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QUINTUSDE SMYRNE

LA SUITE D'HOl\'IÈRE
Il a été tiré de cet ouvrage :
100 exemplaires sur papier pur fil Lafuma
numérotés de 1 à 100
OOLLEOTION DES UNIVERSITtS DE FRANOE
Publih SON.1 1, palroflllg, d4 l'ASSOCIATION GUILLAUME BUD.13

QUINTUS DE SMYRNE
LA SUITE D'IIO~IÈRE
TOME Il
LIVRES V-IX

TEXTE ~TABLI ET TRADUIT


PAR

FRANCIS VIAN
Profuseur d l'Université de Clermont-Ferrand

PARIS
95, BOULEVARD RASPAIL

1966
Conformément aux statuts de l'Association Guillaume
Budé, ce volume a été soumis à l'approbation de la
commission technique qui a chargé M. Jean Marlin
d'en faire la révision el d'en surveiller la correction en
collaboration avec M. Francis Vian.

@ Société d'édition « LES BELLES LE'ITREs», Paris, 1966.


A V ANT-PROPOS

Grâce à la bienveillance de M. P. Chantraine, Membre


del' Institut, les subsides du C.N.R.S. ont rendu possible
la mise en chantier d'un lezique de Quinlus de Smyrne:
le dépouillement el la constitution du fichier provisoire
onl été confiés à l'un de nos anciens étudiants, M. D. Palaa,
qut s'est acquillé de sa lâche avec beaucoup de zèle el
d'effi.cacilé. La rédaction définitive el la publication du
Lea:ique seront entrepris après l' achlvemenl du tome 111
de la présente édition; mais, d'ores el déjà, il nous a été
préciew; de disposer de relevés ezhauslifs pour l'établisse-
ment du lezle.
Notre collègue M. J. Martin, Professeur à l'Université
de Grenoble, a continué à assumer avec le m~me
amical dévouement les fonclions ingrates de reviseur.
Mlle S. Follet a bien voulu collationner pour nous sur
le Marcianus gr. 481 le le:de de l'épigramme Anthol.
Palat., XV 1, 92, faussement allribuée à Quintus de
Smyrne (cf. p. 61 s.J. En outre, M. le Professeur
M. L. W esl a généreusement accepté de lire celle édilion
sur épreuves el de nous faire ainsi bénéficier de ses
conjectures el de ses observations. A lous, nous ezprimons
ici notre bien vive gratitude pour une collaboration qui
a souvent permis à l'auteur de présenter une œuvre moins
imparf aile.
F. V.
SIG LA

1. COOICES DEPBRDITI.

0 omnium codicum communis stirps (s. XIII?).


Y prototypus unus, e quo P M Nr fluxeront
(s. XIV?).
H Hydruntinus uel prototypus alter, e quo ceteri
codices fluxeront {s. XIV?).
He Hydruntinus post correctionem, e quo UQ,
CVB fluxeront.

11. CoDICES ADHUC SERVATI.

Codices primarii.
C Cantabrigiensis Corporis Christi coll. 81 {ante
a. 1468).
D Ambrosianus D 528 inf. (a. 1452-1462).
M Monacensis gr. 264 (s. XVI in.).
M1 librarii correctiones uel uariae
lectiones.
M I recentioris manus (i. e. G. Hardt)
correctiones.
P Parrhasianus uel Neapolitanus gr. II F 10
(s. XV ex.).
P1 librarii correctiones uel uariae
lectiones.
P 1 recentioris manus correctiones (ex
Aldina sumptae ?).
Q Barberinus gr. 166 (a. 1476).
U Urbinas gr. 147 (ante a. 1476).
X SIGLA

Codicesrecenliores.
B Bruxellensis gr. 11.400 (s. XVI).
E Scorialensis l: II 8 (circ. a. 1491).
L Neapolitanus gr. II E 24 (circ. a. 1460-1465).
N Neapolitanus gr. II F 11 (circ. a. 1460-1465).
Nr codicis deperditi stirpis Y lectiones,
quae in marginibus uel supra Iineas
codicis N inscriptae sunt.
R Vindobonensis phil. gr. 5 (circ. a. 1460-1465).
V Marcianus gr. Z 456 (538) (ante a. 1468).
1
Lasc. Constantini Lascaridis emendationes quae in
Matritensi 4566 (a. 1464-1465) leguntur.
Lasc. Constantini Lascaridis emendationes quae in
1
Matritensi 4686 (a. 1496) leguntur.
Ald. editio princeps in aedibus Aldorum edita, Venetiis
(1504 uel 1505).
Basil. editio Basileensis {1569).
LIVRE V

LE JUGEMENT DES ARMES


ET I~A ~JORTD'AJAX
NOTICE

Le livre V constitue le dramatique couronnement


des Jeux. Le Jugement des armes a lieu durant la
même journée que les concours et il se présente lui-
même comme un concours entre les deux plus braves
guerriers de l'armée achéenne (v. 125, 158 a, 592-593).
La mort d'Ajax, qui occupe la journée suivante, achève
la première partie de la Suite d'Homère: les Grecs,
privés désormais de leurs meilleurs champions, vont
se trouver réduits à la défensive.jusqu'à l'arrivée de
Néoptolème et de Philoctète.
Le récit est divisé en deux
Composifion.
parties bien équilibrées qui corres-
pondent à peu près aux deux journées.
I. - Le Jugement des armes (v. 1-351) :
a) Thétis met au concours les armes d'Achille ;
description des armes (v. 1-127) ;
b) Les préliminaires du jugement (v. 128-179);
cJ Plaidoyers et répliques des deux adversaires
(v. 180-316) ;
d) Le jugement (v. 317-351).
II. - La mort d' Ajax {v. 352-663) :
a) La folie et le suicide d' Ajax (v. 352-486) :
- le délire nocturne (v. 352-394) ;
- le massacre des troupeaux à l'aube (v. 395-
450);
- le retour à la raison et le suicide (v. 451-486).
4 LIVRE V

b) Les plaintes funèbres {v. 487-598) :


- Teucros (v. 500-520);
- Tecmesse (v. 521-570) ;
- Ulysse (v. 571-598).
c) Les funérailles d'Ajax (v. 599-663) :
- intervention de Nestor {v. 599-611) ;
- le bllcher (v. 612-652) ;
- la sépulture (v. 653-663).
. . La narration est interrompue
La descr,~fJon. des dès le v. 5 par une longue descrip-
armes d Acbille. . .
bon du boucher et des autres
armes d'Achille. Des ekphraseis analogues prendront
place aux livres VI (bouclier d'Eurypyle) et X {baudrier
et carquois de Philoctète). Le poète s'est naturellement
efforcé d'introduire une certaine variété. Le bouclier
d'Eurypyle comporte une série de tableaux mythologi-
ques illustrant les travaux d'Héraclès ; le baudrier de
Philoctète a une décoration animalière, tandis que son
carquois est orné de quatre «métopes» superposées à
sujets mythologiques. Le bouclier d'Achille, au
contraire, a toute sa surface occupée par une vaste
représentation de l'univers ; les figures mythologiques
ont une valeur symbolique comme les allégories qui les
accompagnent : Océan et Téthys (v. 14), les Gorgones
(v. 38), Cypris et son cortège (v. 70-72), les noces de
Thétis (v. 73-79), Poséidon (v. 88-96).
Homère donne déjà une signification cosmique au
bouclier d'Achille qu'il décrit au chant XVIII del' lliade,
puisqu'il y place la terre, la mer, le ciel, les astres et
Océan. Mais l'évocation de l'univers (~ 483-489)
semble chez lui distincte des autres scènes 1 • C'est le

1. Voir par exemple les schémas reproduits par W. Leaf,


The Jliad, n 1, p. 602 se., fig. 4-5. On peut se faire une idée de la
façon dont les Anciens imaginaient le chef-d'œuvre d•Héphaistos
d'après un bouclier en marbre du Musée du Capitole : la moitié
gauche représente la ville pacifique dans sa partie supérieure,
les scènes rustiques et la danse dans sa partie inférieure; rautre
moitié, lacunaire, figurait la guerre et la chasse ; l'ensemble est
dominé par Hélios et par Séléné ; les signes du zodiaque ornent
NOTICE 5

cas aussi pour le bouclier de Dionysos imaginé par


Nonnos (Dion., xxv, 385-567) : l'image de l'univers
figure en son centre (v. 413), tandis que divers tableaux
mythologiques en occupent le pourtour 1 • Quintus, en
revanche, a conçu son bouclier comme une mappemonde
en relief.
C'est du moins ce que paraissent suggérer les v. 6-16 1 •
Après avoir donné une- rapide vue d'ensemble qui
mentionne le ciel, l'éther, la terre et la mer (v. 6-7),
le poète énumère trois zones concentriques : au milieu,
le ciel et les corps célestes (v. 8-10) 8 ; «au-dessous,,
l'air (v. 11-13)• ; à l'extérieur 1 , Océan et Téthys (v. 14-
16)1. La terre et la mer sont réservées pour la fm, car
leur description occupe quatre-vingts vers; mais
leur emplacement est bien déterminé. Les fleuves
sortent de l'Océan pour serpenter sur la terre (v. 16)7 ;
celle-ci se trouve donc à sa place naturelle, entre l'air
et l'Océan. La mer fait partie de la même zone, comme
le laisse entendre, dès le v. 7, l'expression y«C-n3, clµœ

le pourtour du bouclier. Sur ce document et les documents simi-


laires, cf. P. Bienkowski, Mitteil. d. d. arch. lnst., Rnm. Abt., vr,
1891, 183-207, pl. 4-6; Llppold, dans Real-Encykl., a. v. Tabula
lliaca, n 08 B, N, O.
I. Malgré le v. 413, cette disposition n'est pas absolument
certaine : le rapt de Ganymède est en effet figuré • là où se trouve
le chœur scintillant des astres • (v. 429).
2. A. KOchly, ed. maior (1850), p. 269 (Ir• colonne} conteste
que Qulntus ait fourni des indications sur remplacement des scènes.
3. Disposition confirmée par les v. 6-7 : npC>TtXv,èv.•• oÔp«vÔfi
~ œl&fJp.
4. Le bouclier étant bombé, les zones les plus éloignées du
centre se trouvent à un niveau inférieur quand le bouelier est
posé à plat. La distinction entre les zones du ciel et de l'air est
assez imprécise, puisque les nuages et les vents sont mentionnés
dès le v. 8.
5. Cf. v. 14 (!µtptrtrux-ro), 99-101. Il n'y a pas lieu de penser
avec A. KOchly, op. cit., p. 261 (Ir• colonne), que l'Océan est
représenté deux fois sur le bouclier.
6. Chaque zone est donc décrite en trois vers.
7. Les fleuves sortent de !'Océan qui est considéré comme leur
père : ~ 195-197; Hésiode, Théog., 337-345; Oppien, Cynég., 1,
14; Hgmnu orph., LXXXIII, 4-6; cf. A. KOehly, op. cit., note à
v, 15.
6 LIVRE V

xei:To 8&aaœ 1• En effet, l'apparition d'Aphrodite


anadyomène continue les scènes terrestres de danse et
de banquet (v. 69-72) et le tableau suivant sert aussi
de transition, puisqu'il représente un festin de noces
qui rappelle les v. 66-68, tout en faisant intervenir des
déités marines 2•
Les tableaux qui occupent les v. 17-96 sont associés
selon les lois de la symétrie et de l'antithèse. La mer
(v. 80-96) s'oppose à la terre (v. 17-79). Chez Homère,
l'antithèse entre la paix et la guerre n'intéressait que
l'évocation des deux villes (~ 490-540). Quintus
l'étend à toutes les scènes terrestres. Le monde de la
guerre est représenté par deux groupes de tableaux :
les fauves et la chasse (v. 17-24), les batailles avec
leur cortège d'allégories et de monstres (v. 25-42) 3 •
Après une transition fortement marquée (v. 43-44},
vient l'énumération des « travaux magnifiques de la
paix ». Le poète commence par une présentation
d'ensemble qui s'achève sur l'allégorie du mont de la
Vertu, tirée en partie d'Hésiode (v. 45-56)'; puis il
passe en revue les travaux des champs (v. 57-65), les
banquets et les danses (v. 66-68). Aphrodite anadyomène
et les noces de Thétis {v. 69-79} se rattachent

1. La terre et la mer sont associées en termes analogues dans


les deux ekphraseis cosmiques de Nonnos : Dion., xxv, 390;
XLI, 298.
2. Sur cette scène, cf. p. 21, n. 3 (N. c., p. 205). Sur le bouclier
de Dionysos et sur le manteau d'Harmonie (Dion., xxv, 385-567;
xu, 296-302), Nonnos adopte un ordre inverse : la terre est
placée au centre et se trouve entourée par le ciel, les corps célestes
et, dans un cas, l'Océan. Sur les portes du Soleil (Ovide, Mélam.,
u, 5-18), elle est aussi environnée par la mer et le globe terrestre
dans son ensemble est surmonté par le ciel étoilé. L'univers est
encore représenté sur le voile de Proserpine décrit par Claudien,
Dd raptu Pros., 1, 246-269; mais l'ordonnance de la broderie
manque de clarté.
3. Les Gorgones sont à rattacher au tableau allégorique qui
précède : Quintus se souvient que Gorgô était figurée, ainsi
que Terreur et Déroute, sur le bouclier d'Agamemnon en A 36.
4. Sur le mont de la Vertu, cf. ci-dessous p. 20, n. 3 (N. C.,
p. 203}. Les v. 45-48 ne décrivent pas un tableau distinct; ils
donnent un aperçu d'ensemble qui sera développé plus loin;
en particulier les v. 47-48 annoncent les v. 67-65.
NOTICE 7
naturellement au tableau précédent, tout en ménageant,
comme on l'a vu, une transition avec les scènes marines.
Ces dernières scènes forment aussi un contraste.
La première (v. 80-87) figure la tempête : la mer est
grosse (v. 82), fait gémir les carènes 1 et les navires sont
plus ou moins en difficulté. Maie Poséidon apparait
soudain et, au milieu de son cortège d'animaux marins,
il apaise les flots (v. 91-93) en manifestant sa bienveil-
lance par un sourire (v. ssr
1• Ce drame en deux tableaux

n'est pas sans évoquer la tempête du livre I de l' Énéide 8 •


Dans ce long exercice de description, Quintus a voulu
compléter Homère : en • physicien • scrupuleux, il
introduit l'éther, l'air, les vents, les nuages, les oiseaux
et les fleuves ; il accorde à la mer et à la navigation
la place qui leur revient. Sur d'autres points où il se
sépare de son modèle, ~l semble moins avoir fait œuvre
personnelle que suivre une« interprétation• du Bouclier
homérique qui avait cours en son temps. En effet
Philostrate le Jeune s'accorde avec lui sur deux points
importants, quand il paraphrase le texte homérique :
il admet comme lui que toutes les scènes terrestres
sont insérées à l'intérieur de la représentation de
l'univers' et, d'autre part, il s'efforce de les placer
toutes sous le signe de la paix ou de la guerre 1 •
L'épisode remonte au Cycle :
Le Jugemenr
des armes.
il achevait l' ~lhiopide et était
repris au début de la Petite lliade.
On en connait trois versions. D'après les vases du

1. On se gardera de corriger avec Plalt en a-rov&vrot; ôtlp


n6vTOto, qui est plus faible. Cf. nos Recherchu aur lu P08lhomerica
(1969), p. 194.
2. Mst3LoovsouJigne l'antithèse et mérite d'être conservé.
3. Les v. 91-93 rappellent Virgile, En., 1, 142-147 : aequora
placat ..• temperal aequor atque rotis summas leuibus perlabitur
undas. Cl. aussi En., v, 819-821 : per summa aequora, •.• ,ubsidunt
undae tumidumque ••. sternitur aequor. Le même lh~me se retrouve
chez Lucien. Dialogues marins, xv, 3; et chez Philoslrate, lmag.,
1, 8, 1.
4. Philoetrate le J., lmag., x, 5, p. 23, 6-7 Schenkl-Reisch.
6. Ibid., x, 12, p. 26, 16-17. L'interprétation dualiste du
Bouclier remonte aux allégoristes : et. Héraclite, Alltgoriu, 49, 2.

2
8 LIVRE V

vie et du ve siècle que confirment Pindare et Sophocle 1 ,


Ajax ayant prétendu s'approprier les armes d'Achille,
Ulysse s'y oppose et les deux héros en seraient venus
aux mains si leurs compagnons ne s'étaient interposés;
Agamemnon constitue un tribunal de Grecs qui tranche
en faveur d'Ulysse au cours d'un scrutin secret.
La N ~kyia homérique atteste une tradition
différente : 1tcii:8ec;
3è Tp6>ruv3tx«a«v x«t IlœÀÀd:c;'AO-IJV't)
(À 647). L'expression 1ta.i8ec;Tp6><a>v est ambiguë et a
donné lieu à deux interprétations. Dans la Petite
Iliade, les Grecs refusent de trancher eux-mêmes la
contestation et, sur le conseil de Nestor, ils envoient
des espions écouter les conversations des Troyens sur
les rem parts ; or des jeunes filles étaient précisément
en train de discuter sur les mérites respectifs des deux
héros et, inspirées par Athéné, elles font à leur insu
pencher la balance en faveur d'Ulysse 1• Cette histoire
romanesque n'a pas connu grand succès; on lui a
préféré un arrangement dont le meilleur résumé est
fourni par la scholie HQV à À 547 : « Agamemnon se
gardant de paraître choisir entre les deux héros qui
se disputaient les armes d'Achille, fit amener des
prisonniers troyens et leur demanda lequel des deux
avait fait le plus de mal à leur patrie. Les prisonniers
ayant dit que c'était Ulysse, jugeant ainsi que le meilleur
était celui qui avait fait le plus de mal à ses ennemis,

1. Pind., Nim., vui, 26 s.; Soph., Ajaz, 1135-1137; cf. Apollod.,


8pit., v, 6 (variante attribuée à -nvcç); Antisthène, Ajaz, l, 4, 7,
et Ulya,e, 1-2; Anth. pal., vn, 146, 3; 146, 3; 147, 7; Ovide,
Mtlam., xn, 626-628; x111, 1, 382. Parmi les vases, citons la
coupe du Peintre de Brygos, British Museum E 69 (Archaealogia,
x.xxn. pl. 8-9 et 11 ; J. Beazley, Att. red-flg. Vaat-paintua•, 1,
369, n° 2) et la coupe de Dourie à Vienne, Oest. Mus., inv. 3696
(CVA, fasc. 1, pl. 11-13; Beazley, op. cit., 1, 429, n° 26); ces deux
documenta représentent à la fois la querelle et le vote. D'après
Sophocle et certains monuments figurés, il semble que le vote
a été partagé et que la décision n'a été obtenue que grA.ce à
Athéné.
2. Pdite lliade, fr. 2 AJlen, que confirment les trèa rapides
Indications du Sommaire de Procloa.
NOTICE 9
Agamemnon donna aussitôt les armes à Ulysse 1 • 1
Le même récit se retrouve chez Apollodore et il semble
légitime de l'attribuer à l' ltthiopide 1 , bien que les titres
de la version pindarique ne soient pas négligeables.
Quintus a choisi cette version, parce qu'elle déchargeait
les Grecs de toute responsabilité dans le suicide d'Ajax,
comme Philostrate (Héroïque, xn, 3, p. 187 s. Kayser),
en fait la remarque en citant À 547 1 •
La Suite d'Homère introduit dans le récit des arrange-
ments d'origine diverse. Les armes sont mises au
concours par Thétis comme dans À 646, alors que les
sommaires mythographiques sont muets sur ce point
ou suggèrent que le concours a été établi par les Grecs'.
Le débat porte sur deux points : il s'agit de savoir
à la fois qui a sauvé la dépouille d'Achille et qui est le
meilleur parmi les Achéens 1 • Cette dualité peut trahir
une contamination : les armes sont d'ordinaire données
1 au meilleur•• ; mais la Pelile lliade mêle déjà les deux
questions, puisque les Troyennes, discutant 11:cplTijç
clv3pdœç,se bornent à évoquer le rôle joué par les deux
héros dans le combat pour Achille. Le choix des trois
• sages I auxquels s'en remettent les deux adversaires
doit aussi résulter d'une contamination : Nestor est
l'arbitre dans la Petite Iliade, alors qu'Agamemnon
joue ce rôle dans les deux autres versions ; quant à
Idoménée, c'est sans doute Quintus qui l'a introduit,

1. Cf. A. Severyns, Cgde 'pique (1928), p. 331, dont nou1


1uivona en général la traduction.
2. Apollod., :Spit., v, 6. Cf. Phllostr., Huolque, XII, 3, p. 187 ••
Kayser; Eustathe, à l 646 (1698, 47 as.).
3. Tzetzès, Posthom., 481-491, semble s'inspirer de notre
poète : le v. 486 rappelle QS, v, 160-161.
4. C'est le cas dans Tzetzès, Po,thom., 482. Au contraire,
Libanlos, Conflrm., 1, 3 (Forster, v111,p. 138}suit la même tradition
que Quint.us.
5. QS, v, 125, 158 a-159. Lee plaidoyers répondront aux deux
questions posées.
6. Apollod. et Tzetzès, ll. cc.; scholie HQV à À 647; les plai-
doyers d'Ovide sont également conçus dans cette perspective.
Au contraire, selon Sopb., Phil., 373, les armes reviennent à
celui qui a aauvé le corps et lea armes d'Achille.
10 LIVRE V

parce qu'il est dans l'Iliade l'un des chefs les plus
braves et l'un des principaux membres du Conseil 1•
Le poète a certainement innové sur un autre point,
qui est essentiel 1 . Le débat juridique n'est légitime que
s'il se déroule devant les Grecs : c'est le cas chez
Antisthène et chez OvidP et il devait en être de même
dans l' Hopldn crisis d'Eschyle, bien qu'on ait souvent
admis le contraire depuis Welcker 8• La version dite
de l' Élhiopide ne laisse aucune place à des plaidoyers• ;
mais Quintus n'a pas voulu sacrifier un thème qui
jouissait depuis longtemps d'une grande faveur chez
les Tragiques et chez les rhéteurs 1 • C'est ce qui fait
écrire à Eustathe: « Quintus arrange le procès dans son
œuvre en y introduisant un élément rhétorique•.•
r_ Jd Sur les sources de cet élément
.... P1a oyers.
ét ranger au r é ci·t principal, nous
disposons d'une information précise. On a reconnu

1. A 145 ; Il 250-272 ; Idoménée est un second Nestor : N 361,


485 a., 612 s. A l'époque Impériale, le rôle d'Jdoménée est tantôt
rabaissé (Philostr., Hérolque, vn, p. 174 Kayser), tantôt accru
(dans Dictys, 111, 19, U est l'un des trois grands chefs achéens
avec Nestor et Agamemnon). Quintus reflète cette dernière
tendance; il attribue à Idoménée des titres qui ne semblent pas
conformes à la tradition : 1v, 284 ss. (cf. tome I, p. 147, n. 2) ;
v, 350 (cf. p. 32, n. 1) ; xn, 320.
2. Comme l'a montré Ph. Kakridis, K6,vroç l:1,1,upvœi°'
(1962), 58-61.
3. Ainsi R. Jebb, Ajaz, p. x1x-xx. R. Jebb garde la théorie
de Welcker pour de aimples raisons de vraisemblance, tout en
notant qu'elle ne repose sur aucun fondement.
4. Cf. la acholie HQV à À 547 (citée p. 8). Tzetzès, Poathom.,
483, admet le débat contradictoire; mais il est tributaire de
Quintua.
6. Le débat a existé dans 1"'O1t)..C&>v xplcnc d'Eschyle, dans
l'Ajaz de Théodectès, ainsi que dans les deux pièces de Pacuvius
et d'Acclua Intitulées Armorum iudicium: cf. Jebb, Ajaz, p. xrx-
xx, xLvn-xLv111. On le retrouve chez Antisthène, chez Porclus
Latro (cf. p. 27, n. 1) et chez Ovide. Une coupe en argent de
l'ancienne collection Stroganotr représente le débat oratoire en
présence d'Athéné; cf. J. Overbeck, Bildwu/u z. theb. u. troiachtn
Hddenkreia (1857), 665, pl. 24, 1.
6. Eustathe, à À 646 (1698, 48 aa.): xœ13¾)K6i\l"C'O,
3~
h WLÇ 11\ffOÜ nJV3bnp fnrropuc&,ç.
NOTICE 11
depuis KOchly que les plaidoyers d'Ajax et d'Ulysse
offrent de nombreux points communs avec ceux que
prononcent les deux héros au livre XIII des Méta-
morphoses. Ovide est-il la source directe de notre poète
ou est-il tributaire d'un même modèle perdu? Le débat
reste ouvert 1 et il est difficile à trancher, car l'élément
subjectif d'appréciation tient une large place.
Voici comment se situe le problème à notre avis.
Les ressemblances sont indéniables : les héros recourent
chez les deux auteurs aux mêmes arguments (la compa-
raison avec les plaidoyers composés par Antisthène
est instructive à cet égard) 1 ; ces arguments sont
disposés selon le même ordre dans la majeure partie
du discours d'Ajax•; l'expression est parfois identique•.
Mais ces analogies ne prouvent pas qu'Ovide soit le
modèle. Il suffit de comparer les deux développements
parallèles du discours d'Ajax 1• Ils commencent par le
rappel de quatre événements antérieurs à l' lliade: la
famille d'Ulysse, sa dérobade au moment de la mobili-
sation, l'abandon de Philoctète et le meurtre de Pala-
mède. Ovide introduit des détails qu'il emprunte

1. Cf. nos Rechercha aur la Po,lhom. (1959), 41-44; et la


dlacuuion de R. Keydell, dana Gnomon, xxx.In, 1961, 280 a.,
et dans la Real- Encykl., ,. u. Quintus von Smyrne, 1280 1.
Ph. Kakridis, op. cit., 69·60, ne prend pas posiUon. L. Ferrari,
Oa,ervazioni au Quinto Sm. ( 1963}, 17-22, admet que Qulntus a
connu Ovide, mais il insiste surtout sur les différences qui séparent
les deux auteurs.
2. Les principaux rapprochements seront mentionnés dans
les notes; ils ont été discutés dans nos Rechercha, lat:. cil.
3. Ovide, Maam., xnI, 21-97"' QS, v, 186-217.
4. Aprè1 avoir parlé de la dérobade d'Ulyue au moment de
la mobllisaUon, Ajax emploie la même transition pour passer à
l'abandon de Philoctète : Ovide, 43 88., utinam ••• (n)umquam
uanuael •••, hortalor acelerumI Non le, Poeantia prolu, ..• N
QS, 194 88., •ot; µ-JJ<t>cpEÂÀEÇlxéa6cxL· aji,; yà:p ôx' m,eo(l]m. .••
IIoL<ivn.ovutcx ••• >.broµev. Cf. enco.-e cette transition : Ovide,
120, Denique quid uerbis opus ut? Speclemur agenda••• C'-'.>QS, 229,
'.AJJ..à.-ri fJ µô&nm.v ipL8µrdvovre:xcxxoicnv lcnœµev.•• ; •A.Àxijt;
ycip -r63' !&6>.ovdp'i)LOv. Ce dernier parallèle n'est pas très atgni-
flcaUf, car on trouve le même mouvement en II 630 a., r 244-
258, et, chez Qulntus lui-même, en 11, 449-451.
6. Cf. cl-dessus, n. 3.
12 LIVRE V

à des sources non homériques (allusions à Sisyphe,


à la ruse de Palamède et aux circonstances de sa mort).
Quintus, au contraire, ne rapporte aucune de ces préci-
sions: il demeure dans le vague 1 ou emprunte à Homère•.
Sans doute peut-on supposer qu'il a voulu atténuer
par souci d'idéalisation les reproches trop acerbes
qui sont articulés dans les Métamorphoses; mais il est
peu vraisemblable qu'il ait renoncé entièrement à
exploiter la mine de renseignements fournie par le
poète latin. A partir du moment où il est question des
faits racontés dans l'Iliade, les ressemblances s'es-
tompent: on relève deux accords et deux désaccords•.
Encore les accords demeurent-ils superficiels. Par
exemple, quand il s'agit de rappeler les événements
du chant A, Ovide (Métam., x111, 71-76) ne se souvient
guère que de A 485-486 et il ne craint pas d'altérer
le récit homérique; en revanche, Quintus (v. 200-210)
est plus exact dans l'ensemble et tire ses allusions de
A 401-402, 461, 477, 544-547. Bref, si les arguments
des deux auteurs peuvent aisément être superposés,
leur contenu diffère profondément•. Aussi parait-il
préférable de penser que Quint.us et Ovide dépendent
d'un même canevas scolaire fourni par un poète ou
plutôt par un rhéteur.
Quelle que soit la source exacte de Quintus, celui-ci
a su faire preuve d'originalité. D'abord il a conçu le
procès à la manière des débats judiciaires réels : il a
donc composé une tétralogie en donnant à chaque
adversaire le droit à une brève réplique. En second lieu,

1. Au euJet de Palamède. L'allualon précise au vrai père


d'Ulysse Sisyphe est remplacée par une formule conventionnelle
qui met en cause la mère du héros.
2. Pour les v. 191-194•, cf. <i> 115-119 (et â 340); pour le
v. 196, et. B 721-722. En outre, les v. 1861>-190aont une reprise
de QS, 11, 69-70.
3. Qulntua se réfère à 8 222-226 dans les v. 211-214•, bien
qu'Ovide oublie ce pa888ge; en revanche li omet la ecène 9
80.112, malgré Ovide, v. 63-69•
.t. On se reportera à la bonne analyse faite par L. Ferrari,
Ouuvœioni au Quinto Sm. (1963), 17-22.
NOTICE 13
il a modifié la longueur respective des plaidoyers.
Antisthène et Ovide attribuent le plus long discours à
l'éloquent Ulysse. Quintus prend le problème autrement.
Ajax est le plus disert, parce qu'il est emporté par la
passion ; au contraire, Ulysse, plus maître de lui,
reproche comiquement à Ajax sa vaine prolixité
(v. 2.39)1 et s'ingénie à être bref : ses discours ont
respectivement 42 et 10 vers, alors qu'Ajax parle
pendant 56 et 14 vers. On retrouvera chez Ulysse ce
même souci de concision dans un autre passage, souvent
mal interprété (v1, 72-76). Ulysse n'en fait pas moins
montre de son talent en construisant son discours avec
une grande habileté. Alors qu'Ajax se contente de
suivre un ordre à peu près chronologique 1 , Ulysse bâtit
tout son plaidoyer sur deux thèmes qu'il reprendra
dans la deutérologie (v. 307-316) : il l'emporte sur Ajax
par l'inlelligence (v. 239-265), sans lui être inférieur
pour autant par Je courage (v. 266-290)1 • Cette seconde
partie se borne à réfuter point par point les arguments
avancée par Ajax'.
. Selon l' ~lhiopide, Ajax restait
Z.a lol,e • 1 1•
•aicide une nuit à ronger son courroux,
crlllaz. so1·ta· . t a1·t
. à l' au be, 1·1 se Je
1 1re ; puis,
sur son glaive•. Sa folie ne s'extériorisait pas et il fallait

1. •Aµ.,:Tp<>Cm)t;
est. l'êplt.hète de Theraite en B 212.
2. Dans les v. 186b-217. Les développements qui précèdent ou
qui suivent constituent l'exorde et la péroraison.
3. Cl. Libanios, Laudationu, n, 9 (Fôrster, t. vin, p. 229) :
lp' OWÂ&"(SLV IJ.hlxŒV&;,npœ-ruLV8~oô "tOLOU'rot;; Ovide, Mttam.,
x1n, 361-369, connait auui ce lieu commun, mais il lui donne
une importance moindre.
4. Le parallélisme est remarquable : 268-276 <'-' 200-210 ;
275-281 N 211-214 ; 282-284 C'-' 214-217 j 285-286 N 218-222 j
287-289 N 229-234 ; 290 N 236-236. Ulysse ne répond pas aux
v. 222-228; il ne fait. non plus aucune allusion aux Anlthomtrica
(v. 186-199), évidemment parce que Quint.us connaissait mal
ces événements.
6. Sthiopide, fr. 2 Allen; cf. A. Severyns, Cycle ,pique {1928),
324-328. Le suicide était pour Ajax une manière de se venger des
Grecs : cf. encore Soph., Aja:e, 836 u., et M. Delcourt, Rev. Riat.
Rd., 1939, eux, 164-171.
14 LIVRE V

l' œil du médecin Podalire pour la diagnostiquer à la


fulguration du regard 1 • C'est seulement dans la Pelilt
lliade qu'Ajax, égaré par Athéné, massacrait les
troupeaux avant de se donner la mort. 1 ; il encourait
alors le courroux d'Agamemnon et celui-ci, interdisant
de brûler son corps, le faisait ignominieusement ensevelir
dans un simple cercueil, près du cap Rhœtée 3 • Cette
version fut popularisée par l' Ajax de Sophocle'. On la
retrouve, semble-t-il, dans la plupart des pièces grecques
ou romaines qui traitent le sujet 6 •
Quintus est lui-même tributaire de Sophocle; mais
il fait preuve d'une grande liberté vis-à-vis de son
modèle. S,il garde la Folie d'Ajax par respect pour la
tradition, il en élimine, par un souci assez naïf d'idéali-
sation, tout ce qui pourrait sembler inconvenant pour
Ajax et le reste des Achéens. Dans les épopées du
Cycle, Athéné manifestait dès le début de la querelle
son hostilité contre Ajax 8 ; chez Sophocle, elle détournait
sur les troupeaux la fureur du fils de Télamon et le
poète exposait longuement les raisons, à vrai dire, peu
convaincantes, de l'acharnement de la déesse 1 • Chez

I. Arctinos faisait allusion è cet épisode de l' :Sthiopidt dans


I' Iliouperais (fr. f>Allen) : cr. R. Jebb, Ajax, p. xnr, n. 2; Severyns,
op. cil., 358-361. La Table Capitoline, qui prétend illustrer I' :Sthio-
pide, représente IXtlXt; (µ,xvt )w8l)t; prostré près d'un bélier abattu ;
l'artiste a dO commettre une inexactitude : cf. Jebb, Ajaz,
p. u ; U. Mancuso, La Tabula Jliaca, dans Memorie d. R. Accad.
dei Lincei, Cl. di Sc. Mor., ser. V, 14 (19ll), 700-701.
2. Procloa : • Ajax perd la raison, ravage le butin des Achéens
et se suicide. •
3. Petite Iliade, fr. 3 Allen, confirmé par Apollod., 8pit., v, 7;
cf. Jebb, Ajax, p. xv1-xv11 ; Severyns, op. cil., 331-332. Chez
Soph., Ajax, 1062 ss., A,amemnon interdit d'ensevelir Ajax.
4. En revanche, Pindare ne suit pas la Petite Jliade dans
Ném., vrn, 26 s., et Jsthm., 1v, 35-37. Nous ignorons si le massacre
des troupeaux avait sa place dans les 0pi}aa,xt d'EschyJe qui
contaient la mort d' Ajax ; il n'est pas mentionné dans Ovide,
Mtlam., xm, 382-392; ni dans Tzetzès, Posthom., 489-490.
5. cr. R. Jebb, Ajax, p. XLVII-XLIX.
6. cr.). 547 ; Pelitt lliade, lr. 2 AUen, et Proclos. Sur les monu-
ments figurés, Athéné est souvent l'arbitre de la querelle.
7. Soph., Ajaz, 748-783; cf. Apollod., 8pil., v, 6.
NOTICE 16
Quintus, les prisonniers troyens portent seuls la respon-
sabilité du jugement et, quand Athéné intervient, c'est
uniquement par sollicitude pour Ulysse 1• Le dialogue
entre Ménélas et Agamemnon qui s'insère au milieu
du massacre des troupeaux tend aussi à innocenter
Ajax comme Ulysse : les dieux ou plutôt la fatalité
sont seuls en cause (v. 413-432) 1 • Les plaintes de
Cymothoé (v. 333-345) prouvent aussi que les événe-
ments en cours ont été prédéterminés, en des temps
très lointains, par une fâcheuse prophétie de Prométhée.
Le même souci d'idéalisation préside à la peinture de
la folie d' Ajax. Le poète évite tout ce qui donnerait
une impression d'horreur et de déchéance : c'est ainsi
que les bergers en sont quittes pour la peur, alors qu'ils
étaient massacrés chez Sophocle•. Grâce à l'accu-
mulation des comparaisons, l'accent est mis sur la
puissance formidable du héros, à tel point qu'on en
oublie presque qu'il s'en prend à des moutons•.
c Corrigeant » la tradition, Quintus entend en même
temps écrire un morceau de bravoure. Il prolonge la
crise au-delà de sa durée habituelle : les troupeaux ne
sont égorgés qu'après le lever du soleil, alors que le
carnage avait lieu la nuit chez Sophocle et sans doute
dans la Petite /liade et que le héros se tuait à l'aube
dans l' Êlhiopide. Le poète met à profit des souvenirs
littéraires. Il accumule les comparaisons. Il personnifie
plus ou moins la Folie comme le faisait Euripide dans
son Héraclès'. Il s'inspire d'Apollonios : l'analyse

1. QS, v, 360.364. Cette idée est déjà exprimée chez Soph.,


Aja:i:, 1-133, 952 s.
2. L'idée que la responsabilité du drame Incombe au Destin
et non aux Grecs se retrouve aux v. 636 et 582; c'est un lieu
commun : Anth. Pal., vn, 147, 9; 148, 1.
3. Soph., Aja:z:, 27, 54; cr. Apollod., 2pit., v, 6 (d'après la
Petite Iliade?).
4. Les troupeaux ne sont mentionnés que trois fois (v. 406,
411, 439) et, dans les deux premiers cas, l'effet est aussitôt corrigé
par une comparaison.
6. QS, v, 360, 451-465. Cf. Ph. Kakrldis, K6tV'fOt;I:µupvœîo,;
(1962), 170.
16 LIVRE V

psycho-physiologique des symptômes de la folie (v. 321-


332) rappelle celle qui est donnée du trouble de Médée
(Argon., 111, 761-765) ; la crise nocturne est encadrée
par les évocations paisibles ou gracieuses du crépuscule
et de l'aube (v. 346-351, 395-403), comme celle de
Médée (Argon., 111, 744-824).
L'épisode de la folie est malheureusement gAté par
de graves défauts. Les intermèdes de Cymothoé et
d 'Agamemnon sont mal liés au récit ; les intentions
que nous avons cru y discerner apparaissent mal et,
dans le premier cas, on a plutôt l'impression d'une
digression où s'étale une érudition de mauvais goQt.
La peinture de la folie est pleine d'une grandiloquence
vide; l'abus des comparaisons ne parvient pas à masquer
la pauvreté de rinvention : si on les supprime dans les
trente et un vers de la crise nocturne, il ne reste que
dix vers de notations exsangues et l'action est prati-
quement nulle. Le cri de triomphe que lance Ajax après
avoir tué le bélier n'échappe pas lui-même à la plus
désespérante banalité 1•
. Plus nettement encore que
D,ploralJon . dans le développement antérieur,
el fan,raflle• crJl1ax. Q . t
Uln us s,oppose ICI
. . à 1a t rad1·t·10n
courante issue del' Ajaz de Sophocle. L'influence de la
tragédie est pourtant sensible. Le poète lui emprunte
ses personnages de Teucros et de Tecmesse; il prête
à cette dernière des plaintes analogues à celles de
l'héroine sophocléenne ; Ulysse fait preuve des mêmes
sentiments de compassion et de mansuétude que dans
l'ezodo, de la pièce•. Mais, dans le même temps, Quintus
prend le contre-pied de Sophocle. Il n'existe chez lui
aucun désaccord parmi les Grecs; personne ne songe
à offenser la dépouille d'Ajax; Agamemnon, en parti-
culier, loin d'adopter une attitude malveillante, prend
sous sa protection la veuve du héros et son fils.

1. Qulntlll reprend un lieu commun qui lui est famllier :


cf. tome 1, p. xxx.1x, n. 6.
2. Cf. noa Ruherchu, p. 41 (et n. 3) et les notes cl-après.
NOTICE 17
Cette conception n'est pas nouvelle : on la trouvait
peut-être déjà dans I' 2lhiopide; en tout cas, dans
l'Odyssée, Ulysse exprime ses regrets pour la fatale
querelle et rien dans ses paroles ne suggère que les
honneurs funèbres aient été refusés à Ajax (À 543-564).
On notera en particulier les v. 556 ss. : « Nous, les
Achéens, nous avons pleuré sans trêve sur ta mort autant
que sur la tête d'Achille le Péléide. » Quintus s'est fondé
sur ce passage d'Homère pour établir un parallèle
exact entre les funérai1les d'Ajax et celles d'Achille.
Le thème est traité d'une façon plus sommaire qu'au
livre III; mais il comporte les mêmes motifs et utilise
les mêmes formules 1 • Ce procédé n'exclut pas une
certaine monotonie; du moins sert-il à souligner
qu'Achille et Ajax étaient les deux plus valeureux
champions des Achéens et que leur disparition laisse
désormais la scène vide.

1. Les parallèles sont indiqués dans les notea.


LIVRE V

Lorsque la série des jeux est achevée 1, la divine


Thétis place au milieu de l'assistance les armes immor-
telles du magnanime Achille 1• Toute la surface du
bouclier rutile sous les ciselures dont Sire Héphaistos
a rehaussé son orbe pour le fier J;:acide.
Le chef-d'œuvre du dieu figure d'abord, avec un
art parfait, le ciel et l'éther, ainsi que la mer qui se
marie à la terre. On y distingue les vents, les nuages,
la lune, le soleil, chacun à sa place ; puis l'image de
1O tous les astres qui parcourent le ciel dans leurs révolu-
tions 1. Au-dessous d'eux, voici encore l'air qui s'étend
à l'infini; des oiseaux au long bec y volent çà et là :
ils semblent vivre et filer aussi vite que les souffles
des vents•. En bordure, sont représentés Téthys et le
cours profond de l'Océan ; du cercle de leurs eaux,
sourdent de toutes parts les fleuves redoutables qui
serpentent sur la terre•.
A l'entour, voici, façonnés avec art dans de hautes
montagnes, de terribles lions•, des chacals sans vergo-
gne ; voici des ours cruels et des panthères et, mêlés

1. Ilollo[, garanU par QS, xr, 283, équivaut à ol ,rollo(


ou peut-être même à ,rtivffc comme dam les textes néo-testa-
mentaires (cf. D. Tabachovitz, Septuaginta u. neue Tut. [1956],
37-40).
2. Souvenir de). 646 et de 0> 91-92.
3. Les v. 7-10 s•tnspirent de E 483-485 et d'Apoll. Rhod.,
Argon., 1v, 261. Voir la Notice, p. 4-6.
: cf • .0 342 et ailleurs.
4 • .,Aµix TCVOtjiaL
6. Voir la Notice, p. 6, n. 7; sur la BlgniflcaUon d' ci).ryEL\I&;,
cf. nos Recherchu sur lu Posthomerica, 166.
6. Même expression en ~ 679.
19 LIVRE V

20 à ces fauves, de solides sangliers qui aiguisent à grand


bruit dans leurs féroces mâchoires des crocs sinistres
qu'ils font crisser de belle façon 1 • Des chasseurs sont là,
qui lancent après eux leur meute ardente, cependant
que d'autre!l combattent en face, à coups de pierres
et de javelines légères, comme dans la réalité 1 .
Voici encore le spectacle de )a guerre tueuse d'hommes,
voici les mêlées et leur horreur. Partout des combattants
expirent, confondus avec leurs coursiers ; la plaine
entière paraît ruisseler de fleuves de sang sur l'invincible
bouclier. Il y a l':8pouvante et la Panique, et :8nyô
30 porteuse de désolation, chacune avec d'affreuses écla-
boussures de sang sur tous les membres. Il y a la Discorde
meurtrière et les 8rinyes au cœur vaillant, l'une entrai-
nant les guerriers dans la lutte sans merci, les autres
soufflant la dévastation avec leur haleine de feu.
A l'entour, bondissent les Trépas inexorables; la Mort
parcourt leurs rangs, affreuse, ardente, avec sa suite
de Combats hurlants : pas un qui n'ait le sang et la
sueur qui lui ruissellent des membres sur le sol 8 • Voici
maintenant les Gorgones sans vergogne' : autour de
leur tête, l'artiste a mêlé parmi leurs boucles de terribles
40 serpents qui vibrent un dard cruel. Comment se lasser
d'admirer ces merveilles de ciselure qui donnent le
frisson, tant elles semblent douées de la vie et du
mouvement 6 ?
Telle est donc l'image monstrueuse de la guerre.
A l'opposé, les travaux de la paix déploient leur magni-
ficence. Çà et là, d'innombrables nations laborieuses•

1. Le Ps.-Hésiode représente sur son Bouclier (v. 168-177) un


combat entre lions et sangliers ; Quintus ne semble pas avoir été
influencé par ce passage. Le motif du sanglier qui aiguise ses
défenses est tiré de A 416; cf. N 474 s.; (Hésiode], Bouclier,
388 ; Apoll. Rhod., Argon., 111, 1361 s. ; QS, IX, 244 ; xn, 462.
2. Le motif des chasseurs accompagnée de leurs chiens est
emprunté à E 681, 584. Quintus ne doit rien à la scène de chasse
du Ps.-Hésiode, Bouclier, 302--304.
3. Dans son tableau des allégories guerrières (sur ce thème en
général, cf. la note à x1, 16), Quintus se souvient des boucllen
d'Achille et d'Héraclès : E 630-640 (tris, Kydolmoa et Ker : cf.
20 LIVRE V

habitent de belles cités 1 , sous le regard partout présent


de la Justice; chacun vaque à ses occupations; les
guérets à la ronde sont lourds de moissons• et la terre
noire est en pleine production. Dominant la scène de
sa hauteur, voici, façonné sur le chef-d'œuvre du
60 dieu, le mont de la sainte Vertu, rude d'accès. La déesse
y paraît en personne, debout sur la cime d'un palmier,
si grande qu'elle effleure le ciel. Sur tous les versants
de la montagne, il y a des sentiers, coupés sans cesse
de ronces qui gênent et arrêtent la marche ; aussi la
plupart battent-ils en retraite, effrayés par l'escarpe-
ment du chemin; bien peu parviennent, tout suants,
à gravir la sente sacrée 8 •
Voici des moissonneurs qui s'avancent sur un large
front de coupe ; ils font diligence avec leurs faucilles
fraîchement aiguisées et déjà leurs bras achèvent de
faucher les blés mûrs. A leur suite, marche la nombreuse
équipe des botteleurs : la tâche progresse à grands pas.
60 Voici des bœufs à la nuque toujours courbée sous le
joug : tandis que les uns traînent des chariots chargés
de lourds épis, les autres labourent les champs et font
brunir la glèbe derrière eux ; des gars les suivent,
l'aiguillon à la main, pour exciter les bêtes tour à tour.
L'artiste a su rendre leur labeur à la perfection'.
Ici fl-Qtes et cithares accompagnent un banquet ;
là, devant les jeunes gens, des femmes forment un

[Hésiode], 1 Bouclier, 154-156) ; [Hésiode], Bouclier, 248-257 (les


Kères). Phobos et Deimos sont adjoints à ~ris d'après Il 440 et
[Hésiode], Bouclier, 148, 195. Les ressemblances verbales avec
les modèles sont rares : v. 32 N Boucl., 148; v. 34 N Boucl.,
257 ('l); v. 37 (= QS, 11,531) NE 538 et Boucl., 174,268.
l. Cf. E 490 s. : n:6À.Et,•.• xciN!(;.
2. Réminiscences du Ps-Hésiode, Bouclier, 290 ~pL86µcvœ
a-r«xuoov; 300 ~pL86µevoc;fntXtpUÀ7ÏaL • µe:Mv8l)CJŒV
•••
3. Voir les Notes Complémentaires, p. 203.
4. Les scènes rustiques des v. 57-65 se retrouvent sur les
boucliers homérique et ps.-hésiodique : E 541-560; Bouclier,
286-291. Pour l'expression, Quintus emprunte exclusivement à
Homère : v. 57 N :E 652; v. 58 N E 551 ; v. 59 C\l E 563;
v. 63 NE 648.
21 LIVRE V

chœur; on les croirait vivantes, à les voir évoluer 1•


70 Non loin de la danse et de l'aimable festin, voici que
surgit des flots, les cheveux encore semés d'écume,
Cypris ceinte de sa couronne : tandis que Désir voltige
à l'entour 2 , elle sourit aimablement dans son cortège
de Grâces à la belle chevelure.
Ici, les filles du magnanime Nérée, quittant la mer
et ses larges routes, font cortège à leur sœur qui va
célébrer ses noces avec le belliqueux Éacide. A côté,
tous les Immortels festoient sur la haute cime du
Pélion, au milieu des prairies humides et verdoyantes
que parent des milliers de fleurs agrestes, parmi les
bosquets et les belles fontaines aux eaux limpides 8 •
80 Des nefs à la carène gémissante voguent au large :
les unes donnent de la bande dans leur course', tandis
que d'autres filent droit au but ; le flot sinistre se
soulève et s'enfle sur leur route. Çà et là sur le pont 1 ,
des marins en désarroi qui redoutent l'assaut de la
bourrasque, comme dans la réalité, carguent les voiles
blanches pour échapper à la mort; d,autres sont assis
aux rames•, ils peinent et leurs coups redoublés font
blanchir l'onde noire sous le flanc des navires.
Mais, tout près d,eux, l'artiste a mis l'Ébranleur du
sol, souriant au milieu de ses monstres marins. Des
90 chevaux au galop de tempête, comme s'ils étaient réels,
emportent vivement au-dessus de la mer le dieu qui
les aiguillonne de son fouet d'or; leur course apaise
le flot et l'onde se fait étale et sereine à leur approche.

1. Pour les v. 66-68, cf. l: 491, 494-496; [Hésiode], Bouclier,


272, 277-285 (et 244 l;(l)na,v txù.«1.). Quintus ne parle pas de
noces comme ses modèles, car ce thème sera traité plus loin sous
une forme mythologique (v. 73-79). L'interprétation du passage
fait difficulté, notamment celle du v. 67. D'après le v. 69, il faut
distinguer deux scènes : un banquet (eôippom>Vl)t; : cf. v. 66) et
des danses (6px7)6fLOÜ: cf. v. 67-68) ; d'après le v. 68, les chœurs
de danse sont féminins comme dans Bouclier, 280, et contraire-
ment à Homère (l: 494). Au v. 67, on rattachera donc yuvcxr.x&>v
à xopo( et on considérera que vÉ<a>v1tœpœ1toaa( vise les banqueteurs
du v. 66; le vers a à peu près le même mouvement que 1x, 191,
à moins qu'on n'accepte l'interversion proposée par Zimmermann
(cf. l'apparat critique), ce qui lèverait toute ambigulté. Certains
22 LIVRE V

Des dauphins, par bandes compactes, forment autour


du seigneur une double escorte et, en de joyeux ébats
toujours recommencés, ils fêtent la venue de leur
maître : ils semblent vraiment nager sur les flots
brumeux de la mer 1 , bien qu'ils soient en argent 1 •
Mille autres figures ornent le bouclier, chefs-d'œuvre
sortis des mains immortelles de l'habile Héphaistos 8 •
Océan enferme le tout dans le diadème de son cours
100 profond : il s'enroule à l'extérieur sur le cercle qui
soutient l'ensemble de l'écu et sertit le décor ciselé•.
Contre le bouclier, repose le casque au poids énorme.
Zeus y est représenté, avec un air tout courroucé,
debout sur la vo0te du ciel. De part et d'autre, les
Immortels unissent leurs efforts aux siens pour
combattre les Titans insurgés. Déjà, des flammes
vigoureuses enveloppent leurs ennemis et les carreaux
de la foudre ne cessent de pleuvoir du ciel, drus comme
neige 6 , si prodigieuse est la force que Zeus déploie ; les
Titans, qui gardent encore un souffle de vie, ressemblent
à des brtllés vifs•.
11 o Le plastron de la cuirasse gît à côté, énorme 7 , infran-
gible, massif : il est à la taille du Péléide. Et voici les
jambières gigantesques : un travail d'artiste l Achille
seul les trouvait légères, malgré leur poids colossal.
Tout près, le glaive irrésistible fait étinceler les dorures
de son baudrier et l'argent de son fourreau sur lequel
s'adapte la poignée d'ivoire• : c'est elle qui, de toutes
les pièces de l'armure divine, brille du plus vif éclat.
Enfin, étendue de toute sa longueur sur le sol, voici

éditeurs pensent que le poète met en scène deux chœurs, l'un


féminin et l'autre masculin ; mais le texte ne parait pas admettre
cette interprétation.
1. Sur lea parallèles avec Virgile pour les v. 88-96, voir la
Notice, p. 7, n. 3. Quintus imite la description homérique de
Poséidon sur son char (N 23-31) : v. 91 N N 25-26; v. 93-96 N
N 27-28. L'image des dauphins bondissants est tirée de [Hésiode],
Bouclier, 209-213 ; cr. Virgile, en.,VIII, 673 8.
2. Cette indication de métal, tirée du Bouclier (v. 212), est
la seule qui figure dans notre description. C'est seulement en
vu, 197-198, qu'on apprendra que le bouclier est plaqué d'or.
'23 LIVRE V

la solide lance, la pique du Pélion, aussi grande qu'un


120 sapin chevelu : elle exhale encore l'odeur du carnage
et du sang d'Hector 1•
Alors, Thétis, voilée de noir, adresse aux Argiens
ces paroles divines que la mort d'Achille dicte à sa
douleur :
« Voici donc maintenant achevés dans l'arène tous
les jeux que j'ai institués en l'honneur de ce fils dont
la mort me désole. Qu'il vienne à présent celui qui
sauva sa dépouille et se montre le meilleur des Achéens.
Ces armes merveilleuses, ouvrage d'un dieu, il pourra
s'en vêtir : je lui donnerai ces armes qui font l'admi-
ration même des bienheureux Immortels. »
A ces mots, deux hommes se lèvent d'un bond, la
querelle à la bouche : le fils de Laerte et celui du divin
130 Télamon, Ajax, qui surpasse, et de loin, tous les
Danaens. Il se distingue aussi aisément que l'Étoile du
Soir dans le radieux firmament, cette étoile qui brille
entre tous les astres du plus bel éclat 1 • Tel paraît
Ajax, quand il vient se placer près des armes du
Péléide 8 • Il en appelle à l'illustre Idoménée, au fils de
Nélée et, bien stir, au sage Agamemnon ; car, pense-t-il,
ils n'ignorent rien des actions de la glorieuse bataille.
Ulysse, de son côté, leur fait entière confiance : il les
tient parmi les Danaens pour des prud'hommes sans
reproche. Mais Nestor prend à part Idoménée et le
140 fils divin d'Atrée pour leur dire ces mots que chacun
attendait :
« Amis, quel malheur inéluctable les dieux sereins nés
d'Ouranos ourdissent contre nous en ce jour, si le
grand Ajax et l'habile Ulysse se laissent entraîner
dans une âpre et rude querelle l Celui qui obtiendra du

1. Dans les v. 102-120, Qulntus énumère les armes forgées


par Hépbaistos pour Achille (E 609-613). Il y ajoute une épée
et la pique du Pélion que Patrocle n'avait pas emportée dans
la bataille (Il 140-144}.
2. La comparaison a été suggérée par X 317 s., et Apoll. Rhod.,
Argon., n, 40-42; cf. Nonnos, Dion., xxvr, 143-145. L'image sert
à souligner la supériorité d'Ajax sur son rival.
24 LIVRE V

Ciel d'emporter la victoire aura le cœur en joie; mais


l'autre, quelle douleur il va nourrir 1 I Il accusera tous
les Danaens de l'avoir frustré, et nous plus que nul
autre. Jamais plus il ne prendra place à nos côtés
dans les combats, comme autrefois. Comme les Achéens
160 vont pâtir, si l'un d'eux devient la proie du terrible
courroux 1 Ne sont-ils pas les meilleurs des héros, l'un
à la guerre et l'autre au conseil? Allons 1 croyez mon
avis, puisque je suis de beaucoup votre aîné, et non
de peu; et que je joins à mon grand âge 1 le privilège
de l'expérience : joies et peines, que n'ai-je point
enduré 8 ? Or, toujours au conseil, un vieillard avisé vaut
mieux qu'un plus jeune, car il en sait bien davantage.
Remettons-nous-en donc au bon jugement des Troyens
pour trancher aujourd'hui entre le divin Ajax et le
belliqueux Ulysse' : qu'ils désignent celui qui cause
le plus de terreur à l'ennemi, celui qui a sauvé la
160 dépouille du Péléide en l'arrachant à la bataille meur-
trière. Vous le savez : nous avons bon nombre de
prisonniers troyens, soumis depuis peu à la loi des
captifs 1 ; ils rendront un juste verdict, sans nulle
complaisance, car ils portent à tous les Achéens même
haine, à la pensée de l'adversité qui les accable. 1
A ces mots, Agamemnon à la bonne pique répond :
c Vieillard, aucun de nos Danaens ne surpasse ta
clairvoyance, jeune ou vieux. Tu dis vrai : il concevra'
un implacable ressentiment contre les Argiens celui

1. 'A~cL marque le futur; pour cet emploi, cf. Hymne hom.,


Hermla, 169; ibid., Déméter, 267; Soph., Antig., 191 ; Platon,
Loi.a, v, 731 a; et R. Keydell, Nonni Dionysiaca ( 1969), 1, p. 10•.
2. IloiJ.êi>n'est pas à corriger; il suffit d'en tirer un 1t0Àuv portant
sur v6ov : comparer par exemple QS, v, 602; vn, 262.
3. Nous avons tenté de rendre le zeugma dans la traduction.
4. Ti)v8c : sous~entendre 8(x7JV.Homère connait des ellipses
analogues : B 379; 'P' 580; ~ 435; cr. Hésiode, Trav., 224;
Arisloph., Cau., 60; QS, vr, 177.
6. Les prisonniers ont dQ être capturés pendant le combat
pour Achille.
6. Sur cette construction de cp71µ(avec l'inflnltll aoriste, cf.
P. Chantraine, Sgnta:ee homuique, 307, § 450.
25 LIVRE V

1 70 de ces braves que les dieux écarteront de la victoire ;


car ce sont bien les deux meilleurs preux qui s'affrontent
ici. Mon cœur, au plus profond de moi, partage ton avis.
Confions à des prisonniers le soin de l'arbitrage. C'est
eux que le vaincu accusera de l'avoir frustré, et il ne
songera qu'à porter la mort chez les belliqueux Troyens,
au lieu de nous réserver son courroux. »
Il dit ; et tous trois, ayant conclu dans le secret de
leur poitrine un accord unanime 1 , déclinent publique-
ment l'amical arbitrage 1 • Tandis qu'ils font connaître
leur refus 8 , les fils glorieux des Troyens prennent place
dans l'assistance, bien qu'ils soient des captifs : c'est
à leur tribunal qu'il appartient de faire droit en ce
180 belliqueux différend. Devant l'assistance, Ajax, rageur,
prend la parole :
« Ulysse, cœur pervers ! Quoi? un dieu a donc envoQté
ta raison', que tu oses te mesurer à ma valeur invin-
cible? Tu prétends avoir chassé l'affreuse cohue loin
d'Achille, quand, abattu dans la poussière, les Troyens
l'encerclaient? Mais c'est moi qui faisais fondre sur
eux la tuerie et la désolation, tandis que tu te terrais
d'épouvante. Aussi bien, ta mère n'a-t-elle enfanté
qu'un lâche et un couard, aussi chétif en face de moi
qu'un chien en face d'un de ces lions à la voix rugissante.
Car ce n'est pas un cœur de brave qui habite ta poitrine:
190 la ruse et la forfaiture, voilà tes seuls soucis 5 ! N'as-tu
plus souvenance du temps où tu te dérobais afin de ne pas
rejoindre, contre la ville sainte d'ilion, les Achéens déjà
rassemblés? Tu te terrais d'épouvante et refusais de
marcher quand les Atrides t'ont emmené I Ah I que
n'es-tu resté• 1 C'est pour t'avoir écouté que nous

1. 'Evl crripvoLaLv s'oppose à dµcpa.36v.


2. KOchly a raison de garder lpa.-rc,vl)v que confirme le
parallèle fourni par 111, 778. Les trois héros refusent de trancher
à l'amiable: comparer brl)pcxwt; en 1v, 195, 304, et <pLÀM"Y)t;chez
Apoll. Rhod., Argon., 111, 180.
3. La répétition d' dvcxtvoµ.«L ne choque pas par elle-même;
mais on attendrait plutôt l'aoriste ou mieux un tour tel que
'T6>'Y 3' ffl'LffÀÂO(UV<a)V,
4. Cf. QS, 1, 723.
26 LIVRE V

avons abandonné dans la divine Lemnos l'illustre fils


de Poeas, malgré ses gémissements 1 • Et il n'est pas
le seul auquel tes machinations aient infligé un infâme
outrage. Tu as encore fait périr Palamède pareil aux
dieux, parce qu'il te surpassait par sa force et par la
200 sagesse de ses conseils 1 • Et maintenant, c'est à moi
que tu as le front de chercher noise, sans te souvenir
des services passés, sans que ton cœur ait le moindre
égard pour qui vaut cent fois mieux que toi : moi qui
te sauvai naguère, quand tu tremblais devant la cohue
des assaillants, alors que les autres t'avaient lâché,
seul dans la mêlée, au beau milieu des ennemis, et que
tu fuyais comme le reste 1 Ah t pourquoi Zeus, du haut
de l'éther! n'a-t-il pas lui-même, en cette journée,
porté l'épouvante aussi dans mon âme hardie de
preux? Les Troyens t'auraient mis en pièces de leurs
glaives à double tranchant pour te donner à leurs
21 o chiens et tu ne songerais pas à venir aujourd'hui me
chercher noise en comptant sur ta perfidie 3 • Misérable!
si tu te flattes de l'emporter sur tous, et de loin, par la
force, pourquoi laisser alors tes vaisseaux au centre,
au lieu d'avoir eu, comme moi, le courage de tirer à
sec tes nefs légères loin du reste de la flotte? Tu avais
peur, n'est-il pas vrai'? Au surplus, tu n'as pas écarté
des vaisseaux le feu cruel, tandis que moi, d'un cœur
intrépide, j'ai tenu tête tout ensemble au feu et à Hector,
lui qui m'évitait dans toutes les rencontres, quoiqu'il
te fît trembler à chaque occasion 6 • On aurait bien dO
nous proposer ce prix sur le champ de bataille, le jour
où nous luttions autour d'Achille péri au combat :
220 tu m'aurais vu les arracher à l'ennemi, dans l'Apre
mêlée, ces belles armes, et les ramener aux baraques,

1. Cf. Ovide, Métam., x1n, 43-54, avec des expressions sem-


blables (Notice, p. 11, n. 4). Sur l'abandon de Philoctète, cf.
cl-dessous, p. 201, n. 1.
2. Cf. Ovide, Métam., x111,55-62. Pour se venger de Palamède
qui l'avait contraint à partir pour la guerre, Ulysse le fit passer
pour un traitre corrompu par l'or de Priam et le malheureux fut
lapidé sur l'ordre d,Agamemnon : cf. le Sommaire de Proclos et
Apollod., 1$pit., 111, 8.
27 LIVRE V

elles et le belliqueux Achille par surcroît 1 1 Mais tu ne


comptes que sur ton éloquence pour t'arroger des
prouesses 1 • Car tu n'es pas de taille à revêtir l'invincible
harnois du belliqueux ~acide, encore moins à manier
sa pique ; c'est à ma mesure qu'ils sont faits, à moi
qu'il sied de porter l'armure splendide sans déshonorer
ce superbe cadeau d'un dieu 3 • Mais que restons-nous
230 là à disputer en paroles vaines autour de la splendide
armure d'Achille sans reproche pour savoir qui l'emporte
dans la bataille tueuse d'hommes'? C'est pour récom-
penser la vaillance au combat, non d'insipides discours,
que Thétis aux pieds d'argent a déposé ce prix dans
l'assistance. L'éloquence n'est bonne qu'à l'assemblée 6 ;
ce que je sais, c'est que je suis cent fois plus noble
et plus brave que toi: ne suis-je pas du même sang que
le divin Achille 6 ? »
Il dit ; et le fils de Laerte, qui s'entend à manier les
pensées retorses, riposte avec une dure ironie 1 :
« Ajax, effréné bavard, pourquoi tant d'inutiles
240 discours 8 ? Je serais, à t'entendre, un vaurien, un
scélérat, un lâche? Eh bien I je me flatte, moi, de
valoir cent fois mieux que toi par la pensée et par la
parole qui rendent la force efficace•. En veux-tu la
preuve? C'est l'intelligence qui permet au carrier dans
la montagne de détacher sans peine une roche abrupte,
si dure soit-elle ; c'est à son intelligence que le marin
doit de traverser sans encombre la vaste mer qui gronde,
même par les plus rudes houles ; c'est par son habileté
que le chasseur triomphe, malgré leur force, des lions,

1. Cf. Libanios, Conflrm., r, 6 (Forster, t. vrn, p. 140) : el


8L~61tÙJ>vl8o~e m:pt -r&>vlS1tÙJ>v xplve:a8cn,-rov Afœv-rœ7tffl(I);
IBeL vLX«v.Ovide, Métam., x111, 121 s., adopte une solution
plus romanesque : Ajax demande que les armes soient à nouveau
jetées au milieu des ennemis et attribuées à qui les rapportera ;
il se borne sur ce point à transposer une phrase du rhéteur
Poreius Latro qui avait écrit : c Miltamus arma in hoslis et pela-
mus • ; et. Sénèque, Controv., n, 2, 8, et R. Keydell, Gnomon,
xxxrn, 1961, 281.
2. cr. Ovide, Mélam., xrn, 9-10. Pour rexpression, M. L. West
rapproche à Juste titre [Hésiode], Catalogues, dans Ozg. pap.,
2485-6, 26.
28 LIVRE V

des panthères, des sangliers et des autres bêtes sauvages ;


c'est la science de l'homme 1 qui courbe sous le joug
250 lea taureaux au cœur vaillant. Il n'est rien que la
pensée n'achève: toujours, à la tâche comme au conseil,
tête sans cervelle vaut moins qu'homme d'expérience 1 •
C'est parce qu'il connaissait ma prudence que le petit-fils
hardi d'Oenée, me choisit entre tous pour lui prêter
main forte en le suivant aux avant-postes : à nous deux,
nous avons réussi un bel exploit 3 • Et l'illustre fils du
robuste Pélée lui-même, n'est-ce pas moi qui l'amenai
pour seconder les Atrides•? Si les Argiens viennent à
avoir besoin d'un autre héros, ce n'est pas ton bras
qui le fera venir, non plus que les exhortations des
260 autres Argiens : je suis le seul Achéen qui puisse
l'amener; mes douces paroles sauront le convaincre
de combattre avec nos gars'. Il est grand le pouvoir
de la parole que guide la prudence, alors que le courage
échoue et que la taille ne sert de rien, là où la sagesse
fait défaut•. Au surplus, les Immortels m'ont donné la
force autant que la sagesse : ils ont fait de moi le grand
recours des Argiens. Non, tu ne m'as pas sauvé jadis,
comme tu prétends 7, et je ne fuyais pas la huée de
l'ennemi ; je fuyais si peu que je soutenais de pied
270 ferme les assauts conjugués de tous les Troyens. Leur
flot avait beau lancer de furieuses attaques : à combien
pourtant, par la seule force de mon bras, n'ai-je pas
rompu le souffle 1 Tu travestis la vérité : tu ne m'as
point défendu dans la mêlée; si tu tenais tête, c'était

1. Comme en 11, 374, t~t; désigne moins ici la •volonté•


que la •science•·
2. Cf. QS, v, 166.
3. Allusion à la Dolonie (Jliade, K). Cf. Ovide, Mtlam., xur,
238-248; Libanios, Laudationu, u, 9 (Forster, t. vin, p. 229).
4. C'est Ulysse qui est allé chercher Achille à Scyros où sa
mère l'avait caché dans le palais de Lycomède : Apollod., l?pit.,
111,13, 8. Cf. Ovide, Mélam., x111, 162-180 (et 133 s., 306 s.} ;
Libanios, loc. cil., 4 (Forster, p. 227).
6. Ulysse obtiendra le concours de Néoptolème et de Philoctète
(livres VII et IX). Ce motif, comme le précédent, est un lieu
commun des c éloges• d'Ulysse: cf. Ovide, Mélam., xu1, 320-334;
Libanios, loc. cil., 4-5 (Forster, p. 227).
29 LIVRE V

seulement pour te sauver toi-même 1 ; car tu avais peur


d'être frappé par une pique, tandis que tu battais en
retraite•. Si j'ai mis à sec mes vaisseaux au centre
du camp, ce n'est pas que je craigne la fureur ennemie,
mais afin de pouvoir, en toute occasion, prendre avec
les Atrides les mesures qu'impose la guerre. Tu as rangé
tes nefs à l'écart? Soit. Moi, je me suis défiguré, de
ma propre main, par d'atroces blessures, et j'ai pénétré
280 dans la citadelle des Troyens pour percer les plans
par lesquels ils entendaient conjurer les malheurs de
la guerre•. Eh quoi? je redoutais la pique d'Hector,
quand je fus l'un des premiers à me lever pour le
combattre, le jour où, confiant dans sa bravoure, il nous
avait à tous lancé son défi'? Et naguère aussi, j'ai tué
près d'Achille plus de gens que toi à l'ennemi et j'ai
sauvé tout à la fois le mort et ses armes 6• Ta pique,
sache-le, ne me fait point trembler ; mais une méchante
blessure m'assiège encore de douleurs•, celle que je
reçus en luttant pour ces armes et pour Achille tombé
290 dans la hataille 7• Quant au sang, comme Achille,
je porte le plus noble de tous, celui de Zeus 8 • ,
Il dit et le puissant Ajax lui réplique à son tour :
« Perfide Ulysse, ô le plus scélérat qui soit au monde,
la besogne que tu faisais là-bas, je ne l'ai guère remar-
quée, pas plus que les autres Argiens, en ce jour où les
Troyens tentaient de tirer à eux la dépouille d'Achille•.
C'est moi, par ma pique et par ma vaillance, qui, dans
la mêlée, ai rompu les genoux des uns et mis les autres

1. ~O'nJÇ ne contredit paa cpwyoVT«;Ajax recule en combat-


tant pied à pied : cf. A 671 (lcn<i(J&VOc;).M. L. West comprend :
• Tu tenais bon, parce que tu craignais d'être tué, 81 tu prenais
la fuite. •
2. Pour réfuter les griefs d'Ajax (v. 200-210), Ulysse se réfère
à la première phase du combat (A 407-458, 484) et à la fuite
d'Ajax qui fut provoquée par Zeus (A 644-574).
3. Dans les v. 275-281, Ulysse commence par réfuter l'argument
tiré de l'emplacement des valueaux (v. 211-214) : cf. Ovide,
Métam., x111, 364-365. Puis il rappelle la mission d'espionnage
accomplie à Troie dont il est question en 8 244-249 (v. 279 N
3 244; v. 281 N a 258). Antisthène (Ajcu, 6; Uly,ae, 3 et 8)
fait allusion lui auSBi à cet épisode, alors qu'Ovide, Mtlam.,
x111, 336-363 (et 99) menUonne le rapt du palladion.
30 LIVRE V

en déroute. Je chargeais sans répit et l'atroce déroute


les emportait comme des oies ou des grues qui voient
fondre sur elles un aigle 1 , lorsqu'elles picorent dans
300 l'herbe de la plaine 1 • Les Troyens détalaient ainsi devant
la fougue de ma pique et de mon glaive pour aller se
réfugier dans Ilion et se garer devant le grand
désastre. Quand bien même tu aurais eu alors un sursaut
de vigueur, tu n'étais pas à mes côtés dans le combat;
tu te trouvais quelque part ailleurs occupé sur le front
des phalanges, mais non auprès du cadavre du divin
Achille, où la lutte était la plus ardente•. 1
A ces mots, le cœur astucieux d'Ulysse rétorque :
« Ajax, je crois ne te le céder en rien ni par la sagesse
ni par la force, quel que soit l'éclat de ton renom : en
31 o sagesse, je te surpasse, et de loin, comme le restant
des Argiens; et ma force peut balancer la tienne, voire
emporter l'avantage. Il n'est pas jusqu'aux Troyens
qui ne le sachent, apparemment, tant ils me redoutent,
sitôt qu'ils m'aperçoivent, fût-ce de loin. Toi-même,
tu sais fort bien, comme les autres, quel homme je suis,
depuis que tu as tant peiné, dans un rude tournoi de
lutte, le jour où le magnanime Péléide institua des jeux
mémorables autour du tombeau de Patrocle tombé
dans la bataille'. 1
Ainsi parle l'illustre fils du divin Laerte. Les fils des
Troyens tranchent alors l'âpre querelle qui divise les
320 héros 1• Leur vote unanime accorde la victoire et les
armes immortelles au belliqueux Ulysse. Son Ame
déborde de joie·; mais l'armée pousse un cri de douleur•.
Ajax, le noble preux, en a le cœur serré et, d'un seul
coup, le triste Malheur fond sur lui. Tout son sang
vermeil bout dans ses veines; un Acre flot de bile se

1. Dans les comparaisons, le relatif généralisant 6ç u prévaut


sur 6ç, sauf nécessité métrique et dans lee cas où l'idée de gén~
ralité est exclue (dans les exemples mythologiques: 1,617; vn,110)
ou a été exprimée déjà par d"autres moyens (1, 639). On corrigera
donc les deux paBBages qui font exception (v, 298; v111, 89;
cf. aussi 1x, 474).
2. Comparaison imitée de O 690·692; cf. QS, x111, 104·107.
31 LIVRE V

soulève et lui envahit le foie ; une cuisante douleur


pénètre jusqu'au cœur; puis le mal, lancinant, gagne
à travers les racines de la cervelle et s'irradie dans les
méninges, si intense qu'il dérange la raison du héros.
Les yeux figés au sol, il demeure sur place, comme
incapable de faire un mouvement. Ses compagnons
330 l'entourent, désolés, et l'emmènent vers les nefs aux
belles proues en lui prodiguant leurs consolations 1 •
Il va son chemin, à contre-cœur, pour la dernière fois :
la Moire le suit pas à pas.
Les Argiens regagnent les nefs et le rivage de la mer
sans bornes•, impatients de trouver la table et le
sommeil. Cependant Thétis plonge au sein du grand
large, en compagnie des autres Néréides; à leur entour,
nage la foule des monstres qui vivent de l'onde salée 8 •
Que de reproches elles font au sage Prométhée I Elles
songent que ce fut pour obéir à ses prédictions que le
340 Cronide unit contre son gré Thétis à Pélée ; et Cymothoé,
dans leur troupe, exhale son ressentiment' :
« Las I le scélérat I il a bien mérité le supplice qu'il
endura dans ses liens infrangibles, lorsque le grand
aigle fouillait dans ses entrailles pour déchirer son foie
toujours renaissant 1,
Ainsi parle Cymothoé devant ses sœurs marines aux
tresses de sombre azur 1 . Le soleil disparaît; l'ombre
s'étend sur les guérets• à mesure qu'avance la nuit;
le ciel se parsème d'étoiles. Les Argiens bivouaquent
près des nefs aux proues élancées, cédant au sommeil
350 divin et à ce vin délicieux que les marins apportent

1. Le départ d 'Ajax vaincu et emmené par ses compagnons


est représenté sur un sarcophage romain d•Ostie : Monum. dtll'
lnst., u, 21 ; A. Baumeister, Denkmiiler du klau. Altertuma, 1,
30. L'artiste a donné au héros des yeux déjà égarés par la folie.
2. Kixl peut être conservé d'après QS, 1x, 426 : il y a zeugma.
3. Cf. N 27-28, et E 422.
4. Cymothoé occupe une place particulière parmi les N éréidee :
cf. Virgile, En., 1, 144 ; Valerius Flaccus, Argon., n, 606.
6. Le maladroit hors-d'œuvre mythologique des v. 338-345
doit provenir d•un résumé du Prométhée d'Eechyle : cf., par
exemple, Apollod., Bibl., 111, 13, 5; Hygin, Fablu, 54; Astron.,
11, 16, p. 64 Bunt.e; schol. A à A 519. Il comporte peut-être
32 LIVRE V

par-delà la mer houleuse depuis la Crète du noble


Idoménée 1.
Mais Ajax a si grand courroux contre les Argiens
qu'il en oublie dans sa baraque la nourriture douce
comme miel et qu'il résiste à l'étreinte du sommeil.
Furieux, il revêt son armure ; il prend son glaive
aigu, tout en roulant mille pensers : va-t-il brûler les
nefs et massacrer tous les Argiens? Se contentera-t-il,
avec son glaive lourd de sanglots, de mettre en pièces
sans retard Ulysse le fourbe? Tels sont ses desseins
360 et il les eQt bientôt accomplis, si la Tritonide n'e-0.t
fait fondre sur lui l'irrésistible Folie 1 : la déesse veille,
inquiète, sur le patient Ulysse ; car elle garde souvenance
des sacrifices qu'il lui a fidèlement offerts. Elle détourne
donc des Argiens la fougue du grand Télamoniade 8 •
Il va, aussi terrible que ces ouragans lourds d'affreuses
rafales qui apportent aux marins le spectre glacé de
l'épouvante, lorsque la Pléiade plonge dans le cours
de l'infatigable Océan, effarouchée par l'illustre Orion,
et qu'elle amoncelle les nuées sur la mer où la tempête
370 fait rage'. Tel Ajax s'élance au hasard, là où le condui-
sent ses pas 1 •
A le voir courir en tous sens, on dirait un fauve sans
vergogne qui bondit à travers les rochers d'un vallon,
le mufle écumant, avide de mettre à mal les chiens
ou les chasseurs qui lui ont pris dans son repaire
ses petits pour les tuer ; tandis qu'à pleine gueule il

quelques réminiscences d'Apoll. Rhod., Argon., n, 1247-1249.


Quintus arrange librement la légende en imaginant que Prométhée
a été chê.tié à cause de la prédiction qu'il a faite à Zeus. Sur la
légende des noces de Thétis chez Quintus, cf. t. I, p. 170 (N. C.
à p. 99, n. 8).
1. Ce détail n'est pas homérique· (cf. 1la Notict, p. 10, n. 1).
Il a pu être suggéré par  261-264, où Idoménée est présenté
comme un fier buveur. Il est plus probable que Quintus a lu une
note qui attribuait une provenance crétoise au fameux o!'Yoc;
IlpœµveLot; dont parle Homère : cf. Dioscoride, 5, 9 : 6 be -cijc;
8el.ÀoTœ8eu6dO'T)t; yev61J,EVOÇ,
<nœq>UÀ'Î)t; "'(ÀUXÛ<;, Kp1JTL>CO<;
XœÀooµ.cvot;
~ ~ 1tpœµ'YLoç.
1tp6"t'po1toc;
2. La Folle est plus ou moins personnifiée, comme aux v. 405
et 462; cf. cl-desaoua p. 36, n. 1.
33 LIVRE V

rugit à la ronde, - ah 1 s'il pouvait encore découvrir


dans le sous-bois ses chers petits l - que d'aventure
un homme se trouve sur la route de cette bête dont
la furie possède le cœur, et voici que, sur-le-champ,
se lève pour lui le jour fatal de sa vie 1 • Ainsi court le
héros, non moins implacable. Son cœur noir bout
380 comme un chaudron qui, sans trêve, sur le foyer
d'Héphaïstos, gronde furieusement aux flammes du
brasier; pour en chauffer toute la panse, l'intendant
n'a point voulu ménager le bois, car il est pressé d'arra-
cher ses soies à un porc bien gras 1. Le cœur formidable
d'Ajax bout aussi fort dans sa poitrine. La mer sans
bornes n'a pas de pires fureurs 8, ni l'ouragan, ni
l'incendie dont rien ne lasse la puissante ardeur,
lorsqu'un fort vent de tempête fait rage sans répit
dans la montagne et que, de toute part, la forêt immense
390 croule dans le feu qui I'embrase 4 • La souffrance qui
perce son cœur de preux met Ajax dans une aussi
terrible fureur. Un flot d'écume ruisselle de sa bouche;
sa gorge rugit 1 ; ses armes sonnent sur ses épaules.
Tous, à le voir, pris d'une commune épouvante,
frémissent aux menaces du seul Ajax.
Mais voici qu'8os aux rênes d'or monte de l'Océan 8 •
Sommeil s'envole dans les espaces du ciel, léger comme
une brise; il y rencontre Héré, juste comme elle s'en
retournait sur !'Olympe après avoir la veille rendu
visite à la sainte Téthys. La déesse l'étreint et le baise,

1. Cette comparaison utilise~ 318-322, et reprend des motifs


connus : v. 373 N QS, 1v, 245; v. 375 N QS, nr, 146 (modèles
indiqués au t. I, p. 101, n. 2) ; v. 377 N QS, r, 641. Une image
analogue se trouve en vu, 464-471, 504-509. Pour l'anacoluthe
après le v. 376, cf. Rev. de Philol., xxv1n, 1964, 239.
2. Comparaison tirée de ~ 362-364.
3. Pour cette comparaison, cf. t. I, p. 26, n. 2.
4. Cf. QS, 1, 209 (t. I, p. 20, n. 4). La comparaison a été renou-
velée grAce à divers souvenirs homériques : B 465 (qui a entrainé
une réminiscence d'Hésiode, Théog., 694) ; A 157 ; 8 396.
6. Cf. Apoll. Rhod., Argon., 11, 83.
6. Qulntus s'écarte de la chronologie courante en plaçant le
ma888cre des troupeaux après Je lever du jour : voir la Notice,
p. 16.
34 LIVRE V

400 car il est son gendre irréprochable depuis le jour où il


mit dans sa couche, sur les cimes de l' Ida, le fils de
Cronos courroucé contre les Argiens. Puis elle gagne
aussitôt la demeure de Zeus, tandis que Sommeil se
hAte vers le lit de Pasithée. Les nations humaines
s'éveillent 1 • Ajax, infatigable comme Orion, marche à
l'aventure, portant en son sein la Folie aux meurtrières
pensées. Et il se rue sur les troupeaux, tel un lion
au cœur vaillant dont l'âme sauvage est la proie de la
faim qui torture•. De-ci, de-là, il abat les bêtes dans
la poussière, aussi nombreuses que pleuvent les feuilles
410 sous la furie d'un puissant Borée, lorsqu'à la fin de l'été
revient la mauvaise saison•. C'est ainsi qu' Ajax, tout
à son courroux, se jette sur les troupeaux, en croyant
faire fondre sur les Danaens les Trépas maudits•.
Ménélas s'approche alors de son frère et le prend à
l'écart des autres Danaens pour lui dire :
c Il est clair que ce jour sera bientôt pour nous le
jour de notre mort, si le délire gagne le cœur du grand
Ajax. Il va bientôt brO.ler les nefs et nous massacrer
aussi jusqu'au dernier dans les baraques, tant il a
de rancœur pour les armes I Ah I pourquoi Thétis
420 a-t-elle proposé ce sujet de discorde t et pourquoi
faut-il que le fils de Laerte ait osé, dans sa déraison,
se mesurer à qui vaut bien mieux que lui. Lourde est
la faute que nous avons commise aujourd'hui, trompés
par je ne sais quel malin démon ; car, depuis que
l'8acide a péri au combat, un seul rempart nous restait
dans la guerre, Ajax, le noble preux. Et voici que les
dieux vont encore nous l'ôter• et nous apporter le

1. Cet intermède mythologique est tiré de S 200-207, 231-351.


Lev. 397 est directement inspiré de E 231.
2. Cf. K 485; 0 41-43; Apoll. Rhod., Argon., 1v, 486; QS, 1,
277, 524; 111,497; xI, 163. Pour l'expression, rapprocher QS, n,
248 i VIII, 177 ; XIII, 44, 72.
3. Cf. t. I, p. 25, n. 6.
4. Cf. Soph., Ajaz, 43-45.
6. La leçon des manuscrits Impose la correction ~ÀÔ6>01,.
Les corrections antérieurement proposées ~oUoum, ~oUaoucn,
obligent à changer le génitif -1)1,Léca>v
en datif et. tauSBentle aena :
35 LIVRE V

malheur, afin que tous, nous soyons anéantis et


consommions notre ruine. »
A ces mots, Agamemnon à la bonne pique répond :
« Non, Ménélas, malgré l'angoisse qui te tourmente,
n'accuse pas le sage roi des Céphalléniens, mais bien
430 les dieux, qui méditent notre perte 1 • Lui n'y est pour
rien ; que de fois au contraire il est notre bon recours
et un artisan de douleurs pour l'ennemi l »
Ainsi conversent-ils, en se désolant sur les Danaens.
Les pâtres se sont mis à l'écart sur les rives du Xanthe:
ils se blottissent sous les tamaris, en se garant devant
le lourd désastre•. On voit parfois, à l'approche soudaine
d'un aigle, des lièvres se blottir au plus épais des
broussailles, tandis que l'oiseau plane sur eux avec des
cris stridents, les ailes toutes grandes 8 • Ils s'égaillent
ainsi, pris de panique, devant le vaillant guerrier.
Ajax s'arrête enfin près d'un bélier qu'il vient de
440 tuer et, avec un ricanement sinistre, il lui adresse ces
mots:
o: Gis donc dans la poussière, pâture des chiens et
des oiseaux I Non! les armes glorieuses d'Achille elles-
mêmes n'ont pas su te garantir, ces armes que tu fus
assez sot pour disputer à bien meilleur que toi.
Gis, chien ! Nul ne te pleurera, ni ton épouse venue
avec ton fils te serrer dans ses bras, impuissante à
contenir sa douleur, ni tes parents privés désormais
du bon recours qu'espérait leur vieillesse ; non,
personne, puisque tu as péri loin de ta patrie et que
les oiseaux et les chiens vont déchirer ton corps.>
Ainsi parle-t-il, persuadé qu'Ulysse le fourbe gît
450 parmi les morts, baignant dans les flots de son sang'.

Ménélas ne peut prévoir qu'Ajax se tuera; il pense seulement


qu'il ne sera plus au côté des Grecs.
1. L'idée est tirée de À 555, 558-560.
2. Sur les bergers, cf. Notice, p. 15, n. 3. Les tamaris de la
plaine de Troie sont mentionnés plusieurs fois dans l'Iliade.
3. Cf. P 674-678 (et cl) 252 s.; X 308·310). Certains détails
sont empruntés à B 462 (contaminé avec ~ 149) et à X 141.
La correction de Spitzner a 8' au v. 436 ne s'impose pas : il est
fréquent de trouver une succession de temporelles dans les compa•
raisons (par ex., 1, 37 ss., 63 ss., 440 sa. ; 11, 221 u.).
36 LIVRE V

Alors la Tritonide chasse de ses yeux et de son esprit


la Folie, monstre d'épouvante à l'haleine de mort;
et celle-ci regagne au plus vite les tristes rivages du
Styx, séjour des promptes ~rinyes qui savent faire
choir sur les mortels trop superbes la douleur et l'adver-
sité1.
Ajax, quand il aperçoit les moutons palpitants sur
le sol, demeure tout interdit : il comprend que les
Immortels l'ont joué 1. Il sent tous ses membres se briser;
la douleur perce son cœur de guerrier. Il est si bouleversé
460 qu'il n'a la force ni de faire un pas en avant, ni de
battre en retraite•. Il reste immobile, pareil à une
guette de montagne qui se dresse sur ses racines, bien
au-dessus des autres sommets•. Puis, quand la
conscience est revenue dans sa poitrine, il pousse une
triste plainte et clame son regret funèbre 1 :
« Malheur à moi 1 Pourquoi les Immortels me
portent-ils tant de haine? Ils m'ont ôté la raison;
ils m'ont frappé de la pire des folies : massacrer ces
bêtes qui n'étaient pour rien dans mon courroux 1
Ah 1 que n'ai-je puni de mon bras Ulysse, l'âme scélé-
rate 1 C'est lui qui m'a plongé dans l'adversité, car
470 il n'est pas de plus misérable que lui l Puissent du
moins les J;:rinyes lui infliger tous les maux qu'elles
réservent aux scélérats l Puissent-elles aussi n'octroyer
au reste des Argiens que batailles, morts, deuils et
larmes, ainsi qu'à leur chef, l'Atride Agamemnon l
Que celui-là non plus ne revienne pas sain et sauf dans
sa demeure, quelle qu'en soit son envie I Allons I si

1. La Folie est appelée tantôt Lysaa (v. 360, 405), tantôt


Mani,; Quintus mêle l'analyse psychologique (œno cppe:voç
•••
loxéaœœv) et l'allégorie. Les Maniai sont identiques aux ~rinyes
selon Pausanias, vin, 34, 1. Cf. Burckhardt, dans Real-Encykl.,
•· v. Mania, n° 2, 1107 as.
2. Cf. 3 453; x 232.
3. Ajax prostré au milieu des bêtes égorgéeB avait été repré-
eenté par Timomaque dans un tableau fameux que César avait
placé dans le temple de Venus Genitrix : cf. Pline l'Ancien, vn,
126; xx.xv, 26, 136; Philoatrate, Vie d' ApoU., 11, 22.
4. Cf. p. 151, n. 1.
37 LIVRE V

je suis un preux, à quoi bon demeurer parmi des gens


que j'abhorre? Maudits soient les Argiens et leur armée
exécrée I et maudite une vie qui m'est insupportable!
Car désormais le preux est frustré de sa part, le vilain
seul a droit aux égards et à l'amitié, puisque c'est
480 Ulysse que les Argiens honorent, alors que de moi ils
n'ont plus la moindre souvenance, après tant de
travaux et tant de fatigues consentis pour leur cause 1 l »
En disant ces mots, le fils valeureux du robuste
Télamon s'enfonce dans la gorge 1 le glaive d'Hector 8 :
le sang s'échappe en gargouillant. L'homme choit de
tout son long dans la poussière, pareil à Typhon
consumé par les foudres de Zeus ; la terre noire, à
l'entour, gémit bien haut quand il tombe.
Les Danaens accourent en foule•, dès qu'ils le voient
gisant dans la poussière: nul auparavant ne se fût appro-
490 ché, car l'effroi retenait tous ceux qui le regardaient.
Vite maintenant, ils entourent le mort et se jettent à
ses pieds ; la face contre terre, ils ne cessent de répandre
la poussière sur leur tête ; et le concert de leurs sanglots
monte dans l'éther divin. Quand on prend leurs jeunes
agneaux à des brebis laineuses pour les apprêts d'un
festin, quelle agitation parmi les mères et comme
elles bêlent interminablement autour des enclos que
leurs petits ont laissés 1 Ce sont pareilles lamentations
que tous les Argiens, en masse, poussent en ce jour
autour d' Ajax : con1bien leurs plaintes font résonner
l'lda touffu et la plaine et les nefs et la mer infinie 1
600 Près du mort, Teucros ne songe qu'à se livrer aux
atroces Trépas; mais on éloigne de lui sa grande épée 1 •

1. Le Retour à la raison doit beaucoup à Sophocle : v. 451•


452 N Ajaz, 257-259, 305 8.; v. 456-462 N Aj., 259-262, 274-276,
307-330; v. 464 N Aj., 317 s. ; v. 465 s. N Aj., 401 s., 450.453;
v. 468-475 N Aj., 379-382, 387-391 ; v. 471 N Aj., 835-844;
v. 478-481 N Aj., 445 s. Les plaintes d'Ajax ont tenté plus d'une
fois les rhéteurs : Libanios, Ethopoeiae, v-vu (Forster, t. vin,
p. 384 88.).
2. Ce détail se retrouve dans la scholie BD à 'I" 821. Sur son
origine, cf. Ph. Kakridi8, K6tVTOt;:Eµ.upvœioç,63 s. Quintus ne
fait ici aucune allusion au thème cyclique de rinvulnérabilité
d'AJax : cf. t. I, p. 34, n. 3 (dans N. C., p. 163).
38 LIVRE V

L' Ame bouleversée, il se jette sur le cadavre qu'il


embrasse en versant des flots de larmes. Un jeune enfant
n'en verse pas autant, quand, près de l'âtre, les épaules
couvertes d'un linceul de cendre qui retombe de sa
tête, il pleure sur le jour qui le rend orphelin : il n'a
pas de père et voici que sa mère, son unique soutien,
vient de mourir 1 • Teucros gémit. ainsi sur son frère
défunt. en se trainant autour de sa dépouille, et il
clame son regret funèbre :
« Ajax, âme trop violente, que1le folie t'a ôté la
61 O raison pour que tu aies sur toi-même lancé le malheur
et la mort lourds de sanglots? Faut-il donc que les
fils des Troyens reprennent haleine dans l'épreuve et
viennent massacrer les Argiens, maintenant que tu
as péri? Car les nôtres ne montreront plus à la guerre
leur assurance d'autrefois ; ils vont succomber, parce
que tu étais leur recours contre le malheur•. Et moi,
je n'aspire plus au terme du retour 8 , puisque tu reposes
en ces lieux: mon seul vœu est de mourir ici comme toi,
pour qu'ensemble, la terre féconde nous recouvre.
Car mes parents m'importent bien moins, si d'aventure
ils existent encore, si, toujours vivants, ils habitent
620 encore le pays de Salamine, que ta mort à toi, qui étais
mon orgueil' ! ,
Ainsi parle-t-il : longue est sa plainte. Elle se plaint
aussi, la divine Tecmesse, la compagne de l'irrépro-
chable Ajax. Quoique captive, il l'avait prise pour
épouse et avait fait d'elle la maîtresse de sa maison
avec tous les droits qu'une femme acquise contre dot 1

1. Dans cette comparaison, deux expressions sont empruntées


à <a>316 8.
2. Cf.). 556.
3. 'Oloµcxc.a été inutilement contesté. Selon Kôchly, U aignl-
fleralt •prévoir• (d'où •espérer• et •craindre•), mais non
•souhaiter•; en fait, le verbe, construit avec J'inftnlW aoriste,
prend une valeur volitive (cf. 1v, 677 s.) et devient un synonyme
d'ii>.80µ.œ, que KOChly veut lui substituer : comparer vu, 480
(b,oµivouç) et 482 (U>.36lp).
4. Comparer les lamentations de Teucroe dans Soph. 1 Aja:e,
992-1039. Les thèmes développés ici sont conventionnels: v. 611-
614 N 111, 494--498 (Agamemnon); v. 516-620 N 111, 464 1.,
39 LIVRE V

détient en sa demeure, auprès de son époux légitime;


il l'avait tenue dans ses bras invincibles et elle lui
avait donné pour fils Eurysacès, parfaite image de son
père 1• L'enfant, trop jeune encore, est resté au berceau ;
mais elle, avec de longues plaintes, se jette sur le corps
530 bien-aimé qu'elle embrasse ; elle se roule sur le sol et
souille sa beauté dans la poussière. Elle crie alors le
regret de son cœur douloureux 1 :
• Las sur moi, malheureuse ! puisque tu as péri sans
avoir succombé sous un bras ennemi dans la mêlée,
mais frappé par toi-même I l Comment dès lors
pourrais-je oublier le deuil qui m'accable'? Non!
jamais je n'eusse pensé connaître en Troade ce jour
de ta mort qui me cause tant de larmes ; mais les
maudits Trépas ont dissipé ce rêve 1 ! Comme il etît
mieux valu que je fusse engloutie par la terre nourricière
avant de voir ton inexorable destin l Jamais pire
540 malheur n'a fondu sur moi, pas même en ce temps qui
marqua le début de mes disgrâces, quand, loin de ma
patrie et de mes parents, tu m'emmenas avec d'autres
captives. Comme je gémissais I Moi, une princesse
naguère respectée, que je dusse subir le jour de la
servitude J Mais patrie, parents, ces biens si doux à
mon cœur et que je n'ai plus, m'importent bien moins
que ta perte. Car, dans mon infortune, tu ne songeais
qu'à combler mes désirs: n'as-tu pas voulu que je fusse
ton épouse, tendrement unie à toi? ne disais-tu pas
que tu ferais de moi la reine de Salamine, la belle cité,
dès que tu reviendrais de Troie? Le Ciel n'a pas
550 accompli nos vœux. Te voilà maintenant parti, loin

484-489 (Phénix); 561•563, 672 a. (Briaéls). Néanmoins les v. 618-


620, en dépit de leur généralité, prennent quelque relief al l'on ae
souvient que Teucros sera mal accueilli à son retour par aon
père Télamon et qu'il devra s'exiler à Chypre : Soph., Ajaz,
IOOS.1020; sehol. à Pind., Ném., 1v, 76.
1. Cf. Soph., Ajaz, 895. Tecmesse, fllle du roi phrygien Téleutas,
est empruntée à Sophocle, comme Eurysacès. Traitée durement
comme une esclave dans Ajaz, elle devient ici une épouse légitime,
du statut que Patrocle avait promis à Briséis en T 297 a.,
Jou.11188.nt
dont Quintua s'inspire aux v. 623 a. et 547 a.
40 LIVRE V

de nos regards, sans avoir eu le moindre souci de moi


ni de ton fils. Il ne réjouira pas ton cœur de père ni
ne montera sur ton trône ; quelqu'un fera de lui un
misérable esclave, car, lorsque le père n'est plus, les
enfants échoient à des tuteurs sans scrupules. Triste
est la condition de l'orphelin ; la vie lui est à charge :
rien que des maux qui fondent de toute part. Et pour
moi aussi, 0 misère 1 il ne tardera pas à venir, le jour
de la servitude, puisque tu t'en es allé trop tôt, toi que
je regardais comme un dieu 1 l •
A ces mots, Agamemnon réplique avec bonté :
560 • Femme, tu ne redeviendras jamais esclave de
personne, tant que nous resterons en vie, l'irréprochable
Teucros et moi-même. Nous t'honorerons toujours,
sans te marchander les présents; nous t'honorerons à
l'égal d'une déesse 1 , ainsi que ton fils, comme si le
divin Ajax vivait encore, lui qui fut la force des
Achéens. Ah l pourquoi lui fallut-il plonger avec toi
toute l'Achale dans le deuil en se tuant de sa propre
main I L'armée ennemie, si nombreuse ft1t-elle, n'aurait
jamais pu l'abattre sous les coups d'Arès 1 I •
Il laisse ainsi parler le chagrin qui lui désole le cœur.
L'armée à l'entour pousse une plainte pitoyable dont
670 l'Hellespont répercute les lamentables accents'. Sur
tous plane la cruelle détresse. Il n'est pas jusqu'au
sage Ulysse qui ne ressente le deuil de cette mort ;
le chagrin au cœur, il tient ce langage devant les
Achéens accablés :
• Amis, il n'est pire malheur pour l'homme que la
colère, nourrice de funestes discordes. C'est elle encore
qui fit perdre aujourd'hui la raison au formidable
Ajax, lorsque son âme se fut irritée contre moi. Il edt

1. Les plaintes de Tecmesse sont lnapiréea librement de


Sophocle : v. 538-549 "'Aj., 614-519; v. 660.556"' AJ.,510-513;
v. 557 a. N AJ.,494-505; cf. auBSiAJ.,944-949. En outre, le poète
reprend certains motifs des lamentations sur Achille et notamment
des plaintes de Briséis: v. 534-536 N 111, 479 (?) ; v. 537 1. N 111,
464-467 (et 572 a.) ; v. 638-542, 644 a. N 111, 561-563; v. 542-649
N 1111 563-568 i V. 650 N 1111 480; V. 667 8. N 1111 669-672.
41 LIVRE V

mieux valu que les fils des Troyens, en ce débat pour


les armes d'Achille, ne m'eussent pas décerné la victoire
glorieuse, puisque le fils valeureux du robuste Télamon
580 en a conçu tant de peine au cœur qu'il s'est donné la
mort. De sa colère, je ne suis point la cause, mais bien
quelque Fatalité, féconde en douleurs, qui voulait sa
perte 1 • Car, si, au sein de ma poitrine, j'avais pressenti
que son esprit en prendrait ombrage, je ne serais point
venu lui disputer la victoire et je n'aurais pas permis
non plus qu'un autre Danaen entreprît de lutter contre
lui ; c'est moi, tout le premier, qui a~rais pris les
armes divines pour les lui offrir, de grand cœur, ainsi
que tout autre présent qu'il edt souhaité. Mais, vraiment,
590 je ne prévoyais ni ce désespoir ni ce ressentiment;
notre lutte n'avait pour enjeu ni femme, ni ville, ni
force richesses : c'était le prix de la vaillance que je
lui contestais et ce genre de tournoi plaît d'ordinaire
aux esprits sensés 1• Ajax était un preux, 1nais la
Fatalité du Ciel l'a pris en haine et l'a égaré. Car il
ne r.onvient pas que les passions règnent dans l'âme :
fdt-on assailli par des maux sans nombre, c'est sagesse
que de les supporter avec fermeté dans le secret du
cœur, au lieu de s'abandonner au tourment 1 • »
Ainsi parle l'illustre fils du divin Laerte. Quand les
Argiens ont pleuré tout leur saodl sur leur deuil cruel,
600 le fils de Nélée leur dit en les voyant se désoler encoro :
a:Amis, les Trépas ont vraiment un cœur sans pitié;
d'un seul coup, ces cruels nous ont apporté deuil sur

1. Sur le rôle Joué par le Destin, cf. p. 39, n. 6 (N. C., p. 209),
et Notice, p. 15, n. 2.
2. Quintus imite Apoll. Rhod., Argon., 1, 1340·1342, qui est
lui-même tributaire de X 169-161.
3. Ulysse manifeste la même compassion pour son rival dans
l'Odyssée (À 648 ss.), chez Sophocle (Ajax, 1316-1373) et chez
Philostrate (Hérolque, xn, 3, p. 187 Kayser). Quintus s'inspire
surtout d'Homère : v. 577-581 ('\,) À 548; v. 681 s. ('\,)À 658-560.
Il renouvelle le thème en insérant un lieu commun sur les méfaits
de la colère et des sentiments excessifs qui lui a été suggéré par
À 664 ; dans les v. 596 s., il reprend jusque dans les termes la
sentence de 111, 8-9.
42 LIVRE V

deuil: voici qu'Ajax a péri, ainsi que le robuste Achille


et d'autres Argiens, et notre fils aussi, Antiloque 1•
Mais, quand des hommes sont tombés à la guerre, il est
malséant de pleurer des jours entiers et de céder aux
troubles de l'Ame. Allons I renoncez à d'indignes
sanglots• : mieux vaut rendre aux défunts les honneurs
qui leur sont dus, btl.cher, tombeau et sépulture pour
61 o leurs os. On ne ressuscite pas un mort avec des larmes 1
et rien ne peut toucher son esprit, lorsque les Trépas
inexorables l'ont englouti'. •
A peine a-t--il donné ces conseils que les rois pareils
aux dieux s'assemblent en masse, le cœur désolé1 •
Ils font diligence pour ramener le corps aux nefs,
malgré sa taille : ils se sont mis à beaucoup pour le
soulever. Puis ils le recouvrent d'un linceul après avoir
lavé le sang qui, dans la poussière, avait séché sur ses
membres puissants et sur ses armes. Des gars vont
chercher dans les monts de l'Ida du bois à profusion.
620 De toute part, on s'affaire près du mort• : que de bois
on dispose autour de lui et que d'offrandes l Des brebis,
des étoffes somptueuses, des bœufs de la meilleure
race, ses chevaux aussi 7, fiers de leurs jarrets si rapides ;
de l'or brillant, des armes en quantité prodigieuse,
toutes celles que l'illustre héros a jadis enlevées à ses
victimes. On y ajoute l'ambre transparent qui naquit,
dit-on, des larmes versées par les filles du Soleil, le

1. Les v. 603-605 peuvent avoir été suggérés par y 109-112.


2. •Acwoç, que Zimmermann (1913) a contesté, est bien
dans le ton du passage : comparer v. 605, 8iµLt;; v. 608, !ouœ.
3. Ueu commun : cf. Soph., Scgrien,, fr. 667 Pearson, et les
références citéea ad loc.
4. Nestor a fait une intervention analogue en 111, 514-524.
6. Sur les funérailles, voir la Notice, p. lS.17. Quintus reprend
point pour point les motifs utilisés au livre Ill pour les funérailles
d'Achille : v. 612--616 N 111, 385-387; v. 616-617 N 111, 622-632;
V. 618-636 N Ill, 472-493; V. 637-640, 650-653 N 1111 698-718;
v. 653-658 N 111, 719-742.
6. (IltpL)3Lvi<..>
est un terme consacré dans les funérailles :
cf. Apoll. Rhod., Argon., 1, 1059; 1v, 1635; Il caractérise le défilé
mllltaire qui • rend lea honneurs , autour du b0cher : cf. t. I,
p. 122, n. 6 (N. C., p. 173). li y a donc intérêt à le conserver lei,
43 LIVRE V

souverain Prophète ; ces larmes avaient roulé quand


elles pleuraient la mort de Phaéthon sur les rives du
grand ~ridan et le Soleil, pour rendre à son fils un
630 immortel hommage, les avait changées en ambre,
riche trésor pour les hommes 1• Telle est l'offrande que
les Argiens déposent sur le vaste bQcher, à la gloire
de l'illustre guerrier, d'Ajax qui a péri. On dépose
encore près de lui, en poussant de longues plaintes,
l'ivoire précieux, l'argent couleur de brume 1 , les
amphores d'huile et tous les biens qui donnent renom,
splendeur et opulence. On allume le feu, ardent et
vigoureux ; de la mer, s'élève un souffie que la divine
Thétis envoie pour consumer la Force du grand Ajax. Le
640 héros br0le une nuit et un jour près des nefs, dans les
rafales du vent. Tel devait jadis se consumer Encelade
quand Zeus l'eut terrassé de sa foudre lourde de sanglots
et qu'au milieu des flots houleux de la mer, il gisait sous
la Thrinacie qu'enveloppait un nuage de fumée a ;
tel encore était Héraclès, quand il livra, vivant, au
feu son corps miné par les perfidies de Nessos : c'était
le jour où il brava la grande épreuve ; l'Oeta entier
gémissait à l'entour pendant qu'il br0lait vif; puis son
Ame se confondit avec l'éther' en quittant le héros
prestigieux et lui-même fut admis parmi les dieux
une fois que la terre, après tant d'épreuves•, eut englouti
660 son corps•. Ainsi repose dans les flammes, à jamais
oublieux des combats, Ajax, vêtu de son armure.
Une foule innombrable se presse sur la grève : les
Troyens exultent et les Achéens se désolent.

mais en lui donnant le sens d 1 • aller et venir autour de •, que l'on


trouve en , 153 (d'où Apoll. Rhod., Argon., 11, 695), 1t 63. Le
moyen au sens neutre est attesté à l'époque impériale : cf. le
dictionnaire de Liddell-Scott~Jonea.
1. La digression sur rambre et sur Phaéthon est tirée d'Apoll.
Rhod., Argon., 1v, 696 (N QS, 628), 603~607. Au contraire de
son modèle, Quintus personnifie Hélios. Le texte d' Apollonios
sera réutilisé en x, 192-194; il a déjà servi dans le développement
surie Paphlagonéios: n, 564-566NApoH. Rhod., 1v, 600. L'histoire
de Phaéthon et des Héliades était contée par Eschyle dans les
Héliadu; on la retrouve dans Eurip., Hipp., 736-741 ; puis,
d'après Apollonios, dans Ovide, Mélam., u, 364-366.
44 LIVRE V

Dès que la flamme dévorante a fini de consumer son


beau corps, on éteint le bOcher avec du vin; on dépose
les os dans une châsse en or et, sur eux, on répand
la terre d'un tertre immense, non loin des falaises de
Rhoetée 1• On se sépare aussitôt pour regagner les nefs
légères, l'âme navrée; car chacun vénérait Ajax à
l'égal d'Achille. La nuit ténébreuse surgit, apportant
660 aux hommes le sommeil; mais les Achéens, après avoir
pris leur repas, pour attendre l'aurore, ne dorment
qu'à peine, la paupière mi-close, tant ils craignent
en leur cœur que les Troyens ne les attaquent pendant
la nuit, maintenant que le Télamoniade a péri.

1. Le cap Rboetée où la tradition situe le tombeau d' Ajax


se trouve à l'extrémité orientale de la plaine du Scamandre
à 7 km. environ du camp grec : cf. Apollod., 2pit., v, 7 (d'après
les Cycliques Y); Strabon, x111, 1, 30 (595) ; Antipatros de Sidon,
Anlh. Pal., vn, 146, 1. On notera l'imprécision des indications
topographiques de Quintua.
LIVRE VI

L'ARRIVÉE D'EURYPYLE
NOTICE

Si chacun des cinq premiers


Uau,d•
VJ à
Jfnea
1%.
livres constitue un tout, la compo-
sition s'élargit ensuite : les livres VI
à IX sont groupés en un ensemble d'une structure
assez complexe. La raison de ce changement s'aperçoit
aisément : Quintus a voulu placer au centre de son
poème une action importante, à épisodes multiples,
qui tranche sur les autres la-rop(«r.narrées plus briève-
ment.
Le choix du sujet, la geste de Néoptolème, a dO.
être dicté par deux considérations. Cette partie du
Cycle troyen n'a guère attiré les poètes : après l'auteur
de la Petite Iliade, seuls Sophocle et le fils de la poétesse
Moirô semblent l'avoir utilisée, l'un dans les Scyriens
et dans un Eurypyle, l'autre dans une EùpU1tUÀEt« dont
nous ne savons rien. Les mythographes eux-mêmes ne
s'attardent pas sur ces événements. Quintus se sentait
donc libre de traiter le sujet à sa guise. En outre,
Néoptolème est le fils d'Achille et, selon une formule
chère à notre auteur, « la vivante image de son père ,.
Ce second Achille venait à point nommé relayer le
premier et contribuait à donner au poème une apparence
d'unité, d'autant plus qu'il devait reparaître aux
livres XII, XIII et XIV comme l'un des protagonistes
de la prise de Troie.
.. Dans les livres VI à IX, Quintus
CompoaJfJ~n
dea quatre Jzyrea.
a eu l'intention
.
de
.
construire une
vaste action épique analogue à
celles qui composent l'Iliade. Si l'on s'en tient aux
grandes lignes, voici comment on peut la résumer :
48 LIVRE VI

I. - Assemblée achéenne; départ de l'ambassade


pour Scyros (v1, 1-115).
II. - Arrivée et réception d'Eurypyle à Troie (v1,
116-335).
III. - Première bataille : victoire d'Eurypyle qui
tue Machaon et Nirée (v1, 336-651 ).
IV. - Seconde bataille: nouvelle victoire d'Eurypyle
qui tue Pénélée; trêve demandée par les Grecs (vu,
1-168).
V. - Ambassade achéenne à Scyros (vn, 169-411).
VI. - Troisième bataille : dès son arrivée, Néopto-
lème rétablit l'équilibre (vu, 412-630).
VII. - Réception de Néoptolème dans le camp grec
(vn, 630-734}.
VIII. - Quatrième bataille : victoire de Néoptolème
qui tue Eurypyle (livre VIII).
IX. - Seconde trêve demandée par les Troyens
(1x, 1-65).
X. - Cinquième bataille : nouvelle victoire de
Néoptolème qui met en fuite Déiphobe (1x, 66-332).
XI. - Ambassade à Lemnos (1x, 333-443).
XII. - Réception de Philoctète (1x, 444-546)1.
La structure de ce vaste ensemble est fort claire :
sur les cinq batailles, deux sont favorables aux Troyens,
deux aux Grecs, et la cinquième, placée au centre,
marque le moment où la fortune change de camp.
Cet équilibre est souligné par la reprise symétrique de
différents thèmes, de part et d'autre de la Vl 8 partie
qui constitue l'axe de la composition : les deux trêves
demandées l'une par les Grecs (IV) et l'autre par les
Troyens (IX); les funérailles -rapidement évoquées -

1. Les deux dernières parties lient le Jlvre IX au livre suivant.


La soudure est d'autant plus étroite que Quintus, contrairement
à ses habitudes, arrête le livre IX au milieu des préparatifs de
combat et non à la tombée de la nuit (v. 628). Voir la Notice
du livre IX, p. 179.
NOTICE 49
des héros tombés de part et d'autre (IV 8 partie, au début
et à la fin ; IX 8 partie) ; les Teichomachies pour le
mur des Achéens (IV et VI) ou pour les remparts de Troie
(VIII). Entre ces cinq grandes batailles, s'insèrent les
ambassades à Scyros et à Lemnos et les réceptions des
nouveaux guerriers (Eurypyle, Néoptolème, Philoctète),
qui introduisent un élément de variété et de dissymétrie.
On remarquera en particulier que l'arrivée de Néopto-
lème est distribuée en trois développements (1, V, VII) 1
et que l'accueil du héros a lieu apr~s la bataille et non
avant, comme c'est le cas pour Penthésilée, Memnon,
Eurypyle et Philoctète. En outre, les deux ambassades
grecques sont racontées d'une façon différente : la
première est longuement développée et réserve une
large place au dialogue, alors que l'autre est traitée
d'une façon plus rapide et purement narrative.
D'après la version qui remonte
La cllronologie à la Petite Iliade, Philoctète arrive
de• ,Y,nements.
au camp grec avant Néoptolème•;
Sophocle adopte la chronologie inverse dans son Philoc-
lèle1. Quintus, qui connaissait certainement les deux
traditions, a opté pour la seconde : outre les raisons
d'ordre littéraire données plus haut, il était logique de
faire périr le dernier allié de Priam avant les batailles
où les Troyens seront réduits à leurs propres forces.
On se gardera cependant de penser que Quintus s'est
déterminé pour de simples raisons de convenance.
Le roman de Dictys adopte la même chronologie et les
ressemblances qui existent entre cette œuvre et la
Suite d'Homère laissent supposer une source commune•.

1. Il faut y adjoindre encore la visite au tombeau d'Achille


(rx, 46-65).
2. Voir le Sommaire de Proclos; Apollod., J?pit., v, 8-12;
Tryphiod., 40-56.
3. Cette chronologie est peut-être antérieure à Sophocle :
Néoptolème participe au combat pour le corps d'Achille sur une
amphore à figures noires de Munich (CVA, Munich, fasc. 1,
pl. 45, 2).
4. Même chronologie chez Dion Chrysostome, Orat., x1, 115,
50 LIVRE VI

Le problème des sources est en


Laa source&.
effet plus complexe qu'il ne paraît
d'abord. En lisant la geste de Néoptolème, on est frappé
par la pauvreté de l'élément narratif. On peul ramener
le récit a un résumé à peine plus circonstancié que ceux
de Proclos et d'Apollodore 1 • Seuls les noms des trois
principales victimes d'Eurypyle manquent dans ces
sommaires ; mais ils figurent chez d'autres mytho~
graphes•. On conclurait donc volontiers que Quintus
s'est contenté de délayer, grâce à des thèmes conven-
tionnels, la narration donnée par quelque manuel.
Un fait qui n'a pas été assez remarqué vient ruiner
celte thèse. Le récit de Dictys présente de nombreuses
analogies avec celui de Quint.us. Non seulement il
cite deux dE-s trois victimes d'Eurypyle (Nirée et
Pénélée) ; mais il mentionne une foule d'épisodes
secondaires qu'on aurait pu croire inventés par notre
auteur : la réception d'Eurypyle par les Troyens en
liesse*, la visite de Néoptolème aux baraques d'Achille et
sa rencontre avec Briséis• que le Dictys grec nomme
cpoÀŒXa. 't6>V 'A-,,/>J..é6lt:,
1t<XV'T6lv
1 , la réception du fils
d'Achille par les chefs grecs•, le discours par lequel il

117 s. Arnim ; Philostrate, Hérolque, vr, 3, p. 172, 6 Kayser;


Tzetzès, Posthom., 618-601 (mais ce dernier suit surtout Dictya
et Quintus).
1. Proclos (Sommaire de la Petite lliade): • Ulysse amène
Néoptolème de Scyros et lui donne les armes de son père; .••
Eurypyle, Je fils de Télèphe, vient au secours des Troyens ;
il remporte des succès, mais il est tué par Néoptolème.• Apollod.,
2pit., v, 11 : • Les Grecs envoient Ulysse et Phénix chez Lyco-
mède à Scyros; ils le persuadent de laisser partir Néoptolème;
celui•ci, une fois arrivé au camp, reçoit les armes de son père des
mains d'Ulysse qui les lui donne de plein gré; puis il maesacre
beaucoup de Troyens. Par la suite, Eurypyle, le fils de Télèphe,
al'Tive pour combattre aux côtés des Troyens avec une nombreuse
armée de Mysiens; il remporte des succès, mais il est tué par
Néoptolème. •
2. Cf. cl-dessous p. 65, 96.
3. Dlctys, 1v, 14; cf. QS, v1, 119-132.
4. Dictya, 1v, 15; cf. QS, vn, 707-727. On sait que Brlséla se
nomme Hlppodamle chez Dictys.
5. Dlctya grec, p. 139, 1. 103 Eisenhut. Cf. QS, vn, 710-722.
6. Dictys, 1v, 16; cf. QS, vu, 630-706. Phénix, qui accueille
NOTICE 61
accepte de poursuivre l'œuvre de son père et proclame
sa soumission au destin 1 , le banquet chez Agamemnon 1,
l'éloge des exploits d'Achille par les princes achéens•, la
réponse de Néoptolème•, sa délibération avec Ulysse
et Diomède 1 , l'effroi des Troyens devant le nouveau
champion et les exhortations d'Eurypyle•, la visite
de Néoptolème au tombeau d'Achille en compagnie de
Phénix et des Myrmidons 7. La rencontre avec Eurypyle
est contée de la même manière : les deux héros, après
avoir massacré beaucoup d'ennemis, se trouvent enfin
face à face ; ils descendent de leur char et luttent en
combat singulier; dès qu'Eurypyle succombe, les
Troyens fuient jusqu'aux remparts sans tenter de
reprendre sa dépouille•. Les concordances sont trop
précises pour être fortuites. Comme il paraît impossible
que Quintus se soit inspiré de Dictys dont il ignore
toutes les inventions romanesques, il semble que les
deux auteurs dépendent d'une même œuvre littéraire•.
L' Eurypyle attribué à Sophocle ne saurait être cette
source commune 1°.Le drame est connu par des fragments

Néoptolème chez Quintua, est mentionné dans le même chapitre


par Dlctys.
1. Dictys, 1v, 15. Quintus a réparti les paroles de Néoptolème
en brèves tirades où l'on retrouve les mêmes thèmes que chez
Dlctys : vu, 220-225, 288-291, 668-669.
2. Dlctys, 1v, 16 ; cf. QS, vn, 685-706.
3. Dlctys, 1v, 16; QS, loc. cil., et surtout vn, 377-383 (le moW
a été transféré pendant le voyage de Scyroa à Troie).
4. Dlcty■, 1v, 16 : eniaurum ,e omni open rupondil, quo ne
lndignu, palri, meriti, u:isteret. Cf. QS, vu, 701-704 : oG -n
xtl'MLt:JXÛVOvrœ &t;m:p 6lc.>1 laaca6'.
~ll)v TCat-rp6c,
6. Dictya, 1v, 16; chez Quintua, les deux héros sont les ambas--
■adeurs envoyés à Scyroa.
6. Dlctys, 1v, 17; cf. QS, vu, 627-666.
7. Dictya, 1v, 21 ; cf. QS, 1x, 46-66. Voir la Notice du livre IX,
p. 171, n. 2-3.
8. Dlctya, 1v, 17; cf. QS, v111, 132-219. Néoptolème tue son
adversaire avec son épée chez Dictys, avec sa lance chez Qulntua.
9. Sur l'ensemble de la question, voir nos Recherchu aur lu
Poathom., 102-107.
10. Malgré A. Pearson, Sophoclu fragment,, 1, 147 s. Quelques
compléments aux fragmenta rassemblés par Pearson sont fournis
par Ozu.pap., xvn, n° 2081 b.
52 LIVRE VI

papyrologiques qui permettent, malgré leur mutilation,


de s'en faire une idée assez exacte. L'action se déroule
à Troie et l'un des personnages principaux est Astyoché,
la mère d'Eurypyle, qui, gagnée par les cadeaux de
Priam, a obtenu de son fils qu'il se porte au secours
de Troie 1• Eurypyle, négligeant les pressentiments de
sa mère 1 , engage la bataille ; il tue un champion grec
dont le nom n'est pas connu 1 , mais il tombe à son tour
près de lui, frappé par Néoptolème avec la lance d'Achille
qui avait jadis guéri la blessure de son père Télèpbe•.
Un combat a lieu pour les corps: la dépouille d'Eurypyle
est finalement arrachée à l'ennemi et les funérailles
sont organisées, cependant que Priam pleure le héros
comme son propre fils et se lamente en voyant ruiné
son ultime espoir de salut 1 • Les péripéties de la bataille
étaient rapportées à Astyoché par un messager dont le
récit, entrecoupé par un commas, nous a été partiellement
conservé•. La mère désespérée se donnait peut-être la
mort à la fin de la tragédie. Dans la pièce, Eurypyle
apparaissait comme un héros idéal, incarnant à la fois
les qualités des trois âges de la vie 7, et, en effet, quand
le duel fatal s'engageait, les deux adversaires s'abste-
naient d'échanger les injures traditionnelles dans
l'épopée 1.
Les différences entre ce drame et le récit des Poslho-
mériques sont évidentes. Chez Quintus, Astyoché n'est

1. Astyoché se reproche d'être responsable de la mort de son


fils : fr. 210, 34-46; 211, 4 Pearson. D'après la Petite lliade, que
Sophocle doit suivre, Priam avait gagné Astyoché à sa cause
en lui offrant le cep d'or que Zeus avait donné à Laomédon
pour le dédommager du rapt de Ganymède : textes réuni& et
discutée par A. Severyns, Cycle ,pique, 342-347.
2. Fr. 208 Pearson.
3. Fr. 210, 49-53.
4. Fr. 210, 6-29, 47-63; 211, 10-13. Eurypyle a été touché au
flanc selon le fr. 210, 29 et 70.
6. Fi·. 210, 47-85; 212 (qui concerne le tombeau d'Eurypyle).
6. Fr. 210.
7. Fr. 210, 73; cf. le commentaire de Pearson et W. Schmld-
O. StAhlin, Guchichte d. griech. Liter., 1, 2, 423, n. 6.
8. Fr. 210, 8-9.
NOTICE 63
mentionnée qu'à propos de la généalogie d'Eurypyle
(v1, 135-136) et elle ne joue aucun rôle dans l'action ;
Eurypyle est touché à la gorge comme Hector (v111,
200 ; cf. X 325; QS, 1, 110} et non au flanc; son corps
reste sur le champ de bataille après la fuite des Troyens
et c'est seulement à la faveur d'une trêve que ceux-ci
pourront l'ensevelir (1x, 41-45)1 ; ses funérailles, très
sommairement évoquées, ne font aucune place aux
plaintes de Priam. Le fils de Télèphe n'a ni la réserve
ni les qualités exceptionnelles que Sophocle semble lui
avoir prêtées : il raille ses adversaires vaincus (v1,
385-389, 414-424) et n'hésite même pas à outrager leurs
cadavres (cf. v1, 435, et la note} ; il lance des menaces
inconsidérées (vn, 512-525; cf. v111, 7-12, 138-145) ;
il fait preuve d'un réalisme impitoyable en envoyant
à la mort les bataillons troyens pour briser l'ardeur de
Néoptolème (vu, 552-555). Seule, la réponse faite à
Pâris (v1, 309-314 ; cf. 431-434) révèle une modestie
et une conscience des limites humaines qu'on pourrait
croire inspirées de Sophocle, si Quintus ne les avait
attribuées aussi à Memnon 1 •
Si Sophocle est à écarter, il ne semble pas non plus
que l' Eurypyleia du fils de Moirô ait pu servir de source
à Dictys et à Quintus. Les concordances entre ces deux
auteurs ne concernent pas en efTet la seule légende
d'Eurypyle 8 et il y a tout lieu de penser que la source
commune traitait de l'ensemble des légendes troyennes
ou du moins des Posthomériques.
La part personnelle de Quintus n'en demeure pas
moins importante dans les livres VI à IX. Dans la
Petite lliade, chez Dictys et sans doute chez Sophocle,
Eurypyle et Néoptolème arrivent au même moment
et un seul engagement suffit à emporter la décision t ;

1. Sur le tombeau d 1 Eurypyle, cf. p. 171, n. 1.


2. Cf. t. I, p. 48. Sur le caractère d'Eurypyle, voir les remarques
de L. Ferrari, Oa,ervazioni su Quinto Sm. ( 1963), 41-42.
3. Voir nos Ruherches aur lu Poalhom., 102-107.
4. Il y a deux batailles chez Apollodore {cf. p. 60, n. 1).
Chez Tzetzèe, Poalhom., 518-668, Eurypyle arrive le premier et
tue Machaon dans un engagement; la seconde bataille suit de
64 LIVRE VI

Quintus étale au contraire l'action sur plusieurs jours


comme il l'avait fait aux livres II et 1111• Le procédé
sent l'artifice et engendre la monotonie; il nous vaut
du moins un épisode dramatique, celui où Néoptolème,
à peine débarqué, doit se jeter aussitôt dans la bataille
pour rétablir la situation .


• •
Les traditions varient beaucoup
Le Jfne Vl:
au sujet de l'ambassade à Scyros.
cr) t'cruem.bJ'9 D'ordinaire, l'envoi des députés est
adJNnne.
décidé à la suite d'une prophétie
du devin Hélénos que les Grecs avaient réussi à capturer
ou à gagner à leur cause 1 • Quintus rejette beaucoup plus
tard le rapt du fils de Priam : celui-ci est prédit par
Héré en x, 346-349 et il interviendra dans le laps de
temps qui s'écoule entre les livres XI et XII 1 • C'est donc
à Calchas, le devin attitré des Grecs, qu'il appartient
de révéler la volonté des dieux'. Outre cette version,
Tzetzès en mentionne deux autres où les prophéties
n'ont pas de place : certains, à l'en croire, prétendaient
que Néoptolème avait été envoyé par Thétis I ou qu'il
avait rallié le camp grec de sa propre initiative•.
Pour introduire la prophétie de Calchas, Quintus
imagine une assemblée sur le modèle des trois Peirai

quelques Jours l'arrivée de Néoptolème et donne lieu à la rencontre


décisive. Cette version est évidemment Influencée par Qulntu1
(cf. v. 622).
1. Cf. t. I, p. 60, 88-89.
2. Apollod., .Spit., v, 9-11 ; Tryphlod., 49-54. Selon Proclos
(Sommaire de la Petite Iliade), la venue de Néoptolème est
postérieure au rapt d'Hélénos; mals le résumé n'établit pas un
lien entre les deux événements.
3. Hélénos combat encore dans les rangs troyens en x1, 349.
4. Chez Apollod., .Spit., v, 9, c'est sur son conseil qu'Hélénos
eat Interrogé et invite les Grecs à appeler le fils d'Achille.
6. Tzetzèa, Po,lhom., 631. Quintus fait peut-être allusion à
cette version en vn, 363-364.
6. Ibid., 533. Dicty1, av, 15, parait suivre cet.te venlon.
NOTICE 65

de l' lliade 1• Ménélas, au lieu d'Agamemnon, fait mine


de vouloir renoncer à son entreprise; il s'attire une
réplique indignée de Diomède et c'est alors que Calchas
prend la parole : sa proposition est approuvée par
Ulysse et par Ménélas et l'on lève l'assemblée dans une
unanimité retrouvée.
Les deux ambassadeurs désignés sont Ulysse et
Diomède. Les autres auteurs ne mentionnent pas
Diomède : en général, c'est Ulysse qui se rend à Scyros
soit seul 1 , soit en compagnie de Phénix 8• Quintus s'est
certainement souvenu de la Dolonie•; mais, comme le
note juatementA. Pearson, c'est surtout parce qu'Ulysse
et Diomède étaient déjà responsables du départ d'Achille
qu'il les a choisis : rien ne pouvait plus angoisser
Déidamie que de voir débarquer une seconde fois à
Scyros les hommes qui lui avaient ravi son époux 1•
Le thème de la réception figurait,
ter ûcepfioa on l'a vu, dans le modèle hellé-
cl'Baryp7le.
nistique•. Pour le traiter, le poète
reprend les motifs employés pour Penthésilée et pour

1. B 48-393; I 9-51 ; :S 64-132. Pour le d6tall des imitaUons,


cf. p. 67, n. 1.
2. À 608-509; Petite lliade (cf. Proclos) ; Tzetzès, Po,lhom.,
632. Les peintres de vases connaissent cette version: cf. Ch. Dugae,
Bull. Corr. Hell., Lv111, 1934, 281-290.
3. Soph., Phil., 343-347; id., Scgrien, (cf. A. Peanon, Sophocle,
fragmenta, 11, 192 a.; R. Pfeiffer, Philol., LXXXVIII, 1933, 6;
W. Schubart, Griech. liter. papyri, 46-47, n° 21); Apollod.,
8pit., v, 11 ; Pap. Ryland8, 1 ( 1911), 22, 11. Les deux amba888deure
sont représentés eur un cratère du Peintre de Boréae : N. Alfieri•
P. Arias, Spina (1958), 32-33, fig. 18-21. Le nom des cln'c).o,
n'est pas précisé dans Pind., Péan,, vr, 100 Puech. Phlloatr.
le Jeune, lmag., I b (éd. Schenkl-Reisch), ne nomme que Phénix.
Certaines peintures de Pompéi figurent celui-ci (parfois accom•
pagné de Diomède) en face de Néoptolème et de Déidamie :
R. Engelmann, Zeitachri(I far bild. Kumt, N. F., XIX, 1908,
312-316.
4. En vr, 78, Qulntus s'inspire de K 246-247.
6. QS, vu, 242-262, 275-276. cr. Pearson, op. cil., 193; Pfeiffer,
,. c., 7.
6. Signalons au pa818ge un fragment à figures noires repr6-
18Iltant un déftl6 de guerriers (Graef-Langlotz, Akrop.-vaa., 1,
56 LIVRE VI

Memnon et il en ajoute divers autres tirés d'Homère 1 •


Certains silences surprennent. Les exégètes d'Homère
avaient longuement discuté sur deux vers de l'Odyssée
(À620 s.) :
1tollot 3' clµ.q-,'cxù-rov( = Eùpôm,Àov) &"t'œ!por.
Kirre:r.or.x-reCvono yuvcx(<.t>v
e:[vexcx8<üp<.t>v.
Qui étaient ces mystérieux Cétéens et pourquoi se
faisaient-ils tuer « pour des présents de femmes »? Les
mythographes donnaient des explications à la suite de
la Petite lliade et Dictys lui-même s'étendait longuement
sur les promesses et les cadeaux faits à Eurypyle, en
arrangeant les données traditionnelles•.
Quintus dédaigne de prendre parti. Il emploie K~"t'e:toc.
sans le moindre commentaire et évite de justifier la venue
d'Eurypyle. Peut-être partageait-il le sentiment de
Strabon qui déclare au sujet des yûv,ucx3wpot : « Les
grammairiens nous livrent en pâture des fables; mais
ils font preuve d'imagination plutôt qu'ils ne résolvent
les problèmes »1 • Il semble surtout que le poète se soit
désintéressé de ces récits pour ne s'attacher qu'à l'ascen-
dance d'Eurypyle : le héros est le petit-fils d'Héraclès,
il bénéficie de sa faveur dans la bataille (v1, 371 ;
vu, 131) et il apparaît lui-même comme un nouvel
Héraclès (v1, 302-305 ; vu, 107-113) 1•
C'est cette intention qui légitime
Le hoadier
d'Earyp7Je.
la longue ekphrasis en 94 vers du
bouclier d'Eurypyle. Quintus y
énumère dix-huit exploits d'Héraclès, mais avertit que

n• 1613, pl. 82). On y reconnatt. un hoplite nommé EYRY ..•


(Eurypyle T) suivi par un archer barbare (PA.risT).
I. On se reportera aux notes pour les références.
2. Dlctys, IV, 14.
3. Strabon, XIII, 1, 69 (616).
4. A Pergame, Héraclès était le protecteur des Téléphides et
ses Douze Travaux étaient représentés sur PAcropole : cf. Anlh.
Pal., xvr, 91. Deux fragments d'une frise figurant ce sujet nous
sont connus : F. Winter, Altertamer v. Perg., VII, 2, 308, n° 398,
Beibl. 38; A. von Salis, Allar v. Perg., 91 ss .• flg. 16. Quintus
ne semble pas &'être inspiré de cette œuvre.
NOTICE 67
sa liste n'est pas exhaustive (v. 292). Le plan du
morceau est clair : il s'ouvre sur la victoire qu'Héraclès
nouveau-né a remportée sur les dragons envoyés par
Héré ; puis il passe en revue les Douze Travaux
canoniques pour finir par cinq exploits classés parmi
les parerga ou les prazeis.
Ce plan lui a été suggéré par un catalogue mytho-
graphique analogue à celui que donnent les Fable,
d'Hygin 1 • La Fable XXX, consacrée aux alhla duodecim
ab Euryslheo imperala, présente en effet la particularité
de mentionner, en guise d'introduction, la lutte contre
les deux dragons d'Héré; elle donne ensuite les Douze
Travaux dans le même ordre que Quint.us avec cette
seule réserve que les cavales de Diomède et le baudrier
d'Hippolyte ont été intervertis. En outre, les cinq
parerga retenus par Quintus figurent tous dans la
Fable XXXI. On relève une seule anomalie mineure :
Quintus substitue la grande Centauromachie du mont
Pholoé à la victoire d'Héraclès sur le Centaure Eurytion.
L'assimilation était d'autant plus facile qu'Eurytion
passait pour le Centaure du mont Pholoé 1• La parenté
entre Hygin et Quintus paraîtra encore plus évidente
si l'on compare la narration de la Bibliothèque d'Apollo-
dore où les parerga sont insérés au milieu des Travaux
et où l'ordre des Travaux diffère sur trois points de celui
que Quintus a adopté•.
Si l'ordonnance de l'ekphrasis remonte à une source
mythographique, les différents tableaux utilisent
certains modèles littéraires. Hésiode a fourni l'essentiel
pour l'épisode de Géryon• et plusieurs traits pour
Cerbère1 ou pour l'Hydre•. Apollonios a dtl suggérer

1. Cf. F. Kehmptzow, Dd Quinti Smyrnaei fonlibru (1891),


66-67.
2. Apollod., Bibl., 11, 6, 4.
3. Apollod., Bibl., 11, 4, intervertit. le Sanglier et la Biche, les
Oiseaux du Stymphale et Augias et, comme Hygin, li place
Diomède avant Hippolyte.
4. Hésiode, Thh>g., 287-294 (ressemblances verbales), 309-312.
6. Ibid., 301 a. (grotte d'tchidna), 311 (généalogie de Cerbère),
744 1. (demeure de la Nuit).
6. Ibid., 317-318. Héraclès, aulaté d'lolaoa, combat ~
58 LIVRE VI

l'idée que ,le taureau de Crète soufflait le feu et


qu'Héraclès l'avait maîtrisé en le saisissant par une
come 1 ; l'effroi des Hespérides est peut-être un souvenir
du chant IV des Argonauliquu•. La description de
Cerbère doit remonter au modèle littéraire qui a inspiré
Sénèque dans son Hercule furieuz•. Diverses indications
sont prises aux mythographes'.
Néanmoins, malgré la relative abondance des détails
érudits ou des formules conventionnelles, l'auteur ne
perd jamais de vue qu'il décrit une œuvre d'art. Chaque
scène évoque avec une précision suffisante les repré-
sentations iconographiques. Relevons les traits les plus
significatifs : la tête moribonde du Lion (v. 211 ), la
harpé employée par Héraclès contre l'Hydre (v. 218),
le Sanglier porté sur les épaules (v. 221 ), la Biche saisie
par sa corne (v. 225), Héraclès tirant ses flèches contre
les oiseaux (v. 230 s.), le Taureau maîtrisé par les cornes
(v. 238), la mention des muscles saillants du héros
(v. 239), Hippolyte à cheval empoignée par les cheveux
(v. 244), les débris de cratères, de tables et de victuailles
qui jonchent la Pholoé (v. 281 s.), Héraclès déliant

X«ÀX<i'>; Qulntus exprime la même idée en arrangeant une autre


formule hésiodique, &pmJvxœpxœp63ov-rœ {cf. Th~og., 175).
1. QS, VI, 236-238; cf. Apoll. Rhod., UI, 1303-1308. Qulntua
s'inspire également de Tbéocr., xxv, 145-149, auquel Il emprunte
notamment le détail des muscles saillants. Servius, à Virg., Sn.,
v111, 294, et Anth. Pal., xv1, 92, déclarent comme Quintus que le
taureau de Crète soufflait le feu.
2. QS, VI, 259; cf. Apoll. Rhod., IV, 1396-1407. Cf. cependant
p. 60, n. 1.
3. QS, v1, 265 N Sénèque, Hercule furieux, 801 a.; 266 N
Sén., 803, 811 ; 267 (oùx i&àoVTci ~ln) "' Sén., 820 ; 267 (cl-iJ8Eœ)
N Sén., 814. Cf. K. LledlofT, De lempeslatis ••• descripl., 27.
4. Les têtes de !'Hydre repoussent plus nombreuses une fois
qu'elles ont été coupées (v. 214 e.): Apollod., Bibl., 11, 5, 2; etc. -
La Biche a des cornes d'or et ravage la contrée (v. 223-224) :
Eurip., HiracM,, 375-379; Hygin, Fablu, 30 (ferocem). -
L'Alphée mentionné à l'occasion d'Augias (v. 234) : Apollod.,
Bibl., 11, 5, 6; Diod. Sic., IV, 13 ; Servius, à Virg., an., VIII,
299. - Le Caucase mentionné à l'occaslon de Prométhée (v. 269):
Apollod., Bibl., 11, 6, 11 ; etc. - Nessos est un rescapé du combat
de la Pholoé et habite près de l'tvénos (v. 283 a.) : Apollod.,
Bibl., 11, 6, 4.
NOTICE 59
Hésione (v. 291)1. Il faut ajouter le motif essentiellement
iconographique des figurants placés de part et d'autre
de la scène principale : les Nymphes de l'Alphée
(v. 235 s.) 1, les Amazones (v. 244 s.), les l-Iespérides
(v. 258 s.). Tous les tableaux dépeints par Quintus
correspondent à des types iconographiques attestés :
ces types étant le plus souvent conventionnels, il est
difficile d'en préciser l'époque. Si le combat contre
!'Hydre reproduit le schéma classique 3 , en d'autres cas,
on reconnaît des variantes propres à l'époque impériale,
ce qui ne surprend pas : Héraclès étouffant les dragons•,
les cavales de Diomède tuées ainsi que leur maître
près des rateliers 6 , les Hespérides épouvantées par le

1. Nous devons nous borner à renvoyer à quelques travaux


généraux : A. FurtwAngler, dans Roscher, Mythol. Lu., ,. v.
Herakles, 2192-2252; O. Gruppe, dans Pauly-Wissowa, Real-
Encykl., 11 I. Suppl.-bd., s. v. Herakles, 1015-1090; S. W. Steven-
son-C. R. Smith, Dictionarg of Roman coina (Londres, 1889),
450 se.; C. Robert, Sarkophag-reliefs, 111, 1, 115-160; id., Helden-
aage, u, 431 ss. ; K. Weltzmann, Greek mythology in Byzantine art
(1951), 157".'161; F. Brommer, Heraklu, die zwlJlf Taten (1953).
2. Cependant ce motif est mal attesté dans l'art : un exemple
douteux dans C. Robert, Sark.-rel., 1n, 1, 133, n° 110. On trouve
plus souvent l'Alphée : ibid., 118, n° 113; Zoega, Ba11irilievi
anlichi, n, pl. 61-63 (coupe Albani). Sur les métopes du temple
de Zeus à Olympie, c'est Athéné qui assiste à la scène.
3. C'est surtout au v• siècle qu'Héraclès tient Ja harpé à dents,
tandis qu'lolaos br1lle les plaies de rHydre avec un Uson
enflammé : Eurip., Ion, 190 88.; P. Amandry, Monument• d
Mimoiru (Fond. E. Piot), XL, 1944, 42 (et n. 5) ; id., Bull. Fac.
Ldtru Strasbourg, 1952, 16; Ch. Dugas, Studiu prea. lo
D. M. Robinaon, 11 (1953), 56. Iolaos est très rarement représenté
à partir de l'époque hellénistique.
4. Le type est ancien ; mais c'est surtout à l'époque tard.ive
que les personnages secondaires (Alcmène, Iphiclès) disparaissent:
cf. FurtwAngler, loc. cil., 2222, l. 36 à 2223, l. 24 ; 2242, l. 63-68.
6. D'après la tradition ancienne, Héraclès domptait les cavales
et les conduisait dans le palais d'Eurysthée. Le meurtre des
cavales est mentionné par Ovide, Métam., 1x, 194-196; Hygin,
Fables, 30 ; Philostr., Imag., 11, 25. Pour les monuments figurés,
cf. C. Robert, Sark.-rel., 1n, 1, 119 (notamment. le n° 105 qui
montre trois chevaux abattus) ; id., Heldenaage, 11, 462, n. 3-4;
G. Matthies, Mitteil. d. d. arch. Inat., Alhen. Abl., xxx1x, 1914,
104 ss., pl. 8-9 (9• tableau) ; K. Weitzmann, op. eu.,162, fig. 194.
7
60 LIVRE VI

meurtre du dragon 1, Antée soulevé de terre 1, le monstre


marin d' Hésione percé de flèches3 •
Il semble donc assuré que Quintus a utilisé l'icono-
graphie de son temps pour illustrer le catalogue qui lui
a servi de base'. Les sarcophages romains donnent une
idée assez exacte des modèles que le poète a dû avoir
sous les yeux : l'ordre des Travaux correspond sur ces
documents à celui des listes mythographiques 6 ; il arrive
en outre que les Douze Travaux y soient complétés
comme chez Hygin et chez Quintus par certains parerga,
notamment les dragons d'Héré 8 et la Centauromachie 7 •
Du point de vue technique, une coupe à emblème en
bronze du Musée d'Athènes fournit un excellent parallèle
au bouclier d 'Eurypyle. Le vase comporte un bandeau
circulaire ciselé représentant, dans sa partie supérieure,
les Travaux répartis en douze « métopes » et, dans sa
moitié inférieure, le thiase de Dionysos. Les figures se

1. D'après la tradition iconographique habituelle, les Hespérides


sont les spectatrices bienveillantes ou les auxiliaires d'Héraclès :
cf. C. Robert, Heldensage, n, 492-494. Elles manifestent leur
étonnement ou leur effroi sur certains monuments de l'époque
impériale : cf. C. Robert, Sark.-rel., In, 1, ll9 s.; P. Lévêque,
Bull. Corr. Hell., LXXIV, 1950, 224-232, pl. 34; ibid., LXXV,
1951, 247, 255, pl. 27. Apoll. Rhod., Argon., IV, 1396-1407,
connatt peut-être déjà cette version.
2. Cf. Apollod., Bibl., n, 5, Il (5). Pour les monuments ftguléB,
cf. C. Robert, Sark.-rel., III, 1, 162; id., Heldenaage, 11, 515-516;
Furtwangler, lac. cit., 2230, l. 64 ss.; Weitzmann, op. cit., fig. 187 s.,
192.
3. Philostr. le Jeune, Imag., xu, 5; Furtwangler, loc. cit.,
2248; id., Guchn. Steine d. Berl. Antiquarium, 351, n° 11270.
4. On donnera donc raison sur ce point à J. Th. Struve, De
argumenta carminum epicorum, I (Saint-Pétersbourg, 1846), 37,
malgré F. Kehmptzow, De Quinti Smyrnaei fonlibua (1891), 66-67.
5. C. Robert, Sark.-rel., 111, 1, 115 s., distingue trois classes de
sarcophages ; la première présente les Travaux dans un ordre
quJ correspond en général à Anth. Pal., xv1, 92; les deux autres
classes concordent à peu près avec Hygin, Fablu, 30.
6. Les n°• 100 et 120 de la liste de C. Robert.
7. Une Centauromachie occupe les faces latérales du sarcophage
n° 112. On remarquera que, si toutes les autres scènes dépeintes
par Quintus peuvent prendre place dans un cadre étroit (métope),
la Centauromachie excède de beaucoup ces dimensions et constitue
à elle seule une frise indépendante.
NOTICE 61
détachent sur fond d'argent : elles sont tantôt en or
(Héraclès), tantôt en électron (adversaires d'Héraclès),
tantôt simplement gravées sur le fond {l'un des bœufs
de Géryon)1.
L'ekphrasis des Travaux pose un problème annexe
dont il faut dire quelques mots. L'Appendice Planudéen
de l' Anthologie Palatine conserve une épigramme
énumérant les Douze Travaux (xv1, 92), qu'on retrouve
hors du Corpus planudéen sur certains manuscrits,
notamment dans le Laurenlianus XXXll-9, à la fin
des Trachiniennes. Le plus souvent anonyme, elle est
attribuée à« Quintus de Smyrne» par Tzetzès, Chiliades,
u, 491, et dans trois autres recueils 1• En voici le texte:
"A8ÀoL'H p«xMo~.
Ilp~« µ.èvtv Ne:µkn ~puxpovX(Xtt7tE(i)VE ÀéOV't'ot.
L\~pov lv Aépv7J1tOÀuœuxe:vov lx't'ŒVEV ü3pl)V.
To -rpC-rov«o-r' bd 't'OLÇ
'Epuµ.cxv8r.ov fx't'«.Ve:
X«1tpov.
'T~(xep6lv 3' ncx«pov(J,E't'tX
-r«ü-r' ~ype:uae:-ré-rcxp't'OV.
5 Iléµ.1tTov 3' 6pvr.8«ç:E-ruµ.«pl)À(3œç&~e:3((1)~e:v.

Apparat critique•. - !8ÀoL'ijpŒXÀéout; L Tz : xo(vTou aµupvixLou


,œ;pr.TWV~ ~p(X)()jou<; ~8À(!)VMMaV sine titulo Pl 111ve:µin LPI:
-éœ Tz Il 2 lxTœve:vL Tz : &l>.&aEV Pl Il ü8pl)VPl : GapixvL Tz Il
3 œu-r' LPl : (XUTz Il 4 ô~Lxe:pCa>V 8' L Tz : xpua6xcp<a>vPl L •
Il 5 <mJµ.(f7lÀl3œt;Pl : -qw.t3œt;
Tz -epcll'3œt; L.

l. G. Matthies, Milldl. d. d. arch. lnal., Athen. Abt., xxxrx,


1914, 104-119, pl. 8-9.
2. Ce sont les trois manuscrits qui dépendent de Tzetzès
(voir la note suivante).
3. Les manuscrits se répartissent en trois familles :
I. Le Laurentianus gr. 32-9, fol. 79 v [L]. Manuscrits appa-
rentés : les Paria. gr. 1773, fol. 266 (269) v, et 2763, fol. 179 r;
le Vatic. Reg. Gr. Pii 38, fol. 2 r; et le Laur. gr. 31-1, fol. 116.
Le Paris. 2763 et le Laur. 31-1 constituent un sous-groupe carac-
térisé par une interversion entre le se et le 9e travail.
II. Tzetzès, Chiliades, 11, 491 ss. Kiessling, que nous citons
d•après les Paris. gr. 2644 et 2750 [Tz]. Le texte de Tzetzès,
amputé du v. 13, se retrouve dans le Monac. gr. 237, fol. 2 v [M],
le Marc. gr. 617, fol. 216 [Ma), le Paris. gr. 396, p. 462 [P 1] et
le Leid. Vo,s. gr. Q 69, fol. 79 v [V].
62 LIVRE VI

"Ex-rov •Aµ«~ov(3oc; x6µ.t.ae ~<a>G"tijpcx <p«et.v6v.


"Eô3oµ.ovAùydou 1toÀÀ~vx61tpovÊ~exci6'1jpev •
.,Oy3oov èx Kp~T1)8e1rup(1tVoov YJÀcxcre
-rcxüpov.
Eivcx-rovÊx 0piJxYJc;ât.oµ.~8eoc;~y«yev tmtouc;.
1o rYJpu6vou8éx«Tov ~6cxc;YJÀcxaev ê; 'Epu6el11c;.
1
8' ocvciyet.
Ev8Éxct't'OV xuvcxKépôepov è; ,At3a.o.
â<a>3éxa.TOV3' ~V&yXEV Êc;'E>J.ci3œx_pucreœ 1,1:ijÀœ.
0ea-r(e<a>8uyœ-rpéi'>v
-rpt.crx«t.3éxa.-roc;
1téÀevœÜÀoc;.

7 1toll~v om. L, add. L • Il 8 xp7J'n)8EJ acobs : xp7)'n)t; L TzPl


post xp7J'tl)c; add. 3è supra lineam Pl (eadem manu) L• Il
9 d\lo:'t'O\Itx 8pjJxl)t; Tz Pl : tx 6p7p<l)t;lvo:TOvL Il fjycrya, Tz
Pl : fjÀo:œvL Il 10 Y"'lPu6vou Tz Pl L • : -6voc;L Il ~60:c;LPl : ~oüç;
Tz Il i)Ào:aevL Tz : ~yo:yev Pl Il 11 ita scripsit L : b.18éxo:-rov
xûv<XxÉpÔe:povfjycryevt~ &. Tz xép6e:povév8éx<X't'OV xûv' cr/4ya;yev
té; cl. Pl JI 12 fjveyxe:v LTz : tx611-taaev Pl Il 13 om. MMaP 1V Il
8e:a'TLE(ll Tz li't'ptaxixr.8Éx<X't'Ot;
L Tz• 1 : 8e:c:rnle(ll ••• cl8Àoç;Tz : -<X-rov
•••
a.e8ÀovL Il pro u. 13 duos uersus habet Pl :
-ro-rptaxa:1.8éxœ't'ov't'Oiov Àuypàv laxev kOÀov •
µouvowx! 7WIT7J>CO\l't'Ot çuve:i.eçœTO (sic) xoûpa:tc;.

Il s'agit d'un remaniement du catalogue versifié des


Travaux et des parerga que nous a conservé la Tabula
Albana 1 : le vers consacré au Lion de Némée est
identique et l'on retrouve ailleurs de nombreuses
analogies. L'auteur de },épigramme s'est imposé de
consacrer un vers à chaque travail et d'en mentionner
chaque fois le numéro d,ordre, alors que son prédécesseur
s'était montré beaucoup plus capricieux. Il ajoute un
treizième travail, l'union avec les cinquante filles de
Thestios, pointe finale destinée à donner quelque saveur

III. Anthologie planudéenne ou Marc. gr. 481 (coll. 863) [Pl],


fol. 50 r, dont certaines leçons ont été reportées par un reviseur
dans les interlignes de L [L 1 J.
Nous avons collationné tous les manuscrits cités cl-dessus.
M. ·L. West nous signale, lors de la correction des épreuves, que
le texte se trouve dans certains mss d,Hésiode : Marc. IX 6;
Paria. gr. 2833 ; Vratisl. Rehd. 35 ; Mosqu. 469.
1. O. Jahn-A. Michaelis, Griech. Bilderchroniken, 69 se. ;
IG, x1v, 1293; F. Jacoby, Fragm. griech. Hi,t., •• 40 F 1 c.
NOTICE 63
à une fastidieuse énumération 1•
Enfin il fait de la
ceinture d'Hippolyte le sixième travail et lui donne
donc une place centrale dans l'énumération. C. Robert
a montré que cette innovation remonte à Commode,
ce qui fournit au moins un terminus posl quem pour
notre poème 1 • Les variantes mineures n'ont pas à être
considérées ici.
L'attribution de cette épigramme à Quintus n'a
jamais été sérieusement acceptée et, en effet, elle est
inacceptable, bien que les deux textes fassent du
Taureau de Crète un monstre 1ropmooç 8• L'ordre des
Travaux diffère ; il y a des désaccords sur les versions
suivies• ; la langue et la métrique fournissent des
indications claires contre l'authenticité 1 • On n'attachera
donc aucune valeur à une atlribution qui doit avoir
été imaginée par Tzetzès, grand lecteur de Quintus de
Smyrne.

La bataille donne lieu à plusieurs


La premiire hataille retournements et s'achève par la
d'Eurypyle.
déroute des Grecs. Le poète
énumère d'abord les chefs troyens qui vont y jouer
un rôle (v. 315-319} : Eurypyle, Alexandre, ~née,

1. Pour ce treizième travail, il existe deux recensions : l'une


en un vers, ce qui est conforme à la règle adoptée ailleurs; l'autre
en deux vers qui soulignent complaisamment le caractère parti-
culièrement pénible de cet exploit (aimer cinquante flUes en une
nuit 1). Cette double recension explique plusieurs des variantes
qu'on relève dans le reste de l'épigramme.
2. C. Robert, H tldensage, u, 432-433.
3. Cette variante est rare: cf. p. 68, n. I.
4. Dans l'épigramme, les Cavales de Diomède sont emmenées
(c'est la version courante: cf. p. 59, n. 6), alors qu'elles périssent
chez Quintus; au contraire, le Sangue ... y est tué au lieu d'être
emporté vivant. L'épigramme s'intéresse aux vaches de Géryon
et aux fruits des Hespérides, alors que Quintus ne s'occupe guère
que de leur monstrueux gardien.
5. Onze vers sur treize comportent une penthémimère mascu-
line, alors que la proportion moyenne chez Quintus est seulement
de 18,9 %- L'auteur emploie des formes non épiques : Aôydou,
r7Jpu6vou,~-
64 LIVRE VI

Polydamas, Pammon, Déiphobe et Aethicos 1 • Mais seul


Eurypyle intervient dans la première partie de la lutte:
il tue Nirée et Machaon ; puis une contre-ofTensive
grecque, menée par Teucros et surtout par Podalire,
le frère de Machaon, parvient à sauver les corps (v. 365-
497).
Tandis que le gros de l'armée grecque fuit, une
poignée d'hommes résiste autour des deux Atrides et
d'Ajax fils d'Oilée. Ceux-ci réussissent à éliminer trois
des sept chefs troyens (Polydamas, Déiphobe, Aethicos) ;
mais, à leur tour, ils sont attaqués par trois des quatre
Troyens qui demeurent (Eurypyle, Pâris, ~née). Ajax,
blessé, doit abandonner les Atrides qui sont alors
encerclés (v. 498-537) 1 •
La troisième partie de la bataille commence par le
retour de cinq chefs achéens, Teucros, Idoménée,
Mérion, Thoas et Thrasymède, auxquels se joint
Alcimédon, un compagnon d'Ajax demeuré près des
Atrides 1 • Les six héros obligent tour à tour les champions
troyens à battre en retraite (J;:née, Pammon, Acamas,
PAris, Eurypyle)•. Mais le fils de Télèphe redonne
l'assaut, en compagnie d'gnée, de Pâris et d'un nouveau
venu, l'Anténoride Agénor. C'est le carnage : onze
Achéens sont massacrés, sans compter la foule des
obscurs 6 • Par un effet voulu de symétrie, le catalogue

1. Deux autres champions seront mentionnés plus tard :


rAnt~noride Agénor (vr, 624) et Acamas (vr, 574). Ce dernier
ne reparait qu'une seule fois dans le poème, en x, 168, où.il mourra;
il doit être identique à l'Anténoride Acamas, bien qu'Homère le
fasse périr dans la Patroclle {Il 342-344).
2. Pammon est le seul des chefs troyens qui n'apparaisse
pas dans la seconde partie : Quintus a voulu opposer les trois
Grecs successivement à deux groupes de trois Troyens.
3. Les Atrides passent désormais au second plan.
4. Pour Acamas, cr. ci-dessus, n. 1.
6. Certains de ces guerriers appartiennent aux contingenta
d'Agamemnon, de Ménélas et d'Idoménée; mais d'autres relèvent
de chefs qui ne semblent pas engagés dans la lutte (Sthénélos,
Mégèe) ou qui ont péri (Ajax, le fils de Télamon).
NOTICE 65
s'ouvre par les quatre victimes d'Eurypyle et s'achève
sur les quatre victimes de Pâris (v. 538-643).
Ce schéma reproduit, avec beaucoup moins de
souplesse, celui qui sous-tend le chant XI de l' lliade.
Les attaques et les contre-attaques se succèdent pareil-
lement chez Homère 1 ; les chefs des deux camps sont.
tour à tour blessés et contraints de se retirer; Ulysse,
tout comme les Atrides chez Quintus, fait front avec
l'aide de Diomède; puis, une fois que son compagnon
est blessé, il se trouve encerclé jusqu'à l'arrivée d'Ajax
et de Ménélas 1 • Chemin faisant, Quintus insère d'autres
thèmes homériques : l'ultime dialogue entre Eurypyle
et Machaon est inspiré par les chants XVI et XXII 8 ;
le combat pour Machaon et Nirée fait écho à ceux qui
se livrent autour de Sarpédon et de Patrocle.
Les seuls épisodes traditionnels de cette bataille sont
la mort de Nirée et celle de Machaon. Ce dernier était
sans doute la victime de Penthésilée dans l' Élhiopide
d'Arctinos, si Apollodore donne, comme il semble, un
résumé exact de cette partie du poème'. La Petite lliade,
au contraire, qui avait besoin de Machaon pour opérer
la guérison de Philoctète, fait tomber le fils d'Asclépios
sous les coups d'Eurypyle 5 • C'est la version qui a pré-
valu : on la retrouve dans les textes 9 et elle est demeurée
vivante à Pergame jusqu'au temps de Pausanias 7•

1. Les Grecs l'emportent en A 84-283, 310-368, 462-501 ; les


Troyens reprennent le dessus en A 284-309, 369-461, 502-595.
2. A 310-501.
3. Cf. p. 83, n. 6 {N. C., p. 212) ; p. 84, n. 2-3.
4. cr. A. Severyns, Cycle épique, 317,333; et notre tome I, p. 7.
5. Petite lliade, fr. 7 Allen; cr. Severyns, op. cit., 333. On sait
que, dans la Petite lliade, Philoctète arrive à Troie avant Néopto-
lème et Eurypyle.
6. Hygin, Fablu, 113. Tzetzès dépend de Quintus dans ses
Poathom., 520 ss., et dans la scholie à Lycophron, 1048.
7. On chantait des hymnes à Télèphe dans r Asclépieion, mais
il était interdit d'y prononcer le nom d'Eurypyle : cf. Pausanias,
111, 26, 9-10.
66 LIVRE VI

Selon Hygin, Nirée est tué par Eurypyle comme


Machaon : l'accord entre Quintus et le mythographe
laisse supposer qu'il s'agit d'une tradition bien établie 1
qu'on aimerait rapporter aussi à la Petite lliade 1•

1. Hygin, Fablu, 113; cf .. Dictys, 1v, 17, et [Aristote], Péplos,


17. Dans sa Téléphie, Phiiostrate (Hérolque, 11, 18, p. 160 Kayser)
Imagine que Nirée a tué la mère de Télèphe, Hiéra ; cf. aussi
Tzetzèe, Antehom., 278 s. ; le meurtre de Nirée apparatt donc
comme une légitime vengeance d'Eurypyle.
2. C'est. également. l'avis de W. Kullmann, Quellen der Ilias
(Hermes, Einzelschr. 14, 1960), 107.
LIVRE VI

8os 1, quittant le cours de l'Océan et la couche de


Tithon, monte au vaste ciel pour épandre sa clarté
sur l'univers : la terre et l'azur sourient ; les mortels
éphémères I se remettent à la tâche, chacun selon son
métier. Les Achéens alors se rendent sur la place
publique où Ménélas les a convoqués ; et, quand toute
l'armée se trouve réunie en séance plénière, Ménélas
prend la parole au milieu de l'assemblée :
c tcoutez, princes, rejetons des dieux, ce que je
10 vais vous dire. J'ai grande peine, au plus profond de
l'âme, en songeant à la perte de tous ceux qui sont
venus à cause de moi soutenir une rude guerre et
que n'accueilleront plus ni maison ni parents : il en
est tant dont la Fatalité du Ciel a brisé la vie ! Ah !
pourquoi la lourde main de la Mort implacable ne
s'est-elle pas abattue sur moi, avant que l'armée ne
se fO.t assemblée en ces lieux? Le destin a préféré
m'infliger des douleurs qui ne connaîtront nulle trêve
aussi longtemps que je verrai tant de malheurs : quel

1. Quintus utilise les trois scènes de l' lliade où Agamemnon


Invite les Achéens à fuir: B 48-393; I 9-51; :a: 64-132. Principaux
rapprochements : 1-5 {'\,) B 48-49 (pour la forme, cf. A 1-2;
T 362; QS, n, 210) ; 5-8 N B 50-52, 84-109 ; 9 ss. N B 110 sa.
(avec des souvenirs précis de r 97-100 dans les v. 9-12) ; 19-20
NB 139-140; 24-26 NB 161-162; 30-31 N :S 80-81 ; 32 NB 73,
193; 39 ss. N I 31 88.; 43 N B 289 (cf. en outre H 235-236;
A 389; QS, n, 78-79; xn1, 18) ; 45-46 N I 45-46; 47-49 N B
357-359, 391-393; 50 N B 805; 51-55 N B 381-385; 57-63 N
B 295, 300, 328-329.
2. Transposition de la formule homérique &ol ~Et« tC:,ovu~
(Z 138, al.).
68 LIVRE VI
cœur pourrait se réjouir de voir se prolonger les épreuves
d'une guerre sans issue? Eh bien donc I que tous ceux
20 d'entre nous qui restent près des nefs rapides se hâtent
de fuir, chacun dans son pays, maintenant qu'Ajax
a péri, ainsi que le robuste Achille 1 • Eux morts, je n'ai
plus l'espoir que nous échappions au trépas ; nous
allons succomber sous les coups des misérables Troyens,
par ma faute et par celle de cette chienne d'Hélène
dont je me soucie bien moins que de vous, quand
vous tombez sous mes yeux dans la bataille. Maudite
soit-elle avec son amant, lâche entre tous les lâches !
Un dieu lui a fait perdre la raison le jour qu'elle a
quitté ma demeure et mon lit 1 • Son sort, désormais,
30 c'est l'affaire de Priam et des Troyens ; quant à nous,
pressons le départ : mieux vaut cent fois fuir la bataille
hurlante plutôt que de mourir l •
Ainsi parle-t-il pour tâter les Argiens ; mais il roule
au fond du eœur 3 d'autres pensers que lui dicte son
jaloux ressentiment : il veut anéantir les Troyens,
démolir de fond en comble la longue muraille de leur
ville et surtout abattre parmi les morts le divin
Alexandre afin de gaver Arès de son sang•. Il n'est
pire passion que la jalousie'. Tels sont les desseins qu'il
médite, tandis qu'il revient à son siège. Alors le Tydéide,
40 manieur de pique, se dresse dans l'assistance et prend
vivement à parti Ménélas que chérit Arès :
« Lâche fils d'Atrée, pourquoi te laisser gagner par
cette affreuse peur et tenir parmi les Argiens mêmes
propos que des femmes ou des enfants à la force chétive?
Tu ne persuaderas pas l'élite de la jeunesse achéenne
avant qu'elle ait jeté bas toute l'enceinte de Troie ;

1. Cf. QS, v, 603.


2. C'est la divinité qui, selon Ménélas, est responsable de
l'inconduite d,Hélène; Hélène tiendra le même langage en
XIV, 156-158.
3. Cf. QS, x, 390 s. Ce parallèle invite à admettre la correction
de KOehly ; mais un tour tel que xilp xœl xp«8(7Jpourrait être une
imitation de l'homérique xpœ8(7JxŒl8oµ6ç.
4. Voir les Notes CompUmentairu, p. 210.
5. Cf. Oppien, Halieut., 1v, 211.
69 LIVRE VI

car, si, pour l'homme, la gloire est le prix de l'audace,


la honte est celui de la couardise. Et s'il en est un parmi
ceux-ci pour se ranger à ton avis, je lui trancherai la
tête sur l'heure avec ce fer aux sombres reflets et je
le jetterai en pâture aux oiseaux qui rôdent dans le
60 ciel ! Allons ! les capitaines qui avez la charge d'éveiller
l'ardeur des hommes, qu'on aille aussitôt de nef en
nef donner à toutes les troupes l'ordre d'affûter les
piques, d'apprêter comme il faut boucliers et équipe-
ments; et que tous se restaurent, hommes et chevaux,
tous ceux qui brûlent de combattre 1 • Dans la plaine,
bientôt, Arès sera juge de leur valeur•.,
Après avoir parlé, le Tydéide revient s'asseoir à sa
place. Et voici que le fils de Thestor prend la parole,
debout au milieu de l'assistance, là où c'est l'usage
de discourir :
((Écoutez-moi, chers enfants des Argiens qui ne
60 savent pas fuir. Vous ne l'ignorez point : je sais sans
mentir révéler les oracles des dieux. Depuis longtemps
déjà, je vous ai dit que la dixième année verrait la
ruine de la haute Ilion ; cette prédiction, les Immortels
sont en train de l'accomplir : la victoire gît aux pieds
des Achéens. Eh bien donc 1 dépêchons à Scyros sur
un noir vaisseau le fils de Tydée et Ulysse qui ne sait
pas fuir. Qu'ils aillent persuader le vaillant fils d•Achille
et l'amener ici ; sur nous tous alors viendra luire une
immense lumière. »
Ainsi parle le fils du sage Thestor. Les troupes à la
ronde applaudissent de joie : les cœurs ne doutent
70 point que la prophétie de Calchas se réalise exactement
comme il l'a dit. Le fils de Laerte s'adresse alors aux
Achéens:
« Amis, l'heure n'est plus de vous tenir de longs
discours aujourd'hui. La fatigue vous a gagnés depuis

1. Litt. c que tous préparent leur repas, hommes et chevaux•·


On gardera cette hardiesse de style due à l'insertion de la formule
clvtp~ ~a•(m;ou~ : voir nos Ruherchu aur lu Poalhom., 204.
2. Comparer QS, vu, 669.
70 LIVRE VI

longtemps et vous êtes pressés 1 ; or, je le sais, jamais


auditoire fatigué ne se plaît à écouter un orateur,
ni même un aède chéri des Piérides immortelles : la
brièveté est vertu qu'on prise chez les hommes. Eh bien!
puisque cette mission agrée à tous les Argiens de
l'armée, j'accepte de l'accomplir, surtout si j'ai pour
compagnon le fils de Tydée 1 • A nous deux, nous ramè-
80 nerons le fils vaillant d'Achille, le bon guerrier ; nos
paroles sauront le convaincre, même si sa mère use de
toutes ses larmes pour le retenir en sa demeure, parce que
son cœur pressent un brave dans ce fils d'un père
redoutable•. •
A ces mots, Ménélas réplique avec sagesse :
• Ulysse, bon recours des robustes Argiens, si le fils
vaillant du magnanime Achille vient de Scyros, sur
tes instances, nous apporter le secours espéré, si quelque
Ouranide octroie la victoire à nos vœux et que je
retourne en terre d'Hellade, de grand cœur, je lui
90 donnerai pour femme une fille en renom, mon Hermione',
et lui ferai par surcroît bien de riches présents; je ne
pense pas que sa fierté trouve à blâmer épouse et
beau-père d'un tel rang. »
Il dit et tous les Danaens approuvent ses paroles.
On lève alors l'assemblée ; on se sépare pour regagner

1. Comme dans son débat avec Ajax (et. Notice du livre V,


p. 13), Ulysse se pique d'être un orateur concis qui ne parle
pas à contre-temps. Le passage a été généralement mal compris
et corrigé Inutilement. Depuis longtemps {3-IJvest confirmé par
oôxé-rt; et. en outre x111, 248), 1les Grecs sont laasu par les
discours (et non par les combats) ; ils ont hdte de partir (iaau-
µkvot.aLv)pour obéir aux ordres de Diomède (v. 60 ss.; et. 94-96,
115). UJysse souligne cette constatation par une remarque générale
(v. 74 as.) et une sentence (v. 76). En B 337-343, Nestor proteste,
sous une forme assez différente, contre les inutiles bavardages des
Achéens.
2. Ct. K 246-247.
3. Les manuscrits donnent au v. 82 in'( et non me(, comme on
l'avait cru. Il faut donc renoncer à admettre une lacune après le
v. 83 et corriger in( qui ne donne aucun sens satisfaisant: Déidamie
cherchera à retenir Néoptolème, parce qu'elle s'attend à ce que son
fils, né d' (cbt6) un brave, ne soit lui-même attiré par la guerre
(clp-lJLov).L'expression n'en demeure pas moins assez obscure
dans ea concision.
71 LIVRE VI

les nefs; on court au repas, car c'est là que l'homme


puise sa vigueur 1 •
Dès qu'on a fini de manger tout son saoiH, le sage
Ulysse aide le fils de Tydée à tirer leur nef légère sur
la mer sans bornes. Vite, on charge vivres et agrès ;
100 puis ils embarquent à leur tour 1 , et, avec eux, vingt
hommes, des maîtres rameurs aussi bien par vent debout
que lorsque la bonace aplanit le grand large sous leur nef.
A peine ont•ils pris place sur les bancs solides qu'ils
frappent la vaste houle : combien l'écume bouillonne
contre chaque flanc 1 Les pales de sapin ouvrent sur
l'onde sa route à la nef qui s'élance; les rameurs sont
couverts de sueur•. Parfois on voit des bœufs sous le
joug tirer à grand-peine, malgré leur ardeur, un chariot
de bois plein, dont l'essieu en tournant gémit sous la
11 o charge' ; ils sont fourbus : de grosses gouttes de sueur
glissent sur leur nuque et leur encolure à tous deux
pour rouler jusqu'à terre 5• Les gars peinent aussi dur
sur les fortes rames de sapin : avec quelle vitesse ils
filent sur le grand large ! Depuis le rivage, les Achéens
suivent des yeux leur course tout en affO.tant les flèches
et les piques cruelles qui leur servent au combat.
Les Troyens aussi s'équipent, intrépides : ils brdlent
de se battre et implorent des Bienheureux qu'ils puissent
mettre fin à la tuerie et reprendre haleine a près
l'épreuve•. Pour répondre à leurs désirs, les dieux leur
120 envoient un bon réconfort contre l'adversité, Eurypyle,
le descendant du puissant. Héraclès 7• Des troupes

1. Cf. T 161.
2. La hàte est rendue par une anacoluthe : cr. nos Rtcherchu
,ur lu Poathom., 148, et comparer avec QS, xuI, 64-65.
3. Les v. 98-106 s'inspirent du départ de Télémaque : 98·99
N ~ 389-390 j 100 N ~ 416, 419 j 103 N ~ 419; 105 N ~ 429
(= A 483). Pour le v. 104, cf. , 104.
4. Les manuscrits orthographient -rputC1> et ffTpuy@c; en 1v,
248 j VI, 109; VU, 331 ; X, 326 j XIII, 107 j XIV, 36 (P), 265 j
-rpltc.>et u-rp,y&>,ne sont attestés quten xu, 431, et x1v, 36 (H).
Saur en x, 326, où -rpu~c.vest garanti par Homère (I 311),
nous généralisons la forme en -c.- qui semble plus correcte. Mais
il se peut que Quintus ait préféré rautre forme, de même qu'il
orthographie 3opux-nrroç,malgré Homère.
72 LIVRE VI

l'escortent, rompues au métier de la guerre, toute la


masse de ceux qui habitent sur les bords du Caïque
au long cours, des hommes qui s'assurent en leurs
solides piques. Sur son passage, quelle allégresse règne
chez les fils des Troyens ! Quand des oies domestiques,
enfermées dans leur parc, aperçoivent celui qui vient
leur donner à manger, elles se pressent autour de lui,
en piaillant du bec, pour lui faire fête ; et l'homme se
délecte le cœur à ce speclacle 1 • Les fils des Troyens
éprouvent autant de joie à la vue du vaillant Eurypyle,
130 tandis que lui, dans son cœur de brave, se complait à
leur foule qui grossit. Les femmes sur leur seuil s'émer-
veillent devant le divin guerrier 9 qui s'avance dans
cette multitude en la dominant de sa stature comme
un lion dans la montagne au milieu des chacals.
Pâris lui adresse la bienvenue et lui témoigne mêmes
égards qu'à Hector 8 ; car Eurypyle est son cousin,
il est issu du même sang que lui, puisque c'est la divine
sœur de Priam, Astyoché, qui l'a engendré, quand
Télèphe l'a tenue dans ses bras puissants•. Ce Télèphe
était lui-même fils de l'intrépide Héraclès ; Augé aux
belles tresses l'avait conçu de lui, à l'insu de son père;
140 tout jeune, comme il était affamé de lait, une biche
légère l'avait nourri, choyé comme son propre faon et
lui avait donné la mamelle par le vouloir de Zeus ;
car il ne fallait pas qu'un rejeton d'Héraclès pérît
misérablement 1 • C'est l'illustre fils de cet homme que
Pâris s'empresse affectueusement de conduire vers sa

1. Cette comparaison combine des souvenirs de x 216 a., et


de o 161 s.; cr. aussi Aratos, Phén., 1021.
2. cr. E 495 s.
3. Selon L. Ferrari, OBBervadoni au Quinto Sm., 13, c'est
parce qu'Eurypyle occupe un rang plus modeste que Penthésilée
et Memnon qu'il serait accueilli par Pàris et non par Priam en
personne. Cf. cependant les v. 182 aa.
4. Cette généalogie remonte à la Petite lliade: Acousilaoa,
2 F 40 Jacoby; Apollod., Bibl., 111, 12, 3; A. Severyna, Cycle
épique, 344-346.
6. La fille d'AJéos, Augé, violée par Héraclès à Tégée, accouche
secrètement dans le sanctuaire d'Athéné. Une peste éclate et. tait
découvrir l'événement. L'enfant est exposé aur le mont Parthénioa,
73 LIVRE VI

maison; à travers la vaste ville, ils longent le tombeau


d'Assaracos, la haute demeure d'Hector et le temple
sacré de la Tritonide, près duquel se dressent le palais
et l'autel inviolé de Zeus Herkéios 1 • PAris s'enquiert
affectueusement de ses frères, de ses alliés, de ses
160 parents; Eurypyle répond à ses questions et c'est ainsi
qu'ils vont en devisant entre eux.
Ils arrivent enfin dans la vaste et opulente demeure,
où ils trouvent assise la divine Hélène qui se pare de
la beauté des Grâces. Quatre suivantes s'empressent
autour d'elle, tandis que les autres ont quitté son
splendide appartement pour s'affairer aux travaux qui
incombent aux esclaves 1 . Hélène s'émerveille fort à la
vue d'Eurypyle, et lui, il s'émerveille à son tour devant
Hélène•. Ils échangent tous deux des paroles de bien-
venue dans la salle parfumée. Des serviteurs disposent
160 deux sièges près de la princesse ; aussitôt, Alexandre
prend place, et Eurypyle à son côté. Cependant les
troupes installent leur bivouac sous la ville, aux avant-
postes que tiennent les Troyens au cœur vaillant.
Vite, on met les armes à terre ; on installe près du
campement les chevaux, encore haletants après le dur
effort ; on jette dans les rateliers de quoi nourrir les
coursiers.
Voici l'heure où surgit la nuit : la terre et l'azur
s'obscurcissent. Cétéens' et Troyens prennent leur

mais il est allaité par une biche ; quant à la mèTe, elle est vendue
à l'étranger et devient l'épouse du roi de Mysie, Teuthras. Plus
tard, Télèphe retrouvera sa mère grA.ce à l'oracle de Delphes et
succédera à Teuthras. Cette légende a été traitée au théâtre,
notamment par Sophocle dans les Aliades; cf. aussi Diod. Sic.,
1v, 33; Hygin, Fables, 99-100; et surtout Apollod., Bibl., n, 7, 4;
111, 9, 1.
1. Sur cette description de Troie qui repose en partie sur Z
313-317, et. nos Recherchu sur les Posthom., 118 s. ; on ne relève
que de lointnines analogies avec la visite d'~née sur le futur
emplacement de Rome, dans Virg., 2n., v111, 337-348.
2. Les v. 151-155 sont un développement de Z 323-324.
n
a. cr. 629-632.
4. Les Cétéens sont menUonnés par Homère en ). 521 ; leur
nom a donné lieu dans l'antiquité à de nombreuses discussions
74 LIVRE VI

repas sous la haute muraille ; les langues vont bon train


parmi les convives. Partout, l'ardente flamme des
1 70 brasiers flambe près des baraques ; aux accents de la
syrinx sonore et des fltltes aiguës faites de roseaux
assemblés se mêlent les aimables accents de la cithare.
Les Argiens, qui de loin assistent à ce spectacle,
demeurent interdits en entendant la voix des flûtes
et des cithares, des hommes et des chevaux, et celle
de la syrinx qui sied aux festins et aux pâtres 1• Aussi
chacun dans ses baraquements I donne-t-il l'ordre de
garder les navires à tour de rôle jusqu'à l'aube : ils
craignent que les nobles Troyens ne viennent y mettre
le feu, ces Troyens qui, pour l'heure, sont à banqueter
180 sous la haute muraille. De son côté, le belliqueux
Téléphide festoie au palais d'Alexandre avec les plus
glorieux princes. Priam et, avec lui, tous les fils des
Troyens ne cessent de le supplier, l'un après l'autre,
d'affronter la dure destinée dans la mêlée contre les
Argiens 8 ; et lui, il promet de tout mener à bien•.
Le repas fini, chacun rentre chez soi. Seul, Eurypyle
reste au palais et se retire pour dormir dans une chambre
ouvragée, celle-là même que Sire Alexandre avait
coutume de partager avec sa glorieuse épouse : c'est
dans cette salle merveilleuse, la plus belle de toutes,
190 qu'il va dormir, tandis que ses hôtes gotltent ailleurs
le repos jusqu'à la venue d'~rigénie au beau trône 6 •
Dès l'aube, le Téléphide se lève et rejoint la vaste
armée, avec tous les princes qui habitent Ilion. Aussitôt
les hommes s'équipent avec entrain : chacun brûle de

que Quintus passe sous silence : cf. C. Robert, H eldensage, 111,


1224, n. 2. L•orthographe Kl)TELor.est garantie par vu, 149,
533, 541 ; xr, 80; mais il est à remarquer que, dans notre passage,
les manuscrits fournissent la leçon K~8etor.qui est attestée dans
les scholies homériques.
1. Dans les v. 169-175, Quintus se souvient de la nuit aux
avant-postes décrite en K 11-13. 'Icx:x:llvest le complément
d 'l8«lJ.6eov, et elaopooVTt~, dont la présence peut surprendre,
équivaut à l'homérique lh' . .. <l8pi)œ~ : cf. nos Recherches
sur lu Posthom., 208 s. Pour 3cu-rl µrnx1tpmr. {v. 175), comparer
le fragment de Phalaecos cité par Athénée, x, 440 d : oôwxœ
O'U(LnoaLor.ar.
(Lfftnpmev.
75 LIVRE VI

combattre au premier rang. Eurypyle fait de même;


il revêt ses membres puissants d'une armure qui brille
en jetant des éclairs. Que de ciselures rehaussent son
bouclier divin t On y voit tous les travaux qu'accomplit
jadis Héraclès, le hardi preux 1 •
200 Voici d'abord, vibrant leur dard dans leurs féroces
mâchoires, deux dragons impétueux qui semblent se
mouvoir 1, tant ils sont animés d'une terrible ardeur.
Le héros, tout petit encore, les étouffe, chacun d'une
main. Son cœur ni son esprit ne tremblent; car, dès
la première heure, il est en force l'égal de Zeus. Pour
qui descend des dieux nés d' Ouranos, il n'est rien
d'impossible ni d'irréalisable : c'est une valeur sans
pareille qui l'habite dès le sein de sa mère. - Voici
maintenant, dans toute sa vigueur, le Lion de Némée
210 que le vaillant Héraclès dompte brutalement, dans sa
puissante étreinte. Une écume sanglante couvre ses
féroces mâchoires ; il donne l'impression d'expirer. -
Aussitôt après, l'artiste a placé le corps de !'Hydre aux
cous innombrables, qui vibre des dards cruels. Des
têtes convulsées gisent abattues sur le sol ; d'autres
repoussent : pour quelques-unes qui tombent, combien
de nouvelles I Quelle tâche pour Héraclès et le brave
lolaos 8 I Mais ils ont tous deux l'âme tenace : l'un
coupe prestement les têtes qui surgissent avec sa
faucille à dents de scie, tandis que l'autre brtUe les
plaies au fer rouge•. La puissance menaçante de la bête
220 décline sans retour. - La scène voisine figure, dans
toute sa vigueur, l'indomptable Sanglier à la gueule
écumante. L'Alcide, avec sa force de preux, l'apporte

1. Le schéma de cette ekphrasis a été fourni par Apoll. Rhod.,


Argon., 1, 729 es. : 729 8«l31XÀ!X noUœ ( = QS, 198); 730 hi µèv
laŒV( == QS, 200) ; 735 lv 8è ( = QS, 208) ; 742 i~et71t;3• tiaxl)'t'O
(cf. QS, 220).
2. cr. QS, v, 42. II faut garder ioLxmt; o!µtt 8pixx6vt<a>V ;
un tel accord d'après le sens se retrouve plusieurs fois dans cette
ekphrasis: v. 208·210 (où la correction nr.p6µcvot; s'impose si
l'on veut éviter l'ambigulté), 212 s., 220 s., et peut-être 232 s.
(si l'on conserve le texte transmis; mais cf. p. 76, n. 4). cr. encore
QS, vn, 462; v111, 443; x, 193 ('l) ; et, pour Homère, P. Chantraine,
Gramm. hom., n, 20, § 27.
76 LIVRE VI

vivant à Eurysthée : on se croirait en présence de la


réalité. - Voici maintenant, merveille de l'art, la Biche
aux pieds légers qui, pour leur malheur, ravageait
tous les guérets des gens d'alentour. Le vai1lant héros
l'empoigne par sa corne d'or, bien qu'elle souffle la
mort avec son haleine de feu 1 • - Après, se trouvent
les odieux oiseaux du Stymphale : les uns, percés de
flèches, expirent dans la poussière ; les autres, gardant
l'espoir de fuir, s'envolent dans la brume blafarde 1 •
230 Mais Héraclès en courroux les tire avec son arc l'un après
l'autre ; il donne l'impression d'avoir fort à faire 1 • -
Voici encore la vaste écurie d'Augias pareil aux dieux',
artistement. ciselée sur l'invincible bouclier. Le vaillant
Héraclès détourne vers elle le cours profond de l' Alphée
divin ; les Nymphes qui l'entourent s'émerveillent de
son prodigieux exploit. - Plus loin, c'est le Taureau
qui souffle le feu, un autre monstre d'épouvante.
Pourtant il l'oblige à courber le front en le saisissant
par sa corne puissante ; l'effort fait saillir ses deux
240 biceps infatigables, tandis que la bête semble pousser
un beuglement 6• - Aussitôt après, l'artiste a placé
sur le bouclier Hippolyte que pare la beauté des déesses.
Le héros veut lui ravir son baudrier ouvragé et, de son
bras vigoureux, il la tire par les cheveux à bas de son

1. La Biche est donc une bête malfaisante : cette version est


rarement attestée : cr. p. 58, n. 4. Le tour htw-ro ~Ct>-/)v,• elle
ehàtiait les champs•, ne semble pas admissible et ron adoptera
la correction de Bonitz qui s'autorise de QS, 1, 399. •»rtWTO
parait être également fautif en v111, 337 : cf. p. 157, n. 2.
2. Cf. Apoll. Rhod., Argon., 1u, 275, et QS, 11,664. Le contexte
du livre II permet de déterminer le sens exact de l'expression :
voir la note ad loc. dans notre édition (coll. ~rasme) du chant Ill
des Argonautiques.
3. Cf. [Hésiodel, Bouclier, 228 : 0'7ŒU3ov-nxal lpplyoVTL
loLxt:>c;;et Ph. Kakridis, K6Lvroc;:Eµ.upvœioc;, 159.
4. L'iconographie représente Héraclès armé d'une pioche ou
d'une barre de bois ; le héros détourne le fleuve ou il ouvre une
brèche dans l'enclos de l'étable : cf. la métope du temple de Zeus
à Olympie et, pour les représentations tardives, C. Robert,
Heldensage, 11, 455. Augias n'est jamais figuré, ce qui incite à
adopter la correction OTœ8µ6c; pour a6évoc;.
5. Voir la Notice, p. 68 (et la n. 1).
77 LIVRE VI

coursier; les autres Amazones s'enfuient, épouvantées.


- On voit ensuite les maudites Cavales thraces de
Diomède, ces mangeuses d'hommes. Il vient de les
égorger au pied de leurs atroces rateliers, elles et leur
maître au cœur cruel1. - Voici maintenant le corps
260 de l'indomptable Géryon, tué près de ses bœufs ; ses têtes
sanglantes jonchent la poussière, abattues à coups de
massue. Son chien, meurtrier entre tous, a été terrassé à
ses pieds, Orthros 1 , gardien aussi redoutable que le triste
Cerbère, son frère. Non loin, gît le bouvier Eurytion,
baignant dans les flots de son sang 3 • - La scène
voisine figure les fruits d'or des Hespérides qui brillent
sur l'arbre inviolé. Enroulé autour du tronc, le terrible
dragon vient d'être terrassé et les Nymphes apeurées
fuient en tout sens devant le fils hardi du grand Zeus'. -
260 Et voici, vision d'épouvante même pour les Immortels,
Cerbère, ce fils de l'indomptable Typhée qui lui fut
engendré par Échidna dans un antre glacé, près de la
demeure de l'affreuse et noire Nuit". C'est le monstre
hideux qui rôde aux portes sinistres de l'Hadès, empire
des larmes, pour refouler le peuple des morts au fond
de l'abîme vaporeux. Mais le fils de Zeus n'a eu nulle
peine à le vaincre sous les coups de sa massue ; il le
conduit, la tête basse, le long des eaux profondes du
Styx, et, malgré sa résistance, bravement, il l'entraine
de force vers une contrée qui lui est étrangère.
Plus loin, l'artiste a placé les gorges profondes du

1. Diomède et ses cavales sont déjà tués comme Géryon


(v. 250}. On gardera donc l'aoriste 3chtev et, par voie de consé-
quence, Ô1t6 : les bêtes sont abattues au pied de leur mangeoire.
D'une manière plue générale, on observera avec Ph. Kakridls,
K6LYTOÇ Eµupvœtoç, 158, que Quintus décrit dans chaque tableau
la phase finale de la lutte.
2. L'orthographe habituelle est Orthos : par exemple, chez
Hésiode, Théog., 293, 309, 327; mais on lit Orthros chez Apollod.,
Bibl., 11, 5, 10 : cf. la note de J. Frazer, ad loc.
3. Sur la plupart des monuments figurés, Géryon combat
encore, alors que son chien et son bouvier sont déjà tués. Mais
il est mort sur un sarcophage romain (C. Robert, Sark.•rd., 1n, 1,
119, n° 111) et moribond sur les métopes du temple de Zeus à
Olympie (Ch. Picard, Manud de ,culptur, grecqua, 11, 1, 179 s.,
fig. 84).
78 LIVRE VI

270 Caucase. Les fers de Prométhée ainsi que les rocs


auxquels ils sont rivés volent en éclats de toute part,
tandis qu'Héraclès délivre le grand Titan; l'aigle
maudit gît à ses pieds, le corps percé d'une flèche
douloureuse 1 • - Voici, figurés dans toute leur force,
les Centaures robustes qui assiègent la demeure de
Pholos. Le vin et la dispute excitent ces monstres à
défier Héraclès au combat. Les uns sont abattus à
terre parmi les pins qui leur servaient d, armes et qu'ils
tiennent encore dans le poing. Les autres, avec de
longs f'Ots de sapins•, poursuivent la lutte avec ardeur,
loin de renoncer à la bataille. Tous ont la tête ruisselante
280 de sang sous les coups qui pleuvent dans l'implacable
combat : on se croirait en présence de la réalité. Le sang
se mêle au vin; ce ne sont partout que débris de
victuailles, de cratères et de tables polies. - Dans le
tableau suivant, c'est Nessos, un rescapé de la grande
bataille, qu'il tue d'une flèche sur les rives de l'Événos,
vengeur courroucé d'une épouse chérie. - Le bouclier
figure encore le vaillant Antée à la force de preux :
victime lui aussi d'Héraclès, il a beau être un rude
adversaire à la lutte ; le héros vient de le soulever en
l'air et de le broyer dans sa puissante étreinte. -
Voici, gisant au bord du cours de l'Hellespont 1 , le
290 Monstre marin, énorme et cruel, inexorablement percé
de flèches : Héraclès délivre Hésione de ses chaines
fatales. - Bien d'autres exploits prodigieux du fier
Alcide couvrent le large bouclier que tient Eurypyle, le
nourrisson de Zeus.
L'homme a si belle apparence qu'on le prendrait
pour Arès qui parcourt les rangs ; et les Troyens qui

1. Sur les monuments figurés, Héraclès a la posture du tireur,


même longue l'aigle est déjà abattu à terre : A. FurtwAngler,
dans Roscher, Myth. Lu., a. v. Herakles, 2246 ; 2265, 1. 66 ss.
2. Les Centaures brandissent des sapins aussi chez [Hés.iode],
Bouclier, 188, 190, et chez Apoll. Rhod., Argon., 1, 64.
3. Selon Hellanicos (Jacoby, Fragm. griech. Hiat., 1, 4 F 108),
HésJone avait été exposée sur le promontoire Agammeia que
W. Leaf, Trog (1912), 43-44, localise après Clarke sur la côte
occidentale de la Troade ; Quintua situe au contraire le drame
aur l'Helleapont.
79 LIVRE VI

l'escortent se réjouissent de voir, dans son armure, ce


guerrier que pare la beauté des dieux. Pâris lui dit ces
mots pour l'inciter à la bataille :
« Bienvenue à toi, car mon cœur a le ferme espoir
que les Argiens vont périr misérablement jusqu'au
300 dernier, eux et leurs vaisseaux. Jamais je n'ai vu ton
pareil parmi les Troyens ou les Achéens belliqueux.
Je t'en conjure, par le grand et vaillant Héraclès dont
tu possèdes la taille, la force et la rayonnante splendeur :
souviens-toi de lui et songe à l'égaler par tes exploits ;
viens bravement défendre les Troyens décimée, que
nous puissions reprendre haleine l Je sais bien que tu
es seul capable de détourner les Trépas maudits de la
ville expirante 1 • •
Il l'excite par ces paroles ; mais Eurypyle lui répond :
« Priamide magnanime, l'égal des Bienheureux par
31 o la beauté, ce sont les Immortels qui tiennent sur leurs
genoux 1 , immuable, le destin de celui qui tombe dans
la mêlée inhumaine comme de celui qui réchappe.
A nous de faire notre devoir et de combattre selon nos
forces. Nous allons nous établir devant la ville; ensuite,
et j'en fais le serment, je ne retournerai pas avant
d'avoir trouvé la victoire ou la mort 1• »
Il dit ces paroles de brave ; les Troyens en ont bien
grande joie. Il désigne alors Alexandre, le n1agnanime
8née, Polydamas à la bonne pique, le divin Pammon,
Déiphobe aussi et Aethicos qui, parmi tous les Paphla-
goniens, excelle dans la bataille à soutenir le choc
320 d'une armée• ; il rassemble tous ces capitaines experts
à la besogne, afin qu'ils soient au premier rang pour
combattre l'ennemi. Aussitôt ils se placent devant le

1. Les paroles de Pêrls rappellent celles que Priam adressait


à Memnon en 11, 127 88.
2. Arrangement d'une formule homérique (P 514; etc.);
cf. ausai vu, 71.
3. En effet Eurypyle ne reviendra pas à Troie avant sa mort.
4. Comparer avec A 57-68, où se trouvent associés ~née,
Polydamas et Hector (remplacé dans notre paseage par PAris);
Plris, Pammon et Déiphobe figurent parmi les neuf flla de Priam
qui sont mentionnés en O 249-251.
80 LIVRE VI

gros des troupes et s'élancent allègrement loin de la


ville. Les bataillons les escortent en masse, pareils aux
tribus fameuses des abeilles qui, derrière leurs chefs,
quittent la ruche à double toit en flots bruissant&,
lorsque revient le jour du printemps 1 • Une semblable
escorte entoure les capitaines qui marchent au combat.
Les pas des hommes et des chevaux font un immense
grondement qui monte dans l'azur; partout résonne
330 l'indicible fracas des armes. Lorsqu'un fort vent de
tempête, tombant sur la mer inféconde, l'ébranle
jusqu'en ses profondeurs, les flots noirs qui accourent
hurlent sur les rivages ; ils crachent les algues que
l'abime rejette en rugissant, et leur vacarme monte le
long des falaises infécondes•. Les Troyens au pas de
charge font sonner avec autant de force la terre
immense•.
Les Argiens, au loin, courent en avant du rempart
pour se ranger autour du divin Agamemnon. Les
hommes crient ; de l'un à l'autre, chacun s'encourage
à affronter la bataille meurtrière : que nul ne reste
340 blotti près des nefs, épouvanté par les menaces de ceux
qui s'apprêtent au combat' I Et tous se portent à la
rencontre des Troyens qui chargent. Ainsi font les
génisses, quand les vaches quittent les sous-bois et
l'alpe printanière des montagnes pour regagner l'étable :
c'est le temps où l'herbe pousse drue sur la glèbe,
où la terre foisonne de fleurs, où le lait des vaches et
des brebis emplit les jattes; que de mugissements
montent, quand les deu..,c:troupeaux se mêlent pour la

1. Cf. QS, 1, 44().443. Notre passage s'inspire plus directement


que celui du livre I du modèle homérique B 87-90 ; Quintua
ajoute une réminiscence d'Hésiode, Thé-Og., 698. Le masculin
ioicn est correct : Aristote, H iat. du Animauz, 663 a 25, 629 a 3,
et Plut., Lycurgue, 30, 2, parlent aussi du • roi • de la ruche;
voir la note de R. Flacelière au passage de Plutarque (Coll.
Univ. Fr., Viu, t. I, p. 238). Sur le sens de 8,11pefP~t;,voir nos
Rechuchu ,ur lu Poalhom., 194.
2. Sur le thème de la tempête dans les comparaisons, cf. QS, 1,
320 88. (t. I, p. 25, n. 1). Quintus s'inspire ici surtout de â 422-426,
de I 4-7, et de P 264-265.
3. Cf. QS, 11, 225.
81 LIVRE VI

plus grande joie du bouvier ! Telle est la huée qui


monte, quand les armées s'abordent, tant est terrible
la clameur que jettent les deux camps.
350 Une immense bataille s'engage où Tumulte rôde
parmi les bataillons avec l'horrible Carnage 1 • Les
boucliers, les piques, les casques, pressés, s'entre-
choquent en faisant briller partout le bronze comme
une flamme. La mêlée se hérisse alors de piques ; la terre
noire ruisselle de tout côté sous le sang des héros qu'on
égorge et des rapides coursiers qui gisent parmi les
chars, les uns se convulsant encore sous les lances 1 ,
les autres s'abattant sur leurs corps ; une horrible
clameur déchire l'air. La Lutte de bronze 1 a fondu sur
360 les deux camps ; c'est une bataille sans merci qu'ils se
livrent à coups de pierres, à coups de javelines et de
flèches fraîchement aiguisées, à coups de doloires et
de haches à double tranchant, avec de solides épées et
des piques pour le corps à corps': chacun tient au poing
l'arme qu'il a choisie pour se défendre.
D'abord, les Argiens font reculer un peu les phalanges
des Troyens. Ceux-ci redonnent l'assaut et Arès ruisselle
de sang quand ils se ruent au milieu des Argiens.
Eurypyle parmi eux, tel le noir ouragan, charge l'armée
370 entière et massacre hardiment les Argiens, si prodigieuse
est la force que Zeus lui dispense pour rendre hommage
au glorieux Héraclès.
Alors, comme Nirée, guerrier pareil aux dieux, est
aux prises avec les Troyens, il le frappe de son immense
pique, légèrement au-dessus du nombril. Nirée s'écroule

1. Pour le v. 350, cf. 8 389 ; pour le v. 351, cf. QS, 1, 308 a.


2. L'expression a été inutilement contestée par Pauw et par
K0chly : cf. QS, 1, 624, 656.
3. Arrangement du tour homérique xcilx&~ "Ap"l, (II 643) :
cf. nos Recherches sur lu Posthom., 196.
4. Cf. 0 710-712. Le texte homérique distingue déjà la 1tD.!xut;
et l'~(VlJ. D'après les épithètes employées, Qulntus identifie la
7ttÀEX~ (vr, 362 ; Xl, 389 ; xu, 130, 137 ; XIII, 161) et la ~OU1tÀ~~
(1, 159, 337; x, 218; x1, 393; xn, 671) ; il les considère comme
des haches lourdes, souvent munies d'un double tranchant.
L'dl;(VYJ(v1, 362; 1x, 136; x111, 151) semble être pour lui une
hache plus légère : elle est. dite 8o-lJ
en rx, 136 (mais la ~ouTCÀlJ~
82 LIVRE VI

sur le terrain 1 ; son sang gicle, il ruisselle sur ses armes


magnifiques, il ruisselle sur sa rayonnante beauté et
sur sa chevelure florissante•. L'homme• gît dans la
poussière, dans le sang et les morts ; on dirait un plant
vigoureux de tendre olivier que la violence d'un torrent
380 vient d'emporter dans ses eaux bruissantes en sapant
ses berges : l'arbre a été déchaussé jusqu'à la racine
et il gît maintenant, lui qui ployait sous sa floraison•.
C'est ainsi que, sur le sol de l'immense plaine, a roulé le
beau corps de Nirée el sa grâce charmante. Cependant
Eurypyle nargue l'ennemi tué :
« Gis donc dans la poussière : ton visage, si charmant
soit-il, ne t'a point apporté le secours que tu désirais
et je t'ai ôté la vie, alors que tu désirais tant échapper
à la mort. Malheureux! tu n'as même pas compris
que tu t'attaquais à meilleur que toi : la beauté ne
vaut pas la force à la guerre 6 • 1
390 Il dit et s'apprête à dépouiller sur-le-champ le mort
de ses armes magnifiques. Mais Machaon l'aborde,
courroucé de voir près de lui Nirée subir son destin :
de sa pique lourde de sanglots, il atteint sa large épaule,
l'épaule droite, el fait gicler le sang, bien que l'homme
soit robuste. Malgré sa blessure, Eurypyle ne quille
pas l'inexorable combat. On voit parfois un lion ou
un sanglier des montagnes se déchaîner au milieu des
chasseurs, jusqu'à ce qu'il ail abattu l'adversaire qui
l'a blessé le premier en donnant dans la troupe le signal

ausal en x1, 393) ; ce serait au contraire une bipenne selon


Hésychius.
1. Cf. QS, 111, 159.
(v. 374) est un hupax homérique (A 424) dont
2. Ilp6":1J,l)<JL1;
l'interprétation était discutée dans l'antiquité (le nombril, le
bas-ventre, la hanche et même le cou). Il est permis d'bisiter
sur le sens que lui donne Quintus; mais, bien que le sang souille
les cheveux de Nirée, on ne saurait songe .. au cou en raison de
Ü7tép : l'homme porte une longue chevt-Jure et le sang a dQ se
répandre tout le long de son corps étendu. On peut comparer
Bion, Chanl funèbre tn l'honneur d'Adonis, 25-27, où le sang qui
coule de la cuisse d'Adonis vient rougir la poitrine du jeune homme
(mais Je texte transmis est discuté : cf., en dernier lieu, E. Will,
Reu. a,. Gr., LXXVI, 1963, p. XIX).
LIVRE VI

de l'attaque 1 • Eurypyle a la même pensée 1 : il se rue


400 sur Machaon et, du premier coup de son immense et
forte pique, il le touche au creux de la hanche droite•.
L'autre, loin de battre en retraite et de se dérober
devant l'agresseur, malgré le sang qui coule, se hâte
de prendre un bloc énorme et le lance à la tête du
magnanime fils de Télèphe; mais le casque détourne
aussitôt la mort et le malheur lourds de sanglots.
Contre un aussi puissant champion, le héros Eurypyle•
se courrouce ; la rage au cœur, il pousse sa pique
rapide dans la poitrine de Machaon : le fer sanglant
410 traverse jusqu'au dos 1• Machaon s'écroule comme un
taureau sous la dent d'un lion ; son armure étincelante
sonne sur son corps. Eurypyle arrache prestement de
la chair le dard douloureux et il crie au blessé pour
le narguer :
« Ah l chétif l ta raison n'était guère assurée dans
tes entrailles, pour que, n'étant qu'un vaurien, tu fusses
venu te mesurer à bien meilleur que toi. Aussi bien te
voilà maintenant le lot de la sinistre Fatalité du Ciel.
Tout ce que tu vas y gagner, c'est que les oiseaux se
partagent ta chair, quand tu seras mort dans la bataille 8.
Ou bien aurais-tu quelque espoir d'obtenir le retour
420 et d'échapper à la fureur de mon bras? Tu es médecin;
tu connais les baumes les plus efficaces et peut-être
as-tu assez de confiance en eux pour espérer éviter le
jour fatal. Mais non, sache-le : ton père lui-même,
depuis l'Olympe voilé de brumes, ne peut plus te

1. Qulntua s'inspire ici surtout d'Apoll. Rhod., 11, 26-29, tout


en se souvenant de cI>573-578, qui lui a servi de source principale
en 111, 142 as. (cf. t. I, p. 101, n. 2).
2. Le texte et la ponctuation font difficulté dans les v. 396-399
{voir l'app. crit.}. Selon nous, la comparaison se prolonge jusqu'à
la fin du v. 398, bien que Ti cppovéc.>v ne soit pas employé ailleurs
en début d'apodose : µœ(VETne convient pas à Eurypyle;
in6p0t.>0eet 06-rcxaev(v. 399 s.) sont la reprise d' im6v-rot8ϵ.ciaan;
en outre, les v. 397 s. utilisent des expre88ions empruntées à des
comparaisons (cf. la note précédente). Il faut reconnaitre cepen-
dant qu' hl µéaaoLmv est obscur : il est possible qu'un vers
soit perdu où figurait la menUon attendue des chasseurs.
84 LIVRE VI

sauver de la mort, quand bien il répandrait sur toi le


nectar et l'ambroisie. ,
A ces mots, Machaon lui répond en respirant à peine :
« Eurypyle, à toi aussi, le destin n'accorde plus
longtemps à vivre: il est tout proche, le funeste Trépas
qui t'attend dans la plaine de Troie où tu exerces
maintenant tes méfait.s1.,
Tandis qu'il parle, son âme le quitte et descend
430 aussitôt dans !'Hadès. Mais, bien qu'il ne soit plus,
le glorieux guerrier lui réplique :
• C'est à toi pour l'heure d'être couché sur le sol.
Quant à moi, je ne me soucie point de l'avenir, dussé-je
aujourd'hui même trouver la triste mort sur mes pas.
Pour nous autres humains, il n'est point de vie éternelle:
la mort est notre sort à tous 1 • »
En disant ces mots, il porte des coups au cadavre•.
Teucros pousse un grand cri, quand il voit Machaon
dans la poussière. Il se trouvait au loin, occupé à bien
rude besogne : la mêlée mettait aux prises les deux
camps et l'on se chargeait de part et d'autre. Néanmoins
il n'abandonne pas le noble guerrier péri au combat,
440 non plus que Nirée qui gît à ses côtés et qu'il vient de
reconnaitre, après le divin Machaon, dans la poussière.
Il se hAte de lancer aux Argiens cet appel de sa voix
la plus forte :
• En avant, Argiens I Ne cédez pas à la poussée de
l'ennemi' 1 Quelle honte ce serait pour nous si les

1. Puisque les manuscrits donnent -r6 m:p et non 'f& ,œp,


ll faut. écarter la conjecture de Zimmermann -r&>xœl vüv cdau>.a.
~ci?;1:,c;.
La correction simple -r6<8L> m:p peut se prévaloir de
E 263 (iv m3l<t>,MLm:p..• ; cr.aussi Apoll. Rhod., Argon., 111, 577)
et permet de conserver la formule homérique œfau)..œ~B;~
(<D214).
2. La prophétie de Machaon et la réplique d'Eurypyle sont
inspirées par les dernières paroles qu'échangent Achille et Hector
en X 355-367 ; une expression est tirée de la scène parallèle de
la Patroclie (Il 852 s.).
3. Ce geste de cruauté gratuite rappelle rat.Utude des Grecs
autour du cadavre d'Hector (X 375). Chez Dictys, il est souvent
question de mutilations de cadavres : cf. nos Recherchu aur lu
Posthom., 107.
4. Cf. Â 609-610.
85 LIVRE VI

Troyens s'en retournaient dans Ilion en tirant à eux


le divin Machaon et Nirée pareil aux dieux l Allons,
marchons à l'ennemi de tout notre cœur; tirons à nous
ceux qui ont péri dans la bataille ou mourons à notre
460 tour près d'eux l C'est la loi du preux que de porter
assistance aux siens et d'empêcher qu'ils tombent aux
mains d'autrui1; car l'homme, sans sueur, ne saurait
bâtir sa gloire 1. •
Il dit et la douleur saisit les Danaens. Près des corps,
combien de combattants rougissent le sol, dans chaque
camp, abattus sous les coups d'Arès I L'équilibre se
rétablit dans la mêlée.
Podalire apprend enfin que la mort lourde de sanglots
a couché son frère dans la poussière : il était resté près des
nefs rapides à soigner les blessés atteints par les piques.
Il se revêt de toutes ses armes, plein de courroux pour
460 la mort de son frère. Sa poitrine déborde d'une force
terrible ; il br6le pour la bataille lourde de sanglots ;
son sang noir bout fiévreusement dans son eœur.
Aussitôt, il court à l'ennemi en brandissant d'une main
agile sa javeline à longue pointe. Et voici qu'il tue
sur-le-champ le fils divin d' Agamestor, Cleitos 8 : une
Nymphe à la belle chevelure avait enfanté celui-ci sur
les rives du Parthénios, le fleuve qui coule par la plaine,
calme comme l'huile, avant de déverser dans le Pont-
Euxin ses eaux charmantes. Près de son frère, il massacre
un autre ennemi, le divin Lassos que Pronoé • avait
470 enfanté sur les rives du Nymphée•, tout près d'un

1. Cf. E~488. Le texte des v. 449 s. peut être conservé: cf. nos
Recherchu, 198, 202 s.
2. Cf. QS, 11, 76 s. Sur ce lieu commun, cf. cl-deBBUBp. 20,
n. 3 (N. C., p. 203 se.).
3. Agamestor est un héros local honoré à Héraclée du Pont :
Apoll. Rhod., n, 850 (et schol. au v. 844) ; cf. Ph. Kakridis,
K61.~ l:µupvcxioç, 134. Des Troyens nommés Cleitos sont
mentionnés plusieurs fois: 0 445; Hygin, Fablu, 115.
4. Selon Conon, Narr., 2, Pronoé est une Nymphe lycienne,
épouse de Caunos et mère d' Aigialos.
6. Ce cours d'eau est inconnu; mals on peut en rapprocher
le nom du promontoire du Nymphaion, voisin d'Héraclée, et
celui de l'historien d'Héraelée, Nymphis. Apollonios menUonne
86 LIVRE VI

antre immense. Cet antre merveilleux, dit-on, sert de


sanctuaire à toutes les Nymphes qui hantent les vastes
monts de Paphlagonie ou qui habitent le vignoble
d'Héraclée. Il sied bien à des déesses, cet antre creusé
dans le roc, dont l'œil ne distingue pas le fond : une eau
froide comme glace 1 circule à travers le couloir et,
dans les recoins, on voit ici et là, sur d'âpres socles
de rocher, des cratères de pierre qu'on croirait faits
480 par la main de l'homme; à côté se dressent des effigies
de Pans et de Nymphes aimables, des métiers à tisser,
des quenouilles et d'autres objets tels qu'en sait fabri-
quer l'industrie des mortels : comme ils excitent aussi
l'admiration du visiteur, quand il pénètre dans la
sainte retraite 1 1 L'on y descend et l'on en remonte
par deux chemins, l'un tourné vers les souffles bruissants
du Borée, l'autre face au Notos, le vent de la pluie.
C'est par ce dernier que les mortels s'enfoncent dans
la vaste caverne des déesses ; l'autre est la route des
Bienheureux : il est inaccessible aux hommes, car un
490 gouffre béant mène jusqu'aux abimes du superbe
Aidoneus ; mais les Bienheureux ont le droit d'y plonger
le regard 1• Auprès de Sire' Machaon et de l'illustre
fils d'Aglaté, quelle foule de combattants périt dans
chaque camp! Finalement, les Danaens tirent les corps,
après bien des épreuves ; vite, on les ramène vers leurs
nefs, à quelques-uns seulement ; car, sur tous les
autres, la dure bataille continue de faire planer son
affreuse détresse; par force, il faut rester à la besogne.

dans la même région un neuve Achéron, appelé aussi Soonautès :


Argon., 11, 742-751.
1. L'antre d'Héraclée dont parle Apollonios (cf. cl-dessous n. 3)
est parcouru par un air glacé et ll est constamment tapissé de
givre (Arg11n., n, 736-739).
2. Ces objets sont en pierre comme les cratères (v. 478) : il
s'agit de stalagmites et non d'offrandes déposées par les hommes.
3. Il existe près d'Héraclée du Pont, sur le cap Achérousias,
une grotte qui paasait pour communiquer avec l'Hadès; c'est
par là qu'Héraclès avait ramené Cerbère. Le lieu est décrit par
Apoll. Rhod., n, 353-366, 727-751, d'après les historiens d'Héraclée
Nymphia (Jacoby, Fragm. griech. Riat., Ill B, 432 F 3) et
Hérod.ore (ibid., I, 31 F 31); de nombreux autres auteurs le
87 LIVRE VI

Mais, lorsque beaucoup des leurs ont rassasié les


noirs Trépas dans la mêlée sanglante et douloureuse 1 , le
600 gros des Argiens prend la fuite vers l'enceinte des
vaisseaux, tous ceux sur qui Eurypyle, en chargeant,
fait rouler le désastre. Une poignée reste à combattre
autour d'Ajax et des deux puissants fils d'Atrée. Ils
auraient sans doute tous succombé soue les bras des
ennemis qui les cernent de leurs rangs serrés 1 , quand
le fils d'Oïlée atteint de sa pique le sage Polydamas à
l'épaule gauche, près du sein ; le sang gicle et l'homme
bat un peu en retraite. L'illustre Ménélas, à son tour,
blesse Déiphobe au sein droit et le fait fuir à toutes
610 jambes. Cependant le divin Agamemnon égorge des
hommes en masse dans la foule qui veut sa mort ;
il charge le divin Aethicos et déchaîne si bien sa pique
que l'autre, pour l'éviter, rejoint ses compagnons.
Eurypyle le meneur d'armée, quand il voit tous les
siens battre en retraite dans l'odieuse mêlée, abandonne
aussitôt les gens qu'il chassait vers les nefs ; vivement,
il s'élance contre les deux puissants fils d' Atrée et
contre le rejeton d'Oïlée, ce cœur violent qui excelle
à la bataille non moins qu'aux courses de vitesse 8•
620 Il se rue sur eux avec son immense pique ; à ses côtés,
marchent Pâris et le magnanime Enée. Celui-ci, dès
l'abord, atteint Ajax en lançant un bloc énorme sur
son casque robuste. Le héros choit de tout son long

mentionnent. Qulntus parle ici apparemment de la même caverne,


car on ne peut guère supposer qu'Héraclée posaédait plusieurs
c portes de !'Hadès•: cf. nos Rech~rchu aur lu Posthom., 128~129;
contra, Ph. Kakridis, K6r.VTOt; :Eµupvœioe,69, n. 6. S'il la dépeint
sous des traits beaucoup plus aimables qu• Apollonios, c'est
parce qu'il est constamment influencé par la description homé-
rique de la grotte d'Ilhaque (v 103-112) : v. 472 N v 104 : 476 a.
"'V 109 (et X 152) ; 478 N V 105 8. j 481 8. "'V 107 8.; 484-489 N
v 109-112. Il ne parle d'ailleurs que par oui-dire, comme il le
reconnait lui-même (v. 471).
1. Les Kères sont considérées comme des fauves qui se
repaissent des morte (et. 1, 527). Il n'y a pas lieu de corriger avec
Zimmermann• œvmÀ~aœv-ro,d'autant plus que Quintua emploie
~>.e8pov(1, 381 ; 11,271,
toujours l'actif dans le tour «v«11:lµ.1tÀ7Jµ.r.
412, 656; v, 426; x, 100, 164, 433; xn, 624; XIII, 444).
88 LIVRE VI

dans la poussière; mais il ne rend pas l'âme1, car il


lui est échu de trouver le jour fatal pendant le retour,
près des roches Caphérées. Ses écuyers chéris d'Arès
l'enlèvent, presque mort, et le ramènent aux nefs des
Achéens 1• Maintenant ils restent seuls, les princes
glorieux nés d'Atrée. L'ennemi, en rangs serrés, les
enveloppe pour les tuer : de partout, on lance tout ce
530 qu'on a sous la main ; on déverse ici des flèches lourdes
de sanglots, là des pierres, là encore des javelines.
Eux, ils tournent dans le cercle, tels des sangliers ou
des lions au milieu de l'arène en ces jours où les souve-
rains y rassemblent des hommes et leur réservent
une male mort en les faisant traquer cruellement par
des bêtes féroces ; les fauves déchirent dans l'arène
les esclaves, dès que l'un d'eux les approche. Les
Atrides encerclés taillent pareillement en pièces les
assaillants 8 •
Pourtant la force leur eO.t manqué, malgré leur
désir d'échapper à la mort, sans l'arrivée de Teucros,
540 du magnanime Idoménée, de Mérion, de Thoas et de
Thrasymède pareil aux dieux. Tout à l'heure, ces
héros tremblaient devant Eurypyle, le hardi preux ;
ils auraient fui jusqu'aux nefs et se seraient garés
devant le lourd désastre, s'ils n'avaient craint pour les
Atrides. Ils se portent au-devant d'Eurypyle et une
lutte acharnée s'engage.
Alors Teucros à la bonne pique enfonce sa lance
dans le bouclier d'Énée ; il ne touche pas la peau
délicate, car le grand écu avec ses quatre cuirs de
bœufs écarte le malheur ; Énée prend peur néanmoins
et bat un peu en retraite. Mérion charge l'irréprochable
650 Laophoon: c'était le descendant de Péon que Cléomède
aux jolies tresses avait enfanté sur les rives de l' Axios ;

1. Cf. X 467.
2. La mort d'Ajax fils d'Ollée sera contée au livre XIV.
Notre passage réutilise un épisode du livre III (v. 332-340).
3. Les Atrides sont encerclée comme Ulysse en A 401-425.
Homère compare le guerrier à un sanglier cerné par des chasseurs
et des chiens ; l'image est renouvelée ici grêee à une allusion
anachronique aux combats de gladiateurs contre les fauves,
89 LIVRE VI

il était venu dans la sainte Ilion pour secourir les


Troyens au côté de l'irréprochable Astéropée 1 • Mérion
lui plante la pointe de sa lance au-dessus des parties ;
le fer a vite fait d'arracher les entrailles et l'âme aussitôt
s'envole dans les ténèbres. Voici que le compagnon
d'Ajax fils d'Oïlée, le belliqueux Alcimédon 1 , vise les
rangs serrés des robustes Troyens; il invoque les dieux
et, de sa fronde, lance une pierre douloureuse dans la
560 cruelle mêlée. La panique égaille les hommes épouvantés
par la pierre qui siffie en venant sur eux. Le funeste
Destin la dirige sur le hardi cocher de Pammon, Hippa-
sidès, qui tient les rênes à la main ; le projectile le
frappe à la tempe et, sur le coup, le fait choir du caisson,
en avant de la roue. Dans sa course, la jante du char
passe pour son malheur sur le corps du gisant, bien
que les chevaux fassent un bond en arrière ; la triste
mort le terrasse et il lâche aussitôt le fouet et les rênes.
Le deuil envahit Pammon; la nécessité fait à présent
de lui tout à la fois le maître et le cocher du char rapide,
670 et il eO.tsur place enduré le trépas et trouvé sa dernière
heure, si quelque Troyen, dans la mêlée sanglante,
n'eO.t pris de ses mains les rênes et sauvé le prince au
moment où il succombait sous les bras meurtriers des
ennemis 1 • Le divin Acamas' tente de tenir tête au
fils vaillant de Nestor ; mais celui-ci l'atteint de sa
pique au-dessus du genou ; la fatale blessure lui inflige
d'atroces douleurs'. Il quitte le combat, laissant à

usage qui s'était introduit en Asie Mineure à l'époque d' Auguste :


et. R. Keydell, Real-Encykl., s. v. Quintus von Smyrna, 1271 s.
1. Péon est le héros éponyme des Péoniens, population thrace
vivant dans le bassin de l'Axios; et. B 848-850. Sur Astéropée,
voir le t. I, p. 159, n. 3.
2. Ce personnage trouvera la mort en x1, 447-473.
3. Dans les v. 561-573, Je poète se souvient de la mort d'Arehé-
ptolémos dans l' lliade: v. 561 "-) 0 312; v. 563 "-) 0 314; v. 568
"-) 0 316; v. 571 s. N 0 318 s. L'épisode offre aussi quelques
analogies avec l'accident qui arrive à Nestor sur son char en 0
80 ss. ; comparer surtout les v. 570 s. et 0 90 s.
4. Sur Acamas, voir la Notice, p. 64, n. 1.
5. Le tour Ô7t't8uae-r'œv(~ est curieux ; peut-être a-t-il été
influencé par l'homérique 8uaeœ, CÎÀ>dJv (I 231 ). Quint us dit
habituellement 8üaœvclvi'cu(1, 598 ; al.}.
90 LIVRE VI

ses compagnons la mêlée, cause de trop de larmes ;


pour lui, il ne se soucie plus de la bataille l Maintenant
680 l'écuyer du glorieux Eurypyle frappe un compagnon
de Thoas, le sage Déiopitès, un peu en dedans de
l'épaule ; la pique pénètre dans la région du cœur,
cruellement ; le sang, mêlé d'une sueur froide, ruisselle
sur le corps. L'homme fait demi-tour pour se replier,
quand Eurypyle, avec sa force de preux, l'empoigne
et lui coupe les tendons qui servent à la course. Ses pieds
n'obéissent plus et demeurent sur place, là où il a été
frappé ; la vie immortelle l'abandonne 1• Mais Thoas
bondit sur Pâris et lui plante la pointe de sa pique dans
la cuisse droite ; le guerrier bat un peu en retraite pour
aller chercher l'arc et les flèches rapides qu'il a laissés
590 à l'arrière 1 . Idoménée, de son côté, lève le roc le plus
gros que ses mains puissent saisir ; il le lance sur le
bras d'Eurypyle et fait choir à terre sa pique meurtrière:
le héros bat promptement en retraite en quête
d'une lance, puisqu'il vient de lâcher celle qu'il tenait.
Les Atrides reprennent un peu haleine dans la bataille ;
mais les écuyers d'Eurypyle accourent et lui donnent
une grande et bonne pique qui a déjà rompu bien des
genoux 3 • Dès qu'il l'a reçue, il charge l'armée en déchaî-
nant sa force et tue tous ceux qu'il rencontre : quelle
foule d'ennemis il massacre !
Cette fois, ni les Atrides ne peuvent tenir, ni nul
600 autre parmi les Danaens experts au corps à corps.
Un cruel désarroi s'empare de chacun ; car, donnant à
tous l'assaut, faisant surgir le désastre•, Eurypyle se
lance sur leurs traces et sème le carnage 6 , tout en

l. Sur cette formule, voir le t. 1, p. xv111.


2. D'après ce passage, PA.ris a combattu jusqu'alors avec une
pique, contrairement à ses habitudes. De fait, il fait partie des
guerriers de première ligne (v. 316-322) et on le retrouve au v. 520
en compagnie d'Eurypyle et d'~née. Le v. 589 a été suggéré
par N 168.
3. Lev. 593 laisse entendre qu'il s'agit d'une seconde pique que
les écuyers d'Eurypyle tenaient en réserve à l'arrière et non de
celle que le héros a lâchée, quand il fut frappé par Idoménée.
4. Cf. QS, VIII, 227.
6. Cl. QS, Il, 354 ; 111, 24 ; IX, 185.
91 LIVRE VI

jetant cet appel aux Troyens et à ses compagnons


dompteurs de chevaux 1 :
« Allons, amis ! qu'un seul cœur batte dans les poi-
trines I I Infligeons aux Danaens massacre et trépas ;
anéantissons-les, maintenant que, tels des brebis, ils
s'en retournent aux nefs l Ne songeons tous qu'à la
bataille meurtrière où nous sommes passés maîtres
dès l'enfance l »
A ces mots, tous fondent dans un même élan sur les
610 Argiens ; et, tandis que ceux-ci, pris d'épouvante,
s'enfuient loin de l'âpre mêlée 3 , ils les suivent à la
trace comme des chiens à crocs blancs traquent les
biches sauvages dans un large vallon boisé c. Combien
tombent dans la poussière malgré l'ardeur qu'ils
mettent à échapper au carnage meurtrier et à ses
menaces lourdes de sanglots. Eurypyle abat l'irrépro-
chable Boucolion, ainsi que Nisos et Chromios et
Antiphos, tous habitants de la riche Mycènes ou de
Lacédémone. Ce sont là des guerriers en renom qu'il
tue ; mais, parmi la foule, il massacre tant et tant de
620 bataillons que la force me manquerait pour les chanter,
malgré mon désir, eussé-je dans la poitrine un cœur
de fer 1 • ~née tue Phérès et Antimaque qui étaient
venus tous deux de Crète avec Idoménée. Le divin
Agénor tue de son côté l'irréprochable Môlos, un
Argien vassal de Sire Sthénélos. Il l'a frappé de sa
javeline fraîchement aiguisée, tandis qu il fuyait bien
1

loin de la bataille : le touchant au bas de la jambe


droite, le fer lui tranche le large tendon, puis ressort

1. Malgré a-cm, que Lascaris corrige, peut-être avec raison,


Eurypyle n'a adressé jusqu'ici aucune exhortation aux Troyens.
2. Eurypyle rassemble tous les Troyens : cf. v. 607 1tt.ivnç,
609 clolluc; ; on gardera donc ivcx que confirment N 487 et QS,
x1, 366. D'ailleurs, Quintus dirait 8&.paoc;;(et non 8uµ.bv) nl
cnépvotac.~iù-6v-rec;: cf. 1, 217, 289 ; III, 14 ; vu, 143 ; VIII, 261 ;
JX, 80, 229, 275.
3. Cf. QS, rn, 358.
4. K 360-362 a servi de modèle à cette comparaison comme
à celle de vin, 363-364. Pour xuw:t;clpyr.68ovn:c;, cr. A 292.
6. Cf. QS, 111, 74 (t. 1, p. 99, n. 1).
92 LIVRE VI

de l'autre côté après avoir fauché les os au passage,


630 cruellement; à la douleur la mort vient se mêler et
l'homme expire. Voici que Pâris atteint de son arc
Mosynos et Phorcys le preux 1 : ces deux frères étaient
venus de Salamine sur les nefs d'Ajax ; mais ils
n'obtiendront plus le retour. Il tue encore Cléolaos,
le noble écuyer de Mégès, d'une flèche au sein gauche.
La nuit fatale prend le guerrier dans son étreinte et
son souffle s'envole 1 : il est mort ; mais, au fond de sa
poitrine, le cœur douloureux qui continue de battre à
coups répétés fait vibrer la flèche empennée 8• Sans
perdre de temps, Pâris tire à nouveau et touche le
640 vaillant ~étion : l'airain a vite fait de transpercer la
mâchoire ; l'homme pousse un cri de douleur et des
larmes se mêlent à son sang. Partout c'est le carnage
et le vaste champ de bataille disparait sous la masse
des Argiens tombés pêle-mêle.
Et sans doute les Troyens auraient alors incendié
les nefs, si la nuit n'avait surgi dans son cortège
d'épaisses vapeurs. Eurypyle et, avec lui, les fils des
Troyens se retirent non loin des vaisseaux, vers les bords
du Simois : c'est là que, tout joyeux, ils installent leur
bivouac. Cependant les Argiens pleurent dans l'enceinte
650 des vaisseaux, étendus sur la grève : ils ont très grande
douleur pour leurs morts', tant ils sont nombreux dans
la poussière ceux que le noir Destin vient d'atteindre 1 •

l. Cf. Hésiode, Th~og., 237 : xœl trfTJVOpœ ~6pxuv.


2. Cf. X 163.
3. Cf. N 443. L'imparfait serait préférable pour le sens ; mals
Quintus a dO. trouver l'aoriste dans son texte d'Homère.
4. Cf. QS, 1, 814.
5. Dans les v. 644-651, la situation est la même qu'à la fin
du chant VIII de l'Iliade (comparer surtout les v. 486-491).
LIVRE VII

L'ARRIVÉEDE NÉOPTOLÈME
NOTICE

Dans les premiers livres, l'action


La dlronologie.
était suffisamment simple pour ne
poser aucun problème particulier de chronologie,
même lorsqu'elle se déroulait simultanément en
plusieurs lieux 1 • Avec le départ de l'ambassade, le
poète est obligé de mener de front le récit de deux
actions parallèles et il n'a pas réussi à les coordonner.
Si l'on admet en effet que l'aller à Scyros n'a pas exigé
plus de temps que le retour, soit vingt-quatre heures
pleines 1 , on peut établir le tableau chronologique
suivant:
AMBASSADE A SCYROS J;;vÉNEMENTS DE TROADE
Jre journée: départ de Jre journée: arrivée d'Eu-
l'ambassade ; nuit passée rypyle (v1, 119-191).
en mer (v1, 96-115).
28 journée: première ba-
28 journée: arrivée à Scy- taille (v1, 191-651 ).
ros (vn, 169-252). 38 journée: seconde ha--
taille (vu, 1-147).
38 journée: retour de Plusieurs journées de ba-
l'ambassade ; nuit passée taille (vu, 148-151 ).
en mer (vn, 253-400). 48 el 5 8 journées: trêve
(vn, 151-165).

1. C'est le cas en 1, 376-380 (Achille et Ajax à l'écart du


combat) et en 11, 6'28-633 (rapide parenthèse sur les événements
qui se déroulent dans les deux camps pendant la veillée funèbre
d'tos).
2. Cf. p. 121, n. 1.

11
96 LIVRE VII

48 journée: débarquement 68 journée: troisième ba-


en Troade (vn, 400-411). taille (vn, 165-168, 412,.
734).
Alors que l'ambassade revient le quatrième jour,
il s'est écoulé plus de siz journées en Troade. Inadver-
tance? Sans aucun doute. Mais cette inadvertance
s'explique par un remaniement facile à déceler. Il suffit
en effet de supprimer les v. 148-168 pour que tout
rentre dans l'ordre 1 : le poète a dû vouloir après coup
mentionner les funérailles de Pénélée et il l'a fait aux
dépens de la chronologie•.
Quintus ne retient qu'un seul
La seconde l>atame épisode : la mort de Pénélée et la
d"Burypyle .
,.,.. 1_1681• batadl~ pour son corps (v. 98-141).
Cet épisode est connu par d'autres
8
sources • Wilamowitz l'a attribué à la Petile lliade'.
L •hypothèse est discutable, car Eurypyle tuait déjà un
autre champion, Machaon, dans le poème de Leschès. La
mort de Pénélée appartient plutôt à une version concur-
rente imaginée par un auteur qui suivait l' Êlhiopide et
faisait périr Machaon sous la pique de Penthésilée.
Après sa victoire, Eurypyle enferme les Grecs dans
les remparts qu'ils avaient construits au chant VII
de l' lliade. L'auteur prépare ainsi la Teichomachie
qui occupera la fin de son livre. Jusqu'alors, il n'avait
jamais mentionné le mur, même lorsque les navires
étaient menacés par Penthésilée ou par Memnon.
On peut se demander s'il ne faut pas voir là l'indice

1. En fait, les limites de l'addition sont un peu flottantes :


on peut aussi envisager de retrancher les v. 142-168 ou, mieux
encore, les v. 146-165 depuis 3eooVTOjusqu'à x-rœµlvo~.
2. Cette addition comporte une autre anomalie : d'aprè1 les
v. 150 s., la bataille a lieu tantôt devant le mur, tantôt près des
vaisseaux, ce qui semble indiquer que le mur ne protège pas la
flotte, contrairement à ce qu'affirment les v. 415 s. (cf. aussi
VIU, 26 et 45).
3. Paus., 1x, 5, 16; Dictys, 1v, 17 (où Pénélée et. Nirée sont
nommés cote à côte}.
4. Wilamowitz, layllo, (Philol. Untersuch., 1x, 1886), 48 ;
cf. encore W. Kullmann, Quel.Zender lliu (Humu, Einzelschr.,
14, 1960), 69; Ph. Kakridis, K6L-m>ÇE1,WPvœioç (1962), 70, n. 4.
NOTICE 97
d'un changement de source ; mais il est vrai que, chez
Homère. . aussi, le mur apparait d'une façon assez
capnc1euse.
Durant les 97 premiers vers, la bataille demeure à
l'arrière-plan (v. 3-5, 17-20, 96-97). L'intérêt se porte
sur les funérailles de Machaon et de Nirée et sur le
deuil de Podalire. Entre ce dernier et Nestor, s'institue
un dialogue dont le but avoué est de prédire l'apothéose
ou du moins l'héroisation de Machaon (v. 91-92) 1•
C'est pour le poète l'occasion d'utiliser les lieux communs
des Consolations stoiciennes 1•
Si le premier discours de Nestor se limite à des thèmes
traditionnels qu'on retrouve aussi dans les épigrammes
funéraires•, le second retient davantage l'attention.
Il développe l'idée que les sorts, déposés dans le giron
des dieux, sont lancés à l'aveugletle par le Destin sur
la terre où ils viennent choir comme les feuilles mortes
de l'automne'. On a rappelé à ce sujet l'apologue
homérique des deux jarres où Zeus puise tour à tour
le bien et le mal qu'il destine aux hommes (0 527-533).
Les différences entre les deux conceptions sont en fait
considérables : dans l'Iliade, Zeus distribue les sorts

1. Machaon a fait l'objet d'un culte à Pergame où l'on contait.


que ses ossements avaient été transportés par Nestor (Paus., ru,
26, 10). 11 était honoré aussi à Gérénia en Laconie : Paus., ibid.,
et 1v, 3, 2 et 9; S. B. Kougeas, 'E1tL-ruµ.6,ov Xp. TaoWTCX (1940},
656-659; L. et J. Robert, Reu. St. Gr., LXI, 1948, 154. Cf. aussi
[Aristote], Péplos, 20.
2. On retrouve les mêmes lieux communs dans Ja Conaolatio
ad Marciam de Sénèque: v. 41 N Sén., v1, 2 (les larmes ne reNusci-
tent pas les morts); v. 52-54 N Sén., x1 (l'homme est chose
mortelle et fragile) ; v. 67 sa. C'-J Sén., x, 6 (l'homme est le Jouet
de la fortune) ; v. 89-92 N Sén., xx1v (Je défunt vivia au ciel
parmi les Bienheureux). En xn, 4, Sénèque rappelle que les
dieux eux-mêmes ont perdu leurs enfants : ce tht\me est connu
de Qulntus (1, 711 s.; 111,635-643) ; mais, au livre VII, Nestor se
contente de rappeler son deuil récent (v. 45-51).
3. Plusieurs rapprochements sont signalés par Ph. Kakridis,
K6w·ro~:Eµ.upvcxi:~,175-176.
4. Quintus parle tour à tour des Moires (v. 72) et de Ja Moire
(v. 75) : cette légère inconséquence est banale dans la littérature
grecque et se retrouve plusieun fols dans la Suite d'Hormr,.
98 LIVRE VII

en pleine connaissance de cause, alors que le pur hasard


règne en maître chez Quintus 1• Un poème hellénistique
conservé par un papyrus d'Oxyrhynchos fournit un
meilleur parallPle : u La prospérité échoit tantôt à
celui-ci, tantôt à cE>lui-là.Il en va de la prospérité comme
de la chance au jeu de dés: les dés en tombant favorisent
l'un, puis l'autre, à tour de rôle, et, d'un seul coup, ils
donnent la richesse au pauvre et la pauvreté au riche.
Telle, la prospérité vole d'une aile capricieuse au-dessus
des humains, comblant tour à tour l'un après l'autre•. »
La chute des sorts sur la terre rappelle aussi le
passage du mythe d'Er le Pamphylien où le hiérophante
prend les sorts sur les genoux de Lachésis pour les jeter
au hasard parmi les âmes (Platon, Républ., x, 617 d-e).
Chez Platon, les tlljpo~ sont de simples jetons d'appel
qui permettent ensuite aux âmes de choisir leur genre
de vie dans un ordre déterminé ; mais il est à noter que,
quel que soit le genre de vie préféré par chaque âme,
elles gardent toutes la possibilité de rester vertueuses :
«Pour la vertu, elle n'a point de maître ; chacun en
aura plus ou moins, suivant qu'il l'honorera ou la
négligera.» C'est au fond le même enseignement qui
se dégage des paroles de Nestor : l'homme a comme
devoir essentiel de pratiquer la vertu, c'est-à-dire, pour
Quintus, de se montrer bon envers ses semblables 8, et
il pourra espérer que son âme montera au ciel au lieu
de descendre dans les ténèbres infernales (v. 87-92).
Cette croyance dans les rémunérations d'outre-tombe
n'implique nullement une influence du christianisme,
comme on l'a dit'; elle se rattache, par des intermédiaires
qui nous échappent, à l'enseignement de Platon (Républ.,
x, 614 c).

1. La Moire est ici identique à Tyché qui est souvent divinisée


à l'époque impériale : cf. E. Rohde, Griech. Roman', 296 ss.,
302 (n. 3).
2. O.xy. pap., xv, n° 1794; cf. D. L. Page, Literarg papgri,
Poetry, 500, n° 122, v. 6-12.
3. Cf. p. 108, n. 6 (N. C., p. 213).
4. Cf., après Pauw, E. Hedén, Homerische GDtlerstudien
(Dise. Upsal, 1912). Contra, Ph. Kakridis, K6LYTOÇ ~µupvœîoç, 164.
NOTICE 99
La Consolation à Podalire tranche par le style et
par son accent personnel : la pensée est plus condensée 1
et elle préfère la métaphore à la comparaison épique 1 •
On retrouve les mêmes idées disséminées dans le reste
du poème et notamment dans le Songe de Néoptolème,
en x1v, 185-209, où le thème philosophique se raccorde
à l'image du Mont de la Vertu déjà évoquée env, 49-563 •
On ne se trompera pas sans doute si l'on en rapporte
l'origine à un modèle commun, peut-être pythagorisant,
qu'il ne semble malheureusement pas possible d'iden-
tifier avec exactitude'.
L'ambassade, après avoir été

L'Ambauade
a, Scyros us9--411J. con ? d ans . la Petite

ll!ade, a
fourni le suJet des Scyriens de
Sophocle. Ce que l'on sait de plus clair sur cette pièce
est dt1 a:u Philoctète et aux peintures de vases du milieu
du ve siècle 6• Ulysse et Phénix partaient pour Scyros
aussitôt après la mort d'Achille et ils obtenaient le
concours de Néoptolème malgré les larmes de sa mère
Déidamie et les craintes de son grand-père maternel
Lycomède 8 • Les fragments conservent des mises en

1. La concision et la complexité syntaxique des v. 67•72 sont


remarquables.
2. QS, vu, 44, 68 {6pip«vt7Jv),75-76, 78-83. Voir les notes à
ces passages.
3. Il faut rattacher à ces développements ceux qui proclament
la toute-puissance du Destin et la nécessité pour l'homme de se
montrer bon pour ses semblables : cf. t. 1, p. xv1, n. 3 ; xv111,
n. 5 ; t. II, p. 108, n. 6 (N. C., p. 213).
4. Une influence pylhagorJcienne semble probable pour trois
raisons: les analogies mentionnées ici même avec le mythe d'Er;
les rapports existant entre la morale du 1t6voi; et l'allégorie
du Mont de la Vertu (cf. p. 20, n. 3 [N. C. p. 203]) ; les rappro•
chements possibles entre le Songe de Néoptolème et le Snnge de
Scipion (cf. R. Keydell, Warzburger Jahrbücher. 1949/50, 87-88).
5. A. Pearson, Sophoclu fragments, 11, 191-193; L. Séchan,
:etudu aur la tragidie grecque (1926), 185-192. Plus récemment,
on a retrouvé un fragment d'hypothuis (?) des Scyriens sur
papyrus : W. Schubart, Griech. liler. papyri (Berichte über die
Verhandl. d. sü.chs. Ak. Wiss. Leipzig, Phil.-hist. Kl., xcvn, 5,
1950), 45-47, n° 21.
6. Soph., Phil., 56·65, 239-247, 331-390; fragment Schubart
100 LIVRE VII

garde contre les dangers de la guerre et peut-être de la


mer adreBBéesà Néoptolème 1 ainsi que des lambeaux
de la fière réponse de celui-ci 1. D'après le fragment 557,
en particulier, le jeune héros, parlant à un vieillard
(Phénix ou plutôt Lycomède), dénonce la vanité des
larmes et rappelle toutes celles qu'il a versées depuis
la mort de son père. R. Pfeiffer pense que Quintus a
eu connaissance du drame de Sophocle•. En faveur de
cette hypothèse, on peut alléguer certaines analogies
de détail, peu significatives, il est vrai'· En outre, la
tirade de Lycomède sur les dangers de la navigation
(QS, vu, 294-31I ), dont la présence est inattendue dans
cette scène, rappelle le fragment 555 des Scyriens. Mais
cette coincidence a chance d'être plus apparente que
réelle. Sophocle semble parler d'une façon très générale
des périls qui guettent à chaque instant les gens de
mer ; Quintus songe au contraire aux traditions qui
concernent le retour de Néoptolème 1 : on contait en effet,
depuis les Nostoi, que le héros, suivant les conseils de

(cf. note prée.). Lee peinture& de vases figurent la scène de l'adieu


à laquelle participent Néoptolème, Déldamie, Lycomède, Ulysae
et parfois Phénix : cf. la Notice du livre VI, p. 65, n. 2-3. Th. Zle-
Unski, Tragodumenon libri tru (1925), 110-112, a pensé que les
Théaéides Acamas et Démophon accompagnaient Phénix dans
les Scyriem: cf. Ch. Dugaa, Bull. Corr. hell., Lv1n, 1934, 281-290
(qui retrouve cette version sur une oenochoé Vlaato}. L'hypothèse
ne repose que sur Soph., Phil., 661 s., et sur une interprétation
contestable du fr. 557 Pearson ; elle est en outre infirmée par le
aommaire publié par Schubart.
1. Fr. 654-655 Peauon {le second fragment est maintenant
complété par Ozg. pap., 2077, fr. 1).
2. Fr. 666-557 Pearson.
3. R. Pfeiffer, Philologua, LXXXVIII, 1933, 1-15.
4. Fr. 654 P. q,wi y«p clv3pcxç1r6ù:µoç ,rypEÛE\v
cf. QS, vn, 266-267. - Fr. 657, 1-2 P. cl µ~ ~ .•. -rov
*"'-:
8œv6YTœ
&œxpuoc.t;clv1.a-rm1.: cf. QS, v, 610; vu, 41 {mais te thème de la
vanité des larmes est banal : cf. p. 97, n. 2 ; p. 106, n. 4). -
D'après le fr. 557 P., il semble que Néoptolème a appris la mort
de son père avant l'arrivée de l'ambassade comme dans la Suite
d'Homère; mals la aituaUon est la même chez Philostrate le Jeune
(cf. ci-dessous) qui est plus sQrement apparenté à Quintus.
6. Ce point a été bien vu par Ph. Kakrldia, K6Lvro;I:µupvœioç,
n.
NOTICE 101
Thétis, rentrait dans ses ttats par la voie terrestre
après le sac de Troie et échappait ainsi au naufrage du
cap Caphérée 1 •
Si une influence des Scyriens demeure improbable en
définitive, Quintus a dQ néanmoins disposer de certains
modèles littéraires. Pour les connaitre, nous n'avons
pas ici le secours de Dictys qui ne connaît pas l' ambas-
sade ; mais Philostrate le Jeune vient suppléer cette
lacune 1 • Le tableau dont il donne la description se
situe au moment où Phénix débarque à Scyros. La nou-
velle de la mort d'Achille s'est déjà répandue dans l'île
(cf. QS, vn, 175). Néoptolème voit arriver le navire ;
il est déjà en tenue de guerre et s'appuie sur sa javeline
(cf. QS, vn, 171). Phénix, qui ne l'a jamais rencontré,
reconnaît tout de suite à sa grâce et à sa vigueur qu'il
est le fils d'Achille (cf. QS, vu, 176-177, 183-186).
Les présentations ont lieu (cf. QS, vu, 178-190) ; puis
(le tableau de Philostrate est en effet aussi une narration)
Néoptolème conduit son hôte auprès de Lycomède et
de Déidamie (QS, vu, 223-231). Si l'on néglige le cadre
bucolique et l'histoire romanesque que Philostrate
introduit de son propre chef, on retrouve point pour
point le récit de Quint.us et l'on n'en sera pas surpris,
puisque l'auteur précise que ce tableau « pourrait
fournir un thème de chant aux poètes , 1 •
Nous n'avons pas les moyens de savoir si le modèle
de Quint.us contait l'ultime entrevue de la mère et du
fils et le départ de Néoptolème. En tout cas, dans cette
partie, le poète se souvient du livre I des Argonautique,.
La situation est analogue : Jason est entouré de sa

1. Procloe, Sommaire des Noatoi; Apollod., Splt., vr, 12.


Qulntua ne fait aucune allusion au retour de Néoptolème dans son
livre XIV.
2. Philoatrate le Jeune, Imagina, I b, p. 6-7 Schenkl-Relseh.
3. Il faut cependant relever une divergence mineure. Chez
Philoatrate, Lycomède est hostile au départ de Néoptolème
comme Déidamie ; cette tradition ae retrouve chez Cicéron,
De amicitia, 20, 76. C'est sana doute Quintua qui innove sur ce
point, comme le suggère le tour ol»c clvapyc du v. 313. Cf.
Ph. Kak.ridls, K6,v-rot;:E11upvœioç,
72, n. 1.
102 LIVRE VII

mère Alcimède et de son vieux père Aeson; il lui faut


vaincre, au cours d'un long entretien, les appréhensions
de sa mère (Argon., 1, 277-305} comme Néoptolème
(QS, vn, 261-291 ). Les imitations sont nombreuses,
sinon dans le dialogue 1, du moins dans le reste du récit 1•
La traversée s'inspire encore du même modèle 8•
On a vu que la réception est
La troisiime '"!taille empruntée à la source commune
et la rkepbon
de N.Joptolàme.
. t us et d e n·~ct ys , . p r1m1
d e Qu1n . ·t·1-
vement, elle prenait place avant
la bataille et c'est à ce moment-là que Néoptolème
recevait les armes de son père 5 • Quintus a rendu l'action
plus dramatique en jetant d'emblée le jeune héros dans
la lutte et en retardant sa réception jusqu'au soir.
R. Keydell a relevé quelques analogies avec le débar-
quement d'~née qui, au livre X de l' :enéide, retourne
la situation en faveur des Troyens•. On ne note en
fait aucune concordance précise : Quintus semble
exploiter plutôt, sous une forme nouvelle, un motif
qu'il avait déjà utilisé au livre I (v. 495-528).
La bataille est conçue comme une Teichomachie ;

1. Dans le discours de Néoptolème, Quintus contamine deux


passages homériques: Z 486-489 {adieux d'Hector à Andromaque)
et X 304-305 (dernières résolutions d'Hector avant le combat
fatal).
2. QS, VII, 255-256, 260-261, 315-316 N Apoll. Rhod., 1,
268-269, 276-277; - 288 N Apoll. Rhod., 300, 304; - 288-291
N Apoll. Rhod., 265-266; - 314 N Apoll. Rhod., 306; -
346 N Apoll. Rhod., 240 ; - 352 N Apoll. Rhod., 237 ; - 365-
367 oo ApoJl. Rhod., 238-239, 249-250 ; - 392-393 oo Apoll.
Rhod., 680-581.
3. QS, vu, 401-411, est bàti sur le même schéma qu'Apoll.
Rhod., r, 580 ss. Comparer surtout: 401, 408 oo Apoll. Rhod., 583
(q>tdveTO,cpœlvovro); 402 N Apoll. Rhod., 582 (l}1J1tt4Çhpl));
402 S. N Apoll. Rhod., 585 (œx-rl)xœl -roµôoi; âoÀo~,oi;}; 406 N
Apoll. Rhod., 581 (1t1XpE~'1J(ULÔov).
4. Cf. la Notice du livre VI, p. 50-51.
5. L'épisode manque chez Dictys qui ignore le Jugement
des Armes; mais il est attesté depuis la Petite lliade: et. p. 122,
n. 5 (N. C., p. 214).
6. R. Keydell, Hermu, LXXXII, 1954, 256 i id., Real-Encgkl.,
,. v. Quintus von Smyrna, 1283.
NOTICE 103
mais les imitations du chant XII de l' lliade sont très
limitées 1• L'intérêt est concentré sur les deux champions
principaux et sur les mouvements de la foule anonyme
des combattants. L'action, assez confuse, se déroule
en quatre temps. Néoptolème commence par repousser
Eurypyle et écarte ainsi le danger le plus immédiat
(v. 474-492) ; le fils de Télèphe contre-attaque ensuite,
mais sans succès (v. 493-525) ; une nouvelle intervention
de Néoptolème achève de jeter le désarroi parmi les
Troyens (v. 526-555) ; les Grecs, désormais soutenus
par Athéné (v. 556-563) 1 , confirment leur supériorité,
tandis que Néoptolème accomplit sa première aristie en
tuant les fils de Mégès (v. 564-618). L'ensemble est
assez terne ; du moins le poète a-t-il réussi à établir
une progression dans l'action tout en marquant que
le succès des Grecs demeure précaire. Le morceau le
plus original est sans conteste l'analyse qui est faite des
sentiments des Troyens partagés entre l'envie de fuir
et la crainte de décourager l'ardeur combative d'Eury-
pyle (v. 537-552).
N,
09
r0 li La figure de Néoptolème•
me. rehausse un livre dont l'intérêt
dramatique est assez inégal. Le fils d'Achille est, en
effet, avec Penthésilée, Memnon et Oenone, l'un des
rares personnages auxquels le poète a su donner vie et
personnalité. Par sa beauté physique, sa force invincible,
son ardeur juvénile, son courage, sa piété filiale tant à
l'égard de sa mère que de son père, il incarne le héros
idéal qu'il demeurera jusqu'à la fin du poème'. Mais,
plus que par ces qualités, somme toute, convention-
nelles, il se distingue par sa modestie et sa soumission

J. cr. QS, vu, 498-502 (et la note).


2. Cette apparition d' Athéné est maladroitement amenée et
la présence de la déesse est aussitôt oubliée.
3. Quintus, fidèle aux traditions les plus anciennes, ne donne
jamais à Néoptolème Je nom de Pyrrhos qui est pourtant très
répandu à l'époque impériale : cf. C. Robert, Heldensage, ur,
1218-1219.
4. cr. L. Ferrari, Oa,ervazioni su Quinto Sm. (1963), 43-45.
104 NOTICE

au destin. Quintus s'est plu à souligner ces deux traits


complémentaires. Néoptolème est le moins loquace de
tous les personnages de la Suite d'Homêre: au livre VII,
il prononce seulement 19 vers répartis en cinq brèves
interventions 1• C'est qu'il est avant tout un homme
d'action, soucieux I non de paraître un héros, mais
de l'être 1, pour reprendre une expression d'Eschyle 1 :
il ne se laisse pas griser par les éloges qu'on lui décerne
de tout côté, il évite la jactance, se refuse à faire des
promesses ; avec la tranquille assurance de l'homme
conscient tout à la fois de sa valeur et de la fragilité
des choses humaines, il ne prend la parole que pour s'en
remettre au bon vouloir des Dieux.

1. QS, vn, 179 88., 220 88., 288 ss., 668 s., 701 BB. Ce laconisme
est moins aenalble dans lee livres suivants. Néanmoins la longueur
moyenne dee dix-neuf discours attribués à Néoptolème dans
l'ensemble du poème n'excède pas six vers.
2. Quand son cocher lui montre Déiphobe dans la mêlée
(1x, 227-229) et l'encourage en ajoutant que celui-ci a déjà fui
devant Achille, Néoptolème ne r~pond rien (v. 230) et se borne
à faire presser l'allure de l'attelage.
LIVRE VII

A l'heure où le ciel voile ses constellations, dès


qu'8os s'éveille, rayonnante de clarté, et chasse les
ténèbres de la nuit, les fils belliqueux des robustes
Argiens se portent, pour la plupart, en avant des nefs,
prêts à livrer une rude bataille contre Eurypyle.
D'autres demeurent à l'arrière près des vaisseaux pour
ensevelir Machaon et ce Nirée qui, s'il avait la grâce
et la beauté des Bienheureux toujours vivants, ne
possédait qu'une force trop frêle : les dieux ne dispensent
10 pas à l'homme tous les dons à la fois1 ; qualités et
défauts voisinent par quelque loi du destin et c'est ainsi
que Sire Nirée alliait la faiblesse à la grâce la plus
charmante•. Néanmoins, les Danaens ne l'abandonnent
point; ils l'ensevelissent et pleurent sur sa tombe
autant que sur le divin Machaon qu'ils vénéraient à
l'égal des bienheureux Immortels, tant sa science était
fameuse.
Tandis qu'on finit d'élever pour tous deux l'édifice
d'un tombeau 8 , l'Arès de mort a recommencé de faire

1. Cf. à 320 : à»., o<S1t6><; &µ.œ1Cfflti 8e:ol36aœv «v6pcf>1t0Lcnv.


Même lieu commun en 8 167 ss.
2. Homère ignore la mort de Nirée; mais toutes les autres
précisions que Quintus donne sur le héros dans son poème
viennent de B 671-675 : le nom de sa patrie (cf. xI, 61}, celui
de sa mère (cf. VI, 492), sa beauté et sa faiblesse (cf. vr, 372, 376,
378-383, 385, 389; vn, 7-12). Comparer avec [Al'istote], Pépias, 17.
3. La leçon de P au v. 17 (3~ -r6-r' clp') suggère qu'il faut
restituer une conjonction de temps au début du v. 16 ; la correction
que nous proposons offre l'avantage de rester très près du texte
transmis. Sur les autres accidents qui se sont produits dans le texte
des v. 16-16, cf. notre Histoire de la tradition manuscrite, 120.
106 LIVRE VII

rage dans la plaine. De chaque camp s'élèvent un


immense vacarme et des clameurs, quand les boucliers
20 se rompent sous les pierres et les piques. Mais, pendant
qu'on peine à la besogne harassante d'Arès, Podalire
s'obstine à rester prostré dans la poussière, refusant
toute nourriture et poussant de longues plaintes.
Il ne quitte pas le tombeau de son frère et ne songe qu'à
se donner la mort, sans pitié, de son propre bras :
tantôt il tend la main vers son glaive ; tantôt c'est un
poison violent qu'il cherche 1 • Ses compagnons ont
beau le retenir et lui prodiguer leurs consolations ; sa
douleur n'a pas de cesse et il se fQt tué de sa main
sur la tombe à peine bâtie de son valeureux frère, si
30 le fils de Nélée ne l'eût entendu. Nestor ne l'abandonne
pas à son cruel désespoir et s'en va le trouver : parfois
Podalire restait effondré près du tombeau qui lui tire
tant de larmes ; parfois il répandait la poussière sur
sa tête, se frappait la poitrine à grands coups de poings
et invoquait le nom de son frère, cependant qu'autour
de leur seigneur gémissaient compagnons et serviteurs,
tous en proie à une affreuse détresse 1 • Alors, pour
adoucir son chagrin, Nestor lui dit :
« Cesse la funèbre besogne de ce deuil cruel, mon fils :
40 il est malséant au sage de larmoyer comme une femme,
prostré près de celui qui n'est plus•. Tu ne saurais
désormais le ramener à la lumière', puisque son Ame

1. Cf. Apoll. Rhod., III, 806-807 ; IV, 20-23.


2. Le désespoir de Podalire rappelle celui d'Achille après la
mort de Patrocle : 21-22 (et 32) "-'> E 26-27; 23-27 "-'> E 33-34;
33• NE 23-26; 33h-34 NI: 31 (chez Homère, ce sont les femmes
qui, selon la coutume, se meurtrissent la poitrine); 35-36 N E
28-30. On retrouve un thème analogue au livre Ill (v. 427-434)
et surtout au livre V (v. 500-508).
3. Cf. B 289-290; QS, III, 648.
n
4. Ce lieu commun est fréquent : 524, 550 s. ; Soph., Scyrien,,
fr. 557, 2 Pearson (et les parallèles cités ad loc.) ; inscription de
Larisa publiée dans Mitleil. d. d. arch. Jn,I. ( Alhtn. Abt.), XI,
1886, 450 s. (cf. Ph. Kakridis, K6Lv-roc;
I:µ.upv«îoc;,175). Ce dernier
texte offre l'intérêt de fournir aussi un parallèle au v. 38 : mxô-
aœaS«L 3cLvoÜ m&ouç 8cLwÜ TE xu3oLµ.oü; gràce à lui, ,rovou,
qui avait été corrigé d'après QS, v, 699 (cf. nos Rtcherchu ,ur
lu Po,lhom., 196), se trouve confirmé par aon homologue xu&)Ll,LOÜ.
107 LIVRE Vil

s'est envolée dans l'air 1, loin des regards, puisque la


flamme dévastatrice a dévoré son corps et la terre
recueilli ses os : il a passé de même qu'il s'était ouvert
à la vie 1 • Domine ton immense douleur, comme je le fis
quand les ennemis m'eurent tué un fils qui ne le cédait
point à Machaon; il brillait par la sagesse non moins
que pàr sa pique et nul au monde n'a chéri son père
autant qu'il me chérissait; c'est pour moi, pour sauver
60 son père qu'il a péri. Je n'en ai pas moins consenti,
dès après sa mort, à prendre de la nourriture, à lui
survivre et à voir encore la lumière du jour ; car je
savais -bien que la route de l'Hadès est commune à
tous les hommes et que, pour chacun de nous, est fixé
le triste terme de la mort lourde de sanglots : il sied au
inortel d'accepter tout ce que le Ciel lui octroie, heurs
et malheurs 3 • »
Il dit. Tout à son chagrin, Podalire lui répond en
versant encore des larmes douloureuses qui ruissellent
sur la fleur de ses joues :
« Père, je ne puis résister au tourment qui terrasse
mon âme à la pensée d'un frère si bon. C'est lui, quand
60 notre père fut monté au ciel, qui m'élevait comme son
fils en me prenant dans ses bras ; il mit tout son cœur
à m'enseigner les remèdes des maladies; nous avions
même table et même couche et nous nous plaisions à
mettre tous nos biens en commun. Comment pourrais-je
dès lors oublier le deuil qui m'accable'? Maintenant
qu'il est mort, je n'ai plus le goCtt de contemple.r la
douce lumière.»
Il dit et, voyant sa détresse, le vieillard lui répond :

1. Sur la destinée de l'àme après la mort, cf. t. I, p. xvu-xvn1.


2. L'idée est banale- : cf. Ph. Kakridis, K6LV'f0~l:µupvcx'toç,
175 ; mais tlvt6TJÀE fait image. La vie humaine est comparée à
l'existence éphémère des plantes, comme Quintus le répétera
d'une façon plus explicite en x1v, 207•208, en se souvenant de
Z 146-149 ; on peut rapprocher encore Mimnerme, fr. 2, 1-5
Diehl', et un verset fameux des Psaumes, CIi, 12.
3. Pour les v. 62-65, voir les parallèles cités par Ph. Kakridis,
loc. cit.
4. Cf. QS, V, 634.
108 LIVRE VII

1 Il n'est aucun homme à qui le Ciel ne dispense ce


commun malheur de perdre un être cher. Nous serons
tous à notre tour recouverts par la terre ; mais nous
n'en aurons pas accompli pour autant le même chemin
70 dans la vie, ni celui qui répond aux vœux de chacun ;
car les biens et les maux reposent là-haut, sur les
genoux des dieux 1 , tous mêlés et confondus par les
Destinées 1• Aucun Immortel ne les peut apercevoir
et ils demeurent invisibles, cachés sous le voile d'une
brume merveilleuse ; seul, le Destin les prend de sa
main et, sans les regarder, les jette du haut de !'Olympe
sur la terre où ils se dispersent au hasard comme au
gré des vents 1 : maintes fois, un grand malheur s'abat
sur l'homme de bien, alors que la prospérité échoit au
vilain, bien à regret. La vie pour l'homme se conduit
80 en aveugle ; aussi sa démarche n'est-elle guère assurée :
ses pieds butent souvent et elle se dirige tour à tour,
forme inconstante, vers le malheur fécond en larmes,
et puis vers le bonheur. Nul mortel ne jouit d'une
parfaite félicité depuis sa naissance jusqu'à la mort :
chacun connaît des fortunes diverses'. Mais, puisque
l'existence est brève, il ne sied pas de la passer dans
la tristesse ; garde toujours bon espoir au lieu de
t'attarder sur les sujets de chagrin. Au surplus, les
hommes n'ont-ils pas coutume de dire que les âmes des
bons montent dans la demeure à jamais impérissable du
ciel, tandis que les méchants s'en vont dans les
ténèbres 6 ? Ton frère peut se prévaloir d'un double
90 titre, puisqu'il fut secourable pour ses pareils• et naquit

1. Le premier hémistische est tiré de a 229; le second, de P 514


(= ex267).
2. Nous adoptons la ponctuation et le texte de R. Keydell,
Gnomon, xxx111, 1961, 284, n. 2.
3. cr. ApolJ. Rhod., 1, 1013 j 1v, 221 j QS, IX, 603.
4. Sur les v. 79-84, dont le texte a été inutilement corrigé,
cf. nos Recherches sur les Posthom., 209-210. Pour la personniflcaUon
de r ~).6oç aux v. 78-79, on peut comparer le texte cité dans la
Notice, p. 98, n. 2. Lev. 84 rappelle Bacchylide, v, M s. Snell•:
oô ycip -n.t;m,x8ovka>v1tiVTœ y' cl3c.tlµ<a>vlcpu.
6. M. L. West rapproche des v. 86 s. Sémonlde, 1, 23-24 m•
!Aycm. 1 xcxxota• qoVTCÇ8u1,1,6v, et Théognis, 1178 a. Il n'y a
109 LIVRE VII

d'un Immortel : je ne doute point qu'il n'ait rejoint la


race des dieux par le vouloir de son père 1 • •
A ces mots, il le relève de terre malgré ses refus, en
lui adressant des paroles de réconfort ; il l'entraine
loin du triste tombeau, sans qu'il cesse pour autant
de se retourner et de geindre douloureusement. Tous
deux arrivent aux nefs, tandis que le reste des Argiens
et les Troyens ont bien rude besogne dans la bataille
qui vient de s'engager.
Eurypyle déploie l'ardeur indomptable d'Arès : son
1oo bras invincible, sa pique avide massacrent les bataillons
ennemis. La terre disparaît sous les cadavres de tous
ceux qui tombent dans chaque camp et c'est en
marchant sur les morts que le héros guerroie, en brave,
les mains et les pieds éclaboussés de sang. Il n'arrête
jamais l'inexorable combat. Il tue de sa lance Pénélée
à l'âme tenace qui marchait sur lui dans la mêlée
implacable 1 ; puis, à ses côtés, il en massacre bien
d'autres et, sans donner de répit à son bras, il poursuit
les Argiens, plein de courroux. C'est ainsi que jadis
le vaillant Héraclès, sur les vastes cimes du mont
Pholoé, chargea les Centaures en déchaînant sa grande
110 force ; il les extermina jusqu'au dernier 8 , quoiqu'ils
fussent agiles et solides et rompus au métier de la guerre
meurtrière. Eurypyle lui ressemble, quand il attaque
et massacre les rangs cornpacts des Danaens manieurs
de piques : des centaines de morts, pêle-mêle, gisent
par monceaux dans la poussière. Parfois, quand un
fleuve en crue déferle sur un pays sablonneux, il arrache
d'innombrables pans de terre à ses deux berges;
tandis qu'il roule vers les flots de la mer ses eaux
tumultueuses qui sèment la désolation, les parois de

donc pas lieu de corriger, comme nous l'avions pensé, qcw


en ~ELY. Pour les v. 87-89, voir la Notice, p. 97-99.
1. Sur le culte de Machaon, voir la Notice, p. 97, n. 1.
2. Pénélée, chef du contingent béotien (B 494), intervient
plusieurs fois dans l' lliade. Tryphiodore (v. 180) le compte parmi
les guerriers qui prennent place dans le Cheval (cf. aussi Virg.,
En., n, 424) ; mais d'autres sources attestent comme Quintus
qu'il fut tué par Eurypyle: voir la Notice, p. 96.
110 LIVRE VII

ses rives tonnent de toute part et son cours, sur toute


120 sa longueur, gronde sous les éboulements qui se
succèdent : il n'est pas une digue qui ne cède devant
lui 1 . Combien de fils illustres des belliqueux Argiens
s'écroulent ainsi dans la poussière, quand Eurypyle les
rencontre dans la mêlée sanglante 1 Seuls échappent
ceux que sauve l'agilité de leurs jambes. Ils arrachent
pourtant Pénélée à la cohue hurlante et le tirent aux
nefs, bien qu'ils courent à toutes jambes pour éviter
les Trépas odieux et un destin sans merci.
Tous, en masse, se réfugient dans l'enceinte des
vaisseaux : le cœur leur manque pour tenir tête à
130 Eurypyle, car Héraclès a fait fondre sur eux la triste
déroute afin d'exalter son indomptable petit-fils.
Ils vont se blottir derrière le rempart et attendent
comme des chèvres se mettent à 1'abri d'une falaise
pour éviter la bise cruelle qui apporte à foison la neige
et la grêle glacée dans ses froides bourrasques ; elles
voudraient bien aller au pâturage; mais, devant les
rafales, elles ne se risquent pas sur les cimes 1 ; pour
laisser passer la tempête, elles s'attroupent dans les
ravins abrités et broutent en bande à l'ombre des
halliers jusqu'à la fin de la tourmente maudite 8 • Les
140 Danaens attendent ainsi à l'abri de leurs murs, épou-
vantés par les attaques du fils vaillant de Télèphe.
Il aurait bientôt anéanti les nefs légères et l'armée
après avoir de ses mains puissantes jeté bas le rempart,
si Tritogénie n'avait enfin rendu confiance aux Argiens :
il était temps l Du haut de l'enceinte, ils ne cessent

1. L'image du neuve débordé eat familière à Quintus : cf. t. I,


p. 69, n. 1. Le poète dé-veloppe ici un thème esquissé en vr, 379-380
(la rivière qui sape ses rives) et il ajoute le motif nouveau des
digues qui cèdent (cf. E 87).
2. Alors qu'on éditait xoÀd>V1)c;depuis Rhodomann, Laecaria
donne le texte correct : les composés en inœp- se construisent en
effet avec l'accusatif (seule exception : r, 36), comme l'a montré
Zimmermann ( 1900).
3. La comparaison s'inspire de tJ. 276-279 ; cf. QS, vtn, 238,
379-384. Pour le v. 134, comparer O 170-171 ; T 367-368; QS,
vur, 49-62.
111 LIVRE VII

de faire pleuvoir sur 1'ennemi des traits douloureux et


de décimer leurs rangs compacts; d'affreux ruisseaux
de sang coulent sur le mur 1 , tandis que geignent les
hommes qui tombent dans la bataille.
Ainsi, des nuits et des jours durant•, les Cétéens, les
Troyens et les Argiens fermes au combat s'affrontent,
150 tantôt en avant des nefs, tantôt autour de la longue
muraille : la lutte est sans merci. On suspend néanmoins
pendant deux jours le carnage et la dure mêlée, car une
ambassade des Danaens est venue demander à Sire Eury-
pyle une trêve pour livrer au bO.cher ceux qui sont
tombés dans la bataille. Il accepte sur-le-champ ;
on suspend l'âpre mêlée et les deux camps ensevelissent
leurs morts abattus dans la poussière. Les Argiens,
plus que tout autre, pleurent Pénélée ; ils élèvent au
160 défunt un haut et vaste tertre, bien visible pour les
générations à venir. Puis ils enterrent à part la foule
des héros tombés dans la bataille, avec quelle détresse
au cœur, tant leur deuil est immense I Pour eux tous,
ils dressent un seul bO.cheret un seul tombeau 8 • Les fils
des Troyens, de leur côté, donnent la sépulture à leurs
défunts. Mais la meurtrière Discorde ne renonce pas :
, toujours elle presse Eurypyle le hardi preux de marcher
contre l'ennemi et lui, sans jamais s'éloigner des nefs,
reste sur ses positions pour engager encore contre les
Danaens la cruelle mêlée'.
Cependant les ambassadeurs abordent à Scyros, en
170 voguant sur leur noir vaisseau. Ils trouvent devant
sa demeure le fils d'Achille, qui passait son temps à
tirer de l'arc et à lancer la pique ou encore à mener

1. cr. M 430 8.
2. L'expreeslon ne doit pas être entendue au sens strict;
car, chez Quintus comme chez Homère, les combats &'inter-
rompent la nuit.
3. Les v. 151-164 comportent plusieurs rappela du livre I :
153-155 N I, 785-788; 158 8. N I, 814 9. j 159 B. N 1, 821 8. j
161 N 1, 820 s. ; 162 N 1, 632. Quintus se souvient aussi de la
trêve du chant VII de I' lliade: 152 s. N H 376. Le motif sera
repris au livre IX (v. 33-36).
4. Cf. QS, v, 575. Sur les difficultés que les v. 148-168 soulèvent
du point de vue de la chronologie, voir la Notice, p. 95-96.
112 LIVRE VII

de rapides coursiers. Ils se réjouissent. de le voir s'adonner


aux travaux de la guerre inexorable, quoiqu'il ait le
cœur accablé par la mort de son père (il en avait appris
déjà la nouvelle). Ils se hâtent d'approcher, mais
demeurent interdits, quand ils découvrent en lui la
belle stature du fier Achille. Néoptolème prend alors
les devants et leur dit :
« J;;trangers, bienvenue à vous qui arrivez dans cette
180 demeure. Dites-moi votre pays, votre nom. Que
voulez-vous de moi pour être venus jusqu'ici sur la mer
inféconde? ,
A ces question~, le divin Ulysse répond :
1 Sache que nous sommes des amis d'Achille, ce bon
guerrier dont tu passes pour être le fils que lui donna
la sage Déidamie; nous pouvons d'ailleurs attester
nous-mêmes que tu es la parfaite image de ce preux
dont la force égalait celle des Immortels. Je suis né
dans Ithaque ; lui, dans Argos, la nourricière de cavales ;
et peut-être as-tu d'aventure entendu parler du belli-
queux Tydéide et de l'habile Ulysse. Ce dernier, c'est
190 moi, qui suis ici devant toi pour obéir aux oracles
des dieux. Allons I prends pitié de nous sans retard ;
viens à Troie secourir les Argiens : c'est à cette seule
condition que nous achèverons la guerre, et les divins
Achéens te combleront de présents 1 • Pour ma part,
je te donnerai les armes de ton père, cet émule des
dieux. Quelle joie tu éprouveras à les porter! Car ce
ne sont pas des armes comme en ont les mortels, mais
toutes pareilles à celles du dieu Arès. Elles sont entiè-
rement plaquées d'une épaisse feuille d'or que rehaussent
des ciselures 1 : quel orgueil Héphaïstos en éprouvait lui-

1. Les v. 191-192 rappellent très exactement pour l'idée


Soph.t Phil., 346 a.
2. Le bouclier est doté d'un épais placage d'or. Au contraire,
selon T 268-272, il est constitué par l'assemblage de cinq feuilles
métalliques, la feuille d'or se trouvant au centre, donc invisible;
pour une explication de cette anomalie, cr. P. Liebschutz, Bull.
Aa,oc. G. Bud;, 1953, u, 6-7 (l'article de A. Morard, ibid., 1965,
111, 349 1. n'apporte rien de nouveau à ce sujet).
113 LIVRE VII

200 même, parmi les Immortels, quand il forgeait ce chef-


d' œuvre impérissable I Et quel émerveillement ce sera
pour tes yeux I Sur le bouclier, l'artiste a façonné la
terre, le ciel et la mer ; il a disposé 1 tout autour de son
orbe immense des figures I qui semblent douées
du mouvement•. C'est une merveille, même pour les
dieux ; et jamais nul mortel au monde n'a encore vu
ni porté pareille armure, sauf ton père que tous les
Achéens vénéraient à l'égal de Zeus et que j'aimais
et chérissais plus que personne. Quand il eut péri,
je ramenai son corps aux vaisseaux, après avoir livré
21 o bien des ennemis à un destin sans merci ; aussi Thétis
me fit-elle présent de ses armes magnifiques•. A mon
tour, quoique j'y tienne beaucoup, je te les donnerai
de grand cœur, dès que tu seras arrivé devant Ilion.
Quant à Ménélas, sitôt que nous aurons détruit la cité
de Priam et que nous serons retournés en Hellade sur
nos nefs, il fera de toi son gendre, si tu le désires, pour
ta récompense ; outre sa fille à la belle chevelure,
il te donnera à emporter de l'or et des biens à profusion,
tout ce qui sied au train d'une riche souveraine•.•
A ces mots, le fils vaillant d'Achille réplique :
220 • Si les Achéens m'appellent pour obéir aux oracles
des dieux, partons dès demain sur le vaste abîme des
mers : peut-être serai-je, comme ils le souhaitent, la
lumière des Danaens. Gagnons à présent le palais et
la table des hôtes que la loi de l'hospitalité commande

1. Le texte transmis comporte une asyndète inacceptable.


Comme aucune idée importante ne semble manquer, nous
préférons à l •hypothèse de la lacune la correction de Zimmermann
-r'iv( (v. 202) : la proximité de rctp1.~a pu égarer un copiste;
on regrette néanmoins de faire disparaitre ainsi mpl à c0té de
xuXÀoc;: cf. QS, n, 603, 600. On pourrait aussi tenter t<i>œ rctp~
<3' > fjaxl)'ML ; mais 3é occuperait une place anormale.
2. Zii>«{codd.C&>«) est inconnu d•Homère. Quintus ne l'emploie
qu'ici, en lui donnant le sens de • représentations artistiques •;
pour désigner les• êtres vivants•, il use de C<a>ol: v, 42, 68; x, 185;
XIII, 239, 459.
3. Cf. QS, v, 42.
4. Ulysse reprend la version des faits qu •n a donnée dans sa
plaidoirie du livre V : cf. cl-dessus p. 29, n. 6 (N. C., p. 207).
6. Cf. QS, v1, 87-91. Pour l'expression, cf. QS, 1, 792.
114 LIVRE VII

de dresser. Mon mariage, ce sera l'affaire des dieux,


plus tard 1 • »
A ces mots, il leur montre le chemin et ils le suivent,
tout joyeux. Quand ils pénètrent dans la vaste demeure
et sa cour magnifique, ils trouvent Déidamie qui, la
détresse au cœur, fondait en larmes comme fond la
230 neige des montagnes sous l'Euros sonore et le soleil
invincible 1• Elle se consumait ainsi, depuis que son
noble époux avait péri au combat. Voyant le chagrin
qui la tourmentait encore, les princes glorieux lui
adressent un affectueux salut. Son fils s'approche
d'elle et ne lui fait pas mystère du nom ni du lignage
de chacun•; mais il lui cache l'objet de leur venue
jusqu'à l'aube, de peur qu'une nouvelle angoisse ne
tire d'autres pleurs à sa mère désolée et que ses pres-
santes prières ne l'empêchent de partir'. On se met à
table aussitôt; puis le sommeil apporte son réconfort
240 aux habitants de Scyros la marine que les hautes lames
de la mer 8gée font résonner en déferlant sur ses
rivages 1 • Mais Déidamie ne se laisse pas gagner par le
charme du sommeil 8 : elle se ressouvient des noms de
l'astucieux Ulysse et du divin Diomède. Ce sont eux
qui l'ont rendue veuve d'Achille le bon guerrier en
leurrant son eœur de brave pour l'entraîner vers la

1. Néoptolème accepte avec autant d'empressement que dans


Soph., Phil., 348 s., 352 s.
2. Pour cette image, comparer "t' 205, et QS, 111, 681 (voir t. I,
p. 118, n. 2}.
3. Quintus évite en principe l'hiatus après xœl au temps
faible : la plupart des passages qui présentent celte anomalie
sont aisés à corriger (1, 606; 1v, 96; v1, 432 ; x, 277; x1, 252).
Les seules exceptions sont 1v, 130, où xcxl d8c~ est conforme à
l'usage homérique, et vn, 234, qui s'autorise d' Apoll. Rhod.,
Argon., u, 762 ( H. FrAnkel propose de corriger ce texte : voir
l'app. crit. ci-contre; mais sa correction est peu vraisemblable
en raison du parallèle fourni par Quintus).
4. La correction de Kôchly «7'C'caaut,LEYOV est confirmée par
la leçon de P au v. 251.
5. Cette brève digression rend plus poignant le chagrin de
Dêidamie.
6. Cf. 0 679 s. ; QS, 111, 661 ; x, 259. L'imparfait l1,1-«p1""EV
est
confirmé par ces parallèles.
115 LIVRE VII

huée de l'ennemi1; il y a trouvé l'inflexible Destin qui


lui brisa tout espoir de retour• et cause un deuil infini
250 à son père Pélée ainsi qu'à elle-même. Comment dire
l'angoisse qui gagne le cœur de Déidamie à cette
pensée? Ah [ si son fils devait partir pour le tumulte
des combats, pourvu qu'un nouveau deuil ne vienne
pas redoubler son atroce chagrin 1
Éos monte au vaste ciel. Les héros se hâtent de
quitter leur couche; mais Déidamie s'en aperçoit et
court se jeter sur la large poitrine de son fils ; elle
sanglote douloureusement et lance au ciel de grands
cris. Parfois une vache dans la montagne meugle sans
fin en cherchant sa génisse par les vallons et les cimes
élevées d'alentour résonnent à sa voix• : Déidamie
260 fait retentir ainsi de ses plaintes jusqu'aux derniers
réduits de la haute demeure. Toute bouleversée, elle
dit à son fils :
c Mon enfant, où s'est envolée ta raison aujourd'hui,
pour que tu suives les étrangers vers cette Ilion qui
fait couler tant de pleurs, où tant de guerriers périssent
dans une lutte sans merci, si experts soient-ils à la
bataille et à la hideuse mêlée? Toi, tu es bien jeune
encore et tu ne connais rien au métier des armes qui
sait préserver l'homme du jour fatal•. Écoute donc ta
mère, reste en ta demeure 5 ; crains qu'une fatale
nouvelle ne vienne de Troie frapper mes oreilles en
270 m'annonçant ta mort au combat. Car je ne compte pas
que tu puisses un jour me revenir de la guerre. Ton
père, ton père lui-même n'a pas évité le funeste Trépas:
il est tombé dans la mêlée, bien qu'il valQt mieux que

1. Allusion voilée à la ruse employée par Ulysse et Diomède


pour obliger Achille à se découvrir malgré son travesti féminin
(cf. aussi le v. 275) : voir A. Severyns, Cycle épique, 285-291 ;
R. Pfeiffer, Philologus, LXXxv111, 1933, 5, n. 6. Il ne semble pas
que cette tradition soit antérieure à Euripide.
2. Pour le tour 'Ônbwxœ v6a-t0v, cf. les parallèles réunis par
W. Seelbaeh, Epigramme d. Mnasalku u. d. Theodoridas (1964),
61.
3. Comparer QS, x111, 258-263. La formule finale est reprise
de QS, 1v, 240, et vient d'Apoll. Rhod., 1v, 1340.
116 LIVRE VII

toi et que les autres héros, lui, le fils d'une déesse,


à cause des perfides desseins de ces hommes qui veulent
t'entrainer à ton tour dans cette bataille qui cause tant
de larmes. Voilà ce qui m'angoisse et fait trembler
mon cœur : ah I si tu venais à mourir, mon enfant, et
à me laisser seule en butte à la plus honteuse des
280 disgrâces 1 Car il n'est pire malheur pour une femme
que de perdre ses enfants après avoir perdu son époux
et de voir son toit dépeuplé par la dure mort : les
voisins accourent aussitôt pour se partager ses domaines
et mettre ses biens au pillage, au mépris du droit.
Est-il rien de plus misérable ni de plus chétif qu'une
femme restée seule au foyer 1 ? »
Telle est la longue plainte qu'elle exhale ; mais son
fils lui répond :
1 Rassure-toi, mère ; chasse ces sinistres pressenti-
ments. Nul ne tombe sous les coups d'Arès sans l'aveu
290 du Destin 1 ; si mon sort est de périr pour les Achéens,
puissé-je du moins trouver la mort après avoir accompli
quelque action digne des 8acides 8• »
Quand il a parlé, le vénérable Lycomède s'approche
de lui 4 et, voyant qu'il brûle de combattre, il lui dit :
1 Cœur de vaillance, enfant en qui revit la bravoure
de ton père, je connais ta force et ta valeur. Je redoute
cependant pour toi, non moins que l'âpre bataille, les
flots funestes de la mer : le marin côtoie toujours la
mort 1 • Redoute, mon enfant, lorsque tu t'embarqueras
plus tard au retour de Troie ou d'ailleurs, les nombreux
dangers <qui assaillent les marins en mer> : d'abord

1. Les veuves sont victimes de spoliations parce qu'elles sont


incapables de défendre leurs droits (v. 285-286) ; on se gardera
de corriger o6VEXEV en une liaison consécutive (wGvcxcv,-roGw:x•
~'), comme on le fait généralement depuis Rhodomann : cf.
nos Recherche& sur les Posthom., 199.
2. Sur ce sens de Ki)pe~, cf. t. I, p. 52, n. l. Cf. aussi x, 286.
3. Pour la source des v. 288-291, voir la Notice, p. 102, n. 1.
4. Lycomède, père de Déidamie, est mentionné par Sophocle
dans Phil., 243.
5. Rapprocher Aratos, Phén., 299 (et O 628).
117 LIVRE VII

300 l'époque où le Soleil entre dans le brumeux Capricorne


et frappe de dos le Sagittaire lanceur de flèches (les
vents déchaînent alors de sinistres tempêtes) 1 ; puis les
jours où la constellation d'Orion s'abaisse sur la large
plaine de l'Océan avant de plonger dans les ténèhres 1•
Que ton cœur redoute aussi le funeste équinoxe, quand
se heurtent, sur le vaste abîme de la mer, des bour-
rasques de toute aire qui balaient la surface de l'immense
gouffre. Il y a encore le coucher des Pléiades : redoute
le temps où elles s'enfoncent au sein de l'onde 1 , et ne
31 o crains pas moins tous les autres astres qui font la
terreur des pauvres humains, au moment de leur coucher
ou de leur lever, sur la large plaine des flots•.»
A ces mots, il baise son petit-fils sans chercher à
détourner de sa route le héros qui aspire à la mêlée
hurlante. Néoptolème lui sourit affectueusement et
s'apprête à gagner aussitôt le navire ; mais sa mère
le retient encore au palais par ses propos coupés de
larmes, bien qu'il piaffe d'impatience. Quand un
cavalier, déjà en selle, contient son coursier avide de
bondir dans l'arène, l'animal ronge en hennissant le
320 mors qui le contraint; son poitrail ruisselle d'écume ;
ses pieds, qui brûlent de prendre le départ, ne tiennent
plus en repos et font claquer leurs agiles sabots en
piétinant sans arrêt sur place ; il secoue sa crinière

1. C'est le Jour du solstice d'hiver (23 décembre), où le soleil


quitte le Sagittaire pour entrer dans le signe du Capricorne.
Dans les v. 300-302, Quintus dépend principalement d'Aratos :
pour le Capricorne, cf. Phén., 292 s. 61t6-r•Alyoxe:pijt I auµtpipc-r'
~àtoc;, et QS, r, 366 s. (t. 1, p. 26, n. 2); pour le Sagittaire, cf. Phén.,
301 pÛTOpœ-r~ou, et 306 TO~ElJ'"]Ç-Comme le remarque J. Martin,
le Capricorne est qualifié d'i}tp&tc;, parce qu'il a un faible éclat:
pour ce sens, cf. Aratos, Phén., 276, 317, 386 (et 702, où le Capri•
corne est dit xuœve:o~).
2. Pour xœ-rœ..• fipoVT<U,1 se coucher•, cf. Aratos, Phén., 690.
3. Le tour 3ûatc; ~" ••• lLŒLµù>c.>aav lac.> cv.oçest pléonastique,
sinon incohérent. La correction de Rhodomann Atyœ pour ,t\v~«
améliore la phrase, il est vrai, au prix d'une asyndète. Mais le
coucher de la Chèvre se produit au moment du solstice d'hiver
{cf. Aratos, Phén., 167 ss. et scholie au v. 168) ; sa mention
ferait double emploi avec lea v. 300-302.
118 LIVRE VII

en tout sens, dans sa fougue, et dresse la tête en soufflant


des naseaux : quelle joie pour son maître 1 ! Tel est le
fils illustre d'Achille qui ne sait pas fuir : tandis que
sa mère le retient, ses pieds trépignent et Déidamie,
malgré sa douleur, est fière de son fils.
Enfin, après l'avoir maintes fois embrassée, il la
quitte et elle reste seule à pleurer pitoyablement dans
330 la maison paternelle. On dirait une hirondelle qui,
toute bouleversée, pleure près d'un auvent ses oisillons
turbulents; malgré leurs piaillements 1, un serpent cruel
les a dévorés pour le désespoir de leur tendre mère ;
et tantôt elle volette 1 , pauvre esseulée, autour du nid,
tantôt elle tourne autour du beau vestibule en gémissant
sur ses petits à fendre l'âme•. La tendre 6 Déidamie
gémit ainsi ; tour à tour, elle se jette sur la couche de
son fils avec de grands cris, puis va pleurer sur le seuil.
Elle serre contre son sein tous les jouets qu'on lui avait
340 faits au palais pour amuser son cœur ingénu d'enfant ;
vient-elle à apercevoir à portée de la main une javeline
abandonnée, elle la couvre de baisers, puis recommence
aussitôt qu'elle découvre en sanglotant quelque autre
objet qui appartenait à son fils belliqueux 8 • Mais lui
n'entend plus les indicibles plaintes de sa mère ; il
s'éloigne et gagne la nef légère, en pressant le pas,
aussi radieux qu'un astre. Pour escorte, il a le belliqueux
Ulysse, le fils de Tydée et vingt hommes encore dont
le cœur est bien assuré dans les entrailles : ce sont les

1. Pour cette Image, cf. Z 506-511 (d'ofl Virgile, 2n., x1, 492-
497) ; Apoll. Rhod., 111, 1259-1261 ; IV, 1604-1608; QS, IV, 609-
515, 648-660.
2. Pour la forme ffTpLyii>-rœ,
cf. p. 71, n. 4.
3. Qulntus considère ici xmœµ.œLcomme une forme de 7tmlJ4L,
•voler», par analogie avec mciµ7lv; on retrouve peut-être la
même interprétation en r, 298 ; 111, 650 ; vin, 65. Ailleun
(111, 367; V, 570; VI, 496; XI, 114; XIII, 464, 542; XIV, 25), )a
forme garde sa valeur normale de parfait passif de m-rcivvuµ.L.
On pourrait corriger dans notre passage en m:pLbnu-rœL,car le
parfait s'explique mal; mais il ne semble pas que Quintus use
du verbe (ma.µ.a.L,qui est rare et tardif, bien que les manuscrits
l'attestent en 1, 298.
4. On peut rapprocher de cette comparaison : B 311-316 ;
119 LIVRE VII

vassaux les plus dévoués que Déidainie compte dans


350 sa demeure ; elle les a donnés à son fils pour qu'ils
soient ses écuyers diligents 1 • C'est avec cette garde
d'honneur que le fils hardi d'Achille traverse alors la ville
pour aller au navire ; il s'avance, d'un air triomphant,
au milieu d'eux. Grande est l'allégresse des Néréides
autour de Thétis et il se réjouit aussi, le Dieu coiffé
d'azur, à la vue du fils vaillant d'Achille sans reproche.
Le héros brûle déjà pour la bataille, cause de tant de
larmes, bien qu'il soit tout jeune encore et que ses
joues n'aient point. de duvet : il n'écoute que sa bravoure
et sa fougue. A le voir quitter sa patrie, on dirait Arès
360 marchant à la mêlée sanglante, plein de courroux
contre l'ennemi : le cœur en furie, le sourcil terrible,
le dieu promène autour de lui des regards brillants
comme une flamme et son visage, malgré la beauté
qui le pare, respire un air terrible qui glace si bien
d'effroi quand on le regarde passer que l'épouvante
saisit même les dieux 1 • Le noble fils d'Achille a pareille
allure. A travers la ville, une foule en prières demande
aux Immortels de laisser revenir son gentil seigneur
sain et sauf de la dure bataille d'Arès et les dieux
entendent ses prières. Néoptolème domine par sa
prestance tous les gens de sa suite 3 •
La troupe atteint la grève de la mer grondante; elle
370 trouve l'équipage qui, sur la nef aux ais bien polis,
hisse déjà les voiles et s'affaire à bord. Vite, les preux
embarquent' ; on largue les amarres, on amène les
ancres 1 , robustes auxiliaires des navires. L'époux
Moschos, Mégara, 21-26; Oppien, Halieut., 1, 727-731 ; v, 579-
586; QS, xn, 489-494; cf. F. Vlan, Rev. de Philol., xxvrn, 1954, 41.
1. Néoptolème arrive à Troie accompagné des Myrmidons
selon le Dictys grec : cr. éd. W. Eisenhut (1958), p. 138, 1. 99-100
(le texte latin est moins explicite en 1v, 15). Virgile, Sn., 11,477,
mentionne la Sryria pubes qui escorte le fils d'Achille.
2. Cf. H 208-210. La comparaison homérique a été développée
grâce à divers em.prunts : cr. Rev. de Philol., loc. cil., 32-33.
La même image se retrouve en tx, 218-221.
3. Cf. QS, 1, 33-41, 50-53 ; VI, 131.
4. Cf. QS, VI, 100.
5. Il y a zeugma : IÀ.uaœvne convient qu'au premier complé-
ment ; voir nos Recherches ,ur lu Posthom., 207-209.
120 LIVRE VII

d'Amphitrite leur accorde une bonne traversée 1 , de


grand cœur, tant il a d'inquiétude pour les Achéens
qui succombent sous les coups des Troyens et du
magnanime Eurypyle. Cependant les deux princes,
assis aux côtés du fils d'Achille, charment ses oreilles
en lui contant les actions de son père : les exploits
qu'il conçut tout au long de la traversée, puis sur la
380 terre de Télèphe expert au corps à corps 1 , les défaites
qu'il infligea aux Troyens devant la ville de Priam,
pour la gloire des Atrides 3 • Le cœur de Néoptolème se
délecte à ce récit : il rêve d'égaler à son tour la fougue
et la gloire de son père intrépide'.
Là-bas, dans ses appartements, tout à sa douleur
maternelle, la noble Déidamie ne cesse de gémir et
de pleurer ; dans ses entrailles, son cœur fond sous la
douleur qui la torture comme un plomb malléable 6 ou
un morceau de cire jeté sur des braises. Elle ne s'arrête
jamais de sangloter, les yeux fixés sur la mer sans
390 bornes, car une mère s'inquiète toujours pour son fils,
même s'il ne la quitte que pour aller au banquet•.
La nef est maintenant bien loin ; déjà ses voiles s'effacent
et se confondent avec la brume 7 ; mais Déidamie reste
tout le jour à gémir et à sangloter.
Le navire vogue sur le large : il fuit devant la brise
et n'effleure qu'à peine l'onde mugissante ; contre
les deux flancs de sa quille, le flot bouillonne et gronde 8 •
Comme il file sur le vaste gouffre, dans sa course
hauturière 9 ! Les ténèbres de la nuit l'enveloppent;
mais, guidé par le vent et le pilote, il poursuit sa route

1. cr. ~ 420-421.
2. Cf. t. 1, p. 141, n. 6 (N. C., p. 176).
3. L'une des sources de Quint us devait mentionner que les
Grecs faisaient à Néoptolème le récit des exploits accomplis
par son père : Dictys, 1v, 16 (cf. ci-dessus, p. 61, n. 3) ; Stace,
Silvu, v, 2, 150-151.
4. Nouveau zeugma: cf. p. 119, n. 5.
6. cr. Apoll. Rhod., 1v, 1680, et peut-être A 237.
6. Il doit s'agir d'une expression proverbiale : une mère est
toujours inquiète, même lorsqu'elle a peu de 1aisons de l'être.
7. Souvenir d'Apoll. Rhod., 1, 680 s. ; cf. Notice, p. 102, n. 3.
121 LIVRE VII

400 au travers des abîmes marins. A peine la divine 8os


est-elle montée au ciel 1 que les princes voient paraître
les crêtes de l'Ida, Chrysa, le fief du dieu de Sminthé,
le cap Sigée et le tertre du belliqueux ~acide. Le fils
de Laerte, dans la sagesse de son cœur, se garde bien
de montrer le tombeau à Néoptolème de peur d'aviver
en sa poitrine le chagrin de son âme. On double bientôt
les iles Calydnes ; on laisse derrière soi Ténédos et
voici qu'apparait le pays d'~léonte 1 : c'est là que se
dresse la tombe de Protésilas sous les ombrages de ses
41 o ormes altiers dont la cime se dessèche aussitôt qu'ils
ont assez grandi pour apercevoir Ilion•.
Le vent, que secondent les rames, porte la nef vers
Troie. Elle aborde sur la grève où sont échoués déjà
les autres navires des Argiens. Ceux-ci, pour l'heure,
sont à bien rude épreuve : ils luttent tout au long du
mur qu'ils ont bâti jadis de leurs mains pour faire un
rempart dans la bat:tille aux vaisseaux et à leur puissante
armée. Le bras d'Eurypyle n'aurait pas tardé à jeter
bas la muraille déjà croulante, si, d'un seul coup d'œil,
420 le fils du puissant Tydée n'avait vu qu'on démantelait
la vaste enceinte. D'un bond, il saute de la nef légère
et, bravement, s'écrie de la voix la plus forte que sa
poitrine' puisse contenir :
• Amis, voyez quel désastre roule sur les Argiens
aujourd'hui I Allons, vite I revêtons nos armures
étincelantes et en avant dans le tumulte du combat

1. La traversée, commencée la veille au matin, s'achève au


début de la seconde Journée, comme dans Soph., Phil., 354. On
peut rapprocher les v. 398-400 de ~ 434, y 1-5.
2. Les passagers, cinglant droit vers l'Est, voient dtabord se
détacher la haute masse de rida et la cote occidentale de la Troade
depuis Chrysa et son sanctuaire dtApollon Sminthée Jusqu'au
cap Sigée. Puis le navire met le cap sur le Nord et pBBseau Jarge
de Ténédos et d'~léonte. Sur les Iles Calydnes et les problèmes
soulevés par ce texte, cf. nos Recherches sur lu Posthom., 126-127.
Sophocle, comme Quintus, mentionne le Sigée quand il évoque la
traversée de Néoptolème dans Phil., 356.
3. Pour l'expression, les v. 401-411 rappe1lent Apoll. Rhod., 1,
680 ss. : et. la Notice, p. 102, n. 3. Pour décrire le tombeau de
Protésilas, Quintus dépend d'Antiphile de Byzance (Anlhol. Pal.,
vu, 141) : et. nos Recherches, 124.
122 LIVRE VII

où les nôtres sont à la peine l Déjà les belliqueux


Troyens ont pris pied sur nos remparts ; dès qu'ils
auront forcé la longue muraille, ils incendieront les
nefs, pour notre malheur 1 • Jamais plus nous n'obtien-
drons le retour que désirent nos cœurs ; et bientôt,
nous-mêmes, trouvant une mort prématurée, nous
430 reposerons à Troie loin de nos enfants et de nos épouses.•
Il dit et tous ses compagnons sautent au plus vite
de la nef légère, en masse. Chacun tremble en entendant
ces paroles, sauf le fier Néoptolème ; car la bravoure
de son père revit en lui I et le désir du combat l'envahit.
On se hâte vers la baraque d'Ulysse (elle se dresse
tout près du navire à la proue noire) : il y a là quantité
d'armes de rechange qui appartiennent à l'habile
Ulysse et à ses compagnons pareils aux dieux, rien
440 que du butin pris sur les morts. Les braves se revêtent
alors des plus belles armes; les moins bonnes vont à
ceux qui n'ont au fond du cœur qu'une Ame chétive 8 •
Ulysse, pour sa part, prend l'équipement qui l'accom-
pagne toujours depuis Ithaque ; à Diomède, le fils de
Tydée, il donne la magnifique armure dont il dépouilla
jadis la Force de Sôcos'. Néoptolème, lui, se couvre
des armes de son père 5 : il a maintenant tout à fait
l'aspect d'Achille. Grâce à l'art d'Héphaistos, les
pièces s'ajustent sur ses membres, légères pour lui,
alors qu'elles seraient un fardeau colossal pour d'autres•.
L'équipement entier lui paraît une faible charge :
sa tête ne sent pas le poids du casque .. . < et la pique

1. Quintus évite l'élision à la fin du cinquième pied ; mals la


formule µ.&l.' œtvC>i; est fréquente chez Homère à la fin du ven
et elle est ici justifiée par le contexte (cf. vn, 31 ; 1x, 375; x,v,
624). La conjecture µr;>.cxLvœç (Platt, Zimmermann•, Keydell)
affaiblit au contraire la phrase.
2. Cf. QS, vn, 294.
3. Cf. 8 382.
4. Cf. A 426-457. D'après Homère, Ulyue, bleaaé et cerné
par les Troyens, n'a pas dépouillé SOcos aussitôt après l'avoir
tué. Mais il est possible que Pdpua(a)e de nos manuscrits soit
corrompu : ce verbe ne se construit pas d'ordinaire avec un
double accusatif, au contraire de auNi.v et d' iva.pLCcLv. EO.uœ,
conjecturé par Zimmermann (1913), ne semble pas attesté; en
revanche, dpuw, c protégeait •, conviendrait bien au sens.
123 LIVRE VII

450 du Pélion ... >; malgré son énormité, ses mains enlèvent
sans peine cette lance encore tout assoiffée de sang 1 •
Les Argiens qui l'aperçoivent ne peuvent, malgré leur
envie, aller à ses devants ; car, tout le long du mur,
ils peinent dans le lourd tumulte du combat. Parfois,
sur le grand large, des marins ragent d'être retenus sur
une île déserte, loin des hommes : les bourrasques d'un
vent contraire les retiennent prisonniers pendant de
longs jours ; les malheureux 2 vont et viennent. autour
460 du navire 3 , cependant que les vivres s'épuisent; ils sont
presque à bout de force, lorsque soudain se lève le chant
sonore de la brise•. C'est ainsi que le peuple achéen,
naguère en détresse, se réjouit quand arrive la Force
de Néoptolème ; car, pour lui, se lève l'espoir de
reprendre haleine dans cette épreuve si lourde de
sanglots. Les yeux du héros brillent comme ceux d'un
lion sans vergogne, quand, en pleine montagne, la rage
au cœur, il s'élance contre des chasseurs qui s'apprêtent
à pénétrer dans sa tanière pour lui ravir ses petits que
leurs parents ont laissés seuls dans l'ombre d'un vallon ;
470 à peine les aperçoit-il du haut de quelque rocher que
le fauve bondit sur les chasseurs meurtriers en poussant
de sa gueule t.errible un affreux rugissement 6• Comme
lui, le fils illustre de l'intrépide Eacide déchaîne sa
colère contre les belliqueux Troyens.
Le premier, il se porte du côté où la lutte est la
plus âpre dans la plaine : c'est l'endroit où il lui semble

1. Cf. 0 308. Le texte comporte une double faute. L'impossible


xtÎp7J3i µ.r.vse lit déjà en v1, 250 ; Il s'agit sana doute du même
accident dans les deux cas (chute de ol compensée par une
correction fautive). En outre, le v. 460 est incohérent; un saut
du même au même (mJÀlJ~, 7tlJÀL~) a dll provoquer la chute de
plusieurs vers : il est probable en effet que le rameux bouclier
d'Achille était mentionné dans l'énumération des armes.
2. Le tour ot 8' c:l.MyEr.vol est attesté trois fois (vn, 468;
x1, 102; x1v, 643) ; il n'y a pas lieu de corriger en introduisant
l'adverbe ~r.v6v dans les deux premiers passages et un adjectif
ciMyer.v«(ou -vci;} dans le troisième cas. En effet, l'adverbe
d:Myer.v6v(-vci) est en réalité un accusatif d'objet interne et il
ne se rencontre qu'avec les verbes qui admettent cette construc-
Uon, notamment ceux qui expriment un bruit : n, 666, 634 ;
124 LIVRE VII

que le mur des Achéens peut céder le plus aisément


aux assauts de l'ennemi!, parce que les parapets qui le
couronnent y sont moins solides. Les autres emboîtent
le pas, tout hrOlants pour Arès. Ils rencontrent Eurypyle
480 à l'âme tenace et ses compagnons qui venaient de
prendre pied sur une tour• et se figuraient déjà qu'ils
allaient forcer la longue muraille et exterminer tous
les Argiens, en masse. Mais les dieux n'accomplissent
point leur désir 8 • Ulysse, le robuste Diomède', Néopto-
lème pareil aux dieux et le divin Léontée 6 ont tôt fait
de les chasser du rempart sous une grêle de traits.
Quand, avec leurs chiens, des bergers durs à la peine
accourent de toute part pour chasser de l'étable, par
la force et la voix, de puissants lions, ceux-ci continuent
de rôder au voisinage, la prunelle verdâtre, tant ils
490 ont au cœur l'envie de dévorer à belles dents génisses
et vaches ; ils reculent néanmoins devant les chiens
tenaces qui les harcèlent, car les bergers les attaquent
vigoureusement 8. < Les Troyens reculent aussi ... ,>
mais de quelques pas seulement, juste à la distance où
peut porter une grosse pierre lancée à la main. Eurypyle
ne permet pas aux Troyens de fuir loin des vaisseaux ;
bien au contraire, il les exhorte à ne pas lâcher d'un
pied l'ennemi jusqu'à ce qu'il ait pris la flotte et exter-
miné tous les Argiens : quelle force immense Zeus lui
a donnée 1 Il saisit sur-le-champ un bloc dur et coupant
et le lance à la volée contre l'inabordable rempart.

V, 237 j VII, 118 (?), 329 j VIU, 353 j XI, 146; XIII, 189; XIV, 35,
484, 572. Seuls font exception deux passages parallèles : x, 173 ;
XIV, 643. Ailleurs, Quintus emploie l'adverbe en -C>i;,même sana
raison métrique : 111, 557 ; IV, 203; 1x, 456; xrn, 116.
1. Le texte du v. 475 eat corrompu. On peut à la rigueur
admettre que mpLvest repris au vers suivant par 37lLo1.m : comparer
XIII, 106 l: ... lEpovl>pvLv(si l'on conserve le texte des manuscrits).
Mais btén>.t-ro paratt être inadmissible. En tout caa, le aens
général du passage est clair.
2. Chez Homère, 1rupyo1.désigne les • remparts • et non les
•tours•; mais en H 436 a., le second sens devenait nécessaire,
dès lors qu'on introduisait une conjonction : -n:ixo~ lae:Lµœv1
7rupyo~ <6'> Ô(f1JÀooç.Quintus connatt cette leçon qui est
attestée par quelques manuscrit.a et par Eustatbe : cf. 11, 30 ;
v1u, 420; xu, 610; x1v, 633. En d'autres passages, au contraire,
125 LIVRE VII

600 Un craquement terrible ébranle tous les fondements


de la haute enceinte et le désarroi gagne tous les Achéens,
comme si le mur avait déjà croulé dans la poussière 1•
Cependant ils ne quittent pas l'inexorable combat 1 ;
ils tiennent bon, pareils à des chacals ou à des loups,
ravisseurs sans vergogne de brebis, que des paysans
avec leurs chiens viennent débusquer de leurs tanières
dans la montagne, parce qu'ils veulent au plus vite 1
porter parmi leur progéniture la tuerie et la désolation;
malgré la violence des coups, les bêtes ne reculent pas
et tiennent bon afin de protéger leurs petits'. Les
61 o Argiens, de même, résistent dans la bataille pour
protéger leur flotte et leur propre vie. Eurypyle, hardi
au combat, lance à tous ce grand défi devant les nefs
légères :
« Ah I lâches qui n'avez au ventre qu'un cœur de
couard l Vos traits ne me font pas peur : ils n'auraient
pu m'écarter de votre flotte sans ce rempart qui arrête
mes assauts. Maintenant, tels des chiens qui se blottissent
dans un bois par crainte du lion, vous restez à couvert
pour me combattre, essayant d'échapper au gouffre
de la mort. Quittez seulement vos nefs et avancez
sur le sol de Troie pour offrir la bataille comme jadis :
520 nul alors ne vous préservera de la mort funeste ; tous,
jusqu'au dernier, vous serez couchés dans la poussière,
terrassés par mon bras l 1
Il dit : vaines paroles jetées au vent l Il ignore 6 quel
désastre - déjà tout proche - fait rouler sur lui la
main de ce fier Néoptolème qui va bientôt l'abattre
de sa pique avide.

m5pyoLet même ,ropyo~ sont synonymes de -n:îx~, notamment.


en vn, 425 (cr. 426), 668 (et 677) ; vin, 396 (cf. 397) ; XI, 483 et
492 (tnée parcourt le chemin de ronde d'après le v. 476); xnr,
252 (cf. 256, 272). Les deux sens coexistent donc et une traduction
ne devra pas s'astreindre à une rigueur dont le poète se souciait
assez peu : c'est ainsi qu'en vn, 480, on peut songer à établir,
malgré le v. 485, une différence entre 1rupyoç(bastion isolé) et.
u(xa:cx(v. 481 : ensemble du rempart).
1. Le poète imite librement un épisode de la Teichomachie où
Hector enfonce les portes du camp grec en lançant un bloc de
pierre (M 446-462).
126 LIVRE VII

Le héros, pour l'heure, ne manque pas non plus de


rude besogne. Il massacre les Troyens du haut des
remparts ; il les met en fuite sous les coups qui pleuvent
et les force à se masser autour d'Eurypyle, car tous
530 sont la proie d'un cruel désarroi. On voit souvent des
bambins se blottir contre les genoux de leur père,
quand le tonnerre du grand Zeus éclate parmi les
nuages et fait gémir l'air terriblement 1 • C'est ainsi
que les fils des Troyens se réfugient dans les rangs
Cétéens auprès de leur puissant champion pour éviter
tous les traits que lance Néoptolème 1 : le désastre
fond droit sur la tête des ennemis, en leur apportant
Arès et son cortège de larmes. Paralysés par le senti-
ment de leur impuissance, les Troyens s'imaginent
voir le formidable Achille en personne, revêtu de ses
640 armes ; mais ils refoulent dans leur cœur ce douloureux
étonnement qui leur ôte la voix, de peur que la triste
panique ne gagne l'esprit des Cétéens et de Sire Eury-
pyle8. Ils restent sur place, désemparés, tout tremblants,
pris entre la mort et la déroute glacée : d'un côté,
c'est la honte de fuir qui les arrête ; de l'autre, l'affreuse
épouvante'. Quand des voyageurs descendent à pied
un sentier abrupt, il leur arrive d'apercevoir un gave
qui dévale de la montagne : ses eaux se fracassent en
grondant autour de leur rocher et ils n'ont aucune
envie de s'engager dans son cours bruissant, malgré
650 leur hâte, parce qu'ils tremblent en voyant la mort à

1. Comparer avec un passage de Pamprepioe (?) : E. Heitsch,


Griech. Dichlerfragm., I', p. 117, v. 186-188. •Ai)p ne doit pas
être corrigé : et. v111, 70; xn, 96; x1v, 461 ; Nonnos, Dion.,
XIV, 406.
2. Le maintien de ~).eµ.ov obligerait à supposer une
lacune; maie cette épithète choque, car {3œat.Àl)Œ
est déjà qualifié.
Il&v doit être un accusatif de relation construit librement avec
q>OÔÉOV't'O.
3. On retrouve, sous une forme un peu différente, la même
opposition entre les Troyens et Eurypyle chez Philostrate le
Jeune, Imag., x, 3 : ol µèv >ŒX(.LlJX6-r&<;~81) ol Tpë;°>Ei;, ol 8s
â.xµi)-n:,;ol tov EùpurroÀ<f>.
4. Brachylogie vigoureuse (comparer avec v1, 460) : la honte
de paraitre llches sous les yeux d'Eurypyle (œl3«:>i;)retient les
Troyens; mais, en même temps, la peur de Néoptolème (3dlLf')
127 LIVRE VII

leurs pieds : ils se soucient bien de poursuivre leur


route 1 ! Ainsi les Troyens demeurent sous le mur des
Argiens, tout en évitant la huée guerrière 1• Eurypyle,
pareil aux dieux, les exhorte sans répit à l'attaque ;
car il espère qu'à force de massacrer des gens, ce guerrier
formidable usera son bras et sa vigueur dans la lutte.
Mais l'autre ne s'arrête jamais de combattre.
Athéné voit que la besogne est rude. Elle quitte les
hautes demeures de l'Olympe parfumé; elle survole
la crête des montagnes sans que ses pieds effleurent
le sol, tant elle a de hâte : elle se laisse porter par l'air
660 sacré, pareille à une nuée, plus rapide qu'un souffle.
Un instant lui suffit pour arriver à Troie ; elle pose
ses pas sur la cime venteuse du Sigée et, de là,
contemple la huée des guerriers experts au corps à corps.
Elle comble de gloire les Achéens•. Mais le fils
d'Achille surpasse tous les autres, et de loin, par la
force et par l'audace : quand ces dons échoient au
même homme, ils lui valent une grande gloire; et
Néoptolème les possède plus que personne, puisqu'il
porte en lui le sang de Zeus et qu'il est l'image parfaite
de son père. Aussi est-il intrépide et fait-il un grand
carnage au pied des remparts.
Quand un pêcheur, un de ces gars quis' en vont chasser
670 en haute mer, machine la perte des poissons en empor~
tant l'ardeur d'Héphaïstos au creux de sa barque, dès
que l'haleine du feu s'éveille et fait à l'entour briller
sa clarté, les poissons bondissent des flots noirs, avides
de contempler cette lueur - pour eux, la dernière I - ;
alors l'homme, de son trident à longues pointes, les
harponne au moment où ils sautent et son cœur s'emplit

les paralyse pour combattre. Les deux idées sont formulées dans
un ordre inve,·se au vers précédent : xœx6TJ)c;,•malheur•,
•désastre• (1, 73. 81, 4'29; 1x, 470, 485; x, 393), voire •mort•
(1x, 263), correspond à 8&iµ.œ; cp66cx;,• fuite • ou • épouvante •,
correspond è œt3ooi;.J. Martin préfère établir un rapport entre
œt8ooi;et xcxx6T7Jc;,
f66oc; et 8Eiµ.œ; mais xcxx6T7)c;
signifie rarement
« làcheté • chez Quintus (xn, 294) et cp66oçne semble pas pouvoir
désigner la peur de se faire tuer sur place.
1. L'idée de cette comparaison a été fournie par E 597-599.
128 LIVRE VII

d'aise à cette prise 1 • Le fils illustre d'Achille le bon


guerrier massacre ainsi, le long du mur de pierre, les
bataillons ennemis qui se lancent à l'assaut. Tous les
Achéens sont pareillement à la besogne, ici et là, sur
580 tous les parapets : le vaste rivage et les nefs résonnent;
la longue muraille gémit sous les coups. Une indicible
lassitude accable les deux camps : elle rompt les membres
et la vigueur des gars ; mais elle n'étreint pas le fils
divin d'Achille qui ne sait pas fuir, car son cœur de
preux est infatigable. < La peur> cruelle ne parvient
pas davantage à l'atteindre dans la bataille < ... >.
Par sa fougue, on dirait un de ces fleuves intarissables
que rien ne lasse : qu'un immense incendie éclate, son
avance ne l'effraie pas, même si le vent fait rage et
attise la sainte fureur d'Héphaïstos ; car, dès que la
690 flamme approche de ses eaux, elle s'alanguit et, malgré
sa force sauvage, elle ne peut atteindre l'onde inlassable 1.
Le fils valeureux du belliqueux Péléide ne ressent pas
non plus dans ses genoux l'atteinte de la fatigue doulou-
reuse ni, moins encore, celle de la peur 8 : il est toujours
présent pour soutenir et entraîner ses compagnons.
Aucun trait ne touche sa peau délicate, parmi les
centaines qui sont lancés : comme flocons de neige
sur une pierre, ils tombent inutiles, par centaines :
tous sont arrêtés par le large bouclier et le casque
robuste, illustres présents d'un dieu. Triomphant sous
ses armes, le puissant fils de l'Éacide circule sur le

1. La pêche à la torche et au trident est décrite par Oppien,


Halieut., 1v, 640-646, dont Quintus s'inspire ici jusque dans le
détail : cf. F. Vian, Rev. de Philol., xxvn1, 1964, 60.
2. Le point de départ de la comparaison est fourni par QS,
n, 624 : cf. t. I, p. 79, n. 6 (N. C., p. 168). Mais le thème de la
lutte de l'eau contre le feu a une autre origine : cf. QS, 1x, 235 ;
xn, 503-504. Il n'existe aucun rapprochement précis avec le
combat homériqu~ d'Héphaistos contre le Scamandre.
3. Le vers résume les deux idées principales du développement:
la fatigue (v. 58lb-685•) et la peur (v. 585b-591). Il est donc
nécessaire, comme l'a vu Kôchly, d'admettre une lacune au v. 586
pour y introduire l'indispensuble mention de 3éoc;. 'Eout&>c;
(v. 586) ne se rapporte à aucun nominatif; une telle anacoluthe
ne semble pas choquante.
129 LIVRE VII

600 rempart, criant de sa voix la plus forte, appelant sans


cesse les Argiens < à marcher> au combat < d'un
cœur > intrépide < contre les Troyens. Lui-même
attaque sans relâche;> 1 car, outre qu'il l'emporte sur
tous, et de loin, son cœur n'est pas encore lassé par la
funeste huée des combats et il médite de venger• la
mort de son père qui le peine tant. Les Myrmidons
ont grande joie de voir leur prince ; une horrible clameur
enveloppe le rempart.
Il tue alors les deux enfants de Mégès, le descendant
riche en or de Dymas 3 • C'étaient des fils glorieux qui
connaissaient l'art de lancer un javelot, qui savaient
monter à cheval dans une bataille et brandir d'une
61 o main experte la grande pique ; ils étaient nés à Mégès
de Péribée, dans un seul enfantement, sur les rives du
Sangarios, ce Celtos et cet Eubios ; mais ils ne jouirent
pas longtemps de leur opulence sans bornes, car les
Destinées ne leur octroyèrent qu'une existence trop
brève. Ils naquirent tous deux le même jour et, tous
deux, ils meurent sous le bras du fier Néoptolème.
L'un est atteint au cœur par un javelot ; rautre, frappé
à la tête par une pierre douloureuse : le casque, tout
massif qu'il est, se brise et éclate sur le crAne en laissant
couler la cervelle.
Autour de leurs corps, combien d'autres ennemis
620 expirent encore, en bataillons sans nombre l Arès
poursuit son œuvre immense jusqu'à l'heure où l'on

1. Cf. M 265 ss., et surtout O 686-688 (Ajax défendant les


nefs). Le v. 601 est hypermètre. Il vaut mieux supposer une
lacune que de corriger le texte ; en effet, les causales oGvex«•••
rp6vov ntexpliquent pas les encouragements que Néoptolème
adresse à ses compagnons (v. 600 s.), mais la bravoure avec
laquelle il combat lui-même.
2. D'après les remarques de R. Keydell, Gnomon, xxxvn,
1965, 38 (cf. p. 80, n. 4, dans N. C., p. 212), on pourrait préférer
le futur ·daea6'; mais Quintus construit partout ailleun µ~3oµor.t
avec Pinflnitif aoriste (7 exemples).
3. Dymas, habitant de la vallée du Sangarios, est le frère
d'Hécube et le père d'Asios selon Il 717-719. Mégès et ses deux
flls ne sont pas attestés ailleurs : le Troyen Mégès de 11, 292,
doit être un simple homonyme.
130 LIVRE VII

dételle les bœufs; mais, quand le jour divin décline,


l'armée de l'intrépide Eurypyle se retire non loin des
vaisseaux 1 • Les Danaens, près des remparts, reprennent
un peu haleine, tandis que les fils des Troyens, eux
aussi, se remettent de la fatigue qui les accablait ;
car la bataille a été rude le long de la muraille et tous
les Argiens eussent alors péri parmi les nefs, si le
fils puissant d'Achille n'avait en ce jour écarté l'im-
mense armée des ennemis et son chef, Eurypyle.
630 Vite, le vieux Phénix va trouver Néoptolème. Il
s'émerveille de découvrir en lui l'image du Péléide 1 et
il en éprouve à la fois une grande joie et une douleur
indicible : de la douleur, parce qu'il se ressouvient
d'Achille aux pieds rapides ; de la joie aussi, parce
qu'il voit de ses yeux son fils puissant. Il pleure dans
son bonheur, car la vie humaine n'est jamais exempte
de larmes, même si d'aventure elle rencontre la joie 8 •
Il l'étreint comme un père embrasse son enfant' que
le vouloir des dieux, après de longues tribulations,
ramène au foyer pour la plus grande joie de son père 1 •
640 Phénix serre aussi fort Néoptolème dans ses bras ;
il lui baise la tête et la poitrine; et, dans son ravissement,
il lui dit ces mots :
u Sois le bienvenu, noble fils de cet Achille que jadis,
au temps de sa prime jeunesse, j'élevais dans mon
giron avec tant d'amour. Les dieux, dans leurs glorieux
desseins, le faisaient grandir vite, comme un plant
vigoureux ; et moi, je me réjouissais de voir sa stature
et d'entendre sa voix 1. Il était mon grand réconfort ; je
l'aimais autant qu'un fils chéri 7 et lui m'aimait comme

1. Cf. QS, VI, 646.


2. Les Grecs, en recevant Néoptolème, sont frappés de voir
combien il ressemble à son père : cf. Soph., Phil., 356-358 bµvuvn:t;
~ÀhtELV 1 -rov oôxé-r' 6v-ra.~&>v-r''Axr.X>J:a.
ncx).r.v.Quintus semble
se souvenir de cette expression aux v. 537-539, 653-654, 695-
696, 727; il reprend le même thème sous des formes diverses dans
tout le livre VII : v. 177, 185-186, 446, 631, 665-666, 690-691.
3. Ce lieu commun banal remonte au 3a.xpu6ev yeMaa.aa. de
Z 484 : cf. Callimaque, fr. 298 Pf., et les références citées ad lac.;
Quintus s'inspire plus particulièrement d'Apoll. Rhod., 1v,
1165~1169.
131 LIVRE VII

son père. J'étais bien d'ailleurs son père et lui mon


660 enfant, comme il se plaisait à le dire en me voyant 1 :
c Nous sommes du même sang, puisque nos cœurs
battent à l'unisson »1. Mais il me surpassait par sa valeur,
et de loin, car il avait la stature et la force des Bien-
heureux. Toi, tu es sa parfaite image et je me figure,
en te regardant, le voir ici, encore vivant, parmi les
Argiens. Chaque jour aiguise la douleur que j'ai de sa
mort et, par surcroît, la triste vieillesse accable mon
cœur. Ah I que n'ai-je été couché sous un tertre de
terre quand il vivait encore J Car c'est aussi un sort
digne de gloire que d'être enseveli par les mains
d'un proche. Mais, mon enfant, si mon lot est de
660 garder toujours son souvenir et ma peine, toi, ne
va pas abîmer ton cœur dans le chagrin. Allons 1 les
Myrmidons et les Achéens dompteurs de chevaux sont
presque à bout de forces : viens à leur secours, venge
ton noble père, fais sentir ton courroux à l'ennemi.
Tu gagneras un beau renom à vaincre cet Eurypyle
que jamais ne lasse le combat. Demain, comme aujour-
d'hui, tu seras le plus fort, aussi vrai que ton père
valait mieux que ce malheureux Télèphe dont il
naquit 8• »
A ces mots, le fils du blond Achille réplique :
« Vieillard, la puissante Destinée et le formidable Arès
seront juges de notre valeur dans la bataille•. •
670 Il dit et brûle de faire une sortie sur-le-champ, revêtu
des armes paternelles. Mais il est arrêté par la Nuit
qui, apportant un répit à la peine des hommes, surgit
de l'Océan dans son manteau de ténèbres.
Les fils des Argiens fêtent Néoptolème à l'égal du
puissant Achille : ils sont tout joyeux près des nefs,

1. Le texte des v. 649-650 a été peut-être inutilement corrigé.


3 157 lui fournit à certains égards un bon parallèle: xdvou ~ "rOL
68' ulot; tnl-ruµov, &t; œyopeuec.t;; il garantit le génitif xelvou
et l'expression 67t'oo~q>11aa.mcev.cl>11aa.axEVa des homologue&
homériques (cf. P. Chantraine, Gramm. hom., 1, 323-325) et post-
homériques (par ex. d.À81laa.axe); la forme est dtailleurs citée
dans l'Etym. Magnum, 624, 60, ,. v. 6µoXÀ~aa.a,œv. Ici ce verbe
est associé à l8«:>vcomme dans la formule courante dmmœv l3c:>v.
132 LIVRE VII

car il leur a redonné courage en marchant si prompte-


ment au combat. Ils l'honorent en retour par les plus
éclatants hommages et le comblent de présents qui
suffiraient à faire la fortune d'un homme : les uns
680 lui donnent de l'or et de l'argent ; d'autres, des captives ;
ceux-ci, du bronze à foison ; ceux-là, du fer ; d'autres,
des amphores de vin rouge, de rapides coursiers, des
armes de combat prises à l'ennemi ou des étofTes
somptueuses, magnifiques ouvrages des femmes 1 • Le
cœur de Néoptolème se délecte en recevant ces cadeaux.
Puis, tandis que chacun se met en devoir de banqueter
près des baraques afin de fêter le fils divin d'Achille
à l'égal des dieux invincibles du ciel, Agamemnon,
plein d'allégresse, lui dit ces paroles :
« Sans contredit, tu es bien le fils du fier ~acide, mon
690 enfant : tout en toi, la vigueur et la fougue, la beauté
et la taille, l'audace et le caractère, rappelle Achille.
Quel réconfort pour mon cœur ! J'ai bon espoir que
ton bras et ta pique vont anéantir les bataillons ennemis
et l'illustre cité de Priam 1, puisque tu es la parfaite
image de ton père. Je me figure, en te regardant, le
revoir près des nefs, le jour où il lançait ses menaces
contre les Troyens, courroucé par la mort de Patrocle•.
Mais il vit désormais avec les Immortels et c'est toi
qu'il dépêche aujourd'hui, depuis la terre des Bienheu-
reux', pour secourir les Argiens à l'heure qu'ils expirent.•
700 A ces mots, le fils vaillant d'Achille réplique :
« Que n'est-il encore vivant, Agamemnon 1 Je l'aurais
rencontré I et il aurait vu de ses yeux que son fils

1. Ce catalogue de présents, qu'on retrouvera en 1x, 612~515,


est inspiré de celui qui figure dans r Ambassade homérique
(I 121-140; cf. T 243-248). Quintus complète son modèJe en
puisant dans les listes d'offrandes déposées sur les bQchers d'Achllle
et d'Ajax aux livres III et V (argent, vin, armes, étoffes). Pour
le v. 677, cf. QS, v, 562.
2. Il y a un nouveau ztugma: cf. vn, 373, 383, 646, et les
notes ad loc.
3. Allusion à ~ 215-229.
4. Cf. QS, 1u, 775-779 ; x1v, 224; et les notes à ces passages.
5. Souvenir possible de Soph., Phil., 350-351.
133 LIVRE VII

bien-aimé ne déshonore point la force de son père l


Je pense le prouver encore à l'avenir, si les dieux
sereins nés d'Ouranos m'accordent la vie sauve. »
Il fait cette réponse que lui dicte la sagesse empreinte
dans son cœur. Le peuple, à l'entour, s'émerveille
devant le guerrier divin.
Lorsque chacun a mangé et banqueté tout son saoO.I,
le fils vaillant du fier 8acide se lève de table et gagne
71 o les baraquements de son père. Il y trouve quantité
d'armes qu'Achille a prises aux héros tombés dans la
bataille ; de tous côtés, les captives esseulées s'affairent
près de lui pour apprêter la baraque comme si le maître
était encore vivant. Quand il voit les dépouilles des
Troyens et les captives, il se met à pleurer : le regret
de son père l'envahit. Si, dans les taillis épais d'une
gorge broussailleuse, des chasseurs 1 ont abattu un
terrible lion, quand son petit revient dans la tanière
ombreuse, il scrute longuement, autour de lui, la
caverne vide ; il aperçoit sur la place des monceaux
720 d'ossements, ceux des chevaux et des bœufs que le lion
a tués naguère, par centaines ; comme il se désole
alors sur son père 2 ! Le fils du hardi Péléide n'a pas le
cœur moins serré en ce moment. Cependant les captives
tombent en admiration devant lui. Briséis elle-même
se sent partagée : la vue du fils d'Achille lui cause une
grande joie; mais, dans le même temps, le souvenir
d'Achille ravive son chagrin 8• Son cœur en son sein est
saisi d'un étonnement qui lui ôte la voix : il lui semble
vraiment que l'intrépide 8acide en personne vient de
revivre à ses yeux'.

1. Quintus emploie concurremment ŒYPEUflJC: et clyp~p :


cf. 1, 543 clypeuÛCt.>\I; n, 282 œypEUTÏ)pEt;, 575 clypEU'tijp~. Au
datif pluriel, l'archétype donne partout d:ypeu-tjjat.et non clypcu-
'"lPO'L(111, '268 ; vu, 466, 470, 716) ; il n'y a aucune raison de
corriger cette lecon.
2. Ce lionceau humanisé et plein de pitié filiale semble avoir
été imaginé par le poète qui prend ici le contre-pied du thème
traditionnel : le lion en courroux dont les chasseurs ont tué les
petits (cf. p. 33, n. 1).
134 LIVRE VII

Les Troyens, de leur côté, sont en liesse : ils fêtent


eux aussi dans leurs baraques Eurypyle, le vaillant
730 guerrier, autant qu'ils fêtaient le divin Hector, lorsqu'il
pourfendait les Argiens pour défendre leur citadelle
et tous leurs biens. Mais l'heure vient où le doux sommeil
gagne les mortels : alors, sauf aux avant-postes, les
fils d~s Troyens et les Argiens fermes au combat
s'endorment d'un lourd sommeiJl.

1. Souvenir lointain de 9 645•665.


LIVRE VIII

LA MORT D'EURYPYLE
NOTICE

Le livre VIII est occupé par une


La composition.
seule bataille ; l'action manque
néanmoins d'unité et de cohérence : elle comporte
trois temps bien distincts, comme le montre l'examen
de la composition :
Préambule : préparatifs de combat et heurt entre
les deux armées (v. 1-76) ;
I. - Première phase de la bataille (v. 76-236) :
a) Aristies des Grecs (v. 76-107) ;
b) Aristies d'Eurypyle (v. 108-136) ;
c) Combat singulier entre Néoptolème et Eurypyle;
mort d'Eurypyle (v. 137-216) ;
d) Fuite des Troyens (v. 21~-236).
II. - Seconde phase de la bataille (v. 237-368) :
a) Intervention d'Arès qui rétablit l'équilibre (v. 237-
290);
b) Nouvelles aristies des Grecs et des Troyens
{v. 291-323) ;
c) Intervention d'Athéné : Arès se retire; nouvelle
fuite des Troyens (v. 324-368).
III. - Troisième phase de la bataille (v. 369-477) :
a) Le siège de Troie (v. 369-426) ;
b) Ganymède intercède auprès de Zeus en faveur
des Troyens ; Nestor arrête le combat (v. 427-477).
~pilogue : les Grecs se retirent ; tombée de la nuit
(v. 478-504).
138 LIVRE VIII

L'Eurypyléide s'achève au v. 236. La suite des


combats met en scène, dans le camp troyen, de nouveaux
champions, Hélénos, Agénor, Déiphobe et Polit.ès,
dont il n'avait guère été question auparavant, mais qui
vont désormais passer au premier plan 1 • A ce point
de vue, la fin du livre VIII peut être considérée comme
un morceau de transition.
Elle l'est encore à un autre titre. Le poète s'est trouvé
placé devant un problème difficile : il lui faut expliquer
pourquoi les Grecs devront faire appel à Philoctète,
bien qu'aucun Troyen ne soit capable de résister au
fils d'Achille. Pour y parvenir, il recourt à un expédient
commode, l'intervention des dieux qui brise par deux
fois l'offensive grecque (v111,237 ss., 427 ss.) 1 et qui
l'arrêtera encore au livre suivant (1x, 291 ss.). Aussi,
contre toute attente, Néoptolème ne réussit-il pas à
exploiter sa victoire initiale. Les Grecs doivent se
retirer malgré leur supériorité et achèvent la journée
dans le même état de désarroi que les Troyens vaincus
et assiégés (v. 498-501 ).
Le procédé sent l'artifice et plusieurs indices laissent
penser que la Teichomachie a été introduite après coup
dans l'architecture du poème. On sait que la Petite
Jliade connaissait un seul siège de Troie qui prenait
place entre la mort d'Eurypyle et la construction du
cheval 8• Quintus modifie cette chronologie en insérant
l'épisode de Philoctète après l'Eurypyléide. Il a été
ainsi amené à imaginer deux sièges, l'un au livre VIII,
l'autre au livre XI'. Mais, pour le premier, il se contente
d'une esquisse sommaire. Après un tableau général
dont l'essentiel est constitué par des comparaisons•,

1. Hélénos et Politès apparaissent pour la première fols.


Agénor et Déiphobe ont été déjà mentionnés parmi les chefs
troyens (111, 214; v1, 318) ; mais ils ne se sont signalés que par
des exploits mineurs (vr, 624-630) ou par des défaites (vr, 608-609).
2. Arès et Atbéné stopposent comme dans le chant V de
l' lliade.
3. Voir le Sommaire de Proclos : >«d ol Tp&>E;7tOÀLopxoüv-rœL.
4. cr. R. Keydell, Gnomon, XXXVII, 1966, 43.
5. Elles occupent près de la moitié du développement (v111,
369-401).
NOTICE 139
il conte un seul épisode qui est la réplique exacte,
dans les termes mêmes, du troisième épisode du second
siège 1• Les protagonistes en sont l'archer Mérion et
Politès au lieu de Philoctète et d'Énée. Or Politès
n'apparaît pas ailleurs dans le poème avant le livre XI
où il assume la défense des Portes Scées (x1, 340) :
sa présence au livre VIII s'expliquerait bien si Quintus
avait eu en mémoire sa narration du livre XI au
moment où il composait la première Teichomachie. La
maladresse des raccords confirme l'hypothèse d'un
remaniement. Le poète éprouve une gêne visible pour
mettre fin à ce siège auquel succèdera une nouvelle
bataille dans la plaine : rien ne prépare 1'intervention
de Ganymède 1 ; le rappel des prophéties de Calchas
se rattache mal au reste du discours de Nestor 8 et les
appréhensions des Grecs après leur tentative manquée
(v. 498-501) sont sans rapport avec la situation, somme
toute, favorable dans laquelle ils se trouvent. On verra
que des problèmes analogues se posent pour la première
partie du livre IX•.

Quintus ne vise guère à l 'origi-


L• ,,eude la
qaatriime bataille. na l'1té d ans ce récit· : les prélimi-·
naires, le combat singulier, les cata-
logues d'aristies sont traités d'une façon très tradition-
nelle. Les nombreux efTets de symétrie manquent de
naturel : les aristies d'Eurypyle s'opposent à celles de
Néoptolème et de ses compagnons; les deux champions
lancent chacun leur défi ; l'intervention d' Athéné fait
pendant à celle d'Arès.

1. QS, v111,402-419 N x1, 474-489. Voici la liste des principale1


ressemblances verbales : VIII, 405 b-406 <"> xI, 483 b-484 ; v111,
407 N XI, 483• ; VIII, 408• N XI, 485 b ; VJII, 410-411 N XI,
476 b.477•; VIII, 413 N XI, 478-479•.
2. On notera la brusquerie de la transition aux v. 427-430.
Au livre IX, l'ambassade à Lemnos est rattachée à la cinquième
bataille par une transition aussi arUflcielle (1x, 323-326) : cf.
ci-dessous p. 168-169.
3. QS, v111,474 : cf. ci-dessous p. 162, n. 4 (N. C., p. 218).
4. Voir la Notice du livre IX, p. 168-170.
140 LIVRE VIII

La recherche constante d'une composition rigoureuse


ne laisse aucune place à la fantaisie de l'inspiration et
explique une anomalie surprenante au premier abord.
On peut en effet s'étonner de trouver une victoire
d'Énée isolée entre celles de Néoptolème et des autres
Grecs (v. 93-95). Cette courte parenthèse n'en est pas
moins à sa place : dans le développement suivant,
une aristie du Grec Antiphos vient pareillement inter-
rompre le récit des exploits d'Eurypyle (v. 115-121)
d'une manière, il est vrai, plus habile. Le poète s'est
efforcé de suggérer l'impression d'une mêlée 1 • Il utilisera
à nouveau le procédé dans la seconde partie où les
victoires grecques et troyennes alternent après l'énumé-
ration des cinq exploits accomplis par Néoptolème.
Au cours de la bataille, six chefs grecs se distinguent:
Néoptolème, Diomède, Agamemnon, Mérion, Euryale,
Teucros, auxquels il faut ajouter un compagnon
d'Ulysse, Antiphos. Néoptolème tue à lui seul douze
des dix-neuf guerriers troyens nommément mentionnés
parmi les morts. Dans l'autre camp, les chefs sont en
nombre à peu près égal : Eurypyle, Énée, Hélénos
(qui se borne à exhorter ses compagnons), Déiphobe,
Agénor, Politès ; mais ils ne tuent que sept Grecs,
dont trois sont les victimes d'Eurypyle. Selon sa
coutume, Quintus donne peu de renseignements sur
les morts achéens. Il s'étend en revanche avec complai-
sance sur les héros tués dans le camp adverse : neuf
d'entre eux ont droit à une notice et la plupart des
pays alliés à Troie sont représentés 1•
Le combat singulier entre Néop-
Les soarc:• tolème et le fils de Télèphe ne
de Quintu.
doit rien, on l'a vu, à l' Eurypyle

1. On notera que Diomède venge aussitôt la victoire d'tnée


en tuant l'un des compagnons du fils d'Anchise (v. 96-98).
2. La Carie (Caunos), les confins de la Carie et de la Lycie
(Lindos), la Lycie proprement dite (Limyros), la Phrygie, le
bassin du Calque, la Troade méridionale (Cilla, Sminthéion) et
septentrionale (Dardanos), la Thrace.
NOTICE 141
de Sophocle 1 • Il est également indépendant de Philos-
trate le Jeune chez lequel le duel ne se livre pas pendant
la mêlée générale, mais en présence des deux armées,
comme ceux de Ménélas et d'Alexandre ou d'Ajax et
d'Hector dans l' lliade 1 •
Nous avons indiqué plus haut les raisons qui nous
incitent à penser que Quintus utilise un récit dont on
retrouve l'écho chez Dictys 8 • Tzetzès combine, selon
son habitude, Dictys et Quintus•; mais il ajoute des
précisions dont l'origine pose un problème. Il mentionne
à côté d'Eurypyle deux de ses lieutenants, Mysiens
comme lui, Mélanippe fils d'Héloros et Alcidamas fils
d 'Actée. Or Quintus nomme parmi les victimes de
Néoptolème un Mélanée et un Alcidamas qui sont les
fils d' Alexinomos et originaires de Caunos {vin, 76-80).
D'autre part, Philostrate cite Héloros et Actée parmi
les compagnons de Télèphe 1 • On peut supposer que
Tzetzès a emprunté Mélanippe et Alcidamas à la source
commune de Dictys et de Quintus ; mais il est sans
doute plus naturel de penser qu'il s'est borné à arranger
l'épisode de Quintus en le raccordant à la version
philostratéenne de la Téléphie 8•
Dans le reste du livre VIII, les souvenirs littéraires
sont lointains et imprécis. Chez Dictys et chez Tzetzès,
Hélénos passe dans le camp grec après la mort d'Eury-

1. Voir la Notice du livre VI, p. 51-53.


2. Philostr. le Jeune, Imagines, x, 3 Schenkl-Reisch. Chez
Phllostr., x, 21, Eurypyle est bleasé à l'aisselle par l'épée de
Néoptolème et une batailJe pour la possession de son corps met
ensuite aux prises le vainqueur et l'armée mysienne. Hygin,
Fables, 112, connait aussi un combat singulier, car il range
Néoptolème et Eurypyle parmi ceux qui prouocantu inter ,e
dimicarunt.
3. Voir la Notice du livre VI, p. 50-51.
4. Tzetzès, Posthom., 545-568. Les rapprochements avec
Quintus sont relevés dans les Tutimonia au début du livre.
6. Philostr., Hérolque, 11, 15 (p. 157, 21 Kayser); cf. Tzetzès,
Antehom., 274.
6. C'est l'opinion de C. Robert, Heldensage, 1n, 1160, n. 5.
Tzetzèa cite plusieurs fois l'Hérolque: Poslhom., 603; schol. à
Lycophron, Alu., 323.
142 NOTICE

pyle 1 • C'est au même moment qu'il intervient dans la


Suite d' Homêre; toutefois son rôle est différent, puisqu'il
met son art de devin au service de ses compatriotes.
La présence de Déiphobe à ses côtés est aussi toute
naturelle, car les noms des deux héros étaient associés
depuis la Petite Iliade où ils se disputaient la main
d'Hélène après la mort de Pâris 1 •
L'intervention salvatrice de Ganymède est un simple
expédient destiné à terminer le siège 8 • L'idée en a été
peut-être fournie par quelque lecture. Le rapt du
jeune homme était mentionné dans la Petite lliade à
propos d'Eurypyle• ; d'autre part, le chœur des
Troyennes d'Euripide (v. 820-838) reproche à Ganymède
de garder sa sérénité dans !'Olympe au moment où Troie
est consumée par le feu. Quintus a pu vouloir prendre le
contre-pied d'Euripide 6 ; mais il est plus probable que
l'intercession de Ganymède était connue avant lui,
si l'on en juge par certaines allusions, malheureusement
trop discrètes 8•

1. Dictys, 1v, 18; Tzetzès, Posthom., 571 ss.


2. A. Severyns, Cycle ,pique, 334-337. cr. QS, x, 346-349.
3. Cf. R. Keydell, Gnomon, xxxvn, 1966, 43.
4. A. Severyns, op. cit., 342-347.
6. F. Kehmptzow, De Quinli Smyrnaei fonlibua, 12-18. Contra,
G. Paschal, Study of Quintus of Smgrna, 75; Ph. Kakridis,
K6,vro<;Eµupvœicx;,78.
6. Ganymède s'abstient de faire office d'échanson dans
l'assemblée des dieux pendant la guerre de Troie afin de ne pas
entendre parler des malheurs de sa patrie : Nonnos, Dion., xxvn,
r
246-249, à la suite de schol. BOT à 234. Ni Zeus ni Ganymède
n'ont réussi à sauver Troie : Dion de Pruse, Oral., xxx111, 22
Arnim. Il faut ajouter que Ganymède était honoré dans la patrie
de Qulntus : cr. C. J. cadoux, Ancient Smgrna, 17, n. 2; 214.
LIVRE VIII

Tandis que le soleil vient épandre sa clarté sur la


terre en surgissant des confins 1 où s'ouvre l'antre
d'8rigénie, les Troyens et les vaillants fils des Achéens
s'équipent dans leur camp, impatients de combattre.
Le valeureux fils d'Achille exhorte les siens à aborder
les Troyens d'un cœur intrépide. Le Téléphide à la
force de preux en fait autant ; car il espère bien jeter
bas le mur et réduire en cendres les nefs en y portant
la flamme funeste, puis exterminer l'armée de son
I o bras ; mais son espoir est aussi vain que le souffle de
la brise 1 et les Trépas sont déjà tout près de lui, qui
rient et se raillent de ses projets illusoires.
Et voici que le fils intrépide d'Achille tient ce fier
langage aux Myrmidons pour les exciter à la bataille 8 :
• 8coutez-moi, compagnons; mettez en vos poitrines
un cœur plein d'Arès : soyons pour les Argiens le remède
aux malheurs de la guerre, soyons le fléau de l'ennemi.
Que nul d'entre nous ne tremble : l'audace donne à
l'homme une puissance irrésistible', alors que la peur
20 annihile sa force et sa lucidité. Allons, vous tous 1

1. Cf. Aratos, 821 : be ,œpœT't}i; clvL6vn.


2. Le substantif hésiodique µœ~cxüpœL, • souffles capricieux •, est
déjà pris au figuré chez Lycophron, Alu., 395.
3. Cf. QS, 1, 407 s. Néoptolème exhorte pour la première fois
les troupes de son père; son discours serait peut-être mieux en
situation, si les Myrmidons venaient à peine d'arriver comme
c'est le cas chez Dictys; cf. cl-dessus, p. 119, n. 1.
4. On pourrait donner à <ilx7J son sens homérique : • L'audace
fournit à l'homme une puissante protection•; mals les paraUèles
invitent à traduire par •force• (1, 384, 408; n, 256). 'A:>.x7)n'a
le sens de •protection• qu'en vin, 284, et. peut-être en 111, 189
(où il est synonyme de lpxot;, qui est employé en 11, 390; 111,
436, 449 ; V, 423).
145 LIVRE VIII

affermissez vos rangs pour l'œuvre d'Arès 1 Point de


répit pour l'armée des Troyens ; qu'elle croie qu'Achille
est encore vivant parmi les Argiens 1 J •
A ces mots, il met sur les épaules l'armure paternelle
qui brille de toute part et Thétis, du fond des mers,
se délecte le cœur à contempler son petit-fils à la
force de preux. Lui, vivement, s'élance en avant de
la haute muraille, debout sur son char que mènent
les chevaux immortels de son père. Tel qu'on voit
s'élever depuis les confins de l'Océan le Soleil et ses
30 feux magnifiques illuminer la terre, les feux qu'il lance
en la saison où les poulains de son char I rencontrent
l'astre de Sirius qui n'apporte aux mortels que peste
et malheur 1 : tel s'avance vers l'armée des Troyens
le vaillant héros, fils d'Achille. Il monte les chevaux
divins que, brûlant de chasser l'ennemi loin des nefs,
il s'est fait atteler par Automédon (c'est le cocher qui
a coutume de les mener)'. Les chevaux retrouvent' la
joie en conduisant ce maître pareil à l'8acide : leur
cœur immortel espère bien qu'il ne se montrera pas
moins brave qu'Achille. L'allégresse est grande aussi
40 chez les Argiens qui s'assemblent autour de la Force
de Néoptolème: ils ont tant d'ardeur qu'on les prendrait
pour des guêpes cruelles que < ...> a troublées ; elles
s'envolent de leur trou, avides de mordre la chair
humaine ; toutes ensemble, elles se précipitent en force:
quel malheur elles réservent aux hommes qui

1. Cf. QS, vu, 664.


2. Dana les formulea du type f mrotm. xor.lclpµœat, Qulntua
semble préférer le pluriel tlpµœa1.,même s'il s'agit d'un seul char :
cf. u, 206 (corr.) ; rx, 254. Il respecte en cela l'usage homérique
(â 366 ; E 199; etc.).
3. Qulntus reprend une comparaison homérique qu'il a déjà
utilisée en 11, 208-210 (cf. t. I, p. 63, n. 3); il y ajoute la mention
de Sirius, l'astre funeste de la canicule, en s'inspirant d'une
autre comparaison hom~rique (X 26-31 ; cf. aussi E 4-6; A 62-63;
Apoll. Rhod., 111, 957-959).
4. Automédon est l'aurige d'Achllle dans l' lliade. Sur le sens
d'itntcxœv, et. A. KOcbly, ed. maior, ad locum.
6. Ao-i-cse réfère à l'épisode des chevaux qui fait suite aux
funérailles d'Acbllle (111, 743 88.).
146 LIVRE VIII

passent par là 1 l Pareil est le flot des Argiens qui


sortent de l'enceinte des nefs, tout brOlanta pour
Arès. Ils couvrent un vaste front• et toute la plaine,
au loin, flamboie sous les armes des guerriers au soleil
qui brille dans les airs au-dessus d'eux•. Parfois une
50 nuée traverse l'immensité de l'air, poussée par le
souffle puissant du Borée, quand le temps est à la
neige, pendant la dure saison de l'hiver : le ciel entier
s'enveloppe alors de ténèbres•. Elles couvrent ainsi
la terre, les deux armées qui s'avancent. l'une vers
l'autre, non loin des nefs, et la poussière qu'elles
soulèvent s'envole dans les espaces du ciel. Les armes
des guerriers font grand fracas, ainsi que la multitude
des chars: et les chevaux hennissent en se ruant au
combat. Chacun répond à l'appel de sa vaillance qui
l'entraine dans la cruelle mêlée.
Il arrive que deux vents soulèvent de hautes lames,
60 quand, avec des grondements terribles, ils surgissent
on ne sait d'où et parcourent la large plaine des flots
en entrechoquant leurs bourrasques : la tempête alors
fait rage sinistrement sur le vaste abîme des mers ;
Amphitrite déchainée gémit sous les vagues funestes
qui courent çà et là, aussi hautes que des montagnes,
tandis que les vents qui soufflent en sens contraire
ululent sur la mer, sinistrement 1 • Les deux armées
se rencontrent pour l'œuvre d'Arès, animées d'une

1. Cf. II 259--265; P 571-672; QS, x111,65-57. Le texte com-


munément admis au v. 43 (m?l a-riyoç) introduit une forme qui
n'est pa1 épique. En outre, la correction Off)'O,;,qui ae fondait sur
la leçon de !'Aldine OffVOt;, ae tire plus malaisément de o6ivo,;.
M. L. West incline à garder le texte des manuscrits: Quintua ae
aouvfendralt de P 22 m:pl a8mt ~>.cJLC«lvt:L (cf. Apoll. Rhod., 111,
1258). Noua le suivons et traduisons en ce sens ; mais la syntaxe
noua parait exiger qu'on corrige a6ivo,;en a6ncr.: cf. QS, 1v, 357,
684; X, 146; XI, 231, 426.
2. Cf. QS, VI, 642.
3. •rn• ~fpL, • dans l'air •· Cette expression peut être défendue
par Apoll. Rhod., Argon., 1v, 767 (passage lui-même discuté);
QS, 11, 673 (ÔTn)ÉpLoL); et la formule wb wx-rl familière à Apollo-
nios. Elle n'en demeure pas moins suspecte {cf. l'apparat critique).
4. Cette comparaison contamine pluaieun imagea homérlquea :
147 LIVRE VIII

aussi terrible ardeur : c'est la Discorde en personne


qui les mène. Quand elles se heurtent, on croirait
70 entendre le fracas que font dans l'air les tonnerres ou
les éclairs, lorsque des vents furieux sont aux prises
et que la fureur de leurs rafales 1 jette les nuages les
uns contre les autres, parce que Zeus a grand courroux
contre les hommes qui outrepassent la sainte Justice
dans leurs actes 1 • Pareil est le choc : la pique heurte
la pique, le bouclier heurte le bouclier, l'homme presse
l'homme.
Dès l'abord, le fils vaillant d'Achille le bon guerrier
abat le noble Mélanée et le bel Alcidamas : ce sont les
enfants du belliqueux Alexinomos qui habite dans la
creuse Caunos, tout près de son lac limpide, sous les
80 neiges de l'lmbros, au pied du Tarbèle 3 • Puis il tue le
fils de Cassandros, Mynès aux pieds agiles : la divine
Créuse l'avait enfanté sur les bords du Lindos' dont
le beau cours borne le pays des Cariens qui ne savent
pas fuir, aux confins de la glorieuse Lycie. Il abat
encore Morys, le manieur de pique venu de Phrygie ;
puis, à ses côtés, il massacre Polybe et Hippomédon,
en touchant l'un à la base du cœur, l'autre à la clavicule.
Partout il porte le carnage et la terre gémit sous les
cadavres des Troyens. Nul ne résiste : pareilles aux

pour les v. 49-50, cf. à 275-276; pour les v. 61-52, cf. K 6-8;
0 170-171 ; T 357-358. Le thème de la chute de la neige se retrouve
en VII, 134 ; IX, 71-72 ; x, 248-250.
1. La formule 6mro.• clij't'«t.1 Niôpot. est garantie par x111,
480 s.; M6pov clêvn:t;est fréquent : 1, 40; x, 66 ; x1v, 474.
On hésitera donc à corriger le texte pour éviter une répétition
qui n'est guère plus choquante qu'en 1, 697 et 699; le vers v111,
95, présente une répétition analogue.
2. Cf. QS, n, 348-350 (t. I, p. 69, n. 1). Le thème du courroux
de Zeus est emprunté à II 385-388.
3. Sur Mélanée et Alcidamas, voir la Notice, p. 141. Sur la
situation de Caunos que le poète décrit ici avec une grande
exactitude, cf. Strabon, xiv, 2, 2-3, et nos Recherches sur les
Posthom., 135-136.
4. Le Lindos, plus communément appelé Indos, constitue ici
la frontière entre la Carie et la Lycie : cf. nos Recherches, 136,
où nous discutons le sens du v. 84. Dans les v. 76-84, Qulntus
emprunte quelques expressions au chant XX de l'Iliade (exploits


148 LIVRE VIII

90 broussailles sèches que 1 l'haleine dévastatrice du feu


consume sans peine en automne, quand sévit le Borée 1 ,
les phalanges croulent sous les charges du héros. ~née
tue Aristoloque ferme au combat, d'un coup de pierre
à la tête ; il lui brise 8, avec le casque, les os du crâne et
l'âme les quitte aussitôt'. Le Tydéide massacre le
fougueux Eumée : celui-ci habitait jadis la haute
Dardanos qui garde la couche où Anchise tint la
Cythéréenne dans ses bras 6• Et voici qu'Agamemnon
100 abat Eustrate•; l'homme ne regagnera pas la Thrace
après la guerre : il périt loin de sa patrie. Mérion tue
Chlémos, le fils de Peisénor : c'était l'ami et le fidèle
compagnon du divin Glaucos; il demeurait sur les bords
du Limyros 7 et, depuis que Glaucos avait en mourant
laissé le trône, tous ses compatriotes l'honoraient comme
leur roi, tous les gens qui habitent le fief de Phénix, la
haute croupe du Massicytos et l' Autel de la Chimère 8.
Partout, c'est le carnage dans la mêlée 9 ; mais
Eurypyle se distingue dans le nombre : sur combien
110 d'ennemis il fait fondre les Trépas maudits I Il massacre
d'abord Eurytos qui ne sait pas fuir, puis Ménoitios
au couvre-ventre ciselé, deux guerriers divins compa-
gnons d'Éléphénor 10 • Près d'eux, il abat Harpalos, un
homme du sage Ulysse. Si ce prince guerroie trop

d'AchUJe) : on relèvera notamment 1 382 -rrpC>-rov 3' E'>.E.v


et
384 8. 8v VO(.LtplJ Ô'ltoVLtp6evn..
-rbce ••• TµG>À(f)
1. Pour notre correction, cr.ci-dessus p. 30, n. 1.
2. Cf. QS, 1, 209-210 (t. 1, p. 20, n. 4). La formule finale a été
suggérée par Aratos, 417, où Qulntus a dft lire cim).).ov-roç
(•ic «>ul uid.) 01r<.i>ptvou Bopéœo(,ic M) : voir l'apparat critique
de J. Martin.
3. Cf. QS, 111, 333.
4. Les Anciens considèrent parfois que le centre de la vie se
trouve dans la moelle des os, qui est appelée pour cette raison
cxlG>v : cf. T. Allen, W. Halliday, E. Sikes, The Homeric Hymna
(2• éd.), 284-285.
5. Cf. B 819-821. On notera le présent 7ttÀOV't'«L : la « couche
d'Ancbise • devait exister encore au temps du poète.
6. La leçon de P permet d'éliminer le nom propre surprenant
de Stratos.
7. Le Limyros, qui arrose la ville de Limyra, est un affluent
de l'Arycandos : cf. Ruge, dans Real-Encykl., x111, 712, ,. v.
149 LIVRE VIII

loin pour pouvoir protéger le corps de son écuyer péri


au combat, son compagnon Antiphos, cœur de vaillance,
se prend de courroux à la mort d' Harpa los : il envoie
sa pique, droit sur Eurypyle. Néanmoins, il ne le touche
pas : la bonne lance tombe un peu à côté, sur le belli-
120 queux Meilanion que sa mère, la jolie Cleité, avait
enfanté jadi~, sur les bords du Caique au beau cours 1 ,
dans le lit d'Érylaos. Eurypyle, que courrouce la mort
de son compagnon, ne fait qu'un bond sur Antiphos;
mais l'homme va se réfugier à toutes jambes• parmi
le gros de ses gens, sans que le belliqueux Téléphide
réussisse à le terrasser de sa solide pique, car son lot
était de trouver plus tard un atroce trépas, victime du
Cyclope homicide : tel devait être le bon plaisir de
l'odieuse Destinée 1 • Eurypyle alors porte ailleurs ses
attaques ; il charge sans répit et, sous sa pique, les
130 hommes s'écroulent en masse. On voit parfois de grands
arbres abattus par un fer impitoyable dans le maquis
des montagnes; les ravins sont encombrés de leurs
troncs qui jonchent le sol çà et là•. Le belliqueux
Eurypyle abat autant d' Achéens à coups de lance,
jusqu'au moment où, le cœur plein de superbe, le fils
d'Achille l'aborde. Les deux champions tiennent au
poing leur grande pique qu'ils brandissent l'un contre
l'autre, brûlants d'ardeur 1 •
Eurypyle apostrophe le premier son adversaire et
lui demande :
c Quel est ton nom et quel est ton pays pour être
venu nous défier face à face? Assurément, c'est vers
140 l'Hadès que te mènent les Trépas inexorables, car nul

1. Cf. Hésiode, Th~og., 343 : luppE(~v n: Kiitxov. On trouve


en x1, 69, un écho au premier hémistiche du v. 121.
2. Cf. QS, Vl, 609.
3. Allusion à ~ 17-20.
4. Pour cette comparaison, cf. N 389-391 ( = Il 482-484);
Il 633-634 ; Apoll. Rhod., 1, 1003-1005; QS, 1x, 162-166. Pour
voir la note à x111,22.
dv«1tÀ:fJa(A)aL,
6. Malgré Rhodomann et K0chly (note à n, 110), nous ratta•
chons hl mp(at à •dvixaaov : µcxtµG>(A)V"t'EÇ
est souvent pris absolu•
ment (cf., par exemple, n, 213; v1, 194, 217; x111,220).
160 LIVRE VIII

ne m'a jamais échappé dans la dure bataille. Beaucoup


sont déjà venus ici m'affronter en face; mais, sur tous,
j'ai fait fondre la tuerie et la désolation, implacable-
ment; il n'en est aucun dont les chiens, près des eaux
du Xanthe, ne se soient partagé les os et la chair.
Allons 1 parle : qui es-tu? à qui sont ces chevaux qui
font ton orgueil? •
A ces mots, le vaillant fils d'Achille répond :
« Quoi? Je cours à la bataille et veux du sang ; et toi,
un ennemi, tu viens, comme ferait un ami, t'enquérir
150 de mon lignage que tant connaissent si bien? Je suis
le fils de cet Achille à l'âme tenace qui mit jadis ton
père en déroute d'un coup de son immense pique ;
et tu peux être sûr que les Trépas maudits auraient
pris l'homme dans leur étreinte meurtrière, si Achille ne
l'avait bien vite sauvé d'une mort lourde de sanglots 1 •
Les chevaux qui me portent sont ceux de mon père, cet
émule des dieux : Harpyie s'était unie autrefois au
Zéphyr pour les enfanter; leurs jarrets savent courir
même sur la mer inféconde et c'est à peine s'ils
l'effieurent, car ils vont aussi vite que le vent 1 • Eh bien 1
maintenant que tu sais le lignage de ces coursiers et
160 le nôtre, tâte aussi de notre lance invincible, que tu
la connaisses au corps à corps 1 : elle vient par son
lignage des hautes cimes du Pélion ; c'est là qu'elle a
laissé sa souche et le berceau de son enfance'.•
Il dit et saute de son char à terre, le glorieux guerrier,
en brandissant son immense pique 1 • L'autre, à son
tour, saisit de sa poigne vigoureuse un roc gigantesque
qu'il lance sur le bouclier d'or de Néoptolème•; mais
il ne brise pas son élan sous le rude choc 7 • Le héros
reste immobile, tel un roc énorme en pleine montagne :
les torrents descendus du ciel ont beau conjuguer leur
fureur ; ils ne parviennent pas à le faire bouger, tant

1. Sur la légende de Télèphe, cf. t. 1, p. 141, n. 6 ; 142, n. 7


(N. C., p. 175-176). On notera l'alliance de mots l~acx't''lS).e8pov.
2. Cf. II 148-150. La précision que les chevaux d'Achille
peuvent courir sur les vagues est empruntée à une autre source :
rapprocher i 228-229; Apoll. Rhod., ,, 182-184; Oppien, Cgnég.,
161 LIVRE VIII

170 il est enraciné dans le sol 1. Il tient aussi bon, le vaillant


fils d'Achille, et. demeure impavide. Eurypyle le hardi
preux ne se trouble pas pour autant devant la force
irrésistible du fils d'Achille : son audace l'entraîne,
ainsi que les Trépas. La colère bout au fond du cœur
des deux champions ; leurs armures étincelantes
sonnent sur leurs épaules. Le corps à corps s'engage :
deux fauves ne sont pas plus terribles, quand ils
s'affrontent dans la montagne, le cœur en proie à la
faim qui les torture : pour une charogne de bœuf ou
de cerf, ils combattent ensemble en de furieux assauts
180 et leur lutte fait résonner les vallons•. Tels, les deux
guerriers se heurtent pour un implacable combat.
Autour d'eux, les phalanges de chaque camp, sur tout
le front, ont bien rude besogne dans la mêlée : c'est
une âpre lutte qu'elles se livrent. Eux, aussi prompts que
la rafale, se ruent l'un sur l'autre•, avides de verser
avec leur pique le sang de l'adversaire. Excités sans
cesse par Enyô qui se tient tout près d'eux, ils ne
s'arrêtent jamais de combattre : ils se portent des coups
tour à tour sur leurs boucliers, sur leurs jambières,
190 sur leurs casques empanachés, et réussissent même
chacun à s'entamer la chair. Quelle rude besogne
anime ces héros de bravoure I La Discorde rayonne en
les contemplant. A grosses gouttes, la sueur ruisselle
sur eux; mais ils tiennent bon, sans jamais faiblir,
car ils sont tous deux nés du sang des Bienheureux.
Du haut de l'Olympe, les Immortels < ...> • ; les uns
applaudissent le fils vaillant d'Achille ; les autres,

1,222; Nonnos, Dion., xxv111, 284-285; et. J. Schwartz, Pseudo-


Huiodeia, 449, n. 1.
1. L'image est fréquente chez notre poète : QS, n, 522-523;
v, 461-462; v111, 197-198, 338-339; xu, 365-366. Elle a des
antécédents homériques : 0 618-621 ; P 434-435, 747-751 ; p 463-
464; cr. encore Apoll. Rhod., In, 1294-1295; D. L. Page, Liter.
papgri, Poetry, 522, n° 129, v. 21-24.
2. Variation sur la comparaison de 1v, 220-224: cf. t. 1, p. 144,
n. 3 (N. C., p. 176). Le v. 177 reprend la formule de v, 407.
3. Cf. QS, IV, 349 B.
4. Lacune. Pour l'idée, comparer avec 11, 492--494.
152 LIVRE VIII

Eurypyle pareil aux dieux. A les voir combattre tous


deux, on les prendrait pour des pics inébranlables dans la
haute montagne 1 • Leurs boucliers sonnent alors 2 bien
haut sous les coups des hampes de frêne ; mais, à la fin, la
200 grande pique du Pélion transperce la gorge d'Eurypyle 8 ,
après avoir longtemps peiné : un flot de sang vermeil
gicle ; par la blessure, l'âme du héros s'envole de son
corps et les ténèbres de la mort tombent sur ses yeux.
11 s'écroule à terre dans son armure, comme croule
le long fût d'un pin ou d'un sapin qu'a déraciné la
violence du Borée glacé' : le corps d'Eurypyle couvre
autant d'espace, quand il s'abat en faisant résonner avec
force le sol de la plaine troyenne. Aussitôt une pâleur
livide se répand sur le cadavre et le bel incarnat de
son teint se fane.
210 Alors le puissant héros, triomphant, nargue sa
victime 5 :
« Eurypyle, tu prétendais, certes 8, anéantir les
Danaens et. leurs vaisseaux et nous faire tous périr
misérablement ; mais les dieux n'ont point accompli
ton désir 7 • Grâce à mon bras, elle t'a vaincu, toi l'invin-
cible, la grande pique de mon père que jamais mortel
venu nous affronter n'a pu éviter, quand bien même
il eût été tout de bronze 8 ! »
Il dit et, prestement, arrache du cadavre l'immense
pique ; la panique prend alors les Troyens à la vue du
guerrier au cœur violent. Sans perdre un instant, il ôte
220 l'armure et la remet à ses fougueux compagnons pour
qu'ils raillent porter aux nefs des Achéens. Quant à
lui, il saute sur ~on char rapide aux coursiers indomp-
tables et se met en route. On voit ainsi la foudre, lancée

1. Cf. p. 151, n. 1.
2. T6-r' peut faire antithèse avec l>'-Ji~; aa place est anormale,
mais r 452 offre un exempJet analogue. La correction ü,e' n'est
pas satisfaisante; car Quintus n'emploie pas après la césure un
postposé monosyllabique, sauf lorsque la préposition est suivie
d'un mot appartenant au groupe qu'elle régit (QS, xn1, 438).
3. Cf. X 327, et surtout QS, 1, 110.
4. Cf. II 482-484 : ijpr.m:~ &>,;~-œ Tt.,; 3p~ ijpr.m:vfJqep<a>l,;1
~è nt-rue;()À<a>8p1J
••• ; ee modèle a été déjà utilisé en 1, 249-262
153 LIVRE VIII

par Zeus l'invincible, traverser l'immensité de l'éther


dans une gerbe d'éclairs ; elle saisit d'épouvante
jusqu'aux Immortels, quand elle jaillit du grand Zeus 1 ,
et va s'abattre sur la terre pour fracasser les arbres
et les cimes des montagnes. C'est avee la même prompti ..
tude que Néoptolème s'abat sur les Troyens en faisant
surgir le désastre 2 : partout il porte le carnage 8 parmi
ceux que rencontrent ses chevaux immortels. Les
cadavres couvrent le champ de bataille, tout rouge de
230 sang ; parfois, les feuilles pleuvent dru, par milliers,
dans les vallons des montagnes et forment un tapis
sur le sol 4 : on ne saurait davantage dénombrer les
Troyens qu'ont alors couchés à terre les bras de Néopto-
lème et des Argiens magnanimes. Le sang noir des
hommes et des chevaux inonde de ses flots les mains
des assaillants ; il ruisselle à flots sur les jantes des
chars en course, à chaque tour de roues 6 •
Les fils des Troyens allaient repasser les portes,
car ils ont aussi peur que des génisses devant un lion
ou des sangliers devant l'orage. Mais le sinistre Arès,
240 méditant de secourir les belliqueux Troyens, descend
de l'Olympe à l'insu des autres Bienheureux. Les che-
vaux qui le mènent au combat se nomment Ardent
et Flamboyant, Vacarme et Panique• ; ils sont fils
du Borée mugissant et de l'horrible Erinys 7 et soufflent
une flamme dévastatrice ; ils font gémir l'éther diapré
en volant à la bataille. Un instant suffit au dieu pour
arriver à Troie, dont le sol gronde sous les pas de ses
chevaux divins. Il s'approche des combattants en
brandissant sa bonne pique et, avec une grande clameur,
il enjoint aux Troyens de marcher contre l'ennemi

et 625 (où l'on trouve la formule ~(n xpuepoü Bop!œo). Pour le


thème des arbres déracinés, cf. 1, 488-491 (t. I, p. 31, n. 1).
1. N6acpr.est un synonyme de~ et le complément qu'il introduit
dépend de xœ't'r.6V"t'œ. Rhodomann traduit autrement : fulmen
quod delabens ipsi etiam dii exhorrescunl, praeler magnum Jouem.
2. Cf. QS, VI, 601.
3. Bien que Quintus fasse parfois de 8tiµ.vœµœr.un passif
(111,7; vu, 289; v111, 466; 1x, 214), la syntaxe et les tours paral-
lèles (cités dans l'apparat critique) invitent à considérer ici la
forme comme un moyen et à corriger lllloç en !XJ..ov.
154 LIVRE VIII

250 dans la mêlée 1 • Au son de cette voix surnaturelle,


tous demeurent interdits, car ils ne voient ni le corps
impérissable du dieu immortel, ni son attelage que la
brume enveloppe. Un homme pourtant a compris
l'appel divin venu on ne sait d'où frapper si fort les
oreilles des Troyens : c'est le divin Hélénos à la science
fameuse ; la joie au cœur, il crie de sa voix la plus
forte à l'armée en déroute :
« Ah ! lâches ! Pourquoi fuyez-vous devant le fils
d'Achille le bon guerrier? Pour brave qu'il soit, il n'est
qu'un mortel comme nous et sa force ne vaut pas
celle d'Arès qui nous apporte le grand secours que
chacun attendait. Car c'est bien lui qui crie et vous
260 enjoint de combattre contre les Argiens dans la mêlée.
Allons ! du courage, amis l mettez de l'audace en vos
poitrines! Je ne pense pas que les Troyens trouvent
meilleur recours dans la guerre• : qui vaudrait mieux
qu'Arès dans les combats, quand il octroie son aide à
des guerriers sous le harnois, comme il le fait aujourd'hui
en venant à notre rescousse? C'est à vous maintenant
de songer au combat et de chasser vos alarmes 1»
A peine a-t-il parlé qu'ils reprennent pied face aux
Argiens. On voit parfois dans les sous-bois des chiens,
qui fuyaient naguère devant un loup, faire demi-tour
2 70 et lui tenir tête, quand le berger les presse de ses appels
répétés 8• La peur abandonne pareillement les Troyens
dans la cruelle mêlée d'Arès : homme contre homme,
chacun combat en brave. Partout, les armures des
guerriers font un bruit de tonnerre sous les coups des
épées, des piques et des flèches ; les fers plongent dans
la chair ; le terrible Arès ruisselle sous les flots de

1. En E 694, Arès brandit pareillement sa lance dans la


bataille. Le cri du dieu rappelle celui que lancent Héré et Poséidon
pour redonner courage aux Achéens en E 784 et en A 147-162;
comparer aussi le cri d'Arès blessé qui épouvante les deux camps
en E 859-861.
2. Cf. E 485 ; :E 100, 213 : 4pEc..>(u. l. 4pe:6>t;, &pe:ot;,clpi)i;)
clÀxnjpa. Spitzner remarque avec raison que Quintus devait,
comme Aristarque, interpréter le premier terme comme un génitif
d' "Ap11t;.
3. Pour cette comparaison, cf. A 292-293; P 725-726.
155 LIVRE VIII

sang; des combattants tombent les uns sur les autres


à travers la mêlée, dans chaque camp. La bataille
tient sa balance égale. Lorsque des gars, sur un grand
vignoble de côteau, vendangent à la serpe les rangées
280 de ceps, ils se hâtent et l'émulation fait avancer égale-
ment leur travail, car ils ont même Age et même force 1 •
La balance douloureuse du combat n'est pas moins
égale entre les deux armées : les Troyens, animés d'un
courage surhumain, tiennent bon, car ils s'assurent
en la protection I de l'intrépide Arès autant que les
Argiens sur le fils d'Achille qui ne sait pas fuir. Tandis
qu'ils s'entr'égorgent, la funeste Ényô rôde parmi
eux, les épaules et les mains couvertes d'affreuses
éclaboussures de sang, le corps ruisselant d'une sueur
sinistre ; sans donner ses faveurs à personne, elle se
290 plaît à balancer le combat, car son cœur a mêmes égards
pour Thétis et pour le divin Arès 1•
Alors Néoptolème abat l'illustre Périmède qui
habitait près du bois sacré de Sminthé. Près de lui,
il massacre Cestre', Phalère qui ne sait pas fuir, le
puissant Périlaos et Ménalque à la bonne pique : c'est
au pied de la sainte Cilla qu'lphianasse avait donné
cet enfant à l'habile Médon, le maître charpentier• ;
celui-ci est resté chez lui, sur la terre de sa patrie, mais
il n'a pas joui de son fils et ses collatéraux se sont
partagé après sa mort sa maison et le fruit de son
300 labeur•. Cependant Déiphobe tue Lycon qui ne sait
pas fuir en le touchant un peu au-dessus de l'aine :
la grande pique arrache toutes les entrailles et vide

1. Cette comparaison s'inspire de A 67-69, et de ac193. 'Omt6u


aemble avoir ici une valeur causale comme en x, 429.
2. Sur le sens d'd).x7), cr. p. 144, n. 4.
3. Sur ces tableaux allégoriques, voir la note à x1, 8-15.
4. Cestre est un inconnu ; mais son nom doit être mis en
relation avec le fleuve homonyme de Pamphylie: Qutntus utilise
en effet largemtnt dans le livre VI 11 les données géographiques
qui concernent la cote méridionale de l'Asie Mineure.
6. Comparer le charpentier Tecton, fils d'Harmon, en E 59-60.
6. Cf. E 168 X7JPCt>tmXl 3l Br.à:XT7laLV3œuovro; et Hésiode,
Tluog., 606-607.
156 LIVRE VIII

complètement le ventre. Énée massacre Dymas :


l'homme habitait autrefois dans Aulis et il avait suivi
Arcésilas en Troade 1 , mais il ne revit point son pays.
Euryale abat Astrée d'un jet de sa cruelle javeline 1 ;
dans son vol, le fer douloureux a tôt fait de traverser
la poitrine en tranchant le canal de l' œsophage : il
apporte à l'homme le trépas, tandis que le sang se
310 mêle aux aliments. Non loin de lui, le magnanime
Agénor tue Hippomène, le vaillant compagnon du
belliqueux Teucros : il l'a blessé brutalement à la
clavicule ; l'âme jaillit du corps avec le sang et la nuit
de la mort l'enveloppe 3 • Le deuil envahit Teucros,
quand il voit son compagnon tué : il bande son are
et décoche une flèche rapide sur Agénor ; mais il le
manque, car le guerrier détourne très légèrement le
corps. Le trait frappe son voisin, le belliqueux Déio-
phontès, à l'œil gauche et s'en va ressortir par l'oreille
droite, après avoir sectionné le globe de l'œil : les
320 Destinées ont conduit la flèche amère selon leur bon
plaisir'. L'homme reste debout, titubant sur les jambes.
Teucros lance alors une seconde flèche qui siffle dans
la gorge 6 , puis fauche les nerfs de la nuque en ressortant
par derrière 8 : la cruelle Destinée l'atteint.
Partout, c'est le carnage : les Trépas et la Mort
sont en liesse 7 ; la douloureuse Discorde, ardente, crie
de sa voix la plus forte ; Arès lui répond par une terrible

1. Le Béotien Arcésilas (B 495) a été tué par Hector dans


l' lliade, en O 329.
2. La métrique n'autorise pas d)ryc:w'7>!xoVTL qui comporte
un demi-hiatus au cinquième pied. Cf. p. 68, n. 4 (N. C., p. 210 e.).
3. Cf. p. 130, n. 4 (N. C., p. 215).
4. Le texte peut être maintenu : cf. nos Recherches sur les
Posthom., 160.
5. Nous avons discuté ce passage, ibid., 202.
6. Comparer Archiloque, fr. 198 Lasserre : lvw; 81: µc8wv
cbrt6pr.cm,.
7. Bien que Qulntus n'évite guère les répétitions (cf. p. 147,
n. 1), il y a lieu de corriger µ.6pov en ip6vovau v. 324, d'après
QS, 1x, 176-177. La formule "t'&üxe: cp6vovest attestée en v1, 605;
x1, 280. Pour ces scènes où interviennent les allégories de la mort
et de la guerre, voir la note à xi, 8-15.
157 LIVRE VIII
clameur et, tandis qu'il inspire une grande audace
aux Troyens, il épouvante les Argiens dont il ébranle
soudain les phalanges. Néanmoins le fils d'Achille ne se
330 laisse point émouvoir : il tient ferme et combat en
brave, massacrant ennemi sur ennemi. Quand les
mouches s'approchent du lait, qu'un jeune garçon
fasse un moulinet de sa main, et les insectes, sous ses
tapes légères, tombent près de la jatte, çà et là,
expirants : quelle joie pour l'enfant de regarder son
œuvre 1 J Le fils illustre de l'inexorable Achille ressent
autant de plaisir au milieu des cadavres. Sans se soucier
d'Arès qui vient secourir les Troyens, partout, il porte le
carnage parmi les assaillants 1 : pareil à un pic de haute
montagne qui sait soutenir l'assaut des tempêtes•, il
340 tient bon et demeure impavide. Arès s'irrite de son
ardeur : il se prépare à l'affronter lui-même, face à
face, après avoir déchiré la sainte nuée, quand Athéné
bondit de !'Olympe sur l'lda touffu. La secousse est
telle qu'elle fait trembler la terre divine et le cours
bruissant du Xanthe ; les Nymphes ont le cœur brisé
d'effroi, tant elles craignent pour la cité de Priam.
Les éclairs fusent autour de ses armes immortelles';
de terribles serpents jaillissent de son bouclier invincible,
soufflant une tempête de feu, et, là-haut, son casque
350 divin touche les nuages. Elle allait sur-le-champ
combattre le fougueux Arès 1 , quand la sainte Raison

1. L'image a été suggérée par divers paBBages d'Homère


(B 469-471 ; /1 130-131 ; Il 641-643) et d'Apollonios de Rhodes
(Argon., IV, 1453-1456). Cf. QS, 111,264; x, 114-116.
2. Le v. 337 est altéré. Dans le premier hémisUche, on resUtuera
sana héalter d.µ.ôvo~ (codd. imxµ.ôvov-rot;)d'après v111, 454;
avec bro-rpôvoVTO~ que les éditeurs admettent depuis Tychsen,
il faudrait T~ (cf. 1, 162 ; x1, 350). Dans le second hémistiche,
iTlW't'O,c li chA.tialt•, ne convient ni pour le mètre ni pour le sens.
La conjecture de M. L. West <no >-rL<8éx>W't'O est satisfai-
sante pour la paléographie ; mais ce verbe ne parait pas pouvoir
signifier c attendre de pied ferme l'ennemi•· Les parallèles
suggéreraient plutôt 7Œp,i3ciµ.vcx't'O ou ôm8ciµ.vcx't'O: cr. v1, 203 ;
vin, 88, 228; 1x, 176; x, 101. Quoi qu'il en soit, la narration
piétine dans tout le passage : les v. 331-337 semblent être une
addition destinée à introduire une comparaison, d'un goat
d'ailleurs discutable.
158 LIVRE VIII

de Zeus, pour les épouvanter tous deux, tonne sinistre-


ment depuis les cimes de l'éther. Arès quitte le combat,
car il voit se révéler à lui le courroux du grand Zeus 1 i
il gagne la Thrace inclémente, sans se soucier davantage
des Troyens dans la superbe de son cœur. La noble
Pallas ne demeure pas non plus dans la plaine de Troie;
elle part à son tour pour le sol sacré d'Athènes 1 •
Cependant les armées poursuivent leur bataille
meurtrière. Tandis que les fils des Troyens perdent
360 courage, les Argiens, pleins d'entrain au combat, les
talonnent dans leur retraite. Comme le vent presse
les vaisseaux qui courent, la voile dehors, sur les
flots puissants de la mer 3 , comme la fureur du feu
s'attache aux broussailles', comme d'agiles chiens de
chasse traquent les biches dans la montagne', les
Danaens poursuivent l'ennemi, encouragés par le fils
d'Achille qui, de sa grande pique, tue tous ceux qu'il
rencontre dans la mêlée. Les Troyens en déroute font
retraite et vont par les hautes portes se réfugier dans
leur citadelle.
Les Argiens reprennent un peu haleine dans la bataille,
370 maintenant qu'ils ont parqué la gent troyenne dans
la ville de Priam, comme les bergers parquent leurs
agneaux dans leurs bercails solitaires 8 • Parfois on voit
souffler des bœufs, exténués d'avoir traîné un fardeau
jusqu'en haut d'une rude côte ; à coups pressés, ils
halètent sous le joug 7 : les Achéens exténués reprennent
ainsi haleine sous le harnois. Puis ils se disposent à

1. Le v. 354 se trouve dans les manuscrits après lev. 346 (la


numérotation des vers que nous donnons est traditionnelle depuis
Tychsen; nous avons préféré ne pas la modifier). Il est possible
qu'il soit, comme les v. 331-337, une addition du poète que le
copiste n'a pas su insérer à sa place.
2. Après leur affrontement, Arès et Athéné regagnent leurs
domiciles respectifs comme à la fin du chant V de r lliade (v. 864-
909). Pour l'expression, Quintus utilise 8 361~363 (fin des Amours
d'Arès et d'Aphrodite} et 7180. Lev. 357 est lacunaire: M. L. West
propose llcxllœc;«• mcd71 Tp@CJ>v, en admettant que L et H 0
conservent partiellement le texte de l'archétype qui se serait
présenté ainsi: IT' (et yp. lv aupra lintam) tlvœ(7J.
159 LIVRE Vlll

combattre autour des murs et ils cernent la ville. Les


Troyens, qui ont aussitôt 1 poussé les verrous sur les
portes, attendent derrière les remparts le furieux
assaut des guerriers. Les bergers restent au gîte pour
380 laisser passer le noir ouragan, en ces jours de forte
tempête où se coalisent les éclairs, la pluie et d'épaisses
nuées•; quelque envie qu'ils aient d'aller au pâturage,
ils ne bougent pas jusqu'à ce que la tourmente s'apaise
ainsi que les lourds grondements des gaves débordés•.
Comme eux, les Troyens attendent derrière leurs
remparts, épouvantés par la menace de l'ennemi.
Le flot des bataillons déferle vers la ville ; on dirait
une bande de geais ou d'étourneaux qui fondent à
tire-d'aile sur des olives bonnes à cueillir ; ils sont si
390 friands de leur pulpe savoureuse que les gars ont
beau crier pour leur faire peur, ils ne peuvent les chasser
avant qu'ils ne soient repus, tant la faim les rend
effrontés. Pareil est le flot des vaillants Danaens qui
investissent alors la ville de Priam : ils fondent sur
les portes, pressés de jeter bas l'ouvrage colossal que
bâtit le tout-puissant Ébranleur du sol 1. Mais les
Troyens ne négligent pas la bataille. Malgré leur effroi,
ils ont néanmoins pris leur poste sur les remparts et
œuvrent sans répit. Leurs mains, dures à la peine,
font pleuvoir flèches, pierres et javelines légères sur
les rangs serrés de l'ennemi 6 : Phoibos leur a donné
400 la force de résister, car son cœur est résolu à défendre

1. .,Aq,cxpsatisfait à la fois Je sens et la métrique (sur ce point,


cf. nos Recherches sur lu Posthom., 240). La faute des manuscrits
s'explique aisément : «q:icxpa été écrit «p par baplographie ; puis
le mètre a été rétabli par une correction fautive comme en 1x, 444.
2. L'expression est garantie par v111,448-449. C. L. Struve,
choqué par la place qu'occupent les nuages dans l'énumération,
a corrigé ve:~éeacn en vLq,ci8eaaL ; mais la neige s'accompagne
rarement de pluie et ne provoque pas de crues. Le parallèle qu'il
invoque (K 5-8) est tout différent, car U comporte un~ disjonctif.
3. Reprise de la comparaison qu'on lit en vu, 133-139 (cf.
p. 110, n. 3) ; cf. en outre M 156, 158; T 357.
4. Poséidon a bàtl les murs de Troie (q, 446-447); il a été
aidé dans cette tàche par Apollon selon H 462-453.
160 LIVRE VIII

les belliqueux Troyenst même après la mort d'Hector.


C'est alors que Mérion décoche une flèche amère :
il atteint Phylodamas, l'ami du puissant Politès 1 , un
peu au-dessous du menton ; le trait s'enfonce au bas
de la gorge et l'homme tombe, tel un vautour du haut
de son rocher, quand un gars vient à le frapper mortel-
lement d'une flèche acérée. Il s'abat aussi brutalement
depuis le faite du rempart : l'âme quitte ses membres,
tandis que ses armes sonnent sur le cadavre 1 • Triom-
41 o phant de sa victoire, le fils du puissant Molos tire une
seconde flèche : il voudrait tant atteindre Politès, le
fils de l'infortuné Priam 8 1 Mais celui-ci esquive le coup
d'une rapide inflexion du corps et la flèche ne touche
point la peau délicate. Quand un navire vogue sur le
large, poussé par un bon vent, si le pilote voit la crête
d'un écueil affleurer à la surface de l'onde', il change
de cap pour l'éviter : sa main infléchit le gouvernail
dans la direction voulue par son cœur et cette légère
impulsion suffit à détourner un grand malheur. Comme
lui, Politès a su voir assez tôt la flèche meurtrière
pour échapper au destin 1 •
420 La bataille se prolonge : le sang rougit les remparts,
les hautes tours et les parapets où les Troyens meurent
sous les flèches des robustes Achéens•. Ceux-ci non plus
ne sont nullement à l'abri des épreuves : bien des
leurs aussi rougissent la terre. Le gouffre de la mort
s'ouvre pour tous ceux qui sont frappés, dans chaque

1. Si Quintua connait le génitif en -E<a>pour les noms communs


de la première déclinaison (1, 537, 633; x, 414 ; d'après quoi on
corrigera x1v, 63), il adopte la désinence -ou pour les noms propres:
·v111,403; x, 162; x1, 232; cf. [Orphée], Argon., 218, 675, 765;
Nonnos, Dion., xvu, 246.
2. L'épisode rappelle la chute d'Alcmaon que Sa1pédon a
atteint de sa pique sur le mur des Achéens: comparer notamment
les v. 405-408 et M 385-386, 396.
3. Comparer 0 310.
4. La leçon de P montre que son modèle comportait deux
variantes bd et l:v(. 1 ETt'l,• à la surrace de•, convient bien dans
notre ~ontexte : cf. Hymne hom. Apollon, 391.
6. Pour cet épisode, voir la Notice, p. 139, n. 1.
161 LIVRE VIII

camp ; rayonnante, la maudite ~nyô attise la Lutte,


sœur de la Guerre 1•
Les Argiens auraient fini par forcer les portes et les
murailles de Troie, tant leur force est prodigieuse, si
l'illustre Ganymède ne s'était hâté de lancer un appel,
430 quand il les aperçoit du haut du ciel : quelle angoisse
il ressent pour sa patrie l
c O Zeus, notre père l S'il est vrai que je suis de ta
race 1 , si c'est bien par ton vouloir que j'ai quitté la
glorieuse Troie pour habiter avec les Bienheureux et
jouir de la vie immortelle 8 , exauce aujourd'hui la
prière de mon cœur en détresse! Je ne supporterai pas
de voir incendier ma ville et périr ma race dans cette
horrible guerre qui me cause la pire des peines. Et si
ton cœur a résolu d'accomplir ce dessein, éloigne-moi
440 pour l'achever: ma peine sera plus légère, si tu épargnes
ce spectacle à mes yeux ; car rien n'est plus pitoyable
ni plus odieux que de voir sa patrie tomber sous le bras
de l'ennemi. »
Ainsi parle le beau Ganymède : longue est sa plainte.
Zeus intervient alors lui-même pour cacher entièrement
derrière un immense voile de nuages l'illustre cité de
Priam. Une brume obscurcit la bataille tueuse
d'hommes : l'assaillant ne peut plus discerner l'empla-
cement des remparts que l'épaisse nuée dérobe sous
un voile sans faille. De toute part, le fracas des tonnerres
450 et des éclairs gronde dans le ciel ; alors, tandis que les
Danaens demeurent interdits en entendant Zeus
tonner', le fils de Nélée s'écrie dans leurs rangs, de sa
voix la plus forte :

1. Nous revenons au texte transmis; en effet, comme nous


le fait remarquer J. Martin, c l'allégorique â:ijpi.ç serait plus
indiquée, comme sœur de II6ÀEf.1.0t;,
que la vieille Enyô •· Polémos
et Dêris sont les homologues d'Arès et d'Éris qui sont frère et
sœur selon Quint us comme chez Homère : cf. x, 58 et la note
ad loc. Sur ces tableaux allégoriques, voir la note à x1, S-16.
2. Cf. v 130.
3. Cf. T 234-235.
4. Zeus arrête les Danaens par des coupa de tonnerre comme
en 0 133-136, 170-171 ; I 236-237; il épand la nuit sur les
162 LIVRE VIII

c tcoutez-moit, capitaines des Danaens I Nous ne


pourrons plus tenir, si Zeus ragaillardit les Troyens
en leur apportant son puissant secours : quel immense
désastre il fait rouler sur nous l Allons ! vite l regagnons
les nefs, cessons de peiner dans cette dure bataille 1 1
Sinon, il nous foudroiera tous, comme il en a le dessein.
Obéissons à ses présages : aussi bien chacun à toute
heure lui doit obéissance, car il l'emporte, et de loin,
460 sur les débiles humains comme sur les dieux puissants.
Les superbes Titans eux-mêmes ont éprouvé son
courroux, quand il déversa sur eux du haut du ciel
un furieux déluge de feu : sous la tourmente, la terre
entière flambait; la large plaine de l'Océan bouillait
depuis ses profondeurs jusqu'en ses derniers confins;
les lits des plus grands fleuves s'asséchaient ; c'était
la mort de toutes les créatures que nourrit la terre
féconde, de toutes celles qui vivent dans la mer sans
bornes ou dans l'eau des fleuves intarissables ; et
l'ineflable éther, dans les régions supérieures, se cachait,
derrière un voile de cendre et de fumée, tandis que le
4 70 monde agonisait. Voilà ce qui me fait craindre en ce
jour la fureur de Zeus. Allons l regagnons les nefs,
puisqu'il protège les Troyens aujourd'hui I Demain,
c'est à nous qu'il accordera la victoire : les jours se
suivent, tour à tour propices et néfastes 8 • Sans doute
notre destin n'est-il pas encore d'incendier l'illustre cité•,
même si Calchas a tenu un discours véridique, lorsqu'il
annonça jadis devant l'assemblée des Achéens que la
ville de Priam tomberait la dixième année 1 • 1

combattants comme en Il 567-568 (cr. P 268-270, 366-369).


On notera le uugma: f3povnd u x.cd clan:pomxl xwdoV't'O.
l. L'interjection insolite è:>w µoc., qui se retrouve en xn. 220,
peut avoir été créée sur µ1) w µo, (x1v, 155; cr. x111, 506). Lee
corrections è:>XÀu-rotet v&>wµoc.(qu'il faudrait comprendre comme
le contraire d'Mwµ~, sens qui n'est pas attesté) ne sont paa
satisfaisantes, car <J'1lµ«vn)pec; a déjà une épithète en xn, 220.
2. cr. QS, u, 76.
3. Le poète semble paraphraser Héafode, Trav., 826 : mou
µ-r,tpuc.~ ,ré)J;c. -l)µép'l), &ou µtn)p. La même idée sera plus
longuement développée en 1x, 104-109.
163 LIVRE VIII

A ces mols, les Argiens s'éloignent de l'illustre cité


et quittent le combat, épouvantés par les menaces de
480 Zeus : ils obéissent à l'homme qui connait les histoires
de l'ancien temps. Néanmoins ils n'abandonnent pas
ceux qui ont péri au combat : ils les ensevelissent après
les avoir retirés du champ de bataille ; car la nuée ne
couvre pas leurs corps, mais seulement la haute citadelle
et son mur imprenable autour duquel Arès a fait périr
tant de fils de Troyens et tant d'Argiens. Dès qu'ils
arrivent aux nefs, ils laissent leurs armes de combat,
puis vont laver la poussière, la sueur et le sang en se
baignant dans les flots que roule l'Hellespont 1 •
Le Soleil conduit ses chevaux infatigables vers
490 l'occident. et la Nuit. s'épand sur la terre, mettant un
terme au labeur des hommes. Les Argiens vénèrent
le fils hardi d'Achille le bon guerrier à l'égal de son père.
Lui, dans les baraques des princes, il festoie d'un air
triomphant : il ne ressent pas le poids de la fatigue,
car Thétis a dissipé de ses membres la douloureuse
lassitude et lui donne l'aspect d'un héros invincible.
Quand il a satisfait la force de son cœur en mangeant
tout son saoOl, il retourne à la baraque de son père
où le sommeil l'enveloppe. Cependant les Danaens
bivouaquent devant les nefs : toute la nuit, ils montent
500 la garde à tour de rôle, tant ils craignent que l'armée
des Troyens et leurs alliés experts au corps à corps ne
viennent incendier la flotte et ravir à tous l'espoir du
retour. Dans la ville de Priam aussi, la gent troyenne
reste auprès des portes et du rempart : on se relaie
pour dormir, car les Argiens font régner l'épouvante
avec leurs menaces lourdes de sanglots.

1. Cf. K 572-574.
LIVRE IX

L'ARRIVÉE
DEPHILOCTÈTE
NOTICE

Le livre IX est essentiellement un chant de transition :


il clôt la geste de Néoptolème qui a commencé au
livre VI et introduit celle de Philoctète qui s'achèvera
à la fin du livre X. Le lien entre les deux parties est
formellement très étroit, puisque le départ de l'ambas-
sade à Lemnos a lieu durant la même journée que la
bataille où le fils d'Achille met Déiphobe en déroute 1 ;
mais les articulations logiques apparaissent mal, car le
poète ne semble pas avoir réussi à établir une progression
dramatique dans les événements et à justifier la
cinquième rencontre qui oppose Grecs et Troyens depuis
la mort d 'Ajax.
La première partie du livre IX
La lm de la geafe est construite selon un schéma qui
de N4optolàme.
est familier à l'auteur et ne présente
aucune obscurité :
I. - La première journée (v. 1-65) :
a) Les Troyens renoncent à lutter hors des murs
(v. 1-29) ;
b) La trêve et les funérailles des morts (v. 30-45) ;
c) Visite de Néoptolème au tombeau d'Achille
(v. 46-65).
II. - Le début de la seconde journée (v. 66-332) :
a) Les préparatifs de combat (v. 66-124) et le heurt
(v. 125-144) ;

1. Cette Jow-née s'étend du v. 66 au v. 434.


168 LIVRE IX

b) La première phase de la bataille (v. 146-263}:


- Exploits de Déiphobe (v. 146-179};
- Exploits de Néoptolème et des autres Grecs
(v. 180-209) ;
- Rencontre de Néoptolème et de Déiphobe
(v. 210-263) ;
c) La seconde phase de la bataille (v. 264-332} :
- Fuite des Troyens (v. 264-290) ;
- Intervention d'Apollon et de Poséidon (v. 291...
323);
- Calchas arrête le combat (v. 323-332).
La bataille engagée par Néoptolème après la mort
d'Eurypyle correspond à celle qu'Eurypyle livre au
chant VI avant l'arrivée du fils d'Achille ; la trêve
demandée par les Troyens fait pendant à celle que les
Grecs obtiennent au début du livre VII 1• Mais, malgré
cette apparente clarté, le récit comporte plusieurs
inconséquences.
On relève une légère contradiction avec le chant VIII,
puisque les Grecs ensevelissent leurs morts à la faveur
de la trêve (v. 38-39), alors que les funérailles semblent
avoir déjà eu lieu la veille (v111,482). Du point de vue
de l'action, la bataille fait double emploi avec le siège
précédent : les avertissements donnés par Zeus après
la prière de Ganymède montraient assez clairement que
les conditions exigées par le destin pour la prise de
Troie n'étaient pas encore remplies; ils auraient dà
logiquement suffire à légitimer l'envoi de l'ambassade
à Lemnos. En outre, le comportement psychologique
des deux camps est sujet à des revirements sur-
prenants : les Troyens démoralisés renoncent d'abord
à combattre en rase campagne (v. 6-7 a); mais à peine
voient-ils s'avancer les Grecs qu'ils se laissent sans
difficulté persuader d'accepter la bataille (v. 110 ss.).
C'est en pleine victoire, au moment même où Apollon
abandonne les Troyens, que les Grecs battent en retraite

1. Voir la Noliu du livre VI, p. 47-49.


NOTICE 169
pour se mettre en quête d'un autre champion (v. 323-
332).
L'intervention de Déiphobe serait aussi mieux à sa
place après la mort de Pâris 1 , au moment où, selon
la tradition, il devenait l'Ame de la résistance :
l'émouvante mobilisation générale qui répond à son
appel (v. 110-124) prendrait une signification plus
pathétique, si elle était l'ultime sursaut de Troie ; et
il semble bien que Quintus y ait songé, car le retour
des guerriers accueillis par toute la population en x1,
316-329, correspond dramatiquement à la levée en
masse tumultuaire qu'il a placée prématurément au
livre IX. La prière d 'Anténor elle-même parait conçue
pour une situation différente, bien qu'elle fasse expressé-
ment allusion à l'arrivée récente de Néoptolème
(v. 12-13) : le Troyen demande à Zeus d'éloigner le fils
d'Achille ou de faire périr Troie sur-le-champ (v. 20-22)
et le poète ajoute que, si Zeus refuse d'exaucer le
premier vœu, il accorde le second. Or Troie résistera
encore, de sorte que l'expression x«Cf 8 l,llv«Itl,'èUMa-
a&v (v. 24} est pour le moins inexacte•.
Ces imperfections doivent à notre avis trahir des
remaniements profonds opérés en cours de rédaction.
Pour les expliquer, nous hasarderions volontiers l'hypo-
thèse suivante. Le poète aurait commencé par rattacher
directement les événements du livre XI à la fm de
l'Eurypyléide, conformément à la chronologie admise
par la Petite lliade. Puis, désireux d'insérer dans
l'intervalle la geste de Philoctète, il lui fallut justifier
l'ambassade à Lemnos en montrant les Grecs tenus en
échec. Il utilisa pour cela sa première rédaction du
livre XI dont il tira deux « brouillons » : une seconde
Teichomachie (celle du livre VIII} et la levée en masse
du livre IX. En définitive, il laissa subsister côte à côte

1. Il faut cependant reconnaitre que le texte que noua lisons


suppose que PO.risest encore en vie (v. 88 u.).
2. L 'ambigulté demeure dans les vers suivants : ,ro>J.o(
(v. 25) peut fort bien s'appliquer à la bataille du livre IX; mais
Tp&>eç61Lwt; -mde:acn (v. 26) vise plutôt la ruine de Troie.
170 LIVRE IX

ces deux raccords, cependant qu'il arrangeait le début


du livre XI qu'il avait amputé au bénéfice du livre IX 1 •
Quoi qu'on puisse penser de ces suppositions, il est
certain que Quintus a librement imaginé le récit de la
bataille et qu'en général, il fait preuve de peu d'origi-
nalité. Il reprend le schéma qu'il a déjà employé ailleurs,
notamment dans les livres I, II et VIll 1 • Plusieurs
épisodes sont inspirés de l' lliade: la Teichoscopie
(v. 138-144), le combat dans le Scamandre (v. 169-179),
l'arrivée du champion en char face à son adversaire
(v. 214-226), l'attitude de Déiphobe devant Néoptolème
(v. 233-246), l'intervention divine qui sauve le fils de
Priam grâce à une nuée (v. 255-265), la poursuite des
Troyens (v. 267-285), la rencontre entre Apollon et
Poséidon (v. 309-323) ; d'autres sont repris des livres
antérieurs, par exemple, l'épisode d'Hippasidès (v. 149-
156), l'arrivée d'Apollon (v. 291-300),son désir de tuer le
fils d'Achille comme il avait fait du père (v. 304-306,
313-316)3• Un seul passage tranche sur cet ensemble
assez terne: c'est la mobilisation troyenne. Les exhorta-
tions de Déiphobe (v. 85-109), en dépit des formules et
des lieux communs, traitent un thème peu exploité
jusqu'alors dans la poésie, celui de la « patrie en
danger»'; dans les brefs tableaux qui suivent, l'attitude
des épouses, des enfants et des vieillards qui se pressent
autour des guerriers ne manque pas de pathétique 5•
Les emprunts authentiques à la légende sont rares.

1. On notera que la bataille du livre XI commence ex abrupto,


sans préliminaires.
2. Les deux héros adverses se trouvent dans des secteurs
différents de la bataille jusqu'au moment où l'un d'eux vient
affronter son rivaJ. La situation est analogue en A 497-501.
3. Les références sont données dans les notes à la traduction.
4. Le thème est rapidement esquissé en 0 56 s. : c Moins
nombreux, les Troyens n'ont pas pour cela moins d'ardeur à
chercher la mêlée, la bataille : la nécessité les y force, pour leurs
enfants et pour leurs femmes• (tiad. P. Mazon). Cf. encore M 155 s.
5. Les auteurs latins connaissent le motif du guerrier décou-
vrant ses cicatrices: cf., par exemple, Tite Live, 11, 23, 4; Tacite,
Annalu, 1, 18 et. 35. •
NOTICE 171
Il n'est pas sO.rque Quintus ait tiré de quelque source
ce qu'il dit de la sépulture d'Eurypyle, malgré les
précisions fournies sur son emplacement 1 • Seule, la
visite de Néoptolème au tombeau d'Achille est une
donnée traditionnelle : comme chez Dictys, qui doit
dépendre de la même source, le héros se fait accompagner
par Phénix et une garde de Myrmidons 1 • L'épisode
remonte à la Pelile Iliade où l'ombre d'Achille se
montrait à son fils peu après son arrivée en Troade 1 ;
Quintus, comme Dictys, a passé sous silence l'épiphanie
du héros défunt qu'il entendait réserver pour le
livre XIV.
La structure de l'épisode est
t•arrfv4e
de Plailocfiffe.
simple : à l'ambassade (v. 333-443) -
succèdent la guérison et la réception
de Philoctète (v. 444-528). Le poète reprend les princi-
paux thèmes de l'ambassade à Scyros, mais en s'ingé-
niant à en modifier la forme. Le récit est plus rapide ;
la délibération des Grecs et les discours des ambassadeurs
sont résumés au style indirect (v. 325-329, 333-334,
406-425) au lieu d'être rapportés intégralement {v1,
1-93; vu, 178-226, 261-312). Les thèmes conventionnels
mettent en œuvre des sources différentes : le retour par
mer s'inspire del' lliade, alors que le livre VII contamine

1. Dans l' Eurypgle de Sophocle. le héros semble avoir été


ramené dans sa patrie et enseveli près de Télèphe dans • un tom-
beau commun creusé dans le roc•: et. fr. 212, 6-7 Pearson. Chez
Dictys, 1v, 18, les Troyens rendent les honneurs funèbres à
Eurypyle, puis renvoient ses cendres à son père. Il est probable
que Pergame possédait un tombeau d'EurypyJe.
2. QS, 1x, 63•65. Chez Dictys, 1v, 21, la visite a lieu après la
mort de Plris ; Néoptolème dépose sa chevelure sur le tombeau
et passe la nuit près de la sépulture.
3. Selon le Sommaire de Proclos, Ulysse donne à Néoptolème
les armes de son père, puis• Axt~ cxÙT<i> : cf. pap.
cpcxv-rciCt"C'otL
Ryland 22 (F. Jacoby, Fragm. griech. Hial., I, 18 F 1) ; pap. de
Florence, Pap. Soc. ltal., x1v, 1399, col. I (cf. V. Bartolelti,
Studi in onore U. E. Paoli [1956], p. 521). Poul' le papyrus d'Os1o
1413 (références au t. I, p. 28, n. 3), on ignore à quel moment se
produit l'épiphanie d'Achille; en tout cas, Pyrrhus semble être
présent d'après la ligne 13.

19
172 LIVRE IX

l' Odys,ée et Apollonios 1 ; le catalogue des présents est


directement tiré de !'Ambassade homérique, alors qu'au
livre VII les souvenirs sont moins précis et mêlés à
d'autres réminiscences 1 •
L'ambassade à Lemnos a été traitée, après la Pelile
Ilia.de, par les trois grands Tragiques•. Quintus connaît
le Philoclèle de Sophocle dont il se souvient au livre VII' ;
mais il lui emprunte tout au plus quelques détails 1 •
Il peut avoir lu la pièce d'Euripide, bien qu'on en ait
douté•. Trois indices le laissent penser : chez les deux
auteurs, l'ambassade est confiée à Ulysse et à Diomède ;
les oiseaux que Philoctète tue avec son arc lui four-
nissent, outre sa nourriture comme chez Sophocle 7 ,
des plumes pour se vêtir 8 ; enfin on retrouve ici et là

1. Cf. cl-desaus p. 102 (n. 3), 120 (n. 1 et 7), 121 (n. 1 et 3),
et ci--dessous p. 197, n. 2 (dans N. C., p. 222).
2. Cf. ci-dessus p. 132, n. 1, et cl-dessous p. 200, n. 6.
3. Pour la Pttite lliade, cf. A. Severyns, Cycle épique (1928),
332-334. Les tragédies perdues d'Eschyle et d'Eurlpide sont
connues surtout par les discoun Lli et LIX de Dion Chrysostome
dont le témoignage est maintenant confirmé pour Euripide par
une hgpolhui, fragmentaire (Ozg. pap., xxvu, 2455, fr. 17,
col. 18). Sur la légende de Philoctète dans la tragédie, on peut
consulter notamment : L. A. Milani, Milo di Filotlelt (Florence,
1879) ; R. Jebb, Sophoclu, Philoclelu, p. vu-xL; L. Séchan,
.Studu sur ta lragédit gruque (1926), 486-493; H. J. Mette,
Der verlorene Aiachgloa (1963), 99-106.
4. Voir nos Ruhuchu ,ur lu Poathom., 46, 48; et les note■ au
livre VII.
6. Cf. ci-dessous p. 172, n. 7 ; 194, n. 6 (N. C., p. 220); 196,
n. 1 et 7 (N. C., p. 221); 196, n. 3 (N. C., p. 221); 200, n. 1.
Les concordances ne sont jamais aeaez précises pour que l'iml-
taUon soit certaine.
6. Par exemple, F. Noack, GDtt. gel. Anz., 1892, 806-807.
7. Sopb., Phil., 165 a., 287-289, 954-966; et. Apollod., .Spit.,
111, 27 (d'après les Chanta Cypriena1).
8. QS, rx, 359-363; Philoctète d'Eurlpide, d'après Dion Chry-
sostome, Oral., ux, 11 ; cf. Accius, Philoct~e, fr. 6 Ribbeck;
Ovide, Métam., x111, 62-54. Sur les monuments figurés, Philoctète
évente sa blessure avec une plume ou une aile d'oiseau : Milanl,
op. cil., pl. 11, 34-38, 48 ; A. FurtwAngler, Guchn. Stein,, n°• 539-
642 ; id., Ani. Gemmen, 1, pl. 18, 64 a. ; pl. 67, 3 ; Séchan, op. cil.,
490, Og. 144.
NOTICE 173
l'idée que le sage doit savoir renoncer à sa colère 1 •
Cette triple concordance semble significative 1 , quoique
chaque indice prouve peu par lui-même. En effet, la
version qui associe le fils de Laerte et celui de Tydée est
la plus répandue 8 et ce sont ces deux héros qui sont
habituellement chargés des missions délicates dans la
Su ile d'Homère '; en outre, dans le lieu commun sur
la colère, on ne relève aucune ressemblance formelle
avec le fr. 799 Nauck, alors qu'Homère a fourni le
modèle d'un vers 1 •
On a supposé également l'utilisation d'un manuel
mythographique•. Il est certain que le récit rejoint
sur plusieurs points celui d'Apollodore 7 : la prophétie
qui ordonne aux Grecs d'obtenir le concours de Philoc-

1. Eurip., Phil., fr. 799 Nauck 1 : • De même que notre corp1


est mortel par nature, de même il ne sied pu1 non plus à qnt BBlt
se montrer sage de garder un courroux immortel. • Cf. QS, 1x,
620-522.
2. On trouvera quelques autres rapprochements dans nos
Recherchu, p. 48.
3. Soph., Phil., 570-571 ; Dosiadas, Autel, 1, 16-18; Apollod.,
Spit., v, 8; Hygin, Fablu, 102 : la plupart de ces auteurs s'inspi-
rent d'Euripide. L'ambassade est confiée à Diomède dans la
Petite Iliade (cf. aussi le t.ableau de Polygnote à la Pinacothèque
de r Acropole : Pausanias, 1, 22, 6) ; à Ulysse chez Eschyle; à Ulysse
et Néoptolème chez Sophocle; à Diomède et Néoptolème chez
Philostrate (Hérolque, v1, 3, p. 172, 6 Kayser). Pindare, Pgthiqua,
1, 52 ss., parle de plusieurs envoyés sans les nommer.
4. QS, v, 253-256; v1, 64-65, 78; 1x, 334-335; x, 360-351.
6. QS, IX, 620 N O 203 (et I 497). Le fragment d'Euriplde
figure d'ailleurs dans les recueils de sentences (Stobée, 111, 20,
17 Hense) et l'on trouve la même idée dans le chapitre de Dicty&
qui raconte la colère d'Achille (n, 51).
6. Cf., par exemple, R. Keydell, Real•Encykl., ,. v. Quint.us von
Smyrna, 1284, et nous-même, dans nos Recherchu, p. 48.
7. Apollod., Spit., v, 8: • Comme c'était déjà la dixième année
de la guerre et que les Grecs perdaient. courage~ Calchas leur révèle
qu'ils ne pourront prendre Troie qu'avec l'aide de l'arc et des
0èches d'Héraclès. En entendant cette prophétie, Ulysae, accom-
pagné de Diomède, v:a à Lemnos chercher Philoctète ; il s'empare
de l'arc par ruse, puis persuade le héros de faire voile vers Trole.
A aon arrivée, Philoctète est gui-ri par Podalire et tue Alexandre
de ses 0èches. •
174 LIVRE IX

tète émane de Calchas et non du devin troyen Hélénos 1 ;


les envoyés d'Agamemnon sont Ulysse et Diomède';
la guérison est opérée par Podalire et non par Machaon 8.
Mais que valent ces coïncidences? Nous avons déjà
dit qu'on ne peut rien conclure de la composition de
l'ambassade; on remarquera aussi que Quintus recourt
en toute circonstance aux prophéties de Calchas' ;
quant à l'intervention de Podalire, elle s'imposait
indépendamment aux deux auteurs, puisque Machaon
est tué par Penthésilée selon Apollodore et par Eurypyle
selon Quintus. Il est donc prudent de ne pas surestimer
ces rencontres, d'autant plus qu'il existe des divergences
entre les deux récits. Chez Apollodore, Philoctète
arrive en Troade avant Néoptolème; les Grecs semblent
attacher moins d'importance à sa présence personnelle
qu'à la possession de l'arc d'Héraclès, contrairement à
ce qui se passe dans notre texte 1 ; si !'Ulysse de Quintus

1. Cette dernière version est la plus courante : Pdite lliadt


(cf. Proclos, Sommaire) ; Bacchylide, fr. 7 Snell•; Soph., Phil.,
604-619, 1339-1342 (cf. Jebb, Philocleles, p. XXVI B.); Eurip.,
Phil. (cf. Dion Chrysostome, Orat., ux, 2) ; [Orphée], Lithica,
368 s. Abel; Tzetzès, Posthom., 571-679, et schol. à Lycophron,
Alez., 9ll.
2. cr. el-dessus p. 173, n. 3.
3. Cest Machaon qui intervient dans la Pdile lliadt (cf.
Proclos) ; voir aussi Denys de Samos, dans Jacoby, Fragm.
griech. Hist., I, 15 F 13; Properce, u, 1, 59; [Orphée], Lithica,
346-354 Abel (d'où Tzetzès, Po:sthom., 683; Chiliades, v1, 508-516;
schol. à Lycophron, Alu., 911) ; cf. aussi le miroir étrusque de
Bologne mentionné par L. Milani, Milo di Filollete, 104 ss. Chez
Sophocle, la guérison est due aux Asclépiades (Phil., 1333, 1378 s.;
cf. Philostr., Hérolque, v1, 1, p. 171, 14 Kayser) ou à Asclépios
lui-même (Phil., 1437 s.). D'après d'autres traditions. Philoctète
avait été soigné à Lemnos par les prêtres d'Héphaïstos.
4. QS, v1, 57 ss. ; v111, 475 ss. ; rx, 325 as. ; xn, 1-103, 377;
XIII, 333 88. ; XIV, 352, 360.
5. QS, 1x, 328 et passim; l'arc n'est mentionné que d'une façon
accessoire au v. 427. La plupart des textes insistent au contraire
sur l'arc : Bacchylide, fr. 7 Snell•; Hygin, Fables, 102 · Philostr.,
Hérolque, v1, 3, p. 172, 8 Kayser ; Servius, à Virgile, ên., 11, 13 ;
schol. ABDLGen à B 724; Tzetzès, schol. à Lycophron, Alez., 911.
Selon Soph., Phil., 839-842, l'arc est indispensable à la prise de
Troie, mais il ne peut être manié que par Philoctète.
NOTICE 175
réussit à persuader Philoctète par sa seule éloquence,
celui d' Apollodore doit recourir d'abord à la ruse pour
s'emparer de l'arc avant de convaincre le héros désarmé
de quitter Lemnos 1 •
Quelles qu'aient pu être ses lectures, Quintusnedépend
pour l'essentiel ni des Tragiques ni des mythographes 1 •
Il se satisfait d'un canevas très simple et traite d'une
façon aussi peu dramatique que possible la rencontre
entre le fils de Poeas et celui qui est responsable de
son abandon : l'intervention d'Athéné apaise dès les
premiers instants le courroux de Philoctète et l'habi-
leté persuasive d'Ulysse n'a ensuite aucune peine à
achever l' œuvre de la déesse. Le poète ne prétend pas
non plus faire montre d'érudition mythologique et
entrer dans les détails de l'histoire. Où et dans
quelles circonstances Philoctète a-t-il été blessé? Pour-
quoi et à l'instigation de qui a-t-il été abandonné?
Est-il resté complètement isolé des hommes pendant ses
neuf années d'exil? Pourquoi les dieux font-ils de
son retour une condition à la prise de Troie? Autant de
questions qui demeurent sans réponse 8 •
Quintus a été attiré plutôt par le pathétique de la
situation et la signification morale du drame. De
l'histoire proprement dite, il ne retient qu'une succession
de tableaux qu'il rehausse par des comparaisons souvent
neuves et saisissantes• : Philoctète dans son antre
(v. 355-397), la conversation avec les compagnons
retrouvés (v. 405-425), la joie du départ (v. 426-443),
l'apparition du blessé soutenu par les deux envoyés
(v. 447-461}, la miraculeuse résurrection du malade
(v. 468-479). Ces morceaux ont une réelle valeur littéraire
et l'on y perçoit, en général, cet accent personnel qu'on

1. Euripide distinguait aussi ces deux temps (cf. Jebb, Phi-


loctetu, p. xv111) et Sophocle a'en souvient dans sa pièce. Chez
Quintua, au contraire, il n'est question que de persuasion {v. 422-
426).
2. cr. Ph. Kakridis, K6tvroç :Eµupvœîoç, 81-82.
3. On trouvera dans lea notes les compléments indispensables
au récit de Qulntus.
-'· QS, 1x, 365-370, 378-383, 451-459, 473-478.
176 LIVRE IX

regrette de rencontrer si rarement dans le reste de


l'œuvre.
Les deux premiers ont dQ être suggérés par des
œuvres d'art. Un scyphos en argent du trésor d'Hoby,
datant du début de l'époque augustéenne, représente
la rencontre dans l'antre 1 • L'atmosphère est calme et
amicale comme dans notre texte : Ulysse, derrière lequel
se tient Diomède, est assis près du héros (cf. v. 407) 1
et parle avec des gestes persuasifs ; son interlocuteur
l'écoute dans une attitude qui exprime l'accablement,
peut-être l'indécision, mais certainement pas la haine
ou la fureur. DP tons juges pensent que ce scyphos
conserve le souvenir du fameux Philoctète peint par
Parrhasios. En tout cas, ce que nous savons de cette
dernière œuvre invite à faire également un rapproche-
ment avec notre texte : l'artiste montrait, dit-on, un
Philoctète torturé par la douleur, avec une chevelure
aride et hirsute, des yeux secs aux larmes figées, une
peau dure et craquelée 3 • Sans se référer à Parrhasios,
Philostrate le Jeune donne une description analogue
dans ses Imagines: « Voilà Philoctète, le visage abattu
par la maladie, les sourcils retombant tristement sur
des yeux caves au regard éteint ; on lui voit une cheve-
lure souillée' et sordide, une barbe envahissante et
hérissée ; il a le corps couvert de haillons et dissimule
son talon• •· Les mêmes précisions se retrouvent pour
l'essentiel chez Quintus•. Il semble donc que celui-ci a

1. F. Johansen, Nordi11ke Fortidaminder (1923), 1, 133 1.,


160 a., pl. rx; Ch. Picard, Hommagu d W. Deanna (Coll. Latomus,
XXVIII, 1957), 371-384, pl. LU-LIU.
2. Les deux visiteurs ,ont assis l'un derrière l'autre, au lieu
d'entourer Philoctète comme chez Qulntus. Sur certaines urnes
étrusques (L. Mllani, Milo di Filottde, pl. 111, 44-46), Philoctète
converse avec Ulysse, tandis que Diomède se batue derrière lui
pour prendre son arc ; l'artiste suit ici la venion d'Euripide.
3. Anthot. Pal., xv1, 111 et 113; cr. Ad. Reinach, Recueil
Milliet, 1, 228-231 ; Ch. Picard, loc. cil., 380-381.
4. Nous lisons Àuµ.71c;.
6. Philoatrate le J ., lmag., 17 Schenkl-Reiaeh.
6. Aux v. 364, 373-374.
NOTICE 177
connu soit une ekphrasis littéraire, soit plutôt une œuvre
d'art inspirée par le tableau de Parrhasios 1 •
A ces souvenirs se mêlent des réminiscences littéraires.
Le poète emprunte quelques détails à la description
de Phinée par Apollonios de Rhodes 1• En outre, comme
il lisait dans les commentaires homériques que le
serpent d'eau (ü8poç;)qui, selon Homère (B 723), a
piqué Philoctète, appartient à l'espèce chershydros 1 ou
chelhydros', il demande à Nicandre des précisions sur
ces reptiles et sur les effets terrifiants de leur venin.
Le principal passage utilisé concerne le chershydros:
c Sache maintenant que le chershydros a même apparence
que l'aspic. Voici les terribles symptômes qui accom-
pagnent sa piqQre : toute la peau se dessèche sur la
chair, prend un aspect répugnant, se détache et se
gonfle de pus, preuve que la blessure s'est envenimée;
l'homme est terrassé par des souffrances innombrables ;
il a la fièvre et son corps est parcouru par des enflures
soudaines qui afTectent tour à tour chacun de ses
membres. Ce serpent habite normalement dans les
étangs peu profonds et réserve son implacable courroux
aux grenouilles; mais lorsque Sirius a fait évaporer
l'eau et qu'il ne reste plus que de la boue au fond de
l'étang, il gagne la terre, sa peau sans couleur se confon-
dant avec la poussière, et chauffe son corps terrible au

1. Une œuvre d'art peut être aussi à l'origine des v. 447-461 :


une coupe laconienne du Musée National d'Athènes représente
B&nsdoute Philoctète qui marche, ployé en deux et soutenu par
les deux ambassadeurs : cf. J. P. Droop, Journal of Hdl. Studiu,
xxx, 1910, 19-20, ftg. 7, dont l'interprétation a été corrigée par
E. A. Lane, Annual of the Brit. School al Athena, xxx1v, 1933/34,
HW.
2. Cf. Van Krevelen, Mnemosgne, 1v, 6, 1953, 60-51 : QS,
371 a. N Apoll. Rhod., 11, 201 ~LVol 3è OÙV6mcx µoüvov &pyov.
Les autres rapp1'ochements sont moins certains : QS, 355 N Apoli.
Rhod., 11, 206-207 ; QS, 430-432 ru Apoll. Rhod., 11, 301-307 ;
QS, 456, 472 (d3pœv(1J)N Apoll. Rbod., 11, 200 (mals ce terme
est employé aussi par Nlcandre, Thu., 248, 745).
3. Schol. BL à B 723 ; l'identification entre hgdroa et chershgdroa
est admise par Nicandre, Thér., 421.
4. Tzetzèa, schol. à Lycophron, Alez., 911 ; cf. Nicandre,
Thér., 414 (vers Interpolé).
178 LIVRE IX

soleil ; dans les chemins, la langue vibrante, il aime


fréquenter les ornières asséchées 1• » D'autres détails
sont tirés des développements sur le chelhydros et la
vipère 1 • La confrontation des passages parallèles fait
apparaitre que Quintus doit peu aux Thériaques pour
l'expression; selon un procédé qui n'est pas fréquent
chez lui 8, c'est surtout une documentation « scienti-
fique n qu'il y a puisée•.
Si le poète a apporté un soin particulier à l'épisode
de Philoctète, c'est parce que celui-ci a une signification
morale et qu'il illustre ce que doit être l'altitude des
mortels en face de l'adversité. Deux passages qui se
répondent glorifient la toute-puissance du Destin :
c'est le Destin qui dispense souverainement à l'homme
le bonheur et le malheur (v. 415-422) ; c'est lui encore
qui l'induit en erreur, sans que sa victime ait quelque
moyen de s'en garantir (v. 499-506). Ces considérations
viennent fort à point excuser la conduite passée d'Ulysse
et d'Agamemnon qui furent les responsables de
l'abandon de Philoctète 5 • Mais on aurait tort de n'y

1. Nieandre, Thér., 359-371. Principaux parallèles : Nic.,


"' QS, 389 s.; Nic., 363
361 "' QS, 371 s. ; Nie., 363 (GTJmt36cn)
(-rciB94Àyœ. ~-rœ 3œµi?;e:L)N QS, 373 s. ; et surtout Nic., 367-
370 N QS, 385-387 (remarquer notamment hi, xtpac,> N 1œpl
xipaov). Ce serpent, dont l'identification n'est pas certaine,
semble être une espèce de couleuvre, Je Tripodonotus Natriz; les
Anciens le croyaient venimeux; en fait, il ne s'en prend qu'aux
grenouilles: cf. O. Keller, Ant. Tierwelt, 11 (1913), 298; W. Morel,
Philologus, LXXXIII, 1927/28, 378-387 ; A. Gow-A. Scholfleld,
N icander, 177.
2. Nicandre, Thér., 209 ss., 411 88.; on trouvera les principaux
rapprochements dans nos Recherchu ,ur lu Poathom., 49.
3. On le constate aussi dans l'utilisation d'Oppien, autre
auteur c technique• : Rev. de Philol., xxv1n, 1954, 60-61.
4. A la suite de R. Keydell ( Gnomon, xxx111, 1961, 283), noua
renonçons à l'hypothèse d'une imitation indirecte que noue avions
avancée dans nos Rechtrchu (p. 49 e.), quand nous avions Bignalé
pour la première fois une relation enbe Quintus et Nicandre.
Quintua a dO être amené à consulter les Thériaques par un com-
mentaire homérique consacré à Philoctète analogue à celui de
la schol. BL à B 723: cf. W. Morel, loc. cil., 382 s.
6. On trouve des considérations analogues chez Soph., Phil.,
196, 1116, 1326; et chez Dictya, 11, 60; 111, 21.
NOTICE 179
voir qu'un habile sophisme. Quintus en tire une leçon
de morale : Agamemnon rappelle à Philoctète que c'est
le propre du sage que de savoir supporter la tourmente
(v. 507-508) et son interlocuteur, loin de protester,
ajoute que le sage doit apprendre à pardonner les
offenses et à faire preuve de bonté (v. 520-522) 1• Philoc-
tète apparaît ici comme un véritable saint stoicien
transfiguré par la souffrance.
Le Retour et la Réception
Nouveaux s'achèvent au v. 528. Avec le vers
prlJiminaires
de combat. suivant commence la journée où
périra Pâris: préparatifs de combat,
exhortation de Philoctète, formation de la phalange,
tous ces thèmes traditionnels sembleraient mieux à
leur place au début du livre X. Assurément, les manus-
crits peuvent avoir altéré la division primitive par
une erreur dont il y a d'autres exemples 1 • L'anomalie
semble cependant voulue. Selon Ph. Kakridis, la délibé-
ration qui ouvre le livre X sert de réplique à celles qui
sont placées au début des chants II et VI ; elle montre
que la situation est redevenue critique pour les Troyens
comme après la mort de Penthésilée, de même qu'elle
l'avait été pour les Grecs après la mort d'Achille et
d'Ajax 3 • A cette explication, il convient d'en ajouter
une seconde : le livre X se déroule essentiellement
dans le camp troyen ; le héros principal est Pâris et
Philoctète n'y joue qu'un rôle épisodique. Le chant
aurait perdu en unité, s'il avait commencé par une
évocation du camp grec.

I. Euripide exprimait des idées voisines dans son Philoctêls:


cf. p. 173, n. 1.
2. Voir la faute commise par UQ en v1, 649. Un autre manuscrit
(Matril. 4566) fait commencer le livre Il en 1, 683.
3. Ph. Kakridis, K6r.VTO<;I:µupvœîat;, 84•85.
LIVRE IX

Quand les ténèbres de la nuit disparaissent, quand


:8os s'éveille aux confins du monde, faisant briller
l'ineffable éther d'un éclat sans bornes, les fils belliqueux
des robustes Argiens 1 scrutent la plaine : ils découvrent
la colline d'ilion, débarrassée de nuages, et s'étonnent
fort du prodige de la veille 1 • Chez les Troyens, on se
refuse désormais à prendre la formation de combat
sous la haute muraille, car le désarroi les a tous gagnés,
depuis qu'ils s'imaginent que le glorieux Péléide est
encore vivant. Dans la foule, Anténor implore alors le
maitre des dieux• :
• Zeus, seigneur de l'Ida et du firmament radieux,
1o exauce ma prière : détourne de notre cité ce vaillant
guerrier dont le cœur médite notre perte, que ce soit
Achille en personne, si celui-ci n'est pas descendu
dans la demeure d'Hadès, ou quelque autre Achéen
qui ressemble à cet homme. Vois combien périssent
dans la ville de Priam, ce rejeton des dieux: nul moyen
d'échapper au malheur; chaque jour accroit le carnage
et notre infortune. Mais, ô Zeus, notre père, tu ne te
soucies plus de ceux que déciment les Achéens. Que
dis-je? Oublieux toi-même de ton fils, le divin Dardanos,
20 c'est aux Argiens que tu réserves ton secours. Du moins,
si tu as décidé dans ton cœur de faire périr miséra-

1. Cf. QS, vn, 3.


2. Cf. QS, VIU, 444-448, 483-484.
3. La prière d'Anténor rappelle vaguement celle d'Agamemnon
en 0 236-244, et plus précisément celle d'Achille en Il 233 aa.
(10 N Il 236 ; 23-24 N Il 249-250). Rapprocher auul la prière
que Priam adrease à Zeus ldéen en 1, 182-198.
181 LIVRE IX

blement les Troyens sous les coups des Argiens, achève


vite, plutôt que de prolonger nos tourments. •
Comme il adresse cette fervente prière, Zeus l'entend
au ciel : il accomplit bientôt l'un de ses désirs ; mais
l'autre, il refuse de l'accomplir 1 • D'un signe de sa tête,
il lui accorde de faire périr en masse les Troyens et
leurs enfants; mais il ne consent pas à détourner le fils
belliqueux d'Achille de la vaste ville : au contraire,
il redouble son ardeur, parce que son cœur le presse
de rendre hommage et honneur à la sage Néréide•.
30 Tels sont les desseins que médite Celui qui surpasse,
et de loin, tous les dieux. Cependant, entre la ville et
le large Hellespont, Argiens et Troyens brûlent ceux
qui sont tombés dans la bataille, hommes et chevaux.
La guerre a mis une trêve aux tueries, car la Force
de Priam a dépêché son héraut Ménoitès auprès
d'Agamemnon et de tous les Achéens pour implorer
la permission de brûler les cadavres 8 et les Argiens ont
accepté par pitié pour ceux qui ne sont plus : la haine
ne s'attache point aux morts 4 • Une fois achevée la
funèbre tâche (les bûchers sont nombreux l) 1 , tandis
40 que les Argiens regagnent leurs baraques, les Troyens
s'en retournent vers les demeures de Priam riche en
or : ils ont bien grande douleur pour Eurypyle qui a
péri au combat. Ils le vénéraient à l'égal des fils de
Priam ; aussi l'avaient-ils enseveli, loin des autres
défunts, devant la Porte Dardanienne 1 , à l'endroit où
le long cours < du Xanthe ... > roule ses eaux tumul-

1. Le démonstratif neutre ~. qui a été contesté, se retrouve


en n, 20. Il est vrai que, dans ce dernier passage, Zimmermann•
propose de considérer & 31 comme un relatif (8 Bi) avec synizèse);
mais cette interprétation est infirmée par 111, 82. En revanche,
en xn, 443, le contexte invite à corriger avec Platt & 8! en a 8~.
2. Pour les v. 24-29, voir la Noticl, p. 169.
3. Cf. ci-dessus p. 111, n. 3. Le héraut Ménoitèa n'est pas
autrement connu.
4. Reprise du lieu commun traité en 1, 809·810 (et. t. 1, p. 43,
n. 4).
6. Cf. A 62.
6. Cl. E 789 ; X 194, 413.
182 LIVRE IX

tueuses, grossies par la pluie de Zeus 1 •


De son côté, le fils de l'intrépide Achille se rend sur
le vaste tombeau de son père 1 ; tout en larmes, il baise
la stèle ouvragée du défunt; puis, d'une voix plaintive,
il prononce ces mots :
50 • Père, je te salue, jusque dans ton souterrain séjour• :
jamais je ne t'oublierai, bien que tu sois parti pour la
demeure d'Hadès. Ah I que n'es-tu encore vivant parmi
les Argiens' J Je t'aurais rencontré et, le cœur plein
d'une mutuelle tendresse, ensemble, nous aurions
conquis dans la sainte Ilion un immense butin 1 Hélas 1
tu n'as pu voir ton enfant, ni moi, celui que j'eusse
tant voulu voir vivant•. Sache du moins que, si tu nous
as quittés pour habiter chez les morts, ta pique et ton
fils font trembler encore l'ennemi dans la bataille et
que les Danaens ont la joie de retrouver dans ton
60 enfant ton port, ton visage et ta vaillance•.•
A ces mots, il essuie les chaudes larmes qui coulent
sur ses joues et regagne sans retard les nefs de son
père magnanime. Il n'est pas seul : douze Myrmidons
lui font escorte et le vieux Phénix suit la troupe en
poussant de tristes plaintes à la pensée du glorieux
Achille.
La nuit tombe sur la terre et les astres s'élèvent au
firmament. Après le diner, chacun va cueillir le sommeil.
Mais, dès que s'éveille :8os, voici que les Argiens
revêtent leurs armures dont l'éclat brille si loin qu'il
70 illumine même l'azur. Vite, ils se ruent par les portes,

1. Le pasaage comporte une lacune; le neuve mentionné Ici


doit être le Xanthe, comme l'a supposé le copiste de R : cf. nos
Recherchu ,ur lu Po,thom., 117. Sur le tombeau d'Eurypyle,
voir la Notice, p. 171, n. 1.
2. La traduction d' EÔp~ctç par • moisi • convient mal lei et
en x1v, 241. Quintus parait suivre les grammairlens anciens qui
colllidéraient EÔp~LÇ comme un simple synonyme d' EÔp~.
3. Comparer le salut adreué par Achille à Patrocle mort en
'F 179.
4. Cf. QS, vu, 701.
5. Rapprocher Soph., Phil., 350-351.
6. Les v. 67-60 développent un vers de la Nekyia (). 540) qui
fait. suite à l'éloge de Néoptolème par Uly888.
183 LIVRE IX

en masse, aussi drus que les flocons de neige tombent


des nuages durant la froide saison de l'hiver 1 : pareil
est le flot qui se répand devant la muraille ; une clameur
terrible jaillit et. la terre, à l'entour, gémit bien haut
sous les pas.
Les Troyens, quand ils entendent les cris et découvrent
l'armée, demeurent interdits; ils sentent tous leur cœur
se briser en eux comme si le jour fatal était venu 1•
De toute part, ils n'aperçoivent que la nuée des ennemis.
Quel fracas font les armes des guerriers en marche!
Quelle épaisse poussière soulèvent leurs pieds l Alors
80 (est-ce un dieu qui lui met cette audace dans l'âme et
le rend intrépide ou son propre cœur qui l'incite à la
bataille?) 1 , Déiphobe entreprend de chasser avec sa
pique le cruel ennemi loin de sa patrie et, parmi les
Troyens, il tient ce fier langage 4 :
« Allons, amis I Mettez en vos poitrines un cœur plein
d'Arès l Songez à tous les maux que la fin de la guerre
lourde de sanglots réserve aux captifs l Car ce n'est
pas seulement 6 le sort d'Alexandre qui est en jeu ni
celui d'Hélène : c'est notre cité, c'est nous-mêmes, nos
90 femn1es, nos enfants chéris, nos pères vénérés; c'est
toute notre splendeur, notre empire et notre terre
bien-aimée l Ah 1 que cette terre me recouvre•, que je
meure dans la mêlée plutôt que de voir ma patrie
soumise aux piques ennemies 1 Je ne pense pas qu'il
soit pire malheur pour les pauvres humains 1 Chassez

l. Pour cette comparaison, cf. el-dessus p. 146, n. 4 ; le modèle


homérique est icJ M 156--168. Pour le v. 72, cf. QS, u, 218.
2. Cf. QS, 111, 402 s.
3. Cf. Z 438 B.
4. Le discours de Déiphobe est la réplique de ceJul que prononce
Néoptolème au livre précédent (v111, 14-15 N 1x, 84-85); il sert
donc de prélude à la rencontre qui opposera les deux champions.
6. Pour µoüvov, cf. p. 68, n. 4 (N. C., p. 210 s.).
6. Bien qu'aucun optatif en -aœ ne soit st1rement attesté
dans notre poème, il y a intérêt à rétablir cette forme en deux
endroits. En 1x, 92, un optatif est nécessaire et la correction de R
clµcpLX«ÀÛ~o, introduit un temps aberrant. Pour llaœ en v1, 35,
voir p. 68, ·n. 4 (N. C., p. 210 a.).
184 LIVRE IX

donc la peur maudite et tous, autour de moi, affermissez


vosrangs 1 1 Au combat l Pas de quartier 1 Achille n'est
plus, il ne viendra plus nous combattre•, puisqu'il fut
dévoré par la flamme dévastatrice : c'est quelque
100 autre Achéen qui rassemble aujourd'hui leur armée.
Au surplus, que ce soit Achille ou un autre, il ne sied
pas à qui défend sa patrie de trembler devant quiconque.
N'allons pas, dans notre panique, fuir la bataille d'Arès•,
même après toutes nos épreuves et nos souffrances
passées. Ou bien ignoreriez-vous encore qu'après le
malheur, les pauvres mortels' trouvent la joie et la
prospérité, qu'après les affres du vent et l'horreur de
la tempête, Zeus ramène l'azur dans le ciel, que la santé
succède au tourment de la maladie et la paix à la
guerre? Il n'est rien qui ne change avec le temps 1 • •
110 A ces mots, les Troyens, brûlant pour Arès, revêtent
en hâte leurs armures : la ville est toute bruissante
de gars qui s'apprêtent pour la dure bataille. Icit l'épouse
faisant diligence malgré l'anxiété que lui cause le
combat, apporte en pleurant auprès de son mari les
pièces de son harnois•. Là, des enfants s'empressent
autour de leur père pour lui donner son équipement,
et l'homme, tour à tour, s'afflige de leurs larmes,
puis sourit de joie à la vue de ses petits : pour
la besogne du combat, il se sent plus d'ardeur, puisqu'il
120 défend sa vie et celle de ses fils. Là, c'est un vieillard
qui, de ses mains expertes, couvre son fils de l'armure

I. Homère, Hésiode et Apollonios n'emploient que l'aoriste


de xcxpTOVOIJ.œ&..
Quoique Qulntus connaiue le présent et. l'imparfait.
(vnr, 193; x1, 15) à côté de raoriste (11, 367; v111,20), il semble
préférable d'adopter l'aoriste, malgré P, dans les t.roia passages
litigieux (1x, 97 ; xr, 366, 428).
2. cr. Â &12 s.
3. Cf. QS, r, 419 (et M 244).
4. 'A.kyctvoî~ civ3pcia,vest une variante des tours «lvepGffOL•
m.v ln?;;upoia, (1x, 95) et µoye:poîat ~poTOîm.v(nr, 458; cf. 111,
746; 1x, 417; - vn, 310; x111, 555). On écartera donc la conjec-
ture de Platt d.ÀE'yl:Lvoü.
5. Ce lieu commun sur l'instabilité des choses humaines se
retrouve en v111,473 (cf. la note p. 162, n. 3). Comparer Eurip.,
Hûtulù, 101·106.
185 LIVRE IX

qui le garantira des dangers de la guerre 1 ; dans le


même temps, il lui prodigue ses conseils : qu'il ne cède
devant personne dans la lutte 1 El il découvre à son fils
sa poitrine meurtrie, couverte des cicatrices qu'ont
laissées les batailles de jadis.
Quand ils ont tous endossé leurs armures, ils sortent
à flots de la ville, pleins d'entrain pour l'atroce combat.
Le cavalier, au galop, charge le cavalier ; le fantassin
marche sur le fantassin ; le char affronte le char. La terre
130 résonne sous les pas des guerriers qui partent à l'assaut;
chacun, de sa voix la plus forte, encourage ses hommes.
Soudain, c'est le choc : les armes retentissent sur les
poitrines ; les deux camps confondent leurs horribles
clameurs. Que de traits volent, rapides, de part et
d'autre I Quel bruit de tonnerre font les boucliers sous
les coups des piques, sous ceux des épées et des javelines l
Combien de blessures cause aussi le jeu rapide des
doloires 1 1Les armes des guerriers sont maculées de sang.
Cependant les Troyennes, sur les remparts, suivent
des yeux les gars dans la mêlée lourde de sanglots ;
140 les genoux tremblants, chacune prie pour un fils, un
époux ou un frère. Les vieillards aux cheveux blancs,
assis à leurs côtés, sont près de rendre l'âme à ce
spectacle 8 , tant ils ont d'angoisse pour leurs enfants.
Seule, Hélène est restée au logis avec ses suivantes :
une honte indicible la retient'.
La besogne est rude devant le rempart : les Trépas
rient de joie et la Discorde meurtrière lance ses appels
aux deux camps, de sa voix la plus forte. La poussière

1. Souvenir de Callim., fr. 346 Pf. xœxijç «ÀX'"JptœÀ&.µoü.


2. Cf. QS, vin, 273-274. Pour le sens d'~(vrJ, cf. p. 81, n. 4.
3. Littéralement, • ils avaient leur Ame au bord des lèvres•·
A. Wifstrand, Von Kallimachos zu Nonnos, 181 s., justifie cette
correction simple et heureuse en citant X 452, et Dion Chrysostome,
Oral., xxxu, 50.
4. Hélène reste à la maison, alors que, dans la Teiehoscopie
homérique (r 121-244), elle monte sur les remparts et se mêle
aux viPillards. On peut rapprocher de notre passage Virgile, .Sn.,
v111,592 s. : Siant pauidae in muris malru oculuque sequonlur 1
pulueream nubem et fulgentis aere cateruas; cf. aussi ibid., xn,
131-133, où les vieillards sont mentionnés à côté des femmes.
186 LIVRE IX

est rougie par le sang des mourants qui tombent de


toute part à travers la mêlée 1 • Alors Déiphobe tue
160 Hippasidès, le puissant cocher de < ... > ; et l'homme,
de son char en pleine rourse, s'abat parmi les cadavres•.
La douleur envahit son maître : il lui faut prendre en
mains les rênes et il craint que le noble fils de Priam
n'en profite pour le tuer à son tour. Mais Mélanthios
ne l'abandonne pas : vite, il bondit sur le caisson et
stimule par ses cris les chevaux tout en tirant fortement
sur les guides : faute de fouet, c'est avec la pointe de
sa lance qu'il les conduit 8• Le fils de Priam les laisse
pour se tourner vers le gros des troupes. A combien
il apporte, inopinément, le jour de la mort l Sans trêve,
160 tel le funeste ouragan, il chnrge l'ennemi, en brave :
ils sont des milliers à périr par son bras et la terre
disparait sous les cadavres. Parfois, en pleine montagne,
un bûcheron s'enfonce dans les replis d'un vallon ;
sans perdre un instant, il abat de jeunes branches, car
il lui faut fabriquer du charbon de bois en recouvrant
de terre des meules de b1îches auxquelles il aura mis
le feu ; les branches, tombées pêle-mêle, font un tel
monceau qu'elles cachent les rochers : quelle joie pour
l'homme de contempler son œuvre• ! Sous le bras
fougueux de Déiphobe, c'est en pareille masse que les
Achéens expirants tombent les uns sur les autres.
Il en est qui résistent aux Troyens ; mais la panique
1 70 chasse le reste vers le large cours du Xanthe et Déiphobe
les poursuit jusque dans l'eau, sans jamais arrêter le
carnage. Sur les rivages de l'Hellespont poissonneux,
lorsque des pêcheurs durs à la peine tirent leur filet

1. Cf. QS, VIII, 276.


2. Il existe en v1, 561 as., un épisode analogue ofl le cocher se
nomme ~gaiement Hippasidès (cf. p. 89, n. 3). Le choix est très
limité pour restituer le nom du chef grec qui manque au v. 160.
Nestor et Phérée sont peu probnbles en raison du contexte.
Comme d'autre part Quintus énumère au livre XII presque toua
les guerriers qui Jouent un rôle dans son poème (voir la Notice
de ce livre), on est amené à conjecturer ici le nom de Thalploa
(cf. B 620; QS, xn, 323) ; car Anticlos, qui figure dana la même
liste (xu, 317), est ignoré de l' lliade et n'a sa place que dans
l'épisode du Cheval.
187 LIVRE IX

sur la grève, quand la poche de leur seine plonge encore


dans la mer, un gars s'élance, tenant de ses mains le
harpon crochu pour porter la triste mort parmi les
espadons ; de-ci de-là, il tue tous ceux qu'il rencontre
et l'eau est rougie par le carnage 1 . C'est ainsi que, sous
le bras du héros, le sang empourpre partout les eaux
du Xanthe qu'encombrent les cadavres•.
180 Pour les Troyens, cependant, la bataille n'est pas
moins sanglante. Le vaillant fils d'Achille les taille en
pièces ailleurs sur le front des phalanges et Thétis se
sent autant de joie à contempler son petit-fils qu'elle
a de peine au souvenir du Péléide. Sous sa pique de
frêne, quelle immense armée tombe dans la poussière,
hommes et chevaux, quand il se lance sur leurs traces
pour semer le carnage. Il tue alors l'illustre Amide 1 •
L'homme s'était porté à sa rencontre sur son cheval;
mais son aimable science des chevaux ne lui sert de
rien : la pique étincelante le -frappe au ventre et le fer
190 ressort par le dos ; ses entrailles sont arrachées et le
funeste Trépas en fait aussitôt sa proie, tandis qu'il
tombe aux pieds de son coursier. Le héros abat encore
Ascagne' et Oenops : sa lance touche l'un à l'œsophage,
près de la bouche 6 ; l'autre, au bas de la gorge, à l'endroit
le plus propice pour porter la mort. Il en tue bien
d'autres encore, au hasard des rencontres : quel homme
au monde pourrait dénombrer tous ceux qui périssent
dans la mêlée sous le bras de Néoptolème? Son corps
ignore la fatigue. On dirait un de ces gars dont les

1. L'espadon est redoutable par aa gro888ur (il peut peser plus


de 150 kilos) et par l'éperon tranchant qui prolonge son maxillaire
supérieur. On le pêche aujourd'hui encore sur les côtes de Turquie
avec des madragues posées à quelque distance du rivage : cf.
K. Devedjlan, Plche et plcheur, en Turquie (Constantinople,
1926), 4-10. La pêche par filets trainants ou pêche à la seine est
également pratiquée (cf. ibid., 319·324) ; mais elle ne aemble plus
employée pour l'espadon. Quintus tire ses informations d'Oppien,
Halieul., In, 567-575; cr. Rev. de Philol., xxvin, 1954, 60 a.,
où l'on trouvera le détail des imitations; le poète se souvient.
peut-être aussi de x 384-388.
2. L'épisode (v. 169-179) rappelle le combat d'Achille contre
les Troyens au milieu du Scamandre (tl> 1-33); pour le v. 177,
cf. Cl) 21_et 24 (av XE >.tf&ncnv).
188 LIVRE IX

bras robustes, après une journée de labeur dans un


200 verger florissant, ont fait pleuvoir sur le sol, à coups
pressés de gaule, une riche moisson d'olives : sa récolte
couvre toute la surface du champ 1• C'est en telle masse
que les hommes s'écroulent sous le bras de Néoptolème.
Le Tydéide, Agamemnon à la bonne pique et les
autres chefs des Danaens, de leur côté, font allègrement
leur besogne dans l'implacable combat. La peur n'atteint
pas davantage les preux qui mènent les Troyens : ils
luttent eux aussi de tout leur cœur et s'emploient sans
cesse à retenir ceux qui fléchissent ; bien des leurs
pourtant, sans se soucier de leurs princes, s'enfuient
du combat, épouvantés par la fougue des Achéens 1 •
210 Le fils puissant de l'Eacide s'aperçoit enfin que des
Danaens, toujours plus nombreux, périssent sur les
bords du Scamandre 3 ; il abandonne les ennemis en
fuite vers la ville dont il faisait alors un massacre' et
enjoint à Automédon de pousser vers le lieu où tombent
tant d'Achéens. Le cocher obtempère aussitôt et, du
fouet, lance vers la mêlée l'ardeur de ses chevaux
immortels : l'attelage vole au galop parmi les cadavres,
emportant son puissant seigneur. On voit marcher
ainsi vers la bataille tueuse d'hommes Arès, debout
220 sur son char : la terre tremble à son passage, tandis
que, sur la poitrine du dieu, sonnent ses armes divines
brillantes comme la flamme 1• Le fils puissant d'Achille
a pareille allure, quand il s'avance contre le valeureux
Déiphobe, au milieu du nuage de poussière que soulèvent
les sabots de ses chevaux. Le brave Automédon aperçoit
Déiphobe et le reconnait; vite, à son maître, il adresse
ces mots pour lui nommer le glorieux héros :

1. Cette comparaison semble originale.


2. Les Troyens prennent également la fuite en abandonnant
leurs chefs chez Dicty1, 1v, 17.
3. Comparer QS, 1, 538 88. ; v1, 513 88. ; et voir la Notic~,
p. 170, n. 2.
4. Pour cwr&;,que Zimmermann• a voulu corriger en œû-roü,
cf. p. 68, n. 4 (N. C., p. 210 s.).
6. Variation sur la comparaison de vn, 359-364, qui concerne
déjà Néoptolème. Cf. ci-dessus p. 119, n. 2.
189 LIVRE IX

• Sire, c'est Déiphobe, avec ses hommes. Jadis,


< ... > il avait fui devant < la pique> de ton père 1 ;
je ne sais quel dieu ou quel démon I lui a mis au cœur
aujourd'hui cette mâle audace. •
230 Il dit; Néoptolème, sans rien répliquer, lui fait
presser encore l'allure de ses chevaux : puisque les
Danaens succombent, il lui faut écarter d'eux au plus
vite un sort outrageux 1 1 Quand les deux adversaires
se trouvent à faible distance, Déiphobe, quelque envie
qu'il ait de combattre, s'arrête comme le cruel incendie
au bord de l'eau'. Il demeure interdit en voyant les
chevaux de rJ;;acide à l'âme tenace et son fils formi-
dable qui ne le cède en rien à son père ; son cœur,
intérieurement, se prend à hésiter : va-t-il fuir ou
240 affronter le héros? Quand un sanglier dans la montagne
s'emploie à chasser les chacals loin de ses marcassins
nouveau-nés, qu'un lion paraisse d'un autre côté,
surgi on ne sait d'où, et voilà brisée l'ardeur prodigieuse
du fauve : il ne se sent le cœur ni de faire un pas en
avant ni de reculer et, dans sa mâchoire, il aiguise ses
crocs écumants 1 • Le fils de Priam attend ainsi, ses
chevaux et son char à l'arrêt : que de pensers il roule
en lui, tandis qu'il tourne et retourne sa pique dans
la main• 1 Alors le fils de l'inexorable Achille
l'apostrophe :
• Priamide, pourquoi tant de fureur contre ces Argiens
qui ne sont pas à ta taille ? Ah t rien qu'à les voir
250 s'épouvanter de tes menaces et fuir à ton approche,
tu te figurais être un brave entre les braves? Eh bien l

1. Cette fuite de Délpbobe n'est mentionnée ni dans l'Iliade


ni dans les premiers Jlvres de la Suite d•Homère. Pour amender
le texte qui est gàté, Zimmermann propose de lire : â7J1.cp66oto
mML a6â,oc (sic, Zimmermann•), 6i; n: xcxl œô-rôc;1 œio "C'Oxijœ
7"CXpoL&vÔ'JttrpEµe:.On hésitera à admettre quatre Importantes
corrections, dont l'une au moins est contredite par le parallèle
de v111, 151. Il parait de meilleure méthode de supposer une
lacune, quoique le tour âTjt<p66otoaTpœT6t;soit peu conforme à
l'usage épique. Seul ônbrpe:µe:, qui n'a Jamais été discuté, doit.
être corrigé : Quintus ignore ce verbe et il emploie toujoure
-rptµc.>sans régime, avec la valeur concrète de I trembler• à propos
de la terre ou des membres (vu1, 344 ; 1x, 140 ; xu, 176, 201 ;
190 LIVRE IX

si tu as du cœur au ventre, viens tAter au combat de


notre lance invincible 1 l •
A cea mots, il bondit sur lui, comme un lion sur une
biche, debout sur son char que mènent les chevaux
paternels. Sa pique n'allait pas tarder à l'abattre,
ainsi que son cocher, quand Apollon, depuis les hauteurs
mystérieuses de l'Olympe, répand soudain une nuée
noire sur Déiphobe, puis l'enlève de la bataille meur-
trière pour le déposer dans la ville I où se replie aussi le
260 reste des Troyens en déroute. La pique frappe dans le
vide et le fils du Péléide s'écrie :
• Chien 1 tu as échappé à ma fureur l Mais ce n'est
paa ta vaillance qui t'a garanti, comme tu l'attendais ;
c'est je ne sais quel dieu qui a jeté sur loi ces ténèbres
pour te cacher et t'arracher à la mort.•
Il dit. Du haut du ciel, le Cronide dissipe, comme
une vapeur, le nuage son1bre qui s'évanouit dans les
espaces de l'air•. Aussitôt, la plaine reparaît et tous ses
environs : Néoptolème aperçoit les Troyens bien loin
de lui, près des Portes Scées ; alors, pareil à son père,
il se met en marche contre 1'ennemi qui fuit à son
270 approche. Les marins tremblent, quand ils voient
accourir une lame sinistre : le vent 1'a soulevée et
elle s'avance, énorme et gigantesque, sur la mer où
l'ouragan fait rage'. La peur maudite étreint aussi fort
les Troyens, quand le héros fond sur eux. Lui,
cependant, s'écrie pour entraîner ses compagnons:
« Amis, écoulez-moi ! Mettez de l'audace en vos
poitrines et que nul ne tremble I C'est la conduite qui
sied aux preux, si leur main veut cueillir dans la bataille

x111, 428) ; on restituera l'habituel ôd-t-pecn: : cf. 1, 8, 278 ; 111,


170, 352; v, 438; x1, 405; comparer d"ailleura avec v111, 150 a.
(ltp6f5l')OE)

1. Pour dc,xé-rouœlxµ:i)c;,cf. vrn, 159; xi, 29, et nos Rtchuchu,
p. 196. Le demi-hiatus ne fait pas difficulté pour la métrique :
cf. p. 68, n. 4 (N. C., p. 210).
2. Ilo-rt (Trt'6Àr.v),
attesté seulement par H, doit être une simple
conjecture. Les dieux déposent habituellement leur protégé dans
la ville et non à ses abords : cr. r 380-382 ; E 445-446 (le cas de
"f 328-329 est différent). On restituera donc xœ-iù'ft6Mv, d'après
191 LIVRE IX

hurlante la victoire glorieuse et la célébrité. Allons l


sans ménager notre vie 1, luttons au-delà de nos forces
280 jusqu'à la ruine de l'illustre cité de Troie, jusqu'à
ce que nos désirs trouvent leur accomplissement I Quelle
honte de rester ici, depuis si longtemps, à ne rien faire,
aussi lâches que des femmes l Ah 1 que je meure plutôt
que de passer pour un couard ! •
A ces mots, ils redoublent d'ardeur pour le travail
d'Arès, ces braves I et ils courent contre les Troyens 1•
Mais ceux-ci luttent avec autant de cœur, les uns
devant la ville, les autres à l'abri des portes, sur les
remparts. Le terrible Arès ne s'arrête jamais, car les
Troyens veulent repousser l'armée sinistre des ennemis,
290 et les robustes Argiens détruire la ville de fond en
comble. Tous connaissent de mortelles épreuves.
Mais voici que le Létoide, méditant de secourir les
Troyens, bondit depuis l'Olympe, caché derrière un
voile de nuages. Un instant suffit aux souffles rapides
pour porter le dieu resplendissant dans son armure d'or:
la longue route qu'il trace en descendant brille au loin
comme un éclair; au loin, son carquois fait un bruit
de tonnerre. L'éth·er résonne prodigieusement et la
terre crie, quand il pose ses pas infatigables près du
cours du Xanthe. Alors, Apollon lance une terrible
clameur qui donne plus d'audace aux Troyens pour
300 tenir dans la mêlée sanglante, tandis qu'elle épouvante
les Achéens 3 • Le puissant Ébranleur du sol ne manque
pas de s'en apercevoir et il souffle une ardeur nouvelle
aux Achéens, déjà demi-rompus. Une lutte acharnée
s'engage« par le vouloir des Immortels : des bataillons
sans nombre de gars périssent dans chaque camp.
Apollon, plein de rancœur contre les Argiens, se pré-
parait à frapper le fils hardi d'Achille sur la place même

n, 5, 103; vin, 370, 602; IX, 111 ; XI, 1 ; XII, 529; XIII, 141, 295,
493.
1. E>uµôv1tcxpœ·d8e1J.iXL
équivaut à 8uµov (h)n87)µ.L en 1x, 352,
et sana doute en 1, 413. En revanche, en xu, 63, la formule
équivaut à l'homérique $uxiJv 1tœpa:n8Évw.,• exposer sa vie•,
• faire fi de la vie• {y 74; ef. auBSi ~ 237; etc.). Cette aeconde
interprétation parait également préférable dans notre paaaage.
192 LIVRE IX

où jadis il frappa le père 1 : des oiseaux poussant des cris


de mauvais augure et bien d'autres prodiges retenaient
encore son cœur ; mais son courroux était sur le point
d'enfreindre ces avertissements. Son dessein n'échappe
310 pas au Dieu coiffé d'azur qui se cache sous le voile
d'une brume merveilleuse•; le Seigneur s'avance en
faisant trembler sous ses pas la terre sombre, et il
apostrophe Apollon pour retenir son bras :
c Arrête, mon filsI l Garde-toi de tuer le fils formidable
d'Achille. L'Oiympien lui-même n'aurait nulle joie de
sa mort et ce serait une grande peine pour moi et
pour tous les dieux de la mer, comme jadis quand
mourut Achille. Va, retire-toi dans l'éther divin. Ne me
courrouce pas ; sinon, j'aurai vite fait d'ouvrir le vaste
abîme de la terre immense et, sur l'heure, c'est Troie
320 entière avec ses remparts que j'engloutirai sous les
ténébreux espaces : ce sera à ton tour de pleurer ! »
Il dit. Apollon a trop de respect pour le frère de son
père, trop de crainte aussi pour la ville et son peuple
puissant ; il se retire dans les espaces du ciel, tandis
que Poséidon disparaît dans la mer•. Cependant le
combat continue ainsi que le carnage mutuel : la
Discorde rayonne dans la bataille. Mais, à la fin, les
Achéens, sur l'ordre de Calchas, regagnent les nefs :
ils ne songent plus à la mêlée, car le Destin ne veut
pas qu'ils prennent la ville d'ilion, avant que la Force
de Philoctète, le héros rompu au métier de la guerre
qui cause tant de larmes, n'ait rejoint les rangs des
330 Achéens•. Tel est l'arrêt que Calchas a tiré du vol des
oiseaux divins ou lu peut-être dans les entrailles :

1. cr. QS, 111, 34-62. Les circonstances de la mort d'Achille


sont à nouveau rappelées dans les v. 313-316.
2. L'expression présente un raccourci analogue à celui qu'on
trouve aux v. 293-294; il n'y a pas lieu de la suspecter. La première
mention de Poséidon (v. 300 ss.} est elle-même très abrupte.
3. Souvenir de l'Hécalé de Callimaque, fr. 233 Pf. : faxe,
me~,l''Yl11:ifü.
4. Poséidon et Apollon ont une altercation analogue au
chant XXI de l'Iliadt: comparer notamment lev. 321 et~ 468-
469.
193 LIVRE IX

l'art prophétique n'a pas de secret pour lui; comme un


dieu, il sait toutes choses.
Dociles à sa voix, les Atrides, renonçant à la bataille
qui cause tant de larmes, dépêchent à Lemnos, la belle
cité, le fils vaillant de Tydée et Ulysse qui ne sait pas fuir.
Leur nef légère arrive bientôt dans la ville d'Héphaïstos
après avoir traversé la large plaine de la mer :8gée.
C'est dans ce vignoble de Lemnos que jadis les femmes
avaient machiné une mort cruelle pour leurs époux
340 légitimes, poussées par un terrible ressentiment : ceux-ci
les dédaignaient et avaient pris pour compagnes de
lit des esclaves, des femmes de Thrace que leur pique
et leur vaillance avaient conquises au cours de razzias
en Thrace, le pays chéri d'Arès 1 • Alors la jalousie s'était
emparée de leur cœur et, l'âme gonflée par le courroux,
elles avaient tué leurs maris au logis, de leur propre
main, sans pitié ni merci, bien qu'ils fussent leurs
conjoints légitimes : homme et femme se renient 3 ,
dès que fond sur leur cœur le mal de jalousie; ils n'écou-
350 tent plus que la douleur qui les tient. C'est ainsi que les
Lemniennes avaient fait choir le malheur sur leurs
époux en une seule nuit et qu'elles avaient vidé de ses
hommes la cité entière, tant elles s'étaient armées de
force d'âme et d'intrépidité 8•
Lors donc les messagers arrivent au pays de Lemnos,
à l'antre creusé dans le roc où gisait le fils du noble

1. La correction de 't'ém:en 1t0u est à écarter en raison du


présent ,œp8ovt"EÇ : Quintus fait allusion à des raids répétée des
Lemniens en Thrace.
2. Le poète a détourné le sens d'cbtcxvcx!VO(.LŒtqu'il lisait chez
son modèle (Apoll. Rhod., Argon., r, 611), mais il n'y a pas lieu
de corriger le texte : cf. nos Recherches sur les Posthom., 169.
3. Cette digression mythologique est tirée d'Apoll. Rhod.,
Argon., r, 609-619; pour le détail des imitations, voir nos
Recherches, 112. Les femmes de Lemnos n'avaient paa seulement
tué leurs maris, mais aussi toute la population mA.le(v. 351 tréiacxv
ixlJpwacwro -n:6Àl)œ);seule, la fille du roi Thoas, Hypsipyle, avait.
épargné son vieux père ; sur cette légende, on peut consulter
G. Dumézil, Le crime des Lemnienne.s (Paris, 1924). Quintus
passe sous silence Hypsipyle : R. Keydell (Bursiana Jahresbericht,
ccxxx, 1931, 63) suppose aprèa lev. 352 une lacune qui commen-
194 LIVRE IX

Poeas. La stupeur les saisit quand ils aperçoivent


l'homme geignant dans d'atroces douleurs, étendu
sur le rude lit du sol1. Tout autour de lui, des plumes
d'oiseaux s'amoncelaient sur sa couche ; d'autres
cousues ensemble, recouvraient son corps pour le protéger
360 des rigueurs de l'hiver. Chaque fois en effet que la faim
cruelle le prenait, il lançait une de ses terribles flèches,
droit au but, < et tuait maints oiseaux qui volent
dans le ciel> ; il mangeait alors leur chair et appliquait
leurs plumes sur la fatale blessure pour apaiser son
noir tourment 1 • Avec sa chevelure sordide qui lui
tombait le long du visage, on edt dit une bête de proie
dont la patte s'est prise au piège brutal d'un chasseur
pendant une course de nuit; le fauve, pressé par la
nécessité, s'est tranché l'extrémité de sa patte, froide-
ment, d'un coup de dent; puis il regagne sa tanière•,
le cœur défaillant sous les tortures de la faim et de la
3 70 souffrance. Philoctète, au fond de la vaste caverne,
était pareillement miné par son mal lancinant : son
corps amaigri n'avait plus que la peau sur les os'; une
affreuse odeur de mort s'exhalait de la crasse de son
visage 5 ; l'homme était la proie d'affreuses souffrances
et ses yeux caves, au fond de leurs orbites, disaient sa
cruelle détresse ; jamais il ne cessait de geindre, car

ceralt par un Bt corrélatif du µÉv du v. 360 ; en réalité, li>J,.•


œtµ.tvest une formule qui annonce la fin de la digression et son
corrélatif est ot 8i (comparer 1, 305; v1, 491 ; x, 361, etc.).
1. Philoctète semble n'avoir eu aucun contact avec les hommes
pendant son exil, bien que Lemnos soit habitée (QS, 1v, 383-393;
1x, 338-352) ; la situation est identique chez Sophocle : incapable
de se déplacer, le blessé croit vivre sur une tle déserte (Phil., 1-2,
220·221, 301-302, 691-717). Au contraire, selon Eschyle et
Euripide, les Lemniens connaissaient son existence et Euripide
précisait qu'Actor, le berger du roi de Lemnos, lui rendait visite
de temps à autre : cf. R. Jebb, Sophocles, Philoctetu, p. xv, xvn.
2. Philoctète utilise les oiseaux qu'il tue pour se nourrir, se
vêtir et panser sa blessure : voir la Notice, p. 172, n. 7-8.
avec i: semble impossible ; le seul exemple
3. Le présent c:l<p(xe-rcxt
analogue qui soit signalé est Orac. Sibyll., x1, 179 (éd. de Leipzig),
des manuscrits a été corrigé à bon droit en f~E"t'IXL.
mais l'f>œ"t'CXL
Nous proposons (bro(xe-rat.; i<pÉÀXE"t'œt.,cil se traine •, serait
peut-être préférable (cf. 'P' 696 ; Hérodote, 111, 105; Platon, Lois,
vu, 795 b).
195 LIVRE IX

sa blessure noirâtre, couverte de pus, < lui dévorait


les chairs> en pénétrant juqqu'à l'os et le rongeait
intérieurement par d'atroces douleurs 1 • Parfois, près
d'un promontoire battu par les flots, on voit se dresser
380 un écueil sur la mer sans bornes ; l'onde, pour le vaincre,
le sape à sa base, bien que la roche soit dure, et, sous
les coups violents des rafales et des vagues, la dent de
la mer y creuse des cavernes 1• C'est ainsi que, sous
son talon, la plaie de Philoctète gagnait en étendue
à cause du venin putride 8 que lui avait distillé
l'âpre morsure• d'une redoutable vipère d'eau 6 : il
n'est point de remède, dit-on, contre cet odieux serpent,
quand il vient sur la terre ferme se faire griller à l'ardeur
du soleil 8 ; aussi son poison consumait-il ce brav~ entre
les braves que minaient d'incurables douleurs. De sa
390 blessure, une humeur suintait à terre, sans arrêt :
le sol de la vaste caverne en était tout maculé et c'est
grande merveille encore pour les générations à venir 7•
Contre sa couche, gisait son grand carquois plein de
flèches, les unes destinées à la chasse, les autres réservées
aux ennemis et trempées dans le venin mortel de l'Hydre
fatale 8• Tout près, il gardait à sa portée son arc puissant
qu'Héraclès avait fabriqué de ses mains invincibles
en assemblant deux cornes recourbées.
A peine voit-il les deux hommes approcher de la

1. Cf. Eschyle. Phil., fr. 253 Nauck 1 {• sans cesse un chancre


dévorant me ronge les chairs du pied •) ; Eurip., Phil., fr. 792
Nauck 1 ; Soph., Phil., 7. 259-260. La propo~ition introduite par
o6vex« n'a pas de verbe; mais les possibilités de correction sont.
très limitées en raison du parallèle fourni par x, 273-274, qui
garantit la plupart des termes. A. Platt a proposé de lire o(Svaci
ol µtùtv fuoç ~ badov ,!xpLt; lxÉa6œLI m>86µ.evovxœ6ump8c
Àuyp«it; ootpETtTEVcivlœ~.Cette solution, satisfaisante à première
vue, doit être écartée, car il conviendrait de corriger aussi ol
en µLv et l'on attendrait Àuyp7it;••• cxvCT)t;,IJ est donc préférable
en définitive d'opter pour une lacunt11d'un vers.
2. Le poète prend ici le contre-pied de rimage habituelle
• solide comme un roc • : cf. p. 151, n. 1 ; il utilise comme pr~cé-
demment la comparaison de O 618-621 et emprunte une formule
à"' 235. Pour lev. 381, voir nos remarques dans Rev. de Philol.,
xxv111, 1954, 241, et dans Rechtrchu, 234.
196 LIVRE IX

400 vaste caverne qu'il songe à lancer sur eux ses flèches
douloureuses ; il n'écoute que sa terrible colère : ne
l'ont-ils pas abandonné jadis, malgré ses plaintes, seul,
sur le rivage désert des flots? Il eût bientôt accompli
le dessein que méditait sa bravoure, si Athéné n'avait
dissipé son courroux lourd de sanglot.s1 : ces hommes
qu'il voit, ce sont des camarades' 1 Eux, cependant,
s'avancent vers lui, l'air désolé ; ils viennent s'asseoir
à ses côtés sous la voO.te de l'antre et l'interrogent sur
sa plaie cruelle et le mal qui le torture. Il leur dépeint
41 O longuement ses souffrances. Mais ils le pressent de
reprendre courage ; ils lui promettent de guérir sa
méchante blessure et de mettre fin aux affres du tour-
ment qui le ravage. Qu 'il vienne seulement se joindre à
l'armée des Achéens 3 1 Ah l s'il savait quel regret
ils ont tous de lui près des nefs, les Atrides non moins
que les autres 1 De ses infortunes, nul n'est responsable
dans l'armée achéenne, mais bien les tristes Destinées.
Car personne ne leur échappe en venant au monde et,
sans jamais se montrer aux pauvres humains, elles
rôdent éternellement près d'eux ; tour à tour, elles
abattent leur force vitale' d'un cœur implacable,
420 puis, sans qu'on sache pourquoi, leur accordent la
gloire : oui, ce sont elles qui dispensent à l'homme
toutes choses, larmes et joies, au seul gré de leur désir'.

1. Athéné joue Je même rôle pacificateur qu'au chant I de


l'Iliade (A 193 ss.).
2. Le Philoctète de Sophocle se réjouit de pouvoir parler à
des compatriotes (223 ss., 234 s.). Le terme bµ7J8E~ qu'emploie
Quintus est plus fort : Philoctète identifie aussitôt ses visiteurs
et, après un geste de menace dicté par le ressentiment, il se calme,
grAce à Athéné, en pensant qu'ils sont des• compagnons d'armes•
(cf. Apoll. Rhod., 11, 917, qui a fourni le modèle de notre expres-
sion). Chez Eschyle et Euripide, Philoctète ne reconnaissait pas
de prime abord Ulysse, soit que celui-ci se rot déguisé (Eschyle),
soit qu'Athéné eOt changé son aspect (Euripide) ; c'est seulement.
lorsque le flls de Laerte avait réussi à prendre l'arc qu'il révélait
son nom. L'Ulysse de Sophocle attend pour paraitre que Néopto-
lème soit en possession de l'arc ; mais, PhiJoctète ayant repris
son bien, il faut toute la force du fils d'Achille pour l'empêcher
de tuer Ulysse.
197 LIVRE IX

En écoutant Ulysse et le divin Diomède, Philoctète se


laisse aisément convaincre de renoncer à son âpre
colère ; elle était pourtant terrible, sa colère, a près tout
ce qu'il avait souffert I
Les messagers regagnent sur l'heure la nef et la grève
où gronde la mer : avec quelle allégresse ils portent le
héros ainsi que ses flèches ! On lui nettoie tout le corps
et sa plaie cruelle avec une éponge bien molle ; on le
430 baigne à grande eau 1 : c'est déjà pour lui un premier
réconfort. Aussitôt après, on se hâte de servir un bon
repas à l'affamé et tous ensemble festoient à bord ;
la nuit immortelle arrive, le sommeil s'appesantit sur
eux. Ils attendent jusqu'à la venue d':8rigénie près du
rivage de Lemnos qu'entourent les flots ; mais, dès
l'aube, on amène les amarres, on hisse hors de l'eau
les ancres recourbées : chacun s'affaire. Athéné fait
souffler un bon vent arrière pour la nef à la proue
élancée. Vite, on tend les voiles sur leurs deux écoutes
pour gouverner au plus près. La nef pontée, dans le
440 vent qui siffle, s'élance sur la plaine des flots : l'onde
noire s'entr'ouvre en gémissant et blanchit sous l'écume
qui bouillonne tout à l'entour ; les dauphins, venus
par bandes faire escorte, bondissent dans leur course
sur les blancs chemins de la mer•.
On atteint bientôt les bords de l'Hellespont poisson-
neux où stationne le reste de la flotte. Grande est l'allé-
gresse parmi les Achéens à la vue de ces amis que 1'armée
désirait tant I Ils débarquent joyeusement, le fils hardi

1. La précision des détails montre que ce bain n'est pas une


banale opération de propreté comme le croit Ph. Kakridis,
K6,vroi; l:µupvœîoc;, 83. Quintua suit ici un commentaire
homérique relatif à Philoctète : • On dit que des ablutions d'eau
de mer arrêtent la formation du pus • (schol. BL à B 723) ; cf.
W. Morel, Philologua, Lxxx.111, 1927/8, 382-383. Selon Denys
de Samos (Jacoby, Fragm. griech. Hist., I, 15 F 13), Philoctète
procédait à des ablutions, puis il se soumettait à l'incubation
et avait un songe envoyé par Apollon ; après quoi, Machaon
opérait la plaie et la soignait. Une urne de Volterra montre UlyBBe
baignant le pied de Philoctète dans un bassin, pendant que
Diomède s'empare de l'arc : cf. L. A. Milani, Milo di Filottde,
104 88.
198 LIVRE IX

de Poeas appuyant ses mains ama1gnes sur ses deux


compagnons qui conduisent le malheureux boiteux sur
450 la terre divine, en le soutenant de leurs poignes vigou-
reuses1. Parfois, dans les taillis, un robuste bûcheron
n'a coupé qu'à moitié le tronc d'un chêne ; ou
bien c'est un pin résineux qui reste à grand-peine
debout sur la partie du fût que le gemmeur a laissée en
détachant du tronc des lambeaux de bois gras afin
d'en tirer de la poix par cuisson dans la montagne ;
l'arbre ploie misérablement sous sa charge et, vaincu
par le vent et sa propre faiblesse, il vient s'appuyer sur
de jeunes arbres vigoureux ; mais ceux-ci réussissent
à le supporter malgré son poids 1 • L'homme, ployé sous
le fardeau de l'intolérable douleur, s'appuie pareillement
sur ces héros de bravoure qui le portent vers les rangs
460 des belliqueux Argiens. Tous ont pitié de voir le maître
archer brisé par sa méchante blessure. Mais force et
santé lui reviennent en moins de temps qu'il n'en faut
aux ailes de la pensée, grâce à Podalire, l'égal des dieux
du ciel, qui a su verser sur sa plaie maints baumes
efficaces et, efficacement, invoquer le nom de son
père 8 : aussitôt, parmi les Achéens, c'est un cri de joie
unanime, ce ne sont que félicitations pour le fils
d'Asclépios. On fait la toilette du héros, on le frotte
d'huile : que d'empressement I Sa mortelle prostration,
sa détresse se dissipent par le vouloir des Immortels

1. Sur les origines artistiques possibles de ce tableau, cf. Notice,


p. 177, n. 1.
2. Le point de départ de la comparaison a été fourni par
Apoll. Rhod., 1v, 1682-1686 (d'où Virgile, .Sn., u, 626-631) j
Ài1tœpôv 3ciot; est emprunté à Oppien, Halieut., 1v, 644. Quintus
ajoute d'intéressantes précisions sur la fabrication de la poix :
on commence par entailler profondément le tronc du pin pour
récolter la résine; puis le • bois gras• de l'arbre (nommé 8q.i;chez
Théophraste et ici 3cioi;) est détaché à la hache et débité en
morceaux que l'on consume dans des meules recouvertes de terre
comme pour la fabrication du charbon de bois ; cette lente
combustion permet d'extraire la poix. Nous nous permettons de
renvoyer à l'article publié dans la Revue des .Studu Grecquea(1966),
ou nous discutons les problèmes de texte et d'interprétation
soulevés par ce passage; cf. aussi Rev. de Philol., xx.v111, 1954,
241~242.
199 LIVRE IX

4 70 et les cœurs rayonnent, quand ils le voient, délivré de


son mal, renaître à la vie : son teint verdâtre s'est
coloré 1 , son douloureux épuisement a fait place à une
vigueur nouvelle, son corps s'épanouit. Parfois un champ
d'épis redevient florissant•, alors qu'il dépérissait
naguère 8 , couché sous le déluge d'une terrible pluie
d'orage ; la brise 1ui a procuré la guérison' et la moisson
ragaillardie sourit sur la glèbe où les hommes ont
peiné 6 • C'est ainsi qu'après les épreuves passées, tout
le corps de Philoctète retrouve soudain sa verdeur ;
sous la voftte de roc ( ?)•, il a laissé toutes les misères
qui lui ravageaient le cœur.
480 Les Argiens s'émerveillent devant cet homme qui
semble ressusciter sous leurs yeux. Ils croient y voir
l'œuvre des Immortels et ils ne se trompent point en
le pensant : c'est bien la noble Tritogénie qui a distillé
en lui force et beauté 7 et lui a rendu l'aspect 8 que lui
connaissaient jadis les Argiens avant qu'il ne fût terrassé
par le mal. Maintenant, c'est vers la baraque de l'opulent
Agamemnon que tous les chefs réunis conduisent le fils
de Poeas : pour fêter sa venue, ils lui font les honneurs
d'un festin. Lorsque chacun s'est régalé en buvant et
490 mangeant tout son saoûl, Agamemnon à la bonne
pique s'adresse à Philoctète :
« Ami, les dieux ont voulu que nous t'abandonnions
jadis dans Lemnos qu'entourent les flots : nous avions
perdu le sens; mais ne va point en retour concevoir

1. Réminiscence auditive d'Apoll. Rhod., Argon., 111, 122


xpoLjj 8œllev lpeu8oc.
2. 'E1tl cncxxueamvn'a pas de sens : il faut sans doute écrire
lm (cr. mL6ÀœGTciv6>,
d.>..Bcx!vrrrcxr. • germer à nouveau•).
3. Si 1tcipo.:;est fréquent, -rà 1t1Xpo.:;
n'apparait que dans deux
formules figées (vn, 519; xrv, 216). On inclinera donc ici à
corriger -roen on, d'après la remarque faite ci-dessus p. 30, n. 1.
4. Quintus emploie volontiers dans une comparaison des
termes qui seraient mjeux appropriés à l'objet comparé (ici
Philoctète) ; on ne corrigera donc pas c.l).80µ.fvl)(• guérie •),
d'autant plus qu'c.l).80µ.fvl),conjecturé par Spitzner, appartient
à un type d'hapax qu'ignore Quintus : cf. t. 1, p. 144, n. 1.
6. La comparaison offre quelque analogie avec ci, 346-347,
et Apoll. Rhod., 111, 1399-1403.
200 LIVRE IX

contre nous une terrible colère. Ce n'est pas sans


l'aveu des Immortels que nous avons agi : sans doute
voulaient-ils, ces Bienheureux, nous accabler de maux
en ton absence, car tu n'as pas ton pareil pour frapper
l'ennemi de tes flèches, quand il vient t'afTronter 1 •
< ... > par toute la terre et par la vaste mer, il est
500 d'invisibles <chemins> tracés par les Destinées,
réseau dense et tortueux qui bifurque en tout sens 1 ;
la Fatalité du Ciel y pousse les hommes, tels ces feuilles
que chassent les souffles du vent 1 ; souvent la mauvaise
route échoit à l'homme de bien et la bonne, au méchant ;
nul sur cette terre n'est maitre d'éviter l'une ni de
choisir l'autre : le devoir du sage, quand la tourmente'
l'entraîne sur la route du malheur, c'est de supporter
l'infortune avec fermeté. Mais, puisque nos esprits
510 égarés ont commis cette faute, nous te dédommagerons
par d'innombrables présents, si jamais nous prenons la
belle cité des Troyens. Voici pour l'heure 6 sept femmes,
vingt chevaux de course qui ont remporté des prix et
douze trépieds : de quoi te réjouir sans cesse le cœur• ;
en outre, dans mes baraques, tu trouveras toujours à
ma table les honneurs qui siéent à un roi. »
A ces mots, il remet au héros les superbes cadeaux.
Le fils de Poeas à l'âme tenace lui répond :

I. Comparer Soph.. Phil., 191-200, 1116-1119, 1316-1328.


Ce thème remonte à T 86-136.
2. Le v. 498, qu'on trouvera dans l'apparat critique, a été
forgé par Rhodomann pour suppléer la lacune du texte. Le
développement qui suit peut être rapproché de vu, 67-84.
3. Pour la comparaison, cr. t. 1, p. 163 (N. C. à p. 25, n. 6).
4. Outre les raisons grammaticales qui ont incité Kôcbty à
changer ciéll7Jc;en cxéllœ1.c;,on remarquera que Quintus emploie
toujours le pluriel (onze exemples), saur dans les images du type
• rapide comme la rafale • (1, 685 ; etc.) et en 111, 704, 712, où
il est queslion de vents qui conjuguent leurs efforts.
5. Une ellipse du verbe après vüv 3t 3l) ne serait pas impossible:
cr. 8 681. Mais H ignore 3iJ,ce qui suggère que cette particule
est une simple conjecture de P ou de Y.
6. Le passage s'inspire de l'AmbaAeade homérique : v. 509-510
('\) 1 119-120 ( = T 137-138) ; 611-512 ('\) 1 135-136; v. 612-513"'
1 122-124, 128.
201 LIVRE IX

« Ami, je te pardonne comme à tous les Argiens, s'il


en est d'autres encore qui aient mal agi à mon endroit 1 •
520 Je le sais : cœur d'honnête homme doit se laisser
fléchir; plutôt que de persévérer dans la rancune et
dans la haine, il lui faut se montrer intraitable ou
clément selon les circonstances 1 • Et maintenant, allons
nous coucher : pour qui se prépare au combat, mieux
vaut dormir que festoyer sans mesure 8• »
Sur ces mots, il se lève' et gagne le baraquement de
ses· compagnons. On dresse aussitôt le lit du prince
belliqueux•, le cœur rempli d'allégresse : avec quel
plaisir il go'Ûtele sommeil jusqu'à l'aurore 1
La Nuit divine s'enfuit; la clarté du soleil empourpre
630 les cimes 6 et les mortels se remettent à la tâche. Les
Argiens, pleins d'entrain pour la bataille meurtrière,
afffttent leurs armes : l'un, sa lance bien fourbie ;
l'autre, ses flèches ; celui-là, ses javelines. Dès l'aube,
on prépare à manger pour les hommes et les chevaux
et chacun se restaure. Alors le fils vaillant de l'irrépro-
chable Poeas tient à l'armée ce discours pour l'inciter
à la bataille :
« Allons 1 c'est l'heure de songer au combat 7 I Que
personne ne reste aux vaisseaux, tant que nous n'aurons
pas rompu ces murs fameux, ces remparts de Troie,
et incendié la ville 1•
540 Il dit : combien ses paroles délectent les cœurs I
On se couvre des armures et des écus; et voici que tous,
en masse, s'élancent des nefs avec leur arroi de piques

1. L'expression désigne Ulysse d'une manière voilée. C'est en


effet sur ses conseils qu'Agamemnon a ordonné d'abandonner
Philoctète (cf. QS, v, 195-196), parce que l'odeur qui se dégageait
de sa blessure était insupportable et que ses cris troublaient. les
sacrifices.
2. Voir la Notice, p. 179.
3. Cf. QS, 11, 154-155.
4. Cf. ~ 518 &c:;ebrchv !lv6pouae:. Quintus semble préférer
dans ce tour <lnopoûe~v : cf. x1v, 223.
6. Cf. Hésiode, Catal., fr. 7, 1 Rzach q>LÀ01m>>lµou {3œatl.ijoc;.
6. Cf. Apoll. Rhod., III, 162-163.
7. Sur l'emploi de 3iJaprès !ye, cf. nos Rechercha, p. 202.
202 LIVRE IX

de frêne, de boucliers en cuir de bœuf et de casques à


double cimier. Les hommes dans les rangs sont au
coude à coude : on croirait qu'il n'y a pas le moindre
intervalle de l'un à l'autre quand ils marchent, tant
leur phalange est dense et compacte 1
NOTES COllPLÉMENT
AIRES

LIVRB V

Page 11.
4. Les Gorgones sont à ranger parmi les allégories de la guerre :
voir la Notice, p. 6, n. 3. Celles que décrit le Ps.-Héslode
(Bouclier, 230-237) ont des serpents noués en guise de ceinture,
conformément à la tradition iconographique arcbalque. Quintus
rajeunit le type en mêlant les serpents à la chevelure; pour la
forme, il imite un vers d'Apollonios concernant Hécate (Argon.,
111,1214 s.).
6. Pour évoquer l'• image monstrueuse de la guerre • (v. 17-42),
Qulntus est parti de la description du baudrier d'Héraclès en ).
611-612, qui associe une frise animalière et des scènes de bataille;
au v. 19, en particulier, 4px-roL et aucc; occupent la même place
métrique qu'en ). 611. Ce modèle sera réutilisé pour le baudrier de
Philoctète en x, 180-186. La rapide énumération homérique a
été complétée par des motifs empruntés à d'autres sources :
le sanglier qui aiguise ses défenses, la chasse, les allégories
guerrières, les Gorgones.
6. IloÀUTÀTJ-rot;signifie en général • accablé de misères•·
En v, 361 et xiv, 557, il équivaut à m>ÀUTÀ<ll;, •endurant,, que
Qulntus n'emploie pas. Ici, il peut se traduire par • laborieux ,,
c dur à la peine,, comme 7r0).oxµ'l'J'roc; en 111, 203; v111, 397;
rx, 173. Moyep6c;,• misérable ,, • triste •, parait avoir le même
sens comme épithète des bergers en vu, 486 ; xn, 681 ; xnI, 74.
Page 10.
3. L'allégorie du Mont de la Vertu se retrouve en xn, 292-296
et en x1v, 195-200. Elle a connu un grand succès depuis Hésiode,
Trav., 289-292 : principales références chez H. Hommel, Per
aspera ad aatra, dans Würzb. Jahrbücher f. d. Altertumswiss., 1v,
1949/50, 157-165; ajouter Platon, Phèdre, 247 ab; Julien, Contre
H,racléio,, 230 c-231 b; Nonnos, Dion., xx, 94-96. Le motif
s'est combiné au thème du choix entre les routes du Bien et du
Mal popularisé par Prodicos (Xénophon, Mémor., n, 1, 21-34)
et ll a été souvent utilisé sous cette forme par les Pythagoriciens :
204 NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE V

cf. F. Cumont, Luz perpelua (1949), 258, 278 a.; R. Joly, Le tableau
de Cébù (1963), 41, 43, 56. Voir notamment : Cébèa, Tableau,
15-18; Lucien, Mere. cond., 42; Dion Chrysostome, Oral., 1,
66-84 Arnim; Silius Ital., xv, 100-107; Eusèbe, dans Stobée,
Florilège, 11, p. 178-181 Wachsmuth; Maximinus, dans Riese,
Anthol. Lat.•, 632.
Depuis Hésiode, l'allégorie tend à montrer que le n6voç,
l'effort pénible librement consenti, est la condition nécessaire pour
atteindre la perfection morale : cf. Joly, op. cil., 35, 41, 71.
L'exaltation du n6voç est l'un des thèmes favoris de l'éthique de
Quintua. Elle lui fournit le sujet de nombreuses sentences : 1,
459 8., 738; u, 76 s., 275 8. (Y); IV, 87, 305, 322 (T); VI, 451; vu,
665 8.; IX, 105 (Y) ; xn, 71 8., 233, 265, 273; XIV, 112-114.
Elle se trouve associée au Mont de la Vertu aux livres XII et XIV
(locc. citl.). Au livre V, l'idée n'est guère explicitée; mais elle
est traduite par les évocations des travaux des champs qui
encadrent l'allégorie (v. 45-48, 57-65). Un bas-relief pythagoricien
symbolise pareillement par un laboureur l'homme qui s'est
engagé sur la dure roule du Bien: A. Brinkmann, Rhein. Museum,
LXVI, 1911, 616-625 (fig.).
Pour évoquer le Mont de la Vertu, Quintus n'emprunte à
Hésiode que le détail de la sueur: v. 56 ("-) Trav., 289 (cf. Simonide,
fr. 37 Diehl, et, dans les sentences de Quintus, v1, 451). Les
difficultés de la route sont dépeintes avec plus de réalisme que
dans les Travaux. S. E. Bassett, Glass. Journal, xx, 1924/25,
414•418, a supposé que le poète s'était inspiré à cet égard du
Tableau de Cébès. Ph. Kakridis, K6r.V'TOc; l:µupvœioç, 54 s., en
doute avec raison. Le meilleur parallèle au v. 53 est fourni par
une description parodique de l'tle des damnés chez Lucien,
Histoire vraie, u, 30, iixcxv8fil3ouç xcll axoÀ61t<r>vJU<JTI)Ç«Tpœ,roü ;
cf. Eusèbe, loc. cil., o8ôv axoi.{l)v mc6i.01tciçtt lxouacxv (l'expres-
sion se rapporte ici à la roule du Mal).
Quinlus est l'unique auteur qui mentionne un palmier planté
au sommet de la montagne et qui place Arélé sur ce palmier.
L'Orient connait l'arbre sacré dressé au centre de la terre sur une
montagne et associé à une déesse de la fécondité: cf. H. Danthine,
Le palmier-dattier et les arbres sacrés dans l'iconographie de l'Asie
ocl'id. anc. (Paris, 1937), 145, 176, fig. 955 s. Le palmier, arbre
sacré par excellence, se prêtait bien à une interprétation symbo-
lique : il est c:ù:lCroov,8uacxv&:6ixTOv xcxt yi.uxûxœpnov, • toujours
vert, difflcile d escalader et produisant de doux fruits• (Cornutua,
Theol. comp., 14 ; cr. Plutarque, Quaest. conv., v111, 4, 2, 723 a. ;
Pollux, Onomasticon, 1, 244). On comprend qu'il se soit associé
à l'image d'une montagne d'accès difficile au sommet de laquelle
on go0te la félicité suprême. Au livre XIV, il se substitue même
complètement à la montagne. L'origine de cette contamination
est obscure. Selon S. E. Bassctl (loc. cit.), Quintus s'inspirerait
peut-être d'une représentation symbolique qu'il aurait vue dans
le sanctuaire de la Vertu à Smyrne (Philostr., Vie du soph., 1,
NOTES COMPLl!:MENTAIRES DU LIVRE V 205
25, 26). En tout cas, des influences orientales sont très probables :
on rapprochera les palmiers qui entourent le roc d'Héphatstos
en Cilicie (QS, x1, 92-98), le palmier en bronze de Delphes,
surmonté d'une statue d'Athéné, qui commémorait la victoire
de !'Eurymédon (Pausanias, x, 15, 4-5), l'olivier environné de
flammes sur le roc de Tyr (cf. nos Recherches, p. 141 s.), l'arbre
supportant une idole sur les monnaies de Myra en Lycie
(A. B. Cook, Zew, 11, 1, 681, fig. 620).
Page Il.
2. Pour la parenthèse, cf. nos Recherchu sur lu Poathom., 204,
et les remarques de W. Seelbach, Epigramme d. Mna,alka
u. d. Theodoridaa (1964), 85.
3. Dans les v. 73-79, il faut distinguer deux scènes comme
dans Valerius Flaccus, Argon., 1, 130-139 : l'arrivée des Néréides
sortant des flots (elles sont encore en pleine mer chez Je poète
latin) et le banquet sur Je Pélion. Le texte serait plus clair si on
lisait «YXL au v. 76 ; mais on hésite à corriger la formule ciµcplBè
nœvn:t;. La description idyllique des cimes du Pélion rappelle
les uiridi torua de fronde de Valerius.
4. Le sens d' mLxŒpma:Lest éclairé par L 70.
5. "Allo&v cllloc; est maladroit si on le construit avee -mhJ·
n~ ; il faut le rapporter plutôt à q,ûo~, à moins qu'on ne
préfère lire iaaû(,L&VOr.
au v. 84.
6. Cf. µ. 171.
Page !!.
3. Keîw n'est pas une simple copule, puisqu'il est accompagné
d'un complément d'agent ; on peut donc conserver l'adverbe
ffXV"tJM(J.)ç.
4. Cf. I: 607 s. ; [Hésiode], Bouclier, 314 s.
5. Pour l'image, cf. QS, vu, 696 ; 1x, 71 ; x, 249; et, chez
Homère, M 156; T 357. Pour le tour bt 3è >œpcxuvol ••• ~qéoVTO,
cf. QS, xn, 198-199, et l'apparat critique ad lac.
6. Quintus s'inspire de l'iconographie, directement ou non.
Son tableau comporte les mêmes motifs que la Gigantomachie
peinte par Phidias à l'intérieur du bouclier de son Athéna chry-
séléphantine : Zeus sur la vollte céleste ( figurée ici par la calotte
du casque), entouré par l'armée des Olympiens; foudres sillonnant
l'air, Géants en contrebas consumés par le feu; cf. F. Vian,
Guerre du Géant,, 149-160. La Gigantomachie phtdiesque a eu
une longue postérité : cf., par exemple, dans notre Répertoire du
Gigantomachiu, les numéros 56, 61, 426, 435, 464-465, 474, 476;
on notera surtout la porte de bronze de l'Artémision d'Éphèse
(n° 472), œuvre de l'tr-poque de Trajan, que Quintus a pu voir
ou dont il a pu lire une description.
7. Le poète insiste plus sur la taille des armes que sur leur
beauté : cf. encore v, 224-228; vu, 445-451. Nous adoptons donc
en définitive ttoll6v, malgré A. Zimmermann, Krit. Unlusuch.
206 NOTES COMPLtMENTAIRES DU LIVRE V

(1889), 100, et ce que noua avons dit autrefola (Riat. de la trad.


manu,cr., 96, n. 2).
8. Cf. cp7 X6>7nl mjn.
t/ l>Jq>ŒVTOÇ
Page 18.
3. Ajax est le premier à revendiquer les armes comme dana
l'ensemble de la tradition écrite et figurée ; mais il ne songe pas
à recourir à la force pour faire valoir ses droits. C'est seulement.
dana son discours (v. 229-234; cr. 287-289) qu•n lance un défi
à Ulysse ; U faut peut-être voir dans ce passage un souvenir
lolntaln du combat auquel font asaister les monuments figurés
de l'époque cla88ique.
Page 16.
6. Thème analogue, mals traité d'une façon différente chez
Ovide, Métam., x111,21-33. Volr la Notice, p. 11 et p. 12, n. 1-2.
6. D'après les Chanta Cyprien,, Ulyaae avait feint la folie pour
ne pas participer à l'expédition ; mais Palamède avait éventé
le subterfuge en faisant mine de tuer Télémaque : cf. le Sommaire
de Procloa et Apollod., 2pit., 111, 7. L'argument se retrouve
chez Ovide, Métam., x111, 34-42; il est banal dans le Jugement
des armes : Antisthène, Aja%, 9 ; Libanios, Laudationu, 1, 5-6
(Forster, t. v111, p. 218}. Quintua suit Homère : cf. la NoUce,
p. Il et 12, n. 2.
Page 16.
3. Allusions au chant XI de r lliad,. Ovide, Métam., xru,
71-76, se réfère à ces événements, mals il n'utilise pas les mêmes
pa888ges et li détorme tendancieusement le récit homérique.
Voir la Notice, p. 12.
4. Cf. 0 222·226 (=A 5•9). L'argument, absent chez Ovide,
se retrouve chez Libanios, Compar., u, 5 (Forster, t. v111,p. 340).
6. Rapide allusion au combat pour les nefs (0 674-746), au
duel avec Hector (H 175-312) et aux autres rencontres avec
Hector (N 190-206, 673-722; E 402-439). Ce lieu commun se
retrouve ailleurs : Soph., Ajaz, 1272-1287; Ovide, Mttam.,
x111, 7-8, 82-97; Anth. Pal., vn, 147, 1-6.
Page 17.
3. Cf. Ovide, Métam., x111, 107-119, et déjà Antisthène, A}az, 3.
4. Cf. Ovide, Mttam., xu1, 120-122; on trouve des tours
analogues chez Homère et chez Quintus lui•même : cf. la Notice,
p. 11, n. 4. Il n'est pas nécessaire d'admettre une lacune après
le v. 230, malgré Tychsen, K0chly et Keydell : la proposition
interrogative se rattache à ipt3~vovu et le défi formulé au
v. 232 est assez explicite pour qu'Ulysse puisse répondre : • ta
pique ne me fait pas trembler• (v. 287).
6. Comparer les v. 232 s. avec Antipatros de Sidon, Anth. Pal.,
vu, 146, 5·6. Cf. aussi Antisthène, Ajaz, l et 7.
NOTES COMPL8MENTAIRES DU LIVRE V 207
6. et. Ovide, Maam., x111, 27-31. L'argument de la naluance
est rejeté à la fin, détaché du contexte et dépouillé de toute
emphase ; cet effet de surprise est fréquent à la fin des discours
de Nonnos : cf. R. Keydell, Gnomon, xxx1n, 1961, 281.
7. Cf. [Hésiode], Calal., fr. 94, 22 Rzach : utàç Aœép-rœo1toÀ~-
xpo"tU µ718cœd86>t; (noÀuxpo-rot;a été •corrigé• par Quintua
d'après œ 1 : cf. Eustathe, 1381, 46). On lisait encore le
Catalogue à l'époque impériale : et. nos remarques dans REG,
LXXIV, 1961, 271.
8. Cf. N 824 (et B 212) : voir la Notice, p. 13.
9. L'éloge de l'intelligence (v. 241-252) est un mout ancien
dans le Jugement des armes : cf. Soph., Ajaz, 1250-1254 (sana
doute d'après l"'ûnM>v xp(ar.çd'Eschyle) ; Antisthène, Uly1Be,13;
Ovide, Métam., x111, 354-369 (et 137-139, 205-206). Notre poète
s'inspire ici directement de 'Y 313-318 : Homère citait trois
exemples, le btlcheron, le pilote et le cocher ; Qulntus leur substitue
le carrier, le marin et le dompteur de taureaux {cet exemple déjà
chez Soph., loc. cil.).
Page 28.
6. Ce nouvel éloge de l'intelligence rappelle l'éloge du µü8ot;
fait par Jason dans Apoll. Rhod., Argon., In, lSS.190.
7. Sur la composition de la seconde partie du discours (v. 268-
290), cf. la Notice, p. 13, n. 4.
Page 29.
4. Réplique aux v. 214-217; et. Ovide, Métam., xnI, 275-279.
Quintus se réfère à H 162-170; selon Homère, Ulysse avait été
run des derniers volontaires, et non l'un des premiers.
6. Réplique aux v. 218-222; cf. Ovide, Métam., x111,280-285.
UlyBBedéforme tendancieusement les faits contés au livre III;
il réitérera en vn, 208-211. La version donnée par Ulysse est
connue (cf. nos Recherches sur les Po,thomerica, p. 43, n. 3) et
elle a été utilisée dans le débat pour les armes : cf. Soph., Phil.,
373, dont Quintus se souvient peut-être ici.
6. Pour le tour tlµcp' 68twnt;,cf. xu, 403.
7. Réplique aux v. 229-234; cf. Ovide, Maam., xnI, 262-265.
8. Réplique aux v. 235 1.; cf. Ovide, M~tam., xn1, 140-147.
9. L'expression serait plus claire, si l'on introduisait au v. 294
un adverbe de lieu 66c.corrélatif de btt:iac: Ajax admet qu'Ulysse
a combattu, mais loin du centre de la mêlée (v. 302-305).
Page ao.
3. La réplique d'AJax réfute les v. 285-289 en résumant la
version des faits admise au livre III.
4. Ulysse reprend les deux points de son argumentation
précédente et rappelle à ce propos qu 1il a tenu tête victorieuse-
ment à Ajax pendant les Jeux pour Patrocle ('Y 700-739).
6. Rappel de À 647 : 1mi8cç 3i: Tp&>c.>v3bcœaœv.
208 NOTES COMPLtMENTAIRES DU LIVRE V

6. Ce détail aouligne qu'Ajax Jouit de la sympathie de l'armée


comme de celle de l'auteur (cf. v. 130·132).
Page at.
6. Transposition d'un vers formulaire de l'OdyBSée: ~ 388,
et ailleurs.
Page a2.
3. Les analogies avec Sophocle sont nombreuses: v. 355-358 N
Ajaz, 44, 55-58, 94-115 ; v. 359-360 "' Aj., 45 (où la tournure
syntaxique est analogue) ; v. 361-362 "' Aj., 14-19, 36--37;
v. 363-364 "' A}., 51-54.
4. Pour cette comparaison, cf. t. 1, p. 26, n. 2; les v. 367-369
sont inspirés d'Hésiode, Travaux, 615-616, 619-621.
5. Le texte traditionnel 61t'J)lJ-1.V yuîcx cpipeaxov peut être
défendu par les parallèles vn, 345 et x, 440 ; mais il fait difficulté
pour la métrique : cf. nos Recherchu aur lu Po,thomerica, 244, n. 1.
Page 36.
4. L'épisode du bélier est tiré de Soph., Ajaz, 61-65, 101-117,
237-244 {où les deux béliers correspondent sans doute à Agamem~
non et à Ulysse), 296-304.
Page 36.
6. '0).ocpupe-rogarde sa valeur propre (cf. n, 644 ; 111, 431, 434,
459, 462, 491, 574, etc.) : Ajax procède sur lui-même à une véri-
table déploration funèbre avant de mourir.
Page 31.
3. Selon la tradition, Ajax se tue avec le glaive qu'Hector lui
a donné après le combat singulier (H 303 s.) : cf., entre autres,
Soph., Ajaz, 817.
4. A partir du v. 487, Quintus multiplie les rappels du livre III
afln de marquer que la mort dtAjax a autant d'importance pour
les Grecs que celle dt Achille. L'attitude des Grecs dans les v. 487•
489 est imaginée d'après celle des Troyens en face d'Achille :
QS, n1, 141 s., 212 s. Pour les v. 490-499 et 568•570 (deuil général
de l'armée), cf. 111, 388-422, 504•513; les ressemblances sont parfois
littérales: v. 491 "'111, 410, 412; v. 492"' 111, 514; v. 497-499 oo
Ill, 401.
5. Teucros a été introduit. en souvenir de l'Ajaz de Sophocle.
Son attitude rappelle celle d'Ajax au livre III : v. 507 s. N 111,
433 8.

Page 38.
5. Chez Homère, l' ùSvc,>-rlJc;
(masculin) est celui qui négocie
un mariage contre remise au beau-père des l3vcx; ici le terme,
féminin, désigne répouse légitime pour laquelle son fiancé a
NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE V 209
payé le prix convenu {13vœ)au futur beau-père. Ce sens est.
connu d'Hésychius (Luikon, a. v. Mvc.>T°llv).

Page 39.
2. V. 529 C'\:> 111, 461 ; v. 530 C'\:> 111, 553-556 (Briséis); v. 531 C'\:>
Ill,462.
3. Cette antithèse se retrouve chez les êplgrammaUstes :
Anth. Pal., vu, 147, 9-10; 148; 149.
4. cr. QS, vu, 64.
5. Les Kères sont ici les Destins plutôt que les divinités du
trépas : cf. t. 1, p. 52, n. 1. 6.1.œ••• lx&Ua.v évoque l'image d'une
tempête qui disperse une flotte : et. Apoll. Rhod., Argon., 111,
320; QS, XIV, 504.

Page 40.
2. La forme 81::& prédomine au nominatif et au vocatif, notam•
ment dans des formules homérisantes (111, 633; v, 3, 638; vn,
274; xn, 153, 154, 447; xrv, 1). Mais Quint.us emploie aussi
8E"I]au nominatif (xn, 414; xnr, 401 ), à l'accusatif (v, 563) et
au génitif (xu, 112, 378, 455 ; x1v, 464).
3. Chez Sophocle. les Atrides ont une attitude tout à fait
différente vis-à-vis de Tecmesse.
4. Pour le v. 568, cf. u1, 504 ; pour le v. 569, cr. 1n, 585.

Page 42.
7. Ol a été contesté à tort : les Grecs immolent les chevaux du
héros, de même qu'ils déposent sur le bûcher le butin qu'il a
conquis (v. 624). Cf. E. Rohde, Psyché (trad. franç.), 17 (n. 1), 20 s.

Page 43.
2. L'épithète est surprenante ; mals, comme le remarque
M. L. West, elle a pu être suggérée à l'auteur par Denys le
Périégète qui qualifie pareillement la jaspe (v. 724 lJEp6eaaœv
l<Xcmc.v).
3. La légende du Géant Encelade foudroyé par Zeus et
enseveli sous la Sicile (appelée ici Thrinacie) est très répandue
chez les poètes grecs et latins de l'époque impériale. EJle est déjà
attestée dans la Batrachomyomachie, 280-'l84, et chez Callim.,
Te/chines, 35-36 (qui ne précise pas cependant le nom de l'adver-
saire d'Encelade}.
4. Pour <Xt8épt,cr. t. 1, p. xvn1, n. 2.
6. Pour noÀuxµ.l)'t'O;,cf. nos Recherchessur lu Posthomerica,195.
6. Le rapprochement entre Héraclès sur l'Oeta et Encelade
est tait par Sénèque, Herc. aur l'Oeta, 1733-1735.
210 NOTES COMPLtMENTAIRES DU LIVRE VI

LJVRB VI

Page 68.
4. La correction de Scaliger clan,admise depuis Tychsen,
soulève le problème de l'abl'ègement de la longue ou diphtongue
devant voyelle. Ce demi•hiatus est inégalement fréquent selon sa
place dans le vers et il est soumis à des règles précises sauf quand
il intervient après cxr.,e:r.,or..
Voici une statistique établie pour les 1000 premiers vers du
poème (le chiffre entre parenthèses concerne le demi•hiatus après
eu, ou, 'rJ, n, 6>, <t>,i) : trochée I : 37 ( 18) ; diérèse I : 52 (9) ;
trochée II : 5 (2) ; diérèse II : 19 (0) ; trochée III : 32 (1) ;
diérèse III : 48 (0) ; trochée IV : 6 (0) ; diérèse IV : 55 (11);
trochée V : 10 (1); diérèse V : 47 (2).
Dans l'ensemble du poème, on obtient les chiffres suivants
pour le demi-hiatus après longue ou diphtongue autre que cxr.,
CL,or. :
Trochée I : 211 exemples.
Diérèse 1 : 93 exemples.
Trochée II : 9 exemples : 1, 628, 646 ; III, 480 ; VII, 268 ;
vin, 211, 440; xi, 227 (peut-être à corriger) ;
XIII, 367 (corr.); XIV, 509.
Diérèse II : 2 exemples : u, 326 ; 1v, 322.
Trochée III : 13 exemples : 1, 96; n, 290, 320; 1v, 99; v, 16;
VII, 417 j IX, 524 j X, 42 j XI, 220 j XII, 34,
257 j XIII, 420 j XIV, 341.
Diérèse III : 6 exemples : u1, 570; v1, 532; v11I, 500;
xn, 49, 227.
Trochée IV 1 exemple : x1, 68 (aisé à corriger).
Diérèse IV 4 7 exemples.
Trochée V 13 exemples : 1, 339 ; 11, 306 ; v, 518 ; vrr, 341 ;
VIII, 342 j X, 339, 487 ; XI, 457 j XIII, 43 ;
XIV, 232, 420, 434, 680.
Diérèse V : 25 exemples : 1, 19, 61 ; 11, 421 ; 111, 346;
IV, 455 j V, 76, 302, 477, 561 ; VI, 152, 241 j
VIII, 287 ; IX, 4, 252, 327, 466, 494 j X, 311,
399 j XII, 320 j XIII, 229, 616 j XIV, 163,
428, 594.
On constate donc que le demi-hiatus est normalement admis
au trochée I, aux diérèses I et IV, qu'il est en outre toléré à la
diérèse V, malgré R. Keydell, Bursians Jahresber., ccxxx, 1931,
64. Ailleurs, on le rencontre surtout après des mots secondaires
(~, (.LEU,lµeü, µ1J,nou), auxquels il faut ajouter : 't)3lJ(vu, 417 ;
xn1, 367 corr.) et par analogie ~871(1, 96 : lire ~BEL 'f), les formes
de il,J.o~ et de cxÙT~(1v, 99; v, 16; x, 339; x1, 227 ('f}; x1n,
420; x1v, 509), les désinences de duel en -6> (1, 528; x, 487 :
!µ«p6>constitue fréquemment un trochée au premier pied). Homère
NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE VI 211
autorise quelques exceptions : n, 326 viou civ8p6ç, et 1v, 322
(cf. 'Y 689; y 24 v. l.) ; VI, 532 ,U<J<t) lp>œt (cf. Il 231 ; ü 306) ;
xn, 227 oudvexœ (cf. B 138); l'abrègement de la désinence
verbale -n en n, 380, est également homérique. Seul, le demi-
hiatus après (mrou en XII, 34, demeure isolé (mais apparemment
correct).
i;:tant donné les r~gles observées par Quintus, on évitera
d'introduire par correction le demi-hiatus à des places anol'males.
C'est le cas dans notre passage : &an au trochée V est à écarter
(malgré otxnau trochée Il en 11, 380) ; on préférera soit garder
l'infinitif et admettre une rupture de construction, soit plutôt
lire cloœr.(l'optatif alterne volontiers avec le subjonctif chez
Quintus [cf. Kôchly, ed. maior, LXXXI s., LXxxvn s.] et une
désinence -aŒLsemble devoir être restituée en rx, 92). Les mêmes
remarques valent contre diverses conjectures : par exemple,
1v, 611 (&.cppêi> Kôchly) ; vin, 306 (d~LV<t> Zimmermann) ;
1x, 88 (µ6vou C. L. Struve), 212 (e1ô-roüZimmermann•), 383
(ôrc' l:x_vf.ou
C. L. Struve) ; x, 414 ()ht.-rpCf>Zimmermann).
Page 70.
4. Cette promesse sera tenue : et. 3 5-9; Eurip., Androm.,
162-153, 969-970. Pour l'expression, Quintus se souvient des
offres faites par Agamemnon à Achille en I 141-148.
Page 71.
5. La comparaison a été inspirée par Apoll. Rhod., 11, 662-667
(cf. N 703-705) et par Callim., Hécalé, fr. 260, 67 Pf. (ii~6>V1
't'ETPL"(6>t; ôrc' !µ~cxv). On retrouve un thème analogue en v,
60-65; VIII, 372-374; XI, 132-133.
6. L'expression est ambiguë : les Troyens espèrent obtenir la
victoire définitive par les armes et non une simple trêve.
7. La réception d'Eurypyle (v. 119-150) rappelle celles de
Penthésilée et de Memnon (QS, 1, 18-97; 111 100-125). Dans ces
développements, le poète se souvient, d'une façon d'ailleurs assez
vague, de la réception de Jason par Cyzicos chez ApoJionios de
Rhodes (Argon., 1, 961 ss.) : comparer surtout les v. 980-983 avec
QS, II, 113-125 et v1, 148-150.
Page 74.
2. Chaque contingent campe près de ses navires et organise
sa propre défense dans ses baraquements. Il est inutile de corriger
avec Rhodomann et Kôchly olar.v fxœa-roç ml xÀr.alnar.xÉÀ.Euae:,
d'autant plus que la formule bd x).r.a(nac. n'est attestée ni chez
Homère ni chez Quint us.
3. Le tour, assez elliptique, n'a pas à être corrigé : il s'explique
par une contamination entre N 286 et X 61 ; comparer QS, 1, 710;
1v, 341. 'E~c(l)t; cG:x.ov-roest une variatio de ).(aaov8' ~&t71ç
(X 240).

28
212 NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE VI

4. Cf. QS, n, 36.


6. Pour les v. 185-191, cf. QS, 11, 161-163.
Page '16.
3. Voir la Notice, p. 67, n. 6 ; p. 68, n. 4 ; p. 69, n. 3.
4. Ce détail semble propre à Quintus ; on raconte habituelle-
ment qu'Iolaos s'était armé d'un tison ardent.
Page 71.
4. Voir la Notice, p. 68, n. 2 ; p. 60, n. 1.
6. Quintus dépend lei d'Hésiode : voir la Notice, p. 67, n. 6 ;
cf. at188lp. 68, n. 3.
Page 80.
4. R. Keydell, Gnomon, x.xxvn, 1965, 38, défend à Juste
titre l'infinitif futur µœxua6«t. C'est sana doute la même forme
qu'il convient de restituer en 11, 154, bien que l'aoriste µœxiaœa8œr.,
qui est conforme à la syntaxe clauique, puisse être défendu
d'après vnI, 141 (cf. ausai v, 283; XIII, 94).
Page 82.
3. Nous renonçons à défendre y«p, malgré nos Recherchu sur
lu Poalhom., 208, n. 1.
4. Dana cette comparaison, Quintus se souvient de P 53-58,
et reprend le thème du neuve débordé déjà exploité au livre li
(cf. t. 1, p. 69, n. 1).
5. Sur la beauté de Ntrée, cf. ci-dessous, p. 105, n. 2.
Page 88.
3. Cf. E 66. noUT6ç est habituelJement traduit par •fesse•
chez Homère. Ici, où Machaon fait face à son adversaire, ce sens
est exclu. Mais des commentateurs anciens identifient yÀoUT6ç
et xo't'ÔÀYJet interprètent ces deux termes comme la cavité coty ..
lolde de l'os iliaque où s'emboite la tête du fémur: cf. H. Ebeling,
Lez. hom., s. v. yÀou't'6ç et xoTUÀ"I).
4. Même formule en À 620.
5. Sur le sens de µ.trcicppevov,voir la note à xu, 536.
6. Les v. 414-418 contiennent. des souvenirs plus ou moine
précis des paroles adressées par Achille à Hector mourant en
X 331-336 ; cr. aussi X 354.
Page 86.
4. Si notre conjecture est correcte, ϙ-r6va une valeur empha-
tique.
Page 81.
2. Les leçons de P et de H imposent la correction mpLa-rpccp-
6ivnc; que nous avions faite avant de la retrouver chez Lascaris:
Cf. QS, VI, 583 ; XIII, 492.
3. Cf. 3 202.
NOTES COMPLgMENTAIRES DU LIVRE VII 213

LIVRE VII
Page 108.
6. Quintus fait à plusieurs reprises l'éloge de la bonté : 111, 424
(cf. 117 et 550); IV, 379; IX, 622; XIII, 349; et surtout XIV,
203-204, 209.

Page 109.
3. D'après la légende la plus courante, dont Quintus se fait
l'écho en v1, 283-284, certains Centaures avalent échappé au
massacre du mont Pholoé.
Page 116.
4. Comparer avec Soph., Scyrien,, fr. 654 Pearson, et voir la
Notice, p. 100, n. 4.
6. cr. x 489 : qtéj>ivl "4tvc-rc
of><<t>·
Page 111.
4. Le désordre qui règne dans ce catalogue est surprenant.
Le coucher matinal d'Orion suit de très peu celui des Pléiades;
il lui est traditionnellement associé dans les calendriers et déjà
chez Hésiode, Trav., 618-621. Les auteurs anciens le placent à
des dates qui varient entre le 28 octobre et le 2 décembre, alors
qu'ils situent la disparition des Pléiades entre le 20 octobre et
le 13 novembre : voir la seconde édition de Laurentius Lydus,
De oatenti,, par C. Wachsmuth (1897) et l'index des Sltllarum
apparitionu, p. 346 sa. On ne comprend pas dès lors pourquoi
la mention de l'équinoxe de septembre est venue se glisser au
milieu, en rompant par surcroit la cohésion syntaxique de la
période (TijµO(;, 6-r, •••, fJ 6nlrr• •••, ~ m ...). Il est possible
que les v. 305-307 soient le reste d'une seconde rédaction. Tout
le passage porte d'ailleun des traces d'inachèvement : les mêmes
formules sont répétées (v. 303, 307, 311) ; le tour des v. 308 s.
est pour le moins très gauche ; enfin, quelles que soient les raisons
prof ondes qui ont amené Quintus à imaginer cette tirade de
Lycomède (cf. la Notice, p. 100-101), le moins qu'on puisse dire
est qu'elles ne ressortent nullement du texte.
Page 118.
6. Sur la correction XE8v#J, voir nos Rechuchu ,ur lu Po,thom.,
161, n. 5.
6. Les v. 336-343 développent un thème alexandrin : Apoll.
Rhod., 1v, 26-33; Partbénios, Narrai., 2; Properce, 1v, 3, 30;
Virgile, En., 1v, 669; cf. déjà Soph., Phil., 633. Voir L. Castlglioni,
Bgzant.-neugriech. Jahrbb., n, 1921, 33; id., Rendiconti R. latituto
Lombardo, LXX, 1937, 62.
214 NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE VII

Page 120.
8. Cf. A 481-482.
9. L'aoriste 8L-#)wcredonné par les manuscrits est impropre,
car la course n'est pas terminée à la tombée de la nuit : il faut
restituer un imparfait d'après v1, 113. Nous avions d'abord songé
à placer le v. 397 après le v. 400.

Page 121.
4. Littéralement • son cœur •· Cette précision n'a guère de
raison d'être, car les compagnons de Diomède sont tout près del ui.
Page 122.
5. Déjà dans la Petite lliade, Néoptolème recevait des mains
d'Ulysse les at'mes de son père : cf. le sommaire de Proclos et
Apollod., Epit., v, 11. L'épisode est mentionné a88ez souvent :
Soph., Phil., 62-65, 359-384; Tzetzès, P<Jathom., 646; éloge
d'Apion (?) (Pap. Soc. ltal., x1v, 1957, n° 1399, col. I). Il est
représenté sur le médaillon d'une coupe de Dourie conservée au
Musée de Vienne : CV A, Kunsthist. Mus., fasc. 1, pl. 11 ;
J. D. Beazley, Att. red-ftg. Vase-painter, (2• éd.), 1, 429, n° 26.
Selon le NéoploUmc d'Accius (fr. 9 Ribbeck) et certaines peintures
pompéiennes, la remise des armes avait lieu à Scyros : R. Engel-
mann, Zeitschri(I far bild. Kunsl, N. F., XIX, 1908, 312-315.
6. Pour l'idée et la forme, comparer QS, v, 112-113.
Page 123.
3. La construction de 1œpL<tp<,>XG> est irrégulière ; mais Quintus
emploie volontiers le datif avec les composés en m:p,- ou «l,C,q>r.-:
cf. A. Zimmermann, Kritische Untersuch., 58.
4. La comparaison rappelle d'assez loin H 4•6 ; cf. aussi QS,
n, 103-106 (t. I, p. 60, n. 1). Le tertium comparationis est très
sommairement indiqué dans la dernière proposition. Tcr.poµ.noLaL,
que corrige Zimmermann, est garanti par mr.pe (v. 454) :
ces reprises intentionnelles sont fréquentes dans les comparaisons
de Quintus. L'indicatif aoriste (inmeuœv), que la syntaxe
invite à rétablir ici et en x1, 232, sert à exprimer une apparition
soudaine et longtemps attendue (cf. 1, 67,636) ou une action rapide
(1,400, 489·490, 618; IX, 166, 200·201 ; XIV, 77).
6. Quintus se souvient dans ce passage de l'armement
d'Achille (v. 464 C'-l T 365); mais il substitue à l'image homérique
une nouvelle image, mieux adaptée à la situation. Sa comparaison
reprend celle de v, 371 (cf. p. 33 , n. 1) ; elle emprunte en outre
quelques traits à P 134 a.; E 319; C 131 ; QS, n1, 146; 1v, 241.
Page 124.
3. cr. QS, VIII, 213.
4. Cf. K 536 : u xaJ. o xpœup~ âLOl,C,1)31)t;-
6. Léontée, peUt-flls de Cénée, est l'un des chefs du contingent
NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE VII 215
thessaJlen (B 745 s.) ; il montera dans le cheval de bois (QS,
XII, 323).
6. Dans cette comparaison, Quintus s'inspire surtout de P
109-112 (cf. aussi A 548-555), qu'il complète par d'autres
emprunts : A 176 ; N 200 ; r 172. Le même thème sera repris en
xu, 580-583 ; cf. déjà 11, 330-334.
Page 125.
2. Cf. QS, VI, 395.
3. C'est-à-dire sans attendre que les petits grandissent.
4. Cette comparaison reprend le thème trajté en vu, 471
(cf. p. 123, n. 6 [N. C., p. 214]) et fait certains emprunts à des
comparaisons antérieures (506 N v, 375; vu, 467; - 608 s. N
111, 144 a.).
5. Cf. QS, 111, 250.

Page 127.
2. La leçon des manuscrits est inadmissible, car les Troyens,
épouvantés par Néoptolème, n'ont nulle envie de combattre
(v. 529, 534, 637, etc.). Mais les corrections proposées jusqu'ici
ne s'accordent pas non plus avec le contexte : le poète insiste
moins sur le désir qu'ont les Troyens de fuir et d'échapper à la
mort que sur leur désarroi qui les cloue sur place (v. 537, 642-543).
Notre correction introduit la même idée au v. 651 : les Troyens
ne fuient pas (µlµvoucrt.v),mais ils n'en renoncent pas moins à
combattre, de même que les voyageurs renoncent à poursuivre
leur route, quand ils voient dévaler le torrent (qui symbolise
Néoptolème). Il faut reconnaitre néanmoins que la comparaison
fait l'impression d'être surajoutée et que les idées seraient plus
claires si l'on supprimait les v. 645-551. Il doit s'agir d'un• embel-
lissement • malheureux inséré après coup par le poète.
3. Souvenir des interventions divines de l' lliade; mais le
rôle d'Athéné se borne à redonner du cœur aux Achéens et la
déesse est oubliée dès le v. 564.

Page 130.
4. Dans nos Recherche, ,ur lu Poathom., 148, nous avons
défendu l'accusatif avec dµq>qothJv et lxo8'tjv 1tep( en vn, 637
et en vur, 313, en invoquant 1x, 372 (111,461 et vu, 337 ne prouvent
rien, car le datif est morphologiquement ou métriquement
1
exclu). Mais, en 1x, 372, il faut renoncer à la correction tlµq,éxu'T
cxù:xµ71.II y a lieu dès lors d'adopter dans les deux autres passages
le datif qui est habituel c.hez Quintus.
6. Cf. n 17-19; QS, 1, 86-87; xnr, 637-542.
6. Malgré la hardiesse du zeugma, il faut garder la formule
homérique i)µh 8é1,1,~-IJ3èxcxlcxù871v : cf. nos Recherchu sur lu
Posthom., 208.
7. Cf. I 481-482.
216 NOTES COMPLtMENTAIRES DU LIVRE VIII

Page 131.
2. Tout ce développement rappelle le discours de Phénix
dans l'Ambaesade (1 485-495) et celui que le vieillard prononce
chez Quintus au livre Ill (v. 470-478).
3. Il est tout naturel que Phénix, père nourricier d•Achille,
accueille Néoptolème; mais Quintus ae souvient peut-être aussi
des versions de l'Ambaseade à Scyros oil Phénix Jouait un rôle
déterminant (cf. p. 65, n. 3).
4. cr. H 377 8. ; QS, VI, 55.
Page 13&.
3. Reprise du lieu commun traité plus haut (v. 632-636) :
cf. p. 130, n. 3.
4. Sur les sources de cette scène entre Néoptolème et. Brlléis,
voir la Notice du livre VI, p. 60, n. 4-6.

LIVRE VIII
Page 146.
5. On peut rapprocher cette comparaison de A 305-308 ;
QS, 11, 217-218 (cf. t. I, p. 64, n. 1); x1, 228-232. Ltimage des
vagues aussi hautes qu'une montagne est empruntée à Apoll.
Rhod., n, 169 (cf. À 244) ; elle sera reprise en XIV, 490, 654-656.
Au v. 65, -r&>v3i désigne les vents, par opposition aux vagues
(v. 64 -rd:3i).

Page 148.
8. Ces trois toponymes désignent rensemble de la Lycie : la
Chimère est localisée à roueet, dans le Cragos ou près de Pbellos
(Strabon, XIV, 3, 5 et 7), bien que certains auteurs comme Pline
la placent non loin de Phasélis ; le massif du Massicytos occupe
la Lycie centrale; le Pboinlcous, appelé encore mont Olympe,
s'élève à rEst (ibid., xiv, 3, 8) ; cf. nos Recherches sur les Poslhom.,
138-139. On a suspecté {,<i>µ.6v;mais le terme peut désigner un
monument funéraire : J. et L. Robert, Rev. Et. Gr., tx.111, 1950,
202-203. Or certains monstres ont eu leur tombeau : Typhon en
Béotie ([Hésiode], Bouclier, 32; cf. schol. à Pind., Olgmp., IV, 11) ;
Python à Delphes (cf. J. Fontenrose, Python, 374 s. et n. 12).
9. Cl. QS, VI, 642.
10. Êléphénor, chef des Abantes (B 540-545), a été tué par
Agénor en Il. 463-472.
Page 150.
3. L'expression rœ:Lp'r)aœr.
œrn.6l1)va été discutée ; mals elle
est garantie par A 386 ; c»225 ; 8 213. Pv6>µ.evor.,
est un infinitif
de_but : comparer A 302 mlp7Jacxc. xcxlot3c.
1 fvcxyw:,<a>a,
NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE VIII 217
4. Ce dialogue rappelle celui de Diomède et de Glaucos au
chant VI de l'Iliade; les deux discours commencent par des
vers analogues : v. 138 <'.'-' Z 123; v. 147-149 <'.'-' Z 145, 150-151
r
(= 213-214). Le passage sur la pique d'Achille (v. 159-161)
est inspiré par Il 143-144 (= T 390-391) et par A 235; cf. aussi
Apoll. Rhod., rv, 867; QS, VI, 28; xiv, 156.
5. Nouveau souvenir de la rencontre entre Diomède et Glaucos
(Z 162).
6. cr. E 302 ; H 264-270.
7. Néoptolème est prêt à attaquer; c'est ce que marque
1tpoaE:aa6µcvovqu'il n'y a pas lieu de corriger.
Page 162.
5. cr. QS, 1, 643.
6. Les paroles adressées par Hector à Patrocle mourant
commencent par les mêmes mots : Ilœ'tpoXÀ', -1')1t0u lcp11a6œ •••
(Il 830; cf. encore X 331 ). Le reste du discours s'inspire librement
de la même tirade ; mais Néoptolème garde sa modestie et sa
mesure coutumières : il attrjbue sa victoire à la pique de son
père et ne voue pas son adversaire aux chiens et aux oiseaux de
p1·oie.
7. Cf. QS, vn, 482.
8. Cf. t. I, p. 99, n. 1. Sur la syntaxe du passage, voir nos
Recherches aur lu Poalhom., 152.
Page 163.
4. Pour cette comparaison, cf. t. 1, p. 25, n. 6 (N. C., p. 163).
5. Cf. T 499-503. Dans le texte homérique, le sang que font
jaillir les sabots des chevaux et les Jantes (i1t(aac.>-rpa.)du char
d'Achille rejaillit sur l'essieu et sur la rampe qui entoure le
caisson du char (&.v-ruye:i;a.t ,œpl 8(cppov). Quintu8 donne à
~~ le sens de c roues • : c Les roues, en se mouvant de chaque
côté des caisgons des chars, ruisselaient abondamment de sang
dans leur révolution.• Cette erreur n'est pas particulière à notre
poète (cf. H. Ebeling. Lezicon homericum, s. v. ~) ; elle
s'explique parce qu' &.~ peut désigner n'importe quel objet
circulaire.
6. En O 119, Deimos et Phobos sont les auxiliaires d'Arès et
attellent. ses chevaux; mais on a parfois fait de âe:i(L6v-œ C!>66ov

une apposition à (1t1t0ui;, notamment Antimaque (fr. 37 Wyss) :
cf. Eustathe, à â 440 (495, 12 ss.) et à N 299 (932, 63 88.). Aethon
est l'un des chevaux d'Hector chez Homère; le même nom est
attribué à un coursier d'Hélios et il est alors parfois associé à
Phlégon ou Phlogios : cf. par exemple Ovide, Méfam., 11, 153;
voir F. Jeschonnek, De nominibu, quae Graeci pecudibu:1 domu-
ticis indiderunt (Diss. K0nigsberg, 1885), 32, 35. Quant à Conabos,
il n'est pas mentionné ailleurs comme nom de cheval.
7. Le couple Borée-~rinys n'est pas attesté ailleurs; mais
Harpyie et. Zéphyr sont associés en Il 150 (d'où QS, 1v, 670, où
218 NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE VIII

l'on se reportera à la note); Borée et Harpyie, chez Nonnos,


Dion., xxxvn, 157-159 : cf. L. Malten, Jahrbuch d. d. arch. Inst.,
XXIX, 1914, 200, n. 1.

Page 161.
3. Sur cette image, cf. p. 151, n. 1. Pour l'expression, Quintus
se souvient de M 132-134.
4. Cf. Hésiode, Théog., 691 : cia-n:po,tj) TtOttoYTO.
6. Quintus se souvient de Ja scène homérique oil Diomède
tient tête victorieusement à Arès (E 835-863).
Page 168.
3. cr. QS, ,, 320-323 (t. I, p. 25, n. 1}.
4. cr. QS, ,, 209-210 (t. 1, p. 20, n. 4).
6. cr. QS, VI, 611-612 (cl-de88U8, p. 91, n. 4).
6. La même image se trouve en 111, 369; elle s'inspire de
0 131 ; cl>295. En outre le poète emprunte une formule à T 377
(a-rœ8µéi'>hJ oton6À<i>)-Pour otonoÀoç, nous gardons la traduction
habituelle; mais il se peut que Quintus ait entendu cette épithète
comme Je faisaient Apollodore d'Athènes et divers commen-
tateurs homériques (hi, <T>61.er;;noÀoÜV't'cxL); en ce cas, il suffirait
de traduire par • bercail •·
7. Pour cette comparaison, cf. QS, v1, 107-111 et p. 71, n. 5
(N. C., p. 211).
Page 169.
5. Chaque copiste a ses manies, quand il lui fout remédier à
une omission ou à une défectuosité quelconque de son modèle.
Par exemple, R fait grand usage de be' et de for' ; au liVIe VII,
H sullstitue trois fois xœ( à la bonne leçon conservée par P ( 17 3iJ,
142 6, 544 ycxp). Il semble que O ait éprouvé une certaine prédi-
lection pour œl.e(: le mot apparatt coup sur coup dans deux vers
hypermètres (v111, 397 et 400) ; le même accident se reproduit
en x. 139. 233: ci&( est inadmissible en 111, 67, suspect en 1, 677.
En pareil cas, le mot fautif ne repose pas sur une mélecture;
sa présence décèle purement et simplement une lacune. On pourrait
faire la même remarque pour Mt;en 111,787, en 1v, 347, et peut-être
en xu. 456 (où une mélecture demeure néanmoins plus probable).
On ne saurait donc retenir les corrections proposées par A. Zim-
mermann pour le v. 397 (vc..>Àeµlt;· lol a> cxtèv b>8µiJ-rC&>V d:xo
malgré le parallèle fou.:·ni par M 154 s. (ot ~ &pcxxepµcx-
"t'EtXéc..>v)
8(otaLv iu8µ~-r0>vd:no 7tÛpy<i>v 1 ~<Xllov).
Page 160.
6. Cf. M 430-431 et, pour l'expression, H 436-437.
Page 162.
4. La liaison avec ce qui précède est gauche (cf. Notice, p. 139)
et encore obscurcie par une difficulté de texte. Nestor ne peut
NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE IX 219
vouloir dire que le destin interdit aux Grecs de prendre la ville,
parce que la guerre n'en est pas encore à sa dixième année :
l'année fatidique a en effet commencé (cf. v1, 62). Si l'on veut
donner au passage un sens satisfaisant, il faut admettre que e:l
équivaut à • même si:,. En tout cas, la formule oô •••1t<a>••• µ.oipœ
semble garantie par H 52. 6.-IJ paratt être le meilleur complément
à proposer; mais, au contraire de Kôcbly, nous préférons l'insérer
après o~ (cf. 0 426).
5, Nestor intervient comme il l'avait fait en 0 139-144, pour
arrêter Diomède : v. 470 s. "' 0 141 s. ; 472 s. "' 0 142 s.

LIVRE IX

Page 184.
6. M. L. West a bien vu que la répétition d' mLy6µ.ev(ot;)
en P aux v. 114 s. doit être éliminée d'après le témoignage de H.
Sans doute P, lisant trop loin, a-t-il introduit en 114 la forme de
115. C'est la solution que nous adoptons, sans lire cependant
avec West èmLyoµtvc,>au v. 115, car la syntaxe ne permet pas
de construire mpt 1tcx't'plavec qiép&axov. On pourrait aussi
admettre que Quintus avait écrit è1te1.yoµévc,> (114) et broLX6fJ-EVOT.
(115), ce qu'un copiste aurait transcrit èmtyoµévc,>-rn&ty6µe;voT.
(sic P) ; un reviseur ayant noté dans la marge de O rnotxoµ.-,
H aurait alors transféré par erreur cette leçon en 114. Mais la
construction ènotxoµou. m:pl 't'LVL ne semble pas attestée.

Page 186.
3. Ulysse conduit de la même façon les chevaux de Rhésos en
K 499-501.
4. Le point de départ de cette comparaison est fourni par
VIII, 130-132 (cf. p. 149, n. 4). Quintus renouvelle l'image en
ajoutant des détails sur la fabrication du charbon de bois. La
clausule est reprise de VIII, 334.

Page 187.
3. Nom propre, connu par la Souda, que Pb. Kakridis, K6tv-roç
l:µupvœioç, 140, rapproche de la vilJe arménienne d'Amida.
4. A rapprocher du bâtard de Priam mentionné par Apol1od.,
Bibl., 111, 1'2, 5, et du chef phrygien nommé en B 862.
5. IIo't'l a-r6µœ peut être corrompu comme le pense A. Platt:
xe:kû8ouç; conviendrait bien alors et permettrait de différencier
nettement les deux blessures. Mais, comme Quintus ne recule
guère devant les répétitions (cf. v111, 404; x, 108-109), il parait
prudent de garder a-r6µœ et de se borner à corriger 1t0't'Een nœpci
d'après M 204 et «-117.
220 NOTES COMPLgMENTAIRES DU LIVRE IX

Page 189.
2. Sur le sens de 8œlµc.>vchez Quintus, cf. Ph. Kakridis,
K6,vrot; Eµupvœ!oç, 168 s.
3. L'arrivée de Néoptolème rappelle celle d'Hector et de son
cocher Cébrionès dans r Iliade: v. 214 N A 528-530 ; v. 216-
217 NA 531-535; v. 225-226 NA 526-527.
4. Résumé de la comparaison de vu, 686-591; cf. ci-dessus
p. 128, n. 2.
6. La première partie de la comparaison (v. 240-243) est tirée
de deux comparaisons antérieures : n, 248 88. (v. 242 N 11, 250)
et 11, 298-300 (cf. t. I, p. 67, n. 3). Le v. 244 combine également
deux motifs : le sanglier qui aiguise ses crocs (cf. ci-dessus p. 19,
n. 1) et l'animal à la gueule écumante (cf. t. I, p. 145, n. 3, dans
N. C., p. 177).
6. Agénor a la même attitude hésitante en face d'Achille en
Cl)650 88. : V. 235 (lcn-7])N Cl) 551 j V. 238 S., 245 S. N Cl)561-570.

Page 190.
3. L'épisode s'inspire du combat entre Achille et Hector au
chant XX de l' lliade: v. 256-258 Ni 443-444 (cf. (t) 597-598} ;
v. 259-260 N i 446; v. 261-263 N l' 449-451. Un détail est
emprunté à la rencontre entre ~née et Achille qui se trouve dans
le même chant: v. 264-265 N l" 341-342.
4. Sur ce thème de comparaisons, cf. t. I, p. 26, n. 2. La clausule
est tirée de v, 369.
Page 191.
2. Les v. 267-285 sont à rapprocher de T 353 ss., 454; Cl) 1-4.
3. Comparer l'arrivée d'Apollon au livre III : v. 292 N 111,
32 j V. 293 N Ill, 86 8.; V. 294-297 N III, 33-36 j V, 298-299 C'->
111, 37. Quelques traits ou expressions sont empruntés à l'jnter-
vention d'Arès et d'Athéné au livre VIII : v. 291-293 N v111
239-241, 343 j V. 294-295 N VIII, 347 j V. 296 N VIII, 244 j V. 297
N VIII, 246 j V. 298-300 N VIII, 248, 326-328.
4. cr. QS, v1, 644.
Page 191.
6. L'oracle est généralement attribué au devin Hélénos : voir
la Notice, p. 174, n. 1. D'après la Mgende, Héraclès s'était
emparé de Troie sous le règne de Laomédon; c'est pourquoi il
était nécessaire que Philoctète, qui détenait l'arc du héros (v. 395-
397), participât à l'ultime assaut contre la ville.
Page 194.
4. Cf. Notice, p. 177, n. 2.
5. La blessure de Philoctète dégage une odeur insupportable :
Chanta Cgpriem (cf. le Sommaire de Proclos et Apollod., Spit.,
111, 27) ; Soph., Phil., 473-483, 619-521, 876, 890-891; Hygin,
NOTES COMPL~MENTAIRES DU LIVRE IX 221
Fables, 102. Les v. 372 s. doivent faire allusion à cette dysosmie:
il n'y a pas lieu en effet de corriger d:u-rµ111 À.eUya.Àb) qui
équivaut à l'expression uuyCXÀél] ••• b8µi) de n, 564 (pour l'emploi
de deux épithètes juxtaposées, voir les références citées dans
l'apparat critique à 1v, 102). Il est surprenant que la mauvaise
odeur se dégage du visage et non du pied blessé ; mais Quintus
a dt1 supposer d'après Nicandre, Thér., 425, que la dysosmie
affecte tout le corps.

Page 195.
3. Si la métrique invite à garder l'hapaz ômxvLov (et. p. 68,
n. 4, dans N. C., p. 210 s.), m,8oµbJoto est difficile à construire :
il n'est guère satisfaisant de le rapporter à 't'OÜ ou à un génitif
lxvfou tiré de l'épithète. En définitive, nous le rattachons à loü
comme nous le suggère J. Martin : le venin est corrompu et donc
source de corruption. Au v. 384, nous gardons &7to avec
M. L. West : la gangrène s'étend d: partir de l'endroit où le venin
a été déposé.
4. Cf. Oppien, Cynég., 111, 442 a-ruq>EÀ~v ••• b86vrœ. La leçon
des manuscrits loü ••• <rruq>e:Àoîo pourrait s'autoriser des textes
(Anthc,l. Pal., 1v, l, 22; 1x, 561, 6) où CJ"'C'Uq>e:À6ç
qualifie un liquide
avec le sens d'c amer, Apre•; mais l'adjectif s'applique partout
ailleurs chez Quintus ainsi que dans l'épopée à un objet dur (sol,
pierre).
5. Le lieu de l'accident varie selon les traditions : Ténédoe
(Chants Cyprien,), Imbros, Lemnos (B 721-723, et sans doute
Euripide, d'après Hygin, Fables, 102), Chrysé, tlot proche de
Lemnos (Soph., Phil., 194, 269-270, 1326-1328), le sanctuaire
d'Apollon Sminthée en Troade (Dictys, n, 14), entre autres.
Selon les Chants Cyprien, (Proclos, Sommaire; Apollod., Bpit.,
111, 27), Philoctète avait été piqué au cours d'un sacrifice offert
à Apollon. Selon d'autres, les Grecs avaient reçu l'ordre de
faire un sacrifice à la déesse Chrysé et c'est en cherchant son
sanctuaire que le héros avait rencontré le serpent ~ardien du lieu :
cf., par exemple, Sophocle, Il. cc. (et R. Jebb, Sophoclu, Philae•
telu, p. XXXVIII-XL}.
6. Sur la nature de cette « vipère d'eau •, qui n'est, au vrai,
qu'une couleuvre, et sur la source de ce passage, voir la Notice,
p. 177-178.
7. La blessure est purulente : cf. Soph., Phil., 7, 39, 696-697,
783-784, et surtout Nicandre, Thér., 235 (qui a suggéré txc.>p},
362-363. Lemnos est une terre volcanique ; des dépôts de soufre
ont pu donner naissance à la légende d'un « lac de pus• qui ne
semble pas attestée ailleurs.
8. L'hydre mentionnée ici est I' Hydre de Lerne dans le venin
de laquelle Héraclès avait plongé ses flèches. Philoctète avait
hérité de l'arc et des traits du héros, parce qu'il avait consenti à
mettre le feu au bO.cher de l'Oeta ; cette tradition, fort répandue,
n'est pas homérique.
222 NOTES COMPtMENTAIRES DU LIVRE IX

Page 196.
3. cr. Soph., Phil., 919, 1329-1335, 1378-1379.
4. La sentence concerne les individus qui, comme Philoctète,
sont tour à tour accablés, puis exaltés par le Destin. On adoptera
donc la leçon de H ~po-r&>vµivoc;,périphrase banale qui équivaut
à ~po-ro~ ; la leçon de P ~pO'î&>vyévoç (le c genre humain •}
ne convient paa dans notre contexte.
5. Le thème de l'instabilité des fortunes humaines, familier
à Quintus (cf. vin, 472-473; 1x, 104-109) est développé par
Héraclès dans son épiphanie du Philoctète (v. 1418-1422).

Page 197.
2. La traversée (v. 432-443) s'inspire de l' lliade: v. 43! s. N>
A 475 s. ; v. 434 N A 477 ; v. 436 s. N A 479; v. 438 N A 480
(contaminé avec Apoll. Rhod., 11, 931-932) ; v. 439-441 "'A 481-
483 ; v. 443 N A 483. Le passage contient aussi des réminiscences
de la traversée de Néoptolème (v. 435 N QS, vu, 372 s.; v. 436 s.
N vu, 374) et de la description du bouclier d'Achille (v. 442 N
QS, v, 93 s.).

Page 198.
3. Sur celte intervention de Podalire, voir la Notice, p. 174.
Quintus fournit peu de renseignements sur la médication employée
par le fils d'Asclépios; il s'inspire surtout de Il. 218-219.

Page 199.
6. KoO.n, pris substantivement, aemhle inadmissible et tait
double emploi avec iu-rpox_<iÀ<t> : il peut s'agir d'une glose qui se
serait substituée à un terme tel que Tt'É't'PTI·J. Martin propose
une autre explication : l:u"t'poxcil<t> serait, selon lui, une glose à
l'expression du v. 4 76, noÀuxµi)-r<t>
iv «À<i>TI,qui évoque l'héeiodique
MPOXŒÀ<t> &n (
iv Travaux, 599, 806). Quoi qu'il en soit, si
l'hémistiche corrompu cache une allusion à l'ant1 e de Lemnos,
cette mention est surprenante, car ce n'est pas dans sa caverne
que Philoctète a trouvé la guérison. Pour lever cette difficulté,
M. L. West propose mpox<iÀ<t>3' ivl xoµ6n : xoµ6TJdésignerait
le récipient dans lequel Podalire a préparé ses drogues (v. 464) ;
cf. Nicandre, Alex., 164.
7. Athéné change l'aspect de Philoctète comme elle l'avait
fait pour Ulysse (C 229-230; Tt' 166-180; a 68-70) et pour la
dépouille d'Achille (QS, 1n, 533-540). Une intervention d'A$Clépioa
eO:t été plus logique, puisque c'est ce dieu qui opère la guérison
proprement dite (v. 464-466).
8. Quintus n'emploie jamais ol pour a<ptv, contrairement à
ce que nous avons dit après Hermann dans nos Rechercha,
p. 158; il faut donc renoncer à lire comme nous le proposions
<p41VlJ 8i ol. Faute de mieux, nous conservons le texte transmis,
malgré l'hiatus et l'aoriste actif insolite cpciv&v.
ERRATUM AU TOME I

Dans l'apparat critique (passim), lire« C. L. Struve»


au lieu de « J. C. Struve ».
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS. . . . . . . . . . . •. . . . . ••. •. . . ••••. •. VII

SIGLA ......... " ............................... ■ IX

LIVRE V : Le jugement des armes et la mort


d 'Ajax. . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Notice.................................. 3
Texte et traduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
LIVRE VI : L'arrivée d'Eurypyle.. . . . . . . . . . . . . 45
Notice. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . 47
Texte et traduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
LIVRE VII : L'arrivée de Néoptolème. . . . . . . . . . 93
Notice. . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Texte et traduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
LIVRE VIII : La mort d'Eurypyle....... ...... 135
Notice................................... 137
Texte et traduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
LIVRE IX : L'arrivée de Philoctète.... . . . . . . . . 165
Notice.................................. 167
Texte et traduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
NO.TES COMPLÉMENTAIRES. . . •. . •. •. . . . •. •. . •. . 203
Li we V. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
Livre VI .............. ,.. . . . . . . . . . . . . . . . . 210
Livre VII............................... 213
Livre VIII. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
Livre IX. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
ERRATUM AU TOME 1.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223
ACHBVi D'IMPRIMER
BN 1966
8UR LB8 PRB88B8
DB
L'UIIPRIKBRIB A. BONTBIIPS
LIYOGB8 {FRANCE)

DiPÔT l&GAL : 4• TRIIIBSTRB 1966


IIIPR. N. 6063, iDIT. N. 1264

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