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LA SOUFFRANCE DU CHRIST ET CELLE DU CHRÉTIEN

Mystère et contemplation

Conférence de carême à Saint-Siffrein (26 mars 2022)

Le temps du carême est un temps de conversion personnelle, conversion qui passe par des efforts
et des renoncements, mais – ne l’oublions pas – c’est avant tout un temps pour approfondir notre
relation au Seigneur, en particulier par la contemplation du mystère de la Passion. C’est ce que je
vous propose aujourd’hui : un regard théologique sur le Christ en sa passion pour apprendre de lui
comment vivre nos propres épreuves.
Dans sa lettre apostolique Salvifici doloris, le pape saint Jean-Paul II reprenait l’affirmation du
concile Vatican II : « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe
incarné1 », précisant que ce texte « concerne certainement et de manière particulière la souffrance
humaine2 ».
La souffrance humaine a cette singularité d’être tout à la fois une expérience universelle, et une
expérience intime, personnelle, incommunicable. Peut-on pourtant donner une définition de la
souffrance ? La souffrance est une privation d’être qui affecte un sujet : un manque de santé, de
bien-être, d’épanouissement personnel. En elle-même, elle implique diminution, voire
déshumanisation. Elle pousse à la révolte et au désespoir. Sous cet aspect, elle doit être combattue
sous toutes ses formes. Un chrétien doit soulager la souffrance de ses frères et lutter lui-même
contre la maladie et la douleur. Mais l’épreuve peut aussi offrir une occasion de se découvrir une
nouvelle profondeur, de se recentrer sur l’essentiel, de briser une carapace d’indifférence et d’ouvrir
son cœur à la détresse des autres et à l’amour de Dieu.
C’est assez dire que la souffrance se présente comme une réalité ambivalente. Il revient à la
liberté de chacun d’accueillir, d’apprivoiser sa souffrance et de lui donner un sens. La double
signification du mot « souffrir » nous y invite :
Souffrir veut dire avoir mal. Souffrir veut dire aussi supporter, tolérer, savoir attendre avec patience
et, par une passivité créatrice, retourner le mal3.
Retourner le mal : n’est-ce pas ce que Dieu a fait en envoyant son Fils réparer la faute de nos
premiers parents ? N’est-ce pas aussi ce que le Sauveur souffrant a opéré sur la croix, faisant du pire
des crimes le plus bel acte d’amour ?

I- LA SOUFFRANCE DU CHRIST
Dieu a créé l’humanité dans un état d’harmonie originelle. « Tant qu’il demeurait dans l’intimité
divine, l’homme ne devait ni mourir (cf. Gn 2, 17 ; Gn 3, 19), ni souffrir (cf. Gn 3, 16)4. » En
rompant par une grave désobéissance le lien qui l’unissait à Dieu, l’homme a perdu, pour lui et pour
sa descendance, cet état de sainteté et de préservation. La nature est désormais abandonnée à elle-
même : l’homme est soumis à la souffrance et à la mort. C’est le drame du péché originel. Mais
Dieu, lui, n’abandonne pas sa créature. Il promet un Sauveur, que tous les justes de l’Ancien
Testament attendront, et ce sera son propre Fils : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils
unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16).

1
CONCILE VATICAN II, Constitution pastorale Gaudium et spes, n° 22.
2
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Salvifici doloris (11 février 1984), n° 31.
3
Bertrand VERGELY, La Souffrance, Recherche du sens perdu, « Folio essais, 311 », Gallimard, 1997, p. 38.
4
Catéchisme de l’Église catholique (désormais CEC), n° 376.

1
En devenant l’un d’entre nous, le Verbe n’est pas seulement venu parachever la création en la
portant à ce sommet indépassable qu’est l’union en une seule personne de la divinité et de
l’humanité. Il est surtout et avant tout venu partager notre malheur et nous en délivrer, en offrant au
Père une satisfaction surabondante pour le péché du genre humain.

1) L’Incarnation rédemptrice
Rappelons que le péché lèse l’ordre de la justice divine et, comme tel, exige une réparation, une
satisfaction. Ces notions de satisfaction ou de réparation sont aujourd’hui très décriées. Il ne faut
pas les comprendre comme si Dieu attendait une compensation de notre part pour nous pardonner.
Son amour est inconditionnel. L’effet de la démarche de satisfaction doit être envisagé de notre
côté. Cette démarche nous permet de rentrer en grâce auprès de Dieu, d’ouvrir notre cœur à son
amour inconditionnel. Ajoutons qu’elle peut être accomplie par le pécheur lui-même, ou encore par
un autre, en vertu de l’amitié : satisfaire pour un autre, c’est prendre sur soi volontairement la peine
du coupable pour obtenir son pardon.
Parce que la réparation exige une œuvre à caractère pénible, il convenait donc que le Sauveur
assumât une humanité capable de souffrir. Il pouvait ainsi offrir, à travers ses souffrances
corporelles, une satisfaction surabondante, portée par une charité éminente, pour le péché du genre
humain tout entier. Tel est le merveilleux dessein de l’Incarnation rédemptrice : Dieu s’est fait
homme, et homme vulnérable et mortel, afin que l’homme sauve l’homme.
Certes, Dieu désire non la souffrance en elle-même, mais cette admirable réalisation de la grâce
qui se nomme l’amour rédempteur. C’est cet amour onéreux qui constitue le prix de la rédemption
et qui plaît infiniment au Père. Mais Dieu n’aurait-il pu effacer gratuitement l’ardoise de nos
dettes ? Assurément, puisque Dieu n’est pas lié par les exigences de l’ordre de la justice. Toutefois,
en ce cas, dit saint Thomas d’Aquin, nous aurions été simplement délivrés et non rachetés5. De la
sorte, la miséricorde divine a eu pour ainsi dire la délicatesse de donner à l’homme, inapte par lui-
même à apporter une satisfaction adéquate, de participer, par et dans l’œuvre rédemptrice de
l’Homme-Dieu, à son propre salut : « L’homme ne pouvant satisfaire par lui-même pour le péché de
toute la nature humaine, Dieu lui a donné son Fils comme “satisfacteur.”6 » En nous envoyant son
Fils, le Père nous a octroyé la grâce de satisfaire en quelque sorte par nous-mêmes.

2) Le Père a livré le Fils : la souffrance du Christ dans le dessein divin


Sans aucun doute, Jésus, du moment qu’il a assumé une chair passible, devait nécessairement
passer par la souffrance et la mort. Pourtant, les protagonistes du drame de la crucifixion du Christ
n’étaient nullement les exécutants passifs d’un scénario écrit d’avance. L’événement de la Passion
et le dénouement tragique du Calvaire demeurent des faits contingents, liés aux libres choix des
hommes. Insistons sur ce point : il n’y a aucune nécessité antécédente, aucune prédétermination
divine, à la réalisation de ce crime abominable. Si Jésus avait été épargné par la fureur des
pharisiens, il aurait simplement succombé sous le poids des ans, offrant sa souffrance et sa mort
pour le salut des hommes7.
Est-ce à dire que la passion du Sauveur fut le fruit d’un concours fortuit de circonstances, le fruit
du hasard ? Non, car Dieu voit dans l’éternel présent de sa science divine le déchaînement de la
violence des bourreaux. Il permet ces péchés, c’est-à-dire qu’il n’empêche pas leur réalisation
effective, tant pour respecter la liberté humaine que parce qu’il sait que de ce meurtre, il saura tirer
le plus bel acte d’amour : le sacrifice du Christ pour le salut du genre humain. En ce sens, la mort
du Sauveur sur la croix appartient au mystère du dessein divin de rédemption : « Cet homme qui

5
Cf. THOMAS D’AQUIN, Écrit sur les Sentences, liv. III, d. 20, q. 1, a. 4, qc. 1, c.
6
ID., Somme de théologie, IIIa, q. 46, a. 1, ad 3.
7
Cf. AUGUSTIN D’HIPPONE, De peccatorum meritis et remissione, lib. II, cap. 29, n° 48.

2
avait été livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l’avez pris et fait mourir en
le clouant à la croix » (Ac 2, 23).
On comprend alors que la croix prend une valeur fort différente selon l’angle d’appréciation
adopté. Du point de vue des persécuteurs de Jésus, c’est un crime sacrilège ; du point de vue du
Christ, c’est un acte d’obéissance aimante à la volonté du Père ; du point de vue de Dieu, c’est un
don aux hommes pour leur salut. En effet, le Père « n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré
pour nous tous » (Rm 8, 32). Interprétant ce verset, Thomas d’Aquin récapitule sa pensée sur la
place de la souffrance du Christ dans le dessein divin. Le Père a livré le Fils d’abord en tant qu’il a
ordonné la passion de Jésus au salut des hommes, ensuite en tant qu’il a décidé de ne pas empêcher
le déchaînement de la violence, enfin en tant qu’il a inspiré au Christ la volonté de souffrir pour
nous en lui infusant la charité8.
Au dessein de sagesse miséricordieuse du Père correspond l’obéissance aimante du Fils : « Il
s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant
comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une
croix ! » (Ph 2, 7-8). C’est librement que Jésus a épousé la volonté du Père, dans la pleine
conscience de la valeur rédemptrice de ses souffrances et de sa mort, comme nous le prouvent les
prédictions de sa passion. Livré aux mains de ses bourreaux, inspiré par le Père, habité
intérieurement par l’Esprit, le Christ a accompli dans sa chair l’œuvre de la Rédemption, épuisant
en sa mort d’amour la logique de mort du péché, et transformant ainsi le pire des crimes en don de
soi par amour de Dieu et des hommes. Dieu a ainsi choisi de vaincre le mal non en l’éradiquant,
mais en le prenant sur lui et en transformant de l’intérieur la haine en amour.

3) La valeur salvifique de la souffrance du Christ


Toute action de Jésus prend sa valeur à la fois de la dignité de la personne divine qui l’offre, et de
l’amour qui la porte. À cet égard, tout acte d’amour du Verbe incarné avait un prix
incommensurable aux yeux du Père. Une seule goutte du précieux sang aurait suffi à nous sauver.
Cependant, l’excès des souffrances de la Passion nous révèle de façon bouleversante « le trop grand
amour » (Ep 2, 4) de Dieu pour nous, son amour « jusqu’à l’extrême » (Jn 13, 1), en même temps
qu’il met en évidence la surabondance de la satisfaction du Christ, surabondance tant du point de
vue de la compensation en justice : « Le Christ, en souffrant par charité et par obéissance, a offert à
Dieu quelque chose de plus grand qu’il n’était exigé pour compenser toute l’offense du genre
humain9 » ; que du point de vue des bienfaits qui en découlent : la passion du Sauveur nous offre un
trésor inépuisable de mérites, dans lequel nous pouvons puiser tout ce qui manque à nos actions.
Toutes nos souffrances ont ainsi été enrichies d’un poids d’amour par celui qui les a ainsi portées à
l’avance dans les siennes.
À l’homme qui souffre, Dieu ne donne pas un raisonnement qui explique tout, mais il offre sa
réponse sous la forme d’une présence qui accompagne, d’une histoire de bien qui s’unit à chaque
histoire de souffrance pour ouvrir en elle une trouée de lumière. Dans le Christ, Dieu a voulu partager
avec nous cette route et nous offrir son regard pour y voir la lumière10.
Le Fils de Dieu a souffert pour nous afin que nous marchions à sa suite : selon l’heureuse formule
d’un théologien dominicain, il a pris notre place pour prendre notre tête11. En se substituant à
l’humanité pour porter le poids des conséquences du péché, selon la prophétie du serviteur souffrant
d’Isaïe (Is 53), le Sauveur a changé radicalement le sens de la souffrance : elle n’est plus un
châtiment, mais un moyen d’être configuré, dans l’amour, au Christ crucifié et ressuscité, un moyen
aussi de participer à l’œuvre de la Rédemption.
8
Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme de théologie, IIIa, q. 47, a. 3.
9
Ibid, IIIa, q. 48, a. 2, c.
10
Pape FRANÇOIS, Encyclique Lumen fidei (29 juin 2013), n° 57.
11
Cf. Marie-Joseph NICOLAS, « Pour une théologie intégrale de la Rédemption », Revue thomiste 81 (1981),
p. 64.

3
4) Une douleur capitale
Jésus, « éprouvé en tout, d’une manière semblable, à l’exception du péché » (He 4, 15), a fait
l’expérience de tout ce que peuvent souffrir un cœur et un corps d’homme. Il a connu la trahison, le
reniement et l’abandon des siens, l’humiliation, la calomnie et l’injuste condamnation par ceux qui
exercent l’autorité, enfin la torture, la soif, l’asphyxie dans un corps meurtri à l’extrême.
Mais l’intensité de la souffrance ne se mesure pas uniquement aux causes extérieures ; il faut
aussi tenir compte la personnalité du patient. Dans le cas du Verbe incarné, trois facteurs sont à
prendre en considération : son extrême sensibilité ; son innocence, laquelle augmente la souffrance
du fait que le mal infligé est injuste12 ; le fait que son âme jouissait de la vision béatifique.
Ce dernier point mérite d’être explicité. Le Christ en croix jouissait en la fine pointe de son esprit
de la vision bienheureuse, source de béatitude ineffable, tandis que simultanément il souffrait en sa
chair, en sa sensibilité, mais aussi en ses facultés spirituelles. D’où un état paroxystique de joie et
de douleur. Il faut garder dans toute sa force ce paradoxe de la coexistence de la joie et de la
souffrance, chacune atteignant un sommet sans être atténuée par l’autre. Par une disposition divine,
la béatitude ne trouve aucun retentissement dans la sensibilité ; quant à la déréliction, elle n’entame
en rien la pureté de la vision béatifiante de la fine pointe de l’âme du Christ. Il y a donc une sorte de
cloisonnement, avec cependant une influence réciproque. D’un côté, le Christ est heureux de
souffrir pour le salut du monde ; d’un autre côté, sa vision de l’Amour divin bafoué par les péchés
augmentait sa souffrance. Non seulement la béatitude ne rejaillissait pas de la partie supérieure de
son âme sur ses puissances inférieures, mais encore la vision apportait au Christ un surcroît
d’affliction, puisqu’elle lui donnait la connaissance de tous les péchés passés, présents et futurs, en
même temps que la pleine conscience de l’amour infini que le pécheur refuse délibérément.
Lui seul, qui voit son Père et en jouit pleinement, mesure en plénitude ce que signifie résister par le
péché à l’amour du Père. Avant d’être une souffrance pour son corps et à un degré beaucoup plus
élevé, sa passion est une souffrance atroce pour son âme13.
On peut parler ici d’une douleur « capitale » – comme on parle de la grâce capitale du Christ –,
une douleur qui est un sommet, qui porte en elle et sanctifie toutes les souffrances humaines
passées, présentes et à venir, car le Sauveur « a mis en elles, avec la grâce et la charité, une vertu
salvatrice et le germe de la transfiguration14 ».

II- LE CHRÉTIEN FACE À LA SOUFFRANCE


La souffrance du Christ éclaire la souffrance du chrétien. Précisons d’emblée que la
contemplation de la Passion ne nous engage pas à adopter une endurance héroïque dans les
épreuves. Ainsi que l’écrit Bernanos : « Ce que le Christ est venu sauver, c’est l’homme et non le
surhomme15. » Il s’agit donc pour nous non de serrer les dents, de porter noblement nos souffrances
en se figeant dans une posture stoïque, mais de les vivre humblement, pauvrement, je dirais
« humainement », avec le Christ, en accueillant la grâce qui découle de la croix du Sauveur. Car le
Fils de Dieu est venu au milieu de nous pour se faire compagnon de nos douleurs, bien plus : pour
les prendre sur lui, les vivifier de l’intérieur et les enrichir d’une fécondité surnaturelle.

12
Cf. THOMAS D’AQUIN, ST, IIIa, q. 46, a. 6, ad 5.
13
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Novo millennio ineunte (6 janvier 2001), n° 26.
14
Jacques MARITAIN, De la grâce et de l’humanité de Jésus (1967), dans Œuvres complètes, vol. XII, EUF,
Saint-Paul, 1992, p. 1074.
15
Georges BERNANOS, Nous autres Français, dans Essais et écrits de combat, « Pléiade », Gallimard, 1988,
p. 636.

4
1) La Providence aimante et nos souffrances
De même que le Père n’a pas empêché la souffrance de son Fils, de même il permet que nous
soyons éprouvés, et sait tirer le bien du mal, faisant concourir nos peines à notre salut. Soyons
convaincus que Dieu veille sur chacun de nous et sur chaque détail de notre existence, ainsi que le
rappelle le Catéchisme de l’Église catholique :
Le témoignage de l’Écriture est unanime : la sollicitude de la divine providence est concrète et
immédiate, elle prend soin de tout, des moindres petites choses jusqu’aux grands événements du
monde et de l’histoire16.
Voici qui nous invite à un abandon confiant à la sainte volonté de notre Père du ciel, qui veille
avec amour sur chacune de ses créatures. Deux principes doivent être comme des balises sur notre
route : Dieu nous donne la grâce pour porter nos croix ; Dieu fait concourir les maux à notre bien.

a) Dieu nous donne la force de supporter nos épreuves


Saint Paul l’affirme : « Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos
forces ; mais avec la tentation, il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter »
(1 Co 10, 13). Et pourtant… n’y a-t-il pas des souffrances qui nous détruisent, qui semblent trop
lourdes à porter ? Le Père Teilhard de Chardin les appelle des « passivités de diminution », les
distinguant des « passivités de croissance », lesquelles qui contribuent à notre maturité humaine et
spirituelle17. Sans doute certaines épreuves sont-elles insurmontables au plan de la nature laissée à
elle-même. Mais la grâce de Dieu agit au cœur de notre faiblesse : notre dépouillement devient
fécond dans l’abandon à Dieu, et bien souvent à notre insu. N’oublions pas non plus – ainsi que
nous l’a rappelé le pape François dans Amoris laetitia – que la grâce œuvre et fructifie
progressivement dans les âmes. Comme Job, il nous faut parfois crier notre désespoir pendant des
années avant que notre cœur ne s’ouvre à la grâce. Peut-être entendrons-nous alors le Christ nous
dire comme à l’apôtre Paul se plaignant de la mystérieuse « écharde dans sa chair » : « Ma grâce te
suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12, 9).
Au fond, il faudrait souffrir comme des enfants, dans l’instant présent :
Les enfants savent que la vie est faite de bons moments et de moments douloureux. Ils sont
conscients que la maladie, le mal, la mort existent, mais ça ne les empêche pas de continuer à aimer
la vie. Ils souffrent, mais ne s’apitoient pas sur leur sort. Lorsque le moment délicat est terminé, la
peur, la douleur s’arrêtent en même temps, ils sont capables d’accueillir l’instant qui suit, la joie, les
rires. Pour eux, ce qui se passe est circonscrit dans l’instant18.
Voilà qui rejoint sainte Thérèse de Lisieux et la voie d’enfance spirituelle. Ce sont souvent nos
projections sur l’avenir ou le retour vers le passé qui nous rendent la souffrance intolérable. Au
reste, Thérèse nous offre le modèle le plus humain et le plus surnaturel de l’abandon dans
l’épreuve :
Heureusement, je n’ai pas demandé la souffrance, car si je l’avais demandée, je craindrais de
ne pas avoir la patience de la supporter, tandis que me venant de la pure volonté du Bon Dieu,
il ne peut me refuser la patience et la grâce nécessaire pour la supporter19.
Au fond, à la distinction susmentionnée de Teilhard de Chardin, j’en préfère une autre : la
distinction entre les souffrances que nous pouvons – et devons – éviter, que Dieu nous donne les

16
CEC, n° 303.
17
Cf. Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Sur la souffrance, « Livre de vie, 142 », Seuil, 1995. En revanche, je ne
suis pas cet auteur lorsqu’il présente la souffrance comme un élément structurel de l’émergence de l’homme
tant au plan de l’histoire qu’à celui du salut.
18
Anne-Dauphine JULLIAND, « L’épreuve nous permet de dire oui à la vie », Famille chrétienne 2037
(2017), p. 40.
19
Propos rapporté par Sœur Marie de l’Eucharistie (lettre à ses parents du 27 août 1897).

5
moyens de soulager, et les souffrances qui s’imposent à nous et que Dieu nous donne la force de
porter à la suite du Christ.

b) Dieu tourne le mal en bien et fait concourir toutes choses à notre bien
Gardons toujours à l’esprit ce verset de l’Écriture, véritable lumière dans les ténèbres que nous
traversons : « Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8, 28). Ce que sainte Catherine
de Sienne commente ainsi : « Tout procède de l’amour, tout est ordonné au salut de l’homme, Dieu
ne fait rien que dans ce but20. » Le secret de la vigilance amoureuse de la Providence est de savoir
redonner à nos parcours leur orientation vers Dieu, de faire tout concourir à notre bien surnaturel.
Notre histoire apparaît alors comme une tapisserie tissée au jour le jour, dont nous ne voyons ici-bas
que l’envers, mais qui a un sens et une valeur au regard de l’éternité.
Pour éclairer mon propos, je voudrais citer un témoignage contemporain, celui de Sœur Lucia
Vetruse, une religieuse croate, violée lors de la guerre en ex-Yougoslavie par des miliciens serbes
(ceux-là mêmes qui avaient assassinés des membres de sa famille). Elle confie : « Ce fut une
expérience atroce qui ne peut être partagée qu’avec Dieu, à la volonté de qui je me suis livrée quand
je me suis consacrée à lui par les trois vœux. » Mais une seconde épreuve l’attend : elle réalise
qu’elle est tombée enceinte. Peu après, elle écrit à sa supérieure pour lui ouvrir son âme et lui faire
part de sa décision :
Mon drame n’est pas l’humiliation que j’ai soufferte en tant que femme, ni l’offense irréparable faite
à mon option existentielle et à l’option de ma vocation ; mais plutôt la difficulté d’insérer dans ma foi
un événement qui certainement fait partie de la mystérieuse volonté de Celui que je continue à
considérer comme mon divin Époux, malgré ce qu’il a permis. […] Mon humiliation s’ajoute à celle
des autres et je ne peux plus maintenant que l’offrir en expiation pour les péchés commis par ces
violeurs anonymes et pour la paix entre les deux ethnies opposées, en acceptant le déshonneur
souffert et en le livrant à la miséricorde de Dieu. […] Tout est passé, ma Mère, mais c’est maintenant
que tout commence. […] J’ai déjà pris ma décision : si je suis mère, l’enfant sera à moi et à personne
d’autre. Je pourrais le confier, mais il a droit à mon amour de mère même s’il n’a pas été désiré,
voulu. On ne peut pas arracher une plante par la racine. Le grain qui est tombé en terre a besoin de
croître à cet endroit-là. […] Je m’en irai avec mon enfant, je ne sais pas encore où, mais Dieu, qui a
brisé à l’improviste ma plus grande joie, m’indiquera le chemin que je devrai suivre pour accomplir
sa volonté. […] Cet enfant que j’attends, la seule chose que je veux lui apprendre, c’est à aimer. Mon
enfant, né de la violence, sera témoin à mes côtés que la seule grandeur qui honore l’être humain est
celle du pardon21.
Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu et veulent le faire aimer. Dieu tire le bien du mal,
et nous voyons ici de façon saisissante comment le mal permis devient l’occasion d’une authentique
sainteté. Bien sûr, on ne peut apporter une réponse au pourquoi de la souffrance personnelle ; seul
Dieu peut connaître et mesurer le bien qui sortira de tel mal. Pourtant, lorsque l’on rencontre une
personne qui a perdu un enfant, qui a été abandonnée par son conjoint, qui a vécu un drame dans sa
vie, et qui reste malgré tout fidèle à sa foi chrétienne et poursuit son chemin, on entrevoit déjà en
elle le bien que Dieu a su tirer du mal : cette fidélité dans la nuit, une fidélité qui n’a pas de prix.

2) La configuration au Christ
La croix du Sauveur nous a libérés du péché et de la peine. Si la souffrance demeure en cette vie,
elle a perdu pour le chrétien son caractère pénal et son venin mortel : la souffrance du chrétien n’est
pas le châtiment du péché, elle est la passion du Christ se poursuivant à travers le temps. À travers
les épreuves des membres de son Corps mystique, « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du
monde22 ». Désormais, toute souffrance est véritablement une croix, c’est-à-dire un instrument de

20
CATHERINE DE SIENNE, Le Dialogue, liv. IV, chap. 138, cité en CEC, n° 313.
21
Rapporté par Pablo DOMINGUEZ PRIETO, Le Dernier Sommet, EdB, 2012, p. 153-156.
22
Blaise PASCAL, Le Mystère de Jésus, dans Œuvres complètes, « Pléiade », Gallimard, 1962, p. 1313.

6
salut et de configuration au Christ. Il n’y a donc plus de souffrance inutile, à condition toutefois de
ne pas fermer notre cœur à la vertu régénératrice de la croix.
L’épreuve devient ainsi une occasion privilégiée de s’unir au Sauveur, de grandir dans la charité,
de réparer ses fautes passées – « Puissante est la souffrance quand elle est aussi volontaire que le
péché23 ! » –, et d’obtenir le salut pour d’autres âmes. Le grand cri, la grande prière des souffrants
de tous les lieux et de tous les temps : « Que cela serve, que tout cela ne soit pas perdu24 ! » trouve
enfin sa réponse dans la croix du Sauveur.

a) Conformité au Christ souffrant et glorieux


Déjà le baptême (comme les autres sacrements) nous configure ontologiquement au Christ. Cette
configuration sacramentelle n’est pas une réalité purement statique ; elle imprime en nous une
tendance à nous conformer réellement à Jésus, à reproduire dans notre propre existence les traits du
visage de douleur du Sauveur, avant de refléter au ciel le visage de gloire du Ressuscité. Il s’agit ici
non d’une simple convenance exemplaire, ni d’une imitation tout extérieure, mais bien d’une
ordination foncière inscrite au fond de l’âme. La grâce divine est ainsi « christoconformante »,
portant en elle une double inclination à la croix et à la gloire, ou pour mieux dire : à la gloire par la
croix. Car on aura beau chercher, on ne trouvera pas d’autre voie pour aller au ciel que celle que
Jésus nous a ouverte :
Si notre Tête a voulu sur terre expérimenter d’abord l’épreuve de notre vie terrestre avant de régner
au ciel, il ne veut pas élever jusqu’à lui son Corps sans le soumettre à la même voie douloureuse. Les
membres peuvent-ils espérer un meilleur traitement que leur tête ? N’espérons pas trouver un chemin
plus facile, marchons sur ses traces, suivons la route qu’il nous trace25.
Ainsi, la configuration à la Passion imprimée par les sacrements se prolonge dans la
conformation vitale, par la foi et l’amour, au Sauveur crucifié. Saint Benoît nous exhorte ainsi à
« participer par la patience aux souffrances du Christ26 ».

b) Compléter ce qui manque à la passion du Christ


L’apôtre Paul, évoquant les souffrances de sa captivité, écrit ce mot étonnant : « Je complète en
ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église » (Col 1, 24). La
passion du Sauveur serait-elle insuffisante pour compenser le poids de nos péchés ? Certainement
pas ! La satisfaction du Christ est surabondante non seulement pour sauver l’humanité tout entière,
mais, ajoute saint Thomas, « pour racheter un grand nombre de mondes 27 ». Cependant, la
satisfaction du Christ-Tête suscite la participation des membres de son Corps et se prolonge dans les
œuvres et les souffrances des chrétiens, comme la sève se répand depuis les racines jusqu’aux
branches. De même que la grâce en nous est une participation à la grâce capitale du Christ, de
même notre mérite tire toute sa valeur et son efficacité du mérite du Christ. Nous pouvons ainsi
mériter pour nous (en justice) et contribuer à étendre à d’autres (par miséricorde) les grâces
acquises une fois pour toutes par le Christ sur la croix. En effet, les fruits de la Rédemption, acquis
par les souffrances du Sauveur, se diffusent à travers les siècles en vertu des prières et des œuvres
de pénitence offertes par les membres vivants du Christ. Car dans le plan divin du salut, nous
sommes prévus depuis toujours comme des humanités de surcroît en lesquelles Jésus renouvelle le
mystère de la Rédemption. Nos peines sont ainsi ordonnées au salut d’autres âmes. Telle est la force
de la grâce qui nous configure au Verbe incarné et rédempteur : sitôt sauvés par le Christ, nous
devenons en lui des membres sauveurs.

23
Paul CLAUDEL, L’Annonce faite à Marie, acte III, scène 3, Théâtre, t. 2, « Pléiade », Gallimard, 1965,
p. 75.
24
Ambroise-Marie CARRÉ, Devant la souffrance du monde, Cerf, 1962, p. 28.
25
AUGUSTIN D’HIPPONE, Enarrationes in psalmos, in Ps 51, n° 1 (trad. A.G. Hamman).
26
BENOÎT DE NURSIE, Règle des moines, prologue.
27
THOMAS D’AQUIN, Commentaire de l’épître aux Colossiens, chap. 1, leçon 6, n° 61.

7
La souffrance nous apparaît ainsi à la fois comme un moyen de conformation au Christ en sa
passion et comme un instrument de rédemption. À la suite de Simon de Cyrène, le chrétien marche
sur les pas du Christ, « afin que rien de la Croix ne traîne et ne soit perdu28 ». Chaque parcelle de
douleur peut être recueillie et offerte par amour. La bienheureuse Chiara Badano, rongée par le
cancer qui devait l’emporter à 19 ans, confie à sa mère au lendemain d’une nuit de douleur sur son
lit d’hôpital : « J’ai passé une nuit terrible, mais je n’ai pas gaspillé un seul instant, pas même une
miette de douleur. J’ai tout offert à Jésus29. »

c) Le secret des saints : trouver Jésus sur la croix


C’est précisément parce qu’ils ont saisi la valeur « christoconformante » et rédemptrice de la
croix que les saints désirent la souffrance, désir exprimé en des termes qui nous choquent parfois,
mais que seule leur expérience intime peut expliquer. Le secret des saints est de trouver Jésus sur la
croix, et avec lui la douceur de l’intimité, la paix de l’abandon et la joie d’aimer en donnant tout.
Tout : non seulement leur propre souffrance, mais celle des êtres qui leur sont chers – comme la
Vierge Marie offrant la souffrance de son Fils au Calvaire.
Voici une lettre d’Emmanuel Mounier à son épouse, évoquant en des termes inoubliables le
sacrifice de leurs cœurs meurtris : leur fille Françoise ne se réveilla jamais d’une encéphalite…
Quel sens aurait tout cela si notre petite gosse n’était qu’un morceau de chair abîmée on ne sait où,
un peu de vie accidentée, et non pas cette blanche petite hostie qui nous dépasse tous, une infinité de
mystère et d’amour qui nous éblouirait si nous le voyions face à face […]. Si nous ne faisons que
souffrir – subir, endurer, supporter – nous ne tiendrons pas et nous manquerons ce qui nous est
demandé. Du matin au soir, ne prenons pas ce mal comme quelque chose qu’on nous enlève, mais
comme quelque chose que nous donnons, afin de ne pas démériter de ce petit Christ qui est au milieu
de nous, de ne pas le laisser seul travailler avec le Christ30.
Telle est la grâce des grâces dans la souffrance et le moyen d’y trouver l’espérance, disons même
la joie surnaturelle : vivre nos épreuves non comme quelque chose que Dieu nous retire, mais
comme quelque chose que nous lui donnons, librement, pour qu’il en fasse une source d’amour.
N’est-ce pas ce que nous a révélé notre contemplation du Christ en sa passion ? Bien sûr, cela laisse
toute la place au mystère, car selon le mot fameux de Claudel, le Christ est venu non pour expliquer
la souffrance, mais pour la remplir de sa présence31… présence non d’un spectateur impassible,
encore moins d’un juge, mais d’un frère en humanité qui s’émeut de nos peines, d’un époux qui
nous soutient dans l’épreuve, d’un ami qui nous attend de l’autre côté du voile pour nous combler
de son amour.

Fr. Robert, osb

28
P. CLAUDEL, Le Chemin de la Croix, 5e station, Œuvre poétique, « Pléiade », Gallimard, 1957, p. 472.
29
Mariagrazia MAGRINI, De lumière en lumière, Le Sarment/Jubilé, 2011, p. 146.
30
Emmanuel MOUNIER, Lettre à Paulette Mounier du 20 mars 1940, dans Œuvres, t. 4, Seuil, 1963, p. 660-
661.
31
Cf. P. CLAUDEL, « Les invités à l’attention », dans Dialogues avec la souffrance, « Foi vivante, 68 », Spes,
1968, p. 132.

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