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A
u XVIe siècle, dans la plupart des régions d’Afrique subsaharienne, il existait des villes
considérables pour l’époque (soixante mille à cent quarante mille habitants ou plus), de
gros villages (mille à dix mille habitants), souvent dans le cadre de royaumes et d’empires
remarquablement organisés, et aussi des territoires à habitat dispersé dense. C’est ce que
révèlent les vestiges et les fouilles archéologiques ainsi que les sources écrites, tant
externes (arabes et européennes, antérieures au milieu du XVIle siècle) qu’internes (chroniques
autochtones rédigées en arabe, langue de la religion comme le latin en Europe). L’agriculture,
l’élevage, la chasse, la pêche, un artisanat très diversifié (métallurgie, textile, céramique, etc.), la
navigation fluviale et lacustre, le commerce proche et lointain, avec monnaies spécifiques, étaient très
développés et actifs.
Le niveau intellectuel et spirituel était analogue à celui de l’Afrique du Nord à la même époque. Le
grand voyageur arabe du XIVe siècle, Ibn Battuta, loue la sécurité et la justice qu’on trouve dans
l’empire du Mali. Avant l’utilisation des armes à feu, la traite arabe était restée marginale par rapport
à l’activité économique et au volume de la population. Léon l’Africain (début du XVIe siècle)
mentionne que le roi du Bornou (région tchadienne) ne monte une expédition pour capturer des
esclaves qu’une fois par an (1).
A partir du XVIe siècle, la situation s’aggrava singulièrement. Les Portugais pénètrent le Congo, au sud
de l’embouchure, ils conquièrent l’Angola, attaquent les principaux ports de la côte orientale et les
ruinent, pénètrent dans l’actuel Mozambique. Les Marocains attaquent l’empire songhaï, qui résiste
pendant neuf ans. Les agresseurs disposent d’armes à feu, alors que les Subsahariens n’en ont pas. Des
milliers d’habitants sont tués ou capturés et réduits en esclavage. Les vainqueurs s’emparent de tout :
hommes, animaux, provisions, objets précieux...
Royaumes et empires sont disloqués, émiettés en principautés amenées à se faire la guerre de plus en
plus souvent afin d’avoir des prisonniers qui pourront être échangés, notamment contre des fusils,
indispensables pour se défendre et pour attaquer. Il en résulte des déplacements de populations
provoquant de nouveaux heurts, des regroupements dans des sites refuges, la propagation d’un état de
guerre latent jusqu’au cœur du continent. Les razzias se multiplièrent au point d’atteindre le chiffre de
quatre-vingts par an, au début du XIXe siècle, au nord-est de la Centrafrique, d’après le lettré tunisien
Mohammed el-Tounsy, qui voyageait au Darfour et en Ouaddaï (actuel Tchad) à cette époque (2). Le
pourcentage des captifs par rapport à l’ensemble de la population s’accroît donc continuellement entre
le XVIIe siècle et la fin du XIXe, et des « districts autrefois densément peuplés furent reconquis par la
brousse » ou la forêt (3).
Au départ, les rois livraient seulement les condamnés à mort. Mais les Portugais voulurent des effectifs
importants, qu’ils prirent eux-mêmes en attaquant sans autre motif. Dès 1575-1580, Dias Novais,
premier gouverneur de l’Angola, expédiait les captifs à raison de douze mille par an en moyenne (5).
C’est deux fois plus, à partir du seul Angola, que toute la traite transsaharienne à la même époque si
l’on se réfère, par exemple, aux chiffres retenus par l’historien américain Ralph Austen.
Au XVIIe siècle et surtout au XVIIIe, la plupart des armateurs européens s’adonnent à cette traite qui
rapporte gros, principalement les Hollandais, les Anglais et les Français. Dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle, des chiffres énormes sont atteints (lire « Une approche globale du commerce
triangulaire ») : sauf dans les années de guerres franco-anglaises, des centaines et des centaines de
navires embarquent cent cinquante mille à cent quatre-vingt-dix mille captifs par an selon les
années (6). L’insécurité croissante et généralisée dans la plupart des régions multiplia les disettes, les
famines, les maladies locales et plus encore les maladies importées, particulièrement la variole. Les
endémies s’installèrent et les épidémies fleurirent.
D’après les mêmes témoignages, on peut observer que la différence était encore plus grande pour la
population rurale ou pour le nombre de combattants qu’un prince ou un chef de guerre pouvait
aligner. Le rapport approximatif de quatre à un, observé en Afrique occidentale, est-il représentatif de
la diminution de l’ensemble de la population de l’Afrique noire entre le XVIe et le XIXe siècle ? Du cap
des Palmes (7) au sud de l’Angola, les pertes furent plus élevées encore. Gwato, le port du royaume de
Bénin (actuel Nigeria), comptait deux mille feux lors de l’arrivée des Portugais et n’en avait plus que
vingt à trente quand les explorateurs du XIXe y surgirent (8). L’historien américain William G. Randles
montre que la population de l’Angola avait également été réduite dans de très grandes proportions (9).
En revanche, les régions du Tchad sont restées assez bien peuplées jusque vers 1890 (villages de trois
mille habitants en 1878).
Dans le Soudan actuel, le dépeuplement commence avec la domination esclavagiste du pacha d’Egypte
Méhémet-Ali, en 1820. En Afrique orientale, les hauts plateaux, comme au Rwanda et au Burundi,
restent densément peuplés, environ cent habitants au kilomètre carré, contrairement à ce qu’il en était
dans la région du lac Malawi (ex-lac Nyassa). En Afrique du sud, dès la première moitié du XIXe siècle,
l’action des Anglais s’ajoute à celle des Boers (10) pour décimer les peuples autochtones. Dans
l’ensemble, il paraît raisonnable de considérer que la population d’Afrique noire était, au XIXe siècle,
trois à quatre fois moindre qu’au XVIe.
Mais peut-on connaître l’importance de la population d’Afrique noire vers le milieu du XIXe siècle ? La
conquête coloniale (artillerie contre fusils de traite), le travail forcé multiforme et généralisé, la
répression des nombreuses révoltes, la sous-alimentation, les diverses maladies locales et, de nouveau,
les maladies importées et la continuation de la traite orientale ont encore réduit la population qui
restait d’environ un tiers, jusqu’en 1930. A cette date, des mesures administratives et sanitaires ont
amorcé le redressement démographique qui s’est réalisé très progressivement.
Cette évaluation a été possible car, avec la présence européenne à l’intérieur des territoires, certaines
indications statistiques se sont ajoutées aux sources narratives (11). En 1948-1949, un recensement
général et coordonné a été effectué dans toute l’Afrique subsaharienne. Après correction pour défaut
de déclaration, la population a été évaluée entre cent quarante et cent quarante cinq millions de
personnes, approximativement. Compte tenu de l’accroissement enregistré entre 1930 et 1948-1949, on
peut estimer qu’en 1930 la population se chiffrait entre cent trente et cent trente-cinq millions
d’individus, lesquels représentent donc les deux tiers de la population approximative des années 1870-
1890, évaluée ainsi à environ deux cents millions. On en conclut que la population était au XVIe siècle
de l’ordre de six cents millions au moins (soit une moyenne d’environ trente habitants au kilomètre
carré) selon le résultat de mes recherches. Les chiffres anciens de trente à cent millions étaient
totalement imaginaires, ainsi que l’a montré Daniel Noin, ex-président de la commission population de
l’Union géographique internationale (12).
Une guerre de Cent Ans qui a duré trois cents ans, avec les armes de la guerre de Trente Ans puis des
siècles suivants. La conquête et l’occupation coloniale, ainsi facilitées, ont incrusté l’extraversion, tant
culturelle qu’économique, et rendu particulièrement problématique la restructuration de l’ensemble
subsaharien et de chacune de ses régions. Il n’y a qu’une dizaine d’années que l’Afrique noire a
recouvré le niveau de population qu’elle avait au XVIe siècle, mais de façon très déséquilibrée par la
congestion des capitales.
Les conséquences des traites sont lourdes et pernicieuses, mais beaucoup n’en mesurent pas
l’importance.
(3) Charles Becker, « Les effets démographiques de la traite des esclaves en Sénégambie », dans De la traite à l’esclavage, actes du
Colloque de Nantes, tome II, Centre de recherche sur l’histoire du monde atlantique (CRHMA) et Société française d’histoire
d’outre-mer (SFHOM), Nantes-Paris, 1988.
(5) William G. Randles, « De la traite à la colonisation. Les Portugais en Angola », dans Annales Economie Société Civilisation (ESC),
1969, p. 289-305.
(6) Idem.
(8) Duarte Pacheco Pereira, Esmeraldo de situ orbis, Centre d’études de Guinée portugaise, Mémoire n° 19, Bissau, 1956.
(11) Daniel Noin, La population de l’Afrique subsaharienne, Editions Unesco, 1999, p. 21 et 23.
(12) Idem.