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Madame Marlène Albert-Llorca

Monsieur Jean-Pierre Albert

Mahomet, la Vierge et la frontière


In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 50e année, N. 4, 1995. pp. 855-886.

Abstract
Mahomet, the Virgin and the Border.

In the south of the Valencia country (Spain), in hundred towns or so, people celebrate each year in honour of their patron saints
the memory of the storming of their cities by the Moors and its reconquest by the Christians. Even though the Reconquest plays
an important part in Spain history, it cannot alone account for the vitality of those festivities. Actually, this historical past only
exists in those rituals and it is built again through them upon present. In this respect, two significant features of that area can be
underlined. One is the rivalries between towns intent on asserting their specific identities; the other is the strained relationships
between "Castillans" and "Valencians". Those festivities, as is shown by the example small town, Biar, are outward signs of those
cultural differences and give people good opportunity to express their own identities.

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Albert-Llorca Marlène, Albert Jean-Pierre. Mahomet, la Vierge et la frontière. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 50e
année, N. 4, 1995. pp. 855-886.

doi : 10.3406/ahess.1995.279404

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1995_num_50_4_279404
MAHOMET LA VIERGE ET LA FRONTIERE

Marlene ALBERT-LLORCA et Jean-Pierre ALBERT

La scene se passe en Espagne et pour qui connaît un peu histoire et la


mythologie de ce pays la rencontre du prophète de islam de la Vierge
Marie et une frontière en espèce intérieure et mouvante évoquera tout
de suite les siècles de la Reconquête Très précisément reviendra son
esprit la légende cent fois entendue de la statue découverte par miracle dans
espace tout juste repris ennemi cachée dans une grotte ou le tronc
creux un arbre pour échapper la destruction et triomphalement rendue
au culte après quelques siècles comme il fallait bien vite signifier identité
chrétienne une terre trop longtemps profanée1 Cet arrière-plan historique
ne sera pas absent du voyage dans le temps et espace que nous allons entre
prendre mais il sera surtout question du présent du passé proche et une
frontière elle aussi intérieure et mouvante qui ne sépare plus des reli
gions et des nations mais des provinces et des langues Au fil du temps
Mahomet ahorna aura changé sinon de sexe du moins de genre gramma
tical nous ne rencontrerons que la Mahoma une effigie de bois et de toile
figurant le Prophète Quant la Vierge il faudra la penser au pluriel car
chaque ville la sienne individualisée par une statue et un vocable
particulier Mare de Déu de Gracia Divina Aurora Virgen de las
Virtudes..
La scène se passe très exactement dans arrière-pays Alleante la
cuvette de Castalia la vallée du Vinalopo Une errance dont notre exposé
suivra assez près les méandres nous conduits en septembre 1993 de Biar
Villena de Castalia Onil et encore avec des boucles et des retours
Benejama Aspe Hond de las Nieves Caudete2 Notre intention était de

Plusieurs inventaires de sanctuaires mariaux espagnols permettent de mesurer la diffusion


de ce motif légendaire par exemple Joan AMADES Imatges de la Mare de Déu trobades Cata
lunya Barcelone Ed Selecta 1989
Notre périple de 1993 été complété un séjour sur place en mai 1994 Nous remercions
par ailleurs Lucia Mitello et Vittorio Ricardi avoir mis notre disposition les résultats de
enquête ils ont réalisée sur notre suggestion Biar en mai 1993 Nous oublions pas non
plus Andres Mart nez Martinez chroniqueur de la Compagnie des Moros viejos de Villena et

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Annales HSS juillet-août 1995 no pp 855-886
LE CULTE DE LA VIERGE

prolonger une enquête depuis longtemps entreprise sur les fêtes de Maures
et Chrétiens du Levant espagnol Celles-ci célébrées chaque année dans
une centaine de villes ont toutes peu près le même programme et les mêmes
principes organisation Pour participer pour être un fester il faut inscrire
et cotiser une des compagnies maures et chrétiennes qui organisent la
fête patronale avec le concours des autorités locales civiles et religieuses Il
agit en principe de commémorer un épisode le plus souvent fictif de la
Reconquête en mettant successivement en scène la prise de la ville par les
Maures et la victoire finale des troupes chrétiennes Les festivités ouvrent
sur les entrées des deux armées pendant trois ou quatre heures des cen
taines habitants costumés défilent en grande pompe au son des marches
jouées par les musiques venues des villes voisines Le lendemain est consacré
aux cérémonies religieuses messe solennelle procession offrande de fleurs
la statue de la Vierge ou du saint préalablement transférée de ermitage qui
abrite en temps ordinaire église paroissiale Le troisième jour ont lieu les
épisodes guerriers issue une ambassade et une bataille simulée par
assourdissants coups de tromblons les Maures prennent la ville figurée par
un château de bois dans la soirée parfois le lendemain les Chrétiens la
reprennent Cette trilogie festive pour reprendre les termes des érudits
qui en défendent jalousement la spécificité3 constitue le canevas peu près
invariant des scénarios locaux Selon toute vraisemblance il été emprunté
la ville Alcoy mare maestra de les festes non sans toutefois enrichir de
variantes et épisodes adventices toujours hautement valorisés Rien éton
nant cela ces fêtes sont au centre une stratégie de identité locale qui
oblige chaque ville revendiquer de fa on plus ou moins fallacieuse
ancienneté de leur institution et dés traits originaux qui les caractérisent Et
il se trouve toujours des voix partout où une fête est effectivement très
ancienne pour affirmer elle est même antérieure celle Alcoy
cet égard la ville de Biar est particulièrement favorisée Si elle ne
déroge guère aux cadres ordinaires de la trilogie festive elle enorgueil-

Luis Miguel Rico Sala jeune historien de Hond de las Nieves qui nous ont généreusement
fait part de leurs connaissances et procuré une abondante documentation historique Nous
remercions enfin Marie-Daniele Démêlas avoir relu cet article et avancé utiles suggestions
Précisons quelques conventions orthographiques nous écrivons Maures Chrétiens Pirates
tudiants etc. avec une majuscule chaque fois que le mot désigne le groupe festif De même
nous marquons le pluriel Vierges Mahomas quand il est question des effigies bien il
agisse aussi de noms propres anomalie orthographique qui veut traduire le statut équivoque
de ces réalités entre la chose et la personne
expression de trilogie festive été introduite par José Luis MANSANET RIBES auteur
une solide monographie sur les fêtes Alcoy La Fiesta de Moros Cristianos de Alcoy sus
instituciones seconde édition augmentée chez auteur Alcoy 1981 qui est devenu un
expert souvent sollicité les villes lui demandent des articles pour la revue-programme de
leur fête dans lesquels il ne manque pas de rappeler les normes une authentique fête de
Maures et Chrétiens Il existe également une Union Nationale des Entités Festives
UNDEF qui déjà organisé deux importants colloques et dont le principal souci semble être
de préserver et de promouvoir esprit des fêtes de la région en luttant contre leurs possibles
déviations vers le touristique et le carnavalesque Congreso nacional de la Fiesta de Moros
Cristianos 1974 Villena vols Alicante Publicaciones de la Caja de Ahorros provincial de
Alicante 1976 II Congreso nacional de fiestas de Moros Cristianos 12-15 sept 1985 Onti-
nyente Impr Gr ficas Cambra 1986)

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ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

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LE CULTE DE LA VIERGE

lit la fois de la haute antiquité de sa fête en effet attestée dès la fin du


18e siècle ce qui la situe parmi les plus anciennes dont on est sûr elles étaient
bien des fêtes de Maures et Chrétiens et un ensemble actes sans
équivalent direct ailleurs Ceux-ci se cristallisent autour de être qui en juger
par la place il occupe dans le ur des habitants est devenu le symbole de la
fête et de la ville non point la Mare de Déu de Gracia officiellement célébrée
en ces premiers jours du mois de mai mais plus inattendue la Mahomasituée
au centre de acte festif qui exprime ce il est tentant appeler un culte le
bail deis espies la danse des espions Au soir du 11 mai après ambassade et
la prise de la ville par les Maures la Mahoma est conduite en procession
au château pour être dressée sur ses remparts Elle est précédée par les
espions vêtus de costumes carnavalesques ils effectuent inlassablement
tout au long du chemin quelques pas de danse toujours les mêmes sur une
brève musique sans cesse répétée Cet acte pour beaucoup une signification
religieuse on veut demander une grâce on fait le la Mahoma de
danser devant elle Comment comprendre cette dévotion singulière
Là est pas la seule énigme La Mahoma de Biar est chaque année prê
tée la ville voisine de Villena qui célèbre sa propre fête entre le et le
septembre elle quitte Biar le 12 mai après la reconquête du château par
les chrétiens et revient le septembre jour de la victoire chrétienne Vil
lena Il est facile de le deviner ce partage est en rien une mesure écono
mie dans une fête où on dépense sans compter le coût une effigie de
bois et de tissu est évidence négligeable Quelle peut donc être la portée
symbolique de cet échange Telle est la question que nous avons placée au
centre de notre recherche laissant provisoirement de côté bien autres
dimensions de la fête qui nous intéressent tout autant Cet entêtement est
révélé fécond de ville en ville nous avons suivi la piste de la Mahoma et
bientôt des Mahomas La règle du jeu était simple dès un informateur
mentionnait un lieu nous nous rendions Et bientôt la route de la Mahoma
recoupé celle de la Vierge tandis que une et autre franchissaient la
frontière..
Les fêtes de Maures et Chrétiens existent dans ensemble du monde hispanique aussi
bien dans la péninsule Ibérique en Amérique latine et aux Philippines Plus largement les
figures du Maure du Turc et du Sarrasin interviennent dans les danses le théâtre et la littéra
ture orale de presque toute Europe voir pour une synthèse CARRASCO La fête des
Maures et des Chrétiens en Espagne Histoire religion et théâtre Cultures vol III Les
grandes traditions de la fête Presses de UNESCO 1976 pp 94-122 AMADES Las damas
de Moros Cristianos Valence Instituci Alfonso el Magn nimo 1966 Les formes rituelles
et les enjeux sociaux et symboliques de ces manifestations sont extrêmement variables Notre
étude porte sur un type festif bien caractérisé qui il donné lieu de nombreuses publications
échelle locale pas été objet ici de recherches approfondies Le seul problème
abordé par les érudits locaux est celui de origine des fêtes de leur ville La thèse qui prévaut
est celle une évolution partir une forme hommage militaire rendu au saint local compa
rable aux anciennes bravades proven ales Ce schéma aurait hérité par ailleurs du contenu
des spectacles ou représentations théâtrales organisés par les pouvoirs politiques et religieux
dès la fin de la Reconquête des fins de propagande idéologique Vraisemblable cette genèse
ne permet pas pour autant de dater avec précision avènement de la formule festive actuelle
ment adoptée par les villes de la région Elle semble être en place Alcoy dès la fin du
17e siècle quelques villes dont Biar ont sans doute adoptée la fin du 18e siècle autres
beaucoup plus nombreuses au 19e siècle Les années 1970 enfin ont vu naître une trentaine au
moins de nouvelles fêtes

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ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

Le mystère de la Ma homa partagée

un bout autre de la région que nous avons parcourue nul ne


ignore Biar et Villena partagent leur Mahoma Et telle est bien la singula
rité qui semble-t-il lui vaut être ce point connue Car elle est loin être
unique bien que cette espèce festive soit sinon en voie de disparition du
moins ramenée une population restreinte et désormais stabilisée notre
connaissance les villes de Bocairente Ba eres Castalia Sax Benejama en
possèdent une elles aussi autres actuellement disparues sont signalées
Agullent Onil Elda Petrel Callosa En Sarria et cette liste est sans doute
incomplète5 Apparue probablement en même temps que la fête la Mahoma
était et est toujours destinée incarner la présence des Maures dans la cité
Elle était hissée sur le château après la victoire maure et lors de sa
reconquête par les Chrétiens elle connaissait invariablement un triste des
tin on faisait exploser sa tête Parfois comme Bocairente on la brûlait
Callosa En Sarria on détruisait non seulement la tête mais aussi le corps

La tête volait deux cents ou trois cents mètres de haut Le mannequin


était détruit coups épée et on jetait les morceaux du haut du château
Les enfants finissaient de les briser Ensuite ils promenaient les restes dans
le village en faisant les ânes

Sans doute ce rituel était-il en harmonie avec une idéologie affirmation


nationale et religieuse qui guère plus de place dans les fêtes6 comme en
témoignent les justifications de sa fin tel ambassadeur marocain aurait été
invité la fête et on craignait de le heurter en molestant le symbole sup
posé de sa religion une fille du pays aurait épousé un moro qui fut si cho
qué de cette scène sacrilège il demanda et obtint sa disparition autres
mentionnent le concile de Vatican II dont esprit oecuménique était
inconciliable avec une affirmation aussi brutale de la différence religieuse
Les dates coïncident assez bien Onil Callosa Petrel et Agullent le rite
prit fin au cours des années 1960 Moi et les autres prêtres nous avons
beaucoup lutté pour que la Mahoma disparaisse nous dit un prêtre de Cal
losa Mais quand on décidé de la supprimer personne protesté Il

Il est difficile de trouver une information fiable sur les Mahomas car leur présence est
pas toujours mentionnée dans les programmes des fêtes La liste que nous proposons repose
principalement sur nos enquêtes de terrain qui concernent une vingtaine de fêtes choisies pour
la plupart parmi les plus anciennes Il reste peut-être quelques Mahomas découvrir dans
espace valentien Nous savons par ailleurs que effigie existe dans des fêtes Andalousie que
nous laissons pour heure hors de notre champ étude
Voir sur ce point ALBERT-LLORCA Les fêtes de Maures et Chrétiens Villajoyosa
Une ville sa fête son saint paraître dans les Archives de Sciences sociales des Religions Un
indice du recul des thèmes nationalistes et religieux est le changement apporté aux rituels après
1940 dans plusieurs villes alors que la défaite des Maures était abord soulignée et que ceux-ci
faisaient objet de brimades symboliques ils sont ensuite traités de fa on strictement egalitaire
En Andalousie un acte de réconciliation tardivement rajouté vient parfois conclure la mise en
scène des batailles cf Pedro GOMEZ GARCIA Analisis de las antiguas Relaciones de moros
cristianos de Laroles La Aipujarra) Gazeta de Antropolog no Grenade mars 1992
pp 53-72)

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LE CULTE DE LA VIERGE

en reconnaît pas moins que les gens ne lui donnaient aucun sens religieux
attaque contre islam Toujours est-il que ce rite quelle ait été sa véri
table portée symbolique disparu là-même où la Mahoma lui survécu
une exception près sur laquelle nous reviendrons bientôt On comprend
néanmoins comment sa suppression pu dans la majorité des cas emporter
celle de effigie elle-même qui ne prenait sens se situer dans le para
digme des mannequins voués un autodafé burlesque Il en est que plus
intéressant de comprendre pourquoi certains ont été conservés
Une première hypothèse peut être formulée absence de destruction
rituelle une conséquence matérielle immédiate effigie persiste et son sta
tut en trouve modifié On peut dès lors la comparer avec les géants emblé
matiques des villes du nord de la France ou les animaux processionnels du
sud Tarasque Poulain de Pézenas Ane de Gignac7. Dans le cas de Biar il
agit bien en effet un géant et tout donne penser elle incarne un
aspect au moins de identité de la ville dont elle porte ailleurs sur la poi
trine le nom et les armes Mais pourquoi doit-on aussi lire en lettres plus
petites le nom de Villena alors que les gens de Villena eux-mêmes sont una
nimes reconnaître que la Mahoma appartient Biar En fait ce qui
peut sembler au premier abord un obstacle sa signification identitaire est
peut-être sa principale source Nous avons enquêté sur autres Mahomas
actuelles aucune ne joue un rôle comparable Aucune non plus ne se
trouve au centre de rites si complexes Or est bien par le rite que le symbole
identitaire se constitue et prend une valeur qui confine au sacré Au mini
mum le système de échange augmente la valeur de la Mahoma en multi
pliant les gestes rituels qui entourent Mais cette explication reste vague et
partielle Pour en savoir plus nous avons tout simplement demandé un
maximum informateurs les raisons du partage La multiplicité des versions
recueillies est en elle-même révélatrice une exigence de clarification qui est
abord celle des acteurs eux-mêmes et au-delà de tous les gens de la région
Ici en effet on parle des fêtes comme ailleurs de sport ou de politique
Cela simplifie le travail de ethnologue dont la curiosité est emblée posée
comme normale et ce autant plus que les rites festifs sont souvent opaques
ceux-là mêmes qui prennent part Aussi font-ils objet une glose per
manente entretenue par les articles des exégètes autorisés dans la luxueuse
revue-programme des fêtes éditée par chaque ville Il en résulte une sorte de
culture festive largement partagée qui contribue légitimer la fête et tout
particulièrement ses singularités locales Non contents de connaître leur
fête les festers les plus enthousiastes sont informés sur celles de leurs voisins
Le partage de la Mahoma de Biar relève de cette culture générale dans
un rayon assez large et en dehors même de Biar et de Villena on sa petite
idée sur ses motivations Certains il est vrai abritent prudemment derrière
un est la coutume ce sont des traditions de villages autres
savent ou croient savoir Les gens de Villena ont volé la Mahoma de Biar

Sur les géants et animaux professionnels DUMONT La Tarasque nouvelle édition


Paris Gallimard 1987 Cités en fête catalogue de exposition au Musée des ATP sous la direc
tion de M.-F GUESQUIN Paris ditions de la Réunion des Musées nationaux 1992 FABRE
CAMBEROQUE La fête en Languedoc Toulouse ditions Privât 1977

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ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

mais au lieu de considérer comme un délit on en fait une tradition


nous a-t-on dit Cocentaina
Les versions les plus riches sont bien entendu celles des intéressés eux-
mêmes et ils sont loin être tous accord Ce dialogue enregistré Biar en
mai 1993 confronte les trois opinions les plus typiques chacune ayant son
tour ses propres variantes

Biar il avait pas de prison Et alors on emmenait les prisonniers


Villena La police de Villena demandait un tribut Biar Bon est ce que
disait Luis Mart nez Mais il une autre version ... Elle été racontée
par le Tio Pere qui la tenait de ses parents Autrefois dans les villages les
hommes luttaient pour voir qui était le plus fort Et voilà que Villena avait
pas la Mahoma le prophète Mahomet et Castalia non plus Et les deux
villes voulaient emporter la Mahoma pour leur fête qui lieu en septembre
le Castalia ... non le premier et le Villena Et on dit la tradition
moi je ai entendu dire par les anciens on dit ils décidèrent Nous
allons tirer la corde chose que faisaient les hommes forts cette
époque Celui qui gagnera emportera la Mahoma Et ce fut Villena qui
gagna
Non est une question de paiement impôts équivalent un
impôt est ce que disait José Moi je ne sais pas Biar ne payait pas impôt
ils donnaient la Mahoma

impôt la prison la lutte entre Villena et Castalia Où est donc la


vérité La dernière de ces explications reprend non sans quelques modifi
cations la substance un des plus vieux documents connus sur la fête de
Biar un article paru le mai 1839 dans le Semanario pintoresco espa ol
découvert par les historiens locaux et republié dans les revues-programmes
des fêtes8 Biar comme Villena Il agit un compte rendu précis auquel
nous avons toutes les raisons de faire confiance le tableau il offre de la
fête seuls les Maures et les chefs chrétiens ont un habit spécial les
femmes ont guère de place dans le rite les Entrées ne sont pas mention
nées les actes se limitent aux processions religieuses ambassades et
combats tout cela recoupe ce que nous savons par ailleurs des fêtes de
cette époque Quant au ball dels espies il est identique ce que on peut
voir hui Nous ne citerons ici que le passage concernant la Mahoma
qui fait suite au récit de la prise du château par les Maures

Mais Arabe féroce est pas encore satisfait il vaincu les chrétiens il
veut insulter le christianisme Mahomet va être conduit dans la place forte
conquise et la bande maure part sa recherche On entend une musique
désagréable et Mahomet arrive fêté par les espions sur un char triomphal
Le célèbre prophète est représenté par un vieux pantalon et une veste
déchirée remplie de paille sa tête de terre cuite présente les traits les plus
horribles Elle est pleine de poudre et la bouche un cigare qui servira
demain terminer la cérémonie Mahomet est dressé sur le château au

La collection se trouve la Bibliothèque nationale Espagne Nous ne disposons que


une photocopie de article sur Biar Il est signé initiales que nous avons aucun moyen de
clarifier faute avoir pu consulter le numéro complet de la revue

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LE CULTE DE LA VIERGE

milieu des démonstrations de joie les plus ridicules et attaché un pieu il


est exposé au regard de tous sur un des créneaux
Le lendemain ... trois heures de après-midi les Arabes occupent le
fort la foule des spectateurs est toujours aussi dense mais les gens venus
des bourgs voisins se regroupent des endroits différents Ceux de Biar et
quelques autres se répartissent indistinctement tout autour de la place ceux
de Villena se regroupent droite du château le côté gauche est occupé par
ceux de Castalia armée espagnole se prépare attaque son capitaine
récite ambassade qui récapitule les gloires du pays et comme les Maures
refusent de se rendre il ordonne assaut Le château est vaincu ses défen
seurs enfuient et les chefs des deux camps sont les derniers se battre au
corps corps Pendant que les chrétiens re oivent la reddition des Maures
un des espions allume le cigare de Mahomet Alors la foule tournant le dos
au château baissant la tête et montrant son derrière odieux prophète
attend craintivement le moment fatal Le feu du cigare se communique la
poudre la tête de Mahomet explose dans le plus grand vacarme les mor
ceaux volent non sans causer quelques dégâts
Immédiatement le château subit une seconde attaque Les habitants de
Villena et de Castalia précipitent détachent les restes de Mahomet et se
disputent coups de poing honneur de les emporter Ceux de Villena
gagnent la fois parce ils sont les plus nombreux et parce ils bénéfi
cient de la protection des gens de Biar Pleins de joie ils traînent sur le che
min de leur ville les restes mesquins de odieux prophète

Ce document appellerait bien des commentaires Nous soulignerons sim


plement il évoque en rien un partage de la Mahoma Or cette évidence
semble échapper la plupart des habitants de Biar et de Villena qui le
considèrent comme la première attestation du prêt de effigie En fait
hypothèse un réemploi est totalement exclue que devait-il rester
issue de la bagarre du fragile mannequin déjà privé de tête De plus
auteur de article signale les fêtes Maures et Chrétiens de Benejama
Onil et Alcoy mais ne mentionne ni Castalia ni Villena Certes son infor
mation est lacunaire mais cette omission en est pas moins troublante car
agissant au moins de Villena on ne dispose aucune attestation écrite de
la fête antérieure 1842 hypothèse que ni Villena ni Castalia ne faisaient
Maures et Chrétiens avant 1839 est donc pas exclure Elle en tout
cas rien incompatible avec le rituel décrit
Sans doute la formule du prêt se mit-elle en place dans les années qui sui
virent De tels échanges entre villes ne sont pas sans exemples et beaucoup
de fêtes naquirent comme celle de Callosa En Sarria un de ses habitants
originaire Alcoy empruntant sa ville natale les costumes et accessoires
nécessaires Mais article de 1839 donne penser que les choses furent ici un
peu différentes loin de révéler un geste relevant de la rationalité utilitaire
il nous situe emblée dans espace de la raison culturelle Car entre
gens de Castalia et de Villena la lutte est rituelle et Villena emporte grâce
aide des gens de Biar est-ce pas là une première mise en scène de
alliance qui exprimera ensuite dans le partage de la Mahoma Il nous
reste donc approfondir le sens de cette affinité et son pendant la relation
négative Castalia Cela impose en aucune fa on de percer le mystère des

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ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

origines important est de saisir les raisons de persévérer dans une formule
échange alors même que obscurcissent dans la conscience de tous ses
premières motivations Comme nous le verrons bientôt les etiologies
actuelles de échange impôt la prison... sont autant de manières de
combler le silence des origines par des figures de sens empruntées au
présent
Un point peut toutefois être dès présent élucidé Comme toutes les
Mahomas celle de Biar était abord destinée périr Une fois institué son
partage avec Villena il faut supposer que son corps au moins été conservé
une date indéterminée mais bien antérieure la fin des Mahomas explo
sives dans les autres villes elle fut conservée dans son intégrité Pourquoi
cette évolution singulière enjeu symbolique du lien entre Biar et Villena
pris le pas sur toute autre motivation Exprimé par le partage de la
Mahoma il suffisait conférer un sens et une valeur effigie on pouvait
donc se dispenser de la faire exploser Conservée plus ou moins intacte elle
devenait du même coup disponible pour le rôle emblème des fêtes et de
la ville qui est resté le sien tandis que estompait ce qui en elle désignait
la différence religieuse Est-ce dire elle est rien autre que la maté
rialisation des bonnes relations entre deux villes voisines Les choses on va
le voir sont en vérité plus complexes

Une étrange amitié

En 1983 pendant la fête de Villena la Mahoma fut détruite par le feu au


cours de son exposition sur le château Accident malveillance Nul ne se
prononce avec certitude mais la thèse de accident vraisemblable dans la
mesure où incendie se produisit après un feu artifice tiré proximité est
souvent invoquée Selon autres ce fut le geste isolé un vaurien Toujours
est-il que les cendres de la Mahoma furent pieusement réunies et la caisse
qui les abrite est toujours conservée dans la mairie de Biar. Chacun ici se
souvient de ce malheureux épisode et le désigne comme la limite extrême et
inadmissible un comportement tenu toutefois pour caractéristique des
gens de Villena ils maltraitent la Mahoma Et cela obscurcit encore le sens
il la leur prêter Ces brimades ne sont pas nouvelles Un article de
journal de 1928 précise cette époque la Mahoma était précipitée sans
ménagement du haut du château9 Les Biarenses en récupéraient les mor
ceaux et assuraient aux frais de Villena la restauration Cette responsabilité
financière figure hui sur un contrat en bonne et due forme dont les
termes sont rappelés par le maire de Biar il remet solennellement la
Mahoma la délégation de Villena le soir du 12 mai La clause est mention
née avec malice par la plupart des informateurs Ils la cassent mais ce sont
eux qui la payent Suit invariablement sur un ton où indignation le dis
pute amusement rénumération des griefs Au moment de nous la
rendre ils la jetaient dans la Fontaine aux Anes Une fois Villena
entre dans une boucherie Seigneur ils étaient en train de découper la

de Rodolfo
Estampa
LLOPIS
no 40 Comme
octobre
le Semanario...
1928 Costumbres
op cit.espa
Estampa
olas Moros
est un journal
Cristianos
national
Villena

863
LE CULTE DE LA VIERGE

Mahoma sur un billot Un couplet que tout le monde connaît les enfants
nous a-t-on dit apprennent avant le catéchisme et le Notre Père trans
pose métaphoriquement cette inégalité de traitement

La Mahoma de Biar La Mahoma de Biar


menja rolléis fogasses mange des couronnes et des fougasses
Se empörten Villena Ils emportent Villena
la unflen de remolatxes et la bourrent de rutabagas

Ces deux pâtisseries sont bien entendu considérées comme typiques de


la fête Deux rolléis sont rituellement attachés sur le turban de la Mahoma
pendant son transfert vers le château Le couplet lui aussi trouve place dans
le rite Lors du ball dels espies deux personnages prennent place sur la
charrette qui transporte effigie un homme habillé en femme figure la
mère de la Mahoma un autre déclame des couplets satiriques amplifiés
par quatre haut-parleurs devant la pharmacie le presbytère la mairie et
les maisons de tous ceux qui ont mérité ses yeux ce traitement La
séquence se termine toujours par le couplet des rolléis que la foule reprend
en ch ur
Les gens de Villena admettent assez facilement le bien-fondé de ces
accusations vrai dire ils sont un peu étonnés de la vénération que les Bia-
renses réservent leur Mahoma Pour eux est comme la Vierge Marie
nous dit une vieille femme Pour nous ce est un mannequin de Car
naval précise un fester mais nous devons faire attention pour ne pas
les blesser Si hui ils doivent en tenir son endroit une attitude
de respect formel il ne fait aucun doute ils accommoderaient aussi bien
un traitement plus désinvolte Mais incident de 1983 rend désormais
impossible toute forme agression si minime soit-elle il va de amitié
entre les deux villes et du souci de voir perdurer un système rituel que
incroyable attachement des festers aux traditions suffit rendre intangible
Le partage de la Mahoma est une pièce essentielle de la singularité des fêtes
de Villena comme de celles de Biar Comme on nous dit Villena sans
la Mahoma il aurait pas de fête sans elle en effet la fête serait une
autre fête elle aurait rompu avec un des traits les plus singuliers de
sa tradition Et Villena elle-même aurait rompu avec son passé
Il reste que ici comme ailleurs la réaffirmation constante de ancienneté
une tradition est que le masque de sa permanente adaptation est jugé
ancien et vénérable que ce qui répond des enjeux actuels Or il est déjà
paradoxal de maintenir un lien privilégié avec une ville qui mésestime un
des emblèmes les plus précieux de son identité la contradiction approfon
dit encore on examine ce que les gens de Biar disent de Villena la
question les gens ici sont-ils contents que la Mahoma parte pour Villena
les réponses sont mitigées Mais la négative emporte est évoqué le
rituel du départ On lui dit Tu veux aller Villena Et elle fait
Noon On tire une corde et Noon Le mannequin est en effet équipé de
mécanismes qui permettent de lui faire balancer les bras comme un soldat
marchant au pas et tourner la tête en signe de négation Pour justifier ces
réticences on ne manque pas de rappeler les mauvais traitements mais chez

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ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

certains informateurs autres arguments sont mis en avant Ainsi chez le


chroniqueur officiel10 de la ville de Biar

Villena est une ville castillane Biar est la dernière ville de ancien
royaume de Valence Sur son ecu on lit ouvre et je ferme le royaume
Aragon et la Castille furent très longtemps en guerre Au 19e siècle Vil
lena en raison de sa proximité de la Sierra Mariola zone des fêtes les plus
anciennes) assimila les fêtes de Maures et Chrétiens Et elle demanda Biar
la Mahoma parce que les fêtes ici sont beaucoup plus anciennes Cela
également cause de relations familiales Il avait ici une famille liée Vil
lena celle du maire elle emporta la Mahoma Villena Mais ce est pas un
symbole de Villena La Mahoma elle est ici On la leur prêtée pour ils
puissent organiser leur fête Il faut souligner que Villena parle castillan et
Biar parle valencien Ce sont des cultures différentes Et bien que les rela
tions soient bonnes. Villena la Mahoma une autre signification plus
grotesque ...]
Un autre parle lui aussi de problèmes culturels et précise

Villena toujours fait partie une autre culture Ils parlent une autre
langue et il est possible que cela entraîne une certaine rivalité La Mahoma
été le lieu où les gens ont exprimé cette rivalité

Nous voici donc enfin en présence de la frontière Ou plutôt de deux


frontières une fort ancienne car Biar ouvrit et ne ferma les portes du
royaume que du 13e au 15e siècle11 autre bien actuelle la frontière lin
guistique qui court dans la vallée du Vinalopo et partage avec un extraordi
naire tranchant les deux langues On se plaît citer le cas Elda et de
Pétrel villes jumelles toutes deux situées dans la province Alleante dont
la première est castillane et la seconde valencienne ce que on dit le
partage se fait dans une rue dont chaque rive parle une langue différente
Biar et Villena quant elles ne sont distantes que de huit kilomètres et en
cultivent pas moins un semblable exclusivisme Nous avons pu éprouver il
est pas facile de se faire comprendre Villena on parle valencien
De fait appartenance de la ville la province Alleante est récente
en 1836 elle était rattachée la province de Murcie
Dans le cadre des revendications autonomistes qui ont marqué les der
nières décennies et même si dans le pays valencien elles ont jamais eu

10 Les provinces les villes les Associations de Maures et Chrétiens certaines compagnies se
dotent un chroniqueur officiel est là un indice parmi tant autres et la force des sentiments
identitaires dans cette région Notons encore que plusieurs villes ont un hymne communal
Agullent Baneres ou un hymne de la fête Alcoy solennellement interprété au début des fes
tivités il existe également un hymne du pays valencien Certaines enfin Biar Castalia Vil-
lajoyosa Caudete possèdent une chaîne de télévision locale Les deux premières ont pour
tant que 3500 6500 habitants
11 Concernant cette région les grandes dates de histoire des rapports entre les royaumes
de Castille et Aragon sont abord le traité de Tudellén en 1151 par lequel ils se partagent
espace encore reconquérir le traité Almizra Campo de Mirra) en 1245 qui entre autres
choses constitue Biar en porte du royaume de Valence le traité de Campillo en 1304 qui
la suite des nouvelles conquêtes de Jacques II intègre au royaume de Valence le sud de
actuelle province Alleante

865
LE CULTE DE LA VIERGE

autant de force en Catalogne ou au Pays basque la question de la langue


est devenue un enjeu autant plus important que le régime franquiste en
interdisait usage dans enseignement et les actes officiels alors que le
valencien était et est encore le moyen de communication normal de toute
la population autochtone Aussi est-il probable que sa mise en avant dans
interprétation des différences entre Biar et Villena ne soit pas très
ancienne12 il semble plutôt elle est la manière actuelle de désigner une
altérité qui du lointain 13e siècle notre époque trouvé autres occasions
de exprimer Et en effet le rituel de échange cristallise des significations
et des enjeux historiques beaucoup plus sensibles et immédiats Laissons
encore la parole notre erudii local qui pose fort bien le problème
Villena est une ville plus grande plus riche que Biar Historiquement
Biar été très importante mais Villena hui plus industries et est
plus peuplée Biar 3500 habitants Villena doit en compter environ 30 000
fait une grosse différence Villena les bureaux la route le chemin de
fer Pas Biar Mais Biar un château almog var du 12e siècle un château qui
était un des meilleurs du royaume Biar une église construite sur une
mosquée avec un porche plateresque Et Biar les archives les plus impor
tantes du pays valencien Il des documents qui datent du 13e siècle13

Ascension un côté décadence de autre Dominée par la masse impo


sante de son château Biar défaut de la richesse conservé le lustre un
passé glorieux et les biens symboliques qui lui sont attachés Elle affirme en
effet son prestige en se posant en pourvoyeuse de Mahoma égard de Vil
lena et même une certaine fa on de Castalia En ce sens elle besoin de
Villena qui en acceptant le prêt de effigie se met en position obligée et
semble admettre la supériorité de sa minuscule voisine Pacte probléma
tique dont la fragilité ressort aussi bien de la désinvolture avec laquelle Vil
lena traitait la Mahoma que des contradictions dans lesquelles se débattent
les habitants de Biar en acceptant malgré tout de poursuivre le jeu tout en
12 Cf SANCHIS GUARNER Els Valencians la lengua aut ctona durant els segles XVI
XVII XVIII Valence Instituci Alfonso El Magn nimo 1963 qui souligne le désintérêt
durable des élites pour la langue locale Celle-ci fut proscrite des organismes officiels par des
décrets de Philippe en 1707 et Charles III en 1768 sans que cela suscite beaucoup de réac
tions HOBSBAWM quant lui date des années 1850 la naissance du mouvement autono
miste catalan et son intérêt pour la question linguistique seulement des années 1880 Nations et
nationalisme depuis 1780 trad Peters Paris Gallimard 138 On sait au cours des deux
dernières décennies la Catalogue affirmé avec force le monopole du catalan comme langue
officielle la différence de la Catalogne le pays valencien pas trouvé dans sa bourgeoisie
un soutien pour les revendications autonomistes et linguistiques Valence les hautes classes
se piquent de parler castillan La politique de la langue conduite par la Generalität de Valence
semble être instituer un vrai bilinguisme en faisant du valencien une langue écrite le bilin
guisme oral étant déjà acquis Une précision nous parlons du valencien parce que est
ainsi que les autochtones désignent le plus souvent leur langue mais nous ignorons pas il
agit en fait du catalan est dire que nous épousons pas la querelle des valencianistes
dits blaveros litt les bleuistes qui font valoir contre les Catalans la spécificité de leur langue
la référence au bleu renvoie au drapeau de Valence celui de la Catalogne avec une bande
bleue du côté de la hampe)
13 Villena peut en fait enorgueillir un passé aussi glorieux que celui de Biar Son château
fort ailleurs utilisé dans le rituel festif depuis quelques années en est le témoignage le plus
visible

866
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

sachant très bien en fait Villena perdrait moins eux-mêmes le rompre


Cette situation permet en outre de comprendre un des traits les plus frap
pants de la fête de Biar comme la ville ne peut exister dignement ses
propres yeux que dans une référence valorisante au passé elle est devenue la
ville de la tradition et trouve dans sa fête occasion idéale en récapituler les
moindres détails Aucune des fêtes que nous connaissons est ce point bar
dée de normes qui pour essentiel prennent ici la forme un héritage
transmission au sein des familles de appartenance aux compagnies des
places autour de la charrette portant la Mahoma des maisons où elle fait
escale de emploi des espions qui en prélude attaque des Maures pro
cèdent la Mesure de la ville le porteur de la longue-vue du compas
de la corde du registre où sont supposés inscrire les renseignements sont
autant de postes jalousement conservés intérieur des lignées
ce stade de notre enquête la Mahoma partagée donc perdu beaucoup
de son mystère Quelques points restent pourtant élucider pourquoi tout
abord la ville de Castalia se trouvait-elle impliquée titre de perdante
obligée dans le rite avant 1839 alors que son identité valencienne semble la
désigner mieux que Villena comme alliée naturelle de Biar Un élément
de réponse nous est offert par la géographie Biar se trouve peu près la
même distance des deux villes mais le découpage linguistique comme ail
leurs ancienne frontière avec la Castille est en décalage avec la géographie
physique et économique En effet Castalia et Biar sont séparées par un col
assez élevé et relèvent ensembles totalement disjoints la Foia de Castalia
un côté Alt Vinalop de autre Les deux localités ont eu une
date récente que peu de relations hui encore elles semblent igno
rer ceux que nous avons interrogés Castalia connaissaient très mal les fêtes
de Biar et ils ignoraient tout de ancien combat rituel Eux-mêmes pouvaient
se glorifier une fête ancienne originale et aussi une Mahoma qui il est
vrai ne joue dans leur fête un rôle très effacé
Le plus troublant est ailleurs situées de part et autre de la chaîne
montagneuse qui les sépare en lisière une vaste plaine enroulées sur les
flancs un piton rocheux sommé un château Biar et Castalia apparaissent
comme des villes jumelles Et le parallèle ne arrête pas là même passé glo
rieux même endormissement14 Restée agricole quand ses anciennes vas
sales et au premier chef Onil distante de trois kilomètres seulement
industrialisaient Castalia connu un relatif déclin Nos informateurs nous
ont rappelé sa grandeur passée et surtout la trahison Onil qui avant
être une commune autonome était un écart Des problèmes de fron
tière ont opposé au cours des dernières décennies les deux bourgades per
pétuant sans doute des conflits plus anciens Les deux villes figuraient tou
jours en bonne place dans énumération des antagonismes locaux dont le
souvenir sinon la réalité est extraordinairement vivant dans toute la région
Agrès et Alfafara Elda et Pétrel Ontiniente et Agullent Baneres et Bocai-
rente. Dans tous les cas il est fait référence un partage du territoire ou
la fin une subordination Quel ne fut pas notre étonnement entendre

14 Castalia et Biar ont en outre des armes similaires une tour entre deux clés symboles de
leur commune fonction de gardiennes de la frontière entre les deux royaumes

867
LE CULTE DE LA VIERGE

également mentionnées dans cette rubrique non pas Biar et Villena mais
Villena et Yecla15 et surtout Biar et Benejama Voilà qui donnait enquête
un tour nouveau Pourrions-nous retrouver sur ces chemins celui de la
Mahoma

La guerre des Mahomas

Notre enquête sur Benejama commencé au pied du château de Biar


où nous contemplions le village ses toits et ses terrasses la plaine alentour
avec ses bourgades peine perceptibles dans la brume du soir Campo de
Mirra la Canada et nous allions bientôt apprendre Benejama Une per
sonne âgée qui revenait de cueillir dans les garrigues entourant la forte
resse de arnica pour ses rhumatismes avéra une parfaite informatrice
est elle avait vécu Benejama avant de établir Biar son avis ceux
de Villena et de Biar avaient toujours été amis ils sont comme des frères
On ne pouvait en dire autant de Biar et Benejama Tout avait commencé au
siècle dernier lors une épidémie de choléra On décida de sortir la Vierge
de Grâce en procession pour demander son intercession épidémie cessa
aussitôt Biar était sauvée Benejama avait demandé que pendant la proces
sion la Vierge fût tournée dans sa direction Mais arrivés endroit favo
rable sur la route qui contourne le château les gens de Biar refusèrent
où une éternelle ranc ur
Elle nous parla ensuite de la fête de Benejama qui commen ait quelques
jours après le septembre Bien sûr il avait aussi une Mahoma mais une
Mahoma très laide faire peur Pas comme celle de Biar qui est belle Et
pour faire peur elle faisait peur Car on la faisait exploser dans une
débauche de cohetes borrachos littéralement pétards ivres aussi impres
sionnante que dangereuse Puis elle nous raconta comment jeune mariée
enceinte de son premier enfant elle avait trouvé refuge extremis dans une
maison alors elle se promenait en toute innocence dans la rue heure
fatidique est le médecin lui-même qui lui avait conseillé de se mettre
abri notre grande surprise elle précisa que cela se pratiquait encore
Voilà qui méritait quelques compléments information Concernant
tout abord antagonisme entre les deux villages anecdote de la statue
refusée nous fut confirmée dans une version plus vraisemblable par les gar
diens de ermitage de la Vierge de Grâce Biar Pendant épidémie de
choléra les gens de la région mouraient comme des mouches Seuls ceux de
Biar échappaient la maladie Les communes voisines ayant demandé que
la Vierge leur soit prêtée cette faveur leur fut refusée on se contenta au
cours de la procession de la tourner dans la direction des villages et épidé-

15 Mentionnée par un seul informateur opposition de Yecla Villena est pas certaine
plusieurs personnes ont même contesté son existence Peut-être a-t-elle été imaginée par simple
application du schéma général selon lequel toute ville doit avoir une rivale Ainsi on nous dit
Biar Des rivalités de ce genre il en partout Pour nous est tombé sur Benejama
Manuel SANCHIS GUARNER pu écrire en quatre volumes Els pobles valencians parlen els uns
dels altres CLIMENT éd. Valence 1982-1983 première édition 1963 où il recueille les
innombrables proverbes et blasons dans lesquels les villes parlent de leurs voisines ampleur
de sa collecte témoigne de la fréquence et de la vitalité de ces antagonismes

868
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

mie cessa Cette version atténue considérablement la mauvaise volonté des


gens de Biar Mais la rivalité était plus ancienne Comme Onil de Castalia
Benejama était séparée de Biar devenant une commune agricole très pros
père On nous dit Benejama que les paysans rachetaient des terres aux
gens de Biar jusque sur le territoire de leur commune Et pour les taquiner
ils leur disaient Vous ne savez pas On vient acheter votre château
Nous avons assisté la fête de Benejama Peut-être avait-elle cette année
un lustre particulier on célébrait le cinquantième anniversaire du
couronnement canonique de sa Vierge la Divine Aurore16 Toujours est-il
que son ampleur dans une ville de 1800 habitants frappée depuis peu par
la crise économique et exode rural avait quelque chose de saisissant
plus de cinq cents participants Entrée issue de laquelle onze camions
chargés de festers revenus au point de départ du défilé distribuaient aux
spectateurs les objets les plus divers Bien que deux fois moins peuplée que
Biar Benejama est dotée une fête une ampleur comparable celle de
sa rivale
Là est pas essentiel Chose peu près unique dans toute la région il
existe ici une seule compagnie de Maures contre trois compagnies
chrétiennes La formule qui prévaut ailleurs est celle de la parité ce qui
empêche pas la grande majorité des villes de compter beaucoup plus de
Maures que de Chrétiens les compagnies des premiers étant les mieux four
nies autre part et surtout Benejama est la seule ville qui continue de faire
exploser sa Mahoma et le rite rien perdu de la violence avait évoquée
notre première informatrice En cette soirée du septembre vers 21 heures
la nuit est déjà tombée issue une bataille de reconquête marquée par
une interminable série de tirs de tromblon la Mahoma est descendue du
château et dépouillée de ses vêtements Ne reste sur une armature métal
lique roulettes épousant son sommet la forme un buste que la tête en
matière plastique moulée Poussé rapidement dans la rue attelage occa
sionne une véritable panique parmi les spectateurs qui enfuient dans toutes
les directions est il est accompagné un groupe de jeunes lan ant des
cohetes borrachos qui fusent dans toutes les directions avant exploser Cer
tains montent plus haut que les maisons autres courent sur la chaussée en
zigzaguant Brusquement une dénotation plus forte et la Mahoma plus
de tête La scène se prolonge néanmoins tout au long de la rue principale
Seuls quelques courageux dont nous étions pas ont pu la voir de près
Comme nous nous étonnions une telle sauvagerie il nous fut répondu que
certains trouvaient cela très amusant et il ne fallait voir aucune
agressivité adresse de islam et de son prophète tout le plaisir était dans
usage de la poudre Il ne manque certes pas dans la région de réjouissances
pyrotechniques analogues la plus connue étant la Nit de la palmera Elche
où le maniement de semblables fusées fait chaque année des blessés graves

16 De tels actes liturgiques nés en Italie au 16e siècle sont très fréquents dans la région Ils
se sont multipliés depuis 1940 dans la mesure où la plupart des statues de la Vierge et des saints
avaient été détruites par les Républicains La forme même du rituel on offre la statue une
riche couronne pour laquelle les fidèles de la paroisse ont donné de argent ou des bijoux
marque bien la valeur communautaire et identitaire du culte du saint local voir les travaux
paraître de ALBERT-LLORCA sur le culte mariai)

869
LE CULTE DE LA VIERGE

parfois des morts Nous connaissions aussi le jeu de la corda dans lequel les
jeunes gens exposent un réel danger en se renvoyant des fusées qui
risquent sans cesse exploser dans leurs mains La Mahoma est-elle donc
un prétexte jouer avec le feu Il est permis en douter..
Mentionnons pour commencer une troublante coïncidence Benejama
exécute chaque année sa Mahoma instant même où Biar retrouve la
sienne ramenée de Villena après une absence de quatre mois Si la super
position des horaires est en vérité fortuite celle des jours ne est en aucune
fa on car les deux fêtes ont toujours lieu aux mêmes dates ajustement
chronologique des deux actes festifs avait pourtant rien de nécessaire et
nous sommes portés le juger intentionnel Quoi il en soit une chose
nous paraît certaine si Benejama est hui la seule ville faire explo
ser sa Mahoma comme par le passé est abord parce que Biar pour la
sienne le respect dont nous avons déjà pu voir les étonnantes expressions
Ces traitements contrastés suffisent exprimer antagonisme des deux
bourgs Les choses vont même plus loin Benejama le dernier jour des
fêtes est celui de la compagnie des tudiants qui organisent une sorte de
parodie des actes qui viennent de se dérouler La pointe en est une ambas
sade satirique accompagnée du jugement et de exécution un pantin car
navalesque que tout le monde appelle la Mahoma des tudiants Biar et
Villena ont une Mahoma pour deux Benejama deux Mahomas pour
elle seule Et elle ne manque pas de les violenter une et autre
Cette interprétation resterait très fragile si nous ne disposions un
exemple analogue La Mahoma de Castalia cessé être détruite une date
indéterminée mais en tout cas bien antérieure aux années 1960 qui ont par
tout ailleurs vu la fin des Mahomas explosives Un fester maure de Castalia
nous dit avec humour elle était respectée autant une femme
autres ont précisé il en allait pas de même Onil où effigie connut
tardivement le triste sort que on sait Ici encore les villes rivales se sont
donc distinguées travers le traitement elles réservaient leur emblème
festif En même temps Biar et Castalia se trouvaient une autre manière
encore en situation de parallélisme tant de similitudes dans un contexte où
chacun veut être différent ne leur donnent-elles pas excellentes raisons de
préférer ignorer
Toutes les pièces du jeu sont désormais en place et il est possible de reve
nir sur des questions abandonnées en cours de route Celle-ci tout abord
pourquoi dès les années 1830 Biar devait-elle affirmer un lien positif avec
Villena alors que les raisons que les deux villes avaient de opposer ont
toujours pesé un même poids existence prioritaire de sa rivalité
avec Benejama constitue un complément de réponse important Il en reste
pas moins que rien ne justifie vraiment cette alliance contre-nature sinon
peut-être les affinités géographiques que nous avons mentionnées et sur
tout une subtile politique de grandeur
Biar beaucoup perdu de son importance antan Même ses anciens
vassaux de Benejama peuvent sarcastiquement lui opposer leur richesse et
assurer scandale ils ont acheté le symbole le moins équivoque de
son riche passé le château De maîtresse elle était elle est entrée sous la
dépendance de Villena instituée en 1836 chef-lieu de canton Il est pour le

870
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

moins troublant que dans les années qui suivent elle compense cette subor
dination en prêtant sa Mahoma telle est bien expression la plus heureuse
de la politique de grandeur qui lui permet encore de se poser en égale une
cité hui huit fois plus peuplée elle Mais pour ce bénéfice symbo
lique elle fut amenée trahir dans les anciennes luttes sa jumelle Cas
talia et hui encore le prêt de la Mahoma des étrangers est
ressenti comme une anomalie coupable Cette culpabilité affleure dans les
etiologies de échange qui ont été citées si comme le dit un informateur la
dévolution de la Mahoma se joua dans une épreuve sportive on ne saurait
tenir Biar pour responsable de son issue allusion aux impôts dus Villena
et compensés par le prêt de la Mahoma est encore une manière de se dis
culper En même temps cette explication légendaire révèle la manière dont
Biar choisi de rêver sa grandeur un bien symbolique vient occuper la
place de valeurs ordre économique On comprend enfin insistance par
fois narquoise des informateurs sur le fait que Villena doit payer les dégâts
subis par la Mahoma mais ne peut participer sa restauration Si la
Mahoma comme chacun admet appartient Biar est parce que seuls
ses habitants possèdent le pouvoir symbolique de la faire exister Un pouvoir
en vérité bien étrange Biar est-elle pas certains égards une ville
maure

Une position inconfortable

En prêtant sa Mahoma Villena Biar trahit le camp du pays valencien


Par attachement elle manifeste ce qui reste malgré tout effigie du
prophète de islam et ce dans un contexte où elle est supposée fêter sa
Vierge tutélaire elle manifeste égard du christianisme une attitude pour
le moins ambiguë Ne faut-il pas mettre ces deux idées en relation Afin
parvenir commen ons par nourrir un peu plus ces deux dossiers et pour
commencer celui de Biar la Maure
Je suis chrétien toute année ai bien le droit être maure pendant
trois jours est ainsi que le prêtre Agrès réagit notre surprise
il nous apprit il sortait dans la compagnie des Moros Mariners
de Bocairente sa ville natale Nous avons entendu plusieurs fois des expres
sions analogues et leur sens est tout fait clair il est problématique pour
un bon chrétien de tenir le rôle un musulman tout rentre dans ordre dès
lors que ce renversement est limité au temps de la fête Celle-ci souvent
désignée comme Festa de Moros est en effet marquée par leur présence
dans la cité Aussi leur expulsion finale du château correspond-elle au retour
la normale Les Mahomas comme les mannequins de Carnaval se prêtent
tout particulièrement cette opération symbolique Lorsque le soir du
12 mai Biar se sépare de la sienne chacun se dit que la fête est finie Ah
Quel dommage Si elle pouvait rester ... Symétriquement Villena
empresse de la rendre dès que le temps maure est achevé avec la
reconquête du château Castalia depuis une quinzaine années sa mise
hors-jeu donne lieu un simulacre enterrement Comme la figure du
Maure la Mahoma désigne un temps de la fête avec lequel il faut bien se

871
LE CULTE DE LA VIERGE

résigner rompre17 Telle était peut-être dès Origine le sens de sa destruc


tion finale en concurrence avec celui une réaffirmation religieuse et
nationale
Voilà pour la situation habituelle La ville de Biar entre pour essentiel
dans ce cadre Mais volontairement ou non elle est en même temps conduite
lui faire subir certaines distorsions qui tendent toutes donner une impor
tance anormale la face maure de son identité Cela relève en premier lieu
effets de position Dans presque toutes les villes que nous connaissons
image du saint patron est conservée toute année dans ce on appelle ici un
ermitage en fait le plus souvent une chapelle périphérique La statue est
apportée en grande cérémonie dans église paroissiale au début de la fête et
reconduite dans son ermitage le dernier jour Il en va ainsi Villena ermi
tage de la Virgen de las Virtudes sa patronne se situe sept kilomètres de la
ville après-midi du septembre plusieurs milliers de personnes se rendent
au hameau de las Virtudes et escortent pied la Vierge Villena
empruntant un itinéraire traditionnel travers champs La statue entre dans la
ville la tombée de la nuit accueillie par les salves des festers Or ermitage se
trouve au sud-est de la ville en zone castillane presque exactement opposé
de Biar Tout se passe donc comme si Biar représentait un second ermitage de
Villena mais un ermitage maure destiné conserver non pas un saint mais la
Mahoma Et ce partage religieux se superpose celui des frontières historique
et linguistique vue de Villena Biar se situe en terre étrangère sa Vierge
castillane oppose une Mahoma maure bien sûr et valencienne
Ce marquage symbolique un espace maure nous est apparu ici
comme une conséquence de la dualité Vierge/Mahoma et de leurs lieux de
provenance Il pose aussi un problème plus général celui du souvenir de la
présence arabe dans espace valencien vrai dire si certaines forteresses
dont celle de Biar nous font remonter au temps avant la Reconquête
plus nombreuses sont les occasions de se remémorer celui des Morisques très
nombreux dans ancien royaume de Valence où ils représentaient un tiers de
la population La toponymie est la meilleure mémoire de leur présence Alfa
iara Almoradi Benicasim Benisa sont autant anciens villages de Morisques
dont les noms évoquent plus le Maghreb que Espagne défaut de posséder
authentiques vestiges de cette époque la tradition en invente Ainsi
Bocairente Ontiniente et Agullent on appelle covetes dels moros des
cavernes creusées dans les falaises calcaires en dépit des archéologues qui
jugent cette attribution très improbable Or les gens Agullent qui possé
daient eux aussi une Mahoma allaient la chercher avant la fête dans une
grotte de la montagne une coveta dels moros a-t-il pas dans ce marquage
de espace un phénomène analogue celui que nous avons observé entre
Biar et Villena
Une difficulté demeure cependant Biar peut-elle assumer identité
maure on lui prête Son rapport la Mahoma représente bien entendu
la pièce conviction la plus troublante même si ce que nous avons dit de sa
fonction identitaire conduit apporter quelques nuances Au dire des gens

17 La littérature espagnole par ailleurs développé de longue date image un Morisque


jouisseur opposé aux valeurs plus ou moins ascétiques du christianisme

872
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

de Villena elle est traitée comme la Vierge et jouit une considération exa
gérée Nombre de propos entendus Biar incitent leur donner raison Ici
il des femmes âgées qui pleurent en voyant la Mahoma Elles pleurent
comme si était la statue un saint les prend au ur quand elle passe
dans la rue Pour justifier les ux faits la Mahoma on nous dit Ici il
beaucoup de descendants Arabes qui sont restés 18 Une jeune femme
rencontrée en mai 1994 présente une version qui reflète sans doute mieux le
trouble qui règne dans les esprits Je lui dis Mahoma aide-moi par inter
médiaire de la Vierge Mais toi aussi donne-moi un petit coup de main ...
De avis de plusieurs la Mahoma est corn un sant Et il est vrai que
tout invite la comparaison commencer par les manipulations rituelles
dont elle est objet la différence de ce qui se passe dans les autres villes
où sa mise en place sur le château et sa destitution ne sont en rien dramati
sées son entrée en scène et son départ prennent Biar une importance
rituelle considérable elles sont très exactement équivalent de la Baixa de
la Vierge et de sa Despedida telles elles se pratiquent ici comme partout
Au lieu de régresser ces formules de sacralisation se sont enrichies au fil du
temps Ainsi la pratique assez récente des couplets satiriques transforme la
Mahoma en un révélateur des fautes de la communauté en les portant sur la
place publique cela est pas sans rapport avec les formes de pénitence asso
ciées aux pèlerinages ou aux processions de la semaine sainte
Un autre indice de la sacralisation de la Mahoma et des difficultés sym
boliques elle entraîne est donné par les singularités des rituels religieux
de la fête de Biar Dans la plupart des autres villes on sort en procession le
saint patron le deuxième jour de la fête Biar en revanche on attend le soir
du 12 mai pour sortir la Vierge Tant que la Mahoma est là souligné un
de nos interlocuteurs la Vierge reste enfermée dans église Elle en sort
que quand la Mahoma quitté Biar En outre le 10 mai juste avant de des
cendre la statue de son ermitage on monte une autre Vierge celle du
Rosaire qui séjourne habituellement dans une chapelle latérale de église
paroissiale le 13 chacune retrouvera sa place normale Les habitants de Biar
surnomment leur Vierge du Rosaire une statue une cinquantaine de centi
mètres de haut la Pongasela la petite peureuse et expliquent ils
éloignent de la ville parce elle peur des coups de tromblon Mais
est-ce pas plutôt les Maures que fuit la Porigoseta comme ces Vierges
légendaires que on cacha au moment de la Conquête Nulle part ailleurs on
ne prend de telles précautions Mais le danger est nulle part ailleurs aussi
grand Dans une ville qui vénère ce point sa Mahoma il fallait préserver au
moins les sanctuaires église où on enferme la Vierge de Grâce ermi
tage où on laisse la Porigoseta
Faut-il en conclure que Biar au moins pendant le temps des fêtes passe
entièrement dans autre camp Tout semble plutôt se jouer sur le mode de
ambiguïté une ambiguïté inscrite dans le rituel lui-même En effet les
séides de la Mahoma ceux qui dansent le ball dels espies ne sont

18 Un article de la revue des fêtes de Biar de 1992 valorise les probables ascendances
maures de la population locale et va contester le terme de reconquête les chrétiens
auraient accompli une pure et simple conquête

873
LE CULTE DE LA VIERGE

maures ni par leur costume ni par leur musique19 ni par leur compagnie
origine leurs rangs comptent autant de Chrétiens que de Maures vrai
dire est la population tout entière qui participe au bail La présence des
espions dans la fête apparaît ainsi comme effet institutionnalisé un
impossible choix une identité qui ne se laisse pas enfermer dans la logique
habituelle du temps maure Si espion est bien comme tout le donne
penser le personnage le plus emblématique des fêtes de Biar il est surtout
remarquable il ne soit ni Maure ni Chrétien Cette présence un troi
sième terme entre les deux camps obligés est pas vrai dire un cas unique
dans espace valencien Le personnage même de espion est très fréquent
dans les fêtes andalouses de Maures et Chrétiens 20 Mais il ne revêt en
aucun cas importance qui est la sienne dans le ball dels espies La place de
espion est en effet isomorphe celle du traître et de hybride21 Biar
comme on vu cumule ces trois figures qui se complètent tout naturelle
ment de variations autour de ambiguïté sexuelle dans le ball dels espies
on voit des hommes déguisés en femme inversement la Mahoma est un
personnage masculin et sa mère est un homme..
Tel est sans doute pas le destin obligé de toute position frontalière et il
fallait pour que cette solution impose un enchevêtrement exceptionnel de
contradictions Cette singularité apparaît mieux quand on examine autres
problèmes de frontière qui ont re des solutions la fois proches et dif
férentes Nous présenterons sans plus attendre le cas le plus semblable
celui de Biar celui de la ville-frontière déjà mentionnée de Pétrel
Dans son histoire des fêtes de Maures et Chrétiens de la ville Hip
lito Navarro Villaplana signale une époque fort reculée on faisait venir
la Mahoma de Sax bourgade distante une douzaine de kilomètres Selon
son vieil informateur elle portait une pancarte avec ces mots Soy de Sax
la cabeza de Pétrel appartiens Sax et la tête Pétrel Celle-ci en
effet explosait après la victoire chrétienne le corps en revanche était repris
par les gens de Sax qui attendaient leur dû au pied du château22 Or Sax

19 La musique du Bail deis espies peut-être une moresca est très différente des autres
musiques festives par son rythme et sa construction Le thème une quinzaine de notes
comporte une seule variation qui affecte que le tout début Les deux formules mélodiques
sont répétées alternativement ad libitum chaque unité durant peu près sept secondes Les
danseurs se font face pour danser et ne peuvent avancer sans mouvement ensemble que pen
dant le court intervalle entre deux reprises Cela donne impression ils sont sans cesse repris
par une musique laquelle ils ne peuvent échapper Biar on considère que cette mélodie est
unique En fait on la trouve aussi Agullent sous le nom de Bail de la Mahoma et Pe scola
intégrée une mélodie un peu plus développée où elle accompagne une Danse des Maures
20 Le personnage de espion des fêtes andalouses joue dans la représentation théâtrale qui
constitue essentiel du rituel un rôle de bouffon Cette dimension burlesque existe également
Biar qui sans doute emprunté Andalousie le personnage cet égard encore Biar appa
raît bien comme un espace de transition
21 Les récits origine de la chauve-souris la présentent souvent comme traîtresse son
camp dans la guerre des oiseaux contre les animaux terrestres Dans un récit recueilli par
Amades le crabe considéré comme un hybride entre animaux terrestres et poissons est
un espion dans la guerre qui oppose ces deux groupes de créatures cf ALBERT-LLORCA
ordre des choses Les récits origine des animaux et des plantes en Europe Paris ditions du
CTHS 1991)
22 Hip lito NAVARROVILLAPLANA La fiesta de Moros Cristianos de Petrel edité par la
mairie de Petrel en 1983 121

874
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

située sur la rive droite du Vinalop appartient déjà la zone castillanophone


alors que comme on vu Pétrel défend son identité valencienne face Elda
sa trop proche voisine elle aussi castillane Voici donc une seconde Mahoma qui
franchit la frontière Et une fois encore nous devons nous tourner vers his
toire administrative embrouillée de cette région pour mieux comprendre ce qui
est en jeu
Pétrel appartenait au comté Elda qui faisait partie avant la Reconquête
du royaume de Murcie et se trouva donc en zone castillane quand ce royaume
fut conquis par Alphonse Mais cette région fut rattachée au royaume de
Valence en 1305 par Jacques II En fait elle était presque entièrement peuplée
de Morisques et fut repeuplée après 1609 par des gens de Castalia tandis
Elda dont la situation était analogue accueillit massivement des Murciens
Une histoire vieille de près de quatre siècles est donc origine des différences
linguistiques que on constate hui Mais elle en constitue pas une
explication suffisante la proximité des deux villes suffit rendre compte de
antagonisme encore bien vivant qui existe entre elles23 et dont attachement
la langue est un moyen expression privilégié Impossible ailleurs de se dis
tinguer ici par les fêtes de Maures et Chrétiens car Elda mises part
quelques manifestations de ce type au 19e siècle adopté régulièrement cette
formule en 1945 hui ce nouveau champ affrontements impose
tous Elda comme Pétrel on ne cesse de faire valoir sa fête au détriment de
celle de ses voisins Mais la situation initiale permet surtout de comprendre les
liens unissant Pétrel Sax au 19e siècle celle-ci était la seule ville proche pra
tiquer Maures et Chrétiens la seule donc avec laquelle il était possible
échanger la Mahoma cette contingence géographique en ajoute une
autre Sax est en zone castillanophone Par sa relation avec elle Pétrel narguait
autant mieux Elda elle trouvait un allié dans le camp castillan
Cette interprétation trouve une confirmation dans une anecdote rapportée
par Hip lito Navarro Cette année-là ceux de Sax attendaient comme de cou
tume explosion de la Mahoma pour emporter ses restes

Mais il avait aussi les festers Elda qui avaient la même prétention Je
vous laisse imaginer la bagarre qui ensuivit Les uns et les autres voulant
emporter le trophée comme on pouvait attendre les coups petits et grands
se mirent pleuvoir ce que grâce aide de ceux de Pétrel la Mahoma
plus ou moins maltraitée parte vers son autre cité Cette année-là dans les 1800
et quelques les fêtes Elda prirent fin24

Le parallèle avec le combat rapporté par le Semanario pintoresco espa ol


de 1839 saute aux yeux ici aussi affrontement est occasion une claire
réaffirmation des alliances intervention des gens Elda si du moins
anecdote est véridique montre ils ont senti que alliance de Sax et de
Pétrel se faisait contre eux
23 Sur histoire Elda et Pétrel cf SANCHIS GUARNER Els pobles valencians... op cit.
vol II 169 Nous avons recueilli en mai 1994 des récits épiques sur les incidents de fron
tière entre les deux villes les bagarres plus ritualisées que violentes qui opposent les
jeunes etc
24 NAVARRO VILLAPLANA op cit. 281

875
LE CULTE DE LA VIERGE

On voit mal pourtant quel profit Sax pouvait tirer de sa trahison en


faveur de Pétrel et cela explique peut-être la disparition rapide de la formule
échange hui Sax possède toujours une Mahoma mais son rôle
dans la fête est très modeste Pétrel renoncé la sienne en 1965 mais
conservé institution qui lui était initialement associée la Chusma Ce
terme signifie la lie avec comme en fran ais un sens littéral et une méta-
phorisation sociologique la lie du peuple La Chusma est un groupe fes-
tif qui beaucoup analogie avec les espions de Biar indépendants des
deux camps traditionnels ses membres vêtus de costumes carnavalesques
doivent illustrer par des manifestations transgressives et bouffonnes
Comme Biar enfin ils partageaient avec la plus ancienne compagnie
maure la charge de la Mahoma et de ses manipulations rituelles est-ce pas
là une nouvelle expression de la trahison La situation frontalière des
deux villes leur alliance avec une cité de autre camp linguistique invitent
le penser Tel est en vérité le lot commun plusieurs villes de cette région et
il conviendrait analyser cas par cas ce qui en résulte Nous ne pouvons le
faire encore faute enquêtes suffisantes dans toutes les villes concernées
Du moins nous est-il possible évoquer dès présent le cas de la ville
Aspe Ici la fête de Maures et Chrétiens ne semble pas jouer un rôle
décisif dans sa stratégie identitaire Tout se joue autour un autre acteur
symbolique peine entrevu ici la Vierge Marie

Les Vierges dans la mêlée

plusieurs reprises au cours de notre enquête les personnes que nous


interrogions sur le partage de la Mahoma entre Biar et Villena ont spontané
ment ajouté est comme Aspe et Hond de las Nieves qui se partagent
leur Vierge Ayant déjà connaissance de cette étrangeté nous avions pas
manqué nous non plus de faire le rapprochement Il allait en vérité bien
plus loin que nous avions imaginé
Au départ une situation banale Aspe honore Notre Dame des Neiges
surnommée La Serranica la montagnarde) dont la statue est conservée
dans un ermitage situé sur le territoire de la commune huit kilomètres de
la ville Autour du sanctuaire se constitue le hameau de Hond de las
Nieves que évêque Orihuela érige en 1746 en paroisse indépendante
où le problème quels seront désormais les droits Aspe sur la statue de
Notre Dame des Neiges Selon une première convention passée en 1769
elle pourra descendre Aspe chaque fois que ses habitants en feront la
demande pour une période de quinze jours au plus Les choses se passent si
mal il faut sept ans plus tard préciser les termes du contrat La sépara
tion administrative des deux communes en 1839 ravive les tensions Aspe
cette année-là prend la statue et refuse de la rendre Hond Malgré les
réclamations réitérées de son ancienne vassale elle la garde pendant sept
ans il faudra Hondon décide de fabriquer une nouvelle image pour
Aspe cède enfin Un dernier concordat toujours en vigueur est signé
en 1848 désormais image séjournera Hond et tous les deux ans elle
sera conduite pour une durée de trois semaines Aspe occasion de sa

876
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

fête Le compromis apaise les passions sans les supprimer En 1956 Aspe
procède frauduleusement le terme est un informateur au cou
ronnement canonique de la statue en profitant de son séjour dans la cité La
demande adressée au pape ne mentionne même pas le nom de Hond
Aspe réussit ainsi arroger le patronage une Vierge qui réside sur le ter
ritoire une autre commune25
hui les tensions occasionnées par le partage de la statue
expriment de fa on moins brutale Quand la Vierge franchit la frontière
des deux communes les femmes qui accueillent ne manquent pas de
écrier Mon Dieu comme tu es maigre Ils ne ont donc pas donné
manger Ou encore comme le signale un document de 1943 Tu nous
arrives bien mal habillée Ici on habillera mieux Reste chez nous
pour toujours tu verras autel on préparé 26 On nous dit
Aspe que ceux de Hond étaient incapables de la coiffer correctement
si bien que pendant son transfert sa chevelure oscille une manière
jugée inconvenante Mais que faire Aspe eu beau se doter une copie
de la statue installée dans une galerie au-dessus un porche la vue de
tous et fort honorée elle ne peut renoncer la vraie image même si
celle-ci chacun le sait est en fait une copie de original brûlé par les
Républicains en 1936 comme du reste la quasi-totalité des Vierges de la
région
analogie avec la Mahoma de Biar est donc loin être parfaite ici
échange est pas souhaité et explique simplement par évolution du
statut juridique de ancien ermitage Où les choses deviennent plus
piquantes est on découvre que si Aspe parle castillan Hond
de las Nieves est située dans espace linguistique valencien Autre rap
prochement Aspe dévalorisée au plan symbolique par la perte de sa
Vierge est une ville de 14 000 habitants Hond en compte moins de 600
mais compense en somme cette infériorité en restant maîtresse du bien
spirituel le plus précieux Comme dans tous les cas antagonisme ren
contrés ici la partition du territoire initial est origine une ani-
mosité entre la ville principale et son ancienne vassale Mais si on
parvient encore exprimer propos de la statue il ne saurait être ques
tion en faire la cible de agressivité les Mahomas se prêtent des
traitements plus libres On se contente Hond de souligner avec une
pointe de perfidie joyeuse le contrat léonin qui réduit trois semaines
tous les deux ans le séjour de la Vierge Aspe non sans ajouter elle
jouit là-bas une dévotion excessive qui confine idolâtrie deux atti
tudes que nous avons pu observer propos de la Mahoma la seconde
Villena et la première Biar qui comme le notent avec jubilation ses
habitants conserve la Mahoma dans ses murs deux fois plus longtemps
que Villena
Somme toute la plus étrange en cette affaire est pas la situation

25 Sur histoire Aspe cf Aspe Antologia documental Instituto de Estudios Alicantinos


Alicante 1982 recueil de reproductions en fac-similé des principales sources de histoire locale
de 1602 nos jours
26 Cité dans José Augusto NCHEZ REZ El culto ma ano en Espa Madrid Consejo
superior de Investigaciones cient ficas 1943 290

877
LE CULTE DE LA VIERGE

actuelle mais plutôt celle qui précédé le partage administratif du territoire


Aspe castillane par la langue au moins depuis le temps du repeuplement
avait depuis le 15e siècle si on en croit la tradition son ermitage en
zone valencienne La situation est analogue celle de Villena érigeant Biar
en ermitage maure Dans les deux cas il semble admis que les biens sym
boliques se trouvent du côté valencien Ce schéma peut trouver encore trois
confirmations inégale valeur mais étrangement convergentes
ermitage Onil on nous raconté une période indéterminée
mais fort lointaine le culte de la Vierge de la Salud était en train de tomber
dans oubli Un frère venu Elda décida de emporter dans son couvent
origine où disait-il elle serait plus honorée Il la prit avec lui sur son âne
et se mit en route Mais par trois fois quand il arriva aux frontières de la
commune âne refusa avancer Reconnaissant là un signe du ciel il en
informa la population Onil qui désormais voua un culte assidu sa sainte
patronne Les pouvoirs miraculeux de la statue devaient bientôt se confir
mer lors une peste elle fut conduite en procession vers la ville et le fléau
cessa dès elle en eut franchi la porte
Cette figure de Vierge récalcitrante certes rien exceptionnel Il
nous semble cependant significatif que la statue manifeste son attachement
sa ville origine pourtant bien ingrate elle est menacée un trans
fert étranger Elda rappelons-le appartient la zone castillano-
phone Le premier miracle confirme aux gens Onil la véritable identité de
leur patronne au moment où elle est dans les faits contestée Par le second
la Vierge sauve la ville qui lui doit désormais la vie est dire en perdant
sa Vierge Onil aurait été vouée la mort importance de enjeu méritait
bien que la représentation du risque encouru soit amplifiée le fran
chissement de la frontière marque sans doute ce que la perte de la statue
aurait eu irrémédiable
Autre cas plus troublant celui de Caudete Comme nous nous rendions
dans cette ville qui appartient hui la province Albacete notre
attention fut attirée par la situation de ermitage de la Vierge ici aussi une
Vierge de Grâce) assez loin de la ville en direction du pays valencien
ermitage se trouve néanmoins en terre castillane les choses ne sont pas
toujours conformes aux attentes de ethnologue. Mais cette première
déception fut vite compensée quand nous prîmes connaissance de la légende
de fondation dont il existe plusieurs versions Commen ons par sa forme
actuelle chaque année mise en scène au cours une fête de Maures et
Chrétiens dans le cadre des Episodios caudetanos un cycle théâtral étalé
sur trois jours et comportant par ailleurs le canevas habituel des ambassades
La pièce écrite ou plutôt réécrite au début du siècle ouvre sur
annonce de invasion maure Les moines bénédictins installés sur empla
cement actuel de ermitage se préparent fuir mais auparavant ils
prennent soin enfouir dans le sol de leur chapelle la statue de la Vierge de
Grâce Après le départ des Maures la Vierge apparaît sur le territoire de La
Zafra Juan pez un berger originaire de Paracuellos région de Cuenca
venu dans ces parages faire paître ses moutons Elle lui révèle la présence de
la statue dans les ruines du couvent Juan pez se croit abord victime
une illusion mais quand il revient chez lui la Vierge se manifeste de

878
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

nouveau pour délivrer le même message Cette fois elle donne une preuve
tangible de son apparition le berger manchot de naissance est guéri de son
infirmité Il communique ces révélations aux autorités de Caudete et la sta
tue est bientôt découverte
Pourquoi situer La Zafra une apparition de la Vierge désignant la
cachette une statue située dix bons kilomètres de là On imagine sans
peine notre hypothèse La Zafra devait être dans la zone valencienne
Fidèles notre méthode nous nous sommes rendus sur place pour nous en
assurer et tout hasard tenter enquêter sur une apparition vieille de
quatre siècles Les résultats devaient passer nos espérances Situé en bordure
une plaine évoquant déjà la Manche le hameau de La Zafra étend au
pied des collines qui bordent ouest la vallée du Vinalopo Une fontaine
parcimonieuse une quinzaine de maisons délabrées et désertes un ermitage
fermé les choses annon aient plutôt mal Découvrant enfin unique mai
son habitée nous eûmes la confirmation que nous attendions nous étions
bien en terre valencienne Quant apparition elle nous fut racontée
comme suit la statue de la Vierge de Grâce apparut un berger sur un pin
endroit où élève hui ermitage de La Zafra Pour des raisons
inconnues du narrateur elle fut emportée Caudete
La confusion entre une apparition de la Vierge et la découverte mira
culeuse une de ses images rien de surprenant on pourrait en citer bien
autres exemples Elle est ici autant plus facile que la légende telle on
la joue Caudete associe les deux motifs De fait idée un transfert de
image elle-même ne fait que renforcer le sens de la version officielle qui si
elle disjoint géographiquement apparition et découverte en pose pas
moins un lien entre leurs localisations respectives Voilà donc une nouvelle
Vierge qui comme celle de Hond comme la Mahoma de Biar franchit
de fa on directe ou indirecte la frontière linguistique et même ici
celle des provinces Quel sens donner cette nouvelle occurrence une
représentation qui comme on déjà pu en rendre compte pas partout
exactement les mêmes enjeux
Bien entendu la légende nous parle du lien de Caudete espace valen-
cien Il reste se demander pourquoi il dû être affirmé en dépit de la dif
férence des langues et des frontières administratives Une fois encore
histoire nous livre une clé Caudete été en 1707 une enclave du
royaume de Valence dans espace castillan Or le récit de apparition au
berger venu de Paracuellos date de cette époque la plus ancienne version
de la légende contenue dans un texte daté de 1568 parle seulement de la
découverte de la statue dans les ruines du couvent sans mentionner le ber
ger Il en était encore ainsi en 1620 comme en témoigne le procès-verbal de
enquête episcopale conduite cette année-là Et rien en effet imposait au
17e siècle de donner un rôle un Castillan dans la découverte de la statue
Caudete était alors valencienne a-t-on pas voulu légitimer sa nouvelle
situation un siècle plus tard en racontant elle devait au berger de Para
cuellos avoir pu retrouver la statue de sa patronne hypothèse nous
semble confirmée par le texte du Lucero de Caudete ancêtre des Episodios
caudetanos écrit dans le premier tiers du 18e siècle il ne mentionne une
apparition celle de Paracuellos La pièce actuellement représentée on

879
LE CULTE DE LA VIERGE

vu parle aussi une apparition La Zafra27 est que Caudete ne se sent


pas entièrement castillane une de nos interlocutrices souligné on
parlait un espagnol mâtiné de valencien et on mangeait aussi bien le
gasp acho manchego que la paella valencienne
Notre troisième exemple nous ramènera sur un terrain connu Comme
il agissait établir de fa on définitive que la vallée du Vinalopo est bien
le paradis des structuralistes voici une version de la légende qui circule
Biar

Autrefois les gens Aspe venaient en pèlerinage ici parce ils avaient
plus leur Vierge qui était restée Hond Une fois comme ils avaient plus
de Vierge ils nous ont volé la nôtre Et ils sont partis avec Mais quand ils
sont arrivés sur la route un pin est tombé en travers et ils ont pas pu aller
plus loin Les gens de Biar qui étaient lancés leur poursuite ont pu
reprendre la statue28

existence une pratique coutumière du pèlerinage des gens Aspe


Biar est certaine mais il est impossible de connaître avec certitude son ori
gine et ses motivations29 Elle reste pour nous une énigme pourquoi faire
près de quarante kilomètres pour honorer une image qui hui du
moins aucune renommée particulière échelle de la région Heureuse
ment la légende que on raconte Biar est plus facile interpréter en
croire le pèlerinage des gens Aspe est la conséquence de la perte de leur
image Leur ville se trouve ainsi dans la même situation que Villena suppo
sée incapable de faire sa fête en absence de la Mahoma La légende du vol
double le lien analogique entre les deux situations une relation métony
mique Si Biar pourvoit Villena en Mahoma pourquoi ne pas en faire aussi
même son corps défendant une pourvoyeuse de Vierges Nous savons
déjà que sollicitée en ce sens elle aurait refusé de simplement prêter son
image Benejama la suite de la destruction de la Mahoma en 1983 des
délégations de Castalia Sax et Onil seraient venues au dire une de nos
informatrices proposer Biar une formule échange de Mahoma avec leur
cité jugeant sans doute que Villena était définitivement discréditée pi
sodes pour le moins improbables. Quoi il en soit ces anecdotes ne sont
que des variations sur un même thème Biar se pose toujours en maîtresse
de biens symboliques dont elle entend disposer sa guise La demande de
prêt la tentative de vol la rivalité autour des restes de la Mahoma sont
autant de confirmations réelles ou rêvées de la valeur exceptionnelle
de ces biens Et ces preuves indirectes de sacralité rappellent tout fait les
stratégies de légitimation uvre dans le vol des reliques telles que les
analysées Geary volée une relique est forcément authentique...30

27 Voir Episodios caudetanos édité par Association des Compagnies de Maures et Chré
tiens Caudete 1988 El lucero de Caudete même éditeur 1988
28 La version citée est celle du gardien de ermitage hui décédé Cette légende
connue de tous Biar constitue un des rares éléments narratifs associés la Vierge de Grâce
29 Sur cette tradition Antologia documental op cit. 81 texte de 1882 manuscrit de
1834 conservé église Aspe eh III
30 Patrick GEARY Le vol des reliques au Moyen Age trad de Dauzat Paris Aubier
1993 pp 189-190

880
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

De Aspe Caudete en passant par Biar Petrel et Onil les mouvements


de Vierges ou de Mahomas réels ou légendaires accomplis ou empêchés
nous sont donc apparus comme autant expressions des rapports entre
des villes et des régions Partager des biens symboliques les traiter
inverse de ses proches voisins leur en refuser la jouissance ou le mono
pole telles sont les principales figures des transactions que on découvre
dans le rite et la légende31 Déjà présentes elles mettent en relation
des villes unies par une même langue et une même histoire elles acquièrent
de nouveaux enjeux il leur faut en sus franchir une frontière Mais si
les cas que nous avons envisagés offrent de nombreuses similitudes il est
tout aussi vrai il en est pas deux de semblables Même nos trois
exemples de partage par dessus la frontière linguistique peu près iden
tiques dans leur expression rituelle se distinguent par leur origine et leur
portée Les ressemblances et différences que on peut saisir dans le présent
résultent vrai dire du jeu indépendant de deux facteurs un côté les
changements politiques et administratifs souvent oublieux des coutumes
locales des solidarités et des conflits entre cités de autre la capacité des
rituels et des légendes condenser la durée assimiler les dissemblances
pérenniser des situations caduques tout cela pour rendre le présent pen
sable et vivable Quand ce bagage de rites et de mythes devient opaque
ceux-là mêmes qui le vivent ils attendent de histoire elle leur livre la clé
de ce ils font et de ce ils sont Telle est en gros la situation actuelle
Elle nous invite nous tourner pour conclure vers les manières dont arti
culent le présent et le passé dans la conscience de nos informateurs comme
dans notre propre discours

Du présent au passé les usages de histoire

Ce long périple sur les marges du pays valencien il fut riche en décou
vertes souvent inattendues ne est pas moins en incertitudes et interroga
tions Pour rédiger cette première synthèse il nous fallu nous résigner un
inévitable inachèvement au niveau ethnographique il est en vérité structu
rel car il tient nos techniques enquête Nous ne cherchons pas en effet
hiérarchiser les sources proposer pour chaque légende une version offi
cielle Bien au contraire nous suivons la parole de nos informateurs en
partant de idée que chacun bricole avec sa connaissance et son igno
rance des rites de histoire de tout ce qui dans la vie locale fait sens et
peut offrir lui-même abord et secondairement ces étrangers
curieux que nous sommes une explication suffisante des gestes et des cou
tumes En conséquence le nombre des variantes est en droit infini
Second inachèvement celui de information historique Bien des points
restés obscurs pourraient sans doute être éclaircis par des recherches
archives plus approfondies Pour accéder au passé nous avons dû faire
confiance des historiens de profession mais surtout de très nombreux

Robert
31 LesHERTZ
rivalités
dansetson
compromis
article de 1913
proposSaint
de biens
Bessêsymboliques
tude un rappellent
culte alpestre
ceux repris
décritsdans
par
Sociologie religieuse et folklore Paris PUF 1970 pp 110-160

881
LE CULTE DE LA VIERGE

érudits locaux du fait de leurs enjeux identitaires les fêtes de Maures et


Chrétiens ont suscité le dépouillement de montagnes archives Les
articles historiques inévitables dans les revues-programmes des fêtes sont
bien sûr une qualité très inégale mais une fois écartées les conclusions
hâtives et biaisées par le chauvinisme on trouve des renseignements tout
fait fiables Notre travail leur doit beaucoup32
Pour mener bien cette recherche ethnologue devait donc travailler
main dans la main avec historien Impossible en effet de comprendre cer
tains aspects du présents sans les situer dans la perspective des siècles
comment décrypter par exemple les stratégies retorses de la ville de Biar
sans être informé de sa grandeur passée Mais la pratique historienne une
première fois requise comme instrument analyse ne pouvait manquer
apparaître en même temps comme un objet étude Expliquer par his
toire et souvent par une histoire fort ancienne dont les conséquences
directes sur le présent étaient rien moins assurées pouvait devenir
un exercice périlleux était-ce pas reprendre tout simplement le discours
dominant des acteurs eux-mêmes
La géographie a-t-on dit sert faire la guerre On pourrait en dire
autant de histoire en ce que une et autre concourent découper
espace définir les hommes avec toute la légitimité fallacieuse que
confèrent le partage naturel des territoires et autorité du passé
échelle microscopique des rivalités de clochers affirmation des identités
est bien entendu moins dramatique que il va des nations mais ses
procédés ne sont pas très différents tout au long du Vinalopo comme ail
leurs dans le reste du pays valencien on fait un grand usage du passé Pour
mieux être soi on veut savoir qui on été Sans doute exercice de his
toire locale avec ses sociétés savantes sa cohorte érudits plus ou moins
autodidactes ses thèmes de prédilection est-elle pas propre la région
ni Espagne Mais il est peut-être pas sans signification que des Fran ais
de plus en plus nombreux hantent hui les dépôts archives pour
faire la généalogie de leur famille quand les Espagnols se soucient princi
palement du passé de leur cité Individualisme un côté des Pyrénées sens
communautaire de autre la formule est trop simple mais elle dit quelque
chose de la réalité Le fort sentiment identitaire des villes appelle une his
toire de la communauté Nul doute elle contribue en même temps le
nourrir
Encore faut-il que la communauté urbaine existe réellement histoire
des villes espagnoles dont autonomie administrative été moins érodée
en France par le pouvoir central une sociabilité plus intense plus proche
de celle qui existe dans les sociétés précapitalistes expliquent peut-être la
vigueur du sentiment collectif Mais il est vrai que le terrain lui était déjà

32 Les revues-programmes des fêtes mériteraient une étude spéciale que abondance des
matériaux et la quasi-absence de diffusion en dehors des villes éditrices rend difficile Nos
remarques appuient sur un échantillon de 70 revues environ provenant de 30 villes Pour cer
taines entre elles nous disposons une dizaine de numéros échelonnés sur les vingt dernières
années Cela permet de prendre une vue suffisante de ce type de littérature autant que la for
mule est très stable dans espace et dans le temps Une partie de nos renseignements sur les
activités des compagnies en dehors de la fête en provient

882
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

favorable les fêtes jouent aussi un rôle décisif dans sa re)production


actuelle Par les liens sociaux elles créent tout abord quand une per
sonne sur trois comme est le cas Baneres ou Villena est inscrite dans
une compagnie de Maures ou de Chrétiens est toute la ville qui est impli
quée dans sa fête Et celle-ci offre des formules de socialisation très effi
caces parce que directement en relation avec le rituel unité de base des
défilés costumés est en effet escuadra la file une dizaine de personnes du
même sexe et vêtues du même costume qui avancent coude coude Son
pendant social est souvent une pe groupe amis pouvant avoir le temps
de la fête un local pour se réunir Aux échelons supérieurs on trouve la
compagnie le camp maure ou chrétien enfin le groupe global des festers
Aux deux premiers niveaux existent au minimum des formes inter
connaissances viennent ensuite des liens plus indirects surtout dans les
grandes villes Du moins le rite permet-il chacun être classé et appa
raître de fa on réglée au regard de tous unité de la ville est construite
travers ces formes hiérarchisées intégration chaque niveau se manifeste
une identité hautement revendiquée on est fier de son escuadra on se sent
Laboureur ou Pirate on est Maure ou Chrétien on est enfin de Villena ou
ailleurs Cette dernière appartenance aurait guère de sens si elle était
soutenue par toutes les autres La participation aux fêtes offre un pro
gramme action concret quiconque veut pleinement se sentir de sa ville
Ajoutons que cette hiérarchie des groupes articule deux types inclusion
sociale distincts ses premiers niveaux elle sollicite la libre adhésion et
laisse place aux relations par affinités typiques de la modernité mais elle
parvient incorporer les groupes ainsi formés un cadre social imposé celui
de la ville33
La fête travers les structures sociales elle institue construit ainsi de
intérieur identité de la communauté locale Elle la construit aussi par rap
port extérieur en introduisant des variantes dans la formule festive géné
ralement adoptée La ville trouve dans ces célébrations son expression la
plus emblématique et semble de plus en plus vivre pour et par elles Aussi
tendent-elles recouvrir ensemble du calendrier Presque toutes les villes
célèbrent un Mitg any fester comme pour rendre plus supportable attente
de la fête Bocairente le trois de chaque mois anniversaire mensuel si
on peut dire de la fête de saint Biaise le saint Patron de la ville une
compagnie défile dans les rues avec sa musique La fête tend aussi instal
ler de fa on permanente dans le paysage urbain Les locaux des compagnies
abord improvisés pour le temps de la fête sont devenus au cours des der
nières décennies des lieux de réunion bien aménagés achetés ou loués
année Ceux des Maures réinventent parfois dans leur architecture un style
mauresque aussi conventionnel que celui des costumes Alcoy les lampa
daires du centre ville sont con us pour soutenir le temps de la fête des

33 Il faudrait également souligner le rôle de la photographie et hui des films vidéo


chacun par leur intermédiaire intègre la fête son histoire personnelle et familiale Certaines
compagnies regroupaient autrefois des personnes un même quartier ou corps de métier mais
la chose est devenue peu près imperceptible hui De même en dehors de Biar et de
quelques autres fêtes très traditionalistes la transmission des appartenances au sein des familles
estompe la formule de affinité prévaut

883
LE CULTE DE LA VIERGE

arceaux métalliques qui en même temps ils servent illumination de la


cité évoquent ses anciennes fortifications Plusieurs villes Alcoy Ibi
Agullent se parent de statues de bronze la gloire des festers
Il est encore bien des indices de cette emprise de la fête Elle engendre ses
notables ses valeurs et devient un élément central de la vie associative Clé
de voûte de identité locale elle ravive sans cesse les manifestations cultu
relles la création artistique Les enfants des écoles font des concours de des
sin ou de poésie sur le thème de Maures et Chrétiens des compositeurs
issus des Sociétés musicales34 écrivent pour les compagnies marches maures
et paso-dobles. Les revues des fêtes sont enfin occasion une récapitula
tion annuelle des grands moments de histoire locale de ses grands hommes
des singularités artisanales ou culinaires de la ville ajoutent les plaquettes
éditées par les compagnies qui célèbrent leur jubilé ou leur centenaire Cer
taines ont même leur propre chroniqueur est dire que les fêtes sont occa
sion une énorme production écrite dans laquelle histoire locale occupe la
première place véridique ou gauchie par esprit de clocher elle est de toute
fa on vouée devenir la mythologie fondatrice de identité de la cité
On comprend donc pourquoi nous avons guère illusions sur bon
nombre explications historiques qui nous ont été livrées par nos infor
mateurs Si Biar évoque avec tant insistance le temps de Jacques ler est
elle trouve abord dans le présent des raisons de réactiver son lointain et
glorieux passé Dans sa lumière les rites retrouvent leur pleine légitimité
Les anciennes frontières pérennisées par les différences linguistiques
viennent opportunément renforcer des stratégies identitaires dont les enjeux
se sont en fait déplacés Et ici encore les rites festifs apparaissent comme le
lexique dans lequel écrivent les messages que les cités adressent les unes
aux autres
Il resterait encore saisir un niveau plus général les determinismes
historiques et sociaux qui ont conduit le sud du pays valencien développer
au cours des deux derniers siècles cette forme de fête bien particulière Des
sociologues35 ont souligné le rôle de la bourgeoisie dans sa promotion
Alcoy et dans autres villes précocement industrialisées de la région Son
actuel caractère de masse serait donc lié la démocratisation un fonction
nement abord marqué par élitisme et le mécénat Ces éléments ont assu
rément joué leur rôle mais ils ne permettent pas de comprendre le succès du
schéma Maures et Chrétiens Il est vrai bien entendu que Espagne tout
entière conserve beaucoup plus de souvenirs de la présence arabe que le

34 Il est guère de village qui ne possède une Harmonie municipale très sollicitée lors des
fêtes de la région une fête de Maures et Chrétiens mobilise une musique par compagnie
pendant les trois ou quatre jours centraux de la fête autres raison de quatre ou cinq par
compagnie sont invitées spécialement pour les Entrées chaque camp empruntant par ailleurs
les musiques de autre Ainsi Castalia en 1992 37 musiques regroupant en tout 985 musiciens
ont défilé devant les spectateurs accompagnant plus de 2000 festers répartis en sept compagnies
chiffres fournis par la revue de 1993 Même si la plupart entre elles sont passées deux fois le
chiffre reste considérable
35 Cf Antoni ARINO Festes rituals creences Valence Ed Alfons el Magnànim Instituci
valenciana estudis investigaci 1988 pp 36-41 José Luis BARNABEU Rico Significados
sociales de las fiestas de Moros Cristanos Université nationale éducation distance centre
régional Elche vers 1980

884
ALBERT-LLORCA et J.-P ALBERT LA VIERGE ET MAHOMET

reste de Europe de Ouest et que la ritualisation du souvenir de la


Reconquête existe dans toute la péninsule Le pays valencien ce point
de vue aucune spécificité En revanche son histoire est marquée par
importance démographique des Mudejars puis des Morisques leur
expulsion36 Cette familiarité durable explique-t-elle et la prégnance du
motif et la sympathie des populations pour une figure de Autre qui est
pas vraiment celle de étranger Nous avons cité plusieurs attestations de
cette idée chez nos informateurs Il reste que le 16e siècle fut ici comme ail
leurs en Espagne un siècle affrontements violents entre les deux commu
nautés En outre le Maure mythique exalté dans les fêtes doit plus la
littérature chevaleresque aux paysans misérables qui constituaient
essentiel de la population morisque
en juger par les articles historiques publiés dans les revues des fêtes
on constate toutefois une réelle sympathie pour les Morisques eux-mêmes
dans une certaine mesure ils semblent considérés comme un élément de
identité valencienne Ici nous dit un informateur de Hond de las
Nieves était un village de Morisques Et ils parlaient valencien Cette
dernière affirmation reste pour le moins problématique vu que les
Morisques parlaient en fait un dialecte arabe et au dire des prédicateurs
chargés de les évangéliser entendaient fort mal la langue des chrétiens On
comprend néanmoins un natif de Hond dans le contexte de antago
nisme avec Aspe puisse les intégrer son camp linguistique Des raisons
semblables ne jouent-elles pas un niveau plus général Nous risquerons
une hypothèse les Maures et les Valenciens ont en commun être des vain
cus des perdants de histoire Ces derniers en effet ont pu conserver
autonomie de leur royaume et dans les affrontements qui ont marqué les
trois derniers siècles de histoire espagnole ils ont systématiquement choisi
dans leur grande majorité le mauvais camp celui des Habsbourg dans la
guerre de succession celui des carlistes au 19e siècle celui de la République
enfin pendant la guerre civile de 1936-1939 Une telle persévérance dans
échec est assez remarquable pour ait pu se développer le sentiment
une différence régionale par rapport un pouvoir central castillan dif
férence qui se superpose celle des Maures En 1939 le pays valencien fut la
dernière poche de résistance aux troupes franquistes Coupés au nord de la
frontière fran aise les derniers rescapés républicains enfuirent par la mer
et leurs bateaux les conduisirent souvent vers le Maghreb Ne retrouvaient-
ils pas dans leur exil le chemin des Morisques37
défaut de pouvoir être établie de fa on plus ferme cette hypothèse est
du moins en harmonie avec le fil général de notre analyse Il est clair
aujourdhui les fêtes de Maures et Chrétiens du pays valencien ne
sont plus si elles ont jamais été occasion de la réaffirmation une
identité nationale et religieuse Les ethnologues qui le prétendent encore
semblent être contentés de lire et interpréter les textes des ambassades

36 Sur histoire des Morisques Henry Charles LEA Los Moriscos espa oles Su conversion
expulsion 1901) Alicante Instituto de cultura Juan Gil-Albert rééd 1990 Rodrigo de
ZAYAS Les Morisques et le racisme tat Paris La Différence 1992
37 La revue Canelobre Alicante Institut Juan Gil-Albert consacré un de ses numéros aux
nombreux natifs de la province réfugiés en Algérie en 1939

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LE CULTE DE LA VIERGE

souvent en effet très violents38 Il suffit aller sur le terrain pour se


convaincre que les autres rituels leur apportent un total démenti et que les
enjeux sont ailleurs Des enjeux il en mais notre parcours montre ils
touchent aux identités locale régionale linguistique et leur possible dys
harmonie Ils appartiennent au présent ou un passé proche Lors même
on leur cherche des justifications dans la profondeur du temps est le
plus souvent histoire des relations entre chrétiens qui se fait jour Et est
bien elle en effet jointe aux exigences du présent qui inscrit dans les
objets et les rituels La Mahoma de Biar la Vierge de Hond sont la cris
tallisation en des figures hautement symboliques une pensée de la fron
tière qui continue de vivre et de rencontrer le présent évidence autant
que opacité des manipulations rituelles dont elles sont objet si elles sont
bien un héritage du passé appellent en même temps sa constante
reconstruction
Marlene ALBERT-LLORCA et Jean-Pierre ALBERT
Centre anthropologie des sociétés rurales Toulouse

38 Tel est le cas de MEZ GARCIA et Antoni ARINO loc cit. notes et 29 Une version
plus anthropologique présente chez ce dernier auteur consiste voir dans les fêtes de
Maures et Chrétiens un rituel expulsion du mal ou de la mauvaise saison

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