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Voltaire, L'Ingénu, extrait du chapitre 14 (1767)

L’ingénu est un Huron, élevé chez les Indiens canadiens, mais issu d’une lignée de Bretons qu’il va
retrouver par hasard, une fois adulte. Dans ce conte philosophique, nous suivons les avancées de ce
personnage qu’une rencontre amoureuse mènera vers de nouvelles péripéties jusqu’à Paris, où il se
fait emprisonner car il semble être un dangereux ennemi de la foi catholique. En prison, il
rencontre un abbé, Gordon, retenu depuis des années pour ses choix religieux (il est janséniste) ;
celui-ci lui apprend tout ce qu’il sait.

L’Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l’homme. La
cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque autant qu’à
la trempe1 de son âme : car, n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés.
Son entendement2, n’ayant point été courbé par l’erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. Il
voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les
font voir toute notre vie comme elles ne sont point. « Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à
son ami Gordon. Je vous plains d’être opprimé, mais je vous plains d’être janséniste. Toute secte3
me paraît le ralliement de l’erreur4. Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie ?
- Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon ; tous les hommes sont d’accord sur la
vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures.
- Dites sur les faussetés obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d’arguments
qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait découverte sans doute ; et l’univers aurait été
d’accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la terre, elle
serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un outrage au genre humain, c’est un attentat
contre l’Être infini et suprême5 de dire : il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée. »
Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature, faisait une impression profonde sur
l’esprit du vieux savant infortuné. « Serait-il bien vrai, s’écria-t-il, que je me fusse rendu réellement
malheureux pour des chimères6 ? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace7.
J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain ; mais j’ai perdu la
mienne ; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l’abîme8 où je suis. »

A l’époque des Lumières, de nombreux auteurs ont choisi de créer des personnages venus
d’ailleurs pour nous interroger sur notre propre société. Ainsi, Voltaire, dans L’Ingénu, met en scène
un Huron, élevé chez les Indiens canadiens, mais issu d’une lignée de Bretons. Nous suivons les
avancées de ce personnage qu’une rencontre amoureuse mènera vers de nouvelles péripéties jusqu’à
Paris, où il se fait emprisonner car il semble être un dangereux ennemi de la foi catholique. En
prison, il rencontre un abbé, Gordon, retenu depuis des années pour ses choix religieux (il est
janséniste) ; celui-ci lui apprend tout ce qu’il sait et cet apprentissage permet à l’Ingénu de
développer les germes que son éducation sauvage avait semés en lui. Dans cet extrait, nous voyons
ces progrès : le narrateur commence par en expliquer les causes, puis nous en voyons les effets, en
un dialogue construit en 2 temps symétriques. De quelle manière Voltaire défend-il l’idée que le
système éducatif occidental nous corrompt ?

I) Les causes des progrès intellectuels de l’Ingénu (  « comme elles ne sont point »)
→ Ce texte accorde une place centrale au thème de l’intelligence. Le champ lexical du savoir est
omniprésent: on nous parle des «sciences» et de «la science», de l’«esprit», de l’«éducation», de ce
1 Nature, énergie première.
2 Intelligence.
3 Ici, groupe religieux.
4 L'adhésion à l'erreur.
5 Périphrase qui désigne Dieu.
6 Illusions presque folles.
7 Élément de la doctrine janséniste, selon lequel Dieu peut sauver quelques élus.
8 Enfer, insondable néant.
qu’on a «appris», de l’«entendement», de l’«erreur» et des «idées».
→ Voltaire parvient à nous faire comprendre que l’éducation scolaire s’oppose à l’éducation
sauvage. Il fait d’abord un parallélisme de construction où deux négations se répondent: «n’ayant
rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés». Ensuite, il met en parallèle deux
synonymes, l’un nié («point… courbé»), l’autre affirmé («dans toute sa rectitude»). Ces deux
métaphores sont aussi hyperboliques l’une que l’autre («ne… point» et «toute»). Enfin, par un
dernier parallélisme, il oppose le fait qu’ «il voyait les choses comme elles sont» et qu’on «nous les
fait voir… comme elles ne sont point»). Ces deux derniers parallélismes opposent une éducation qui
ne déforme pas et une éducation qui déforme. On voit donc clairement la préférence de l’auteur
pour une éducation naturelle.
→ Cette préférence peut sembler paradoxale chez un homme des Lumières : le fait qu’il penche
pour une forme d’ignorance est inattendu. L’auteur joue clairement sur ce paradoxe, tout au long de
L’Ingénu, dont le nom même laisse présager une certaine naïveté, voire de la bêtise. En ce sens,
l’expression « éducation sauvage» pourrait presque apparaître comme un oxymore. En réalité,
l’auteur ne prône pas l’ignorance mais montre combien celle-ci est préférable à toute la bêtise de
nos systèmes éducatifs ; il montre combien un ignorant comme l’Ingénu est à même de devenir
brillant, dès lors qu’il rencontre un bon professeur. On le voit, par exemple, lorsque l’auteur insiste
sur sa capacité d’apprentissage, avec la répétition de l’adjectif «rapide» deux phrases de suite.
→ L’auteur oppose le lecteur occidental à l’Ingénu en utilisant le pronom « nous » et un présent de
vérité générale , qui nous englobent tous dans un même système éducatif destructeur.

II) Les progrès de l’Ingénu, visibles dans le dialogue ( « Vos persécuteurs »  « et Dieu l’a
cachée »)
→ Les progrès de l’Ingénu sont rapides. Il dépasse désormais Gordon : la répartition de la parole,
très inégale, le montre, mais aussi le fait que l’Ingénu maîtrise cette répartition, avec ici une
question qui ouvre le dialogue, puis l’utilisation de l’impérative . Il dicte la manière dont se déroule
le dialogue.
→ L’Ingénu commence hyperboliquement par critiquer ses «persécuteurs», «abominables». Mais
par un parallélisme, il lui montre ensuite que Gordon doit prendre du recul sur cette situation: «je
vous plains d’être opprimé, mais je vous plains d’être janséniste». La perfection du parallélisme
montre bien que l’Ingénu, à parts égales, ressent une compassion (émotionnelle) et une révolte
(intellectuelle) face à la situation du vieillard.
→ L' argumentaire de l'Ingénu est logique et construit. Le jeune homme pense que la vérité est
universelle et brillante ; ainsi, si l’on se met à débattre intellectuellement sur des questions obscures,
c’est sans doute qu’on s’éloigne de la vérité ; le faire au nom de Dieu est pire encore: c’est criminel,
car Dieu crée une vérité pure et évidente. Il commence par exposer sa thèse: «toute sectes me paraît
le ralliement de l’erreur». Puis, par une série d’hypothèses niées, il démontre la validité de cette
thèse. De plus, en passant par un exemple, celui de la géométrie, il donne de la clarté et du poids à
son propos.
→ L’Ingénu est doté d’opinions solides. Il va jusqu’au ton polémique pour défendre son
engagement. Il est sûr de lui, comme le montre l’hyperbole «toute secte», dès le départ. À la fin du
passage, une gradation de termes pégoratif indique combien, selon lui, ceux qui s’engagent dans ces
«sectes» intellectuelles commettent un crime.
→ Ce passage cherche aussi à nous persuader au sujet de la vanité des sectes et à nous émouvoir. Le
registre polémique qu’utilise l’Ingénu est déjà un élément qui persuade le lecteur ; mais la réponse
de Gordon en est une autre: son ton attristé par la vérité de l’idée du jeune homme est souligné par
l’incise: «lui dit en soupirant». Le narrateur attise notre tendresse pour ce «bon Gordon» qui est
plein de bienveillance envers «son cher enfant»: si lui est attristé, nous le sommes aussi, par
contagion.

III ) La révélation de Gordon: la vanité de notre système éducatif ( « Tout ce que disait ce jeune
ignorant »  fin)
→ La fin de ce texte poursuit la démonstration sur la vanité de notre système éducatif. On retrouve
ici en abondance le lexique de l’intelligence, avec les termes «ignorant», «instruit», «esprit»,
«savant», «sûr», «raisonner», et des références intellectuelles majeures. Cependant, tous les
éléments qui relèvent du savoir appris sont ici résumés à travers le terme négatif de «chimères»,
tandis que l’auximaure de l’ «ignorant instruit» met en avant l’idée que «la nature» offre à tous les
êtres une solidité morale et intellectuelle plus grande.L’anti-thèses est très nette entre le «jeune
ignorant» et le «vieux savant» montre bien de quel côté, encore une fois, penche Voltaire.
→ Gordon apparaît ici comme un personnage pathétique. Le registre pathétique est omniprésent
ici: dans les propos du narrateur (qui parle d’un homme «infortuné») ; dans ceux du vieil homme
(qui répète deux fois des mots de la famille du «malheur» et utilise des métaphores, comme sa vie
«consumée» ou «l’abîme» dans lequel il est «perdu») ; dans ceux de l’Ingénu (qui insiste sur le
lexique de la persécution). La situation de ce personnage peut nous émouvoir car nous constatons
que toute sa science l’a mené à cette extrémité et ne peut rien pour l’en sortir.

Ainsi, ce texte parvient à nous convaincre et à nous persuader du fait que notre éducation nous
corrompt. En nous expliquant les causes des progrès de l'Ingénu (qui tiennent presque toutes,
paradoxalement, à son « éducation sauvage »), puis en nous présentant leurs effets dans un dialogue
énergique mené par le héros éponyme, V nous convainc autant de la bêtise de notre système
éducatif que de sa vanité ; il montre les extrêmes auxquels pousse un tel système, qui génère et
attise la violence, aussi bien intellectuelle que physique.

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