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Économie rurale

Agricultures, alimentations, territoires


297-298 | janvier-avril 2007
Le paysage

L’agriculture comparée, une discipline de


synthèse ?
Comparative Agriculture: a New Interdisciplinary Field?

Hubert Cochet, Sophie Devienne et Marc Dufumier

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/economierurale/2043
DOI : 10.4000/economierurale.2043
ISSN : 2105-2581

Éditeur
Société Française d'Économie Rurale (SFER)

Édition imprimée
Date de publication : 6 mai 2007
Pagination : 99-112
ISSN : 0013-0559

Référence électronique
Hubert Cochet, Sophie Devienne et Marc Dufumier, « L’agriculture comparée, une discipline de
synthèse ? », Économie rurale [En ligne], 297-298 | janvier-avril 2007, mis en ligne le 01 mars 2009,
consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/2043 ; DOI : 10.4000/
economierurale.2043

© Tous droits réservés


ÉTAT DE L’ART

L’Agriculture comparée
Une discipline de synthèse ?
Hubert COCHET • Sophie DEVIENNE • Marc DUFUMIER
Enseignants-chercheurs à AgroParisTech1
UFR Agriculture comparée et développement agricole, Paris

À partir des prémices posées par René Dumont,


l’agriculture comparée est d’abord née comme une façon de voir
et de comprendre l’agriculture.
Depuis elle s’est peu à peu érigée en discipline
scientifique à part entière.
Le lecteur est invité à comprendre cette évolution.

Aux origines de l’agriculture pointer du doigt les formidables écarts en


comparée matière de productivité du travail et à s’in-
quiéter des conséquences dramatiques de
C’est indéniablement René Dumont qui a
ces inégalités à l’échelle mondiale
donné toute sa dimension à cette approche
(Dumont, 1952, 1954).
globale et pluridisciplinaire de l’agriculture,
en soulignant l’importance de l’étude des « Agronome de la faim », René Dumont
conditions économiques, sociales et poli- fut aussi particulièrement soucieux d’ac-
tiques pour comprendre et interpréter les croître la production alimentaire des pays les
multiples formes et voies de développe- plus touchés par la malnutrition. Mais il
ment de l’agriculture (Dufumier, 2002). s’est très vite rendu compte que « le progrès
La comparaison des systèmes agricoles technique en agriculture ne peut se raison-
des différentes parties du monde apporte ner de manière exogène » (Kroll, 1992)2, et
une dimension nouvelle à l’agronomie prise qu’il était indispensable de prendre en
au sens large. Élargissant encore considé- compte les rapports sociaux de production
rablement les perspectives comparatistes dans lesquels l’agriculture s’inscrit.
entreprises par Arthur Young deux siècles À partir des années 1970, dans la lignée
auparavant, Dumont se lance dans un pano- des travaux de Dumont, Marcel Mazoyer
rama à l’échelle mondiale des différents bâtit une théorie interprétative du déve-
systèmes agricoles, en mettant systémati- loppement agricole qu’il développera dans
quement l’accent sur la comparaison des l’ouvrage « Histoire des agricultures du
productivités brutes du travail, mesurées en monde » (Mazoyer et Roudart, 1997). Ses
kilogrammes de céréale produits par jour- travaux visent à la fois à proposer un
née de travail consacrée à la culture. Véri- concept, celui de « système agraire », afin
table précurseur, Dumont est le premier à de rendre intelligible la réalité complexe
que constitue une situation agraire concrète,
1. AgroParisTech est un établissement résultant de et à élaborer un champ de savoir sur le
la fusion, au 1er janvier 2007, de l’Institut national
fonctionnement et les conditions et moda-
agronomique Paris Grignon (INA P-G), de l’École
nationale de génie rural, des eaux et forêts lités de transformation des grands types
(ENGREF) et de l’École nationale supérieure des
industries agricoles et alimentaires (ENSAIA). 2. Cf. page 10.

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d’agriculture aujourd’hui en concurrence paysage est l’expression visuelle d’un


sur un même marché mondial. « mode d’exploitation du milieu », lui-même
Dans le prolongement de ces travaux, partie prenante d’un « système agraire »
l’équipe de l’UFR « Agriculture comparée (cf. infra). Les travaux de Deffontaines
et Développement agricole » s’attache (1973) ont démontré, dans le contexte fran-
désormais à la fois à développer le champ çais, à quel point l’analyse du paysage peut
de ce savoir en étendant ses recherches s’avérer fructueuse pour l’étude de l’agri-
à de nouvelles aires géographiques et culture d’une région et des systèmes de pro-
en poursuivant ses travaux sur les trans- duction. L’observation du paysage révèle
formations contemporaines des agri- des pratiques, le visuel suggère le fonc-
cultures, et à continuer la réflexion sur tionnel (Deffontaines, 1997).
les méthodes d’observation de description Décrypter un paysage consiste, à partir
« compréhensive » et d’interprétations des d’une observation détaillée et ordonnée de
situations agraires. ce dernier, à en délimiter les différentes
parties pour mieux décrire chacune d’elles,
Mobiliser les sciences sociales à déduire de ce qui s’observe des usages et
autour d’un objet commun des pratiques, à un moment donné, un cer-
tain nombre d’hypothèses sur le ou les
L’agriculture comparée a surtout été modes d’exploitation de chacune de ces
construite et pratiquée par des agronomes. parties, ainsi que sur les relations possibles
Tout en s’appuyant sur la compréhension entres ces différents espaces exploités. Il
des phénomènes biologiques et des pro- va de soi que les observations et déduc-
cessus techniques, elle étudie tout parti- tions/hypothèses qui peuvent émerger d’une
culièrement, tant sur le plan individuel que telle lecture s’inscrivent à différentes
collectif, les conditions socio-économiques échelles d’analyse. Ce qui s’observe des
de mise en œuvre de ces processus et leurs pratiques de culture nous renvoie plutôt à
conséquences pour l’homme, la société et
l’échelle du « système de culture », tandis
l’environnement. En ce sens l’agriculture
que le ou les grands modes d’exploitation du
comparée est bien une discipline des
milieu, expriment leur cohérence à l’échelle
sciences sociales, qui entretient des rela-
englobante du système agraire (cf. infra).
tions étroites avec la géographie rurale,
l’histoire, l’économie (mais aussi l’an- Bien que l’artificialisation croissante des
thropologie, l’ethnologie, la sociologie...). milieux permise par la révolution agricole
contemporaine ainsi que les montants et les
1. Région, mode d’exploitation du milieu modalités de répartition des soutiens publics
et paysage : une proximité évidente à l’agriculture dans les pays développés
avec la géographie rurale laissent penser que les décisions des agri-
Quelle que soit la dimension de la région culteurs peuvent désormais s’affranchir pour
étudiée – celle-ci nous renvoie au concept de partie des conditions du milieu, l’analyse du
système agraire dont nous reparlerons – paysage et sa « lecture » détaillée restent
l’approche régionale et la réflexion sur les incontournables pour appréhender l’étude
relations pratiques/écosystème/territoire sont des systèmes de production agricole d’une
au cœur de la démarche d’agriculture com- région. En outre le retour en force de la
parée. Elles sont abordées au travers de notion de « territoire » dans les préoccupa-
l’étude du paysage, combinaison dynamique tions environnementales incite plus que
d’éléments d’ordre écologique, technique jamais l’agroéconomiste et le géographe à se
et socio-économique. retrouver autour du paysage et, au-delà,
À une échelle d’observation donnée, le autour de l’espace régional.

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2. L’approche historique au-delà de cet apport de type fondamental,


en agriculture comparée les recherches historiques sur l’agriculture
L’agriculture comparée étudie les condi- permettent aussi de porter un regard diffé-
tions et modalités du développement agri- rent sur certaines situations contemporaines
cole. C’est pourquoi la compréhension des et d’identifier les véritables points de blocage
dynamiques évolutives à long et moyen ou de crispation qui aujourd’hui entravent le
termes est au cœur de sa démarche. développement de l’agriculture (Cochet,
Une situation agraire étant toujours une 2001).
réalité en mouvement, la compréhension L’agriculture comparée étudie les pra-
de la dynamique en cours suppose de saisir tiques agricoles en relation avec le fait
les évolutions qui l’ont précédée. L’histoire social. Mais pour aller au-delà de la somme
permet de mettre en évidence la façon dont de connaissances produite par ailleurs par les
les différents changements interagissent historiens ruralistes, et pour s’attacher plus
et s’enchaînent. Cette démarche s’avère spécifiquement à notre objet d’étude, il nous
particulièrement utile pour appréhender a fallu développer notre propre méthode
les conséquences du développement agricole d’approche historique. Forgée grâce à la
en cours, identifier et hiérarchiser les pro- pratique et à un savoir-faire développé dans
blèmes ou les contradictions qu’il entraîne, des contextes historiques et géographiques
et formuler des hypothèses réalistes quant extrêmement contrastés, elle s’appuie sur le
aux perspectives d’évolution de l’écosys- travail de terrain : analyse du paysage et
tème cultivé ou des systèmes de produc- enquêtes.
tion. Il s’agit donc d’un outil précieux pour À l’aide d’entretiens approfondis avec
la conception de projets et de politiques de les agriculteurs, notamment les plus âgés
développement adaptés. Cet appel à l’his- d’entre eux, il s’agit d’identifier un ensemble
toire ne traduit pas une conception qui ferait de faits concrets, relatifs aux activités agri-
simplement de l’histoire « un outil de plus coles et d’élevage, et de réfléchir sur les
dans la trousse de l’expert en développe- liens pouvant exister entre ces différents
ment » (Couty, 1981)3. L’approche histo- éléments. Mais pour arriver à identifier ces
rique permet de positionner l’intervention du éléments, vérifiables par répétition et par
praticien dans le processus sur lequel il recoupement, encore faut-il partir du concret
essaie d’intervenir, de déterminer, par et s’appuyer, avec notre interlocuteur, sur
exemple, sur quelles forces s’appuyer ou une base matérielle clairement identifiée.
dans quelles conditions intervenir. Le paysage s’impose une nouvelle fois
Enfin, grâce aux concepts spécifiques comme point de départ de l’analyse. L’ob-
qu’elle a su développer, notamment celui de servation attentive du paysage et sa « lec-
système agraire (infra), l’agriculture com- ture » permettent de rassembler d’innom-
parée est en mesure d’apporter un éclairage brables éléments visuels et factuels sur les
novateur sur certaines évolutions anciennes pratiques et de formuler un certain nombre
de l’agriculture, parfois interprétées en d’hypothèses interprétatives tant sur le
termes de « crise » ou de « révolution agri- « fonctionnement » de ce paysage et des
cole », et de participer ainsi, conjointement pratiques qui l’ont forgé que sur les modi-
avec d’autres disciplines telles que l’his- fications les plus récentes qu’il a subies et
toire, l’archéologie, l’ethnobotanique et la dont les traces sont encore perceptibles. Il est
technologie historique, à la création de ensuite possible d’enclencher, avec une per-
connaissances et à l’intelligence des phases- sonne âgée, une discussion portant sur l’his-
clés de l’évolution de l’agriculture. Mais toire de ce paysage. Marc Bloch lui-même
s’en remettait au paysage en écrivant :
3. Cf. page 164. « Pour interpréter les rares documents qui

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nous permettent de pénétrer cette brumeuse tats et des performances économiques de


genèse du paysage rural, pour poser cor- ce fonctionnement nous ramène en droite
rectement les problèmes, pour en avoir ligne dans le champ de l’économie.
même l’idée, une première condition a dû C’est à l’échelle d’analyse de l’exploita-
être remplie : observer, analyser le pay- tion agricole, au sein de laquelle est mis en
sage d’aujourd’hui (…) ici, comme ailleurs, œuvre le système de production, que nous
c’est le changement que l’historien veut effectuons la mesure de l’efficacité écono-
saisir » (Bloch, 1949)4. mique des processus de production. Pour
Il va de soi que cet exercice de recueil des mesurer les performances économiques des
pratiques agricoles et/ou pastorales des agri- exploitations agricoles, évaluer l’efficacité
culteurs grâce à des entretiens avec les per- du travail des agriculteurs à ce niveau et
sonnes âgées n’est pas sans risques. Pour comparer ces résultats d’un groupe d’ex-
tirer parti de ces « sources orales », il faut ploitations à un autre et d’une région à
prendre soin de les resituer dans leur l’autre, deux grandeurs économiques sont
contexte, en fonction de ce qui a été vécu et particulièrement intéressantes à étudier : la
aux circonstances de ce souvenir, et sur- valeur ajoutée (VA) qui exprime la création
tout en fonction de la position sociale qu’oc- de richesse résultant du fonctionnement du
cupait à l’époque (ou occupe aujourd’hui) système (productions autoconsommées com-
l’interlocuteur (Dupré, 1991). prises) et le revenu agricole (RA) résultant
Ces entretiens historiques, aussi riches de la répartition de cette valeur ajoutée.
qu’ils soient, ne permettent cependant pas de Le calcul des performances économiques
rassembler davantage qu’une série de don- d’un système de production agricole permet
nées, un ensemble d’éléments localisés dans à la fois d’en éclairer le fonctionnement,
le temps et dans l’espace. Mais comment de comprendre pourquoi dans une même
faire de ces éléments des faits historique- région les agriculteurs pratiquent des sys-
ment significatifs ? Quid de l’enchaînement tèmes de production différents et à poser des
de ces faits, que dire de leurs relations fonc- hypothèses quant aux perspectives d’évo-
tionnelles et systémiques ? Comment iden- lution des exploitations (Devienne et
tifier et rajouter les éléments manquants du Wybrecht, 2002). Ce calcul s’effectue donc
puzzle pour reconstruire ainsi un système nécessairement à partir du fonctionnement
agraire ? On mesure ainsi qu’il ne saurait y technique du système : cette interface entre
avoir d’enquêtes pertinentes, pas plus que de le « technique » et « l’économique »,
lecture compréhensive du paysage, sans domaine de compétence de l’agroécono-
hypothèses, et pas davantage d’hypothèses miste, domine notre approche économique
sans concepts clairs (cf. infra). et constitue l’originalité de cette approche
des systèmes de production.
3. Une économie des processus Cette démarche repose sur le principe
de production agricole selon lequel, où qu’ils se trouvent dans le
Quelles que soient la période historique et la monde, les agriculteurs « ont de bonnes rai-
région étudiée par l’agriculture comparée, le sons de faire ce qu’ils font », et consiste
« processus de production » et son évolution donc à s’efforcer de rechercher ces raisons.
sont au centre de l’analyse. Si ce processus Si les agriculteurs sont des êtres rationnels
est abordé à l’aide du concept de « système et prennent généralement des décisions
de production » (infra) et que le fonction- conformes à leur intérêt, dans la limite des
nement technique de ces systèmes doit être moyens (matériels, humains, cognitifs) aux-
reconstitué avec soin, l’évaluation des résul- quels ils ont accès, rien n’indique en
revanche que tous aient les mêmes intérêts,
4. Cf. page 15. ni que la maximisation de leur production ou

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de leur revenu aie leur préférence (Dufu- clairs et sur la base d’un échantillonnage rai-
mier, 1985). Par ailleurs, l’agriculteur prend sonné, le calcul économique peut se révéler
des décisions rationnelles non seulement d’une grande efficacité pour expliquer la
en fonction du panel de facteurs de pro- diversité des situations et des trajectoires
duction régulés par le marché et auquel il a et pour mettre en évidence les réels coûts
accès, mais aussi en fonction des condi- d’opportunité attribués par les producteurs
tions, règles et institutions « historiques » aux moyens de production auxquels ils ont
d’accès à ces facteurs et dans l’optique accès et à leur force de travail, ainsi que les
d’une « optimisation plurielle » (quantité, avantages - ou désavantages - comparatifs
régularité, qualité de l’autoconsommation, réels dont ils peuvent disposer dans le jeu de
sécurité de la production et du revenu, la concurrence internationale.
accroissement du revenu monétaire, main- La mondialisation croissante des échanges
tien de la fertilité à long terme…), bref une et la mise en concurrence de plus en plus
rationalité « située » dans un contexte his- immédiate des agriculteurs situés dans des
torique, social et cognitif donné (Cochet, conditions de productivité extraordinaire-
2005). ment inégales, rend plus nécessaire que
L’importance accordée à l’historicité des jamais l’approche comparée, à l’échelle
processus d’accumulation et de différen- mondiale, des productivités et des revenus6,
ciation et aux rapports sociaux, l’accent mis car sur le long terme ce sont bien les condi-
sur le travail de terrain et la collecte des tions de l’offre qui déterminent l’évolution
données, la construction théorique progres- des « prix relatifs ». Ainsi, et bien que l’agri-
sive à partir de la multiplication des études culture comparée s’appuie tout particuliè-
de cas en maintenant une distance par rap- rement sur un concept – le système agraire
port aux théories globalisantes, la préfé- (infra) – dont l’assise territoriale se définit
rence holistique et la démarche systémique plutôt à l’échelle régionale, il est indispen-
ainsi que l’ouverture aux autres sciences sable de raisonner dans l’espace internatio-
sociales contribuent à situer clairement notre nal beaucoup plus vaste des marchés, afin de
démarche économique en agriculture com- tenter de cerner la logique d’évolution des
parée dans la nébuleuse des approches dites systèmes agraires régionaux (Kroll, op. cit.).
« hétérodoxes », sans doute au voisinage des
approches institutionnalistes « classiques »5.
Pour autant, si l’on considère que les pro-
Développement agricole
cessus et institutions historiquement déve-
et agriculture comparée :
loppées pèsent très lourd sur les choix opé-
une tentative de définition
rés par nombre d’agriculteurs de par le L’agriculture comparée est d’abord née
monde, justifiant ainsi une certaine méfiance comme une approche de l’agriculture, une
par rapport aux chiffres et au « tout-écono- pratique inscrite dans la durée, une « façon »
mique », cette position ne conduit pas à un de voir et de comprendre, avant de constituer
rejet de toute forme de quantification, bien une discipline scientifique. Elle s’est peu à
au contraire. Pour peu que la collecte des peu construite sur la base de cette pratique
données soit menée au cours d’un minu- et s’est dotée de concepts originaux et adap-
tieux travail de terrain, réalisée par le cher-
cheur lui-même, guidée par des concepts 6. Sur ce point, les comparaisons minutieuses de la
productivité brute exprimée en kilos de céréales
par jour de travail, retranscrites par René Dumont
5. Une telle « proximité » a déjà été suggérée à pro- dans Économie Agricole dans le monde (1954, op.
pos de l’ « Économie rurale africaniste française » cit.) n’ont guère vieillies, si ce n’est les écarts de
par Colin et Losch (1992). Voir également productivité, qui se sont considérablement creusés
Colin (1990). depuis cette époque...

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tés à son objet. Son objet et ses concepts, tels s’opèrent selon des trajectoires de transfor-
sont les points analysés dans cette partie. mation économique et sociale et à ne pas ana-
lyser ces changements sous leur seul aspect
1. Le développement agricole, objet de progressif, car l’enjeu est bien de déceler le
l’agriculture comparée caractère incomplet, négatif ou même contra-
Le terme de « développement agricole » dictoire des transformations en cours, et ce
recouvre plusieurs acceptions. La plus fré- aussi bien sur le plan technique, socio-éco-
quemment usitée a dans un premier temps nomique ou environnemental. Ainsi l’étude
considéré le développement agricole comme approfondie de ce processus de développe-
un processus de modernisation de l’agri- ment dans toutes ses composantes et sous
culture reposant essentiellement sur l’in- tous ses aspects permet-elle de porter un
troduction et la diffusion, par des « agents de regard critique et d’esquisser de nouvelles
développement », de matériel biologique propositions adaptées.
et de moyens de production issus de la
recherche et de l’industrie. Et dans son sens 2. L’agriculture comparée,
le plus restreint, le développement agricole tentative de définition
en est venu à désigner uniquement les opé- Comparer pour pouvoir « apprécier les possi-
rations de vulgarisation agricole et le « sec- bilités d’évolution d’une agriculture », l’orien-
teur du développement », les catégories ter, l’améliorer, tel était pour René Dumont
socioprofessionnelles « en charge » du déve- l’objectif premier de l’agriculture comparée et
loppement : agronomes, techniciens, vul- sa raison d’être (Dumont, 1952). Aujourd’hui
garisateurs... comme hier, il s’agit bien de « comprendre les
Pour l’agriculture comparée le concept réalités agraires pour infléchir le développe-
de « développement agricole » ne se réduit ment agricole » afin de « concevoir les nou-
pas à la croissance agricole, impulsée par les velles conditions agro-écologiques et socio-
services de recherche et de vulgarisation, économiques à créer pour que les différents
mais recouvre un ensemble de processus types d’exploitants aient les moyens de mettre
(techniques, économiques, sociaux, envi- en œuvre les systèmes de production les plus
ronnementaux) de transformation de l’agri- conformes à l’intérêt général et qu’ils en aient
culture inscrits dans la durée, et dont les eux-mêmes l’intérêt. » (Dufumier, 1996a)8.
éléments, causes et mécanismes peuvent Et comme le rappelait Mazoyer (1989) :
être à la fois endogènes et le fruit de diffé- « L’agriculture comparée s’applique à décou-
rents apports, enrichissements ou innova- vrir les conditions d’un développement adapté
tions exogènes. Il peut ainsi se définir à chaque situation et viable, c’est-à-dire repro-
« comme un changement progressif du pro- ductible ».
cessus de production agricole allant dans le Mais « comment rendre intelligible la
sens d’une amélioration du milieu cultivé, diversité des formes concrètes que revêt
des outils, des matériels biologiques (plantes aujourd’hui l’agriculture à travers le monde,
cultivées et animaux domestiques), des condi- et en tirer des leçons d’ordre général, sans
tions du travail agricole et de la satisfaction pour autant aboutir à des généralisations
des besoins sociaux » (Mazoyer, 1987)7. abusives ou à des modélisations trop sim-
Notre démarche consiste donc à prendre en plificatrices ? » (Dufumier, 2002)9. C’est
compte l’ensemble des forces qui concourent dans cette optique que depuis une trentaine
à ces changements, qu’elles relèvent de l’ini- d’années, l’agriculture comparée a construit
tiative paysanne ou de projets ou politiques ses propres concepts et développements
publics, à considérer que ces changements
8. Cf. page 927.
7. Cf. page 15. 9. Cf. page 62.

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théoriques, portant sur l’évolution historique et géographiques, afin de contribuer à éclai-


et la différenciation géographique des sys- rer, orienter ou favoriser, dans une situation
tèmes agraires, élargissant ainsi son champ précise, le développement agricole dans un
d’action au-delà de ce que serait une sens plus conforme à l’intérêt général.
recherche « finalisée » pour le développe-
ment, c’est-à-dire à la recherche « cogni-
tive ». Ainsi l’agriculture comparée « vise à
Le système agraire
rendre intelligible les processus historiques
Concept intégrateur
à travers lesquels les divers systèmes
de l’agriculture comparée
agraires mondiaux ont été amenés à évoluer 1. Le concept de système agraire
sous la double dépendance des conditions C’est dans les années soixante-dix et quatre-
écologiques et des transformations socio- vingt que l’utilisation du concept de système
économiques. Elle présente et développe le agraire a été développée, en France surtout,
cadre de référence théorique permettant de plusieurs agrogéographes ou agroécono-
resituer chacune des réalités ou situations mistes proposant alors leur propre définition
agraires particulières dans leurs perspectives (Mazoyer, 1975 ; Deffontaines et Osty,
historiques, en relation et en comparaison 1977 ; Vissac, 1979)11.
avec le mouvement plus général de diffé- Ce type d’approche fut notamment déve-
renciation des systèmes agraires dans le loppé à l’Institut national de la recherche
monde » (Dufumier, 1996b)10. agronomique, département Systèmes
L’agriculture comparée est donc la agraires et développement (Inra-Sad) et
science des transformations et des adapta- appliqué à des espaces géographiques aussi
tions des processus de développement agri- différents que les Vosges ou le Népal (Inra,
cole ; elle cherche ce qui rassemble ou dif- 1977, 1986). Alors que la recherche sys-
férencie, ce qui est fondamental ou tème était alors en vogue, et encouragée
secondaire dans l’organisation des agricul- notamment dans le cadre de l’Association
tures. Elle place au centre de son analyse les for Farming Systems Research and Exten-
différences par lesquelles se distinguent les sion (AFSR/E), la plupart des travaux met-
différentes agricultures du monde, dans leur taient plutôt en avant l’exploitation agri-
diversité géographique et historique. Et si cole comme niveau privilégié de l’analyse
elle recourt à la démarche comparative, systémique. Les démarches de Farming
c’est pour parvenir à la fois : System Research (FSR), bien que conduites
1. à déterminer, interpréter et expliquer ces dif- à l’échelle de l’unité territoriale, procèdent
férences en resituant chaque situation parti- en effet le plus souvent d’une analyse sys-
culière dans le cadre plus général des évolu- témique des exploitations agricoles, sans
tions différentielles de l’agriculture à l’échelle considérer « l’environnement des exploita-
mondiale, tions » comme lui-même systémique, et
2. à mettre en évidence des continuités et/ou n’intègrent que fort peu, ou pas assez, les
ruptures, des parentés, des séries évolutives, aspects relatifs aux évolutions historiques et
une ou plusieurs dynamique(s) d’ensemble, aux rapports sociaux. Elles sont en revanche
3. à retenir dans cet héritage agraire de l’hu- très « finalisées » par des objectifs de déve-
manité, les modalités (pratiques et savoir- loppement12.
faire, les outils, mécaniques et machines,
les idées, le matériel végétal et animal...) et 11. Les géographes furent les premiers à parler de
les conditions de transformation de l’agri- « système agraire », notamment Cholley, dès 1946.
12. Sur l’analyse comparée de l’émergence et du
culture dans différents contextes historiques
développement de ces deux « familles » d’approche,
FSR et recherche système en agriculture, voir l’ana-
10. Cf. page 303. lyse de Pillot (1987, 1992).

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M. Mazoyer s’est particulièrement attaché contemporaine s’est en effet notamment


dès le début des années 1970 à définir le manifestée par l’externalisation d’une mul-
concept de système agraire, en lui donnant titude de tâches que réalisaient auparavant
une dimension moins « structuraliste » et les agriculteurs eux-mêmes : autofourniture
plus dynamique que celles qui étaient déve- de moyens de production, première trans-
loppées par ailleurs : « Un mode d’exploi- formation à la ferme, transport et commer-
tation du milieu, historiquement constitué et cialisation des produits… Cette spécialisa-
durable, adapté aux conditions bioclima- tion dans la production stricto sensu et le
tiques d’un espace donné, et répondant aux rejet des autres activités dans la sphère
conditions et aux besoins sociaux du industrielle a pu conduire à une diminution
moment » (Mazoyer, 1987)13. Permettant de notable de la pluriactivité des agriculteurs.
rendre compte de l’évolution historique et de Cette nouvelle division du travail et nou-
la différenciation géographique des formes velles filières qui ont émergé sont néan-
d’agriculture dans le monde, de suivre et de moins « constitutives » des systèmes agraires
caractériser les grands changements affec- issus de cette révolution agricole et partici-
tant les processus de production, ce concept pent de leur caractérisation. La recherche
global comprenait comme variables essen- récente de filières dites « de proximité », le
tielles : « Le milieu cultivé et ses transfor- développement d’ateliers de transformation
mations historiquement acquises, les ins- visant à créer davantage de valeur ajoutée
truments de production et la force de travail localement ou le renforcement de celles
qui les met en œuvre, le mode « d’artificia- ayant pu jouer un rôle certain dans la struc-
lisation » du milieu qui en résulte, la division turation des territoires (notamment certaines
sociale du travail entre agriculteurs, arti- AOC en France), témoignent d’un retour
sanat et industrie et par conséquent le sur- de certaines activités vers le rural14.
plus agricole et sa répartition, les rapports Nous dirions donc aujourd’hui que « le
d’échange, les rapports de propriété et les concept de système agraire, englobe à la
rapports de force, enfin, l’ensemble des fois le mode d’exploitation et de reproduction
idées et des institutions qui permettent d’as- d’un ou plusieurs écosystèmes et donc le
surer la reproduction sociale... » (ibid.). bagage technique correspondant (outillage,
Aujourd’hui le retour en force du connaissances, savoir-faire), les rapports
« local », du « paysage », du « territoire » sociaux de production et d’échange qui ont
dans les approches environnementales, la contribué à sa mise en place et à son déve-
nécessité de plus en plus ressentie d’une loppement, les modalités de la division
compréhension globale des problèmes et sociale du travail et de répartition de la
du caractère indissociable du « technique » valeur ajoutée, les mécanismes de différen-
et du « social » imposent à nouveau de por- ciation entre les unités de production élé-
ter une attention particulière à l’échelle mentaires, ainsi que les conditions écono-
d’analyse régionale et d’appréhender le miques et sociales d’ensemble, en particulier
« tout » pour en comprendre les parties. le système de prix relatifs, qui fixent les
Par ailleurs, l’analyse en termes de filière, modalités de son intégration plus ou moins
aussi utile soit-elle, est impuissante à rendre poussée au marché mondial. » (Cochet, 2005)
compte à elle seule des dénouements pos-
sibles du « nœud » que constitue la combi-
naison des productions au niveau de l’ex- 14. Voir à ce propos le concept de « système
ploitation ou des dynamiques régionales. agroalimentaire localisé » et le colloque organisé
sur cette question en 2002 à l’initiative de l’UMR
En Europe de l’Ouest, la révolution agricole
Innovation de l’INRA, du CIRAD, du CNEARC
et des Universités de Montpellier I et Versailles-
13. Cf. page 11. St-Quentin.

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Hubert COCHET, Sophie DEVIENNE, Marc DUFUMIER

2. Échelles et limites Le concept de système agraire peut aussi


des systèmes agraires être employé pour classer et caractériser
L’utilisation du concept de système agraire l’agriculture d’ensembles géographiques
n’est pas toujours aisée. Se pose par exemple beaucoup plus vastes, comme l’ont proposé
le problème des « limites » à attribuer à un Mazoyer et Roudart (op. cit.). Ils y distin-
système agraire, et donc de la définition guent en effet les systèmes agraires fores-
plus précise de l’espace où son application tiers, les systèmes agraires hydrauliques de
serait la plus pertinente. S’agit-il du vil- la vallée du Nil, les systèmes agraires à
lage, de la « petite région agricole », de la jachère et culture attelée légère des régions
région, du pays15 ? tempérées, etc., le pluriel indiquant en fait
Le village ou la communauté rurale qu’il s’agit le plus souvent de « famille » de
constituent une échelle d’observation et systèmes agraires.
d’analyse où les relations existantes entre les Mais la question de l’identification et des
unités de production élémentaires imposent limites des systèmes agraires reste posée.
bien un mode d’exploitation particulier des Faut-il d’ailleurs absolument trancher cette
écosystèmes, marquent leur empreinte sur un question ? Rien n’empêche de jouer là aussi
paysage au point de pouvoir être « lues » l’emboîtement d’échelles et la combinai-
dans ce dernier et forment un tout cohé- son des approches pour distinguer d’une
rent, historiquement constitué, socialement part un système agraire local, qui serait per-
déterminé et durable. De nombreux tinent à l’échelle d’une petite région à pro-
exemples pourraient être cités où le concept blématique homogène, et un système agraire
de système agraire fut précisément utilisé englobant résultant de l’agrégation ou
à cette échelle (Jouve et Tallet, 1994 ; regroupement de plusieurs systèmes agraires
Pélissier et Sautter, 1964 ; Morlon, 1992). locaux eux-mêmes très largement interdé-
Mais un grand nombre de villages peu- pendants.16
vent aussi imprimer la même marque au De façon plus générale, l’accroissement
paysage, celui-ci présentant des caractéris- sans précédent des échanges marchands à
tiques communes et reflétant des règles longue distance, échanges dont la mondiali-
communes sur un espace beaucoup plus sation contemporaine n’est que le prolonge-
vaste. En outre, ce qui se joue à l’échelle du ment et l’achèvement, et le développement des
finage dépend aussi d’éléments situés en migrations, saisonnières ou pluriannuelles,
dehors de celui-ci et ne peut donc pas être de plus en plus lointaines de la force de travail
entièrement compris à ce niveau-là. C’est depuis les régions où l’agriculture est en crise,
pourquoi cette échelle d’analyse est trop rend les systèmes agraires plus ouverts que
restreinte pour permettre la compréhension jamais et fait que certaines des conditions de
globale d’une agriculture. Relèveraient alors leur reproduction sont à rechercher parfois
du même système agraire tous les villages bien loin de leur espace géographique d’ex-
et/ou communautés dont les activités impri- pression (Kroll, op. cit.).
ment une marque semblable au paysage et Une certaine « accélération » de l’his-
sont organisées autour des mêmes règles et toire dans les cinquante dernières années
institutions. Les limites géographiques du (révolution agricole contemporaine au Nord,
système agraire seraient alors déterminées intégration brutale aux échanges marchands
par l’extension territoriale de ces règles et de nombreuses sociétés agraires dans les
pratiques communes (Jouve, 1988). pays du Sud,...) a elle aussi rendu plus déli-
cate l’utilisation du concept de système
15. Le dictionnaire franco-anglais de L. de Bonne-
val témoigne du flou entretenu sur cette question 16. C’est aussi la démarche proposée par Pépin-
(1993, p. 172 et 175). Lehalleur et Sautter au Mexique (1988).

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agraire. Il est en effet plus facile d’analyser les unités de production, les exploitations
une situation relativement « stable » et de agricoles, qui constituent les mailles élé-
« construire » ainsi le système agraire, mentaires du tissu rural, le niveau d’orga-
c’est-à-dire la représentation systémique nisation du processus productif en agricul-
qui permet d’appréhender de façon globale ture, celui ou se croisent et s’entremêlent les
cette agriculture, que de se livrer au même filières de production ; mailles élémentaires
exercice lorsque les transformations s’en- entre lesquelles se nouent les relations de
chaînent à un tel rythme que les différents voisinage, les solidarités, les contradic-
éléments du système ainsi que leurs inter- tions, les conflits, les mécanismes de dif-
actions réciproques, à peine établis, connais- férenciation... Niveau d’analyse d’autant
sent de nouveaux changements. plus important que c’est souvent à ce
En fait, les systèmes agraires sont tou- niveau, par enquête auprès des agriculteurs,
jours en mouvement. Leur structure et leur que s’établit le premier « contact » du cher-
fonctionnement nécessitent, pour être appré- cheur avec le terrain.
hendés et compris, d’être capable de définir Pour autant, et bien que le concept puisse
un « état » du système à un moment donné effectivement être « appliqué » à une
de son histoire, c’est-à-dire de « l’imagi- exploitation en particulier et contribuer à la
ner » stable, le temps d’entrevoir les inter- compréhension de son fonctionnement,
actions et mécanismes fondamentaux qui le nous préférons, afin de pouvoir rendre
caractérisent, étape imprescriptible pour compte de la dynamique globale de l’agri-
percevoir et interpréter le mouvement, pour culture d’une région, l’appliquer à un
déceler les conditions de sa durabilité ou au ensemble d’exploitations qui possèdent la
contraire les causes de sa crise prochaine. même gamme de ressources (même gamme
La recherche et l’identification des crises de superficie, niveau d’équipement et taille
et des transformations agraires sont indis- de l’équipe de travail) placées dans des
sociables de la recherche sur les systèmes conditions socio-économiques comparables
agraires elle-même ; et l’analyse des et qui pratiquent une combinaison compa-
périodes de transition, laps de temps pen- rable de productions, bref un ensemble
dant lesquels se mettent en place les trans- d’exploitations pouvant être représentées
formations qui vont donner naissance à un par un même « modèle » (Cochet et
autre système agraire, lui est dialectique- Devienne, 2006).
ment liée. Enfin, et comme nous l’avons souligné
Mais l’étude, en termes de système à propos de notre approche économique au
agraire, d’une réalité aussi complexe que le niveau de l’exploitation agricole (cf. supra),
secteur agricole d’une société, nécessite il est impératif de relier les résultats éco-
aussi de recourir à des concepts dont l’ef- nomiques du système, aux impératifs de
ficacité et la pertinence se mesurent à son « fonctionnement » technique. Non
d’autres échelles d’analyse, en particulier seulement les performances économiques
celle de l’unité de production d’une part, de chaque système de production découlent
celle de la parcelle cultivée ou du trou- de son fonctionnement, mais en retour
peau, d’autre part. certains aspects de ce fonctionnement sont
éclairés par les résultats du système.
3. Système de production agricole, Cette interface entre le « technique » et
systèmes de culture et d’élevage et « l’économique » domine donc notre
emboîtement d’échelles approche du concept de système de pro-
L’échelle d’analyse du « système de pro- duction, autant qu’elle nous éloigne des
duction agricole » est elle aussi tout à fait critères habituels d’évaluation de la comp-
primordiale, tant il est vrai que ce sont bien tabilité d’entreprise.

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Très utilisé jusque dans les années 90, À l’échelle plus restreinte de la parcelle,
le concept de système de production agricole les agronomes ont défini le concept de « sys-
a été délaissé par certains agronomes ou tème de culture » pour en faire un outil effi-
économistes au profit de celui de « système cace de compréhension de ce qui se passe
d’activités ». Dans un très grand nombre « au champ » (Sébillotte, 1974). Ils ont en
de situations, et ceci n’est pas une nou- effet montré qu’au niveau de la parcelle
veauté, les stratégies familiales dépassent la cultivée les cultures pratiquées, les condi-
simple activité agricole et ne s’entendent tions dans lesquelles celles-ci sont réali-
qu’à la lumière de stratégies plus vastes : sées, la manière dont elles sont conduites,
chasse et cueillette complémentaires notam- « l’histoire » de la parcelle constituent un
ment dans les systèmes agraires forestiers, ensemble qui forme « système », ou qu’il
colportage et ramonage hivernal dans les convient d’analyser en termes de système,
Alpes du XIXe siècle, travail à façon pour les tout comme le fonctionnement d’un trou-
industries voisines, activités artisanales de peau d’animaux domestiques. À l'excep-
complément, migrations saisonnières natio- tion des systèmes de production, au demeu-
nales ou internationales... Bref, les logiques rant assez rares, ne comportant qu’un
qui animent les systèmes de production agri- système de culture ou qu’un système d’éle-
coles ne pourraient s’appréhender sans réfé- vage, c’est bien la combinaison des diffé-
rence à « un métasystème, appelé système rents systèmes de culture et des différents
d’activités, qui constitue le véritable systèmes d’élevage qui, à nouveau, forme
domaine de cohérence des pratiques et des système à l’échelle de l’exploitation agricole
choix des agriculteurs » (Paul et al, 1994). tout entière, au niveau du système de pro-
Nul ne doute que la prise en compte de duction agricole.
ces activités « autres » dans l’étude et la C’est donc à une utilisation « télesco-
compréhension des systèmes de production pique »17 du changement d’échelle qu’invite
agricole est indispensable. Mais le fait que l’agriculture comparée, et tout particuliè-
les activités agricoles du ménage rural ne rement entre les trois niveaux d’analyse que
soient pas exclusives, ni même principales, nous privilégions, celui de la parcelle ou
n’empêche pas ces dernières d’être organi- du troupeau, niveau d’observation des pra-
sées de façon cohérente, d’autant plus que tiques, celui de l’unité de production ou
c’est souvent au niveau du finage, lieu d’en- exploitation agricole, niveau d’intégration
racinement du noyau familial, que les des différents systèmes de culture et sys-
contraintes de fonctionnement sont les plus tèmes d’élevage, et celui de la région (plus
serrées. L’exploitation agricole, même ou moins vaste, nous l’avons vu) ou du
réduite à une très petite taille et ne produi- pays, niveau pertinent d’application du
sant qu’une part restreinte du revenu (auto- concept de système agraire. Il ne s’agit pas
consommation), peut être vue et analysée à seulement de trois échelles spatiales diffé-
l’aide du concept de système de produc- rentes et emboîtées, mais aussi et surtout de
tion. La pertinence du concept de système de trois niveaux d’organisation fonctionnelle
production, même dans ces situations, ne interdépendants. Si tous les concepts opé-
dispense pourtant pas d’apporter autant de rants à chacun de ces niveaux ne sont pas
soin à l’étude « systémique » des autres le propre de l’agriculture comparée, la
activités développées au sein de la famille, combinaison de ces échelles d’analyse et de
pourvoyeuses de revenu, créatrices de lien ces différents concepts, notamment grâce à
social, parties prenantes de mécanismes de celui de « système agraire », semble refléter
protection sociale, etc. Le système de pro-
duction peut alors être perçu comme un 17. L’expression est de J.-Y. Marchal, cité par
sous-système du système d’activités. Bonnamour (1993).

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l’originalité de cette discipline et de ses donc, comme l’écrivait déjà Couty il y a


résultats en matière de recherche tant cogni- plus de vingt ans, de « relier des faits pour
tive que finalisée ou opérationnelle. les installer dans un enchaînement créa-
teur de sens » (Couty, 1984).
L’approche historique qui permet quant à
Conclusion elle de resituer l’intervention du praticien et
L’agriculture comparée est donc née, de l’ingénieur spécialiste du développement
d’abord, comme une approche de l’agricul- agricole dans le processus sur lequel il essaie
ture, « un savoir-voir » et un savoir-faire, d’intervenir, semble plus que jamais néces-
avant de se constituer en discipline scienti- saire : « Elle fait sentir au planificateur
fique. Les acquis théoriques de l’agricul- enthousiaste la force des enchaînements
ture comparée se sont construits « par le qu’il devra rompre s’il veut leur substituer
bas ». La progressive généralisation de ses d’autres séquences d’évolution. Elle suggère
notions de base, de ses outils et de ses au planificateur devenu plus modeste de
concepts résulte d’une longue pratique de rendre ses schémas d’intervention compa-
terrain et d’une mise en perspective de ses tibles avec le cours quasi-irrésistible des
principaux résultats à des périodes histo- choses » (Couty, 1981)18. L’historicité des
riques et sur des espaces géographiques de processus de développement agricole, mise
plus en plus diversifiés. Pour autant, il ne en évidence par l’agriculture comparée,
saurait y avoir de travail « de terrain » sans nous projette aussi dans le temps « long » du
objets construits, sans concepts... Pour que développement durable. Cette dernière
l’élément recueilli par enquête devienne notion exige que « le temps court de l’action
« fait », que ce fait acquière une certaine his- ordinaire s’inscrive dans le temps long des
toricité, et enfin qu’il puisse être interprété processus intergénérationnels et de l’évo-
et par là même placé au bon endroit du lution des ressources naturelles » (Boiffin
puzzle, il doit être sans arrêt appréhendé et al, 2004). ■
au travers des concepts qui lui donneront
toute sa place dans la construction théo- 18. Cf. page 167.
rique que sous-tend un tel exercice. Il s’agit

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Hubert COCHET, Sophie DEVIENNE, Marc DUFUMIER

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