Vous êtes sur la page 1sur 5

P s y c h o média Résilience

Un chemin vers la résilience


Une interprétation du Livre de Job Gérard
Ostermann
Professeur de
thérapeutique,
médecine interne,
Il y a quatre grands « inévitables » auxquels personne n’échappe : la souffrance
responsable du
physique, l’absurdité, la solitude et la mort. Il existe toujours une certaine diplôme d’université
ironie à savoir que ceux qui dissertent de la douleur et de la souffrance n’y sont de pathologie de

généralement pas plongés au moment où ils en parlent. Comment ne pas être l’oralité, Bordeaux 2.

spontanément d’accord avec William Shakespeare qui affirmait que « […] jamais il
n’y eut philosophe qui, patiemment, pût endurer [le] mal de dent »1 ?

C
omment la vie peut-elle tolérer l’intolérable ? giques individuels et familiaux qui peuvent à eux seuls
Parce que nous avons un esprit, nous pouvons en assurer la pérennité. La douleur dépersonnalise et
rêver et pensons que nous ne sommes pas for- isole, pèse sur le jeu du désir et sur le lien social. La
cément concernés par notre corps, nous avons l’illusion douleur chronique est comme une maladie surajoutée
d’avoir le temps de tout faire. qui entraîne le praticien dans un véritable maquis étiolo-
En revanche, quand arrive une douleur qui nous ramène gique où les non-dits, les masques conscients et incons-
à notre corps, nous sentons passer les secondes, les cients, les intrications multiples avec le social, le médico-
minutes et, pour les douloureux chroniques, les légal, l’histoire personnelle du sujet se combinent dans
semaines et les mois. En cela, la douleur est un comp- un écheveau particulièrement difficile à démêler. Quand
teur du temps ; tout ce qui découpe le temps fait que la douleur devient chronique, elle s’organise au sens
le temps est compté et nous renvoie à la notion de d’un ordre qui s’est totalement intégré. Ce qui qualifie
mort prochaine. Or, le temps compté ne raconte rien. le mieux la douleur chronique, c’est la perte difficile à
La douleur écrase l’individu. Elle rompt l’évidence de assumer de l’espoir d’un retour à l’état antérieur.
son rapport au monde. Elle n’est pas communicable Comme le souligne David Le Breton 2, on distingue
puisque réservée à la délibération intime de l’individu. traditionnellement la douleur atteinte de la chair et la
Nulle objectivation biologique n’existe et les multiples souffrance, atteinte de la psyché. Mais cette distinction
approches neurophysiologiques ou neurochimiques commode est simultanément ambiguë en ce qu’elle
n’ont jamais permis de juger de l’intensité de la douleur oppose sans ciller, le corps et l’homme comme deux réa-
ni d’en évaluer l’organicité. lités distinctes faisant ainsi de l’individu le produit d’un
La question de la douleur et de la souffrance reste la collage quelque peu surréaliste entre une âme et un
pierre d’achoppement de toutes les philosophies et des corps. La douleur implique la souffrance. Il n’y a pas de
religions. Pourquoi moi ? Pourquoi mon enfant ? Pour- peine physique qui n’entraîne un retentissement dans la
quoi tant de souffrance ? relation de l’homme au monde.
Tout discours sur la souffrance risque fort de vérifier 1 - Shakespeare, W.,
La douleur n’est pas seulement un objet de science
cette malédiction. Toute parole adressée à un souffrant, (1600/1999) Beaucoup
quantifiable et reproductible. Elle n’est pas du corps,
tout commentaire de ce qu’il subit lui sont insuppor- de bruit pour rien. Paris :
mais du sujet. Avec Patrice Queneau3, nous avons écrit Flammarion, coll. « Gar-
tables quand ils se veulent consolateurs, davantage
que la douleur est 100 % psychique et 100 % phy- nier Flammarion/Théâtre
encore, quand ils invitent à la résignation. bilingue ».
sique, manière provocatrice pour dire que la douleur
est par définition psychosomatique, quelle qu’en soit la 2 - Le Breton, D., (1995)
La douleur cause, de la céphalée de tension au cancer. La douleur, Anthropologie de la
Même si la prise en charge de la douleur par la médecine ce phénomène sensoriel complexe, subjectif par essence douleur. Paris : Éditions
Métailié.
s’est indiscutablement améliorée ces dernières années, il même, est toujours filtrée par les multiples contrôles
a fallu attendre plus de dix ans pour qu’on lui applique du système nerveux central. Celui qui s’intéresse à la 3 - Queneau, P. et Oster-
le qualificatif de prioritaire. Le constat est amer car cela douleur, quelle que soit sa discipline, avec ses approches mann, G., (1998) Sou-
lager la douleur. Paris :
sous-entend, qu’avant elle ne l’était pas. spécifiques, se heurte à la complexité d’un phénomène Odile Jacob.
Au bout de quelques mois, une douleur, quelle qu’en encore mal connu malgré les avancées récentes de la
soit la cause, se complique de phénomènes psycholo- neurophysiologie. La douleur est toujours l’expérience >>>

PSYCHOmédia - N° 49 - S eptembre/Octobre 2014 57


P s y c h o média

Le poème de Job,
c’est précisément,

© William Blake
le livre de quelqu’un
qui souffre et,
par là même, a le
droit de parler. Ce d’un sujet porteur d’une histoire, d’idées, de croyances, Le Livre de Job nous met en contact avec l’injustifiable : la
n’est pas un livre d’expériences antérieures, de motivations dans l’état phy- souffrance de l’innocent qui n’y est pour rien. Nous nous
sique et mental d’un moment. Elle représente sa réponse mettons en quête d’explications ; plus, en quête de sens.
de philosophie
élaborée pour cette situation donnée. On ne peut dire si Job est un personnage historique, il est
sur la souffrance, La douleur relève de l’indicible, de l’informulable, elle met en tout cas une voix qui vient du dedans, un archétype
le malheur ou en échec le langage. Elle provoque d’ailleurs la plainte, au sens de la psychologie junguienne : une image struc-
le gémissement, le cri et la prostration sur soi. Autant de turante. La douleur est une irruption de l’autre dans le
l’injustice défaillances du langage pour témoigner de la virulence champ narcissique. Parfois aussi, la souffrance est diffuse,
de ce que l’individu éprouve. Ceci provoque une dispa- elle a la couleur de l’angoisse, d’un dysfonctionnement
rité radicale entre celui qui souffre et l’autre qui l’entend, dont nous ignorons la cause, et nous nous disons sim-
même quand il y a une immense proximité affective : on plement mal dans notre peau. Dans un premier temps, la
peut tenir la main de son enfant ou de sa mère qui souffre, souffrance introduit une faille dans la certitude de soi, et
mais on ne peut pas partager la souffrance. Le « Je est un au degré suivant, elle fait vibrer la dimension de la mort
autre » n’est plus une figure de style, mais un rapport au inscrite dans toute limitation humaine.
monde de chaque instant. « Il y avait jadis au pays d’Outs, un homme appelé Iob, un
homme intègre et droit, qui craignait Dieu et se gardait du
Laisser parler la souffrance mal. Sept fils et trois filles lui étaient nés. Il possédait aussi
sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires
À la douleur physique ou morale, s’ajoute cette détresse de bœufs et cinq cents ânesses, avec de très nombreux
particulière : ne pas réussir à en témoigner. Cependant, la serviteurs. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils
souffrance n’est pas toujours muette, elle appelle la parole, de l’Orient. » (I, 1-3). Les chiffres que rapporte l’auteur
par la plainte. Elle ne tolère le silence que comme le fil qui sont symboliques : une manière de dire l’abondance et la
court le long des mots eux-mêmes ou comme la loi d’alter- plénitude et que Job était un personnage absolument irré-
nance qui veut que, lorsque l’un parle, l’autre écoute. prochable. Avant que ne se lève le rideau sur son histoire,
À travers ma confrontation quotidienne aux plaintes des deux personnages apparaissent sur l’avant-scène pour
patients, j’ai noté, à tort ou à raison, que les doctrines psy- donner, par avance, la règle du procès qui va se dérouler.
chiatriques pouvaient oublier ou négliger le phénomène L’un, Dieu, est présenté comme le défenseur, l’autre, Satan,
de la plainte. J’ai dû aller chercher ailleurs : j’ai découvert comme l’accusateur de l’homme qui va comparaître.
ainsi le Livre de Job, livre de chevet du tragique et du deuil. Le récit se déroule ici sous la forme d’un conte oriental
Comme l’avait proposé Jean Clavreul4, « [l]e seul discours plein de saveurs et de naïveté. Satan rentre de vacances ;
4 - Clavreul, J., (1978)
L’ordre médical. Paris : qui tienne sur la souffrance est celui de la personne qui il est allé visiter la terre sur laquelle Dieu possède un trésor
Seuil. l’éprouve, et s’en tenir là ». Le poème de Job, c’est préci- particulier, un homme qui fait sa joie. Dieu dit à Satan :
5 - On peut traduire
sément, le livre de quelqu’un qui souffre et, par là même, « As-tu remarqué mon serviteur Job, il n’a pas son pareil
par un tas de débris et a le droit de parler. Ce n’est pas un livre de philosophie sur sur la terre : un homme intègre et droit qui craint Dieu
d’ordures. la souffrance, le malheur ou l’injustice. et se garde du mal ? » (I, 8) Satan refuse de partager cet

58 PSYCHOmédia - N° 49 - S eptembre/Octobre 2014


Résilience
# - Un chemin vers la résilience : Une interprétation du Livre de Job
Gérard Ostermann - 2014 - 57-61

Libris
enthousiasme et accuse simplement Job d’avoir une la dimension féminine de nous-même, notre part
arrière-pensée. « Est-ce pour rien que Job te sert ? » psychique. Pour autant, l’histoire ne commence-t-
Pour rien… Ces deux mots sont la clef du Livre de elle pas réellement avec la parole de Job ? Alors,
Job. Pour rien, c’est aussi gratuitement ou encore le récit naît d’une déchirure. Et, en effet, souffrir
par amour, et si Job ne sert pas pour rien, par amour, évoque toujours une déchirure… dans le corps ou/
c’est donc Satan qu’il sert. Après tout, cet homme et dans l’esprit. La déchirure est la trace d’une force
comblé, respecté, loyal, que connaît-il de l’existence irruptive aussi bien que de la limite qui lui est oppo-
et de ses revers ? Satan dit à Dieu : « Étends ta main, sée. Ainsi en va-t-il des traces que laisse en nous la 25,90€
touche à ses biens, et je te jure qu’il te maudira en souffrance. Elle nous renvoie à l’apparition subite ou
face. » (I, 11). Job devient l’enjeu et la victime de cet insidieuse d’une douleur physique ou morale que
effrayant pari. Une première vague d’épreuves lui nous ne pouvions pas imaginer comme nôtre avant
ravit tous ses biens, de même que ses serviteurs et qu’elle n’arrive. Nous ne pourrons pas davantage
ses dix enfants, mais il demeure inébranlable dans l’imaginer comme nôtre après. Il en restera la trace,
sa foi. « Alors Job se leva, déchira son vêtement, le souvenir vivant qui marque une sorte de temps
se rasa la tête. Puis tombant sur le sol, il se pros- originel, en ce sens qu’après, nous ne sommes plus Résilience
terna et dit : “Nu je suis sorti du sein maternel, nu j’y comme avant, nous ne sommes plus tout à fait le
retournerai. Yahvé avait donné, Yahvé a repris. Que même. Le Moi d’après ne se reconnaît plus dans le
et personnes âgées
le nom de Yahvé soit béni”. En toute cette infor- Moi d’avant : il est altéré. Le langage courant le dit, Louis Ploton
tune, Job ne pécha point, et il n’adressa pas à Dieu mais nous n’y faisons pas attention. « C’était avant Boris Cyrulnik (dir.)
de sots reproches. » (I, 20-22). Job perd d’abord ses [après] mon intervention ou mon accident… ah oui, Odile Jacob
biens matériels et pour autant Dieu gagne la pre- je n’étais pas encore paralysé ». 2014 – 293 p.
mière manche. Alors, en joueur insatiable et jaloux, L’anthropologue Germaine Tillion,
Les amis de Job prennent rendez-vous et accom-
Satan défie Dieu de miser sur l’être de son serviteur : résistante et déportée, travaillait
plissent chacun un long voyage pour venir le
« peau contre peau » ; on pourrait traduire : « don- encore à la veille de sa mort. Reve-
plaindre et consoler. Ils n’épargnent ni leur temps,
nant donnant ». « Tout ce que l’homme possède, nue de l’horreur, elle avait décidé
ni leur peine, ni leur argent pour lui venir en aide.
il l’abandonne pour sauver sa vie… Mais étends la de rire jusqu’à la dernière minute,
« S’asseyant à terre près de lui, ils restèrent ainsi suscitant autour d’elle un groupe
main, touche à ses os, touche à sa chair, et je te jure
durant sept jours et sept nuits. Aucun ne lui adresse d’amitié, d’entraide et de gaieté
qu’il te maudira en face ! Soit, dit Yahvé au Satan,
la parole au spectacle d’une si grande douleur. » Ils qui a duré jusqu’à ce qu’elle ait 101
dispose de lui, mais respecte pourtant sa vie. Il affli-
sont aux antipodes du visiteur d’hôpital, pressé de ans. Pour beaucoup, la vieillesse fait
gea Job d’un ulcère malin depuis la plante des pieds
débiter quelque encouragement. L’attitude des trois tout perdre « la mémoire, la fraî-
jusqu’au sommet de la tête. Job prit un tesson pour
amis, telle que nous la présente le prologue, est par- cheur, le cerveau » Ce livre montre
se gratter et il alla s’installer parmi les cendres. »5 au contraire que la résilience est
faitement exemplaire. Mais ces avocats de Dieu sont
(II, 5-8) possible chez les personnes âgées.
en fait les instruments du diable. Car Satan n’envoie
Job est atteint dans son avoir, dans son corps, dans
pas seulement le malheur, mais les amis. De toutes
son psychisme, et même dans sa dimension spiri-
les malédictions qui frappent Job, l’arrivée de ses
tuelle : il perd son « bon dieu » ! Deuils, maladie,
amis est celle qui va lui faire le plus mal. Les sept
exclusion deviennent son lot.
jours et les sept nuits de silence marquent le temps
La femme de Job lui dit : « Pourquoi persévérer
du vide intérieur et de l’inaccessibilité dont souffre
dans ton intégrité, maudis donc Dieu et meurs ! »
Job. Ils manifestent surtout une nouvelle rupture ;
Job lui répond : « Tu parles comme une folle. Si
avant, Job avait pu accepter son destin, même s’il ne
nous accueillons le bonheur comme un don de Dieu,
le comprenait pas (I, 21). Désormais, commencent
comment ne pas accepter de même le malheur ? »
La douleur est appel, source d’attachement, ou du
ses lamentations et s’ouvre le second temps du récit. 23,90€
Comme tout sujet dépressif, Job se pose la ques-
moins prétexte à mettre à l’épreuve la solidité des
tion de la culpabilité. Il sait qu’il est condamné par
liens établis. En même temps, la douleur peut per-
Dieu, mais il ne se croit pas coupable. Il réfute toute
vertir la relation duelle, introduisant un tiers impor-
culpabilité et il fait de sa « Klage » (plainte) une
tant, objet partiel peut-être, objet de restauration
« Anklage » (accusation), qui accuse Dieu.
narcissique, voire objet de jouissance pour celui qui
se l’approprie. Elle est un facteur extraordinaire de Job, une lecture de la résilience
dé-liaison. Elle dissocie les êtres, mais également
les pensées et paralyse l’activité de représentation. toujours d’actualité Psychanalyse
Dans le monde patriarcal où naît le Livre de Job, on On pourra s’étonner de la connaissance en psycho- et résilience
a tendance à faire taire la voix des femmes. Celle pathologie dont disposaient les auteurs de ce livre. Boris Cyrulnik
de Job paraît avoir bien peu d’importance, et pour- Ils se servent des symptômes de dépression pour Philippe Duval (dir.)
tant, qui dira la souffrance obscure et silencieuse du illustrer la souffrance de l’homme. Le Livre de Job Odile Jacob
parent, de l’ami ou du conjoint qui doit soutenir une témoigne alors de la stabilité historique et transcul- 2006 – 311 p.
personne frappée par une maladie chronique ou turelle du tableau clinique de la dépression.
terminale, par un accident ? Andrée Chedid parle Depuis sa naissance, la psychana-
Job dit non à toutes les explications. Mais il ne
lyse n’a cessé d’être adulée ou reje-
de cette souffrance oubliée6 dans une admirable reste pas prisonnier de la situation pathologique tée. La résilience, que rend possible
nouvelle consacrée à la femme de Job : « Elle ne et pathogène : il la réfute. C’est par la petite porte l’attachement, connaîtra-t-elle le
sait plus qui elle est, ni d’où elle vient, ni où elle de la plainte qu’il lutte contre la résignation dépres- même destin ? La psychanalyse sait
va. Est-elle loin, loin à l’arrière, ou bien loin, loin sive, contre le délire de culpabilité, et c’est par la décrire les défenses et en faire une
devant ! Elle était, elle fut, elle est, elle sera : la plainte qu’il réussira la transcendance de sa situa- psychothérapie. L’attachement sait
femme de Job. Elle n’a pas d’autre nom. Elle n’en tion dépressive. Job, lui, insiste sur son droit à la expliquer comment affronter le
désire aucun autre ». La femme de Job, c’est aussi plainte. Les amis expliquent avec force arguments fracas et devenir résilient.
>>>
PSYCHOmédia - N° 49 - S eptembre/Octobre 2014 59
P s y c h o média
Agenda
que Dieu est bon et juste, et qu’il n’est pas droit de la souffrance. Bien que Job ne donne nulle part à
4 octobre 2014 – Paris de se plaindre. Mais Job continue, déplore son des- la responsabilité à ses amis, ceux-ci se sentent inter-
tin, sa souffrance, accuse l’injustice du monde et pellés. Sa plainte met l’ordre du monde en question,
La question du désir le Créateur. Finalement, ses amis ne le supportent leur réponse tente de le justifier.
Journée d’études organisée plus, le quittent en lui attribuant la responsabilité Ainsi se trouve explicitement mobilisée une catégo-
de son état. rie dont paraît dépendre la signification de la souf-
par l’Ecole propédeutique Les discussions entre Job et ses amis se déroulent france et que Søren Kierkegaard appelle le « devant-
de la connaissance ainsi en trois étapes. Elles illustrent parfaitement Dieu ». Mais nous pouvons penser aussi, à l’inverse,
de l’inconscient l’isolation progressive des malades dépressifs. La que c’est la souffrance qui, en dépassant la mesure
première étape des relations – représentée dans le de ce qu’un homme peut supporter, fait naître
premier discours – se caractérise par l’affection et les en lui l’idée d’un Dieu sur lequel il reporte, dans
EPCI
Ecole de Propédeutique à la Connaissance de I’Inconscient
bonnes intentions. La deuxième – dans le deuxième
discours – fait apparaître la résignation des amis, elle
l’espoir d’une réponse, les questions que suscite
l’expérience de l’injustifiable. Non seulement, cette
29ème Journée d’Etudes
est extériorisée : « Tu ne permets pas qu’on t’aide ». expérience peut apparaître indépendamment de
LA QUESTION DU DÉSIR Dans un dernier pas – le troisième discours – ils toute foi révélée, mais elle ouvre l’espace intérieur
quittent Job et lui attribuent la faute : « Tu es seul où cette révélation pourra s’accomplir.
responsable de ta situation ». Or, le mal peut appa- « Consens à ce qui t’arrive » proposent les amis de
raître comme une rupture de sens souvent consti- Job. Mais la souffrance est l’impossibilité même du
tutive d’un événement de sens, fait de mutation et consentement. Elle est pur refus de soi. Ce refus
de renouvellement. Par l’expérience de Job, nous n’est pas le produit d’une décision arbitraire. Il
pouvons interpréter sur le mode de la mise en acte ne dépend pas d’un jugement qui s’ajouterait du
du nouveau sens cette situation banale : vous vous dehors au mal. La souffrance ne se prouve pas, et
conduisez bien, vous faites tout ce qu’il faut pour c’est d’un même mouvement qu’elle s’éprouve et
prévenir les maux et les dommages divers, et sou- se réprouve. Et elle s’éprouve à chaque fois comme
Paul-Laurent ASSOUN, Gérard BONNET,
Denise BOUCHET-KERVELLA, Monique SCHNEIDER.
dain, c’est le cataclysme ! L’insensé, c’est l’impossi- une nouvelle souffrance. Job voit parfaitement que
9h-17h Samedi 4 Octobre 2014
Auditorium : Hopital des Diaconesses de Reuilly
bilité à ramener cela à du déjà connu, donc à l’inter- le bouc émissaire est interchangeable avec ceux
18 rue du Sergent Bauchat - 75012 PARIS - Métro : Nation ou Montgallet

w w w. e p c i - p a r i s . f r
préter comme la résurgence d’une entorse cachée qui le persécutent le plus férocement, c’est-à-dire
qui viendrait sur la scène demander des comptes. ces prétendus amis. Il imagine ce renversement de
Job a un rapport au mal tellement préventif, en situation pour montrer que la seule vraie différence
quelque sorte tellement phobique, qu’à la limite, tient dans la souffrance. Job dit clairement ce dont
Le désir, tout le monde en parle, sur-
tout en France, depuis que Lacan l’a
ce qui peut lui arriver de bien, est le mal. Il en a une il souffre : se voir ostracisé, persécuté par les êtres
mis au cœur de la théorie analytique. telle phobie que tout son être se projette dans le mal qui l’entourent. Il n’a rien fait de mal mais tout le
Certaines des expressions lacaniennes à écarter, dans le geste de le tenir à l’écart. Malgré monde s’acharne contre lui. Il est comme le propose
sont ainsi devenues des leitmotivs sa prévention, ou plutôt à travers elle, il lui arrive du René Girard7 : le bouc émissaire de la communauté.
auxquels on se réfère sans toujours mal, et ses amis « analystes » viennent, l’entourent, La victime-émissaire, l’innocent qui polarise sur lui la
en mesurer la signification : « ne cède se taisent longtemps et lui disent en substance : haine universelle.
en rien sur ton désir » ; « le désir est « S’il t’est arrivé du mal, c’est que tu as fauté ». La pression psychique qui pèse sur lui est insoute-
désir de l’Autre », etc. C’est le retour d’un refoulé avec lequel on ne s’est nable, aussi Job parle au cœur de la rencontre avec
De ce fait, le désir est aussi une ques- pas assez expliqué, bref, l’émergence d’une culpabi- l’inacceptable. Ses amis sont comme des lieux de
tion, car au fur et à mesure de sa dif- lité enfouie. Freud le dit ainsi : « Parfois les patients nous-mêmes qui cherchons à comprendre, à expli-
fusion, le mot désir a perdu de son ont toutes les raisons d’aller mieux, et soudain, ils quer et à justifier, mais qui, face à l’épreuve, fai-
tranchant et se voit utilisé dans les vont plus mal – réaction thérapeutique négative –
sens les plus contradictoires. c’est qu’il y a encore de la culpabilité, donc le besoin
Cette journée propose donc de reve- de se faire punir. Pour autant, il manque le trait, le
nir aux origines du concept, avec vecteur entre le mal et la faute (ou le fantasme de la
deux objectifs : définir clairement ce faute), entre le mal et la loi qui l’interdit.
que désir veut dire pour la psychana-
Job est alors une voix qui vient du dedans et qui
lyse ; préciser pourquoi et comment
chaque sujet humain ne peut éluder s’oppose aux voix extérieures de ses amis qui
la question. cherchent à faire taire la plainte en convoquant la
raison, la mémoire, la volonté. Bien sûr, il y a du vrai
C’est un débat crucial aujourd’hui, où
chacun est invité à se réaliser à partir
dans les discours des amis de Job, comme il y a du
du désir qui l’anime, sans poser pour vrai dans les explications. C’est la vérité mais pas
autant le rapport du désir à la loi, à intégrale et elle a tendance à l’enfermer, à le réduire
l’autre, aux générations. à ses symptômes. Dans la maladie chronique, on
retrouve ce sentiment qu’ont certains de la toute-
Avec M. Schneider, D. Bouchet-Ker-
vella, P. L. Assoun, G. Bonnet…
puissance de l’esprit et de la volonté.

Renseignements La plainte de Job ne cherche pas de conseils ou de


renseignements, elle exprime la souffrance d’un
http://www.epci-paris.fr/ homme : « Écoutez, écoutez mes paroles. C’est ainsi
enseignements/journee_etudes
que vous me consolerez. » (XXI, 2) L’expression de
souffrance dans la plainte cherche à être écoutée :
« Supportez-moi, et moi, je parlerai » (XXI, 2). Mais
les amis n’arrivent pas à accepter la plainte ni même
à la supporter car elle porte la question du pourquoi

60 PSYCHOmédia - N° 49 - S eptembre/Octobre 2014


# - Un chemin vers la résilience : Une interprétation du Livre de Job
Gérard Ostermann - 2014 - 57-61
Résilience
sons un tel bruit de fond que nous aggravons ce que nous maintenant un présent défait qui ne présentifie plus rien. Il
sommes censés alléger. Ceci n’est pas sans nous rappe- n’y a plus de rythme, et le rythme c’est le temps du temps.
ler qu’il y a une façon de poser un diagnostic qui, au lieu Si le plaisir est rythme, le déplaisir est arythmie, et la dou-
d’aider l’autre à s’en sortir, l’identifie et l’enferme dans ses leur est rupture de rythme, avec tout ce que cela induit
symptômes. Mais, comment ne pas ajouter de la souffrance comme affolement pulsionnel. La souffrance, remarque
à la souffrance et de la culpabilité à la souffrance ? Le Livre Paul Ricœur, demande récit, et c’est par la petite porte de
de Job n’est pas là pour flatter un quelconque masochisme. la plainte que Job sort de la douleur. C’est la révolte elle-
Fulgurance d’Elie Wiesel8 qui écrit : « Je cherche une voie même qui donne carrière à l’espérance. La plainte, pure
spéciale entre la parole et le silence, comme je cherche un expression d’une pure impossibilité, en témoigne.
temps entre la vie et la mort ». Job n’est pas écouté par ses À la relation nouée dans la souffrance entre le temps et
amis, alors il s’adresse à Dieu. Seul Dieu qui semble l’avoir l’éternité se superpose celle qui unit le temps et l’altérité.
condamné pourra le sauver et dans sa plainte, il hésite entre Espérer, c’est toujours, remarque Gabriel Marcel, espérer en
Dieu qui fait souffrir les Justes et Dieu qui est la Justice. l’autre. La grâce de l’autre ne fait qu’une avec la grâce du
Tant qu’il peut rester dans ce doute et cette hésitation, il temps. Il y a entre la souffrance et l’espérance, plus qu’une
ne tombe pas dans le délire de culpabilité. Ses plaintes le consonance poétiquement satisfaisante. Et si Job accuse et
retiennent à ce point exact de l’évolution du tableau de la s’emporte, n’est-ce pas parce qu’il refuse de rester seul avec
mélancolie. La plainte lui permet de préserver une conti- ses questions maudites ? Sa lamentation tient en quelques
nuité existentielle dans la marée de la dépression. Job entre mots : où est l’autre ?
dans une déchronologisation du temps, c’est-à-dire l’ab- Nos pensées iront vers tous ceux qui, de par le monde,
sence de différences significatives entre hier, aujourd’hui et ont encore la force de saisir leur propre souffrance et leur
demain. Le présent de Job n’est plus un présent temporel, propre malheur comme des occasions extrêmes de solliciter L’homme qui
mais un présent perpétuel. l’autre. Le moins souffrant et mourant renvoie au sujet souffre est un
L’homme qui souffre est un être qui ne peut avancer, ni désirant et vibrant qui l’abrite. Il est essentiel à la souffrance
reculer, ni demeurer là où il est. La souffrance n’est pas d’être en souffrance d’un autre. être qui ne peut
simplement subie, mais elle est une impuissance élevée avancer, ni reculer,
elle-même à la dernière puissance. À l’alternative de l’être Pour conclure
et du néant, la souffrance substitue celle de l’être et du Je ne vois pas de plus grand texte d’espérance que celui de ni demeurer là où il
devoir être. Lorsque le temps est mort parce qu’il ne passe Job. Avoir la foi vous tient en vie. Job n’est pas l’histoire du est. La souffrance
plus, rien ne vient, l’appel s’est tu. Dans cette extase néga- sadisme de Dieu, mais l’histoire de la force de l’esprit. Job
tive, exilée à l’intérieur d’elle-même et hors de son temps, n’est pas
est, en ce sens, comme chaque récit de la Bible, un récit
l’âme est sans abri, dans un désert sans étendue. L’âme de transmission. Il fait ce que Dieu fait, ce que Dieu est. simplement subie,
est en arrêt. Le Moi ne prends plus son temps. Mais c’est La psychose ? C’est le désespoir, la confusion entre être
un compte à rebours qui diffère, indépendamment de la mais elle est une
et avoir. Job nous délivre de la psychose. Il n’est pas un
déflagration de l’événement. Le temps que l’on compte homme mais une icône. impuissance élevée
ne raconte rien. Le maintenant morose est comme décom- Job est remarquable parce qu’il ne cherche rien. Il est dans
posé. Il ne tient plus ensemble passé et l’avenir. Il n’est plus elle-même à la
la patience. Ce sont les autres autour de lui qui sont dans
trajet, mouvement ou passage d’un ici jusque-là, ni bientôt le besoin. Lui demeure. Il est non seulement au-delà du dernière puissance.
ni jadis, ni autrefois ni soudain, ni trop tard, la flèche du besoin, mais du désir : son attitude relève de l’incompré- À l’alternative de
temps s’est affolée, le cordeau du désir n’enfile point le hensible. En cela, il est au-delà des catégories de la psy-
passé, le présent et le futur. Tout s’écroule dans les temps chanalyse. l’être et du néant
séparés, où le passé n’est que passé, l’avenir à venir, et le Le discours est difficile : il y a une telle étanchéité entre
l’Essence et la parole ! Lorsque l’on parle on perd la notion
© William Blake

de l’Essence, de la Déité. Et lorsque que l’on médite, que


l’on réfléchit à l’Essence, les mots ne sont plus là. Incom-
municabilité rassurante peut-être, qui témoigne de la trans-
cendance. Maître Eckhart disait que l’on ne peut retenir les
objets de ce monde, car ce serait retenir ce pourquoi on
implore Dieu, ce qui est l’utiliser comme valet à cette fin.
Job l’avait déjà compris, il ne s’occupe que de Dieu, fait fi
de ses mésaventures.
Magnifique est la lucidité d’André Chouraqui qui place le
poème de Job après les livres de la Sagesse ; juste, sa vision
d’une ouverture au Poème des Poèmes, au Cantique des
Cantiques, comme pour nous inviter à un nouveau pari,
celui où tout est noces. Dans ses formes les plus élémen-
taires, la lutte pour la vie déjà est lutte contre la douleur.
C’est pourquoi, réciproquement, la lutte contre la douleur
est lutte pour la vie.
Pour Leszek Kolakowski, il est toujours ambigu d’assigner
un sens à la douleur, mais qu’il est impossible de dire à des
hommes qui souffrent que leurs souffrances ne servent à
rien. Si la souffrance est un non-sens, force est de constater
qu’il est un non-sens pire que la souffrance elle-même :
c’est celui de n’en faire qu’un non-sens.

PSYCHOmédia - N° 49 - S eptembre/Octobre 2014 61

Vous aimerez peut-être aussi