Vous êtes sur la page 1sur 41

Le but assigné à l'éducation par Comenius est de « 

former l'homme ». D'une manière ou


d'une autre, beaucoup d'autres éducations visaient la même fin ; mais ce qu'elles
poursuivaient, c'était d'abord la formation d'un type particulier d'homme : le citoyen-
guerrier (opposé à l'esclave et à l'étranger) dans la Sparte antique ; l'orateur, l'homme
éloquent était l'idéal d'Isocrate ; l'humaniste lettré et pieux était celui du XVI  siècle et
e

l'honnête homme était l'idéal du XVII  siècle français, etc. Comenius veut dépasser ces
e

spécifications particulières pour former l'homme tel que Dieu l'a conçu quand il s'est
proposé de façonner Adam. Qu'est-ce que Dieu avait en vue ? En répondant à cette
question d'après les éléments qu'il trouve dans la Bible, notre philosophe pense découvrir
les caractéristiques qui constituent l'homme en lui-même, indépendamment des
spécifications particulières dont le revêt l'appartenance à une culture déterminée ;
autrement dit, il pense atteindre les caractéristiques qui constituent l'homme dans sa
nature même. L'éducateur aura pour tâche de façonner cette nature humaine dans chacun
des individus.

 1 Manson L.,  Les enfants sauvages, Paris, 10/18, 1964, p. 7.

 2 Chariot B., La mystification pédagogique, Paris, 1977.

2Mais cette vision n'est-elle pas une chimère ? De nos jours, en effet, tous ne croient pas
qu'on puisse encore parler de nature humaine ; n'a-t-on pas écrit : « C'est une idée
désormais acquise que l'homme n'a point de nature, mais qu'il a ou plutôt qu'il est une
histoire » ?1 Ailleurs nous pouvons lire ceci : « Il n'y a pas de nature humaine. On ne peut
déterminer aucune conduite humaine « naturelle », aucun comportement que l'on serait
assuré de retrouver chez tous les hommes, aucune caractéristique spécifiquement humaine
(innocence, spontanéité, perversité, indiscipline, etc.) 2 Ces affirmations reflètent une
certaine mentalité qui s'est formée sous l'influence de courants divers.

 3 Marx K., Le capital·, cité par P.-P. Grassé L'homme en accusation, Paris, 1980, p. 196.

 4 Lerède J.,  La suggestopédie. Que sais-je ? n  2072, Paris, 1983, p. 19.


o

 5 Dubos R.,  Les célébrations de la vie.

 6 Vancourt R.,  Pensée moderne et philosophie chrétienne.

 7 Cf. Mead M.,  Une éducation en Nouvelle-Guinée, Paris, 1973.

 8 Mead M.,  Mœurs et sexualité en Océanie, trad. franç. 1963, p. 299.


3Celui du marxisme d'abord. Pour Marx la nature de l'homme existe, mais elle n'est pas
immuable : « En agissant sur la nature, en dehors de lui, l'homme modifie en même temps
sa propore nature »3. Aussi « L'orthodoxie marxiste voit dans l'environnement le principe
de toute explication de l'homme »4 ; et, dans les pays communistes, on a cru pouvoir
former un « homme nouveau » et faire de l'éducateur un « ingénieur des âmes » ! Pour le
Behaviorisme, l'homme se constitue par les réponses qu'il donne aux stimuli qui l'affectent.
« Dans certains de ses livres », B.F. Skinner « nous assure que nous pouvons créer à
volonté chez n'importe quel individu n'importe quel type de conduite sociale en mettant
simplement en place le type adéquat d'environnement social pour l'éduquer »5. Pour un
certain existentialisme, l'homme n'est que ce qu'il se fait. « Sartre a fait des prodiges de
virtuosité pour établir que l'homme ne possède point de nature »6. L'ethnologie
contemporaine, en s'intéressant à la multiplicité et à la diversité des mœurs et des
comportements humains, a contribué à estomper l'idée qu'il y avait, à un niveau plus
profond, des constantes et des invariants qui se retrouvaient chez les peuplades les plus
diverses. Le courant culturaliste semble transposer la notion de nature humaine du niveau
des structures qui constituent l'homme, au niveau des habitudes et des comportements
imposés aux individus par la société : respect des tabous observés dans le clan, respect de
la propriété, comportement insolent des jeunes envers les adultes, etc. 7 M. Mead écrit
même ceci : « Un à un, des aspects du comportement que nous avions coutume de
considérer comme faisant invariablement partie de la nature humaine, se révélèrent être
simplement des résultats du milieu »8.

 9 Grassé P.-P., L'homme en accusation, Paris, 1980. L'auteur vise en particulier un passage de


Maiso (...)

 10 Vancourt R.,  op. cit. p. 104.

4Que faut-il penser de toutes ces affirmations qui nient l'existence d'une nature humaine ?
Certaines ne sont pas très sérieuses ; un scientifique, P.-P. Grassé, dit qu'on « ne peut les
lire qu'en haussant les épaules »9. D'une manière générale, R. Vancourt semble avoir bien
posé le problème quand il écrivait : « Si l'on veut dire par là (en affirmant que l'homme ne
possède pas de nature) que l'être humain n'est point figé dans son développement comme
l'animal et qu'il lui appartient de réaliser peu à peu les exigences de son essence, de
devenir ainsi vraiment homme ou au contraire de rester en deçà de ses exigences, on
énonce quelque chose d'indiscutable, mais au fond assez banal. Si, au contraire, on
prétend que l'homme, au point de départ, n'a pas de structure déterminée, on profère alors
un pur non-sens. L'homme, en effet, est, entre autre chose, doué de raison et de liberté  ;
cela fait partie de sa "nature" »10.

5Nous pourrons donc parler d'une nature humaine sans craindre de parler d'une chimère.
Cependant, le recours à cette nature humaine peut parfois présenter quelque danger. On
peut affirmer indûment - et on n'a pas manqué de le faire - que tels et tels comportements
étaient justifés du seul fait qu'ils étaient naturels. Ainsi il serait dans la nature de certains
(individus ou nations) d'entreprendre, de réussir et de dominer, comme il serait dans la
nature de certains autres (individus ou nations, aussi) d'être soumis et de servir. Invoquer
la nature humaine reviendrait, dans d'autres cas, à justifier le statu quo et les différences
de statut social. Pire, les privilèges sociaux étant obtenus grâce aux dons naturels, sont
déclarés héritables ; on a voulu même soutenir l'héritabilité du Q.I. Dans l'optique du
culturalisme, on devait tout à l'éducation ou à la pression du milieu ou de la société ; ici,
on doit tout aux gènes : tout s'explique et se justifie (même les injustices sociales les plus
criardes) par les gènes. La sociobiologie est une illustration de cette prise de position
contre laquelle R. Levontin, S. Rose et L. Kamin ont vivement protesté dans un ouvrage
commun au titre significatif :  «  Nous ne sommes pas programmés  ». - Chez Comenius,
nous le verrons tout à l'heure, un tel détournement de la notion de nature humaine n'est
pas possible.

6Cette hypothèque préalable étant levée, voyons comment il se représente ce qui fait
l'essence de l'homme.

1- Les cinq caractères de la nature


humaine
7Le propre de la nature de l'homme pour Comenius est ce qui le distingue des animaux.
L'homme a été créé par Dieu à son image ; il est, de ce fait, la créature   «  la plus achevée et
la plus excellente de toutes  », dotée de certains privilèges. Les privilèges qui constituent
proprement la nature humaine sont au nombre de cinq.

1. L'homme est doué de raison ; il est capable de  «  faire la différence entre les choses  » (donc
d'analyser), de donner un nom à ces choses, de comprendre leur constitution   (D.M. V, 4 à
12). Comenius s'émerveille des capacités de l'esprit humain : «  l'homme, dit-il par
exemple,  naît apte à acquérir la connaissance de toute sorte de choses  » (ibid., V, 4)  ; on
ne peut à son esprit aucune limite :  «  il s'élève aussi bien dans les deux qu'il descend dans
l'abîme  » (ibid. V, 4). Cette prise de possession du monde par la connaissance est possible
grâce aux sens dont l'homme est doué ; les organes des sens sont  «  les agents secrets et
les espions  » de l'esprit. Aussi,  «  l'homme pourvu des sens et de la raison peut comprendre
tout ce qui existe au monde  » (ibid. V, 6). Allant de pair avec cette possibilité de
connaître,  «  le désir de savoir est inné dans l'homme  »  ; et ce désir de savoir
est  «  naturel  », donné à l'homme par Dieu. Et, pour Comenius, c'est un fait remarquable
que même les gens peu instruits admirent les savants.
2. L'homme a une main,  «  pour exécuter tout ce que son intelligence a découvert  » (Pamp. III,
7), ce qui lui permet d'agir sur le monde extérieur pour le transformer et faire servir toutes
les choses à son profit  (D.M. IV, 4). (Nous reviendrons sur ce sujet en parlant de la « faculté
opérative »).
3. L'homme a aussi une langue qui lui permet de communiquer avec ses semblables et
d'exprimer ses pensées et ses sentiments   (cf. M. L. N. I, 2)  ; il possède un langage articulé
dont les possibilités sont très supérieures aux possibilités d'expression des animaux.
4. Il est capable d'une conduite morale, c'est-à-dire que sa raison lui montre ce qu'il convient
de faire ou de ne pas faire et que sa volonté libre se décide en conséquence : il est capable
de régler ses impulsions intérieures et ses actions extérieures   (DM. V, 133 à 17). L'homme
possède dès sa naissance  «  une sorte de semence de vertu  », puisqu'il «  aime les vertus
chez les autres (car même les hommes non vertueux admirent les vertus chez les autres)
quoiqu'ils ne les imitent pas, s'imaginant qu'ils ne sauraient vaincre leurs mauvaises
habitudes  » (ibid. V, 14). Quand il parle de ce que nous appelons « moralité », Comenius
étend ses idées et son vocabulaire d'une manière étonnante. Ainsi, dans   La grande
didactique, il parle du sens de l'harmonie que possède l'homme, (dans la section qui est
consacrée au sens moral). Et ce sens de l'harmonie comprend aussi bien le sens esthétique,
le goût gastronomique, que la maîtrise de soi, le respect des autres, le sens de la mesure
qu'il faut savoir observer dans tout ce que l'on fait ; bref, il faut savoir se garder de tout
excès ; il écrit, par exemple :  «  ne se rendre esclave d'aucune créature, même pas de son
propre corps  ; se servir sans crainte des différentes choses, mais savoir où, quand,
comment et jusqu'à quel point s'en servir  »(ibid. IV, 4). L'harmonie qualifie tout ce qui est
bien réglé, la marche d'une horloge aussi bien que le bon fonctionnement du corps humain.
L'homme moral établit un sage équilibre entre ses désirs et ses inclinations grâce à sa
raison à laquelle la volonté obéit  (ibid. V, 15).
5. L'homme, enfin, est capable de concevoir qu'il y a un Dieu, et d'être relié à lui par la piété
ou la religion. Sans doute ; mais il y a un point délicat : la manière dont on va concevoir la
piété ; celle de Comenius est très belle, parce qu'elle va à l'essentiel et qu'elle ne s'arrête
pas aux rites particuliers d'une religion déterminée. La piété ou la religion, pour lui,
est  «  une attitude intérieure de respect qui relie fortement l'âme de l'homme à son bien
suprême  » (ibid. IV, 6).

8On voit à quel niveau notre philosophe se situe : il ne choisit pas comme distinctifs de la
nature humaine, des traits moraux (innocence, spontanéité, perversité, indiscipline) comme
nous l'avons vu faire à un auteur contemporain, ni des traits spécifiques à une culture :
(respect des tabous sociaux, de la propriété, etc) comme sont portés à le faire les
ethnologues ; il choisit des traits qui donnent une structure propre à notre espèce parce
qu'ils rendent possibles une série d'actes ou de comportements ; mais ces actes ou ces
comportements ne sont pas déterminés dans leur expression : l'homme peut communiquer
par le langage, mais il peut le faire dans telle ou telle langue ; le sens moral qui est propre
à la nature humaine, et donc commun à tous les hommes, consiste à   «  régler en
connaissance de cause ses impulsions et ses actions aussi bien intérieures qu'extérieures  »
(D.M. IV, 4 et 6), et non pas à être attaché à tel système de propriété ou de gouvernement,
à se distinguer par telle qualité (ou par tel vice) plutôt que par telle autre.
9La distinction entre la finalité elle-même qui est de « former l'homme » et les moyens
spécifiques dont on dispose à une époque donnée, peut avoir beaucoup d'imporatnce dans
son application à l'éducation. Montrons-le sur un seul exemple, celui du langage. La
finalité consiste à amener chaque enfant à s'exprimer avec clarté, aisance et même avec
élégance si possible. Cela ne peut se faire, bien sûr, qu'en utilisant un idiome donné. Dans
les collèges du XVII  siècle (qui étaient censés dispenser l'enseignement fondamental, ne
e

l'oublions pas), cet idiome était le latin. L'objectif des collèges était de rendre les élèves
maîtres de la langue latine et même de leur faire acquérir une parfaite éloquence. Tous les
efforts étaient dirigés dans ce sens ; on professait un véritable culte pour le beau langage,
celui de Cicéron ayant les préférences des régents. Sans doute le langage véhiculait une
culture, mais l'accent étaient mis sur le moyen plus que sur la fin.

10Le point de vue de Comenius est différent. Pour lui, le latin n'est qu'un moyen de
communication, généralement utilisé et donc commode ; mais rien de plus. Il condamne le
culte exagéré que l'on professe dans les collèges pour cette « nymphe trop chérie » ; il
estime perdu le temps passé à l'étude de la versification latine (sauf pour les élèves doués
qui sont attirés par cet exercice), car il faut réserver du temps et des forces pour le reste,
c'est-à-dire pour l'acquisition des notions scientifiques, pour l'histoire, la géographie, etc.
Mais ce n'est qu'une minorité de garçons qui fréquente les collèges ; Comenius pense à
tous les autres, les exclus de la culture, garçons et filles, et il préconise une « école
nationale » où l'on apprendra à TOUS les enfants de 6 à 12 ans à s'exprimer dans sa langue
maternelle, car les gens du peuple ont aussi besoin de pouvoir exprimer ce qu'ils pensent
ou ce qu'ils sentent. Et c'est aussi dans la langue maternelle que TOUS recevront le bagage
de connaissances nécessaires pour affronter la vie.

11Le langage remplit ainsi pleinement son rôle de véhicule de la pensée. Parce qu'il ne perd
pas de vue cette idée que la finalité est d'apprendre à s'exprimer (et non de posséder
l'éloquence latine), le pédagogue ne se laisse pas égarer par la pratique de son époque ;
c'est cette finalité qui lui permet de juger la pratique et de la rectifier au besoin, tandis que
dans les collèges l'attachement au latin, donc à un moyen imposé par des circonstances
historiques, devint une véritable fixation au point que les collèges n'ont pas su
l'abandonner quand il eut cessé de jouer son rôle de médiateur de la culture dans le milieu
culturel nouveau du XVIII  siècle. Tel est le fruit d'une réflexion qui atteint, par delà les
e

formes particulières imposées par l'histoire et le milieu culturel, les invariants qui
constituent la nature de l'homme.

 11 Grassé P.-P., op. cit. p. 183 et 185.

 12 Lewontin R, Rose S., Kamin L.,  Nous ne sommes pas programmés, trad. franç. Paris, 1985, p. 31.

 13 Grassé P.-P., op. cit., p. 209.


 14 Id. p. 211.

12Le lecteur aura sûrement remarqué la pertinence des traits choisis par Comenius pour
constituer l'essence de l'homme. Le premier trait, la raison, passe pour être la marque
distinctive de l'homme dès la naissance de la pensée spéculative de la culture grecque ;
cette position ne semble pas avoir varié depuis. Quant à la main, elle est bien l'organe
propre aux Hominiens : dès que les archéologues trouvent des objets qui ont été
fabriqués, taillés, de quelque façon que ce soit, ils en concluent à la présence d'un
« Homo ». De même « le langage articulé (est) une exclusivité humaine » affirme P.-P.
Grassé ; « il le sépare radicalement de l'animal »11. R. Levontin, S. Rose et L. Kamin
ajoutent : « Il y a des universaux humains qui ne sont en aucune façon triviaux : les
hommes sont bipèdes ; ils ont des mains qui paraissent uniques chez les animaux par leur
capacité à manipuler et à façonner les objets ; ils sont capables de langage »12. Quant au
quatrième trait, P.-P. Grassé confirme : « l'Homme est l'unique créature de l'univers
possédant une moralité, que d'aucuns nomment sens moral »13. Enfin le sentiment de
respect et de vénération qui tourne l'homme vers Dieu peut-être considéré comme
distinctif de l'homme en dépit de quelques déclarations en sens inverse qu'on a entendues
depuis le XIX  siècle. « On a le droit de proclamer que l'attitude religieuse est dans la nature
e

de l'homme », écrit R. Vancourt. Le savant en cherchera la confirmation dans le passé de


l'homme, un passé qui semble l'autoriser à affirmer que, « dès son origine, Homo a mérité
le qualificatif de religiosus »14.

 15 On peut retrouver l'énumération de ces cinq traits par exemple dans  La pampédie, I, 7 et 8 ;
III, (...)

13Des traits de la nature humaine comme la raison, le langage, la possibilité de fabriquer


des objets avec la main supposent une constitution organique spéciale que nous
connaissons bien aujourd'hui, mais dont notre philosophe du XVII  siècle ne parle pas,
e

naturellement.15

2- La part de l'inné
14Si le XVII  siècle n'avait pas, sur ce sujet, les connaissances que nous avons, il
e

appréhendait quand même ces réalités d'une manière globale et se contentait de parler de
facultés innées. Sous la plume de Comenius, le terme « inné » a des résonnances bien
précises : les potentialités innées ont un dynamisme propre qui ne doit rien à la volonté de
l'homme ; ce dynamisme provoque chez l'homme une activité selon des axes déterminés.
L'auteur tient beaucoup à prouver ce caractère dynamique de l'essence humaine. Pour y
arriver, il raisonne indifféremment sur deux registres.
15Parfois il met en cause Dieu ; il dit alors que c'est Dieu qui a déposé ces potentialités
dans l'homme et leur a assigné à chacune une fin propre ; mais puisque Dieu est infiniment
sage, il a donné en même temps à l'homme les moyens d'atteindre ces fins. C'est surtout
dans  La pampédie (chap. II, III et IV) que l'auteur fait ces développements. Ces chapitres
ont une progression particulière qui est la suivante : ce que l'auteur veut démontrer 1° est
nécessaire, 2° est possible, 3° est facile. Voici, comme exemple, le titre du chap. III :  «  Que
veut-on dire en affirmant que l'homme doit être formé en tout ce qui fait la plénitude de
son essence (1-12)  ; pourquoi c'est nécessaire (13-30)  ; pourquoi c'est possible (31-32)
et facile (33-48)  ». Il est possible et il est facile de cultiver ces potentialités déposées dans
l'homme parce qu'«  il n'est pas besoin d'impulsions venues du dehors, chacun les porte en
lui-même» (Pamp. III, 41). Ces potentialités, avons-nous dit, tendent par elles-mêmes vers
la fin que Dieu leur a assignée :  «  Il suffit donc de présenter à la raison quelque chose de
vraiment vrai, elle le comprendra tout de suite  ; à la volonté quelque chose de vraiment
bon, elle s'en saisira tout de suite  ; à la faculté opérative quelque chose de vraiment
possible, elle l'accomplira  » (Pamp. IV, 16). Toutes les tendances qui nous portent dans ce
sens sont donc bonnes :  «  ce ne sont pas des choses qu'on s'est appropriées
arbitrairement puisqu'elles nous ont été attribuées par la volonté de Dieu lui-même  »
(Pamp. III, 12). Et elles agissent par leur dynamisme propre :  «  Il n'est pas nécessaire de
forcer l'œil à s'ouvrir et à fixer les objets (…) il éprouve du plaisir à regarder
spontanément. (…) De même pour notre esprit  ; il a soif d'objets  ; il est constamment
attentif par lui-même  » (D.M. V, 12).

16Quand notre philosophe se situe sur un plan naturel, il dit que ces potentialités
sont  «  des germes déposés dans l'homme par la nature  » (D.M. V, titre). Or, une graine
déposée en terre possède en elle une  «  force innée  » (ibid. V, 5) qui lui permet de
développer des racines, puis une tige, éventuellement des rameaux, des feuilles et enfin de
produire des fruits. Mais, justement, on peut comparer l'esprit de l'homme qui vient au
monde à une graine ou à un noyau ; donc, comme la graine, la raison, le langage, etc. se
développent par leurs propres forces si les circonstances sont favorables ;  «  il n'est pas
nécessaire de rien introduire du dehors  ; il faut seulement développer, déployer ce que
l'homme possède déjà renfermé en lui-même  » (ibid. V, 5). Cette insistance de Comenius
sur la possibilité de former l'homme peut nous étonner aujourd'hui ; mais nous sommes au
XVII  siècle, vers 1630 même… ; l'auteur se trouve face à un monde où la majorité de la
e

population non seulement n'était pas instruite, mais encore était fruste, un monde où,
parfois, elle végétait dans la misère par suite surtout des dévastations causées par les
guerres ou simplement par suite des famines (qu'on se rappelle ce que La Bruyère dit des
paysans…). Malgré cela, notre philosophe veut convaincre son public qu'on peut former
l'homme, le cultiver (et même les serfs), qu'on peut l'élever au-dessus de cette condition
misérable à laquelle il a été réduit Dans cette optique, l'insistance que met Comenius à
répéter que chaque homme peut réaliser la perfection de la nature humaine, n'a-t-elle pas
quelque chose de touchant ? (Ceux qui n'ont pas son désir brûlant d'élever l'humanité aussi
haut diront plutôt que c'est une visée « utopique »). L'éducateur peut donc s'adresser à
tous ; il lui suffit de faire appel à ces   «  forces (ces puissances) que la nature a mises dans
l'âme de l'homme  » (Pamp. III, 31). Grâce à ces puissances qui possèdent un dynamisme
propre, l'éducateur n'est pas comme celui qui devrait montrer à un aveugle la beauté du
soleil ou des couleurs, ou bien comme celui qui devrait enseigner la musique à un
sourd  (Pamp. II, 24). Puisque ces puissances constituent l'essence humaine, elles sont un
bien inaliénable :  «  elles sont ancrées si profondément dans l'essence humaine qu'il n'y a
personne qui, même s'il voulait, pût renoncer à l'un de ces désirs - tant que ses sens sont
en bon état, bien entendu  » (Pamp. III, 12).

17Les traits qui constituent l'essence de l'homme sont donc fixés par la nature - ou par
Dieu - et ils possèdent un dynamisme propre qui leur permet de croître ; car, à l'origine ce
ne sont que des potentialités ; si bien que de l'enfant qui naît il est plus juste de dire qu'il
est une promesse d'homme plutôt qu'un homme déjà donné dans sa plénitude.   «  On ne
peut être vraiment homme que si l'on a appris à agir en homme  » (D.M. VI, 3).

3- La part de l'exercice
18Sans doute, la graine est-elle dotée d'un pouvoir germinatif merveilleux ; mais  «  la
graine n'est pas encore le fruit  » (D.M. VI, 1). Les privilèges de l'homme, la  «  force
innée  » n'étaient qu'un aspect de la question ; l'auteur va maintenant étudier l'autre aspect
qui est exprimé, par exemple par cette phrase :  «  la nature nous donne les germes du
savoir, de la vertu et de la religion, elle ne nous donne ni le savoir, ni la vertu, ni la religion
qui s'acquièrent à force d'étudier, de prier et d'agir  » (ibid. VI, 1).

19Entre la graine et le fruit, il y a tout un travail d'élaboration, de transformation


progressive qui doit prendre place. C'est ce travail que l'auteur va maintenant mettre en
relief. Evidemment, vers 1630 il n'avait aucune idée des changements chimiques qui
s'opèrent dans une plante ; mais il pouvait observer les travaux des cultivateurs qui
rendent ces transformations possibles ; il faut donc prendre l'appel qu'il fait au travail du
cultivateur ou du jardinier comme l'équivalent des transformations intérieures qui
s'opèrent dans la plante. Or, la graine a besoin d'être mise dans une bonne terre, il lui faut
des conditions favorables de chaleur et d'humidité, etc. Ce qui est suggéré par là, c'est la
nécessité, pour les germes déposés dans l'homme, d'être cultivés, la nécessité pour la
« force innée » d'être exercée, faute de quoi ces germes ne se développeraient pas. Ce
chapitre V de La  grande didactique qui affirme que les germes constituant l'essence
humaine sont donnés par la nature est suivi par un chapitre dont le titre est
significatif :  «  L'homme a besoin d'être formé (façonné) pour devenir homme  ». Dans  La
pampédie, si l'auteur insiste pour dire que l'éducation est possible, il commence par
affirmer qu'elle est nécessaire. (Voir, par exemple, le chapitre II, 1 à 14).
 16 D.M. VI, 3, trad. Piobetta, p. 47.

20Mais que sont ces germes ? Quelle est la nature de ce qui est inné ? - Pour Comenius,
nous ne possédons, en naissant,  qu'«  une pure aptitude, une pure possibilité  » de devenir
homme  (nuda aptitudo). Ce n'est pas forcer le texte que de dire en langage moderne que
ce qui est inné, c'est une certaine structuration de l'être humain, et rien de plus ; car c'est
bien cela qu'il veut nous faire comprendre quand il parle du petit enfant. Sa constitution
physique permet à celui-ci de prendre certaines postures ou de faire certains
mouvements ; mais ce n'est qu'à la suite de beaucoup d'essais que le petit enfant parvient
à  «  s'asseoir, à se tenir debout, à mouvoir les mains pour faire quelque chose  » (D.M. VI,
4). La structure du corps rend ces postures ou ces actions possibles (qu'on songe au pouce
opposable de la main qui permet de saisir les objets) - c'est la  «  pure possibilité  »  ; mais,
se tenir debout, marcher, saisir et manipuler les objets - donc la réalisation effective de ce
qui est rendu possible par la structure - tout cela n'est acquis que par l'exercice. L'auteur
enchaîne pour dire qu'il en est de même de notre esprit Nous venons au monde avec un
esprit, mais un  «  esprit nu  » (ibid. VI, 5) ; la raison du bébé qui vient de naître n'est que la
possibilité que celui-ci a de pouvoir comprendre, d'analyser (la fleur ne le peut pas) ; le
sens moral n'est que la possibilité que l'enfant aura de distinguer entre le permis et le
défendu, le bien et le mal, etc. Mais l'enfant ne connaîtra que ce qu'il aura appris ; il ne
pourra passer pour honnête que lorsqu'il aura posé des actes de vertu, etc. Cela est déjà
vrai, constate notre auteur des choses inertes : la pierre de taille, les métaux, les diamants
doivent être travaillés pour devenir des objets utiles ou des bijoux précieux. Cela est
encore plus vrai des animaux :  «  Voici un cheval de bataille, un bœuf de trait, un âne de
somme, un chien de garde ou de chasse, un faucon ou un épervier oiseleur  : chacun
possède, innée, l'aptitude à sa fonction, mais sa valeur reste bien faible si tu ne l'habitues
pas à force d'exercices  »16. En naissant, nous n'avons donc aucune connaissance, nous ne
savons rien faire ; tout comme nos premiers parents ; car, pour Comenius, Adam et Eve,
dans le paradis terrestre, n'avaient, à l'origine, aucune connaissance concrète ; Eve en
particulier s'est montrée bien naïve et ignorante quand elle s'est mise à discuter avec un
serpent qui, lui, savait déjà comment abuser les naïfs… Tout ce que nous savons, tout ce
que nous sommes capables de faire doit être   «  appris en partant des fondements  » (D.M.
VI, 5). L'évocation des enfants - loups est très éclairante : ces petits êtres, écartés de la
société des hommes dès leur tendre enfance ne savent ni parler, ni se tenir debout sur
deux jambes… Pour Comenius, c'est une évidence :  «  sans une éducation appropriée,
l'homme reste une simple brute  » (ibid. VI, 6)  : chez ces hommes manqués (qu'on songe
au Victor de l'Aveyron, même si Comenius donne d'autres exemples), la marche sur deux
pieds, le langage humain, la raison, étaient des promesses, des possibilités, qui, n'étant
pas  «  éveillées, provoquées  » par l'exercice, ne se sont pas développées en activités
humaines effectives.  («  La graine n'est pas encore le fruit  »).
21C'est une habitude, aujourd'hui, d'opposer l'inné et l'acquis, la nature et la culture.
Comenius ne semble pas faire ces oppositions. Dans sa manière habituelle de se
représenter les choses, il ne procède pas par oppositions, mais plutôt par associations  ; il
aime parler, par exemple, de termes  «  corrélatifs  ». Si nous adoptons son vocabulaire,
nous pouvons dire que l'inné est relié à un autre terme ; mais ce n'est ni l'acquis ni la
culture ; c'est plutôt l'exercice. Dans sa conception, l'inné et l'exercice sont des réalités
corrélatives : l'inné n'est rien s'il n'est développé par l'exercice, mais l'exercice n'est
possible que grâce à une structure qui existe au préalable.   «  Il est vrai que, dès sa
naissance, l'homme est capable de tout connaître et de tout faire, mais en réalité il ne sait
rien faire s'il n'en a pas l'expérience, c'est-à-dire, si l'on ne lui montre pas au préalable ce
qu'il aura à faire, pour qu'il s'y habitue par la pratique et la répétition. C'est pourquoi il doit
tout apprendre et on doit l'envoyer dans un atelier où il sera exercé dans ces choses  »
(L'école pansophique, 1).

22Voilà la justification de l'éducation conçue comme un temps où l'homme futur est


façonné dans l'enfant. L'homme n'est plus seulement un animal raisonnable et sociable
comme chez Aristote, il est aussi un  «  animal capable d'être éduqué - animal
disciplinabilis  » (D.M. VI, 1). L'école n'est plus le lieu où l'on reçoit une culture donnée, où
l'on apprend à écrire comme Cicéron, elle est un   «  atelier d'humanité - officina
humanitatis  ». D'une telle conception de l'homme découle tout naturellement l'idée que
l'éducation commence dès le berceau ; il n'est pas étonnant que ce soit justement
Comenius qui ait écrit le premier traité sur l'éducation préscolaire, et qui, le premier, ait
compris que l'état d'enfance avait une « fonction ».

23«  L'homme se crée par l'exercice - Fabricando fabricamur  » - répète notre pédagogue.
Pour lui, cela est vrai pour les différents secteurs de l'activité humaine : en forgeant, on
devient forgeron, en peignant on devient artiste ; mais cela est vrai aussi pour l'homme en
tant que tel, dans ce qui fait sa nature spécifique : c'est en exerçant chacune des
potentialités reçues à la naissance qu'on devient vraiment HOMME, que l'on réalise le type
d'homme conçu par la nature - ou par Dieu.

24Nous avons dit que Comenius n'oppose pas l'inné et l'acquis, la nature et la culture. Mais
il est évident que par le biais de l'exercice l'enfant est inséré dans une culture donnée, une
culture intellectuelle, morale ou technique qui diffère d'une société à l'autre. Au sein d'une
même culture, l'enfant peut grandir dans un milieu plus ou moins favorable ; Comenius ne
l'ignore pas : il souligne, à l'occasion, l'importance de ce milieu, l'influence des exemples…
Il va jusqu'à écrire qu'une très grande stupidité intellectuelle est aussi rarement congénitale
que la cécité, la surdité ou la paralysie, mais qu'elle est causée surtout   «  par notre
faute  » ( !) Mais ceci n'est pas au centre de ses préoccupations ; ce qu'il veut mettre surtout
en évidence, c'est la nécessité de l'exercice pour arriver à former l'ΗΟΜΜΕ.
25De tout ce qui vient d'être dit, il ressort clairement que les individus peuvent être plus ou
moins hommes selon qu'ils actualisent mieux ou moins bien les potentialités qui sont
déposées en eux comme des germes. Dans ce sens, l'auteur parle aussi de   «  perfection de
la nature humaine  » (Pamp. III, 12). La finalité de l'éducation est d'amener chaque individu
à réaliser cette perfection.   «  Ces trois choses, l'esprit, la langue, la main, ont été donnés à
l'homme par Dieu, confiés par lui au savoir-faire humain pour qu'en les exerçant il
devienne un homme parfait  » (M.L.N. I, 16).

26A l'inverse, on peut ne pas  «  répondre véritablement à sa définition  » (Pamp. Il,


28)  ; alors on  «  dégénère  » selon le mot très fort employé par l'auteur :  «  vu la nature
humaine, il est aisé de comprendre que ceux-là dégénèrent surtout qui n'ont pas reçu de
formation  » (ibid. II, 8). «  Cette destruction, cette ruine  » ne sont pas la conséquence de la
corruption morale de l'homme, mais celle du dynamisme même qui caractérise la nature
humaine ; cela se fait  «  per ipsam Naturam humanam vim  ». Il en est de l'homme comme
d'un champ : s'il n'est pas cultivé, il ne produit que des épines et des ronces et cela
d'autant plus abondamment qu'il est plus fertile ; pareillement, une meule de moulin qui
tourne, mais sous laquelle il n'y a pas de grains à moudre, s'use elle-même, et des éclats
d'en détachent  (DM. VI, 7). «  Si la puissance de comprendre de l'esprit ne se porte pas vers
la vérité et ne la prend pas pour norme, elle se forge des idées vaines et se laisse tromper
par elles d'une manière parfois monstrueuse. Si la force de la volonté n'est pas dirigée du
côté des véritables biens qui pourraient lui profiter, elle se tourne vers les chimères, se
plaît aux choses nuisibles au lieu de choisir les choses utiles, et finit par se ruiner  ». Il en
est de même de la force d'agir   (Pamp. II, 8). Car,  «  dès que les sens externes commencent
à remplir leur rôle, l'esprit humain ne peut jamais rester inoccupé  » (D.M. VII, 8)  ; ce dont il
a besoin, c'est d'une sage direction.

27Parce que la notion d'exercice est fondamentale chez Comenius, il est à propos de nous
arrêter un peu sur les termes par lesquels il l'exprime. Le mot   «  inné  » a pour
pendants :  «  formare, informare  ; colere  ; disciplina  ; eruditio  ; exercitatio  ». Or ces
ternies s'appliquent à des tâches de production, de transformation ou bien à des exercices
d'entraînement. Ainsi « formare » signifie : modeler, pétrir, créer, produire, et
« informare » : façonner, former. C'est dans ce sens très fort, c'est-à-dire proche de
l'activité physique d'usinage, que Comenius emploie ces termes quand il les applique à la
formation de l'homme. Le ternie français de formation risque d'atténuer ce sens primitif. En
effet, on peut parler, certes, de « formation du goût, du caractère, de l'esprit » (Dict.
ROBERT), et dans ces cas on se réfère bien à une activité qui cherche à transformer un être,
à le faire devenir autre, dans un secteur déterminé. Mais on peut aussi rester sur le simple
plan d'un « ensemble de connaissances théoriques et pratiques dans une technique, un
métier et de leur acquisition » (ibid.) ; ce qui est assez différent Quand on parle de
« formation littéraire » ou de « formation scientifique », à quoi pense-t-on ? A l'ensemble
de connaissances recouvrant un domaine particulier, par opposition à d'autres domaines,
ou bien au travail d'apprentissage qui a progressivement façonné un expérimentateur
scientifique ou bien qui a produit un esprit capable de poursuivre de puissantes analyses,
de faire une critique de textes ? Chez Comenius c'est toujours ce deuxième sens qui
prévaut, sauf dans les toutes premières œuvres où l'acquisition des connaissances avait
beaucoup d'importance. (On le retrouve aussi parfois dans   La grande didactique allant de
pair avec l'autre sens). Nous avons un cas typique : l'emploi du mot « disciplina ». Le
paragraphe où l'auteur parle des enfants - loups a pour sous-titre :  «  et quia exetnpla,
Hominen sine disciplina nihil nisi brutum fieri, ostendunt  » (D.M. VI, 6). Qu'on traduise le
mot « disciplina » par éducation ou par formation, il ne faut pas perdre de vue qu'elles ont
des conséquences radicales ; l'enfant n'est pas simplement « élevé », il est « façonné »
selon le modèle humain ou selon le modèle animal. C'est de cela que l'auteur voudrait faire
prendre conscience à ses lecteurs ; car il n'est pas donné d'avance que le petit d'homme
devienne nécessairement, immanquablement, un HOMME ; sans aller jusqu'aux cas
extrêmes des enfants - loups, des individus peuvent n'être que des épaves. S'il y a des
sous-hommes (Comenius ose dire des  «  brutes  » («  brutum  » DM. VI, 6  ; Pamp. II, 7 et 8,
-  mais pour souhaiter qu'il n'y en ait pas…), s'il y a donc des sous-hommes, cela n'est pas
dû, selon lui, à l'appartenance à une race, mais à un défaut d'éducation.

28Dès la première version tchèque l'auteur insistait sur l'activité qui est, pour lui, un agent
fondamental dans l'éducation d'un enfant En effet, là où il emploiera les mots
latins  «  formare, informare, colere (cultus)  » il employait les mots tchèques   «  cvičiti,
cvičeni  » (verbe et substantif) par lesquels on désigne l'entraînement qui est nécessaire
pour arriver à la maîtrise dans un art ; ces mots évoquent surtout l'exercice et la répétition
(exercices de piano, maniement des armes, mais aussi dressage…). Même si le mot
exercice, en tchèque ou en latin (exercitatio), exprime l'activité, les mots « formare,
informare » semblent aller plus loin puisqu'ils insistent sur la transformation du sujet ; d'un
texte à l'autre il y a eu sélection d'un vocabulaire allant dans un sens donné (on voit
lequel).

 17 Dictionnaire illustré latin - français, F. Gaffiot, Paris, 1934.

 18 Robert P., Dictionnaire de la langue française.

29Cette évolution va se poursuivre jusqu'à donner aux mots « erudire, eruditio » un sens
particulier. En latin eruditio signifie « 1. action d'enseigner (d'instruire) ; 2. instruction,
savoir, connaissances, science », et erudire : « enseigner, instruire, former,
perfectionner »17. En français, le mot « érudition » signifiait, à l'époque de Comenius,
« instruction, savoir »18. « Eruditio » avait un emploi particulier dans les collèges jésuites :
lorsque le professeur expliquait un texte ancien, il devait donner aux élèves quelques
détails sur les événements historiques, sur les mœurs, sur les doctrines des philosophes
pour permettre aux élèves de s'y retrouver, ici aussi, eruditio était synonyme de simple
connaissance. C'est dans ce sens que Comenius l'emploie dans   La grande didactique  ; par
le mot eruditio, dit-il,  «  on comprend les connaissances générales portant sur les choses,
les arts et les langues  » (IV, 6)  ; la particularité de cette définition consiste à ajouter des
connaissances portant sur les choses concrètes au savoir purement littéraire et historique ;
mais nous restons dans le domaine d'un simple savoir intellectuel.

 19 Lexicon reale pansophicum.

30Mais, dans  La pampédie, l'auteur emploiera le mot eruditio pour désigner les


changements substantiels que peut opérer une éducation bien menée. Il mettra en
évidence le sens étymologique du verbe erudire (dégrossir), formé à partir du radical
« rudis » (brut), sens qui semble s'être perdu.   «  RUDIS  », dit-il, s'applique à la matière
brute telle qu'elle est avant d'avoir été travaillée 19. L'artisan transforme cette matière brute
(métal, pierre, bois, peau, etc.) en un objet utile ayant une fonction déterminée ou bien en
un objet précieux. De la même manière l'enfant doit être « façonné » pour devenir HOMME,
c'est-à-dire pour réaliser en lui la perfection de la nature humaine. Sans l'éducation ainsi
conçue, l'individu n'est qu'un être « brut », un  «  homme non dégrossi qui n'est capable
que de pensées mal formées, d'un langage fruste, d'activités  maladroites » ; (l'auteur
emploie chaque fois le même adjectif « rudis, rudes »)  (Pamp. IX, au début). Par
contre,  «  celui-là est vraiment formé qui, en véritable image de Dieu, comprend tout,
grâce à sa raison, s'exprime bien par la parole, réussit dans ses actions autant que cela est
possible à une créature limitée. Celui qui est capable de tout cela, celui-là est vraiment
cultivé  ; voilà la véritable formation (eruditio). Une telle formation est et doit être la fin et
le but de toutes les écoles, surtout dans les premières classes, la fin et le but de toute
notre éducation  » (ibid. Cons.  col. 121).

 20 D.M., VI, 3, trad. Prévot.

31Il est intéressant d'observer le phénomène du retard de la terminologie sur la notion. La


conception de l'éducation comme processus par lequel on transforme l'enfant est
présentée dans  La grande didactique, mais non l'usage du mot « eruditio » dans ce
deuxième sens. En effet, dans le chapitre VI (paragraphe 3), l'auteur donne beaucoup
d'exemples pour montrer que l'éducation doit viser à façonner l'enfant : une pierre, dit-il,
doit être taillée pour servir à la construction d'un mur ; les pertes et les pierres précieuses
doivent être taillées et polies pour devenir des joyaux ;  «  le cheval est fait pour guerroyer,
le bœuf pour tirer, (…) le faucon ou l'épervier pour prendre les oiseaux  ; et pourtant ils ne
serviront pas à grand chose si nous ne les formons pas, à force d'exercices, à accomplir
leur tâche  »20. La notion est donc là, mais elle est exprimée par le mot
« formare » :  «  Hominem ad humanitatem esse formandum…  »
32De même le mot cultiver (colère) et ses dérivés (cultus, cultura), comme les synonymes
latins (politus, politura) ne doivent pas être pris comme équivalents de lettré, instruit par la
fréquentation des auteurs. Ils sont affectés, eux aussi, par l'idée de transformation opérée
par le travail sur une matière première et ils qualifient un produit fini.

33Même par le choix de ses mots et le sens qu'il leur donne, Comenius a voulu souligner
que, pour lui, l'éducation n'est pas une simple information, une acquisition du savoir, mais
une action profonde qui raffermit dans l'enfant les potentialités qui se trouvent déposées
en lui et leur permet de se développer par l'exercice pour l'amener à réaliser en lui la
perfection de la nature humaine.

4- Les désirs ou les instincts innés


34Les cinq traits donnés comme caractérisant l'essence de l'homme épuisent-ils l'idée que
l'on peut se faire de l'homme ? Incontestablement l'homme est tout ce qui a été dit : il
possède un esprit raisonnable, il s'exprime en un langage articulé, etc. mais il est encore
quelque chose de plus. Peut-être que l'homme ne se laisse pas réduire à quelques traits
dégagés par la réflexion analytique. Quoi que l'on fasse, on sent qu'il y a un au-delà de ce
qui est conceptuellement appréhendé ; l'homme n'est-t-il pas l'image d'un être qui est
infini par essence ? n'y a-t-il pas chez l'homme   «  un instinct permanent qui le pousse vers
le meilleur  »  ? (Pamp. IV, 7) «  L'homme est, (décidément)  la créature la plus compliquée de
toutes  » (ibid. IV, 8), une mécanique qui a un très grand nombre de rouages ; ce qui n'est
pas sans gêner un certain nombre de gens qui voudraient bien réduire l'homme à quelque
chose de plus simple. Comenius ne cède pas à cette tentation ; ce serait :  «  dépouiller
l'esprit humain de sa grandeur  » et outrager Dieu, l'auteur de la variété des choses et
ordonnateur de l'esprit humain  » (ibid. IV, 12). Et, d'ailleurs, son principe de base est
qu'«  il faut tout considérer dans sa totalité  » (ibid. IV, 4).

35L'auteur accepte donc de se mettre en face de la complexité de l'homme ; mais cela


entraîne un inconvénient qui concerne l'exposition des idées. Car ce qui est complexe ne
peut pas être contenu dans des schémas trop simples comme les triades que notre
philosophe affectionne tant Heureusement qu'il abandonne parfois ce cadre trop restrictif,
véritable lit de Procuste, et qu'il accepte de faire des énumérations plus complètes. Parfois
aussi il crée des triades nouvelles pour exprimer en quoi consiste l'essence de l'homme
(nous allons en voir des exemples plus loin) ; plutôt que de les considérer en contradiction
avec les précédentes, acceptons d'y voir un complément apporté à sa pensée. Le lecteur
comprendra, d'ailleurs, que dans une œuvre qui s'étend sur plusieurs décennies, un
philosophe apporte, au long des années, des développements sur un même thème, qui
sont le fruit du mûrissement et de l'explicitation de ses intuitions fondamentales. Tout ceci
a pour conséquence que nous sommes obligés de compléter le tableau fondamental que
nous avons tracé de l'homme et de sa nature ; les compléments que nous apportons
comprendront : 1. les désirs innés ; 2. la faculté opérative ; 3. la volonté et la liberté.

36Une précision préalable : les traits qui caractérisent l'essence humaine ne sont pas des
entités isolées ; ils décrivent des rapports que l'homme entretient avec son milieu. Car
l'homme vit en face des réalités qui sont extérieures à lui et il doit « s'adapter » à ces
réalités. L'homme n'est pas, pour Comenius, un Cogito isolé ; c'est un être qui est en
interaction avec d'autres êtres appartenant à des ordres ontologiques différents : le monde
matériel, ses semblables et Dieu ; il est « en rapport » avec chacun de ces mondes   (Pamp.
III, 10).

37Par conséquent, l'homme tend à agir, il y est   «  poussé par les instincts les plus profonds
de sa nature. Ainsi, toute créature humaine désire  » (ibid. III, 11)  :
1. exister, c'est-à-dire vivre ; (P.-P. Grassé écrira que « la loi, la grande loi du Biocosme est :
« Etre et persévérer dans l'être ») ;21
2. vivre pleinement, c'est-à-dire  «  représenter quelque chose  » ; et, en outre, jouir d'une
bonne santé ;
3. être informé de tout ce qu'il y a dans le monde ; connaître les inmmenses richesses qui
nous sont offertes  «  car elles sont destinées à notre profit  » (Pamp. III, 18) ;
4. comprendre toutes ces choses en saisissant les mécanismes qui les structurent et les
gouvernent ;
5. «  vivre librement, c'est-à-dire vouloir et choisir les choses qu'on sait bonnes, ne pas vouloir
et refuser les choses mauvaises, et disposer de tout, autant que possible, selon sa propre
volonté  » (ibid. III, 11)  ;
6. traduire en actes ce qu'on a conçu ; produire des choses ;
7. désirer posséder beaucoup de choses pour vivre dans l'aisance ;
8. désirer vivre dans la sécurité grâce à la paix civile et sociale et ne pas être dépouillé de ses
biens. (Pour comprendre la pensée de Comenius, il faut se rappeler le contexte politique et
social de l'époque où les soldats, même « amis » dépouillaient les gens de leurs dernières
provisions au point que les paysans quittaient les campagnes puisqu'ils ne pouvaient même
pas profiter de leurs récoltes ; il en est de même de l'article précédent) ;
9. jouir d'une bonne réputation (résultant d'une vie honnête) ;
10. communiquer facilement avec les autres en maîtrisant le langage ;
11. entretenir avec eux des rapports pacifiques et bienveillants ;
12. s'unir à Dieu, notre  «  but suprême  » (ibid. III, 27), qui donnera un sens à notre vie.

 22 Tout ceci est développé dans La pampédie chap. ΙII, depuis le paragraphe 11 jusqu'à la fin du
chap (...)

38Ce tableau contient des éléments nouveaux ajoutés à ceux que nous possédons déjà ;
les uns et les autres sont présentés dans leur aspect dynamique : ce sont les directions
dans lesquelles l'homme est porté à agir par les   «  instincts  » ou les  «  aiguillons  » les plus
profonds de sa nature.22

5- La faculté opérative
39Dès ses premières œuvres, Comenius semble attacher une certaine importance à l'aspect
actif, manipulateur et productif de l'homme. Dieu a fait d'Adam un être raisonnable sans
doute, mais il l'a fait aussi  «  son intendant  », «  son vice-roi  », le maître des créatures
inférieures pouvant disposer de tout et pouvant faire servir les choses à ses besoins   (DM.
IV, 4). Dès le début, il distingue l'enseignement du savoir théorique de celui des arts ; il
consacre à chacun un chapitre à part : il y a ce qu'il suffit simplement de savoir et ce qu'il
faut savoir faire. Ce ne sont pas des discours qui apprennent à agir, même quand il s'agit
simplement d'écrire, de parler, de chanter ou de calculer. Quoique ce soient des choses
simples (mais qu'il est nécessaire d'apprendre à l'école), Comenius reconnaît en elles la
part de l'action, du mouvement, leur donne une spécificité propre et cherche une méthode
appropriée pour assurer leur apprentissage, une méthode différente de celle de
l'acquisition des sciences  (cf. DM. chap. XXI). En résumé, les Agenda, distinguées des
Scibilia, doivent être enseignées par l'action :  «  Agenda, agendo discantur  »  ; ou
encore :  «  C'est en faisant qu'on apprend à faire  : - Fabricando fabricamur - (ibid. XXI, 5),
«  la pratique seule fait l'artisan  » (ibid. XXI, 17).

 23 Pamp. XI, in Cons. II, col. 169.

 24 Pansophie (gradus IV, chap. VII, « De l'homme »).

 25 De cultura ingeniorum.

40Dans  L'école pansophique l'auteur va plus loin ; le but de cette école est que les
élèves  «  soient instruits en toutes choses  »  ; mais à côté de l'acquisition de la science,
notre pédagogue place  «  l'aptitude à agir  »  : «  La connaissance des diverses notions doit
être accompagnée de la capacité d'exécuter un travail  » (paragraphe 8). Nous assistons ici
à une explicitation et d'une notion et du vocabulaire : l'auteur va placer l'exercice de « la
main » parmi les matières principales pour que les élèves   «  apprennent de mieux en
mieux à exécuter tout ce qu'ils doivent faire  » (par. 60 et 66). Il est difficile d'apprécier
aujourd'hui, le bouleversement que représentait en 1650 le fait de présenter « la main »
comme moyen de culture, et ce à côté de la langue (plus exactement avant la langue !)
organe de l'éloquence, premier objectif des collèges. Et il s'agit bien de cette main qui doit
être capable  «  d'exécuter avec adresse les différents travaux indispensables  » (par. 19). La
main ! désormais Comenius va la célébrer comme un   «  instrument parfait, capable
d'exécuter une infinité de travaux à l'image de la droite de Dieu qui a tout produit  »23. Il
insiste sur le fait que la main n'a été donnée qu'à l'homme. 24 Π ne cesse de l'exalter, la
main, dit-il,  «  en suivant les projets formés dans l'esprit et en exécutant les décisions de
la volonté, produit de nouvelles choses et peu s'en faut qu'elle ne crée de nouveaux
mondes  »25.

41Comenius n'est pas sensible seulement à cette capacité de création technique chez
l'homme, mais aussi à ce qu'il nomme « conscience » ou « unité », c'est-à-dire au principe
qui préside à l'intégration de nos actions, surtout de celles qui mettent en œuvre une
multitude de muscles ou de nerfs, processus que la science moderne sait décrire et que le
vieux philosophe pressentait globalement ; autrement dit, c'est le principe qui met en jeu
les organisations motrices et les représentations mentales qui les accompagnent et les
rendent possibles. Qu'on songe à l'athlète et à sa concentration mentale qui contribuera
puissamment à son exploit ; qu'on songe encore à l'artisan qui ajuste des pièces, les
assemble, et l'on comprendra ce que notre auteur désigne par ce « pouvoir unificateur »
qu'il évoque.

 26 Cf.  Cons. I, col. 463, 372, 561, 51, 550.

42Seulement voilà : Comenius est obligé de faire la constatation suivante : pour parler des
actes de cognition, la philosophie classique dispose d'un terme, RATIO ou INTELLECTUS
dont l'emploi est très commode ; mais il n'y a aucun terme pour exprimer ces actes de
l'activité dont nous venons de parler. Le mot « main » ne suffit plus à l'auteur puisque la
main n'est qu'un organe d'exécution et que ses mouvements à elle aussi doivent être
« unifiés » par une Faculté supérieure. Alors il va proposer un néologisme ; il va parler de
« FACULTAS OPERATIVA » ou  «  potestativa  » ou  «  exsecutiva  » ou
simplement  «  potestas  »  ; ou bien encore de  «  Res agendi Facultates  », de  «  Facultas seu
Potentia  », de  «  Facultates  » ou  «  Vires  »  ; ou bien il va dire tout simplement
« OPERATIO) » ;26 U affectionne ce dernier terme qui a l'avantage de bien sonner dans la
trilogie :

43Ratio, Oratio, Operatio.

 27 E scholasticis labyrinthis, 27.

44Ces « puissances » sont  «  des forces intérieures de l'âme qui donnent aux membres
l'impulsion pour qu'ils exécutent tout ce que l'esprit a conçu et que la volonté
désire  »27. Le philosophe définit encore l'Operatio comme  «  la capacité d'exécuter, et avec
une habileté merveilleuse, ce que l'on comprend et ce dont on parle  » (Pamp. III, 6). De
même que la raison comprend et juge, la faculté opérative agit, réalise, crée des objets.
Elle a pour organes les membres parmi lesquels la main occupe une place privilégiée. Voilà
dans quel sens si l'objet de la raison est le Vrai, celui de la volonté le Bon ou le Bien, celui
de la Faculté opérative sera le POSSIBLE. Le POSSIBLE commence par toutes les opérations
des sens dont nous sommes capables, tous les mouvements que nous pouvons exécuter
avec nos membres, et s'achève avec la création d'objets fabriqués par nos mains. En face
de comprendre, il y a donc exécuter et fabriquer. Si la raison reflète la sagesse de Dieu,
la  «  Faculté active  » reflète sa puissance créatrice. Elle permet à l'homme d'exécuter des
actes d'une variété sans limites et de produire des objets en quantités innombrables. Si le
défaut d'intelligence se révèle chez les débiles ou les sots, le défaut de la Faculté opérative
se révèle dans la privation des membres ou dans la privation des sens - chez ceux qui sont
nés aveugles ou sourds, sans mains ou sans pieds, ou chez ceux qui sont paralysés.

45Comme il avait célébré la main, Comenius va tout naturellement exalter la puissance de


production et de création de l'homme. L'homme, image de Dieu, ne peut pas reproduire
l'infinité de Dieu par son essence ; son intelligence ne peut pas arriver à tout comprendre ;
mais, grâce à cette Puissance active, il peut produire des objets en quantités innombrables,
imitant ainsi Dieu dans l'acte de la création  (Cons. I, col. 553). Dans un traité  La
pansophie, resté en manuscrit jusqu'en 1966, Comenius considère les différentes sphères
d'existence et d'activité des êtres qu'il appelle « mondes pansophiques ». Ces mondes sont
de deux sortes ; il y a d'abord ceux qui existent indépendamment de l'homme : le « Monde
possible » qui est un peu le monde des Idées, le « Monde des archétypes », le « Monde des
esprits angéliques » et le « Monde matériel » dont l'homme fait partie. A cet ordre
descendant d'inspiration néo-platonicienne, Comenius oppose un ordre ascendant qui
commence avec le « Mundus artificialis », monde de l'activité et de la production
techniques de l'homme, et qui continue avec le « Monde moral », celui des réalisations
politiques - morales et sociales, puis avec le « Monde spirituel », pour aboutir au « Monde
éternel » où l'homme qui s'est recréé lui-même trouve sa place auprès de Dieu. Le monde
de l'activité technique voudrait donner une idée de tout ce que l'homme peut produire avec
ses mains et avec les machines qu'il a construites. Et, à ce titre, le « Mundus artificialis »
est d'un grand intérêt (La réalisation elle-même est-elle un succès ? N'abordons pas ici
cette question). Constatons, par contre, que l'intention de l'auteur et la direction qu'il
montre sont significatives : c'est un effort pour mettre l'OPERATIO au niveau de la RATIO.
L'auteur introduit la réflexion sur la technique dans une œuvre philosophique ; dans un
traité qui commence par parler des Idées, on trouve des schémas d'appareils de physique
ou de machines simples (cf. Cons. I pages 440, 441 et 530 à 532). Si donc on laisse de
côté la réalisation, on peut dire que par son intention le « Mundus artificialis » annonce
l'Encyclopédie  ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers.  Comenius
montrait la voie dans laquelle il voulait voir s'engager la pensée de son siècle : il voulait
faire de la réflexion sur la technique un élément de la culture parce qu'il ne voulait pas
amputer l'homme de certaines de ses composantes : avec la puissance de pensée, celui-ci
possède aussi la capacité de produire. L'homme cultivé ne doit pas seulement avoir affiné
son esprit au contact des auteurs et appris à bien parler ; il doit aussi avoir exercé sa main
et être devenu habile à produire des objets   (cf. De cultura ingeniorum). Si  «  la Nature
humaine est portée à la spéculation, elle est aussi active, agissante et productrice d'objets.
Elle n'est pas portée seulement à la réflexion, mais aussi à l'action, elle cherche à se servir
des choses. En tout ce que l'on fait, il faut apporter  : la réflexion théorique, la pratique et
la mise en application  » («  Omnia per Theoriam, Praxin, Usum  ») (Cons. I, col. 754). Et
l'éducation doit intégrer cet aspect dans ses finalités :  «  La main doit être exercée avec les
autres membres extérieurs aux activités de fabrication des choses  » (comme l'esprit l'est à
la science, le cœur à la piété et la langue à l'éloquence) ;  «  bref, c'est tout ce qu'il y a dans
l'homme qui doit recevoir le cachet humain  » (O.D.O. pars II, page  3).

46Dans  La pansophie, il y a un étonnant renversement de perspective. Dans   La grande


didactique, Dieu semble avoir placé Adam dans le paradis terrestre pour que celui-ci
puisse CONNAÎTRE tout ce qu'il y a dans le monde par l'observation des phénomènes afin
qu'il donne un nom aux animaux et aux choses, et comprenne la composition interne de
tout ce que l'univers contient   (D.M. IV, 3). En outre, Dieu a confié aussi à l'homme la
possession de la terre ; Adam devait la cultiver et il pouvait tirer profit de toutes ses
productions. Mais il faut noter que ce deuxième aspect des choses n'a pas son individualité
propre : il est annexé dans le paragraphe de la morale. L'aspect rationnel semble
prédominer. Dans  La pansophie, par contre, l'auteur, se référant à la même scène du
paradis, souligne que Dieu a formé l'homme   «  à son image pour qu'il domine sur les
poissons de la mer, etc., c'est-à-dire pour qu'il régisse l'univers en maître  ». Dieu n'a pas
dit qu'il la prenne comme objet de connaissance, mais qu'il domine ; de même qu'il a dit
des animaux qu'ils se meuvent sur terre, non qu'ils perçoivent les choses   (Cons. I, col.
551). Plus loin l'auteur répète  :«  Dieu a donné comme fin à l'homme de régir le monde,
non de le comprendre  » (ibid. col. 552). Entre les deux textes, U y a eu déplacement
d'accent : la primauté est passée de CONNAÎTRE à DOMINER (=exploiter). L'auteur semble
reprendre les termes mêmes de  La grande didactique pour leur enlever l'importance qu'il
leur avait donnée dans ce premier texte. L'aspect de connaissance reste indispensable,
certes, mais la raison n'est plus là que pour éclairer l'action (comme l'auteur l'affirme
explicitement)  (cf. Cons. I, col. 549 à 552).  (« Dominer » est le ternie que l'on semble avoir
employé à l'époque pour désigner la possibilité d'exploiter les richesses de la terre pour le
confort de l'homme. En français, Descartes dira aussi ; « nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la Nature. »  (Discours de la Méthode).

 28 Urs von Balthasar H.,  Dieu et l'homme aujourd'hui, trad. fr. Desclée de Brouwer, p. 39.

 29 Pernoud R.,  Les origines de la bourgeoisie, Paris, 1972, p. 72.

 30 Le Brun J.,  Nouvelle Histoire de l'Eglise - Réforme et Contre-Réforme, 1968, p. 409.


47Il n'est pas facile aujourd'hui de se rendre compte de la nouveauté que représentaient de
telles affirmations. D'une part, en effet, la morale stoïcienne prêchait la soumission à
l'ordre du monde régi par le Logos, l'acceptation de l'état de choses telles qu'elles
existaient Or l'influence stoïcienne était grande à l'époque. H. Urs von Balthasar affirme
qu'elle « constituait le fondement de toute la culture aux XVI , XVII  XVIII  siècles »28.
e e, e

D'autre part ce qui dominait dans l'échelle des valeurs, c'était la réflexion spéculative :
l'intelligence humaine avait pour fonction de « contempler » (et c'est justement cette
attitude que Comenius fait passer au second plan). On sait combien l'activité technique
était méprisée chez les Grecs ; le travail manuel était réservé aux esclaves. Cette attitude
générale chez les hommes libres de l'ancienne Grèce réapparaît en Europe avec la
Renaissance ; selon R. Pemoud, depuis le XVI  siècle et sous l'influence de l'Antiquité, un
e

certain dédain pour les métiers manuels se fait sentir, dédain qui était tout à fait inconnu
au Moyen Age.29 «Dans l'Espagne de Philippe II (…) les travaux manuels de toute nature,
aux champs ou à l'atelier, étaient objets de mépris »30.

 31 Revue La recherche, n  151, janvier 1984, p. 80-83.


o

 32 Auzias J.M., La philosophie et les techniques, p. 52.

 33 Gille B., Les ingénieurs de la Renaissance, Paris, 1964, p. 265.

48Malgré cela, l'activité technique allait se développer, car des besoins pratiques nouveaux
se faisaient jour dans l'art de la guerre, dans l'architecture, le travail des mines, etc.  ; il
fallait trouver de nouvelles solutions techniques. Et ces nouveaux besoins permettaient de
surmonter les vieux préjugés. Aussi l'étude des machines simples et de leurs applications
se développait ; de nouveaux métiers naissaient. De tous les techniciens ou « ingénieurs »
qui formaient « une race nouvelle », retenons le nom d'un seul, celui d'Agricola, parce que
Comenius le connaissait. Agricola (1494-1555) peut être considéré comme le fondateur de
la géologie physique scientifique. Son  De re metallica « est une somme technologique
consacrée à l'art des mines et dans une moindre mesure à la métallurgie » ;31 et « la mine
représentait, en ce XVI  siècle, l'un des bastions les plus avancés de la modernité »32. En
e

résumé, on a pu dire que « le XVI  siècle avait (…) bâti tout un système technique comme il
e

avait construit un nouveau système scientifique »33. Et même, si cette technique et cette


science devront subir certaines transformations avant de devenir la technique et la science
modernes, l'essentiel est qu'elles existaient déjà et que les valeurs nouvelles qu'elles
représentaient se soient imposées à une certaine catégorie d'esprit.

 34 Gusdorf G.,  Les principes de la pensée au siècle des lumières, p. 376.

 35 Auzias J. M.,  op. cit., p. 46.


 36 Locke J.,  Essai philosophique concernant l'entendement humain, trad. fr. Coste, 1690, p. 401.

 37 Auzias J.M., op. cit., p. 65.

49Ces nouvelles activités et ces nouvelles valeurs furent incorporées à la réflexion


théorique par des penseurs comme Bacon et Campanella. G. Gusdorf affirme que c'est avec
Francis Bacon (1561-1626), « théoricien du démarrage technique de l'Occident, qu'une
attitude différente s'amorce »34 dans le regard qu'on projette sur ces nouvelles activités.
Campanella (1568-1639), lui, fera « des progrès techniques les conditions du progrès
humain » ; il imaginera même une école où l'on enseignerait les métiers, où l'on
expliquerait le fonctionnement des machines et où l'on raconterait l'histoire des
techniques.35 (L'on trouve quelque chose de semblable dans la  Nouvelle Atlantide de
Bacon). Comenius connaissait ces auteurs et les appréciait. Leurs paroles tombaient dans
un terrain prêt à les recevoir, n'était-il pas membre de cette Unité des Frères tchèques, où
le travail manuel était à l'honneur et obligatoire, même pour les prêtres ? Aussi ces paroles
germent et produisent une réflexion philosophique que nous allons développer
maintenant. Mais auparavant précisons que, même si Bertrand Gille écrit : « C'en était donc
fini, et définitivement, d'un soi-disant dédain pour la technique », ces idées ne pénétrèrent
pas dans le monde scolaire auquel nous avons affaire ; celui-ci lui restera longtemps
fermé. Et Locke, encore, pourra écrire dans son  Essai philosophique concernant
l'entendement humain (1690) : « C'est de la Mécanique, toute idiote et méprisée qu'elle est
(car ce nom est disgracié dans le monde), c'est de la Mécanique, dis-je, exercée par des
gens sans Lettres, que nous viennent ces arts si utiles à la vie… » (Par « Mécanique » on
entendait alors tout travail fait avec des instruments, et surtout avec des
machines).36 D'ailleurs, comme le fait remarquer J.-M. Auzias, « le travail n'existe pas dans
le classicisme français, sauf dans quelques protestations tardives de La Bruyère, Fénelon ou
Vauban. La seule œuvre, ajoute-t-il, qui puisse être citée pour son aspect opératoire,
constructeur (…) c'est  Robinson Crusoé (1719), (œuvre où) la technique est un phénomène
de base, une nature consubstantielle à l'homme »37.

 38 Janua rerum reserata hoc est Sapientia prima (préface-38-) ; in J.A. Comenii OPERA OMNIA,
vol. 18, (...)

 39 Bloch E., La philosophie de la Renaissance, 1974, p. 166.

50Nous sommes fixés sur ce que pensaient les contemporains à ce sujet. Notre auteur va
donc à contre-courant quand, dans son   Mundus artificialis, il ne craint pas de se plonger
dans cette « Mécanique » si méprisée et quand il exalte l'OPERATIO. Par quelle audace a-t-
il pu fixer comme finalité aux écoles de former aussi « la main » ? Celles qui existaient
n'étaient faites que pour les gens de « Lettres », les « mécaniques » n'y allaient pas ; et
pourquoi y seraient-ils allés puisque les écoles ne connaissaient que le verbe ? Comenius
avait pleinement conscience de son originalité, non seulement quand il plaçait l'OPERATIO
à côté de la RATIO, mais encore quand il faisait la liste des désirs innés et leur description
complète, ainsi que celle des Facultés actives :  «  Et comme nous sommes le premier à
l'entreprendre…  », écrit-il dans la  Janua rerum reserata.38 Cependant E. Bloch écrit :
« Hobbes est le premier penseur qui place la production, le faire, au centre de sa
méditation »39. (Hobbes : 1588 - 1679). Sans demander un procès en paternité on peut
cependant suggérer que quelqu'un éclaircisse la question, ne serait-ce que pour apporter
des éléments sûrs au changement de mentalité qui s'opérait alors et pour apprécier la
portée du contrepoids que des penseurs apportaient au COGITO cartésien.

51Par contre, voici un passage tiré de la  Panaugia (chap. VI, 22 ; Cons. I, col. 150 -
151) :  «  Les philosophes ont abondamment parlé des notions innées, mais ils ont gardé un
grand silence sur les instincts innés et sur les Facultés (opératives). J'espère cependant
qu'on va bientôt reconnaître d'une manière générale que ces deux aspects sont aussi des
parties de l'esprit de l'homme, image de Dieu en nous  ; c'est pourquoi, à partir de
maintenant, il sera nécessaire de toujours faire aller de pair ces choses, de réfléchir à la
fois sur elles, et d'insister également sur elles, car elles ne sont que des  trop fameuse
onzième thèse sur Feuerbach dans l'Idéologie allemande  : « Les philosophes n'ont fait
qu'interpréter le monde de différentes manières ; désormais il importe de le transformer. »
Si on a fait un si grand mérite à Marx d'avoir écrit une telle phrase en  1845, quel mérite
n'en revient-il pas à Comenius d'avoir développé ces idées deux siècles plus tôt !

52La faculté opérative n'est pas, chez Comenius, un élément isolé, ajouté plus ou moins
artificiellement au reste de sa doctrine. Elle est une faculté constitutive de l'homme, au
même titre que la raison, le langage, le sens moral et le sens religieux. Aussi cette notion
est présente dans son œuvre dès le début et elle est reliée à des notions connexes d'une
manière organique.

 40 Pemoud R.,  op. cit. p. 72.

53Par ailleurs, notre philosophe accorde beaucoup d'importance à la catégorie de l'utile,


catégorie qui convient parfaitement à la technique. Or, si étonnant que cela puisse nous
paraître aujourd'hui, cette catégorie a eu de la peine à s'acclimater dans les milieux
culturels. L'aristocratie avait ses propres valeurs : la générosité et l'activité désintéressée,
par exemple ; un aristocrate ne travaillait pas pour de l'argent ; certaines activités, et des
plus lucratives, lui étaient interdites ; s'il s'y livrait, il dérogeait ! L'attitude si différente que
l'on adoptait envers l'artiste et l'artisan était significative : l'artiste (peintre, graveur,
tapissier), « celui qui travaille pour le luxe et la décoration » était apprécié ; mais l'artisan,
« celui qui travaille pour la vie de tous les jours » ne l'était pas : son activité « était jugée
d'un ordre inférieur »40 (Locke nous l'a déjà dit.) Cette mentalité s'est répandue dans le
monde de la culture et de l'éducation, même si les lettrés n'étaient pas tous des
aristocrates : pour être vraie, la culture devait être « désintéressée ». A l'opposé, Comenius
donne comme objectif à l'école « nationale » (=élémentaire) qu'elle prépare l'enfant à la vie
et lui fasse faire le tour de tous les problèmes qu'il aurait à affronter dans l'exercice de sa
carrière. Pour ce pédagogue, l'utile est une valeur digne d'être poursuivie par l'homme et
digne d'ètre intégrée dans les objectifs de l'éducation.

 41 Selon l'expression de Léon A. dans  Histoire de l’éducation technique, Paris, 1968 (Que sais-
je ? n(...)

 42 Léon A., ibid., p. 20.

 43 Gilbert R.,  Les idées actuelles en pédagogie, p. 59.

54Cette valorisation de l'exécution, du travail productif, de l'utile que l'on trouve dans
l'œuvre de Comenius aurait pu servir de « base doctrinale » à l'enseignement
technique.41 Car, dès le XVII  siècle, on sentait le besoin d'une éducation technique.
e

Malheureusement, et cela n'étonnera plus le lecteur, « l'enseignement technique, même


supérieur, souffrait d'un préjugé défavorable ».42 Les écoles étaient destinées à « la
noblesse pauvre ou ruinée ». A l'école royale militaire (fondée seulement en 1751), les
armes « savantes » (artillerie, génie) étaient « considérées comme socialement
inférieures ». Cet état d'esprit a certainement nui au développement de l'enseignement
technique ; mais, a-t-il disparu ? On a pu écrire, hélas, que « le nom même de
l'enseignement technique était marqué du sceau de l'indignité culturelle ».43 C'est toute
une mentalité qu'il faut changer, bien des signes montrent que cette entreprise est déjà
commencée. A la fin d'un livre au titre significatif : La  philosophie et les techniques, J.-M.
Auzias émet un souhait : « La conscience contemporaine (…) doit inclure la pensée
technique dans l'ensemble humain »  (p.  114). Chez Comenius, cela est déjà réalisé : son
message est utile à méditer.

6- La volonté et la liberté
La volonté
55La mise en valeur de la faculté opérative a pour conséquence une importance plus
grande donnée aussi à la volonté et à la liberté. Tant que l'on insiste sur la primauté de la
raison, on ne permet pas à la notion de liberté de s'épanouir : les axiomes logiques
fondamentaux sont contraignants ; ils s'imposent à tout être pensant qui possède notre
structure organique et morale : deux plus deux font quatre pour tous les hommes, et pour
tous également et nécessairement le tout est plus grand que chacune de ses différentes
parties. Mais il n'en est pas de même dans le domaine des valeurs : ce qui est bon pour l'un
ne l'est plus nécessairement pour un autre ; et chacun de nous sent sa liberté et sa
spontaneité s'épanouir quand il peut réaliser concrètement les projets qu'il a conçus.

56Or, dans ses premières œuvres, Comenius insistait beaucoup sur la composante
rationnelle de l'homme. L'homme est l'image de Dieu ; or  «  parmi toutes les qualités qui
sont en Dieu, l'omniscience domine  », nous dit  La grande didactique (V, 4) ; l'homme aura
donc pour obligation de chercher à connaître et à comprendre le plus de choses possibles
pour ressembler davantage à son modèle. Le chapitre V de ce traité célèbre l'esprit de
l'homme  «  apte à conquérir la connaissance de toute sorte de choses  » (V, 4) puisqu'il est
l'image de celui qui sait tout et qu'une   «  image fidèle doit contenir les traits de son
modèle  ». Ce chapitre est une espèce d'hymne qui célèbre le désir de savoir ; l'homme peut
connaître  «  le vaste monde qui contient les merveilleux trésors de la sagesse divine. Et un
tel spectacle est source de plaisir  » (V, 8). L'auteur fait un vibrant éloge de la puissance de
connaître qu'a l'esprit  «  puissance qui est infinie et illimitée  » (V, 4). Si dans
la  Methodus l'auteur résume l'essence de l'homme dans la triade : RATIO, ORATIO,
liberaque OPERATIO, il précise que ces trois composantes ont une importance plus ou
moins grande.  «  SAVOIR est le plus important et est le fondement du caractère humain de
l'homme. (…) Savoir est le plus important de tout, car il est vraiment impossible à
l'ignorant d'agir ou de parler sagement  » (M.L.N. XXV, 4).

57Mais cette conception va changer, nous avons vu que, dans   La pansophie, la priorité est
donnée à l'activité ; la RATIO est ordonnée à l'OPERATIO.

58Tant que la Ratio a la priorité, la volonté, quoique mentionnée, n'a pas de statut propre
(comme la faculté opérative). Elle est, soit englobée dans la raison dont elle est une des
activités avec l'intelligence et le jugement, soit considérée comme un élément de la
conduite morale dans laquelle la raison a la fonction principale. La volonté, éclairée par la
raison, domine les différents penchants, permet aux uns de s'exprimer et refrène les
autres  (D.M. V, 16)  ; elle contribue ainsi à établir l'harmonie entre ces penchants. Parce
que la volonté est ainsi dépendante de la raison, Comenius réserve la culture de la volonté
à la fin de l'adolescence, lorsque la raison, même abstraite, est parfaitement développée.

59Mais une fois que la faculté opérative a reçu sa pleine autonomie, la volonté recevra
aussi la sienne. Ainsi, dans la  Délibération universelle sur la réforme des affaires
humaines, nous lisons :  «  Voici ce qu'on trouve dans l'âme, image de Dieu, et ce que nulle
autre créature ne possède  : 1. la raison  ; 2. la volonté (voluntas seu Arbitrium rerum)  ; 3.
la faculté opérative  » (Panegersie, IV, 7  ; Pansophie I, 20-24  ; etc.) Mais on retrouve cette
triade en bien d'autres endroits (Voir par exemple  M.L.N. X, 27, ou  Pamp. IV, 16, etc.).

60Comme on vient de dire quelques lignes plus haut que l'essence de l'homme était
résumée dans ces trois facultés : 1° la raison, 2° la parole et 3° la faculté opérative, le
lecteur peut se demander s'il n'y a pas là quelque contradiction. Plutôt qu'une contradiction
dans l'ordre de la pensée, on peut voir là un déficit dans l'ordre de l'expression. En effet,
l'auteur affectionne les énumérations en triades, comme nous l'avons déjà signalé ; cela
l'empêche, parfois, d'exprimer toute la complexité de sa pensée. Peut-être s'en rend-il
compte puisque, certaines fois, il rajoute un ou plusieurs éléments à la triade citée. En voici
un seul exemple :  «  Notre âme, dit-il  possède d'abord(l) l'esprit qui recherche la Vérité,
puis (2) la Volonté qui décide et choisit  ; en troisième lieu la Faculté opérative ou la
capacité de réaliser nos désirs, dont l'objet est le Possible.  A cela il faut ajouter le
langage  (…) dont la finalité est la diffusion de ce qui a été compris, décidé ou exécuté   »
(M.L.N. X, 49) - (souligné par nous). On retrouve toujours dans le texte les composantes de
l'essence humaine que la triade n'avait pu contenir.

 44 Cf.  E scholasticis labyrinthis, parag. 40.

61Quelle idée le philosophe tchèque se fait-il de la volonté, une fois qu'il lui a accordé sa
pleine autonomie ? Cette notion a, chez lui, une acception plus large que celle que nous lui
donnons aujourd'hui. Π fait entrer déjà dans le domaine de la volonté le mouvement même
qui pousse l'âme vers les choses pour les désirer, ou qui, au contraire, l'en éloigne par la
crainte et la répulsion. L'esprit de l'homme, écrit-il dans la   Délibération universelle, est
comme le soleil ; celui-ci n'est pas seulement lumière, il est aussi chaleur, de même, pour
passer à l'action, il ne suffit pas de voir, de savoir, il faut encore sentir une impulsion. La
volonté est ainsi cet aspect de l'âme par lequel elle sort de son indifférence vis-à-vis des
choses, l'aspect par lequel elle devient sensible aux valeurs. Elle se porte vers tout ce qui
est Bon (vers la  «  Bonitas rerum  » - Pansophia, Cons. I, col. 561),  vers tout ce qui est utile,
agréable, profitable ; et elle fuit tout ce qui fait souffrir   (Panegersie IV, 9) ; (étant entendu
que ce « bien » a d'abord été discerné comme tel par la raison, et qu'on ne choisit pas les
« biens » qui sont condamnés par la morale) 44.  «  La volonté est engagée dans le choix  :
elle opte pour ce qui est avantageux et condamne ce qui est nuisible·  » (DM. X, 7). Ainsi la
volonté possède : 1° des désirs, 2° des sentiments, et 3° la conscience qui approuve ou qui
réprouve le choix qui a été fait  (Cons. I, col. 562).

La liberté
62A insister sur la liberté de choix et sur la liberté dans l'exécution (Operatio), Comenius
en arrive à parler de liberté tout court. Comment la conçoit-il ? Elle est d'abord
l'indépendance vis-à-vis de la nécessité naturelle : le feu ne peut pas ne pas brûler, la
pierre ne peut pas ne pas tomber, etc. De même les animaux sont prédéterminés dans
leurs actes ; ils ne peuvent poser que l'acte qui leur est dicté par leur instinct : un animal
qui a faim ne peut pas ne pas se mettre à manger, il ne peut résister à son instinct   (Cons.
I, col 550 - 551 et M.L.N. I, 9).  Et si des animaux, tels que les araignées, les fourmis, les
abeilles, les singes, etc. accomplissent des actes variés et d'ailleurs forts habiles, c'est
parce qu'ils sont poussés par leur instinct plutôt que par un choix réfléchi ; bref, les
animaux ne peuvent faire justement que ce qu'ils font   (M.L.N. I, 9). «  Ils n'ont été réglés
qu'en vue d'une chose ou au moins pour très peu. L'homme l'a été pour tout et pour tous
les cas  » (Cons. I, col. 563) et en cela il ressemble plutôt à l'être infini. Chez Comenius, la
notion de liberté semble formée à partir de cette indépendance de l'homme dans l'exercice
de son activité, indépendance vis-à-vis de la nécessité naturelle ; la liberté accompagne la
faculté d'agir ; ainsi l'Operatio, c'est  «  la faculté d'exécuter librement des choses
différentes  », ou encore c'est «  la liberté d'agir et d'exécuter si l'on veut…  » (Pamp. III,
6). L'homme est d'ailleurs libre non seulement par rapport au présent où il peut se décider
de façons multiples, mais aussi par rapport au passé dont il se dégage pour le juger, et par
rapport au futur qu'il aimerait bien diriger. Dans ces possibilités le philosophe voit   «  la
marque indélébile de la suprématie de l'essence humaine (…) et la base de la liberté d'agir
à son gré  » (Pamp. III, 40). En outre, la liberté suppose qu'on ne soit pas lié par
une  «  nécessité interne  »  : il ne faut pas être esclave de soi-même  (Pansophie, chap. VII).

 45 Trad. U.N.E.S.C.O, ainsi que les passages suivants.

63Etre libre c'est encore pouvoir agir sans être contraint par les autres,   «  disposer de tout,
autant que possible, selon sa propre volonté  » (Pamp. III, 11). Selon le Lexicon
pansophicum, est libre  «  celui qui ne dépend que de lui-même et n'agit que par son
propre choix  », et la liberté est  «  la faculté d'user de son indépendance  ». Si étonnant que
cela puisse paraître pour le XVII  siècle, Comenius souligne l'égalité foncière des hommes
e

entre eux, qui est le fondement de cette indépendance :  «  la nature humaine, dit-il, a été
créée libre, elle ne veut et ne peut se laisser forcer en aucune manière sans se laisser
détruire  ; l'homme a été fait parfaitement égal à ses semblables et également libre en
tout  » (Cons. II, col. 510).  Cette idée fondamentale trouve son application en pédagogie :
dans  La didactique analytique, quand il va préciser comment la discipline doit être
organisée, Comenius rappelle ce principe :  «  la nature humaine est libre  ; elle aime se
décider d'elle-même et elle déteste la contrainte. Elle accepte d'être guidée vers le but
auquel elle tend, mais elle ne veut être ni traînée, ni poussée, ni forcée  »  (M.N.L. X,
142). En conséquence, il condamne une discipline trop brutale ; elle décourage et laisse les
élèves abattus. Mais surtout il faut trouver le moyen de concilier la discipline avec une
certaine liberté d'action laissée aux élèves :  «  Puisqu'on ne peut séparer de la nature
humaine en tant qu'elle est l'image de Dieu, le désir d'une activité décidée librement et
volontairement, toute discipline forcée nuit à la nature humaine  » (M.L.N. X, 37). Dans  La
pampédie (IV, 13), il demande qu'on essaie de  «  tout organiser de façon que tout ce que
l'homme doit faire, il ne le fasse pas par contrainte, mais, pour ainsi dire, de lui-même (de
son propre gré et en y trouvant du plaisir)  »45.

64Jan Amos Komenský pensait sans doute aux 27 représentants du soulèvement tchèque
contre les Habsbourg, exécutés sur la place de la Vieille Ville de Prague, en 1621, après la
défaite de la Montagne Blanche, quand il écrivait :  «  Beaucoup préfèrent mourir plutôt que
de dépendre des décisions d'autrui  » (Cons. I, col. 45 par. 28  ; voir aussi col. 64 par.
28). Cas extrême, sans doute, mais qui pose problème. D'un côté, en effet, on aboutit là à
une extrémité :  «  Le désir de liberté n'arrive plus à être contenu  »·, mais, d'un autre côté,
il y a bien là quelque chose de naturel puisque, si la liberté de se décider par soi-
même  «  est supprimée, les hommes sont obligés de soumettre leur volonté à la décision
d'autrui, la volonté devient sujétion, et l'homme perd son caractère d'homme  » (Pamp. III,
20). Les suppliciés de la place de la Vieille Ville n'étaient pas seuls à payer le prix de leur
amour de la liberté ; un grand nombre de sujets tchèques non serfs ont préféré s'exiler
plutôt que de renier ce qu'ils considéraient comme la vérité ; J.A. Komenský était de ce
nombre ; quand il parle de l'amour de la liberté, il parle, en somme, d'une expérience
vécue.

 46 Voluminis prophetici demissio (1667), in Vybrané spisy J.A.K. VI, p. 486.

65Parce qu'il appartenait à une Eglise minoritaire, condamnée par Rome et persécutée dans
son propre pays, et parce qu'il aimait la liberté au point que nous venons de voir, il n'a pas
manqué de poser le problème de la recherche de la vérité. L'idée même qu'on puisse
chercher la vérité était rare à l'époque ; l'orthodoxie exprimée par l'autorité religieuse était
imposée par les autorités civiles : Cujus regio, ejus religio. Mais l'Unité des Frères tchèques
se considérait comme l'héritière spirituelle de Hus qui était mort sur un bûcher parce qu'il
croyait en la recherche de la vérité. Aussi, l'évêque de cette Eglise ne pense pas qu'un
individu doive accepter aveuglément les opinions des autres :  «  Ceux qui font trop grand
cas de l'autorité des autres hommes oublient qu'ils participent, eux aussi, à la nature
humaine et renoncent à l'usage de leur entendement, qui est une des premières qualités
de la nature humaine.  » Réciproquement, on n'a pas le droit d'imposer ses opinions aux
autres :  «  Ceux qui forcent leur prochain à épouser leur opinion et exigent une obéissance
et un consentement aveugles violentent la nature humaine. La recherche de la vérité fait
partie de l'essence de l'homme  » (Pamp. III, 20)46. (Telle n'était pas l'opinion des
Habsbourgs de Vienne qui gouvernaient la Bohême, ni celle du roi de France quand il a
révoqué l'édit de Nantes, ni celle de la majorité du royaume qui a applaudi à cette
révocation, jésuites en tête. Chacun était convaincu que son devoir était de maintenir
l'orthodoxie ou bien de la rétablir, fût-ce par la violence ; cf. les dragonnades.)

66Jusqu'où va cette réclamation de la liberté dans la recherche personnelle de la vérité  ?


Comenius n'est pas un libertaire ; pour lui la liberté est un aspect de l'homme, mais
l'homme ne se réduit pas à ce seul aspect comme chez certains existentialistes modernes.
Il sait qu'en elle-même la liberté est sans frein, elle   «  n'est liée ni par le sens, ni par la
raison  ; elle choisit ou refuse une chose spontanément, tantôt contre les sens, tantôt
contre la raison  » (Cons. I, col. 550-7),  comme c'est le cas de ceux qui s'enivrent en
sachant qu'ils se font du mal. Aussi pour notre philosophe le problème est-il de savoir
dans quoi placer la liberté ; si être libre c'est ne pas être assujetti aux autres, c'est aussi ne
pas être assujetti à soi-même ; ainsi  «  l'ambitieux, l'avare, le voluptueux ne sont pas
libres  ; comme le dit Diogène, la vraie liberté c'est de ne pas être esclave de
ses vices »  (ibid. col. 552-4-). S'il est dans la nature de l'homme d'être libre, il est aussi
dans sa nature d'être raisonnable. Comment notre philosophe va-t-il concilier liberté et
raison ? Laissant de côté ce qu'il en dit dans   La panorthosie où il étudie l'organisation
politique et religieuse de la société, voyons comment il présente la chose dans ses œuvres
pédagogiques.

1. Qu'il soit permis à tous de juger des choses mais seulement des choses bien comprises.
2. Qu'il soit permis à tous d'user du libre choix mais après avoir distingué le bon du mauvais
(le meilleur du pire), pour qu'il soit évident que notre raison ne se trompe pas.
3. Qu'il soit aussi permis de réaliser ce qu'on a décidé de son propre choix, mais seulement là
où il est absolument évident qu'on choisit une chose meilleure et non pas une chose pire.

67Si partout régnait une telle liberté permettant la plénitude de lumière et d'ordre, si
partout on remplaçait les torrents de la contrainte brutale par les flots des actes
volontaires, la paix et la sécurité en résulteraient  » (Pamp. Ill, 40) - (souligné par nous ;
dans le texte les trois phrases entières sont en italique).

 47 Gusdorf G.,  La révolution galiléenne, t. Π, Paris, 1969, p. 44-45.

68Quelle est la portée de ce texte ? 1- Il réclame pour chaque individu la liberté de penser,
de décider et d'exécuter sans y être contraint par une puissance extérieure. Ce n'est pas ce
qui était permis à l'époque (sauf exceptions). Ce qui prévalait alors ce n'était pas le droit à
la recherche personnelle mais « le principe d'autorité » ; comme dit G. Gusdorf, « l'heure
était à la soumission, dût cette soumission faire vivre le croyant dans la contradiction, ou
dans une résignation qui mène à l'indifférence. »47 Le texte de Comenius n'est donc pas
anodin ; il est proprement révolutionnaire.

692- Mais (car il y a un « mais » à chacune de ces réclamations) la liberté a des limites, ces
limites ne sont donc pas des contraintes extérieures mais des exigences que l'individu doit
remplir, car être libre ne signifie pas juger n'importe comment ni faire n'importe quoi ; la
liberté ne s'exerce pas en dehors des cadres de la raison ou du sens moral. Ainsi, dans le
système éducatif coménien, l'enfant ne devient autonome que lorsque sa raison est
pleinement développée (après l'adolescence). Mais en fait on pouvait avoir satisfait
pleinement aux règles de méthode et l'on pouvait ne parler que de choses « bien
comprises » sans se voir reconnaître le droit de parler. C'est ainsi que Galilée et Richard
Simon ont été réduits au silence par les autorités, des autorités qui ne leur arrivaient pas à
la cheville dans leur domaine respectif - astronomie ou exégèse-. Le droit de parler de ces
puissances leur venait du « principe d'autorité » ; la vérité obtenue par des intelligences
supérieures, au prix d'un immense labeur, avait moins de valeur que le maintien
d'interprétations traditionnelles.
703- Comenius ne s'enferme pas dans un dilemne : orthodoxie ou liberté ; il va se situer
sur le plan éducatif : puisque l'exercice de la liberté a ses exigences, il faut amener chaque
individu à la hauteur de ces exigences ; par exemple, il faut lui faire acquérir assez de
connaissances sur les problèmes de la vie pour qu'il soit capable de juger par lui-même.
C'est un des objectifs éducatifs de Comenius : l'école doit former des individus autonomes,
capables de juger par eux-mêmes, de choisir et d'exécuter ce qu'ils auront décidé de faire.

714- Ce texte suppose qu'il y a une Vérité et un Bien et qu'on peut les reconnaître
unanimement :  («  là où il est absolument évident…  »). En cela l'auteur est de son siècle. Il
est aussi le disciple de Hus qui avait lancé : « la Vérité vaincra - Pravda vitězí). Mais s'il y a
des cas où l'accord sur le Vrai et le Bien est unanime (ou presque), il y aussi des cas où les
appréciations divergent ; et la meilleure éducation ne peut pas faire briller l'évidence dans
ces cas-là. La Vérité n'est plus la même pour tous : quelle est celle qui l'emportera ? Plus
tard on invoquera pour ces cas-là la tolérance. Mais nous n'en sommes pas encore là,
autour des années 1650-60, années où « l'évidence » parle encore trop fort dans le
discours théorique. Qu'en est-il dans la pratique ? L'évêque Komenský ne cherche pas à
faire triompher son Eglise sur les autres. Il demande seulement qu'elle soit reconnue
comme Eglise particulière au sein de l'Eglise universelle du Christ. Il demande une adhésion
libre et non une appartenance contrainte (cujus regio ejus religio). Minoritaire, persécuté,
mais indomptable, il ne veut pas abdiquer son indépendance ; il réclame la liberté de
penser, de choisir et la liberté d'agir selon ce qu'il aura décidé lui-même. Et il réclame la
même chose pour tous les autres hommes.

72La liberté ainsi comprise est, pour Comenius, un bien précieux, voire le bien le plus
précieux.  «  La liberté dans les décisions, écrit-il, est le sommet de la dignité humaine  ;
elle veut régner même dans les choses sans importance et dans celles que nous faisons
pour nous amuser  » (M.L.N. XXV, 10). Il écrit encore :  «  Nulle part l'image de Dieu (ne doit
être) altérée dans l'homme, et surtout pas là où cette image est la plus ressemblante, dans
la liberté du choix  » (Pamp. III, 20)  ; ou bien encore :  «  c'est dans la liberté du choix que
l'homme ressemble le plus à Dieu  » (Pamp. III, 20), «  c'est le sommet de la grandeur et de
la dignité qui ait pu être conférée à une créature  » (Cons. I, col. 551)  ; «  sans la liberté, la
ressemblance entre la créature et Dieu n'aurait pas été totale  » (ibid. col. 1052). La liberté
devait être donnée à l'homme parce qu'elle est bonne en elle même. Et puis, Dieu ne
pouvait pas se contenter de régner sur un monde de créatures soit privées de raison, soit
raisonnables mais réduites à la servilité ; sa gloire exigeait qu'il y ait dans la création dont
il est le Souverain des hommes libres   (ibid. col. 1052 - 1053). Sans un homme libre, la
création aurait été bien uniforme ; le Dieu infini se devait de créer   «  des substances
libres  » qui pussent se porter par elles-mêmes à une grande variété d'actes ; cela était
encore nécessaire pour une vraie  «  perfection du monde  » (ibid. col. 551). Voici enfin ce
cri d'admiration :  «  La liberté dans la créature est un miracle de Dieu, le couronnement de
sa toute-puissance, de sa sagesse infinie et de sa libéralité extrême  » (ibid. col. 552 -8-).
73La liberté est  «  la partie centrale de notre nature  » (Cons. I, col. 553) ;  «  elle est si
essentielle à la nature humaine, que personne ne peut forcer l'homme à vouloir ce qu'il ne
veut pas, pas même les anges ou les démons, et même pas Dieu lui-même  » (ibid. 580-
4-). Priver l'homme de la liberté serait détruire l'homme lui-même dans ce qui le fait
différent de l'animal. La violence est le moyen d'anéantir l'homme et non de
l'améliorer  (ibid. col. 978). Parlant des oppressions qui se faisaient au nom d'une foi
religieuse (et dont il était une victime) il écrit :  «  C'est une œuvre satanique que de
détruire dans l'homme l'image de Dieu dont le couronnement est la liberté qui n'a été
accordée à aucune créature et qui est un bien tel que la nature humaine apprécie au point
de le préférer à la vie  ». Voilà des paroles que seul un persécuté pour sa foi pouvait
prononcer, mais un persécuté qui n'a pas perdu confiance en lui, qui reste convaincu qu'il
est l'égal en dignité humaine à celui qui le persécute ; car ceux qui sont condamnés par les
autorités sont aussi souvent méprisés et rejetés par la société qui adopte le point de vue de
ceux qui ont le pouvoir et ils peuvent se sentir inférieurs. L'histoire nous montre, d'autre
part, que ce n'est pas chez ceux qui sont asservis que l'amour de la liberté est le plus
fort… Comenius est grand pour avoir gardé une telle foi dans sa liberté et pour l'avoir
célébrée à une époque où l'absolutisme était triomphant.

***

74Voilà la conception générale que Comenius se fait de la nature humaine portée à l'action,
à la production d'objets et souverainement libre. Une telle conception philosophique se
répercutera nécessairement dans son système pédagogique. L'éducateur devra trouver des
méthodes d'enseignement qui laissent à l'enfant une certaine autonomie et qui permettent
à son besoin d'activité de se manifester. Comenius, pédagogue, préconisera comme la
meilleure méthode d'enseignement  «  l'activité personnelle de l'élève  » - la praxis propria -
que nous étudierons en son temps.

75Sur un autre plan, la liberté de choix dont jouit l'individu a une conséquence très
importante : non seulement l'avenir d'aucun homme n'est prédéterminé, mais on peut dire
que chaque individu se construit au fur et à mesure qu'il pose ses actes. Il a donc une
histoire personnelle qui ne ressemble pas à celle des autres ; (on n'a pas attendu Sartre et
ses épigones pour reconnaître ce qu'il y a de juste dans cette assertion), d'où la grande
variété des types humains que Comenius a su reconnaître et dont il a fait la description
dans son étude sur les caractères. Mais il sait aussi nous parler explicitement de la
plasticité qui caractérise l'homme libre, même si elle ne se déploie que dans un cadre qui
est le même pour tous.  «  L'homme, nous dit-il, ne ressemble pas à une pierre ou à un bois
ou à une bête (…)  ; l'homme ressemble plutôt à l'être infini. C'est une créature qui a la
faculté d'envisager d'innombrables choses, de se transformer de mille manières (si
l'occasion s'en présente)  ; il n'y a donc rien de plus variable que l'homme, rien qui puisse
être renfermé dans des limites précises  » (Pamp. IV, 9, traduction UNESCO).
7. Une seule et même âme
76Les divers caractères de la nature humaine que nous avons analysés ne forment pas,
pour Comenius, des entités séparées, ainsi qu'on le pensait au XIX  siècle ; tous ensemble
e

ils ne forment qu'une seule et même âme. Il y a deux degrés dans l'expression de cette
unité. Le premier degré est celui des traités pédagogiques dans lesquels l'auteur se
contente de dire qu'il ne faut pas séparer ces traits les uns des autres. Ainsi   La grande
didactique (IV, 2) affirme :  «  Ces trois choses (la raison, le sens moral, le sens religieux)
sont unis à un point tel qu'on ne peut admettre aucune séparation (ou brisure) entre
elles  ». Et dans  La pampédie (III, 12) l'auteur confirme que tous les éléments qui
constituent l'essence de l'homme (y compris les désirs innés) doivent être   «  pris comme un
tout  ». Une phrase de  La grande didactique (X, 7) exprime cette unité avec beaucoup de
force :  «  ces trois facultés (intelligence, volonté, conscience morale) ne peuvent pas être
séparées l'une de l'autre parce qu  'elles forment la même âme  ;    » (souligné par nous). Le
verbe latin traduit par « séparé » est  «  divelli non possunt  »·, il laisse entendre que la
réalité dont il est question constitue une unité organique qui serait mise en pièces par une
déchirure forcée. (Le même verbe est encore employé en X, 4).

77La conclusion pédagogique qu'il en tire est que l'éducation doit développer toutes ces
composantes. Que dirait-on d'un homme à qui il manquerait des bras ou des jambes ? De
même Comenius ne conçoit pas qu'on cherche à former l'esprit sans former aussi la
conscience morale, le sens religieux, l'aptitude à s'exprimer, à agir, à réussir ce qu'on
entreprend ; comme il ne conçoit pas non plus qu'on cultive le sens moral et le sens
religieux sans cultiver aussi l'esprit et sans le munir de toutes les connaissances dont
l'homme a besoin. Considérer ces objectifs comme indépendants les uns des autres et
croire qu'ils peuvent être atteints séparément est une erreur regrettable :  «  désastreuse
séparation  », s'exclame notre pédagogue. La véritable finalité de l'école est de
développer  «  tout ce qui contribue à former un être humain complet  » (D.M. X, 2, sous-
titre), de cultiver tout ce qui constitue l'essence de l'âme,   (ibid. X, 6-7) de  «  cultiver
l'homme tout entier et non pas seulement une de ses parties  » (Pamp. III, 49). L'école ne
doit donc pas être un lieu où l'on forme seulement des chrétiens (ce qui était alors le cas
des « petites écoles »), ni le lieu où l'on vise à former des chrétiens éloquents (c'était le cas
des collèges), mais un « atelier » où se forgent à la fois tous ces traits qui constituent « le
caractère humain » de l'enfant ou de l'adolescent, bref, des « officinae humanitatis »  (D.M.
X, 3).

78Dans les œuvres philosophiques l'affirmation de l'unité des différentes facultés est
encore plus expressive. Ainsi dans  La panaugie (VI, 7-8) l'auteur dit :  «  Ces trois
caractéristiques (raison, volonté, faculté opérative) sont inséparables. Si on en supprime
une, on détruit et on rend vaines aussi les autres.  » Il en est d'elles comme du soleil : on ne
peut séparer la lumière de la chaleur ; supprimer la lumière c'est faire disparaître aussi la
chaleur et le mouvement. Si on ôte de l'esprit l'intellect, c'est l'esprit lui-même qu'on
supprime car on le prive de toute représentation d'objets ; en conséquence la volonté ne
saura plus de quel côté se tourner et la faculté opérative ne saura ce qu'elle doit
entreprendre ; toute possibilité de raisonner sera suspendue. - Dans   La pansophie (Cons.
I, col. 564) le philosophe pose la question :  «Est-ce que les Facultés diffèrent
substantiellement de l'âme  ?  » Et il répond que  «  non, qu'elles ne diffèrent entre elles que
par le mode sous lequel nous les concevons.  » Autrement  «  c'est la même âme (…) qui
comprend grâce à l'esprit et qui veut grâce à la volonté.  » Des noms différents lui sont
donnés en fonction des objets auxquels elle se porte ; ainsi :  «  l'esprit c'est l'âme en tant
qu'elle connaît, la mémoire c'est l'âme en tant qu'elle retient, et la raison, l'âme en tant
qu'elle juge selon les règles.  »

8- La nature humaine est-elle bonne


ou mauvaise ?
79Cette question doit être posée pour une double raison. Une raison historique d'abord :
depuis Rousseau l'homme naît bon. Cette conviction a été partagée par beaucoup de
promoteurs de l'éducation nouvelle. Traditionnellement l'enfant était considéré comme
mauvais : il était marqué par le péché originel et portait en lui toutes les tares qui en sont
la conséquence, notamment la triple concupiscence ; moralement l'homme était faible,
incapable de résister au mal. La deuxième raison pour poser cette question est d'ordre
pédagogique : si l'enfant est bon, l'éducation doit laisser s'épanouir toutes ses tendances ;
elle s'appuiera sur les inclinations naturelles et les intérêts spontanés qui existent chez
l'enfant. Mais si l'on est convaincu que l'enfant est naturellement porté au mal, l'éducation
aura surtout recours à l'autorité et à la répression. Education traditionnelle et éducation
nouvelle sont donc basées sur des conceptions opposées de l'homme et ces conceptions
inspirent des méthodes pédagogiques très différentes.

80Où se situe Comenius ? Il n'insiste pas sur la dépravation de la nature humaine mais sur
la rédemption opérée par le Christ qui permet de ramener cette nature à sa perfection
primitive. D'autre part, aux yeux de notre philosophe cette nature a de grandes
possibilités, car Dieu a déposé en elle des germes de science, de vertu ou de piété. Une
telle vision de l'homme permettra à l'éducateur d'avoir une attitude positive à l'égard de
l'enfant à éduquer : en développant les potentialités humaines déposées en germes dans
l'enfant, le maître ne cultive pas une « nature déchue », mais il construit une image de
Dieu ; et plus les traits qui composent cette nature seront développés, plus l'image sera
fidèle à son modèle et plus Dieu en sera glorifié ; Comenius va jusqu'à écrire
qu'il  «  importe à Dieu (…) que ces traits soient cultivés  » (Pamp. III, 13  ; 13 à 30).

 48 L'école de la petite enfance, chap. VH, 5 ; O.D.O. I, col. 225.


 49 Ibid., VII.

 50 Ibid., VII.

81Comenius considère encore que ces traits constituent des fins dont l'homme doit
poursuivre la culture ; mais Dieu étant infiniment sage, il lui a donné en même temps les
moyens nécessaires pour atteindre ces fins. Ces moyens, ce sont les désirs et
les  «  aspirations innées  » qui portent l'homme à l'accomplissement des actes
appropriés  (Pamp. III, 32-33). Donc ces désirs ou ces aspirations sont bons ; l'éducateur,
loin de les réprimer, devra favoriser leur épanouissement :  «  à quoi que ce soit que
l'enfant s'essaie, il ne faut pas le lui interdire mais plutôt le soutenir pour qu'il fasse
intelligemment ce qu'il est en train de faire  »48. Parlant du désir de crayonner ou de
dessiner que manifestent les petits enfants, notre pédagogue donne cette consigne :  «  on
sera attentif à leur désir et on le suscitera  »49. D'une manière générale, le rôle de
l'éducateur sera  «  d'orienter dans la bonne direction les instincts naturels des élèves au
moment où ils se réveillent  » (Pamp. VII, 29)  ; «  on n'interdira rien  ; on donnera aux
enfants tout ce qui peut les amuser  »50.

 51 M.LM. X, 37 ; in O.D.O. pars II, col. 107.

82La morale n'est pas conçue d'abord comme répression, mais comme intégration
harmonieuse de toutes les tendances, ce qui ne va quand même pas sans renoncements.
L'homme est comparé à une mécanique dont les rouages représentent les différentes
tendances ; le rouage principal est la volonté qui, éclairée par la raison, permet à chaque
tendance de s'exprimer de telle manière qu'aucune tendance particulière ne trouble
l'harmonie générale  (D.M. V, 13-17). La discipline non plus n'est pas d'abord répression, ni
même surveillance constante de crainte de voir se réveiller les mauvais instincts, ce qui se
pratiquait alors. Quand Comenius parle de la discipline dans  La grande didactique (chap.
XXVI) il demande que l'on prenne pour modèle… le soleil qui   «  administre aux plantes en
croissance  : 1° toujours lumière et chaleur  ; 2° souvent pluie et vent  ; 3° rarement éclair et
tonnerre, bien que la foudre elle-même ait son utilité  » (par. 8)  ; (la foudre
symbolisant  «  les punitions sévères  ». Et l'auteur de s'exclamer :  «  Qui a jamais vu un
orfèvre produire un bijou uniquement à coups de marteau  ?  » (par. 11) Dans la  Didactique
analytique le pédagogue dit que la discipline doit être administrée de telle manière qu'elle
permette à l'élève d'épanouir son « humanité » au lieu de la détruire ; littéralement, qu'elle
permette de  «  mener la nature humaine à son accomplissement  »  : «  ut proportionata sit
(…) Humanae naturae ut eam perficiat, non destruat  »51.

 52 Snyders G.,  Pédagogie progressiste, Paris, 1973, p. 256.


83Pour Comenius la nature humaine est-elle bonne ou mauvaise ? La courte analyse
précédente nous fait voir qu'il ne pose pas la question en ces termes ; il n'a pas l'habitude
de s'enfermer dans des dilemmes. Mais il sait faire confiance à l'homme ; il laisse les
potentialités humaines s'exprimer, la nature se manifester. Cela n'est pas sans surprendre
l'historien de l'éducation. S'il est vrai que l'éducation traditionnelle « est destinée avant tout
à mortifier, à tenir en bride la nature déchue »52, Comenius n'appartient pas à ce courant.

84Mais son optimisme foncier n'est pas un laisser-faire aveugle ; les potentialités
humaines dont il est question et les désirs innés par lesquels elles s'expriment ne sont pas
des caprices d'enfant gâté. Comenius était bien placé pour voir de quelles abominations
l'homme était capable ; il en avait personnellement souffert ; c'est un miracle qu'il ne soit
pas tombé dans le désespoir. Ce sont ces abominations dont il veut préserver l'humanité à
venir par l'éducation et la réforme universelle. Malgré d'amères expériences il ne désespère
pas de l'homme ; au contraire il est convaincu qu'il y a en celui-ci des forces sur lesquelles
l'éducateur et le réformateur peuvent s'appuyer. C'est bien autre chose que de répéter que
l'homme naît bon. L'optimisme de Comenius n'est pas un moyen de s'illusionner sur la
réalité, il est un appel à l'action pour élever l'homme au-dessus de ses faiblesses et de ses
impuissances.

9- Former TOUS les hommes. - La


nature humaine est une et identique
chez TOUS les hommes
85Tous les hommes doivent être formés à l'humanité. Cette exigence fondamentale est
prouvée dans les œuvres de Comenius par un argument religieux et par un argument
rationnel. Nous avons déjà vu l'argument religieux : TOUS les hommes sont faits à l'image
de Dieu et il faut que cette image resplendisse en TOUS.

86Au début de sa vie active, l'auteur ne pense qu'à tous les habitants du royaume de
Bohême ; il est prêt à dépenser toutes ses forces pour en relever le niveau culturel. Aussi le
TOUS de cette époque englobe les différentes catégories sociales d'une société
européenne : ceux qui commandent, leurs sujets, les femmes, les enfants peu doués, voire
les handicapés. (Nous en avons parlé ou nous en parlerons ailleurs). Mais ses œuvres
l'ayant rendu célèbre, Comenius a été invité dans divers pays ; son séjour à Londres (1641)
lui a ouvert des perspectives mondiales. Aussi dans les œuvres postérieures le mot TOUS
s'appliquera à tous les pays, y compris aux pays qui passaient alors pour
« barbares » :  «  TOUS les hommes, c'est-à-dire tous les peuples, Etats, familles et
personnes sans exception aucune  » (Pamp. I, 11). - Nous allons voir maintenant comment
il justifie son exigence de culture pour cette catégorie spéciale de peuples qu'on appelait
« barbares ».
87Sans doute la qualité d'image de Dieu valant pour tous les hommes, vaut aussi pour
eux :  «  Dieu n'a pas établi de différence entre les hommes  ». (ibid. II, 11).  Mais le
philosophe va argumenter aussi sur le plan purement rationnel ; et son argumentation ne
manque pas d'intérêt.

88Tout d'abord il établit que  «  la nature humaine est une et qu'elle est identique chez tous
les hommes quelque contrée qu'ils habitent sur la terre  » (Panegersie, VII, 15). Voici sa
démonstration. Tous les hommes sont doués des mêmes sens donnant la même matière
première au raisonnement intellectuel ;  «  l'Arabe ne perçoit pas la rose autrement que le
Persan  » car ils ont le même sens de l'odorat. La raison aussi est identique : les notions
communes sont les mêmes pour tous ; un Indien ne comprend pas autrement qu'un
Africain le principe suivant :  «  le tout est plus grand qu'une de ses parties  » (Panaugie, VIII,
9). - Sur le plan de la conduite pratique, tous les hommes sont guidés par des principes
comme ceux-ci : on ne doit pas rejeter ni négliger ce qui peut nous être utile ; dans le
danger il faut se défendre en attaquant si on est le plus fort, ou bien il faut fuir si on se
sent trop faible (ibid. VI, 15). -  «  La structure interne de tous les hommes est identique  ;
tout ce qu'un homme est, possède, veut et peut faire par nature, tous les autres hommes
le sont, le possèdent, le veulent, savent et peuvent le faire.  » Sans doute  «  il y a de
nombreuses différences de degré  : tel individu saisit plus vite que tel autre, ou réfléchit
avec plus de sagacité (…) mais il n'existe aucune différence substantielle  » (Pamp. II,
19).  «  Ce que peut faire l'un quelconque des hommes, tous les autres peuvent le faire  »
(Panaugie VI, 15)  ; (ici aussi le  «  tout ce qu'on peut faire  » s'applique à la nature de
l'opération et non à son degré de perfection). Et notre philosophe conclut avec le
poète :  «  Si tu en connais un (un homme), tu les connais tous  » (Pamp. II, 19  ; Pans. chap.
I, 18).

89Les « barbares » possèdent donc la même nature humaine que les peuples les plus
« civilisés » ; et chez eux aussi, les potentialités qui la constituent doivent être cultivées. La
démonstration pourrait s'arrêter là. Mais Comenius insiste. Il a recours à un raisonnement
qui est caractéristique de son mode de penser habituel. Il fait appel à la totalité, à
l'intégrité d'un tout, surtout d'un tout bien structuré. Souvent d'ailleurs il aime se référer à
l'horloge où l'ensemble fonctionne parce que tous les rouages sont à une place
déterminée, sont adaptés aux pièces avoisinantes et remplissent une fonction particulière
qui contribue au fonctionnement général ou qui le conditionnent.

90L'humanité, elle aussi, est un TOUT avec des critères d'appartenance bien définis ; si on
en retranche certains éléments on détruit l'intégrité du TOUT :  «  l'ensemble n'est pas
vraiment l'ensemble s'il en manque une partie  » (Pamp. II, 10). Réserver la possession du
bien (la culture, la civilisation) à une partie seulement plutôt que de la souhaiter à
l'ensemble  («  partem malle quam totum  ») c'est  «  faire preuve sans doute de peu
d'entendement ou de bonne volonté  ! Par conséquent, si l'on ne veut pas passer pour un
esprit borné ou malveillant, il faut souhaiter que tout le monde aille bien et pas seulement
soi-même ou ses proches ou seulement son peuple  »  ; et les barbares  «  faisant (aussi)
partie du genre humain  » (Pamp. II, 10) doivent être en harmonie avec le tout. Et le
philosophe de continuer :  «  le corps tout entier ne peut pas se bien porter si tous les
membres ensemble, et chacun isolément, ne se portent pas bien  ; car ils sont tellement
unis l'un à l'autre qu'aussitôt que l'un d'eux (fût-ce le plus petit) est affecté, tous les autres
s'en ressentent, et un membre est facilement contaminé par un autre. Il n'en va pas
autrement avec la société humaine  ; car (…) un peuple communique facilement la maladie
à un autre peuple. (…) Par conséquent, celui qui ne désire pas sérieusement que toute
l'humanité se porte bien, fait tort à toute l'humanité  » (ibid. II, 10). La culture est le bien de
toute l'humanité ; on ne peut pas en priver une partie - les barbares - sans causer du tort
au TOUT.

91Ce n'est pas seulement au TOUT qu'est l'humanité que l'on cause du tort mais encore… à
la nature elle-même ! : «  car celle-ci est prête à servir, (mais) elle ne pourra pas rendre des
services du moment qu'on la traite d'une manière malhabile (…). Il est (donc) dans l'intérêt
des choses mêmes, soumises au règne des hommes, de n'être gouvernées que par des
hommes sages (et vraiment sages)  » (Pamp. III, 28  ; cf. aussi 13).  Nous sommes bien dans
ce XVII  siècle où l'homme a pris conscience qu'il pouvait exploiter la nature à son profit ;
e

celle-ci est là, elle offre ses richesses, mais il y a des populations maladroites qui ne savent
pas les exploiter.

 53 Toutes ces idées sont contenues dans l'admirable De cultura ingeniorum.

 54 Lugon C.,  La république des Guaranis, Paris 1970, p. 182.

92C'était le cas, par exemple de la Hongrie qui avait beaucoup souffert de l'occupation
turque et des batailles qui s'étaient déroulées sur son sol. En décrivant le délabrement
économique dans lequel se trouvait ce pays et l'infériorité culturelle de la noblesse
magyare, l'auteur cherche à persuader ses auditeurs ou ses lecteurs qu'ils sont
virtuellement égaux aux peuples les plus avancés, qu'ils possèdent en eux-mêmes tous les
éléments nécessaires au progrès ; mieux : il dit que les artisans de ce progrès doivent être
pris parmi eux ! Il leur rappelle, qu'il n'y a qu'une seule et unique nature ; ce qui est
essentiel c'est de cultiver toutes les facultés humaines. N'est-ce pas le contraire de l'esprit
paternaliste que même des gens de bonne volonté ne peuvent s'empêcher de prendre
envers les indigènes ?53 Prenons un seul exemple, celui des Pères jésuites des réductions
du Paraguay. C. Lugon dit que les fondateurs de la République des Guaranis « proclamaient
leur ambition de « faire des hommes » et organisaient de prime abord l'instruction
publique généralisée » (ce qui montre que les vues de Comenius n'étaient pas si utopiques
que cela). Mais le même auteur déplore chez leurs successeurs « imbus de l'excellence de
leur race (…) un esprit de supériorité » qui les faisait traiter les Indiens « en grands enfants
incapables de prendre la responsabilité de leurs personnes ». La conséquence de cette
attitude paternaliste a été que, soumis à un tel traitement, les Guaranis n'ont pas pu
atteindre « leur majorité civique et intellectuelle »54.

93Comenius, débordant le cas particulier qu'il avait sous les yeux, généralise le problème :
chaque peuple doit se suffire parce que dans chacun on trouvera assez d'éléments éclairés
qui pourront œuvrer pour la prospérité ; mais il faut d'abord éveiller chez tous le désir de
culture ; (mais pour l'éveiller il faut croire qu'il existe…). La « barbarie » peut donc être
supprimée ;  «  il faut amener à l'état de civilisation tout ce qui ne s'y trouve pas  »  ; pour
cela  «  il suffit (…) de supprimer toutes les occasions d'abrutissement  » et de donner
l'occasion aux hommes de capter beaucoup de choses par leurs sens, et de les comprendre
grâce à leur raison ; bref, il faut les mettre en présence des choses dont ils étaient
éloignés ; alors  «  l'on verra naître des Anacharsis même en Scythie  » (Pamp. Il, 27). Cette
conviction, notre philosophe veut la faire partager à tous :  «  Il faut que nous désirions que
même les peuples tout à fait barbares puissent être éclairés et délivrés des ténèbres dues
au manque d'instruction, car ils font partie du genre humain  » (ibid. II, 10).

 55 Cf.  Encyclopaedia Universalis, vol. 13, 1ère éd. sous « raisonner ».

94Nous avons vu, au début de ce chapitre, qu'une des raisons invoquées par ceux qui nient
l'existence d'une nature humaine est le fait que le recours à cette notion sert de
justification à une politique de domination ou d'exploitation. « Nous avons mieux réussi
que vous, disent les impérialistes de tous les temps, donc nous sommes meilleurs que
vous par nature » ; certaines idéologies ont inventé des « sur-hommes » et des « sous-
hommes » ; des races « supérieures » et des races « inférieures ». Les conquérants
espagnols de l'Amérique ont justifié « la mission civilisatrice » de leur pays par
« l'infériorité naturelle » ou même « la perversité » des Indiens ; (mais ils occultaient les
désirs intéressés qui les poussaient aussi, leur « avidité économique »).55 On voit combien
ces attitudes s'écartent de la conception de Comenius ; pour lui, s'il y a des peuples qui ne
sont pas culturellement et techniquement au niveau des autres, c'est seulement parce que
leurs capacités potentielles n'ont pas été développées ; mais par nature - et
potentiellement - ils sont égaux aux autres peuples :  «  la nature humaine est la même
partout  » (Pamp. II, 19).

Conclusion - Une philosophie de


l'éducation.- Une éducation centrée
sur l'enfant
95La nécessité de l'éducation est contenue dans l'idée même que Comenius se fait de
l'homme et de son essence : il existe des données naturelles qui constituent l'homme dans
une nature ; mais ces données n'étant que de « pures possibilités », elles doivent être
actualisées par l'exercice. Il en ressort à la fois que l'éducation est possible à cause du
dynamisme interne et qu'elle est nécessaire pour que cette actualisation puisse s'opérer. La
finalité de l'éducation est donnée par là même : elle consiste à former l'ΗΟΜΜΕ, à former
TOUT l'homme, c'est-à-dire à le former dans tous ses aspects, et à former TOUS les
hommes. Cette éducation doit commencer dès le berceau, puisque les potentialités
humaines sont à l'œuvre dès ce moment-là ; la formation de base est indépendante de la
carrière que chacun embrassera plus tard.

96L'ensemble de l'œuvre de Comenius forme un système cohérent qui justifie le besoin


d'éducation et qui en éclaire la pratique par la conception que l'auteur se fait de l'homme.
Ce système constitue donc une philosophie de l'éducation, la première qui ait été formulée
en Occident Il ne sera pas nécessaire d'attendre Locke, La Mettrie, Rousseau ou Kant, ainsi
qu'on l'a cru en France.

97La nécessité de l'éducation d'une part, l'analyse de la nature de l'homme d'autre part,
forment les deux aspects d'une seule réalité. Dans l'œuvre de notre philosophe, ces deux
aspects sont inextricablement mêlés. Quand, dans  La grande didactique par exemple, il
distingue les trois aspects sous lesquels il voit l'homme, c'est pour conclure qu'il y a aussi
trois aspects correspondants dans l'éducation que l'homme doit recevoir. De même
dans  La pampédie les mots homme et formation sont toujours liés. La finalité de
l'éducation est ainsi placée au centre même de la personne de l'éduqué ; l'éducation n'est
pas imposée du dehors par des adultes, elle est une exigence de la nature même de
l'éduqué. La pensée éducative de Comenius possède ainsi un caractère de pureté
pédagogique qu'elle est seule à avoir, au moins à son époque, les autres systèmes
considérant l'éducation d'abord comme un moyen d'inculquer aux éduqués certaines
conceptions religieuses ou idéologiques. Considérons, en effet, deux systèmes
contemporains : celui des jésuites et celui de Ratichius.

 56 Codina Mir G.,  Aux sources de la pédagogie des jésuites - Le « modus parisiensis », Rome, 1968,
pa (...)

 57 Ravier A.,  Ignace de Loyola fonde la Compagnie de Jésus, p. 173.

 58 Dainville F. (de), La naissance de l'humanisme moderne, p. 157.

98« Si la Compagnie de Jésus (…) décida d'ouvrir des collèges pour la formation de la
jeunesse, elle ne le fit que (…) pour des motifs strictement apostoliques », déclare Codina
Mir (S.J.) ; et il ajoute : « Jamais les jésuites ne cachèrent ce dessein. » Le P. Jérôme Nadal,
qui doit être considéré « comme le fondateur de la pédagogie des jésuites, avait déclaré
dès le XVI  siècle : « Car pour les jésuites la raison d'ouvrir des Collèges n'a été autre que
e

de gagner par cet hameçon à la piété les amateurs de lettres. Ce qu'ils font, surtout, en
effet, aisément au cours de leurs leçons. » Commentant la pensée du fondateur lui-même,
Ignace de Loyola, le même Nadal ajoute : « C'est donc per accidens que les matières
profanes sont traitées dans la mesure même où elles se rapportent à la piété »56. Il
s'agissait de garder dans la foi catholique ou de ramener à cette foi l'élite européenne (le
peuple devant partager la foi de son seigneur) ; les collèges et les universités seront alors
les bases d'où l'on partira à la recatholisation des provinces passées au protestantisme. Les
collèges jésuites sont le fruit du zèle militant d'une milice vouée d'abord à Dieu. (Il en sera
de même, mutatis mutandis, des collèges créés par le camp opposé, celui des protestants).
A cette époque de luttes religieuses, « l'éducation est une arme de combat, dit M. Debesse,
plus importante que les armements militaires. » Que l'on se rappelle le cri angoissé du P.
Nadal : « Vae nobis si non iuvemus Germaniam ! » Les deux camps « se disputent les
générations nouvelles. » Le cas du collège de Vienne nous donnera une excellente idée de
la politique éducative des jésuites. » Cette fondation, dit A. Ravier (S.J.) est typique de la
tactique d'Ignace pour résister au protestantisme : pas de réforme catholique sans réforme
des études théologiques à l'université ; mais pas d'études théologiques sérieuses sans une
base solide d'études littéraires et philosophiques. C'est l'affaire du collège d'assurer cette
première formation »57. L'objectif premier des collèges jésuites sera donc la formation
religieuse. F. de Dainville (S.J.) résume excellemment la chose : « En dépit des soins qu'il lui
prodiguait, la culture des esprits n'est pour les jésuites qu'un but secondaire, plus
exactement qu'un moyen. La fin qu'ils poursuivent, le fondement de tout leur système
pédagogique, c'est de former de bons chrétiens »58. Les supérieurs préviennent les
régents : les belles-lettres ne sont qu'un « appât ».

99Dans le camp opposé, Ratichius tient un langage semblable. Dans son étude
sur  «  L'œuvre pédagogique de Wolfgangus Ratichius.  (1571-1635) », G. Rioux consacre un
chapitre aux « Buts de l'éducation » tels que les conçoit le pédagogue allemand. Voulant
situer cette œuvre dans le climat général de l'époque, l'auteur constate que « la formation
chrétienne devient alors le but le plus important de l'éducation » (p. 204) et il décrit ainsi
les efforts que l'on faisait dans chacun des deux camps qui se disputaient alors l'Europe :
« Aux ordonnances scolaires protestantes (…) répondent des ordonnances catholiques qui
font de l'abandon à Dieu et aux devoirs de l'Eglise le but essentiel de l'éducation  » (p. 210-
211). Quant à l'œuvre même de Ratichius, Rioux la résume ainsi : « En fournissant à tous
les moyens de parvenir efficacement à la connaissance de principes religieux solides pour
assurer la gloire de Dieu, le salut de chacun et le bonheur de tous (…) l'école aura atteint
son but et Ratichius accompli sa mission » (p. 213). Le même auteur rappelle que le but de
l'enseignement que donnait à Strasbourg le fameux Jean Sturm (1507-1598) était :
« Sapiens atque eloquens pietas : La piété sage et éloquente » (p. 208).

100Cette évocation même rapide de systèmes pédagogiques différents fait ressortir, par
contraste, la pureté pédagogique du système coménien : l'enfant n'appartient à aucun clan,
il n'est pas l'enjeu d'une lutte religieuse ou idéologique ; l'enfant n'est en puissance ni
catholique, ni protestant ; il doit devenir HOMME, tout simplement. Et si le sens religieux
doit être développé c'est en tant qu'il est une composante essentielle de la nature humaine.
Dans les traités pédagogiques de l'auteur on ne trouve nul écho des luttes religieuses qui
se développaient alors en Europe ; et Jean Amos Komenský était cependant politiquement
engagé… La vocation d'éducateur comprise ainsi qu'il a été exposé dans ce chapitre a sa
sublimité propre ; point n'est besoin, pour l'exalter, de faire passer la gloire de Dieu avant
tout et de ravaler l'éducation dite profane au niveau « d'appât ». En cultivant dans l'enfant
ce qui le fait devenir homme, l'éducateur fait une œuvre sacrée puisqu'il travaille à
développer une image de Dieu.

 59 Gal R.,  Histoire de l'éducation. Que sais-je ? n  310, 1979, p. 46.


o

101Les considérations qui ont déterminé la fondation du collège de Vienne nous éclairent
encore sur un autre point : tout commence par l'enseignement supérieur, c'est-à-dire par
la préparation à une profession qui exige une culture intellectuelle approfondie. Pour que
le candidat soit à même de suivre avec profit cet enseignement, on organise un cycle
préparatoire. (Ce souci n'était pas propre aux jésuites ; dès leur origine les collèges ont
tenu ce rôle préparatoire aux Facultés supérieures). Les programmes des collèges seront
donc établis en vue de l'étape suivante, non en fonction des besoins actuels de l'enfant ou
de l'adolescent ; comme on l'a écrit, l'organisation de l'enseignement avait commencé « par
le toit » ; et tous les étages inférieurs ont été édifiés en vue de l'étage supérieur »59. Les
petites écoles et les écoles de charité seront ouvertes, elles aussi, dans un but d'abord
religieux : faire apprendre aux petits enfants le catéchisme dont l'ignorance pourrait être
fatale à leurs âmes, ou bien dans un souci de protection de l'enfant : soustraire les jeunes à
l'oisiveté et à la rue qui pervertissent. Dans ce domaine comme dans tous les autres,
l'homme a agi d'abord en fonction des besoins les plus faciles à reconnaître. Mais avec
Comenius le temps était venu d'une prise de conscience de la fonction éducative propre à
l'humanité : l'éducation ne doit pas satisfaire d'abord des besoins sociaux, mais développer
les possibilités de l'enfant.

102Le souci de garder la finalité de l'éducation centrée sur l'éduqué se voit même dans la
manière de présenter ce que nous appelons aujourd'hui les programmes et que Comenius
appelle « les occupations » (operorum ordo).  L'école pansophique, par exemple, présente
ainsi ses objectifs :  «  Il importe, en premier lieu que l'esprit (des élèves) soit éclairé par la
lumière de la connaissance des choses dont l'ignorance serait nuisible  ; en second lieu que
leurs mains et leurs autres organes et aptitudes apprennent à exécuter des travaux utiles  ;
et enfin que leur langue soit dotée d'une éloquence suffisante  » (parag. 6). - «  Toujours et
partout, ce sont, en premier lieu, les sens des élèves qui doivent être stimulés et aiguisés
pour qu'ils apprennent à observer les objets. En second lieu c'est l'intelligence (…),
troisièmement la mémoire (…), puis la langue (…), la main (…), la volonté (…), et le
cœur  » (ou l'élan vers Dieu) (parag.60) (cf. aussi 72). On introduira à l'école même des
jeux  «  en vue du profit qu'on peut en retirer  » pour le développement de
l'élève  (parag.87).

103Qu'il n'y ait pas de malentendu : quand nous opposons la finalité de l'éducation centrée
sur l'éduqué à celle des autres systèmes, nous ne voulons pas suggérer que les jésuites,
les réformés (et les autres) ne formaient pas aussi des hommes. Un éducateur exerce une
influence profonde par ce qu'il est ; or, les jésuites (comme les autres institutions) avaient
parfois des éducateurs remarquables, et dans certains cas les anciens élèves ont exprimé
la gratitude qu'ils gardaient à leurs maîtres. Et puis on ne peut pas former un catholique
solide ni un bon réformé, sans former aussi « l'homme » qui doit en être le support. Mais il
n'est pas indifférent que la finalité de former l'ΗΟΜΜΕ soit explicitement proclamée ou
qu'elle soit poursuivie seulement virtuellement. Cela devient particulièrement important
dans les périodes de transition lorsque des changements substantiels dans la culture de la
société imposent des changements correspondants dans les activités scolaires. C'est alors
qu'il faut se poser la question fondamentale : « Quelle finalité donnons-nous à l'école ? ».
C'est un fait historique que les collèges latins - sauf quelques rares exceptions - (et
d'abord les collèges jésuites) n'ont pas su renoncer au latin et à la prédominance des
humanités classiques lorsque ceux-ci eurent cessé de jouer leur rôle prépondérant dans la
société ; ils auraient cru se renier eux-mêmes et être infidèles à leurs origines, alors qu'ils
confondaient les moyens et la fin.

104Mais il y a peut-être quelque chose de plus profond : quand on place la finalité de


l'éducation en dehors de l'éduqué on n'atteint ni ce noyau mystérieux de l'enfant où la
nature agit avec son dynamisme propre ni le processus de l'éducation en lui-même. C'est
un fait que ni les jésuites ni les autres institutions qui se sont consacrées à l'éducation
n'ont fait progresser la connaissance de l'enfant d'une manière significative. En assurant la
bonne marche de leurs établissements et en déployant leur zèle apostolique, ils croyaient
en faire assez. Quelle différence sur le plan de la connaissance de l'enfant et des lois de sa
formation entre la  Ratio studiorum, (et plus tard la  Conduite des écoles chrétiennes), et
l'œuvre que nous analysons ! Seul Comenius sentait, à cette époque, que   «  l'art de former
les hommes était un des plus profonds mystères du monde et de notre salut  » (M.L.N.
XXVIII, 4).
https://books.openedition.org/psorbonne/15789

Vous aimerez peut-être aussi