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Publié pour la première fois en 2008 aux éditions Véga.

© 2023, éditions Dervy, une marque du groupe Guy Trédaniel.


19, rue Saint-Séverin 75005 Paris

ISBN : 979-10-242-0482-6

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À mes amis des Loges d’étude et de recherche
Louis de Clermont et William Preston, dont les réflexions
et les questions ont stimulé,
depuis plus de trente ans,
mon désir de trouver quelques réponses.

Aux érudits de la maçonnerie britannique,


dont plusieurs sont mes amis,
pour la tranquille audace de leurs recherches.

R.D.
Avertissement
Le présent ouvrage est la deuxième édition d’un livre publié en
2008 sous le titre L’Invention de la franc-maçonnerie – Des Opératifs
aux Spéculatifs.
Vingt ans après mes premières publications sur le sujet dans la
revue Renaissance Traditionnelle, j’y proposais aux lecteurs français
une synthèse critique des théories présentées outre-Manche, depuis le
début des années 1980, pour rendre compte des circonstances
d’émergence de la franc-maçonnerie spéculative, bouleversant un récit
classique considéré jusque-là comme intangible.
Cette recherche, essentiellement britannique, dont j’annonçais déjà
le caractère inachevé, s’est poursuivie depuis lors. De nouvelles
hypothèses ont été soulevées, de nouveaux documents – ou d’anciens
documents relus d’une façon nouvelle – ont fait leur apparition.
Il était nécessaire de tenir compte de ces acquis plus récents et
d’en concevoir une synthèse accessible. J’ai donc repris tous les
travaux publiés depuis environ quinze ans, les enrichissant d’échanges
directs avec plusieurs érudits maçonniques anglais qui, depuis des
années, me font l’honneur de leur amitié.
C’est donc à divers égards un ouvrage nouveau, significativement
revu et actualisé, que je soumets aujourd’hui aux lecteurs intéressés
par le difficile et passionnant problème, toujours à reprendre, des
sources et des origines de la franc-maçonnerie.

R. D.
Introduction

Invention n.f. XIIe siècle, invencium. Emprunté du latin


inventio, « action de trouver, de découvrir ; faculté
d’invention. »
I. Le fait de trouver, par hasard ou par recherche, un objet
caché ou perdu.
II. Action de concevoir, d’imaginer, de créer quelque chose
de nouveau.

(Dictionnaire de l’Académie, 9e édition)

Une institution comme la franc-maçonnerie, qui fait de la transmission


un problème central et même l’une des conditions essentielles de sa
légitimité, ne peut éviter, dans la constante réflexion qu’elle doit opérer sur
elle-même, la question de ses origines historiques.
Dans ce domaine, comme en beaucoup d’autres, des historiens peu sûrs,
sans rigueur et sans méthode, ont trop longtemps sévi – et sévissent parfois
encore –, colportant sans vergogne les légendes les plus folles et recopiant
avec application des fables sans fondement. On peut encore trop souvent
lire de regrettables ouvrages maintenant l’affligeante confusion entre la
maçonnerie opérative et le Compagnonnage – qui n’a jamais donné
naissance à la franc-maçonnerie spéculative, j’y reviendrai plus loin – ou
contant à nouveau les plus invraisemblables histoires sur la « science
mystérieuse » de l’Ordre du Temple1, présenté comme le précurseur
immédiat de la franc-maçonnerie, et n’hésitant pas à conduire les lecteurs
en Écosse pour y rechercher, dans des ruines templières, les restes d’Hiram,
l’architecte supposé du Temple de Salomon à Jérusalem2…
Plus récemment, ressuscitant une thèse guénonienne, puisée elle-même
dans les créations imaginatives de l’Anglais Thomas Stretton, propagateur
d’une improbable « maçonnerie opérative » au début du XXe siècle, on a
même tenté, au mépris de l’histoire globale des textes, et par une ignorance
inquiétante de l’histoire générale de la maçonnerie, de « démontrer »
l’existence d’un grade de maître dès le XVe siècle, prétendument enfoui dans
une « histoire oubliée », tout en affirmant réduire à néant tous les acquis de
l’érudition anglo-saxonne sur les Anciens Devoirs et de l’historiographique
maçonnique depuis plus d’un siècle, pour en tirer des conclusions confinant
parfois à l’absurde !
Ce livre, qui tente de se situer aux antipodes de ces errements, est la
synthèse de plus de trente années de recherches, d’études et de réflexion sur
le problème toujours ouvert des sources de la franc-maçonnerie
spéculative : la date fameuse du 24 juin 1717 – elle-même remise en cause
désormais –, quand fut fondée à Londres la première Grande Loge, n’y est
donc pas considérée comme un point de départ mais comme un lieu
d’arrivée.
Il est à peine utile de préciser qu’il ne saurait être question, en un
volume raisonnable, de traiter ce sujet de façon exhaustive : telle n’était
pas, du reste, mon intention. Mon propos est plutôt de mettre à la
disposition des lecteurs français les principaux acquis d’un domaine d’étude
encore largement dominé, à juste titre, par les érudits anglophones et qui a
connu au cours des trente dernières années des évolutions assez
considérables. Il en est globalement résulté une remise en cause
fondamentale et probablement irréversible de certaines opinions classiques,
ainsi que l’éclosion parallèle d’un nouveau faisceau d’hypothèses et de
pistes entre lesquelles il est sans doute encore prématuré de choisir. En
exposant les diverses théories en présence, j’ai du reste choisi de ne pas
m’en tenir aux seuls arguments soutenus par les auteurs anglo-saxons ou
écossais qui se sont penchés sur ces questions : s’il m’arrive assez souvent
d’abonder leurs thèses en soumettant des éléments d’information dont ils ne
semblent pas toujours avoir fait état, il m’apparaît aussi nécessaire, on le
verra, d’adopter parfois une distance critique et d’inviter le lecteur à faire de
même. C’est donc à une lecture active que je l’invite.
Néanmoins, si les controverses – et parfois les polémiques – ont
prospéré depuis le premier inventaire des opinions émergentes que j’avais
proposé en 20013, le bilan que l’on peut en faire aujourd’hui, plus de vingt
ans après, montre que certains cadres de travail ne font plus guère débat.
Le premier de ces horizons apparemment « indépassables » est,
paradoxalement, un manque, une lacune : j’entends par là le remarquable
tarissement des découvertes documentaires et des trouvailles qui, depuis le
milieu du XIXe siècle, ont tant bouleversé l’historiographie maçonnique,
singulièrement celle des origines spéculatives4. Pour ne mentionner que
l’essentiel, et à la relative exception d’un manuscrit écossais remis au jour
en 2004 – sans entraîner d’ailleurs de révision quelconque par rapport aux
textes homologues déjà connus5 –, c’est sur un corpus relativement stable
que doivent travailler les chercheurs depuis plusieurs décennies. Ainsi, les
deux précieux recueils de textes compilés par D. Knoop, G.P. Jones et
D. Hamer, The Early Masonic Catechisms6 (EMC) et Early Masonic
Pamphlets7(EMP), peuvent toujours être considérés à jour, trente à
soixante-dix ans après leur publication.
Bien entendu, nul ne peut exclure, et même tous les chercheurs
souhaitent ardemment, que de nouveaux documents soient retrouvés –
demain, dans un an ou dans dix ans – et apportent des confirmations ou au
contraire des correctifs aux opinions désormais dominantes. Toutefois, outre
qu’on ne peut plus sérieusement s’abriter derrière une prétendue « tradition
orale » dont l’évocation continue pourtant à encombrer périodiquement la
discussion – la communication spirite devenant alors l’ultime ressource de
l’historien (!) – il n’est pas non plus envisageable, en saine méthode, de
présumer sans raison sérieuse on ne sait quel « document perdu »,
énigmatique chaînon manquant dont, par anticipation, on nous proposerait
déjà l’interprétation…
En d’autres termes, c’est sur le fonds documentaire actuellement
disponible, un ensemble important et très informatif constitué par environ
150 années de recherche, qu’il convient aujourd’hui de formuler, si c’est
possible, une théorie cohérente et compatible avec ces sources : sans
insulter l’avenir, tout laisse à penser qu’elle résistera à l’épreuve du temps
dans ses parties essentielles et qu’un retour au paradigme précédent est peu
probable, quelles que puissent être les découvertes des années futures.
Le deuxième cadre conceptuel hors duquel il serait vain de s’aventurer
est de nature géographique. Il faut en effet rappeler avec force que la
« transformation spéculative8 » de la maçonnerie postmédiévale ne s’est
effectuée que dans les Îles britanniques, singulièrement entre l’Écosse et
l’Angleterre, et que c’est donc sur les documents qui en proviennent et à la
lumière de l’histoire intellectuelle, politique, religieuse et sociale de ces
contrées – histoire au demeurant fort complexe – qu’on doit envisager une
élaboration théorique. Toutefois, si cette affirmation peut sembler aller de
soi, elle soulève deux difficultés antagonistes.
La première est le risque de négliger toute influence extérieure et de ne
pas voir que la Grande-Bretagne, toute insulaire qu’elle fût, n’a jamais été
imperméable aux idées, aux savoirs et aux usages venus d’ailleurs, et que
nombre d’individus et de groupes, au fil des âges, ont traversé le Channel
pour passer en terre britannique et souvent s’y établir : ces nouveaux
résidents, issus de divers métiers, n’étaient évidemment pas vierges
culturellement.
Mais surgit aussitôt la difficulté réciproque que j’évoquais à l’instant :
la tentation de transposer sans précaution, dans le contexte britannique, des
institutions ou des coutumes réputées avoir existé en divers endroits du
continent et à différentes époques – singulièrement en Italie, en Allemagne
et en France – et, constatant certaines ressemblances, d’en déduire trop
rapidement un lien d’origine et de filiation. Pour le dire autrement et sur des
points précis : si l’Italie a pu jouer un rôle dans l’évolution de l’architecture
anglaise, cela ne légitime aucunement des légendes comme celle, par
exemple, des trop fameux « Maîtres Comacins », voyageant à travers
l’Europe sous la protection d’une énigmatique bulle papale ; si l’Allemagne
a pu connaître, à une certaine époque, une forme d’organisation du métier
des maçons entre plusieurs grandes villes, cela n’implique nullement que
les Bauhütten du XVe siècle aient été l’équivalent et moins encore le modèle
des Grand Lodges du XVIIIe siècle anglais ; si la France, enfin, a bien été le
berceau du Compagnonnage, les rapprochements formels que l’on peut
effectuer entre ce dernier et la franc-maçonnerie ne permettent pas de
prétendre sans erreur que celle-ci n’a fait qu’emprunter aux Compagnons
leurs usages et leurs symboles – bien au contraire, nous le verrons…
Une troisième mise en garde est encore nécessaire en raison de l’objet
particulier de l’historiographie maçonnique. Dans leur remarquable Genesis
of Freemasonry, publié à Manchester en 1947, D. Knoop et G.P. Jones
adressaient à leurs lecteurs, dès la préface, cet avertissement toujours
d’actualité :
« En premier lieu, bien qu’il ait été habituel d’envisager l’histoire maçonnique comme un
domaine entièrement séparé de l’histoire ordinaire, appelant et justifiant un traitement spécial,
nous pensons qu’elle est une branche de l’histoire sociale, l’étude d’une institution sociale
particulière et des idées qui la sous-tendent, et qu’elle doit être approchée et écrite exactement
de la même façon que l’histoire des autres institutions sociales9. »

Je souscris naturellement, comme je l’ai fait depuis près de trente ans, à


cette proclamation de ce qu’il est convenu de nommer « l’École
authentique », selon une expression d’origine anglaise10. Or, ce rappel n’est
pas anodin.
En effet, il ne s’agit pas seulement ici de progresser, sur les pistes de
recherche autant que parmi les hypothèses qu’elles suscitent, en n’acceptant
que les documents sûrs et vérifiés comme on le fait partout en histoire
depuis Fustel de Coulanges, mais il faut encore, en abordant le domaine
particulier de la franc-maçonnerie, récuser la prétendue « compréhension
subtile » que pourrait en avoir un auteur franc-maçon, trop souvent
historien de rencontre, lorsqu’il traite de ce sujet. Toute théorie préalable à
l’interprétation des données de l’histoire ne peut que conduire à une
impasse ou à des contresens graves. Les exemples abondent en cette
matière : l’historiographie de la franc-maçonnerie ne fait pas exception, et
l’on a encore eu des exemples récents…
Pour ne souligner qu’un aspect – mais un aspect particulièrement
révélateur –, le renoncement de la plupart des chercheurs d’Outre-Manche,
depuis une trentaine d’années au moins, à la thèse d’une filiation directe
entre la franc-maçonnerie spéculative et la maçonnerie opérative ancienne –
c’est-à-dire, en clair, l’abandon de la « théorie de la transition11 » – a
souvent été reçu avec hostilité par plusieurs auteurs maçonniques français
se rattachant peu ou prou à la mouvance guénonienne – du moins quand ils
ont eu connaissance de ce débat d’historiens ! Au nom d’un corps de
doctrine, au demeurant intellectuellement respectable, on a prononcé ici ou
là des excommunications qui prêteraient à sourire si elles ne soulevaient pas
des questions plus graves. Rappelons simplement à ce propos que la
référence à Guénon était malheureusement, en l’occurrence, sans pertinence
aucune, comme je crois l’avoir montré12.
Plus sérieusement on peut relever, non sans quelque ironie toutefois,
que ces réactions passionnelles évoquent un peu celles du public catholique
lorsque commença, à la fin du XIXe siècle, la « quête historique de Jésus13 ».
Les ultimes acquis de ce long et patient travail de plus d’un siècle, peu
compatibles avec une vision naïve des textes évangéliques, sont pourtant
aujourd’hui enseignés dans les facultés de théologie et nul ne peut contester
que cette approche ait profondément renouvelé et enrichi la conception
qu’on peut avoir désormais des origines chrétiennes et nourri, en même
temps, la foi de nombreux chrétiens – laquelle procède évidemment de tout
autre chose. Sans prétendre établir un parallèle qui ne se justifierait pas
entièrement – car la franc-maçonnerie, même quand elle réfère fortement à
sa tradition chrétienne fondatrice, n’est pas une religion et ses adeptes ne
défendent pas une Église –, le rapprochement est envisageable et finalement
assez piquant.
Dans le même esprit, on n’oubliera pas que l’approche historico-
critique des sources de l’ésotérisme occidental, telle qu’elle s’est opérée
notamment dans le sillage de la Ve section de l’École pratique des hautes
études14 depuis une quarantaine d’années, loin de précipiter la fin de ce
courant de pensée, que prophétisait jadis Raymond Abellio15, a surtout
permis de mettre en valeur sa richesse, sa profondeur et sa complexité, en
décrivant mieux et plus précisément l’accrétion historique des composantes
de sa tradition16. Ce sont là de précieux précédents.
C’est donc bien dans cette mouvance que j’entends me situer et, à
travers ce livre, j’invite le lecteur à un travail comparable de revisite d’une
partie du corpus légendaire fondateur de la franc-maçonnerie. Non pour le
« profaner » et moins encore pour l’abolir, mais sans doute pour le
redécouvrir dans son intention initiale, l’approfondir et peut-être, avec
« l’intelligence du cœur », tenter de lui conférer un sens plus haut.
CHAPITRE I

La maçonnerie opérative : mythes et réalités

Les « chantiers des cathédrales »


S’il est un lieu où l’histoire et la légende se rejoignent – ou du moins
sont encore unies – dans le grand récit des origines de la maçonnerie, c’est
bien sur le chantier médiéval qu’il se situe. C’est pourtant là que se dressent
aussi les premières embûches.
Quand ces chantiers se sont-ils établis ? Qui étaient alors les ouvriers
qu’on y rencontrait ? Qui les encadrait ? À quels ouvrages travaillaient-ils ?
Enfin, qui étaient alors les « francs-maçons » et surtout que faisaient-ils
dans leurs « loges » ?
Répondre à ces simples questions, nous le verrons bientôt, c’est déjà
éliminer quelques fables et dissiper de graves illusions mais, avant même de
les aborder, j’aimerais évoquer en préalable ce que je serais tenté d’appeler
« la vue du monde » propre aux chantiers médiévaux. Un détour par
l’iconographie va nous le permettre.
Vers 1460, Nicolas Fouquet, peintre, enlumineur, proche des familiers
de Charles VII et plus tard portraitiste à la cour de Louis XI, illustre les
Antiquités et guerres des Juifs, de Flavius Josèphe1. Au hasard des pages,
on y découvre une scène bien curieuse. Une miniature, aujourd’hui
conservée à la Bibliothèque nationale de France à Paris, y dépeint le
chantier du Temple de Jérusalem, environ mille ans avant notre ère,
reprenant les descriptions bibliques du Livre des Rois. On y voit le roi
Salomon, qu’on reconnaît sans peine à la couronne qui orne son front,
installé sur une sorte de balcon et désignant l’édifice en construction à un
homme placé en retrait près de lui – peut-être le mythique Hiram, recevant
les observations de son maître. En bas une troupe brillante, sans doute
constituée de conseillers et de courtisans, s’apprête à entrer dans le
bâtiment. Çà et là, tout à l’entour, dans un joyeux désordre, des ouvriers
taillent des pierres, sculptent des statues, préparent du mortier ou
transportent des matériaux. Enfin, au sommet du Temple, trois hommes
achèvent de hisser de volumineux blocs à l’aide d’une grue en bois.
Ce tableau si exact et si vivant dont on peut trouver cent exemples, à la
même époque, pour évoquer les nombreux chantiers d’églises2, est
cependant plus singulier qu’il n’y paraît : il est en effet supposé représenter
un édifice bâti vingt-cinq siècles plus tôt ! Or, vers le fond de la scène, le
Temple de Jérusalem – qui devait plutôt ressembler à quelque sanctuaire
égyptien – s’élève ici sous l’aspect d’une magnifique cathédrale du
gothique flamboyant !
On peut certes invoquer la méconnaissance de l’archéologie au temps
de Fouquet mais il faut surtout comprendre que, pour les hommes du
Moyen Âge, la conscience historique3, c’est-à-dire notamment le sens de la
fuite du temps, de la relativité de cultures et de l’évolution des mentalités,
des usages, des mœurs et des représentations, n’existait pratiquement pas.
Pour eux, du moins, seul comptait le sens profond et actuel des choses – et
particulièrement celui des choses sacrées, comme une église par exemple.
Or, ce sens était pérenne, intangible, immuable : le Temple de Salomon4,
abritant dans l’obscurité du Saint des Saints l’Arche d’Alliance, où résidait
l’ombre solitaire du Dieu d’Israël, n’était en fait pas très différent, à leurs
yeux, d’une cathédrale du XVe siècle où trônait, sous la lumière du
tabernacle, près du chœur, l’ostensoir de la Présence réelle du Seigneur.
Pour un regard moderne, cette scène est monstrueusement
anachronique. Pour les artisans du Moyen Âge – presque tous illettrés –, la
contemplation de cette image familière donnait du sens à leur travail de
chaque jour : c’était la preuve que, depuis des temps immémoriaux, ils
collaboraient à l’œuvre de Dieu5.
Dès le XIe siècle, un peu partout en Europe, des communautés humaines
s’organisent, autour d’un village ou d’un métier, des confréries prennent
corps, sous la protection habituelle de l’Église et de ses clercs – nous y
reviendrons plus loin dans le détail. Pour le petit peuple, la vie rude et
précaire ne peut être vécue sans le soutien constant des uns envers les
autres : en cas de maladie ou de mort accidentelle du père, femme et enfants
peuvent se retrouver dans la misère la plus noire sans le secours de la
communauté. Le but premier de ces associations fut ainsi de se garantir
mutuellement contre les « accidents de la vie » mais aussi d’assurer à
chacun des obsèques décentes et des prières pour les âmes du Purgatoire6.
Mais il fallait aussi transmettre le savoir-faire, légué d’âge en âge aux
générations nouvelles. La société médiévale offrait peu de place à la
mobilité sociale : le fils de paysan sera paysan et, souvent aussi, le fils de
maçon travaillera la pierre à son tour. Pour assurer la formation des plus
jeunes mais aussi régler les relations entre les employeurs – les maîtres – et
leurs ouvriers – les compagnons ou « hommes du métier » – des guildes,
compagnies et corporations vont apparaître, organisées selon des modalités
diverses, en France, en Allemagne, mais aussi en Angleterre et en Écosse,
nous le reverrons aussi.
La vie professionnelle commençait alors très tôt : vers douze ans,
parfois plus jeune. Le novice – qu’on nommait « apprenti » –, au sortir de
l’enfance, était livré à l’entière domination du maître qui l’employait à sa
guise pour lui inculquer les rudiments du métier. Puis, au bout de quelques
années, à peine aguerri mais déjà familiarisé avec les pratiques du chantier,
venait pour lui le moment solennel où il allait enfin être « reçu ».
En un temps où tout acte de la vie sociale devait être ritualisé – et
religieusement encadré –, sa réception suivait un protocole strict dont les
principaux points nous sont connus, du moins en Écosse et peut-être en
Angleterre, à partir d’une certaine époque. Du reste, avant même que l’on
procède à ce que l’on n’appelait pas encore son « initiation » – ni le mot, ni
l’idée qu’il véhicule aujourd’hui n’ont jamais existé à l’époque opérative –,
le jeune ouvrier avait découvert le monde un peu irréel du chantier. Or,
toute une vision du monde s’en dégageait.
En effet, les travaux d’édification d’une cathédrale, d’une abbaye ou
d’une église d’une certaine taille, pouvaient durer des décennies : il fallut
vingt-cinq ans – seulement – pour faire surgir de terre l’abbatiale de Cluny,
alors la plus grande église de la chrétienté, entre 1088 et 1113, mais
quarante ans furent nécessaires pour les cathédrales et de Chartres et
d’Auxerre, entre soixante et cent ans pour Paris et Reims ; à Beauvais,
l’œuvre ne sera jamais achevée. Alors que l’espérance de vie ne dépassait
guère en moyenne 40 ans, surtout pour les ouvriers et les paysans, un grand
chantier durait souvent bien plus qu’une vie d’homme. À l’extrême – et le
cas a dû se produire plus d’une fois – un maçon ou un tailleur de pierre
pouvait alors passer sa vie entière au pied d’une cathédrale dont il n’avait
pas vu poser la première pierre et dont il ne verrait peut-être jamais
l’achèvement. Dans de telles conditions, un présent qui n’en finissait pas et
un passé mythique pouvaient aisément se rejoindre et même se confondre :
de ces chantiers « éternels », la miniature de Fouquet n’était-elle pas, au
fond, une splendide et fidèle illustration ?
Or, lorsqu’on parle parfois imprudemment – voire bien légèrement –
des « chantiers des cathédrales », à quoi fait-on précisément référence ?
L’importance de la métaphore opérative dans la construction idéologique,
intellectuelle et morale de la franc-maçonnerie spéculative nécessite,
préalablement à tout examen des origines historiques de cette dernière, un
retour aux réalités documentées – et non plus fantasmées – tenant à la vie,
aux mœurs et aux coutumes des bâtisseurs du Moyen Âge.

La « tradition » de l’art de bâtir : une image d’Épinal ?


C’est une erreur commune de penser qu’il a existé en Europe une
tradition ininterrompue de « l’art de bâtir » en pierre, depuis les époques les
plus brillantes de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’au cœur du Moyen Âge.
En effet, au décours des invasions barbares (ve siècle), puis de l’expansion
musulmane (VIIIe siècle) et malgré la relativement brève quoique brillante
Renaissance carolingienne (IXe siècle), féconde sur le plan architectural, ce
sont les charpentiers et non les maçons qui tinrent longtemps le haut du
pavé – si l’on me permet cette image risquée – dans le monde médiéval de
la construction.
Souvenons-nous que jusqu’au XIe siècle et parfois plus tard c’est
essentiellement ou exclusivement avec du bois que l’on bâtissait les
demeures – profanes ou sacrées – et si la pierre finira par l’emporter pour
l’édification des châteaux puis des églises, le bois demeurera le matériau
principal des maisons privées jusqu’à la fin du Moyen Âge au moins et
nombre de villes européennes en porteront longtemps la trace7. Du reste, en
Angleterre particulièrement, la prédominance du bois fut sensible plus
tardivement que presque partout ailleurs en Europe. Au XVIe siècle, un
chroniqueur pouvait encore affirmer que « la plus grande partie des
bâtiments des cités et des bonnes villes d’Angleterre sont exclusivement en
bois8… ». Le bois ne désertera de toute façon jamais les chantiers,
fournissant charpentes et gabarits nécessaires à l’œuvre des maçons, et c’est
la raison assez simple pour laquelle, nous le reverrons, les maçons et les
charpentiers furent souvent associés, par la suite, dans les mêmes
organisations de métier.
On ne sera surtout pas étonné de découvrir que pendant toute cette
période les maçons constituaient une population rare, dispersée et sans
organisation connue – toutes choses peu propices, notons-le d’emblée, à la
propagation de quelque tradition que ce soit. Au XIVe siècle encore, dans
chacune des villes importantes que sont Norwich, Oxford ou York, par
exemple, on ne trouve qu’une douzaine de maçons tout au plus. Cela
explique que, du XIe au XIVe siècle au moins, la plupart des grands chantiers
d’une certaine importance ne purent fonctionner qu’en recourant à la
réquisition, de nombreux maçons étant enrôlés de force (impressed) parfois
très loin de leur lieu d’origine : on a estimé, dans plusieurs cas, que le
recrutement local n’excédait pas 5 à 10 % de l’effectif total du chantier9.
Soulignons aussi que cela en dit long sur les prétendues « franchises » et sur
l’absolue liberté d’aller et de venir dont auraient joui, par faveur
particulière, les ouvriers de la pierre au Moyen Âge : mobiles, certes, par
nature et par nécessité, pour se rendre là où leur force de travail et leur
savoir-faire étaient utiles et même requis, mais soumis à de rudes
contraintes de la part des autorités, et cela tout au long de leur histoire.
Et encore faut-il préciser que parmi cette population on trouvait à la fois
de simples manœuvres et des ouvriers plus qualifiés. Sous l’appellation
générique et trompeuse de « maçons opératifs », on confond en réalité des
hommes de caractères très divers dont les statuts et les compétences étaient
profondément variés. L’imaginaire de la franc-maçonnerie n’a pas la même
dette envers tous.
C’est avec le début de l’expansion romane, au XIe siècle, quand
l’Europe se couvrit enfin d’une « blanche robe d’églises10 », que les
maçons devinrent plus nombreux et que différents métiers – au sein du
Métier – se dégagèrent et se précisèrent. C’est à cette occasion aussi que se
forgèrent et se fixèrent peu à peu parmi eux de nouveaux usages. À n’en
juger que par les témoignages que nous fournit la documentation – dont les
monuments de pierre eux-mêmes ne sont pas les moindres exemples ! –
c’est donc une tradition originale qui s’élaborait alors. Manifestement
distincte de tout ce que les maçons de l’Antiquité romaine tardive – pour ne
citer que les plus proches – avaient pu connaître, elle allait structurer
pendant plus de 500 ans tout le monde européen de la construction.

Ouvriers et servants
Les termes qui ont servi à qualifier les différents acteurs des chantiers
médiévaux sont nombreux, variables et de sens parfois incertain. En outre,
leur emploi même n’est pas fixe selon le lieu ou l’époque. D’autres noms
sont encore trompeurs parce qu’ils semblent assigner à ceux qu’ils
désignent des tâches ou des responsabilités qui ne correspondent pas
exactement à la réalité de leurs actes. De cet ensemble mouvant et parfois
confus, on peut cependant dégager quelques points forts.
Les termes les plus répandus, dès le XIe siècle, pour parler des ouvriers
de la pierre, un peu partout en Europe, sont cementarius (lat. caementum
= moellon, pierre brute) et latomus (lat. latomus = carrier, tailleur de pierre).
D’emblée, on distingue bien deux types de spécialisations et un texte du
milieu du XIIe siècle, dû au chanoine Hugues de Saint-Victor, l’explicite très
clairement :
« L’architecture, dit-il, se divise en maçonnerie (cementaria) qui concerne les tailleurs de
pierre (latomos) et les maçons (cementarios)11, et en charpenterie qui concerne les charpentiers
(carpentarios) et les menuisiers (tignarios)12. »

On peut soupçonner que le premier terme désigne le maçon « poseur »


et le second le maçon « tailleur ». Mais les choses sont moins simples car
cette dernière fonction comporte d’autres appellations : avant le XIIIe siècle,
surtout en Angleterre, le terme lapicida13 (lat. lapis = pierre) est également
répandu, mais on trouve aussi talliator petrae à la fin du XIIe siècle en
Normandie14 ou encore caesor lapidum15. En fin de compte les deux termes
cementarius et latomus seront souvent utilisés de façon indifférente et
générique : au XIVe siècle encore, le maître maçon du collège d’Eton est
appelé aussi bien capitalis cementarius que capitalis latomus16.
Pendant la même période, on trouve en Angleterre de nombreuses
occurrences des termes cisores ou taylatores d’une part, référant clairement
à la taille de la pierre, et cubitores (lat. cubitare = coucher) ou positores,
désignant sans ambiguïté les maçons de pose. Cette division fondamentale
des ouvriers de la pierre trouve enfin sa traduction anglaise non équivoque
dans les règlements de Londres édictés en 1356 pour le métier de maçon :
on y sépare nettement les masouns hewers (angl. to hew = couper, tailler) et
les masouns legers [parfois ligiers] (angl. to lay = poser) ou setters (angl. to
set = poser, mettre)17. Nous verrons cependant plus loin que cette
distinction n’épuise pas le sujet puisqu’une autre division, d’une importance
capitale pour notre étude, sera établie au sein même du groupe des tailleurs
de pierre.
Au hasard des textes, toutes sortes d’autres métiers de la pierre
surgissent, dont les appellations si variées nous donnent quelque idée de
l’incroyable diversité des ouvriers présents sur les chantiers : par exemple,
ceux qui édifient les murs (muratorii), les paveurs (pavours), sans oublier
les marbriers (marbellers, marmorii)18.
À côté de ces acteurs principaux, il ne faut pas méconnaître tout un
peuple d’humbles travailleurs le plus souvent appelés, en Angleterre,
servants ou labourers. Ce sont les aides des maçons, quelle que soit la
qualification de ces derniers. Généralement, les textes suggèrent cependant
qu’ils assistent surtout les maçons de pose dans les tâches les plus
grossières : aux servants, ces valets des ouvriers qualifiés, revient la charge
de gâcher le mortier et de porter à leur « maître » à la fois les pierres à poser
et le ciment pour les assembler. Les multiples vocables qui leur sont
attachés nous révèlent d’ailleurs la diversité de leurs fonctions : à
Beaumaris et Caernavon, au XIVe siècle, les portehaches vont confier au
forgeron les outils à réparer, les baiardores conduisent les brouettes
(barrows) remplies de pierres, ces moellons que les hottarii portent dans
une hotte fixée au dos, les falconarii actionnent le fauconneau qui sert à
élever de lourdes pierres sur un mur en construction, tandis que les cinerarii
produisent la cendre qui entre dans la composition du ciment19. Ces
manœuvres ne sont pas des maçons au sens propre du terme, ils n’en
partagent ni les compétences ni les privilèges sur le chantier, mais leur
présence, significative par leur nombre, est pourtant vitale en raison même
du travail qu’ils y accomplissent.
Cet inventaire doit nous faire prendre conscience qu’il est nécessaire de
renoncer à l’image d’Épinal d’un chantier médiéval uniquement composé
de « francs-maçons » regroupés dans « leur loge » et à l’idée que toute la
vie du chantier était axée sur leur travail et leurs préoccupations. Outre les
charpentiers, déjà mentionnés, les maçons étaient aussi entourés de
forgerons, de plombiers, de tuileurs, de briquetiers, de peintres verriers, de
stucateurs, voire d’orfèvres et d’ivoiriers20. Tous avaient leur part et leur
place dans l’œuvre commune. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, celui
du très grand chantier de Beaumaris, réuni par Henri III entre 1278 et 1280
pour la construction de son château fort, on y trouvait – sans compter les
intervenants temporaires – 400 maçons, 30 charpentiers, 1 000 manœuvres
et 200 charretiers21 : les ouvriers qualifiés de la pierre n’y représentaient
donc que 25 % environ des effectifs et seule une partie d’entre eux,
minoritaire nous le verrons, travaillait vraiment dans la loge – ou plutôt les
loges – du chantier…

Maîtres et architectes
Mais le chantier lui-même avait une raison d’être et un encadrement :
c’est ici qu’apparaissent le commanditaire et celui ou ceux qui dirigent les
travaux. En ce qui les concerne, la même confusion terminologique règne
que pour ce qui regarde les ouvriers.
En premier lieu, la distinction, classique en notre temps, entre le maître
d’ouvrage et le maître d’œuvre, n’est pas si tranchée au Moyen Âge, ou du
moins elle ne s’affirmera que progressivement. La répartition des rôles est
surtout bien plus complexe.
Le projet d’un chantier commence par une « fondation » : entendons par
là non pas, au sens architectural du terme, l’infrastructure et l’assise
matérielle d’un édifice mais le dispositif financier, juridique et
organisationnel qui va présider à la mise en place du chantier lui-même.
Dans le cas, que je privilégierai ici, d’un édifice religieux – église, abbaye
ou cathédrale – c’est à un clerc responsable, c’est-à-dire à l’évêque, à l’abbé
ou aux chanoines du chapitre qu’il appartient de concevoir le projet et de
réunir les fonds nécessaires à sa réalisation. Pour cela, tous les moyens sont
bons : si l’évêque doit, en vertu des décisions conciliaires, consacrer le
quart de ses revenus à l’œuvre, il ne peut éviter de faire appel aux
ressources du chapitre mais également à l’aide matérielle des fidèles, non
seulement sollicités par des quêtes mais encore par l’ostension des reliques
invitant à des offrandes salvatrices et par la concession éventuelle
d’indulgences à ceux qui subviennent volontairement au financement22.
Même les plus pauvres pouvaient apporter leur part : celle du travail de
leurs bras qu’ils offraient, pour un temps plus ou moins long, aux travaux
du chantier. Au demeurant, le nerf de la guerre venait parfois à manquer : la
légendaire longueur de certains chantiers médiévaux fut assez souvent liée
au manque périodique de moyens financiers pour les poursuivre…
Initiateurs du projet et premiers financeurs, les commanditaires
ecclésiastiques sont d’emblée placés dans une position intermédiaire : ils
sont à la fois les patrons et les concepteurs. Il est révélateur, par exemple,
que lorsque Gérard Ier, archevêque de Cambrai, entreprend en 1023 de
reconstruire sa cathédrale, recherchant lui-même les ouvriers et inspectant
les carrières, la chronique le montre agissant « tel un savant architecte »
(utpote sapiens architectus23). De même, au XIe siècle encore, Bennon,
évêque d’Osnabrück, élevant des digues pour protéger sa cathédrale des
crues du Rhin, est présenté comme « l’architecte principal, très ingénieux
ordonnateur du travail des maçons » (architectus praecipuus, operii
caementaris solertissimus erat dispositor24).
Toute l’organisation de l’œuvre se noue au sein de la « fabrique ». Il
s’agit en quelque sorte du comité opérationnel de gestion du chantier,
rassemblant en son sein les délégués du commanditaire, un clerc comptable
chargé d’ordonnancer les dépenses et d’en contrôler la régularité – puis de
rendre compte à l’évêque ou à l’abbé – ainsi que l’architecte, les maîtres
maçons et les charpentiers jurés. Or c’est ici que les équivoques surgissent
du fait même d’une terminologie toujours vague et changeante – et donc
trompeuse. Ainsi, le gestionnaire financer de la fabrique – pourtant lui-
même subalterne – est souvent qualifié de « maître de la fabrique » ou
d’operarius25, voire de « maître de l’œuvre » (magister operis), alors qu’il
n’est en rien architecte ni professionnel du bâtiment : au XIVe siècle, à
Chartres, l’office de maître d’œuvre de la cathédrale devint même
héréditaire et dut être finalement racheté par le chapitre26 ! De cet emploi
de l’expression viendront les nombreux « Maîtres des œuvres du Roi »
(« Master of the Works » en Angleterre ou en Écosse, « Intendant des
bâtiments du Roi » en France) : des fonctionnaires de la couronne chargés,
jusqu’au XVIIIe siècle encore, de surveiller et de coordonner les travaux de
construction pour le compte de leur souverain.
Or, il advint souvent, par la suite, que l’architecte – au sens cette fois
propre du terme – fût aussi dénommé « maître de la fabrique » : ce terme,
aussi bien que celui de « maître d’œuvre », est donc toujours ambigu.
Qui était donc au juste l’architecte, au Moyen Âge ?
Ce fut d’abord souvent le commanditaire lui-même : l’évêque, l’abbé,
les clercs en général étaient, à l’origine, les seuls hommes dont la culture
leur permît de se référer à des manuscrits antiques relatifs à l’architecture et
de posséder la science géométrique nécessaire à l’établissement d’un plan.
Dans le personnel de l’abbaye on trouvait aussi des frères convers, dédiés
aux tâches matérielles, qui pouvaient faire d’honorables ouvriers : « Tous
les monastères des Cisterciens sont construits dans les déserts et au milieu
des bois et ces religieux les bâtissent de leurs propres mains » affirme un
chroniqueur du XIIe siècle. On a du reste conservé les noms d’un grand
nombre d’entre eux27.
Au tournant du XIIe siècle, alors que la transformation gothique va
s’accomplir dans l’architecture religieuse, les architectes laïques, ingénieurs
militaires sortis du rang pour la plupart, jusque-là consacrés à l’édification
des bâtiments civils, forteresses et châteaux, vont prendre l’avantage.
Devant la sophistication croissante des tâches à accomplir et des
connaissances à maîtriser, on va assister, en quelque sorte, à la
professionnalisation de la fonction. Le premier acteur privilégié du chantier,
y compris pour les édifices religieux, devient alors le « maître maçon »,
d’abord l’assistant puis, de plus en plus, le successeur du clerc architecte
des siècles précédents.
La compétence de ces nouveaux aristocrates du métier, notons-le, ne se
limite pas au travail de la pierre. La charpente jouera encore longtemps un
rôle majeur : aux XIe et XIIe siècles, les mots architectus, architector,
achitectarius, désignent d’ailleurs volontiers, conformément à l’étymologie,
un maître charpentier-couvreur28 bien plus qu’un maître maçon. Les deux
professions, de la pierre et du bois, seront du reste longtemps tenues en
même estime : sous Philippe le Bel, le maître-maçon et le maître-
charpentier du roi perçoivent le même salaire et jouissent des mêmes
avantages29.
Au XIIe siècle, les mentions d’architectes – et cette fois il s’agit très
clairement du maître du chantier – deviennent plus fréquentes mais surtout
leur image est de plus en plus flatteuse : ainsi, Garin, architecte de Verdun,
est même comparé à Hiram de Tyr30, le constructeur du Temple de
Salomon !
Un changement radical s’est accompli au XIIIe siècle : le mot
« architecte » devient subitement très rare et le demeurera jusqu’au
XVe siècle, où nous retrouverons chargé d’un sens nouveau, mais celui qui
en tient lieu et que l’on dénomme alors plus volontiers magister
cementarius ou magister lathomus a acquis un nouveau statut. Ce terme
même de magister, emprunté au cursus universitaire des facultés
médiévales, traduit bien le fait qu’il apparaît désormais bien moins comme
un ouvrier – qu’il sera encore souvent au début de sa carrière – que comme
un savant (« dixit magister »), au même titre que ceux qui ont accompli le
cycle des arts libéraux31 – et qui du reste contesteront parfois l’emploi de ce
terme, à leurs yeux abusif, par des praticiens des arts mécaniques, réputés
serviles.
C’est en effet un véritable renversement qui s’est opéré : l’architecte, à
présent, se glorifie de n’être plus un travailleur manuel, et certains iront
même jusqu’à s’accorder un grade supplémentaire dans la hiérarchie
« universitaire » du chantier, comme Pierre de Montreuil, l’architecte de
Saint-Louis, dont l’épitaphe s’orne un titre nouveau :
« Ci-gît Pierre de Montreuil, fleur parfaite des bonnes mœurs, en son vivant docteur ès-
pierres, que le Roi des Cieux le conduise aux hauteurs de pôles.32 »

Les propos de Nicolas de Biard, dans un sermon célèbre prononcé en


1261, traduisent bien cette mutation. Le prédicateur s’afflige de voir des
hommes d’un art mécanique ne plus œuvrer de leurs mains :
« Dans ces grands édifices, écrit-il, il a accoutumé d’avoir un maître principal qui les
ordonne seulement par la parole, mais n’y met que rarement ou n’y met jamais la main et
cependant il reçoit des salaires plus considérables que les autres […] Les maîtres des maçons
ayant en main la baguette et les gants disent aux autres : Par ci me le taille et ils ne travaillent
point et cependant ils reçoivent une plus grande récompense33. »

On voit, pour toute cette période, la quasi-équivalence des termes


« maître maçon » et « architecte » mais il n’en sera pas toujours ainsi, nous
le reverrons. Il n’en demeure pas moins qu’à cette époque il n’y a point
encore d’école pour accéder à ce statut. À travers la vie de certains
architectes célèbres de ce temps, dont la renommée nous est parvenue, on
discerne l’ouvrier talentueux qui a d’abord œuvré de ses mains, appris son
métier – nous verrons plus loin comment – à l’instar de tous les autres
maçons, puis est sorti du rang par son talent, par les connaissances qu’il a
pu glaner au hasard des chantiers où il a exercé, ou dans son entourage,
notamment familial – il existe quelques dynasties en ce domaine. À un
moment ou à un autre, il a dû également apprendre à lire et à écrire. Peu à
peu, le maître maçon émerge parmi les autres maîtres maçons et devient
parfois le premier d’entre eux : Nicolas Biard parle bien « d’un maître
principal » et évoque la présence sur le chantier « des maîtres maçons ayant
la baguette en main ».
Sur le chantier, l’architecte établit les plans, les rectifie au besoin selon
la progression de l’œuvre, choisit les carrières qui fourniront la pierre,
nomme les maîtres maçons qui encadrent les ouvriers sur le terrain, et lui-
même guide l’un de ses principaux adjoints, avec lequel on l’a parfois
confondu : l’appareilleur. Ce dernier a pour fonction essentielle, armé de
son spectaculaire compas de grande taille, de relever les épures de
l’architecte et de tracer la pierre ; c’est encore lui qui prépare l’aire ou
l’enduit sur lequel il trace en grandeur d’exécution la face d’une voûte ou
d’une autre pièce d’appareil avec tous les développements dont elle est
susceptible. L’architecte, quant à lui, ne réside pas toujours au même
endroit – alors que les autres maîtres maçons sont attachés au travail en
cours – car il peut souvent surveiller plusieurs chantiers à la fois, lesquels
sont volontiers assez distants les uns des autres et lui imposent des absences
plus ou moins prolongées (au cours desquelles il est possible que
l’appareilleur le remplace). Il lui arrive enfin d’exercer d’autres métiers,
d’être par exemple entrepreneur ou propriétaire de carrières.
L’architecte, qui n’est plus vraiment au contact immédiat et permanent
des ouvriers du chantier, peut ainsi accéder à une condition prospère, voire
brillante. Certains parcours sont exceptionnels : ainsi au XIIe siècle déjà, un
moine cistercien s’étonne de voir accéder à des hautes situations de simples
ouvriers uniquement adonnés aux arts mécaniques, tandis qu’au siècle
suivant, on peut citer le cas de Pierre d’Angicourt, d’abord simple maçon,
puis tailleur de pierre, devenu à la fin de sa vie chevalier, protomagister des
œuvres de la Cour de Charles d’Anjou, nanti de quatre écuyers34. On
pourrait en mentionner bien d’autres, comme Henry Yevele, dans
l’Angleterre du XIVe siècle, tailleur de pierre devenu l’architecte de trois
rois, ou bien sûr Villard de Honnecourt au siècle précédent. À leur mort,
une splendide pierre tombale représente ces maîtres généralement entourés
des outils de leur art : la règle géométrique, l’équerre, l’archipendule35, le
compas et souvent la truelle.
Il faut ici bousculer au passage une autre pieuse légende : c’est à tort
qu’on a parlé de l’anonymat des bâtisseurs de cathédrales. Du moins cet
anonymat n’a-t-il pas concerné les architectes. Comme le fait remarquer
avec humour P. du Colombier :
« Entrez dans l’église des Invalides, vous y chercherez en vain le nom de Jules Hardouin-
Mansart. Mais à la cathédrale de Rouen, Durand, qui en a certainement fait moins que lui, a
fièrement signé de son brave nom de français moyen du XIIIe siècle une clé de voûte
spécialement décorée. Mais, dans la cathédrale de Reims, le labyrinthe donnait les noms de
quatre architectes, avec la tâche de chacun d’eux36. »

Et de citer plus d’une quinzaine d’architectes, aux quatre coins de


l’Europe, qui ont non seulement signé leur œuvre mais s’y sont souvent fait
représenter en sculpture, tenant en mains leurs instruments37 ! Selon
d’autres sources, vers le XIIIe siècle, il devient habituel de mentionner sur
les labyrinthes des cathédrales les noms des architectes : à Amiens, on
trouve ceux de Robert de Luzarches, Thomas de Cormont et son fils
Renaud. À Reims, la figure de l’archevêque, Audry de Humbert, est
entourée de celles des quatre maîtres d’œuvre : Jean d’Orbais, Jean le Loup,
Gaucher de Reims, Bernard de Soissons. Enfin, il deviendra également
commun de perpétuer le souvenir des architectes par des sépultures
honorifiques au sein même des édifices religieux : des dalles immortalisent
ainsi Hugues de Libergier à Saint-Nicaise de Reims, Alexandre et Colin de
Berneval à Saint-Ouen de Rouen38.
Pour en finir avec ce prétendu anonymat, sans doute allégué pour
accréditer on ne sait quel mystère, soulignons aussi que les sculpteurs eux-
mêmes n’ont pas hésité, surtout au XIIe siècle, à graver leur nom dans la
pierre. Gislebert a signé le fameux tympan d’Autun : Gislebertus fecit hoc
opus ; Giraud, la porte Saint-Ursin à Bourges ; Umbert, un chapiteau du
porche de Saint-Benoît-sur-Loire ; Rettibitus, un chapiteau de Notre-Dame
du Port à Clermont39.
Comme l’écrit encore, avec beaucoup de bon sens, J. Gimpel :
« Les sculptures médiévales ne sont pas toutes signées, mais celles de Versailles non plus,
40
et personne n’a jamais prétendu que les sculpteurs du XVIIe siècle étaient anonymes . »

Cependant, d’autres acteurs, plus anonymes il est vrai, œuvraient


également sur ces chantiers dont nous venons de survoler la complexité.
Minoritaires en nombre mais pourvus d’un savoir-faire essentiel à la beauté
finale de l’œuvre, ils ont eux aussi cristallisé sur leur nom les plus
ahurissantes constructions intellectuelles. La réalité est pourtant, cette fois,
plus simple qu’il n’y paraît : ce sont les « francs-maçons ».

Maçons de pierre franche


Nous avons déjà vu la distinction établie très tôt, entre les maçons de
pose (layers) et les maçons de taille (hewers). Or, parmi ces derniers, une
autre division s’est opérée à mesure que s’est développée la technique de la
taille de pierre. Deux approches se sont individualisées.
La première, que l’on qualifiera de « grossière », consistait à ouvrager
sommairement une pierre venue des carrières pour en faire un moellon ne
nécessitant pas de travailler les faces ni les arêtes et suffisamment conformé
pour se mettre en place dans un mur quelconque, par exemple. Ce travail
rudimentaire, qui pouvait éventuellement être fait à proximité de la carrière
par des ouvriers dédiés à cette tâche, fut confié à des maçons qualifiés de
rough masons (angl. rough = rugueux, grossier). Il ne requérait pas de grand
talent, pouvait sans doute être confié à des aides peu expérimentés ou
achevés par ceux-là mêmes qui devaient mettre ces pierres en place, c’est-à-
dire les maçons de pose (layers) avec lesquels on pouvait sans doute parfois
confondre les rough masons : ces maçons travaillaient avec des truelles, des
marteaux taillants et au besoin des layes, aidés par des servants qui leur
apportaient les moellons plus ou moins façonnés.
Mais une deuxième approche, que l’on nommera « fine », fut rendue
indispensable par la nature des travaux exigés lorsqu’on voulait ornementer
plus précisément une façade ou réaliser un élément d’architecture comme
les nervures moulurées, les bandeaux, les corniches, les chapiteaux, les
fleurons, les réseaux des baies et des gâbles, les voussures des portes, les
gargouilles et naturellement toutes les sculptures. Ce travail ne demandait
pas seulement un savoir-faire spécifique mais il exigeait surtout une qualité
particulière de pierre calcaire, dure et à grain fin, que l’on travaille à la laye
et au ciseau et que l’on ne trouve qu’en certains endroits, comme par
exemple dans une large bande de terrain allant du Dorset à la côte du
Yorkshire, en Angleterre, et dans la région de Caen en France. Cette pierre
« précieuse », que l’on pouvait délicatement ouvrager, se nommait « pierre
franche », soit en anglais freestone. Les maçons aptes à travailler sur cette
pierre furent dénommés freestone masons et, par contraction, freemasons.
Par opposition, il existait du reste une variété de pierre particulièrement
dure du Comté de Kent que l’on confiait pour cette raison aux hard hewers
(ang. hard : dur) : on voit que dans tous les cas, c’est bien la qualité de la
pierre qui donne son nom aux maçons qui la taillent.
Dès le début du XIIIe siècle, en 1212 à Londres, on trouve l’expression
latine sculptores lapidum liberorum, qui signifie exactement la même chose
que freestone masons, et une variante anglo-normande y est attestée dans le
Statute of Labourers édicté en 1351 pour réglementer les gages après la
Peste noire : « mestre meson de franche peer ».
En anglais, le mot freemason lui-même est attesté en 1325 à la prison de
Newgate de Londres où l’on signale la présence de « Nicholas le
Freemason » – qui s’est évadé ! – et en 1376 lorsque quatre « freemasons »
furent appelés à siéger au Conseil de la Cité de Londres41.
On note l’emploi fréquent de ce mot, tout au long des siècles suivants,
pour désigner globalement les maçons tailleurs de pierre avec souvent une
nuance nettement laudative, qualifiant en quelque sorte l’élite du métier :
par une espèce de métonymie, un léger glissement sémantique s’effectuera
et l’on nommera ainsi tout ouvrier habile à sculpter la pierre – quelle que
soit finalement cette pierre. On trouvera encore le mot freemason utilisé
dans ce sens au XVIIIe siècle, en Angleterre. Sa signification et son origine
ne font donc aucun doute42.
On a pourtant plusieurs fois suggéré, et cette hypothèse a été maintes
fois reprise sans aucune distance critique, surtout en France, que l’adjectif
« franc » dans « franc-maçon » se référait plutôt aux « franchises » dont ces
ouvriers auraient joui en raison de privilèges particuliers qui leur auraient
été conférés – notamment par le Pape ! – ou plus généralement dans le
cadre des libertés accordées aux artisans par différentes municipalités dans
l’Europe du Moyen Âge.
J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur certaines de ces affirmations
mais il faut préciser dès maintenant qu’elles sont absolument irrecevables
pour au moins trois raisons :

1. En premier lieu, parce que l’étymologie parfaitement limpide et


cohérente de freemason, on vient de le voir, est largement établie,
attestée et recoupée par des documents concordants et qu’elle fait du
reste, depuis longtemps déjà, l’unanimité des chercheurs
britanniques ;
2. Ensuite parce que la théorie des franchises conférées aux « maçons
errants » du Moyen Âge relève d’une confusion et d’une illusion
parfaite. La confusion se situe entre l’itinérance habituelle des
maçons et une prétendue liberté qui en découlerait – nous avons vu
au contraire que la pratique de la réquisition (impressment) a été
fréquente et massive tout au long du Moyen Âge et même parfois
plus tard. L’illusion concerne la fameuse bulle réputée avoir été
émise à une date indéterminée en faveur des « Maîtres Comacins »
et leur accordant toutes sortes d’exemptions, en fait l’une des
nombreuses légendes sans fondements que l’on trouve dans
l’histoire maçonnique mais dont la source est aujourd’hui connue,
comme nous le verrons plus loin ;
3. Enfin, il est vrai que dans diverses municipalités au Moyen Âge – au
moins depuis le XIVe siècle environ – et jusque vers le XVIIIe siècle,
des guildes contrôlaient l’accès des artisans au statut de « d’Homme
libre du Métier » (Freeman of the Craft), leur permettant la fois de
s’établir comme employeurs indépendants, d’acquérir le droit de
bourgeoisie et de participer ainsi au pouvoir local. Toutefois, de
nombreux métiers étaient concernés, pas seulement celui des
maçons, et si l’on pouvait à la limite être parfois qualifié de
Freeman Mason, on ne devenait pas pour autant freemason, le mot
ayant toujours gardé sa signification technique. Pour le dire
autrement, les charpentiers, par exemple (Wrights), souvent associés
aux maçons dans ces guildes, ne sont jamais devenus des
« freewrights ». Il faut encore ajouter que nombre de freemasons,
travaillant sur des chantiers distants des villes, pour le compte d’une
autorité ecclésiastique ou du Roi, qui les y avaient souvent
contraints, échappaient en tout cas au pouvoir des guildes
municipales et n’étaient pas concernés par leurs règlements. Pour
finir, il convient de ne surtout pas oublier que les « libertés
bourgeoises » concernaient seulement les habitants des villes
concernées et que, par toute une série de restrictions et de
contraintes, elles avaient essentiellement pour but de les protéger
contre l’installation des étrangers, des « errants », auxquels cette
« liberté » était précisément refusée43…

La loge
Nous pouvons à présent aborder ce lieu mythique entre tous, secret
selon certains et pourtant largement ouvert et sans grand mystère, que fut la
loge – ou plutôt « les loges », car il y en eut souvent plusieurs sur un même
chantier.
La loge est avant tout un lieu utilitaire, nécessaire à l’accomplissement
de certaines tâches du chantier et mis à la disposition des ouvriers pour leur
repos et diverses réunions de travail. Nous en possédons de nombreuses
descriptions et l’iconographie nous en a légué d’abondantes illustrations44.
C’est un bâtiment de bois le plus souvent, mais parfois de pierre – la
durée des chantiers, et donc de la loge, pouvait autoriser ce mode de
construction. Dans les documents figurés, on la présente presque toujours
comme une sorte de préau, de petite bâtisse pourvue d’un toit et de
quelques cloisonnages à claires-voies, mais sans mur plein. En d’autres
termes, elle n’est pas fermée et il est fort possible que ce modèle ait existé
tant les témoignages iconographiques sont abondants : on imagine fort bien
les ouvriers y taillant la pierre aux heures trop chaudes de la journée, à
l’abri du soleil et profitant d’une circulation d’air – du reste de nombreuses
45
miniatures nous les montrent dans cette situation 2. Toutefois, comme le
suggère P. du Colombier, il s’agit peut-être aussi d’une convention
iconographique destinée à montrer que c’est l’endroit où les ouvriers
travaillent : on serait ainsi en présence, pour employer un langage
technique, d’un dessin éclaté ou d’une coupe.
Les usages de la loge imposaient certainement des constructions plus
sophistiquées et plus protectrices. Les ouvriers tailleurs de pierre y
passaient en effet une grande partie de leur temps : le matin, ils allaient y
chercher leurs outils, rangés en ce lieu la veille au soir ; ils y travaillant
pendant le jour, car la loge est avant tout un atelier ; ils s’y restauraient lors
des différentes pauses de la journée et s’y accordaient sans doute un peu de
repos avant de reprendre le travail. D’autre part, si des loges « aérées »
pouvaient autoriser un travail point trop pénible en plein été, une loge bien
fermée était certainement préférable en hiver et d’une manière plus générale
par gros temps, lorsqu’il pleuvait notamment : le travail pouvait alors s’y
poursuivre « à couvert ».
En fait, lorsque la loge était close, ce qui était donc fréquent, elle
s’ornait toujours de baies suffisamment généreuses pour donner un bon jour
à l’intérieur. Comme elle était le plus souvent – mais pas toujours – adossée
à l’édifice en construction, seul un mur, donnant sur l’espace libre du
chantier, était percé de fenêtres et permettait de placer une porte d’entrée.
Souvent aussi, elle était attenante à une autre salle réservée à l’architecte et
située généralement à l’est de la loge : la chambre du trait ou chambre aux
traits (tracing house). C’est là que le maître et son appareilleur traçaient les
épures et confectionnaient les gabarits et les panneaux pour la coupe des
pierres46.
La vieille loge d’York pouvait abriter vingt maçons et en 1412 on dut en
construire une autre pour une douzaine de maçons. On peut estimer que
c’était l’effectif moyen d’une loge de chantier mais certaines furent bien
plus considérables, comme celle du château de Poitiers, sous la direction de
Guy de Dammartin en 1385-86, qui mesurait 50 m de long sur 14 m de
large ! À l’abbaye de Vale Royale, dans le Cheshire, à la fin du XIIIe siècle,
il fallut 1 400 planches pour élever une première loge et, l’année suivante,
mille autres furent employées pour dresser un second bâtiment : entre-
temps, l’effectif des maçons du chantier était passé de 41 à 51. Sur un très
vaste chantier, les loges pouvaient être plus nombreuses – que l’on songe au
chantier de Beaumaris, mentionné plus haut, avec ses 300 maçons ! – mais,
comme il n’y avait en principe qu’une chambre du trait, l’une d’entre elles
devait être plus ou moins privilégiée.
Assez fréquemment, il apparaît que la loge était divisée en plusieurs
pièces et, dans quelques cas, il semble qu’on y ait aménagé une sorte de
galerie ou de comble qui permettait sans doute aux ouvriers de faire une
sieste dans la journée. Toutefois, le soir venu, ils ne dormaient pas dans la
loge et disposaient au-dehors d’une habitation prévue à cet effet. Les
maçons n’étaient du reste pas les seuls à utiliser la loge : ils y côtoyaient
quotidiennement les charpentiers et parfois aussi les forgerons dont l’antre
rougeoyant était de manière habituelle située à proximité immédiate de la
loge car les maçons étaient les premiers clients des ouvriers de la forge à
qui ils confiaient leurs outils endommagés.
La loge, ainsi conçue, pouvait même s’éloigner du chantier : on a trouvé
des loges au sein des carrières. Dans ces ateliers « délocalisés », des rough
masons commençaient le façonnage de moellons qui, sous cette forme,
moins volumineuse et moins lourde que celle de la pierre « brute », étaient
ensuite convoyés vers le chantier plus aisément et à moindres frais. Plus
encore, et c’est un point intéressant, certains petits artisans indépendants,
vivant à demeure dans les bourgs ou les villes et installés à leur compte sans
lien avec un chantier particulier, tenaient un atelier-boutique volontiers
dénommé « loge »47.
Lieu de préparation du travail, de façonnage de la pierre ou du bois, de
repos et de discussion – de querelles aussi, à l’occasion – les loges étaient
les centres communautaires des chantiers. Or, jusqu’à quel point
possédaient-elles une « personnalité morale » et qu’y faisait-on réellement
d’autre ?
Le fait de coexister et de travailler ensemble, de longues années durant,
malgré les inévitables renouvellements du personnel ouvrier – accidents,
décès, départs volontaires ou exclusions –, devait créer au fil du temps, du
moins peut-on l’imaginer, une sorte de communauté humaine, d’esprit de
corps et de solidarité du chantier. C’est ainsi que de nombreuses chroniques
médiévales parlent des « maçons de la loge » comme d’une entité sociale
vivante et homogène – même si la réalité devait être évidemment plus
complexe. En un temps où tout destin singulier était précaire et où toutes les
conduites sociales se concevaient avant tout dans un cadre collectif, c’était
la loge en tant que telle, on le comprend aisément, qui discutait avec le
maître, exprimait les doléances des ouvriers, et naturellement parlait des
gages. Cette vie fut très tôt réglementée et, dès 1352 au moins, on possède
des textes qui y pourvoient, à York, par décision du Doyen du Chapitre de
la cathédrale. En 1408, il est même spécifié qu’un serment de respecter et
de faire respecter les règles du chantier – et ne portant sur rien d’autre –
sera prêté par le maître maçon (magister latamus), les gardes (gardiani) et
les « principaux maçons » (majores latomi)48. Le lieu d’application de ces
lois est la loge : c’est à ce niveau que l’on constate les manquements, dans
l’ordre professionnel ou moral, et qu’on signifie les sanctions.
Mais le mot « loge » est aujourd’hui porteur, en raison de l’histoire,
d’une telle charge évocatrice de mystères et de secrets, qu’on ne peut
manquer de poser la question : au-delà des aspects purement matériels et
utilitaires qu’on vient d’évoquer, les maçons ne préservaient-ils pas, dans la
discrétion de leurs loges, une tradition qui leur fût propre ?
Il est à la fois facile et délicat de répondre à cette question trop simple.
En premier lieu, il est assez facile de formuler quelques réponses si l’on
garde en mémoire les deux règles que j’ai posées en introduction à ce livre :
renoncer à la prétendue « tradition orale réservée aux initiés » pour sortir
des impasses, et oublier les prétendus « documents perdus qui expliquent
tout » ! Demeurons dans le champ de l’histoire et par conséquent dans celui
des documents consultables, car ils sont fort nombreux. La question peut
alors s’éclaircir sur plusieurs points.
Dans les loges des chantiers médiévaux, il n’y avait pas que des francs-
maçons (freemasons), loin de là, mais toutes sortes de maçons et bien
d’autres artisans encore, issus de différents métiers. La raison d’être de la
loge était fondamentalement liée à la pratique de leur art : la loge était un
lieu de travail, un atelier, et les hommes qui les fréquentaient étaient de
rudes gaillards, illettrés pour la plupart, craignant Dieu et le Roi, soumis à
des dures épreuves car en tant qu’ouvriers, à cette époque, la faveur du Ciel
ne les avait pas atteints. Ils travaillaient beaucoup et souvent
douloureusement pour un salaire modeste, et leurs espaces de liberté étaient
rares et restreints : toute vision romanesque de la « belle vie de l’œuvrier du
Moyen Âge » serait terriblement naïve si elle n’était indécente…
La loge était leur cadre familier, celui de leur vie quotidienne, ils y
gagnaient leur pain. C’était aussi, naturellement, un lieu de sociabilité –
plus ou moins pacifique, les chroniques en font mention en plus d’un
endroit – et un lieu de transmission des savoirs : on y apprenait le métier au
contact de ceux qui se perfectionnaient sans cesse à le pratiquer. Telle était,
pour l’essentiel, la vocation de la loge.
Cependant, en un temps où la ritualisation de la plupart des conduites
sociales traduisait la prégnance des références religieuses, même sur le
chantier, alors qu’il ne s’agissait au fond que de valider la compétence des
acteurs, certaines étapes de la vie professionnelle prenaient un tour
particulier, volontiers étrange nous semble-t-il – et peut-être même
exagérément étrange à nos yeux de citoyens désabusés des sociétés laïcisées
et post-modernes. Tout fait sens, au Moyen Âge : entendons par là que tout
acte de la vie sociale, de l’armement d’un chevalier à la réception d’un
compagnon du métier, en passant par la consécration d’un évêque ou
l’installation d’un échevin, du haut en bas de l’échelle des conditions
humaines, tout doit se raccorder à l’ordre du monde qui toujours est plus ou
moins sacré. Comme l’exprime Eric Palazzo, un spécialiste contemporain
du sacré médiéval :
« Il faut souligner avec force le fait qu’au Moyen Âge, la nature est un « autre » pour
l’homme. Qu’elle est fondamentalement « habitée » par le divin et qu’à ce titre elle contient une
part de sacré. Dans ce sens, il faut alors la considérer comme un véritable « temple » à côté du
temple de pierre et du temple intérieur que l’homme construit en lui. En d’autres termes,
l’espace sacré est aussi dans la nature, dans le paysage, et pas seulement dans les lieux bâtis
consacrés et destinés à accueillir les rituels liturgiques49. »
Comment les maçons des chantiers ecclésiastiques y auraient-ils été
insensibles ? D’où la ritualisation – même sommaire – des réceptions de
jeunes apprentis ou de compagnons. Nous connaissons, nous le verrons,
certains éléments de ces rituels : ils diffèrent sensiblement, là encore, en
Allemagne, en Angleterre ou en Écosse. Ils sont parfois réduits à presque
rien, ailleurs ils ont connu quelques développements. Rien n’est fixe, rien
n’est uniforme. Et finalement, rien ou presque n’est vraiment original : ces
rituels empruntent à des schémas assez universels en leur temps, sur fond de
légende de fondation dont la trame est avant tout biblique et de serment
prononcé sur l’Évangile – ou souvent aussi sur des reliques.
On le voit, les loges n’avaient rien d’exceptionnel dans le contexte
intellectuel, moral et social du Moyen Âge. Nous savons en fait assez bien
ce que s’y passait, et rien n’y est fait pour nous étonner si nous replaçons
toutes ces choses dans leur cadre historique.
Mais la question reste cependant délicate car le mot « loge », j’aurai
l’occasion de le redire à quelques reprises, est un mot piégé. Dès le Moyen
Âge, en pleine époque « opérative », on voit qu’il désigne à la fois un
bâtiment matériel et déjà une communauté humaine. Il peut même
s’appliquer à un commerce indépendant ! Les usages qu’on y observait,
dans l’Angleterre du XIVe siècle, dans l’Allemagne du XVe siècle ou dans
l’Écosse du XVIe furent, nous le verrons, très différents en dépit de quelques
inévitables similitudes. Et que dire, alors, des loges spéculatives qui
prétendent dériver des précédentes ? Dans tous les cas, le même mot se
trouve néanmoins pour qualifier « la » loge, véritable caméléon historique
adoptant sous un même nom, selon les époques et les lieux, des apparences
tellement diverses qu’il vaudrait presque mieux, pour chacune d’elles,
trouver un nom particulier.
Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas ici d’une simple précaution
oratoire, d’une pure clause de style ; c’est au contraire un problème central.
Négliger cette difficulté ne permet pas de jeter, comme il convient de le
faire, un regard critique sur les nombreux travaux, surtout en langue
française, qui ont embrouillé à loisir, par ignorance ou légèreté, la question
des relations entre la maçonnerie opérative, les organisations de métier au
Moyen Âge, d’une part, et les premiers groupements maçonniques
spéculatifs, d’autre part. Or, l’une des difficultés les plus graves repose sur
les ambiguïtés du mot « loge ». Je m’efforcerai, dans les sections et les
chapitres qui suivent, de dégager progressivement les sens variés qu’il faut
y distinguer. J’espère ainsi pouvoir conduire le lecteur vers davantage de
clarté en un domaine plus ou moins délibérément obscurci.
Sur le chantier, autour des loges, on trouvait donc des rough masons et
des freemasons – mais aussi des charpentiers et des forgerons : leurs
compétences et leurs gages étaient différents – le plus souvent les
freemasons étaient un peu mieux payés, quoique ce ne fût pas constant –
mais tous travaillaient ensemble au même ouvrage. Tous participaient aussi
aux mêmes solidarités, aux mêmes associations. Depuis le XIe siècle, les
peuples de l’Europe avaient en effet constitué de nombreuses confréries
puis des guildes de métiers dont celles des maçons – toutes variétés de
maçons confondues – furent parmi les plus prospères.
Il est donc temps d’examiner cette organisation du métier depuis le
Moyen Âge. C’est en partie de sa méconnaissance que sont provenues
nombre d’erreurs et de méprises sur les origines de la franc-maçonnerie
spéculative elle-même.

Le monde opératif : guildes, corporations


et confréries
Il est ici essentiel de bien distinguer, non seulement les époques mais
encore les pays. Croire que les métiers en général, ceux du bâtiment et celui
des maçons en particulier, ont connu une organisation uniforme et constante
dans le temps et l’espace est une de ces nombreuses illusions qui fondent,
en apparence seulement, des théories en réalité sans substance. Le Moyen
Âge a connu de multiples structures sociales des métiers. Celles-ci
comportaient toutes un point commun : les hommes de ces métiers eux-
mêmes, bien sûr, mais les rapports qu’ils établissaient entre eux, les
hiérarchies qu’ils reconnaissaient et les usages particuliers qu’ils y
observaient étaient d’une variété presque infinie. Il est impossible de les
confondre et d’en parler comme d’un système unique qui serait celui « des
maçons opératifs du Moyen Âge » : cette idée n’a en fait presque aucun
sens.
Si l’on veut évoquer les organisations de métier avec un peu de
précision, il convient au moins d’individualiser trois domaines : le domaine
français, le domaine allemand et le domaine britannique, en se souvenant
constamment que seul le dernier a vu naître la franc-maçonnerie
spéculative.

Les enfants d’Étienne Boileau : corporations et confréries


Il a souvent été fait mention de ce que l’on a appelé « les origines
corporatives de la franc-maçonnerie ». Ce seul énoncé trahit,
malheureusement, une profonde incompréhension de l’organisation des
métiers au Moyen Âge, et plus précisément de la nature particulière des
corporations. Il n’y a en effet rien de commun entre une loge et une
corporation, en dehors du rattachement au métier, évidemment : imaginer
que l’une ait pu donner naissance à l’autre résulte d’une confusion totale.
S’agissant de la France, on va le voir, le rôle, le fonctionnement et
l’histoire des corporations sont très bien connus. Il faut aussi les distinguer
des confréries qui eurent également dans notre pays une place de choix. On
verra enfin ce qu’y furent les loges. Si l’on sépare bien les trois entités, on
observera que leurs relations ont été très variables d’un pays à l’autre en
Europe, sans que leurs fonctions spécifiques aient jamais été perdues de
vue : en Allemagne, par exemple, nous le reverrons plus loin, vers le
XIVe siècle les loges de maçons se sont intégrées dans un cadre corporatif
qui, du même coup, en a été profondément changé. Dans ces mêmes
Bauhütten, la fonction essentiellement charitable des confréries a été
également fondue dans la structure unique.
Le cas de la France, par contraste, est intéressant, car ces trois entités y
sont presque toujours restées distinctes. On ne peut que plus aisément
étudier les caractéristiques propres à chacune d’elles. Cela nous permettra
de mieux comprendre, dans la suite de ce livre, les cas particuliers et plus
complexes de l’Angleterre et de l’Écosse, mais aussi le phénomène tout à
fait à part que constitue le Compagnonnage.
Mon propos n’est pas ici de refaire l’histoire des corporations, car la
place ferait défaut pour en traiter de manière satisfaisante tant la matière est
riche. Il y a plus d’un siècle déjà, Étienne Martin Saint-Léon leur a consacré
un gros livre, souvent pillé, plus rarement cité, qui demeure la base de
toutes les études en ce domaine et qu’aucune découverte postérieure n’est
vraiment venue contredire. Je me bornerai donc à reprendre ici, en le
suivant souvent, les connaissances essentielles relatives au cadre corporatif
des métiers dans l’Ancienne France50.
Une distinction s’impose en premier lieu : la corporation diffère de la
confrérie, à laquelle elle est pourtant, le plus souvent, presque
indissolublement liée.
Les confréries sont sans doute apparues les premières, peut-être dès le
IX siècle, en tout cas elles sont certainement établies au XIe. Ce sont avant
e
tout des associations religieuses et pieuses qui réunissent des hommes et des
femmes qui, par des prières, des exercices de dévotion et la mise en
commun d’une caisse de secours, s’assurent aide et assistance mutuelle
dans toutes les circonstances douloureuses de la vie, en même temps qu’ils
se préparent tous ensemble à la vie éternelle. On n’est pas étonné de
retrouver ici une préoccupation particulière pour des obsèques décentes et
chrétiennes garanties à tous. Cette solidarité, à la fois humaine, morale et
d’inspiration religieuse, fut la base des premiers réseaux sociaux dans toute
l’Europe, au sortir de l’An Mil.
Les confréries persisteront tout au long des siècles – et pour certaines
jusqu’à nos jours. Elles constitueront dans le paysage européen une
structure familière totalement intégrée à la culture chrétienne. Ces
confréries reconnaissaient toujours un saint tutélaire et entretenaient un
autel en son honneur dans une église paroissiale ou dans une collégiale,
voire une cathédrale. Elles portaient habituellement le nom de leur
protecteur : il y avait la Confrérie de la Sainte Vierge, celles des Saints-
Anges, celle de Saint-Pierre-de-Rome pour les Agonisants, celle du Sacré-
Cœur de Jésus ; on trouvait aussi des confréries de pèlerins, des confréries
militaires et des confréries de pénitents.
Toutes ces associations, quoiqu’elles fussent théoriquement dans le
giron de l’Église, furent régulièrement soupçonnées de débordements lors
de leurs réunions et des mesures d’interdiction furent prises plusieurs fois,
notamment au XVIe siècle, mais sans succès durable. Ces désordres venaient
surtout de certaines d’entre elles dont le dénominateur commun n’était pas
seulement un saint ou une forme particulière de dévotion, mais un métier :
les corporations furent en effet le plus souvent doublées d’une confrérie qui
leur était spécifique au point parfois de leur être presque identifiée, quoique
son objet demeurât distinct. À Paris, celle des maçons se réunissait sous
l’égide de Saint Blaise, à Rouen elle était dédiée à Saint Simon et Saint
Jude. Les réunions d’ouvriers, sous couvert de confréries, semblent avoir
parfois versé dans des réjouissances plus profanes que l’Église et les
autorités jugèrent avec sévérité. La confrérie de métier n’en était pas moins
la face pieuse de la corporation.
La corporation, elle-même, se dégage de l’ombre vers le XIIe siècle. Elle
est le produit d’une évolution économique et surtout, essentiellement liée à
la ville, elle s’associe au « mouvement communal » qui voit les bourgeois
des cités s’affranchir peu à peu de la tutelle du Seigneur tout en se tenant à
distance le pouvoir grandissant du Roi. Les corporations de maîtres
bourgeois formèrent ainsi l’élite politique des institutions municipales qui
se mirent à proliférer au XIIIe siècle. Mesurons bien que ce fut donc avant
tout un phénomène urbain.
La corporation ne portera du reste ce nom que fort tard. Avant le
XVIIIe siècle, on parle exclusivement ou presque de « communautés de
métier ». C’est la mise en forme de leurs règlements par Étienne Boileau,
dans son célèbre Livre des Métiers, publié en 1268, qui donne la meilleure
description de leur mission initiale, même si ces dispositions furent par la
suite plusieurs fois amendées et pas toujours respectées. Ces statuts
promulgués par le Prévôt de Paris, sous le règne de Saint Louis, définissent
le cadre général des corporations et spécifie les particularités propres à
chaque métier.
Dans le Livre des Métiers, le Titre XLVIII dispose des « Maçons, des
Tailleurs de pierre, des Plastriés et des Morteliers » selon des principes
semblables à ceux de tous les autres métiers51. Un apprenti, à la disposition
entière de son maître, sous les réserves de son contrat, doit faire au moins
six ans, temps que l’on peut réduire contre rachat – cela se faisait souvent
dans les familles de maîtres. Il devient alors un « valet » ou « varlet » –
l’appellation « compagnon » pour désigner ce deuxième état dans le métier
ne se généralisera que bien plus tard. C’est un ouvrier qui se loue à la
journée, à la semaine, au mois ou à l’année et qui peut demeurer ainsi toute
sa vie. S’il lui est interdit de s’établir à son compte, il peut cependant dans
certains cas prendre un apprenti sous son égide. Mais le destin dont rêvent
tous les apprentis est de devenir maîtres : ils peuvent le faire, au moins dans
certains métiers – on ne dit rien des maçons à ce propos dans le Livre des
Métiers –, en présentant un chef-d’œuvre et en payant le droit qui leur
permet d’entrer parmi les maîtres. Le respect d’un « temps de
compagnonnage » n’est donc pas ici requis. Retenons pour l’instant que le
chef-d’œuvre, là où il existait, permettait initialement de devenir maître : il
deviendra à peu près général vers la fin du XIVe siècle. Les gardes du métier
doivent alors vérifier que toutes ces règles sont respectées, et infligent à
ceux qui les enfreignent des amendes qui abondent la caisse de la confrérie.
Rappelons que dans ce système, le métier est un monopole : un ouvrier
étranger à la ville ne pouvait y exerçait sans être admis dans la
Communauté – ce qui n’allait pas forcément de soi – et d’une manière
générale, l’artisan libre et indépendant n’existait pas.
La corporation est entièrement dirigée par les maîtres mais les
compagnons assistent à leurs réunions. Les apprentis n’y figurent jamais.
Le métier de maçons possède à sa tête un Maître Maçon du Roi, nommé par
ce dernier. Les statuts précisent également que les plâtriers et les tailleurs de
pierre – mais non les maçons et les morteliers – sont en outre exemptés du
guet « depuis le temps de Charles Martel »52.
Contrairement à ce que nous trouverons dans des textes anglais,
allemands ou écossais de la même époque ou un peu plus tardifs, rien
n’évoque ici la loge. Elle semble n’être qu’un lieu de travail, non une
structure liée en tant que telle au statut de la corporation.
Un dernier point nécessite un commentaire. On disait, dans l’Ancienne
France, que certains métiers étaient « libres » ou « francs », par opposition à
d’autres qui ne l’étaient pas. Ce mot a donné lieu, chez divers auteurs
modernes, à toutes sortes d’interprétations inappropriées et fantaisistes.
Quelques précisions élémentaires s’imposent donc. Le mot « franc »,
appliqué à un métier, pouvait s’entendre de deux façons.
Dans un premier sens, un métier « franc » ou « gratuit » s’opposait à un
métier qu’on achetait : dans ce dernier cas, le jour où il était reçu parmi les
maîtres, le nouveau patron devait verser une somme fixée à la communauté.
La grande majorité des métiers était francs, en ce sens, à Paris en 1268
mais, vers la fin du XIVe siècle, la plupart exigeront finalement l’achat du
métier : les métiers francs deviendront alors l’exception.
Un second sens du mot « franc » ou « libre », s’agissant d’un métier,
l’oppose aux métiers réglés ou jurés. Par « métier libre » ou « franc
métier », on entend alors un métier qui ne répond devant aucune
corporation, qui ne forme pas une communauté. Dans la plupart des grandes
villes, un grand nombre de métiers furent réglés : il y en avait déjà plus de
100 à Paris en 1268. Mais la situation variera beaucoup d’une ville à l’autre
en fonction de la coutume locale bien plus que la nature du métier : les
membres d’une profession donnée étaient constitués en communautés dans
certaines villes et ne l’étaient pas ailleurs. Lyon ne deviendra une ville jurée
qu’au XVIe siècle et si à Rennes, en 1626, on ne compte que 26 métiers
jurés, à Tours, dès le XVe siècle, tous les métiers le sont. D’une façon
générale, outre l’agriculture qui fut toujours par nature un métier libre, ce
statut sera surtout réservé aux petits métiers de la rue, métiers très humbles
dont beaucoup manquent à l’appel du Livre des Métiers.
À Paris, en 1268, le métier de maçon était franc car il ne s’achetait pas
encore, mais il était bien entendu réglé et le demeurera.
Soulignons-le surtout : les corporations, en tant que telles, ne
pratiquaient aucun rite ni aucune cérémonie de passage ou de réception
susceptible de rappeler ou de préfigurer, ne serait-ce que de très loin, un rite
maçonnique proprement dit. Pour l’entrée en apprentissage, la signature du
contrat et le paiement du droit résumaient toutes les formalités. Pour
devenir officiellement « valet » il suffisait, en présence de son maître, de
venir déclarer sous serment devant les Jurés du métier que l’on avait fait
son temps. Lorsque, plus tard, l’ouvrier était admis à la maîtrise, il lui fallait
prêter un nouveau serment, sur les reliques ou les Évangiles, devant les
Maîtres, Jurés et valets, ne faisant que renouveler l’engagement de suivre
les us et coutumes du métier. Un acte, certes solennel, mais surtout joyeux
et nullement secret. Seuls les boulangers observaient alors un « rite »
singulier : les nouveaux maîtres se rendaient devant la maison de la
corporation et, après avoir satisfait aux engagements qu’on exigeait d’eux,
ils brisaient contre le mur un pot rempli de noix et d’oublies. Le Livre des
Métiers décrit cet acte qui est public et ne fournit aucun détail de cette
nature sur aucun autre métier, y compris celui des maçons. Il est possible
que certains d’entre eux aient eu quelques coutumes de ce genre, mais rien
ne permet d’affirmer qu’elles aient été beaucoup plus élaborées et encore
moins occultes.
Quant aux spéculations philosophiques ou ésotériques, il est à peine
utile de dire qu’on n’en trouvera pas la moindre trace : les corporations
étaient habitées par un esprit religieux, sans aucun doute, comme toute la
société de leur temps, notamment par le biais de leur confrérie, mais rien de
révolutionnaire ni d’hétérodoxe n’y apparut jamais.
Si quelques exégètes mal inspirés ont relevé la curieuse appellation de
Collegium mysteriorum – ou, en Angleterre, de Mystery – parfois appliqué
aux guildes ou corporations, en indiquant aussitôt que « personne ne
pouvait alors bénéficier de la liberté de la cité à moins d’être membre d’une
de ces associations dites de “mystères53” », ils n’ont malheureusement fait
que révéler une impressionnante lacune de leur documentation ou une
terrible bévue de leur part. La consultation de quelques dictionnaires
étymologiques, en français comme en anglais, leur aurait confirmé que
« mysterium » et « mystery » ne sont ici que des formes anciennes du mot
français « mestier54 » (du latin pop. misterium, corruption du latin class.
ministerium = fonction, office) et que le rapprochement effectué avec les
« mystères de la Passion55 », fréquemment joués au Moyen Âge devant les
portes des églises, relève moins de l’étymologie que du calembour : dès le
Moyen Âge il y eut une certaine confusion avec le mot « mystère », au sens
de « secret », qui vient du latin mysterium, du grec musterion, de muster
= initié56. Toutefois, l’erreur lexicale ne conduisait certainement pas,
malgré l’homophonie parfaite, à confondre un drame sacré, sur fond de
réjouissance populaire, avec une organisation professionnelle réglant des
affaires juridiques et commerciales ! L’erreur est tellement grossière qu’elle
ne devrait même pas être relevée, j’en conviens, mais on perçoit bien
l’intention qu’elle dissimule : elle illustre la méthode des auteurs qui, pour
suggérer à tout prix un rituel secret que la documentation ne permet nulle
part de soupçonner, en sont réduits aux jeux de mots…
Au total, on le voit, le métier de maçon, toutes spécialités confondues,
fut noyé dans le cadre des corporations – et de leurs confréries pieuses –
sans présenter en France, pendant toute la période où l’on peut suivre cette
histoire, de particularité notable quant à son organisation. Ce fut le plus
souvent un métier juré et, quand il fut libre – quand ce fut un « franc
mestier », comme le soulignent avec complaisance les auteurs pour qui
l’homophonie est aussi une preuve historique de filiation57 –, occurrence
rare en ce qui le concerne, au demeurant, ce ne fut que pour des raisons de
coutume locale qu’il partageait avec d’autres métiers et sans qu’on puisse
affirmer pour autant que son organisation s’éloignait sensiblement de celle
de tous les autres métiers réglés par une corporation reconnue. Quant aux
loges, elles sont en France les grandes muettes de l’histoire du métier. Nous
devons nous borner à constater ce silence documentaire, mais il plaide
difficilement pour qu’on y trouve une source vraisemblable de la
maçonnerie spéculative qui devait s’épanouir, plus tard, de l’autre côté de la
Manche…

Les Steinmetzen et les Bauhütten


Certains auteurs français, au cours des dernières décennies, reprenant
une thèse déjà ancienne, nous allons le voir, ont en revanche insisté sur
l’intérêt plus grand des organisations professionnelles de bâtisseurs qui se
développèrent dans l’Allemagne du XVe siècle, et ont même suggéré
qu’elles avaient pu constituer un modèle précoce de la franc-maçonnerie.
Des circonstances historiques particulières aux contrées de
l’Allemagne, et qui importent peu à notre sujet, expliquent que vers le
XIVe siècle les loges de tailleurs de pierres, qui avaient essentiellement vécu
à l’ombre des édifices religieux et de quelques grandes demeures princières
en construction, temporaires et changeantes par nature, y fusionnèrent d’une
certaine manière avec les guildes municipales de maîtres artisans
indépendants. Toujours est-il qu’il en résulta une situation assez rare en
Europe pour un métier : une organisation unique où maîtres et compagnons
– partout ailleurs séparés juridiquement – partageaient pleinement, et à tous
les niveaux, la gestion financière, juridique, professionnelle et caritative de
leur métier.
Au vu de des documents disponibles, incontestables et parfaitement
connus, que peut-on dire de l’organisation générale et des usages de ces
Steinmetzen58 ?
En 1459, des Ordonnances (Ordnungen der Steimetzen) furent arrêtées
lors d’une assemblée de dix-neuf maîtres et vingt-six compagnons, tenue à
Ratisbonne sous la présidence de Jobst Dotzinger, né à Worms, maître de
l’œuvre de la cathédrale de Strasbourg. Ces règlements faisaient allusion à
des dispositions déjà plus anciennes, prises notamment à Trèves en 1397 ou
Erfurt en 1423. C’était donc l’aboutissement d’un mouvement amorcé
depuis quelques décennies59. Des ajouts et des compléments furent
introduits en 1462 à Torgau60, à Spire en 146461, puis à Strasbourg en 1563,
où cette fois soixante-dix-sept maîtres tailleurs de pierres et trente
compagnons étaient venus de toute l’Allemagne pour approuver le Livre
des Frères (Bruderbuch)62.
D’autres modifications furent encore apportées, sur des points
secondaires, jusque dans le courant du XVIIIe siècle où l’organisation des
Steinmetzen existait encore.
Dans ce cadre, le métier repose donc sur une sorte de guilde ou de
corporation à l’échelle nationale, ou du moins sur un réseau professionnel
comportant quatre têtes de pont : Strasbourg, Cologne, Vienne, puis Berne
plus tard remplacée par Zürich. Ces sont les Haupt-Hütten (« Grandes
Loges63 ») auxquelles sont subordonnées les Bauhütten, c’est-à-dire les
regroupements locaux de maçons qui demeurent liés pour une durée
variable à un chantier particulier. L’ensemble est dirigé par la Haupt-Hütte
de Strasbourg dont le Maître (Meister) tient le premier rang parmi toutes les
loges de Steinmetzen.
Les ouvriers sont distingués en apprentis, qui ne font pas à proprement
parler partie de la Fraternité et ne participent à aucune de ses assemblées,
puis en compagnons et maîtres. Ces derniers, sur les grands chantiers, sont
naturellement les architectes et maîtres d’œuvre mais peuvent être les
employeurs dans d’autres circonstances. Chaque Bauhütte est présidée par
un maître, choisi par le commanditaire mais confirmé par trois ou quatre
autres maîtres du métier – sans quoi la loge de Strasbourg ne répond de rien
en cas d’incident. Le maître de du chantier se tient à l’est de la loge ou dans
la chambre du trait qui est appuyée à l’est de la loge. C’est un homme
d’expérience qui a fait cinq ans d’apprentissage avant de devenir
compagnon, a voyagé pendant au moins un an, et servi pendant environ
deux ans auprès d’un autre maître avant de pouvoir diriger un chantier : la
Fraternité est garante de sa formation dont elle contrôle toutes les étapes.
Parfois il peut lui être substitué, pour cette présidence des séances de la
loge, l’un des compagnons élu par ses pairs et que l’on qualifie alors de Alt-
gesell ou « Ancien Compagnon ». Il n’existe pas ici de « Garde » disposant
d’une place ou d’une fonction spécifique au cours de ces réunions
formelles, mais le maître nomme souvent pour tous les actes de la vie
courante une sorte d’adjoint ou de substitut, nommé Parlierer ou Pallirer
(littéral. « parlier », celui qui parle [aux compagnons à la place du maître]).
Il a pour mission de remplacer le maître absent, de diriger le travail quand
celui-ci est empêché et probablement de régler les problèmes mineurs qui
peuvent survenir, selon les instructions du maître auquel il rapporte. Il s’agit
donc d’une sorte de contremaître qui, après deux années au moins d’un tel
service, pourra devenir maître d’une loge à son tour. Par un coup frappé sur
la tablette suspendue devant la loge, il signale le début et la fin du travail et
met à l’amende les retardataires ; par deux coups, il appelle spécialement
les compagnons – quand il faut les assembler dans la loge, une fois par
semaine, pour distribuer le travail des sept jours suivants et savoir qui sera
présent sur le chantier ; quand trois coups retentissent, c’est le maître
architecte qui les convoque.
L’objet majeur des loges, outre l’organisation générale des tâches à
accomplir sur le chantier, est de régler les litiges entre les ouvriers, de
sanctionner leurs manquements et d’arbitrer aussi, le cas échéant, leurs
différends avec les employeurs. La longue liste des dizaines articles que
comptent les différentes versions des Ordonnances, de 1459 à 1563,
l’illustre sans difficulté.
Le maître ne doit jamais médire d’un maître architecte voisin, ni
chercher à lui prendre son chantier et des amendes sont prévues en cas de
malfaçon. S’agissant des compagnons, ils doivent suivre les offices,
s’approcher des sacrements au moins une fois l’an, mener une vie
exemplaire, soigner les malades et honorer les saints de la corporation : les
Quatre Couronnés, Castorius, Symphorianus, Nicostratus et Claudius, que
l’on identifiera aussi avec les saints martyrs d’Albano, Severus, Severianus,
Carophorus et Victorinus64.
L’entraide est enfin une préoccupation majeure des loges : le tronc qui y
est consacré est alimenté par les amendes mais aussi par le versement de la
part de chacun du prix d’un repas chaque semaine. Un second tronc est
abondé par les versements que doivent faire les nouveaux arrivants et sert à
payer les outils et à couvrir les frais entraînés par d’éventuels recours
devant la loge de Strasbourg qui, en toutes circonstances, juge en dernier
ressort tous les différends.
Toutefois, c’est aussi dans ces loges que les compagnons sont reconnus
et enregistrés – puisque les apprentis, rappelons-le, n’y figurent pas. Lors de
leur entrée, les nouveaux admis, qui sont loin d’être des novices et
connaissent déjà bien leur art, doivent prêter serment de respecter les
règlements et de ne point divulguer à la légère les secrets techniques du
métier. Ils reçoivent enfin communication d’une forme de salutation
(Gruss) et peut-être d’une sorte de poignée de main (Schenk) mais ce
dernier point reste obscur car le mot lui-même est ouvert à plusieurs
interprétations. On leur donne également une marque, qui servira à
identifier les parties de l’ouvrage auxquelles ils auront contribué et leur
nom ainsi que cette marque sont portés sur un registre. Les comportements
qu’ils observent lorsqu’ils parviennent sur un nouveau chantier sont en soi
des méthodes de reconnaissance. Le nouveau venu doit saluer en ces termes
tous les compagnons déjà présents : « Dieu vous salue, Dieu vous garde,
Dieu vous récompense, vous maîtres, vous chef de chantier, vous gentils
compagnons ». Puis, s’adressant au maître, il ajoute alors : « Un tel, chez
qui j’étais, vous donne le meilleur salut. ». Admis à travailler sur le
chantier, il ôte enfin son chapeau qu’il avait gardé jusque-là et dit : « Dieu
merci au maître, au chef de chantier, aux nobles compagnons. » Il est
désormais affilié à la loge pour tout le temps du chantier, ou moins
longtemps si l’envie le prend d’aller chercher ailleurs quelque nouvel
emploi65.
En résumé, il s’agit là d’une des premières formes d’organisation
intégrée du métier de maçon, au sein d’une structure qui relève à la fois de
ce que l’on doit appeler une guilde – dédiée aux intérêts d’un métier – et de
ce que l’on peut assimiler à une confrérie – de caractère purement
charitable et religieux : les deux entités, a priori distinctes en France, par
exemple, semblent ici confondues. La loge, sur le lieu de travail, en est
l’échelon quotidien d’exécution. Mais surtout, on voit bien que c’est
originellement, comme toutes les guildes de métier, une organisation
réservée aux maîtres et secondairement ouverte, mais avec un statut un peu
inférieur, aux compagnons. Les apprentis, une fois encore, en sont exclus.
L’objet reste clairement professionnel, juridique, disciplinaire et nullement
philosophique ou mystique, si l’on fait la part du caractère religieux de
certaines procédures, trait universel des conduites sociales dans l’Europe
médiévale, quel que soit l’objet d’une association quelconque.
Après la Réforme, qui mit un terme aux grands chantiers ecclésiastiques
et rompit l’unité religieuse entre les ouvriers eux-mêmes, et suite à la
Guerre de Trente ans qui bouleversa l’Europe, situation peu propice à
l’industrie et au commerce, les loges allemandes furent mises à rude
épreuve et, peu à peu, la Fraternité déclina et perdit ses caractères propres.
Au XVIIe siècle, on vit apparaître des « maçons à salut » (Grussmaurer) qui
devaient maintenir les usages traditionnels, et les « maçons à diplôme »
(Briefmaurer) qui s’en étaient déjà affranchis. Après l’intégration de
Strasbourg à la France en 1681, la Diète impériale abolit en 1707 le statut
de la Haupt-Hütte de cette ville et, en 1731, un décret interdisait enfin les
affiliations, salutations, fraternités ouvrières et serments de discrétion. Les
loges de Steinmetzen, théoriquement proscrites mais en fait laissées à elles-
mêmes dans un monde nouveau, car nul ne les persécuta vraiment,
s’éteignirent peu à peu, sans heurt, sur quelques décennies.
Il n’en demeure pas moins que divers auteurs, depuis le milieu du
XIXe siècle, ont fondé sur ces quelques données des développements qu’on
ne peut tenir que pour entièrement imaginaires. L’origine de ces
« enrichissements » doit être d’abord recherchée dans l’œuvre de Friedrich
A. Fallou, Les Mystères des francs-maçons…, publiée en 184866. C’est lui,
notamment, qui livra le premier des détails étrangement précis sur les
cérémonies qu’auraient accomplies les Steinmetzen : candidat avançant les
yeux bandés, se dirigeant par trois pas vers le maître de la loge pour y prêter
son serment, puis remise d’un tablier blanc, etc. Trop beau pour être vrai,
pourrait-on dire, et à bon droit : Fallou ne mentionne à ce propos aucune
source, aucun document vérifiable, et nul n’en a jamais trouvé après lui.
Une tradition laborieuse de recopiages successifs, sans aucune critique des
textes disponibles, a fait le reste…
Or, l’examen attentif des sources n’autorise en aucun endroit à
confirmer de telles assertions. Bien au contraire, l’analyse attentive de
toutes les dispositions des Ordonnances observés par les Steinmetzen
permet d’affirmer avec une très grande probabilité que :

Les Steinmetzen n’étaient pas le seul métier à posséder une


organisation générale ;
Ils possédaient des moyens de reconnaissance sous la forme d’une
façon particulière de se saluer, laquelle est en partie seulement connue,
ne faisait l’objet d’aucun commentaire symbolique et n’était pas le
propre du métier de maçon ;
Il est possible qu’ils aient connu une sorte de poignée de main de
reconnaissance, mais nous n’en sommes pas sûrs ;
Ils n’enseignaient apparemment aucun « signe », geste ou posture
propre à leur Fraternité, permettant aux Steinmetzen de se
« reconnaître » parmi les « profanes » – l’emploi de ce dernier mot
leur était évidemment inconnu ;
Ils ne pratiquaient aucune cérémonie d’initiation ni des apprentis ni
des compagnons mais ces derniers devaient, à un moment quelconque,
prêter le serment d’observer les règles du métier ;
L’affiliation d’un compagnon à la loge d’un chantier consistait
essentiellement en une reconnaissance collective ;
Il n’existe aucun témoignage direct ou indirect d’une quelconque
« science spéculative » qu’ils auraient pu développer ou suggérer à
propos des outils de leur métier ;
Ils ne paraissent jamais avoir reçu en leur sein de « membres
honoraires67 ».

Et naturellement, l’expression « franc-maçon » (Freimaurer) n’apparaît


en aucun endroit dans l’ensemble de ces textes68. Quant au fameux
« rituel » qui, sous la forme d’une sorte de catéchisme, aurait permis
« l’examen d’un Steinmetz », que certains auteurs présentèrent comme
remontant au Moyen Âge et qui comporte d’étonnantes similitudes avec
certains rituels du XVIIIe siècle, il mérite les plus expresses réserves. Il s’agit
d’un document d’abord largement commenté, avec son enthousiasme
habituel, par Fallou, et plus tard reproduit par Findel. Or, la première
parution de ce court texte semble avoir eu lieu en 1803, dans le Livre des
constitutions de la loge d’Altenburg et son origine est des plus obscures –
des secrets obtenus, d’après Schneider, le compilateur de l’ouvrage, « avec
la plus grande difficulté » (?) ; aucun document original n’a subsisté. On y
relève notamment une question où les noms d’Adonhiram et de Tubalcaïn,
qu’on veut manifestement nous faire reconnaître, se dissimulent – à peine –
sous les formes grossièrement corrompues de « Anton Hieronymus » et
« Walkan » ! Tout cela évoque irrésistiblement le trop célèbre « Peter
Gower » (pour Pytaghore) du manuscrit Leland-Locke qui fut, au
69
XVIIIe siècle, l’un des premiers canulars de l’histoire maçonnique . Quoi
qu’il en soit, il serait plus qu’aventureux d’accorder à ce catéchisme
prétendu des Steinmetzen une trop grande foi, et plus dangereux encore de
fonder sur lui la moindre théorie70.
Si les arguments en faveur d’une origine allemande de la franc-
maçonnerie, à partir des Steinmetzen, sont si faibles, qui fut donc le premier
à suggérer une telle filiation ? Le coupable – au demeurant bien innocent –
est aujourd’hui connu. Il s’agit de l’Abbé Philippe Grandidier, secrétaire-
archiviste du cardinal de Rohan, le prince-évêque de Strasbourg, qui fut
notamment l’auteur d’un estimable Histoire ecclésiastique, militaire, civile
et littéraire de la province d’Alsace, en 1787. Travaillant à un Essai
historique et topographique sur l’Église Cathédrale de Strasbourg, travail
qu’il devait publier en 1782, Grandidier eut l’occasion de consulter des
archives relatives aux maçons opératifs qui avaient œuvré à Strasbourg au
cours du Moyen Âge, et à connaître en partie l’histoire de la Haupt-Hütte
de Strasbourg. Il jugea intéressant d’en faire mention dans son travail sous
la forme d’une courte annexe71.
Grandidier y décrit d’abord sommairement les origines de
l’organisation des Steinmetzen, énumère les Haupt-Hütten et présente assez
justement les usages des Bauhütten en citant, généralement de manière
fidèle, différents articles des Statuts de 1563. Puis, subitement le ton change
et, en quelques phrases, sans transition aucune, il établit un parallèle tout à
fait inattendu avec les structures médiévales, qu’il vient de décrire assez
correctement, et la franc-maçonnerie de son temps. Prenant directement à
témoin un lecteur franc-maçon, il s’adresse à lui en ces termes :
« Ne reconnaissez-vous pas à ces traits, maçon vénérable, maçon parfait initié dans les
mystères des noms sacrés de S. J. C., les francs-maçons modernes ? L’analogie n’est-elle pas
sensible, l’allégorie n’est-elle pas exacte ? Avouez-le de bonne foi avec la candeur qui fait votre
attribut. Le même nom de loges pour signifier le lieu d’assemblée ; le même ordre dans leur
distribution ; la même division en maîtres, compagnons et apprentis. Les uns et les autres sont
présidés par un grand maître ; ils ont également des signes particuliers, des lois secrètes, des
statuts contre les profanes. Enfin, ils peuvent dire les uns et les autres : mes frères me
reconnaissent pour maçon. »
« Mais nos maçons de Strasbourg, malgré l’obscurité de leur travail, prouvent leur état et
leur origine par des titres anciens et authentiques. Je défie les francs-maçons français, anglais,
allemands, écossais, ceux mêmes qui sont parvenus aux grades de parfait maçon élu, d’élu de
P., d’élu des Quinze, de petit architecte, de grand architecte, de Chevalier de l’épée et Noachite
de pouvoir prouver autant malgré Hiram et le temple de Salomon… malgré Phaleg et la tour de
Babel. Je crois même que la tour de Strasbourg est un monument plus sensible et plus vrai que
les colonnes d’airain de Jackin et de Booz. »

On voit immédiatement sur quoi repose le rapprochement effectué par


Grandidier entre les Steinmetzen et les francs-maçons : une « allégorie » et
une « analogie ». C’est-à-dire sur des ressemblances formelles aucunement
contextualisées. Autant dire sur presque rien ! Il n’hésite pourtant pas à
opposer cette filiation à celle qui évoque la Bible, dans le légendaire
maçonnique, renvoyant sans façon Hiram et le Temple de Salomon pour
leur substituer, en quelque sorte, la cathédrale de Strasbourg et ses
constructeurs…
Mais la teneur de ce passage nous révèle peut-être aussi la source de
son hypothèse. Les grades qu’il énumère et les « noms sacrés » qu’il
mentionne avec prudence par leurs initiales (S [em], J [aphet], C [ham])
sont tous tirés d’une divulgation célèbre publiée en 1766 sous le titre Les
plus secrets mystères des Hauts Grades de la Maçonnerie dévoilés72 et
attribuée à Bérage, texte qui connut un succès considérable et plusieurs
rééditions. Le grade suprême du système qu’on y décrit – grade dont S.J.C.
étaient les mots sacrés et Phaleg le mot de passe – était le Noachite, encore
appelé Chevalier Prussien. Ne pourrait-on imaginer que cette référence à
l’Allemagne ait achevé de convaincre notre maçonnologue amateur qu’il
fallait y rechercher la véritable origine des francs-maçons et qu’en
l’occurrence il l’y avait trouvée ?
En somme, si l’Abbé Grandidier, assurément peu au fait des
développements de la maçonnerie spéculative en Angleterre au XVIIe siècle,
et n’ayant pour toute documentation maçonnique qu’une divulgation de
provenance incertaine, imprimée et publiée vingt ans plus tôt, si cet aimable
érudit ne s’était donc pas fortuitement intéressé à l’histoire des Steinmetzen,
en son temps moribonds – et sans jamais avoir emprunté la voie d’une
transformation spéculative, notons-le – nul après lui n’aurait jamais soulevé
l’hypothèse d’une filiation quelconque entre les Bauhütten et les loges
maçonniques de Grande-Bretagne. L’idée eut pourtant un destin enviable,
en grande partie et assez naturellement grâce à des auteurs allemands.
Reprise dès 1785 par Paul J. Vogel dans ses Briefen über die Freimaurerei
(Nüremberg, 1783-1785), elle devait prospérer avec les développements de
Fallou, déjà cité, et bien d’autres après lui jusqu’à nos jours. Or, dès la fin
des années 1880, le grand historien maçonnique anglais, Robert F. Gould,
dénonçait déjà cette thèse comme une erreur insoutenable.
Disons-le sans ambages : rien ne permet en effet de supposer ici le
moindre lien, en dehors de celui de l’amour du métier et de la pratique
chrétienne de l’entraide mutuelle ! Mais, à ce compte, si ces deux traits
suffisaient à définir la franc-maçonnerie, c’est l’Europe des métiers tout
entière qu’il aurait fallu qualifier de maçonnique depuis alors au moins cinq
siècles : une fois de plus, ne l’oublions jamais, comparaison n’est pas
raison.
Certes, on retrouve, dans les deux cas, des « invariants sociaux »
propres à toutes les fraternités ouvrières ou artisanales : une hiérarchie, un
code moral, l’engagement solennel de respecter des règles que l’on
qualifierait aujourd’hui de « déontologiques » et enfin des modes de
reconnaissance pour garantir la qualité des ouvriers accomplis. Sur ce
dernier point, en l’absence fréquente de connaissance de l’écriture – mais
peut-être aussi en raison du danger de divulgation auquel exposait un
document écrit –, une poignée de main particulière, une salutation
spécifique, paraissaient la solution la plus simple et pouvaient suffire. On
retrouvera sans surprise tous ces procédés utilitaires en Écosse par exemple,
et rien ne permet d’exclure, en effet, qu’au fil des siècles des ouvriers venus
de différents pays se soient rencontrés, aient comparé leurs usages en ce
domaine et que, parfois, des emprunts aient pu s’opérer, d’où certaines
ressemblances formelles qu’on observe à l’occasion73. Mais, soulignons-le
à nouveau, s’agissant des Steinmezten proprement dits, il n’est question
nulle part de secrets « initiatiques » ni de cérémonies rituelles à portée
symbolique : en supposer l’existence, rigoureusement non documentée, est
donc un acte de foi qui ne les constitue nullement en faits d’histoire.
L’histoire des Steinmetzen et de leurs Bauhütten est une belle et grande
histoire, mais ce n’est pas vraiment la préhistoire de la franc-maçonnerie.

L’Angleterre des Anciens Devoirs (Old Charges)


Avec l’Angleterre, on aborde en revanche un chapitre majeur des
sources historiques de la franc-maçonnerie : c’est en effet là, et nulle part
ailleurs, que firent leur apparition les loges spéculatives dont est provenue
la franc-maçonnerie moderne. L’étude des structures opératives
antécédentes y revêt par conséquent un intérêt tout particulier. Après avoir
examiné la situation historique en France et en Allemagne, le sujet peut être
envisagé de manière plus directe, en mettant d’emblée en relief ce qui est
original et semble propre au contexte anglais.
Depuis le milieu du XIXe siècle, on a redécouvert des textes, aujourd’hui
au nombre de 120 environ, que l’on regroupe sous le titre générique
d’Anciens Devoirs (Old Charges)74. Il s’agit pour la plupart de manuscrits
mais certaines versions tardives furent gravées ou imprimées. Ces
documents s’étalent de la fin du XIVe siècle au milieu du XVIIIe : vis-à-vis de
la franc-maçonnerie spéculative, on voit donc que certains l’ont précédée de
longue date tandis que d’autres ont été produits bien après son apparition.
Ce sont en général des documents de petite taille, faits pour être pliés ou
roulés et être transportés aisément sous un faible volume.
Pour ce qui nous occupe ici, c’est-à-dire la période opérative médiévale,
deux textes seulement sont concernés : le Ms Regius que l’on date
classiquement de 1390 environ et le Ms Cooke, vers 142075. Les versions
qui les suivent immédiatement, sur le plan chronologique, ne sont connues
qu’à partir de 1583 et des toutes premières années du XVIIe siècle. Nous
verrons plus loin ce que l’on peut dire de cette « deuxième génération » des
Anciens Devoirs relativement à la naissance de la franc-maçonnerie
spéculative.
Les Anciens Devoirs du Moyen Âge, en revanche, ont été sans aucun
doute possible liés à des loges opératives. À ce titre, les deux manuscrits
que je viens de citer sont exceptionnels à bien des égards. Les
renseignements qu’ils nous livrent sur les coutumes des chantiers de cette
époque sont à la fois substantiels et profondément originaux. Ils méritent
toute notre attention puisque c’est à partir de cette tradition anglaise du
métier que la franc-maçonnerie, bien plus tard, bâtira sa propre « légende
dorée ».
À quelques détails près, les deux plus anciens manuscrits ont des
contenus sensiblement identiques selon un plan légèrement différent.
Les Old Charges comportent par une invocation à Dieu Tout-Puissant.
Suit alors une brève description des sept sciences libérales parmi lesquelles
la « Géométrie » (Geometry) que l’on nous dit être synonyme de la
« Maçonnerie » (Masonry). On peut surtout trouver à la suite une histoire
assez développée de la géométrie ainsi entendue dans un sens large, laquelle
représente environ la moitié de tout le texte. Le récit, décousu et plein de
lacunes et de raccourcis impressionnants, emprunte essentiellement à la
Bible. Sa richesse stupéfiante, par rapport au légendaire maçonnique
ultérieur, est cependant telle qu’il faut le résumer à grands traits76.
On nous dit tout d’abord que l’art de bâtir fut inauguré avec la
construction de l’Arche par Noé – c’était donc de la charpente, ce qui est
juste chronologiquement –, tandis que l’art de fondre les métaux fut
découvert par l’un de ses fils, Tubalcaïn. Tous deux, sachant que Dieu allait
noyer l’humanité dans le Déluge, inscrivirent alors toutes les connaissances
sur deux colonnes qui furent retrouvées après la décrue des eaux : ainsi
aurait été assurée la transmission du savoir antédiluvien. Puis nous voyons
s’avancer Nemrod, devenu l’auteur de Tour de Babel, et Abraham qui en
fuyant en Égypte y avait apporté la science d’avant le Déluge pour
l’enseigner à Euclide – lequel vécut 1 600 ans plus tard ! On nous apprend
aussi que le roi Hiram de Tyr aida Salomon à construire le temple en lui
adressant son maître maçon, dont le nom n’est pas clairement indiqué. La
science des maçons, venue directement de Salomon, traversa ensuite la
Méditerranée pour venir en France au temps de Charles Martel, « maçon
avant d’être roi » – plus de 1 700 ans après la construction du temple de
Salomon – qui ordonna aux maçons de tenir assemblée une fois par an.
Enfin, on nous indique que les coutumes du métier de maçon furent
apportées en Angleterre à l’époque de saint Alban – soit 500 ans avant
Charles Martel – et que finalement le roi Athelstan – qui régna au début du
Xe siècle –, dont « un fils aimait bien la science de géométrie » (mais on ne
précise pas non plus le nom de ce prince), conféra aux maçons une patente
« d’après laquelle ils devaient tenir une assemblée quand ils verraient le
moment opportun à leur convenance » et pour établir les règlements qui
demeurèrent en vigueur « jusqu’à nos jours ».
À plusieurs reprises, le texte mentionne les sources auxquelles les
différents éléments du récit ont été empruntés : elles n’ont rien de
mystérieux ni bien entendu quoi que ce soit de spécifique au métier des
maçons. Ce sont les compilations historiques classiques à cette époque,
comme celle de Pierre Comestor, qui naquit à Troyes au XIIe siècle. Son
maître-ouvrage (Historia Scholastica) était un recueil des histoires de la
Bible destiné à accompagner les moines itinérants pour leur fournir les
références dont il pourrait avoir besoin pour leurs prêches. Ailleurs on s’est
inspiré de Ralph (ou Rannulf) Higden, un moine bénédictin qui vécut dans
le comté de Chester où il mourut vers 1360. On lui doit le Polychronicon,
une vaste fresque de l’histoire universelle, des temps bibliques au début du
XIVe siècle. Des emprunts sont également faits à Bède le Vénérable ou
Isidore de Séville.
Après cette fresque étourdissante, le Ms Regius souligne la nécessité de
prêter le serment :
« Il [le compagnon] doit prêter là un bon et sincère serment à son maître et ses
compagnons et doit se monter fidèle et sûr ; à toutes ces ordonnances où qu’il aille et à son
seigneur souverain le roi être loyal par-dessus tout ; tous les points tu dois jurer de les garder et
tous prêteront même serment. »

Bien que ce serment soit évoqué ici de façon un peu elliptique on peut
légitimement supposer qu’il est substantiellement identique à celui que
rapporte dès 1370, soit une vingtaine d’années avant le Regius,
l’ordonnance de York qui stipule :
« Il jurera sur le livre de garder et observer consciencieusement et aussi activement qu’il le
pourra, sans ruse, feinte ni tromperie, tous les points de la présence ordonnance [qui énonce les
règles de vie du chantier] en tout ce qui le concerne ou pourrait le concerner, depuis le moment
où il aura été embauché audit œuvre77 […] »

Viennent alors les règles qu’il s’agit de suivre. Dans le Regius elles sont
dénommées « Articles » et « Points », au nombre de quinze à chaque fois et
seulement de neuf dans le Cooke. La plupart d’entre eux sont de nature
purement professionnelle et énoncent des principes assez proches de ceux
des corporations françaises ou des loges allemandes. On y trouve aussi des
prescriptions de morale chrétienne qui sont directement extraites de
manuels d’instruction à l’usage des prêtres pour l’édification de leurs
ouailles : on peut notamment citer des emprunts presque textuels aux
Instructions pour les prêtres de paroisse (Instructions for Parish Priests) de
John Mirk (fin XIVe siècle), et la reprise intégrale d’un poème traitant des
bonnes manières en société, le Tractus Urbanitatis, provenant très
vraisemblablement du même milieu que celui auquel appartenait l’auteur du
manuscrit. Le Regius, qui annexe un long développement sur la très
chrétienne légende de Quatre Saints couronnés (Quatuor Coronati), a du
reste été rédigé par un clerc qui se désigne dans le texte lui-même.
On mesure d’emblée ce qui rapproche les Anciens Devoirs, en même
temps que ce qui les distingue franchement, des textes dont nous disposons
pour la France à la même époque – par exemple le Livre des métiers – ou
pour l’Allemagne avec notamment les Statuts de Ratisbonne. La forme
d’organisation du métier qui nous est présentée ici diffère en effet des deux
modèles précédents.
En premier lieu, s’il est clairement question de la loge et ses règles,
comme chez les Steinmetzen – alors qu’en France, nous l’avons vu, les
sources sont absentes sur ce point –, en revanche aucune allusion d’aucune
sorte n’est faite, dans les Anciens Devoirs, à une autorité du métier qui leur
serait supérieure : ni confrérie, ni guilde, ni corporation, ni même autorité
royale. Dans l’ensemble l’impression que l’on retire de ces textes est que
les loges semblent en quelque sorte autonomes et paraissent s’administrer
elles-mêmes sous l’autorité du maître et des gardes (wardens) du chantier
avec, de loin en loin, d’énigmatiques assemblées annuelles ou triennales
dont l’objet exact n’est pas spécifié. On sait toutefois que du milieu du
XVe siècle à la fin du XVIe siècle, la question de la régulation des gages dus
aux maçons fut une préoccupation constante des autorités royales et de
justice. Les Anciens Devoirs, dès le début du XVe siècle, en conservent
l’écho très net et leur évolution en témoignera, nous le reverrons. C’est
même à la lumière de cette histoire économique et sociale qu’il faut les
envisager, et non comme des documents isolés dans un milieu clos et
détachés du monde concret.
Ensuite, et c’est la deuxième originalité des Anciens Devoirs, ils nous
décrivent une sorte de cérémonie qui consiste essentiellement un serment
précédé d’une lecture, sans doute à la fois des devoirs eux-mêmes et de
l’histoire du métier : une instruction et une légende, presque l’ébauche d’un
rituel. Les termes du serment qui achève cette cérémonie sont bien plus
clairs que ceux évoqués dans les Statuts de Ratisbonne mais très proches de
ceux des corporations françaises. Il faut noter qu’il n’est ici question ni de
poignée de main, de ni signe, ni de mot que les maçons posséderaient entre
eux pour se reconnaître. Pour l’instant et à ce stade de notre enquête, seuls
les Steinmetzen semblent avoir connu quelque chose de ce genre.
Enfin, et ce n’est pas le moindre intérêt de ces textes, le Regius et le
Cooke nous rapportent une histoire traditionnelle du métier, légendaire et
mythique, qui nous compte le développement de la Géométrie ou de la
Maçonnerie depuis l’aube de l’humanité. On mesure sans peine tous les
emprunts que pourra y faire à ces références l’armature rituelle des futurs
grades de la franc-maçonnerie spéculative.
De cet ensemble découle une reconstitution plausible de la vie des
chantiers anglais du XIVe siècle. Elle évoque beaucoup, par le rythme du
travail et le rôle qu’y joue la loge, les Steinmetzen ; les prescriptions
morales et professionnelles sont en revanche très proches de celles du Livre
des métiers : l’art du maçon retrouve ici son unité, mais dans un système où
une guilde à l’allemande aussi bien qu’une corporation à la française n’ont
pas de rôle significatif à jouer et où la loge semble être le seul pivot, ou
presque, du métier.
Nous avons ici l’une des sources les plus évidentes de la franc-
maçonnerie et le fait que, parmi les dizaines de copies connues de ces
textes, un grand nombre ait été en possession de loges spéculatives à la fin
du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle encore, est un indice supplémentaire mais
très fort de la connexion de ces dernières avec la tradition opérative
anglaise médiévale. Mais de quelle nature exacte est cette connexion :
purement littéraire ou plus substantielle ? Nous verrons bientôt qu’en ce
domaine, l’apparente évidence doit plus que jamais nous inciter à la
prudence.
Mais avant d’en terminer avec ces différentes formes d’organisation des
maçons opératifs du Moyen Âge, deux problèmes, l’un concernant l’origine
des corporations, l’autre celles des loges elles-mêmes, doivent encore être
évoqués.

Une survivance des Collegia fabrorum ?


L’existence de corporations en lien de nature incertaine avec des loges
de bâtisseurs, nous venons de le voir, n’est guère établie avant le XIIIe siècle
au mieux, le XIVe siècle plus sûrement. Cette époque d’apparition, un peu
tardive par rapport à la période glorieuse de l’architecture médiévale, a
suscité chez certains auteurs imaginatifs le désir de leur trouver des
antécédents plus anciens. Faute de pouvoir établir une filiation raisonnable
avec les constructeurs des pyramides de l’Égypte ou ceux du Temple de
Salomon – ce que, au XVIIIe et au début du XIXe siècle encore, la franc-
maçonnerie spéculative n’a pas craint de faire, on le sait – ils ont cru
trouver un chaînon manquant dans les organisations ouvrières connues
depuis la fin de la République romaine, les Collegia fabrorum. On a donc
suggéré, ou affirmé avec conviction, que les corporations – ou les loges, on
ne sait au juste, car la filiation alléguée est ici très floue – auraient succédé
à ces associations, permettant du même coup aux maçons du Moyen Âge de
situer leur acte de naissance dans une plus haute antiquité. Les choses, on
s’en doute, sont pourtant moins simples.
Si l’affirmation classique de Plutarque, selon laquelle les corporations
romaines d’artisans avaient été fondées par Numa fut regardée, dès
l’époque antique, comme sujette à caution, il demeure en revanche certain
que ces collèges avaient vu le jour, lors de la grande réorganisation
institutionnelle qui se produisit en 241 avant notre ère. La documentation,
par la suite, n’en fait que rarement mention et il faut attendre le Ier siècle
avant notre ère pour qu’on en parle de nouveau, quand fut promulguée, vers
64, la loi Julia qui abolissait les collèges compitaliciens et les sodalitia.
Il convient ici de bien préciser la signification des termes employés. Les
collèges cités à l’instant étaient d’anciennes associations de plébéiens qui se
réunissaient aux carrefours (compita) et qui, sous un prétexte religieux,
sacrifiaient une fois l’an aux dieux Lares en se livrant à toutes sortes
d’excès qui mettaient en péril l’ordre public. Quant aux sodalités, elles
remontaient à la fin de la République. Lors de la réunion des comices, les
citoyens soutenant un parti plutôt qu’un autre pour l’élection des consuls,
des préteurs et des édiles s’étaient formés en « groupes de pression » qui, le
reste de l’année, maintenaient des liens entre eux et se réunissaient en des
lieux et à des jours fixes. Ces associations de nature politique créèrent à la
longue divers scandales, notamment en corrompant certains fonctionnaires
et en achetant quelques voix. Il ne s’agissait donc pas des collèges
d’artisans qui, au contraire, connurent dans les siècles suivants une certaine
faveur de la part des autorités78.
Il existait deux sortes de collèges :

Les collèges publics, qui regroupaient les professions liées aux


fonctions de l’état : les naviculaires (navicularii), nautoniers chargés
de transporter le blé, les vivres et les impôts de la province jusqu’au
port d’Ostie ; les boulangers (pistores) qui furent comblés de privilèges
par Marc Aurèle, Antonin le Pieux ou Valentinien, tant leur mission
était vitale pour Rome ; les charcutiers (suarii) qui avaient le
monopole de l’abattage des porcs ; les calcis coctores et vectores,
chargés de convoyer vers la ville et de faire cuire la chaux nécessaire
aux travaux de construction.
Les collèges privés, qui regroupaient tous les autres corps de métier.
Les annales en ont identifié six, dont celui des lapidarii et marmorii,
ouvriers en pierre et en marbre de diverses catégories.

Toutes ces corporations antiques étaient fondées sur le même modèle.


Elles rassemblaient des artisans libres sous le nom collegiati. Le plus
souvent l’appartenance un métier semble avoir été déterminée par l’hérédité
ou le mariage. Fait notable, les esclaves artisans pouvaient appartenir à ces
collèges et il y eut aussi des collèges féminins79. Comme presque toujours
dans ce genre de « clubs de patrons », le nombre des collègues admis fut
limité, pour réserver en définitive à quelques familles la domination
exclusive de certains métiers.
Ces collegiati élisaient des officiers (décurions, curateurs, questeurs,
scribes) qui s’occupaient de l’administration courante de la corporation. À
la tête du collège se trouvaient peut-être six « maîtres » nommés pour cinq
ans, magister quinquennalis et au-dessus d’eux se plaçaient les chefs de la
corporation, portant le titre de patrons. Ces derniers, souvent choisis parmi
les notabilités romaines, se transmettaient volontiers de père en fils une
charge en fait purement honorifique.
Une maison commune (schola) était affectée à chaque collège et la
gestion de caisse de la communauté (arca) s’y faisait de manière
démocratique. Plusieurs fois par an, des repas collectifs rassemblaient les
collègues. Dans la schola, on entretenait surtout les images et les autels des
dieux tutélaires de la corporation auxquels des sacrifices étaient
régulièrement offerts. L’atmosphère de ces associations était donc avant
tout religieuse.
Un rapide examen de l’activité quotidienne des collegia fabrorum met
avant tout évidence deux faits importants pour notre étude.
Le premier est que ces collèges n’ont pratiquement jamais cherché à
organiser les métiers auxquels ils étaient rattachés ni à réglementer les
relations entre les ouvriers et leurs employeurs car, en pratique, ce problème
ne se posait tout simplement pas : ne perdons pas de vue que les collegiati
étaient ses artisans libres et indépendants mais que leur main d’œuvre était
essentiellement servile, et non salariée. Il s’agissait de ces esclaves dont on
comprend dès lors la présence dans le collège. La ressemblance avec les
corporations du Moyen Âge devient alors beaucoup plus lointaine, on le
mesure sans peine. Ni « grades » du métier, ni « réception » d’aucune sorte :
en fait, les collegia n’avaient rien des guildes médiévales chargées
d’administrer un métier – et chez les lapidarii, il n’est jamais question de
loge, même si les ouvriers de basiliques romaines ont bien dû s’abriter sous
des huttes pour y travailler…
En revanche, la proximité avec une confrérie, association charitable et
dédiée à l’entraide mutuelle, semble plus évidente. À une réserve près,
toutefois : à la différence des confréries professionnelles du Moyen Âge qui
incluaient dans leurs prérogatives l’assistance de confrère et de son
entourage en cas de maladie, d’accident ou de décès, les collegia romains
ne se préoccupaient vraiment de leurs membres qu’en une circonstance :
leurs funérailles. Le fond constitué dans l’arca du collège donnait chacun le
droit au funeraticium, c’est-à-dire à la prise en charge par le collège des
frais d’obsèques, selon des dispositions réglées à l’avance. Il faut se rendre
l’évidence, les collegia étaient avant tout des confréries funéraires80…
Quel fut le destin de ces collèges après la dissolution de l’Empire ?
Comme la présence de Rome était naturellement plus forte dans la Gaule
transalpine, on n’est pas étonné de retrouver pour cette époque des traces
d’un collège de lapidarii à Vaison-la-Romaine ou encore de tignarii
(charpentiers) à Lyon. L’existence de ces corporations dans le Midi et le
centre de la Gaule, à l’époque de l’Antiquité tardive, est donc certaine. On
en trouverait beaucoup plus difficilement au nord de la Gaule, si l’on met à
part la singulière corporation des nautae parisiaci, préfigurant peut-être les
fameux « marchands de l’eau » qui eurent un si grand pouvoir dans la
capitale au Moyen Âge, et le cas de bouchers de Paris dont l’organisation
semble aussi très ancienne. Il reste que les collèges d’artisans demeurèrent
l’exception dans ces contrées plus rebelles à l’influence romaine.
Pour l’essentiel les collegia, intiment liés aux institutions municipales
romaines, se dissipèrent et disparurent avec elles. Faut-il y chercher
l’origine de corporations médiévales ? On voit, à ce qui précède, que la
probabilité est très faible d’une réelle continuité institutionnelle.
Alors, survivance ? Peut-être. Mais tout au plus de l’esprit de fraternité
romaine renouvelée plus tard par la prédication chrétienne – ou la
« solidarité germanique », dans les régions plus septentrionales, pour
reprendre une idée de Brentano – et en ce sens, soulignons-le à nouveau, les
Collegia sont davantage les ancêtres des confréries que ceux des
corporations artisanales, en fait bien différentes par leur objet. En tout état
de cause, rien n’y a jamais évoqué la structure des loges telles qu’elles se
formeront au Moyen Âge.

Des maçons errants ? La légende des Maîtres Comacins


Toutefois, une certaine historiographie postromantique n’en est pas
restée là. Puisqu’on peinait à mettre en évidence une continuité
institutionnelle entre les organisations de maçons du Moyen Âge et des
associations professionnelles bien plus anciennes, on a jugé qu’un lien
personnel serait peut-être plus plausible : la transition ne se serait pas faite
au sein des structures mais à travers des individus. Là encore, les vecteurs
de cette transmission ont été désignés : les Maîtres Comacins. La
désinvolture avec laquelle certains ouvrages les mentionnent encore, sans la
moindre enquête sur l’origine de cette thèse ni la moindre évaluation de sa
vraisemblance, oblige à aborder brièvement la question. Elle est en effet
pittoresque et curieuse.
On doit à un auteur imaginatif de la fin du XIXe siècle, Giuseppe
Merzario, d’avoir fait un sort particulier à d’énigmatiques architectes ou
maçons italiens de l’époque préromane, les Magistri Comacini, ainsi
dénommés probablement en raison de leur origine dans la région du lac de
Côme81. Ces bâtisseurs auraient élaboré un style architectural, le « système
lombard » dont Merzario affirme qu’il se serait répandu, grâce à leurs
voyages à travers toute l’Europe, le long du Rhin et dans de nombreux pays
comme l’Allemagne et la Hollande mais également l’Espagne. Quelques
années plus tard, un écrivain à l’esprit tout aussi inventif ajouta que les
Maîtres Comacins n’auraient été que les héritiers en droite ligne des
bâtisseurs romains dont ils auraient transmis les secrets, appris dans les
fameux Collegia fabrorum82.
Quoi qu’il en soit, ces théories ne reposent que sur de rares textes et
quelques rapprochements de formes architecturales et n’ont jamais
convaincu les historiens de l’architecture. Or, les Maîtres Comacins ont
pénétré l’historiographie fantaisiste de la franc-maçonnerie car ils furent
opportunément identifiés à d’improbables « maçons errants », supposés
avoir été les fondateurs des premières loges maçonniques, et dont il n’est
pas fait mention avant le début du XVIIIe siècle.
Entre 1656 et 1691, un érudit anglais, John Aubrey, dans son Histoire
naturelle du Wiltshire, qui ne sera publiée qu’en 1847, écrivit :
« Sir William Dugdale m’a dit il y a de nombreuses années que vers l’époque de
Henri III83, le pape octroya une bulle ou lettres patentes, à un groupe de francs-maçons (Free-
Masons) ou architectes italiens pour voyager à travers toute l’Europe afin d’y construire des
églises. C’est d’eux qu’est provenue la Fraternité des francs-maçons ou maçons adoptés. Ils sont
connus pour avoir entre eux certains signes ou marques (attouchements ?) et mots de guet : elle
a existé jusqu’à nos jours84. »

Dès 1719, Richard Rawlinson, éditeur d’une œuvre posthume d’Elias


Ashmole, Les antiquités du Berkshire, y ajoute une courte biographie de
l’un des premiers francs-maçons spéculatifs dont le nom nous soit connu et
rapporte, en évoquant cette appartenance maçonnique d’Ashmole, des
propos presque identiques à ceux de John Aubrey. L’œuvre de ce dernier
n’avait pas encore été publiée, mais Rawlinson avait eu accès au manuscrit.
En 1750 enfin, le petit-fils de Christopher Wren, l’inoubliable
concepteur de la cathédrale Saint-Paul de Londres, publiant les Parentalia
ou Mémoires de la famille Wren apportait encore une révélation de cette
nature :
« Wren était d’avis que ce que nous appelons aujourd’hui communément le Gothique
devrait être plus justement et véritablement dénommé l’architecture sarrasine perfectionnée par
les chrétiens. […] Les Croisades donnèrent aux chrétiens qui y participèrent une idée des
travaux des Sarrasins, travaux qui furent par la suite imités par eux en Occident. Des Italiens (au
nombre desquels se trouvaient quelques réfugiés grecs), ainsi que des Français, des Allemands
et des Flamands, se réunirent en une Fraternité d’architectes, avec l’aide de billes papales leur
conférant des privilèges spéciaux. Ils portaient le titre de francsmaçons (Freemasons) et errèrent
d’une contrée à l’autre selon qu’ils trouvaient des églises à construire car à cette époque il s’en
élevait énormément en tous lieux, par piété ou par émulation. Ils possédaient une organisation
réglée et lorsqu’ils se fixaient à proximité de l’édifice à construire, ils établissaient un
campement de baraques (Huts). Un géomètre (Surveyor) les commandait en chef, un
contremaître (Warden) choisi dans chaque groupe de dix hommes commandait aux neuf
autres85. »

Ces trois mentions, qui se réfèrent évidemment à une source unique,


sont également l’unique origine de cette légende. On n’en trouve
évidemment aucune trace dans les Anciens Devoirs ni dans les
Constitutions d’Anderson en 1723 – pourtant peu exigeantes sur la rigueur
historique. On chercherait vainement la moindre allusion qui la corrobore
un tant soit peu dans les textes médiévaux – nul, en tout cas, n’en a jamais
trouvé, y compris parmi les partisans de cette théorie.
Pourtant, dès 1803, James Hall, dans son Essay on Gothic Architecture,
reprend le thème et l’étoffe un peu en spécifiant que les Maîtres Comacins
avaient eu « le pouvoir de prendre des apprentis, et d’admettre ou
d’accepter dans leur compagnie des maçons approuvés. »
Il va sans dire qu’aucune source nouvelle n’est sollicitée pour asseoir
une telle révélation. Le travail d’enrichissement ne va pas moins se
poursuivre avec en 1835 James Hope qui publie un Historical Essay on
Architecture, très estimé, où il précise, détail révélateur, que l’autorité de Sir
Christopher Wren, qui s’attache à la théorie des Maîtres Comacins, lui
donne tout son poids.
Or, comme on l’a vu, jamais Wren n’a rien affirmé de tel, mais son
petit-fils, trente ans après sa mort du célèbre architecte, qui rapporte selon
la tradition de son père que Wren « était d’avis » que les choses se seraient
passées ainsi – et notons que Wren, de toute façon, ne parle pas des
Comacins !
Le travail de Merzario, en 1893, amplifia cette jeune légende mais,
grâce à l’ouvrage de Leader-Scott, The Cathedral Buillders : The Story of a
Great Masonic Guild, en 1899, les idées de Merzario, devenues accessibles
aux lecteurs anglophones, connurent une diffusion très large. Le dernier à
s’en emparer, mais pas le moindre, sera Joseph Fort Newton, un franc-
maçon sans doute sincère mais exalté, doublé d’un pseudo-historien qui en
1914 publia The Builders, une sorte de compilation ahurissante de tous les
ragots accumulés depuis alors presque deux siècles sur l’histoire de la
maçonnerie : un livre sans méthode ni esprit critique, aujourd’hui illisible.
Cette pénible somme, bourrée d’erreurs, de citations erronées, de théories
sans preuve, fit la fortune définitive des Maîtres Comacins.
On n’a pas cessé, depuis lors, de recopier pieusement cette fable.
Pourtant, dès 1788, un auteur anglais, T. Pownall, lui-même enclin à y
adhérer, avait accompli la formalité élémentaire requise de tout historien en
cette circonstance : il avait tenté de vérifier les sources. Il raconte qu’ayant
pris contact dès 1773 avec le bibliothécaire du Vatican, il lui avait demandé
de retrouver la trace des fameuses bulles. Le pape lui-même en avait
vivement encouragé la recherche. L’enquête soigneuse était restée
infructueuse86. Depuis lors, le silence obstiné des archives n’a fait que
confirmer l’absence de ces prétendues lettres papales. On colporte donc
encore parfois une histoire dont on a montré, voici plus deux siècles, qu’elle
ne reposait sur rien…
En résumé, on peut dire que si certains ont présenté les Maîtres
Comacins comme les acteurs d’une révolution architecturale à travers
l’Europe médiévale, c’est en vertu d’une théorie pour le moins fort
contestée, et depuis longtemps, par la plupart des historiens de
l’architecture. Si, en revanche, on veut faire d’eux les précurseurs de la
franc-maçonnerie, le dossier est tout simplement vide. La leçon est rude
mais l’historiographie foisonnante de la franc-maçonnerie nous réserve
d’autres surprises.
Le problème du Compagnonnage87
Avec le Compagnonnage, nous abordons l’une des plus célèbres fausses
pistes vers les origines de la franc-maçonnerie. L’évocation du
Compagnonnage peut en effet sembler a priori naturelle et de bon sens. La
proximité formelle des rituels et des décors en usage chez les Compagnons
du Tour de France, de nos jours encore, et de ceux de la franc-maçonnerie,
renforce cette conviction. Or, malgré un préjugé tenace, la ressemblance est
tout à fait trompeuse.
Je dois insister sur le fait que je n’envisage pas ici de faire l’histoire du
Compagnonnage mais exclusivement d’examiner ses relations avec la
franc-maçonnerie spéculative. Toutefois, il est nécessaire de donner certains
repères historiques que l’on perd parfois de vue.
Au milieu du XIVe siècle, à Rouen, on mentionne un « valet passant »,
tandis qu’en 1397 il est question de compagnons cordonniers ou tailleurs
« qui voyagent ». Mais ces indications sont insuffisantes pour établir les
premières traces certaines du Compagnonnage organisé : l’itinérance des
divers métiers est alors une coutume répandue – et pas seulement chez les
tailleurs de pierre, comme on le dit parfois, loin de là ! –, comme on le verra
dans les Statuts de Ratisbonne en 1459, sans que pour autant on puisse
assimiler ce mode de formation professionnelle au Compagnonnage lui-
même. Du reste, une ordonnance royale de 1420 obligera les cordonniers à
admettre cette pratique du métier :
« Plusieurs compagnons et ouvriers de plusieurs langues et nations allaient et venaient en
ville pour apprendre, connaître, voir et savoir les uns des autres88. »

Il y a loin de cette espèce de reconnaissance officielle à la proscription


qui, sans exception, pèsera ensuite sur le Compagnonnage au sens où nous
l’entendons.
En fait, s’il est probable qu’elles apparurent vers la fin du XIVe siècle,
les sociétés compagnonniques demeurèrent pratiquement dans l’ombre
jusqu’au début du XVIe siècle. C’est en 1506 que leur existence ne peut plus
être mise en doute. Et cette première mention documentaire est aussi de la
première condamnation qui les frappe. Une sentence du Châtelet, en 1506,
le dit très clairement :
« avons fait et faisons défense aux eux disant roy89 et compagnons du mestier de couturier
prétendans avoir aucun pouvoir, puissance, ni prééminence plus que les autres varlets et
apprentys de iceluy mestier, de faire aucunes assemblées, compagnies, conventicules, conférie,
disnez, souppers, ne banquetz pour traiter de leurs affaires sur peine de prison90. »

Il faut noter ici que pendant très longtemps, on a parlé des « Devoirs »
et non du Compagnonnage. Ce dernier terme lui-même ne s’est finalement
généralisé que dans le courant du XIXe siècle.
Il est clair que si les témoignages relatifs aux associations de
Compagnons deviennent plus sûrs et plus nombreux à partir de la fin
XVe siècle, c’est en lien avec l’évolution, à la même époque, des
corporations elles-mêmes. Devenues exclusives et abusivement protectrices
pour les maîtres qui les dominaient, elles firent de l’accès à la maîtrise une
entreprise de plus en plus difficile et même, pour la plupart des compagnons
qui n’étaient pas eux-mêmes fils de maîtres, un vain espoir. Dans beaucoup
de cas, la réalisation du « chef-d’œuvre » devint une formalité pour être
reçu maître de la corporation tandis que les compagnons qui auraient pu en
accomplir de plus somptueux restaient sur le côté du chemin.
Les Compagnonnages sont nés de ce désir de tout un peuple ouvrier de
la fin du Moyen Âge, qui ne trouvait plus vraiment sa place ni sa dignité
dans la corporation et pas même dans la confrérie qui lui était attachée, de
créer une communauté qui fût la sienne. De ce fait, assez tôt, ils éveillèrent
l’attention des autorités et s’attirèrent l’hostilité des maîtres. La méfiance de
l’Église se manifesta également car les Compagnons avaient développé des
usages, des rites, qui soudaient leur fraternité et forgeaient leur identité.
L’un des premiers témoignages de ces pratiques compagnonniques pour
cette époque ancienne de l’institution remonte au milieu du XVIIe siècle : on
ne sait pratiquement rien avant cette date. Alertée par la Compagnie du
Saint Sacrement91 sur les pratiques réputées impies et sacrilèges des
Compagnons, la Sorbonne diligenta une enquête et se procura quelques
détails. Nous lui devons le compte rendu le plus ancien sur les rituels
compagnonniques.
Une sentence de la faculté de théologie de Paris, en 1655, nous fournit
ainsi une description de la réception des Compagnons cordonniers, les
selliers, les ailleurs, les couteliers, les chapeliers92. L’atmosphère de ces
cérémonies évoque irrésistiblement celle des confréries paroissiales : on
faisait jurer le nouveau Compagnon sur sa foi, sa part de paradis, son Dieu,
son baptême. On lui administrait une sorte de parodie de ce baptême ; avec
le vin et l’eau, on lui montrait, sur une table recouverte d’une nappe
blanche, quelques instruments de la Passion, quelques scènes de la Bible –
mais on ne lui lisait rien. Puis le prévôt conduisait l’aspirant qui disait
« Honneur à Dieu, honneur à la table, honneur à mon prévôt ». Chez les
selliers on figurait une sorte de simulacre de la messe. Les docteurs de la
Sorbonne ajoutent avec effroi : « les huguenots étaient reçus par les
catholiques et les catholiques par les huguenots »…
Il faut, dans ces récits, faire la part de la malveillance qui les imprègne
évidemment. Tous les moyens sont bons pour y stigmatiser les « maudites
cérémonies de réception propres à leurs métiers et toutes ces pratiques
diaboliques ». Mais leur cohérence, dans les différents documents qui nous
parvenus, est assez remarquable. Il s’y exprime une forme de dévotion
populaire, d’un aspect baroque et parfois presque morbide, assez commune
à cette époque, et il est d’ailleurs remarquable que la dénonciation soit
venue de la Compagnie du Saint Sacrement qui était elle-même une sorte de
confrérie secrète mais réservée, pour sa part, aux personnes du meilleur
monde…
On doit observer enfin que rien n’évoque dans ce cérémonial un
quelconque symbolisme lié à un métier particulier et, bien qu’on ne possède
pas les rituels se référant aux Compagnons tailleurs de pierre pour la même
époque, rien n’autorise à présumer qu’ils auraient été très différents.
Quoi qu’il en soit, on ne possède d’informations vraiment précises et
dignes de foi, relativement aux rituels compagnonniques, que dans le
courant du XIXe siècle, et guère avant. On constate alors leur grande parenté
avec les rituels maçonniques et, parfois, des similitudes frappantes. C’est de
ce constat, pour l’essentiel, qu’est née la thèse des « origines
compagnonniques de la franc-maçonnerie93 ».
Elle résulte pourtant d’une erreur méthodologique fondamentale et
d’une ignorance de certains détails historiques.
L’erreur consiste à penser que si les rituels du Compagnonnage,
organisation dont les premières traces remontent au XVe siècle environ, sont
très proches de ceux de la franc-maçonnerie spéculative, qui s’est structurée
au cours du XVIIIe siècle, c’est nécessairement parce que la seconde, qui est
plus récente, les a empruntés au premier. La faille de ce raisonnement est
pourtant évidente : on ne peut vraiment dater les rituels compagnonniques
que depuis le XIXe siècle surtout et, précisément, nous sommes dans
l’ignorance à peu près complète de ce qu’ils étaient auparavant – en dehors
du document de 1655 qui, nous l’avons vu, n’évoque d’ailleurs rien de
maçonnique94.
Du reste, parmi les rares rituels compagnonniques connus pour le
95
XVIIIe siècle, le rituel des Compagnons tourneurs en 1731 , et celui des
blancheurs-chamoiseurs en 176696, ne renferment rien non plus qui puisse
se retrouver plus tard dans la franc-maçonnerie.
Quant aux faits historiques, ils sont très éclairants.
En ce qui concerne la France, rappelons que pendant tout le
XVIIIe siècle, les ouvriers et les humbles artisans n’ont jamais mis les pieds
dans les loges et qu’en 1786 ses rituels des trois premiers grades stipulaient
expressément que « l’on ne doit recevoir aucun homme professant un état
vil et abject, rarement on admettra un artisan, fût-il maître surtout dans les
endroits où les corporations et les communautés ne sont pas établies. Jamais
on n’admettra les ouvriers dénommés Compagnons des arts et métiers97. »
On ne saurait être plus clair.
Or, il ne faut pas oublier que le Compagnonnage, non au sens général
du terme – le fait d’acquérir la formation d’un ouvrier accompli – mais au
sens particulier de celui du « Tour de France », fut de tout temps, comme
cette dernière expression l’indique, un phénomène presque exclusivement
français98. On ne peut en rien le comparer aux associations de Steinmetzen
où maîtres et compagnons étaient en permanence unis dans les loges, au
sein d’une Fraternité unique et soudée99. On ne peut pas non plus en
rapprocher les maçons des Anciens Devoirs anglais – malgré la présence
elle aussi trompeuse du mot « Devoirs100 » – car leurs usages ne
ressemblent en rien à ce que connaissons dans le Compagnonnage, que ce
soit en terme de rituels, d’organisation ou de relations avec les guildes de
maîtres. Nulle part on ne retrouve, ailleurs qu’en France, ce caractère
systématique d’opposition aux corporations de maîtres qui fit la
particularité du Compagnonnage, ni cette structure d’entraide spécifique,
distincte des autres confréries de métiers qui existaient à la même époque.
Pour le dire autrement et tenter à nouveau de dissiper quelques confusions :
depuis que des ouvriers de la pierre ont commencé à œuvrer au pied des
cathédrales, de même que tous les freemasons101 n’ont pas été des francs-
maçons spéculatifs, tous les compagnons du métier n’ont pas été des
Compagnons du Tour de France.
Mais l’essentiel est ailleurs, ou du moins il vient plus tard. Tournant le
dos aux travaux approximatifs ou réellement fantaisistes que j’ai
mentionnés plus haut, une « école authentique » de l’histoire
compagnonnique, si l’on me permet de lui attribuer cette qualification102, a
vu le jour à son tour au cours des décennies récentes. Ses acquis sont
considérables, particulièrement en ce qui concerne l’histoire et les
profondes mutations de l’institution compagnonnique vers le milieu du
XIXe siècle. On peut notamment référer ici aux contributions précieuses de
Laurent Bastard, spécialiste reconnu du sujet, dont les conclusions sont
limpides103.
Si, comme nous venons de le voir, les rituels compagnonniques connus
antérieurement à Révolution française ne comportent aucun élément dont la
franc-maçonnerie aurait pu s’inspirer, en revanche, dès la fin de l’Ancien
Régime on relève déjà quelques signes notoires d’influence maçonnique
dans certains documents compagnonniques… et non l’inverse ! Ainsi, sur le
frontispice d’un rôle104 compagnonnique de 1782, on voit apparaître un
portique du Temple à quatre portes, un pavé mosaïque, une étoile
flamboyante, la lettre G, tous symboles alors largement attestés depuis
plusieurs décennies dans la franc-maçonnerie mais jusque-là inconnus dans
l’univers compagnonnique105.
Ce processus devient cependant majeur pendant XIXe siècle. Déjà, entre
1804 et 1831, chez les charpentiers « Indiens », les cordonniers, les
boulangers, les tisseurs, des usages proprement maçonniques sont peu à peu
introduits : le Grand Architecte de l’Univers prend la place de Dieu dans les
invocations ou les prières traditionnelles ; l’initiation remplace la
« réception » ; le mot « loge » lui-même est parfois substitué à celui de
« chambre », si spécifique du Compagnonnage. En 1803, dans certaines
banches du Compagnonnage, on introduit un nouveau « grade »,
parallèlement aux trois grades de la franc-maçonnerie. Puis vont également
apparaître dans les documents compagnonniques les abréviations
triponctuées en usage chez les francs-maçons dans le dernier quart du
XVIIIe siècle : repérables chez les Compagnons à partir de 1809 (C ∴ pour
Compagnon), elles y deviendront quasiment générales à la fin du siècle.
Il n’est jusqu’à la légende d’Hiram, apparue dans la franc-maçonnerie
vers 1725 à Londres et attachée au grade de maître de création alors toute
récente106, qui ne soit un siècle plus tard une nouveauté chez les
Compagnons. On ne trouve en effet aucune trace de cette légende dans les
sources compagnonniques au XVIIIe siècle, ni à aucune époque antérieure,
singulièrement chez les Compagnons tailleurs de pierre de Salomon
(Compagnons étrangers du Devoir de Liberté) qui auraient pu en être les
légitimes détenteurs si elle avait eu une origine compagnonnique. Mieux
encore, Agricol Perdiguier107, inlassable apôtre d’un Compagnonnage
régénéré, le dit lui-même très clairement en 1841 :
« Les Compagnons étrangers et ceux la de Liberté n’ont aucun détail authentique sur cette
fable toute nouvelle pour eux, et je pense que les Compagnons des autres sociétés ne sont guère
plus avancés ; je la regarde donc comme une invention toute maçonnique introduite dans le
Compagnonnage par des hommes initiés aux deux Sociétés secrètes108. »

Perdiguier parlait en connaissance de cause : lui-même sera initié en


1846 à Paris, dans la loge Les Hospitaliers de la Palestine, relevant du
Suprême Conseil de France, à peu près vingt ans après sa réception dans le
Compagnonnage. Vers la fin du XIXe siècle, dans certains cercles
compagnonniques, comme à l’Union compagnonnique qui adoptera alors
un rituel unique et fortement maçonnisé pour tous les métiers, ce véritable
mimétisme atteindra son sommet.
Il y aurait d’ailleurs toute une étude à faire sur les regards réciproques
des deux institutions, compagnonnique et maçonnique, l’une sur l’autre, à
travers le temps. Après une longue période d’ignorance mutuelle à peu près
absolue – il y avait deux mondes simplement étrangers109 – qui comprend
tout l’Ancien Régime, il semble qu’on puisse distinguer trois phases
successives.
La première débute sans doute vraiment sous la Monarchie de Juillet –
même si les premières approches ont dû s’amorcer déjà sous l’Empire –
mais elle prendra apparemment tout son sens après la révolution de 1848.
Les Compagnons, comme nombre de ressortissants des classes populaires,
ont été grisés par cette bouffée fugace de liberté où les « immortels
principes » avaient été de nouveau proclamés au grand jour : les grandes
idées de 89 enfin reconnues et mises en œuvre ! Louis-Napoléon mettra bon
ordre à cette rêverie, mais rien ne sera plus comme avant. Pendant quelques
semaines, les francs-maçons eux-mêmes avaient alors accompli une
mutation, ils étaient descendus dans la rue, ils avaient pris le pouvoir d’une
certaine manière, car le Gouvernement provisoire de 1848 aussi bien que
les autorités municipales parisiennes, par exemple, seront maçonnisés à
l’extrême. Parmi les Compagnons, éternellement exclus et suspectés, un
certain nombre va voir dans la franc-maçonnerie, aux avant-postes de cette
révolution, un moyen d’accéder enfin à une position reconnue dans la
société et l’environnement symbolique qu’ils y perçoivent leur paraît
familier et les y engage encore davantage. Agricol Perdiguier est une
illustration parfaite de ce premier moment. À cette époque, les Compagnons
ont pour la franc-maçonnerie les yeux de Chimène et il est probable, si l’on
en juge par les textes disponibles, que c’est alors que s’opère vraiment la
contamination maçonnique des rituels et des usages des Compagnons par
ceux des francs-maçons.
La deuxième phase commence probablement vers 1870, s’ouvre
terriblement par la Commune et se poursuit par la création définitive de la
République. En 1870, la proximité des Compagnons et des francs-maçons a
atteint son comble à Paris : ils ont défilé ensemble pendant des heures, à
plusieurs milliers et bannières en tête, le fameux 29 avril quand Paris
accompagnait la délégation de la dernière chance vers les autorités
versaillaises110. C’est à cette époque qu’un revirement, ou à tout le moins
une évolution intellectuelle va se produire parmi les « républicains
avancés » que l’on comptait désormais en grand nombre dans les loges
maçonniques. Une idéologie nouvelle a fait surface et s’est peu à peu
emparée de nombreux esprits : l’ouvriérisme. Héros ambigu des temps
modernes et acteur incontournable de la révolution industrielle qui
s’accélère, l’ouvrier, encore vaguement redouté, est alors au centre de toutes
les réflexions. Du « théâtre social » aux romans de Zola, l’ouvriérisme
bourgeois devient même une véritable mode. Le socialisme – surtout non
marxiste en France à cette époque – voit dans l’ouvrier le citoyen par
excellence, le détenteur des vraies valeurs de la Révolution et donc de la
République. Aux yeux de nombreux francs-maçons, le plus souvent
progressistes modérés, cette vieille Fraternité compagnonnique surgie du
fond des âges, dressée dès l’origine contre les puissants – les maîtres, donc
les « patrons » –, parut emblématique de leur combat. On finira par
admettre sans discussion possible la « supériorité morale » de l’ouvrier et,
par voie de conséquence, l’antériorité du Compagnonnage en tous
domaines. Le plus singulier est qu’à cette même époque, cependant,
écrivant le premier livre rigoureux et documenté sur ce sujet, sans aucun
parti pris d’aucune sorte, Étienne Martin Saint-Léon, voyant l’état des
organisations compagnonniques et leurs inlassables querelles, prophétisait
leur disparition à bref délai au profit des syndicats, moins acquis à la
« collaboration de classes » et peu soucieux de décorum traditionnel111…
La dernière phase s’est ouverte vers le milieu du XXe siècle. Des auteurs
maçonniques, comme Oswald Wirth, exaltant la « religion du travail », et
René Guénon, dans un registre certes très différent et sur des bases
assurément étrangères à la politique, vont théoriser le thème de la
« dégénérescence » de la maçonnerie spéculative et de « l’authenticité »
opérative. Par un singulier retour des choses, cette même idée alimentera
sans doute l’antimaçonnisme incontestable de certains milieux
compagnonniques : il n’a du reste pas entièrement disparu, loin de là112. Le
travail historiographique n’ayant pas encore accompli son œuvre, il fut aisé
et confortable pour beaucoup d’adopter cette vision des choses. Force est de
constater qu’elle perdure encore en de nombreux esprits.
Le Compagnonnage est un sujet immense, complexe, aussi passionnant
qu’attachant. Il raconte, au fil des siècles, une histoire violente et belle, faite
d’amour du métier et de passions trop humaines. C’est, au fond, une histoire
très française. C’est aussi, jusqu’à nos jours, la source de malentendus sans
nombre, notamment quant aux origines de la franc-maçonnerie.
On souhaiterait mettre un point final à ces confusions et ces mélanges
mais, en dépit ses données désormais incontestables et très parlantes de la
documentation, les légendes ont la vie dure.
La liste n’en est pas close, du reste, car d’autres thèses fabuleuses nous
attendent, non moins redoutables et tenaces…

Pour en finir (?) avec l’Ordre du Temple…


et le « secret » des bâtisseurs
La truelle et l’épée
S’agissant de l’Ordre du Temple, aboli en 1312 sous les coups
conjugués du roi de France Philippe le Bel et du pape Clément V, l’idée
qu’il aurait persisté secrètement en donnant naissance à la maçonnerie
semble s’être formée dans le premier tiers du XVIIIe siècle. Elle dut se
constituer en deux temps :
Le premier fut d’affirmer l’innocence de « l’Ordre martyr », opinion
assez généralement admise dès le milieu du XVIIe siècle, transmise dans des
ouvrages de grand renom comme l’Histoire de la condamnation des
Templiers, publiée par Pierre Dupuy en 1654 et rééditée quatre fois jusqu’en
1751, ou la prestigieuse Histoire des Religions ou Ordres militaires de
l’Église et des Ordres de Chevalerie de Jean Hermant, parue en 1725. Il s’y
associa la conviction qu’un enseignement secret était dispensé aux
Templiers et qu’il existait un « ésotérisme du Temple », source de
l’ésotérisme maçonnique. Cette idée, dont on trouve la trace furtive dès
1533 dans la Philosophie occulte d’Agrippa113, fut sans doute inspirée par
les accusations d’hérésie et de sacrilèges divers dont les Templiers furent
couverts lors de leurs procès – et que Jacques de Molay lui-même nia
jusqu’au dernier instant.
Sur ces différents points, les données de l’historiographie moderne sont
pourtant sans équivoque.
Concernant la fin du Temple, tout d’abord. Rappelons en effet que lors
de sa condamnation, ses biens furent pour l’essentiel dévolus à l’Hôpital,
c’est-à-dire à l’Ordre hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem – les futurs
chevaliers de Malte –, sauf en France où le Roi avait tout saisi sans attendre
et ne s’en défit qu’en partie et après bien des discussions. Les Templiers
eux-mêmes furent traités le plus souvent avec modération : la sentence leur
avait laissé le choix entre la prison à vie et la réclusion dans un couvent.
Beaucoup passèrent en fait le reste de leurs jours dans d’anciennes
commanderies du Temple, nouvellement affectées à l’Hôpital, à l’endroit
même où ils avaient vécu le plus clair de leur vie114…
Mais l’Ordre lui-même ne disparut pas lui-même entièrement : au
Portugal, il fut indirectement transformé en Ordre du Christ à qui tous ses
biens furent donnés et dont l’ancien Maître du Temple en ce pays devint le
deuxième dignitaire. L’Ordre du Christ prit comme emblème la croix des
Templiers, quelque peu modifiée et désormais tracée en rouge et blanc : on
la verra encore longtemps sur les voiles des navires qui sillonneront
l’Atlantique des grandes découvertes. En somme, jusqu’à un certain point,
l’Ordre du Temple existe bien toujours, ou quelque chose en subsiste, mais
cela n’a jamais été un secret115 !
Quant à ce prétendu secret des Templiers, la liste des extravagances
auxquelles il a pu donner lieu serait trop longue à établir. Mais l’origine de
cette rumeur est assez facile à trouver. On sait en effet que lors du procès,
on fit grand cas des pratiques impudiques et sacrilèges que les Templiers
auraient imposées à ceux qui se liaient à l’Ordre : le reniement du Christ en
crachant sur la croix, les baisers humiliants ou licencieux sur l’anus ou le
sexe, l’engagement de s’adonner à des rapports sexuels avec les autres
chevaliers si la demande leur en était faite116. Les historiens ont depuis des
décennies scrupuleusement confronté tous les témoignages et recoupé
toutes les sources. Il est à peu près certain que ces usages furent assez
souvent observés. Des Templiers eux-mêmes ont expliqué qu’il s’agissait de
mises à l’épreuve délibérées, de rites choquants destinés à évoquer dans la
conscience du nouveau Templier les rudes combats et les engagements
extrêmes auxquels il serait confronté dans sa lutte sans merci contre les
Infidèles, et la nécessité pour lui de se donner tout entier à l’Ordre. Au
reste, il était fréquent que devant le refus ou la réticence habituelle des
novices, on se contentât d’un simulacre. On n’omettait pas, en tout cas, de
les inviter juste après à aller voir leur confesseur pour se faire absoudre de
ces impiétés ; c’est du reste en se confiant à des prêtres étrangers à l’Ordre,
comme des Franciscains notamment, ébahis et horrifiés par tels aveux, que
le « secret » fut dès longtemps éventé.117 Pour préserver un enseignement
ésotérique, on aurait pu mieux faire ! De là à supposer une hérésie, pour les
accusateurs il n’y avait pourtant qu’un pas. Or les faits eux-mêmes ne nous
montrent rien de tel : rude « bizutage118 » militaire, si l’on me permet cette
audacieuse comparaison, sans doute, mais rien au-delà.
Rien, du moins, qui atteste une supposée « doctrine secrète » du
Temple. Le débat serait interminable pour en montrer toute
l’invraisemblance, et du reste inutile car en ce domaine la rationalité n’a
souvent pas sa place, mais ceux qui en font état sont ordinairement bien à la
peine pour citer une source convaincante. À la vérité, cette théorie ne se
soutient pas. Elle n’a jamais reçu la moindre confirmation documentaire et
tous les spécialistes de l’histoire de l’Ordre du Temple s’accordent
aujourd’hui pour n’y voir qu’une légende tardive et sans fondement, mais
on connaît la parade habituelle des convaincus : la tradition orale et les
documents perdus…
Le fameux secret du Temple semble en vérité tout aussi illusoire que les
fabuleuses richesses que recelaient, nous dit-on, les caves templières et que
nul n’a encore découvertes – ni « inventées119 » : le toujours mythique
trésor du Temple n’a cessé, jusqu’à nos jours, de nourrir les fantaisies et les
folies de quelques illuminés plus ou moins honnêtes et de leurs dupes.
Mais une seconde étape a été franchie lorsque thème de la chevalerie a
fait irruption dans la franc-maçonnerie120, au milieu des années 1730. Le
Discours de Ramsay (1736), texte fondateur s’il en est, en une des
premières attestations. Cette harangue, qui ne fut sans doute jamais
prononcée par Ramsay dans les circonstances solennelles qu’il envisageait,
fut cependant largement diffusée par la suite et connut un certain succès.
L’un de ses passages nous intéresse ici. Il réfère à l’origine de la franc-
maçonnerie.
« Du temps des guerres saintes dans la Palestine, plusieurs princes, seigneurs et artistes
entrèrent en société, firent vœu de rétablir les temples des chrétiens dans la terre sainte,
s’engagèrent par serment à employer leur science et leurs biens pour ramener l’architecture à la
primitive institution, rappelèrent tous les signes anciens et les paroles mystérieuses de Salomon,
pour se distinguer des infidèles et se reconnaître mutuellement… [et décidèrent de] s’unir
intimement avec… [les Chevaliers de Saint Jean de Jérusalem]. Dès lors et depuis, nos loges
portèrent le nom de loges de saint Jean dans tous les pays. Cette union se fit en imitation des
israélites lorsqu’ils rebâtirent le second temple. Pendant que les uns maniaient la truelle et le
compas, les autres les défendaient avec l’épée et le bouclier121. »

Je ne discuterai pas ici des sources éventuelles de ces affirmations122,


toutefois si Ramsay désigne effectivement une origine médiévale et
chevaleresque à la maçonnerie, en Palestine au temps des Croisades, c’est
aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem qu’il fait explicitement référence
– lesquels deviendront plus tard les chevaliers de Malte – et non aux
Templiers.
Tout cela n’empêchera nullement la maçonnerie de créer, dans les
années 1750, plusieurs hauts grades s’inspirant d’un Ordre du Temple rêvé,
voire d’en revendiquer l’héritage à la fois moral et matériel. Les doutes
légitimes sur cette filiation templière ne datent cependant pas d’hier et ont
toujours conduit à la déconfiture souvent piteuse de quelques chevaliers
d’industrie. On ne peut qu’en rappeler deux exemples, mais ce sont
assurément les plus illustres.
Le premier concerne la Stricte Observance Templière (SOT), mouvance
maçonnique créée dans le courant des années 1750 par Karl Gotthelf von
Hund, petit hobereau de Haute-Lusace, et qui sera à l’origine du Régime
Écossais Rectifié (RER)123. Au tournant des années 1770, son Ordre
prenant une certaine ampleur, Hund fut pressé de fournir des preuves de la
réalité des origines templières alléguées de la SOT. Du fait ses dérobades
répétées et ses procédés dilatoires il perdit presque tout crédit et seule sa
mort prématurée, en 1776, le sauva du déshonneur. Dans la suite de son
histoire, le RER, au Convent de Lyon timidement, en 1778, puis en 1782 au
Convent de Wilhelmsbad qui s’acheva par un « Acte de renonciation »,
abandonnera cette légende templière au profit d’une référence purement
spirituelle à la tradition de la chevalerie.
Un peu plus tard, en 1806, on vit paraître un autre Ordre du Temple qui,
sans être maçonnique à proprement parler, entretenait avec les milieux
maçonniques de son temps, bien disposés à le recevoir, des liens étroits et
permanents : celui de Fabré-Palaprat. Il reposait cette fois sur un document
fondateur, la Charta transmissionnis ou « Charte de transmission de
Larmenius », supposée dater du début du XIVe siècle. La faiblesse des
faussaires maladroits, ou des inventeurs un peu exaltés de certains faux
ordres de chevalerie, est le plus souvent de vouloir en faire trop. Le
caractère de faux grossier de la Charte de Larmenius est aujourd’hui une
certitude amplement démontrée124. Au reste, l’heure de gloire de cet Ordre
pittoresque passa, pour l’essentiel, avec le Premier Empire. Les deux plus
anciennes résurgences templières du XVIIIe et du XIXe siècle n’étaient donc
que des forgeries. Que dire encore de celles, sans nombre, qui ont suivi
jusqu’à nos jours ?
De laborieux essais ont néanmoins été effectués, à l’époque
contemporaine, pour tenter de démontrer un lien entre les « pauvres
chevaliers du Christ » et les maçons opératifs – en suggérant que les
premiers, dans leur tourmente, auraient inspiré aux seconds de fonder sur
leurs précieux secrets la franc-maçonnerie spéculative. Paul Naudon en
particulier, a consacré de (trop) nombreuses pages à cette thèse désespérée,
en soulignant qu’au sein du quartier du Temple, à Paris, l’Ordre bénéficiait
des privilèges et de franchises et avait pu protéger divers métiers, dont celui
des maçons, qui auraient ainsi échappé au pouvoir des corporations. Une
certaine imagination est supposée faire le reste car on ne voit guère
comment ce fil ténu peut nous conduire à la franc-maçonnerie.
Il serait long et fastidieux de relever les conclusions hâtives et les
rapprochements abusifs sur lesquels reposent ces affirmations. Certes, le
Temple, notamment en ses derniers temps, en était venu à constituer une
sorte d’État dans l’État – ce qui fut la cause essentielle de sa destruction – et
le fait que tout un peuple d’artisans ait travaillé pour son compte et sous son
autorité n’est pas douteux. Mais que cela prouve-t-il au juste ? En fait, à peu
près rien.
Il y aurait beaucoup à dire sur les « privilèges et les franchises » dont
les Templiers auraient fait bénéficier les artisans qui travaillaient dans leur
ressort. Cela semble tout simplement illusoire. E. Martin Saint-Léon le dit
clairement :
« Les seigneuries toutes ecclésiastiques dont les vassaux échappaient au
droit commun étaient l’abbaye de Sainte-Geneviève, le prieuré de Saint-
Martin-des-Champs, le chapitre de Saint-Marcel, l’abbaye de Saint-
Germain-desPrés et le Temple. Les artisans établis sur les terres des
faubourgs n’étaient justiciables que de leur seigneur. Mais il ne s’ensuit pas
que dans les limites de ces fiefs, chacun eût le droit d’exercer librement un
métier, ni que le régime corporatif y ait été inconnu. Il est certain au
contraire que les artisans fixés sur ces terres étaient groupés, eux aussi, par
des corporations ; mais ces corporations formaient des associations
distinctes de celles de Paris125 […] »
Du reste, la liberté de ces artisans du Temple à l’égard de ceux de Paris
– juridiquement un autre ressort à leurs yeux – était limitée. Pour le
suggérer, on me permettra une seule anecdote, à la fois rigoureusement
documentée et cependant plaisante. Ainsi, en 1282, les Templiers, se
prévalant justement de leurs droits de seigneurs sur un faubourg de Paris, y
avaient ouvert des boucheries. La puissante corporation parisienne de ce
métier leur fit un procès. Un arrêt du Parlement de Paris autorisa finalement
les Templiers à ne conserver que deux étals de boucherie dans leur
ressort126. C’est bien la preuve que ces artisans, quoiqu’ils fussent dans la
censive du Temple, n’étaient pas exempts de l’autorité parisienne et royale.
Un seul point demeure ici hors de portée de l’historien : les secrets qui
furent alors communiqués aux bouchers…
Il en va finalement du Temple comme du Compagnonnage : on confond
le premier avec la chevalerie tout entière et le second avec la maçonnerie
opérative dans son ensemble. Je pense voir suffisamment suggéré à quel
point une telle confusion, d’une navrante légèreté, est préjudiciable et ne
peut conduire qu’à des contresens graves.
Toutefois, si les rêveries ésotériques et les reconstructions aventureuses
sont mises de côté, le problème n’est pas entièrement évacué pour autant.
La thèse templière s’est en effet souvent enrichie de légendes
complémentaires.

Des secrets d’une grande « élévation »


La première de ces légendes concerne plus généralement la question des
« secrets » dont les bâtisseurs des cathédrales auraient été les détenteurs et
que les Templiers, leurs bienfaiteurs et défenseurs prétendus, auraient
naturellement protégés avec soin. On observe, du reste, que dans cette
version de la légende, le sens de transmission de la science secrète paraît
s’être inversé : ce sont les maçons, cette fois, qui sont supposés posséder
des connaissances subtiles.
Or ces secrets, d’où qu’ils soient venus, semblent si bien gardés qu’on
ne trouve jamais la moindre indication claire à leur sujet, comme si, sept
siècles plus tard, la vigilance templière produisait encore ses mystérieux
effets. Il convient donc de poser la question : en quoi aurait pu consister
cette redoutable science ? Les auteurs qui ont évoqué ce sujet restent
d’ordinaire assez elliptiques : on comprend leur embarras car la matière est
assez pauvre.
Certes, en divers endroits, on constate que des compagnons ou des
maîtres jurent de ne pas révéler les secrets du métier. Ainsi l’article 7 du
Livre des métiers concernant les maçons, morteliers et plâtriers, prescrit
qu’ils peuvent avoir « tant aides et vallets à leur métier comme il leur plaît,
pour tant qu’ils ne montrent à nul d’eux nul point de leur métier » :
autrement dit, il ne fallait pas partager ces secrets avec des « profanes127 ».
Mais de telles dispositions n’étaient pas propres, loin de là, au métier
des maçons : en fait, elles avaient un caractère pratiquement universel dans
touts les corps de métier et constituaient même l’une des bases du cadre
corporatif, essentiellement destiné à réserver jalousement l’exercice d’un
métier – et le savoir-faire qui lui était attaché – aux seuls membres de la
corporation qui contrôlait leur formation et surtout leur nombre.
Il y a de nombreux exemples de cet esprit exclusif. Les corporations
préservaient soigneusement leurs compétences, au même titre qu’on protège
aujourd’hui les secrets industriels, et pour les mêmes raisons : ce qu’on
nommait alors « trahison » s’appelle de nos jours « espionnage industriel »
ou « intelligence économique ».
Les peines encourues par les traîtres pouvaient être terribles. Ainsi, en
Italie, à Venise en 1454, il était stipulé « que si un ouvrier révèle dans un
autre état [que la République de Venise] un art ou un métier quelconque, on
lui ordonnera de revenir ; s’il désobéit, ses proches seront emprisonnés, de
manière à ce que la solidarité familiale le persuade de revenir ; s’il persiste
dans sa désobéissance, des mesures secrètes seront prises pour qu’il soit tué
où qu’il se trouve128. » Rien d’aussi grave n’était prévu dans les règlements
corporatifs129, mais les artisans vénitiens, tous corps confondus, n’étaient
apparemment pas moins jaloux de leurs secrets que les maçons de Paris, de
Londres ou de Vienne.
Rien, en fait, dans les sources écrites qui nous sont parvenues, ne nous
suggère que les secrets des maçons opératifs auraient pu être de nature
philosophique ou mystique. Tout au long du Moyen Âge, il faut le répéter,
les connaissances dites secrètes des maçons avaient clairement pour objet
de protéger la maîtrise technique de leur métier : cela permettait aux
artisans et aux ouvriers de se réserver le monopole des projets de
constructions sur une large échelle130, au même titre que l’Église
catholique, leur principal commanditaire pendant des siècles, se réservait le
monopole de la religion.
C’est ainsi que dans un manuscrit daté de 1420 environ, les maçons
opératifs anglais sont exhortés à « garder secrets tous les avis [counsels] (ou
propos) de leurs compagnons où qu’ils les reçoivent, dans la loge, la
chambre [aux traits], ou à tout endroit où les maçons peuvent se
trouver131. » Le meilleur moyen de « garder sa science » était de ne pas la
partager !
Or, on a montré de façon assez convaincante qu’une phrase des statuts
de Ratisbonne livre à demi-mot la clé d’au moins l’un de ces secrets, et non
des moindres. Un des articles, le 12e, stipule en effet :
« Aucun ouvrier, aucun maître, aucun compagnon ne dira quiconque n’est pas du métier et
n’a jamais été maçon comment effectuer une élévation à partir d’un plan132. »

La phrase peut sembler quelque peu sibylline. En fait, elle met en


lumière un problème capital. En ces époques où les ambitions les plus
démesurées s’emparaient des architectes partis à l’assaut du ciel, le plus
délicat dans l’art de bâtir – et d’y réussir – était notamment l’art de tirer des
élévations, de passer du dessin à la réalité et de vérifier si les matériaux
résistaient à l’audace des tracés. Plus qu’un problème, un véritable défi pour
tous les architectes et sans doute un pari périlleux pour leurs maîtres-
maçons et pour tous les compagnons qui escaladaient ces édifices
impressionnants et incertains. Quiconque en possédait la maîtrise effective
détenait un des trésors du métier : on comprend sans peine qu’on en fait un
« secret ».
Une fois pourtant, une fois au moins, quelqu’un a rompu la loi du
silence : depuis de nombreux siècles déjà, ce « secret des bâtisseurs » a été
divulgué133. Un certain Mathias Roriczer, Parlier de son père Conrad, avait
rejoint en 1473 la Fraternité des Steinmetzen. Il suivit son père dans sa
carrière, notamment en tant que maître maçon à la cathédrale de
Ratisbonne. Entre 1486 et 1490, en violation des règles imposées – il se
donna du reste toutes sortes de bonnes raisons pour justifier cette
transgression et bénéficia de l’autorisation de l’évêque du lieu – il publia
trois opuscules « pour le bien du public », c’est-à-dire de tous ceux qui
n’appartenaient pas au métier ! – dans lesquelles il exposait notamment la
méthode permettant d’élever un pinacle à partir de diagrammes en deux
dimensions (Büchlein von der Fialen Gerechtigkeit) : très exactement ce
qu’interdisaient les Statuts de 1459…
Le procédé qu’il expose est du reste assez sommaire. Par des
constructions graphiques et des schémas, bien plus que par des calculs
complexes, il révèle comment on peut empiler, en quelque sorte, des carrés
les uns sur les autres pour passer de deux à trois dimensions. On découvre
alors, sans réelle surprise, que sa méthode évoque irrésistiblement certains
dessins que l’on trouve dans les Carnets de Villard de Honnecourt mais
cette fois sans aucun commentaire. Surtout, il faut rappeler que ces Carnets,
à la différence de la publication de Roriczer, étaient faits pour l’usage
personnel de leur auteur…
Au passage, cette divulgation permet de comprendre ce qu’était la
« géométrie pratique » de ces constructeurs. Du reste, dès la fin du
XIIe siècle, on trouvait notamment en dialecte picard – celui de Villard de
Honnecourt – des traités qui enseignaient la géométrie par le trait plus que
par le discours, en se bornant à quelques principes de base pour ceux qui ne
pouvaient fréquenter les écoles ou les universités mais pourraient en avoir
quelque usage dans leur profession. Ce fut assurément une source
importante, et nullement mystérieuse, pour les architectes du Moyen Âge.
On a souvent souligné que les plans qu’ils nous ont laissés ne sont presque
jamais à l’échelle exacte et qu’aucun d’entre eux n’a jamais été exactement
exécuté. Aucun surtout n’est un véritable géométral, c’est-à-dire une
représentation non déformée comme on en attendrait s’il s’était agi de les
transposer très précisément dans la réalité. L’art de bâtir selon ces plans
semble avoir été dans une large mesure un art tout d’exécution. C’est sans
doute en cela que ce savoir-faire était secret : il s’agissait moins, pour le
transmettre, de l’expliquer que de le montrer.
En toute hypothèse, que ce savoir « caché » n’ait porté que sur ce point
ou en ait concerné d’autres, on peut légitimement s’interroger sur la
diffusion et la maîtrise réelles de ces secrets par nombre d’architectes du
Moyen Âge : dans un passage plein de raison et de lucidité, P. du Colombier
a rappelé combien il fallait modérer l’enthousiasme de ceux qui célèbrent
sans retenue la science sublime des architectes médiévaux. La vanité
évidente de certains maîtres d’œuvre du XIIe ou du XIIIe siècle n’y est pas
pour rien mais la réalité était plus contrastée134. V. Mortet a rapporté le cas
d’Alexandre Neckham, dans l’Angleterre de la fin du XIIe siècle, qui pensait
que pour être stables, les parois d’un mur devaient s’écarter à mesure
qu’elles élevaient au-dessus du sol ! Trois siècles plus tard, les progrès ne
paraissent pas encore très sensibles : un architecte espagnol de la
Renaissance publiait doctement une méthode pour déterminer la section des
ogives, laquelle ne correspond à rien. Du reste, on juge l’arbre à ses fruits et
l’architecte à ses échecs autant qu’à ses prouesses. On peut naturellement
s’émerveiller des voûtes inaccessibles que ces hommes de l’art sont
parvenus à édifier, mais on ne peut ignorer les catastrophes sans nombre
qu’ils ont suscitées : « Rien n’est plus fréquent, rappelle V. Mortet,
inexorable compilateur de la mémoire des bâtisseurs du Moyen Âge, que
les mentions d’églises bâties au XIe siècle, qui s’écroulent, les unes aussitôt
après leur construction, les autres avant la fin du siècle ou dans le siècle
suivant135. »
La litanie pourrait en être longue : Beauvais s’effondre en 1284 ; en
1320 encore, à Hereford, la cathédrale n’a pas résisté à la faiblesse de ses
fondations ; Ulm, élevée en 1488, penche dangereusement quatre ans plus
tard. Si l’on peut admirer Chartres, on doit aussi prendre connaissance du
rapport qui la concerne, environ un siècle après sa construction, en 1316 : il
est accablant. Christopher Wren lui-même, l’illustre architecte de Saint-Paul
de Londres et franc-maçon présumé non moins célèbre, déplorera la
conception défectueuse de nombre d’édifices médiévaux.
Hardis mais empiriques, les architectes du Moyen Âge ont produit des
chefs-d’œuvre mais on ne peut, avec P. du Colombier, que s’accorder sur
cette observation de L. T. Salzman136 : il y avait alors de bons constructeurs
et il y en avait aussi de mauvais. Pourquoi le nier ? Certains maîtrisaient
bien la technique – les fameux « secrets » – et d’autres pas. Voilà tout.
Cher Nombre d’or
Un autre aspect du « secret des bâtisseurs » – dont on ne sait trop si ces
derniers l’avaient ou non partagé avec le Temple, mais au fond cela importe
peu – concerne les spéculations mathématiques relatives aux proportions
des édifices religieux du Moyen Âge, le plus souvent des cathédrales. À
cela se rattache le thème, lui aussi obsédant, du Nombre d’or.
Observons qu’en l’occurrence il s’agirait moins d’un secret – puisque
« tout le monde » pouvait théoriquement le retrouver dans les façades des
bâtiments gothiques sur lesquelles on l’avait en quelque sorte inscrit – que
d’une science qui traduirait les hautes connaissances des ouvriers
médiévaux ou de leurs architectes. On comprendrait dès lors parfaitement
que ces « humbles artisans » aient pu être les pères spirituels, et les maîtres
sans doute, des maçons spéculatifs, malheureusement moins savants
qu’eux. En d’autres termes, les commentaires et les spéculations relatives
au Nombre d’or permettraient d’accréditer l’idée que les maçons opératifs
étaient secrètement – comme toujours – versés dans les plus hautes
mathématiques et non point seulement des ouvriers illettrés.
Tout un chacun a déjà lu ou parcouru ces ouvrages interminables où,
avec force plans sur lesquels s’étalent et se croisent les tracés les plus
complexes, l’on retrouve la « clé harmonique » de la façade de Reims, de
Notre-Dame de Paris ou de la cathédrale de Chartres. Or, tout cela laisse
immanquablement un sentiment d’artifice et de jeu vain. Reconnaissons,
avec P. du Colombier que
« les mensurations des monuments souffrent dans leur interprétation une grande part
d’arbitraire et on a l’impression que, pour les faire cadrer avec telle ou telle théorie, certains
auteurs, inconsciemment [?], arrangent la réalité137 ? ».

C’est malheureusement une pure évidence et l’on songe, dans la même


veine, à l’abondante littérature qui, dans les dimensions et les angles de la
Grande Pyramide de Chéops, peut retrouver à la fois le diamètre polaire de
la Terre et toutes les grandes dates de l’histoire de l’Humanité, sans compter
mille autres merveilles138…
S’agissant des constructeurs du Moyen Âge, ces laborieuses théories se
heurtent à deux obstacles de poids.
Le premier est qu’en effet, sur un même plan architectural, on peut sans
difficulté appliquer quatre canevas « harmoniques » fondés sur des
principes entièrement différents : l’effet paraît tout aussi « convaincant ».
Cela a été réalisé et démontre que l’on peut tout démontrer – et son
contraire139 ! On peut alors poser une simple question : raisonnablement, à
quoi cela mène-t-il ?
Mais plus fondamentalement, et c’est le second point, il faut se reporter
à l’état réel des connaissances mathématiques à cette époque. Comme le
rappelle J. Gimpel140, la correspondance échangée entre deux écolâtres –
donc deux savants – vers 1025, montre qu’au XIe siècle l’essentiel des
documents grecs sur le savoir mathématique avait été perdu dès le Haut
Moyen Âge. De l’analyse de ces lettres, l’historien des sciences Paul
Tannery conclut qu’elle « se réduit à des constatations d’ignorance ». Il
faudra attendre les traductions de l’arabe aux XIIe et XIIIe siècles pour que ce
savoir soit progressivement retrouvé.
En ce qui concerne le célèbre Nombre d’or, la question est encore plus
intéressante. À ceux qui le désignent comme la norme mathématique de la
plupart des monuments de l’histoire, on peut opposer les mêmes objections
que celles qui ont été mentionnées plus haut : l’arbitraire des mesures,
l’approximation des relevés sur des plans qui ne reproduisent pas
nécessairement les dimensions exactes de bâtiments endommagés ou érodés
par le temps, ou encore le fait qu’en variant d’un écart infime
l’emplacement de deux tracés, le quotient ou la « raison » qu’on leur
applique peut être modifié d’une manière bien plus considérable. L’un des
propagateurs de ces méthodes, une personnalité haute en couleur sur qui je
reviendrai dans un instant, Matila Ghyka, conseillait du reste aux amateurs
de ne pas se décourager si leurs premiers calculs se révélaient infructueux,
et leur proposait d’essayer tous les tracés possibles jusqu’à trouver celui qui
s’accorderait avec sa théorie !
Mais il y a davantage à en dire. L’affaire du Nombre d’or est très
révélatrice des circonstances dans lesquelles s’élabore une légende
« ésotérique141 ».
C’est Euclide qui, dans ses Éléments, le grand traité de mathématiques
de l’Antiquité142, au livre XIII, décrit sans y attacher particulièrement la
« division en moyenne et extrême raison » qui peut notamment générer le
pentagone mais permet également d’inscrire dans un cercle des corps
réguliers, comme l’icosaèdre (20 triangles équilatéraux) et surtout le
dodécaèdre (12 pentagones). Après lui, aucun commentaire particulier n’est
connu sur cette proportion jusqu’au tout début du XVIe siècle, quand un
mathématicien franciscain, Luca Pacioli, publie un traité intitulé De divina
proportione143.
Théologien au moins autant que savant, il ne peut résister à l’envie de
rapprocher les mathématiques de la science sacrée : comme on compte
treize effets de la division en moyenne et extrême raison, il les rapporte
« aux douze Apôtres auquel s’ajoute notre Sauveur » et voit dans le
dodécaèdre, qui pour Platon symbolisait l’univers, l’évocation de Dieu :
voilà pourquoi la proportion est divine ! Mais Pacioli ne va plus loin, ne
donne à cette proportion aucune vertu esthétique et ne parle pas du Nombre
d’or – personne, à son époque, n’en a encore parlé.
Il faudra attendre le début du XIXe siècle pour que des mathématiciens
allemands s’emparent de ce thème et, le tout premier, Adolf Zeising144,
auteur en 1854 d’un ouvrage intitulé Neue Lehre von de Proportionen des
menschlichen Körpers (Nouvelles leçons sur les proportions du corps
humain), va faire un sort à cette proportion désormais qualifiée par lui de
« section d’or », où il voit un critère de beauté universelle et singulièrement
la norme des proportions du corps humain. Parmi ses émules, il faut surtout
citer Franz Liharzik, un homme curieux qui se prétendait possesseur de
mille sortes de sciences145 et pour qui, en 1865 dans son livre Das Quadrat,
la section d’or est « la loi morphologique fondamentale qui imprègne toute
la nature et qui doit constituer le fondement de la structure de l’univers » :
cette conviction n’engageait que lui.
Mais on doit surtout à Matila Ghyka146, évoqué plus haut, d’avoir
véritablement « inventé » le Nombre d’or auquel il donnera une
signification tout à fait nouvelle. Dans deux ouvrages publiés entre 1927 et
1931147, il annonce que le Nombre d’or – car c’est ainsi qu’on le nommera
désormais, d’après lui – résume la tradition pythagoricienne tout entière,
laquelle aurait régi les monuments antiques et toutes les cathédrales
gothiques et aurait été transmise depuis cette époque, d’âge en âge, par une
chaîne d’initiés : confréries de bâtisseurs, Steinmetzen, guildes anglaises,
Compagnons français, sans oublier cela va sans dire, les alchimistes et les
Rose-Croix.
Ghyka, à l’érudition touffue, confuse et incertaine, ne dit jamais d’où il
tire de si extraordinaires révélations ni sur quoi il fonde ses affirmations. Il
assène avec une certitude tranquille et nombre d’esprits légers ou exaltés,
depuis lors, n’ont cessé de le plagier. Il reste qu’on chercherait vainement,
avant lui, la moindre trace d’un document susceptible de corroborer ces
théories plutôt extravagantes dont aucune source pythagoricienne antique
ne fait état et, bien entendu, ni dans les Carnets de Villard de Honnecourt,
ni dans les « divulgations » de Roriczer ne figure jamais cette « divine
proportion » comme règle d’un « tracé harmonique »…
Bref, on l’aura compris : le Nombre d’or n’a fait son entrée dans la
tradition maçonnique et n’est connu des francs-maçons que depuis que
certains d’entre eux, au cours des décennies récentes, ont rapporté, souvent
sans en soupçonner l’origine, les rêveries échevelées de Matila Ghyka148…
Résumons-nous : de même qu’il ne faut pas accorder aux architectes du
Moyen Âge une science géométrique qu’ils ne possédaient pas encore, en
dépit de leur réel talent pratique, de même il ne faut pas leur attribuer la
science de subtilités mathématiques dont rien n’atteste en leur temps et qui
ne furent explicitées que bien plus tard.
Après tout, l’émotion esthétique que suscitent les grandes églises
médiévales, le sens artistique qu’elles révèlent chez ceux qui les conçurent,
la foi profonde et l’audace technique dont elles témoignent, sont leurs plus
beaux titres de gloire. Leur attribuer des secrets sans fondement et sans
substance n’y ajoute vraiment rien et ne fait même que brouiller leur image
en travestissant la vérité.

De Bannockburn à Rosslyn : le parcours des combattants


Il reste cependant encore une ultime légende à déconstruire. Celle qui
joint les Templiers à un petit peuple perdu dans les brumes septentrionales
de l’Europe et qui aurait donné refuge aux chevaliers persécutés : les
Écossais.
L’affaire, qui pourrait sembler simplement un peu grotesque, est
cependant plus sérieuse. L’ampleur prise depuis déjà longtemps – et pas
seulement depuis l’apparition récente d’un livre et d’un film à succès – par
cette variante de la légende templière rend nécessaire qu’on déblaie
préalablement le terrain de la recherche – si l’on me permet cette expression
un peu rude – en écartant cette hypothèse ridicule.
Tout se concentre autour de la chapelle de Rosslyn, de ses prétendus
mystères templiers et des allusions maçonniques supposées qu’on y
trouverait : cette collégiale serait ainsi le monument emblématique, la
preuve sinon vivante du moins présente sous nos yeux, de cette connexion
mythique entre l’Ordre du Temple et la franc-maçonnerie. Pour y voir clair,
il faut une fois de plus en référer aux vrais spécialistes du sujet. Les auteurs
qui ont écrit à ce propos, au cours des années récentes, sont assurément
nombreux, mais les chercheurs authentiques sont plus rares. Heureusement,
il en est au moins un dont la compétence est unanimement reconnue sur
cette question complexe qu’il a patiemment étudiée depuis de nombreuses
années : il s’agit de Robert Cooper, auteur d’un passionnant livre, The
Rosslyn Hoax149 ? (« Le canular de Rosslyn ? »). L’homme, un érudit
écossais de pure souche, est a priori peu suspect d’hostilité à l’égard des
univers symboliques. On peut même dire que c’est un peu son monde
familier : c’est en effet l’actuel Grand Bibliothécaire de la Grande Loge
d’Écosse et rien de ce qui touche l’histoire et même la préhistoire de la
franc-maçonnerie en ce pays ne lui est inconnu.
Or, ses conclusions, que je ne ferai que reprendre ici, se résument en
peu de mots : il n’existe aucun élément à Rosslyn pour accréditer la thèse
d’une chapelle d’inspiration templière et, qui plus est, la fameuse
implication du Temple dans l’histoire de l’Écosse, dès le XIIIe siècle, est une
pure invention…
En premier lieu, la plupart des symboles templiers et/ou maçonniques
qu’on prétend voir à Rosslyn – et qu’on pourrait retrouver, pour plusieurs
d’entre eux, dans de nombreuses autres collégiales construites dans la
région à la même époque – ne sont que des représentations conventionnelles
se référant à des personnages bibliques ou à des enseignements moraux que
la théologie et la littérature religieuse du temps permettent largement
d’expliquer sans le secours des Templiers. En vérité, ces représentations
nous paraissent aujourd’hui singulières et « ésotériques » parce que la
culture qui les éclairait nous est désormais le plus souvent inconnue. Il faut
en outre ajouter que certains détails, comme par exemple une « blessure »
portée au front d’un personnage sur un chapiteau, ne sont pas d’origine et
que, de toute façon, la famille Saint Clair de Rosslyn n’a jamais assumé la
grande maîtrise héréditaire des maçons écossais comme on a voulu le faire
croire – ou feint de le croire – en 1736 lors de la création de la Grande Loge
d’Écosse.
Enfin, et c’est le point le plus important, l’idée que des Templiers,
supposés se trouver en Écosse depuis la bataille de Bannockburn en
1314150, auraient pu dès cette époque trouver refuge dans le pays et, plus
tard, y créer la franc-maçonnerie, est une légende qui ne fut connue dans les
milieux maçonniques écossais eux-mêmes qu’à la fin du XVIIIe et au début
du XIXe siècle, et ne fut popularisée que lorsque Walter Scott travaillait déjà
à donner à son pays une histoire légendaire et mythique à travers ses
romans si célèbres. Ajoutons qu’il n’est pas impossible que cette légende,
en effet assez romanesque, soit venue du continent où elle est attestée
quelques années plus tôt, peut-être importée dans les Highlands par des fils
de l’Écosse précédemment exilés en France151 !
Il faut s’y résoudre : ce n’est certainement pas à Rosslyn qu’on trouvera
la clé des origines de la franc-maçonnerie. Cependant, un séjour d’agrément
au Midlothian et la visite surprenante de la collégiale n’en sont pas moins
recommandables…
Mais l’évocation de ce fameux – ou fumeux ? – complexe templaro-
écossais nous a permis d’en arriver au dernier point de notre enquête sur les
sources opératives de la franc-maçonnerie. Il s’agit de l’Écosse elle-même.
La place qu’elle occupera dans tout le reste de ce livre nécessitait qu’on lui
réservât un traitement tout à fait à part car le terrain sur lequel elle nous
entraîne est infiniment plus solide. Du reste, la réelle singularité de ce petit
pays, en de nombreux domaines, le justifie au moins autant. C’est par lui
qu’il fallait finir puisque c’est là, peut-être, que tout ou presque a
commencé.

Le cas singulier de l’Écosse152


L’héritage médiéval
Ici, comme presque partout ailleurs en Europe, tout apparaît vers la fin
du Moyen Âge, et pour les mêmes raisons. On y découvre alors, sans
surprise, des structures qui dans un premier temps nous paraissent
familières.
En Écosse, l’organisation du Métier repose, au moins dès la fin du
XVe siècle, sur la dualité de l’Incorporation, guilde municipale de maîtres
bourgeois, et de la loge. À Édimbourg, en 1475, la ville accorde une Charte
(Seal of Cause) conjointement aux maçons et aux charpentiers. Mais la loge
ne désigne encore, à cette époque, que le groupe constitué sur un chantier
donné par les maçons qui y travaillent et se réunissent dans une bâtisse
provisoire édifiée à cet endroit. C’est ce que l’on peut appeler la loge « au
sens médiéval du terme ». À Aberdeen, sur le chantier de l’église Saint-
Nicolas, une querelle éclate ainsi entre « six maçons de la loge », en 1483.
Diverses mentions d’un lieu de réunion de ces maçons, dénommé loge,
apparaissent encore en 1493 et 1544. Mais en 1605, il est décidé que le
bâtiment sera transformé pour en faire trois écoles, ce qui semble montrer
qu’à cette date au plus tard la loge médiévale d’Aberdeen n’avait plus
d’activité.
Si, comme on l’a maintes fois souligné, aucun manuscrit des Anciens
Devoirs, textes d’origine purement anglaise, n’est connu en Écosse avant
les années 1660 environ, on a cependant des raisons de penser, nous le
reverrons, que la tradition véhiculée par ces textes, et notamment en ce qui
concerne l’histoire du Métier, était peut-être connue en Écosse dès la fin du
XVIe siècle. Il faut noter en outre que toutes les versions des Anciens
Devoirs qui seront répertoriées en Écosse au XVIIe siècle appartenaient à des
loges en activité, alors que seules de très rares versions, parmi les très
nombreuses connues en Angleterre à la même époque, ont un lien prouvé
avec des loges ou des maçons (on ne peut guère citer que les Mss Sloane
3848 et Harleian 2054, nous le reverrons). En d’autres termes, à partir du
milieu du XVIIe siècle, la pratique des Anciens Devoirs au sein des loges est
infiniment mieux établie en Écosse qu’en Angleterre ! C’est là,
reconnaissons-le, une vision paradoxale et singulièrement nouvelle.
Or, les Anciens Devoirs, comme on le sait, suggèrent une organisation
plus structurée de la loge, au cours de la période qui va du XVe au début du
XVIe siècle environ, avec le pouvoir de contrôler les qualifications des
ouvriers, de leur accorder le statut de Compagnon (Fellow) et de régler les
différends. Il est même fait allusion à des assemblées annuelles, sans que la
réalité de ces dernières ait jamais pu être clairement établie. Ces procédures,
dont nous ignorons à peu près tous les détails en Angleterre, ontelles existé
en Écosse à la même époque ? Rien ne permet aujourd’hui de répondre
précisément à cette question.
Quelques guildes municipales comprenant entre autres des maçons –
car, là encore, plusieurs métiers y étaient parfois associés –, deux
références isolées à des loges de type médiéval, quelques fragiles indices
suggérant une possible connaissance de la tradition des Anciens Devoirs :
tels sont donc les seuls témoignages relatifs à la Maçonnerie opérative
écossaise avant 1598.
Une réforme capitale devait alors se produire.
Les Statuts Schaw (1598-1599) – La loge et l’Incorporation
Le 28 décembre 1598, William Schaw publie les Statuts et
Ordonnances qui devront être désormais observées par tous les maîtres
maçons du royaume, en tant que « Maître des Ouvrages » (Master of the
Works) du Roi, fonction qu’il occupait depuis 1583 et à laquelle il ajoute
alors celle de « Garde Général du Métier » (General Warden)153. Il convient
tout d’abord d’observer que le texte des Statuts recommande en premier
lieu de respecter tous les règlements établis antérieurement. On peut estimer
qu’il est sans doute fait ici implicitement référence aux Anciens Devoirs,
bien qu’aucune version de cette époque ne subsiste en Écosse. Les clauses
qui suivent immédiatement ces recommandations reprennent en effet,
presque terme pour terme, plusieurs Devoirs énoncés dans le Ms Cooke
(circa 1420) par exemple, et repris dans le Ms Grand Lodge no 1 (1583) :
être sincères les uns envers les autres, bien servir son maître, ne pas
accepter de travail qu’on ne puisse mener à bien, ne pas évincer un maître
ou un compagnon, ni reprendre la tâche dont il était chargé sans son
accord, etc.
En outre, un témoignage documentaire récemment relevé pourrait
conforter ce soupçon. Une inscription latine figure sur la façade occidentale
de la chapelle de King’s College, à Aberdeen :

« par la grâce du très sérénissime, illustre et toujours victorieux Roi Jacques IV : le 4e jour
avant les nones d’Avril, en l’année 1500, les maçons ont commencé la construction de cet
excellent Collège154. »

Or, cette date, le 2 avril, était traditionnellement considérée, en raison


d’un calcul effectué sur des données bibliques, comme le jour où avait
commencé la construction du Temple de Salomon. Un récit relatif à la
construction du Collège d’Aberdeen y fait du reste clairement allusion. On
ne peut manquer de rapprocher de ce fait la référence au Temple de
Jérusalem si bien mise en relief dans les Anciens Devoirs, où l’on affirme
encore que ce furent les maçons du Temple de Salomon qui répandirent
ultérieurement les connaissances du Métier dans les autres contrées du
monde.
Cependant, on passe bien vite à des dispositions d’un caractère tout à
fait nouveau.
Il est stipulé que chaque loge devra élire annuellement un Garde
(Warden), pour la présider, avec l’accord du Garde Général. La loge, ainsi
constituée sous la tutelle nominale de l’administration du Roi, est chargée
de contrôler la carrière du maçon, selon un schéma désormais bien connu :
un Apprenti, enregistré (booked) par l’Incorporation à l’initiative de son
maître – je reviendrai plus loin sur ce point –, était ordinairement après
deux ou trois ans, entré (entered) dans la loge, au sein de laquelle il était
donc officiellement admis, avec la qualification d’Apprenti Entré (Entered
Apprentice).
Au terme moyen de sept ans de service, nous le verrons, il pouvait
prétendre au deuxième « grade » de la loge, celui de Compagnon du métier
ou Maître (Fellowcraft or Master). Chacune de ces deux étapes donnait
lieu, au sein de la loge assemblée, à une cérémonie symbolique que les
Statuts ne décrivent évidemment pas – à laquelle ils ne font même pas
directement allusion – mais qu’on peut supposer conforme, pour l’essentiel,
à ce qui est rapporté à la fin du XVIIe siècle dans les manuscrits du groupe
Haughfoot qui renferment donc ce que nous pouvons considérer comme les
plus anciens rituels maçonniques connus.
L’organisation du Métier établie de la sorte par les Statuts, repose donc
en premier lieu sur un réseau de loges. Il faut noter ici que si le mot « loge »
est ancien, le sens que lui accordent les Statuts et la réalité qu’il recouvre
désormais, sont entièrement nouveaux. Les loges de type médiéval,
précédemment évoquées, semblent bien n’avoir jamais prétendu à la
moindre autorité sur l’ensemble des maçons d’une juridiction déterminée,
ni au moindre pouvoir de contrôle général sur le métier. Ces caractéristiques
apparaissent pour la première fois dans les Statuts de 1598, fondant un
système de loges, administrant le métier dans toute l’Écosse, sous la
direction du Garde Général que nomme le Roi.
Insistons bien sur le fait que la dernière mention d’une loge « de type
médiéval » en Écosse, en 1605, se situe six ans après la mise en place des
Statuts Schaw : si les deux ont pu coexister – même pour constater la
disparition des loges du premier type – c’est bien qu’il s’agissait de deux
entités de natures entièrement différentes malgré leur commune
dénomination. C’est la première innovation de taille imposée par William
Schaw.
Du reste, dans les années qui suivirent la publication de ces Statuts, on
vit paraître des loges dont on ne trouverait aucune trace auparavant. Le
système se mettait clairement en place.
Tous ces faits concourent à faire penser qu’on ne peut établir aucun lien
direct, aucune filiation réelle, entre les loges créées par les Statuts et les
loges précédentes, de type médiéval ; si l’on songe ici à la thèse de la
« rupture » soutenue aujourd’hui par les érudits maçonniques anglais pour
rendre compte de l’émergence de la Maçonnerie spéculative, on voit que
pour D. Stevenson cette rupture, ou pour mieux dire, comme je l’ai suggéré,
cette mutation, est à situer en Écosse autour de 1598-1599 et surtout qu’elle
intervient, paradoxalement, au sein même de la Maçonnerie opérative.
À ce propos, un autre problème examiné par D. Stevenson est celui,
souvent exposé de manière fautive et surtout peu claire par les chercheurs
anglais, des relations entre les Incorporations, apparues en Écosse vers la
fin du XVe siècle, et les « nouvelles » loges de Schaw.
Les Incorporations étaient des organisations municipales, garantes des
droits, franchises et privilèges des métiers dans la Cité, et participant, grâce
au droit de bourgeoisie qu’elles détenaient, au gouvernement municipal.
Elles étaient présidées par un Diacre (Deacon). Or, nous l’avons signalé, les
Incorporations rassemblaient le plus souvent des métiers différents (à
Édimbourg, les maçons et les charpentiers). La dualité, instaurée par Schaw,
entre la loge territoriale, avec un pouvoir juridictionnel bien défini, et
l’Incorporation qui persiste, permettait de conserver les avantages du droit
de cité, contrôlé par la seconde, et d’assurer en même temps la gestion du
métier par les maçons eux-mêmes, au sein de la loge.
On conçoit dès lors les querelles de préséance et d’autorité qui
pouvaient survenir entre ces deux juridictions dont l’une était
exclusivement liée au métier (la loge), tandis que l’autre détenait aussi une
partie de l’autorité municipale (l’Incorporation). On note à cette occasion
qu’un passage a priori un peu obscur des plus anciens catéchismes
maçonniques écossais, prend tout son sens. On lit en effet, dans le
manuscrit des Archives d’Édimbourg :
« D. qu’est-ce qui fait une Loge véritable et parfaite ?
« R. sept maîtres, cinq Apprentis entrés, un jour de route d’une ville, sans chien qui aboie
ni coq qui chante155. »

De fait, on sait que, par exemple, les maçons de la loge de Melrose se


réunissaient en dehors de la ville, à Newstead, et que ceux d’Aberdeen
traversaient de même le fleuve Dee pour s’assembler, dans les deux cas, en
dehors de la juridiction de la ville, échappant ainsi à toute ingérence de la
part de l’Incorporation. Les amateurs de significations ésotériques seront
sans doute déçus, mais nous avons ici un exemple parfait de ce que
l’élucidation historique peut apporter à la compréhension correcte des
textes…
Les Statuts ignorent pratiquement l’Incorporation à une réserve près : il
est expressément prévu que le Diacre (de l’Incorporation) sera présent dans
la loge et partagera l’autorité du Garde et des maîtres pour diverses
dispenses ou autorisations que la loge doit délivrer. Concrètement, à
Édimbourg, l’enregistrement initial d’un Apprenti (booking) restait du
ressort de l’Incorporation à la demande d’un maître. Après un à trois ans,
nous l’avons vu, l’Apprenti était admis dans la loge, accédant ainsi au statut
d’Apprenti Entré (Entered Apprentice), lequel recevait notamment le
bénéfice du Mot du Maçon.
Ordinairement, au terme de sept ans en moyenne, l’Apprenti Entré
pouvait être admis au rang de Compagnon du métier (Fellowcraft or
Master). En revanche, au regard de l’Incorporation il n’était toujours qu’un
apprenti enregistré, ayant acquis une certaine expérience sans doute, et
travaillant comme tâcheron (journeyman) pour un maître. La plupart des
ouvriers conservaient définitivement ce statut. Seule une minorité – souvent
familiale – de privilégiés parvenait à acquérir le droit de cité, après un
examen de leurs capacités par une commission désignée par
l’Incorporation : ils devenaient dès lors Maîtres de l’Incorporation, ou
Maîtres bourgeois, à condition qu’ils aient préalablement acquis dans la
loge la qualité de Fellowcraft, la mention « or Master » qui accompagnait
ce titre signifiant que ce statut n’avait finalement d’intérêt que dans la
mesure où l’on avait des perspectives raisonnables de devenir Maître « dans
la cité ». Précisons cependant qu’il ne s’agissait là que du cursus habituel et
que d’autres cas de figure pouvaient parfois s’observer.
Il est donc important de noter qu’en Écosse, la qualité de Compagnon
du Métier n’était pas obligatoire pour un ouvrier confirmé et n’avait pas le
même sens que le rang de Compagnon (Fellow) stipulé dans les Anciens
Devoirs anglais : on voit à quel point certaines proximités morphologiques
des mots cachent parfois de réelles dissemblances sémantiques. Nous en
rencontrerons d’ailleurs un autre exemple plus loin avec le mot freemason
lui-même…
Il faut également souligner, dans le système écossais issu de la réforme
de Schaw, le caractère en quelque sorte mixte de l’Incorporation : à la fois
guilde municipale et confrérie, elle partageait certaines responsabilités avec
la loge, devenue quant à elle une institution fixe, permanente et non
itinérante, laquelle avait aussi un rôle d’entraide et pouvait encore
apparaître comme un étrange et nouveau contrepouvoir. Rien de tout cela
n’est assimilable à la situation observée en Allemagne ou en France, par
exemple.
La structure à la fois très élaborée et hybride de ce système écossais,
sans équivalent non plus Angleterre à la même époque ni à aucune autre
époque, du reste, a suscité divers commentaires : paradoxalement, si on
avait voulu compliquer la vie des maçons opératifs écossais et de leurs
employeurs, on ne s’y serait pas pris autrement !
On ne peut en effet méconnaître les risques multiples de « conflits de
territoire » entre les deux structures, la loge et l’Incorporation – ce que les
systèmes continentaux, fondés sur une organisation unique, permettaient
d’éviter. L’absence de toute délimitation précise entre les compétences et les
attributions respectives du Garde de la loge et du Diacre de l’Incorporation
ne laisse d’étonner. C’est un peu comme si Schaw avait d’abord envisagé la
réduction des pouvoirs des Maîtres bourgeois, sans toutefois pouvoir mettre
un terme à leur existence même. On peut aussi de demander s’il n’avait pas
songé à remplacer purement et simplement la tutelle de ces derniers sur les
ouvriers par celle de l’État, puisque les Gardes des loges devaient être
confirmées par le Garde général. Bref, le système donne une réelle
impression de provisoire et d’inachevé… et du reste, William Schaw dut le
compléter dès l’année suivante !
William Schaw dut en effet concevoir une deuxième série de
règlements, publiée un an après celle dont je viens de parler, soit le
28 décembre 1599.
Les Statuts de 1599, en quatorze articles, sont en partie spécialement
adressés à la loge de Kilwinning et en partie destinés à toutes les autres
loges d’Écosse. La loge de Kilwinning, qualifiée de deuxième loge
d’Écosse, se voit dotée d’une autorité particulière, son Garde ayant,
conjointement avec le Diacre, le droit de convoquer et éventuellement de
juger les autres Gardes et Diacres de toute la région ouest de l’Écosse. La
loge d’Édimbourg est considérée comme la principale loge d’Écosse, la
troisième loge étant celle de Stirling.
Si l’on juge ordinairement que les Seconds Statuts Schaw sont le simple
complément des premiers, sur des détails de protocole, il apparaît
cependant, pour D. Stevenson, qu’ils en diffèrent sensiblement sur quelques
points. Les Statuts de 1599 semblent surtout résulter des réactions
manifestées par certains à l’encontre des innovations majeures établies en
1598. Le caractère radicalement nouveau, au regard des usages antérieurs
du métier, de la réforme de Schaw, s’en trouve ainsi indirectement
confirmé.

Le Mot du Maçon et les Cowans


On peut estimer qu’il en va de même pour le Mot du Maçon (Mason
Word), qui revêt dès lors dans la Maçonnerie écossaise une importance
capitale, à l’unique discrétion des loges qui s’en réservent la transmission. Il
n’existe en effet aucun témoignage, d’aucune sorte, de quoi que ce soit
d’équivalent, avant 1598. Rappelons que les Anciens Devoirs, d’origine
anglaise, ignorent absolument cette institution. On ne peut cependant
affirmer que le Mot du Maçon doit absolument être considéré comme une
innovation de Schaw, allant naturellement de pair avec le rôle désormais
dévolu aux loges, mais pour des raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas
ici, Knoop et Jones ont suggéré de façon assez convaincante qu’en toute
hypothèse il est peu probable qu’il remonte plus loin que le début du
156
XVIe siècle . Il n’en demeure pas moins que c’est une spécificité écossaise
d’origine : rien de tel ni d’approchant n’est spécifié dans les Anciens
Devoirs anglais et il est même indiqué, dans le 8e article du Regius et du
Cooke, qu’un ouvrier qui se révélerait peu ou pas qualifié devrait être
remplacé dès que possible : c’est donc au « pied du mur qu’on jugeait le
maçon » et non par la possession d’un mot qui aurait garanti sa formation et
sa compétence157. N’oublions pas que sur les grands chantiers anglais du
Moyen Âge, nombre d’ouvriers avaient été requis (‘pressed) et que les
shérifs habituellement chargés de cette besogne ne se souciaient
certainement pas de ces détails ! Avec le Mot du Maçon, nous sommes donc
enfin en présence d’un « vrai secret »…
Mais avant d’examiner plus en détail les modalités de transmission de
ce Mot, qui vont revêtir dans l’histoire ultérieure de la franc-maçonnerie
une importance décisive, il faut s’arrêter un instant sur un autre personnage
du monde opératif écossais qui justifiait à lui seul l’usage du Mason Word :
il s’agit du Cowan.
Mon intention n’est pas d’entrer ici dans la discussion âpre et délicate –
quoique fort intéressante – relative à l’étymologie et à la signification
précise de ce mot. La plupart des savantes études qu’on lui a consacrées ont
permis de soulever des hypothèses riches de perspectives, mais rien de
formellement concluant158. Il suffira de dire qu’il désigne une sorte de
manœuvre sans qualification, de « maçon sauvage » à qui l’on refusait
notamment le droit d’élever des murs dont les pierres seraient jointes par du
ciment, l’usage d’un mortier étant réservé aux maçons de métier. Plus
fondamentalement, le Cowan est à la fois rejeté pour son incompétence
présumée – il a échappé à la filière de formation de l’Incorporation et de la
loge – et parce qu’on le soupçonne généralement, à tort ou à raison, de
comportements délictueux ou contraires aux intérêts de la communauté.
Pour rester dans une terminologie anglaise, on pourrait dire que c’était, aux
yeux des hommes du métier, une sorte d’outsider ou de maverick (un
marginal ou un franc-tireur) jugé un peu incontrôlable et donc indésirable.
Or, c’est dans les Statuts Schaw qu’est clairement spécifiée la
prohibition des Cowans. Alors que les règlements des diverses
Incorporations autorisaient parfois l’emploi de ces « maçons de pierre
sèche » sans qualification réelle conférée par un apprentissage régulier, les
Statuts Schaw leur sont foncièrement hostiles. C’est d’ailleurs à l’évidence
pour se prémunir contre eux que la loge révèle à ses membres le Mot du
Maçon, accordant à ceux qui le possèdent le privilège de l’emploi. On voit
bien, dès lors, en quoi cet usage est intimement lié à la réforme de 1598 et
revêt avant tout, à l’origine, une signification technique et corporatiste.
Mais nous touchons, en même temps, à l’un des moments forts de cette
enquête. Les maçons écossais du XVIIe siècle, prolongeant peut-être, mais
rien ne permet de l’affirmer, des usages un peu plus anciens, faisaient de la
transmission du Mot du Maçon la base même de l’activité de la loge. Cette
loge, qui n’était plus une baraque de chantier ni un atelier de travail, était
d’une certaine manière faite pour cela : lorsqu’on y était reçu – on disait
« entré » –, c’était pour y recevoir le Mot du Maçon. Nous verrons qu’en
dehors de cela, elle ne se réunissait pratiquement jamais. Nous parlons
aujourd’hui « d’initiation ». Or, c’est un mot savant dont l’introduction est
récente dans la franc-maçonnerie. Dans l’Écosse de William Schaw, on
parlait seulement de « la manière de donner le Mot du Maçon ».
Cette transmission était un rituel, ce qui allait de soi dans l’Europe
postmédiévale. Disons-le avec toute la solennité requise : c’est le plus
ancien rituel maçonnique qui nous soit parvenu, et peut-être le premier de
tous. Il n’a pas d’antécédent connu, ni d’ailleurs d’équivalent en aucun
autre pays à son époque. En cela, il apparaît pour nous comme une véritable
source, il nous conduit sinon à l’origine, du moins à une origine. Je
reviendrai plus précisément, dans un autre chapitre ce livre, sur le
fonctionnement réel des loges écossaises du XVIIe siècle159 – ce sujet
réserve bien des surprises – et sur ce que furent les destins du Mot du
Maçon en dehors de ces loges. Mais avant d’achever le présent chapitre,
c’est ce rituel qu’il nous faut découvrir.
Nous sommes à Édimbourg, parmi les hommes du métier, en 1696…
Quelques questions que les maçons ont coutume
de poser à ceux qui ont le Mot du maçon,
en vue de les reconnaître

— Êtes-vous maçon ? Réponse : Oui.


— Comment le saurai-je ? Rép(onse) : Vous le saurez en temps et lieu convenables. [Remarquez
que cette réponse ne doit être faite que lorsque les personnes présentes en votre compagnie ne sont
pas des maçons. Mais s’il n’y a pas de telles gens là où vous êtes, vous pouvez répondre par les
signes, marques et autres points de mon entrée.]
— Quel est le premier point ? Rép(onse) : Dites-moi le premier point, je vous donnerai le
second. Le premier est de garder et cacher ; le second, sous une peine qui ne saurait être moindre que
de vous couper la gorge, car vous devez faire ce signe, quand vous dites cela.
— Où avez-vous été entré ? Rép(onse) : Dans l’honorable loge.
— Qu’est-ce qui fait une loge véritable et parfaite ? Réponse : sept maîtres, cinq apprentis
entrés, à un jour de marche d’une ville là où l’on n’entend ni un chien aboyer ni un coq chanter.
— Ne peut-on faire à moins une loge véritable et parfaite ? Rép(onse) : Si, cinq maçons et trois
apprentis entrés, & c.
— Et à moins encore ? Rép(onse) : Plus on est, plus on rit, moins on est et meilleure est la
chère.
— Quel est le nom de votre loge ? Rép(onse) : Kilwinning.
— Comment se tient votre loge ? Rép(onse) : d’est en ouest comme le temple de Jérusalem.
— Où se tint la première loge ? Rép(onse) : Dans le porche du temple de Salomon.
— Y a-t-il des lumières dans votre loge ? Rép(onse) : Oui, trois, le nord-est, le sud-ouest, et le
passage de l’est. La première indique le maître maçon, la deuxième le surveillant160, la troisième le
compagnon poseur (ou le compagnon du métier161).
— Y a-t-il des bijoux dans votre loge ? Rép(onse) : Oui, trois, un parpaing, un pavé d’équerre et
un « large ovale (?) » (ou un marteau bretté, ou plus probablement un moellon piqué162).
— Où pourrai-je trouver la clé de votre loge ? Rép(onse) : À trois pieds et demi de la porte de la
loge sous un parpaing et une motte verte. Mais sous le repli de mon foie, où gisent tous les secrets de
mon cœur163.
— Quelle est la clé de votre loge ? Rép(onse) : Une langue bien pendue.
— Où repose cette clé ? Rép(onse) : Dans la boîte d’os.
Une fois que les maçons vous ont examiné au moyen de l’ensemble ou d’une partie de ces
questions, et que vous avez répondu avec exactitude et fait les signes, ils vous reconnaîtront non
comme maître maçon ni comme compagnon du métier mais seulement comme un apprenti. Aussi
vous diront-ils : Je vois que vous êtes entré dans la cuisine, mais j’ignore si vous êtes allé dans la
salle. (Réponse) Je suis entré aussi bien dans la salle que dans la cuisine.
— Êtes-vous compagnon du métier ? Rép(onse) : Oui.
— Combien y a-t-il de points du compagnonnage ? Rép(onse) : Cinq, à savoir : pied contre
pied, genou contre genou, cœur contre cœur, main contre main, et oreille contre oreille. Faites alors le
signe du compagnonnage en donnant la poignée de main, et vous serez reconnu comme un vrai
maçon. Les mots sont en I Rois 7,21 et en II Chro. 3, dernier verset164.

Forme dans laquelle on donne le Mot du maçon

Tout d’abord vous faire mettre à genoux la personne qui doit recevoir le mot ; et après un grand
nombre de gestes destinés à l’effrayer, faites-lui prendre la Bible et placer sa main droite dessus.
Vous devez l’exhorter à garder le secret en le menaçant de l’égorger au cas où il violerait son
serment, (et en lui disant que) le soleil dans le firmament témoignera contre lui ainsi que toute la
compagnie présente, ce qui provoquera sa damnation, faute de quoi les maçons ne manqueront pas de
le tuer.
Alors, après qu’il a promis de garder le secret, ils lui font prêter le serment comme suit.
— Par Dieu lui-même, et attendu que vous devrez rendre des comptes à Dieu quand vous vous
tiendrez nu devant lui au grand jour (du jugement), vous ne révélerez aucun point de ce que vous
verrez ou entendrez aujourd’hui, ni en parole ni par écrit ; vous ne le mettrez par écrit à aucun
moment ni ne le tracerez avec la pointe d’une épée ou d’un autre instrument sur la neige ou sur le
sable, et vous n’en parlerez pas sauf avec quelqu’un qui a été reçu maçon… Ainsi que Dieu vous soit
en aide !
Après qu’il a prêté ce serment, il est éloigné de la compagnie avec le maçon dernier reçu, et une
fois qu’on l’a suffisamment effrayé en faisant mille postures et grimaces et ridicules, il doit
apprendre dudit maçon la manière de se tenir à l’ordre (« en due garde ») ce qui concerne le signe et
les postures et les mots de sa réception qui sont comme suit.
D’abord lorsqu’il rentre de nouveau au sein de la compagnie, il doit faire un salut ridicule, puis
le signe, et il doit dire : Dieu bénisse cette respectable compagnie. Puis en ôtant son chapeau d’une
manière vraiment extravagante qu’on ne doit exécuter qu’à cette occasion (comme d’ailleurs le reste
des signes), il dit les mots de son entrée de la manière suivante.
— Me voici, moi le plus jeune, le dernier apprenti entré, car j’ai juré par Dieu et par saint Jean,
par l’équerre et par le compas, et par la jauge commune (ou panneau ordinaire)165, d’être au service
de mon maître à l’honorable loge, du lundi matin jusqu’au samedi soir pour en garder les clés, sous
peine d’avoir la langue coupée sous le menton, et d’être enseveli sous la limite des hautes mers, là où
nul ne le saura.
Alors il fait de nouveau le signe en traçant de sa main un trait sous son menton en travers de sa
gorge, pour signifier qu’elle sera coupée au cas où il reprendrait sa parole. Puis tous les maçons
présents murmurent le mot entre eux en commençant par le plus jeune de manière qu’il parvienne
finalement au maître maçon, qui donne le mot à l’apprenti entré.
Il faut maintenant remarquer que tous les signes et mots comme ceux dont on parle ailleurs,
appartiennent seulement à l’apprenti entré. Mais pour être un maître maçon ou un compagnon du
métier, il y a quelque chose de plus à faire, qui se fait comme suit.
Premièrement, tous les apprentis doivent être éloignés de la compagnie, et aucun n’est admis à
rester sauf les maîtres.
Alors celui qui va être reçu comme membre en tant que compagnon doit à nouveau se mettre à
genoux, et il prononce le serment qu’on lui fournit à nouveau. Après quoi il doit sortir de l’assemblée
avec le maître le plus jeune afin d’apprendre les postures et les signes du compagnon166 ; ensuite il
rentre de nouveau, fait le signe de maître167, et dit les mêmes mots qu’à son entrée, en omettant
seulement la jauge commune (ou panneau ordinaire). Puis les maîtres murmurent le mot entre eux en
commençant par le plus jeune comme auparavant. Après quoi le maçon le plus jeune doit avancer et
se mettre lui-même dans la posture où il doit recevoir le mot, et il dit à voix basse au maçon le plus
ancien : les dignes maîtres et la respectable compagnie vous saluent bien, vous saluent bien, vous
saluent bien. Puis le maître lui donne le mot et lui serre la main à la manière des maçons. C’est tout
ce qu’il y a à faire pour faire de lui un parfait maçon.
(Au verso :) « Quelques questions au sujet du Mot de maçon 1696168 »

Nous retrouverons, plus loin, dans son Écosse natale, ce nouveau


compagnon…

Un monde multiple
Réviser ses classiques
Puisque ce chapitre a commencé par l’évocation d’une miniature naïve,
il pourrait s’achever par un récit du même ordre.
« C’était il y a très longtemps, quelque part en Europe. Sur une vaste place, non loin du
cœur de la ville, on édifiait une cathédrale. Depuis quelques années déjà, le chantier allait bon
train.
Un jour, un ami de l’architecte qui présidait à cet ouvrage vint à passer. En l’absence du
maître d’œuvre, un peu déçu, il se décida néanmoins à visiter le chantier où s’affairaient d’assez
nombreux ouvriers. Il vit d’abord l’un d’eux, en plein soleil, qui travaillait sur un élément de
chapiteau. Il s’en approcha et, l’ayant observé quelques instants, lui demanda :
— Que fais-tu ?
L’autre répondit, d’un air rogue :
— Je gagne ma vie.
Le visiteur n’insista pas. Ses pas le conduisirent à quelque distance de là vers un autre
ouvrier, cherchant un peu d’ombre à l’écart, qui maniait le ciseau et le maillet. L’homme
s’arrêta de nouveau près de lui pour examiner son travail en silence. Il interrogea encore :
— Et toi, qu’es-tu en train de faire ?
L’homme le regarda en souriant et lui dit :
— Je taille la pierre.
Le voyageur lui rendit son salut et poursuivit sa déambulation tranquille à travers le
chantier.
Il avisa enfin un troisième homme qui se tenait immobile, à l’abri d’une loge à claires-
voies, considérant avec attention une sculpture qu’il avait commencée et qui nécessitait
apparemment encore beaucoup d’ouvrage. L’ami de l’architecte s’approcha de l’artisan qui ne
sembla pas déceler sa présence. Il se résolut à lui poser la même question qu’à ses deux autres
camarades :
— À quoi t’occupes-tu à cette heure ?
L’ouvrier ne détourna pas la tête. Il releva lentement le front et regarda, de loin, la nef qui
s’élevait jour après jour.
— Je bâtis une cathédrale, dit-il simplement. Celui-là était un franc-maçon. »

J’ai rédigé cette version d’une petite histoire qui compte


d’innombrables variantes, au gré de la fantaisie et de l’imagination du
narrateur, pour l’agrément passager du lecteur. Elle a été cent fois contée,
dans des livres, des articles ou des conférences publiques et privées.
Il est à peine utile de préciser qu’elle n’a aucun fondement et que,
surtout, elle ne répond à aucune sorte de réalité historique, présente ou
passée.
Il n’empêche qu’à chaque fois qu’on en prend connaissance, la réaction
qu’elle suscite, chez un franc-maçon comme chez une personne étrangère à
la franc-maçonnerie, est une sorte d’attendrissement amusé et d’émotion
nostalgique. Ce n’est pas très grave, au demeurant, malgré l’évidente
absurdité du récit ; disons que le péché est véniel : on aimerait y croire et
c’est tout à fait normal, puisqu’il s’agit d’un conte de fées…
Or, toute la difficulté est là. Ce genre de récit fabuleux et artificiel est,
au fond, une illustration assez fidèle, quoique délibérément caricaturale, de
la représentation qui s’élabore dans l’imaginaire de nombre de gens à
propos de la maçonnerie opérative médiévale. Quitte à se mouvoir dans la
fiction, on pourrait au moins se situer dans la chanson de geste : il est à
malheureusement à craindre qu’on ne se perde ici dans l’opérette.
Il nous faut donc réviser nos classiques, ou plutôt y retourner : intégrer
dans notre vision des origines maçonniques les données authentiques, et si
riches, de l’historiographie sociale du Moyen Âge. Si nous ne renonçons
pas à toute une imagerie d’Épinal, à cent lieues de la vérité de l’histoire et
de la vie, nous devrons aussi perdre tout espoir de comprendre un tant soit
peu la nature de la franc-maçonnerie spéculative car nous ne pourrons
jamais situer correctement ses fondements historiques ni envisager
sereinement les circonstances de sa création.
Les maçons opératifs du Moyen Âge formaient un peuple divers et
varié, répandu à travers toute l’Europe, en un temps où, pour des hommes
d’humble condition, l’horizon culturel était à la fois borné, restreint, et
incroyablement dilaté.
Borné, assurément, à deux titres au moins : par la brièveté relative de la
vie, surtout chez les membres des professions manuelles – dans les « arts et
métiers » – mais aussi parce que nul d’entre eux ne pouvait prétendre, dans
sa courte existence, découvrir les limites du vaste monde. Et encore les
maçons, avec les soldats, comptaient-ils parmi les plus mobiles, parmi ceux
que leur état disposait plus que d’autres à « voir du pays », fût-ce contre
leur gré, ce qui arrivait fréquemment !
Chaque chose avait sa place, chaque chose avait son sens. On était un
individu, avec sa part de bonheur et de malheur, mais avant tout on
appartenait à une famille – de définition alors très large –, à un village – lieu
naturel des solidarités et des réjouissances –, à une communauté enfin,
c’est-à-dire à un métier qui occupait l’essentiel de la vie. Et c’est là que
surgissait le véritable espace.
Car tout cela s’inscrivait, peu ou prou, dans un ordre sacré, c’est-à-dire
religieux. On exerçait un métier, que l’on avait souvent reçu de son père, et
l’on était rattaché à l’église de sa paroisse où la corporation entretenait un
autel et dont le vicaire état la seule autorité morale et l’un des rares lettrés,
ou bien l’on vivait encore à l’ombre d’une abbaye dont les clercs et les
moines encadraient les commensaux. On appartenait aussi volontiers à une
confrérie, à celle de son métier bien sûr, pour accomplir ses devoirs de
chrétien et se préparer à une bonne mort.
Et si l’on était maçon, peu importait ce qui se passait à l’autre bout de la
planète, peu importait qu’on ne vît jamais le Roi – presque un mythe – et
que le seigneur abusât parfois de ses droits. Dieu l’avait voulu ainsi mais on
savait aussi se défendre. Le chantier avait commencé depuis longtemps, on
ne savait guère quand il se terminerait. On détenait le privilège, c’est-à-dire
le droit particulier, d’œuvrer sur un chantier et l’on gardait jalousement les
connaissances si précieuses qui en faisaient le prix. Rien de très complexe
au demeurant : ni philosophie, ni mystique, ni mathématiques. On avait
« montré » des choses à l’apprenti, le compagnon les enseignait à son tour,
le maître d’œuvre en préservait la transmission au fil du temps, d’un
chantier à l’autre. Et la cathédrale s’édifiait peu à peu, pour les freemasons
autant que pour les carriers, les charpentiers, les plombiers, les forgerons ou
les porte-faix. Du maître d’œuvre au dernier des manœuvres, il y avait une
pyramide de conditions mais un destin commun.
Aucun d’entre eux n’avait le monopole d’une certaine vision du
monde : pour presque tous la vie était rude, souvent cruelle et violente, mais
au fond elle était simple car l’ordre du monde était limpide.
Ce temps est révolu. Sur tout cela, on a construit de pénibles légendes et
de mauvais romans…
Et pourtant les francs-maçons d’aujourd’hui, par des voies improbables
et encore en grande partie hypothétiques, prétendent se rattacher, ne serait-
ce que par le biais d’une métaphore vivante, à ces ouvriers d’autrefois.
Mais au fond, que leur doivent-ils vraiment ?

Que nous ont légué les Opératifs ?


Avant de nous interroger sur ce que nous devons aux opératifs, nous
devons nous arrêter un instant sur ce que nous leur avons imposé : leur
nom. Il en va en effet du mot « opératifs » comme de l’expression « Moyen
Âge » : ces vocables furent forgés bien longtemps près les réalités ou les
époques qu’ils désignent. De même que les hommes du XIIe ou du
169
XIIIe siècle ne pensaient pas vivre « entre deux Âges », de même, en
accomplissant leur tâche quotidienne, les ouvriers des chantiers médiévaux
ne soupçonnaient nullement qu’ils ne faisaient que tracer la voie
qu’emprunteraient après eux, pour bâtir un autre genre d’édifices, les
maçons spéculatifs.
Que signifie réellement cette opposition que le vocabulaire a finalement
créée de toutes pièces ?
Jamais, à notre connaissance, les accepted masons comme Elias
Ashmole en 1646, ni les gentlemen masons comme Robert Moray en 1641,
ne se sont qualifiés de « maçons spéculatifs ». On chercherait vainement
l’expression dans les Constitutions du Métier170 ou dans aucun autre texte
maçonnique avant le milieu du XVIIIe siècle. Sa première occurrence connue
est en outre révélatrice de l’esprit qui présida sans doute à sa formulation
même.
Dans une lettre en date du 12 juillet 1757, écrite par le Dr Manningham,
qui avait été Député-Grand Maître de la Grande Loge dite des Modernes, ce
dernier s’exprime sur les époques lointaines de la franc-maçonnerie en des
termes qui sont en effet sans équivoque :
« Je crois, dit-il à son correspondant, qu’il vous est difficile d’imaginer que dans les temps
anciens la dignité de la Chevalerie pouvait s’épanouir parmi les francs-maçons (Free Masons) ;
leurs loges se composaient alors surtout de maçons opératifs, non de spéculatifs171. »
Certes, nul ne sait si l’expression fut forgée par Manninhgam lui-même
ou si elle préexistait déjà, mais le premier emploi documenté de ce terme
est marqué d’un sceau évident de mépris. Le savant docteur ne faisait
cependant que poursuivre sur un thème que James Anderson lui-même avait
largement exploité dans son Histoire, placée en tête des Constitutions de
1723. Célébrant à diverses reprises les « nobles et éminents frères »
qu’auraient eus les maçons de métier dès le XVe siècle, il y salue plus loin
Jacques VI d’Écosse qui, selon notre Révérend :
« restaura les loges anglaises et, comme il fut le premier roi de Grande-Bretagne, il fut
aussi le premier prince du monde qui restaura l’architecture romaine des ruines de l’ignorance
gothique : en effet, après de longues époques sombres et illettrées, aussitôt que les branches du
savoir refleurirent, la Géométrie retrouva sa place et les nations policées commencèrent à
découvrir la confusion et l’impropriété des constructions gothiques. »

Cette charge peu amène contre l’architecture médiévale traduira du


reste le sentiment à peu près général en Europe jusque dans le premier tiers
du XIXe siècle.
Pour les premiers francs-maçons spéculatifs, dès le début du
XVIIIe siècle, la cause était entendue : les opératifs n’avaient été que des
personnes « sombres et illettrées » et leurs ouvrages apparaissaient remplis
« d’ignorance » et de « confusion » ! Soulignons en passant que cela montre
à quel point ces mêmes francs-maçons se souciaient peu d’être en quoi que
ce fût les héritiers moraux de ces artisans incultes, sans doute bien
incapables à leurs yeux de produire une pensée digne de considération…
On a vu plus haut dans quelles circonstances l’opinion maçonnique, à
l’époque moderne, a évolué sur ce sujet au point de renverser son jugement,
ou presque. Peut-on aujourd’hui faire la part des choses en évitant les
simples postures : arrivait-il aux opératifs de « spéculer » ?
Il y a déjà d’assez nombreuses années, on fit en Irlande une découverte
qui pourrait nous encourager à répondre positivement à cette question.
L’histoire, fort curieuse, mérite d’être contée.
En novembre 1830, à Limerick, en bordure du fleuve Shannon, lors de
travaux sur les fondations du pont de Baal en vue de son remplacement, on
mit à jour dans la zone nord-est du pont une équerre de bronze dont chaque
bras mesurait 10 cm environ. Manifestement placée là, pour autant qu’on
puisse en juger, lors de la construction du premier pont, c’est-à-dire au tout
début du XVIe siècle, on y avait gravé une phrase dont chaque moitié
pouvait se lire sur l’une des faces de l’équerre :
« Il will strive to live with love and care (Je m’efforcerai de vivre avec amour et soin)
« Upon the level by the square (Sur le niveau et selon l’équerre) »

On avait enfin ornementé chaque face d’un cœur naïvement dessiné et


la première portait en outre une date : 1507. Cet instrument est de nos jours
encore soigneusement conservé par la loge de l’Union no 13, à Limerick, et
une reproduction en nombre limité en fut même faite, il y a quelques
années, pour les amateurs d’histoire et d’objets curieux172.
Cette trouvaille est à l’évidence plus que troublante : nul ne peut penser
que des loges « spéculatives » existaient en Irlande en 1507 et pourtant il
s’agit là, de toute évidence, d’un magnifique exemple de « moralisation »
sur les outils du métier – pour reprendre une expression anglaise –, en
d’autres termes, un cas d’interprétation morale d’un objet dont la
destination est a priori tout à fait matérielle et utilitaire. Ce serait donc la
preuve incontestable que même pendant la période dite « opérative », il
existait déjà, chez les maçons, des « spéculations » relatives aux outils du
métier.
On ne peut exclure cette idée qui n’a en soi rien de choquant. Il reste
qu’un document de cette sorte est absolument unique dans toute l’Europe.
On doit aussi ajouter que récemment on a émis des doutes sur l’authenticité
réelle de cette équerre, en particulier parce que la graphie qui y est utilisée
pour former les chiffres de la date, et peut-être certaines lettres, ne semble
pas correspondre à ce qui était en usage à l’époque présumée de sa
fabrication173…
En toute hypothèse, penser que la « règle » par exemple, mot dont les
significations sont nombreuses, puisse à la fois évoquer le trait droit que
l’on tire et la route des devoirs qu’on doit suivre, n’est guère surprenant.
Une telle réflexion s’impose presque d’elle-même et ne constitue pas un
développement complexe de la notion. Finalement, au-delà d’une allégorie
morale élémentaire, on ne voit pas que les maçons opératifs, ou même leurs
architectes, se soient jamais livrés à des recherches approfondies sur les
implications intellectuelles et spirituelles de l’art de bâtir : faire de ceux qui
œuvraient sur les chantiers gothiques des moralistes ou de grands penseurs,
comme on a voulu en faire des mathématiciens géniaux, serait à la fois une
erreur et un abus.
Mais une autre voie est possible pour imaginer ce que pourrait être le
legs des opératifs ; il faut l’évoquer ici brièvement. C’est celle du
symbolisme iconographique et des sources d’inspiration de l’art religieux
au Moyen Âge. Le grand Émile Mâle y a consacré plusieurs beaux livres
qu’on peut toujours lire avec le même bonheur et auxquels je dois
renvoyer174. Pour le sujet qui nous occupe, rappelons quelques faits
saillants.
Le premier est que le décor, l’ornementation, l’agencement général des
édifices religieux fut toujours placé sous le contrôle étroit des
commanditaires, abbés, évêques ou chanoines. Rien n’y était laissé au
hasard. Ils en fixaient le programme, laissant aux ouvriers les détails
d’exécution. Sur la façade de nombreuses cathédrales, l’ensemble
constituait ce qu’à juste titre on a pu appeler « une Bible de pierre ».
Les ouvriers du Moyen Âge étaient en effet illettrés mais, sans savoir
lire, en taillant et sculptant les images et les statues qu’on leur commandait,
ils pouvaient passer en revue tous les chapitres des connaissances du
monde : le miroir de la nature, de la science, des vices et des vertus, de
l’histoire enfin – c’est-à-dire, bien sûr, de l’Histoire sainte. On ne peut dès
lors douter que ces hommes, dont j’ai rappelé plus haut à quel point l’esprit
religieux ou le sens sacré – c’est tout un, en ce temps-là – comptait pour
eux, aient pu méconnaître le récit dont il posait les images. Les cathédrales
– qui n’étaient pas blanches175 ! – étaient comme un immense exposé du
savoir, d’un savoir en l’occurrence, le seul qui comptât vraiment : celui qui
conduisait au salut. Comment ne pas voir que les ouvriers ne pouvaient
qu’en être les premiers bénéficiaires ?
Mais ne versons pas non plus, à cette occasion encore, dans un excès
contraire : comme le rappelle avec force Émile Mâle dans la conclusion
d’un de ses livres, les artistes n’ont été dans ce travail que les traducteurs
fidèles de la pensée de l’Église. L’idée qu’ils aient pu faire passer dans leurs
œuvres, sur les façades des églises, on ne sait quelle gnose hétérodoxe dont
ils auraient été les détenteurs, relève du pur fantasme176. Cette théorie dont
se sont emparés depuis quelques décennies des auteurs d’intérêt parfois
discutable, a d’ailleurs des origines connues. On la doit notamment aux
vues de Viollet-le-Duc, le restaurateur (?) de Notre-Dame de Paris, qui
n’hésitait pas à écrire en 1866, emporté par ses propres passions politiques :
177
« Si l’on examine cette sculpture laïque du XIIIe siècle, si on l’étudie dans ses moindres
détails, on y découvre bien autre chose que ce qu’on appelle le sentiment religieux. Ce qu’on y
voit, c’est avant tout un sentiment démocratique prononcé dans la manière de traiter les
programmes donnés, une haine de l’oppression que se fait jour partout, et, ce qui est plus noble,
et ce qui en fait un art digne de ce nom, le dégagement de l’intelligence des langes théocratiques
et féodaux178. »

Après lui, on a fait de ces prétendus révoltés de « Grands Initiés », en


lutte sourde avec l’Église et se jouant d’elle en affichant sur ses sanctuaires
une doctrine contraire à ses vœux…
Laissons à nouveau E. Mâle, l’un de leurs plus subtils connaisseurs, le
soin de les décrire sous un tout autre jour :
« Non, les artistes du Moyen Âge ne furent ni des révoltés, ni des « penseurs », ni des
précurseurs de la Révolution. Il est devenu inutile aujourd’hui de les présenter sous ce jour pour
intéresser le public à leur œuvre. Il suffit de les montrer comme ils furent vraiment : simples,
modestes, sincères. Ils nous plaisent mieux ainsi. Ils furent les interprètes dociles d’une grande
pensée. Il leur fut rarement permis d’inventer, et l’Église n’abandonna guère à leur fantaisie que
les parties de pure décoration. Mais là, leur puissance créatrice se déploie librement : pour orner
la maison de Dieu ils lui tressent une couronne de toutes les choses vivantes. Les plantes, les
animaux, toutes ces belles créatures qui éveillent la curiosité et la tendresse dans l’âme de
l’enfant et du peuple, naissent sous leurs doigts. Par eux la cathédrale est devenue un être
vivant, un arbre gigantesque plein d’oiseaux et de fleurs. Elle ressemble moins à une œuvre des
hommes qu’à une œuvre de la nature179. »

Tel serait enfin le vrai « message » des constructeurs de cathédrales.


Mais à tout prendre, s’agit-il précisément d’un legs ? Peut-être, mais à
condition de s’entendre sur sa nature exacte.
Les artisans des églises médiévales ne nous ont rien transmis de leurs
« impressions » de construction. On ne voit guère ce qu’ils auraient pu nous
léguer en ce domaine, leurs œuvres parlent pour eux. Il existe au demeurant,
à la même époque, une littérature abondante qui donne des églises et des
cathédrales une interprétation symbolique tout à fait claire180, mais elle est
le fait de lettrés, d’érudits, non de simples ouvriers.
En revanche, cette évocation permet d’insister sur ce qu’on pourrait
appeler la « fonction symbolisante » de l’architecture. Il est singulier, après
tout, que le métier de maçon soit le seul qui ait donné lieu à une forme
spéculative : pourquoi pas la charpente ou l’art de la forge181 ? On peut
légitimement penser que la réponse s’impose assez aisément : parce que, de
tout temps, au Moyen Âge comme à toutes les autres époques de l’histoire
de l’humanité, l’architecture a été un lieu privilégié de projection de
l’image qu’une société entend se donner à elle-même ou qu’elle souhaite
donner à voir. Les Pyramides d’Égypte sont un éloquent résumé de la
puissance pharaonique, le château de Versailles une proclamation sans
équivoque de l’absolutisme royal. Les hommes du Moyen Âge ont sans
doute vu dans leurs cathédrales une allégorie de cette aspiration récurrente
des hommes à dépasser leur propre condition, ou à l’accomplir dans le
divin.
Toutefois, l’évidence est telle que nous aurions pu l’apercevoir sans
eux, comme nous le voyons aujourd’hui des siècles après eux. Il est
probable que nous sommes ici en présence d’une construction intellectuelle,
au demeurant féconde et passionnante, mais non d’un legs opératif à
proprement parler.
Après avoir examiné toutes ces pistes, il reste donc un ultime héritage à
envisager, peut-être le plus substantiel, en tout cas le plus évident : celui de
l’organisation sociale des maçons opératifs et particulièrement de la loge
qui en était l’échelon le plus vivant, nous avons relevé ce trait
caractéristique en évoquant plus haut l’Angleterre des Anciens Devoirs
autant que l’Écosse de la réforme de Schaw.
C’est à partir de ce modèle, avant tout autre, que la première franc-
maçonnerie spéculative a revendiqué sa filiation opérative. Elle ne
prétendra pas, on l’a vu, étudier les merveilles gothiques quand elle n’y
voyait que les « ruines de l’ignorance », ni honorer la mémoire de leurs
constructeurs, obscurs et sans gloire. En adoptant le modèle de la loge elle y
a trouvé non point des traités d’architecture, ni des livres de mathématiques,
et moins encore des grimoires ésotériques, mais simplement les outils du
métier. C’est sur leur symbolisme que s’est avant tout construit l’imaginaire
maçonnique, sans doute parce qu’en eux-mêmes ils étaient mixtes si l’on
peut dire, ils suggéraient déjà comme une sorte de transition possible. Pour
n’en citer que quelques-uns : l’équerre, le compas, la règle, pouvaient aussi
bien servir à l’ouvrier qu’à l’architecte, au géomètre, au mathématicien ou
même à l’astronome. Quant aux pierres, l’ouvrier pouvait en faire des
édifices matériels, tandis que le lettré pouvait retrouver dans certaines
d’entre elles, singulièrement à travers la Bible, le type du chrétien idéal,
« pierre vivante », et de Jésus-Christ lui-même182. De l’artisan au savant,
tous ces objets désignaient en quelque sorte un chemin tout préparé.
Les premiers maçons « non opératifs » ont aussi trouvé – notamment en
Écosse – un rituel et des secrets (de vrais secrets cette fois) comme un mot,
un signe, une étreinte ou un attouchement, des « modes de
reconnaissance ». Depuis au moins la fin XVe siècle, les maçons écossais les
avaient employés pour protéger leur métier – et ils n’avaient
fondamentalement pas d’autre usage. À quoi serviraient-ils désormais ?
Quel sens nouveau pourrait-on leur conférer ?
Rechercher les sources de la franc-maçonnerie spéculative c’est donc,
en dernière analyse, retracer l’histoire de cette transformation du concept de
loge et suivre l’évolution parallèle du sens même du mot « franc-maçon ».
C’est cette recherche qu’il nous faut à présent aborder. Le chemin en est
exigeant, parfois aussi un peu sinueux car, nous allons le voir, de
nombreuses thèses contradictoires se sont affrontées ; cela exige donc une
certaine volonté et beaucoup de rigueur. Cependant, même s’il nous faut
encore, chemin faisant, nous défaire de certaines certitudes ordinaires, le
parcours mérite assurément d’être tenté.
CHAPITRE II

Vers la franc-maçonnerie spéculative :


la thèse de la transition

Le « péché originel »
« Le jour de la Saint-Jean Baptiste [24 juin], dans la 3e année [du règne] de George Ier A
[nno] D [omini] 1717, une Assemblée et une fête des Maçons Francs et acceptés (Free and
accepted Masons) eurent lieu à la taverne (Alehouse) L’Oie et le Gril.
« Avant le dîner, le plus ancien Maître Maçon en Chaire (aujourd’hui [dénommé] Maître
de loge), proposa une liste de candidats appropriés ; et les Frères élurent par un vote majoritaire
à main levée,
« Mr Anthony Sayer, Gentleman1, Grand Maître des Maçons – le Capitaine Joseph Elliot,
Mr Jacob Lamball, Charpentier, étant Grands Gardes (Wardens) – lequel ayant été aussitôt
revêtu des insignes de son office et de son pouvoir par le plus ancien Maître susdit, puis installé,
fut dûment félicité par l’Assemblée qui lui rendit hommage2. »

La portée de cet acte fondateur apparaît immense aux francs-maçons de


notre temps, au point que nombre d’eux semblent croire que l’histoire de la
franc-maçonnerie a commencé ce jour-là. Il n’est pourtant pas du tout
certain que cette petite réunion, sans doute d’une vingtaine de personnes3,
ait revêtu la même importance aux yeux de ses acteurs eux-mêmes. Le
laconique et tardif témoignage qu’en a laissé pour nous le pasteur Anderson
– qui attendit curieusement vingt ans pour le consigner par écrit – ne nous
permet guère d’en dire davantage. Les motivations mêmes qui guidèrent les
protagonistes de cette création ne nous apparaissent pas non plus
clairement. Du texte sibyllin rédigé par le Révérend, il ressort que les quatre
loges fondatrices, « se trouvant négligées par [leur Grand Maître] Sir
Christopher Wren », s’étaient assemblées à une date indéterminée en 1716
pour former une « Grande Loge pro tempore », avaient programmé des
« réunions trimestrielles » (Quaterly Communications) et décidé de
« choisir un Grand Maître en leur sein, jusqu’à ce qu’elles puissent obtenir
l’honneur d’avoir à leur tête un Grand Maître noble ».
Or, tout ou presque est douteux dans ce récit. Passons sur la grande
maîtrise alléguée de Christopher Wren, l’immortel architecte de la
cathédrale Saint-Paul – dont le patronage était à l’évidence prestigieux –,
car rien n’a jamais pu l’établir, nombre d’éléments, nous le reverrons,
rendent même le fait très improbable et, de surcroît, le grand homme étant
mort en 1723, cette affirmation publiée seulement en 1738 pouvait être
difficilement confirmée et surtout démentie par ses soins4. Quant au Grand
Maître noble, il fallut attendre 1721 pour le voir paraître – ce fut John, Duc
de Montagu, personnage fort influent et très fortuné – mais on peine à
croire que l’obscur Sayer, pas plus que le capitaine Elliott ou le charpentier
Lamball aient pu sérieusement y songer en 1717, alors qu’ils dînaient
modestement au premier étage de l’humble taverne d’une ruelle du quartier
Saint-Paul…
On peut même s’interroger sérieusement sur la vigueur réelle de cette
« jeune » franc-maçonnerie londonienne pendant ses premières années.
Lorsque William Stukeley5, un érudit amateur de choses anciennes qui fut
initié à Londres en janvier 1721, rapportera cet événement de sa vie, bien
plus tard, il dira qu’à l’époque en question il avait été « la première
personne à être reçue en franc-maçonnerie depuis des années6 » et qu’on
avait eu « de grandes difficultés à trouver suffisamment de membres pour
effectuer la cérémonie7 ». Malgré toutes les réserves de principe que peut
susciter ce témoignage, on en viendrait assez naturellement à se demander
si, pendant cette même période, la Grande Loge elle-même a pu réellement
avoir la moindre activité.
À vrai dire, tout cela suggère fortement que les tardifs comptes rendus
de James Anderson forment un récit secondairement reconstruit où les
multiples interpolations rédactionnelles – qui réécrivent judicieusement
l’histoire après-coup – trahissent la préoccupation politique d’une
institution en difficile genèse : se forger une légitimité.
Dès les premiers temps de son essor, mais surtout à partir de 17238,
alors même que tentait de s’affirmer la prééminence de la « Première9 »
Grande Loge de Londres, la Maçonnerie spéculative anglaise s’est en effet
montrée soucieuse d’affirmer son rattachement à une tradition
ininterrompue. L’Histoire compilée par Anderson, dans la première partie
des Constitutions des francs-maçons, ne vise guère d’autre but. Si elle
reprend, en les modifiant sensiblement à l’occasion, les données des
Anciens Devoirs qu’elle prolonge jusqu’à l’apparition de la Grande Loge,
elle s’efforce plus encore de montrer que cette dernière, qui souhaitait
désormais imposer son autorité, procédait sans aucun hiatus d’une
organisation multiséculaire, par substitution et remplacement progressif des
opératifs par les spéculatifs. Il y avait plus que cela, cependant : l’ambition
de montrer qu’aucune innovation réelle n’avait été apportée dans le Métier
mais qu’au contraire ce dernier perdurait, sous des formes nouvelles, et que
ceux qui l’animaient et le dirigeaient désormais étaient bien les héritiers
légitimes de ceux qui, hier, avaient fait la gloire de « cette très ancienne et
très vénérable Confrérie10 ». Cette obsession de la « régularité d’origine »,
si caractéristique de la maçonnerie – et peut-être, pour le dire plus
justement, son « péché originel » –, trouvait ici sa première expression
remarquable.
Toutefois certaines difficultés apparurent aussitôt : touchant, en premier
lieu, à la vitalité réelle de l’organisation du métier, réduite apparemment à
quatre Loges « et quelques Frères anciens11 », et qu’on aurait pu croire
totalement éteinte, d’autant qu’elle n’avait plus depuis fort longtemps, en
Angleterre et singulièrement à Londres, le moindre rôle à jouer dans le
contrôle effectif des activités des maçons opératifs ; touchant, en second
lieu et surtout, à la légitimité de la notion même d’une Grande Loge
prétendant à la suprématie. Anderson, afin de résoudre cette double
difficulté, formula le premier mythe de l’histoire de la maçonnerie
spéculative : celui du « Réveil » – ou de la « réanimation » (Revival)12 – de
la Grande Loge prétendument endormie depuis quelques décennies.
La Maçonnerie spéculative peu à peu organisée sous cette nouvelle
égide vécut donc et se développa, sans trop se soucier des fondements
historiques d’une telle assertion, avec la certitude de transmettre
légitimement et sans discontinuité les usages immémoriaux des maçons
opératifs13.
Lorsqu’une histoire rigoureuse de la maçonnerie se constitua, en
Angleterre, vers la fin du XIXe siècle, elle formula avec plus de précision
cette opinion fondamentale. Robert Freke Gould14, le fondateur de
l’historiographie maçonnique anglaise, s’y employa le tout premier. Avec
lui, les cofondateurs de l’École authentique, William James Hughan15 ou
Edward Conder Jr, apportèrent leurs contributions à la théorie. Pendant des
décennies, cette conception des origines ne fut jamais remise en cause et
quand, en 1967, la Grande Loge Unie d’Angleterre publia sous son autorité
un ouvrage intitulé Grand Lodge 1717-1967, elle confia à l’un de ses plus
fervents partisans le soin de l’exposer, sans l’ombre d’une nuance16.
Franchissant enfin la Manche, ladite théorie s’imposa à tous et demeure, de
nos jours encore, spontanément admise par la plupart des maçons qui ne
s’intéressent pas nécessairement à l’histoire17.
C’est à l’historien maçonnique anglais Harry Carr qu’il revint de
présenter la version la plus cohérente et la plus détaillée de ce qu’il est
désormais convenu d’appeler « la théorie de la transition » (Transition
Theory). Dans divers travaux18, il s’appliqua à montrer l’unité historique et
traditionnelle du métier, du milieu du XIVe siècle à nos jours.
« Pendant ces six cents années, écrit Harry Carr, sous l’effet de facteurs industriels,
sociaux et économiques, le Métier a subi d’énormes changements, et c’est l’ensemble de ces
changements qui forme l’histoire de la transition de la Maçonnerie opérative à la Maçonnerie
spéculative19 ».

Puisque les théories actuelles sur l’origine de la maçonnerie spéculative


en Angleterre se sont formées en réaction contre la théorie fixée par Harry
Carr, il est indispensable d’en rappeler les éléments essentiels, tels qu’il les
a lui-même présentés. Ce modèle servira en quelque sorte de toile de fond
pour tous les scénarios alternatifs qu’il nous faudra ensuite examiner.

Les Loges de la période de transition


Les Loges originellement opératives en Écosse
Les premiers témoignages d’une transition sont écossais, avec
l’admission dans les loges opératives de membres non-opératifs,
appartenant en règle générale aux notabilités locales. Le premier cas connu
est, semble-t-il, celui de John Boswell of Auchinleck, admis en 1600 dans
la loge d’Édimbourg, Mary’s Chapel20 – si toutefois on excepte William
Schaw, lui-même fondateur du système ! Dans cette même loge, il n’y a
cependant aucun autre exemple d’une telle admission avant 1634. La loge
continue alors de fonctionner comme une loge opérative, exerçant en tant
que telle toutes ses responsabilités.
De nouvelles réceptions de Gentlemen Masons sont connues : en 1641,
en terre anglaise mais au nom de la loge d’Édimbourg pour Robert Moray,
nous y reviendrons en détail ; à Aitchesons’Haven en 1672, 1677, 1693,
ainsi qu’à Kilwinning à partir de 1672.
Un cas remarquable est celui d’Aberdeen, où il y avait, en 1670,
dix opératifs et trente-neuf non-opératifs sur les listes. La loge était toujours
opérative, comme à Édimbourg, mais avait cependant établi des règles
particulières pour ses membres étrangers au Métier.

Les Loges non opératives en Angleterre

Au XVIIe siècle, les registres de la Compagnie des Maçons de Londres –


la guilde des maîtres maçons opératifs de la capitale – à partir de 1620,
mentionnent une sorte de loge nommée « Acceptation » (Acception)
recevant des personnes qui appartenaient déjà à la Compagnie en tant
qu’opératifs, et d’autres personnes étrangères au métier.
C’est ainsi qu’en 1621, cette loge se réunit pour « faire Maçons »
(making masons) quatre personnes appartenant déjà à la Compagnie et
même, pour trois d’entre elles, à son échelon supérieur, celui de la livery.
En 1630 des personnes étrangères au Métier sont « acceptées » (accepted),
alors qu’en 1650 c’est le Garde (Warden) de la Compagnie pour l’année en
cours, c’est-à-dire le principal responsable de l’organisation professionnelle
qui acquitte à son tour des droits pour être « reçu à l’acceptation ». L’étude
des archives montre que cette « loge21 » singulière n’avait par ailleurs
aucun rôle dans le fonctionnement normal de la Compagnie22.
Or, en 1686, dans son Histoire naturelle du Staffordshire, Sir Robert
Plot rapporte la coutume locale d’admettre dans la « Société des Francs-
Maçons » (Society of Freemasons) des personnes de toutes qualités, et la dit
« répandue dans toute la Nation23 ». D’autre part, dans un texte rédigé en
1691 mais qui ne fut publié qu’en 1847, l’Histoire naturelle du Wiltshire,
John Aubrey apporte le même témoignage sur l’existence de plusieurs loges
de « Francs-Maçons et Maçons-adoptés24 », cependant sans fournir la
moindre précision ni le moindre indice à leur sujet.
Il ne subsiste toutefois que très peu de documents pour confirmer ces
assertions. En fait, on ne connaît réellement que deux cas pour tout le
XVIIe siècle :

En 1646, la réception à Warrington d’Elias Ashmole dans une loge


composée de sept membres, tous des notables locaux, et sans lien
apparent avec le Métier. Une note portée dans le Journal d’Ashmole
conserve seule la trace de cette loge :

« 1614, Oct : 16. 4.30 p.m [16 h 30] J’ai été fait Franc Maçon (Free
Mason) dans le Lancashire, avec le Col [onel] Henry Mainwaring de
Karincham dans le Cheshire25. »

Il semble donc bien qu’il se soit agi d’une loge occasionnelle et non
permanente, assemblée ce jour-là pour recevoir de nouveaux membres. On
ne possède aucun autre témoignage à son sujet : on ignore absolument
quand et où avaient été reçus les « Frères » présents pour l’occasion et l’on
n’a aucune raison de penser qu’ils s’étaient déjà réunis de cette manière à
une date quelconque ni qu’ils aient pu le faire de nouveau par la suite.
Ashmole lui-même n’en a jamais plus parlé : cette « loge » n’a existé que le
temps d’un après-midi d’automne dans le Lancashire…

En 1688, Randle Holme III, peintre et « Deputy » – c’est-à-dire


Adjoint – du Garter Kings of Arms (Roi d’Armes : important Officier
du système héraldique anglais) du Cheshire, rapporte dans son
Academie of Armory (1688) qu’il fut membre d’une loge à Chester. On
possède en outre un exemplaire des Anciens Devoirs rédigé de la main
de Randle Holme, le Ms Harleian 2054, daté de 1650 environ qui
servit sans aucun doute aux cérémonies rudimentaires des francs-
maçons de cette époque, comme le Ms Sloane 3848 avait servi à
Warrington. Il subsiste également dans les papiers personnels de
Randle Holme un feuillet contenant la liste des trente-six membres de
la loge, apparemment vers 1672-1675. On constate que dix-huit ou
dix-neuf membres appartenaient à diverses branches des métiers du
bâtiment, sept ou huit autres à des métiers divers (tailleurs, brasseurs,
tanneurs, marchands), et deux « gentlemen », dont Randle Holme lui-
même. La proportion élevée, dans cette dernière loge, de personnes
liées au métier de la maçonnerie pourrait suggérer que la loge avait pu
être initialement purement opérative et exercer des responsabilités
dans ce domaine. Il est cependant clair qu’en 1670 elle ne jouait plus
aucun rôle opératif.

Un point important est que, pour ces très rares loges non-opératives
anglaises de la deuxième moitié du XVIIe siècle, on ne peut rien affirmer,
faute de la moindre documentation, sur leur ancienneté exacte, ni su leur
activité précise, ni sur leur éventuelle précession par une loge
exclusivement opérative.

Les étapes de la transition


Rassemblant toutes ces données et les interprétant comme autant
d’instantanés successifs dans une longue histoire dont il faut s’efforcer de
restituer l’évolution continue, Harry Carr propose de résumer ainsi les
étapes de la transition qui dut conduire, selon lui, à la Maçonnerie
spéculative :

1. Formation d’organisations de Métier à partir du XIVe siècle (Guildes,


Incorporations, etc.).
2. Apparition de loges opératives là où n’existaient pas les
organisations ci-dessus mentionnées. Ces loges ont cependant pu
être contemporaines de ces organisations.
3. Apparition de loges s’ajoutant aux organisations de Métier, comme
peut-être l’Acceptation à Londres.
4. Admission de non-opératifs dans les loges opératives (à Londres,
mais aussi en Écosse).
5. Transition du stade opératif vers le stade non-opératif par une
modification progressive de la composition des loges. Deux causes
auraient pu y contribuer : la diminution des pouvoirs de contrôle de
ces loges sur le Métier lui-même, et l’admission de non-opératifs
faisant progressivement prévaloir leur influence.
6. Apparition de loges totalement non-opératives, ayant des « signes et
mots secrets » et constituant essentiellement, dans un premier temps,
des sociétés conviviales et philanthropiques.
7. Au XVIIIe siècle, apparition d’une influence proprement spéculative
dans ces loges, conduisant à l’émergence graduelle de la franc-
maçonnerie spéculative telle que nous la connaissons, et dont
l’expansion fut stimulée par la formation en 1717 de la Première
Grande Loge.

Les modalités de la transition


Le problème se pose, là encore, différemment en Écosse et en
Angleterre.

La transition à Édimbourg
La Loge d’Édimbourg est, en Écosse, le cas le mieux documenté pour
étudier cette transition, à partir de 1599 où commencent ses archives.
Vers 1650-1670, on remarque que de nombreux Apprentis n’ont jamais
été « enregistrés » (registrered) par la Municipalité sous l’égide de la loge
de Mary’s Chapel. À cette époque, en outre, nombre d’Apprentis entrés
refusent de devenir Compagnons du métier et de payer le prix exigé pour
cette promotion. Il apparaît donc évident que la loge perd alors de son
pouvoir sur le métier.
Par ailleurs, en 1677 et 1688, deux nouvelles loges s’établissent,
rompant ainsi avec la règle ancestrale stipulant qu’une seule loge devait
contrôler son district. Enfin en 1715, les journeymen26obtiennent, après un
procès en règle intenté contre Mary’s Chapel, fait sans précédent, le droit de
constituer leur propre loge et d’utiliser le « Mot du Maçon » (Mason Word).
Puis en 1726, un membre de cette loge, John Mack, propose la
candidature de plusieurs personnes, toutes étrangères au métier. La loge
refuse. Un mois plus tard, Mack reprend l’initiative et suscite un incident
qui entraîne le retrait temporaire des opératifs. Les cinq membres
demeurant présents élisent alors John Mack à la tête de la loge. Celle-ci
admet rapidement de nombreux non-opératifs. En 1737, ses règlements ne
feront plus aucune référence au métier : la transition était alors
complètement achevée.

La transition en Angleterre
En Angleterre, la transition est infiniment plus difficile à reconstituer,
en l’absence de toute archive.
On peut supposer, estime Harry Carr, que les loges opératives anglaises
ont assumé des tâches comparables à celles des loges écossaises. Il faut
cependant bien remarquer que la plus ancienne loge opérative dont on
conserve la trace est celle d’Alnwick (Northumberland) et que ses archives
ne commencent qu’en 1701. Elle est à cette époque entièrement opérative et
le demeurera jusqu’à sa disparition. Ces archives ne mentionnent aucune
réception de non-opératifs. Notons surtout qu’elle se situait au plus près de
la frontière du nord (Northern Border) où les échanges étaient nombreux
entre les populations mitoyennes de l’Angleterre et de l’Écosse et qu’elle
semble plutôt se rattacher au modèle des loges professionnelles de ce
dernier pays : la seule loge opérative anglaise connue n’est peut-être qu’un
accidentel surgeon de l’Écosse…
Le cas de l’Acceptation de Londres est certainement beaucoup plus
intéressant et suggestif.
Il faut en effet rapprocher son apparition de la perte progressive par la
Compagnie de ses pouvoirs sur le Métier. Les pouvoirs de cette guilde
municipale furent pratiquement abolis en 1667, consécutivement aux
nouveaux règlements établis par la Ville pour répondre au besoin important
d’ouvriers et de manœuvres dû au Grand Incendie de 1666 : Londres devint,
pour les besoins de la cause, une ville où tout artisan et notamment tout
maçon, d’où qu’il vînt, était libre de s’établir, sans pour autant être agréé
par la Compagnie. On mesure sans peine le bouleversement que cette
mesure put entraîner : même si elle tenta de reprendre le contrôle de la
situation une dizaine d’années plus tard, notamment en essayant de
poursuivre les maçons établis à Londres sans son autorisation – comme elle
avait jadis le droit –, la Compagnie ne retrouva plus jamais son ancien
pouvoir.
C’est sans doute vers cette époque, affirme Harry Carr, suite à l’afflux
de maçons « libres » de toute attache avec la Compagnie – mais également
exclus des avantages, et notamment de l’entraide, qu’elle procurait à ses
membres – que les loges se multiplièrent à Londres et dans sa région. Il est
en tout cas certain que ces loges supposées n’avaient plus aucun pouvoir sur
le Métier. Il n’en subsiste surtout, il faut le noter, aucune trace documentaire
et ne nous sont finalement connues que les quatre loges qui, en 1717,
formèrent la Première Grande Loge de Londres.

L’avènement de la franc-maçonnerie spéculative


Si l’on désigne sous le nom de « franc-maçonnerie spéculative »
comme on le fait en Angleterre depuis William Preston27, et selon la
formule bien connue des francs-maçons anglais, « un système particulier de
morale voilé par des allégories et illustré par des symboles », cela ne peut
aucunement s’appliquer aux loges anglaises ou écossaises du XVIIe siècle
telles qu’on vient de les évoquer : elles étaient, soit presque entièrement
professionnelles comme en Écosse, soit surtout conviviales et mutualistes
comme en Angleterre, pour le peu qu’on puisse en juger.
Nous ne pouvons par ailleurs formellement affirmer que les maçons
acceptés du XVIIe siècle furent effectivement responsables des changements
dans ces loges, pour aboutir à la franc-maçonnerie spéculative. Il semble en
fait que tout à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, estimait enfin
Harry Carr, il y eut un regain d’intérêt pour la Maçonnerie. De nouvelles
influences, proprement spéculatives, se firent alors sentir pour parachever la
transition vers la Maçonnerie spéculative moderne de la Première Grande
Loge.
Ayant ainsi reconstitué cette fresque en partie conjecturale sur plusieurs
points, on le voit sans peine, Harry Carr pouvait cependant conclure, dans
un esprit typiquement « andersonien » :
« Officiellement l’histoire commence en 1717, mais les germes en avaient été semés en
1356, avec le premier code réglementant le Métier des maçons, promulgué à Guildhall, à
Londres. Entre ces deux dates le Métier avait subi de tels changements, industriels,
économiques et sociaux, que les événements de 1717 pouvaient suggérer qu’une histoire
nouvelle et différente commençait ; en fait, ils marquaient seulement le début d’un autre
chapitre28 ».

Cette Vulgate, car c’en est une29, comporte des variantes et intègre
parfois des légendes complémentaires dont plusieurs auteurs qu’on me
permettra de ne point mentionner, notamment en France, ont
complaisamment fait mention sans aucun souci de critique ; notamment
celle des Maîtres Comacins dont nous avons vu l’inconsistance et
naturellement toutes les confusions, désormais classiques, avec le
Compagnonnage. Ces ajouts n’enrichissent nullement mais affaiblissent
plutôt la version purement anglaise de la transition, laquelle, dans la forme
documentée par Harry Carr, pouvait présenter une certaine plausibilité.
La suite – que ne connut pas entièrement Harry Carr, disparu en 1983 –
montra pourtant que ce n’était là qu’une pure apparence.
CHAPITRE III

Une révolution conceptuelle :


la thèse de l’emprunt

Au sein de la rigoureuse École historique anglaise, la théorie de la


transition fut longtemps révérée et son partisan le plus brillant, Harry Carr,
connut du reste une estimable postérité intellectuelle1.
Il fallut attendre la fin des années 1970 pour qu’une critique décisive fût
portée contre cette théorie. L’attaque fut conduite en 1977, avec une
communication à laquelle, depuis lors, on ne peut plus éviter de faire
référence car elle représenta, dans ce domaine de recherche, une véritable
rupture épistémologique2. C’est elle en effet qui permit aux chercheurs
d’orienter résolument leurs travaux dans une direction totalement nouvelle,
tournant délibérément le dos à « l’hypothèse » de la transition. Cette
nouvelle orientation a été depuis lors confortée par de nombreux apports
ultérieurs.
La critique d’Eric Ward repose sur la remise en cause du sens
classiquement attribué à certains des mots-clés utilisés par la théorie de la
transition. Selon lui, deux faits majeurs sont à considérer avant tout.
Le premier est que la maçonnerie spéculative est d’origine purement
anglaise, cela a déjà été souligné à plusieurs reprises. Ses plus anciens
témoignages se situent en Angleterre, elle s’y est développée et elle y a
même simplement acquis son nom. C’est donc en terre anglaise, et pas
ailleurs, que nous devons nous efforcer d’en retrouver les sources et les
fondements. On verra plus loin l’importance de cette remarque préliminaire
par rapport à la problématique écossaise3.
Le second fait important, remarquable lui aussi dès le début de la
maçonnerie spéculative, est le besoin manifesté par celle-ci d’établir à tout
prix son ancienneté de « temps immémorial ». Les emprunts faits, dans le
légendaire maçonnique actuel, à la construction du Temple de Salomon et à
certain drame mettant en scène Hiram Abif, par exemple, s’inspirent
manifestement de ce besoin et tendent à y répondre. Nul ne doute, pourtant,
qu’il s’agisse là de pures légendes4.
Or, si des éléments totalement apocryphes comme ceux qui viennent
d’être mentionnés, empruntés à une époque très lointaine, ont pu être
introduits sans difficulté, d’autres traits imaginaires ont pu être rapportés,
plus aisément encore, à une histoire bien plus récente, quand l’organisation
était en gestation, soit vers le XVIIe siècle. Ces interpolations habiles
auraient permis d’entretenir l’illusion d’un lien direct avec les maçons
opératifs du Moyen Âge, alors que ce lien n’était guère mieux établi, en
fait, que celui pouvant unir les bâtisseurs des cathédrales eux-mêmes aux
ouvriers du Temple de Jérusalem5…

Un freemason peut en cacher un autre…


L’origine et la signification du mot « freemason » fournissent un bon
exemple des ambiguïtés exploitées par la théorie classique.
En effet, comme E. Ward l’avait déjà montré dans un article publié dès
19556, et comme cela a été amplement rappelé plus haut, il est désormais
clairement établi, contre toutes les étymologies fantaisistes qui courent
encore à l’occasion, que le mot « freemason » est initialement une forme
contractée de « freestone mason », désignant un ouvrier qui travaille
électivement sur une variété de pierre calcaire que l’on peut tailler et
ouvrager en surface de façon très fine. Cet emploi du mot est constamment
attesté dans de multiples documents, du début du XIIIe siècle à la fin du
XVIIIe où on le rencontre encore.
Si nous envisageons maintenant les premiers témoignages concernant
les maçons non-opératifs, au XVIIe siècle, et plus particulièrement le cas de
l’Acceptation de Londres, nous voyons que les membres qui y étaient reçus
étaient dénommés Maçons Acceptés (Accepted Masons). Le passage du
Journal d’Elias Ashmole sur sa visite à Londres en 1682 contient le terme
« nouvellement acceptés » (new accepted) pour désigner les membres reçus
ce jour-là. Cependant, la note de 1646, concernant sa propre initiation, et
celle de 1682 elle-même en un autre endroit, recourent au terme Free
Mason. Plot, en 1686, et Randle Holme en 1688, utilisent le même terme, et
l’écrivent « Free-Masons ». On trouve encore « Freed Masons » dans un
libelle anti-maçonnique de 16987, et en 1719 Richard Rawlinson parle de la
« Fraternity of Adopted Masons, Accepted Masons or Free Masons8 ».
De tous ces exemples, il ressort assez clairement que dans le courant du
XVIIe et au début du XVIIIe siècle, les termes adopted, accepted, free,
devinrent tout à fait équivalents pour s’appliquer aux maçons non-opératifs.
La différence entre mason (terme opératif dont freemason est une
variante) et free mason (= free-mason, accepted mason) était connue de
Holme lui-même, qui écrit en les distinguant : « Je ne puis que rendre
honneur à la Compagnie des Maçons (Fellowship of Masons) pour son
ancienneté, étant membre de la Société dite des Francs-Maçons (Society,
called Free-Masons)9 ».
Il est donc tout à fait certain qu’à cette époque, le terme free dans free
and accepted, avait acquis une signification bien distincte de celle qu’il
avait dans l’ancienne forme contractée freemason10. On peut estimer, selon
Eric Ward, que le mot free faisait allusion, pour les maçons non-opératifs,
au fait qu’ils n’étaient plus liés au Métier, de même qu’il existe une
expression anglaise, Free House, désignant une auberge qui n’est pas tenue
de vendre exclusivement la bière d’une seule entreprise de brasserie. Le
terme complet et précis Free and accepted Mason, fut peu à peu remplacé
par une forme abrégée Free-Mason où le tiret (-), imprononçable, est le seul
témoin d’une origine bien différente de celle du mot très ancien freemason.
L’identité phonétique des mots freemason (dérivé de l’anglo-normand,
directement lié à la pratique opérative) et free-mason, ne doit donc pas faire
oublier leur réelle distance sémantique et ne peut aucunement, par
conséquent, nous autoriser à inférer une quelconque parenté ou filiation
entre les hommes qui, à des époques diverses, ont porté ces noms, pour des
raisons à l’évidence très différentes. Ne nous serions-nous pas, en admettant
une telle transition, laissés prendre à un subtil piège des mots ?

Opératifs et non opératifs


Les relations entre les maçons opératifs et non opératifs, et la filiation
entre les loges homonymes qu’en déduit la théorie de la transition, doivent
également être reconsidérées.
La franc-maçonnerie spéculative est apparue en Angleterre, nous
l’avons vu. Or, nous savons aussi qu’il n’existe aucun document témoignant
que des personnes étrangères au Métier aient jamais été admises dans des
loges opératives anglaises. Il n’en demeure absolument aucune trace et les
Anciens Devoirs, qui sont l’unique témoignage qui nous soit parvenu sur
ces loges temporaires de chantier, ne permettent en aucun endroit de le
supposer. Plus encore, les rares loges opératives, du reste très tardives,
connues en Angleterre, demeurèrent purement opératives jusqu’à leur
disparition11. En clair, la question d’une transition semble tout simplement
ne pas pouvoir se poser en Angleterre.
En revanche, on a, pour l’Écosse, des preuves multiples que des non-
opératifs furent admis dans les loges dès le début du XVIIe siècle.
Cependant, il convient aussitôt de noter que rien ne permet d’affirmer qu’ils
aient eu la moindre influence sur la vie de ces loges, qui continuèrent à
vivre pendant longtemps comme des loges opératives. Du reste, le statut
purement honorifique qui était conféré aux « Gentlemen Masons » écossais,
aurait rendu difficile pour eux la moindre tentative de modifier les usages et
les finalités des loges écossaises12.
La seule chose qui demeure certaine, mais c’est un point majeur, est que
dès leur origine les loges qui apparaissent en Angleterre sont purement
spéculatives – en tout cas, clairement non opératives. Et pour aucune
d’entre elles on ne possède le moindre élément documentaire permettant de
simplement supposer l’existence antérieure de loges opératives auxquelles
elles auraient succédé. Même en ce qui concerne l’Acception de Londres,
constituée en marge d’une structure opérative connue et bien établie, nul ne
sait qui prit l’initiative de la fonder, ni pour quel motif. Rappelons surtout
encore que les opératifs eux-mêmes devaient y être dûment « admis », et
que par conséquent ils ne la contrôlaient pas et n’en étaient pas membres de
droit.
Enfin, notons que la naissance et le développement de la Maçonnerie
spéculative en Angleterre n’ont pas affecté l’organisation professionnelle du
Métier (guildes, compagnies, etc.), comme cela aurait pu ou dû se produire
si cette « franc-maçonnerie » avait procédé, par transition, du Métier lui-
même13. Cela plaide, a contrario, selon E. Ward, pour une origine distincte.
Un point important, là encore, souligne-t-il, est que ce phénomène est
purement anglais, et que l’exemple des loges écossaises n’a qu’un faible
intérêt, sauf si l’on pouvait démontrer une connexion quelconque entre les
loges anglaises spéculatives et les loges écossaises au XVIIe siècle, ce que
tout, au contraire, paraît démentir : souvenons-nous ici que jusqu’à l’Acte
d’Union de 1707, les deux pays étaient non seulement étrangers, mais
encore ennemis, et que les relations humaines et commerciales entre eux
étaient très réduites. Ajoutons, à propos de la « transition en Écosse », que
dans l’hypothèse où elle serait établie, elle ne pourrait pas rendre compte de
l’émergence de la franc-maçonnerie spéculative : ainsi, le mot Free-Mason
devenu si commun en Angleterre, au XVIIe siècle, et spécifiquement lié, on
l’a vu, à la Maçonnerie spéculative, était presque totalement inconnu en
Écosse à l’époque où l’on y admettait sporadiquement des non-opératifs
dans les loges14.

L’hypothèse de l’emprunt
Si l’hypothèse de la transition paraît désormais plus qu’incertaine, il
convient, pour E. Ward, d’en examiner une autre, selon laquelle la
Maçonnerie spéculative aurait, à son origine, délibérément emprunté des
textes et des pratiques appartenant ou ayant appartenu aux opératifs, mais
de façon tout à fait indépendante, sans filiation directe, ni « autorisation ».
Deux éléments semblent le suggérer :

Les Anciens Devoirs


Ces textes, dont on a souligné l’intérêt et l’importance, apparaissent
vers 1400 pour les versions les plus anciennes. Il faut cependant attendre
1583-1600 pour découvrir de nouvelles versions, ce qui laisse une période
« muette » de plus de cent cinquante ans, actuellement inexpliquée15. Pour
le XVIIe siècle, en revanche, on connaît plus de cinquante versions, la
plupart postérieures à 1650. On sait toutefois que pendant cette longue
période les conditions d’exercice et d’organisation du Métier avaient
considérablement changé en Angleterre. On ne possède aucune information
directe sur l’usage exact qui était fait antérieurement des Anciens Devoirs,
mais il est certain qu’au XVIIe siècle, plus aucune loge opérative susceptible
de les utiliser n’existait dans le pays.
Il convient ici, ce que n’ont pas toujours fait les historiens de la franc-
maçonnerie et ce qu’ont même le plus souvent parfaitement négligé les
auteurs français, de tenir le plus grand compte des incidences économiques
de tous les bouleversements politiques et religieux que connut l’Angleterre
à l’époque des Tudor16 et à la suite de Réforme anglicane. Les grands
chantiers ecclésiastiques disparurent presque tout à fait pendant des
décennies et sous, Édouard VI, Mary et Élisabeth Ire, si quelques demeures
royales furent construites, ce fut sur une bien plus modeste échelle
qu’auparavant. Au lieu d’être principalement l’Église et la Couronne,
comme dans les temps médiévaux, les commanditaires furent désormais
surtout des particuliers édifiant des bâtiments plus simples : les églises, les
palais et les châteaux furent remplacés par des résidences privées et
quelques collégiales.
Ces changements dans les mœurs eurent des répercussions
économiques. Au système traditionnel de la maîtrise d’œuvre directe,
commune au Moyen Âge, qui rassemblait sur un chantier et dans ses loges
d’importants effectifs de maçons, souvent recrutés de force (impressment)
et placés sous la direction d’un Maître d’œuvre dépendant de l’abbé, de
l’évêque ou de la Couronne, on substitua peu à peu celui du contrat de sous-
traitance, donnant à un artisan indépendant, un employeur fixe établi à son
compte, le soin de recruter ses ouvriers – lesquels travaillaient souvent pour
lui à l’année – et de gérer son chantier17. La traditionnelle organisation de la
loge de chantier et ses usages immémoriaux n’eurent plus guère de sens
dans ce nouveau cadre où le « petit patron » régnait désormais en maître. Il
faut sans doute y voir la raison simple mais impérieuse qui fit peu à peu
s’évanouir ces structures héritées d’un autre âge. C’est à la même époque,
notons-le, que les manuscrits des Anciens Devoirs semblent aussi
disparaître.
Or, les rares loges spéculatives que nous connaissions au XVIIe siècle
employaient ces Anciens Devoirs et l’on sait, grâce à une mention
manuscrite, que le Ms Sloane 3848 fut certainement celui qui servit lors de
la réception d’Elias Ashmole à Warrington en octobre 1646. L’usage attesté
des Anciens Devoirs – qui d’ailleurs subirent, par rapport aux versions
anciennes, des modifications et des ajouts significatifs, nous le reverrons –
ne pouvait donc a priori résulter que d’un emprunt, dès lors que ces textes
n’avaient plus en Angleterre, depuis déjà assez longtemps, le moindre
emploi opératif18.

Le Mot du Maçon
Un autre exemple est sans doute encore plus remarquable. Le Mot du
Maçon, nous l’avons vu, est une institution opérative venant d’Écosse,
largement en usage dans ce pays au XVIIe siècle et plus tard encore, pour
distinguer les ouvriers qualifiés des manœuvres (cowans) qui tentaient de
leur disputer leur ouvrage.
En revanche, rien n’existe dans les Anciens Devoirs qui fasse allusion à
un secret de cette sorte dans la maçonnerie opérative anglaise. Dans les
versions qui comportent la mention d’un serment, celui-ci concerne le
respect des règlements et des devoirs, non la préservation de secrets. En
Angleterre, l’organisation du métier différait en fait profondément de celle
de l’Écosse. Dans ce pays beaucoup plus vaste et plus peuplé que l’Écosse,
si une organisation avait assuré le contrôle de la diffusion du Mot du Maçon
– contrôle indispensable pour garantir son efficacité, et soigneusement
exercé en Écosse –, elle n’aurait pas manqué de laisser – comme en
Écosse – des traces documentaires : il n’en demeure pourtant rien.
Or, dès 1672, on trouve une mention anglaise19 du Mot du Maçon dans
Rehearsal Transposed d’Andrew Maxwell. En terre anglaise, à pareille
époque, cela ne pouvait évidemment concerner que des maçons spéculatifs.
Ces derniers connaissaient donc cet usage qui, par conséquent, en l’absence
de toute tradition opérative anglaise de cette nature, ne pouvait résulter que
d’un emprunt. Sans utiliser l’expression exacte « Mason Word », le
Ms Harleian 2054, lié à la loge de Randle Holme à Chester, mentionne
l’existence de « plusieurs mots et signes d’un franc maçon » en usage vers
1650-1670. Du reste, le cheminement du Mot du Maçon peut s’expliquer
par l’émigration écossaise vers l’Angleterre, à partir précisément de la fin
du XVIIe siècle, consécutivement à la diminution considérable des emplois
en Écosse, notamment dans les métiers du bâtiment. Les opératifs écossais
étaient habitués à partager le Mot du Maçon avec des personnes étrangères
au leur métier dont ils faisaient occasionnellement des Gentlemen masons.
Les premiers maçons spéculatifs anglais, à la recherche d’usages
« immémoriaux », étaient sans aucun doute prêts à le recevoir.
La Maçonnerie spéculative et le « Réveil » de 1717
Quelle qu’ait pu être leur origine, et quoi qu’il en soit de leurs
connexions infiniment douteuses avec de très hypothétiques et même fort
improbables loges opératives, il apparaît enfin que les loges spéculatives –
ou, pour mieux dire, non opératives – anglaises, dont les traces les plus
anciennes remontent peut-être à 1620 (en marge de la Compagnie des
Maçons de Londres) et surtout à 1646, avaient totalement disparu à la fin du
XVIIe siècle, et ce n’est assurément pas le moindre des paradoxes ! En effet,
aucune information ne nous est parvenue à propos de l’Acception de
Londres après la note de 1682 dans le Journal d’Ashmole qui assistait en
l’occurrence à la deuxième et dernière réunion maçonnique de sa vie. Rien
naturellement sur la loge de Warrington qui paraît ne s’être tenue qu’une
fois, ni sur celle de Chester qui s’évanouit dans le dernier quart du siècle.
On ne voit enfin aucun lien entre elles et les quatre Loges qui fondèrent, en
1717, la Grande Loge de Londres. L’origine même de ces dernières est
inconnue : elles sont dites, par conséquent, « de temps immémorial », mais
la seule pour laquelle une date ait été suggérée – la loge à L’Oie et le Gril –
aurait été fondée en 169120 : on peut fortement douter que les autres aient
été plus anciennes…
On doit rapprocher ce nouveau vide documentaire entre les années 1680
et 1717, de l’idée avancée par Anderson, dans son Histoire, d’un « Réveil »
(Revival) qui aurait conduit à la formation de la Grande Loge. Or, si
« réveil » il y eut en 1717 (ou en 1721, nous le verrons), ce fut tout au plus
celui d’un mouvement né au siècle précédent et, pour parvenir à la franc-
maçonnerie spéculative moderne (« Un système particulier de
morale, etc. »), il faut encore ménager une autre transition.
E. Ward fait ainsi observer que dans le fameux Discours de Francis
Drake21, prononcé à York en 1726, où sont énoncés pour la première fois
les trois grands principes de la franc-maçonnerie anglaise, « la Vérité, la
Bienfaisance et l’Amour Fraternel » (Truth, Relief and Brotherly Love), la
Maçonnerie semble dépeinte comme un club – cette dimension
essentiellement conviviale ayant déjà été soulignée par Anderson – dont le
ciment était avant tout de caractère moral et philanthropique. Si le
« symbolisme » est considéré comme le témoin du passage au spéculatif
proprement dit, alors il faudra attendre en Angleterre la fin du XVIIIe siècle,
avec William Hutchinson22, auteur du célèbre ouvrage Spirit of Masonry
(1775), et surtout William Preston dans le dernier quart du siècle
(Illustrations of Masonry, 1772).
Ainsi, au terme de trois ou quatre ruptures – et non d’une simple et
unique transition – entre des époques et des institutions différentes, sans
lien direct, naissait définitivement une maçonnerie spéculative qui, depuis
son origine, n’entretenait avec les bâtisseurs des cathédrales que des liens
purement nominaux et tout au plus allégoriques.
Essentiellement critique, la contre-théorie de Ward, comme on le fit
observer d’emblée, visait à saper les fondements du « mythe des six cents
ans d’histoire maçonnique » et de ce qu’on nomma irrévérencieusement
« l’Évangile de Harry Carr », laissant en quelque sorte la maçonnerie
spéculative orpheline de sa tradition fondatrice.
Le bouleversement des idées suscité par E. Ward a été considérable et
fait encore sentir ses effets. Depuis lors, les contributions des chercheurs
anglais ne visent plus qu’à remplir le vide ainsi créé dans l’histoire de
l’Ordre. On ne s’attache plus à confirmer la théorie de la transition mais à
proposer un modèle qui puisse rendre compte des graves objections
exposées par E. Ward et partagées après lui par le plus grand nombre des
chercheurs. Ainsi, depuis l’exposé d’Eric Ward, d’importantes certitudes
avaient été ébranlées. Il restait à rebâtir.
À ce jour le travail n’est pas achevé mais, pendant son cours, des
découvertes passionnantes ont pu être faites. Ce sont elles qu’il nous faut à
présent aborder.
CHAPITRE IV

À la recherche d’une origine :


la litanie des hypothèses

Une théorie politique


Le premier essai de théorie positive pour rendre compte de l’éclosion de
la franc-maçonnerie spéculative fut présenté par F. W. Seal-Coon, en 19791.
Cette théorie trouve ses fondements dans l’histoire politique de la Grande-
Bretagne, au cours du XVIIe siècle. Rappelons-en les faits dominants.
L’accession au trône de Charles Ier, en 1625, marqua pour la Grande-
Bretagne le début d’une longue période de troubles. D’un caractère
autoritaire, favorable aux catholiques, Charles Ier, en raison de graves
difficultés financières, dut convoquer le Parlement en 1628. Ce dernier
imposa au Roi la Pétition des Droits (Petition of Rights), qui rappelait les
libertés anglaises et les limites de l’autorité royale. Ayant renvoyé le
Parlement en 1629, Charles Ier se heurta, à partir de 1637, à une opposition
renouvelée sur le terrain religieux. En voulant imposer aux presbytériens
d’Écosse un Livre de Prières très inspiré par la High Church (proche des
positions catholiques), le Roi suscita la révolte. Dès 1640, pour soutenir
financièrement la guerre, Charles Ier dut rappeler le Parlement. Celui-ci
engagea alors le processus révolutionnaire, décrétant son indissolubilité et
imposant le triennal bill qui obligeait à le convoquer au moins tous les trois
ans. Le Parlement, puritain, s’attaqua aux évêques et aux Lords. Une guerre
civile éclata en 1642, opposant les partisans du Roi, ou « Cavaliers »
(nobles et paysans), aux défenseurs des droits du Parlement, ou « Têtes
Rondes » (Roundheads, puritains, bourgeois, petits propriétaires terriens).
Dans cette effervescence, Olivier Cromwell sut organiser l’armée du
Parlement (1645). Le Roi, vaincu, fut livré par les Écossais à un Parlement
gagné à Cromwell (1648). Il périt décapité en janvier 1649.
Pendant douze ans, la Grande-Bretagne vécut en République
(Commonwealth), sous la férule de Cromwell nommé Lord-Protecteur en
1653. Entrant lui-même en conflit avec le Parlement, incapable de mettre en
place des institutions stables, Cromwell fut la cible de complots royalistes
(notamment à partir de 1654). Des revers militaires à l’extérieur avaient
encore miné son autorité lorsqu’il mourut en 1658. Son fils Richard, appelé
à lui succéder, abdiqua au bout de quelques mois. Le fils de Charles Ier,
avec l’aide du général Monk, après avoir signé la libérale Déclaration de
Bréda (le 1er mai 1660), put regagner l’Angleterre. Proclamé Roi le
8 mai 1660, il mit fin à une parenthèse tragique de plus de vingt ans dans
l’histoire du pays.
Si l’on envisage, dans ce contexte, les premières manifestations de la
Maçonnerie spéculative en Angleterre, pendant la même période, plusieurs
faits, pour F.W. Seal-Coon, ressortent particulièrement :

1. Elias Ashmole, l’un des premiers maçons spéculatifs connus, était


royaliste. Son initiation à Warrington en 1646, prit place,
précisément, lors d’un séjour qu’il fit chez son beau-père, pour
échapper aux armées de Cromwell. Son beau-père, Peter
Mainwaring, était un propriétaire foncier probablement royaliste2.
2. Randle Holme III, contemporain d’Ashmole, et qui acquit une
certaine prospérité sous Charles II, semble aussi avoir été un fidèle
de la cause royale. Bien qu’on admette qu’il fut reçu dans la loge de
Chester en 1665, l’examen de certains documents écrits de sa main
(Ms Harleian 2054) suggère qu’il aurait pu être initié vers 1640-
1650.
3. Par ailleurs, lorsque Plot écrit, en 1686, dans son Histoire naturelle
du Staffordshire, à propos de la « Société des Francs-Maçons », il la
présente comme étant « répandue dans toute la Nation », ce qui
supposerait un développement continu depuis déjà un bon nombre
d’années.
4. Les seules autres références que l’on trouve à la Maçonnerie avant
fin du siècle, sont en 16763, 16914, 16965 et 16986.

Il apparaît donc assez clairement que, d’une part, les références à la


Maçonnerie sont presque inexistantes dans la première moitié du siècle et
que, d’autre part, il existe un intervalle de trente ans environ entre les
premières mentions et celles, plus abondantes, du dernier quart du siècle.
On pourrait ainsi supposer, compte tenu notamment de la personnalité des
premiers cités (Ashmole, Randle Holme) que les loges spéculatives de la
première période auraient été la couverture d’organisations royalistes, à une
époque où les conspirations politiques étaient une réalité quotidienne,
surtout vers la fin des années 1640. Elles se seraient naturellement faites
très discrètes pendant toute la période du Protectorat de Cromwell (1649-
1660), et l’on notera que pour cette période les seuls documents que l’on
possède sont tirés de manuscrits et de papiers privés, en principe réservés à
l’usage de leur auteur et nullement destinés à être diffusés. Ces loges
n’auraient repris leurs activités que graduellement, avec l’affermissement
du pouvoir royal restauré et l’établissement de conditions politiques
conformes à leurs souhaits, soit à partir de 1670-1680.
Cependant les troubles politiques qu’avait connus le pays avaient aussi
beaucoup modifié les relations sociales et l’état d’esprit, en particulier dans
les couches moyennes et aisées de la société anglaise. Un besoin d’unité se
faisait sentir dans les milieux libéraux qui avaient particulièrement éprouvé
les ravages exercés par les divisions politiques sanglantes des récentes
années.
Il se peut alors que certains de ceux qui, dans l’hypothèse de Seal-
Coon, s’étaient attachés dans les années 1640 aux loges spéculatives pour y
défendre la cause royale, aient pensé que ces mêmes groupements
pouvaient désormais servir à fédérer les hommes de bonne volonté qui
souhaiteraient travailler à l’unité et au maintien de la paix civile. De là
seraient naturellement venus, au premier plan des préoccupations de ces
loges, l’esprit de convivialité, de sociabilité, et la prohibition formelle de
toute controverse politique, ou même religieuse – les querelles politiques et
religieuses n’ayant jamais cessé de se confondre dans le siècle écoulé.
De là serait née une franc-maçonnerie détachée de tout esprit de
conspiration et insistant même sur son loyalisme, philanthropique et
conviviale. En outre, pour ces hommes délivrés de toute préoccupation
partisane, s’ouvrait aussi le champ de la spéculation philosophique.
Cette théorie, selon F. W Seal-Coon, permettrait aussi d’expliquer
l’hostilité manifestée dans divers libelles à l’encontre de la maçonnerie dans
les dernières années du XVIIe siècle. Celle-ci peut en effet sembler curieuse,
envers une organisation fondée sur l’amitié et la bienfaisance. Si l’on retient
une origine politique, on pourrait attribuer cette hostilité à des adversaires
d’hier refusant d’oublier le passé, malgré l’apaisement politique et la
mutation de la « Société des Francs Maçons » elle-même.
Il reste que cette théorie, si elle désigne les auteurs présumés de la
maçonnerie spéculative, n’explique pas les raisons qui les auraient conduits
à choisir, pour dissimuler leur action, le masque de la maçonnerie. F. W
Seal-Coon suggère, avec une certaine légèreté, il faut bien le reconnaître,
qu’il en fut de la maçonnerie « comme de l’Everest pour Hillary » : elle se
trouvait là7, et il existait des loges opératives encore en activité – mais
précisément, est-ce si sûr ? –, bien qu’alors en déclin. Si l’on ajoute un
certain goût pour l’architecture dans les milieux cultivés de l’époque, on
pourrait comprendre ce choix.
La théorie de Seal-Coon, qui n’est qu’une esquisse, n’étudie pas du tout
les modalités selon lesquelles les usages maçonniques auraient été
empruntés par les spéculatifs. Théorie sans doute partielle, schématique,
emportant difficilement la conviction, elle a cependant l’avantage de
souligner que les considérations politiques ne peuvent être négligées pour
comprendre la genèse et l’évolution tardive de la maçonnerie « non-
opérative » du XVIIe siècle anglais et qu’elles doivent être intégrées dans la
formulation d’une éventuelle théorie globale. N’oublions pas non plus que
la fracture entre les Jacobites et les Hanovriens sera, vers 1723 encore, une
des clés des conflits et des remous que connaîtra la jeune Grande Loge de
Londres8. J’aurai l’occasion de revenir sur ces différents points que nous
devons nous borner à noter pour l’instant.

Une piste religieuse


Une contribution majeure, dans la recherche d’une « théorie de
substitution », fut apportée par C. Dyer, en 1982. Dans un travail très
important, quoique présenté par son auteur comme une simple approche du
problème, la complexité des hypothèses alternatives est nettement exposée,
de même que la multiplicité de tous les facteurs, sociaux, politiques et
surtout religieux, qui ont pu contribuer, et ce dès la fin du XVIe siècle, à
susciter l’apparition et le développement de la Maçonnerie spéculative9.

Les Anciens Devoirs revisités


Le premier axe de recherche, pour C. Dyer, est celui des Anciens
Devoirs dont l’étude, on le voit, doit être constamment renouvelée.
Nous avons déjà vu que, dans la chronologie des « Constitutions » du
Métier, il existe entre les deux plus anciennes versions, Regius et Cooke,
autour de 1400-1450, et les versions suivantes, qui apparaîtront jusqu’au
cœur du XVIIIe siècle, une période muette de plus de cent ans. On note en
revanche, à partir des années 1580, une quantité croissante de textes des
Anciens Devoirs. Or, nous savons, par exemple grâce à la mention portée
sur le Ms Sloane 3848, qui servit très probablement lors de l’initiation
d’Ashmole en 1646, qu’un exemplaire des Anciens Devoirs était à cette
époque un instrument de travail essentiel des loges non-opératives
anglaises. Ce fait, très généralement admis, doit être une fois de plus
rapproché, comme le souligne à son tour C. Dyer, après E. Ward, du constat
qu’à la même époque, soit vers la fin du XVIe siècle, il n’existait plus en
Angleterre de loge opérative susceptible de se servir de ces textes.
C. Dyer propose donc d’approfondir cette piste, simplement signalée
par Ward10, et d’étudier le contenu de ces nouvelles versions des Anciens
Devoirs, afin d’en retirer un témoignage possible sur l’esprit et les usages
des spéculatifs anglais qui, dès lors, pourraient être apparus en même temps
que ces textes eux-mêmes, soit beaucoup plus tôt qu’on ne le pense
généralement.
Les deux plus anciens textes disponibles aujourd’hui, pour cette
« deuxième vague », sont le Ms Melrose, dont on possède une copie datée
de 1674 affirmant se référer à un original de 1581, et le Ms Grand Lodge
no 1 (Ms G.L.), qu’on date habituellement de 1583. L’existence manifeste
de fautes de copie et de lacunes dans le premier fait donc préférer le
Ms G.L. pour une étude comparative de son contenu avec la version
ancienne de référence qui est le Cooke.
L’étude systématique, section par section, fait alors apparaître un certain
nombre de différences qu’on peut résumer comme suit :

1. L’invocation initiale du Ms Cooke à Dieu comme le Créateur de


toutes choses est remplacée dans le Ms GL par une formule
expressément trinitaire.
2. Dans une sorte de préambule, le Ms Cooke promet d’informer sur
l’histoire de la « Géométrie », tandis que le Ms G.L. y substitue la
« Maçonnerie ».
3. Dans la partie proprement historique, qui occupe dans les deux
textes une place considérable, les textes sont assez proches, mais on
note généralement que le Ms GL abrège de nombreux passages
relatifs à l’histoire traditionnelle du Métier. Certaines sections, en
revanche, sont conservées presque dans leur intégralité, par exemple
celle qui rapporte que les « élèves d’Euclide grâce à qui l’art de la
Maçonnerie put se répandre, étaient les fils de nobles personnages ».
De même le passage concernant le Temple de Salomon est bien
développé.
4. Il existe également dans le Ms GL des éléments originaux, qui font
défaut dans le Ms Cooke :
l’affirmation que l’Assemblée présidée par Edwin à l’époque
d’Athelstan s’était tenue à York ;
un passage précisant la manière dont on prête le serment de
respecter les Devoirs du Métier ;
le texte du serment en question, « avec l’aide de Dieu », et « sur
le livre ».

Toutefois d’importantes différences apparaissent :

A. Si le Ms G.L. distingue apparemment les « Devoirs particuliers des


Maîtres et Compagnons » des « Devoirs généraux », il est précisé
que ces derniers doivent être respectés par « tout véritable franc-
maçon, aussi bien par les Maîtres que par les Compagnons », ce qui
atténue considérablement la différence de destination de ces deux
séries de Devoirs, nettement établie par le Ms Cooke, et
compréhensible dans une logique purement opérative.
B. Certains articles du Ms Cooke ne sont pas repris dans le Ms GL, et
notamment :
l’obligation pour tout Maître de servir loyalement et honnêtement
« le seigneur pour lequel il travaille » (the lord that he serveth),
remplacée dans le Ms G.L. par un engagement de fidélité « à Dieu
et à la Sainte Église » (to God and holly Churche) ;
l’obligation pour tout Maître de pourvoir au remplacement d’un
ouvrier qui n’accomplirait pas son travail ;
l’obligation pour tout ouvrier de travailler exactement pour tout le
temps qui lui est payé.
C. Par ailleurs, certains Devoirs énoncés dans le Ms G.L. ne figuraient
pas dans le Ms Cooke. En particulier :
ne jamais sombrer dans l’erreur ou l’hérésie, et être un homme
discret et prudent en toutes choses ;
être fidèle au Roi et ne jamais se livrer à la trahison ;
appeler les Maçons « Compagnons ou Frères » et d’aucun autre
nom ;
payer honnêtement pour les repas et les boissons pris ensemble ;
ne se livrer à aucune action répréhensible lors des réunions.

Au total, la nature des différences observées entre les deux textes


conduit C. Dyer à la conclusion qu’après un silence d’environ cent
cinquante ans, le Ms G.L. n’est nullement une simple copie, plus ou moins
abrégée, du Ms Cooke. Il représente au contraire un document tout à fait
nouveau, introduisant de nombreuses règles qui ne se réfèrent plus
directement à des considérations purement opératives (lesquelles sont
souvent supprimées), mais possèdent un caractère moral ou spécifiquement
religieux.
L’analyse plus détaillée de l’orthographe utilisée pour les noms
d’origine biblique montre en outre que le Ms G.L. suit l’usage des Bibles
publiées après la Réforme, soit à partir de 1540 environ. La date de
rédaction se situerait par conséquent entre 1540 et 1580.
De cette étude résulte aussi l’hypothèse proposée, selon laquelle le
Ms G.L. serait l’un des premiers d’une longue série de textes, utilisés à
partir des années 1560-1580, par un groupe d’hommes connus plus tard, au
XVIIe siècle, sous le nom de maçons spéculatifs. Ils auraient établi un texte
nouveau, se référant allégoriquement au métier de la maçonnerie, mais en
insistant essentiellement sur des règles morales, avec une orientation
nettement religieuse et ouvertement trinitaire. La mention de York comme
lieu de l’Assemblée convoquée par Edwin – mention tout à fait nouvelle
nullement évoquée par le Ms Cooke, ce qui en dit long sur le très probable
caractère apocryphe de cette affirmation – pourrait éventuellement désigner
l’origine géographique du mouvement11. Enfin l’insistance sur le fait que
« les élèves d’Euclide » – dont les francs-maçons se veulent les héritiers –
étaient « les fils de nobles personnages » pourrait également indiquer le
rang social des promoteurs de ce mouvement. Parmi les éléments nouveaux
du texte, on doit souligner l’engagement de « discrétion » et la
condamnation de toute trahison à l’égard du Roi.

Le climat religieux de l’Angleterre au XVIe siècle


On peut dès lors s’efforcer de trouver dans l’histoire religieuse de
l’Angleterre au XVIe siècle, des éléments susceptibles de confirmer cette
thèse.
Les effets conjugués de la Réforme et de la rupture avec Rome, décidée
par Henri VIII en 1534 pour des motifs privés, projetèrent l’Angleterre,
pour plusieurs décennies, dans une guerre religieuse violente et quasi
permanente. Il faut se souvenir que nombre de ceux qui, pendant le
XVIe siècle, exprimèrent ouvertement des convictions religieuses opposées à
celles du pouvoir – qui changea lui-même plusieurs fois d’orientation –
perdirent la vie sur les bûchers. Cette menace quotidienne, en des temps
particulièrement troublés, pouvait en elle-même inciter différentes
communautés à la discrétion dans leurs pratiques, voire au secret.
C’est au cours des années 1560 à 1570 que la crise religieuse atteignit
une gravité majeure. Ces années furent marquées par les affaires d’Écosse
et par la « déposition » théorique d’Élisabeth Ire par le Pape en 1570.
Consécutivement à ces événements, les spécialistes de l’histoire religieuse
de l’Angleterre, ont rapporté l’existence d’un mouvement constitué au sein
de l’Église d’Angleterre dans les années 1570, et dont l’objectif était de
faire basculer définitivement celle-ci dans le camp de la Réforme. Vers
1580, il s’agissait d’une formidable « organisation secrète » qui devait agir
avec prudence en raison des vues plus modérées exprimées par la Reine. Ce
mouvement devait aboutir à la secte des « Indépendants », à l’origine de
l’Église congrégationaliste. C’est un témoignage que l’époque conduisait
divers groupes, ayant des convictions morales et religieuses bien définies, à
agir sous forme d’organisations plus ou moins secrètes.
Diverses hypothèses, toutefois, peuvent être avancées quant à
l’orientation religieuse exacte du mouvement lié au Ms G. L. Aucune
d’entre elles, dans l’immédiat, ne semble privilégiée.
Deux grandes confessions s’affrontaient donc en Angleterre à cette
époque :
Les Catholiques

Avec l’accession d’Élisabeth Ire, et surtout les événements des


années 1570, la position des catholiques anglais devint doublement
périlleuse : premièrement en raison de leurs convictions religieuses elles-
mêmes, deuxièmement parce que le Pape les ayant déclarés libres de toute
allégeance envers la Reine, ils pouvaient être à ce titre considérés comme
traîtres félons. Certains refusèrent de se conformer aux pratiques de l’Église
d’Angleterre (les Recusants), tandis que d’autres choisirent de dissimuler
leurs convictions sous le voile d’une apparente soumission.
Or, il semble que la Trinité ait pu constituer à cette époque une sorte
d’emblème de certains groupes catholiques plus ou moins clandestins. On
peut en effet s’interroger sur l’insistance des références trinitaires dans le
Ms G.L. car, hormis quelques groupuscules sans importance, les
communautés religieuses de l’Angleterre au XVIe siècle s’accordaient sur la
foi trinitaire. On sait ainsi, par exemple, que Sir Robert Tresham (1543 ? –
1605), ouvertement Recusant, emprisonné en 1581, fut libéré en 1588 et fit
alors bâtir divers édifices sur ses terres, dans le Northamptonshire. L’un des
plus curieux est la « loge12 triangulaire » qu’il fit édifier à Rushton, en
l’honneur de la Trinité, laquelle était conçue selon un plan triangulaire et
couverte d’inscriptions et de motifs trinitaires.
Si un mouvement d’inspiration catholique, nécessairement secret à cette
époque, avait voulu manifester son unité, la Trinité aurait pu en être le
symbole parfait, à la manière d’une profession de foi, de même que
l’invocation trinitaire du Ms G.L. est immédiatement suivie de la
condamnation de « l’hérésie… »
On sait par ailleurs que, sous Henri VIII, la fermeture des monastères
avait déclenché, dans le nord du pays, une vive réaction populaire qui
s’était concrétisée par l’organisation du « Pèlerinage de Grâce » (1536-
1538), à l’initiative d’un certain Robert Aske. Ce dernier avait organisé une
société secrète dont les membres étaient liés par serment et se
reconnaissaient à l’aide d’un emblème particulier, en l’occurrence les « cinq
plaies » (du Christ).
On peut ici juste mentionner une hypothèse complémentaire, mais
encore plus spéculative – si l’on peut dire ! – proposée par Cyril Batham, en
1990 : ce que l’on a pris l’habitude de nommer la « théorie monastique ».
L’auteur suppose en effet l’existence, dans l’ombre des monastères anglais,
depuis le Moyen Âge, de « cellules secrètes » animées par les moines qui
furent, comme on le sait, les commanditaires des grands ouvrages de cette
époque, les architectes souvent, aussi bien que les guides des communautés
de métier. À la faveur du grand traumatisme suscité par la Réforme anglaise
et ses conséquences sanglantes et tragiques – avec notamment la dissolution
et la désappropriation des communautés monastiques entre 1536 et 1540 –,
ces « cellules secrètes » seraient devenues le réceptacle providentiel d’une
sorte de résistance, catholique à l’origine. Leur évolution aurait donné lieu
aux loges maçonniques spéculatives. Cependant, comme le reconnaît sans
peine C. Batham lui-même, il n’existe tout simplement pas le moindre
commencement de preuve documentaire, directe ou indirecte, que de tels
cénacles secrets aient jamais existé. C’est donc, au sens propre, une
hypothèse gratuite13.
Les Protestants
Alors que les protestants extrémistes des années 1580 finirent par
instituer la « Secte des Indépendants », d’autres, à l’instar de certains
catholiques, affectèrent d’adopter les vues modérées que la Reine voulait
faire prévaloir. Dans leur cas également, la prudence et le secret
s’imposaient.
En faveur d’une éventuelle orientation protestante du mouvement lié au
Ms G.L., on retiendra que, de l’engagement d’être fidèle « à Dieu, à la
Sainte Église et à tous les Saints » qui figure dans le Ms Cooke, seuls les
deux premiers termes ont été repris dans le Ms G.L. – le premier étant
exprimé en mode trinitaire. Cette suppression de toute référence aux Saints,
si elle est délibérée, est a priori d’inspiration protestante rigoriste. Ce n’est
toutefois qu’une indication limitée14.
Les autres courants religieux ou mystiques
On ne peut cependant limiter cet inventaire aux confessions chrétiennes
classiques et aux Églises constituées. L’Angleterre du XVIe siècle, comme
une bonne partie de l’Europe, a connu une effervescence mystique,
notamment liée à la Kabbale chrétienne. On soulignera simplement l’intérêt
de ces groupes pour la notion de « Verbe », de « Mot »15, en le rapprochant
du sort fait par la première Maçonnerie spéculative anglaise au « Mot du
Maçon » qui n’avait en Écosse, sa terre natale, qu’un rôle purement
opératif.
On sait ainsi que Corneille Agrippa visita l’Angleterre dès 1510, et l’on
rapporte classiquement – quoique sans aucune preuve formelle – qu’il y
aurait fondé, avec l’aide d’un certain Jehan Colet, une sorte de cénacle
secret. Plus tard le fameux John Dee (1527-1608), eut une certaine
influence, et son célèbre ouvrage La Monade Hiéroglyphique est une source
évidente des premiers textes qui, dans les années 1610, se référeront à la
Rose-Croix16.
Quel qu’ait pu être leur rôle exact dans le mouvement qui nous
intéresse, ces milieux mystiques marginaux font bien partie intégrante de
l’histoire religieuse de l’Angleterre au XVIe siècle, et à ce titre au moins, ne
peuvent être totalement négligés.
Au terme de ces considérations, il paraît certain pour C. Dyer, et pour
plusieurs auteurs anglais aujourd’hui, que le mouvement qui donna
naissance à la Maçonnerie spéculative eut probablement une origine et des
motivations essentiellement religieuses.
L’étude comparée des Anciens Devoirs établit que ce mouvement secret
– ce que l’histoire religieuse du temps rend compréhensible –, n’avait aucun
lien avec la maçonnerie opérative. Il aurait été établi vers 1560-1580, à
l’époque où les conflits atteignirent, en Angleterre leur plus grande
intensité. Des modifications ultérieures introduites vers les années 1660,
alors que la paix religieuse était réalisée, contribuèrent à lui donner la
morphologie qu’on lui connaîtra au début du XVIIIe siècle, immédiatement
avant l’établissement de la Première Grande Loge.
On peut faire, à propos de la thèse de Colin Dyer – qui est du reste
moins une thèse qu’une suite de réflexions, comme l’indique bien le titre
même de sa contribution – les mêmes remarques que précédemment : elle
n’explique pas tout, loin de là, mais elle permet d’apporter de nouveaux
éléments au débat, notamment l’importance majeure des considérations
religieuses et la nécessité de regarder d’un œil nouveau les Anciens Devoirs
qu’on aurait eu tendance à tous situer dans une continuité, au même titre
que les loges opératives puis spéculatives qui les ont utilisées à des époques
distinctes et dans des conditions bien différentes.
Là encore, un examen rigoureux a suggéré que la continuité était sans
doute plus apparente que réelle. C’est un acquis pour la suite de notre
recherche.

Une voie charitable et fraternelle


Andrew Durr reçut en 1983 le Prix Norman B. Spencer, distinction
parcimonieusement accordée par la Loge Quatuor Coronati pour un travail
original sur les origines de la franc-maçonnerie17.
Se plaçant délibérément en dehors de l’opposition exposée jusqu’à
présent, entre la théorie de la transition et celle de l’emprunt, A. Durr
propose à son tour de reconsidérer les principaux témoignages concernant
la Maçonnerie spéculative au XVIIe siècle, en leur donnant encore un
éclairage et un sens nouveaux.

Une franc-maçonnerie ni opérative, ni spéculative


Pour A. Durr, il convient, avant de s’interroger sur l’identité de ceux qui
ont fondé et propagé la maçonnerie spéculative, de rechercher comment est
née et s’est imposée, chez les historiens, l’idée qu’une maçonnerie
spéculative existait dès le XVIIe siècle. On peut en effet se demander si l’on
n’a pas, sur ce point, fait dire aux textes plus qu’ils ne disent en réalité.
Nous sommes ainsi invités, une fois de plus, à réexaminer les quelques
documents disponibles :
1. Le Journal d’Elias Ashmole fut publié en 171718 et l’on put, dès
cette époque, connaître les deux notes de 1646 et 1682, se référant à
la Maçonnerie. Or, il est curieux de constater qu’en 1723, dans son
Histoire du Métier, Anderson n’y fait pas la moindre allusion. Cela
signifie que ce dernier n’avait pas eu connaissance du Journal
d’Ashmole publié six ans plus tôt – ce qui est effectivement
possible – ou bien que ces notes avaient paru sans importance aux
rédacteurs du Livre des Constitutions. Ce n’est que dans l’édition de
1738 qu’Anderson mentionna l’initiation d’Ashmole. Mention
brève, au demeurant, sans commentaire ni développement. Elle se
situe entre deux passages relatifs à Inigo Jones célébrant le rôle de
ce dernier dans la promotion du « style d’Auguste ». La réception
d’Elias Ashmole n’est nullement présentée, dans ce contexte
pleinement opératif, comme revêtue d’une signification particulière
ou nouvelle.
C’est seulement avec les travaux de W. H. Rylands sur la
Maçonnerie du XVIIe siècle, publiés en 188119 que l’attention des
historiens maçonniques fut attirée sur le cas d’Ashmole.
Depuis cette époque, la loge de Warrington est réputée spéculative
en raison de la présence d’Ashmole et du colonel Henry
Mainwaring, tous deux manifestement étrangers au métier. Pour les
autres membres, les informations que l’on possède sont
extrêmement rudimentaires. Pour l’un d’entre eux, cependant,
Richard Ellam, on dispose d’un testament dans lequel il se qualifie
de « Free Mason ». Rylands et plus tard N. Rogers20 ont rejeté l’idée
d’un lien réel de Richard Ellam avec la maçonnerie opérative en
raison du fait qu’il possédait un patrimoine, notamment foncier, trop
important. A. Durr fait remarquer que l’argument ne tient pas si l’on
se souvient qu’au XVIIe siècle beaucoup de maçons avaient plusieurs
activités et possédaient souvent de la terre. On a donc peut-être
rejeté à la légère le seul lien matériel de la loge de Warrington avec
la Maçonnerie opérative. En fait, rien ne permet actuellement encore
d’établir la nature exacte de cette loge énigmatique et éphémère.
2. C’est également Anderson qui le premier, en 1738, signala, en citant
le Journal d’Ashmole, la visite de ce dernier au Mason’s Hall, en
1682, mais ce n’est qu’avec le travail de Conder Jr21 que fut révélée
l’existence de l’Acceptation, en marge de la Compagnie des Maçons
de Londres.
Or, en ce qui concerne les années 1620 à 1650, eu égard à l’extrême
laconisme des archives de la Compagnie, on ne peut affirmer qu’une
chose : certaines personnes étrangères au métier étaient
confidentiellement sinon secrètement « acceptées », et payaient à
cette fin la somme d’une livre – celle que devait acquitter
normalement tout apprenti pour devenir « Homme Libre du Métier »
(Freeman of the Craft) reconnu par la Compagnie. Ces « maçons
acceptés » pouvaient alors, moyennant neuf livres en supplément,
être éligibles à la livery, c’est-à-dire à l’échelon supérieur,
honorifique et cette fois complètement public de ladite Compagnie.
Rien n’autorise en fait dans les textes à parler d’une « loge » – le
mot lui-même n’y figure pas –, ni a fortiori, d’un travail spéculatif.
Il apparaît seulement que l’Acceptation était pour certains une voie
permettant d’accéder à la livery. Il en est de même aujourd’hui, alors
que la Compagnie ne possède plus en son sein, ni sur ses marges,
une quelconque « Acceptation22 » …
En ce qui concerne l’épisode de mars 1682, on note qu’en dehors
d’Ashmole, de Sir William Wilson et du Capitaine Richard
Borthwick, toutes les personnes présentes ce jour-là étaient
membres de la Compagnie. Huit sur douze, formellement
identifiées, étaient des opératifs. Décrire une telle réunion – après
une période de silence de près de trente ans à ce propos dans les
archives de la Compagnie – comme une réunion de Gentlemen
Masons est donc, observe A. Durr, parfaitement abusif.
3. Le cas de la loge de Chester, signalée par Randle Holme nous
conduit, estime A. Durr, à une conclusion identique. Là encore, ce
n’est pas avant les travaux de Rylands, en 188223, qu’on s’y
intéressa. Bien que « gentleman », Holme était lui-même lié au
métier et nous savons que les autres membres connus étaient en très
large part des opératifs, avec une nette majorité de maçons.
De plus, nous savons que Randle Holme comptait parmi les notables
de Chester, lesquels se retrouvaient à cette époque dans de
nombreuses confréries, sociétés et compagnies reconnues par la
Cité, et dont ils assuraient le patronage. Dans le texte constamment
reproduit de Randle Holme, ce dernier ne fait apparemment pas de
distinction fondamentale, quoiqu’on en ait dit, entre « la Confrérie
des Maçons » (Fellowship of Masons)24et la « Société des Francs-
Maçons » (Society of Free-Masons) qu’il cite plus loin25. Ashmole
lui-même avait été admis, selon ses dires, dans « la Confrérie des
Francs-Maçons » (Fellowship of Free-Masons). Il paraît donc abusif
de fonder une théorie sur des termes qui semblent interchangeables.
4. L’Histoire naturelle du Staffordshire, de Plot, en 1686, est entrée
dans l’historiographie maçonnique grâce à J.G. Findel. Si l’on
mentionne habituellement les passages se référant aux « signes
secrets », on omet trop souvent les passages suivants qui nous
apprennent, notamment, que les membres de la Société doivent
recevoir tout « compagnon » (fellow) de passage, lui fournir du
travail s’il en a besoin, ou un moyen de subsister en attendant qu’il
en trouve, et font état, plus loin, de la crainte qu’on peut concevoir
devant de telles associations d’ouvriers. Enfin, rappelons que ce
texte situe les « loges » en question dans les Moor-lands districts,
c’est-à-dire dans les régions où sont effectivement situées de
nombreuses carrières de pierre.

Si l’on ne sollicite donc pas excessivement ce texte, conclut A. Durr, il


ne permet pas d’affirmer qu’on y parle, au XVIIe siècle, d’une maçonnerie
spéculative, ni même simplement « non opérative ».
Au terme de cette nouvelle réévaluation des témoignages sur la franc-
maçonnerie supposée spéculative au XVIIe siècle, A. Durr nous invite à
remettre en cause l’idée, généralement admise par la plupart des historiens
depuis la fin du XIXe siècle, selon laquelle la maçonnerie spéculative qui
s’est rapidement propagée au XVIIIe siècle avait été, dès longtemps, préparée
par des loges « proto-spéculatives », tout au long du XVIIe siècle. On doit
envisager avec attention la possibilité que les loges dont il est question aient
été étroitement liées au métier jusqu’au début du XVIIIe siècle. S’il est bien
certain, nul ne peut en effet en douter, que ces loges n’avaient plus aucun
rôle à jouer dans le contrôle du métier lui-même, elles étaient toujours très
largement constituées d’opératifs, c’est-à-dire d’artisans et d’ouvriers, en
très large majorité des maçons de tous états, quoique de nombreux autres
métiers y fussent aussi représentés. Les non opératifs y apparaissent comme
des marginaux sans importance réelle à cette époque. Encore plusieurs
d’entre eux, nous l’avons vu, ne sont-ils pas sans lien avec le métier. La
continuité – si finalement continuité il y avait malgré tout – serait alors tout
au plus sociologique, mais certainement pas institutionnelle.
Cette maçonnerie n’était évidemment plus opérative au sens où nous
l’entendons, par exemple, pour les loges écossaises du XVIe siècle, mais elle
demeurait en partie liée au milieu humain du métier et ne pouvait, en tout
cas, être qualifiée de spéculative.
On voit, au fur et à mesure de ces réévaluations des documents connus
de longues, à quelques volte-face incessantes nous contraignent les
historiens anglais. Un exercice parfois un peu étourdissant mais finalement
très stimulant.
La question à laquelle il convient, dès lors, de répondre, est celle-ci :
quelles étaient la nature exacte et la fonction de cette étrange et décidément
insaisissable Masonry anglaise du XVIIe siècle ?

La franc-maçonnerie : une société d’entraide mutuelle


On a coutume de considérer le développement de la maçonnerie
spéculative dans le cadre de l’histoire des milieux cultivés et aisés de la
société anglaise, mais il apparaît pourtant que l’influence de ces milieux ne
fut réellement sensible que dans la décennie qui suivit la formation de la
Grande Loge – j’aurai l’occasion d’y revenir plus loin. Il semble plus
pertinent, pour A. Durr, de replacer les tout premiers témoignages sur la
franc-maçonnerie dans le cadre de l’histoire des sociétés d’entraide qui se
développèrent dans les milieux populaires, et notamment parmi les artisans,
au cours du XVIIe siècle et encore au début du XVIIIe siècle.
À cette époque, les sociétés d’entraide mutuelle liées aux métiers – et
pas seulement à celui des maçons – étaient nombreuses à Londres et dans
d’autres villes. La plupart d’entre elles étaient peu importantes et
rayonnaient sur une aire limitée, comme la Société des Teinturiers de
Linlithgow, fondée en 1679, et de nombreuses autres. À Londres même,
l’une des plus grandes cités d’Europe, les sociétés d’entraide étaient très
largement répandues chez les artisans. Il existait à Londres, nous l’avons
vu, diverses Guildes et Compagnies qui, depuis le début du XIVe siècle,
avaient progressivement acquis le contrôle des différents métiers. Ainsi,
notamment, la Compagnie des Maçons de Londres. Or, celle-ci avait
cependant perdu, à la fin du XVIIe siècle, la plupart de ses pouvoirs de
contrôle sur le Métier. Pourtant, la Compagnie, qui avait reçu en 1677 une
Charte Royale, et procédé à, une modification de son titre de « Company of
Free Masons » en « Company of Masons »26, connaissait toujours une
certaine prospérité. Or, si l’on examine les chiffres, on note que sur 1303
Apprentis enregistrés par la Compagnie entre 1619 et 1687, moins de 600
acquirent le statut « d’Homme Libre du Métier ». En 1676, la Compagnie
elle-même n’avait que soixante-dix-huit membres (!), alors qu’à cette
époque, des milliers de maçons vivaient et travaillaient dans la région de
Londres.
En fait, à la fin du XVIIe siècle, la Compagnie des Maçons de Londres,
issue d’une guilde ouvrière, était devenue une société d’employeurs, liée à
l’élite commerciale et politique de la Cité27. Les ouvriers, qui l’avaient
désertée, constituèrent alors leurs propres organisations d’entraide. La
Compagnie, du reste, ne se plaignait-elle pas elle-même du fait « que les
ouvriers avaient formé des associations illicites28 » ?
Les maçons opératifs, main-d’œuvre encore très mouvante, avaient
ainsi formé ce que Plot décrit justement comme la « Société des Francs-
Maçons ». Dans les villes plus importantes, comme à Chester, les
employeurs et les notables y étaient associés. Répartie dans « toute la
Nation », mais très diversifiée selon les conditions socioéconomiques
locales, elle formait autant de « sociétés fraternelles » (Friendly Societies)
qui sont toujours une composante très typique de la société anglaise29.
Les sociétés d’entraide et de bienfaisance se constituaient du reste dans
des milieux variés : ainsi les Français de Londres avaient-ils la leur, « la
Société des Parisiens », fondée en 1687. On connaissait aussi une « Société
des Veuves » depuis 1696.
Or, la grande similitude entre ces sociétés d’entraide mutuelle et les
plus anciennes loges doit être notée. Dans ces premières loges, tout nouveau
membre devait être admis à l’unanimité afin « de ne pas rompre
l’Harmonie »30, de même que dans les sociétés d’entraide dont certains
règlements précisaient qu’on pouvait ainsi « maintenir la Régularité et
préserver la meilleure Harmonie possible »31. Dans les deux cas, tout
nouveau membre devait également acquitter une cotisation et une certaine
somme réservée aux « Frères indigents ». Les règlements des sociétés
d’entraide stipulaient eux-mêmes « que les discussions (politiques ou
religieuses) ne devaient pas être introduites dans la Société car elles
pourraient en troubler l’harmonie32 ». Comment ne pas songer aux
dispositions analogues et bien connues des Constitutions de 1723 ?
Cette orientation fondamentale, charitable et fraternelle, fut encore très
fidèlement suivie par de nombreuses loges, au début du XVIIIe siècle, et les
archives, très discrètes sur toute autre sorte d’activité, montrent qu’elles
agissaient souvent comme des sociétés d’aide mutuelle. Du reste, il existe
même un exemple étonnant mais révélateur d’une authentique Friendly
Society, fondée en 1737 par et pour des francs-maçons, sous le nom de
« Society of Free and Accepted Masons, established for the mutual benefit
of each other on the 31st day of March 1737 ». Elle vécut un certain temps
avant d’être purement et simplement amalgamée avec la loge dont la
plupart de ses membres provenait ! On voit qu’à cette époque, la frontière
entre les deux structures était encore très floue33.
Lorsque les ouvriers et les artisans jetèrent les bases d’organisation de
ce que le XIXe siècle connaîtra sous la forme du syndicalisme34, cette vieille
structure de société d’entraide fraternelle fut peu à peu abandonnée. Elle
attira cependant d’autres hommes appartenant à d’autres milieux sociaux, et
qui retinrent l’intention initiale35.
S’il y eut une mutation spéculative, elle fut donc tardive et sans doute
« inopinée » pour ces « quelques frères anciens » de 1717 dont parle
Anderson en 1738. D’autres qu’eux s’étaient emparés du métier et le
menaient désormais vers d’autres destins. Pour ces anciens frères, les
« anciens usages » n’étaient pas oubliés. Comme le faisait remarquer
H. Sadler36, ils y firent encore appel plusieurs années après la fondation de
la Grande Loge. Tel ce Henry Pritchard, menuisier, qui demanda un secours
à la Grande Loge en 1729, puis à nouveau en 1730, ce qui lui fut accordé,
eu égard à « sa pauvreté, son âge », et à sa qualité de « Maçon régulier
depuis plus de quarante ans », ce qui nous ramène à la fin des
années 1680… De même, en 1730, Joshua Timson, qui avait été Grand
Surveillant sous le Duc de Wharton, et Anthony Sayer lui-même, le premier
Grand Maître, obtinrent des secours de 14 et 15 livres.
On ne doit d’ailleurs pas oublier l’importance du « Comité de Charité »
(Committee of Charity) au sein de la Grande Loge, dès 1724. En 1721, déjà,
le Duc de Montagu avait déjà exprimé le vœu qu’une telle structure fût mise
sur pied.
Pour les « anciens frères », l’entraide et la charité restaient, comme à
l’origine, le ressort essentiel de la Société. Celle-ci, pourtant, évoluait. Il est
vrai que depuis quelques années, de nobles personnages (Montagu et
Wharton avaient été les premiers d’une longue lignée) et de brillants esprits
(Désaguliers et bien d’autres) y travaillaient. Encore quelques décennies, et
leur travail serait achevé. La franc-maçonnerie spéculative leur devrait
tardivement le jour…
Invitant le chercheur à relire sans cesse les mêmes documents et à
réexaminer les mêmes sources pour les aborder avec un regard nouveau, il
est clair qu’aucune de ces théories n’emporte à elle seule la conviction
même si plusieurs d’entre elles indiquent des pistes qu’on ne saurait plus
négliger dorénavant. Toutes ont eu cependant l’immense mérite de pousser
à une redécouverte des fondements historiques de la franc-maçonnerie
anglaise, en ne confondant plus son développement avec celui, bien distinct,
de la maçonnerie écossaise.
Or, c’est précisément de ce dernier côté qu’est venue, à la fin des
années 1980, une vision radicalement nouvelle.
CHAPITRE V

Retour vers l’Écosse : la Terre Promise ?

En 1988, je l’ai dit, parurent successivement deux ouvrages de l’érudit


écossais David Stevenson1. Ces études ont apporté à leur tour un
renouvellement complet de la question controversée des sources de la
maçonnerie spéculative. Il n’est guère possible de résumer brièvement
la thèse soutenue par l’auteur à l’aide d’une documentation abondante et
sûre. J’en retracerai donc ici les lignes essentielles.
Avant toute étude détaillée du problème, D. Stevenson se propose
simplement d’énumérer tout ce qui, dans la tradition maçonnique telle
qu’elle nous est parvenue, est apparu en Écosse pour la première fois. Cette
entrée en matière est à la fois simple et très évocatrice. La liste des
premières occurrences écossaises d’un usage maçonnique est, en effet,
assez impressionnante :

1. l’usage le plus ancien du mot loge dans le sens moderne du terme, et


la preuve que cette institution existe alors de façon permanente
(Statuts Schaw, 1598-1599) ;
2. les plus anciens registres de procès-verbaux et autres documents
relatifs à des loges ainsi définies (id.) ;
3. les plus anciens témoignages d’une volonté d’organiser les loges à
l’échelon national (id.) ;
4. les plus anciens exemples de non-opératifs admis dans des loges
(1634 au plus tard) ;
5. les plus anciens exemples de loges se référant à des notions morales
exprimées par des symboles (les plus anciens rituels, 1696-1714) ;
6. les plus anciens témoignages que certains considéraient la
maçonnerie comme néfaste ou subversive (controverses sur la
nature du Mot du Maçon) ;
7. les plus anciennes références au Mot du Maçon (1638) ;
8. les plus anciens catéchismes maçonniques, révélant le Mot du
Maçon et décrivant les cérémonies de l’Initiation (Mss du groupe
Haughfoot, 1696-circa 1714)2 ;
9. les plus anciens témoignages de l’existence de deux grades dans la
franc-maçonnerie (id.) ;
10. l’usage le plus anciennement attesté des termes Apprenti-Entré
(Entered-Apprentice) et Compagnon du Métier (Fellowcraft), pour
désigner ces deux grades (id.) ;

En revanche, en Angleterre, on ne trouve les références les plus


anciennes qu’en quatre domaines seulement :

1. Les Anciens Devoirs (Old Charges, depuis environ 1400), les


exemplaires écossais n’apparaissant pas avant le milieu du
XVIIe siècle ;

2. la diffusion du terme « franc-maçon » (free-mason), et l’utilisation


de l’expression « maçon accepté » (accepted mason) ;
3. les loges entièrement composées de non-opératift (à partir de 1646, à
Warrington) ;
4. la première Grande Loge (1717).

Il faut cependant ici apporter quelques précisions sur des définitions


essentielles.
Les expressions ordinairement utilisées pour désigner les hommes
étrangers au métier qui furent admis, à une certaine époque, dans les loges
de maçons opératifs, sont : maçons non opératifs, gentilshommes maçons
(gentlemen masons), et maçons spéculatifs. Or, le fait de considérer
habituellement ces termes comme synonymes suscite plusieurs difficultés.
Ainsi, le terme « non opératif » est en soi ambigu : désigne-t-il un
membre de la loge qui n’est pas maçon de métier, ou un membre qui
n’appartient à aucun métier opératif de quelque sorte qu’il soit ? Admettre,
comme on le fait souvent, que l’expression « maçon non opératif »
s’applique surtout – voire exclusivement – au second, d’un niveau social a
priori plus élevé, conduit implicitement à faire de tout « maçon non
opératif » un « gentilhomme maçon ». Or, l’existence, dans nombre de
loges opératives écossaises, de membres certainement opératifs mais
appartenant à d’autres métiers que celui de maçon, est un fait attesté et on
n’en tient pas suffisamment compte. En définitive, nous devons considérer
d’une part, les artisans et petits boutiquiers, n’appartenant pas au métier de
maçon, mais qui furent admis dans les loges – ce sont les maçons non-
opératifs – et d’autre part les gentilshommes maçons, plus rares, et d’un
statut social plus élevé.
La même difficulté apparaît pour la loge elle-même. On considère
qu’une loge opérative, composée de maçons opératifs, est une institution
qui s’occupe naturellement de questions relatives au métier ; une loge non-
opérative est, pour sa part, constituée de maçons spéculatifs ou de
gentilshommes maçons et n’aborde que des sujets spéculatifs. Si dans le
contexte anglais, le seul vraiment étudié par les historiens classiques de la
franc-maçonnerie, cette opposition est déjà contestable (nous avons vu qui
étaient les maçons non-opératifs anglais du XVIIe siècle), elle est totalement
inappropriée pour l’Écosse où, avant le XVIIIe siècle au moins, toutes les
loges étaient administrativement opératives et réglaient les affaires du
métier mais où cependant aussi les maçons réunis n’étaient pas étrangers à
certains aspects spéculatifs, comme l’attestent bien les plus anciens
catéchismes écossais, et ce bien avant que les gentilshommes maçons ne
constituent en leur sein un groupe tant soit peu important.
Il a donc existé en Écosse, à partir d’une époque assez bien définie,
nous le reverrons – schématiquement, au XVIIe siècle –, des maçons non-
opératifs méritant ce qualificatif, soit parce qu’ils appartenaient à d’autres
métiers que celui de la maçonnerie (peut-être serait-il dès lors plus
judicieux de proposer le terme « opératif non maçon », pour rendre l’anglais
« non operative mason »), soit parce qu’ils faisaient partie effectivement
d’une certaine élite sociale (les « gentilshommes maçons » au sens vrai du
terme). La maçonnerie à laquelle tous appartenaient était incontestablement
encore pleinement opérative – et notamment sur le plan juridique – mais
elle possédait peut-être en même temps une dimension pré-spéculative.
Dans ce contexte, et pour tenter de débrouiller cette ambiguïté qui
pointe, un événement capital, trop souvent négligé quant à sa signification
essentielle, est en effet la réforme établie par William Schaw en 1598. C’est
elle qu’il faut, en premier lieu, examiner à nouveau.

William Schaw, fondateur de la franc-


maçonnerie ?
Un William Schaw inconnu
On n’a sans doute jamais attribué aux Statuts Schaw, pourtant souvent
cités, souvent étudiés, leur véritable signification, ni suffisamment fait
observer leur caractère si profondément nouveau. Tel est le point sur lequel
D. Stevenson veut insister particulièrement.
Le personnage de William Schaw, auteur énigmatique des fameux
Statuts qui portent son nom, prend, grâce à D. Stevenson, un visage
nouveau pour nous, et surtout plus précis. Né vers 1550, William Schaw
était le rejeton d’une famille assez illustre, les Schaw of Sauchie, qui avait
depuis longtemps des liens établis au service de la famille royale.
Dès les années 1560, William Schaw est cité comme page de la reine
douairière, Marie de Guise, Régente d’Écosse. Or, il convient ici de noter
une première caractéristique remarquable de Schaw : il était catholique,
dans une Écosse massivement gagnée à la Réforme depuis 1560 ! En 1581,
sous Jacques VI, le parti calviniste, craignant un regain d’influence des
catholiques à la Cour, imposa la signature par le roi et son entourage de la
Confession Négative, dénonçant les fondements essentiels du catholicisme.
William Schaw en fut signataire. Il n’empêche qu’en 1588 encore, en raison
de nouvelles intrigues prétendues des catholiques, William Schaw est
appelé à comparaître devant une juridiction écossaise comme « papiste et
apostat ». En 1593 enfin, un agent anglais le signale comme « suspect de
jésuitisme ». Cependant, la carrière ininterrompue de William Schaw,
catholique fidèle dans un royaume protestant, suggère son sens de la
diplomatie et sa modération en matière de religion.
Une autre information intéressante concerne les voyages accomplis par
Schaw, en divers pays. Le 17 janvier 1584, notamment, il gagne la France
en compagnie de Lord Seton, diplomate chargé de confirmer les anciens
traités d’amitié entre la France et l’Écosse. Alexander Seton est décrit
comme un humaniste, amateur de littérature, lisant le grec et le latin, très
versé en mathématiques et possédant un grand savoir en architecture.
Prototype d’un certain honnête homme de la Renaissance, il voyageait ainsi
en compagnie d’un personnage qui partageait son goût pour l’architecture et
pouvait, en visitant l’Europe, accroître encore ses connaissances : ce
William Schaw, qui venait juste d’être nommé « Maître des Ouvrages »
(Master of the Works) par le Roi d’Écosse.
Cette nomination, intervenue le 21 décembre 1583, n’était du reste que
l’une des charges que devait occuper William Schaw tout au long de sa vie.
En 1591, il devint en effet Maître des Cérémonies de la Seigneurie de
Dunfermline, attribuée à Anne de Danemark, épouse de Jacques VI, puis
Chambellan en 1594. En 1588, il avait en outre recueilli la baronnie
familiale de Sauchie.
Or, pour D. Stevenson, William Schaw, catholique, courtisan,
éclectique, est le véritable fondateur de la franc-maçonnerie !
Pour tenter de le justifier, Stevenson nous propose de scruter plus en
détail le contenu de Statuts Schaw, et notamment de ceux de 1599 dont un
point semble avoir été totalement méconnu par l’historiographie antérieure,
alors qu’il revêt une importance certainement considérable et une
signification sans doute très forte.
Les articles 6 et 10 des Statuts de 1599 indiquent en effet que ceux qui
souhaitent devenir Compagnons du Métier doivent faire preuve de mémoire
(parmi d’autres qualifications techniques), exigence en apparence assez
anodine, suggérant a priori la mémorisation des traditions du Métier, et
notamment aussi, cela va de soi, du précieux Mot du Maçon.
Cependant, l’article 13 comporte une précision qui transfigure
littéralement cette première notion. Le Garde de la loge de Kilwinning
reçoit en effet l’instruction d’examiner tout Apprenti-Entré et tout
Compagnon du Métier dans « l’art de la mémoire et la science qui s’y
rattache » (art of memorie and the science theirof). Il est notamment
spécifié que si les ouvriers ont perdu l’un des points de leur savoir, il faut
les soumettre à l’amende. On estime généralement que de cette manière,
sans doute, on espérait que les « secrets » (le Mot du Maçon notamment)
pourraient être préservés sans qu’on ait à les consigner par écrit – mais, fort
heureusement pour l’historien il n’en fut rien…
Or, comme le souligne d’emblée avec force D. Stevenson, malgré le
caractère apparemment purement pratique et utilitaire de ces prescriptions,
« L’Art de la Mémoire » (Art of Memory) n’est pas une expression banale
pour indiquer simplement que l’on doit retenir certaines choses. C’est une
technique de mémorisation dont les fondements remontent à la Grèce
antique et dont parleront les plus grands tribuns de cette époque, comme
Cicéron lui-même. Au départ simple « outil du métier » – si l’on me permet
cette comparaison un peu orientée, je l’admets – pour les amateurs de
discours et les orateurs en tous genres, elle prit au cours du Moyen Âge, et
plus encore à la Renaissance, une signification plus particulière, étroitement
liée à des considérations symboliques et plus ou moins ésotériques3.
Dans ses formes les plus communes, l’art de la mémoire reposait sur
une sorte d’architecture purement intellectuelle, tout entière renfermée dans
l’esprit d’un individu. Il convient d’en rappeler le principe.
Pour mémoriser un discours, celui qui se livrait à cet exercice devait
tout d’abord créer en son for intérieur un édifice, un bâtiment plus ou moins
complexe dont il imaginait les différentes pièces, meublées selon sa
fantaisie et où il disposait à des endroits déterminés toutes sortes d’images
ou de symboles de son choix. Il empruntait alors mentalement un itinéraire
fixé d’avance à travers cette maison idéale et, à mesure qu’il traversait les
pièces et rencontrait les figures et les signes qu’il y avait laissés, il assignait
à chacun d’eux les différentes parties de son discours et les idées qu’il
entendait y développer. Ainsi, au moment de prononcer ce morceau
d’éloquence, il lui suffisait d’accomplir à nouveau son périple imaginaire et,
retrouvant les unes après les autres idées qu’il avait préalablement mises en
place dans ce que nous serions aujourd’hui tentés d’appeler « sa demeure
intérieure », il pouvait, sans effort apparent, les exposer à son aise dans
l’ordre convenable et sans en oublier une seule.
Si étrange et déconcertante que puisse paraître, de nos jours, cette
technique de mémorisation, il faut observer qu’elle fut tenue en haute
estime et largement pratiquée dans tous les cercles cultivés de l’Europe
renaissante et il est surtout capital de retenir dès à présent que l’Art de la
Mémoire fut au cœur des préoccupations philosophiques, allégoriques et
symboliques de cette époque. L’emploi de cette expression spécifique dans
les Statuts Schaw de 1599 n’est donc nullement anodin et montre qu’en
réformant l’organisation du métier des maçons, William Schaw semble bien
avoir délibérément tenté d’introduire dans ce dernier des références à
certaines des spéculations les plus ambitieuses de son temps.
Il fallut en effet attendre la Renaissance pour que cet Art trouve un
prestige et une sophistication dignes de son antiquité. On pourrait du reste
faire observer, en dépit du caractère alors très innovant, selon F. Yates, de
cette vision de l’art de la mémoire, qu’elle ne faisait peut-être simplement
que renouer avec une conception déjà attestée chez les Grecs.
De nombreux traités s’y référant parurent dès la fin du XVe siècle,
comportant presque toujours de copieuses planches qui fournissaient mille
exemples d’images dont on pouvait se servir.
On ne peut du reste s’empêcher de rapprocher ces « galeries d’images »
destinées à nourrir l’Art de la mémoire, de celles qui furent à la même
époque proposées à tout un public pour son agrément, sa distraction et pour
contribuer parfois à son édification : il s’agit de la littérature emblématique.
Les livres d’emblèmes sont des livres illustrés de gravures qui furent
publiés en Europe surtout aux XVIe et XVIIe siècles. Les Emblemata
répondaient sans doute au vif intérêt d’un certain public pour les images
allégoriques. Peut-être aussi ce mouvement fut-il initié, d’une certaine
manière, par deux ouvrages célèbres qui furent à leur époque d’immenses
succès de librairie : le Songe de Poliphile (Hypnerotomachia Poliphili)
attribué à Francesco Colonna en 1467, et les Hieroglyphica d’Horapollon,
dont la traduction grecque fut publiée en 1505, rapidement rééditée et
traduite en latin4.
Toujours est-il que dès ce moment, les publications allèrent bon train :
on comptera bientôt les ouvrages par dizaines et ils connurent donc une très
large diffusion. Ils avaient en commun une méthode et un certain état
d’esprit.
La méthode était simple. Chaque « emblème » comprenait :

Une image (pictura, icon, imago, symbolon) qui formait le « corps » de


l’emblème avec une incontestable valeur mnémotechnique (on
mémorisait l’image pour se « remémorer » de son sens) ;
Un titre (inscriptio, títulus, motto, lemma) assez bref, habituellement
en latin, qu’on appelait l’« âme » de l’emblème. Certains auteurs
composaient eux-mêmes ces titres sous la forme de sentences, mais la
plupart se contentaient d’emprunter une phrase ou un vers aux auteurs
classiques, aux pères de l’Église ou à la Bible.
Un texte explicatif élucidait enfin le sens caché de l’image et de la
devise (subscriptio, epigramma, declaratio).

Quant à l’esprit, dans la préface de l’édition française, publiée en 1587,


des Emblèmes d’Andréa Alciata, un des premiers livres du genre (1531), on
définit ainsi les emblèmes :
« Mais icy, Emblemes ne sont autre chose que quelques peintures ingenieusement
inventees par hommes d’esprit, representees, & semblables aux lettres Hieroglyphiques des
Égyptiens, qui contenoient les secrets de la sagesse de ces anciens là par le moyen de certaines
devises & comme pourtraits sacrez : de laquelle doctrine ils ne permettoient que les mysteres
fussent communiquez sinon à ceux qui en estoient capables, & qui d’ailleurs estoient bien
entendus : & non sans bonne raison en excluoient le vulgaire profane. »

En parcourant ces ouvrages, très visuels, on fait de surprenantes


découvertes. Au milieu de nombreuses planches représentant des personnes
humaines, des animaux, des objets de la vie courante, on rencontre aussi des
instruments relatifs à divers métiers. C’est ainsi qu’en plein XVIe siècle, on
voit des figures de compas, d’équerre, de niveaux, associés aux idées de
droiture, de rigueur, de conscience, de tempérance. On vient de noter, dans
la définition qui nous était donnée de l’emblème, qu’il s’associe à toutes ces
significations la notion de « mystères » excluant « le vulgaire profane ». En
un mot, il apparaît clairement que ce nous appelons le « symbolisme
maçonnique » était en partie déjà explicité dans certains livres d’emblèmes,
plus d’un siècle avant que ne soient connus les premiers maçons spéculatifs
et bien avant qu’on puisse même parler de franc-maçonnerie spéculative5 !
Notions en passant que si la thèse de l’emprunt trouve ici un appui, ce
n’est plus seulement d’un emprunt aux traditions d’un métier qu’il s’agit,
mais d’un emprunt à toute la culture d’une époque.
Le fait le plus important, cependant, est que la « pensée hermético-
kabbalistique6 » du temps s’empara de l’Art de la mémoire, et lui fit subir
une mutation pour en tirer un art occulte et presque mystique. Le promoteur
de cette transformation essentielle fut sans doute Giulio Camillo, qui
mourut en 1544. Il produisit notamment un modèle en bois, figurant le
« Théâtre de la mémoire », selon des indications tirées de Vitruve alors
récemment redécouvert, et faisant aussi place à des références bibliques
puisque comportant les « sept piliers de la Maison de la Sagesse de
Salomon7 ». Dans ce théâtre, également nommé Mnémosyne, antique
divinité de la mémoire, il avait tenté d’exprimer, grâce à de petites boîtes
renfermant des images, tout ce que l’esprit humain pouvait saisir et sur quoi
il devrait méditer. Il exposait ainsi une vision « globale » du monde, vu d’en
haut, depuis la source même de la céleste sagesse : la mnémotechnique
confinait bien ici à l’expérience mystique. Giordano Bruno, à son tour,
développa ce thème et fit de l’Art de la mémoire l’un des éléments
essentiels de son système : cet Art était du reste, selon lui, dû à l’invention
d’Hermès Trismégiste lui-même. C’était pour Giordano Bruno un des
trésors de la « Science Égyptienne » et l’un des fondements de son culte. Il
publia ainsi trois ouvrages consacrés à son interprétation de l’Art de la
Mémoire, entre 1581 et 15838. Or, dans le cours des polémiques qu’il
déclencha à cette occasion, il trouva un soutien actif de la part d’un
Écossais vivant à Londres, Alexander Dickson. Dès 1584, en effet, ce
dernier écrit un traité qui place résolument l’Art de la Mémoire dans un
contexte hermétique. L’intervention de cet Écossais est intéressante si l’on
sait qu’il maintenait depuis Londres des contacts avec sa terre natale. Ne
pourrait-il pas avoir servi, avec d’autres, de relais, pour porter à la
connaissance de William Schaw l’existence de cet art occulte et subtil ?
Or, un autre trait remarquable de Dickson était sa qualité de catholique
– comme William Schaw, rappelons-le. Dickson, qui mourut en 1604,
n’était pas le seul à s’intéresser à l’Art de la Mémoire parmi les familiers de
la Cour d’Écosse. Ainsi William Fowler, homme de lettres et Secrétaire de
la reine Anne de Danemark, avait également écrit un traité sur ce sujet.
Fowler, enfin, était Secrétaire d’Anne de Danemark à l’époque même où
William Schaw, souvenons-nous en, était son Chambellan…
Qui pourrait douter, dès lors, de la signification que pouvait avoir pour
William Schaw, en 1599, l’expression « art of memorie and the science
theireof » ? Par les Statuts de 1598, Schaw a fondé un type radicalement
nouveau de loge, et une organisation foncièrement nouvelle du Métier ; les
Statuts de 1599, par leur référence étonnante, mais explicite et nullement
fortuite, à l’Art de la mémoire, témoignent de l’influence, dès cette époque,
des courants mystiques et occultes de la Renaissance, au sein de la nouvelle
organisation. Il est clair que la franc-maçonnerie spéculative se fondera sur
cette structure et sur ces références intellectuelles.
En cela, pour David Stevenson, William Schaw peut être tenu pour le
véritable fondateur de la franc-maçonnerie, en Écosse, en 1598.
En outre, si le système de Schaw convenait admirablement, c’est parce
qu’à travers le Métier de Maçon, il évoquait surtout une figure intellectuelle
également nouvelle en son temps, et caractéristique de la Renaissance :
l’Architecte.

L’Architecte dans la pensée de la Renaissance


S’il est certain que les loges établies par William Schaw, et la franc-
maçonnerie qui devait en dériver, ne résultaient déjà plus d’une simple et
naturelle évolution des communautés d’ouvriers du Moyen Âge, il est
également peu douteux que la figure de ce même William Schaw différait
très sensiblement de celle des maîtres d’œuvre médiévaux. La Renaissance
a en effet non seulement profondément transformé la théorie et les concepts
de l’architecture, elle a aussi créé un type d’homme nouveau : l’Architecte.
La Renaissance a eu dès son origine, une très forte expression
architecturale car, en 1486 s’était produit un événement capital : la
redécouverte du texte de Vitruve, De Architectura, l’unique traité
d’architecture que nous ait légué l’Antiquité. Quelques manuscrits n’avaient
cessé de courir tout au long du Moyen Âge, mais avec l’avènement de
l’imprimerie, il lui fut à nouveau donné un caractère largement public.
La mise au jour de ce document eut l’effet d’une véritable révélation.
Rapidement des traductions italiennes, puis anglaises, françaises et
allemandes vont faire leur apparition. Tous les grands traités d’architecture
publiés à partir de ces années ne sont que des commentaires plus ou moins
développés de la somme vitruvienne. À beaucoup d’égards, le système
architectural de la Renaissance rompt avec celui du Moyen Âge, mais la
rupture la plus décisive tient certainement au statut de l’architecte. La
théorie architecturale de la Renaissance, c’est là un point absolument
essentiel, est, dès l’origine, une construction intellectuelle, élaborée dans
des milieux cultivés et érudits, par nature étrangers au métier des maçons.
Si le maître d’œuvre ou le maître maçon du Moyen Âge est constamment
un ouvrier sorti du rang, il en va tout autrement pour l’architecte de la
Renaissance. Le portrait qu’en trace Vitruve, et que reprennent à loisir tous
les auteurs au XVe et au XVIe siècles, est celui d’un homme universel,
connaissant naturellement les lois de la géométrie, les mathématiques,
l’usage des matériaux de construction et l’art des fondations, mais aussi
versé en optique, en météorologie, en musique, en médecine et en
astronomie, et possédant une science suffisante de la philosophie, de
l’histoire et de la jurisprudence…
Nous sommes ici bien loin de l’image naïve et touchante, mais
désormais archaïque, de l’ouvrier habile qui, à force de travail, s’est hissé
jusqu’à la maîtrise d’œuvre par son seul savoir-faire technique.
Dès la fin du XVIe siècle, cette conception nouvelle de l’architecture et
du rôle de l’architecte, était parfaitement connue en Angleterre. Par là
même, certaines idées fort anciennes reprenaient une vigueur nouvelle.
Ainsi l’idée que Dieu, dans son œuvre de Création, s’apparentait à un
Architecte, ou à un Géomètre, remontait sans doute à Platon lui-même. Le
Moyen Âge chrétien, en plaçant ses références dans la Bible, avait pour sa
part prolongé cette tradition9. Aux origines de la Renaissance, Pic de la
Mirandole verra en Dieu le « plus habile des artisans ». Quant à Jean-
Valentin Andreae, dans son utopie intitulée Christianopolis, il présente bien
Dieu comme le « Suprême Architecte ». Une telle image était donc
parfaitement commune à cette époque.
Du reste, l’un des inspirateurs de la formule était peut-être Calvin lui-
même, qui avait écrit, dans son Commentaire du Psaume 19, que les Cieux
avaient été « merveilleusement créés par l’éminent maître artisan » (ab
opifice praestantissimo). Si Dieu était ainsi par sa nature même si proche de
l’Architecte, comment ne pas penser qu’à ce dernier serait dévolu un rôle
encore plus vaste que celui de construire des édifices ?
Une fois encore, nombre de symboles ou d’allégories que nous
considérons comme étant d’essence maçonnique, car c’est la franc-
maçonnerie spéculative qui les a véhiculées jusqu’à nous avec leurs
interprétations, ont préexisté, parfois de longue date, aux maçons
spéculatifs eux-mêmes. Nous avons évoqué plus haut l’exemple frappant de
la littérature emblématique, on pourrait y ajouter celui des traités
d’architecture qui vont proliférer d’abord en Italie dès le XIVe siècle, puis en
France au XVIe : le plus fameux d’entre eux, dans notre pays, l’Architecture,
de Philibert de l’Orme10, fut publié en 1567. Il place d’emblée, et très
clairement, l’architecte comme étant désormais l’unique maître d’œuvre
dans l’art de bâtir :
« ce sont les maîtres Maçons, Tailleurs de pierres et Ouvriers (sur lesquels l’Architecte
toujours domine) qui aussi ne doivent être frustrés ici de notre labeur et instruction, laquelle il a
plu à Dieu la nous impartir et donner. »
Le portrait qu’il trace de l’architecte est du reste conforme au schéma
qui vient d’être évoqué. Mais dans son 2e Livre, au terme d’un « Prologue
en forme d’avertissement » au chapitre où l’on explique le tracé de la croix
pour établir les « fondements d’un bâtiment », on trouve soudainement ce
passage saisissant :
« Nous disons que les architectes & maîtres Maçons ne sauraient bien commencer une
œuvre, soit pour faire un plan ainsi qu’ils le désirent, ou pour faire modelles, ou pour
commencer à trasser et marquer les fondements, que premier ils ne tirent sur une ligne droite,
une autre perpendiculaire, ou traict d’équierre (comme l’appellent les ouvriers) soit simplement,
ou dedans la circonférence d’un cercle […] laquelle représente & figure un caractère de Croix,
qui est si admirable, que je ne puis passer outre sans écrire ce que j’en ai appris de Marcile
Ficin & autres excellens Philosophes, qui disent que la figure de deux lignes droites, qui
s’entrecoupent par le milieu à angles droits, & représentent le caractère de la croix, a tant été
honnorée et estimée des Anciens (voire longtemps auparavant l’advènement de Jésus-Christ)
que les Égyptiens, comme chose très-saincte, très-sacrée & miraculeuse, l’avaient engravée sur
la poitrine de l’idole Sérapis, laquelle ils adoraient pour leur dieu […] Par quoi il n’est de
merveilles si lesdits Égyptiens colloquaient ledit charactère de la Croix au lieu le plus
éminent & singulier de tout le corps de leur dieu Sérapis, qui est la poitrine, au milieu de
laquelle réside le cœur, source & fontaine de la vie. Paravanture pour figurer que la vie & le
salut devait advenir aux hommes, par la mort d’un seul médiateur Jesus-Christ, qui serait
attaché au bois, portant figure de Croix, qui est la première que Dieu son père a figuré au
monde. Mais laisserons tels propos aux Theologiens & reprendrons nos lignes & traicts de
Geometrie, en tant que l’Architecte s’en peut aider11. »

Quelle singulière rencontre, au beau milieu d’un traité technique


d’architecture, que ce commentaire incident sur ce qu’il faudrait sans doute
appeler « le symbolisme de la croix » !
Mieux encore, et plus saisissant : c’est dans l’édition de 1567 du traité
de Philibert de l’Orme, au beau milieu d’une épître « Aux lecteurs
bénévoles », que l’on trouve la première mention (en langue française) de
l’expression « Grand Architecte de l’Univers, Dieu Tout-Puissant » (p. 2
v°), dans un contexte assurément et totalement étranger à quelque franc-
maçonnerie que ce soit, environ un siècle avant les premières
manifestations, en Angleterre, de la maçonnerie spéculative et plus de
150 ans avant la première occurrence de ce même terme dans un texte
maçonnique anglais, c’est-à-dire dans la partie historique des Constitutions
d’Anderson, laquelle s’ouvre par ces mots : « Adam, notre premier ancêtre,
créé à l’image de Dieu, Grand Architecte de l’Univers […]. »

Philibert de l’Orme, franc-maçon spéculatif, en France au beau milieu


du XVIe siècle ? Assurément non, d’aucune manière, mais on voit bien que
sa conception interprétative, à tonalité religieuse et spirituelle, des figures
de la géométrie est une composante naturelle de la vision large,
universaliste, qui fait de l’architecte, dans la pensée renaissante, le
possesseur d’une culture aux harmonies multiples. La pensée exposée dans
ces traités parviendra en Grande-Bretagne, berceau de la maçonnerie
spéculative, avec quelque retard du reste, au début du XVIIe siècle. Elle y
connaîtra un grand succès avec l’œuvre d’Inigo Jones (1573-1652)
notamment, traducteur en anglais de l’œuvre de Vitruve, lecteur assidu des
Quatre Livres de l’architecture de Palladio et qui devint, en 1615,
« Surveyor General » des Ouvrages du Roi. Il est donc plus que probable
que cette vision large de l’architecture, comme une discipline intellectuelle,
ait l’attention de ceux qui poseront, à peu près à la même époque, les
fondements des premières loges spéculatives.
Si la conception vitruvienne de l’architecture était ainsi parfaitement
établie en France comme elle le sera en Angleterre, en était-il de même en
Écosse ? Il est certain que les sources documentaires ne pouvaient être que
celles publiées en Angleterre. Par ses contacts multiples et ses voyages,
Schaw ne pouvait manquer d’en être informé. Nous avons vu en quoi son
entourage se situait bien dans ce mouvement de pensée. Il est donc
parfaitement raisonnable de supposer que Schaw ait tenté de faire prévaloir
la notion de « l’Architecte-Homme Universel », en plaçant sous son autorité
les loges d’Écosse, et en leur conférant ainsi une signification toute
nouvelle.
De l’examen des documents produits et des faits rapportés et analysés
par D. Stevenson, se dégage ainsi, peu à peu, une certaine interprétation de
l’origine de la franc-maçonnerie spéculative. À la fin du XVIe siècle et au
début du XVIIe siècle, des modifications profondes sont intervenues dans le
métier en Écosse, notamment grâce à la réforme de Schaw et des hommes
qui, dans son sillage immédiat, et dans la mouvance d’esprit qui était la
sienne, ont eu la possibilité d’entrer dans les nouvelles loges. Ces hommes
y furent sans doute attirés en raison des conceptions de la Renaissance, qui
les portaient à croire qu’une organisation fermée pouvait détenir les
connaissances cachées que tous recherchaient. Il reste qu’un tel scénario,
sans aucun doute plausible au regard de preuves historiques concrètes,
n’explique pas pourquoi une certaine évolution ne s’est produite qu’en
Écosse.
On doit notamment retenir, dès à présent, que l’admission de ces
Gentlemen Masons fut, au XVIIe siècle, un phénomène rare, nous aurons
l’occasion d’y revenir plus loin. Il faut enfin souligner avec force que si les
idées de la Renaissance, celles de Schaw et de son entourage, sont
incontestablement présentes dans la réforme de 15981599, rien n’indique
qu’elles furent réellement reçues et comprises par les opératifs qui
continuaient à animer et faire vivre leurs loges comme une organisation de
métier, non comme un cénacle intellectuel !

La Maçonnerie et l’Église Réformée en Écosse


Or, on doit remarquer que le système mis en place par William Schaw,
et le développement subséquent de la Maçonnerie écossaise au XVIIe siècle,
s’inscrivent aussi, dans une certaine mesure, en réaction contre les
changements profonds introduits en Écosse par l’avènement de la Réforme
protestante.
Massivement gagnée par un calvinisme radical dès les années 1560,
l’Écosse avait subi une refonte majeure de tous les aspects de sa vie
religieuse. Le point le plus important était l’accent mis par la Réforme sur
la foi personnelle, par opposition aux rites et aux cérémonies d’un culte
extérieur, désormais méprisé, et qui avait jusqu’alors formé l’essentiel de la
vie religieuse de tout un peuple.
Les guildes et les organisations similaires continuèrent naturellement
leur existence, réglementant et contrôlant, selon les pouvoirs que la
tradition leur avait conférés, les différents métiers. Cependant, depuis leur
origine, les guildes avaient toujours été bien plus que de simples
organisations de métier. Elles avaient toujours eu, nous le savons, une
dimension religieuse.
Ainsi, dès 1522, les quatorze guildes ou Incorporations d’Édimbourg
entretenaient toutes des autels en l’église Saint Gilles, et il est certain que
pour leurs membres, l’aspect religieux de la guilde avait autant
d’importance que son aspect purement professionnel. Entre 1520 et 1540,
on rapporte plusieurs querelles apparemment assez vives, impliquant les
maçons et les charpentiers, pour déterminer l’ordre des bannières des
guildes lors de la procession du jour du Corps du Christ. Plus tard, John
Knox, le réformateur religieux de l’Écosse, décrira avec véhémence ces
processions papistes auxquelles les organisations de métier prenaient une
part essentielle.
La victoire de la Réforme mit un terme brutal à toutes ces
manifestations religieuses. On peut, incidemment, comprendre que les
hommes les plus attachés aux traditions religieuses des guildes, soient restés
fidèles au catholicisme comme William Schaw. L’un des problèmes majeurs
de la Réforme fut bien, du reste, de trouver de nouvelles formes
d’expressions tolérables de la ferveur religieuse.
L’immense majorité des Écossais finit par se conformer à la nouvelle
religion, notamment dans les milieux liés aux guildes, mais là, précisément,
s’était formée une organisation nouvelle qui continuait, dans une relative
discrétion, à célébrer des cérémonies du genre de celles dont la
manifestation publique était à jamais abolie. Il est impossible d’affirmer
qu’une telle intention ait été celle de Schaw, le catholique réformateur des
loges écossaises, mais une raison possible de la venue vers ces nouvelles
loges d’un nombre croissant d’hommes étrangers au métier pourrait être
aussi le désir de satisfaire un besoin d’expression rituelle de type religieux,
ce que l’Église d’Écosse avait définitivement chassé de sa pratique.
Incidemment on notera l’absence de toute affirmation religieuse de
caractère dogmatique dans cette première franc-maçonnerie. Il ne s’agissait
pas, en l’espèce, d’une forme quelconque d’agnosticisme, parfaitement
anachronique, mais d’une simple prudence, garantissant la bienveillance de
l’Église réformée. Ainsi pourrait s’être établi une sorte de compromis,
surprenant et implicite, expliquant peut-être l’absence totale de toute
réaction connue de cette Église à l’encontre des loges, dont les structures
ritualisées étaient cependant connues en Écosse.

La diffusion du Mot du Maçon

Au cours du XVIIe siècle, en dehors même des loges, on constate que le


Mot du Maçon – le secret du métier par excellence, en Écosse – fut connu
de personnes autres que des maçons et que ce mouvement se fit du reste
assez souvent en direction des pasteurs. Le phénomène, en raison de toutes
les implications qu’il comporte, mérite ici d’être souligné et étudié12.
La première référence publique au Mot du Maçon est du reste assez
énigmatique. Henry Adamson, prédicateur et maître de chant à Perth, publia
en 1638 un long poème intitulé The muses threnodie, or, mirthfull
mournings on the death of Master Gall. Adamson était mort l’année
précédant la publication, et l’on peut estimer avec D. Stevenson que ce
poème avait été écrit vers 1630. L’auteur y fait dialoguer un certain
« Mr Gall » et l’un de ses amis. Au cours de cet entretien, Gall affirme à
son interlocuteur que le pont enjambant le fleuve Tay – lequel avait été
emporté par une crue en 1621 – allait être reconstruit :
« Donc Gall m’assura qu’il en serait ainsi,
Et mon bon Génie le sait avec certitude :
En effet, ce que nous présageons n’est pas en vain,
Car nous frères de la Rose-Croix,
Nous avons le Mot du Maçon et le don de double vue (second sight),
Les choses à venir, nous pouvons les prédire correctement. »

Il ne faut certainement pas accorder à la mention qui est faite ici des
Rose-Croix une signification excessive. C’est du reste un hapax dans toute
la série des références publiques au Mot du maçon au XVIIe siècle. En outre,
il n’est pas affirmé que les maçons se rattachent à la Rose-Croix… mais que
les Rose-Croix possèdent le Mot du Maçon, ce qui est sensiblement
différent – et reste à démontrer ! Il faut surtout se souvenir que les
Manifestes rosicruciens avaient été publiés quelques années à peine
auparavant – entre 1614 et 161613 – et avaient connu un écho assez
important parmi les lettrés européens. Aussitôt, charlatans et plaisantins
s’en étaient d’ailleurs emparés, et c’est ainsi qu’un matin d’août 1623 les
parisiens avaient vu, placardé sur les murs de la ville, un texte ahurissant
qui proclamait :
« Nous Députés du Collège principal des Frères de la RoseCroix, faisons séjour visible et
invisible en cette ville, par la grâce du Très-Haut, vers lequel se tourne le cœur des Justes. Nous
montrons et enseignons à parler sans livres ni marques, à parler toutes sortes de langues des
pays où nous voulons être, pour tirer les hommes, nos semblables, d’erreur et de mort. »

Dans une œuvre poétique et d’un ton quelque peu onirique et parfois
ironique, cette référence à la Rose-Croix, associée au mystère du Mot du
Maçon, s’explique donc tout au plus par l’air du temps et apparaît surtout
comme un clin d’œil plaisant au lecteur.
En revanche, l’évocation du don de double vue (second sight) est plus
intéressante. Elle réfère à une vieille tradition écossaise, surtout développée
dans les Highlands : Ranulf Higden, l’auteur du Polychronicon (XIVe siècle)
– l’une des sources du Ms Regius – décrit déjà ce don des Higlanders et
précise même que des étrangers se rendent volontiers dans ce pays pour y
vérifier que le seul fait d’y mettre les pieds leur accorde le don ! Le pasteur
Robert Kirk, ministre à Aberfoyle à la fin du XVIIe siècle, y fait aussi
allusion dans un ouvrage qu’il publiera en 1691, consacré aux croyances et
légendes populaires de l’Écosse14. Nous aurons du reste l’occasion de le
retrouver.
Il faut donc surtout retenir que lorsqu’on évoque pour la première fois
le Mot du Maçon dans un document destiné au public, c’est pour l’associer
à la capacité qu’il donnerait – ou qu’il révélerait – de deviner des choses
que les autres ne voient pas. L’explication la plus simple relève de la
fonction même du Mot du Maçon : reconnaître par un mot, mais aussi par
quelques signes donnés de la main à la main selon le Ms des archives
d’Édimbourg, la qualité d’un maçon régulièrement reçu dans une loge,
permettant ainsi de manière infaillible de débusquer un cowan que, par
ailleurs, rien ne pourrait distinguer des autres. Il n’en demeure pas moins
que dès les années 1620 – soit très peu de temps après la réforme de Schaw,
notons-le –, non seulement l’existence du Mot du Maçon était assez connue
en Écosse, mais ce dernier était déjà associé à la notion d’un secret quelque
peu sulfureux quoique très vague.
En 1653, Sir Thomas Urquhart of Cromarty, un royaliste fervent et
hostile au ministère presbytérien, ayant eu connaissance de ces polémiques,
n’y voyait qu’une superstition sans fondement. Il rapporte avoir connu un
homme qui
« (parce qu’il était capable, en vertu du Mot du Maçon, de faire qu’un maçon qu’il n’avait
jamais vu auparavant, sans parler et sans autres signes apparents, vienne et le salue), passa pour
avoir eu un familier que beaucoup de gens de la même sorte, mus qu’ils étaient par leur
grossière ignorance, qualifiaient de spirituel ou hors d’atteinte naturelle du commun des
mortels, car ils en ignoraient la cause15. »

L’auteur moquait ainsi tous ceux qui pouvaient croire que les maçons
possédaient un « démon domestique » – ou un « bon Génie » comme le
disait Adamson – qui leur conférait un puissant don de second sight ! Il
n’en reste pas moins que dès cette époque, cependant, il apparaît aussi que
le Mot du Maçon fut volontiers partagé avec des pasteurs de la Kirk of
Scotland, et c’est dans les milieux paroissiaux que l’on recueille ainsi les
premiers échos d’une certaine inquiétude relative à la nature réelle de ce
Mot. Par exemple, en 1652, James Ainslie avait été pressenti pour devenir
le pasteur de la paroisse de Minto, dépendant du presbytère de Jedburgh.
Or, le 2 février, le conseil presbytéral décida de consulter les presbytères de
Kelso et de Silkirk, très proches, pour les interroger à propos de « Mr James
Ainslie qui possède le Mot du Maçon ». Le 24 février suivant, Kelso
répondait de façon très circonstanciée que
« selon leur jugement, il n’y avait ni péché ni scandale dans ce mot parce que dans les
temps les plus purs de cette église, des maçons possédant le mot avaient été ministres, que des
maçons et des hommes possédant ce mot ont été et sont de nos jours des anciens (elders)16 de
nos assemblées et de nombreux professeurs possédant ce mot sont quotidiennement admis aux
sacrements17. »

Ce témoignage est intéressant à deux titres au moins : d’abord parce


qu’il montre bien que chacun savait qu’en Écosse il y avait « des maçons et
des hommes (a priori étrangers au métier) possédant ce mot » – ce n’était
donc ni rare, ni secret ; ensuite parce qu’il est fait allusion à une pratique
assez ancienne en ce domaine parmi les pasteurs de l’Église d’Écosse : des
maçons auraient été ministres de cette Église, et ce depuis « les temps les
plus purs de l’Église » ! Cette dernière expression semble nous renvoyer
avant 1600, époque précédant l’affirmation du pouvoir royal sur l’Église et
le rétablissement très décrié de l’épiscopat par Jacques VI. On trouverait là
de quoi confirmer sans peine l’une des hypothèses de Stevenson sur une
sorte d’alliance de fait, de compromis pratique entre les loges et l’Église
d’Écosse. Du reste, le problème concernant de James Ainslie fut renvoyé au
synode mais il fut en définitive agréé sans difficulté.
Or cette anecdote pose une question : où James Ainslie – et tous les
autres pasteurs dans son cas, semble-t-il – avait-il acquis ce mot ? Était-il
un gentleman mason, dûment reçu à ce titre dans une loge d’Écosse ? Le
nom d’Ainslie était commun dans le Roxburgshire, trois membres de la loge
d’Édimbourg ont porté ce nom entre 1620 et 1630 et ils furent peut-être des
parents du pasteur James Ainslie, mais de ce dernier il n’est nulle part fait
mention : il mourut en 1702, âgé de 94 ans, et l’on ne possède aucune trace
de ses relations éventuelles avec les loges de son temps, en dehors de
possibles – et coupables – indiscrétions familiales…
Si la transmission du Mot du Maçon parmi les personnes étrangères au
métier paraît ainsi avoir été plus commune qu’on ne l’imagine – ne passant
peut-être pas toujours par les loges –, un autre témoignage, plus surprenant
encore, nous suggère que de semblables libertés furent prises parmi les
maçons de métier eux-mêmes !
On possède un contrat d’apprentissage daté du 26 novembre 1660, par
lequel John Johnston, « Homme libre du métier de maçon » (Freeman
mason)18 de Canongate of Edinburgh and North Leith, prenait comme
apprenti James Temple. Au terme d’un apprentissage d’une durée prévue de
sept ans, le maître s’engageait
« à acheter, procurer et donner au dit James Temple, son apprenti, le Mot du Maçon que
[John Johnston] possédait lui-même ; et qu’il ferait enregistrer et installer ledit James parmi ses
compagnons dans la loge à laquelle ledit John appartenait, de façon à ce que ledit James soit
aussi apte et libre que les ouvriers de son métier de maçon, et soit un frère et compagnon (fellow
brother workman) comme tous ceux qui sont dans ladite loge ou toute autre loge d’Écosse19. »

Or, James Temple reçut le Mot du Maçon dès 1662 et fut même admis
dans la loge d’Édimbourg deux ans à peine après le début de son
apprentissage. On ne reconnaît pas du tout, ici, le schéma stipulé par les
Statuts Schaw. En outre, si l’on sait que John Johnston avait été admis
parmi les maîtres de la Corporation des Charpentiers et des Maçons de la
ville dès 1648, son nom ne figure sur aucune liste d’aucune loge
d’Édimbourg !
Il semble donc qu’ayant été pourvu du Mot du Maçon par son maître –
qui s’y était engagé par contrat lui-même, et non une loge – un apprenti de
deux ans d’ancienneté aurait été reçu dans la loge et reconnu par elle pour
cette seule raison : on pourrait croire que parmi les gens de métier aussi
bien que parmi les gentlemen masons, comme chez certains pasteurs dont
on ne sait même pas s’ils avaient reçu cette dernière qualité, le simple fait
d’avoir obtenu le Mot du Maçon – mais comment ? – conférait la qualité de
maçon, peut-être en vertu de l’adage « possession vaut titre »…
Ce secret, vers le milieu du XVIIe siècle, paraît avoir été un « secret bien
connu ». Or, souvenons-nous que dans les rituels écossais de cette époque
on ne dit qu’un maçon est « initié » », on ne fait pas non plus encore usage
de l’expression devenue par la suite si commune en Grande-Bretagne,
« faire un maçon » (to make a mason)20 : on dit simplement « donner le
Mot du Maçon » (to give the Mason Word).
Quelques années plus tard, on n’hésitera pas à publier « en clair » le
contenu même de ce Mot du Maçon. En 1691, le pasteur Robert Kirk,
mentionné plus haut, écrit ainsi dans son ouvrage :
« [Le Mot du Maçon] est une sorte de tradition rabbinique, en forme de commentaire sur
Jachin et Boaz, les deux colonnes élevées dans le Temple de Salomon (I Rois, VII, 21), auquel
s’ajoute quelque signe secret délivré de la main à la main, par lequel [les maçons] se
reconnaissent et rendant familiers les uns aux autres. »

Puisque le secret ramenait à un texte de la Bible et à l’un de ses


monuments les plus vénérables, on comprend qu’il n’ait guère effarouché
l’austère Église d’Écosse et ses dignes pasteurs. Mais surtout, ces différents
témoignages nous invitent à nous demander si la diffusion de la maçonnerie
en dehors des loges, dans l’Écosse du XVIIe siècle, ne fut pas simplement, et
avant tout, la diffusion du Mot du Maçon, laquelle semble être devenue très
tôt incontrôlable !

La franc-maçonnerie en Écosse au XVIIe siècle


Un Maçon spéculatif écossais : Robert Moray
Pour vérifier toutes ces hypothèses, et si l’esprit de la première
Maçonnerie pré-spéculative écossaise peut être saisi à travers les rares
exemples documentés de Gentlemen Masons, le cas de Robert Moray21
s’impose immédiatement. Non que ce cas soit exemplaire au sens propre du
terme : il ne saurait en effet, nous le reverrons, constituer une référence
pour tous les maçons non-opératifs de son temps. Il demeure néanmoins
tout à fait remarquable qu’un tel homme ait été parmi les premiers connus à
faire son entrée dans les loges issues de la réforme de Schaw, dès le milieu
du XVIIe siècle.
Né en 1607, Robert Moray partagea les intérêts de sa vie entre la
science et les techniques d’une part, et la spiritualité d’autre part. Cette
dualité, exempte chez lui de toute contradiction, résume le personnage.
Ingénieur militaire, comme Vitruve, il se retrouva, en 1640, au moment de
la rébellion des Écossais contre le roi Charles Ier, Quartier Maître Général
de l’armée des rebelles, c’est-à-dire responsable en chef de l’intendance.
Parmi ses attributions figurait notamment celle de diriger la mise en place
des camps et des fortifications, et de toutes les opérations du Génie. Robert
Moray était donc, en quelque sorte aussi, l’architecte en chef de l’armée.
En 1640-1641, les armées écossaises stationnèrent, au cours de leur
progression contre les troupes royales, dans le nord de l’Angleterre. C’est
alors que, le 20 mai 1641, certains membres de la loge d’Édimbourg,
servant dans l’armée écossaise, reçurent maçons Robert Moray et
Alexander Hamilton, ce dernier étant Général de l’artillerie. Ces deux
personnages, manifestement vitruviens, comme on le voit, sont les premiers
maçons spéculatifs connus à avoir été reçus en terre anglaise… mais ce sont
des Écossais ! Notons simplement dès à présent, car nous aurons l’occasion
d’y revenir, qu’ils furent admis par un certain nombre de membres de la
loge d’Édimbourg, agissant ainsi en délégation pour le compte de cette
loge, en dehors de son lieu habituel de réunion. C’était, nous le verrons, une
pratique habituelle de la Maçonnerie écossaise au XVIIe siècle.
Robert Moray eut une existence aventureuse, tant par les événements
qu’il vécut, que par les intérêts qu’il témoigna.
Ainsi, ayant été fait prisonnier, en 1645, en Bavière, lors de combats
contre les forces de l’Empire – il avait, après la rébellion écossaise, redonné
son soutien au roi Charles Ier –, il mit à profit sa captivité pour entretenir
notamment une longue correspondance avec le célèbre jésuite Athanase
Kircher, prototype du polymathe de la Renaissance, auteur de La Langue
Égyptienne restituée, en 1643, et qui s’imposait alors comme l’un des
meilleurs connaisseurs de l’hermétisme égyptien, présenté par lui,
naturellement, comme étant l’expression de la tradition primitive de
l’humanité22.
En 1647, on signale sa deuxième participation à une réunion de la loge
d’Édimbourg, au cours de laquelle fut admis un médecin du Roi. Il n’existe
aucun autre témoignage documentaire d’une activité maçonnique de Moray
au sein de la loge d’Édimbourg ou d’aucune autre loge. De nouveau
impliqué dans une révolte écossaise contre l’occupation anglaise, il doit fuir
vers l’exil sur le continent, de 1657 à 1660. Revenu auprès du Roi après la
restauration de 1660, il coulera des jours tranquilles, et mourra dans un
certain dénuement, en 1673, considéré comme l’un des rares familiers de la
Cour exempts de tout esprit de corruption et de lucre.
À lire le récit de cette vie aventureuse, on peut s’interroger sur la place
et la signification que pouvait avoir, pour Robert Moray l’engagement
maçonnique qu’il avait contracté en 1641. Or, tout démontre que la
Maçonnerie joua dans sa vie personnelle un rôle très important. Ainsi, l’une
des coutumes de la loge d’Édimbourg, et d’autres loges écossaises à la
même époque, était d’attribuer à chaque nouveau reçu une marque, dont la
signification opérative originelle est bien connue. Ces marques, dont il
existe de multiples témoignages dans toute l’Europe, avaient
essentiellement un intérêt pratique, permettant d’identifier l’auteur d’un
travail, et ne comportaient habituellement aucune résonance symbolique. La
marque choisie par Robert Moray est, à cet égard, elle aussi, typiquement
spéculative, en ce qu’elle ouvre à une exégèse qui occupera du reste Moray
toute sa vie durant.
Cette marque était un pentagramme, dont Robert Moray fit très vite un
abondant usage, l’ajoutant presque systématiquement à sa signature, dans
ses nombreuses lettres. Il prit la décision d’accompagner les pointes de cette
étoile de cinq lettres grecques formant le mot agape désignant l’amour
fraternel. Il s’en explique lui-même, et nous donne ainsi probablement le
premier exemple de discours symbolique en maçonnerie… mais cela se
situe dans les années 1650 !
« Ce caractère ou Hiéroglyphe, que j’appelle une étoile, est célèbre parmi les Égyptiens et
les Grecs. En ce qui concerne le côté Égyptien, je vous renvoie aux livres de Kircher que j’ai
déjà mentionnés. Les Grecs le considéraient comme le symbole de la santé et de la tranquillité
du corps et de l’esprit, comme étant composé des lettres formant le mot Hygieia, et je lui ai
appliqué cinq autres lettres qui sont les initiales de 5 mots qui constituent le résumé de la
Religion Chrétienne aussi bien que de la philosophie stoïque, pouvant y être trouvés sans
distorsion ni contrainte, et formant le doux mot Agapa, qui vous le savez, signifie tu aimes ou il
aime, ce qui est l’amour réciproque de Dieu et de l’homme, et ce même mot est l’un des 5
signifiés par les 5 lettres. Les autres sont Gnothi, Pisteuei, Anecho, Apecho23. »

Ainsi, selon Robert Moray lui-même, la marque de Maçon qu’il avait


choisie résumait sa philosophie chrétienne, platonicienne et stoïcienne, et
faisait surtout fortement allusion à l’importance de l’amitié et de l’amour
fraternel. Cet idéal fut, tout au long de sa vie, celui de Robert Moray, et il
est peu douteux qu’il vit dans les loges un lieu où de tels sentiments étaient,
plus qu’ailleurs, cultivés. Il y pressentait une pratique vécue de la fraternité
qui tranchait si profondément avec les conflits meurtriers et sanglants que
généraient, partout autour de lui, les passions politiques et religieuses. De
plus, il partageait avec d’autres un goût très vif et des connaissances
indéniables dans le domaine des mathématiques, de la technologie et des
sciences, et ne pouvait dès lors que se sentir proche de ces maçons qui
cultivaient la tradition de l’Architecture et de la Géométrie, que lui-même
voyait, à l’instar de tous les intellectuels de la Renaissance, comme la
Science par excellence. Il prendra part, du reste, dans le cadre des travaux
de la Société Royale de Londres, à une histoire des métiers et notamment
bien sûr, du métier des maçons. Enfin, passionné par l’hermétisme, par la
« Science Égyptienne », recherchant comme tant d’autres autour de lui, les
témoignages des Rose-Croix – Lord Balcarres, possesseur d’une des plus
fameuses collections de textes hermétiques et rosicruciens de son temps,
devait être son beau-père, et il fut le protecteur de Thomas Vaughan,
premier traducteur en anglais des Manifestes Rose-Croix –, il n’avait pas
manqué de pressentir le contenu ésotérique que William Schaw avait sans
doute voulu introduire dans les loges, notamment à travers les spéculations
relatives à l’Art de la Mémoire.
Dans ces conditions, on ne doit tirer aucune conséquence erronée du fait
que seules deux participations effectives à une tenue de loge sont connues
par des documents en ce qui le concerne. Tout d’abord parce que, comme
nous le reverrons, la périodicité de réunion d’une loge écossaise, au
XVIIe siècle, était très faible, mais plus encore parce qu’à travers les
abondants commentaires de Robert Moray sur sa marque, et par le fréquent
usage qu’il en fit dans sa vie, nous voyons combien son rattachement
maçonnique a compté pour lui.
C’est du reste cette marque elle-même qui exprime pour lui tout ce que
représente la maçonnerie. Nous avons vu que la notion qu’il en a est à la
fois riche et complexe.
Robert Moray ne peut à l’évidence être présenté comme un maçon
typique du XVIIe siècle écossais. Cependant, ce que la Maçonnerie a pu
représenter à ses yeux, et dont il nous a laissé le témoignage, peut indiquer
quelles influences étaient alors susceptibles de s’exercer sur elle.

Les premières loges écossaises


La franc-maçonnerie – ou quelque chose de très proche de ce que nous
désignons ainsi de nos jours – serait donc apparue en Écosse, au cours du
XVIIe siècle sous la forme d’un système de loges, plus ou moins secrètes,
rassemblant des hommes que liaient une certaine fraternité, une certaine
recherche de la sociabilité paisible, et la possession de certains secrets, ces
loges s’efforçant de contrôler l’entrée et la progression dans le métier des
maçons opératifs. Au cours du siècle, des personnes initialement étrangères
à ce métier, furent admises et finirent par prédominer dans les loges.
Telle est, étrangement retrouvée, du moins pourrait-on le croire, une
description historique bien connue – on pense évidemment à la classique
théorie de la transition ! Rien n’est aussi simple cependant.
Il est tout d’abord assez bien établi désormais, que les loges en question
étaient de création nouvelle et récente, et que les sept loges qu’on peut
identifier avec certitude en 1599-1601 avaient de toute évidence été
constituées précisément à l’occasion de la mise en œuvre des Statuts Schaw,
en 1598-1599. Le terme « loge » qu’elles reprenaient n’était certes pas
inconnu du métier, mais il avait dans les temps passés recouvert une réalité
très profondément différente, et aucune filiation directe ne pouvait être
établie avec les loges de type médiéval dont la structure et le propos étaient
d’une autre nature et qui, en toute hypothèse, avaient disparu depuis assez
longtemps. Les loges du système établi par Schaw en 1598 demeureront
peu nombreuses, et si quelques rares créations semblent intervenir dans la
première moitié du XVIIe siècle, ce n’est guère avant 1670 que le
mouvement s’accentuera, pour aboutir à environ vingt-cinq loges connues
avant 1710. Sur le plan purement opératif, les loges eurent apparemment
des difficultés à trouver leur place dans l’organisation, complexe mais
essentiellement coutumière, qui prévalait en Écosse. Les Statuts Schaw leur
accordaient des prérogatives étendues, empiétant nécessairement sur celles
dévolues jusque-là aux Incorporations. Un conflit ne pouvait manquer de
surgir. Or, la disparition précoce de Schaw en 1602, le peu d’intérêt
manifesté par ses successeurs, voire leurs initiatives contradictoires en ce
qui concerne l’organisation du Métier, enfin la disparition de fait de la
charge de Garde Général, expliquent que très tôt les loges du système de
Schaw se trouvèrent en fait plus ou moins livrées à elles-mêmes, évoluant
en toute indépendance, et réglant notamment leurs relations avec les
Incorporations, demeurées fermement en place, selon des modalités très
diverses. D’une certaine manière on peut dire que les nouvelles loges
imaginées et mises en place par William Schaw lui survécurent comme les
restes d’un système avorté.
On peut ainsi mieux comprendre la vie de ces premières loges
écossaises, telle que les documents qui nous sont parvenus permettent de la
retracer. Elles se réunissent exclusivement pour réaliser des initiations et
faire de certains Apprentis-entrés des Compagnons du Métier. Elles
s’efforcent souvent d’intervenir dans le contrôle du Métier, mais il est clair
que la plupart du temps, l’essentiel du pouvoir leur échappe, non seulement
parce que l’influence de l’Incorporation demeure généralement très forte, à
travers un modus vivendi diversement établi selon les localités, mais aussi
parce que très tôt de nombreux maçons ne se soumettent pas à ces
institutions semi-officielles, à l’autorité mal définie, plus ou moins secrètes,
que sont les loges. Il reste cependant un fort attrait pour la convivialité
qu’elles offrent, et dont la recherche, dans toutes les couches de la société,
est une caractéristique générale de la civilisation britannique dès le début du
XVIIe siècle. Enfin, comme le faisaient jadis les confréries, elles procurent
un système fruste, mais réel, de solidarité dans les épreuves.
Les archives montrent que les loges se réunissent ainsi très peu dans le
cours de l’année. Si les règlements stipulent parfois l’obligation d’une
réunion par trimestre, on constate, par exemple, qu’une importante loge
comme celle d’Édimbourg ne se réunit que deux ou trois fois par an, dont
une fois le jour de la Saint-Jean d’hiver, où l’on procède à l’élection des
officiers et qui est en fait essentiellement consacrée au banquet annuel. Les
autres loges ne se réunissent guère qu’une ou deux fois par an, ce qui
confirme combien il leur aurait été difficile d’assurer un contrôle réel et
régulier du métier.
L’admission de nouveaux membres ne nécessite cependant pas
forcément, et même généralement pas, la réunion plénière de la loge. Ces
admissions sont souvent opérées par une commission de quelques membres
se réunissant en un endroit quelconque, et agissant pour le compte de la
loge : c’est dans ces conditions que fut reçu Robert Moray en 1641. Cette
pratique sera du reste, plus tard, contestée dans certaines loges écossaises,
car donnant lieu à des abus de la part de certains frères, recevant sans son
autorisation de nouveaux membres à qui ils transmettaient le précieux Mot
du Maçon.
Dès lors, comment situer et comprendre l’arrivée dans ces loges de
membres étrangers au métier ?
Il convient tout d’abord de préciser l’ampleur de ce mouvement : là
aussi, des surprises nous attendent. Il apparaît en effet à Édimbourg, où dès
le début, on signale le cas de John Boswell of Auchinleck mais aussi
nécessairement celui de William Schaw lui-même et de membres de la
famille Sinclair of Roslin, réputés avoir reçu dès cette époque le Mot du
Maçon et exercé un patronage honorifique sur le métier – source de
plusieurs conflits, dans les premières décennies du XVIIIe siècle, avec les
successeurs de Schaw. Cependant, il s’agissait là de notables importants,
ayant précisément reçu un certain pouvoir sur le métier : leur présence y est
presque normale.
Il faut attendre 1634 pour que sept personnes étrangères au métier
soient reçues, comptant malgré tout parmi elles Anthony Alexander, Maître
des Ouvrages du Roi, les six autres étant de ses proches, et figurant parmi
les notabilités écossaises. Un autre cas signalé en 1652, concerne un
architecte militaire, lequel n’est donc pas totalement étranger au métier. De
nouvelles admissions ne sont connues ensuite que dans le courant des
années 1670, peu nombreuses, puis aucune avant 1700 environ. À
Édimbourg, les non opératifs ne formèrent jamais qu’une infime minorité,
souvent socialement brillante, notamment très tard, au début du
XVIIIe siècle. Mais nous touchons alors à l’époque où la franc-maçonnerie se
développe, selon des modalités tout à fait nouvelles, en Angleterre, ce dont
témoigne la fameuse visite de Jean-Théophile Désaguliers dans la loge
d’Édimbourg, en 1721, à l’occasion de laquelle furent admis plusieurs
officiels de la ville : le fait ne s’était plus produit dans cette loge depuis dix
ans…
À Aitchisons Haven on ne trouve, pour tout le XVIIe siècle, que deux ou
trois réceptions de non opératifs. À Kilwinning, des admissions de ce genre
ne surviennent pas avant 1670 et cessent assez brutalement dès 1678. Dans
la loge de Scone, aucun Gentleman Mason mais une dizaine d’opératifs
non-maçons entre 1658 et 1698, certes tous étrangers au métier de maçon,
mais tous artisans ou petits commerçants, sans compter quelques couvreurs
et charpentiers, très souvent associés aux maçons, on l’a vu, dans les
Incorporations. Citons encore Dundee, qui n’admit qu’un seul non-opératif
au XVIIe siècle, en 1669, ou Melrose qui procède à quelques admissions vers
1670 également, pour cesser ensuite. Ces divers exemples sont dans leur
ensemble très représentatifs de la pratique des loges écossaises au
XVIIe siècle : l’admission de non-opératifs y demeure par conséquent un
phénomène souvent tardif et presque toujours très marginal.
Il existe bien quelques exceptions mais elles n’ont pas toutes la même
valeur.
Ainsi, la loge d’Aberdeen est connue pour nous avoir laissé une liste
très précieuse de ses membres pour la période 1670-1680, laquelle montre
quarante-neuf membres dont seuls dix ou onze sont des maçons opératifs.
On compte cependant seize membres appartenant à d’autres métiers et dix
commerçants. Il y a une dizaine de nobles et notabilités : Harry Carr, on
s’en souvient, en faisait grand cas. On peut toutefois noter que les archives
plus tardives ne montrent plus une telle composition et on peut penser que,
comme à Kilwinning, il y eut à Aberdeen, vers 1670, un mouvement en
faveur des gentlemen masons, qui prit fin vers 1680.
Un groupe de trois autres loges se détache cependant très nettement.
Il s’agit des loges de Dunblane, de Kelso et de Haughfoot. Elles sont
toutes de création tardive, pour la période qui nous intéresse, soit
respectivement en 1696, 1701, et 1702. C’est un point important et
remarquable. Or, toutes, dès l’origine, semblent constituées largement de
non-opératifs. À Dunblane sur treize Compagnons ou Maîtres, à l’origine
de la loge, sept sont des nobles ou des notabilités, et quatre seulement des
maçons opératifs. À Kelso, sur quarante et un membres en 1705, un tiers est
constitué de non opératifs. À Haughfoot, la loge est également, dès
l’origine, composée de non-opératifs.
Or, pour toutes ces loges, très atypiques, on le voit, dans le contexte
écossais du XVIIe siècle, plusieurs remarques s’imposent immédiatement.
On pourrait en effet les considérer, a priori, comme autant de témoignages
de cette transformation spéculative, supposée s’être produite vers la fin du
XVIIe siècle. Pourtant, une telle conclusion serait hâtive : il ne faut pas se
contenter d’un instantané mais suivre l’histoire de ces loges.
La prédominance des Gentlemen Masons y est, au début, indéniable,
mais on note que les fondateurs de la loge de Dunblane disparaissent dans
les années qui suivent et que cette loge qui, à l’origine, ne se préoccupait
nullement, on le comprend, de régler les affaires du métier, était formée
principalement, vers 1700-1720, d’opératifs, et considérée alors comme une
sorte d’Incorporation. La loge de Kelso semble n’avoir plus aucune activité
dès 1706 et quand elle revit vers 1716, elle est essentiellement opérative.
Quant à la loge de Haughfoot, plus ferme sur ses bases, elle poursuit
pendant une dizaine d’années un recrutement conforme à ses origines, mais
à partir 1714 l’admission de notables cesse, et ceux qui y appartenaient ne
sont plus signalés vers 1720 ; la loge est alors principalement formée
d’opératifs. On a, dans tous les cas, le sentiment d’une transition… à
l’envers !
Au terme de cette analyse, on peut donc s’interroger sur la signification
et la finalité de cette étrange maçonnerie écossaise du XVIIe siècle24.
En tant que système organisé de contrôle du métier des maçons, le
projet conçu par William Schaw fut un échec. On constate ainsi que la loge
d’Édimbourg, solennellement déclarée première loge d’Écosse par les
Statuts Schaw, ne chercha jamais à exercer une quelconque autorité à
l’échelon national. Il en fut à peu près de même de Kilwinning, à qui,
pourtant, avait été attribué le contrôle des loges de l’ouest du pays. Par-
dessus tout, les loges écossaises ne connurent jamais aucune véritable unité,
ne subissant, d’une part, aucune véritable autorité, et partageant, d’autre
part, la responsabilité du métier avec les Incorporations, dans des conditions
très variables selon les endroits.
Un parallèle avec le Compagnonnage pourrait ici venir à l’esprit. Il
serait pourtant, lui aussi, abusif dans une large mesure. L’idée de constituer
un système de loges, pouvant accueillir et employer des hommes se
déplaçant dans tout le pays pour les besoins de leur métier, avait peut-être
pu exister à l’origine. Cependant, il faut ici noter que la mobilité des
maçons, classiquement évoquée, était moindre en Écosse que partout
ailleurs. L’emploi, dans ce petit pays, était principalement local. Les
témoignages documentaires montrent que les préoccupations des loges le
furent également.
Confrontées, dans une sorte de compromis officieux, aux
Incorporations, jalouses gardiennes des privilèges municipaux, les loges
écossaises, au XVIIe siècle, s’ignorent superbement. On ne trouve
qu’exceptionnellement trace de contacts avec des maçons venus d’autres
villes, et les loges semblent manifester, comme les Incorporations, le souci
majeur de préserver l’emploi des maçons de leur ressort. Les archives des
loges ne font ainsi jamais mention du moindre visiteur, et quand survient un
maçon n’ayant pas été reçu dans la loge, mais venant d’une autre localité,
c’est seulement parce qu’il a souhaité s’établir durablement dans le ressort
de ce qui devient sa nouvelle loge, laquelle, par conséquent, le considère
désormais comme un de ses membres et non comme un « passant ». Sans
doute pourra-t-on reconnaître un maçon possédant le Mot qui témoigne de
son appartenance à une loge, mais rien n’impose le devoir de lui apporter
une aide particulière. Du reste, des contacts individuels étaient sans doute
possibles, laissant à chacun le soin d’agir selon sa conscience, mais la loge,
réunie une ou deux fois par an, n’avait pratiquement aucune raison, ni
aucune occasion, d’intervenir.
Dès lors, les membres des loges écossaises du XVIIe siècle peuvent-ils
être considérés comme les premiers francs-maçons, au sens où nous
entendons ce mot ?
D’un point de vue formel, les similitudes sont nombreuses :
l’organisation en loges, présidées par certains officiers, qualifiés de Diacres
(Deacons) ou de Gardes (Wardens), des secrets révélés lors de cérémonies,
et répartis en deux étapes, d’Apprenti Entré et de Compagnon du Métier ou
Maître, des références de type allégorique – évitons à dessein pour l’instant
le terme « symbolique » – aux outils du métier, et l’insistance, enfin, sur
une certaine forme de fraternité, l’ensemble se fondant sur des références
historiques et mythiques : tout cela, incontestablement, témoigne
définitivement que l’essentiel de ce qui constitue, de nos jours encore, la
franc-maçonnerie, est né en Écosse, au début du XVIIe siècle. C’est un
acquis désormais incontestable.
Il reste que la caractéristique majeure de la franc-maçonnerie est d’être
exclusivement spéculative, ou plus exactement d’être composée d’hommes
étrangers, dans leur immense majorité, au métier, et qui de toute façon ne
viennent pas dans les loges, si d’aventure ils sont encore opératifs, pour y
régler des problèmes professionnels…
De fait, la maçonnerie écossaise fut et demeura fort longtemps
essentiellement et principalement opérative, parfois même assez loin durant
le XVIIIe siècle, voire encore au XIXe et les membres étrangers au métier n’y
eurent jamais, au XVIIe siècle, de réelle importance ni de réelle influence :
on n’observe pas qu’une transformation spéculative s’y soit produite à leur
initiative. Nous avons vu, du reste, en commençant cette étude, que les
termes « loge opérative », « loge spéculative », « maçon non opératif »,
« gentilhomme maçon », sont tous confus et équivoques. Il est clair que les
ambitions du fondateur, dans le domaine purement professionnel, furent
sans doute déçues. Il est enfin incontestable que tout en se préoccupant de
questions relatives au métier, le système fondé par Schaw avait reçu, de
façon discrète mais certaine, un contenu d’inspiration religieuse
qu’éclairent le contexte intellectuel et spirituel de la Renaissance et
l’histoire de l’Écosse, et que confirment les relations et les intérêts de
William Schaw lui-même. En d’autres termes, le système de William Schaw
était une organisation de métier, par conséquent opérative, dont les
fondements ultimes étaient de nature intellectuelle et religieuse – ne
pourrait-on dire « spéculative » ? Rien ne permet d’affirmer qu’une telle
structure implicite ait existé dans aucun des groupes transitoires dénommés
loges et qui ont existé au Moyen Âge, en Angleterre comme en Écosse. En
cela réside, précisément, la radicale nouveauté des loges créées par William
Schaw.
En cela, une fois encore, on peut le tenir pour le fondateur – mais sans
doute à son insu – de la franc-maçonnerie.
Les notables et les intellectuels ne firent dans les loges écossaises du
XVIIe siècle que de rares et timides incursions, peu significatives et
généralement sans lendemain. Le cas de Robert Moray est remarquable, je
l’ai dit, mais nullement exemplaire. Pourtant ces incursions témoignaient
d’une possible ouverture en dehors du métier de ces loges qui n’avaient pas
réalisé le dessein strictement opératif de leur fondateur. Les Gentlemen
Masons ne transformèrent pas la nature même de ces loges écossaises. En
particulier, il n’apparaît nullement que les préoccupations philosophiques et
mystiques, qui pouvaient avoir motivé certains d’entre eux, aient jamais
prévalu parmi les hommes du métier. Si, dans certains cas, ils purent
prendre une certaine importance dans une loge, il arriva souvent que les
opératifs reprirent le contrôle après quelques années.
Cette résistance des opératifs se poursuivit du reste assez longtemps, au
cœur même du XVIIIe et des XIXe siècles. À une époque où peu à peu les
spéculatifs l’emportaient, des opératifs écossais quittèrent parfois leur loge,
pour en constituer une nouvelle, exclusivement opérative. Rappelons
qu’aucun non-opératif ne fut admis dans la loge de Glasgow avant 1842, et
que d’autres loges, tenant à leur qualité opérative ne rallièrent la Grande
Loge d’Écosse qu’à la fin du XIXe siècle.
Il faut dire que la Grande Loge d’Écosse elle-même, créée seulement en
1736, fut exclusivement l’œuvre d’un « complot » spéculatif et non le fruit
pacifique et naturel d’une lente évolution. Il convient d’en dire quelques
mots pour couper court à toute équivoque.
La Grande Loge fut officiellement créée et élut son premier Grand
maître, William St Clair of Roslin, le 30 novembre 1736. Ces décisions
furent acquises par une assemblée qui représentait théoriquement la
trentaine de loges dûment convoquées, mais quatre d’entre elles, toutes
d’Édimbourg, dont l’une avait été fondée à peine quelques mois plus tôt,
comptaient à elles seules près des deux tiers des délégués. Ces derniers, qui
avaient mis au point leur projet dès le mois de septembre 1735 et défini les
règles d’élection, appartenaient pour la plupart aux notabilités de la ville.
En somme, une poignée de maçons spéculatifs – de Gentlemen Masons
devenus les maîtres – imposèrent ainsi assez brutalement à toutes les autres
loges la création en Écosse d’une réplique de la Grande Loge londonienne
établie vingt ans plus tôt. En prévision de l’élection finale qui devait
couronner l’entreprise, William St Clair – qui n’était donc pas franc-
maçon – avait d’ailleurs été initié par la loge Canongate Kilwinning, à
l’origine du complot, dès le 18 mai 1736, passé au grade de compagnon le
2 juin, et sera élevé au grade de maître une semaine avant de devenir Grand
maître : un véritable coup de force bien plus qu’une paisible transition25 !
Et si, de nos jours encore, les membres de neuf loges écossaises, remontant
au XVIIIe siècle, portent encore fièrement sur leurs décors, la mention
« Operatives », leur loge, comme les toutes les autres, est devenue
exclusivement spéculative…
Mais les Gentlemen Masons du XVIIe siècle, ces hommes qui pour la
plupart assistèrent une ou deux fois à la réunion d’une loge, y trouvèrent ce
que, pour beaucoup, ils cherchaient en vain dans une société qui,
politiquement, religieusement, intellectuellement, se recomposait. Qu’ils
emportent tout cela, et la maçonnerie spéculative au sens propre du terme
pourrait naître, non pas en Écosse, mais venant d’Écosse : au « siècle de
l’Écosse (1590-1710) », siècle d’une maçonnerie que l’on pourrait qualifier,
dès son origine, « d’institutionnellement opérative », faute d’un meilleur
terme, succédera le siècle d’une maçonnerie « progressivement
spéculative ». Mais ce siècle-là sera essentiellement anglais.

De James Anderson à Jean-Théophile


Désaguliers :
le dilemme de la poule et de l’œuf…
Nous touchons ici, ou presque, au terme de notre périple – au sens
propre de ce terme : partis d’Angleterre, après un parcours sinueux nous y
revenons…
Reprenons en effet l’inventaire de Stevenson par lequel ce chapitre a
commencé. C’est en Angleterre que sont apparus : le terme free-mason, les
premières loges composées entièrement de non-opératifs et la première
Grande Loge. Cela demeure vrai et Eric Ward ne disait pas autre chose :
c’est donc en Angleterre qu’est née la franc-maçonnerie spéculative !
Mais après ce long et passionnant détour par l’Écosse, revenus à notre
point de départ, il est clair que nous ne pouvons plus voir les choses de la
même façon. Ce voyage n’aura pas été inutile et c’est par un autre voyage,
emblématique celui-là, et mystérieux à quelques égards, que nous pourrions
en prendre conscience : le voyage, furtivement évoqué un peu plus haut,
que Jean-Théophile Désaguliers fit lui-même à Édimbourg en 1721.

Retour aux sources ou colonisation maçonnique ?


On ne sait ni quand, ni où Jean-Théophile Désaguliers fut initié. On
ignore aussi pourquoi il le fut. Qu’est-ce que cet homme, qui fréquentait le
meilleur monde et même la famille royale, venait chercher dans les loges où
l’on trouvait surtout encore cette époque, à Londres, des artisans et des
boutiquiers, en un mot des hommes de condition plutôt modeste ?
Il faut d’abord rappeler ici à grands traits qui était Désaguliers26. Né en
1683 à Aytré, près de La Rochelle, d’un père pasteur, il dut fuir avec sa
famille, encore tout enfant, au moment de la Révocation de l’Édit de Nantes
en 1685. Élevé à Londres, il fit ses études à Oxford où il se montra un
brillant sujet. Devenu Ministre de l’Église d’Angleterre en 1710, c’est tout
au plus un abbé mondain, surtout préoccupé de physique – on dit alors de
« philosophie naturelle ». Remarqué par Newton, alors le savant le plus
célèbre de toute l’Europe, tout-puissant président de la Royal Society, il est
admis dès 1714 dans cette noble académie et devient l’un des collaborateurs
les plus proches du grand homme. Entre bénéfices ecclésiastiques, faveur
des princes et conférences scientifiques devant des parterres mondains,
Désaguliers s’imposera rapidement comme l’une des figures les plus en
vues de la bonne société hanovrienne. C’est alors qu’il fait son entrée en
maçonnerie.
En 1719 il devient le troisième Grand Maître de la toute récente Grande
Loge. Il succède à Anthony Sayer, Grand Maître en 1717 – un homme, nous
l’avons vu, d’un niveau social moyen – et à George Payne, élu en 1718 – un
fonctionnaire au Tax Office. Avec Désaguliers, un autre monde s’invite à la
tête de la Grande Loge. Une page se tourne aussi, très vite, en tout cas une
orientation est prise sous son influence, manifestement. En quelques mois
des personnes de la meilleure société sont admises dans les loges, on décide
de refondre les anciennes Constitutions du métier et, après un nouvel
intermède d’un an au cours duquel George Payne – qui a sans aucun doute
partie liée avec Jean-Théophile – reprend du service, le premier Grand
Maître noble est élu en 1721 : John, Duc de Montagu, l’un des hommes les
plus fortunés d’Angleterre. En quatre ans à peine, que de chemin parcouru !
Dans cette évolution, Désaguliers a joué un rôle de premier plan. Par la
suite, il n’assumera pas toujours de fonctions officielles importantes –
même s’il sera à quelques reprises Député Grand Maître –, mais jusqu’au
début des années 1740 – il meurt en 1744 – on le verra très souvent assister
aux assemblées de la Grande Loge comme un participant actif – les procès-
verbaux en gardent la trace – et, dans tous les cas, un témoin influent et
respecté.
C’est à lui, probablement, qu’on doit le recrutement de James
Anderson27, pasteur presbytérien qui dirigeait une paroisse d’Islington – un
temple initialement occupé par des huguenots français où, curieusement, le
père de Jean-Théophile avait officié des années auparavant. C’est à cet
homme obscur et désargenté, sans charisme évident, plutôt besogneux, en
somme un plumitif un peu laborieux, que Désaguliers avait désiré faire
appel. Nulle part il ne nous a laissé l’explication de ce choix et on ne
connaît pas les circonstances de leur rencontre. Anderson, toutefois, avait
une caractéristique nullement indifférente dans ce Londres du début des
années 1720 : il était écossais, et l’on sait même que son père, prénommé
James comme lui et vitrier de son état, avait été membre de la loge
d’Aberdeen où il avait exercé la fonction de secrétaire avant d’en être le
Maître en 1690. Anderson appartenait à un peuple longtemps ennemi du
peuple anglais – mais Jean-Théophile, par ses origines mêmes et les
événements de son enfance, était un peu un citoyen du monde et un homme
de grande tolérance. Le Révérend Anderson était un fils de cette nation qui,
depuis 1707 seulement, était désormais unie à la nation anglaise sous une
seule et même couronne.
L’année 1721 avait donc été brillante pour Jean-Théophile Désaguliers :
le 24 juin, lors de l’assemblée de la Grande Loge qu’avait conclue une fête
d’un faste inaccoutumé, le Duc de Montagu avait été installé dans la chaire
de Grand Maître. Mettre à la tête des maçons anglais l’un des hommes les
mieux en cour et surtout les plus riches du pays était évidemment un gage
de prospérité future. Un bel avenir s’ouvrait pour la jeune institution et
Désaguliers avait pris une part essentielle dans cette réussite. Pour autant,
beaucoup de travail restait accomplir. En premier lieu, il fallait mener à bien
la refonte des anciennes Constitutions, afin de donner à la Grande Loge de
nouveaux règlements – une nouvelle histoire aussi ! – dont la proclamation
pourrait asseoir définitivement son autorité.
En juillet 1721, Désaguliers avait pris part à un dîner offert par le duc
de Chandos dont il était le chapelain, et il fit la connaissance de John
Campbell, le Prévost – par conséquent le premier magistrat municipal – de
la ville d’Édimbourg, de passage à Londres. Un mois plus tard Jean-
Théophile se rendait dans la capitale de l’Écosse, en sa qualité d’ingénieur-
conseil – c’était l’une de ses nombreuses identités – pour examiner un
problème relatif à l’adduction d’eau à Édimbourg. À cette occasion, il prit
une initiative tout à fait étrangère à ce déplacement apparemment purement
professionnel. Désaguliers lui-même n’a laissé aucun témoignage à ce
propos, mais c’est dans le livre des procès-verbaux de la loge Mary’s
Chapel d’Édimbourg – livre tenu depuis 1599 – qu’on en trouve le récit.
« À Maries Chapell [sic] le 24 août 1721 – James Wattson, actuel diacre des maçons
d’Édimbourg, Président (Preses)28. Ce jour le Docteur Jean-Théophile Dés-Auguliers [sic],
fellow de la Royal Society, et Chapelain ordinaire de sa Grâce le Duc de Chandois [sic], ancien
Maître Général des Loges de Maçons en Angleterre, étant en ville et souhaitant s’entretenir avec
le Diacre, le Surveillant [Warden] et les Maîtres Maçons d’Édimbourg, cela fut par conséquent
accordé et, l’ayant trouvé dûment qualifié sur tous les points de la Maçonnerie, ils le reçurent
comme un Frère dans leur Société.

Après quoi, le 25e jour dudit mois, les Diacres, le Surveillant, les Maîtres et plusieurs
membres de la Société, en compagnie dudit Docteur Désaguliers, s’étant réunis à Maries
Chapell, une demande [supplication] leur fut soumise par John Campbell, Esquire, Lord Prévôt
d’Édimbourg, George Preston et Hugh Hathorn, Baillis ; James Nimo, Trésorier ; William
Livingston, Diacre-président (Deacon-convener) des Métiers de la ville ; et Georges Irving,
Secrétaire du Doyen de la Cour de la Guilde, – humblement désireux d’être admis en tant que
membres de ladite Société ; cela fut examiné et leur désir fut agréé, et lesdites honorables
personnes furent aussitôt admises et reçues Apprentis-Entrés et Compagnons du Métier29. »

Le laconisme du procès-verbal requiert ici quelques commentaires car


les événements qu’il relate ont évidemment un énorme intérêt.
C’était, pour autant qu’on le sache, le tout premier contact direct de
Désaguliers avec la maçonnerie écossaise. On comprend, par la
phraséologie même qui est utilisée, que les interlocuteurs se jaugent :
Désaguliers a fait savoir qu’il était « désireux » de rencontrer les officiers
de la loge d’Édimbourg ; ces derniers voient en lui le « Maître général des
maçons en Angleterre » mais on s’assure préalablement qu’il « était dûment
qualifié sur tous les points de la maçonnerie ». Il faut se rendre à
l’évidence : Désaguliers a été « tuilé » ! On l’a sans doute interrogé sur les
fondamentaux rituels et symboliques de « sa » maçonnerie et, au terme de
cet examen, on l’a admis « comme un Frère ».
Cela signifie qu’après des décennies d’ignorance mutuelle, il y avait
suffisamment de proximité, de similitudes et de concordances entre la
maçonnerie de la vieille loge d’Édimbourg – on peut dire : la plus vieille
loge du monde – et celle de Désaguliers. Les Écossais découvraient, d’une
certaine manière, les maçons anglais, ils savaient pertinemment que
l’institution londonienne ne dérivait pas en droite ligne des loges de
l’Écosse, et que parmi les frères du « Maître Général », on ne comptait sans
doute qu’une minorité d’hommes de métier – alors qu’ils constituaient
encore le recrutement exclusif de Mary’s Chapel. Néanmoins, le verdict fut
clair : la « marque écossaise » était suffisante pour que l’on puisse agréer
Désaguliers. Cela suggère bien que, sur les points essentiels – mais nous ne
savons malheureusement pas lesquels ! – le travail de transfert avait été
effectué, à travers les gentlemen masons ou les possesseurs isolés du Mot
du Macon, d’où qu’ils l’aient reçu – sans doute dans les dernières décennies
du XVIIe siècle.
Dans cette affaire, Désaguliers se présente dans un premier temps
comme le demandeur, celui qui cherche à savoir et à se faire reconnaître.
Toutefois, cette première étape franchie – apparemment, il ne fallut qu’une
journée ! – la situation se retourna. Dès le lendemain, à son initiative
manifestement, plusieurs officiels de la ville – dont le fameux John
Campbell rencontré à Londres quelques semaines plus tôt – furent admis en
qualité de membres. Il avait donc fallu l’arrivée de Désaguliers pour que ces
hommes, qui vivaient en contact quotidien depuis des décennies, se
rassemblent dans la loge ! Désaguliers ne s’arrêta pas en si bon chemin : le
livre des procès-verbaux montre que trois jours plus tard, le 28 août, cinq
autres notables furent admis.
L’ambiguïté de ces événements est évidente. D’un côté, Désaguliers
donne le sentiment d’aller à la recherche d’une origine et n’a sans doute pas
méconnu l’importance de créer un lien avec une loge vieille de plus d’un
siècle. De l’autre, il apporte à cette très ancienne maçonnerie écossaise
l’exemple de la mutation londonienne et l’entraîne aussitôt sans son sillage
– il fournit même les candidats ! La transformation spéculative des loges
écossaises était cette fois en marche, mais elles n’avaient pas spontanément
engagé ce mouvement : il avait fallu une impulsion anglaise pour la
déclencher.
Un dernier fait doit être souligné. Un mois après l’expérience écossaise
de Désaguliers, James Anderson était officiellement chargé de préparer la
nouvelle version des Constitutions du métier en rassemblant les textes
anciens « selon une nouvelle et meilleure méthode », pour reprendre les
paroles mêmes du Duc de Montagu lors de l’assemblée du
29 septembre 1721. On ne peut éviter de penser que Désaguliers avait dû
percevoir, en découvrant réellement les loges de l’Écosse, à quel point
l’expertise de ses membres serait essentielle pour achever la structuration
de la Grande Loge de Londres et forger paradoxalement, sur une base
réputée ancestrale, une maçonnerie « rénovée ». James Anderson, un
Écossais acclimaté à Londres pouvait représenter un intermédiaire idéal,
presque providentiel.
Mais quelle signification profonde accorder à cette importance
soudainement donnée à l’Écosse ? Traduisait-elle une certaine conscience et
un vague désir de retourner vers une source, ou plutôt l’intention, sinon
cynique du moins empreinte d’un froid pragmatisme, de mettre en tutelle
une vieille institution et de s’en attribuer la vénérable ancienneté, comme le
trône d’Angleterre avait, quelques années auparavant, « intégré » la rebelle
Écosse ?
De la franc-maçonnerie nouvelle qui allait en sortir, quelle serait la
véritable mère : les frères de Mary’s Chapel ou Désaguliers et ses fellows de
la Royal Society ? À observer le chassé-croisé qui se produisit à Édimbourg
– l’élève d’un jour devenant le maître du lendemain –, il est à craindre
qu’on ne soit en présence d’une nouvelle version d’un dilemme éternel :
celui de l’œuf et de la poule…
À partir de 1723, il est clair, en tout cas, que toute l’initiative et toute la
créativité de la franc-maçonnerie partiront désormais de Londres. Le
premier acte sera la publication des nouvelles Constitutions. Par une ironie
de l’histoire, ce pur produit de la pensée « néo-maçonnique » anglaise
portera néanmoins la signature d’un Écossais qui précisera à côté de son
nom : « James Anderson. Auteur de ce Livre. »

De la Rose-Croix à la Royal Society : alchimistes et savants


Avec Désaguliers et toute la théorie des aristocrates et des savants qui
s’engouffrent dans les loges au tournant des années 1720, il me faut
évoquer brièvement une question qui a connu, au cours des années récentes,
une actualité nouvelle du fait de divers articles et de quelques livres plus ou
moins retentissants qui lui ont été consacrés : les relations entre la Royal
Society – dont les membres vont d’une certaine manière vont prendre le
pouvoir dans la jeune Grande Loge – et la franc-maçonnerie spéculative, et
ce depuis le milieu du XVIIe siècle.
La Royal Society, fondée en 1660, reçut ses lettres patentes en 1662 de
Charles II, alors récemment restauré sur le trône d’Angleterre30. D’emblée
la surprise est grande, en tout cas la rencontre est troublante, quand on
découvre que l’un des premiers présidents de séance de cette jeune
académie et celui qui par sa proximité à l’égard du Roi obtint même la
Charte de fondation de la Royal Society, n’était autre que Sir Robert
Moray ! Le plus ancien maçon non opératif connu en terre anglaise – bien
qu’il fût écossais –, cet homme passionné par un idéal stoïcien, rêvant de
symboles pythagoriciens et dont Charles II disait avec ironie qu’il le tenait
« pour le chef de sa propre Église31 », était aussi ardemment impliqué dans
la Révolution scientifique et fut l’une des chevilles ouvrières du cénacle
savant le plus célèbre et le plus révéré en Europe à son époque.
Or, il n’était pas le seul dans ce cas : Elias Ashmole sera aussi de
l’honorable compagnie et, plus tard Jean-Théophile Désaguliers, nous le
savons. De ces constatations on a parfois tiré des hypothèses
malheureusement fragiles : la première serait que la Royal Society aurait
délibérément créé la franc-maçonnerie – à moins que ce ne soit l’inverse,
comme un auteur anglais l’a soutenu, contre toute vraisemblance, il y a
quelques années32 !
La réalité est évidemment plus subtile et l’on doit tenir compte de deux
points importants. Le premier est que l’afflux des membres de la Royal
Society deviendra net et même tout à fait considérable après l’arrivée de
Désaguliers à sa tête, et pas avant – gageons que le 24 juin 1717, à l’Oie et
le Gril, les savants étaient plutôt rares ! Le second point est que les travaux
et les objectifs de la Royal Society, ses archives en témoignent, sont
toujours restés très distincts de ceux de la franc-maçonnerie en général et de
la Grande Loge en particulier. En tant qu’institution, elle n’aura jamais
aucun rapport avec la Grande Loge ni par conséquent aucune influence sur
elle.
En revanche, et c’est un autre aspect qui mérite toute notre attention,
cette présence anormalement élevée des membres de la Royal Society
parmi ceux qui vont mettre en place et organiser la Grande Loge traduit
l’action d’un milieu, l’intérêt d’un certain type d’hommes, et l’influence
d’un certain état d’esprit que la jeune franc-maçonnerie anglaise portera
incontestablement33. Pour ne citer qu’un détail, mais il est vraiment
emblématique, les règlements de la Royal Society, dès l’origine, stipulent
dans leurs règlements que les discussions politiques et religieuses seront
bannies des travaux de la Société. Or, ce texte fut rédigé en 1660, soit plus
de soixante ans avant le texte d’Anderson. Mais on ne peut fonder une
théorie sur cette seule observation, car il s’agissait d’une attente assez
générale dans de nombreux milieux intellectuels et dans la société anglaise
en général depuis déjà longtemps.
On peut du reste faire à cet égard les mêmes remarques et exprimer les
mêmes réserves à propos d’un autre sujet souvent traité de manière
fantaisiste : la Rose-Croix et la franc-maçonnerie. Le lieu n’est pas ici de
reprendre dans le détail une question complexe sur laquelle une littérature
abondante et sérieusement documentée est disponible34.
Il suffira de rappeler que cette mystérieuse confrérie n’a jamais existé
en tant que telle, ou du moins qu’elle n’a été que le nom d’emprunt, le
temps de quelques manifestes, d’un cénacle de jeunes idéalistes luthériens,
le « cercle de Tübingen », qui souhaitaient proposer une « réformation
générale », c’est-à-dire accomplir pleinement l’œuvre des réformateurs,
dévoyée selon eux, et préparer ainsi l’avènement d’une nouvelle république
chrétienne. Leur langage énigmatique et leurs métaphores alchimiques
n’étaient au fond qu’un style dans le goût du temps. Il faut donc bien
distinguer les Rose-Croix proprement dits – les auteurs de ce qu’ils
nommeront eux-mêmes un ludubrium35, dont quelques noms sont connus et
dont le chef de file, Johann Valentin Andreae, se désolidarisa assez vite,
regrettant plus tard « son erreur de jeunesse » –, et les « rosicruciens ». Sous
ce dernier terme on comprend tous ceux, savants et lettrés européens, qui
réagirent aux manifestes et firent connaître leur adhésion à une entreprise
dont ils n’avaient pourtant qu’une connaissance purement littéraire et dont
ils ignoraient en fait la nature véritable.
S’agissant de la franc-maçonnerie, on trouve parmi les quelques maçons
spéculatifs anglais ou écossais du XVIIe siècle dont l’identité nous est
connue quelques rosicruciens probables ou avérés. On peut citer Ashmole et
sans doute Moray lui-même, comme on pourrait mentionner, parmi les
autres rosicruciens, Robert Fludd ou Michel Maïer, sans aucun lien connu
avec les premiers francs-maçons britanniques. L’intérêt pour les
connaissances secrètes et les mystères cachés de la nature, si répandu à cette
époque dans les milieux cultivés, s’inscrivait dans cette volonté de se relier
à la Rose-Croix, volonté qui ne traduisait, on le comprend bien, qu’une
orientation intellectuelle et non un rattachement quelconque à une société
secrète qui n’existait pas !
Le fait que quelques-unes de ces hommes aient pu à la fois appartenir à
cette mouvance intellectuelle et à la Royal Society ne permet évidemment
pas de construire le moindre roman – car c’en serait un autre – sur une
éventuelle fondation de cette académie des sciences par des Rose-Croix.
Quant à l’Invisible Collège qui précéda la Royal Society, en un temps de
troubles politiques où, nous l’avons vu, la discrétion en tous domaines était
préférable, son nom impressionnant et presque ironique ne doit pas induire
en erreur : dès que cela leur fut possible, les « Invisibles » sortirent de
l’ombre pour fonder la Royal Society et leurs préoccupations portaient bien
sur la physique, la chimie, l’optique et la médecine, comme en témoignent
les abondants procès-verbaux de leurs travaux, et non sur la fabrication de
l’or ou de la panacée.
Il faut cependant souligner que, dans le même temps, les recherches de
la science naissante et les spéculations des alchimistes en chambre ou en
laboratoire ne paraissaient pas forcément contradictoires à la plupart de ces
hommes érudits et curieux, et c’est précisément cette formidable ouverture
de l’esprit qui a conduit parfois à commettre des contresens à leur sujet.
Newton lui-même est très représentatif de cette proximité si étrange à nos
yeux : physicien et mathématicien le jour, alchimiste la nuit sa vie durant,
on a pu voir en lui le « dernier des sorciers36 » ! Il ne semble pourtant pas
que son rationnel disciple, le Révérend Désaguliers, l’ait jamais suivi dans
ces voies hermétiques…
Il faudra en tout cas attendre plusieurs décennies, au cœur du
XVIIIe siècle, loin du tumulte des premiers manifestes Rose-Croix publiés
sur fond de recomposition politique et religieuse de l’Europe, pour
qu’apparaissent des grades plus ou moins inspirés de la Rose-Croix et
faisant à leur tour des emprunts iconographiques, thématiques ou textuels à
l’univers des manifestes écrits environ 150 ans plus tôt. Ce fut à la même
époque qu’on créa – ou qu’on « inventa » – de toutes pièces différents
Ordres de Rose-Croix.
De la Rose-Croix à la Royal Society, s’il n’existe évidemment pas de
continuité institutionnelle et encore moins de « complot des sages », il est
cependant possible de mettre en évidence une sorte de communauté
d’esprit. La franc-maçonnerie naissante s’y insère, cette fois, sans grande
difficulté.
En 1934, Paul Hazard publia un ouvrage dont le retentissement fut
important et qui demeure aujourd’hui un classique : La crise de la
conscience européenne (1680-1715). En exploitant une documentation
considérable, il étayait la thèse selon laquelle à la fin du XVIIe siècle, un peu
partout en Europe, dans tous les domaines de la pensée – les lettres, les arts,
la philosophie et les sciences –, un bouleversement s’était produit, une
remise en question fondamentale de la vue du monde qui prévalait
auparavant, et que cette mutation avait préparé le Siècle des Lumières, lui
avait ouvert le chemin et l’avait même simplement rendu possible.
Adoptant un ton presque prophétique, Paul Hazard, en conclusion de sa
démonstration, référait à Leibniz et affirmait qu’à de multiples points de
vue, au sortir de cette crise de conscience collective des esprits qui
dominaient alors l’Europe, « en étendant au monde moral ce qu’il disait du
monde politique : Finis saeculi novam rerum faciem aperuit : dans les
années finissantes du XVIIe siècle, un nouvel ordre de choses a
commencé »…
Dans ce travail, en aucun endroit Paul Hazard ne cite la franc-
maçonnerie, c’est même un sujet que très probablement il n’a jamais
abordé. Cependant, j’ai pris conscience il y a déjà quelques années que le
sous-titre de ce livre, à savoir sa périodisation, avait un intérêt presque
stupéfiant : 1680-1715. Le choix de ces deux dates, empruntées à l’histoire
des lettres et des sciences, ne devait rien, cela va sans dire, aux événements
de la franc-maçonnerie préspéculative anglaise du XVIIe siècle. Or, par une
curieuse mais parfaite concordance, cette période englobe à peu près
exactement l’apparition des premiers témoignages publics de l’existence
d’une franc-maçonnerie identifiable – par exemple l’Histoire naturelle du
Dr Plot en 1686 ou les tracts généralement hostiles qui sont imprimés entre
1696 et 170037 – et s’achève au moment de la Rebellion avortée de 1715
qui ouvrit la voie à la formation, deux ans plus tard, de la première Grande
Loge !
C’est alors, et alors seulement, que les membres de la Royal Society –
ceux de la deuxième génération, en quelque sorte – feront leur entrée
massive dans les nouvelles loges. Newton, qui vécut jusqu’en 1727, paraît
ne s’être jamais personnellement intéressé à la franc-maçonnerie en aucune
manière, mais il n’est pas indifférent que son principal collaborateur, son
protégé à la Royal Society, Jean Théophile Désaguliers, ait été à la même
époque l’acteur principal de cette « rénovation » de la franc-maçonnerie. À
ce titre il devient assez clair que la Grande Loge, ainsi profondément
remaniée dans sa structure et ses objectifs, s’inscrivait bien dans la Crise de
la conscience européenne dont la Révolution scientifique, menée par
Newton, avait été l’un des fleurons.
Là encore, un dilemme comparable à celui qui a été évoqué plus haut
surgit à nouveau. Fixer la chaîne causale et déterminer la véritable séquence
des événements sont choses malaisées : la franc-maçonnerie fut-elle une des
causes ou simplement une conséquence parmi d’autres de cette « crise de
conscience » ? Bornons-nous à observer qu’en terre britannique elle en fut
au moins un signe, et sans doute pas l’un des moindres. En ce sens, une fois
encore, sa genèse doit être envisagée à la lumière de l’histoire intellectuelle
de l’Europe en dehors de laquelle il faudrait sans doute renoncer à la
comprendre pleinement38.

La fin de l’histoire
Nous voici donc rendus au terme du voyage. À ce fameux terminus du
24 juin 1717 où commence, on l’a dit, un autre monde. Mais avant de
l’abandonner puisqu’il échappe au cadre de ce livre, il faut cependant jeter
un bref regard sur cet aboutissement certainement imprévu.
Lorsque la Grande Loge va être créée en 1717, les hommes qui
s’apprêtent à en prendre la tête sont les héritiers d’un triple mouvement qui
ne s’éclaire que si on le replace dans l’histoire politique, religieuse et
sociale de la Grande-Bretagne au cours des deux siècles précédents. Et
curieusement, les différentes orientations, successivement ou
alternativement religieuse, politique ou charitable que les historiens ont pu
discerner, nous l’avons vu, dans un passé recomposé, se trouvent ici
rassemblées ou, pour mieux dire, fondues et réconciliées. Trois traits de la
première Grande Loge semblent en effet s’imposer :
Sur le plan politique tout d’abord

Après un XVIe siècle ensanglanté par les querelles politico-religieuses,


d’Élisabeth à Marie Tudor, les années de guerre civile entre le règne
tragique de Charles Ier et le Commonwealth autoritaire de Cromwell, la
Glorieuse Révolution de 1688 avait mis un terme à la dynastie Stuart au
profit de celle de Hanovre. Une autre guerre commençait, celles des
Prétendants, que seule la défaite finale de Culloden achèvera en 1746. En
septembre 1715, le roi George Ier avait toutefois enregistré une nette
victoire sur la Rebellion conduite par Jacques Édouard Stuart qui dut
s’exiler en Italie. Un processus d’établissement pacifique de la nouvelle
dynastie, prête à des accommodements avec le Parlement, pouvait dès lors
s’engager. C’était aussi la condition d’une prospérité économique à laquelle
tous les Anglais aspiraient.
Dans ce climat bien particulier, la Grande Loge apparaît comme un lieu
où pouvait à la fois s’accomplir la réconciliation des élites et du peuple –
notamment par une bienfaisance active – et s’affirmer la volonté commune
de donner à l’Angleterre une paix civile durable. N’est-il pas remarquable
qu’un an environ après l’apaisement des derniers troubles, une Grande Loge
se crée – l’année où, peut-être, Désaguliers aurait été initié – et qu’on
trouve dans les Constitutions de 1723, au Titre II des Obligations (« Du
Magistrat civil suprême et subordonné »), la mention suivante :
« Le maçon est un paisible sujet vis-à-vis des pouvoirs civils en quelque endroit qu’il
réside ou travaille et ne doit jamais se mêler aux complots et conspirations contre la paix et le
bien-être de la Nation […] C’est pourquoi si un frère devient rebelle à l’État, il ne doit pas être
soutenu dans sa rébellion quelle que soit la pitié qu’il puisse inspirer […] » ?

La jeune Grande Loge aurait-elle été vue par certains comme un


instrument d’intégration sociale de l’Angleterre nouvelle ? Du reste,
l’implication personnelle de Désaguliers auprès de la Cour hanovrienne ne
permet pas de dissocier son ascension fulgurante du contexte dynastique.
Quoiqu’on puisse en penser, la maçonnerie moderne naît alors même que
s’établit dans une grande monarchie européenne un pouvoir parlementaire
fondé sur le libéralisme politique et la tolérance. Les circonstances
politiques de son apparition pèseront lourd sur son histoire ultérieure.
Sur le plan religieux ensuite
Il est évidemment révélateur que les deux principaux auteurs des
Constitutions aient appartenu à des confessions qui s’étaient naguère
durement affrontées, bien que toutes deux fussent issues de la Réforme. On
doit ici rappeler le texte fondamental qu’est le Titre Ier des Obligations de
1723, « Concernant Dieu et la Religion ». S’il a depuis lors fait couler
beaucoup d’encre, chacun s’efforçant de l’accorder à ses propres
convictions, son sens paraît assez clair pourvu qu’on le replace dans son
contexte. On peut sans aucun doute discuter longuement des limites de
« cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord », mais les
bouddhistes et les musulmans ne se pressaient guère à Londres à cette
époque ! En revanche, on sait que les juifs furent admis dans les loges assez
tôt. Finalement, s’il paraît clair que « les confessions ou dénominations qui
aident à les distinguer » désignent sans ambiguïté les multiples Églises
chrétiennes qui se côtoyaient alors en Angleterre, il est peu douteux que la
plus grande tolérance religieuse est ici prêchée. Quant aux « athées stupides
et aux libertins irréligieux », leur exclusion, du reste très modérément
exprimée, est une concession naturelle à une époque où l’appartenance à
une communauté ecclésiale faisait partie intégrante de l’identité sociale.
Cette orientation première, initialement très liée à la situation religieuse
de l’Angleterre, marquera durablement l’esprit de toute la maçonnerie
même lorsque, quelques années plus tard, elle franchira la Manche pour
s’épanouir dans la France catholique39. C’est un des principes essentiels de
ce qu’il est convenu de nommer de nos jours encore, avec parfois peut-être
quelque équivoque, sinon quelque abus, l’universalisme andersonien.
Sur le plan intellectuel enfin
Cette question vient d’être évoquée avec la Société Royale de Londres :
entre 1725 et 1730 plus de quatre vingts maçons anglais lui appartiennent
alors que le nombre total de Fellows était environ de deux cent cinquante à
cette époque. La proportion est évidemment considérable et forcément
signifiante.
Vers 1740-50 toutefois, les honorables sociétaires se feront plus rares au
sein de la maçonnerie. Cette dernière verra en même temps s’accroître
notablement le nombre de ses membres. Les raisons de cette désertion
relative des élites intellectuelles qui avaient puissamment contribué à fonder
la Grande Loge demeurent partiellement obscures.
Or, au tournant des années 1740, précisément, un texte discrètement
critique tente d’opposer les « nouvelles loges » selon les règlements du
Dr Désaguliers aux « anciennes loges » (old lodges).
Quelle importance eut réellement ce mouvement d’opinion – si
seulement c’en fut bien un ? De qui émanait-il ? Autant de questions sans
réponse, mais les hypothèses fantaisistes de certains, qui ont voulu y voir le
premier témoignage des futurs fondateurs de la Grande Loge des Anciens
sont totalement dépourvues de fondement ; on le voit notamment lorsque le
texte décrit les schémas comparés des deux types de loges : sur des points
de symbolique rituelle qui opposeront fortement les Anciens et les
Modernes, quelques années plus tard, on ne voit ici aucune différence40.
Il reste que des innovations importantes avaient bien été apportées dans
le « métier », désormais essentiellement symbolique et bientôt
exclusivement spéculatif : restructuration institutionnelle, changement
sociologique, évolution des rituels et standardisation des usages. Les
oppositions qui se faisaient faiblement entendre venaient peut-être des seuls
témoins survivants d’une autre époque, de ces quelques « frères anciens »
qui avaient été présents lors de la fondation de 1717 sans soupçonner ce
qu’elle annonçait, et qui voyaient s’opérer une révolution dont l’ampleur
était pourtant moindre – mais sans doute l’ignoraient-ils eux-mêmes – que
tout le long chemin parcouru par les loges et les francs-maçons depuis le
milieu des années 1650.
À l’échelle d’une vie d’homme, c’était un changement sans précédent.
Dans la plus longue durée qu’explore l’historien, ce n’était toutefois que
l’ultime transition, la dernière mutation d’une longue série que nul n’avait
planifiée et dont personne, sans doute, n’avait prévu l’issue.
On ne peut qu’accueillir avec d’autant plus d’intérêt la remise en cause
récente de la date de 1717 pour cette fondation. Des travaux récents
suggèrent en effet que l’événement « mythique » rapporté par Anderson ne
se serait jamais réellement produit comme ce dernier le décrit, à la date
qu’il mentionne. On doit plus volontiers considérer que la Grande Loge de
Londres et de Westminster fut effectivement créé lors de l’accession de son
« premier Grand Maître noble », John, 2e Duc de Montagu, en 1721. Avec
lui, dans le modeste milieu des petits artisans et boutiquiers des rares loges
de Londres, débarquèrent des flots d’aristocrates, de militaires et de
fonctionnaires de haut rang. Une vraie révolution, en effet41…
De cette histoire improbable émergeait une institution philanthropique
et philosophique qui, en quelques décennies, allait s’étendre au monde
entier…
CHAPITRE VI

Une quête inachevée

Un champ de recherches
En parcourant les chapitres de ce livre, certains lecteurs ont pu avoir le
sentiment que tout un pan de leur histoire venait de leur échapper. L’histoire
des origines de la franc-maçonnerie, en France du moins, n’a presque
jamais été abordée sérieusement. Même en Angleterre, malgré la fondation
dès la fin du XIXe siècle d’une École « authentique », une théorie assez
faible, celle de la transition, a été reçue presque sans discussion pendant des
décennies.
Or, l’intérêt que l’on peut trouver à suivre les progrès et les acquis de
l’historiographie maçonnique ne consiste pas seulement à apprendre des
faits ignorés ou à découvrir des conceptions nouvelles. C’est aussi de
s’interroger sur les raisons pour lesquelles on a pu, si longtemps, faire
largement fausse route.
Certes, depuis les années 1970, les historiens anglais ont montré la voie
et, nous l’avons vu, les spécialistes écossais que sont David Stevenson et
aujourd’hui Robert Cooper, ont ouvert des perspectives radicalement
nouvelles sans que pour autant des découvertes documentaires vraiment
révolutionnaires aient été nécessaires. On finirait par croire que la solution
était « sous les yeux » des historiens et qu’ils ne pouvaient pas l’apercevoir.
Pourtant, longtemps auparavant, certains historiens de la franc-
maçonnerie et notamment certains auteurs allemands, pionniers de nos jours
trop souvent méconnus, avaient déjà su repérer et, autant que possible,
éviter ces écueils. Ainsi, par exemple, d’un auteur aujourd’hui un peu
oublié, surtout en France, Joseph Gabriel Findel. Son Histoire de la franc-
maçonnerie depuis l’époque de ses origines jusqu’à nos jours, dont la
première édition parut à Leipzig en 1861-18621, se lit encore avec plaisir et
profit. Il y soutient, certes, l’existence d’un lien d’origine de la franc-
maçonnerie spéculative avec la maçonnerie opérative médiévale, mais il
sait aussi faire l’histoire de cette idée elle-même. Il signale ainsi que
« Le premier auteur qui émit l’opinion qu’il existait des rapports historiques entre la
société des francs-maçons et celle des tailleurs de pierre fut l’Abbé Grandidier, de Strasbourg,
qui n’était pas maçon et auquel, en vue des recherches qu’exigeait la composition de son Essai
historique et topographique sur la cathédrale de Strasbourg (1782), l’accès des archives du
grand chapitre de Notre Dame de Strasbourg fut toujours permis2. »

Or l’Abbé Grandidier, fasciné par l’objet de son étude, voyait


incidemment dans les Bauhütten l’origine des loges maçonniques
spéculatives de son temps et dans les Steinmetzen les ancêtres des francs-
maçons : l’un des tout premiers partisans de la théorie de la transition – qui
ne disait pas encore son nom – s’était donc complètement fourvoyé3…
La prudence et la lucidité de Findel sont également remarquables,
surtout si l’on songe à l’époque laquelle il écrit, lorsqu’il aborde la question
des sources lointaines de la franc-maçonnerie :
« Toute tentative ayant pour but de poursuivre l’histoire maçonnique au-delà du moyen
âge jusque dans l’antiquité la plus reculée, n’a pas réussi jusqu’à ce jour. On doit surtout rejeter
comme aventureuse et ridicule l’idée de vouloir trouver l’origine de l’association dans les
mystères de l’Égypte, cette terre des castes rigides. Il n’est pas nécessaire d’avoir ici égard aux
légendes de l’ordre, nous y reviendrons plus tard, et nous ne voulons pas essayer de prouver
historiquement la continuité directe ou immédiate d’un mystère maçonnique à travers les
associations secrètes et les associations des maçons des temps anciens jusqu’à nos jours4. »

Enfin, empruntant à l’un de ses devanciers, Karl Christian Krause5, il


reproduisait à sa suite une lumineuse leçon de méthodologie historique, que
je ne peux résister à la tentation de citer à mon tour un peu longuement,
près de deux siècles plus tard, tant son actualité me paraît
(malheureusement) intacte :
« Quand chez un peuple quelconque et à quelque époque que ce soit, nous découvrons un
penchant vers la vie sociale, qui pour la forme et le but se rapproche de la société maçonnique,
nous ne sommes point encore autorisés à établir là d’autres rapports que ceux produits par
l’uniformité de la nature humaine et du principe social6, à moins que des faits historiques
décisifs ne viennent prouver d’une manière incontestable l’existence de rapports plus directs. Et
ces rapports eux-mêmes sont de nature bien distincte, car il y a une différence très marquée
entre une institution sans cesse rajeunie et renouvelée par l’introduction nouvelle de membres
nouveaux et qui, bien que son influence et ses formes puissent subir certains changements, se
maintient sur sa base première ; une autre qui se rattache par l’histoire à une institution déjà
existante et dont un des éléments est absolument nouveau7, et enfin une troisième qui, dans le
principe de son existence, de son épanouissement, adopte la forme sociale, les pratiques et le
but d’une institution depuis longtemps éteinte. Ces trois genres de rapports historiques doivent
demeurer bien distincts, là même où ils paraissent réunis. Pour l’histoire de la franc-
maçonnerie, c’est particulièrement la troisième sorte de rapports qui doit être étudiée, parce que
ce sont ceux-là qu’il y a lieu le plus souvent d’établir, et que les personnes peu compétentes se
laisseraient facilement prendre aux apparences8 et croiraient à l’existence de rapports indiqués
dans la première et la seconde catégorie9. »

Ce message, stupéfiant de lucidité, venu d’un chercheur à présent perdu


dans l’obscurité, résonne encore comme un programme de travail dans la
quête des origines de la franc-maçonnerie. Que d’erreurs et d’affirmations
aventureuses auraient été évitées si, depuis des décennies, ces principes
avaient été plus souvent observés !
Cet avertissement nous incite aujourd’hui à la prudence et la modestie,
bien sûr, mais il nous impose aussi d’admettre et de respecter dans notre
recherche d’une solution globale du problème, quelques balises, quelques
repères de travail – je n’ose dire « quelques landmarks10 ». Je ne
mentionnerai que trois points qui me paraissent essentiels :

Le premier est qu’il faut se résoudre à bien distinguer, tout en trouvant


le moyen de les concilier, les données apparemment incompatibles qui
proviennent de l’Écosse et celles qui ont trait à l’Angleterre, au
XVIIe siècle. Les partisans de la transition les avaient trop
négligemment placées dans la continuité les unes des autres. Or cette
approche est insoutenable. En effet, si l’on peut assez bien suivre
l’histoire institutionnelle des loges écossaises du système de Schaw
tout au long de ce siècle et repérer l’apparition de Gentlemen Masons –
tout en ne sachant pratiquement jamais ce qu’ils sont vraiment
devenus –, on ne voit guère le lien que cela peut avoir, notamment
avant les années 1630, avec ce que l’on peut alors déjà observer en
Angleterre, par exemple dans la Compagnie des Maçons de Londres :
quel rapport établir entre les premiers « maçons acceptés » de 1620 à
Londres et les Gentlemen Masons écossais qui à cette époque, autant
que nous le sachions… n’existaient pas encore ? On ne voit pas non
plus clairement qu’il y ait eu Warrington, en 1646, deux cérémonies –
d’Apprenti entré et de Compagnon du Métier – comme pour Robert
Moray cinq ans plus tôt selon la méthode écossaise –, et on n’a pas
davantage la moindre raison de supposer qu’Ashmole ait reçu à cette
occasion un mot ou un signe, dont il n’est fait mention nulle part dans
les Anciens Devoirs ni dans les quelques indications qu’il nous a lui-
même laissées. Que, vers la fin du siècle, les choses tendent à
s’harmoniser, on peut plus aisément le concevoir en supposant que les
Gentlemen Masons aient « voyagé », d’une part, et que d’autre part des
Anglais aient pu obtenir des contacts en Écosse ou recueillir des
informations, car il semble notamment que la pratique et même la
nature du Mason Word aient été largement connues à cette époque et
évoqués, on l’a vu, à plusieurs reprises dans diverses publications. On
pourrait alors s’expliquer que, vers les années 1680, Plot puisse parler
à la fois des Anciens Devoirs (trait anglais) et des « mots et signes »
(trait écossais) et que les documents relatifs à la loge de Randle Holme
laissent à penser qu’il en était déjà de même à Chester dix ou quinze
ans plus tôt. Mais où, quand et comment cette nécessaire jonction
s’est-elle faite ?
Le deuxième point important, en partie suggéré par le précédent, est
d’envisager avec autant d’attention une hypothèse monophylétique et
une hypothèse polyphylétique. Là encore, la théorie de la transition
nous a accoutumés à voir la genèse de la franc-maçonnerie spéculative
comme naturellement située sur une ligne unique de développement,
avançant au gré des époques et des circonstances, d’Écosse en
Angleterre, puis d’Angleterre en Écosse, suivant les intérêts et les
relations de certaines individualités pour produire, par des phases
successives d’accroissement et d’approfondissement, une structure et
un réseau prenant peu à peu forme et consistance. Or, à ne voir que les
faits, l’Acceptation de Londres à partir de 1620, la loge fugitive et
évanescente de Warrington en octobre 1646 et plus tard celle de
Chester qui paraît exister plusieurs années, sont-elles vraiment les
différents aspects d’un seul et même phénomène ? Un tel schéma n’a
rien d’obligatoire. Il évoque même fortement un récit construit a
posteriori – et nous savons précisément que ce fut largement le cas, dès
le début du XVIIIe siècle – pour justifier la prééminence d’une
institution. On songe également au cas comparable des origines de
l’Église, où une historiographie classique présentait jadis les luttes de
la « Grande Église », identifiée comme telle dès l’origine et
prédestinée à sa victoire, parvenant après de nombreux efforts à
réduire les multiples dissidences présentées comme autant de
déviances – d’hérésies – finalement secondaires, alors même que les
recherches plus récentes ont montré la luxuriance et l’extraordinaire
diversité des communautés chrétiennes primitives, l’une d’entre elles
ayant émergé et s’étant finalement imposée, pour des raisons plus
politiques que proprement religieuses du reste11. On peut encore
convoquer ici les débats contemporains de la paléoanthropologie
humaine sur le caractère monocentrique ou polycentrique des origines
de l’homme, la structure buissonnante de la lignée humaine rendant
théoriquement envisageable que l’homme soit « né » à plusieurs
reprises et même que certaines de ces tentatives, quoique distinctes au
départ, se soient rejointes ou aient coopéré12. De la même manière, au
vu de certaines incohérences apparentes que l’on peine à placer sur un
même trajet historique, pourquoi ne pas supposer qu’on ait pu
« inventer » la franc-maçonnerie plus d’une fois – avec quelques
échecs et une ou deux réussites ?
Il reste un dernier point également lié aux deux premiers, et qui en
procède d’une certaine manière. Il pourrait s’exprimer ainsi :
abandonnons définitivement, dans le domaine de l’historiographie
maçonnique comme dans celui de la cosmologie, la théorie du
« dessein intelligent13 ». Cessons d’adhérer sans même y réfléchir à ce
créationnisme d’un nouveau genre qui tend à nous faire croire que
quelque plan concerté avait eu pour ambition, presque dès le premier
instant14, de donner naissance à la franc-maçonnerie telle que nous la
connaissons et surtout que cette expression a toujours été revêtue, tout
au long de son histoire, d’une signification univoque15. Tout atteste en
effet du contraire. En premier lieu, si nous admettons qu’il y ait eu
plusieurs tentatives, distinctes dans le temps et l’espace, initialement
indépendantes, ce n’est pas d’un seul « dessein » qu’il faudrait parler
mais de plusieurs, éventuellement très différents. D’autre part, les
évidences documentaires suggèrent fortement que des hommes comme
Ashmole, Moray ou plus tard Désaguliers, avaient sans aucun doute de
la franc-maçonnerie – pour autant que ce mot même et le concept
auquel il renvoie pour nous aient été présents à leur esprit, ce qui est
très peu probable – des visions profondément différentes, et sur de
nombreux points, mais pas nécessairement des positions inconciliables
à terme. La vision englobante et l’idée fédératrice sont venues plus
tard, accompagnées par l’institutionnalisation du mouvement ou même
suscitées par elle. On doit étudier leur construction et ne pas supposer
qu’elles existaient à l’origine. C’est précisément de cette élaboration
tardive qu’est née la franc-maçonnerie spéculative au sens (enfin)
propre du terme.

Le problème des origines de la maçonnerie spéculative, on vient de le


voir assez longuement, semblait naguère encore pratiquement résolu, à
quelques incertitudes près. Les débats des deux dernières décennies au
moins, dont j’ai proposé une revue critique, en font de nouveau – et pour
longtemps sans doute – un problème ouvert.
J’ai appelé de mes vœux, depuis déjà d’assez nombreuses années, la
formulation d’une « théorie synthétique16 » susceptible de concilier, avec
assez de vraisemblance, tous les faits établis. Il m’a paru juste, pour
conclure cet essai, de me risquer à en jeter les bases, conscient de proposer
non pas un « modèle » mais une esquisse qu’il faudra mettre à l’épreuve et
nécessairement amender, enrichir et préciser.
J’ai donc souhaité, pour finir, conter une histoire, en espérant qu’elle ne
serait pas trop éloignée de l’Histoire.

Le Roman des Origines…


La maçonnerie opérative, en Grande-Bretagne, s’est développée dans
une civilisation peu communicante, structurée autour de pouvoirs locaux, à
une époque où les organismes à « vocation nationale », comme nous les
qualifierions aujourd’hui, ne pouvaient avoir aucun sens.
Il y avait en Angleterre des ouvriers, plus ou moins qualifiés et
expérimentés, et des Maîtres d’œuvre. Il y avait des chantiers, qui pouvaient
occuper toute la vie d’un maçon, pour qui le métier se résumait à
l’édification d’une cathédrale dont il n’avait pas vu poser la première pierre,
et dont il ne verrait pas l’achèvement. Il y avait nécessairement
transmission de savoir sur les chantiers, et les plus anciens, les
Compagnons, formaient les plus jeunes, les Apprentis. Ces hommes étaient
simples, habituellement illettrés, et ne possédaient pas encore de
patronyme : c’était John le Bâtisseur, ou Edwin de Chester. Ils disposaient
de loges, c’est-à-dire de bâtisses adossées à l’édifice en construction, où
l’on rangeait les outils, où l’on se reposait, où l’on parlait des problèmes du
chantier et des projets du lendemain. Nous en possédons quelques
descriptions. On faisait aussi des plans dans la salle généralement attenante,
ou chambre des traits, sur le sol égalisé qui servait à tracer les épures ou à
fabriquer les gabarits.
Il y avait un ordre social et religieux, où les clercs jouaient un rôle
essentiel. Pour organiser le peuple maçon, ils rédigèrent des textes, des
règlements, et pour donner un sens au travail de ces hommes, ils fouillèrent
dans les vieilles chroniques, dont Pierre Comestor et le Polychronicon, pour
rédiger une histoire légendaire qui serait celle des Maçons. On sait ainsi que
le poème Regius fut très probablement rédigé par un prêtre du Prieuré de
Lanthony, près de Gloucester. Ils y ajoutèrent, conformément à leur mission
pastorale, des Obligations (Charges), c’est-à-dire des prescriptions de
caractère moral, destinées à discipliner quelque peu des hommes rudes qui
vivaient dans un monde dangereux et souvent violent. C’est en cela que
consistait le fameux enseignement des loges opératives, en dehors, bien sûr,
et c’est tout naturel et sans mystère, des connaissances propres à l’exercice
du métier lui-même.
Il y avait aussi quelques usages, quelques cérémonies de caractère
religieux, car tout était ainsi dans l’Europe du Moyen Âge : un ouvrier reçu
dans un chantier jurait de respecter Dieu, la Sainte Église, son Roi et le
Maître du chantier, et d’observer les règles du métier, puis on lui présentait
l’Évangile. En cela tenait toute son initiation.
Voilà tout ce que l’on sait des loges opératives anglaises au Moyen Âge,
c’est-à-dire des chantiers qui duraient des années, voire des dizaines
d’années, où naissaient, vivaient et mouraient des maçons. C’est tout ce que
nous savons, car c’est très certainement tout ce qu’il y a à savoir.
L’hypothèse d’un réseau inconnu de loges initiatiques et secrètes, dont
l’existence et les enseignements auraient totalement échappé au regard de
l’historien, est absolument insoutenable, du moins si l’on s’efforce
précisément de demeurer dans le champ de l’histoire.
À partir du XVIe siècle, avec la Réforme, puis au XVIIe plus encore dans
une Angleterre tourmentée par les guerres civiles et de sanglants conflits
politico-religieux, le métier de maçon subit dans les Îles britanniques une
transformation profonde : plus de grands chantiers, plus de cathédrales, et
les maçons servirent de plus en plus les particuliers, seuls ou avec quelques
compagnons. Un employeur s’appelait alors le Maître. La loge de type
médiéval n’avait plus de raison d’être, puisque le nouveau type des
chantiers ne la rendait plus nécessaire. C’est bien pour cela que les loges
opératives n’ont laissé aucune trace en Angleterre : parce qu’il n’y en avait
plus…
Tout n’était pas simple cependant, car il restait bien des maçons, en ces
époques rudes où la maladie frappait à tout moment, où aucune protection
sociale n’existait, en dehors de celle de l’Église, qui ne pouvait pourvoir à
tout surtout en des époques tourmentées où les allégeances religieuses et
dangereuses et changeantes. C’est pourquoi, partout en Europe, dans tous
les métiers, pas seulement celui des maçons, dans tous les bourgs, dans
toutes les villes, se développèrent des solidarités naturelles, le plus souvent
fondées sur une occupation professionnelle ou un statut social identique :
c’est la base des confréries. Leur principal objet était l’entraide mutuelle et
la bienfaisance. On mettait de l’argent en commun, et l’on pouvait ainsi
procurer à un défunt une inhumation décente et soutenir dans une certaine
mesure sa veuve et ses enfants. On pouvait aussi chercher de l’emploi pour
ceux qui en étaient momentanément privés.
C’est sans doute cela que Sir Robert Plot évoque, en 1686 encore, dans
son livre Histoire naturelle du Staffordshire, lorsqu’il mentionne,
témoignage presque unique pour l’époque, une organisation dénommée
Masonry et qu’il dit « répandue dans tout le pays ». La description qu’il en
donne est bien celle d’une fraternelle d’entraide mutuelle de travailleurs
précaires. Il n’évoque du reste rien d’autre, et notamment aucune
préoccupation philosophique ou mystique.
À Londres, la puissante Compagnie des Maçons, spécificité de la
capitale, accueillait même parfois, dans le courant du XVIIe siècle, des
bienfaiteurs, nécessairement choisis dans l’élite sociale et parmi les
notables de la cité, pour enrichir ses fonds de secours. Ces confréries
municipales existent encore pour certaines d’entre elles, et n’ont pas
modifié leur vocation initiale : elles ne sont plus opératives, mais elles ne
sont pas pour autant devenues spéculatives, car l’alternative est trop
sommaire.
La coutume alors très répandue et très naturelle du patronage dut être
suivie d’ailleurs, « dans toute la Nation », sans doute très tôt, dès la fin du
XVIe ou le début du XVIIe siècle. Peut-être alors, en des temps où l’ancien
ordre catholique avait été aboli, ces patrons apportèrent-ils parfois à leurs
protégés l’aide que ces derniers obtenaient jadis des clercs : peut-être les
conseillèrent-ils pour tenir leurs archives, ou à l’occasion corriger leurs
Anciens Devoirs en les adaptant puisque, désormais, ils ne servaient plus à
contrôler le métier comme deux siècles plus tôt.
Certains de ces « membres honoraires » virent-ils, au milieu des drames
politiques et religieux que vécut le pays, de façon presque ininterrompue,
du milieu du XVIe siècle à la fin du XVIIe, une sorte de réseau protecteur où
leur présence ne pouvait être suspecte, puisqu’elle correspondait à un usage
bien établi ? Nul ne peut l’affirmer, mais rappelons qu’Ashmole, encore lui,
reçu en 1646 à Warrington, dans le nord du pays, sera « reconnu » à
Londres, en 1682 : ce furent apparemment les deux seules réunions
maçonniques de sa vie…
Telle était la situation vers la fin du XVIIe siècle en Angleterre. À
Londres, dans les premières années du XVIIIe siècle, peu avant la première
réunion de la Première Grande Loge, nous trouvons quelques rares loges –
il n’y en aura que quatre, prêtes à se réunir en juin 1717 –, dont la
composition et l’activité semblent en tous points correspondre au schéma
évoqué à l’instant, mutualiste et charitable. Nous ignorons pour cette
époque quels usages rituels elles suivaient. Tout laisse à penser qu’ils
étaient fort simples, comme ceux de la loge qui reçut Elias Ashmole, en lui
lisant un manuscrit des Anciens Devoirs, copié pour l’occasion, et en lui
faisant simplement prêter un serment, par simple attachement à des
coutumes anciennes qu’à la fin du XIXe siècle les premiers syndicats anglais,
dans un contexte totalement étranger à la maçonnerie, maintiendront
encore, tant la force de la tradition était grande en ce pays singulier.
Toutefois, depuis quelques décennies, peut-être, des usages nouveaux,
des secrets en l’occurrence, s’étaient ajoutés à la tradition des premiers
francs-maçons anglais. Et ces connaissances nouvelles étaient venues
d’ailleurs, plus au Nord…
Car il y avait aussi l’Écosse, lointaine et brumeuse, ennemie héréditaire
et si différente de l’Angleterre.
On ne sait trop comment s’étaient organisés les maçons dans ce petit
pays très peu peuplé et assez pauvre, où les cathédrales n’étaient pas
légion : probablement comme en Angleterre. On sait toutefois que vers la
fin du XVIe siècle, un grand commis de l’État écossais, William Schaw,
conçut une organisation administrative radicalement nouvelle, réglementant
de façon très précise les groupements de maçons et légiférant aussi sur leurs
relations avec les Maîtres, les employeurs, regroupés dans les puissantes
guildes municipales dénommées Incorporations.
Les Maçons ne furent plus libres dans l’organisation de Schaw, car ils
devaient nécessairement se rattacher à une section territoriale, dans un
ressort précis que, reprenant un vieux mot présent dans la tradition du
métier, on décida de nommer « loge », en lui donnant cependant une
organisation et un sens profondément nouveaux. Cette loge, en revanche,
permettait à ces hommes de gérer collectivement leur relation
institutionnelle avec l’Incorporation des maîtres bourgeois qui fournissait
l’emploi.
Comme leurs collègues anglais, les maçons écossais avaient l’habitude
de recevoir dans leurs loges, en qualité de patrons, de protecteurs, de
bienfaiteurs, des personnalités qui ne revenaient plus jamais, et à qui du
reste on ne le demandait pas, mais qui pouvaient aider le Métier, ne serait-
ce qu’en donnant du travail aux ouvriers. Ces Gentlemen Masons, c’est
ainsi qu’on les appelait en Écosse, et jamais d’un autre nom (ni Acceptés, ni
Francs-Maçons), n’avaient aucun lien durable avec les loges, n’avaient rien
à y faire au demeurant, et n’auraient eu aucun intérêt à assister à leurs
réunions qui d’ailleurs étaient fort rares, puisque les loges écossaises se
réunissaient une ou deux fois par an, au plus, pour régler des affaires
administratives : les Gentlemen Masons auraient été bien en peine de
transformer ces loges en loges spéculatives, s’ils y avaient seulement
songé !
L’Écosse était un pays singulier, gagné dès 1560 par un calvinisme
radical, mais aussi habité par des hommes souvent curieux, passionnés de
philosophie et de mystique, notamment dans l’entourage du roi à cette
époque, comme William Schaw lui-même, ou encore, vers le milieu du
siècle suivant, Robert Moray. Certains d’entre eux figurèrent parmi les
Gentlemen Masons et tout comme les autres, ne remirent jamais les pieds
dans la loge qui les avait reçus. Ils y avaient cependant découvert quelque
chose qui les intéressa vivement : un rituel et une tradition se rattachant à
un lointain et brillant passé.
À cette époque dans les Îles britanniques, comme sur le continent,
c’étaient là des éléments essentiels de la vie sociale. Beaucoup
d’événements sociaux étaient ritualisés, souvent avec une évidente
connotation religieuse. Ainsi les maçons écossais recevaient-ils les
Apprentis et les Compagnons à l’aide d’un rituel au demeurant très
rudimentaire, que nous connaissons très bien, engageant à protéger les
secrets de reconnaissance sous le nom de « Mot du Maçon », lequel
permettait de réserver le privilège de l’emploi et la protection de l’entraide
aux seuls maçons dûment enregistrés, et non aux maçons sauvages, que l’on
appelait en Écosse les cowans. Tout le secret se justifiait de cette façon,
purement utilitaire, mais essentielle dans un petit pays où la vie était dure et
l’emploi souvent rare. Les mots avaient été naturellement trouvés dans la
Bible, ce qui ne surprend nullement d’un peuple religieux, et quelques
usages, comme une salutation rituelle, leur avait peut-être été inspirée – qui
le saura jamais ? – par des ouvriers venus du Continent, longtemps
auparavant.
Quelques Gentlemen Masons, férus de recherches philosophiques,
sensibles à l’écho de la Renaissance néoplatonicienne, aux proclamations
mystérieuses des premiers manifestes Rose-Croix, dans le courant du
XVIIe siècle, voulurent peut-être se réunir pour en faire l’objet de leurs
travaux. Par souci de discrétion, par goût du mystère, par attrait pour les
rites étranges et anciens qu’ils avaient connus, ils purent décider de se
regrouper en empruntant les formes symboliques et rituelles qu’ils avaient
apprises au contact des maçons écossais qui, eux aussi, partageaient un
secret, même si ce secret, ils le savaient bien, n’avait jamais été qu’un
secret professionnel et opératif. Ils se chargeraient sans doute, quant à eux,
à la fois passionnés de science et de mystère, de donner un sens nouveau à
ce « secret » dont ils s’étaient emparés. Du reste, d’autres l’avaient
également reçu, pas toujours dans une loge semble-t-il, notamment des
pasteurs dont le soutien, au du moins l’indulgente neutralité était nécessaire
pour que l’institution pût perdurer et vivre en paix sans inquiéter la
sourcilleuse et toute-puissante Église d’Écosse.
Ces groupes d’hommes, qui n’avaient en commun que posséder le Mot
du Maçon, étaient erratiques, fort peu nombreux, sans lien régulier entre
eux. Il s’agissait avant tout de quelques individus : il n’y avait pas encore de
loges spéculatives. C’était sans doute le cas en Écosse, mais aussi vers le
nord de l’Angleterre comme en témoigne le cas Ashmole, vers le milieu ou
la fin du XVIIe siècle. Des échanges, bien que très limités, purent néanmoins
se produire dans les deux sens de part et d’autre de la Northern Border :
Moray est reçu, selon la procédure habituelle, par une loge temporaire
écossaise en terre anglaise en 1640, tandis que des manuscrits des Anciens
Devoirs, d’origine exclusivement anglaise, font leur apparition dans
quelques loges d’Écosse à partir des années 1660 : ne pourraient-ils pas
avoir été apportés par quelque Gentleman Mason de retour d’un séjour en
Angleterre ? Quant au Mot du Maçon, s’il vient d’Écosse, un auteur anglais
signale son existence dès 1672 : tous les ingrédients étaient donc réunis
pour « qu’un gâteau cuit en Écosse soit finalement glacé en Angleterre17 » !
Observons ici que le problème essentiel est alors d’expliquer comment,
au début du XVIIIe siècle, à Londres, apparaît, presque sortie du néant
documentaire, une maçonnerie non-opérative, en ce sens qu’elle n’était déjà
plus liée à l’exercice du métier de maçon, mais organisée selon des schémas
très proches de ceux de la Maçonnerie écossaise. Le chaînon manquant doit
être trouvé. Il y eut donc un jour rencontre de « maçons libres », car sans
loge, comme Ashmole ou Moray, le plus souvent des intellectuels ou des
notables cultivés, de filiation écossaise directe ou indirecte, et de « loges
libres », celles de la Masonry anglaise décrite à la fin du XVIIe siècle par
Robert Plot, ignorant sans doute à leurs débuts le rituel écossais mais
connaissant les Anciens Devoirs, surtout pour leur contenu moral, et
s’adonnant avant tout à l’entraide et non à la spéculation philosophique.
Remarquons en effet que si, comme avec un jeu de transparents, on
superpose ces deux aspects, d’origines pourtant si profondément
dissemblables, on obtient un portrait assez juste de la première maçonnerie
anglaise qui se révèle soudain dans les années 1717-1723.
Rappelons aussi qu’une date importante, 1707, ne doit pas être
négligée. C’est celle de l’Acte d’Union, qui fit définitivement de l’Écosse et
de l’Angleterre un seul et unique Royaume, et permit enfin une réelle
quoique lente et méfiante ouverture des deux pays l’un à l’autre.
N’oublions pas non plus, ne serait-ce que pour ouvrir une autre piste et
risquer encore un rapprochement, que l’un des acteurs, sinon le plus
important, du moins le mieux connu de cette première Maçonnerie anglaise,
fut un certain pasteur Anderson, écossais d’origine, natif d’Aberdeen, et
dont le père avait lui-même appartenu à la loge de cette ville d’Écosse…
La transformation ne se fit pourtant pas en un jour : en Écosse
notamment, d’où un élément majeur était parti, les loges demeurèrent
longtemps opératives. La Grande Loge d’Écosse, fondée en 1736 et
laborieusement rattachée à l’autorité mythique de la famille de Sinclair, est
clairement une importation anglaise, un « complot spéculatif » qui dut
s’imposer par la force. Mais les autres loges écossaises, demeurées
« opératives », ou qui se disaient encore telles et ne l’étaient plus vraiment
depuis longtemps, rassemblaient désormais des hommes de tous métiers
mais souvent encore plutôt humbles, virent finalement d’un bon œil
l’arrivée de ces notables qui pouvaient les protéger et abonder leurs caisses
de solidarité. Du reste, n’avaient-elles pas inventé cet usage un siècle plus
tôt ?
Tout laisse donc à penser que la synthèse finale se fit bien en
Angleterre, et particulièrement à Londres, peu avant 1720 : elle ne fut pas
spontanée, mais délibérée.
Il existe en effet, et nous sortons ici presque de notre sujet, une autre
rupture : celle qui conduisit de la maçonnerie proto-spéculative, dont j’ai
tenté de cerner les contours et d’esquisser les origines vraisemblables, à la
maçonnerie obédientielle dont la Grande Loge de 1717, et plus encore
l’accession à la grande maîtrise de J.-T. Désaguliers, ont consacré la
naissance.
Si l’évolution qui mène des maçons opératifs de Schaw et des Free-
Masons itinérants de Plot à l’assemblée de 1717 est sans doute le produit de
rencontres de hasard et de mutations collectives que nul n’avait prévues ni
planifiées, en revanche, la prééminence revendiquée par la Grande Loge à
partir des années 1720 résulte d’une intention et traduit une volonté
politique incontestable et nouvelle.
L’histoire propre et, dirions-nous, autonome, du métier, ne permet de
comprendre que le terminus ad quem, le point de chute que constitue la
première assemblée de Grande Loge de juin 1717. À beaucoup d’égards, en
effet, c’est la fin d’une histoire, et c’est là en particulier que s’achève la
recherche que nous avons poursuivie ensemble. C’est évidemment aussi le
début d’une autre histoire, bien différente cependant.
Ce qui a précédé 1717, il faut y insister avec force, peut nous aider à
comprendre comment on en est parvenu à ce point, mais ne permet pas
d’expliquer de manière exhaustive et satisfaisante ce qui suit, et notamment
tout ce qui procède de l’initiative de 1720-1723, avec la compilation des
nouvelles tables de la Loi, le Livre des Constitutions (Book of
Constitutions) d’Anderson.
Les préoccupations des nouveaux dirigeants de la Maçonnerie anglaise,
leurs ambitions, leurs projets, n’avaient guère plus de liens avec ceux des
maçons anglais d’avant 1717, que ces derniers pouvaient en avoir eus avec
leurs ancêtres supposés des chantiers médiévaux.
Si la nouveauté radicale de la perspective vaut pour les institutions et le
recrutement social, elle vaut aussi, au moins autant, pour les références
intellectuelles. C’est alors, et alors seulement, que vont être jetées les bases
de ce qui deviendra la Maçonnerie spéculative, au sens moderne et définitif
du terme. On a maintes fois, avec raison, souligné l’apport de certains
érudits rassemblés par J.-T. Désaguliers, et notamment des milieux proches
de Royal Society. Curieusement à cette occasion, les grands anciens de la
maçonnerie « pré-spéculative », eux aussi membres de cette vénérable
compagnie – et parmi eux l’un de ses fondateurs – se rappelaient à la
mémoire de leurs successeurs : Robert Moray, Elias Ashmole…
Cette savante élaboration, mêlée à d’autres influences culturelles,
donnera à la maçonnerie anglaise du XVIIIe siècle sa morphologie
spécifique. C’est à partir de cette époque seulement, et bien plus tard
encore, que seront convoqués dans le légendaire maçonnique les Rose-
Croix, l’alchimie, les Templiers, la Kabbale et même un jour les pyramides
de l’Ancienne Égypte : il s’agit là, en vérité d’une autre histoire et d’un
autre sujet. En un mot : d’autres emprunts !
Finalement, nul ne sait vraiment pourquoi, ni au juste comment, prit
forme la première maçonnerie spéculative anglaise, celle qui précède
immédiatement la date en partie légendaire de 1717, à Londres et dans ses
environs, bien qu’elle fût le fruit, on le sait à présent, d’une déjà longue et
improbable histoire. Mais il est infiniment vraisemblable, en revanche, que
les motifs qui l’inspirèrent et les buts qu’elle poursuivait différaient très
sensiblement de ceux qu’imposeront, quelques années plus tard, J.-
T. Désaguliers et ses amis. Il faut cependant observer que cette nouvelle
évolution se fit sans opposition connue, en dépit des mauvaises légendes
qu’on a pu faire courir à ce propos : pendant environ les trente-cinq
premières années de son existence, la Grande Loge de Londres fut à peu
près unanime. Manifestement bien inspirée, la franc-maçonnerie anglaise y
gagna un fabuleux destin. Elle y perdit peut-être aussi une partie de son
sens originel.
Depuis bientôt trois siècles, elle ne cesse d’aspirer à le retrouver un
jour.
Épilogue

Le titre, à la fois délibérément équivoque et légèrement malicieux de ce


livre, renvoie pour moi au titre semblable d’un ouvrage d’une tout autre
portée dont la découverte et la première lecture, voici plus de vingt ans,
m’ont beaucoup marqué. Je l’ai, depuis lors, bien souvent feuilleté et
annoté.
Il s’agissait d’un travail collectif d’environ 300 pages, coordonné par
l’immense historien Eric Hobsbawm, intitulé The Invention of Tradition et
publié d’abord en 19831.
Le propos de cet ouvrage, qui connut dès sa parution un succès
considérable et a exercé depuis une influence durable dans le domaine de
l’histoire sociale, était de cerner et d’illustrer la notion de « traditions
inventées ».
Dès son introduction, Hobsbawm fixait ainsi son cadre de travail :
« Rien ne paraît plus ancien et plus lié à un passé immémorial que l’apparat dont s’entoure
la monarchie britannique dans ses cérémonies publiques. Or, comme l’établit un chapitre de ce
2
livre , cet apparat est, dans sa forme moderne, un produit de la fin du XIXe et du XXe siècle.
Des « traditions » qui semblent anciennes ou se proclament telles ont souvent une origine très
récente et sont parfois inventées. […]
« Les traditions inventées désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et
symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement
acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la
répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est
possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié.
Un exemple saisissant est le choix délibéré du style gothique pour reconstruire au XIXe siècle le
parlement britannique3 […] « En bref, ce sont des réponses à de nouvelles situations qui
prennent la forme à d’anciennes situations, ou qui construisent leur propre passé par une
répétition quasi obligatoire. C’est le contraste entre le changement permanent, l’innovation du
monde moderne et la tentative de structurer au moins certaines parties de la vie sociale comme
immuables et invariantes, qui rend « les traditions inventées » si intéressantes pour les historiens
des deux derniers siècles4. »

La découverte du travail de Hobsbawm et de ses collaborateurs eut sur


moi un impact très fort. Dans les propos de l’historien anglais, deux points
prenaient à mes yeux un relief particulier.
Le premier était qu’il s’intéressait avant tout à des rituels sociaux
touchant les grandes institutions comme l’État par exemple : Hobsbawm ne
signale qu’en passant la franc-maçonnerie à laquelle il n’attache pas une
importance spéciale, mais il affirme toutefois que celle-ci est « une tradition
inventée récente d’une grande force symbolique ». J’ai eu d’emblée le
sentiment qu’il fallait appliquer cette grille de lecture au cas de l’histoire
maçonnique.
Le second point intéressant touchait au jugement étiologique de ce
phénomène des « traditions inventées » : selon Hobsbawm, il ne ferait que
traduire « des réponses à de nouvelles situations ». Son travail n’était donc
pas une simple entreprise de « démystification », purement critique et à la
limite dévalorisante. J’ai lu ces lignes, tout au contraire, comme une analyse
à la fois sociologique et anthropologique des traditions inventées qui voyait
en elles un moyen, pour des individus et des groupes, de résister à un
sentiment global de déréliction face au temps qui passe et aux structures
collectives qui s’effacent ou perdent de leur sens, en y introduisant des
pratiques « immuables et invariantes » pour « inculquer certaines valeurs ».
Le premier chapitre du livre ne put que me renforcer dans cette
conviction. Son titre : « La tradition des Highlands » ! Il ne s’agissait de
rien de moins que d’établir comment, pour dépasser le traumatisme moral
de son intégration dans le Royaume Uni au rang d’une province minoritaire
et excentrée, après une longue période de conflit, l’Écosse avait
« surcompensé » ce qui pouvait apparaître comme une défaite historique en
se constituant un passé lointain, riche et original, dont la toile de fond était
les traditions et les usages « immémoriaux » des clans, leurs tartans et leurs
devises. Or, il était montré de façon convaincante que le kilt, par exemple,
le costume national des Écossais, auquel « ils attribuent une grande
antiquité, est en fait de création assez récente. Il ne fut élaboré que bien
après l’Union de 1707 avec l’Angleterre, contre laquelle il est, en un sens,
une marque de protestation. […] Inconnu en 1726, il apparaît soudainement
quelques années plus tard5. »
Pour trouver positive cette vision des traditions inventées, encore
fallait-il se défaire d’une certaine vision guénonienne selon laquelle, en
dehors d’une chaîne de rattachement ininterrompue, jusqu’à une « origine
non humaine », aucune tradition n’a de réelle valeur. À lire Hobsbawm, il
ne me parut plus envisageable de soutenir un tel point de vue, et à méditer
les exemples qu’il fournissait, cette conception des choses n’avait en fait
plus guère de sens : ainsi, je regrette sincèrement de ne pas appartenir à un
clan écossais et de ne pas pouvoir, à ce titre, en porter le kilt
« traditionnel » ! Cette constatation – soutenue par quelques autres – me
conduisit donc à abandonner, il y plus de vingt ans, une certaine vulgate
guénonienne…
Je n’imaginais cependant pas que les voies imprévisibles de la
recherche me conduiraient à un rapprochement plus étroit encore entre la
thématique explorée par Hobsbawm et la franc-maçonnerie. Cette seconde
étape, c’est grâce à mon collègue et ami Robert Cooper, érudit maçonnique
très estimé et bibliothécaire de la Grande Loge d’Écosse, que j’ai pu la
franchir.
En publiant son livre The Rosslyn Hoax, un travail exceptionnel auquel
j’ai fait référence dans le cours du présent ouvrage, R. Cooper a mis en
œuvre, d’une certaine façon, la vision de Hobsbawm en l’appliquant à la
maçonnerie écossaise. Tous les mythes écossais qualifiés de « fondateurs »,
mais en fait d’introduction récente, y sont méticuleusement disséqués : celui
de la « Grande Maîtrise » présumée ancestrale de la famille Saint Clair sur
le métier de maçon ; celui de l’origine templière des décorations, des
sculptures, du plan et de maints détails de la Collégiale de Rosslyn ; celui,
surtout, de l’antique compagnonnage des Templiers et des maçons d’Écosse
depuis au moins l’époque de la participation héroïque des premiers à la
bataille de Bannockburn. Tous ces récits légendaires remontent en fait à la
fin du XVIIIe et même au cœur du XIXe siècle, apparus sous l’effet du
mouvement romantique et de son idéalisation du Moyen Âge et des
traditions chevaleresques revisitées. De tout cela, au terme de l’implacable
analyse de Cooper, il ne reste que des ruines.
Ou, plus précisément, il demeure une chose : la simple vérité du mythe,
respectable et utile en tant que mythe, mais parasite et importun en tant
qu’histoire substituée. Car la critique historique ne détruit en rien le mythe :
elle le restitue au contraire dans sa dimension première d’un récit fondateur
et intemporel qui crée un sens pérenne, et non de la chronique d’un temps
qui passe et conduit misérablement à nous…
Les dernières lignes de livre de Cooper le disent parfaitement :
« C’est ici que se situe le point crucial en ce domaine. Aucune des histoires traditionnelles
d’aucune des branches de la franc-maçonnerie n’a, ni n’a jamais eu pour vocation d’être prise
dans son sens littéral. Nos fondateurs, dans tous les Ordres maçonniques, ont fabriqué des
“passés” appropriés à un but allégorique. Ils l’ont fait avec des notions romantiques en tête mais
ils comprenaient que ces histoires avaient été élaborées par et pour eux-mêmes, et n’étaient pas
des vérités littérales.

« Il semble, en fin de compte, que la franc-maçonnerie soit et ait toujours été :

« Un système particulier de morale,


« Voilée par l’allégorie et
« Illustrée par des symboles6. »

En sorte que, si la franc-maçonnerie n’existait pas, il faudrait…


l’inventer !
ANNEXES

J’ai tenté de proposer au lecteur de cette nouvelle édition d’un ouvrage,


dont les premières lignes furent rédigées voici près de vingt-cinq ans, une
description actualisée, à la fois suffisamment claire et pourtant
raisonnablement exhaustive, de toutes les connaissances aujourd’hui
acquises sur la question toujours en suspens des origines de la maçonnerie
spéculative et des principales énigmes qu’elle exige de résoudre. Chemin
faisant, on l’a vu, il a fallu déconstruire – pour user d’un terme à la mode –
nombre de légendes urbaines et mythes historiographiques.
Pour autant, la recherche n’a pas cessé, même si elle explore désormais
des sous-problèmes plus subtils et donc moins passionnants au premier
abord. Ces questions « annexes » n’en sont pas moins essentielles à une
compréhension encore plus profonde d’un sujet particulièrement complexe,
on l’aura aisément compris.
Je propose donc aux lecteurs tentés par cet approfondissement une
synthèse des questionnements plus récents qui s’efforcent de replacer la
genèse de la franc-maçonnerie dans l’évolution sociale, économique et
politique de l’Angleterre depuis la fin du XVe siècle. Même si aucune
conclusion certaine et réellement nouvelle n’en surgit pour l’instant, c’est
bien dans l’examen de ce champ qu’une solution globale finira peut-être par
émerger.
C’est donc à un voyage nouveau – et un peu plus exigeant – dans « le
monde intermédiaire » entre les temps opératifs et ceux des spéculatifs que,
pour finir, nous convions notre lecteur, en vue d’une ultime exploration qui
lui ouvrira peut-être de nouveaux horizons…
Nouveaux jalons pour réviser la théorie classique

Le problème des origines de la maçonnerie spéculative, on vient de le


voir assez longuement, semblait naguère encore pratiquement résolu, à
quelques incertitudes près. Les débats des quatre dernières décennies au
moins, dont j’ai proposé ici une revue critique assez minutieuse, en font de
nouveau – et pour longtemps sans doute – un problème ouvert.
Il existe toutefois des points importants quoique longtemps négligés, ou
abordés superficiellement par les chercheurs, sur lesquels divers travaux ont
spécialement attiré l’attention, depuis une quinzaine d’années. Il est en effet
fort probable que c’est dans ces domaines que résident les clés ultimes qui
permettront peut-être un jour de formuler enfin une théorie globale et
suffisamment consensuelle, rendant compte d’une manière satisfaisante des
multiples facettes d’une histoire complexe. Je dois souligner qu’ils sont
particulièrement méconnus dans la littérature française consacrée à ce
domaine d’étude.
Je me propose d’évoquer à présent ces différents sujets sur lesquels
nous devrons toujours approfondir notre réflexion pour parvenir au terme
de notre quête.

Les Old Charges et leur contexte socio-économique


Ce domaine semble a priori assez bien connu : en fait, il pose
d’innombrables questions auxquelles les réponses ne sont pas toujours
faciles à trouver. Les quelque 120 textes qui nous sont parvenus forment en
effet un ensemble paradoxal, à la fois cohérent et pourtant très disparate1.
Si tous les Anciens Devoirs répondent à un plan globalement identique,
on l’a vu, ils ont une longue histoire qui s’étend sur environ trois siècles et
ils posent, en premier lieu, des problèmes de datation et de filiation. Ces
difficultés commencent en fait avec les deux plus anciens d’entre eux, le
Regius et le Cooke, mais on doit tenter de les résoudre avec rigueur et
méthode. La première exigence – et le premier piège dans lequel certains
n’ont pas manqué de tomber – est de les isoler de leur environnement
historique, de compter les mots et les virgules, si j’ose dire, comme si ces
documents étaient suspendus dans une sorte de no man’s land temporel, au
risque d’en tirer des conclusions parfaitement absurdes – et cela n’a
d’ailleurs pas manqué de se produire, ici ou là2.
La datation, en premier lieu. L’hypothèse classique attribue au Regius la
date de 1390, et situe le Cooke vers 1425. Comme pour la plupart des Old
Charges, ces dates reposent sur des travaux très anciens et n’ont jamais fait
l’objet d’une révision sérieuse3. Or, le réexamen du dossier conduit
aujourd’hui à situer le Regius dans le deuxième quart du XVe siècle (1425-
1450) et le Cooke vers le milieu du même siècle. Il n’existe en outre aucun
argument solide pour modifier l’ordre de succession de ces deux textes. Ces
datations reposent non seulement sur la forme dialectale de l’anglais
médiéval utilisé, mais également sur les mentions quasi littérales qu’on y
trouve de textes connus et datés et enfin sur de nombreuses comparaisons
opérées – grâce aux énormes ressources des catalogues digitaux – entre la
graphie des manuscrits et celle de nombreux autres documents de même
type et dont la date est certaine. On a même pu identifier, au moins pour le
Regius, la région où le texte fut écrit4. Le faisceau d’arguments qui en
résulte est sans réplique. On ne peut éliminer l’hypothèse qu’il ait existé un
texte antérieur dont dériveraient les deux manuscrits, mais rien ne permet
de l’affirmer positivement, la dérivation du Cooke à partir du Regius (ou
d’une éventuelle copie du Regius) suffit à en expliquer les particularités et,
de toute façon, l’hypothétique manuscrit antécédent ne serait guère plus
vieux qu’eux.
Or, ces datations, plus tardives que celles classiquement acceptées,
permettent une contextualisation nouvelle et profondément éclairante, c’est
le second point important.
Un phénomène à la fois démographique et sociologique important doit
être rappelé : la peste noire de 1347-13525, qui détruisit environ un tiers de
la population européenne. Il en résulta une baisse durable de la population
et, dans les métiers manuels, un manque de main-d’œuvre. La conséquence
naturelle en fut la hausse des gages demandés par les ouvriers et les
artisans, moins nombreux, en vertu d’une simple loi de l’offre et de la
demande. Les grands commanditaires qui appartenaient à l’aristocratie et au
clergé jugèrent inquiétante cette augmentation. Les autorités s’en émurent
et, dès 1349, avec l’Ordonnance des Travailleurs (Ordinance of Labourers)
puis en 1351 avec le Statut des Travailleurs (Statute of Labourers), le
pouvoir royal s’efforça de plafonner les salaires tout en réprimant l’oisiveté.
Cette réglementation touchait aussi les ouvriers des campagnes et
provoqua, en 1377, la « Grande Rumeur » au cours de laquelle, dans le sud
de l’Angleterre, des ouvriers refusèrent de travailler tandis que des troubles
éclataient aussi dans le nord et l’ouest, notamment à York. En 1381, la
Révolte des paysans fut, quant à elle, sévèrement réprimée.
Dans l’ensemble, les gages augmentèrent malgré tout mais l’inflation
générale qui en résulta laissa les classes laborieuses dans de grandes
difficultés, et ce dès le courant du XVe siècle. L’une des conséquences fut la
montée en puissance des confréries traditionnelles, jusque-là
essentiellement religieuses dans leurs fonctions – comme en France à la
même époque – mais souvent liées à un métier, qui devinrent dans une
certaine mesure les instruments naturels de la riposte des ouvriers et artisans
devant les contraintes de la loi, par le renforcement de leurs mécanismes
d’entraide mutuelle, comme cela apparaît nettement dans leurs règlements
dès la fin du XIVe siècle. En 1425, le Parlement de Londres s’éleva contre
les assemblées et les « congrégations » qu’auraient organisées entre eux les
travailleurs, et donna aux juges locaux l’instruction de les réprimer. À la
lumière du contexte très tendu, le réexamen attentif du Regius et du Cooke
les fait apparaître sous un jour nouveau.
Si ces documents sont bien postérieurs à la décision de 1425, comme
leur datation l’admet aujourd’hui, il est intéressant de noter que dans
l’histoire traditionnelle qu’ils rapportent, il est stipulé que leurs
« assemblées annuelles » – dont la réalité, du moins antérieurement à cette
époque, n’a pourtant jamais été documentée – avaient été autorisées par
Althestan (Ms Regius) et même saint Alban dans le Ms Cooke qui
surenchérit sur le précédent en attribuant à ce « privilège » supposé des
maçons une ancienneté encore plus grande de trois siècles6 ! Il est en outre
stipulé que ces hauts personnages « aimaient les maçons » et qu’ils les
payaient bien. Il faut bien se souvenir ici que ces textes eux-mêmes, on l’a
signalé, ne relèvent d’aucune autorité reconnue, d’aucun corps constitué. Il
ne s’agit notamment pas de textes émanant des guildes – contre lesquelles
ils seraient même plutôt dirigés. Les stipulations de morale générale et
professionnelle qu’ils renferment, et qui n’ont rien d’extraordinaire,
établissaient d’abord l’honorabilité et les bonnes intentions de leurs auteurs,
ce dont tout un chacun dans la société du temps pouvait se féliciter : ce sont
avant tout des plaidoyers pro domo. Mais à travers leur récit légendaire, qui
connaîtra d’autres développements et d’autres fioritures allant dans le même
sens bien plus tard, des maçons s’efforçaient d’établir la fiction de leur
entente ancienne avec le pouvoir royal afin d’asseoir leurs revendications
actuelles. Rien ne dit que sans ces circonstances particulières, de
semblables textes auraient vu le jour.
Du reste, une ordonnance de 1445 prescrivit en effet que les gages de
maçons devaient être supérieurs à la moyenne de ceux perçus par les autres
corporations du bâtiment. Cette situation de relative accalmie sociale se
poursuivit pendant plus d’un siècle : période pendant laquelle, justement, on
observe un silence documentaire des Anciens Devoirs, après les deux
premiers, essentiellement liés aux conditions socio-économiques. Mais un
siècle plus tard, précisément la situation allait changer, et les « Anciens
Devoirs » réapparaître…

L’évolution du métier de maçon sous les Tudor


On a souvent avancé que l’une des raisons pouvant expliquer la
mutation du métier de maçon, au cours du XVIe siècle – correspondant
globalement à ce que l’on nomme, en Angleterre, les Tudor Times (1485-
1603) –, et la disparition des « loges de type médiéval », était surtout la
dissolution des communautés monastiques à partir de 1536,
consécutivement à l’Acte de Suprématie de 1534 édicté par Henri VIII et,
d’une manière générale, l’arrêt des grands chantiers ecclésiastiques entraîné
par la Réforme anglicane. Tout aussi souvent, on a également fait observer
que cette raison n’était pas nécessairement déterminante car l’arrêt de
certains grands chantiers ne signifiait nullement que l’art de bâtir avait été
abandonné en Angleterre. Du reste, on a pu établir que la deuxième moitié
du XVIe siècle y avait connu une intense activité de reconstruction, non pas
d’églises mais au moins de demeures et de palais, spécialement dans les
villes, et que cela dut procurer pas mal d’emplois aux maçons de métier
pendant la même période7. La nature des projets avait cependant changé :
c’était désormais surtout des chantiers d’ampleur plus restreinte et de
moindre durée qui ne supposaient plus que toute une vie s’y organisât
pendant parfois des décennies, comme cela avait été le cas pendant la
période médiévale. Enfin, les commanditaires vont changer : au clergé et au
pouvoir royal vont peu à se substituer, comme clients de premier rang, les
bâtisseurs privés, dotés de quelque fortune, mais aussi les municipalités. Ce
n’est nullement un hasard si à la fin du XIVe et surtout au cours du
XVe siècle, on voit éclore dans plusieurs villes des guildes municipales
d’artisans.
Mais si l’organisation du métier a bien changé à partir de cette époque,
c’est surtout parce que la nature des relations entre les employeurs (les
« maîtres ») et leurs employés (apprentis et Journeymen) s’était également
modifiée. C’est un phénomène que D. Knoop et G. P. Jones avaient déjà
décrit, je l’ai dit, dès 1938 dans « The rise of the mason contractor » (« la
montée en puissance du maçon entrepreneur ») et qu’E. Ward, dès 1977,
avait tenu à souligner pour venir soutenir sa remise en cause fondamentale
de la théorie de transition8. Or, ce point très important de l’histoire sociale
des artisans du bâtiment est précisément à rapprocher du point précédent,
relatif aux querelles sur les gages dont les Anciens Devoirs se font l’écho,
nous venons de le voir.
En effet, pendant la plus grande partie du Moyen Âge, comme nous
l’avons vu, le système de la maîtrise d’ouvrage directe a été pratiqué sur les
grands chantiers : le maître d’ouvrage – seigneur, abbé, chapitre
canonial, etc. – payait directement tous les intervenants et nommait, pour
encadrer les ouvriers, un ou plusieurs « maîtres maçons » et leurs adjoints,
notamment l’appareilleur, son véritable second, et encore d’autres,
dénommés « gardes » (wardens). À ce système s’est peu à peu substitué,
singulièrement vers la fin du XVe siècle, comme le lecteur s’en souvient
sans doute, le système de la sous-traitance des chantiers à un « maçon
entrepreneur » (mason contractor) qui pour une somme fixe s’engageait à
réaliser l’ouvrage, se réservant de recruter et de payer lui-même ses
ouvriers9. Cela permet au passage de rappeler un point important :
l’expression « maître maçon », au Moyen Âge, a successivement désigné
des personnes de statuts différents ; d’abord les experts d’un chantier,
jouant à la fois le rôle d’architecte et de chef de chantier, puis des
entrepreneurs – retenant d’ailleurs certaines des compétences du statut
précédent mais n’étant plus exclusivement des professionnels de terrain, si
l’on peut dire10.
C’est surtout à partir de cette époque, et plus encore au XVIe siècle, que
le « maître maçon », devenu essentiellement entrepreneur et employeur, va
laisser place, pour certaines tâches, à l’architecte, au sens moderne du
terme. Un marqueur de cette évolution est l’existence des plans : aux XIIe,
XIIIe et XIVe siècles, ils sont peu fréquents et surtout ne sont pas des plans
d’architecture au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire un
dessin architectural détaillé et coté – un blueprint en anglais – permettant de
passer directement à la mise en œuvre sur le chantier, mais bien plutôt des
croquis, des esquisses, des indications générales nécessitant la présence de
leur auteur pour les interpréter concrètement auprès des ouvriers. En
revanche, on va désormais voir nombre de « maçons entrepreneurs »
recourir aux services d’un architecte – parfois encore qualifié de « maître
maçon », pour compliquer le travail de l’historien – qui va dorénavant
réaliser des plans de plus en précis et permettant, même en son absence, de
réaliser l’édifice. Les architectes en question ne sont plus seulement,
comme les maîtres maçons médiévaux proprement dits, des professionnels
de chantier ayant évolué dans leurs compétences et leurs responsabilités,
mais également des hommes étrangers par leur origine sociale et leur
formation, au monde ouvrier. Il est du reste remarquable que le premier
traité d’architecture au sens moderne du terme, publié en Angleterre, l’ait
été en 1563, sous le titre The First and Chief Groundes of Architecture (Les
premiers principes essentiels de l’architecture), par un certain John Shut,
« peintre et architecte » – et nullement maître maçon ! À cette même
époque, sur le Continent, le mouvement de la Renaissance, essentiellement
architectural et né en Italie à la fin du XVe siècle, devait donner lieu, nous
l’avons vu, à la figure nouvelle de l’architecte : c’est bien elle, et non celle
du maître maçon médiéval, qui fournira le modèle intellectuel de la future
maçonnerie spéculative.
On doit aussi retenir que cette transformation de l’organisation du
travail a eu une conséquence sociale et humaine immédiate : le maître
maçon, devenu employeur, devait tirer son bénéfice d’un prix convenu par
contrat, à charge pour lui d’être aussi économe que possible sur le coût des
matériaux et de la main-d’œuvre, s’il voulait en tirer quelque bénéfice.
C’est alors que les affrontements sociaux, non plus contre une lointaine
réglementation royale faite pour satisfaire de grands commanditaires, mais
aussi et surtout contre un employeur qu’on avait en face de soi, ont pris une
dimension nouvelle.
À la lumière de ce contexte économique et social, on rapprocherait
volontiers les Anciens Devoirs de la période médiévale, mais aussi ceux de
la fin du XVe et du tout début du XVIe siècle, des mouvements que connurent
les métiers du bâtiment en France à la même époque et qui suscitèrent
l’émergence du Compagnonnage. Toutefois, dans ce dernier cas, et c’est
une différence importante, les maîtres étaient par définition exclus de
l’organisation, ce que ne revendiquaient pas les Anciens Devoirs anglais,
bien au contraire. Et naturellement, une fois encore, seuls les contextes
sociaux et professionnels peuvent être comparés, mais cela n’implique
aucune filiation ni aucune identité commune entre les deux mouvements, de
part et d’autre de la Manche.
Nous avons vu, en tout cas, que la période c. 1450-c. 1600 correspond
bien à un silence documentaire concernant les Anciens Devoirs : nier ce
gap, c’est tout simplement nier l’évidence. Aucun manuscrit n’est connu à
ce jour entre les deux premiers, du début du XVe, et le Ms Grand Lodge11,
même si un texte sans doute légèrement antérieur peut être envisagé12 : ce
n’est absolument rien à côté des 110 textes environ qui vont apparaître,
surtout à partir de 1640-1650 (à peu près cinq seulement entre 1583 et
1650). Sans doute l’absence de document ne signifie-t-il pas que les
freemasons n’existaient plus et n’avaient plus aucune activité collective
mais ne nous ne pouvons pratiquement rien en dire. Du reste, les conflits
relatifs aux gages reprirent de plus belle vers le milieu du XVIe siècle,
spécialement dans le nord de l’Angleterre. Des heurts avec des autorités
locales, alors dominées par les maîtres bourgeois, sont signalés, vers 1550,
notamment à Chester et York. En 1563, le Parlement adopte le Statut des
Artisans (Statute of Artificers) qui régule à nouveau et plafonne les salaires
des ouvriers et donne aux juges locaux la charge d’en assurer le contrôle.
C’est précisément alors que paraissent le Ms Grand Lodge (1583) et un
petit nombre d’autres versions des Anciens Devoirs dans les trois ou quatre
décennies suivantes. Or, ces nouveaux textes enrichissent encore la légende
du Regius et du Cooke en précisant que la première « assemblée des
maçons », supposément convoquée par le fils d’Athlestan13, le prince
Edwin14, avait eu lieu, justement, à York ! On constate du reste que la
plupart des quelques versions de cette période sont liées au nord de
l’Angleterre où les mouvements avaient été les plus vifs.
On voit donc qu’entre la fin du XIVe et le milieu du XVI siècle, quelque
chose avait donc changé : le « maître maçon », jadis un expert de l’art,
employé par un grand commanditaire pour coordonner en son nom les
travaux d’un chantier, était devenu employeur individuel – « petit patron ».
Il avait ainsi peu à peu glissé du côté des petits et parfois des plus grands
notables.
Précisément le monde dans lequel, au siècle suivant, on va recruter les
Free-Masons, qui ne seront plus du tout des opératifs.

La Masonry au XVIIe siècle et la construction


d’une nouvelle sociabilité anglaise
Dès le début du XVIIe siècle, en Écosse, des hommes d’un rang social
favorisé, des magistrats locaux, souvent issus de divers métiers, des
employeurs et des bourgeois, vont être par intermittence reçus comme
Gentlemen Masons dans les loges indéniablement opératives d’Écosse, nous
l’avons déjà vu. Qu’étaient-ils venus y faire puisque, comme on l’a vu, leur
présence n’y fut qu’épisodique ? Or, vers le milieu du XVIIe siècle, ce
mouvement s’accentua encore en Écosse, nous le savons.
Mais au même moment, il en était curieusement de même en
Angleterre, bien que les loges de ces nouveaux francs-maçons aient
toujours été sans aucun antécédent opératif connu, comme celles de
Warrington ou de Chester – car en Angleterre, bien entendu, la réforme de
Schaw ne s’était pas appliquée. Il n’en est pas moins révélateur, sans doute,
que les premières loges purement spéculatives apparaissent dans la
documentation à Chester, justement, mais aussi à York ou encore à Londres,
c’est-à-dire dans des cités où avaient longtemps existé des guildes
puissantes des métiers du bâtiment, profondément liées et même intégrées à
l’aristocratie urbaine. Une première transition s’opérait ainsi, un peu
ignorée par les théories classiques : une transition non pas entre la
maçonnerie opérative et la maçonnerie spéculative, ce serait trop simple,
mais entre une maçonnerie purement axée sur la défense des intérêts du
métier des maçons et une maçonnerie où s’élaborait, après une ère de
conflits, une nouvelle forme de mixité sociale et culturelle. Cette première
transition, amorcée au cours du XVIe siècle, va prendre tout son sens au
siècle suivant pour faire naître une forme nouvelle de maçonnerie, encore
professionnelle plus qu’opérative, en un certain sens, car désormais
seulement liée à l’élite sociale du métier, au milieu des employeurs, et
certainement pas encore spéculative mais incluant largement des non-
opératifs, parmi lesquels se recrutaient notamment les commanditaires et
qui allaient jouer un rôle à la fois entièrement nouveau – c’est là qu’est la
rupture – et de plus en plus important. Ici, le cadre institutionnel est celui
des guildes, interlocutrices des notables locaux, et non celui de la loge
opérative à l’ancienne, dont il n’existe alors plus de trace. La « loge » qui
va apparaître, bien entendu en dehors de la guilde, reprenant une appellation
ancienne, sera précisément un lieu de rencontre où les spéculatifs seront
d’emblée les maîtres.
En effet, l’afflux sans précédent des versions des Old Charges,
phénomène qui s’observe vers le milieu du XVIIe siècle, doit évidemment
rendre compte d’une réalité historique sous-jacente, elle suggère un
mouvement nouveau. Or, c’est précisément au tournant des années 1640
que les témoignages documentaires de toutes sortes – et pas seulement des
copies des Anciens Devoirs, à quoi ne se résume pas l’histoire de la franc-
maçonnerie – vont également s’accumuler à propos des nouveaux
« freemasons ». Le graphique ci-après résume d’une manière assez
suggestive, me semble-t-il, cette évolution : la cassure de la courbe au
milieu du XVIIe siècle y est évidente.
Fig. 1 : Évolution du nombre des versions connues des Anciens Devoirs,
en rapport avec les autres éléments relatifs aux freemasons,
du XVe au XVIIIe siècle.

Lorsque la « deuxième génération » des Anciens Devoirs apparait, c’est


la fin des Tudor Times : c’est alors la singulière maçonnerie de ce
XVIIe siècle qui doit à son tour être envisagée sous un jour nouveau.
L’historiographie classique a sans doute tracé de ce que je nommerai ici
la Masonry anglaise du XVIIe siècle – pour ne pas laisser penser qu’il
s’agissait déjà de la franc-maçonnerie spéculative telle que nous
connaissons – un portrait finalement trop simple, à l’image des quelques
vedettes dont le souvenir et la trace nous sont parvenus. Là encore, ce biais
narratif a entraîné un biais théorique15.
À lire certains récits, on pourrait en effet penser que la Masonry du
XVIIe siècle se résume à Moray, Ashmole, Randle Home III et le petit cercle
de leurs amis ! Or, si l’on passe sur le cas de Moray qui fut initié par une
délégation de la loge d’Édimbourg, Ashmole a été initié en présence d’une
demi-douzaine de maçons qui avaient bien eux-mêmes été initiés
auparavant et ailleurs – mais où et quand, on l’ignore. Quant à Randle
Holme, avec sa loge de Chester, il semble surgir du néant documentaire
comme si rien n’avait existé avant la trentaine de noms qu’il a consignés
dans une liste des années 1660.
L’opinion classique est que tous ces hommes, singulièrement Moray et
Ashmole, étaient des intellectuels, amateurs de choses anciennes
(antiquarians), fascinés par les récits légendaires, les mythes et le folklore ;
en outre, leur intérêt pour l’ésotérisme de la Renaissance, l’alchimie,
l’astrologie et ce que F. Yates a nommé « la tradition hermético-
kabbalistique16 » ne faisait aucun doute. On a donc, sans examiner plus
avant, fait de ces personnalités les emblèmes, les symboles vivants de cette
maçonnerie devenue « spéculative » et qui, dans la théorie classique, avait
fini par se substituer peu à peu à celle des rudes ouvriers de la pierre – à
moins qu’elle n’ait déjà existé au Moyen Âge, dans le secret des loges
opératives, comme l’ont imaginé quelques romanciers déguisés en
historiens…
Or, cette idée ne cadre pas avec les faits établis. Qui, parmi les membres
venus de de la loge d’Édimbourg, en 1641 à Newcastle, ou parmi ceux de la
loge éphémère de Warrington en 1646, partageait vraiment ces
préoccupations avec les héros du jour ? On serait bien en peine de le dire
précisément. Quelle trace avons-nous d’intérêts de cette nature au sein de la
loge de Chester, vingt ou vingt-cinq ans plus tard ? Littéralement, aucune17.
On mesure assez vite que si l’on écarte quelques personnalités peut-être
trop voyantes, il ne reste pas grand-chose dans la documentation pour
asseoir la séduisante théorie d’une « transformation spéculative » de la
maçonnerie sous leur égide. En revanche, l’étude plus minutieuse de la vie
et de la position sociale de leurs compagnons, moins célèbres mais bien
plus nombreux, fait apparaître une scène bien différente.
Le cas de Chester est intéressant à cet égard. En 1691, six maîtres
maçons y demandèrent à la municipalité l’attribution d’une charte pour
constituer leur guilde ; cela leur fut refusé et on les versa dans celle des
Charpentiers. Leur non-appartenance à la loge montre, a contrario, que
cette dernière n’était pas considérée comme une organisation
professionnelle, au sens propre du mot. Cependant, autour de la gentry
locale dont Randle Holme, peintre et officier du système héraldique anglais,
issu d’une longue lignée de magistrats et d’édiles locaux, lui-même officier
de la guilde des papetiers, était un représentant emblématique, on y trouvait
des employeurs aisés dans différents métiers. Cette « loge » était en fait un
forum de personnes de la bonne société, où se transmettaient peut-être
encore des « secrets » mais où se concluaient aussi des affaires, dans
l’atmosphère conviviale, convenable et honnête de ce que l’on appelait
alors un « dining club18 ». Rien ne permet objectivement d’y voir autre
chose, à travers la documentation assez copieuse que nous avons à son
sujet19.
Tous ces hommes étaient certes, pour la plupart, bien éduqués, voire
très instruits, cela va de soi, leur statut social le leur permettait. Cependant,
l’essentiel n’était pas leur éducation, ni même leur éventuelle attirance pour
les mystères du passé, mais précisément et avant tout leur position dans la
société.
Ce ne sont donc pas seulement des intellectuels, mais d’une façon
générale des notables, des édiles locaux, dont beaucoup pouvaient être,
remarquons-le à nouveau, les commanditaires de divers travaux de
construction, qui se rapprochèrent ainsi du monde des « maçons
entrepreneurs » – et des entrepreneurs d’autres métiers, du reste. C’est
précisément ce milieu doublement choisi, parmi l’élite sociale d’une part, et
parmi l’élite des métiers d’autre part, et donc bien éloigné de la vieille
camaraderie ouvrière des mythiques loges médiévales, qui va fournir à une
nouvelle maçonnerie l’essentiel de ses troupes.
Il faut ici à nouveau se garder, comme on l’a fait trop souvent, de
séparer l’histoire de la maçonnerie de l’histoire sociale qui l’éclaire et la
conditionne en partie. Dans un ouvrage qui a déjà une vingtaine d’années20,
un bilan assez précis de l’évolution de la sociabilité en Grande-Bretagne,
autour de la Révolution parlementaire de 1641-1649, le montrait de façon
saisissante.
Dès le début du XVIe siècle, le regroupement volontaire de personnes de
tous états, autour d’un village, d’un métier, d’une passion, ou pour toute
autre raison, est devenu progressivement une des composantes essentielles
de la sociabilité anglaise, à un point jamais atteint dans les autres pays
européens. On nomme alors ces associations volontaires des « clubs » ou
des « sociétés » (societies) – souvenons-nous de la Society of Freemasons
évoqué par R. Plot en 1686. Leur diffusion devint d’autant plus grande
après 1547 qui vit la suppression autoritaire par un acte du Parlement des
anciennes confréries d’origine religieuses qui avaient pour l’essentiel
rempli jusque-là ce rôle social. Nées pour beaucoup pendant la Révolution,
plus discrètes sous le Protectorat de Cromwell (1653-1659), elles
explosèrent en nombre après la Restauration de 1660. Vers 1690, on décrit
ces structures comme « des sociétés d’hommes s’accordant pour se
rencontrer selon un certain nombre de règles à respecter, sauf à payer une
amende, afin de promouvoir le commerce et l’amitié ». Quel que fût leur
objet, elles étaient souvent très organisées : le Commonwealth Club, établi à
Londres, dans Bow Street, en 1659, tenait ses séances autour d’une table,
tous les membres sagement assis, et l’on prenait des décisions par un vote
formel. À la même époque, les guildes, rigoureusement liées aux métiers et
dotées de fonctions civiles, prenaient toute leur place dans la société
anglaise et de nombreux traits les rapprochaient désormais des clubs, avec
leurs convocations officielles à des assemblées formelles : c’est notamment
par des procédures semblables que ces clubs ou sociétés élisaient chaque
année leurs officiers, portant souvent les mêmes noms que dans les
corporations municipales : maître (master), gardes (wardens), secrétaire
(clerk). À la différence des guildes, auxquelles on devait appartenir
obligatoirement selon son métier, ces clubs étaient fondés sur l’adhésion
libre et volontaire – c’était sans doute leur véritable trait distinctif. Enfin,
essentiellement urbaines, ces associations furent nombreuses à Londres,
mais aussi à York ou Chester, par exemple, là où l’on verra aussi apparaître
les premières « loges » des maçons non opératifs. Leur recrutement était
diversifié, mais si les notables locaux y sont évidemment nombreux, il faut
souligner qu’elles exprimaient aussi une nouvelle fraternisation sociale,
développée après la Restauration : le rapprochement des nobles, de la
gentry, des bourgeois de divers métiers et même des classes plus modestes
d’artisans et de boutiquiers des villes. John Aubrey qui, dans Histoire
naturelle du Wiltshire (1691), sera l’un des premiers témoins de l’existence
des Free Masons de son temps, rapportera également qu’après la Guerre
civile un chapelier de Londres avait fondé un « club de commerce avec un
représentant de chaque métier », tandis que dans la même ville, en 1669, le
Civil Club rassemblait des citoyens prospères appartenant à des métiers
différents. Les historiens de la sociabilité soulignent en outre que le cadre
privilégié de ces rencontres fut les tavernes et les ale houses, ces petits
débits de bière qui se mirent à proliférer dans toutes les villes et devinrent
les lieux d’élaboration d’une société nouvelle – comme L’Oie et le Gril à
Londres.
Il n’est jusqu’au recours à des origines légendaires et fabuleuses qui ne
soit alors assez répandu : après la Restauration, plusieurs clubs
s’inventèrent ainsi des passés prestigieux et tout à fait imaginaires. Au reste,
faut-il rappeler les nombreux Ordres qui se développeront au XVIIIe siècle,
comme celui des Druides (1781), des Forestiers (1790), et bien d’autres ?
Nul doute, cependant, qu’ils n’avaient pas tiré leur filiation de ceux dont ils
prétendaient descendre, ce dont personne ne s’émouvait, au demeurant.
Encore vivants au XXe siècle, ces Ordres deviendront presque tous des
sociétés d’entraide mutuelle, des Friendly Societies, sans prétendre à la
moindre transformation « spéculative », tout en gardant leurs légendes,
leurs décors et leurs rituels.
Replacé dans son contexte historique et social, on le voit, le phénomène
des loges anglaises du XVIIe siècle et les hommes qu’on y rencontre nous
paraissent alors beaucoup moins exceptionnels et même beaucoup plus
familiers qu’on aurait pu le croire. À titre de simple comparaison, sans
valeur de démonstration, sans doute, voici les courbes comparées
d’apparition des clubs et des loges en Angleterre, entre 1650 et 1800.

Fig. 2 : Nombre de loges et de clubs en Angleterre entre 1650 et 1800 (d’après


P. Clark, British Clubs and Societies…, p. 132 et p. 310.)
On pourrait encore objecter que la complexité des pratiques internes de
la maçonnerie ne permet pas de la réduire, même à cette époque précoce, à
un simple club. C’est pourtant là une pure pétition de principe : soulignons
en effet que les Anciens Devoirs de « nouvelle génération », joints cette fois
aux documents décrivant des loges réelles mais d’emblée totalement
spéculatives, à Warrington ou Chester, ne nous renseignent guère sur ce
qu’on y faisait. Seule l’initiation d’Ashmole, nous l’avons vu plus haut,
peut être vaguement reconstituée, quoique de façon encore très
hypothétique, et elle ne semble pas avoir eu grand-chose à voir avec les
pratiques rituelles connues en Écosse à la fin du XVIIe siècle mais
probablement en usage depuis au moins la réforme de Schaw. En d’autres
termes, s’il est clair que les premières loges spéculatives sont anglaises, les
usages maçonniques que nous avons hérités ne paraissent pas tant venir
d’elles que de ce qui se passait de l’autre côté de la Northern Border. C’est
sans doute ce qu’il y a de définitivement vrai dans les affirmations de
Stevenson sur les « origines écossaises de la franc-maçonnerie » telle que
nous la connaissons de nos jours. Ashmole, en 1646, s’était-il senti, au sein
la loge éphémère qui l’avait « fait maçon », dans une atmosphère vraiment
différente de celle de la Société des Antiquaires ?
On doit donc sans doute revenir ici sur la classique étanchéité de cette
population erratique des Free-Masons anglais du XVIIe d’une part, et des
Gentlemen Masons d’Écosse à la même époque d’autre part, étanchéité
supposée qui rendait malaisée la formulation d’une théorie globale
cohérente, et qui doit sans aucun doute être remise en cause. Deux faits
autorisent cette révision.
Les Anciens Devoirs qui, rappelons-le, sont tous des textes anglais
d’origine, firent néanmoins leur apparition dans les loges écossaises, mais
seulement à partir des années 1600. Cela signifie donc avant tout que la
« frontière du Nord n’était pas aussi imperméable qu’on a feint de le croire
pour les besoins de la cause. En effet, il était confortable, pour les historiens
anglais aussi bien que pour les écossais, de considérer comme acquis que,
des deux côtés de cette mythique frontière, la maçonnerie opérative avait
suivi des évolutions non seulement différentes mais en outre totalement
indépendantes. Il faut sans doute revenir aujourd’hui sur ce qui pourrait être
une illusion historiographique. Bien sûr, le contexte institutionnel et culturel
des loges écossaises résultant de la réforme de Schaw est bien différent de
celui du métier des maçons en Angleterre à la même époque, comme nous
venons de le voir. Mais au moment où ce dernier amorçait une mutation – je
préfère ici ce mot à celui de « transition », qui suppose plus de continuité –,
il est quand même remarquable que ces documents étrangers aient été
accueillis si facilement et si durablement dans les loges écossaises. Cela est
important car on peut en déduire la constitution d’une culture commune sur
les origines et le sens de la maçonnerie mais aussi, et tout simplement, des
contacts humains qui ont permis cette arrivée de documents nouveaux.
Le Mot du Maçon nous donne un autre exemple de cette porosité plus
grande qu’on ne le croyait, quoique plus tardivement attestée, mais cette
fois en sens inverse ! L’usage de ce « Mot » est en effet anciennement
documenté en Écosse, en tout cas sans doute dès la première moitié du
XVIe siècle, mais rien de tel n’est évoqué dans les Anciens Devoirs, ni dans
le règlement des quelques guildes connues dans quelques villes anglaises à
la même époque. On sait aussi que ces « mots, signes et attouchements » ne
faisaient pas non plus partie de la culture française des organisations
professionnelles, si on en juge par les documents qui nous sont parvenus,
mais que quelque chose de comparable existait en revanche dans le monde
des Bauhütten en Allemagne. Or, comme l’avait noté E. Ward en 1977, là
encore, non pas dans les Anciens Devoirs mais dans des témoignages plus
tardifs, comme le Ms Harleian 2054, lié à la loge de Chester, dans les
années 1660-1670, ou l’ouvrage de Plot en 1686, on évoque le fait que les
Free-Masons échangent entre eux certains « signes secrets ». On ne sait
d’ailleurs pas ce qu’étaient alors ces secrets mais si on compare les plus
anciens rituels maçonniques écossais du groupe Haughfoot (1696-1715)
avec les premiers catéchismes anglais connus à partir du premier quart du
XVIIIe siècle, on constate qu’ils sont substantiellement identiques. On peut
donc présumer que quelque chose ressemblant fort au « Mot du Maçon »
était connu dans la Masonry anglaise du XVIIe siècle, au moins dans la
deuxième moitié du siècle. Là encore, cela ne suggère-t-il pas directement,
concrètement, des contacts entre les Free-Masons anglais de la nouvelle
génération, et au moins certains Gentlemen Masons d’Écosse, lesquels
appartenaient généralement au même milieu qu’eux ? Peut-on suggérer que
la période la plus propice à de telles rencontres fut précisément le premiers
tiers du XVIIe siècle, où de nombreux contacts eurent lieu entre l’Écosse et
l’Angleterre ?
Si nous revenons encore une fois au cas d’Elias Ashmole, rappelons
qu’il n’existe aucune preuve qu’il ait assisté plus de deux fois à ce que nous
pourrions appeler une réunion de maçons – sans préjuger du détail de ce
qu’on y faisait. La première fois fut lorsqu’il fut fait maçon, en 1646, à
Warrington ; la deuxième survint trente-six ans plus tard à Londres, pour
prendre part, dûment invité, à une réunion de l’Acceptation. Cela montre
bien l’existence d’un réseau de correspondance efficace entre tous ces
hommes, pourtant pas excessivement nombreux, repartis dans différents
comtés de l’Angleterre, et cependant en contact les uns avec les autres et
s’informant mutuellement de leurs activités. C’est d’ailleurs à cette époque,
en 1686, que dans son Histoire naturelle du Staffordshire, je l’ai déjà
signalé, R. Plot affirme que la « Société des Francs-Maçons » (Free-
Masons) est plus ou moins « répandue dans toute la Nation ». On ignore
quelle extension il donnait alors à ce dernier terme et, comme on le sait, les
témoignages documentaires qui sont parvenus ne sont pas si nombreux.
Toujours est-il qu’Ashmole était ainsi considéré comme l’un des leurs par
les membres de l’Acceptation, trente-six ans après son initiation dans une
loge évanescente et sans lendemain du Lancashire.
Nous mesurons bien, en rapprochant tous ces constats, que c’est
définitivement dans le cadre de l’histoire globale de la société anglaise – et
plus généralement britannique – entre le XVIe et le XVIIIe siècles, que
l’émergence plurielle de la franc-maçonnerie doit être envisagée. En
particulier, sa parfaite cohérence avec le phénomène plus général de la
« clubbality », singulièrement après 1650, est désormais absolument
indéniable.
Outre que l’on peut alors mieux comprendre la naissance de cette
« société » particulière des francs-maçons, la question classique de la
transition peut aussi être abordée à nouveaux frais. Il devient assez clair que
si le passage ne s’est évidemment pas effectué graduellement et sans
discontinuité, sous l’égide de mythiques maçons opératifs qui auraient
« enfanté » les maçons spéculatifs jusqu’à leur laisser, finalement, la clé de
leur loge, cela ne signifie pas qu’aucun lien originel n’avait existé entre ces
deux groupes. C’est cependant en un lieu intermédiaire, original et nouveau,
le « club des maçons », dénommé « loge » – avec un sens radicalement
nouveau –, que les uns et les autres – simples artisans, patrons,
commanditaires, notables friands d’une sociabilité différente – se seraient
retrouvés, en un temps où certaines des cloisons sociales du passé s’étaient
abattues sous le vent violent d’une histoire troublée. Tous ces hommes
auraient, pour caractériser leur réunions fraternelles, puisé dans le folklore
des maçons, comme d’autres, à la même époque – et ce furent parfois les
mêmes ! – puisaient dans celui des forestiers ou des jardiniers – voire dans
celui des druides !
Au demeurant, et c’est le dernier point que je mentionnerai, le contact
direct avec les « hommes de métier » n’était peut-être même pas nécessaire
pour que les maçons « spéculatifs » donnent un contenu « géométrique » et
d’apparence opérative à leurs usages. C’est là un des aspects les plus
récents et parmi les plus intéressants de la recherche.
On ne peut ici que renvoyer au catalogue de l’exposition « La Règle et
le Compas, ou de quelques sources opératives de la tradition maçonnique »,
qui a eu lieu à Paris, en 2013, au Musée de la franc-maçonnerie, sous
l’égide J.-M. Mathonière.
On y découvrait clairement qu’à partir des traités d’architecture ou de
stéréotomie, procurés aux professionnels comme aux hommes cultivés,
depuis au moins le XVIIe siècle, écrits par des architectes et des maîtres
maçons, ou même des Compagnons devenus des notables et des savants en
leur art, tout un discours sur la géométrie, la taille de la pierre, y compris
sur le sens moral d’une emblématique qui s’y rattachait, tout cela existait en
dehors de tout contexte maçonnique, cela s’entend, et avait un caractère
largement public : il suffisait donc de s’en emparer.
Finalement, l’un des détours les plus insoupçonnés de ces nouvelles
pistes de réflexion serait ainsi d’envisager d’une façon entièrement nouvelle
le lancinant problème de la « transition », en le reformulant ainsi : et si cette
transition, si difficile à documenter, n’avait été, somme toute, qu’un
emprunt littéraire ?…
Fig. 3 : Diagramme synthétique des origines de la franc-maçonnerie spéculative.
Notes
1. Je passe naturellement sous silence les extravagances classiques sur l’Égypte ancienne, les
Mystères antiques, les Esséniens ou les Culdéens, qui ne méritent plus aujourd’hui le moindre
commentaire. Situé dans un cadre historique bien plus récent, le cas particulier de la Rose-Coix, qui
renvoie à un mouvement intellectuel bien plus qu’à une filiation institutionnelle, sera examiné plus
loin.
2. Rappelons-nous dès à présent que la Bible ne lui attribue absolument pas ce rôle (I Rois, 7, 13-
47 ; 2 Chroniques, 2, 12-13.)
3. Des maçons opératifs aux francs-maçons spéculatifs : les origines de l’Ordre maçonnique,
Paris.
4. Parmi les étapes les plus emblématiques de cette archéologie des sources maçonniques, citons
notamment : le Ms Regius (c. 1390) redécouvert en 1840, Ms Cooke (c. 1425) en 1861, le
Ms Dumfries no 4 (c. 1710) en 1891, le Ms Sloane 3329 (c. 1700) en 1869-1872, les Mss du groupe
Haughfoot (1696-c. 1715) entre 1900 et 1955, ou encore le Ms Wilkinson (c. 1727) en 1946.
5. R. Cooper, L. Kahler, « A New Masonic Catechism : The Airlie Manuscript of 1705 », Ars
Quatuor Coronatorum [AQC], 117 (2004), 83-102.

6. 1re édition en 1943, 2e édition révisée en 1963.


7. Volume publié en 1978.
8. Quoi qu’il faille entendre par cette expression délibérément ambiguë, sur laquelle je reviendrai
à de nombreuses reprises dans ce livre.
9. p. v.
10. Cf. notamment : J. Hamill, « Masonic History and Historians », AQC 99 (1986), pp.1-7.
11. Voir Chapitre II.
12. R. Dachez, « René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie : les limites d’un regard », in
Etudes d’histoire de l’ésotérisme, Mélanges offerts à Jean-Pierre Laurant (dir. J.P. Brach et
J. Rousse-Lacordaire), Paris, 2007, pp.183-200.

13. C. Perrot, « La quête historique de Jésus du XVIIIe au début du XXe siècle, in Le cas Jésus-
Christ – Exégètes, historiens et théologiens en confrontation (dir. P. Gibert et C. Théobald), Paris,
2002.
14. Et singulièrement dans le cadre de la Direction d’études successivement animée par François
Secret, Antoine Faivre et aujourd’hui Jean-Pierre Brach.
15. R. Abellio, La fin de l’ésotérisme, Paris, 1973.
16. Sur ce point particulier, voir notamment la lumineuse contribution d’A. Faivre, « Histoire de
la notion moderne de tradition dans ses rapports avec les courants ésotériques (XVe-XXe siècle) », in
Symboles et mythes dans les mouvements initiatiques et ésotériques (XVIIe-XXe siècle) : filiations
et emprunts, ARIES (h.-s.) 1999, 7-48.
Notes
1. Historien juif de langue grecque, né en 37 et mort vers l’an 100 de notre ère. Son récit des
Antiquités judaïques, achevé en 94, adapte l’histoire du peuple juif à la mentalité romaine. Si la
première partie n’est qu’une sorte de paraphrase de la Bible, les dix derniers livres constituent un
document historique de grand intérêt sur l’histoire du judaïsme à l’époque chrétienne. La Guerre des
Juifs est un récit du dernier soulèvement de la Judée, en 66, et de la prise de Jérusalem par Titus avec
la destruction finale du Temple en 70.
2. Parmi les plus expressifs, on peut référer à ceux qui illustrent le toujours irremplaçable ouvrage
de P. du Colombier, Les chantiers des cathédrales, Paris, 1953 (nouv. éd. 1973). Voir aussi,
également pour sa grande richesse iconographique : A. Erlande-Brandenburg, Quand les cathédrales
étaient peintes, Paris, 1993.
3. « Chaque collectivité a une conscience historique, je veux dire une idée de ce que signifient
pour elle humanité, civilisation, nation, le passé et l’avenir, les changements auxquels sont soumises
à travers le temps les œuvres et les cités. » (R. Aron, Les dimensions de la conscience historique,
Paris, 1961).
4. Pour se former quelque idée de la réalité archéologique du premier Temple – dont l’existence
même, du moins sous l’aspect que lui prête le texte biblique, est cependant aujourd’hui remise en
cause par certains chercheurs – on peut toujours se référer au classique mais austère volume
d’A. Parrot, Le Temple de Jérusalem, Paris, 1962. Le récent ouvrage de W. J. Hamblin et D. R Seely,
Le Temple de Salomon, mythe et histoire (trad. fr.) Paris, 2007, somptueusement illustré, permet aussi
de comprendre la rémanence de ce thème dans la culture occidentale. Enfin, une magnifique
« anatomie symbolique » du Temple, soigneusement corrélée à des données archéologiques solides,
est exposée avec rigueur dans le livre de J. Thomas, Jérusalem traditionnelle et initiatique, Paris,
1995. Ces références, très éloignées de certaines constructions parfaitement imaginaires, sont
nécessaires pour comprendre la formation de la vision maçonnique du Temple de Salomon, bien
avant l’apparition même de la franc-maçonnerie spéculative. Le classique ouvrage d’A. Horne, King
Solomon’s Temple in the masonic tradition, 1972, explore surtout le domaine anglo-saxon et ignore
pratiquement l’emploi de la thématique du Temple dans la maçonnerie française du XVIIIe siècle.
On évitera la médiocre traduction française de ce livre.
5. En plein Moyen Âge, Jean Lebas, rattaché à l’œuvre et Fabrique de la cathédrale de Bordeaux,
se qualifie de manière à la fois fort immodeste et très suggestive de « maçon, maître après Dieu des
œuvres de pierre »… (J. Gimpel, Les bâtisseurs des cathédrales, Paris, 1958, p. 100)

6. Lequel fut, lui aussi, « inventé » au XIIe siècle (J. Le Goff, Naissance du Purgatoire, Paris,
1991).
7. Pour mémoire, si le Grand Incendie (Great Fire) de Londres en 1666 – lequel eut d’ailleurs,
nous le reverrons, des conséquences sur le métier de maçon – fit en peu de jours de si considérables
ravages, c’est parce que cette grande ville, au cœur du XVIIe siècle, était encore principalement faite
de bâtiments en bois : c’est en pierre, précisément, qu’on la fit alors reconstruire.
8. D. Knoop, G.P. Jones, The Medieval Mason, Manchester, 1949, p. 7.
9. Ibid. p. 73-74.
10. Selon le fameux mot, souvent improprement cité, de Raoul Glaber (985 ?-1047) dans ses
Histoires : « Erat enim instar ac si mundus ipse, excutiendo semet, rejecta vetustate, passim
candidam ecclesiarum vestem indueret » (« On aurait cru que le monde, secouant ses vieux haillons,
se revêtait d’une blanche robe d’églises »).
11. Ces derniers assemblant le plus souvent les pierres à l’aide d’un mortier servant de « ciment ».
12. V. Mortet, P. Deschamps, Recueil de textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la
condition des architectes en France au Moyen Âge, 2 vol., Paris, 1911-1929 (reprint, Paris, 1995), II,
23.
13. J. Gimpel, op. cit., p. 44.
14. Ibid. II, 175-176.
15. Ibid. I, 103,127 ; II, 88, 89.
16. D. Knoop, G. P. Jones, op. cit., p. 82.
17. Ibid. pp. 82-84.
18. Ibid., pp. 83-84.
19. Ibid., p. 71.
20. M. Aubert, « La construction au Moyen Âge », Bulletin monumental, 1961, pp. 297-306.
21. Ibid., p. 203.
22. Cf. notamment : M. Aubert, « La construction au Moyen Âge », Bulletin monumental, 1960,
pp. 244-266, et naturellement les précieux développements de D. Knoop, G.P. Jones, op. cit., pp. 15-
43 (« The administration of medieval building operations »).
23. V. Mortet, P. Deschamps, op. cit. I, p. 65.
24. Ibid., p. 70, n.5.
25. Ce mot est une sorte de faux ami : il signifie littéralement « ouvrier, travailleur », mais il fut
aussi employé pour désigner un secrétaire ou un scribe. Cf. F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français,
1934, p. 1081.
26. Aubert, « La construction au Moyen Âge », Bulletin monumental, 1961, pp. 15-16.
27. Ibid., pp. 18-19
28. Dans le Glossaire de Du Cange, on peut lire : « Architector ou architectus : faber qui fecit
tecta » (ouvrier qui réalise des toits).
29. J. Gimpel, op. cit., p. 106.
30. Et non pas à « Hiram Abif », observons-le… Cf. A. Erlande-Brandenburg, op. cit., p. 54.
31. Base de l’enseignement médiéval : le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le
quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique). Le premier groupe rassemble les
sciences des lettres et le second celles des nombres. Toutes occupations d’esprits « libres » ne se
mêlant jamais d’aucune activité manuelle. Dans ce programme intellectuel, la géométrie était
évidemment un point commun avec l’architecture mais pas avec le maniement des pierres !
32. J. Gimpel, op. cit., p. 133.
33. V. Mortet, P. Deschamps, op. cit., II, p. 290-291.
34. P. du Colombier, op. cit. p. 98.
35. Niveau à plomb, l’archipendule servait à la fois de niveau et d’équerre et pouvait aussi être
utilisée pour mesurer des pentes grâce à des repères sur la traverse.
36. Ibid. p. 103.
37. Ibid. pp. 104-105.
38. A. Erlande-Brandenburg, op. cit., p. 65.
39. J. Gimpel, op. cit., pp. 100-101.
40. Ibid.
41. A. Prescott, « The earliest use of the word “Freemason” », Yearbook of the Grand Lodge of
Scotland, Edimbourg, 2004
42. En France, l’application des mots « franc, franche » à la pierre ne s’est jamais perdue. Littré
signale encore « franc liais », comme désignant une belle pierre à bâtir des environs de Paris, et l’on
nomme toujours « banc franc » un banc de pierre de belle qualité dans une carrière.
43. À la suite du Grand Incendie de Londres, en 1666, on l’a déjà signalé, il fallut justement
suspendre pendant des années les pouvoirs de la Compagnie des Maçons de Londres, pour donner à
tous les maçons, d’où qu’ils fussent, la liberté de s’installer et de travailler dans la capitale !
44. La meilleure synthèse des données descriptives est sans doute celle de D. Knoop, G.P. Jones,
op. cit., pp. 56-62. Pour un excellent choix iconographique, Cf. P. du Colombier, op. cit.
45. Les loges qu’on peut examiner sur les miniatures, les gravures et même les peintures
anciennes semblent assez souvent dotées d’un seul toit en pente, dispositif qui crée spontanément un
courant d’air auto-entretenu et constitue un ventilateur naturel connu dans de nombreux pays chauds.
46. Il faut donc bien distinguer ces deux lieux que la tradition maçonnique spéculative, en
réinterprétant les éléments tirés de l’histoire du métier, aura tendance à superposer et même à
confondre.
47. D. Knoop, G.P. Jones, op. cit., p. 58.
48. Ibid, p. 61.
49. L’espace rituel et le sacré dans le christianisme, Turnhout, 2008, p. 40.
50. Il n’y a pas eu d’études sérieuses en ce domaine avant 1870, quand parut à Londres le texte de
L. Brentano, On the history and development of gilds and the origin of trade unions (en introduction
à Toulmin Smith, English Guilds), qui fit longtemps référence. Le livre d’E. Martin Saint-Léon,
Histoire des corporations de métier, Paris 1897, révisé en 1922, fut réimprimé en 1941 (je cite
d’après cette édition) avec un appendice bibliographique mis à jour et compilé par E. Coornaert. De
ce dernier auteur on peut aussi consulter avec profit : Les corporations en France avant 1789, Paris,
1941 (plusieurs rééditions depuis). Voir aussi, dans une perspective un peu différente, F. Olivier-
Martin, L’organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Paris, 1938. Dans ce domaine, les
travaux des cinquante dernières années ont surtout porté sur les aspects économiques et se sont
orientés vers l’histoire sociale et bien moins sur les structures et les usages des corporations elles-
mêmes.
51. Métiers et corporations de la Ville de Paris, Le Livre des Métiers d’Etienne Boileau publié par
R. de Lespinasse et F. Bonnardot, Paris, 1879, pp. 88-92.
52. Cette obligation de contribuer à la sécurité collective par la garde de nuit incombait à tous les
maîtres, et à eux seuls, sachant que plus tard ils acquirent le droit de se faire remplacer. Certaines
professions, assez rares, en étaient exemptées.
53. Traduction absolument fautive, et même absurde en l’occurrence.
54. Ce que la même source, du reste, mentionne en d’autres endroits du texte…
55. P. Naudon, Les origines de la franc-maçonnerie, le sacré et le métier, Paris, 1991 (nouvelle
édition « entièrement refondue » des Origines religieuse et corporatives de la franc-maçonnerie,
Paris, 1998), p. 204 et p. 170 en citant Luc Benoist.
56. En réalité, l’utilisation du mot « mystère » pour désigner ces spectacles tient au fait qu’on les
rapprochait du mot latin ministerium, mentionné plus haut, qui pouvait aussi désigner un office, une
liturgie (d’où « ministre du culte »), une cérémonie. Si complexe que la chose puisse paraître, il ne
s’agissait donc pas, à l’origine, de référer aux « mystères de la foi ». Cf. Dictionnaire étymologique et
historique du français, Paris, 1994, pp. 497-498.
57. « C’est dans ces francs mestiers privilégiés qu’il faut placer, pensons-nous, l’origine de la
Franc-Maçonnerie (sic) », P. Naudon, op. cit. p. 99.
58. Equivalent de l’anglais stone-masons, au sens littéral : « ouvriers de la pierre ».
59. Une première édition critique de ces textes fut procurée par l’architecte Carl von Heideloff,
Die Bauhütte des Mittelalters. Eine kurzgefasste geschichtliche Darstellung mit Urkunden und
anderen Beilagen, Nuremberg, 1844. Une traduction intégrale en anglais figure dans la Kenning’s
Masonic Encyclopedia, 1878, p. 529.
60. Le manuscrit découvert en Saxe fut publié par C. L. Stieglitz, Über die Kirche der Heiligen
Kunigunde zu Rochlitz, Leipzig, 1829. Une traduction anglaise est donnée dans la 1re édition de
Gould, 1882, vol. 1, pp. 134-143.
61. De copieux extraits de cette version figurent en annexe de l’édition anglaise de J. G. Findel,
History of Freemasonry, Londres, 1869.
62. Une traduction anglaise intégrale est donnée dans Gould, op. cit. pp. 119-132. Une traduction
française intégrale, mais sans aucun appareil critique, a été donnée dans Villard de Honnecourt
(1re série, 1965, Tome IV, pp. ; réédition dans la 2e série, 1988, 17, 16-28).
63. La traduction classique de Hütte par « loge » n’est pas fautive, mais observons que seul le mot
allemand Loge a été utilisé, depuis l’origine, pour désigner en Allemagne une loge maçonnique
spéculative – et jamais le mot Hütte.
64. Il n’est jamais question, chez les Steinmetzen, d’aucun des deux Saints Jean. Sur la légende
des Quatre Couronnés, Y. Hivert-Messéca, « A propos des Quatre Saints couronnés qui se
retrouvèrent treize », Renaissance Traditionnelle, 101-102 (1995), pp. 2-28. Cf. aussi J. Gimpel, op.
cit, pp. 100-106.
65. Sur tous ces points on peut notamment consulter le résumé très clair de M. Aubert, « La
construction au Moyen Âge – Loges d’Allemagne et francs-maçons en Angleterre », Bulletin
monumental, 1958, pp. 231-241.
66. Die Mysterien der Freimaurer, oder die verschleierte Gebrüderung, Verfassung und Symbolik
der deutschen Baugewerke und ihr wahrer Grund und Ursprung im mittelalterlichen deutschen
Staats- und Volksleben. Specielle, vollständig documentirte, historische Untersuchung als
beglaubigte Urgeschichte der Freimaurerei, Leipzig, 1848 (2e éd. 1859).
67. Pour une argumentation détaillée sur ces différents points, Cf. Gould’s History of
Freemasonry, 4 vol., (3e éd. 1951), I, pp. 77-100. D’une manière générale, il faut référer à la source
immédiate probable de Gould, dans la 2e édition anglaise du livre de Findel, op. cit. pp. 47-74
68. Il ne faut perdre de vue qu’au sens strict, Steinmetzen désigne plutôt les maçons carriers,
Steinhauer, les tailleurs de pierres et Maurer les simples maçons, manœuvres ou poseurs de briques.
Mais on a vu, en anglais, en bas latin ou en vieux français déjà, combien ces appellations étaient
utilisées avec beaucoup de liberté.
69. R. Dachez, « Un des premiers canulars de l’histoire : le manuscrit Leland-Locke (1753) »,
Renaissance Traditionnelle, 97-98 (1994), pp. 87-109.
70. On peut lire une discussion plus détaillée dans Gould, op. cit, pp. 96-97. Findel, sans doute
prudent, a reproduit ce catéchisme sans commentaire (op. cit. pp.659-660).
71. On consultera plus aisément l’extrait judicieusement réédité en 1993 par Jean-Michel
Mathonière à La Nef de Salomon (Dieulefit), sous le titre Esquisse d’un travail profane, avec un bref
mais pertinent appareil critique (plaquette hors-commerce). Cette opinion avait déjà été exprimée par
Grandidier en 1779 dans le Journal de Nancy, puis dans une lettre privée qui fut à son tour publiée en
1789 dans l’Essai sur la secte des Illuminés, ouvrage du marquis de Luchet. On soupçonna l’Abbé
Grandidier d’être franc-maçon, mais sans preuve formelle. Grandidier fut considéré par ses
contemporains en France et en Allemagne comme un jeune génie ayant beaucoup d’esprit critique et
doté d’un sens réel de l’histoire. Il est certainement l’historien le plus doué de l’Alsace au
XVIIIe siècle. Il mourut prématurément à 35 ans, en 1787.
72. Une réimpression de l’édition de 1774 avec un appareil critique de R. Le Forestier a été
publiée à Paris en 1916. Un fac-similé, avec une postface de P. Bunout, en a été fait en 1981.
73. Ces similitudes furent notamment relevées par V. Janner dans Die Bauhhütten des deustschen
Mitteralters (Leipzig, 1876) mais aussi par J. G Findel : ils en furent impressionnés au point de
suggérer qu’il pouvait s’agit d’un indice de filiation entre les Steinmetzen et les Freemasons. Findel
ira même jusqu’à affirmer : « En 1717, les francs-maçons prirent pour modèles les lois authentiques,
les règlements et les coutumes des Steinmetzen. » (op. cit., p. 23). On mesure à présent que la
question est bien plus complexe.
74. Les auteurs anglais parlent aussi, à leur propos, de « Constitutions manuscrites » (MS
Constitutions) ou de « Constitutions gothiques » (Gothic Constitutions). Rappelons que l’expression
« Anciens Devoirs » et une traduction acceptable et de l’anglais « Old Charges » mais que d’autres
options seraient envisageables : le mot « Charges » peut également se rendre par « instructions »,
« exhortations » ou encore « obligations ». Le mot « Charges » n’a d’ailleurs jamais servi à désigner
les organisations de maçons opératifs anglais – dans cet emploi, le mot n’aurait eu aucun sens –
tandis que le mot « Devoirs » a constamment désigné les regroupements de Compagnons en France,
avant même que le terme générique de « Compagnonnage » ne finisse par s’imposer au XIXe siècle.
Il est enfin révélateur que le premier traducteur français de Gould, dans sa version de l’Histoire
abrégée de la franc-maçonnerie publiée en 1910 (l’original anglais est de 1903), traduise
constamment Old Charges par « Livre de Charges » alors qu’il évoque ailleurs dans le texte « Le
Devoir, règles ou code du compagnonnage » : la traduction de Charges par « Devoirs » était alors si
peu évidente qu’elle ne lui a même pas traversé l’esprit !
75. Ces dates classiques ont fait récemment l’objet de discussions qui conduisent à les rajeunir de
deux à quatre décennies : je reviendrai plus loin sur les conséquences de cette révision (cf.
notamment A. Prescott, « The Old Charges Revisited », Transactions of the Lodge of Research
No 2429, Leicester, 2005, pp. 25-38, et « Some literary contexts of the Regius and Cooke
Manuscripts », The Canonbury Papers, vol. 2, 2003, pp. 43-77, dont les fines et synthétiques
analyses sont beaucoup plus convaincantes que les développements confus et imaginatifs dont une
littérature française récente nous a donné l’exemple). La connexion de ces deux textes avec la
maçonnerie opérative n’en demeure pas moins absolument certaine. L’édition anglaise de référence
est celle de D. Knoop, G.P.Jones and D. Hamer eds. The Two Earliest Masonic MSS, Londres, 1938.
On peut en trouver une traduction commentée avec un excellent appareil critique dans Villard de
Honnecourt, 6 (1983), pp. 15-121. Le copieux chapitre que Gould a consacré aux Anciens Devoirs
dans leur ensemble n’a rien perdu de son intérêt, malgré ses lacunes aujourd’hui évidentes : Gould,
op. cit., I, pp. 23-76. On peut en dire autant, et avec les mêmes réserves, du non moins classique
travail de W. J. Hughan, The Old Charges of the British Freemasons, 2nd ed., London, 1895. On peut
aussi consulter la synthèse plus récente de W. M. Leod, « The Old Charges », AQC 99 (1986),
pp. 120-165. En français, on dispose d’un bon article d’E. Mazet, « Old Charges », dans le Nouveau
dictionnaire thématique illustré de la franc-maçonnerie, Paris, 2004.
76. Cette histoire est surtout développée dans le Cooke.
77. D. Knoop, G.P.Jones, op. cit., pp. 248-249.
78. Sur cette question en général la référence majeure demeure la somme, toujours insurpassée, de
J.-P. Waltzing, Etude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, 3 vol.,
Louvain, 1895-1909, mais on peut plus aisément se reporter aux savants articles de G. Humbert,
« Collegium », et de C. Jullian, « Fabri », dans C. Daremberg et E. Saglio, Dictionnaire des
antiquités grecques et romaines, Paris, 1877-1919, T. 1, vol. 2, pp. 1292-1297 et T. 2, vol. 2, pp. 947-
959.
79. Par contraste, et sans prétendre brûler les étapes, songeons aux dispositions de l’article III des
Constitutions arrêtées par la Grande Loge de Londres en 1723 : « The persons admitted Members of
a Lodge must be good and true Men, free-born, and of mature and discreet Age, no Bondmen no
Women, no immoral or scandalous men, but of good Report » (« Les personnes admises en qualité de
membres d’une loge doivent être des hommes bons et fidèles, nés libres, d’âge mature et sensé, ni
esclaves ni femmes, ni gens immoraux et scandaleux, mais de bon renom »).
80. Du reste, il existait aussi à Rome d’autres collèges, purement funéraires, dont le métier n’était
pas le dénominateur commun. De toute façon, il était également habituel, pour les collegia fabrorum
eux-mêmes, d’admettre en leur sein des personnes étrangères à leur art.
81. G. Merzario, I Maestri Comacini : storia artistica di mille due cento anni 600-1800, Milan,
1893. D’autres étymologies, que je n’examinerai pas ici, ont cependant été proposées.
82. On a vu plus haut que ce n’était aucunement l’objet des ces associations funéraires… Cf. G.
Teresio Rivoira, Origini dell’architettura Lombarda, Rome, 1901, vol. 1.
83. Il s’agit ici du roi d’Angleterre qui régna de 1216 à 1272.
84. EMP, p. 44.
85. Gould, op. cit., I, pp. 137-138.
86. Gould, op. cit. p. 139.
87. Parmi les références générales dignes de foi sur ce sujet, il faut naturellement citer avant tout :
E. Martin Saint Léon, Le Compagnonnage, son histoire, ses coutumes, ses règlements et ses rites,
Paris, 1901 et E. Coornaert, Les Compagnons en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, 1966. On
trouvera d’utiles informations de deux petits ouvrages plus récents de François Icher : Les
Compagnons ou l’amour de la belle ouvrage, Paris, 1995, et son judicieux Dictionnaire du
Compagnonnage, Le Mans, 1992. Son beau livre sur La France du Compagnonnage, Paris, 1994,
vaut particulièrement pour la qualité de l’iconographie. On se reportera encore aux travaux publiés au
cours des années récentes par deux chercheurs compétents et estimés : Jean-Michel Mathonière et
Laurent Bastard – en particulier dans les excellents Fragments d’histoire du Compagnonnage (depuis
1999, 18 numéros parus) et dans la revue Renaissance traditionnelle que je cite plus loin. On
consultera toujours avec profit le blog de J.-M. Mathonière dans le site Compagnons et
Compagnonnages. Également, H. Berton, C. Imbert, Les Enfants de Salomon, 2015 (préface de J.-
M. Mathonière). Plus récemment encore, François Icher, dans sa Petite histoire du Compagnonnage,
2022, a de nouveau procuré une synthèse très claire et documentée sur ce sujet passionnant mais
complexe.
88. E. Coornaert, op. cit., p. 33.
89. Des Compagnonnages authentiques seront dirigés par un « roy ».
90. Ibid., p. 36.
91. Incarnant la « cabale des dévots », la Compagnie du Saint Sacrement fut une société secrète
catholique, surtout active entre 1630 et 1660, dans la mouvance de la Contre-Réforme. Elle recrutait
dans les élites bourgeoises et aristocratiques et fonctionnait comme une véritable confrérie, les
confrères vivants s’adonnant à des prières pour le salut des confrères défunts, et les morts agissant en
intercession auprès du Ciel pour obtenir la félicité éternelle des confrères vivants.
92. Tous ces textes ont été reproduits in extenso dans E. Coornaert, Les Compagnonnages…,
pp. 350-356. Il faut aussi noter la découverte récente par J.-M. Mathonière d’un rituel
compagnonnique datant du dernier tiers du XVIIIe siècle, en cours de publication. Il présente déjà de
nettes contaminations maçonniques. (Cf. « Nouvelles lumières sur les rites de réception chez les
compagnons tailleurs de pierre français avant l’influence de franc-maçonnerie », BnF, juin 2022 –
consultable sur le site Compagnons et Compagnonnages(s).
93. Voir par exemple H. Gray, Les origines compagnonniques de la franc-maçonnerie, Paris,
1924-926. On constate sans difficulté, en parcourant ce livre confus, un permanent mélange entre le
Compagnonnage et la maçonnerie opérative en général. Bref, un non-sens méthodologique et une
contre-histoire. Il en va de même du livre de L. Lachat, La franc-maçonnerie opérative, Paris, 1933.
Leur postérité n’est malheureusement pourtant pas négligeable.
94. Si l’on met de côté les rapprochements que l’on a pu faire entre les quelques indications qu’on
peut tirer de cette divulgation et certains éléments du rituel de Chevalier Rose-Croix, tel qu’il
apparaît vers 1765. Ces comparaisons, qu’il n’est pas question de discuter en détail ici, sont toutefois
sans portée réelle. La présence des instruments de la Passion ou même d’une évocation de la Cène,
par exemple, est un thème récurrent de l’univers des confréries à travers toute l’histoire de l’Europe.
Elle est donc trop peu spécifique et ne prouve absolument rien. De toute façon, cette observation est
sans objet pour rendre compte de la formation des grades maçonniques liés au métier (les « grades
bleus » de la franc-maçonnerie spéculative, ou Craft degrees de la tradition anglaise).
95. E. Coornaert, op. cit. pp. 375-376.

96. L. Bastard, « Compagnons et francs-maçons aux XVIIIe et XIXe siècles : un singulier


compagnonnage », Renaissance Traditionnelle, 118-119 (1999), pp. 137-138. Voir aussi du même
auteur : « Les sources méconnues du compagnonnage français au XIXe siècle. 3. La
« maçonnisation » des réceptions », Renaissance Traditionnelle, 150 (2007).
97. Rituel du Rite Français Moderne 1786 (D. Ligou et G. Verval éd.), Grade d’Apprenti, p. 3,
Paris, 1991. Il est cependant établi que dans le dernier quart du siècle au moins, des maîtres
appartenant à des professions marchandes ou de négoce, furent admis dans les loges.
98. Ce n’est qu’à l’époque contemporaine que le Compagnonnage a commencé à connaître un
certain rayonnement européen.
99. Le « voyage » que ces derniers devaient accomplir au cours de leur formation, pendant une
année durant semble-t-il, n’est pas la caractéristique la plus saillante du Compagnonnage et ne suffit
pas à les en rapprocher, comme on l’a souvent fait. C’est la structure sociale qui le définit le mieux.
Celle des Steinmetzen était tout autre.
100. Cf. p. 60, n. 2.
101. Je reviendrai plus loin sur les pièges sémantiques redoutables que recèle ce mot.
102. Par référence, bien sûr, à l’École authentique de l’histoire maçonnique.
103. L. Bastard, op. cit., pp. 125-148.
104. Terme pouvant indifféremment désigner des statuts, des listes de membres, des archives,
voire le coffre qui contient ces documents. Initialement le rouleur, important Compagnon qui dans
chaque ville, assure l’administration courante, l’accueil et le placement des nouveaux arrivants, tirait
son nom de ce « rôle » qu’il était chargé de tenir.
105. Il s’agit d’un rôle émanant des Compagnons passants tailleurs de pierre d’Avignon. On
possède, pour la même Société, les rôles précédents, de 1720, 1735 et 1773 : les signes d’inspiration
maçonniques n’y figurent pas encore, confirmant leur introduction dans le dernier quart du siècle.
D’une façon plus générale, sur cette question, on visionnera avec le plus grand profit l’excellente et
très éclairante conférence de J.-M. Mathonière, « Savoirs et emblèmes du savoir chez les
compagnons tailleurs de pierre à la fin de l’Ancien Régime », dans le cadre de la World Conference
on Fraternalism, Freemasonry & History, Schedule of Events – WCFFH 2015, en libre accès sur
YouTube (partie 1 : https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=7ySXLYzCOb4
partie 2 : https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=4N7P-dA0s_o)
106. Cf. R. Dachez, « Essai sur les origines du grade de maître – V. Le problème de la légende
d’Hiram », Renaissance Traditionnelle, 99 (1994), pp.139-165. Repris dans Hiram et ses frères –
Essai sur les origines du grade de Maître, Dervy, 2010 (nouvelle édition revue à paraître).
107. (1805-1875). Compagnon menuisier du Devoir de Liberté, il s’engagea dès le début des
années 1830 pour sortir le Compagnonnage de ses querelles incessantes et meurtrières, cause à
laquelle il consacrera sa vie. Son Livre du Compagnonnage (1839, 1841, 1863) connut un immense
succès. Républicain convaincu, il est élu représentant du peuple en 1849 puis réélu à la Législative en
1849 où il siège à l’extrême-gauche. Exilé après 1852, il rentre en France en 1855. Les événements
de 1870 le laisseront moralement brisé.

108. Lettre reproduite dans la 2e édition (1841) du Livre du Compagnonnage.


109. On doit cependant citer un rare cas mentionné par L. Bastard, op. cit. p. 130 : un certain
Jacques Duluc qui dit, en 1812, avoir été reçu Compagnon du Devoir à Lyon en 1788 et apprenti
franc-maçon à Marseille l’année suivante. On peut exclure quelques autres cas, à la même époque,
mais ils n’ont pas laissé de traces importantes.

110. A. Combes, Histoire de la franc-maçonnerie au XIXe siècle, 2 vol., Paris, 1999, II, 111-114.
111. En 1927, percevant quelques sursauts dans les milieux compagnonniques, il reviendra
d’ailleurs sur ce commentaire pessimiste. Cf. « L’avenir du Compagnonnage », Le Voile d’isis, 86,
numéro spécial sur le Compagnonnage.
112. Sans céder aucunement à l’esprit de polémique, rappelons les conditions dans lesquelles le
Compagnon Jean Bernard, en octobre 1940, obtint personnellement du maréchal Pétain la
« rénovation » du Compagnonnage, après avoir notamment fait valoir qu’il n’avait rien en commun
avec la franc-maçonnerie. À la même époque, L’État de Vichy prenait à l’encontre des francs-maçons
toutes les mesures qu’on connaît : obédiences dissoutes, locaux dévastés, archives pillées, francs-
maçons livrés la vindicte publique. En 1976, le même Jean Bernard, dans un texte rempli d’à-peu-
près et de lieux communs historiques, tout en récusant – à juste titre – toute espèce de lien de filiation
entre les deux institutions, écrivait encore sur un ton vaguement condescendant : « Bien entendu, la
franc-maçonnerie emprunta au Compagnonnage […] » (Cité dans F. Icher, Les Compagnons…, 1995
p. 126). On sait désormais ce qu’il faut penser de telles affirmations…
113. Evoquant le crime de sodomie et le « culte de Priape », il écrit de façon à la fois prudente et
évasive : « il n’y a point de différence, si c’est quelque chose de vrai et que ce ne soit pas une fable,
que ce qu’on raconte de l’horrible secte ou hérésie des Templiers ». La Philosophie occulte, chap. 39.
114. A. Demurger, Les Templiers, une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Paris, pp. 473-479.
115. Devenu une distinction civile, l’Ordre du Christ compte aujourd’hui parmi les trois Ordres
nationaux du Portugal : le président de la République en est le Grand Maître. Sécularisé en 1789, il
récompense aujourd’hui d’éminents services civils. Dès 1319, le pape avait même exigé de pouvoir
en effectuer aussi la collation. Il existe ainsi un Ordre du Christ – donc un Ordre du Temple plus ou
moins poursuivi – au Vatican. Rarement conféré, il est notamment destiné aux Chefs d’États
catholiques.
116. On pourrait aussi ajouter l’adoration d’une idole à tête d’homme, qui a également fait naître
les hypothèses les plus farfelues.
117. B. Frale, Les Templiers, (trad. fr.) Paris, 2004, pp. 156-161.
118. A. Demurger, sans doute le meilleur spécialiste actuel des Ordres religieux et militaires,
aboutit à la même conclusion : « Il ne s’agit pas d’un rite magique ou ésotérique. » Cf. op. cit. ,
pp. 390-393.
119. On se souvient que l’inventeur d’un trésor est celui qui le met au jour… mais comment
désigne-t-on celui qui en invente l’existence ?
120. Sur cette question en général on ne peut ignorer les travaux essentiels et richement
documentés de P. Mollier, La Chevalerie maçonnique – Franc-maçonnerie, imaginaire
chevaleresque et légende templière au Siècle des Lumières, Paris, 2005.
121. Version du manuscrit d’Epernay, 1736. Cf. Discours prononcé à la réception des Francs-
maçons par le Chevalier André-Michael de Ramsay, (présentation et édition par Georges Lamoine),
Toulouse, s.d.
122. On trouvera une revue à jour sur ce point dans A. Bernheim, « Ramsay and his Discours
revisited », Ars macionica 14 (2004). Cf. aussi, du même auteur, Ramsay et ses deux discours,
Télètes, 2011.
123. La référence sur cette histoire demeure toujours R. Leforestier, La franc-maçonnerie
templière et occultiste aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 1970. On doit cependant y joindre les
importantes remarques faites par A. Bernheim, « Notes sur Notes à propos du Rite Ecossais
Rectifié », Ars macionica 11 (2001). Plus récemment, R. Dachez, Histoire illustrée du Rite écossais
rectifié, Dervy, 2021.
124. Sur ce point, comme en ce qui concerne d’autres faux célèbres de l’histoire maçonnique, on
peut se reporter à un savoureux chapitre de Gould, « Apocryphal manuscripts », op. cit. I, pp. 217-
235.
125. E. Martin Saint-Léon, op. cit. p. 145.
126. Ibid., p. 178.
127. Observons que les « valets » sont inclus dans cette exclusion, ce qui paraît singulièrement
abusif et peu réaliste si ce sont bien des compagnons que l’on parle. Mais, comme dans bien d’autres
cas, ce mot avait des acceptions et des emplois multiples.
128. G. Renard, Guilds in the Middle Ages, Londres, 1918, p. 41.

129. Nous verrons qu’il n’en était pas de même chez les maçons écossais du XVIIe siècle !
130. On verra même plus loin qu’en Écosse, les maçons inventeront des secrets supplémentaires –
des « moyens de reconnaissance » – pour empêcher les « manœuvres » d’exercer indûment leur
métier. On a d’ailleurs aperçu quelque chose de comparable chez les Steinmetzen (Gruss und
Schenk).
131. Ms Cooke.
132. Kenning’s Masonic Encyclopedia, Londres, 1878, p. 529.
133. Sur cette question, la référence princeps demeure l’article de Paul Frankl : « The Secret of
the Medieval Masons » Art Bulletin 27 (1945) : 46-68. Cf. aussi les développements que l’auteur a
apportés dans son livre The Gothic : Literary Sources and Interpretations through Eight Centuries,
Princeton, 1960, ainsi que les précieux apports de L. R. Shelby, Gothic Design Techniques : the
Fifteenth-Century Design Booklets of Mathes Roriczer and Hanns Schmuttermayer, Carbondale and
Edwardsville, 1977. Pour une synthèse accessible en français, voir : R. Recht, « La loge et le soi-
disant “secret” des bâtisseurs de cathédrales », Histoire et archéologie, 1980, n° 47, pp. 8-23 et plus
généralement, sous la direction du même auteur, les riches aperçus qu’on trouve dans Les bâtisseurs
des cathédrales gothiques (Coll.), Strasbourg, 1990.
134. P. du Colombier, op. cit. pp. 94-95.
135. Mortet-Deschamps, op. cit. I, 5.
136. Auteur d’un toujours très estimable ouvrage : Building in England down to 1540, Oxford,
1952.
137. P. du Colombier, op. cit, p. 92.
138. Voici un peu plus de soixante-dix ans déjà, dans un livre à la fois drôle et implacable, le
grand archéologue et architecte J.-P. Lauer a montré l’inanité de toutes ces pseudo-démonstrations :
Le problème des pyramides d’Égypte, Paris, 1948.
139. F. Benoit, L’Architecture, l’Occident médiéval, 2 vol., Paris, 1933, II, 303.
140. J. Gimpel, op. cit. p. 117.
141. Sur cette question, il faut de reporter au livre implacable et superbement documenté de
M. Neveux, Le Nombre d’or, radiographie d’un mythe, Paris, 1995.
142. Les 13 livres de Éléments, écrits vers 300 avant notre ère et constamment transmis depuis
lors, furent imprimés dès 1482 à Venise.
143. Venise, 1509. Le titre complet de l’ouvrage est d’ailleurs très évocateur des intentions de son
auteur : œuvre nécessaire à tous les esprits perspicaces et curieux, où chacun de ceux qui aiment
étudier la philosophie, la perspective, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique et les
autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate, subtile et admirable doctrine et se
délectera de diverses questions touchant une très secrète science.
144. (1810-1876) Philosophe et professeur à Leipzig puis à Münich.
145. (1813-1866) Docteur en médecine, il se disait à la fois chirurgien, pédiatre, ophtalmologue,
accoucheur, et avait sillonné toutes les villes d’Europe centrale.
146. Né en 1881 en Roumanie d’une famille qui avait servi le Tsar de Russie – Ghyka avait droit
au titre de Prince –, il sera élevé à Paris. Polyglotte, il fera l’École navale, l’École supérieure
d’électricité et obtiendra aussi un doctorat en droit. Diplomate roumain, il fut en poste dans diverses
capitales européennes. Ruiné en 1946, il émigra aux USA où il devint professeur d’esthétique et
d’histoire de l’art. Il mourut en Virginie en 1965.
147. L’Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, Paris, 1927 et Le Nombre d’or.
Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, 2 vol., Paris,
1931.
148. Sur les plus extrêmes réserves qu’on doit formuler à leur propos – et à propos de tous les
ajouts de la même veine qui sont apparus dans le sillage de Matila Ghyka – voir notamment deux
liens internet de grand intérêt : http://ic.epfl.ch/webdav/site/ic/shared/article_drapel_. jaquier.pdf (Le
nombre d’or : réalité ou interprétations douteuses) et http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?
article796 (Le mythe du nombre d’or).
149. Robert L. D. Cooper, The Rosslyn Hoax – Viewing Rosslyn Chapel from a new perspective,
Lewis, 2006. Une traduction française a paru, sous le titre : Rosslyn, splendeurs, mythes et réalités,
préf. J. Solis, 2011.
150. Soit en pleine période de destruction de l’Ordre du Temple.
151. Cf. sur ce point le travail définitif et impressionnant de R. Cooper, The Knights Templar in
Scotland : The Creation of a Myth, AQC 115 (2002), p. 94-152.
152. Pour toute cette section, les références majeures, auxquelles je ne renvoie pas
systématiquement à chaque indication qui en est tirée, sont les deux ouvrages de D. Stevenson : The
Origins of Freemasonry. Scotland’s century, 1590-1710, Cambridge, 1988 (On consultera avec
prudence la traduction française, souvent fautive ou maladroite, publiée sous le titre : Les Origines de
la Franc-Maçonnerie. Le Siècle de l’Écosse, 1590-1720 (sic), Paris, 1990) ; The First Freemasons.
Scotland’s early lodges and their members, Aberdeen, 1988 (une traduction convenable est
disponible : Les premiers francs-maçons. Les loges écossaises originelles et leurs membres, Paris,
1999). Ces deux livres majeurs font également l’objet du Chapitre V du présent ouvrage pour
l’analyse détaillée de leurs apports relatifs à l’évolution des loges écossaises au cours du
XVIIe siècle.
153. Si l’usage maçonnique ultérieur a consacré la traduction française de Warden par
« Surveillant », le sens premier de ce mot, emprunté au vocabulaire des organisations
professionnelles depuis la fin du Moyen Âge, est parfaitement rendu par le mot « Garde » que nous
avons déjà rencontré. L’étymologie est la même : francique wardôn = veiller, être sur ses gardes ;
allem. warten = attendre ; angl. to ward = garder, protéger. L’Oxford English Dictionary, à l’article
« warden », signale du reste que c’est une variante locale du nord-est du pays pour le mot
« guardian ».
154. G.P. Edwards, « William Elphinstone, his college chapel, and the second of April »,
Aberdeen University Review, LI (1985), pp. 1-17. Cité in D. Stevenson, The Origins…, p. 24.
155. EMC, p. 32 – trad. R. Désaguliers, Renaissance Traditionnelle 47 (1981), p. 167.
156. D. Knoop, G.P.Jones, Genesis of Freemasonry (GFM), Londres, 1943, p. 105-106.
157. Du reste, les Ordonnance de York, en 1370, le disent très clairement : « aucun maçon ne sera
admis à travailler [définitivement] avant d’avoir été éprouvé pendant au moins une semaine sur la
qualité de son travail. » D. Knoop., G.P. Jones, The Medieval Mason, Londres, 1938, p. 249.
158. D. Stevenson lui-même ne s’y risque pas !
159. Chapitre V : « Retour vers l’Écosse : la Terre promise ? »
160. Notons qu’il n’y a qu’un Surveillent (Warden).
161. Les Mss Kevan et Chetwode Crawley, très proches, portent ici « Fellow craft »
162. Sans doute une corruption du Ms d’Edimbourg (« broad ovall »). Le Chetwode Crawley
mentionne à la place « broaked mall », un instrument du tailleur de pierre. Il semble plus sûrement
s’agir d’une corruption de broached ornal = ornel broché, ou moellon piqué, qui s’insère plus
logiquement dans cette énumération de pierres. Cf. R. Désaguliers, Les Pierres de la franc-
maçonnerie, de la première pierre à la pierre triomphale, Paris, 1995 (Chapitre III : The Broached
Ornel ou le retour de l’Orneau broché).
163. Dans une langue imagée, le « parpaing » désignerait ici le foie et la « motte verte », la
vésicule biliaire. Dans une tradition qui remonte à l’Antiquité grecque, le foie a été longtemps
associé au siège de l’âme et de la mémoire. Il semble qu’on place ainsi le secret dans le corps même
d’un maçon. Dans un autre catéchisme, publié en 1723 dans The Flying Post, intitulé A
Masons’examination, on dit aussi que la clé de la loge est « sous le recouvrement de mon foie, là où
sont gardés les secrets de mon cœur ». (EMC, P. 74.)
164. Il s’agit du nom des deux colonnes du Temple de Salomon : Yakhin et Boaz
165. Gabarit fixant la dimension des pierres à tailler.
166. C’est-à-dires les cinq points du Compagnonnage, décrits plus haut dans le même texte.
167. C’es-à-dire celui de Compagnon, car il n’y a à cette époque que deux grades : « Entered
Apprentice » et « Fellowcraft or Master ».
168. EMC, pp. 31-34. Plusieurs traductions ont été publiées en français. On peut notamment se
référer à celle de R. Désaguliers, « Les Trois plus anciens rituels maçonniques », Renaissance
Traditionnelle, 47 (1981), pp. 160-170, et à celle d’E. Mazet dans La franc-maçonnerie, textes
fondateurs (Coll.), Paris, 1994. Je n’entre pas ici dans l’explication des difficiles choix de traduction
ni dans les commentaires sur la signification de certains des objets évoqués. Les deux articles cités
abordent les problèmes principaux qui sont posés par ce texte. Dans une perspective plus
spécifiquement linguistique, voir Ph. Langlet, Les textes fondateurs de la franc-maçonnerie, Paris,
2006, pp. 102-122.

169. C’est dans le dernier tiers au XVe siècle, à l’époque où paraissaient en Italie les premiers
grands traités fondateurs de l’architecture renaissante, que des historiens et archéologues italiens
conçurent la notion de Moyen Âge (media tempestas) pour mettre entre parenthèses, en quelques
sorte, la période s’étendant à peu près du Ve siècle au XVe siècle, désormais tenue pour une âge
d’obscurcissement après l’effondrement de la civilisation antique et l’oubli de sa culture. Cf. George
L. Burr, « How the Middle Ages got their name », American Historical Review, 20 (1914 – 1915),
pp. 813-815.
170. On pourrait objecter la mention du mot « speculatyf » dans le Ms Cooke (c. 1420). Toutefois,
le terme ne s’y applique pas à un maçon et ne fut repris dans aucun autre manuscrit des Anciens
Devoirs, preuve, s’il en fallait, qu’il ne renvoyait alors à rien d’établi. Il paraît donc tout à fait exclu
d’en faire la source de l’expression « maçon spéculatif » et plus encore d’en déduire que la notion
existait au XVe siècle. C’est cependant l’écueil qui menace l’historien de rencontre qui prendrait le
risque de bâtir une théorie sur un mot, en détachant ainsi un texte de son contexte historique, social et
culturel ! Cf. GFM, pp. 129-130.
171. GFM, p. 131.
172. J. H. Lepper, Ph. Crossle, History of the Grand Lodge of Free and Accepted Masons of
Ireland, Dublin, 1925, pp. 28-30.
173. Je remercie mon regretté et savant ami John Acaster, qui fut membre de la célèbre loge de
recherche Quatuor Coronati 2076 de Londres, de m’avoir fourni ces quelques indications. La
discussion de cette date était déjà présente dans l’article d’E. Ward, « The Baal Bridge Square »,
AQC 82 (1969), pp. 255-257. Le doute subsiste par conséquent.

174. Citons notamment, sans être exhaustif : L’Art religieux du XIIIe siècle en France (1899),
L’Art religieux de la fin du Moyen Âge en France (1908), L’Art allemand et l’art français du Moyen
Âge (1917), L’Art religieux au XIIe siècle en France (1922), Art et artistes du Moyen Âge (1927).
175. Rappelons que toutes leurs sculptures étaient habituellement ornées de couleurs et que leurs
murs formaient ainsi en permanence, aux yeux des fidèles, comme une gigantesque enluminure
qu’on pouvait parcourir sans peine.
176. On peut en dire autant des interprétations « alchimiques » auxquelles on a soumis quelques
cathédrales et qui ne relèvent le plus souvent que d’une méconnaissance assez nette de symboles
conventionnels, en usage au Moyen Âge pour figurer certaines sciences ou certaines notions. La
source majeure se trouve dans un ouvrage publié en 1640 par Esprit Gobineau de Montluisant,
Explication très curieuse des énigmes et figures hiéroglyphiques qui sont au grand portail de Notre-
Dame de Paris, livre sur lequel plus tard s’appuiera l’énigmatique Fulcanelli pour construire les
thèses très imaginatives de son Mystère des cathédrales (1926). Il y aurait, en ce domaine, un
salutaire travail de démystification à opérer : il passe d’abord par la réacquisition d’une certaine
culture classique.
177. Il veut dire que les sculpteurs étaient des laïcs, mais il s’agit bien d’édifices religieux.
178. Dictionnaire raisonné de l’architecture, Paris, 1866, pp. 144 sq.

179. L’Art religieux au XIIIe siècle, Paris, éd. 1948 (rééd. 1987), p. 711712.
180. On songe évidemment en tout premier lieu à Guillaume Durand, évêque de Mende au
XIIIe siècle, auteur du Rationale divinorum officiorum, qui sera aussi l’un des premiers livres
imprimés (Mayence, 1459) et dans lequel il consacre de longs développements à cette question.
181. Où sont les « francs-charpentiers » et les « francs-forgerons » ? Notons toutefois que dès le
XVIIIe siècle il a existé des « francs-jardiniers »…
182. Mon maître René Désaguliers fut parmi les premiers à explorer méthodiquement cette piste
de recherche dont il a livré l’essentiel dans Les pierres de la franc-maçonnerie.., op. cit.
Notes
1. C’est à dessein que le mot Gentleman n’est pas traduit ici, et notamment pas par le mot français
« gentilhomme », car l’assimilation à une quelconque noblesse induirait gravement en erreur sur le
statut social réel, qui n’a au demeurant jamais été complètement établi, du premier Grand Maître.
Tout laisse à penser qu’il était relativement modeste. Cf. J. W. Hobbs, « Mr Anthony Sayer :
Gentleman. First Grand Master of Masons, 1717 », AQC 37 (1924), pp.218-248 et R.T. Beck,
« Anthony Sayer, Gentleman : The truth at last », The Prestonian Lecture for 1975, AQC 87 (1974),
pp. 65-84.
2. Si, du moins, l’on en croit le récit procuré vingt ans après les événements par Anderson lui-
même : The New Book of Constitutions of the Antient and Honourable Fraternity of Free and
Accepted Masons, Londres, 1738, p. 109-110. Du reste, et j’y reviendrai plus loin, la réalité même de
cet événement en 1717 est aujourd’hui contestée ! Mais son récit demeure fondateur…
3. Les dimensions de la salle de la taverne de l’Oie et le Gril, dont le plan exact nous est connu, ne
permettaient pas d’en accueillir davantage.
4. Dans le texte de 1723, certainement rédigé avant la mort de Wren, ce dernier n’est cité qu’une
fois comme « l’habile architecte » qui avait dirigé la construction de la nouvelle cathédrale Saint-
Paul. Rien d’autre n’est dit à son propos. Ce silence, du vivant de Christopher Wren, est plus que
révélateur (The Book of Constitutions, 1723, p. 41). En revanche, sa qualité de « simple franc-
maçon » (spéculatif) semble plus plausible. Pour une mise au point récente sur l’appartenance
maçonnique de Wren, cf. J. Campbell, Was Sir Christopher Wren a Mason ? Prestonian Lecture for
2011, AQC 125 (2012), pp. 15-60. Il conclut notamment : « Sir Christopher Wren fut-il maçon ? Ma
réponse est oui, je pense qu’il le fut, mais pas vraiment comme on le serait de nos jours. »
5. Médecin formé Cambridge, il devint aussi Ministre de l’Église d’Angleterre. Fondateur de la
Society of Antiquaries en 1717 (!) et plus tard Fellow de la Royal Society, comme de nombreux
francs-maçons de son temps, nous le reverrons.
6. Souvenons-nous qu’à cette date, la Grande Loge a trois ans et demi à peine !
7. D. Knoop and G.P. Jones, GFM, p. 191.
8. Rappelons que c’est seulement le 24 juin 1723 que la Grande Loge inaugura ce qui paraît bien
être son premier livre de procès-verbaux. Nous n’avons aucun témoignage direct de ses travaux entre
1717 et 1723 : nous devons là encore, pour toute cette période obscure, nous fier entièrement aux
brèves notes (7 pages) publiées par Anderson en 1738…
9. L’adjectif « Premier » que les érudits maçonniques anglais attribuent souvent à la Grande Loge
de 1717 (« The Premier Grand Lodge »), joue sur une véritable ambiguïté : il veut tout aussi bien
dire « la plus ancienne » que « la plus respectable »…
10. The Constitutions of the Free-Masons, containing the History, Charges, Regulations, & c. of
that most Ancient and Right Worshipful Fraternity, Londres, 1723.
11. The New Book of the Constitutions…, p. 109.
12. Il dit précisément que les libres nations britanniques avaient « redonné vie (reviv’d) aux loges
déclinantes de Londres » (The Constitutions…, 1723, p. 47). En 1738, dans une rédaction enrichie, il
affirme qu’au début des années « les loges particulières étaient très peu fréquentes et le plus souvent
occasionnelles » ; néanmoins il en dénombre alors six à Londres, dont quatre semblent correspondre
à celles de 1717 : en une trentaine d’années, le bilan de la « franc-maçonnerie » londonienne aurait
donc été la perte de deux loges sur six…
13. C’est du moins l’opinion que voulaient manifestement faire prévaloir certains dignitaires de la
Grande Loge de 1717. Ce fut encore sur ces références opératives prétendues que s’appuya, en partie,
l’Union de 1813 qui permit la création de l’actuelle Grande Loge Unie d’Angleterre. On peut
cependant se demander si la « tradition opérative » avait autant d’importance, dans divers cercles
maçonniques, anglais ou irlandais, au milieu du XVIIIe siècle. Cf. sur cette question l’étude
documentée de T. Boudignon, « Néo-opérativisme dans la franc- maçonnerie spéculative anglaise et
française à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle », Actes du Ille Colloque du Cercle
Renaissance Traditionnelle, Renaissance Traditionnelle, 118-119 (1999), pp. 103-124.
14. (1836-1915). Après une carrière de militaire puis de juriste, il se consacra à l’histoire
maçonnique dont il devint le chef d’école. Il est l’auteur d’un monument : History of Freemasonry,
Londres, 1882-1887 – 3e édition, revue par H. Poole, Londres, 1951 (dans la suite de ce livre, je
citerai d’après cette dernière édition).
15. (1841-1911). On lui doit surtout : The Old Charges of British Freemasons, Londres, 1872 ;
Origins of the English Rite, Londres, 1884. 4. Son œuvre majeure, insuffisamment exploitée par
nombre de chercheurs, reste : Records of the Hole Crafte and Fellowship of Masons, Londres, 1894.
16. Pour ne s’en tenir qu’aux ouvrages publiés dans les cinquante dernières années environ, on
peut encore trouver des conceptions analogues, notamment dans : D. Knoop et G.P. Jones, Genesis of
Freemasonry, Manchester, 1947, et B.E. Jones, Freemason’s Guide and Compendium, Londres,
1956.
17. Il faut aussi rappeler qu’en France elle a en outre bénéficié d’un patronage guénonien dont j’ai
déjà souligné la grande faiblesse (supra, p. 16, n. 2).
18. « 600 years of Craft Ritual », AQC 81 (1968), pp.153-205, repris sous une forme révisée dans
Harry Carr’s World of Freemasonry, Londres, 1984, pp. 1-27 ; « Transition from operative to
speculative Masonry », Prestonian Lecture for 1957, in Collected Prestonian Lectures, Londres,
1985, Vol. I, pp. 421 -438 ; « Freemasonry before Grand Lodge », in Grand Lodge 1717-1967,
Londres, 1967, pp. 1-46.
19. Prestonian Lecture for 1957, op. cit., p. 421.
20. Encore que la mention portée sur le registre de la loge soit très elliptique et donc très ambiguë.
Finalement on ne sait pas très bien dans quelles conditions il fut présent ni s’il fut réellement
« initié » aux secrets de la loge.
21. Il faut surtout noter que l’appellation « loge » n’apparaît jamais dans les quelques archives de
l’Acceptation qui mentionnent cette activité.
22. Outre la somme rédigée par E. Conder, op. cit., on peut aussi consulter : C.N. Batham, The
London Company of Masons, AQC 90 (1977), pp. 142-176.
23. EMP, pp.31-34.
24. Ibid, p. 42.
25. Ibid, p. 40.
26. Dans le système écossais, on s’en souvient, les journeymen étaient des Apprentis qui, au terme
de leur formation, n’avaient pas pu ou pas souhaité accéder au statut de Compagnon du Métier. Ils
travaillaient dès lors dans une certaine précarité, comme « hommes de journée » ou tâcherons. Il
convient cependant de ne pas les confondre avec les cowans qui étaient pour l’essentiel des
manœuvres sans qualification reconnue.
27. (1742-818) Imprimeur écossais, maçon très actif, il publia en 1772 la première édition de ses
Illustrations of Freemasonry, ouvrage qui connut un grand succès et de multiples éditions et
contribua fortement à fixer les « Instructions » (Lectures) des trois premiers grades de la maçonnerie
anglaise. Pour une traduction française de ce texte essentiel : Illustrations de la franc-maçonnerie,
traduction, introduction et notes de G. Lamoine, Paris, 2006.
28. Grand Lodge, op. cit., p. 46.
29. Et d’aucuns lui accordent encore, comme à la Bible latine qui porte le même nom, une foi sans
nuance…
Notes
1. On lira notamment : W Mc Leod, « Why l still believe in the Transition Theory », The Cryptic
Scholar, 1991, pp. 60-67. En revanche, plus récemment, dans son livre The Genesis of Freemasonry,
D. Harrison, dans un court chapitre de 25 pages intitulé « The Transition from Operative to
Speculative 1640-1717 », 2009, ne fait même plus aucune allusion directe à ce débat.
2. E. Ward, « The Birth of Freemasonry », AQC 91 (1978), pp. 77-116
3. Chapitre V.
4. La chose, du reste, contrairement à ce que l’on pense parfois, ne faisait aucun doute pour les
maçons les plus éminents du XVIIIe siècle. Ainsi, dans le Rituel Général de Maître Ecossais se
Saint-André, rédigé en 1809, Jean-Baptiste Willermoz (1750-1824), l’un des francs-maçons les plus
érudits de son temps, écrivait : « L’histoire de [la mort d’Hiram] et de son assassinat par trois
compagnons est une fiction ingénieuse que favorise à cet égard le silence des Saintes Écritures. Elle
voile cependant de grandes vérités pour le maçon qui veut s’instruire. » (Ms 5922-4, Bibliothèque de
la Ville de Lyon)
5. Que l’on songe, pour approcher le mode de pensée dont procède cette confusion, à la fameuse
miniature de Jean Fouquet évoquée plus haut (pp. 19-21).
6. « The crisp English word Freemason », AQC 68 (1955), pp. 58-81.
7. EMP, pp. 34-35.
8. Ibid., p. 41-42.
9. Ibid., p. 34. Il semble donc bien qu’il distinguait ici la « Compagnie » opérative, dont celle de
Londres (London Masons’Company) était le modèle, et la « Société » qui, elle, aurait rassemblé les
« spéculatifs ».
10. Le texte des Constitutions de 1723 ne mentionne pas une seule fois le mot freemason, alors
qu’on y trouve 126 références aux Masons, 12 aux Free Masons, 10 aux Free and Accepted Masons,
9 aux FreeMasons, 4 aux Accepted Masons et une aux Accepted Free Masons. Ce simple décompte
et surtout l’absence du premier terme sont assez éloquents, il faut en convenir.
11. C’est notamment le cas de la loge d’Alnwick, connue depuis 1701 et qui disparut une
cinquantaine d’années après, soit au beau milieu du « siècle d’or » de la maçonnerie spéculative !
12. Il est remarquable qu’E. Ward, sans y insister, ait souligné ce point que développeront
amplement les études de D. Stevenson, dix ans plus tard. J’y reviendrai en détail plus loin
(Chapitre V).
13. Du reste la Compagnie des Maçons de Londres a fini elle-même par perdre tout pouvoir sur le
Métier – elle est devenue « non-opérative » – sans pour autant devenir spéculative. Elle subsiste
toujours comme l’une des Livery Companies de Londres, continue à élire annuellement son Maître
(Master) et ses deux Gardes (Wardens) et occupe le 30e rang protocolaire sur les 108 Compagnies
reconnues. The Worshipful Company of Masons, institution à présent purement honorifique – on
dirait presque mondaine – contribue à l’élection tout aussi protocolaire et symbolique du Lord
Maire ; elle est essentiellement composée d’honorables personnes dont les buts sont essentiellement
caritatifs, soutenant notamment financièrement les apprentis des métiers du bâtiment dans leur
formation et proposant des aides et des secours divers aux personnes appartenant à ces métiers. Elle
offre deux types de statuts pour ceux qui y adhèrent : Freeman (correspondant au simple
membership) et Liveryman (accès au fellowship). Il ne peut y avoir plus de 175 Liverymen. Son site
est consultable sur : http://www.masonslivery.co.uk/
14. Il existe des mentions épisodiques dont l’examen sommaire semblerait accréditer la thèse
faisant de freemason une contraction de freeman mason (c.-à-d. ayant reçu la « franchise » de
l’Incorporation). On ne l’observe toutefois qu’à de très rares reprises dans les archives des loges
écossaises (comme à Édimbourg en 1630 ou Melrose en 1674) ; en tout cas, et c’est évidemment un
point à souligner, le terme ne s’appliquait jamais aux Gentlemen Masons ! Rappelons aussi que le
mot freemason dans son sens purement opératif (freestone mason) était également inconnu en Écosse
où la « franche pierre » (freestone) ne se trouvait pas. On doit cependant noter au passage que Ward,
comme nombre d’auteurs anglais voici à peine quelques années encore, minimisait d’une façon
presque caricaturale le rôle éventuel de l’Écosse. Si cette lacune de son argumentation n’affecte en
rien la pertinence de sa critique à l’égard de la théorie de la transition, elle sera largement comblée,
nous le reverrons, par les travaux désormais essentiels de D. Stevenson sur la pratique des loges
écossaises et le destin des Gentlemen Masons au cours du XVIIe siècle.
15. En fait, on a de bonnes raisons de soupçonner un texte intermédiaire remontant au milieu du
XVIe siècle. Il resterait cependant encore plus d’un siècle de silence documentaire absolu.
Récemment, quelques laborieuses tentatives de combler, au moins partiellement, ce fossé ont montré
leurs limites et n’emportent aucunement la conviction des spécialistes anglais de la question
(communication personnelle du Pr Andrew Prescott notamment).
16. La Maison des Tudor régna 118 ans, de 1485 à 1603. Ce sont les Tudor Times.
17. L’étude princeps sur cette question reste celle de D. Knoop, G.P. Jones, « The rise of the
mason contractor ». Journal of the Royal Institute of British Architects 43 ; 20 (1936), 1061-71.
Cf. aussi GFM, pp. 110-114.
18. Nous verrons plus loin comment l’érudit anglais C. Dyer, en 1982, développera cette remarque
pour fonder une nouvelle théorie des origines de la Maçonnerie spéculative. Cf. Chapitre III : « Une
piste religieuse ».
19. Il existe, dès 1638, des références plus précoces dans la littérature écossaise mais pas dans le
domaine anglais.
20. Et encore cette date présumée ne repose-t-elle que sur l’affirmation simplement énoncée sans
autre preuve en 1729 dans un document intitulé Engraved List of Lodges, une sorte d’état
annuellement publié par la Grande Loge entre 1722 et 1778. Rappelons qu’elle fut reconnue comme
la première dans l’ordre de « seniority » par la Grande Loge de Londres.
21. (1695-1770). Médecin, érudit amateur de choses anciennes (antiquarian) et Fellow de la
Royal Society. Il fut un des dignitaires de la Grand Lodge of All England at York, puissance
maçonnique « régionale » qui fut active entre 1725 et 1740, puis de nouveau à partir de 1761 jusque
vers 1790 et ne compta guère plus de 14 loges. Le Discours de Drake connut un vif succès, fut
imprimé à plusieurs reprises et eut une grande diffusion. C’est l’un des « textes fondateurs » de la
tradition maçonnique anglaise et l’un des plus anciens témoignages de ses premières valeurs et de
son état d’esprit d’origine.
22. (1732-1814). Il est considéré en Angleterre comme le « père du symbolisme maçonnique ».
Notes
1. « The Birth of Freemasonry (Another Theory) », AQC 92 (1979), pp. 199-202.
2. Cette affirmation a été contestée, notamment par C. Dyer, AQC 95 (1982) p. 65, alors que des
vues analogues avaient été soutenues par N. Rogers, « The Lodge of Elias Ashmole », AQC 65
(1952) pp. 35-51. D’autre part, en analysant une biographie d’Elias Ashmole (C.H. Josten, Elias
Ashmole, 1617-1692, Oxford, 1966) dans AQC 79 (1966) pp. 240-249, H. Carr avait rappelé que
dans la liste des membres de la loge de Warrington, on trouve aussi bien des royalistes que des
« Têtes Rondes » et d’ailleurs également aussi bien des catholiques que des protestants. On sait ainsi
que le Colonel Henry Mainwaring, parent et allié d’Ashmole, reçu franc-maçon le même jour que lui
à Warrington, était un officier fidèle au Parlement.
3. Poor Robin’s Intelligence, EMP, pp. 30-31.
4. Natural History of Wiltshire, ibid. p. 42.
5. Telfair’s tract, ibid. p. 34.
6. Anti-masonic leaflet, ibid. p. 34-35.
7. Allusion à la réponse parfois attribuée à Edmund Hillary lorsqu’on lui demandait pourquoi il
avait décidé de vaincre l’Everest : « Parce qu’il est là ! » (Because it is there !). En fait, elle est due à
George Leigh Mallory qui disparut en 1924 au cours d’une ascension malheureuse. Son corps fut
retrouvé dans la glace 75 ans plus tard, en 1999.
8. Notamment autour de la personnalité controversée du Duc de Wharton, l’un de ses premiers
Grands Maîtres.
9. « Some thoughts on the origins of speculative Masonry », AQC 95 (1982), pp. 120-169.
10. Cf. pp. 147-148.
11. On sait que York est resté l’un des « enfants terribles » de la franc-maçonnerie anglaise. Une
Grande Loge rivale de Londres y fut établie vers 1725 et fonctionna de façon intermittente au cours
du XVIIe siècle, je l’ai déjà signalé (Cf. p. 150, n. 2). Elle a été pareillement « réveillée » au début
des années 2000 dans des conditions tout aussi pittoresques…
12. Rappelons le caractère très polysémique et l’usage répandu du mot « loge » (ou « lodge »)
depuis le Moyen Âge. Il désignait toutes sortes d’édifices provisoires de destinations variées – à
l’origine, les loges de chantier n’étaient pas autre chose, on l’a vu. Que l’on songe aussi à la Fête des
Loges de Saint-Germain-en-Laye, qui existe toujours et n’a pas grand rapport avec la franc-
maçonnerie. Pour s’en convaincre, il n’est que de consulter la définition de ce mot dans le
Dictionnaire de l’Académie, 4e édition, 1762 : « LOGE. s.f. Petite hutte faite à la hâte. Cet Ermite
s’est fait une petite loge. Il se prend plus ordinairement pour un petit réduit fait de cloisonnage,
& capable de contenir plusieurs personnes. La loge d’un Portier, d’un Suisse. Les loges de la foire
saint Germain. Les loges des Lingères, des Merciers, & c. Louer une loge à la foire. Les loges de la
Comédie, & c. La première loge. La seconde loge. La loge du Roi. La loge de la Reine. Retenir une
loge à la Comédie, à l’Opéra. On distingue dans les spectacles les loges des différens étages, par le
nom des premières, secondes & troisièmes. On appelle aussi Loges, aux Petites Maisons, Les réduits
où l’on enferme les fous. On appelle encore dans les Ménageries, Loges, les réduits où l’on enferme
les bêtes féroces. La loge du Lion. La loge du Tigre. On dit dans le même sens, & par extension, La
loge d’un chien. Dans un buffet d’Orgues, le lieu où sont les soufflets s’appelle Loge. » Observons
que la signification maçonnique du mot n’y apparaît que dans la 6e édition de 1835.
13. « The Origin of Freemasonry – A New Theory », AQC 106 (1993), pp. 16-50.
14. Sur le problème plus général des relations entre le protestantisme et la Maçonnerie spéculative
à son origine : R. Dachez, « Le protestantisme aux origines de la franc-maçonnerie – Où, quand,
comment ? », Actes du Colloque Protestantisme et franc-maçonnerie, Paris, 2000, pp. 35-44.
15. On songe notamment au très célèbre traité De verbo Mirifico publié en 1496 par de Johannes
Reuchlin (1455-1522).
16. Ce sujet, maintes fois évoqué, pour le meilleur et pour le pire, il faut se reporter en premier
lieu aux aperçus généraux de grand intérêt proposés par F. Yates, The Occult Philosophy in the
Elizabethan Age, Londres, 1979 ; trad. fr. La philosophie occulte à l’époque élisabéthaine, Paris,
2002.
17. « The origin of the Craft », AQC 96 (1983), pp. 170-183.
18. Memoirs of the Life of that Learned Antiquary, Elias Ashmole, Esq. : Drawn up by himself by
way of Diary, Londres, 1717.
19. « Freemasonry in the Seventeenth Century : Warrington 1646 », The Masonic Magazine,
1881, Vol. IX, no 102, pp. 221-236.
20. « The Lodge of Elias Ashmole », AQC 65 (1952), pp. 35-51.
21. Cf. p. 131, n. 3.
22. Même si nombre de ses membres, mais pour des raisons purement sociologiques, sont francs-
maçons (à commencer par E. Conder Jr qui fut aussi membre de la loge Quatuor Coronati).
23. « Freemasonry in the Seventeenth Century : Chester 1600-1700 », The Masonic Magazine,
1882, Vol. IX, no 103, pp. 309-319.
24. La traduction du mot « fellowship » soulève ici des difficultés particulières. On peut
naturellement le rendre, selon l’usage (fellow = compagnon) par « compagnie ». Toutefois, la
confusion avec la « Company » (London Masons’Company) qu’elle induit est peut-être abusive : on
parle ici de ce qui se passe « dans tout le pays » et pas seulement à Londres où une organisation
structurée existe en effet mais c’est un peu une exception (même si des guildes un peu comparables
de maîtres maçons ont aussi existé à Durham, York, Coventry, Norwich et Chester, où se tenait la
loge de Randle Holme). Le recours au terme « confrérie » préjuge ici en partie de la nature exacte de
l’organisation en question, laquelle demeure à établir.
25. Cf. supra, p. 143.
26. Ce fait, jamais expliqué de manière satisfaisante, est peut-être à rapprocher, précisément, de la
signification ambiguë prise, nous l’avons vu, par le terme Freemason, au cours du XVIIe siècle, et
dont la Compagnie aurait voulu à son tour se démarquer.
27. La Compagnie des Maçons de Londres existe toujours comme un des lieux privilégiés de
« l’aristocratie municipale » de la Cité de Londres, nous l’avons vu.
28. Il est curieux d ’observer que, deux siècles environ plus tard, ce processus rappelle
étrangement celui qui présida en France, à la fin du XIVe siècle, à la naissance du Compagnonnage !

29. On notera d’ailleurs que vers la fin du XVIIIe siècle diverses Friendly Societies apparurent,
empruntant à des « traditions » variées, sans preuve convaincante au demeurant. Ainsi, « l’Ordre
Ancien et Royal des Forestiers » (Ancient Royal Order of Foresters) ou « l’Ordre Ancien des
Druides » (Ancient Order of Druids). On peut également citer le cas singulier de « l’Ordre des
Francs-Jardiniers » (Free-Gardeners). Plusieurs de ces sociétés sont toujours en activité et forment
essentiellement aujourd’hui des mutuelles d’assurances qui ont curieusement conservé une certaine
forme de rituel et des références « symboliques » à l’Art forestier ou aux Mystères druidiques ainsi
qu’un vocabulaire et des décors particuliers. Pour autant, elles ne se présentent nullement comme des
« sociétés initiatiques » mais traduisent la séculaire passion britannique pour la ritualisation et la mise
en scène symbolique de nombreuses conduites sociales. Sur cette question encore mal connue une
synthèse récente et très documentée a été publiée en français : J.-P. Bacot, Les sociétés fraternelles,
un essai d’histoire globale, Paris, 2007.
30. C’est ce que prévoient explicitement les Règlements Généraux de 1723.
31. The Friendly Society : a proposal of a new way or method for securing houses from any
considerable loss by fire, 1684.
32. Ibid.
33. Cf. W. Wonnacott, « The Friendly Society of Free and Accepted Masons », AQC, 29 (1916),
pp.107-277.
34. Des mouvements de grève, notamment dirigés contre la Compagnie des Maçons de Londres –
ce qui confirme bien son statut « patronal » –, se produisirent en 1750 et 1775.
35. Il faudrait signaler ici encore la survivance curieuse d’usages rituels et d’allure initiatique dans
certaines sociétés ouvrières « pré-syndicales » de l’Angleterre du XIXe siècle. Cf. sur ce sujet en
général : A. Durr, « Ritual of association and the organizations of the common people », AQC 100
(1987), pp. 88-108 (nombreuses citations de textes rituels). La naissance des Trade Unions, à la fin
du XIXe siècle, a entraîné leur disparition. Voir aussi, sur l’une de ces sociétés qui connut pendant
quelques années un destin français au début du XXe siècle, l’ouvrage classique de M. Dommanget,
La chevalerie du travail française, Lausanne, 1967.
36. Masonic Facts and Fictions, Londres, 1887.
Notes
1. Les références ont déjà été mentionnées p. 101, n. 2.
2. On désigne ainsi, avec H. Carr, le groupe des trois plus anciens textes maçonniques écossais,
les Mss des Archives d’Edimbourg, Chetwode Crawley et Kevan, qui s’échelonnent de 1696 à 1714
environ et auxquels il faut désormais joindre le Ms Airlie de 1705 (p. 13, n. 3). Cf. Knoop, Jones and
Hamer, Early Masonic Catechisms, 1943. Une traduction française globale, comparée et commentée
a été publiée par R. Désaguliers, « Les trois plus anciens rituels maçonniques », Renaissance
Traditionnelle, 47 (1981), pp. 161-170.
3. La référence sur ce sujet est évidemment F. Yates, The Art of Memory, Londres, 1966 ; trad. fr.
L’art de la mémoire, Paris, 1987. Voir aussi, plus récemment : The Book of Memory : A Study of
Memory in Medieval Culture, Cambridge, 1900, 2008² ; trad. fr. Le livre de la Mémoire : Une étude
de la mémoire dans la culture médiévale, Paris, 2004 ; M. Carruthers, J. Ziolkowski, The Medieval
Craft of Memory, Philadelphie, 2002.
4. Pour une revue générale, on peut consulter : J.M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises,
une anthologie (1531-1735), Paris, 1993.
5. Un ouvrage, mettant en œuvre une iconographie abondante et bien choisie, illustre parfaitement
l’importance de cette source dans la constitution du répertoire symbolique de la franc-maçonnerie :
I. Mainguy, Symbolique des outils et glorification du métier (172 illustrations), Paris, 2007.
6. Cette expression a été consacrée par Frances Yates.
7. Par référence à Prov. 9, 1 : « Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes […} »
8. Cf. F. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Londres, 1964 ; trad. fr. Giordano
Bruno et la tradition hermétique, Paris, 2002.
9. Cf. notamment : J. Rousse-Lacordaire, « Dieu au travail 1. L’Architecte », Renaissance
Traditionnelle, 150 (2007). Voir aussi le passionnant ouvrage de F. Boespflug, Dieu au Compas,
2017.
10. (1510-1571). Né dans une famille de maîtres maçons, il étudiera en Italie avant de devenir l’un
des architectes les plus en vue de son époque. Un temps gouverneur du Louvre, il sera architecte du
roi sous Henri II.
11. L’Architecture de Philibert de l’Orme (reprint de l’édition de 1648), Liège, 1981, p. 32 r° et
v°.

12. Pour toutes les références publiques au Mot du Maçon au cours du XVIIe siècle, le travail
majeur est celui de H. Carr, A Collection of early references to the Mason Word, AQC 85 (1972),
pp. 217-241, auquel il faut ajouter notamment : G. S. Draffen, The Mason Word – Another early
reference, AQC 65 (1952), p. 54 ; C. Newman, A reference to the Mason Word in 1653, AQC 80
(1967), pp. 278-279.
13. Fama Fraternitatis en 1614, Confessio Fraternitatis en 1615, Noces chymiques de Christian
Rosenkreutz en 1616.
14. The Secret Commonwealth of Elves, Fauns and Fairies (réed. 1933), p. 108.
15. Loctopandecteision, 9. Cf. C. Newman, op. cit.
16. L’équivalent de ce que l’on nomme de nos jours, dans les paroisses réformées, les
« conseillers presbytéraux ».
17. D. Stevenson, The Origins…, p. 127.
18. Il s’agit en l’occurrence de la qualité reconnue par l’Incorporation, et non par la loge.
19. D. Stevenson, op. cit. p. 130.
20. Relatant sa propre initiation, Ashmole note simplement dans son Journal, en octobre 1646 :
« I was made a Free Mason ».
21. La référence sur la biographie de Moray demeure : A. Robertson, The life of Sir Robert Moray,
Soldier, statesman and man of science, Londres, 1922. Mais l’aspect maçonnique de sa vie y est
totalement occulté.
22. Il faut préciser que les reconstitutions de Kircher à propos de la langue égyptienne ne
reposaient que sur des vues fantaisistes et n’avaient aucun rapport avec la réalité de la langue
hiéroglyphique et le rendaient peu capable de restituer véritablement la « Science Égyptienne ». Il
faudra attendre Champollion pour en savoir davantage.
23. Hygiea est la déesse grecque de la santé, de la vie saine et heureuse. Les significations des
autres mots grecs sont : Agapa : il aime ; Gnothi : sache, connais ; Pisteuei : il témoigne sa foi ;
Anecho : demeure constant ; Apecho : abstiens-toi. Il en ressort globalement un idéal stoïcien
d’inspiration évangélique. Cité in D. Stevenson, The Origins…, p. 173.
24. Pas moins étrange, finalement, que la Masonry anglaise de la même époque…
25. D. Currie, The Foundation of the Grand Lodge of Scotland, Lodge Hope of Kurrachee, 2001
Symposium (http://www.lodgehope337.org.uk/lectures.htm). Voir aussi : M.C. Wallace (PhD),
Scottish Freemasonry 1725-1810 : Progress, power, and politics, Edimbourg, 2007.
26. On ne dispose pas encore d’un grand travail d’ensemble sur Désaguliers. On peut consulter :
J. Stokes, « Life of John-Theophilus Desaguliers », AQC, 38 (1925), pp. 285-308. On trouvera aussi
des éléments biographiques dans : P. Boutin, « Jean-Théophile Desaguliers : un Huguenot,
philosophe et juriste, en politique », The Modern Language Review, 97, 3 (2002), pp. 709-710. Plus
récemment, une synthèse savante et actualisée a été publiée par A. T. Carpenter, John Theophilus
Desaguliers : A Natural Philosopher, Engineer and Freemason in Newtonian England, Londres,
2011.
27. La vision que l’on peut voir de James Anderson et des circonstances de son implication dans
la franc-maçonnerie a été notablement précisée et enrichie par le récent et remarquable travail de
D. Stevenson, « James Anderson, Man and Mason », Heredom, 10 (2002), pp. 93-138 (repris de
Freemasonry on Both Sides of the Atlantic, eds. R.W.Weisberger, W. McLeod, S.B.Morris, 2002.
28. À Édimbourg, le Diacre, c’est-à-dire le premier officier de l’Incorporation, était aussi
« Preses » ou Maître de la loge.
29. D. Murray Lyon, History of the Lodge of Edinburgh, Mary’ Chapel no 1, Édimbourg-Londres,
1873, p. 151.
30. La référence classique écrite à l’époque de la fondation de cette académie est bien sûr celle de
T. Sprat, The history of the Royal Society of London for the improving of natural knowledge. [1667]
(reprint 2003). Parmi les études modernes sur cette période : M. Purver, E. J. Bowen, The Beginning
of the Royal Society, Oxford, 1960 ; Sir H. Hartley (ed.), The Royal Society : Its Origins and
Founders. London, 1960.
31. A. Robertson, op. cit., p. 174.
32. R. Lomas, The Invisible College : The Royal Society, Freemasonry and the Birth of Modern
Science, Londres, 2002. Un livre d’une confusion absolue : sous une apparence trompeuse d’ouvrage
« documenté », le modèle de ce qu’il ne faut pas écrire…
33. On ne peut qu’approuver la prudence à laquelle a fait appel un autre auteur, français cette fois,
en proposant, dans un ouvrage introductif, des pistes pour explorer sans a priori cette question
complexe : A. Bauer, Newton aux origines de la franc-maçonnerie, Paris, 2003.
34. P. Arnold, Histoire des Rose-Croix Paris, 1956, rééd. 1990 ; La Rose-Croix et ses rapports
avec la franc-maçonnerie, Paris, 1970 ; R. Edighoffer, Rose-Croix et société idéale selon J. V.
Andreae, 2 vol., Paris, 1982-1987 ; Les Rose-Croix, coll. Que sais-je ?, Paris, 1982, 3e éd. 1991.
Dans une perspective un peu différente, il faut également référer à Frances Yates, The rosicrucian
enlightenment, Londres, 1972 ; trad. fr. La Lumière des Rose-Croix : l’illuminisme rosicrucien, Paris,
1978.
35. C’est-à-dire une plaisanterie, presque un canular…
36. Cf. M. White, Isaac Newton : the last Sorcerer, Londres, 1999. Voir aussi J.-P. Auffray,
Newton ou la triomphe de l’alchimie, Paris, 2000.
37. Telfair’s tract (1696), Anti-masonic leaflet (1698). Cf. EMP, pp. 34-5.
38. Cf. notamment R. Edighoffer, Les Rose-Croix et la Crise de la conscience européenne au
XVIIe siècle, Paris, 1998.
39. Cf. par exemple P.-Y. Beaurepaire, « Le temple maçonnique – Un espace de paix religieuse et
de dialogue interconfessionnel dans l’Europe du XVIIIe siècle », Socio-anthropologie, N° 17-18–
2006, Religions et modernités (http://socio-anthropologie.revues.org/document466.html).
40. En particulier, la position des trois chandeliers et celles du Maitre de la loge et de ses deux
Surveillants sont strictement superposables dans les deux schémas. Cf. Dialogue between Simon and
Philip, EMC, pp. 175-181.
41. A. Prescott. S. Sommers, “1717 and All That”, Tercentenary Conference, Londres,
février 2017.
Notes
1. Geschichte der Freimaurerei von der Zeit ihres Entstehens bis auf die Gegenwart. Le destin
éditorial de cet ouvrage fut étrange. Une traduction française, fort honnête, fut publiée à Paris en
1866 et une seconde édition, révisée par le grand érudit maçonnique écossais D. Murray Lyon, parut
directement en anglais en 1869. Cette version connut plusieurs tirages.
2. Je cite délibérément dans la traduction française de 1866, à la fois globalement fidèle au texte
original et délicieusement désuète (reprint Bologne, 1976, T. I, p. 27).
3. Cf. supra pp. 57-59.
4. Op. cit. p. 32.
5. Philosophe et historien allemand (1781-1832), auteur notamment de Die drei ältesten
Kunsturkunden der Freimaurerbruderschaft (Les trois documents les plus anciens de la confrérie des
francs-maçons), Dresde, 1820-1821.
6. Observons en passant le caractère remarquablement précurseur de cette approche
anthropologique avant la lettre.
7. C’est l’option privilégiée par la théorie de la transition.
8. C’est moi qui souligne.
9. Op. cit. p. 34.
10.
Rappelons que ce mot, qui a connu un si vif succès dans le discours maçonnique, est clairement
inspiré de ses diverses occurrences bibliques (dans la King James Version) où il est sollicité pour
rendre le terme hébreu ‫( לוּבגּ‬grec : ὅριου ; latin : terminus) dont les significations les habituellement
admises sont : limite, frontière, voisinage. Ce terme réfère dans le contexte biblique à des pierres
disposées à des endroits déterminés et permettant d’identifier des territoires ou des propriétés en
situation de mitoyenneté (des « bornes frontières ») comme cela est mentionné en plusieurs endroits
mais en premier lieu dans Deut., 19, 14 : « Remove not the ancient landmark which thy fathers have
set » (Traduction Nouvelle Bible Segond : « Ne déplace pas la borne de ton prochain, celle qu’ont
posée les anciens » ; Chouraqui préfère : « Tu ne reculeras pas la frontière de ton compagnon, que les
premiers ont fixée. ») Voir aussi : Prov. 22,19 27 : 17, Pr 22:28 23:10, Os 5:10. Dans les temps
bibliques, « déplacer les bornes » était un grand crime. Depuis lors, les landmarks sont également
devenus les bornes intellectuelles qui délimitent – très mal, car leur liste est très mouvante et
incertaine – le monde de la « régularité maçonnique ». J’aspire ici, plus modestement, à identifier des
« garde-fous » qui maintiendraient le travail théorique dans les strictes limites des contraintes d’une
documentation disponible et avérée.
11. Sur cette question complexe et passionnante – mais aussi emblématique – voir le récent essai
de P. Veyne : Quand le monde est devenu chrétien (312-394), Paris, 2007.
12. Ainsi, la célèbre Lucy n’est pas notre ancêtre et sa lignée est éteinte, mais elle nous renseigne
pourtant d’une manière précieuse sur le processus d’hominisation qui a conduit jusqu’à nous…
13. Le dessein intelligent (Intelligent Design) en anglais est la thèse selon laquelle « certaines
observations de l’univers et du monde du vivant sont mieux expliquées par une cause intelligente que
par des processus aléatoires tels que la sélection naturelle. » Cette thèse a été notamment développée
par le Discovery Institute, un cercle de réflexion conservateur chrétien américain.
14. Par exemple celui de la publication des Statuts Schaw ou de l’initiation d’Ashmole…
15. Randle Holme et Désaguliers auraient-ils défini la franc-maçonnerie comme « une société
initiatique et traditionnelle » ? On peut en douter beaucoup !
16. Par une référence, en partie ironique mais en partie pertinente, à la théorie synthétique de
l’évolution biologique (Huxley, 1942), combinant notamment le sélectionnisme de Darwin (1859)
qui postule la modification progressive et graduelle des formes au cours du temps, et le
mutationnisme (de Vries, 1910) qui fait appel à de brusques variations génétiques entraînant
l’apparition inopinée de formes tout à fait nouvelles…
17. Cette image est de David Stevenson…
Notes
1. Une traduction française a été récemment – et donc tardivement – publiée en 2006 : L’invention
de la tradition, Paris.
2. Le chapitre III de l’ouvrage de Hobsbawm a pour titre « Contexte, performance et signification
d’un rituel : le cas de la monarchie britannique (1820-1877) ».

3. Souvenons-nous qu’à la fin du XVIIe siècle, un tel choix eût paru grossier et insensé : c’est
dans le « style d’Auguste » – celui de la Renaissance – que Wren reconstruisit Londres après 1666…
4. Op. cit. (trad. fr.), pp. 11-12.
5. Ibid., p. 27 et p. 33.
6. The Rosslyn Hoax, p. 251.
Notes
1. Pour les références générales, cf. p. 61.
2. Je me fonde ici essentiellement sur le travail très documenté et argumenté d’A. Prescott,
« Some literary contexts… », op. cit.

3. Dès la fin du XIXe siècle, au demeurant, et encore au XXe, cette date avait déjà été contestée.
4. En l’occurrence le Shropshire, dans les West Midlands, et non pas le Gloucestershire, dans le
sud-ouest de l’Angleterre, comme on l’avait précédemment supposé.
5. Elle atteignit la Grande-Bretagne surtout en 1349-1350.
6. Cet enrichissement de la légende est du reste l’un des témoins internes du texte en faveur d’une
antériorité du Regius sur le Cooke.
7. A. G. Markham, « Further views on the origins of Freemasonry in England », AQC 103 (1990),
p.95 sq.
8. Cf. pp. 185-186. Ils avaient aussi abordé cette question dans un article précédent : « The
Sixteenth Century Mason », AQC 50 (1937), pp. 191-210. Voir également, des mêmes auteurs, The
Genesis…, op. cit., chap. VI, « The period of transition », pp. 108-128.
9. Ce statut n’était pas inconnu parmi les maçons de la période médiévale antérieure qui
travaillaient aussi sur les grands chantiers, mais il était alors marginal. Cf. D. Woodward, Men at
work – Labouring and building craftsmen in the towns of northern England, 1450-1750, Cambridge,
1995.
10. Outre l’ouvrage classique The Medieval Mason, déjà cité, on peut lire avec profit la synthèse
très claire de L. R. Shelby, « The Role of Master Mason in Mediaeval English Building », Speculum,
39, 3 (1964), pp. 387-403.
11. Il va de soi que, pendant la même période, qui fut pourtant très troublée, on ne constate aucune
raréfaction particulière des documents écrits dans les archives britanniques en général.
12. Voir la reconstitution hypothétique de ce texte supposé par W. Mc Leod. Il est cependant à
peine besoin d’insister sur le caractère très conjectural de telles entreprises qui relèvent d’une
pratique classique, aujourd’hui en déclin, de la philologie.
13. On n’examinera pas ici le caractère totalement artificiel de cette injection dans la légende
d’Edwin dont l’identité est indéterminée et qui, en toute hypothèse, ne fut jamais le fils d’Athelstan.
Cf. A. Prescott, « Some literary contexts… », op. cit.
14. Ce qu’A. Prescott a plaisamment appelé « la phase syndicale » de l’histoire maçonnique.
15. Il faut ici renvoyer aux analyses très stimulantes présentées par R. Berman, The Foundations
of Modern Freemasonry, 2012, et spécialement le chapitre 1. Cf. aussi, du même auteur,
Foundations, new light on the formation and early years of the Grand Lodge of England, The 2016
Prestonian Lecture.
16. The Occult Philosophy in the Elizabethan Age, Londres, 1979 ; trad. fr., La Philosophie
occulte à l’époque élisabéthaine, Paris, 1987.
17. Outre la relecture des faits par R. Berman, on peut encore trouver des éléments intéressants
dans trois articles déjà anciens des AQC : N. Rogers, « The Lodge of Elias Ashmole, Warrington
(1646) », AQC 65 (1952), pp. 35-53 ; S. L. Coulthurst, P. H. Lawson, « The Lodge of Randle Holme
at Chester », AQC 45 (1932), pp. 68-89 ; D. Knoop et G.P. Jones, « A Record of the old Lodge at
Chester », AQC 51 (1938), pp. 133-135.
18. On mesure à nouveau l’importance des mises en garde d’E. Ward sur l’usage du mot « loge »
qu’il faut se garder d’essentialiser et qu’il convient de toujours soigneusement contextualiser pour en
saisir le sens exact à chaque moment de son histoire.
19. Cf. R. Berman, The Foudations…, op. cit., p. 20.
20. P. Clark, British Clubs and Societies, 1580-1800, Oxford, 2000.

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