optimisme
de combat
ccomb
ombat
ombat
dans ses écoles de la deuxième chance.

M A RX
Grands formats 28
32
36
« Gilets jaunes » Inspecteur Lacrymo
Algérie Oligarchie sur Seine
Portfolio Sous la Chine, la plage

28
42 Trafic Les Uber de la drogue
44 Les plus belles cavales (3/4) Marco Mouly, le fugitif
qui donnait des interviews
48 Procès France Telecom L’histoire du film qui accuse
51 Fiction 2049 (2/6) Le doux sirop de la revanche
54 In vivo L’amour après quarante ans d’amitié

Idées 56 Les inclinaisons dangereuses (3/6)


Cet été, « l’Obs » interroge des philosophes sur
les penchants ou les sentiments coupables.

56
Cette semaine, Pierre Zaoui nous parle de la médiocrité

Culture 61 1969, année fantastique (4/7)


Avec « Easy Rider », ses dealers à moto et sa BO culte,
Peter Fonda et Dennis Hopper inventent le road trip musical

61
66 Cinéma Rencontre avec l’acteur Pio Marmaï
68 Littérature Kafka sous les tropiques
69 L’humeur de Jérôme Garcin
70 Le cahier critique Livres, cinéma, musique, expos, théâtre…
Notre sélection

Tendances 76

80
Les fake news de l’histoire de la gastronomie (3/3)
Le croissant, une viennoiserie peu ordinaire
L’Observatrice par Sophie Fontanel

76 82 Les cahiers d’Esther par Riad Sattouf

Origine du papier : Allemagne. Taux de fibres recyclées : 0%. La publication comporte 84 pages. Pour les abonnés, un cahier « Télé Obs » de 24 pages est joint. Chiffre de tirage : 237.195 exemplaires. Imprimerie NEWSPRINT et MAURY. Directrice du journal, directrice de la rédaction : Dominique Nora. Président du directoire,
Ce magazine est imprimé chez Newsprint, certifié PEFC. directeur de la publication : Grégoire de Vaissière. Numéro CPPAP : 0120 C 85929. Numéro I.S.S.N : 2416-8793. Dépôt légal : à parution. Abonnements : France (un an) : 160 €. Etudiants : 109 €. Etranger et entreprises : nous consulter. Relations abonnés , 8 rue Jean-
Eutrophisation : PTot = 0.005 kg/tonne de papier. Antoine de Baïf CS 51402, 75647 Paris cedex 13 – Tél : 01-40-26-86-13 / abonnements@nouvelobs.com. L’Obs (ISSN 2416-8793) is published weekly by Le Nouvel Observateur and distributed in the USA by UKP Worldwide, 3390 Rand Road, South Plainfield, NJ 07080.
Periodicals postage paid at Rahway, NJ. and additional mailingd offices.POSTMASTER : Send address changes to L’Obs, (Publisher) C/O 3390 Rand Road, South Plainfield NJ 07080.

✎ ILLUSTRATION : PIERRE MORNET POUR « L’OBS » AUDOUIN DESFORGES POUR « L’OBS » – BRUNO COUTIER POUR « L’OBS »– SUNSET BOULEVARD/GETTY IMAGES – GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES 9
LE TÉLÉPHONE ROUGE
LES ESPIONS PASSENT À TABLE
C’est un peu comme si le récit détaillé de
leurs faits d’armes leur brûlait la langue.
Alors que les services de renseignement
n’ont, par nature, pas vocation à raconter
par le menu leurs activités, tous doivent
rendre à l’histoire leurs témoignages.
Deux livres prévus à la rentrée
prétendent satisfaire ces curiosités.
Outre « l’Histoire secrète de la DGSE », du
journaliste Jean Guisnel (Robert Laffont),
qui doit parvenir « au cœur du véritable
bureau des légendes », deux spécialistes
de la défense et du renseignement
offrent pour la première fois une
radiographie de la puissante mais
souvent méconnue structure de
renseignement nichée au sein même
de la présidence de la République. Dans
« les Espions de l’Elysée » (Tallandier),
Alexandre Papaemmanuel et Floran
MUNICIPALES Vadillo se penchent sur le rôle du
coordonnateur national du

Villani ne lâche rien


renseignement, installé dans les murs du
Château. Aujourd’hui occupé par Pierre
de Bousquet de Florian (photo), le poste
avait été créé en 2008 par Nicolas
Sarkozy. Il avait suscité les craintes les

C
édric Villani et Benjamin Gri­ définitif en septembre. Un petit sup­ plus vives face à l’hyperprésidence alors
veaux (photo) se sont rencon­ plice que Benjamin Griveaux voudrait en cours. Cependant, « en dépit des
trés en toute discrétion dans la interrompre au plus vite. Mais Cédric critiques et des chausse-trapes, le poste
soirée du 22 juillet, à Paris, pour Villani est resté campé sur ses positions, survit aux alternances et aux crises sans
rien perdre de son caractère
chercher un accord dans le conflit qui sur le thème « Laissons passer l’été ». énigmatique », notent les auteurs.
les oppose au sujet de la tentative de Pour le convaincre de se retirer du jeu, Alexandre Papaemmanuel, cadre dans
ravir la mairie de Paris à Anne Hidalgo. la direction du parti présidentiel lui une grande société du numérique et
L’entourage de l’ancien porte­parole aurait proposé la tête de liste aux élec­ spécialiste des questions de défense, et
d’Emmanuel Macron est très inquiet de tions régionales en Ile­de­France, face Floran Vadillo, ancien conseiller spécial
de Jean-
cette situation. Selon un sondage de à Valérie Pécresse. Démenti catégo­ Jacques Urvoas
l’Ifop, réalisé entre le 12 et le 16 juillet, rique du mathématicien rebelle qui à la Justice, ont
Cédric Villani, qui n’a pas abandonné n’est visiblement pas tenté par l’aven­ recueilli les
l’ambition d’être candidat malgré le ture régionale et qui n’a pas été appro­ confidences des
choix de la direction de LREM en faveur ché à ce sujet, ni par les responsables de coordonnateurs,
conseillers,
de Benjamin Griveaux, arrive large­ LREM ni par l’exécutif. Ses proches le ministres et
ment en tête en matière de popularité. poussent à ne rien lâcher. Ils sentent un présidents de la
Avec 51% d’avis favorables, le député de « effet Villani » dans la capitale, répétant République qui
l’Essonne devance Anne Hidalgo (41%) que « les Parisiens ont l’esprit frondeur ont accepté de
se livrer… dans le
et Benjamin Griveaux (38%). Le soir de et n’aiment pas les hommes d’appareil ».
strict respect du
la désignation de ce dernier pour diriger Il faudra donc attendre septembre pour sacro-saint
la liste LREM, Cédric Villani s’était connaître le choix définitif de l’homme secret-défense
réservé le droit d’annoncer son choix à la lavallière. SERGE RAFFY bien sûr.

Guillaume Peltier, qui a décidé LAMY RÉAGIT notre directeur adjoint de la


de passer son tour? Le patron Dans un article publié sur le site rédaction : « Le monde a
des députés LR dément toute web de « l’Obs », Pascal Lamy changé, […] la globalisation a
discussion de ce type : « Je me répond à « l’opinion » de Pascal ôté beaucoup de sa valeur à la
sens libre sur ce sujet. Je ne Riché (« l’Obs » du 4 juillet) qui “protection” du producteur
présenterai un organigramme contestait l’accord commercial contre la concurrence
qu’après mon éventuelle passé avec le Mercosur et étrangère, pour porter le vrai
élection. » Laurent Wauquiez, lui, considérait que, sur la question débat sur la “précaution”, celle
JACOB NE NÉGOCIE PAS n’avait pas hésité à propulser la du libre-échange, le logiciel de qui protège les consommateurs
Christian Jacob (photo) a-t-il juppéiste Virginie Calmels l’ancien directeur général de et les citoyens au nom de
négocié en coulisses des postes numéro 2 du parti avant même l’OMC qui défend l’accord était valeurs qui sont celles des
au sein de la future direction de son élection. Mais sans grand « dépassé » compte tenu de Européens comme on vient de
LR pour éviter des candidatures succès : celle-ci avait été l’urgence climatique. Dépassé? le voir avec la protection des
rivales, comme celle du député remerciée quelques mois après… Lamy renvoie le compliment à données privées. »

10 L’OBS/N°2855-25/07/2019 VINCENT ISORE/IP3/MAXPPP - ROMAIN LAFABREGUE/AFP - LUDOVIC MARIN/AFP


PRÈS DE 1000 ANS,
ET TOUJOURS
DANS LE GOÛT. *

*Depuis
Depuis 1074, les moines de ll’abbaye
abbaye d’Affligem
d Affligem sont garants du goût de la bière Affligem. Aujourd’hui
Aujourd hui encore, ils approuvent avec soin chaque recette.

L ’ A B U S D ’ A L C O O L E S T D A N G E R E U X P O U R L A S A N T É . À C O N S O M M E R A V E C M O D É R AT I O N .
PHOTO DE LA SEMAINE

Duel
tricolore

MARCO BERTORELLO/AFP

Il pleut et les nuages enveloppent le dernier


virage de la montée Foix-Prat d’Albis, ce 21 juillet.
L’hélicoptère est déjà positionné, suspendu à
quelques dizaines de mètres du sol. Je demande
au motard qui m’accompagne de me laisser là.
Je pense que c’est un bon poste pour faire la
dernière photo de l’étape de ce tour, peu avant
la ligne d’arrivée. Un petit groupe de spectateurs
attend Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot, les
deux protagonistes vedettes de ce tour 2019.
Je me mets en place et quelques instants plus tard
je vois apparaître Thibaut Pinot, pédalant de
manière décisive, déterminée, rageuse. Il porte
l’estocade. Le public applaudit et l’encourage, un
policier tente de calmer un supporter trop proche
de lui. Les autres favoris défilent. Déjà distancé
par l’attaque de son ami et rival, le maillot jaune
surgit enfin : tout le monde s’exclame et tente de
le soutenir. Alaphilippe a le visage marqué et
grimaçant de celui qui subit. Tout ça dure
quelques minutes, le temps suffisant pour
permettre au maillot jaune de conserver sa place
au classement. Pour combien de jours encore ?

L’INSTANT D’ AVANT

Le Français Thibaut Pinot a pris l’avantage ce jour-là


et sera le vainqueur de l’étape.

12 L’OBS/N°2855-25/07/2019
L’OBS/N°2855-25/07/2019 13
10 CHOSES À SAVOIR SUR…

1 Benjamin 7
AMBITION COUPLE
Dès la campagne Au moins, son couple
présidentielle de 2017, n’aura pas connu de
Benjamin-Blaise Griveaux divergence politique

Griveaux
(son identité complète) en 2017. Au sein de
ne fait pas mystère de l’organigramme de
son ambition de se présenter campagne du candidat Macron,
à l’élection à la mairie de Paris le groupe justice est dirigé par
en 2020. Au point de finir par Julia Minkowski, l’épouse de
agacer le « patron » qui, une fois Benjamin Griveaux à la ville
à l’Elysée, ne le nommera et la mère de ses trois enfants.
« que » secrétaire d’Etat, sans Le candidat LREM à la mairie de Paris est-il à Avocate chevronnée, elle a
attribution et sous l’autorité notamment travaillé sur les
du ministre de l’Economie. Vite
la hauteur ? A 41 ans, il est chargé d’une mission dossiers Clearstream, Bygmalion
revenu en grâce, il est ensuite politique de la plus haute importance… ou plus récemment Tapie, dont
désigné porte-parole du elle vient d’obtenir la relaxe avec
gouvernement, avant de son associé Hervé Temime.
démissionner en mars dernier

8
pour se lancer officiellement Matthias Fekl et Olivier Ferrand. la majorité. » Cet été, il
BUREAUX
dans la course des municipales. Les « petits frères », eux, se retrouvera la Bourgogne
Au ministère de Bercy,
Le 10 juillet, sans surprise, nomment alors Ismaël Emelien, (puis le sud de la France) il s’était installé dans
c’est à lui – plutôt qu’à Cédric Stanislas Guerini ou Cédric O. pour quelques jours l’ancien bureau
Villani – que la commission Il les retrouvera près de dix ans de « déconnexion ». d’Emmanuel Macron.
nationale d’investiture confie plus tard à En Marche !

5
Tout un symbole pour
la mission d’affronter
“SALAUDS” lui. De huit jours son cadet, il a

4
Anne Hidalgo. coutume de dire, sourire en coin,
BOURGOGNE Conseiller chargé des
Fils d’une avocate questions sociales au qu’il a « perdu beaucoup de

2
et d’un notaire sein de la Fondation temps » par rapport au parcours
IMAGE Jean-Jaurès, l’un des de l’actuel président. Et depuis
bourguignons,
Même ses proches plus influents think sa sortie du gouvernement,
le diplômé de
le reconnaissent : tanks de gauche, il y publie il occupe un autre bureau chargé
Sciences-Po et de
le candidat souffre en 2012 « Salauds de pauvres », d’histoire à l’Assemblée
HEC, qui a cependant raté
d’un problème d’image. un livre en forme de réponse nationale : celui qui appartenait
l’ENA, part se faire élire en
Il est jugé arrogant, à Laurent Wauquiez, qui avait jadis à Pierre Bérégovoy, mais
2008 au conseil municipal
cassant… Ses propos sur ses aussi Manuel Valls et même
de Chalon-sur-Saône, avant déclaré quelques mois plus
adversaires LREM, tenus en Cédric Villani, son adversaire
de devenir vice-président du tôt : « L’assistanat est l’un des
privé mais révélés par « le malheureux dans cette bataille
conseil général de Bourgogne, vrais cancers de la société
Point » (« Il y a un abruti chaque interne à la mairie de Paris.
dirigé à l’époque par Arnaud française. » Il y a quelques mois,
jour qui dit qu’il veut être maire
Montebourg, dont il dit : il lâche à propos de ce même
de Paris ») n’ont rien arrangé.

9
« J’étais son opposant dans Wauquiez qu’il est « le candidat
« Quand je lis les portraits qui DELANOË
me sont consacrés, je me dis des gars qui fument des clopes
et roulent au diesel ». Une En février dernier, il a
que je suis un vrai Parisien. […] discrètement rencontré
Je râle quand les choses ne formule qui passe mal chez
les « gilets jaunes »… Bertrand Delanoë lors
me plaisent pas. Parfois, je râle d’un déjeuner organisé à
beaucoup et je râle très fort »,

6
La Cantina, un restaurant
a commenté l’intéressé, PRIVÉ italien du 15e arrondissement de
qui espère pouvoir recoller Après deux années Paris. Mais lorsque Griveaux se
les morceaux avec ses passées au cabinet vante du soutien officieux de
ex-compétiteurs, qui ont tous de la ministre des l’ancien maire de la capitale, ce
séché son meeting de Affaires sociales et de la dernier sort de sa réserve pour
lancement de campagne. Santé, Marisol Touraine, démentir : « Nul n’est autorisé
il part en 2014 dans le privé, à la à parler en mon nom. »

3
STRAUSS-KAHN direction de la communication

10
d’Unibail-Rodamco, géant de
Il est tombé très tôt DVD
dans la marmite l’immobilier spécialisé dans
Un ami lui a
politique. En 2006, les centres commerciaux.
récemment offert le
il fait partie de Parallèlement, il œuvre DVD de « Paris à tout
l’équipe de jeunes à la constitution prix », documentaire
pousses qui préparent d’En Marche ! à partir de plus de deux
la candidature de de l’automne 2015, heures sur la rocambolesque
Dominique Strauss-Kahn rappelé par un certain campagne parisienne de 2001,
à la primaire socialiste. Ismaël Emelien. Mais marquée par le crash de la droite
Au sein de la « bande ce n’est qu’un an plus parisienne et les querelles
de la Planche » tard, en octobre 2016, incessantes entre Panafieu,
(en référence à qu’il quittera son Séguin et Tiberi. Le voilà donc
la rue du QG), entreprise pour prévenu : pour gagner Paris,
il fait office le mouvement dont il faut savoir avant tout réunir
de « grand il deviendra le sa propre famille politique !
frère », aux porte-parole durant la
côtés de campagne présidentielle. ALEXANDRE LE DROLLEC ET JULIEN MARTIN

14 L’OBS/N°2855-25/07/2019 GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP


DISSENSUS

Anne-Marie Leroyer
est juriste, spécialiste du droit de la filiation et des successions.
Elle a corédigé le rapport « Filiation, origines, parentalité » (2014).

“Le ‘Coucou papa!’


est un fantasme”

PMA : FAUT-
Vous êtes favorable à ce que tous les culturellement, elles ne sont pas « don-
gens nés d’un don de gamètes puissent nées » naturellement. Le cadre juridique est
avoir accès à l’identité de leur don- ici très clair : il ne peut pas y avoir de filiation
établie avec un donneur. L’accès aux

IL AUTORISER
neur. Pourquoi?
Il ne faut pas confondre l’accès aux origines origines concerne donc une quête d’iden-
et la levée de l’anonymat. La levée de l’ano- tité – « quelles sont mes origines géné-
nymat supposerait qu’un couple ayant tiques ? » –, pas de parenté. Du reste, les per-
recours à la PMA puisse choisir son don-
neur. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mais
d’autoriser une personne majeure, conçue
sonnes nées d’un don font la distinction :
elles ne cherchent pas leur « père » (ou leur
mère, dans le cas plus rare d’un don d’ovo- L’ACCÈS AUX
ORIGINES ?
avec don, à accéder à ses origines person- cytes), mais leur « géniteur ».
nelles. Les modalités de cet accès devraient L’accès aux origines ne menacerait-il
être clairement définies : le donneur, averti, pas la tranquillité des donneurs, qui
devra-t-il donner son accord ? Je pense que n’ont pas forcément envie de rencon-
cet accès devrait être de droit : les donneurs Par CA RO L E BA R J O N
trer les personnes nées de leurs
seraient prévenus dès le départ que leur gamètes?
identité pourrait être dévoilée dans le futur. Connaître l’identité du donneur ne donne-
On passerait d’une logique du « ni vu ni rait pas le droit de le rencontrer. Un orga- L’anonymat des donneurs
connu » à un principe de responsabilité. nisme peut s’occuper de le mettre en rela- de gamètes n’est qu’une des
Les banques de sperme ne risquent- tion avec la personne née du don mais rien questions qui occuperont le grand
elles pas d’être désertées? ne contraindrait celui-ci. débat, à venir cet automne, sur
Ce n’est pas ce qui s’est passé en Suède. Le Il est très facile de trouver une adresse l’extension de la procréation
profil des donneurs s’est modifié : moins de sur internet… médicalement assistée (PMA)
jeunes gens, plus de personnes « installées », Et alors ? Un donneur qui n’aurait pas envie aux femmes seules et aux couples
ayant une vie de famille, qui comprennent à de répondre l’expliquera à la personne née de lesbiennes. Mais ce n’est
quel point le don de gamètes est important. de don. Le droit marque clairement qu’il ne pas la moins complexe :
En facilitant l’identification du peut y avoir de lien de paternité ; et il y a des le gouvernement lui-même n’avait
donneur, voire sa rencontre avec la lois contre la violation de la vie privée. Que pas voulu la trancher en envoyant,
personne née du don, ne risquerait-on voulez-vous qu’il arrive ? Le « Coucou à la mi-juin, deux versions
pas de « biologiser la filiation » ? papa ! », vingt ans après, est un fantasme. possibles au Conseil d’Etat.
Dans ce débat, la filiation et l’accès aux ori- Les personnes qui recherchent leurs ori- Présenté cette semaine en conseil
gines sont souvent confondus. Il faut le gines ne sont pas dans une démarche de des ministres, le projet de loi ne
redire : la parenté n’est pas liée à la biologie. « retrouvailles ». Elles veulent une histoire, revient pas sur l’anonymat des
C’est ce que nous apprend l’anthropologie : pas un visage. donneurs, qui sera « préservé ».
les structures familiales se construisent Propos recueillis par R É M I N OYO N Mais comme le souhaitait Agnès

16 L’OBS/N°2855-25/07/2019 MARLENE AWARD/IP3/MAXPPP - BURGER PHANIE


Pierre Lévy-Soussan
est psychiatre, psychanalyste, ancien membre du conseil d’orientation
de l’Agence de la Biomédecine et enseignant à Paris-VII. Il est notamment
l’auteur d’« Eloge du secret » et de « Destins de l’adoption » (Fayard).

“Valoriser le lien du
sang, un jeu dangereux”
Buzyn, il propose de « lever le voile Certains militent pour que tous les Le terme « père biologique » est le symp-
sur la filiation » pour les enfants gens nés d’un don de gamètes puissent tôme de cette confusion quant à ce qu’est
nés de don qui en feront la accéder à leurs origines biologiques. un père pour un enfant, dans notre société.
demande. A 18 ans, s’il le souhaite, Est-ce une bonne idée? L’identité d’une personne n’est-elle pas
le jeune pourra « avoir accès C’est une mauvaise réponse à un vrai pro- aussi biologique?
à son histoire ». Il recevra des blème. Sur les 90 000 personnes nées Non, l’identité est narrative. La construc-
informations sur le donneur. d’un don de gamètes en France depuis les tion identitaire de l’enfant s’élabore au sein
En revanche, sauf accord années 1970, seules quelques centaines de son psychisme, à partir des corps qui
de ce dernier, il ne pourra pas militent pour la levée de l’anonymat du créent l’engendrement. Sous l’Empire
en connaître l’identité. donneur. Dans l’immense majorité des romain, on ne faisait aucune différence
A l’automne, les séances au cas, les gens ne ressentent pas ce besoin entre un enfant naturel ou adopté : il deve-
Parlement promettent d’être « identitaire » biologique. Le problème ne nait fils ou fille grâce à la fiction juridique
animées, avec une pluie se pose que lorsque les parents receveurs universelle de l’acte de naissance. A l’in-
d’amendements en tous sens. ressentent un malaise par rapport au don verse, si la conception par PMA devait être
Car, au-delà du principe même car il y a un « impensé » de cette technique inscrite sur cet acte, comme cela a été envi-
de l’extension de la PMA, sur dont on sous-estime l’impact psychique. sagé, ce serait une discrimination scanda-
lequel les Français sont plus S’il est un secret qui peut poser problème, leuse ! Différencier les enfants au nom de la
partagés qu’on ne le croit d’après ce n’est pas celui de l’identité du don- Vérité biologique ? Ce retour à une consé-
un récent sondage de l’Ifop, le neur : c’est celui qui entoure le recours à cration du lien du sang est une idée por-
sujet de l’accès aux origines et de la PMA, l’infertilité. Lorsque les parents teuse de toutes les dérives. On sous-estime
la filiation divise tout le monde, éprouvent des difficultés à dépasser le la force du lien psychique et la puissance
entre « protection de toutes les lien du sang, quand ils se relèguent en métaphorique du « lieu » familial, qui est
familles » et « intérêt de l’enfant » : seconde position par rapport aux don- capable de transcender le lien du sang.
juristes, spécialistes de l’adoption, neurs, ils ont du mal à se transformer en Même si l’enfant n’est pas né biologique-
médecins, psychiatres, père et mère, et l’enfant en fils ou fille. ment de ses père et mère, le lien de filiation
psychanalystes… et même les Permettre d’accéder à l’identité du don- peut reposer sur une scène d’engendre-
associations pro-PMA ! D’où la neur ne résoudrait aucun problème. Au ment symbolique « comme si » il venait du
mise en place, dès cette semaine, contraire, cette « biologisation » des ori- couple et de leur histoire, alors même que
d’une commission spéciale de gines risquerait de tout embrouiller. Elle la science est intervenue à un moment déci-
70 députés chargée de déminer compliquerait la construction de la filia- sif. Valoriser le lien du sang au détriment de
le terrain, avant le débat dans tion pour l’enfant qui, devenu adulte, la construction psychique originaire qui
l’Hémicycle. Une précaution devrait résoudre l’impensé parental. s’opère dans la cellule familiale serait un jeu
qui en dit long sur les craintes Mais que répondez-vous à ceux qui dangereux pour l’enfant qui pourrait rester
de l’exécutif malgré la sérénité désirent connaître leur père biolo- indéfiniment un « enfant de la science ».
affichée. gique? Propos recueillis par TIMOTHÉE VILARS

VINCENT ISORE/IP3/MAXPPP L’OBS/N°2855-25/07/2019 17


EN COUVERTURE

E
Champion de la cuisine
moléculaire et des arts
martiaux, ex-cancre

R
soucieux de secourir
les cabossés du système,
l’hyperactif chef est aussi

T
un as de la com qui a
su imposer une image
de sage oriental. Avec

U
une obsession : recréer
du lien dans une société n décembre dernier, Thierry
dont il a éprouvé la
E Marx a participé à la remise

A
des diplômes de l’une des
rudesse nombreuses écoles qu’il
parraine (voir p. 21) –
celle-ci est dédiée à la photographie
culinaire. Le raout se déroulait au sep-


tième étage du ministère de l’Economie

X
et des Finances, mais l’important est le
nom de cette formation : Media Social
Food. Les médias, le social et la cuisine,

L AR
un résumé parfait de ce qui travaille, en
profondeur, le chef parisien de 59 ans.
Marx a besoin de séduire les médias
pour mieux faire la promotion de ses
formations auprès du grand public ;
besoin de la cuisine pour attirer la
lumière et recréer du lien social ; besoin
de social pour donner un peu de sens à
la grande quincaillerie médiatique.
On sent que chez lui, tout se tient
étroitement. L’ego et l’envie d’être utile,
l’engagement sincère et l’habileté du
bon storyteller, la capacité de serrer la main aux poli-
tiques comme aux géants de l’agroalimentaire, mais
aussi de prêter une oreille bienveillante à M. Tout-le-

M
Monde. Et d’intervenir aussi bien dans les centres péni-
tentiaires et les écoles que sous les ors d’un ministère.
« Bien sûr que c’est quelqu’un qui a envie de faire par-
tie des grands, de ceux qui laissent une trace, décrypte
Raphaël Haumont, le physico-chimiste avec lequel il a
fondé le Centre français d’Innovation culinaire à l’uni-
versité d’Orsay (Essonne). Mais c’est aussi une person-
nalité authentique, ouverte et généreuse. Les gens qui
travaillent avec lui ne claquent jamais la porte. » C’est
Par A R N AU D cet alliage qui fait qu’avec Thierry Marx, on a moins
G O N Z AG U E envie de parler de jus de viande ou d’émulsions de
légumes que de la société française comme elle va. Pour
Photos AU D O I N lui, elle va mal d’ailleurs, comme la planète en général.
D E S F O RG E S Mais l’homme a le sens du consensus : il tacle la

AUDOIN DESFORGES POUR « L’OBS » L’OBS/N°2855-25/07/2019 19


LA GALAXIE MARX
malbouffe à longueur de colonnes, mais dit que l’in-
dustrie agroalimentaire « évolue beaucoup » ; il fait com-
prendre que l’école républicaine lui a été un calvaire,
mais n’incrimine aucun enseignant. Une philosophie :
au lieu de vitupérer contre des coupables, mieux vaut
penser aux solutions. Depuis 2012, il a porté sur les fonts
baptismaux une cascade de formations qui soutiennent
Engagement
(gratuitement) les projets professionnels de publics très
éloignés de l’emploi (voir p. 26). « Thierry Marx est ce
Social
qu’on appelle un “destinateur”. C’est-à-dire quelqu’un
qui donne une mission aux autres pour les faire grandir,
avance Ivan Darrault-Harris, professeur émérite et
membre du Centre de Recherches sémiotiques de l’uni-
versité de Limoges. C’est pour cela qu’on a tant envie de
le suivre et de l’écouter. » Il y a quelque chose de physique
dans cet attrait. Marx, qui s’est initié à la méditation zen
et s’est perfectionné dans les arts martiaux au Japon, a
l’allure du sage oriental – crâne lisse, toge immaculée
(la veste de cuisine s’apparentant chez lui au kesa du
moine bouddhiste), sourire de celui-qui-sait. Malgré
sa carrure à la Bruce Willis, sa voix reste d’une extrême
délicatesse et son regard d’une vraie douceur.
Surtout, pour Ivan Darrault-Harris, « il est un homme
arrivé au sommet après un long et difficile parcours ».
Dans les interviews qu’il donne, il se raconte. « Mais pas
comme le font les chefs traditionnels, qui parlent du ter-
Business
roir de leur enfance et de la tarte de leur grand-mère qui
continue de les inspirer », note Raphaël Haumont.
Thierry Marx parle de l’homme qu’il fut : il vient d’un
milieu dénué de racines. Fils d’une modeste famille du
quartier de Belleville, à Paris (papa ouvrier du bâtiment,
maman laborantine), il atterrit à 12 ans dans la cité HLM
d’une banlieue pas facile (Champigny-sur-Marne). Au
collège, le jeune garçon décroche, fréquente les petits
voyous, se bagarre, mais échappe aux pires vicissitudes
de la rue grâce à la discipline du judo.
Enfant, il rêvait de finir « cuisinier-pâtissier sur un
bateau », mais la conseillère d’orientation – un modèle
de perspicacité – lui dit : « La cuisine, ce n’est pas pour « De chez Loiseau », répond Marx du tac au tac.
vous. » On le place en CAP mécanique générale. Il s’y Semi-mensonge, qui démontre déjà un sens aigu de la
soustrait grâce à son grand-père qui le recommande story. Ça marche : il est embauché comme commis, puis
chez les Compagnons du Devoir et décroche un CAP file chez Joël Robuchon, puis chez Alain Chapel, part
de pâtisserie. Mais à Champigny, il n’y a rien à faire, se perfectionner à Sydney, à Tokyo, à Singapour. Il
personne ne l’attend. Exit les millefeuilles. Marx tra- revient en France et, en 1988, il décroche sa première
vaille comme manutentionnaire, convoyeur de fonds, étoile au Michelin pour son restaurant de Montlouis-
garde du corps, s’enrôle dans l’armée pendant trois ans. sur-Loire. La deuxième arrive en 1999 pour ses bons
Il officie en tant que Casque bleu au Liban, revient en offices au Relais & Châteaux de Cordeillan-Bages, en
France et parvient à décrocher un CAP de cuisine, un Gironde. Le voilà lancé pour de bon.
BEPC et même un bac général. « Ceux qui ont le savoir « Son parcours est celui d’un héros, au sens mytholo-
ont le pouvoir », lui répétait sa grand-mère. Il se met à gique du terme, explique Ivan Darrault-Harris. Un per-
la lecture, prenant une revanche sur le passé humiliant sonnage en rupture avec les codes de son milieu, qui entre-
de celui qui ne savait pas écrire correctement « Bon prend un long voyage pour échapper à son destin. Le
anniversaire » sur un gâteau. Japon, l’Australie, le Liban… Le héros Marx s’est forgé
Le jeune homme comprend que lorsqu’on n’a pas de une identité ailleurs, avant de revenir en maître. Notez
réseau, il faut du culot. Il rencontre alors l’immense qu’il gère aujourd’hui la brasserie de la tour Eiffel. Quoi
Bernard Loiseau dans son restaurant, à Saulieu, qui dis- de plus français ? » Ulysse a fait un beau voyage, mais il
cute longuement avec lui, sans lui donner de travail. Le continue pourtant de détonner dans le petit monde des
lendemain, il a rendez-vous avec Claude Deligne. « D’où chefs français. D’abord, il est de ceux qui n’élèvent jamais
tu viens ? » lui demande le grand maître du Taillevent. la voix (ou rarement) en cuisine, lieu où, traditionnel-

20 L’OBS/N°2855-25/07/2019 AUDOIN DESFORGES POUR « L’OBS »


EN COUVERTURE

CUISINE MODE CENTRE FRANÇAIS MEDIA PASS’SPORT


D’EMPLOI(S) D’INNOVATION CULINAIRE SOCIAL FOOD POUR L’EMPLOI
32 salariés qui ont formé Centre de recherche Formation aux métiers de Formation
quelque 2 000 stagiaires physico-chimique et chaire la photographie culinaire aux métiers
à la cuisine, la boulangerie, académique sur la cuisine pour les réseaux du sport et
la poissonnerie, le service du futur, à l’université sociaux de la sécurité
hôtelier… Paris-Sud Orsay

LA MAISON LES RESTAURANTS LES ÉTABLISSEMENTS AVEC LAGARDÈRE TRAVEL RETAIL


MÈRE TM4 Marxito Sur Mesure
Teppan
L’Etoile du Nord
De la street Le restaurant (gare du Nord, (aéroport Roissy-
food franco- de l’hôtel à Paris) Charles-de-Gaulle)
japonaise, Mandarin
Paris-8e Oriental,
Paris-1er, qui a La Villa Marx Le bar-restaurant
reçu 2 étoiles (hôpital Edouard- La Plage et le
au Michelin Herriot, à Lyon) restaurant Pan Garni
(aéroport de Nice)
700 Camélia
salariés La brasserie
Le 58 Tour Eiffel
chic du Mandarin
Oriental, Paris-1er
L’AGENCE TM4
La brasserie Agence de conseil
du premier étage Le Bar 8 gastronomique
de la tour Eiffel, Offre de restauration qui travaille avec
Paris-7e légère, Paris-1er LES Intermarché,
Lustucru, Badoit…
BOULANGERIES TÉ
Thierry Marx
Son restaurant THIERRY MARX Traiteur associé au
groupe d’insertion
65 millions ouvert dans le 4 magasins SOS, qui a la
de chiffre quartier chic de à Paris et bientôt concession du Pavillon
d’affaires Ginza, à Tokyo un à Tokyo Elysée, Paris-8e

lement, les ordres sont impitoyablement aboyés. Il a difficile de trouver un critique gastronomique qui ose
même claqué la porte de l’émission « Top Chef » en en dire du mal. « Je n’ai pas très envie de m’exprimer sur
2014 parce que, a-t-il dit, M6 exigeait de lui un compor- lui. J’espère que vous comprendrez… », s’excuse l’un
tement d’adjudant des arrière-salles, ce qu’il n’est pas. d’entre eux contacté par nos soins. Les autres ne nous
Ses trouvailles culinaires elles-mêmes tranchent avec ont pas répondu, à l’exception de Philippe Couderc,
les standards français. « Il privilégie l’épure extrême : plume au magazine « Challenges ». « Marx, c’est de la
trois gestes, trois ingrédients et un assaisonnement, point. “IL DONNE cuisine qui épate peu le bourgeois, ce qui n’empêche pas
On est loin des plats noyés de sauce, de crème et de cham- qu’il a un grand talent. Mais c’est un homme protée : il est
pignons, sourit Raphaël Haumont. C’est un expérimen- UNE MISSION tellement partout, tellement dans une course à la réus-
tateur. Lui, il aime d’abord la science et les innovations. » site… Cela provoque un peu de lassitude. » Thierry Marx,
Ce scientisme avide, cette curiosité envers la nouveauté
AUX AUTRES homme trop pressé ? En 2018, l’un de ses partenariats
ont un côté très anglo-saxon – ne pas oublier qu’il a POUR LES a valu à ce dézingueur de malbouffe un carton rouge,
étudié le management à Berkeley au début des années distribué par l’association Foodwatch : certains parfums
1990 – tout comme l’est son amour sans complexe pour FAIRE de la barre alimentaire bio qu’il a concoctée avec l’en-
l’ambition professionnelle. GRANDIR.” treprise Feed étaient notés « C » et « D » au Nutri-Score
Et s’il y a eu bien d’autres chefs français qui ont accepté – le baromètre alimentaire des autorités sanitaires. En
de frayer avec les géants de l’agro-industrie, on n’en IVAN cause, notamment, la présence riquiqui de fruits lyo-
connaît pas qui se reconnaissent aussi volontiers chefs DARRAULT-HARRIS, philisés (3% de l’ensemble) et l’ajout de maltodextrine,
d’entreprise que lui, et qui citent aussi régulièrement le PROFESSEUR un dérivé ultra-transformé du sucre, 100% industriel.
businessman américain Warren Buffett. Cela ne lui attire À L’UNIVERSITÉ Thierry Marx est partout : il n’est pas anormal qu’il se
pas forcément les suffrages de la profession. Pour autant, DE LIMOGES trouve aussi, quelquefois, là où il est dispensable. Q

L’OBS/N°2855-25/07/2019 21
“COMMENT verticalité, avec 100 hyper-riches aux îles
Caïmans, pour 100 millions de pauvres, ça
va exploser.
Vous pensez aux « gilets jaunes »?
Je les connais : ce sont mes oncles, mes cou-
sins… Des gens qui n’ont connu que la pré-
carité. Mon grand-père, ouvrier du bâti-
ment, a pu créer sa petite entreprise

INVERSER
pendant les Trente Glorieuses ; la vie de
Par mes parents a été plus dure ; ma génération
N ATAC H A est souvent à découvert dès le 15 du mois…
TAT U On ne peut pas continuer comme ça. C’est
la métaphore de la bouilloire. Mettez-la sur
le feu, fermez toutes les ouvertures : vous
ne savez pas quand, mais forcément, ça va
exploser. Je suis pour un capitalisme
durable et « environnementalement »
responsable.
Vous avez été « décrocheur scolaire »…

LA SPIRALE
J’ai grandi dans des quartiers pas faciles,
avec la conviction, malgré une scolarité
chaotique, que je pouvais m’en sortir. Qu’il
n’y avait aucune raison pour que je reste
assigné à ces quartiers, à mon statut social.
J’entendais autour de moi : « Ce n’est pas
pour des gens comme nous. » Je ne supporte
pas cette phrase. J’étais décidé à taper dans
le système. Ce n’est pas parce que c’est dur
que ce n’est pas possible. J’ai aimé l’école
primaire, mais au collège, je n’ai pas

DE L’ÉCHEC”
compris ce qu’on attendait de moi. J’ai été
Photos envoyé dans une classe de transition, où
ST É PH A N E l’on ne faisait rien. On n’allait même pas
L AG O U T T E en récréation avec les autres. Ça reste une
blessure…
Pas facile d’être un autodidacte, y
compris dans le monde de la haute
cuisine…
Créatif et franc-tireur, Vous dirigez des restaurants étoilés et
« en même temps » des écoles d’inser-
En effet. J’ai passé mon bac à 25 ans. J’ai
beaucoup lu. Adulte, j’ai pu suivre quelques
formations managériales. Quand vous avez
Thierry Marx, chef tion. Vous défendez l’agriculture res-
ponsable et « en même temps », vous eu du mal à remplir des papiers, quand vous
collaborez avec la grande distribu- avez été un « exclu » au collège, ce sont des
étoilé cathodique, veut tion. Vous êtes très macronien, au cadeaux de la vie. En même temps, les
fond… plaies du passé ne cicatrisent pas facile-
réparer l’ascenseur Il n’y a pas forcément de contradiction. Le ment. Aujourd’hui encore, je doute.
luxe n’est pas une insulte à la misère, mais Vous avez été révolté?
social. Rencontre avec à la médiocrité. Quant à la grande distri- J’étais en révolte contre l’idée d’assigna-
bution, si je peux contribuer à en améliorer tion à ma condition sociale. Au début,
un cuisinier engagé qui les procédés sans renier mes principes, j’étais dangereusement revanchard, figh-
pourquoi pas ? J’ai apprécié qu’Emmanuel ter même. L’apprentissage du bouddhisme,
veut remettre l’humain Marron fasse campagne en proposant des la découverte de la philosophie, des ren-
solutions, sans critiquer ses prédécesseurs. contres, la formation, m’ont aidé à dépas-
au cœur de l’économie Mais je trouve que le « nouveau monde » ser ce stade. La vengeance est un poison.
ressemble beaucoup trop à l’ancien. L’éco- Ce n’est qu’à 40 ans que je suis sorti de
nomie doit être sociale, l’hyperprofit ne sert cette envie d’en découdre. J’ai renoncé au
à rien. Après avoir été le champion des fantasme che guevarien. Aujourd’hui, je
découverts et des saisies sur salaire, j’as- crois à la France des solutions. Arrêtons
sume ma réussite. Mais si on reste dans la de chercher des coupables, allons à

22 L’OBS/N°2855-25/07/2019 STÉPHANE LAGOUTTE/M.Y.O.P POUR « L’OBS »


EN COUVERTURE

Pour Thierry
Marx, tout le
monde peut avoir
un projet, même
en prison…
l’essentiel, faisons des propositions. lignée de cuisiniers. Je me suis exposé… n’est pas de savoir pourquoi le stagiaire
Marx – l’autre – l’a dit : le capitalisme est et j’ai reçu un courrier de dingue ! Ça m’a en est là, pourquoi il est au RSA, pourquoi
efficace mais il est injuste. Eh bien, ren- boosté. Je me suis dit qu’on pouvait mettre il porte un bracelet électronique… mais
dons-le plus juste. Sinon on va s’entre-tuer. en place une formation qui permettrait comment lui permettre d’avancer, et
Votre grand-père était communiste. de ramener rapidement des gens motivés inverser la spirale de l’échec.
Vous ne croyez plus aux utopies poli- à l’emploi. Ces personnes n’ont ni le temps Quelle différence entre CME et d’autres
tiques ? ni l’envie de retourner sur les bancs de centres de formation?
La contestation pure et simple du capi- l’école. Il leur faut de la pratique. Je me Quand j’étais jeune, je voulais faire une
talisme, ça ne marche pas. Regardez les suis engagé dans les deux secteurs que je école hôtelière. Avec mon look de petit
grandes manifestations contre les fer- connaissais : la cuisine et le sport, qui offre loubard, on m’a envoyé en mécanique,
metures d’usine. A quoi ça a servi ? Les également de nombreux débouchés, aux comme la plupart des jeunes de ma
ouvriers ont manifesté, les usines ont jeunes des quartiers notamment. classe… Les jeunes sont trop souvent casés
fermé. On a distribué des chèques, ce qui Quels sont vos critères de recrutement dans des formations qui ne les intéressent
revenait à dire aux gens : voilà ce que vous pour votre réseau d’écoles Cuisine pas. A CME, les stagiaires ne sont pas là
valez… Il y a eu tant de drames humains. Mode d’Emploi(s) (CME)? par hasard. Je leur demande un engage-
On aurait mieux fait d’investir dans la for- Pour les stagiaires, tout est gratuit. La ment. S’ils ne le respectent pas, ils doivent
mation professionnelle. Si en amont on contrepartie que je leur demande, c’est de partir. Et puis, nos formations sont courtes.
avait amené les salariés à construire un s’engager. Peu importe leur passé, leur CV, Onze semaines de pratique, contre deux
projet, on n’en serait pas là. leurs fautes d’orthographe. Ils doivent ans pour un CAP. Aujourd’hui, les jeunes
Vous avez créé des écoles d’insertion, avoir un projet. Tant que tu n’as pas de apprennent plus vite : ça ne sert à rien de
formé 3000 stagiaires… Une sorte de projet, tu restes à genoux, sans motiva- passer des mois à apprendre par cœur des
rédemption? tion. On passe trop de temps à chercher recettes qu’on peut trouver sur son smart-
Je n’oublie pas d’où je viens, je sais ce qui des boucs émissaires responsables de nos phone. Dans nos écoles, les jeunes n’ap-
m’a manqué dans mon parcours, et ce qui échecs : la société, l’Education nationale, prennent pas pour faire, ils font pour
m’a permis d’en sortir. Le sport et les Com- le quartier… Moi, ce qui m’intéresse, ce apprendre.
pagnons du devoir unis m’ont sauvé. Il y a
aussi eu des rencontres, qui m’ont aidé à
me structurer et à développer un réseau…
Très vite, j’ai eu envie de rendre à d’autres
ce capital. J’ai commencé à m’intéresser à
l’insertion des jeunes des quartiers, des per-
sonnes en difficulté, ou en milieu carcéral.
En 2006, rencontre mémorable avec Véro-
nique Colucci, des Restos du cœur. J’ai
donné quelques cours de cuisine, et je me
suis interrogé : ces personnes sont en
grande précarité, mais rien n’est prévu pour
elles. On ne répond qu’à leur urgence ali-
mentaire, et c’est déjà formidable, mais ils
ne sont plus en capacité de construire un
projet professionnel. Et en même temps,
qu’est-ce qu’ils sont doués ! Il y a énormé-
ment de postes à pourvoir dans l’hôtellerie-
restauration, dans le bâtiment. Quel gâchis !
Je me suis alors dit : « Là, je tiens un truc… »
J’ai rencontré le maire du 20e, qui a mis des
locaux à ma disposition. On a trouvé les
premiers fonds auprès de la formation pro-
fessionnelle. Et c’était parti.
Quel a été le déclic?
En 2004 et 2006, j’avais été désigné chef
de l’année. J’avais 19,5/20 au Gault et Mil-
lau. Tout marchait bien pour moi. Inter-
rogé par une journaliste, je commence
mon baratin de chef pêcheur, chef jardi-
nier, et elle me dit : ça ne m’intéresse pas.
Parlez-moi de vous… Je me suis révélé tel
que j’étais : un chef, un chef d’entreprise,
parti de rien, sans appartenance à une

24 L’OBS/N°2855-25/07/2019
EN COUVERTURE

Les débuts n’ont pas été simples. Vous travail sont difficiles : la seule solution, c’est teurs de leurs envies et de leurs projets.
avez encaissé pas mal de critiques… de proposer une montée en compétences Quand l’un d’eux me quitte, je peux le vivre
En effet ! Innover a toujours suscité la cri- dans l’entreprise. Je ne peux pas promettre comme un échec… ou comme une oppor-
tique. Ça a été le cas en 2004, quand je me d’embaucher au-dessus des tarifs du mar- tunité, heureux de le voir s’épanouir. On
suis lancé dans la cuisine moléculaire. On ché. En revanche, je peux aider à grimper. doit coconstruire nos projets. Et appliquer
était à peine fréquentable ! Trois ans plus Quand j’embauche un commis, je lui pose une méthode simple : « bienveillants avec
tard, c’est devenu un outil largement par- deux questions : pourquoi veux-tu travail- les gens, durs avec les faits. »
tagé. Même chose avec le Centre d’inno- ler pour moi ? Où te vois-tu dans deux ans ? Vous êtes opposé au low cost. Pour-
vation culinaire (voir p. 19) qui bénéficie Et c’est ma responsabilité de l’aider à tant, le low cost, c’est plus de pouvoir
aujourd’hui d’une reconnaissance mon- atteindre son objectif. Voilà mon combat. d’achat pour les plus démunis…
diale. Idem avec mes écoles : la formation Ce qu’on ne peut pas faire par la redistri- Le low cost a appauvri notre société. Il a
est « trop courte », j’étais le « chef de la télé- bution financière, on peut le faire par la appauvri l’agriculture, tué des pans entiers
réalité », c’était « du vent »… L’innovation formation professionnelle. du secteur rural, abîmé les sols, ruiné notre
est moquée, puis bien souvent, elle s’im- Votre approche est assez anglo- planète. Vendre une baguette à 80 cen-
pose comme une évidence. J’ai formé saxonne au fond… Vouloir, c’est pou- times n’a aucun sens. Vous la payez trois
3 000 stagiaires, avec 92% de retours à l’em- voir, à chacun de prendre son destin fois : 1) Elle sera sèche avant d’être finie ;
ploi. Il y a eu 70 créations d’entreprise. en main… 2) Elle n’apporte rien de bon à l’organisme ;
Vous croyez donc que l’ascenseur Je demande à mes stagiaires d’être com- 3) La produire a abîmé la terre. Regardez
social peut être réparé… batifs, à condition que ce combat soit posi- nos plaines envahies d’intrants chimiques,
Je préfère parler d’escalier. Dans les quar- tif. Quand ils arrivent, souvent, ils ont peur. des terres quasiment mortes ! Je défends
tiers où j’ai grandi, l’ascenseur ne marchait Mais de qui ? A CME, on fait tout pour leur le lien du vivant. L’explosion des intolé-
jamais et on n’y pouvait rien ! Monter l’es- redonner confiance, on leur apprend à rances au gluten pourrait être évitée et l’on
calier dépend de vous, il donne le sens de lâcher la main du passé, à se remettre sur n’a pas fini de mesurer le coût phénomé-
l’effort. Dans notre secteur, les salaires la ligne de départ. C’est la méthode RER : nal du diabète, du surpoids, du cancer… Et
d’embauche sont faibles, les conditions de Rigueur, Engagement, Régularité. Une je ne parle pas de la rémunération des agri-
approche assez luthérienne, c’est vrai, mais culteurs. On ne peut négliger l’impact
que l’on retrouve dans la plupart des reli- social et environnemental de nos actes.
“J’APPRENDS gions. « Aide-toi et le ciel t’aidera », « il faut L’agriculture doit être responsable. Sinon,
croire en Bouddha mais ne pas compter sur on va à la catastrophe.
À MES lui »… Tout le monde peut avoir un projet, En même temps, vous êtes méfiant vis-
STAGIAIRES même en prison… Quand je donne des à-vis du bio…
cours en univers carcéral je demande aux Le bio, c’est les années 1970. Il faut aller
À ÊTRE participants de dépasser leur statut de beaucoup plus loin. Faire du 200% bio.
COMBATIFS, détenu. Je n’aime pas entendre : « Je n’ai Qu’est-ce qu’un bon produit ? Quel est son
pas eu de chance. » La chance se construit. impact social et environnemental ? Voilà
À CONDITION Récemment, j’ai proposé un très beau les vraies questions. Le bio est marqueté
QUE CE poste à un stagiaire au RSA. Il me dit : « Je et je me méfie du green washing. Je connais
pars en vacances. » On envisage des amé- des petits producteurs qui font des pro-
COMBAT SOIT nagements, il refuse. Tant pis pour lui ! duits exceptionnels sans jamais avoir
POSITIF.” Dans les quartiers, on a fait trop de clien-
télisme, en promettant d’aider ceux qui
demandé le label bio.
CME est né en 2012. Vous dites avoir un
« n’ont pas eu de chance ». On en a fait des nouveau grand projet tous les sept
victimes. Je préfère leur proposer un nou- ans… Quel est le vôtre aujourd’hui?
veau départ, une nouvelle énergie. Je suis en train de monter un fonds d’in-
En même temps, vous prônez un mana- vestissement à impact éthique. Les fonds
gement bienveillant, qui n’est pas for- classiques exigent des retours à trois ans.
cément la culture de l’hôtellerie… Le Dans la restauration, on ne peut dévelop-
turnover dans vos établissements est per une affaire sur une durée aussi courte.
faible. Comment faites-vous? On ne peut exiger de pay back à moins de
La théorie de la bouilloire s’applique aussi cinq ans, dix ans. Il faut parler investisse-
au management. Je ne suis pas favorable ment durable. J’espère réunir des grands
à la gestion des équipes par la pression de la finance autour de ce projet.
excessive. J’ai vu des gens souffrir, se faire Qu’est-ce qui vous rend fier?
débarquer manu militari. La maltraitance J’adorerais avoir une troisième étoile, ce
au travail, ça existe. Trop de poids hiérar- serait une reconnaissance. Mais rien ne me
chique, pas d’élévation en compétence… touche plus qu’un stagiaire qui me dit
Le rapport au travail ne peut se limiter à « Merci d’avoir changé le cours de ma vie ».
l’argent, il faut de la bienveillance. Tous La misère est insupportable. Ne rien faire
les six mois, je parle avec mes collabora- pour la combattre l’est encore plus. Q

STÉPHANE LAGOUTTE/M.Y.O.P POUR « L’OBS » L’OBS/N°2855-25/07/2019 25


Dans un atelier
de l’école de formation
à la cuisine
et à la boulangerie
de Thierry Marx.

oque et veste de cuisine

T immaculées, Pauline*,
30 ans, a choisi de moder-
niser sa recette d’œufs
mimosa, présentés en
tapas… « C’est créatif, mais attention à la
promesse au client. Quand il commande
un classique, il ne s’attend pas forcément
à ça », commente le chef Thierry Marx.
Concentré, Aboubakar, 22 ans, sert sur
des assiettes un magret aux petits
légumes. Steve, 25 ans, rougit sous les
compliments du chef pour sa tarte fine
aux pommes caramélisées. Ils sont une
vingtaine ce jour-là à passer leur examen
de fin de cycle devant un jury de forma-
teurs et de cuisiniers. Trois plats impo-
sés jugés sur la cuisson, le goût, la pré-
sentation. La présence de Thierry Marx,
bienveillant mais ferme, ajoute forcé-

À L’ÉCOLE
ment à la pression. Le niveau est impressionnant, tout
comme la cohésion de l’équipe. Ils ont entre 20 et 55 ans
et viennent de tous horizons. L’une a un doctorat de
chimie, la plupart n’ont connu que l’échec scolaire et
les petits boulots. Beaucoup sont au RSA, certains

DE LA
portent un bracelet électronique. « Mais ici, on ne parle
pas de ça, dit Véronique Carrion, directrice de cette
école pas comme les autres. Leur passé ne nous inté-
resse pas. Ils sont là pour prendre un nouveau départ. »
Après deux mois de formation, ils partiront pour trois

DEUXIÈME
semaines de stage en cuisine. Aboubakar est pris dans
un bistro gastronomique de Ménilmontant ; Steve et
Pauline, dans une brasserie ; Danièle, décidée à créer
son entreprise de plats cuisinés ivoiriens, entrera chez
un traiteur de Boulogne… Cette quinqua drôle et éner-

CHANCE
gique est un peu la maman du groupe. Elle ne connais-
sait pas du tout Thierry Marx quand elle a postulé. Elle
était au RSA, une amie lui en a parlé, elle a envoyé sa
candidature sans trop y croire. Comme les autres sta-
giaires, elle est enthousiaste : « C’est une nouvelle vie qui
démarre. » « Ici, on voit la finalité de ce qu’on apprend, et
on se serre tous les coudes », ajoute Aboubakar, qui avait
Ils sont chômeurs de longue durée, décrocheurs abandonné un CAP de cuisine il y a quatre ans…
scolaires ou contraints par un bracelet 110 000 POSTES À POURVOIR
électronique. Qu’ils aient 20 ans ou 50 ans, Cuisine Mode d’Emploi(s) (CME) est l’école créée
en 2012 par Thierry Marx pour remettre des adultes
dans les écoles Cuisine Mode d’Emploi(s), sur le chemin de l’emploi. Ici, dans les anciens ateliers
réhabilités de cette petite rue du 20e arrondissement
on leur propose de prendre un nouveau départ encore populaire de Paris, l’espace est clair, moderne,
convivial, la déco épurée. Dans l’entrée, un grand pan-
Par N ATAC H A TAT U neau fait office de livre d’or, couvert d’éloges rédigés

26 L’OBS/N°2855-25/07/2019 CYRIL BITTON/DIVERGENCE


EN COUVERTURE

par Emmanuel Macron (pas encore président), la ainsi qu’une école de formation par le sport… Sur
ministre du Travail, Muriel Pénicaud, le patron d’En- 3 000 stagiaires formés, 94% ont retrouvé un emploi,
gie Gérard Mestrallet ou encore Latifa Ibn Ziaten, la 70% ont créé leur propre entreprise. « Leur réussite est
mère de la première victime de Mohammed Merah à une immense fierté », insiste Aurélien Haroutel, 39 ans,
Toulouse. Et bien d’autres… cuisinier baroudeur formateur, qui a formé 120 commis
Après onze semaines de formation, les stagiaires, qui en cinq ans. La profession, d’abord dubitative, applau-
obtiennent leur Certificat de Qualification profession- dit. « Ce qui frappe, c’est leur envie d’y arriver, insiste
nelle (CQP), doivent maîtriser les 4 cuissons, les Bruno Doucet, aux fourneaux des restaurants La Réga-
50 gestes et les 70 recettes de base permettant d’être lade, deux adresses parisiennes qui montent, rive
commis de cuisine. Beaucoup passent ensuite un CAP, droite et rive gauche… « Ils ont été présélectionnés sur
mieux reconnu par la profession, en candidats libres. cette envie, et ça se sent. Même s’ils sont jeunes en cui-
“MÊME S’ILS
Et ils ont toutes les chances de l’obtenir. Car malgré la sine, 80% d’entre eux tiennent la route. » La plupart de SONT JEUNES
brièveté de la formation CME, le niveau est bon. ses stagiaires issus de CME, il les a embauchés. Et pour
Pour les stagiaires, l’école est gratuite et ils peuvent cause : avec 110 000 postes non pourvus dans l’hôtel- EN CUISINE,
garder leur minimum social. La première promotion a lerie, 45 000 dans la restauration, le métier peine à 80% TIENNENT
reçu 400 candidatures pour 40 places. Principal critère recruter. « C’est sans doute notre faute, assume le jeune
d’embauche : la motivation. « C’est la seule contrepartie chef. Nos prédécesseurs ont trop véhiculé le mythe de LA ROUTE.”
que nous leur demandons. Il faut qu’ils aient un projet, brigades quasi militaires, avec un chef hurlant et des
sinon, ça ne marche pas, insiste Véronique Carrion, qui commis maltraités. Il y a eu une crise des vocations. Notre VÉRONIQUE CARRION,
DIRECTRICE D’UNE CME
ne tolère ni absence, ni retard, ni parole déplacée. Ils génération essaie de changer ça et Thierry Marx y a d’ail-
peuvent avoir un rapport difficile à l’autorité, se chercher leurs largement contribué, mais l’image reste. »
des excuses. On les recadre assez vite. La règle du jeu est Face au succès de la formation, Véronique Carrion
claire : on n’est pas allé vous chercher et on ne vous retient reçoit aujourd’hui des demandes de création d’écoles
pas… Ici, on n’est pas gentil, on est vrai. » Autre critère : de tout le pays. « Notre premier critère, c’est le bassin
la composition du groupe. « Pour que ça marche, on ne d’emplois. Il faut que les stagiaires puissent trouver du
peut pas réunir que des jeunes de cité… Il faut un groupe travail à proximité. » Autre frein : la bureaucratie,
diversifié en âge, en milieu, en parcours, en projets… » Des constante, avec laquelle il faut jongler. Dernier épisode
sorties sont organisées, au Sénat, à l’Assemblée, dans en date : une enveloppe de 700 000 euros bloquée par
des restaurants étoilés… Environ 10% décrochent en la commission paritaire qui gère l’argent de la forma-
cours de route. C’est peu, compte tenu des profils ; mais tion professionnelle, en bisbille avec l’Etat depuis la
beaucoup trop pour Véronique Carrion : « C’est souvent réforme du secteur, à l’automne dernier. Financées à
parce qu’ils ne maîtrisent pas les fondamentaux, la langue, 30% avec leurs propres recettes (restaurants d’applica-
le calcul de base… » Résultat : une « prépa CME » vient tions, événementiel…), les écoles arrivent tout juste à
d’être mise sur pied pour apprendre en deux semaines l’équilibre. Elles se trouvent de facto prises en otage,
à ces stagiaires, primo-arrivants ou grands décrocheurs comme tous les centres de formation, en attente que Ci-dessous,
scolaires, à faire le marché, transposer une recette, maî- l’imbroglio soit réglé. Véronique Carrion voit arriver la préparation
triser les premiers rudiments de français… Et pour ceux avec angoisse la rentrée. Les engagements sont pris, les d’un menu
qui veulent se perfectionner, une « CME Sup » sera promotions constituées, les formateurs dans les star- par l’école de
bientôt créée. Un parcours complet, directement ins- ting-blocks… Que va-t-il se passer ? « On va forcément Toulouse. Ci-contre,
piré de celui des grandes écoles. trouver une solution, répond Thierry Marx. Je ne peux Emmanuel Macron
Sept ans après l’ouverture du premier centre de for- pas croire qu’on laisse toutes ces personnes sur le bord de en visite à l’école
mation, CME compte huit écoles dans toute la France, la route. » Optimiste et combatif, toujours. Q de Besançon,
qui préparent aux différents métiers de la restauration, (*) Le prénom a été changé. en 2016.

SAM COULON/MAXPPP - LYDIE LECARPENTIER/REA L’OBS/N°2855-25/07/2019 27


MANIFESTATIONS
Inspecteur
PORTRAIT

Prof de maths et docteur en « Alex est un chercheur qui trouve, témoigne Guil­
laume, un ancien camarade de l’époque. Il accumu-
biologie, Alexander Samuel lait des preuves, récupérait des documents, enregistrait
les conversations. Il combinait les méthodes d’un
enquête sur les dangers du gaz enquêteur et d’un scientifique. »

lacrymogène, utilisé contre TOXICITÉ À LONG TERME


Le prof se plonge dans la « littérature », comme on dit
les “gilets jaunes”. Sa méthode : dans le jargon, c’est­à­dire tout ce qui a été publié scien­
tifiquement sur le sujet. Et rend compte méthodique­
entrer dans les nuages et ment de ses découvertes sur son site : www.gazlacrymo.
fr. Il apprend que le gaz « CS » utilisé par les forces de
effectuer ensuite des tests l’ordre ne contient pas de cyanure en tant que tel, mais
qu’un de ses composants, le malonitrile, se métabolise
sanguins et urinaires en cyanure quand il entre dans le corps. On peut sup­
porter le cyanure à petites doses ; les fumeurs, les man­
Par E M M A N U E L L E A N I Z O N geurs de chou, d’amandes ou de manioc en ingèrent. A
Photos B RU N O C O U T I E R plus haute dose, le cyanure provoque une hypoxie, un
manque d’oxygène. Et peut tuer, même s’il n’y a pas de
décès par gaz lacrymogène recensé en France. « La per-
sonne gazée subit comme un étranglement, explique
n l’a vu, à plusieurs reprises, entrer dans Alex. Ça fait quoi sur la santé de se faire étrangler un peu

O le nuage blanc, et en ressortir quelques


minutes plus tard, longue crinière rousse
en pétard, yeux et visage écarlates, pleu­
rant, toussant, titubant, à la limite du
malaise… Alexander Samuel, 34 ans, docteur en bio­
logie moléculaire, prof de maths dans un lycée profes­
sionnel de Grasse et amateur de philosophie, n’aurait
chaque week-end ? On nous dit que le gaz lacrymogène
n’est pas dangereux, mais on ne connaît pas vraiment ses
effets à long terme sur la santé. » Le chercheur passe ses
journées et ses nuits sur ce qu’il considère être « une
question de santé publique : le gaz lacrymo est utilisé
aujourd’hui massivement par les forces de l’ordre, et pas
que sur les “gilets jaunes” : les écolos du pont de Sully, les
jamais imaginé humer volontairement du gaz lacrymo­ jeunes de la Fête de la Musique à Nantes, les riverains et
gène au cœur de manifestations. Ni traverser la France les commerçants, tous se sont retrouvés sous le gaz. Et les
avec des flacons de sang et d’urine dans le coffre de sa policiers, qui sont les premiers exposés ! ». Ceux­ci
voiture, tel un passeur de drogue, à la recherche d’un portent la plupart du temps des masques à gaz qui les
labo susceptible d’accepter sa cargaison. Encore moins protègent, mais le 28 juin, sur le pont de Sully, un com­
se retrouver convoqué par la justice pour « mise en dan- mandant a perdu connaissance à cause des lacrymos.
ger de la vie d’autrui ». Lui, dont la seule violence assu­ Le cyanure disparaît moins de trente minutes après
mée consiste à hurler régulièrement dans un micro, l’exposition au gaz lacrymo. En revanche, il laisse dans
entouré de son groupe de metal. le corps un marqueur, le thiocyanate, qui, lui, peut être
Alexander s’est engagé par inadvertance, le détecté pendant plusieurs semaines. « J’ai vu des
Alexander 23 mars 2019. Ce jour­là, le prof dont le cœur penche résultats d’analyse de “gilets jaunes” avec des taux plus
Samuel en pleine « très à gauche », vient « en observateur » à une mani­ de trois fois supérieurs à la normale ! » s’exclame Alex,
expérimentation, festation de « gilets jaunes » à Nice. Il est contacté par qui entre en contact avec des toxicologues, médecins,
lors d’une un groupe, SOS ONU, qui recense les violences poli­ chercheurs en France et à l’étranger. Les réactions sont
manifestation cières. « Quand ils ont su que j’étais docteur en biologie, contrastées, entre ceux qui lui disent qu’il fait fausse
de « gilets ils m’ont demandé si je pouvais les aider à analyser les
jaunes » à Paris. effets du gaz lacrymogène. Ils décrivaient des symp-
tômes nombreux : maux de ventre, nausées, vomisse-
ments, douleurs musculaires, migraines fortes, mais
aussi pertes de connaissance, problèmes pulmonaires,
cardiaques, hépatiques… Des “gilets jaunes” avaient été
hospitalisés. Ils évoquaient une possible intoxication au
cyanure. Au cyanure ! Je les ai pris pour des dingues !
Mais vu qu’il y avait beaucoup de témoignages, je me
suis dit que j’allais creuser. »
Alex adore creuser. Déjà, à l’université de Nice, le
thésard brillant, mi­français, mi­allemand, s’était fait
remarquer par sa propension à plonger son nez dans
les affaires – détournements de subventions, corrup­
tion de syndicats étudiants et autres passe­droits. Etiquetage d’un échantillon d’urine d’avant-manif.

BRUNO COUTIER POUR « L’OBS » L’OBS/N°2855-25/07/2019 29


route, comme Jean-Marc Sapori, du centre antipoi- “ÇA MARCHE samedi 20 avril à Paris, des « gilets jaunes » ont vu, au
son de Lyon, et ceux qui l’encouragent à poursuivre un milieu des fumées, crachats, tirs de LBD et mouve-
travail « remarquable », comme André Picot, président COMME UN ments de foule, un petit groupe équipé de casques,
de l’Association Toxicologie-Chimie, sans oublier ceux
qui lui glissent au passage : « Faites attention à vous, vous
ÉTHYLOTEST. lunettes, seringues et tubes effectuer des prises de
sang, à même le trottoir.
vous attaquez à un sujet trop dangereux. » Il appelle SI LA COULEUR Les résultats sont décevants : le changement de cou-
beaucoup, on l’appelle de plus en plus. Un indic veut lui VIRE AU VIOLET, leur du cyanokit est difficilement interprétable.
refiler des documents confidentiels sur les victimes de « CyanoGuard nous disait : “C’est positif”, mais j’avais
gaz pendant la guerre d’Algérie. Des « gilets jaunes », C’EST QU’IL des doutes. » Autre surprise : les résultats du thiocya-
par dizaines, veulent témoigner, envoient leurs ana- nate, analysé par le seul labo compétent de France, à
lyses : « On compile leurs symptômes dans un tableau, on
Y A UN TAUX Lyon, reviennent pour la plupart négatifs. « Même ceux
voit remonter de nouveaux trucs bizarres. Par exemple, DE CYANURE des fumeurs, ce qui n’est pas possible ! » Alex pouffe, en
beaucoup de femmes, même ménopausées, se retrouvent rougissant et en plissant le nez, comme le font les
avec des règles abondantes. » Une praticienne du CHU DANGEREUX.” enfants. Le prof ne veut pas croire que ces résultats
de Lyon lui écrit pour un patient, gazé à de multiples ALEX ANDER SAMUEL aient pu être truqués volontairement, mais trouverait
reprises, ayant un « problème hépatique de cause incon- judicieux néanmoins de faire analyser de nouveaux
nue » : « Je me demande si cela pourrait expliquer sa tubes par un labo étranger « indépendant ».
pathologie », dit-elle. Le 1er mai, lors de la manifestation très agitée de Paris,
le petit groupe récidive, cette fois dans un hall d’im-
PRÉLÈVEMENTS SANGUINS DANS LA RUE meuble protégé des regards. « Des “gilets jaunes” nous
Que répondre ? Comment prouver irréfutablement ce attendaient à la porte, pour nous casser la gueule. » Car
lien ? Puisque les autorités de santé ne s’emparent pas le groupe inquiète. Sur fond de guerre intestine au sein
du sujet et que le ministère de l’Intérieur martèle « Cir- de SOS ONU, qu’Alex et les médecins ont quitté, une
culez, il n’y a rien à voir », Alex, trois médecins – polémique a éclaté. Des vidéos des prélèvements cir-
Renaud, anesthésiste-réanimateur, Josyane, généra- culent sur les réseaux sociaux, où les médecins sont
liste, et Christiane, ophtalmologue –, des infirmières et présentés comme des assassins. Les médias relaient
quelques « gilets jaunes » décident d’effectuer des pré- les propos d’une « gilet jaune » prélevée accusant
lèvements sanguins à chaud, en manifestation. l’équipe d’avoir profité de sa faiblesse ; le Conseil natio-
Lors de ses recherches, Alex a découvert qu’une nal de l’Ordre des Médecins, interpellé, explique qu’il
société suisse, CyanoGuard, fabriquait des kits pour n’est pas interdit en soi d’effectuer une prise de sang
mesurer le taux de cyanure dans le sang : « Ça marche dans la rue, mais que celle-ci obéit à certaines condi-
comme un éthylotest. Si la couleur reste orange, c’est bon. tions. « Nos prélèvements ont été faits dans le respect de
Si elle vire au violet, c’est qu’il y a un taux de cyanure ces conditions de sécurité, et tous ceux qui ont donné leur
dangereux. Ils sont sérieux, ils ont publié dans l’excel- sang ont signé un consentement éclairé », assurent les
lente revue de la Royal Society of Chemistry, et le FBI trois médecins de l’équipe. Une enquête préliminaire
utilise leurs outils ! » Alex et les médecins achètent dix est ouverte. Au lycée d’Alex, le proviseur reçoit des
kits, à 15 euros l’unité, et prévoient d’envoyer aussi en messages dénonçant l’« illuminé ».
parallèle des tubes de sang en labo pour mesurer le Avec cette tempête, certains dans le groupe prennent
taux de thiocyanate : « En combinant les deux méthodes, peur et abandonnent. Pas Alex, qui décide de repartir
on renforce la fiabilité des résultats. » Et c’est ainsi que, de zéro avec un noyau de téméraires. On leur reproche

Alexander s’apprête à rejoindre le cœur de la manif, à Montpellier. Christiane, une ophtalmologue, fait partie de cette équipe de choc.

30 L’OBS/N°2855-25/07/2019 XAVIER MALAFOSSE / SIPA


PORTRAIT

de prélever du sang chez les autres ? Ils


le prélèveront sur eux-mêmes. Pas
À PROPOS DU GAZ LACRYMOGÈNE
dans la rue, mais au premier étage d’un Le gaz lacrymogène est En France, les forces de Waco en 1993 aux
fast-food de Montpellier, transformé un composé chimique de l’ordre utilisent du CS Etats-Unis, ou encore
en hôpital de campagne clandestin qui provoque une (chlorobenzylidène en Egypte et à Bahreïn
(grâce à la complicité du gérant, pro- irritation des yeux et malononitrile), lors de soulèvements
« gilets jaunes »). Ce jour-là, « l’Obs » des voies respiratoires. et ce de plus en plus de population.
était présent, et le fabricant suisse du Comme toute arme massivement, comme En France, « la
cyanokit aussi, venu en personne sur- chimique, son utilisation l’ont montré les concentration de CS
veiller l’opération. Cette fois, le taux de est interdite dans le manifestations de ces dans les grenades est
cyanure a pu être chiffré : « On est passé cadre d’un conflit armé dernières années. de 10% », nous dit
de 0 ou 0,1 avant gazage à 0,7 après, ana- par la Convention La dangerosité de ce gaz la direction générale
lyse Alex, le seuil de dangerosité étant internationale est proportionnelle à sa de la police, qui précise :
fixé à 0,5. C’est bien le signe que le cya- de Genève (1993). concentration et aux « Depuis le temps qu’on
nure et le gaz sont liés ! » Sauf que, pour Paradoxalement, conditions de son utilise ces gaz, s’ils
les toxicologues, les chiffres de ce kit cette interdiction utilisation. avaient été dangereux,
non homologué ne constituent pas ne s’applique pas Officiellement, il n’est on en aurait été les
une preuve officielle. Parallèlement, au cadre du maintien pas létal, mais des décès premières victimes, et
pour l’analyse du thiocyanate, Alex est de l’ordre public. ont été rapportés après les syndicats l’auraient
allé déposer lui-même des tubes dans Il existe plusieurs une utilisation en lieu dénoncé. »
une prestigieuse université belge. sortes de gaz. clos, comme lors du siège EMMANUELLE ANIZON
Vingt-quatre heures de route. Les pro-
fesseurs, manifestement intéressés,
l’ont reçu longuement, mais leur labo s’est finalement Entre les cyanokits, les frais d’envoi, d’analyse et d’avo-
déclaré incompétent. « Ils n’ont pas envie de se mouil- cat, les trajets en voiture, le prof dit avoir dépensé
ler, ils savent qu’il y a l’Etat français en face », interprète quelque 5 000 euros, soit une bonne partie des éco-
Alex. Peur ou pas, il a fallu chercher ailleurs. Les Alle- nomies qui devaient servir aux travaux d’installation
mands ont hésité, puis l’ont renvoyé vers un labo dans son appartement. Il le raconte avec son immuable
anglais, qui a accepté. Les tubes sont arrivés… mais sourire, nez et yeux plissés. Il dit qu’il s’en fiche. Ce
trop tard : « Pfff… ils étaient hémolysés », soupire Alex. qui l’embête davantage, c’est cette enquête prélimi-
Traduisez : trop datés. naire ouverte pour « mise en danger de la vie d’autrui »
et « recherche interventionnelle prohibée ». Début juil-
CONVOCATION PAR LA JUSTICE let, lui et les trois médecins ont été convoqués par la
Le feuilleton a continué, on vous en passe les épisodes. justice et longuement interrogés. Ils risquent la cor-
On retiendra quand même une analyse d’urine par rectionnelle. Ça devrait les refroidir ? Pourquoi
« spectrométrie de masse », avec distribution de pots s’acharner encore dans ce nid à emmerdes ? « On ne
aux « gilets jaunes ». « Ils sont restés très méfiants. On lâchera pas tant qu’une étude épidémiologique sérieuse
a récolté deux urines seulement… dont la mienne », ne prendra pas le relais. » Avec son trio de médecins,
avoue Alex. Deux, c’est peu. Mais, à 50 euros l’analyse, Alex va lancer un appel à la Haute Autorité de Santé.
il n’aurait pas pu en faire beaucoup de toute façon. Et en attendant, il continue de creuser. Q

L’équipe réalise des analyses de sang à chaud dans un fast-food. Après l’exposition au gaz, Alexander doit s’allonger pour récupérer.

XAVIER MALAFOSSE / SIPA L’OBS/N°2855-25/07/2019 31


ALGÉRIE
Oligarchie
sur Seine
Depuis des décennies, ministres, hauts fonctionnaires
et grands patrons algériens investissent dans les plus
beaux quartiers de la capitale
Par C É L I N E LU S SAT O

32 L’OBS/N°2855-25/07/2019 ALAIN JOCARD/AFP - ERIC FEFERBERG/AFP


ENQUÊTE

Apparatchiks, politiciens, patrons… un grand nombre d’offi-


ciels algériens – actuels ou passés – et d’hommes d’affaires inves-
tissent dans la pierre, notamment dans les quartiers les plus élé-
gants d’Ile-de-France. Combien de ces luxueux appartements
sont des « biens mal acquis », achetés avec de l’argent sale, issu
de la corruption en particulier ? Combien, au contraire, sont sim-
plement le fruit de nombreuses années de travail ?
Du haut de la pyramide jusqu’à sa base, l’Algérie est considérée
comme le pays du bakchich. L’ONG Transparency International
place le pays à la 105e place dans son classement de la perception
de la corruption. Depuis des années, les marchés publics ne font
plus l’objet d’appels d’offres mais sont attribués de gré à gré en
conseil des ministres. « C’est l’argent de ces commandes publiques
surfacturées et celui des rétrocommissions reversées aux politiques
qui ont été investis à l’étranger », explique Djilali Hadjadj, pré-
sident de l’Association algérienne de Lutte contre la Corruption.
« On parle de commissions en centaines de milliers d’euros ou
même en millions, décrit l’économiste Ferhat Ait Ali. Mais atten-
tion, l’argent sorti illégalement n’est pas nécessairement sale. Il est
parfois seulement non déclaré aux autorités algériennes. » Et pour
cause : la loi interdit « la constitution d’avoirs monétaires, finan-
ciers et immobiliers à l’étranger par les résidents à partir de leurs
activités en Algérie ». Et punit toute infraction de deux à sept ans
de prison.

LA PARTIE ÉMERGÉE DE L’ICEBERG


Après des heures passées à consulter les cadastres, les services
de publicité foncière et les registres du commerce (une enquête
amorcée bien avant que ne débute à Alger la vague d’arrestations
de hauts responsables politiques et économiques), nous avons
pu dresser une longue liste d’oligarques établis à Paris ou dans sa
banlieue huppée. Pourtant, de cet inventaire, nous n’avons extrait
qu’une dizaine de noms. En effet, des montages minutieux et des
A Paris, au cœur du quartier historique, l’ancien ministre prête-noms impossibles à relier formellement aux bénéficiaires
de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb a acquis un pied-à-terre effectifs nous ont souvent empêchés d’aller au-delà du faisceau
de 156 mètres carrés. de présomptions. Nous ne publions donc ici que la partie émer-
gée de l’iceberg, les faits démontrés par des documents.
’est l’un des quartiers les plus huppés de Neuilly, face Situé dans le cœur du Paris historique, en bordure de Seine et

C au bois de Boulogne et à deux pas de la Fondation Louis


Vuitton. L’un de ces ghettos chics au voisinage trié sur
le volet par un prix au mètre carré avoisinant les
15 000 euros. « M. Bedjaoui ne vous recevra pas finale-
ment. » Posté derrière la porte en verre de l’immeuble de style
haussmannien, le bras droit de l’ancien ministre algérien des
Affaires étrangères est catégorique : l’entrevue qu’il nous avait pro-
face à Notre-Dame, le pied-à-terre parisien de l’ancien ministre
algérien de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb, qui fut directeur
de la campagne présidentielle d’Abdelaziz Bouteflika en 2014,
charmerait n’importe quel amoureux de la capitale : 156 mètres
carrés achetés, à son nom, 1 180 000 euros en 2006 – dont
580 000 payés comptant – et estimés aujourd’hui entre 2,5 et
3 millions d’euros. C’est là, entre les bouquinistes et la foule de
posée au téléphone pour évoquer ses biens en France est tout sim- touristes, que l’ex-ministre se serait réfugié il y a quelques
plement annulée. Il a « changé d’avis ». « M. Bedjaoui n’a aucune semaines, refusant de répondre aux convocations répétées de la
raison de vous parler. Ces questions doivent être réglées entre Algé- justice de son pays.
riens. » L’ancien ministre, ex-diplomate, qui, la veille, nous assurait Nommé plusieurs fois au gouvernement depuis le milieu des
au téléphone « je n’ai rien à me reprocher tout est en règle », refuse années 1990 et élu député à deux reprises, Abdeslam Bouchouareb,
donc d’expliquer comment ses revenus de haut fonctionnaire lui 67 ans, est soupçonné par la justice de son pays d’avoir attribué
ont permis d’acheter en 2011 ce très grand appartement à une prin- contre pots-de-vin des marchés publics à certains entrepre-
cesse saoudienne pour 3,45 millions d’euros. neurs. Son dossier a été transféré à la Cour suprême et un

L’OBS/N°2855-25/07/2019 33
Les Champs-Elysées restent très prisés des hommes politiques : il y a quelques années, l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal
y a acheté un luxueux appartement pour sa fille.

mandat d’arrêt international a été émis à son encontre. Les Quelle est l’origine de ce qui, pour un haut fonctionnaire algérien,
juges cherchent à démêler ses liens, non seulement avec ces représente une fortune ? Témoin privilégié du quotidien d’Abde-
chefs d’entreprise, mais aussi avec le frère de l’ex-président laziz Bouteflika à la résidence de Zéralda ces quatorze dernières
Bouteflika, Saïd, emprisonné depuis le 5 mai. années, Mokhtar Reguieg n’est malheureusement pas un homme
Epinglé en 2015 dans un ouvrage (1), Abdeslam Bouchouareb facile à joindre, nous n’avons donc pas pu l’interroger…
avait assuré aux auteurs « être résident en France depuis 1978 et Les adresses parisiennes de politiques algériens, y compris les
n’avoir rien à cacher » sans donner davantage de détails sur les plus puissants, ne manquent pas. On a beaucoup parlé, il y a
revenus perçus en dehors de son pays et qui lui auraient permis quelques années, du luxueux appartement sur les Champs-
d’acquérir un bien aussi prestigieux au cœur de Paris. Il n’avait Elysées, près de l’hôtel Claridge, acheté 860 000 euros par la fille,
alors aucune activité privée connue. Depuis, les « Panama encore étudiante, de l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal.
Papers » ont révélé qu’il était également propriétaire d’une Mais il y en a d’autres. Une recherche au cadastre nous confirme
société offshore basée au Panama. Existe-t-il un lien entre l’ap- les biens à Neuilly-sur-Seine d’Amar Saïdani, président de l’As-
partement parisien et cette société ? Abdeslam Bouchouareb n’a semblée populaire nationale de 2002 à 2004 puis secrétaire géné-
pas répondu à nos messages laissés sur son répondeur parisien. ral du FLN, le parti majoritaire, de septembre 2013 à octobre 2016.
Dans le 12e arrondissement, un quartier résidentiel familial, Acheté en 2009 pour 665 000 euros – payé pour moitié par prêt
nous avons trouvé un bien de l’ex-chef du protocole de la prési- bancaire et pour moitié sur deniers personnels –, le quatre-pièces
dence algérienne, Mokhtar Reguieg. Indétrônable auprès du pré- de 101 mètres carrés situé boulevard Victor-Hugo est toujours au
sident Bouteflika durant quatorze ans et jusqu’au dernier jour de nom de la SCI L’Olivier qui associe cet homme politique de pre-
son mandat le 2 avril, Reguieg occupait un poste clé, aux pre- mier plan à plusieurs membres de sa famille.
mières loges du pouvoir, au sein du petit cercle de confiance du
chef de l’Etat. C’est avec sa fille, étudiante, et sa femme qu’il a SCI, PRÊTE-NOMS OU MONTAGES OPAQUES
acheté au nom d’une société civile immobilière (SCI), Deberg, Très souvent les acheteurs n’apparaissent pas au grand jour. Ils
un petit deux-pièces à deux pas de la mairie en février 2018. Une se font discrets derrière des SCI, des prête-noms ou des montages
transaction à « seulement » 320 000 euros, mais payée comptant. plus opaques encore. Pour comprendre ces mécanismes, nous
avons interrogé l’un des militants les plus investis dans la traque
des avoirs algériens à Paris, Hocine Djidel. C’est à la suite
autrefois à l’école d’un contentieux personnel avec le wali (préfet) d’Alger Chérif
DE LONDRES À DUBAÏ soviétique et ayant Rahmani que cet anthropologue installé en France a commencé
maintenu des liens sur à enquêter sur les biens immobiliers à Paris de cet influent per-
Les grandes fortunes place. Les Algériens en sonnage qui sera plusieurs fois ministre. Un travail de longue
algériennes ne limitent général, et les plus haleine qui permettra au militant de révéler à la fois le patrimoine
pas leurs investissements fortunés en particulier, de ce dernier et les méthodes étonnantes employées pour acqué-
immobiliers à la France. ont également investi rir un 84-mètres carrés situé au deuxième étage d’un immeuble
Londres, Dubaï, Genève, ces dernières années en moderne du 16e arrondissement, acheté 878 000 francs et estimé
Montréal… on parle Espagne. C’est le cas du aujourd’hui à un peu moins d’un million d’euros.
même d’investissements patron des patrons Comme le révélera « le Canard enchaîné » grâce au travail de
en Ukraine de la part de Ali Haddad, propriétaire fourmi de l’anthropologue et comme nous l’ont confirmé les
généraux formés d’un hôtel à Barcelone. documents obtenus aux greffes du tribunal de commerce, la pre-

34 L’OBS/N°2855-25/07/2019 ZACHARIAS ABUBEKER/AFP - DANIEL CANDAL/GETTY IMAGES


ENQUÊTE

L’homme d’affaires Bachir Ould Zemirli est gérant de plusieurs SCI


au nom desquelles on retrouve des appartements de haut standing.

Quant au sénateur Bachir Ould Zemirli, son portefeuille immo-


bilier parisien est lui aussi bien garni. Cet homme d’affaires dans le
secteur agroalimentaire, patron du club de foot de Hussein Dey à
Alger et ex-n° 2 de la Fédération algérienne de Football possède
avec son gendre Ayoub Aissiou plusieurs SCI, telles que Les
Jasmins ou Real Invest Corp. Des sociétés au nom desquelles on
retrouve à la fois la gérance d’un hôtel et la propriété de plusieurs
appartements comme un 150-mètres carrés acheté 933 000 euros
en 2014 et aujourd’hui estimé autour de 1,9 million d’euros. Ou bien
encore un cinq-pièces acquis pour 3,4 millions d’euros en 2011, rue
Vanneau, dans le 7e. Un appartement de très haut standing.
Joint au téléphone, Ayoub Aissiou, l’une des grandes fortunes de
l’agroalimentaire, l’immobilier et les médias en Algérie, assure être
en règle : « Je n’ai rien à me reprocher, je suis résident en France et
d’ailleurs j’y suis locataire », affirme-t-il, refusant de rentrer dans le
détail de ses biens ou de leur financement : « Il faudrait que je voie
avec mon avocat pour ça. »
“S’IL Y A UNE PRÉSOMPTION DE BIENS La justice française pourrait-elle faire la part des choses entre
ILLICITEMENT ACQUIS, C’EST À L’ACHETEUR biens mal acquis et investissements honnêtes ? A Tracfin, l’orga-
nisme du ministère de l’Economie et des Finances chargé de la lutte
DE DÉMONTRER QUE L’ARGENT PROVIENT contre la fraude, on reste très prudent. Un responsable explique :
DE SOURCES LICITES.” « Le fait qu’un client soit une personnalité politiquement exposée
n’est jamais en soi un motif suffisant de déclaration de soupçon. »
SARA BRIMBEUF, DE TRANSPARENCY INTERNATIONAL Il faut, par exemple, « un décalage trop important entre le prix
d’achat du bien et les revenus officiels de l’investisseur », explique
mière SCI propriétaire de ce bien a été créée en 1997 au nom du Sara Brimbeuf, de Transparency. « Typiquement, un ministre ou un
chauffeur du ministre. Puis les SCI seront progressivement trans- haut fonctionnaire qui gagnerait 5 000 euros par mois et achèterait
mises par plusieurs intermédiaires jusqu’à l’épouse de ce dernier, un hôtel particulier pour plusieurs millions d’euros, précise la juriste.
Zoubida Bentahar. En 2015, une donation devant notaire trans- Il y a alors une présomption de bien illicitement acquis et c’est à l’ache-
férera les parts aux enfants de Chérif Rahmani et son épouse qui, teur de démontrer que l’argent provient de sources licites. »
d’après les documents en notre possession, en a toujours la jouis- Un signalement difficile lorsqu’on a affaire à des chefs d’entre-
sance… Les hommes d’affaires sont nombreux eux aussi à s’affi- prise millionnaires. Mais pourquoi la justice française ne se sai-
cher dans les beaux quartiers de la capitale ou sa banlieue chic : sit-elle pas, a minima, du cas des hommes politiques sur lesquels
le milliardaire Mourad Oulmi, propriétaire, notamment, de biens les plus lourds soupçons pèsent et dont certains sont connus
dans l’immeuble de l’ancien ambassadeur Bedjaoui à Neuilly, depuis plusieurs années ? « Une action pourrait être déclenchée
Ayoub Aissiou, patron de la chaîne de télévision Al Djazairia One, par les autorités françaises, estime Sara Brimbeuf. Mais pour cela,
ou Issad Rebrab, première fortune d’Algérie mais dont les activi- il faut une volonté politique. » Pour l’instant, celle-ci fait défaut. Q
tés en France sont aussi bien connues. (1) « Paris-Alger une histoire passionnelle », par Christophe Dubois et Marie-Christine Tabet, Stock.

MAUD DUPUY/HANS LUCAS - CAPTURE D’ÉCRAN/NASRIA.COM L’OBS/N°2855-25/07/2019 35


Vestiaires de plage
à Sanya, ville située
à l’extrémité sud de l’île
de Hainan, dans la mer
de Chine.

36 L’OBS/N°2855-25/07/2019
PORTFOLIO

Sous
la Chine,
la plage
Les Chinois ont longtemps ignoré les plaisirs des vacances. Mais depuis quelques années,
ils découvrent les joies de la trempette et apprivoisent peu à peu les bords de mer. Avec
humour, la photographe Corinne Rozotte a documenté les pratiques balnéaires de
l’empire du Milieu — Texte par U RSU LA GAUTHIER — Photos COR I N N E ROZOTTE

CORINNE ROZOTTE/DIVERGENCE L’OBS/N°2855-25/07/2019 37


Plage privée
de l’hôtel
Sheraton,
à Shenzhen.

38
PORTFOLIO

La plupart des
Chinois ne sachant
pas nager,
la bouée est
un accessoire
indispensable.

Vacancière se
protégeant du
soleil grâce à une
ombrelle et un
foulard, à Sanya.

l y a quelques années, les plages chinoises, longtemps désertes, ont

I
Homme portant
vu déferler les premières vagues de vacanciers. Presque en même
un « facekini »,
temps est apparu un accessoire vestimentaire bizarre, baptisé
un masque pour
« facekini », une cagoule aux allures inquiétantes malgré ses couleurs
éviter d’avoir
fluo, couvrant intégralement la tête et le visage, à l’exception des yeux,
un teint hâlé, du nez et de la bouche. Le but de cet accoutrement ? Non pas de se livrer
synonyme de incognito aux joies de la baignade. Ni de se protéger des coups de soleil.
travail dans Mais… d’éviter tout risque de hâle. Pour les Chinoises, en effet, envieuses
les champs. du teint diaphane des blondes, le bronzage, c’est pour les bouseux, et la
pâleur, le signe suprême de la classe. Les
plus élégantes s’emmitouflent de fou-
lards en soie et de paréos pour se livrer
à l’activité la plus répandue en Chine :
prendre des selfies en rafale – et les par-
tager sur les réseaux sociaux.
Historiquement, cet empire agraire
cerné de murailles a longtemps tourné
le dos à la mer. Mao lui-même, paysan
jusqu’au bout des ongles, avait hérité de
cette méfiance millénaire vis-à-vis du
grand large. Pour le régime communiste,
les Chinois devaient vivre là où ils
étaient nés, travailler sans relâche,

CORINNE ROZOTTE/DIVERGENCE L’OBS/N°2855-25/07/2019 39


PORTFOLIO

« Le monde est
grand et tu es libre
de choisir ».
A Tianya Haijiao,
situé à l’extrême
sud du territoire
chinois, on se
photographie
devant des
rochers aux
inscriptions
évoquant des
poèmes célèbres.

vivre et mourir pour le Parti. Toute autre préoccupation était non seu-
lement frivole, mais aussi contre-révolutionnaire. Résultat : pas de congés
payés, pas de vacances à la mer, pas de juillettistes, ni d’aoûtiens. Malgré
ses 15 000 kilomètres de côtes, le pays comptait à peine une poignée de
plages, en général réservées à la nomenklatura. C’est avec les réformes
économiques que ce tropisme terrien s’est fissuré. Aiguillonné par sa stra-
tégie de puissance, le régime a fini par découvrir l’importance de la maî-
trise des océans. Quant aux Chinois ordinaires, ils ont plongé avec délice
dans les joies du farniente et du tourisme balnéaire – avec une absence
totale de repères, de traditions et de savoir-faire. D’où un spectacle infini-
ment pittoresque et bon enfant, qui fascine beaucoup. Q
Le travail de Corinne Rozotte est à découvrir au festival Les Femmes s’exposent, à Houlgate, jusqu’au 31 août.

Le « facekini » est
parfois associé
à une combinaison
pour éviter tout
brunissement de la
peau et se protéger
des méduses.

Une mère et ses


filles prennent un
bain de pieds, sur
l’île d’Hainan.

40
Se couvrir
de sable est une
pratique très
répandue chez
les hommes :
elle aurait
des vertus
thérapeutiques.

CORINNE ROZOTTE/DIVERGENCE 41
RÉSEAUX
Le e-business
de la drogue
Commandes en ligne, livraisons Les dealers en profitaient aussi parfois pour passer des messages
à caractère « sanitaire » : début juin, en raison des chaleurs, ils ont
à domicile, promotions… par exemple expliqué à leurs clients qu’ils arrêtaient momenta-
nément la distribution de space cakes maison. Une secrétaire était
En Ile-de-France, le nouveau chargée de prendre les commandes via un numéro uniquement
joignable sur WhatsApp. Les produits conditionnés dans des
business des stupéfiants a lieu boîtes de conserve arborant des étiquettes flashy étaient ensuite
acheminés à domicile par une flottille de livreurs. Le jour des
désormais sur internet interpellations, 100 000 euros en liquide ont été saisis, plusieurs
armes et des milliers de boîtes de conserve…
Par V I N C E N T M O N N I E R Caliweed ou l’ubérisation du marché de la drogue. Dans son der-
nier rapport, présenté début juillet, le Sirasco, le service de rensei-

L
es community managers sont-ils l’avenir des dealers ? gnement de la police judiciaire, pointe l’utilisation croissante des
En démantelant, le 11 juin dernier, un réseau d’une nouvelles technologies par les groupes criminels et notamment
dizaine de trafiquants de Villejuif, les stups sont tombés sur le marché des stupéfiants où se multiplient les « centrales d’ap-
sur une véritable start-up du shit baptisée Caliweed, pels ». Toutes ne sont pas aussi perfectionnées que Caliweed, mais
weed comme « herbe », et Cali en référence à la ville grâce à un seul numéro de téléphone, le consommateur peut désor-
du narcotrafiquant Pablo Escobar. Pour faire tourner ce point de mais se faire livrer à domicile herbe, résine de cannabis ou cocaïne.
vente, l’un des plus gros du Val-de-Marne, les patrons n’avaient Du deal simple comme un coup de fil. « Ces plateformes sont appa-
pas hésité à prendre le tournant du numérique en animant plu- rues voici trois ou quatre ans en région parisienne et elles se déve-
sieurs comptes sur Snapchat et Instagram. Les abonnés pouvaient loppent aujourd’hui dans d’autres grandes agglomérations, notam-
ainsi se tenir informés des disponibilités et offres spéciales en ment à Marseille », confie Cécile Augereau, la patronne du Sirasco.
cours, à l’aide de vidéos promotionnelles ou de « menus du jour ». « Nous avons actuellement une affaire de ce genre par mois »,

42 L’OBS/N°2855-25/07/2019
ENQUÊTE

“UN SOIR, J’AI VU DÉBARQUER CHEZ MOI UN TYPE


Caliweed, une start-up présente
sur Snapchat et Instagram. Un EN TENUE DE LIVREUR DELIVEROO. SAUF QUE DANS
réseau démantelé le 11 juin dernier. SA GLACIÈRE, IL TRANSPORTAIT DE L’HERBE.”
L ARA, QUADRAGÉNAIRE

mande aux livreurs. « Les trafiquants savent très bien que la clientèle
de ces centrales peut balancer, ils cherchent donc à compartimenter
les maillons de la chaîne », explique le patron de la brigade des stups.
Pour se faire discrets, les réseaux rivalisent d’ingéniosité. Le chef
d’une équipe démantelée en février dernier, propriétaire par ail-
leurs d’un bar à chicha dans le 19e arrondissement, faisait rouler
ses trois livreurs dans des utilitaires blancs de type Kangoo. Il leur
demandait de porter un gilet de chantier lors de leurs déplace-
ments. « Un soir, après avoir passé commande, j’ai vu débarquer chez
moi un type en tenue de livreur Deliveroo, commente Lara, une qua-
dra adepte de ces call centers. Sauf que dans sa glacière, il transpor-
tait uniquement de l’herbe et du cannabis. Une autre fois, c’était un
faux chauffeur VTC qui planquait sa drogue dans une cache derrière
l’autoradio. Je suis montée à l’arrière comme s’il s’agissait d’une
course. Il m’a déposée un peu plus loin. »

CARTES DE FIDÉLITÉ ET PRODUITS DÉRIVÉS


En parallèle, ces réseaux développent des stratégies marketing très
poussées. Des SMS groupés de « relance clientèle » sont réguliè-
rement envoyés aux clients : « salut c’est mario super promo 1 poche
offert à tout ceux qui font tourné le numéro à leur pote », promet un
vendeur. « Slt lami comment va ? Jai du changer de numéro voila je
suis de retour avec de super news verte top top 50 euros 5g 4 acheter
le 5ème offert top qualité », propose un autre. A Angers, un réseau
nommé Shit & Co proposait des cartes de fidélité à ses clients et
distribuait des flyers à la sortie de l’université. Avant son déman-
tèlement, il comptait près de 1 400 clients. A Toulouse, des trafi-
quants ont eu la riche idée d’écrire l’adresse de leur compte
Snapchat sur les murs de la ville pour faire leur promotion. Des
confirme Christophe Descoms, le patron de la brigade des stups trafiquants du quartier Mistral à Grenoble ont quant à eux orga-
de Paris. Cette nouvelle organisation semble convenir à tout le nisé une tombola pour faire gagner une console de jeux PS4 à leurs
monde sur le marché de la drogue : d’un côté, les consommateurs meilleurs clients. En la matière, Caliweed reste le modèle le plus
sont prêts à payer 10% à 15% plus cher pour ne pas avoir à se rendre abouti. Pour vanter ses services, les trafiquants avaient enrôlé le
dans une cité ; de l’autre, les trafiquants ne sont pas mécontents de rappeur Mister You pour faire sa promotion dans une vidéo. Le
réduire leurs coûts. « Les dealers qui pilotent ces plateformes sont réseau proposait aussi des produits dérivés griffés à son logo, un
souvent les mêmes que ceux qui tiennent des points de deal, poursuit personnage inspiré des Simpson : tee-shirts, coques de téléphone,
Christophe Descoms. Ils ont simplement ajouté ce nouveau mode joints préroulés vendus dans des étuis. Quant à la clientèle venue
de distribution aux autres ou bien se sont recyclés. Car tenir un point de province, elle n’était pas oubliée : « Vous venez de loin ? Pour votre
de deal coûte extrêmement cher. Il faut sécuriser les lieux mais aussi sécurité, contactez-nous et on vous communiquera une adresse sûre
payer rabatteurs et guetteurs… » […] Minimum 8 boîtes. »
Pour les policiers, lutter contre ces réseaux en partie « invi-
CONVERSATIONS EN LANGAGE CODÉ sibles » n’est pas simple. « Les écoutes téléphoniques coûtent cher »,
Ce type de deal implique le respect de quelques règles. Entre clients explique un policier des stups. Des consignes auraient toutefois
et dealers, les conversations se font en langage codé : « T’es dispo été données pour multiplier les contrôles routiers, et de nom-
pour du marron [résine de cannabis] ? Ou de la salade [herbe] » ? breux livreurs interceptés en raison de l’odeur suspecte se déga-
interroge ainsi un client sur une écoute téléphonique. Les termes geant de leur véhicule. « Quand ils tombent, la première préoccu-
« blanche » ou « caro » sont régulièrement utilisés pour désigner la pation de ces réseaux, ce n’est pas la prison mais la récupération des
cocaïne. Le plus souvent, ces réseaux fonctionnent sur messageries fichiers clients contenus dans les téléphones », commente Me Emi-
sécurisées et veillent à préserver une certaine étanchéité entre les lie Berengier, intervenue dans plusieurs dossiers récents. Certains
différents maillons. Une ligne ouverte sous une identité fantaisiste fichiers se revendraient pour quelques milliers d’euros. Depuis
sert exclusivement à la réception des commandes. Une autre ligne la chute du réseau, plusieurs comptes inspirés de Caliweed ont
est utilisée pour envoyer l’adresse des clients et le détail de la com- fleuri sur Snapchat. Business is business. Q

PHOTOMONTAGE — SAMUEL SNG — BEN KOLDE / UNSPLASH — SNAPCHAT L’OBS/N°2855-25/07/2019 43


PLUS BEL

L ES

LES
3 4
CAV
ALES

Le fugitif qui donnait


des interviews
Marco Mouly, l’un des rois de l’escroquerie La lecture du jugement se fait donc sans lui. Huit ans
de prison. Il ne voit pas son ex-comparse Arnaud
à la taxe carbone, s’est volatilisé le jour de Mimran, un ancien golden boy connu pour dilapider
des millions aux tables de jeu, quitter la salle entre deux
sa condamnation. Puis, pendant des mois, gendarmes, direction la prison. Très vite, la rumeur
enfle : « Marco l’élégant » se serait fait la belle. A la sor-
il a nargué la police, envoyé des photos et tie du tribunal, je tente de le contacter au numéro de
téléphone qu’il utilisait encore la veille. La ligne ne
donné des rendez-vous à notre journaliste répond plus. Le lendemain, un message non signé en
provenance d’un numéro étranger apparaît sur l’écran
de mon portable : « La sentence est trop lourde. » Deux

M
Par ais où est-il passé ? Il est 10 heures, ce photos accompagnent le SMS. Sur la première, on voit
VINCENT 7 juillet 2016, au palais de justice de Marco Mouly, en chemise blanche, dépoitraillé, le teint
MONNIER Paris. Dans la salle d’audience de la hâlé, prenant la pose à l’arrière d’une calèche dans les
32e chambre correctionnelle, qui juge rues de Rome. Sur la seconde, sourire en coin, il fait
Illustrations les délits financiers, les rangs sont mine d’ouvrir la porte avant d’une voiture de police
ST É PH A N E pleins. L’angoisse au ventre, les prévenus attendent, italienne. Plus de doute : il a pris la poudre d’escampette.
O I RY entourés d’un essaim de robes noires. Seul Marco Une bravade de plus pour ce drôle de lascar dont l’exis-
Mouly se fait toujours désirer. Je guette son arrivée, tence ressemble à une vaste partie de poker.
curieux de savoir s’il va venir affronter la sentence,
comme il me l’a annoncé la veille. D’un instant à l’autre, UN CASTING DIGNE DE MICHEL DRUCKER
le tribunal doit rendre sa décision dans cette affaire à J’avais fait sa connaissance quelques semaines plus tôt
283 millions d’euros, l’escroquerie à la TVA sur les quo- à l’occasion du procès. Inénarrable tchatcheur sapé
tas carbone. Il y a quelques semaines, fustigeant une comme un milord, ce père de trois enfants, âgé de 51 ans
brochette d’affairistes davantage « portés sur le kif que à l’époque, avait ravi l’assistance avec son bagout des
sur le spleen », les deux procureurs du Parquet national faubourgs, sa fausse décoration accrochée au revers
financier (PNF) ont requis à son encontre une peine de son veston (« J’ai acheté la veste comme cela », assu-
de dix ans de prison, assortie d’un mandat de dépôt à rait-il) et son toupet monumental. « Quand l’enquête
la barre. Autrement dit, à moins d’un rebondissement, s’est arrêtée, les enquêteurs m’ont dit : “On a les boules,
il dormira dans une cellule de 9 mètres carrés ce soir. on s’éclatait bien avec toi” », avait-il lancé un jour à la
Le genre de perspective qui pousse un homme, barre. J’avais un peu gratté sur sa vie, son histoire. Parti
« kiffeur » ou non, à retarder jusqu’à l’ultime seconde de pas grand-chose, Mardoché Mouly dit « Marco »
son entrée dans une salle d’audience. avait toujours mené grand train, entre ses habitudes
Le tribunal arrive. « M. Mouly n’est pas là ? » s’en- aux meilleures tables de Paris et ses entrées dans les
quiert le président. Les avocats du prévenu lui banques suisses. Pour la bar-mitsva de son fils, organi-
remettent le (faux) certificat d’hospitalisation qu’ils sée dans la boîte de nuit parisienne le Showcase, ce fils
viennent de recevoir. Moue dubitative du magistrat. de boucher né à Tunis, élevé ensuite dans le quar-

44 L’OBS/N°2855-25/07/2019 ✎ STÉPHANE OIRY POUR « L’OBS »


tier de Belleville, avait par exemple enrôlé un cas-
ting digne des émissions de Michel Drucker. Garou,
Cyril Hanouna, Gad Elmaleh, Black M, Matt Pokora,
Nikos Aliagas… Bien sûr, il manquait quelques éléments
de biographie pour comprendre une telle trajectoire,
que Marco Mouly s’est bien gardé de distiller. Son CV
plus ou moins officiel indique qu’il a touché un peu à
tout, le business de la sape, la restauration, la télépho-
nie, mais aussi la prison, où il a effectué quelques
séjours pour escroquerie. Et sa légende raconte qu’il
ne sait ni lire ni écrire.
Au moment du procès, je le sollicite pour préparer
un article à paraître après la décision. Mais l’intéressé
n’est pas facile à pister, changeant chaque semaine de
téléphone portable. Il finit par me donner rendez-vous
dans un spa du Marais. « Faut qu’on se voie rapidement
pour ton article parce que je ne vais pas rester très long-
temps en France », m’explique-t-il ce jour-là, sur le ton
de la confidence. Au milieu des clients déambulant en
peignoir blanc, il me détaille même son plan : « Je vais
partir très loin, chaque semaine dans un pays différent
et chaque fois j’enverrai une nouvelle vidéo sur Facebook
en disant : “Dépêchez-vous de m’arrêter, je suis en train
de dépenser tout l’argent” », me confie-t-il avant de
partir dans un grand éclat de rire. Inutile de dire que
je nourris alors les plus gros doutes sur ses projets.
Une cavale réclame un minimum de discrétion, et ce
n’est pas vraiment la qualité première du personnage. mière fois qu’il joue les saute-frontières. Par le passé, il REPÈRES
Derrière ses fanfaronnades perce aussi la peur de la lui est arrivé d’emprunter le passeport de son frère pour
prison, lorsqu’il me raconte, ce jour-là, le passage à voyager. En juillet 2010, il a même été arrêté à la fron- 1965 Naissance à Tunis.
tabac et les coups de fourchette qu’il a subis lors de sa tière franco-suisse, au volant d’une Mercedes, sous cette
1993 Première
détention provisoire. identité d’emprunt. Lors de la fouille du véhicule,
condamnation
125 000 euros en espèces ont été retrouvés. « Pourquoi
dans une affaire
FAUX SANG ET CHAISE ROULANTE n’avez-vous pas effectué de déclaration à l’entrée en
de fausse publicité.
Les semaines passent, Marco Mouly n’a toujours pas France ? » lui ont demandé les gabelous. « Pour ne pas
quitté la France. Pour notre troisième entretien, je perdre de temps », a-t-il répondu. Ce n’est que plus tard 2008 Début de
dois me déplacer jusqu’à Cannes. Il dit y profiter de que les douaniers ont découvert l’usurpation d’identité. l’escroquerie à la TVA
ses derniers jours de liberté avec sa famille dans un Cette ruse étant éventée, il a dû en inventer une nou- sur les quotas carbone.
palace de la ville, se plaint d’être suivi par les policiers, velle. Début août 2016, un contact m’affirme l’avoir
joue tous les jours au casino. croisé du côté de Tel-Aviv : « Cela fait dix jours qu’il est 2016 Condamnation à huit
La veille du jugement, je déjeune avec lui à la terrasse là, il est venu en bateau et dit que les contrôles sont une ans de prison et à la saisie
d’une brasserie près du métro Villiers. Une jeune pro- passoire. » Plusieurs cavaleurs du CO2 disposant de la de ses biens par le tribunal
ductrice de cinéma aux yeux bleus nous rejoint et double nationalité franco-israélienne ont déjà trouvé correctionnel de Paris.
raconte vouloir adapter son histoire sur grand écran. refuge en Israël, l’Etat hébreu n’extradant que très rare- 2017 Peine confirmée
« Avec Marco, nous commençons à travailler sur le scé- ment ses ressortissants. A une autre source, Marco par la cour d’appel de Paris.
nario dès la semaine prochaine », lance-t-elle. Je Mouly raconte être entré par le point de passage entre
m’étonne : « La semaine prochaine ? » Je comprends Aqaba, en Jordanie, et Eilat, la station balnéaire israé-
alors qu’il s’est bien gardé de lui parler de sa probable lienne de la mer Rouge, en chaise roulante et barbouillé
échéance carcérale. « Mais quelle prison ? Tu crois que de faux sang, pour se faire passer pour un accidenté de
je passerais mes derniers moments de liberté ici avec toi la route. Un récit abracadabrant, comme il les aime.
si c’était le cas, répond-il, faisant mine de s’agacer. Je Même si, chez lui, les histoires les plus folles ne sont
serai à mon procès, mais je n’irai pas en prison. » Sans pas toujours les moins authentiques.
doute une ultime forfanterie d’un joueur misant trop Fin août 2016, Marco Mouly reprend contact avec
sur sa baraka, ai-je alors pensé. moi. Il veut me raconter son nouveau plan. « Je ne vais
Finalement, il a tenu parole et a mis à exécution ses pas tarder à me rendre et je voudrais que tu sois là avec
idées farfelues de fugue. Une question me taraude au un photographe à mon arrivée à l’aéroport. Une fois dans
lendemain du procès : comment a-t-il réussi à quitter le hall, j’appelle les magistrats, et quand la police vient
la France sans son passeport, confisqué dans le cadre m’arrêter, vous faites la photo. Ça ferait un bon scoop,
de son contrôle judiciaire ? Certes, ce n’est pas la pre- non ? » Je n’ai pas osé le contredire. Après quelques

46 L’OBS/N°2855-25/07/2019 ✎ STÉPHANE OIRY POUR « L’OBS »


RÉCIT

reconnu par l’un des serveurs : « Comment ça va, mon-


sieur Marco ? Ça fait plaisir de vous voir ! » Sans se dépar-
tir de son calme, il rappelle le serveur : « Dis-moi : ma
femme ne voulait pas que je sorte ce soir, donc tu ne dis
à personne que tu m’as vu ici, s’il te plaît. Je compte sur
toi. » Sur sa fuite, il entretient le mystère : « J’étais bien
au palais de justice, le 7 juillet, mais je ne suis pas entré
dans la salle d’audience. J’attendais la décision quelque
part ailleurs. Quand on m’a dit “huit ans”, j’ai filé. » Avant
d’ajouter : « Six ans, je serais peut-être resté. » Il ne livre
aucun détail sur la façon dont il a quitté la France, puis
a réussi à la rejoindre : « Disons que beaucoup de fenêtres
se sont ouvertes. »

CONNU COMME LE LOUP BLANC


Deux jours plus tard, nous continuons l’interview dans
un grand hôtel des Grands Boulevards, situé à quelques
centaines de mètres seulement du PNF. C’est là qu’il
est descendu pour la nuit. Il s’y fait même livrer des
sandwichs de son restaurant préféré. « Je ne suis pas
revenu pour narguer la justice, je veux seulement me
faire entendre. Je ne suis pas un saint, mais je ne veux
pas porter un chapeau trop grand pour moi. Je revien-
drai si j’ai le droit à un vrai procès en appel », m’ex-
plique-t-il ce jour-là. Il a même écrit au président de
la République une lettre de deux pages. Quant au terme
de « cavale », il le conteste : « Je ne suis pas en cavale,
Marco Mouly jours de silence, il me rappelle le 7 septembre de bon j’avais seulement besoin d’un peu de recul avant d’aller
à Rome, au lendemain matin : « Surprise : je suis à Paris ! » lâche-t-il d’une voix en prison. » Avant d’ajouter : « Je ne sais pas si j’en ai
de sa condamnation. enjouée. Il m’assure avoir déjoué les contrôles déguisé encore pris assez. »
Il pose en faisant en rabbin, ce dont je doute, et veut donner une inter- Durant son escapade parisienne, il rencontre égale-
mine d’ouvrir view pour s’expliquer sur les raisons de sa fuite. Le soir ment des journalistes de « Vanity Fair » et dit avoir dîné
la portière d’une même, nous commençons l’entretien à la terrasse d’une dans un restaurant casher des Champs-Elysées où il
voiture de police. brasserie de la rue de Buci. Alors que je me dirige vers est connu comme le loup blanc. Goût du jeu ou désir
l’arrière-salle pour plus de discrétion, il s’installe en inconscient de se faire arrêter ? Je n’ai jamais su. Il m’a
A dr., une autre terrasse, avant d’enlever son bonnet et ses fausses confié que la vie de fuyard lui pesait. Après cette virée,
photo de cavale lunettes. La voiture de police qui passe alors à faible il a toutefois regagné Israël sans encombre.
« touristique » allure à côté de nous ne provoque pas chez lui le Mais les cavales ont souvent une fin. Le 15 novembre
envoyée à notre moindre frisson : « Détends-toi, je ne vais pas me faire 2016, Marco Mouly est interpellé à Genève par la bri-
journaliste. arrêter ce soir ! » Quelques minutes plus tard, il est gade des fugitifs de la police suisse devant l’hôtel
Le Richemont. Ses avocats assurent qu’il y préparait
sa reddition. Il était également titulaire de nombreux
comptes dans la cité de Calvin. Quelques heures après
son arrestation, je reçois un SMS : « Semoi Marco. On
nous a eu mon frère. » Trois selfies pris dans sa cellule,
menottes aux poignets, complètent le message. Cette
fois, sa baraka l’a abandonné : à quelques heures près,
les autorités étaient hors délai pour demander son
extradition. Remis à la France fin décembre 2016, il est
depuis incarcéré à Fleury-Mérogis puis récemment à
Réau. « Marco Mouly a peut-être fui quelques mois, mais
il n’a brisé aucun barreau. Il ne s’est juste pas rendu à un
jugement et a repoussé sa reddition. Depuis le premier
jour de sa détention, il est un détenu modèle, et c’est cela
qui importe », confie son avocat Me Philippe Ohayon.
Ses demandes de libération conditionnelle ont pour
le moment été rejetées. Q

¯ La semaine prochaine : Le braqueur et les bras cassés

DOC OBS L’OBS/N°2855-25/07/2019 47


PROCÈS FRANCE TÉLÉCOM
L’histoire du film
qui accuse
En 2009, Didier Lombard, alors PDG, commande un film d’entreprise
à Serge Moati sur la réussite de France Télécom. Mais la crise en change la
teneur. Enterré, ce document a mystérieusement ressurgi pendant le procès
Par V É RO N I Q U E G RO U S SA R D

48 L’OBS/N°2855-25/07/2019 FREDERICK FLORIN/AFP


RÉCIT

Manifestation des salariés de France que… Ne pensez pas que c’est obligatoire-
Télécom à Strasbourg en octobre 2009 ment… C’est les accords qu’on avait au
après une vague de suicides au sein de début… Je ne sais pas ce qu’on va faire. – Le
l’entreprise. film vous appartient, je vais le monter au
mieux, au mieux, c’est-à-dire honnête et
tout ça… » Personne n’imagine alors que
SUD-PTT. « Depuis un mois et demi, on durant les six mois du tournage, les sui-
travaillait sur des écrits, des interroga- cides vont continuer, les dirigeants, être
toires, des témoignages. Tout à coup, débarqués, que le questionnaire du cabi-
abonde Me Sylvie Topaloff, avocate du net Technologia rempli par 80 000 des
syndicat, on s’est trouvés plongés in vivo 105 000 salariés dressera un état des lieux
dans cet automne-hiver 2009. C’était alarmant, qu’une information judiciaire
vivant, charnel, à chaud, incroyable, un enverra les huiles du groupe au pénal.
choc ! » Cette résurrection, les prévenus Lâché dans la boîte, le prolifique réali-
s’en seraient bien passés. Histoire d’un sateur entame un tour de France, ren-
film boomerang. contre les employés des centres d’appel,
Flash-back, dix ans plus tôt. En ce prin- le médecin du travail, les dirigeants, les
temps 2009, le hasard réunit, chez un ami syndicalistes, les chercheurs de Lannion…
commun, Didier Lombard et Serge Moati. Une vaste psychanalyse. « Qu’il soit connu
Deux passionnés. Le premier, qui connaît a aidé, confie l’assistante réalisatrice
tous les patrons de la Silicon Valley et Laetitia Arnoult qui enquêtait en amont.
porte haut les couleurs de son entreprise Il était parfois accueilli à bras ouverts. Il est
jusqu’à arborer cravate et chaussettes populaire, Serge. » Les syndicats sont plus
orange, a reçu quatre années plus tôt, à défiants. « Il a fallu montrer que nous
63 balais, le bâton de maréchal dont il n’étions pas “tenus”. » Mais l’empathie
rêvait : la présidence de France Télécom. dont Moati enveloppe ses interlocuteurs
Ses derniers mois ont été tout entiers a raison des plus coriaces : il se place à
absorbés à transformer cet empire. Vingt- quelques centimètres, ponctue les propos
deux mille salariés sont partis ! Ce soir-là, de ses mains, hoche la tête, fraternel. « Je
le second, désabusé, ressasse l’arrêt décidé suis un vrai séfarade, j’aime entendre battre
par France 5 de « Ripostes », l’émission le cœur des gens. » Une force pour certains,
politique dominicale qui, depuis dix ans, une faute pour d’autres (quand il inter-
l’a rendu populaire. Lui aussi a dirigé une roge Jean-Marie Le Pen, par exemple). En
entreprise publique, la chaîne FR3, dans tout cas, une marque de fabrique. Patrick
les années 1980, en remerciement de sa Ackermann se souvient du réalisateur
contribution à l’imagerie mitterran- après son interview du redouté Louis-
dienne : il avait scénographié la déambu- Pierre Wenès, numéro deux du groupe :
bracadabra ! Au beau milieu lation du tout nouveau chef de l’Etat au « Tenez-vous bien, cet homme inflexible a

A du procès pour harcèlement


moral des anciens dirigeants
de France Télécom a surgi,
par des voies mystérieuses,
un film fantôme, tourné il y a dix ans. Cer-
tains salariés du groupe y figurent, beau-
coup en avaient entendu parler, mais une
Panthéon, mine hiératique, rose à la main
(caché derrière les colonnes, Moati l’ap-
provisionnait en fleurs) qu’il déposait sur
les tombes des grandes figures de gauche.
Une fulgurance traverse Lombard : com-
mander à cette signature, à cet œil, un
documentaire sur sa grande œuvre, cette
pleuré devant ma caméra. Il a vacillé en
évoquant le coup de fil de ses parents après
un sujet de France 2 qui parlait de lui. »

poignée seulement l’avait vu avant qu’il mutation hors norme menée tambour
ne tombe aux oubliettes pour l’éternité, battant. Un film pour la postérité, quoi !
croyait-on. Alors au faîte de sa gloire, le Mais quand Moati débarque avec sa
PDG, Didier Lombard, avait engagé le caméra en septembre, tout a changé. L’été
réalisateur Serge Moati pour exalter l’ex- a été plombé par les suicides. Que faire ?
cellence de ce fleuron français, bientôt Annuler, payer un dédit et basta ? « Si le
rebaptisé Orange. Mais la succession de projet n’avait pas préexisté à la crise, nous
suicides tuera dans l’œuf cette rutilante n’en aurions même pas eu l’idée », confiera
hagiographie, désormais baptisée « Chro- plus tard Caroline Mille, la directrice de la
nique d’une crise ». La projection de ce communication, au « Figaro ». « Puisque
document magistral, traversé de larmes, de tu es là... continue », dit-elle à Moati, avec
doutes, d’incompréhensions, a constitué, l’aval du boss. Pourtant, le premier échange
le 21 juin, « le tournant émotionnel du (filmé) Lombard-Moati est nimbé de gêne. Serge Moati a mené son tournage
procès » selon Patrick Ackermann, délégué « Je sais pas ce qu’on fera du film, hein, parce comme une vaste psychanalyse.

DAMIEN GRENON/PHOTO12/AFP L’OBS/N°2855-25/07/2019 49


Le film de commande se transforme
insensiblement en film de journaliste mais
un journaliste qui aurait eu accès, à un
moment clé, à tout et à tous. Serge Moati
documente une crise systémique en temps
réel, la restitue dans sa complexité, inter-
rogeant les multiples points de vue. Puis il
enchaîne avec le tournage d’une suite, plus
courte, sur la reconstruction menée par le
successeur de Didier Lombard, Stéphane
Richard. Mais ces deux réalisations ne
seront projetées que bien plus tard, le
14 juin 2011, devant le comité exécutif.
Dans la salle, une quinzaine de personnes
dont certaines recrutées après l’acmé de la
crise : outre Stéphane Richard, il y a là Ger-
vais Pellissier (finances), Delphine Ernotte
(Orange France), Pierre Louette (secré-
taire général), Bruno Mettling (DRH)…
Les signataires du bon de commande et
plusieurs des interviewés ont, eux, quitté
le groupe depuis longtemps. L’assistance
est secouée et guère loquace quand la
lumière se rallume.
« A titre personnel, je trouvais le film dur
mais assez juste sur ce que nous avions tra-
versé, confie Béatrice Mandine, alors direc-
trice déléguée à la communication. Il faisait
tomber des caricatures et montrait que nous
n’étions pas dans le déni. » Mais l’idée origi-
nelle de le projeter lors de l’assemblée géné-
rale des actionnaires, voire sur une chaîne
de télé, n’est plus de mise. Le documentaire Le 15 septembre 2009, le ministre
sera encore présenté au comité de direction du Travail Xavier Darcos convoque
d’Orange France. Puis rideau. « A cette Didier Lombard (à gauche) pour
période, en 2010-2011, il fallait reconstruire. œuvrer ensemble à une sortie de crise.
On n’a pas ressenti le besoin de le diffuser
mais on ne l’a pas détruit, pas caché non plus,
poursuit Béatrice Mandine. Il était dans tice de Paris. La crise est soudain incarnée
mon bureau. Personne ne me l’a demandé par leur regard, leurs larmes, leur désarroi,
pendant l’instruction. » l’écriture et les ratures de Michel Deparis
sur la lettre retrouvée après son suicide.
“DU JOUR AU LENDEMAIN, « Quand vous rentrez le soir, qu’est-ce que
VOUS ÊTES PLUS RIEN” vous racontez de votre vie ? – Rien ! Surtout
Huit années ont passé depuis cet enterre- pas ! […] J’ai honte […], confie ce salarié
ment de première classe. Les audiences ont transplanté dans un centre d’appels après
débuté il y a six semaines quand la prési- trente-trois ans de maison. Avant j’avais une
dente Cécile Louis-Loyant en ajoute une image, j’étais en costard-cravate, j’avais une
pour projeter… le film de Moati ! Celui-ci voiture, un portable, comme les cadres sup.
avait évoqué, avant le procès, l’hypothèse Du jour au lendemain, vous êtes plus rien,
d’une telle résurrection avec Stéphane c’est fini, terminé. » Le chamboulement de
Richard. Ni l’un ni l’autre ne la souhaitait, de culture conduit à « vendre un téléphone très
crainte pour le premier de passer pour un cher avec des fonctions très compliquées à
auxiliaire de justice, pour le second de ravi- une vieille dame qui ne saura pas s’en servir.
ver encore un peu plus cette période mor- Avant, personne ne l’aurait fait : “Mais non,
tifère. Pendant quatre-vingt-dix minutes, vous n’en avez pas besoin, Madame ! Vaut
l’attention est maximale. Ceux qui s’étaient mieux prendre celui-là moins cher, plus
tant plaints de ne pas être entendus sont là, adapté à vos besoins.” Le service public,
en majesté, sur l’écran, dans ce Palais de Jus- c’était ça ! Là, l’idée, c’est de faire du chiffre. »

50 L’OBS/N°2855-25/07/2019 CAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE - MEIGNEUX/SIPA


RÉCIT

On apprend l’art de « dégoû- LA PROJECTION C’est ça l’erreur de fond que,


ter » des bataillons non moi, j’ai commise, c’est de pen-
« virables » car protégés par DE CE FILM ser que ça, ça suffisait. Et ça
leur statut de fonctionnaire : les
chefs « avaient des primes en
MAGISTRAL ne suffit pas ! » (Delphine
Ernotte) ; « Les dirigeants ont
fonction du nombre de gens A CONSTITUÉ raisonné en se disant : “Ce sont
qu’ils faisaient partir ». L’art, quand même des enfants
aussi, d’insécuriser les autres : ‘LE TOURNANT gâtés” » (Gervais Pellissier) ;
« On va les faire changer sans ÉMOTIONNEL “la” phrase qui éclipse tout :
arrêt de boulot, changer la hié-
rarchie en permanence […], ils se DU PROCÈS’.” cet aveu de Didier Lombard
jamais réitéré pendant le pro-
retrouvent humiliés, dévalori- cès – « On a poussé le ballon un
sés » ; « Faut pas faire de compli- PATRICK ACKERMANN, peu trop loin. »
DÉLÉGUÉ SYNDICAL
cité avec les salariés qu’on « Ce film ? Un brûlot ! S’il peut
manage. En bougeant souvent changer quelque chose ? Ah oui,
[les cadres], on n’a pas le temps drôlement. Certes, on n’est pas
de créer les solidarités. » aux assises, malgré tout, l’intime convic-
Pourtant, lorsque Lombard débarque tion… », nous confie Me Sylvie Topaloff. Sûr
sans prévenir à Cahors pour annoncer qu’il en tout cas que ça touche un nerf si l’on en
sauve le site, il séduit les employées à qui il juge par la réaction de Jean Veil. L’avocat de
claque la bise : « Il était humain », dit l’une, Didier Lombard parle d’« abus de confiance
énamourée ; « C’est un gros ours, j’avais l’im- intellectuel. Engagé pour réaliser un film
pression de quelqu’un de protecteur. J’avais d’entreprise et rémunéré à cet effet, Serge
envie de lui dire “merci papa” », renchérit Moati impose une modification radicale
une autre. Hélas, cette scène intervient à du projet contractuel, dit-il à “l’Obs”. Pour
l’issue d’une période tragique. A Marseille, autant, il ne démontre l’existence d’aucun élé-
Michel Deparis « s’est étouffé avec des sacs ment constitutif d’une infraction pénale. Il n’a
plastique ». A l’image, sa collègue lit sa lettre aucun impact juridique sur le débat qui était
– « Je me suicide à cause de mon travail à le nôtre. Mieux, l’évidente surprise et le désar-
France Télécom, c’est la seule cause » – et roi de Didier Lombard excluent l’idée que la
souffle : « C’est un sacrifice qu’il a fait pour crise résultait d’une politique d’entreprise
nous réveiller. » délibérée. Cette pièce a été communiquée à
l’audience à la dernière minute pour nuire ».
“ON A POUSSÉ LE BALLON Communiquée, oui, mais par qui ? Par
UN PEU TROP LOIN” Me Jonathan Cadot, le conseil de la CFDT.
Sincères, les dirigeants le sont tout autant. A D’accord, mais comment est-elle parvenue
l’époque, il n’est pas question de procès, alors au syndicat ? « C’est relativement mysté-
ils jouent le jeu d’un film d’entreprise qui rieux », dit-il. « On a tous essayé de savoir, dit
n’en fait pas des monstres mais les décrit Me Topaloff. La rumeur a même couru que
déconnectés de la réalité. « Le “on n’a rien vu c’était Stéphane Richard… sans aucune
venir” est un peu… enfin… je pense que c’est preuve. » Alors, Moati ? La version qu’il avait
aussi qu’on refusait d’écouter » (Laurent Zyl- servie à « l’Obs » il y a quatre ans n’a pas
berberg, directeur des relations sociales) ; varié : « Je n’ai jamais revu ce film. J’ai
« J’ai négligé [...], ce que j’entends aujourd’hui, 200 DVD dans mon salon, celui-ci n’y est
je l’ai déjà entendu. Pas aussi souvent, pas pas. » L’insaisissable Houdini des prétoires
avec autant de force, pas dit par autant de est en tout cas un sacré virtuose du timing.
gens […] mais je n’ai pas mesuré la profon- Orange n’a pas porté plainte pour recel
deur » (Olivier Barberot, DRH) ; « On nous de vol. De là à le montrer largement
l’avait dit et pourquoi on l’a pas entendu au comme le réclament, groupés, les syndi-
moment où on nous l’a dit ? Et pourquoi on cats, c’est niet. Une projection devant
nous l’a répété et pourquoi on l’a pas le CNSHSCT (Comité national Santé
entendu ? On a été pressés dans une logique Hygiène Sécurité Conditions de Travail)
tournée uniquement vers le résultat » leur sera accordée à la rentrée. Pas plus.
(Jean-Luc Chenu à la DRH) ; « Le contrat « Maintenant que le procès s’est achevé, leur
social […] c’est : “Votre emploi est préservé.” a écrit Stéphane Richard, le 16 juillet, nous
devons nous tourner vers l’avenir. » De
toute façon, « nous ne disposons pas des
Entre 2008 et 2009, 35 salariés de France autorisations des personnes interviewées ».
Télécom ont mis fin à leurs jours. On jurerait que cela tombe bien. Q

L’OBS/N°2855-25/07/2019 51
FICTION
“L’Obs” a décidé de se projeter en 2049 à travers une série
d’événements et d’articles pour penser notre quotidien dans
trente ans. Cet été, place à la science-fiction avec le feuilleton
écrit en exclusivité par l’auteure Catherine Dufour, dont voici
le deuxième épisode
Par CAT H E R I N E D U F O U R Illustration R I K I B L A N C O

L’ÉTERNEL ÉTÉ (2/6)


Le doux sirop
de la revanche
uinze ans plus tard, le lac d’Annecy mourait toujours plus de deux métiers à la fois. Il savourait sa chance en réparant,

Q interminablement. Même les silures et les méduses


d’eau douce s’y faisaient rares. Désormais d’un vert
émeraude magnifique, le gigantesque plan d’eau ne
puait plus la vase, mais la mort. Des histoires cou-
raient le long des berges, on parlait de cadavres voilés flottant
entre deux eaux – probablement une réminiscence des dames
par petites touches prudentes, les antiques rouages de James,
le majorbot de son père. En espérant que ça tienne… Avec l’âge,
il devenait sentimental.
Le retour de Blanket à Annecy n’allait cependant pas sans mal.
Professionnellement, il n’avait aucun souci. Au quotidien, sa vie
était délicieusement mélancolique entre son vieux père et
grises du marais de la Cluse, mêlée à une énorme culpabilité James, dans la douce odeur du thé et de l’huile d’engrenage.
collective. Les humains, telles des puces, quittaient les abords Mais, socialement, c’était plus compliqué. Le gang des traqueurs
de cette dépouille en décomposition. Blanket, lui, avait décidé de goût avec lequel il faisait la route depuis si longtemps n’avait
de faire le chemin inverse. pas mis longtemps à le rejeter comme traître à leur cause. Et puis,
Il revenait d’une chasse au goût qu’il savait être la dernière. A quand ces gens-là socialisaient, c’était vers le Cerro Torre, pas
47 ans, il ne trouvait plus aussi excitant qu’avant de courir après en Haute-Savoie. Ses collègues, eux, habitaient en Sibérie. Quant
des épices rares et dormir à la dure sur des contreforts désolés. à ses colocataires d’open space, ils bûchaient tant qu’ils en
Il endurait avec une impatience croissante les amibiases et, sur- oubliaient de causer, hors un groupe de traders survoltés auquel
tout, il avait pris conscience que son père avait maintenant besoin Blanket était ravi de ne pas appartenir : ceux-là ne parlaient, fort,
de sa présence à plein temps. Par chance, il venait de décrocher que de travailleuses parasexuelles et de promotions sur Amazon.
un poste sédentaire décemment payé à Annecy. Il s’agissait de C’est pourquoi Blanket sauta avec joie sur sa « co » quand elle
gérer, à distance, les produits dérivés d’une orangerie sibérienne ; lui demanda d’une voix suave :
l’aspect gustatif, bien sûr, avec une option sur l’odeur et un rôle – Walid appelle, que faut-il lui répondre ?
de conseil pour la texture. Dans son nouvel open rented & share – Cthulhu fhtagn, salut Walid !
space de la rue du Pâquier, Blanket avait l’intention d’exercer aussi – Hakuna matata, salut Blanket ! Que deviens-tu ?
un deuxième job qui lui tenait à cœur : la pédagogie scientifique – Je change de job, de vie, de tout. Et toi ?
en ligne. Il estimait qu’il n’existait pas d’enfant mal doué-e en – Je perce, enfin ! Ça m’a pris quinze ans mais c’est fait. Je vais
sciences, seulement de mauvais départs dans la vie scolaire. Sa publier une étude, que dis-je ? un brûlot ! Et bientôt, le monde entier
méthode était simple : il bourrait ses élèves, par le biais de son n’aura plus d’yeux que pour moi. Je vais devenir le sociologue le
écran, de compliments dithyrambiques. Reconforté-es, les plus célèbre de ce côté-ci de l’espace-temps !
gamins et les gamines décrochaient en général des résultats Blanket reposa sa clé Allen et s’assit confortablement. D’où il
stratosphériques dans les six mois. Ayant fait ses comptes, Blan- était, il pouvait entendre Walid postillonner d’enthousiasme :
ket s’était aperçu que, sauf catastrophe, il n’aurait pas à exercer – … mes données sont parfaitement valides, même si elles sont

52 L’OBS/N°2855-25/07/2019
originales. Je n’ai étudié que des gamins de bonne famille, dorés sur podcasts et VR-casts, journalistes enthousiastes, collègues
tranche, qui n’ont jamais manqué ni d’eau, ni d’air, ni d’éducation, rageurs, déchaînement sur les réseaux et, surtout, ventes en ligne
enfin, tu vois ça d’ici ? Résultat, je n’ai pas de biais avec les risques par pétaoctets. Bien sûr, son étude, qui étiquetait comme
psychosociaux. Il m’a suffi d’éplucher leur dossier santé pendant toxiques des enfants maltraités, fit blanchir les cheveux des
l’enfance, puis leur dossier judiciaire à l’âge adulte et tadam ! J’ai pédopsys et des criminologues. Mais leur voix ne fit qu’ampli-
dégoté un lien de causalité entre le fait d’avoir été sexuellement fier un brouhaha où dominait l’approbation. Le public s’enthou-
agressé et le fait de devenir un pédocriminel plus tard. Je le savais ! siasmait pour cette vue en coupe des beaux milieux, qui révélait
Tout le monde dit le contraire mais moi, je l’ai prouvé ! des strates sordides. Surfant sur son succès avec légèreté, Walid
Blanket écouta encore dix minutes Walid lui expliquer à quel fut de toutes les cérémonies de l’année, de la plus scientifique à
point tous les sociologues du monde allaient le jalouser, lui, la plus festive. Il tint sa promesse, et y convia Blanket.
Walid, et à quel point ça allait lui procurer de la joie ! Comment Celui-ci se regarda dans la glace sans complaisance : vingt-cinq
il allait boire à longs traits le doux sirop de la gloire et de la ans à barouder n’avaient pas affiné son style. Il appela son ami
revanche ! Puis il arriva ce que Blanket avait prévu : Smiley, un vlogueur mode homme bordelais, et lui demanda des
– Hey bro ? J’ai encore un service à te demander… conseils. La facture le fit tousser, et il refusa absolument de tes-
Pour mener son étude, Walid avait utilisé le wami (l’IA per- ter le rimmel pour homme (« Tu as tort, insista Smiley, ça donne
sonnelle) de Blanket, qui le lui avait prêté par amitié – et, un peu, un regard de street fighter fatigué »). Mais quand il retourna
par curiosité. Walid avait déjà connecté le wami à d’innombrables devant son miroir, il se trouva bonne allure.
bases : données sociologiques, données médicales, données juri- – Tu sors ? lui demanda Smiley qui, de l’autre côté de l’écran,
diques. Blanket avait toujours donné son accord. Cette fois-ci, testait un nanogel à raser à l’extrait de baobab.
Walid avait besoin de connecter le wami à une IA d’évaluation – Je sors. Je vais à une soirée nommée… (Blanket jeta un œil
des statistiques, pour certifier ses résultats. L’accès coûtait un à l’invitation) « Petit con en sneakers Badidass ». C’est à Firenze,
rein. Blanket refusa. Walid couina : au palazzo Gondi.
– S’il te plaît ? Et tu sais quoi ? Dès que je serai devenu le socio- – Oh-mon-Dieu. Le Gondi. Mon rêve. Au fait, tu as des Badidass ?
logue le plus célèbre du monde, je serai fêté partout, et pour te – Non, pourquoi ?
remercier, je t’inviterai. On ira tous les deux chasser la saundaria – Pour pouvoir entrer. Moi, j’en ai. Deux paires. Elle est pour
dans les soirées les plus chaudes ! Qu’est-ce que tu en dis ? deux, ton invitation ?
Blanket ne savait pas ce qu’était une saundaria mais il se sen- – Elle est pour deux. Saute dans une aile, je t’attends à l’entrée.
tait seul. Il accepta.
Walid tint parole. Il publia son étude, et fit carton plein : cita- ➠ La semaine prochaine, retrouvez le troisième épisode :
tions, conférences, colloques, articles, émissions, blogs et vlogs, « Danser au-dessus d’un volcan ».

✎ RIKI BLANCO POUR « L’OBS » L’OBS/N°2855-25/07/2019 53


Durant tout l’été, “l’Obs” entre dans le confessionnal. Rencontre amoureuse,
coming out, épisode singulier… Cette semaine, Jacques*, 59 ans,
nous parle de son amour tardif pour une amie de jeunesse

IN VIVO

“L’amour-
après 40 ans
-d’amitié”

C
’est assez particulier. On était chez des Propos bungalows pour la soirée. Corinne et moi étions les
amis proches, chez qui l’on se voit sou- recueillis par deux seuls célibataires de la bande et, sur le ton de
vent. En tout cas, j’étais régulièrement HENRI l’humour, une amie nous l’a fait remarquer. C’était
invité parce qu’ils pensaient que ma der- RO U I L L I E R pénible. Il ne restait qu’une seule chambre libre et
nière rupture me laissait malheureux. on a tous les deux levé le doigt pour dire qu’elle nous
C’est vrai que je n’y étais pas indifférent, mais ce intéressait. « Oui, mais c’est une chambre commune ! »
n’était pas aussi grave que ce qu’ils imaginaient. Ils Avec Corinne, on s’est dit : « On se connaît, on peut
se sont dit : « Il est tout seul maintenant, il faut s’oc- partager une chambre sans se sauter dessus, y a pas
cuper de lui. » Le truc classique. Quand je l’ai su, j’ai d’ambiguïté. » Et là, une amie a relancé la plaisante-
trouvé ça adorable, gentil comme tout. Mais je leur rie en disant que ce serait quand même mieux si on
ai dit aussi que je n’avais pas vraiment besoin d’eux, était en couple. Alors on a joué le jeu tout l’après-
que j’étais un grand garçon. Et puis les ruptures, ça midi. « Chérie, effectivement, il faut qu’on songe à se
me connaît quand même… marier », etc. On n’y avait évidemment jamais pensé
Donc on était chez ces amis, au printemps 2018, ni l’un ni l’autre. Et puis ça a duré quelques semaines
on préparait le mariage d’une de leurs filles. C’est comme ça. On ne s’écrivait pas tous les jours, mais
parti d’une histoire très matérielle de location de quand on se voyait, c’était reparti. « Et notre futur

54 L’OBS/N°2855-25/07/2019
mariage, quand est-ce qu’on fait ça ? » On s’est aper-
çus à peu près simultanément que ça ne nous faisait
plus tellement rire, qu’il se passait quelque chose. Là,
nous nous sommes dit : soit on arrête cette espèce de
délire, soit on concrétise cette relation. C’est ce qui
s’est produit.
Corinne et moi, nous nous connaissions depuis
toujours, sans aucune arrière-pensée. C’était une
amie. Et puis vers le mois de juillet, je me suis
rendu compte que je la draguais vraiment, en fait.
Que ça ne relevait plus de ce truc poli qu’on peut
faire avec une amie, de cette espèce de marivau-
dage qui, on le sait, n’ira pas plus loin. J’ai senti un
grand trouble chez elle aussi.
J’aime sa personnalité, son humour. On rit beau-
coup. Son pragmatisme, sa façon de résoudre des
problèmes, ses idées. C’est la première fois de ma
vie que je parle vraiment de politique avec une
femme, même si on peut avoir des divergences de
fond, et encore, pas tellement. C’était déjà vrai avant
d’ailleurs. Quand je voyais ses publications sur Face-
book, je « likais », parce que c’était souvent bien pun-
chy. Et puis on se connaît. On n’est pas surpris.
Corinne m’a dit récemment : « Tu sais, je connais
toutes tes ex et je connais tes défauts, donc ce n’est pas
la peine de t’excuser à l’avance. Je sais comment ça
va se passer et tu vois, je ne proteste pas. »
Je me disais qu’à mon âge, c’était mieux d’avoir une
conjointe fixe. Je ne voulais pas tomber à nouveau
dans un travers qui consiste à passer d’une rencontre
à l’autre. Ce n’était pas satisfaisant. Je cherchais
quelque chose de durable et de respectueux. Mais
en même temps je trouve que les femmes veulent
beaucoup de choses et très vite. Elles disent parfois :
« Moi, j’attends un type comme ci, comme ça », etc.
Une boîte est déjà prête pour vous.
C’est souvent moi qui ai été quitté, finalement. Moi,
je ne sais pas le faire. J’essaie toujours de raccommo-
der la relation, y compris quand ce n’est plus raccom-
modable. Et ça, c’est un défaut. A un moment, il faut
trancher le nerf. Dire « voilà, ça ne marche plus ».
Avec l’âge, je perds en vigueur mais je gagne en
sagesse. Cela se manifeste par une espèce de mélan-
colie. Mais je le savais, je ne me suis jamais dit que Aujourd’hui, nous l’assumons très bien mais nous
je serais une bête physique toute ma vie. Il y a deux l’avons annoncé progressivement à nos amis parce
ans, je skiais mieux que mon fils. Aujourd’hui, il skie qu’au début, ce n’était pas évident. On a quasi una-
mieux que moi. Il y a des indicateurs qui vous nimement eu l’accord de l’entourage. A part celui de
disent : « Tu n’es plus ce que tu as été. » l’ancien mari de Corinne. Là, j’ai perdu un ami, je
Cette histoire d’amour, on la vit tous les deux pense. Ou alors, il va nous falloir du temps. Cela me
comme une anomalie. Dans l’ordre des choses, on gêne, on était vraiment proches. Il aurait souhaité
aurait dû rester amis. Ce n’est pas courant quand EXCLUSIF que je lui en parle mais l’idée ne m’en est pas venue.
même d’avoir une relation après quarante ans d’ami- Retrouvez C’est peut-être une maladresse, mais je ne me suis
tié. On se dit encore aujourd’hui : « Qu’est-ce qui s’est l’intégralité pas vu lui demander la permission de débuter une
passé ? » On essaie de comprendre les raisons de ce de la série relation avec une femme dont il était séparé depuis
rapprochement, qui est vraiment amoureux en plus. « Love is Old » dix ans. Si on inversait la situation, je me dirais que
Il y a un emballement qui n’est pas du tout retombé. sur le site je n’ai pas d’autorisation à donner, qu’elle fait ce
Un truc qu’on n’avait pas vu jusque-là, quelque chose de l’Obs qu’elle veut. Par contre, je dirais peut-être : « Essaie
qui sommeillait en nous. Moi, je ne me souviens que nouvelobs.com de la rendre heureuse. » Q
d’admiration. De considération à son égard. (*) Tous les prénoms ont été changés.

MONTAGE — RENE BOHMER — EDUARDO DUTRA / UNSPLASH L’OBS/N°2855-25/07/2019 55


SÉRIE PHILO
LES
INCLINAISONS
DANGEREUSES
(3/6)
IDÉES

LA MÉDIOCRITÉ PA R
PIERRE ZAOUI

La peur, le narcissisme, la honte… Personne n’est à l’abri d’un mauvais penchant


ou d’un sentiment coupable. Comment vivre avec ? “L’Obs” a interrogé des
philosophes. Cette semaine, Pierre Zaoui nous parle de la médiocrité
Propos recueillis par X AV I E R D E L A P O RT E
Illustrations PI E R R E M O R N E T

tre considéré comme médiocre est insupportable la vertu est un juste milieu entre deux vices : le courage, par

E dans une société qui promeut l’excellence. Pourtant,


il n’y a pas si longtemps, l’« homme moyen » était
célébré par certains comme le socle de la démocratie.
C’est peut-être qu’il y a quelque chose de plus dans
la médiocrité, une complaisance intolérable pour qui postule
l’égale capacité à s’améliorer. Le philosophe Pierre Zaoui, auteur
notamment de « la Discrétion, ou l’Art de disparaître » (Autre-
exemple, est un juste milieu entre la lâcheté et la témérité. Mais le
juste milieu n’est jamais au milieu, il est plus proche d’un vice que
d’un autre : le courage est plus proche de la témérité que de la
lâcheté. La médiocrité, et non le vice, est donc l’exact opposé de la
vertu : on peut être mauvais, ce n’est pas grave, mais être médiocre,
c’est l’immoralité même. Néanmoins – et ce serait la troisième
source –, pour trouver des spécialistes de la haine de la médiocrité,
ment), défend l’idée paradoxale qu’il faut admettre qu’on est il faudrait aller du côté du christianisme. « Dieu vomit les tièdes »,
médiocre pour ne pas s’en satisfaire. dit l’Apocalypse. C’est d’une violence inouïe. Ecoutez Simone Weil :
Pourquoi déteste-t-on autant la médiocrité? « Que mon corps soit un instrument de supplice et de mort pour tout
Cette haine a peut-être plusieurs sources. Il y aurait d’abord la tra- ce qui est médiocre dans mon âme. » Mais c’est aussi très puissant :
dition aristocratique qui oppose les meilleurs, aristoï en grec, à tout on ne peut pas être chrétien à moitié car, si le jour du Jugement
le reste. Si on est aristocrate en politique ou dans la vie – et nous le dernier les pires des réprouvés disparaîtront dans le lac de soufre,
sommes encore, les Grecs définissant l’aristocratie comme un prin- les médiocres ne seront pas sauvés pour autant. Ce n’est pas pour
cipe électif où on choisit les meilleurs pour gouverner –, on consi- rien que l’iconographie de l’Apocalypse n’a jamais cessé de repré-
dère avec Nietzsche que les hommes du commun n’ont comme senter des nobles, des évêques, des nonnes jetés en enfer. Le chré-
mérite que de servir à l’advenue des grands hommes. Cela nourrit tien du dimanche, ou l’imposteur au sens de Bernanos, est pire que
toute une pensée de droite, mais n’explique pas complètement la l’athée. Car, bien qu’ayant eu la parole révélée, il ne respecte pas les
haine de la médiocrité. Car le vrai aristocrate ne déteste pas les préceptes évangéliques, il ne se montre pas à la hauteur du sacri-
médiocres, il préfère détourner le regard – « que nous importent les fice de Jésus. Quelqu’un qui n’est rien, on lui reconnaîtra au moins
cochons ? » demande Nietzsche. La seconde source, ce serait la son humilité, mais le médiocre, on le hait.
philosophie elle-même quand elle oppose le « sage » au « vulgaire », Aucune haine de la médiocrité qui vienne de la gauche?
c’est-à-dire au médiocre. Cette tradition qui célèbre la vertu comme Ce serait la quatrième source : la haine révolutionnaire. Ici, le
excellence est riche en mépris pour la médiocrité. Chez Aristote, médiocre, c’est le normal, le conformiste, le soumis. Ce sont

✎ PIERRE MORNET POUR « L’OBS » L’OBS/N°2855-25/07/2019 57


Homais, Charles Bovary, Bouvard et Pécuchet, les petits fonc-
tionnaires russes… S’y ajoute l’idée que la médiocrité enfante des “CERTAINS LIEUX DE LA VIE NE
monstres. C’est la thèse par exemple d’Hannah Arendt sur Eich- SUPPORTENT PAS LA MÉDIOCRITÉ.
mann : les nazis étaient des médiocres. C’est une longue tradition
qui remonte peut-être aux réflexions de Plutarque sur Erostrate ON NE PEUT PAS DIRE : ‘JE VAIS T’AIMER,
et selon laquelle les pires crimes sont moins commis par des génies
du mal que par des hommes ordinaires. Mais aujourd’hui la haine
MAIS CE SERA MÉDIOCRE.’ ”
de la médiocrité prend sans doute des atours plus sociologiques.
Avec l’étirement des classes sociales produit par nos sociétés de le common man, l’homme du commun, qui est capable d’exploit
masse, on ne sait plus où est sa place. Si chacun a peur qu’on ne mais sans oublier sa condition commune. Pourtant, c’est une idée
découvre qu’il est un médiocre, c’est sans doute parce que l’efface- très fragile. D’un côté, on peut se demander jusqu’à quel point elle
ment des anciennes hiérarchies a engendré une cascade de mépris : est sincère, jusqu’à quel point elle ne cache pas une arnaque ou un
on est toujours le médiocre de quelqu’un. Ainsi le développement mensonge originel – c’est tout le thème de « l’Homme qui tua
du capitalisme et le culte de la performance ont-ils encore aug- Liberty Valance » ; sous une forme plus actuelle, c’est le problème
menté la haine de la médiocrité. Plus l’humanité devient médiocre d’un Donald Trump qui se fait passer pour un common man en
génériquement, plus on hait la médiocrité spécifiquement. parlant comme un enfant et en mangeant des hamburgers et des
Pourtant la médiocrité n’a pas toujours été connotée aussi bonbons. D’un autre côté, on peut se demander jusqu’à quel point
péjorativement… cet idéal est tenable. Qui a en vérité envie de partager le sort de
La valorisation de la médiocrité vient en droite ligne des Lumières Candide à la fin du conte de Voltaire ou celui de Tom Doniphon à
et des premiers penseurs de ce qu’on appellera le libéralisme poli- la fin du film de Ford ? Le héros cornélien est peut-être un idéal
tique. Contre l’humanisme renaissant qui ne se préoccupe que des trop haut pour nos moyens, mais l’homme moyen est peut-être un
grands hommes, contre les idéaux d’honneur et d’héroïsme idéal trop bas ou trop injuste pour notre désir.
propres à l’âge classique, les Lumières promeuvent des idéaux Comment imaginer une démocratie qui ne suppose pas
moins élevés. Rousseau valorise « l’homme moyen » des petits la médiocrité?
Etats ; Voltaire, l’honnête homme qui doit cultiver son jardin ; Dans une démocratie, du moins au sens où Jacques Rancière la
Hume, les passions calmes et les opinions communes. Ces idées pense, on postule l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Dès
seront vivaces dans la tradition démocratique américaine – de Jef- lors personne n’est médiocre, car l’humain n’est plus pensé en fonc-
ferson puis Emerson, à Capra ou John Ford. La démocratie tion de son statut et de ses performances, mais de sa perfectibilité.
moderne ne peut pas se fonder sur l’homme d’exception mais sur Chacun est capable d’exceller dans quelque chose, cela égalise les

58 L’OBS/N°2855-25/07/2019 ✎ PIERRE MORNET POUR « L’OBS »


IDÉES

conditions. En ce sens-là, c’est une belle idée. Le À LIRE Pour moi, le livre de Despentes est moins une apologie
moyen, ce n’est pas le médiocre, c’est l’égale potentia- « Ainsi parlait de la médiocrité qu’un éloge de la marginalité. Or le
lité à l’excellence. Zarathoustra », marginal est celui qui est sorti de l’échelle hiérar-
Mais si tout le monde peut être excellent, tout le Nietzsche ; chique, ce qui est très beau. Pour être médiocre, il faut
monde peut aussi être médiocre… « Bouvard et Pécuchet », encore se situer dans une échelle hiérarchique com-
Certes. Si on postule l’égale potentialité à l’excellence, Flaubert ; « Une nouvelle mune. De toute façon, je ne crois pas qu’on puisse faire
on efface la médiocrité, mais en même temps, on la Amérique encore l’éloge de la médiocrité. D’abord, dire : « La médiocrité,
diffuse prodigieusement. Chacun se demande : « Ne inapprochable. c’est super », c’est un mensonge. Certains lieux de la
suis-je pas médiocre ? Ne suis-je pas en train de De Wittgenstein à vie ne la supportent pas. On ne peut pas dire : « Je vais
gâcher mes potentialités ? » Il y a là un immense para- Emerson », Stanley t’aimer, mais ce sera médiocre, ne t’attends pas à ce que
doxe. Et une grande dureté. Car c’est dur de se penser ce soit génial au lit, et ne tombe pas malade parce que
Cavell (Editions
médiocre. Cela veut dire qu’on est paresseux, qu’on je ne m’occuperai pas de toi. » Ensuite, ce n’est pas pos-
de l’Eclat).
se laisse aller. Alors que si on est nul, ce n’est pas grave, sible de faire l’éloge de la médiocrité parce qu’il y a une
on naturalise : « C’est ma nature, je ne peux pas m’en vouloir. » complaisance dans celle-ci. Au fond, je pense qu’il y a deux posi-
La course à l’excellence qui caractérise nos sociétés peut- tions insupportables. D’une part, la haine de la médiocrité qui est
elle engendrer la médiocrité? une pathologie toujours suspecte : quelqu’un qui la hait s’y recon-
Oui, ça s’appelle le conformisme. Nietzsche a porté à son point naît nécessairement. D’autre part, l’assomption de sa médiocrité
d’incandescence la haine de la médiocrité en expliquant que l’idée qui marque la fin de la perfectibilité humaine. Si être médiocre
de « bien commun » était une contradiction. Un bien ne peut pas suffit, il n’y a plus de raison de faire le moindre effort.
être commun parce que si c’est un bien, il est exceptionnel, créé Y a-t-il un remède à la médiocrité?
par une personne elle-même exceptionnelle. C’est la pointe Il ne faut surtout pas en chercher car la médiocrité doit rester un
extrême de la pensée aristocratique, dans ce qu’elle a de plus fort problème. Elle doit faire partie de la problématique de l’être
et de plus terrifiant. Cela signifie que l’excellence ne peut pas s’en- humain, au sens où Nietzsche dit que l’homme est cet animal dont
seigner, qu’on peut seulement sélectionner les quelques esprits le genre n’est pas encore fixé. On ne sait pas si on va devenir un
excellents que l’on repère et les protéger de tout enseignement. monstre, un homme moyen ou un être exceptionnel. Il faut garder
Dans cette logique, quand on crée des « pôles d’excellence », on ces potentialités ouvertes aussi longtemps que possible. Assumer
crée en fait des pôles de médiocrité. Pour être reçu selon des cri- trop fort sa médiocrité, c’est vouloir se débarrasser de l’angoisse du
tères institutionnels définis clairement, chacun essaie de s’adapter possible, qui est l’oxygène de la vie. La seule position tenable me
au maximum. Or l’intelligence adaptative, c’est l’intelligence du semble être de l’assumer et de tenter de la dépasser. Quand on est
médiocre. L’homme exceptionnel n’imite pas, il crée des modèles de gauche, la vraie valeur, ce n’est pas la nature, ce n’est pas le talent,
que vont imiter les médiocres. c’est le travail. Savoir qu’on est médiocre nous oblige à travailler, le
N’y a-t-il pas dans la médiocrité une forme de modestie qui, but étant de l’être un peu moins à la fin qu’au début. J’ai vu telle-
elle, est vertueuse? ment de jeunes étudiants qui gâchaient leur talent en n’assumant
Au sens ancien, la modestie (aïdos) est l’inverse de la médiocrité. pas leur médiocrité, ou en s’en contentant, c’est-à-dire, dans les
C’est d’abord le courage dans son sens archaïque, c’est-à-dire le fait deux cas, en faisant l’impasse sur l’exigence de travailler.
de ne pas vouloir perdre la face, de refuser de se présenter à l’autre Il est donc impossible de nous débarrasser de notre
dans sa médiocrité. La modestie, c’est être soucieux de l’opinion médiocrité?
des autres : « Aïdos ! » crie Diomède aux Achéens fuyant face aux Deleuze l’explique à propos de la bêtise : avant de critiquer la bêtise
Troyens. Or, quand on est soucieux de l’opinion des autres, on ne de l’autre, il faut penser à la bêtise transcendantale, celle qui est en
peut pas donner une image médiocre de soi-même parce que ce nous tous et nous structure avant toute expérience. La médiocrité
serait s’abîmer devant l’autre. Les gens véritablement modestes est une structure transcendantale de notre existence : on est tous
sont donc très rares et à l’opposé de toute médiocrité. aux prises avec le sentiment d’être médiocre, avec la peur d’être
Cela signifie que le médiocre est forcément vaniteux? dévoilé comme tel, avec la volonté de ne pas l’être, avec la tentation
C’est l’une des caractéristiques de la médiocrité que de se présen- d’assumer sa médiocrité pour rendre les choses plus faciles. Bref,
ter comme une valeur. Donald Trump est d’une médiocrité confon- la médiocrité n’est pas une question de choix mais d’usage.
dante, mais il dit : « Je suis le meilleur président que les Etats-Unis Le bonheur n’est-il pas une ambition médiocre?
aient connu. » C’est la vanité du médiocre. Puisqu’il n’y a pas de Le bonheur, c’est la simplicité. On se sent heureux quand quelque
satisfaction interne dans la médiocrité – le médiocre est au fond chose s’est simplifié dans sa vie, quand on sort du conditionnel, du
de lui dans une insatisfaction permanente –, il est obligé d’être dans « si j’avais cela, si j’étais ceci… ». Mais si un tel état existe, personne
la surenchère vis-à-vis de l’extérieur. Le père Karamazov de ne sait comment on y parvient. De ce point de vue, cela me semble
Dostoïevski, un Trump avant la lettre, expose son obscène et cruelle un peu ridicule de croire qu’en restant médiocre on a plus de
médiocrité aux yeux des autres, et en tire vanité parce qu’il a l’im- chances d’être heureux qu’en se battant pour réussir quelque chose.
pression de bien arnaquer tout le monde. Au fond, sa médiocrité A ma connaissance, il n’y a aucune corrélation entre médiocrité et
lui permet de laisser libre cours à toutes ses perversions. bonheur, pas plus qu’entre génie et malheur. Etre heureux, c’est
Le meilleur moyen de critiquer notre monde qui promeut splendide, mais j’ai peur que cela dépende très peu de nos qualités,
l’excellence n’est-il pas de faire l’éloge des médiocres? de nos mérites ou de nos calculs. Q
Je pense par exemple à Vernon Subutex, le personnage de
Virginie Despentes, qui devient un gourou précisément LA SEMAINE PROCHAINE
parce qu’il n’ambitionne plus rien… L’ARROGANCE par MICHAËL FŒSSEL

L’OBS/N°2855-25/07/2019 59
7<)30*0;i

quand
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PIO MARMAÏ P. 66 FRANZ KAFKA P. 68

Sexe, drogues
& Harley-Davidson
Avec “EASY RIDER”, ses dealers à moto
et sa BO culte, Peter Fonda et Dennis Hopper
inventent le ROAD TRIP musical. Le film a coûté
501 000 dollars, il en rapportera 60 millions
Par F R A N Ç O I S F O R E ST I E R

E D’ÉTÉ · 4
ÉR I
/7
S

1969 ANNÉE
FANTASTIQUE

SUNSET BOULEVARD / GETTY IMAGES


BIOS
Peter Fonda, né en 1940,
est le fils de Henry Fonda
et le frère de Jane. Il a réalisé
trois films, dont « l’Homme
sans frontière », un western
révisionniste.

Dennis Hopper est mort


en 2010, à 74 ans, après une vie
de bad boy fier de l’être.
Après « Easy Rider », il a réalisé
« The Last Movie », un désastre.
A la fin de sa vie, il était devenu
républicain.

S
usan Fonda pose son robot mixeur, regarde
son mari Peter, envapé jusqu’aux orteils et,
gentiment, lui dit : « C’est l’idée la plus conne
du monde. » Il vient de fumer la moquette du
salon, les rideaux de l’entrée, la batavia de la
voisine, et, un peu chancelant, a exposé l’idée
– la révélation ! – qu’il a eue au Lakeshore
Motel à Toronto, en plein festival, alors qu’il
faisait la promo d’un film. Habillé en costard
trois pièces Battistoni, cravate Charvet,
comme un bourgeois, « mais sans chaussures lion, qui surfent sur la vague peace & love. Hopper est le fils d’un
et sans chaussettes », il a descendu quelques barbouze de l’OSS (l’ancêtre de la CIA) qui a côtoyé Mao Zedong
bières, fumé un pétard de Hawaiian Gold, et en Chine avant de devenir postier à LA ; Fonda est le rejeton de
eu une vision grandiose. « Deux mecs, des Henry, la star des « Raisins de la colère ». Le premier a décou-
motos, du sexe, de la came et des bouseux – des vert la bière à 11 ans et n’a plus jamais dessoûlé. Il a tâté de la
braconniers – en pick-up qui les flinguent. Le marijuana, de la cocaïne, de l’héroïne, de la mescaline, du LSD,
pick-up sera plein de canards morts. Voilà. » du protoxyde d’azote, de l’opium, de la méthadone, de la
Peter Fonda a immédiatement téléphoné à colle Uhu et des Camel filtre. Un tantinet parano, il a pris des
son pote Dennis Hopper pour lui pitcher le cours de comédie et, devenu acteur, s’est donné une mission sur
truc : « Balèze, man, putain de balèze ! Tu veux Terre, emmerder le monde. Il a une idole, James Dean, dont il
faire quoi ? – Tu réalises, je produis, on écrit ensemble et on joue les reproduit le comportement. Sur le plateau des « Quatre Fils de
deux types. – Tu veux que… euh… je fasse la mise en scène ? – Putain Katie Elder », il a refusé de suivre les indications du metteur en
oui, man ! » Nous sommes le 27 septembre 1967, le cauchemar scène, Henry Hathaway. Mal lui en a pris. Le cinéaste, un dur à
commence. « Easy Rider » sera tout, sauf easy. Tournage dément, cuire, était l’un des plus gros actionnaires du studio. Hathaway
batailles rangées, « Born to Be Wild », succès planétaire, sexe et a fait fermer le plateau et a exigé de refaire la prise. Elle a été
choppers Harley-Davidson. Pas de canards, cependant. refaite quatre-vingt-six fois. Le rebelle a bouffé son Stetson.
Aujourd’hui encore, les ego fracassés sur le plateau ne sont pas Peter Fonda, lui, est d’une autre nature. Il est grand, beau, char-
calmés : Dennis Hopper, jusqu’au bout, a gueulé qu’il était le seul mant. Il a grandi sans son père, toujours absent, avec sa sœur
auteur du film, Peter Fonda, à 79 ans, s’emporte au seul nom de Jane. La maman, Frances Seymour Brokaw, riche héritière aris-
son partenaire. La devise « Sex & Drugs & Rock’n’roll », alors pro- tocratique dont la famille est apparentée aux Tudor, s’est suici-
vocatrice, se décline aujourd’hui sur des tee-shirts à Dinard. dée en s’égorgeant d’une oreille à l’autre, en 1950. Violemment
Dennis Hopper et Peter Fonda : deux enfants de Hollywood, traumatisé, le gamin a vu son père épouser une jeune femme de
nés au cœur même du « système ». Des fils de bourges en rébel- 21 ans, huit mois après. Le lendemain, il a tenté de se suicider

62 L’OBS/N°2855-25/07/2019 SUSAN WOOD / GETTY IMAGES


CULTURE

Peter Fonda et l’actrice


Toni Basil, dans le cimetière
Saint-Louis, à La Nouvelle-
Orléans. Le tournage
de cette séquence a laissé
à Fonda le souvenir
d’un « bad trip ».

des stars. A force de taper aux portes, Fonda et Hopper trouvent


quand même un homme bien disposé : Bert Schneider, le fils du
big boss de Columbia. Il est à fond dans la contre-culture. Sur la
recommandation de Buck Henry, le scénariste du « Lauréat »,
Schneider donne son accord pour un budget de 350 000 dollars.
Une misère. Fonda et Hopper cherchent un scénariste illico. Ils
en trouvent un à Roscoff, en Bretagne. C’est Terry Southern, un
génie acide et marrant, qui a travaillé avec Kubrick et Marlon
Brando. Southern écrit un premier traitement, et change le titre.
« Easy Rider » signifie mac, en argot. Le gars qui se la coule douce
d’une balle dans le ventre. Il raconte, encore ému : « A l’hôpital en vivant du travail des femmes. En français, ça donnerait « le
où j’étais, personne ne savait comment opérer une blessure par Hareng ». Pourquoi ce mot-là ? Allez savoir. Le tournage com-
balle. Ils ont fait venir un chirurgien de la région : il était à la chasse. mence le 23 février 1968 à La Nouvelle-Orléans, à 6 heures du
Il est arrivé, et m’a sauvé. C’était le docteur de la prison de Sing matin, en plein carnaval. Il y a mieux comme plan de travail.
Sing. » Pour son malheur, Peter Fonda a raconté cette histoire à D’autant que, pour cette partie du film, il n’y a pas de scénario.
Dennis Hopper. Lequel, soit dit en passant, est (mal) marié à Southern est déjà reparti à Roscoff.
l’actrice Brooke Hayward, fille de la comédienne Margaret C’est le souk, tout de suite. La femme de Hopper, le nez
Sullavan. Qui a été l’épouse de Henry Fonda. Le docteur Freud en compote après avoir reçu une rouste, lui téléphone pour lui
aurait de quoi se régaler, man. Bref, Peter Fonda a 28 ans, sa dire : « Je divorce. » Il répond : « OK », raccroche. Il ne la reverra
carrière patine. Dennis Hopper savate sa femme, se balade avec jamais. Hopper gueule, insulte toute l’équipe, fait des discours
des flingues de concours dans sa bagnole et, à 32 ans, se prend de dictateur sud-américain (« Je suis le primero, vous n’êtes
pour le Christ – sans rigoler. « J’étais en vrac », nous dira-t-il, de que mes esclaves ! »), menace le directeur photo, László Kovács.
passage à Paris, peu avant sa mort. Manque de bol : celui-ci a été champion de boxe. A la fin de
la première journée, les techniciens déversent les boîtes de
“PERSONNE NE TOUCHE À MES SANTIAGS !” pellicule sur la tête de Hopper, qui fera désormais ses confé-
rences du matin avec deux calibres chargés sur la table et jure
Début 1968, les deux allumés cherchent un producteur pour leur de fumer les contradicteurs. « Dans la scène du cimetière à New
film, qui s’intitule alors « The Loners », les solitaires. Quand ils Orleans, il m’a fait monter sur une tombe et m’a contraint à racon-
arrivent dans les bureaux, avec leur jean déchiré, leurs cheveux ter le suicide de ma mère. Jusqu’à aujourd’hui, je regrette cette
longs (à l’époque, c’est comme un bras d’honneur) et leurs bottes scène… », dit Fonda, humilié.
trouées, on les fout dehors. Les studios veulent des « Docteur Enfermé dans sa chambre, l’autre garde la pellicule avec la
Dolittle », des « Funny Girl », des « Barbarella », des grosses détermination d’un bulldog, certain que le monde entier veut
machines pétées de dollars et de décors, avec des stars, des stars, lui arracher SON film. La moitié de l’équipe s’en va. L’autre

L’OBS/N°2855-25/07/2019 63
moitié part au Nouveau-Mexique poursuivre la saga. Deux
problèmes se posent. Le premier, c’est la came. Dans le scéna-
rio, les deux héros, Captain America et Billy, veulent faire un
gros coup en vendant quoi ? Du hasch ? De la marie-jeanne ? De
l’héro ? Ça fait bas de gamme. De la coke, alors. Le second pro-
blème ? Les motos. Dennis Hopper, depuis qu’il s’est cassé la
gueule en deux-roues, se méfie. Peter Fonda, lui, n’a jamais
conduit un chopper. Et il faut acheter ces sacrés véhicules. L’ac-
cessoiriste dégotte trois Harley-Davidson pourries à une vente
du Domaine : il s’agit de bécanes du Los Angeles Police Depart-
ment. Des motos de flics ? Damned ! L’accessoiriste les trans-
forme en girafes mécaniques, méconnaissables. Peter Fonda
essaie la sienne : il se fait immédiatement arrêter, et, au commis-
sariat, fouillé au corps, à poil, il avoue : « Je prépare un film. » Les
cops lui rient au nez.
Pour le rôle de l’avocat ramassé en chemin, on contacte Rip
Torn, le gars qui a joué Judas dans « le Roi des rois », méga-pâ-
tisserie biblique. Rip Torn écoute Hopper lui décrire son rôle au
petit déjeuner. Ce dernier est chargé, pas seulement à la caféine.
Le ton monte, les deux hommes se battent à coups de couteau à
beurre. Fonda intervient avant qu’ils se tartinent mutuellement.
Hopper cherche son Magnum 365, qu’il ne trouve pas. Fonda lui
glisse un Placidyl, puissant somnifère, dans son café-bour-
bon-vodka. En plein milieu d’une phrase, Hopper tombe d’un
bloc dans son assiette de donuts. Fonda le couche, inconscient.
S’apprête à lui retirer ses bottes. L’autre ouvre un œil, saisit son
flingue, et gueule : « Personne ne doit toucher mes santiags ! Per-
sonne ! », puis retombe dans le coma. Il dormira avec ses godasses,
pendant tout le tournage. Fonda cherche un autre acteur pour
remplacer le Judas Iscariote qui s’est éclipsé. Il pense à Jack
Nicholson, qui arrive aussitôt, se choisit un costume bizarre,
casque de base-ball et bretelles de golden boy. Il invente un cri
de guerre : « Nik… Nik… Nik… INDIANS ! » Il va devenir la star
d’« Easy Rider ».

“VOUS AVEZ TRANSFORMÉ MON FILM


EN PUTAIN DE SOIRÉE TÉLÉ !”
L’Amérique change, le film est dans l’air du temps. L’ère des beau-
tiful people, des hippies adorables, de la fraternité béate, s’achève. En 1969, le film triomphe à Cannes. Côte à côte, Hopper et Fonda ne
Le 4 avril 1968, Martin Luther King est assassiné. L’ambiance laissent rien deviner de leurs rapports houleux (à dr., Jack Nicholson).
s’alourdit. L’équipe est alors à Cortez, au Texas. On tourne la scène
du feu de camp, après avoir fumé une quarantaine de pétards. Le
seul qui connaisse son texte, c’est Nicholson. Les références aux l’une de ses chansons, suggère que l’une des motos se précipite sur
petits hommes verts venus de Vénus ont été rajoutées par la secré- le pick-up des rednecks et fasse exploser tout le monde, en immense
taire de production, une fille qui croit aux ovnis, aux Sélénites, aux apocalypse kamikaze. Pour une fois, Hopper et Fonda sont d’ac-
carabosses de Roswell. Nicholson dit ses répliques religieusement. cord, les deux héros doivent mourir, mais pas comme ça. Exit
Puis il pisse, avec les autres, sur la ligne frontière du Texas, l’Etat Dylan. Captain America et Billy sont juste butés par des déplo-
où JFK a été tué. Un geste politique, quoi. La chaleur est intense, rables, sur la route, pour rien. Par haine, c’est tout. Retour à Hol-
l’humidité, à son maximum. Le reste du tournage est pénible : « Dès lywood. Dennis Hopper est expédié quelque part, pour prendre
que je roulais, ça allait. Mais le soir, quand j’enlevais mon pantalon des vacances. Fonda surveille le montage chez Columbia, et évalue
de cuir, j’étais trempé de sueur, raconte Fonda. En plus, le futal avait le film : « Je savais qu’on avait introduit un cheval de Troie entre les
déteint. J’avais les jambes violettes. » Retour à Hollywood. Hopper murs du studio. » Pendant deux mois, il trime avec Donn Cambern,
est persuadé d’avoir réussi un chef-d’œuvre, le « Citizen Kane » de un jeune monteur sans expérience. Résultat : un film de quatre
sa génération. Il avale tout ce qu’il trouve. Sa femme et ses enfants heures et demie. Pas question de sortir ça, dit le producteur. On
ont disparu : « J’avais peur qu’il me tue », dit-elle. Peter Fonda, lui, remonte donc, pour parvenir à 94 minutes. Hopper, de retour, est
engage des gardes du corps. La scène finale, celle de la mort de Billy halluciné : « Vous avez transformé mon film en putain de soirée télé ! »
et de Captain America, reste à tourner. Bob Dylan, sollicité pour Lui, il veut des gimmicks d’avant-garde. Ainsi, il propose de mon-

64 L’OBS/N°2855-25/07/2019 GILBERT TOURTE / GAMMA-RAPHO


CULTURE

dont « Born to Be Wild », de Step-penwolf. Il y a, pêle-mêle, les


Byrds, les Holy Modal Rounders, Jimi Hendrix, The Electric
Flag, The Electric Prunes. Les titres disent tout : « The Pusher »,
« Wasn’t Born to Follow », « If You Want to Be a Bird ». Il y a
même un Kyrie Eleison qui imagine Dieu sous LSD… C’est le
monde de demain, belle utopie, pour sûr. Sauf que le 6 juin 1968,
Robert Kennedy est assassiné. « Easy Rider », finalement, est un
requiem pour une Amérique défunte.

“ON A MERDÉ”
Le 13 mai 1969, le film est présenté à Cannes. Silence d’une minute
après le mot « Fin », puis explosion d’applaudissements, un
triomphe. Peter Fonda salue, en costume de général sudiste, avec
une fausse barbe, pour bien faire comprendre que la guerre civile
est déclarée. Les distributeurs – Columbia Pictures – sont atterrés.
Le 10 juillet, sortie à New York. La critique est partagée. Le public,
Sur le tournage d’une scène au Nouveau-Mexique, lui, ne l’est pas. L’affluence est telle qu’il faut enlever les portes de
Dennis Hopper et son chef opérateur, László Kovács. toilettes au Beekman Theatre pour empêcher les gens de fumer
des pétards en groupe. Les producteurs changent d’avis : le film a
coûté 501 000 dollars. Il est remboursé en une semaine, dans une
seule salle. Il rapportera 20 millions de dollars la première année
(60 millions au total). A Paris, « Easy Rider » restera à l’affiche plu-
sieurs années, rue Saint-Séverin. Les enfants de Mai-1968 sont
clients. Et désormais, tous les producteurs de Hollywod veulent
des films low cost, avec de la drogue et des litanies contre-cultu-
relles. La liberté, le free love, les minijupes et les colliers de fleurs
se vendent bien. C’est une nouvelle vague ? C’est une illusion. Elle
ne va pas durer longtemps. Le 9 août 1969, les nervis de Charles
Manson pénètrent chez Roman Polanski et poignardent cinq per-
sonnes dont le coiffeur Jay Sebring. Sharon Tate, enceinte de huit
mois, est éventrée. Buck Henry, par hasard en réunion avec les pro-
ducteurs de « Easy Rider », raconte qu’on a retrouvé le pénis de Jay
Sebring dans la boîte à gants de sa voiture. C’est the end, la fin de
l’utopie californienne.
La suite est un désastre. Peter Fonda et Dennis Hopper se
détestent. Le premier réalise des films médiocres et accepte des
rôles de plus en plus tièdes. Le second se tape trente canettes de
bière et trois grammes de coke par jour. Il parle aux fils élec-
triques, se balade nu au Mexique, échoue dans une cellule capi-
Fin du voyage pour Billy et pour Captain America. tonnée. Déchéance totale : on lui retire ses bottes. Les deux
Les deux compères meurent comme ils ont vécu : sur la route. motos restantes (la troisième a été détruite dans la scène finale)
sont volées, démontées, revendues en pièces détachées. Toutes
les Harley « authentiques » d’« Easy Rider » en vente sur eBay
ter tête-bêche toutes les premières scènes. Il faudra regarder le sont des faux. Régulièrement, il est question de tourner une
film en faisant les pieds au mur. Révolutionnaire, non ? Non. Le suite. « Mais comment ? Les deux mecs sont morts. On imagine
producteur fait jouer le contrat. Hopper est coincé. Il est quand un “Easy Rider 2” au paradis ? »,
même certain qu’« Easy Rider » provoquera une révolution, une demande Fonda. L’idée la plus conne
jacquerie d’enfer, avec des fourches et des Uzi. C’est la lutte le serait encore plus.
finale, l’internationale du shit sera le genre humain, forcément. Dans le film, Captain America dit, SÉRIE D’ÉTÉ
La cerise sur le gâteau, ce sera la musique. Comme le souligne mélancolique : « On a merdé » (« We À SUIVRE…
Philippe Manœuvre, témoin amusé de l’époque : « Le rock, du blew it »). En ce qui concerne « Easy
coup, sentait la liberté. D’un seul coup, le “road trip” musical deve- Rider », c’est faux. En ce qui concerne
nait un genre. » Au début, le groupe Crosby, Stills, Nash and la génération des sixties, c’est vrai. • DE LA NAISSANCE DU CAFÉ
LA GARE, par Jacques Nerson
Young est sollicité. Les quatre arrivent en stretch limousine, une Quant aux motos, réussite totale :
bagnole de nouveaux riches. Hopper pète un câble, et vire les « Il y avait peut-être cinq Harley- • PORTNOY ET SON SCANDALE,
Crosby-Nash-et-tutti : « Des bouffons qui circulent en limo pigent Davidson en France, à l’époque », se par Didier Jacob
rien à mon film », gueule-t-il. En Coccinelle Volkswagen rouil- rappelle Philippe Manœuvre. Il y en • ALTAMONT, LE FESTIVAL
lée, ça aurait été OK. Fonda fait un collage de musiques sixties, a 9 143 aujourd’hui. Q DU DIABLE, par Fabrice Pliskin

MICHAEL OCHS ARCHIVES / GETTY IMAGES – ARCHIVES DU 7 E ART / PHOTO12 / AFP L’OBS/N°2855-25/07/2019 65
BIO
Né en 1984 à Strasbourg,
Pio Marmaï est nominé aux
Césars en 2009 dans la
catégorie meilleur espoir
masculin pour « le Premier
jour du reste de ta vie »
et en 2011 pour « D’amour
et d’eau fraîche ». En 2019,
il concourt pour le césar
du meilleur acteur
grâce à « En liberté ! ».

CINÉMA

“Je suis 100% macaroni”


PIO MARMAÏ parle aussi vite qu’il tourne – VINGT-QUATRE FILMS
en dix ans – et joue dans le premier long-métrage de RONAN LE PAGE,
dont le titre lui va bien : « Je promets d’être sage ». Rencontre
Par F R A N Ç O I S F O R E ST I E R

66 L’OBS/N°2855-25/07/2019 LUCILE BOIRON POUR « L’OBS »


CULTURE

JE PROMETS D’ÊTRE SAGE, par Ronan Le Page,


en salles le 14 août.

Dans le cinéma français, il met l’écran sous parle ? « Je suis tombé dans la marmite, Lellouche et de Zabou Breitman. « J’ai fait
tension. Hors d’haleine, pressé par le enfant. Bsur. » Bien sûr. ce que je savais faire, en roue libre. On m’a
temps qui lui manque, boosté par on ne « Au départ, je voulais être CRS. Rien que suggéré d’avoir un peu de retenue. »
sait quel électron génétique, les cheveux pour faire chier. » Puis il a changé de voca-
en désordre, la barbe apparente, Pio Mar- tion : « Artificier. Pour tout faire péter. Notez,
maï bouscule les mots, demande de l’eau je n’ai pas varié. J’ai toujours envie de tout “JE ME SUIS PRIS EN MAIN”
et du café, puis du café et de l’eau, et s’im- faire péter », dit-il en agitant un avant-bras Brusquement, il comprend. Le cinéma,
patiente devant une vie au ralenti. A 35 ans, tatoué sur lequel on peut lire « Limp c’est un métier. A l’écran, tout est démulti-
pourtant, fort de vingt-quatre films en dix Wrist » (poignet mou), entre autres sigles plié. Pas question de faire le dandy dédai-
ans, nominé trois fois aux Césars, il revient bizarres qui constellent son corps. « Ma gneux, comme son grand-père, qui louait
dans « Je promets d’être sage », de Ronan mère me disait : “Si tu te fais tatouer, je te un caniche pour le week-end histoire de
Le Page, comédie estivale dans laquelle il déshérite.” Du coup, je me suis fait percer les faire le promeneur chic. « Je ne voulais pas
injecte une dose d’hystérie (au début), de oreilles, pour commencer. » Bref, cette ado- être un imposteur. Acteur, c’est une respon-
sagesse (momentanée) et de cynisme (à la lescence remuante à Strasbourg a succédé sabilité. Je me suis pris en main. »
fin). Il incarne un metteur en scène de à une enfance endormie. « Mes parents tra- La simple énumération de ses rôles
théâtre barjo et capricieux, qui, faute de vaillaient à l’Opéra. Mon père comme scé- prouve qu’il a réussi : marginal nomade
mieux, va devenir gardien de musée à nographe, ma mère comme costumière. Moi, dans « D’amour et d’eau fraîche », mort en
Dijon, et trouver d’autres sources de reve- je traînais dans les couloirs, avec les halle- sursis dans « la Délicatesse », dealer de coke
nus, illégales, grâce à une collaboratrice bardiers, puis je m’installais. C’était l’époque dans « Alyah », journaliste de gauche dans
désagréable, vénale, menteuse et délicieu- de l’opéra en perruques et bas de soie. Le « Des lendemains qui chantent », avocat
sement craquante, Léa Drucker. Pio Mar- ténor envoyait la purée, on en avait pour dans « Santa et Cie », et, surtout, braqueur
maï, dans le film, a des comportements trois heures. Je m’ennuyais à mourir. » La de bijouterie dans « En Liberté ! »… Il
infantiles et confus, ce qui lui va bien, particularité de la bâtisse de l’Opéra, là-bas, admire les gens qui savent faire le grand
puisque « au début, j’ai hésité à transformer c’est que seules six muses figurent au fron- écart, comme Joaquin Phoenix, le tueur des
mon nom en Marmaille ». ton, sévères et marmoréennes. Parmi les « Frères Sisters », ou Divine, le travelo obèse
trois qui manquent, il y a Calliope, la déesse de « Pink Flamingos » : « Des acteurs qui
du bien-dire. C’est celle que Pio Marmaï a donnent tout, qui carbonisent l’écran. » Dans
“AU DÉPART, JE VOULAIS ÊTRE CRS ” choisie, évidemment. leur genre, des artificiers. Dans son genre,
« Le cinéma, au départ, je méprisais. J’étais Au Conservatoire de Saint-Etienne, pen- lui, c’est un survolté adouci par le charme.
au-dessus de ça », dit-il avec l’aplomb d’un dant trois ans, Pio apprend à placer sa voix, Enfant, Pio Marmaï collectionnait les
caporal. Pio Marmaï, dans les années à articuler, à bien dire. Simultanément, dans chats « qui se faisaient tous écraser ».
2000, ne jurait que par les grands textes, une ville enchâssée dans la montagne et Heureux possesseur, aujourd’hui, d’un
les tirades mémorables, les personnages l’ennui, arrimée à son passé « de l’arme, du chien dont je n’ai pas compris le nom, qui
du répertoire. « Notamment dans “la Sri- cycle et du ruban », il fréquente les milieux est d’origine chinoise, il préfère
sée” ». La Srisée ? Sans doute une pièce punks. L’époque est au rock garage, aux collationner les mots, les beaux textes,
d’avant-garde, avec des acteurs nus et des crêtes iroquoises, au piercing massif. Des « une langue forte, sans laquelle je deviens
décors branlants ? « Non, “la Srisée” de groupes comme Les Crades Marmots, Los fou ». Dans « Je promets d’être sage », il
Tchekhov. » On apprend ainsi, dans une Fastidios, Les Ramoneurs de menhirs, promet, mais Dieu merci ne tient pas.
conversation en mode avance rapide, qu’il Korrosiv ou Limp Wrist justement se Surveillant assoupi de toiles de maîtres, il
a joué dans « la Cerisaie », « les Temps dif- déchaînent. Pio Marmaï : « On n’avait que intervient pour préciser aux touristes
ficiles » d’Edouard Bourdet puis, plus ça à foutre. Et le foot. » Pour décrire l’am- qu’il ne faut pas manger dans le musée.
récemment, dans « Roberto Zucco » de biance, il suffit de donner le nom de la sta- C’est tout ? Non. Face à la caractérielle
Koltès. Comment a-t-il travaillé sur les tion de radio favorite des jeunes du coin : La Léa Drucker, qui fait tout pour lui mettre
planches ? « Avec énergie », affirme-t-il. France pue. Tout un programme. les nerfs à vif, Pio Marmaï passe de
Ludion souriant, il précise cependant : Un jour, à tout hasard, Pio Marmaï passe l’exaspération à la béatitude, de la rage à
« J’étais un peu demeuré. Je croyais qu’il un casting de cinéma. Rémi Bezançon, le l’état zen. A chaque fois, à chaque rôle, il
n’y avait que le corps, dans ce métier. Or, je metteur en scène, voit en lui une étincelle. cherche l’intensité, le plaisir de jouer, la
me suis aperçu qu’il y a aussi la langue. » Il l’engage pour « le Premier Jour du reste vérité. « S’il faut se taper la tête contre les
D’où tire-t-il pareil train d’enfer ? Prend-il de ta vie », où notre débutant se retrouve murs, dans une scène, je le fais à la lettre. Il
du speed, de la caféine en barre ou est-ce en compagnie de Jacques Gamblin, de faut être remonté, me dit-on. Moi, je ne suis
son sang italien, « 100% macaroni », qui François-Xavier Demaison, de Gilles jamais descendu. » Bsûr. Q

L’OBS/N°2855-25/07/2019 67
tin enseigne l’allemand dans un collège à
Sainte-Marie, mais ses parents habitaient
un HLM à Villeneuve-la-Garenne. Il est
né en 1967. Il a grandi à Conflans-Sainte-
Honorine, étudié la littérature à Paris, vécu
dix ans à Tübingen, en Allemagne, soutenu
une thèse sur Novalis et les sciences de la
terre (« On le sait peu, mais ce grand poète
romantique était aussi géologue »). Il a
enseigné à Epinal, atterri à La Réunion
en 2007. C’est là qu’il s’est « replongé dans
Kafka » : « A 10 000 kilomètres de Paris, on
sent parfois un isolement. Ma femme et moi
voyons des gens, mais la vie insulaire n’offre
pas tellement de distractions. » Avis au
LITTÉRATURE Français de métropole : comme disait
Louis Guilloux, grand lecteur de Kafka,

Kafka sous
« On est bien partout pour être mal ».
Margantin a retraduit de brefs récits
comme « le Terrier » ou « la Colonie péni-
tentiaire », tout en écrivant un anti-

les tropiques voyage « Aux îles Kerguelen ». Puis il s’est


lancé dans le « Journal » vers 2013, « sans
imaginer les conséquences » : « J’ai réalisé
que des morceaux manquaient dans la tra-
duction de Marthe Robert. Par exemple :
Depuis 2013, LAURENT MARGANTIN, qui vit “Je suis passé devant le bordel comme
devant la maison d’une maîtresse.” » C’est
à LA RÉUNION, retraduit les 1000 pages du que Marthe Robert, en 1954, partait de la
version légèrement « caviardée » par Max
« JOURNAL » de l’auteur du « PROCÈS » Brod, l’ami de Kafka qui avait sauvé ses
manuscrits des nazis. En rétablissant un
Par G R É G O I R E L E M É N AG E R ordre chronologique, mais aussi en éva-
cuant des noms et des passages sur la
sexualité, Brod avait « gommé un aspect
Journal de Kafka, deuxième carnet, traduit de l’allemand Ces phrases sont issues du « Journal » de sa personnalité pour donner l’image
par Laurent Margantin, Œuvres ouvertes, 104 p., 12 euros. où Franz Kafka (photo) a consigné, entre d’un écrivain obsédé par l’écriture ». Mar-
1909 et 1922, « la terrible insécurité de [s]on gantin, lui, s’appuie sur la version inté-
existence intérieure ». On peut les lire sur grale publiée en Allemagne en 1990, qui
le web parce qu’un certain Laurent Mar- intègre les croquis giacomettiens de
Il y a des jours où le Français de métropole gantin s’est mis en tête de retraduire les Kafka. Il y découvre le quotidien d’un
irait bien vivre à La Réunion. Il y attendrait douze carnets composant cet étrange dépressif, qui aimait aussi « rire, sortir,
la fin du monde en écoutant du maloya. Il chef-d’œuvre. Il a de quoi s’occuper : le faire des blagues », à travers des détails qui
arpenterait la forêt tropicale et le piton des « Journal », tombé dans le domaine public nuancent « l’approche française de Kafka
Neiges. Il ferait du bateau parmi les baleines en 1994, compte un millier de pages. Mar- forgée par Blanchot et Klossowski ». Il s’in-
à bosse, du ti-punch, du hamac. Il connaî- gantin les met en ligne, à mesure qu’il exé- terroge au passage sur l’empressement de
trait enfin le bonheur païen de ne s’inquié- cute sa tâche avec une ferveur de moine nos éditeurs à publier les lettres de Him-
ter de rien. Le Français de métropole copiste. Puis il les imprime dans de petits mler ou les journaux de Goebbels, et leur
manque d’imagination. Ou alors il en a trop. livres illustrés par les dessins de l’écrivain « peu d’ambition » pour un immense écri-
Il ferait mieux de consulter oeuvresou- praguois. Le deuxième vient de paraître, vain, dont les trois sœurs ont été tuées
vertes.net. Il y lirait : « Un instant je me suis escorté par un dossier de la revue dans les camps nazis.
senti couvert d’une carapace. » Ou : « Que je « Œuvres ouvertes » intitulé « Kafka n’est Margantin comptait venir à bout des
sois tout simplement perdu tant que je ne pas mort ». Margantin pourrait occuper douze carnets en 2020. Il lui en reste
serai pas libéré de mon travail au bureau, autrement son temps libre. Il vit à huit à traduire. Il espère finir « d’ici cinq
c’est absolument clair pour moi, il s’agit seu- Saint-Denis de La Réunion. ou six ans ». Le voilà comme Kafka, le
lement, aussi longtemps que possible, de tenir Il y a quelque chose de kafkaïen à 10 décembre 1910 : « Je ne quitterai plus le
la tête assez haut pour ne pas me noyer. » Ou accomplir ce travail de bénédictin sous les “Journal”. C’est ici que je dois m’accrocher,
encore : « Je vis ici comme si j’étais absolu- tropiques, barricadé dans un bureau car ce n’est possible qu’ici. » Il a d’excel-
ment sûr d’une deuxième vie. » équipé d’un ordinateur portable. Margan- lentes raisons de s’accrocher. Q

68 L’OBS/N°2855-25/07/2019 IMAGO/STUDIOX - FOTOTECA/LEEMAGE/AFP


HUMEUR
Par J É RÔ M E G A RC I N

T
oute sa vie, le marchand d’art
britannique Charles
Sprawson, 78 ans, a nagé dans
le bonheur et ses nombreux 70 Lire 72 Voir 74 Ecouter 75 Sortir
affluents, la littérature, la
peinture, le cinéma, voire la
mystique. Sa première extase
aquatique et amniotique, il l’a
éprouvée dans le bassin d’un
collège chic de Karachi, où il
est né, ainsi que dans les caves inondées du palais d’un
prince indien et champion de cricket. Depuis, il s’est
baigné dans les mers, les rivières, les lacs, les piscines
du monde entier, il a pratiqué de Key West à Benghazi
le crawl japonais, la brasse française, la nage indienne,
il a célébré ce que les Romains appelaient l’acqua felice
et n’a jamais cessé de « forniquer avec l’onde », selon le
mot du Sétois Paul Valéry, dont il fait sien le credo
liquide : « Mon corps devient l’instrument direct de
mon esprit, l’auteur de ses idées. Plonger dans l’eau,
mouvoir son corps dans sa beauté sauvage et gracieuse,
c’est un délice qui n’a d’égal que l’amour. » A cette
passion sportive et intellectuelle, qui le submerge,
résume son existence et lui donne un sens, il a
consacré un livre, son unique livre, paru à Londres
en 1992, traduit enfin chez nous par Guillaume
Villeneuve. « Héros et nageurs » (Nevicata, 22 euros)
emprunte aux Mémoires, à l’anthologie, à la
circumnavigation, au traité d’apnée et à l’exercice de
style. Charles Sprawson sait que le maillot de bain en
jersey de soie de Zelda Fitzgerald était couleur chair,
comment Orson Welles piégeait ses invités qui
urinaient dans sa piscine, à quelle date les nageurs
américains commencèrent à s’épiler et se raser, à
quelle page du « Soleil se lève aussi » un personnage
« nage les yeux ouverts et c’était vert et sombre », dans AVANT-PREMIÈRE
quelle ville de l’Arizona l’ex-champion australien
Murray Rose se consacre désormais à une « quête
spirituelle de l’eau », d’où vient que les techniques du
phoque volant, de la grenouille et du moulin à vent ont
Dubois en prison
annoncé le dos crawlé, avec quelle obstination l’Eglise Page 14, tout est dit : « L’homme est un ours qui a mal tourné. » Jean-Paul Dubois
a peuplé la mer de monstres, comment, à Etretat, le (photo) connaît par cœur la dinguerie de ses congénères. L’auteur de « l’Amérique
jeune Maupassant sauva le poète Swinburne de la m’inquiète » le prouve une fois encore, en 240 pages, avec un roman parfait qui
noyade et pourquoi, sur les bords de la Seine, où il se pousse l’élégance jusqu’à faire semblant de n’être qu’un roman de 240 pages. Ici,
baignait deux fois par jour, Flaubert voulait être un brave type croupit dans une cellule, à Montréal, avec un Hells Angel qui a peur
« transformé en eau avec des milliers de tétons liquides qu’on lui coupe les cheveux. Que fait-il là, ce fils de pasteur ? On verra. En atten-
voyageant sur son corps ». « Héros et nageurs », où dant, on l’écoute raconter : son enfance à Toulouse, sa chienne qui lui manque,
l’auteur godille de Byron à Pouchkine et pagaie de la barbarie contemporaine des cost killers, l’absurdité de toute existence. On rit,
Leni Riefenstahl à Esther Williams, est le livre d’une on est ému, on l’aime. Et on se dit que « Tous les hommes n’habitent pas le monde
vie. Il pourrait devenir celui de votre été. Retenez bien de la même façon » (L’Olivier, 14 août) ferait un beau prix Goncourt, si les ours
le nom du maître-nageur, il s’appelle Charles Sprawson. n’avaient pas si mal tourné.
J. G. GRÉGOIRE LEMÉNAGER

BALTEL - SIPA - PATRICE NORMAND/OPALE/LEEMAGE/ÉDITIONS DE L’OLIVIER L’OBS/N°2855-25/07/2019 69


LIRE

LE CHOIX DE L’OBS

Duel au soleil
LES FURIES, PAR NIVEN BUSCH, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR JOSÉ ANDRÉ LACOUR
ET GILLES DANTIN, ACTES SUD, 288 P., 22,50 EUROS.

LES TESTAMENTS Le ranch Jefford : un territoire éloigné, au fin Bertrand Tavernier, le maître d’œuvre de la collection
D’ATWOOD fond du Nouveau-Mexique, sur lequel Temple Caddy « l’Ouest, le vrai », montre qu’on est ici bien loin d’un de
Trente-cinq ans
après « la Servante Jefford, son propriétaire, règne en despote intraitable ces westerns bon marché qui exploitaient, jusqu’à la
écarlate », vendu à comme en politicien avisé. Si son ranch est aussi vaste, et corde, les éternels stéréotypes de l’Ouest américain. C’est
320 000 s’il a gagné le droit d’y battre sa propre monnaie (des bil- bien à un drame œdipien et à une tragédie shakespea-
exemplaires en lets portant son initiale qui rappellent les coupures du rienne que nous avons affaire, avec cet art tout particulier
France (et à plus de
8 millions en langue Monopoly), c’est qu’il a autrefois servi les intérêts du qu’a Busch d’inscrire au centre de ses récits des person-
anglaise) et dont Texas dont il est originaire, et qu’il a reçu, en échange, des nages féminins qui, loin de se résumer au statut de
l’adaptation en série milliers d’hectares de terre qu’il a valorisés sans relâche, potiches, embrasent l’action par leur intelligence acérée
télévisée a avec l’aide de sa fille Vance, 19 ans, une jeune fille intelli- et leur inflammable sensibilité. Le grand réalisateur
remporté un succès
international,
gente et décidée qui semble toute désignée pour lui suc- Anthony Mann ne s’y trompera pas, qui adaptera en 1950
Margaret Atwood céder. Mais Jefford a un faible pour les femmes comme « les Furies » de façon « fidèle et magistrale ». Mais Busch
lui a écrit une suite, cette Flo Burnett qu’il ramène un jour à la maison. Entre fut aussi le scénariste de grands films de Walsh, et l’au-
« les Testaments », Vance, qui voue à son père un amour exclusif, et Flo, on teur d’un roman dont l’adaptation le fit connaître : « Duel
qui paraîtra le ne va s’envoyer que des noms d’oiseaux à la figure. Forte au soleil ». Un film flamboyant dont Bertrand Tavernier,
7 novembre aux
éditions Robert tête jusqu’au bout, Vance décide d’épouser Juan, un colon intarissable comme on imagine, raconte la genèse. David
Laffont. Sortira en mexicain désargenté qui travaille pour son père. Elle est Selznick, le célèbre mogul de Hollywood, se piquait de
même temps une une des « furies » du titre, tout comme sa mère décédée, récrire les scènes du film dont il était le producteur, au
nouvelle édition de fantôme qui hante le domaine et l’âme de Jefford, forcé grand désespoir de Busch. Mais King Vidor, le réalisateur,
« la Servante
écarlate », avec une
d’affronter le regard furibard de son ancienne épouse rassura un jour ce dernier : « Je coupe tout ce qu’il ajoute
préface inédite de dans les recoins les plus obscurs de son âme. Dans sa for- et remets en douce ton dialogue et il ne s’en aperçoit pas. »
Margaret Atwood. midable postface au roman de Niven Busch (1903-1991), DIDIER JACOB

70 L’OBS/N°2855-25/07/2019 GETTY IMAGES


CRITIQUES

ÉTRANGER LETTRES

La miraculée Aux animaux, poste restante


de la Tamise CHER ANIMAL, PAR ALBANE GELLÉ, DESSINS DE SÉVERINE BÉRARD,
LA RUMEUR LIBRE, 112 P., 16 EUROS.
IL ÉTAIT UN FLEUVE, PAR DIANE
SETTERFIELD, TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR CARINE CHICHEREAU, Elle s’adresse aux animaux
PLON, 480 P., 24 EUROS. avec une telle empathie, une telle
complicité, un tel respect, et dans une
langue si délicate, qu’on la soupçonne
Au Swan, auberge située sur les de préférer leur compagnie à celle,
berges de la Tamise au xixe siècle, les habi- ennuyeuse, des humains. Il est vrai
tués viennent écouter des histoires. Celle qui qu’Albane Gellé (photo) vit en pleine
va se dérouler sous leurs yeux dépasse l’en- nature, au cœur du Saumurois, où elle
tendement. Une nuit d’hiver, un homme souffle sur le vent, désobéit à son
blessé pousse la porte. Il tient dans ses bras époque, écrit des poèmes sylvestres,
une fillette noyée. Il s’appelle Henry Daunt, compose des odes panthéistes et
mais personne ne connaît l’identité de la monte des chevaux effrontés, qui l’ac-
morte, qui reprend vie quelques heures plus compagnent depuis « l’enfance des
tard. Le plus surprenant reste à venir : deux inconsolables » et empêchent le pré-
familles réclament la miraculée. Les sent de vieillir. En recommandé, la
Vaughan reconnaissent leur chère Amelia, rêveuse de « Si je suis de ce monde » a donc outan de ne jamais renoncer à ses fous rires.
enlevée deux ans plus tôt. Et Robin Arms- adressé 71 lettres (parce que c’est l’année de sa Elle n’oublie même pas l’éolidien à papilles,
trong croit voir en elle sa petite Alice, fruit naissance) à des fauves, des oiseaux, des mam- ce nudibranche qui a « la tête d’un escargot
d’un mariage clandestin. Qui est donc cette mifères marins, des reptiles ou des insectes un peu halluciné » et fait, sans le savoir, du
enfant mutique ? Daunt va tenter de le savoir, qu’elle tutoie, rassure, asticote et remercie cinéma fantastique. On aimerait lire mainte-
aidé par l’infirmière Rita Sunday. La Tamise d’exister. Elle conseille à la baleine de lire John nant les réponses que, sans doute, lui feront
irrigue ce roman-fleuve. Elle en façonne l’in- Milton, au zèbre de citer René Char, au daim le héron, la pieuvre, le chabot, le condor, l’élé-
trigue, s’immisce dans la vie des person- de garder ses distances, à la musaraigne étrus- phant et ses chers chevaux. Elles devraient
nages, imprime ses légendes à un récit que de ne pas prendre froid, au kakapo être pleines de gratitude pour l’Albane des
atmosphérique, tout en méandres et en péri- d’« apprivoiser la paix », à l’alouette de conti- bois, leur inapprivoisable sœur.
péties. La Britannique Diane Setterfield nuer d’« allumer les ciels noirs » et à l’orang- JÉRÔME GARCIN
(photo), à qui l’on doit « le Treizième Conte »,
best-seller mondial, confirme un éblouissant
talent de conteuse romantique. DOCUMENT
CLAIRE JULLIARD

En marche !
FLÂNEUSE, PAR LAUREN ELKIN, TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR FRÉDÉRIC LE BERRE, HOËBEKE, 368 P., 23 EUROS.

Il a le temps et l’argent, marche pour s’est installée il y a une quinzaine d’années et


le plaisir, observe paysages et passants. C’est le qu’on peut arpenter « sans jamais “arriver” où
flâneur, figure née au xixe siècle, dans un Paris que ce soit ». A la fois autobiographique, histo-
imaginé par Haussmann. Un homme, forcé- rique et littéraire, cet ouvrage célèbre les
ment ? Lauren Elkin s’en insurge : « Comme si femmes qui ont osé se promener : Jean Rhys à
un pénis constituait un appendice indispensable Paris, Virginia Woolf à Londres, Sophie Calle
pour la marche, au même titre qu’une canne ou à Venise et elle-même à Tokyo, en pleine
un bâton. » Cette universitaire et journaliste a déroute amoureuse. A l’époque du harcèle-
toujours aimé déambuler, de la banlieue de ment de rue, mettre un pied devant l’autre peut
Long Island où elle a grandi, « où l’idée de mar- donc être subversif. Femmes, « il ne tient qu’à
cher sans raison particulière avait quelque chose nous de retrouver notre place ».
d’un peu excentrique », jusqu’à Paris, où elle AMANDINE SCHMITT

PLON - MICHEL DURIGNEUX/LA RUMEUR LIBRE L’OBS/N°2855-25/07/2019 71


VOIR

CLOONEY DANS
L’ARCTIQUE Wanlop Rungkumjad et Aphisit Hama.
George Clooney
réalisera à partir LE CHOIX DE L’OBS
d’octobre « Good
Morning, Midnight »,
un drame
de science-fiction,
dont le scénario est
Un génocide silencieux
une adaptation du
roman éponyme de MANTA RAY, PAR PHUTTIPHONG AROONPHENG. DRAME POLITIQUE THAÏLANDAIS,
Lily Brooks-Dalton. AVEC WANLOP RUNGKUMJAD, APHISIT HAMA, RASMEE WAYRANA (1H45).
Il y incarnera un
scientifique solitaire
en Arctique qui
cherche à entrer en Tout commence en silence, un silence lourd, les sentiments et les gestes, si minimes soient-ils. Quand
contact avec des oppressant, poisseux. Nous sommes près de la frontière le pêcheur apprend à son compagnon muet à danser sous
astronautes tentant avec le Myanmar. Un homme couvert de petites lumières une boule tango ; quand il enseigne la natation ou la
de revenir sur Terre.
LED – un pêcheur ? – avance dans la jungle, découvre un beauté du monde ; quand une femme arrive, poussée par
POELVOORDE, agonisant dans la mangrove, le recueille et lui fournit le l’aridité de la ville, le film est comme porté par une houle
CE HÉROS gîte et le couvert. Les deux hommes, plus tard, cohabitent de grâce. Est-ce une parabole, une énigme politique, une
En tournage
jusqu’au 19 juillet dans la cabane du pêcheur et n’échangent aucune parole. fable onirique ? Passent des indices, semés par le réalisa-
sous la direction de Le blessé parle-t-il une autre langue ? Est-il muet ? Tan- teur : le pêcheur refuse de continuer un sale boulot (on
Jean-Pierre Améris, dis qu’ils contemplent des raies manta et cherchent des ne saura jamais lequel, mais on se doute qu’il s’agit de
« Profession du gemmes, peu à peu, la réalité sinistre s’infiltre. Quelque traquer les immigrants), son patron lui indique que cette
père », adapté d’un
roman de Sorj
part dans la jungle, des hommes meurent : ce sont des désertion ne passera pas inaperçue. Etrange film, où il
Chalandon, met Rohingyas qui fuient la persécution. Puis, à son tour, le faut deviner les saloperies, et où la mer, périodiquement,
en scène Emile, pêcheur ne revient pas. Son compagnon, tout naturelle- rythme les images. Le sound design obsédant, souligné
12 ans, dans les ment, reprend la même activité : raies, gemmes, sauve- par la musique du duo français Snowdrops, colore tout,
années 1960 à Lyon, tage… Phuttiphong Aroonpheng signe un premier film infuse les êtres et les paysages. Ce vernis méditatif, cette
sa mère (Audrey
Dana) et son d’une quiétude menaçante : sous les images, lentes, façon de prolonger la note est en contraste total avec la
père (Benoît calmes, se déroule, en secret, une tragédie. Les Rohingyas violence sous-jacente de ce littoral traversé par des
Poelvoorde), héros sont exterminés, jetés dans des fosses communes, trans- hommes traqués. Influencé, dit-il, par David Lynch, le
d’aventures qui le formés en fantômes qui errent interminablement dans réalisateur termine son film sur des images de raies, pois-
fascinent, mais dont
le comportement
la forêt. Ex-directeur photo passé à la réalisation, sons aux grandes ailes majestueuses, et possédant un
devient de plus Aroonpheng signe un récit profondément humaniste, où dard mortel. Méfiez-vous.
en plus inquiétant. rien n’est expliqué, où nul n’est défini, où seuls comptent FRANÇOIS FORESTIER

72 L’OBS/N°2855-25/07/2019 JOUR2FÊTE
CRITIQUES

LES SORTIES ÇA RESSORT

GIVE ME LIBERTY
PAR KIRILL MIKHANOVSKY
Comédie dramatique américaine,
avec Chris Galust, Lauren Spencer,
Le gros sac Kelly
Darya Ekamasova (1h51). DONNIE DARKO, PAR RICHARD KELLY.
Vic, jeune chauffeur
d’un bus pour handicapés DRAME DE SF AMÉRICAIN, AVEC JAKE GYLLENHAAL,
à Milwaukee, embarque DREW BARRYMORE, JENA MALONE (2001, 1H53).
successivement un papy gaga, Au rayon « séries B du samedi
une bande de Russes qui vont soir », « Crawl » représente
enterrer un pote, une jeune le haut du panier. Enfant des
femme en chaise roulante, et, vidéoclubs, Alexandre Aja
toujours en retard, rend visite (« Piranhas 3D ») est un des
à sa mère, qui doit donner un derniers faiseurs adroits du
récital de piano. Entre-temps, genre. Qu’importe la minceur
le road trip s’est transformé du scénario, pur prétexte
en joyeuse farandole. Kirill à sensations fortes, tout, dans
Mikhanovsky s’est inspiré de sa ce survival en eaux diluviennes,
propre vie (il a été ambulancier passe par la réalisation,
à son arrivée aux Etats-Unis) modèle d’efficacité, de brio
et insuffle à ce film bordélique discret. On tremble, on sursaute.
une électricité joyeuse. Il aime Claustrophobes et crocophobes,
ses personnages et les filme ne pas s’abstenir.
avec un entrain communicatif. N. S.
Seul défaut : la saga est un poil THE OPERATIVE
trop longue, mais il y a là une PAR YUVAL ADLER
vraie nature de cinoche. Film d’espionnage germano-israélien,
F. F. avec Diane Kruger, Martin
FACTORY Freeman, Cas Anvar (1h56).
Où est passé Richard Kelly ? En 2001, à 26 ans, il signait « Don-
PAR YURI BYKOV
Polar russe, avec Vladislav Abashin, nie Darko », où se mêlaient le quotidien d’une bourgade californienne,
Andrey Smolyakov, le duel Bush-Dukakis à la présidentielle de 1988, la physique quan-
Dmitry Kulichkov (1h49). tique, le voyage dans le temps, les gourous de la pensée positive, la fin
Revendue par du monde et un lapin imaginaire pour raconter le mal-être adolescent.
son propriétaire, une usine
sidérurgique s’apprête à fermer
Avec cette fable culte, mezze pop-culturel, Richard Kelly imposait un
et à mettre ses employés au univers et révélait Jake Gyllenhaal dans le rôle-titre. Revoir « Donnie
chômage. C’est sans compter Darko », que personne aujourd’hui à Hollywood ne produirait, c’est
sur l’un d’eux, un vétéran de humer l’air d’un temps révolu, des angoisses millénaristes pré-11-Sep-
guerre défiguré, qui convainc tembre et du dernier âge d’or du cinéma indépendant américain.
des collègues de prendre en
otage l’oligarque sans scrupule Depuis, Kelly a subi l’hallali cannois avec « Southland Tales », et tous
en échange d’une rançon. ses projets sont tombés à l’eau. Son dernier film, « The Box », remonte
C’est noir, cruel et sans espoir. à dix ans. NICOLAS SCHALLER
On reconnaît le style de Yuri
Bykov, forte tête du cinéma Début des années
russe actuel, qui étale sa vision Admirablement filmé, « Factory » des riches capitalistes 2000. Après avoir mené à bien
très critique de son pays dans convainc moins, la parabole et de la corruption policière) une mission d’infiltration auprès
des thrillers impitoyables. politique (la prise d’otages prenant le pas sur le suspense, d’un homme d’affaires iranien,
L’excellent « l’Idiot! » fricotait figure la situation d’une société la crédibilité de certains une agente des services secrets
avec un absurde kafkaïen. à sens unique, sous la coupe personnages et l’adhésion israéliens (Diane Kruger, photo)
du spectateur. L’indignation, disparaît. Celui qui l’avait
elle, déborde de chaque plan. recrutée et formée (Martin
N. S. Freeman) tente de la retrouver
pour comprendre sa défection
CRAWL et empêcher son élimination.
PAR ALEXANDRE AJA Un thriller géopolitique
Thriller américain, avec Kaya – officiellement dénoncé
Scodelario, Barry Pepper, par le Mossad – auquel les
Ross Anderson (1h28). actuelles séries sur le même
Un ouragan s’abat sujet (voir le remarquable
sur la Floride. Une jeune « The Little Drummer Girl »,
nageuse tente de sauver son de Park Chan-wook, d’après
père, prisonnier de sa maison, John le Carré) donnent un coup
et se retrouve coincée avec de vieux. Ce que le feuilleton
lui au sous-sol, envahi par complexifie, le film le simplifie
les eaux et les alligators. jusqu’au stéréotype. Distrayant,
Après « les Dents de la mer », certes, mais s’oublie en un éclair.
« Factory », de Yuri Bykov. « les Crocs de la cave »! XAVIER LEHERPEUR

PANDORA INC. TOUS DROITS RÉSERVÉS – BAC FILMS – PARAMOUNT PICTURES CORPORATION – LE PACTE L’OBS/N°2855-25/07/2019 73
ÉCOUTER LA PLAYLIST DE…

BERTRAND BURGALAT
Musicien, dernier album :
BO du film « Yves »
LE CHOIX DE L’OBS
1. BADEN GEHN
Manfred Krug

Blues des villes et blues 2. MAINTENANT OU JAMAIS


Catastrophe
3. PMS MELTDOWN
Deschamps Louis Cole
4. BOYS
BLUES POWER, PAR STÉPHANE DESCHAMPS, GM ÉDITIONS, Lizzo
256 P., 25 EUROS.
5. MON CHIEN
Henri Crolla

Le blues a beau être l’une des Negrito, ni « l’influence de l’islam sur le


choses du monde qui se passent le plus blues », ni bien sûr les figures impé- mauviettes » (en argot du cru)
d’explications, il faut profiter de son été riales de Lightnin’ Hopkins, Muddy restent possédées, et déjantées.
pour ouvrir cette « Histoire parallèle » Waters ou John Lee Hooker (ci-dessus Ecoutez « Adam Was A Man »,
du genre. D’abord parce que Stéphane en compagnie de sa fille Zakiya), ce sei- hanté, « Hotel Last Resort »
avec Tom Verlaine (!), ou « God
WOODSTOCK Deschamps, autrefois reporter aux gneur probablement « né en tapant du Bless America », sermon virant
EN 38 CD « Inrockuptibles », écrit comme s’il pied » qui a su « évacuer la dimension free-jazz baloche. Chapeau.
Qui joua quoi, enchaînait des riffs : avec une décon- religieuse » de la musique pour inventer FRANÇOIS ARMANET
exactement, en
1969 à Woodstock?
traction incisive et rythmée. Ensuite un blues à hauteur d’homme (et de
parce que rien de ce qui touche au sujet femme) en le faisant « mouiller avec ses
Pour le
50e anniversaire du ne lui est étranger : ni les sons collectés doigts fureteurs ». Chaque chapitre est
P OP
festival qui lança par Alan Lomax, ni les filles trop accompagné d’une playlist bourrée de MARK RONSON
Joe Cocker, Santana méconnues comme Bessie Jones, ni les pépites. Un livre à écouter sans modé- LATE NIGHT FEELINGS
et Richie Havens Sony
(voir « l’Obs » du nouveaux talents comme Fantastic ration. GRÉGOIRE LEMÉNAGER
Le Britannique Mark
4 juillet), Rhino- Ronson n’est pas seulement
Warner a vu les hystérise. Fils de pasteur l’artisan d’« Uptown Funk », son
choses en grand : à
côté d’anthologies
SORTIES baptiste, Gordon Gano, voix tube génial et bourrin, avec le
épileptique à la Dylan/Byrne, a chanteur Bruno Mars. Il fut aussi
de différents le producteur de « Back To
la foi et la frustration chevillées
formats, le label Black », le disque d’Amy
au corps. Dans leur seconde vie
publiera le 2 août ROCK (quinze ans sans album, de Winehouse. Ici, il excelle encore
« Back to the une fois à se cacher derrière des
Garden », un coffret VIOLENT FEMMES 2000 à 2015), les « Violentes
voix féminines piquantes :
de 38 CD comptant HOTEL LAST RESORT comme celles des Américaines
432 titres, dont PIAS Yebba (« When U Went Away »)
267 inédits, des Au début de ces et Angel Olsen (« True Blue »)
posters, et la version années 1980 post-new wave, ou celle de la Suédoise Lykke Li
« director’s cut » du Violent Femmes fut, avec (« Late Nite Feelings »). Même
film « Woodstock » Certain General, le groupe s’il sème des chansons plus
de Michael Lang en fétiche de nos années « Libé ». conventionnelles et moins
Blu-ray. Cette Des noms qui sonnent en puissantes que « Daffodils », son
édition limitée français, un choc scénique, et chef-d’œuvre, Ronson continue
comptera deux chanteurs charismatiques. de se distinguer par son art
1969 exemplaires Hérité du Velvet, de Jerry Lee subtil de la production, avec une
numérotés. Prix : Lewis et de Woody Guthrie, le élégance qui le distingue, par
799,98 dollars sur mélange punk-folk/rockabilly- exemple, d’un Calvin Harris.
Rhino.com. country du trio de Milwaukee FABRICE PLISKIN

74 L’OBS/N°2855-25/07/2019 VICTORIA SHERIDAN/AFP - GETTY IMAGES


CRITIQUES

SORTIR Sur les hauteurs de Nantes


LE CHOIX DE L'OBS

LE VOYAGE À NANTES, JUSQU’AU 1er SEPTEMBRE.


INFOS : WWW.LEVOYAGEANANTES.FR

Comment faire ? D’abord, il faut baisser les Ce dernier montre par ailleurs, au Blockhaus DY10,
yeux pour suivre la ligne verte qui court sur les trot- plusieurs de ses créations, machines animées entiè-
toirs et rues de la ville sur plus d’une dizaine de kilo- rement conçues par ce démiurge qui jongle avec l’ar-
mètres : elle relie entre elles les œuvres pérennes des tisanat, la robotique et l’informatique. On a toujours
éditions antérieures du « Voyage à Nantes » et celles les yeux dirigés vers le ciel pour admirer la treille
de cette cuvée 2019. Cette fois, il faut lever les yeux toute poétique qu’Eva Jospin a déployée rue de la
pour les découvrir. Près de la gare, dans les arbres, Tour-d’Auvergne, dans la cour d’un immeuble. Des
sur les monuments, Tadashi Kawamata a installé ses lianes tissées, des feuillages patiemment découpés
drôles de nids, constructions en bois haut perchées dans des calques, des fils de cuivre et des pende-
qui rappellent les abris des hirondelles. Sur la butte loques en laiton martelé composent un voile fragile
Sainte-Anne, l’artiste japonais a érigé un « Belvédère et poétique. En haut de la façade du légendaire
de l’Hermitage », une passerelle en bois prenant cinéma de la ville, le Katorza, Stéphane Vigny rend
appui sur un enchevêtrement de poutres qui s’élance un hommage drôle à Buster Keaton – l’enseigne de
du bord de la falaise, à plusieurs dizaines de mètres la salle semble s’effondrer sur la silhouette du
au-dessus des rives de la Loire. De là-haut, on comique américain. Le même artiste envahit la place
découvre les toits de la ville et ceux, juste en face, de Royale : il y a disposé des centaines de sculptures
l’île de Nantes. Autre installation, celle de « Human (achetées dans des jardineries) tout aussi kitsch les
Clock », une horloge géante qui a été accrochée sur unes que les autres, composant une assemblée inso-
la façade d’un immeuble de la place Graslin. Toutes lite où les piétons déambulent, entre nains de jardins
les heures (en journée), son mécanisme dissimulé et personnages de la mythologie. Ultime coup d’œil,
ZOOM SUR ZINEB dans un grand coffre ouvre ses portes pour livrer le celui-là jeté dans la « Jungle intérieure » d’Evor,
SEDIRA
Du 15 octobre au
spectacle de rouages insolites qu’un horloger tente extraordinaire jardin qui envahit deux cours inté-
19 janvier, le Jeu de de maîtriser tandis que des plumes et des végétaux rieures du passage Bouchaud. A Nantes, le voyage est
Paume à Paris sont projetés dans l’air. L’œuvre a été conçue par peuplé de surprises…
consacre une Constantin Leu, Ludovic Nobileau et Malachi Farrell. BERNARD GÉNIÈS
grande exposition
à l’artiste anglaise
d’origine algérienne « Reconstituer », une installation de Stéphane Vigny, place Royale.
Zineb Sedira.
Installations, photos,
vidéos retraceront
le parcours d’une
créatrice qui explore
l’histoire
postcoloniale, dont
celle de l’Algérie.
ROCK À
NEW YORK
Le Metropolitan
Museum à New York
propose jusqu’au
1er octobre « Play it
Loud », expo dédiée
aux instruments de
musique qui ont fait
la légende du rock,
depuis l’un des
pianos de Jerry Lee
Lewis jusqu’à la
Gibson de Chuck
Berry en passant
par l’orgue
Hammond de
Keith Emerson.

ZINEB SEDIRA/DACS/LONDON - MARTIN ARGYROGLO L’OBS/N°2855-25/07/2019 75


O N D ÉC R I T · O N D ÉC RY P T E · O N D ÉC R È T E

LES
TENDANCES
DE “L’OBS”

LES FAKE NEWS DE LA GASTRONOMIE (3/3)

Le croissant,
une viennoiserie
peu ordinaire
Cet été, “l’Obs” part débusquer les mythes alimentaires.
Si le croissant est un emblème national français,
il aurait été inventé en Autriche. Avec l’aide de guerriers
ottomans et de Marie-Antoinette
Par D O R A N E V I G N A N D O

L
’aube se lève à peine sur Manhattan. Un taxi que la belle Audrey avait horreur du croissant. Elle
s’arrête devant le joaillier Tiffany & Co sur aurait même proposé au réalisateur de remplacer ladite
la 5e Avenue. Holly Golightly en descend, viennoiserie par un cornet de glace. Peine perdue. On
ondule sur le trottoir dans une longue robe ne désolidarise pas si aisément le café du petit déjeuner
noire Givenchy. Un café dans une main, un de cette pâte feuilletée bien beurrée. La savourer, c’est
croissant dans l’autre, elle regarde avec envie les bijoux tout un art de vivre : au lit en amoureux dans un hôtel,
en vitrine qu’elle ne pourra jamais s’offrir. Les fans sur le pouce au zinc avant d’aller travailler, pour ses
d’Audrey Hepburn et du film « Diamants sur canapé », bambins au goûter, ou lors du brunch du dimanche
de Blake Edwards, connaissent la scène par cœur. dans une farandole de sucré-salé…
Depuis 1961, on n’a pas trouvé manière plus délicieuse « Un croissant, c’est tactile, charnel, sensuel. Il doit
de croquer dans un croissant, sur fond de « Moon sentir bon, se tripoter avec les doigts, être rebondissant,
River », mélodie signée Henry Mancini. Mythique. Sauf avoir fait un peu de gonflette », décrit le critique gastro-

76 L’OBS/N°2855-25/07/2019
nomique François-Régis Gaudry. Même le philosophe cisément au siège de Vienne, en 1683, qui marqua le début SIÈGE DE VIENNE
Ruwen Ogien reconnaît ses vertus, puisqu’il a intitulé du reflux des Ottomans en Europe […]. Il s’agit de mar- PAR L’EMPIRE
un de ses ouvrages « l’Influence de l’odeur des crois- quer la distinction et l’affrontement séculaire entre OTTOMAN EN 1693,
sants chauds sur la bonté humaine » (Grasset, 2011). musulmans et Européens en Occident. […] La viennoi- TABLEAU
En effet, il serait psychologiquement prouvé que la serie sent bel et bien la croisade. » DE FRANS GEFFELS,
perception des effluves alléchants des viennoiseries Une croisade également gastronomico-scientifique xvii e SIÈCLE.
accroît sensiblement la gentillesse et la générosité des au sujet de laquelle chercheurs et historiens ont mis
gens. A moins que cela ne soit l’inverse… Un article de du temps à se mettre au diapason. Pour certains, la
« Libération » de 2015 décrit à quel point certains pro- première explication sur la naissance du croissant
duits de la cuisine nationale restent un instrument fon- date de 1938, lorsqu’un dénommé Alfred Gottschalk,
dateur de la légende des nations : « Ainsi du croissant, diététicien suisse, lui consacre un premier article dans
directement associé au choc des civilisations et plus pré- le « Larousse gastronomique ». Il écrit que le

GIANNI DAGLI ORTI/AURIMAGES L’OBS/N°2855-25/07/2019 77


TENDANCES

« petit pain » est apparu durant le siège de Buda Peu importe. Entre croix chrétienne et croissant
(Budapest) par les Ottomans en 1686. Dix ans plus d’Orient, la mythologie rejoue la scène à Vienne en 1683.
tard, l’auteur affirme qu’il est en fait né à la suite de la Mehmed IV, le sultan, a adressé quelques mois plus tôt
victoire des Autrichiens sur ces mêmes Ottomans lors une déclaration de guerre à l’empereur d’Autriche
du siège de Vienne, en 1683. Afin de démêler le vrai Léopold Ier : « Nous t’ordonnons de nous attendre à
du faux, l’archiviste Franz Rainer y consacre toute une Vienne, ta capitale, pour que nous puissions te trancher
étude en 2007 (1), arguant que, de 1863 à 1962, la plu- la tête. » En pleine nuit, les Turcs assiègent la ville impé-
part des chroniqueurs se sont trompés dans les dates, riale. Ils ont décidé d’y pénétrer en creusant un souter-
les mots, les légendes. rain. Tout le monde dort… Sauf les boulangers, qui déjà
allument leur fournil. Intrigués par des bruits dans les
sous-sols, ils donnent l’alerte. L’assaut est repoussé et
les Turcs sont vaincus. Pour célébrer cette victoire, les
autorités accordent aux boulangers l’honneur de
confectionner un hörnchen, littéralement « petite
corne » en allemand, un petit pain représentant la
forme du croissant figurant sur le drapeau ottoman.

L’HONNEUR EST SAUF


Ainsi naquit le croissant, selon la légende la plus
populaire. Il en existe des variantes : en récompense
de son courage durant le siège, un cafetier viennois
d’origine polonaise, un certain Kulczycki, aurait reçu
des sacs de café que les Turcs avaient abandonnés
durant leur fuite. Il aurait alors eu l’idée de servir ces
précieux grains accompagnés d’une pâtisserie en
forme de croissant de lune. Une autre fable donne un
sens à l’apparition du terme « viennoiserie », en attri-
buant à Marie-Antoinette d’Autriche, femme de
Louis XVI, le rôle de celle qui introduisit le croissant
à la cour de France en 1770.
Afin de détricoter tout ce feuilletage de contes,
l’historien de l’alimentation Pierre Leclercq remet
les pendules à l’heure. Il affirmait en janvier 2018 lors
d’un entretien à la RTBF belge : « D’une part, le crois-
sant, “kipfel” en autrichien, existe à Vienne bien avant
le siège de la ville en 1683, et d’autre part, les croissants
n’apparaissent à Paris qu’au milieu du XIXe siècle, plus
de cinquante ans après la mort de Marie-Antoinette. »
Alors, d’où vient-il ? « Depuis vingt-cinq mille ans au
Où le déguster ? moins, les hommes représentent la figure du croissant
dans les arts tout en l’associant à la Lune ou à la corne
d’un animal, voire aux deux. Avec toujours une idée de
La Fabrique aux gourmandises
fertilité, de fécondité ou d’abondance. On ne s’étonne
82, rue de l’Amiral-Mouchez, Paris-14 e
donc pas de voir des pâtisseries en forme de croissant
parmi les offrandes faites aux dieux égyptiens, méso-
Avec sa devanture orange, cette monde de la discipline en 1992, potamiens et grecs », ajoute Pierre Leclercq.
boulangerie se repère vite rue Lionel Bonnamy travaille L’explication de son arrivée en France est, elle, plu-
de l’Amiral-Mouchez, dans le aujourd’hui soixante-douze tôt simple. Autour de 1838, l’Autrichien August Zang,
14e arrondissement de Paris. heures par semaine, mais a appris ancien officier à la cour impériale devenu homme
Lionel Bonnamy, le propriétaire, le goût de l’excellence et du d’affaires, tente sa chance à Paris en ouvrant la pre-
36 ans, crâne rasé, bras tatoué, dépassement de soi. Son mière boulangerie viennoise au 92, rue de Richelieu.
a raflé la mise contre ses croissant régulier, bien feuilleté, Parmi ses spécialités, on y retrouve le fameux kipfel.
239 concurrents et obtenu le titre au beurre AOP Poitou-Charentes « Son succès est fulgurant, si bien qu’en 1840 deux
du « meilleur croissant 2019 et farine des Moulins de Chérisy, pièces de théâtre de vaudeville citent déjà sa boulange-
d’Ile-de-France », décerné par coûte 1,10 €. Moins cher que rie comme “the place to be” », explique Pierre Leclercq.
le Syndicat des Boulangers- certains croissants industriels ! Pour les réaliser, Zang utilise un nouveau four vapeur
Pâtissiers du Grand Paris. Formé Blond, bien doré, pas trop gras, qui améliore le glaçage des pâtisseries, de la farine
à Clermont-Ferrand par Amandio croustillant et fondant au milieu. hongroise ainsi qu’une levure de bière de première
Pimenta, premier champion du Ça mérite bien son petit plaisir. qualité donnant des pains plus légers et plus aérés

78 L’OBS/N°2855-25/07/2019 J. GRAF/DIVERGENCE
TENDANCES

que les pains français fabriqués au levain. Le succès


est tel que le mot « croissant » entre au dictionnaire
Littré en 1863. A cette époque, il n’est pas encore feuil-
leté mais brioché, à la croûte vernie, semblable au
bretzel allemand. Ce succès va vite inspirer nos bou-
langers français. Dès 1906, on découvre dans « la
Nouvelle Encyclopédie culinaire » de Colombié une
recette de pâte feuilletée à partir de pâte levée, avec
du beurre. Pour le coup, le feuilletage qui donne au
croissant ce croustillant si apprécié est bien une
invention tricolore. Ce n’est que dans les années 1920
que le croissant se démocratise, même s’il reste
encore réservé aux plus riches. Avant de devenir,
comme la baguette et le camembert, un des emblèmes
du patrimoine culinaire français.
Plus il se multiplie, plus il se décline à l’envi. Ron-
Comment reconnaître
delet, avachi, plat, bombé. Sur le mode sucré, avec
des amandes, de la confiture, de la praline. En mode
salé, au fromage, au jambon, aux champignons. Et
un bon croissant ?
s’exporte dans le monde entier. Ainsi, en 2016, le Par J E A N -Y V E S G AU T I E R , artisan boulanger

« New York Times » classait la chef pâtissière Kate


Reid comme auteure du meilleur croissant au Meilleur ouvrier de France (MOF), il officie depuis plus de vingt ans dans sa
monde… à Melbourne, en Australie ! Lorsqu’on boulangerie de Saint-Sébastien-sur-Loire. Il est également président du jury
découvre sa formation, on comprend mieux pour- des premiers masters nationaux du meilleur croissant en octobre prochain
quoi : elle a fait ses classes aux côtés de Christophe
Vasseur – meilleur boulanger de Paris en 2008
et 2012 – à la boulangerie Du Pain et des Idées, dans Un bon croissant le croissant chante. Si le croissant au
le 10e arrondissement. L’honneur de la France est doit avoir une belle Si ça ne croustille beurre est droit, le
sauf. Encore que… Si vous n’avez pas le courage de couleur régulière, pas, le croissant est croissant ordinaire
lire le « Précis de chimie industrielle à l’usage des bien dorée et sentir mou. Et s’il est mou, est apparu dans
écoles préparatoires aux professions industrielles très bon. Quand il n’est pas frais. les années 1970 avec
des fabricants et des agriculteurs » (Payen, 3e édition, on le retourne, le dos Il faut surtout l’arrivée de la
1855), Berry Farah l’a fait pour vous. Ce spécialiste est aussi cuit avec s’assurer de la qualité margarine, moins
en technologie pâtissière et boulangère, auteur du de beaux reflets de la farine et chère mais pas moins
blog « Pâtisserie 21 », explique au gramme près tous brun-roux. du beurre utilisé, grasse. Pour le
les tenants et ingrédients de cette viennoiserie, S’il sent trop le du temps de différencier, on lui a
jusqu’à militer pour « une charte du croissant fran- beurre, c’est qu’il est fermentation de donné une forme plus
çais d’origine », écrite dans les années 1930, « quand trop gras. Tout est une la pâte, du pétrissage, courbée. Cela étant,
il était moins gras et ne contenait que 40% de beurre, question d’équilibre. de la façon on fait de moins en
contre 60 à 80% à l’heure actuelle ». Côté toucher, d’incorporer le beurre moins de croissants
quand on tire sur dans la pâte pour ordinaires, et
“PERTE DE SAVOIR-FAIRE” une corne on doit avoir un bon feuilleté, nombre d’artisans
Le feuilleté, l’alvéolage, la fermentation, la couleur, bien voir le feuilletage de la chaleur du four veulent aujourd’hui
l’odeur, le beurre… C’est encore une autre histoire. « Il sur l’enroulement et de la durée de que le croissant
y a une véritable perte de savoir-faire et la formation a du croissant. cuisson pour qu’il soit au beurre retrouve
baissé le niveau », regrette Lionel Bonnamy, lauréat A l’oreille, ça à la fois croustillant sa forme originelle
du meilleur croissant d’Ile-de-France 2019. Désor- croustille. On dit que et fondant en bouche. de croissant de lune.
mais, le manque de temps et de main-d’œuvre qua-
lifiée conduit certains boulangers à le fabriquer avec
des pâtes surgelées qu’il leur suffit de faire déconge-
ler et de faire lever avant de les passer au four. Ainsi, faire. Le jour où le consommateur ne fera plus la diffé-
selon les estimations, 80% des croissants que nous rence entre un produit façonné à la main et un produit
mangeons seraient industriels. Une réalité qui fait se industriel, nous disparaîtrons ». Pour déjouer ce pro-
mobiliser la profession. La Confédération nationale nostic, il reste le premier concours national du meil-
de la Boulangerie-Pâtisserie française a récemment leur croissant au beurre, qui se déroulera du 28 au
lancé une campagne de communication avec le slo- 30 octobre prochain, au château de Ferrières, en
gan : « Le croissant maison, c’est nous et seulement Seine-et-Marne. Chaud, le croissant show ! Q
nous, les artisans ! » Comme le déclare son président, (1) « Sur l’origine du croissant et autres viennoiseries », par Franz Rainer, article paru
Dominique Anract, « il reste l’emblème de notre savoir- dans la « Revue de linguistique romane » (2007).

HENRY STAHLHUT/CONDE NAST COLLECTION EDITORIAL/GETTY IMAGES L’OBS/N°2855-25/07/2019 79


TENDANCES

comme ça… en couilles. Yves se répète le


LE COUTURIER, mot « couilles » en suçotant son pouce.
DANS LE JARDIN Il est tout excité !
DE SA VILLA La seconde d’après, il déprime. Il s’as-
MAJORELLE, soit en boule dans une cabine d’essayage
EN 1978. en attendant que Pierre vienne le cher-
cher. Hélas, zéro Pierre. Peut-être n’est-il
pas revenu, lui ? Rien que d’y penser, ça le
déprime encore alors qu’il était déjà au
maximum. Il appelle dans l’air, au hasard :
« Loulou ? » Mais rien, que dalle. Il doit
bien l’admettre : même sa muse adorée ne
répondra pas. Il est revenu seul, en fait.
« Tout seul, peut-être, mais peinard ! »,
vient de lui souffler une voix. A peine il
tourne la tête, il a Léo Ferré devant lui :
« Yves ! Ah ben ça alors, toi aussi t’es
revenu ?! » L’enfer, c’est bel et bien sur
Terre, s’il faut se taper Léo Ferré… Il com-
mence déjà à larmoyer en son for inté-
rieur : « Ah non, pas Léo Ferré, pas
ce relou mal arrangé ! » Il sort
R V A T RI de la cabine. « Ben, tu restes
SE pas ?! », s’égosille Léo

– L B

CE
Ferré, en ajoutant :
« Viens, on reste là pour


regarder les belles pépées
se désaper ! » Quel per-

EL
vers, ce Ferré. Des

N
Pa

LES REVENANTS (3/7)


r

A
SO T
PHIE FON pépées ! Pourquoi pas des
mémés tant qu’on y est !
Bref, le voici dehors, à l’air

Saint Laurent libre. A l’air bouillant, aussi. Ses vêtements


lui collent à la peau. Il voudrait mettre un
caftan léger : un vert émeraude, ganse

à Marrakech bleu Majorelle, boutons rose tyrien… Il


avait une tunique comme ça dans
l’temps… C’est là qu’il pense à sa maison.
« J’habite à côté d’ici ! », il se dit, tout vic-
Et si les personnalités les plus influentes torieux. Et il va vers chez lui. Il passe
e
du XX siècle revenaient sur les lieux qu’elles ont marqués ? devant un bâtiment immense, très beau,
on dirait une mosquée. Et dessus, c’est
Cet été, Sophie Fontanel voyage dans le temps écrit : « Fondation Yves Saint Laurent ». Il
entre, on lui demande de passer à la caisse.
Pour une fois qu’un vivant le voit ! « Je suis

E
videmment, au début, il est c’est bien lui : Yves. On l’a même réincarné Yves Saint Laurent », il élucide. Mais la
ravi. D’abord, parce que c’est avec ses lunettes de vue. Hélas, ses yeux fille de la caisse, elle n’en a rien à carrer,
Marrakech, et ensuite parce tombent sur une tunique monstrueuse elle appelle deux vigiles qui le soulèvent
qu’en regardant ses mains et dans une matière monstrueuse avec des du sol et le portent vers la rue. C’est gênant
son beau jean délavé et ses lanières monstrueuses qu’une vendeuse comme situation, il voudrait redevenir
longues jambes il comprend que, coup de monstrueuse tend à une cliente mons- invisible, là tout le monde le regarde. Ça
bol, il revient en bel homme des années trueuse en disant : « C’est un mix saha- ne pourrait pas être pire. Ah ben si, ça
1970 et pas en débris moroses. « J’ai le cul rienne-liquette esprit Saint Laurent. » Non, peut : qui l’attend tranquillement sur le
bordé de nouilles ! », s’exclame-t-il. Il mais elle est timbrée, celle-là ! Même pas trottoir ? Léo Ferré. « Viens, je vais chanter
regarde autour de lui, et reconnaît l’en- en rêve que cet oripeau a l’esprit Saint “Jolie Môme” et toi, tu feras la quête. » Une
droit, l’entrée du jardin Majorelle. Il se Laurent ! Du coup, il fiche par terre tout quête ! Ah ben ça, c’est le comble ! Du
sent si beau, avec sa jeunesse retrouvée, il un portant, rien que pour faire chier. Ça coup, il se carapate sans tourner les talons.
fonce dans une boutique qui se trouve là met un de ces bordels ! Personne ne com- Mais s’arrête, pris par un doute : « “Quête”,
pour se checker dans le miroir. Eh oui, prend pourquoi le portant est parti et si c’était juste une abréviation ?! » Q

80 L’OBS/N°2855-25/07/2019 GUY MARINEAU


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