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Attaque de l'arabette des dames par P.

syringae
Crédit photo : Léonie Lajeunesse
Sciences et technologies

LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES :


MISE EN PLACE D’UN ENVIRONNEMENT
OPTIMAL POUR RAVAGER NOS CULTURES
Gaële Lajeunesse Isabelle Laforest-Lapointe
Étudiante au Ph. D en biologie Professeure adjointe
Département de biologie Département de biologie
Université de Sherbrooke Université de Sherbrooke

L
a population mondiale a triplé depuis 1950, atteignant huit milliards de personnes à la fin de l’année 2022
et dépassant possiblement dix milliards en 2060 (Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du
climat [GIEC], 2021). Cette explosion démographique s’accompagne d’une pression énorme sur la production
alimentaire, qui dépend essentiellement de la productivité du secteur agricole. Bien que plusieurs facteurs
complexes influencent la distribution des ressources alimentaires, il est clair qu’une agriculture plus durable
est nécessaire pour répondre aux besoins à long terme de la population humaine. Cette transition agricole devra
également permettre de s’affranchir, dans la mesure du possible, de certains outils chimiques présentement utilisés
(ex. : antibiotiques, pesticides) qui ont des conséquences nocives sur l’environnement et sur les populations humaines
(Dodds et Rathjen, 2010 ; Boyd et al., 2013). Une révolution s’amorce alors que la production agricole se tourne vers
une lutte intégrée contre les ennemis des cultures. En outre, les phytopathogènes (c’est-à-dire les microorganismes
qui causent des maladies aux plantes) ont des conséquences majeures sur la production agricole, car ils peuvent
entraîner une diminution du rendement de plantations, un déclassement des produits dû à des changements dans
leurs propriétés organoleptiques ou encore la perte totale de récoltes (Boyd et al., 2013). Les phytopathogènes sont
d’autant plus ravageurs en conditions de monocultures (Stukenbrock et McDonald, 2008), une technique qui demeure
la norme en agriculture moderne en raison de sa rentabilité.

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La production en serre par le besoin en temps et en énergie afin d’avoir des
plantes à la fois résistantes et ayant les traits désirés
au Québec pour la commercialisation ; le statut illégal des plantes

A
transgéniques dans de nombreux pays et leur perte
d’efficacité à long terme en raison de l’adaptation
u Québec, la production de tomates a subi
des phytopathogènes ; les effets néfastes des outils
une révolution dans les 20 dernières années,
chimiques sur les écosystèmes et sur la santé humaine ;
avec l’accélération de la production en serre,
ainsi que la lenteur des démonstrations de l’efficacité
qui dépasse désormais approximativement
des produits de biocontrôle en agriculture (Sharma
19 000 tonnes par année sur environ
et al., 2022). De plus, l’émergence de nouveaux
69 hectares, dont environ 20 sont occupés par une régie
phytopathogènes étant inévitable, il est primordial de
biologique (Ministère de l'Agriculture, des Pêcheries
trouver des solutions durables pour réimaginer nos
et de l'Alimentation, 2018). De plus, le gouvernement
systèmes de cultures et de protection des plantes
du Québec a mis en place, en 2020, une stratégie
agricoles (Stukenbrock et McDonald, 2008).
d’augmentation des productions en serre afin de
promouvoir l’autonomie alimentaire provinciale. L’objectif
principal de cette stratégie est de doubler la superficie Pseudomonas syringae :
des cultures en serre d’ici 2025 (Gouvernement du
Québec, 2023). Dans le contexte des changements agent causal de la
climatiques, une augmentation de la température estivale
moucheture bactérienne

L
accompagnée d’une hausse de l’humidité ambiante
pourrait créer des conditions favorables à l’exacerbation
des conséquences des phytopathogènes, notamment ’agent causal de la moucheture bactérienne,
en agriculture. La gestion des phytopathogènes est donc P. syringae, est un phytopathogène d’importance
une priorité afin d’atteindre les objectifs de croissance au Québec, notamment pour la production
tout en s’insérant dans le mouvement mondial de tomates. La moucheture bactérienne de
d’agriculture durable. la tomate est caractérisée par la présence
d’une multitude de taches noires et jaunes, tant sur
les feuilles que sur les fruits, et entraîne également
Phytopathogènes le dessèchement des parties aériennes de la plante
(Figure 1a). La lutte contre P. syringae est très difficile
et cultures

L
et nécessite la rotation des cultures, l’utilisation de
semences certifiées ou traitées, ou encore l’utilisation de
es techniques actuellement utilisées pour cuivre en combinaison avec des bactéricides. Cependant,
combattre les phytopathogènes en agriculture cette dernière solution a des conséquences majeures
sont, entre autres, l’utilisation de plantes pour l’environnement et la santé des populations
résistantes à différents pathogènes, soit humaines. Il est donc important de développer de
de façon naturelle ou par construction nouvelles stratégies pour limiter les conséquences
transgénique ; les substances chimiques de contrôle ; des phytopathogènes grâce à des solutions de rechange
et les alternatives biologiques (Sharma et al., 2022). durables. Ce processus de découverte dépend d’abord
L’emploi de ces stratégies d’atténuation est limité d’expériences de recherche fondamentale. Ces

Figure 1. Phénotype d’infection du phytopathogène P. syringae. a. Feuille de tomate présentant des signes de moucheture
bactérienne. On peut y voir la présence de taches brunes (signes d’infection par P. syringae). Source : MAPAQ. b. Feuille
de la plante modèle Arabidopsis thaliana infectée par P. syringae. On peut y voir la présence des lésions aqueuses (taches
plus foncées qui représentent l’accumulation d’eau au sein des tissus). Source : Lajeunesse et al., 2023.
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expériences en milieu contrôlé permettent d’atteindre observerons une augmentation de la température
une meilleure compréhension des systèmes d’infection ambiante de 2 à 5 °C d’ici la fin du siècle (GIEC, 2021).
des phytopathogènes ainsi que des réponses de la plante On ne peut donc pas ignorer les conséquences qu’aura
y étant associées (qu’on appelle l’immunité végétale ; voir cette augmentation de la température en agriculture.
boîte 1). Afin de faciliter l’étude de P. syringae, on utilise Une étude récente a démontré qu’une température plus
une plante modèle nommée Arabidopsis thaliana. Aussi élevée augmente la sensibilité de l’arabette des dames
connue sous le nom de l’arabette des dames, cette plante (A. thaliana) au phytopathogène P. syringae (Huot et al.,
est également sensible au phytopathogène P. syringae qui 2017). Les raisons des pertes de résistance et
lui cause, au premier stade d’infection, ce qu’on nomme d’augmentation de la virulence sont multiples.
des lésions aqueuses (c.-à-d. une accumulation d’eau Par exemple, il est connu que certaines des lignes
apparente au sein des feuilles) (Figure 1b). de défenses inductibles des plantes comprennent la
détection de molécules produites par les pathogènes,
telles que les protéines effectrices, ainsi que la
biosynthèse d’une phytohormone importante pour la
ENCADRÉ : défense végétale, l’acide salicylique. Un environnement
L’IMMUNITÉ VÉGÉTALE EN BREF contrôlé de production en serre pourrait permettre
de limiter l’effet de la hausse de température due aux
Contrairement aux humains, pour qui l’immunité est
changements climatiques et de mitiger les conséquences
assignée à un groupe spécifique de cellules, toutes
des phytopathogènes sur nos cultures. Il est cependant
les cellules des plantes possèdent une part d’immunité,
important de mentionner que si le contrôle de la
les rendant capables de se défendre d’elles-mêmes
température des serres passe par l’utilisation d’énergie
contre des attaques. En bref, les plantes possèdent deux
additionnelle (ex. : énergies fossiles), cela pourrait
niveaux de défense contre les différents types d’attaques,
contribuer en soi à la boucle d’accélération des
il s’agit de barrières constitutives (toujours présentes) ou
changements climatiques.
inductibles (s’activant à la détection d’un phytopathogène).
La première des défenses constitutives est la barrière
physique (par exemple, la couche de cire recouvrant les Les conséquences
feuilles de certaines plantes), qui a pour rôle d’empêcher
de la lumière

U
les pathogènes d’entrer. Cependant, le niveau de défense
le plus étudié en recherche fondamentale est celui
des défenses inductibles. L’une des étapes d’activation n autre facteur abiotique d’importance dans
des défenses inductibles est la reconnaissance des la lutte contre P. syringae est la lumière.
phytopathogènes par de nombreux récepteurs. Lorsqu’un En effet, il a récemment été démontré qu’un
envahisseur microbien est reconnu par la plante, celle-ci court traitement à la lumière constante
sera en mesure d’activer ses moyens de défense contre (48 h de lumière artificielle ininterrompue)
ce type de microorganisme en particulier. En retour, permet le rétablissement de l’arabette des dames
les pathogènes ont évolué pour échapper à cette infectée par ce phytopathogène (Lajeunesse et al., 2023).
reconnaissance par les plantes et donc causer tout Pour infecter efficacement les plantes, P. syringae se
de même la maladie (Dodds et Rathjen, 2010). sert des stomates, qui sont des ouvertures à la surface
des feuilles permettant, entre autres, la transpiration
des plantes. Le pathogène se sert de ces ouvertures
naturelles pour entrer à l’intérieur des tissus des
Les conséquences feuilles, puis les referme derrière lui afin de bloquer
le phénomène de transpiration et donc d’empêcher
de la température

L
l’eau de sortir des feuilles. Cette accumulation d’eau au
sein des feuilles est visible à l’œil nu et crée des lésions
e concept du triangle de la maladie, bien aqueuses (Figure 1b). Il s’agit d’un environnement idéal
connu en phytopathologie, souligne que à la croissance de P. syringae. Un fait important à noter
les interactions plantes-pathogènes sont est que ces lésions aqueuses se créent plus facilement
grandement dépendantes de trois facteurs : lorsque l’humidité relative est élevée. De ce fait, la
les conditions environnementales, la hausse prévue de l’humidité relative atmosphérique
sensibilité de l’hôte et la virulence du phytopathogène. pourrait exacerber l’infection de ce phytopathogène
Jusqu’à récemment, les résultats scientifiques n’arrivaient et, parallèlement, avoir des conséquences négatives sur
pas à un consensus quant à l’effet de certains facteurs nos cultures, comme celle de la tomate. Heureusement,
environnementaux, dont la température, sur les on peut manipuler la lumière à notre avantage ! En effet,
interactions plantes-phytopathogènes. En outre, les la lumière constante empêche la fermeture des stomates
prévisions du Groupe intergouvernemental d'experts par le pathogène après sa pénétration dans les tissus.
sur l’évolution du climat (GIEC) suggèrent que nous Cela inhibe la formation des lésions aqueuses dont il a

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athog
tant besoin pour créer la maladie (Lajeunesse et al., 2023).
Dans un contexte de croissance de cultures en serre, il
serait possible d’allumer les lumières pendant quelques
jours pour aider les agricultrices et agriculteurs à se
débarrasser de certaines infections comme celle de
P. syringae. Il faut cependant mentionner qu’il pourrait
y avoir d’éventuels inconvénients à un tel traitement
(ex. : effets physiologiques, coûts financier et environ-
nemental). Plus d’études sur ce sujet sont donc
nécessaires.
Huot, B., Castroverde, C. D. M., Velásquez, A. C., Hubbard, E.,
Pulman, J. A., Yao, J., Childs, K. L., Tsuda, K., Montgomery,
B. L. et He, S. Y. (2017). Dual impact of elevated temperature
on plant defence and bacterial virulence in Arabidopsis. Nature
Communications, 8(1), Article 1. https://doi.org/10.1038/s41467-
017-01674-2

Laboratoire d’expertise et de diagnostic en phytoprotection -


MAPAQ. (s. d.). IRIIS phytoprotection. IRIIS phytoprotection.
Repéré le 23 février 2023 à https://www.iriisphytoprotection.qc.ca/

Lajeunesse, G., Roussin-Léveillée, C., Boutin, S., Fortin, É.,


Laforest-Lapointe, I., et Moffett, P. (2023). Light prevents
pathogen-induced aqueous microenvironments via potentiation
of salicylic acid signaling. Nature Communications, 14(1), 713.
Perspectives

A
https://doi.org/10.1038/s41467-023-36382-7

Ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation


lors que l’adaptation aux changements (2018). Portrait-diagnostic sectoriel des légumes de serre au Québec.
climatiques est au cœur des priorités de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. ISBN : 978-2-550-
80571-7
recherche tant à l’échelle locale (initiatives
municipales) qu’à l’échelle mondiale Sharma, A., Abrahamian, P., Carvalho, R., Choudhary, M., Paret,
(grandes réflexions intergouvernementales), M. L., Vallad, G. E. et Jones, J. B. (2022). Future of Bacterial
Disease Management in Crop Production. Annual Review of
il est primordial de souligner l’importance de la
Phytopathology, 60, p. 259‑282. https://doi.org/10.1146/annurev-
recherche fondamentale dans l’atteinte de notre objectif phyto-021621-121806
de production agricole durable. Plusieurs recherches
Stukenbrock, E. H. et McDonald, B. A. (2008). The origins
récentes ont souligné l’effet potentiel de l’augmentation
of plant pathogens in agro-ecosystems. Annual Review of
de la température et de l’humidité ambiante sur la Phytopathology, 46(1), p. 75‑100. https://doi.org/10.1146/annurev.
virulence des phytopathogènes. Le développement phyto.010708.154114
d’autres méthodes pour renforcer la lutte intégrée contre
les ennemis des cultures est capital afin de limiter les
effets néfastes des agents chimiques sur l’environnement
et la santé des populations. Dans cette optique, notre
article a souligné le contrôle de la température, de
l’humidité et de la lumière comme des voies importantes
pour soutenir les productions agricoles. De futures
études appliquées sur l’établissement des coûts et
des bénéfices pour la production des tomates en serre
au Québec permettront de confirmer l’utilité de ces
mesures.

RÉFÉRENCES
Boyd, L. A., Ridout, C., O’Sullivan, D. M., Leach, J. E. et Leung, H.
(2013). Plant-pathogen interactions : Disease resistance in modern
agriculture. Trends in Genetics, 29(4), 233‑240. https://doi.org/
10.1016/j.tig.2012.10.011

Dodds, P. N. et Rathjen, J. P. (2010). Plant immunity : Towards


Crédit photo : 文韬 杨
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Genetics, 11(8), Article 8. https://doi.org/10.1038/nrg2812

GIEC (2021). Climate Change 2021 : The physical science basis.


Contribution of working group I to the sixth assessment report
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University Press, Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA,
391 pp. https://doi.org/doi:10.1017/9781009157896

Gouvernement du Québec (2023). Projet d’agriculture de


proximité en serre pour l’autonomie alimentaire du Québec.
Repéré à https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/
projet-dagriculture-de-proximite-en-serre-pour-lautonomie-
alimentaire-du-quebec-plus-de-14-m-octroyes-a-la-ferme-petit-
brule-pour-la-construction-de-la-premiere-serre-en-verre-100-
fabriquee-au-quebec-45238

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