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L’école, l’écriture et la création

Études franco-brésiliennes
Sciences du langage :
Carrefours et points de vue

Collection dirigée par Irène Fenoglio


(CNRS, Paris, ITEM/Ens d’Ulm)

La collection « Sciences du langage : Carrefours et points de vue »


accueille tout ouvrage offrant au lecteur une confrontation entre
divers points de vue sur une même question ou notion, un même
auteur, une même œuvre dans le domaine de la linguistique et des
sciences du langage. Elle s’adresse aux spécialistes (étudiants, ensei-
gnants, chercheurs) comme à tout lecteur curieux de la façon dont
différentes appro­ches permettent, par la discussion, une avancée des
connaissances sur le langage et les faits de langue.

1) Frédéric Torterat, Approches grammaticales contemporaines.


Constructions et opérations, 2010.
2) Nadège Lechevrel, Les approches écologiques en linguistique.
Enquête critique, 2010.
3) Émilie Brunet et Rudolf Mahrer, Relire Benveniste. Réceptions
actuelles des « Problèmes de linguistique générale », 2011.
4) Jean-Michel adam, Genres de récits. Narrativité et généricité des
textes, 2011.
5) Catherine DELARUE-BRETON, Expérience scolaire et expérience
culturelle. De l’usage du paradoxe en éducation, 2012.
6) Élisabeth Richard et Claire Doquet, Les représentations de l’oral
chez Lagarce. Continuité, discontinuité, reprise, 2012.
7)  Sous la direction de Catherine BORÉ et Eduardo CALIL, L’école,
l’écriture et la création. Études franco-brésiliennes, 2013.
8) Claudine NORMAND et Estanislao SOFIA, Parallèles floues.
L’espace théorique du langage, 2012.
L’école, l’écritutre
et la création
Études franco-brésiliennes

sous la direction de
Catherine Boré
Eduardo Calil

Sciences du langage :
Carrefours et points de vue
n° 7
Mise en page : CW Design

D/2013/4910/8 ISBN : 978-2-8061-0095-5

© L’Harmattan-Academia s.a.
Grand’Place, 29
B-1348 Louvain-la-neuve

Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que


ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit.

www.editions-academia.be
Présentation des auteurs

Études françaises
Catherine BORÉ

Professeur des Universités en Sciences du langage à l’université de


Cergy-Pontoise-école interne IUFM et membre du Laboratoire
EMA (EA 4507), elle a consacré son travail à la formation des
enseignants et la didactique de l’écriture.
En tant que chercheur, elle s’est donné pour objet d’étude princi-
pal l’analyse des textes manuscrits scolaires, particulièrement sous
l’angle de la représentation de la parole dans le processus de fic-
tionnalisation.
Ses recherches actuelles portent sur les manifestations écrites du
sujet scripteur dans l’institution scolaire.
Boré, C., « Le dialogue de fiction scolaire, moteur de l’invention », in
Plane, S. et Dufays, J.-L., L’écriture de fiction en classe de français, Namur,
Presses Universitaires de Namur, collection « Recherche en didactique
du français », pp. 189-210, 2009.
Boré, C., Modalités de la fiction dans l’écriture scolaire, Paris, L’Harmattan,
collection « Savoir et Formation », préface de Frédéric François, 2010.
Boré, C., « L’énonciation des brouillons et la question du sujet scolaire »,
Pratiques, n° 149-150, pp. 71-90, juin 2011.

Claire DOQUET

Professeur de linguistique française à l’université de la Sorbonne


Nouvelle Paris 3, ses recherches portent sur l’écriture, plus spéci-
fiquement l’écriture scolaire, analysée avec un double outillage :
celui de la linguistique énonciative et celui de la génétique tex-
6 L’école, l’écriture et la création

tuelle. Elle est responsable de l’axe Linguistique de l’écrit de Clesthia


(EA 2290) et membre du consortium Corpus Écrits (Institut de
linguistique française et CNRS).
Doquet-Lacoste, C., « La parataxe dans l’écriture à l’école, entre énoncia-
tion première et reformulations », in Beguelin, M.-J., Avanzi, M. &
Corminboeuf, G., La parataxe, tome 2 : Structures, marquages et exploita­
tion discursive, Bern, Peter Lang, pp. 367-386, 2010.
Doquet, C., L’écriture débutante. Analyse linguistique des pratiques scripturales
des élèves à l’école élémentaire, Rennes, PUR, collection « Paideia », 2011.
Authier-Revuz, J. & Doquet, C., « Ce que je veux dire. Accompagnements
métadiscursifs d’une défaite de la parole », in Richard, E. & Doquet,
C. (dir.), Les Représentations de l’oral chez Lagarce. Continuité, disconti­
nuité, reprises, Louvain-la-Neuve, Academia, pp. 17-64, 2012.

Bernadette KERVYN

Maître de conférences en Sciences du Langage à l’université de


Bordeaux 4-école interne IUFM, elle se consacre à l’enseignement
et l’apprentissage de l’écriture à l’école élémentaire, à l’étude du
développement du processus scriptural chez les apprentis scrip-
teurs, à partir du rôle que joue le stéréotype au sein du processus
scriptural et de la fictionnalisation.
Kervyn, B., « Écriture poétique et fictionnalisation en fin d’école pri-
maire », in Plane, S. et Dufays, J.-L., L’écriture de fiction en classe de
français, Namur, Presses Universitaires de Namur, collection « Recherche
en didactique du français », pp. 149-166, 2009.
Kervyn, B., « Dépliage du processus de distanciation pour écrire de la lit-
térature en fin d’école primaire », Repères, n° 40, Écrire sur/avec/de/la
littérature, pp. 155-174, 2009.
Dufays, J.-L. et Kervyn, B., « Le stéréotype, un objet modélisé pour quels
usages didactiques ? Cadre théorique et analyse d’une expérience
d’enseignement de l’écriture littéraire à l’école primaire », Éducation et
Didactique, vol. 4, n° 1, pp. 53-80, 2010.

Marie-Françoise FRADET

Agrégée de lettres et docteure en sciences du langage, Marie-


Françoise Fradet travaille actuellement à la formation des ensei-
gnants à l’Université Paris Est Créteil. Ses travaux portent
Présentation des auteurs 7

essentiellement sur le rôle de la fiction dans l’apprentissage de


l’écriture au collège.
Fradet, M.-F., La construction de la fiction dans l’écriture littéraire au collège,
vol 1 : Un jeu d’interférences entre dialogue pédagogique et dialogue intérieur chez
les jeunes scripteurs,
vol 2 : De la commande d’écriture aux productions des élèves. Sarrebruck, Éditions
Universitaires Européennes, 2010.

Marie-Laure ÉLALOUF

Marie-Laure Elalouf est professeur à l’université de Cergy-Pontoise-


école interne IUFM et membre du laboratoire ÉMA (École
Mutations Apprentissages). Ses travaux l’ont menée de l’analyse
linguistique des productions d’élèves à l’étude des contextes didac-
tiques et des enjeux de formation.
Élalouf, M.-L. (dir.), Écrire entre 10 et 14 ans, un corpus, des analyses et des
repères pour la formation, CRDP de Versailles, 2005.
Élalouf, M.-L. & Tisset, C., «Thématisation, ruptures thématiques et réé-
criture dans les écrits scolaires », Linx, n° 55, pp. 91-113, 2007.
Élalouf, M.-L., « Constitution de corpus scolaires et universitaires, vers un
changement d’échelle ? », Pratiques, n° 149-50, pp. 56-70, 2011.

Jacques CRINON

Jacques Crinon est professeur de Sciences de l’éducation à l’Uni-


versité Paris-Est Créteil et appartient à l’équipe de recherche
CIRCEFT-ESCOL. Ses recherches portent sur la littératie, la
production écrite à l’école, notamment dans le contexte de l’utili-
sation de l’ordinateur, le rôle des pratiques enseignantes dans la
constitution des inégalités scolaires, et la formation des enseignants.
Crinon, J. & Marin, B., «The role of peer-feedback in learning to write
explanatory texts : Why the tutors learn the most », Language Awareness,
19 (2), pp. 111-128, 2010.
Rochex, J.-Y. & Crinon, J. (dir.), La construction des inégalités scolaires. Au
cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, Rennes, PUR, 2011.
Beckers, J., Crinon, J. & Simons, G. (dir.), Approche par compétences et
réduction des inégalités entre élèves : de l’analyse des situations scolaires à la
formation des enseignants, Bruxelles, De Boeck, 2012.
8 L’école, l’écriture et la création

Études brésiliennes
Eduardo CALIL

Professeur, linguiste, éducateur, ce chercheur est docteur en


Sciences du Langage de l’Université d’État de Campinas (Unicamp).
Il coordonne le Laboratoire du Manuscrit Scolaire (L’ÂME) de l’Uni-
versité Fédérale d’Alagoas (UFAL) où il est responsable du groupe
de recherche Texte, Écriture & Création (ET&C). Il est l’auteur de
nombreux articles sur les processus de l’écriture en classe, et ses
œuvres principales sont :
Calil, E., Escutar o invisível : poesia & criação na sala de aula, São Paulo,
Unesp, 2008.
Calil, E., Autoria : a criança e a escrita de histórias inventadas, Londrina, Eduel,
2009.
Calil, E., « La rature orale en processus d’écriture en acte : lieu de tension
et production du sens », Oralia, n° 6, pp. 215-230, 2012.

Claudemir BELINTANE

Enseignant et docteur de l’Université de São Paulo, ce chercheur


est connu dans le domaine de la langue et de l’éducation. Il est
l’auteur de plusieurs articles scientifiques qui abordent les thèmes
de l’enseignement de la langue portugaise et de l’alphabétisation,
parmi lesquels :
Belintane, C., « Oralidade, alfabetização e leitura : enfrentando diferenças e
complexidades na escola pública », Educação e Pesquisa, 36, pp. 685-703,
2010.
Belintane, C., «Vozes da Escrita : em tempos de crianças e menestréis »,
Estilos da Clínica, 02, pp. 36-51, 2008.
Belintane, C., « Leitura e Alfabetização no Brasil : uma busca para além da
polarizaçã », Educação e Pesquisa, 32, pp. 261-277, 2006.

Cristina FELIPETO

Linguiste à la Faculté des Lettres de L’Université Fédérale d’Ala-


goas, Brésil, ses recherches ont d’abord concerné le domaine de
l’acquisition du langage écrit et deux ouvrages sont représentatifs
Présentation des auteurs 9

des perspectives adoptées et des méthodologies utilisées. Depuis,


ses recherches ont plus particulièrement concerné les relations
entre orthographe, rature et singularité par l’analyse des dialogues
et des interactions dans la communication élèves/élèves en salle de
classe.
Felipeto, C., « Sobre os mecanismos linguísticos subjacentes ao gesto de
rasurar », Cadernos de Estudos Linguísticos (UNICAMP), v. 50, pp. 91-101,
2008.
Felipeto, C., Rasura e equívoco no processo de escritura em sala de aula, Londrina,
Eduel, 2008.
Felipeto, C., « O que rasuram os alunos quando escrevem a dois um único
texto ? Questões em torno da rasura e da escritura colaborativa », Revista
do GELNE (UFC), v. 14, pp. 03-15, 2012.

Maria Hozanete ALVES DE LIMA

Hozanete Lima est professeure et chercheuse à l’Université fédé-


rale de l’État du Rio Grande do Norte/Brésil. Dans ses recherches
actuelles, elle analyse l’écriture et la réécriture des enfants des écoles
élémentaires et l’utilisation de matériel pédagogique à l’école. Ses
études ont porté également sur la relation entre Ferdinand de
Saussure et la linguistique contemporaine.
Lima, M.H.A., « Os lugares imprevisíveis assumidos pelas letras em manus-
critos escolares », Anais do Encontro Nacional de Letramento, João Pessoa,
Idéia, pp. 776-783, 2008.
Lima, M.H.A., Cunha, C.M., « As palavras e sua materialidade em textos
de alunos em processo de aquisição da escrita », in VI Congresso Inter­
nacional da Abralin, João Pessoa, Editora Contexto, Idéia Editora, v. 01,
pp. 1124-1130, 2009.
Lima, M.H.A. & Cunha, C.M., « Notas de falecimento do início do século
XX : da estrutura e discurso », in Hora, D. da, Rosa Silva, C. (Orgs.),
Para a história do Português brasileiro, João Pesso, Idéia, Editora Uni­ver­
sitária UFPB, v. VIII, pp. 195-205, 2010.

Raquel FIAD

Professeure et chercheuse à l’Université de l’État de Campinas, ses


travaux sont connus à travers le Brésil. Ses principales recherches
10 L’école, l’écriture et la création

portent sur l’acquisition de l’écrit, la littérature et l’enseignement


de l’écrit.
Abaurre, M.B.M., Fiad, R.S., Mayrink-Sabinson, M.L. (Orgs.), Cenas de
Aquisição da Escrita : O Trabalho do Sujeito com o Texto. Campinas, San
Paulo, Mercado de Letras, 1997.
Abaurre, M.B.M., Fiad, R.S., Mayrink-Sabinson, M.L. (Orgs.), Estilo e
gênero na aquisição da escrita, Campinas, Komedi, 2003.
Fiad, R., Escrever é Reescrever, CEALE/MEC, 2006.
Avant-propos
Sylvie Plane1

On peut dire de toute écriture qu’elle est le fruit d’une combinai-


son imprévisible entre hasard, contraintes et intentions, qui sont
autant de tensions contradictoires qui feront que des mots et des
formes s’organiseront en un texte, toujours unique. La main du
hasard, c’est pour le linguiste l’arbitraire du signe et pour le poète
la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à
coudre et d’un parapluie ; ou tout simplement, pour le jeune enfant
qui s’essaie à l’écriture, les mots disponibles, ceux qui surnagent
dans le flot des choses apprises, parfois retenues, parfois oubliées.
Les contraintes, ce sont la langue, les genres, les attentes supposées
du lecteur, les limites des capacités rédactionnelles du scripteur qui
les imposent, mais aussi, de manière bien plus explicite, pour l’éco-
lier qui accomplit son métier d’élève, les consignes que lui donne
le maître. Les intentions, à côté de celles qu’identifie Eco, c’est aussi,
pour chaque auteur, débutant comme l’est le jeune élève, ou expert
comme l’est l’écrivain, ce mélange maîtrisable de desseins fermes, de
pensées inabouties, de vouloir dire, et probablement d’inconscient.
Et comme tout acte langagier, l’écriture c’est aussi un dialogue
avec l’autre et avec soi-même.
L’ouvrage composé par Catherine Boré et Eduardo Calil de
Oliveira explore ces différentes dimensions de l’écriture et en
constitue en quelque sorte une illustration. Il doit son existence au
hasard heureux d’une rencontre intellectuelle entre des chercheurs
travaillant dans des contextes culturels géographiquement éloignés
mais partageant la même volonté de comprendre l’écriture des
enfants, et plus encore les mécanismes inconnaissables de la créa-

1. Sylvie Plane est professeur en Sciences du Langage à l’Université Paris-


Sorbonne-école interne IUFM et membre du Laboratoire STIH EA 4509
où elle dirige l’unité « Dynamiques de la production discursive ».
12 L’école, l’écriture et la création

tion. Mettant à profit à la fois l’éloignement et la rencontre, il tisse


un dialogue autour de grandes questions cruciales pour com-
prendre l’acte d’écriture, questions auxquelles il n’existe pas de
réponses simples, et qui, de ce fait, offrent une résistance propice
aux investigations.
Au centre de toutes les études sur l’écriture rassemblées dans cet
ouvrage, tantôt explicitement thématisée, tantôt située simplement
en toile de fond des analyses de cas, se trouve donc la difficile
question de la création. Pour la lectrice française que je suis, entrer
en contact avec un ouvrage qui annonce sa volonté de traiter de la
création à propos de l’écriture des enfants est un véritable bonheur.
Pendant près de deux décennies, la question de la création a été
presque effacée des recherches menées en France sur l’écriture des
enfants. Sans doute cela est-il dû notamment au fait qu’il s’agit
d’un processus échappant à toute formalisation car cette irréducti-
bilité constitue un obstacle au projet de ces recherches qui, pour la
plupart, même si elles ne visent pas directement à l’élaboration de
modèles formels, s’attachent peu ou prou à dégager des régularités,
voire à établir des typologies. La forte emprise de la psychologie
cognitive sur les études consacrées à l’écriture n’est donc pas pour
rien dans cette mise à l’écart de la notion de création. Et le fait que
le terme de création renvoie à des conceptions longtemps en usage
dans le monde des études littéraires et artistiques (même si aujour­
d’hui les choses sont envisagées tout autrement dans ces domaines)
peu en accord avec les fondements de la didactique du français a
également joué son rôle. L’ostracisme à l’égard de cette notion
vient en effet en partie de l’association tendancieuse entre l’idée de
création et l’idée de don : l’idée de don ne peut faire partie des hypo-
thèses retenues par la didactique, car celle-ci postule l’éducabilité
de tous les apprenants. Elle ne peut donc considérer comme un
paramètre pertinent l’existence supposée de talents exceptionnels,
même si par ailleurs elle reconnaît la diversité des aptitudes. C’est
pourquoi, à côté (ou à la place) de la création, dont on s’est beau-
coup méfié, a gravité une série de notions entretenant des rapports
de proximité ou d’inclusion avec elle.
On n’est donc pas surpris de trouver dans l’article de cadrage de
Catherine Boré la mention du couple création/créativité. La créativité a
bénéficié d’une image plus positive, plus scientifique que la création,
peut-être à cause du rapprochement avec le concept linguistique
Avant-propos 13

de créativité lexicale. Pourtant ce n’est que dans le champ des études


consacrées à la poésie – avec en particulier les études pionnières de
Françoise Sublet – que la créativité a trouvé un bon accueil,
comme en témoignent les travaux de Daniel Lançon, Serge Martin
ou Bernadette Gromer. Mais, si on fait le compte, la réflexion sur
la créativité dans les textes d’enfants a relativement peu inspiré les
chercheurs et est demeurée l’apanage des mouvements pédago-
giques. Et, à bien y réfléchir, créativité, qui paraît à première vue
plus rationnel, moins marqué du sceau divin que création (ce der-
nier terme est si chargé de connotations qu’il échappe difficilement
aux interprétations qui le relient à la transcendance) prête tout
autant le flanc aux suspicions dont pâtit la création : s’il est vrai que
le terme création évoque malgré qu’on en ait l’idée de don, on peut
aussi, à l’inverse, estimer qu’il réfère tout simplement à un proces-
sus, tandis que créativité renverrait à une aptitude particulière du
sujet qui en est pourvu. Toutefois cette conception innéiste de la
créativité est aujourd’hui battue en brèche par l’évolution de
l’usage du terme créativité. En effet, le terme faisant aujourd’hui
partie du vocabulaire de l’architecture et du design, il tire de cet
usage une acception technique qui le rend plus fréquentable car il
désigne dans ce champ une compétence évaluable.
À côté du couple création/créativité, un second ensemble de
notions proches est également resté longtemps sur le seuil des
recherches en didactique : le couple imagination/imaginaire. Martine
Jey a montré, comme le rappelle Catherine Boré, la méfiance
ancienne de l’institution scolaire vis-à-vis de l’imagination, mais
cette méfiance s’est également tournée vers l’imaginaire des enfants,
pour d’autres raisons. L’imagination a longtemps été rattachée dans
l’univers scolaire français à des types de consignes d’écriture : les
élèves avaient le choix entre des sujets d’imagination et des sujets
de réflexion, ces derniers étant considérés comme bien plus relevés
intellectuellement, et les controverses suscitées par l’introduction
d’un sujet d’invention au baccalauréat au début des années 2000
ont réactivé un vieux débat sur la valeur formative comparée des
deux types d’exercices. L’imaginaire, de son côté, bénéficie d’un
traitement contrasté au sein de l’école : loué chez les poètes et les
grands écrivains, il suscite la méfiance lorsqu’il est décelé chez les
enfants, ce qu’a dénoncé avec véhémence Bruno Duborgel en
14 L’école, l’écriture et la création

puisant son argumentation dans l’approche anthropologique de


l’imaginaire développée par Gilbert Durand.
On aurait pu s’attendre à ce que la création et la créativité,
l’imaginaire et l’imagination, après avoir pâti de l’emprise du struc-
turalisme puis de celle des modèles formels trouvent un écho plus
favorable dans les recherches en didactique portant sur « le litté-
raire » qui se sont développées au cours des dernières années. Mais
celles-ci, puissamment attirées par les questions relatives à l’inter-
prétation des textes, se sont davantage focalisées sur d’autres thé-
matiques et ont finalement peu investi cette problématique.
Parmi les notions proches, restent alors l’invention et la fiction.
Mais la notion d’invention reste très marquée par l’acception
qu’avaient donnée à ce terme les rhétoriciens, comme le montre
par exemple son réemploi modernisé par Philippe Hamon dans des
études de génétique. C’est donc désormais un terme technique qui
renvoie à une partie du processus rédactionnel. La fiction quant à
elle, a obtenu droit de cité dans les recherches en didactique, mais
le sens qu’on lui donne reste profondément marqué par le couple
antagoniste qu’elle forme avec la réalité, et la cantonne donc au
secteur du récit.
Dans ce contexte, un ouvrage sur la création ne pouvait être
que le bienvenu. Et c’est la rencontre entre des chercheurs brési-
liens et des chercheurs français qui a été le déclencheur permettant
à la création de trouver une place centrale dans un ouvrage consacré
à l’écriture des enfants. Cette rencontre a pu donner lieu à un
dialogue fécond autour du thème de la création parce que les deux
communautés de chercheurs partageaient une même attention
bienveillante pour l’écriture des enfants et avaient le même parti
pris de considérer l’écriture comme un processus dont le déroule-
ment se dévoile au travers des ratures et des traces des tentatives
inabouties.
La composition de l’ouvrage en deux parties consacrées respec-
tivement aux études françaises et aux études brésiliennes pourrait
laisser croire au premier abord qu’il s’agirait non d’un dialogue mais
d’une confrontation entre deux approches de l’écriture qui seraient
issues de traditions inconciliables. Il n’en est rien. Même si un cer-
tain nombre de spécificités caractérisent chacun des deux ensembles
de contributions, celles-ci ne s’opposent pas mais débattent entre
Avant-propos 15

elles en développant chacune à sa manière les mêmes grandes thé-


matiques.
Les spécificités s’expliquent en premier lieu par le contexte
institutionnel propre à chaque communauté de chercheurs, con­texte
que les contributions ont manifestement à cœur d’expliciter en
précisant chaque fois que nécessaire les conditions d’enseignement
et les réglementations qui régissent cet enseignement. Cependant,
les dispositifs d’écriture qui sont présentés, telle l’écriture en dyade
décrite par Cristina Filipeto ou par Eduardo Calil de Oliveira
résultent de choix didactiques et sont en cela indépendants du
contexte national. Et on ne s’étonne donc pas de trouver aussi bien
en Brésil qu’en France des protocoles d’écriture fondés sur le réin-
vestissement des sources – qu’elles soient fournies aux élèves ou
puisées dans leurs propres ressources – comme le montrent les
contributions de Claudemir Belintane ou de Bernadette Kervyn
ou encore de Jacques Crinon et al.

C’est pourquoi, au-delà de différences imposées par le contexte


institutionnel, et qui me paraissent en quelque sorte extérieures,
d’autres sont plus intimes et plus intéressantes à observer car elles
procèdent d’un choix assumé. En effet, les options théoriques des
contributions brésiliennes et françaises sont marquées par des tro-
pismes différents. Ainsi la psychanalyse n’a pas le même statut dans
les études françaises et dans les études brésiliennes. Dans les pre-
mières, lorsqu’elle est évoquée – ce qui n’est pas toujours le cas –
elle figure au titre de référence théorique intégrée aux approches
linguistiques convoquées et demeure toujours uniquement à l’ar-
rière-plan. En revanche, dans les études brésiliennes, la psychana-
lyse est mobilisée directement au titre d’instrument d’interprétation
des textes. Ainsi, dans la partie consacrée aux études brésiliennes,
Claudemir Belintane intitule sa contribution « Aliénation et sépa-
ration dans la parodie : une stratégie destinée à des élèves de 9 ans
pour la production de textes » revendiquant ouvertement l’inspira-
tion psychanalytique pour cet article dans lequel les concepts d’alié-
nation, de déplacement et d’hiatus sont utilisés comme des opérateurs
d’analyse. À l’inverse, on trouve du côté des études françaises la
référence à un domaine qui ne semble pas avoir de symétrique
exact du côté brésilien, celui de la didactique de l’écriture, dont
16 L’école, l’écriture et la création

une partie de l’histoire est évoquée dans l’article de Claire Doquet.


Ce domaine de recherche a notamment trois particularités notables
qui méritent d’être soulignées ici. Tout d’abord, il s’agit plus d’un
domaine de recherche qui est plus francophone que français,
comme le montrent, d’une part, son développement dans diffé-
rents pays de langue française, et, d’autre part, l’existence a contrario
de courants visant à répondre aux mêmes besoins mais avec des
orientations différentes dans les pays non francophones, telle la
composition theory dans les pays anglo-saxons. La didactique est éga-
lement marquée par le souci constant d’ajustement épistémolo-
gique, ce qui fait qu’une bonne partie des travaux qui en relèvent
sont consacrés à articuler entre elles les informations tirées des études
empiriques et les réflexions issues des considérations théoriques, les
données empiriques faisant progresser la réflexion théorique et
réciproquement. Enfin, la didactique de l’écriture a été très mar-
quée par les apports de la psycholinguistique et de la psychologie
cognitive, comme en témoigne l’article de Jacques Crinon,
Brigitte Marin et Annick Cautela qui se réfère explicitement au
modèle de situation de Johnson-Laird. La psychologie cognitive
est pour les didacticiens du français le corollaire de la psychanalyse
pour les chercheurs brésiliens : ces deux approches coexistent dans
chacune des deux communautés, mais le poids relatif qui leur est
attribué, et surtout la puissance explicative qui leur est conférée,
varient d’une communauté à l’autre. Cette coexistence ne va d’ail-
leurs pas de soi car si la psychanalyse et la psychologie cognitive ont
en commun de postuler qu’il y a dans les activités humaines – et
en particulier dans les activités de haut niveau pour reprendre la
terminologie de la psychologie cognitive – des ressorts qui échap­
pent à la conscience de leur auteur, les étiologies qu’elles envi-
sagent pour ces phénomènes sont quasiment antagonistes.
Cependant, même si ces divergences colorent de façon très
différente les chapitres écrits par des chercheurs brésiliens et ceux
écrits par des chercheurs français, fondamentalement, les contribu-
tions des uns et des autres sont traversées par les deux mêmes cou­
rants théoriques, celui issu de Bakthine-Volochinov et Vygotsky
d’une part, et celui issu de la critique génétique d’autre part. Ainsi,
dans les deux ensembles de contributions, la notion de fonction-
nement dialogique de l’écriture, l’importance capitale du genre,
l’idée que la rature détient une valeur informative cruciale consti-
Avant-propos 17

tuent des points incontournables, tout en offrant prise à la discus-


sion ou à des focalisations différentes. Ainsi, lorsque Raquel Fiad
attire l’attention sur l’hybridité des genres tandis que Bernadette
Kervyn s’attache au rôle des stéréotypes dans l’apprentissage, le
lecteur identifie chez ces deux auteurs une même conception du
genre et de son rôle dans la formation de l’apprenti scripteur.
À partir de cet accord théorique initial qui est à la fois relative-
ment souple, puisqu’il autorise beaucoup de variantes dans les équi-
libres internes, et suffisamment solide pour permettre à l’ouvrage
d’être cohérent, le dialogue qui s’est engagé entre les chercheurs
brésiliens et les chercheurs français a mis en lumière de nouvelles
convergences. Le point d’accord le plus fondamental s’est fait
autour de la volonté partagée d’accorder à l’enfant le statut d’auteur.
Mais s’il y a consensus sur le statut d’auteur, il y a, pourrait-on dire,
des différences de degré dans l’interprétation de ce statut ou plutôt
du positionnement de ce statut. Ainsi Raquel Fiad ne distingue
que deux états, celui d’enfant et celui d’auteur. En revanche,
Marie-Françoise Fradet en soulignant l’importance du contexte
d’apprentissage insère un troisième terme, celui d’élève. Et Marie-
Laure Élalouf en accordant de la place à un nouvel acteur, le maître,
à qui est affecté le rôle d’intercesseur, montre qu’elle voit dans le
jeune scripteur plus un apprenant qu’un enfant. C’est là d’ailleurs
une tendance qui marque les études françaises de ce recueil.
Ainsi, même si français et brésiliens proposent des analyses
manifestant à l’égard de textes d’enfants la même attention scrupu-
leuse que celle que l’on porte d’ordinaire aux textes des auteurs
socialement reconnus, le sujet scripteur n’est pas examiné avec le
même regard dans les deux communautés scientifiques, et même
au sein de chaque communauté scientifique. Disons, pour aller vite,
que l’observation de la composante « apprentissage » et celle de la
composante « expression de soi » dans les productions langagières
des élèves constituent des filtres différemment mobilisés pour inter-
préter l’activité rédactionnelle qui se donne à voir dans les traces
graphiques ou orales qui en constituent les entours. Cependant,
dans tous les cas, pour chacun de ces analystes, le jeune auteur est
considéré comme un sujet complexe, sensible à des affects, traversé
par des discours à partir desquels il tisse sa propre parole.

*
18 L’école, l’écriture et la création

Mais au-delà de ce qu’apportent les études rassemblées dans cet


ouvrage, ce qui me paraît le plus stimulant, ce sont les questions
qu’elles posent en signalant les multiples décalages qui font que la
parole dite ou écrite des enfants n’est jamais en parfaite adéquation
ni avec les attentes de l’enseignant qui met en place une situation
d’apprentissage ni avec les intentions du scripteur/locuteur lui-
même. Il y a dans l’activité verbale ce mélange de hasard, de con­
trainte et d’intention que j’évoquais plus haut et qui fait que
celle-ci n’est jamais totalement maîtrisable. Et la résistance qu’elle
oppose à celui qui veut s’en rendre maître, comme auteur ou
comme analyste, est la marque de notre humanité.
Introduction
Catherine Boré et Eduardo Calil

Nombre d’études brésiliennes sur les manuscrits d’écoliers et sur les


processus d’écriture ont pour références théoriques les investiga-
tions de chercheurs français dont les textes ne sont pas encore
publiés en portugais. De la même façon, les travaux effectués au
Brésil sur ce sujet sont très peu connus par les chercheurs français.
Cette publication permet de rassembler pour la première fois
travaux brésiliens et français sur l’écriture en classe afin de contri-
buer à un rapprochement entre ces études et leurs objets d’analyse
et offrir ainsi une synthèse d’envergure aux étudiants, enseignants
et chercheurs intéressés par les différences et les similitudes entre
les contextes éducatifs des deux pays.
Il ne s’agit pas, à proprement parler, de didactique comparée,
au sens où on l’entend chez les spécialistes1 de didactique générale
et de sciences de l’éducation, visant à comparer le didactique et les
didactiques disciplinaires, selon une dichotomie spécifique vs
générique. Il s’agit plutôt d’établir des points de comparaison entre
didactiques d’une même discipline dans des langues et des pays
différents, dont l’histoire et la culture, la formation des enseignants
et la situation de scolarisation diffèrent. C’est pourquoi s’est impo-
sée très vite la nécessité de partir d’une communauté de références
et de pratiques dans le domaine de l’écriture scolaire.
Les travaux présentés constituent ainsi un ensemble d’articles
de chercheurs brésiliens et français, réunis sur le thème de l’analyse
des processus d’écriture et de création dans les manuscrits d’élèves
des écoles élémentaires au Brésil et celles de leurs homologues dans
le système éducatif français : il s’agit avant tout de faire le point dans

1. Lire à ce sujet l’article d’Alain Mercier, Maria Luisa Schubauer-Leoni &


Gérard Sensévy, «Vers une didactique comparée », Revue Française de Péda­
gogie, n° 141, 5-1, 2002.
20 L’école, l’écriture et la création

les deux pays sur les recherches utilisant brouillons et manuscrits à


l’école. C’est donc l’objet des recherches et une communauté de
savoirs sous-jacents qui réunit ici les chercheurs.

Ce sujet de recherche est original tant dans le contexte national


qu’international. Il n’existe en effet aucune étude comparative
dédiée à l’élaboration des manuscrits scolaires « en acte » dans le but
de comparer les processus créatifs à l’écrit chez les enfants (7-9 ans)
débutants dans la littéracie.
Cet aspect très particulier de l’acquisition est neuf dans la
mesure où le domaine est majoritairement occupé par l’étude de
la production verbale écrite (Piolat & Olive, 2000, Alamargot &
Chanquoy, 2001, Plane, Olive, Alamargot, 2010 ) ou par l’analyse
d’interactions orales visant l’acquisition morphosyntaxique de la
langue maternelle (Martinot, 2003). On sait peu de chose sur la
manière dont les élèves tout juste scripteurs inventent des histoires.
Seuls François (1988, 2004, 2005), et à sa suite Froment (1988),
Boré (2006, 2010) ont étudié les productions enfantines imagi-
naires écrites et orales dans une perspective phénoménologique.
En France les études sur la genèse2 de textes scolaires par l’ob-
servation et le recueil des brouillons accompagnés d’interactions
n’ont fait l’objet d’investigations qu’à partir des travaux de Fabre
(1987, 2002), Bucheton (1995), Lamothe-Boré (1998, Boré 2000),
Doquet-Lacoste (2003), avec des méthodologies diverses (par
exemple de Gaulmyn, Bouchard, Rabatel, 2003) mais toutes rede-
vables des apports de la critique génétique et des travaux de
l’ITEM3 (Hay 1979, Lebrave 1983, Grésillon 1994), jusque-là
réservés aux manuscrits d’écrivains.
En Europe, la critique génétique est surtout développée en
Allemagne puisque les premiers manuscrits d’auteurs étudiés par les
fondateurs étaient ceux de Heine. Les implications didactiques en
revanche sont relativement limitées, à l’exception des études en

2. Il ne s’agit pas de la perspective génétique piagétienne adoptée par


E. Ferreiro dans ses travaux sur l’activité cognitive dans l’acquisition de l’écrit,
mais de la génétique des textes, c’est-à-dire de l’émergence du texte écrit,
marquée par l’activité sémiotique de la rature dans les manuscrits scolaires.
3. Institut des Textes et Manuscrits Modernes.
Introduction 21

linguistique appliquée (Gerd Antos, 1992 Kontrastive Textproduk­


tionsforschung).
Du côté des études brésiliennes, les études génétiques sont
issues des travaux français. La génétique des textes s’est répandue
sous une forme marquée par la psychanalyse à partir des travaux
de Lacan, et Milner (Willemart, 2007) et par l’analyse de discours
(Pêcheux). Depuis les années 2000, un courant didactique s’est
développé, prenant centralement pour objet d’étude l’énonciation
écrite de l’écolier, observable à partir du brouillon « en train de se
faire » en dyades, par voie orale et simultanément écrite sous forme
d’écriture collaborative (Calil, 2003 ; Calil ; Felipeto, 2006). Calil a
élaboré une méthodologie originale d’observation et d’analyse des
données (Calil, 2008, 2009) qui permet de prendre en compte un
ensemble de variables fait des gestes, postures, mimiques, interac-
tions orales précédant et entourant l’écriture d’histoires inventées.
De ce complexe d’attitudes corporelles, décodable à l’aide du logi-
ciel ELAN, l’analyste dégage les événements langagiers dont le signal
est l’arrêt sur mots (par la rature) et l’ensemble des boucles méta-
énonciatives (Authier-Revuz) qui marquent la réflexivité du sujet
et le traitement du matériau langagier.

Le choix d’un même objet d’étude est examiné à la lueur de


cadres théoriques qui puisent leurs références communes aux tra-
vaux de génétique des textes de l’ITEM, à ceux de J. Authier-
Revuz sur l’activité métalinguistique, eux-mêmes se référant à
l’école française d’analyse du discours dont la filiation est multiple.
Si l’on peut dire qu’au Brésil, l’accentuation portée sur la psycha-
nalyse amène plusieurs auteurs à se focaliser sur le signifiant, au
principe de la création fictionnelle et poétique, les contributions
des deux pays empruntent aussi à Bakhtine la notion de dialogisme,
présente sous différentes formes. Le sens de « création », utilisé pour
caractériser l’écriture, est ambivalent : d’une part, la création désigne
l’invention dans son sens rhétorique, ce qui focalise l’étude sur le
contenu du matériau langagier et sa transformation ; mais en même
temps, le terme désigne le processus même de production d’un
texte et ce qui est accentué alors, c’est le processus langagier abou-
tissant au texte écrit, au travers des reformulations orales ou écrites.
22 L’école, l’écriture et la création

Les deux sens de « création », que chacune des contributions s’ef-


force de préciser, relèvent cependant d’un continuum.
Sans doute le domaine de recherche et la démarche scientifique
mis en œuvre par les chercheurs diffèrent-ils de l’approche acqui-
sitionnelle en psycholinguistique, ou de celle des comparaisons de
langues. Mais beaucoup de descriptions présentées dans cet ouvrage
pourront alimenter ces champs, car l’observation et la description
de l’élaboration du texte écrit en milieu scolaire s’attache à des usages
particuliers du langage que ni l’empirisme des praticiens de la classe
ni l’approche savante des linguistes n’ont le temps d’explorer.
Des différences dans l’utilisation du brouillon à l’école dis-
tinguent certainement les deux pays, mais il n’existe sans doute pas
non plus d’unité des pratiques de part et d’autre.
Cet ouvrage permet ainsi de montrer la variété des démarches
méthodologiques mises en place par les chercheurs à la fois pour
rendre compte des pratiques observées, et pour saisir, à travers elles,
l’écriture selon les différentes modalités de sa genèse en classe :
l’écriture est-elle saisie « en acte », en temps réel, ou sa genèse est-
elle reconstituée d’après corpus ? Ratures orales ou écrites ? Situa­
tions expérimentales ou ordinaires ? Quel rôle est accordé à la
consigne et jusqu’où le chercheur décide-t-il de circonscrire le
contexte ? Tous ces éléments relèvent d’une élaboration de la part
du chercheur et d’une position vis-à-vis de ce qu’il observe, sur
laquelle il doit prendre parti ; sa position exerce une influence sur ses
choix méthodologiques et, au-delà, sur l’observation de la situation
qu’il circonscrit : il n’y a pas, dans ce domaine comme ailleurs, de
point de vue de Sirius.
L’ouvrage espère ainsi contribuer à cerner le rôle du brouillon
dans les pratiques créatives à l’école, jetant ainsi un peu de lueur
sur des éléments d’apprentissage généralement inaperçus.

Les chercheurs français se sont interrogés sur des aspects diffé-


rents de la création dans l’écriture et par l’écriture. La dimension
didactique est très présente dans leurs articles, tant par les réfé-
rences aux travaux existants que par la relation des pratiques de
classe.
Claire Doquet ouvre la série française par une synthèse retra-
çant le « moment génétique » dans l’écriture scolaire en France.
Introduction 23

Cette étude se veut épistémologique, ce qui explique que soient


explorées les références linguistiques, littéraires, didactiques, ainsi
que l’analyse génétique des manuscrits d’auteurs, qui servent d’an­
crage à l’étude de ce que les études françaises nomment les « brouil­
lons » scolaires. L’auteur mesure d’abord, en évoquant l’histoire de
la génétique textuelle, la permanence du geste scriptural de raturer,
la primauté du processus sur le produit, le rôle de l’équivoque et
du métalangage dans les écrits les plus ordinaires du quotidien, ce
qui l’amène à considérer que ce sont là des « universaux de la pro-
duction écrite ». Revenant ensuite sur trente ans de recherche
en didactique de l’écriture, l’auteur rappelle les noms d’Hélène
Romian, de collectifs tels qu’EMA et REV, et le rôle éminent de
l’ex-INRP dans l’évolution des conceptions de l’écriture scolaire,
qui oscillent entre des positions sociologiques ou plus linguistiques.
Une large place est faite au travail pionnier de Claudine Fabre
défrichant pour l’école le territoire jusque-là réservé aux écrivains
et adoptant pour ces écrits une méthodologie identique, procédant
de la génétique textuelle. Son analyse métalinguistique du travail sur
les brouillons entraînera une postérité, visible dans diverses études
linguistiques et didactiques qui ont porté sur la singularité du sujet
scolaire. Le geste d’écriture, identique somme toute à celui de tout
scripteur, devient dès lors l’objet d’une investigation didactique
intégrant des contraintes de tous ordres (Plane) pesant sur la pro-
duction d’un texte et réalisant le projet d’une « science génétique »
jadis imaginé par Grésillon.
Dans le chapitre 2, Catherine Boré développe la thèse selon
laquelle le dialogisme est au principe de la créativité du sujet sco-
laire. Après avoir distingué différentes acceptions de « création »,
l’article choisit d’en donner une version appuyée sur la notion de
dialogue et dialogisme. L’auteur a pris soin au préalable de retrou-
ver chez Bakhtine et ses devanciers, les fondements de la notion et
son caractère principiel dans l’énonciation. Après avoir argumenté
l’hypothèse selon laquelle les premières manifestations écrites
des jeunes scripteurs se présentent sous forme de dialogues, l’auteur
expose les catégorisations qu’elle a proposées pour en rendre compte.
Cette hypothèse s’appuie sur une lecture conjointe de Bakhtine et
Vygotski : les dialogues représentés dans les brouillons pourraient
être l’expression d’une dualité de points de vue chez le scripteur. La
représentation de ces points de vue, exprimés sous forme dialogale
24 L’école, l’écriture et la création

ou dialogique selon le cas, pourrait être une figuration du langage


intérieur vygotskien. Le travail présenté dans l’article expose alors
comment jouent ces autres formes de dialogisme dans la création
de textes scolaires : avec la consigne, et avec son propre texte (auto-
dialogisme).
Bernadette Kervyn, dans le chapitre 3, envisage le processus de
l’écriture-création sous l’angle du traitement des stéréotypes, qu’elle
définit comme des unités cognitivo-verbales. Son travail se veut
attentif à la variation, qu’elle mentionne comme un outil suscep-
tible de développer les compétences écrites de l’élève. La création
serait donc dans la capacité à intégrer du nouveau, en l’occurrence
dès que l’apprenant sollicite de nouveaux codes stéréotypés ou
introduit de la variation. L’auteur prend l’exemple d’un groupe-
classe dans une activité écrite de poésie sur le thème de la mer. Elle
montre comment les représentations spontanées stéréotypées se
heurtent à l’expérience et comment cette première contradiction
entraîne une prise de conscience du stéréotype. L’analyse souligne
aussi l’imbrication de la stéréotypisation et de la fictionnalisation,
le stéréotype aidant l’écriture de la fiction. L’expérimentation dans
la classe aboutit à catégoriser trois types de productions : par main-
tien du stéréotype, par abandon, par transformation. Les réécri-
tures, au terme du travail explicitant les stéréotypes et changeant le
point de vue adopté, décrivent six formes identifiées de variation :
renversement, alternance, allusion négative, apparition ponctuelle,
interférence et déplacement. Le traitement explicite du stéréotype
aboutit ainsi à l’enrichissement de l’écriture… parfois par le recours
à d’autres stéréotypes issus de l’imaginaire collectif.
Le chapitre 4 est explicitement consacré à l’observation de la
création dans la fiction. Marie-Françoise Fradet, l’auteur, y défend
l’idée que c’est dans l’interaction interprétative avec l’enseignant
que se développe le projet créatif de l’élève. Le dialogisme a donc
ici encore une grande place par la co-construction de la fiction
dont la réalisation didactique est minutieusement explorée : le dia-
logue entre l’enseignant et le scripteur est analysé dans les traces
successives qu’il laisse au cours d’allers-retours des trois jets succes-
sifs nécessaires à l’élaboration du texte. Deux types de réponses
d’élèves, choisis pour leurs différences, sont analysés. Il en ressort
que le processus de création dans un tel contexte est tributaire
d’une relation intersubjective complexe. L’ambivalence des conseils
Introduction 25

que donne l’enseignant – à la fois créer un univers original et mon-


trer, grâce à la réécriture, ses capacités linguistiques de maîtrise de
l’écrit – semble plutôt un frein pour les scripteurs du type n° 2. Le
poids de la norme dans le dialogisme scolaire est ici souligné
comme dominant la réception par l’enseignant du texte du scrip-
teur.
Le dispositif décrit par Marie-Laure Élalouf dans le chapitre 5
est original. Il s’agit de montrer comment une formatrice d’ensei-
gnants, dans le mémoire qu’elle écrit pour l’obtention d’un master,
s’interroge sur le processus créatif d’un petit groupe d’élèves de
français langue étrangère, qu’elle a suivis pendant leurs premiers
écrits en langue française. L’auteur de l’article se situe en surplomb
puisqu’elle est elle-même la directrice du mémoire de l’enseignante
et qu’elle analyse à la fois les réflexions de l’enseignante sur son
mémoire et l’évolution commentée des écrits successifs des jeunes
apprenants de français. L’emboîtement de ces perspectives subjec-
tives montre la complexité des situations didactiques dans leur
réalité et permet de comprendre comment s’améliorent progressi-
vement les textes des élèves, à la suite du positionnement réflexif
de l’enseignante. Dans tout le chapitre il est fait usage d’un concept
emprunté à Claudine Fabre, celui d’« écriture accompagnée » mais
l’originalité de l’analyse provient de celui de « lecteur intermédiaire »
construit à partir de la notion de « texte intermédiaire » élaborée par
Bucheton et Chabanne (2002). C’est en s’appuyant sur les critères
que proposent ces deux chercheurs, alliés aux notions bakhtiniennes
de genres discursifs, que l’auteur analyse le travail mené par l’ensei-
gnante et repère les évolutions créatives dans les écrits de ces scrip-
teurs qui découvrent une autre langue.
Enfin, le chapitre 6, écrit par Jacques Crinon, Brigitte Marin et
Annick Cautela, étudie le rôle de la rature dans des dispositifs
d’écriture selon lesquels les réviseurs sont aidés par la relecture de
leurs pairs et par le recours à des textes-ressources. C’est en consta-
tant que la reprise d’un texte une fois achevé est assez rare chez les
scripteurs débutants, du fait de l’absence de leurs ressources lin-
guistiques et textuelles, que les auteurs ont imaginé ces dispositifs
qui ont en outre pour caractéristique d’utiliser l’écriture de textes
sur ordinateur et d’en permettre une révision électronique. L’ana­lyse
des ratures montre le profit cognitif et textuel que tirent les jeunes
scripteurs de ces différents dialogues avec les textes-ressources et
26 L’école, l’écriture et la création

avec les réponses de leurs pairs. Le passage d’un niveau de formu-


lation à l’autre couplé à une plus claire conscience des intentions
d’écriture semble permettre l’acquisition de moyens nouveaux
pour l’amélioration des textes.

Les articles des chercheurs brésiliens portent sur la dimension


singulière-subjective de la créativité. C’est cette approche qui est
présentée ici. Les chercheurs développent les éléments théoriques
et méthodologiques de cette dimension, en tenant compte à la fois
du processus (l’acte d’écrire), et du produit (manuscrit).
La rature, phénomène d’une importance majeure pour l’ana-
lyse des processus créatifs comme le montre la génétique textuelle,
est réinterprétée par Eduardo Calil dans le chapitre 7. À partir de
l’analyse de processus de l’écriture collaborative en classe, le cher-
cheur propose la notion de « rature orale », c’est-à-dire les reformu-
lations co-énonciatives effectuées par une dyade d’élèves pendant
le cours de l’écriture du manuscrit. Soutenu par une procédure
méthodologique qui préserve la situation didactique réelle de pro-
duction du texte, et qui cherche à intégrer les aspects multimodaux
enregistrés lors du tournage, ce travail signale les ratures orales et les
types des commentaires (pragmatique, textuel, sémantique) apparus
au moment de son énonciation. L’interprétation des gestes associés
aux commentaires formulés par les élèves montre aussi comment
les éléments visuels communs à la culture écrite dans laquelle sont
immergés les élèves, s’immiscent dans l’écriture du récit de fiction.
Le travail de Cristina Felipeto présenté au chapitre 8 prend
également pour objet d’étude l’enregistrement audiovisuel du pro-
cessus d’écriture en dyades. L’auteur, en analysant un extrait de
dialogue tiré d’un processus d’écriture de deux élèves, indique
com­ment la rature peut être l’effet d’un « événement » (Pétroff,
2004) produit par le croisement de deux systèmes (oral et graphico-
visuel). D’une part, les élèves disent ce qu’ils vont écrire, d’autre
part, s’impose aux élèves une manière d’écrire ce qui est dit. De cette
intersection émerge l’homonymie mêlant les valeurs d’un mot,
dont la reconnaissance par les élèves engendre la rature.
L’homonymie joue également un rôle d’une importance consi-
dérable dans le chapitre 9 « Les noms propres dans des histoires
inventées : effets d’un enchaînement ». Les auteurs, Eduardo Calil
Introduction 27

& Hozaneta Lima, montrent comment ce phénomène linguistique


peut interférer avec la création de noms dans les manuscrits sco-
laires, en indiquant comment sont reliés ces noms et leurs effets de
sens. L’analyse de l’histoire inventée « Le Roi Merdeux », en souli-
gnant les relations homonymiques entre les noms des personnages,
montre qu’un discours déjà dit peut servir de matière discursive en
permettant d’établir des similitudes et des différences entre les signi-
fiants linguistiques. Ces noms, qui forment une chaîne dans le
développement du récit, minent ce que l’on peut attendre d’une
écriture scolaire et impriment un ton scatologique, humoristique
et original au contenu narré.
Réfléchir au caractère auctorial des écrits et ses relations avec
les pratiques didactiques, tel est l’objectif principal de l’article de
Claudemir Belintane dans le chapitre 10. Son travail privilégie une
approche entre cette notion et les phénomènes psychiques laca-
niens d’aliénation et de séparation, en s’appuyant sur la distinction
entre la parodie et la paraphrase dans la production du texte. En
analysant les textes produits par deux groupes d’élèves à partir de
deux consignes différentes, l’auteur met à la portée des enseignants
de langue portugaise des stratégies didactiques qui peuvent favori-
ser la production de textes en classe.
Rachel Fiad propose au chapitre 11, sur la base des concepts de
genres de discours, de subjectivité et de « paternité » du texte, issus
du Cercle de Bakhtine, l’analyse des textes d’un même enfant, en
faisant valoir qu’il est possible de déterminer le caractère auctorial
de ses écrits. Pour cela, elle utilise le concept de méta-énonciation,
qui suggère que certaines marques peuvent être comprises comme
une manifestation du caractère auctorial et de la subjectivité dans un
texte d’enfant. Deux manifestations méta-énonciatives sont privi-
légiées dans le texte : lorsque le scripteur marque différentes inten-
tions énonciatives et lorsqu’il marque son insertion dans les genres
de discours qu’il exprime. L’analyse montre les manifestations lin-
guistiques d’un scripteur débutant qui cherche à s’approprier divers
genres ; en se les appropriant il laisse des marques subjectives qui
sont liées à ses positions énonciatives, ce qui constitue son indivi-
dualité.
28 L’école, l’écriture et la création

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Première partie
Études françaises
chapitre 1
Ancrages théoriques
de l’analyse génétique
des textes d’élèves
Claire Doquet

L’analyse génétique des textes des élèves s’est développée à partir


des travaux de Claudine Fabre, en 1987. Son succès relatif est dû
au travail effectué par les didacticiens qui, revenant sur des modèles
forgés au début des années 1980, ont su percevoir l’intérêt de la
génétique et ses apports pour l’étude de processus d’écriture indi-
viduels. Avec ces titres comme « Lis tes ratures »1 ou « La Rature
n’est pas un raté »2, l’étude des textes de non experts qui soupçonne
pourtant les scripteurs « ordinaires » de réflexions sur le littéraire
permet de rapprocher, sans les confondre, deux domaines d’écri-
ture bien distincts : le littéraire et le scolaire. Liée à ces réflexions,
la nécessité de faire réécrire les élèves se fait jour. Elle parviendra
jusqu’aux Programmes de l’École Primaire où elle se déploie, de
manière échelonnée et d’importance variable, entre 1995 et 2008.
Le chapitre qui s’ouvre abordera les ancrages théoriques et
épistémologiques de l’étude des brouillons scolaires, en trois direc-
tions principales :
– les liens entre les analyses littéraires et linguistiques, et la
place des corpus littéraires dans l’approche génétique des
textes ;

1. Voir le numéro 10/11 de la revue Texte en main (1992) intitulé « Lis tes
ratures » et coordonné par Claudette Oriol-Boyer, avec (entre autres) des
con­tributions de Claudine Fabre et Almuth Grésillon.
2. Penloup, 1994.
34 Études françaises

– les recherches en didactique sur l’écriture des élèves ;


– l’analyse génétique : les outils d’analyse des manuscrits d’écri-
vains et des brouillons d’écoliers.

1. De la critique génétique à la génétique


textuelle : littérature et linguistique
En considérant toutes les tentatives de l’écrivain (qu’elles soient
supprimées ou conservées) comme des possibles textuels, l’analyse
génétique ouvre des perspectives multiples où la variation prime
sur le figement, le processus sur le résultat. Tout élément présent
sur un manuscrit est considéré comme ayant fait partie, à un cer-
tain moment, du texte, et à ce titre, même s’il n’a pas été conservé,
il a joué un rôle dans l’élaboration du texte final : « Ce qui a été
écrit n’est pas plus prestigieux ni révélateur ni moins significatif
d’avoir été barré ou biffé. » (Bellemin-Noël, 1982, p. 63). Pour la
critique génétique dès ses débuts, le texte est à tous les moments
de son écriture un objet sur lequel s’appuie l’auteur pour continuer
d’écrire, sans que le texte final ait d’autre valeur que celle que lui
confère le fait d’avoir constitué, à un certain moment et peut-être
provisoirement, un objet dont son auteur (par nécessité ou par
lassitude peut-être) a accepté la publication. Avec cette conscience
que les textes ne sont que des tentatives d’atteindre un idéal jamais
réalisé, la critique génétique se démarque de la philologie, moins
sans doute par ses techniques que par sa centration sur l’écriture
elle-même : sans nier l’importance du texte final, elle adjoint aux
textes, pour mieux les lire, ce que Hay (1984) a appelé leur « troi-
sième dimension » : celle du temps et des traces que l’écriture, avec
ses accidents et ses bifurcations, laisse dans le texte final. Dès lors,
l’intérêt se porte sur l’auteur au travail, les manuscrits donnant lieu
à une double approche :
– décryptage de l’ensemble des traces des opérations d’écriture
visant à décrire précisément le processus qui a conduit à
l’élaboration d’un texte ;
– interprétation de ce processus, pour laquelle le chercheur
tente de comprendre l’articulation des opérations entre elles,
à l’aide des traces que constituent les mots et l’ensemble des
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 35

éléments non linguistiques de l’écriture (épaisseur et nervo-


sité du trait, surcharge des ratures, dessins, etc.).

Le regard de la critique génétique sur l’écriture est une tenta-


tive d’aborder de front toutes ses dimensions, toutes ses incerti-
tudes aussi, en postulant, au contraire de la critique structuraliste,
la non-clôture. Une non-clôture spatiale, puisqu’un manuscrit
n’est potentiellement jamais fini, et qu’au sens le plus matériel il est
toujours possible de franchir les limites de la feuille en ajoutant des
feuillets annexes dont les paperolles proustiennes sont sans doute
l’exemple le plus fameux. Une non-clôture temporelle, puisque les
traces de l’écriture ne sont pas toujours le fruit d’actes contigus mais
que parfois des mois, des années les séparent. Une non-clôture,
enfin, constitutive de l’objet d’étude, puisque le texte n’est en aucun
cas envisagé pour lui-même mais dans la dynamique de sa scrip-
tion, en regard de son auteur, des conditions sociales et historiques
de son écriture et du langage qui lui donne corps.
La critique littéraire porte traditionnellement sur un écrivain,
voire une œuvre. C’est bien, à ses débuts, le cas de la critique
génétique, alors nommée « manuscriptologie », qui se développe à
partir de l’étude des manuscrits de Heine nouvellement acquis par
la Bibliothèque Nationale. Cette acquisition permet à Louis Hay
de s’interroger sur les effets de la rencontre, par le public, de manus-
crits qu’il ignorait jusque-là : cette rencontre « contribuera-t-elle
à modifier certaines notions si banales, mais perfides : éternité de
l’œuvre, de son image, de son public, sur quoi reposent explicite-
ment ou implicitement les jugements essentiels de la critique ? »
(Hay, 1967). C’est donc, d’emblée, un rôle dans le champ critique
qui est envisagé par le fondateur de la discipline. Douze ans plus
tard, la première thèse en génétique, une exploration des manuscrits
de Heine par Jean-Louis Lebrave (1979), manifeste l’originalité de
la discipline avec une étude magistrale sur les lexèmes intervenant
dans certaines opérations d’écriture, en particulier le remplacement,
faisant émerger ce que l’auteur appelle des prototermes (termes
génériques qui, au cours de l’écriture, font place à des termes spé-
cifiques) et des lexèmes flottants (lexèmes disparus du manuscrit mais
dont la présence sémique, comme un halo, persiste dans le texte) ;
dans les deux cas, ce n’est pas au texte final que le chercheur s’in­
téresse prioritairement, mais bien davantage au passé de ce texte, à
l’archéologie scripturale qui lui donne son épaisseur. S’amorce alors,
36 Études françaises

au sein du « Centre d’Analyse des Manuscrits » fondé par Louis Hay


en 1975 et qui devient l’ITEM en 1982, un mouvement de cen-
tration-décentration, qui conduit :
– d’une part à la constitution d’équipes de recherche centrées
sur un auteur littéraire ;
– d’autre part au rassemblement, autour des fondateurs, de
linguistes désireux de travailler simultanément différents cor-
pus autour de questions linguistiques en visant la caractérisa-
tion de l’activité d’écriture elle-même.

L’étude de l’écriture à travers les manuscrits d’écrivains a con­


duit à s’interroger sur la possibilité de généraliser certains constats
qui deviendraient alors des constantes de l’écriture. Il ne s’agit pas
de présupposer des mécanismes à vérifier sur un corpus mais
d’observer, dans la confrontation permanente et serrée au matériau
langagier, des phénomènes qui, s’ils sont récurrents d’un écrivain à
l’autre, pourront être considérés comme participant de l’écriture
littéraire. C’est la revendication explicite de généticiens linguistes
que de poser, à travers l’étude de l’écriture d’un incipit flaubertien,
« des questions qui peuvent prétendre à une certaine généralité en
matière de production textuelle » (Fuchs, Grésillon, & Lebrave,
1991 ; p. 30). Dès lors, les manuscrits d’écrivains sont considérés
comme porteurs des traces de certains faits inhérents à toute écri-
ture. Les prototermes mis en évidence par Lebrave dans les manus-
crits de Heine se retrouvent chez d’autres écrivains mais aussi dans
l’écriture scolaire. Grésillon (1990 : 34) conclut à la manifestation
d’un « mécanisme général de l’écriture », activité polymorphe dont
le versant littéraire montre de façon paroxystique certains aspects
mais dont d’autres, ceux que l’on assimile à l’écriture ordinaire,
méritent aussi l’observation.
L’outillage de cette observation est composé des quatre opéra-
tions d’écriture bien connues (ajout, suppression, remplacement,
déplacement), qui peuvent constituer soit des variantes de lecture,
soit des variantes d’écriture (Grésillon, 1994). Ce travail « au ras du
texte », en prise avec le matériau, vise à éclairer l’écriture du point
de vue de la mise en jeu qu’elle fait de la langue. Il s’agit de cons­
truire, au plan du sens, une cohérence explicative de la succession
des substitutions qui retrace le mouvement de l’écriture. Pour cette
construction, les linguistes généticiens s’appuient sur une approche
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 37

énonciative du langage qui permet d’englober les différentes


dimensions de l’écriture en continuant de privilégier la « produc-
tion sur le produit », le « multiple sur l’unique », « la genèse sur
la structure », le « dynamique sur le statique », « l’énonciation sur
l’énoncé » (Grésillon, 1994, p. 7). Chaque variante3 est envisagée
non isolément, mais en relation avec son contexte : état du texte au
moment où elle intervient, activité de l’auteur, effet produit par la
variante sur le texte. La théorie linguistique de l’énonciation per-
met de traiter ensemble les différents niveaux sur lesquels portent
les variantes. Il est ainsi possible de les envisager les unes par rap-
port aux autres et de donner du sens à leurs enchaînements.
Cet outillage linguistique va permettre d’analyser de la même
manière des manuscrits d’écrivains, des écrits ordinaires et par
exem­ple des brouillons d’élèves. Au-delà de la description des
opérations elles-mêmes, leur interprétation fait également l’objet
d’analyses transversales. Les linguistes énonciatifs envisagent les
possibilités du langage comme virtuellement partagées par tous les
locuteurs, même si certains en font des usages spécifiques qui met­
tent en exergue des caractéristiques particulières. C’est le cas de
l’équivoque, appel d’un mot à l’autre fonctionnant à partir du signi-
fiant, qu’Authier-Revuz (1995) analyse comme fonctionnant à plein
dans des situations particulières comme l’analyse psychanalytique4
ou la poésie mais qu’elle affirme constitutive de toute pratique lan-
gagière. Comme elle, Rey-Debove étudie l’usage métalinguistique
de la langue dans ses aspects les plus quotidiens, le métalangage
naturel ; et la paraphrase vue par Fuchs n’est pas le résultat d’exer-
cices rhétoriques mais celui de la parole vive, quotidienne. Unis­

3. Dans la démarche de base, les supports sont manuscrits et les variantes


recensée à partir des ratures et de l’ensemble des traces scripturales permet-
tant de reconstituer des retouches, reformulations, corrections. Ces traces
peuvent être, outre les biffures, des ajouts en marge ou entre les lignes mais
aussi des décalages constatés par les chercheurs entre deux versions d’un
même texte : c’est alors pendant la copie que le texte s’est transformé, sans
que cette transformation soit rendue visible par des biffures. Pour une mise
au point complète de cette méthode de travail, voir Grésillon, 1994.
4. Dans une démarche similaire, I. Fenoglio étudie, en linguiste, un objet
qui relève traditionnellement du champ freudien : les lapsus, en précisant
que « le linguiste n’a pas pour fonction d’interpréter psychanalytiquement
les fragments d’énonciation relevés, mais de repérer et déconstruire les for-
mations langagières advenues – peut-être – depuis l’inconscient.» (Fenoglio,
2000 : 220).
38 Études françaises

sant en une même vision l’exceptionnel et l’ordinaire, c’est


l’exceptionnel – le littéraire – qu’observe Grésillon, avec la cons­
cience que l’écriture littéraire possède des caractéristiques spéci-
fiques5 mais qu’il existe aussi des « universaux de la production
écrite » que la génétique textuelle peut contribuer à mettre au jour.
Dans l’ensemble de la production écrite, les brouillons des
élèves constituent un corpus qui, comme tout autre, est susceptible
d’être étudié par la génétique. Au départ nommée « critique géné-
tique », la discipline s’est partiellement disjointe du champ critique,
même si la plupart de ses études portent sur des corpus littéraires.
Témoigne de cette disjonction le numéro de la revue Genesis
(30/10, juin 2010) intitulé «Théories » et qui ne comporte finale-
ment que relativement peu d’articles consacrés à des études litté-
raires. En témoigne également le glissement dans la dénomination,
proposée entre autres par De Biasi, la critique génétique devenant
la génétique textuelle.6

2. Les études scripturales et l’école.


Trente années de recherches
sur l’écriture des élèves
L’écriture est un objet d’enseignement vieux comme l’école,
pourtant elle fait toujours l’objet de controverses dont témoigne,

5. À la fin de son ouvrage Éléments de critique génétique, A. Grésillon évoque


la perspective d’une « science de la production écrite » : « La critique géné-
tique s’est constituée dans le domaine de l’écriture littéraire, et son champ
est celui de la production écrite des œuvres. Elle ne cherche donc pas à
englober l’ensemble de la production écrite, et si nous parlons ici program-
matiquement de science de la production écrite, ce n’est que latéralement,
à titre de domaine apparenté et de débat méthodologique. Cela étant pré-
cisé, il est clair que les deux domaines ont des zones d’intersection, d’inter-
férence : tout savoir général sur la production écrite est une sorte de toile
de fond sur laquelle devrait se détacher d’autant plus nettement tout ce qui
appartient à des pratiques d’écriture spécifiques. Comment ne pas encoura-
ger les travaux qui analysent avec les mêmes méthodes la genèse de textes
de lois, de discours politiques, historiques, religieux, philosophiques, linguis-
tiques, pédagogiques, etc.? » (Grésillon, 1994, p. 217).
6. De Biasi propose même, dans son article de 2010 (Genesis 30/10) d’éten­
dre le domaine de la génétique à d’autres arts que celui de l’écriture. La
génétique, de textuelle, deviendrait alors la génétique tout court.
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 39

par exemple, la variété des appellations de cette activité. Dans les


Instructions Officielles elles-mêmes, il est question à la fois d’écri-
ture, de production d’écrits, de rédaction, de composition de textes,
sans que ces termes soient synonymes mais sans non plus que leur
acception soit clairement stabilisée. C’est que chacun correspond à
la fois à un niveau d’expertise et à une conception de l’écriture, que
l’on retrouve dans les travaux qui ont émaillé la recherche péda-
gogique depuis le Plan de Rénovation Pédagogique issu des travaux de
la commission Rouchette (Romian, 1970). Au sein des équipes
INRP de l’époque s’est inventée une nouvelle manière d’enseigner
et d’apprendre l’écriture,7 dont les travaux contemporains sont,
d’une manière ou d’une autre, les héritiers.
Pour comprendre la diversité et l’organisation des travaux de
recherche en cours, il faut donc revenir à leurs aînés, ancêtres plus
ou moins lointains et plus ou moins prestigieux, qui ne se sont pas
réclamés de la génétique mais dont les préoccupations, centrées
entre autres sur le travail du brouillon et la réécriture, entre-
tiennent des liens avec celles de la critique génétique.
Du côté des « ancêtres », citons au moins les travaux du groupe
EVA, issus des réflexions menées à l’INRP entre 1970 et 1980 sur
le poids de la langue (au sens scolaire : orthographe, morphosyn-
taxe, lexique) dans l’évaluation des textes et l’enseignement de
l’écriture (Nique & Romian, 1977). Dans leur souci de décrire la
langue écrite des élèves du CP au CM2, les membres du « Groupe
Langue Écrite » mettent en évidence l’articulation entre des savoirs
habituellement évalués – correction syntaxique et orthographique
– et des savoirs plus difficiles à cerner – cohérence, continuité
textuelle. Le groupe EVA va se centrer d’une part sur l’élaboration
de modèles de production des textes permettant aux élèves d’ap-
préhender, en cours d’écriture, les différentes variables constitutives
de la cohérence textuelle, d’autre part sur les critères à utiliser pour
évaluer le plus complètement possible les textes des élèves (Garcia-
Debanc & Mas, 1987). L’écriture est nommée production de textes,
dans une logique d’adaptation des tâches rédactionnelles aux con­
traintes pragmatiques de la communication écrite. Si la génétique

7. Je pense en particulier aux travaux du groupe EVA, puis REV, qui ont mis
l’accent, avec un outillage psycholinguistique mais aussi textuel, sur l’écriture
comme processus et sur l’importance du retour sur le texte (Cf. par exemple
Mas et al., 1991, ou Quet, 2008, pour une recension).
40 Études françaises

n’est pas convoquée parmi les apports théoriques de référence, c’est


sans doute en partie parce que l’écriture est vue de manière un peu
externe, comme un contrat à remplir dont les paramètres dépendent
du type de texte, de la situation de communication, de l’enjeu de
l’écrit plutôt que du scripteur. Cette ligne où l’élève est d’abord
un puer communicans va s’assouplir dans les années qui suivent,
d’abord par la prise de conscience que l’extériorité des critères
d’évaluation pendant la réécriture joue parfois contre la qualité
scripturale (Séguy, 1994), ensuite par l’éclatement du groupe EVA
dont les membres vont suivre des chemins spécifiques, en particu-
lier l’étude d’un instrument d’écriture nouveau, le traitement de
texte (Plane 1996 & 2000), ou la centration sur un type d’écriture,
par exemple l’écriture créative et littéraire (Tauveron, cf. Tauveron
& Sève 2005). Après des années de travail sur la lecture littéraire à
l’école, Tauveron adapte les notions de « texte résistant » et de
« lecture interprétative » à des situations et à des supports d’écriture,
avec toujours la même ligne de conduite : ne pas cantonner les
élèves en difficulté à des tâches simples mais au contraire les faire
se confronter à l’écriture la plus impliquante et la plus complexe
qui soit, l’écriture littéraire. Avec ce parti pris, Tauveron et Sève
travaillent des démarches didactiques qui tentent d’échapper à
l’externalité des modèles que le groupe EVA (dont Tauveron était
membre) a pu développer dans les décennies précédentes. Loin des
critères émanant d’un type de texte, auquel tout élève devrait se
conformer, l’accent est mis sur la singularité du texte de cet élève-
là, que l’enseignant va mettre en situation de retravailler en s’ap-
puyant sur une lecture coopérative et interprétative du texte qui
va déployer ses ressources propres. Ce faisant, Tauveron fait bas-
culer la didactique de l’écriture dans des problématiques ancrées
dans l’écriture créative et l’idée que les élèves sont capables de
mettre en œuvre des processus et de produire des images proches
de ceux des écrivains. Le brouillon d’élève prend alors une dimen-
sion de creuset de la création, dimension conférée, dans le champ
littéraire, aux manuscrits des écrivains.
Cette approche de la singularité des textes et de celle des scrip-
teurs s’amarre à deux approches complémentaires de l’acte d’écrire :
– une approche à dominante sociolinguistique, qui s’attache à
cerner les difficultés des élèves en échec et à y trouver des
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 41

palliatifs à partir de la notion de sujet écrivant (Bautier, 2002 ;


Chabannes & Bucheton, 2002) ;
– une approche plus strictement linguistique, avec une accro­
che systématique au matériau langagier et en tension entre
langue et discours, en particulier à travers l’analyse des brouil­
lons (Fabre, 1990 ; Penloup, 1994 et 1995 ; Boré, 1998 et 2010 ;
Doquet-Lacoste, 2004).

Si l’outillage de la seconde est la génétique textuelle (nous y


reviendrons), la première s’appuie également sur l’existence de
différents états d’un texte et elle se réapproprie la notion d’avant
texte en explorant des supports spécifiques, par exemple le carnet
de lecture. Chabannes & Bucheton (2002) ont travaillé la question
en particulier dans des contextes de Zone d’Éducation Prioritaire,
dévoluant aux écrits intermédiaires un rôle de « médiateurs cogni-
tifs et affectifs permettant en particulier à des scripteurs débutants
ou mal à l’aise de faire leurs premiers pas dans le travail ». La diffi-
culté scolaire est posée et analysée, en particulier à travers le phé-
nomène de la secondarisation (Bautier & Goigoux, 2004). Les
carnets de lecture sont, en littérature, des moyens de favoriser
l’entrée en lecture écriture d’élèves qui sont a priori mal à l’aise dans
ces matières, toujours avec l’idée de ne pas refuser l’entrée dans le
complexe à des élèves en échec. La notion d’épaississement du
texte (Bucheton, 1997), les écrits intermédiaires (Chabannes &
Bucheton, 2002 ; Doquet-Lacoste, 2006), les différents outils de
réécriture mis en place (Garcia-Debanc, 1996 ; Plane, 2000 ; Kervyn
& Dufays, 2003) ne se réclament pas de la génétique mais sont
empreints de ses principes et riches de ses découvertes.
Depuis 2007 ont été soutenues des thèses sur l’écriture scolaire,
dont la diversité manifeste à la fois la richesse et le foisonnement
de la thématique et son caractère peu unifié, déjà souligné à partir
des Instructions Officielles : David (2006) aborde l’écriture à travers
la langue, en particulier l’orthographe ; Le Goff (2008) expérimente
dans le domaine de l’écriture littéraire des procédures didactiques
permettant de développer le volet le moins travaillé par les psycho-
linguistes, le type d’écriture « text driven » (Galbraith, 1990) où le
texte paraît se développer de lui-même, sans plan préalable ; Kervyn
(2008) travaille également l’écriture littéraire par le biais des stéréo-
types vus, dans le prolongement du travail de Dufays (1994),
42 Études françaises

comme des stimulateurs d’écriture ; dans le domaine de l’analyse de


l’écriture en temps réel, à la thèse déjà ancienne de Doquet-
Lacoste (2004) succédera en 2011 celle de Leblay qui effectue une
comparaison novices/experts dans l’écriture de textes en Français
Langue Étrangère.
Ces travaux individuels s’inscrivent dans des recherches plus
larges, sous l’égide de l’INRP :
– entre 2006 et 2009, recherche « Écrits intermédiaires, écrits
préparatoires : pratiques scripturales et mises en œuvre didac-
tiques de l’école au lycée » conduite conjointement par trois
équipes bretonnes (coordonnées par C. Tauveron, C. Doquet-
Lacoste et O. Lumbroso) et deux équipes toulousaines
(coordonnées par C. Garcia-Debanc et M. Grandaty) sous la
responsabilité de Claire Doquet-Lacoste ;
– depuis 2009, recherche « Apprendre à écrire »8 conduite par
l’équipe « Français » de l’INRP, sous la responsabilité de
François Quet, avec des thématiques centrées sur les facilita-
teurs d’écriture comme la carte cognitive (Kervyn), les outils
de l’écriture utilisés dans les classes (Kasperski, Dourojeanni),
la description linguistique des textes des élèves (Doquet &
Pilorgé).

Il apparaît ici une extrême diversité dans les manières d’envisa-


ger l’écriture à l’école. Ce qui compte pour le sujet qui nous
occupe, et en contraste avec les travaux de l’INRP des décennies
1980 et 1990, c’est (i) que l’écriture étudiée est de moins en moins
une écriture fonctionnelle, les chercheurs s’attachant à construire
des outils appropriés à l’écriture créative en s’appuyant sur l’en-
semble des travaux centrés sur la singularité de l’acte scriptural et
le sujet scripteur, (ii) que même dans les cas où la génétique n’est
pas explicitement convoquée, l’écriture n’est jamais un processus
simple mais apparaît au contraire comme un feuilleté dans lequel
la dimension historique est prise en compte au même titre que
d’autres dimensions linguistiques et textuelles mieux connues.
Bref, la génétique textuelle paraît aujourd’hui assez mûre pour
irradier dans des domaines connexes, en termes de principes sinon
de méthodes.

8. Recherche EF2L, 2008-2012, http://litterature.inrp.fr/litterature/


recherches/apprendre-a-ecrire
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 43

3. Peut-on utiliser les mêmes outils


pour l’analyse des manuscrits d’écrivains
et des brouillons d’écoliers ?
Revenons à présent à des travaux évoqués plus haut mais non
détaillés, ceux qui, tout en portant sur des textes d’élèves, se récla-
ment explicitement de la génétique textuelle.
Un travail de grande envergure sur les traces de l’écriture des
élèves a été effectué par Claudine Fabre (1987 et 1990) à partir de
trois cents manuscrits produits entre le CP et le CM2. Les élèves
ont produit des textes selon trois types de passation : l’une avec
écriture, relecture et copie d’un seul trait, l’autre avec relecture et
copie le lendemain de la rédaction du premier brouillon, la troi-
sième avec relecture et copie une semaine après la rédaction initiale.
Pour classer chronologiquement les opérations, on a imposé des
changements d’encre : le premier brouillon, avec toute modifica-
tion qui lui est contemporaine, est rédigé en bleu ; pendant la phase
de relecture, on utilise le stylo rouge ; enfin le texte est recopié en
vert. Trois étapes dans l’écriture sont donc déterminées de façon
sûre par la couleur de l’encre ; la méthodologie de transcription des
manuscrits et de classement des opérations est celle de la critique
génétique. L’auteur postule, à la suite de Rey-Debove (1982), que
toute rature est métalinguistique, au sens où la rature « travaille sur
un discours déjà là » (Rey-Debove 1982 : 111), impliquant donc
une activité sur le discours et non seulement une expansion de ce
discours. À partir de l’exemple d’une double modification : for-
melle d’abord, (pege → perge, mis pour piège) puis lexicale (perge
→ trou), C. Fabre montre que toute rature implique un aller-
retour entre le discours en train de s’énoncer et le système de la
langue :

« Dans les deux cas [i.e. modification formelle/modification lexicale]


le scripteur marque une comparaison (identification partielle), soit
entre deux manifestations du signifiant, soit entre deux signes exis-
tant dans la langue. Dans l’un et dans l’autre, il a établi des rapports
paradigmatiques et a cessé de traiter une unité comme invariante. »
(Fabre, 1987, p. 47)

Fabre réfute à l’avance les questionnements sur le degré de cons­


cience de cet aller-retour dans le système linguistique ; pour elle, et
44 Études françaises

au contraire de ce que défend par exemple Gombert (1990), le


caractère méta de la procédure dépend de l’activité du scripteur,
indépendamment de sa conscience de cette activité :

« C’est cette incursion dans l’axe du “système” qui fait sortir la rature
du plan du langage “premier”, de dénotation, et relève de la fonc-
tion métalinguistique : traitement du signifiant seul, modification de
la relation signifiant/signifié, concurrence entre deux signes du sys-
tème… » (Ibid.)

Fabre s’inscrit donc dans la sphère des études sur le métalinguis-


tique spontané, chemin ouvert par Rey-Debove (1978) et pour-
suivi depuis par Authier-Revuz (1995). Cette position théorique
est d’autant plus remarquable que le travail de C. Fabre porte sur
des brouillons d’élèves. L’étude cherche à cerner les modalités de
l’activité métalinguistique des enfants à travers les différentes opé-
rations d’écriture et leur répartition selon l’âge et le niveau des
scripteurs. Un de ses intérêts majeurs est le lien entre des théories
habituellement dévolues aux écrits littéraires et un corpus de
manuscrits d’écoliers : l’auteur envisage par exemple la rature
comme marquant :

« (…) le rapport mouvant des scripteurs au système de la langue et à


la genèse de leurs discours. En tant qu’opérateurs de correction, de
comparaison, et de signification, ces ratures témoignent de la
conscience linguistique des enfants, puisque le signe linguistique y
est traité comme une variable dont chacun des constituants est alté-
rable. » (Fabre 1987, p. 575)

D’autre part, en rupture avec l’approche dominante en didac-


tique qui tendait, dans les années 1990, à reléguer les préoccupations
orthographiques à un second plan pour privilégier, au moment de
la relecture des textes, des changements de portée plus large, Fabre
conclut au « caractère fondateur, dans le métalangage enfantin, des
variantes de ce niveau » :

« Si l’écriture se pratique comme un tout, il importe de ne pas méses-


timer le signifiant graphique : des continuités peuvent exister entre
les modifications “superficielles” et celles qui le sont moins. […]
Plutôt que d’évacuer les ratures orthographiques comme extérieures
aux fonctionnements “profonds” de l’écriture, nous croyons qu’il
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 45

serait pertinent d’éclairer davantage leurs liens avec ceux-ci, et de


poser comme hypothèse large que la “conscience du texte” […]
bute ou prend appui sur la mise en graphie. » (Fabre, 1987 : 579)

Le travail de Fabre a donné lieu, entre 1998 et 2004, à deux


prolongements dont elle-même a assumé la filiation (Fabre-Cols,
2004) :
– s ur un corpus de brouillons de textes fictionnels de fin d’école
primaire, une recherche linguistique et littéraire centrée sur
la singularité des trajets scripturaux et l’émergence du « style »
dans l’écriture scolaire, en lien avec les travaux menés
en génétique textuelle à partir des manuscrits d’écrivains
(Lamothe-Boré, 1998) ;
– sur un corpus d’écriture sur traitement de texte recueillie en
temps réel dans une classe de Cours Moyen 2, un travail de
recherche linguistique sur l’activité métalinguistique mani-
festée par les ratures et les pauses9, avec un outillage génétique
et énonciatif en lien avec les travaux sur l’activité métalin-
guistique spontanée (Doquet-Lacoste, 2004).

C’est encore l’écriture littéraire qu’étudie Penloup, à partir


d’écrits scolaires (1994) mais aussi d’autres écrits, éventuellement
privés (1995, 1999). Dans une approche à la fois linguistique et
anthropologique, elle montre que la pratique scripturale est extrê-
mement développée chez les adolescent(e)s. Cette approche n’est
pas centrée sur la didactique, au contraire des précédentes. Elle
s’inscrit pourtant dans la sphère des études de l’énonciation écrite
des jeunes (écoliers et collégiens) et constitue un apport important
dans un domaine mal connu, celui de l’écriture non scolaire. Un
des points communs entre les quatre chercheuses citées ici est le
regard posé sur les textes, regard qui se veut compréhensif et inter-
prétant, comme l’est celui que d’autres chercheurs posent sur les

9. Les corpus dits « en temps réel » sont en fait, la plupart du temps, des
sortes de films qui retracent toutes les opérations scripturales dans leur tem-
poralité : chronologie et pauses. La méthodologie de traitement de ces films
n’est pas encore fixée : c’est le but que s’est donné l’équipe « Manuscrits,
Linguistique, Cognition » de l’Item. Le passage du traitement des manuscrits
au traitement de données en temps réel pose des problèmes complexes de
délimitation des opérations, évoqués par exemple par Doquet-Lacoste, 2006b
ou Doquet-Lacoste, 2009.
46 Études françaises

manuscrits des écrivains. Il n’est pas question de confondre les


corpus mais de les observer avec des lunettes communes, en ayant
la conviction qu’écrivain ou élève, le sujet scripteur s’implique
dans l’écriture avec un engagement similaire et que ce qui s’y joue
est du même ordre, malgré la diversité des formes et des contextes.
Un autre point commun – outre des caractéristiques méthodolo-
giques et théoriques évidentes – est l’idée que les élèves ont des
savoirs (Penloup, 2007), observables entre autres à travers leurs
tâtonnements scripturaux, et qu’il importe de percevoir ces savoirs
avant leurs lacunes pour construire une lecture critique de leurs
textes, comme a été construite la lecture critique des textes d’écri-
vains.
On perçoit ici la cohérence de cette approche génétique et
l’attention au sujet développée par Bucheton par exemple. Dans
tous ces travaux, l’énonciation écrite est envisagée dans sa singula-
rité, les niveaux d’activité ne paraissent pas étanches, l’attention est
portée sur l’écrit lui-même sans référence obligée à des normes ou
modèles. Ceci conduit à considérer en l’élève un auteur, en affir-
mant le point commun irréductible entre brouillons ordinaires et
manuscrits littéraires où l’on observe « une activité de langage qui
consiste à revenir sur le « déjà là » pour le modifier, quelle que soit
la nature de la modification. » (Lamothe-Boré, 1998 : 14).
Le postulat qui préside à ce type d’étude est que tout énoncia-
teur, de l’élève débutant à l’écrivain chevronné, met en œuvre
dans l’écriture – pour peu que soient créées les conditions d’une
écriture véritable – une relation à la langue complexe et singulière,
distanciée et fusionnelle à la fois, toujours constitutive de l’être de
langage à l’œuvre dans la production écrite. Que la complexité et
la singularité de cette relation se marquent différemment dans un
texte d’élève et dans un texte d’écrivain est une évidence. Reste
qu’elles sont un fait, et qu’à ce titre, les écrits des élèves, pour
embryonnaires qu’ils soient, méritent pour être observés un outil­
lage linguistique aussi fin que celui que l’on déploie pour les manus-
crits d’écrivains. Soupçonner les élèves d’un authentique désir dans
leur activité d’écriture, les créditer d’un savoir sur et par la langue
que l’école ne leur a pas totalement transmis mais qu’ils construisent
tous les jours en tant que sujets de langage, accorder à leurs tâton-
nements toute leur valeur de recherche et d’ajustements successifs,
c’est accepter de lire les textes d’enfants
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 47

« (…) en cessant de les croire simples et sans intérêt, en devenant


curieux des problèmes qui s’y inscrivent, des systèmes en construc-
tion qui s’y posent, en donnant toute leur force aux indices matériels
de chaque page, aux hypothèses qui pourraient sous-tendre les
erreurs, aux ratures et aux abandons, aux conditions énonciatives de
production, aux représentations et aux projets qui animent le sujet
scripteur, à son désir de dire qui bouscule toujours un peu le savoir
écrire… ainsi qu’on le ferait pour n’importe quel texte. » (Fabre-
Cols, 2000 : 14)

C’est précisément la nature de ce « n’importe quel texte » qu’il


convient de préciser maintenant. L’opposition souvent citée entre
écriture littéraire et écriture ordinaire (dont pourrait relever « n’im-
porte quel texte ») mérite en effet d’être questionnée, à la fois dans
sa légitimité en termes de structuration du domaine (l’opposition
exclusive littéraire/ordinaire est évidemment problématique) et à
cause du caractère réducteur et lissant de la catégorie « écrits ordi-
naires », qui de fait va regrouper des éléments extrêmement hété-
rogènes. Cette opposition, qui a eu des vertus heuristiques en
permettant de croiser des catégories a priori non dissociées (les écrits
ordinaires des écrivains/les écrits littéraires des scripteurs ordinaires,
voir en particulier l’ensemble des travaux de Penloup), manque
précisément de potentiel heuristique dès lors que l’on s’intéresse à la
notion de genre et à ses conséquences sur la classification des écrits
« ordinaires. » (Boré, 2007). Qui plus est, dans un ouvrage consacré
à l’écriture créative des élèves, les intrications entre littéraire et ordi-
naire, ou plus précisément littéraire et scolaire, sont nombreuses.

4. Pour conclure ce chapitre.


Écriture littéraire, écriture scolaire
La notion de genre scriptural à l’école a été théorisée par
Schneuwly (2007) qui distingue les « genres scolaires propédeu-
tiques (rédaction, dissertation) » des autres genres travaillés à
l’école, genres sociaux, outils de communication, dont il va penser
la « scolarisation ». Cette réflexion aboutit à la distinction entre
genres scolaires et genres scolarisés10. La notion est également repé-

10. Schneuwly reprend cette appellation à Rojo, 2001.


48 Études françaises

rable chez Chervel (2006) qui évoque la « scolarisation » des œuvres


littéraires, procédé encore vivace selon l’auteur et qui s’inscrit dans
« une longue tradition d’altération, de dénaturation et de normali-
sation » (p. 479) où les œuvres sont finalement mises au service de
l’apprentissage. Chervel donne l’exemple de la récitation, dont le
corpus est choisi en partie en fonction de la longueur des textes
qu’il faut pouvoir dire en un temps assez bref. Dans cette perspec-
tive, l’entrée à l’école déforme le genre qui ne reflète plus qu’im-
parfaitement le genre présent socialement11. Schneuwly ajoute
que, travaillé par l’école le genre évolue en fonction de ses
contraintes, il se scolarise. Pour ce qui nous occupe ici, l’écriture
créative, la problématique de la scolarisation est évidemment fon-
damentale : à la fois dépositaire et dispensatrice de la norme scriptu-
rale, l’école n’est que secondairement associée à la créativité et l’on
se demande dès lors comment les deux notions – le normatif et le
créatif – peuvent se concilier, et quels seront les résultats de leur
interaction.
Une spécificité essentielle de l’écriture à l’école est le fait que
toute tâche est donnée en vue de l’acquisition d’un savoir, acqui-
sition qui ne s’effectue que par l’implication de l’élève et généra-
lement à son insu. Pour l’écriture créative, il s’agit moins d’obtenir
un texte qui reflèterait l’originalité de l’imagination du scripteur
que de mettre ce dernier en mesure d’exercer un certain nombre
de savoir-faire, en jeu dans la tâche, et qui ne peuvent trouver à
s’exercer que si l’élève est parfaitement impliqué dans son activité.
L’écriture créative à l’école est prise, comme toute activité scolaire,
dans ce que Sensevy (2008) appelle un « jeu didactique ». Ce jeu,
« organiquement coopératif », est un « jeu de savoirs » dont la pro-
priété centrale est de rendre effective l’appropriation de stratégies
(ibid. : 20). Par la manière dont il provoque l’entrée de ses élèves
dans le jeu – processus dit de la « dévolution » – le maître fait en
sorte que l’élève « assume la responsabilité de jouer vraiment le/au
jeu », l’élève « doit accepter de jouer en première personne le jeu
du savoir » (ibid.). À la suite de Brousseau (1998), Sensévy a théo-
risé le didactique à travers la notion de jeu et de responsabilité de
l’élève : l’effectivité de l’apprentissage repose sur le fait que l’élève
joue le jeu « en première personne », c’est-à-dire qu’il assume lui-

11. Cette question est également travaillée très finement, à partir de manuel
de lycée, par Denizot (2008).
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 49

même son implication dans la tâche. Concernant l’écriture créa-


tive, le contrat didactique repose donc sur une double contrainte :
l’élève doit se dégager de sa posture habituelle, liée à la fonction
normative de l’école, pour donner libre cours à sa créativité, cette
dernière se développant tout de même – et ce, quels que soient le
souhait et le talent de l’enseignant – dans le contexte scolaire, celui
d’un « genre scolarisé ». Dès lors, et malgré les rapprochements
possibles, en termes de caractéristiques attendues, entre des textes
de création écrits à l’école et des textes littéraires, il est tout à fait
clair que les observables diffèrent, en particulier ceux qui relèvent
du processus de l’écriture. Comme l’a montré Sensévy, l’action
didactique est une action conjointe, au sens où elle mêle indisso-
ciablement l’action de l’enseignant et celle des élèves. Une des
questions posées par l’analyse de l’écriture à l’école est donc celle
des spécificités scripturales que l’action conjointe didactique va pro­
duire.
En s’attachant au contexte d’écriture des œuvres, en cherchant
à reconstituer « l’aventure de la création littéraire telle qu’elle est
advenue matériellement, à partir du premier brouillon et jusqu’aux
épreuves corrigées » (Grésillon, 1990 : 8), la critique génétique s’est
démarquée de la visée téléologique de l’écriture et de la notion
d’idéal du texte que l’auteur considérerait comme atteint lorsqu’il
remet un manuscrit12. Ce faisant, elle est parvenue à extraire ses
analyses de l’idéologie romantique qui prévalait – mais ne prévaut-
elle pas souvent encore ? – dans la conception de l’écriture litté-
raire. Ce trajet doit être poursuivi pour d’autres genres scripturaux,
entre autres l’écriture scolaire. Attendre de manuscrits d’écrivains
et de brouillons d’élèves, fût-ce ceux de textes de création, des
éléments identiques, conduirait inévitablement à une comparaison
décevante pour l’écriture scolaire. Parce que – ceci relève de l’évi-
dence – des élèves de niveau primaire ne possèdent ni la même
maturité, ni la même expertise que les écrivains, et que la teneur
de leurs interrogations méta discursives, interprétable dans leurs
ratures, est évidemment moins exaltante pour le chercheur. Mais

12. Comme le souligne Grésillon, « Les diverses étapes de retours sur du


déjà écrit ne s’inscrivent pas sur une ligne droite qui conduirait sans faille
vers l’idéal du texte définitif. La vision téléologique d’une avancée de l’écri-
ture vers l’achèvement, c’est-à-dire vers la perfection, est contredite par les
manuscrits eux-mêmes.» (Grésillon, 1990 : 32)
50 Études françaises

aussi parce que – c’est moins trivial – les spécificités du contexte


didactique créent des spécificités dans l’écriture, liées par exemple
au libre choix de l’écrivain de se lancer dans l’écriture vs la posture
un peu forcée que l’élève doit trouver pour se conformer à la
double contrainte d’écrire librement dans le milieu coercitif qu’est
toujours, peu ou prou, l’école. Dès lors se font jour différents para-
mètres de l’écriture scolaire :
– emprise de la contrainte scolaire sur la tâche d’écriture (mise
en demeure d’écrire, ensemble des attentes enseignantes en
termes de norme langagière et socio-langagière, cf. ce qui
s’écrit/ne s’écrit pas à l’école, avec toutes les considérations
de linéarité, longueur attendue de la production, etc.) ;
– nécessité d’une implication de l’élève en tant qu’individu,
sujet créateur, dans une tâche organisée et régulée par l’en-
seignant (ce que l’on pourrait appeler, dans le cas de l’écri-
ture créative, le paradoxe de l’action conjointe) ;
– rôle du milieu13 que constitue l’ensemble des écrits lus/pro-
duits à l’école, et ses conséquences sur ce que l’élève scrip-
teur va s’autoriser ou non à mobiliser.

Un danger guette les recherches, par ailleurs extrêmement pro-


metteuses, relevant de la génétique textuelle appliquée aux textes
scolaires : elles doivent se garder de l’applicationnisme, qui pourrait
se constituer de :
(i) la transposition dans l’analyse des brouillons des élèves de
comportements relevés chez des écrivains : si Proust est un
écrivain « à processus », si Zola est un écrivain « à pro-
gramme », faut-il que des élèves soumettent leur écriture à
ces deux types scripturaux ? Ne peut-on imaginer, au
contraire, l’éclosion de processus intermédiaires, voire tota-
lement étrangers à ces deux pôles mis au jour à partir des
manuscrits ?
(ii) l’exigence, de la part d’élèves, d’un rapport à la langue qui
se manifesterait avec les critères extraits de manuscrits d’écri-
vains : expertise, métalangage, distanciation, souci esthétique
sont autant de traits décelables chez (tous) les écrivains et

13. La notion de milieu est également, en didactique, travaillée par la théorie


de l’action conjointe : cf. Sensevy, 2008.
Ancrages théoriques de l’analyse génétique des textes d’élèves 51

dont les descriptions de l’écriture à l’école paraissent faire


peu de cas…

La variété des nouveaux corpus (reconstitution en temps réel


de l’écriture manuscrite, reconstitution en temps réel de l’écriture
sur traitement de texte, variété des contextes de production etc.)
met les chercheurs face à un foisonnement difficile à organiser. Or,
en matière génétique comme dans toute science, l’organisation est
l’une des conditions de l’interprétation. Ainsi se refait jour, avec
toute sa vigueur, l’ambition de Grésillon pour une science de la
production écrite : « tout savoir général sur la production écrite est
une sorte de toile de fond sur laquelle devrait se dégager d’autant
plus nettement tout ce qui appartient à des pratiques d’écriture
spécifiques. » (Grésillon, 1994, p. 217). Cette ambition rejoint les
propos de De Biasi (2010, op. cit.) concernant le passage de la cri-
tique génétique à la génétique textuelle. Gageons que dans les
années qui viennent, « génétique textuelle » ne sera plus forcément
associé à « littérature », et que les écrits autres, parmi lesquels les
écrits scolaires, auront toute leur place dans le champ génétique.

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chapitre 2
L’énonciation dialogique
au principe de la créativité
du sujet scolaire
Catherine Boré

La notion de créativité du sujet scolaire n’est pas courante dans le


domaine didactique. Elle semble en effet une notion plus indivi-
duelle que collective, comme si elle relevait surtout de l’imagina-
tion personnelle de l’élève et de son talent, alors que la didactique
lui préférerait l’idée d’une compétence faite pour être développée.
S’il est vrai que le concept de compétence est actif en didactique,
il se distingue cependant de l’innéisme chomskyen et ne peut
s’entendre comme une « compétence » préexistante qu’il s’agirait
de transformer en performance. Certes on retrouve bien dans les
deux cas l’idée d’une capacité virtuelle qui s’actualise, mais l’usage
en didactique est fortement contextualisé, comme le montre l’ap-
proche développée par Ph. Perrenoud.
« Je parlerai donc de compétences langagières pour désigner diverses com-
posantes de ce “déjà là” qui sous-tend les actes de langage, l’écoute et
les paroles d’un sujet, intégrant, d’une part, l’inné, l’acquis et leurs
interactions au cours de la genèse, d’autre part, le générique et le
singulier, en passant par divers niveaux de structuration collective.
Pour dire les choses autrement : les schèmes de production et d’inter-
prétation langagière d’un individu forment une composante de son
habitus, concept que Bourdieu (1980) définit d’ailleurs par métaphore
comme la “grammaire génératrice” des actions d’un sujet […] »1

1. Ph. Perrenoud, Texte d’une conférence au Colloque « Le développement


des compétences en didactique des langues romanes », Louvain-la-Neuve, 27-23 jan-
vier 2000, disponible en ligne : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/
perrenoud/php_main/php_2000/2000_11.rtf.
56 Études françaises

La créativité entre-t-elle dans cet ensemble de compétences


langagières « déjà-là » décrites par Perrenoud ? Comment la didac-
tique l’articule-t-elle à la relation singulière/collective que suppose
le développement d’un ensemble de compétences ?
J’ai proposé récemment (Boré, 2010 : 13-26), en faisant réfé-
rence à Humboldt et Coseriu, une conception de la création
comme l’exercice par le sujet de l’activité langagière dans sa dyna-
mique, son energéia.

« La créativité (energéia) caractérise toutes les formes de la culture.


Parmi ces formes, le langage est l’activité qui crée des signifiés, en
créant des signes avec des significations, et c’est en cela que consiste
sa sémanticité. Ces signes sont toujours créés pour autrui ou, mieux,
comme étant d’avance aussi d’autrui, et c’est en cela que consiste son
altérité. Dans ce sens, le langage est la manifestation primaire de
l’altérité, de l’être avec autrui caractéristique de l’homme. »2

Ainsi donc, peut-on entendre la créativité en ce sens comme


l’activité propre du langage, non comme activité seconde ou spéci-
fique du langage. La créativité n’est pas à comprendre alors comme
une propriété du langage (qui concernerait le lexique et la grammaire
par exemple), mais comme la propriété définitoire du langage.
Si l’on comprend la créativité du langage selon Coseriu comme
le mouvement de production de signes, toujours déjà lestés d’une
signification parce que le langage est activité dans et avec les autres
activités humaines, c’est-à-dire conscience, pensée et connaissance
intersubjectives, on aperçoit alors les relations possibles de cette pré-
sentation avec les penseurs du dialogisme et avec Vygotski. C’est
donc dans ce sens principal très général que j’entendrai « création »,
considérant les productions d’enfants présentées ici d’abord comme
des rencontres faites par des sujets avec la puissance créatrice du
langage, c’est-à-dire avec la possibilité de penser.
Mais il y a aussi, conjointement à cette première acception, et
au risque de la confusion, d’autres sens qui se trouvent associés à
ce premier sens.

2. E. Coseriu, « Dix thèses à propos de l’essence du langage et du signifié »


Texto ! [en ligne], juin 2001, vol. VI, n° 2. Disponible sur : http://www.
revue-texto.net/Inedits/Coseriu_Theses.html Ce texte est paru ensuite
dans Keller, D., Durafour, J.-P., Bonnot, J., Stock, R. (éd.), Monde et langage.
Invariance et variabilité du sens vécu, Bruxelles, Mardaga, pp. 79-92, 2001.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 57

Considérée sous l’angle énonciatif et génétique3 la création


peut être comprise comme le moment où intervient la rature : la
réflexivité dont témoigne cette dernière serait le signe d’un rapport
autre au langage, signalant la rencontre de l’hétérogène. L’arrêt sur
mots serait le constat que la transparence du langage dans sa capa-
cité à nous donner du sens est affectée soudain d’opacité. Du
même coup, ce sont d’autres facettes de « création » qui se révèlent ;
c’est la possibilité de « revenir sur », autrement dit la caractéristique
méta-linguistique du langage, illustrant en creux tous les possibles
du langage, qui peut alors être dite « création ».
On ne peut laisser dans l’ombre une acception rhétorique de
« création », quand celle-ci est associée à l’inventio : elle se pose par-
ticulièrement pour la mimésis et se présente pour ainsi dire secon-
dairement. Les dialogues fictifs représentés en sont des exemples,
ainsi que les créations métaphoriques qui sont les résultats de
l’activité langagière.
J’en reviens pour finir à l’interprétation didactique de la ques-
tion.
C’est dans le cadre du dialogisme que je vais situer mon propos,
en prenant en compte son originalité et sa forme propre, qui sont
liées au contexte scolaire : la création jamais individuelle mais tou-
jours unique, se produit au cours des médiations de toutes natures,
qui sont le fruit d’un dialogue, de sollicitations multiples, d’inter-
prétations multiples. L’enfant scripteur et créateur n’est pas isolé, il
écrit dans des conditions spécifiques et ce sont les formes de dialo-
gisme qu’il rencontre et pratique à l’école, toujours à son insu, qui
rendent possible le développement et la multiplication du sens.

1. Le cadre du dialogisme

Je m’appuierai pour commencer sur les caractéristiques du dialo-


gisme « historique », dont l’histoire commence maintenant à être
connue avec la parution récente d’une traduction de l’œuvre
de Jakubinskij4 et des deux ouvrages critiques, respectivement

3. Au sens de l’approche génétique définie dans le chapitre 1.


4. I. Ivanova, (2012) : Lev Jakubinskij, une linguistique de la parole, édition
bilingue, Limoges, Lambert-Lucas.
58 Études françaises

de Patrick Sériot (traduction de Volochinov, 2010) et de


J.-P. Bronckart & C. Bota5.

1.1. Le dialogisme et son contexte

Le dialogisme bakhtinien prend naissance à la fin des années 1920,


alors que règne une grande effervescence intellectuelle en Russie
autour de la notion de dialogue. Linguistes, psychologues et phi-
losophes s’y intéressent et parmi eux Jakubinskij6 (1892-1945), qui
développe la thèse extrême que le dialogue est la forme première
« naturelle » de la communication, le monologue constituant une
forme apprise et artificielle.

« Pour faire que des gens écoutent un monologue, il faut généralement


des conditions déterminées, par exemple, l’organisation d’une réunion
avec tour de parole, avec passage de parole, avec président de séance,
mais cela n’empêche qu’il y a toujours des voix qui s’élèvent. Si l’on
regarde attentivement comment se réalise l’interaction verbale en
réunion, on remarquera sans peine la propension au dialogue, à la
réplique. Cette capacité de réplique s’exprime dans la parole inté-
rieure, indissociable d’une intervention7 ; elle se fixe souvent en
remarques jetées sur le papier, et les débats qui suivent l’intervention
ne sont qu’une expression de la réplique intérieure, systématisée et
parfois fragmentaire, qui a accompagné la perception du mono-
logue. »8

Volochinov et Bakhtine, tout comme Vygotski, tirent du dia-


logue des analyses souvent proches, en dépit d’objets différents
(discours intérieur et interaction verbale pour Volochinov, dialo-

5. J.-P. Bronchart& Prénom en entier Ch. Bota, Bakhtine démasqué. Histoire


d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif, Genève, Librairie Droz,
2011.
6. Le texte de Jakubinskij est d’abord paru en extraits dans Archaimbault
(2000 : 99-115). Il a été commenté par Khyeng (2003). Au moment où cet
article a été écrit je n’avais pas connaissance de la traduction d’Irina Ivanova.
7. C’est-à-dire d’une intervention à laquelle on assiste (doklad) (NDT) in
« Un texte fondateur pour l’étude du dialogue : De la parole dialogale
(L. Jakunbinskij) », Présentation S. Archaimbault, ([1923] 2000), Histoire
Epistémologie Langage, Tome 22, fascicule 1, p. 113.
8. Ibidem, pp. 113-114.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 59

gisme généralisé pour Bakhtine, ontogénèse de la pensée pour


Vygotski, de l’interaction sociale à la construction intérieure)9.
Comme Jakubinskij, Volochinov va prendre le dialogue – au
sens d’interaction verbale en face à face, ou bien comme dialogue
interne, ce qui est pour lui l’équivalent de la conscience – pour la
seule unité linguistique pertinente. Il l’opposera ainsi à ce qu’il
nomme « l’objectivisme abstrait » de Saussure, illustré par l’effort du
linguiste pour saisir la permanence des formes du langage organi-
sées en système. Pour Volochinov, la linguistique (de l’objecti-
visme abstrait) se réduit à l’énoncé-monologue, contre lequel il
part en guerre et auquel il substitue le dialogue.
Qu’il soit représenté par l’échange verbal entre deux personnes
ou qu’il soit la manifestation du langage intérieur, le dialogue est
imprégné de la réaction à venir d’autrui ou bien se trouve réactif
par rapport à la pensée d’autrui. Aucune pensée ne vient donc ex
nihilo. La pensée n’est pas davantage l’expression subjective d’un
« moi » expressif :

« Ce n’est pas l’activité mentale qui organise l’expression mais au


contraire, c’est l’expression qui organise l’activité mentale, qui la
modèle et détermine son orientation. »10

La traduction récente (2010) de Patrick Sériot & Inna


Tylkovski-Ageeva donne une autre version, ici contextualisée, qui
permet de comprendre ce qu’entend Volochinov par « activité men-
tale » : la traduction par « vécu » suppose que l’activité mentale n’est
autre que l’aptitude à sémiotiser, à transformer en signes le « vécu »,
c’est-à-dire le réel de l’expérience.

« L’expérience vécue, le contenu à exprimer et son objectivation


extérieure sont créés, nous le savons, à partir d’un seul et même maté-
riau. C’est qu’il n’y a pas de vécu en dehors d’une incarnation sémio-
tique. Par conséquent, dès le départ, il ne peut être question de faire
une distinction qualitative de principe entre l’intérieur et l’extérieur.
Qui plus est, le centre organisateur et formateur ne se situe pas à
l’intérieur (c’est-à-dire dans le matériau des signes intérieurs), mais à

9. Voir Prénom en entier R. Khyeng (2003).


10. V.N.Volochinov, traduction Marina Yaguello, Le marxisme et la philosophie
du langage, essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris,
Minuit, pp. 122-123, ([1929] 1977).
60 Études françaises

l’extérieur. Ce n’est pas le vécu qui organise l’expression mais au


contraire, c’est l’expression qui organise le vécu, lui donne forme pour
la première fois et organise son orientation. »11

Le langage est donc pour Volochinov la seule réalité : pas plus


de contenu sans forme que de forme sans contenu.
C’est pourquoi Volochinov récuse autant les thèses du « subjec-
tivisme individualiste » que celles de « l’objectivisme abstrait » au
profit d’une troisième voie : l’énonciation (produit de l’acte de
parole), qui, selon lui, ne peut pas être considérée comme indivi-
duelle au sens étroit du terme : pour Volochinov, « non seulement
l’expression intérieure, mais aussi le vécu intérieur sont un terri-
toire social »12.

« Par conséquent, tout l’itinéraire qui mène du vécu intérieur (le


contenu à exprimer) à son objectivation extérieure (“l’énoncé”) se
situe entièrement en territoire social. »13

1.2. Benveniste, Volochinov, Vygotski


On voit ici que les termes « énoncé » et « énonciation » ne peuvent
pas être ramenés aux concepts benvenistiens homonymes, ce qui
serait d’ailleurs anachronique, comme le souligne P. Sériot.
D’abord parce que, pour Benveniste, l’acte d’énonciation est indi-
viduel et c’est par lui que se constitue le sujet, qui ne lui préexiste
donc pas. Ensuite, parce que le rapport du sujet à l’énoncé est pour
Benveniste un acte dans la langue à laquelle est soumis le social,
tandis que chez Volochinov, comme on vient de le voir, le rapport
langue/société est inverse. D’autre part, le mouvement décrit entre
extérieur et intérieur est présenté de façon beaucoup plus com-
plexe par Vygotski, tandis que Volochinov n’échappe pas toujours
à la contradiction. On peut s’en rendre compte à la lecture des
deux extraits donnés aux notes 29 et 30.

11. V.N.Volochinov, Marxisme et philosophie du langage, les problèmes fondamen­


taux de la méthode sociologique dans la science du langage, nouvelle traduction par
Patrick Sériot et Inna Tylkovski-Ageeva, Limoges, Lambert-Lucas, p. 297,
[1929], 2010.
12. Volochinov [1929]2010, ibidem : 307.
13. Volochinov [1929]2010, ibidem.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 61

Nous retiendrons donc des considérations précédentes le point


le plus important pour notre exposé : tant chez Coseriu que chez
Volochinov-Bakhtine, le procès de sémiotisation du réel qui se fait
par le langage présuppose d’emblée l’altérité, c’est-à-dire le dia-
logue avec soi et avec autrui.

2. Pour une lecture dialogique


de l’écriture scolaire
Les exemples d’analyse qui vont suivre voudraient montrer quel­
ques formes de dialogisme à l’œuvre dans les textes produits en
classe.
De façon très succincte je rappellerai d’abord que la représenta-
tion de la parole est la manifestation la plus répandue de dialogisme :
faire parler l’autre à travers soi est déjà de l’expérience du petit
enfant qui commence à parler. J’ai proposé ailleurs14 une catégori-
sation cernant trois formes principales de dialogue et de dialogisme
dans les textes issus des corpus scolaires que j’ai étudiés, textes
fictionnels pour la plupart. Je rappelle cette catégorisation qui
cherche à montrer le rôle du dialogue représenté dans la création
de textes.

2.1. Une catégorisation

2.1.1. Le « dialogue externe représenté »


Sans hiérarchie des voix, sans verbe introducteur le plus souvent,
ce type de dialogue donne libre cours à des voix/points de vue
représentés, et peut être illustré par l’exemple suivant, qui met le
lecteur en position de deviner qui sont les locuteurs : au fond tout
se passe ici comme un jeu d’enfant qui alternerait « je » et « tu » par
la même voix ; ces jeux de dialogues imaginaires sont pourtant
représentés par la scriptrice à l’intérieur d’une narration classique
(en « il »).

14. Boré (2010 : 162 et sq.).


62 Études françaises

EX1 Fériel15, version 1

1 La Belle elle bocinet [bouquinait] elle chantait


2 « Belle rentre à la maison »
3 – Oui père !
4 – d’accord je vais te ramener ta rose
5 – merci père
6 Alors le père partit pour trouver la rose que voulait Belle

2.1.2. Le « dialogisme externe représenté »

Le scripteur introduit dans son texte un dialogue avec le lecteur,


cas fréquent de dialogisme interlocutif et, ici, non exempt d’erreur
(vous devez vous dire je l’ai depuis longtemps, ligne 16) :

EX2, Sabrina16 version 1

[…] vous vous


12 demendez peut-être comment elle [il s’agit d’une chatte] s’ap-
pelle et bien elle
13 s’appelle lola s’est t une fille. En faite je
14 les eu quand elle avait 1 mois. Depuis je les
15 toujours et maintenant elle a 4 ans. vous
16 devez vous dire je l’ai depuis longtemps […]

2.1.3. Le « dialogisme interne représenté »

Le scripteur s’efforce de montrer les pensées d’un personnage se


parlant à lui-même.

15. Corpus JT08, CM1 Bezons, 2008.


16. Corpus LP205, CM1ZEP Argenteuil, 2005.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 63

EX3 Frank, version 217

Figure 1

Sur le plan linguistique ce dernier type de dialogisme dans les


textes scolaires se manifeste diversement, notamment par le DIL
(discours indirect libre), qui est la forme la plus connue de bivoca-
lité, comme dans l’exemple 4 ci-dessous : car il voulait prier il avait
peur pour Virginie.

EX4 Houda, version 218

Figure 2

Ces formes de dialogisme sont, en outre, redoublées par l’auto-


dialogisme des brouillons : le scripteur s’appuyant sur le premier
état de son texte introduit une modification méta-énonciative
matérialisée par la rature.
Celle-ci est un « retour sur » le signe, dont l’unité est dissociée
par le type de modification introduit, qui peut porter sur la substance
ou la forme du signifié comme du signifiant. Dans l’exemple 5,
Figure 3, on suit avec intérêt la négation qui donne à voir une con­
tradition, immédiatement déniée par la rature.

17. Corpus LM94, CM2 ZEP Argenteuil, 1996.


18. Corpus LM94, CM2, ZEP Argenteuil, 1996.
64 Études françaises

EX5 David, version 319

Figure 3

Cependant, à la différence des commentaires méta-discursifs


que l’on trouve parfois dans les copies (du type : à terminer, à dépla­
cer, à changer etc.), comme dans l’exemple 6 ci-dessous, où la scrip-
trice note en rouge dans la marge une idée pour la version
suivante :

EX6 Laetitia, version 220

Figure 4

il peut arriver que les modifications soient « muettes ».


C’est le cas par exemple du texte de Frank, qui « remplace » le
discours direct de sa version 2 (EX3, Figure 1 ci-dessus) par une
narration dans sa version suivante, le passage de l’un à l’autre s’ef-
fectuant sans commentaire explicite, contrairement aux gloses et
boucles énonciatives étudiées par J. Authier-Revuz qui sont, elles,
explicites, ou bien encore, contrairement à l’acte de raturer, qui est
la forme visible d’un « retour sur ».

19. Ibidem.
20. Corpus DB04, Cormeilles en Parisis, classe de 6e, 2004.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 65

EX7 Frank, version 3 : les ratures sont celles


de l’enseignant et non de l’élève.

Figure 5

Ces catégories, ici simplifiées pour les besoins de l’exposé,


s’appuient sur une analyse des positions de Bakhtine et Vygotski
que j’ai rapprochées l’une de l’autre. J’ai proposé l’idée que les
dialogues représentés dans les brouillons, exprimés sous forme dia-
logale ou dialogique suivant le cas, résultent d’une dualité de
points de vue chez le scripteur, et pourraient être une figuration
extériorisée du langage intérieur vygotskien donnant libre cours à
la pensée/parole.
À un autre niveau mais conjointement, l’auto-dialogisme rendu
visible par les ratures ou les versions transformées des textes, montre
le rôle créateur de la reprise des mots de soi.
Laissant provisoirement de côté d’autres formes de dialogisme
comme le dialogisme interdiscursif21, et poursuivant mon inves­

21. Je laisse ici de côté les formes de dialogisme interdiscursif qui consistent
dans la reprise d’éléments de discours présents dans l’interdiscours et sans
préciser ici les différences entre « interdiscours » et « intertexte.» Pour une
distinction voir dans le numéro de la revue Tranel 44 (2006) un article de
Jean-Michel Adam : « Intertextualité et interdiscours : filiations et contextua-
lisation de concepts hétérogènes », 3-26.
66 Études françaises

tigation des formes de dialogisme à l’œuvre dans l’écriture sco-


laire, je vais m’intéresser maintenant à celles, moins visibles, qui
con­cernent le rapport entre le texte de la consigne et celui de
l’élève.

2.2. Le dialogisme de la consigne 22

Une forme bien connue d’écriture scolaire consiste à écrire une


« suite de texte », ce qui peut se présenter de façons diverses. Dans
les cas les plus courants, il s’agit d’imaginer un nouvel épisode faisant
suite à un texte d’auteur lu. Ou encore, comme dans les exemples
que nous verrons ci-après, de s’inspirer d’un scénario proposé en
quelques lignes par la consigne, la difficulté étant alors d’identifier
le statut véritable de ce texte.
Une particularité de l’écriture scolaire réside dans le fait que
l’énonciation est « provoquée » explicitement par la consigne. Celle-ci
peut se présenter de façon diverse, soit formellement par un énoncé,
soit par un commentaire oral de celui-ci, assorti d’instructions, d’ex­
plications, de conseils, sans qu’il soit toujours possible de démêler
ce qui prédomine.
La consigne concentre naturellement diverses formes de dialo-
gisme, dont les manifestations sont souvent accessibles par la reprise
des mots de l’énoncé dans le discours du scripteur-élève, en réponse
implicite à l’injonction d’écrire contenue dans le libellé.
Cette reprise mérite qu’on s’y arrête : elle diffère en effet de la
reprise en modalisation autonymique que l’on trouve dans les dia-
logues oraux « en face à face », typiques des situations de dialogues
didactiques :

22. Ce passage reprend une partie de l’article de Boré (2011) légèrement


remanié, aux pages 79-84.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 67

EX823

(329) M. : allez au tableau/tu vas nous montrer


(330) Séb. : le sujet euh c’est pas/c’est pas « le film que je », c’est
« le film que je regarde ».
(331) Cl : c’est comme en haut maître
(332) M. : c’est comme en haut/« C’EST le film que je regarde
QUI est un western »

Dans l’exemple suivant, ce sont déjà des autonymes qui sont


repris en « modalisation autonymique » par l’enseignant :

EX9

(14) M : d’accord donc si c’est le sujet de « vais » tu fais


une flèche…
(15) Cl. : … une flèche de « je » à « vais »
(16) M. : … de « je » à « vais »
(17) Séb : le sujet de « possède deux bassins »/c’est « la piscine où
je vais nager »
(18) M : « la piscine où je vais nager » oui/vous êtes d’accord

EX10

(358) M. [écrivant] : Dans certaines phrases il y a un verbe dans le sujet


(359) Elo : des fois y a un autre sujet dans le sujet
(360) M. : y a un autre sujet dans le sujet/[écrivant] : Dans cer-
taines phrases il y a un verbe dans le sujet et un autre sujet
dans le sujet < d’accord <

L’exemple 10 ci-dessus serait incompréhensible si l’on ne sait


pas que la formule étrange d’Élodie il y a un sujet dans le sujet résulte
d’une invention métalinguistique collective pour reconnaître que
la relative – phrase elle-même constituée d’un sujet et d’un verbe –
fait partie, dans l’exemple24 analysé par la classe, du GN sujet : ces
trois exemples de modalisation autonymique relèvent des formules
en « écho » analysées par J. Authier-Revuz comme « dire de X

23. Pour les exemples 1 à 3 : M. = initiale pour Maître. Corpus oral LM99
CM2 en ZEP Argenteuil.
24. À savoir : La piscine où je vais nager possède deux bassins.
68 Études françaises

com­menté en dialogue ». Elle envisage notamment le cas de « l’en-


chaînement supporté par deux énonciateurs successifs, d’une
énonciation standard de X par L25 et d’un commentaire par R26 de
cette énonciation. » 27
Bien que son analyse porte surtout sur le commentaire de R et
moins sur la reprise interlocutive, on décèle ici, dans l’énonciation
magistrale de reprise, ce fameux « deux en un » du dialogisme, accord
fugace entre voix de l’élève et celle de l’enseignant.
Dans les exemples qui suivent, ce dialogisme provient des mots
de l’élève dont je vais analyser la reprise, ici scripturale, et qui
s’exerce à partir des mots de la consigne.

2.3. La créativité du sujet scripteur :


les mots du scripteur traversés d’« autre »
Le fait de répondre à une consigne inscrit cette énonciation en
effet dans un double dialogue : avec soi et avec autrui. La mixité de
voix énonciatives qui se succèdent ou se substituent l’une à l’autre
est la règle majeure et assurée du caractère scolaire de ces produc-
tions fictives, que cet exercice scolaire comporte explicitement ou
non dans les mots de la consigne la notion de continuité d’un texte
à l’autre. De fait, rien ne permet aux élèves de savoir s’il faut
« enchaîner » sur la consigne, ni comment « greffer » leur propre
texte. La consigne est elle-même largement ambiguë, à la fois récit
et « citation » de ce récit, pour s’exhiber comme consigne.
Voici un exemple de dialogisme à partir de la consigne. On
s’interrogera sur la forme de reprise dont témoigne le texte d’élève
suivant28.

25. L = Locuteur premier.


26. R = Récepteur.
27. Prénom en entier J. Authier-Revuz, 1995 : 150-151 (Tome I).
28. La leçon portait sur le dialogue, à partir du manuel À portée de mots
CE2.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 69

EX11 version 1 écrite à deux (Alexia et Charlotte)29

Figure 6

EX12 Version 1 de Charlotte et Alexia (transcrite)

1 Patricia apprend une leçon de Géographie.


2 « Oh ! J’apprendrais jamais cette leçon » !…
3 Son petit frère Frédérique [sic] s’approche avec un
4 stylo à la main.
5 « Ga ! Ga ! J’arrive avec mon stylo magique et je
6 vais faire des jolie petits dessins ! »
7 – Oh ! Je vais me faire gronder par la maîtresse ! »

La scriptrice répond à la consigne en reprenant exactement (en


gris foncé) les mots du texte qui initient l’histoire, soit les deux
premières lignes.
Cette reprise est-elle à l’identique ? Bien que muette
(puisqu’écrite) cette reprise fonctionne-t-elle comme les reprises
orales en écho étudiées ci-dessus et qui provenaient de l’ensei­
gnant ?

29. Corpus AD07, CE2, Boulogne-Billancourt.


70 Études françaises

On observera tout d’abord qu’une reprise ne peut jamais être


réellement identique, quand bien même le texte le serait30, parce
que le temps et la situation énonciative diffèrent.
Dans cet exemple, c’est d’abord le présent qui, désactualisé dans
la consigne, est narrativisé dès la première phrase du texte de l’élève
(ligne 1 puis ligne 3-4). Ainsi modalisée, cette répétition de segment
répond illocutoirement au modèle donné par la consigne. L’ap­
propriation des mots de la consigne par leur reproduction exacte
est typiquement scolaire en ce qu’elle est la règle non écrite de la
conformité à la demande magistrale ou extérieure, ou médiée par
la consigne. On pourrait dire de celle-ci qu’elle se situe moins sur
le mode du « comme vous dites », que sur celui du : « comme vous
me dites de dire », la reprise pouvant être lue ainsi : J’écris (ou je cite)
« Patricia apprend une leçon de Géographie », comme vous me dites
de dire.
Contrairement aux exemples 8 à 10 analysés précédemment,
qui sont des reprises orales en écho, il n’y a pas ici de rapport
immédiat et « audible » entre le texte de la consigne et les segments
repris par le scripteur, si ce n’est par la réception qu’en fait un
lecteur tiers, le « troisième dans le dialogue » esquissé par Bakhtine.
Le texte de la consigne reproduit au présent, cependant, va
entrer en conflit avec la demande exprimée par l’enseignante : « qui
parle ? » (EX11, figure 6).
Dans la version 2 du texte (EX13 ci-après), en effet, Charlotte
répond à la question écrite de l’enseignante par la production de
verbes au passé simple.
Or le passé simple affecte d’abord les incises « Protesta » (l. 2)
« Chantonna » (l.7), « Hurla » (l.9) et signale un conflit dans le texte.
L’hétérogénéité textuelle qui en résulte – des passés simples irrup-
tifs dans un cadre narratif au présent – me paraît s’expliquer par la
nécessité où se trouve la scriptrice de répondre à deux voix contra-
dictoires : celle, interdiscursive, contenue dans l’énoncé de la
consigne, et la voix interlocutive magistrale de la version 1 avec les
commentaires de l’enseignante et ses questions (en rouge, et en
marge dans l’exemple 9).

30. La nouvelle de Borges dans Fictions qui prétend le Quichotte de Ménard


– pourtant identique à celui de Cervantès, supérieur à celui de son pré­
décesseur est l’illustration virtuose et littéraire de ce paradoxe. En fait c’est
la réception qui ne peut être la même car le temps introduit une différence
dans la situation énonciative des sujets et des récepteurs.
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 71

EX13 Version 2 Charlotte

Figure 7

EX14 Version 2 de Charlotte (transcrite, début)

1 Patricia apprend une leçon de Géographie.


2 « Oh ! J’apprendrais jamais cette leçon » ! Protesta
3 Patricia.
4 Son petit frère Frédérique [sic] s’approche avec un
5 stylo à la main.
6 « Ga ! Ga ! J’arrive avec mon stylo magique et
7 je vais faire des petits dessins ! Chantonna Frédérique
8 – Oh ! Je vais me faire gronder par la maîtresse !
9 Hurla Patricia. »

Quelle fonction attribuer par ailleurs aux parties de dialogue


(exemple 14, zones en gris clair, lignes 2-3, et lignes 6-7) qui répon­
dent apparemment à ce que demandait la consigne ?
La reprise en écho du texte de la consigne (en gris foncé) est en
effet prolongée par des discours directs (en gris clair). Mais, si on
veut bien les examiner, ceux-ci ne correspondent pas exactement
à la forme de dialogue académique demandée par la consigne, car
ils ne sont pas formés de répliques alternées successives comme le
voudrait l’exercice.
Ces discours directs émanent des personnages, Patricia et
Frédéric, qui « pensent » à haute voix, et sans verbes introducteurs
dans la première version.
72 Études françaises

Ne retrouve-t-on pas ce discours intérieur « extériorisé » qui


signe le processus d’invention du scripteur débutant ? Allons plus
loin : ces discours directs semblent avoir une fonction de réaction
aux phrases reprises de la consigne. Pourrait-on dire qu’ils sont pour-
vus d’une fonction méta-énonciative implicite ? Si c’est envisageable
pour la ligne 2, que je reformulerais ainsi : « Patricia apprend une
leçon de géographie, apprend ? non elle n’apprendra jamais cette
leçon », il faudrait plutôt voir les lignes 6-7 comme une reformu-
lation issue de l’intentionalité déclarée du personnage qui com-
mente l’action annoncée par les mots de la consigne : « et trace
quelques traits sur le cahier » avec ses propres mots :

6 « Ga ! Ga ! J’arrive avec mon stylo magique et


7 je vais faire des petits dessins ! […] »

De telles reformulations me semblent poser des questions aux


théories de l’acquisition et de la cognition : peut-on parler ici de
reformulation au sens générativiste du terme (Martinot, 2003) ? Le
matériel fourni par le langage de la consigne, les injonctions qui
l’accompagnent peuvent-elles réellement être dites des para-
phrases, des « traductions » de l’élève ? Et si c’était le cas, ne serait-
ce pas là, plutôt qu’un mécanisme d’acquisition, la manifestation
d’un dialogisme inhérent de la langue qui pousse le scripteur à
modifier, déformer les mots d’autrui ?

L’examen détaillé de la consigne et de son absorption dans les


mots de l’élève indique que le processus créatif semble fortement
dépendre des mots du texte initial tels que les propose la consigne.
Didactiquement, nous décelons l’objectif de l’enseignante qui
était de développer l’assimilation des marques formelles du dialogue
par l’écriture ; mais c’est précisément cela qui a entraîné un conflit
dans l’écriture du texte. Les deux états du texte montrent en effet
une contradiction entre l’objectif de l’enseignant et celui des scrip-
trices. C’est que le scénario suggéré par la consigne, avant d’être un
modèle phrastique ou un « déclencheur » de texte, est d’abord ce qui
permet l’agencement d’univers sémantiques par le biais des signes.
Une chose aussi simple qu’« apprendre une leçon de géographie »
signifie différemment pour chacun : découragement, ennui, plaisir,
L’énonciation dialogique au principe de la créativité du sujet scolaire 73

etc. Et le problème posé par le petit frère suggère aussi un monde


de relations : complicité, antagonisme, jalousie. La mère va-t-elle
punir, réparer, se dérober ? La maîtresse, à l’horizon, sera-t-elle
indulgente pour ces gribouillages ? Les élèves scripteurs reprennent
des mots, des phrases et ces mots changent de sens, car le cotexte qui
les accueille est tout autre. L’enseignante, alors débutante, a voulu
proposer un « modèle » de dialogue mais la « greffe » n’a pas pris : les
affects exprimés par les verbes introducteurs de dialogues qu’elle a
voulu faire ajouter dans le texte semblent en effet sans rapport avec
le contenu des discours directs exprimés. Trop forts ou insignifiants,
ces segments ajoutés montrent bien la difficulté d’un enseignement
rationnalisé de l’écriture. Celui-ci ne peut devenir explicite que par
la comparaison et la médiation, la relecture commune, l’échange
entre versions sur une thématique si modeste soit-elle.
La lecture des brouillons témoigne d’une créativité par un dia-
logisme qui ne se connaît pas pour tel. Aussi peut-on estimer qu’il
appartient à la didactique de l’écriture de déployer dans toutes ses
dimensions et de façon consciente l’immense richesse contenue
dans les formes de dialogisme insues pratiquées par le élèves.

Références bibliographiques
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coïncidences du dire, Tomes I et II, Paris, Larousse, collection « Sciences
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traduction française de M. Yaguello, Paris, Minuit, collection « Le sens
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74 Études françaises

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versel d’acquisition, Paris, Kimé, collection « Linguistique », 2003.
Volochinov, V.N., Marxisme et philosophie du langage, les problèmes fonda­
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duction par Patrick Sériot et Inna Tylkovski-Ageeva, Lambert-Lucas,
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Vygotski, L., Conscience, inconscient, émotions, traductions Françoise Sève et
Gabriel Fernandez, inédits de Vygotski 1930, Paris, La Dispute, 2003.
chapitre 3
S’essayer à la proximité
et à la distance
avec les stéréotypes
pour varier son écriture
Bernadette Kervyn

Nous proposerons d’étudier ici ce que peut être le processus


d’« écriture-création » dans la classe lorsqu’il est envisagé sous
l’angle du traitement des stéréotypes. Nous penserons d’abord la
notion de stéréotype dans le cadre de l’écriture et prêterons ensuite
attention à la manière dont se négocie la reprise-transformation de
cette unité dans les états textuels successifs produits par des élèves
de Cours Moyen 21 ainsi que dans les interactions verbales accom-
pagnant leur écriture. Un de nos objectifs consistera à identifier,
au-delà de l’idée courante de participation ou de distanciation aux
stéréotypes, des formes scripturales qui se rapprochent ou se dis-
tancient de ces codes stéréotypés, et en quoi la diversité scripturale
qui en découle prend part à l’épaississement textuel et à l’élabora-
tion créative.

1. Soit des élèves de 10-11 ans pour la plupart.


76 Études françaises

1. Stéréotype, écriture scolaire et création

1.1. Conception du stéréotype
et processus scriptural
Au sein des travaux existants portant sur les phénomènes de sté-
réotypie (Amossy et Herschberg Pierrot, 1997 ; Boyer, 2007), la
notion de stéréotype, dont il va être ici question, varie en fonction
du champ dans lequel elle prend place. Globalement, on peut dif-
férencier des acceptions étroites et une acception étendue. L’ac­
ception étendue est celle proposée par Dufays qui, par le renvoi à
trois voire à quatre niveaux de codes (élocutio, dispositio, inventio +
actio2), cherche à englober l’ensemble des phénomènes de stéréo-
typie3. Quant aux sens étroits, il s’agit soit du plus répandu, celui
qui se dégage des travaux en sciences sociales et que reprend aussi
Amossy (1991, 1997) pour désigner une représentation ou une
image mentale, soit ceux issus de la linguistique et qui renvoient
à l’approche sémantique du mot de Putnam (1985), à l’approche
sémantico-discursive de Galatanu (1999, 2007) ou encore à l’ap-
proche interactionnielle et discursive de Jakubinskij (1923, voir
Kyheng, 2003).
Au-delà de ces variations conceptuelles, penser le stéréotype en
écriture, en le considérant en tant qu’unité au fonctionnement dia-
logique (Authier-Revuz, 1982) fortement accentué4 et en s’intéres-
sant au processus plus qu’aux produits figés, contraint selon nous à
redéfinir la notion et son étude de la façon suivante.
1. Travailler le stéréotype en écriture, en s’inscrivant dans le
sillage des travaux de la génétique textuelle qui interpellent notam-
ment quant à la nécessité de se situer au ras du texte (Grésillon &
Lebrave, 1984 ; Fenoglio, 2007), oblige à considérer la dimension

2. Ce dernier niveau qui ne renvoie pas au modèle rhétorique figure dans


ses écrits récents, notamment Dufays et Kervyn (2010).
3. Cliché, prototype, stéréotype, lieu commun, locution ou expression figée,
idée reçue…
4. Cette accentuation, que relève entre autres Boré (2007 : 230), est d’après
nous liée au fait que les stéréotypes sont des phénomènes fréquents, persis-
tants d’un point de vue diachronique, partagés par un grand nombre au sein
d’une communauté et partiellement figés.
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 77

verbale du phénomène car elle est incontournable. Aussi, concer-


nant les représentations mentales stéréotypées – soit l’acception la
plus répandue en ce qui concerne la notion de stéréotype, elles ne
peuvent être isolées des manifestations verbales et textuelles qui
façonnent l’écriture. En conséquence, opérationnaliser le stéréo-
type pour l’écriture exige de se situer à l’articulation du cognitif et
du verbal. C’est pourquoi nous considérerons dans ce qui suit le
stéréotype comme une unité cognitivo-verbale.
2. Pour peu que l’on postule que le stéréotype ou la stéréoty-
pisation (en tant que processus) est une composante cognitivo-
verbale potentielle de tout processus discursif, il n’est pas abusif de
le penser comme participant à l’engendrement ou à la création
scripturale. Ainsi, de produit stable, fréquent et assez figé, le sté-
réotype devient, dès que l’on adopte une perspective discursive, le
lieu de reconstructions, plus ou moins attendues, de renforcements
ou de minorations. Envisager le stéréotype en ces termes revient à
adopter une approche variationniste de la stéréotypie, en tant
qu’ensemble de phénomènes qui se re-forment contextuellement
(Kervyn, 2008 b). Cette variation d’expression et/ou de contenu
a partie liée avec l’hétérogénéité constitutive de la langue en discours
et avec l’hétérogénéité des sujets apprenants scripteurs. Toutefois,
l’insistance sur le fonctionnement variationniste ne doit pas mas-
quer l’indice de figement nécessaire pour pouvoir parler de stéréo-
typie. En classe ou en situation d’analyse des données recueillies, il
va alors s’agir d’observer le figement dans ses diverses réalisations
possibles, pouvant aller du renforcement à l’effacement du figement
conventionnel. De fait, pour reprendre les propos de François
(1994, 2000), l’écriture de l’enfant résulte bien d’un mélange de
codes et de modalités de mise en mots, qui la rend hétérogène.
3. L’attention à la variation est en cohérence avec notre
conception de l’écriture perçue comme un ensemble de reconfi-
gurations successives d’un état textuel produit par un scripteur
(Grésillon, 1994), dans notre cas élève. Dans le cadre scolaire, cette
conception de l’écriture peut sembler en tension avec l’approche
très normative de l’écriture proposée dans le Socle Commun (MEN,
2007), qui privilégie la production correcte, le bon texte sans faute
(Kervyn, 2008 c). Se pose alors la question de la valeur et de la
fonction que nous attribuons à l’écriture et au stéréotype dans
notre travail : outil de normes, voire de surnormes, matériau pour
78 Études françaises

« normer » l’écriture ou l’apprenti scripteur lui-même, ou bien


bagage socioculturel collectif pour que le sujet scripteur puisse peu
à peu développer ses compétences scripturales et sa propre écriture.
C’est dans cette seconde orientation que nous situons notre travail.
4. Étudier le stéréotype en écriture, c’est se pencher sur des
pratiques scripturales contextualisées. Dans le cadre scolaire, ces
pratiques prennent place dans des disciplines qui charrient leurs
objets, leurs valeurs, leurs objectifs et leurs pratiques. En ce sens, il
ne s’agit pas d’étudier en quoi les usages de stéréotypes participent
de façon générale à l’écriture mais en quoi ils prennent sens et sont
reconfigurés par les acteurs scolaires dans le contexte qui est le leur.
Il en va de même pour le processus de création en écriture : au-delà
du sens global d’engendrement introduit précédemment, il s’agit
d’approcher un processus complexe, qui comme le rappelle Lubart
(2003) dépend d’une combinaison interactive de facteurs, unique-
ment sous l’angle de l’intrication entre des usages de stéréotypes et
ce processus en contexte d’écriture scolaire et disciplinaire (à savoir
l’enseignement de l’écriture du littéraire en fin d’école primaire).
Aussi est-il à souligner que ne sera envisagée ici qu’une forme ou
qu’une dimension de la création en écriture.

1.2. Créer en écrivant du littéraire à l’école

1.2.1. Place des stéréotypes dans l’écriture scolaire du littéraire


Qu’est-ce que développer des compétences d’écriture du littéraire
pour de jeunes apprentis scripteurs en cours d’acculturation au
monde de l’écrit et de la littérature ? Sans épuiser la question, on
peut considérer, en prenant appui sur les travaux de Bakhtine
(1984), qu’il s’agit notamment d’apprendre aux élèves à adopter peu
à peu une posture d’« écriture littéraire secondarisée », c’est-à-dire
à mettre en œuvre une conception de l’écriture relevant davantage
de la « sphère littéraire-artistique » que de la « sphère quotidienne »5
– ce qui n’implique ni hiérarchisation ni séparation stricte entre ces
deux sphères d’un même continuum scriptural (Dabène, 1990).
Amener les élèves à développer ce rapport esthétique à l’écriture

5. Le sens ici attribué à secondarisé ou à secondarisation recoupe les appro­


ches sociologiques et didactiques qu’en font Bautier et Goigoux (2004)
ainsi que Jaubert et Rebière (2005).
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 79

revient à la fois à leur faire acquérir des conventions et des stéréo-


types, et à les sensibiliser à leurs variations, notamment à leurs
émergences insolites, sur un plan formel et/ou thématique, créatrices
d’effets de surprise et de curiosité pour le lecteur, ainsi que d’une
forme de plaisir. Autrement dit, nous postulons qu’un tel travail
nécessite, outre l’entrée dans des usages proches de la norme,
l’acquisition d’une posture de distanciation par rapport à des codes
verbaux, à des idées doxiques, à des régularités attendues, consti-
tutifs de la stéréotypie.
Dans le cas spécifique de la poésie sur laquelle porte notre
expérimentation, tous les acteurs s’accordent sur le fait qu’elle est
par excellence un lieu d’équivoque, d’oscillations, d’ouverture à
l’expérimentation, de variations sociales et historiques : on com-
prend dès lors que les stéréotypes cognitivo-verbaux non mis à
distance y reçoivent a priori une valeur négative ou limitative. Les
effets de fixité et de retour du même qui caractérisent la stéréotypie
sont en effet en tension avec les valeurs de métamorphose et d’ex­
périmentation qui semblent constitutifs du fait poétique.

1.2.2. Approche contextualisée du processus de création


Comment définir le processus créatif dans ce contexte d’enseigne-
ment et d’apprentissage de l’écriture poétique en fin d’école pri-
maire ? Si l’on fait fi une bonne fois pour toutes du registre de
l’inspiration romantique au profit d’une conception de l’écriture
faite de reprises dialogiques, de transformations et de variations,
notamment au niveau du matériau stéréotypique, il devient inté-
ressant de situer la création du côté de la capacité à intégrer du
nouveau (Coulbaut, 2008), à produire quelque chose de nouveau
pour le sujet, autrement dit la capacité à élargir son horizon culturel
et littéraire, ses objets et ses pratiques. Dans notre cas, cet élargis-
sement s’effectue, faut-il le rappeler, via l’activité langagière dont
Boré (2010) rappelle, à la suite de Humboldt, le principe intrinsè-
quement créateur. De ce point de vue, refuser l’enfermement dans
des choix ou dans des normes spontanées pour permettre la recon­
figuration de l’expérience « ordinaire », comme le préconise Coulbaut,
et ainsi favoriser la rencontre avec la création en matière d’éduca-
tion demande, dans notre perspective, de faire place à des pratiques
scripturales qui mettent en œuvre et nourrissent une conception
de l’activité langagière productrice de variations et d’innovations
80 Études françaises

pour le sujet élève. En termes d’usages des stéréotypes en poésie,


nous pourrions alors considérer que l’apprentissage du processus
créatif est enclenché chez le sujet scripteur sitôt que celui-ci solli-
cite de « nouveaux » codes stéréotypés ou qu’il introduit de la varia-
tion, de la transformation ou toute autre forme de distance dans le
traitement initial de stéréotypes « spontanés » ou déjà présents en
écriture poétique. De même, on peut faire l’hypothèse que l’expé-
rience créative change et se transforme avec l’incorporation de nou-
veaux éléments culturels sémiotiques tels les stéréotypes ou leurs
usages.
C’est dans cette perspective que nous proposons d’analyser les
écrits successifs et le travail réalisés dans une classe de fin d’école
primaire. Il s’agit principalement d’observer comment l’usage des
stéréotypes anime les textes et prend part au processus créatif. En
parallèle, nous prêterons aussi attention à l’effectuation du travail
scolaire qui accompagne la production des textes : comment un tra-
vail sur les stéréotypes en écriture poétique, mené en groupe classe,
peut-il ou non favoriser le déploiement du potentiel créatif con­
tenu dans le langage ?

2. Écrire un poème sur le thème de la mer :


une étude de cas

2.1. Présentation du protocole de recherche


et du terrain observé
Les données dont il va être question sont issues d’une séquence de
classe réalisée par un des enseignants collaborateurs6 impliqués dans
une recherche visant à opérationnaliser des phénomènes de stéréo-
typie et à ainsi investiguer les intérêts de ces phénomènes et de la
notion de stéréotypie pour l’enseignement et l’apprentissage de
l’écriture7. Après un temps de formation initiale à la problématique

6. Il s’agit de Thierry Lamarque, alors enseignant en classe de CM2 et maître


formateur à l’IUFM d’Agen. Nous le remercions une fois encore pour
l’intérêt qu’il a témoigné à ce travail sur l’écriture et le stéréotype.
7. Pour une présentation détaillée et une analyse complète de la séquence
et du protocole d’expérimentation, voir Kervyn (2008 a).
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 81

de la stéréotypie, les enseignants expérimentateurs étaient invités à


reconfigurer le savoir principalement théorique présenté et discuté
en un savoir stratégique pour l’action d’enseignement et d’appren-
tissage. Plutôt que de chercher à établir des preuves de l’efficacité
d’un tel travail, nous visions, par ce dispositif écologique et colla-
boratif relevant d’une démarche de recherche-action8, l’observation
du processus d’outillage c’est-à-dire l’observation du sens, des fonc-
tions et des valeurs que les acteurs enseignants et élèves confèrent
au stéréotype.
Parmi les nombreuses données recueillies dans ce cadre, nous
nous focaliserons ici sur les discours écrits (textes successifs produits
par les élèves et réponses à des questionnaires initiaux et finaux) et
oraux (séquence de classe retranscrite) au travers desquels un ensei-
gnant et ses vingt-trois élèves ont investi le stéréotype ainsi que la
notion de stéréotype. L’opérationnalisation a pris place dans un projet
pluridisciplinaire sur le thème de la mer et, plus précisément, dans
une séquence axée sur la création et sur la production « imagina-
tive »9 de poèmes sur la mer, à destination d’élèves d’autres écoles.
L’enseignant a mené à bien cet objectif à travers six séances de
vingt à quatre-vingts minutes, au sein desquelles, vu le profil très
hétérogène de la classe, trois objectifs plus précis sont apparus. Le
premier consistait à réaliser une écriture « diagnostique », qui donne
à voir les représentations sur la mer utilisées dans l’écriture et la
connaissance en production écrite du genre scolaire poésie, et ainsi
les possibles stéréotypes présents à ces deux niveaux. Au vu des
résultats observés, deux autres objectifs ont été fixés. Avant tout, il
s’est agi de faire émerger le caractère stéréotypé, dans l’écriture, de
la représentation de la mer chez les élèves pour susciter une écriture
véhiculant un autre point de vue sur la mer. En parallèle, de façon
mineure et sans expliciter le lien possible avec la notion de stéréo­
type, la classe a travaillé sur la dimension formelle du genre scolaire
poésie par des relevés de ce qui le caractérise ou non en réception

8. Pour une redéfinition de la recherche-action dans le paysage actuel de


la recherche, entre autres caractérisé par un indispensable souci de scienti-
ficité, voir Kervyn (2011).
9. Dans l’énoncé des objectifs, l’enseignant met davantage en avant la créa-
tion. Ceci dit, au cours de la séquence, son discours véhicule de façon récur-
rente les termes imagination, imaginer, imaginaire, et on perçoit que le travail
observé vise à rendre les élèves scripteurs plus imaginatifs.
82 Études françaises

et en production, et a ensuite réinjecté ces connaissances dans l’écri-


ture pour que les élèves produisent peu à peu des textes à intention
poétique plus clairement identifiables comme textes poétiques.
Aussi, bien que la dimension formelle ne soit pas absente de cette
séquence, peut-on observer que l’entrée dans l’écriture poétique et
dans le travail sur le stéréotype se fait principalement à partir du
thème. C’est pourquoi, nous privilégierons la dimension théma-
tique dans l’analyse qui va suivre et nous reviendrons en conclu-
sion sur son intrication avec l’expression.

2.2. Analyse des premiers états textuels obtenus

2.2.1. Confirmation de la présence de stéréotypes


Comment les premiers textes individuels réalisés actualisent-ils une
ou plusieurs représentations stéréotypées à propos de la mer ? Si
l’on compare les textes à intention poétique des élèves, on dégage
deux stéréotypes assez proches et nettement dominants, idéalisant
un lieu, un moment passé à la mer. Le premier renvoie aux
vacances : les productions de neuf élèves évoquent clairement cette
période et proposent des images estivales idéales (« nager c’est la
liberté », « J’adore pêcher et attraper des crabes qui se montrent et qui
se cachent dans le sable. Je me baigne et plonge dans l’eau profonde
et où le soleil tape sur la mer »). Comme le note l’enseignant, il
n’est pas surprenant que, pour de petits Agenais10, « la mer […] bah
c’est seulement juillet août/donc [ils] l’associe[nt] fatalement à/les
vacances le soleil et cætera ».
La seconde représentation stéréotypée, notamment véhiculée par
le texte suivant, nous plonge dans un reportage télévisé Thalassa,
où la mer est à la fois un sujet de connaissance, d’émerveillement
et de rêve : « Quand on part sous l’eau on passe du civilisé et
bruyant à un autre monde celui du silence le monde sous-marin.
Quand on part c’est un autre monde merveilleux dont nous ne
sommes pas les maîtres qui t’ouvre ses portes : les épaves, le corail,
les crabes, les poissons un monde où règne le silence qu’on ne peut
pas détruire ».

10. L’expérimentation ayant eu lieu dans le centre ville d’Agen.


S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 83

D’autres textes croisent ce stéréotype au précédent, ce qui, vu


sous cet angle, leur donne un aspect hybride. Ainsi, un texte s’ouvre
sur une description imagée du monde marin (« La mer emporte les
crabes et les coquillages dans l’eau profonde ») et s’achève deux lignes
plus loin par une vision d’enfants en vacances dans un monde
idéalisé (« Les enfant11 s’amusent sur leur planche, avec les vagues,
avec le sable, à nager et à grimper aux palmiers »).

2.2.2. Quelques écarts ou des amoindrissements


des stéréotypes dominants
Nous voudrions poursuivre nos observations en évoquant quelques
textes, certes non majoritaires, où l’on voit poindre des traitements
différents de ces stéréotypes ou alors d’autres visions de la mer.
Certains écrits présentent en effet un vers ou une phrase (telle que
« Mais attention ! La mer est très dangereuse, car il y a des requins,
des raies, des poissons dangereux »12) qui rompt nettement avec
l’univers enchanté décrit par ailleurs. D’autres textes développent
différemment le thème de la mer puisqu’il y est principalement
question du métier de pêcheur ou d’une mer bretonne « froide »,
« gonflée de vagues », du « sable dans les yeux », « des rochers glis-
sants à cause de la pluie » peu « pratique pour chercher les coquil­
lages ». Ici seule la fin du texte ouvre sur une note plus positive
(« Mais aussi plus loin des côtes de Bretagne#13 Tant de fonds
inexplorés où règne le calme »). On est dès lors bien en présence
d’une écriture où la représentation stéréotypée, en lien sans doute
avec des connaissances sur la mer et l’expérience vécue, diverge de
celle qu’ont convoquée spontanément la majorité des élèves, même
une élève tout juste débarquée de Bretagne, avec qui on est bien
disposé à croire, dans le plaisir de l’imaginaire et du vécu en partie
fictionnalisé qu’« à Cancale il fait beau et il y a la plage, la mer, […]
et surtout le soleil flamboyant ».

11. Les textes sont reproduits avec l’orthographe d’origine.


12. Cet écart pourrait lui-même être ressenti par le lecteur comme une
allusion à une autre représentation communément associée à la mer, faisant
la part belle à ses dangers, à ses requins mangeurs d’homme, etc. Nous y
revenons plus loin.
13. Nous utilisons le symbole # pour marquer un retour à la ligne dans les
écrits des élèves.
84 Études françaises

2.2.3. Un mélange de différentes facettes de la réalité


Ce qui ressort également lorsque l’on prête attention aux stéréo-
types en usage dans les textes mentionnés jusqu’ici, c’est combien
l’écriture de ces jeunes scripteurs mêle et transforme différentes
facettes de la réalité, à savoir le vécu expérimenté, les connaissances
liées au thème, le vraisemblable, l’imaginaire collectif, le tout dans
des dosages singuliers qui dessinent des mouvements d’ouverture
de la réalité aux mondes possibles, soit, pour Bruner (2000), des
mouvements de fictionnalisation. Par le jeu des stéréotypes, plus ou
moins incorporés, qui médiatisent notre perception et notre pro-
duction, et par la liberté que procure l’écriture poétique, les élèves
ont quitté l’écriture « compte rendu » de connaissances communé-
ment admises sur la mer, « compte rendu » de l’expérience réelle,
du vécu fait d’insatisfaction, de friction et de désir pour un espace
plus libre et imaginaire qu’ouvre la fictionnalisation.
Loin de valider la dichotomie entre le réel et la fiction, l’obser-
vation de l’écriture à intention poétique des élèves fait apparaître
combien les stéréotypes mobilisés participent à l’affirmation de non-
pertinence de cette dichotomie, car ils emplissent à la fois le « réel »
ou la réalité de chaque élève et l’imaginaire collectif. Plus généra-
lement, cette vision plurielle de la réalité renvoie aussi à l’intrica-
tion du social et de l’individuel, du générique et du spécifique en
chacun de nous (François, 2006 a).

2.2.4. Que conclure de ces usages des stéréotypes


en termes de création ?
Pour commencer, il est nécessaire d’insister sur la place prépondé-
rante qu’occupe la stéréotypisation de la dimension thématique
dans l’écriture poétique observée chez ces élèves. De sa forte pré-
sence, on peut déduire qu’elle constitue bien un moteur scriptural
qui mérite d’être considéré, dans le sens où elle nourrit l’écriture
et l’imaginaire convoqué entre autres en écriture.
Revenons ensuite sur les traitements relevés en écriture pour
ces stéréotypes. À moins qu’un dérangement linguistique, volon-
taire ou non, qu’un dépaysement ou une richesse syntaxique ou
lexicale (du type « les pieuvres gigotent leurs tentacules », « les
mouettes piquent leur bouche pour attraper les harengs », « une
larme de pleurs »), tout à fait bienvenus en poésie, ne s’introduisent
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 85

dans l’expression du thème, la proximité avec les stéréotypes poin-


tée, que l’on peut lire comme une adhésion forte à cette réalité à
la fois singulière et collective, a pour effet, en tout cas aux yeux
d’adultes ayant incorporé ces codes, de rendre ces textes à inten-
tion poétique plus attendus, peu surprenants ou étranges. En cela,
on comprend pourquoi l’enseignant a cherché à montrer aux élèves
la présence de ces stéréotypes et leur effet sur la réception de l’écri-
ture. On comprend également qu’à partir de ce constat, qui ne
dénigre pas le stéréotype mais pointe un fonctionnement cogni-
tivo-verbal, il ait invité ces élèves à imaginer d’autres points de vue
sur la mer.
Quant aux différents écarts constatés dans l’écriture en matière
de stéréotypie thématique, bien qu’ils n’aient pas été pointés dans
la classe par l’enseignant, davantage attentif à la monstration des
stéréotypes fortement véhiculés, ils sont à nos yeux importants car
ils laissent voir des savoir-faire tâtonnants et embryonnaires, dans
la plupart des cas non stabilisés, mais en acquisition. Nous pensons
que pointer ces mouvements scripturaux pourrait servir de source de
diversification des représentations et de leur énonciation, et ainsi
enrichir le bagage créatif de ces jeunes scripteurs.
Pour ce qui est de l’imbrication de la stéréotypisation et de la
fictionnalisation, l’analyse de l’écriture des élèves montre que l’en-
jeu de secondarisation discursive et littéraire, évoqué au début de
cet article, ne consiste pas à passer d’une écriture du quotidien « réel »
à une écriture littéraire imaginative et fictionnelle. Au sein du
stéréotype, ces dimensions de la réalité se mélangent dès les premiers
écrits des élèves. C’est pourquoi, développer des compétences
en matière de création scripturale demande plutôt d’explorer les
mélanges possibles entre les ingrédients de la réalité, d’explorer la
fictionnalisation pour produire du nouveau pour le scripteur, de
transformer la réalité véhiculée par l’écriture, tant du point de vue
de son contenu que de son expression, pour s’essayer à la surprise
poétique. Pour ce faire, le travail sur les codes stéréotypés constitue
bien un des leviers possibles. Dans notre cas, il s’agirait de viser un
accroissement ou une extension à davantage d’élèves de la diversité
du traitement des stéréotypes, voire de la diversité des stéréotypes
eux-mêmes, qu’ils concernent les idées ou la forme, la créativité et
la richesse verbale prenant part à la poéticité thématique.
Enfin, un autre levier possible pour favoriser la variation a par-
tie liée avec les représentations des élèves concernant le genre
86 Études françaises

poésie. En effet, dans leur réponse aux questionnaires initiaux, les


élèves notent que, pour eux, un poème est un texte qui « fait plai-
sir » et que, pour en écrire, « on part d’un thème qui nous plait ».
Ainsi, écrire un poème sur la mer revient, pour la majorité des
élèves, à aborder dans ce thème des aspects qui les attirent, qu’ils
aiment : la plage, les vacances, la beauté de la nature, des animaux
fascinants, etc. Les stéréotypes qu’ils utilisent à leur insu sont dès
lors positifs. C’est pourquoi travailler à diversifier et à mettre à
distance le traitement des stéréotypes relatifs au thème pour créer
des poèmes peut être renforcé si, dans la classe, enseignant et élèves
traitent aussi la représentation du genre et les formes scripturales
qu’il peut prendre.

2.3. Traitements diversifiés du stéréotype


lors de la réécriture
2.3.1. Rappel du contexte d’écriture
Un mot d’abord sur le contexte de cette seconde écriture. Pour
rappel, les élèves ont eu pour consigne de réécrire un poème en
imaginant un autre point de vue sur la mer. Afin de leur faciliter
l’adoption de ce nouveau point de vue, un premier travail de
groupe suivi d’une mise en commun a abouti à une évocation de
différents personnages ayant un rapport différent à la mer. Pour
chacun, une première caractérisation de leur rapport à la mer a été
énoncée et notée sur une affiche, et est proposée comme base
d’écriture.
Dans ce contexte, on peut se demander, d’une part, de quelle
manière le changement de point de vue permet une variation du
stéréotype, de son traitement et de l’écriture, et, d’autre part, quels
types de distanciation on observe dans l’écriture avec les stéréo-
types initiaux qui participent au processus de création.
Concernant les stéréotypes thématiques initiaux, de l’ensemble
des textes, on dégage trois traitements dominants que nous allons
détailler.

2.3.2. Traitement (1) : maintien dominant des stéréotypes initiaux


Le premier traitement consiste en un maintien prédominant des
stéréotypes initiaux et ce, bien qu’il y ait parfois changement de
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 87

point de vue. Trois textes d’élèves sont en effet avant tout carac-
térisés par le recours aux stéréotypes dégagés précédemment (« La
mer est belle quand il fait beau # Elle est belle comme un arc-en-
ciel # […] Les poissons s’accrochent aux algues # pour jouer avec
les vagues. # La mer ondule les poissons jouent » ou encore « Quand
je suis sur mon bateau ça me fait plaisir de voir la mer […]). Selon
nous, dans ces trois textes, il n’y a pas d’indices de défigement du
stéréotype, ce qui signifie que l’écriture est bien cons­truite avec le
stéréotype initial. Toutefois, on relève une légère transformation
grâce au déplacement du point de vue vers le pêcheur ou vers les
poissons On trouve aussi de légères marques de relativisation,
notamment dans le vers introductif cité, qui laisse sous-entendre
que la mer n’est pas toujours magnifique, que, par mauvais temps,
elle peut ne pas être belle.
Pour ces écrits, on peut faire l’hypothèse que le stéréotype initial
porteur d’idéaux, de rêves est si prégnant que, malgré le travail de
classe, c’est finalement sur celui-ci que ces élèves reviennent pour
écrire leur texte. On peut aussi y voir une utilisation par « néces-
sité » : prendre en charge un travail d’écriture et une inscription
dans le genre poétique, en eux-mêmes déjà difficiles, alors que la
connaissance de la langue française est mal assurée nécessite de
conserver les stéréotypes précédemment convoqués.

2.3.3. Traitement (2) : effacement dominant


des stéréotypes initiaux
Le deuxième traitement consiste en un effacement ou en une dis-
solution massive des traces des stéréotypes initiaux au profit
d’autres représentations ou d’une représentation inversée. Dans ce
cas, l’impression qui domine, c’est bien que l’adoption d’un autre
point de vue gomme littéralement ces stéréotypes initiaux. On peut
citer en guise d’exemple un extrait de texte sur le tsunami : « […]
Un peu plus tard, des orages éclatèrent, des vagues énormes se
forment, une vague arrive sur le bateau, elle s’éclata juste [sur] le
bateau […] ».
Cela dit, à y regarder de plus près, cet effacement massif n’est
pas toujours intégral. On retrouve de brèves et discrètes allusions
au(x) stéréotype(s) qui fonctionnent comme des présupposés ou
des fondements partagés qui sous-tendent le discours. Ainsi, quand
un élève fait dire à son pêcheur « je ne peux même pas m’amuser »,
88 Études françaises

l’adverbe même renvoie à l’idée, commune et partagée au sein de


sa communauté, de la mer comme un lieu de jeux et d’amusement
estival. On peut encore citer, dans un autre texte, les vers « L’hiver
la plage est tranquille, il n’y a pas de touristes. # Le sable est seul,
il en profite ».
En réception, ces liens dépendent évidemment de l’activité
d’interprétation du lecteur qui va ou non « reconnaître » le stéréo-
type et lire l’écart par rapport à celui-ci (Dufays, 1994). Du côté
de l’écriture, l’absence massive mais non totale du stéréotype initial
dans le texte peut être considérée comme une distanciation tex-
tuelle maximale par rapport au stéréotype qui continue d’exister
par d’autres discours, d’autres pensées qui lui donnent forme et
consistance, et par l’activité du lecteur pour peu qu’il soit sensible
à « […] ces évidences qui se glissent subrepticement dans les des-
sous du texte […] » (Amossy, 1994, 51).
Si l’on s’attache à la création et à l’objectif d’apprentissage
d’une écriture poétique moins attendue, il faut admettre que même
les premiers textes mentionnés sans traces explicites des stéréotypes
initiaux peuvent être reçus comme plus originaux, c’est-à-dire
personnels ou moins attendus, pour autant qu’y soit lu un écart par
rapport au stéréotype initial occulté, stéréotype dont la présence
est alors de l’ordre du présupposé, du non-dit qui va de soi. Envi­
sagé de la sorte, le fait d’enrichir le processus créatif en rendant son
texte plus imaginatif revient moins à gommer à tout prix tous les
indices du stéréotype qu’à faire en sorte que le stéréotype se laisse
deviner, par exemple au détour d’un adverbe, d’un vers y faisant
allusion. Ces usages du stéréotype, entre l’implicite et le « à peine
explicite », deviennent alors autant d’invitations pour le lecteur à
partager avec le scripteur le plaisir littéraire du blanc, de la diffé-
rence, de la variation et de l’imaginaire moins convenu. Développer
sa créativité en écriture en rendant son texte plus imaginatif relève
bien du jeu avec l’outil scriptural stéréotype.

2.3.4. Traitement (3) : apparitions nettes avec transformations


des stéréotypes initiaux
Le troisième traitement s’inscrit dans le prolongement du pré-
cédent, à la différence que l’allusion ou le recours au stéréotype est
plus explicite. Ce troisième type d’usage du stéréotype, lui aussi
distancié ou relativisé, prend, dans les textes et l’écriture des élèves,
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 89

des formes multiples mais qui toutes fonctionnent sur le principe


de l’explicitation du stéréotype peu ou fortement mise en concur-
rence ou complétée par l’expression d’autres points de vue sur la
mer. Quelles sont ces formes de traitement du stéréotype ? Nous
en identifions six, que nous allons décliner comme autant de pos-
sibles textuels – évidemment non exhaustifs – directement liés à
l’outillage scriptural par le stéréotype :
– Le renversement : cet usage consiste soit à commencer par
énoncer le stéréotype puis à le renverser, soit à commencer
l’écriture par un autre point de vue pour ensuite réintroduire
explicitement le stéréotype en fin de poésie. À titre d’exem­
ple, un texte évoque d’abord l’hiver, le port désertique, les
coquillages gelés et au dernier vers renverse la situation
(« Mais c’est l’été et la plage s’est ensoleillée »), laissant le lec-
teur imaginer le bonheur lié à ce retour de l’été. On peut
noter que le renversement est à chaque fois renforcé par des
marqueurs spatiotemporels (avant – maintenant, hiver – été,
usage des temps du passé – passage au présent, quand tout à
coup).
– L’alternance : cette forme est construite sur le principe d’af-
firmation du stéréotype directement suivi et contrebalancé
par un point de vue qui le nuance, voire le rend caduque :
« […] L’été c’est bien d’habiter à côté de la mer à part tous
les touristes qui marchent dans les rues. C’est agréable de se
baigner mais il y a tellement de gens qu’on ne peut pas se
baigner tranquille. » On pourrait considérer ce mode de trai-
tement comme une série de renversements successifs ponc-
tués eux aussi par des connecteurs (mais, à part que…).
– L’allusion négative : dans ce cas, le stéréotype est très peu
explicité. Le texte ne donne à voir qu’une allusion ou deux au
stéréotype, mais pour énoncer une prise de distance par rap-
port à ce cas de figure. De ce point de vue, il s’agit de traces
juste un peu plus visibles ou explicites que dans la catégorie
précédente où le stéréotype était masqué et émergeait par
de subreptices traces. Ces écarts très limités qui se disent,
on les trouve par exemple dans les extraits suivants : « La
mer est peut-être magnifique mais très dangereuse », « Avant
le tsunami, # tout était paradis. # Maintenant c’est un cau-
chemar »).
90 Études françaises

– L’apparition ponctuelle : le stéréotype n’est plus dominant,


généralisé par une constellation d’indices mais encore juste
présent dans un vers, sans être contesté comme dans l’usage
précédent. En somme, de généralisé, il passe à une apparition
ponctuelle qui, de par son isolement, pourrait ne pas être
perçue comme un indice du stéréotype hors de la séquence
envisagée. On voit cet usage par exemple dans un texte qui
évoque un pêcheur et dont un vers fait remonter les plaisirs
de la mer : « je suis un pêcheur joyeux avec mes beaux pois-
sons ».
– L’interférence : ici le stéréotype n’est pas renversé ou pointé
ponctuellement, formulé négativement. Il est associé dans le
discours poétique à un autre élément qui a priori lui est
opposé car il n’appartient pas à l’univers imaginaire auquel
réfère le stéréotype. Dans les textes de Léa, la mer magni-
fique est ainsi associée à l’idée de suicide14.
– Le déplacement (ou déguisement) : cet usage, nous l’avons
trouvé dans un texte qui adopte un point de vue assez idyl-
lique sur la mer mais l’associe à la vie d’un dauphin. Par ce
nouvel habillage qui le fait passer du vacancier au dauphin,
l’usage du stéréotype peut surprendre davantage.

2.3.5. Que penser de ces traitements ?


Tous ces usages relevés sont certes parfois mis en œuvre de façon
approximative, mais ils témoignent d’une grande diversité dans la
réalisation de la consigne et dans l’utilisation des éléments collec-
tivement associés aux différents personnages avant l’écriture. On
aurait pu s’attendre à ce que ce travail préalable limite la variation
de l’écriture poétique, mais on observe plutôt combien, à partir
d’une base commune, ces scripteurs ont abouti à des traitements
variés des stéréotypes. Ainsi, on constate au final de très nombreux
mouvements dans l’écriture, certes facilités par la mise en place
d’une situation d’écriture très étayée sur le plan thématique.
En termes de traitements du stéréotype et en termes d’outil
scriptural et créatif, presque tous les élèves ont mis en œuvre dans
leur écriture un ou plusieurs usage(s) distancié(s) des stéréotypes

14. Si on en fait une lecture du point de vue du sujet qui se dit dans
l’écriture, l’idée de suicide chez une enfant de 10-11 ans interpelle…
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 91

initiaux. On est en effet bien loin de la vision idéalisée de la mer


associée aux vacances ou aux splendeurs d’un milieu naturel. Bien
que cette pratique d’enseignement-apprentissage ne semble pas
s’appuyer pour tous les élèves sur la conscience nette d’un traite-
ment du stéréotype, comme les réponses au questionnaire l’ont
indiqué15, elle permet d’aboutir à des productions poétiques moins
conventionnelles et plus variées. Elle apprend aux élèves à secon-
dariser leurs idées sur le thème traité, à les complexifier et ce, quel
que soit le thème traité. En effet, ces idées renvoient tantôt à leur
vécu, tantôt à des connaissances sur le tsunami ou sur les dauphins,
tantôt encore à l’imaginaire collectif, les trois étant, nous l’avons
dit, rarement franchement distincts (François, 2006 a et b).
Au vu de ces observations, l’objectif de la séquence, qui consis-
tait à faire émerger le caractère stéréotypé, dans l’écriture, de la
représentation de la mer chez les élèves et son effet sur les produc-
tions écrites, pour mettre en place une écriture véhiculant un autre
point de vue sur la mer est atteint. Et si certains élèves manifes-
taient déjà des points de vue différents sur la mer et des traitements
scripturaux différents des stéréotypes dans leur production poé-
tique initiale, si des formes pointées ci-dessus étaient déjà présentes
dans quelques textes précédents, les déplacements sont ici beau-
coup plus prononcés et généralisés dans la classe.
Quant à l’objectif général formulé en termes de création et de
production « imaginative » de poèmes sur le thème de la mer, si on
entend par imagination le fait de penser et d’écrire autrement, diver-
sement, voire de manière divergente, l’objectif est lui aussi atteint.
Les points de vue sur la mer présents dans les poèmes prennent des
directions assez variées et divergentes par rapport à l’usage initial
dominant des stéréotypes thématiques. Et l’« imagination » nourris-
sant le processus créatif résulte à nouveau de mélanges entre de
l’imaginaire collectif en partie intériorisé, du vécu singulier, des
informations glanées dans les différentes sphères discursives où
évoluent les élèves. Pour certains élèves, le mélange ici tenté appa-
raît clairement comme différent du précédent. Quand une élève dit
que, pour le premier poème, elle exprimait ce qu’elle vivait et que

15. Dans les réponses aux questionnaires et dans les entretiens, les élèves ne
déclarent pas avoir réalisé un travail sur le stéréotype. Si certains arrivent à
définir théoriquement le terme, très rare sont ceux qui le lient à leur activité
scripturale.
92 Études françaises

pour le second elle a un peu inventé et un peu écrit ce qu’elle


savait sur le tsunami, on est bien dans un autre mélange imaginatif
où l’élève met à distance ce qu’elle nomme son vécu – et qui pour
nous renvoie aussi à une part de stéréotypes à laquelle elle adhère
et qui fait alors partie de sa réalité – au profit d’informations et
d’un imaginaire social auxquels elle adhère moins ou différemment
et qui relève alors plus pour elle de la fiction ou du vraisemblable
(Kervyn, 2009 a). Il faut dire que la consigne appelant à changer
de point de vue est propice au « faire comme si » que note très jus-
tement une autre élève : « on imagine comme si c’était en réalité ».
Et dans ce jeu où l’imaginaire et le fictionnel tentent de se rendre
vraisemblables, où les élèves écrivent « avec de l’imagination », en
essayant « de [se] mettre dans la peau du personnage », il n’est guère
étonnant de retrouver des stéréotypes, c’est-à-dire de l’imaginaire
collectivement admis, pas complètement faux, participant d’une
certaine réalité.

2.3.6. Présence d’autres stéréotypes dans l’écriture


Bien que nous disposions d’un nombre moins important d’écrits
consacrés à un même personnage, de nombreux indices nous font
croire que, à côté des stéréotypes de départ, parfois fortement effa-
cés ou amoindris, de nouvelles représentations schématisantes et
socialement partagées apparaissent. D’abord en classe, on remarque
que les élèves sont assez d’accord pour attribuer les mêmes carac-
téristiques à certains personnages. L’enseignant leur signale d’ail-
leurs à plusieurs reprises que l’information énoncée a déjà été dite.
Dans le questionnaire ensuite, on relève que certains élèves disent
qu’ils ont écrit les idées qui leur venaient, qui leur passaient par la
tête. On est alors sur du spontané, disponible immédiatement et
relativement partagé, empreint d’imaginaire collectif.
Dans les poèmes, si l’on prend les deux textes sur le dauphin,
cet animal y est présenté comme gentil, joueur et curieux. Si l’on
considère la figure du pêcheur, son métier est difficile, il affronte
les tempêtes, le froid et le vent. Quant aux textes relatifs au tsu-
nami, ils associent à ce phénomène tout l’attirail de la catastrophe
à grande échelle (horreur, méfiance, peur, danger, tristesse, désastre,
meurtre, destruction), à la manière dont l’actualité médiatique de
l’époque orientait de façon assez univoque sa perception. Les for-
mulations varient d’un texte à l’autre, mais ces éléments reviennent
S’essayer à la proximité et à la distance avec les stéréotypes… 93

dans tous les poèmes écrits sur ce sujet. Sans entreprendre une
analyse plus détaillée de la gestion de ces indices, nous pensons que
de nouveaux stéréotypes ont bien contribué à marquer la distance
avec les précédents. Nous pensons même que leur présence et leur
activation préalable a facilité l’écriture du second poème et a
conféré au travail une certaine fluidité vu l’accord fréquent des
acteurs sur le plan des échanges thématiques. Il nous faut dès lors
conclure que mettre à distance un stéréotype peut fort bien s’effec-
tuer, consciemment ou non, par le recours à un autre stéréotype.
L’outillage créatif par le stéréotype est alors double : variation de
l’écriture par mise à distance du premier et prise de distance par
adoption du second.

L’impression finale face à ces textes d’élèves, c’est que la con­


signe de changement de point de vue associée à une valorisation de
la réécriture de type variation a entraîné les élèves vers une grande
partie de cache-cache textuel avec les stéréotypes initiaux. Dans ce
jeu, quelques scripteurs ont d’abord dissimulé leur stéréotype mais
ne l’ont pas laissé caché jusqu’à la fin de l’écriture. D’autres l’ont
tellement bien caché dans leur texte qu’il reste au lecteur à l’inférer,
par exemple à partir de son sentiment de lire un texte non con­
venu, ou à partir de traces textuelles discrètes. Certains ont caché
le stéréotype derrière un autre stéréotype. D’autres encore ont
joué à d’abord l’afficher pour ensuite le métamorphoser ou le faire
disparaître, ou parfois l’inverse. Quelques-uns l’ont juste déguisé,
attribué à un autre personnage. D’autres enfin ont déclaré l’avoir
caché ou lui font faire des apparitions ponctuelles.
Si, dans la classe, le mot stéréotype circule peu, si la conscience
de travailler sur les stéréotypes et l’outillage de l’écriture par la notion
de stéréotype ne semblent pas prédominants, l’enrichissement, l’épais-
sissement et le plaisir de l’écriture par des usages textuels multiples
des stéréotypes sont bien réalisés. Le travail sur le stéréotype thé-
matique pour construire une culture scolaire de l’imaginaire et déve-
lopper le processus créatif en écriture poétique nous semble dès
lors être une entrée convaincante.
Par ailleurs, l’accroissement de la variation observé dans les écrits
successifs des élèves invite, selon nous, à ne pas entendre la création
en écriture à l’école seulement comme un engendrement de textes
94 Études françaises

animés notamment par l’usage de stéréotypes, en tant qu’important


bagage socioculturel collectif avec lequel l’apprenti scripteur peut
s’aventurer dans la langue et dans son expérience de sujet scripteur.
Apprendre à créer en écriture poétique à l’école, c’est aussi et
surtout agrandir le champ des possibles dans et par l’écriture. Cet
apprentissage demande parfois de « désautomatiser » un premier
stéréotype pour penser et écrire autrement, ou de complexifier ou
modifier l’usage de ce stéréotype pour explorer la diversité possible
de la réalité. Dans ce cas, il s’agit bien d’expérimenter les moyens
qu’offre l’écriture d’introduire de la variation dans le figement dû
à la stéréorypisation. Ainsi, s’inscrire dans la sphère littéraire et
artistique et développer l’imagination poétique engagent à s’essayer
à la métamorphose des stéréotypes et de leurs usages.
Cette métamorphose, nous l’avons vu, peut se faire en mettant
à distance l’adhésion à un stéréotype et en le mêlant à d’autres
éléments de la réalité, pour rendre l’imaginaire moins convenu. La
variation peut aussi prendre la forme textuelle d’une apparition
ponctuelle, d’une allusion négative, d’un déplacement, d’un rem-
placement par un autre stéréotype, etc. Elle peut être soutenue par
une modification de la représentation du genre poésie ainsi que par
une richesse poétique formelle dans l’abord du thème (notamment
des mots inattendus, recherchés, parfois à forte valeur expressive, des
transgressions sémantiques ou des tournures peu conventionnelles),
c’est-à-dire une créativité langagière qui, elle aussi, participe de la
poéticité thématique, de l’effet émotionnel ou de la fictionnalisa-
tion plus littéraire, et nourrit le processus de création.

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chapitre 4
Le processus de création
vu sous l’angle d’une
interaction interprétative
dans l’apprentissage
de l’écriture de fiction
au collège
Marie-Françoise Fradet

L’introduction de la question du littéraire à l’école en ce début de


xxie siècle a renouvelé le questionnement sur l’enseignement
apprentissage de l’écriture en reconsidérant les liens qui unissent
l’écriture et la fiction (Tauveron, 2005).
Depuis Aristote, la fiction narrative est en effet reconnue
comme une réalité qui n’a d’existence que par le langage et relève
constitutivement de la littérature (Hamburger, 1986). Les récents
travaux de Jean-Marie Schaeffer (1999) insistent par ailleurs sur ce
qui relie cette fiction à l’imaginaire dont elle est la mise en œuvre
en tant que moteur de l’activité psychique, à l’origine d’un état
mental de feintise ludique propice aux apprentissages. Aussi est-ce
au croisement de ces deux points de vue que se situe selon nous
l’écriture scolaire de fiction puisqu’elle permet au jeune scripteur
de produire un texte qui relève d’une « intention artistique » (Genette,
1997) où s’exprime la singularité d’un sujet, tout en lui offrant un
lieu où la sollicitation de l’imaginaire fait naître une dialectique entre
le vouloir dire et le dire qui stimule le processus d’acquisition des
outils langagiers (Vygotski, 1934).
98 Études françaises

Pareille ambivalence amène à envisager l’élève non seulement


comme un apprenti mais aussi comme un auteur (Tauveron, 2007)
reconnu à travers sa production pour sa capacité à créer. En accor-
dant une intention artistique au jeune scripteur qui cherche au
moyen des mots à donner la forme la plus aboutie possible aux
images qui habitent son esprit, l’enseignant pose en effet l’exis-
tence d’une subjectivité créatrice en quête d’une autre subjectivité
qui reprenne à son compte ce que dit le texte indépendamment de
sa valeur. En se faisant lecteur, le professeur accepte donc d’avoir
cette empathie et la relation pédagogique se double d’une relation
esthétique d’où peut naître un dialogue qui renvoie à une concep-
tion de la création fictionnelle comme co-construction impliquant
la reformulation. Celle-ci permet alors à l’apprenti de s’affirmer en
tant qu’auteur grâce à une écriture de mieux en mieux maîtrisée.
Telle est du moins l’hypothèse sur laquelle nous nous appuierons
dans ce chapitre pour observer le processus de création à l’œuvre
dans la fiction narrative d’élèves de sixième. Partant de l’étude du
récit imaginaire produit en réponse à une consigne, nous nous
intéresserons à la manière dont celui-ci se transforme sous l’effet de
la reformulation, notamment lorsque celle-ci est hétéro­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­-initiée par
l’enseignant.

1. Cadre, méthodologie et enjeux


de l’observation
Si le recours à la fiction pour faire écrire de jeunes scripteurs per-
met de faire appel à l’imaginaire comme matériau culturel structuré
et structurant, cela suppose aussi de pouvoir reproduire les condi-
tions de la création artistique en soumettant ce même imaginaire à
la contrainte pour provoquer la créativité dans le cadre d’une
véritable pratique scripturale. Or, ces exigences qui caractérisent
l’écriture littéraire, trouvent à s’inscrire sans difficulté dans un dis-
positif didactique tout à fait ordinaire à l’entrée au collège : celui
d’une pratique d’écriture en trois jets avec évaluation critériée.
L’enseignant à l’origine d’une commande d’écriture relayée ensuite
par les différentes remarques qui figurent sur les copies, et l’élève
producteur de texte, y jouent tour à tour le rôle d’auteur et de
lecteur modèles (Eco, 1979). Et la réécriture encouragée par les
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 99

annotations du professeur conjuguées à la relecture que fait le


jeune scripteur de son propre texte devient le fruit d’une collabo-
ration interprétative qui conditionne la construction de la fiction
et assure la mise en mots la plus achevée possible.
C’est ce nouveau regard porté sur le contexte de production en
situation d’apprentissage qui nous a conduit à observer le processus
de création tel qu’il apparaît dans les traces laissées sur les copies
par les dialogues successifs qui se nouent au cours de la production :
dialogue du jeune scripteur avec lui-même, dialogue de l’élève et
de l’enseignant avec pour médiateur le texte produit ou à produire.
Par traces, nous entendons ainsi les différentes formes prises par la
parole du maître à travers les consignes ou les corrections qu’il
adresse à l’élève mais aussi le texte du collégien lui-même envisagé
dans ses modifications.
Après une rapide présentation du dispositif didactique mis en
œuvre pour l’expérimentation et un bilan des réponses obtenues à
l’issue des premiers jets, nous choisirons donc à titre d’exemples
deux productions d’élèves correspondant à deux styles de réponse
différente pour une observation fine des interactions à l’œuvre
dans le processus de création dès le deuxième jet et jusqu’à la ver-
sion définitive. De fait, le professeur est toujours (ou du moins il
se doit de l’être) un interprète singulier qui cherche à se construire
une représentation du contenu référentiel que lui propose le texte
de l’élève. Mais il est aussi un professeur évaluateur attentif aux
signes marquant qu’ont été ou non satisfaites ses attentes, qui portent
sur les aspects linguistiques, génériques, structurels des textes. Et
cette ambivalence n’est pas sans incidence sur les différents processus
interprétatifs qui conditionnent la parole de l’enseignant et la
réponse de l’élève.

1.1. M
 ise en œuvre du dispositif didactique
et premiers résultats
Pour constituer notre corpus, nous avons, sur une durée de trois ans,
donné la même consigne d’écriture à cinq classes de sixième d’un
même collège (130 élèves) choisies parce qu’elles étaient dirigées
par le même professeur et qu’elles étaient considérées par l’équipe
éducative comme présentant une réelle hétérogénéité.
100 Études françaises

La prescription qui devait conduire les jeunes scripteurs à pro-


duire un récit traitant d’une métamorphose et d’un exploit liait
par ailleurs la lecture littéraire à l’écriture, en proposant la con­
signe à la suite d’un texte inducteur susceptible de varier en fonc-
tion des travaux menés antérieurement par les classes. C’est ainsi
que dans un cas, les élèves ont eu à lire un extrait de la légende
du Minotaure racontée par N. Hawthorne et dans l’autre, un poème
de P. Ferran destiné à leur faire deviner un autre animal mytho-
logique, le dragon :

Thésée poursuivait fermement Mettez des ailes au Caïman


sa marche dans la direction des Et faites-lui cracher du feu,
épouvantables mugissements qui Badigeonnez son corps de bleu,
devenaient de plus en plus De noir, de jaune et puis de sang :
bruyants, et si éclatants qu’à
chaque nouveau détour il Voici l’épouvantable, le hideux,
s’attendait à voir le monstre surgir Le lance-flammes à pattes,
devant lui. Invulnérable casemate
À la fin, il arriva dans un Dont l’ombre garantit encor
espace ouvert, au centre même du L’entrée des grottes à trésors.
labyrinthe, et la hideuse créature
Bestiaire fabuleux,
apparut à ses yeux.
Oh ! mes amis, quel horrible Magnard, 1983.
spectacle ! Sa tête seule armée de
cornes le faisait ressembler à un
taureau ; le reste de son corps
rappelait à peu près la structure de
cet animal, quoiqu’il marchât,
contrairement aux lois de la nature,
sur ses jambes de derrière. Si on le
considérait d’un autre côté, c’était
tout à fait une forme humaine ;
mais l’ensemble composait un être
réellement monstrueux
Le Minotaure,
l’École des loisirs, 1979.

Dans l’un et l’autre cas, le texte support a fait l’objet d’une séance
de lecture dont l’objectif était de fournir un univers référentiel en
cernant la notion de monstre, avant que ne soit distribuée la com-
mande d’écriture elle-même :
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 101

« Les animaux étranges, imaginaires, sont des créatures qui


s’écartent des habitudes à cause, surtout, de leur aspect physique.
Parmi les créatures suivantes, choisissez celle qui vous semble la
plus surprenante. Donnez-lui un nom. Imaginez ensuite une his-
toire qui racontera comment cet animal a acquis cet aspect phy-
sique et comment, à la suite de cette transformation, il a été amené
à accomplir un exploit.
– Une énorme fourmi rose
– Une girafe portant ailes et antennes
– Un éléphant minuscule
– Un hérisson dont chaque piquant est une épée. »

À la lecture de cette consigne, on se rend compte qu’un bon


nombre d’éléments sont imposés au jeune scripteur pour construire
sa fiction mais que d’autres, qui ne sont pas moins nombreux,
configurent un espace de liberté à saisir en contraste. Par exemple,
si l’élève doit se limiter à quatre créatures, il est cependant libre de
choisir celle qui le séduit le plus.
La prescription ménage donc des « interstices » (Eco, 1979),
pour qu’en les remplissant l’élève trouve à exprimer sa part subjec-
tive de création. D’où l’importance des textes inducteurs destinés
à raviver la mémoire des futurs scripteurs. En effet, si les deux
documents introduisent la thématique du monstre comme un être
hybride et hors normes, Le Minotaure replonge les élèves dans l’uni­
vers épique de la mythologie grecque et de ses créatures mons-
trueuses tandis que Le Dragon évolue dans un univers de fantaisie où
l’emporte le spectacle de la métamorphose proprement dite. Mais
ces textes en disent davantage car ils mettent tous les deux l’accent
sur la laideur de ces monstres, sur la peur qu’ils inspirent à l’homme
et sur le désir que celui-ci a de les combattre. Ils sont de ce fait
perçus comme méchants. Or, dans la consigne d’écriture, le terme
d’« exploit » associé à une créature étrange et non monstrueuse,
apporte une connotation positive. On a affaire à un être qui a bon
fond en dépit d’une anormalité physique due à la taille ou au
caractère hybride.
La consigne d’écriture, relue à travers le prisme des textes induc-
teurs, souligne par conséquent l’ambiguïté du projet de l’enseignant.
Auteur modèle, celui-ci attend en effet des élèves qu’ils revisitent
leurs connaissances antérieures pour les adapter à une situation
102 Études françaises

nouvelle, laquelle impose à la métamorphose un caractère para-


doxal. De fait, la transformation physique telle qu’elle est demandée
dans le texte du maître se double nécessairement d’une transforma-
tion morale comme le suggère le mot « exploit », ce qui va à l’en-
contre de ce qu’indiquent les textes inducteurs. Or, c’est sur le
dépassement de cette contradiction que se fonde l’organisation de
la fiction que les élèves ont à construire aux yeux du maître.
Les premiers jets des élèves interprétés en termes bakhtiniens de
« compréhension responsive » (Bakhtine, 1979) vont donc révéler
des modes de lecture et des degrés d’interprétation différents selon
qu’ils prennent en compte le texte inducteur ou pas. Ainsi, dans la
mesure où la découverte du texte support non seulement précède
mais encore se dissocie dans le temps de la mise en route de la pro-
duction d’écrit, 30 % des élèves vont l’occulter et lire la consigne
d’écriture comme un texte nouveau, indépendant du texte induc-
teur. En revanche, les autres (70 %) le prendront en compte mais
parmi eux, il faudra distinguer les 35,7 % qui opéreront le dépas-
sement attendu par l’enseignant, produisant un texte conforme à
l’intégralité des instructions de la consigne, des 64,3 % qui s’en
feront un carcan à l’intérieur duquel ils appliqueront une consigne
d’écriture parfois tronquée, par oubli ou par ignorance, du mot
« exploit ».
Les deux productions choisies, celle de Jérémie et celle de
Pauline, illustrent le cas de ces 64,3 % d’élèves qui, à partir de
textes inducteurs différents, ont écrit des fictions « qui marchent »
mais qui ne répondent pas à la consigne puisqu’elles se laissent
emprisonner par le texte support, du moins dans un premier temps.
L’enseignant a donc à guider ces élèves pour les conduire au-delà
du texte et si, dans un cas, il y parvient, nous constatons que dans
l’autre, le dépassement attendu n’a pas lieu, à l’instar de ce qui se
passe dans ce groupe où l’on compte autant de « Jérémie » que de
« Pauline ».
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 103

2. Deux évolutions contrastées

2.1. La production de Jérémie


Premier Jet
• Texte de l’élève1

– Il était une fois un monstrueux et géant hérisson.


Cet hérisson n’avait pas des piques mais des épées tranchantes à
la place. Il vivait dans un gigantesque marais et il était bien gros et
bien gras. Il ne pensait qu’à manger. Il faisait plein de pièges pour se
nourrir.
Cet hérisson était normal avant : il avait des piques.
Mais un jour, un sorcier se promena dans la forêt et il marcha sur
l’hérisson. Le sorcier qui avait mal au pied ne le tapa pas. Il fit quelque
chose de plus horrible :
il lui jeta un sort ! Ce sort était qu’il serait géant avec des épées sur le
dos. Un jour, il attaquera un village et chaque semaine le village sera
attaquer par l’hérisson. Il prendra dix personnes à chaque fois.
– Un jour, l’hérisson en avait « mare » de manger chaque fois la
même chose. Il sortit de son marais pour voir ce qu’il allait manger
d’autre. Il vit au loin un village. Comme il ne savait pas ce que c’était,
il s’approcha. Il découvrit des hommes, des femmes et des enfants. Il
se dit :
« Peut-être que je pourrai en faire mon diner…, se dit-il.» Il déscenda
le petit fossé qui séparrait le village et la forêt. À la vue de l’hérisson,
tout le monde fut terrorisé, et ils fermèrent tous leurs portes à double
tour.
Mais l’hérisson, par son poids, défonça dix portes et mangea dix per-
sonnes. Toutes les semaines, il déscendait au village pour manger dix
personnages.
Mais un jour, les gens du village prirent des fouches, des lances…
pour tuer l’hérisson. L’hérisson descendit au village et se fit tuer par
le chef du village en personne.

– Voilà comment mourut l’hérisson. J’ai choisi l’hérisson dont


chaque piquant est une épée parce que c’était l’animal le plus
effrayant.

1. Le texte est donné avec l’orthographe de l’élève. Il en sera de même


pour les versions suivantes.
104 Études françaises

• Remarques du maître
– Il serait préférable de suivre l’ordre des événements : d’abord
présenter l’animal, ensuite sa transformation en monstre.
– D’autre part, un exploit est une action remarquable et donc
positive ; il est donc accompli par un personnage qui est lui-
même quelqu’un de bien. Or, tu fais de ton monstre un être
effrayant et surtout anthropophage !
– Pense à lui donner un nom.

• Analyse de la trace de l’élève


En parcourant le premier texte de Jérémie, on sait tout de suite
que l’élève a eu à lire l’extrait préfigurant l’affrontement de Thésée
avec le Minotaure avant de découvrir la consigne d’écriture. C’est
d’ailleurs la lecture linéaire de cette consigne qui donne son plan
au texte puisque Jérémie présente d’abord le monstre puis utilise
l’analepse pour expliquer sa transformation avant d’en arriver à
l’exploit ou plutôt au contre exploit, tant est forte l’empreinte de
l’image du Minotaure dans son esprit.
On peut donc dire que le système du personnage tel qu’il appa-
raît dans la consigne, constitué d’un être et d’un faire en interaction
(Tauveron, 1995), s’est bien imposé à l’élève comme la compo-
sante majeure de sa fiction. Mais la lecture du texte support a inversé
la valeur sémantique que le professeur lui a attribuée puisque le
récit de Jérémie n’est finalement qu’une variante du mythe de
Thésée. Toutefois sa fiction marche, l’élève-auteur le sait, l’écrit
même avec humour et signe son texte en justifiant le choix de son
héros.

• Analyse de celle du maître.


De son côté, l’enseignant porte sur la production un regard qui
s’attache au texte comme à un produit fini. Ce point de vue prévaut
notamment dans la première remarque qu’il adresse à l’élève et qui
récapitule un certain nombre de pointages formels qui se trouvaient
dans la marge. Puis il rédige un commentaire plus long et plus
détaillé qui concerne cette fois-ci la fiction. Il y revient sur l’inter-
prétation que l’élève s’est donnée de la consigne en insistant sur les
traits qui caractérisent le héros dans un récit dramatique
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 105

Deuxième Jet
• Texte de l’élève

– Il était une fois un hérisson dont chaque piquant est une épée. Cet
hérisson était normal avant : il avait des piquant. Mais un jour, un
sorcier se promena dans la forêt et il marcha sur le hérisson. Comme
le sorcier avait mal à son pied, il fit quelque chose d’horrible :
il lui jeta un sort ! Le sort du sorcier était que pendant l’hiver il serait
normal mais pendant l’été il aurait de gigantesques épées et il serait
géant et monstrueux. Comme il en avait assez de manger la même
chose, il attaquera plusieurs fois un village.
– L’été arriva. Le hérrisson se changea tout à coup, en monstre
effrayant dont chaques piquants sur son dos se changèrent en grandes
épées métalliques.
– Un jour, l’hérisson en avait « mare » de manger chaque fois la
même chose. Il sortit de son marais pour voir ce qu’il allait manger
d’autre. Il vit au loin un village. Comme il ne savait pas ce que
c’était, il s’approcha. Il découvrit des hommes, des femmes et des
enfants. Il se dit :
« Peut-être que je pourrai en faire mon diner…, se dit-il. » Il dés-
cenda le petit fossé qui séparrait le village et la forêt. À la vue de
l’hérisson, tout le monde fut terrorisé, et ils fermèrent tous leurs
portes à double tour.
Mais l’hérisson, par son poids, défonça dix portes et mangea dix
personnes. Toutes les semaines, il déscendait au village pour manger
dix personnages.
Mais un jour, les gens du village se révoltèrent. Ils se cachèrent dans
une grange en attendant le hérisson. Le hérison, en voyant le village
vide, s’avança entre les maisons, devant la grange. En moins de temps
qu’on ne peut le dire, pleins de lances, de fourches, de tridents et des
couteaux se plantèrent dans la peau du hérisson. Le village, tout
content que le monstre soit mort le brula sur un grand bucher.

• Remarques du maître
Tu as amélioré le début mais tu ne racontes toujours pas un
exploit de la part du hérisson :
il faut réécrire la fin et faire de ton animal un héros !
Quel nom lui donnes-tu ?

• Analyse de la trace de l’élève


Quand on lit maintenant le nouveau texte de Jérémie, on se rend
compte que des modifications ont été opérées. Une restructuration
de l’intrigue a été pratiquée afin de replacer les événements dans
106 Études françaises

l’ordre chronologique et de resserrer l’action autour de la transfor-


mation, laquelle provoque la révolte des gens du village et la mort
du coupable qui met un terme au récit. Mais pour ce qui est du
système des personnages fondant la fiction, rien n’a été changé. Au
contraire, il apparaît que l’élève a pris un réel plaisir à nourrir la
métamorphose de l’animal de nouvelles réminiscences mytholo-
giques (la fable de Déméter et Coré) comme à faire de la mort de
la créature un moment particulièrement dramatique puisque celle-
ci, symboliquement vaincue par tout un village, finit sur le bûcher.
Les remarques de l’enseignant ont donc conduit Jérémie à tra-
vailler sur le « déjà là » sans remettre en cause ses premières repré-
sentations. De fait, il ne faut pas oublier que Jérémie, en écrivant
son premier jet, a révélé qu’il avait lu la consigne de manière
linéaire. On peut donc supposer qu’il a procédé de la même façon
pour traiter les nouvelles directives du maître. Il a repris dans
l’ordre et avec soin chacune des remarques qui lui étaient faites, ce
qui explique l’évolution positive de sa production en ce qui con­
cerne la structure de l’intrigue et l’expression écrite. Toutefois, arrivé
au dernier commentaire de l’enseignant, l’élève qui s’attache au
sens immédiat des annotations depuis le début, n’a pas su décrypter
la part d’implicite contenue dans la remarque finale. Quand on
parcourt celle-ci, on comprend en effet que pour le professeur qui
est l’auteur de la prescription initiale, le monstre est le héros de
l’histoire, ce qui implique qu’il soit quelqu’un de bien. Mais à
aucun moment, il ne l’écrit clairement et n’expose cette « évi-
dence ». Il faut la sous-entendre et cela ne peut se faire qu’à partir
d’une première lecture pertinente de la consigne. Or Jérémie, en
manquant cette première lecture, a maintenant dans la tête une
autre image tout aussi évidente, celle d’un héros malfaisant. Et rien
dans ce qu’il lit de manière littérale dans le commentaire de l’ensei-
gnant ne peut le conduire à modifier cette image. Au contraire, les
propos du maître renforcent ses premières représentations et
réduisent dans un premier temps leur collaboration à un travail sur
la narration.

• Analyse de celle du maître


Cependant, en lisant un deuxième jet mieux structuré et par con­
séquent plus clair, l’enseignant est amené à préciser ses remarques.
Notant l’évolution positive du travail de Jérémie en ce qui concerne
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 107

la première étape de sa fiction, il focalise alors l’attention de celui-


ci sur la deuxième composante de son histoire et donne à son
propos un tour beaucoup plus explicite.

Troisième Jet
• Texte de l’élève

– Il était une fois un hérisson dont chaque piquant est une épée. Cet
hérisson était normal avant : il avait des piquant. Mais un jour, un
sorcier se promena dans la forêt et il marcha sur le hérisson. Comme
le sorcier avait mal à son pied, il fit quelque chose d’horrible :
il lui jeta un sort ! Le sort du sorcier était que pendant l’hiver il serait
normal mais pendant l’été il aurait de gigantesques épées et il serait
géant et monstrueux. Comme il en avait assez de manger la même
chose, il attaquera plusieurs fois un village.
– L’été arriva. Le hérrisson se changea tout à coup, en monstre
effrayant dont chaques piquants sur son dos se changèrent en grandes
épées métalliques.
Un jour, il se promena hors de son marais pour voir la vie extérieur.
Il arriva dans un village où il vit quelque chose d’horrible. Un grand
monstre était en train d’attaquer les villageois. Le hérisson, fou de
rage, le griffa avec ses épées. Mais ce monstre, avec un corps humain
et une tête de vautour, le frappa avec son bec crochu. Le hérisson le
fit fuir en lui plantant une épée dans le dos.
Les villageois étaient joyeux grâce à le hérisson. Ils lui donnèrent un
nom, le sauveur. Le herisson reprit le chemin qui menait à son
marais.
Une fois, il eut l’idée de retourner au village.
Quand il arriva au village, il revit le monstre.
Il sauta sur lui, se retourna sur le dos (le monstre eut sur son dos,
plusieurs piquants plantés) et il lui morda la cuisse. Le monstre tomba
et poussa un cri énorme de douleur.
– Les villageois n’étaient plus embêtés par un monstre et le hérisson
en était soulagé.

• Analyse de la trace de l’élève


La lecture du troisième jet montre que l’élève a été sensible à
ce nouveau commentaire, aidé en cela par une grille de relecture
distribuée au moment de la rédaction de la version finale. Celle-ci
récapitule les incontournables de la consigne et de la production
d’écrit en les dotant d’un barème chiffré qui servira à évaluer le
travail, mais elle donne aussi à lire aux élèves des reformulations
108 Études françaises

explicatives des mots « métamorphose » et « exploit » et souligne


une dernière fois l’importance de la dénomination.

– J’ai bien fait de mon animal une créature étrange


– Je l’ai nommée en conséquence
– Je lui ai fait accomplir une action extraordinaire et juste

Quittant son rôle de prédateur, le hérisson de Jérémie finit ainsi


par accomplir un exploit en triomphant d’un autre monstre dont
l’apparence et le cri ne sont pas sans rappeler le Minotaure. Le
mythe de Thésée ne s’est donc pas effacé de l’imaginaire de Jérémie
mais il a été réinterprété. On peut même supposer que c’est cette
réinterprétation qui suggère à l’élève de donner à sa créature le
nom charismatique de « sauveur » qui sonne comme un titre de
gloire, définitivement acquis après un deuxième combat. La colla-
boration avec Jérémie s’achève donc sur une belle réussite.

2.2. Celle de Pauline


Premier Jet
• Texte de l’élève2

J’ètais dans un magasin. Puis je vut un grand èlephant il ètait très


grand plus gros qu’une girafe. Il ètait très grand. Et je faillit tomber
par terre. Quand maman arriva. Elle me regarda bizarrement car tous
le monde croyait que c’ètait un objet.
Car moi je l’avais vu bougait.
Avec ça grande qeue qui jonchait le sol. Il ètait tous vert avec des
taches jaunes et orange. Il avait la forme d’un ballon de rudby. Ça
qeue faissez au moins un mètre. Il avait sept pattes avant et dix pattes
arrière, c’est pattes ètait grosse comme des buches. Avec un grosse
tête comme un ballon. Quand tous a coup une ètrange dame arriva
et lança un sors sur l’èlèphant il commença à raptissir. Après avoir
ètait raptisi la sorcière s’annallat et le petit èlèphant ètait pas plus gros
qu’une souris.
C’ètait horrible car il ètait vivant. Puis je t’enta de mèvanouir.
Dix minuttes plus tards, je reppris connècence. Le petit èlèphant ètait
devenu bleu avec des taches roses, les septs pattes avant et les dix
pattes arrière ètait devu plus fine que des stylos. Quand ma maman le

2. L’orthographe retranscrite est celle du texte original de l’élève, pour


toutes les versions.
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 109

vu bougè aussi et ça a ètait le coup de foudre car il ètait super super


minion et allant le voir et le pris dans ces bras ils poussait quelques
cris. Et il devenu tous gris, avec des yeux tous bleu, des oreilles toutes
fines et rose pale à l’intèrieur, ça qeue ètait d’une longuere de cinq
centimètre environs, il lui resta que deux pattes avant et deux pattes
arrière il ètait comme tous les èlèphant sauf qu’il ètait plus petit.
Quand la responsable du magazin arriva elle voiya mamam en trais de
berçè le petit èlèphant qui bougait elle lui demmanda il est à vous. Et
ma maman repondit. Et ma maman lui rèpondit oui il est à moi et il
s’appele Rèmi. Puis nous rèpartions du magazin. Pour rentrèe chez
nous. J’ètais super contente je bondissè de tous les sens.
Et je demmanda à ma maman ques con va en faire. Elle me rèpondit
on va attendre qu’il grandisse : s’il il grandi on va le rèmettre dans son
environnement normale. Je lui rèpondit d’accord. Et s’il il ne grandit
pas ? On le remèttra quand mê- me dans son environnement normale.
Un trois plus tard nous avons dû le remettre dans son environnement.
C’èttait dèchirant. Ont le voyait partir en pleurrant. Et ont le revoiyer
de temps en temps mais c’ètait dur car ont le revoyait que pendant
quarante minuttes.

• Remarques du maître
– Il faut relire la consigne ;
1 – il faut que l’animal choisi devienne une créature étrange, ici,
un éléphant minuscule.
2 – il faut lui faire accomplir un exploit
– Tu as imaginé une situation à laquelle on a du mal à croire et
ta créature devient plutôt une sorte de jouet alors qu’elle doit
être le héros d’un exploit.

• Analyse de la trace de l’élève


La lecture du poème-devinette de P. Ferran n’est sûrement pas
étrangère à l’interprétation pleine de fantaisie que Pauline s’est
cons­truite de la consigne. De fait, c’est moins la créature choisie que
l’idée d’étrangeté qui a séduit l’élève. Elle en a occulté l’exploit et
sa fiction repose essentiellement sur un enchaînement de transfor-
mations physiques du personnage principal, lesquelles donnent lieu
à un jeu de variations visuelles détaillées avant le retour au cycle
naturel de la vie.
On peut donc supposer que si Pauline n’a gardé du système du
personnage qu’un être et un faire subi, c’est qu’elle a été influencée,
elle aussi, par le texte support qui présente sa créature comme un
jouet dont la fabrication est à la portée d’un enfant. C’est probable-
110 Études françaises

ment l’adresse faite au lecteur dans ce même texte qui explique


encore le choix par l’élève d’un narrateur intradiégétique qui lui
ressemble. Témoin des différentes métamorphoses dans un monde
présenté comme réel, celui-ci devient alors le garant de l’illusion
référentielle afin d’assurer la recevabilité d’une fiction qui par ail-
leurs ne répond pas aux exigences de la consigne.

• Analyse de celle du maître


Aussi le maître est-il conduit à rappeler les deux prescriptions
fondamentales de la fiction à construire, avant de revenir sur ses
impressions de lecteur peu séduit par une histoire à laquelle il n’a
pas cru au vu d’une mise en mots souvent chaotique et peu vrai-
semblable.

Deuxième Jet
• Texte de l’élève

Un jour je regardait les informations quand je vis zoro un èlèphant


qui c’èttait fait ècrasser par une voiture car il c’èttait èchappait d’un
zoo. Il avait crèe pleins d’accidents. Et il c’èttait transformait en un
minuscule èlèphant. Car il èttait tombait dans un pot de peinture. La
scène c’èttait passait en Bretage à Port-Blanc.
Je voulut àllè en Bretagne. Au lieu de l’accident. Car c’èttait que a
quarante kilomètres. Mes parents ont aceptaient. J’ètais super contente.
Huit heures plus tards je me rendais en Bretagne. Je demmandait s’il
je pouvait le voir. Car il ètait vivant. Oui je pu le voir.
Quand je le vu il ètait petit. Son corps ètait rose car les roues de la
voiture qui a ècrassè zoro ètait plein de peinture rose.
Mais elle lui avait qu’ècrassait le ventre donque le reste de son corps
ètait restè gris. Et je l’entendu parlait je fallut m’èvannouir car je
l’avais entendu parlè je courru voir mes parents qui ne croyait rien à
se que je dissait. Maman venu voir et il ne parlait plus. Je lui dit :
« parle, zoro parle parle » Il me rèpondit « salut Pauline ». Je n’en cru
pas mes oreilles il avait dit mon prènom.
Il avait ça petite que de un mm. Ces oreilles qui faisait un centimètre
de diamètre.
Haut comme trois pommes. Par contre il ètait gros. C’est ça qui
m’avait ètonnait le plus. Avec ses yeux brillants et tous blue perçant.
Son petit nez tous ècrassè. Sa trompe ètait longue de trois centimètres
et ses quatre pattes de haute de deux centimètres.
Quand une vielle dame arriva. Qui me parraisè honète me sucèda ma
place. Je parti. Puis j’entendit Zoro criyait je me rendit où j’ètais avant
je voyit Zoro qui faissait deux mètrès au mois cents trente kilos. Et la
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 111

dame n’ètais plus là. Et je criya Zoro est redenu grand. Même beau-
coup plus grand qu’avant. Car quand il s’ètait fait ècrassè il faisait que
vingt centimètre. Et le responsable du centre est arrivè. Quand il vu
Zoro il appela le zoo pour qu’il puisse le prendre. Puis un journaliste
venu me voir.
Pour avoir qu’elleque renseignemants. S’il c’ètait moi qu’il l’avait fait
grandir. Je leu rèpondi « non bien sur ».
C’est une vielle dame avec le cheveux long est bouclès avec un cha-
peau ovale.
Je pense que c’èttait une sorcière. Avec des chassures de gobaille. Avec
un pantalon en cuir noir avec par-dessus une jupe en Dain beilge.
Puis je repartie à chaves dans ma ville n’attale au J’habitte depuis deux
ans. Et il fallait faire les adieu à Zorro. Et zorro pleura et moi aussi.
C’est gouttes faisait au moin un litres. Et nous eûmes le courage de
repartir à chaves.
Et je promis à zorro d’allè le voir tous les mois. Et je rentris chez moi
très triste.

• Remarques du maître
– On ne comprend pas très bien comment l’éléphant devient
minuscule : il faut être plus claire dans ton récit.
– D’autre part, Zoro n’accomplit toujours pas d’exploit.
– La consigne a cependant été mieux comprise cette fois-ci.
Aussi, lis bien les remarques qui sont dans la marge pour amélio-
rer encore ton travail.

• Analyse de la trace de l’élève


L’insistance à respecter les directives initiales semble avoir été
perçue par l’élève qui produit un deuxième jet totalement nou-
veau même si on y retrouve encore le personnage de la sorcière et
le thème final de la séparation douloureuse. Conformément à la
première recommandation qui lui a été faite, Pauline choisit ainsi
comme personnage principal un éléphant qui devient très vite
minuscule. Mais elle continue d’occulter l’exploit, à moins qu’elle
ne considère comme tel, puisqu’il éveille la curiosité des médias,
l’acte qui consiste à transformer une créature minuscule en un ani-
mal gigantesque. Toujours est-il que si c’est à un exploit qu’elle
pense en racontant la contre métamorphose de son héros, il ne
saurait être le fait d’une créature qui en subit les conséquences.
Le poème de P. Ferran exerce donc toujours une influence pré-
gnante sur la construction de cette fiction aussi bien par les images
112 Études françaises

qu’il a fait surgir que par son rôle de catalyseur en regard des tra-
vaux d’écriture et notamment des descriptions, déjà réalisés par
l’élève. De fait, l’idée d’un jouet vivant n’a pas quitté l’imaginaire
de Pauline, elle a au contraire évolué, de portrait en portrait, vers
celle d’un animal doué de parole, ce qui est très important aux
yeux de la narratrice qui en fait un moment d’une grande intensité
émotionnelle. La place du narrateur s’en trouve ainsi renforcée
tandis que la créature qui répond maintenant au nom de Zorro, est
clairement désignée comme un être fictionnel dont Pauline n’ex-
ploite malheureusement pas l’image héroïque. Il faut dire que,
contrairement à ce qui s’est passé pour Jérémie, le professeur n’est
pas revenu sur la définition du mot « exploit » dans ses remarques.
Devant ce qu’il a pris pour un oubli, il a préféré en effet rappeler
le caractère incontournable de cet élément dans la fiction à pro-
duire. L’élève semble donc s’en être remise au seul poème pour
répondre sur ce point à la demande du maître.

• Analyse de celle du maître


Cette nouvelle version ayant conduit à une complète reformu-
lation, l’enseignant se trouve en présence d’un autre texte où le
nombre de difficultés relevant de la mise en forme est toujours
aussi important. Le problème de la recevabilité de ce qui est écrit
est donc à nouveau souligné dans son commentaire qui préconise
aussi de revenir à la lecture des pointages formels figurant dans la
marge. Deux phrases de cette synthèse sont cependant consacrées
à l’élaboration de la fiction, l’une pour constater qu’il n’y a tou-
jours pas eu de récit d’exploit, l’autre pour signaler une meilleure
compréhension de la consigne mais sans dire en quoi. Le souci de
la maîtrise de la langue et de la narration l’emporte largement sur
la prise en compte de l’histoire dans ces appréciations où le texte
gagne même en force par rapport au jet précédent.
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 113

Troisième Jet
• Texte de l’élève

Un jour je regardait les informations quand je vis zoro un èlèphant


qui c’èttait fait ècrasser par une voiture car il c’èttait èchappait d’un
zoo. Il avait crèe pleins d’accidents. Et il c’èttait transformait en un
minuscule èlèphant. Car il èttait tombait dans un pot de peinture. La
scène c’èttait passait en Bretage à Port-Blanc.
Après avoir combattu avec des extras-terrestres.
Et c’ètait mis à parler.
Je voulut àllè en Bretagne. Au lieu de l’accident. Car c’èttait que a
quarante kilomètres. Mes parents ont aceptaient. J’ètais super contente.
Huit heures plus tards je me rendais en Bretagne. Je demmandait s’il
je pouvait le voir. Car il ètait vivant. Oui je pu le voir.
Quand je le vu il ètait petit. Son corps ètait rose car les roues
de la voiture qui a ècrassè zoro ètait plein de peinture rose.
Mais elle lui avait qu’ècrassait le ventre donque le reste de son corps
ètait restè gris. Et je l’entendu parlait je fallut m’èvannouir car je
l’avais entendu parlè
Car il avait combatu des extras-terrestres. Il parrait que c’ètait aussi
pour ça qu’il ètait devenu minuscule et qu’il parlai. Et qu’il les avaient
tués.
je courru voir mes parents qui ne croyait rien à se que je dissait.
Maman venu voir et il ne parlait plus. Je lui dit : « parle, zoro parle
parle » Il me rèpondit « salut Pauline ». Je n’en cru pas mes oreilles il
avait dit mon prènom.
Il avait ça petite que de un mm. Ces oreilles qui faisait un centimètre
de diamètre.
Haut comme trois pommes. Par contre il ètait gros. C’est ça qui
m’avait ètonnait le plus. Avec ses yeux brillants et tous blue perçant.
Son petit nez tous ècrassè. Sa trompe ètait longue de trois centimètres
et ses quatre pattes de haute de deux centimètres.
Quand une vielle dame arriva. Qui me parraisè honète me sucèda ma
place. Je parti. Puis j’entendit Zoro criyait je me rendit où j’ètais avant
je voyit Zoro qui faissait deux mètrès au mois cents trente kilos. Et la
dame n’ètais plus là. Et je criya Zoro est redenu grand. Même beau-
coup plus grand qu’avant. Car quand il s’ètait fait ècrassè il faisait que
vingt centimètre. Et le responsable du centre est arrivè. Quand il vu
Zoro il appela le zoo pour qu’il puisse le prendre. Puis un journaliste
venu me voir. Pour avoir qu’elleque renseignemants. S’il c’ètait moi
qu’il l’avait fait grandir. Je leu rèpondi « non bien sur ».
C’est une vielle dame avec le cheveux long est bouclès avec un cha-
peau ovale.
De toute façon elle est rechercher par la police criminèle. Elle va être
jugée. Son pantalon marron en Dain ètait horrible. Et avec de chaus-
sures de gobaule.
114 Études françaises

Puis je repartie à chaves dans ma ville n’attale au J’ha- bitte depuis


deux ans. Et il fallait faire les adieu à Zorro. Et zorro pleura et moi
aussi. C’est gouttes faisait au moin un litres. Et nous eûmes le courage
de repartir à chaves.
Et je promis à zorro d’allè le voir tous les mois. Et je rentris chez moi
très triste.

• Analyse de la trace de l’élève


Très sensible aux remarques finales, Pauline, qui voit par ail-
leurs approcher le moment de l’évaluation, ne sort pas du cadre
fictionnel qu’elle s’est fixé avec le deuxième jet pour mieux se
concentrer sur les questions locales de forme, de cohésion et de
cohérence. Elle s’applique ainsi à recopier l’ensemble de sa pro-
duction en veillant à la correction orthographique et syntaxique et
s’efforce de réduire la part d’implicite que contient son histoire en
se livrant à quelques ajouts. Et c’est dans ce contexte-là qu’elle
évoque un exploit de la créature comme le préconise la consigne.
Mais le rapport qu’elle établit entre cet exploit et la métamorphose
est à l’inverse de ce qui lui est demandé : la transformation doit en
effet entraîner l’action d’éclat et non la suivre, et il annihile par
ailleurs la transformation opérée sur l’animal au début du texte.
L’exploit relève donc davantage ici de l’ornementation que de
l’action fondatrice de l’existence du héros. On peut alors supposer
que Pauline a intégré ce motif à sa fiction après avoir été sensible
au mot « exploit » répété dans trois contextes différents, la remarque
de l’enseignant sur sa copie, le texte de la commande d’écriture et un
item de la grille de relecture qui lui a été soumise et qui, à la diffé-
rence de celle proposée à Jérémie, est restée très proche du libellé
des instructions initiales sans revenir sur la question de la dénomi-
nation.

– J’ai bien une métamorphose


– J’ai bien raconté un exploit

Ce qui est sûr, c’est que cette récurrence n’a pas suffi à modifier
la conception de sa fiction. Au contraire, elle y a plutôt semé le
désordre dans la mesure où cette élève maîtrise encore mal la struc-
ture du récit. Il semble donc que les difficultés que Pauline éprouve
à entrer dans un discours et une langue normés aient constitué un
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 115

obstacle à la construction de l’histoire, complexe, proposée par la


consigne et ce, d’autant plus qu’elles ont eu un retentissement très
fort dans les commentaires du maître déçu dans ses attentes. Le
texte inducteur et les images qu’il a suscitées dans la tête de l’enfant
ont également formé un écran qui l’a empêchée dans un premier
temps de voir l’exploit, puis de le comprendre et enfin de le consi-
dérer comme un élément-clé du récit. Ne nous a-t-elle d’ailleurs pas
confié dans l’enquête que nous avons menée à la suite de l’expéri-
mentation, qu’elle avait pris le poème de P. Ferran « comme un
modèle », soulignant par cette remarque toutes les limites de la
collaboration avec l’enseignant, sur le plan fictionnel comme sur le
plan narratif ?

2.3. Interaction ou interférence ?


Le cheminement de ces deux élèves montre à quel point le proces-
sus de création est tributaire dans ce contexte d’apprentissage, d’une
relation intersubjective complexe. Cela tient d’abord à la fiction
elle-même. En tant que faculté personnelle, marquée anthropolo-
giquement, celle-ci relève en effet de la sphère privée et si son
champ d’expérimentation s’étend au cours de la vie des individus,
c’est par contact avec autrui, à l’instar du langage parlé qui s’acquiert
par imprégnation et partage avec elle le même pouvoir symbo-
lique. Elle ne fait donc pas l’objet d’un enseignement spécifique mais
définit plutôt la singularité de l’élève qui interprète et sur laquelle
l’enseignant a peu de prise, bien qu’il l’ait convoquée comme
moteur de l’écriture. En revanche, tel n’est pas le cas de la langue
écrite dont l’apprentissage rejoint une exigence de la pensée à
tendre vers l’universel dans le cadre de l’école et sous la conduite
du maître. Aussi est-ce sur l’écrit en tant qu’outil indispensable à
l’objectivation de la fiction et sur l’habileté plus ou moins grande
de l’élève à le maîtriser que se fonde la collaboration avec l’ensei-
gnant.
Il est clair en effet qu’en dépit d’une pratique encore linéaire de
la lecture, Jérémie domine suffisamment la langue écrite et le genre
du récit pour concevoir ses brouillons comme des outils qui lui per-
mettront de peaufiner sa fiction jusqu’à la version définitive. Cela
étant, il entre dès le deuxième jet dans la démarche que lui propose
l’enseignant, ce qui a pour effet de stimuler sa capacité à créer. Pour
116 Études françaises

Pauline en revanche, le brouillon se transforme très vite en un


produit où la textualisation se fige entre le deuxième et le troi-
sième jet, la rendant incapable de poursuivre dans la voie de la
création. Déjà probablement marquée par une longue tradition de
commentaires analogues à ceux du professeur sur ses difficultés à
écrire, elle consacre alors toute son attention à remédier à ses mala-
dresses linguistiques sans parvenir à s’affranchir du cadre que lui a
fourni le poème de P. Ferran. Il faut cependant remarquer qu’à la
différence de Jérémie qui a eu à lire un récit mythologique lui offrant
une structure qui coïncidait avec celle que demandait à deux reprises
la consigne, cette élève s’est vu proposer comme texte inducteur
un poème composé sur le mode ludique, ne lui laissant que la seule
lecture de la commande d’écriture pour construire le récit de la
transformation et celui de l’exploit.
De son côté, le professeur s’appuyant très fortement sur les
manques linguistiques, génériques et structurels des textes pour
reprendre la fiction des élèves, a renforcé à leurs yeux l’importance
de la norme langagière et discursive et déterminé ce faisant, un
degré de connivence plus ou moins grand avec chacun d’eux, ce qui
a conduit à ce cheminement bipolaire plus proche de l’interférence
que de l’interaction. Dans ce dialogue entre l’élève et le maître à
propos du texte produit ou à produire, les discours se sont en effet
comportés comme des ondes qui, dans le cas de Jérémie, se ren-
contrent et se renforcent alors que pour Pauline, elles créent des
phénomènes de brouillage. De fait, dans le cas de cette dernière,
l’écart que présente la consigne entre le texte lu et le texte attendu
pouvait mettre en branle l’imagination mais nécessitait, pour faire
évoluer l’écrit de l’élève, une certaine propension de l’adulte à
s’intéresser aux intentions de qualité qui se révèlent dans les poten-
tialités du texte. Or, la collaboration fondée ici pour une part sur
une relation à l’écrit qui forge les attentes de l’enseignant, et pour
une autre, sur un rapport à l’écriture qui engendre les réponses de
l’élève, a été tributaire d’une normativité implicite trop importante
pour ne pas entraîner un certain nombre de résistances qui ont
entravé le processus de création et ralenti les apprentissages.

Le caractère positif des résultats obtenus à l’issue de cette expé-


rimentation (63,8 % des scripteurs sont parvenus à construire une
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction… 117

fiction en tous points conformes à la consigne ; 21,5 % ont amé-


lioré leur production initiale) confirme le rôle déterminant de la
fiction et du nouveau rapport qu’elle cherche à instaurer entre le
maître et l’élève dans l’apprentissage de l’écriture. Toutefois, force
est de constater que les interactions didactiques trouvent souvent
leurs limites dans les exigences implicites de l’enseignant qui, fidèle
en cela au rôle qui lui est traditionnellement dévolu au collège,
envisage l’écriture sous la forme modélisée d’un produit fini et attend
de tous ses élèves qu’ils fassent preuve d’une capacité suffisante à
entrer dans un écrit structurellement et linguistiquement normé
avant d’installer une véritable collaboration interprétative. Ce non-
dit diffère le moment où le professeur s’autorise à montrer de
l’empathie pour ce qu’il lit, reconnaissant dans les potentialités du
texte produit l’expression d’une subjectivité qui, pour être balbu-
tiante, n’en est pas moins créatrice.

Références bibliographiques

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collection « Savoir et formation », 2010.
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Halté, J.-F. (dir.), Interactions et apprentissage, revue Pratiques, n° 103-104,


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Vygotski, L.-S., Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997.
chapitre 5
Un dispositif didactique
de création accompagnée
en module de Français
langue seconde
Marie-Laure Élalouf

Dix ans après la publication de l’ouvrage au titre programmatique,


Apprendre à lire des textes d’enfants (Fabre-Cols, dir., 2000), on
constate un décalage persistant entre le discours des formateurs, qui
a partiellement intégré les références aux processus d’écriture, et les
pratiques d’enseignement majoritaires. Celles-ci doivent leur stabi-
lité à de multiples raisons : primat d’une lecture normative, difficile
gestion du temps consacré aux activités d’écriture, à leur correc-
tion et à leur évaluation, manque d’outils reconfigurant en dispo-
sitifs didactiques ajustés les propositions issues de la recherche.
Certains publics scolaires imposent plus que d’autres un chan-
gement de posture : c’est le cas des élèves nouvellement arrivés en
France qui sont proches des élèves de l’école primaire pour leur
familiarité avec la langue de scolarisation, mais qui doivent d’emblée
s’emparer de celle-ci, à l’oral comme à l’écrit, pour s’intégrer dans
une classe de collège correspondant à leur niveau d’étude. Exiger
d’eux la seule correction linguistique, c’est différer d’autant l’ap-
propriation des différents genres de discours auxquels ils sont con­
frontés. À l’inverse, on peut faire l’hypothèse que la prise en compte
du sujet scripteur est un levier puissant, mais à certaines conditions
qui gagneraient à être mieux connues.
L’écrit réflexif d’une enseignante engagée dans une formation
universitaire en didactique du français est apparu comme un obser-
120 Études françaises

vatoire pertinent pour rendre compte de ces difficultés. Il a été


élaboré en accompagnant le projet d’écriture de ces élèves nouvel-
lement arrivés en France. Il est possible d’observer les déplace-
ments qu’a permis la lecture conjointe des textes d’élèves et des
travaux de recherche par l’enseignante (désormais CB1) et par
moi-même en tant que formatrice.
Je souhaite montrer dans cet article que des élèves, aux prises
avec une langue première, une et souvent deux langues de scola-
risation, peuvent faire œuvre créatrice si leur texte est lu comme
un texte à part entière, en devenir. Le vocable création sera donc pris
dans une triple acception : au sens processuel de texte en élabora-
tion ; au sens dialogique de texte adressé, qui engage les lecteurs dans
un processus interprétatif comme autant de re-créations ; au sens
résultatif de texte singulier, caractérisé par un style. À cette fin,
deux corpus ont été comparés : une sélection faite par l’enseignante
de textes d’élèves dans leurs différentes versions et son écrit
réflexif, qui a lui-même connu différentes versions, alternant avec
des échanges avec la formatrice, à distance ou dans le cadre d’un
atelier. La confrontation de ces deux corpus vise à cerner le sens
que prend la « création » dans ce contexte didactique particulier.

1. Le cadre de l’analyse

1.1. Le contexte
Les écrits dont je vais étudier l’évolution ont pour auteurs des
élèves scolarisés dans une classe correspondant à leur âge et qui
suivent parallèlement un module de français langue seconde. Ils
sont âgés de 12 à 17 ans et sont tous arrivés en France en 2007, soit
l’année précédant le recueil des données. CB a été à l’origine de
l’ou­verture de ce module en 1992. Elle a complété sa formation
en langue et littérature françaises par un stage de français langue
étrangère à l’Alliance française et partage depuis deux ans son
temps entre la formation des professeurs des écoles en IUFM et

1. Je remercie Catherine Bosredon, formatrice à l’université de Cergy


Pontoise, école interne IUFM, d’avoir accepté que je présente son écrit
professionnel.
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 121

l’enseignement du français en collège. Au moment du recueil des


données, elle est inscrite dans un diplôme universitaire de formateur
d’enseignants en didactique du français, pour la validation duquel
elle doit proposer une analyse de sa propre pratique profession-
nelle, en relation avec les apprentissages des élèves. Référée à une
méthodologie explicite, cette analyse prend la forme d’un écrit
professionnel mettant à l’épreuve des outils issus de la recherche en
didactique.

1.2. Deux corpus complémentaires


La séquence d’écriture étudiée par le professeur forme le premier
corpus ; elle s’inscrit dans un projet : permettre aux élèves d’évo-
quer leur pays, leur histoire personnelle et leur vision de la France
à travers différents textes, dont la réunion formerait une brochure
exposée au centre d’information et de documentation du collège
(dorénavant CDI). L’enseignante reprend à Jean-Charles Chabanne
et Dominique Bucheton (2002) la formulation de son objectif
majeur : permette aux élèves de se construire comme « sujets langa-
giers en affirmant un point de vue personnel, par le choix de
contenus et de valeurs symboliques, par leur traitement des normes
linguistiques, textuelles, discursives ».
Les élèves ont écrit des textes relevant de trois genres différents.
Le premier est un portrait chinois sur le modèle du questionnaire
de Proust2, s’achevant par « Si j’étais une langue, je serais… Si j’étais
un pays, je serais… ». Le professeur le considère comme « un bon
lanceur pour faire ressurgir le pays, le souvenir ». Une séance de
réécriture au CDI sera couplée avec l’écriture d’un texte infor­matif
sur leur pays d’origine à partir d’un canevas ayant guidé les
recherches documentaires. Le troisième est un récit autobiographi­
que qui donnera lieu à quatre versions, la première manuscrite, les
suivantes numérisées.
La rédaction des consignes fait l’objet d’un soin particulier, qui
les distingue des consignes injonctives généralement rencontrées
dans les manuels. Le professeur n’explicite pas l’origine de cette
attention, mais il est permis de la mettre en relation avec son expé-
rience récente de la formation des professeurs des écoles et sa

2. Cf. http://www.library.illinois.edu/kolbp/proust/qst.html.
122 Études françaises

rencontre, directe ou non, des travaux de Mireille Brigaudiot (2000).


Cette dernière oppose des consignes qui ne permettent pas la mise
en questionnement des élèves, et notamment des plus fragiles, et
des consignes qui précisent la visée d’apprentissage, donnent aux
enfants les moyens de résoudre le problème et les préviennent de
la nature de la tâche qui les attend (ibid. p. 60). On retrouve cette
démarche dans les formulations proposées par CB, qui impliquent
les élèves, personnellement et collectivement, leur permettent de
se projeter dans une tâche complexe grâce à un guidage précis mais
ménageant des prises de décision. La consigne du troisième texte,
dont l’étude a été retenue dans l’écrit professionnel, est formulée
ainsi :

Vous allez raconter votre souvenir d’un événement vécu dans votre
pays d’origine. Il ne s’agit pas forcément de quelque chose extraor-
dinaire mais d’un moment qui a été important pour vous. Vous le
commenterez, vous direz aussi comment vous l’avez vécu, les senti-
ments ou les sensations que vous avez éprouvés. Vous essayerez de
dire si aujourd’hui vous voyez les choses de la même façon.
2e possibilité (ajoutée) : Vous pouvez raconter si vous le souhaitez le
moment où on vous a annoncé que vous alliez partir en France.
Pour le reste, la consigne ne change pas.

Pour étudier les effets du dispositif sur l’écriture des élèves, CB


en retient trois, aux profils contrastés s’agissant de l’âge et du sexe,
(P*** : fille de 16 ans ; S*** : garçon de 17 ans et U*** garçon de
14 ans), du pays d’origine et de la langue de scolarisation dans ce
pays (P*** : République Démocratique du Congo, français mais
plutôt en tant que langue étrangère ; S*** : Inde, anglais et U*** :
Pakistan, anglais), et du rapport aux apprentissages scolaires
(P*** très demandeuse, S*** et U*** résignés à l’échec scolaire).
Le projet d’écriture s’est nourri de l’écrit professionnel à visée
réflexive qui l’a accompagné.
Pour interpréter le processus de création, je m’appuie sur un
second corpus, formé des trois versions de cet écrit précédant la
version définitive, dont chacune a donné lieu à des échanges nom-
breux, d’une analyse à deux voix de la première version de P***,
qui a servi de cadre méthodologique de départ pour CB et l’en-
semble du groupe en formation, des ouvrages cités en bibliogra-
phie.
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 123

Les deux corpus seront mis à contribution pour rendre compte


des interactions qui ont mu le processus de création chez les élèves.
Le premier permet de rapporter les textes d’élèves à leur contexte
d’enseignement, le second donne à voir la construction d’une pos-
ture de lecteur chez l’enseignante, l’ouverture à différents possibles
interprétatifs et éclaire la genèse des ajouts, développements, trans-
formations demandées dans les consignes de réécriture. Cette double
approche rend nécessaires des emprunts à différents cadres théo-
riques. Ceux convoqués par CB pour analyser sa propre pratique
relèvent de la didactique de l’écriture, et font appel aux disciplines
contributoires que sont la sociologie du langage, la psychologie
sociale et l’analyse linguistique des textes d’élèves. Ceux convoqués
dans la comparaison des différentes versions des textes d’élèves font
appel aux démarches de la génétique textuelle. Claudine Fabre-Cols
(2002) a proposé le réinvestissement des analyses sur les brouillons
scolaires en situation guidée, en introduisant la notion d’écriture
accompagnée à laquelle le titre de l’article fait référence. Partant du
constat que « le travail de révision attesté par certaines variantes
n’améliorait pas, voire empirait, les textes en cours, ce qui s’explique
assez chez des apprentis scripteurs livrés à leurs propres ressources »
(op. cit., p. 173), elle a étudié les effets sur la révision de dispositifs
« suscitant et soutenant la réflexivité ». L’analyse de tels dispositifs
dans l’écriture réflexive d’une enseignante permet de comprendre
comment s’effectuent la rencontre, l’appropriation, l’adaptation de
ces recherches mais aussi ce qui freine la transformation des pra-
tiques au quotidien.

2. La construction d’une posture de lecteur

2.1. Le déjà-là
Les convictions de CB dans l’éducabilité des élèves et les pouvoirs
du langage pour « penser, apprendre et se construire » (Bucheton,
Chabanne, 2002), son refus de faire de la maîtrise de la langue un
préalable à des activités d’écriture complexes trouvent un appui
théorique dans les travaux de Dominique Bucheton et Jean-Charles
Chabanne qu’elle cite amplement :
124 Études françaises

« Quel que soit l’élève l’écrit est pour lui un moyen de repenser
l’expérience qui n’est pas assimilable à la seule mémorisation ; elle est
pour lui un moyen de travailler le savoir, savoir conceptuel, savoir
culturel […] enfin elle est pour lui une occasion de construction
identitaire sur divers plans psychologiques : le cognitif ici est insépa-
rable de dimensions psycho-sociales, psycho-affectives. » (ibid.)

Il en résulte une conception de la création comme travail de la


langue dans la langue, aux enjeux d’ordre cognitif, symbolique et
affectif, assurant l’ancrage et l’essor d’une parole singulière dans
une culture commune. Cette conception appelle une posture de
lecteur qui s’est forgée dans des tâtonnements empiriques, confor-
tés par les analyses opposant lecture linéraire et fractionnée et lec-
ture coopérative (Élalouf, 2005 : 128-132).

« Depuis longtemps, j’évitais la lecture morcelée, ayant pris conscience


intuitivement qu’elle me gênait et me faisait perdre du temps. J’ai lu
le premier état de leur texte sans morceler la lecture, en essayant
juste de considérer le texte dans sa totalité. Voir de quoi il parlait,
s’il tentait d’entrer en communication avec son lecteur, s’il lui don-
nait à voir ce qu’il évoquait mais aussi le point de vue, les émotions
de son émetteur, ses enjeux symboliques. »

Cette aptitude à appréhender le texte pour lui-même se double


d’une capacité à reformuler le dit et le non-dit, procédé qu’adopte
Caroline Masseron (2009) pour évaluer la narrativité d’une pro-
duction scolaire. Ainsi à propos de S*** : « Son texte laisse aussi
deviner qu’une joyeuse après-midi a mal tourné ».
Si l’écrit professionnel se caractérise comme l’aboutissement
d’une démarche réflexive bien antérieure, il marque aussi un tour-
nant avec l’invention d’une notion dont l’importance est rappelée
en conclusion :

« C’est l’adoption de ce rôle de lecteur intermédiaire qui, à proprement


parler, a modifié mon positionnement. Cela m’a permis de faire des
choix plus précis, plus différenciés pour aider les élèves à faire évo-
luer leurs textes. »
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 125

2.2. L
 ’émergence de la notion
de « lecteur intermédiaire »
La comparaison des différents états de l’écrit professionnel permet
de suivre l’émergence de cette notion, qui a pour corollaire l’écrit
intermédiaire ainsi défini dans la première version, après la présen-
tation des trois premières tâches d’écriture :

« Écrits intermédiaires : au sens où ils jouent un rôle de médiateurs


cognitifs et affectifs en permettant en particulier à des scripteurs
débutants ou mal à l’aise de faire leurs premiers pas dans le travail,
de modifier leur image d’eux-mêmes, de faire la preuve que quelque
chose est possible, donc pas seulement intermédiaires entre différents
états du projet d’écriture mais intermédiaires entre le scripteur et les
lecteurs-négociateurs, entre ce qui est lu, vu, entendu et ce qui est
écrit. » (Bucheton, Chabanne, 2002).

Ce qui retient d’abord l’attention de CB, ce sont les médiations


entre le scripteur et ses lecteurs qui se jouent dans un texte en
devenir. Dans la seconde version de son écrit professionnel, elle
ajoute en gras et en rouge une explication :

« Ces écrits intermédiaires tels qu’ils sont définis ici me semblent être
au cœur du projet. Il s’agit ici de montrer qu’on peut se situer par
rapport à un état provisoire de l’écrit, ce qui dédramatise ; et qu’en-
suite l’enseignant va se placer en position d’intercesseur pour aider
l’élève à tenir compte de son lecteur, à avoir plus d’exigences et
donc pour cela à éprouver le besoin d’une meilleure maîtrise de la
langue ; mais pour tenter d’arriver à cela, il faut absolument aider
l’effort de l’élève donc cibler des passages, des points précis, lui poser
des questions précises. Il faut en fait lui proposer le questionnement
et la planification qu’il n’est pas encore en mesure d’opérer lui-
même. »

En adoptant cette « position d’intercesseur », CB crée les condi-


tions d’une attention conjointe portée au texte en l’état, à ses
interprétations et ses transformations potentielles. Le lecteur inter-
médiaire accompagne l’élève dans la phase de relecture qu’il ne
peut encore assumer seul, sans réduire la polysémie du texte ni ses
apparentes étrangetés (C. Boré, 2011, pp. 86-87). Le processus
d’explicitation collaborative sert la création dans sa triple acception
126 Études françaises

initiale. Il nourrit la dynamique du texte en devenir en pointant ce


qui est en germination dans le texte d’élève et en rendant possible
son développement, parce que l’enseignant aura mis au jour diffé-
rentes interprétations possibles d’un même passage, différentes
possibilités d’évolution du texte, proposé plusieurs formulations. Il
vise un texte singulier, caractérisé par un style, parce que l’ensei-
gnant aura fait confiance en la capacité des élèves à se saisir de ces
propositions et à devenir plus conscients de leurs choix d’écriture.
Enfin, en construisant une posture de lecteur entre empathie et exi-
gence d’intercompréhension, le lecteur intermédiaire assure la
relation entre le scripteur et un lectorat plus large.

2.3. Les outils d’analyse du lecteur intermédiaire


L’enseignante retient les trois ensembles d’indicateurs proposés par
Dominique Bucheton et Jean-Charles Chabanne, en cohérence
avec son choix théorique initial, en se posant les questions retenues
par les auteurs :

Comment se positionne l’élève dans son écrit ?


De quoi parle le texte et quels sont ses enjeux et ses valeurs ?
Comment apparaît et évolue le rapport à la norme ? (op. cit. p. 65).

Ce questionnement lui permet d’entrer dans le projet de l’élève,


d’avancer une ou plusieurs interprétations et de faire des paris sur
les évolutions possibles. Toutefois, au moment de formuler des
con­signes de réécriture, elle a éprouvé le besoin de confronter la
palette des procédés possibles à ceux effectivement observés chez
des élèves dont la maîtrise de l’écrit était en partie comparable. Elle
s’est pour cela appuyée sur la recension effectuée par Clairelise
Bonnet et al. (1998), en distinguant les procédés qui président à
l’organisation et l’élaboration du texte et les procédés locaux.
Dans une analyse à deux voix, j’ai repris en tant que formatrice
ces trois ensembles d’indicateurs en les croisant avec une prise en
compte du genre discursif dans sa triple dimension définie par
Bakhtine – composition, thématique, choix esthétiques – afin de
dépasser la juxtaposition entre projet d’écriture et style qui pouvait
résulter de la convocation disjointe de ces deux références théo-
riques :
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 127

Comment se positionne l’élève dans son écrit : la dimension énon-


ciative et pragmatique en fonction du genre d’écrit ? (voix, polypho-
nie, visée pragmatique) ;
De quoi parle le texte et quels sont ses enjeux et ses valeurs ? (la
dimension sémantique et symbolique en fonction de la thématique
d’un genre et des choix esthétiques qui le caractérisent) ;
Comment apparaît et évolue le rapport à la norme ? (la construction
d’un rapport à la norme linguistique), générique (composition), sco-
laire (consigne, attentes de l’enseignant).

Le texte retenu est celui de P*** dans sa seconde version. Les


passages en gras représentent les ajouts par rapport à la première
version, les passages barrés sont les suppressions ou parfois des omis-
sions lors de la saisie informatique :

J’ai hésité un peu avant d’écrire ce récit, car c’est avec beaucoup
de crainte et de peur que je vous parle de moi en quelques épisodes ;
Je m’appelle P*** K***, je suis née au CONGO Kinshasa,
« P*** » est le nom d’un écrivain anglais, et K*** veut-dire aller en
avant.
Avant d’arriver en France, j’ai vivé vive en Afrique, au Congo,
dans un quartier que j’apprécie beaucoup même dans mes souvenirs.
Ces aux environs de ces quartiers que je vécu toutes mon enfance
jusqu’à ma adolescente,
Dans ce quartier les gens vivaient dans la solidarité, etc…
Je me souviens quand j’étais petite, j’ai rentré du cours collège,
comme j’aimais bien chanter, et bien je me suis mit à chanter en
voix basse, juste au moment ou je voulus traverser la route un mon-
sieur me dit : « et toi arrête arrète de chanter t’as une grosse voix ».
Je me souviens que se ce jours, je n’y croyais croiyais pas trop
car, au CONGO ce très dure de ce pays un billet pour venir en
EUROPE et si ce surtout en France. Et le jours du départ, j’ai été
surprise, on a même pas pu manger correctement, tellement on avait
hâte très envies de voir à quoi ressembler la France, de voir à quoi
elle ressembler par rapport à ce qu’on voyait voiyait à la télé.
On était tellement heureuse d’être en France, qu’on avait
esouffle, et peu après on a démandé a mangé car on avait trèèès faim,
et il nous achétait chacune un sandiwsh. enfin le soir mon père et
venu nous chercher.
128 Études françaises

Et donc maintenant on est plus preocuper par nos etudes que par
la nourriture et entre autres, puisque avant on se démande tous les
soirs ce qu’on allait manger le lendemain.
Je suis arriver en France avec ma sœur en novembre 2007.
Je naquis le 11 novembre 1992 à kinshasa, dans la ville de kinshasa
la capitaldu (congo RDC).
Arrivé en France en 2007.

Voici quelques extraits de cette analyse croisée. À la question


« Comment se positionne l’élève dans son écrit ? », CB répond par une
étude de l’énonciation et des temps verbaux dont on retiendra la
première partie :

L’émetteur : Ce texte est écrit à la 1re personne (caractéristique du


genre si l’on excepte des effets stylistiques), personne qui désigne à
la fois le narrateur et le personnage impliqué dans le récit. L’élève
utilise ce double je la plupart du temps mais dans la seconde moitié
du texte (milieu du 5e §), elle lui substitue d’abord un on, utilisé six
fois.
Ce ON est équivalent à NOUS et désigne P*** et sa petite sœur,
C***.
On retrouve NOUS deux fois dans les deux paragraphes suivants
associé dans le dernier cas au déterminant possessif NOS.
Le destinataire : La narratrice est parfaitement consciente d’avoir une
ou des destinataires qui sont explicitement désignés dans le para-
graphe d’ouverture : je vous parle de moi. Il s’agit de son professeur et
sans doute aussi les futurs autres lecteurs puisque nous avons le pro-
jet de réunir tous les textes de cette séquence d’écriture dans une
brochure qui restera au CDI.

En réponse à ce constat de masquage énonciatif, je discute


l’équivalence stricte entre on et nous et avance une interprétation :

L’élève passe du « je » au « on » puis au « nous » et ce n’est qu’à la fin


que l’on peut assigner un référent à ces pronoms dans la première
version : ma sœur et moi. On constate que le glissement du « je » au
« on » traduit une empathie, une sorte d’élargissement indéfini du
« je » à une autre conscience qui partage les mêmes désirs et les
mêmes émotions. Ce n’est qu’au moment de l’achat des sandwiches
que la distinction entre les deux personnes s’établit (« il nous achetait
chacune »).
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 129

Comment conserver ce mouvement allant de l’empathie à la diffé-


renciation tout en respectant les droits du lecteur qui doit pouvoir
identifier les protagonistes ? On peut proposer à l’élève plusieurs
possibilités : « le jour où j’ai appris que j’allais partir en France avec
ma sœur ; le jour où j’ai appris que ma sœur et moi, nous avions
obtenu un visa pur la France ; etc. »

À la question « Comment l’auteur convoque des formes de


structuration textuelles ou conceptuelles et comment il les fait
évoluer ? » CB pointe ce qui échappe à des formes de raisonnement
convenues :

Ce récit marque deux ruptures de cohérence, car d’abord P*** a


répondu aux deux consignes données :
– raconter un souvenir d’enfance se déroulant dans le pays d’origine
OU et non pas ET
– raconter le souvenir de la scène où l’on apprend le départ pour la
France.
Il y a rupture sémantique, on passe d’un épisode à un autre. Elle
choisit d’ailleurs ce mot pour désigner les deux parties dans la phrase
d’ouverture. Mais elle s’arrange pour relier ses parties par l’anaphore
« je me souviens » (travaillée en lecture, extrait de Georges Perec).
Ensuite, elle montre la vie du quartier de manière positive mais
raconte un souvenir négatif celui de l’homme qui lui enjoint d’arrê-
ter de chanter. Cette anecdote semble contredire ce qui est énoncé
sur la gentillesse des gens du quartier.

Par ailleurs, l’étude des procédés qui président à la construction


et à l’élaboration du texte conduit à d’autres constats, dont certains
auraient pu être mis en relation avec les précédents, notamment
l’abondance des ellipses narratives. J’invite à mettre en relation ces
constats en croisant les choix génériques et les enjeux symboliques :

« Parler de soi en quelques épisodes, c’est choisir une forme d’écrit


en « je » qui préserve la part d’intimité du sujet écrivant tout en don-
nant une signification symbolique aux épisodes. Faire réfléchir au
sens du mot épisode ; à la valeur des épisodes choisis, peut-être en les
mettant en relation avec l’interprétation du prénom et du nom. Des
tensions traversent le texte : le quartier est aimé mais un souvenir
désagréable est évoqué. Le désir de le quitter n’est indiqué qu’en-
suite et les difficultés à y vivre aussi, sans insister. Tout en respectant
130 Études françaises

ce choix de l’élève de dire peu, peut-être l’aider à creuser la signifi-


cation de l’anecdote apparemment décalée »

L’étude de l’évolution des formes de structuration textuelle entre


la première et la seconde version impose un retour sur les choix
énonciatifs et informe sur le rapport aux normes générique et sco-
laire. L’élève a modifié l’ouverture et la clôture de son texte. D’un
récit linéaire commençant comme une fiche d’identité, P*** passe
à une construction explicite, justifiant dans la première phrase son
choix de dire peu et la forme adoptée, avec des termes techniques
(récit, épisodes). Elle négocie ainsi la consigne scolaire tout en réin-
vestissant le pacte de lecture du texte autobiographique étudié en
troisième. Le je de la première phrase est en effet une adresse à un
vous, à la différence du je du récit qui suit. De même la clôture
rompt avec la chronologie linéaire par un nouveau décrochage
énonciatif. En réécrivant une phrase au passé composé au passé
simple et en la faisant suivre d’une phrase non verbale, le scripteur
résume son histoire, avec la sécheresse d’une épitaphe. Accompagner
un retour réflexif sur ces choix et leurs effets est aussi une tâche du
lecteur intermédiaire.

3. La création comme processus interactif

3.1. D
 e l’analyse à la formulation
des propositions pour relancer l’écriture
Le repérage d’indicateurs susceptibles de rendre compte de l’acti-
vité de l’élève selon les trois dimensions – énonciative et pragma-
tique, sémantique et symbolique, rapport à la norme – conduit
l’enseignante à redécouvrir un sens de texte intermédiaire qu’elle
avait occulté auparavant. Les textes des deux garçons S*** et U***
comportant beaucoup d’implicite, et leurs auteurs étant relative-
ment plus à l’aise à l’oral qu’à l’écrit, elle a développé les échanges
oraux par petits groupes, sur les rites scolaires au Pakistan, les règles
du cricket, puis s’est fait expliquer par les auteurs eux-mêmes les
étapes de leur récit (S***), le sens de certaines expressions difficiles
à traduire comme assembly, rite scolaire évoqué par U***. Dans ces
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 131

tâches préalables à la réécriture, le texte est le produit d’une con­


duite discursive qui adopte ici le canal oral.
La relance prend aussi une forme écrite. L’enseignante dégage
des priorités articulant la dimension pragmatique – donner à voir
au lecteur, accéder à l’intériorité des personnages, les faire entendre,
faire comprendre la succession des événements – et la maîtrise du
genre narratif : insérer des descriptions, des paroles ou pensées rap-
portées, rendre compte de la chronologie. Nous illustrerons l’inte-
raction entre les questions ou suggestions du lecteur intermédiaire
et les choix de réécriture des élèves par deux extraits contrastés :
chez U*** qui évoque le souvenir traumatisant de sa première
journée d’école au Pakistan, il s’agit d’un véritable besoin d’éluci-
dation qui prend appui sur les activités orales préalables, tandis que
chez P***, les demandes visent plutôt l’enrichissement du texte
initial.

La scène de l’appel et de la cour pour U***, version 2 :


Quand je ai rentré à l’école, on partie dans la classe. madame il ma
demand mon non après madame il demand tes noms et de toute la
classe (1). après toutes les classes on y partis pour fait assembly (2) ;
toute les l’école et colle fait assembly le matin. (3)
(1) Est-ce que la maîtresse a demandé les noms, comment savait-elle
si les enfants devaient être ou non dans cette classe ? ou bien est-
ce qu’elle les lisait sur une feuille, Comment appelle-t-on cela ?
tu le sais. Comment sont les élèves à ce moment-là ? Et toi ?
Est-ce que tu ressentais quelque chose de particulier à ce moment-
là, tu pourras t’aider du vocabulaire des sensations (cahier).
(2) Qu’est ce que l’assembly ? je ne comprends pas et tes autres lec-
teurs ne sauront pas non plus, je pense, de quoi, il s’agit ; il faut
que tu leur expliques. Il faut que tu dises aussi où se passe cette
assembly.
(3) Là je vois que tu as voulu préciser quand elle avait lieu : le matin
mais à part cela, tu n’as pas fait attention à ce que tu écrivais : relis
ta phrase, entends-la dans ta tête ou si tu préfères, lis-la à Hassan,
à Dilara ou à moi. Il faut que tu refasses ta phrase.
Version 3 : La maîtresse demande mon nos et met une X dans la
conne à côté c’est comme un appel. après toute les classes sont parti
dans la cour. On se mis en ligne par classe. toute l’école est restée
debout et on a récité une prière tous en même temps. C’était toujors
le matin. »
132 Études françaises

Les demandes de CB s’appuient sur les connaissances culturelles


et linguistiques de l’élève, qu’elle sollicite (en répétant tu le sais) pour
l’aider à mieux prendre en compte le destinataire. La version 3 est
plus explicite sur le plan factuel et syntaxiquement plus correcte,
mais les émotions du personnage narrateur ne transparaissent tou-
jours pas. L’examen de la version finale montre que la logique du
récit est de les traduire en actes : l’enfant s’enfuit de la classe,
échappe à la maîtresse, se cache dans un arbre avant d’être dénoncé
par une fille et battu.
À la lecture du texte de P***, CB formule des demandes plus
modalisées que pour U***. Elles ouvrent sur des évolutions pos-
sibles d’un texte qui a déjà son unité et dans lequel s’exprime un
point de vue singulier.

« Dans sa 1re version papier et sa 2e version numérisée, P*** avait


écrit :
“Avant d’arriver en France, j’ai vive en Afrique, au Congo, dans
un quartier (1) que j’apprécie beaucoup (2) même dans mes souvenir
aux environs de ces quartier que je vécu toutes mon enfance jusqu’à
mon adolescente.
Dans ce quartier les gens vivaient dans la solidarité, etc.” (3)

J’ai imprimé la version numérisée et j’ai souligné en violet. J’ai écrit


au-dessous des questions destinées à guider la réécriture.
(1) Tu as mis 3 C.C.L3, tu as fait un effort pour bien situer ce que tu
vas raconter mais ce serait bien de situer ce quartier, dans quelle ville
se trouve-t-il ? (P. m’a dit à l’oral qu’il se trouvait à Kinshasa, qu’elle
le disait ailleurs et n’a donc pas corrigé ce point, je n’ai pas insisté.)
Est-ce que ce quartier ressemble à celui d’une ville française ? Il fau-
drait aussi que tu donnes des images comme dans un film, qu’on
puisse se le représenter alors que nous ne le connaissons pas.
(2) Tu apprécies beaucoup ton quartier, est-ce parce que tu y as
vécu jusqu’à ton départ en France ? ta vie et tes souvenirs y sont
attachés, il peut te manquer, on appelle cela la nostalgie ou est-ce
pour d’autres raisons ? si tu le souhaites, tu peux enrichir ton texte
autour de cette idée.
(3) Dans la solidarité, etc Regarde les textes autobiographiques que
nous avons lus, vois-tu etc ? penses-tu que ce soit un moyen de don-

3. Compléments circonstanciels de lieu.


Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 133

ner à voir, de faire partager, d’imaginer ? Là il faudrait que tu arrives


à développer ce passage. »

Réécriture de ce passage :

« Avant d’arriver en France, j’ai vive en Afrique, au Congo, dans


un quartier que j’apprécie beaucoup. Ce quartier où je vécu toute
mon enfance jusqu’à mon adolescente. Je me souviens d’elle comme
si c’était hier.
Dans ce quartier les gens vivaient dans la solidarité, dans le par-
tage. au congo les rues sont étroites, les parcelles (des maisons clôtu-
rer, avec des grands murs et des portes en métal), elles sont bien
alignées, mais elles sont vraiment pas bien construites.
Certaines personnes avaient l’esprit de partage, ils partagent leur
nourriture, leur savon pour la vaisselle, leur savon pour la lessive,
même leurs légumes tout frais du potager. Je ne me rendais pas
compte de ce bien intérieur, c’est maintenant que je comprends et
je fais le tour de la question, malgré tout ce qu’on vivait même si ce
n’était pas confortable, on avait une sorte de paix intérieur. »

Ce passage réécrit illustre la diversité des décalages entre effets


visés et résultats obtenus.
L’élève manifeste son esprit critique en refusant de répéter une
information différée à la toute fin de son texte mais tente toutefois
de satisfaire la demande de description, au prix d’une rupture dans
la progression thématique du second paragraphe. P*** trouve une
construction syntaxique propre à exprimer sa nostalgie, mais ambi-
guë : le syntagme « Ce quartier où je vécu toute mon enfance
jusqu’à mon adolescente », est détaché en position thématique – on
attendrait une virgule plutôt qu’un point – et repris par elle : est-ce
pour désigner l’enfance (auquel cas la construction serait agramma-
ticale) ou le quartier, dont le genre serait méconnu ? Mais parfois,
les effets dépassent les attentes, assurant une véritable relance de
l’écriture, localement et à l’échelle du texte. Ainsi, le comblement
de l’ellipse « etc. » permet à la fois de donner un contenu sans doute
stéréotypé à la notion de solidarité et de susciter un commentaire
rétrospectif qui précise les oppositions travaillant le texte.
134 Études françaises

3.2. Le rôle des activités intermédiaires


Certains commentaires ne prennent sens que référés à des activités
intermédiaires. Ainsi, la rareté des expressions désignant des états
affectifs ou des sensations, l’absence de réinvestissement du voca-
bulaire employé dans les extraits d’autobiographie lus en classe,
conduisent l’enseignante à proposer une séance de structuration du
lexique à partir du couple d’antonymes content/triste, en jouant sur
les radicaux, les préfixes et les suffixes. On ne retiendra dans l’ex-
trait suivant de P*** que les remarques de vocabulaire, traitées
après cette séance :

« Je me souviens que ce jours, je n’y croiyais pas trop car, au


CONGO, ce très dure de se pays un billet pour venir en EUROPE
(5) et si ce surtout en France. Et le jours du départ, j’ai été surprise
(6), on même pas pu manger correctement, tellement on (7) avait
très envie de voir la France, de voir à quoi elle ressembler par rap-
port à ce qu’on voiyait à la télé.
On était tellement heureuse d’être en France, qu’on avait esoufler
(8), et peu après on a demandé a mangé car on avait trèèès faim, et
il (9) nous achétait chacune un sandiwsh. enfin le soir mon père et
venu nous chercher. »
(6) surprise : exprime bien un sentiment mais il veut dire en général
qu’on est étonnée ou qu’on ne s’y attendait pas : est-ce là ce que tu
veux dire ? Il faut peut-être chercher un mot ou une expression qui
nous permette de mieux nous rendre compte de ce que tu ressentais.
(8) qu’on avait esoufler : c’est une expression forte qui marque une
sensation mais on ne le dirait pas ainsi, il faut que tu éclaircisses ce
que tu veux dire et que tu le reformules. »

Version 3 :
« Je me souviens que ce jours, le jour ou on m’a annoncé que je venais
à paris (métropole), je n’y croyais pas trop puisque au CONGO c’est
très dure et chers de se payer un billet pour venir en EUROPE, car
la vie au congo et si coûteux que venir en France est un rève. Et le
jours du départ, j’ai été surprise, on a même pas pu mangé correcte-
ment
On était tellement heureuse d’être en France, qu’on a soupiré de
soulagement » « (en fait P. a mimé et K*** a suggéré ces termes
qu’elle a aussitôt adoptés). »
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 135

Là encore, P*** reste ferme sur l’un de ses choix, donnant à


« surprendre » son acception la plus forte, synonyme de « stupéfier »,
mais elle adopte la suggestion d’une autre élève qui lève l’impro-
priété d’« essoufler » en conservant l’analogie entre le souffle coupé
et le soupir de soulagement.

3.3. L’évolution du rapport à la norme


Les indicateurs de contrôle et de réinvestissement signalent une prise
en compte progressive de normes élémentaires (graphie, ponctua-
tion, segmentation du texte) mais le contrôle morpho-syntaxique
et orthographique reste hésitant jusqu’à la dernière version où le
professeur doit faire la part entre ce que chaque élève doit savoir
ou peut retrouver et ce qu’il convient de lui donner ou lui expli-
quer. Par exemple, chez S*** : « tout le monde aimèrent (tout le
monde = il, et il faut mettre le verbe au présent) ».
Toutefois, le professeur s’interroge :

« Je me demande si je garde vraiment une position d’intercesseur


quand je mêle des questions de langue aux questions favorisant la
relance. Mais faut-il attendre la dernière version pour rappeler à S***
qu’il a appris que l’on dit en Inde et non dans l’Inde ? »

Il y a sans doute lieu de distinguer des aides toujours disponibles


(affichages, répertoires, ressources électroniques) et des relances
d’écriture personnalisées et de proposer des séances ciblées sur
certains points, de morphologie verbale par exemple, à partir des
formes relevées.
La dynamique de l’écriture développe un rapport plus maîtrisé
à la norme en ce qu’elle autorise des prises de risque que le profes-
seur a encouragées, même si elles s’accompagnaient de maladresses :
«Tentatives auxquelles j’ai été particulièrement attentive car elles
me donnaient l’impression que les élèves osaient essayer, parais-
saient moins inhibés ».

*
La focalisation de l’écrit professionnel sur les interactions entre
le professeur, adoptant une posture de lecteur intermédiaire, et le
processus de création se développant d’une version à l’autre, donne
136 Études françaises

à voir des négociations interprétatives et des ajustements réci-


proques auxquelles les pratiques ordinaires ont rarement accès. Il
permet aussi d’identifier par contraste des points de résistance qui
interrogent en retour sur l’ensemble du dispositif, la formulation
des relances et les activités intermédiaires.
Le dispositif avait été conçu pour mettre en branle des repré-
sentations singulières (portrait chinois), les confronter à des don-
nées plus objectives (texte informatif), les ressaisir dans l’évocation
d’un souvenir tout en jouant sur les normes génériques protéi-
formes de l’autobiographie découvertes dans la lecture d’extraits
aussi différents que le Journal d’un enfant aujourd’hui au Brésil et les
Mémoires d’Outre-Tombe. Mais suffit-il que les différents textes à
écrire concernent tous le rapport des élèves à leur pays d’origine
pour qu’ils se nourrissent mutuellement ? Pour qu’un processus de
décontextualisation/recontextualisation s’instaure ? Et que les élèves
trouvent dans la lecture de textes autobiographiques la forme géné-
rique qui leur convient ? Seule P***, on l’a vu, s’est approprié un
procédé rencontré en classe, l’anaphore je me souviens chez Pérec ;
transformant une écriture de fragments en une écriture d’épisodes.
Un retour sur le sens d’écrits intermédiaires, souvent pris dans une
acception restrictive, devrait élargir la palette des écrits permettant
de retravailler le matériau initial. Une tentative est esquissée en fin
de séquence. Un écrit métacognitif a été proposé sur la base d’un
schéma syntaxique pouvant être dupliqué à souhait : « Écrire en fran-
çais c’est intéressant pour… mais aussi pour… parce que… ». S’il est
difficile de mesurer l’évolution du rapport à l’écrit en l’absence
d’écrit diagnostique, CB note tout de même que quinze élèves sur
seize ne présentent pas l’écrit comme monofonctionnel.
De même, l’écrit professionnel permet un retour sur la formu-
lation des consignes et le choix des activités intermédiaires. On
constate en effet que les relances locales peuvent nuire à l’organi-
sation d’ensemble et que les relances plus globales, peuvent se
révéler inefficaces si les activités intermédiaires sont inadaptées.
Ainsi, les activités d’aide à la structuration du récit n’ont pas eu les
effets escomptés parce que des connecteurs temporels portant sur
l’énonciation (ensuite employé au sens « je dis ensuite que ») ont été
mis sur le même plan que les mêmes connecteurs portant sur
l’énoncé, en établissant la chronologie des événements narrés. Ces
derniers constats appellent de nouvelles recherches : une descrip-
Un dispositif didactique de création accompagnée en module… 137

tion linguistique plus fine des textes d’élèves, notamment des énon-
cés complexes, et une étude didactique plus serrée de la réception
des consignes de réécriture et de leurs effets.

Références bibliographiques
Bonnet, C., Corblin, C. & Elalouf, M.-L., Les procédés d’écriture chez les
élèves de 10 à 13 ans, un stade de développement, Lausanne, LEP, collec-
tion « Loisirs et Pédagogie », 1998.
Boré, C., « L’énonciation des brouillons et la question du sujet scolaire »,
Pratiques, n° 149-150, pp. 71-90, 2011.
Brigaudiot, M., Apprentissages progressifs de l’écrit à l’école maternelle, Paris,
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de Namur, pp. 127-140, 2009.
chapitre 6
Imiter et apprendre à
écrire, étude des ratures
dans une situation
de révision collaborative
à l’école
Jacques Crinon, Brigitte Marin, Annick Cautela

Nous nous proposons, dans ce chapitre, de mettre en relation rature,


révision de texte et apprentissage de la production écrite chez des
élèves de l’école primaire. À partir des résultats de certaines de nos
recherches et de l’analyse de textes écrits et révisés par des élèves
dans une situation didactique où ils lisaient des textes d’écrivains et
critiquaient les productions de pairs, nous mettrons en évidence le
caractère dialogique de la révision et son rôle dans la construction
de connaissances mobilisables pour écrire.

1. Raturer pour réviser


Raturer un texte est la manifestation matérielle et linguistique du
retour du scripteur sur son texte et des opérations cognitives de
« révision » (Allal, Chanquoy & Largy, 2004) qui aboutissent à
modifier ce qui a déjà été écrit en supprimant ou en déplaçant un
élément textuel, en le remplaçant par un autre ou encore en ajou-
tant un nouvel élément1. Chez les apprentis scripteurs, si les ratures

1. En d’autres termes, on pourrait souligner, après Rey-Debove (1982), Calil


et Felipeto (2006) ou Boré (2010) le caractère « méta » de la rature, en cela
140 Études françaises

sont fréquentes en cours de rédaction, marquant les hésitations du


novice, on observe peu de modifications spontanées après coup,
une fois le mot « fin » inscrit en bas de la page. L’insistance, d’ail-
leurs légitime, de beaucoup d’enseignants sur la lisibilité matérielle
du texte n’est pas la seule raison qui empêche les élèves de raturer,
pas plus que le sentiment, encore présent chez bien des adultes,
que la rature est le signe palpable d’un échec ou d’une insuffisance.
Ce qui est largement en cause chez les apprentis scripteurs est
l’absence des ressources et des connaissances qui permettraient de
procéder à une révision du texte, c’est-à-dire de diagnostiquer
l’écart avec le texte visé et de trouver les moyens de combler cet
écart. D’ailleurs, demander à des élèves de relire et d’améliorer
leurs textes, y compris en utilisant des outils issus des propositions
de l’ingénierie didactique (grilles, listes de contrôle), aboutit dans
bien des cas à des résultats décevants.
Aussi la capacité d’un apprenti scripteur à réviser son texte est-
elle étroitement liée à l’acquisition des ressources et des connais-
sances nécessaires pour écrire. En retour, on peut aussi faire
l’hypothèse, après nombre de travaux antérieurs sur le sujet, que
les situations de révision et de réécriture constituent un levier pour
l’enseignement de la rédaction de textes (Bucheton, 1995 ; EVA,
1991, 1996 ; Jolibert, 1988). Parmi les connaissances concernées,
nous mettrons l’accent dans ce chapitre sur celles qui sont relatives
au genre de texte pratiqué et aux métaconnaissances relatives à la
représentation des buts de l’écriture2.

2. Interagir avec des textes et avec des pairs


Nous nous sommes donc attachés, au cours de plusieurs pro-
grammes de recherche, à construire des dispositifs d’apprentissage-
enseignement de l’écriture de texte accordant une place importante
au retour des jeunes scripteurs sur les textes qu’ils écrivaient, à les

que « le retour de l’apprenti sur le texte qu’il écrit implique, d’une certaine
manière, une capacité de réflexion à analyser des éléments linguistiques » et
textuels (Calil & Felipeto, 2006, p. 63).
2. Le lecteur ne doit pas voir là une hiérarchisation des différentes
connaissances nécessaires pour écrire, mais le choix d’un objet de recherche
circonscrit.
Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures dans une situation… 141

mettre en œuvre dans des classes de la fin de l’école primaire


(élèves de huit à douze ans) et à en évaluer les effets, en particulier
du point de vue des modifications apportées aux textes et du déve-
loppement, dans le temps, des compétences à écrire des textes du
même genre. Ces dispositifs instrumentés ont utilisé des technolo-
gies numériques, pour plusieurs raisons : parce qu’il nous paraît
nécessaire que les supports numériques de l’écrit, de plus en plus
présents dans notre société, le soient aussi dans les situations sco-
laires d’apprentissage ; parce qu’elles offrent des supports privilégiés
pour les interactions écrites, avec les textes comme avec des parte-
naires3 ; enfin, pour l’une des recherches, en raison de l’intérêt
d’un accès par mots-clés4 à des ressources textuelles.
Comme nous l’avons déjà écrit ailleurs (Crinon & Marin,
2008 : 3), nous pensons que, dans les situations où les élèves inter­
agissent avec des textes d’auteurs et/ou avec des partenaires d’écri-
ture,

« … le remaniement des conceptions de ce qu’est rédiger un texte,


lorsqu’il a lieu, va de pair avec une activité cognitive et langagière
de prise de distance et de réélaboration/reformulation des contenus
au cours des échanges avec les partenaires5. En outre, la place
qu’occupent les scripteurs dans la situation et dans l’interaction
détermine l’activité et influe sur l’apprentissage. Nous mettons en
relation la place plus ou moins active qui leur est assignée dans le
dialogue avec le degré de cohérence du discours produit et d’unifi-
cation des différentes « voix » qui s’y font entendre (Bakhtine, 1984).
Le savoir écrire se manifeste par une compétence croissante à associer
des sources diverses en un discours cohérent. Les textes portent les
traces des différentes voix qui lui ont donné naissance, à travers des
pratiques sociales, y compris ici des pratiques scolaires d’élaboration
et de résolution de problèmes et d’acquisition de connaissances.
Ce dialogisme est plus ou moins bien maîtrisé par les apprentis

3. En ce qui concerne les échanges par courrier électronique, utilisé dans


la recherche sur laquelle nous allons nous arrêter plus loin, l’écrit est ici
d’un type particulier, à bien des égards proche de l’oral de la conversation
(Panckhurst, 2006) ; le message électronique garde cependant de l’écrit le
caractère essentiel de fixer la pensée et de fonctionner comme une mémoire
externe, permettant l’accumulation, le retour sur ce qui a été dit, la mise en
relation des idées (Crinon & Guigue, 2006).
4. Voir Crinon, Legros & Marin, 2002-2003.
5. Ce travail de « secondarisation » (Bautier, 2005) modifie le rapport au
langage et aux objets de savoir.
142 Études françaises

scripteurs. Jaubert (2007) a ainsi montré, dans des situations d’élabo-


ration collective de textes et de connaissances en sciences à l’école
élémentaire, le passage d’une « hétéroglossie dissonante » à une
« hétéroglossie orchestrée », l’évolution de textes juxtaposant des
éléments relevant de points de vue énonciatifs hétérogènes à des
textes relevant de genres et d’intentions mieux identifiés. »

Dans le cadre du premier des programmes de recherche, nous


demandions aux élèves d’écrire des récits d’expérience personnelle et
nous leur fournissions une base de données informatisée d’extraits
d’œuvres de littérature de jeunesse comme aide pour améliorer la
première version de leur texte. Les jeunes scripteurs, ainsi invités à
emprunter aux écrivains-experts afin de rendre leur propre texte plus
intéressant pour leurs lecteurs, se sont emparés de mots, de tournures
et de procédés de manière cohérente avec leur texte. Mais cette
lecture de textes ressources leur a aussi permis d’épaissir leur texte par
des créations personnelles, de mieux maîtriser les procédés propres
au genre dans leurs productions ultérieures et de se constituer une
représentation de la production de textes comme une activité orien-
tée vers des lecteurs et gouvernée par des intentions (Crinon,
2006 ; Crinon & Legros, 2002 ; Legros, Crinon & Marin, 2006).
Dans un programme de recherche plus récent, le dispositif uti-
lisé a mis l’accent sur le rôle des interactions écrites entre pairs via
le courrier électronique. Quatre séquences se succédaient au cours
d’une année scolaire. Les élèves de quatre classes de la fin de l’école
primaire écrivaient individuellement un texte, échangeaient avec
des partenaires distants à propos de cette première version, puis
révisaient leur propre texte. Les classes étaient appariées deux à
deux et, lors de la correspondance électronique, les rôles assignés
aux élèves différaient selon les classes : dans deux des classes, les
élèves (en position de tuteurs) lisaient les textes de partenaires de
l’autre classe et leur adressaient par courriels des critiques et des
conseils pour les améliorer lors de la révision à venir ; dans les deux
autres classes, les élèves lisaient les conseils reçus et y répondaient
pour indiquer comment ils comptaient s’en servir6. Chacun,
tuteurs et tutorés, révisait ensuite son propre texte.

6. Chaque élève « émetteur de conseils » avait à critiquer les premières ver-


sions des textes de trois ou quatre partenaires, et de même chaque « récepteur
de conseils » bénéficiait des critiques de trois ou quatre partenaires. Les
groupes étaient faits de manière à apparier des élèves de niveaux très différents.
Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures dans une situation… 143

Ce travail a conduit, dans quatre classes, à l’écriture de textes


explicatifs scientifiques (Crinon & Marin, 2010b ; Crinon, Marin
& Cautela, 2008). Il a été reproduit dans quatre autres classes selon
les mêmes modalités, afin d’écrire des épisodes de romans d’aven-
tures : les élèves ont alors eu à écrire au cours de l’année quatre
épisodes typiques, insérés dans les romans qu’ils lisaient7. Nous
n’évoquerons ici que quelques résultats relatifs à ce dernier volet,
concernant l’écriture de récits de fiction.
Nous avons analysé les productions de 144 élèves8. Notre corpus
est ainsi constitué de 1152 textes9 et de 576 critiques et réponses à
ces critiques. Nous y étudions une activité de création et de révision
rendue visible, pour le chercheur mais aussi pour le scripteur lui-
même, par les ratures, c’est-à-dire les modifications que celui-ci a
apportées à la surface linguistique de son texte entre une première
et une seconde version de ce texte.
Des analyses statistiques ont permis de comparer le nombre
d’informations sémantiques pertinentes et non pertinentes10 entre
les premières et les secondes versions (afin de mesurer l’impact
direct de la révision) et d’une première version aux premières ver-
sions des textes suivants (afin de mesurer l’évolution des compé-
tences d’écriture)11. Les résultats, publiés ailleurs (Crinon & Marin,
2010a), peuvent être résumés de la manière suivante. Les élèves
produisent, d’une version à l’autre et au fil de l’année, des textes

7. Les consignes ont été les suivantes : « Le héros, perdu dans la forêt sibé-
rienne, va-t-il résister au froid et à la faim ? Il s’organise pour vivre », « Le
héros affronte une bête sauvage », « Le héros affronte une tempête », « Le
héros cherche à échapper à des poursuivants ». Les trois premiers épisodes
s’inséraient dans : Victor Astafiev, Perdu dans la taïga, Flammarion, le dernier
dans : Jean Ollivier, Le cri du kookabura, Casterman.
8. Parmi les 220 élèves ayant participé à l’expérimentation, seuls 144 ont
été retenus pour l’analyse afin d’égaliser les groupes, comportant un nombre
identique d’élèves de niveau fort et faible. Les niveaux des élèves ont été
établis à l’aide de tests de lecture (remise en ordre et importance relative de
l’information). Pour le volet concernant les récits de fiction, 64 élèves ont
été retenus.
9. Pour chaque élève quatre textes en version 1 et quatre textes en version 2
à chaque séquence.
10. Nous définissons une information pertinente comme respectant des
critères de cohérence sémantique, d’adéquation à la consigne et de vrai­sem­
blance.
11. Voir en annexe quelques-unes de ces données statistiques.
144 Études françaises

comportant de plus en plus de propositions sémantiques « perti-


nentes » et de moins en moins de propositions non pertinentes. Ces
analyses statistiques indiquent aussi des différences significatives,
qu’il s’agisse des révisions ou des progrès d’une séquence aux sui-
vantes, entre les élèves producteurs de conseils et les élèves qui
reçoivent ceux-ci.
À quoi attribuer les apprentissages plus importants ainsi mis en
évidence chez les élèves qui ont élaboré des conseils pour leurs
pairs ? Nous tenterons de montrer, à travers quelques exemples pris
entre de nombreux autres, le rôle combiné des emprunts et des
reformulations dans la maîtrise progressive en acte du roman
d’aventures et la conscience des caractéristiques de celui-ci.

3. Emprunter, adapter, reformuler

Chaque séquence d’écriture s’ouvrait par une séance de lecture du


roman où allait s’insérer l’épisode à inventer, puis de trois extraits
d’autres romans d’aventures, illustratifs de l’épisode à écrire. Par
ailleurs, parallèlement à ces quatre séquences de travail, des romans
d’aventures ont été lus en continu dans la classe12.
L’influence des textes d’écrivains est identifiable, dès les pre-
mières versions des élèves, mais plus encore dans les secondes. La
première version, en particulier en début d’année, est en général
brève ; c’est un script d’actions plus qu’un véritable épisode de
roman, comme si le scripteur focalisait son attention sur la cohé-
rence d’ensemble de la succession des actions et des événements et
ramenait un récit à son scénario13. Dans la seconde version, sous
l’impulsion des enseignants, apparaît ce qui va donner chair et vie
à ce squelette, créer une illusion mimétique, permettre au lecteur
de s’identifier au personnage et de trembler aux dangers qu’il court.

12. Marie-Aude Murail, Le chien des mers, L’École des loisirs ; William Steig,
L’Île d’Abel, L’École des loisirs.
13. Donnons, à titre d’exemple, le texte de Julien.
«Vassioutka va chercher des brindilles. Il prit des allumettes et allume le feu.
Il prend un bout de bois et il prend un peu de feu et il part chercher à
manger et il voit une ombre. Il prend son fusil et tire. Il a tué un sanglier.
Il retourna au feu et le met sur le feu. Puis il est parti chercher pour faire
une cabane. Et il mangea et va dormir.»
Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures dans une situation… 145

Au cours de la deuxième séquence, le héros, le jeune Vassioutka,


égaré dans l’immensité de la forêt sibérienne, va affronter un ani-
mal sauvage. Examinons le texte produit par Julien14.

«Vassioutka entendit quelque chose. Il sortit armé. Il scruta les alen-


tours. Il vit dans l’ombre deux longues oreilles pointues et un
nez long avec plein de poils et puis sur ses pattes de longues
griffes pointues comme une épée. Il regarda une deuxième
fois et vit des taches noires. Il vit la bête féroce de plus près :
“Un lynx !”
Le lynx sauta sur lui. Vassioutka courut dans sa tente se cacher de la
bête.
Vassioutka tremble tremblait. Il entendit le lynx rôder. Vassioutka se
dit : “J’ai trop peur”.
Le lynx avec ses griffes ouvrit la tente. Vassioutka sortit et courut et
le lynx le poursuit poursuivit.
Vassioutka grimpa dans un arbre. Le lynx sauta de branche en
branche.
Vassioutka était en tête à tête avec le lynx. Vassioutka prit une
pierre et lui lança, il le rata. Vassioutka vit son fusil en bas de la
tente.
Il sauta de l’arbre et prit son fusil et tira sur le lynx.
Il dit : “Cool, j’aurai à manger”. Il éteignit le feu puis alla se cou-
cher. »

Les actions présentes dans la première version sont redevables aux


textes sources : « scruter, grimper, sauter de branche en branche »…
La description de l’état mental du personnage et de ses manifesta-
tions également15 (« trembler »). Dans les éléments descriptifs ajoutés
lors de la révision apparaissent aussi des détails empruntés aux textes
lus (« les poils, les pattes, les griffes »).
Mais le gain le plus notable dans la version 2 concerne sans
doute le dévoilement progressif de l’agresseur. L’expression « quel­
que chose » du début est empruntée au texte où devait s’insérer
l’épisode. La périphrase rend volontairement la désignation impré-
cise et floue. L’écrivain emploie ce procédé et Julien (comme
d’autres élèves) s’en empare. L’allure indistincte de l’animal suscite

14. Les modifications apportées dans la version 2 sont codées de la manière


suivante : ajout, suppression, remplacement, [déplacement] [>déplacement].
15. Dans la première version du texte produit lors de la première séquence,
les sentiments de Vassioutka n’étaient jamais évoqués.
146 Études françaises

l’interrogation et par conséquent la peur du héros face à l’inconnu,


menaçant pour Vassioutka qui ne peut que faire des suppositions
sur la nature du danger. Il s’agit donc de retarder le moment où
l’on va découvrir l’identité de l’adversaire, et c’est la fonction du
procédé dont s’empare Julien, en laissant voir un à un les attributs,
redoutables, de cet adversaire et en retardant le moment de dévoi-
ler le nom de la bête.
L’influence des textes lus ne se traduit pas seulement par des
emprunts au sens strict, mais par la reprise de procédés complexes
(ici relatif au point de vue du personnage), par une adaptation aux
besoins de l’histoire telle qu’elle a été initialement conçue par
l’élève, par une relance de la création, un mot ou une situation
agissant comme tremplin pour écrire et pour insérer de nouveaux
éléments linguistiques, originaux, dans le texte16.
Le rôle de point de départ pour la création d’un élément trouvé
dans un texte lu pourrait être illustré par le texte de Shirley (il s’agit
toujours de l’épisode de la rencontre avec un animal sauvage).

«“Je te répète de ne pas te cacher.” Vassioutka recula d’un pas, puis


deux, trois… Il se mit derrière le feu, la bête commença à avancer.
Peu à peu on distingua des pattes tachetées, des grosses oreilles, des
dents pointues et des moustaches noires qui sortaient des
ténèbres. Vassioutka commençait à distinguer un lynx. Il tremblait,
il avait le sang glacé, il retenait sa respiration puis la relâcha. La bête
poilue avança de plus en plus vite, ensuite le lynx sauta sur l’enfant.
Vassioutka se précipita sur son fusil et tira mais la bête tachetée sauta
sur une branche, le garçon se tapa le front. « Que suis-je nouille ! ».
Le lynx sauta de branche en branche, d’arbre en arbre.
Vassioutka prit un bâton de feu.
Le lynx La bête sauta sur Vassioutka et le griffa. Le garçon lâcha le
bâton mais il ne se laissa pas faire, il tira sur le lynx jusqu’à ce que
le lynx s’écroula.

16. La pratique de l’emprunt va ainsi de pair avec une préférence pour


l’ajout par rapport aux autres opérations. La substitution engage d’autres
types de traitement, et répond souvent au respect d’une norme. Ainsi, dans
l’exemple ci-dessus, la substitution vise à restituer la cohérence temporelle
négligée par Julien lors de l’écriture de la version 1 de son texte où deux
verbes au présent détonnaient dans un récit au passé : Vassioutka tremble
tremblait/le lynx le poursuit poursuivit. De la même manière dans l’exemple
donné plus bas (texte de Shirley), la substitution vise à supprimer la répéti-
tion d’un nom par le recours à un hyperonyme : Le lynx La bête.
Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures dans une situation… 147

Vassioutka se dit : « J’ai gagné, j’ai gagné ! », en sautant, criant.


Stop, il s’arrêta. Il ne fallait pas attirer l’attention. Le garçon
tira encore et encore pour être sûr que la bête était morte,
jusqu’à ce que Vassioutka soit fatigué de toutes ses émotions.
Vassioutka s’écroula, il n’était pas mort mais fatigué. Il dormit. »

Là où le texte source comportait « Le garçon scrute les ténè­


bres », ce sont à présent les moustaches de la bête sauvage qui sortent
des ténèbres. L’expression « sauta de branche en branche », prise telle
quelle dans un autre texte lu, se prolonge à présent par un « d’arbre
en arbre » conforme à la géographie de la scène. Mais surtout, le
« bâton », trouvé dans un troisième texte lu, prend un tout autre
sens. « Il se mit à le frapper avec la force et la précision de quelqu’un
qui savait vraiment se servir d’un bâton… », pouvait-on lire dans
l’extrait lu d’un roman de James Oliver Curwood. Le bâton
devient à présent « bâton de feu », tison dont la présence s’explique
par le feu allumé par Vassioutka dans l’épisode précédent, moyen
de défense dans le combat avec l’agresseur.
Le progrès du texte correspond ainsi à la capacité croissante de
l’élève à s’emparer des mots, des expressions et des procédés des
scripteurs experts, pour les intégrer à son propre « modèle mental »
du texte (Johnson-Laird, 1983), c’est-à-dire enrichir sa représenta-
tion de la situation que le texte qu’il compose cherche à décrire.
Le développement de cette capacité « dialogique » à intégrer la voix
des autres dans son propre texte, à la fondre ou à l’orchestrer
(Jaubert, 2007) avec sa propre voix dans une écriture personnelle
est une donnée récurrente dans l’analyse qualitative des versions
successives de ces textes d’élèves. Les élèves reformulent largement
ce qu’ils ont trouvé dans des textes lus, en marquent ainsi l’appro-
priation. La maladresse même de certaines de ces reformulations,
comme lorsque Paulo, dans la seconde version de son épisode de
poursuite (séquence 4), écrit : « C’est la vraie peur qui galope sur
ses talons », témoigne de ce travail, à la fois langagier et cognitif, en
train de se faire à un moment intermédiaire d’acquisition de la
compétence.
Mais les élèves qui ont élaboré des conseils pour leurs pairs,
contrairement à ceux qui les ont reçus, ont lu, outre les textes
d’écrivains, les textes de leurs trois ou quatre partenaires. Cette
lecture a également conduit à des emprunts et à des rebonds à
partir d’éléments trouvés par ces textes, densifiant le réseau des
influences croisées.
148 Études françaises

Ainsi, dans l’épisode où le héros affronte la tempête (séquence 3),


Vuong emprunte à Josué l’image de l’ouragan qui balaie tout son
passage.

« C’est alors qu’une tornade arriva et balaya tout sur son chemin.
Vassioutka emporté par la tempête était désespéré. »

À Chanel, il prend l’idée de la rivière hostile, qui n’apparaissait


pas dans la première version.

« La tornade le jeta dans la rivière. Il était emporté par le courant de


la rivière. »

En outre l’activité de reformulation des élèves tuteurs ne se


limite pas à l’adaptation dans un nouveau contexte de ressources
prélevées dans d’autres. Ils se livrent aussi à une activité d’abstrac-
tion des caractéristiques du roman d’aventures, formulant leurs
conseils sous forme d’une part de conseils abstraits (par exemple,
« Décris la tempête » ; « Mets du suspense » ; «Tu ne dis pas ce que
ressent Vassioutka ») et d’autre part d’exemples de ce qui pourrait
être mis dans le texte pour réaliser ces conseils (par exemple, «Ton
texte est bien mais tu ne dis pas si la pluie tombe fort ou pas. Tu
ne parles pas des éclairs. » ; «Tu peux écrire : “Le garçon recula peu
à peu…” »). Les tuteurs les plus performants se font pédagogues,
formulant un conseil abstrait suivi d’une exemplification : «Tu
pourrais décrire l’animal : “des oreilles pointues” » ; « Il n’y a pas assez
de danger dans ton texte. Il n’y a pas de poursuite comme par exem­
ple : “Ils couraient au ralenti car leurs pieds s’enfonçaient dans la
boue.” ».
On peut penser que le passage d’un niveau de formulation à
l’autre contribue largement à l’acquisition des moyens linguistiques
et rhétoriques pour raconter dans le genre visé17 – moyens qui ne
se confondent pas avec la désignation du procédé (Crinon, 2006) –
et d’une plus forte conscience des intentions, qu’il convient, en tant
qu’auteur, d’avoir vis-à-vis de ses lecteurs.

17. Pour une analyse du corpus en termes d’apprentissage des caractéristiques


d’un genre, voir Marin & Crinon, 2008.
Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures dans une situation… 149

Dans cette situation de révision collaborative mettant en œuvre


un tutorat à distance entre pairs, l’activité combinée d’écriture et
de révision et de prise de distance/conceptualisation, à travers une
série de reformulations, a ainsi permis aux élèves de s’emparer des
mots des autres, de se construire des ressources langagières et lin-
guistiques et des connaissances sur les caractéristiques du genre
pratiqué. Pratique d’écriture et activité métalinguistique et méta-
cognitive s’épaulent mutuellement, dans une spirale des apprentis-
sages. Ces résultats montrent l’intérêt d’une conception didactique
très différente de l’idée que l’écriture devrait venir comme le
couronnement d’une séquence, une fois les ressources et les
connaissances acquises18.

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18. Les auteurs remercient l’IUFM de l’académie de Créteil pour son sou-
tien à cette recherche. Ils adressent également leurs vifs remerciements aux
enseignants des classes participantes, aux directeurs et aux équipes de cir-
conscription, ainsi qu’aux membres de l’équipe qui ont contribué à la
recherche : F. Amouri, P. Avel, I. Ayab, A. Cautela, G. Ferone, D. Legros, A.
Maillard, P. Richard.
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Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures dans une situation… 151

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modèles linguistiques, Paris, Éditions du CNRS, pp. 103-127, 1982.
152 Études françaises

Annexe
Analyses statistiques
Les tableaux suivants ont été commentés et discutés par Crinon et
Marin (2010a). G3 y désigne le groupe des élèves émetteurs de
critiques, G4 celui des élèves récepteurs de critiques, N1 les élèves
faibles lecteurs, N2 les élèves bons lecteurs. Les productions de 64
élèves ont été prises en compte pour les analyses de variance, soit
16 par groupe.
Les révisions dans les séquences 2, 3 et 4, de la version 1 à la
version 2

Tableau 1
Analyse de la variance du nombre d’informations produites (v2 – v1)
selon le groupe et le niveau

Moyenne Écart-type
G3 N1 26.98 25.56
G3 N2 23.54 26.27
G4 N1 16.96 19.27
G4 N2 14.50 19.89
Ensemble 20.49 23.51
Le facteur Groupe est significatif (F (1,188) = 8,09, p < .01)
Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures dans une situation… 153

Tableau 2
Analyse de la variance du nombre d’informations pertinentes produites
(v2 – v1) selon le groupe et le niveau

Moyenne Écart-type
G3 N1 23.48 24.20
G3 N2 22.27 23.78
G4 N1 14.50 17.66
G4 N2 14.27 19.39
Ensemble 18.63 21.86
Le facteur Groupe est significatif (F (1,188) = 7,37, p < .01)

Les progrès, de la séquence 1 à la séquence 4

Tableau 3
Analyse de la variance du nombre d’informations produites en version 1
(séq4 – séq1) selon le groupe et le niveau

Moyenne Écart-type
G3 N1 28.38 37.25
G3 N2 42.38 38.25
G4 N1 15.38 32.07
G4 N2 8.13 38.18
Ensemble 23.56 38.79
Le facteur Groupe est significatif (F (1,60)=6,27, p<.05)
154 Études françaises

Tableau 4
Analyse de la variance du nombre d’informations pertinentes produites
en version 1 (séq4 – séq1) selon le groupe et le niveau

Moyenne Écart-type
G3 N1 37.44 40.26
G3 N2 41.75 36.79
G4 N1 21.19 25.92
G4 N2 24.00 27.41
Ensemble 31.09 34.28
Le facteur Groupe est significatif (F(1,60)= 3,94, p < .05).
Deuxième partie
Études brésiliennes
chapitre 7
Dialogisme, hasard
et rature orale
Analyse génétique
de la création d’un texte
par des élèves de 6 ans
Eduardo Calil
traduit du portugais par Yann Hamonic

La dimension créative d’un texte1 subit l’influence d’une multitude


de facteurs (socio-historiques, pragmatiques, communicationnels,
technologiques, interactionnels, linguistiques, cognitifs, discursifs,
textuels, graphiques…), et doit ainsi se comprendre comme un
système sémiotique multimodal complexe où le « dialogisme » et le
« hasard » représentent des éléments-clés. D’un côté, la création du
texte se fait dans la continuité de ce qui la précède, d’un autre il
est impossible d’anticiper ce qui la fait surgir. La récursivité, phé-
nomène reconnu tant par les premiers modèles cognitifs de traite-
ment de texte (Flower et Hayes, 1980 ; Hayes et Flower, 1980 ;
Bereiter et Scardamalia, 1987) que par les études sur la genèse et la
création initiées par la critique génétique au début des années
1970, peut être considérée, pour sa part, comme étant à l’origine
de la tentative de contention de ces deux phénomènes initiaux. La

1. Tout « manuscrit » est un « texte », mais tout « texte » n’est pas un « manus-
crit » comme vous pouvez le percevoir à la lecture de cet article : vous,
lecteur, lisez ce texte, et non son manuscrit. Dans la mesure où je m’inté-
resse au processus de construction du « texte », j’opte néanmoins pour le
terme « manuscrit », plus fidèle à mon objet d’étude.
158 Études brésiliennes

rature orale en est la manifestation la plus concrète et la plus


visible.
La rature2, comme le dit Grésillon (2008 : 84), serait « un effa-
cement visible, une trace lisible » qui permettrait de récupérer, à
travers l’analyse de dossiers génétiques, les allers et retours de la
création littéraire. Invisible dans l’œuvre publiée, son identification
s’opère a posteriori 3 lorsqu’elle est inscrite sur la feuille et que l’on
peut la « voir » et la « lire ». La phrase de Grésillon résume cepen-
dant le statut paradoxal de l’inaliénable phénomène de la récursi-
vité4 à l’œuvre en matière d’écriture sur un « espace graphique5 ».
Son importance réside précisément dans cette ambivalence – « Elle

2. Le souci de définir ce concept et d’en établir les limites est présent


depuis les premiers travaux de la Critique génétique. Je souligne cependant
un ouvrage de Grésillon (1994, 66-71 ; 2008, chapitre 5) et un article de De
Biasi (1996).
3. Cette affirmation est certainement déjà présupposée dès les premiers
travaux en génétique textuelle. Comme le dit Fenoglio, cette discipline repose
sur « l’hypothèse que toute œuvre s’élabore dans une diachronie variable
selon les auteurs et les textes et qui peut être plus ou moins définie a poste­
riori. » (2007 : 109). Hypothèse établie pour la notion d’« avant-texte » : « tout
ce qui se passe avant la production du texte écrit et dont des traces attestent
d’une mise en acte cognitive et graphique directement liée au texte final
produit.» (Fenoglio et Chanquoy 2007 : 5).
4. Bien que le retour sur le texte en cours d’écriture puisse se produire sans
laisser aucune marque graphique, comme par exemple la lecture du paragraphe
ou de la phrase précédente pour donner continuité au texte, la rature ne peut
être dissociée de ce phénomène. Elle s’accompagne d’une activité méta­
linguistique, d’une action de celui qui écrit sur ce qui a été écrit, c’est-à-dire
quelque chose qui a été écrit dans un premier temps et qui a été retravaillé
(écrit autrement) ensuite. Elle est donc en cela le signe que le rédacteur a
perçu une différence entre ce qui était déjà écrit et un nouvel élément
occupant une certaine position dans la chaîne syntagmatique.
5. Ce terme peut être compris dans un sens large, il englobe alors les dif-
férents espaces qui peuvent recevoir une inscription, une marque, un trait,
une lettre, une note de musique, une couleur… : d’une feuille de papier à un
écran d’ordinateur, d’une toile à une partition musicale utilisée par un com­
positeur, du story-board d’un cinéaste aux cahiers d’un styliste… Toutefois,
la rature doit être considérée différemment selon les systèmes sémiotiques
que ces espaces impliquent. Elle présente en effet des particularités en fonc-
tion des différents instruments utilisés (crayon, stylo, gomme, correcteur
(Tipp-Ex), clavier, logiciel, parchemin, partition musicale, tablette, etc.) ainsi
qu’en fonction des conditions de production : écrire seul, participer à une
conversation en ligne (chat), faire des graffitis sur un mur, écrire à deux,
dans un laboratoire de recherche ou dans une classe, etc.
Dialogisme, hasard et rature orale 159

est tout à la fois perte et gain, manque et excès, vide et plein, oubli
et mémoire », poursuit Grésillon (2008 : 88), ces fonctions consis-
tant à supprimer, remplacer et insérer étant largement répertoriées
par la littérature spécialisée6.
Cette double nature de la rature, indépendamment de ses fonc-
tions (et multiples formes) a sa raison d’être. Elle s’apparente à ce que
Willemart, a nommé le « temps du manuscrit » (1993 : 81) lorsque
celui qui écrit « continue à exercer son action tout en se soumettant
chaque fois davantage à la nouvelle identité qui s’établit » après
chaque rature. Ce mouvement d’autonomie et de soumission inscrit
dans le corps du texte indique l’Autre, le tiers, la tension, le nœud,
l’accident, l’erreur… la menace de l’invincible hasard, mais dans le
même temps il engendre le processus créatif. Indépendamment du
fait que la rature soit le signe d’une création en marche, sa récur-
sivité immanente est à l’origine de points de tension qui émergent
au cours du processus d’écriture et qui entretiennent des relations
avec les deux phénomènes mentionnés ci-dessus : le dialogisme et
le hasard.
L’objectif de cet article est de discuter, en partant de ces phé-
nomènes, de certaines formes de retour dans un processus de créa-
tion mis en place par deux élèves écrivant ensemble une histoire.
Ces formes de retour, nommées « ratures orales », sont produites
dans le flux de la co-énonciation du manuscrit ; elles reflètent, à
certains moments de l’écriture, les configurations possibles de la
version finale du manuscrit.

6. En France, l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) est le


laboratoire responsable de l’étude des processus de création. Son site web
(www.item.ens.fr) fournit d’amples indications sur les publications concer-
nant ce sujet. Je signalerais surtout la Revue internationale de Critique géné-
tique, Genesis (Manuscrits – Recherche – Invention), et la collection Textes
& Manuscrits créée par Louis Hay.
160 Études brésiliennes

1. Dialogisme et hasard dans la rature orale

1.1. R
 ature comme marque d’altérité
et de dialogisme
À partir des travaux de Benveniste qui, en postulant que la langue
est une condition de la subjectivité, ont fondé la linguistique de
l’énonciation, et en s’appuyant de plus sur la psychanalyse lacanienne
et sur l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, le philosophe fran-
çais Dany-Robert Dufour (1999, 2005a) parle de « scène énonciative
trinitaire », autrement dit « Quand on est un, on peut être deux, mais
quand on est deux, on est tout de suite trois » (2005a : 124)7.
La « trinité naturelle de la langue » (Dufour 19908) est constituée
par les « trois termes “je”, “tu”, “il” qui encadrent l’espace symbo-
lique, personnel et social immédiat du sujet parlant » (Dufour 1990 :
54). Cet espace de symbolisation de la relation « je-tu/il » prend
nécessairement forme à travers la figure de l’Autre, « un autre
autre, un Autre encore, figurant et assignant l’absence hors de leur
champ pour qu’elle ne contamine pas l’intérieur même de leur
coprésence » (Dufour 1990 : 97).
C’est la base empirique des conditions de production du dis-
cours, qui peut être résumée ainsi par les propos du philosophe :

« Lorsqu’un sujet parle, il dit “je” à un “tu”, à propos de “il”. Parlez


et vous mettez ce système en jeu et, dès lors, une fantastique mise
en ordre du discours sera instantanément effectuée. Je pourrai bien
dire ce que je veux – affirmer l’impossibilité de dire « je », parler de
religion, d’histoire du discours, de l’Autre, de “il”, etc. –, pourvu
que je l’énonce pour un « tu » (un lecteur aussi bien), mon discours
présentera instantanément les garanties implicitement requises par
tout interlocuteur. Celui à qui je parle adoptera spontanément ce

7. On peut reconnaître dans cette formulation la notion bakhtinienne de


dialogisme ou ce qu’Authier-Revuz (1995) appelle « hétérogénéité consti-
tutive », qui lui est certainement lié. Cependant, j’utilise le terme « altérité »
car je considère qu’il permet d’intégrer l’« irreprésentable », l’Autre qui est
« barré », qui est nécessaire au fonctionnement de l’inconscient et qui ne
peut être symbolisé, comme le montre la rature dans la formule « je-tu/il-il »
proposée par Dufour.
8. Voir le livre Les mystères de la trinité, en particulier dans la deuxième partie
intitulée « La trinité et la langue » (pp. 71-145).
Dialogisme, hasard et rature orale 161

système – même s’il ne comprend rien à ce que je dis ou s’il est en


désaccord absolu avec moi. Même pour contester mes propos, il
devra faire sien ce système. » (Dufour 1990 : 73).

L’« adoption » de ce système a lieu, évidemment, a priori, sans


qu’il y ait possibilité de choix pour quiconque. Cela suppose de
dépasser la dimension pragmatique du discours, puisque ce « il »
représente de fait une double altérité, à savoir l’altérité transitive dans
laquelle se fixent l’« ici » et le « maintenant » encadrant la relation
« je-tu » dans le contexte immédiat du processus interlocutif, et
l’altérité intransitive, où « le “là” et l’absence sont assignés à résidence
au “il” » (Dufour 1990 : 109). Absence qui renferme pour sa part
deux valeurs, « l’absence re-présentée » dans le champ de la pré-
sence du processus interlocutif (chaque fois que l’on parle, on parle
d’un “il”), et « l’absence irreprésentable », dimension du Réel laca-
nien, « menace absolue de toute la symbolisation » (Dufour 1990 :
117), dont les effets peuvent être soupçonnés par l’émergence d’actes
manqués, de lapsus, de malentendus, d’erreurs, etc. Ces absences
constituent les conditions du discours qui nous permettent de pro-
duire l’énonciation alors qu’elle n’est encore qu’à l’état de locus où
réside la simultanéité de cette double altérité9.
J’assume alors que ces absences se nourrissent de l’existence de
l’Autre considéré comme « instance par laquelle s’établit pour le
sujet une antériorité fondatrice à partir de laquelle un ordre tem-
porel devient possible : elle est aussi un « là », une extériorité grâce
à laquelle peut se fonder un « ici », une intériorité ». (Dufour 2005b :
38)10. C’est la possibilité d’accéder à la fonction symbolique qui
inscrira le sujet dans un certain mode de fonctionnement linguistico-
discursif.
Si l’altérité est la condition de la structuration subjective, le dia-
logisme compris comme principe fondateur de tout discours y est
donc relié. Ceci peut être observé dans la mesure où le dialogisme

9. La réflexion de Dufour sur la « trinité « naturelle » de la langue » développe


l’idée de l’incapacité du sujet à se constituer comme un « je » seul et unique,
il ne peut le faire qu’à partir d’un « nous », supposé dans tout énoncé. Pour
comprendre cette notion de la langue vue comme un dispositif trinitaire, il
faut prendre en considération la réflexion du philosophe sur la « forme
unaire » (Dufour 1996) et l’articulation des formes binaires « je-tu », « je-tu/il »,
« je-tu/il/il » (Dufour 1990, 1999).
10. Traduit à partir du texte en portugais (NDT).
162 Études brésiliennes

se caractérise par l’intrusion de l’autre dans le « un », c’est-à-dire que


« l’un – le sujet, et ce qui accompagne constamment sa production,
à savoir son discours – n’existe, ne fait sens que dans son rapport à
l’autre. » (Bres et Nowakowska 2006 : 23).
Ce qui nous intéresse ici est donc de traiter le point de tension
du processus d’écriture à deux – et la rature qui lui donne une
visibilité – comme une manifestation de l’absence de re-présenté
où la dimension du « dialogisme interlocutif » et du « dialogisme
interdiscursif11 » entretiennent des échanges « sur deux plans, soli-
daires mais distincts » (Authier-Revuz 2011 : 7)12, dans l’acte coé-
nonciatif consistant à écrire un texte à deux. Cette manifestation
de l’absence représentée au travers du double dialogisme se réfère
à l’hétérogénéité constitutive du dire qui se constitue de manière
« interdiscursive » à partir de sa relation avec l’extériorité, comme
le déjà-dit d’autres discours, et de manière interlocutive à partir du
dire de l’allocutaire dans la scène dialogale. Bres et Nowakowska,
définissent ces deux plans de la manière suivante :

« Par le paramètre de la personne : il se construit sur l’interaction avec


un énoncé présupposé, antérieur ou ultérieur, prêté à l’allocutaire, à
la différence du dialogisme interdiscursif qui se construit sur la pré-
supposition d’un énoncé antérieur d’un tiers. » (Bres et Nowakowska,
2008 : 25).

Ce rapprochement entre le dialogisme et la rature est justifié par


le simple fait que tout retour sur un texte en cours d’écriture renvoie
à une « différence » dans le flux du dire entre ce qui a été dit et ce
qui va se dire. En ce sens, la rature porte en elle, implicitement ou
non, une autre façon de dire renvoyant à un dire « déjà dit ». Cette
observation est fondamentale pour l’explication de la nature de « la
rature orale ».

1.2. Rature et effet du hasard


Le « hasard » dans le processus d’écriture et de création n’est certes
pas un thème récent, mais il est récurrent depuis le controversé

11. Dans ce texte, je n’aborderai ni la dimension de l’« autodialogisme »


(Authier-Revuz 1995), ni celle de l’« intradialogisme » (Brès, 2005).
12. Traduit à partir du texte en portugais (NDT).
Dialogisme, hasard et rature orale 163

« Philosophie de la composition » de Poe (1846) et les tentatives de


Mallarmé de maîtriser le « hasard » (Mallarmé, 1897) jusqu’à la
réflexion fructueuse de Willemart rapprochant cette notion de la
théorie des structures dissipatives de Prigogine et Stengers (1986).
Pour Willemart, les lettres de l’alphabet, les mots, l’ordre syntag-
matique ou les catégories grammaticales, conditions initiales héri-
tées par tout sujet qui écrit, subissent la pression du hasard en
entrant en relation dans le processus d’écriture ; les collisions entre
ces éléments « rendent la maîtrise du processus impossible et ses
conséquences imprévisibles. » (Willemart 1999 : 117).
À partir, également, de la théorie de Prigogine, Pétroff (2004)
propose une relecture importante de la notion de langue13 établie
par Saussure en étendant le hasard aux systèmes sémiotiques : «Tous
les systèmes sémiologiques, dans leur transmission, sont victimes
d’événements fortuits et ceux qui les transmettent en les recompo-
sant avec les éléments dont ils ont hérité, en créent de nouvelles
versions différentes de l’original, celui-ci étant en fait ignoré,
oublié14 » (Pétroff, 2004 : 109).
Les événements fortuits soulignés dans la citation ci-dessus ne
font pas partie du système, mais aucun système sémiologique ne
fonctionne hors de la sphère humaine. Par conséquent, il n’est
jamais possible de faire abstraction de l’action du sujet parlant. C’est
à travers son action (linguistique, psychique, motrice, cognitive…)
que les événements fortuits, en émergeant et en se répétant au
cours du temps, provoquent des transformations et des réorganisa-
tions du système lui-même15.

13. La relecture de Pétroff s’appuie sur l’ensemble des manuscrits écrits par
Saussure et ses étudiants, ainsi que sur l’édition critique du Cours de linguis­
tique générale. Il développe la thèse annoncée en autographe par Saussure :
« Les changements d’une langue au cours de sa transmission dans le temps
sont exclusivement le résultat de hasards, d’événements fortuits qui provo­
quent la mise en place de nouveaux états, par sa genèse un procédé vient de
n’importe quel hasard. Et ceci se vérifiera pour tous les systèmes sémiolo-
giques. Ce sont toujours des événements fortuits qui provoquent l’apparition
d’un autre état de langue.» (Pétroff, 2004 : 94, italiques de l’auteur). Pour
rendre ma position plus explicite, je demande au lecteur de relire la citation
en remplaçant le mot « langue » par le mot « texte ».
14. Les italiques sont de l’auteur de l’article.
15. Cela suppose que tout système possède, comme le défendent Prigogine
& Stengers (1986), un processus d’auto-organisation.
164 Études brésiliennes

Ces considérations me semblent suffisantes pour proposer une


incorporation du hasard dans l’interprétation de l’écriture en acte.
Un texte est un système. La configuration d’un texte n’est pas libre
d’événements fortuits qui, répétés par la masse de ceux qui écri-
vent, créent des changements irréversibles, lesquels, en étant réar-
rangés modifieront le système (textuel) en vigueur16.
Le caractère fortuit et imprévisible d’un événement fait que la
rature en est le représentant visible dans le processus d’écriture : on
ne peut pas prévoir, anticiper, projeter, contrôler, annoncer… à
quel moment, en quel point de la rédaction va apparaître la rature.
Si le temps est un composant essentiel du flux du processus d’écri-
ture, la rature, par sa nature même, peut être comprise comme un
phénomène récursif qui ponctue le mouvement imprévisible du
rédacteur lors de ce processus. Ce mouvement de retour peut être
provoqué par le hasard des relations associatives, établies et enten-
dues par celui qui écrit17.
Le sujet qui écrit hérite inexorablement de son histoire et, au
sens large, de sa culture. Lorsqu’on demande à un élève brésilien
de six ans récemment alphabétisés, dont les parents sont instruits et
ont un large accès aux biens culturels de leur époque, d’écrire une
histoire qu’il aura lui-même « inventée », son écriture aura, d’une
manière ou d’une autre, une relation avec son mode d’inclusion
dans l’univers symbolique des récits de fiction socialement validés.
De manière générale, en supposant que l’énonciation de cet élève
s’inscrive dans la structure trinitaire de la subjectivation décrite par
Dufour, il sera possible de déceler des éléments composés par les
« figures de l’Autre » dans le texte. Ces figures s’établissent suite à

16. La création et la modification des « genres discursifs » sont liées, selon la


position que je défends, à ces événements qui se répètent dans le temps.
Cependant pour l’écriture en acte analysée dans le présent article, le hasard
sera traité le temps d’un processus, ce qui signifie que je ne tiendrai pas
compte de l’éventuelle répétition d’un événement de processus en proces-
sus car, à être incorporé par le système formé par les genres textuels, il perd
alors son statut d’événement.
17. C’est peut-être là l’une des limites des études sur le manuscrit car leurs
analyses portent obligatoirement sur la rature en tant que produit, et non
sur l’instant de son exécution. Même si l’on observe attentivement le dossier
génétique d’un écrivain, ses notes, ses carnets, ses lettres… et que l’on peut
observer la rature dans sa double condition d’éradication et d’irradiation
(Grésillon 2008 : 84 et suiv.), nous ne disposerons pour objet que de la
rature exécutée et jamais de la rature en train d’être exécutée.
Dialogisme, hasard et rature orale 165

l’interaction entre ces éléments (pragmatiques, syntaxiques, séman-


tiques, lexicaux, thématiques, visuels…) résultant des discours qui
ont été prononcés, lus, entendus et qui font partie de son expé-
rience de vie constituée dans le monde lettré où il vit. Toutefois,
connaître les conditions initiales de sa propre production ne per-
met ni d’anticiper ni de prévoir son processus.
Comme je le montrerai par la suite, cette impossibilité propre
à tout processus d’écriture et de création, qu’il soit littéraire ou
scolaire18, est profondément liée aux deux phénomènes dont il est
question ici. Le dialogisme et le hasard, constitutivement inclus dans
ce processus, sont à l’origine de la nature ambivalente de la rature
et ils vont influencer la configuration du manuscrit. En bref, le
manuscrit est le produit d’un système sémiotique multimodal régi
par de multiples facteurs qui agissent, la rature représentant un retour
provoqué par les tensions dans le processus d’écriture, un retour
indiquant la présence de relations dialogiques se manifestant elles-
mêmes au gré du hasard.

2. Considérations méthodologiques

2.1. É
 criture en acte : registres divers
et conditions de production
Bien que la rature laissée sur un manuscrit permette la reconnais-
sance a posteriori du phénomène de récursivité à l’œuvre au moment
de son inscription, les études récentes utilisant des moyens techno-
logiques plus sophistiqués élargissent significativement ses possibi-
lités d’interprétation. L’un des points forts de ces études réside dans
la valorisation de « l’écriture en temps réel » (ou processus on line),
l’enregistrement de ce qui est écrit au moment où c’est écrit per-
mettant d’associer les éléments linguistiques aux pauses, aux mou-
vements du curseur, des touches, des yeux, des mains, et à la voix.
Parmi les différentes recherches expérimentales qui ont contribué
à l’analyse de l’écriture en cours, il faut mettre l’accent sur celles
développées avec l’aide du dispositif Eye and Pen (Alamargot,

18. L’article de Felipeto, présent dans ce livre, offre une autre analyse de
l’inter­férence du hasard/événement et de l’homonymie dans le processus
d’écriture et la création de manuscrits scolaires.
166 Études brésiliennes

Chesnet, Dansac et Ros, 2006) qui utilise une tablette graphique, sur
le programme Scriptlog (Wengelin, Torrance, Holmqvist, Simpson,
Galbraith, Johansson et Johansson, 2009) permettant l’enregistre-
ment des touches utilisées et des mouvements oculaires, sur Inputlog
(Leijten & Van Waes, 2005), outil qui combine l’utilisation du
clavier au mouvement de la souris et à la reconnaissance de la voix,
ou bien encore sur le programme Genèse du texte (Foucambert
1995, Doquet-Lacoste 2003), permettant l’enregistrement des temps
de pauses et des touches qui sont pressées pendant l’écriture du
texte. Malgré la précision et la richesse de détails concernant le temps
de l’écriture et l’enregistrement du moment exact où une lettre,
un mot ou une phrase a pris la place d’un(e) autre, il n’est toujours
pas possible d’avoir accès à ce qu’a « pensé » le rédacteur au moment
de raturer, ce qui a fait qu’à un moment précis du processus d’écri-
ture, il est revenu sur ce qu’il écrivait et a remplacé, supprimé ou
ajouté un élément.
Ces lignes de recherche et leurs procédés méthodologiques
expérimentaux suivent, pour la plupart de ces études, les exigences
théoriques du champ de la psychologie cognitive. À distance de ce
domaine scientifique, les recherches sur les processus d’écriture et
de création en acte du « Laboratoire du manuscrit scolaire » s’inscri-
vent dans le champ de la génétique textuelle19 et traitent de l’écri-
ture à école.
Le corpus que je vais analyser est méthodologiquement plus
proche d’un ensemble de recherches consacrées à l’analyse du pro-
cessus d’écriture en acte, nommé « rédaction conversationnelle ».
Réunies par de Gaulmyn, Rabatel et Bouchard (2001), Bouchard
et Mondada (2005)20, les études présentées sont consacrées à l’analyse
du dialogue, enregistré en audio et selon une méthode semi-expéri-
mentale21, entre deux étudiants universitaires étrangers pendant
l’élaboration d’un texte argumentatif22.

19. Pour un bref aperçu de ces études en France, voir l’article de Doquet
au chapitre 1.
20. Dans de Gaulmyn, Bouchard et Rabatel (2001), ces études sont réunies
dans la première partie du livre, intitulée « La rédaction conversationnelle,
variations sur un même corpus ».
21. Pour un éclaircissement sur les procédures méthodologiques utilisées
par ces auteurs, voir les pages 19 à 29 dans de Gaulmyn, Bouchard et
Rabatel (2001).
22. Le fait que deux individus interagissent et discutent pendant la réalisa-
tion d’une tâche (le texte qu’ils sont en train d’écrire ensemble) favorise la
Dialogisme, hasard et rature orale 167

2.2. É
 crire à quatre mains en classe :
le dialogue comme fil conducteur
du manuscrit
Nous analysons cette technique d’écriture collaborative depuis
1989 (Calil, 1994). L’interaction entre dyades doit se dérouler en
contexte d’apprentissage in natura afin de garantir des conditions
sociales réelles de production de texte dans la salle de classe. Cette
option méthodologique se rapproche des études à caractère ethno-
linguistique car elle permet de la même manière de saisir la com-
plexité et la richesse des données lorsque l’on prend en compte les
facteurs éducatifs, pragmatiques, linguistiques, psychologiques et
anthropologiques impliqués en situation réelle23 de production de
texte à l’école.
En outre, la procédure méthodologique présente deux autres
caractéristiques : (i) les sujets sont des élèves ayant entre six et huit
ans, qui, alphabétisés depuis peu de temps, écrivent leurs premiers
textes ; (ii) les informations impliquant l’ensemble du processus (de
la présentation de la consigne par le professeur à la remise du
manuscrit fini par les élèves), sont enregistrées grâce à un camés-
cope (handcam24).
Cette technique permet d’accéder au contexte in natura contrai-
rement à l’enregistrement audio. Filmer des interactions qui s’éta-

verbalisation et l’explicitation de ce à quoi, (et comment), ils pensent. Ainsi,


cette procédure peut être rapprochée des techniques de « l’analyse de pro-
tocole » à savoir talk aloud protocol, composing aloud protocol et retrospective
thinking aloud protocol. Toutefois, l’interaction au sein d’une dyade évite
l’artificialité excessive de ces protocoles, dont l’intérêt réside principalement
dans la cartographie des processus cognitifs activés.
23. L’adjectif « réelle » est destiné à souligner le caractère « quotidien », et
« spontané » de la production de texte en binôme dans le contexte scolaire
brésilien.
24. On notera que le choix et l’utilisation de ce type de caméras pour le
tournage sont dus au fait que leurs caractéristiques physiques et technolo-
giques en permettent la manipulation par tout utilisateur, sans connaissances
techniques spécifiques ou sophistiquées. Cependant, si d’un côté la présence
de la handcam dans la classe apporte un gain significatif pour la préservation
des conditions « naturelles » de la classe, d’un autre côté le respect de ces
conditions peut entraîner des problèmes de luminosité et de superposition
du son et de la parole, ce qui rend difficiles la compréhension et la trans-
cription de ce que disent les élèves.
168 Études brésiliennes

blissent dans une pratique de textualisation25 permet d’en connaître


le temps et l’espace. Cette forme d’enregistrement ne permet pas
seulement l’enregistrement de l’aspect physique de la salle de classe
(murs avec affiches, annonces, dessins, alphabet sur tableau noir,
agencement des bureaux, etc.), mais aussi l’obtention d’informa-
tions concernant des aspects sociaux, communicatifs et didactiques
tels que l’interaction entre les acteurs, la présentation de la consigne,
l’organisation des bureaux et des groupes d’élèves. Lorsque l’on
s’intéresse à une dyade pendant le processus de création et d’écri-
ture, on enregistre le dialogue et tout ce qui caractérise l’interac-
tion en face à face, comme par exemple les expressions faciales, les
gestes, les regards, la position des stylos sur la feuille de papier, les
interactions avec l’enseignant ou avec d’autres camarades de classe.
Le dialogue, ou le dialogal, comme le disent de manière plus
appropriée Bres, Nowakowska (2006, pp. 35-36), se caractérise
donc par deux points essentiels : (i) l’alternance de tours in praesen­
tia (avec bien sûr tous les aspects visuels, sonores, gestuels et inte-
ractionnel propres à une classe) où se succèdent et s’enchaînent des
énoncés antérieurs et des énoncés postérieurs ; (ii) le flux temporel
de l’instance du dire (gestion des places transitionnelles, pauses,
phatiques et régulateurs, complétion, etc.) partagé par les locu-
teurs26.
Compte tenu de cette conception méthodologique et de la
perspective énonciative adoptée, je propose un élargissement de la
compréhension du phénomène de la rature. À partir du moment
où l’écriture se fait à deux, elle ne serait plus limitée à des marques
laissées sur une feuille de papier. Si la rature est le reflet d’un retour
sur un point de tension du manuscrit en cours, les retours des co-
énonciateurs sur ces points peuvent être considérés comme une
forme de rature, comme une forme « de rature orale ».

25. La « pratique de textualisation » est entendue comme étant le temps de


mise en œuvre d’une proposition de production textuelle en salle de classe,
autrement dit « la pratique de textualisation » couvre tout ce qui se passe
dans la classe et qui concerne la demande de l’enseignant. En un mot, la
pratique est délimitée par le moment où l’enseignant organise les groupes,
présente la consigne et par le moment où les élèves remettent texte et où
l’enseignant termine le cours.
26. Selon une perspective théorique, Apothéloz (2001, 2005) développe une
analyse intéressante de la formulation effectuée dans une « rédaction con­
versationnelle ».
Dialogisme, hasard et rature orale 169

Ces points sont caractérisés co-énonciativement et ils matéria-


lisent, via le texte-dialogal, le jeu de sens qui s’instaure dans le
temps et dans l’espace du (re)flux du dire partagé ; le hasard accom-
pagne l’émergence de ces points, les ratures survenant via la subs-
titution d’éléments déjà énoncés ou des retours sous la forme de
commentaires et de gloses relatives à des éléments divers (gra-
phico-visuel, orthographique, pragmatique, syntaxique, lexical,
sémantique, textuel), qui peuvent (ou non) faire partie de la confi-
guration finale du manuscrit. Les ratures sont l’écho, le reflet de ces
points : retours imprévisibles sur le flux du dire co-énonciatif révé-
lant les orientations vers d’autres discours à certains moments du
processus de création et provoquant, dans le même temps, des
transformations sur la configuration du manuscrit fini.

2.2.1. Corpus : caractéristiques générales


Le corpus a été constitué en 1991 par l’enregistrement de pratiques
de textualisation dans une classe d’élèves de six ans (période d’al-
phabétisation) d’une école privée27 de la ville de São Paulo (Brésil).
Cette école se réclamait de la didactique « constructiviste » basée
sur les idées de Vygotsky et de Piaget. Pour cette raison, le travail
didactique valorisait significativement les interactions entre les
élèves ainsi que le travail en groupe. Les productions de texte s’y
faisaient communément en binôme.
Les élèves Isabel et Nara, respectivement six ans et cinq mois
et cinq ans et neuf mois, ont été choisies car elles étaient suivies
lors des propositions de production de texte faites par la profes-
seure. La sélection de cette dyade a été favorisée par le fait que ces
élèves sont extraverties, qu’elles parlent beaucoup et qu’elles sont
amies depuis l’âge de trois ans. En outre, les parents étaient d’ac-
cord pour un enregistrement filmique de leurs filles.
Au cours de cette année scolaire, l’enseignante a fait huit pro-
positions de production de texte à ses élèves. Tous les processus
d’écriture impliquant Isabel et Nara ont été filmés et les manuscrits
en résultant ont été collectés.

27. Il est important de souligner que cette école relevait de la classe


moyenne supérieure : professeurs d’université, avocats, architectes, ingé-
nieurs, médecins, psychologues, psychiatres, hommes politiques, autrement
dit une population lettrée et ayant accès aux biens de consommation de la
société brésilienne (et en particulier de São Paulo) de l’époque.
170 Études brésiliennes

La consigne donnée par l’enseignante était simple. Elle organi-


sait le groupe en dyades. D’abord, ils devaient parler et inventer
l’histoire. Une fois qu’ils s’étaient mis d’accord, l’enseignante leur
donnait un stylo noir et une feuille de papier, généralement sans
ordre du jour, en précisant quel était celui des deux élèves qui dic-
terait et quel était celui qui écrirait. Quand ils avaient fini d’écrire
l’histoire, les élèves remettaient le manuscrit à l’enseignante qui
généralement demandait qu’on le lui lise.
Lorsque Isabel et Nara écrivaient, le caméscope restait fixé à un
trépied et était cadré sur la feuille de papier, leurs camarades de classe
étant assis autour d’elles. Le chercheur était au fond de la classe,
hors de la vue des élèves. La professeure circulait entre les binômes
et les aidait quand ils la sollicitaient.
Le manuscrit « Belle-mère et les deux sœurs », produit final du
second processus d’écriture28 enregistré le 25/04/1991, a été écrit
pendant 27 minutes et 18 secondes29. La transcription de la vidéo
enregistrée a été faite grâce au programme ELAN30.

3. Points de tension et manifestations


de ratures orales
Je vais souligner des éléments de ce processus d’écriture, puis je décri-
rai et nommerai certaines formes de manifestation de rature orale.

28. Dans le livre Autoria : a criança e a escrita de histórias inventadas (Calil,


2009), j’analyse quatre autres processus d’écriture de ce même corpus.
29. La durée totale du filmage – du début de la présentation de l’activité à
la lecture par Isabel et Nara du manuscrit à l’enseignante – est de 37 minutes
et 52 secondes. Cependant, l’écriture en acte de la dyade a débuté à
10 minutes et 34 secondes.
30. Le programme Eudico Linguistic Annotator (ELAN) permet la transcrip-
tion des tournages effectués en salle de classe. Il offre des outils interactifs
permettant de travailler avec la complexité des données enregistrées par le
système, et cela de manière fiable, simultanée et précise. Ce programme a été
élaboré au Max Planck Institute for Psycholinguistics et peut être obtenu
gratuitement sur <www.lat-mpi.eu>.
Dialogisme, hasard et rature orale 171

3.1. P
 rocessus d’écriture du manuscrit
« Belle-mère et les deux sœurs »

3.1.1. Au début de l’histoire… une rature orale blanche


La rature orale blanche, semblable aux ratures sans marque visible
laissées par les écrivains31, se produit en cas de retour de l’un des
co-énonciateurs sur le flux temporel du dire sans présence de quel­
que forme de commentaire que ce soit à moins qu’il ne s’agisse
d’une négation directe, sans connotation évaluative et dirigée vers
la configuration du manuscrit. Cette forme de rature orale apparaît
12 minutes et 13 secondes après le début de la création de l’histoire
par les deux élèves. En 25 secondes, les éléments centraux de ce
qui sera le début du manuscrit sont établis.

Texte-dialogal 1 : 00 :12 : 13 – 00 :12 :3832 du processus d’écriture


« Belle-mère et les deux sœurs »

Temps
chrono- Rubrique Dyade Dialogue
metré
TC1 NARA PROPOSE UN NARA Il y avait deux… deux petites filles… l’une
00 :12 :13 DÉBUT D’HISTOIRE. d’elles est allée ramasser du bois… l’autre
00 :12 :21 ISABEL LA REGARDE. est allée se peigner…
TC2 ISABEL REGARDE ET ISABEL Non. Je sais Nara. Il y avait deux petites
00 :12 :22 INTERROMPE NARA. filles… et alors… la mère a dit… il y en
00 :12 :38 ISABEL PROPOSE UN avait une qu’elle n’aimait pas..il y en avait
AUTRE DÉBUT une autre qu’elle aimait. Celle qu’elle n’ai-
D’HISTOIRE. NARA mait pas, elle l’appelait A..dri..an..na… Et
REGARDE celle qu’elle aimait, elle l’appelait Patri-
ATTENTIVEMENT ISABEL. cia… d’accord ?

L’émergence inattendue de la réplique d’Isabelle « Non. Je sais


Nara. », n’interrompt pas seulement le discours précédent de sa
camarade, elle est en opposition interlocutive à ce qui a été pro-

31. Selon De Biasi (1996, p. 19) « ils [les écrivains] corrigent, mais sans laisser
de trace, en reprenant le texte de la page fautive sur un nouveau feuillet. Il
existe ainsi des ratures immatérielles dont le tracé spécifique reste invisible.»
32. Les tableaux de transcriptions sont adaptés à partir du modèle offert
par ELAN, afin de faciliter leur lecture.
172 Études brésiliennes

posé. Elle reprend et reformule le début suggéré par Nara (« C’était


deux… deux petites filles… l’une d’elles est allée ramasser du bois…
l’autre est allée se peigner… »), nomme les « deux petites filles »
(Patricia et Adriana), introduit un autre personnage (la « mère ») et
inventent un conflit entre elles (« il y en avait une qu’elle [la mère]
n’aimait pas… il y en avait une autre qu’elle aimait. »).
Cependant, on ne peut ignorer ce qui a été dit par Nara pour
comprendre la réplique d’Isabel. Dans l’énonciation de Nara, il y
a des éléments (« sœurs », « ramasser du bois », « se peigner ») qui ren-
voient à la représentation qu’elle se fait de ce qu’est une « histoire
inventée » : un « conte de fées ». Cette référence est amplifiée dans
la reformulation d’Isabel : deux sœurs (des petites filles), l’une bonne,
l’autre méchante, une belle-mère (la mère33) qui n’aime pas ses
enfants ; aller ramasser du bois dans la forêt, se peigner devant un
miroir. Plus précisément, on peut reconnaître à la fois dans l’énoncé
de Nara comme dans la reformulation proposée par Isabel, des
références (probablement involontaires) au célèbre conte de fée
« Hansel et Gretel34 ». Les expressions et syntagmes comme : « il y avait
deux petites filles »35, « aller ramasser du bois », « il y avait une fille
que la mère (belle-mère36) n’aimait pas », proviennent des possibili-
tés sémantico-discursives offertes par la culture lettrée transmise par
les contes de fées, et présente de manière inégale dans la mémoire
de ces élèves. Isabel ne répond donc pas à Nara uniquement de
manière interlocutive mais aussi de manière interdiscursive en

33. La figure de la « mère », présente dans presque tous les manuscrits produits
par ces deux élèves au cours des deux ans de l’analyse, est sémantiquement
équivalente à la figure de la « belle-mère ». Elles troquaient ainsi fréquemment
le nom de « mère » par celui de « belle-mère » comme l’on peut l’observer
dans le titre de ce manuscrit. Dans l’histoire qu’elles ont inventée et écrite,
il n’y a aucune référence au personnage de la belle-mère.
34. « Quand le jour parut, avant même le lever du soleil, la femme vint
réveiller les deux garçons :
– Levez-vous paresseux. Allons dans la forêt ramasser du bois. […] Quand
ils arrivèrent au milieu de la forêt, le père dit : – Commencez à chercher
du bois, les enfants, je fais un feu pour vous réchauffer ». http://linamarin.
wordpress.com/category/contos-e-adaptacoes-de-irmaos-grimm (consulté
le 12/01/2011 ; je souligne, NDA).
35. Nara dit : « deux petites filles », au lieu de « deux frères », mais cela ne
modifie pas la relation interdiscursive et sémantique signalée ici.
36. Ou marâtre (contrairement au portugais le terme de marâtre est tombé
en désuétude en français) (NDT).
Dialogisme, hasard et rature orale 173

apportant à l’histoire inventée qui doit être écrite des éléments lin-
guistiques et sémantiques qui caractérisent les contes de fées qu’elle
connaît. L’énoncé d’Isabel, marqué par la négation et la reformu-
lation de l’énonciation précédente, établit la configuration du thème
central de ce que sera le manuscrit final. Le manuscrit « La belle-
mère et les deux sœurs » raconte l’histoire d’une mère qui n’aimait
pas l’une de ses filles et qui l’a envoyée ramasser du bois. La jeune
fille était triste et a commencé à pleurer mais une fée marraine est
apparue et a utilisé ses pouvoirs magiques pour que sa mère et sa
sœur recommencent à l’aimer. Elle rentra chez elle et elle fut très
aimée37.

3.1.2. Deux ratures dans le titre : textuelle et pragmatique


Le processus d’écriture à deux suivant son cours, d’autres formes
de rature orale apparaissent, elles affecteront elles aussi directement
ce qui sera écrit dans le manuscrit. L’énonciation par Isabel d’un
titre pour l’histoire inventée génère l’apparition imprévisible d’un
autre point de tension où différentes possibilités de dire entrent en
concurrence et où les manifestations de ratures orales se che-
vauchent.

Texte-dialogal 2 : 00 :15 : 27 – 00 :15 :53 du processus d’écriture


« Belle-mère et les deux sœurs »
Temps
chrono- Rubrique Dyade Dialogue
mètre
TC1 NARA ÉCRIT SON NOM. ISABEL ISABEL … on peut faire… le nom de
00 :15 :27 DEBOUT A CÔTÉ LA REGARDE l’histoire.
00 :15 :31 ÉCRIRE ET DIT QU’ELLES DOIVENT
ÉCRIRE LE « NOM DE L’HISTOIRE ».
QUAND NARA TERMINE D’ÉCRIRE
SON NOM, ISABEL LUI PREND LE
STYLO DE LA MAIN, COMMENCE À
TIRER LA FEUILLE DE PAPIER VERS
ELLE ET S’ASSOIE SUR SA CHAISE.

37. Ceci est un résumé de l’histoire « La belle-mère et les deux sœurs » dont
la version originale et sa version française peuvent être lues à la fin de cet
article.
174 Études brésiliennes

TC2 ISABEL TERMINE DE TIRER LA NARA … c’est c’est c’est la demoi-


00 :15 :31 FEUILLE DE PAPIER VERS SA TABLE selle et la… non… la reine…
00 :15 :37 DE TRAVAIL. NARA SE PENCHE VERS
ELLE, EN LA REGARDANT DANS LES
YEUX, COMMENCE À PROPOSER
UN TITRE EN RÉPONSE À LA
PROPOSITION ANTÉRIEURE
D’ISABEL.
TC3 ISABEL RÉPÈTE LE MOT « REINE ». ISABEL la reine… non. Les deux
00 :15 :37 ELLE SE REPREND ET PROPOSE sœurs. L’une, c’est parce que
00 :15 :42 LE TITRE « LES DEUX SŒURS » c’est une reine et l’une c’est
ET LE JUSTIFIE PAR LA SUITE. NARA parce qu’elle est sœur.
LA REGARDE ATTENTIVEMENT.
TC4 NARA CONTESTE LE TITRE ET COM- NARA Non. La belle … mè…re…
00 :15 :42 MENCE À EN PROPOSER UN AUTRE.
00 :15 :44
TC5 ISABEL DESSINE, AVEC SON STYLO, ISABEL Non, ça va pas. On va faire
00 :15 :44 UNE FORME RECTANGULAIRE SUR comme ça… La… la…
00 :15 :50 LA FEUILLE DE PAPIER OÙ ELLE
ÉCRIRA PAR LA SUITE LE TITRE
QUI SERA EN EFFET CELUI DU
MANUSCRIT. ELLE INTERROMPT
NARA ET COMMENCE À PROPOSER NARA C’est moi qui dicte, tu as
UN TITRE MAIS EST INTERROMPUE oublié ?
PAR NARA. NARA PARLE À VOIX
HAUTE EN REGARDANT ISABEL
ET EN LA MONTRANT DE L’INDEX.
TC6 NARA PROPOSE UN AUTRE TITRE. NARA La belle-mère…
00 :15 :50 ISABEL LE RÉPÈTE SUR LE MODE
ISABEL La belle-mère ?…
00 :15 :53 INTERROGATIF AU MOMENT OÙ
NARA, À VOIX BASSE, ARRÊTE DE NARA … la sœur.
PARLER.

À partir de ce texte dialogal, on peut observer qu’avant l’écri-


ture du titre final « Belle-mère et les deux sœurs » d’autres possibi-
lités sont proposées : « La demoiselle et la reine », « Les deux sœurs »
et « La belle-mère et la sœur ».
Les prénoms des personnages proposés pendant le texte dialogal
(Patricia et Adriana), également portés par des amies des deux élèves,
pourraient être synthétisés par « les deux sœurs ». Mais ce qui est
Dialogisme, hasard et rature orale 175

particulièrement intéressant dans le texte dialogal 2 est l’émergence


de noms liés à l’univers fictionnel : « demoiselle », « reine », « belle-
mère » – ou « marâtre », tous formulés de manière inattendue par
Nara, sans qu’aucun ne soit lié lexicalement à l’histoire racontée.
Reste que les relations interdiscursives de cette histoire ont un lien
avec les contes de fées qui nous sont familiers.
Bien que les titres envisagés entretiennent des relations avec
l’univers discursif des contes de fées – univers qui imprègne donc
bien la mémoire de ces deux élèves – les retours ayant eu lieu tout
au long du texte dialogal représentent chacun une réaction au tour
de parole l’ayant précédé. En plus des ratures orales blanches de
Nara (TC4) et d’Isabel (TC5), j’ai identifié deux autres formes de
retour qui seraient caractérisées par des commentaires spécifiques.
En TC3, Isabel répète le terme « reine », proposé par son amie, et
le conteste. Le nouveau titre proposé est accompagné d’une justi-
fication : « Les deux sœurs. L’une, c’est parce que c’est une reine et
l’une c’est parce qu’elle est sœur. » Dans la structure « X, c’est parce
que c’est une Y et une Z », X désigne le titre, mais les éléments qui
le composent présentent une certaine opacité : la justification « parce
que c’est une reine et une sœur » ne correspond pas lexicalement
et sémantiquement au titre suggéré « Les deux sœurs ». Mais bien
qu’il y ait cette petite discordance, l’énonciation faite par Isabel, en
opposition au titre indiqué par Nara (TC2), est justifiée par celle-ci
comme étant nécessaire au maintien de l’unité de l’histoire : personne
ne peut donner un titre qui ne fasse mention des personnages pré-
sents dans l’histoire qui sera écrite. En ce sens, parmi les ratures
orales relatives au titre de l’histoire, il en existe une qui est de
nature « textuelle » et qui cherche à maintenir l’unité de l’histoire
écrite.
Une autre forme de rature orale apparaît au TC5. Elle est liée
au facteur pragmatique de ce processus d’écriture en salle de classe.
Comme indiqué ci-dessus à propos de la description des procédures
méthodologiques, l’enseignante définissait à chaque nouveau tour-
nage qui serait responsable pour dicter l’histoire et qui serait chargé
de l’écrire. Nara fait référence à cette règle pour faire valoir sa
proposition de titre en disant avec autorité : « C’est moi qui dicte,
tu as oublié ? ». En le disant de cette façon, elle « rappelle » à Isabel ce
qui a été dit par la professeure, mais sur un ton ironique en ajou-
tant « tu as oublié ? » formulé avec une intonation ascendante et
interrogative.
176 Études brésiliennes

En résumé, l’ironie de Nara reproduit, de manière interdiscur-


sive, un reproche que les parents et les enseignants font commu-
nément à l’encontre de leurs enfants ou élèves. Cet énoncé
fonctionne comme une forme d’argument de la part de Nara afin
de maintenir ce qui a été dit au TC4 quand elle avait suggéré le
nom de « belle-mère ». Bien que ne constituant pas une réflexion
linguistique sur le manuscrit en cours, son énonciation, comme je
le montrerai, est efficace.
Isabel qui avait pourtant énoncé avec inquiétude au TC6 (« la
belle-mère ?… ») accepte désormais ce nom et écrit immédiatement,
entre 00 :15 :55 et 00 :16 :26, dans le rectangle qui a été dessiné à
côté du nom de Nara, le titre suivant :

Titre du manuscrit « Belle-mère et les deux sœurs »

Figure 1

La « mère » qui n’aime pas sa fille ne pouvait être qu’une « belle-


mère », contiguïté qui serait, semble-t-il, à l’origine de la relation
associative que fait Nara entre ces deux termes : « belle-mère » serait
définie comme « la mère qui n’aime pas sa fille »38. D’un autre côté,
cependant, ce terme pose des problèmes pour la co-référence car
il ne coïncide pas avec le nom du personnage « la mère » qui a été
écrit dans le corps du manuscrit.
La dimension dialogique interdiscursive de ce titre est certes
d’ordre sémantique comme le montre l’utilisation des termes « belle-
mère », « reine » ou « demoiselle » ainsi que du syntagme « les deux
sœurs », mais elle renvoie également à une structure syntaxique
typique des contes de fée traditionnels lus par ces élèves39 :
– Hansel et Gretel
– Blanche-Neige et les sept nains

38. C’est le sens péjoratif qu’a en français moderne le terme de « marâtre »


(NDT).
39. Une analyse plus approfondie des titres donnés par Nara et Isabel pour
des histoires inventées peut être trouvée dans Calil (2008, 2010).
Dialogisme, hasard et rature orale 177

– La Princesse au petit pois40


– La Belle et la Bête
– Etc.

« Belle-mère et les deux sœurs » reproduit ce qui se reproduit dans


de célèbres titres de contes de fée. Une fois ce titre écrit, les élèves
ne chercheront plus à le mettre en adéquation avec ce qui est
raconté. Cela montre, comme l’indique Apotheloz (2005, p. 197),
qu’à deux, les auteurs reviennent moins fréquemment sur les seg-
ments à la gauche du texte qui a été écrit que sur ceux qui restent
encore à écrire. Un autre aspect intéressant est que le mot « belle-
mère » apparaît dans le titre de l’histoire mais pas dans le corps du
texte. C’est ce que Bereiter et Scardamalia (1987) ont appelé
« knowledge telling strategy », c’est-à-dire une stratégie caractéris-
tique des écrivains débutants consistant à « raconter le connu » quels
que soit les objectifs et les caractéristiques du texte.

3.1.3. Formule magique et mot enchanté :


modalisation autonymique de la rature orale
Il se produit, au cours du processus d’écriture analysé, d’autres points
de tension qui seront à l’origine de diverses formes de rature orale.
Parmi ces formes, on peut décrire celles contenant des commentaires
n’impliquant pas de facteurs pragmatiques ou textuels mais des
éléments linguistiques et discursifs précis. L’une des formes les plus
intéressantes, bien que moins fréquente ici, consiste en des ratures
orales accompagnées de commentaires méta-énonciatifs en réponse
à ce qui a été dit précédemment par le co-énonciateur et qui en
repren­nent des éléments. J’ai identifié dans ce domaine des gloses
proches de celles que Authier-Revuz (1995) décrit comment étant
des modalisations autonymiques. Elles se produisent alors que les
élèves allaient décrire sur le papier la « formule magique » de la fée
marraine.

40. « La princesse et le petit pois » en portugais (NDT).


178 Études brésiliennes

Texte dialogal 3 : 00 :30 : 11 – 00 :30 :36 du processus d’écriture


« Belle-mère et les deux sœurs ».

Temps
chrono- Rubrique Dyade Dialogue
mètre
TC1 ISABEL, APRÈS AVOIR ÉCRIT ISABEL Et alors…c’était… c’était
00 :30 :11 « CHEZ SA MÈRE ET CHEZ SA comment le bruit du sorti-
00 :30 :14 SŒUR » REGARDE NARA, SE TAPOTE lège ?…
LE BRAS ET POSE UNE QUESTION.
TC2 NARA REGARDE ISABEL, FEINT DE NARA Zumbacalabumba ! !
00 :30 :15 JETER UN SORT SUR SA CAMARADE
00 :30 :17 ET MODIFIE LE SON DE SA VOIX.

TC3 ISABEL REGARDE LA FEUILLE DE ISABEL Comme ça, oh ! On va en


00 :30 :17 PAPIER, SE RETOURNE VERS NARA faire un plus joli, hein ! ?
00 :30 :24 ET CONTESTE LA FORMULE Zabumbacalabumba… pour
MAGIQUE PROPOSÉE PAR NARA. une fée ?
TC4 ISABEL E NARA SE REGARDENT EN ISABEL …
00 :30 :24 SILENCE. NARA …
00 :30 :26
TC5 ISABEL REGARDE NARA ET FAIT ISABEL Zuuumbaaaaaazuuuuum…
00 :30 :26 SEMBLANT ÉGALEMENT DE JETER c’est comme ça… zuuum-
00 :30 :36 UN SORT SUR QUELQU’UN. ELLE baalaazum… le sortilège va
CHANGE SA VOIX QUAND ELLE faire que la mère de l’enfant
IMITE LES PERSONNAGES. va avoir pitié !

La question posée par Isabel (TC1) faisant référence au « bruit »


du sortilège contient en elle-même des éléments de réponse ; elle
semble vouloir savoir comment représenter le « son » onomato-
péique de celui-ci. La réplique de Nara, « Zumbacalabumba ! » répond
à la question mais va dans une autre direction. L’intonation, la syn-
taxe et le mime qui accompagnent son énonciation font penser à
une « formule magique » qui doit être proférée par la fée sans qu’elle
ne corresponde exactement au « son » (bruit) du sortilège.
Cet ensemble d’éléments recouvrant l’énonciation de Nara ne
répond pas seulement sur le mode interlocutif à la question d’Isabel,
mais aussi de manière interdiscursive. Il peut être ainsi l’élément
déclencheur de la rature orale, au TC3-3 du texte dialogal, qui
rompt de façon imprévisible la continuité du flux temporel.
Dialogisme, hasard et rature orale 179

À ce moment, précisément entre 30 minutes et 17 secondes et


30 minutes et 24 secondes, Isabel réagit de manière surprenante au
tour précédent. La rature orale réagit au mot « Zumbacalabumba ! ! »
dit par Nara et contient, contrairement aux ratures orales « blan­
ches », « textuelle » et « pragmatique » analysées ci-dessus, une struc-
turation énonciative particulière :
– La suspension du flux du dire caractérisé par l’apparition de
l’énoncé « Comme ça, oh ! » exprimé sur un ton correctif et
répondant par la négative à ce qui a été proposé par son
amie41.
– Immédiatement après cette interruption, suit le commen-
taire (« On va en faire un plus joli, hein ! ? »), dans lequel
le déterminant « un » fait référence par voie déictique co-
textuelle au « sortilège » jeté par la fée et où le complément
adnominal « plus joli » implique une évaluation négative du
terme « Zumbacalabumba ! ! ». Bien que le terme « joli » com-
porte une certaine opacité, il n’y a aucune différence séman-
tique entre ce que dit Nara (« zumbacalabumba ») et ce que
va dire Isabel au TC5 (« zuuumbaaaaaazuuuuum… » et
« zuuumbaalaazum »).
– Cette opacité est amplifiée par le commentaire d’Isabel dans
la séquence qui suit : elle répète de manière approximative le
terme proposé par Nara (« Zabumbacalabumba… ») et le com­
mente négativement par la glose interrogative (« pour une
fée ? »).
– Cette dernière partie de son tour de parole contient une
modalisation autonymique :

« Zabumbacalabumba42 » et son référent « Fée ». L’émergence de


cette rature orale ne peut être justifiée par le fait que le bruit du

41. La suspension du flux du dire pourrait également être reconnue dans


l’énoncé « Non. Je sais Nara.» dit par Isabel dans le texte dialogal 1, TC2.
Toutefois, la différence réside dans le fait que ce qui suit son énonciation ne
reprend aucun élément linguistique présent dans le précédent tour de
parole.
42. Isabel ne répète pas exactement le terme « Zumbacalabumba » utilisé
par Nara, mais il ne semble pas que cela soit pertinent pour l’analyse que je
développe. Bien qu’elle ait dit « Zabumbacalabumba », son énoncé se réfère
clairement au terme utilisé par Nara.
180 Études brésiliennes

sortilège proposé par Nara soit « laid » ou « beau » car, à strictement


parler, il n’y a pas de différence entre ce que Nara propose et ce
que dit Isabel, sauf à être d’ordre imaginaire. La rature orale aurait
donc à voir avec la façon dont Isabel a reçu l’énonciation de Nara
et y a répondu. L’association inattendue faite par Isabel ne renferme
pas, de fait, de différence sémantique, mais elle établit un lien entre
un « son » et les caractéristiques du personnage (la fée).
Pour Isabel, il faut un terme plus juste, plus approprié à la
manière de parler du personnage. Une « fée » ne pourrait prononcer
ce mot magique, le mot « Zabumbacalabumba » ne serait pas adéquat
pour représenter le « sortilège » lancé par une fée. Le point de ten-
sion autour de ce terme a provoqué la manifestation d’une « non-
coïncidence du dire entre le mot et la chose ».
J’irai un peu plus loin dans cette analyse en expliquant pourquoi
j’ai souligné le terme « a provoqué ». L’émergence de ce type de
modalisation autonymique répond simultanément au sens consti-
tué imaginairement par Isabelle et à l’énoncé antérieur de Nara,
il y a donc une autre forme de non-coïncidence du dire : la non-
coïncidence interlocutive. Toutefois, l’énonciation d’Isabel contient,
potentiellement43, une autre énonciation, quelque chose du type :
« Je ne suis d’accord avec le mot que tu as dit. »
Finalement, au TC5, Isabel propose les termes « Zuuum­
baaaaaazuuuuum » et « Zuuumbaalaazum », tout en mimant égale-
ment le personnage de la « fée » lançant un sort. L’intonation
rythmique qu’elle emploie et l’allitération de formes signifiantes
sont typiques de l’univers de la magie et de la sorcellerie, à l’instar
du fameux « abracadabra » prononcés par des personnages de
bandes dessinées, de dessins animés ou de films diffusés dans les
médias audiovisuels (cinéma, télévision…) et présents dans le quo-
tidien de ces élèves.

Observez ce que dit le « magicien » Nimbus, l’un des person-


nages de la bande dessinée A Turma da Mônica44, abondamment
lue par ces élèves :

43. Dans Calil & Felipeto (2008) nous discutons de quelques formes de
modalisation qui sont potentiellement présentes dans les processus d’écriture
en acte de Nara et Isabel.
44. La bande à Monique (NDT).
Dialogisme, hasard et rature orale 181

SINSINSALABIM… ABRACADABRA45, mots magiques

Figure 246

En plus de la relation dialogique interdiscursive décrite ci-des-


sus, on peut reconnaître dans ces formes signifiantes, comme dans
leur intégration dans les « paroles » de la fée, de fortes similitudes
avec des événements se produisant dans les bandes dessinées. Un
bon exemple de ce chevauchement entre les onomatopées et le
mot utilisé pour l’enchantement, autrement dit le fait que le « son
du sortilège » soit le même mot que celui de la formule magique,
apparaît clairement dans la bulle ci-dessous :

ZAAAP47, onomatopée et mot magique

Figure 348

45. Traduction de la planche :


Première bulle : sinsinsalabim… abracadabra ! ! un, deux, trois ! !
Deuxième bulle : assistant, tu peux retirer le drap !
Troisième bulle : je retire le drap !
46. Planche tirée de la bande dessinée « Nimbus e Do Contra em : o
assistente.» (Souza, 2008, p. 56)
47. Traduction de la planche :
– Le génie : attention à mon ZAAAP ! Regarde la douche !
– Cascão : IRRRC ! !
48. Planche tirée de la bande dessinée « Cascão em : gênio pidão » (Souza,
2009. p. 50).
182 Études brésiliennes

Le « ZAAAP » dit par le Génie à la lampe est sémiotiquement


proche de la forme « zuuumbaalaazum » et, sur un plan phonétique,
les voyelles y sont également allongées. De plus d’un point de vue
syntaxique, tant les paroles du Génie que le discours direct de la
Fée font « autoréférence » au sort qui est jeté : « … zuuumbaalaa-
zum… le sortilège va faire que la mère de l’enfant va avoir pitié ! ».
Ces relations dialogiques complexes ne sont pas tout : il suffit
d’observer l’image captée à 30 minutes et 36 secondes pour s’en
rendre compte. On est alors surpris de la similitude entre les gestes
de la petite fille, alors qu’elle prononce les paroles de la fée, et ceux
du génie à la lampe ou de Nimbus.

Isabel mimant la fée jetant un sort


sur la mère d’Adriana.

Figure 4

Les bras tendus, les mains ouvertes et le regard porté vers


l’avant qui accompagnent son énonciation imitant les paroles de la
fée, sont une indication que le dialogisme interdiscursif peut éga-
lement être considéré en termes de gestes, et non seulement en
termes linguistiques et intonatifs. Cet aspect ne peut évidemment
être pris en compte que grâce à l’enregistrement audiovisuel de ce
processus de création et d’écriture.

*
Dialogisme, hasard et rature orale 183

La nature ambivalente de la rature écrite, synthétisée par les


oppositions entre « perte et gain », « manque et excès », « vide et
plein » et « oubli et mémoire » proposées par Grésillon, s’avère éga-
lement vérifiée dans le cas de ratures orales faites par des enfants de
six ans lors d’un processus de création. J’ai ainsi cherché à montrer,
dans la présente analyse, que ce phénomène peut atteindre son
paroxysme en raison du « hasard » et du « dialogisme ».
L’enregistrement filmique du texte-dialogal des élèves Nara et
Isabel apporte quelques éléments de réponse importants pour en
comprendre le fonctionnement. Ces phénomènes ont gagné en
visibilité grâce un autre phénomène, la récursivité, qui a accompa-
gné les ratures orales s’étant produites au cours de ce processus
d’écriture en acte. La configuration du manuscrit « Belle-mère et
les deux sœurs » est le résultat de ce processus, mais sa matérialité
graphique n’indique qu’une partie de la dimension créative à l’ori-
gine de sa genèse. Si le hasard empêche toute anticipation sur ce qui
va émerger des points de tension entre ces élèves, le double dialo-
gisme (interlocutif et interdiscursif) en amplifie les orientations.
Celles-ci sont liées à de multiples facteurs49 qui font que le proces-
sus de création et d’écriture est un système sémiotique multimodal
complexe. Les ratures orales identifiées dans cet article (blanche,
pragmatique, textuelle, de modalisation autonymique) reflètent
l’influence de ces facteurs, mais dans le même temps montrent la
subjectivité de celui qui écrit. Autrement dit, le dialogisme repré-
sente le « il » du dispositif trinitaire (je-tu/il), mais la subjectivité de
celui qui parle, inscrite dans ce dispositif, ne permet pas de dire
com­ ment le « il » va apparaître, ni de quelle manière la dyade
« je-tu » établira les directions que prendra le texte en cours. C’est
pourquoi il convient d’élire le « hasard » comme élément opérateur
du processus d’écriture. Il permet d’appréhender le fait qu’Isabel et
Nara, de manière interdépendante, et en même temps, chacune à
sa manière, ont singularisé la dimension créative de ce processus,
dont le caractère co-énonciatif, et donc la copaternité, en font une
pièce unique.

49. Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, les facteurs sont d’ordre
socio-historique, pragmatique, communicationnel, technologique, interactif,
linguistique, cognitif, discursif, textuel, graphique…
184 Études brésiliennes

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Dialogisme, hasard et rature orale 187

Annexe
Manuscrit original
et sa version normative
Manuscrit : Madrasta e as duas irmãs Version normée en portugais
1 Isabel
2 Nara Madrasta e
as duas irmãs
3 Era uma vez duas irmãs.
4 Patrícia não gostava de
5 sua irmã e a mãe também.
6 Adriana ficava só chorando
7 no quarto porque não
8 gostavam dela. E a mãe
9 entrou no quarto
10 e falou para Adriana
11 catar lenha. E no caminho
12 ela sentou uma pedra
13 e começou a chorar.
De repente
14 viu uma fada. – Por que
15 você está chorando ?
16 – Porque minha irmã e minha
17 mãe não gostam de mim.
18 – Eu vou fazer o seguinte.
19 Jogar a mágica na sua mãe e
20 na sua irmã. Cabum machala
21 bum ! Jogue essa mágica na
mãe
22 e na filha desta menina.
23 Adriana voltou para sua
24 casa e ficou muito amada.
25 Bel e Nara  Fim
188 Études brésiliennes

Manuscrit : Belle-mère et les deux sœurs Version normée en français


1 Isabel
2 Nara belle-mère et
les deux soeurs
3 il Était une fois deux soeurs.
4 Patrícia n’aimait pas
5 sa sœur et la mÈre aussi.
6 Adriana ne faisait que pleurer
7 dans la chambre PEUT-Être
8 QU’elles l’aimaient. Et la mÈre
9 est entrÉe dans la chambre
10 et a dit À Adriana
11 DE ramasser le bois. Et sur
le chemin
12 elle a senti ume pierre
13 et a commencÉ À pleurer.
soudainement
14 elle a vu une fÉe. – pourquoi
15 tu pleures ?
16 – parce que ma soeur et ma
17 mÈre ne m’aimentpas.
18 – je vais faire la chose suivante.
19 jeter um sort sur ta mÈre et
20 sur ta soeur. Cabum machala
21 bum ! que ce sortilége enchante
la mÈre
22 et la sœur de cette petite fille.
23 Adriana est revenuE dans sa
24 maison et fut trÈs aimÉe.
25 Bel e Nara       Fim
chapitre 8
« À Dieu petit crapaud » :
quand l’homonymie
produit des désordres
et des ratures dans
un processus d’écriture
en collaboration
Cristina Felipeto
traduit du portugais par Adller Sady

Les concepts d’événement et de désordre définis par Pétroff (2004),


à partir de la lecture de manuscrits de Saussure, s’avèrent théorique-
ment appropriés à l’analyse de certaines productions de ratures, ce
qui permet de les articuler avec les notions d’homonymie et d’équi­
voque telles qu’elles ont été définies par Milner (1983, 2009). Notre
hypothèse est que l’homonymie, phénomène déclencheur d’équi-
voques langagières, en bouleversant le système, en provoquant un
désordre et en étant reconnue par le scripteur-apprenant, exige un
retour sur ce qui a été dit et écrit. Ce retour se produit au moyen
de reformulations ou ratures1.

1. Calil signale déjà le fait que l’équivoque entraîne un processus de ratu-


rage. De cette manière, « en réalité, la rature, malgré le fait de montrer
apparemment le contrôle de l’auteur sur le texte, dépasse l’auteur lui-
même » (2004 : 100), c’est-à-dire que l’acte de raturer suppose quelque
chose d’antérieur qui va au-delà de la possibilité de maîtrise de la part du
sujet.
190 Études brésiliennes

En l’occurrence, nous analyserons un extrait de dialogue tiré


d’un processus d’écriture2 collaborative et créative s’étant déroulée
en salle de classe. Il s’agit de la production de deux élèves du cours
élémentaire première année dans une école publique de Maceió,
dans l’État d’Alagoas, au Brésil3. En partant d’un titre donné préa-
lablement par l’enseignant, La Princesse et le crapaud, les élèves ont
dû inventer une histoire, en se concertant d’abord et en l’écrivant
ensuite.
Les données ont été collectées d’après la technique de rédaction
en collaboration développée par Calil depuis 1989, selon laquelle
on cherche à conserver les caractéristiques réelles des conditions
d’écriture en situation d’enseignement et d’apprentissage. On pro-
cède ainsi au filmage de l’interaction entre les membres de chaque
groupe, formé de deux élèves, qui écrivent ensemble un seul texte.
On réalise, ensuite, la transcription de l’interaction. Une des carac-
téristiques importantes des processus d’écriture en temps réel dont
les instances énonciatives sont des dyades est le fait que cette orga-
nisation des élèves conserve le contexte de la salle de classe, en même
temps qu’elle favorise l’expression de commentaires, d’apprécia-
tions, de justifications et, surtout, de reformulations orales tou-
chant le texte qui est en train d’être écrit.
Quant à la transcription de l’enregistrement vidéo, elle permet
que le processus d’écriture soit saisi dans la durée. En outre, elle rend

2. Nous entendons par écriture « le siège matériel où se condensent les


faits de culture et de société » (Catach 2008 : 16). De même, en accord avec
Grésillon, le terme écriture peut être pris en trois sens différents, « tous trois
impliquent une activité : Premièrement, le sens matériel, par lequel on désigne
un tracé, une scription, une inscription, niveau qui suppose le support, l’outil
et, surtout, la main qui trace ; deuxièmement et bien que l’on ne puisse pas
toujours l’abstraire du premier, un sens cognitif, par lequel on désigne la mise
en place, par l’acte d’écrire, de formes langagières douées de signification ;
troisièmement, le sens artistique, par lequel on désigne l’émergence, dans la
scription même, de complexes langagiers reconnaissables comme littéraires »
(1994 : 18).
3. En raison de la division des systèmes d’enseignement français et brésilien
en quatre grands cycles initiaux ayant, chacun, le même nombre d’années
et les mêmes objectifs généraux que son équivalent dans l’autre pays, le
traducteur du présent article, dont la version originale est en portugais, a
choisi de rendre la deuxième classe de l’enseignement fondamental I du
système éducatif brésilien (2º ano do ensino fundamental I) par son équivalent
dans l’Éducation nationale française. (NDT).
« À Dieu petit crapaud » 191

compréhensibles les manuscrits (ou des parties de manuscrits), sur-


tout ceux d’élèves apprenant à lire et à écrire, dont l’opacité – che-
min de croix des professeurs enseignant la lecture et l’écriture ! –
empêcherait une analyse linguistique plus précise. Il est ainsi pos-
sible de suivre, pas à pas, les processus de constitution d’un texte.
L’accès aux enregistrements oraux ou écrits de la genèse d’un
texte ne signifie pas, toutefois, l’accès à son « émergence mentale ».
En s’opposant aux recherches cognitivistes qui prétendent appréhen-
der scientifiquement les représentations mentales dans des produc-
tions textuelles, Grésillon affirme que « […] la transmission la plus
complète n’est que la partie visible d’un processus cognitif mille
fois plus complexe et que l’origine comme telle, la naissance du
projet mental, est inatteignable » (1994 : 25).
Après la détermination de l’objectif à atteindre et des arrange-
ments théorico-méthodologiques adoptés, nous proposons un
élargissement de la compréhension du phénomène de la rature, qui
implique nécessairement un retour sur ce qui a été dit et écrit.

1. Repères théoriques
Grésillon (1994) signale que la rature peut se manifester sous trois
formes différentes : (i) la première, étant immédiatement visible,
permet au lecteur de restituer l’écrit raturé ou d’y être confronté ;
c’est le trait qui signale une suppression ; (ii) la deuxième est celle
sous laquelle il est impossible de reconstituer l’écrit initial : « le pâté
d’encre couvrant l’unité écrite d’une tâche noire » (1994 : 67) ; et,
enfin (iii) la troisième, bien que dépourvue de toute trace maté-
rielle, telle que biffures, gribouillis, flèches et autres, permet, à tra-
vers les réécritures et les versions successives d’un texte, l’accès à
ce qui y a été ajouté, supprimé, remplacé ou déplacé. C’est ce que
Grésillon appelle la forme immatérielle de la rature et que nous
pourrions appeler, conjointement avec Willemart, la « rature blan­
che » (1999 : 130). Sous cet angle, ce qui a été écrit dans une version
et qui ne se trouve pas dans la version suivante est considéré
comme quelque chose de raturé.
Dans la rature orale, en revanche, il y a une irréversibilité de la
parole : on annule, efface, en même temps qu’on accumule les dires.
Corriger oralement est donc continuer à parler, faire de nouveaux
192 Études brésiliennes

ajouts. Il n’est pas possible de supprimer la syntaxe et les mots mis


à contribution par la correction orale : ils en sont les instruments.
Alors, si l’imprévisibilité qui surgit à l’écrit peut être effacée, rayée,
elle reste, à l’oral, inévitablement inscrite sur le déroulement tem-
porel de la chaîne. Calil affirme que « les ratures orales […] sem­
blent apporter une particularité aux reformulations orales, car le fait
que les élèves disent quelque chose pour l’écrire intervient dans la pos-
sibilité même d’énonciation. On fait des reformulations en consi-
dérant non seulement ce qu’on vient de dire, mais aussi ce qui a
été déjà effectivement écrit et qui peut subir diverses formes de rature
écrite, ou en considérant ce qu’on a dit à propos de ce qui pourra
être écrit. » (2003 : 31-32).
Afin de traiter les relations entre l’événement, le désordre
(Pétroff, 2004), l’équivoque et l’homonymie (Milner 2009, 1983),
relations imbriquées dans un processus constitutivement émaillé de
ratures, nous suivrons une perspective qui fait du sujet une position
adoptée par rapport à l’Autre considéré comme langage ou Loi.
Autrement dit, le sujet est une relation établie avec l’ordre symbo-
lique préexistant au sujet même, dans la mesure où, dès avant la
naissance du corps biologique de l’enfant, le symbolique est déjà
présent dans le discours et dans les attentes des parents. Le symbo-
lique est ce qui demeure (Lacan, 1988) et subsiste par-delà le sujet,
après la mort elle-même, par-delà le corps biologique, à travers le
nom ravivé par le symbole.
L’utilisation du langage par le sujet parlant déclenche l’articula-
tion d’une trinité spontanée, je, tu, il, « dès qu’il ouvre la bouche.
[…] Cette donnée, à la fois triviale et fondamentale, détermine la
condition de l’homme dans la langue et tout ce que l’on peut en
dire. « Je, tu, il » forment cette trinité spontanée, absolument imma-
nente à l’usage du langage » (Dufour, 1990 : 54). Et l’auteur de pour-
suivre : « la trinité représente, en somme, l’essence du lien social,
puisque, sans elle, il n’y aurait pas de rapport interlocutoire, il n’y
aurait pas de culture humaine » (Dufour, 1990 : 59).
Ce groupe de trois personnes verbales, je, tu et il, fonctionne à
travers une double articulation, à savoir celle de la métaphore et de
la métonymie. En ce qui concerne la métonymie, la structure syn-
tagmatique ou métonymique organise le déroulement de la phrase.
Il s’agit de l’enchaînement d’éléments successifs dont les rapports
se produisent in praesentia. La structure paradigmatique ou méta-
« À Dieu petit crapaud » 193

phorique, de son côté, entraîne le remplacement d’un élément par


un autre. Ces remplacements ont lieu par similarité phonétique,
sémantique ou syntaxique et se produisent in absentia.
En partant de Milner, nous considérons la langue comme étant
ce dont la stratification est constamment perturbée par l’équivoque
(1983 : 18). Celle-ci, par l’homonymie,

« […] introduit son étrangeté inquiétante dans les chaînes de régula-


rité : de ce fait, la consistance est affectée, en sorte que deux impéra-
tifs se contredisent : il ne saurait y avoir exhaustivité sans inconsistance,
ni consistance sans inexhaustivité. » (Milner 2009 : 107)

Néanmoins, le penchant de la langue à la totalité, ou la


« demande d’univocité » (Milner, 1983 : 44) de la part des sujets par-
lants, dilue ou dissipe l’homonymie. Cette observation de Milner
est en accord avec celle de Pétroff lorsqu’il affirme (à partir de
l’analyse chronologique des manuscrits de Saussure) que, pour celui-
ci, la langue, en tant que système de valeurs, est « à chaque instant
un lieu de tension entre une tendance spontanée au désordre et
une tendance incoercible à l’ordre. » (Pétroff, 2004 : 104).
Selon Pétroff, tout changement dans la langue a pour origine
l’individu. Si le changement est adopté par la communauté, en
opérant une coupure entre un avant et un après, en modifiant ou
introduisant de nouvelles valeurs, on est alors en présence d’un
nouvel ordre.
Le désordre, produit par des événements absolument contin-
gents, dus au hasard, et ayant leur origine dans les paroles d’un sujet,
se trouve à la base du changement, des transformations qui s’opè­
rent dans une langue. Cependant, pour qu’un désordre aboutisse à
un changement, il est fondamental que le phénomène se repro-
duise, car « les événements prennent leur source dans la répétition
fautive de ce qui a été entendu, et cette erreur se trouve adoptée
par le corps social, lequel tenant compte de cette nouvelle donne
organise la langue différemment. » (Pétroff, 2004 : 100).
D’un autre côté, les événements peuvent être insignifiants, c’est-
à-dire qu’ils peuvent ne pas introduire de transformations, ni de
nouvelles possibilités dans la langue. Cela n’efface point le rôle du
désordre (et des sujets parlants) dans celle-ci. Les désordres sont iné-
vitables et peuvent être permanents s’ils ne sont pas éliminés par
l’action des sujets parlants ayant une inclination incoercible à l’ordre.
194 Études brésiliennes

Le cas que nous présenterons ci-après illustre bien l’effacement


de l’équivoque homonymique en vertu d’un mouvement des
sujets vers l’ordre.
Nous rappelons que l’enregistrement des échanges n’a été pos-
sible que du fait qu’il y a eu, en l’occurrence, deux élèves chargées
d’écrire un seul texte, ce qui apporte certaines particularités au
processus : la dimension de la différence traversant leurs paroles
(Authier-Revuz, 1995) instaure un jeu interlocutif (nécessaire) qui
rend plus fréquentes les reformulations, étant donné qu’une opa-
cité, qui se manifeste dans la matérialité même des mots, intervient
dans l’interaction. Ce phénomène est une problématique qui doit
être mise en cause par les énonciateurs. Cela veut dire que la pré-
sence de l’autre suscite, alimente le débat.

« À Dieu petit crapaud » : le jeu homonymique dans la produc-


tion de l’équivoque et de la rature.
Dans la situation que nous présenterons ci-dessous, Flávia et
Rafaela sont en train d’écrire, le 23 octobre 1996, l’histoire origi-
nale « La Princesseetle crapaud ». Il s’agit d’un récit sur une princesse
qui est sortie se promener dans la forêt et qui se perd en s’éloignant
de ses amis. Ayant rencontré un crapaud, elle lui demande le bon
chemin. Après avoir été aidée par lui, elle lui dit « adieu, petit cra-
paud… ». L’expression « petit crapaud », après « aDieu », n’apparaît
pas dans le manuscrit. Elle se trouve seulement dans le dialogue des
élèves :

Fragment du manuscrit La Princesse et le crapaud4

Figure 1

4. En caractères d’imprimerie : « e en tão ela falou aDeus ». Pour un fran-


çais qui chercherait à tenir compte de la faute d’orthographe « en tão », à la
place de la graphie admise então, et de l’hésitation « aDeus », il serait possible
de proposer, entre autres, la traduction suivante : « […] et a lors elle a dit
aDieu ». (NDT)
« À Dieu petit crapaud » 195

L’image et le dialogue qui suivent se rapportent justement à ce


moment où Flávia dicte ce qu’elles ont décidé d’écrire et Rafaela
l’écrit.

Moment où Flávia pose à Rafaela la question


sur la graphie du mot adieu

Figure 2

Fragment 1 :
(1)  Flávia dicte : « et alors elle retrouve… retrouve… trou…ve le
bon chemin ? alors elle l’a retrouvé ».
(2) Rafaela écrit : [et à lors elle a ret retouvé]
(3) Flávia dicte : « et alors elle l’a retrouvé et a dit… adieu petit
crapaud ».
(4) Rafaela écrit : [et a lors elle a dit à Dieu]
(5) Flávia dit : « Alors elle a dit… adieu petit crapaud… mais elle
est tombée sur une sorcière et… adieu petit crapaud… adieu
petit crapaud… Dieu… Dieu, comme ça ? »
(6) Rafaela dit : « Dieu ? pas du tout… y a pas de r dans Dieu… »
(7) Flávia dit : « c’est le d ! » (en se référant au fait que le d doit
commencer par une minuscule)
(8) Rafaela dit : « C’est Dieu. Appelle donc la maîtresse. »
(9) Flávia appelle la maîtresse et lui demande : « c’est correct, le
mot dieu ? adieu ? »
(L’enseignante demande aux élèves de lui lire l’histoire ; Rafaela lui
relit le récit jusqu’au passage où Dieu est écrit)
196 Études brésiliennes

(10) L ’enseignante dit : « adieu au sens d’au revoir ? Dans ce cas-là,


c’est un seul mot… faut l’écrire en un seul mot, d’accord ? Il
faut donc relier à… dieu, si tu les sépares, on a un autre terme. »
(11) Rafaela demande : « on doit donc rayer ça, non ? »
(12) L’enseignante répond : « non, non… il suffit de relier le petit
pied du a au d5.
(Flávia avait 7 ans et 3 mois ; Rafaela avait 7 ans et 11 mois)

Il faut souligner que, à plusieurs reprises, Flávia corrige Rafaela


quand celle-ci écrit des mots soit en omettant le r (« retouvé » au lieu
de retrouvé 6), soit en ajoutant cette lettre au mot (« prar » au lieu de
« par »7), ou en plaçant un r au mauvais endroit (« predit » au lieu de
« perdit » 8). C’est ce qui ait dire à Rafaela, dans la réplique 6, dit : « y
a pas de r dans Dieu… »
Il est intéressant d’observer que, dans un premier temps, il y a
une certaine indétermination du mot adieu, car, isolé de ce qui
l’entoure, il peut être compris comme étant :

(1) à Dieu : elle a rencontré le crapaud et a parlé (s’est adressée) à


Dieu ;
(2) adieu : terme utilisé pour prendre congé qui, selon l’Aurélio
(1986)9, signifie « Dieu vous accompagne », «Va avec Dieu ».
(3) ah, Dieu ! : l’interjection ah donne plus de force et de relief aux
mots qu’elle accompagne. Elle exprime, en général, l’affliction
ou la surprise.

5. En portugais, pour transformer, à l’écrit, a deus en adeus (à dieu en


adieu), il suffit de relier la préposition au nom. En français, bien entendu, en
plus de relier celle-ci au nom, il faudrait en gommer l’accent grave. (NDT)
6. Dans la version originale de l’article en portugais, « encontou » (elle a
retouvé) au lieu de « encontrou » (elle a retrouvé), seule forme admise par la
grammaire normative du portugais du Brésil. (NDT)
7. Dans l’original en portugais, prela (prar la…) au lieu de la forme admise
pela (par la…). (NDT)
8. Dans la version originale, predeu (forme incorrecte du verbe perder à la
troisième personne du singulier du prétérit parfait, lequel équivaut aussi
bien au passé simple qu’au passé composé du français) au lieu de la forme
admise perdeu. (NDT)
9. Le Novo Dicionário da Língua Portuguesa, plus connu comme Aurélio, est
un des dictionnaires du portugais du Brésil les plus vendus aussi bien au sein
de la population en général que dans les milieux universitaire et intellectuel.
Paru, pour la première fois, en 1975, il était l’œuvre d’Aurélio Buarque de
Hollanda (1910-1989), insigne lexicographe Brésilien. Depuis sa première
édition, il n’a cessé d’être réédité et réactualisé.
« À Dieu petit crapaud » 197

Au début, Rafaela ne songe pas du tout à adieu, c’est-à-dire à


l’acte de prendre congé ; ce qui semble être dû à l’indiscutable homo-
phonie entre les formes indiquées ci-dessus, tant et si bien que,
quand Flávia, dans la réplique 5, demande : « Dieu, comme ça ? »,
Rafaela, dans la réplique 6, croit qu’elle se réfère aux nombreuses
corrections touchant la lettre r que Flávia avait déjà faites tout le
long de l’histoire.
Il semble que Rafaela ait besoin de défaire la relation imaginaire
(de ressemblance), issue de l’homophonie qui existe entre les élé-
ments cités ci-dessus, pour refaire le sens de la phrase, lequel avait
déjà été mis en question, auparavant, par Flávia.
Rafaela, au début, ne réussit pas à percevoir la différence entre
à Dieu et adieu, de sorte que l’homonymie est une barrière qu’elle
ne parvient pas (encore) à franchir. La compréhension semble être
déclenchée chez elle par l’intervention de l’enseignante, dans la
réplique 10, ce qui permet à Rafaela d’en percevoir la différence
et d’en reconnaître l’audition.
L’impression d’étrangeté éprouvée par Rafaela et celle qui est
éprouvée par Flávia ne sont pas du même ordre. Flávia trouve
étrange la rupture syntaxique et sémantique suscitée par l’occur-
rence de l’expression à Dieu et reconnaît l’équivoque produite par
cette occurrence en procédant à une rature orale, en posant des
questions et en demandant une reformulation à Rafaela. Celle-ci,
cependant, ne comprend pas l’étrangeté ressentie par Flávia, puisque,
pour elle, il paraît ne pas y avoir d’incohérence entre ce qu’elle
écrit et le sens qui y est produit.
Le concept d’équivoque proposé par Milner s’avère assez per-
tinent pour la compréhension de cet événement. Pour cet auteur,
« l’équivoque se résout en un fantôme né de la conjonction indue
de plusieurs strates » (2009 : 17), et :

« […] une locution, travaillée par l’équivoque, est à la fois elle-même


et une autre. Son unicité se réfracte suivant des séries qui échappent
au décompte, puisque chacune, à peine nommée – signification,
sonorité, écriture, étymologie, syntaxe, calembour… – se réfracte à
son tour indéfiniment. » (2009 : 16).

D’une manière plus détaillée, nous remarquons, dans le dialogue


entre les élèves, deux moments qui contribuent à ce que Rafaela
change de cap : premièrement, le fait d’écouter le professeur
198 Études brésiliennes

(répli­que 10) – « adieu » au sens d’« au revoir ? » – et, secondement,


les corrélations de ce nouveau sens qui fait surface et, dès lors,
établit une relation d’opposition avec ce qui serait prévisible dans
la chaîne syntagmatique (« adieu, petit crapaud » et non pas « à Dieu,
petit crapaud »). Par conséquent, ce n’est qu’ultérieurement que,
dans la relation de ressemblance, surgit une différence entretenue
par la position que le terme « adieu » occupe dans la chaîne. C’est par
le biais des effets restrictifs de la chaîne que la différence doit se
manifester au détriment de la ressemblance.
Saussure (2005), en discourant sur la délimitation des unités
linguistiques, nous présente les séquences homophoniques « si je la
prends » et « si je l’apprends ». La prédominance d’une séquence, à
l’exclusion de l’autre, ne peut avoir lieu qu’en vertu du sens qu’on
leur attribue, « on » étant le lieu par excellence habité par le sujet
en tant qu’effet du signifiant. C’est lui qui fait le découpage de la
« masse amorphe de sons » (signifiants) dont parle Saussure dans le
Cours. Le couteau à découper peut retomber sur n’importe quel
endroit de la chaîne. Aussi un terme acquiert-il sa valeur selon la
position qu’il occupe dans la chaîne et selon les rapports syntagma-
tiques qu’il entretient avec d’autres mots à travers des mouvements
d’extension et de restriction, lesquels sont aussi bien des facteurs
d’unité que de rupture.
Comme l’affirme Milner (1983 : 07), « de ce qu’il y a du sem-
blable, on conclura qu’il y a du dissemblable, et de là, qu’il y a du
rapport, puisqu’il suffit que deux termes soient tenus pour sem-
blables ou dissemblables, pour qu’entre eux un rapport soit définis-
sable ». Autrement dit, pour qu’un terme soit considéré comme non
semblable à un autre, il faut qu’un rapport soit établi, et pour qu’un
terme soit reconnu comme semblable à un autre, il faut considérer,
toujours à travers un rapport, la présence de la dissemblance.
Nous voyons ici, dans toute sa vigueur, le poids de l’argumen-
tation saussurienne touchant la définition de la langue comme un
système de pures valeurs. En le faisant, Saussure affirme :

« L’idée de valeur, ainsi déterminée, nous montre que c’est une grande
illusion de considérer un terme simplement comme l’union d’un cer-
tain son avec un certain concept. Le définir ainsi, ce serait l’isoler du
système dont il fait partie ; ce serait croire qu’on peut commencer par
les termes et construire le système en en faisant la somme, alors que
« À Dieu petit crapaud » 199

au contraire, c’est du tout solidaire qu’il faut partir pour obtenir, par
analyse les éléments qu’il renferme. » (2005 : 132, nous soulignons)

Or, le terme « adieu » n’acquiert sa valeur qu’au moment où il


cesse de s’opposer uniquement à ce qui vient avant lui dans la
chaîne (« a dit »). D’ailleurs, jusque-là, il n’est pas encore question
d’équivoque, le verbe dire pouvant annoncer des séquences non
équivoques commençant par :

« elle a dit adieu »


« elle a dit à Dieu »
« elle a dit : Ah, Dieu ! »

Ce n’est qu’au moment où « adieu » se met en relation avec ce


qui vient après lui (« petit crapaud ») que, par contrecoup, « adieu »
s’oppose à « a dit » et prend sa valeur. En d’autres termes, « petit
crapaud » a restreint métonymiquement la continuité du maillon « à
Dieu » dans la chaîne, quoique « a dit » en ait permis l’entrée à tra-
vers un processus de substitution, c’est-à-dire par un processus
métaphorique.
Sans nier que la langue soit un objet unique et régulier, Milner
n’en affirme pas moins que la langue, en tant que structure, pos-
sède une ligne de faille irrémédiable, ce qui la rend un moyen
singulier de produire des équivoques. Une des propriétés qu’il attri-
bue à la langue est son aspect « dentelé » (2002 :146). Nous pouvons
ainsi imaginer une courroie qui, tout en ayant des dents bien
proches les unes des autres, reliées entre elles et articulées, présente
un hiatus observable, une lacune entre chaque paire de dents. Alors,
en même temps que la métaphore du dentelé fait voir tant la linéa-
rité du langage que les termes disposés en une relation syntagma-
tique (métonymique), elle rompt avec l’aspect d’homogénéité, car
l’espace entre les dents met en évidence la relation paradigmatique
(métaphorique), où les termes qui demeurent in absentia peuvent
faire irruption dans la stabilité de la chaîne.
Rafaela ne reconnaît pas, dans un premier temps, la différence
que la ressemblance suppose. En effet, la ressemblance et la diffé-
rence doivent être entendues. Ce faisant, en découpant cette « masse
amorphe de sons », à l’instant où le son touche aux bords, à la
frontière de ce qui le suit ou précède, l’enfant fait en sorte que la
signification, qui était auparavant « dans les limbes », « en souffrant
200 Études brésiliennes

sa passion »10, comme le dit Arrivé (1999 : 99), s’effectue, pour faire
surgir un autre sens. Il s’agit du moment de l’écoute où, s’il n’y a
pas la reconnaissance des rapports de différence et de ressemblance,
le sujet n’opère pas de déplacement de sens. S’il est nécessaire que
le sujet reconnaisse la production de l’homonymie pour qu’il opère
ce déplacement, comme dans le cas de Flávia et Rafaela, l’homo-
nymie implique donc qu’on l’entende.
Ici, nous arrivons à l’assertion suivante : la rature peut être
déclenchée par des événements qui engendrent, au hasard, des
désordres dans la langue. Ces désordres peuvent être occasionnés,
parmi d’autres phénomènes (comme l’analogie, par exemple), par
l’équivoque « et tout ce qui en relève, homophonie, homosémie,
homographie, tout ce qui supporte la double entente et le dire à
demi-mot, incessant tissu de nos entretiens » (Milner, 2009 : 16).
Pour que la rature se produise, néanmoins, il faut qu’il y ait une
écoute qui effectue un retour sur ce qui a été dit/écrit, condition
nécessaire à toute forme de rature, qu’elle soit orale ou écrite.

Pour conclure : l’homonymie se produit pour celui qui l’écoute.


L’opacité dans à Dieu/adieu et l’équivoque qui en résulte sont
produites par l’homophonie. Novaes déclare que :

« L’homonymie se forme par la mutation d’une chose en une autre,


d’un effet-sujet dans un autre. Pour ce faire, il faut que celui qui dit
entende et écoute ce qui est dit et s’en étonne, comme lors des lapsus,
des actes manqués, de la pratique psychanalytique, des mots d’esprit
et dans toutes les situations où ce qui est dit est alors entendu [nous
dirions, écouté] comme étant une autre chose à l’instant même de
l’énonciation. »11 (1996 : 116)

Néanmoins, si, par hasard, le sujet n’écoute pas, comment


pourrait-il appeler homonymie ce qu’il ne reconnaît pas comme
étant une ressemblance (ou différence) ? Nous voudrions signaler que
l’homonymie se produit, en tant qu’effet, pour celui qui l’écoute,

10. Citations fournies en portugais dans la version originale de l’article.


11. Passage traduit en français à partir de la citation fournie en portugais.
(NDT)
« À Dieu petit crapaud » 201

c’est-à-dire que les homonymies sont telles parce que celui qui les
écoute les authentifie comme étant des homonymies.
Celui qui valide l’homonymie comme étant manifeste est ainsi
le demandeur de signification lui-même, fût-il le sujet qui écrit,
qui parle ou un autre qui interagit avec lui. La reconnaissance de
la ressemblance est ainsi le moment où le sujet prête l’oreille à la
différence. Après s’être transformée en homonymie, l’impression
d’étrangeté cesse. Bien que, dans l’écriture du récit en question,
l’homonymie produise une rupture syntaxique, il n’y a pas la per-
ception d’une telle rupture à l’oral. En effet, la chaîne parlée est
reçue dans son caractère successif, alors que l’écriture est un système
visuel complexe, qui présuppose des simultanéités (traits, biffures,
séparation entre les mots, etc.). Aussi la segmentation du terme adieu
en à Dieu constitue-elle, à l’oral, un nouveau bloc déjà reconnu
dans la langue.
Quel est, cependant, le rapport entre la rature et l’homonymie ?
Ce rapport se fonde sur le fait que l’homonymie engendre un jeu.
L’équivoque fait irruption dans la langue à travers l’homonymie (et
ses autres formes d’apparition, telles que l’homophonie, l’homogra-
phie, l’homosémie) en confondant les sons et les sens, en suspen-
dant les strates (classes, propriétés, etc.). Il en résulte que l’équivoque
s’instaure à partir d’une déformation de ce qui, dans la langue, se
trouve imaginairement cristallisé. Si nous prenons à nouveau les axes
métaphorique et métonymique comme étant ce qui répond du
fonctionnement de la langue, nous observons que c’est dans l’axe
paradigmatique (métaphorique) que se trouve la possibilité de rem-
placement d’un signifiant par un autre, quelle que soit la nature de
la ressemblance entre eux. L’équivoque étant ce qui se trouve à la
base de toute production de rature, est ainsi inhérente au fonction-
nement même du langage. Cette équivoque peut produire une
impression d’étrangeté, condition pour qu’il y ait un retour sur ce
qui a été dit ou écrit.
Pour conclure, nous aimerions dire que, si l’événement, en
modifiant les valeurs à l’intérieur du système, devient un désordre
qui provoque la nécessité d’un autre système, une pareille nécessité
ne se fait pas sentir dans le cas analysé. Dans adieu/à Dieu, nous avons
un événement ponctuel produit par l’homonymie, car, s’il opère
momentanément un changement de valeur dans un système visuel,
comme celui de la langue écrite, un tel phénomène ne se produit
pas dans des systèmes acoustiques, comme celui de la langue parlée.
202 Études brésiliennes

Références bibliographiques
Arrivé, M., Linguagem e Psicanálise, Lingüística e Inconsciente. Freud, Saussure,
Pichon, Lacan, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Editor, 1999.
Aurélio, B.-H., Novo Dicionário da Língua Portuguesa, Rio de Janeiro, Nova
Fronteira, 1986.
Authier-Revuz, J, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non
coïncidences du dire, Paris, Larousse, collection « Sciences du langage »,
1995.
Calil, E., Autoria : a criança e a escrita de histórias inventadas, Londrina,
Editora da Universidade Estadual de Londrina, 2004.
Catach, N., L’orthographe. Paris, PUF, réédition 2008.
Dufour, D.-R., Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990.
Grésillon, A., Éléments de critique génétique – Lire des manuscrits modernes,
Paris, PUF, 1994.
Lacan, J., O Seminário Livro 3 : as psicoses, Rio de Janeiro, Jorge Zahar,
1988.
Milner, J.-C., Les noms indistincts, Paris, Seuil, 1983.
Milner, J.-C., Le Périple structural : figures et paradigme, Paris, Seuil, 2002.
Milner, J.-C., L’amour de la langue, Lagrasse, Verdier, collection «Verdier
poche », 2009.
Novaes, M., Os dizeres nas esquizofrenias : uma cartola sem fundo, São Paulo,
Escuta, 2003.
Pétroff, A-J., Saussure : la langue, l’ordre et le désordre, Paris, L’Harmattan,
2004.
Saussure, F., de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, réédition 2005.
chapitre 9
Les noms propres
dans des histoires
inventées : effets
d’un enchaînement
Hozaneta Lima & Eduardo Calil
traduit du portugais par Yann Hamonic

« Or, il existe des multiplicités qui se fondent d’ailleurs. Ainsi, il en


est dont le principe ne tient nullement à une propriété représentable
mais entièrement au signifiant qui les nomme comme multiplicités.
Celles-ci, dès lors, ne sauraient préexister à la profération du signi-
fiant lui-même ; la propriété se ramène à la nomination qu’on en fait
et le sujet ne la reçoit qu’à l’instant même où se dit la liaison. Si l’on
veut parler alors de classe, il faut ajouter qu’elle ne rassemble que de
manière incessamment mouvante, étant sans cesse affectée par les
dits qui se profèrent. Ces dits eux-mêmes peuvent ressembler à une
attribution, mais c’est la pure homonymie : ainsi en va-t-il de ces pro-
férations insultantes, où, dans l’instant qu’il est par elles nommé, et
dans cette mesure même, un sujet se trouve supporter le nom qu’on
lui adresse : « porc », « ordure », « déchet ». On sait qu’alors le sujet se
trouve convoqué à porter un nom, dont le contenu de propriétés se
résume à la profération seule. » (Milner 1983 : 107-108)

1. Introduction en forme d’hypothèses


Nous ouvrons la présente discussion autour du nom propre dans
des histoires inventées en convoquant un autre nom propre, celui
de J.-C. Milner. L’épigraphe/citation qui commence cet article
donne un aperçu du point de vue que nous voulons défendre. Ce
204 Études brésiliennes

fragment de texte, parmi bien d’autres que nous aurions pu rele-


ver, est extrait du livre Les mots indistincts et soulève au moins deux
questions importantes pour l’analyse des processus d’écriture de
manuscrits scolaires. La première concerne le rôle des noms
propres dans des histoires inventées par des élèves des premières
années de l’enseignement primaire, la seconde soulève le problème
de l’homonymie considérée en tant que phénomène linguistique
capable de féconder les processus de création.
Pour ce qui est de la seconde, nous en avions ébauché une
théorisation dans Calil (2003) en montrant que le statut de cette
notion pour les études sur l’acquisition du langage pourrait être
pensé au-delà des identités phoniques (homophonie) et/ou gra-
phiques (homographie), telles que les conçoivent les grammaires.
Nous tiendrons compte dans le présent article de la position qu’une
forme signifiante peut occuper dans la chaîne syntagmatique, et de
ses effets sur celui qui l’entend. Pour la première question, nous
défendrons l’hypothèse selon laquelle l’apparition d’un nom propre
dans une histoire inventée en contexte scolaire peut, par ses effets
homonymiques, procurer un lien d’unité au texte, comme elle
peut aussi interférer dans la chaîne syntagmatique, provoquant
alors une rupture dans l’enchaînement de ses éléments.
Il est fondamental de dire que ces effets ne sont pas garantis par
la simple identité entre les termes car, une fois que leurs rapports
de similitudes et de différences sont stabilisés, une certaine opacité
semble se dégager du phénomène homonymique lui-même. Impos­
sible de dire qu’il y a homonymie entre des termes tels que « mouillé »
et « mielleux » par exemple, extraits du texte analysé ici si, en
dehors de la chaîne syntagmatique, chacun d’eux n’exprime qu’un
seul sens, ou bien si la chaîne syntagmatique elle-même oriente la
compréhension vers un sens déterminé comme, par exemple dans
« je suis sorti aujourd’hui sous la pluie et je suis tout mouillé ».
Autrement dit, le phénomène de l’homonymie ne peut être iden-
tifié a priori, il ne prend corps que lorsque les éléments de la chaîne,
en entrant en rapport, se révèlent en tant que tels, ou bien sous un
autre sens, moyennant certains détours, du type différence/simili-
tude, établis par le sujet, et cela quelle que ce soit sa relation avec
la langue1. Ce sont ces rapports établis par le sujet qui nous auto-

1. Comme on peut le constater, la base théorique de cet énoncé se retrouve


dans la théorie de la valeur formulée par Saussure.
Les noms propres dans des histoires inventées 205

risent à penser que la langue est une structure en fonctionnement


et en constante systématicité. Et ce sont ces mêmes rapports, ana-
lysés ici sous leurs aspects métaphoriques et métonymiques, qui
renforceraient la richesse du phénomène de l’homonymie dans le
processus énonciatif et, en particulier, dans le processus scriptural.
La multiplicité des sens découlant de ce phénomène révélerait, quant
à elle, l’interférence de « lalangue » dans le fonctionnement de la
langue (Milner 1978). Notre propos est de nous demander comment
le phénomène de l’homonymie fait irruption dans un manuscrit
scolaire et peut produire des effets insoupçonnables dans le proces-
sus de l’écriture.

2. Une histoire et ses propos scatologiques


Nous allons montrer le déroulement de l’histoire intitulée « O Rei
Cagado » (« Le Roi Merdeux »)2 en partant des « propos insultants »
présents dans le texte pour analyser l’homonymie et le processus de
création de noms propres. Le manuscrit, qui présente quelques
ratures que nous n’avons pas pu récupérer, a été écrit le 26/11/1996,
par Rodolfo, élève à l’époque en classe de CM1 dans une école
privée de Maceió. L’institutrice avait demandé à toute la classe de
produire une histoire inventée.
Tout rapprochement entre ce manuscrit et le titre du feuilleton
« O Rei do Gado » (Le Roi du Troupeau) n’est pas une simple coïn­
cidence. À l’époque où Rodolfo l’a rédigé, la chaîne de télévision
TV Globo diffusait ce qui était en passe de devenir l’un des feuil-
letons les plus importants de l’histoire de la télévision brésilienne3.

2. Ce manuscrit appartient au Laboratoire du Manuscrit Scolaire (L’ÂME).


3. Les Mezenga et les Berdinazzi étaient voisins et ennemis jurés. La princi-
pale source de rivalité entre ces deux familles était la clôture qui délimitait
leurs propriétés. Étrangers à cette dispute, les jeunes Enrico Mezenga et
Giovanna Berdinazzi s’aimaient et s’enfuirent pour vivre leur amour. Le
couple avait un fils, Bruno, qui par la suite devint un fermier prospère, « le
Roi du Troupeau ». Bruno avait épousé Léa, qui lui donna deux enfants, Lia
et Marcos. Cependant, Léa trompait son mari avec Ralf (qui lui-même avait
Suzanne, femme mariée, pour maîtresse). La vie du fermier prend une nou-
velle tournure quand il s’éprend d’une ouvrière agricole saisonnière, Luana.
Jeremias Berdinazzi était l’oncle de Bruno et il alimentait la haine entre les
deux familles. Il était obnubilé par Marieta, une nièce qu’il n’a jamais
206 Études brésiliennes

Le manuscrit original « O Rei Cagado » (Le Roi Merde)

Figure 1

L’aspect scatologique d’un texte, et de son titre, écrit en classe


de portugais peut surprendre le lecteur. Mais c’est néanmoins ce qui
sera l’objet de notre attention, puisque cela nous permet de discuter
des « propos insultants », de l’homonymie et de l’unité de sens qui
se produit dans le texte. La transformation de « O Rei do Gado »
en « O Rei Cagado » est un indice de la plus haute importance pour
que nous comprenions le mouvement de rupture sémantique qui
va se poursuivre tout au long du manuscrit. Sans exclure de pos-

connue, fille de son frère Giacomo Guilherme, et à qui il décida de léguer


toute sa fortune.
Les noms propres dans des histoires inventées 207

sibles calembours avec le titre original de ce feuilleton, qui circu-


laient probablement déjà parmi les élèves, certainement de fidèles
téléspectateurs, la paranomasie donne corps à l’existence de « mul-
tiplicités qui se fondent ailleurs » (Milner 1983 : 107). Il nous faut
souligner ici que le rapport que nous établissons dans notre analyse
entre le manuscrit et l’intrigue de ce feuilleton provient du signi-
fiant « MERDINASI » que l’on trouve à la troisième ligne du
manuscrit et qui semble donner corps à une condensation entre les
noms de « Mezenga » et de « Berdinazzi ». Dès lors, nous avons
constaté que le manuscrit avait d’autres similitudes avec ce feuille-
ton à travers des signifiants tels que « gado » (troupeau), « fazenda »
(ferme) et « rei » (rois). Tout ce mouvement, et en particulier la
con­ densation en « MERDINAZZI », laisse des empreintes non
seulement dans l’écriture du manuscrit, mais encore dans l’analyse
même de cette histoire inventée.
Bien que cette histoire ne fasse nullement mention de magies,
de sorcelleries, d’enchantements, ni de princes, de princesses ou de
sorcières, elle présente des paramètres qui la rapproche des contes
de fées dans la mesure où elle contient des éléments tels que « roi »,
« il était une fois » et « ils vécurent heureux pour toujours ». Cepen­
dant ces formulations sont assez courantes dans des histoires inven-
tées par des élèves lettrés et les personnages reçoivent des noms
complètement inattendus pour cet univers discursif4.
Le titre « O REI CAGADO » (Le Roi Merdeux), plutôt inha-
bituel dans des histoires inventées, est empreint de sens puisque
« CAGADO » pourrait se trouver là comme un simple adjectif,
qualifiant péjorativement le personnage, le roi. Toutefois, la séquence
de noms tels que « MIJADA » (Pissée), « MELADO » (Mielleux),
« MOLHADA » (Mouillée) et « MERDINASI » semble faire en sorte
que cet adjectif, tout comme ces derniers, assume le statut de nom
propre. Des adjectifs habituels pour les insultes connaissent ainsi un
emploi tout à fait inhabituel ouvrant d’imprévisibles possibilités. Le
premier paragraphe, subissant l’influence du titre, en est l’exemple
concret.

4. C’est un aspect que l’on rencontre également dans les histoires inven-
tées par Nara et Isabel qui créent des personnages tels que le « petit garçon
Fin », le « père Fume », la mère « Fine », « Madame Saveur », la « Reine
Gloutonne » (Cf. Calil, 2009).
208 Études brésiliennes

Fragment 1
Casseta e O Rei Cagado

Il était une fois l’histoire de Cagado qui avait pour épouse


Mijada et pour enfants Melado et Molhada et qui tous
descendaient de la famille Merdinasi.

Il y a au début du manuscrit une rature qui mérite notre atten-


tion. À côté du titre, les termes « Casseta e », effacés et peu visibles,
témoignent que l’élève qui les a écrits a certainement suivi l’émis-
sion humoristique « Casseta e Planeta » sur TV Globo qui était une
satire du nouveau feuilleton produit par la même chaîne. Le
manuscrit s’inscrit donc dans un mouvement de « pure facétie »,
dans lequel le double sens est impératif, comme le laisse échapper,
plus loin dans le texte, le narrateur lui-même : « ou bien un autre
nom pas trop malicieux ».
Le nom du personnage principal aurait pu être tout autre,
cependant c’est celui de « Cagado » qui est choisi, avec toutes les
combinaisons signifiantes qu’il renferme. « Gado », réserve homo-
nymique permettant la production des « propos insultants », est
présent dans « Cagado ».
Nous pouvons dire que « Cagado » assume la position de nom
propre, toutefois, au-delà d’une simple attribution, il porte en lui
des « multiplicités qui se fondent ailleurs » (Milner 1983 : 107). Du
fait de cette multiplicité de sens, ce signifiant n’est autre qu’un évé-
nement homonymique et c’est la raison essentielle pour laquelle le
texte est tissé par un double mouvement entre des similitudes et des
différences offrant de multiples possibilités d’interprétation. Et c’est
aussi pourquoi l’« unité » et la « dispersion » accompagnent le manus-
crit de la première à la dernière ligne.
Dès le premier paragraphe, les relations entre les prénoms des
personnages et les noms de famille se recoupent. Quel nom de
famille plus approprié que celui de « MERDINASI » pour une
famille dont le père s’appelle « CAGADO », la mère « MIJADA », le
fils « MELADO » et la fille « MOLHADA » ? Relevons le rapport de
similitude de sens qui s’instaure entre ces signifiants. « MOLHADA »
et « MELADO » n’ont pas la « force métaphorique » du sens scatolo-
gique de « CAGADO » et de « MIJADA », mais ils sont contaminés
par le sens de ces derniers : d’un côté la similitude de sens
Les noms propres dans des histoires inventées 209

« CAGADO »/« MELADO », « MIJADA »/« MOLHADA », « CAGADO »/


« MIJADO » et « MELADO »/« MOLHADA » – ainsi que le nom
de la famille – « MERDINASI » –, et de l’autre, la similitude pho-
nique instaurée par les terminaisons « ADO/ADA » et le fait que les
noms commencent par la lettre M.
Ce qui se produit avec la création du nom de famille
« MERDINASI » est surprenant. Comme nous l’avons dit, Rodolfo
s’appuie sur le feuilleton « O Rei do Gado ». Les noms de famille
des immigrants italiens « Mezenga » et « Berdinazzi » ne contiennent
apparemment aucune référence au scatologique – à en croire cer-
taines théories linguistiques ils porteraient en eux un vide séman-
tique caractéristique des noms propres. Toutefois, dans le manuscrit,
le nom de famille, par un petit glissement sémantique, acquiert une
consistance qui s’accroît lorsqu’il est mis en rapport métaphorique
avec les noms des membres de la famille. Sans oublier, bien sûr,
que « MERDINASI » est un mot-valise formé de « Mezenga » et de
« Berdinazzi ». La littéralité des signifiants « MERD » est le support
majeur de la référence au scatologique dans la mesure où elle appelle
le mot « MERDA », latent dans le nom du père et codé dans le
nom de tous les intégrants de cette famille, de même qu’elle sou-
ligne la relation métaphorique avec le terme « Cagado ».
Il nous paraît opportun de rappeler que cette littéralité – en nous
fondant sur ce que nous enseigne Lacan (1999) dans sa relecture du
signifiant linguistiques saussurien – parlerait, dans l’histoire inventée
que nous analysons, d’une sorte de réserve homonymique présente
dans le nom « MERDINASI ». Celle-ci rejoint, à travers les signi-
fiants initiaux du nom propre, les signifiants du mot « MERDA »
et, ainsi, métaphoriquement, en arrière-plan, le nom de famille fait
référence au scatologique. La possibilité qu’on les signifiants de se
trouver en même temps dans un lieu et dans un autre engendre la
duplicité de sens. Il faut aussi prendre en considération le fait que
ce mouvement des signifiants précède la signification. Autrement
dit, s’agissant de signifiant, le mouvement se produit par le biais de
l’équivoque et de l’homonymie. La réserve homonymique se trou-
verait sur ce point travaillée par la métaphore, qu’elle soit visible
ou pas. De ce fait, nous pouvons constater de quelle manière le
signifiant « MERD » déplace le mot « MERDINASI » vers la méta-
phore scatologique, fort peu perceptible par ceux qui entendraient
le nom de la famille d’Italiens du feuilleton de la Globo. C’est la
perception du mot qui fait la différence entre la position subjective
210 Études brésiliennes

d’un sujet par rapport à celle d’un autre. Nous ne pouvons manquer
de souligner, une fois de plus, que la métaphore garde toute sa
consistance et avec une force encore plus grande du fait de son
rapport aux autres noms. D’où la pertinence de « MERDINASI »
positionné en tant que nom de famille : « CAGADO MERDINASI »,
« MIJADA MERDINASI », « MOLHADA MERDINASI », « MELADO
MERDINASI » et, finalement, « ABESTADO5 MERDINASI ».
Analysons maintenant un autre extrait du premier paragraphe
où persiste le double jeu discursif entre « nommer » et « qualifier ».

Fragment 2

[…]
Un jour, Cagado a appelé sa femme et lui a demandé :
– Où sont nos enfants Melado et Molhada ?
Elle lui a répondu assez sèchement :
Je n’en sais rien et si je le savais, je ne dirais rien de nos enfants.
Alors Cagado est allé se coucher et s’est demandé :
Suis-je vierge ? Avec cette question, il a appelé Mijada au lit, ils
ont baisé et ainsi est né Abestado le plus beau selon la famille.
Au moment où Cagado allait sortir, il a vu Mijada qui sortait
avec Abostado et a voulu se séparer de sa femme, mais Mijada a
vu ensuite Cagado avec une Sem Merda qui s’appelle Mulamba
et a dit :
Toute l’affaire est résolue.
Après que tout cela est arrivé, Mijada a ressenti le manque
d’Abostado qui sortait tous les soirs. Elle s’est rendu compte
qu’Abostado avait une autre Rapariga (Salope) ou un autre
nom pas trop malicieux et aussi.
Abostado avait une femme qui était mariée et le mari de Bigura
qui était la femme d’Abostado a fait frapper Abostado qui est
mort peu après avoir été roué de coups.
Mijada en était très attristée, mais quelque temps après elle s’est
habituée à rester seule et Cagado est resté avec sa ferme de
Merdes et aussi sa Sans Merde, sa maîtresse Mulamba et ses
enfants Melado et Molhada sortaient ensemble et se sont mariés
et tous après ces tourments vécurent heureux pour toujours.

5. L’un des personnages se nomme Abestado, un autre Abostado (cf. suite


de l’article). (NDT)
Les noms propres dans des histoires inventées 211

Les termes qui nomment ces personnages, en devenant des


noms propres, bien qu’ils perdent leur statut d’adjectifs et de subs-
tantifs, conservent une unité sémantique impressionnante, comme
le montrent leur définition dans le dictionnaire Houaiss (2001) :

– ABESTADO (ABRUTI) = qui est abêti ou abruti.


– BIGURA (possible variation de BIGU = MÉGÔT) = (Régio­
nalisme : Nord-est du Brésil) bout de cigarette que l’on a fumée
et que l’on jette.
– CAGADO (MERDEUX) = (Régionalisme : Brésil) qui a fait dans
sa culotte ; très sale ; immonde, dégoûtant.
– MELADO (MIELLEUX) = sale, poisseux, espèce de chose vis-
queuse et sucrée ; (Régionalisme : Brésil) désigne ou se rapporte à
un individu ivre ; saoûl.
– MIJADA (PISSÉE) = action ou effet de pisser
– MOLHADA (MOUILLÉE) = humidifiée, imbibée ou trempée
d’eau ou de tout autre liquide ; (Régionalisme : Nord du Brésil) en
état d’ivresse
– MULAMBA (HAILLON) – Variation et féminin de « MOLAMBO »
= (Régionalisme : Brésil) lambeau de vieux tissu sale et déchiré ;
guenille ; vêtement en mauvais état ou vieux ; individu dépourvu
de force morale, de détermination, de fermeté.
– RAPARIGA (SALOPE) = (Régionalisme : Nord-est du Brésil,
Minas Gerais, Goias). concubine (femme qui vit avec un homme
sans être mariée) ; (Régionalisme : Nord-est du Brésil, Minas
Gerais, Goias). Femme qui vit de la prostitution, fille de joie,
prostituée.

Ces noms propres, ajoutés aux noms de « MERDINASI » et


« ABOSTADO » conservent entre eux une proximité sémantique
qui crée, dans l’histoire, un univers discursif lié au caractère bâtard,
sale, malhonnête, vulgaire, ivre de ces personnages. Les noms sou-
lignent de ce fait la duplicité de sens liée à la fluidité des limites entre
ce qui est de l’ordre de la similitude ou de la différence. Ce sont
ces limites qui sont à l’origine des outrances potentielles apparaissant,
ou non, dans un texte écrit par des élèves, des mots qui peuvent
être considérés comme inadmissibles dans un texte « bien écrit », ou
qui ne devraient pas avoir leur place dans un texte écrit par des
élèves inscrits en CM1 dans une école privée.
Quand on regarde le titre, le signifiant « CAGADO » semble
assumer le poste de signifiant-clé et, de façon singulière, il s’actua-
212 Études brésiliennes

lise et se lie à « d’autres » signifiants, que ce soit par effet de son ou


de sens. Il contamine le processus de nomination et, par contagion
le scripteur, ainsi orienté vers un univers discursif scatologique.
C’est au sein de cet univers que l’irruption de signifiants tels que
« CAGADO », « MIJADA » et « ABOSTADO » devient quelque
chose d’amusant et, sait-on jamais, satisfait au plaisir et à l’excita-
tion d’utiliser des mots jugés « impropres » ou « défendus », tels que
« merde », « bouse », « pisse », « chier », dans un texte écrit dans une
école, mais camouflés dans la trame de l’histoire et autorisée par le
fait que le scripteur occupe une position subjective.
Trois autres noms propres (« ABESTADO », « MULAMBA » et
« BIGURA ») apparaissent également dans le manuscrit. S’ils ne
s’insèrent pas dans l’univers scatologique dans lequel s’inscrivait la
séquence de nom précédente, ils ne s’affranchissent cependant pas
des autres effets produits par les noms propres de cette histoire :
l’insulte ou, autrement dit, la « métaphore de l’insulte ». Sur ce point,
les trois mots sont liés aux autres : « ABESTADO » parce qu’il reste
précisément une insulte ; « MULAMBA » parce qu’il se rapporte
aussi bien à ce qui est sale qu’à ce qui est méprisable, et « BIGURA »
qui, s’il semble échapper à la pression des signifiants manifestes dans
l’histoire, ne renvoie pas moins à quelque chose qui ne vaut rien
et que l’on jette, telle une « cigarette consumée ».
Soulignons également que le nom « MULAMBA » a la particu-
larité d’entretenir une relation avec le personnage « LUANA » du
feuilleton, ouvrière agricole saisonnière qui s’habillait de guenilles6.
Dans son rapport au signifiant, « MULAMBA » prendrait aisément
la place d’un nom pour un personnage faisant partie de la famille
« SEM MERDA » (Sans Merde), c’est-à-dire la famille « qui n’a pas
de biens » ou, pour le dire autrement, « qui n’a pas la moindre
merde » ; les noms « SEM MERDA » et « MERDINASI » se trou-
vant mis en relation par l’opposition entre le suffixe « INASI » et le
mot « SEM ».

6. Molamba : femme déguenillée. (NDT)


Les noms propres dans des histoires inventées 213

3. Des propos significativement reliés


Les relations entre les noms propres présents dans le corps du
manuscrit engendrent une unité sémantique provoquant d’autres
effets. Si l’on recense la séquence des noms selon leur « entrée »
dans l’histoire, nous obtenons le tableau suivant :
Nom des personnages/position(s) occupée(s) dans l’histoire

Nom des personnages Position(s) occupée(s)


1. CagADO Roi et père
2. MijADA Épouse du Roi et mère
3. MelADO Fils du Roi Cagado
et de sa mère Mijada
4. MolhADA Fille du Roi Cagado
et de sa mère Mijada
5. MERDINASI Nom de famille du Roi
6. ABESTADO Fils cadet du Roi Cagado
et de sa mère Mijada
7. ABOSTADO Amant de Mijada
8. Sem MERDA Maîtresse du Roi Cagado
9. MULA M BA Autre nom de la maîtresse du roi
10. RAPARIGA Maîtresse d’Abostado
11. BIGURA Femme d’Abostado
12. FAZENDA DE MERDAS Ferme du roi Cagado Merdinasi

Tableau 1

Il existe un fil conducteur dans le texte délimitant les éléments


qui peuvent y entrer. Quel est ce fil conducteur ? Comment les liens
s’établissent-ils ? La réponse est à trouver dans les échos : écho de son
et écho de sens. Échos de tout ordre, échos/écoulements pluriels :
homophoniques, paronomastiques et assonantiques, scandant le
mouvement des signifiants, l’assujettissement du scripteur et, en même
temps, la perception qu’il a de ces échos au moment où il produit
l’histoire. Ou bien, si l’on se réfère à la « théorie de la valeur » de
214 Études brésiliennes

Saussure (1972), en un faisceau de relations paradigmatiques se


formant à partir d’un ordre quelconque. Il suffit d’un point pour
attirer l’attention sur un signifiant, et inversement être inattentif à
un autre, pour que l’un d’entre eux, n’importe lequel, s’impose
comme fil conducteur.

Formes signifiantes récidivantes


des noms des personnages

Noms des personnages


1 - c A - G - - A - - D O - -
2 - M I - J - - A - - D A - -
3 - M E - L - - A - - D O - -
4 - M O - L h - A - - D A - -
5 - M U - L - - A M - B A - -
6 - M E R D - - I n - - a s I
7 (sem) M E R D - - - - - - A - -
8 (Fazenda M E R D - - - - - - A - -
de)
9 A b E s t - - a - - D O - -
10 a B O s T - - a - - D O - -
11 - R a - P - - a r I G a - -
12 - b I - G - - U r a - - - -

Tableau 2

Les formes signifiantes « M », « ADA/ADO », « AB(O/E)ST »,


« LA », « MERD » se répètent et se meuvent entre les noms propres,
unifiant ainsi le processus de nomination. Le tableau ci-dessus met
en évidence la similitude de ces formes visuelles par l’homophonie,
l’assonance ou la paronomase, à l’image, en ce qui concerne cette
dernière, de « MELADO », « MOLHADA » et « MULAMBA ». De
ce fait, dans « O Rei Cagado », il ne suffit pas de nommer, ou de
se laisser emporter par l’aspect plaisant des noms, il faut aussi se
Les noms propres dans des histoires inventées 215

laisser guider par l’insistance du signifiant dans sa littéralité. Il y a tout


un ensemble de rythmes sonores, de sens et de lettres qui agissent
de concert et qui par là même consolident la trame formée par les
signifiants. Mouvement semblable à celui des branches d’un arbre
se déployant mais sans parvenir à se détacher, et créant chacune, à
son tour, ses propres formes et relations. « ABESTADO », par exem­
ple, bien que représentant une forme d’insulte, ne cadre pas avec
la séquence scatologique à laquelle se rattachent « CAGADO »,
« MIJADA », « MOLHADO » et « MELADO », mais est relié à ces
noms à travers le suffixe nominal ADO/ADA. De plus, le fait que
« ABESTADO » convoque « ABOSTADO » par substitution d’une
voyelle (« AB(E/O)ST ») est symptomatique de la force signifiante,
elle est matérialisée par la relation de paronomase qu’entretienne ces
deux noms et exerce un effet singulier sur la possibilité imaginaire
de nomination elle-même. La métaphore de l’insulte présente
dans « ABESTADO » (« BeSTA ») débouche sur « ABOSTADO »
(« BoSTA7 »), récupérant ainsi ce qui s’était instauré dans le texte :
« la métaphore scatologique ». On perçoit par les différences et
similitudes présentes dans la matérialité de la langue un dépasse-
ment du signifiant sur le sujet lui-même : le parallélisme des termes
« ABESTADO » et « ABOSTADO » et leur écho sonore ne sont pas
pleinement perçus par le sujet, mais par dépassement du jeu signi-
fiant, sans qu’il soit question d’éloignement ou de dispersion mais
plutôt de création de liens, il perçoit les similitudes.

4. Ce qui échappe aux liens


Nous avons vu que, dans ce texte, le lien entre les noms propres
engendre un effet d’unité. Il y a toutefois des trous dans la chaîne
syntagmatique comme le montre une simple rature, apparemment
sans importance, au milieu du manuscrit.

7. Bosta = bouse, fiente (NDT).


216 Études brésiliennes

La rature sur « sans merde » (« sem merda »)

Figure 2

Mais Mijada a vu ensuite Cagado avec sSem Merda

qui s’appelait Mulamba et a dit :

La marque de rature qui barre le « s » minuscule du terme « sem »


et le remplacement de celui-ci par un « S » majuscule vient renforcer
le statut de nom propre de « Sem Merda » déjà marqué dans le nom
qui suit : « Merda ». Mais dans la continuité du syntagme, en appa-
raissant explicitement, le nom de la maîtresse du Rei Cagado (« qui
s’appelait Mulamba ») crée une espèce de superposition attribuant
deux noms différents à un même personnage. Cette ambiguïté a
peut-être été perçue par l’élève qui aurait voulu dans un premier
temps écrire le terme « uma » (une) entre « viu Cagado com » et « Sem
Merda », mais en aurait abandonné l’idée car cela aurait dilué le statut
de nom propre de « Sem Merda ». Selon le grammairien Bechara
(1999 : 445), dans la phrase « Mijada depois viu Cagado com uma
sem merda » (Mijada a vu ensuite Cagado avec une sans merde),
uma (une) exerce une fonction d’« adjoint adverbial non-participatif
de compagnie »8.
En dépit de la tentative de précision du référent nommé que
pourrait produire l’ajout de « une » (« uma », en portugais), le statut
du nom propre « SANS MERDE » est mis à mal. La possibilité de
deux interprétations crée une certaine étrangeté dans la chaîne
syntagmatique. Dans « Mijada depois viu Cagado com uma sem
merda que se chamava Mulamba » (Mijada a vu ensuite Cagado
avec une sans merde qui s’appelait Mulamba), « SEM MERDA »
se retrouverait dans la position que pourrait occuper le terme

8. Traduction littérale du portugais. (NDT)


Les noms propres dans des histoires inventées 217

« amante » (maîtresse), « rapariga » (salope) ou « sem valor » (sans


valeur) :
– « Mijada depois viu Cagado com uma amante que se cha-
mava Mulamba »
– « Mijada depois viu Cagado com uma rapariga que se cha-
mava Mulamba »

Selon la seconde interprétation, « SEM MERDA » conserve la


position d’un nom de famille, comme dans la structure syntaxique :
« Mijada depois viu Cagado com uma Merdinasi ». Autrement dit,
le personnage porterait le nom de « Mulamba Sem Merda ». Ce
croisement de structures met en évidence les chaînes latentes qui
menacent n’importe quelle chaîne syntagmatique et qui, dans cette
histoire, montrent la pression signifiante dans la production de sens.
Pression qui se maintient à la fin de l’histoire quand il est écrit :

La rature sur « ferme de merde » (« fazenda de merda »)

Figure 3

et Cagado est resté avec sa ferme de Merdes et aussi avec sa Sans


Merde sa maîtresse Mulamba.

La rature sur le « M » dans « fazenda de Merdas » réitère la tension


signalée dans l’analyse de la rature présente dans « com Sem Merda ».
La substitution qualifie le terme « fazenda » car, même s’il lui fait
occuper la position de « gado » (bétail), « café », « lavoura » (labour),
elle laisse en germe son statut de nom propre : ferme de la famille
OLIVEIRA, ferme des Merdinazzi, ferme des Merda : croisement
important de ce processus de création.
Il faut aussi indiquer que la présence de « SEM » dans le syn-
tagme nominal « com sua sem merda » indiquerait justement le sens
218 Études brésiliennes

contraire à celui qui circule dans le texte : « SEM MERDA » renvoie


à « quelque chose de propre », « sans saleté ». Toutefois, quand bien
même « SEM MERDA », dans la mesure où il se mêle à la position
de nom propre, produirait une impression de vide sémantique dans
l’enchaînement où il se trouve, on ne peut néanmoins ignorer la
réminiscence d’une autre chaîne latente : « viu Cagado com uma
sem valor » que se chamava « Mulamba ».
Le nom « Mulamba », féminin du nom commun « mulambo »,
qui indiquerait un « individu sans force morale, détermination, fer-
meté, valeur » et selon une autre acception « vieux pan de tissu,
haillon déchiré et sale » (ce qui renvoie de nouveau à la « saleté »), est
aussi un des maillons de la chaîne. Les liens se tissent de façon latente
dans le manuscrit, mais ils laissent apparaître le fait que l’acte de
nommer n’est pas un simple acte volontaire du scripteur.

5. Autres effets
Nous avons vu que la pression des forces significatives ne fait pas
qu’instaurer une certaine unité dans le processus de nomination de
ce manuscrit, elle laisse également apparaître des ambiguïtés la mena-
çant. Cela fait partie de ce que Milner appelle « équivoque » de la
langue constituée, et qui suspend autant qu’elle instaure des rapports
de similitudes et de différences. L’« équivoque », travesti dans les
phénomènes d’homonymie, de paronomase et d’assonances, ren-
voie à la notion de la langue (Milner, 1978), phénomène boule-
versant les strates linguistiques et empêchant que la dimension
imaginaire du sujet ne soit souveraine dans le fonctionnement
linguistique-discursif. Dans le cas des propos insultants, « la pro-
priété se ramène à la nomination qu’on en fait et le sujet la reçoit
qu’à l’instant même où se dit la liaison ». (Milner, 1983 : 108).
Dans l’histoire inventée « O Rei Cagado », la séquence des noms
propres obéit aux mouvements métaphoriques et métonymiques
– c’est ainsi que Jakobson (1999) relit le syntagme et le paradigme
saussuriens. L’histoire semble tenir davantage d’une histoire de
noms propres, de sorte que, parfois, l’enchaînement semble s’éga-
rer, laissant les sens tomber dans le vide des lignes écrites, comme
nous pouvons le voir à la fin de ce fragment :
Les noms propres dans des histoires inventées 219

« et aussi » (« e também »)

Figure 4

Il s’est aperçu que Abostado avait une autre salope ou un autre


nom pas très malicieux et aussi.

Le passage « ou un autre nom pas très malicieux et aussi » laisse


apparaître une certaine « conscience sémantique » de la part du sujet,
conscience instaurée et sédimentée par les discours qui peuplent les
replis de « l’imaginaire » (replis où se trouvent « les déjà-dits » ou
bien encore, par exemple, le feuilleton de la Globo lui-même qui se
révèle être une espèce de déclic pour le déroulement de cette his-
toire inventée). Un point intéressant se rattachant à la « conscience
sémantique » de la valeur des noms des personnages de cette his-
toire se trouve dans l’énoncé (« ou un autre nom pas très malicieux »)
et montre que le scripteur, même sous la pression du jeu « mali-
cieux » des noms, reste sujet à la dispersion. La cohérence instaurée
par l’entrelacement des noms se disperse par le truchement du jeu,
du plaisir à jouer avec les noms et de l’infini possibilité de jongler
avec les signifiants et leurs entrelacements. Et, de la sorte, quelque
chose perturbe l’histoire. Nous nous trouverions en présence de
deux instances distinctes apparaissant à des moments différents du
manuscrit : le scripteur et le narrateur ?

« roué de coups » (« espancação »)

Figure 5
220 Études brésiliennes

Abostado avait une femme qui était mariée et le mari de Bigura


qui était la femme d’Abostado a fait frapper Abostado qui est mort
peu après avoir été roué de coups.

Perturbation qui apparaît encore sous une autre forme dans le


fragment ci-dessus. Provoquée par le jeu incessant entre les noms
propres, la rupture syntaxique dans laquelle se trouve enfermée la
sinueuse circularité de l’énoncé n’a pas été perçu par le scripteur :
ni pour ce qui est de l’ambiguïté de « Abostado avait une femme
qui était mariée » ni pour ce qui est de la répétition et de la rupture
de référencialité dans « et le mari de Bigura qui était la femme
d’Abostado a fait frapper Abostado ».
Subtilement, cette absence de perception se manifeste dans la
formation du mot « espancação », qui résulte du croisement du verbe
« espancar » (rouer de coups) et du suffixe « -ção » (suffixe servant
à la formation des substantifs). Ce néologisme révèle un sujet
« inconsciemment conscient » des processus de formation des mots
dans la langue9.
Dans cette tentative d’analyse de l’histoire de « O Rei Cagado »,
nous avons vu que les similitudes et les différences ont engendrées
une accumulation de charges signifiantes dans les noms propres, le
point narratif central de l’histoire et son processus ont ainsi acquit
une nouvelle dimension. Au fur et à mesure que les noms propres
apparaissent et construisent le texte, ils le dépassent, comme pour-
rait le révéler la relation de filiation entre « Abostado » et « Abestado » :
« Abestado » ne serait-il pas son fils plutôt que fils du Rei Cagado ?
La perception de cette similitude et la possibilité de lien familial
s’évanouissent à la lecture du texte. La même chose semble se
produire avec la rupture des relations entre l’histoire inventée et le
texte du feuilleton. Dans celui-ci, c’est la seconde épouse du « Roi
du Bétail » (« Rei do Gado »), l’ancienne ouvrière agricole saison-
nière, qui lui donne un troisième enfant, et non pas la première.
Dans l’histoire inventée, Cagado est le père des trois enfants nés de
son épouse « Mijada ».

9. Bien que nous employions le terme conscience, nous soutenons qu’il s’agit
là d’un mouvement par lequel le sujet ne sait pas qu’il sait, même s’il se sert
de ce savoir. D’où notre recours à la formule « inconsciemment conscient ».
Les noms propres dans des histoires inventées 221

Nous traçons ici, afin qu’il soit possible de voir les points de
« dispersion » et d’« unité » d’un texte par rapport à l’autre, deux arbres
généalogiques, l’un étant constitué des relations entre les personnages
du feuilleton, et l’autre issu des relations entre les personnages de
l’histoire inventée. Peut-être vaudrait-il mieux, pour ce dernier,
parler d’« arbre scatologique ».

Tableau 3
Arbre généalogique du « Roi du Bétail » (« Rei do Gado »)

Luana
(l’amante de Bruno)

Euico
MEZENGA Bruno
MEZENGA
(Roi du Bétail)
Giovana
BERDINAZI Marcos Lia
Léa
(la femme de Bruno)

Ralf (l’amant de
Léa et Suzane)

Suzane
222 Études brésiliennes

Tableau 4
Arbre scatologique du « Le Roi Merdeux » (« Rei Cagado »)

mulamba
sem merda
(l’amante
du Rei Cagado)

familia
Rei CAGADO
merdinazi
MELADO MOLHADA
MIJADA
(la femme du Rei
Cagado)
ABESTADO
ABOSTADO
(l’amant de MIJADA)

BIGURA

RAPARIGA

Finalement, comment donc se réaliseraient ces déplacements que


nous avons cherché à expliciter si ce n’est par un ordre signifiant et
son articulation dans les processus métaphoriques et métonymiques ?
L’histoire inventée « O Rei Cagado » montre qu’un discours déjà
donné (déjà dit) peut emprunter d’autres voies du fait des rapports
de similitudes et de différences existant entre les signifiants linguis-
tiques – celles-ci allant du niveau discursif au niveau phonéma-
tique – ainsi que du fait de la relations singulière que le scripteur
entretient avec ces signifiants. De cette manière, la pression des
échos phoniques et les jeux entre les signifiants ont construit des
liens et des relations singuliers qui ont à leur tour révélé, tout en
les emmêlant, des similitudes et des différences entre le manuscrit
et le feuilleton. Ces dernières sont présentes, de façon latente, dans
tout propos insultant, et aux multiples signifiants, devant être sup-
porté par celui à qui il est adressé : « porc/cochon », « immonde »,
Les noms propres dans des histoires inventées 223

« déchet/ordure », « abruti », « bouseux », « pissée », « mouillée »,


« mielleux/poisseux », « déguenillée », « merdeux ».

Références bibliographiques
Bechara, E., Moderna Gramática Portuguesa, Rio de Janeiro, Lucerna, 1999.
Calil, E., « Processus de création et ratures : analyses d’un processus d’écri-
ture dans un texte rédige par deux écolières », Langage & Société, n° 103,
pp. 31-55, 2003.
calil, E., Autoria : a criança e a escrita de histórias inventadas, Londrina, Eduel,
2009.
Houaiss, A., Dicionário Eletrônico Houaiss da Língua Portuguesa, São Paulo,
Editora Objetiva Ltda, 2001.
Jakobson, R., Lingüística e Comunicação. São Paulo, Cultrix, 1999.
Lacan, J., O Seminário. Livro 5. As formações do inconsciente, Rio de Janeiro,
Jorge Zahar Editor, 1999.
Milner, J-C., L’Amour de la langue, Paris, Seuil, 1978.
MILNER, J-C., Les noms indistincts, Paris, Seuil, 1983.
Saussure, F. de, Cours de Linguistique Générale, édition critique par Tullio
de Mauro, Paris, Payot, 1972.
chapitre 10
Aliénation et séparation
dans la parodie :
une stratégie destinée
à des élèves de neuf ans
pour la production
de textes
Claudemir Belintane
traduit du portugais par Adller Sady

À partir de l’analyse d’un corpus constitué de manuscrits scolaires,


le présent article développe une réflexion sur la parodie en tant que
stratégie dans la production de textes. Il part de l’hypothèse selon
laquelle, à la fin du primaire (de dix à onze ans), l’acte de parodier
des contes de fées, des fables et d’autres genres du répertoire de la
littérature enfantine peut être une stratégie qui, en plus de contri-
buer au réaménagement de l’imaginaire enfantin, enrichit la produc-
tion textuelle, aussi bien quantitativement (les élèves écrivent plus)
que qualitativement (les élèves élargissent leurs possibilités discur-
sives).
Le présent travail a aussi pour but d’examiner la notion de
parodie dans une perspective qui prenne en compte la dimension
psychique du phénomène. Nous chercherons, en l’occurrence, à
rapprocher ce concept littéraire et discursif des concepts d’aliéna­
tion et de séparation développés par Lacan dans son Séminaire XI. La
justification de l’importance de ce rapprochement conceptuel peut
se faire par la constatation que l’entrée de l’enfant dans le langage
226 Études brésiliennes

s’opère à partir d’un processus d’altérité où les mécanismes d’alié-


nation et de séparation mettent en jeu la dynamique subjective du
langage (Lacan 1993). Nous illustrerons ces propos par un exemple
dans le domaine de l’écrit : dès que l’enfant commence à maîtriser
le système alphabétique, nous pouvons observer deux prises de
positions subjectives, une attitude d’extrême aliénation envers les
demandes du fonctionnement du système (l’enfant lit en détachant
nettement les syllabes, dans une soumission au code comme s’il
avait peur d’en manquer les corrélations, autrement dit, il lit en
s’assurant de chaque syllabe, de chaque lettre), ce qui fait lui échap-
per le sens général du texte. Quant à l’autre attitude, nous pouvons
détecter des positions subjectives où intervient la séparation et où le
flux de la lecture avance à partir d’une dynamique intertextuelle et
interdiscursive1.
L’interprétation psychanalytique permet de penser ce processus
dans une perspective plus ample, qui engloberait les relations
d’altérité et de subjectivité. Nous pouvons dire que, dans l’exemple
cité, nous avons une subjectivité intertextuelle, c’est-à-dire une
subjectivité qui émerge dans les espaces entre les textes et entre les
discours. En d’autres mots, deux processus sont en jeu : un attache-
ment pointilleux à la lettre – comme si l’enfant cédait aux sollici-
tations d’autrui (père, professeurs, normes scolaires) – ce que nous
appelons aliénation ; un déplacement provoqué par l’évocation de
faits passés et, entre les deux processus, nous imaginons un hiatus,
un espace, qui permet l’entrecroisement de ce que propose le texte
et des fragments qui proviennent de ces mémoires – nous appelons
séparation la production de cet espace. Comme on pourra le voir
ci-après, nous essaierons de faire une relecture de la stratégie de la
parodie en partant de cet axe conceptuel.

1. Dans notre enquête (Belintane 2010), nous avions demandé aux enfants
pourquoi ils lisaient lentement en marquant, de vive voix, chaque syllabe.
La réponse était le plus souvent qu’il fallait « lire lentement pour ne pas se
tromper ». Il est intéressant de constater que même des lettres assez connues,
comme la voyelle A, étaient, en général, rendues par un phonème de longue
durée dans un processus d’adhésion à la lettre.
Aliénation et séparation dans la parodie… 227

1. Le contexte d’analyse

Le cours moyen deuxième année2 (de neuf à dix ans) a été choisi
comme champ d’enquête justement du fait qu’il fonctionne comme
une transition entre deux cycles d’études3. Cette transition exige une
préparation afin que l’élève soit à même de faire face aux brusques
changements qui auront lieu dans l’enseignement secondaire, tant
sur le plan des programmes que sur le plan des rapports pédago-
giques. Le CM2 conclut le cycle où les professeurs (diplômés en
pédagogie) sont polyvalents, enseignant plusieurs disciplines. En
sixième, où débute le premier cycle de l’enseignement secondaire,
les élèves commencent à travailler avec des spécialistes, un pour
chaque matière. Pour ce qui est de l’enseignement de la langue
portugaise, ce changement correspond aussi à une grande modifica-
tion dans le choix des textes ; si l’élève, au primaire, était constam-
ment confronté à des genres propres à l’enfance (contes de fées,
fables, comptines et autres), au collège, il est mis en présence de
textes littéraires plus complexes, en général écrits par des auteurs
consacrés et faisant même partie des classiques nationaux et inter-
nationaux. Dans Belintane (2010), nous avons cherché à démontrer
l’importance de ce que nous y avons métaphoriquement nommé
« les charnières des cycles », qui joignent un cycle d’études à l’autre,
depuis les petites classes aux classes du lycée, c’est-à-dire un ensem­
ble de stratégies qui ont pour but de faire passer les élèves par ces
transitions avec le moins de heurts possible.
Pour se faire une idée du fossé existant entre les cycles, il suffit
de lire les Directives nationales pour les programmes des cours de portu­

2. En raison de la division des systèmes d’enseignement français et brésilien


en quatre grands cycles initiaux ayant, chacun, le même nombre d’années et
les mêmes objectifs généraux que son équivalent dans l’autre pays, le traduc-
teur du présent article, dont la version originale est en portugais, a choisi de
rendre les classes et les cycles d’études du système éducatif brésilien par leurs
équivalents dans l’Éducation nationale française. Pour un court renseigne-
ment, donné par l’auteur de l’article, sur les dénominations des classes suc-
cédant à la maternelle (ensino infantil) et précédant le lycée (ensino médio)
dans le système brésilien, voir la note suivante. (NDT)
3. L’enseignement fondamental, au Brésil, est divisé en deux cycles : l’ensei-
gnement fondamental I (de la première classe à la cinquième ; de 6 à 10 ans)
et l’enseignement fondamental II (de la sixième classe à la neuvième ; de 11
à 14 ans).
228 Études brésiliennes

gais4, constituées de quatre documents5, un pour chaque cycle


(enseignement maternel, enseignement élémentaire, premier cycle
de l’enseignement secondaire et deuxième cycle de l’enseignement
secondaire6). Il s’agit de documents ayant des auteurs distincts et
des conceptions pédagogiques qui, dans le détail de chaque recom-
mandation (définitions de stratégies, suggestions de contenus pro-
grammatiques), s’éloignent les unes des autres d’une manière non
négligeable, bien qu’elles subissent quelques influences communes
(Piaget, Emília Ferreiro, Vygotsky et Bakhtine). Dans ces docu-
ments, il n’est fait aucune allusion à des stratégies de transition d’un
cycle à l’autre.
Dans l’établissement d’enseignement que nous avons choisi
pour notre enquête, les éducateurs se préoccupent de cette transi-
tion. La déconstruction des textes de la littérature enfantine, sur-
tout des contes de fées et des fables d’origine européenne (Perrault,
les frères Grimm, Ésope, La Fontaine et autres), est une des straté-
gies mises en place visant à favoriser cette transition. Les textes les
plus classiques, comme le Petit Chaperon rouge, Cendrillon et quel­
ques fables, sont repris en classe de sixième et soumis à la parodie
– hypothétiquement, un tel procédé permettrait la déconstruction
de structures textuelles et thématiques prétendument closes et
ouvrirait des espaces à des lectures et à des productions textuelles
plus complexes et moins schématiques. La présente étude apporte
des éléments qui permettent de corroborer la pertinence de cette
stratégie pédagogique et de son but principal.
Comme nous nous attendons également à ce qu’il soit possible,
sous l’angle théorique, d’indiquer, par cette analyse, des éléments
importants pour la constitution du tissu interdisciplinaire reliant le
domaine du langage (linguistique et analyse du discours) à celui du
psychisme (psychanalyse de Freud et Lacan), nous accentuerons,
par la suite, ces rapprochements conceptuels.

4. Le titre original en portugais : Parâmetros Curriculares Nacionais de Língua


Portuguesa. (NDT)
5. Il s’agit d’un ensemble de documents produits par le Ministère de l’édu­
cation brésilien (Brésil 1998).
6. En portugais du Brésil : ensino infantil, ensino fundamental I, ensino
fundamental II, ensino médio. (NDT)
Aliénation et séparation dans la parodie… 229

2. La parodie :
entre l’aliénation et la séparation

La parodie, comme le pastiche, la paraphrase7 et toutes les autres


formes de reprise explicite ou implicite des paroles d’autrui impli­
que des jeux de rapprochements et d’éloignements entre le sujet et
l’Autre, qui peuvent être réinterprétés sous l’optique de la paire
aliénation/séparation théorisée par Lacan (1993). L’aliénation est la
condition sine qua non pour l’émergence de la subjectivité. Il faut
que l’enfant s’aliène soi-même dans le langage d’autrui pour sortir de
la corporéité en soi – un exemple illustrera cette situation : l’enfant
veut du corps (le giron, le sein, des câlins), mais les parents réagissent
en donnant du langage (conversation, chanson, histoires et autres
genres de maternage). En acceptant l’échange, l’enfant se livre, sans
le savoir, à l’univers du langage, du symbolique. Pour sa part, la
séparation consolide le processus de subjectivation, car elle corres-
pond à certaines coupures en plein milieu de la prégnance de l’autre
parental, autrement dit, l’imaginaire (la relation duale, spéculaire
entre la mère et l’enfant) est traversé par un tiers élément, dont la
figure emblématique est le père ou la fonction paternelle.
Nous pouvons établir notre approche conceptuelle à partir d’une
évidence : il n’est pas de parodie sans assimilation de la structure ou
de la technique du texte source, ne serait-ce que provisoirement
et soumise à une intention ironique, c’est-à-dire celle de prendre
en charge un thème ou un discours pour le transcender, pour en
recréer les thèmes et les formes. Tout comme, pour Lacan (1993),
l’aliénation est une condition pour la séparation, l’intériorisation
du texte source est une condition pour l’exercice du jeu paro-
dique, car le sujet-parodiste occupe un espace entre les textes, qui
est aussi un espace entre les lecteurs, autrement dit, il faut que le texte
source soit bien connu de ses lecteurs, de telle manière qu’on puisse
supposer qu’ils soient à même de l’entrevoir dans le nouveau texte.
Également, il ressort de la théorie lacanienne que la position sub-
jective oscille entre deux pôles, on s’aliène soi-même pour s’en

7. Nous savons qu’il y a des auteurs qui font la distinction entre la paro-
die et le pastiche (Hutcheon 1981, Sangsue 1994, entre autres). Néanmoins,
maints auteurs ne la font pas, dont Bakhtine (1999 : 74) et Tomachevsky (1973 :
199). Un peu plus loin, nous distinguerons la parodie de la paraphrase.
230 Études brésiliennes

séparer ou, peut-être même, on s’aliène soi-même en s’en séparant


déjà :

« C’est ici que va se produire l’opération seconde où le sujet est con­


duit par cette dialectique. Cette opération seconde est aussi essen-
tielle que la première à définir, parce que c’est là que nous allons voir
pointer le champ du transfert. Je l’appellerai, introduisant ici mon
second nouveau terme, la séparation. »8

Quelle utilité cette paire conceptuelle de Lacan peut-elle avoir


pour l’enseignement de la lecture et de l’écriture ou même pour
l’analyse de manuscrits d’élèves ? Selon Laurent (1997), le Sémi­
naire XI, qui introduit ces notions, représente un tournant impor-
tant dans la conception de l’inconscient langagier, car il concilie
deux attentes de l’école lacanienne, à savoir celle des universitaires
(travaillant dans les domaines de la linguistique, de la littérature, de
la théorie littéraire), « qui se délectaient de l’usage de la méta-
phore/métonymie, qui savaient bien s’en servir, voyaient l’impor-
tance de cet emploi et étaient fascinés par une nouvelle approche
qui mettaient en exergue une méthode bien connue, par exemple,
dans la critique littéraire »9 (op. cit. : 33) ; et celle des praticiens de la
psychanalyse, qui reconnaissaient l’importance heuristique de ces
concepts, mais ne voyaient pas clairement comment les manier au
cours de l’analyse. La paire aliénation/séparation établit ce rappro-
chement, étant donné qu’elle permettrait de mieux penser, par
exemple, le transfert et la fin de l’analyse, car cette paire constitue
le fondement de l’altérité, du rapport je/autre et, par conséquent,
de la subjectivation.
La nouvelle paire créée par Lacan, dans notre démarche, va
bien au-delà de cette « réunion de deux auditoires qui étaient sépa-
rés »10 (op. cit. : 33), car elle peut aussi favoriser le rapprochement
entre des concepts psychanalytiques et linguistiques dans le champ
appliqué11.

8. Jacques Lacan, Séminaire XI, Texte établi par Jacques-Alain Miller.


Paris, Seuil, 1973, p. 194.
9. Passage traduit en français à partir de la citation rendue en portugais.
(NDT)
10. Voir la note précédente. (NDT)
11. En discourant sur l’aliénation, Lacan montre qu’elle est un phénomène
qui va au-delà de la clinique, voire de l’environnement du maternage :
Aliénation et séparation dans la parodie… 231

3. La parodie : stratégie de séparation

La parodie peut être considérée comme un genre littéraire ou


comme une stratégie de production textuelle. Sangsue12 montre que,
depuis l’Antiquité, la parodie attire l’attention d’écrivains et de
savants, mais qu’elle est, presque toujours, perçue comme un genre
ou une stratégie de moindre valeur par comparaison à d’autres genres
littéraires, comme étant une technique abaissante, prête à dégrader
des textes bien connus et élevés à la condition de classiques, toujours
dans une intention comique. Dans la Poétique d’Aristote, en effet,
il est fait mention de textes parodiques : Hégémon de Thasos, le
premier qui écrivit des parodies, et Nicochares, auteur de la Déliade,
imitèrent des hommes inférieurs (1973 : 444)13 – Il est intéressant
de remarquer que la présence de la parodie est presque concomi-
tante aux genres sérieux (épopées et tragédies), autrement dit, quand
des artistes consacrés (Homère, Sophocle, Euripide) proposent des
jeux de miroirs identificatoires (le modèle du héros dans les épo-
pées et la dimension de la Moire, du destin, dans les tragédies), il
surgit alors des parodistes, tel qu’un Aristophane parodiant les
œuvres d’Euripide.

« Cette aliénation, mon dieu, on ne peut pas dire qu’elle ne circule pas de
nos jours. Quoi qu’on fasse, on est toujours un petit peu plus aliéné, que ce
soit dans l’économique, le politique, le psycho-pathologique, l’esthétique, et
ainsi de suite » (Jacques Lacan, Séminaire XI, texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 191).
12. Sangsue fait une étude diachronique de grande valeur sur la parodie, en
partant de la Poétique d’Aristote jusqu’aux conceptions plus contemporaines,
en passant par l’Antiquité classique, le Moyen Âge, la Renaissance, par les
écoles littéraires romantiques, réalistes et modernes, y compris des études
comme ceux des formalistes russes, ceux de Mikhaïl Bakhtine, de Margaret
Rose, de Linda Hutcheon, de Michele Hannosh et de Gérard Genette. Dans
le dernier chapitre, « Pour une poétique de la parodie », de cette œuvre impor-
tante, l’auteur apporte sa version d’une reconnaissance explicite de la paro-
die. Dans le présent article, nous allons partager quelques éléments d’analyse
avec Sangsue et avec d’autres auteurs, mais nous souhaitons ajouter des traits
spécifiques qui délimiteront ce concept littéraire dans le domaine de l’en-
seignement en tant que genre et stratégie à l’usage de l’enseignant, et dans
le domaine du psychisme, en tant qu’entité découlant de la mouvance
subjective entre l’aliénation et la séparation de Lacan.
13. Passage traduit en français à partir de la citation rendue en portugais.
(NDT)
232 Études brésiliennes

Dans le Moyen Âge, selon Bakhtine (1999), la parodie était


une puissante ressource populaire contre la sévérité et la prédomi-
nance des discours religieux, « une espèce de seconde révélation
à travers le rire et le jeu » (Bakhtine, 1999 : 73)14. L’idée d’une
« seconde révélation » de la vie ouvre des perspectives intéressantes
vers la compréhension de son importance dans le milieu scolaire.
D’ailleurs, cet auteur soulignait déjà la participation des élèves dans
le jeu parodique médiéval :

« Les récréations scolaires et universitaires eurent une très grande


importance dans l’histoire de la parodie médiévale. (…) Pendant les
récréations, les jeunes se reposaient du système des conceptions offi-
cielles, de la sagesse et du règlement scolaires et, par ailleurs, les fai-
saient les cibles de leurs jeux et de leurs divertissements facétieux et
dégradants. Ils se libéraient, avant tout, des lourdes entraves de la piété,
de l’esprit de sérieux (« de l’incessante fermentation de la piété et de
la crainte divine ») et aussi du joug des catégories lugubres : « l’éternel »,
« l’immutabilité », « l’absolu ». Ils leur opposaient l’aspect comique,
joyeux et libre du monde inachevé. »15 (op. cit. p. 72)

Dans cette intéressante observation, nous pouvons déjà trouver


l’effet que nous voulons extraire de la parodie en tant que stratégie
didactique. En parodiant des textes classiques de la littérature
enfantine – ceux dont les thématiques recouvrent l’enfance d’un
imaginaire de l’enchantement et de la peur – l’élève peut aussi
traverser cet imaginaire fortement dualiste, où le bien et le mal
s’opposent comme des entités fixes. D’une certaine manière, à la
façon de Bakhtine, nous y voyons aussi « une seconde révélation »
de la cruauté de la vie comme on le verra dans la parodie que nous
allons analyser.
Pour nous, la parodie est une stratégie didactique puissante qui
peut aussi bien permettre des ruptures avec des textes élevés à la
condition de classiques qu’être mise à profit en tant que moyen de
mieux connaître la forme d’un texte, voire le style d’un écrivain
– en l’espèce, nous pouvons en donner un exemple tiré de notre
propre expérience d’enseignant : afin que les élèves saisissent les effets
rythmiques chez certains poètes, nous leur proposions de parodier le
texte tout en en gardant la forme (nombre de vers, configurations

14. Voir la note précédente. (NDT)


15. Voir la note 13. (NDT)
Aliénation et séparation dans la parodie… 233

rythmiques, parallélismes, anaphores, etc.). Comme le montre


Sangsue (1994), la parodie est une des ressources les plus productives
dans les littératures moderne et contemporaine, outre le fait de
servir de stratégie dans la presse, dans la publicité et dans le cinéma :
« Nous baignons dans la parodie » (op. cit., p. 4).
Sant’anna (1998)16, en cherchant à distinguer la parodie de la
paraphrase, compare les deux concepts à ceux proposés par Freud
lorsque celui-ci explique le fonctionnement du rêve (1988). La
parodie serait ainsi proche du déplacement et la paraphrase pourrait
être pensée à partir de la condensation. Dans le présent article, nous
allons un peu plus loin dans cette distinction : selon nous, la para-
phrase occupe le champ de la continuité discursive, plus proche de
la ressemblance et, par conséquent, de l’aliénation17 ; la parodie casse
la continuité, révèle la dissemblance, en déplaçant les éléments les
plus forts du texte source.

4. Construction du corpus
La pratique didactique préconisée par le programme du cours de
portugais dans l’établissement visité18 contient déjà, parmi ses
recommandations sur la production de textes, des stratégies pour la
parodie de contes de fées. Cela nous a permis de rassembler les

16. Affonso Romano de Sant’Anna est un poète et essayiste brésilien. Son


ouvrage cité a été publié dans la collection « Princípios », laquelle est consa-
crée à l’enseignement.
17. Il est toujours important de rappeler que le concept d’aliénation recouvre
un processus inévitable, fondamental et nécessaire de tout acte de s’approprier
ce qui vient de l’autre. Même si l’on se l’approprie d’une manière critique,
il y a toujours un don de soi, bien que momentané, bien qu’entrecoupé par
la séparation.
18. Le Colégio Giordano Bruno, établissement d’enseignement privé dans la
partie Ouest de la ville de São Paulo, dispense aux élèves les enseignements
primaire et secondaire (de cinq à dix-sept ans). Les familles des élèves, dont
les parents sont, pour la plupart, des commerçants, des professionnels libé-
raux ou de petits entrepreneurs, appartiennent aux classes moyennes brési-
liennes. Dans cet établissement, il est de tradition de bien recevoir des
chercheurs et stagiaires venant de l’Université de São Paulo et l’établissement
possède un groupe bien organisé d’éducateurs dans le domaine du langage,
qui ont pour but de lire et débattre de thèmes et auteurs liés à l’axe théo-
rique guidant le présent travail.
234 Études brésiliennes

textes en février 2010, début du cours moyen deuxième année,


c’est-à-dire au moment où les élèves auraient leurs premières
expériences de production textuelle à l’intérieur même du pro-
gramme scolaire de cette année-là19. Nous avons choisi une classe
de trente élèves et l’avons divisée en deux groupes. Nous avons,
par la suite, soumis chaque groupe à une consigne différente de
celle de l’autre groupe.

Consigne 1 (C1) : Produire un texte suivant un modèle ayant


de fortes ressemblances avec l’histoire du Petit Chaperon rouge –
16 élèves :
Imaginez une situation où la fille ou le fils n’obéit pas à ses parents.
La mère ou le père lui a demandé d’aller au supermarché acheter
quelque chose et de rentrer à la maison par la même rue, sans prêter
l’oreille aux inconnus et sans dévier de son chemin. L’enfant y va,
mais n’obéit pas à sa mère. Que va-t-il lui arriver ? Inventez une
histoire racontant tout cela, depuis la conversation avec la mère
jusqu’à l’aventure heureuse ou malheureuse que l’enfant aura vécue
à l’extérieur.

Il est à noter que la C1 suit, délibérément, le schéma général de


l’histoire du Petit Chaperon rouge, transposé à l’époque actuelle
(comme l’indiquent les mots « supermarché » et « rue »), une sorte
de paraphrase simplifiée de cette histoire, mais contenant une inci-
tation aux dénouements singuliers dans l’univers discursif d’au-
jourd’hui.

Consigne 2 (C2) : Demande explicite de parodier l’histoire du


Petit Chaperon rouge – 14 élèves :
Vous connaissez bien l’histoire du Petit Chaperon rouge, n’est-ce
pas ? Et si nous nous rappelions tous les passages ? Rappelez-vous-en
chaque épisode et créez un nouveau texte, différent, amusant, en
changeant les événements et les personnages de manière à tout trans-
former à votre façon.

Il s’est tout de suite produit un murmure de mécontentement


devant la question au début de la consigne « – Vous connaissez

19. Contrairement à ce qui se passe en France, où l’année scolaire est à


cheval sur deux années civiles, l’année scolaire au Brésil se déroule au long
d’une seule année civile. (NDT)
Aliénation et séparation dans la parodie… 235

bien l’histoire du Petit Chaperon rouge, n’est-ce pas ? » Néanmoins,


après avoir vu qu’ils pourraient en modifier la trame autant qu’il
leur plairait, les élèves ont changé d’état d’esprit. À la fin du cours,
cinq d’entre eux ont demandé à continuer le texte à la maison.
Une élève, comme nous le verrons ci-après, celle qui a produit le
texte le plus long et le plus intéressant de l’ensemble – a alors écrit
qu’elle n’avait pas fini le sien et qu’elle avait « l’espoir de le conti-
nuer ».
Une autre donnée importante est cette différence entre les
groupes : aucun des élèves du groupe ayant reçu la C1 n’a demandé
à continuer le texte à la maison. Les textes des cinq élèves travail­
lant la C2 et ayant demandé à finir le travail à la maison ont été
copiés sur place par les chercheurs dans le but de conserver l’état
originel du brouillon.

5. Analyse générale des textes


Nous avons fait une analyse générale des trente textes en prenant
en considération les deux groupes et leurs consignes respectives.
Nous avons pris comme premier critère la longueur des textes, en
comptant le nombre de mots afin de vérifier quelle consigne pour-
rait générer des textes plus longs. Comme prévu, relativement au
nombre de mots, les textes suivant la C2 se sont avérés plus longs :
alors que treize textes de la C1 possédaient moins de 200 mots et
trois textes entre 200 et 350 mots, dix textes de la C2 avaient entre
200 et 650 mots.
Tous les textes de la C1, même les plus élaborés, se sont foca-
lisés sur le thème de la « désobéissance », suivi par la séquence dié-
gétique « événement tragique, repentir et leçon apprise ». Comme
il n’est pas possible d’analyser tous les textes dans le présent article,
nous nous en tiendrons à un texte de chaque consigne. Nous
adoptons, comme critère pour notre choix, le plus grand nombre
de mots20.

20. En choisissant le texte le plus long de chaque consigne, nous ne voulons


pas laisser entendre qu’il ne pourrait pas y avoir de textes de bonne qualité
qui seraient plus courts. En analysant, toutefois, chacun des deux groupes
de textes, on perçoit clairement que ces deux textes se signalent aussi par la
structure qu’ils présentent.
236 Études brésiliennes

Texte 11 de la consigne 1

UN SECRET : NE DÉSOBÉIS PAS À TA MÈRE


Salut, je suis Elisa et j’ai une mère très agaçante, qui ne me laisse
pas tranquille ! Elle m’appelle tout le temps et me fait faire des
choses agaçantes, du moins je le pensais avant de vivre cette aven-
ture. Eh bien ! Revenons à notre histoire. C’était un jour ordi-
naire, un jour de plus dans la ville où je vivais, ma mère m’avait
ORDONNÉ d’aller au supermarché.
(1) Dépêche-toi Lisa va acheter ce que j’ai demandé !
(2) D’accord, maman !
(3) T’as fait la liste des courses ?
(4) Oui !
(5) A
 ttention ! Ne t’arrête pas et ne sors pas du chemin. Ne parle
pas, non plus, à des inconnus.
(6) Je sais, maman ! – dis-je…
En rentrant chez moi, j’est à mi-chemin quand un homme est
apparu et s’est offert pour m’aider à porter les sacs. Je n’y ai vu
aucun mal et je lui ai dit oui. Il m’a demandé où j’habitais et j’ai
dit :
(7) A
 près les deux prochaines rues, tout près d’ici ! – il a hoché la
tête.
Nous sommes donc repartis ensemble et il m’a demandé si je ne
voulais pas avoir de la glace chez le glacier, j’ai dit que oui et que
je devais en avertir ma mère, il a dit que ce n’était pas la peine de
lui en parler et que ce serait vite fait. Alors, nous y sommes allés…
Après, je me souviens seulement qu’il a tiré un morceau de tissu
de sa poche et je suis tombée dans les pommes.
Après m’être réveillée, je me trouvais dans un lieu que je ne con­
naissais pas et qui n’était certainement pas la boutique du glacier.
Tout à coup, j’ai entendu un chuchotement. C’était une femme
et l’homme qui m’avait emmenée là-bas :
(8) Comment as-tu réussi à l’enlever ? – a demandé la femme.
(9) 
Ç’a été facile, Alice. J’ai utilisé la ruse des sacs ! – a-t-il
répondu.
J’ai donc TOUT compris. J’avais été enlevée, et maintenant ? Que
ferais-je ? Est-ce que j’étais encore au Brésil ? Faisait-il nuit ou
jour ? Et ma mère ? Alors, je me suis mise à courir et me suis enfuie
Aliénation et séparation dans la parodie… 237

par la porte. J’ai découvert que j’étais dans un lieu que je connais-
sais, près d’une ancienne école, mais loin de ma maison, mais
j’avais encore l’argent des courses. Avec lui je suis rentrée chez
moi en bus.
Arrivée chez moi, j’ai vu ma mère désespérée. Elle m’a dit que
j’étais portée disparue depuis deux jours. Et je lui ai TOUT raconté,
mais je n’ai jamais su ce que voulaient les bandits. Tant mieux,
n’est-ce pas ? Et après avoir réalisé combien ma mère m’aime, et
j’ai cessé de la haïr et découvert que je l’aimais aussi !
FIN !

L’énonciatrice crée un personnage appelé Elisa, qui est la nar-


ratrice à la première personne. Ce personnage avait une mère très
agaçante. Dès le premier paragraphe, cette narration tranche consi-
dérablement avec les autres textes de la C1, car elle montre une
relation conflictuelle entre la mère et la fille. L’élève-scripteur pos-
sède déjà une certaine maîtrise des possibilités textuelles, en faisant
voir une narratrice-héroïne qui affronte sa mère supposément auto-
ritaire. Le recours à la polyphonie semble, d’entrée de jeu, annoncer
une narratrice courageuse, encline à dévoiler ses conflits avec sa
mère, et mettre au grand jour un processus de séparation d’avec la
discursivité qui prône l’idéal de l’obéissance.
Dans le paragraphe initial, cependant, il y a déjà un certain pas
en arrière par rapport à sa première attitude : l’énonciatrice montre
que le personnage va recevoir une leçon et changer sa position
subjective.
L’extrait suivant attire l’attention :
238 Études brésiliennes

Extrait « ORDONNÉ » du texte 11 de la C11

Figure 1

L’utilisation de capitales pour écrire le mot « ORDONNÉ » et


les points d’exclamation renforcent l’interprétation d’une crispa-
tion entre la mère et la fille. Dans le discours de la mère, le verbe
« dépêche-toi » connote plus l’autorité que l’urgence à proprement
parler. En outre, l’énoncé « va acheter ce que j’ai demandé ! » révèle
un ton impératif fort en même temps qu’il réitère l’ordre donné.
Un lapsus à l’écrit, aussitôt après, confirme la division subjec-
tive où le scripteur est partagé entre la position énonciative de la
narratrice et celle du personnage même.

Extrait « j’est » du texte 11 de la C12

Figure 2

Le temps de la narration est ébranlé à ce moment-là, car le verbe


está, forme du présent de l’indicatif, occupe la place de l’imparfait,
c’est-à-dire estava (temps typique des narrations). Le maintien de
l’accent aigu et la suppression de la désinence -va3 nous font penser

1. En caractère d’imprimerie : « Minha mãe havia MANDADO eu ir ao


super mercado./– Anda logo Lisa vá comprar o que eu mandei ! ». En fran-
çais : « Ma mère m’avait ORDONNÉ d’aller au supermarché./– Dépêche-
toi Lisa va acheter ce que j’ai demandé ! ». (NDT)
2. En caractère d’imprimerie : « Eu sei, mãe ! – eu disse… [depois saí]./Eu está
na metade do caminho de volta ». En français : « Je sais, maman ! – dis-je…
[ensuite, je suis sortie]./En rentrant chez moi, j’est à mi-chemin ». (NDT)
3. Dans « eu está » (« j’est »), l’accent aigu sur está (est), présent de l’indicatif du
verbe estar (être) à la troisième personne du singulier, n’est pas supprimé par
Aliénation et séparation dans la parodie… 239

à un effet langagier inconscient, voire à une instance énonciative


« à mi-chemin », partagée. Il ne doit pas être aisé, pour une élève
de neuf ans, de manier une énonciation où la désobéissance soit si
explicite. Il y a aussi un fragment mal effacé après les points de
suspension. On y lit : « – dis-je… [ensuite, je suis sortie] ». Ce pas-
sage montre que le scripteur avait l’intention de continuer à racon-
ter l’histoire à la première personne. Comment expliquer cela sans
tenir compte de l’inconscient langagier ?
Dans la suite du récit, Elisa, après avoir fait les courses, désobéit
à sa mère et parle à un inconnu, qui la convainc d’aller prendre une
glace. Il la kidnappera. Après avoir dormi deux jours de suite, car
le ravisseur lui avait appliqué un somnifère sous le nez, elle réussit
à s’enfuir du lieu où elle était séquestrée et à rentrer chez elle. Avant
de prendre la fuite, l’énonciatrice tient à souligner l’angoisse du
personnage. Pour ce faire, elle met en place un jeu curieux entre
les voix du texte, car elle entame abruptement un discours indirect
libre qui rompt les amarres temporelles en tirant la souffrance vers
le temps présent : « J’ai donc TOUT compris. J’avais été enlevée, et
maintenant ? Que ferais-je ? Est-ce que j’étais encore au Brésil ?
Faisait-il nuit ou jour ? Et ma mère ? »
Après s’être enfuie et être retournée chez elle, Elisa raconte
«TOUT » (en utilisant des capitales à nouveau) à sa mère. Ensuite,
comme si elle voulait mieux contrôler la vraisemblance des raisons
pour lesquelles le ravisseur, avec l’aide de la femme, l’a enlevée, vu
qu’il n’y a eu ni vol ni demande de rançon, elle laisse planer un
doute et cherche l’approbation du lecteur : « Et je lui ai TOUT
raconté, mais je n’ai jamais su ce que voulaient les bandits. Tant
mieux, n’est-ce pas ? »

l’élève pour laisser la place à la désinence -va, ce qui aurait produit le bon
accord avec la première personne du singulier à l’imparfait de l’indicatif : eu
estava. Pour une traduction de ce lapsus ayant une portée semblable en fran-
çais et les mêmes ressemblances phonétiques (comme entre está [iʃ’ta] et
estava [iʃ’tava], différenciés par les seuls phonèmes [va]), on dirait en français,
relativement à j’est, que l’élève n’aurait pas dû mettre un s entre les lettres e
et t. Il lui aurait fallu, en outre, mettre un accent aigu sur le e et y ajouter la
désinence -ais, afin d’avoir la première personne du singulier à l’imparfait :
étais [ete], au lieu de la forme est [e] (variante de la prononciation [e]). Les
formes [ete] et [e] seraient ainsi différenciées par les seuls phonèmes finals [te],
ressemblance qui aurait induit en erreur le scripteur, sous la pression, bien
entendu, du dilemme narrateur/personnage (elle est/j’étais) développé par
l’auteur de l’article. (NDT)
240 Études brésiliennes

Ici, quelques questions s’imposent : pourquoi l’énonciatrice se


satisfait-elle de ne pas savoir ? Serait-ce pire si elle savait leurs motifs ?
Que voulaient les malfaiteurs de si épouvantable ? Si nous osions
faire quelques suppositions sur l’interdiscours à même de combler
les non-dits sur le fil discursif, nous trouverions les motifs de l’exi-
gence de rançon (enlèvement typique), du vol d’organe, de l’abus
sexuel, du meurtre gratuit, parmi d’autres thèmes tragiques qui sont
souvent présents dans la presse brésilienne. Dans le mot « tout »,
écrit par deux fois en majuscules, nous pouvons aussi entrevoir un
possible jeu où on s’appliquerait à cacher et à révéler : raconter
TOUT serait non seulement assumer l’obéissance complète, recon­
naître la soumission, mais en même temps sous-entendre qu’on
aurait pu cacher quelque détail sur les faits.
Aux dernières lignes du texte, la narratrice, à la surface tex-
tuelle, essaie de conclure la leçon morale, mais achoppe sur le man­
que de cohésion : « Et après avoir réalisé combien ma mère m’aime,
et j’ai cessé de la haïr et découvert que je l’aimais aussi ! »
Dans le passage cité, la première conjonction d’addition après
la virgule crée une rupture entre la subordination temporelle et la
proposition principale « j’ai cessé de la haïr ». La subordination et la
coordination s’y mélangent, car nul doute que le premier « et »,
après la subordonnée, ne soit ambigu, partagé entre la fonction
additive et celle d’élément dynamique à l’intérieur du récit. Cette
dernière fonction est assez commune dans les textes d’enfants (pour
enchaîner les faits, et ou et ensuite y sont couramment utilisés). Ce
qui surprend dans le cas présent, c’est que l’énonciatrice montre,
tout le long du texte, qu’elle maîtrise des situations syntaxiques et
des lignes de progression textuelle bien plus complexes que celles
qui sont exigées dans ce passage.
Le titre du texte cadre bien avec les tensions repérées dans le
présent article. Le terme « secret », utilisé à la place de conseil, ren-
voie à une information sur un détail peu connu – par exemple, dans
la gastronomie, le secret4 est, en général, peu connu et fondamen-
tal pour préparer un plat réussi. Si le « secret », en l’occurrence, est

4. Toute cette réflexion se réfère au terme dica, celui qui est utilisé dans la
version originale en portugais. Ce terme, étant proche de conselho, possède
cependant, comme sa traduction « secret » le sens d’information confiden-
tielle. Il est également utilisé pour signifier conseil d’initié, comme l’auteur
du présent article l’indique à propos de la gastronomie. (NDT)
Aliénation et séparation dans la parodie… 241

« ne désobéis pas », nous avons alors le mécanisme de partage, le


déchirement indiqué dans l’analyse.
Ses lapsus et manques de cohérences nous laissent entrevoir que
si la consigne donnait carrière à la parodie, visant à la déconstruc-
tion des grands récits classiques du monde enfantin, peut-être le texte
atteindrait-il un niveau encore plus intéressant, car le dénouement
moralisateur de cette histoire ne serait pas si prégnant. Dans la
transition entre deux cycles d’études, il est important d’apprendre
à utiliser la fiction pour se « séparer » discursivement du maternage
et de ses complications. La qualité du texte montre que l’élève
réunit ces conditions. Néanmoins, contrainte par la consigne
paraphrastique, elle opte pour un dénouement plus conforme à
l’obéissance.

Texte de la consigne 2

Le Petit Chaperon qui n’était pas rouge


Il était une fois une fillette appelée Pamela, qui aimait rendre visite
à sa mamie Ogresse dans la forêt. Un jour, elle est allée chez sa
grand-mère et a reçu un capuchon en cadeau. Il n’était pas joli et
était couleur de bourrique en fuite (d’ailleurs, personne ne connaît
cette couleur). Mais, O.K., Pamela l’a accepté avec tendresse et est
rentrée chez elle.
Le lendemain, la fillette est allée acheter du pain (petit détail, où elle
habitait la boulangerie était une bicoque, dans laquelle seule une
personne petite pouvait se tenir debout et où il y avait une machine
à faire du pain de la taille de trois tables d’école). Certes, vous
pouvez même penser qu’elle est un peu trop grande, cette table,
mais seulement si vous la voyez, vous n’allez pas le croire.
Retournée à la maison, la fillette a trouvé sa mère en train de
tamiser une pierre (la mère s’appelait Lourença, qui, du reste, avait
le cerveau fêlé).
Le Petit Chaperon lui a dit :
(1) Maman ! Qu’est-ce que tu fais là ?
(2) Je vais tamiser la pierre pour le casse-croûte ! Hé ! Hé…
Bref, après avoir fait un café bien chaud pour sa mère et de petits
pains, Pamela a préparé des sucreries pour en donner à sa mamie
Ogresse.
Arrivée au chemin menant chez sa grand-mère, un type ayant l’air
d’une andouille l’a approchée et lui a parlé :
242 Études brésiliennes

(3) Salut, c’est toi qui es Pandara, ah ! non, Palela, ou alors Pamela ?
(4) 
Ben, je m’appelle Pamela, non pas Pandara, ni Palela, enfin,
peu importe. Pourquoi cette question, citoyen ?
(5) 
C’est que je viens d’apprendre que ta grand-mère est une
ogresse. Je trouve ça vachement cool. Dis donc, elle ôte de
gros bouchons de cire des oreilles ?
(6) J’en sais rien. Mais ma vie ne te regarde pas. Alors, adieu !
(7) 
Il faut quand même que je te file trois conseils : ne prends pas
le raccourci où il y a un tas d’épines/fleurs, marche sous les
ombrages et ne crois rien de ce que le bûcheron te racontera.
Tchao !
Bien sûr que Pamela n’a pas écouté ce qu’il a dit. Elle a continué
son chemin.
Quand elle a vu une allée couverte de fleurs, elle a pensé :
« l’homme-andouille ne voulait que me rouler ! Qu’y a-t-il de si
terrible au sujet de ces fleurs adorables ? » Elle a donc suivi l’allée
fleurie.
Elle a tellement aimé les fleurs qu’elle en a pris une de chaque
couleur. Le cadeau pour mamie serait ainsi encore plus joli.
Un chasseur costaud lui a barré le chemin et s’est exclamé :
(8) Halte-là ! Qui va là ?
(9) Pamela, monsieur !
(10) Où vas-tu, gamine ?
(11) Chez ma grand-mère Ogresse. Vous m’excuserez, je suis
pressée…
(12) Comme il te plaira, gamine. Mais, avant de partir, veux-tu un
conseil ? Je crois qu’il vaut mieux ne pas entrer chez ta grand-
mère, car elle a vomi et là-dedans c’est dégueu. Certainement,
elle ne veut pas de visite !
(13) Alors, – a répondu la jeune fille – j’ai besoin d’y aller tout de
même, parce que je dois l’aider ! Et, s’il vous plaît, laissez-moi
passer…
(14) Gamine effrontée ! Je t’ai déjà dit que tu ne peux pas y aller !
Retourne chez toi TOUT DE SUITE ! ! !
Pamela était tellement effrayée qu’elle s’est mise à courir à toutes
jambes comme une folle en trébuchant sur tout ce qui se trouvait
sur son chemin.
Le chasseur a éclaté de rire et s’est écrié :
Aliénation et séparation dans la parodie… 243

(15) Fuis, gamine ! Mais d’ici peu tu vas aller au cirque pour voir
sa plus grande attraction : MAMIE OGRESSE ! Ha, ha, ha !
Mamie Ogresse, contrairement à ce que le chasseur a dit, n’était
pas chez elle. Elle était sortie se promener. Alors, elle a eu l’idée
de passer chez sa petite-fille chérie :
– Mamie, j’étais inquiète pour toi.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? – a répliqué la grand-mère. Je vais
merveilleusement bien ! Le chasseur t’a trompée.
– Oui, je crois. Mais, alors, je veux lui donner une bonne leçon.
Elles se sont mises d’accord et se sont rendues chez la grand-mère.
Le chasseur était couché chez elle. Pamela a frappé à la porte. Le
chasseur a demandé :
(16) Qui est-ce ?
(17) C’est le grand méchant loup – a répondu Pamela. Je suis venu
te manger !
(18) Ayez pitié de moi, Monsieur le loup !
Mamie ogresse a appelé tous ses voisins pour qu’ils attaquent le
chasseur.
Pamela a ouvert la porte tout à coup et s’est écriée :
(19) C’est maintenant que tu vas en voir de toutes les couleurs,
chasseur à la con !
Avec des cordes et des bouts de bois, ils ont traîné le chasseur en
dehors de la maison et l’ont obligé à libérer toutes les grands-
mères ogresses qu’il avait mises dans le cirque.
Alors, après voir regardé la nouvelle attraction du cirque : « le chas-
seur équilibriste », ils ont fait une grande fête pleine de nourriture
et boissons.
Ah ! Tenez ! Lourença a suivi un traitement. Elle est, aujourd’hui,
la propriétaire d’un très bon café.
FIN

L’énonciatrice prend en charge, avec beaucoup de liberté, le


texte source et en parodie librement motifs et personnages. L’atten­
tion du lecteur est, d’entrée de jeu, attirée par la couleur du capu-
chon, « couleur de bourrique en fuite », par le prénom de l’héroïne
(Pamela) et par mamie Ogresse (mot commençant par une majus-
244 Études brésiliennes

cule et laissant déjà voir l’intention de nommer au moyen d’un


qualifiant). Le fait d’accepter l’étrange capuchon semble être
empreint d’une certaine ironie (« avec tendresse ») – d’ailleurs, la
difficulté de Hutcheon (1981) à séparer l’ironie de la parodie n’est
point un hasard, car, presque toujours, même chez des auteurs
d’œuvres littéraires reconnues comme telles, ces deux concepts
sont imbriqués entre eux comme s’ils étaient inséparables.
Dans l’une des scènes suivantes, Pamela prépare du café. Elle
prend ainsi la place de sa mère, vu que celle-ci est présentée comme
une incapable, quelqu’un qui, « du reste, avait le cerveau fêlé », qui
n’est même pas en état de faire du café, car la petite fille la voit
« tamiser une pierre ». Il semble y avoir, dans le nom de la mère
(Lourença), un jeu de mots implicite, où le Lou- de Lourença peut
se référer à LOUca5.
Ensuite, l’héroïne décide de porter des sucreries à sa grand-
mère Ogresse. Du début à la fin du récit, la petite fille occupe une
place d’adulte, prend des décisions, se dispute avec ses adversaires
et les vainc autant par ses paroles que par l’astuce. La stratégie de la
parodie et l’effet de séparation s’enchevêtrent, ici, dans l’utilisation
des personnages, et laissent entrevoir une motivation psychique
dans la recherche des possibilités de rompre les liens avec l’allégo-
risation de l’obéissance, en montrant métaphoriquement le loup
comme un jeune minable : « un type ayant l’air d’une andouille l’a
approchée ».
On note, dans le dialogue entre le Petit Chaperon et l’andouille,
une certaine audace dans la mesure où la petite fille n’a pas peur
des gens qui lui sont inconnus, corrige les erreurs de l’andouille et
l’interroge sur un ton de supériorité : « Pourquoi cette question,
citoyen ? » Étrangement, l’intérêt porté à la petite fille par le « loup »
est naïf. Il fait penser à l’enfant enchanté par la possibilité de ren-
contrer et admirer la petite-fille d’une ogresse. Le registre de langue
et la grossièreté contribuent à montrer le personnage comme un
jeune abruti : « Je trouve ça vachement cool. Dis donc, elle ôte de
gros bouchons de cire des oreilles ? » La réponse renforce encore plus
la supériorité de l’héroïne : « J’en sais rien. Mais ma vie ne te
regarde pas. Alors, adieu ! »

5. Le mot louca signifie folle en portugais, le masculin étant louco (fou).


(NDT)
Aliénation et séparation dans la parodie… 245

En retravaillant le texte,6 l’énonciatrice substitue le mot fleurs à


épines. Elle indique ainsi sa volonté de continuer à parodier en
modifiant quelques éléments importants du texte source.

Extrait « épines/fleurs » du texte 15 de la C27

Figure 3

Il y a, à cet endroit-ci du texte, les trois conseils de l’homme-


andouille (« Il faut quand même que je te file trois conseils : ne
prends pas le raccourci où il y a un tas d’épines/fleurs, marche sous
les ombrages et ne crois rien de ce que le bûcheron te racontera. »).
C’est comme s’il voulait la convaincre qu’il est déconseillé d’aller
où il y a des fleurs, car, pour la petite-fille d’une ogresse, un chemin
fleuri serait quelque chose d’épouvantable. Mais l’énonciatrice tient
à rompre avec ce préjugé. D’ailleurs, la petite fille ne se limite pas
à admirer les fleurs, elle en fait un bouquet pour sa grand-mère. Dans
ce passage, il paraît y avoir une méprise. En donnant son conseil,
le jeune homme enjoint à Pamela de ne croire « rien de ce que le
bûcheron [lui] racontera ». Aussitôt après, l’héroïne tombe, en fait,
sur un « chasseur » – comme l’injonction vient d’une « andouille »,
il est acceptable de croire que cette erreur puisse être attribuée au
personnage et non pas à l’énonciatrice.
Si, dans la version des frères Grimm, le chasseur est le héros qui
vient aider le Petit Chaperon rouge vulnérable, les rôles sont inter-
vertis dans la parodie : le chasseur prend la place du loup. Mais, au
lieu de l’animal dévorateur, nous avons un exploiteur sans scrupule,
qui se présente comme étant une sorte de gendarme. Une fois de
plus, on voit que la petite fille n’est pas intimidée en présence

6. L’élève a fini le texte à la maison. La correction apportée au passage cité


montre qu’elle a relu sa production avant de la continuer et que sa décision
de substituer « fleurs » à « épines » relève d’un contrôle des dérives, améliorant
ainsi la cohérence du texte.
7. En caractères d’imprimerie : « pelo caminho curto que tem um monte
de espinhos/flores, vai pela sombra […] ». En français : « le raccourci où il y
a un tas d’épines/fleurs, marche sous les ombrages […] ».
246 Études brésiliennes

d’inconnus. Elle arbore un air de supériorité. Elle lui dit sèchement


comment elle s’appelle : « Pamela, monsieur ! », et rajoute : « Chez
ma grand-mère Ogresse. Vous m’excuserez, je suis pressée… ».
Le mensonge du chasseur confirme la naïveté de son point de
vue sur la grand-mère Ogresse : « elle a vomi là-dedans et c’est
dégueu ». Néanmoins, la petite fille, outre le fait de ne pas en avoir
été convaincue par le chasseur, le brave de telle manière qu’il finit
par l’appeler « gamine effronté ». Il la menace, de surcroît, en lan-
çant un cri vigoureux, renforcé des majuscules et des trois points
d’exclamations :

Extrait « effrontée » du 15 de la C28

Figure 4

Pamela se met à courir pour rentrer chez elle tandis que le


chasseur lui annonce, en riant à gorge déployée, qu’il va mettre sa
grand-mère au cirque. Au paragraphe suivant, la narratrice montre
que la grand-mère Ogre « n’était pas chez elle. Elle était sortie se
promener ». Il y a ainsi, à nouveau, une propension à ne pas se
conformer à la vision caricaturale que les enfants, en général, ont
d’une ogresse.
La petite-fille et la grand-mère se rencontrent chez la mère,
Lourença. Quand elles découvrent que le chasseur se rendait chez la
grand-mère, celle-ci et l’enfant se mettent d’accord pour le surpren­
dre. Dans la suite, les deux le surprendront couché chez l’ogresse.
Pamela frappe à la porte, s’appropriant ainsi le rôle du loup. Nous
avons, ensuite, une autre inversion des rôles, car le chasseur, effrayé,
révèle sa peur infantile : « Ayez pitié de moi, Monsieur le loup ! »
– ici, l’effet métonymique est assez révélateur : la peur est déplacée

8. En caractères d’imprimerie : « Menina insolente ! Eu já disse que não


pode ir lá ! Volte para a casa AGORA ! ! ! ». En français : « Gamine effrontée !
Je t’ai déjà dit que tu ne peux pas y aller ! Retourne chez toi TOUT DE
SUITE ! ! ! »
Aliénation et séparation dans la parodie… 247

de l’univers enfantin vers celui des adultes. Il est également inté-


ressant de voir l’attitude courageuse de la petite fille lorsqu’elle entre
dans la maison et menace l’homme : « C’est maintenant que tu vas
en voir de toutes les couleurs, chasseur à la con ! »
Avec l’aide des voisines, Pamela et la grand-mère réussissent à
le maîtriser et l’obligent à libérer toutes les grands-mères ogresses
qu’il avait mises au cirque. L’aventure se termine par une fête où
les grands-mères regardent un spectacle intitulé « le chasseur équi-
libriste ». Au dernier paragraphe, l’énonciatrice fait preuve d’une très
grande maîtrise du retour en arrière et des effets de dérive, en repre-
nant l’histoire de la « mère folle », laquelle sera guérie et deviendra
la propriétaire d’un café. Le texte se termine par une fine ironie :
« Ah ! Tenez ! Lourença a suivi un traitement. Elle est, aujourd’hui,
la propriétaire d’un très bon café ».

6. En guise de conclusion
Cette parodie expose, réellement, un effet de séparation. À travers
les inversions de rôles, se développe une subjectivité ironique
laquelle se sert, avec dextérité, d’une position intertextuelle et
donne de nouvelles significations aux bipolarités actif/passif, mascu­
lin/féminin. Ce nouveau Petit Chaperon rouge affronte le monde
mâle et adulte sur un pied d’égalité, n’accepte pas les oppositions
entre bien et mal, adulte et enfant. Elle obéit et désobéit. Par l’inter-
médiaire de l’humour et de l’ironie, elle fuit l’imaginaire prégnant
de l’enfance, en s’arrogeant la place d’un narrateur qui s’éloigne de
la discursivité du maternage. La masculinité, dans le texte, ne se
travestit plus en loup dévorateur. Dans la première rencontre, nous
avons un jeune homme, une « andouille », prisonnier d’un imaginaire
tératologique et enfantin, celui de l’ogre qui « ôte de gros bouchons
de cire des oreilles » (en réalité, la scène se réfère au film Shrek).
Dans la seconde rencontre, au lieu d’un loup, un adulte fort, auto-
ritaire et vorace fait fonction de chasseur sadique, opportuniste et
avide.
Si le premier loup est simplement mis à l’écart par les accents
supérieurs de l’héroïne, le deuxième est battu par une alliance entre
l’enfant intrépide et sa grand-mère (l’enfance et la vieillesse s’unis­
sent, de la sorte, pour donner une bonne leçon à la jeunesse et à la
248 Études brésiliennes

maturité masculines). Si le conte des frères Grimm mettait l’en-


fance dans une situation de possible victime, l’enfant, dans cette
parodie, est élevée à la condition de vaillante héroïne.
Relativement aux productions de la C1, cette parodie, conjoin-
tement avec tous les autres textes de la C2, produit des ruptures
et élargit cet espace interdiscursif de mouvance de la subjectivité.
Tandis que les textes de la C1, en général, demeurent dans une
certaine aliénation qui les lient trop à la discursivité de l’obéissance,
les textes de la C2 posent des questions et s’ouvrent aux innova-
tions, bien que par le biais du rire – un rire proche, sans doute, de
celui que Bakhtine retrouve dans les parodies médiévales.
La paire aliénation/séparation est importante dans la réinterpréta-
tion de la parodie, de la paraphrase et d’autres moments de l’écriture.
Par l’intermédiaire de cette paire, il est possible de mettre à profit
un outil analytique qui va de l’entrée de l’enfant dans l’écriture, en
passant par ses mouvements d’aliénation et de séparation envers le
dialogisme parental, jusqu’à ses relations avec les différents genres
et styles constituant le programme des cours de portugais. La paro-
die n’est pas seulement une stratégie privilégiée dans la production
de la mouvance subjective entre les discours de l’autre, stratégie que
la paire aliénation/séparation aide à comprendre d’une manière plus
ample, mais aussi un outil théorique avec lequel il est possible d’éta-
blir les lignes de force dans le domaine de l’enseignement de la
lecture et de l’écriture en prenant en considération par exemple :
(i) la lecture aliénante au moment où les élèves apprennent à
lire et à écrire et focalisent trop leur attention sur le proces-
sus de décodage au détriment de l’axe associatif qui vien-
drait en accélérer le processus : les élèves semblent s’incliner
devant l’exigence scolaire de « lire sans faute » (Belintane,
2010) ;
(ii) la production écrite dans sa dimension d’altérité, qui va de
l’action de copier d’autres textes jusqu’à l’écriture la plus
singulière, celle d’un auteur bien individualisée, en passant
par d’autres modalités, telles que la paraphrase, la parodie,
le résumé, le schéma, le commentaire, etc ;
(iii) l’utilisation des différents médias, tels que l’ordinateur et
Internet, en observant, par exemple, l’attitude aliénante et
le rôle de la séparation au moment où l’élève s’engage dans
les facilités apparentes de ces technologies ; par exemple,
Aliénation et séparation dans la parodie… 249

quand il se situe entre le plagiat facile, dans lequel il fait un


couper-coller des textes d’autrui, et la possibilité de para-
phraser, résumer, transformer ce qu’il a trouvé dans ses
recherches ;
(iv) les modalités subjectives entre des activités qui peuvent
être complémentaires :
– la narration d’une histoire cathartique ;
– la narration d’histoires avec interaction ;
– la lecture à haute voix cathartique ;
– la lecture à haute voix avec interaction ;
– les mélanges entre les actions de raconter, lire à haute
voix, paraphraser et parodier des passages.

Considérant tout ce que nous venons de dire, il est possible d’en


conclure que bien travailler le choix des consignes produit des effets
réels dans la production textuelle. Proposer une consigne c’est ins-
taller un jeu d’altérité qui peut être pensé. Dans le cas présent, nous
nous sommes proposé de montrer le processus d’aliénation et de
séparation comme axe de tension dialectique d’une subjectivité
qui, d’un côté, n’est pas contrôlable, ni directement manipulable par
des injonctions dites ou écrites, d’un autre, peut être favorisée quand
le professeur comprend les possibles effets de ses consignes et les
propose en ayant en tête ce processus dialectique.

Références bibliographiques

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Bakhtin, M.M., A cultura popular na Idade Média e no Renascimento : o
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250 Études brésiliennes

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Teoria da Literatura : Formalistas Russos, Porto Alegre, Editora, pp. 169-
204, [1925] 1973.
chapitre 11
Indices de la présence de
l’auteur dans des textes
écrits par des enfants
Marques de méta-
énonciation
Raquel Fiad
traduit du portugais par Yann Hamonic

Étudier les textes écrits par des enfants en cherchant à en extraire


des réflexions sur le langage et, en même temps, partir de réflexions
sur le langage déjà existantes afin de les analyser est mon travail
depuis un certain temps. Je considère, comme d’autres chercheurs
s’intéressant au langage enfantin, que les données concernant l’ac-
quisition du langage – oral et écrit – constituent un terrain privi-
légié pour observer le fonctionnement du langage.
Dans cet article, où ma réflexion porte sur un corpus de textes
écrits par des enfants, je me baserai sur quelques concepts présents
dans les analyses du Cercle de Bakhtine et dans d’autres études
s’intéressant au discours. Dans ce cadre théorique, je reprendrai les
concepts de subjectivité, de genre du discours, de style et de « pater-
nité »1 du texte afin d’analyser ce qu’il est possible d’attribuer à la
paternité dans des textes écrits par des enfants. J’utiliserai égale-
ment le concept de méta énonciation car mon hypothèse est que
certaines marques de méta énonciation présentes dans les textes

1. L’auteur a souhaité conserver le terme de « paternité » plutôt que celui


d’« auctorialité » suggéré par le traducteur. (NDT)
252 Études brésiliennes

enfantins peuvent être comprises comme une manifestation de la


paternité et de la subjectivité. Deux types de méta énonciation
seront identifiés dans les textes : lorsque l’individu tient différents
propos énonciatifs et lorsqu’il marque son insertion dans les genres
de discours qu’il exprime.

1. Les concepts utilisés


La lecture de textes tels que « Les genres du discours » (Bakhtine, 2003
[1952-1953]) et « Le problème du texte en linguistique, en philologie et
dans les autres sciences humaines » (Bakhtine, 2003 [1959-1961]) permet
de comprendre les articulations entre les concepts de sujet, d’auteur
et de genre du discours. Selon Grillo (2009), il existe des interpré-
tations contradictoires de la conception de sujet dans l’œuvre du
Cercle en raison de lectures partielles qui en ont été faites et de la
tentative d’englober tous les travaux de Volochinov, Medvedev et
Bakhtine dans la même conception théorique. Cependant, si nous
nous penchons sur la conception de l’énonciation présente dans les
deux ouvrages mentionnés ci-dessus, nous comprendrons que
Bakhtine inscrit le vouloir dire du locuteur parmi les caractéris-
tiques essentielles de tout énoncé. Dans Les genres du discours, la
volonté discursive du locuteur est présentée comme l’un des fac-
teurs constitutifs de l’énoncé. Grillo (2009) souligne que :

« […] en développant le second facteur, Bakhtine emploie le terme


« locuteur » (gavariáchii) comme équivalent à « auteur » (ávtar), tous
deux associés à l’expression « idée verbalisée », pour souligner qu’il
s’agit principalement du projet discursif du locuteur – ou auteur –
inscrit dans l’énoncé et, secondairement, de la manière dont ce
projet est compris par l’interlocuteur. » (Grillo, 2009 :135)

Je tiens à attirer l’attention sur l’indissociabilité des concepts de


sujet et d’auteur dans cet article, et cela au-delà de la relation qu’ils
entretiennent avec le concept de genre du discours : la volonté
discursive du locuteur/auteur/sujet s’exprime également dans le
choix du genre. Notons également que, dans l’analyse que je pré-
sente, la relation entre la volonté discursive du locuteur et le genre
s’élabore tant à travers la maîtrise du genre que selon le degré de
standardisation de celui-ci. Plus le locuteur maîtrise un genre plus
Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 253

il aura la possibilité d’y manifester son individualité, mais la stan-


dardisation d’un genre rend, pour sa part, possible la manifestation
de l’individualité d’un locuteur dans l’énoncé. Et cette manifesta-
tion, qui est associée au style individuel, est fonction du degré de
stabilité du genre.
« Le problème du texte en linguistique, en philologie et dans d’autres
sciences humaines » de Bakhtine montre que le sujet est également lié
à l’auteur dans la mesure où le principe créateur de l’énoncé (lit-
téraire ou non) se constitue en relation intersubjective avec des
auteurs d’autres énoncés avec lesquels il dialogue.
À partir de ces éléments sur l’élaboration des concepts de sujet
et d’auteur ainsi que sur leur relation avec le genre discursif, il est
possible de conclure que les relations entre intention discursive du
locuteur/auteur/sujet et genre s’exercent à deux moments : pre-
mièrement, le locuteur, ou auteur, choisit l’objet du sens, ce choix
étant conditionné à la sphère de la communication discursive ;
deuxièmement, le locuteur, ou auteur, choisit le genre, mais ce
choix est aussi déterminé par cette sphère ainsi que par d’autres
éléments de la situation concrète de la communication discursive,
il doit donc s’adapter au genre choisi.
Dans son effort pour s’inscrire dans des pratiques sociales déjà
stabilisées – les genres du discours – l’enfant agit/travaille avec le
langage tant en ce qui concerne la forme sous laquelle il transmet-
tra son discours qu’en ce qui concerne le contenu qui le constitue.
Il faut donc considérer qu’en matière d’acquisition il y a un dis-
cours en construction, ce qui a des conséquences sur la confronta-
tion avec les discours d’autrui et l’assimilation de ceux-ci. Nous
concluons ainsi que le discours, imprégné par les discours d’autrui,
est constitué de façon hétérogène. Selon Bakhtine :

« Le mot d’autrui introduit dans le contexte du discours établit avec


le discours qui l’encadre non pas un contexte mécanique mais une
alchimie (en termes de signification et d’expression) ; le degré d’in-
fluence mutuelle du dialogue peut être immense. Par conséquent,
lorsque l’on étudie les différentes formes de transmission du discours
de l’autre, on ne peut pas séparer les procédures d’élaboration de ce
discours des procédures de son cadre contextuel (dialogique) : l’un est
inextricablement lié à l’autre. » (Bakhtine, 2003 [1952-1953] : 141)

Ainsi, les discours d’autrui peuvent – ou non – être manifestes


dans le discours lui donnant par là même une apparente unité
254 Études brésiliennes

(cf. Authier-Revuz, 1990 : 29). Regarder la manière dont le sujet


organise son discours à partir du discours d’autrui peut dès lors
fournir des indices sur la manière dont il s’exprime lui-même, et
plus précisément, dans le cas présent, dont il écrit.
J’ai porté mon attention, dans les données que j’analyse, sur la
manière dont l’acte interlocutif est mis en évidence dans le tissu
textuel, et plus précisément sur la manière dont l’hétérogène est
organisé en fonction de ses différentes possibilités d’infiltration dans
le discours. Celle-ci se laisse entrevoir, dans les divers genres dis-
cursifs, à travers le choix des ressources employées par l’individu,
pouvant chercher à se rapprocher de son interlocuteur, comme
montrer clairement que, quand il écrit, il assume pleinement le rôle
de provocateur/contrôleur de l’interaction. Ces ressources mon­
trent, en quelque sorte, une tendance subjective dans les textes écrits
par R., sujet de cette étude.
Le caractère méta-énonciatif devient explicite dans l’organisation
de l’hétérogène réalisée par R. quand elle adopte différentes posi-
tions énonciatives et orchestre les différentes voix s’exprimant dans
ses textes. C’est ce qui ressort en particulier lorsque R. expose son
extériorité d’énonciatrice, s’éloignant de son propre discours qui
devient, momentanément, l’objet de son propre dire (cf. Authier-
Revuz, 1990 : 32).

2. Les données analysées

Pour entreprendre l’analyse, j’ai sélectionné un ensemble de textes


écrits par la même enfant – ici appelée R.2 Cette sélection a été faite
à partir d’un ensemble de 334 textes que R. a produit entre quatre
et dix ans, soit spontanément, le plus souvent en situation familiale,
soit de manière dirigée en milieu scolaire. Les textes écrits dans des
circonstances différentes et pour différents interlocuteurs sont ainsi
des plus variés.

2. Ce matériel a été analysé par Rosana Mara Koerner dans sa thèse de


doctorat intitulée « Indices d’un style en matière d’acquisition de l’écriture »,
que j’ai dirigée. Le corpus composé de textes écrits par R a été donnée par
Rosana, à la base de données sur l’acquisition de l’écriture de l’Institut du
langage/Unicamp, sous ma responsabilité et celle d’autres chercheurs.
Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 255

Les six textes sélectionnés pour l’analyse sont représentatifs du


phénomène linguistique observé : la manifestation de formes méta-
énonciatives. Ce ne sont pas les seuls textes parmi les 334 où il y a
une telle manifestation. Au contraire, ce phénomène est assez
fréquent dans les écrits de R., et c’est précisément la raison pour
laquelle elle est l’objet de cette analyse. La fréquence des manifes-
tations de méta-énonciation dans le corpus n’a pas donné lieu à une
analyse quantitative, mais elles peuvent sans aucun doute, comme
le souligne Koerner (2003), être considérées comme un indice
d’un style personnel d’écriture de R.
L’ensemble des textes écrits par R. de quatre à dix ans a été
recueilli par sa mère, qui est professeure et chercheuse, et qui nous
a donné des informations sur le contexte de ces écrits. D’après ce
qu’elle décrit (Koerner, 2003), R. était une enfant qui a toujours été
très intéressée par les documents écrits, du fait, sans doute, de l’in-
tense circulation de livres et de revues à la maison, ainsi que des
textes produits par sa sœur, son aînée de quatre ans.
Tous ses proches avaient des affinités avec l’écriture, que ce soit
en tant que lecteurs ou en tant qu’auteurs. Ses parents étaient tous
deux professeurs d’université, sa mère dans le domaine de l’éduca-
tion et son père dans celui de l’informatique. Depuis le début de son
processus d’acquisition de l’écriture (à quatre ans et demi plus pré-
cisément), R. a vu ses parents (surtout sa mère en raison des condi-
tions de travail de celle-ci) fortement impliqués dans la production
de textes, scientifiques ou non : des recettes dictées dans des pro-
grammes de télévision, des listes de courses ou de tâches à effectuer,
des messages adressés à son mari ou à l’employée de maison, des
notes de messages téléphoniques, etc.
Sa sœur qui, pendant cette période, fréquentait déjà le collège,
était également une grande utilisatrice de la langue écrite. En plus
des activités typiquement scolaires, elle utilisait l’écriture de diffé-
rentes manières : rédaction de lettres, de livres, bandes dessinées et
prospectus (qui accompagnaient les campagnes politiques diffusées
par la télévision) etc. Tous ces textes bénéficiaient d’une large
circulation/exposition dans la maison.
Ce contexte familial a certainement contribué à ce que R.,
pendant les six ans que couvre cette étude, produise des textes
relativement variés. Les textes recueillis faits à la maison avoisinent
la centaine. Ceux en relation avec les cahiers de texte, les livres ou
256 Études brésiliennes

autres matériels de l’école primaire, seront considérés comme acti-


vité scolaire.
À partir de ces considérations et à la lecture des textes du cor-
pus, on peut dire que l’écriture de R. n’est pas exclusivement
scolaire. Nombre de textes écrits dans le contexte familial s’inscri-
vent dans des genres différents de ceux produits dans le contexte
scolaire répondant à une demande faite par l’enseignant. Il sera
possible d’observer cette diversité de genre lors de l’analyse.

3. Manifestations de méta-énonciation
Comme indiqué ci-dessus, je vais me pencher sur deux manifesta-
tions de subjectivité et de paternité à travers des marques de méta-
énonciation. D’abord, je présente deux textes où l’on peut
observer différents propos énonciatifs marqués par des formes méta-
énonciatives. Puis, je présente quatre textes où les formes méta
énonciatives signalent que l’auteur s’inscrit dans un certain genre.
Dans l’un comme dans l’autre cas, je montre que la présence de
formes méta énonciatives dans des textes écrits par des enfants peut
être vue comme une manifestation de paternité.

Quand le sujet énonce en différents lieux : présence de formes


méta-énonciatives pour inscrire les différents propos dans le texte.
Il est fréquent, dans les textes de R., que différentes intentions
se manifestent, elles témoignent des différentes positions énoncia-
tives de l’auteur. Les textes analysés ici ont été écrits dans le cadre
extrascolaire où R. écrit fréquemment pour exprimer ses sentiments
envers sa famille, en utilisant des genres propices à ce type de mani-
festation, tels que des notes et des lettres.
Le premier texte est un message écrit à sa mère lorsque R. avait
huit ans. Dans ce petit texte, nous pouvons distinguer deux moments
d’énonciation : au cours de l’un d’eux, la fille déclare son amour à
sa mère :
Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 257

Message à sa mère : je t’aime

Figure 1

MAMAN : JE T’AIME PLUS QUE TU


L’IMAGINES ! ! !… TCHAO…

Mais c’est à la fin de ce même message que R. rappelle à sa


mère de noter son âge, assumant ainsi une autre position énoncia-
tive.

Message à sa mère : ne pas oublier

Figure 2

… AH ! ET N’OUBLIE PAS D’ÉCRIRE


8 ans, 1 mOIS eT 24 JOURS

À ce moment-là, R. adopte une position différente en montrant


qu’elle sait que son message fera partie du corpus que sa mère est
en train de constituer pour sa recherche.
Pour compléter cette analyse, j’utilise également le concept de
« vestiges de genres discursifs », tel que le propose Corrêa (2006) :

« Parties plus ou moins informes de genres discursifs qui, lorsqu’ils sont


présents dans un autre genre, accèdent au statut de sources historiques
258 Études brésiliennes

– rétrospectives ou prospectives – de la formation d’une parole ou


d’une écriture. » (Corrêa, 2006 : 209)

La présence du rappel à la mère, suivant la déclaration d’amour,


témoigne des positions de chercheur et de sujet de recherche que
la mère et la fille occupent respectivement dans la situation d’inte-
raction. À côté de l’expression des sentiments – probablement
prioritaire – une autre intention apparaît, mais cette fois elle est
marquée linguistiquement par la façon dont le chercheur relève
l’âge de sa fille dans son journal de terrain. Dans ce petit message,
on peut observer le sujet assumant deux positions énonciatives et
organisant différentes voix.
Le deuxième exemple, dénommé lettre par R. elle-même «Tu
as bien vu ma lettre ? » et écrit alors qu’elle avait sept ans et dix
mois, est composé de petits fragments organisés sur différents plans.
Comme dans beaucoup de lettres, le texte de R. aborde plu-
sieurs sujets, mais ceux-ci sont organisés dans l’espace. Dans l’une
d’elle, R. raconte qu’elle a appris la clé de sol (sujet par lequel elle
commence son interaction avec la professeure de sa mère, à qui
elle écrit), le dessin accompagnant l’écriture :

Lettre à une chercheuse : fragment 1

Figure 3

Raquel Salek : Je sais que j’ai tardé à te donner la lettre mais tu


sais qu’aujourd’hui (27/06/00) j’ai appris la clé de sol ! Tu veux voir ?
O: C O $

À côté de thèmes typiques d’une lettre tels que : raconter des


confidences («Tu promets de ne le dire à personne ? J’aime un petit
garçon qui s’appelle Vladimir ! ») ou un événement du quotidien,
il semble que l’intention principale de R. dans cette lettre est de
devenir l’interlocutrice de quelqu’un qu’elle a toujours voulu
connaître :
Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 259

Lettre à une chercheuse : fragment 2

Figure 4

Tu savais que j’ai toujours voulu te connaître ? Peut-être que je vais


réussir à te connaître maintenant ?

Enfin, en bas de la page, après une ligne de démarcation, une


demande à son interlocutrice :

Lettre à une chercheuse : fragment 3

Figure 5

Maintenant, tu as bien regardé ma lettre ? J’espère que oui !

Peut-être parce qu’elle ne savait pas comment organiser ces


thèmes dans un texte en continu, R. a choisi de signaler graphique-
ment chacun d’entre eux, laissant apparaître ainsi la diversité de ses
intentions. De plus, cette apparente désorganisation du texte montre
le parcours de R. : elle souhaite se constituer en interlocutrice en
allant même jusqu’à raconter des confidences à quelqu’un qu’elle
ne connaît pas personnellement, tout en cherchant à s’assurer que ses
tentatives ont été fructueuses. Ce sont ces différents moments qui
révèlent une tendance de nature méta énonciative, elle se manifeste
par l’organisation de l’hétérogène et par le fait que R assume plu-
sieurs positions énonciatives.
260 Études brésiliennes

4. Lorsque le sujet manifeste son insertion


dans les genres : la présence
de formes méta-énonciatives
Dans de nombreux textes du corpus, on peut remarquer que R.
explicite la forme compositionnelle des genres discursifs dans les-
quels elle s’inscrit. Ce sont les moments où R. mentionne quelques
caractéristiques du genre dans l’énoncé du texte.
L’exemple suivant a été produit dans le cadre scolaire à la
demande de l’enseignant : écrire un texte sur son père, activité très
commune à l’école primaire3. R. commence le texte par une
description présentant les caractéristiques de son père. C’est bien
l’objet de l’activité mais R. répond en le décrivant de la manière
suivante :

Mon père est super… Mon père est cool… Mon père est –
Parfois – méchant… Et à quoi ça sert d’être méchant si le père
de tout le monde est des fois super et des fois méchant ? S’il est
méchant, et que j’écris pour rien, alors je peux effacer ! Mon père
est – Parfois – mé… Maintenant, je vais écrire que mon père
est… est… est… huum… je sais ! Mon père est Fort, Aimé,
Impressionnant !

Dans le deuxième paragraphe du texte, des caractéristiques


d’un autre genre apparaissent mais celui-ci est marqué par la pré-
sence d’un dialogue explicite avec le lecteur se terminant par un
« au revoir » immédiatement suivi par la forme méta énonciative
« c’est-à-dire », qui précède elle-même le mot « fin » :

Ha, ha, ha, ha… vous avez aimé ? Eh bien… Eh bien… je l’espère
parce que c’est moi qui est en train d’écrire cette histoire c’est
moi… la fille du père… Eh bien, il y a des gens qui me demande
de terminer l’histoire… Alors je termine ! Puisque c’est ça… Au
revoir… je veux dire… fin !

3. La date de production n’est pas signalée dans ce texte.


Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 261

Ce mouvement entre une manière de prendre congé typique


d’une conversation informelle et une autre propre à un texte des-
criptif témoigne de l’inscription du sujet dans des genres différents.
R. prend d’abord congé par un « Au revoir » caractéristique d’une
conversation informelle entre personnes qui se connaissent. Puis
elle introduit immédiatement la forme méta énonciative « Je veux
dire », et complète par la formule finale « fin », caractéristique de la
description commencée dans le premier paragraphe à la demande
de l’école. Je conçois ce mouvement de R. comme une insertion
du sujet dans le genre de la description, et je défends l’idée selon
laquelle il peut s’agir d’une manifestation de « paternité ».
Les exemples suivants font partie de livres écrits par R. dans le
cadre scolaire. Le premier d’entre eux est la première page d’un
livre intitulé « Une folle aventure et autres histoires » écrite en CE2
lorsque R. avait huit ans. Ce qui suit est le début d’un autre livre
– « Ma vie à l’école » – également écrit en situation scolaire, en
CM1, lorsque R. avait neuf ans.
Dans le premier exemple, R. critique l’idée de « résumé »

Une folle aventure et autres histoires : SOMMAIRE

Figure 6

SOMMAIRE
SOMMAIRE
Non, dans cette histoire Il n’y a pas de sommaire
C’est tout d’un seul coup.

Une hypothèse, mais qui n’est pas la seule, est que la rature sur
le mot SOMMAIRE et la réinscription immédiate de ce même mot
indiquent qu’il y a une certaine hésitation de R. lorsqu’elle perçoit
la différence entre un « sommaire » et une histoire. Comme elle le
dit « c’est tout d’un seul coup ». D’une certaine manière, R. mani-
262 Études brésiliennes

feste son insertion dans le genre histoire qui ne se réduit pas néces-
sairement à un SOMMAIRE.
Cependant, ceci n’est pas son seul problème. À peine le som-
maire est-il évoqué comme un moyen possible d’organiser son texte,
en dialoguant par là même avec la structure compositionnelle du
genre, qu’un autre conflit se fait jour, cette fois avec le classique « Il
était une fois… », qui lui aussi est rejeté, parce que « les histoires
com­mencent TOUJOURS comme ça ! ». C’est une figure de style
linguistique, une forme verbale privilégiée pour commencer ce
genre qui est contestée :

Une folle aventure et autres histoires :


« Il était une fois »

Figure 7

Il était une fois… non ! Les histoires commencent


TOUJOURS comme ça !

On observe que R., en utilisant l’adverbe « toujours » écrit en


lettres majuscules, met l’emphase sur l’organisation composition-
nelle du genre histoire. Elle connaît le genre et conteste cette
caractéristique très présente dans les contes de fées. Ici, R. refuse
de se soumettre aux règles du genre, ce qui est une autre forme
d’insertion dans le genre. En rejetant une forme standardisée et en
souhaitant innover, R. exprime sa subjectivité et sa paternité.
L’exemple suivant commence par un questionnement, dans le
texte, sur la notion de « sommaire » :
Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 263

Une folle aventure et autres histoires :


deuxième dédicace

Figure 8

Ce que je suis en train d’écrire est un « sommaire »,


qui n’est pas un sommaire, corvée ? C’est une
« Deuxième dédicace »

De manière semblable à ce que montre la figure 7, où R.


rejette l’idée de faire un sommaire de l’histoire considérant que
cela n’entre pas dans les règles du genre, elle nomme « sommaire »
une autre partie de l’histoire pour, peu après, refuser cette déno-
mination. Cette fois, R. ne rature pas le terme, comme elle l’a fait
dans l’exemple précédent, mais elle le rejette par la négation
qu’elle emploie. Encore une fois, en récusant un trait caractéris-
tique d’un autre genre, elle manifeste son insertion dans le genre
histoire.
Plus loin dans le texte, une note de bas de page peut aussi être
interprétée comme un signe d’insertion du sujet dans le genre :

Notes de bas de page

Figure 9

*Pardon, « sommaire » non, c’est l’introduction…

Dans cette note de bas de page, R. renvoie à l’énoncé évoquant


le résumé, elle le corrige et restaure le titre « Introduction » qu’elle
avait placé dans son texte.
264 Études brésiliennes

Texte auquel se réfère la note de bas de page

Figure 10

    Introduction
Oh ! Comme je suis émue par la publication de ce livre !

Dans ce mouvement entre les différentes formes que peut revê-


tir l’histoire qu’elle va écrire, l’écriture de R. est plus un exercice
d’inscription dans le genre que le début d’une histoire. Encore une
fois, R. compose avec l’hétérogène en utilisant des voix différentes
dans son texte : celle qui raconte une histoire et celle qui nous dit
comment raconter cette histoire.
L’exemple suivant a été écrit à six ans dans le cadre non scolaire.
R. écrit un message à une amie, mais essaie de lui donner l’aspect
d’un mèl.
Le début du message/mèl est significatif : une formule familière
typique du message écrit (Salut, Alyne ! ! !), suivie par une forme
caractéristique du mèl (et alors, Alyne =) ? Ainsi, le résultat est un
mélange des deux genres :

Message/mèl : fragment initial

Figure 11

Salut, Alyne ! ! !, et alors, Alyne =) ?

Certaines ratures présentes dans le texte sont précisément le


résultat de ces tentatives de début de texte quand R. semble alterner
entre les caractéristiques de l’un et de l’autre genre : « d » remplace
« de », « q » remplace « que » et « pq » remplace « parce que ». D’autres
Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 265

formes caractéristiques du mèl sont entre guillemets, ce qui laisse à


penser que R. considère qu’elles font partie du registre de l’oral :
« perguntá4 », « discansô5 » :

Caractéristiques du mèl dans une lettre

Figure 12

J’aimerais d que je n’ai pas encore reçu ce q tu m’as envoyé. Je


n’ai pas découvert pq c’est arrivé. Tu pourrais, au moins,
essayer de découvrir pq, tu ne trouves pas ? Si tu ne trouves
pas, alors il va falloir recommencer, d’accord ? !

Le mèl en se mélangeant au message conduit à un genre hybride.


On peut supposer ici que R., connaissant déjà le genre du message
écrit (qu’elle pratique depuis son plus jeune âge) le modifie en direc-
tion du mèl, genre sans doute récent dans sa pratique de l’écriture.
Encore une fois, nous voyons le processus selon lequel R. s’ins-
crit dans un genre tout en manifestant des signes de son inscription
dans d’autres genres. Observés dans leur état final, ces genres
hybrides apparaissent comme permettant à la production de R. de
se reconstituer et au processus de constitution de sujets/auteurs de
suivre son cours.

Pour clore l’analyse, je ferai quelques considérations sur les


con­cepts de genre discursif et de sujet/auteur. Je crois qu’il est
possible d’observer des manifestations linguistiques d’un individu

4. Perguntá : question (NDT).


5. Discansô : pause (NDT).
266 Études brésiliennes

qui inscrit son écriture dans divers genres, et qui par là même laisse
apparaître des marques de cette inscription ainsi que de ses position
énonciatives. Les écrits de R. montrent un sujet/auteur qui mani-
feste sa volonté discursive dans les genres qu’il utilise, et qui, ce
faisant, ne choisit pas seulement les genres, mais y imprime aussi
son individualité. Il est donc possible de considérer que R. est
l’auteur de ses textes.
R. s’exprime dans des genres fréquemment utilisés dans la
sphère familiale – tels que les lettres, les messages, les listes. Ceux-ci
sont majoritaires dans ses écrits et ont la particularité d’être relati-
vement souples quant à leur organisation, deux caractéristiques qui
favorisent l’expression de l’individualité. Dans le contexte scolaire,
les genres présents à ce moment de la scolarité – récits, contes,
histoires – favorisent également, de par leur flexibilité et grâce à la
maîtrise que R. en a, l’expression de caractéristiques individuelles.
Si l’on se place sous l’angle normatif des genres, les écrits de R.
– et de beaucoup d’autres enfants – peuvent être critiqués et consi-
dérés comme inappropriés. Il est possible d’y observer les aspects
les plus flexibles des genres, et non pas leurs aspects les plus nor-
matifs. Toutefois, au-delà de l’aspect hybride des genres, les textes
écrits par les enfants mettent en lumière les nombreuses manières
d’entrer dans un processus d’acquisition tout en ne suivant pas les
normes établies.
Ces manières diverses d’entrer dans un processus d’acquisition,
que je suis loin de considérer comme un problème à corriger,
peuvent être comprises comme étant le résultat des relations inter
génériques, ces dernières étant le résultat de la circulation des indi-
vidus dans les différentes sphères de l’activité humaine renvoyant
elles-mêmes à des genres différents. En fait, je crois que l’explora-
tion de ces relations inter génériques par celui qui écrit le conduit
à exprimer sa subjectivité et sa position d’auteur.
Cette discussion a des implications sur la pratique de l’écriture
à l’école comme sur les propositions de son enseignement. Si je
plaide en faveur d’un regard sur les textes – produits par des enfants
et des jeunes dans et hors de l’école – intégrant la possibilité de
transgressions des styles de genres, il reste à relier ces réflexions
audacieuses à la conception du genre discursif telle quelle existe
généralement à l’école. Je crois que nous pouvons affirmer que le
caractère flexible des genres a été oublié et qu’une conception
Indices de la présence de l’auteur dans des textes écrits… 267

statique et normative domine. Cette affirmation est basée sur des


études telle que celle de Costa Val (2006) qui montre que les ensei-
gnants et les manuels scolaires ne s’approprient pas toujours ce
caractère innovant et flexible des genres.
Toutefois, les exemples examinés ici, produits en situation sco-
laire, témoignent d’une conception du genre discursif ne correspon-
dant pas à la critique que je viens de faire. Ces exemples nous
con­duisent à considérer les genres – même ceux produits à l’école –
comme des énoncés malléables pouvant être reformulés et altérés.
Reste une question et une tentative de réponse afin d’éviter un
malentendu du type « tout est possible » en ce qui concerne le tra-
vail du professeur et l’écriture des élèves : si les altérations dans le style
des genres peuvent être le résultat d’une méconnaissance de ce style,
comme d’un travail sur la langue par les jeunes apprentis scripteurs,
quel est alors le rôle de l’enseignant, en tant qu’interlocuteur ? Je
pense que nous pouvons présenter quelques suggestions pour faire
face à ce type de préoccupation :
– Les textes écrits par les élèves permettent à l’enseignant d’ob­
tenir des indications sur la connaissance que les élèves ont du
genre ainsi que sur les modifications individuelles qu’ils y ont
effectuées ;
– ces altérations peuvent être abordées dans les interactions entre
l’enseignant et les élèves de manière à permettre aux élèves
de mieux appréhender les modifications déjà réalisées et d’en
explorer d’autres qu’ils ne connaissent pas encore ;
– il est très probable qu’une meilleure compréhension du style
d’un genre est propice à plus de modifications, plus de mani-
festations stylistiques dans la production écrite. Par consé-
quent, connaître le style d’un genre, c’est aussi connaître les
possibilités de sa transgression ;
– l’enseignement des genres peut inclure tant l’aspect normatif
du genre que les possibilités de transgression de celui-ci, autre-
ment dit apprendre un genre peut déjà être l’appréhender dans
sa diversité, et non le supposer homogène.
268 Études brésiliennes

Références bibliographiques
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Campinas, Editora Unicamp, 1998.
Authier-Revuz, J., « Heterogeneidade(s) enunciativa(s) », Cadernos de Estudos
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Bakhtin, M., « Os gêneros do discurso », in Estética da criação verbal, São
Paulo, Martins Fontes, pp. 206-306, [1952-1953], 2003.
Bakhtin, M., « O problema do texto na lingüística, na filologia e em outras
ciências humanas », Estética da criação verbal, São Paulo, Martins Fontes,
pp. 307-325, [1959-1961].
Corrêa, M.-L.-G., « Relações intergenéricas na análise indiciária de textos
escritos », Trabalhos em Lingüística Aplicada, 45 (2) jul./dez. 2006, Unicamp/
IEL, Campinas, SP, pp. 205-224, 2006.
Costa Val, M.-G., « Apropriações do trabalho com gêneros textuais na
sala de aula : problematização ». Comunicação apresentada na mesa-redonda
Diferentes abordagens para a análise e o ensino da escrita, 54º Seminário
doGEL, Unesp/Araraquara, 2006.
Grillo, S.V.C., « Intersubjetividade, linguagem e gênero discursivo no
círculo de Bakhtin » in Cortina, A. e Nasser, S.M.C. (orgs.), Sujeito e
linguagem, São Paulo, Cultura Acadêmica, (Série Trilhas Lingüísticas ; 17),
pp. 133-146, 2009.
Koerner, R.M., Indícios de um estilo em dados de aquisição da escrita, Tese de
Doutorado, IEL/Unicamp, Campinas, SP, 2003.
Table des matières

Présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

Première partie
Études françaises
Chapit re 1
Ancrages théoriques de l’analyse génétique
des textes d’élèves
Claire Doquet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
1. De la critique génétique à la génétique textuelle : littérature
et linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
2. Les études scripturales et l’école. Trente années de recherches
sur l’écriture des élèves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
3. Peut-on utiliser les mêmes outils pour l’analyse
des manuscrits d’écrivains et des brouillons d’écoliers ? . . . 43
4. Pour conclure ce chapitre.
Écriture littéraire, écriture scolaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
270 L’école, l’écriture et la création

Chapit re 2
L’énonciation dialogique au principe de la créativité
du sujet scolaire
Catherine Boré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   55
1. Le cadre du dialogisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   57
1.1. Le dialogisme et son contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . .   58
1.2. Benveniste, Volochinov, Vygotski . . . . . . . . . . . . . . .   60
2. Pour une lecture dialogique de l’écriture scolaire . . . . . .   61
2.1. Une catégorisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   61
2.2. Le dialogisme de la consigne . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   66
2.3. La créativité du sujet scripteur : les mots du scripteur
traversés d’« autre » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   68

Chapit re 3
S’essayer à la proximité et à la distance
avec les stéréotypes pour varier son écriture
Bernadette Kervyn . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   75
1. Stéréotype, écriture scolaire et création . . . . . . . . . . . . .   76
1.1. Conception du stéréotype et processus scriptural . . . . . . .   76
1.2. Créer en écrivant du littéraire à l’école . . . . . . . . . . . .   78
2. Écrire un poème sur le thème de la mer :
une étude de cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   80
2.1. Présentation du protocole de recherche et du terrain observé .   80
2.2. Analyse des premiers états textuels obtenus . . . . . . . . .   82
2.3. Traitements diversifiés du stéréotype lors de la réécriture . .   86

Chapit re 4
Le processus de création vu sous l’angle d’une interaction
interprétative dans l’apprentissage de l’écriture de fiction
au collège
Marie-Françoise Fradet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   97
1. Cadre, méthodologie et enjeux de l’observation . . . . . . .   98
1.1. M
 ise en œuvre du dispositif didactique
et premiers résultats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
2. Deux évolutions contrastées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
2.1. La production de Jérémie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
2.2. Celle de Pauline . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
2.3. Interaction ou interférence ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Table des matières 271

Chapit re 5
Un dispositif didactique de création accompagnée
en module de Français langue seconde
Marie-Laure Élalouf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
1. Le cadre de l’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
1.1. Le contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
1.2. Deux corpus complémentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
2. La construction d’une posture de lecteur . . . . . . . . . . . . . 123
2.1. Le déjà-là . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
2.2. L’émergence de la notion de « lecteur intermédiaire » . . . . . 125
2.3. Les outils d’analyse du lecteur intermédiaire . . . . . . . . . . 126
3. La création comme processus interactif . . . . . . . . . . . . . . . 130
3.1. De l’analyse à la formulation des propositions pour relancer
l’écriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
3.2. Le rôle des activités intermédiaires . . . . . . . . . . . . . . . . 134
3.3. L’évolution du rapport à la norme . . . . . . . . . . . . . . . . 135

Chapit re 6
Imiter et apprendre à écrire, étude des ratures
dans une situation de révision collaborative à l’école
Jacques Crinon, Brigitte Marin, Annick Cautela . . . . . . . . . . . . . . 139
1. Raturer pour réviser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
2. Interagir avec des textes et avec des pairs . . . . . . . . . . . . . 140
3. Emprunter, adapter, reformuler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
Annexe : Analyses statistiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152

Deuxième partie
Études brésiliennes
Chapit re 7
Dialogisme, hasard et rature orale – Analyse génétique de la
création d’un texte par des élèves de 6 ans
Eduardo Calil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
1. Dialogisme et hasard dans la rature orale . . . . . . . . . . . . . . 160
1.1. Rature comme marque d’altérité et de dialogisme . . . . . . . 160
1.2. Rature et effet du hasard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
272 L’école, l’écriture et la création

2. Considérations méthodologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165


2.1. É
 criture en acte : registres divers
et conditions de production . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
2.2. É
 crire à quatre mains en classe : le dialogue comme
fil conducteur du manuscrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
3. Points de tension et manifestations de ratures orales . . . . . 170
3.1. P
 rocessus d’écriture du manuscrit « Belle-mère
et les deux sœurs » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Annexe : Manuscrit original et sa version normative . . . . . . . 187

Chapit re 8
« À Dieu petit crapaud » : quand l’homonymie produit
des désordres et des ratures dans un processus d’écriture
en collaboration
Cristina Felipeto . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
1. Repères théoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

Chapit re 9
Les noms propres dans des histoires inventées :
effets d’un enchaînement
Hozaneta Lima & Eduardo Calil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
1. Introduction en forme d’hypothèses . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
2. Une histoire et ses propos scatologiques . . . . . . . . . . . . . . 205
3. Des propos significativement reliés . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
4. Ce qui échappe aux liens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215
5. Autres effets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 218

Chapit re 10
Aliénation et séparation dans la parodie :
une stratégie destinée à des élèves de neuf ans
pour la production de textes
Claudemir Belintane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
1. Le contexte d’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
2. La parodie : entre l’aliénation et la séparation . . . . . . . . . . . 229
3. La parodie : stratégie de séparation . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
4. Construction du corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
Table des matières 273

5. Analyse générale des textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235


6. En guise de conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247

Chapit re 11
Indices de la présence de l’auteur
dans des textes écrits par des enfants
Marques de méta-énonciation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Raquel Fiad . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
1. Les concepts utilisés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252
2. Les données analysées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254
3. Manifestations de méta-énonciation . . . . . . . . . . . . . . . . . 256
4. Lorsque le sujet manifeste son insertion dans les genres :
la présence de formes méta-énonciatives . . . . . . . . . . . . . . 260

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