Lecture linéaire n°1 : La satire de l’éducation scolastique (chapitre 14, de « De fait » à
« pareils »)
Dans le chapitre précédent, Gargantua a impressionné son père en inventant un « torche-cul ».
Grandgousier se soucie désormais de trouver un précepteur capable de faire atteindre à son fils « un degré souverain de sagesse ». Sur un mode comique, Rabelais fait écho à l'importance accordée par les humanistes de la Renaissance à l'éducation et à l'élévation spirituelle. Dans l'extrait étudié, Gargantua reçoit l'enseignement scolastique de ses premiers précepteurs, Maîtres Thubal Holoferne et Jobelin Bridé. Rétrograde et stérile, cet enseignement fait les frais de la verve satirique de Rabelais, qui en dénonce les impasses. En quoi cet extrait propose-t-il une satire de l’enseignement scolastique et un modèle de « mauvaise éducation » ?
I) L’éducation de Thubal Holoferne : 1 enseignement absurde et chronophage (→ « vérole
qu’il avait contractée ») → Avec l’apparition du premier professeur, le texte bascule dans le registre _ satirique_ _. Thubal Holoferne est d’emblée décrédibilisé en tant qu’enseignant : thubal signifie « confusion » en hébreu et Holoferne fait référence à un persécuteur des Juifs dans la Bible. Il est présenté par une _ périphrase_ ironique : « un grand docteur sophiste » (l’adjectif mélioratif « grand » s’oppose au nom « sophiste » qui est péjoratif : type de vendeurs de prêt-à-penser ; ils apprenaient à créer des discours impeccables mais faux). Discrédité d'entrée de jeu par son seul nom, ce maître incarne un enseignement nuisible et vain. → L’enseignement de Thubal Holoferne repose sur le « bourrage de crâne » ; pour lui, l’éducation se borne à apprendre par cœur des savoirs inutiles, par exemple réciter l’alphabet « _ à l’envers _ ». Le texte insiste sur la quantité de connaissances inutiles qu’ingurgite Gargantua. Le temps passé à apprendre l'alphabet, particulièrement _long_, fait sourire. La vacuité (=vide) de cet apprentissage sans réelle finalité apparaît dans la subordonnée _de conséquence_ pleine d'humour : « si bien qu'il le récitait par cœur et à l'envers ». → La lenteur et la perte de temps induites par ce programme éducatif sont soulignées par les compléments de temps _hyperbolique_ : « Cela l'occupa cinq ans et trois mois » ; « cela l'occupa treize ans, six mois et deux semaines », « il y passa plus de dix-huit ans et onze mois », « il demeura bien seize ans et deux mois » (rappel : Gargantua est un géant, ce qui autorise ce traitement fantaisiste du temps qui passe). → Thubal Holoferne abrutit son élève avec des ouvrages scolaires emblématiques du Moyen Âge mais perçus par les humanistes comme des symboles de bêtise et d'obscurantisme. Les titres latins s'accumulent, mêlant grammaire, civilité, morale. Aucun esprit critique n'est demandé à l'élève : l'écoute passive semble suffire, comme l'indique la formule « répéter ». → Le narrateur interpelle avec humour le lecteur (« remarquez que ») pour l'inviter à constater un autre aspect qui contribue à discréditer cet enseignement : l'apprentissage des lettres gothiques, écriture jugée obsolète à l'époque de Rabelais. Pire, l'élève se contente de « copier_» ses livres, sans aucun travail de réflexion sur leur contenu. → L'allusion à l'imprimerie renvoie à l'idéal humaniste de diffusion du savoir alors que l'infortuné Gargantua se trouve encore au stade des moines copistes médiévaux. De plus, l’éducation est présentée comme encombrante, comme en attestent la référence à la « grosse écritoire » que porte Gargantua et les _ hyperboles_« sept mille quintaux », « l'étui était aussi grand et gros que les gros piliers de Saint-Martin d'Ainay », « l'encrier, qui jaugeait un tonneau du commerce, y était pendu par de grosses chaînes de fer ». → La suite du texte amplifie la satire d'un enseignement inadapté, qui impose à Gargantua la lecture d'ouvrages abrutissants. L'_ anaphore_ « Puis il lui lut » pointe la logique cumulative et routinière qui préside à la pédagogie de Maître Holoferne. Lui fait toujours écho le refrain comique « _ _», qui suggère combien cette activité chronophage est dépourvue de toute finalité pour l'élève ; elle ne fait que meubler son temps. → Rabelais énumère une série d'ouvrages de commentaires qui éloignent l'élève des textes sources, qui seraient pourtant plus utiles à son instruction. Ici, le savoir, déjà sujet à caution, est transmis par des commentateurs peu crédibles (« Heurtebise », « Faquin » (=voleur), « Tropditeux » (=bavard), « Galehaut » (=galeux), « Jean le Veau »…) : leurs noms prêtent à sourire. → De plus, Gargantua fait un usage bien discutable de ce savoir. Teintée d'ironie, la reprise de la formule « il le récitait par cœur, à l'envers » montre qu'un pas est franchi dans l'absurdité : un alphabet récité à l'envers pose déjà question, mais que dire d'un ouvrage entier ? L'apprentissage n'a plus de sens. → Gargantua se trouve enfermé dans une logique de _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ caractéristique de l'enseignement scolastique. L'élève n'est jamais invité à la réflexion ni à l'appropriation réelle d'un savoir riche et cohérent. Gargantua ne peut alors que chercher à éblouir un public ignorant (sa mère Gargamelle), avec un pseudo-savoir (« de modis significandi non erat scientia ») débité en latin. → L'empilement des faux savoirs, en dehors de tout bon sens, se poursuit et les années défilent. Seule la _ _ _ _ _ _ _ du précepteur permet de délivrer l'élève de son « tortionnaire ». Rabelais inflige souvent à ses personnages repoussoirs des maladies (« une _ _ _ _ _ _ _ _ ») qui montrent combien ce qu'ils incarnent est malsain.
II) L’éducation de Jobelin Bridé
→ Hélas pour Gargantua, son deuxième précepteur ne vaut pas mieux que le premier ! L'origine ironique du nom « Jobelin Bridé » (jobelin signifie « idiot » et bridé a le sens ancien de « Personne sotte et crédule qui se laisse abuser facilement ») fait de l'enseignant un vrai idiot, tandis que la _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ péjorative « vieux tousseux » le relègue au rang d'antiquité périmée. La vieillesse est une critique récurrente faite aux mauvais professeurs dans Gargantua (ex : Janotus de Bragmardo au chap 19) → Une fois encore, les savoirs transmis par Jobelin sont ridiculisés par Rabelais : on retrouve une _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ des livres lus dont les noms en latin, langue des savants, cachent mal la vacuité. Cette énumération insiste plus que jamais sur le caractère décousu et désordonné de l’enseignement : la morale (Les quatre vertus cardinales de Sénèque ) se mêle aux bonnes manières (Comment se tenir à table ) et aux astuces pour bien dormir ( le Dors en paix ). Toutes ces lectures sont qualifiées de « _ _ _ _ _ _ _ _ _ », métaphore dépréciative qui désigne un objet de peu d’importance, qui n’a pas de valeur. → Rabelais souligne ironiquement les dégâts causés par une telle éducation sur l'élève, mal « enfourné » après avoir ingurgité une telle « farine ». L'_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ finale achève de fustiger les errances de ce modèle éducatif qui se trompe d'objet (Gargantua est devenu plus bête que jamais, preuve que cette éducation ne fonctionne pas). Les adverbes d’intensité (« _ _ _ _ _ _ _ _ », « _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ») + la structure corrélative (« tellement sage que… ») et le brusque passage au niveau de langue _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ (« enfourné ») fonctionnent comme des indices de l’ironie.
Les premières expériences éducatives de Gargantua s’avèrent décevantes, Thubal Holoferne et
Jobelin Bridé incarnant tous les défauts de l’enseignement scolastique : il s’agit d’un enseignement désordonné qui repose exclusivement sur le recopiage et l’apprentissage par cœur. Le chapitre 14 est ainsi l’occasion de présenter ce que Rabelais estime être une « mauvaise éducation », en vue de lui opposer, dans les chapitres suivants, les principes de la « bonne éducation » humaniste portés par la figure de Ponocrates. Ouverture : Montaigne, dans « De l’institution des enfants », comme Rabelais, critique l’utilisation excessive du « par cœur » dans l’enseignement et le peu de place que celui-ci laisse à l’esprit critique et à la réflexion personnelle. On se souvient de la phrase célèbre de Montaigne : « Mieux vaut une tête bien faite que bien pleine. »