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Georges Bataille, La Mort À L'œuvre - Surya, Michel - 1987 - Paris - Libr - Séguier - F - Birr - 9782906284227 - Anna's Archive
Georges Bataille, La Mort À L'œuvre - Surya, Michel - 1987 - Paris - Libr - Séguier - F - Birr - 9782906284227 - Anna's Archive
Georges BATAILLE
LA MORT A L’ŒUVRE
Librairie Séguier
Frédéric Birr
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation
https://archive.org/details/georgesbataillelOOOOsury
« La mort est ce qu'il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la
mort est ce qui demande la plus grande force. »
F G. W. Hegel
AVANT-PROPOS
GEORGES BATAILLE
1897 - 1962
D’un écrivain mort reste un nom sur une dalle, deux dates
et ses livres. Souvent il s’efface sous ses livres. Quelquefois ils
disparaissent aussi. Nul n'a pu, de son vivant, tout à fait effacer
Georges Bataille : il ne fut pourtant qu’à peine plus connu que
ses livres. Aujourd’hui, ceux-ci sont parmi les plus considérables.
Parmi les plus scandaleux, aussi.
Vivant, Bataille scandalisa parce qu’il dit de l’érotisme une
vérité noire, écorchée. Parce qu’il dit aussi de la mort ce qu’en
principe, par peur ou par platitude, on tait : elle le fascina.
Mort, Georges Bataille fascine encore.
Une biographie cherche, d’un homme sur lequel le silence
s’est fait, le secret de la fascination qu’exerce son œuvre. Sans
doute, échappera-t-il. Sans doute, est-ce la vérité d’une biographie
qu’aussi proche qu’on puisse être par instant de ce secret, à la
fin, il échappe. Qu’il soit condamné au silence retombé avec la
dalle. C’est une vérité tendre et déchirée.
« Je pense comme une fille enlève sa robe. A l'extrémité de son
mouvement, la pensée est l’impudeur, l’obscénité même. »
G. Bataille
G. Bataille
G. Bataille
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA MORT
11
GEORGES BATAILLE,
De leur mariage deux enfants (au moins) sont nés, deux garçons :
Michel-Alphonse Bataille en 1851, et Joseph-Aristide Bataille, le 16 juillet
1853, tous deux à Gajan dans l’Ariège (avant donc que le ménage ne
gagnât l’Auvergne). Joseph-Aristide Bataille sera le père de Georges
Bataille ; il avait à sa naissance 38 ans.
12
LA MORT A L'ŒUVRE
13
GEORGES BATAILLE,
*. Saint Augustin.
(1) . OC VI, 444.
(2) . OC VI, 445. ,
(3) . Il n’y a pas de doute, étant donné la maladie dont était affligé son pere,
que « conçu » cinquante ans plus tard, cet enfant aurait été « avorte ».
15
GEORGES BATAILLE,
plus jeune, sous des pseudonymes. Il n’y aurait dorénavant plus rien qui
séparerait de lui-même l’auteur d'Histoire de l’œil (Lord Auch) et celui
du Petit (Louis Trente); Histoire de l’œil et Le petit, deux livres, on le
verra, où il tenta de dire quelle vérité était celle de ses souvenirs. Se
démasquant, il démasquerait les siens ; et, en en reprenant sans réserve
le nom, il démasquerait son père. C’est aller vite pourtant que prétendre
que Bataille s’est, dans cet entretien, enfin démasqué. Il n’y dit pas être
l’auteur d'Histoire de l’œil ni du Petit (qui n’étaient alors connus que
confidentiellement) : l’aurait-il fait que, sans doute, les masques auraient
été baissés. Tout au plus, Madeleine Chapsal, auteur de l’entretien et de
l’article, dit-elle pour lui : « Bien sûr Bataille, qui n’a cessé de chercher
les lieux, les heures, “où le cœur manque” est toujours vivant. Il est
d’ailleurs prêt à donner sur ses origines des renseignements qui ne sont
pas sans importance : son père, tabétique, était paralytique général et
devint fou, sa mère perdit également la raison. »
La réaction — elle fut indignée — ne se fit pas attendre. Le frère de
Georges Bataille, Martial, nia qu’il dît vrai (4). C’est un fait : rien n’assure
que Joseph-Aristide Bataille, leur père, fût fou. Lord Auch et Louis
Trente — les pseudonymes de Bataille — le prétendirent ; Georges
Bataille, avec cet interview, le confirma. Martial, lui, le démentit. Lequel
croire ? L’un était-il pusillanime ? Et l’autre emporté ? Cinquante ans
après qu’eurent lieu les faits en question, quarante-cinq ans après que
mourut celui qui fit qu’ils furent terribles, les deux frères ne sont pas
moins l’un que l’autre sincères. Pas moins l’un que l’autre, ces faits ne
les déchirent.
C’est que l’horreur — on ne le mesure que mieux en redisant qu’un
demi-siècle a passé — paraît vivace. A l’évidence, il y a là tout ce qu’il
fallut taire. Est-ce son tort ? Bataille ne le tut pas. C’est le tort du moins
dont l’accuse Martial. Où celui-ci, comme s’il s’en enorgueillissait triste¬
ment, dit : « J’ai vu [...] ce que personne n’a vu [...] Tout cela s'anéantira
avec moi », celui-là répond : « Je n’ai pas trouvé d’autres moyens de me
tirer de là qu’en m’exprimant anonymement [...] le moyen que j’ai trouvé,
en dépit de tout, est le meilleur que je pouvais trouver. » Dans les deux
cas, l’horreur aurait été telle qu’il eût, soit fallu la taire tout à fait, soit
(4). Dans une lettre à son frère du 31 mars 1961, Martial Bataille dit
clairement : « Tu sais très bien que notre père n’est pas mort fou, que notre mère,
avant de mourir, n’a pas perdu la raison. » Joseph-Aristide Bataille est-il ou non
mort fou ? Nul ne le sait. Cette mort n’eut pas de témoins. Quant à leur mère,
Georges Bataille n’a jamais dit qu’elle perdit la raison avant de mourir : elle
l’aurait, selon lui, perdue au moment de la mort de son époux.
16
LA MORT A L'ŒUVRE
17
GEORGES BATAILLE,
son père, cet enfant ne fut pas fou à son tour. (Lui seul aurait-il alors
été fou ? Et cette folie, l’aurait-il indûment prêtée à son père ? Ou la folie
de ce père détraqua-t-elle l’enfant ? La vision de Georges Bataille est
hallucinée sans doute ; elle n’est jamais démente.)
Joseph-Aristide Bataille n’est pas le plus important des « pères » de
la littérature ; il n’en est pas le moins étrange. On ne sait d’ailleurs que
peu de choses sûres le concernant ; si peu qu’il ne fait pour ainsi dire pas
de doutes que ce silence soit en partie intentionnel. Il est né à Gajan,
dans l’Ariège, où il ne semble pas qu’il vécut durablement. Sans doute
est-il venu jeune habiter dans la région natale de sa mère : à la Garandie
exactement ; austère village que plus tard Bataille découvrit à son tour
et qu’il décrit avec une sorte de sobre effroi : « Construit sans arbres, sans
église, sur la pente d’un cratère, simple amas de maisons dans un paysage
démoniaque. » (7)
Il n’est plus tout à fait un jeune homme quand il rencontre et épouse
Marie-Antoinette Tournadre : il a trente-cinq ans (et encore le fait-il
vingt-deux mois après que son frère a épousé la sœur aînée de celle qu'il
prend à son tour pour épouse ; il semble ne pas faire de doute que ce
mariage découle du premier). Qu’a-t-il fait auparavant ? Il paraît avoir
entamé des études de médecine (il aurait été le premier de cette famille
qui ne compte pas de médecins) ; il ne les termina pas. Au lieu de cela,
il entra dans l’administration et devint fonctionnaire : il fut successivement
économe de collège (8), employé de maison centrale à Melun (faut-il y
voir l’origine de la violente aversion que Bataille nourrira toute sa vie
pour les prisons ? (9)) puis receveur buraliste. C’est ce métier qu’il exerçait
au moment où la maladie se déclara.
Joseph-Aristide Bataille a donc quarante-quatre ans quand naît le
second de ses fils, Georges, quarante-quatre ans et déjà il est diminué :
la syphilis (sans doute s’est-elle déclarée entre la naissance de ses deux
enfants, c’est-à-dire entre 1890 et 1897 (10)), avant qu'elle ne l’atteignît
(7) . OC V, 534. Le coupable. Notes. On verra, aussi brève qu’elle soit, que
cette description met deux choses en évidence : l’absence d’église (la surabondance
des églises dans l’œuvre de Bataille ne peut pas ne pas en être rapprochée) ; et le
cratère dont il fera l’un des supports de ses dérèglements avant qu’assez
systématiquement il l’associe à la crainte et à la fascination de la mort.
(8) . Un collège du nom de Jean Barbe. Mais dans quelle ville ?
(9) . Les citations hostiles aux prisons abondent dans l’œuvre de Bataille.
Celle-ci n’est pas la moins explicite : « L’extrême est la fenêtre : la crainte de
l’extrême engage dans l’obscurité d’une prison avec une volonté vide d’adminis¬
tration pénitentiaire. »
(10) . Ou avant la naissance du premier de ses fils. L’étiologie tabétique
indique en effet que le tabès apparaît de 8 à 15 ans après le chancre.
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LA MORT A L'ŒUVRE
tout entier, lui a déjà soustrait les yeux (ou, pour dire plus justement, le
regard). C'est d'un homme sur lequel s’est une première fois refermé
l'espace, d'un homme aveugle (« aveugle absolument ») qu'est né Georges
Bataille. Pire : c'est par cet homme-là qu'il fut conçu (11). Le mal n’était-
il pas tel qu'il dût le dissuader de faire naître un enfant ? Il ne semble
pas, le 10 septembre 1897 naît Georges Bataille.
Trois ans plus tard, le mal n'a pas régressé : Joseph-Aristide Bataille
perd l'usage de ses membres : « Je suis né d'un père P. G. qui m’a conçu
déjà aveugle et qui peu après ma naissance fut cloué dans son fauteuil
par sa sinistre maladie. »( 12) Il reste quinze ans à vivre à Joseph-Aristide
Bataille, quinze ans qu'ont, comme lui, supporté les siens : une épouse
dont Georges et Martial Bataille conviennent, chacun à leur manière,
qu'elle vécut un calvaire ; quinze ans où l'un et l’autre grandirent.
Bataille n'ignore pas qu'un chrétien pourrait voir dans une telle
fatalité l'élection : « Mon père, en un même homme l’aveugle et le
paralytique ». Il l'ignore si peu que, sans doute, il le crut un moment.
Toutefois, il préférera voir le destin (le destin n’est-il pas une sorte
d’élection sans objet ?) : « Tant d'horreur te prédestine ! »
Un tel destin n’est qu’imaginable : les yeux grands ouverts d’un
enfant sur un homme qui les a fermés. Un homme ? Il n’est pas sûr que
Georges pensât jamais que son père en fût un (mais n’importe quel enfant,
à sa place, aurait douté de même).
Plus fortement que d'un homme — et a fortiori d’un père — il se
souviendra d'un ascète, un « ascète involontaire », dira-t-il, « un répugnant
ascète ». Parlant du père qu’il eut, il se souvient essentiellement, aussi
difficile que dut lui être d’en faire l’aveu, de ce qui fit de lui une bête
davantage qu’un homme : le mal ; les cris ... et les fonctions. Pourquoi
celles-ci ? Est-ce parce que rien ne mit mieux à nu ses yeux morts (les
yeux ne seraient jamais si nus que morts) ? « ... le plus étrange était
certainement sa façon de regarder en pissant. Comme il ne voyait rien,
sa prunelle se dirigeait en haut dans le vide, sous la paupière et cela
arrivait en particulier dans les moments oû il pissait. »( 13) Les yeux morts
(11) . Beaucoup de choses inexactes ont été dites sur ce père. André Masson,
condisciple de Georges Bataille en 1918-1919 à Paris (et exact homonyme du
peintre André Masson, l’un des plus proches amis de Bataille), lui donne pour
père un homme mort jeune, ce qui est inexact, et médecin, ce qui l’est aussi.
L’intérêt n’est pas tant cette erreur elle-même, souvent reproduite (la bonne foi
d’André Masson ne fait bien entendu pas de doute) que le fait que Bataille, jeune,
dut vouloir «corriger» sa généalogie et, qui sait, 1 ennoblir. (André Masson.
Notice nécrologique. Bulletin de la bibliothèque de l’école des Chartes n° 122,
1964.)
(12) . OCI, 75 Histoire de l’œil.
(13) . Ibid, 76.
19
GEORGES BATAILLE,
n’en sont pas moins les yeux, et qu’ils ne voient pas attire le regard plus
sournoisement que des yeux vivants, désigne au milieu du visage un trou
(une fente ?) où celui-ci acquiert une sorte d’étrange force qui est une
vérité plus nue que l’organe de la miction. « De très grands yeux, toujours
très ouverts, dans un visage taillé en bec d’aigle, et ces grands yeux étaient
presque entièrement blancs quand il pissait, avec une expression tout à
fait abrutissante d’abandon et d’égarement » (14). Ces yeux-là ouverts
sur le vide ou l’abîme, cette vérité-là des yeux plus réelle que des vivants
étaient d’un « fou », ou d’un saint (« fou » au cas où l’on choisirait le
« destin » ; « saint » au cas où l’on choisirait « l’élection ») : un enfant
peut-il se défendre d'en être fasciné ?
De la miction (« sur un fauteuil, dans un petit réceptacle »), du bruit
qu’elle dut faire (qu’elle dut faire dans le réceptacle), de l’odeur, du
membre même de l’émission, Georges Bataille se souvient moins — du
moins n’en dit-il rien — que du blanc de l’œil cherchant dans sa nuit
quoi, à portée de jet, il compissait : l’œil béé paraît s’emparer de l’obscénité
de l’organe vivant entre les jambes mortes. Aux yeux de l’enfant, sans
doute, cet œil est-il obscène absolument (ce qui est tout autre que
complaisant ; on verra que, parlant obsessionnellement de l'érotisme.
Bataille n’agira pas différemment : la vérité de l’érotisme est moins celle
des corps que celle du néant où ils s’étreignent).
De cet homme, la cécité dut devenir un commandement à voir (il ne
peut pas en avoir été autrement) : à voir pour lui ce que sa cécité lui
dérobait ; et à le voir lui, en proie à ce qu’elle lui dérobait. Il faut penser
à cela : en 1900 (Georges avait alors trois ans) cet homme n’eut même
plus ses pas pour le porter dans la nuit où ses yeux l’avaient mis (15).
A n’en pas douter les symptômes que décrit Bataille sont ceux que
produit la maladie : douleurs fulgurantes : (« Il arrivait que les “douleurs
fulgurantes” lui arrachent un cri de bête »), crises viscérales, troubles
moteurs, sensitifs, réflexes sensoriels, trophiques, génitaux et sphinctériens
(14) . Ibid. On jugera brutal ce début, et que j’aurais pu l’éviter, que j’obéis
à un souci du scandale, etc. Pourtant, vrais ou fictifs (j’en poserai tout à l’heure
la question), ces « souvenirs » sont indispensables à l’œuvre. Indispensables au
point qu’il n’est pas sûr qu’elle puisse prendre tout son sens si on les ignore.
(15) . La paralysie générale est une des manifestations neurologiques de la
syphilis à la phase tardive (ou tertiaire) de son évolution. Ses symptômes, qu’il
faut distinguer de ceux de la paralysie au sens actuel du terme, sont une évolution
vers la démence, accompagnée ou non de troubles psychopathiques (cette démence
que Martial nie), et vers l’état grabataire. Le tabès constitue une complication de
la syphilis nerveuse parvenue au stade tertiaire de son évolution. Les lésions
siègent alors au niveau des racines postérieures et des cordons postérieurs de la
moelle. Le tabès est fréquemment associé à d’autres manifestations neurologiques
(cécité, paralysie générale) ou extra-neurologiques (aortite syphilitique).
20
LA MORT A L'ŒUVRE
(« Il lui arrivait par exemple de concilier ses culottes. » (16)) Il n’y a rien
que dise Bataille que n’accrédite la symptomatologie tabétique.
L'aveu n'est-il pas pourtant outré ? Ou l'outrance seule peut-elle dire
quel fut l'accablement de l’enfant ? Un accablement à la mesure de ce
qu'a généralement d’intolérable que son père s’oublie. Il y aurait de la
légèreté à croire que l'insistance de Bataille à évoquer ces détails
« scabreux », dût à la provocation, et ne dût qu’à celle-ci. C’est autrement
plus grave. Joseph-Aristide Bataille ne fit pas moins que sous lui, sous les
yeux de l'enfant... et en appelant à son aide : « Il descendait de son lit
d’aveugle paralysé [...] il descendait péniblement (je l’aidais) » (17). Du
vase où, « péniblement » tiré du lit, l'enfant l’avait mis « coiffé le plus
souvent d’un bonnet de coton (il avait une barbe grise, mal soignée, un
grand nez d'aigle et d'immenses yeux caves regardant fixement à
vide » (18), de la commodité que prétendait offrir le vase, de la discrétion
dans laquelle l’infirme devait essayer d’entretenir ses besoins (à l’aide
d'une couverture que, ne voyant pas, le plus souvent il plaçait mal), du
besoin qu'en fait, sans gêne, il faisait sous les yeux de tous (de son fils,
mais quels yeux suppose-t-on à un fils conçu dans la cécité sinon des
yeux susceptibles de tout voir), du spectacle d’« abrutissant abandon »
qu’il donnait, yeux retournés, lâchant les excreta dans le vase destiné à
cet usage (19), Georges Bataille se souvient comme du spectacle d’un
homme qui n'avait plus à offrir à l’enfant sorti de sa nuit que la vision
d’une « bête » sur laquelle s’était par deux fois, comme un piège, refermé
l’espace. Obligeant, pour que lui échappât l’enfant qui en était né, qu’il
l’ouvrît sans mesure.
Cet homme, Georges Bataille l’aima. Il le dit simplement sans croire
devoir ajouter que cet amour ne dut rien à la pitié. Si pitié il y avait eu,
sans doute aurait-ce été de sa mère ; au contraire, « à la différence de la
plupart des bébés mâles, qui sont amoureux de leur mère, je fus moi
amoureux de ce père » (20). Cet amour dura jusqu’à l’âge de quatorze
ans. Quatorze ans d'une vie non pas — sans doute — toujours égale en
noirceur à celle-ci (il y a tout lieu d’imaginer qu’elle alla s’aggravant) ;
21
GEORGES BATAILLE,
d’une vie cependant (Martial ne dit-il pas aussi que son enfance ne fut
que « chagrin et désespoir » ?) à tout le moins sombre et austère quand,
par à-coups, elle ne devenait pas exemplairement tragique. A quatorze
ans — on ignore pourquoi — en lieu et place de cet amour, se substitue
la haine : une « haine profonde et inconsciente » (21). On ignore (Bataille
n’en dit rien) ce qui eut fieu ; on ignore ce qui put faire que ce que
l’enfant, quelque horrible que cela ait été, tenait jusqu’alors pour « ai¬
mable », l’adolescent le tint soudain pour haïssable. Mais c’est une haine
obscure et cruelle qu’il évoque alors : « Je commençais alors à jouir
obscurément des cris de douleur que lui arrachaient continuellement les
douleurs du tabès, classées parmi les plus terribles (22). L’état de saleté
et de puanteur auquel le réduisait fréquemment son infirmité totale [...]
était, de plus, loin de m’être aussi désagréable que je croyais. D’autre
part, j’adoptais en toutes choses les opinions et les attitudes les plus
radicalement opposées à celles de l’être nauséabond par excellence. » (23)
Quatorze ans : la puberté éloigne Georges Bataille de son père. L'« élu »
(« ... en un même homme, l’aveugle et le paralytique ») devint le « ré¬
prouvé ». Cet homme, à son immonde façon, était Dieu (cet homme, de
nouveau, sera Dieu ; on le verra : abandonné, trahi) ; il est désormais
« l’être nauséabond par excellence ». Rien n’avait sans doute essentielle¬
ment changé ; et tout pourtant, prévisiblement, allait au pire. C’est de
cette année 1911 (il a quatorze ans) que Georges Bataille date les premiers
signes de la folie ; celle-là même qui pour Martial semble n’avoir jamais
existé. (On a vu que le tabès, à la phase tertiaire de son développement,
produit la démence ; il faut savoir aussi qu’en 1911, Martial Bataille est
à quelques mois de quitter le domicile familial pour entreprendre son
service militaire, dont il ne reviendra que la guerre finie ; il ne fait donc
pas de doute qu’il ne connut pas les dernières années de son père, sinon
à la faveur de brefs séjours de permissionnaire). Moins, selon toute
probabilité, une folie durable, constante, que des accès : « Une nuit, nous
fûmes réveillés ma mère et moi (24) par des discours véhéments que le
vérolé hurlait littéralement dans sa chambre : il était brusquement devenu
fou. » Si rien n’indique que de telles scènes n’eurent pas lieu auparavant,
celle-ci cependant s’en distinguerait en ceci : elle détruisit chez l’adolescent
(21) . Ibid.
(22) . Les douleurs fulgurantes tabétiques, variables dans leur intensité, se
distinguent par leur parfaite localisation dans le temps et dans l’espace : sensation
soudaine, brève, en éclair, parfaitement localisée en un point (coup d’épingle plus
souvent que coup de poignard). La même sensation se répète au même point avec
une relative périodicité, de l’ordre de quelques secondes à quelques minutes,
constituant ainsi des accès qui s’étendent sur plusieurs heures ou plusieurs jours.
(23) . Ibid. 76.
(24) . L’indication de Bataille paraît exclure la présence de son frère.
22
LA MORT A L'ŒUVRE
« les effets démoralisants d'une éducation sévère » (25). Elle s'en distin¬
guerait pour cette raison que son caractère fut ouvertement et pour la
première fois sexuel. Au médecin venu sans délai qui se serait un instant
isolé avec l'épouse du malade, « l'aveugle dément » aurait crié : « Dis
donc, docteur, quand tu auras fini de piner ma femme ! » (26). Le caractère
violemment sexuel de cette scène est remarquable ; décisif à plus d’un
titre : Bataille y décèle la nécessité, en toutes occasions, pour lui d’en
retrouver l'équivalent. Histoire de l'œil, dit-il, en témoigne ; d’autres récits
— on le supposera — en témoigneront à leur tour.
Une folie qui, à l'en croire, paraît avoir été contagieuse : Marie-
Antoinette Bataille aurait, dit-il, perdu aussi la raison. Plutôt sans doute
qu’une « folie », une perte de raison provisoire (27), mais significative. Il
est significatif en effet que la mère de Georges Bataille, Marie-Antoinette,
ne surgisse dans les deux récits qu'il fait de son enfance (28) qu’à l’occasion
de cet effondrement de sa raison. Significatif que systématiquement Bataille
ne dise que le pire ; qu'à aucun moment il ne tente de s'en détourner
(Est-ce de la provocation ou de la complaisance comme cela lui a été
reproché ? N’est-ce pas plutôt que, pour lui, seul le pire est vrai ? Les
récits de son enfance obéissent aux mêmes lois qui régiront les récits de
fiction : le pire, seul, en dit la vérité.)
Joseph-Aristide Bataille — on l’aura compris — occupe une place
essentielle dans les deux récits en question (29). Sur son épouse, jusqu’ici :
rien ! C’est un fait que celle-ci n’apparaît qu’à l’instant où Georges Bataille
confesse n’avoir plus pour son père que de la haine. C’en est un autre
qu’apparaissant, elle est soudain devenue « folle » (Bataille n’a de sou¬
venirs d’elle — du moins n’évoque-t-il que ceux-ci — qu’à son tour
malade, détraquée). Un troisième qu’avec l’apparition de la mère « folle »,
apparaît aussi, comme un double démasqué de la promesse de mort faite
au père, l’angoisse liée au suicide de la mère (n’ajouta-t-elle pas à la
cadavérisation vivante du père le chantage à 1 anticipation de sa propre
mort ?)
Folie et suicide déportent l’intérêt de ces deux récits (Coïncidences
et W.C.) vers un tout autre pôle : maternel, celui-ci. La surabondante
23
GEORGES BATAILLE,
présence du père n’est pas soudain moindre ; mais à celle-ci s'ajoute une
tierce présence qui ne lui répond dramatiquement qu’en poussant les
choses vers ce qu’elles ne pouvaient qu’être : le pire. Mais quelle put être
cette « folie » ? Marie-Antoinette Bataille serait restée plusieurs mois
mélancolique, une mélancolie qu’auraient hanté d’« absurdes idées de
damnation et de catastrophes » (30). (Bataille précise qu’elle perdit su¬
bitement la raison après que sa mère à elle lui eût fait, devant lui, une
scène ignoble (31)). Une mélancolie par moments violente qui lui fit
craindre, si on l'en croit, qu’elle l’assommât ; qui fit qu’avec elle, à bout
de patience, il en vint aux mains — la frappa.
Il semble que cette mélancolie (maniaco-dépressive, précise-t-il) ait
été assez vive pour que, par deux fois, elle ait tenté de mettre fin à ses
jours. Une première tentative échoua : « [...] on finit par la retrouver
pendue dans le grenier de la maison. » (32). Une deuxième aussi mais,
semble-t-il, de sa propre décision : « Peu de temps après, elle disparut
encore, cette fois pendant la nuit ; je la cherche moi-même sans fin le
long d’une petite rivière, partout où elle aurait pu essayer de se noyer.
Courant sans m’arrêter dans l’obscurité à travers des marécages, je finis
par me trouver face à face avec elle : elle était mouillée jusqu'à la ceinture,
la jupe pissant l’eau de la rivière, mais elle était sortie d’elle-même de l’eau
qui était glacée, en plein hiver, et de plus pas assez profonde. » (33)
(30) . Ibid.
(31) . Il est exact que la mère de Marie-Antoinette Bataille, la grand-mère de
Georges, Anne Tournadre, était à ce moment-là vivante ; elle décéda le 15 avril
1916. Cette scène peut avoir eu lieu à Riom où celle-ci demeurait, ou à Reims où
elle aurait séjourné, chez sa fille.
(32) . Ibid, 77.
(33) . Ibid, 78. Il semble que cette scène se passa à Riom-ès-Montagnes. C’est
du moins ce qu’a dit Bataille plus tard. On verra que ce détail n’est pas sans
importance : elle serait alors ultérieure au départ de Reims et daterait dans ce
cas de l’hiver 1914-1915.
(34) . Coïncidences, nous l’avons vu, est l’épilogue d’Histoire de l’œil.
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LA MORT A L'ŒUVRE
25
GEORGES BATAILLE,
(37) . C’est sous ce titre professionnel que fut enregistré son décès à la mairie
de Reims.
(38) . Il est vrai : ce texte n’est aucunement donné comme autobiographique.
Au contraire il figure dans un récit (Le bleu du ciel). Ce n’est donc qu’une
supposition qui le donne pour réel. Une supposition toutefois vraisemblable.
OC III, 454. Le bleu du ciel.
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
*. Héraclite.
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
(3) . OC III, 60. Le petit. Dans un autre récit des mêmes événements. Bataille
donne une version très légèrement différente. C’est ayant appris qu il était mort
que sa mère et lui seraient revenus à Reims, pour l’enterrer (OC V, 505).
(4) . Ibid.
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L’ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L’ŒUVRE
(18) . Georges Bataille eut plusieurs fois l’occasion de dire quel était son
attachement pour les paysages auvergnats.
(19) . Selon toute vraisemblance, vivant à Reims, il passait ses étés à Riom-
ès-Montagnes. L’amitié nouée avec Georges Delteil est donc antérieure à 1914.
(20) . A vingt ans, certes ; mais à 17 et 18 aussi. Toute la période riomoise
de Bataille fut catholique et même dévote.
(21) . Georges Delteil. «Georges Bataille à Riom-ès-Montagnes». Critique
n° 195-196, août-septembre 1963.
35
GEORGES BATAILLE,
(22) . Mais une fois encore, il est douteux que la philosophie fût à ce moment
au cœur de ses préoccupations. Il est plus vraisemblable que c’est à la théologie
qu’alla, à cette époque, son intérêt.
(23) . A Saint-Flour, évêché.
(24) . OC VII, 523.
(25) . Ibid, 524. Bataille ajoute à ces lignes écrites 25 ans plus tard qu’il
éprouvait du dégoût pour les « grands mots » et les « grands principes » qu’il
voyait partout s’étaler. Notre-Dame de Rheims, écrit en 1918, démontre que tel
n’a sans doute pas été le cas : il ne répugne pas d’y employer lui aussi les mêmes
mots et les mêmes principes ou presque.
(26) . De ce séjour de soldat malade, il dit avoir rapporté un journal intitulé
Ave Caesar. Il ne semble pas qu’il ait été conservé.
36
LA MORT A L'ŒUVRE
(1) . Avec, on le verra, quelques lettres retrouvées en date des années 1919
et 1922. Il a dû aussi exister des poèmes de jeunesse de Bataille. Un seul a pu
être retrouvé parmi les papiers ayant appartenu à sa cousine Marie-Louise : Les
fronts des vieux. Il est inédit et, sans doute, est-ce mieux ainsi. Quel intérêt peut-
il y avoir à donner à lire des poèmes où riment : sabots et fagots, ride et aride,
dru et bourru ?
(2) . C’est à André Masson, condisciple de Bataille, qu'on doit d’avoir connu
l'existence de ce livre, après la mort de son auteur. Il semble donc qu’il soit le
seul parmi ses amis de l’âge adulte qui en ait eu connaissance. Et c’est à Jean
Bruno qu'on doit de l’avoir retrouvé.
38
LA MORT A L'ŒUVRE
(3) . Sacrifice et martyr. Dans son très beau livre La prise de la Concorde,
Essais sur Georges Bataille, Denis Hollier cite ce texte d Emile Mâle, Nouvelle
Etude sur la cathédrale de Reims : « J ai vu la cathédrale de Reims après ses
dernières blessures : fantôme d'église au milieu d un fantôme de ville... La
cathédrale calcinée, couverte de plaies profondes, montrant ses os à nu, épouvantait
d’abord... Mais bientôt un sentiment grandissait qui faisait oublier les autres:
une tendre et profonde vénération. La cathédrale ressemblait à une martyre qui
venait de traverser les supplices et que ses bourreaux n avaient pu achever. Elle
avait eu, elle aussi, sa Passion : à sa beauté s’ajoutait désormais sa sainteté. Repris
in Art et artistes du Moyen-Age, Flammarion.
(4) . C’est moi qui souligne.
39
GEORGES BATAILLE,
qu'il fit de rester avec sa mère : « ... il nous restait une mère pour qui
mourir », mais surtout la cécité : « ... le lumineux équilibre de la vie est
brisé, parce qu'il n’est personne dont les yeux ne soient brûlés du reflet
des flammes vives ». Il n’est plus question que cette ville, proie des
flammes et promise à sa ruine, fasse de l’homme pris à son piège un
condamné parmi d’autres ; c’est elle, à rebours, et ses habitants que
l’incendie condamne à son sort d’aveugle. Et si on doutait encore que
l’apostrophe ne se retourne, dans un hommage inconscient, sur ce qu’elle
prétendait taire, il suffirait d’ajouter ces deux citations où la cathédrale,
de glorieuse qu’elle était, d’immémoriale, d'immarcescible, devient soudain
— mais immensément — humaine : « Elle avait cessé de donner la vie » ;
« elle s’étend comme un cadavre ».
Denis Hollier (5) a raison de mettre en évidence l’aspect surabon¬
damment maternel de ce texte (« ... sorte d'immense corps glorieux, corps
maternel inentamé soustrait au temps et à la mort parce qu’animé d’un
vœu immortel ») mais, comme mangé de l’intérieur, celui-ci se dissout
dans l’aveu de ce qu’il ne peut parvenir à effacer tout à fait : ce qui a
donné la vie, et qui s’étend maintenant comme un cadavre, c’est, à Reims,
en novembre 1915, Joseph-Aristide Bataille.
40
A L'ECOLE DES CORPS
Pieux, fervent, il n'est pas étonnant que Bataille lise alors une
littérature pieuse et fervente. Et cela intéresse en tout premier lieu sa
formation — on a vu combien elle était hétérodoxe, il n’est pas un
philosophe de formation — qu’elle se soit faite avant tout au moyen de
livres d'édification. Rien ne pourra faire (et rien n’effacera), quoi qu’il lût
plus tard — on le verra : Dostoïevski, Nietzsche —, qu’il le fît après (et
on serait tenté de dire selon ) avoir « lu » Dieu avec piété et ferveur.
C'est pour cette raison qu’est précieuse l’indication fournie par André
Masson, son condisciple et ami : en 1918-1919, Bataille lit assidûment
(c’est alors son « livre de chevet ») Le Latin mystique de Rémy de
Gourmont. Le Latin mystique est constitué de textes âpres, farouches,
violents et superbes souvent, datant du Ve au XIIIe siècle, attribuables à
quelques-unes des plus éminentes figures du Moyen-Age religieux. L’in¬
tention apologétique et prédicative n’en est pas absente : elle en est même
l’essentiel. Mais ce n’est pas ce qui retiendra notre attention. Leur objet
(il est curieusement, obsessionnellement, le même) est de faire que les
impies renoncent à la chair (« sans doute le mépris de la chair est
essentiellement chrétien », dit Rémy de Gourmont) moins parce que la
chair est méprisable (méprisable, l’ignorer suffirait) que parce qu’elle est
terrifiante. Et terrifiante, elle donne lieu à une véritable démonologie.
Celle que représentent saints et prédicateurs n’est que maux et douleurs ;
et quand bien même échapperait-elle aux uns et aux autres, elle resterait
(et cela suffirait à démontrer combien elle est tout entière et par nature
hostile à Dieu) promise de pourrir. La chair chrétienne est une chair
souillée sans doute ; elle est une chair morte sûrement. Morte ou enjointe
de l’être : car elle ne l’est jamais assez. La chair n’est jamais assez
cruellement morte que Dieu lui pardonne d’être née de l’offense qui à
l’origine Lui a été faite : «Tuons cette chair [...] tuons-la de la même
manière qu’avec la mort engendrée par la faute elle nous a tués », dit
Saint Jean Climaque(l). Elle ne sera donc jamais assez dénoncée. Par
un violent effet rhétorique punitif, la chair est tout au plus autorisée de
41
GEORGES BATAILLE,
(2) . Bataille fut fasciné par cette langue autant que par ce qu'elle disait :
André Masson précise : « Passionné de recherches verbales et plein de mépris
pour les constructions de phrases classiques, il se complaisait dans les mots demi-
barbares qui forment la transition du latin au français. »
(3) . Odon de Cluny. Collationnes. Livre II. Odon ou Odes de Cluny (saint),
879-942. Second réformateur de l’ordre de Saint-Benoît.
42
LA MORT A L'ŒUVRE
43
GEORGES BATAILLE,
ou ongles de fer, tenailles dont les pinces étaient faites de dents qui
s'imprimaient en les resserrant dans les chairs ; et les unci, sortes de crocs,
piqués aux bouts de longs bâtons au moyen desquels « on arrachait [...]
les entrailles par les larges ouvertures que les fouets faisaient aux côtés » ;
et les pectines, peignes de fer avec lesquels Don Ruinart dit efficacement
qu’on peigna « comme une bourre saignante le ventre déchiqueté de Théa
de Gaza ».
Quelque différentes qu’aient pu en être les raisons, il n’est pas possible
que Bataille, qu’on verra pendant près de quarante ans fasciné par l’un
des plus sanglants supplices (le supplice chinois des Cent morceaux), ne
le fût pas aussi, et déjà, par les récits rapportés des supplices chrétiens.
Il est possible, il est vraisemblable même qu’il y vît le contraire de ce que
plus tard il y verra : en 1919, l'immesurable magnanimité d’un Dieu dont
l’amour pouvait être aux suppliciés une grâce telle qu’ils se sacrifièrent
avec transport; en 1925, son absence, l’absence de Dieu, une absence
aussi absolue qu’absolue était l'horreur endurée, une absence nulle part
ailleurs plus sensible que là où l’horreur l’appellerait (mais on verra
qu’une telle horreur que rien ne justifie plus n'en est pas moins « exta¬
siante »).
Une telle lecture, une lecture fascinée (ne l’oublions pas, André
Masson le précise : Le latin mystique était son « livre de chevet ») n’est
pas si courante chez un jeune chrétien qu’on ne doive en retenir le
caractère noir et « détraqué ». Le christianisme de Bataille n’est pas que
salvateur. S’il avait fui, il aurait porté ses pas vers des lectures édifiantes
certes, mais bénéfiques (il n’en manque pas). Au contraire, lui qu’on sait
avoir eu une enfance faite de terreurs, assistant impuissant et bouleversé
au spectacle d’une chair chaque année plus effroyablement délabrée,
choisit pour sa méditation les textes qui font à la chair le sort le plus
violent, le plus féroce. Son christianisme n’était donc pas tout à fait une
fuite (une élusion) comme il a pu l’être cinq ans plus tôt, et comme lui-
même l’a dit avoir été.
« LE FRONT DUR ET LES YEUX DROITS »
45
GEORGES BATAILLE,
longtemps (elle est la sœur de son plus ancien ami de jeux, Georges
Delteil) : est-ce pour autant ce que d’habitude on appelle un amour
d’enfance ? Ou s’est-il déclaré sensiblement plus tard ? Toujours est-il
qu’en 1919 il est fermement décidé de l’épouser et c’est avec fermeté —
presque arrogance — qu’il l’annonce à sa cousine : « Et tout d’abord
j’épouserai si Dieu le veut, Marie Delteil. Admets cela comme un acte de
ma volonté, il ne s’agit pas là d’une vaine séduction et tu sais comment
j’ai été séduit. 11 ne s’agit que de ma volonté et si, dans cette pleine
possession de soi, cet acte t’en déplait, c’est que tu ne m’aimes pas encore
comme je dois l’être [...]
« Jé pense que se vouloir soi-même selon sa force ne peut être
indifférent à qui vous aime et je voudrais que tu y voies toute la lumière
qui me guide dans le chemin d’une vie que l’amitié nous fait bien commun
et qu’il faut aimer assez pour se vouloir grand. »
« Si Dieu le veut » dit-il. Il ne voulut pas. Et c’est moins Dieu — on
l’imagine — qui ne le voulut pas que les parents de la jeune fille : je dirai
plus loin pourquoi. L’important, l’essentiel, est de voir comment était
Bataille à vingt-deux ans. Ceux qui voudraient voir dans le narrateur
d'Histoire de l’œil l’autobiographique figure de Bataille, dissolue jusqu’au
scandale, sont loin, aussi loin que possible de ce qu’il fut ; il fut droit
(« Je l’aime de toute ma droiture ... ») et respectueux jusqu’au scrupule
des usages : « Il reste que je n’ai en quelque sorte plus un seul espoir de
ce côté car elle est bien trop une fille obéissante, et, d’ailleurs, je ne
l’accepterais pas autrement que du bon gré de ses parents. » (4)
Georges Bataille va donc demander la main de la jeune fille à ses
parents et ceux-ci, comme il était après tout prévisible, la lui refusèrent.
Non pas qu’ils aient douté des qualités du jeune homme (Georges Delteil
rappelle quelle réputation était celle de Georges Bataille à cette époque
à Riom-ès-Montagnes : celle d’un jeune homme modèle, et sans doute
promis au meilleur avenir (5)), mais les deux familles se connaissaient
trop bien pour qu’un « spectre » ne se surimposât pas à l’éventualité
d’une telle union : celui de Joseph-Aristide Bataille, syphilitique, aveugle,
infirme et... fou ? A Marie on fit très vite comprendre qu’elle devait
considérer ce mariage « comme absolument impossible » ; ce dont Georges
Bataille ne sembla pas s’étonner outre mesure : « Après tout je ne me fais
aucune illusion, je sais ce que mon mariage peut avoir d’inconvénients
c’est-à-dire que peut-être, j’ai plus qu’un autre des chances d’avoir un
enfant malsain ; et je trouve assez juste que l’on m’écarte mais il fallait
le faire un peu plus tôt. » (6)
46
LA MORT A L'ŒUVRE
(7) . Comment ne pas penser à quelle obligation de voir le rappelle son père ?
(8) . Lettre citée.
(9) . Lettre citée.
L'AGITATION ET LE RETIREMENT
(1). Elle n’est pas datée précisément. Mais, partie de Madrid, elle fut écrite
entre février et juillet 22.
48
LA MORT A L 'ŒUVRE
(2). OC V, 72.
LE FOND DES MONDES
Entre ces deux possibilités, surgit en 1920 une découverte parmi les
plus déterminantes pour l’immédiat et les choix que Bataille hésitait à
faire, et déterminante à terme : elle restera attachée à son œuvre du début
à la fin, de façon si indissoluble qu’il serait à peine abusif d’y voir l’une
des clés qui l’ont ouverte. Cette clé est le rire.
Séjournant à Londres pour effectuer des recherches au British
Muséum (Londres à plusieurs reprises reparaîtra dans son œuvre), il eut
l’occasion de rencontrer Henri Bergson, le premier philosophe qu’il
rencontra, le premier apparemment qui lui fit se poser le problème de la
philosophie et de ce qu’elle est. De Bergson, Bataille ne s’en cache pas,
il n’a en 1920 rien lu (mais ce paraît l’évidence qu’il n’a rien lu non plus
d’aucun autre philosophe). Prévenu qu’il le rencontrera, il lit — à la hâte
sans doute, mais le livre est court — Le rire. Cette lecture est une
déception : « Le rire de même que la personne du philosophe me déçut. »
(Il ajoute : « J’avais dès cette époque un aspect outrancier » ; ce qui ne
laisse pas d’être douteux ; à tout le moins anticipe-t-il). Déception à la
mesure de ce que Bataille, par le même coup, découvre dans le rire
d’essentiel (la question se pose de savoir comment il Je découvrit : est-ce
à Bergson et, on serait tenté de dire malgré lui, qu’il le dut ?) Le sujet
méritait autre chose que ce que Bergson en avait fait. Aussi décevants
soient le personnage et le livre, ils offrent à Bataille une révélation : le
rire est le fondement ; il ouvre au fond des mondes. Du rire dont on peut
être possédé, il sent tout à coup qu’il est la clé ; et qu’en résolvant l’énigme
il résoudrait tout. Où Bergson, prudent et « philosophe », avait cru voir
« une connaissance utile », « raisonnable », « méthodique dans sa folie »,
où il prétendait que pour survenir il appelait à « une surface d’âme bien
calme, bien unie », où, il le supposait, s'adressant à « l’intelligence pure »,
il nécessitait «une anesthésie momentanée du cœur»(l), Bataille voit
point par point le contraire : l’engloutissement déraisonnable et de l’âme
et du cœur dans la connaissance du fond des mondes. Avec lui, le rire se
distingue définitivement du comique (le comique n’intéressera jamais
(1). Henri Bergson. Œuvres complètes. Le rire. 387 à 389. P.U.F. 1963.
50
LA MORT A L'ŒUVRE
(1). Plaisamment, Bataille a plus tard laissé entendre qu’il avait vendu la
première place de sa promotion à qui l’obtint. Sa thèse fut l’une des quatre
signalées à l’intention du ministre de l’Instruction : « Monsieur Georges Bataille
a rédigé aussi un bon mémoire, à la fois philosophique et historique sur un conte
en vers du XIIIe siècle. L’étude qu’il a consacrée aux sources historiques de ce
poème a été particulièrement remarquée et si le classement des huit manuscrits à
l’aide desquels Monsieur Bataille a établi le texte de ce poème peut prêter encore
à quelque incertitude, nous sommes en droit d’attendre prochainement de lui une
excellente édition de l’Ordre de la Chevalerie ».
52
LA MORT A L'ŒUVRE
et dirigé par lui (2). S'il était donc deux fois question du même séjour et
deux fois des mêmes événements, on verra que c'est deux fois différemment.
Une chose cependant est exacte que Bataille dit en 1946: «Je
reconnus après quelques mois de séjour en Espagne que j’étais dans un
autre monde moral... ». Exact et ambigu parce que Bataille n’y passa pas
plus que quelques mois. Auquel cas il accréditerait que s’il découvrit
l’Espagne dès son premier séjour de 1922, c’est certes à la toute fin de
celui-ci : il y restera tout au plus que cinq ou six mois.
Avant qu'il ne trouvât l’Espagne grave et tragique, avant qu’il ne
devinât le peuple espagnol plus qu’aucun autre angoissé, il restera
longtemps dans un esseulement indifférent et résigné : «... je suis à Madrid
et non comme tu pourrais le penser ou dans l’enthousiasme ou dans la
désolation, mais dans cet état mixte qui est caractérisé par le fait qu’il ne
comporte ni enthousiasme ni désolation. D’ailleurs cet état est parfaite¬
ment désagréable, comme il est évident. Il provient de ce qu’à aucun
moment de la journée je n’éprouve le plus minime plaisir à apercevoir le
visage de quelqu’un. Il n'y a pas lieu de pleurer parce que cette absence
fatigue seulement à la longue. On ne pleure jamais faute de rire et
toutefois on souffre... » (3). Loin qu’il allât, avide, impatient, au-devant
des Espagnols, loin qu'il sentît aussitôt, comme il le dira plus tard,
qu’inconsciemment ils héritent d’une « authentique culture, évidemment
spontanée, de l’angoisse » (4), il semble qu’il vécut retiré sur lui-même et
s'adonnant à des expériences méditatives esseulantes, assez importantès
et intenses toutefois pour qu’il y revînt régulièrement dans ses lettres. Car
à Madrid, il rêve, et méthodiquement : à sa cousine, il se plaint de ce que
« la plupart des pauvres gens rêvent d’une façon dépourvue de caractère
scientifique, de la méthode. Ce qui est à proprement parler, une calamité
générale ». S’il y a, dit-il, des méthodes pour aspirer la fumée du tabac
53
GEORGES BATAILLE,
(5). Il est très peu vraisemblable qu'il ait jamais fait ce voyage.
54
LA MORT A L'ŒUVRE
(6) . Quoi qu’il dise là. Bataille ne sera qu’assez médiocrement polyandre ;
beaucoup plus volontiers, comme on l’imagine, polygame.
(7) . Une monstrance est une pièce d’orfèvrerie liturgique, au centre de
laquelle est enchâssée une lunule de cristal contenant l’hostie exposée à l’adoration
des fidèles (Quillet). Du même soleil espagnol il écrira cinq ans plus tard dans
Histoire de l’œil : « éblouissement épuisant », « cataracte des boyaux » ; et du ciel :
« liquéfaction urinaire ».
(8) . « Cléricale grandeur » : cinq ans plus tard, parlant d’un prêtre sévillan
il construira une locution qui fait à sa façon écho à celle-ci . « charogne
sacerdotale ».
55
GEORGES BATAILLE,
56
LA MORT A L ’ŒUVRE
Quel Bataille choisir entre celui qui est dévot et celui que commencent
de troubler des plaisirs plus équivoques et brûlants ; entre celui qui voit
dans une danseuse une « panthère [...] propre à mettre le feu dans un lit »
et celui qui évoque l’amour qu’il porte à une française (Mlle Renié ?)
57
GEORGES BATAILLE,
(16) . La même lettre donne ensuite ceci : «Aussi bien je ne veux plus la
considérer comme une créature toute réelle. J’ai en effet le désir véritable d’être
sensé. Or il manquerait de sens de connaître autrement que par les délices de
l’imagination la personne très angélique qui dirige l’humanité d’une façon si
féérique vers la connaissance amoureuse de sa jolie figure incohérente ou aussi,
bercé vers la contemplation de ses extases les plus bigarrées ».
(17) . Dans Histoire de l'œil.
(18) . Les lettres de Madrid livrent un dernier renseignement important :
« J’ai commencé à écrire un roman et, chose curieuse, à peu près dans le style de
Marcel Proust. Je ne vois plus bien le moyen d’écrire autrement ». Proust semble
donc être le premier « contemporain » qu'il ait lu ; le premier qui compte.
Rappelons qu’à la date de son départ pour Madrid (février 1922) avaient été
publiés de Proust les tomes 1 {Du côté de chez Swann, 1913), II (A l'ombre des
jeunes filles en fleur, 1919), III {Du côté de Guermantes, 1920) et IV {Du côté de
Guermantes II, Sodome et Gomorrhe I, 1921) de A la recherche du temps perdu.
Quelques livres que Bataille ait lus parmi ceux-ci, il convient de noter qu’ils
auront précédé les lectures de Nietzsche, des surréalistes, de Dostoïevski, de Gide,
de la philosophie allemande. Sans doute peut-on y voir une lecture initiale ; et en
rapprocher ceci : « Je me rappelle avoir fait le rapprochement de ma jouissance
et de celles que décrivent les premiers volumes de La recherche du temps perdu.
Mais je n’avais alors de Marcel Proust qu'une idée incomplète, superficielle {Le
temps retrouvé n’était pas encore paru) et, jeune, ne songeais qu’à de naïves
possibilités de triomphe ».
58
LA MORT A L ’ŒUVRE
C est l'un des paradoxes de cette œuvre parmi les plus dénudantes
qu’elle laisse en suspens plus d'un point essentiel. Certainement, elle n’est
pas telle qu'il faille y voir de la part de Bataille de la négligence : cette
œuvre — il faut s'en convaincre — n'est qu'incidemment, ou par surcroît,
autobiographique. Pour trois ou quatre éléments qu’elle met en lumière,
elle en abandonne autant à l'ombre, sans que pour cela on puisse déduire
des premiers qu’ils comptèrent à ses yeux davantage que les seconds.
Sans nul doute un jeu plus subtil, et plus décousu, y est à l'œuvre (il n'est
possible de lire Bataille et de parler de lui que de façon décousue). Il
n'est pas jusqu'aux évocations données pour autobiographiques (ou
supposées pouvoir l'être) qui ne soient si exactes qu'elles puissent être
reprises sans réserves. Ainsi de celle-ci : « J'ai dit qu’une marée de rire à
vingt ans me porta [...] J'avais le sentiment d'une danse avec la lumière.
Je m'abandonnai en même temps aux délices d’une libre sensualité.
Rarement le monde a mieux ri à qui lui riait » (19).
Il est sûr que ce n'est pas à vingt ans que Bataille fut porté par une
marée de rire. Ce ne pouvait pas l'être pour cette raison qu’il a lui-même
donnée, et à plusieurs reprises, qu'il n’a découvert le rire (au sens où
nous avons vu qu’il l’entendait) qu’en 1920, soit à vingt-trois ans. Ce ne
pouvait pas l'être pour cette autre raison, plus définitive, qu’il eut vingt
ans en 1917, année où il fut démobilisé et entra au séminaire de Saint-
Flour (il s’apprêtait à écrire le très dévotieux Notre-Dame de Rheims) et
qu’à cette époque, loin que la lumière et la sensualité fissent de son monde
un monde comme nul autre sensuel et riant, il était pieux, méditatif,
austère et, on le sait, désireux encore de se consacrer à Dieu (20). Est-ce
simplement une erreur ? Ou une simplification (ce qu’avoir vingt ans veut
dire) ? Il y a plus de chances qu’il faille y voir le souci qu’a toujours
montré Bataille d’éloigner dans le temps l’instant où il se délesta du
catholicisme. En eut-il honte ? Encore qu'incertain, ce n’est pas impossible.
Toujours est-il qu’un jour il situe cet abandon au plus tard à vingt ans,
un autre à vingt-trois, auprès de plusieurs de ses proches à vingt-quatre...
Les lettres de Madrid laissent peu de doutes sur le fait qu’il n’ait perdu
la foi tout à fait qu’à vingt-cinq, sinon vingt-six ans. Ultérieurement donc
à son retour à Paris, en août 1922.
Mais à Paris, qu’est-il ? Pieux encore ? Ou tout à fait libre de toutes
dispositions religieuses ? Une chose est probable : le séjour madrilène n’a
59
GEORGES BATAILLE,
pas été si long que ce que nous en savons puisse dissimuler un brutal
changement. Le jeune homme pieux qu’on sent dans les lettres à sa
cousine, selon toute vraisemblance, l’est resté. Et c’est tel qu'il a dû
regagner Paris, non plus sans doute convaincu de sa vocation (on a vu
que c’est en 1920 qu'il semble en avoir abandonné l’idée) mais proche
d’elle encore assez pour qu’il en rappelle le souvenir à la fin de ses lettres.
Si l’Espagne n’a pas été immédiatement décisive, il fait peu de doutes
qu'à terme elle l’ait été. Déterminant le concours de cante hondo de
Grenade ; déterminantes les corridas, celle notamment qui a vu, sous ses
yeux, la mort de Manuelo Granero : c’est ce qu’après coup Bataille voulut
qu’on croie. Mais à l’un ou à l'autre pourtant les lettres ne font aucunement
allusion. Dominent les architectures sacrées : de l’Alhambra et de l’Es-
curial. Dominent aussi l’ennui et le désir de voyager loin, vers l’Orient ;
le désir donc de quitter l’Espagne. Ce désir apparu à notre connaissance
en 1920 ne semble pas avoir cessé avec le retour à Paris. Et sans doute
faut-il en voir une confirmation dans le fait qu’il s’est inscrit à l'école des
Langues Orientales. Il s’initie au chinois, au tibétain (le Tibet où nous
avons vu qu’il voulait se rendre parce que cela lui semblait être de tous
les voyages possibles un terme convenable) et au russe (on verra bientôt
que s’il n’alla pas en Union Soviétique, cet apprentissage lui sera toutefois
utile) (21).
Il ne paraît pas qu’il entreprît aucun des voyages auxquels le préparait
l’apprentissage de ces langues. Le seul qu’à notre connaissance il fit, l’a
conduit en Italie, encore que nous ignorions exactement quand : sous
toutes réserves, en 1923. S’il mérite d’être ici mentionné c’est qu’à l'évidence
il fut postérieur, postérieur de peu, à la perte de la foi : « Je riais au
plaisir de vivre, à ma sensualité d’Italie — la plus douce et la plus habile
que j’ai connue. Et je riais de deviner combien, dans ce pays ensoleillé,
la vie s’était jouée du christianisme, changeant le moine exsangue en
princesse des Mille et une nuits » (22). A quelque degré de littéralité que
nous voulions l’entendre, il apparaît que c’est aussi de lui que parle
Bataille, hier « moine exsangue », aujourd’hui, par la grâce de l’existence,
riant du christianisme qui aurait voulu l’empêcher d'être ce à quoi le
convie la sensualité : une princesse des Mille et une nuits. En Italie, il se
rendit à Sienne. De nouveau l’architecture sacrée retint son attention.
(21) . Georges Bataille a parlé plusieurs langues étrangères. S’il s’est essayé
avec assez peu de ténacité au chinois, au russe et au tibétain, il lisait et écrivait
un anglais parfait (de l’avis de sa deuxième femme, Diane Bataille, elle-même de
langue anglaise), l’espagnol, l’allemand et l’italien. Il semble que par formation
il lût le grec (Platon, annoté de sa main) et le latin.
(22) . OC VI, 82. Sur Nietzsche.
60
LA MORT A L'ŒUVRE
Mais cette fois d'une tout autre façon que le firent Notre-Dame de Reims
et l'Escurial. Ce dont le saisit le Dôme de Sienne, ce n’est pas de
tremblement (le tremblement agenouille), mais de rire. Pour la première
fois, un édifice religieux se donne pour ce qu'il est, vide : « D’un goût
contestable, multicolore et doré ». Plus rien en lui qui courbe et qui
prosterne. A la solennité des édifices, à celle-ci qui agenouille. Bataille
oppose la libre et verticale sensualité des rues, de la lumière et des femmes.
Je l'ai dit : sans doute ce voyage est-il datable de 1923. Il marquerait
alors la fin définitive de l'engagement religieux. Reste que nous ignorons
ce qui a pu se passer. La période est courte relativement, deux ans, qui
sépare le retour d'Espagne de la rencontre des premiers amis, Michel
Leiris par exemple. Fin 1922, Bataille est pieux encore, à tout le moins
humble devant Dieu. Et, fin 1924, il mène « la vie la plus dissolue » (23).
Comment le comprendre ? Comment se peut-il qu’en si peu de temps
Bataille soit passé de l'état de jeune homme attentif aux prescriptions de
la religion (24), religieux lui-même — et même mystique comme l’a décrit
son condisciple de l’école des Chartes André Masson — à celui d’un
homme dissolu, « habitué des tripots et des prostituées », buvant, jouant
de l’argent dans des petits cercles (25) ? La perte de la foi ne paraît pas
seulement avoir été soudaine, il faut encore qu’elle ait été violente. Bataille
n'a quitté un état que pour adopter son radical contraire. Dévotieux en
1922, débauché en 1924. Le pire n’est pas que nous ignorions quand ce
retournement est exactement intervenu, mais que nous ne sachions pas
comment il a pu être si soudain et si entier. Car il fallut que la débauche
de Bataille dès 1924 fût frappante pour que Leiris la remarquât et qu’il
assure aujourd’hui que tel est bien le premier souvenir qu’il garde de leur
rencontre. Le libertinage n’était pas si rare à l’époque qu’il pût être
remarquable : il faisait au contraire partie de ce qu’un milieu intellectuel
parisien, au sortir de la boucherie de 1914-1918, pouvait pratiquer sans
qu’on s’en formalisât. Tel ne semble pas avoir été le cas de Bataille.
Entière et durable a été sa foi ; brutale paraît en avoir été la perte. On
ne peut pourtant pas tout à fait accréditer le fait qu’elle a été absolument
soudaine. On sait que Bataille, à Madrid, commença d’écrire un livre à
la manière de Proust ; il l’avait donc déjà, et sans doute longuement, lu.
Proust peut avoir été le premier qui l’éloigna du monde religieux. Vinrent
en 1922 Gide (Les Nourritures terrestres) et surtout Nietzsche (Les
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
cependant qu'absent) qu'il ne remplace par rien : dont la place est vacante.
Dieu dénoncé, sont réduits à rien les « fais ceci ou cela » des prédicateurs.
La seule prédication qu’il consente d'entendre est celle de Zarathoustra
qui est, davantage que Dieu, « un séducteur se riant des tâches qu’il
assuma » (31). Le rire dont Bataille découvrit à Londres ou à Sienne, en
1920, de quel fond des mondes il était l’ébranlement, il découvre, cette
fois grâce à Nietzsche, que ce n'est aucunement Dieu qui en rend raison,
mais lui-même, mais lui seul : « ... il est certain qu’à partir du moment
où je me suis posé la possibilité de descendre aussi loin que possible dans
.le domaine du rire, j'ai ressenti, comme premier effet, tout ce que le
dogme m'apportait comme emporté dans une espèce de marée difluviale
qui le décomposait. J’ai senti qu’après tout il m’était tout à fait possible,
à ce moment-là, de maintenir en moi toutes mes croyances et toutes les
conduites qui s'y liaient, mais que la marée du rire que je subissais faisait
de ces croyances un jeu, un jeu auquel je pouvais continuer à croire, mais
qui était dépassé par le mouvement du jeu qui m’était donné dans le
rire » (32). Aucun projet, aucun salut ne lui sont dorénavant liés. L’ivresse
nietzschéenne, sans doute Bataille en ressentit-il à Sienne la démesure.
Niant Dieu (mais ne nie vraiment Dieu que qui s’est un jour entièrement
remis à lui). Bataille fait le choix de la chair mise nue : rien ne la justifie
plus que le désir qui l’énerve et le rire qui la secoue. A elle seule elle est
ce qu’était Dieu : un abîme. C’est en quelque sorte la leçon laissée par
son père, mais sans plus rien d’infirme, de funeste ni d’accablant : « Me
voici, moi : m'éveillant au sortir de la longue enfance humaine où, de
toutes choses, les hommes se reposèrent sans fin les uns sur les autres » (33).
Il faut en revenir à ceci : « Ma piété n’est qu’une tentative d’élusion :
à tout prix je voulais éluder le destin, j’abandonnais mon père » (34). Au
Non que lui fit prononcer sa conversion d’août 1914, sa « reconversion »
de 1923 l’enjoint de prononcer un Oui entier, sans élusion d’aucune sorte,
un Oui profond à proportion de ce qu’y trouve le monde de léger, et de
ce qu’y trouve d'enjouement celui qui le prononce. Il faut y revenir parce
que ce n'est pas par une soudaine irréligion (au sens où nous sommes
convenus de l’entendre) que Bataille délaissa le christianisme, c’est parce
qu’à l’absoluité qu’il lui prêtait, il en substitua une plus intense. C’est
parce qu’absolu est le Non chrétien, qu’absolu, combien plus, est le Oui
nietzschéen.
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GEORGES BATAILLE,
« Nos ancêtres étaient des chrétiens d’une loyauté sans égale qui,
pour leur foi, auraient sacrifié leur bien et leur sang, leur état et leur
patrie. Nous, nous faisons de même. Mais pourquoi donc ? Par irréligion
personnelle ? Par irréligion universelle ? Non, vous savez cela beaucoup
mieux mes amis ! Le Oui caché en vous est beaucoup plus fort que tous
les Non et tous les Peut-être dont vous êtes malades avec votre époque,
et s’il faut que vous alliez sur la mer, vous autres émigrants, évertuez-
vous en vous-même à trouver une foi... » (35). Le paradoxe est qu’on fit
de Bataille un nihiliste (comme de Nietzsche) qui a mieux qu’aucun autre
fait sienne cette injonction : « [...] ce n’est pas la moindre contradiction
que son œuvre, vouée à la recherche angoissée d’une expression à la limite
de l'impossible, prenne souvent l’aspect d'une négation acharnée, alors
qu’il ne cessa aussi de dire Oui au monde sans aucune réserve ni
mesure » (36).
(35) . F. Nietzsche. Le gai savoir § 377 ; cité par Bataille. Acéphale. Nietzsche
et les fascistes. 21 janvier 1937.
(36) . Jean Piel. « Bataille et le monde ». Critique n° 195-196, août-septembre
1963, 722. Il va de soi que ce Oui ne fut ni aussi immédiat ni aussi entier. Mais
de fait Bataille s’en est fait tôt une règle, une morale.
LE JOYEUX CYNIQUE
65
GEORGES BATAILLE,
à cette époque (4) ; cynique qui, aux termes de multiples péripéties, finit
par assassiner un clochard (5).
Ils partagent tout (« nous devînmes inséparables » (6)), jusqu’aux
dames en « pyjamas de soie noire, aux longs fume-cigarettes d’or, les
cheveux coupés à la garçonne, évoluant dans des milieux mal définis et
plutôt équivoques... » (7). Le témoignage d’Alfred Métraux est le premier
dans le temps qui ne laisse aucun doute sur la « reconversion » de Bataille.
Le premier qui, loin d’évoquer aucune piété, introduit dans la vie de
Bataille son contraire. Le premier qui rend sensible combien sur celui-ci
les lectures de Gide, de Nietzsche et de Dostoïevski paraissent avoir été
influentes.
(4) . On doit à Alfred Métraux d’en avoir connaissance. Bataille n'en a jamais
fait mention ; et rien ne paraît en avoir été conservé.
(5) . Art. cit.
(6) . Alfred Métraux, « Rencontre avec les ethnologues ». Critique. Op. cit.
(7) . Fernande Schulmann, Art. cit.
TRISTI EST ANIMA MEA USQUE AD MORTEM
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GEORGES BATAILLE,
davantage sur ce qui le sépara de Chestov que sur ce qui l’y unit. A
regarder de près, ce qui unit les deux hommes est pourtant considérable.
Il ne suffisait pas que Chestov philosophât « à partir de Nietzsche et de
Dostoïevski », comme le dit Bataille, pour que celui-ci fût séduit. Il
convient en effet de dire qu’à ce moment Bataille ne connaissait que peu
Nietzsche et vraisemblablement pas Dostoïevski. Le Nietzsche qu’il
connaissait, pour ébranlante que fût sa lecture, ne surgissait de nulle part.
Il est vraisemblable que Chestov le replaça dans son histoire : et quelques
réserves que Bataille fît à l’admettre, cette histoire était celle aussi de la
philosophie. La généalogie nietzschéenne — elle était celle de Chestov,
aussi — lui apparut pour ce qu’elle devait être : faite de Pascal, faite de
Kierkegaard (2), noms qu’à l’en croire Bataille n’aurait jusqu’alors que
peu sinon pas lus. Avec Chestov, la pensée de Nietzsche reconquérait
jusqu’à ceux qu’elle prétendait nier : elle ne surgissait plus ex nihilo d’un
chaos sans liens ni référents. Ce serait sans doute à peu près dire les
choses ainsi qu’elle furent en suggérant que Chestov fît qu’avec lui Bataille
abandonnât une lecture « poétique » (idéalisante) de Nietzsche.
Chestov ne fit pas que guider Bataille dans sa lecture de Nietzsche,
il lui fit découvrir aussi celle de Dostoïevski. Et tout porte à croire que
cette découverte fut décisive. Lejeune Bataille aurait été « dostoïevskien » :
il n’y a pas que l’explicite référence faite pas lui au grand romancier russe
dans le seul fragment conservé de son premier livre écrit, W. C., qui prête
à le penser. Il y a aussi les témoignages de Métraux dont il voulait qu’il
fît sien le « tout est permis » (sous-entendu le célèbre axiome dostoïevs¬
kien : « rien n’est vrai »), et de Leiris. C’est Leiris que, le premier, il
convertit à la lecture du Sous-sol. C’est aussi Leiris qui le dépeint à cette
époque comme « habitué des tripots et de la compagnie des prostituées
comme tant de héros de la littérature russe » (3). C’est lui toujours qui
suggère que le personnage du Sous-sol influença Bataille « par son
obstination à être ce que dans le langage familier on appelle un homme
“impossible”, ridicule et odieux au-delà de toute limite » (4). C’est lui
enfin qui fait de Bataille en 1924-1925 ce portrait : « impossible », certes,
débauché, cela ne fait pas de doute, joueur enfin comme le sont beaucoup
des héros de la littérature russe en général, dostoïevskienne en particulier.
Bataille joua : de l'argent souvent, sa vie aussi quelquefois : à la roulette
russe.
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GEORGES BATAILLE,
Idéaliste, le Bataille qui s’en était tout entier remis à Dieu, qui
envisageait de s’en faire le représentant, l’avait été. Il serait bientôt le
plus violent de ses apostats et le plus attentif de ses dénonciateurs : il n’y
aurait rien qui d’une façon ou de l’autre ressemblerait à de l’idéalisme
honteux qu’il ne fustigerait. Chestov pousse pourtant plus loin le désen¬
chantement. Jamais il n’enjoint à l’apostasie. Il est, plus que Nietzsche,
noir : s’il est près du Nietzsche de la conversion à l’anti-idéalisme, il est
près davantage encore d’un Nietzsche — imaginaire — que Pascal aurait
retenu dans les rets de son dépit, d’un Nietzsche qui se serait posé pour
seule question : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (8). Il n’a
pas de Nietzsche, du Nietzsche de Zarathoustra, le zèle évangélisateur.
La solitude, l’horreur auxquelles désignent les choix qu’il fit, volontiers
il conseillerait de s’en détourner, pour peu qu’on manquât des forces
nécessaires : « Celui qui veut peut retourner en arrière vers Kant. Vous
n’êtes pas sûr que vous trouverez là ce dont vous avez besoin, la “beauté”
quelle qu’elle soit. Il n’y a rien d’autre que des monstruosités et des
laideurs, peut-être » (9).
L’idéalisme est l’objet d’un telle hostilité chez Chestov (toutefois une
hostilité calme, résignée ; sa pensée n’a rien d’un emporté) qu’il ne craint
pas de prétendre que les formes les plus belles et les plus attrayantes qui
veulent établir leur empire sur notre âme ne répondent à rien d’autre que
« nos plus basses impulsions ». On verra que Bataille, bientôt, ne dira
pas autre chose ; et ce que, se recommandant alors de Sade, il dira,
Chestov l’aura déjà dit de Dostoïevski : « Il fut le seul dans l’univers
entier à envier la grandeur morale du criminel » (10). Car, par un brutal
retournement des conventions les mieux admises,’ c’est de la conscience
morale que peut prétendre se prévaloir le mal. « Le fantôme de l’ancienne
félicité » dont on ne cesse de nous assurer qu’il est le seul qui puisse nous
détourner du plus amer pessimisme, nul ne l’a dit avant Dostoïevski (et
Bataille sans doute l’apprit-il de Chestov), c’est de lui et de lui seul que
vient le mal, tout le mal.
L’injonction nietzschéenne, celle du moins que déduit Chestov, est :
« Connais ou meurs ! ». D’une façon comme de l’autre, l’abîme (11). Un
mot que souvent Chestov emploie pour désigner à quel fond des mondes
ouvre une conscience enfin dérationnalisée. Un mot qu’aussi souvent
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GEORGES BATAILLE,
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(21) . Cette violence, je l'ai dit. Bataille l’avait. Mais Chestov, sans doute, lui
a-t-il donné la forme d’une pensée.
(22) . Ibid.
(23) . Ibid.
(24) . La philosophie de la tragédie. 37. « La voix souterraine, c'est un hurlement
de terreur déchirant échappé à un homme qui, soudain, découvre que toute sa
vie il avait menti et joué la comédie... » (Léon Chestov). On verra que des accents
étrangement analogues se retrouveront dans l’œuvre de Bataille : dans Le coupable,
par exemple.
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GEORGES BATAILLE,
le faire (25). Elle est peut-être celle d’un homme d’une autre génération.
Elle est sans doute celle d’un exilé. On verra qu’étrangement elle sera à
son tour, vers 1936, celle de Bataille. Une résignation à l'état du monde
après qu’il aura, comme on en lui fit violemment reproche, appelé à sa
catastrophe. En 1925, Bataille quitte Léon Chestov ; et il le dit d’une
phrase qui paraît en être la raison: «...je devais comme toute ma
génération m’incliner vers le marxisme ».
L’étude prévue sur l’œuvre de Chestov ne fut pas menée à bien. Au
lieu de quoi Bataille collabora avec Teresa Beresovski-Chestov à la
traduction d’un livre de Chestov : L’idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche
(philosophie et prédication) (26). Celle-ci parut en 1925 aux Editions du
Siècle. Le seul qui remarqua quelle fut l’influence durable de Chestov sur
Bataille fut Pierre Klossowski qui dira de Bataille à l’époque d'Acéphale,
juste avant la guerre : «... lui-même hanté par la lecture des Russes, de
Chestov en particulier. Toute l’athéologie d'Acéphale s’appuie sur l’idée
que la mort de Dieu ne se conclut pas dans un athéisme ; c’est le vestige
du Golgotha : elle n’est pas définitive, elle continue » (27).
(25) . Ce n’est pas par hasard que Chestov cite une fois de plus Dostoïevski :
« J’affirme même que la conscience de notre impuissance complète à aider en
quoi que se soit l’humanité souffrante et à l’alléger, jointe à la certitude de ses
souffrances, peut transformer dans notre cœur notre amour de l’humanité en
haine pour elle » (Ibid, 110).
(26) . Bataille co-signe la traduction. Il est douteux toutefois qu’il y ait
collaboré réellement (sa connaissance du russe n’ayant jamais été qu’élémentaire).
Il y a davantage lieu de penser que son rôle consista à « mettre » le livre en
français. Quoi qu’il en soit, c’est, à Paris (excluant donc Notre-Dame de Rheims),
la première fois qu’apparaît son nom sur un livre.
(27) . Pierre Klossowski. Le peintre et son démon. 177. On a peu remarqué,
plus généralement, l’étrange rapport entretenu par Bataille avec l’Est de l’Europe'
et plus particulièrement la Russie. J’aurai l’occasion d’y revenir.
II
« LE TAPIR MAURRAS ET MOSCOU LA GÂTEUSE »
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LA MORT A L’ŒUVRE
(5). Jean Bernier. L amour de Laure. Textes réunis et préfacés par Dominique
Rabourdin. Flammarion.
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GEORGES BATAILLE,
(5) . Ibid.
(6) . Michel Leiris. Art. cit.
(7) . Il était prévu que siège et le périodique du mouvement soient installés
dans ce bordel. Même s’ils furent sans lendemains, on ne peut pas tenir pour
négligeables cette idée et ce projet. Nous le verrons, jamais Bataille n’a cessé de
dire Oui, ou de le vouloir. De quelques sophistications qu’ait bénéficié sa pensée
par la suite, elle est à l’évidence tout entière déjà acquise dès 1924. Elle restera
sur ce point la même jusqu’à sa mort.
(8) . OC VIII, 171.
(9) . André Masson. Entretiens avec l’auteur, 1986.
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LA MORT A L 'ŒUVRE
(10) . OC VIII, 171. Certes, ceux-ci ont été écrits beaucoup plus tard, mais
les polémiques engagées peu de temps après avec Breton laissent peu de doutes
sur le fait que telle pouvait bien être déjà sa pensée.
(11) . Ibid.
(12) . Précisions apportées par Michel Leiris. Non sans raison, sans doute.
Bataille lui attribua la très belle « lettre aux médecins-chefs des Asiles de fous »
que plus généralement on attribue à Robert Desnos ; (parue dans le n 3, 15 avril
1925). Il ne semble pas qu’il ait de toute sa vie écrit autre chose, sinon après la
guerre, par jeu, un sonnet-duel avec Georges Bataille. (Entretiens avec Diane
Bataille).
(13) . OC VIII, 177.
(14) . Ibid, 178.
83
GEORGES BATAILLE,
bientôt dénoncerait Breton, Fraenkel, moins duplice que ses amis surréa¬
listes, était-il prêt d’en prendre médicalement soin (Fraenkel était déjà
médecin) comme il était prêt, avec Bataille, d’en soutenir intellectuellement
le choix ? Artaud, à l’autre pôle de Breton, dressait l’ombre de la « folie »
du surréalisme. Au prude et prudent Breton (jamais son délire n’outrepassa
ce que sa raison était en mesure de maîtriser), Artaud désignait quel enjeu
eût dû être celui du surréalisme pour autant que chacun répondît à ce
qu’il déclarait. Il était en quelque sorte le versant noir, effondré de Breton,
ce dont celui-ci, à sa façon, conviendra beaucoup plus tard : « Peut-être
était-il en plus grand conflit que nous tous avec la vie [...] Il était possédé
par une sorte de fureur qui n’épargnait pour ainsi dire aucune des
institutions humaines [...] N’empêche que cette fureur, par l’étonnante
puissance de contagion dont elle disposait, a profondément influencé la
démarche surréaliste » (15). C’est, au contraire de Breton, calme plus que
furieux, accablé que Bataille vit Artaud : « Il ne riait pas, il n’était jamais
puéril et, bien qu’il parlât peu, il y avait quelque chose de pathétiquement
éloquent dans le silence un peu grave et terriblement agacé qu’il obser¬
vait» (16). Artaud et Bataille n’eurent pas l’occasion de se connaître
mieux. Le rapprochement assez souvent fait de leurs deux noms depuis
le début des années soixante-dix ne doit pas induire en erreur : il ne
signale que l’importance posthume prise par leurs deux œuvres, parmi les
plus considérables du siècle, mais aucunement que, de leur vivant, il y ait
eu entre eux et entre leurs œuvres des relations ou des affinités, sauf
lointaines. A la « bruyante supercherie » savamment orchestrée par l'habile
Breton, Artaud oppose une ombre qu’au début de spn œuvre Bataille put
croire être aussi la sienne. De loin en loin, elle le resta ; au moment de
l’internement d’Antonin Artaud, il écrivit : « J’avais le sentiment que l’on
battait ou que l’on écrasait mon ombre » (17).
Les premiers numéros de La Révolution surréaliste firent confluer
autour d’André Breton (le Breton du Premier Manifeste) des gens
d’origines et d’horizons différents. Ce fut le cas de Gérard Rosenthal (dit
Francis Gérard), Mathias Lübeck et Jacques-André Boiffard, qui venaient
de la revue L’œuf dur. Ce fut le cas aussi de Georges Limbour, René
Crevel, Jacques Baron et Max Morise qui venaient quant à eux de la
revue Aventure. Aucun n’était, antérieurement à 1924, surréaliste.
Un autre groupe, encore qu’informe celui-ci, sans maître ni revue,
sans doctrine et sans idéologie, davantage qu’un groupe, une cristallisation
spontanée d’affinités esthétiques et humaines, se joignit bientôt à La
Révolution surréaliste : celui qu’on est convenu d’appeler le groupe de la
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LA MORT A L'ŒUVRE
85
GEORGES BATAILLE,
homme. Il n’est pas sûr que l’âpre sévérité de Masson et des siens à juger
Breton, à juger ses buts et les moyens employés pour les atteindre ne fût
pas tardive. Selon toute vraisemblance, en 1924, nul ne se rallia qu’en¬
thousiaste. Si Masson voit en lui-même et ses amis des « schismatiques
en puissance » et dans la rue Blomet « un foyer de dissidence » c’est pour
deux raisons qui ne tendirent à prévaloir que progressivement. La première
est qu’on était rue Blomet libre davantage que ne le tolérerait jamais
Breton. Libre sexuellement (Masson était déjà connu pour être un peintre
érotique), libre de boire et de fumer de l’opium, toutes choses que Breton
proscrivait farouchement. Loin de lui, et quelques protestations de fidélité
qu’on lui fît, on n’en continua pas moins, rue Blomet, de vivre comme
avant. La seconde raison est plus intellectuelle : les avis de Masson et de
Breton divergeaient essentiellement au sujet de Nietzsche et de Dostoïevski.
Ils fascinaient le premier ; le second les haïssait (20), (Nietzsche et
Dostoïevski ne sont d’ailleurs pas les seuls écrivains qu’on lisait rue
Blomet et qu’on ne lisait pas rue Fontaine ; il y avait aussi les romantiques
allemands, les russes — Tolstoï sans doute, et Léon Chestov ? — et les
Elisabéthains).
(20) . « Ce que je déteste le plus » aurait dit André Breton. André Masson.
Entretiens. Op. cit.
(21) . « La morale de la rue Blomet n’était pas la morale de la rue Fontaine
(parce qu’au fond il y a une morale surréaliste), et nous qui étions dans une
position anarchiste, quand on s’est rallié au surréalisme, on en a épousé le dogme.
Sauf Bataille... ». André Masson. Entretien avec l’auteur. 1986.
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(33) . Ibid.
(34) . Ibid.
(35) . En octobre et novembre 1934. Cf. J. P. Le Bouler et J. Bellec Martini.
Etude citée.
(36) . OC VIII, 174. Le surréalisme au jour le jour.
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(37) . Ibid.
(38) . Ibid, 175. Le portrait que Breton fit plus tard d’Aragon ne diffère guère
de celui de Bataille : « Le sentiment général, parmi nous, est qu’il reste très
“littérateur” : même cheminant avec vous par les rues, il est rare qu’il vous
épargne la lecture d’un texte achevé ou non [...] tout comme il aime, en parlant
dans les cafés, à ne rien perdre de ses attitudes dans les miroirs ». Entretiens, 109.
« L'ABÎME MORTUAIRE DE LA DÉBAUCHE »
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LA MORT A L’ŒUVRE
bordel avive les pleurs, il ne console pas. Il est l’abîme, il ne retient pas.
Il a seul la nature d'une condition : celle du corps sans Dieu, du corps
promis à la mort, du corps pourrissant : « comme il faut bien que je sois
à la hauteur de cette circonstance j'imagine secrètement, dans un éclair
de chaleur, et pour rire [seul le rire aurait la mesure de cette terreur] que
je ne suis pas un jeune collégien inexpérimenté et tremblant mais un vieux
cheval de courses de taureaux ayant depuis déjà plusieurs jours perdu ses
merdeuses entrailles sur le sable d’une arène ! Il me serait possible de
déposer sur le marbre, les naseaux à la pointe de ses souliers vernis, sa
grande tête hébétée et ridicule, aux yeux vitreux, peut-être même auréolée
de mouches ». La cadavérisation du corps nu et prosterné est la vérité
libre du bordel ; une vérité de mouche dans la lumière — une vérité de
Dieu. De Dieu les filles sont les « saintes » qu’il aima : elles sont de Son
amour l’infâmant aveu. Nu et érigé, un homme déchoit vertigineusement
car il sait quelle bête est en lui ce Dieu sans tenue : la vérité du corps
comme une chienne.
Dans la topographie bataillienne (nous verrons qu’il y en a une,
précise, limitée), le bordel s’est substitué à l'église, ou du moins concilie-
t-il et l’église et l’arène, et l’ombre et la lumière, et la pierre et le sable,
et le pain et le sang : leur double et hostile sacrifice. « Dans peu d’instants
je mordrai son corps maudit à pleine bouche et au cours de notre remue-
ménage angélique à coup sûr maintenant, toutes les célèbres légendes de
Dieu et des saintes parcourront comme des bandes de chiens aboyant
nos deux âmes et en même temps nos deux corps livrés aux bêtes » (7).
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
Les questions les plus simples peuvent être aussi les plus complexes.
Il ne suffit pas que nous sachions quelle fut l'œuvre de Bataille, il faut
encore préciser comment celle-ci. plus d'une fois, se déroba à sa vie. Je
m'explique : tout n'est pas simple au point qu’il y eut, né en 1897, un
homme du nom de Georges Bataille qui écrivit quelques-uns des plus
beaux et des plus terribles livres de la littérature française du XXe siècle.
Il n’y a pas un Georges Bataille tout entier révélé, livre après livre,
homogène d'un bout à l’autre de son œuvre et de son existence. Il n’y a
pas un mais des Georges Bataille qui, à l’occasion, s’appelèrent Lord
Auch, Louis Trente, Pierre Angélique. Georges Bataille usa de pseudo¬
nymes (il n’est certes pas le seul mais on verra qu’il en usa différemment)
et d’une façon telle qu'avant que nous commençions de prendre connais¬
sance de son œuvre, il est nécessaire que nous voyions sous quels signes
il la plaça, de quels noms, et peut-être pourquoi, il la signa quand il ne
la signa pas du sien.
En disant que les questions les plus simples peuvent être aussi les
plus complexes, je veux dire qu’aujourd’hui encore on ne sait qu’impré-
cisément ce qu’est le nom ; imprécisément en quoi nous nous reconnaissons
en lui ; plus imprécisément encore s’il est justifié qu’y soient attribuées
nos œuvres.
C’est bien sûr une évidence : le nom est nom du père. Mais ce qu’on
a dit des relations entre Joseph-Aristide et Georges Bataille laisse supposer
que c’est rarement une évidence plus violente que dans leur cas.
L’auteur d'Histoire de l’œil (mais de Madame Edwarda et du Petit,
aussi) n’est pas moins Georges Bataille que Lord Auch (et Pierre Angélique
et Louis Trente). Les distinguer n’aurait qu’un sens précaire. Il s’agit
moins de mettre en relief la liberté plus grande qu à eu Lord Auch d écrire
ce livre que ne l’aurait eu Georges Bataille qu il s agit de montrer que,
tant pour le livre que pour son titre, le pseudonyme adopté détermine
une « fiction réelle » (le récit est fictif, mais le livre est réel) dont, au
mieux, le père serait absent, par laquelle, au pire, il serait sacrifié.
Il n’est certes pas possible de négliger les raisons sociales et profes¬
sionnelles que pouvait avoir Georges Bataille de recourir à un pseudo¬
nyme ; employé à la Bibliothèque Nationale, donc fonctionnaire de 1 Etat,
il ne pouvait pas ne pas tenter de se dégager de l’imputation en paternité
qui aurait pu lui être faite d’un livre édité et vendu clandestinement. Ces
99
GEORGES BATAILLE,
raisons, sans aucun doute, comptèrent ; mais elles n’empêchent pas qu’il
pût y en avoir de plus profondes, de plus déterminantes.
Que fait un pseudonyme ? On le sait, il dissimule. Mais aussi, il
rompt avec la solennité d’un nom transmis. Il ne fait pas que soustraire
un écrivain, momentanément, à la précellence civile, sociale et peut-être
affective de ses pères, il les met symboliquement à mort en les privant de
la postérité où ils auraient pu prétendre survivre. Endosser un pseudonyme,
même momentanément, serait alors un acte souverain, brisant avec
l’héritage et la dette (avec Dieu donc !), un acte de pure dépense,
témoignant d’une prodigalité où l’ostentation, paradoxalement, entre
davantage que la dissimulation.
Mais avec Bataille les choses ne se présentent pas si simplement. On
a sans doute trop souvent dit — lui-même le fit une fois — qu’il écrivit
pour effacer son nom et, avec lui, le souvenir de son père. C’est possible,
et tout aussi bien rien moins que probable. On a vu combien, dans Notre-
Dame de Rheims, Joseph-Aristide Bataille n’était si ostentiblement absent
que pour resurgir comme sa raison profonde, celle qui, même tue, même
niée, justifiait que ce livre fût écrit ; à sa façon, cet effacement était un
impossible hommage. Il en ira de même avec Histoire de l'œil que signa
Lord Auch pour Georges Bataille. Les dernières pages de ce livre
(Coïncidences) sont là pour attester (on ne peut être plus explicite) que le
pseudonyme choisi (Lord : Dieu dans l’anglais des Écritures ; Auch :
abréviation triviale pour « aux chiottes ») surenchérit le nom du père —
il est vrai, en le dramatisant — loin qu’il l’efface. « Dieu se soulageant » (1),
Bataille en donne l’exacte explication dans les Coïncidences ; ce faisant,
il ne fait pas que se réapproprier l’authenticité du récit (l’authenticité,
non pas sa vérité), il en met à jour la substruction psychique. Qui ne
verrait que cet homme se soulageant, yeux révulsés, sur sa chaise, au vu
et au su de tous (et de l’enfant qu’était Bataille), appelle comme un double
amplifié, dramatisé, horrifique, celui que désigne le pseudonyme : l'om¬
nipotent Dieu, impotent à son tour, et faisant sous lui. Si bien que le
pseudonyme éloigne moins du réel (civil, social, affectif) qu’il n’y ramène
avec d’autant plus de violence qu’il lui consent un empire moindre, ou
un empire « décalé ». Histoire de l’œil, Le petit (de Lord Auch et de Louis
Trente) surexposent la fantomatique présence paternelle, monstrueuse,
folle, ni plus ni moins que ne l'est celle de Dieu.
On en conviendra sans peine : le pseudonyme est un masque. Un
masque que met un écrivain sur son visage et son nom. Un masque que
par le même mouvement il met sur le visage et le nom de son père (on
notera que seuls diffèrent les visages ; bien entendu, pas le nom). Du
visage sous un masque, seuls les yeux sont visibles. Mais sous un masque,
100
LA MORT A L’ŒUVRE
que reste-t-il de visible d’un visage aveugle ? Rien que deux yeux morts
paraissant absurdement dans les fentes aménagées à leur usage. Du
pseudonyme, masque porté par Bataille sur son nom et le visage de son
père, ne restait visible que ce qui était mort. Le masque avait en ce cas
le paradoxal effet de dissimuler ce qui était vivant et de laisser nu ce qui
était mort. De ne montrer que ce qu’ont d'horrible, d’inhumain dans un
visage des yeux morts : « Quand ce qui est humain est masqué, il n’y a
plus rien de présent que l’animalité et la mort » (2) (le masque pourrait
être regardé comme le fantasme de base d'Histoire de l’œil : la fente, l’œil
mort...).
Chaque fois que Bataille employa un pseudonyme, il ne fit pas
qu'échanger du vivant (un nom pour un autre ; une filiation réelle pour
une autre, imaginaire). Plus terriblement, il échangea du vivant contre du
mort. Ses pseudonymes ne sont pas une variation de son nom ; ce qu’ils
fixent, c’est le nom montré nu, montré mort.
Cela n’est pas qu’abstrait. Georges Bataille mourut à soixante-cinq
ans sans avoir baissé les masques. Sans avoir rassemblé sous le sien les
divers noms qu'il prit (3). Nés de lui, Lord Auch, Louis Trente, Pierre
Angélique sont morts avec lui (« ...le masque est le chaos devenu
chair » (4)) après qu’il les eut obstinément maintenus dans le silence,
après qu’il eut vécu dans leur compagnie comme s’ils lui étaient chacun
une porte dérobée (certes, ils n’étaient un secret pour aucun de ses proches.
Tous savaient qu’il était l’auteur de Madame Edwarda, d'Histoire de Tœil
et du Petit... Mais ce qui nous intéresse, c’est que jamais Bataille ne
consentit qu’aucun de ces livres parût sous son nom). Le plus étonnant
est que, aussi hostile qu’on lui ait été, on ne l’a jamais « trahi ». On le
verra : ni Breton au sujet d'Histoire de l’œil, ni Sartre au sujet de Madame
Edwarda. Pas davantage, bien sûr, ses amis (5). La clandestinité où une
part de Bataille vécut sous nom d’emprunt (entretenant le leurre d’un
œuvre brûlante mais montrable et dissimulant que, dessous, une plus
101
GEORGES BATAILLE,
manière dont il était ou n’était pas compris. Ce qu’il n'aimait pas du tout, c’étaient
les allusions pourtant discrètes à sa “littérature souterraine’’ (Madame Edwarda,
Histoire de l’œil) celle pour laquelle il est aujourd'hui connu. Je ne me doutais
pas alors que je heurtais chez lui à la fois un sentiment un peu comique de
respectabilité (il était conservateur de bibliothèque) et un sens aussi non pas
même du secret, mais de la fiction du secret. Il y avait là une part de jeu. Bataille
voulait bien que tout le monde sache qu'il était l’auteur à la fois de Y Expérience
intérieure et de Y Histoire de l'œil, mais il tenait à une sorte de comédie de la
duplicité. Il s’estimait arbitrairement simplifié par cette manière synthétique de le
prendre ». (Inquisitions «La fièvre de Georges Bataille», 216). Plus tard,
Marguerite Duras fit de même dans le premier numéro de la revue La Ciguë
consacré à Bataille (en 1958) sans semble-t-il, avoir encourru le même méconten¬
tement. Elle attribua nommément la paternité de Madame Edwarda à Georges
Bataille, alors que la version de librairie à laquelle elle se référait était signée de
Pierre Angélique. Madame Edwarda ne parut sous le nom de Bataille qu’en 1973,
chez J.J. Pauvert.
LE SUPPLICE DES « CENT MORCEAUX »
103
GEORGES BATAILLE,
104
LA MORT A L'ŒUVRE
(10) . Jean Bruno, sans doute, encore que nous n’ayons pas de certitude.
C’est en tout cas un à Yoga bien peu orthodoxe que s’adonna Bataille ; un yoga
noir, détraqué.
(11) . Les larmes d’Eros. Ibid.
(12) . Ibid.
(13) . Ibid.
(14) . Ibid.
(15) . OC I, 139.
LE CURE DE TORCY (1)
(1) . Ou, plus exactement, le docteur Adrien Borel. L’ironie veut que ce
psychanalyste réputé interprétât au cinéma le rôle du curé de Torcy dans Le
Journal d'un curé de campagne de Robert Bresson.
(2) . OC III, 346. L’abbé C.
(3) . Michel Leiris ne cache pas qu'une représentation de Bataille uniquement
noire et désespérée le « crispe un peu » : « C’était un homme qui adorait la vie »
(Entretiens avec l’auteur, 1986).
106
LA MORT A L’ŒUVRE
qui le dit. Quels furent ces échecs et ces malchances ? On l’ignore. 11 fait
peu de doutes cependant qu'il faille compter au nombre de ceux-ci la
solitude où l'a mis son refus de toutes concessions. Qu’il faille aussi
compter ses échecs littéraires. Il aura bientôt trente ans et n’a encore rien
« écrit » ; ni Le joyeux cynique (appelons-le ainsi faute de savoir quel titre
lui-même entendait lui donner), ni W. C. n’ont pu être menés à terme,
non plus bien sûr que l'étude consacrée à Léon Chestov. Comment dans
ce cas ne pas être envieux (et malheureux de l’être) de la célébrité des
surréalistes ? Sauf quelques articles publiés dans la revue Aréthuse, la
première à laquelle il a collaboré (un article sur Charles Florange en
juillet 1926, un autre en deux parties sur les Monnaies des Grands Mogols
en octobre 26 et janvier 27 (4)), articles de circonstance pour un archiviste-
paléographe attaché au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Natio¬
nale, il n'a rien terminé de ce qu'il a écrit, lu seulement par un petit
noyau de fidèles amis.
Fut-ce une véritable analyse qu’il mena? Lui-même convient que
non. Il y a à cela plusieurs raisons. La personnalité de l’analyste, Adrien
Borel, en est une (5). Membre fondateur de la Société Psychanalytique
de Paris, spécialiste de la toxicomanie, consultant à Sainte-Anne, il est
aussi l'ami des surréalistes desquels il a l’estime. 11 est surtout un freudien
hétérodoxe : il a aussi peu que Bataille le goût du dogme, fût-il fondateur.
Elisabeth Roudinesco apporte sur la pratique d’Adrien Borel quelques
lumières supplémentaires qui laissent imaginer comment celle-ci put être
compatible avec l'indocile esprit de Bataille. Avec lui, la cure est avant
tout « thérapeutique, adaptative et fondée sur une écoute de la souffrance ».
Elle est somme toute « peu rigoureuse » et pas « ritualisée ». A fortiori
avec les créateurs (Borel en a quelques-uns en analyse, principalement
surréalistes (6)) qu’il laisse, dit-elle, se débattre avec les violences de leur
inconscient (7).
La deuxième raison est qu'il est peu probable que Bataille aurait eu
la patience nécessaire à se prêter à une véritable analyse. En fait d analyse
véritable, celle-ci ne dura à peine plus qu’un an. Une année qu’il est
d’ailleurs difficile de situer avec certitude. C’est en 1925 que Bataille s est
(4) . Ces deux articles seront réunis dans un tiré-à-part, sous le même titre
(J. Florange éditeur). Première publication de Georges Bataille à Paris.
(5) . Cf. Elisabeth Roudinesco. La bataille de Cent ans. Histoire de la
psychanalyse en France I, 358-359. .
(6) . Raymond Queneau fut de ceux-ci. Selon Leiris, Max Morise a pu 1 etre.
Colette Peignot le sera, comme son frère, Charles, l’avait été.
(7) . Op. cit. 359. Michel Leiris qui fut aussi analysé par Borel — c’est Bataille
d’ailleurs qui les présenta — se souvint de lui comme d un homme « plein
d’humanité et d’un désintéressement exemplaire » (Entretiens avec l'auteur, 1986).
107
GEORGES BATAILLE ,
vu remettre par Borel le cliché des Cent morceaux (8). Mais c’est en 1927
qu’il écrivit Histoire de l’œil dont on sait que Borel le lut, chapitre après
chapitre. Tout au plus peut-on supposer que la cure eut heu — ce n’est
qu’une hypothèse — entre W. C. inachevé et la fin A'Histoire de l’œil. En
revanche, il fait peu de doutes, comme invite à le penser Elisabeth
Roudinesco, que Borel laissât son patient au prises avec les obsessions
resurgies de son enfance ajoutées à celles liées à sa vie de débauche ;
Histoire de l’œil en témoigne assez exemplairement. Cette analyse aurait
donc pu être à peu près celle-ci : de la part de Borel un encouragement
à écrire : de la part de Bataille une écriture produisant en réponse une
série d’images à son tour descellant les clés de l’analyse ; lesquelles clés
auraient jeté sur le livre une lumière neuve susceptible de le porter à son
terme. En quelque sorte, si le mot pouvait avoir cours, une analyse
« appliquée », comme on dit de la recherche. Borel occupa une position
attentive, amicale. Il encouragea, commenta : le lourd matériau obses¬
sionnel du récit (on imagine qu'il put lui-même en être effarouché), ça et
là il l’étaya, l’assura. Tout n’y eut pas d'emblée sa place. C’est quelquefois
lui qui contribua à ce qu’elle se trouvât. Ainsi dans Histoire de l’œil est-
il question de couilles de taureau : Bataille n’en ayant jamais vu les
imaginait rouge vif comme « le vit de l’animal en érection ». Sans
l’intervention de Borel, celles-ci seraient sans doute restées en l’état dans
le texte définitif. Le corrigeant il ne fit pas que satisfaire aux lois de
l’anatomie ; il permit que se rétablît dans son entier la circulation
fantasmatique propre au livre. Des couilles de taureau ont la forme ovoïde
et l’aspect du globe oculaire... Si bien qu’elles avaient là leur sens, à mi-
chemin entre l’œil mort du père (Joseph-Aristide Bataille) et l’œil mort
du prêtre, en passant par celui du torero énucléé (énucléation à laquelle,
rappelons-nous, Bataille a assisté à Madrid, en mai 1922 ; mais il y a ici
énucléation et castration). Adrien Borel, au rebond de l’écriture, encourage
à l’aveu et, le cas échéant, en met à jour, avec Bataille, tous les sens
possibles.
Un court épiloque intitulé Coïncidences ponctue Histoire de l’œil. Il
met le récit à distance en même temps qu'il en avoue le soubassement
fantasmatique autobiographique. Un homme parle ici, qui, sans doute
possible, n’est plus le narrateur du récit, qui n’est plus celui que l'extrême
excitation sexuelle du récit a porté au pire ; c’est Bataille lui-même, à
l'évidence enfin capable d'autobiographie analytique. Ayant achevé His¬
toire de l’œil, il sait, l’analyse aidant, de quel imaginaire celui-ci est fait,
et comment, par des chemins jusque-là inconnus de lui, il a tiré matière
à des aveux déplacés, différés : l’auteur de ce récit est moins loin du
108
LA MORT A L’ŒUVRE
« J’ai été élevé très seul et aussi loin que je me rappelle, j’étais
angoissé par tout ce qui est sexuel » (1). Le hasard veut que cette première
phrase d'Histoire de l'œil soit aussi la première des Œuvres complètes (2)
(le hasard : écrite selon toute vraisemblance en 1927, elle est de dix ans
postérieure àü premier texte de Bataille). Elle ouvre l’un comme l’autre.
Des deux,’elle est l’incipit idéal.
Cette phrase appelle toutefois une remarque liminaire : certes, il y
est dit je ; et certes c’est Bataille, ou plus exactement Lord Auch, son
pseudonyme, qui ainsi dit ce je, le même et à chaque fois différent que
nous retrouverons dans toute l’œuvre de fiction. Est-il tout entier réel ?
N’est-il pas davantage tout entier imaginaire ? N’y aurait-il pas plus que
de l’imprudence à le tenir pour exactement autobiographique ? Et de la
légèreté — une forme peut-être aussi de mépris — à ne le prendre que
pour imaginaire ? N’est-il pas plus souvent tour à tour l’un et l’autre, un
savant jeu des deux, à chaque fois jetés comme les dés sur la table, selon
un rapport qui échappe en même temps qu’il oblige d’en poser la question ?
Cette remarque est aussi bien une interrogation. Et il n’est pas sûr
que nous ayons jamais à celle-ci une réponse : il n’y a pas de récit de
Bataille que celui-ci n’ait écrit à la première personne.
Histoire de l’œil n’est pourtant pas essentiellement le récit de ce je.
Par deux fois, en deux parties assez sensiblement distinctes, les protago¬
nistes d'Histoire de l’œil sont trois. Trois, mais, les deux fois, deux d’entre
eux sont les mêmes : le narrateur, on l’aura imaginé, un adolescent, et
une jeune fille, Simone, « l’être le plus simple et le plus angélique » (3),
une jeune fille « si avide de ce qui troube les sens que le plus petit appel
donne à son visage un caractère évoquant le sang, la terreur subite, le
crime, tout ce qui ruine sans fin la béatitude et la bonne conscience » (4).
Il ne fait pas de doute que ce récit, avant tout autre, est le sien ; celui de
110
LA MORT A L’ŒUVRE
son impossible et divin caprice. Les autres, narrateur compris (celui sous
les auspices duquel Lord Auch-Bataille s’est représenté), font de ce
caprice, si déchirant soit-il, leur quête : c'est d’elle qu’émane la contagion.
Les deux adolescents, seuls, puis au dépens d’un troisième personnage,
Marcelle, pieuse et docile davantage que veule, s’initient à des troubles
de plus en plus véhéments jusqu’à ce que l'impuissante victime de leurs
jeux, en proie à une terreur sans limite, se pende. On se méprendrait en
pensant qu’il entre rien de sadique dans la férocité des sévices qu’elle dut
subir. Ils sont l’innocence même. Sa fatalité était qu’elle en fût la victime
désignée. A cette fatalité tous trois obéirent sans retenue, portés par ce
qu'a d'illuminant un tel sort fait au désir.
C’est auprès du cadavre de Marcelle que Simone, pour la première
fois, fut déflorée par son jeune amant, et c’est sur celui-ci qu’elle commit
les derniers outrages, ceux dus à son risible et déchirant martyr. Elle
compissa son visage, resté yeux ouverts : « Il était extraordinaire qu’ils
ne se fermassent pas » (5).
S’il est remarquable, à quelques souillures que se soient livrés jusqu’ici
les adolescents, que c’est seulement auprès de ce cadavre qu’ils s’étrei¬
gnirent et se pénétrèrent, s’il est remarquable que les deux très jeunes
amants ne se conjoignirent enfin que saisis par ce corps mort, c’est que
lui seul pouvait conférer à leur geste l’extrême gravité, le caractère de
pénétration d’un monde déchiré que sans lui il n’eût pas eu. Lui seul
souillait, ainsi qu’il convenait à leurs goûts, le désir qu’ils avaient de
s’aimer au-delà de tout plaisir. Le corps de Simone, comme une nuit,
n’est soudain devenu pénétrable que parce que son double, celui de
Marcelle, pur jusqu’au pire, innocent (sans pourtant pouvoir repousser la
fatalité de sa fin), s’est pendu. La mort ouvre les corps par le milieu
permettant qu’y pénètre qui, horrifié, parce qu’horrifié, fait de cette
horreur une mesure à l’amour qu’a le corps de la nuit. Le corps de Simone
est devenu l’enfer ; si fort l’enfer qu’elle et son amant s’aimeront
dorénavant avec tristesse et férocité (aucune férocité, cependant, n’égalera
celle qui fit d’eux des amants sans plus de mesure) ; car la mort de
Marcelle fut un déchirement. Les cruautés de Simone, celles du narrateur
aussi, sont extrêmes, certes, autant que l’était sa douleur. Simone se
souille comme Marcelle s’innocentait. Elle n’est pas à sa façon moins
pieuse ; mais elle l’est désespérément. Sa transe est d’une « volaille
égorgée », d’une convulsionnaire. Le désordre où elle se jette, parce qu’il
la dépouille, parce qu’il la déchire (et il n’est désirable que dépouillant,
que déchirant), parce que le fond des mondes, des jeux aux drames (des
œufs qu’elle immerge dans la cuvette des W.C. à 1 œil extrait du prêtre
111
GEORGES BATAILLE,
qu’elle gobe avec son con), d’inaccessiblement innocent qu’il était est
devenu violemment, ostensiblement, coupable. Coupable au point que
seul consentir à son désordre en rend raison.
Ce désordre est d’une « sainte » (la sainte que Marcelle ne pouvait
pas être), la première de l’hagiographie bataillienne, la plus juvénile, et,
pour cette raison peut-être, la plus résolue (6). Parce que sans réserve elle
est le mal, sans doute possible elle est Dieu. Un Dieu à la mesure de ce
qu’a de déchirant le désir qui jette les corps les uns sur les autres ;
déchirant à la mesure de ce qui, lui mort, les sépare. La mort empêche,
quelques limites qu’on soit prêt à transgresser (mais il faut être prêt à
toutes les transgresser) qu’on se conjoigne jamais. Bataille, dès son premier
livre, en fait une sorte de loi de l’œuvre. La mort de Marcelle découvre
exactement à quelle violence est promis tout érotisme qui sait à quel
néant il est l’impossible (l’inassouvissable) désir d’échapper. Histoire de
l’œil peut-être légitimement regardé comme le premier livre de Bataille :
il est un roman d’initiation à la mort pour les raisons mêmes qui en font
un roman érotique.
112
LA MORT A L’ŒUVRE
qui fut pieux avec autant de sincérité qu’il est depuis devenu impie livre
un malheureux ecclésiastique sévillan « blond, très jeune, très beau » aux
sévices éblouis de Simone. Un écclésiastique ? Avec férocité, Bataille lui
fait un chapelet d'insultes : un « rat d’église », un « être sordide », un
« affreux fantôme », une « larve »... Pire : une « charogne sacerdotale » (8).
C’est sur lui, sur sa « charogne » que se déchaîneront les excès conjugués
des deux adolescents, assistés d’un ordonnateur tragique, un Anglais à
volupté froide. Sir Edmond (il est le troisième personnage de la seconde
partie ; celui qui, en quelque sorte, prend la place laissée vide par Marcelle
morte). C'est sur cet ecclésiastique que se referme le récit (« délire sexuel,
déchaînement blasphématoire et fureur meurtrière » (9), martyr à son
tour, mais niais, lui, mais idiot, caricature de ce qu’endura Marcelle (son
martyre était l’innocence), lui qui périt en jouissant, « bâfrant tragiquement
de volupté », le « corps dressé et gueulant comme un porc qu’on égorge ».
Martyr, il connaîtra lui aussi les outrages posthumes de Simone : de
Marcelle morte il était extraordinaire que les yeux « ne se fermassent
pas » (n’oublions pas de quelle importance est dans ce récit l’œil arraché
du torero Granero et l’ersatz d’œil qu’est à ceux de Simone la couille
crue du taureau mort) ; l’écclésiastique devra les garder ouverts, mieux
même qu’ouverts ; sur la demande de Simone, Sir Edmond en extraiera
un, avec lequel, innocente enfin, pacifiée, elle jouera. Introduit au plus
doux d'elle-même, puis compissé, il apparaît enfin au narrateur pour ce
que celui-ci attendait qu’il fût : l’œil pur, bleu pâle de Marcelle, pleurant ;
une vision à « caractère de tristesse désastreuse ».
Un tel livre peut-il trouver rien qui lui soit semblable ? C’est douteux.
Bataille le publia anonyme et clandestin (10) ; on imagine mal comment
il aurait pu en être autrement. 1928 voit pourtant paraître plusieurs livres
qui inclineraient à penser qu’à la différence des années précédentes, celle-
ci fut plus libérale : Hécate de Pierre-Jean Jouve, Irène, depuis attribué à
Aragon (11), Belle de jour de Joseph Kessel et Le Dieu des corps de Jules
Romains... Mais parurent aussi Refaire l’amour de Rachilde, Aphrodite
113
GEORGES BATAILLE,
(12) . Livre dans lequel il déconseille ou proscrit tous les écrivains juifs, tous
les protestants, tous les écrivains de gauche. Il n’est pas jusqu’à des catholiques
incertains et douteux, comme Bernanos, Max Jacob et Mauriac qu’il ne croit
devoir interdire. Dans l’édition mise à jour de 1932, il prendra parti pour la
noblesse terrienne de la campagne contre « la juiverie cosmopolite des villes ».
(13) . Claudine Brécourt-Villars. Ecrire d'amour, anthologie des textes éro¬
tiques féminins (1799-1984). Ramsay.
(14) . Georges Anquetil. Satan conduit le bal. 1925.
114
LA MORT A L'ŒUVRE
115
GEORGES BATAILLE,
peur et joue avec elle ; le danger seul donne l’angoisse qui en montre le
sens. Breton « rêve » de fermer les bordels comme il rêve de fermer les
asiles et les prisons. Bataille les regarde comme une église, pour lui « la
seule assez inapaisante ». Breton affirme n’être « ni sadique, ni maso¬
chiste ». Bataille, insolemment, ne dissimule pas être tour à tour l’un et
l’autre. Breton, ni aucun des siens d’ailleurs, n’évoque la mort (on peut
s’étonner ; en cela les surréalistes se montrent bien peu freudiens) ni la
scatologie (sauf Péret ; mais encore s’agit-il d’une scatologie blasphéma¬
toire, aucunement d’une scatologie justifiée par le seul goût de ce qui est
« sale »). Bataille ne se défend ni d’être nécrophile (il insistera toutefois
un peu plus tard sur cette tendance) ni d’être scatophile, l’érotisme, dit-
il, étant l’un et l’autre, eux seuls en révélant vraiment la nature.
La publication d'Histoire de l’œil en 1928 mit clairement à jour les
raisons (ou du moins les rendit-elle irrévocables) qu’avait Bataille trois
ans plus tôt de ne pas se croire « surréalisable ». Il fait peu de doute que
les affinités qu’il put se croire avec Breton (s’il s’en crut jamais) sont de
peu de poids comparées à ce qui les sépare. Histoire de l’œil émerveilla
quelques surréalistes ; ceux de la rue Blomet, sans doute, ses plus anciens
amis ; ceux de la rue du Château, peut-être. On ignore ce qu’en pensa
Breton. Il est vraisemblable que le jugement émis par lui à Leiris en 1925
(Bataille est un « obsédé ») n’en fut que conforté. Tel ne fut pas le cas à
en croire Jean Piel qui rapporte cette anecdote contradictoire : « On vient
de présenter à Breton un nouveau type dont on ne peut pas tirer grand
chose tant il semble silencieux et timide, mais qui a en- poche un manuscrit
tellement extraordinaire que cet homme a probablement du génie ».
Fausse dans les faits (Bataille ne peut pas avoir été présenté à Breton en
1928 : il l’avait déjà été en 1925, au moment de la publication des Fatrasies
dans La Révolution surréaliste), cette anecdote a de vraisemblable l’équi¬
voque rapport de fascination et de répulsion entretenu par Bataille avec
les surréalistes (18).
(18). Jean Piel ajoute que « Breton fut vivement impressionné par le contraste
entre la puissance et l’audace de ce texte et l’apparence de Georges Bataille,
timide, réservé, causeur assez peu brillant, parlant lentement » (Entretiens avec
l’auteur. 1986).
116
LA MORT A L 'ŒUVRE
Il est vrai que nous ignorons quelle a été exactement l’analyse qu’a
suivie Bataille avec Adrien Borel. Histoire de l’œil le laisse entrevoir;
d’autres textes, écrits entre 1927 et 1930, mieux peut-être, à tout le moins
de façon plus nue, plus crue. Le premier de ceux-ci, L’anus solaire, est
antérieur à Histoire de l’œil : on sait qu’il a été écrit en janvier et février
1927. Les autres de ces textes, bien qu’ils aient été écrits sur plusieurs
années (1), forment un ensemble que l’on peut sans tort grave lire comme
un seul et même livre, au total inachevé (les Œuvres complètes les ont
réunis sous le titre de L'œil pinéaï) (2).
Certes, aucun de ces textes n’est de fiction : il n’est pas sûr pourtant
qu’ils diffèrent sensiblement d'Histoire de l’œil. Certainement l’amplifient-
ils : à tout le moins ils le « dramatisent ». L’anus solaire en est donc le
premier. Je l’ai dit : il est antérieur au roman. Mais il n’est pas qu’antérieur
au roman, il le prépare. N’est-il pas plus près de ce qu’on peut imaginer
que fut W. C., sinistre, autant que fut Histoire de l’œil fulminant, heureux
à sa façon ? On y retrouve des œufs comme ceux que Simone, sous elle,
immergeait dans la cuvette des W.C... Ils sont là encore pourris. Des
yeux déjà y apparaissent, et crevés aussi ; mais des juges et non pas encore
des prêtres. « Le gros et ignoble paquet d'entrailles » que les juments
encornées lâchaient dans un bruit mou et répugnant sur le sable de l'arène
est, ici aussi, encore lâché : mais par les volcans, anus de la terre et sur
sa surface. Histoire de l’œil rira où L’anus solaire tremble en proie à
« partout la nuit et la terreur ». Une terreur telle « que les yeux ne
supportent plus le soleil, ni le coït, ni les cadavres, ni l’obscénité » : tout
ce que supporteront les yeux de Lord Auch, auteur d'Histoire de l’œil.
Mais c’est essentiellement le soleil que ne supportent pas les yeux.
Les yeux sont infirmes à proportion qu’est le soleil ignoble. Ignoble : le
soleil vu par Bataille, en 1927, est «écœurant et rose comme un gland,
ouvert et urinant comme un méat » : une « immondice » (3). Immonde
est le soleil, immonde ce qu’il érige. Immonde est l’érection de la plante
118
LA MORT A L'ŒUVRE
(4) . Ibid.
(5) . De façon on ne peut plus claire. Bataille la fait sienne puis la rejette ;
l’état définitif du texte donne : « L’œil est sans aucun doute le symbole du soleil »,
après qu’il a biffé : « L'œil est sans aucun doute le symbole du soleil qui est lui-
même le symbole du père » (c’est moi qui souligne).
(6) . Ibid.
119
GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L 'ŒUVRE
126
LA MORT A L'ŒUVRE
(2) . C’est à tort que Jacques Baron, autre surréaliste, figure au sommaire de
Documents : « ...je n’ai rien de commun avec cette sale et grotesque revue et les
torche-culs du Comte de Noailles me font chier (naturellement) ». Lettre à Georges
Bataille du 4 juillet 1930.
(3) . Lettre de Pierre d’Espézel à G. Bataille du 15 avril 1929.
(4) . Michel Leiris. « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents ».
Critique n° 195-196.
127
GEORGES BATAILLE,
(5) . tbid.
(6) . Cet inventaire n’est pas sans rappeler les centres d’intérêt agités rue du
Château et réprouvés rue Fontaine.
(7) . Lettre citée.
128
LA MORT A L’ŒUVRE
129
GEORGES BATAILLE,
Et même, il anticipe : « Par une sorte de curieuse intuition, il s’y est aussi
révélé comme le précurseur de toute une école d’ethnologues qui ont
cherché à définir l’éthos, c’est-à-dire la hiérarchie des valeurs sociales qui
donnent à chaque civilisation sa valeur propre » (10).
La façon de Georges Bataille (« façon » vaut peut-être mieux que
« méthode »), à l’œuvre dès ce premier article important, sera bientôt
celle des suivants : une connaissance, hâtivement acquise grâce à quelques
textes de référence, à quelques conversations, et un ajout, un ajout au
moins, à caractère intuitif davantage que déductif, perspicace davantage
que logique, assurément personnel (né d'un jeu avec l’expérience faite sur
lui-même), un ajout la plupart du temps singulièrement déportéet pourtant
éclairant. Bataille ne procédera pas différemment s’agissant de la politique,
de l’économie et de la sociologie (on le verra : il n’est pas jusqu'à ses très
proches amis qui ne furent tentés souvent de récuser une « façon » si peu
orthodoxe ; avant qu’en totalité ou partie ils ne se rangent à ses avis.)
Les articles des trois premiers numéros de Documents furent plus
prudents. «Le cheval académique», paru dans le n° 1 (avril 1929), ne
fait guère plus que placer quelques banderilles contre « les platitudes et
les arrogances des idéalistes » (11), et témoigner pour les «forêts pour¬
rissantes » et les « marécages croupis » contre ce qui est « harmonieux et
réglé» (12). «L’apocalypse de Saint-Sever » (n° 2, mai 1929) montre la
même prudente réserve ; tout au plus, en passant. Bataille plaide-t-il pour
«la valeur bienfaisante des faits sales ou sanglants » (13). Sans plus de
commentaires. « Le langage des fleurs », d'un retors didactisme, enfonce
un peu plus profond l’épée dans l'entraille surréaliste. Les fleurs sont
belles, certes, ainsi qu’il est de mise d’en convenir, mais non pas en soi ;
seulement parce que conformes à ce qui doit être : à l'idéal humain. A
preuve, l’effeuillage : il met nus les organes sexués de la fleur ; or ils sont
velus donc laids. Qu’est-ce qu’une rose effeuillée sinon une « touffe d'aspect
sordide » ? Mais il y a pire : entre ciel, sans y atteindre, et terre, par ses
racines « écœurantes et nues comme la vermine », la fleur puise sa fragile
beauté « à la puanteur du fumier ». Cette puanteur en est comme le signe ;
celui de sa promise flétrissure : fanée, de belle que tous convenaient de la
dire, elle est devenue une « loque de fumier aérien » (14). La fleur symbole
de l'amour, en définitive a « l’odeur de la mort ». Le désir, l'amour n'ont
que peu à voir avec la beauté idéale, sauf à la flétrir et à la souiller. Leur
liberté : « ... une dérision troublante de tout ce qui est encore, grâce à de
(10) . Ibid.
(11) . OC I, 162.
(12) . Ibid.
(13) . OC I, 167.
(14) . Documents : « Le langage des fleurs ».
130
LA MORT A L'ŒUVRE
misérables élusions, élevé, noble, sacré... » (15). La fin d’un autre ar¬
ticle (16) paru dans le même numéro désigne sans les nommer ceux que
Documents s’apprête à dénoncer : « Il est temps lorsque le mot matérialisme
est employé, de désigner l'interprétation directe, excluant tout idéalisme,
des phénomènes bruts et non un système fondé sur les éléments fragmen¬
taires d'une analyse idéologique élaborée sous le signe des rapports
religieux » (17).
Ce que les trois premiers numéros de Documents ont mis précau¬
tionneusement en place, le quatrième le laisse éclater. Georges Bataille
n'y signe pas moins de trois notes ou articles ; et des plus véhéments. La
venue des Black-Birds, revue nègre, au Moulin-Rouge, est l’occasion de
quelques lignes que ne contient plus aucune réserve : « ... nous pourrissons
avec neurasthénie sous nos toits, cimetière et fosse commune de tant de
pathétiques fatras » ( 18). Mais le plus véhément de ces trois articles est
sans conteste celui intitulé « Figure humaine », où l’on devine bien que
ce titre en élude un autre plus crûment lisible : « Nature humaine ». Ceci
est : il y a des hommes. Il y a des hommes mais pas de nature humaine.
Il suffit pour s’en convaincre de considérer un cliché qui en offrirait un
intéressant assortiment : une noce, par exemple. Assortiment « hideux »
de « vaniteux fantômes ». Il n’est pas de jeune homme qui ne doive
admettre que les plus charmantes de ses visions, la « souillure sénile » de
ceux dont il est né les altère. Cette ascendance n’est pas seulement
honteuse, elle nie qu’il y ait une nature humaine. Les qualités les plus
éminentes généralement prêtées à cette croyance, la monstruosité très
ordinaire, « la monstruosité sans démence » de cette noce les réduit à
rien. Georges Bataille ne pouvait pas être plus violemment attentatoire.
Il attente au plus plat des respects : celui dû à la génération... Le ton est
donné. Documents est l’abcès chaque mois crevé du surréalisme. Ce que
ce dernier n’ose pas être, ce que sa violence serait si ne la rattrapait pas,
in extremis, la farouche volonté de Breton de l’assortir des raisons les
meilleures, c’est-à-dire les plus hautes. La violence surréaliste est dictée
par des considérations supérieures. Si elle fait flèche de tout bois, ce n est
pas à l’aveugle, ce n'est pas désespérément. C’est justifiée à rebours par
l’ordre qu’elle nie, celui des « négriers », des « négociants », des partisans
de « l'équivoque morale ». La formidable révolte surréaliste trouve, et
dans le monde qu elle condamne et dans celui dont elle se recommande,
sa raison et son autorité, La révolte absolument solitaire de Bataille n'est
justifiée par rien, sauf par elle-même : le bien n’a plus de Dieu dont
s'autoriser ; le mal plus de Dieu à blasphémer. Elle n'a d'autorité que sa
(15) . Ibid.
(16) . OC I, 180. « Matérialisme ».
(17) . Ibid.
(18) . OCI, 186.
131
GEORGES BATAILLE,
132
LA MORT A L'ŒUVRE
133
GEORGES BATAILLE,
qu’il était fascinant qu’ils n’en eussent pas. Sur les bêtes qu’ils sont, la
bestialité de Bataille fut d’avoir les yeux grands ouverts. Et d’ouvrir ceux
de quelques-uns. Surréaliste d’une certaine façon, il l’était au point que
seul il en pensa l’impensé (l’impossible).
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LA MORT A L'ŒUVRE
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LA MORT A L'ŒUVRE
137
GEORGES BATAILLE.
lyrique, écrira : « ... qu’ils se traînent seuls de fumier en fumier, le cadavre qui
s’appelle Artaud et la limace qui a nom Vitrac ». En 1952, Breton rendra à
Artaud la justice qu’il mérite : « Peut-être était-il en plus grand conflit que nous
tous avec la vie [...] Il était possédé par une sorte de fureur qui n’épargnait pour
ainsi dire aucune des institutions humaines [...] N’empêche que cette fureur, par
l’étonnante puissance de contagion dont elle disposait, a profondément influencé
la démarche surréaliste » (Entretiens).
(7) . Citations extraites du Second manifeste, p. 85 à 107, sauf « abstention¬
nisme social » qualifiant André Masson, extrait de André Breton, Entretiens, 152.
(8) . « Philosophies» est un groupe de jeunes philosophes qui s’est constitué
en 1924. S’y retrouvent Pierre Morhange, Norbert Guterman, Georges Friedmann,
Henri Lefebvre, Georges Politzer et parfois Paul Nizan. Spiritualistes et marxistes
( !), ils adoptèrent en plus d’une occasion des positions proches de celles des
surréalistes et même de Bataille : haine de la guerre, du patriotisme, de la
bourgeoisie et du colonialisme. Politzer adhéra au parti communiste en 1929,
année du Second manifeste.
138
LA MORT A L 'ŒUVRE
139
GEORGES BATAILLE,
141
GEORGES BATAILLE,
« partout, par terre, sur ses amis, sur les femmes de ses amis ». Vitrac le
traite d’escroc (« couard, envieux, avide, jobard et minable » que seuls
prennent au sérieux « quelques potaches sur le retour et quelques femmes
en couches en mal de monstres ») ; Baron, d’hypocrite vendu (à Diaghilev
qu’il fait huer un soir et accueille à bras ouverts le lendemain à la Galerie
surréaliste) et de « larve plus pourrie que le dernier des petits bourgeois » ;
Leiris, de nécrophage (pour avoir vécu sur les cadavres de Vaché, de
Rigaut et de Nadja) ; Limbour rappelle combien est artificielle sa culture
philosophique (« Hegel était dur à lire mais enfin Croce n’en avait-il pas
fait une excellente étude ? ») ; Boiffard ironise sur « l’imbécillité » de
certaines de ses formules (« A un degré d’expression près : l’action, nous
sommes hors-la-loi »). Il ne lui sera fait grâce de rien ; ni par Baron de
n’avoir « jamais apporté en toutes choses que la plus noire confusion » ;
ni par Ribemont-Dessaignes de céder à des délations qui « ont le caractère
des chantages quotidiens exercés par les journaux vendus à la police ».
Bataille n’est pas en reste ; mieux, sa rage excelle. Il a sur les co¬
signataires du Cadavre l’avantage de n’avoir jamais « servi » Breton. Et
il a sur ce dernier celui de l’avoir laissé le premier le prendre à partie. De
ce double avantage, il joue à dessein comme s’il était des deux celui qui
est en mesure de prendre les choses avec hauteur : « Je n’ai pas grand
chose à dire sur la personne d’André Breton que je ne connais guère. Je
ne m’intéressais pas à ses rapports de police ». La première banderille
placée, suit aussitôt une seconde, autrement plus blessante : « flic », Breton
tient aussi du « curé » ; il est une « vieille vessie religieuse », un « abcès
de phraséologie cléricale», une « gidouille molle»... «juste assez bon
pour petits châtrés, pour petits poètes, pour petits mystiques-roquets ».
Mieux, c’est tellement un flic, tellement un curé que ce n’est même plus
un homme, mais une bête, et d’une « espèce innommable, animal à grande
tignasse et tête à crachats » : un « lion », « châtré » il va de soi... encore
qu’il y ait mieux qu'un lion, même châtré : un « bœuf » ; Breton est une
bête — un bœuf — et morte (avec elle, le surréalisme). Ce qui lui vaut
cette infamante épitaphe : « Ci-gît le bœuf Breton, le vieil esthète, faux
révolutionnaire à tête de Christ » (2). En 1930, c’est des égouts de
l’angélique surréalisme que remontent les plus empuantissantes odeurs
(les moins avouables). Le monde « souillé, sénile, rance, sordide, égrillard,
gâteux » auquel Breton reprocha à Bataille de se complaire, de se délecter,
fournit celui-ci et plusieurs anciens surréalistes en épithètes aussi infâ-
mantes pour qualifier celui qui prétendit faire du surréalisme un exemple
de probité et de morale.
Breton, sans doute, n'imaginait pas pareille riposte ; elle l’affecta
142
LA MORT A L’ŒUVRE
d’autant plus fort que des hommes qui n'avaient pas signé le pamphlet
en question (des hommes desquels l’opinion lui importait) s’en déclarèrent
solidaires ; « Il crut un moment que tout le monde allait l'abandonner » (3).
Une telle outrance, Thirion en émet l'hypothèse, seul Bataille pouvait
l'imaginer. Selon lui, c'est à Bataille que serait dû le ton général des
insultes. A lui que seraient imputables les termes fangeux. C’est lui qu’il
soupçonne d'avoir infiltré idéologiquement les surréalistes de la rue du
Château, imprudemment (?) ouverts à l'influence « de ce personnage de
grande stature, un vrai solitaire, dont l'œuvre était modelée par une
philosophie cohérente » ; lui encore qu'il accuse « d'avoir exercé une
critique très dure sur l'aspect superficiel des discussions philosophiques
de la rue Fontaine et sur les interférences de la magie, de Freud et de
Marx ». Ce seraient donc ses critiques qui auraient fourni les signataires
d'Un cadavre « en ce que dans le jargon d’extrême-gauche on nomme une
base idéologique » (4).
C'est, pour un seul accusé, trop d’honneurs à la fois. L’hypothèse
présente certes l'avantage d'atténuer les torts des anciens amis de Breton.
Mais, outre qu’elle est implicitement insultante pour ceux-ci (elle insinue
que, même s’affranchissant de l’empire de Breton, ils retombaient aussitôt
sous une influence de même nature), elle est vraisemblablement inexacte.
Le caractère de Breton et la lassitude de plusieurs de ses amis à poursuivre
avec lui des chimères aussitôt qu’énoncées jalousement érigées en dogmes
peuvent suffire à justifier et le ton et la manière du pamphlet. A qui fera-
t-on croire que, sans Bataille, Desnos n eût pas pensé, dit, et peut-être
écrit ce qu'il a pensé, dit et écrit ? Bataille a-t-il fait davantage que rallier ?
A-t-il eu sur tous l’incidence idéologique que suppose Thirion ?. Michel
Leiris n’est pas enclin à le penser. Une chose est sûre : c’est Robert
Desnos qui, le premier, eut l’idée de cette réplique (et non pas Bataille
comme on l'a dit ici et là) ; c’est lui qui la suggéra, titre compris, à
Bataille. De l’aveu même de celui-ci, il n’intervint que par relais. L idée
certes le séduisit (qui en douterait... elle constituait sur le mépris de
Breton la possibilité d’une éclatante revanche) et il la transmit à Georges-
Henri Rivière qui, d’accord à son tour, rassembla les fonds nécessaires.
Entre-temps, Desnos s’était rétracté. Moins par magnanimité que par
crainte que le pamphlet eût l’effet inverse de celui souhaité , en bref, qu il
fît un surcroît de publicité à Breton. Bataille parut se ranger à cet avis,
mais il était trop tard : les choses étaient engagées. Il convainquit Desnos
d’écrire le texte envisagé (et, de fait, celui-ci est sans doute le plus violent
des douze réunis, preuve que ce ne fut pas par subite magnanimité qu il
143
GEORGES BATAILLE,
145
GEORGES BATAILLE,
(2). Ces lettres ouvertes ont été publiées après la mort de Georges Bataille
(Ecrits posthumes, OC II, « Dossier de la polémique avec André Breton »). Rien
ne nous assure qu’elles aient en 1930-1931 trouvé des destinataires et que Bataille
ne les ait pas gardées dans ses papiers. Dans ce dernier cas il conviendrait de les
lire non plus comme éléments d’une polémique poursuivie mais comme récapitulatif
des différends majeurs survenus entre Bataille et Breton.
146
LA MORT A L’ŒUVRE
la vie privée que dans la vie sociale, aussi bien dans la théorie que dans
la pratique » (3).
Est-il convenable de faire de Sade ce qu’en fit Breton : une idée
(onirique) ; plus douteusement, une idole ; tout à fait tragiquement, un
dieu primitif, loué et haï, adoré et exécré (Bataille ajoute malicieusement :
et excrété : « Il n'est l'objet d'un transport d’exaltation que dans la mesure
où ce transport en facilite l’excrétion » (4)) ? Dans un cas comme dans
l’autre, Breton est un « hypocrite » et un « escroc ». Cette rage, longtemps
Bataille l’aura (5), mais jamais elle n’éclatera plus violemment que dans
ces « lettres ouvertes ». De deux choses l’une : soit, à leur tour, Breton et
les siens sont Sade (dans la mesure où le lire y engage) et permettent
qu’on tente de l’être, soit ils se taisent. Mais il n’est d’aucune façon
tolérable (ni logique) que ce qui chez Sade force l’admiration lui soit, à
lui. Bataille, reproché. Non qu’il prétende être Sade (il faut être clair à
ce sujet : Bataille n’est pas Sade) mais il exige des surréalistes que, se
recommandant de Sade, ils tirent en théorie et en pratique les conséquences
dues à l’irruption des « forces excrémentielles » mises en jeu par lui ; et
tout au plus exige-t-il pour lui-même que lui soit accordé le droit d’en
faire l'expérience aussi poussée que possible sans qu’en vieux « bénisseur »
on l’accuse aussitôt d’obsessions (6). Ce faisant, il ne fait guère plus que
rappeler ce qui est dû à Sade : dû à l’homme ; dû à l’oeuvre. Et il est de
très peu d’importance que, lisant Sade, que, à sa façon, le pratiquant, il
ajoute ça et là telle chose qui n’y est pas. Il est juste de dire que Bataille
n’est pas exactement Sade (juste et somme toute inutile : il ne l’est certes
qu’assez peu, encore que de ses contemporains, par bien des points, le
plus proche ; de même qu’il ne sera jamais exactement Nietzsche, tant
s’en faut, même si, des philosophes français du XXe siècle, il est, sinon
celui qui s’en rapproche le plus, celui qui le continue le plus utilement) ;
Bataille n’est donc pas exactement Sade mais la découverte qu’il vient
(3) . OC II, 56. La valeur d’usage de D.A.F. de Sade. « C’était une des rares
inconséquences de Breton, qui, que je sache, n a jamais écrit de livre érotique,
que d’aimer Sade. Il n’aurait pas dû l’aimer, je lui en ai fait remarquer un jour ».
André Masson. Entretien avec l’auteur.
(4) . Ibid. .
(5) . On la retrouvera très violente dans Le bleu du ciel, en 1935. Mais aussi
atténuée, beaucoup plus tard — en 1957 — dans L érotisme : « Sade ce qu il
a voulu dire — généralement fait horreur à ceux-là mêmes qui affectent de
l’admirer... », 47.
(6) . Je fais, bien sûr, allusion au qualificatif « d’obsede » dont Breton a cru
pouvoir auprès des siens l’accabler. Sur la réputation de Bataille à cette époque,
ce que diront bientôt de lui Boris Souvarine et Simone Weil entre autres ne laisse
pas de doute : « détraqué sexuel » pour le premier ; « malade » pour la seconde.
147
GEORGES BATAILLE,
assez récemment d’en faire (7) l’assure avec force des raisons qu’il a de
vivre l’expérience de son propre dérèglement. Il est juste de dire, il faut
même y insister — sauf à se méprendre totalement —, qu’à la différence
de Sade, Bataille n’est pas un libertin, mais un débauché, ce qui
profondément les sépare. L’érotisme que met en jeu Bataille souille, nuit
et ruine. Il a, par avance, partie liée avec une obsessionnelle représentation
de la mort. Il ruine : un souvenir, une complaisance à soi-même, un
serment, la possibilité d’une beauté ou celle d’un salut, une fidélité, une
éducation, une morale, une femme. Dieu... Qu’importe? Le libertin
ajoute, le débauché soustrait. Le premier est dans une économie d’accu¬
mulation : du plaisir, de la possession... Le second dans une économie de
dépense, de perte, de dilapidation, de ruine (8). Ce que Bataille dira de
sa méditation sur le supplice des Cent morceaux (« ... c’était justement ce
que je cherchais non pour en jouir, mais pour ruiner en moi ce qui
s’oppose à la ruine ») peut aussi bien être dit de son érotisme. Il n’y a là
rien qui puisse de quelque façon être attribuable à Sade. Et pourtant,
quelque loin que soit Bataille de lui, par sa débauche, par son goût pour
ce qui est « sale », il en est proche mille fois davantage que les hypocrites
et les escrocs qui mendient « merveilleux » et « poésie » comme d’autres
mendient Dieu. Ce que Bataille dit de Sade est moitié bataillien, moitié
sadien : « violation excessive de la pudeur, algolagnie positive (9), excrétion
violente de l’objet sexuel lors de l’éjaculation projeté ou supplicié, intérêt
libidineux pour l’état cadavérique, le vomissement, la défécation... » (10).
Cette série est-elle davantage sadienne ? Davantage, bataillienne ? L’im¬
portant (ici) est que d’aucune façon elle n’est surréaliste, qu’elle est faite
de mots que Breton jamais n’employa ni eût osé employer (les lut-il
seulement ?). Et de façon à ce que les choses soient claires définitivement
— mais sans doute ne le sont-elles toujours pas puisqu'on s’est depuis
complaisamment obstiné à rapprocher les deux hommes —, Bataille
pensant Sade, et sans doute est-il le premier en France qui ait réellement
pensé Sade, créa un concept négatif et aléatoire comme les quelques rares
concepts qu’il créa jamais, celui d'hétérologie. Qu’entendre par là ?
Simplement la science de ce qui est tout autre, si répulsivement autre
qu’on pourrait aussi bien dire scatologie, à la condition qu’à ce qui est
148
LA MORT A L'ŒUVRE
150
LA MORT A L'ŒUVRE
dénonce chez les surréalistes (mais aussi chez tous les idéalistes révolu¬
tionnaires) la sotte croyance en la radieuse et icarienne idée d’un suraigle.
Si les révolutions avortent, si elles se révèlent être le contraire de ce
qu’elles prétendent, si elles remplacent un jour l’autorité qu’elles nient
par une autorité plus dure encore, c’est que cette idée est la conséquence
d'une inquiétante malversation théorique qui satisfait certes à l’idéal mais
aucunement au réel ; une malversation qui parie sur une humanité que
la théorie est impuissante à admettre ordurière autant, sinon davantage,
qu'idéale ; qui s'obstine lâchement à ne pas faire sa place, toute sa place,
au « mal radical » (3). Lui sait à quel mal, à quelle abjection, à quelle
ordure il n’est pas permis d’espérer qu'aucune politique mette fin. Parce
qu’il sait quel cadavre il a (d’être promis l’avoir n’est pas différent : il
écrit à la même époque : « ... mon propre cadavre m’obsède encore comme
une cochonnerie obscène, et par conséquent horriblement désirable » (4)),
parce qu’il pressent quelle empuantissante odeur il est déjà, parce qu’il
sait de quels irrépressibles rires et sanglots ce cadavre et cette odeur
suffoquent, il ne s’obsède d'aucune lumière justifiante, d’aucun Dieu,
donc. Fallait-il partir de si bas, « parler » de si bas pour dire avant tous
quel serait le destin du siècle révolutionnaire : « Une révolution icarienne
châtrée » (et toutes, un jour ou l’autre, le sont) travestie en « un
impérialisme éhonté exploitant l’impulsion révolutionnaire » ? Bataille,
effrontément, le prophétise (Bataille : prophète du malheur?) et par là-
même accuse d'avance les niais et les optimistes incorrigibles d’avoir
déguisé les revendications des parties les plus basses en revendications
des parties les plus hautes. En réalité, il ne dit rien d'autre que ce qu’il
disait des surréalistes employant Sade à des fins détournées . ils dignifient
abusivement. Ils dignifient jusqu’à l’odieux — jusqu’à Sade, jusqu’aux
esclaves — sans mesurer que cette dignité déguisée est tous les jours
exposée au démenti des faits bas et serviles, au resurgissement violent de
l’inassimilable (de l’hétérogène) monde «sale, souille, semle, sordide,
rance, égrillard, gâteux... » (5).
Il n’est pas jusqu’à Nietzsche, et c’est une surprise, que Bataille
n’aille ranger parmi les icariens impénitents. L’impulsion à rompre chez
Nietzsche, dit-il, ne vient pas d’en bas, mais d en haut. Certes, il n oublie
pas quel fut son sens de la terre : il n’oublie pas non plus quels fondements
sexuels régirent pour lui les réactions psychiques supérieures, ni quel lut
son rire, mais toujours, portées par le diable sait quelle fâcheuse inclination
(3) Jamais ces mots n’interviennent sous la plume de Bataille. C est étonnant
d’autant plus qu’il a déjà, à plusieurs reprises, situé dans le grouillement de la
Terre (les racines) l’abjection dont nous sommes nés : 1 meradiquable nature.
(4) . OC II, 87. « Je sais trop bien... ».
(5) . Celui auquel, rappelons-nous, Breton l’accusait de se complaire.
151
GEORGES BATAILLE,
(6) . C’est la seule réserve que Bataille fit jamais concernant Nietzsche. La
lecture bouleversée qu’il en fit dès 1923 ne retrouvera tout son ascendant que
vers 1935.
(7) . De cette « perte de la tête » Bataille fera bientôt l’emblème d’une société
secrète. Acéphale.
(8) . OC II, 108.
« L'HOMME EST CE QUI LUI MANQUE »
153
GEORGES BATAILLE,
1950, l’a sans doute aussi été — à quel degré ? — avant 1940. Bataille
très vite a su évaluer quelle liberté lui était accessible et laquelle ne le lui
était pas. C’est-à-dire : quelle liberté lui était possible socialement. Bataille
n’était pas fait ainsi qu’il voulût jamais se donner en exemple. Non qu’il
dissimulât. Mais, s’il fut scandaleux — et à l’évidence il l’a été — ce fut
avec discrétion. Une part de lui (sa part de chartiste, sa part surtout
d’ancien chrétien, mais plus qu'aucune autre sa part d'enfance) savait
habilement répondre aux exigences sociales et professionnelles imposées
à tous. Jamais celles-ci ne le virent en défaut ; jamais elles n’eurent sur
lui un empire tel qu’elles le prissent au dépourvu et qu’il ne sût pas y
répondre. Sans doute même y répondit-il mieux qu’aucun autre : sa
courtoisie sans faille (il en a très vite fait une « religion » (1) ; nul ne fut
plus que lui courtois), son aménité jamais désinvolte, son extrême attention
à tous et à chacun, sa patience et son équanimité, non sans compter ce
qui fit sa séduction, l’étonnante innocence de ses yeux, beaux et bleus, il
sut assez tôt et saura de mieux en mieux les donner à qui les attendait
de lui. Fut-il pour autant équivoque, hypocrite ? Et jésuite ainsi qu’on
l’a plus tard quelquefois dit ? L’important n'est pas ici qu’il le fût ou ne
le fût pas (j’y reviendrai d’ailleurs) mais que c’est sous cette apparence,
sur son envers, qu’il se ménagea une liberté d’autant moins contrainte
que moins de gens la devinaient. Bataille n’a jamais vraiment été intéressé
par ce qu’on pensait de lui, en bien ou en mal. Le bien l’arrangeait ; le
mal menaçait qu’il ne pût pas continuer : il y a rarement si peu que chez
lui romantisme de façade. S’il fut délicat ce fut à proportion de son
indélicatesse ; courtois, ce fut à proportion de sa sauvagerie ; conforme,
à proportion de sa liberté (qu’on s’entende bien : il fut aussi délicat,
courtois et conforme). Et s’il eut si fort le souci de la respectabilité (2) —
ce qu’on n’a pas manqué de dire, qu’on le comprît ou pas — c’est qu'il
était au total attaché plus qu’à toute autre chose à ce qu’il savait qu’on
ne lui accorderait pas ouvertement : l’expérience d’une vie qui, davantage
que ses formes extérieures, en répudierait la morale. On a trop retenu de
lui l’homme délicieux et « propre » (ce soin chez lui de l’élégance sobre
que dit Leiris comme si on ne voulait dire de lui que cela) pour ne pas
devoir insister sur le fait qu’il n’était si ostensiblement l’un et l’autre (et
j’accorderai qu’il fut en cela bien peu sadien et bien peu nietzschéen ;
mais aucunement cela ne peut être qualifié d’hypocrisie) que parce qu’il
était — dessous ? ailleurs ? — barbare et « sale » ainsi qu’il aimait lui-
même à le dire. C’est en homme sachant quelle horreur, quelle bestialité
154
LA MORT A L'ŒUVRE
est celle du sexe qu'il agit, en homme qui sut très tôt — d'avance?
qu'aucune socialité n'est susceptible de s’en accommoder pour autant
qu'on sache ce qui est dû à l’un et à l'autre, au sexe et à la société, et
combien est incompatible ce que chacun exige ; il le sut si bien qu’il le
dit explicitement : « Ton sexe est le point le plus sombre et le plus saignant
de toi-même. Tapi dans le linge et la broussaille, il est lui-même une sorte
de moitié d'être ou d'animal, étranger à tes habitudes de surface. Un
extrême désaccord existe entre lui et ce que tu montres de toi. Quelle que
soit ta violence réelle, tu présentes aux autres des aspects civilisés et polis.
Tu cherches quotidiennement à communiquer avec eux en évitant les
heurts et en réduisant chaque chose à sa pauvre commune mesure de
telle sorte que tout puisse coïncider et se mettre en ordre » (3). L’enjeu
était tel — celui d'une liberté sans limites — que Bataille savait que mieux
valait paraître obéir aux limites observées par tous que, sanctionné par
elles, risquer qu'il échappe. Il n'est certes pas sûr que ce fût dès 1928 le
cas ; il est vraisemblable cependant que cela commençait de l’être : il faut
d'ailleurs mesurer combien pouvait être alors scandaleux Histoire de l’œil.
Qu'aurait-il gagné à le revendiquer haut et fort ? D’être proscrit comme
Sade le fut (sans aucun doute moins gravement, mais il n’est pas douteux
que la liberté prise par Sade a convaincu Bataille des raisons qu’il pouvait
avoir de n'en pas courir le risque) ? Qu'aurait gagné autrui qu'il n’eût
pas perdu lui-même ? Il faut au moins comprendre ceci : Bataille a’a
jamais été le militant d'aucune libération érotique (4). Et il n'a jamais
pensé qu'il faille renverser aucune des limites convenues par une société
et observées par tous (on verra même, quelque paradoxal que cela
paraisse, que, le moment venu, ces limites, il les défendra). Si scandaleux
est en 1928 Histoire de l’œil qu’il le dissimule. On l'a vu : il l’a signé du
pseudonyme Lord Auch (lui-même provocant ; rarement pseudonyme le
fut davantage). Sans doute furent-ils peu nombreux ceux qui à l’époque
surent qu'il en était l’auteur : ses amis, on en a la certitude. Mais ses
collègues de la Bibliothèque Nationale ? Mais les collaborateurs de la
très sérieuse revue d'art et d’archéologie Aréthuse pour laquelle, depuis
1927, il donne des articles (5) ? Mais sa belle-famille qui lui donne en
mariage une jeune fille mineure (c est en 1928 que Bataille se marie,
qu’on n’y voie pas un scrupule loin poussé de la conformité : le mariage
est entre les deux guerres respecté d’à peu près tous, y compris des moins
dociles, y compris des plus anarchistes) ?
Mais pour savoir quelle était sa vie ces années-là, sans doute est-il
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(9) Cette photo est généralement datée de 1926. Elle est selon toute
vraisemblance un peu plus ancienne : 1924 ou 1925. Bataille revit cette personne,
par hasard, après la guerre. Elle portait un prénom russe. Diane Bataille. Entretiens
avec l’auteur, 1986.
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Deux fois, cependant, Bataille donna cet outrage comme réel (12),
et deux autres fois il l’intégra dans un récit, Le bleu du ciel, dont il ne
fait pas de doute, à la différence d’Histoire de l’œil, qu’il fait la part belle
aux indices autobiographiques (même si, comme on le verra, ceux-ci ne
sont que difficilement démêlables des faits de fiction). En outre, la
nécrophilie de Bataille est à cette époque constante — elle le restera
d’ailleurs toujours. Si constante qu’elle crédibilise le fait sans, bien sûr,
l’avérer. Un tel épisode, vrai ou non, appartient de fait au monde où vit
Bataille, un monde où le désir ne surgit qu’avec force, avec violence —
sans lesquelles il n’est qu’une fadeur de la chair —, que provoqué par
l’extrême horreur de la mort, l’extrême et repoussante « saleté » des
cadavres. La débauche est un « abîme mortuaire » ; et le bordel, l’église
où ils sont nus. Le bordel est une église : une morgue. Bataille n’a pas si
souvent connu la mort qu’on ne puisse raisonnablement supposer qu'il
voulût faire l’expérience (d’une certaine façon, la preuve) de son caractère
sexuellement convulsif. L’horreur que son désir demande aux putains
d’éprouver, en retour, la mort devait la lui communiquer sous la forme
du désir le plus violent et le plus transgressif.
La morte — sa mère — est sur son lit, étendue entre les deux cierges
de la veille funéraire, seule, les bras le long du corps, les mains, donc,
non jointes. Le narrateur (mais est-il en définitive si imprudent d’y voir
Bataille ? Sans doute moins imprudent que, pour les pusillanismes,
choquant) dort dans la chambre voisine (pour autant que la scène est
réelle, elle se déroule au 85, rue de Rennes) : « J’ai pleuré sans finir, en
criant ». Rien jusque-là que de naturel de la part d’un fils attaché, ce
qu’on sait que Bataille était... mais ! de la chambre où il était à celle où
elle est (elle ? sa mère, sa dépouille), il avance, pieds nus : « Je tremblais
de peur et d’excitation devant le cadavre, à bout d’excitation... ». Il ôte
son pyjama, et : « Je me suis... tu comprends » (13).
Ailleurs, hors de tout cadre romanesque, décrivant la même scène,
Louis Trente (auteur pseudonyme du Petit) dit plus crûment : « Je me
suis branlé nu, dans la nuit, devant le cadavre de ma mère » (14). Cela
(mais est-ce réel ?) appelle une remarque moins pour en dissimuler
l’obscénité que pour l’assortir des raisons les plus extrêmes : ce qui relève
de la transgression se situe au-delà du scandaleux, en même temps qu’il
y appartient tout entier. On peut devant un cadavre, qui plus est celui
d’une personne aimée, s’agenouiller et prier... Le monde religieux répond
des attitudes prises conformément à la signification qu’il donne à la mort.
(12) . « Je rapporte ici deux exemples que je crois significatifs (l’un d’eux me
met en cause personnellement) ». OC II, 129 et OC III, 60. Le Petit.
(13) . OC IV, 434. Le bleu du ciel.
(14) . OC III, 60. Le petit.
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(8) . L’étonnant n’est pas tant qu’il s’exprima, mais qu’on le laissa s’exprimer ;
c’est d’une autre façon convenir de l’influence qui fut la sienne.
(9) . Lettre de Boris Souvarine à Alexandre Zinoviev, le 20 mars 1924.
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qUe de nyme lui fut suggéré par Souvarine. Araxe est le nom d un
fleuve qui arrosah l’Arménie et côtoyait la Géorgie, fleuve torrentiel qu. ne
supportait pas qu’on lui imposât un pont pour le franchir.
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(2) . Lettre à Pierre Kaan du 20 juillet 1933 (?). On peut, sans grand risque
d’erreur, dater cette lettre de 1933, la première apparition de Simone Weil au
sommaire de La Critique sociale datant de septembre 1933.
(3) . André Thirion, op. cit. 551.
(4) . 11 donna en collaboration avec Raymond Queneau un important article
intitulé « La critique des fondements de la dialectique hégélienne » où les
signataires, protestant contre l’exclusive captation de Hegel par les marxistes,
plaident pour une lecture de Hegel réactivée par l’apport de Freud et de la
phénoménologie allemande. Georges Bataille, critique littéraire, donnera aussi
d’importantes notes de lecture, quelques-unes admiratives comme celle du Voyage
au bout de la nuit, de L. F. Céline, d’autres, nettement plus polémiques, sur les
surréalistes par exemple.
L'ÉTAT : DÉCHIREMENT ET MALHEUR
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(9). C’est une chose jamais signalée que la proximité de Bataille d’un cercle
tout différent de celui que dirigeait Boris Souvarine ; L’ordre Nouveau. Ce groupe
de réflexion révolutionnaire, antibolchévique, anticapitaliste, antiparlementariste,
corporatif pro-ouvrier (il veut l’abolition du prolétariat) et fédéraliste a été créé
à l’initiative d'Arnaud Dandieu et de Robert Aron. Dans le premier cercle réuni
autour de ces deux initiateurs, orr trouve Alexandre Marc (de son vrai nom
Lipianski) Gabriel Marcel, Jean Jardin, Claude Chevalley, Daniel Rops et Jacques
Naville. Le premier manifeste publié par ce groupe parut en 1930 : « Manifeste
pour un ordre nouveau ». Une revue. L’ordre Nouveau, a été créée en mai 193
Arnaud Dandieu la dirigea jusqu’à sa mort, en août 1933. On sait mal quels
étaient les liens d’Arnaud Dandieu et de Bataille. Jean Piel précisé qu ils se
fréquentèrent assidûment pendant plusieurs années ; le fait est que tous deux
travaillaient à la Bibliothèque Nationale. Bataille ne fit cependant pas partie
d'Ordre Nouveau. La seule collaboration qui ait été évoquée (par Pierre Prévost.
Entretiens) est anonyme : Bataille aurait fourni les éléments d élaboration du
chapitre « Echanges et Crédits » du livre manifeste d Arnaud Dandieu et Robert
Aron La Révolution nécessaire. Ce qui, à lire ce chapitre, parait en effet évident :
la plupart des thèmes d’analyse de « La notion de dépense » s y retrouvent. Il ne
semble cependant pas que Bataille ait rédigé ce chapitre. De meme qu ,1 ne semble
pas pour singulière que soit cette collaboration anonyme et totalement désinté¬
ressée, qu’elle ait eu de suite. Bataille ne fit en tout cas jamais mention de tout
cela.
«UN MONDE DE VIEILLARDS AUX DENTS
QUI TOMBENT ET D’APPARENCES »
(1). Il ne faut, en effet, pas oublier que la ligne « classe contre classe » adoptée
par le VIe congrès de l’Internationale communiste à Moscou à l’été 1926 ne mettait
pas en cause le principe de l’échéance d’une société sans classes.
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L'urgence où. comme les autres, est pris Bataille, cette urgence qui
selon toute vraisemblance l’éloigne de continuer d’écrire son livre sur le
fascisme en France, fut plus que jamais réelle à l’hiver 1933-1934. Le
8 janvier 1934, dans un chalet de Chamonix, Alexandre Stavisky meurt
dans des conditions assez douteuses pour que les journaux de gauche
comme ceux de droite soient aussitôt d’accord pour insinuer que la police,
sur ordre, l’a « suicidé ». Le « crime », certes, profite à qui voulait le faire
taire. Mais il profite aussi à ceux qui, à l’extrême-droite, font de
l’antiparlementarisme le refrain de leur hostilité fascisante à 1 Etat
républicain (1). Cette droite-là, au total bien peu distincte d’une partie
de la droite parlementaire, cléricale, nationale et anticommuniste, trouve
l’occasion excellente. Le 9 janvier, à l’appel de l’Action Française, elle est
dans la rue ; ou du moins y descendent à sa place ses nervis, les ligues :
les Jeunesses Patriotes qui ont alors pour chef Pierre Taittinger, les Croix
de Feu du lieutenant-colonel de La Rocque, les Volontaires Nationaux
(ces deux dernières ligues bénéficent de la bienveillance de l’armée),
Solidarité Française le Francisme, toutes deux nettement inspirées des
fascistes italiens. A Chautemps qui doit démissionner aux lendemains de
la mort d’Alexandre Stavisky, Daladier succède un bref moment... jusqu’à
ce que les violentes émeutes du 9 février, devant le Palais-Bourbon, le
(1). La qualification de fasciste pour les ligues n’a pas fait 1 unanimité des
historiens. De fait, à part Solidarité Française et Francisme, aucune d’entre elles
ne se déclara ouvertement anti-capitaliste comme le firent les fascismes étrangers.
Aussi beaucoup préfèrent y voir un néo-bonapartisme, un boulangisme réactivé,
voire un nouvel anti-dreyfusisme. Ce qui compte ici, c’est qu à gauche et à
l’extrême-gauche, la fascination exercée par Mussolini sur plusieurs des^ plus
importants représentants d’Action Française, 1 anti-parlementarisme, 1 anti¬
communisme, la haine de la République et la violence comme moyen d’action
apparurent comme fascistes. C’est sans doute ces caractéristiques, qu elles fussent
ou non exactement fascistes, qui justifiaient Bataille à intituler son livre Le
fascisme en France, laissant clairement entendre qUà ses yeux existait un fascisme
français.
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(2) . Ces émeutes du 9 février firent une quinzaine de morts et plus de 2 000
blessés.
(3) . Thirion, surréaliste, l’affirme de l’intérieur du parti communiste dont il
était aussi membre.
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partagent pas tous ses amis réunis autour de lui (Queneau, Morise, Piel,
Simone Kahn) — est celle d'un échec. Certes, la manifestation put lui
paraître un moment grandiose (à tout le moins elle était imposante), mais
à aucun moment elle ne lui parut avoir de commune mesure avec ce
contre quoi elle prétendait se dresser. C'est l'évidence qu’à ses yeux
prévaut le sentiment de l'impasse où se trouve engagé le mouvement
ouvrier européen. Il n'est pas loin de penser que c’est à ses derniers feux
qu’il assiste. L'avenir lui donnera provisoirement tort : c’est du rassem¬
blement unitaire du 12 février qu'est né. à terme, le Front Populaire. Puis
définitivement raison : l’arrivée de Hitler au pouvoir et la « nazification »
de l'Autriche étaient par avance plus importantes que tous les fronts
populaires possibles. La défaite du mouvement ouvrier européen était
antérieure à ses plus amples sursauts. Ceux-ci ne surent pas, et sans doute
est-ce le tort principal que leur voit Bataille, poser la question essentielle
à ses yeux : celle de l’Etat. De l’Etat, qui plus est exacerbé, qu’est l’Etat
fasciste.
qui allait être à l’origine de l’arrivée de Bataille et de ses amis dans le groupe.
L’appel de Henri Lefeuvre en faveur de Victor Serge (on a vu que Souvanne et
Bataille en ont lancé un aussi dans La Critique sociale) va être à 1 origine de cette
scission Les communistes officiels partis, Masses va s’ouvrir aux communistes
oppositionnels : Jean Dautry, Edouard Lienert, Paul Bemchou et, a un degre
moindre Simone Weil. En octobre 1933, Masses proposa des cours d économie
politique avec Michel Collinet et Lucien Laurat et des cours de sociologie avec
Pierre Kaan Michel Leiris et Aimé Patri, tous collaborateurs de La Critique
sociale et membres du Cercle Communiste démocratique. La participation de
Bataille à Masses aurait commencé en octobre 1933 et prit fin en mars 1934.
L’HISTOIRE ET SES FINS.
LA FIN DE L'HISTOIRE
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(5) . Ibid.
(6) . Emprunts de Georges Bataille à la Bibliothèque Nationale (J. -P. le
Bouler, J. Bellec-Martini).
(7) . 11 convient cependant de dire que, pour un non-philosophe de formation
et de profession, une telle lecture est déjà beaucoup. Est-il besoin de rappeler que
Hegel, en 1930, en France, est encore un inconnu, ou presque ? La phénoménologie
de l’Esprit ne sera traduit qu’en 1939.
(8) . OC V, 128. L’expérience intérieure.
(9) . OC V, 351. Le coupable.
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Pour autant que nous puissions là encore nous fier à ce que Bataille
est seul à en dire, c’est en 1931 (et encore n’en est-il pas sûr) que Colette
Peignot et lui se seraient rencontrés pour la première fois. Une rencontre
brève : d’une table à l’autre de la brasserie Lipp où chacun dînait
accompagné (Bataille de sa femme, Colette de Souvarine avec qui elle
vivait alors). Il avoue avoir été frappé par sa beauté, une beauté qu’il
dira pourtant plus tard n’apparaître qu’à ceux qui savent voir. Frappé
aussi de l’entière transparence qu’il pressentit aussitôt s’installer entre
eux.
Mais à l’en croire, ils ne se seraient que peu, sinon du tout, revus
avant 1934, janvier et février exactement, où, alors qu'il se trouvait alité,
Colette serait venue par deux fois lui rendre visite à son domicile d'Issy-
les-Moulineaux. Tel n’est pas l’avis de Souvarine qui dit avec assez de
vraisemblance que Bataille rencontra souvent Colette Peignot, comme
Simone Weil, à son domicile, entre 1931 et 1934, c'est-à-dire autant que
dura La Critique sociale. Cette hypothèse est davantage vraisemblable :
on imagine mal comment, collaborant tous quatre à la même revue, ils
n’auraient pas été amenés à se rencontrer à plusieurs reprises, sinon
régulièrement, quelque discrète qu’ait été Colette Peignot à la rédaction
de La Critique sociale et minime (?) sa participation au Cercle Communiste
démocratique.
En mai 1934 (il ne semble pas que de février à mai leurs rapports
évoluèrent notablement), ils passèrent un week-end ensemble avec Boris
Souvarine et Sylvia Bataille. Il semble que de là date leur première
complicité. De là datent assurément de plus fréquentes rencontres (« Je
crois que nous étions le plus souvent tous les deux seuls. » (2)) qui ne
devinrent ouvertement amoureuses que le 3 juillet 1934 à la veille du
départ de Colette avec Souvarine pour le Tyrol autrichien.
Bien sûr, ils s’écrivirent... Jusqu’à ce que de façon imprévue, et
modifiant ses projets (de séjourner à Font-Romeu avec sa fille) il la
rejoignit. La rejoignît-il seul ? Sa femme l’accompagna-t-elle ? Une chose
seulement est sûre: Bataille est à Innsbrück le 20juillet 1934. Faut-il
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LA MORT A L'ŒUVRE
(3) . La version de Boris Souvarine est en effet différente (encore qu’il faille
dire que si Souvarine fait état des faits, il ne cite, les concernant, aucune fois le
nom de Bataille ; tout au plus parle-t-il d’un « ami », « collaborateur occasionnel »
de La Critique sociale). Selon lui, Colette Peignot et lui seraient partis depuis
Paris avec un couple d’amis (Georges et Sylvia Bataille i>) en voiture pour le Tyrol
autrichien. Et c’est là que Colette aurait « fugué » avec « l’ami obligeant ». Cette
version est sans doute fausse, le journal de Bataille la contredisant, mais elle
indiquerait peut-être avec raison que Sylvia Bataille fut de ce voyage et que lui-
même aurait été au courant de leur présence à quelques kilomètres d’eux, en
Autriche.
(4) . Elles ont été publiées dans Laure. Ecrits. 10/18.
(5) . Laure. Ecrits, 291.
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GEORGES BATAILLE,
(6) . Op. cit. Ne s’agit-il pas plutôt du dessin de Grandville « Premier Rêve.
Crime et expiations » que Bataille avait commenté dans un article de la revue
Documents, justement intitulé « L’œil » (OC I, 188)? Il est toutefois assez peu
probable que Colette Peignot connût ce texte.
(7) . C’est en ces termes que Souvarine parle de Bataille : « Je savais que
Bataille était un détraqué sexuel, mais cela ne me regardait pas. Je n’ignorais
nullement que cette prédisposition pouvait entraîner des conséquences fâcheuses
pour la « chimie de l’intellect » et pour la saine morale, fût-elle conventionnelle,
mais je n’y pouvais rien. En outre, j’avais à m’occuper de choses sérieuses, et par
conséquent, ne pouvais m’intéresser aux obsessions libidineuses de Bataille, à ses
élucubrations sado-masochistes dont me parvenaient parfois les échos importuns. »
Prologue à la réédition La Critique sociale. Ed. de la Différence. 1983.
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LA MORT A L'ŒUVRE
répugnant qui ne soit aussi, qui ne soit avant, désespéré. Ce fut la force
peu commune de cette jeune femme qu'elle plaçât d'avance un homme
comme Bataille au pied d’une vérité si peu transigible : « Si je devais dire
ou écrire quelque chose qui me perde irrémédiablement à vos yeux, il
faudrait que cela soit » (8). Nulle ne fut plus qu elle « intraitable » et
« pure », écrira plus tard Bataille. Nulle n'eut plus qu elle la force, la
« rage » de la plus scrupuleuse vérité. Il n'est pourtant pas impossible
qu'elle et Bataille n’eussent pas à l’esprit les mêmes choses. Il n’est pas
impossible que ce qui faisait cette force peu commune devint pour vivre
avec lui, sinon une faiblesse, du moins une vulnérabilité. Quelque
«intraitable» et «pure» qu'elle fût, la rage qu'elle mettait en toutes
choses (celle par exemple à vouloir parvenir à ce qu’elle savait que son
désespoir — ou son impuissance — lui dérobait) donnait à cet amour sa
limite (en même temps qu’elle en était la liberté démesurée). A quelque
but qu'elle atteindrait jamais — seule ou avec Bataille — un autre, plus
loin, plus haut, rendrait vain et décevant qu’elle l’atteigne. Ce désir jamais
reposé, cette inassouvissable soif de désirer ce qui n est désirable qu i-
naccessible, pèse sur elle (et pèsera sur eux) du poids de l'absolu. Or rien
ne dit — au contraire — que Bataille eût jamais le désir d un impossible
but, d’un but absolu. Il ne fait pas de doute, à cette époque plus qu’à
aucune autre, qu’il était tout entier hostile à tout but . 1 impossible était,
chez lui, comme ce qui fait qu'il n'y a de but à rien. Tout entier hostile
à ce qu’a d’idéaliste un tel désir d'un but toujours plus loin placé que ce
qui est accessible.
Colette Peignot n’était pas en 1934 une si jeune femme (elle avait
31 ans) que l’occasion ne lui ait pas été plusieurs fois donnée de faire
l’expérience des possibilités de cet absolu. Que celui-ci fût amoureux .
avec Jean Bernier qu’elle a connu en 1926; qu’il fût érotique : avec
Trautner dont elle partagea la vie débauchée à Berlin (mais rien n indique
que cet absolu le plus bas qu’il lui fit vivre, elle l’aimât ; on a peut-être
trop volontiers fait d’elle une femme qui aimait le plaisir et la débauché
au lieu d’en faire une femme qui ne les a pas craints dès 1 instant qu il
s’agissait pour elle de connaître au-delà de quelles limites était encore
l’innocence) ; qu’il fût politique : contre la morale fourbe, étouffée de sa
famille (bourgeoise, cléricale et patriote), elle découvrit avec Bernier que
seul le communisme, auquel elle adhéra en 1926, lui apportait une réponse
qui ne transigeait pas. _ , f
Elle resta longtemps communiste (neuf ans, fut-ce vers la fin de taçon
oppositionnelle). Et pour qu’être communiste eût un sens, il fallait qu’elle
s’y engageât toute. Non pas bien sûr comme firent les surréalistes qu elle
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GEORGES BATAILLE,
fréquenta un peu (9) (et qu’elle jugea « mondains »), mais au risque d'elle-
même. Elle partit donc vers la patrie du socialisme, sans bien savoir sans
doute ni ce qu’elle y ferait ni de quelle utilité elle pourrait bien lui être.
Elle vécut à Leningrad, puis à Moscou, se lia avec l’écrivain Boris Pilniak
qui fut son amant, puis (on ne peut pas ne pas penser à Simone Weil qui
deviendra son amie) décida de vivre avec les paysans pauvres d’un
kolkhoze. Tombée malade, elle dut être hospitalisée, puis rapatriée.
(Sèchement Bataille parle à ce sujet d’« agitation vaine et fébrile » ; il ne
pouvait pas lui échapper ce qu’a de grand et à la fois dérisoire de vouloir
être pauvre parmi les pauvres tout en sachant qu’on a la possibilité de se
soustraire au pire ; pire auquel les kolkhoziens n’échappent pas. Peut-
être était-ce aux yeux de Colette Peignot leur innocence. Et peut-être,
devenue l’une d’eux, se rachetant du tort d’être née bourgeoise, conquérait-
elle un peu de celle-ci ?) Elle regagna Paris dans un sleeping réservé par
son frère (10).
De retour (« dégoûtée, il lui arrivait de provoquer des hommes
vulgaires et de faire l’amour avec eux jusque dans les cabinets d’un train.
Mais elle n’en tirait pas de plaisir ») (11), elle se lia avec Boris Souvarine
avec lequel elle vécut de 1931 à 1935.
Il n’y a pas lieu de prêter à Colette Peignot davantage que ce qui lui
est dû ; de rêver sa vie à sa place. On ne sait de cette vie somme toute
que peu de choses, et encore le doit-on à Bataille qui la retraça brièvement,
presque froidement comme si cette réserve, cette froideur pouvaient seules
(9) . Elle connut Crevel et Bunuel. Sans doute à un degré moindre, Aragon
et Picasso.
(10) . Charles Peignot avec lequel, dit Bataille, elle aurait, d’accord avec lui,
mais sans succès, tenté de faire l’amour au cours du voyage qui les ramena à
Paris.
(11) . OC VI, 277. Vie de Laure. Il ne faut pas ignorer que ce genre de détails,
qu’avec le souci de la plus exacte vérité Bataille a scrupuleusement rapportés,
indigne qui, parmi ceux qui l’ont connu, est convaincu qu’ils la desservent. Goût
du scandale, disent-ils. Bataille qui sait que la souillure peut aussi être sainte n’a
pas cru bon (ni grand) de les dissimuler. Je fais de même.
(12) . Il faut en effet le dire aussi sèchement : de Colette Peignot (Laure) nous
ne saurions rien si Bataille n’avait (avec Leiris) publié les quelques rares textes
qu’elle a écrits (parmi les plus beaux et les plus violents écrits par une femme),
et reconstitué, brièvement, sa vie. Les autres témoignages, celui issu du journal
de Jean Bernier et celui de Boris Souvarine, n’intervinrent que quarante ans plus
tard. Ces quatre témoignages (Bataille, Leiris, Bernier et Souvarine) disent assez
bien qui fut Colette Peignot. Mieux en tous les cas que la légende fébrilement
entretenue par beaucoup. Elle eut trop violemment le goût de la vérité, fût-elle
la plus déplaisante, pour s’accommoder d’aucune façon des libertés prises avec
elle, a fortiori la concernant.
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LA MORT A L'ŒUVRE
dire comment et combien elle fut brûlante (12). La vie de Colette Peignot
croisa celle d'autres hommes, qui pour d'autres raisons est-ce le hasard ,
par l’amour transite une histoire littéraire parallèle, considérable souvent
— sont entrés dans ce récit et lui appartiennent de plein droit (13). Parmi
ces hommes, il y eut Jean Bernier qu’elle aima d'un amour passionne, et
vraisemblablement bref, amour qu’il fut sans doute trop lucide pour tout
à fait partager. Pour lui elle se tira une balle au cœur qui n atteignit pas
son but mais la laissa un peu plus angoissée par la mort ; i y eut aussi
Boris Pilniak qu'elle connut à Moscou puis revit a Pans, en 1930. Le peu
qu’on sache de cette liaison laisse le sentiment d’un échec supplémentaire ,
ü v eut enfin Bons Souvanne qui, à en juger par la haine (14) que
cinquante ans plus tard il témoigna à Bataille (vingt ans apres que celui-
ci mourut), l’aima, à sa façon, (Bataille dit : d’un pere davantage que
d'un amant) d'un amour passionné.
Souvarine dissimule mal avoir été avec Colette Peignot comme un
homme sain est avec une malade, qui lui aurait ete une « charge d ame »
qu’il aurait dû - c’était, dit-il, le plus difficile - protéger a son insu,
une malade en proie à des démons qui lui étaient a lui etrangers, sinon
mdifflents • << en l'espèce, n. le ciel, ni l’enfer ne font vibrer en moi la
moindre corde sensible ». A ses yeux « le pessimisme extreme » de Cdette
n'était-il oas maladif ? Maladive sa fascination de la mort . Et dement
sans* doute ou suicidai* „ 5)) le choix de «ata^ fa,, par d e pour le
remnlacer lui le moins « sam », le moins près de ce qu auprès O eue
avait attentionnément été?. Faut-il imaginer qu’elle vit en Bataille un
hybride de Boris Souvarine (lui aussi est un militant politique . entre .
Criüaue sociale et Contre-Attaque) et d’Edouard Trautner, ce medecin
écrivain avec lequel elle vécut à Berlin une vie désordonnée ma,s brulant^’
qui la traita cruellement, lui fit porter des colliers de chienne et la ba
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GEORGES BATAILLE,
(Trautner, selon Bataille, était aussi scatologue) (16) ? Il pouvait être aussi
peu et aussi bien l'un que l’autre.
Toujours est-il qu'elle alla au devant de Bataille avec l’orgueil et
l'intransigeance qui étaient les siens tout en lui prêtant des possibilités
auxquelles il ne répondit un temps que pour les repousser ensuite. Bataille
continua de vivre ses propres dérèglements, de les vivre jusqu'à l’angoisse
(c'est l’évidence qu’elle ne participa pas à tous, tant s’en faut) ; jusqu’aux
point qu’ils furent insupportables et qu’ils détruisirent, non pas leur
amour, mais l’absolu sous les auspices duquel elle l’avait naïvement placé.
Et c’est ce qui fascine. Ce que d’eux on retiendra à la différence de tous
les autres : leur amour n’eut rien de « romantique », rien qui « métamor¬
phose » ou « réconcilie ». Rien qui mette plus haut que tout l’amour et
lui donne sens et salut. Rien de moins surréaliste, aussi ; ni unicité (au
sens où Breton en faisait un impératif), ni merveilleux (au sens où le
surréalisme en fit sa poésie amoureuse), ni dévotion d’aucune sorte. On
peut même aller jusqu’à dire que le bonheur fut exclu du souci qu’eut
Bataille de cet amour (le bonheur était une notion trop faible pour qu’il
l’intéressât jamais). Au contraire, il aviva les déchirures de chacun,
dussent-elles être payées au prix le plus grand. Et de fait cet amour
ressemble à une descente à deux dans le fond des mondes ; l'angoisse en
est la clé.
Le courage de Colette Peignot fut de répondre à tout cela. Il ne fait
pas de doute que tout la portait à rencontrer Georges Bataille. Si elle
n’est pas comme on l’a prétendu jusqu'au ridicule la matrice de toutes
les héroïnes batailliennes, elle est la seule qui pût en-être une, vivante, la
seule qui ne s’effrayât pas de ce que Bataille, aveuglément, mettait en
jeu (17). Par deux aspects d’eux-mêmes, encore qu’inéquitablement ré¬
partis, le ciel et l’enfer, ils étaient d’avance liés. A cette nuance près que
tout chez elle la portait à aller chercher le ciel jusque dans l’enfer (ce fut
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LA MORT A L'ŒUVRE
(18) . Bataille s’est plaint de ce qu’elle aurait payé un détective pour le faire
suivre. Vrai ou faux, ce détail dit mieux que toutes les légendes des idéalistes
quelle fut l’admirable vérité de leur amour : la vérité de ceux qui en savent
d’avance et l’impossible et la bassesse.
(19) . Lettre de Colette Peignot à Georges Bataille publiée dans Cahiers
Bataille n 2.
(20) . Laure. Op. cit. 319.
(21) . Les dieux des Aztèques, cf. « L’Amérique disparue » OC 1, 152.
(22) . Michel Leiris. Fourbis, 239. Gallimard.
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
1915). Le quatrième de ses oncles Robert, était quant à lui décédé avant
la guerre, le 15 juin 1913. C’est, en quatre ans, de cinq hommes que les
femmes Peignot se sont trouvées porter le deuil : les cinq garçons nés du
mariage de Gustave Peignot et de Marie Laporte. Ne restaient donc
vivantes, outre la mère de Colette, que ses tantes Jane et Julia (une
troisième tante était morte enfant) ; et sa grand-mère, Marie Peignot, née
Laporte, femme pieuse et bourgeoise qui paraît avoir régenté la vie de ce
qui resta de cette famille. Un charnier, autour duquel s’agitèrent des
femmes vêtues de noir, plus que jamais hères — et élues — du sacrifice
fait à la patrie... (28). La mort, Colette y pensa de nouveau obstinément,
à en croire Souvarine, après que pour Bernier elle eut tenté de se la
donner. Cette mort qu’aucune femme mieux qu’elle, ni plus violemment,
ne lia à l’érotisme le plus repoussant et le plus désirable est celle-là même
qui fascinait Bataille (on a vu qu’il n’avait pas attendu de rencontrer
Colette Peignot pour être fasciné par la mort), lui qui enjoignait qu’on
la vive jusqu'à la jouer tous les jours aux dés de l’amour : cette mort sent
le bordel comme l’amour l’abattoir.
Au sujet de cette mort, sorte de promesse tenue par Colette Peignot
(elle mourut à 35 ans dans le lit de Bataille) avec laquelle, elle morte, lui
va pouvoir pousser plus loin, avide, émerveillé, l’écriture angoissée, plus
loin le jeu, profondément ils seront d’accord pour en faire la seule limite
possible de leur amour (d’aucune façon une limite réparatrice, comparable
à celle d’Iseult et de Tristan ; proche davantage, s’il lui fallait absolument
une référence, à celle de Heathclifif et Cathy dans Les Hauts de Hurlevent,
livre qu’admirait Bataille), une mort pour elle-même et rien d'autre que
la terre se refermant dessus ; pour ce qui fait qu’à leurs yeux elle était
sacrée et qu’est sacré qui ose chaque instant la tenter. Colette Peignot et
Georges Bataille furent en ce sens-là des amants sacrés : ils dirent de
l’amour l’horreur au moins autant que la beauté.
(28). Et un abbé plus assidu aux charmes de la jeune fille qu’à ceux de la
dévotion.
LA FOUDRE ET LES PRÉSAGES
(1). Il est plus vraisemblable qu’il soit allé les y rechercher : le même journal
indiquant, sans autre précision, une absence de Paris des 18 au 24 octobre, absence
coïncidant avec le retour de Sylvia à cette date.
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
Cette année 1934 n’est pas seulement transitoire, elle est capitale.
Tout ce qu’on a ici allusivement évoqué, la rue tour à tour livrée aux
ligues puis au peuple de gauche, la menace chaque jour plus pesante et
pressante du fascisme gagnant Vienne après qu’elle eut fait couler le sang
à Paris, la maladie alourdissant l’écho qu’en reçoit Bataille, malade,
depuis la chambre qu’il doit garder, les femmes les unes après les autres
prises et laissées (depuis sa femme dont il se sépare jusqu'à Colette Peignot
dont on a trop vite prétendu qu’elle changea tout), les courts séjours à
l’étranger, en Italie, à Stresa (une sorte de séjour illuminant et nietzschéen),
un séjour de convalescent, à Rome où le fascisme est déjà là qui s’affiche
dans son faste de révolution tout entière dévolue aux forces de la puissance
et de la mort, à Innsbrück ensuite (le hasard pouvait-il faire davantage,
ou mieux ?) les jours mêmes où le Chancelier Dolfuss fut assassiné à
Vienne, tout cela fait de 1934 une année capitale.
Bataille est un « dieu », tour à tour malade, grisé, rhumatisant, se
tramant d’hôtel en hôtel, et fou, du vin noir d’Italie, de cette femme plus
qu’aucune autre intraitable et pure dont le sillage fait à cette Europe
chaque jour un peu plus brune une traînée qu’émerveillé, avide, il suit
comme un signe du deuil annoncé (la guerre de Troie aura bien lieu) et
de la convulsion, repoussante et désirable, où celui-ci jettera. Bataille est
cet homme-là dont Le bleu du ciel va se faire l’écho fidèle et absolument
déconcerté, réel autant que fictif, empruntant à la vie les signes caracté¬
ristiques de sa plus stricte vérité, et au désir l'effet de ses glissements les
moins contrôlables. Le bleu du ciel, écrit début 1935, pousse cet à vau-
l’eau jusque dans les derniers retranchements de son insaisissable logique.
Il faut prêter attention à ce que Bataille en dira lui-même, le jour où il
décidera de l’éditer, longtemps, très longtemps après qu’il l’écrivit, en
1957 : Le bleu du ciel décrit un personnage « qui se dépense jusqu’à
toucher la mort à force de beuveries, de nuits blanches et de couche-
ries » (1). Cela sans doute est réel. Mais on a beaucoup trop imprudemment
prétendu que Le bleu du ciel est tout entier réel. Ce n’est pas, loin de là,
le cas. C’est un récit, et comme tel il doit être lu : c’est-à-dire que rien
n’autorise d’y voir autre chose que ce pourquoi son auteur le donne à
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LA MORT A L'ŒUVRE
lire. Le fait est, certes, que ce récit est scandaleux, et scandaleux d’autant
plus qu’il n’est pas qu’imaginaire ; que, savamment enchâssés, intriqués
dans sa trame, surgissent ça et là nombre de détails concernant des faits
et des personnages dont les lecteurs les plus avisés ont cru pouvoir tirer
leçon.
Troppmann est à Londres, entre bouge et hôtel de luxe, avec une
jeune femme belle plus qu’aucune autre, et indécente jusqu’à la sainteté.
C’est avec elle que commence le récit, cuisses nues et rideau sale à la
bouche pour ne pas hurler... entre des rats. C'est avec elle qu’il continue
sous l’œil répugné d'un liftier à tête de fossoyeur et d’une chambrière
écœurée et tremblante. Cette jeune femme « écarlate et tordue sur sa
chaise comme un porc sous un couteau », saoule, produisant sous elle le
bruit de ses « entrailles relâchées » s’appelle Dirty (diminutif de Dorothéa).
Elle est dans son indécence d’une candeur qui prosterne. Troppmann,
que tant d’indécente candeur rend impuissant, se jetterait volontiers à ses
pieds : Dirty, à l’évidence, est la sainte du Bleu du ciel ; son premier et
central personnage. Nous ne le retrouverons pourtant que tard dans le
récit ; il en est l’impossible assomption.
Un deuxième personnage apparaît, une deuxième jeune femme, sorte
de double négatif, noire, sale (« vierge sale », « rat immonde »), aucune¬
ment moins fascinante : Lazare. Le nom de Lazare, même appliqué à une
femme, pourrait évoquer la résurrection et sa liesse... Il évoque davantage
avec Bataille le long séjour parmi les morts, le teint olivâtre et glaireux...
Le passage à l’enfer. Lazare est l’autre monde de Bataille, ou, c’est selon,
l’autre versant du même monde qui fut le sien en 1934 : celui de la
politique. On apprend aussitôt que Lazare est communiste, communiste
oppositionnelle, qu elle rêve de révolution avec la même ferveur qu ont
les Chrétiens à annoncer la Parole. Avec elle le monde n’a plus de chair
(sinon une chair grise) : il n’est plus qu’une idée... une idée de salut (on
a vu combien Bataille hait tout salut). C’est à elle pourtant que Troppmann
choisira de dire tout, auprès d’elle qu’il poussera le plus loin possible
l’impossible confession, à elle, qu’il sait ne pouvoir rien y entendre, qu’il
dira à quelle honte peut atteindre le désir, en l’occurrence le sien. S’il est
impuissant, c’est que Dirty est trop pure. Et si elle est trop pure, c est
qu’elle est perdue de débauche. Sera-ce suffisant ? Non. Pure ou débauchée,
elle n’atteint cependant pas à ce qui seul le dresse vivant dans le lit d’une
femme : elle n’est pas assez la mort. C’est ici que surgit par deux fois,
une fois fait à Lazare, une seconde à une autre (Xénie), le récit de
l’indécent, de l’obscène hommage rendu à sa mère morte (nous avons vu
quel récit, vrai ou imaginaire, Bataille en fit, à l’occasion de la mort de
sa mère, en 1930).
Entre cette vieille femme que son cadavre saisit, son épouse absente
(car Troppmann est marié ; il a même deux enfants) dont la résignation
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GEORGES BATAILLE,
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LA MO K! A I. (LU y/</.
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GEORGES BATAILLE,
(10) . Tout fuit : « Il y avait maintenant une fuite dans ma tête, tout ce que
je pensais me fuyait [...] même cette comédie m’échappait [...] j’étais dans l’hébé¬
tude. J’avais le sentiment d’avoir oublié quelque chose — que j’aurais su l’instant
d’avant, qu’absolument j’aurais dû retrouver », etc.
(11) . C’est moi qui souligne.
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(12) . A cette réserve près que le 1er novembre 1934 est un jeudi et non un
dimanche comme indiqué dans Le bleu du ciel.
(13) . Michel Leiris et Jean Piel n’en ont pas fait mystère. Il semble qu’aucun
des lecteurs de l’époque (il est vrai qu’ils furent peu nombreux) n’en ait douté.
Même Simone Pétrement, biographe de Simone Weil, ne s’insurge pas contre
cette hypothèse déplaisante.
(14) . OC III, 460. Ibid.
(15) . Simone Pétrement met l’accent sur cet aspect de la personnalité de
Simone Weil qui consistait à susciter les confidences, jusqu’à la curiosité même.
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LA MORT A L'ŒUVRE
(18) . Critique, n° 40, 793. Septembre 1949. Il n’est pas impossible qu’entre
dans ce portrait un intérêt rétrospectif pour l’œuvre que Simone Weil commença
d’écrire après qu’ils se perdirent de vue. Plus d’une ligne de La pesanteur et la
grâce (publié en 1948) étaient de nature à intéresser le mystique noir qu’au même
moment Bataille était devenu. Ainsi, entre autres, celles-ci : « Il y a un point de
malheur où l’on n’est plus capable de supporter ni qu’il continue, ni d’en être
délivré. » « Il faut être mort pour voir les choses nues. »
(19) . Dût en souffrir la légende alimentée par son plus admiratif commen¬
tateur, Jérôme Peignot. Mais il n’est pas le seul. Claudine Brécourt-Villars (Ecrire
d’amour) ne la voit pas seulement présente dans Le bleu du ciel mais encore dans
Histoire de l’œil, publié trois ans avant que Bataille rencontre Colette Peignot
pour la première fois, et six ans avant qu’ils se lient vraiment.
(20) . Curieusement Edith est le prénom de l’épouse de Troppmann dans le
récit. Elle n’a cependant rien à voir avec Sylvia Bataille.
(21) . Un des « plus atroces » et des « plus suffocants » dit Francis Marmande.
Sur Le bleu du ciel il faut lire son bel essai L’indifférence des ruines, Editions
Parenthèses, 1985. Marguerite Duras est frappée, elle, par cette écriture « contre
le langage ». « Il invente, dit-elle, comment ne pas écrire tout en écrivant. »
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GEORGES BATAILLE,
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GEORGES BATAILLE,
oublier les insultes échangées cinq ans plus tôt... Nous sommes en
septembre 1935. Le premier manifeste, le manifeste inaugural, porte à la
date du 7 octobre treize signatures (3). Ce manifeste fut inséré dans le
texte Position politique du surréalisme publié à ce moment ,par Breton.
Ceci est notable : Contre-Attaque, dont il ne fait pas de doute pour
Dubief (pour Leiris non plus) que c’est Bataille qui en fut l’instigateur,
fut porté sur les fonds baptismaux sous les présages d’une publication
surréaliste de pure obédience. Avant même qu’il vécût, les conditions de
sa prochaine déchirure étaient réunies.
Contre-Attaque, comme tout ce qu’entreprit Bataille, consiste en un
rassemblement hétéroclite. On y trouvait les plus importants des surréa¬
listes, on serait tenté de dire la vieille-garde, Breton, Eluard et Péret
(Aragon n’en fait bien sûr pas partie ; il a entre-temps adhéré au parti
communiste) ; on y trouvait des batailliens, pour autant que le mot ait
alors un sens et qu’il ne serve pas qu'à qualifier les laissés pour compte
des organisations existantes (on serait plus justifié de dire ceux qui, parmi
les anciens souvariniens, suivirent Bataille lors de la dissolution du Cercle
Communiste démocratique ; en tout état de cause, ceux-ci en firent
presque tous partie) ; on y trouvait enfin des indépendants comme le plus
important d’entre eux, Maurice Heine, admiré des uns et des autres, par
Sade proche davantage peut-être de Bataille que de Breton sans que cette
proximité lui donnât jamais les moyens de le soutenir réellement, ni même
(on verra que ç’aurait été utile) de jouer entre eux les conciliateurs.
Arrêtons-nous un instant à la formation de ce qu’il faudra bien convenir
d’appeler le groupe Bataille ; il n’est pas négligeable en nombre, et
quelques-uns resteront ses amis ; c'est le cas de René Chenon, Henri
Dubief, Pierre Klossowski (qu’il a connu en 1933) et Dora Maar (sa belle
maîtresse fin 1933, début 1934, rencontrée dans le groupe Masses dont
elle faisait aussi partie)... D'autres, qui sont moins connus : Pierre Aimery,
Jacques Chavy, Jean Dautry, Pierre Dugan et Frédéric Legendre (4).
Les réunions suivantes eurent lieu au café de la Mairie, place Saint-
Sulpice. C’est là que se réunissaient les deux groupes géographiquement
partagés entre rive droite et rive gauche sous les deux noms, emblématiques
(3) . Henri Dubief dit quinze ; je n’en ai pourtant retrouvé que treize : Pierre
Aimery, Georges Ambrosino, Georges Bataille, Roger Blin, Jacques-André
Boiffard, André Breton, Claude Cahun, Jacques Chavy, Jean Delmas, Paul Eluard,
Maurice Heine, Pierre Klossowski et Benjamin Péret. Il ne paraît pas que Roger
Blin, proche ami d’Artaud et membre du groupe Octobre, fît davantage que
brièvement passer dans Contre-Attaque. Henri Dubief évalue à 50 au moins, 70,
au plus le nombre des membres de Contre-Attaque.
(4) . On notera que Michel Leiris ne fit pas partie de Contre-Attaque. Il
trouvait le projet au mieux utopique, au pire « canularesque ».
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LA MORT A L'ŒUVRE
(5) . OC I, 384.
(6) . OC I, 389.
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GEORGES BATAILLE,
mieux que lui « n’a enseigné autant à quiconque sur le fascisme » (7)) est
aussi plus qu'aucun autre convaincu de ce qui fait sa force. Pour cette
raison qu’il est la seule révolution qui ait destitué une démocratie ; pour
cette autre qu’il fournit en mythes collectifs des peuples désorientés et
avides de foi. Par là au moins, il affiche une incontestable supériorité sur
tous les mouvements ouvriers dont on sait qu’à l'époque deux d’entre
eux ont été incompréhensiblement défaits : en Allemagne et en Autriche
(il ne faut pas oublier que Contre-Attaque précède la victoire du Front
Populaire et qu’en 1935 ce sont plus souvent les ligues du colonel de la
Roque que les partis ouvriers qui témoignent de leur force). Bataille y
voyait une raison supplémentaire de ne pas croire en la capacité du
mouvement prolétarien de se sortir de la situation qui lui était faite, et
moins encore de celle qui lui semblait promise — le fascisme — par les
seuls moyens de la démocratie et du parlementarisme. Dubief le dit sans
détour : Bataille est persuadé de « la perversité intrinsèque » du fascisme,
mais force lui est de reconnaître sa supériorité. Il convenait donc que les
mythes suscités par le fascisme, Contre-Attaque les remplaçât par d’autres :
« Nous entendons à notre tour nous servir des armes créées par le fascisme
qui a su utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation
affective et au fanatisme... ». Mais cette exaltation, ce fanatisme, à la
différence du fascisme, doivent être mis au service de l’intérêt universel
des hommes. Il n’est plus question qu’un seul capte, à son seul profit,
dans un seul pays, un mouvement de désorientation suscité jusque parmi
les plus humbles (8). La révolution des plus humbles, des esclaves doit
essentiellement bénéficier aux humbles, aux esclaves. Seuls producteurs,
la production appartiendra à eux seuls.
Contre-Attaque a plus d’une autre singularité notable. Le premier,
il pose des problèmes symptomatiquement absents de toute idéologie
révolutionnaire, prude sinon pudibonde ; en cela Bataille entraîne dans
son sillage, dans le sillage aussi de Maurice Heine et de Pierre Klossowski,
André Breton et les siens plus loin que le surréalisme n'était peut-être
prêt d’aller. La révolution sera aussi une révolution morale, ce qu’il faut
entendre ainsi : la révolution sera aussi une révolution des mœurs. C’est
ainsi que Contre-Attaque inscrit à son programme rien moins, pêle-mêle,
que l’affranchissement des enfants de la tutelle éducative parentale
(bourgeoise et capitaliste), la libre expression des pulsions sexuelles (y
(7) . Art. cit. Il ajoute qu’il approfondissait auprès des membres de l’orga¬
nisation — des surréalistes aussi — « les analyses publiées dans les trois derniers
fascicules de La Critique sociale qui sont encore aujourd'hui [aujourd'hui : l'article
est de 1970] les meilleures études sur ces questions ».
(8) . On retrouve en effet ici la critique entreprise dans l’article « Structure
psychologique du fascisme ».
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LA MORT A L'ŒUVRE
(9) . On se rappelle le mouvement Oui que, onze ans plus tôt, en 1924,
Bataille voulait créer en opposition à Dada. On se souvient aussi que Breton
haïssait Nietzsche.
(10) . Il est regrettable que nous n’ayons pas connaissance de leurs interven¬
tions.
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LA MORT A L'ŒUVRE
définitive dans ce groupe le seul qui disposât d'un ascendant reconnu par
tous était Maurice Heine. Lui seul aurait pu concilier l’inconciliable ; du
moins maintenir à flots le fragile équilibre créé de toutes pièces par
Bataille et consenti par Breton. Las, malade, Maurice Heine ne put le
faire. Contre-Attaque fut dissous.
Les surréalistes le firent aussitôt savoir, par voie de presse comme il
se doit. Le « surfascisme souvarinien » fut mis en accusation par eux, et
cela nécessite une explication. Souvarine ne fit à aucun moment et
d’aucune façon partie de Contre-Attaque (qui plus est, il était respecté
des surréalistes). Ceux que par commodité, au risque que la confusion
s'installât, les surréalistes qualifièrent de souvariniens étaient les membres
de l'ancien Cercle Communiste démocratique partis avec Bataille au
moment de sa dissolution. En substance donc, par un curieux et ironique
déplacement (ironique d'autant plus que pour de tout autres motifs, privés
ceux-ci, Souvarine ne pouvait manquer de nourrir vis-à-vis de Bataille
les griefs les plus divers), c’est le groupe bataillien qui fut qualifié de
souvarinien par les surréalistes. Quant au « surfascisme », il s’agit d’en¬
tendre le mot ainsi qu’il a été, on ne peut plus maladroitement, créé par
Jean Dautry : au sens de fascisme surmonté (tout du moins, est-ce ainsi
que Dubief l’explique — et l’excuse ?). Qu’il y eût toutefois ambiguïté,
que de l’angoisse au vertige il y eût, pour d’aucuns, passage, Dubief le
reconnaît aussi, ajoutant même qu’ambiguïté et vertige étaient inévitables.
Faut-il en accuser Bataille ? Ce qu'il a jusqu’à ce jour contrôlé, d’autres,
moins aguerris, moins que lui rompus aux dépressions par lui mises en
jeu, le contrôlèrent-ils moins bien ? Il est trop tôt pour répondre. Le fait
est que Bataille (mais Breton et les surréalistes aussi) contresigna un tract
pour le moins imprudent, rédigé par Dautry (« Sous le feu des canons
français ») où l’on pouvait lire sans équivoque possible : « Nous sommes
contre les chiffons de papier, contre la prose d'esclave des chancelleries [...]
Nous leur préférons en tout état de cause la brutalité anti-diplomatique
de Hitler, plus pacifique en fait que l’excitation baveuse des diplomates
et des politiciens. »
On peut s’étonner : Bataille est loin de pouvoir faire sienne pareille
déclaration. Il n’a rien écrit qui autorise de l’en soupçonner, rien qui
permette de penser que sa haine de la bourgeoisie parlementaire, bour¬
geoise et cléricale fût telle qu’il leur préférât la sauvagerie sans mesure
du national-socialisme. Rien et pourtant...
Un commentaire immédiat s’impose : Bataille n’est pas seulement
l’un des tout premiers qui a dénoncé le fascisme mais encore celui qui
entreprit, avant qu’aucun autre ne le fît, de le penser. Une pensée si
élaborée (encore qu’aucun livre ne l’ait tout entière développée) qu’elle
fit modèle aux yeux de beaucoup et instruisit (et alerta) comme aucune.
A quoi donc alors attribuer un pareil glissement ? On ne peut pas a priori
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(9). Le surréalisme en 1947, p. 65. Il n’est pas sans intérêt que Sartre ait
recopié ces quelques lignes dans son Cahier de notes (1947), sorte de laboratoire
de la Morale qui devait venir en prolongement de l'Etre et le Néant. Intéressant
car les deux premiers détracteurs de Bataille, Breton et Sartre, lui donnèrent aux
lendemains de la guerre acte d'une pensée que, avant ou après, sujets à une
humeur moins sombre, ils récusèrent (cf. Obliques, Sartre. n° 18-19, p. 255).
DE CONTRE-ATTAQUE A ACEPHALE :
ANDRÉ MASSON
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GEORGES BATAILLE,
d’ailleurs pas au pamphlet Un cadavre) (3). Cette crise passée (elle fut
cependant plus longue pour lui) il renoua avec Breton — l’insolite veut
que ce fût par l’entremise de Bataille — et collabora de nouveau avec
lui. Et chose rare, dit-il, il parvint à retrouver ce qu’il qualifie être une
« activité surréaliste orthodoxe » (mais, s’empresse-t-il d'ajouter, l’ortho¬
doxie s’était à ce moment sensiblement relâchée) et à « être très près de
Bataille ». Masson, davantage que Leiris, fait le pont entre « les surréalistes
de stricte obédience » et leur plus constant détracteur (4). Son importance
est donc considérable.
Considérable d’autant plus qu’à chacun des premiers pas de Bataille,
nous l’avons retrouvé. C’est lui, nous le savons, qui, anonymement, a
illustré Histoire de l’œil en 1928 (5). C’est lui qui, en 1931, a illustré L’abus
solaire. C’est chez lui, à Tossa de Mar, en Espagne, que Bataille a fini
d’écrire Le bleu du ciel (s’il ne l’y a pas écrit tout entier). C’est avec lui
qu’en 1936 il publia un petit livre intitulé Sacrifices (la publication de ce
très court livre n’alla pas sans problèmes comme en témoigne l’abondante
correspondance échangée par les deux hommes, entre Tossa et Paris.
Prévu pour juin 1933 aux Editions Jeanne Bûcher, en accompagnement
d’une exposition de dessins, études et eaux-fortes de Masson à la Galerie
du même nom, il ne parut que trois ans plus tard, aux Editions GLM
après qu’il eut été durablement question qu’il parût, grâce à André
Malraux, à la NRF). C’est à André Masson que Bataille pensa emprunter
le titre — Les présages — d’un livre dont, en définitive, nous ne savons
pas quel il était (Le bleu du ciel ? je l’ai dit : nous l’ignorons) (6). C’est
avec lui encore que Bataille eut le projet de créer en 1933 une revue
réunissant les dissidents surréalistes, un projet si intimement commun à
l’un et l’autre que Masson ne sait plus aujourd'hui qui de lui ou de
Bataille eut l’idée du titre, Minotaure (d’autres, en hommage au film de
Luis Bunuel, auraient préféré intituler cette revue L’âge d’or), titre
aujourd’hui connu pour avoir été celui d’une luxueuse et orthodoxe revue
surréaliste, à laquelle Masson et Bataille ont quelquefois collaboré après
qu’ils en eurent été lestement désappropriés (7).
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Mais là ne s’arrête pas ce qui les unit : les deux hommes eurent en
commun le goût de Nietzsche et Dostoïevski (ce qui, on l’a vu, les
distinguait ensemble du surréalisme). Ils eurent le goût de la Grèce, de la
Grèce tragique des mythes, le goût des divinités, Dionysos, Mithra,
Thésée, Orphée, Ariane, le goût de l’érotisme grave et transgressif, le
goût de Sade. Les deux hommes eurent aussi en commun, on ne peut pas
le négliger, un étroit lien familial. Epousant Rose Maklès, sœur de Sylvia
Bataille, Masson devint l’oncle — attentif — de la hile de Bataille,
Laurence. Il s’occupa d'elle à plusieurs reprises, notamment à Tossa où
elle séjourna durablement de 1934 à 1936, séjours qui correspondent à la
séparation de ses parents. Une chose cependant les différencia, une chose
sur laquelle ils furent longs à s’accorder, c’est l’action politique. De
Documents comme de La Critique sociale, Masson fut absent. De Contre-
Attaque aussi. Les raisons de circonstances ne suffisent pas à 1 expliquer :
elles sont autrement essentielles. Masson, aussi loin que nous remontions,
s’est montré hostile à tout engagement à caractère marxiste. Breton —
c’est le motif de la première exclusion — l’accusa joliment
d’« abstentionisme social » ; joliment ou non, il ne l’en congédia pas
moins. Les mêmes raisons l’éloignèrent de Bataille, aussi longtemps que
celui-ci ht allégeance à la révolution communiste, fût-elle oppositionnelle.
Quand Bataille (avec Breton) s’engagea dans Contre-Attaque, il en
tint scrupuleusement informé son ami absent de Paris (Masson était à
Tossa de Mar depuis 1934). A ses lettres, celui-ci répondit dans un style
et selon des principes qui ne durent pas étonner Bataille mais qui méritent
toutefois que nous nous y arrêtions. Deux lettres datées des 6 octobre et
8 novembre 1935 répondirent à ce qu’on peut supposer avoir été l’envoi
par Bataille du tract déclaratif de Contre-Attaque. Deux lettres qui
constituent deux réponses on ne peut plus claires. Le 6 octobre : « Je crois
que se réclamer si peu que ce soit du marxisme est une erreur [... C est]
se réclamer d’un échec... ». Le 8 novembre, Masson est plus précis encore
(s’il ne l’avait pas déjà été) : « Je suis sûr que tout ce qui reposera sur le
marxisme sera sordide parce que cette doctrine repose sur une idée fausse
de l’homme. » L’incapacité du marxisme d’être autre qu’utilitaire et
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GEORGES BATAILLE,
monde, trop tard pour empêcher qu’il courre à la guerre. Mais il est
temps encore de lui dire Oui, sans réserve, temps de consentir à ce qu'il
est, quelqu’il doive devenir. Temps surtout pour l’aimer, devrait-on en
être bouleversé, faudrait-il le payer d’en mourir. Tout autre amour, tout
autre accord qu’assortiraient telle ou telle réserve, telle ou telle condition,
auraient le caractère de l’intérêt et de l’obligation. Si à aimer il y a, c’est
jusqu’à l’extase ; stricto sensu, à en perdre la tête.
L’enjeu de cette guerre entreprise est l’être ; et l’enjeu de l’être est
cette guerre. A la différence de tout ce qu’a jusqu’ici écrit Bataille de
politique, ce manifeste les réconcilie. Cet être et cette guerre sont
l’innocence. Une innocence telle qu’ils sont aussi le crime. Un homme
étêté (Acéphale est l’homme qui si profondément méprise l’esprit et la
raison que volontiers il se représente soustrait à leur double empire), livré
aux libres jeux de sa passion d’être au monde, n’a plus ni Dieu ni raison ;
il n’est plus tout à fait un homme ; il n’est pas tout à fait un Dieu ; peut-
être est-il davantage que tous, l’un et l’autre. Sûrement est-il plus que
tout autre moi, un monstre hybride, un monstre heureux.
A Tossa de Mar, à quelques jours de la victoire du Front Populaire
espagnol (le deuxième tour des législatives eut lieu le 5 mai) Bataille et
Masson donnèrent naissance à cet homme (on ne manqua pas de dire
qu’il est archaïque) échappé de sa tête comme le condamné de sa prison.
Bataille le décrit ; Masson le dessine. Sur ce qu’écrit Bataille on a vu
quelle influence fut celle de Masson. Sur ce que Masson dessine on sent,
à tout le moins on devine, comment Bataille intervint. Il fait peu de
doute, en effet, que la tête sectionnée se retrouvant'sous la forme d’un
crâne en la place exacte du sexe, c’est à Bataille qu’on le doit : Histoire
de l’œil et Le bleu du ciel n’ont pas autrement dit que l’érotisme n’a de
sens que celui que lui donne la mort ; qu’il en a le sens obsédant.
Le premier numéro d'Acéphale n’eut que quatre pages. Pierre
Klossowski a ajouté un texte, consacré à Sade, à ceux de Bataille et aux
dessins de Masson. Sade sera d’ailleurs avec Nietzsche deux des figures
emblématiques d'Acéphale (d’une certaine façon, elles l’étaient aussi de
Contre-Attaque, quoique s’y ajoutait celle de Fourrier) ; deux des figures
dominantes, avec celles de Kierkegaard, de Don Juan et de Dionysos.
Le premier numéro parut presque aussitôt le retour de Bataille à
Paris : le 24 juin 1936. Le 31 juillet, celui-ci convoqua au 80 de la rue de
Rivoli, au sous-sol du café « A la bonne étoile », ses collaborateurs
éventuels à une réunion de préparation du deuxième numéro. Je dis
éventuels car on ignore quels étaient exactement ceux-ci. Seuls Pierre
Klossowski, Roger Caillois, Jules Monnerot et Jean Wahl participèrent
nommément à la revue. On peut donc supposer qu’ils firent partie de
cette réunion préparatoire (Masson en aurait été nécessairement absent,
séjournant en Espagne). Durent se joindre à eux, Jean Rollin qui signa
242
LA MORT A L’ŒUVRE
243
GEORGES BATAILLE.
(2) Pré-nazi serait plus exact. L’amalgame nazisme-fascisme n’est pas récent ;
il est de toute évidence antérieur à la guerre. C'est de l’accusation de « fascisme »
que Bataille entreprend de « blanchir » Nietzsche ; pas de celle de « nazisme ».
Par commodité, j'emploierai le même mot.
(3) Un exemple parmi d’autres, et celui-ci n'est aucunement mal intentionné :
« De 1937 à 1946 (...) il ne publie plus aucun texte politique» Marc Richir. La
fin de l'histoire. Notes préliminaires sur la pensée politique de Georges Bataille.
Textures n” 6, 1970.
244
LA MORT A L'ŒUVRE
nous puissions être tout à fait sûrs, c’est que Bataille, contre la droite
majoritairement (et odieusement) antisémite, et contre la gauche qui ne
l'était parfois pas moins (elle l’était toutefois moins ouvertement et elle
n'en faisait pas une clause politique) redit l'honneur de Nietzsche de
s’être par avance débarrassé de la farce des races. Bataille le cite
éloquemment dans son texte : « Ne fréquenter personne qui soit impliqué
dans cette fumisterie effrontée des races » (cette citation prend ici l’allure
d'une injonction tranchante) et : « Mais enfin, que croyez-vous que
j’éprouve lorsque le nom de Zarathoustra sort de la bouche des antisé¬
mites ! ». Quelque dégoût qu'éprouve Nietzsche, Bataille ne l’éprouva pas
moins ; c’est si bien l'évidence, que l’un des seuls rites auxquels nous
sachions que la société secrète d'Acéphale ait obéi consistait à refuser la
main aux antisémites (par avance, une sorte d’étoile jaune retournée dont
la honte frapperait les antisémites ! Un rite simple et pourtant parmi les
plus significativement symboliques).
Il n’y a pas que par le refus de l’antisémistisme que Nietzsche se
distingue sans recours des fascistes. Toute sa pensée, a priori, exclut qu'on
pût la réduire à cet infâmant emploi : « Fascisme et Nietzschéisme
s’excluent, s’excluent même avec violence dès que l’un et l’autre sont
considérés dans leur totalité : d’un côté la vie s’enchaîne et se stabilise
dans une servitude sans fin, de l’autre souffle non seulement l’air libre,
mais un vent de bourrasque ; d'un côté, le charme de la culture humaine
est brisé pour laisser la place à la force vulgaire ; de l’autre, la force et
la violence sont vouées tragiquement à ce charme (4). » A ce moment, la
déclaration de Bataille la plus importante est peut-être celle-ci. A ce
moment, convient-il de préciser, car sa pensée diffère assez sensiblement
de celle exprimée dans La Critique sociale. La raison en est qu'en 1933-
34, sa critique du fascisme n’est que peu, sinon du tout, nietzschéenne.
En 1937, c’est, paradoxalement au moyen de Nietzsche qu’il continue
cette critique. Certes il met en jeu, après Nietzsche et à l’instar de
Nietzsche, des forces et des violences, mais en aucune manière elles ne
peuvent être celles qui légitiment la servitude. Nietzsche (Bataille) et les
fascistes ont certes ce point commun qu’ils valorisent la force et qu’ils
valorisent la violence, mais ce n’est ni la même force ni la même violence.
Les unes asservissent, les autres libèrent. Les unes aliènent au chef-dieu,
à lui seul et à son seul service. Les autres obéissent au libre jeu des
passions de l’homme au monde, servant sa souveraineté individuelle,
servant son ralliement communautaire (la communauté est ici Acéphale),
et servant sa liberté collective (fût-elle le déchaînement des forces serviles
appelé par Contre-Attaque).
Nietzsche ne répond à l’emploi fasciste des énergies mises en jeu par
(4) Acéphale n° 2, p. 5.
245
GEORGES BATAILLE,
lui qu’au prix d'un travail de faussaire. Faussaires sont les exégètes et
truqués les textes (ainsi Par-delà le bien et le mal). Faussaires les interprètes
et détournée de ses fins sa pensée. Quels sont les responsables de cette
monumentale falsification philosophique ? Bataille les désigne : Élisabeth
Foerster-Nietzsche qui, le 2 novembre 1933, a accueilli Hiltler au
Nietzsche-Archiv et lui a fait impudemment don d’une canne-épée ayant
appartenu au philosophe mort trente-trois ans plus tôt ; Richard Oehler,
cousin de Nietzsche et collaborateur d’Élisabeth au Nietzsche-Archiv.
C’est à lui qu’est dû Nietzsche et l’avenir de l’Allemagne, pieux libelle
dont le propos consiste à rien moins que mettre en lumière l’étroit rapport
unissant le philosophe à l’auteur de Mein Kampf... Alfred Rosenberg,
dont la lecture de Nietzsche même si elle n’est pas la lecture officielle,
n’en traduit pas moins à quelle servitude le national-socialisme est décidé
de réduire le philosophe ; servitude que de plus enragés (Hauer, Bergmann,
Reventlow), accentueront.
Le patient travail des théoriciens fascistes ne consiste à encourager
le déploiement des énergies individuelles que pour les capter au bénéfice
de l’unique à qui elles sont dues : Mussolini, en Italie ; Hitler en Allemagne
(mais Staline en est-il si loin ? on a vu quelles homologies Bataille leur
trouvait) ; voilà les dieux de rechange proposés à l’adoration des masses
agenouillées : « La comédie qui — sous couvert de démocratie — oppose
le césarisme soviétique au césarisme allemand montre quels trafiquages
suffisent à une masse bornée par la misère — à la merci de ceux qui la
flattent bassement » (5). C’est en tout point le contraire d'Acéphale.
Acéphale ne s’enorgueillit pas d'avoir pris politiquement acte de la mort
de Dieu pour se résigner à ce que s’y substituent ses grimaces. Un homme
sans tête est comme un homme qui a quitté Dieu, expulsé de son corps
comme les cochons des possédés par l’Évangéliste. Mais Dieu mort, il
n’y a plus de dieux possibles, plus de chef, plus de roi (c’est le second
des rites connus d'Acéphale que la commémoration place de la Concorde
de la décollation de Louis XVI), plus de Fürher pour qui mourir... Rien
de ce qui s’autorisa par le passé de Dieu, rien qui s’en justifia. Il n’y a
plus de sociétés monocéphales possibles : « La seule société pleine de vie
et de force, la seule société libre est la société bi ou polycéphale qui donne
aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante
mais limitée aux formes les plus riches... Le principe même de la tête est
réduction.à l’unité, réduction du monde à Dieu». Et au cas où ceci ne
serait pas clair (et pas clairement politique) Bataille prend soin d’ajouter :
« La tête, autorité consciente ou Dieu, représente celle des fonctions
serviles qui se donne et se prend elle-même pour une fin, en conséquence
celle qui doit être l’objet de l’aversion la plus vivace. »
246
LA MORT A L'ŒUVRE
(6) La question reste en effet ouverte des effets de ces deux violences, compte
non tenu de leurs fins proclamées. Ouverte aussi celle de l’identité de nature de
la violence ; mais elles dépassent l’une et l’autre le rapport supposé d'Acéphale et
du fascisme. Celui du moins qu il est possible d analyser ici.
(7) Bataille n’a pas manqué de remarquer l’hostilité du fascisme aux dieux
chtoniens, ceux-là même que, depuis L anus solaire et L œil pinéal, il reconnaît
pour siens. , „
(8) Parlant longuement de la pièce de Cervantes, Numance, jouee en fcspagne
dans des églises brûlées (faut-il y voir une réminiscence actualisée de Notre-Dame
247
GEORGES BATAILLE,
une partie d’une toute autre ampleur. En cela Bataille est cohérent. Et il
n’est pas excessif de dire qu'Acéphale, par d’autres moyens et pour d’autres
fins, poursuit le travail entrepris en 1933 avec « La structure psychologique
du fascisme », ainsi que celui qui devait faire suite à cet article (nous
avons vu que tel n’a pas été le cas) dans le livre commencé en 1934 sous
le titre Le fascisme en France. Et si Bataille n’a pas craint d’affirmer que
la plate (et vertueuse) protestation morale est le fait de vieilles dames
édentées, il sait aussi que la révolution sociale qu’il a lui-même appelé de
ses vœux, et dont le Front populaire a pu un instant laisser penser qu’il
serait l’occasion, n’est pas de force à contrevenir à la libre hémorragie
du fascisme sur l’Europe.
Dionysos (le n° 3 d'Acéphale) est l'occasion pour lui de redire
l’essentiel, et l’essentiel, si l’on peut l’exprimer aussi brutalement, est la
mort. La communauté des vivants est celle que soude l’angoissante
promesse faite à chacun et à tous de mourir. Il n’est pas question pour
Bataille que rien d’heureux, rien de lumineux, rien de soleilleux ne soude
les humains. Il ne dissimule pas attendre de la mort d’autrui qu’elle
réveille en chacun l’être (nous avons vu que l'enjeu d'Acéphale est la
guerre et qu’il est aussi l'être).
C’est la mort survenant au milieu des hommes, au milieu des vivants,
qui réveille en eux l’être et les désigne à quoi ils se dérobent : la promesse
faite à chacun, à son tour, de s’anéantir. La mort, à la façon du sacrifice
(l’analyse de la mort sacrificielle appartient à la revue ; le désir de sacrifice
appartient à la société d'Acéphale, je dirai comment) soude les survivants
suspendus au cadavre. Ce que noue la mort, c’est la communauté angoissée
que connaissent ensemble les vivants dans le déchirement de leur sépa¬
ration. Bataille reviendra longuement, par ailleurs, sur cette découverte
fascinée. Qu’il nous suffise ici de comprendre qu’en 1937, dans le numéro 3-
4 d'Acéphale, sous le signe de Dionysos, il explicite sans qu’il soit possible
de commettre aucune confusion, ce qu’est pour lui le tragique religieux :
« Ce qui dans l’existence d’une communauté est (...) en formelle étreinte
avec la mort, est devenue la chose la plus étrangère aux hommes. Personne
ne pense plus que la réalité d’une vie commune — ce qui revient à dire
de l’existence humaine — dépende de la mise en commun des terreurs
nocturnes, et de cette sorte de crispation extatique que répand la mort » (9).
Les vivants ne s’assemblent « qu’à l’angoisse » ; plus grande est celle-ci,
plus fort est en eux l’être, et plus forte leur communauté, une communauté
de Rheims ?) « sans autre décor que les traces de l’incendie, et sans autres acteurs
que des miliciens rouges », Bataille, de nouveau, déporte les centres d'intérêts
politiques. Des miliciens rouges jouant Numance dans des églises incendiées sont
seuls à hauteur des mythes tragiques qui métamorphosent l'histoire.
(9) Acéphale n° 3-4, p. 20.
248
LA MORT A L'ŒUVRE
249
GEORGES BATAILLE,
phale : après qu’une mort l’eut ravagé, avant que la guerre ne ravage
tous (11).
Sans doute faut-il s’interroger de nouveau sur la position de Bataille
en 1936 et 1937 devant le fascisme ? Ou, plus exactement, répondre aux
insinuations avancées ici et là par d’anciens de ses proches, insinuations
qui reviendraient toutes à dire qu’il fut fasciné par le fascisme. Or les
textes en notre possession nous assurent du contraire. Il n’est pas une
ligne de ceux-ci qui justifie la plus petite réserve. Les textes d'Acéphale,
on l’a vu, sont tous, pourtant, lourdement politiques ; politiques beaucoup
plus qu’on convient de le dire généralement. Bataille ne s’est pas, après
Contre-Attaque, dérobé à l’analyse de son temps ; et qu’il h’ait rien dit
du Front populaire ne peut en rien modifier cette appréciation. Pour
Acéphale et ses rites hâtivement (malintentionnément ?) décrits comme
néo-paganistes (desquels rites nous ne savons au reste que peu de choses)
les textes sont là qui font donc justice. Mais ce qui est vrai pour Bataille
l’est-il aussi pour ses proches ? Cela est moins sûr. Ainsi la Bibliothèque
Nationale conserve un texte d’un d’entre eux, Pierre Dugan(12), selon
toute vraisemblance attaché à Acéphale quoiqu’il n’y publia pas, un texte
à tout le moins douteux ; douteux comme le fut le mot de Dautry
(« surfascisme ») dont prirent prétexte les surréalistes pour rompre avec
Contre-Attaque. C’est l’évidence que tous autour de Bataille ne répon¬
daient pas aussi scrupuleusement à la très complexe contradiction mise
en jeu par lui. Dans ce texte, Dugan valorise la force victorieuse du
fascisme contre la « purulente infamie du stalinisme de droit divin », non
pas seulement stérile mais « abjecte ». L’irrationalité fasciste est la force :
celle qui a eu raison du communisme comme des démocraties. Dugan
inconsidéremment (?), conclut ce texte ainsi : « Toute puissance qui
s’assignera cette tâche (la tâche de surmonter la force fasciste) devra
s’assimiler avec aisance et expliciter à ses propres fins libératrices toutes
les méthodes de propagande et jusqu’aux formes existentielles du fascisme,
de même que le fascisme a assimilé et explicité les méthodes et les formes
marxistes (tout en s’opposant au marxisme sur le plan affectif) [...] De
même que le fascisme n’est en définitive qu’un surmarxisme, un marxisme
remis sur ses pieds, de même la puissance qui le réduira ne peut-être
(11) Est-il nécessaire de dire après cela avec quel feu a joué Bataille? S’il s’y
est brûlé, ce n’est pas sans qu'il l’ait voulu. L’important n’est pas que les faits lui
aient ou non donné raison, mais qu’il en ait prémonitoirement tenté l’expérience.
(12) Henri Dubief le présente comme un « marxiste étranger » dissimulé sous
un pseudonyme, sans nous en dire davantage. Étranger, c'est selon ; marxiste,
c’est peu vraisemblable pour autant qu’on se fie à l’extrait que je donne plus bas.
Il a, avant Acéphale, fait partie avec Bataille de Contre-Attaque.
250
LA MORT A L'ŒUVRE
251
GEORGES BATAÏLLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
(18) OC VI, 369, Il le dit aussi : « Je me croyais alors, au moins sous une
forme paradoxale, amener à fonder une religion. » (OC VI, 373).
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GEORGES BATAILLE,
(19) OC II, 30. Le sacrifice du gibbon. Ce texte a été écrit entre 1927 et 1930
(20) Ibid.
(21) Ce texte fait partie du don d’Henri Dubief à la Bibliothèque Nationale.
Acéphale N.A.F. 15 952.
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
avaient leurs habitudes ; comme ils les y avaient dans un autre de Saint-
Germain-en-Laye qu'ils fréquentèrent beaucoup plus (31).
Dans tout ceci, Colette Peignot tint une place essentielle. Acéphale,
ce n’est pas douteux, est avant tout autre leur communauté. Il est
vraisemblable que l'idée d'une telle religion dut essentiellement à Bataille.
Mais il n'est pas moins vraisemblable que sans Colette Peignot, celle-ci
n'eut pas vu le jour, sinon différemment. Encore que nous ignorions quel
rôle a été exactement le sien, on est fondé à l’imaginer considérable.
peut sentir dans l'œuvre de Lacan plus d’un effet. Rappelons aussi que c’est en
1939 que Jacques Lacan fit la connaissance de Sylvia Bataille qui allait être sa
deuxième femme (elle était séparée de Georges Bataille depuis 1934). ^
(31) Isabelle Waldberg. Entretien avec l'auteur. Il semble que Bataille n avait
pas perdu le goût des « farces gaiement scandaleuses » de sa jeunesse . le goût de
l’exhibitionisme, par exemple. „ , ■ ,
(32) Roger Caillois. Breton et le mouvement surréaliste. N.R.K n spécial
avril 1967.
257
GEORGES BATAILLE,
Dire que l'irrémédiable n'eut pas lieu est inexact. Il eut bien lieu.
Mais non pas de la façon que Bataille (que tous ?) attendait. Si le sens
d'Acéphale c'était que la mort invoquée vint. Acéphale, sombrement, a
triomphé. Si le sens d'Acéphale était qu'autour de cette mort survenue,
se lièrent, se soudèrent définitivement des hommes et des femmes tous
pénétrés d'une terreur si profonde et si semblable que rien ne pût désormais
les séparer, Acéphale est tragiquement un échec.
Le fait est que Bataille vécut avec Acéphale deux expériences
majeures : celle d'une communauté élective, restreinte et conjuratoire. Et
en son cœur, celle d'une communauté amoureuse. Aussi stupéfiante qu’ait
été la « lubie » (c'est le mot de Bataille) qui a présidé à Acéphale, elle est
intellectuellement exacte à un point qui suscite l’effroi (la « folie »
d'Acéphale, sa monstruosité, auront été de vouloir en faire l'expérience).
Le tremblement où met une mort partagée lie à proportion qu’elle déchire
ses survivants, mieux que ne le fait l'amour, qui paraît pourtant seul
pouvoir lui être comparé. Avec celui qu'ils ont vu mort, les restants ont
en commun qu’à leur tour ils le seront ; avec celui sur lequel s’est porté
le coup, en commun que celui-ci les a pour l’instant épargnés. Cette mort,
ce mort saisissent la communauté rassemblée autour du cadavre d’une
angoisse qui, aux yeux de Bataille, est tout l’être (le but d Acéphale est
cet être et non pas bien sûr la mort qui n’est que le moyen paradoxal de
l’atteindre) et plus terriblement ce qui de l’être dénonce l’impuissance.
Est-ce ceci que Bataille a voulu voir ses proches partager ? Si tant est
que ç’ait été le cas, le sort lui a, au moment même où son défi le
provoquait, à la fois donné tort et raison. Raison : la mort vint au rendez-
vous (il y a quelque chose de très profondément don-juanesque dans
Acéphale), plus terrible qu’aucune autre : elle frappa la femme qu’il
aimait (2). Et tort : cette mort ne lia personne. Certes cette mort n’était
pas sacrificielle. Pas du moins au sens où l’entendait Bataille. Mais,
(1) « Les mots de « Corrida fleurie » sont ceux [que Laure] employa pour
désigner son agonie. » (G. Bataille).
(2) Ce serait faire de lui in insensé, un dément que de le croire capable de
« sacrifier » rituellement Colette Peignot. La douleur qui a été la sienne après sa
mort dit assez combien il est impossible, impensable, qu'il voulût se priver d’elle,
volontairement.
259
GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
(8) Ibid.
(9) L’érotisme, 25.
(10) C’est un mot qu’emploiera souvent Bataille. Il faut l'entendre au sens
où pour lui l’être n’est pas fini ; et au sens où tout ce qui n’est plus est le néant.
(11) Ibid, 26.
261
GEORGES BATAILLE,
(exaspéré). Sans doute une vérité devant laquelle il n’y a personne pour
ne pas trembler ... Et c’est une vérité tendre aussi (il n’y en a pas de plus
tendre parce qu’il n’y en a pas de plus déchirée). Avec la mort cesse
l’attente, l’asservissante attente d’être, et d’être un : la mort (l’entendra-
t-on ?) pourrait être le désenchantement de l’amour.
On ne sait pas quels ont été « la douleur, l’épouvante, les larmes, le
délire, l’orgie, la fièvre » dont ils ont fait ensemble un pain qu’ils ont
mangé quotidiennement. Moins encore comment il faut imaginer, quelque
exaspéré que cet amour paraisse, qu’il fut d’une « douceur redoutable
mais immense ». Ce n’est pas le moins significatif que lorsque Bataille
entreprit d’écrire l’histoire de Laure il s’arrêtât à l’année où ils se
rencontrèrent. Sauf quelques rares confidences, ce qu’ils vécurent ensemble
échappe ; comme si, autant qu'Acéphale, le secret en était la loi.
Sans doute, et je l’ai dit, étaient-ils d’accord pour qu’il n’y eut que
la mort qui les limitât. Comment d’ailleurs comprendre leur amour
autrement que comme un compte à rebours. Laure était-elle déjà condam¬
née ou ne l’était-elle pas encore ? Une autre vie — moins âpre, moins
débauchée — eut-elle pu la sauver ? De combien d’années un tel assagis¬
sement l’eut « prolongée » ? Et surtout, le désirait-elle ? Il fait peu de
doute qu’en 1935, la tuberculose était en elle assez forte pour qu’il ne fût
pas déjà trop tard. Peut-être ne se l’avouèrent-ils pas ; peut-être eut-elle
la force (on a vu et on verra quelle force fut la sienne) de le garder pour
elle, de le garder assez pour ne rien changer à leur vie ? Il ne fait pas de
doute qu’elle pensa fuir, qu’à un moment ou à un autre elle voulut sauver
sa vie ; et elle le dit de telle façon qu’on comprend qu'en restant elle
savait faibles les chances de survivre (12).
En 1935, il reste à Laure trois années à vivre. Trois années qu’ils
ont vécu ensemble ; moins ensemble qu’on ne l’a dit ; assez toutefois pour
qu’ils paraissent liés définitivement. Moins qu’on ne l’a dit : Bataille est
infidèle, et quelque bouleversante que fut pour lui aussi cette rencontre,
il ne changera pas sa vie. Ils ont l’un et l’autre fait plusieurs séjours à
l’étranger (en Espagne) où ils ne semblent pas avoir été ensemble : en
mai 1935, Bataille est à Tossa de Mar où il écrit Le bleu du ciel, mais il
y est seul (il y a au contraire une liaison avec une autre femme, Madeleine,
qu’on peut sans difficulté identifier comme étant Madeleine Landsberg).
Laure est à son tour à Barcelone en 1935, mais à ce qu'il semble sans
Bataille. En mai 1936, Laure est à Madrid, alors que Bataille est en avril
à Tossa de Mar où Masson ne se souvient pas qu’elle l’y accompagna.
En octobre 1936, Laure est cette fois à Barcelone et en Catalogne ; Bataille
(12) «J’ai haï notre vie, souvent je voulais me sauver, partir seule dans la
montagne (c’était sauver ma vie maintenant je le sais)... » Lettre de Laure à
Georges Bataille. Laure. Écrits, 319.
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LA MORT A L'ŒUVRE
263
GEORGES BATAILLE,
Sade (18). Au retour de celui-ci, elle dut s’aliter, prise d’une forte fièvre.
Jusqu’à ce qu’elle mourut, en novembre 1938, elle ne se releva pas.
La mort de Laure paraît avoir été l’objet d’un bien curieux enjeu.
Les deux partis en présence (Bataille et ses amis d’un côté ; la famille
Peignot de l’autre) auraient épié dans un espoir bien sûr tout différent si,
devant l’abîme, il était possible que Laure eût la faiblesse de se signer,
attestant d’un retour, d’autant plus déchirant que tardif, dans le giron de
l’Eglise. Il n’y a pas lieu de s’étonner que des dévots puissent épier sur
des mourants si un rictus, une grimace ou une convulsion singeraient rien
qui les conforte dans leur sainte peur. Mais il y a lieu de s’étonner
davantage que les proches de Bataille (Leiris essentiellement) pussent
craindre qu’elle se renia. Pouvaient-ils douter qu’elle fût ferme jusqu’au
bout ? Ou auraient-ils douté d’eux-mêmes et des raisons qu’ils avaient eu
de braver un Dieu auquel ils ne croyaient plus ? Marcel Moré, l’ami des
deux clans en présence et chrétien lui-même (conciliateur désigné), ne vit
pas le signe qui l’aurait ralliée à Dieu. Et Leiris vit bien un signe, un
signe d'ailleurs de croix mais (agonie ou farce ?) tracé à l’envers : « A
rebours, comme si un démon l’avait inspirée, geste si fou de la part de
cette incrédule que je ressentis mon émoi comme une atteinte venue de
l’extérieur, sorte de décharge fluidique descendant depuis ma nuque
jusqu’au creux de mon échine ... » (19) ; « Un demi-signe de croix, dit-il
ailleurs, fait à rebours — geste de se toucher une épaule puis l’autre et
ce fut tout — avec une expression de joie et d'ironie intenses, telle une
fillette qui aurait voulu nous faire une mauvaise farce, esquisser mais non
achever, comme si elle avait désiré aller tout au bord afin de nous faire
peur en dressant devant nous, qui étions ses amis et ni plus ni moins des
athées, l’image d’une conversion possible bien qu’hétérodoxe manifeste¬
ment ... » (20).
Bataille, lui, ne vit rien. Pleurait-il ou renouait-il la cravate qu’il
portait ce jour-là rose ou bleu ciel ? Ou réfléchissait-il à la façon dont il
s’y prendrait pour tuer le prêtre qui viendrait sur elle apposer les signes
de l’éternité : « Une agonie est toujours dramatique, mais celle-ci se
déroula entourée de circonstances qui le furent particulièrement ... les
deux partis, quoique sans cesse en présence, n’échangaient jamais le
moindre mot. Quelques jours auparavant, la mère m’avait fait demander
à Bataille la permission d’amener un prêtre et il lui avait fait répondre
que, la maison lui appartenant, jamais un prêtre n’en franchirait le seuil.
La fille ayant rendu le dernier soupir, la mère me dit : “Une fois sorti de
la maison, son corps est à moi puisqu’ils n’étaient pas unis par le mariage.”
264
LA MORT A L'ŒUVRE
Les années 37-39 sont parmi les plus actives de Bataille. Et ce qu’il
entreprend se noue et se fait écho de façon si étroite que l'idéal aurait
été qu’on pût les dire simultanément. C’est le tribut à payer à la discursivité
(un tribut dont lui-même s’est plaint à plusieurs reprises) qu’il faille, pour
leur clarté, les dire séparément, comme si elles étaient nettement distinctes ;
on verra qu’elles ne l’étaient pas.
A Acéphale qu’il conçut en avril 1936, Bataille pensa assez tôt ajouter
un second versant, exotérique celui-ci : un Collège de sociologie. D'Acé¬
phale le secret fut la règle ; du Collège de sociologie l’ouverture sera la
sienne. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens du mot Collège : il n'y a
pas lieu d’y voir rien de didactique. La préoccupation didactique est et
restera toute sa vie la plus étrangère à ce qu’était Bataille (1). Et qu’on
ne se méprenne pas sur le sens du mot « sociologie » : entre les mains des
initiateurs du Collège, celle-ci ne sera plus une science, « mais quelque
chose de l’ordre d’une maladie, une étrange infection du corps social, la
maladie sénile d’une société acédieuse, exténuée, atomisée » (2). Ce que
Bataille sous la forme d’un paradoxe apparent, dira de la façon suivante :
« Il a été énoncé de la façon la plus accentuée que lâ sociologie que nous
(1) Le mot Collège n’est d’ailleurs pas de Bataille ; il est de Jules Monnerot.
Sur l’origine de celui-ci, persista un malentendu profond entre les deux hommes.
Il ne fait pas de doute que c’est Bataille qui anima et développa les activités du
Collège. Il ne fait pas davantage de doute que son style et ses thèmes furent les
siens. Jules Monnerot cependant revendique sa paternité ; c’est lui qui aurait
« conçue l’idée, trouvé les personnes, nommé le projet » (Sociologie du communisme,
545). Quoi qu’il faille rendre à chacun des deux hommes, leurs différends paraissent
avoir été immédiats : on verra ce que Bataille voulait que soit le Collège ; Jules
Monnerot, quant à lui, voulait que celui-ci soit la base d’un engagement politique
réel, et qu’y fut bien claire la distinction de l’intejlectualité, de l’art et de la
politique.
(2) Cette phrase est de Denis Hollier. Sur le Collège de sociologie, je ne
saurais faire mieux que renvoyer au précis et précieux livre du même nom (Le
Collège de sociologie, Idées. Gallimard) où sont rassemblés, présentés et commentés
tous les textes de ceux qui y participèrent. Les citations et références que je ferais
seont extraites de ce livre et non des Œuvres complètes.
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
Rien n’est en effet tout à fait certain. Si le Collège n’est pas une
université, si sa sociologie n’est pas vraiment la sociologie, que pouvait
prétendre être ce Collège de sociologie ? Caillois répond sans que cette
réponse paraisse pouvoir faire l’objet du moindre doute (qui plus est,
cette réponse, même signée du seul Caillois, engage le commun accord
de Leiris et de Bataille ) : « L’objet précis de l’activité envisagée peut
recevoir le nom de sociologie sacrée, en tant qu’il implique l’étude de
l’existence sociale dans toutes celles de ses manifestations où se fait jour
la présence active du sacré. Elle se propose ainsi d’établir les points de
coïncidence entre les tendances obsédantes fondamentales de la psycho¬
logie individuelle et les structures directrices qui président à l’organisation
sociale et commandent ses révolutions » (6). Il ne paraîtrait pas présenter
de doute que Bataille fût en tous points d’accord avec un tel projet (on
peut même dire que tout ce qu’il a jusqu'ici été et écrit en fait le principal
inspirateur. La structure psychologique du fascisme, écrit en 1933, n’est
en effet pas si loin d’une telle recherche qu’on ne puisse lui en attribuer
l’inspiration sinon la seule paternité), si ne s’ajoutait à cette première
définition à caractère anthropo-sociologique l’ambition d’infléchir ces
phénomènes dans un sens infectieux et subversif : « ... l’ambition que la
communauté ainsi formée déborde de son plan initial, glisse de la volonté
de connaissance à la volonté de puissance, devienne le noyau d’une plus
vaste conjuration, — le calcul délibéré que ce corps trouve une âme » (7).
Cette ambition est-elle celle des trois initiateurs ? Ou n’est-elle celle
que du seul Caillois ? La question surgit dès la création du Collège
puisque cette ambition d’en faire autre chose qu’un noyau cognitif d’en
faire un noyau actif (de propagation infectieuse) n’apparaît que dans le
texte signé du seul Caillois et n’apparaît pas dans celui co-signé par
Bataille et Leiris. Peut-on penser que Bataille partagea cette détermina¬
tion ? Ou n’est-il pas davantage vraisemblable qu’il la réservât à Acéphale
dont il était seul maître et qu’il voulait occulte ? La question n’est pas
sans importance. Leiris, dès les débuts, sceptique, ne restait de la direction
collégiale qu’une direction bicéphale. Et si des problèmes graves surgirent,
ne faut-il pas en rechercher l’origine dans une appréciation divergente de
ses fins ? Et Caillois aura beau jeu, beaucoup plus tard (Bataille mort)
de faire de ce dernier le scrupuleux complice de ses visées : il n’aurait,
dit-il, pas caché son intention de recréer un « sacré et dévastateur qui
finirait dans sa contagion épidémique par gagner et exalter celui qui en
aurait d’abord semé le germe. » Une telle phrase appelle deux remarques :
il n’y a pas lieu de douter que Bataille désirât répandre, quitte à ce qu’il
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LA MORT A L’ŒUVRE
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LA MORT A L’ŒUVRE
(14) Ce cas n'a pas pu être identifié. Il reparaîtra pourtant, trente ans plus
tard, dans un livre de Bataille, La littérature et le mal (OC IX, 254).
(15) René. M. Guastalla, helléniste, professeur au lycée Lakanal, auteur de
Le mythe et le livre (Gallimard, 1940). S’est suicidé en 1941. Anatole Lewitzky
né près de Moscou en 1901, émigré en France, études supérieures à la Sorbonne,
élève de Marcel Mauss, entre en 1933 au Musée de l’Homme dont il assume la
responsabilité du département d’Océanie. En 1940, met en place le réseau de
résistance du Musée de l’Homme, le premier de la France occupée. Arrêté en
février 41, est fusillé en février 42, sur le Mont-Valérien.
(16) Paul-Louis Landsberg (1904-1945), philosophe allemand émigré en
France, proche du catholicisme d’Emmanuel Mounier. Mourut d’épuisement
après son internement à la prison d’Oranienburg. Auteur d un Essai sur l expérience
de la mort.
271
GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
seul indice que nous en ayons nous est donné par un compte-rendu de
Bertrand d’Astorg (Les nouvelles lettres, n° 5). Celui-ci ne révèle pas ce
qu’a dit Bataille, mais quelle fut sa conclusion : « M. Bataille a conclu
d’une façon pessimiste à une crise mortelle où les démocraties vont peut-
être périr. » Un pessimisme, dit-il, qui « doit être assez proche du
désespoir ... » Et il ajoute : « Il est des moments, dit l’orateur, (et j'essaie
de retrouver sur cette grave matière la substance de sa pensée) où l’homme,
même ne sachant plus si des valeurs essentielles sont engagées dans la
lutte, doit accepter le tête-à-tête avec la souffrance et la mort, sans vouloir
connaître à l’avance quelle réalité en jaillira. » (25).
Est-il utile d’ajouter qu’entre la signature des Accords de Münich et
cette conférence, est survenue la mort de Laure ? Ou est-il préférable de
prétendre que les choses n’ont aucun rapport ? Pour autant que Bataille
est le même que celui qui en 1935 écrivit Le bleu du ciel, pour autant que
comme dans celui-ci il mêlât sans retenue faits publics et faits privés
(politiques et sentimentaux) dans un désordre dont il a seul les clés, il ne
fait pas de doute que la guerre que Dirty et Troppmann (les personnages
du Bleu du ciel) appelaient de leurs désirs, les Accords de Münich comme
la mort de Laure en étaient une préfiguration, une augure (les présages)
supplémentaires (la surenchère de la communauté raciale et patriotique
à proportion de la ruine de la communauté amoureuse, élective). Le
pessimisme et le désespoir de Bataille purent avoir cette mesure. (On
verra que la conférence de clôture du Collège portera on ne peut plus
loin cet inhabituel mélange).
Il est vrai que c’est la guerre qui mit fin aux activités du Collège de
sociologie. La rentrée prévue pour l'automne 1939 n’eut bien sûr pas lieu.
Mais il n’est pas moins vrai que la fin du second des cycles de conférences
a fait passer le Collège par bien des vicissitudes : Caillois est absent,
malade d’abord, (c’est Bataille qui parle à sa place, muni de ses notes et
l’on imagine quel fragile nouvel équilibre s’instaurait là), puis éloigné de
Paris. Et Leiris, un peu plus sceptique à chaque conférence, s’abstint
finalement de faire le bilan de cette deuxième année avec Bataille, comme
il aurait été logique, et comme il était prévu qu'il le fît. Cette conférence-
bilan devait avoir lieu le mardi 4 juillet 1939: elle eut bien lieu, mais
prononcée par Bataille seul : « Il avait été entendu que nous serions trois
à parler ce soir, Caillois, Leiris et moi : mais je suis seul. Je ne le reconnais
pas sans tristesse » (26). Caillois est parti pour l’Argentine quelques jours
auparavant et Bataille en prend acte ainsi : « les quelques textes que j’ai
reçu de lui depuis son départ sont en tout cas de nature à suspendre
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LA MORT A L'ŒUVRE
l’accord qui existait entre nous » (27). Cè que Caillois paraît n’avoir pas
accepté : la part faite par Bataille au « mysticisme, au drame, à la folie
et à la mort ». Ce qui paraît aux yeux de Bataille devoir suspendre
l'accord initial : ces réserves mêmes faites par Caillois et le concernant.
Chacun se renvoie les torts et ce qu’on a vu depuis l’origine les séparer
s’est entre-temps accentué (mais n’y a-t-il pas eu, entre-temps, plusieurs
événements majeurs ?).
Le différend avec Leiris est plus feutré (Leiris est de beaucoup plus
longtemps l’ami de Bataille ), et symboliquement peut-être plus grave :
plus qu’un différend, il sembla, à Bataille du moins, un abandon. Leiris
s’est expliqué : ses réserves furent de méthode. Le Collège était-il une
société de savants ? Tous trois avaient convenu d’avance que non. Etait-
il une communauté ; mais alors selon quelle morale ? Devait-il se constituer
en Ordre ; mais en fonction de quelle doctrine ? Et Leiris de pousser plus
avant ses réserves : les phénomènes sociologiques sacrés sont certes
nombreux, et certes ils sont déterminants, mais ils ne sont pas tous les
phénomènes sociologiques. Le prétendre revient à méconnaître Mauss et
Durkheim dont il est fait trop abondamment usage. Tout ceci pourrait
être résumé en une seule phrase : «... De plus en plus des doutes
m’assaillent quant à la rigueur avec laquelle a été menée cette entre¬
prise. » (28).
Laissé seul devant l’auditoire du Collège de sociologie pour conclure
le second cycle de conférences. Bataille parlera comme un homme seul et
d’une certaine façon, comme un homme déchaîné. Estimait-il devoir aux
co-initiateurs du Collège un semblant de réserve ? S’était-il obligé à parler
jusqu’ici comme aurait fait un savant ? Toujours est-il que Caillois et
Leiris absents, il parla pour lui-même, à la première personne, pour, dit-
il, « introduire dans les perspectives habituelles un maximum de
désordre » (29).
Et ce désordre est ahurissant. On ne peut pas imaginer plus violente
mise à nue. Ce que Bataille a jusqu ici dit avec précaution, il 1 expose
I } 1 U II* . '
(28) Ibid. 548-549. Ce qui a le plus fortement frappé Bataille c’est que son
ami ait attendu la veille de la conférence pour faire valoir ses réticences et
annoncer son abstention. Leiris consent d’ailleurs volontiers à s’en excuser : « Je
me refuse à croire qu’un tel tort, dans quelque gêne qu’il puisse momentanément
te mettre, soit de nature à détruire notre amitié». (Lettre à G. Bataille, lundi
3 juillet 1939, 21 heures).
(29) Ibid, 528. Cette soudaine liberté, cet affranchissement de toutes les
réserves et de toutes les conventions fait penser à ce qu’il fit dix ans plus tôt à la
direction de la revue Documents. Respectueux des usages littéraires et scientifiques
aussi longtemps qu’il crut devoir le faire, et soudain (dès le n 4), libre de ton,
insolent, provoquant...
275
GEORGES BATAILLE,
277
GEORGES BATAILLE,
« Le 3 janvier 1889
il y a cinquante ans
Nietzsche succombait à la folie
sur la piazza Carlo Alberto à Turin
Il se jeta en sanglotant au cou d’un cheval battu
puis il s’écroula
il croyait, lorsqu'il se réveilla, être
DIONYSOS
ou
LE CRUCIFIÉ»
(4) La chance est singulièrement le titre d’un texte de Bataille, paru dans
Verve, en novembre 1938, mois de la mort de Laure.
(5) Acéphale n° 5 est paru en juin 1939. Son titre : Folie, guerre et mort.
Trois textes : « La folie de Nietzsche », « La menace de guerre », « La pratique
de la joie devant la mort ». Le format de ce numéro est réduit à 12 x 17 cm
(contre 20 x 28 cm aux numéros précédents). Le nom de Patrick Waldberg figure
en 4e de couverture comme destinataire des abonnements (à l’adresse du 59 bis
rue de Mareil, Saint-Germain-en-Layé (Seine-et-Oise)) ; le nom de Jacques Chavy
apparaît comme gérant ; celui de Georges Bataille à aucun moment.
278
LA MORT A L'ŒUVRE
279
GEORGES BATAILLE,
(11) J’aurai l’occasion de revenir sur ces malentendus. Une chose cependant
est sûr qu’il est possible de dire dès maintenant : jamais Bataille n’a davantage
qu'aujourd’hui été menacé de « récupération » par les mysticismes, les plus divers,
orientaux ou chrétiens. 11 n’y a peut-être pas de lecture et d’interprétation littérales
plus malintentionnées.
(12) Ibid, 555.
(13) OC V, 272. Le coupable. La vision catastrophique n’est pas nouvelle
chez Bataille. On se souvient que Simone Weil l'en accusait ouvertement. Elle est
aussi profondément nietzschéenne. Nietzsche fut heureux du tremblement de terre
de Nice du 23 février 1887: «Annonciateur de catastrophe, lui-même vivante
catastrophe, toute catastrophe lui plaisait » (Daniel Halévy, Nietzsche, 489.)
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LA MORT A L'ŒUVRE
(14) Le Manuel de l’anti-chrétien n’a pas été mené à terme. Nous n’en
connaissons que quelques ébauches, notes, plans et un chapitre à peu près rédigé .
« Les guerres sont pour le moment les plus forts stimulants de l’imagination ».
Ils ont été réunis en OC II, 375-399.
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GEORGES BATAILLE,
282
LA MORT A L 'ŒUVRE
laisse imaginer qu'à ses yeux, avec sa mort, c’est une époque qui
disparaissait.
« Ainsi je suis abandonné, abandonné avec une brutalité inexplicable.
J’attendais l'abandon ; je ne proteste pas, j’en éprouve même la nécessité
mais l'aveuglement et la brutalité me heurtent » (19). S’il faut à ce heurt
ajouter celui de l'évident échec de sa vie privée (dissolue certes, elle ne
pouvait pas pourtant lui laisser le sentiment d’un échec moindre), c’est
un homme seul qui en 1939 attend que les plus sombres de ses prédictions
triomphent : elles seules en auraient la mesure. En 1937, Bataille écrivait
à Alexandre Kojève : « La question que vous me posez à mon sujet
revient à savoir si je suis négligeable ou non, je me la suis souvent posé,
hanté par la réponse négative ... Quelques faits — comme une difficulté
exceptionnelle éprouvée à me faire « reconnaître » (sur le plan simple où
les autres sont « reconnus ») — m'ont amenés à prendre sérieusement
mais gaiement, l'hypothèse d'une insignifiance sans appel » (20). S’il dut
jamais vraiment éprouver le sentiment de cette insignifiance, c’est en
1939 : «J’abhorre les phrases ... ce que j’ai affirmé, les convictions que
j’ai partagées, tout est risible et mort : je ne suis que silence, l’univers est
silence » (21).
Sade ... » (ibid), ce n’est pas lui en faire reproche, un reproche même tendre. Ce
qu’on sait de la pensée de Bataille relativement à la dépense et à la dilapidation,
lui en fait au contraire un mérite ; l’un des plus grands (Gilbert Lély. Vie du
Marquis de Sade, 709. J. J. Pauvert). Il arrivera fréquemment que des contre-
emplois intentionnels de mots faits par Bataille le desservent auprès de gens de
bonne (c’est le cas de Lély) ou de mauvaise foi qui les liront dans leur littéralité.
(19) OC V, 514. Le coupable. Notes.
(20) Le Collège de sociologie, 171, op. cit.
(21) OC V, 277. Le coupable.
*
LA CHANCE
« Retour à la vie animale, étendu sur un lit, une carafe de vin rouge
et deux verres. Jamais je ne vis sombrer, me semble-t-il, le soleil dans un
ciel plus flamboyant, sang et or, sous d’innombrables nuages roses.
Lentement, l'innocence, le caprice et cette sorte de splendeur écroulée
m’exaltent. » (1).
Moins d'un an après la mort de Laure (« J’ai de la haine pour le
romantisme. Ma tête est l’une des plus solides qui soient » (2)), une autre
femme est venue qui s’est couchée dans le lit de la « morte ». L’assentiment
au monde, l’abandon sans réserve à ce qu'il offre, donnent à la chance le
caractère capricieux, « espiègle », qu'a le malheur. L’amour n’est jamais
tel (fût-il irremplaçable) qu’un autre ne vienne qui n’en ait toutes les
apparences. C’est une vérité tendre et déchirée : un autre corps, d’autres
étreintes allègent. Ils sont aussi, à parts égales, le monde, d’autant plus
émerveillant qu’est profond le gouffre dont ils extraient. Bataille n’a pas
vécu la mort de Laure avec ascèse, mais avec excès. A l’excès qu’était
Laure d’autres ont surimposé leur joie. La nudité seule a le sens de la
mort ; et l'ivresse. Bataille a entre novembre 1938 et octobre 1939 connu
plusieurs femmes (il n’a d’ailleurs pas cessé de se rendre dans les bordels
et les boîtes de femmes nues) ; puis une avec laquelle il va se lier pour
plusieurs années.
Elle s’appelle Denise Rollin-Le Gentil (3). Elle a en 1939, 32 ans ;
elle a été mariée et est mère d’un très jeune garçon, Jean (4). Elle est
belle, d'une beauté qu’on décrira volontiers mélancolique, voire taciturne.
Elle parlait peu sinon, de longs moments, du tout. Laurence Bataille se
souvient d’elle comme de quelqu’un « d’extrêmement disponible » et en
même temps « de tout à fait réservé » (5). Le portrait qu’en fait Michel
Fardoulis-Lagrange n’est pas différent : « Elle était la femme qui incarnait
287
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« Le jeune et séduisant Chinois |...| livré au travail du bourreau, je l'aimais d'un amour où
l'instinct sadique n'avait pas de part : il me communiquait sa douleur ou plutôt l'excès de sa
douleur et c'était ce que justement je cherchais, non pour en jouir, mais pour ruiner en moi
ce qui s'oppose à la ruine. »
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« CI-GIT LF, BŒUF BRETON, LE VIEIL ESTHÈTE, FAUX RÉVOLUTIONNAIRE À
TÊTE DE CHRIST. Un homme qui a du respect plein la bouche n’est pas
un homme mais un bœuf, un prêtre, ou encore, un représentant d’une
espèce innomable, animal à grande tignasse et tête à crachats, le Lion
châtré. »
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« Il est à remarquer que M. Bataille fait un abus délirant des adjectifs : souille,
sénile, rance, égrillard, gâteux, et que ces mots, loin de lui servir à décrier un
état de chose insupportable sont ceux par lesquels s’exprime le plus lyriquement
sa délectation. » A. Breton.
33
« Ma tension ressemble, en un sens, à une folle envie de rire, elle diffère peu des passions
dont brûlent les héros de Sade, et pourtant, elle est proche de celles des martyrs ou des
saints... »
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« Il semble toutefois que Hegel ne manqua de fierté (ne fut domestique) qu’en apparence.
Il eut sans doute un ton de bénisseur irritant, mais sur un portrait de lui âgé, j'imagine
lire l’épuisement, l’horreur d’être au fond des choses — d’être Dieu. »
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« La vénérable Agnès Blannbekin, née à Vienne à la fin du XIIIe siècle, se préoccupe de
savoir ce qu’est devenu le « Saint Prépuce »... Ainsi une certaine année, pleurant amèrement
le jour de la circoncision... Agnès « se mit à songer où pourrait bien être le prépuce du
Seigneur. Et écoutez ! Bientôt elle sentit sur sa langue une petite pellicule comme la pellicule
d’un œuf qui était d’une douceur plus grande et elle avala cette pellicule. Après l’avoir avalée,
elle ressentit de nouveau cette extrême douce pellicule sur la langue comme auparavant, et
elle la ravala. Et cela lui arriva bien cent fois... La douceur produite par la digestion de
cette pellicule fut si grande qu’elle sentit une douce transformation dans tous ses membres et
toutes ses articulations... Agnès, elle-même, pendant les visitations de Dieu, fut remplie d’une
telle incandescence dans ses seins que celle-là se répandit à travers tout son corps et qu’elle
en brûlait, non pas en souffrant, mais d’une façon bien douce. » (Antoine Vergote. Dette et
désir.)
« Je ne crains pas d’affirmer que mon visage est un scandale. »
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« Sur un point nous n’insisterons jamais assez : l’interdit de la sexualité auquel le religieux,
librement, donne la conséquence extrême, crée en l’espèce de la tentation un état de choses
certes anormal, mais où le sens de l’érotisme est moins altéré qu’accusé. »
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« J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait
plus. »
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« La vision de cet homme criant, qui ne surgit que pour mourir, la scène de la fusillade que
nous appelons Le Trois Mai, est l'apparition de la mort elle-même. Goya saisit, dans Le Trois
Mai cette lueur instantanée de la mort, dont la fulguration excède l’éclat de la lumière : de
cette lueur, l’intensité détruit la vision. Jamais l'éloquence de la peinture alla-t-elle plus loin ?
Mais son cri nous atteint comme un silence définitif, comme un étranglement de l'éloquence. »
« Ce que je dis est une provocation, ce n’est pas un aveu. »
76
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LA MORT A L'ŒUVRE
(3) Ibid.
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GEORGES BATAILLE,
tribut — réel et symbolique — qui lui est dû (5). Une telle guerre qui se
venge d'un tel oubli, aussi odieuse et équivoque qu’en soit l’idée, est
sacrée. Pareille idée n’oublie ni combien d'innocents en paieront l’absurde
tribut (mais les morts des guerres ne sont ni plus ni moins innocents que
n'importe quels autres morts) ni la ruine de tout ordre qu’elle représente
(une ruine aveugle). Elle la considère comme due à un besoin de prodigalité
outrée, dévastratrice, que les hommes n’ont plus le sens d’apaiser rituel¬
lement, c'est-à-dire symboliquement ; la ritualisation de la mort lie les
vivants par une sorte de pacte, au pouvoir de conflagration, individuel
et social, du surgissement de la mort parmi eux... la guerre, elle, déchaîne,
-■» hors rite et hors pacte, le libre et incontrôlé déchaînement de la mort
- soudain contagieux pour tous les vivants.
La guerre survenue, il n’est plus temps d’en juger en geignant (un
geignement de vieille dame qui ne saurait quel Dieu accuser du sort qui
lui échoit) : soit on agit, soit on se laisse porter par une fascination
horrifiée et silencieuse : « ...De ce qui est infernal, il ne devrait être
possible de parler que discrètement, sans dépression et sans bravade. » (6).
Comme Bataille a consenti à la mort de Laure, comme il a consenti à
« l’abandon » de ses amis, comme il s’est résigné au silence après s’être
déssaisi de ses idées passées, il consentira à la guerre, à toute la guerre et
à tout ce que peut connaître d’elle un homme qui, sans la faire, ne la fuit
pas. Et surtout, il regardera. La guerre sera, de la vie mystique, détraquée,
qu’il a fait sienne, l’un des plus violents ressauts : extases et terreurs y
sont les mêmes (Bataille écrivit pendant cette guerre : « Je veux montrer
qu’il existe une équivalence de la guerre, du sacrifice rituel et de la vie
mystique : c’est le même jeu d'extases » et de « terreurs » où l’homme se
joint aux jeux du ciel. » (7). Il entre de l’enfant fasciné et finalement
innocent dans le regard sans pitié que Bataille pose sur la guerre (le
regard qu’enfant il eut, impitoyable et fasciné, sur son père ?) ; les jeux
du ciel sont ravissants (8) aussi qui dispensent le feu et la mort, modernes
monstres, et dieux aveugles. Ayant fait le choix d’une vie détachée du
souci des autres, et allégée du lourd devoir de les alerter. Bataille est
rendu aux denses plaisirs des cris des étreintes couverts par ceux des
(5) Il ne fait pas de doute que ceci appellerait de longs développements. Ils
excèdent cependant les limites de ce livre.
(6) OC I, 551. Acéphale.
(7) OC VII, 251. La limite de l’utile. La limite de l’utile est la première version
de La part maudite. Elle a été écrite entre 1939 et 1945. Le chapitre VI de ce livre
inachevé (et inédit du vivant de Bataille) s’intitule La guerre.
(8) « Un peu plus tard, au même endroit, le ciel clair s’emplit d’un tournoi
de petits avions américains. Zébrés noir et blanc, virant au ras des toits, mitraillant
les routes et la voie ferrée. J’avais le cœur serré et c’était ravissant ». OC VI, 139.
Sur Nietzsche.
293
GEORGES BATAILLE,
294
LA MORT A L'ŒUVRE
que, malgré les apparences, Bataille est le même) « ...Bataille qui est
réellement un homme contradictoire, n’est pas combattant mais
conflit. » (12). Où Monnerot comprit que la guerre n’était pas distincte
de Bataille (est-il nécessaire de rappeler le caractère de « polemos » du
nom de Bataille ?) mais était sa maladie même, Sartre, accusant le
mysticisme que revendique Bataille, pousse plus loin l’identification
anthropomorphique : « Si je souffre pour tout, je suis tout, au moins à
titre de souffrance. Si mon agonie est agonie du monde, je suis le monde
agonisant. » (13).
296
LA MORT A L'ŒUVRE
pas car à cette phrase s'en ajoute aussitôt une autre qui pourrait bien
être au cœur de ce qu’inconsciemment tous voulurent reprocher à Bataille,
qu'ils y fussent ou non justifiés : « Pathologiquement (5) engagé, comme
le fut Sade, la révolution » (il s’agit certes de la révolution, mais en irait-
il différemment s’agissant de la guerre ?) « ne l’intéressait qu’à travers le
jeu des passions » (6). L’adverbe « pathologiquement » est ici lesté de
tout le sens que lui supposent les phrases environnantes : « Que les
tentations profondes du cynisme fasciste se soient exercées sur son génie
propre, on ne saurait le contester » ( !). Ou bien encore : « ...en subissant
cette fascination qu’on discerne dans l’horizon de demi-culture allemand,
Bataille inconsciemment rejoignait un fond fascisant — ce côté ogre —
pour le dire d'une autre façon, dont il ne pouvait se départir » (7).
Pathologique aurait été Bataille (on notera qu’ainsi Klossowski, l'ami de
Bataille, rejoint ceux que ce dernier comptait parmi ses ennemis : Breton,
Sartre, et, on va le voir, Souvarine) et parce que pathologique, nécessai¬
rement, dérouté politiquement, confus, voire douteux. Ce que Klossowski
croit pouvoir imputer à une analogie que Bataille aurait eu avec Sade,
Fardoulis-Lagrange l’impute à une influence kojévienne détournée de son
sens : où Kojève annonçait Staline incarnant la fin de l’histoire. Bataille,
au cours de la guerre, aurait vu Hitler l'incarner à sa place. D’où la forte
impression que ses conquêtes auraient faites sur son esprit (8).
Mais le plus violent, le plus énergique des accusateurs est sans doute
Souvarine ; encore qu’il ne fût pas en France de toute la guerre et que
sa dénonciation fût tardive (quarante ans après les faits en question ;
craignait-il le démenti des témoins convoqués par lui ? Des témoins
anonymes, comme il se doit). Le procédé souvarinien consistant à en
appeler aux témoignages de « tous nos amis communs » sans préciser
lesquels, reste toutefois intéressant dans la mesure où il n’est intention¬
nellement vague (mais imparable, dût-il lui sembler) qu’en réussissant à
prendre appui sur des étais divers et invérifiables ; intéressant en ceci
aussi que ses préalables ne sont pas différents de ceux dont Klossowski
se justifie ; ils ne sont que plus violents. Premier point donc : Bataille est
« un détraqué sexuel » ; ses obsessions sont « libidineuses*» et ses élucu-
297
GEORGES BATAILLE,
(9) « ...sans avoir jamais eu pour Heidegger, autre chose qu'un attrait énervé,
il m’arrivait de le lire (c’est vrai, sauf exception, pas en allemand) » OC IV, 365.
(10) Un livre que selon toute vraisemblance Souvarine ne lut, s’il le lut,
qu’après sa parution, soit en 1957. ( ...il ose prétendre qu’elle était « sale » ;
transposant sa propre saleté morale sur le sujet qu'il évoque. Il va, dans son
délire, jusqu’à la comparer à un « rat immonde ». Et encore quoi ? C’est de la
prose nazie ». (Prologue à la réimpression de La Critique sociale. Op. cit., p. 20).
(11) Ibid. Le témoignage de Souvarine est trop violemment haineux pour
qu’il ne faille pas imaginer l’historien qu’il est, en proie à autre chose que des
idées. Règlement de comptes amoureux ? Bataille le philosophe, de nouveau
rejoint par l’idée qu’il a permis qu’on se fasse de lui : d’un débauché ?
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l’un ni tout à fait encore l’autre (Dieu ou le néant, la mort n'est plus le
temps).
Commençant d’écrire cet étrange livre qu’est Le coupable (est-ce
d’ailleurs bien un livre ? N’est-ce pas davantage un journal on le verra,
on ne peut plus mêlé ?), c’est du néant d’une agonie que Bataille se
propose de faire le récit : « Je veux décrire une expérience mystique... » (1).
Et cette expérience a ses transes. Elles ne sont pas différentes en nature
de celles que produit la volupté ; elles sont simplement plus intenses.
L’extase (la capacité d’abolir momentanément l'asservissant empire du
temps), Bataille va aller la chercher, comme devant le supplice des Cent
morceaux, dans les émotions les plus troubles, sanglantes de préférence
(ces émotions coupantes, bave aux lèvres) : l'égorgement, par un oiseau
de proie, d’un oiseau plus petit ; la lame entrée dans la chair du genou...
Est-ce une extase ? Est-ce d’un mystique ? « ...brusquement je me sens
devenu un sexe en érection, avec une intensité irrécusable... L’idée que
mon corps même et ma tête n’étaient plus qu’un pénis monstrueux, nu
et injecté de sang, me sembla si absurde que je crus défaillir de rire... Je
ne pouvais d’ailleurs pas rire à tel point la tension de mon corps était
forte. Comme le supplicié (2), je devais avoir les yeux révulsés et ma tête
s’était renversée en arrière. Dans cet état, la représentation cruelle du
supplice, du regard extatique, des côtes sanglantes mises à nu, me donna
une convulsion déchirante... » (3). A cette scène, une autre, à peine moins
intense, un an plus tard, fit écho : « ...je commençai à me représenter les
images les plus troubles que je pouvais imaginer. J’entrai dans un état
impossible à décrire qui tenait du cauchemar plutôt-que de l’orgie, mais
soutenu par des mouvements de colère violent... Je descendis aux cabinets
et m’assis sur le trône espérant qu’une défécation violente me délivrerait :
je me tordis convulsivement, j'aurais pu crier, mais je me retrouvai dans
ma chambre tout aussi tendu, tout aussi assoiffé. C’est alors que mon
corps nu s’arqua de nouveau — comme un an auparavant — de nouveau
il y eut l’image révulsée du supplice (4) et. je tombai à terre agité de
brusques soubresauts » (5). De tels états, plus intenses que la volupté sont
aussi plus intenses que Dieu (on pourrait dire aussi qu’ils sont Dieu :
déchirants comme l’est son absence, avides comme l’est le cri qui ne se
résigne pas ; étranglé comme celui qui n’appelle à aucune justice). Ce que
découvre Bataille s’adonnant sur lui à tous les déchirements imagi-
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Dieu qui est suppliciante, mais l’impossible où tombe le désir, lui disparu.
Rien ne justifie plus le désir quand Dieu, avant, justifiait tout. Pire, et
c’est un paradoxe : Dieu ne répond plus du désir qu’on peut avoir de
s’affranchir de ses désirs. Il ne répond donc plus du seul désir qui les
décime tous : du désir de Dieu. Le désir de Dieu est désespéré et la
sainteté impossible. Le caprice et la passion justifient le mal (le désordre
des désirs, l’ivresse horrifiée), mais qui (ou quoi ?) justifie le bien ? Seul
le rire répond de la farce divine et de la transe inutile où elle jette : le rire
que Bataille a signifié d’un mot emprunté à William Blake qui est comme
un postiche posé sur le nez de Dieu : Nobodaddy. Alexandre Kojève
tombe d’accord avec ce jeu de mots : « Toute la mystique est dans le mot
Nobodaddy » (10).
L’effet de grimace obtenu est sinistre à souhait. Dieu n’est-il pas plus
rassurant mort (comme il l’est pour les matérialistes) qu’il ne l’est pris de
boisson, déboutonné, dans un bordel ou dans une noce, obscène et
s’oubliant (faut-il rappeler quelle grimace lui était Lord Auch : Dieu aux
chiottes ?), infirme (le plus souvent aveugle ; combien de fois Bataille ne
l’a-t-il pas décrit aveugle ?) ou fou : « Ce Dieu qui sous ses nuées nous
anime est fou. Je le sais, je le suis» (11). (Est-il nécessaire de redire
combien, quelques traits que lui prête Bataille, chacun d’une façon ou de
l’autre emprunte au souvenir qu’il a de son père ? Ce qui confirmerait
encore, s’il était nécessaire, le nom choisi pour le qualifier : Nobodaddy).
Le doute où continuellement nous laisse Bataille : Dieu existe-t-Il ou
n’existe-t-Il pas pourrait pour lui trouver provisoirement cette réponse :
Il existe. Il existe nécessairement, l’homme existant. Qu’on ne se méprenne
pas : l’homme Le fait exister. Il existe à proportion du désir qu’à l’homme
de Le faire exister. Et II est aussi loin (aussi profond, aussi grave) que
va ce désir : puisqu’il est de ce désir l’impossible. Et c’est ceci qui intéresse
Bataille chez les mystiques et qui fait qu’il en est un, aussi, si l’on veut
bien admettre qu’il se différencie de ceux qui l’ont précédé dans cette voie
et auxquels ce nom ne saurait être contesté, par le fait que lui n’atteint
pas et ne cherche pas à atteindre. Son état n’a d’autre objet que lui-même
et le vide auquel il ouvre : il n’y a rien qui le justifie, rien qui l'apaise,
rien qui en soit un but. Et il est en ceci inégalablement intense. Si intense
que, plus que l’érotisme, il est la plus profonde, la plus vertigineuse
dépense. Il rallié à lui toutes les énergies disponibles et les porte à leur
plus haut niveau d’intensité pour... pour rien : « ...ce que le mysticisme
n’a pu dire (au moment de le dire, il défaillait), l’érotisme le dit : Dieu
n’est rien, s’il n’est pas dépassement de Dieu dans tous les sens ; dans le
sens de l’être vulgaire, dans celui de l’horreur et de l’impureté ; à la fin,
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LA MORT A L'ŒUVRE
dans le sens de rien... » (12) ; Dieu est l’impossible. A l’église II n’est que
le masque de l’impossible. Mais hors de l’église que Lui reste-t-il ? Le
bordel. Comme la mystique, la débauche Le met nu. On a vu comment
quittant les églises. Bataille s’est jeté dans les bordels, et comment ceux-
ci les ont remplacées : « A la place de Dieu...
il n'y a
que
l’impossible
et non Dieu. »
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Tels sont les présupposés d’une expérience qui sait quelle nuit il lui
faudra traverser ; peu importe que la sainte s’obstine à croire que Dieu
rend raison de cette nuit et que Bataille prétende que Dieu est cette nuit-
même (ou cette nuit. Dieu), l'effroi, l’épouvante sont les mêmes ; et surtout
sont les mêmes les déterminations de Bataille et d’Angèle de Foligno
d'éprouver sur eux les effets d’une expérience débarrassée des attèles
discursives, du langage et de la raison (3). Entre Angèle de Foligno et
Bataille, il y a Pascal puis Nietzsche. Pascal a poussé plus loin l’Absence.
Si loin qu’on ne sait plus avec lui qui de Dieu ou de la nuit est le fond
des mondes. Et Nietzsche, par un violent effort peut-être désespéré, a
tenté de métamorphoser cette nuit pascalienne en un jour lourd de toutes
les promesses humaines qu'avant lui les mystiques avaient retiré à l’homme.
Sur ce point. Bataille est en-deçà de Nietzsche. C’est la nuit davantage
que le jour qui le fascine. La nuit de Jean de La Croix ; la nuit surtout
d’Angèle de Foligno, si proche à ses yeux de celle d’Edwarda ; saintes
l’une et l’autre, et putains : l’une de Dieu, l’autre des hommes.
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LA COMMUNAUTE DES AMIS
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(7) Il n’y a pas lieu déjuger « moralement » des positions de Blanchot avant-
guerre 50 ans après les faits, mais de refuser de consentir au silence fait sur elles.
Il n’y a rien qui ait été écrit qui ne puisse l'avoir été.
(8) Pierre. Prévost suggère que Maurice Blanchot fut rédacteur en chef de
L’Insurgé. Si son nom n’apparaît pas comme tel, c’est toutefois l’évidence qu’il y
occupa une place considérable. Il fera d’ailleurs partie des six inculpés (Maxence,
Maulnier. Ralph Soupault, Headens et Richelet) signataires de cette lettre ouverte
à Léon Blum : « Croyez, Léon Blum, responsable de morts d’ouvriers, au profond
mépris que peuvent avoir pour un chef de gouvernement tel que vous, les^six
Français que votre justice a promus au rang aujourd’hui “d’honorables inculpés” ».
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LA MORT A L’ŒUVRE
(14) Cette problématique est sans aucun doute trop complexe pour qu’elle
puisse être ici mieux que suggérée. Je ne saurais trop renvoyer au long article de
Jean-Luc Nancy (certainement le plus utile jamais écrit sur Bataille), La commu¬
nauté désœuvré (Aléa, n° 4, 1983. Repris et étoffé dans un livre du même titre,
Christian Bourgois éditeur, collection « Détroits » 1986) et au livre de Maurice
Blanchot, La communauté inavouable (Éditions de Minuit, 1983) dont la première
partie « La communauté négative » fait écho à l’article de Jean-Luc Nancy.
(15) Art. cit., 24.
(16) Les quelques lettres retrouvées de Maurice Blanchot à Georges Bataille
ont été déposées avec toutes les correspondances retrouvées à la Bibliothèque
Nationale. Papiers Georges Bataille NAF. Il semble que pour sa part Bataille en
ait détruit un certain nombre avant sa mort.
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GEORGES BATAILLE,
(1) Pierre Prévost a le souvenir que les premières réunions eurent lieu dans
un autre endroit, rue Jean Mermoz. Et des réunions ultérieures, rue de Ponthieu.
(2) Les témoignages de Fardoulis-Lagrange et de Prévost concordent.
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GEORGES BATAILLE,
fin 1942, début 1943 (3). Il se serait agi avec le Collège socratique que
plusieurs personnes réunies par un fond d’intérêt commun, communiquent,
c’est-à-dire qu’elles posent ensemble les questions essentielles, celles de
nature à mettre à nu l’impossibilité de leur communion. « Communiquer
veut dire essayer de parvenir à l’unité et d’être à plusieurs un seul, ce
qu’a réussi à signifier le mot de communion » (4). Bataille a beau prendre
acte de l’impossibilité pour plusieurs d’être un, l’effort qu’ensemble ils
font de communiquer n’en constitue pas moins « la négation de l’isole¬
ment » (5). Et cette négation est — et est toute entière — l’expérience
intérieure. Une expérience intérieure que, pour plus de précision, Bataille
désigne cette fois comme « négative », désignation qui présente l’avantage
d’en dégager clairement le sens de toutes les présuppositions mystiques
possibles (avantage qu’à l’évidence le titre du livre paru en 1943 ne
présente pas : L’expérience intérieure négative eut coupé court à plus
d’une mésinterprétation).
De cette expérience, Bataille redonne (ils figurent déjà dans L’expé¬
rience intérieure) les linéaments, empruntés dit-il, à Maurice Blanchot.
Cette expérience ne peut :
«— Qu’avoir son principe et sa fin dans l’absence de salut, dans la
renonciation à tout espoir » (Pouvait-on être plus clair ? Pouvait-on être
moins « chrétien » ?).
— Qu’affirmer d’elle-même qu'elle est l’autorité (mais toute autorité
s’expie ).
— Qu’être contestation d’elle-même et non-savoir » (6).
(Encore une fois, la question de l’attribution des idées émises par
555Bataille, ou par Blanchot, au début de leur relation est glissante : ce
dont généreusement Bataille crédite ici Blanchot — et ce n’est pas peu :
ne s’agit-il pas d’une sorte de règle canon de l’expérience ? — n’en est-il
pas seul responsable? N’a-t-il pas en 1939, deux ans donc avant de
rencontrer Blanchot, défini sa mystique en des termes singulièrement
voisins : « ... l’amour même de la vie et du destin veut qu'il commette
tout d’abord et lui-même le crime d'autorité qu’il expiera » (7).
Ces linéaments posés, Bataille entend aussitôt soustraire le projet
d’un tel Collège à tous moyens et à toutes fins qui le rendrait utile (ni
publication, ni propagande, ni réunion ouverte) : le Collège tenterait
(3) Printemps 1943 est la date donnée dans les Œuvres Complètes. Or Bataille
dit exactement : « Depuis quelques mois, nous nous réunissons de temps à autre
pour parler ». Cette phrase inclinerait à dater ce projet de 1942, disposant de la
certitude que ces réunions commencèrent à l’automne 1941.
(4) OC VI, 279. Annexes. Le collège socratique.
(5) Ibid, 280.
(6) Ibid, 286.
(7) OC I, 549. Acéphale. La folie de Nietzsche, n° 5, juin 1939.
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(1) Laurence Bataille (elle avait douze ans) se souvient d’avoir rendu visite
à son père, couché depuis plusieurs jours, à ce domicile. Entretiens avec l’auteur,
1986.
(2) Exactement, Boussy-Saint-Antoine par Brunoy, en Seine-et-Oise. Village
situé près de Villeneuve Saint-Georges, sur l’Yerres, aux limites de la forêt de
Sénart. Marcel Moré fait allusion à ce séjour dans une lettre à Georges Bataille
du 19 juin 1962, de quelques jours antérieure à la mort de Bataille.
(3) On doit à Jean Bruno de connaître les adresses exactes de Bataille
pendant la guerre. C’est le cas de celle-ci. Il précise que Bataille était logé chez
un certain Monsieur Thoumire. Jean Bruno, collègue de Bataille à la Bibliothèque
Nationale entretint avec lui de proches relations amicales et de proches relations
personnelles. Il semble que ce soit par lui que Bataille perçut ses appointements
à partir d’avril 1942.
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— le diable — avec elle sous le soleil pour mourir comme une bête,
extasiée. Toute mort, y compris la plus sale, surtout la plus sale, la plus
orduriée, est celle d’un dieu ignoble : d’un porc dont l’égorgement a le
sens d’une mise au tombeau divine.
Le plus obscène des récits de Bataille est aussi le plus austère et le
plus saint. De toutes les héroïnes batailliennes, Marie est la plus tragi¬
quement résolue. C’est de la mort qu’elle part (nue, sous son imperméable),
et c’est à la mort qu’elle va. Nul ne la retiendra d’explorer son agonie
(l’agonie est délivrée de l’asservissante attente des fins) : « Le temps venait
de nier les lois auxquelles la peur assujettit. » (11)
(11) Le mort quoique Bataille en ait vendu en 1944 une copie à un libraire
n’est pas paru de son vivant. La première édition eut lieu chez Jean-Jacques
Pauvert, en 1967. Cette édition Pauvert avait malgré tout été convenue du vivant
de Bataille, mais sous un pseudonyme. Bataille en avait dessiné lui-même la
maquette. Il n’est pas inutile de préciser que, titre du livre ou pseudonyme du
signataire, Bataille a fait figurer sur un projet de préface Aristide l'aveugle. Le
mort. Confirmation une fois de plus du caractère de réminiscence de la mystique
bataillienne, et de l’empire sur celle-ci du « dieu » mort à Reims.
L'ECŒURANTE SENTIMENTALITE POETIQUE
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ma folie et ma peur
ont de grands yeux morts
la fixité de la fièvre
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(3) Jean Bruno note au sujet de cette lettre non datée : « lettre postérieure
au tract surréaliste Nom de Dieu (du 1er mai 1943 et attaquant probablement plus
un article de Bataille dans Messages que son Expérience intérieure) ».
(4) . Cet article daté de décembre 1943 ne paraîtra qu en 1945 dans un livre
intitulé Homo Viator (Aubier), sous le titre de chapitre de : « Le refus du salut et
l’exaltation de l’homme absurde ».
(5) . Ibid, 249.
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(9) . L'article de Sartre parut en 3 volets dans les numéros d’octobre, novembre
et décembre 1943 dans la revue Cahiers du Sud, n° 260, 261 et 262. Repris in
Situations I, essais critiques pp. 133-174. Les références renvoient à ce livre.
(10) . Jean-Paul Sartre. Situation I, 142. « ... Le voilà devant nous, funebre
et comique comme un veuf inconsolable qui se livre, tout habillé de noir, au
péché solitaire en souvenir de la morte. » (Ibid, 143) Qu on ne s y trompe pas .
la « morte » n’est pas celle qu’on pourrait penser ; mais la sociologie. Les inflexions
nervaliennes de Sartre (« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ») paraissent lui
donner puissance de divination poétique.
(11) . Ibid, 135.
(12) . Ibid, 174. On remarquera que Sartre n’est pas le premier qui, avec
sollicitude, veuille envoyer Bataille sur un divan, ne serait-ce que pour qu il ne
continue pas à porter atteinte à la vertueuse intellectualité (à moins que ce ne
soit pas au divan qu’on le destine, mais à la camisole) ; Breton l’avait de longtemps
précédé dans cette intention : et après lui, Souvarine et Simone Weil.
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Se chauffer sur une plage n’est pas une chose que Bataille ait jamais
compté au nombre des joies qui étaient les siennes (Sartre confond-il avec
Camus ?) et Sartre eût-il été moins prude, peut-être eût-il dit que les
seules joies éveillantes que connaissait Bataille, c’était dans les bordels ou
entre les jambes des femmes qu’il les trouvait. A vouloir trop démontrer
la « fausseté » de Bataille, Sartre a malintentionément négligé de dire quel
est le fond de la mystique bataillienne et agi un peu comme ont agi avec
lui ceux qui n’ont pas voulu lire La nausée (19).
On a toutefois trop dit que le malentendu entre les deux hommes
fut immédiat et définitif. On le verra, ce ne fut pas le cas. Il est vrai que
Bataille fut profondément affecté par l’agressive réplique de Sartre. Il est
vrai qu’il y pensa longtemps et que, de bien des façons, il eût souhaité
obtenir réparation de cet outrage. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : c’est
un trait notoire du caractère de Bataille que d’être intimidable. C’en est
un que d’être respectueux du prestige, et d’une certaine façon de l’envier.
Breton l’impressionna ; Sartre l’impressionne ; et Camus l’impressionnera.
Il n’est pas sûr que son œuvre soit d’aucune manière moindre que la leur
mais, est-ce par modestie (Bataille est et restera profondément modeste),
est-ce qu’il craignait, lui qui n’était pas un philosophe, qui n’en n’avait
pas la formation, de tenter de rivaliser avec l’un des éblouissants logiciens
français (et Bataille n’était qu’assez peu logicien), toujours est-il qu’at¬
tendant d’être reconnu d’eux, il espérait s’intégrer à un débat qui l’excluera.
On aura l’occasion de le voir, en 1944, Bataille et Sartre se rencon¬
trèrent souvent et, si leurs différends ne s’estompèrent pas réellement,
Sartre prêta une oreille plus attentive, plus amicale aussi à celui, à ce
qu’il semble, qu'il n’a cessé de considérer comme fou. La meilleure des
preuves de cette provisoire pacification de leurs rapports nous est apportée
par la conférence prononcée par Bataille le 5 mars 1944 chez Marcel
Moré, intitulée « Discussion sur le péché ». Si cette conférence, à l’évidence,
ne modifia pas vraiment le rapport entre les deux hommes, si elle ne leur
permit pas de trouver soudain un réel et définitif terrain d’entente, elle
présenta toutefois l’avantage de dissiper aux yeux de Sartre la confusion
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LA MORT A L 'ŒUVRE
(20) . OC VI, 343. “La discussion sur le péché”. Cette discussion a été
reproduite, dans la revue Dieu vivant n° 4, 1945.
(21) . Ibid, 345.
(22) . Ibid, 349.
(23) . Étaient également présents et participèrent à ce débat : Adamov,
Blanchot, Burgelin, Camus, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, Leiris, Lescure,
Madaule, Marcel, Massignon, Merleau-Ponty, Moré, Paulhan, Prévost, de Beau¬
voir et les R. P. Daniélou, Dubarle, Maydieu...
(24) . Georges Bataille. Figaro littéraire 17 juillet 1947.
« IL FAUT LE SYSTÈME ET IL FAUT L’EXCÈS »
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LA MORT A L'ŒUVRE
Nietzsche eût-elle été éditée, il n'y eût pas eu d'ambiguïté possible. Mais,
comme les fois précédentes. Bataille l'a « allégé », laissant à l’état
d'excrétions du texte ce qui le constitue comme tel (ainsi faut-il aller
chercher les notes pour en saisir sans réserve la généalogie). Sur Nietzsche
seul, même au complet, n'y suffirait d'ailleurs pas. 11 faut lui ajouter deux
autres textes : Le rire de Nietzsche (1) et La discussion sur le péché (2).
On verra qu'on y trouve un lexique ainsi qu’une pensée, c’est-à-dire non
pas seulement une mystique, mais une théologie, celle-ci fût-elle une
athéologie (3).
« Mettre la vie (c'est-à-dire le possible) à hauteur de l’impossible »,
telle est la tâche que Bataille dans Le rire de Nietzsche définit comme
celle de l'expérience spirituelle. Mais quel est le possible ? Et quel est
l’impossible ? Le possible est la vie organique et son développement ;
l'impossible, la mort et la nécessité de détruire. Là est l’irréductible. Tant
que nous imaginons Dieu exister, il n’y a en tout état de cause pas
d'impossible possible (si ce n’est comme transition, comme épreuve) ; il
n’y a pas d’impossible car le salut en est l’élusion. Un monde sans
impossible est un monde où la nature est supposée bonne. S'il y subsiste
le mal c’est que l’homme s’en rend coupable. Aussi imagine-t-on de
chasser de la surface de ce monde et le mal et l’homme qui l’y met : de
chasser l'impossible. Agissant ainsi, l'homme paradoxalement se place
face à face avec l’impossible. D’aucuns continuent de parier sur l’avenir ;
d’autres — ils ne sont pas davantage lâches — reviennent à Dieu... Et
quelques-uns, qui savent quel est l’homme (quels ils sont), une proie facile
pour l'impossible, s'engagent à le vivre sans en rien éluder.
Ne rien éluder de l’impossible c’est admettre, Dieu mort, que l’homme
n'est pas moins abandonné qu’une bête : Dieu mort, les bêtes s’entre¬
dévoreront. C’est admettre, quelque bien qu’on apporte à l’homme (on
peut effectivement changer sa litière, lui donner le feu, les cavernes...),
que pour finir subsiste « un impossible que rien ne réduira, le même, de
façon fondamentale, pour le plus heureux que pour le plus déshérité » (4).
Vivre l’impossible, n’en rien éluder, telle est pour Bataille l’expérience
spirituelle. C’est certes un mot vieilli ; il sent le rance. S’il l’emploie
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intensité. Et seul le rend intense son impossible, seul il fait que l’instant
est démesurément sensuel (sensuel parce que périssable) (8). « Ce qui
caractérise la sensualité est qu’elle s’oppose diamétralement à la mo¬
rale [...]. La morale est fondée sur le souci de l’avenir, [on sait comme
Bataille hait la thésaurisation, la capitalisation, le calcul, le projet, l’avarice,
le salut] la sensualité sur l’indifférence à l'avenir. » (Dans cette indifférence
sont la dépense, le potlatch et la communication.) « Vouloir durer n’est
pas glorieux », mais « ne rien réserver, brûler sans espoir » c’est l’enfer.
Il y a d'un côté la lâcheté, la saine et sage mesure qu’un homme a de son
existence, soucieux des fins qu'il lui suppose et lui prête, de l’autre les
« transports érotiques » qui brûlent et « portent l’interrogation humaine
à des déchirures extrêmes » (9). Ces régions déchirées « que désignent le
vice et le crime », si elles ne sont pas exactement le sommet, du moins en
indiquent-elles la présence et l’accessibilité. Ce sommet est aussi celui de
la communication : « Le sommet n’est autre que le maximum de déchirure
— de communication — possible sans périr. » (10)
Beaucoup plus difficile est cette notion de communication (elle
nécessiterait en effet que nous élucidions quels sont l’être et le néant
batailliens, j’y reviendrai). Disons que l’être se heurte au néant (le néant
est tout ce que n’est pas l’être) et à l’autre (en ce sens l’autre est aussi le
néant à cette réserve près qu’il est désiré parce que l’être est, a priori,
éprouvé comme incomplet et que l’autre est supposé — c’est le ressort
du désir — le compléter). Le néant et l’autre mettent donc l’être en
question. Et le désir, malgré, par-delà, dans le néant, nous met en question
et met en question tout ce qui est. D’où le fait que nous apercevions
l’autre sous l’aspect d’une mise en jeu de nous-mêmes.
L’atteinte du sommet veut que cette mise en jeu soit la plus trouble,
la plus déchirée possible. La déchirure étant la loi de la communication,
le sommet de la communication exige de cette déchirure qu’elle soit la
plus grande possible. Ce qu’en des termes chrétiens — et Bataille ne
craint pas de les employer quitte à ce qu’ils opacifient ce qu’on a cru un
moment être clair — on appelle le péché. Est-ce provocation (au cas où
c’en serait une, elle ne serait pas moindre que celle qui consista à dire
qu’un tel sommet est moral) ? La communication serait le péché, c’est-à-
dire aussi le sacré. Et puisque la terminologie est chrétienne et théologique,
Bataille n’hésite pas à se justifier d’une interprétation tirée des Ecritures :
la crucifixion fut un mal assurément, le plus grand même des maux (n’est-
ce pas ainsi que la regardent les Chrétiens ?). La crucifixion fut un sacrifice
consenti aux hommes pour leur rachat : un sacrifice rédempteur. Le
(8) . Ibid.
(9) . Ibid.
(10) . Ibid, 395.
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LA MORT A L’ŒUVRE
cation" ne peut avoir lieu d’un être plein et intact [et tel à l’évidence
devrait être le Dieu des Chrétiens] à l’autre : elle veut des êtres ayant
l’être en eux-mêmes mis en jeu, placé à la limite de la mort, du néant ; le
sommet moral est un moment de mise en jeu, de suspension de l’être au-
delà de lui-même, à la limite du néant. » (13)
Et c’est l’évidence que les êtres sont incomplets : c’est même cette
part de néant en eux, néant que ne comble plus Dieu, qui les ouvre au
néant d'autrui. La communication est ceci, fragile, désespéré, qui s’établit
entre deux ou plusieurs êtres qui cherchent à surmonter le néant qui les
sépare, et à combler le néant qu’en chacun d’eux ils imaginent chez
l’autre, leur être séparé, déchiré. C’est le sens de l’érotisme. Une femme
est désirée et aimée à proportion de la capacité qui lui est prêtée d’apaiser
la douleur d'un être à se savoir limité. « A lui seul il [l’être] n’est pas. » (14).
C’est le mal que cette incomplétude. C’est pourquoi Dieu est obscène, et
obscène absolument. C’est même la seule absoluité qui le caractérise
encore. Il est d'autant plus présent que la non-communication des êtres
entre eux témoigne de son absolue absence (15).
(1) . Le même dépliant ajoute : « C’est un air ascétique qu'on y respire ; une
atmosphère de combat vous y enveloppe ; on n’y peut vivre que dans la certitude
et la rigueur ». Un ton qui rappelle celui du jeune Bataille écrivant Notre-Dame
de Rheims.
(2) . Les restes de la belle pécheresse sont-ils à Vézelay ; ne sont-ils pas plutôt
à Saint-Maximin ? Les religieux de ces deux villes se les sont disputés : âpres
désirs !
(3) . Semble-t-il, en janvier 1943, à l’occasion d'un premier passage.
346
LA MORT A L'ŒUVRE
se poursuit par deux ruelles pareillement pentues qui l'une comme l’autre
conduisent à la basilique.
Il ne s’y installe pas seul : Denise Rollin et son fils Jean (qui a
maintenant quatre ans) sont avec lui : « Quand venant de Paris nous
entrâmes dans la maison, des voiles de crêpe noir séchaient aux arbres
du jardin ensoleillé. Ce lugubre “présage” m’a serré le cœur (me rappelant
les longues banderoles noires d'I. annonciatrices de mon malheur). » (4).
« Le premier jour où nous avons couché dans la maison, la lumière
faisait défaut dans la cuisine où nous dînions. A la nuit tombante, la
tempête de vent atteignit une violence inouïe, les arbres du jardin agités
comme des loques et tordus dans les hurlements du vent. La nuit acheva
de tomber, la lumière s’éteignit dans toute la maison. Je trouvai dans
l’obscurité une bougie de Noël et des allumettes... Après un temps
d’obscurité, la lumière revint enfin.
« Ces petites difficultés me réconfortent et même me séduisent. Le
calme dans la tempête est le sens le plus fort de ma vie : les déchirements
du dehors m'apaisent. Je ne crains rien, me semble-t-il, qui ne vienne de
ma dépression profonde. » (5)
Michel Fardoulis-Lagrange, à ce moment-là clandestin, les y rejoin¬
dra. Jacques Lacan et Sylvia Bataille pour lesquels Bataille avait retenu
à quelques pas de chez lui une grande maison sur la place de la basilique
devaient les y rejoindre aussi, ce qui ne se fit pas. Seule Laurence, la fille
de Georges et de Sylvia Bataille, qui a alors 13 ans, rejoindra son père et
habitera avec lui (6).
La maison est pauvre et vétuste : un étroit couloir sombre la traverse
sur toute sa profondeur. Il dessert une première pièce, une salle à manger,
puis une deuxième, une cuisine avec un évier de pierre. Entre elles deux,
un haut escalier conduit au premier et unique étage. Le palier dessert,
symétriquement aux pièces du rez-de-chaussée, deux chambres. Une sur
la rue, et une autre dont Bataille fit plus tard son bureau, depuis laquelle
la vue est magnifique, surplombant un étroit jardin en terrasse (Vézelay,
faute de place, s’est construit par superposition) et, au-delà, la vallée. Pas
347
GEORGES BATAILLE,
de poêle (seulement des cheminées), pas d’eau courante (une pompe), pas
de salle d’eau (7).
On peut sans peine imaginer comment était le village en 1943. A
peine plus austère (« héroïque et dur ») : rues sombres aux couleurs
allemandes, basilique close, puits contaminé (l’occupant y ayant jeté des
cadavres)... Une entêtante présence de la mort (jusqu’aux voiles de crêpe
noir séchant aux branchages du jardin), d’autant plus entêtante que le
village est étonnamment étroit et très tôt (il suffit de quelques pas) refermé
sur lui-même : les remparts, le chemin de ronde, les deux cimetières, la
basilique, l’hospice... (8).
A Vézelay, Bataille séjournera de mars à octobre. Aussi surprenant
que cela paraisse (l'entêtement de la chance à survenir aux moments les
moins prévisibles et jusque dans des lieux — un village isolé — qui
ressembleraient a priori davantage à ceux d’une réclusion ou d’un exil),
c’est ici que la vie de Bataille va de nouveau changer. La maison qu’il
avait réservée pour Jacques Lacan et Sylvia Bataille, c’est une jeune
femme de vingt-trois ans, longue, belle, accompagnée de sa fille (qui a
trois ans) qui s’y installe : Diane Kotchoubey de Beauharnais. Cette jeune
femme est née à Vancouver — où elle ne passera que les dix-huit premiers
mois de sa vie — d'un père russe, Eugène Kotchoubey de Beauharnais,
et d’une mère anglaise, fille de banquier. Elle vécut ensuite en Angleterre
(l’anglais est sa langue maternelle ; on ne parlait pas russe chez les siens),
puis en France. D’un premier mariage est née une petite fille qui est donc
avec elle à Vézelay en 1943 (9).
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LA MORT A L ’ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
(20) . Henri François Rey. Magazine Littéraire n° 44. Janvier 1979, pp. 58,
59.
(21) . Ibid.
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LA MORT A L'ŒUVRE
avec des mystères, des ambiguïtés et des contradictions, que j’aie jamais
rencontré. Jamais je n’ai vu et vécu l’existence d’un être qui sans cesse
poursuivait la même quête, c’est-à-dire celle de l’absolu [un mot qui eût
déplu à Bataille] avec autant de sourde passion, autant de souffrance et
de malheur, autant d'espérance et de doute. » (22).
Sur Bataille tel qu'il traverse la guerre, ombre et réalité, spectre d’une
mort à tous annoncée et par trois fois à lui-même (la guerre, la maladie
et la jalousie) et joie, joie chanceuse, tout entière acquise aux raisons qu’il
a d’être debout et vivant, nous disposons de quelques rares autres
témoignages, tous dus aux participants de la conférence sur le péché qu’il
donna en mars 1944 chez Marcel Moré. Arthur Adamov, qu’il connaît
depuis longtemps, qui dit avoir été frappé par le ton de la voix de Bataille :
(« Il me semble absolument authentique » (23)), Louis Massignon : « J’ai
été très frappé par le ton de simplicité, d’aveu direct de M. Bataille » (24))
et Maurice de Gandillac (« ... nous avons tous été convaincus par votre
ton »), tous mettent en évidence, comme l’a fait Henri-François Rey, le
caractère de confidence déchirée de Bataille, le même, qu’il parle à
plusieurs des plus éminents représentants de l’intelligentsia parisienne
dans les années 40 (sincère... faut-il ici rappeler la dernière des conférences
de Bataille au Collège de Sociologie ?) ou dans un café d’Avallon ou de
Vézelay à un paysan (ou dans un bordel à une prostituée) ; un caractère
de confidence et d’attention où entre le sentiment de l’extrême gravité de
la parole prononcée (le contraire d’une effusion poétique de la parole) et
de la parole reçue.
(22) . Ibid.
(23) . OC VI, 331
(24) . Ibid, 334.
353
GEORGES BATAILLE,
(25) . OC IV, 363. Sur Nietzche. Notes. Bataille ne souffrira plus de tuberculose
pulmonaire.
(26) . Ibid, 411.
(27) . OC VI, 104. Sur Nietzche.
(28) . Resté inédit du vivant de Bataille. Publié en OC IV, 52.
(29) . OC IV, 63. Julie.
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LA MORT A L 'ŒUVRE
m’en doutais, se dit Henri, Julie n’est rien. L’objet de mon attention est
ma mort. » (30). « L’attente est sans objet, mais la mort arrive. » (31).
C'est curieusement le livre où la guerre est la plus présente. Elle l’est
d’une certaine façon — décalée — comme elle l’était dans Le bleu du ciel.
L’attente est attente de la mort, ou attente de la fin de la guerre. Il y a
ceux qui échappent à la guerre et ceux qui n’en reviendront pas.
L’éblouissement voluptueux est d’autant plus lourd, plus brisant, qu’à la
liberté des corps mêlés se surimpose la servitude des corps tremblants,
traqués : « De cette douce, divine et pourtant monstrueuse liberté des
corps — amoureux et nus — la plupart des hommes seraient privés. Et
l'attente qui pour eux allait commencer n’était pas seulement sans limites :
elle se doublerait de la mort, et des souffrances faites d’un interminable
effort dans le froid et la boue, dans les chaleurs, la poussière et la
soif. » (32)
355
GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
dernier doit se dissoudre pour atteindre à ce qui seul lui vaut d’être : son
impossible).
Bataille n'a jamais aimé que ce qui est sale ; c’était le sens de ses
débauches. Seul ce qui est sale sut lui faire peur et le griser : « Plus j’avais
peur et plus divinement j’apprenais ce qu’un corps de prostituée avait à
me dire de honteux. » (34). Et c'est à ce qui est sale que doit s’ouvrir une
femme. Elle doit s'ouvrir à l’enfer de ses « parties velues » : « ... elles
n’ont pas moins de vérité que ta bouche » (35). Cette vérité est l’enfer :
et elle est la folie. C'est l'enjeu de cet enfer que de chaque vérité la folie
sache apercevoir l'envers. L’amour ne doit pas élever mais rabaisser ; il
faut apprendre à descendre plus bas que jamais femme n’imagina pouvoir
aller ; il faut craindre et trembler. Cette crainte, ce tremblement seuls
répondent à l'absolu de l'absence de Dieu et au vide du ciel lourd sur les
amants : « Les conjonctions des chenilles nues des sexes (ces calvities et
ces antres roses, ces rumeurs d’émeutes et ces yeux morts : ces longs
hoquets de rage riante sont les moments qui répondent en toi à la fêlure
insondable du ciel). » (36). Seule cette fêlure est à la mesure de l’enrage-
ment ; de toutes les rages et les pires. A la sainte, Dianus enjoint de
s’exposer sans frein à la crispation et à la honte : « ... c’est immensément
que ton obscénité te met en jeu » (37). Car l’enjeu est cette obscénité
(autrement dit le désir), pas le plaisir. La recherche du plaisir est lâche ;
il y a de la lâcheté à vouloir le plaisir, à vouloir l’apaisement : « Ce qu’en
second lieu tu dois savoir est qu’aucune volupté ne vaut d’être désirée,
sinon le désir de la volupté lui-même. » (38). C’est là qu’il faut être, et
tout entier tendu, tout entier crispé : le moindre relâchement reverse dans
la « fadeur du plaisir » et « l’ennui ». Ce qu’ont à vivre deux êtres
ensemble, la raison pour laquelle ils se choisirent à un moment ou à un
autre, c’est la mise en jeu de tous les possibles de l’un et de l’autre : « le
naufrage sexuel ». 11 faut sombrer, en effet : dans le néant (« le néant :
357
GEORGES BATAILLE,
Rien ne pourra empêcher qu’un homme qui écrit après 1945 le fait
dans un monde où Auschwitz et Hiroshima ont été possibles ; un monde
qu’Auschwitz et Hiroshima ont définitivement changé. Au monde et à la
pensée qu’il est possible d'en avoir, ils donnent un sens nouveau — un
sens hébété. De même qu’ils donnent un sens rétrospectivement nouveau
— et coupable ? — à ce qui a été inconsidérablement pensé avant qu’ils
ne surviennent. Rien ne pourra empêcher, y compris pour Bataille, qu’il
n’y eût un avant et un après de la pensée du monde.
Y compris pour Bataille : dès 1928, dès l’article « L’Amérique
disparue », Bataille a dit quelle fascination il éprouvait devant l’horreur.
Mais cette horreur n’est pas simple. Il y entrait autant d’effroi que
d'attirance; de l’attirance à proportion qu’y entrait l’effroi. De 1929 à
1939, Bataille, singulièrement, vacillera entre ces deux pôles, tantôt se
dénonçant d’éprouver l’un, tantôt appelant l’autre... les conjoignant
chaque année davantage. Sa position aurait tout aussi bien pu rester celle
qu’il exprima en 1930, dans Documents : « Le jeu de l’homme et de sa
propre pourriture se continuera dans les conditions les plus mornes sans
que l’un ait jamais le courage d’affronter l’autre. » (1). Auquel cas elle
n’aurait été que la position d’un anti-idéaliste qui aurait enjoint que la
pensée quittât les molles nuées morales et s’appliquât à voir d’elle-même
ce qui la porte au pire. C’est-à-dire qu’il aurait fallu de l’homme dire
tout, et tout admettre et c’est à ce prix seulement que le pire — le fascisme
— aurait pu être évité. Il fait peu de doutes que Bataille définissait là —
même si à cette époque il s’est gardé de l’avouer — les conditions de
possibilité d’une « hypermorale ». Ou plus -exactement, cela ne ferait pas
de doute si Bataille ne s’était pas ailleurs laissé prendre au piège de la
séduction et si n’était arrivé un moment où il dut maintenir sa pensée
sur la difficile ligne de crête suspendue entre une violente dénonciation
des terreurs fasciste et nazie (et le fait est qu’en 1933 il est seul à les
dénoncer de la façon dont il les dénonce) et sa fascination pareillement
violente pour la catastrophe qu’il appelait de ses vœux. Il y a lieu de se
rappeler les reproches que lui fit Simone Weil quand s’est posée à elle la
question de son entrée au Cercle Communiste démocratique en 1933 :
que pouvaient entreprendre ensemble deux personnes qui avaient chacune
361
GEORGES BATAILLE,
362
LA MORT A L’ŒUVRE
La plate, la benoîte morale, celle qui n'a d’autre souci que d’absoudre,
se ressaisirait sans peine s’il lui était loisible de prétendre qu’existe une
différence de nature entre les responsables de l’holocauste et nous tous
qui en serions innocents. Il suffirait de deux mots pour que la guerre ne
l’empêchât pas de revenir à sa coupable complaisance : tout au plus
aurait-il existé, momentanément, d’un côté des monstres et de l’autre des
hommes. L'anti-idéaliste obstiné, acharné qu’est Bataille, pas davantage
après qu'avant guerre ne le permettra. Et dût-il le dire en des termes
choquants (et aviver d’insupportables plaies : qui, parmi les victimes,
pouvait être prêt à admettre que rien ne le différenciait essentiellement de
ses bourreaux ?), Bataille n’hésita pas : « ... nous ne sommes pas seulement
les victimes possibles des bourreaux : les bourreaux sont nos semblables.
Il nous faut encore nous interroger : n’y a-t-il rien dans notre nature qui
rende tant d'horreur impossible ? Et nous devons bien nous répondre :
en effet, rien. Mille obstacles en nous s’y opposent... ce n’est pas impossible
néanmoins. Notre possibilité n’est donc pas la seule douleur, elle s’étend
à la rage de torturer. » (3). On le voit enfin clairement : ce que dit Bataille,
quelque odieux que cela paraisse, n’est pas que déséspéré mais répond
au souci de la plus dure et de la plus désenchantée des morales. Il n’est
rien qu’ait fait l’homme qui ne soit humain. Et il n’y a rien qu’il n’ai
commis dont nous ne soyons tous comptables. Auschwitz n’est pas
seulement le plus lointain et le plus inconcevable des possibles auquel
l’humanité doit désormais savoir être liée, il est aussi, à l’instant, notre
possible. Tous se doivent désormais de le savoir. S’il est une chose
qu’Auschwitz ne peut pas permettre, s’il est une chose qu’Auschwitz
interdit à jamais, c’est que nous continuions d’ignorer (et de vouloir
ignorer) qu’il est en nous l’éveil à un « possible de puanteur et d’irrémé¬
diable furie ». Ni cette puanteur ni cette furie ne nous sont distincts.
Vouloir l’ignorer consisterait à s’exposer à ce que, sous une forme ou
sous une autre, elles resurgissent. Bataille ne dissimule pas d’ailleurs le
craindre ; et il le dissimule d’autant moins qu’il sait quelle morale est
prête à leur redonner un sens qui les expulse de l’horizon des possibles.
Cette morale pourrait pourtant être sur ses gardes ; n’a-t-elle pas déjà été
prise en défaut ? Ce n’est pas nier la possibilité de la guerre (ni niaisement
se refuser à la faire) qui a empêché qu’elle eût lieu. Ce n’est pas nier qu’a
un sens humain l’horreur survenue avec elle qui l’empêchera qu’elle
survienne de nouveau, à la faveur de qui sait quelles circonstances : « ...
il y a dans une forme donnée de condamnation morale une façon fuyante
de nier. On dit en somme : cette abjection n’aurait pas été s’il n’y avait
363
GEORGES BATAILLE,
C’est dans des termes analogues que Bataille prend acte de la seconde
des horreurs capitales survenues avec la guerre. L’irreproductibilité de
l’holocauste pourrait à la rigueur convaincre (sa démence aurait été telle...
Bataille se garde cependant d’en être convaincu) ; convainc beaucoup
moins celle de l’explosion d’Hiroshima (ne fait-elle pas désormais partie
des possibilités naturelles de la guerre moderne ?). Ce n’est pas le moindre
paradoxe que ce qui mit fin à la guerre de 39-45 soit aussi dès lors le
signe de toutes les guerres possibles. Et cette fois'encore, Bataille en
dénonce le caractère inaliénablement humain. Car ce caractère tranche
avec la « fatalité » qu’il y ait chaque année cinquante millions de morts
(« Nous ne pouvons en effet l’éviter — si nous le pouvions, d’ailleurs,
nous verrions aussitôt qu’il n’en faut rien faire, que les malheurs en
résultant seraient plus graves que mille Hiroshima... »). Il tranche exem¬
plairement car il appartient à des hommes de laisser vivre ou d’anéantir
d’autres hommes, massivement : « La bombe atomique tire son sens de
son origine humaine : c’est la possibilité que les mains de l’homme
(4). Ibid. Ces articles sont pour Bataille l’occasion de réaffirmer son philo¬
sémitisme (et les accusations qu’on a vu lui être faites ne rendent pas inutile que
nous en reproduisions une partie) : « La chance de l’humanité est peut-être liée
au pouvoir de dominer des réactions premières, dont l'antisémitisme est la plus
vile. (Il faut rappeler ici que, régulièrement, là où il sévit, le malheur a frappé :
la décadence de l’Espagne a suivi le départ des Juifs, la classe responsable des
pogromes russes est détruite, et si l’antisémitisme n'était pas à l'avance fermé à
toute vue claire et droite, l’Allemand, devant la catastrophe dont il est l'auteur,
n’aurait eu d’autre issue que le suicide.) » (Critique n° 12, p. 472).
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LA MORT A L'ŒUVRE
(1) Il ne fait pas de doute que Bataille eut disposé d'un nombre beaucoup
plus considérable de moyens s’il s’était plié aux usages de la morale (juger des
événements comme tous, y compris les marxistes, en jugeait : de façon, à ses yeux,
idéaliste) ou de l’engagement (Bataille n’appartint à aucun parti ; il refusera même
de se dire désormais communiste, quelques efforts que feront ses amis pour lui
en soutirer l’aveu). Il fait peu de doute que ceci agaça.
366
LA MORT A L’ŒUVRE
cinq ans plus tôt, au silence. Les derniers numéros d’Acéphale tentèrent
d’attester que Nietzsche n’était pas, ne pouvait pas être fasciste... Si
Bataille entreprend en 1944 de l’attester de nouveau, c’est que la guerre
n’a pas eu l’effet qu'il pouvait espérer : un effet de désillement. Aussi
longtemps que Nietzsche est sujet au soupçon, lui-même le sera. Le jour
où Nietzsche apparaîtra, comme il se doit, affranchi de l’asservissement
à l’idéologie nazie, le temps sera revenu pour Bataille lui-même de parler.
L’article qu'il donna à Combat le 20 octobre 1944 a ce sens ; et de
nouveau Bataille est on ne peut plus clair. L’Allemagne, du temps de
Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, ne témoignait-elle pas déjà de tendances
à l’antisémitisme ? Et Nietzsche ne s’est-il pas sans réserve insurgé contre
cette tendance ? Il a même fait davantage que de n’être pas un antisémite
pangermaniste (ce que sa sœur, Elisabeth Foerster-Nietzsche prétend
pourtant qu’il fut) : « Il parlait de la race allemande avec un mépris
dégoûté (il avait de l’estime pour les Juifs, un goût dominant pour les
manières et le goût français) » (2). Un tel pressentiment de sa part,
s’insurgeant contre le pangermanisme hébété d’un Paul de Lagarde, contre
le « chauvinisme gallophobe et antisémite » d’un Richard Wagner, s’ef¬
farouchant du lâche mariage de sa sœur avec l’accablant Foerster
(prévoyait-il qu'il avait été trop libre pour qu’on ne s’en vengeât pas, lui
mort, qu’on ne trafiquât pas son cadavre) (3), l’absolvait par avance de
ce à quoi on tenterait de l’employer. Bataille le dit irrité : « En dépit des
décors de théâtre, la distance d'Hitler à Nietzsche est celle de la basse-
cour aux cimes des Alpes » (4).
Renouant avec la politique, dans Combat, c’est donc significativement
avec Nietzsche que Bataille le fait : c’est-à-dire par le moins convenu, le
moins fréquentable des chemins philosophiques, le plus exposé aux
mésinterprétations. Ce faisant, Bataille ne tente pas que d’innocenter
Nietzsche. Il semble poser que s’il y a lieu de parler de politique c’est à
hauteur de l’exigence d’une pensée souveraine qu’il n’est pas envisageable
qu’il assujettisse d’aucune manière à la morale ou à l’intérêt.
De fait, Bataille, avec la même obstination qu’avant-guerre, s’engagea
dans deux projets nouveaux. Il semble que dans un cas comme dans
l’autre il fut question pour lui de créer une revue. Il semble seulement,
car des deux revues une seule exista, la seconde se transformant en
« cahiers » à l’existence d’ailleurs éphémère, puisqu’un seul des ces cahiers
parut, (un second, à demi-prêt, ne voyant finalement pas le jour).
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(2). Ils étaient d’autant moins nombreux à le savoir qu’à la fin de la guerre,
Alexandre Kojève qui avait fasciné toute une génération d’intellectuels par son
séminaire sur Hegel, abandonna la philosophie (il n’en fit plus que ses dimanches ;
il paraît conforme à l’ironie kojévienne qu'il devint un « philosophe du dimanche »)
pour engager une trajectoire toute différente et malgré tout cohérente : l'histoire
étant achevée, la possibilité était ouverte, d'après lui, à un philosophe de se faire
le serviteur de l’Etat. Et Kojève devint l'un des grands commis de l’Etat français.
Il entra en 1945 au ministère du commerce extérieur, comme traducteur. Mais il
ne tarda pas à devenir conseiller à la Direction des Relations économiques
extérieures du Ministère des Finances. Plusieurs idées qui ont modifié les règles
du commerce international sont de lui : c'est le cas des « taxes à l’importation »
et de la règle de « la préférence généralisée ». « Nous régnions sur toutes les
négociations économiques internationales », se souvient l’un de ses plus proches
collaborateurs, Bernard Clapier qui ajoute que la dialectique de Kojève terrifiait
les délégations étrangères. Il a d’autre part été l'éminence grise de l’Etat français
dans les négociations des Accords d’Evian.
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(4) Seize pays européens se réunirent à Paris à l’été 1947. De cette réunion
naquit le 16 avril 1948 l’O.C.D.E. D’avril 1948 à décembre 1951, douze milliards
de dollars furent fournis par les États-Unis à l’Europe pour 5/6 sous forme de
don et 1/6 sous forme de prêt.
(5) Georges Bataille, « A propos de récits d’habitants d’Hiroshima ». Critique
n° 8-9, janvier-février 1947. C’est Bataille qui souligne. Il dit ailleurs ; « De deux
choses l’une : ou les parties encore mal équipées du monde seront industrialisées
par des plans soviétiques, ou l’excédent de l’Amérique subviendra à leur équipe¬
ment » (OC VII, 163, La part maudite).
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GEORGES BATAILLE,
seront pourtant au Parti communiste) qui ne votera pas (6), que lui qui
n’est pas marxiste, qui est moins encore stalinien — n’a-t-il pas l’un des
tous premiers dit quelles homologies il y avait entre Staline et Hitler ? —,
sera, en 1947, celui à l’instant où nul n’excuse Staline (nul et y compris
Sartre) qui voudra essayer de comprendre à quelle nécessité, serait-elle
sombre, répond l’Union Soviétique agissant ainsi qu’elle agit. Tous
s’engagent, dénoncent ou applaudissent, se comptant au nombre d’un
camp ou de l’autre... Lui encourage le plan Marshall et « défend » soudain
l’Union Soviétique. Ce qu’on peut entendre comme la formulation
politique du désespoir qu’il éprouve à ne pas se résigner à la bourgeoisie
des démocraties sans pourtant trouver dans le communisme rien qui en
sauve. La bourgeoisie est haïssable, ce n’est pas nouveau pour lui : « A
la base de l’idée démocratique (de l’idée bourgeoise) de l’individu, il y a
certainement le leurre, la facilité, l’avarice et une négation de l’homme
en tant qu’élément du destin (du jeu universel de ce qui est) ; la personne
du bourgeois moderne apparaît comme la figure la plus piètre que
l’humanité ait assumé... » (7). Mais que valent ceux qui comme lui sont
prêts à dénoncer de cette bourgeoisie, l’avarice, le calcul, l’intérêt ? Bataille
répond d’une phrase brutale : « Les communistes offrent le saut dans la
mort ». Un tel saut est si radical que quiconque ne le fait pas est assimilable
à un bourgeois. Faut-il l’admettre ? « Un mouvement d’opinion “anti-
totalitaire” s’est formé qui tend à paralyser l’action et dont l’effet
strictement conservateur est certain. » (8) Ce qui revient à dire en d’autres
termes : « Cette collusion, consciente ou non, a grandement contribué à
la faiblesse et à l’inertie de tout ce qui voulut échapper à la rigueur du
communisme stalinien. » (9)
Bataille se refusa à rallier la bourgeoisie et son avaricieux souci de
se maintenir dans ses privilèges. Et il se refusa à faire « le saut dans la
mort » qu’est le communisme. Que lui restait-il, alors ? A tenter de
comprendre. Comprendre comment le monde soviétique, lourd, exténué,
coercitif, est un monde de la servitude ; un monde où il n’y a d’autre
possible que le travail ; il n’y a pas un monde qui ait, plus que lui, mis
un terme aux possibilités du caprice, de la dépense et de la prodigalité.
Un travail si lourdement imposé à chacun qu’il ne fut possible pour
personne d’échapper à son écrasante fatalité. Ainsi, la collectivisation des
(6) C’est moins par principe - anarchiste — que par négligence que Bataille
est incapable de savoir quand ont lieu les consultations et comment ont lieu les
inscriptions. C’est un des traits dominants de son caractère que son incapacité de
rien maîtriser du monde des obligations, du monde administratif, par exemple.
(7) OC VII, 141. La part maudite. L’idée, sinon le ton, est le même que dans
l’article de Documents, « Figure humaine ».
(8) OC VII, 142.
(9) fbid.
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terres coûta-t-elle chère en vies humaines (« ... Elle passe pour avoir été
le moment le plus inhumain d'une entreprise qui ne fut jamais clé¬
mente» (10). Bataille juge-t-il'1 Non. Justifie-t-il? Pas davantage. Cela
seulement est sûr : aux pays en paix n'apparaît pas la dure nécessité où
s’est trouvée l'Union Soviétique de subvenir à la menace d’une nécessité
plus grande encore par des moyens cruels et moralement inacceptables :
des actes de cruauté, molestant des individus, semblent négligeables en
regard des malheurs qu il tentent d'éviter. Qu'a affaire la morale avec
une telle fatalité ? « La vérité est que nous nous révoltons contre une
dureté inhumaine. Et nous accepterions de mourir plutôt que d’établir la
terreur ; mais un homme seul peut mourir ; et une immense population
n a devant elle d’autre possible que la vie. Le monde russe devait rattraper
le retard de la société tsariste et c’était nécessairement si pénible, cela
demandait un effort si grand, que la manière forte — en tous les sens la
plus coûteuse — est devenue sa seule issue [...] Sans un stimulant violent,
la Russie ne pouvait remonter la pente » (11).
Une fois encore, Bataille s’insurge contre la plate protestation morale ;
inefficace avant-guerre ; inefficace aujourd’hui. Que veut le Kremlin ? La
domination mondiale. Il ne suffit pas de s’en indigner. Il suffit moins
encore de rallier le camp de ceux que cette perspective effraie. Il s’agit de
comprendre pourquoi le Kremlin a une telle ambition et comment il
entend la déployer. Et il faut agir, sans délai : la paix — si la paix est
possible — n’est possible qu’armée : « On mesure mal à quel point il est
vain de proposer ce monde-ci au repos. Repos, sommeil, ne pourraient
être à la rigueur que prodromes de la guerre » (12).
Le remarquera-t-on. Bataille dit exactement la même chose que dans
les années qui précédèrent la guerre. Croire au repos et à la paix est le
fait de quelques aveugles. Vouloir la démilitarisation, le fait de quelques
niais et de quelques idéalistes (Bataille n’a jamais été et ne sera jamais
pacifiste). La paix armée qu’il appelle de ses vœux doit être une « paix
progressiste ». Et c’est la chance paradoxale de l’Occident que l’Union
Soviétique pèse sur lui du poids de la crainte et d’une menace qui le fait
échapper à la paralysie. La moins morale des révolutions (la plus
« inhumaine », selon Bataille ; « le mal » lui-même) suspend au-dessus de
l’Occident une menace de guerre qui doit obliger l’Occident à affranchir
de lui-même les masses qu’il asservit. Ou, avec la révolution, la guerre
elle-même sera inévitable ; c’est-à-dire, la « police secrète », le « bâillon¬
nement de la pensée » et les « camps de concentration » (13).
377
LA MALÉDICTION DE L’HISTOIRE
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LA MORT A L'ŒUVRE
(2) Par sa longue analyse des effets de la mort dans les sociétés et dans
l’histoire, La limite de l’utile est proche davantage de La souveraineté que de La
part maudite.
(3) Il est difficile de les citer tous. Dès 1949 et la parution de La part maudite.
tome I « La consumation », il fut question d’un tome II, De l’angoisse sexuelle au
malheur d’Hiroshima. En 1950, Bataille envisagea de donner pour suite au tome I,
deux autres livres, La vie sexuelle et La guerre et la politique. Aucun de ces projets
ne vit le jour. Aucun ne semble avoir été même commencé.
(4) Par une lettre du 9 décembre 1961, Jérome Lindon, directeur des Editions
de Minuit, donne son accord à Georges Bataille pour le projet d’édition d’une
version très remaniée de La part maudite, tome I, « La consumation ».
(5) OC VII, 19. La part maudite. « Avant-propos ».
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
feinte : Bataille n a qu’assez peu le sens des origines parce qu’il n’a
aucunement celui des fins. 11 n’y a pas dans son œuvre d’origine dont
avoir la nostalgie, pas de paradis terrestre antérieur à une quelconque
faute. L origine serait donc une supposition, une supposition d’un temps
où le monde se serait donné à l’homme dans un pur rapport d’immanence.
Ce qu'en d’autres termes. Bataille dit ainsi : le monde était alors l’intime
de 1 homme. Intime et immédiat : la démesure, l’ivresse, la passion auraient
été le mode d'être originaire de l’homme au monde ; ce qu’il définit
dialectiquement : « Le monde intime s’oppose au monde réel comme la
démesure à la mesure, la folie à la raison, l’ivresse à la lucidité » (7). Où
chacun lirait avec la survenue au monde de la mesure, de la raison et de
la lucidité les commencements pacificateurs de l’histoire — c’est-à-dire,
les débuts de l'homme dans son humanité, Bataille dénonce l’irrémédiable
perte du sacré. Sacré était le monde intime et immanent. Profane sera le
monde médiat et transcendant. Sacré était le monde avant qu’on découvrît
un jour (un jour, c'est-à-dire tous les jours de l’origine à aujourd’hui)
l’asservissante opération du travail. Avec le travail l’homme se découvrit
des fins. Car le travail est une opération effectuée en vue d’une fin. Et
toute fin est un calcul spéculant sur le bénéfice de l’avenir, toute fin rompt
avec l’immédiateté du temps intime, toute fin sépare l’homme de lui-
même, en lui promettant un surcroît, sépare l’homme de ses semblables
(n’étant plus immédiats les uns aux autres) et sépare l’homme du monde,
soudain réduit à l’usage, c’est-à-dire à l’utilité. Inventant le travail,
l’homme en inventait les fins, et il inventait le temps. Le travail est une
opération efficace (8). Pour un bénéfice hypothétique, il s’asservissait trois
fois : à l’obligation, au temps et à l’échéance. Et il asservissait son
semblable : si le monde devenait utile, si l’homme lui-même devenait utile,
combien plus utile encore pouvait l’être celui qui en sa place remplirait
la tâche nécessaire. Avec la mise en esclavage de son semblable, l’homme
ne faisait plus que s’aliéner à la transcendance ; il se séparait ontologi¬
quement de l’idée qu’il avait de son être (Bataille pose que le primitif
aurait évalué son être à l’image du même qui aurait été pour lui son
prochain) : la perte de la sacralité aurait donc été totale.
C’est un paradoxe de plus qu’introduit ici Bataille (il était cependant
apparu dès l’analyse de l’hétérologie) : est libre, est intime, est immédiat,
est sacré, le monde immanent ; est asservissant, est séparé, est médiat et
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
(13) Ibid, 179. Bataille ne demande rien moins que d’avoir de la croissance
une conscience simultanément sacrificielle. Posséder serait égal à perdre, accumuler
égal à ruiner. Avoir conscience de serait alors exactement identique à avoir
conscience de rien. Sans doute est-ce la première tentative d’une métaphysique
négative de la marchandise.
La question a été plusieurs fois soulevée de la part qui revient à Georges
Ambrosino dans ce livre. Une chose est sûre : Georges Bataille dans une note de
bas de page de l'introduction le remercie en ces termes : « Ce livre est aussi pour
une part importante l’œuvre d’Ambrosino ». Qu’est-ce à dire ? Il ne fait pas de
doute que Bataille a écrit seul ce livre. Mais il ne fait pas davantage de doute
qu’il ne l’a pas pensé seul. Ce qui lui est propre est sans difficulté repérable : on
dira pour faire bref toute la partie sociologique, toute la partie politique, et sans
doute une bonne partie ethnologique déjà présente dans des textes antérieurs à
la rencontre d’Ambrosino. Reste tout ce qui concerne l’aspect scientifique et plus
particulièrement énergétique. Le physicien qu’était Georges Ambrosino fut là
beaucoup plus qu’un conseiller, il en fut l’inspirateur et le correcteur comme en
témoigne une lettre du 28 novembre 1945 (Bibliothèque Nationale) : « Voilà les
corrections que je te suggère, sans plus... » ; « De ce point de vue, mes suggestions
ont l’inconvénient de diminuer cette valeur de choc. Mon rôle est ingrat, c’est
celui d’un frein. Je tenterai de l’exagérer aussi peu que possible, me fiant à toi,
du reste, pour redonner aux choses ardeur et joie ». De 1945 à 1949, date de la
parution du livre, cette collaboration s’accrut-elle au point qu’il fût peut-être
question que les deux hommes le signent ensemble? Toujours est-il que Bataille
et Ambrosino, en 1950, étaient en froid. Mais il pouvait tout aussi bien y avoir
à cela d’autres motifs.
L'EMPIRE DU DOUBLE
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GEORGES BATAILLE,
(2) . « ... il finissait volontiers ses phrases avec un geste... » (J. J. Pauvert);
« Parfois, il n’achevait pas sa phrase et la prolongeait d’un mouvement de la
main et du regard ». (Fernande Schulmann). Le portrait que fait de Bataille
Fernande Schulmann (il est certes plus tardif, vers 1955) mérite d’être cité en
entier : « En dépit de sa maladie, il surprenait encore par sa beauté : une chevelure
très blanche et très lisse, des traits fermes et parfaits et, par dessus tout, une
manière de se mouvoir d’une saisissante élégance. Les gestes, quasi félins, traçaient
une trajectoire superbe : ample et ralentie. Le plus fascinant restait cependant la
voix, sourde et le sourire qui la complétait curieusement, même détachement et
même douceur — à la limite de l’absence. La voix et le sourire de qui, sans
ostentation et sans vanité, avait dépassé quelque chose, avait parcouru un chemin
et en avait ramené une entière indulgence ». (Fernande Schulmann, « Une amitié,
deux disparus». Esprit, novembre 1963).
(3) . Maurice Blanchot. « Le jeu de la pensée ». Critique. Août-septembre
1963, n° 195-196.
(4) . Ibid, 737.
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LA MORT A L 'ŒUVRE
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LA MORT A L’ŒUVRE
S’il est une chose que fait apparaître ce long et contradictoire portrait
de Georges Bataille vers 1950 (mais il ne variera plus ; ou plus justement,
c'est pareillement qu’il continuera de « bouger »), c’est bien quelque chose
de singulièrement analogue au dédoublement qu’après-guerre, il mit en
scène par deux fois de la plus exemplaire, de la plus significative sinon
de la plus autobiographique des façons (13).
J’ai pu le dire à plusieurs reprises : il n’y a pas de récit de Bataille
qui n’emprunte plus ou moins à sa vie. Il n’y en a pas dont nous ne
pourrions si nous en connaissions tous les détails, retrouver les traces.
Madame Edwarda que tout prêtait à lire comme imaginaire (et bien sûr,
au total, l’est-il) eut un modèle parmi ceux auxquels Bataille fut le plus
attaché. La question n'est pas tant celle du principe de l’épanchement de
la vie dans l'œuvre que celle de sa mesurabilité. Je l’ai dit aussi souvent :
il n’y a pas lieu de lire les récits de Bataille comme autrement que fictifs
parce que rien ne nous dit exactement combien et comment ils ne le sont
pas.
Pareillement, les deux livres qu’a écrit Bataille entre 1945 et 1950
L'impossible (14) et L’abbé C. entretiennent avec la vie de son auteur un
rapport étrangement proche et lointain, dont le seul élément qui ne fait
pas de doute, est ce dédoublement qui a frappé tous ceux qui ont connu
Bataille. Dans le premier, les personnages sont frères ; dans le deuxième,
ils sont en outre jumeaux. Dans le premier, l’un, Dianus est un débauché ;
dans le deuxième, Charles l’est aussi. Dans le premier, le second frère est
un prélat (tantôt appelé A., tantôt appelé Monsignor Alpha) ; dans le
deuxième, un curé (un « ercu » dit Bataille ajoutant l’inversion au
dédoublement) : il s’appelle Robert. Dans le premier, les deux frères ont
en commun une première puis une deuxième maîtresse : B. et E. ; tout
comme dans le second où elle s’appelle cette fois Eponine. Pour deux
livres écrits en moins de cinq ans, c’est plus qu il n en faut pour les
rapprocher.
Les deux débauchés ne diffèrent que peu de l’un à l'autre ; tout au
plus, Dianus (L’impossible) est-il peut-être plus hésitant et plus angoissé,
plus profondément la proie du mal qui l’attire. Il va au-devant de toutes
les responsabilités qu’aurait le désir d’être satisfait. Fébrile, affaibli,
toujours aux portes d’être réduit à rien par son énergie excédante... (Peut-
être est-il aussi le plus proche de ce que fut Bataille au moment de la
(13) . Le mot « dédoublement » n’est pas tout à fait suffisant. On verra que
s’il fut jusqu’ici absent de la réflexion bataillienne, va apparaître un troisième
personnage avec lequel il faudra compter . 1 enfant. , . , . .
(14) Le premier titre de L’impossible fut Haine de la poésie. C est sous celui-
ci que ce livre parut en 1947. Néanmoins, n’existant plus aujourd’hui que sous le
titre de L’impossible, c’est sous celui-ci que par commodité je le citerai.
389
GEORGES BATAILLE,
guerre). Charles C. (L’abbé C.), quant à lui, est plus résolu, plus proche
de ce qu’ont d’irrésistiblement attirants les dévoiements les moins par¬
donnables. Il y a sans aucun doute chez Charles C. une volonté du mal
qu’il n’y a pas chez Dianus.
Les deux ecclésiastiques sont, eux, nettement distincts (si distincts
qu’ils ne semblent avoir de commun que leurs vœux) : Alpha est le trouble
même — un jésuite —, il est froid, cynique (du moins en présente-t-il
d’abord les apparences) et entretient avec la femme qu’il partage avec
son frère, la volonté de faire que leur désir soit au moins d’eux distant
de la distance qui les sépare. Il ne se fait pas une question de l’impossible
du désir (à la différence de Dianus), ni de ce que le désir désigne sa
satisfaction au vide de toute satiété. Parce qu’il est un jésuite, il est un
philosophe, et parce qu’il est l’un et l’autre, il est un libertin et aucunement
un débauché (il a à la différence du débauché, l’aiguë lucidité du rat
rompu aux désordres de la chair). Robert C. (le curé de L’abbé C., l’abbé
lui-même) est tout le contraire : il est d’abord lâche et faux, onctueux et
cérémonieux. Ses désirs le terrifient. Mais il brûle. S’il a pris les habits
c’est qu’il croit que seul Dieu contiendra l’excès de ses désirs.
Pour Dianus (L’impossible) le monde se réduit à une femme qu’il
désire, même s’il la partage, et à ce qu’il imagine que sa possession
résoudrait. Il regarde le monde comme tout entier réductible à ce que
son absence blesse. Il veut, non sans mauvaise foi (plusieurs fois, il dira
de lui-même qu’il est un comédien) prétendre qu’elle est le tout de son
monde, ramassant sur elle mort, débauche, sexe, amour, solitude... Non
sans mauvaise foi, car la possédant enfin, il se rend compte qu’il n'en est
rien. Qu’elle là, c’est lui qui ne dispose plus des moyens de se fuir. Restent
pour lui les débauches — avec une autre — et la mort. (L’impossible est
le moins « littéraire » des récits de Bataille, celui qui a poussé le plus loin
l’étroit rapport de la théorie et de la fiction, du réel et de sa représentation.
Il est certainement l’un des plus étrangement envoûtants : il se dérobe, le
dédoublement n’est pas un, mais multiple et réversible, finissant en spirale.
Il est certainement, en outre, l’un des moins narrables).
L’enjeu pour Robert C., le curé, est tout autre : il est d'être Dieu lui-
même. Le « sommet » que Dieu ne lui. a pas permis d’atteindre, une
femme, une « traînée », Eponine, va le lui permettre. Celle-ci n'a eu de
cesse que l’abbé ne l’humiliât plus en l’ignorant (en lui préférant Dieu).
Son caprice est atroce (parce que c’ést le perdre) et il est divin : elle veut
l’abbé ; elle veut jouir de lui. Sa froide rage, sa noire détermination seront
pour l’abbé, un Dieu plus fort que celui derrière lequel il se dissimule (les
instincts sous la soutane), que celui en lequel il a placé son espérance.
Par la « grâce » d’Eponine, les rapports des deux frères, du débauché
Charles et de l’ecclésiastique Robert vont s’inverser. C’est Charles qui
s’est fait l’initiateur de la débauche du curé, c’est lui qui l’a fait pour
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
(Eponine est la première héroïne à choisir le mal). Elle veut le mal avec
raicheur, et elle le fait sans qu'il soit possible de la juger aux termes
d aucune morale (c’est cependant la première des héroïnes batailliennes
a poser le problème du mal). Sa passion de faire le mal, c’est-à-dire de
consentir aux plus capricieux de ses désordres, n’est pas moins exigeante,
n est pas moins rigoureuse, n'est pas moins « éveillante » que les passions
des saintes à honorer le Dieu du bien de leur abnégation. Qu’Eponine
veuille satisfaire ses désirs, son divin caprice, n’a d’égal que la volonté de
Dieu d assujettir le monde à un caprice qui n’est pas moindre et qui n’est
pas davantage justifiable. Et le pouvoir de désillement d’Eponine est
considérable. C est elle qui révélera à Robert combien est hypocrite,
combien est fausse sa dévotion. Combien il suffit des provocations d’une
« tramée » déterminée pour que tombe l’abjecte dissimulation d’un faux
pieux (elle est 1 élévation et le calice son cul devant lequel l’abbé s’incline).
L’abbé C. révèle enfin que c’est le dévot qui séduit; celui qui croit
au bien. Celui qui est assez niais pour que le débaucher soit à la hauteur
du caprice agacé d Eponine. Il n’y a rien d’essentiel à soustraire à un
débauché, mais à tout homme vertueux et chaste, il y a Dieu. Dieu seul
enfièvre les désirs malades : « Nous le savions dans notre désarroi :
moralement nous étions des monstres ! Il n’y avait pas en nous de limite
opposée aux passions : nous avions dans le ciel la noirceur des dé¬
mons » (21).
(21). Ibid, 261. Dans l’un des rares articles parus à la sortie du livre, Victor
Crastre qu’on a vu être l’un des éléments dynamiques de la revue Clarté vers
1925, écrivit : « Je vois que ce dernier personnage — Robert — est celui qui porte
véritablement la pensée de l’auteur ».
DE VÉZELAY A CARPENTRAS
(1) Ou plus exactement, aussi longtemps que sa santé le lui permit. Les
toutes dernières années, il se reposera sur son rédacteur en chef et ami Jean Piel
pour en assurer une direction de fait.
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LA MORT A L 'ŒUVRE
L âge en est une : Bataille a, en 1947, cinquante ans. Quand bien même
on aura occasion de mesurer combien il n'est pas moins « enragé » qu’il
a toujours été, il ne 1 en est pas moins différemment, de façon aussi
moins provocante. Les mots qu'il a pour défendre Henry Miller en 1946
ont certes encore ce caractère d’ardent engagement (ils sont bien peu
differents de ceux qu il employait en 1930, dans Documents), ils ne doivent
cependant pas faire illusion, ils n’apparaîtront plus que rarement : « Je
veux bien que Miller s'exprime avec une grossièreté sans exemple, mais
ceux qui s’imaginent les grandeurs des règles morales auront, qu’ils le
sachent, à s y faire... que l'homme ait à s’exprimer un jour avec la pire
v ulgarité pourrait bien apparaître à la fin comme une réparation nécessaire
de cette trahison de toute morale que fut la délicatesse et la niaiserie » (2).
C’est d'une rage plus intérieure et mieux contenue que maintenant et
jusqu'à sa mort Bataille brûlera. Cette intériorité soudain acquise peut
avoir plusieurs raisons. Ce n'est pas la moindre que la situation ait
sensiblement changée. L'incroyable profusion, l’incroyable richesse du
débat théorique de l’entre deux-guerres ont laissé la place, la guerre tout
juste finie, à une étrange paix armée des idées où entrent de l’intimidation
(qui la guerre n'a-t-elle pas intimidée?) et sans doute de la culpabilité
(coupables ou innocentes, toutes les pensées d’avant-guerre ne paraissent-
elles pas, mesurées à la guerre, d'une légèreté disproportionnée ?). Du
surréalisme et du communisme qui ont chacun à leur manière et quelquefois
ensemble représenté le double enjeu esthétique et politique de l’engagement
dès jeunes intellectuels de 1924 à 1939, ne subsistent que des ombres.
Celle du surréalisme a le poids pathétique du merveilleux où s’enfonce
Breton ; celle du communisme, le poids accablant de celui qui l’a le
premier et le plus loin porté de ses promesses : Staline. (Le communisme
n'est pas un moindre enjeu après-guerre qu’avant, mais il l’est différem¬
ment. Le communisme soviétique, le communisme stalinien l’ont emporté.
Les communismes d’oppositions, trotskistes, luxembourgiens, souvari-
niens, etc., ont disparu). On peut certes tenir la pensée de Bataille pour
essentiellement distincte de ces deux enjeux (et de fait, peut-elle aussi être
lue mais non sans tort, indépendamment) ; ces deux enjeux n’en ont pas
moins été ceux par rapport auxquels il s’est le plus souvent porononcé
dès l’instant qu’il s’agissait pour lui d'exister publiquement. L’enjeu a été
le surréalisme, avec Documents et Contre-Attaque. L’enjeu a été le
communisme avec La Critique sociale, Masses et Contre-Attaque (Contre-
Attaque a tenté de faire d’un seul projet un double enjeu). Fût-ce
négativement, fût-ce en opposition — et c’est négativement, et c’est en
opposition au surréalisme et au communisme que Bataille s’est le plus
395
GEORGES BATAILLE,
(3) Qu’on ne s’y trompe pas : il est vraisemblable que l’analyse du fascisme
qu’a engagé Bataille en 1933 reste l’une des plus modernes, sinon la plus moderne.
« Périmé » est à entendre au sens historique. Les conditions de l’après-guerre ne
sont pas telles que cette pensée pût alors paraître « actuelle ».
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LA MORT A L 'ŒUVRE
(4) OC V, 424.
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
(8) Septembre 1945. Ce livre n’existera pas, mais ne faut-il pas y voir le
premier projet d’un livre qu’il écrira en 1949, L’abbé Cl
(9) Bataille percevra une mince rémunération des Éditions de Minuit, à
partir de 1948 pour la collection qu’il crée et dirige « L’usage des richesses ».
Cette collection, à l’existence éphémère, eut pour premier titre un livre de Jean
Piel La fortune américaine et son destin. Son deuxième et dernier titre sera de
Bataille lui-même : La part maudite I, La consumation. De nombreux projets ne
virent pas le jour. C’est le cas du projet d’un livre de Mircea Éliade Le tantrisme,
d’un livre de Max Weber, La morale protestante et la naissance du capitalisme.
C’est le cas également de projets de livres d’Ambrosino, de Kojève, de Métraux,
de Perroux, amis de Bataille, et d’un projet de livre de Georges Dumézil. Les
Éditions de Minuit n’ont pas manqué de s’étonner de cette étrange rareté (deux
livres en près de trois années) et de s’en plaindre à Bataille lui faisant valoir
combien préjudiciable était cet état de fait.
399
GEORGES BATAILLE,
chose que n’oublie personne qui a bien connu Bataille : celui-ci a toute
sa vie manqué d’argent. Il n’est certes pas douteux qu’il ait été dépensier
(on n’imagine pas le théoricien des économies de consumation avare), et
les rares fois qu’il a disposé d’argent comme ce fut le cas en 1930 avec
l’héritage laissé par sa mère, il l’a « brûlé » en quelques mois dans les
boîtes et les bordels. L’argent ne lui a donc pas manqué comme à
quelqu’un qui se résignerait à n’en pas avoir : il en manquera, qu’il en
eut ou n’en eut pas. Qu’il eut ou non un emploi, il fut pareillement dans
le besoin. Jean-Jacques Pauvert se souvient que « les problèmes d’argent
occupaient dans sa vie une place tout à fait stupéfiante. J’ai connu, dit-
il, une période où ses amis l’aidaient, où ils savaient qu’ils devaient l’aider.
Il était dans un état de perpétuelle nécessité. Tout le monde le savait et
tout le monde lui venait en aide. Tous autour de lui savaient que Georges
était au bord de la mendicité » (10).
Sans aucun doute les problèmes d’argent ne furent-ils jamais plus
graves pour Bataille que de 1945 à 1948, à Vézelay, d’autant plus graves
que Diane Kotchoubey donna naissance le premier décembre 1948, à une
petite fille, Julie. Ce qui avait été jusqu’ici possible ne l’était tout à coup
plus (11). Il se trouva dans l’obligation de reprendre son emploi de
bibliothécaire. Le 17 mai 1949, il est nommé conservateur de la Biblio¬
thèque Inguimbertine de Carpentras, où il restera jusqu’au mois de juin
1951. Il n’y a pas lieu de commenter longuement son activité de
bibliothécaire. Il est vraisemblable qu’il n’y a jamais apporté qu'une
400
LA MORT A L'ŒUVRE
attention distante, sinon ennuyée, même s'il se trouve des personnes qui
le gratifient généreusement, non pas seulement de compétence (elle ne
fait pas de doute) mais d assuidité. Il est vrai qu’il mit un soin tout
particulier à procéder aux nécessaires acquisitions (la bibliothèque de
Carpentras comme bientôt celle d'Orléans semblent s’être à cette époque
trouvées démunies), à la gestion et à la valorisation du fond des livres
anciens , de même qu il rénova et 1 accès et le contenu des deux musées
de Carpentras dont il avait la charge en même temps que de la Bibliothèque
municipale. Là s'arrête cependant son intérêt. Les rares fois que Bataille
parla de sa nouvelle situation, ce fut pour en désigner le caractère
d'obligation. A plusieurs destinataires de lettres écrites le 28 mars 1950,
il avouera avec dépit : « J'ai été amené à me faire bibliothécaire » ; « J’ai
dû me faire bibliothécaire... » Si tant est qu’il eut espoir, vers 1945, de
pouvoir se consacrer exclusivement à ses livres et à la direction de la
revue Critique, il en mesure amèrement, cinq années plus tard, l’inanité.
Bataille n aura jamais pu qu’exceptionnellement se consacrer à la seule
littérature ; et encore, à la faveur de circonstances malheureuses : la guerre
ou la maladie.
Il convient d’ailleurs de dire que le séjour à Carpentras correspond
à l'une des périodes les plus difficiles de la vie de Bataille. Ni Diane
Kotchoubey ni lui-même ne s’y plurent jamais. Il faut pour le comprendre
compter avec l’éloignement de Paris et la séparation des plus fidèles amis.
Vézelay n’était pas si loin de la capitale que ses amis ne pussent venir l’y
voir : Ambrosino, Fraenkel, Kojève, Leiris le firent quelquefois ou souvent.
Bataille lui-même se rendait à Paris aussi souvent que le nécessitaient les
numéros de Critique, et les conférences qu’il prononça à cette époque (12).
A Carpentras, les amis sont rares. Il y a René Char, Pablo Picasso (avec
lesquels Bataille assiste à des corridas) et Claude Lefort. La première
partie de ce séjour correspond d’ailleurs à une assez longue dépression
qui paraît n’avoir épargné ni Georges Bataille ni Diane Kotchoubey.
Bataille y fait très précisément allusion par une série (déjà évoquée) de
lettres toutes datées du 28 mars 1950, qui en marquent en même temps
la fin : « Je me suis très mal porté tout un temps » ; « Après des mois de
dépression » ; et plus gravement : « J’ai toujours eu beaucoup de mal à
écrire, mais finalement cela s’est empiré et c’était devenu pendant un
temps une véritable maladie. Après la mort de Critique, j’ai perdu le
(12) Pierre Prévost puis Jean Piel semblent avoir été beaucoup mis à
contribution par Bataille qui, ne résidant pas à Paris, faisait d’eux ses intermé¬
diaires. Les relations en étaient d'autant plus compliquées que Bataille ne disposait
pas du téléphone dans sa maison de Vézelay et qu’il fixait donc à ses deux
collaborateurs successifs des rendez-vous téléphoniques.
401
GEORGES BATAILLE,
(13) D’autres lettres écrites le même jour disent à peu près la même chose :
« Je sors d’une période d’une grande apathie » ; « Ni Diane ni moi ne nous
sommes bien portés à Carpentras ».
(14) C’est Bataille qui a proposé aux Éditions de Minuit une fusion de
Critique et de la collection « L’usage des richesses ». En fait, la collection disparaîtra
bientôt. Seule subsistera la revue.
(15) Sans doute. Bataille pense-t-il, entre autres, au livre de Gérard Deledalle
L’existentiel, philosophes et littératures de l’existence, « panorama analytique des
principales philosophies et littératures dites existentialistes », livre où deux pages
lui sont consacrées parmi les représentants de la pensée praeterexistentielle, avec
Gabriel Marcel, Camus, Unamuno, Berdiaev, Kierkegaard, Nietzsche et Dos¬
toïevski, opposables aux représentants de la pensée existentielle que sont Heidegger,
Jaspers et Sartre.
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LA MORT A L'ŒUVRE
regret, dans une ville qu il n a pas aimée, éloigné des amis qui lui formaient
une sorte de communauté de fait, et rejeté par surcroît dans une « vacuité »
intellectuelle qui correspond à la suspension de Critique. Aussi demanda-
t-il sa mutation à son ami Julien Cain, directeur des Bibliothèques de
France et il obtint, par permutation des deux conservateurs, d’être nommé
à la tête de la Bibliothèque d’Orléans, à l’été 1951 (16).
Les années Vézelay — appelons ainsi les quatre années passées dans
l’Yonne, de 1945 à 1949 — n’ont curieusement pas correspondu à une
intense activité « littéraire ». Bataille écrit beaucoup, certes, mais beaucoup
pour Critique (on l’a vu, près de 600 pages de 1946 à 1949). La création
strictement littéraire s’est ressentie de ce considérable travail. Il a écrit
Histoire de rats qui, ajouté à VOrestie, a permis que se forme l’ensemble
— hétéroclite, comme souvent — réuni sous le titre de La haine de la
poésie. Il a certes publié au printemps 1949 un très court texte intitulé
La scissiparité, mais il faut aussitôt ajouter qu’outre que ce texte est
formé en partie de notes rédigées pendant la guerre à Samois, il constitue
une sorte de reliquat d’un texte plus ample, un « roman » dont il annonçait
en septembre 1945 aux Éditions Gallimard la fin pour 1946. Ce livre qui
aurait dû s’appeler Le costume d’un curé mort n’a finalement pas été
écrit (1). Et ce n’est pas le seul projet de Bataille, pourtant annoncé à ses
éditeurs, qui avortera. Deux d’entre eux, qui devaient également paraître
aux éditions Gallimard, annoncé par une lettre du 29 décembre 1948,
Maurice Blanchot et l’existentialisme et Philosophie et religion surréalistes,
resteront à l’état de projet.
Plus singulier est le cas d’un livre. Théorie de la religion, pourtant
écrit et, à une ou deux pages près, achevé, annoncé par l'éditeur (2) pour
1949, qui ne parut pas. Il n'est pourtant pas possible que Bataille s’en
désintéressa soudain. La preuve en est qu’à plusieurs reprises il pensa
l’intégrer à de plus vastes architectures. Cette hésitation, cette volte-face
pourraient témoigner de l’irrésolution de Bataille ; elles pourraient évo¬
quer, même de loin, ce qu’il disait de lui plus jeune : « A peu près chaque
fois, si je tentais d’écrire un livre, la fatigue venait avant la fin. Je devenais
étranger lentement au projet que j’avais formé (3) ». Elle témoigne plus
404
LA MORT A L'ŒUVRE
405
GEORGES BATAILLE,
(7) 1934 est la plus ancienne des dates que nous ayons concernant ce projet :
dans une lettre adressée de Rome à Raymond Queneau.
(8) Ce mot peut surprendre le concernant, mais il ne fait pas de doute, à
quelques « caprices », à quelques digressions qu’il répondit, quelque pluridisci¬
plinaire qu'il fut avant même que le mot exista, qu'il voulut systématiser).
406
LA MORT A L’ŒUVRE
être autrement ; c’est le sens même de ce livre) et, avec lui, le livre. Bataille
n'a pas impunément, toute sa vie, dénoncé la possibilité qu’exista, pour
toute chose, une fin autre que la mort, pour que la mort elle-même ne
mit pas fin, un jour, à ses livres avant qu’ils aient été achevés.
La pensée de Bataille obéit à un processus d’auto-dissolvation
d'autant plus prononcé qu'il paraît avoir reculé les limites de la possibilité
de penser comment la mort elle-même dissout toute pensée. Par un double
et paradoxal mouvement, il voulut penser l’anéantissement de la pensée
en même temps qu’au fur et à mesure qu’il pensait le gagnait l’anéantis¬
sement. Agissant ainsi, il s’est mis dans la position d’un assujetissement
à un excès de force et à son plus complet déficit. En fut-il conscient ?
Sans doute. Les 8 et 9 mai 1952, prononçant à Paris une conférence sous
le titre « L'enseignement de la mort » (9), il en fit une sorte d’aveu à la
fois violent et résigné : « Je parle selon le titre de mes deux conférences
des enseignements de la mort et, en effet, il ne s’agit pas dans mon esprit
seulement des prétendus enseignements de la mort, mais des enseignements
de la mort de la pensée. J’ai le tort [...] de passer par une sorte de
dialectique de la première, simple mort physique, à la seconde, où c’est
la première qui sombre. A vrai dire la pensée sombre aussi bien dans la
première, mais dans la seconde la pensée qui sombre accomplit son
naufrage, si l'on peut dire, à l’intérieur de la pensée, c’est-à-dire dans une
pensée où subsiste la conscience de sombrer (10) ».
Bataille n’a pas que tenté de penser l’anéantissement, ce qui est déjà
l’impossible, il a fait durablement peser sur sa pensée les effets eux-mêmes
de cet anéantissement. Ce qui revient à dire que le néant n’est pas
seulement la vérité pour finir de la pensée, il en est sa condition même,
saisie et échappée dans la promesse de son anéantissement. Ce qui est à
la fois terrifiant et « fou ». Le vide de la mort où avec le corps la pensée
s’effondrera, il l’a pensé d’une pensée elle-même, et déjà, effondrée.
L’effondrement (la catastrophe) est le mode d’être de la pensée, sa
paradoxale et impossible condition de possibilité. C’est d’autant plus
terrifiant et d’autant plus fou que de la même façon qu’il l’a fait toute sa
vie, Bataille a expérimenté sur lui-même (certes à son insu) les effets de
cet effondrement (d’ailleurs ne l’eût-il pas voulu, sa pensée l’aurait tôt ou
tard « effondré » ; c’est-à-dire que, distincte de la mort physique, la mort
de la pensée — l’effondrement de Nietzsche — se fût produite à l’intérieur
d’une conscience consciente de sa mort). Il a pu, de 1954 à sa mort huit
ans plus tard, mesurer concrètement la fatalité d une telle chute . depuis
le jour où il est tombé malade (d’une maladie qui affecte en premier la
407
GEORGES BATAILLE,
409
GEORGES BATAILLE,
On ignore hélas à quoi Bataille fait ici allusion (et à qui), si même il fait
allusion à une ou des périodes, à une ou des personnes précises. (Il semble
toutefois qu'il faille penser aux surréalistes à l'époque du second Manifeste.
Quelques indications données par Bataille le laissent penser. Il n a
cependant jamais laissé soupçonner de leur part une si agressive ni
insultante prise à partie).
La problématisation morale aurait donc pu ne pas avoir lieu, il n'en
faudrait pas moins tenir compte de ceci : Bataille aurait été, et de
longtemps, doublement et contradictoirement attiré par le bien et par le
mal, non sans qu'il faille, en dépit des apparences, l'accréditer d'une
préférence pour le premier (en dépit des apparences, car cette phrase tard
écrite, corrige l'impression généralement donnée par lui-même ; qu'on se
souvienne d'une phrase comme celle-ci par exemple : « Je me laissais
séduire de tous les côtés louches — guillotines, égoûts, prostituées -
envoûté par la déchéance et le mal »). La difficulté qu’il peut y avoir à le
comprendre tient du fait que Bataille s'est abstenu, aussi souvent que
l'occasion s’est présentée à lui, de se prononcer sur tel ou tel fait (les
événements de 1934, la montée du fascisme par exemple), d'en juger en
moraliste ; c'est-à-dire d’en juger du point de vue — qui fut entre autre
celui des surréalistes — de ce qui aurait dû être et de ce qui devrait être
(mais à la fin, dira-t-il, au nom de quels principes ?). La vérité morale du
surréalisme fut politiquement patente. Et la condamnation que Breton,
au nom des siens, prononça contre Bataille (on en a vu les termes) ne fut
en somme qu’assez peu recevable, eût-elle été justifiée, ne relevant pas du
seul bien au nom duquel Bataille eut accepté qu'on le jugeât : un bien
irréductible. (Sans doute la condamnation d'un catholique lui aurait-elle
parue plus logique, quand bien même les principes dont elle se serait
justifiée n’auraient pas été les siens).
L’idéalisme consiste à croire, n'existant pas de bien irréductible,
qu'existe un bien relatif. Tout jugement (tout jugement de non-catholique)
émane d’un monde où le mal n’a pas le sens du jugement prononcé au
nom du bien. Leur double relativité les annule par le même mouvement
(seul un bien irréductible, absolu, donne au mal un sens non moins
irréductible, non moins absolu).
Que pouvait dans ce cas signifier qu’apparurent, avec la guerre,
Auschwitz et Hiroshima, que Bataille désigne comme, du mal, la radi¬
calité ? Cette radicalité-là — elle paraît en effet absolue — oblige-t-elle à
reposer la question d'un Bien souverain ? (Ce n'est plus le mal qui tirerait
de l’infinité du bien son caractère d’infinité propre, mais le bien qui
devrait à l’irréductibilité du mal de retrouver une irréductibilité perdue).
Et comment la fascination de Bataille se distinguerait-elle désormais de
ce mal radical ? (L'irréductibilité l’empêchait d'en parler en termes de
degré : d’un plus ou moins grand mal, d’un mal au-delà duquel il eut été
410
LA MORT A L'ŒUVRE
(2) fbid.
(3) OC VII, 373. « Le Mal dans le platonisme et le sadisme ». Conférence
prononcée le 12 mai 1947.
411
GEORGES BATAILLE,
est que, faute que Dieu, la Justice, la Raison permettent que nous
établissions une loi morale, le seul bien qui nous reste accessible est de
la passion le déchaînement.
Ce livre dont il ne fait pas de doute qu'il aurait été 1 un des plus
déterminants de Bataille (le mal, dit-il, est la pierre d’achoppement de
toute philosophie) n’a pas été écrit. Le peu que j’ai cité permet de le
comprendre sans peine : quelle philosophie serait possible qui se priverait
des moyens de la philosophie ? Le titre alors l’indiquerait : c’est en
mystique qu'il aurait entrepris l’exploration du mal, en mystique davantage
qu’en philosophe, c’est-à-dire, en le cas présent, davantage qu’en moraliste.
A la place de ce livre. Bataille va en écrire un autre La littérature et
le mal (4). Ce qu’il ne lui est sans doute pas possible de dire en philosophe,
il le dira en écrivain, en écrivain fasciné par d’autres écrivains qui tous,
à ses yeux, et chacun à leur façon, auront fait avant ou avec lui, le choix
de l’enfantine et cruelle innocence du mal. Avec lui ? La question se pose
en effet de savoir s’il partageait leur choix. Rien ne permet d'affirmer que
La sainteté du mal (mais il semble qu’il ait voulu appeler ce livre La
souveraineté du mal et La divinité du mal) aurait résolument pris le parti
du mal, ou d’une manière qui n’eut pas été de bout en bout paradoxale.
Comme est paradoxale l’introduction à La littérature et le mal, paradoxale
au point qu’il n’est pas possible d’en dégager une opinion sans réserve :
« Le Mal — une forme aiguë du Mal — dont elle [la littérature] est
l’expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette
conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une “hyper-
morale” (5). »
« Hypermorale », le mot est jeté. Au même moment il en construit
un identique pour définir les rapports de Nietzsche et du christianisme :
« hyperchristianisme ». Être fasciné ne saurait suffire — la fascination ne
(4) La littérature et le mal est une série d’études consacrées à des écrivains
qui toutes ont paru séparément dans des numéros de Critique : Emily Brontë,
Baudelaire, Michelet, William Blake, Sade, Proust, Kafka, Genet. La littérature
et le mal n’est pas le plus estimé des livres de Bataille : il n’est en effet pas le plus
intéressant. Une double contrainte y est sensible : du sujet (les auteurs choisis
l’imposent) et des circonstances (il arrive que Bataille « commente des commen¬
taires », c’est-à-dire qu’il entreprend de parler d’un écrivain — c’est le cas de
Baudelaire et de Genet — en parlant de textes qui eux-mêmes les commentent :
c’est le cas de ceux de Sartre sur Baudelaire et Genet. La littérature et le mal
donne toutefois un intéressant aperçu sur la méthode critique de Bataille, une
méthode d’écrivain parlant d’autres écrivains, et ayant avec eux, en commun, une
œuvre maléfique. En ceci, il se distingue de Sartre, comme il se distinguera de
Camus, au sujet de Nietzsche, en faisant valoir que c’est depuis la communauté
qu’il forme avec Nietzsche qu’il parle de Nietzsche. Non en commentateur.
(5) OC IX, 171. La littérature et le mal. Avant-propos.
412
LA MORT A L’ŒUVRE
fait pas une morale, pas même une hypermorale, tout au plus un
tremblement — il faut justifier le mal en surmontant les conditions de
son jugement. Et les surmonter, c’est en être libre, en être souverain.
C est être souverain que faire le choix, entre les deux fins que poursuit
1 humanité, de la seule qui soit positive, .de celle qui consiste à accroître
1 intensité de l'existence, l’intensité de l’instant contre celle qui se résigne
à « conserver la vie » (c’est-à-dire à « éviter la mort »). Pour s’opposer à
cette fin négative (elle est fourbe, avaricieuse ; seuls les lâches la préfèrent)
que la convention désigne avec grandiloquence comme étant le Bien (6),
Bataille définit l'intensité comme la valeur : « La notion d’intensité n’est
pas réductible à celle du plaisir [ce que disait L’alleluiah] car, nous l’avons
vu, la recherche de l'intensité veut que nous allions d’abord au devant
du malaise, aux limites de la défaillance. Ce que j’appelle valeur diffère
donc à la fois du bien et du plaisir. La valeur coïncide tantôt avec le Bien
et tantôt ne coïncide pas. Elle coïncide parfois avec le Mal. La valeur se
situe par-delà le Bien et le Mal, mais sous deux formes opposées, l’une
liée au principe du Bien, l’autre à celui du Mal. Le désir du Bien limite
le mouvement qui nous porte à chercher la valeur. Quand la liberté vers
le mal, au contraire, ouvre un accès aux formes excessives de la valeur.
Toutefois, l’on ne pourrait conclure de ces données que la valeur
authentique se situe du côté du Mal. Le principe même de la valeur veut
que nous allions “le plus loin possible” (7).
La question n’est pas en effet seulement d’une morale ou d’une
hypermorale à caractère souverain (le libre déchaînement des passions
d’un homme intime au monde sacré et suscitant l’intensité extrême), la
question est aussi, et simultanément, d’une morale sociale, d’une morale
politique et ce sont si peu les mêmes — Bataille le sait — qu’il va devoir
à chacune apporter une réponse différente et sans doute inconciliable. Il
le dit à la suite de la citation que nous avons faite. Il y a le Bien, la
morale en répond comme lui-même répond de la morale... et il y a la
valeur qui n’est pas tout à fait le Mal même s’ils ne sont pas, souvent,
sans se ressembler. La valeur est l’intensité, c’est-à-dire de tous les instants
de l’existence son « plus loin possible ». Mais « à cet égard, l’association
au principe du Bien mesure le “plus loin” du corps social (le point extrême
au-delà duquel la société constituée ne peut s’avancer) ; l’association au
principe du Mal, le “plus loin” que temporairement atteignent les individus
— ou les minorités ; “plus loin”, personne ne peut aller » (8). Ce qui vaut
(6) C’est Bataille lui-même qui met la majuscule, sans doute non sans ironie.
Le seul bien qui mériterait le majuscule serait le bien irréductible, le seul auquel
il se rallierait, s’il existait.
(7) OC IX, 171. 219.
(8) OC IX, 220. La littérature et le mal.
413
GEORGES BATAILLE,
pour un individu ne vaut pas pour tous, c’est-à-dire pour une société
d’individus. Souveraine est la liberté d’un seul de provoquer l’extrême et
éveillante intensité, quitte à ce qu’il glisse pour y atteindre à ce que la
morale désigne comme le Mal. Mais limitée est la liberté d une société
d’individus de s’exposer à un glissement semblable car ce n’est plus la
mort (l’anéantissement) qui le solde, mais la puissance, mais l’extermi¬
nation. Le premier glissement saisit dans l’interdit qu’il transgresse un
degré supplémentaire d’intensité et de tremblement : il sait quelle est la
loi et le Mal qu’il atteint a le sens que lui donne cette loi. Le deuxième
glissement, celui de tous, n’est plus de l’ordre de la transgression mais
d’une loi nouvelle et effrayante. Auschwitz est le signe de cette transgression
du Bien devenu pour tout un peuple loi du Mal, du Mal radical. Il y a
bien deux morales, deux morales distinctes : l'horreur individuelle a le
sens d’un déchaînement de la passion. Ce qu’elle cherche n'est pas
l’anéantissement, mais l’éveil à cet anéantissement ; l'horreur collective le
sens d’un déchaînement de la puissance. Il n’y a de possibilité éveillante
du mal qu’à la condition de le faire seul, sur et contre soi-même, en
maintenant le Bien comme la limite qui produit l’intensité, parce que le
mal s’y brise en même temps qu’il le transgresse.
414
LA MORT A L 'ŒUVRE
était encore a ce moment à la mesure des idées (ce temps aurait été naïf
ou archaïque qui laisserait l'impression abusée que les idées des individus
auraient fait 1 histoire). La guerre n’a rien laissé de ce temps : la juvénile
«innocence» des idées n’était qu’apparente. Le communisme, en 1950,
etend le régné de la « réduction » de l'homme « à la chose » : et c’est pour
cette raison que 1 homme le combat « à mort ». Le fascisme a étendu le
régné de la réduction de l’homme à la bête. Et la confrontation aux
lendemains de la guerre, entre le monde occidental et le monde soviétique,
« inexorablement accule l’espèce humaine au suicide ».
Pour Bataille, l’angoisse morale est celle en effet que suscite la
emesure de 1 histoire. Et, posant la question de cette angoisse, il rejoint
celle que, de façon plus bruyante, pose Camus au même moment. On
peut s étonner : c est avec Camus, depuis Camus, en réponse à Camus,
— pour à la fin, s’en avouer proche — que Bataille tente d’apporter des
réponses à la question d’une morale historique. On peut s’en étonner
(qu’ont en effet en commun l’auteur de La peste et celui de L’abbé C?),
mais le fait est que Camus paraît aux yeux de Bataille le seul qui persiste
à vouloir fonder une révolte en morale qui n’accepterait pas de se reposer
dans la perspective d'une effraction révolutionnaire. La position de Bataille
vis-à-vis du communisme n’a plus varié depuis 1933. Il ne hait pas moins
que Sartre par exemple le libéralisme bourgeois ;.il est sûr cependant
qu il ne substituera plus à la morale des démocraties occidentales, la
morale marxiste. L’effort que fait Camus d’élaborer la possibilité d’une
morale historique distincte de l’une et de l’autre est proche de ce que
tente Bataille au même moment, dès l’instant que la perspective d’une
conflagration générale 1 a obligé de quitter la référence nietzschéenne de
sa morale et que s’impose à lui la nécessité de subvenir à l’échéance d’un
tel désastre.
Il ne fait pas de doute, à la fin, que cette tentative fut un échec. Il
est proche de Camus, certes, davantage qu’il ne l’est de Sartre et des
Temps Modernes, il ne l’est pas au point cependant qu’il ne se sente
devoir lui rappeler cette opposition pour lui essentielle qui déjà, en 1934,
justifia les réserves de Simone Weil et leurs désaccords. S’il ne veut pas
de la révolution (et de la révolution, en 1950, le modèle soviétique domine),
c’est qu’elle est la raison, alors que la révolte, elle, est la passion. La
placide révolte de Camus — placide ou résignée — est aussi loin de lui
que le sont les raisons d’espérer la révolution. La révolte est la passion
et parce qu’elle est la passion, elle est souveraine. La révolte est passionnée,
souveraine et morale, nul ne pourra faire que Bataille ne l’affiche comme
le premier et le dernier de ses principes d’insoumission : « Je ne puis me
soumettre à ce qui est, je ne puis me résoudre à servir un ordre établi, la
question mortelle est pour moi de ne jamais rien placer au-dessus d’une
possibilité sans limites ferme, à laquelle nous pourrions donner —
415
GEORGES BATAILLE,
416
LA MORT A L'ŒUVRE
418
LA MORT A L’ŒUVRE
tous les sens possibles, et leur apothéose. Loin que la mort ruinât, loin
que la mort navrât l'attente. Dieu lui donna Te sens transcendant où
toutes les attentes possibles et consolantes trouvèrent leur bénéfice : la
mort, dès lors, justifiait l'attente (la mort était devenue Dieu).
Voulant désaliéner 1 homme de Dieu, Bataille entreprend de le
désaliéner du temps. Ou plus exactement, au lieu qu’il entreprenne de
trouver les moyens de désaliéner l’homme — de Dieu ou du temps —, il
se livre à une terrifiante méditation fascinée sur l’instant où se réduisent
à rien tous les temps de l'attente, sur l’instant de la mort : « Ne pouvons-
nous dire de la mort qu'en elle, en un sens, nous décelons l’analogue
négatif d'un miracle... » (2). C'est une vérité démente et c’est une vérité
déchirée : miraculeux est 1 instant «où l’attente se résout en rien», où
nous sommes rejetés hors de l'attente, de l’asservissante attente des fins.
Ce qui lie l'homme à autre chose que lui-même, c’est cela même qui lie
l’instant présent à quelque résultat supposé de lui (3). La dépense
inconsidérée, la prodigue dilapidation des richesses, le sacrifice avaient ce
caractère rituel et social de désaliénation de la transcendance ; mais plus
qu'eux tous, la mort individuelle a ce caractère au plus haut degré, à un
degré tragique. Si lâche est l'avenir, si asservissantes, si fausses, sont ses
promesses, que lui est immesurablement préférable, non pas seulement
l'instant (l'instant dense, heureux, excédant) mais, même, l’instant tra¬
gique, le caractère miraculeux de l’instant tragique, ce « caractère d’im¬
possible et pourtant là » dont le sens souverain est celui du Rien (mais
qui sait ce qu'est Rien, c’est son sens d’impossible que seul l’instant
tragique en ait la clé) (4) dressé comme un oui « affreux et pourtant
malgré nous merveilleux » (5) contre tous les peut-être dont demain fait
l’avare recel. Cet « impossible devenant vrai dans le règne de l’instant » (6)
demande, exige la mort.
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L’ŒUVRE
la paix laborieuse, la vie des individus » (10). Bien sûr, il n’y a pas que
le meurtre qui soit de nature à rendre à l’homme sa souveraineté. Mais
à la peur de la mort qui commande aux interdits, le meurtre répond à
hauteur, par leur transgression ; il n'y a pas que le meurtre « mais la
souveraineté se lie toujours à la négation des sentiments que la mort
commande » (11).
Une telle souveraineté est bien sûr élective. Elle est comme la grâce :
donnée. Il n’y a pas de moyens de l’acquérir. A qui l’a, impossible de la
retirer. A qui ne 1 a pas, impossible d’y atteindre. Comment pourrait-il
d'ailleurs en être autrement ? Une souveraineté acquérrable serait réduc¬
tible au nombre des œuvres utiles. Bataille est encore en cela janséniste :
le mérite est à mettre au crédit du labeur ; la grâce souveraine au crédit
de la chance, du caprice, du miracle (12). Et ce caractère de grâce, comme
son caractère d'instantanéité distinguent sans réserve — c’est la première
fois que Bataille le dit si clairement — la souveraineté de l’histoire. Craint-
il qu'on se méprenne ? Ce serait pourtant un complet paradoxe. Toujours
est-il qu’il le précise pour clairement distinguer la souveraineté du
communisme : « ... bien entendu la souveraineté [...] ne peut être donnée
pour le but de l'histoire. Je représente même le contraire : que si l’histoire
a quelque but, la souveraineté ne pourrait, si ce n’est pour s’en distinguer,
rien avoir à faire avec ce but » (13). Ce n’est pas seulement avec ses buts
mais avec l’histoire elle-même que la souveraineté n’a rien à faire. Comme
dans La part maudite, mais plus distinctement que dans La part maudite
on voit apparaître dans La souveraineté les éléments susceptibles de servir
à l’élaboration d’une Histoire universelle. Ce n’est pas le moindre paradoxe
de Bataille qu’il caressât toute sa vie le projet d’une interprétation globale
de l’histoire alors que c'est à l’inexistence de l’histoire qu’appelle, pour
qui se déclare souverain, la souveraineté.
422
LA MORT A L'ŒUVRE
423
GEORGES BATAILLE,
« Ce que des insensés disent de Dieu n’est rien auprès du cri qu'une
si folle vérité me fait crier » (9). Ma mère est ce cri que profère une femme
volontairement aveulie et débauchée, lasse d’elle.-même mais avide de
cette lassitude, se répugnant à n’en plus pouvoir être sauvée (il y a plus
fort que le pardon de Dieu, ce que disait aussi L'abbé C, il y a
l’impardonnable à Dieu), liée à l’inassouvissable soif qu’elle a d’en finir
avec ce qui l’a séparé des bois où elle allait, enfant, animale, à la recherche
de la plus tremblante intimité ; ce cri est celui qu'à son tour son fils crie
quand la vérité de sa mère est devenue, elle morte, la sienne : il sait,
comme avant lui Edwarda savait ; comme enfin Robert C sut. Il y a une
vérité des récits batailliens, une vérité enragée : la vérité d'un vide dont
il n’y a rien à savoir (10). Mais qui, à l’égal de ce qu’on en ignore, doit
violemment et en vain être défié : « ... ma mère avait le droit de se conduire
424
LA MORT A L 'ŒUVRE
Une horreur et une sainte. Cette sainte dont Bataille fait un coiirt
récit (que les Œuvres Complètes citent en appendice à cette somme
intitulée Divinus Deus sous le titre de son personnage principal, Sainte).
Sainte qui n’est pas justifiée à avoir d’autres noms que celui-ci, d’une
anonyme, et d’une absente. Elle est fille (dans une maison de « massages »
de la rue Poissonnière) et a été religieuse : elle aime Dieu et elle aime la
« noce ». Des héroïnes batailliennes elle est peut-être la plus torturante
par son silence, par son absence (elle est une Edwarda qu’auraient quitté
l’enjouement, l’ardeur), par sa tristesse accablée. Son corps « assez
semblable à ces tronçons de vers que tord un interminable, un inerte
frisson » ( 15), le vacillement et la rage qu’il inspire (il séduit et effraie),
425
GEORGES BATAILLE,
ce corps n'est plus d’une putain, est-il même celui d'une vivante ? : « Je
ne la voyais plus, les mains inertes, comme si l’horreur au-dedans me
rongeant, je ne m’ouvrais plus qu'à la nuit et à la souffrance » (16). Ils
ont bu à être malades, à vomir (à ne pas pourtant le pouvoir), à surtout
vouloir ignorer le lendemain, se réveillant, s’ils se seront « mêlés ». C'est
le dernier récit érotique de Bataille : et pour la première fois un récit de
lui va jusqu’à vouloir que comme un écœurement supplémentaire, l'étreinte
malade sombre dans l’inconscience. Écœurement et inconscience au-delà
desquels il n’y aurait enfin plus de récits possibles (17).
Écrivant, à Orléans, en 1954-1955, Ma mère, Charlotte d’Ingerville
et Sainte, Bataille revient pour la dernière fois au récit. Ce qui conduit à
remarquer qu’au total il n’a que peu écrit de « littérature ». Histoire de
l’œil date de 1927 ; il a beau faire suite à W.C. — détruit — il n’y a pas
lieu d’imaginer qu’il a fallu à Bataille plus que quelques mois, tout au
plus une année pour écrire l’un et l’autre de ces livres. Le bleu du ciel a
été écrit sept ans plus tard, dans les premiers mois de 1935. Entre les
deux, rien ! Il faut attendre encore six ans pour que Bataille écrive le
troisième de ses récits, Madame Edwarda, aussitôt suivi il est vrai du
Mort et du Petit (pour autant que ce livre puisse être compté au nombre
des récits). En 1945-1946, suit L’impossible (Haine de la poésie, mais il y
avait eu entre temps Julie et La maison brûlée) ; il faut alors attendre
1949 pour qu’il écrive L’abbé C, et six années encore pour Divinus Deus.
C’est, en trente années, peu ! Peu d’autant plus que L'abbé C et Ma mère
ont seuls les dimensions d’un roman ; les autres récits, au contraire, se
singularisent par leur brièveté. Peu pour cette raison enfin, pour cette
raison surtout que seulement six de ces titres furent publiés du vivant de
(16) Ibid.
(17) Le titre Sainte n’est pas celui de Bataille. Ce récit retrouvé dans ses
papiers, comme Charlotte d’Ingerville, non-dactylographiés, peut avoir été une
ébauche de Charlotte d’Ingerville. Il peut aussi avoir été l’ébauche d’un tout autre
récit. Il semble qu’il puisse être daté des mêmes années, 1954-1955.
C’est l’évidence que cette série de récits ne présente aucun caractère de
biographie. Divinus Deus est un récit de fiction et peut-être même est-il de tous
les récits de Bataille (avec L’abbé C) le plus fictif. Tout au plus est-il possible de
reconnaître dans le personnage de Sainte le souvenir — dilué, mêlé à d’autres —
de Violette cette jeune prostituée dont Bataille fut épris dans les années 30 et qu’il
voulut, en vain, faire « sortir ». Ce dialogue pourrait en évoquer la possibilité :
« — Ne partez pas.
Je répondis doucement :
— Je partirai, mais avec vous.
Elle dressa haineusement la tête, et son mépris siffla :
— Vous voulez me sortir de là ! » (OC IV, 305, Sainte.)
426
LA MORT A L'ŒUVRE
C’est le 16 janvier 1951, à Nantua, dans l’Ain, huit ans après leur
rencontre et deux ans après la naissance de leur fille Julie, que Georges
Bataille épousa Diane Kotchoubey. La difficulté qu’éprouvèrent toute
leur vie commune Georges et Diane Bataille à s’acquitter des exigences
administratives, rendit délicates les démarches à faire pour qu’ait lieu ce
mariage. Cette difficulté où ils étaient l'un et l’autre de répondre aux
formalités nécessaires à l’établissement de l’acte civil obligea l’un de leurs
proches amis depuis Vézelay, Jean Costa, sous-préfet de l’Ain, à cautionner
auprès du maire de Nantua la validité de cette alliance. Georges Bataille
a beau avoir la formation d’un chartiste, il a toute sa vie été impuissant
à satisfaire à toutes les formes possibles d’exigence de l’administration :
elles ne lui étaient d’ailleurs pas qu’étrangères, elles l’angoissaient.
Indirectement, Bataille s’est expliqué de la signification que revêtait
à ses yeux le mariage — une signification de compromis entre interdit et
transgression : « Sans une secrète compréhension des corps, qui ne s'établit
qu’à la longue, l'étreinte est furtive et superficielle, elle ne peut s’organiser,
son mouvement est presque animal, trop rapide,, et souvent le plaisir
attendu se dérobe. Le goût du changement est sans doute maladif, et
sans doute ne mène-t-il qu’à la frustration renouvelée. L'habitude au
contraire a le pouvoir d’approfondir ce que l’impatience méconnaît » ;
« L’habitude est elle-même tributaire de l'épanouissement plus intense
qui dépendit du désordre et de l’infraction. Ainsi l'amour profond que le
mariage en aucune mesure ne paralyse serait-il accessible sans la contagion
des amours illicites, qui eurent seuls le pouvoir de donner à l’amour ce
qu’il a de plus fort que la loi » (1).
A l’été 1951, Georges Bataille et celle qui était devenue quelques
mois auparavant qu’ils ne quittent Carpentras Madame Diane Bataille,
arrivèrent à Orléans (2). Sur l’installation à Orléans, nous disposons du
témoignage de celle qui allait devenir la plus proche collaboratrice de
428
LA MORT A L'ŒUVRE
429
GEORGES BATAILLE,
430
LA MORT A L'ŒUVRE
(7) La somme de ce que Bataille a écrit dans ce bureau (il n’écrit plus dans
les cafés) est considérable. Il faut compter qu’il y écrivit la fin d'Histoire de
l’érotisme, le début de Surréalisme au jour le jour laissé inachevé (je l’ai cité à
plusieurs reprises dans « Champ magnétique ») ; Théorie de la religion resté inédit
qu’il prévut plus tard de réunir avec le texte de plusieurs conférences sous le titre
de Mourir de rire et rire de mourir ; le Post-scriptum 1953 à la réédition, en 1954,
de L’expérience intérieure ; La souveraineté dont il envisagea de faire le tome III
de La part maudite (resté inédit) ; Lascaux et Manet ; Ma mère ; Charlotte
d’Ingerville et Sainte ; L’être indifférencié n’est rien, poèmes qui parurent dans la
revue Botteghe Oscure à laquelle il donna plusieurs autres articles ; plus tous les
articles de Critique, ceci entre les seules années 1951-1955. Bataille n’a jamais
autant écrit de sa vie. Les publications comparativement, seront rares : seuls
parurent Post-scriptum 1953, Lascaux et Manet. Parurent sous pseudonyme une
réédition à'Histoire de l’œil (chez J. J. Pauvert) et sa traduction en anglais sous le
titre A taie of a satisfied desire (chez Olympia Press).
LE CORPS MAUDIT
432
LA MORT A L 'ŒUVRE
eut a essuyer le puéril mépris de personnes de trente ans plus jeunes que
ui qui étaient parmi les premières à affirmer du désir et de l’érotisme
lanteeedenee a toute corruption religieuse et sociale. Ainsi le 12 février
, au cours d une conférence qu'il prononça sous le titre de L’érotisme
et la Jascination de la mort (3), ceux qui attendaient de l’orateur qu’il dise
que erotisme est libre et heureux et qui l’entendirent prétendre gravement
qu au contraire il est maudit, essentiellement et par nature, maudit à en
trembkr, ne comprirent pas ce que Bataille voulait dire : que c’est cette
malédiction qui rend l’étreinte déchirante et désirable (jusqu’à la dé¬
chéance) ; que c est parce qu'il est maudit que l’érotisme fut de tout temps
contenu dans les étroites limites de la religion et de la morale ; que ces
limites eurent et auront toujours le sens que l’homme a le besoin de
donner a sa peur de la mort ; que c’est pour cette raison qu’il est inutile
et impossible de chercher à les abolir; que quiconque veut être souve¬
rainement mais seul — libre de les transgresser, doit rechercher de
cette malédiction et de cette peur, le noir, l’affreux, l’infernal plaisir.
Bataille dut avoir à ce moment le sentiment qu’il pourrait être mal
compris (4) (ne commençait-on pas en 1957 de façon hâtive ou intéressée
(3) Conférence qui eut lieu dans le cadre de « Cercle ouvert » dirigé par
Jacques Nantet. Il semble que ce soit la seule conférence prononcée par Bataille
dans le cadre de ce cercle qui se réunissait au 44, rue de Rennes. Il fit cependant
partie de son comité d’honneur avec entre autres, Adamov, Barrault, Cuny,
Duvignaud, Emmanuel, Guérin, Lefebvre, Leiris, Madaule, Mascolo, Morin’
Claude Roy, Vilar, Wahl. Plusieurs interventions méritent d’être citées. Celle
d'Ado Kyrou : contre la terre considérée depuis des siècles comme vallée de
larmes, « ...je crois que l’érotisme avec la révolte, est un des rares moyens qui
soient capables de nous amener à cette immense joie ». M. Héraud parle au sujet
des développements de l’orateur « de clé de voûte de l’aliénation en général et de
l’aliénation religieuse en particulier ». Voyant en l’érotisme ce grâce à quoi certains
commencent « à briser l’armure qui les empêche d’atteindre l’autre... », il finit par
dire de Bataille : « ... avec des accents très angoissés, on arrive finalement à parler
comme un curé ». Il faut, au sujet de cette conférence, tenir compte de la part de
placide provocation de Bataille. A un auditoire venu entendre parler de l’érotisme,
il parlera volontiers en mystique et à un auditoire préparé à l’écouter parler de
la religion, il parlera volontiers de l’érotisme, comme il l’a fait à l’occasion de
deux conférences prononcées dans un collège de jeunes filles à Cambridge en
1949.
(4) Sa position ne manque en effet pas d’être ambiguë pour les moins éclairés
de ses lecteurs. En 1957, il publie L’érotisme, La littérature et le mal et Le bleu
du ciel, tous trois sous son nom. Mais il ne faut pas oublier que toute — ou
presque — son œuvre de fiction reste dissimulée ; c’est le cas d’Histoire de l’œil et
de Madame Edwarda, parus sous pseudonyme. Le mort et Ma mère sont inédits.
Le petit épuisé. Il ajoute lui-même à l’ambiguïté en préfaçant, sous son nom, la
réédition de 1956 de Madame Edwarda signée Pierre Angélique.
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GEORGES BATAILLE,
434
LA MORT A L 'ŒUVRE
435
GEORGES BATAILLE,
(12) Bataille ne répudia pas la chair. 11 n’y a pas chez lui d’anathème. S’il
admet et défend l’interdit tel que la religion et la morale l'ont créé, il ne l’admet
que pour lui-même s’en déclarer libre : le transgresser. Bataille est en effet resté
très libre, érotiquement, et si les bordels ont fermé le 13 avril 1946 il a su remplacer
les plaisirs que ceux-ci lui offraient par de nouveaux : les partouzes. Ce qu’en
plaisantant, il expliqua à Jean Piel de cette façon : « Mais voyons, Jean, tu devrais
comprendre qu’entre faire l’amour à deux ou à plusieurs, il y a la même différence
qu’entre se tremper dans une baignoire ou se baigner dans la mer » (J. Piel, Op.
cit., 135). S’il n’y a pas répudation, il y a cependant fascination pour une
représentation horrifiée de la chair par laquelle on se souvient qu’il a déjà été
fasciné jeune homme quand il fit du livre de Rémy de Gourmont, Le latin
mystique, son livre de chevet. Voir « A l’école des corps ».
(13) L’érotisme, 15. Où comment l’affirmation dont, depuis 1924, Bataille
s’est fait une morale gagne par contagion la mort. Il faut par le même mouvement
qui dit Oui à la vie dire Oui à la mort.
(14) Ibid, 116.
FELIX CULPA
S'il est une chose qui devient chaque année qu'écrit Bataille un peu
plus lourde, c'est le mal. Nous l'avons vu, le mal est tard venu comme
tel dans cette œuvre. Ou plus exactement, il y occupe une place qu’on
aurait pu dire longtemps naturelle. Simone (Histoire de l’œil) n’était-elle
pas déjà le mal ? Son emportement avait cependant de la joie le caractère
brûlant, heureux. Il n’est pas possible, sauf à la réduire à toute autre
chose qu'elle-même, de la juger moralement. Le mal l’intéresse aussi peu
qu'il paraît avoir intéressé Bataille à cette époque (c’est-à-dire, dans les
années vingt et cela est d’autant plus singulier qu'Histoire de l’œil est le
premier récit et Simone la première héroïne postérieurs à l’abandon de
la foi de leur auteur). De même, le mal n’intéresse que peu Troppmann
(Le bleu du ciel), peu Edwarda, peu Marie (Le mort). Jusqu’à la guerre,
c’est davantage la mort — c’est tout entière la mort — qui intéresse les
personnages de Bataille. L'abbé C est le premier de ses personnages qui
pose et se pose la question morale du mal, et s’il ne se pose pas moins
que ceux qui l'ont précédé la question de la mort, c’est de telle façon que
la mort apparaît comme la seule réponse possible faite à l’affirmation
sans réserve du mal.
Évoquant le mal, le liant à la plus extrême des affirmations qui
puissent en être faites, un personnage — le plus monstrueux des fous
sexuels (il est au monde réel ce que Sade est à la littérature) — s’est
dressé sur la route de Bataille : c’est Gilles de Rais. Georges Bataille a
60 ans déjà, et il est malade, quand il entreprend de répondre à la plus
archaïque des figures de la souveraineté sacrée, le monde s’accordât-il à
juger qu’elle en est aussi, entre toutes, la plus abjecte.
Bataille ne juge pas (sinon en passant, comme répondant à la
convenance qu’impose le sujet). Non seulement il ne juge pas, mais il ne
craint pas d’ajouter au paradoxe que fait au monde des moralistes
l’existence de ce monstre, un paradoxe parmi les moins susceptibles d’être
entendus d’eux : certes Gilles de Rais est un monstre, mais ce monstre
est un enfant. « C’est en effet de monstruosité qu’il s’agit. Essentiellement,
cette monstruosité est enfantine » (1). «Ce monstre est devant nous
437
GEORGES BATAILLE,
(2) Ibid.
(3) Au sujet de la psychanalyse qu’il a abondamment, et parmi les premiers
non-spécialistes, lu en France, cette citation s’impose qui fait le point de sa
désaffection progressive : « ... mon point de vue n'est pas celui de la psychanalyse.
C’est d’ailleurs le point de vue, non pas d’un homme ignorant de la psychanalyse,
mais presque d'un homme qui, à force d’avoir quitté ce point de vue, l’a pour
ainsi dire oublié, est devenu peu familier avec les représentations qu'elle introduit »
(Conférence « L’érotisme et la fascination de la mort » Cercle ouvert, le 12 février
1957).
(4) Ibid, 45.
(5) Ibid, 54.
438
LA MORT A L'ŒUVRE
439
GEORGES BATAILLE,
Dieu parce que seul il fait le péché infini (caractère d infinité que ne peut
avoir la faute). Infini est le péché duquel est né 1 homme, infini celui de
la crucifixion du Christ (c’est ce qu'il disait dans Sur Nietzsche), infini est
donc le rapport de l’homme à Dieu, un rapport de culpabilité. La clé du
rapport à Dieu n’est pas le bien, mais le mal : un mal égal à Dieu, infini
(infini d’autant plus que pour clore cette précaire et paradoxale construc¬
tion, Bataille ne manque jamais de redire que Dieu n’existe pas). Le plus
abject des criminels fascine parce qu’il a ce caractère d’archaïque et de
souveraine infinité (10).
(1) A ceci près, bien sûr, que Queneau n’en fait plus partie.
(2) Comme La limite de l’utile a été retardé de cinq ans pour être entièrement
repris et réécrit sous le titre de La part maudite.
(3) Le plus intéressant des articles, « Le berceau de l’humanité : la vallée de
la Vézère », de 1959 selon toute vraisemblance, ne parut d’ailleurs pas.
441
GEORGES BATAILLE,
d'un tel projet était pour Bataille impossible. Non qu'il n’en eut pas les
moyens intellectuels, mais parce qu’il n’y a pour lui pas de fin possible
de clé, d’énigme résolue ; l'inachèvement est la règle. Et si tant avait été
que Bataille écrivît, en entier, une histoire universelle, il n’eut sans doute
pas manqué de vouloir ensuite la recommencer de zéro ; il n'y a pas de
fin possible parce qu'il y a la mort qui n’est pas une fin mais une façon
de rendre définitif l’inachèvement.
Il existe cependant un plan d’un tel ouvrage. Est-il celui de ce livre ?
Est-il celui d’un autre (qui lui-même à son tour eut servi, avec tous les
autres, à ce livre) ? Une série d’articles, dont celui sur « La vallée de la
Vézère » (j'en reparlerai), remaniés, auraient servi de base à une première
partie, qu'aurait complété, remaniées aussi sans doute, quelques-unes des
pages les plus importantes de La souveraineté (4) ; une deuxième partie
aurait été formée de développements sur la guerre comme jeu et sur la
religion royale ; une troisième du travail et de l'esclavage, du christianisme
et de la démesure royale, enfin de l’égalité (la mesure) ; une quatrième et
dernière de la révolution et la démesure, des rapports des révolution
française, russe et chinoise, et enfin de la souveraineté (5). Ce n'est sans
doute pas.le seul plan qu'ait fait Bataille (Bataille faisait toutes sortes de
plans sur tous les sujets, y compris des plans de ses journées) : il n'en est
pas moins comme tout autre qui l’aurait nécessairement remplacé, l’un
des plans possibles de cet impossible livre.
Quatre ans plus tôt (en 1955) avait paru Lascaux ou la naissance de
l’art (6) qui retranche plutôt qu’il n’ajoute aux représentations de La part
maudite et de La souveraineté (la raison en est sans aucun doute que
l’ouvrage — de luxe — était destiné par l'éditeur à un public large). De
La souveraineté, il garde toutefois un accent d’accusation : « ... les interdits
maintiennent — s’il se peut, dans la mesure où il se peut — le monde
organisé par le travail à l’abri des dérangements que sans cesse introduisent
la mort et la sexualité : cette animalité durable en nous que sans cesse
introduisent, si l'on veut, la vie et la nature, qui nous sont comme une
boue dont nous sortons » (7). (Il n’est cependant pas question de trans¬
gression).
L’article « Le berceau de l’humanité », resté inédit du vivant de
Bataille, est sans conteste plus proche de ce qu’on pourrait être autorisé
(4) Les pages reprises dans les Œuvres Complètes, VIII, pages 262 à 271,
celles-là même que j’ai commentées.
(5) Plan publié en OC IX, 485, Il est daté du 27 juillet 1959.
(6) Le titre exact est La peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de
l’art. Éditions d'Art Albert Skira, 1955 (achevé d’imprimer le 30 avril 1955) avec
68 reproductions hors textes en couleurs dues à Hans Hinz et Claudio Emmer.
(7) OC IX, 39.
442
LA MORT A L’ŒUVRE
de regarder comme une origine à cette histoire universelle. Et, faut-il s’en
étonner, cette origine est la mort (il n'entre aucune provocation de la
part de Bataille dans ce tragique paradoxe) : « Ainsi pouvons-nous saisir,
au point de départ, le domaine horrible de la mort... » (8).
Ce dont témoignent les extraordinaires fresques de Lascaux, (ce que
Bataille n'a pas dit dans le livre publié sous ce titre), c'est la façon dont
l'homme primitif s'est saisi de son horreur de la mort et l'a, tant bien
que mal, surmontée. La représentation des animaux a le sens de la mort
à laquelle les promettent les chasseurs : « Qu'ils aient eu espoir en figurant
sur les parois ces chevaux et ces taureaux de se frayer par la magie
sympathique, une voie d'accès vers ces éléments de leur subsistance n’est
pas douteux [interprétation traditionnellement propitiatoire et agonis¬
tique] mais en figurant ceux qu'ils tuaient, ils visaient encore autre chose
que leur intérêt terre à terre : ce qu'ils voulaient résoudre était la question
lancinante de la mort. Certes la mort ne cessa pas de les terrifier, mais
ils la dépassèrent en s'identifiant, par une sympathie religieuse avec leurs
victimes » (9). C'est en représentant et contemplant la mort que l'homme
archaïque aurait acquis le plus grand de ses pouvoirs, celui qui fait les
religions de tous les temps : celui de vivre « à hauteur de mort » (10).
Cette représentation, cet impossible apprivoisement prirent vite
d’autres formes, plus élaborées. Ainsi celle qui consista à donner aux
défunts une sépulture : Bataille y voit les premiers signes d’hominisa¬
tion (11). Premiers signes que d'autres suivirent immédiatement : « ... c’est
à partir de cette connaissance que l'érotisme apparut qui oppose la vie
sexuelle de l’homme à celle de l'animal » (12). C’est ainsi qu'il introduit
à l’histoire de l’érotisme (ou, plus exactement, à l’histoire de la représen¬
tation de l'érotisme) dans le dernier de ses livres. Les larmes d'Eros. C’est
ainsi qu’il est possible d'imaginer de cette histoire universelle jamais écrite
les premières phases, celles de l’origine, antéhistoriques, précédant les
exhortations anhistoriques de La souveraineté.
444
LA MORT A L'ŒUVRE
spatiale (il arriva vers la fin qu'il ne sût plus où il habitait) ; il connut
aussi des pertes de conscience brèves mais violentes où lui échappait tout
contrôle de lui-même (il ne semble pas qu'aucun des traitements prescrits
— l'héparine veineuse par exemple — améliorât sensiblement son état et
le fît souffrir moins). Les facultés peu à peu, et une à une, lui manquèrent.
Mais ce dont il souffrit le plus, ce fut de ne pas disposer jusqu’au bout
de la totalité de ses facultés intellectuelles (il est faux, en fait, que ces
facultés lui aient jamais tout à fait manqué. On le verra, il pensa sa mort
jusqu au bout et en des termes qui sont parmi les plus intenses qu’on ait
jamais trouvés. Ce dont il se plaindra c’est que son esprit fut soudain
sujet à de violentes autant que soudaines éclipses qui l’empêchèrent de
mener à bien de longues et d'assidues recherches).
A Hélène Cadou, avec la délicatesse et l’ironie qui étaient les siennes,
il disait que son esprit « se détricotait ». A Alexandre Kojève, dans une
lettre du 2 juin 1961, il avoua s’appliquer à penser ses déficiences elles-
mêmes (à penser la déchéance des moyens de sa pensée à défaut de
pouvoir encore vraiment penser) : « En partie, je suis réduit d’ailleurs à
réfléchir au délabrement au moins relatif de ma tête : je ne suis plus sûr
de disposer des quelques possibilités qui m’ont appartenu jadis » ( 1 ).
Auprès de son ami et médecin, Théodore Fraenkel et auprès de plusieurs
autres amis (Jean Piel, par exemple) il s’inquiéta de ne plus pouvoir écrire
qu’avec une extrême difficulté et une insupportable lenteur. Ce qui n’était
que trop vrai : il a mis près de trois années à écrire les 80 pages de
l’introduction à Gilles de Rais. Et Les larmes d’Eros ne traduisent pas
qu’une sensible baisse de ses capacités (l’écriture de Bataille y est
quelquefois déchirée, elle y est rarement éblouissante ; on y sent de quelle
nuit violente elle est le matin las, accablé). Ce livre lui demanda un effort
sur lui-même dont il recula mois après mois le terme (il mit deux ans et
demi à écrire un livre qu’il prévoyait de finir en quelques mois).
On peut cependant parler de cette maladie d’une toute autre façon,
et sans doute ne serait-elle pas moins vraie : de Dieu, Bataille voulut trop
souvent éprouver sur lui la mort, et, du monde qu’il a laissé, l’agonie,
pour qu’un jour la maladie ne l’inclinât pas doucement à connaître sur
lui, réellement, lentement, l’agonie au monde d’un homme sans Dieu. Il
ressentit soudain le double et complice effet de la chute du monde (c’est
tout le monde qui chute avec la mort d’un homme) dans l’abîme ouvert
par la mort de Dieu. Complice, car Bataille ne se rebella pas. Il était ce
qu’il avait voulu être : de la chair mortelle la vérité pitoyable et glorieuse.
La chair est la même qui jouit (la secousse sexuelle) et qui meurt. La
maladie est faite aussi d’instants et, comme ceux de l’érotisme, éveillants
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
touchant l’avenir) ; et de Dieu, qui, par contre, s’il existait devrait être
dans un désespoir qu’aucun homme n’a le pouvoir d’imaginer (un désespoir
tel qu’il serait justifié, Lui, de se suicider) : « Se mettre dans la situation
de Dieu est une situation tellement pénible qu’être Dieu est l’équivalent
du supplice. Car cela suppose qu’on est d’accord avec tout ce qui est ;
d’accord avec le pire » (cette phrase n’est pas que sarcastique : c’est à
être d’accord avec tout ce qui est, y compris le pire, c’est à dire Oui que
s’est toute sa vie efforcé Bataille. Le supplice qu’il souffre serait celui
qu’aurait souffert Dieu, s’il n’était pas mort à temps, si Nietzsche ne
L’avait pas fait mourir avant qu’il y eût Auschwitz).
Un entretien télévisé, le 21 mai 1958, consacra et mit un terme à
cette première et modeste notoriété (9) : avec Pierre Dumayet, dans le
cadre de l’émission Lectures pour tous. Bataille y parut calme et beau,
scandaleux (pour l’époque) sous des dehors absolument sereins, (cette
façon qu’il eut de dire le pire avec innocence, n’appartint qu’à lui). Il
parla de la littérature et de ce qu’elle a « d’essentiellement puéril » et
d’enfantin. Puérilité que la littérature a en commun avec l’érotisme : « Il
me semble qu’il est très important d’apercevoir le caractère enfantin de
l’érotisme ». A l’évidence. Bataille n’a qu’assez peu le souci de démontrer
que l’érotisme est innocent au sens où la morale voudrait l’entendre. De
l’enfance, il a la cruelle innocence, une innocence noire. Il faut, pour le
comprendre, penser à ce que Bataille disait de Gilles de Rais : « Nous ne
pouvons nier la monstruosité de l’enfance. Combien de fois, les enfants,
s’ils pouvaient, seraient des Gilles de Rais ». C’est à l’enfance monstrueu¬
sement heureuse que pense Bataille, à l’enfance qui n'a pour limites que
celles que lui fait la loi. Et c’est parce qu’elle est liée à l’enfance qu’est
dangereuse la littérature ; c’est parce qu’elle est en nous la partie ouverte
à l’enfance qu’il est essentiel pour nous d’en « affronter le danger », et
qu’il est essentiel, par elle, d’« apercevoir le pire ».
C’était la première « télévision » de Georges Bataille ; ce fut aussi la
dernière. Il était trop fatigué pour se souvenir de ce qu'il y avait trouvé
l’occasion de dire (il est pourtant d’une clarté sans faille) ; sortant du
studio d’enregistrement, il se souvint seulement qu’il avait parlé de la
polygamie. Ce qui suffit à le mettre en joie. Il n’était cependant pas si
fatigué qu’il n’eut un ultime grand projet : celui d’une revue nouvelle.
Maurice Girodias, le premier éditeur de Critique, offrit à celui qui était
devenu entre temps l’auteur de L’érotisme de créer une revue érotique.
On pourrait ranger le projet de cette revue parmi les projets avortés de
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LA MORT A L 'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
aurait été l'éditeur et aussi le financier (ce qui ne sera pas, pour finir,
sans grandement compter), Georges Bataille qui, étant l'inspirateur du
projet l'aurait dirigée (13) et Patrick Waldberg avec lequel nous avons
vu que Bataille fut lié avant-guerre quand, celui-ci, participant à la
communauté d'Acéphale, s’installa pour plusieurs mois dans la maison
de Saint-Germain-en-Laye, et qui en aurait été le rédacteur en chef.
Bataille demeurant en 1957 à Orléans, c'est à l'abondante correspondance
qu'échangèrent Bataille et Waldberg que nous devons de connaître
quelques éléments des sommaires envisagés et les noms des collaborateurs
pressentis : Robert Lebel (« Essai de déchiffrement de l’image inconsciente
dans un tableau non-figuratif »), René Leibowitz (« Y a-t-il une musique
érotique ? »), Man Ray (un article sur le visage féminin et quelques photos
inédites), Edouard Glissant, Pascal Pia, Alfred Métraux (un article sur
l’obscénité et la mort), Gilbert Lely, Michel Leiris, etc. (14).
Genèse demanda une année d’élaboration ; une année où les différends
entre Maurice Girodias et Georges Bataille allèrent s’aggravant. Différends
qui tous portèrent, moins sur l’orientation même de la revue, que sur la
crainte que nourrissait Girodias, qu’elle n’intéressât pas et ne trouvât pas
assez de lecteurs. Dans une lettre du 11 août 1958, Girodias se félicite de
ce que ce qu'il appelle le côté « sérieux » de la revue ait été assuré, mais
il s’inquiète de ce qu’ait été « gravement négligé » ce qui était susceptible
de faire « son attrait pour le lecteur moyen » (par moyen, précise-t-il, il
convient d’entendre « médiocre »). Il semble qu'il ait été bientôt plus
explicite auprès de Patrick Waldberg : il aurait voulu que Genèse comportât
davantage « d’images véhémentes » et, par là, séduisît la « clientelèle des
pervers ». A quoi Waldberg comme Bataille ne consentirent pas. Le 6
décembre 1958, Maurice Girodias mit un terme au dernier grand projet
de Bataille. Les larmes d’Eros que celui-ci commença d’écrire au même
moment en reprit en quelque sorte l'enjeu quoique réduit à ce que, seul
(il semble décidément que la solitude n’ait pas été évitable) il pouvait en
mesurer.
« C’est alors que nous avons pu mesurer le courage de cet homme
qui, torturé dans son corps et son esprit, nous offrait chaque matin le
visage le plus attentif et le plus constamment égal à lui-même [...] Il
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LA MORT A L'ŒUVRE
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GEORGES BATAILLE,
(18) C’est chez Jean Costa et son épouse que fut élevée la fille de Georges
et Diane Bataille, Julie, dès que l’état de son père nécessita qu’elle fût éloignée.
(19) En 1961, parut la réédition du Coupable, aux Editions Gallimard,
augmentée de la version définitive de L'alleluiah : Le coupable, « cet ouvrage dont
l’ambition démesurée est sans doute elle-même une malédiction ».
(20) L’amitié la plus émouvante secourut celui qui mourait dans l’indifférence
de tous ; le 17 mars 1961 fut organisée à l’hôtel Drouot, présidée par maître
Maurice Rheims, une mise aux enchères de peintures, d’aquarelles et de dessins
vendus par leurs auteurs au profit de Georges Bataille. Furent parmi les donataires
Arp, Bazaine, Ernst, Fautrier, Giacometti, Masson, Michaux, Miro, Picasso,
Vieira da Silva, Tanguy, etc. Le bénéfice de cette vente permit l’acquisition du
nouvel appartement parisien, « ...dans le quartier même que j’ai presque toujours
habité, rue Saint-Sulpice et qui sera, ce qui était pour moi impensable, aussi
agréable que celui que j’avais rue de Lille au moment où j’ai dû en quelque sorte
m’exiler ». (Brouillon de lettre à Maître Maurice Rheims, président de la vente).
(21) Diane Bataille était en effet exceptionnellement absente. Elle était partie
conduire leur fille, Julie, en Angleterre, dans sa famille, pour les vacances d’été.
(22) Georges Bataille est mort sans laisser de dispositions testamentaires. Il
fut inhumé civilement.
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LA MORT A L 'ŒUVRE
qu il aima le plus, à Vézelay, il n'y eut que des paysans pour l’accom¬
pagner (22). Une simple dalle, sombre, sans autre inscription que celle-
ci, à peine lisible :
GEORGES BATAILLE
1897-1962
« Ces matières où grouillent les œufs, les germes et les vers ne nous
serrent pas seulement, mais nous lèvent le cœur. La mort n’est pas réduite
à l’amer anéantissement de l’être — de tout ce que je suis, qui attend
d'être encore, dont le sens même, plutôt que d’être, est d’attendre d’être
(comme si nous ne recevions jamais Y être authentiquement, mais seulement
l'attente de l'être, qui sera et n'est pas, comme si nous n’étions pas la
présence que nous sommes, mais l’avenir que nous serons et ne sommes
pas) : c’est aussi ce naufrage dans le nauséeux. Je retrouverai l’abjecte
nature et la purulence de la vie anonyme, infinie, qui s’étend comme la
nuit, qu’est la mort. Un jour ce monde vivant pullulera dans ma bouche
morte » (23).
454
LA MORT A L'ŒUVRE
(4) Cet entretien est repris dans Madeleine Chapsal. Quinze écrivains(Julliard,
1963) et Les écrivains en personne (U.G.E. 10/18, 1973). Toutes les citations qui
précèdent en sont extraites.
455
GEORGES BATAILLE,
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7 et 8) Ces lignes très émouvantes sont parmi les dernières qu’aient écrites
Bataille. Elles sont tirées d’un carnet intitulé par lui-même Hors les larmes d'Eros.
Inédites à ce jour, elles seront publiées dans le tome XI des Œuvres Complètes.
456
LA MORT A L’ŒUVRE
1897 1897
461
GEORGES BATAILLE,
Grands-parents maternels :
Antoine Tournadre, né le 10 mai 1841, époux
d'Anne Basset, née le 25 janvier 1844. Tous
deux natifs de Riom-ès-Montagnes.
Jean-Martial et Louise Bataille, grands-pa¬
rents paternels, Antoine et Anne Tournadre,
grands-parents maternels, eurent respective¬
ment deux garçons : Joseph-Aristide et Al¬
phonse, et deux filles : Marie-Antoinette et
Antoinette-Aglaée.
Joseph-Aristide Bataille épousa Marie-An¬
toinette Tournadre.
Alphonse Bataille épousa Antoinette-Aglaée
Tournadre.
Du premier de ces mariages naquirent Mar¬
tial et Georges Bataille.
Du second, Victor et Marie-Louise Bataille,
cousins germains ; leurs grands-parents pater¬
nels et maternels sont les mêmes.
Martial Bataille, journaliste (au Figaro, ser¬
vice politique internationale), épousa Paulette
Bataille. Pas d'enfant.
Victor Bataille, avocat, épousa Geneviève
Rocca. Un fils, Michel Bataille, écrivain.
Marie-Louise Bataille, traductrice et histo¬
rienne de l'art, célibataire, sans enfant.
Existe dans l’ascendance patrilinéaire de
Georges Bataille un Martial-Eugène Bataille
(selon toute vraisemblance son grand-oncle,
1814-1878), auteur d’une plaquette publiée à
Clermont-Ferrand en 1848 sous le titre : Quel¬
ques mots du peuple français au gouvernement
nouveau.
G. B. ne vécut que peu à Billom. Sans doute
jusqu'à trois ou quatre ans. N’y revint vraisem¬
blablement jamais. Son père vécut à La Garan-
die, à mi-chemin entre Clermont-Ferrand et le
Mont-Dore, non loin du lac d'Aydat, village
« construit sans arbres, sans église, sur la pente
d’un cratère, simple amas de maisons dans un
paysage démoniaque », entre le Puy-de-l’Enfer
et le Puy-de-la-Rodde.
1900 1900
462
LA MORT A L'ŒUVRE
1901-1912 1902
463
GEORGES BATAILLE,
1913 1913
1914 1914
464
LA MORT A L 'ŒUVRE
1915 1915-1917
1916
465
GEORGES BATAILLE,
1917
1918 , 1918
Publie son premier livre, sous son nom : une Victoire de la France. Elle recouvre l’Alsace-
plaquette de six pages portant le titre Notre- Lorraine mais la mort de 1 390 000 de ses
Dame de Rheims, Saint-Flour, imprimerie du habitants grève sensiblement une nation au
Courrier d’Auvergne. capital humain déficient. L’Allemagne devient
De ce livre dont il ne fait mention nulle part, une république. En URSS, exécution de la
on n'apprendra l’existence que dans une notice famille du Tsar.
nécrologique rédigée en 1964 par un condisciple Mort de Guillaume Apollinaire.
de Bataille à l’École des Chartes, André Mas¬ Marcel Proust: A l'ombre des jeunes filles
son. Cette plaquette a été retrouvée plusieurs en fleur.
années après sa mort.
Abandonne le séminaire, sans pourtant tout
à fait renoncer à l’idée de la prêtrise ou du
monachisme.
Son goût pour le Moyen Age romantique et
la chevalerie le pousse à préparer le concours
d’entrée à l’École Nationale des Chartes. Le
prépare « dans l'état d'esprit du chevalier à la
veille de l'adoubement » (A. Masson).
Par arrêté ministériel en date du 8 novembre,
est admis en première année de l’École des
Chartes, à Paris.
466
LA MORT A L'ŒUVRE
1919 1919
467
GEORGES BATAILLE,
En octobre, revient à Paris pour sa deuxième « Le Groupe Clarté s'est assigné pour but
année d’École des Chartes. d'organiser la lutte contre l’ignorance et ceux
Quitte la pension de famille de la place Saint- qui la dirigent comme une industrie. Il n'est
Sulpice et s’installe avec sa mère et son frère, né d'aucune influence politique ni nationale.
Martial, 85, rue de Rennes (VIe)* où il habitera Il est indépendant et international...
jusqu’en 1928. ... La doctrine politique qui lui paraît appro¬
cher le plus de l'idéal social est celle de la IIIe
Internationale ». Henri Barbusse. Se rallient
aux débuts de Clarté, Gorki. Einstein, Hein-
rich Mann, Bernard Shaw, Thomas Hardy et
Léon Blum...
1920 1920
468
LA MORT A L'ŒUVRE
1921 1921
Est admis à subir les épreuves de la thèse de Le rapprochement de Breton et de ses pre¬
l'École des Chartes. miers amis avec le dadaïsme de Tristan Tzara,
Lit assidûment Marcel Proust. très vite, ne satisfait plus les surréalistes nais¬
Fait la connaissance d'Alfred Métraux, lequel sants. Le nihilisme de Dada, ses stéréotypes
commence ses études à l'École des Chartes les éloignent. Au printemps, à l’occasion du
lorsque Bataille les termine. Ils se lient d'amitié. procès symbolique dressé contre Barrés pour
Ils se ressemblent tant qu'on les prend pour des « atteinte à la sûreté de l’esprit », procès mené
frères : « même stature, même chevelure très par Breton, s'accusent les divergences. Celles-
noire, même régularité des traits et probable¬ ci trouveront un terme au printemps 1922.
ment même parenté d'expression, un air de Paul Eluard et Benjamin Péret se joignent
douceur, de passion et de résolution mêlées. » à Breton... Marcel Duchamp et Man Ray
(Fernande Schulmann). aussi
En mai, Boris Souvarine quitte Paris pour
Moscou où il séjournera jusqu’en 1925. Il sera
simultanément membre des trois organisations
dirigeantes du komintern, son Présidium, son
Secrétariat et son Comité Exécutif.
Anatole France est prix Nobel.
Sigmund Freud : Introduction à la psycha¬
nalyse.
Louis Aragon : Anicet ou le Panorama.
1922 1922
Soutient entre le 30 janvier et le 1" février Création des Nouvelles Littéraires par Mau¬
sa thèse de sortie de l’École des Chartes. Sujet rice Martin du Gard
traité : L'ordre de la chevalerie, conte en vers Occupation de la Ruhr par les Français et
du XIIIe siècle avec introduction et notes. les Belges.
Par arrêté ministériel du 10 février, est De 1921 à 1924, Jean Bernier, aidé de Marcel
nommé archiviste-paléographe, deuxième de sa Fourrier, Magdeleine Marx et Paul Vaillant-
promotion dans l'ordre du mérite. (A déclaré Couturier, incline la fraction communiste de
par la suite avoir vendu la première place à qui Clarté à prendre ses distances avec Barbusse
l’obtint.) et à s’engager dans l’action révolutionnaire.
Sa thèse est l’une des quatre signalées à Jean Bernier s’efforcera durant ces années de
l’attention du ministre de l'Instruction : « M. rapprocher les positions des surréalistes et des
Georges Bataille a rédigé aussi un bon mémoire, communistes.
à la fois philosophique et historique, sur un L'atelier d’André Masson, au 45 rue Blo-
conte en vers du XIIIe siècle. L'étude qu'il a met, Paris XVe, est le point de rencontre de
consacrée aux sources historiques de ce poème Michel Leiris, Antonin Artaud, Max Jacob,
a été particulièrement remarquée et si le clas¬ Roland Tuai, Jean Dubuffet, Georges Lim-
sement des huit manuscrits à l'aide desquels M. bouret Armand Salacrou. Ernest Hemingway
Bataille a établi le texte de ce poème peut vient parfois. Joan Miro y installera bientôt
prêter encore à quelque incertitude, nous son atelier. « La rue Blomet, ça a toujours
sommes en droit d’attendre prochainement de été, fondamentalement un foyer de dissidence.
469
GEORGES BATAILLE,
lui une excellente édition de l’ordre de la che¬ puisque nous étions -tous des indépendants
valerie. » même entre nous, que même entre nous la
Courant février, part à Madrid à l’École des question morale n'intervenait jamais, pas plus
Hautes Études Hispaniques, qu’on appellera que la question intellectuelle et que, enfin,
plus tard la Casa Velasquez : « Il ne me parut c’était la liberté » (André Masson).
pas soucieux des travaux d'érudition qui ser¬ Max Ernst arrive à Paris. Baron, Crevel,
vaient de prétexte à son séjour, mais il me Desnos et Vitrac se joignent à Breton et à ses
poussa à parler des vestiges arabes et des courses amis. Dessins automatiques, récits de rêves
de taureaux. » (Alfred Métraux). obtenus en l’état de sommeil hypnotique.
A Madrid, « ni enthousiasme ni désolation ». Breton propose l’expression de « surréa¬
S'adonne à la rêverie, pratique qu’il tente de lisme ».
systématiser : « ... j’invente patiemment une « Il est inexact et chronologiquement abusif
méthode à me faire rêver dans les plus humbles de présenter le surréalisme comme un mou¬
circonstances. » vement issu de Dada où d’y voir le redresse¬
Pressent une Espagne « pleine de violence et ment de Dada sur un plan constructif »
de somptuosité ». (A. Breton).
Se rend à Miranda et Valladolid. A Grenade, André Breton, vu par Soupault en 1922:
Séville... « Il avait un besoin ... de codifier, de donner
Assiste à un concours de Cante Hondo. Se des définitions et de distribuer des rôles ».
passionne pour les corridas dont le symbolisme En Italie, Mussolini prend le pouvoir.
sexuel le frappe. Le 22 mai, assiste dans les « Celui qui tenta de tuer Mussolini-la-vache
arènes de Madrid à la mort du jeune torero prouve que les assassins n'ont pas encore
Manuelo Granero, corne plantée dans l’œil et renoncé à faire de leur geste un symbole de
le crâne. délivrance. Mais Dieu-le-porc protège Mus¬
Découvre les danseuses du pays ; une notam¬ solini-la-vache (...) l'heure viendra où son sang
ment : « Un petit animal de cette race me semble s'étalera comme une bouse sur le pavé de
propre à mettre le feu dans un lit de façon plus Rome déjà déshonoré par la litière du Pape »
ravageante que n’importe quelle créature. » (Eluard-Péret, le 1er décembre 1926).
Visite l’Escurial dont il. parle en des termes Ernest Juger : La guerre est notre mère.
analogues à ceux de Notre Hante de Rheims. Marcel Proust : Du côté de Guermantes I et
Lettres empreintes de piété : les termine en se II. Sodome et Gomorrhe I et II.
recommandant à Dieu. Mort de Marcel Proust.
Évoque un amour très mystique pour une
Française, Mlle Renié (?), véritable « Béatrice
des choses de la terre ». Songe plus que jamais
à voyager : « La seule chose qui soit sérieuse
dans notre bonne petite existence est de s’agi¬
ter. » Se propose d'aller au Tibet. Se promet,
pour cette année, d’aller au Maroc : à Fez, à
Rabat sûrement.
Commence un roman « à peu près dans le
style de Proust » ; « Je ne vois plus bien
comment écrire autrement. »
Le 10 juin, par arrêté ministériel, est nommé
bibliothécaire-stagiaire à la Bibliothèque Na¬
tionale.
Revient à Paris, et entre au département des
imprimés en juillet.
Lit Nietzsche (Par-delà le bien et le mal).
Lecture décisive : « ... pourquoi envisager
d’écrire, puisque ma pensée — toute ma pensée
— avait été si pleinement, si admirablement
exprimée ? » Sans doute faut-il dater la perte
définitive de la foi de cette période.
470
LA MORT A L ’ŒUVRE
1923 1923
471
GEORGES BATAILLE,
1924 1924
Par arrêté ministériel du 3 juillet, est nommé 21 Janvier : Mort de Vladimir Ilytch Ulianov
bibliothécaire au Département des Médailles Lénine.
de la Bibliothèque Nationale. Aux élections, le « Quartel des Gauches »
Par l’intermédiaire de Jacques Lavaud, ren¬ dirigé par Léon Blum enlève la majorité ;
contre, à la fin de l'année, Michel Leiris, lequel Alexandre Millerand démissionne. Soutenu
l’introduit parmi ses amis de la rue Blomet, par le Sénat, Gaston Doumergue, radical et
ceux que regroupe dans son atelier le peintre hostile au Cartel, le remplace.
André Masson. Se lie d’amitié avec celui-ci.
Tous deux ont en commun le goût de Nietzsche 20 Mars : « Si je trouvais dans les critiques
et de Dostoïevski. que vous, ou Kamenev ou Staline, ou d'autres,
Lit le premier Manifeste du surréalisme : le avez faites, des arguments contre les idées de
trouve « illisible ». Poisson soluble (A. Breton) Trotski, je n'hésiterais pas une seconde à
et l’automatisme ne trouvent pas davantage rectifier mon point de vue. Mais je cherche
grâce à ses yeux. vos arguments, et je n'en trouve pas. Je trouve
A, avec Lavaud et Leiris, l’intention de fonder des attaques personnelles, des rappels le plus
un mouvement littéraire, Oui, « impliquant un souvent inexacts du passé, des interprétations
perpétuel acquiescement à toutes choses et qui plus ou moins arbitraires des conceptions de
aurait sur le mouvement Non, qu’avait été Dada Trostski ».
(« pas assez idiot » pour Bataille), la supériorité (Lettre de Boris Souvarine à Zinoviev).
d’échapper à ce qu’a de puéril une négation
systématiquement provocante » (Michel Leiris).
28 Mai : 13e congrès du Parti Bolchévique, à
Le siège du mouvement et du périodique devait
Moscou, le premier après la mort de Lénine.
être l’estaminet d’un bordel du vieux quartier
Traduit par Lounatcharski, Souvarine pro¬
Saint-Denis. Ni l’un ni l’autre ne virent le jour.
nonce un discours de soutien à Léon Trotski
Vu par Leiris : élégance d’homme plutôt
où il dénonce « mensonges et calomnies ».
maigre, « d’allure à la fois dans le siècle et
romantique » ... « sans aucun vain déploiement
de faste vestimentaire »... de riches yeux bleus 3 Juin : Mort de Franz Kafka.
enfoncés, une « curieuse dentition de bête des
bois » donnant l’impression d’un rire « sarcas¬ 22 Juillet : 5e congrès du Komintern. De retour
tique », une culture vaste et diverse et iin esprit à Paris, Souvarine publie Cours nouveau de
marqué par « l’humour noir ». Selon lui, menait Léon Trotski. Il est exclu du Parti communiste
déjà la vie la plus dissolue. français. Le Bulletin Communiste cesse de
Lit Freud (Psychologie collective et analyse paraître.
du moi), Nietzsche en allemand et en français
(Jenseits von Gut und Bôse paru à Leipzig en 11 Octobre: Création d'un bureau de
1922, Ainsi parlait Zarathoustra paru au Mer¬ recherches surréalistes. Il est situé au 15 de la
cure de France en 1924 ...) et Histoire de la rue de Grenelle, dans un local prêté par un
philosophie allemande d’Émile Bréhier. parent de Pierre Naville. La responsabilité du
bureau est confié à Gérard puis, début 25, à
Artaud.
Exclusion de Joseph Delteil après la publica¬
tion de sa Jeanne d'Arc.
472
LA MORT A L'ŒUVRE
473
GEORGES BATAILLE,
1925 1925
474
LA MORT A L’ŒUVRE
1926 1926
Commence ou poursuit, toute cette année, Février : Les rédacteurs de la revue Clarté,
son analyse avec Adrien Borel. Pas « très or¬ Fourrier, Crastre et Bernier, se mettent d’ac¬
thodoxe » dira-t-il. Y met un terme prématu¬ cord avec les surréalistes sur la création d’une
rément... au bout de un an. En retire toutefois revue nouvelle et commune aux deux groupes :
un bénéfice considérable. De timide, peu brillant le titre retenu est La Guerre civile. La date
causeur et « tout à fait maladif » qu’il était, annoncée : le 15 février.
devient « quelqu'un de relativement viable ». Figurent au sommaire prévu : Aragon, Ber¬
Surtout lui doit, dit-il, de pouvoir enfin écrire, nier, Crastre, Desnos, Eluard, Fourrier, Gui-
fût-ce anonymement. Il s’en expliquera à son tard, Leiris, Masson, Péret, Soupault et Victor
frère, en 1961. « Ce qui est arrivé, il y a près Serge.
de cinquante ans » (la situation familiale) « me La Guerre civile ne verra pas le jour :
fait encore trembler et je ne puis m’étonner si « Tout ce à quoi les uns comme les autres,
un jour je n’ai pas trouvé d’autre moyen de me nous nous sommes heurtés, c'est à la crainte
sortir de là qu’en m’exprimant anonymement. d'aller contre les desseins véritables de l'In¬
J’ai été soigné (mon état étant grave) par un ternationale communiste et à l'impossibilité
475
GEORGES BATAILLE,
médecin qui m’a dit que le moyen que j’ai de ne vouloir connaître que la consigne, au
employé, en dépit de tout, était le meilleur que moins déroutante donnée par le Parti français.
je pouvais trouver. » Voilà essentiellement pourquoi La Guerre ci¬
En mars, paraissent les Fatrasies dans le n° 6 vile n’a pas parue » (A. Breton).
de La révolution surréaliste. Parution ano¬
nyme : ni son nom ni ses initiales n’apparaissent.
Mars : La revue Marges publie une enquête
Constitue son unique collaboration à La révo¬ sur l'homosexualité en littérature. Trente ré¬
lution surréaliste. ponses d'écrivains, dont celles de Barbusse,
Fait à cette occasion la connaissance de
Mauclair, Mauriac, Rachilde...
Breton, entouré d’Aragon, Éluard et sa femme
Question « inquiétante et même extrêmement
Gala, au café Le Cyrano. Ses hôtes d’un jour
troublante pour qui est et demeurera toujours
le séduisent et l’impressionnent. Leur célébrité,
partisan de la liberté d'écrire », conclut Eugène
leur prestige... En est envieux, lui qui n’a encore
Montfort, directeur de la publication.
rien écrit. Peut-être hésite-t-il ? Mais le refus
de toute concession est le plus fort. Et l’agacent
la volubilité de Breton, son absence de rigueur, 18 Mai : Scandale surréaliste au Théâtre Sarah
son absence de « cruauté » pour lui-même. Bernhardt à l'occasion de la création de Roméo
C’est pourtant moins Bataille que Breton qui et Juliette par les Ballets Russes. La protes¬
se montre hostile. Aux dires de Leiris, celui-ci tation surréaliste visait Ernst et Miro, déco¬
le qualifiera d’« obsédé ». rateurs : « Il a pu sembler à Ernst et Miro que
Écrit son « premier » livre (le premier dont leur collaboration avec Mr de Diaghilev, lé¬
il fasse mention) : W.C., « assez littérature de gitimée par l'exemple de Picasso, ne tirait pas
fou »... « Un cri d’horreur (horreur de moi, non à si grave conséquence. Elle nous met pourtant
de ma débauche) » ; « Violemment opposé à dans l'obligation, nous qui avons tant souci
toute dignité. » de maintenir hors de portée des négriers de
Détruit le manuscrit. N’en subsiste que le toutes sortes les positions avancées de l'esprit,
chapitre publié sous le titre de Dirty et repris elle nous met dans l'obligation de dénoncer,
sous forme d’introduction au Bleu du ciel. On sans considération de personnes, une attitude
sait, par Leiris, que la partie aujourd'hui man¬ qui donne des armes aux pires artisans de
quante conduisait la belle et riche anglaise « à l'équivoque morale ». (L. Aragon, A. Breton).
une orgie avec les vendeuses d'une halle aux
poissons ». Scènes à mi-chemin entre « le luxe
25 Juillet : Re’tour aux affaires de Poincaré. Il
aristocratique et une vulgarité littéralement
prend le pouvoir et s’attribue le portefeuille
poissarde ». (Un exemplaire sans doute apo¬
des Finances.
cryphe circule en Italie, en langue italienne,
« En France, notre Mussolini de pissotière est
sous le titre de W.C. et sous le nom de Bataille.)
de nouveau sorti de l'égout. Poincaré règne
« Je comprends l’horreur que Breton eut de
en Français moyen sur de ridicules événements
moi. Ne l’avais-je pas voulu ? Et n’étais-je pas
et des hommes de paille pourrie. Découragera-
vraiment un obsédé ? » « Je me laissais attirer
t-il encore longtemps l’évidente bonne volonté
de tous les côtés louches — guillotine, égouts,
des meurtriers ». Eluard, Péret.
prostituées — envoûté par la déchéance et le
Pierre Naville publie la brochure La Ré¬
mal. »
volution et les intellectuels, que peuvent faire
Commence, en juillet, de collaborer à Aré-
les surréalistes ?, qui « du point de vue commu¬
thuse, revue trimestrielle d’art et d'archéologie,
niste, avec le maximum d'impartialité, nous
placée sous la direction de Jean Babeion et
accuse d’osciller entre l'anarchie et le ma¬
Pierre d’Espézel (éditeur J. Florange). Y col¬
rxisme, et nous met en quelque sorte le marché
laborera jusqu’à la fin du premier trimestre
en main. » A. Breton.
1929. Donne en juillet un article sur Charles
Florange. Donne en octobre (n° 13) la première
partie d’un article formant catalogue des Octobre : Préalablement à l'adhésion d'Ara¬
164 pièces mongoles du Cabinet des Médailles gon, Eluard, Breton, Unick et Péret au Parti
de la Bibliothèque Nationale. communiste, Breton (R.S. n° 8) publie un
Se lie avec les occupants de l’annexe surréa¬ article Légitime défense en réponse aux solli¬
liste située 54, rue du Château, Paris XIV' ; citations d'Henri Barbusse. Légitime défense
476
LA MORT A L'ŒUVRE
1927 1927
Par Bianca Fraenkel, née Maklès, fait la Aragon, Breton, Eluard, Péret et Unick se
connaissance de sa jeune sœur, Sylvia, d’origine retirent du Parti communiste.
juive roumaine. Elle a dix-neuf ans. Lui, trente.
Paraît en janvier, dans le n° 14 d’Aréthuse, Avril : Publication de Au grand jour signé des
la seconde partie de l’article consacré aux pièces mêmes, pamphlet dirigé contre Antonin Ar¬
mongoles. Ces articles feront l’objet, réunis, taud : « Cette canaille, aujourd’hui, nous
d’un tiré à part sous le titre Les Monnaies des l'avons vomi ».
Grands Mogols (J. Florange, éditeur. Mâcon,
Protat-Frères imprimeurs, 1928).
En janvier, élabore « l’image » de L'œil pi- Juin : Antonin Artaud publie en réponse le
néal, embryon d’œil, situé au sommet du crâne, pamphlet A la grande nuit ou le bluff surréa¬
permettant, le jour où il transpercera la boîte liste : « Mais que me fait à moi toute la
crânienne, de regarder le soleil à la verticale. révolution du monde si je sais demeurer éter-
477
GEORGES BATAILLE ,
Conçue en janvier 1927, cette image se concep¬ nellement douloureux et misérable au sein de
tualisera jusqu’en 1930 ï «Je n’étais pas dé¬ mon propre charnier ».
ment, mais je faisais sans doute une part ex¬
cessive à la nécessité de sortir d’une façon ou
22 août: Exécution de Sacco et Vanzetti.
de l’autre des limites de notre expérience
humaine et je m’arrangeais d'une façon assez
trouble pour que la chose du monde la plus Octobre : Parution du numéro double 9 et 10
improbable (la plus bouleversante aussi, quelque de La Révolution Surréaliste, premier numéro
chose comme l’écume aux lèvres) m’apparaisse de l'année 27. Première collaboration de Ray¬
en même temps comme nécessaire. » mond Queneau. Long texte d’Aragon sur
En janvier, écrit L’anus solaire: «Si l’on Héraclite.
craint l'éblouissement au point de n’avoir jamais Expositions Arp et Picabia.
vu (...) que le soleil était écœurant et rose comme La rue du Château où vivaient Jacques
un gland, ouvert et urinant comme un méat, il Prévert et Simone, Yves Tanguy et à un
est peut-être inutile d’ouvrir encore, au milieu moindre degré Marcel Duhamel, reçoit de
de la nature, des yeux chargés d’interrogation. » nombreux invités de passage : Roland Tuai,
En avril, donne un article sur Jean Babelon Raymond Queneau, Max Morise, André Mas¬
à la revue Aréthuse, n° 15. son, Michel Leiris, Marcel Noll, Malkine,
En juillet, séjourne à Londres. La vue d'une Jacques Baron, Pierre Prévert, Benjamin Péret,
saillie anale de singe au Zoological Garden le Robert Desnos et Georges Bataille. Sept
bouleverse et le jette « dans une sorte d’abru¬ d’entre eux figureront parmi les douze signa¬
tissement extatique ». Les dégagements d’éner¬ taires du pamphlet dirigé contre Breton : Un
gie imaginés dans L’œil pinéal n’en sont pas, à cadavre.
ses yeux, différents : des « cris atroces » ; ceux Echec du soulèvement socialiste de Vienne.
« d’une éjaculation grandiose mais puante ». Publication de : Historiettes, Contes et Fa¬
En août, soutient avec passion la cause de bliaux, de Sade chez Stendhal et Cie.
Sacco et Vanzetti. Participe avec Arthur Ada- Publication en Allemagne de Sein und Zeit
mov à la manifestation du 8. de Martin Heidegger.
Entreprend d’écrire Histoire de l’œil. Drieu la Rochelle : Le jeune Européen.
Rend de fréquentes visites aux occupants de Sigmund Freud : Trois essais sur la théorie de
la rue du Château : « La rue du Château n’étai» la sexualité.
pas... tourmentée par les préoccupations mé¬ Le rêve et son interprétation.
taphysiques et politiques de la rue Fontaine. Un sourire d’enfance de Léonard de Vinci.
Pourtant on y était très ouvert à l’influence Michel Leiris : Le point cardinal.
d’un personnage de grande stature, un vrai Robert Desnos : La liberté ou l'amour.
solitaire, dont l’œuvre est modelée par une André Breton : Introduction au discours sur le
philosophie cohérente : Georges Bataille. » peu de réalité.
(André Thirion). Antonin Artaud : Le pèse-nerfs.
A trente ans. Sauf Notre-Dame de Rheims, Daniel Halevy : La vie de Friedrich Nietzsche.
sauf quelques articles parus dans Aréthuse at¬ Benjamin Péret : Dormir, dormir dans les
tribuables à sa qualité d’archiviste-paléographe, pierres.
n’a rien publié : «... j’étais si las de ma vie
plate, sans gloire et sans moyens, si envieux de
la vie plus vraie de ces écrivains reconnus et si
las surtout d’être envieux, si colère à l’idée de
la plus furtive concession. »
1928 1928
478
LA MORT A L'ŒUVRE
Maklès. Michel Leiris est son témoin. Simone Mars : Parution du n° II de La Révolution
Maklès celui de Sylvia. Surréaliste, seul numéro paru en 1928. Frag¬
S'installent provisoirement avenue de Ségur, ments de Le traité du style d’Aragon et Nadja
Paris (VIP) puis 74, rue de Vauvenargues, Paris de Breton. Célébration du cinquantenaire de
(XVIII'). Achève et publie Histoire de l’œil, l’hystérie, « la plus grande découverte poétique
sous le pseudonyme de Lord Auch (Lord : Dieu, de la fin du XIXe siècle ». Recherches sur la
dans l’anglais des Écritures ; Auch : abréviation sexualité: entretiens des surréalistes sur les
de « aux chiottes »). 105 pages, 8 lithographies attitudes et les pratiques sexuelles.
originales non signées (en réalité André Mas¬
son). Pas de nom d’éditeur (en réalité René
Bonnel, sur des maquettes de Pascal Pia). 134 Juin Parution de la revue Le Grand Jeu avec
les signatures de René Daumal, Roger Gilbert-
exemplaires vendus clandestinement.
Lecomte, Arthur Harfaux, Maurice Henry,
« Je reste content... de la joie fulminante de
Joseph Sima et Roger Vailland.
V"Œir : rien ne peut l’effacer. A jamais pareille
joie, que limite une extravagance naïve, demeure
au-delà de l’angoisse. L’angoisse en montre le Été : VIe congrès de l’Internatipnale commu¬
sens. » niste à Moscou. C’est à ce congrès que fut
Donne en avril trois courtes notes à Aréthuse, déterminée la ligne « classe contre classe » et
n° 19. « défense de la patrie du socialisme ». En
Juillet : article « La collection Le Hardelav France, cette ligne sera appliquée avec scru¬
du Cabinet des Médailles, les monnaies véni¬ pule et rigueur par Barbé-Célar placé à la tête
tiennes ». Aréthuse, n° 20. du Parti par l’Internationale.
Première grande exposition d’art Précolom¬ Robert Hertz : La prééminence de la main
bien, à Paris. Donne aux Cahiers de la Répu¬ droite : mélanges de sociologie religieuse et de
blique des Lettres, des Sciences et des Arts, folklore.
n° XI, consacré à l’art Précolombien, un im¬ Bertolt Brecht et Kurt Weil : L'opéra de
portant article « L’Amérique disparue », en quat 'sous.
rupture avec le ton des articles publiés dans Pierre-Jean Jouve : Hécate.
Aréthuse. L’excentrique cruauté des Aztèques, Jules Romains : Le dieu des corps.
leur religion faite d’horreur et d’humour noir, D.H. Lawrence : L'amant de Lady Chatterley
leur goût pour les sacrifices et la mort... Signe (il ne paraîtra en France qu’en 1932).
de son nom un article à prétexte scientifique où André Breton : Le surréalisme et la peinture.
paraissent ses propres fascinations. Parution de Le con d 'Irène, chez René Bonnel,
Fait la connaissance de Georges-Henri Ri¬ sans nom d’auteur mais depuis attribué à
vière. Aragon.
Théodore Fraenkel l’attend à la sortie de la Encyclique Costa Conubi du Pape Pie XI
Bibliothèque Nationale avec un révolver pour sur le mariage chrétien . L’abbé Béthléem met
l’abattre... Acte gratuit ? Pari ?... Les deux à jour et publie l’édition de 1905 de Romans
hommes en riront souvent. à lire et romans à proscrire (depuis 1500).
1929 1929
Change de domicile. Quitte avec Sylvia le 12 Février : Par souci de clarification, Breton
74, rue Vauvenargues pour habiter 24, avenue et Aragon rédigent une lettre envoyée sous le
de la Reine, Boulogne-sur-Seine. timbre de Raymond Queneau à près de 80
Donne en janvier un article pour le n° 23 destinataires. Le texte de cette lettre enjoignait
A’Aréthuse, « Catalogue of the Coins in the ceux-ci de choisir entre l’activité individuelle
Indian Muséum ». Sa dernière collaboration à et l’activité collective (encore que celle-ci ne
cette revue. fût pas définie par la lettre). Il s’agissait en
A l’invitation des surréalistes de choisir entre outre de se prononcer, arguments à l’appui,
action individuelle et action collective, et de se sur les noms de ceux avec lesquels on consen¬
prononcer, arguments à l’appui, sur les noms tirait à entreprendre cette activité et de ceux
de ceux avec lesquels on consentirait, ou ne avec lesquels on n’y consentirait pas. Tous les
479
GEORGES BATAILLE,
480
LA MORT A L'ŒUVRE
ton est le premier à réagir. Plusieurs des articles fession, selon Breton, de ne pouvoir considérer
publiés depuis le début de Documents (« L’apo¬ au monde que ce qu’il y a de plus vil, de plus
calypse de Saint-Sever », « Le langage des décourageant et de plus corrompu ».
fleurs », « Figure humaine » et « Le gros or¬ Ce second manifeste correspond à un tournant
teil ») justifient son accusation de complaisance décisif pour le mouvement : Masson, Leiris,
envers un monde « souillé, sénile, rance, sordide, Desnos, Limbour, Boilïard, Baron, Prévert et
égrillard, gâteux ». Queneau s’éloignent alors que Bunuel, Char,
Est le plus longuement et le plus violemment Dali, Thirion, Sadoul et Giacometti les rem¬
pris à partie par Breton dans le Deuxième placent. Tzara se réconcilie avec Breton. Ri-
manifeste du surréalisme. Pêle-mêle : « ...rai¬ gaut se suicide.
sonne comme quelqu'un qui a une mouche sur « Année du Grand Tournant » selon Sta¬
le nez, ce qui le rapproche plutôt du mort que line : offensive contre la petite économie pay¬
du vivant... » ; « Un état de déficit conscient à sanne, « dékoulakisation » et collectivisation
forme généralisatrice » ; « malhonnête et pa¬ forcée des terres.
thologique » ; « signe classique de psychasté¬ Autocritique de Boris Pilniak après que son
nie », etc. Le soupçonne enfin de vouloir ras¬ roman Acajou a été publié à l’étranger.
sembler autour de lui un groupe de surréalistes Paul Bourdin publie Correspondances iné¬
dissidents. dites du Marquis de Sade, de ses proches et de
Donne au n° 7, décembre, de Documents, ses familiers, à la Librairie de France.
« Le jeu lugubre » : « Contre les demi-mesures,
les échappatoires, les délires trahissant la
grande impuissance poétique, il n’y a qu’à
opposer une colère noire et même une indiscu¬
table bestialité. »
1930 1930
Décès en son appartement parisien, 85, rue 17 Février: Chute du ministère Tardieu qui
de Rennes, de Marie-Antoinette Bataille, n’espérera plus bientôt qu'en l'insurrection
soixante-deux ans, sa mère, le 15 janvier. Écrit des ligues dans la rue pour réaliser ses projets.
à plusieurs reprises le récit de l'hommage éro¬ Il revint pourtant quelques semaines plus tard
tique fait à son cadavre. au pouvoir, assuré du soutien du président
Prend avec Robert Desnos l'initiative d’une Doumergue, mais confronté à l’hostilité du
réponse en forme de pamphlet au Deuxième Sénat.
manifeste du surréalisme ; s’intitule Un ca¬ Naissance de la revue surréaliste Le surréa¬
davre ; groupe nombre de ceux que Breton prend lisme au service de la révolution (SASDLR),
à partie : Ribemont-Dessaignes, Jacques Pré¬ en remplacement de La Révolution Surréaliste.
vert, Queneau, Vitrac, Leiris, Limbour, Boif- Six numéros parurent de 1930 à 1933. Arrivée
fard, Morise, Baron et Alejo Carpentier. Robert de nouveaux surréalistes, essentiellement
Desnos : « Et la dernière volonté de ce fantôme Bauer qui propose la création d’une associa¬
sera de puer éternellement parmi les puanteurs tion, sur le modèle d’un syndicat, rassemblant
du paradis... ». Georges Ribemont-Dessaignes : tous les artistes révolutionnaires. Ainsi fut
« On ne fait pas mieux dans le genre hypocrite, créée par Breton et Thirion l’AAER (Asso¬
faux-frère, pelotard, sacristain et pour tout ciation des Artistes et Écrivains Révolution¬
dire : flic et curé. » Desnos traite Breton d’« âme naires) qui n’acceptait en son sein que qui¬
de limace » ; Prévert de « Fregoli à tête de conque était en mesure — écrivain ou
Christ occulte » et de « Déroulède du rêve » ; scientifique — de faire la preuve que son
Vitrac d’« escroc » ; Leiris de « nécrophage » activité — y compris scientifique — était de
et Ribemont-Dessaignes de « délateur ». Ba¬ nature et de conclusion révolutionnaires.
taille, lui : de « vieille vessie religieuse », de
« gidouille molle», d’« abcès de phraséologie
cléricale », de « lion châtré », de « tête à cra¬ Juin : Maurice Thorez entre au secrétariat du
Bureau politique du P.C.F.
chats », etc.
Cinq cents exemplaires financés par Georges- Le « Cercle communiste Marx-Lénine »
481
GEORGES BATAILLE,
Henri Rivière dont il semble que trois cents fondé par Boris Souvarine devient le « Cercle
seulement ont été diffusés. Parut le 15 janvier, communiste démocratique ».
jour même de la mort de sa mère : « C’est un
exercice suivant un rite et dans des termes 30 Juin : Les troupes françaises quittent la
fangeux que seul Bataille pouvait imaginer. » Rhénanie.
(A. Thirion).
Le 18 janvier, est muté du Département des
Médailles de la Bibliothèque Nationale au Dé¬ Octobre: Projection au studio 18 de L’Age
partement des Imprimés. Le vit comme une d’or de Luis Bunuel et Salvador Dali, projec¬
sanction. Il n’est pas exclu que plusieurs articles tion conçue comme une manifestation surréa¬
de Documents, entre autres « Le gros orteil », liste. Peintures de Ernst, Miro, Tanguy, Dali
aient irrité. Serait sanctionné aussi son manque et Man Ray. Les adhérents de la ligue des
d’assiduité : il aurait fait l’objet d’une pétition Patriotes et de la ligue anti-juive saccagèrent
de lecteurs contre ses retards à ouvrir la grille le cinéma, maculèrent l’écran, lacérèrent les
du Cabinet des Médailles. tableaux, déchirèrent les livres, le 3 décembre.
Donne à Documents, n° 1 deuxième année, Le film fut interdit le 11 et saisi le 12.
un important article, « Le bas matérialisme et
la gnose » : « ... il s’agit avant toute chose de Novembre : Séjour d'Aragon et Sadoul à Mos¬
ne pas se soumettre, et avec soi sa raison, à cou : « Nous saluons l’œuvre admirable de
quoi que ce soit de plus élevé, à quoi que ce salubrité publique faite par le Guépéou ».
soit qui puisse donner à l’être que je suis, à la A la deuxième conférence internationale des
raison qui arme cet être, une autorité d'em¬ écrivains révolutionnaires, de Kharkov, Ara¬
prunt. » gon et Sadoul obtiennent ratification des ex¬
Naissance le 10 juin de Laurence Bataille, communications d'Artaud, Vitrac, Desnos et
unique enfant de Georges et Sylvia Bataille. Bataille qualifiés de « bourgeois »... Mais à la
Donne à Documents, n° 2 deuxième année, consternation de Breton, ils se désolidarisent
« Les écarts de la nature ». Sauf « L’art pri¬ du deuxième Manifeste du surréalisme dans la
mitif », n° 7 deuxième année, donne de courts mesure où il contrarie le matérialisme dialec¬
articles à Documents des n° 3 à n° 7. N° 8, tique ; ils dénoncent le freudisme comme idéo¬
important et long article, « La mutilation sa¬ logie idéaliste ; et le trotskisme comme idéo¬
crificielle et l’oreille coupée de Vincent Van logie social-démocrate et contre-révolu¬
Gogh ». Dans le même numéro, donne « L’esprit tionnaire.
moderne et le jeu des transpositions » : « Le jeu
de l’homme et de sa propre pourriture se conti¬
nue dans les conditions les plus mornes sans 4 Décembre De nouveau, chute du cabinet
que l'un n’ait jamais le courage d’affronter Tardieu.
l’autre. » Création de Je suis partout, hebdomadaire
Poursuit au moyen de Lettres ouvertes sa à grand tirage auquel collaborent, sous la
polémique avec André Breton. La plus impor¬ direction de Gaxotte, Brasillach. Bardèche,
tante d’entre elles : La valeur d'usage de D.A.F. Maulnier et Maxence.
de Sade : « Ayant hâte de m’adresser à un lâche
comme à un lâche, j'invite quiconque sent encore
qu'avant tout, il a un jet sanglant dans la gorge,
à cracher avec moi à la figure d’André Breton,
du pitre aux yeux clos accommodant Sade aux
secrètes mignardises du surréalisme. » On
ignore si ces lettres furent diffusées.
Se sent condamné au « plus triste isolement ».
En novembre, malade.
En décembre, quitte l'appartement de Bou-
logne-sur-Seine et emménage 3, rue Claude-
Matrat, à Issy-les-Moulineaux.
Lit Marx, Trotski, Croce, Stirner et Plek-
hanov.
482
LA MORT A L'ŒUVRE
1931 1931
483
GEORGES BATAILLE,
1932 1932
Donne en mars 1932, à La Critique sociale, Afflux de nouvelles recrues pour le surréa¬
avec Raymond Queneau, un long article, « La lisme : Roger Caillois et Jules Monnerot, puis
critique des fondements de la dialectique hé¬ Georges Bernier ; Maurice Henry et Arthur
gélienne ». Fruit de discussions, est rédigé par Harfaux, lesquels viennent du Grand jeu, Gil¬
Bataille seul. Y affirment l'importance et la bert Lély, futur biographe de Sade, Georges
nécessité d’enrichir la dialectique marxiste des Hugnet, etc.
apports de la psychanalyse (Freud) et de la
sociologie française (Mauss et Durkheim).
Séjourne plusieurs semaines, à l’été, avec 6 Mai Le président Doumer est assassiné.
Sylvia, Jean Piel et quelques autres amis, à Les élections législatives donnent la majorité
Nesles-la-Vallée, commune de l’Isle-Adam. aux socialistes et aux radicaux. Herriot re¬
L'ascension de Hitler en Allemagne occupe prend le pouvoir mais sans la participation
l’essentiel de ses conversations. socialiste.
Donne à La Critique sociale (n° 6, septembre)
plusieurs courtes notes de lecture de livres à
caractère religieux. De l’un d’eux : « ... en tant 10 Mai : Albert Lebrun est élu président de
qu’il nourrit la haine, remarquable. » la République.
484
LA MORT A L'ŒUVRE
Suit les vendredi de chaque semaine, à dix- 27 Mai : Henri Barbusse et Romain Rolland
sept heures, la suite du séminaire d'Alexandre lancent dans l'Humanité un appel à l’union de
Kovré sur Nicolas de Cues. Suit les mercredi tous contre la guerre sans tenir compte des
de chaque semaine, à onze heures, un autre affiliations politiques.
séminaire de Kovré consacré à « La philosophie Réponse des surréalistes dans un tract : La
religieuse de Hegel ». mobilisation contre la guerre n’est pas la paix.
Celui-ci fut en grande partie rédigé par Crevel.
La formule : « Si vous voulez la paix, préparez
la guerre civile » est sans doute d'Éluard.
En Allemagne, Hindenburg est réélu pré¬
sident de la République avec l’appui socialiste.
Aux élections législatives du 31 juillet, victoire
du Parti national-socialiste.
1933 1933
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GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L’ŒUVRE
1934
1934
487
GEORGES BATAILLE,
Par deux fois, Colette Peignot lui rend visite 7 Février : Démission de Daladier.
à son domicile d’Issy-les-Moulineaux. Conver¬
sations uniquement politiques.
12 Février : Grève générale et manifestation
A le projet d’un livre, Le fascisme en France.
spontanément unitaire de la gauche. Aux yeux
L’article de La Critique sociale et quelques
de Bataille, elle est un échec. C’est d’elle
ébauches sont tout ce qui permet de savoir ce
pourtant qu’est né le Front populaire.
qu’il aurait été. Ne vit en effet pas le jour :
Échec d’un soulèvement socialiste à Vienne.
pression politique et vie privée trop fortes.
« Cette nouvelle catastrophique se laisse lire
Participe à la manifestation du 12 février sur
sans la moindre hésitation : Autriche nazie. »
le cours de Vincennes, avec Roland Tuai et
(G. Bataille).
Michel Leiris. Par goût, souhaiterait l’émeute.
Mais elle profiterait aux ligues. Est de toute
façon convaincu de la victoire à venir du fas¬ 12-13-14 Février : Breton (le 6 février) lance
cisme. L’échec de l’insurrection socialiste de un Appel à l'action. De cet appel naîtra le
Vienne le même jour lui donne raison : « De 3 mars le « Comité de Vigilance des intellec¬
toutes parts, dans un monde qui cessera vite tuels anti-fascistes ». Signataires de cet appel :
d’être respirable, se resserre l’étreinte fasciste. » Alain, Élie Faure, Jean Guéhenno, Henri
En mars, onzième et dernier numéro de La Jeanson, André Malraux, Paul Signac...
Critique sociale. Y paraît la seconde partie de
« Structure psychologique du fascisme ». 22 Février Doumergue revient au pouvoir. Il
Va mal ; parle de crise grave. Se sépare de prend dans son gouvernement Herriot, Tar¬
sa femme, multiplie les relations éphémères, se dieu et Pétain.
rend assidûment dans les bordels et les boîtes
de femmes nues (toutes choses qu’à l’évidence
Mars : Parution du 11e et dernier numéro de
il n’a jamais cessé de faire régulièrement depuis
La critique sociale. Article de Souvarine : Les
dix ans), boit beaucoup plus que sa santé ne le
journées de février.
lui permet. Ce qu’il dira plus tard de Troppmann
(Le bleu du ciel) le décrit également lui-même :
« se dépense jusqu’à toucher la mort à force de Avril : Trotski est expulsé de France.
beuveries, de nuits blanches et de coucheries. »
En avril, part en Italie pour se rétablir. Se 30 Juin En Allemagne, « Nuit des longs
rend à Rome. Visite l’exposition commémora¬ couteaux ». .
tive de l’avènement fasciste : est « frappé ».
Puis, séjourne à Stresa. Y retrouve la santé.
^3 Juillet Assassinat du Chancelier autrichien
Revient à Paris en mai. Revoit Colette Pei¬
Dolfuss. Son successeur Schusschnig tente un
gnot, avec laquelle il ne se lie vraiment que le
compromis avec Hitler ; sans succès.
3 juillet, veille du départ de celle-ci pour l’Au¬
triche avec Souvarine, avec lequel elle vit denuis
1930. v 27 Juillet : Le parti socialiste et le parti
Doit se rendre avec sa fille Laurence à Font- communiste concluent un pacte d'unité d’ac¬
tion.
Romeu, pour l’été. Préfère rejoindre Colette,
faisant en retrait d’elle (avec Sylvia ?) le trajet
qu'elle fait et la retrouve ville après ville : 5 Octobre : Grève générale à Madrid et sou¬
Bolzano, Mezzocorona, Innsbrück, Molveno, lèvement révolutionnaire dans les Asturies.
Andalo et Trente.
Revient à Paris le 6 août, via Zürich et Bâle. 9 Octobre Assassinat du roi Alexandre de
Noue de nouvelles relations amoureuses ; en Yougoslavie, à Marseille.
continue d’anciennes ; a pour lieux familiers :
le Tabarin, le Sphynx (bordels de luxe).
17 Novembre : Celui qui, quelques années
Accompagne sa femme et sa fille à la frontière
avant sa mort avait écrit : « Nous tenons nos
espagnole (Biarritz, Bayonne) d’où elles doivent
yeux à la disposition de tout confrère qui
se rendre à Tossa de Mar, chez André Masson.
voudrait les examiner ». Gaétan Gatian de
Parti le 25 août. Rentre le 28.
Clérambault se donne la mort devant un
Voit beaucoup Simone Weil et Adrien Borel, miroir.
488
LA MORT A L'ŒUVRE
1935 1935
489
GEORGES BATAILLE ,
1936 1936
490
LA MORT A L’ŒUVRE
dente : « Nous sommes contre les chiffons de 5 Mai Victoire du Front populaire, au second
papier, contre la prose d’esclave des chancel¬ tour des législatives.
leries... Nous leur préférons, en tout état de
cause, la brutalité antidiplomatique de Hitler,
25 Mai : En Espagne, les conjurés nationalistes
plus pacifique, en fait, que l'excitation baveuse
décident l'insurrection.
des politiciens et des diplomates. » De ce tract
datera l’accusation de « surfascisme » faite aux
Batailliens. 26 Mai : En France, début des grèves sau¬
Le même mois, anticipant la dissolution pré¬ vages ; 12 000 grèves seront recensées.
visible de Contre-attaque, Bataille rédige seul
le tract : « Travailleurs, vous êtes trahis ». Il y
27 Mai :« Tout est possible » (Marceau Pivert,
fait cependant figurer les signatures des surréa¬
leader de la Gauche révolutionnaire).
listes sans, semble-t-il, que ceux-ci en aient
connaissance. A ce tract est joint un bulletin de
souscription à un groupe nouveau dont les 28 Mai : 600 000 personnes défilent devant le
surréalistes sont exclus mais où figure Jean mur des Fédérés pour célébrer la Commune.
Bernier : Comité contre l’IJnion Sacrée.
Rupture des surréalistes et dissolution de
4 Juin : Léon Blum constitue son ministère.
Contre-attaque. Le « surfascisme » des batail¬
Soutien sans participation des communistes.
liens (au sens de fascisme surmonté) est mis en
avant par Breton. Rupture calme, cependant,
dont prend acte un entrefilet paru dans L'œuvre 7 Juin : Accords Matignon : semaine de
du 5 mai 1936. 40 heures ; congés payés (15jours dont 12
Séjourne tout le mois d’avril à Tossa de Mar, ouvrables). Nationalisations.
semble-t-il sans Colette Peignot. Celle-ci est
pourtant, en mai, à Madrid (seule ? avec lui ?).
11 Juin : « Il faut savoir terminer une grève,
Rédige, suite aux conversations avec André
dès que satisfaction a été obtenue. Il faut
Masson, les textes-programmes inauguraux de
même savoir consentir au compromis ... Tout
la société secrète Acéphale et de la revue
n’est pas possible ». (Maurice Thorez).
Acéphale : « Secrètement ou non, il est néces¬
saire de devenir tout autres ou de cesser d’être. »
Parution le 24 juin du premier numéro A'Acé¬ Juin : Parution aux Éditions sociales inter¬
phale (Religion, Sociologie, Philosophie). Aux nationales de la revue Inquisition, « organe du
textes de Bataille et aux dessins de Masson est groupe d’Études pour la Phénoménologie
joint un texte de Klossowski. Titre du n" I : humaine » que dirigent Jules Monnerot, Roger
« La conjuration sacrée ». Périodicité annon¬ Caillois, Louis Aragon et Tristan Tzara,
cée : 4 numéros par année (ne sera pas respec¬ quatre anciens surréalistes dont deux commu¬
tée). Éditions G.L.M. nistes militants. Article de tête de Gaston
Fait le projet avec trois de ses amis de Bachelard. Article de Caillois : Pour une or¬
répandre une large flaque de leur sang à la base thodoxie militante. L initiative semble en re¬
de l’Obélisque de la Concorde, et d’envoyer un venir essentiellement à Caillois.
communiqué à la presse signé de Sade leur Jean Wahl, la NRF, août 36 : « En même
indiquant le lieu où est enterré un crâne macéré, temps qu'Inquisition a paru Acéphale, la revue
spongieux : celui, retrouvé, de Louis XVI. N eut de Bataille et de Masson. Caillois cherche la
pas de suite. rigueur. Bataille fait appel au cœur, à 1 en¬
Le 31 juillet, convoque les collaborateurs thousiasme, à l'extase, à la terre, au feu, aux
éventuels du deuxième numéro consacré à entrailles ». Inquisition ne connut qu'un nu¬
Nietzsche, au sous-sol du café La bonne étoile, méro.
80, rue de Rivoli. Création du Parti Populaire Français de
Participe, avec Colette Peignot, les 29 et Jacques Doriot.
30 septembre, aux perturbations des représen¬
tations des Innocents au théâtre des Arts. Le
21 Juin : Création du P.S.F., Parti Social
scandale vise Marcelle Géniat, directiice de
maison de redressement d’où se sont enfuies Français.
491
GEORGES BATAILLE,
une dizaine de jeunes filles. Scandale aux cris 14 Juillet: Titre de l'Humanité : «L'armée
de « A bas les bagnes d'enfants ! ». Sont arrêtés s'est réconciliée avec le peuple ».
avec G B. et C. P., entre autres, Georges Hu-
gnet, Gaston Ferdière, Léo Mallet.
17 Juillet : En Espagne, les généraux Franco
Publie en décembre Sacrifices, texte accom¬
et Mola prennent la tête de la rébellion contre
pagnant cinq eaux-fortes d’André Masson. Ont
la République espagnole.
été exposées le 9 juin 1933 à la galerie Jeanne
Bûcher. Devait être publié à cette occasion.
Plusieurs possibilités entre-temps envisagées : 26 Juillet : Constitution du premier gouver¬
entre autres celle de la N.R.F. par l’intermé¬ nement fasciste espagnol à Burgos.
diaire de Malraux. Dix feuilles non brochées,
non paginées. 150 exemplaires. Éditions 1" Août : Léon Blum se résigne à la non-
G.L.M. intervention en Espagne, tout en laissant pas¬
Fait dans Une partie de campagne, de Jean ser armes et volontaires.
Renoir (où joue Sylvia Bataille), une brève Benjamin Péret, Simone Weil passent en Es¬
apparition de figurant. A le rôle d’un séminariste pagne et rejoignent les P.O.U.M. dirigées par
jetant à la dérobée le regard sur une robe agitée Joaquin Maurin, beau-frère de Souvarine.
par le mouvement d’une escarpolette.
1937 1937
Constitue la société secrète d’Acéphale, ver¬ 13 Février : Léon Blum annonce une pause
sant ésotérique de la revue du même nom et du dans les réformes.
Collège de Sociologie bientôt créé. « J’étais
résolu, sinon à fonder une religion, du moins à
me diriger dans ce sens. » En font partie : 16 Mars : Fusillade à Clichy entre service de
Caillois, Klossowski, Ambrosino, Waldberg, l'ordre et contre-manifestants à l'occasion
Chavy, Chenon, Dubief... d'un meeting du P.S. F. : 5 morts et 500 blessés.
Plusieurs rites : le refus de la main aux
antisémites, les rencontres silencieuses en forêt
26 Avril: Bombardement de Guernica, Es¬
de Saint-Nom au pied d’un arbre emblémati-
pagne.
quement foudroyé, etc.
Parution du n° 2 A'Acéphale, « Réparation à
Nietzsche ». Entreprend de le disculper de l’ac- 24 Mai : Exposition internationale de Paris.
492
LA MORT A L’ŒUVRE
cusation qui lui est faite d'antisémitisme. De 21 Juin Léon Blum démissionne. « Il fut avec
l’arracher des mains des interprétateurs natio¬ Jaurès, l'homme politique français le plus haï
naux-socialistes. Le cite : « Ne fréquenter per¬ de la droite ; plus encore que Jaurès proba¬
sonne qui soit impliqué dans cette fumisterie blement, car, pour les maurassiens, il était en
effrontée des races. » Blanchissant Nietzsche, somme Jaurès et Dreyfus réunis. » (Henri
pense encore le fascisme. L'un est liberté, liberté Dubief.) Chautemps lui succède à la présidence
violente ; l'autre servitude. L’un « charme » du Conseil jusqu'en mars 1938.
tragique ; l’autre « force » vulgaire. Violent
réquisitoire contre les falsificateurs et les faus¬ 30 Juin : Nouvelle dévaluation du Franc.
saires.
Textes de Jean Whal, Jean Rollin, Pierre
16 Octobre : Internement d'Artaud, à l’hôpital
Klossowski, dessins de Masson.
psychiatrique de Sotteville-lès-Rouen.
Être acéphale, « être libre signifie n'être pas
fonction. Se laisser enfermer dans une fonction,
c'est laisser la vie s’émasculer. La tête, autorité 11 Septembre : Assassinats (Dimitri Nava-
consciente ou Dieu, représente celle des fonc¬ chine et les frères Rosselli, fédérateurs de
tions serviles qui se donne elle-même pour une l'antifascisme hors d'Italie) et attentats (contre
fin, en conséquence, celle qui doit être l’objet des sièges patronaux) de « la Cagoule ». Ce
de l'aversion la plus vivace ». mouvement dirigé par Deloncle et Dussei-
Avec Roger Caillois et Michel Leiris, entre¬ gneur voulaient faire croire à la responsabilité
prend de créer un Collège de Sociologie sacrée. communiste pour entraîner l'armée contre la
Ajoutant à l'analyse marxiste celle des faits république.
sociaux irrationnels... Poursuit la révolution
par d'autres moyens : l'émotion, l'instinct, la 15 Décembre : Nombreuses arrestations des
passion... « Nous étions décidés à déchaîner des membres de « la Cagoule ».
mouvements dangereux et nous savions que nous En URSS, années de répression. De nom¬
en serions probablement les premières victimes breux écrivains sont déportés. Beaucoup
ou que nous serions, du moins, emportés dans mourront. C'est le cas de Boris Pilniak et d O.
le torrent éventuel. » (Caillois). Un pan théo¬
Mandelstam.
rique, donc ; un autre activiste. L.-F. Céline : Bagatelles pour un massacre.
Se réunissent, pour la phase préparatoire, Alphonse de Chateaubriand : La gerbe des
dans un ancien café du Palais-Royal, Le Grand forces. Nouvelle Allemagne.
Véfour. André Malraux : L’Espoir.
Rédige, en mars, la « déclaration relative à Pablo Picasso : Guernica.
la fondation du Collège de Sociologie ». Signée Tristan Tzara : Graines et issues ; dédicacé
d’Ambrosino, Bataille, Caillois, Klossowski, Li- à G. Bataille comme suit «à G.B. dont la
bra, Monnerot. « L'objet précis de l’activité tension d'esprit se situe parmi les éléments les
envisagée peut recevoir le nom de sociologie plus précieux de notre temps,»-
sacrée, en tant qu’elle implique l’étude de l’exis¬ André Breton : L'amour-Jou.
tence sociale dans toutes celles de ses manifes¬ « Après la victoire du Front populaire, la
tations où se fait jour la présence active du prolifération de l'ultra-gauche qui avait ca¬
sacré. » ractérisé le début des années trente s'atténua.
Cette déclaration paraîtra dans le n 3-4 Souvarine était abandonné par les siens,
A'Acéphale. Georges Bataille cesse de s'intéresser à l’action
Prononce, le 21 mars, à la maison de la politique. Les surréalistes, après la dislocation
Mutualité, une conférence sur Nietzsche suivie de Contre-Attaque, sont en proie aux divi¬
des interventions de Caillois et Monnerot. Or¬ sions. » (Jean Dubief.)
ganisée par Acéphale.
Constitution en avril à la demande de Allendy,
Borel, Bataille et Leiris d’une Société de Psy¬
chologie Collective dont l’objet est d’étudier
«le rôle, dans les faits sociaux, des facteurs
psychologiques, particulièrement d’ordre in¬
conscient, de faire converger les recherches
493
GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L'ŒUVRE
1938 1938
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GEORGES BATAILLE,
496
LA MORT A L’ŒUVRE
1939 1939
Patrick et Isabelle Waldberg s'installent chez Février : Parution dans le numéro de Volontés,
lui à Saint-Germain-en-Laye. Y séjourneront revue publiée par Georges Pelorson, de l’en¬
jusqu'à l’été. Après Colette Peignot, Isabelle quête de Jules Monnerot sur les «directeurs
Waldberg est la seule femme à faire partie de de conscience ».
la communauté secrète d’Acéphale.
Conférence de René M. Guastalla le 10 16 Mars : Les troupes allemandes envahissent
janvier au Collège de Sociologie, « Naissance la Tchécoslovaquie.
de la littérature » (se suicidera en 1941).
Prononce le 24 janvier pour le Collège la 24 Avril: Pacte gèrmano-soviétique (Riben-
conférence, « Hitler et l’ordre teutonique ». trop-Staline).
Conférence, le 7 février, de Klossowski pour
le Collège de Sociologie, « Le marquis de Sade Juin: Parution du numéro 18 de Volontés:
et la Révolution ». publication des réponses à l’enquête de Jules
Le 21 février, conférence de Caillois pour le Monnerot (n° 14) Au nombre de celles-ci,
Collège, « Sociologie du bourreau », consécu¬ Benda, Klossowski, Landsberg, Moré, de
tive à la mort du bourreau Anatole Deibler. Rougemont, Grenier, Paulhan, Picon... Et le
Publie, hors commerce, avec l’aide de Michel Collège de Sociologie : « Il ne doit que rappeler
Leiris, le premier volume posthume des écrits à cette occasion qu’il considère comme sa
laissés par Laure (Colette Peignot), Le sacré, seule tâche de fournir une réponse aux ques¬
suivi de Poèmes et de Divers écrits (achevé tions posées par votre enquête et qu'il met
d'imprimer, printemps 1939). son ambition à être, dans la mesure de ces
Les 7 et 21 mars, conférence d'Anatole moyens, cette réponse ». En conclusion, Jules
Lewitzky au Collège, « Le chamanisme ». Ré¬ Monnerot s’en prend allusivement à Bataille :
fugié russe, ethnologue ; fondateur du premier « 11 ne saurait être question de servir le culte
réseau de résistance en France occupée, sera moderne du collectif-pour-le-collectif en met¬
fusillé en février 1942. tant sur pied dans les quarante-huit heures un
Le 18 avril, conférence de Hans Mayer au « groupe », deux manifestes, quatre figurants,
Collège, « Les rites des associations politiques et de crier : « Hé là ! je fonde une religion. Je
dans l’Allemagne romantique ». suis Pape. Vous en êtes ? D’ailleurs, c’est une
Le 2 mai, conférence de Caillois, « La fête ». société secrète. Voyez plutôt le prospectus ».
Fin du séminaire d’Alexandre Kojève
consacré à Hegei à l’École des Hautes Études. 2 Septembre : Invasion sans mobilisation pré¬
Publie en juin, rédigé par lui seul mais sans alable et sans déclaration de guerre de la
signature, le n° 5 A'Acéphale ; « La folie de Pologne par la Wehrmacht.
Nietzsche » « Au-delà de l’achèvement et du
combat, qu’y a-t-il d’autre que la mort ? Au- 3 Septembre : La Grande-Bretagne, la France,
delà des paroles qui s’entre-détruisent sans fin, l’Australie et la Nouvelle-Zélande déclarent la
qu’y a-t-il d’autre qu’un silence qui fera devenir guerre à l’Allemagne.
497
GEORGES BATAILLE,
fou à force de suer et de rire ? » Publie dans ce 23 Septembre : Mort de Sigmund Freud, à
cinquième et dernier numéro, « La pratique de Londres : « Je me compare quelques fois au
la joie devant la mort » : vieux Jacob qui fut emmené en Égypte par
« J’atteins le fond des mondes ses enfants alors qu’il était très âgé. » (...)
je suis rongé par la mort Espérons qu’un exode d’Égypte ne s’ensuivra
je suis rongé par la fièvre pas comme jadis. »
je suis absorbé dans l’espace sombre
je suis anéanti dans la joie devant la mort. » 27 Septembre : Reddition de Varsovie.
Regarde la venue de la guerre, la « descente
de l’univers humain aux enfers » comme lourde
de sens. 28 Septembre : Cinquième partage de la Po¬
Le 4 juillet est seul à présenter le bilan de la logne, cette fois entre l’Allemagne et l'URSS.
deuxième année d'activités du Collège de So¬
ciologie. Caillois est en Argentine ; Leiris s’est Octobre : Occupation de l’Estonie, de la Let¬
abstenu : « De plus en plus des doutes m’as¬ tonie et de la Lithuanie par l’Armée rouge.
saillent quant à la rigueur avec laquelle a été
menée cette entreprise. » (Leiris).
16 Octobre : Commence ce qu'il est convenu
Bataille : « Il avait été entendu que nous
d'appeler la « Drôle de guerre ».
serions trois à parler ce soir, Caillois, Leiris et
moi : mais je suis seul. Je ne le reconnais pas
sans tristesse. » Réaffirme : « Mettre en face 30 Novembre : Invasion du territoire finlandais
de la destinée demeure à mes yeux l’essentiel par l'Armée rouge.
de la connaissance. » Ce bilan du 4 juillet consti¬
tue la dernière rencontre du Collège de Socio¬
14 Décembre : Exclusion de l'URSS de la
logie.
Société des Nations.
En octobre, se lie avec Denise Rollin Le
Parution de L homme et le sacré de Roger
Gentil, modèle de peintres (Kisling, Derain),
Caillois. « Je dois enfin exprimer ma gratitude
amie de Cocteau, Breton, Jacques et Pierre
à Georges Bataille : il me semble que sur cette
Prévert. Vivent à Saint-Germain-en-Laye.
question s’est établi entre nous une sorte
« ... Denise que j’avais désirée comme la réponse
d’osmose intellectuelle, qui ne me permet pas
la plus éloignée, la plus improbable à mon
quant à moi,- de distinguer avec certitude,
angoisse. »
après tant de discussions, sa part de la mienne
Commence d’écrire le 5 septembre Le cou¬
dans l'œuvre que nous poursuivons en com¬
pable : « La date à laquelle je commence d’écrire
mun. » (R. Caillois.)
n’est pas une coïncidence. » « Le mauvais sort
« L’homme et le sacré n’est pas seulement un
est passé ce matin sous la fenêtre : une multitude
livre magistral mais un livre essentiel à la
de soldats en marche, appesantis par la côte
compréhension de tous les problèmes dont le
(...) ils auraient pu m'apercevoir debout près de
sacré est la clé. » (G. Bataille.)
la fenêtre en robe de chambre (invisible pour
eux, une femme heureuse et belle m'attendait
sur le lit). »
Assiste au premier spectacle du Concert
Mayol depuis le début des hostilités. N'a pas
cessé toutes ces années de fréquenter boîtes
(Mayol, Tabarin) et bordels (de Paris ou de
Saint-Germain).
Entreprend d’écrire Le manuel de l'antichré-
tien qu’il poursuivra en 1940. Inachevé. Ne fut
pas publié de son vivant : « Ton sexe est le point
le plus sombre et le plus saignant de toi-même...
un extrême désaccord existe entre lui et ce que
tu montres de toi... C’est pourquoi il te faut ...
écouter la voix barbare et fêlée qui vient de la
profondeur de ton ventre. »
498
LA MORT A L'ŒUVRE
1940 1940
499
GEORGES BATAILLE,
lettres rouges sur la couverture de mon lit (sur 17 Juin : Pétain demande l’armistice.
mes pieds). »
Longues conversations avec André Masson : 18 Juin : Appel du général de Gaulle depuis
«... son aspect habituel, brousailleux, ramassé Londres.
d’homme de faubourgs, qui fait paraître à côté Selon André Thirion, si les Français avaient
de lui tous les autres vulgaires. » eu à choisir en 1940 : « la droite aurait, dans
Le 4 août, de Bord à Drugeac : « ... me l'ensemble, voté pour Pétain à cause de la
confondant avec l’horreur des choses (...), ma nature réactionnaire du vieillard. La gauche
présence est là comme un cri sans espoir, cri dans sa majorité, l’eût préféré à de Gaulle, à
de bête aveugle... » cause de son pacifisme, parce qu’il avait des
Le 8, de nouveau à Clermont. Rentre à Paris. origines modestes, parce qu'il prononçait le
S’y trouve le 14. Fait procéder, le 28 août, au mot patrie avec une sonorité radicale-socia¬
déménagement de la maison de Saint-Germain. liste. ».
« Les robes et le linge de Laure, je devais les
retirer de l'armoire. » 22 Juin : Signature d’un armistice à Re-
Écrit toute cette année Le coupable. thondes. Celui-ci est appliqué le 25. Les Al¬
lemands sont à Montluçon, Biarritz et Cham¬
béry.
500
LA MORT A L’ŒUVRE
1941 1941
Vit à Paris, 259, rue Saint-Honoré, VIII', 3 Janvier : La ration du pain est réduite à
et, plus fréquemment, 3, rue de Lille, au domicile 300 g par jour.
de Denise Rollin.
Y organise des lectures-débats, l’aprés-midi.
I" Février : Création à Paris du Rassemble¬
Entre autres lit des passages de L’expérience
ment National.
intérieure en cours d’écriture (vers la fin de
l'année). Assistent : Queneau, Leiris, Fardoulis-
Lagrange. 13 Avril : Traité d’amitié soviéto-japonais.
Travaille à la Bibliothèque Nationale.
Fait, par l’intermédiaire de Pierre Prévost, 18 Avril : En 10 jours, les armées yougoslaves
connaissance de Maurice Blanchot « auquel le sont détruites et la Yougoslavie est dépecée.
lient sans tarder l’admiration et l'accord ». Roosevelt et Churchill signent la Charte de
Écrit en septembre-octobre Madame Ed¬ l’Atlantique par laquelle ils ne reconnaissent
warda, peu avant d’écrire Le supplice (L'ex¬
pas les conquêtes des puissances de l’Axe.
périence intérieure), deux textes qu’il dit devoir
être lus ensemble. « Bien entendu. Madame
Edwarda m’exprime avec plus de vérité efficace ; 23 Avril : Institution du service du travail
je n’aurais pu écrire Le supplice si je n’en avais obligatoire en Lorraine (le 8 mai, en Alsace).
d'abord donné la clé lubrique. Toutefois, je n’ai
voulu décrire dans Edwarda qu'un mouvement 14 Mai : Arrestation à Paris de 5 000 Juifs
d’extase indépendant, sinon de la dépression étrangers.
d’une vie débauchée, du moins des transes L’Allemagne s’empare de la Grèce et de la
sexuelles proprement dites. » Crête.
Le 5 novembre à Jean Piel : « Pas d’issue
possible rationnellement à cette guerre »...
« Nous risquons d’attendre fort longtemps. 21 Juin : Sans déclaration préalable, la'Wehr-
Pourquoi pas trente ans ? » macht attaque l’Armée Rouge. Invasion de la
En décembre, paraît Madame Edwarda, aux Russie.
Éditions du Solitaire (Robert Chatté) sous le
pseudonyme de Pierre Angélique. « L’être nous 24 Juillet : Déclaration de loyauté des cardi¬
est donné dans un dépassement intolérable de naux et archevêques. Dans une lettre pastorale
l’être, non moins intolérable que la mort. Et de 1942, l’évêque de Dax écrit : « L’année
puisque, dans la mort, dans le même temps qu il maudite n'a pas été pour nous l’année de notre
nous est donné, il nous est retiré, nous devons défaite extérieure, mais celle de notre défaite
le chercher dans le sentiment de la mort, dans intérieure, cette année 1936 ». (Cité par H.
ces moments intolérables où il nous semble que Dubief. Le déclin de la IIJ République.).
nous mourons, parce que l’être en nous n’est
plus là que par excès, quand la plénitude de
l’horreur et celle de la vie coïncident. » Août : Les armées allemandes arrivent à Smo-
Une cinquantaine d’exemplaires. lensk après avoir encerclé Bialystock et Minsk.
Commence d'écrire L’expérience intérieure. Donetz, Odessa, Kiev et Kharkov sont prises.
501
GEORGES BATAILLE,
1942 1942
502
LA MORT A L'ŒUVRE
à l'excitation sexuelle délirante où j'étais, dans 22 Juin Laval déclare à la radio souhaiter la
l’extravagance de novembre. » victoire de l'Allemagne.
En vend le manuscrit à un libraire.
Ne paraîtra toutefois pas de son vivant. 28 Juin : Grande offensive allemande pour
Revient à Paris, en décembre. atteindre la Volga et les puits de pétrole du
Commence d'écrire L'Orestie. Écrit La rie Caucase.
de Laure.
Publie « Le rire de Nietzsche » dans Exercice
16 Juillet : Rafle des Juifs étrangers conduits
du silence, Bruxelles.
au vélodrome d'Hiver.
1943
1943
503
GEORGES BATAILLE,
rience intérieure n’est possible que si elle peut 15 Mai : Création du Conseil National de la
être communiquée... » Résistance Française.
Publie aux Editions Gallimard L’expérience
intérieure, « critique de la servitude dogmatique 3 Juin : Formation à Alger du Comité Français
et du mysticisme ». « Je doute en vérité qu’on de Libération Nationale.
ait jamais été plus loin dans la formulation d'un
nihilisme radical. » (Gabriel Marcel).
Quitte fin mars Paris pour Vézelay où il 25 Juillet : L’Italie met bas les armes. Mus¬
s’installe au 59, rue Saint-Ëtienne. solini démissionne. Gouvernement Badoglio.
L’accompagnent sa fille Laurence, Denise Roi-
lin et son fils Jean. Les rejoindra Michel Far- 24 Août : Mort de Simone Weil à Ashford en
doulis-Lagrange. Il est prévu que les rejoignent Angleterre.
Jacques Lacan et Sylvia Bataille. « ... la maison « Il faut être mort pour voir les choses nues. »
étroite au milieu des toits délabrés se hérissant, (S. Weil.)
se dominant les uns les autres, une longue bande
de terrain que divise une allée de buis forme
terrasse... » Septembre : Premier numéro clandestin des
Visites nombreuses de Paul Éluard et Nush ; Lettres Françaises.
Limbour, Ambrosino et Monnerot viennent
aussi. 13 Octobre : Badoglio déclare la guerre à
Continue d'écrire Le coupable. l'Allemagne.
Publication en mai d’un pamphlet dirigé
contre lui, Nom de Dieu, signé de proches du
16 Novembre : Les communistes sont intégrés
surréalisme pour beaucoup inconnus (Maurice
au Conseil National de la Résistance Fran¬
Blanchard, Christian Dotremont, Pierre Du-
çaise.
mayet, René Magritte, André Stil, etc.) : « M.
Jean-Paul Sartre : L'être et le néant.
Bataille avait disparu. Que faisait-il ? Bien peu
Albert Camus : Le mythe de Sisyphe.
de gens ont dû se poser la question. Il y a belle
Michel Leiris : Haut-Mal.
lurette que M. Bataille a son cercueil. C’est
André Breton qui le lui a donné. »
« J'ai vu un tract surréaliste qui me met
violemment en cause après la publication de
mon livre : je suis traité de curé, de chanoine...
pas d'intérêt sinon comique. »
Rencontre en juin Diane Kotchoubey de
Beauharnais.
Mariée, elle séjourne, seule, à Vézelay avec
sa fille. A vingt-trois ans. Devient sa maîtresse :
« Je ne sais si K., malgré elle, me ménage
obscurément cette instabilité. Le désordre où
elle me maintient découle en apparence de sa
nature » (...) « Décidant d'incarner la chance
ad unguem, K. n'aurait pu mieux faire : appa¬
raissant mais quand l'angoisse... disparaissant
si soudainement que l’angoisse... Comme si elle
ne pouvait succéder qu'à la nuit, comme si la
nuit seule pouvait lui succéder. »
Commence en août les poèmes de L'archan-
gélique. Seront terminés en décembre.
Lettre de Jules Monnerot : « Vous pouvez
prononcer le nom de Nietzsche, vous êtes pour
lui comme un fils. Sous cet aveu de première
grandeur (...) il y a beaucoup de douceur aussi,
de tendresse, un élément alcyonien... D'ailleurs
504
LA MORT A L'ŒUVRE
1944 1944
Printemps : Les troupes soviétiques libèrent
A le projet, avec Henri-François Rey, d’écrire Odessa, Sébastopol et dégagent Léningrad.
un scénario de cinéma. Scénario « commercial » Extermination massive des déportés en Al¬
dont il pense confier le rôle principal à Fernan- lemagne.
del. Un notable marseillais se prenant à ses
heures pour le marquis de Sade et pratiquant 15 Mars : Mainmise de Hitler sur la Hongrie.
« avec quelques putains du crû les divers exer¬
cices décrits dans Les 120 journées de So- 3 Juin : Le Comité Français de Libération
dome... » (Henri-François Rey). Mort de la Nationale se déclare gouvernement provisoire.
505
GEORGES BATAILLE,
putain, suicide du nouveau Sade. Le producteur 6 Juin : Débarquement des troupes alliées sur
pressenti « failli mourir de suffocation en le la côte normande.
lisant ». (H.-F. Rey). « Un peu hagard, furtif,
il vivait cet hiver parisien dans le plus grand 10 Juin : Massacre d’Oradour-sur-Glane.
dénuement... un visage très beau, une voix
douce, une façon très abstraite de se mouvoir 19 Août : Début de l’insurrection parisienne.
dans l’espace, tout à la fois présent et absent...
Il était l’homme le plus fascinant, avec des 24 Août : Premier numéro de Combat non-
mystères, des ambiguïtés et des contradictions clandestin.
que j’aie jamais rencontré. » (H.-F. Rey).
Écrit en janvier une première version d’un
25 Août : Libération de Paris ; de Gaulle à
autre scénario : La maison brûlée.
l’Hôtel-de-Ville.
Commence en février Sur Nietzsche.
Capitulation de Von Scholtitz.
Prononce, le 5 mars, chez Marcel Moré, une
conférence portant sur le péché. Le texte de
celle-ci est reproduit (légèrement modifié) dans 31 Août : Transfert du gouvernement d’Alger
Sur Nietzsche, « Le sommet et le déclin ».
à Paris.
Participent entre autres, à ce débat, Adamov,
Blanchot, de Beauvoir, Burgelin, Camus, Da- 1er Septembre : Libération de Rouen par les
niélou, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, troupes anglo-canadiennes.
Leiris, Madaule, Gabriel Marcel, Merleau-
Ponty, Paulhan, Sartre. Apparente réconcilia¬ 5-6 Septembre :
tion avec Sartre. Libération de Bruxelles et d'Anvers.
Publie en mars, aux Éditions Gallimard, Le
coupable. 14 Septembre : Entrée des Occidentaux en
Quitte Paris, en avril, pour Samois, rue du Allemagne.
Coin-Musard (Seine-et-Marne). Souffrant de
nouveau de tuberculose pulmonaire, se fait 5 Octobre : Le droit, de vote est accordé aux
réinsuffler un pneumothorax à Fontainebleau femmes.
(distant de 3 km). Voit Diane Kotchoubey qui
vit à Bois-le-Roi. 9 Octobre : A'Moscou, Churchill et Staline se
« Le cœur me manque à définir le vide, à répartissent les zones d’influence.
mesurer l’infini du mal (...) Combien j'aimerais
dominer âprement cet insaisissable glissement
15 Octobre : Centenaire de la naissance au
de moi-même à l’égout... »
presbytère de Roecker de Friedrich Nietzsche.
Y écrit Sur Nietzsche. Le termine en août.
Guéri, revient à Paris, en octobre. Habite
16, rue Condé (IIe). 7 Novembre : Roosevelt réélu président des
Donne un article à Combat (20 octobre) : États-Unis.
« Nietzsche est-il fasciste ? »
Commence d’écrire Histoire de rats et Dianus 27 Novembre : Retour de Maurice Thorez
(L’impossible). Écrit L'alleluiah, Catéchisme d’Union Soviétique.
de Dianus.
Publie L'archangélique aux Éditions Mes¬ 4-12 Décembre : Procès des chefs de la Gestapo
sages. La première partie (Le tombeau) avait française.
paru en 1943 sous le titre La douleur dans un Jean-Paul Sartre : Huis-clos (au Vieux Co¬
volume anthologique. Domaine français (Mes¬ lombier.).
sages, Éditions des Trois Galeries). Russel : Philosophie de l'Occident.
Réédition A'Histoire de l’œil, par K. Éditeur,
accompagné de six gravures de Hans Bellmer 30 Décembre .Mort de Romain Rolland, à
(Édition dite de Séville, 1940). Vézelay.
Date de 1944 l’écriture de Julie. Ne paraîtra Simone de Beauvoir : Le sang des autres.
pas de son vivant. Paul Éluard : Au rendez-vous allemand.
Voit beaucoup Jean-Paul Sartre. Aragon : Aurélien.
506
LA MORT A L'ŒUVRE
1945 1945
507
GEORGES BATAILLE,
1946 * 1946
508
LA MORT A L'ŒUVRE
Prévost et Jean Cassou d’une revue qui s'ap¬ 16 Décembre : Constitution d'un gouverne¬
pellerait Actualité. En fait de revue, devient ment socialiste.
une série de cahiers cher Calmann-Lévy, dirigée En Union Soviétique, commencent les an¬
par lui. Premier volume paru en 1946: L'Es¬ nées de conformisme sous l’égide de Jdanov.
pagne libre. Textes de Albert Camus (préface), Zochtchenko, Akhmatova et Chostakovitch,
Jean Camp, Jean Cassou, J. Quero-Moralès, entre autres, font l’objet de condamnations
Robert Davée, Roger Grenier, Garcia Lorca, esthétiques.
Bataille, Albert Ollivier, Maurice Blanchot. Antonin Artaud : Lettres de Rodez.
« Voici neuf ans que les hommes de ma géné¬ Henri Miller : Tropique du Capricorne.
ration ont l’Espagne sur le cœur. Neuf ans qu’ils
la portent comme une mauvaise blessure. »
(Camus).
« C’est à Madrid que Pétain est allé, auprès
de son maître Franco, prendre des leçons d’im¬
posture et de trahison. C’est sur les soldats
espagnols (...) que notre bourgeoisie nazihée et
ses sbires se sont faits la main, avant de passer
aux patriotes français. » (J. Cassou).
Donne « Les peintures politiques de Pi¬
casso ». De Guernica : « Il est étrange que le
plus libre des arts ait atteint son sommet dans
une peinture politique. » Donne aussi « Présen¬
tation de L’odeur de la mort » (« nulle part,
l'homme ne se penche avec plus d'obstination
sur le fond vide de la vie qu’en Espagne ») et
« A propos de Pour qui sonne le glas » d’Ernest
Hemingway.
Actualité ne connaîtra pas de suite. Ln second
numéro à demi-prêt ne paraîtra pas.
Lettre de René Char : « Toute une région ma¬
jeure de l’homme dépend aujourd'hui de vous.
Je le disais hier à Breton qui partageait mon
opinion. » (7 décembre).
Travaille à la traduction de South seas de
Margaret Mead. Y renoncera.
Plusieurs articles dans Critique des n"' 2 à 7.
Entre autres, « La guerre en Chine », n° 6,
novembre.
Donne aux Éditions des Quatre-Vents une
préface à l’édition de La sorcière de Michelet.
A pour amis Michaux, Giacometti, Genet...
Divorce de sa première femme, Sylvia. Celle-
ci épousera Jacques Lacan. Continueront de se
voir, notamment à Guitrancourt, maison de
campagne de Lacan.
1947 1947
Publie en janvier L’alleluiah, Catéchisme de 16 Janvier : Vincent Auriol est élu Président
Dianus, illustré par Jean Fautrier, à de la République.
92 exemplaires à la Librairie Auguste Blaizot.
Sous le nom de Georges Bataille. 28 Janvier : Édouard Herriot devient le pre¬
En mars, le même livre est réédité par mier président du Conseil de la IVL Répu¬
K. Éditeur, sans illustrations. blique.
509
GEORGES BATAILLE,
Publie Méthode de méditation, aux Éditions Février : Publication dans les Temps modernes
Fontaine, Paris. Des extraits en avaient paru de l’enquête : Qu ’est-ce que la littérature ? « La
dans la revue Fontaine, en janvier, février 1946 politique du communisme stalinien est incom¬
(n° 48-49) sous le titre Devant un ciel vide. Sera patible avec l’excercice honnête du métier
repris dans L'expérience intérieure : « Je pense littéraire. » (Jean-Paul Sartre.)
comme une fille enlève sa robe. A l'extrémité
7 Avril : Le général de Gaulle annonce la
de son mouvement, la pensée est l’impudeur,
création du R P F.
l’obscénité même. »
Publie Histoire de rats (Journal de Dianus), 5 Juin : Le général Marshall, secrétaire d'État
accompagné de trois eaux-fortes de Giacometti, américain propose dans un discours à l'Uni¬
aux Éditions de Minuit. « Et certainement je versité de Harvard un plan d’aide à l'Europe.
sais de l’intimité de M. qui est morte, qu’elle « Le plan Marshall achève de donner un visage
était comme la queue d’un rat, belle comme la au conflit actuel : ce n'est pas dans son principe
queue d’un rat ! Je le savais déjà que l’intimité
la lutte pour l'hégémonie de deux puissances
des choses est la mort. » militaires, c'est celle de deux méthodes éco¬
Sera repris dans Haine de la poésie.
nomiques. Le plan Marshall oppose une or¬
Publie Haine de la poésie, aux Éditions de
ganisation de l'excédent à l'accumulation des
Minuit. Reparaîtra en 1962 sous le titre L'im¬
plans Staline. (...) De deux choses l’une : ou
possible.
les parties encore mal équipées du monde
En mai, Critique quitte les Éditions du Chêne
seront industrialisées par des plans soviétiques,
et est reprise par Calmann-Lévy sans cesser de
ou l’excédent de l'Amérique subviendra à leur
paraître. Y paraîtra de juin 1947 à septembre
équipement. » (Georges Bataille.)
1949, des n“ 13 à 40.
Prononce le 12 mai au Collège philosophique 29 Juin : Découverte d'un complot contre la
dirigé par Jean Wahl (« Un foyer où faire République.
converger les rayons de la pensée philosophique
contemporaine » (Jean Macquet)), 44, rue de 12-22 Septembre : Seize nations européennes
Rennes, Paris, la conférence, « Le mal dans le participent à la conférence de Paris ; projet
platonisme et le sadisme » : « Le déchaînement d'organisation économique européenne dans
des passions est le seul bien — c’est là ce que le cadre du plan Marshall.
j’avais à dire, ce soir, d’essentiel à partir du
moment où la raison n’est plus divine, à partir 19-26 Septembre : Raz de marée gaulliste aux
du moment où il n’y a plus Dieu. » élections municipales. Le RPF s’empare des
Figure au sommaire de la revue Politics, n° 4, treize plus grandes mairies de France.
1947, « French political writing », avec Albert
19 Novembre : Démission du gouvernement
Camus, Simone de Beauvoir, David Rousset,
Ramadier. Nombreuses grèves.
Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty.
Donne : « On Hiroshima » (traduit par R. Ra- 28 Novembre : Robert Schumann est investi
ziel). par l’Assemblée Nationale.
Vit à Vézelay où il connaît de grandes Rupture dans l’équipe rédactionnelle de
difficultés financières. Est sans emploi. Reçoit Combat, à la suite de difficultés financières et
Giacometti, Ambrosino, Fraenkel, Merleau- politiques. Camus quitte le journal et le cède
Ponty, etc. à son fondateur Claude Bourdet.
Ne donne pas moins de vingt articles à la
revue Critique. Essentiellement, « Baudelaire Décembre : Appel pour la Paix et une Europe
“mis à nu” », sur l’analyse de Sartre ; « Le neutre et socialiste ; signé par Jean-Paul Sartre,
paradoxe du Tibet » ; « Le secret de Sade », Maurice Merleau-Ponty, André Breton, les
repris ultérieurement en volumes. Et : « A pro¬ rédactions de Combat et d’Esprit.
pos des récits d’habitants d'Hiroshima » ; « Ré¬ Rupture entre Albert Camus et Maurice
flexions sur le bourreau et la victime : SS et Merleau-Ponty.
déportés », à propos de David Rousset. Breton, Duchamp et Kiesler organisent une
Le 17 juillet donne un entretien au Figaro exposition internationale du surréalisme, à la
littéraire, « Cinq minutes avec Georges Ba¬ Galerie Maeght, autour du thème « Un nou¬
taille » ; suite au prix obtenu par Critique de veau mythe collectif ».
510
LA MORT A L'ŒUVRE
meilleure revue de l’année : « Sans Blanchot, « Le fait qu’un univers sans mythe est une
pas plus que sans Éric W'eil, je n’aurais pu ruine d’univers — réduit au néant des choses
réaliser la revue. Bien sûr, si l’on restreint le en nous privant égale la privation à la
sens du mot Critique, si l’on ne veut que des révélation de l’univers ... La nuit est aussi un
renseignements sur ce qui se passe dans le soleil et l’absence de mythe est aussi un
monde littéraire, alors... Blanchot, lui, ne consi¬ mythe. » (Georges Bataille. Catalogue de l’ex¬
dère pas la littérature dans son isolement, mais position). « Tant en raison de l’envergure de
dans sa signification générale, la plus absolu¬ ses connaissances et de ses vues que du carac¬
ment générale qui soit. » tère exceptionnellement indompté de ses as¬
pirations, j'estime que Bataille, en tout ce qui
concerne l’élaboration de ce mythe, est qualifié
pour jouer un rôle capital. » (André Breton.)
Tract surréaliste : Rupture inaugurale.
Nouveaux venus au surréalisme : Sarane
Alexandrian, Jean-Pierre Duprey. Julien
Gracq. Alain Jouffroy, André-Pieyre de Man¬
diargues. Stanislas Rodanski...
Victor Kravchenko : J’ai choisi la liberté.
Maurice Merleau-Ponty : Humanisme et ter¬
reur.
Jean-Paul Sartre : Baudelaire.
Thomas Mann publie Doktor Faustus :
« Zarathoustra ce mauvais génie, sans visage
et sans corps... ombre souvent touchante et
presque toujours pénible, fantôme vacillant
au bord du ridicule » (Thomas Mann).
Thomas Mann mêle « la figure de Nietzsche
à celle de Faust pour la réduire au thème de
la volonté victime de sa démesure. »
(G. Bataille.)
Emmanuel Lévinas : De l'existence à l'exis¬
tant.
André Breton publie Arcane 17. Sur le vo¬
lume appartenant à Bataille, cette dédicace :
« A Georges Bataille, un des seuls hommes
que la vie ait valu pour moi la peine de
connaître. »
André Breton : Ode à Charles Fourier.
1948
1948
511
GEORGES BATAILLE,
vrai supplice. En effet. Bataille, à l’entrée, et cette troisième force que tant de gens voulaient
souvent en retard, m’avait dit : “Je n’ai rien créer en France. Nous voulions tenter de
préparé, je ne sais même pas comment je vais pousser notre gouvernement à se joindre à
m’en tirer.” Il commençait dans l’embarras et d’autres gouvernements européens, pour ten¬
celui-ci pouvait se prolonger assez longtemps, ter d'être une médiation entre l’URSS et les
jusqu’à ce que tout à coup il saisisse une idée, USA. » (J.P. Sartre.)
la développe, la retourne en tout sens et par¬
vienne souvent à des formules éblouissantes.
4 Mars : Mort d’Antonin Artaud, à Ivry.
Puis la discussion s’ouvrait (...) on voyait avec
évidence que Bataille risquait à certains mo¬
ments de céder à la somnolence. Mais il lui 13 Mars : Le Sénat américain adopte le plan
arrivait aussi de se réveiller soudain, de s’em¬ Marshall d’aide à l'Europe.
pourprer, de s’indigner, en donnant à la discus¬
sion un ton violent. » (Jean Piel). 14 Mai : David Ben Gourion proclame la
De mars à mai, écrit à partir de sa conférence création de l'État d'Israël.
« Schéma d’une histoire des religions », un livre
intitulé Théorie de la religion. Dans une lettre
du 3 mai, annonce aux Editions Au Masque Juin : Début du blocus de Berlin.
d’Or (Angers) que son livre est presque terminé.
Celles-ci annonceront sa parution pour 1949. 5 Juin : La France reconnaît l'indépendance
Ne parut pas. Publication posthume aux Édi¬ du Viêt-Nam qui adhère à l'Union Française
tions Gallimard, 1974. en qualité d'État associé.
Paraît avoir désiré participer aux activités
du Rassemblement Démocratique Révolution¬
19-24 Juillet : Démission du gouvernement
naire de David Rousset. Sartre s’y serait opposé.
Schumann. Bref intermède d'André Marie,
Par une lettre du 14 mai, Gabriel Marcel lui
radical. Retour de Schumann, le 31 août.
demande de faire partie du prix littéraire Ri-
Nouvelle démission le 7 septembre. Investiture
varol, avec, entre autres, Gide, Schlumberger,
d'Henri Queuille, le 12 septembre.
Supervielle, Romains, Paulhan, etc. Décline.
La Yougoslavie de Tito est exclue du bloc
Le 1er décembre, à Genève, naît Julie, fille
communiste.
de Georges Bataille et Diane Kotchoubey.
Par une lettre du 29 décembre, annonce aux
Éditions Gallimard deux ouvrages en prépara¬ 10 Décembre : Adoption par l'ONU d'une
tion : Maurice Blanchot et l'existentialisme et déclaration universelle des Droits de
Philosophie et religion surréalistes. Ne verront l’Homme.
ni l’un ni l’autre le jour. Création de la République Fédérale Alle¬
A fait toute l’année office d’agent littéraire mande.
français pour un éditeur anglais, Hamish Ha- Les surréalistes publient : A la niche les
milton, 90 Grest Russel Street, Londres. Aucune glapisseurs de Dieu
de ses propositions (Hériat, Gaboriau, Étienne Antonin Artaud : Pour en finir avec le ju¬
Wolff, Élie Halévy) retenue. Il est mis fin à sa gement de Dieu.
collaboration fin 1948. S. Freud : Moïse et le monothéisme.
Queneau lui propose de mettre au net les Georges Lukacs : Existentialisme ou ma¬
notes de Pierre Louÿs pour un Dictionnaire rxisme.
érotique. Projet sans suite. François Perroux : Le plan Marshall.
Prend la direction d’une nouvelle collection Les Études Carmélitaines publient un numéro
aux Éditions de Minuit, « L’usage des ri¬ consacré à Satan (Desclée de Brower).
chesses ». Premier titre : La fortune américaine René Char : Fureur et Mystère.
et son destin de Jean Piel.
Vingt-deux articles dans Critique. Entre
autres, « Le sens de l'industrialisation sovié¬
tique » ; « William Blake ou la vérité du mal » ;
« Vers la fin de la guerre ».
512
LA MORT A L’ŒUVRE
1949 1949
Séjourne fin janvier-début février en Angle¬ 24 Janvier : Procès Victor Kravtchenko contre
terre. Est à Cambridge. Donne des conférences. la direction des Lettres Françaises, et l’article
Prononce deux conférences les 22 et 24 diffamatoire signé Sim Thomas (faux journa¬
février : « A quoi nous engage notre volonté de liste américain mais vrai communiste français).
gouvernement mondial », au Club Maintenant, L’auteur de J ai choisi la liberté réussit à
et « Philosophie de la dépense », au Collège apporter la preuve de l’authenticité de son
philosophique. témoignage.
Publie de lui-même, aux Éditions de Minuit, « Nous commençâmes à nous demander si
dans la collection « L'usage des richesses » qu'il l'URSS et les démocraties populaires méri¬
dirige, La part maudite /. La consumation, taient d’être appelées des pays socialistes. »
essai d’économie générale. Plusieurs des cha¬ (Simone de Beauvoir.)
pitres formant La part maudite ont préalable¬
ment paru, séparément, sous forme d'articles, 25 Janvier : Création du COMECON.
dans Critique. Met un terme avec ce livre à une
recherche commencée en 1930 (« en dix-huit
4 Avril : Signature à Washington du Pacte
ans que ce travail m'a demandé») avec L’œil
Atlantique.
pinéal, poursuivie en 1933 par l'important ar¬
ticle « La notion de dépense » publié dans La
critique sociale. Mai : Création de la République Démocra¬
La part maudite appelait un deuxième tome. tique Allemande.
Annoncé dans l'avant-propos. Pensait écrire De
l’angoisse sexuelle au malheur d'Hiroshima. Juin : Sartre convoque une assemblée générale
Projet sans suite. du Rassemblement Démocratique Révolu¬
Séjourne à Bruxelles et prononce les 11 et tionnaire (RDR). A la suite de la mise en
12 mai deux conférences à la Tribune franco- minorité de la tendance pro-américaine, écla¬
belge. tement du RDR.
Publie La scissiparité dans les Cahiers de la
Pléiade. 14 Juillet : L’Union Soviétique dispose de
Prononce le 8 juin à l’Institut de Sciences
l’arme nucléaire : première explosion.
Économiques Appliquées une conférence, « Les
relations entre le monde et le sacré et la
connaissance des forces de production ». Septembre : Procès « fabriqués » en Hongrie
Démuni, reprend son emploi de bibliothécaire. et en Bulgarie : Rajk, chef communiste hon¬
Il est nommé, le 17 mai, conservateur de la grois, et Kostov sont jugés.
bibliothèque Inguimbertine de Carpentras où il
restera deux années. S’occupe de la bibliothèque 1er Octobre : Proclamation de la République
et des musées: «J’ai été amené à me faire Populaire Chinoise.
nommer bibliothécaire à Carpentras. » Est do¬
micilié 12, rue Fornery. Quitte la maison de
28 Octobre : Formation du gouvernement Bi¬
Vézelay mais ne la cède pas. La garde en
locataire, y séjournera souvent, à l’été en par- dault.
Maurice Blanchot : Lautréamont et Sade.
ticulier. , Karl Jaspers : Nietzsche et le Christianisme.
Publie Éponine aux Éditions de Minuit,
Cioran : Précis de décomposition.
« Nouvelles originales IX », qui sera repris dans
Claude Lévi-Strauss: Les structures élé¬
L’abbé C: «Nous avions, Éponine et moi,
mentaires de la parenté.
devant lui, la puissance vague en même temps
Le volume appartenant à Bataille est ainsi
angoissée et moqueuse du mal. Nous le savions
dédicacé : « A Georges Bataille, cet essai qui
dans notre désarroi : moralement nous étions
rappelle qu’Éve fut faite d’une part d’Adam
des monstres. II n’y avait pas en nous de limite
opposée aux passions : nous avions dans le ciel et maudite ... ».
Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe.
la noirceur des démons. »
513
GEORGES BATAILLE,
1950 1950
Séjour à Carpentras difficile. Ni lui ni Diane Janvier : Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-
Kotchoubey ne s’y plaisent. Dépression : « Je Ponty s’élèvent contre l’existence de camps de
me suis très mal porté tout un temps » ; « Après concentration en Union Soviétique.
des mois de dépression... » ; « Ni Diane ni moi
ne nous sommes bien portés à Carpentras. »
4 Février : A la suite de désaccords portant
Par une lettre du 29 mars à Queneau, propose
sur la politique sociale, démission des ministres
aux Editions Gallimard la réunion des livres
socialistes du gouvernement Bidault.
publiés chez celles-ci en trois volumes portant
Jusqu’en mars, nombreuses grèves dans la
pour titre général La somme athéologique.
métallurgie, chez Renault, Michelin...
1er volume : introduction à l’ensemble, L'ex¬
périence intérieure (2e édition), Méthode de mé¬
ditation (2* édition) et Études d’athéologie. 30 Mars : Mort de Léon Blum.
2‘ volume : Le monde nietzschéen d’Hiros¬
hima, Sur Nietzsche (2e édition). Mémorandum
24 Avril : La Palestine arabe est annexée par
(2e édition).
la Jordanie.
3'volume : Le coupable (2e édition), L’alle-
luiah (2e édition), Histoire d'une société secrète.
Le monde nietzschéen d’Hiroshima et His¬ 16 Mai: Entretien d’André Breton, dans
toire d’une société secrète (Acéphale ?) ne virent Combat. A la'question du communisme, Bre¬
pas le jour. Fut envisagé un autre livre : La ton répond : « Du fait de son identification
sainteté du mat. présente au stalinisme je n’en attends plus rien
Publie aux Editions de Minuit L’abbé C. Les que d’exécrable. 11 y a eu l’assassinat, sur
Lettres Françaises (du 22 juin) s’indignent de l’ordre d’un seul, de ses meilleurs compagnons
cette publication. Elles voient dans le person¬ de lutte ; il y a des procédés, repris et aggravés
nage de l’abbé un homme qui a réellement de l’Inquisition, dont on a usé pour les avilir
existé, abbé, résistant et délateur : « ... consi¬ avant de leur ôter la vie ; il y a les camps de
dèrent qu’il est intolérable qu’une telle maison concentration qui ne le cèdent pas en ampleur
d’édition puisse à la fois sortir un tel livre et et en atrocité à ceux de Hitler ; il y a l’abro¬
garder son nom ». Nie : « Il se pourrait qu’un gation de toutes les libertés dignes de ce nom ;
personnage ait existé qui aurait des traits com¬ il y a l’utilisation systématique du mensonge,
muns avec celui que met en scène le roman. de la calomnie, du faux et du chantage comme
Mais l’auteur n’a jamais entendu parler de rien moyen de propagande.
de semblable. » A l’effort vers « plus de conscience », que je
Problèmes avec les Editions de Minuit, trou¬ persiste à tenir pour l’objectif primordial du
blées de ce que la collection « L’usage des socialisme, on a réussi à substituer le mot
richesses » ne compte à ce jour que deux titres d’ordre de fanatisation des masses. La divi¬
parus : La part maudite, de lui-même, et La nisation du chef (« l’homme que nous aimons
fortune américaine et son destin, de Jean Piel. le plus »), qu’il faut même, maintenant,
Plusieurs volumes prévus ne verront pas le combler de présents, couronne cet édifice,
jour : Mircea Eliade : Le tantrisme ; Claude négation impudente de ce qu'il prétend repré¬
Lévi-Strauss : Le potlatch ; Max Weber : La senter. »
514
LA MORT A L'ŒUVRE
1951 1951
515
GEORGES BATAILLE,
1952 1952
Est fait le 6 février chevalier de la Légion Échec d’un soulèvement ouvrier dans le
d’honneur. Nord de l'Espagne.
Les 8 et 9 mai, prononce à Paris, au Collège Achèvement du canal Lénine entre la Volga
philosophique, la conférence « L’enseignement et le Don.
de la mort » : « Je parle selon le titre de mes Accords de Bonn : souveraineté de la RFA.
deux conférences des enseignements de la mort
et en effet il ne s’agit pas seulement dans mon
7 Janvier : Chute du gouvernement Pleven.
esprit des prétendus enseignements de la mort,
Edgar Faure lui succède. Son gouvernement
mais des enseignements de la mort de la pensée.
connaîtra quarante jours d’existence. Antoine
J’ai le tort (...) de passer par une sorte de
Pinay lui succède le 6 mars.
dialectique de la première, simple mort phy¬
sique, à la seconde, où c’est la pensée qui
sombre. A vrai dire la pensée sombre aussi dans 23-26 Juillet : Coup d'état en Egypte : le roi
la première, mais dans la seconde la pensée qui Faruq abdique en faveur de son fils âgé de
deux ans.
sombre accomplit son naufrage si l’on peut dire
à l’intérieur de la pensée, c’est-à-dire dans une
pensée où subsiste la conscience de sombrer. » 4 Novembre : Le général Eisenhower est élu
Prononce le 24 novembre au Collège philo¬ président des États-Unis.
sophique la conférence « Le non-savoir et la
révolte ». Ces conférences, dont toutes n'ont 18 Novembre : Mort de Paul Éluard.
pas été retrouvées, devaient composer — avec
Théorie de la religion, sous le titre de Mourir 16 Novembre : Mort de Charles Maurras.
516
LA MORT A L'ŒUVRE
de rire et rire de mourir : les effets du non- 23 Décembre : Antoine Pinay démissionne.
savoir — un ouvrage général qui ne verra Entretiens radiophoniques d'André Breton
finalement pas le jour. avec André Parinaud. Ceux-ci sont publiés la
Fait partie du jury du prix des Critiques. Y même année. Breton assortit l'envoi d un
restera jusqu’en 1955, au moins. exemplaire de ces Entretiens à G. Bataille de
Donne douze articles à Critique dont « Si¬ la dédicace suivante : « A notre rencontre
lence et littérature » (sur Blanchot), « La re¬ brisée d’éclairs ».
lation de l’expérience mystique à la sensualité », Camus démissionne de l’UNESCO pour
« Jean-Paul Sartre et l’impossible révolte de protester contre l’admission de l'Espagne fran¬
Jean Genet » et « L'affaire de L'homme ré¬ quiste. Quant à Sartre, c’est en 1952 qu’il
volté ». prononça : « Un anticommuniste est un chien,
je ne sors pas de là »... « Ce fut une conversion
(...) Au nom des principes qu’elle m’avait
inculqué, au nom de son humanisme et de ses
« humanités », au nom de la liberté, de l'éga¬
lité, de la fraternité, je vouai la bourgeoisie à
une haine qui ne finira qu’avec moi ».
Henry Miller : Plexus.
Jean-Paul Sartre : Saint Genet, comédien et
martyr.
Mort de Roger Vitrac.
1953 1953
517
GEORGES BATAILLE,
prudence des dates de pure fantaisie. » (J.-J. 14 Novembre : En Egypte, Nagib est écarté
Pauvert). du pouvoir, manœuvré par Nasser qui s’était
Participe le 9 septembre aux VIII” Ren¬ nommé Premier ministre en avril.
contres internationales de Genève. Y prononce René Coty est élu président de la Répu¬
une conférence, « L’angoisse du temps présent blique.
et les devoirs de l’esprit » : « Je ne suis pas sûr G. Lukacs : Destruction de la raison.
d’être existentialiste, et encore moins sûr d’être Samuel Beckett : En attendant Godot.
athée, sinon en un sens, que sur ce point comme Maurice Blanchot publie : Celui qui ne m'ac¬
d’ailleurs sur tous les points essentiels, il me compagnait pas, ainsi dédicacé à Georges Ba¬
semble que mon honnêteté exige de moi — taille : « Le seul proche dans l’extrême loin¬
peut-être pas sur le problème de la morale, mais tain ».
sur les points essentiels de la métaphysique — André Breton publie : La clé des champs
que je dise, si l’on veut socratiquement, que je qu’il dédicace ainsi à Georges Bataille : « Celui
ne sais rien. » des grands orages, quand bien même nos
Travaille aux deux livres prévus aux Éditions boussoles discorderaient franchement ».
Skira : Lascaux et Manet. Albert Camus publie : Actuelles II, Chro¬
Donne six articles à Critique dont « Le niques 48-53 qu'il dédicace ainsi à Georges
passage de l’animal à l'homme et la naissance Bataille : « Un des derniers esprits libres, de
de l’art » ; « Le communisme et le stalinisme » ; la part de son fidèle ami. »
«Sade (1740-1814)».
Donne « Le non-savoir » à la revue Botteghe
Oscure.
Publication d’une traduction en langue an¬
glaise A'Histoire de l’œil sous le titre A taie of
satisfied desire. Olympia Press, Paris.
1954 1954
Par une lettre du 9 janvier aux Éditions de Janvier : Élection de René Coty à la présidence
Minuit, dit avoir rédigé l’équivalent de 320 000 de la République.
signes de La souveraineté (tome III prévu de
La part maudite) et estime qu’il lui reste Avril : Accords de Genève sur l'Indochine.
l’équivalent de 60 000 signes à rédiger. Pense Indépendance et partage du Viêt-Nam en deux
en avoir terminé pour le 1er mars. L’éditeur ne républiques.
reçut pas le livre à date donnée. Sans doute y Nasser chef d’État de l'Egypte.
travailla-t-il encore avant de renoncer. Renon¬
cement dû certainement à la maladie : « Le
Mai : Offensive et chute de Dien-Bien-Phu.
monde souverain a sans doute une odeur de
mort, mais c’est pour l'homme subordonné ;
pour l’homme souverain, c’est le monde de la 12 Juin : Chute du gouvernement Laniel.
pratique qui sent mauvais ; s’il ne sent pas la Pierre Mendès-France est investi. Il met fin
mort, il sent l’angoisse, la foule y sue d’angoisse au conflit indochinois le 21 juillet, la guerre
devant les ombres, la mort y subsiste à l'état de six années et demi a fait 92 000 morts et
rentré, mais elle l’emplit. » 114 000 blessés.
Réédition aux Éditions Gallimard de L'ex¬
périence intérieure, premier volume du triptyque Juillet : Autonomie interne de la Tunisie.
La somme athéologique ; augmentée de la réé¬
dition de La méthode de méditation et de Post- Novembre : Début de l’insurrection algérienne
scriptum 1953, inédit. Le plan donné des réé¬ et de la guerre. Attentats dans les Aurès.
ditions à venir est le suivant : IL Le coupable. Mort d'Henri Matisse et de Colette.
III. Sur Nietzsche. IV. Le pur bonheur. V. Le Maccarthysme aux États-Unis.
système inachevé du non-savoir. Les tomes IV Ilya Ehrenbourg : Le dégel.
et V ne virent pas le jour. Pauline Réage : Histoire d'O.
518
LA MORT A L’ŒUVRE
1955 1955
519
GEORGES BATAILLE,
1956 1956
520
LA MORT A L'ŒUVRE
1957 1957
Donne le 12 février une conférence à Cercle 7 Janvier : Le général Massu est chargé du
ouvert, 44, rue de Rennes, « L'érotisme et la maintien de l'ordre à Alger.
fascination de la mort ». Sont présents Masson,
Breton, Bellmer, Guérin, Wahl. Est vivement 25 Mars : Signature à Rome des traités du
pris à partie par ceux des participants qui voient Marché commun.
dans l’érotisme une libération, une « immense
joie » (Kyrou, Guérin). Se fait traiter de curé.
Publie Le bleu du ciel chez J.-J. Pauvert, 21 Mai : Chute du gouvernement Mollet.
dédié à André Masson. Écrit en 1935, « ce livre
clé de toute notre modernité » (Sollers) a at¬ 12 Juin : Monsieur Bourgès-Maunoury ob¬
tendu vingt-deux ans pour paraître et mis tient l’investiture de l’Assemblée Nationale. Il
dix ans pour voir ses 3 000 exemplaires épuisés. chutera le 30 septembre.
« Comment nous attarder à des livres auxquels,
sensiblement, l'auteur n'a pas été contraint ?
22-29 Juin : Cession du Comité Central du
J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce à
PCUS.
le justifier. » Exclusion du groupe Malenkov-Molotov-Ka-
Gravement malade. Deux fois hospitalisé. A
ganovitch.
l'hôpital Foch, en mai. A l'hôpital de Suresnes,
en juillet. « Je ne comprends plus ce qui m’ar¬
rive. Je m’enfonce dans la maladie. » (lettre à 25 Juillet : Établissement de la République en
Pie!). Tunisie ; Bourguiba, président.
« La pensée que vous étiez malade m'a été
extrêmement pénible et comme une menace 26 Août : Violents combats dans la Casbah
dirigée contre quelque chose qui nous serait d’Alger.
commun l’un à l’autre. Je le supporte difficile¬
ment. » (Maurice Blanchot).
16 Septembre : Adenauer obtient la majorité
Publie, en juillet, aux Éditions Gallimard,
absolue aux élections d’Allemagne occiden¬
La littérature et le mal, recueil d’articles parus
dans Critique. « La littérature authentique est tale.
prométhéenne. L’écrivain authentique ose faire
ce qui contrevient aux lois fondamentales de la 11 Octobre : Albert Camus, prix Nobel de
société active. » (Prière d’insérer). littérature : « Pour l'ensemble d’une œuvre qui
Publie L’érotisme, aux Éditions de Minuit, met en lumière les problèmes se posant de nos
dédié à Michel Leiris : « L’homme peut sur¬ jours à la conscience des hommes ».
monter ce qui l’effraie, il peut le regarder en
face. » 4 Novembre : Envoi du premier satellite arti¬
Travaille, dès juillet, au projet d’une revue ficiel (soviétique).
nouvelle avec Maurice Girodias pour éditeur,
Patrick Waldberg pour rédacteur en chef. Lui,
directeur. Le premier titre envisagé, Genèse, 6 Novembre : Investiture du gouvernement
est celui qui restera de ce projet. D’autres le Félix Gaillard.
furent: L'écharde (proposé par Bataille), In¬ Saint John Perse : Amers.
nocence, Sphynx (et sa variante Sphynge) et Robert Musil : L’homme sans qualités.
Transgression. Le premier numéro est prévu Michel Butor : La modification.
pour juin ou septembre 1958. Sur le papier en¬ Samuel Beckett : Fin de partie. Tous ceux
tête figure ceci, en forme de programme : « Ge¬ qui tombent.
nèse. revue trimestrielle, la sexualité dans la M. Antonioni : Le cri.
biologie, la psychologie, la psychanalyse, 1 eth¬ A. Camus : Réflexion sur la guillotine.
nologie, l’histoire des mœurs, l’histoire des re¬
ligions, l’histoire des idées, dans l’art, la poésie,
la littérature ».
521
GEORGES BATAILLE,
1958 1958
522
LA MORT A L'ŒUVRE
« Il est essentiel pour nous d’affronter le danger 21 Mai : De Gaulle déclare avoir entamé « le
que représente la littérature. » processus régulier nécessaire à l'établissement
Girodias tend à le convaincre, pour des rai¬ d'un gouvernement républicain ».
sons commerciales, d'intéresser à Genèse la
clientèle des « pervers » et propose de retarder
28 Mai : Grand défilé de gauche de Nation à
la publication.
République.
La revue La ciguë consacre dans son n° 1 un
hommage à Georges Bataille. Contributions de
René Char, Marguerite Duras (« Les années 1er Juin : L’assemblée, par 350 voix pour, 161
passent : les gens continuent de vivre dans voix contre et 70 abstentions, investit le gou¬
l’illusion qu'ils pourront un jour parler de Ba¬ vernement de de Gaulle.
taille... Ils mourront, sans oser, dans le souci
extrême où ils sont de leur réputation, affronter 4-7 Juin : Voyage de de Gaulle à Alger.
ce taureau. »), Louis-René des Forêts, Michel
Leiris (« Tout le désir humain, sous ses formes
28 Septembre : Référendum-plébisciste :
qu’à l'échelon de la morale traditionnelle on
quatre fois plus de oui que de non. La nouvelle
dira les plus nobles ou les plus viles, passe à
constitution est adoptée.
travers les paroles de ce mystique de la dé¬
bauche, qui tend à prendre aux rets de ses
lecteurs et à s’en faire des complices comme 21 Décembre : De Gaulle est élu Président de
l’avaient été pour Don Juan — fût-ce à leur la République.
corps défendant — les “mille et trois” de l’Air Aragon : La semaine sainte.
du catalogue. »). Jean Fautrier, André Mal¬ Boris Pasternak : Docteur Jivago.
raux, André Masson et Jean Wahl forment les Alfred Métraux : Le vaudou haïtien.
autres contributions. Sartre, Camus, Beaufret Dyonis Mascolo et Jean Schuster fondent
ont refusé de s’associer à cet hommage. Blan- le journal Le 14 juillet pour organiser une
chot, Lacan, Breton ... n’y ont pas répondu. opposition des intellectuels au régime issu du
Girodias, par une lettre du 6 décembre, met 13 mai 1958.
un terme au projet de la revue Genèse.
Travaille, depuis 1956, à la préface d’un livre
consacré au procès de Gilles de Rais. Se pas¬
sionne pour ce projet. Fait de fréquentes visites
(avec Jean Costa) au château de Machecoul.
Réunit une abondante documentation. Se plaint
à ses amis de ne pouvoir écrire que lentement.
Mettra trois ans pour écrire 80 pages. Dit,
parlant de son esprit, qu’il se « détricote ». Dira
bientôt dans une lettre à Kojève : « En partie
je suis réduit d’ailleurs à réfléchir au délabre¬
ment au moins relatif de ma tête : je ne suis
plus sûr de disposer des quelques possibilités
qui m’ont appartenu jadis. »
1959 1959
Commence de travailler au projet d’un livre Jcr Janvier : Entrée en vigueur du Marché
prévu chez Jean-Jacques Pauvert. Ouvrage sur Commun.
l’érotisme en peinture ; à J.M. Lo Duca pour
collaborateur. 1er Janvier Ministère Debré. André Malraux
Séjourne l’été aux Sables d’Olonne, 17, quai devient ministre de la culture.
Clemenceau. Est en août à Vézelay.
Donne le 24 juillet pour titre à ce livre Les
larmes d'Éros.
8 Janvier : Révolte victorieuse à Cuba contre
523
GEORGES BATAILLE,
Est de retour à Orléans, mi-septembre. Y le dictateur Battista. Fidel Castro devient chef
reçoit Lo Duca : « Il y avait un homme en d’État.
Bataille — et un homme très beau et très
saint... » (Lo Duca). 28 Janvier : XXL congrès du PCUS.
Ne dissimule pas sa fascination de la mort.
En parle ; en rit. Cultive devant elle l’insou¬
ciance de l’enfant. 19 Février : A la conférence de Zurich est
Publie, au Club Français du Livre, Le Procès décidée l'indépendance de Chypre. Makarios
de Gilles de Rais, introduction. Textes des deux sera élu président le 14 décembre.
procès établis sur les minutes et annotés par lui
(plumitif latin traduit par Pierre Klossowski). 19 Mars : Révolte du Tibet contre la Chine.
« Ce monstre est devant nous comme un enfant.
Nous ne pouvons nier la monstruosité de l’en¬
27 Avril : En Chine, Liou Chao-tchi est élu
fance (...) Essentiellement, cette monstruosité
président de la République.
est enfantine. »
« De cette atroce matière, quelle déchirante
merveille d’anatomie vous avez tirée. » (Pierre 21 Juillet : Création de l’Association Euro¬
Klossowski). «... ce génie qui te permet de péenne de Libre Echange.
parler de ces choses horribles et fascinantes
avec une parfaite simplicité de cœur et limpidité
4 Août : Au Laos, soulèvement communiste.
d’esprit. » (André Masson).
Fait précéder un livre sur Max Ernst (texte
de Max Ernst) d’un avant-propos. L’écrit en 16 Septembre : De Gaulle propose le principe
1959. Publié en 1960 aux Editions Gonthier- de l’autodétermination pour l’Algérie.
Seghers.
Le 21 décembre, arrête le choix de la repro¬ 19 Septembre : Création du Rassemblement
duction de couverture des Larmes d’Éros : « Vé¬ pour le maintien de l’Algérie dans la Répu¬
nus pleurant la mort d’Adonis ». blique.
1960 1960
524
LA MORT A L'ŒUVRE
toujours travaillé avec lenteur et difficulté : mais 15 Janvier : En URSS, réduction des effectifs
chacun de ceux qui m'ont parlé de votre Gilles militaires.
de Rais pense que vous n'avez jamais rien écrit
de meilleur. » (Fraenkel). _ 24- 31 Janvier : Semaine des barricades à Alger.
Le 5 mars, pense au principe d'une conférence
pour la parution du livre Les larmes d'Éros. 13 Février Explosion de la première bombe
Prévoit pour celle-ci de s’entendre avec André atomique française.
Breton. « Je voudrais en faire un livre plus
remarquable qu'aucun de ceux que j'ai publiés. » 21 Juin : Émeutes raciales en Afrique du Sud.
Annonce remettre le manuscrit le 5 avril.
25 mars : « Le traitement que je suis n’a pas 7 Avril : Union Soviétique : Brejnev remplace
eu d'autre effet jusqu'ici que de me mettre par Vorochilov à la tête du Præsidium. Visite de
terre.» Khrouchtchev à Paris.
Revient le 7 avril à Orléans. Séjourne à partir
du 15 avril à Vézelay. 25- 29 Juin : Pourparlers de Melun avec le
Le 15 juin : « État de santé de plus en plus GPRA.
mauvais. » Prévoit cependant de remettre le
manuscrit fin juillet. F' Juillet : A Cuba, nationalisation des entre¬
En mai, sa fille aînée Laurence est arrêtée prises américaines.
pour son activité politique favorable à l’indé¬
pendance algérienne. Est libérée en juillet. Août : Le Manifeste des 121.
Séjourne en juillet aux Sables d’OIonne, 9,
quai Wilson : « J’ai fait et continue de faire un Septembre : Le Gouvernement français sou¬
effort désespéré pour aboutir. » met au parlement un projet de loi-programme
Est à Fontenay-le-Comte début août. Suite destiné à permettre à la France de se doter
à une attaque, diffère la remise du manuscrit d'une force nucléaire stratégique. Le parle¬
au 15 septembre. ment approuvera le 6 décembre.
Part le 6 août pour Seillans (Var), chez
Patrick Waldberg. Y restera jusqu’à la fin août. Octobre : Des anciens Combattants défilent
Passe le mois de septembre aux Sables sur les Champs-Elysées aux cris de « Fusillez
d’OIonne : « J’ai de très mauvaises périodes de Sartre ».
dépression. »
16 décembre : « Il me semble que ce livre Novembre : A Moscou, conférence générale
devrait être l'un des meilleurs que j'ai écrit, en des Partis Communistes.
même temps l’un des plus accessibles. »
14 Décembre : Création de l’OCDE.
Jean-Paul Sartre : Critique de la raison dia¬
lectique.
Gaston Bachelard : Poétique de la rêverie.
Bertolt Brecht : La résistible ascension d’Ar-
turo Ui.
M. Antonioni : L’Avventura.
1961 1961
Est sollicité par Bernard Pingaud de donner 4 Janvier: Ruptures entre les États-Unis et
son avis sur l’avenir du prix de Mai dont il fait Cuba.
partie. Blanchot, Bernard Dort, Nathalie Sar-
raute et Marthe Robert seraient favorables à 8 Janvier : Par référendum, l’auto-détermi-
sa suppression. Cayrol, Des Forêts, Pingaud nation de l’Algérie est approuvée.
seraient partisans de son maintien. Barthes
20-22 Février : En France, pourpalers secrets
hésite...
525
GEORGES BATAILLE,
Par une lettre du 9 mars, Bernard Pingaud avec le FLN. Entrevue de Gaulle-Bourguiba.
informe Bataille (absent de la réunion) que le
prix est annulé. 12 Avril : En URSS, premier vol orbital hu¬
Séjourne début février à Fontenay-le-Comte : main (Youri Gagarine) avec le vaisseau spatial
« Je me hâte vers la fin, avec angoisse sans Vostock.
doute, mais plein d'espoir », écrit-il à Lo Duca.
Le 21 février : « Les larmes d'Éros mettront
l’accent sur le sens tragique de l'érotisme. » 20 Avril : Échec d'un débarquement anti-
En février, s’entretient avec Madeleine Cha- castriste, à Cuba.
psal, journaliste à VExpress. La reçoit à Or¬
léans. Fait un bilan. Parle de lui, de la psycha¬ 23-25 Avril : A Alger, tentative de putsch
nalyse, parle de la raison et de la « rage », du militaire des généraux Salan, Challe, Jouhaud
rire, (« le fond de tout »... « en somme, un et Zeller.
effondrement »), de l’extase, de l’érotisme, de
l’absence de Dieu... et de la mort : « Je crois
que... je vais peut-être me vanter, mais la mort 4 Mai : Mort de Maurice Merleau-Ponty.
est ce qui me paraît le plus risible au monde...
Non pas que je n’en aie pas peur ! Mais on peut 20 Mai : Début de la Conférence d'Évian avec
rire de ce dont on a peur. Je suis même porté le FLN.
à penser que le rire (...) c’est le rire de la mort. »
L’article paraît le 23 mars (Express nJ 510).
31 Mai : Algérie : Procès des généraux puts¬
Son frère, Martial, s’indigne des allusions
chistes.
faites à l’enfance et à la famille.
Trouve, le 2 mars, à Fontenay-le-Comte, une
autre photo du supplice chinois des Cent mor¬ 13 Août : Érection du mur de Berlin.
ceaux : « Tout à fait semblable quant au sup¬
plice, mais c’est un autre homme. » 17 Octobre : XIIe congrès du PCUS.
Le 17 mars est organisée à Paris une vente
de solidarité, en l’hôtel Drouot, présidée par
maître Maurice Rheims. Celle-ci est destinée à 6 Décembre : Dissolution de l'OAS.
lui offrir les moyens de travailler « en paix », Henri Michaux : Connaissance par les
délivré des problèmes d’argent. Est mis aux gouffres.
enchères un lot important de peintures, d'aqua¬
relles et de dessins d'artistes de ses amis : Arp,
Bazaine, Ernst, Fautrier, Ciacometti, Masson,
Matta, Michaux, Miro, Picasso, Viera da Silva,
Tanguy, etc. Le produit de la vente lui permettra
d’acquérir un appartement, à Paris, «... dans
le quartier même que j’ai presque toujours habité
rue Saint-Sulpice et qui sera, ce qui était pour
moi impensable, aussi agréable que celui que
j’avais rue de Lille au moment où j’ai dû en
quelque sorte m'exiler. »
Fin mars-début avril, est à Vézelay.
En mai, achève Les larmes d’Éros. Parution
en juin. L’entière et seule paternité de Bataille
sur le texte de ce livre a pu être mise en doute.
Ce qu'atteste a contrario une lettre de Lo Duca :
« Quant au texte même, il est entièrement rédigé
de votre main. »
Réédition du Coupable aux Éditions Galli¬
mard, tome II de La somme athéologique, aug¬
menté de la version définitive de L'aile lui ah ;
« Il y a une malédiction dans l’érotisme, mais
526
LA MORT A L'ŒUVRE
1962 1962
r
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
1. Livres
531
GEORGES BATAILLE,
2. Préfaces
Laure (Colette Peignot). Le sacré, suivi de Poèmes et de Divers écrits, Paris, hors commerce, 1939
(édité avec Michel Leiris).
Laure (Colette Peignot). Histoire d’une petite fille, Paris, hors commerce, 1943 (édité avec Michel
Leiris).
Nietzsche. Mémorandum, textes choisis et présentés par G. Bataille, Paris, Gallimard, 1945.
Michelet. La sorcière, préface de G. Bataille, Paris, Editions des Quatre-Vents, 1946.
Sade. Justine ou les malheurs de la vertu, préface de G. Bataille. Frontispice de Hans Bellmer,
Paris, Presses du Livre Français, 1950.
Sade. Justine ou les malheurs de la vertu, préface de G. Bataille, Paris. Pauvert, 1955.
Procès de Gilles de Rais. Introduction de G. Bataille. Les textes des deux procès de Gilles de Rais
ont été établis sur les minutes et annotés par G. Bataille. Le plumitif latin du procès d’église a été
traduit par Pierre Klossowski. Paris, Club Français du Livre, 1959.
Max Ernst. Avant-propos de G. Bataille. Texte de Max Ernst, Paris, Gonthier-Seghers, 1960.
3. Traduction
Chestov Léon. L’idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche (philosophie et prédication). Traduit du
russe par T. Beresovski-Chestov et G. Bataille. Paris, Editions du Siècle, 1925.
TOME I.
Premiers écrits 1922-1940.
Histoire de l'œil, L’anus solaire, Sacrifices.
Articles et collaborations diverses : Aréthuse ; Documents ; La Critique sociale ; Acéphale...
Tracts et déclarations du groupe Contre-Attaque.
Articles et conférences du Collège de Sociologie.
Notre-Dame de Rheims.
Annexes.
Notes.
532
LA MORT A L'ŒUVRE
TOME II.
Ecrits posthumes 1922-1940.
Divers dossiers se rattachant aux textes et articles publiés dans le tome I : L’œil pinéal ; Polémique
avec André Breton ; Documents ; La notion de dépense et La structure psychologique du fascisme (in
La Critique sociale) ; « Hétérologie » ; Acéphale ; Le Collège de Sociologie, etc.
Notes.
TOME III.
Œuvres littéraires. .
Madame Edwarda — Le Petit — L’archangélique — L’impossible — Haine de la poésie — L Orestie
— La scissiparité — L abbe C — L être indifférencié n est rien Le bleu du ciel.
Notes.
TOME IV.
Œuvres littéraires posthumes. _. . n
Poèmes_Le mort — Julie — La maison brûlée — La tombe de Louis XXX Dwinus Deus
(Ma mère — Charlotte d’Ingerville — Sainte) — Ebauches.
Notes.
TOME V.
Somme athéologique (tome 1). ,,
L’expérience intérieure — Méthode de méditation — Post-scriptum 1953 — Le coupable -
L’alleluiah, catéchisme de Dianus.
Notes.
TOME VI.
Somme athéologique (tome 2).
Sur Nietzsche — Mémorandum.
Annexes.
Notes.
TOME VII.
La part maudite, I. La consumation (précédé de L’économie à la mesure de l’univers) — La limite
de l’utile — Théorie de la religion — Conférences (1947-1948).
Annexes.
Notes.
TOME VIII.
L’histoire de l’érotisme, La part maudite II — Le surréalisme au jour le jour — Conférences 1951-
1953 — La souveraineté, La part maudite III.
Annexes.
Notes.
TOME IX. , . .
La peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l’art — Manet — La littérature et le ma
Dossier de « Lascaux » — Dossier William Blake.
Notes.
A PARAITRE
TOMEX.
Le procès de Gilles de Rais — L’érotisme — Les larmes d’Eros.
533
GEORGES BATAILLE,
TOME XI.
Articles et conférences d’après-guerre.
5. Collectifs
Acéphale, religion — sociologie — philosophie, 1936-1939. Précédé de L'acéphalité ou la religion
de la mort de Michel Camus. Réédition Jean-Michel Place, 1980, Paris.
Le Collège de Sociologie 1937-1938. Textes de Bataille, Caillois, Guastalla, Klossowski, Kojève,
Leiris, Lewitzky, Mayer, Paulhan, Wahl, etc. Présentation de Denis Hollier. Paris, Idées/Gallimard,
1979.
La Critique sociale, revue des idées et des livres. Prologue de Boris Souvarine. Réimpression.
Paris, Editions de la Différencé, 1983.
Documents, articles de Georges Bataille publiés dans la revue Documents. Edition établie par
Bernard Noël, Paris. Mercure de France, 1968.
La Ciguë, Georges Bataille n° 1, 1958. Textes de René Char, Marguerite Duras, Louis-René Des
Forêts, Michel Leiris, Jean Fautrier, André Malraux, André Masson, Jean Wahl.
Critique, Hommage à Georges Bataille. Août-septembre 1963, n° 195-196. Textes de Roland
Barthes, Maurice Blanchot, Jean Bruno, Michel Foucault, Pierre Klossowski, Michel Leiris, André
Masson, Alfred Métraux, Jean Piel, Raymond Queneau, Philippe Sollers, Jean Wahl.
L’Arc, Georges Bataille n° 32. Textes de Michel Leiris, Marcel Lecomte, Jean-Michel Rey, Jacques
Derrida, Thadée Klossowski, Michel Deguy, René de Solier, Denis Hollier, Jean Duvignaud, Manuel
Rainford. Textes de Georges Bataille. Illustrations d’André Masson.
L’Arc, Bataille n° 44. Textes de Henri Ronse, Michel Leiris, Rodolphe Gasché, François Cuzin,
Alexandre Kojève, François Perroux, Jean-Michel Rey, Jean Pfeiffer, Gilbert Lascault, Denis Hollier.
Illustrations d’André Masson.
Bataille, Actes du colloque du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle intitulé : Vers une
Révolution Culturelle : Artaud, Bataille (juillet 1972). Direction Philippe Sollers. Communications :
Roland Barthes, Jean-Louis Baudry, Denis Hollier, Jean-Louis Houdebine, Julia Kristeva, Marcelin
Pleynet, Philippe Sollers, François Wahl. (10/18 U.G.E.).
Arnaud Alain et Excoffon-Lafarge Gisèle : Bataille. Paris, Editions du Seuil (Coll. « Ecrivains
de toujours», 101), 1978.
Chatain Jacques : Georges Bataille. Paris, Seghers (Coll. « Poètes d'aujourd’hui »), 1973.
Durançon Jean : Georges Bataille. Paris, Gallimard (Coll. « Idées », 350), 1976.
Fardoulis-Lagrangf Michel : G.B. ou un ami présomptueux. Paris, Editions Le Soleil Noir, 1969.
Finas Lucette : La crue. Une lecture de Bataille : Madame Edwarda. Paris, Gallimard, 1972.
Gandon Francis : Sémiotique et négativité. Paris, Editions Didier Erudition, 1986.
Hawley Daniel: L’œuvre insolite de Georges Bataille. Une hiérophanie moderne. Genève/Paris,
Slatkine/Champion, 1978.
Bibliographie annotée de la critique sur Georges Bataille de 1929 à 1975. Genève/Paris, Slat¬
kine/Champion, 1976.
534
LA MORT A L'ŒUVRE
Hollier Denis : La prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille. Paris, Gallimard, 1974.
Limousin Claude : Bataille. Paris, Editions Universitaires (coll. « Psychothèque »), 1974.
Marmande Francis: L'indifférence des ruines (une lecture du Bleu du ciel). Paris, Editions
Parenthèses, 1985.
Georges Bataille politique. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985.
Renard Jean-Claude : L'« Expérience intérieure » de Georges Bataille sur la négation du Mystère.
Paris, Editions du Seuil, 1987.
Sasso Robert : Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu. Paris, Editions
de Minuit (Coll. « Arguments »), 1978.
535
GEORGES BATAILLE,
539
GEORGES BATAILLE,
540
LA MORT A L’ŒUVRE
543
GEORGES BATAILLE,
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LA MORT A L 'ŒUVRE
251, 257, 281, 288, 292, 297, 316, 334-337, 395, 446
Bruno (Jean) 105, 324, 333
Bunuel (Luis) 140, 204, 238
Bureau (Jacques) 332
545
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LA MORT A L'ŒUVRE
Ibsen (Henrik) 68
Iché (Laurence) 332
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LA MORT A L’ŒUVRE
îîlSrÆ m. 24i 42626 267 294 295 332 334, 349, 351
Moré (Marcel) 260, 264, 265, 324, 338, 339, 351, 353
Morhange (Pierre) 138
Morin (Edgar) 433
551
GEORGES BATAILLE,
Painlevé (Paul) 77
Pascal (Biaise) 68, 70, 71, 103, 283, 302, 313, 334, 336, 339
Pascal (Pierre) 172
Patin (Marc) 332
Patri (Aimé) 172, 220
Paulhan (Jean) 271, 339, 400, 446
Pauvert (Jean-Jacques) 101, 386, 388, 400, 446, 447
Peignot (Charles) 204, 206, 265
Peignot (Colette dite Laure) 107, 173, 174, 177, 200-212, 221, 231,
249, 252, 255, 257, 259-263, 264, 265, 274-277, 287, 288, 293, 300,
316, 431
Peignot (Gustave) 208
Peignot (Jérôme) 206, 221
Pelorson (Georges) 265, 314, 315
Peret (Benjamin) 80, 85, 87, 116, 175, 224, 227
Perovskaia (Sofia) 168
Pétain (Philippe) 315
Perroux (François) 385, 399
Petitot (Romain dit François Bruel) 315, 321
Petrement (Simone) 176, 219, 220
Pia (Pascal) 113, 116, 450
552
LA MORT A L'ŒUVRE
Queneau (Raymond) 87, 107, 109, 124, 144, 157, 172, 175, 178, 195,
196, 282, 296, 321, 352, 400, 405, 441
Quero-Morales (Juan) 368
Rachilde 113
Rabourdin (Dominique) 449
Ramakrishna 350
Rainord (Manuel) 388
Ray (Man) 80, 115, 450
Razianov (D.B.) 171
Reich (Wilhem) 188, 432
Reinach (Julien) 276
Renaudière (Jean) 332
Renoir (Jean) 348
Reventlov 246
Reverdy (Pierre) 80
Rey (Henry-François) 352, 353, 385
Rheims (Maurice) 452
Ribemont-Dessaignes (Georges) 138, 141, 142, 144
Ribière (Louise) 11-12
Ribière (Jean) 11
Rigaud (Jacques) 141, 142
Ristic (Marko) 136
Rivière (Georges-Henri) 126; 127, 143
553
GEORGES BATAILLE,
Sade (D.A.F.) 145-149, 151, 155, 216, 222, 224, 227, 239, 242, 263,
264, 282, 283, 297, 335, 373, 412, 434, 437, 446
Sadoul (Georges) 137, 244
Salacrou (Armand) 85
Sartre (Jean-Paul) 101, 150, 153, 196, 236, 294, 295, 297, 299, 315,
332, 335, 336-351, 366, 398, 399, 402, 412, 415, 416
Sasso (Robert) 305
Schaeffer (Pierre) 315
Scheffner (Denise) 276
Schrenck-Notzing 148
Schulmann (Fernande) 65-66, 386
Schuwer (Camille) 276
Sède (Gérard de) 332
Serge (Victor) 195
Shaw (Bernard) 78
Silva (Vieira da) 452
Simonpoli (Jean) 332
Socrate 323
Soljénitsyne (Alexandre) 169, 171
Soudeille (Jean) 172
Soupault (Philippe) 77, 80, 123-124, 137
Soupault (Ralph) 317
Soustelle (Jacques) 194
Souvarine (Boris) 78-80, 147, 153, 167-174, 176-180, 183, 188, 189
195, 200-205, 209, 210, 212, 229, 230, 297, 298, 332, 335, 371
Spinoza (Baruch) 337
Staline (Joseph) 167, 170, 171, 179, 180, 197, 246, 374, 376, 395
Stavisky (Alexandre) 191
554
LA MORT A L'ŒUVRE
Stein (Gertrude) 85
Supervielle (Jules) 400
555
GEORGES BATAILLE,
AVANT-PROPOS. 7
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA MORT. 11
« INTER FAECES ET URINAM NAXIMUM ». 15
« LES CHOSES QUI SONT LÀ, LA FOUDRE LES CONDUIT
TOUTES ». 29
« CERTES ELLE S'ÉTEND COMME UN CADAVRE ». 38
A L'ÉCOLE DES CORPS. 41
LE FRONT DUR ET LES YEUX DROITS. 45
L'AGITATION ET LE RETIREMENT . 48
LE FOND DES MONDES. 50
LA EMOCION. 52
LE JOYEUX CYNIQUE. 65
«TRISTI EST ANIMA MEA USQUE AD MORTEM ». 67
II
III
167
« LE PREMIER DÉSAVEUGLÉ ».
175
LE CERCLE COMMUNISTE DÉMOCRATIQUE
557
GEORGES BATAILLE,
IV
LA CHANCE. 287
« JE SUIS MOI-MÊME LA GUERRE ». 290
«J’AIME L’IGNORANCE TOUCHANT L'AVENIR». 296
LES EXCRÉTIONS DE LA GUERRE : EXODE-ÉVACUATION. 300
«NOBODADDY». 303
EDWARDA : LES DIVINES GUENILLES. 308
«JE ME NOMME L’ABOMINATION DE DIEU». 312
LA COMMUNAUTÉ DES AMIS. 314
DE LA COMMUNAUTÉ DE L’IMPOSSIBLE À L'IMPOSSIBLE
COMMUNAUTÉ. 321
L’ANNONCE FAITE A MARIE. 324
«L’ÉCOEURANTE SENTIMENTALITÉ POÉTIQUE». 329
LA « MARIE COUCHE-TOI-LÀ » DE LA PHILOSOPHIE. 332
«IL FAUT LE SYSTÈME ET IL FAUT L’EXCÈS». 340
LE CATÉCHISME DE LA CHANCE . 346
558
LA MORT A L’ŒUVRE
Eric Adda
Valérie Boisgel
Sophie Degrémont.
Doivent être également remerciés pour leurs témoi¬
gnages, leurs contributions ou leurs conseils Julien Basch,
Julie Bataille, Michel Bataille, Francis Bacon, Pierre
Bourgeade, Claude Bourguignon, Catherine Brasier, Hélène
Cadou, Madeleine Chapsal, Juliette Colin, Marguerite
Duras, Michel Fardoulis-Lagrange, Leonor Fini, Marina
Galloti, Sergio Iglesias, Michel Leiris, Jérôme Lindon,
J. M. Lo Duca, Francis Marmande, André Masson, Jérôme
Nicolas, Jean-Jacques Pauvert, Jean Piel, Pierre Prévost,
Jean Rollin, Marie-France Tilmont, Isabelle Waldberg.
w U L î~2 1996'
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PQ 2603 .A695 Z88 1987 ninini
Surya, Michel. 010101 000
Georges Bataille, la mort a l'
0 63 0028609
TRENT UNIVERSITY