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Jean Rostand

L’atomisme en biologie
Dans ce nouveau livre, Jean Rostand revient à l’un de ses
genres favoris : l’histoire des grandes idées scientifiques. Il y
retrace minutieusement l’évolution d’une idée fondamentale,
celle d’atome vital, qui, nous venant de l’antiquité, a dû subir
bien des transformations avant de donner naissance à la notion
moderne de gène. Cette étude nous introduit au cœur même de
la biologie contemporaine puisque c’est, en grande partie, sur la
question des gènes et des chromosomes que s’opposent vivement,
et d’une façon qui parait irréductible, la génétique orthodoxe des
savants occidentaux et la génétique mitchourienne des savants
soviétiques.
On trouvera aussi dans cet ouvrage d’érudition et de critique,
une histoire de l’idée de monstruosité, et des pages importantes
sur les conceptions biologiques de quelques grands écrivains et
philosophes : Descartes, Diderot, Helvétius, Montesquieu,
Renan, Cournot.
Historien scrupuleux et pénétrant, Jean Rostand apporte des
points de vue nouveaux, rectifie des jugements sommaires,
signale des précurseurs inconnus, propose des rapprochements
inattendus entre le passé et le présent.
Jean Rostand

l’atomisme
en
biologie

GALLIMARD
Onzième édition
I

ESQUISSE D’UNE HISTOIRE


DE L’ATOMISME EN BIOLOGIE

Le mendélisme a marqué l’entrée de l’atomisme


en biologie.

(HALDANE.)

Depuis que l’homme réfléchit sérieusement sur le grand


problème de l’hérédité, nombreux sont les esprits qui, pour
expliquer la transmission des caractères organiques, ont fait appel
à une transmission de particules microscopiques passant de
l’ascendant au descendant par le moyen des cellules germinales.
Ce sont ces théories qu’Yves Delage englobe sous le terme de
microméristes (du grec, micros, petit ; meristès, qui partage), pour
les opposer aux théories organicistes qui considèrent l’hérédité
comme un phénomène global et unitaire.
A présent que la biologie, grâce aux découvertes mendéliennes,
interprétées par la théorie chromosomique de l’hérédité, a pu
établir le bien-fondé de la thèse micromériste dans son ensemble,
il nous paraît intéressant de retracer brièvement la suite des idées
qui ont abouti à la conception actuelle de l’élément héréditaire
ou gène.
C’est, en somme, une histoire de l’atomisme en biologie que
nous nous proposons d’esquisser.
Sans doute la notion même du gène est-elle encore maintenant
en pleine évolution. On ignore ce qu’il est au juste, on hésite à
définir ses véritables rapports avec te chromosome ; certains vont
même jusqu’à lui contester l’individualité, l’indépendance ; mais
ces débats, si importants qu’ils soient du point de vue théorique,
ne touchent pas à la question fondamentale, qui est celte de la
nature discontinue du patrimoine héréditaire. Il est désormais
bien acquis, d’une part, que la majeure partie de celui-ci est
distribuée entre des éléments permanents et dénombrables du
noyau, les chromosomes, et, d’autre part, que chaque chromosome
présente une différenciation structurale qui est en rapport avec
une différenciation des propriétés héréditaires. Comme dit te
célèbre généticien H.J. Muller, te résultat le plus important des
recherches sur l’hérédité a été « de fournir la preuve incontestable
qu’il existe un matériel génétique défini, de nature particulaire, et
dont chaque partie a la propriété de commander à sa propre
duplication… ».
Ces parties, on les désigne sous le nom de gènes, sans rien
préjuger de leur nature ni des relations qu’elles peuvent avoir les
unes avec les autres.

I. – LA PÉRIODE PRÉ-EXPÉRIMENTALE

LES PARTICULES SÉMINALES DE MAUPERTUIS (1745)


« Le micromérisme, dit Delage, commence dans l’Antiquité
par un faible ruisselet qui se réduit à presque rien dans les déserts
du Moyen Age, traverse la Renaissance sans se grossir des pluies
bienfaisantes qui fertilisent alors les sciences et les arts, et arrive
aux temps modernes, où, à partir de Buffon, il se dilate en un
immense detta1. »
Sans nous attarder aux « homéoméries » d’Anaxagore, ni aux
conceptions « atomistes » de Démocrite, où l’on peut, avec
beaucoup de bon vouloir, retrouver l’origine de l’idée
micromériste, nous passerons aussitôt à Lucrèce (99-55 av. J.-C.),
dont on a maintes fois cité le passage suivant :
« Parfois aussi, il peut se faire que les enfants ressemblent à un
aïeul, parfois même ils reproduisent les traits d’un bisaïeul, car le
corps des parents renferme une quantité de principes (primordia)
mélangés de façons diverses2. »
Pour trouver une expression assez nette de l’idée micromériste,
il faut atteindre le XVIIIe siècle, où elle fut donnée d’abord, non
par Buffon, mais par le géomètre Maupertuis, qui, sur ce point
comme sur bien d’autres, se montra un véritable précurseur3.
Dans un petit ouvrage intitulé la Vénus physique (1745), il
rejette délibérément l’idée, qui avait cours à son époque, de la
préformation germinate. S’opposant tout à la fois aux ovistes, qui
plaçaient le germe dans la femelle, et aux animalculistes, qui le
plaçaient dans le mâle, Maupertuis soutient que les deux parents
coopèrent également à la génération ; il renoue, à cet égard, avec
la thèse des anciens, qui faisaient dériver le nouvel être d’un
mélange de semences, respectivement émises par le père et par la
mère.
Des raisons très fortes, dit Maupertuis, plaident en faveur
d’une contribution égale de chaque sexe : « L’enfant naît tantôt
avec les traits du père, tantôt avec ceux de la mère ; il naît avec
leurs défauts et leurs habitudes, et paraît tenir d’eux jusqu’aux
inclinations et aux qualités de l’esprit. Quoique ces
ressemblances ne s’observent pas toujours, elles s’observent trop
souvent pour qu’on puisse les attribuer à un effet du hasard ; et
sans doute elles ont lieu plus souvent qu’on ne peut le
remarquer. »
En outre, l’union d’un homme noir et d’une femme blanche
produit un enfant olivâtre, « mi-parti avec les traits de la mère et
ceux du père » ; l’union de l’âne et de la jument produit un
animal qui n’est ni cheval ni âne, « mais qui est visiblement un
composé des deux ». Tout concourt donc à nous faire penser que
« l’animal qui naît est un composé des deux semences
parentales ».
Dans chaque semence se trouvent une multitude innombrable
de particules, sortes de « germes d’organes », capables de former,
par leur assemblage, l’embryon du nouvel être.
Il y a des particules destinées à former le cœur ; il y en a
d’autres pour la tête, les entrailles, les bras, les jambes, etc. ;
« toutes ces particules présentent, les unes à l’égard des autres, un
certain degré d’affinité », chacune d’elles ayant « un plus grand
rapport d’union avec celte qui, pour la formation de l’animal,
doit être sa voisine qu’avec toute autre ».
Cette affinité n’est autre chose que la force d’attraction,
révélée par les physiciens et les astronomes, et dont les chimistes
eux-mêmes (M. Geoffroy) commencent à faire usage pour
expliquer les combinaisons de substances. L’attraction se
manifeste, en effet, jusque dans les phénomènes de « végétation
chimique », découverts en 1706 (Mémoires de l’Académie royale
des Sciences, p. 415) : quand on mélange de l’argent et de l’esprit
de nitre avec du mercure et de l’eau, il en résulte une sorte de
végétation, « si semblable à un arbre qu’on n’a pu lui en refuser
te nom » (arbre de Diane). Sans doute une telle production – qui
passerait pour un miracle si nous n’en connaissions pas les
causes – est moins « organisée » que les corps des animaux, mais
si l’attraction existe dans la nature, ne doit-elle pas se manifester
dans la formation des êtres, et ne suffira-t-elle pas à l’expliquer,
fussent-ils encore mille fois plus organisés qu’ils ne te sont ?
A l’aide des « particules séminales », Maupertuis s’efforcera
donc d’interpréter les faits d’hérédité.
Chaque parent, suppose-t-il, fournit par sa semence beaucoup
plus de particules qu’il n’en est besoin pour former l’enfant.
« Mais les deux parties qui doivent se toucher étant une fois
unies, une troisième qui aurait pu faire la même union ne trouve
plus sa place, et demeure inutile. C’est ainsi, c’est par ces
opérations répétées, que l’enfant est formé des parties du père et
de la mère, et porte souvent des marques visibles qu’il participe
de l’un et de l’autre. »
En outre, dans chaque semence, les parties propres à former
des traits semblables à ceux du parent sont, d’ordinaire, les plus
nombreuses et les plus « attractives » : d’où la fréquente
ressemblance des enfants avec les parents.
Si chaque partie s’unit à celles qui doivent être ses voisines,
l’enfant est normalement conformé ; mais si l’union ne se fait
pas correctement, soit par trop grand éloignement, soit par
manque d’affinité, soit par conformation défectueuse des parties,
il se produit un monstre par défaut ; c’est, au contraire, un
monstre par excès qui se produit, « s’il arrive que des parties
superflues trouvent encore leur place et s’unissent aux parties
dont l’union était déjà suffisante ».
Pour ce qui est de l’origine des particules séminales,
Maupertuis les fait dériver du corps tout entier.
« Ce serait une conjecture bien hardie, mais qui ne serait peut-
être pas destituée de toute vraisemblance, que de penser que
chaque partie fournit ses germes. »
Le cœur fournirait des germes de cœur ; la tête, des germes de
tête ; les entrailles, des germes d’entrailles, etc.
Supposition qui pourrait d’ailleurs être vérifiée par
l’expérience. S’il en est bien ainsi, un animal à qui l’on aurait
retranché un organe devrait présenter, dans sa semence, une
disette relative de certaines parties, en sorte que ses produits
hériteraient, à un certain degré, de la mutilation parentale. Un tel
effet, sans doute, ne se manifesterait pas dès la première
génération, mais, à coup sûr, il apparaîtrait à la longue.
« Ce serait assurément quelque chose qui mériterait bien
l’attention des philosophes que d’éprouver si certaines
singularités artificielles des animaux ne passeraient pas après
plusieurs générations aux animaux qui naîtraient de ceux-là. Si
des queues ou des oreilles coupées de génération en génération ne
diminueraient pas, ou même ne s’anéantiraient pas à la fin. »
Comme on voit, Maupertuis croit à la transmission des
caractères acquis, et il suggère une étude expérimentale du
phénomène.
Dans la conclusion de sa Vénus physique, Maupertuis exprime
quelque doute sur la possibilité d’expliquer entièrement la
formation du fœtus par les seules lois de la mécanique ; et il
envisage l’hypothèse suivant laquelle l’attraction des particules
séminales serait comparable à cet instinct des animaux « qui leur
fait rechercher ce qui leur convient et fuir ce qui leur nuit ».
Cette interprétation « psychologique » du développement sera
développée dans l’Essai sur la Formation des corps organisés
(1754), où Maupertuis abandonne entièrement l’espoir de
rapporter la formation de l’être aux propriétés physiques de la
matière.
« Une attraction uniforme et aveugle répandue dans toutes les
parties de la matière ne saurait servir à expliquer comment ces
parties s’arrangent pour former le corps dont l’organisation est la
plus simple. Si toutes ont la même tendance, la même force pour
s’unir les unes aux autres, pourquoi celles-ci vont-elles former
l’œil, pourquoi celles-là l’oreille ? Pourquoi ce merveilleux
arrangement ? Et pourquoi ne s’unissent-elles pas toutes pêle-
mêle ? Si l’on veut dire sur cela quelque chose qui se conçoive,
quoique encore on ne le conçoive que sur quelque analogie, il
faut avoir recours à quelque principe d’intelligence, à quelque
chose de semblable à ce que nous appelons désir, aversion,
mémoire. »
Maupertuis attribuera donc à chaque particule, émanant de la
partie qu’elle doit former, une espèce de « souvenir » de son
ancienne situation. C’est grâce à cette mémoire particulaire que
chaque particule trouve sa place légitime, et rejoint ses voisines
dans l’ensemble embryonnaire : monstruosités et anomalies sont
te résultat de l’oubli, de l’amnésie des particules séminales.

LES MOLÉCULES ORGANIQUES DE BUFFON (1749)


Quelques années après la publication de la Vénus physique,
Buffon proposait, dans son Introduction aux animaux, sa vaste
théorie des molécules organiques, qui devait largement répandre et
vulgariser l’idée micromériste.
A bien des égards, la théorie buffonienne découle directement
de celle de Maupertuis. Ce dernier, au demeurant, avait
nettement conscience de cette parenté, puisque, dans sa Lettre
XVII (1752), il dit avoir produit « un système assez semblable à
celui de M. de Buffon, et auquel il ne manquait peut-être que ses
expériences pour lui être plus semblable encore4 ».
Suivant Buffon (1749), tous les organismes vivants sont
formés, en dernière analyse, de molécules primitives et
indestructibles, qui, à la mort de l’individu, lui survivent et
entrent dans de nouvelles combinaisons pour former de
nouveaux êtres.
Un animal reçoit, par l’alimentation, tout ensemble des
molécules inorganiques et des molécules organiques, analogues à
celles dont il est lui-même composé. Les premières sont rejetées,
tandis que les autres demeurent dans le corps, s’y intègrent, s’y
« moulent », du moins tant que dure la croissance. Chaque partie
du corps augmente sa taille aux dépens de celles d’entre les
molécules alimentaires qui lui sont le plus analogues ; une fois
que l’animal a atteint sa taille définitive (état adulte), les
molécules organiques qu’il continue à recevoir par l’alimentation
ne peuvent plus trouver place et se mouler dans le corps ; elles
sont alors renvoyées aux organes sexuels, où elles formeront les
liqueurs séminales ou semences.
Chaque individu – mâle ou femelle – émettra donc une
semence, qui, par les molécules qu’elle renferme, constitue « une
espèce d’extrait de toutes les parties du corps ». Dans la semence
masculine, les molécules séminales s’agrègent en petites ébauches
organisées : d’où la formation des vers ou animalcules
spermatiques (spermatozoïdes), mais elles ne peuvent former, à
elles seules, un véritable animal, leurs capacités de construction
étant très limitées ; pour que se forme un embryon – du moins
dans les espèces pratiquant la reproduction sexuée, et qui sont les
plus nombreuses dans la nature –, il faut que deux semences, une
masculine et une féminine, se mélangent.
Lors de cette mixtion, qui se réalise par l’accouplement des
sexes, les mouvements des molécules organiques présentes dans
les semences se contrarient les uns les autres, de sorte qu’il en
résulte un état de repos, permettant aux molécules de se fixer et
de s’établir selon leurs affinités respectives.
Ce sont ces affinités qui déterminent la place des molécules
dans l’embryon ; les molécules provenant de telle ou telle partie
du corps se fixeront au point qui, dans l’embryon, correspond à
leur lieu d’origine.
On peut supposer que les molécules venant des parties
sexuelles du mâle se joignent aux molécules provenant des autres
parties de la femelle, et, inversement, les molécules des parties
sexuelles de la femelle aux molécules provenant des autres parties
du mâle ; toujours est-il que les molécules des parties sexuelles,
étant tes seules qui n’ont pas d’analogues dans l’autre semence,
doivent être celles qui se fixent en premier lieu, et, par là, servent
aux autres de point d’appui.
L’enfant ressemblera au père ou à la mère, ou à tous les deux,
selon que les molécules de l’un ou de l’autre se trouvent en plus
ou moins grande quantité dans te mélange séminal.
Quand les molécules sexuelles de la mère sont plus
nombreuses que celles du père, il se forme un fœtus femelle, et,
dans te cas contraire, un mâle. Si, d’ordinaire, il naît plus
d’enfants mâles que de femelles, c’est que la semence paternelle
est plus forte, plus substantielle, que la semence maternelle.
Le mélange séminal – chez l’homme – renferme toujours deux
fois plus de molécules qu’il n’en faut pour faire un fœtus ; les
molécules excédantes formeront les enveloppes et le placenta, qui
correspondent, en somme, à un deuxième fœtus.
Chez les animaux qui produisent plusieurs fœtus à la fois, la
semence contient une très grande quantité de molécules
organiques.
La théorie de Buffon, à tout prendre, ne constitue pas un bien
grand progrès sur celle de Maupertuis. Du point de vue des idées
microméristes, elle n’apporte rien d’essentiellement nouveau. Les
molécules buffoniennes sont, comme les particules séminales de
Maupertuis, des sortes de germes d’organes, provenant des organes
correspondants du parent. Pour Buffon, comme pour
Maupertuis, chaque organe émet des germes, qui passent dans la
semence ; et la semence, masculine ou féminine, est constituée
par l’ensemble de ces germes.
Buffon, comme Maupertuis, croit à l’hérédité des
modifications acquises.

LES « FAISCEAUX DE FILS » DE DIDEROT


Les molécules séminales cèdent la place, chez Diderot, à des
« brins » de fils.
Dans le Rêve de d’Alembert (écrit en 1769, publié en 1830),
Diderot fait ainsi parler te médecin Bordeu qui explique à Mlle
de Lespinasse la formation du fœtus humain :
« D’abord, vous n’étiez rien. Vous fûtes en commençant un
point imperceptible, formé de molécules plus petites éparses dans
le sang, la lymphe de votre père ou de votre mère ; ce point
devint un fil délié, puis un faisceau de fils. Jusque-là, pas le
moindre vestige de cette forme agréable que vous avez : vos yeux,
ces beaux yeux, ne ressemblaient pas plus à des yeux que
l’extrémité d’une griffe d’anémone ne ressemble à une anémone.
Chacun des brins du faisceau de fils se transforma par la seule
nutrition et par sa conformation, en un organe particulier :
abstraction faite des organes dans lesquels les brins du faisceau se
métamorphosent, et auxquels il donne naissance… »
Que, d’aventure, te faisceau primitif manque du brin destiné à
produire les yeux, il se forme un être aveugle ou cyclope. Si c’est
un autre brin qui fait défaut – brin producteur de nez, ou brin
producteur d’oreilles –, il en résulte un être sans nez, ou sans
oreilles. Tout au contraire, il arrive que des brins se redoublent, et
c’est là l’origine des monstres par excès : êtres à deux têtes, à
quatre yeux, à quatre oreilles… Parfois aussi, des brins sont
dérangés, et ainsi apparaissent des êtres à organes déplacés.
Si l’on voit quelquefois des anomalies « sauter des
générations » c’est qu’il y a eu compensation d’un manque : le
faisceau provenant de l’un des parents avait corrigé le faisceau
défectueux de l’autre.
Les différences dans les faisceaux de fils déterminent les
différences originelles des espèces, et les variétés du faisceau, dans
une même espèce, y font les diverses variétés ou anomalies.

UNITÉS PHYSIOLOGIQUES D‘HERBERT SPENCER (1864)


Erasme Darwin, dans sa Zoonomie (1794), parle de « filaments
à appétence » et de « molécules à propension » ; mais on ne doit
pas à cet auteur une véritable théorie de l’hérédité. En revanche,
le philosophe Herbert Spencer, au XIXe siècle, dans ses Principes
de Biologie (1864), a renouvelé vigoureusement l’idée
micromériste par sa théorie des « unités physiologiques »,
véritables atomes vitaux, qui sont intermédiaires, en dimensions
et en propriétés, entre tes unités morphologiques ou cellules et les
unités chimiques ou molécules5.
Avec Spencer, le micromérisme marque une étape essentielle,
qu’avaient préparée le développement de la biologie, et
notamment l’avènement de la théorie cellulaire (1839).
Les unités physiologiques de Spencer n’ont aucun rapport avec
les particules séminales de Maupertuis ou les molécules
organiques de Buffon. Outre qu’elles sont des « agrégats
complexes de molécules », logés dans les cellules corporelles aussi
bien que dans tes cellules reproductrices, elles sont, non pas des
germes d’organes, mais des « éléments caractéristiques de
l’espèce », des « corpuscules spéciaux », dont chacun possède une
aptitude intrinsèque à s’agréger aux autres pour reproduire la
forme propre à l’espèce.
Cette aptitude est comparable à celle qui réside dans les
molécules des corps inorganiques, et en vertu de laquelle ceux-ci
affectent des formes cristallines déterminées.
Il suffit que les unités physiologiques se trouvent en nombre
suffisant, et dans des conditions telles que leurs propriétés
puissent s’exercer normalement, pour qu’en résulte l’édification
de la forme typique de l’espèce ; autrement dit, des unités
physiologiques de crapaud tendent inévitablement à se disposer
en forme de crapaud ; des unités physiologiques d’homme, en
forme d’homme, etc.
Comme dit Delage dans son exposé de la doctrine
spencérienne, « un arbre a des feuilles, des branches, des racines,
un mammifère a des poils, des pattes, des viscères de formes
données, comme un cristal a des faces, des pointes, des angles de
valeurs données, et liées entre elles par des relations fixes6 ».
C’est là, pour Spencer, une donnée de fait, et qui ressort
notamment des faits de régénération et de reproduction : « Il
semble difficile de concevoir qu’il puisse en être ainsi, mais nous
constatons qu’il en est ainsi. »
La force, ou les forces, en vertu de quoi tes molécules
physiologiques tendent à s’associer suivant une forme spécifique,
Spencer les qualifie de « polaires » sans s’expliquer autrement sur
leur nature.
Les unités physiologiques sont toutes de même sorte dans un
même individu (sauf la réserve qu’on trouvera plus loin) ;
toutefois, cette identité fondamentale n’exclut pas de petites
différences secondaires, qui sont responsables de la
différenciation des éléments cellulaires dans les différents tissus
de l’organisme : les unités physiologiques du tissu nerveux ne
sont pas strictement pareilles à celles du tissu hépatique ou du
tissu musculaire, etc.
Les cellules sexuelles contiennent de petits groupes (ou lots)
d’unités physiologiques. Celles-ci étant légèrement dissemblables
suivant leur provenance, il en résulte que chaque individu reçoit
de son père et de sa mère, par l’intermédiaire des éléments
reproducteurs, deux lots d’unités un peu différentes.
Les unités d’origine maternelle et les unités d’origine
paternelle travailleront à l’unisson pour déterminer les caractères
de l’espèce, mais elles travailleront en opposition pour déterminer
les caractères individuels.
Au demeurant, ces unités physiologiques ne sont pas
absolument stables : les unités provenant de l’un des parents
réagissent un peu sur les unités qui proviennent de l’autre parent.
En outre, au cours du développement, les proportions relatives
des unités paternelles et maternelles peuvent se modifier suivant
les parties du corps : c’est pourquoi certains organes se montrent
plus conformes au type de la mère, d’autres plus conformes au
type du père.
Lors de la formation des cellules sexuelles, les unités
physiologiques provenant des parents se distribuent inégalement
dans ces cellules, en sorte que « le nombre des unités
physiologiques contenues dans une cellule mûre ne saurait être
que bien rarement, si jamais, exactement le même que dans une
autre cellule, mûrie en même temps ou à une époque différente ».
La disparité des cellules sexuelles est encore accentuée par le
fait que, dans un agrégat, deux parties ne sont jamais soumises à
des conditions tout à fait identiques.
Quelques citations de Spencer feront voir qu’il a vraiment
approché l’idée de la ségrégation des unités héréditaires (gènes)
dans les cellules reproductrices, idée qui est à la base du
mendélisme moderne :
« Durant la formation des cellules sexuelles, il y aura, dans une
cellule donnée, un nombre prépondérant des unités
physiologiques dérivés de l’un des parents, et, dans une autre
cellule, en nombre prépondérant, des unités physiologiques
dérivés de l’autre parent… L’instabilité de l’homogène7 ne
permet pas de croire à une distribution égale des deux ordres
d’unités dans les cellules sexuelles… Ainsi donc, tout germe
fécondé contient non seulement des quantités différentes des
deux influences parentales, mais encore des influences de types
différents, tel germe portant le cachet d’un ancêtre paternel ou
maternel, et tel autre celui d’un autre ancêtre…
« En vertu de la loi de ségrégation, les cellules spermatiques ou
germinatives reçoivent en partage, tantôt un mélange où
dominent les unités venues d’un côté, tantôt un mélange où
dominent les unités venues de l’autre côté : ce qui explique la
dissemblance des rejetons produits en même temps. »
Spencer, comme on voit, a très bien vu la différence qui existe
entre les éléments sexuels produits par un même individu, et
compris que cette différenciation avait pour cause une inégalité
de distribution des unités héréditaires, paternelles et maternelles.
Comme Buffon, comme Lamarck, comme la plupart des
naturalistes et philosophes de son temps, Spencer croit à
l’hérédité des caractères acquis. Et il rend compte du phénomène
en supposant que la forme de l’ensemble organique retentit sur la
forme des unités constituantes : celles-ci tendant toujours à
ajuster leurs mouvements aux forces moléculaires de l’ensemble,
ce dernier ne pourra se trouver modifié, même localement, sans
que les unités physiologiques subissent des changements graduels
qui les remodèlent pour mettre leurs forces en équilibre avec les
siennes :
« De même que les unités physiologiques se disposent, en
vertu de leurs propriétés polaires spéciales, pour former un
organisme d’une structure déterminée, de même, quand la
structure de cet organisme se trouve altérée à la suite d’une
modification de fonctionnement, ce changement structural
imprime une modification correspondante aux structures et aux
propriétés polaires des unités constituantes. »
Lorsque ces unités seront séparées, sous forme de cellules
sexuelles, elles tendront à se disposer en un agrégat de forme
modifiée, ce qui revient à dire que te produit présentera la
modification acquise par te parent.
Bien entendu, cette action de l’ensemble organique sur les
unités constituantes ne peut se produire qu’à la longue : il faut
qu’un nouvel équilibre global s’établisse pour qu’il puisse
s’exprimer dans les unités physiologiques.
Cette explication de l’hérédité de l’acquis, et, plus
généralement, tout ce qui a trait aux « forces polaires » des unités
physiologiques, est passablement obscur ; et nous concevons que
Darwin ait douté d’avoir « parfaitement compris » la théorie de
Spencer ; toutefois, cette théorie ne laisse pas d’être remarquable
pour l’époque, car, pour la première fois, émerge l’idée d’unités
intracellulaires, douées de propriétés héréditaires définies, et ne
représentant pas des germes d’organes ou de parties.

LA PANGENÈSE DE CHARLES DARWIN (1868)


En 1868, le grand naturaliste anglais Charles Darwin propose
une nouvelle théorie de la génération et de l’hérédité : théorie
dite de la pangenèse.
Il y attache un prix tout particulier, car elle lui apporta, nous
confie-t-il, « un immense repos, une satisfaction infinie », dans la
mesure où elle lui permettait de relier un grand nombre de faits
jusque-là dispersés. Cette pangenèse, il la traite en « enfant bien-
aimé », et, malgré les critiques assez rudes et décourageantes de
son disciple et ami Thomas Huxley, il n’hésitera pas à la faire
figurer en conclusion de son grand ouvrage sur La Variation des
animaux et des plantes (1868).
Darwin était extrêmement anxieux de l’accueil que le public
scientifique ferait à sa théorie. « Simple hypothèse provisoire »,
« rêve insensé peut-être » ; mais il ne peut s’empêcher de penser,
au tréfonds de lui-même, qu’elle « renferme une grande vérité »8.
L’idée fondamentale de la pangenèse, c’est que chaque partie
élémentaire, indépendante, de l’organisme (chaque cellule, si
l’on veut, mais à cette époque la notion de cellule est encore si
imprécise que Darwin doute si chaque élément autonome du
corps est de nature cellulaire) peut produire un petit germe, ou
gemmule, qui, s’il est convenablement nourri, peut susciter la
formation d’une partie analogue à celte dont il émane.
Tous ces germes de parties ou de cellules9 se répandent dans
l’économie ; puis ils vont s’accumuler dans les éléments sexuels –
ovules et spermatozoïdes –, qui sont, en somme, des sacs bourrés
de gemmules.
Ainsi qu’on voit, Darwin revient dans une certaine mesure à la
vieille idée buffonienne. Sans doute, il y a bien des différences
entre la pangenèse et la théorie des molécules organiques ; celles-
ci, en particulier, sont des particules indestructibles, capables de
survivre à l’individu pour entrer dans la composition d’êtres
nouveaux. Mais, comme Buffon (et d’ailleurs comme
Maupertuis), Darwin fait dériver ses éléments de toutes les
parties du corps ; il tes fait arriver dans les germes, comme
Buffon les faisait arriver dans les semences ; et surtout, chaque
gemmule, comme chaque molécule séminale de Buffon,
correspond à une partie du corps.
Il est à noter que Huxley, qui était un grand érudit, avait
signalé à Darwin l’analogie de la théorie des gemmules avec celle
des molécules organiques, mais Darwin ne convenait pas que
l’analogie fût valable.
Darwin résume ainsi sa conception micromériste : « Un
organisme n’engendre pas son ensemble comme un tout, mais
chaque partie séparée, chaque unité engendre une unité
semblable. »
Le nombre et la petitesse des gemmules sont inconcevables :
chaque gemmule – que Darwin compare à un virus10 – est
probablement formée par une association de molécules ; peut-
être plusieurs gemmules se réunissent-elles pour former des
gemmules composées.
Au cours du développement – et cette partie de la théorie
darwinienne n’est certes pas la plus claire –, les gemmules
contenues dans l’œuf deviennent actives selon un ordre
déterminé, et qui est précisément celui-là même dans lequel les
cellules se succèdent au cours du développement.
Il existe une affinité élective entre telle gemmule et la cellule à
qui elle est destinée : chaque gemmule « féconde », en quelque
sorte, la cellule qu’elle pénètre, et qui n’est, par elle-même,
qu’un substratum inerte, incapable de se différencier : c’est sous
l’influence de la gemmule, à l’instigation de celle-ci, que la
cellule acquiert son type, sa spécialisation, et devient semblable à
la cellule mère de la gemmule.
Si, dans l’œuf fécondé, les gemmules du père sont en excès –
ou plus vigoureuses que celles de la mère –, le produit tire du
côté paternel ; il tire du côté maternel dans le cas contraire.
Les gemmules du sexe opposé restent latentes dans l’embryon.
En outre, un bon nombre de gemmules restent toujours en
réserve, inemployées au cours du développement ; elles ne
pourront se manifester que dans les générations subséquentes :
d’où l’explication des phénomènes de retour ancestral, ou
atavisme.
« L’enfant ne croît pas, à proprement parler, pour devenir un
homme ; mais il contient des germes qui se développent
lentement et successivement, et qui finissent par former un
homme… On peut comparer chaque animal et chaque plante à
une couche de terre pleine de graines, dont les unes germent
rapidement, dont les autres restent inactives pendant une période
plus ou moins longue, tandis que d’autres périssent » (Darwin).
Durant toute l’existence individuelle, les cellules du corps
émettent des gemmules. Si un organe se trouve modifié, il
émettra des gemmules modifiées, qui, en cas de génération,
imprimeront aux cellules du descendant la modification
correspondante. Ainsi s’explique aisément l’hérédité des
modifications acquises. On sait que Darwin, sans en faire une
pièce fondamentate de sa théorie de l’évolution, croyait à ce
mode d’hérédité, en quoi il restait fidèle à la tradition de la
pensée biologique.
« II me paraît souvent presque certain que les caractères des
parents sont « photographiés » dans l’enfant, simplement par le
moyen des atomes matériels dérivés de chaque cellule dans les
deux parents et développés chez l’enfant11. »
Pour ce qui est du passage des gemmules dans les cellules
reproductrices, Darwin avait, tout naturellement, pensé qu’il
devait s’effectuer par l’intermédiaire du milieu sanguin ; mais,
après les expériences de Galton12, il suppose que les gemmules
peuvent passer directement d’une cellule à l’autre.
Chez les animaux hybrides, il se forme des gemmules mixtes,
ou hybrides, mais il subsiste aussi en eux, à l’état latent, des
gemmules pures de l’un et de l’autre des types parentaux.
« Les éléments sexuels de l’animal hybride contiennent à la
fois des gemmules pures et des gemmules hybrides. Quand deux
hybrides s’accouplent, la combinaison des gemmules pures
provenant de l’un des hybrides avec les gemmules pures
provenant de l’autre hybride doit nécessairement amener un
retour complet, car ce n’est pas être trop hardi que de supposer
que les gemmules non modifiées et non détériorées, ayant une
même nature, sont tout particulièrement aptes à se combiner. La
combinaison des gemmules pures avec les gemmules hybrides
amènerait un retour partiel. Enfin, les gemmules hybrides,
provenant des deux parents hybrides, reproduiraient simplement
la forme hybride primitive. On peut observer, à chaque instant,
ces divers degrés de retour. »
C’est ainsi que Darwin explique les résultats de Naudin sur
l’hybridation des races végétales et la « disjonction des essences
spécifiques » ; c’est de même façon, sans nul doute, qu’il eût
expliqué les résultats de Mendel s’il en eût eu connaissance13.
La théorie de Darwin marque, à certains égards, un recul sur la
théorie de Spencer, car, ainsi que nous l’avons noté, elle renoue
avec les molécules organiques de Buffon. Néanmoins elle offre
l’avantage de revenir à un atomisme hétérogène : les gemmules
sont toutes différentes les unes des autres, alors que les unités
physiologiques de Spencer sont fondamentalement pareilles,
comme le sont entre elles les molécules d’un composé chimique.
En outre, les gemmules, bien que correspondant à des parties
du corps, ne sont pas, à proprement parler, des « germes
d’organes » ; elles sont des particules déterminatrices du type
cellulaire, – inductrices, dirions-nous aujourd’hui.
L’idée que les gemmules vont s’emmagasiner dans les cellules
sexuelles est évidemment naïve, mais, du temps de Darwin, tout
le monde croyait à l’hérédité des caractères acquis, et comment
expliquer ce mode d’hérédité sans admettre un transfert
d’éléments matériels des cellules corporelles (somatiques) aux
cellules reproductrices ?
Auguste Weismann – qui devait attaquer si vigoureusement la
thèse de l’hérédité de l’acquis – rendra hommage, sur ce point,
au système des gemmules qui, d’après lui, représentait « un
détour nécessaire pour arriver à la vérité ».
Du fait que Darwin, note Weismann, était beaucoup plus
naturaliste que Spencer, il ne se contente pas, pour expliquer la
transmission des caractères acquis, d’invoquer la mise en
harmonie de mystérieuses forces polaires ; il concrétise le
phénomène et, par là même, en fait saillir l’impossibilité.
Quoi qu’il en soit, la théorie des gemmules eut une grande
importance historique. S’efforçant de rapporter « tous les
phénomènes de l’hérédité à un principe commun » (Weismann),
elle attira l’attention sur une masse de faits inexpliqués, et
contribua, par sa précision même, à mettre en relief certaines
difficultés qui n’étaient pas encore apparues aussi nettement à
l’esprit des biologistes.

THÉORIES DIVERSES (1868 à 1884)


Galton14 accepte l’hypothèse des gemmules, mais il n’admet
pas qu’elles circulent dans te sang, ni qu’elles s’accumulent dans
les éléments sexuels : d’après lui, les gemmules contenues par ces
éléments représentent simplement le reliquat de celles qui n’ont
pas été employées au cours du développement (résidu de la
« stirpe »).
Gatton ne croit pas à l’hérédité des caractères acquis ; ou, du
moins, il ne l’admet qu’à titre exceptionnel, et, dans ce cas, il
l’attribue à une pénétration accidentelle de gemmules dans les
éléments sexuels.
Brooks15 admet la circulation des gemmules et leur
accumulation dans les cellules sexuelles ; mais il introduit une
distinction entre cellules mâles et cellules femelles, ces dernières
ayant pour les gemmules un moindre pouvoir d’attraction.
Parmi les théories microméristes, nous signalerons encore les
plastidules d’Erlsberg (1874), les molécules vitales de Haeckel
(1876), les « gemmules odorantes » de Jaeger (1879), les
« granulations électriques » de Fol (1879), et aussi les
« microzymas » d’Antoine Béchamp (1875).
Les microzymas sont des « atomes vitaux », structurés et
organisés. C’est sous leur influence que tel germe – œuf ou
graine – produit un organisme de telle espèce.
« La vie qui réside dans l’ovule d’un mollusque ne produira
jamais qu’un mollusque, et celles qui résident dans les diverses
espèces de la création ne produiront jamais que les espèces dont
ils proviennent, parce que, dans chacune, les microzymas sont là,
spéciaux par destination… Avec la théorie du microzyma se
conçoit le rôle considérable de la fécondation en même temps
que tous les phénomènes de l’hérédité. »
Contrairement au Pr Pagès16, nous ne pensons pas que la
théorie des microzymas mérite une mention particulière et que la
génétique contemporaine soit « un hommage involontaire mais
certain au génial Béchamp » : la théorie des microzymas ne fait
guère que ressusciter la doctrine buffonienne des molécules
organiques, sans apporter une nuance qui soit à retenir.

L’IDIOPLASME DE NAGELI (1884)


En revanche, avec la théorie du botaniste autrichien K. Nägeli,
nous arrivons à la première grande théorie micromériste qui se
rapproche sensiblement des conceptions modernes.
Nägeli17 établit d’abord une distinction essentielle entre deux
sortes de protoplasmes : l’un, le trophoplasme
(Ernährungsplasma), qui est un plasma nourricier, l’autre,
l’idioplasme (Anlagenplasma), qui dirige l’activité du premier et
qui est le substrat matériel des propriétés héréditaires.
La constitution de l’idioplasme est extrêmement complexe : il
est à la fois plus dense, plus solide que le trophoplasme, et plus
fin. Tout protoplasme est constitué par des micelles, c’est-à-dire
par des cristaux organiques de nature albuminoïde ; mais les
micelles idioplasmiques sont disposées en files, parallèlement
orientées, au lieu que les micelles trophoplasmiques sont réparties
au hasard, sans orientation prédominante.
Les micelles se muliplient, non par division vraie, mais parce
que de nouvelles micelles, identiques ou semblables,
s’interposent entre les micelles préexistantes.
L’idioplasme forme un réseau continu à travers tout
l’organisme ; il passe d’une cellule à l’autre, en s’insinuant à
travers les pores ultra-microscopiques de leurs parois ; il étend ses
mailles dans te cytoplasme et le noyau. Il est constitué par des
faisceaux de files micellaires ; ceux-ci sont unis en groupes, et les
groupes en cordon. Le cordon total doit comprendre
environ 2.000 faisceaux de 12 files, soit 25.000 files de micelles.
Comme dit Delage, Nägeli décrit avec une extraordinaire
minutie cet idioplasme hypothétique.
En tout point du réseau, c’est-à-dire en toute cellule, se
trouvent toutes les micelles nécessaires à la production de tous les
caractères. Voilà une différence importante avec la théorie des
gemmules : pour Nägeli, tous les éléments héréditaires sont
partout dans l’organisme, alors que, pour Darwin, chaque
groupe cellulaire ne reçoit qu’un certain type d’éléments.
La différenciation des tissus n’a pas pour cause une différence
qualitative des micelles ; elle est due à ce que les files de micelles
n’ont pas partout la même tension ; les micelles étant soumises à
des tensions longitudinales différentes, elles sont différemment
stimulées.
L’idioplasme se trouve en quantités à peu près égales dans
l’ovule et dans le spermatozoïde. L’œuf fécondé contient
l’idioplasme maternel et le paternel, soudés en un cordon mixte,
que constituent des micelles mixtes. Toutes les files micellaires
des parents sont représentées dans l’idioplasme du produit ; si
tous les caractères parentaux ne se manifestent pas chez le
produit, c’est que, dans certains faisceaux seulement, les files
présentent l’état de tension nécessaire à la manifestation du ou
des caractères qui en dépendent.
Les faisceaux déterminent les caractères élémentaires de
l’organisme ; les groupes de faisceaux déterminent les caractères
complexes, les fonctions.
Les variations organiques sont essentiellement conditionnées
par les tendances internes de l’idioplasme, les causes extérieures
n’intervenant que pour modifier l’état de tension des faisceaux,
ce qui détermine l’adaptation organique. Les caractères acquis ne
sont pas héréditaires.
La théorie de Nägeli est complètement spéculative, mais elle
n’en a pas moins quelque mérite : d’abord, elle admet l’ubiquité
du patrimoine héréditaire ; en outre, elle introduit la notion
d’une substance spéciale, douées de propriétés héréditaires, elle
met l’accent sur la complexité d’architecture de cette substance ;
enfin, elle suppose que les éléments héréditaires déterminent des
caractères de l’organisme, et non plus des caractères cellulaires
(comme dans la théorie des gemmules).

THÉORIE DES PANGÈNES (1889)


La théorie micromériste de Hugo de Vries, botaniste
hollandais, participe à la fois de celle de Darwin et de celle de
Nägeli.
De Vries admet l’existence d’unités héréditaires, ou
pangènes18 : « De même que la physique et la chimie se ramènent
à l’étude des molécules et des atomes, de même les sciences
biologiques doivent étudier ces unités afin de chercher dans leurs
combinaisons l’explication des manifestations du monde
organisé. »
Les pangènes ne représentent pas des parties de l’organisme ou
des cellules ; ils déterminent des caractères héréditaires, tout comme
font les faisceaux micellaires de Nägeli. Aussi nombreux que le
sont, dans l’espèce, les caractères indépendants, ils peuvent, par
la variété de leurs groupements, réaliser les innombrables
différences qu’on constate dans les espèces19.
Les pangènes, que leur extrême petitesse nous rend invisibles,
sont « des structures morphologiques », formées de nombreuses
molécules chimiques ; ils se nourrissent aux dépens des sucs
protoplasmiques, et se multiplient par bipartition.
A la différence des gemmules darwiniennes, les pangènes ne
quittent pas la cellule. Dans le noyau se trouvent représentés tous
les pangènes qui appartiennent à l’espèce, à l’exception de ceux
qui commandent à la division cellulaire ; dans le cytoplasme, au
contraire, ne se trouvent que les pangènes actuellement ou
potentiellement actifs.
Les pangènes passent constamment du noyau dans le
cytoplasme. « Leur mouvement ne dépasse pas les limites d’une
cellule individuelle. » Une fois parvenus dans le cytoplasme, ils ne
réintègrent plus le noyau ; exceptionnellement, ils peuvent passer
d’une cellule dans l’autre, en traversant les pores des parois
intercellulaires, et, ainsi, transmettre des caractères héréditaires,
mais ce phénomène ne joue pas un grand rôle dans la nature.
Chaque sorte de pangène peut être représentée par de
nombreux exemplaires, soit dans le noyau, soit dans te
cytoplasme.
« Le nombre relatif des pangènes dans te cytoplasme
conditionne le fonctionnement des organes individuels ; leur
nombre dans le noyau conditionne le pouvoir héréditaire. »
Les variations ont deux causes principales : d’une part, les
conditions externes peuvent modifier les proportions respectives
des pangènes ; d’autre part, il arrive exceptionnellement qu’un
pangène, au lieu de produire deux pangènes identiques, produise
deux pangènes dissemblables ; c’est ainsi qu’apparaissent les
nouvelles variétés ou tes nouvelles espèces.
Il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis par le soma.
La théorie des pangènes marque encore une étape notable dans
le développement des conceptions microméristes.
De la théorie de Nägeli elle garde l’idée que toutes les cellules,
ou du moins la plus grande partie des cellules, « contiennent tous
les caractères héréditaires de l’espèce, dans une condition
latente ». Elle localise la substance héréditaire dans le noyau de la
cellule (« Le noyau est le réservoir des caractères héréditaires »), et
cette localisation, désormais, ne sera plus guère mise en doute.
Elle postule l’existence d’éléments isolés, variant
indépendamment les uns des autres, et déterminant des caractères
particuliers de l’organisme. On approche, avec elle, de la théorie
moderne du gène.

ALTMANN (1890-1894), HAACKE (1893), O. HERTWIG (1892-


1894)
Parmi les conceptions microméristes postérieures aux
pangènes, nous citerons les « plasomes » de Wiesner (1892), les
« bioblastes » d’Altmann, les « gemmes » de Haacke, qui sont des
sortes de cristaux organiques, associés en « gemmaires », et, enfin,
les « idioblastes » d’Oscar Hertwig, sur lesquels nous insisterons
quelque peu.
Hertwig, qui reconnaît lui-même avoir subi fortement
l’influence de Nägeli, imagine des unités élémentaires
(idioblastes), qui « par leur action directe ou par la combinaison
variable de leurs actions, engendrent tous tes caractères
morphologiques et physiologiques que nous constatons dans le
monde organisé ».
La substance héréditaire, ou idioplasme, est composée d’un
nombre considérable de ces particules, toutes différentes tes unes
des autres, douées de propriétés spéciales, et disposées suivant un
ordre régulier.
On ne peut définir les idioblastes aussi nettement que tes
atomes ou les molécules de la physico-chimie. Ce sont
vraisemblablement des « groupes de molécules » ; d’une extrême
petitesse, ils représentent « les plus petites parties matérielles en
lesquelles se laisse décomposer la substance héréditaire ».
Ces éléments derniers de l’idioplasme sont, selon la diversité
de leur nature matérielle, les porteurs de caractères particuliers ;
par leur action directe ou par la combinaison variable de leurs
actions, ils engendrent tous les caractères, morphologiques ou
physiologiques, du monde organisé. De même qu’avec les lettres
de l’alphabet on forme d’innombrables mots et phrases, de
même, avec un nombre limité d’idioblastes, peuvent se former
des combinaisons innombrables de caractères.
Les idioblastes s’accroissent et se divisent ; ils siègent dans le
noyau.
Dès 1866, Ernest Haeckel avait affirmé l’importance du noyau
cellulaire dans les phénomènes d’hérédité, et cette heureuse
intuition devait être confirmée par les travaux de Strasburger sur
les cellules végétales, d’Oscar Hertwig, de Van Beneden et
d’autres sur les cellules animales. La théorie qui loge la substance
héréditaire dans le noyau « a l’avantage de donner une portée
effective, réelle, à l’idée exclusivement logique de Nägeli, idée
qui, comme telle, est inaccessible à l’observation, et, par
conséquent, stérile ».
L’enfant reçoit de son père et de sa mère des quantités égales
d’idioblastes. Les idioblastes parentaux doivent se mélanger et
former des idioblastes mixtes, contrairement à la thèse de
Weismann (voir plus loin) qui n’admet pas la fusion des
hérédités parentales dans le produit.
Hertwig remarque très pertinemment que si la substance
héréditaire est représentée par le noyau, il faut admettre qu’elle
peut se réduire de moitié sans changer son essence et sans perdre la
propriété de régénérer le tout, ce qui n’est compréhensible qu’à
la condition que les différents idioblastes qu’elle renferme y existent
en nombre multiple, – au moins double.
Lors de la division cellulaire, les idioblastes passent en totalité
de la cellule-mère aux cellules-filles. Ainsi toutes les cellules de
l’organisme doivent-elles renfermer toute la substance héréditaire
de l’individu. Cette affirmation de Hertwig est conforme aux
idées de Nägeli et de H. de Vries, et contraire à celles de
Weismann.
Sans être d’une grande originalité, la théorie de Hertwig
précise certains points importants, notamment la localisation de
la substance héréditaire dans le noyau et la nécessité, pour cette
substance, de contenir au moins en double exemplaire chacun
des éléments derniers de l’hérédité.

LA THÉORIE DE WEISMANN (1882-1891)


La théorie de Weismann, qui est la plus élaborée des théories
microméristes de l’ère pré-expérimentale, a subi maintes
modifications depuis sa forme primitive, qui date de 188220,
jusqu’à sa forme définitive (1891).
Weismann admire profondément Nägeli, et, comme lui, il
admet la distinction fondamentale entre un protoplasme
nourricier (morphoplasme ou trophoplasme) et un idioplasme,
porteur des tendances héréditaires.
L’hérédité est due à la transmission d’une substance spéciale,
d’une force d’inertie prodigieuse, d’une extraordinaire stabilité,
puisqu’elle s’accroît et se divise sans modifier, pour ainsi dire, sa
structure moléculaire. L’idioplasme est certainement contenu
dans te noyau, et, plus précisément, dans les chromosomes.
« De toute la série de brillantes recherches concernant le
processus de fécondation, commencées par Auerbach et Bütschli,
continuées par Hertwig et Strasburger jusqu’à Van Beneden, et
renfermant encore beaucoup de noms estimés, de ces recherches,
dis-je, et de considérations théoriques mises en avant par Pflüger,
Nägeli et moi-même, il découle au moins un résultat certain, à
savoir, l’existence d’une substance héréditaire, d’un véhicule
matériel des tendances héréditaires, et aussi le fait que cette
substance est contenue dans le noyau de la cellule germinale, et
dans cette partie du filament nucléaire qui, à certains moments,
prend la forme d’anses ou de baguettes courtes » (1887).
Cet idioplasme chromosomique offre une structure
extrêmement compliquée. Et, là encore, Nägeli avait vu juste.
L’idioplasme est constitué par un très grand nombre d’unités
spéciales, ou biophores, de différentes sortes21. Un groupement de
biophores forme un déterminant, ainsi appelé parce qu’il
détermine les qualités ou les caractères d’un ensemble de cellules.
Les biophores peuvent différer les uns des autres par
l’arrangement des atomes dans les molécules qui les constituent,
ou par l’arrangement de ces molécules, ou par leur nombre. Ils se
multiplient par division ; leur taille doit être d’environ 1/200 de
micron.
Un groupement de déterminants forme une unité de troisième
ordre, l’ide, ou chromomère. Théoriquement, un seul ide est
suffisant pour la formation d’un être, mais il y a, ordinairement,
plusieurs ides dans le patrimoine héréditaire ; ces ides sont
groupés en idantes (unités de quatrième ordre), qui sont les
chromosomes, visibles et dénombrables dans le noyau cellulaire.
Un ide contient des milliers sinon des centaines de milliers de
déterminants.
Comme on voit, « le plasma germinatif est une structure
organique extrêmement délicate : un microcosme au vrai sens du
mot, dans lequel chaque partie indépendamment variable
présente dans l’ontogenèse est figurée par une particule vitale,
dont chacune a sa position fixe, sa structure, sa vitesse
d’accroissement ».
Comme de Vries, Weismann admet que les particules
héréditaires peuvent quitter le noyau et passer dans te
cytoplasme, qu’elles influencent.
Les constituants particulaires du plasma germinatif (biophores
et déterminants) ne sont pas des « miniatures de parties », des
« germes d’organes », ni même des « graines de caractères », mais
chacun d’eux joue un rôle important et défini dans l’hérédité et
dans le développement.
Il y a égalité des substances héréditaires transmises par le père
et par la mère : cette égalité est manifeste, puisque les deux
cellules parentales contiennent le même nombre de chromosomes
(idantes).
Les apports parentaux ne se fusionnent pas dans le produit, ils
restent étrangers l’un à l’autre. Par l’effet de la réduction
chromatique, le nombre des idantes se réduit de moitié, ce qui
entraîne l’ablation de la moitié du plasma germinatif de chaque
parent, c’est-à-dire de la moitié de la somme des plasmas
germinatifs grand-parentaux.
Cette réduction du nombre des idantes a pour conséquence
une extrême diversité dans les cellules sexuelles produites par un
même individu, car elles renferment toutes des combinaisons
différentes du point de vue héréditaire. Deux œufs strictement
pareils ne peuvent exister, et la preuve en est que deux enfants ne
peuvent présenter une extrême similitude que lorsqu’ils
proviennent d’un même œuf (vrais jumeaux).
Le plasma germinatif ne passe pas toujours dans sa totalité
d’une cellule-mère aux cellules-filles : et cette distribution inégale
des déterminants, au cours du développement embryonnaire, est
la cause de la différenciation des catégories cellulaires.
Chaque cellule – ou chaque groupe de cellules d’un même
type – ne reçoit, en fin de compte, qu’une seule sorte de
déterminants, ceux qui sont nécessaires à la détermination de ces
cellules. Si, malgré cet appauvrissement qualitatif des idantes, ils
conservent un aspect identique, c’est que le nombre total des
déterminants reste le même : l’ide ne contient qu’un seul type de
déterminants, mais qui est représenté autant de fois qu’il y avait
de déterminants variés dans le plasma-germinatif.
Comme on voit, Weismann rejete l’idée de l’ubiquité du
patrimoine héréditaire :
« Pourquoi, dit-il, la nature, qui toujours procède avec
économie, aurait-elle luxueusement prodigué à toutes les cellules
du corps le stock total des déterminants du plasma germinatif,
alors qu’une seule sorte aurait suffi ? »
Seules tes cellules de la lignée germinale reçoivent la collection
intégrale des déterminants présents dans l’œuf.
Weismann nie catégoriquement la transmission des caractères
acquis. La variation organique, d’après lui, serait due à la
concurrence des déterminants, qui diffèrent en nombre et en
vigueur, à la modification de ces déterminants, et aussi à la
variété de leurs combinaisons.
La théorie micromériste de Weismann a joué, en biologie, un
très grand rôle historique. Extrêmement attaquée, et parfois
même tournée en dérision22, elle n’en a pas moins de grands
mérites, malgré d’inévitables imperfections qui tiennent en partie
à ce que Weismann, comme la plupart de ses prédécesseurs, a
voulu donner à la fois une théorie de l’hérédité et une théorie du
développement. C’était là une ambition démesurée et à laquelle les
biologistes ont dû renoncer tout au moins provisoirement ; si, de
nos jours, la compréhension des phénomènes d’hérédité a fait de
très grands progrès, on n’en peut dire autant des phénomènes du
développement qui restent encore fort énigmatiques ; mais, de
toute façon, il était indispensable de commencer par dissocier
l’étude des deux problèmes.
La théorie de Weismann a mis l’accent sur l’architecture de la
substance héréditaire, sur le rôle des chromosomes, sur
l’indépendance des substances paternelle et maternelle ; en
partant de sa théorie, Weismann avait d’ailleurs – bien avant la
redécouverte des lois de Mendel (voir plus loin) – prévu et
interprété correctement la disjonction des caractères parentaux
dans la descendance des produits hybrides.
Cette théorie est le premier essai valable pour donner, des
phénomènes d’hérédité, une représentation à la fois précise et
conforme aux résultats de l’observation cytologique. A cet égard,
elle marque une date considérable dans l’histoire du
micromérisme et, plus généralement, de la biologie.
Après Weismann, le micromérisme va entrer dans la phase
expérimentale : l’hypothèse, désormais, se trouvera sans cesse
confrontée avec les faits, soit d’ordre cytologique, soit d’ordre
proprement génétique. L’idée de particule ou d’unité héréditaire
trouvera dans le mendélisme une confirmation qui équivaut à une
démonstration. Certaines des notions entrevues ou pressenties
par le micromérisme spéculatif seront maintenues ; d’autres
seront abandonnées. Cette évolution de l’idée micromériste – qui
n’est certes pas encore achevée de nos jours – fera l’objet du
chapitre suivant.

II. – LA PÉRIODE EXPÉRIMENTALE :


DE MENDEL A MORGAN

Nous venons de suivre le développement de l’idée atomiste en


biologie, depuis les premières conceptions particulaires de
Maupertuis et de Buffon jusqu’à la théorie de Weismann, qui
représente la forme la plus élaborée du micromérisme spéculatif.
Pour remarquable que soit cette théorie, et aussi quelques-unes
des théories antérieures (notamment celle de Hugo de Vries),
elles ne s’appuyaient sur aucun fait expérimental, et ne
pouvaient, au mieux, qu’invoquer en leur faveur une certaine
concordance entre l’idée qu’elles se faisaient de la substance
héréditaire et l’aspect des chromosomes, récemment découverts
par les cytologistes.
C’est seulement en 1900 que l’atomisme biologique entrera
dans sa phase expérimentale. De fait, il y était entré bien
auparavant et dès 1865, avec l’œuvre admirable de Johann
Mendel ; mais cette œuvre ayant passé tout à fait inaperçue en
son temps, elle ne devait prendre sa signification et exercer toute
son influence qu’après qu’on eut « redécouvert » les résultats
fondamentaux qu’elle apportait à la science.
Au mois de mars de l’année 1900, paraissent, coup sur coup,
deux notes du botaniste hollandais Hugo de Vries, l’une en
français : Sur la loi de disjonction des hybrides, publiée par les
Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris (26 mars), et
l’autre en allemand : Das Spaltungsgezetz der Bastarde, lue
le 24 mars à la Société allemande de Botanique, et publiée dans
les comptes rendus de cette société (Berichte der deutschen
botanischen Gesellschaft (1900, vol. XVIII, p. 83).
La note allemande, plus détaillée et plus importante que la
française, lui est, de quelques jours, postérieure pour ce qui est de
la rédaction.
Dans l’une et dans l’autre, Hugo de Vries expose
sommairement l’ensemble des recherches qu’il poursuit depuis
plusieurs années sur la transmission des caractères chez diverses
plantes (Datura, Lychnis, Œnothère, Solanum, Papaver, Viola,
Zea, etc.). Ayant croisé entre elles des variétés différentes de ces
végétaux, il a constaté que les caractères des formes parentes se
transmettent à la descendance suivant des règles très simples, qui
ne se peuvent expliquer qu’au moyen de certaines hypothèses.
Tout se passe comme si chaque caractère correspondait à une
forme particulière de facteur matériel (träger). Ces facteurs
déterminateurs de caractères sont indépendants les uns des
autres, puisque, dans leur transmission, ils peuvent se séparer. De
Vries voit dans ces résultats expérimentaux une confirmation de
sa théorie des pangènes, théorie qui avait d’ailleurs été
l’inspiratrice de ses recherches.
De Vries s’est, en outre, avisé – et il en fait part, non pas dans
la note française, mais dans l’allemande – que des résultats de
même ordre avaient déjà été signalés beaucoup plus tôt par le
prêtre Johann Mendel, qui consacra plusieurs années à l’étude
des croisements de petits pois.
De Vries a conduit tout son travail sans soupçonner qu’il eût
un devancier, et l’œuvre de celui-ci, quand il la découvrit, lui
causa une extrême surprise23.
Un mois plus tard, voici qu’à son tour un botaniste allemand,
Correns, annonce des résultats similaires, obtenus sur le Maïs et
sur le Pois, à la suite d’expériences qui avaient duré quatre ans.
Lui aussi, il s’était cru un novateur tant qu’il n’avait pas eu
connaissance du travail de Mendel, auquel il s’empresse de
rendre hommage, puisque sa note, parue le 24 avril 1900 dans les
comptes rendus de la Société allemande de Botanique, a pour
titre : Gregor24 Mendels Regel über das Verhalten der
Rassenbastarde.
Enfin, dans le courant de juin, le botaniste viennois Eric
Tschermak publie dans ces mêmes comptes rendus (vol. XVIII,
1900, p. 232) un mémoire sur les croisements de Pois, qui
condense le fruit de deux années de travail, et où figurent des
résultats tout à fait analogues à ceux de Hugo de Vries et de
Correns.
Comme les deux autres, Tschermak avait d’abord cru à
l’entière nouveauté de sa découverte.
La triple redécouverte des lois de Mendel produisit une très
vive sensation. On s’empressa de republier le mémoire original
de Mendel, dont une traduction française fut donnée
en 1907 par A. Chappellier et une traduction anglaise
en 1909 par Bateson. De cette époque date la naissance de la
science expérimentale de l’hérédité – de la Génétique –, qui, en
tous pays, va prendre son essor ; bientôt Bateson en Angleterre,
Lucien Cuénot en France, étendront au règne animal les lois de
Mendel, dont l’importance ne cessera plus de grandir en
biologie.
*
Une conclusion fondamentate ressortait des faits nouvellement
acquis ; c’était la discontinuité du patrimoine héréditaire. Les
expériences d’hybridation faisaient voir, en effet, que certains
caractères organiques, ou du moins les « conditions internes » de
ces caractères, se séparent les unes d’avec les autres au cours des
générations successives, pour se recombiner de façon différente.
Comme dit fort bien Guyénot, « on ne peut pas séparer et
recombiner ce qui n’a pas d’existence objective » : à lui seul, le
phénomène de « ségrégation indépendante » des caractères
apportait la démonstration de l’idée micromériste.
Tout ce que pourront arguer, à ce moment, les adversaires du
micromérisme, qui sont aussi ceux du mendélisme, c’est que les
lois de Mendel ne sont rien moins que des lois générales et
qu’elles ne s’appliquent qu’à un tout petit nombre de caractères
sans importance.
En France, par exemple, le biologiste philosophe Félix Le
Dantec soutiendra que ces lois ne nous instruisent en rien sur
l’hérédité proprement dite ; d’après lui, les caractères
mendéliens – ceux qui donnent lieu à la ségrégation – sont des
caractères superficiels, des « caractères d’ornementation », et non
pas des « caractères de mécanisme » ; déterminés par des sortes de
« microbes » symbiotiques, étrangers au véritable patrimoine
héréditaire, ils sont comparables à des « diathèses », à des
« maladies chroniques », et forment une classe à part, dont
l’étude n’offre aucun intérêt pour la compréhension de la genèse
des espèces. Mais une position aussi extrême que celle de Le
Dantec25 deviendra de plus en plus difficile à soutenir, à mesure
qu’on découvrira de nouveaux caractères mendéliens, et de toutes
sortes ; il y en a qui sont manifestement des caractères « de
mécanisme », puisqu’ils sont incompatibles avec un
développement normal (caractères létaux, mis en évidence par
Cuénot en 1905). Aussi peut-on dire qu’à partir de la
redécouverte du mendélisme, l’idée micromériste prend droit de
cité en biologie. La plupart de ses adversaires comprennent qu’il
faudra lui faire sa part. Sans doute, on chicanera, on ergotera sur
l’indépendance de ces « unités », de ces « facteurs » qui se
séparent les uns des autres, sur la correspondance plus ou moins
étroite qu’ils ont avec les caractères ; mais ces discussions – qui
ne sont d’ailleurs pas closes de nos jours – ne pourront plus se
dérouler que dans te cadre d’un micromérisme minimum.
L’atomisme a désormais conquis la biologie, comme la chimie.
« Il est à peine excessif de dire – écrit William Bateson à
propos des expériences mendéliennes – qu’elles méritent d’être
placées auprès de celles qui ont fondé les lois atomiques de la
chimie. »
*
Nous n’analyserons pas ici en détail l’admirable mémoire de
Mendel26, dont on ne dira jamais assez la géniale prescience et
quel extraordinaire progrès il marquait sur tout ce qui avait été
fait auparavant dans le domaine de l’hybridation.
Les recherches de Mendel, comme on sait, avaient eu un point
de départ très modeste : il procédait, sur des plantes d’agrément,
à des pollinisations artificielles en vue d’obtenir de nouveaux
coloris ; mais, bien vite, il voit l’intérêt majeur que peuvent avoir
de pareilles recherches, si elles sont conduites avec ampleur,
méthode et patience. Il faut, dit-il, « avoir un certain courage
pour entreprendre un travail aussi considérable. Lui seul
cependant semble pouvoir conduire finalement à résoudre une
question dont il ne faut pas méconnaître l’importance quant à
l’histoire de l’évolution des êtres organisés ».
Dans ce mémoire, tout l’essentiel de la Génétique moderne est
déjà contenu, non pas en puissance, mais en acte : nécessité de
choisir des caractères différentiels constants et bien tranchés,
notions de dominance et de récessivité, disjonction des
« éléments » différentiels au moment de la formation des cellules
sexuelles, ségrégation indépendante des caractères, rôle du hasard
dans la rencontre des gamètes, application du calcul des
probabilités à l’analyse des descendances, etc.
En lisant aujourd’hui ces quarante pages, on est frappé tout à
la fois de la nouveauté des résultats obtenus et de la
circonspection de l’auteur, qui n’avance rien que de parfaitement
prouvé, et se contente d’enchaîner les faits par des hypothèses
strictement nécessaires. Près d’un siècle après la publication du
mémoire de Mendel, on n’y trouve, pour ainsi dire, rien à
reprendre, pas une erreur de fait ni d’interprétation. Mendel,
d’un coup, a vu tout ce qu’il pouvait voir, et tout compris : ce
qui est quasiment unique dans l’histoire des sciences.
L’idée fondamentale de Mendel – et par quoi il se sépare
franchement de tous ses prédécesseurs en hybridation –, c’est
l’idée que les caractères héréditaires peuvent se séparer et se
recombiner.
« Les différentes formes constantes apparaissant chez une
plante, et même chez une fleur de cette plante, il paraît logique
d’admettre qu’il se forme dans l’ovaire des hybrides, d’une part,
autant de sortes de cellules ovulaires (vésicules germinatives), –
dans les anthères, d’autre part, autant de cellules polliniques
qu’il peut y avoir de formes combinées constantes ; il est à penser,
en outre, que ces cellules ovulaires et polliniques correspondent,
par leur structure intime, à chacune de ces formes. »
Et encore :
« La façon dont se comporte chaque couple de caractères
différentiels en combinaison hybride est indépendante des autres
différences entre les plantes souches. »
Cette idée de l’indépendance des caractères, qui formera la
base du micromérisme expérimental, appartient en propre à
Mendel, quoi qu’on en ait dit.
Nous ne la trouvons pas, par exemple, – même entrevue –
chez le botaniste français Charles Naudin, qui est, à certains
égards, un précurseur de Mendel. Si Naudin, en effet, a bien
compris qu’une disjonction des caractères s’opérait dans les cellules
reproductrices de l’hybride, il l’a attribuée à une disjonction
globale des « essences spécifiques », temporairement unies dans
l’organisme hybride : ce qui, pour lui, se sépare, ce qui se disjoint
dans les cellules sexuelles de l’hybride, ce sont, en bloc, les deux
patrimoines héréditaires des formes parentes.
Il n’y a donc certainement pas lieu d’appeler les lois de
Mendel – comme certains l’ont proposé – lois de Naudin-
Mendel.
Parmi les devanciers de Mendel, le seul qui peut-être approcha
quelque peu l’idée micromériste est non pas Charles Naudin,
mais un autre Français, Sageret, qui, dans un mémoire sur les
Cucurbitacées27, publia les résultats d’intéressantes expériences
sur l’hybridation de races de Melons.
Sans aller jusqu’à dire, avec L. Blaringhem28, que Sageret a
découvert la « ségrégation des caractères », on peut dire qu’il a
entr’aperçu leur indépendance. Il a eu aussi le mérite de choisir,
pour ses croisements, des variétés différant par des caractères
formant couple : chair jaune ou blanche, graines jaunes ou
blanches, peau lisse ou en broderie, côtes saillantes ou peu
prononcées, saveur douce ou sucrée et acide.
Il est d’ailleurs probable que Mendel n’avait pas eu
connaissance des travaux de Sageret, non plus que de ceux de
Naudin, du moins au moment où il publiait les siens. Les seuls
précurseurs qu’il indique dans son mémoire de 1865 sont
Kœlreuter, Gaartner, Herbert, Lecocq et Wichura.
*
Si l’idée micromériste ressort manifestement de l’œuvre
mendélienne, en revanche, Mendel n’a émis aucune hypothèse
précise touchant la constitution de la substance héréditaire ; et
c’est là un point sur lequel il sied d’insister, parce qu’il a donné
lieu à divers malentendus.
Mendel parle « d’éléments qui conditionnent les différences »,
« d’éléments différentiels des cellules », il suppose que « les
caractères différentiels des deux parents peuvent ne reposer
finalement que sur des différences dans la qualité et te
groupement des éléments qui sont en échanges vitaux
réciproques dans les cellules fondamentales ». Tout cela est
volontairement vague. Et il est curieux de noter que, suivant leur
propre tendance, les auteurs ont donné à la pensée de Mendel des
interprétations opposées.
D’après Delage et Goldsmith, Mendel aurait « affirmé que tes
caractères possèdent dans les cellules germinales des représentants
matériels29 ».
Au contraire, Darlington prétend que Mendel attribuait les
causes des discontinuités qu’il avait découvertes à des « facteurs
immatériels ».
D’autres même (Haldane, par exemple) iront jusqu’à
retrouver dans son œuvre l’influence « idéaliste » de la
philosophie thomiste…
En réalité, Mendel s’est exprimé en pur savant, en pur
expérimentateur positiviste ; il n’a dit que ce que les faits lui
permettaient – lui imposaient – de dire, en y ajoutant le moins
d’hypothèse possible ; il s’est contenté du minimum
d’interprétation indispensable pour relier logiquement les
résultats obtenus. Impossible d’être plus prudent qu’il n’a été.
Sur ce point, nous sommes d’accord avec Etienne Rabaud
quand il remarque que Mendel « transposait dans les gamètes les
apparences observées plutôt qu’il n’exprimait une hypothèse
ferme sur la structure de la substance vivante30 ».
*
Quand, en 1900, les résultats de Mendel eurent été réobtenus
par d’autres expérimentateurs, l’atmosphère scientifique était
tout autre qu’en 1865 : les progrès de la cytologie, l’introduction
de l’idée de variation brusque ou mutation (de Vries), et aussi te
développement des théories particulaires de l’hérédité, avaient
préparé les esprits à recevoir l’idée micromériste.
Certains, parmi les néo-mendéliens, seront portés à confondre,
plus ou moins, les éléments ou « facteurs » mendéliens avec tes
« déterminants » hypothétiques de Weismann, qui confèrent
certaines qualités à certains groupes de cellules ; mais la plupart
d’entre eux, tout en rendant hommage à l’intuition prophétique
de Weismann, marqueront nettement la différence entre la
nouvelle conception, d’origine purement expérimentale, et la
conception toute spéculative du biologiste de Fribourg.
Toutefois, au début du mendélisme, on usera volontiers du
mot de déterminant, ce qui facilitera la fâcheuse confusion entre
mendélisme et weismannisme.
Cuénot, par exemple, en 1902, parle de « déterminants
chimiques » :
« L’indépendance des caractères les uns par rapport aux autres
et leur disjonction dans les gamètes sont des phénomènes
singulièrement favorables, comme l’a bien compris de Vries, à
l’hypothèse de particules représentatives, supports de ces
caractères, non pas qu’il faille revenir aux déterminants
compliqués et invraisemblables de Weismann, mais on est forcé
d’admettre l’existence de déterminants chimiques, aussi bien
dans te plasma germinatif que dans les cellules somatiques, qui
ne diffèrent pas sensiblement de ce que Delage a appelé les
substances spécifiques de l’œuf et Le Dantec substances
plastiques ; sans faire aucune hypothèse sur la nature de ces
particules, Coutagne31 leur a donné le nom de mnémons32. »
A vrai dire, c’étaient surtout les adversaires du mendélisme qui
croyaient ou feignaient de croire que les déterminants mendéliens
ressuscitaient les « particules représentatives » de Weismann.
« Le mendélisme, écrivent Delage et Goldsmith, se rattache à
la famille des systèmes désignés par l’un des auteurs de cet article
sous le nom de théorie des particules représentatives ou
micromérisme. »
De fait, le mendélisme se rattachait parfaitement au
micromérisme, mais non pas à la théorie des particules
représentatives, et la dissociation ne se fera qu’à la longue entre les
deux conceptions.
Les anti-mendéliens s’acharnaient donc – comme il arrive
souvent dans les débats de ce genre – sur une création de leur
esprit. S’attachant aux mots beaucoup plus qu’aux choses, ils
prétendaient, en soulevant des difficultés théoriques, minimiser
la valeur des faits acquis, et usaient volontiers, dans la discussion,
d’arguments contradictoires.
Tantôt ils reprochaient aux mendéliens d’admettre l’existence
d’entités mystérieuses, abstraites, idéales, de recourir à un
symbolisme mathématique qui n’avait aucun rapport avec la
réalité ; et tantôt ils leur reprochaient de figurer naïvement le
« facteur » par un grain, par un corpuscule matériel.
Delage voyait une « impossibilité logique » à ce qu’une notion
artificielle et subjective comme un caractère soit « représentée »
par une réalité objective et concrète, le déterminant.
On était, comme on voit, en pleine philosophie ; et la science
n’avait rien à gagner à ces stériles controverses verbales.
Sans doute la conception du « déterminant mendélien » était-
elle nécessairement un peu naïve dans les débuts. On avait
tendance à établir un lien causal un peu trop rigide entre te
caractère et le déterminant ; mais les faits allaient se charger
d’assouplir et de nuancer le mendélisme primitif.
On comprit bientôt que le déterminant – qualifié de facteur –
était une « condition de fonctionnement cellulaire » plutôt
qu’un agent strictement déterminateur, que plusieurs facteurs,
souvent, sont nécessaires pour commander l’apparition d’un seul
caractère, tandis que plusieurs caractères peuvent dépendre d’un
seul facteur ; on fit une part plus grande au cytoplasme33 dans la
réalisation des caractères, le facteur jouant seulement le rôle d’un
élément différentiel ; on insista sur le rôle joué par le milieu dans
la réalisation des caractères, rôle qui n’avait été nié par personne,
mais qu’avaient négligé, de prime abord, les recherches
mendéliennes, portant de préférence sur des caractères peu
sensibles à l’action du milieu.
Ces assouplissements du mendélisme premier furent
considérés par certains adversaires comme de graves
« concessions », équivalant à une « capitulation ».
Delage y voyait te « renoncement à la localisation des effets et
des causes, qui était l’essence du mendélisme primitif », et
affirmait que si le mendélisme renonçait à cette apparente
précision, qui en constituait l’unique avantage, on n’avait plus
aucune raison de le préférer aux anciennes théories de l’hérédité.
C’était là encore un malentendu. Le mendélisme, en
s’éclairant, en se perfectionnant, ne renonçait aucunement à ses
thèses fondamentales, et restait fidèle à l’idée micromériste en ce
qu’elle avait de conforme à la réalité expérimentale.
Rabaud, qui, à cet égard, voyait plus clair que Delage, notait
justement que les « concessions » des mendéliens ne créaient
qu’une divergence fort secondaire, laissant intacte ce qui, à ses
yeux, constituait une erreur de base, à savoir le morcellement du
patrimoine héréditaire en parties auxquelles on attache « une
importance spéciale, une fonction particulière ».
*
Mais que sont ces particules déterminatrices de caractères, ces
facteurs, dont la ségrégation indépendante nous oblige, bon gré
mal gré, à reconnaître l’existence ?
Nous avons vu que Guénot, en 1902, parte de déterminants
chimiques ; ce même auteur, et Correns également, compareront
les facteurs à des sortes de ferments.
Vers la même époque, Bateson et Miss Saunders (1902) font la
supposition que, dans un couple de caractères contrastants, ou
mendéliens, l’un est représenté dans le patrimoine héréditaire par
une particule – peut-être de nature enzymatique –, alors que
l’autre répond au manque de cette même particule. C’est la
fameuse théorie de la présence-absence.
Quoi qu’il en soit, il faut se demander où sont logés les
facteurs : sont-ils visibles dans la cellule, sont-ils des éléments
figurés ?
Weismann, on s’en souvient, avait logé ses déterminants
hypothétiques dans les chromosomes du noyau cellulaire, et
c’était là une heureuse intuition. L’on ne tardera pas de s’aviser,
en effet, que le comportement des facteurs mendéliens
correspond très exactement au comportement des chromosomes,
tel que le révèlent les cytologistes.
Ce sont Correns, Cannon, et surtout Miss Sutton, qui,
en 1902, font valoir cette correspondance remarquable.
« Il est très probable, écrit Cuénot34, que la disjonction des
mnémons35 a lieu lors des divisions de maturation des gamètes,
quel que soit te mode de division (voir Cannon, Wilson,
Sutton) ; l’on peut donc dire que les divisions de maturation
aboutissent toutes à une réduction qualitative, puisqu’elles ont
pour effet de séparer des mnémons antagonistes. »
Cette « théorie chromosomique de l’hérédité » va soulever une
très vive opposition. Si, aux yeux des anti-mendéliens, c’était déjà
chose scandaleuse que de briser la sacro-sainte unité de la
cellule36 en admettant l’existence de particules douées de
fonctions spéciales, que sera-ce de prétendre qu’on peut
apercevoir ces particules !
Aussi, tout en reconnaissant qu’il y a de curieuses coïncidences
entre tes faits d’hérédité et les images fournies par la cytologie,
on résistera opiniâtrément à l’idée de localiser la substance
héréditaire dans une partie déterminée de la cellule. Nous ne
raconterons pas ici les interminables débats provoqués par la
théorie chromosomique, et nous bornerons à rappeler quelques-
unes des principales objections faites par les adversaires.
Les chromosomes, disait-on, ne sont pas en nombre constant,
ce ne sont pas des organes permanents de la cellule, comme
l’exige la théorie ; ce sont des amas colloïdaux, des « artefacts ».
La chromatine n’est qu’une « pure conception théorique », la
cellule formant un tout qu’on n’a pas le droit de décomposer.
« Vouloir localiser dans l’un des constituants de la cellule, et dans
des particules figurées de ceux-ci, les propriétés héréditaires, est
une erreur fondamentate37. » Il n’y a pas plus de facteurs
chromosomiques dans la cellule qu’il n’y a, dans la levure, de
« déterminants » pour les diverses formes de farine. La
conception chromosomique donne te pas au morphologique sur
le chimique ; elle est « entachée de vitalisme ». Et pourquoi
attacher plus d’importance à ce qui se voit dans la cellule qu’à ce
qui ne se voit pas ? Quelle naïveté dans cette prééminence
accordée au « figuré » ! Sans compter que, s’il y avait des
différences qualitatives, fonctionnelles, entre les chromosomes,
comme l’exige la théorie chromosomique de l’hérédité, ces
différences devraient pouvoir être décelées par les fines
techniques des cytologistes… Même Bateson, grand initiateur de
la Génétique, prend à son compte cette objection, où il voit une
« formidable difficulté » :
« Si tes chromosomes, écrit-il, étaient directement responsables
des caractères organiques, nous devrions nous attendre à trouver
quelque degré de correspondance entre les types et les différences
visibles de forme ou de nombre entre les chromosomes. Autant
que je sache, jamais on n’a trouvé indication d’une telle
correspondance. En outre, et bien qu’une investigation complète
des chromosomes dans les parties somatiques n’ait pu être faite
sur une grande échelle, je pense que jamais on n’a décelé de
différences cytologiques entre les noyaux des différents tissus
d’un même organisme… Enfin, il n’y a aucune correspondance
entre les nombres de chromosomes et la complexité de structure.
Des formes inférieures peuvent en avoir beaucoup, des types
hautement complexes n’en avoir que quelques-uns. »
Nous avons tenu à citer ces diverses objections faites jadis à la
théorie chromosomique, car il est toujours instructif, pour
l’histoire des sciences, de voir combien d’objections
apparemment légitimes peut avoir à surmonter ce qui, enfin de
compte, prendra rang de vérité.
*
Les preuves de la théorie chromosomique de l’hérédité –
devenue aujourd’hui une certitude, comme dit Guyénot –
figurent dans tous les ouvrages de Génétique. Nous ne nous y
attarderons pas. Elles furent fournies, entre 1910 et 1920, par
Morgan et son école, qui trouvèrent dans un petit insecte, la
mouche du vinaigre, un matériel merveilleusement approprié à
l’exploration méthodique du patrimoine héréditaire.
Hérédité liée au chromosome sexuel, liaison des facteurs en
différents groupes38, correspondance entre te nombre des
groupes et le nombre des chromosomes, parallélisme entre
certaines anomalies dans la transmission des facteurs et certaines
modifications visibles des chromosomes, etc. : tels sont les faits
principaux qui serviront à établir solidement la théorie
chromosomique. Celle-ci favorisera puissamment l’étude positive
de l’hérédité, car désormais l’expérimentation et le raisonnement
vont pouvoir s’appuyer sur l’observation directe ; on pourra, à
chaque moment, contrôler la validité des résultats obtenus en
confrontant les données de l’expérience avec les images fournies
par le microscope.
Mais le triomphe même de la théorie chromosomique n’ira
pas sans soulever une certaine difficulté quant à l’existence des
facteurs mendéliens, ou du moins quant à leur indépendance.
« Il y a, comme dit Guyénot, une certaine antinomie entre
l’interprétation factorielle et la théorie chromosomique. »
En effet, ce qui nous a conduit à la notion de facteur, c’est
que, dans les expériences de croisement, nous les voyons se
séparer les uns des autres, pour se recombiner. Or, ceux qui sont
logés dans un même chromosome ne peuvent pas se séparer, ils
ne sont pas indépendants ; de quel droit, en ce cas,
continuerions-nous à parler de facteurs ? Ne devons-nous pas
identifier le facteur au chromosome, qui deviendrait, de ce fait,
l’unité ultime du patrimoine héréditaire ?
« En bonne logique, dit Guyénot, il ne pourrait être question
de plus de quatre unités héréditaires chez la Drosophile, qui
possède quatre chromosomes, et chez qui on a pu révéler
l’existence de quatre groupes de facteurs héréditaires. »
L’idée micromériste ne serait certes point ruinée pour cela,
mais le patrimoine héréditaire nous apparaîtrait comme
beaucoup moins morcelé, moins fragmenté, moins pulvérisé
qu’il n’apparaissait à la lumière de la seule théorie factorielle.
En réalité, l’antinomie entre l’interprétation factorielle et la
théorie chromosomique n’est vraisemblablement qu’apparente.
Car te chromosome peut se briser ; des échanges se produisent
alors entre deux chromosomes d’une même paire, et il en résulte
des modifications dans les potentialités héréditaires des deux
chromosomes qui ont échangé de leur substance. Tout se passe,
en somme, comme si les chromosomes étaient constitués par des
unités plus petites, qui pussent, occasionnellement, passer de l’un
à l’autre. Ce phénomène, que révèlent les expériences de
croisement et aussi, dans une certaine mesure, les observations
cytologiques, a reçu le nom de crossing-over39. Il nous indique
clairement que le chromosome a une constitution complexe, une
différenciation structurale et fonctionnelle.
Si, à ce fait, on ajoute que les variations héréditaires, ou
mutations, capables de se transmettre comme des caractères
mendéliens, se produisent indépendamment les unes des autres,
on en conclura que l’idée de facteur (unité infra-
chromosomique) paraît devoir être maintenue.
A vrai dire, s’il est bien certain que le chromosome est formé
de parties fonctionnellement différentes, nous ne pouvons encore
affirmer que ces parties sont individualisées, et franchement
indépendantes les unes des autres. Certains biologistes,
aujourd’hui, croient avoir de bonnes raisons pour faire du
chromosome la véritable unité héréditaire.
Avant d’examiner cette question, qui est actuellement en
pleine discussion, nous continuerons notre examen historique des
conceptions microméristes, et suivrons l’évolution de l’idée de
facteur au cours des trente dernières années.
Cette évolution marquera une étape très importante avec
l’œuvre de Morgan, qui proposera, du facteur, – ou plutôt du
gène40, puisque c’est sous ce nom qu’on le connaîtra désormais –
une théorie aussi précise que le permettront les données
expérimentales.

III. – DU GÈNE MORGANIEN


AUX CONCEPTIONS ACTUELLES

C’est aux environs de 1920 que fut élaborée et précisée la


théorie du gène, telle qu’elle ressortait des recherches de Thomas
Hunt Morgan et de son école. On la trouve exposée en détail
dans deux ouvrages de l’illustre biologiste : The Physical Basis of
Heredity (1919), et, surtout, The Theory of the Gene (1926).
D’origine strictement expérimentale, cette conception, à la
différence de toutes celles qu’avaient proposées jusqu’ici les
théoriciens de l’atomisme biologique (et notamment Nägeli,
Hertwig, Weismann, de Vries), se garde de doter la particule ou
unité héréditaire de propriétés hypothétiques ; elle se borne à lui
attribuer les propriétés qui paraissent indispensables pour rendre
compte des faits constatés. Comme dit Morgan, sa « théorie du
gène » se distingue nettement de toutes les autres théories
microméristes « en ce qu’elle s’est édifiée peu à peu, à partir
d’une démonstration expérimentale soigneusement contrôlée ».
Voici les principales affirmations qu’implique la conception
morganienne du gène :
1o On peut localiser les gènes, ou du moins tous les gènes
présentement connus, dans le noyau cellulaire, et, plus
précisément, dans les chromosomes du noyau (théorie
chromosomique de l’hérédité). Ce qui n’exclut nullement,
d’ailleurs, l’existence d’unités héréditaires à siège extra-nucléaire
(cytoplasmique) ; certains faits, surtout tirés de la Génétique
végétale, parlent clairement en faveur d’un tel procédé de
transmission, et toute théorie complète de l’hérédité devra les
prendre en considération ;
2o Les gènes sont distribués sur chaque chromosome suivant
un ordre linéaire ;
3o Les gènes contenus dans des chromosomes différents se
transmettent indépendamment les uns des autres, conformément
au principe, énoncé par Mendel, de l’indépendance des facteurs
héréditaires. Les gènes portés par un même chromosome se
montrent, au contraire, solidaires dans leur transmission ; ils
forment un « groupe de liaison (linkage) », et le nombre des
groupes de gènes ainsi liés correspond évidemment au nombre
des chromosomes dans la cellule sexuelle. La liaison entre gènes
d’un même groupe, c’est-à-dire d’un même chromosome, n’est
généralement que partielle, car il peut se produire des échanges
de gènes entre deux chromosomes d’une même paire. Ce
phénomène a reçu le nom d’enjambement ou crossing-over ;
4o Dans certaines espèces animales (par exemple, chez la
Drosophile ou Mouche du vinaigre), on peut, non seulement
distribuer tous les gènes identifiés dans les quatre chromosomes
du noyau en tenant compte des faits de liaison intergénique, mais
encore les localiser à un certain niveau (locus) de chaque
chromosome en tenant compte de la fréquence de désunion des
gènes lors du phénomène de crossing-over (on admet que cette
fréquence est proportionnelle à l’écartement des gènes sur le
chromosome). Ainsi peut-on dresser des cartes chromosomiques
où sont indiqués les emplacements respectifs des différents
gènes ;
5o Le gène est une unité indépendante, et cela au moins à deux
égards. D’abord, il peut subir une modification de sa
constitution intime (mutation) sans que les autres gènes se
trouvent eux-mêmes le moindrement modifiés : il est donc,
comme l’avaient bien vu de Vries et d’autres, une unité de
variation. En outre, un gène peut se séparer des autres
constituants du patrimoine héréditaire, soit par le simple jeu de
l’indépendance des chromosomes s’il s’agit de gènes portés par
des chromosomes distincts, soit par crossing-over s’il s’agit de
gènes portés par un même chromosome ; il est donc aussi une
unité de transmission ou d’hérédité ;
6o Les gènes vont par paires en ce sens qu’il existe deux gènes
de même type fonctionnel dans les cellules corporelles
(somatiques) de tout individu génétiquement normal ; ils sont
portés respectivement par les deux chromosomes formant paire.
Par suite de la réduction chromatique, les cellules sexuelles,
lorsqu’elles mûrissent, ne reçoivent qu’un seul stock de
chromosomes (N chromosomes au lieu de 2 N), soit un seul
chromosome de chaque paire ; et, partant, elles ne reçoivent
qu’un seul gène de chaque paire génique, un seul gène de chaque
type fonctionnel. Les cellules sexuelles, porteuses d’un lot unique
de gènes (et donc pures pour chaque type de gène), sont dites
haploïdes, par opposition aux cellules somatiques, qui, porteuses
d’un double lot, sont dites diploïdes ;
7o Les gènes, très nombreux (plusieurs milliers chez la
Drosophile), diffèrent les uns des autres par leurs propriétés
fonctionnelles, qui se manifestent dans le développement de
l’individu. Sans doute un lot complet de gènes est-il nécessaire au
développement normal ;
8o Quand, par suite d’un accident de division cellulaire, une
cellule sexuelle reçoit un chromosome en plus ou un
chromosome en moins, il en résulte un déséquilibre génique,
lequel peut s’exprimer, dans l’organisme produit, par des
modifications définies de caractères. Il s’agit là de véritables
mutations, mais différentes des mutations typiques en ce qu’elles
tiennent non pas à la modification d’un gène (mutations
ponctuelles), mais à un excès ou à un manque de certains gènes
(mutations quantitatives) ;
9o Tous les gènes se trouvent dans toutes les cellules du corps,
auxquelles ils furent, depuis la cellule-œuf, transmis
intégralement par le jeu de la mitose, mécanisme assurant une
répartition équationnelle des chromosomes à chaque division
cellulaire. Il n’y a donc, quant à la composition chromosomique
(ou génique), c’est-à-dire quant à la composition du matériel
héréditaire, aucune différence entre les différents tissus
somatiques de l’organisme, ni entre ceux-ci et le tissu de la lignée
germinale. Comme on voit, la conception morganienne s’oppose
radicalement, sur ce point, à l’hypothèse de Weismann, qui
prétendait que le patrimoine héréditaire (plasma germinatif ) se
différencie, se spécialise en s’appauvrissant, à mesure qu’il se
distribue aux différentes lignées ou catégories de cellules
somatiques ; l’embryologie expérimentale avait d’ailleurs, dès
cette époque, fait justice de la conception weismannienne en
montrant que les noyaux des premières cellules embryonnaires
(blastomères) sont identiques les uns aux autres, et, par suite, que
le développement ne comporte pas une répartition différentielle
des gènes.
Ayant ainsi dissocié nettement les problèmes de l’hérédité et
ceux de l’embryogenèse, Morgan ne prétend, par sa théorie du
gène, apporter aucune lumière sur la différenciation cellulaire,
qui est l’un des problèmes capitaux de la biologie, et qui, même
de nos jours, reste encore très difficile à interpréter. Dans son
livre, Embryologie et Génétique (1934), il s’efforcera bien de relier
le domaine de la Génétique à celui de l’Embryologie, mais sans
dissimuler l’insuffisance de sa tentative et la fragilité de ses
hypothèses ;
10o La théorie morganienne du gène ne prétend pas davantage
élucider « la façon dont un gène produit un caractère ». Elle ne
postule aucune correspondance entre gène et caractère, comme
faisaient les mendéliens de la première heure : un gène peut
déterminer plusieurs caractères, un caractère peut être déterminé
par plusieurs gènes ;
11o Le gène, facteur de fonctionnement cellulaire, est une
particule auto-reproductible, c’est-à-dire une particule qui a le
pouvoir de se reproduire elle-même en réalisant sa propre
synthèse ;
12o L’expression des gènes est, en partie, sous la dépendance
des conditions de milieu ; des organismes ayant même
constitution génétique pourront se montrer différents s’ils ont
vécu, et surtout s’ils se sont développés dans des milieux
différents ; mais cette expression des gènes ne se répercute pas sur
les gènes eux-mêmes, ce qui est contraire aux affirmations de
l’école lamarckienne, d’après laquelle les variations du milieu
pourraient provoquer l’apparition de variations héréditaires. Les
faits expérimentaux, quand ils sont examinés de près, et soumis à
une critique serrée, sont tous concordants à cet égard : on ne
connaît pas d’expérience irréprochable qui parle en faveur de la
transmission héréditaire des modifications somatiques, ou,
comme on dit, de l’hérédité de l’acquis ;
13o La stabilité du gène ressort également des expériences de
croisement, qui montrent que, même après des hybridations
multiples, un gène conserve intégralement ses propriétés
primitives ;
14o La stabilité du gène, si remarquable qu’elle soit, n’est
peut-être, n’est vraisemblablement que relative ; sans doute
admet-elle des fluctuations autour d’une moyenne fixe. « Il est
difficile de résister à la tentation de dire que les gènes sont
constants parce qu’ils représentent une entité organique
chimique. C’est la supposition la plus simple qu’on puisse faire
actuellement, et, dès lors qu’elle concorde avec tout ce que nous
savons de la stabilité du gène, elle semble être une bonne
hypothèse de travail » (Morgan) ; mais il est prématuré de
spéculer sur la composition chimique du gène.

Née des faits et ne visant qu’à les encadrer, la théorie


morganienne du gène ne se donnait pas pour définitive : « Elle
subira, dit Morgan, n’en doutons pas, bien des changements et
des améliorations dans de nouvelles directions, mais la plupart
des faits connus concernant l’hérédité peuvent être expliqués par
cette conception. »
De fait, la théorie morganienne s’est inévitablement modifiée
au cours de ces trente dernières années ; mais, dans la mesure où
elle se fondait sur la réalité expérimentale, elle contenait une large
part de définitif, et aujourd’hui encore, comme nous le verrons
en avançant dans cette étude, elle demeure valable en ses lignes
essentielles.
L’une des grandes supériorités de la théorie morganienne sur
toutes les théories précédentes tient à sa modestie explicative, qui
contraste avec la hardiesse de certaines de ses affirmations.
Morgan, sans doute, affirme qu’on peut localiser les gènes sur les
chromosomes – et cette prétention lui vaudra bien des
critiques –, mais il ne se sert pas des gènes pour expliquer des
phénomènes obscurs. Il s’abstient de préciser ce que sont les
unités héréditaires, et quels sont leurs moyens d’action : sur bien
des points, il aime mieux se résoudre à l’ignorance que proposer
des interprétations purement spéculatives. En outre, comme nous
l’avons dit, il ne voit pas dans le gène – unité de variation et de
transmission – une unité de développement, puisqu’il admet que
tous les gènes passent dans toutes les cellules du corps, et que
tous ils coopèrent dans l’ontogenèse. C’était, ainsi que le note
Darlington, un grand progrès que d’avoir su concilier
« l’indépendance des gènes dans l’hérédité et leur intégration
dans le développement ». La théorie morganienne, en outre, était
épurée de tout résidu préformiste. Le gène morganien n’est pas
une miniature d’organe, une « graine de caractère » ; il ne
correspond même pas à un caractère. Il n’est, en somme, qu’un
agent différentiel du développement. Quand Morgan dit qu’un
certain gène, chez la Drosophile, détermine les yeux blancs, il
veut dire simplement que, dans le patrimoine héréditaire d’une
mouche aux yeux blancs, existe une certaine « unité » qui diffère
de l’unité correspondante dans le patrimoine héréditaire d’une
mouche aux yeux rouges.
Tout en soulignant les différences entre sa théorie positive et
les spéculations aventurées de ses prédécesseurs, Morgan a
pleinement rendu hommage à Weismann, qu’il tient pour un
grand précurseur des conceptions actuelles :
« Nous devons à Weismann l’idée de l’isolement et de la
continuité du matériel germinal. Sa critique de la théorie
lamarckienne a rendu un immense service en clarifiant les idées.
La théorie de l’hérédité des caractères acquis avait pendant
longtemps obscurci tous les problèmes relatifs à l’hérédité. De
plus, les écrits de Weismann jouèrent incontestablement un rôle
important, en maintenant au premier plan la relation intime
entre l’hérédité et la cytologie. Il est difficile pour nous d’estimer
jusqu’à quel point ses séduisantes spéculations ont influé sur nos
tentatives récentes pour interpréter les faits d’hérédité en termes
de constitution et de comportement chromosomiques. »
*
Malgré sa prudence toute positiviste, et sa décision de garder
contact avec l’expérience, la conception de Morgan fut accueillie
d’abord avec beaucoup de scepticisme, voire d’hostilité.
Sans doute pâtissait-elle d’une confusion – volontairement
faite, ou involontairement – entre le « gène » et le déterminant
weismannien. De plus, la part de cette théorie qui concernait la
localisation des gènes dans les chromosomes – part qui n’était
pas essentiellement liée à la conception même du gène –
apparaissait à un grand nombre de biologistes comme tissue
d’affirmations gratuites.
Nous rappellerons, par exemple – en ce qui concerne la
France –, tes critiques véhémentes d’Etienne Rabaud41, qui, dans
l’œuvre de Morgan, se refuse à voir même un commencement de
preuve en faveur de l’existence des gènes et du rôle héréditaire
des chromosomes. Selon Rabaud, la théorie chromosomique de
l’hérédité, qui n’accapare le mendélisme que par une véritable
usurpation, est un pur roman, « un conte ingénieux et ingénu » ;
elle accumule les hypothèses arbitraires, jongle avec les symboles,
fait cliqueter les mots, malmène les faits ; archaïque et naïve, elle
exerce une influence pernicieuse sur les chercheurs, qu’elle
détourne des véritables problèmes, pour les engager dans une
voie sans issue…
Le généticien russe Koltzoff a évoqué la méfiance qui, en son
pays, accueillit d’abord la théorie de Morgan : « Comment,
disait-on, jusqu’à présent nous ne sommes pas encore sûrs de
l’existence des gènes, espèces de corpuscules biologiques qui
rappellent tes molécules, et on veut nous faire croire qu’il est
possible d’établir l’ordre de la disposition des gènes dans les
chromosomes et de définir avec précision la distance qui les
sépare ! C’est de la scolastique, c’est du mécanisme42. »
Mais bientôt, ajoute Koltzoff, « les voix de ces sceptiques
durent s’apaiser. Il était trop facile de vérifier les faits sur lesquels
Morgan et ses collaborateurs avaient fondé leur théorie ».
Ce n’est pas ici le lieu d’exposer les preuves de la théorie
chromosomique de l’hérédité. Les faits invoqués par Morgan et
ses collaborateurs suffisaient à l’asseoir solidement, et elle était
déjà bien installée dans la science lorsqu’en 1933 elle reçut un
surcroît inattendu de confirmation à la suite des remarquables
découvertes de Calvin Bridges et de Theophilus Painter
concernant les chromosomes géants de la Drosophile.
Ces chromosomes, qui se trouvent dans les noyaux des glandes
salivaires de la larve, sont dits « géants » parce qu’ils sont
beaucoup plus longs (150 fois plus), et aussi plus épais que les
chromosomes ordinaires du même insecte. Encore qu’ils eussent
été aperçus depuis longtemps, ils n’avaient pas, avant 1933,
éveillé l’attention des généticiens, car leur structure restait
incomprise, et nul n’avait songé à établir une correspondance
entre ces volumineux filaments et les tout petits chromosomes
des cellules ordinaires.
Or Bridges, et surtout Painter, réussirent à établir cette
correspondance. Etudiant minutieusement la morphologie des
chromosomes géants, ils y décelèrent une structure
remarquablement constante et extrêmement complexe : sur
chaque chromosome se succèdent, à intervalles irréguliers, des
bandes chromatiques d’épaisseur inégale et dont chacune se
résout en une ligne de points. Il y a plusieurs milliers de ces
bandes par assortiment chromosomique.
Dans certaines lignées de Drosophiles, la structure fine des
chromosomes géants présente des anomalies (inversion,
suppression ou redoublement de certaines bandes). Or, ces
anomalies vont de pair avec des anomalies de comportement
génétique (résultats aberrants fournis par les croisements). Si, par
exemple, en partant des données statistiques, on est amené à
conclure que certains gènes ont une localisation inhabituelle, on
s’avise, à l’examen histologique, que certaines bandes ont changé
de place, et justement dans le chromosome, et à l’endroit même
de ce chromosome, que désignait la carte chromosomique.
Bientôt toute la cartographie chromosomique fut contrôlée et
revisée grâce à l’étude approfondie des chromosomes géants.
« Les corrélations entre la carte génétique des chromosomes
(établie par la méthode du crossing over) et leur structure visible
sont maintenant établies avec une étendue et une précision dans
les détails dont on n’aurait osé rêver il y a seulement quelques
années43. »
Naturellement, ces nouvelles et surprenantes découvertes
furent tout d’abord accueillies avec scepticisme, sinon avec
ironie :
« Les données et les déductions de Painter paraissaient si
extraordinaires que probablement beaucoup de généticiens et de
cytologistes n’y crurent pas tout d’abord. Il n’était cependant pas
difficile de vérifier ces déductions. A peine avions-nous pris
connaissance de la première petite communication publiée dans
Science44 que le travail se mit à bouillonner à l’Institut de
Biologie expérimentale… Quelques jours s’étaient à peine
écoulés que nous étions déjà convaincus que Painter avait
raison… » (Koltzoff.)
Une fois de plus, les hypothèses morganiennes sur la
localisation des gènes se trouvaient vérifiées, et d’une façon si
éclatante qu’elle suscitait l’enthousiasme :
« Dans le domaine de la Génétique, ceci est l’une des plus
grandes découvertes, et on peut la mettre au même rang que la
démonstration de l’existence réelle des molécules et des atomes »
(Koltzoff ).
La preuve était faite maintenant qu’il existe une
différenciation structurale des chromosomes, et qu’elle répond à
une différenciation de leurs propriétés héréditaires.
La théorie chromosomique de l’hérédité passait de la phase
« positiviste » à la phase « axiomatique » comme dirait M.
Bachelard.
Certains généticiens n’hésitaient pas à assimiler les grains
chromatiques des bandes aux gènes morganiens, et affirmaient
que, désormais, le gène avait cessé d’être un « être de raison »
pour devenir un objet visible. C’était là, sans doute, dépasser un
peu les faits, mais, de toute manière, dit Guyénot, et « même si le
grain colorable dans les bandes simples n’est pas le gène lui-
même, mais ce dernier enveloppé d’un manteau chromatique, on
peut dire que l’on a réussi à voir, dans les chromosomes des
glandes salivaires, les emplacements des gènes, et à identifier ces
emplacements avec tels ou tels gènes définis par leur activité
spécifique ».
Et encore : « L’étude des chromosomes géants… a permis
d’observer une structure réelle qui est superposable à la structure
hypothétique déduite des résultats d’ordre génétique. Il n’est
plus possible de mettre en doute aujourd’hui qu’un certain gène
se trouve dans un chromosome défini, dans telle région de ce
chromosome, à telle distance d’un autre gène, et qu’il est localisé
dans une certaine bande numérotée. La comparaison entre les
cartes génétiques de linkage45 et les cartes cytologiques des
chromosomes salivaires, si elle a permis à son tour quelques
retouches de détail, a entièrement confirmé l’organisation
qu’une conception de génie avait permis d’attribuer au
patrimoine héréditaire46. »
On serait tenté de comparer Morgan localisant les gènes sans
les voir à Le Verrier découvrant la planète Neptune par le seul
calcul…
*
Les choses, cependant, – comme il arrive toujours en science –
n’allaient pas tarder à se compliquer.
Si la théorie chromosomique de l’hérédité se trouvait
maintenant et définitivement hors de cause, si le principe de la
localisation des propriétés héréditaires sortait pleinement
victorieux de l’épreuve cytologique, si désormais il devenait
impossible de douter que certaines régions des chromosomes
jouent un rôle particulier dans la transmission des caractères, on
n’en avait pas, pour cela, fini de discuter sur la nature de cette
différenciation, à la fois structurale et fonctionnelle, du
chromosome ; et même – comme nous allons le voir – on en
viendrait bientôt à suspecter l’existence – en tant qu’unités
indépendantes – de ces gènes que certains biologistes, déjà,
pensaient avoir aperçus…
Etait-ce bien, en effet, de particules, et de particules
autonomes, que se composait le chromosome ?
Question extrêmement difficile à résoudre, et qui, même
aujourd’hui, n’a pas reçu de solution satisfaisante.
Dès 1925, Sturtevant avait révélé quelques faits inattendus,
d’où il ressortait que l’activité d’un gène, ses propriétés
héréditaires, dépendent non seulement de sa constitution propre
et des autres gènes présents dans le patrimoine héréditaire (milieu
génotypique), mais encore de la place qu’il occupe sur le
chromosome.
Par suite de certains accidents de division cellulaire, il advient
qu’un gène, ou un groupe de gènes, se déplace (inversion,
translocation, etc.). Or, ce déplacement, ce transfert en position
nouvelle, qui rapproche des gènes primitivement éloignés et
éloigne des gènes primitivement rapprochés, entraîne quelquefois
des modifications de l’organisme qui se montrent plus ou moins
analogues aux mutations connues.
Voilà donc un nouveau type de variations héréditaires. A côté
des mutations typiques, dues à une modification de la
constitution d’un gène (mutations ponctuelles, ou mutations de
gènes proprement dites), à côté des mutations quantitatives, dues
à une altération de l’équilibre génique (par addition ou
soustraction de certains gènes), il faut maintenant considérer des
mutations « topologiques », par déplacement de gènes ou « effet
de position ». Et ces dernières venues vont même apparaître aux
généticiens comme étant relativement nombreuses, à partir du
moment où H.J. Muller (1927) aura montré la possibilité de
modifier le patrimoine héréditaire sous l’action des rayons X, et
surtout après que la découverte des chromosomes géants (1934)
aura permis de repérer d’infimes modifications de la structure
chromosomique.
La découverte de l’effet de position ne laissait pas d’offrir une
grande importance du point de vue théorique. En montrant que
l’activité d’un gène dépend de son emplacement, et, par suite,
qu’elle est fonction de ses relations de voisinage avec d’autres
gènes, elle nous enseignait que « le gène n’est pas absolument
autonome dans son fonctionnement primaire » (Guyénot) ; elle
nous faisait comprendre que le patrimoine héréditaire, loin d’être
une simple collection d’atomes indépendants, d’entités isolées et
« tassées dans un sac, le chromosome » (Sturtevant), constitue
« un ensemble formé, à une certaine échelle, de centres
produisant des actions spécifiques, et dont le travail dépend, dans
une certaine mesure, des centres voisins » (Guyénot).
En un mot, le patrimoine héréditaire situé dans les
chromosomes apparaissait comme un « continuum » (Muller et
Prokofyeva, 1934), comme un système plus ou moins cohérent et
harmonieux, ayant une organisation, une « architecture ».
Ce terme d’architecture avait déjà été employé par Weismann
à propos du « plasma germinatif ». Mais ce biologiste ne faisait
point jouer à cette « architecture » un rôle spécial ; en revanche,
Karl Nägeli rapportait les propriétés de son « idioplasme » à
l’arrangement des « micelles », et, c’est donc, comme la note
Dobzhansky, à cette conception nägelienne que se rattachait la
découverte de l’effet de position, alors que, jusque-là, te
mendélisme avait, au contraire, paru confirmer pleinement la
conception purement particulaire de Weismann.
« La théorie actuelle du gène – écrit Dobzhansky47 – est
indiscutablement, dans son essence, une descendante spirituelle
de celle de Weismann : pour rendre compte d’un phénomène
d’une si haute complexité, l’une et l’autre postulent des atomes
nombreux dont les relations sont décrites en termes statiques
plutôt que dynamiques… » Mais la mise en évidence de l’effet de
position nous oblige à assigner une organisation au plasma
germinatif, « dont les propriétés sont déterminées, dans une
certaine mesure tout au moins, par la position réciproque de ses
constituants. Ceci, d’ailleurs, n’implique point que le plasma
germinatif soit un continuum absolu, puisque l’existence des
gènes en tant qu’unités séparées reste hors de doute. Mais
l’existence de ces relations attire l’attention du chercheur sur les
propriétés dynamiques du système ».
Outre ces conclusions théoriques touchant l’organisation du
patrimoine héréditaire – conclusions vraiment nouvelles, car la
conception morganienne du gène n’impliquait aucune
organisation de ce genre –, les faits relatifs à l’effet de position
allaient, en se multipliant, inciter les biologistes à reviser
sérieusement la notion même du gène.
On se souvient que, selon la conception morganienne, le gène
était défini : d’une part, par sa variabilité indépendante, et,
d’autre part, par son aptitude à se séparer, lors du crossing over,
d’autres gènes situés dans le même chromosome.
Or, voilà que ces critères deviennent difficiles, sinon
impossibles à utiliser : « Une inversion de gènes peut produire
une mutation, et en même temps supprimer le crossing over…
Qu’une autre mutation se produise dans le segment inversé, et
les deux variations apparaîtront comme formant une seule unité
(Darlington). » C’est dire que le test du crossing over cesse d’avoir
une valeur générale pour ce qui est de la définition du gène.
De plus, les faits relatifs à l’effet de position indiquent
nettement que la particule d’hérédité ne peut plus être définie
comme étant l’unité de variation, la variation héréditaire pouvant
se produire de bien des façons, et non plus seulement – comme
on te croyait d’abord – par un changement constitutionnel dans
une particule.
Il faut donc admettre qu’une hérédité particulaire n’implique
pas nécessairement un mode de variation particulaire ; et nous
aurons conséquemment à trouver un autre critère pour définir le
gène. Ce critère, Darlington estime qu’il nous est fourni par les
expériences de Muller et Prokofyeva (1935) sur l’irradiation des
chromosomes de la Drosophile.
Les rayons X – comme l’a montré Muller (1927) –
déterminent des brisures de chromosomes, et les deux auteurs
ont étudié minutieusement une série de telles brisures produites
dans l’extrémité distate du chromosome X, là où se trouvent les
gènes qui produisent, par leurs modifications, les mutations dites
scute.
« On peut déterminer, en cette toute petite région, le nombre
des bandes chromatiques par la photographie à l’ultraviolet. Ce
nombre sera une estimation minimum dès lors que certaines
bandes pourraient être trop fines pour être résolues. Le nombre
des fractures pouvant se produire en cette région sous l’effet des
rayons X pourra lui aussi être déterminé de la façon suivante : on
examinera les chromosomes de toutes les mouches affectées par te
traitement et l’on testera la viabilité des descendants qui portent
des combinaisons diverses de chromosomes fracturés. Or, on
constate que le nombre des différents points de rupture révélé par
des effets physiologiques spécifiques n’est pas moindre que celui
des chromomères révélé par la photographie » (Darlington).
Il est permis de penser que le nombre des fractures possibles
correspond au nombre des gènes, et Darlington estime qu’on
peut dès lors définir l’atome d’hérédité – le gène – comme une
particule visible et photographiable du chromosome, laquelle
peut, en outre, être séparée de ses voisines sous l’influence des
rayons X (unité de rupture par irradiation). Le gène serait
définissable par ce double test, et indépendamment du critère du
crossing over. Ce nouveau gène – qui est « le gène de la physique,
biologiquement absolu » –, Darlington le dénomme gène
mullerien.
*
Quoique plus satisfaisante, théoriquement, que la définition
morganienne, cette nouvelle définition ne sera pas acceptée par
tous les généticiens.
Le fait qu’une parcelle de chromosome puisse, sous l’effet des
rayons X, se séparer, par fracture, du reste de l’élément, et même
si cette parcelle manifeste une activité physiologique définie, ne
suffit pas à imposer la notion de particule génique.
De surcroît, l’étude approfondie des effets de position va
conduire un bon nombre de généticiens à supposer que toutes les
mutations, c’est-à-dire toutes les variations héréditaires, sont dues
à des réarrangements de la substance chromosomique
(duplications de segments, inversions, translocations, etc.), soit
qu’il s’agisse de changements dans les proportions respectives des
gènes, soit qu’il s’agisse simplement de changements de place.
Dans cette nouvelle façon de voir, il n’existerait plus, à
proprement parler, de mutations de gènes.
Et de là à admettre que te gène n’existe pas en tant qu’unité
indépendante, de là à admettre que le chromosome doit être
considéré comme un tout, dont chaque partie joue un rôle défini, il
n’y avait qu’un pas…
Ce pas fut franchi par Richard Goldschmidt, qui, en 1935,
n’hésite pas à décréter « la mort du gène ». et à soutenir que la
notion et le terme de gène ne doivent être conservés « que pour
les besoins de l’enseignement ».
D’après Goldschmidt, te chromosome serait une molécule
géante, une énorme « molécule diastasique », présentant dans ses
différentes régions des différences quantitatives et qualitatives
d’activité.
De cette conception l’on peut rapprocher (bien que celui-ci ne
nie pas l’existence des gènes) l’opinion de Koltzoff, qui voit dans
le chromosome une très longue molécule en chaîne, formée
d’une série de radicaux qui seraient les gènes, et aussi celte de D.
Wrinch48.
Que faut-il penser de cette conception « chromosomiste », qui,
excluant la mutation de gènes, en arrive à mettre en doute
l’existence même de ces derniers ?
Il est certainement très malaisé de la convaincre d’erreur, car, si
nous sommes sûrs (par l’effet de position) qu’il existe des
mutations de lieu (mutations intergéniques, selon la terminologie
de Darlington), nous ne pouvons être assurés qu’il existe de
vraies mutations de gènes, ou mutations intragéniques : là même
où un examen attentif du matériel chromosomique ne révèle
aucune anomalie de structure, les partisans du « chromosome
considéré comme un tout » peuvent toujours arguer que la
modification d’arrangement est trop fine pour être décelée par
nos moyens actuels d’investigation.
Néanmoins, fort nombreux sont les biologistes qui continuent
de croire aux mutations de gènes.
Guyénot insiste sur le fait que la « quasi-totalité des mutations
récessives spontanées et aussi de nombreuses mutations
provoquées ne s’accompagnent d’aucun accident visible dans la
succession des bandes à l’intérieur des chromosomes salivaires » ;
et il estime que la conception de la mutation « simple accident
dans la continuité du chromosome considéré comme un
ensemble » tient « à ce que beaucoup de généticiens, dans un but
de facilité, n’ont plus travaillé que sur des mutations provoquées
par l’irradiation. Or, nombre de ces mutations se signalent par
un comportement aberrant qui est bien en accord avec leur
caractère en quelque sorte pathologique ».
Ces « radio-mutations », selon Guyénot, nous renseignent sur
la pathologie, sur la tératologie de la substance héréditaire, non
sur sa physiologie normale. Elles doivent souvent, du reste, imiter
les vraies mutations de gènes, de même que certaines
monstruosités somatiques (phénocopies) imitent certaines
anomalies d’origine génétique, mais elles n’en sont pas moins
distinctes. De surcroît, n’admettre que des variations de position,
n’est-ce pas singulièrement restreindre les possibilités d’évolution
de la substance héréditaire ? N’est-ce pas s’enfermer
délibérément dans une manière de fixisme ? « Quelle pourrait
être l’origine des propriétés nouvelles, s’il n’y a qu’un
fonctionnement standard avec quelques variations dont la
plupart sont létales ? »
Et Guyénot de conclure ainsi : « Je ne sais quelle sera la
solution adoptée dans l’avenir. Il me semble qu’il y a avantage à
conserver pour l’instant la notion moderne du gène, considérée
comme une molécule exerçant une activité particulière dans un
ensemble dont elle est en grande partie solidaire, mais occupant
une place définie dans la structure du chromosome49. »
On trouve une opinion à peu près analogue chez Boris
Ephrussi :
« Les recherches des dernières années sur l’effet de position,
découvert en 1925 par Sturtevant, semblent apporter une
restriction à cette idée de l’indépendance des gènes, restriction
qui pourra éventuellement se montrer purement formelle lorsque
l’on connaîtra le mécanisme de cet effet de position dont nous
ignorons tout pour l’instant. Ces limites « légales » du doute ont
cependant été franchies par Goldschmidt… Les justifications
expérimentales de Goldschmidt me paraissent insuffisantes pour
trancher cette question importante50… »
De son côté, J.-B.-S. Haldane n’attache pas une trop grande
importance à la critique de Goldschmidt :
« Goldschmidt montre qu’en conséquence les gènes sont une
illusion. Ce type de négation, qu’on peut comparer au fait de
scier la branche sur laquelle on est assis ou de conjurer les
démons avec Belzébuth, prince des démons, est rarement, si
jamais, tout à fait heureux, mais il est, en général, fécond… Le
résultat probable de la critique de Goldschmidt sera la conclusion
que le gène est un organe, une partie du chromosome à fonction
définie, s’étendant à une région limitée du chromosome, et se
comportant habituellement comme une unité lors de la
formation des gamètes51. »
Dans une publication plus récente, Haldane continue de
souscrire à la conception « atomiste » de la substance héréditaire :
« Que cet atomisme soit provisoire, comme l’atomisme physique,
je n’en doute pas, mais les expériences d’irradiation ont montré
que le gène est une molécule de l’ordre de la grandeur des
protéines. Il paraît donc que cet atomisme est quelque chose de
comparable à l’atomisme physique, inexact du point de vue de la
mécanique ondulatoire, mais d’une validité semblable à celle de
l’atomisme chimique52. »
Il est intéressant de noter encore le point de vue de Sturtevant
lui-même, découvreur de l’effet deposition :
« Certains sont allés jusqu’à suggérer que la plupart des
mutations (en particulier toutes tes mutations induites)
dépendraient d’effets de position, plutôt que de changements
directs dans la nature du gène lui-même. Cette hypothèse est
certainement trop extrême, si probable qu’il soit qu’un
pourcentage appréciable de mutations appartienne à cette
catégorie » (1936).
Remarquons d’ailleurs que la thèse qui rapporte toutes les
mutations à l’effet de position, si généralement elle aboutit à la
négation du gène, n’est pas nécessairement liée à cette négation :
on pourrait imaginer, à la rigueur, un chromosome formé de
particules non mutables, dont les déplacements produiraient les
mutations. Inversement, la thèse du chromosome considéré
comme un tout n’oblige pas absolument à nier la mutation en
tant que changement de constitution chimique : on pourrait
imaginer un continuum chromosomique capable de subir des
variations locales dans sa substance.
S’agissant de ces problèmes théoriques, il est loisible
d’imaginer bien des variantes, combinant de façon diverse les
multiples hypothèses envisagées ; et, notamment, l’on conçoit
toute une série de conceptions plus ou moins intermédiaires
entre te point de vue strictement géniste (indépendance totale
d’un gène particulaire) et te point de vue strictement
chromosomiste (négation de l’idée de gène au profit d’un
continuum chromosomique).
Sewall Wright, dans sa Physiology of the Gene, a indiqué
quelques-unes des façons dont on peut se représenter la
constitution du chromosome, et il n’a pas épuisé le sujet.
Les gènes, par exemple, peuvent être des unités physiques,
séparées l’une de l’autre par du matériel non génique (c’est-à-
dire par une substance dépourvue de la propriété d’auto-
reproduction), et c’est au niveau de cette substance unitive que le
chromosome se briserait, soit lors de l’enjambement (crossing
over), soit sous l’influence de l’irradiation.
Les gènes peuvent être des unités physiques, mais non tout à
fait séparables, et maintenues ensemble par quelque chose
d’analogue à une liaison chimique ; les « radio-fractures », et,
plus généralement, les séparations de gènes se produiraient au
niveau des liaisons.
Les gènes peuvent être des unités physiques en contact
immédiat l’une avec l’autre ; les séparations se feraient
exclusivement entre les gènes.
Le matériel génique d’un chromosome peut être un
continuum, capable de se briser en n’importe quel point.
Le matériel génique d’un chromosome peut être un
continuum, mais présentant des points de plus ou moins grande
fragilité, qui représentent, pour les ruptures, autant de points
d’élection.
Etc.
De même, on peut faire des hypothèses très variées quant à la
possibilité de variation indépendante des gènes ou des segments
du continuum, quant à la simplicité ou à la complexité des gènes,
quant à leur indépendance ou à leur dépendance physiologique
(interaction avec des gènes adjacents, ou avec des gènes
lointains), etc.
Sewall Wright tient pour fort improbable l’hypothèse suivant
laquelle le chromosome se briserait en n’importe quel point de sa
longueur (elle paraît contredite, notamment, par les expériences
de Muller et Prokofyeva, auxquelles nous avons fait allusion plus
haut) ; et, en fin de compte, il conclut ainsi :
« La plus plausible interprétation est que les gènes identifiables
sont des unités physiques et physiologiques relativement
insécables, probablement associées avec les chromomères, et
réunies par du matériel qui, relativement inerte
physiologiquement, se brise avec une relative facilité, et n’est
peut-être même pas doué du pouvoir d’auto-synthèse. »
Il sera évidemment malaisé d’arriver – si même on y parvient
jamais – à une représentation parfaite du chromosome, à une
définition rigoureuse et inattaquable du gène. On peut s’attendre
que, pendant longtemps encore, les acquisitions concrètes
viendront troubler l’œuvre des théoriciens et les gêner dans
l’élaboration de leurs schémas théoriques.
Rien d’étonnant, au reste, à ce qu’on ait tant de peine à
interpréter de façon satisfaisante la structure intime du
chromosome. C’est à l’intérieur de ces éléments que jouent les
mécanismes vitaux essentiels, et il s’agit d’expliquer, non
seulement la différenciation structurale du chromosome, mais
son pouvoir d’auto-synthèse, sa stabilité relative et son aptitude à
la variation, ses mouvements si réguliers et si complexes au cours
de la mitose et de la réduction chromatique… Le jour où nous
aurions compris tout cela, nous ne serions peut-être pas très loin
de comprendre ce que c’est que la vie : et il y a là, peut-être, de
quoi nous faire prendre quelque patience.
Ce qui, dès maintenant, paraît à peu près certain, c’est que la
vieille représentation du chromosome, comme un chapelet de
grains, ou comme une corde à nœuds, ou, plus généralement,
comme une suite linéaire de corpuscules individuels et
indivisibles, est par trop grossière et simpliste.
« Si l’on s’essaie, écrit Waddington, à en présenter une image
plus adéquate, on peut partir du fait fondamental que le
chromosome est une structure allongée qui, partout où nous en
pouvons faire l’analyse, présente des différences arrangées en un
ordre linéaire53. »
Voilà, en effet, le fait capital, celui sur lequel s’accordent
présentement tous les généticiens, et c’est là-dessus, nous semble-
t-il, qu’il convient d’insister, sans accorder trop d’importance
aux divergences théoriques qui peuvent exister quant aux
relations intimes du gène et du chromosome.
Il sied d’autant plus de souligner l’unanimité des généticiens
sur ce point fondamental – et contrôlable par l’expérience – que la
biologie soviétique, depuis quelques années, mène une vigoureuse
attaque contre les chromosomes et contre les gènes.
« La théorie du gène, écrit K. Kostrioukova, est une théorie
fausse, qui retarde les progrès de la science. Le gène n’est que
pure fiction… Vous ne verrez pas le gène, car il n’existe pas, pas
plus que la force vitate… »
Or, il faut bien comprendre, pour éviter un grave malentendu,
que cette négation du gène n’a rien à voir avec tes critiques que
nous venons d’examiner et qui portent simplement sur la notion
de gène en tant que particule indépendante du chromosome.
Ce que les biologistes soviétiques condamnent, au nom de
l’idéologie marxiste, c’est le principe même de l’atomisme
biologique, c’est l’existence d’une substance spécialisée, jouant
un rôle privilégié dans les phénomènes héréditaires (« Il n’y a pas
de substance héréditaire ») ; c’est la différenciation structurale des
chromosomes : « C’est faire preuve, dit Mitine, d’un idéalisme
inadmissible que d’affirmer que le chromosome est hétérogène,
que ses qualités varient dans toute sa longueur. »
Pour justifier une attitude aussi résolument négatrice – et qui
rappelle les outrances d’Etienne Rabaud –, les biologistes
soviétiques auraient à convaincre de fausseté les innombrables
preuves qu’ont accumulées, depuis tant d’années, les généticiens
des autres pays ; ils auraient à mettre bas tout l’édifice
morganien. On doute qu’ils y réussissent, et le moins qu’on
puisse dire est que, jusqu’à présent, ils n’ont même pas entrepris
de façon sérieuse ce gigantesque travail de démolition qui eût dû,
en bonne logique, précéder leurs déclarations péremptoires.
Voici que nous touchons à un point de brûlante actualité…
Nous nous proposons d’y revenir dans la conclusion de cette
étude, mais, auparavant, nous aurons à examiner les quelques
données que fournissent à l’étude de la structure
chromosomique, d’une part, les techniques de la chimie, d’autre
part, les observations effectuées au moyen du microscope
électronique. Nous aurons aussi à dire quelques mots de la
comparaison, apparemment significative, qui a pu être faite entre
les gènes et les virus simples (virus-protéines), et nous exposerons
brièvement la question des unités cytoplasmiques (plasmagènes),
dont la découverte, relativement récente, a enrichi d’un nouveau
chapitre l’atomisme biologique.
Enfin, nous tâcherons de montrer comment la conception
actuelle de la substance héréditaire se rattache aux conceptions
anciennes, et comment, à la lumière de notre savoir présent,
peuvent être envisagés les trois grands problèmes de la
transmission des caractères, de la variation (c’est-à-dire de
l’évolution des espèces) et du développement.

IV. – LES IDÉES ACTUELLES SUR LE GÈNE


Nous avons vu antérieurement que la Génétique a établi sans
équivoque le rôle privilégié que jouent, dans les phénomènes
d’hérédité, certaines particules du noyau cellulaire, les
chromosomes.
« Ce qu’on pouvait appeler, il y a quelques années, théorie
chromosomique de l’hérédité n’est plus une hypothèse, mais une
indiscutable réalité », constatait E. Guyénot en 194254 ; et,
depuis lors, une foule de faits nouveaux se sont accumulés, qui
ont encore donné plus de force probante à la démonstration55.
A la lumière de cette théorie, chaque chromosome se présente
comme un filament à structure très complexe, que caractérise une
différenciation très poussée dans te sens de la longueur : à chaque
niveau (locus) du filament se manifestent des propriétés
différentes quant à la fonction héréditaire.
Nombre de biologistes interprètent cette différenciation en
admettant que le filament chromosomique est constitué par une
série, par une file de corpuscules indépendants et séparables les
uns des autres : les gènes.
Cependant, comme nous y avons insisté au chapitre précédent,
il est permis de mettre en doute la conception du gène en tant
que particule indépendante, car d’autres suppositions sont
légitimes quant à la nature de la différenciation du chromosome.
On peut, notamment, voir dans celui-ci une gigantesque
molécule fibrillaire, dont la structure et les propriétés varient
suivant le locus considéré ; et d’ailleurs, entre les deux thèses
extrêmes du chromosome parfaitement continu et du gène
parfaitement autonome, il y a place pour bien des opinions
intermédiaires.
*
Il est assez communément admis que chaque gène correspond
à une grosse molécule ou à l’association d’un petit nombre de
molécules, avec les réserves qu’implique, selon Fauré-Frémiet56,
le terme de molécule appliqué à des édifices dont « on ne peut
que sous-estimer la complexité chimique ».
On a d’assez bonnes raisons d’attribuer au gène une
constitution de nucléoprotéide, et, plus précisément, de
désoxyribonucléoprotéide.
« Chaque gène, écrivent A. Boivin et A. Delaunay57, semble
bien n’être qu’une molécule géante d’un nucléoprotéide spécial,
caractéristique de ce gène… L’acide nucléique qui figure dans les
nucléoprotéides du noyau est principalement à base de
ribodésose (ou désoxyribose). »
Cette opinion est reproduite par Lucien Cuénot et A. Tétry
dans leur dernier ouvrage :
« Le gène est probablement une seule grosse molécule de
désoxyribonucléoprotéine contenant un grand nombre de
radicaux d’amino-acides, ce qui donne la possibilité d’un
nombre immense de stéréo-isomères… Ce sont sans doute les
variations de leur copule nucléique qui leur confèrent une
personnalité58. »
L’acide désoxyribonucléique est, en effet, un constituant
spécifique des chromosomes (Caspersson, Darlington, etc.). Il se
montre deux fois plus abondant dans les noyaux cellulaires
diploïdes (à double stock de chromosomes) que dans les noyaux
haploïdes (à simple stock [Boivin, Vendrely, Tulasne]. En outre,
c’est la même longueur d’onde de radiations qui est absorbée le
plus fortement par les acides nucléiques et qui provoque dans les
gènes la plus grande quantité de mutations.
Fort significatifs sont, de surcroît, les faits dits de « mutation
dirigée ». Quand on traite des microbes (pneumocoques,
colibacilles) d’une certaine race par des extraits de microbes
d’une autre race, il arrive que l’on communique à ceux-là les
caractères de ceux-ci ; et la modification ainsi imprimée est
permanente, héréditaire, tout comme s’il s’agissait d’un
changement de gène. On obtient des résultats du même genre en
substituant aux extraits microbiens une substance chimique toute
pure, à savoir, l’acide désoxyribonucléique tiré des microbes
inducteurs. Ces remarquables expériences, dues à Griffith, Avery,
Boivin, Taylor, etc., prouvent, d’une part, que chaque race de
microbe contient un acide désoxyribonucléique particulier, et,
d’autre part, que cet acide a le pouvoir de transmettre certains
caractères héréditaires. On ne sait s’il s’incorpore, comme un
gène, au patrimoine héréditaire des microbes soumis à son
influence, ou s’il détermine dans leurs gènes une mutation
définie59.
Nous ignorons tout du mécanisme qui assure l’auto-
reproduction du gène. On présume qu’il suscite dans le milieu
cellulaire, et aux dépens des constituants de ce milieu, une
« copie » de lui-même, copie généralement fidèle, mais qui peut
exceptionnellement présenter de légères différences par rapport à
l’original (c’est te cas de la mutation). Pour rendre compte du
phénomène, on a songé à l’action d’enzymes de synthèse,
fonctionnant en relation avec les acides nucléiques ; on a invoqué
le phénomène de « résonance quantique » (Pascual Jordan, F.
Pasquier), le jeu de « moments dipolaires statiques » (Friedrich
Freksa) ; Linus Pauling s’est demandé si le gène ne produit pas
d’abord « une molécule de structure complémentaire à la sienne,
molécule qui, à son tour, servirait de gabarit pour la reproduction
du gène original60. Mais il n’y a dans tout cela que des
hypothèses. Ce problème de l’auto-reproduction du gène est l’un
des plus importants de la biologie, puisqu’il est celui-là même de
l’assimilation et de la reproduction ; « sans doute faudra-t-il des
générations pour en donner la solution61 ».
Pour ce qui est des dimensions du gène, on admet
présentement que son diamètre doit se tenir entre 4 et 8 millicrons
(millionièmes de millimètre). Darlington estime
approximativement à 30 millicrons cubiques le volume moyen du
gène. Cette estimation se fonde sur l’analyse des effets mutagènes
des radiations ionisantes, le gène étant comparé à une « cible »
(micrurgie quantique de Holweck, Lacassagne, etc.). Elle est
nettement inférieure à celles qu’obtenaient soit Waddington
(1934) en considérant te gène comme « la plus petite unité de
crossing over et de rupture par les rayons X » (100 millicrons de
longueur), soit II. J. Muller et Prokofyeva (1935) en déterminant
la limite de taille d’un fragment de chromosome capable d’auto-
reproduction (20 millicrons de largeur sur 125).
A la question de la taille des gènes se rattache directement celte
de leur nombre. On pense qu’un noyau de Drosophile contient
de 10.000 à 15.000 gènes ; un microbe (colibacille), plusieurs
centaines ; un bactériophage, plusieurs dizaines.
Si te diamètre moyen du gène avoisine 4 à 8 millicrons, il est
évidemment invisible aux grossissements du microscope
ordinaire, qui ne permettent pas de distinguer des objets
inférieurs à 2/10 de micron. L’opinion communément admise
est celle de Huettner, d’après laquelle le gène ne deviendrait
apparent qu’à la faveur de l’apposition d’un matériel accessoire
et colorable (chromatine). Elle a été confirmée en ces derniers
temps, et de façon précise, par les remarquables travaux d’E.
Guyénot et de ses collaborateurs, qui, usant du microscope
électronique (grossissement de 9.000 diamètres), ont réussi à
apercevoir, dans les noyaux quiescents des cellules reproductrices
(ovocytes de Batraciens), de longs filaments flexueux, d’un
diamètre d’une cinquantaine d’angströms (l’angström = 1/10 de
millicron) et d’une longueur de plusieurs dizaines de microns.
Guyénot ne doute pas qu’il ne s’agisse des chromosomes
complètement déroulés. On sait que, dans les noyaux cellulaires
au repos (entre deux périodes de division), les chromosomes sont
parfaitement invisibles sous le microscope ordinaire ; les
observations de Guyénot, si elles sont confirmées, apportent
donc, en premier lieu, la-preuve de la permanence des filaments
chromosomiques, permanence qui était postulée par la théorie
chromosomique, mais dont on n’avait pas fourni jusqu’ici la
démonstration directe ; en outre, elles nous révèlent le
chromosome réduit à lui-même, la chromosome dénudé, qu’on
n’avait pu apercevoir jusqu’à présent par suite de son excessive
minceur, et qui est tout à fait différent du chromosome habillé,
revêtu de chromatine, tel qu’il se présente à la vue du cytologiste.
II est permis dès lors, de se demander si les conclusions
relatives à la structure chimique des chromosomes s’appliquent
bien aux gènes eux-mêmes, et non pas plutôt à leur gaine
chromatique.
« La chromatine, formée de nucléoprotéides, si elle rend le
chromosome visible et colorable, et intervient dans la dynamique
de la cinèse par sa charge électrique, n’aurait rien à voir avec la
chromatine génétique, seule importante du point de vue de
l’hérédité. Bien des hypothèses émises sur les dimensions des
gènes, leur nature et celle de leurs mutations, devront, semble-t-
il, être revisées62. »
Des recherches de Guyénot, on rapprochera les observations
de M.C. Pease et R.F. Baker, effectuées également au microscope
électronique, mais sur les chromosomes géants de la Drosophile,
et d’où il ressort que la substance chromosomique laisse voir des
particules de formes et d’aspects variés (en globule, en feuille, en
cigare). Ces particules, selon Baker et Pease, seraient identifiables
aux gènes, mais il s’agit, dans ce cas, de gènes habillés, revêtus de
chromatine, et non pas de gènes nus, comme dans les
observations de Guyénot.
La stabilité du gène est considérable63. Trois cents croisements
successifs entre des mouches à ailes longues et des mouches à ailes
vestigiales ne déterminent aucune modification dans le gène des
ailes longues64.
Selon les conceptions actuelles, le gène serait un modificateur
du fonctionnement cellulaire, un centre d’activité chimique. On
a pu montrer (expériences de Beadle et Tatum sur la moisissure
rose du pain, Neurospora) que chaque gène commande à la
production d’un ferment défini, participant à la synthèse des
composés chimiques nécessaires à la vie de la moisissure. On
ignore à peu près tout des rapports structuraux entre le gène lui-
même et les ferments dont il conditionne la formation, mais il est
assez vraisemblable que, dans certains cas tout au moins, le
ferment présente une constitution voisine de celle du gène65.
Il est extrêmement tentant de comparer les gènes
chromosomiques aux virus-protéines, révélés en 1935 par le
biochimiste Stantey.
Gènes et virus sont doués du pouvoir d’auto-reproduction ; ils
présentent, de. loin en loin, des changements permanents de
propriétés (mutations), changements dont la fréquence est très
fortement accrue sous l’influence des radiations de faible
longueur d’onde. Tous deux ils appartiennent, semble-t-il, à la
famille des nucléo-protéines ; mais, alors que le gène contient de
l’acide désoxyribonucléique, c’est de l’acide ribonucléique66 que
contient le virus.
La similitude entre les virus et les gènes paraît témoigner une
véritable parenté, et il y a là un argument en faveur de la
conception du gène, particule indépendante, car il n’est pas
douteux que les unités de virus ne soient des molécules, ou, en
tout cas, des édifices moléculaires autonomes.
Un autre argument en faveur de cette conception peut être tiré
de l’existence des « plasmagènes », ou gènes libres dans le
cytoplasme.
Ces gènes cytoplasmiques ont été d’abord découverts chez les
plantes, mais on en connaît, depuis une quinzaine d’années,
plusieurs exemples chez les animaux.
Chez la Drosophile, L’Héritier et Teissier (1937) ont mis en
évidence le rôle d’un agent cytoplasmique auto-reproductible
(génoïde), qui, transmis par la femelle à tous ses descendants,
conditionne la « sensibilité » de l’insecte à l’acide carbonique. Ce
gaz se montre un poison violent pour les mouches qui portent le
génoïde dans leur cytoplasme.
Sonneborn, plus récemment, a trouvé, dans une race (killer) de
l’infusoire Paramécie, des particules cytoplasmiques (particules
kappa) qui rendent l’animal apte à produire une substance
toxique pour ses congénères. Les particules kappa ne peuvent se
multiplier dans le cytoplasme qu’à la condition que le noyau
contienne un certain gène K, mais la présence de ce gène K ne
suffit pas à assurer la formation des particules kappa : un
infusoire porteur du gène K ne pourra plus produire celles-ci
après qu’il en aura été débarrassé artificiellement, ce qui est
possible en le traitant par une température élevée ou certains
antibiotiques comme la chloromycétine.
Pour ce qui est des particules kappa, qui, visibles au
microscope ordinaire, sont de taille assez considérable
(0,2 à 0,8 micron), on se demande si elles ne représentent pas les
vestiges d’un ancien parasite dégradé. La question du parasitisme
peut aussi se poser pour te génoïde de la Drosophile, qui, à
certains égards, se comporte comme un virus ; mais la distinction
entre virus et gène cytoplasmique est extrêmement difficile à
faire, et peut-être même n’est-elle qu’arbitraire : « Il n’y a pas de
différence essentielle entre une infection à virus et l’hérédité
cytoplasmique », disait J.B.S. Haldane en 1938 ; et, d’après
Darlington, un virus pourrait avoir un plasmagène pour ancêtre ;
c’est précisément par une dérivation de ce genre qu’il explique la
genèse du cancer.
Un type de plasmagène fort intéressant a été signalé par Boris
Ephrussi dans la levure de boulangerie : sous l’influence de
certaines substances toxiques (acriflavine), ce plasmagène est
perdu par la cellule, d’où une modification désormais
permanente de la fonction respiratoire, se traduisant par une
réduction de la taille des colonies.
Nous ignorons pour l’instant quelle est l’importance du rôle
héréditaire des plasmagènes. Il apparaît, de prime abord, assez
faible, relativement au rôle des gènes proprement dits. « Les
phénomènes d’hérédité cytoplasmique forment un ensemble
assez maigre si on le compare à l’édifice impressionnant de
l’hérédité chromosomique » (L’Héritier). « La chose étonnante,
c’est que l’hérédité cytoplasmique joue un si faible rôle » (Sewall
Wright).
Mais il ne faut pas oublier que nous ne pouvons connaître un
plasmagène (comme un gène, du reste) que par ses variations. La
paucité des manifestations héréditaires du cytoplasme pourrait
donc, théoriquement, n’avoir d’autre cause qu’une plus grande
stabilité de ses unités génétiques.
Il n’est pas impossible, au demeurant, que le cytoplasme
intervienne dans l’hérédité autrement que par des particules
auto-reproductibles. Comme dit L’Héritier, « la question de la
généralité de la conception particulaire de l’hérédité demeure
ouverte67 ».
Si nous laissons de côté cette question, au débat de laquelle on
ne peut verser aucun fait positif, nous pouvons dire que les faits
d’hérédité cytoplasmique ont non seulement enrichi le chapitre
de l’atomisme biologique, mais encore apporté de nouveaux
arguments à la thèse de l’indépendance du gène.
Plus encore que les gènes, les plasmagènes se rapprochent des
virus : comme eux, ils renferment de l’acide ribonucléique et non
désoxyribonucléique.
Rappelons que des éléments particulaires, contenant de l’acide
ribonucléique et jouant un rôle important dans la synthèse des
protéines cellulaires, se trouvent en abondance dans la plupart
des cytoplasmes cellulaires (A. Claude, J. Brachet et Jeener). On
n’a pu encore prouver que ces « microsomes » cytoplasmiques
possèdent, comme les gènes et les plasmagènes, le pouvoir
d’auto-reproduction68. Toujours est-il que « les recherches
cytologiques récentes portant soit sur les virus-protéines soit sur
les constituants normaux de la cellule, évoquent à tout instant, et
de manière obsédante, la notion de macromolécule protéique et
nucléoprotéique. Si de telles assimilations sont exactes, et si, de ce
fait, les virus moléculaires, les microsomes, les gènes, sont
réellement comparables entre eux, au moins dans une certaine
mesure, on paraît faire une sorte de retour à l’idée ancienne des
unités biologiques fondamentales, telles que les « microzyma » de
Béchamp ou les « bioblastes » de Altmann : idée ancienne
retrouvée, mais fondée aujourd’hui sur des bases nouvelles »
(Fauré-Frémiet).
*
Examinons maintenant, à la lueur de cet « atomisme
biologique » moderne, comment se posent les trois grands
problèmes de l’hérédité, du développement et de l’évolution.
Il est désormais acquis qu’un très grand nombre de différences
héréditaires – de l’ordre individuel et racial – sont en rapport avec
la constitution des gènes du noyau.
En bien des cas, nous pouvons affirmer qu’entre deux
individus différant par un caractère bien défini, il existe une
différence de constitution dans un locus d’un certain
chromosome69.
La théorie chromosomique nous explique comment, par le jeu
combinatoire des chromosomes, tous les individus d’une même
espèce peuvent différer plus ou moins les uns des autres.
L’hérédité de la plupart des traits individuels et raciaux, de même
que l’unicité de l’individu humain, ne sont plus des problèmes
pour le biologiste.
Est-ce à dire que toutes les différences héréditaires sont
transmises par les gènes chromosomiques ?
Non certes. Nous savons que certaines différences individuelles
ou raciales sont transmises par des gènes cytoplasmiques, et il se
pourrait que ces derniers jouent dans la transmission des
caractères spécifiques un rôle assez considérable, encore que, du
fait de leur habituelle stabilité, nous ne pussions en donner la
preuve. On doit également tenir compte de la possibilité d’une
hérédité cytoplasmique « non particulaire » et liée à
l’organisation générale ou à la biochimie du cytoplasme.
Le problème du développement, qui est le problème même de
l’embryologie, garde encore bien des obscurités.
« C’est un des problèmes capitaux de la génétique et de
l’embryologie tout ensemble que celui du rôle respectif des gènes
et du protoplasme dans le développement, précoce ou tardif, des
caractères individuels70. »
La donnée fondamentale dont il faut partir est que les gènes
du noyau sont transmis intégralement à toutes les cellules de
l’organisme, car les divisions cellulaires sont toutes équationnelles
quant au contenu nucléaire71. Il est donc impossible d’expliquer
– comme le voulait Weismann – la différenciation cellulaire par
une répartition différentielle des gènes, et c’est, par suite, dans le
cytoplasme que résident les causes de cette différenciation.
On peut imaginer que des groupes de gènes entrent
successivement en activité, ou que certaines différences
cytoplasmiques initiales entraînent des différences d’activité
génique, qui, à leur tour, produiraient de nouvelles différences
cytoplasmiques.
D’après Morgan, les modifications du cytoplasme
détermineraient des modifications superficielles et réversibles
dans la structure des gènes72.
Sonneborn a émis une hypothèse très ingénieuse73 qui fait
intervenir les plasmagènes.
La différenciation cellulaire serait en rapport avec « une
ségrégation différentielle de déterminants cytoplasmiques lors de
la division cellulaire ». Quand des cellules ont perdu certains
plasmagènes, elles ne peuvent les refaire : c’est pourquoi elles
acquièrent des caractères différents de ceux des cellules qui les ont
gardés, et pourquoi, passé un certain stade du développement, la
différenciation cellulaire est irréversible, l’organisme étant devenu
une « mosaïque de territoires », comme dit Guyénot.
On peut imaginer que des plasmagènes primordiaux, d’abord
inactifs, se combinent avec des substances produites par les gènes,
pour produire des plasmagènes spécialisés.
P. Wintrebert a proposé, sur le développement, des vues
passablement différentes de celles de Sonneborn. Il distingue,
parmi les gènes, les gènes constructeurs ou gènes de
développement, et les gènes utilitaires ou physiologiques : les
premiers se combinent au protoplasme de manière définitive, ils
sont « les architectes de la forme, les facteurs de
métamorphose » ; les autres, qui ne s’associent au protoplasme
que de manière provisoire, exercent, par voie enzymatique, une
action modelante et passagère.
Les gènes, dit Wintrebert, ne sont pas la base esentielle de la
vie ; ne pouvant ni vivre ni assimiler en dehors du cytoplasme, ils
ne sont rien sans lui, mais, dans l’ontogenèse, le cytoplasme se
comporte en exécutant passif et docile des gènes, qui assument la
direction exclusive des événements74.
Du rôle que jouent les gènes (et les plasmagènes) dans
l’hérédité des caractères organiques, nous pouvons inférer
directement qu’ils ont tenu une grande place dans les
modifications évolutives des espèces.
Celles-ci ne peuvent, en effet, résulter que de variations
héréditaires, et les seules variations héréditaires qui nous soient
connues de façon certaine sont les « mutations », c’est-à-dire des
modifications qualitatives ou quantitatives de la substance
héréditaire. Ces mutations portent soit sur la constitution
chimique des gènes (ou des plasmagènes) eux-mêmes, soit sur
l’arrangement des gènes à l’intérieur des chromosomes, soit sur
te nombre des gènes ou des chromosomes.
Elles sont « des variations individuelles, accidentelles, dont
l’apparition est capricieuse et relativement rare » (Vandel).
N’ayant aucun lien défini avec les conditions du milieu externe,
et, par suite, étant dépourvues de toute valeur adaptative, elles
n’avantagent que fortuitement l’organisme qui les présente.
Aussi, pour rendre compte de l’adaptation organique, de la
« finalité de fait » qui se manifeste dans les machines vivantes,
devra-t-on invoquer les effets drastiques de la sélection naturelle.
Cette théorie mutationniste ou néo-darwinienne (théorie dite
synthétique) de l’évolution est professée par nombre de biologistes
(Julian Huxley, Fisher, etc.), mais non par tous. Pour notre part,
nous la jugeons insuffisante, en convenant d’ailleurs que l’on ne
saurait en proposer aucune qui lui soit préférable.
En effet, la conception lamarckienne manque de toute base
expérimentale, puisque, jusqu’ici, tous les efforts ont été vains
pour mettre en évidence la transmission héréditaire d’une
modification acquise par le soma75.
Contrairement à ce que prétendent certains lamarckiens, les
« mutations artificielles » n’ont apporté aucune justification à
leur thèse : il n’y a pas de rapport entre ces variations
quelconques, provoquées par l’action directe d’un agent externe
sur la cellule germinale, et les variations proprement
lamarckiennes, qui, primitivement somatiques, ne deviendraient
germinales que secondairement.
Weismann lui-même, ne l’oublions pas, admettait
parfaitement l’action directe du milieu sur le germen (induction
parallèle).
Quelques biologistes ont tâché de concilier théoriquement la
conception génétique de l’hérédité avec un néo-lamarckisme en
postulant une conformité chimique entre le gène et certaines
substances de provenance somatique.
Selon eux, la modification d’une partie du corps, déterminée
par l’exercice ou par le milieu, entraînerait la production d’une
substance diffusible (hormone, antigène ou anticorps) qui
pourrait agir sur le ou les gènes en rapport avec la formation de
cette partie, ou encore s’incorporer au patrimoine héréditaire
(lamarckisme chimique de P. Wintrebert).
E. Guyénot, de son côté, a envisagé la possibilité de variations
constitutionnelles du cytoplasme, qui pourraient être provoquées
par le fonctionnement organique ou, plus généralement, par les
conditions d’existence : « Ainsi la partie de la théorie
lamarckienne qui a trait à un rôle possible des facteurs externes
pourrait un jour réapparaître sous une forme modifiée, à
condition de limiter l’action du milieu à des phénomènes de
spécialisation progressive du cytoplasme susceptibles d’entraîner
d’ailleurs des variations particulièrement profondes du
développement général76. »
D’autres auteurs, sans se préoccuper de ressusciter une part de
lamarckisme, accordent un rôle considérable à d’hypothétiques
variations du cytoplasme ovulaire, variations primaires et non
point consécutives à des mutations de gènes.
L’embryologiste A. Dalcq, par exemple, estime qu’une
variation de grande portée évolutive ne saurait apparaître que
dans l’œuf ou dans les tout premiers stades du développement ;
elle porterait sans doute sur le cytoplasme, soit qu’il s’agît d’une
mutation de plasmagènes, ou d’une réorganisation complète de
la cellule ovulaire77. C’est à des variations de ce genre (onto-
mutations) que Dalcq attribue la macro-évolution, c’est-à-dire la
différenciation des grands types structuraux (clades), alors que la
différenciation des genres et des espèces serait due à des
mutations de gènes ou de chromosomes.
La distinction entre les grandes étapes initiales de l’évolution
et les petites étapes finales (macro- [ou méga-] et micro-
évolution) ne paraît pas justifiée à Lucien Cuénot, qui assigne de
mêmes causes à tous les changements évolutifs, quelle qu’en soit
l’amplitude. Vandel, en revanche, souscrit aux idées de Dalcq, et
estime, lui aussi, que « c’est à l’embryologie qu’il convient de
s’adresser pour obtenir un renouvellement fécond de nos
conceptions sur l’évolution78 ». Il doute que la mutation
classique (mutation de gène) nous donne la clef de la variation
évolutive, car, pour lui, « le mécanisme mendélien, qui répartit
avec une admirable précision les chromosomes et les gènes entre
les différentes cellules sexuelles, représente un mécanisme
hautement spécialisé et essentiellement stabilisateur ».
Devant la difficulté où nous sommes d’expliquer les
phénomènes d’évolution par les mécanismes génétiques
positivement connus, il est évidemment très séduisant de reporter
dans te cytoplasme, encore assez mystérieux, la source de la
plasticité organique. Mais on doit reconnaître que nous n’avons
jamais rien constaté ni dans la nature ni au laboratoire, qui
permette de nous faire une idée précise de ces « mutalions
cardinales » ou ontomutations que l’évolutionniste, un peu déçu
par ce qu’il observe, se complaît à imaginer79.
*
Pour conclure brièvement cette esquisse d’une histoire de
l’atomisme en biologie, nous dirons que cet atomisme,
longtemps combattu, a maintenant triomphé sans conteste,
donnant raison à tous les précurseurs qui, depuis Maupertuis et
Buffon jusqu’à Weismann en passant par Darwin, ont senti le
besoin d’admettre l’existence d’unités biologiques pour expliquer
les faits d’hérédité et de variation.
L’atomisme biologique peut être considéré présentement
comme aussi fortement démontré que l’atomisme physico-
chimique80.
Sur la notion même du gène, sur sa constitution et son degré
d’indépendance, on discutera sans doute longtemps, très
longtemps81, mais ces discussions ne doivent pas faire perdre de
vue le fait essentiel qui est « le caractère atomique » des choses
vivantes, comme dit Darlington82.
Bien entendu, on n’entend nullement spécifier, par le mot
atome, qu’il s’agisse d’unités insécables.
Les atomes biologiques que sont les gènes sont, dans les
chromosomes, disposés suivant un ordre défini : ils forment un
système cohérent, dont les propriétés d’ensemble peuvent varier
pour un minime changement survenu dans les relations
mutuelles des gènes. A cet égard, la conception nägelienne de
« l’architecture du plasma germinatif » a reçu une pleine
confirmation.
Cette notion d’arrangement génique ne vaut évidemment pas
pour les plasmagènes, libres dans le cytoplasme cellulaire.
Comme l’avait fort bien compris Morgan, et contrairement
aux vues de Weismann83, le gène (ou te plasmagène) n’est
nullement un « germe de caractère », encore moins une
« miniature d’organe » ; il n’est qu’un modificateur du chimisme
cellulaire, et les biologistes, prudemment, se gardent aujourd’hui
de préciser les rapports entre le gène et le caractère, te rôle joué
par tels ou tels gènes dans la formation de tel ou tel organe.
L’atomisme biologique a définitivement éliminé toute la part de
préformisme qui entachait la plupart des théories microméristes du
passé84.
*
Nul n’ignore qu’à l’heure présente, la notion de gène, ou
d’atome biologique, est passionnément combattue par les
biologistes soviétiques de l’école de Mitchourine et de Lyssenko,
qui lui reprochent, au nom du marxisme militant, d’être
réactionnaire, idéaliste, bourgeoise, métaphysique, etc.85.
Sans reprendre ici la critique, développée en un ouvrage
antérieur86, d’un dogmatisme philosophique qui prétend faire loi
jusque dans le domaine des réalisations expérimentales, nous
nous bornerons à demander en quoi la notion de gène – c’est-à-
dire d’une particule matérielle jouant un rôle défini dans les
processus de transmission et de variation – est essentiellement
contraire aux enseignements du matérialisme marxiste.
Comme dit fort bien le biologiste anglais J.B. S. Haldane,
considéré jusqu’ici comme un partisan du marxisme scientifique,
« un marxiste ne peut pas plus nier une base matérielle à
l’hérédité qu’à la sensation et à la pensée87 »…. Aussi, en
démontrant « que l’hérédité possède une base matérielle et non
métaphysique », Thomas Hunt Morgan et ses collègues ont
accompli, du point de vue marxiste même, un très grand progrès
scientifique.
Il est assez curieux de noter que les marxistes soviétiques se
rencontrent, dans leur critique du gène, avec Johannsen, l’un des
fondateurs de la génétique classique, qui écrivait en 1913 :
« Nous touchons ici à une notion au plus haut point
dangereuse… celte du gène considéré comme une structure
matérielle, morphologiquement caractérisée, notion contre
laquelle nous devons ici mettre en garde88. »
Le marxisme serait-il foncièrement opposé à l’idée de la
discontinuité du patrimoine héréditaire ? Mais en quoi
l’atomisme biologique serait-il plus « idéaliste », plus
« bourgeois », que l’atomisme physico-chimique ?
Les marxistes louent Paul Langevin, par exemple, d’avoir, par
ses expériences sur l’ionisation des gaz, « démontré l’existence
réelle, objective, des atomes, molécules et autres corpuscules de
l’atomistique, existence niée par les positivistes89 ». Or, n’est-ce
pas la même œuvre qu’ont accomplie les généticiens quand ils
ont démontré « l’existence réelle, objective » des gènes, contre les
positivistes de la biologie qui se refusaient à aller plus loin que de
dire : tout se passe, dans les croisements, comme s’il y avait des
unités héréditaires séparables les unes des autres ?
Si, pour notre part, nous contestons que la notion de gène ait
de quoi choquer un esprit attaché aux doctrines marxistes, allons-
nous admettre, en revanche, avec J.B.S. Hadlane, que « l’histoire
de la théorie des gènes fournit un magnifique exemple du
développement dialectique de la science90 » ?
Pas davantage.
D’après Haldane, l’évolution des idées, sur ce point, se serait
faite constamment dans le sens d’une accentuation matérialiste,
depuis Mendel, qui apparemment ne tenait pas les facteurs
d’hérédité pour des objets matériels, depuis Bateson, qui
employait encore te terme neutre et positiviste de « facteur »,
jusqu’à Correns, qui admet la matérialité du facteur, et, enfin,
jusqu’à Morgan, qui démontre par l’expérience l’existence
matérielle, objective, du « gène » chromosomique.
Mais l’historien de l’atomisme biologique ne doit pas oublier
que les plus vieilles théories de l’hérédité admettaient, elle aussi,
l’existence de particules matérielles. Souvenons-nous des
molécules organiques de Maupertuis, de Buffon, des gemmules
de Darwin, des micelles de Nägeli, des déterminants de
Weismann….
On est parti – car c’était la démarche la plus simple – de l’idée
de particule matérielle. Puis, on a traversé une longue période de
doute, de scepticisme ; et si beaucoup de savants du XIXe siècle
renâclaient à l’idée micromériste, c’était, semble-t-il, par
circonspection scientifique, par crainte d’accepter une
représentation trop grossière, trop naïve, des phénomènes, bien
plutôt que par préjugé idéaliste.
Il est même à remarquer que les anti-microméristes et les anti-
mendéliens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle étaient
plutôt de tendance matérialiste, ou, tout au moins, mécaniste : ils
reprochaient volontiers à la conception adverse d’être trop
« morphologique », ce qui, dans leur esprit, était presque
synonyme de « vitaliste91 », et ils lui opposaient des théories de
l’hérédité et de l’évolution qui se donnaient pour « physico-
chimiques ».
En bref, nous pensons que l’histoire de l’idée de gène – comme
celle de toute autre idée scientifique – est trop complexe, trop
nuancée, qu’elle met en jeu trop de composantes intellectuelles,
pour pouvoir, sans schématisation déformante, être racontée sur
le pur mode de la dialectique marxiste.

1. L’Hérédité et les grands problèmes de la biologie générale. Schleicher, 1903.

2. De Natura rerum.
3. Voir J. ROSTAND : L’Évolution des espèces et La Formation de l’Être, Hachette, et
aussi P. Brunet, Maupertuis, II, Blanchard.
4. Buffon, de son côté, écrit à propos de la Vénus physique : « Ce traité, quoique fort
court, rassemble plus d’idées philosophiques qu’il n’y en a dans plusieurs gros volumes
sur la génération…. Tout ce que je puis dire, c’est qu’on y trouvera des vues générales
qui ne s’éloignent pas infiniment des idées que j’ai données, et que cet auteur est le
premier qui ait commencé à se rapprocher de la vérité… »
5. Brücke, en 1861, avait aussi admis l’existence d’unités biologiques
(Elementarorganismen), intermédiaires entre cellules et molécules ; mais il n’a guère tiré
parti de cette idée.
6. L’Hérédité et les grands problèmes de la biologie générale.
7. Il s’agit ici d’un des principes fondamentaux de la philosophie spencérienne.
8. Lettre à Asa Gray.
9. Pour simplifier, nous emploierons désormais le terme de cellule.
10. On verra plus loin que les généticiens modernes comparent également le gène au
virus.

11. Lettre à Fritz Müller.


12. Galton avait montré, chez les lapins, que le sang est incapable de transmettre un
caractère racial (1871).

13. Voir J. ROSTAND : Charles Darwin, chap. XV.


14. A Theory of Heredity (Journal of the Anthropological Instituts, 1875).

15. The Laws of Heredity, a study of the causes of variation and the origin of living
organisms. Baltimore, 1883.
16. Montpellier médical, septembre 1938.

17. Mechanisch-physiologische Theorie der Abstammungslehre. München et Leipzig,


1884.
18. Die intracellulare Pangenesis. Iena, 1889.
19. Nägeli disait, lui aussi, que plusieurs centaines de files micellaires pouvaient
produire un nombre illimité de types organiques.
20. Elle est, sous cette forme, antérieure à la théorie d’Oscar Hertwig et même à
celle de H. de Vries.
21. Weismann pense qu’il a dû exister autrefois des organismes primordiaux qui
ressemblaient aux biophores et qui peut-être naquirent par génération spontanée.
22. Voir, par exemple, les ouvrages de Félix Le Dantec.

23. Elle lui fut révélée par la brève mention qu’en avait fait le botaniste Focke, dans
son Traité sur les hybrides végétaux, 1881.
24. Johann Mendel, qui était moine, s’appelait, en religion, Frère Gregor.
25. Notons que ce biologiste philosophe, qui ne manquait certes pas de talent, a
montré, en biologie, un extraordinaire manque de flair. Il a combattu avec une égale
violence le mendélisme et la physiologie humorale : toxines, hormones, etc., qu’il
raillait sous le nom de « phénoménines ».

26. Versuche über Pflanzenhybriden, imprimé dans Verhandlungen des


Naturforschenden Vereins in Brünn. IV, 1865, pp. 3-47. Voir la traduction française de
A. Chappellier, Recherches sur les hybrides végétaux Bulletin biologique de la France et de
la Belgique, 1907).
27. Annales des Sciences naturelles, 1826.
28. Les Problèmes de l’hérédité expérimentale, Flammarion, Paris, 1919.
29. DELAGE et GOLDSMITH. Les Théories de l’évolution, Flammarion, Paris, 1920,
p. 179.
30. L’Hérédité, Armand Colin, Paris
31. Coutagne, qui ne connaissait pas l’œuvre de Mendel, avait fait vers 1900 des
expériences fort intéressantes sur des croisements de vers à soie.

32. Année biologique, 1902.


33. Partie de la cellule qui entoure le noyau.
34. Année biologique, 1902, p. LXXIX.
35. Terme employé par Coutagne, voir plus haut p. 49.
36. « C’est pour les lamarckiens un véritable credo que l’unité de matière vivante, la
cellule, constitue un tout, un et indivisible, dans lequel il ne faut attacher aucune
importance spéciale, aucune fonction particulière à telle partie plutôt qu’à telle autre »
(E. Guyénot, Lamarckisme et mutationnisme, Revue générale des Sciences,
15 novembre 1921).
37. HENNEGUY. La Vie cellulaire, Payot, Paris, p. 146.

38. Les phénomènes de liaison entre facteurs avaient été d’abord signalés par
Bateson et Punnett, mais ils n’avaient pu être interprétés correctement par ces auteurs.
39. Boveri, dès 1887, avait prévu la possibilité d’échanges de parties entre deux
chromosomes, au cours de la réduction chromatique : « Peut-être un processus
intervient-il qui correspond à la conjugaison des organismes unicellulaires… Quand
nous disons que les deux chromosomes appariés se séparent lors de la seconde (ou
première) division de maturation, cela n’aurait pas plus de signification que lorsque
nous parlons ainsi des deux Paramécies qui viennent de se conjuguer. Ce ne sont plus
les mêmes qui se sont conjuguées, puisqu’elles ont mutuellement échangé certaines
parties. » (Voir C. STERN, Boveri and the early days of Genetics.).

40. Mot de Johannsen (1921).


41. Voir L’Hérédité, Colin, 1930 ; La Matière vivante et l’hérédité, 1937.

42. Voir Les Molécules héréditaires, par KOLTZOFF, Hermann, 1939.


43. STURTEVANT. Problèmes génétiques, Hermann, 1936. Voir C. BRIDGES. Salivary
Maps, Journal of Heredity, 1935, pp. 60-64. – Th. S. P AINTER. Salivary chromosomes
and the attack of the gene, Journal of Heredity, 1934, p. 465.

44. A new method for the study of chromosome rearrangements and the plotting of
chromosome maps, 1933, 78, pp. 585-586.
45. Linkage = liaison des gènes.

46. L’Hérédité, 3e édit., Doin, 1942, pp. 299-300.


47. L’Effet de position et la théorie de l’hérédité, Hermann, 1936.

48. En faveur de la conception unitaire ou « moléculaire » du chromosome, on peut


faire valoir qu’il existe des molécules chimiques de très grande taille (cellulose,
caoutchouc, etc.).
49. L’Hérédité.

50. Génétique physiologique, Hermann, 1939.


51. La Philosophie marxiste et les sciences, Editions sociales, 1946.

52. Les Mécanismes de l’évolution (dans Paléontologie et transformisme, Albin Michel,


1950).
53. Introduction to Modern Genetics, 1939.

54. L’Hérédité, 3e édit., Doin, 1942.


55. Citons, en particulier, les résultats obtenus par Fankhauser sur la polyploïdie
expérimentale des Batraciens, par Humphrey et Gallien (démonstration du mécanisme
chromosomique de la détermination du sexe chez les Salamandres).
56. La cellule et son organisation, Année biologique, avril-juin 1946.
57. L’Organisme en lutte contre les microbes, Gallimard, 1947.
58. LUCIEN CUÉNOT et ANDRÉE TÉTRY. L’Évolution biologique, Masson, 1951.
59. Voir A. BOIVIN, R. VENDRELY, R. TULASNE. Spécificité des acides nucléiques
chez les êtres vivants dans Unités biologiques douées de continuité génétique, Centre
national de la Recherche scientifique, 1946.

60. Anticorps et forces biologiques spécifiques, Endeavour, avril 1948.


61. J.B. S. HALDANE, La Philosophie marxiste et les sciences, Éditions sociales, 1946.

62. GUYÉNOT et M. DANON. Comptes rendus de l’Académie des Sciences,


6 février 1950.
63. SCHRÖDINGER. Qu’est-ce que la vie ? (Club français du Livre, 1948) estime que
le gène, contenant tout au plus quelques millions d’atomes, ne peut avoir « un
comportement ordonné et réglé d’après la physique même, c’est-à-dire se montrer si
stable, en dépit de la tendance perturbatrice due à l’agitation thermique, que grâce à la
protection de la baguette magique des quanta ».
64. PEARL (R.). Journal Washington Acad. Sc., 1935, 25, 253.
65. Le gène, dit Beadle, n’est pas seulement une unité de transmission, il est aussi une
unité fonctionnelle (Biochemical Aspects of Genetics).
66. Acide contenant, en fait de sucre, du ribose et non du ribodésose.
67. Où en est la science de l’hérédité ? Hommes et Mondes, juin 1950.
68. D’après Boivin, les gènes seraient les « directeurs primaires » du fonctionnement
cellulaire ; les plasmagènes et les microsomes en seraient les directeurs « secondaires » ;
les ferments, les directeurs « tertiaires »,
69. Ce qui suffit à justifier amplement le terme de « substance héréditaire » appliqué
aux chromosomes, bien qu’il soit vivement critiqué par certains.

70. THOMAS HUNT MORGAN. Embryologie et génétique, trad. par Jean ROSTAND,
Gallimard, 1936.
71. Les récentes expériences de BRIGGS et KING ont montré la totipotence
ontogénétique des noyaux embryonnaires, chez la Grenouille, au moins jusqu’au stade
gastrula.

72. Ibid.
73. Hypothèse qui lui a été, en partie, suggérée par Boris Ephrussi.

74. La conception génétique de l’ontogenèse, Comptes rendus de l’Académie des


Sciences, 1er août 1949,
75. Sans doute les biologistes soviétiques de l’école mitchourinienne prétendent-ils
avoir fourni cette démonstration, mais leurs résultats expérimentaux n’ont pas été
vérifiés par d’autres chercheurs.

76. La Variation et l’évolution, t. II, pp. 328-329, Doin, 1930.


77. Ce serait sans doute une variation primaire, car « on peut hésiter à admettre que
la transformation d’un ou plusieurs loci (gènes) soit capable d’influencer le cours de
l’ovogenèse au point de remanier la constitution du cytoplasme et la répartition
ultérieure de ses constituants par la ségrégation ovoplasmique » (A. DALCQ. L’apport
de l’embryologie causale au problème de l’évolution, Portugaliae acta biologica,
Lisbonne, 1949).

78. Revue scientifique, 1951.


79. Nous ne ferons que mentionner la théorie de Baldwin, Osborn, Lloyd Morgan,
Hovasse, qui s’efforce d’expliquer l’évolution par des somations adaptatives, auxquelles
se substitueraient des mutations qui les miment. Ce compromis entre le darwinisme et
le lamarckisme ne nous paraît offrir aucun avantage sérieux sur le darwinisme pur.
80. « A la fin du XIXe siècle, alors que s’imposait progressivement le triomphe des
idées de l’atomistique, les expériences se préparaient qui allaient donner la prouve
décisive d’une représentation discontinue de notre patrimoine héréditaire » (R. Turpin,
Leçon inaugurale, chaire de thérapeutique, 1948). Voir aussi L. Bounoure : « Qu’il
suffise de noter la réelle autonomie de ces facteurs élémentaires, qui assurent
l’inépuisable variété de type des individus au sein de chaque espèce. » (L’Autonomie de
l’être vivant, p. 82, P.U.F., 1949).
81. « Nous ne savons absolument rien de précis sur ce que peut être un facteur
[gène]. La prudence scientifique commanderait de ne pas s’attarder à ce problème
particulier » (GUYÉNOT).
82. « Nous voyons ainsi, à la place du gène abstrait de Johannsen, une particule
matérielle : une particule qui n’est cependant plus la boule de billard de Morgan, mais
une unité dont la taille est proportionnée à sa fonction, au noyau où elle est incluse,
aux activités dans lesquelles elle se trouve engagée, et aux rapports qu’elle acquiert avec
l’allèle que les hasards de l’union sexuelle lui ont offert comme partenaire, lors du
crossing-over » (DARLINGTON et MATHER. The Elements of Genetics, p. 373).
83. Weismann, mort en 1904, n’a jamais admis le gène au sens mendélien du mot
(voir MORGAN. The Physical Basis of Heredity, note, p. 235).
84. « Même les premières conceptions mendéliennes touchant les caractères-unités et
les facteurs-unités se souvenaient de l’idée des particules germinales représentatives de
propriétés extérieures. Cette idée a graduellement disparu. La localisation des gènes
dans le noyau cellulaire, le fait de leur grand nombre, de leur petite taille, ont conduit
au concept de « molécule biologique », ce terme d’ailleurs devant être pris dans un sens
plus large que celui de molécule chimique » (C. STERN. Gene and character, dans
Genetics, Paleontology and Evolution, Princeton U.P., 1949).
85. Voir La Situation dans la science biologique, éd. en langues étrangères, Moscou,
1949.
86. Voir J. ROSTAND. Les Grands Courants de la biologie, Gallimard, 1951.
87. La Philosophie, marxiste et les sciences.
88. Elements der exakten Erblichkeitslehre, Iéna, 1913, p. 483.
89. G. VASSAILS. Éducation nationale, 1951. – Le même auteur écrit dans La Pensée :
« Du fait que la théorie atomique, depuis Démocrite et depuis Dalton, s’est
« modifiée » – à savoir s’est immensément enrichie et approfondie – il faudrait donc
renoncer à croire à l’existence des atomes ».
90. La Philosophie marxiste et les sciences.

91. Voir Le Dantec, Yves Delage, Étienne Rabaud, Alphonse Labbé, etc.
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II

COUP D’ŒIL SUR L’HISTOIRE DES IDÉES


RELATIVES A L’ORIGINE DES MONSTRES

Dès l’Antiquité la plus lointaine, les hommes se sont demandé


pourquoi, de loin en loin, naissent dans leur espèce des individus
monstrueux, c’est-à-dire des individus présentant des caractères
anormaux par rapport au type ordinaire de la population
(individus albinos, à six doigts, à doigts soudés ou manquants, à
membres surnuméraires, etc.). Comme toujours, le préjugé et la
superstition ont largement devancé les jugements de la raison, et
la première tendance fut de faire intervenir des causes
surnaturelles.
Chez les Romains, par exemple, la naissance d’un enfant
difforme était interprétée comme le signe de la colère des dieux
ou comme le présage d’une catastrophe publique : d’après Tacite,
la mort de l’empereur Claude fut annoncée par la naissance de
monstres doubles, à visages hideux.
Dans certains pays d’Orient, au contraire, te monstre était
protégé, choyé, vénéré, car on lui trouvait presque toujours
quelque ressemblance avec un animal sacré1.
Durant tout le Moyen Age, on vit dans les naissances
monstrueuses l’œuvre du diable ou des démons : aussi le monstre
était-il souvent livré au supplice, et l’anathème lancé sur la
femme qui l’avait enfanté. De telles croyances persisteront
jusqu’au XVIe siècle, en dépit de la sagesse d’un Montaigne, qui
ose affirmer que « ce que nous appelons monstres ne le sont pas à
Dieu », et malgré l’avertissement de Pomponace, qui déclare que
c’est pure sottise d’attribuer à Dieu ou au Diable les effets dont
on ne connaît pas les causes. Peu à peu, des explications
naturelles de la monstruosité seront proposées, surtout par les
médecins : viciation de la semence, action de la boisson ou de la
nourriture, accouplement avec des bêtes, influence des astres ou
des comètes, imagination de la mère, etc. Explications naïves ou
fantaisistes, mais qui auront du moins pour conséquence un
adoucissement de la conduite sociale à l’égard des monstres ou de
leurs progéniteurs.
C’est seulement vers la fin du XVIIe siècle que les idées relatives
à l’origine des êtres anormaux vont prendre une tournure
véritablement scientifique, en rapport avec celles qu’on se faisait
sur le mécanisme de la génération.
A ce moment, l’opinion des hommes de science se partage
entre deux grandes doctrines : doctrine de la préformation,
suivant laquelle le nouvel être provient d’un germe où il tient un
raccourci, et qui n’aura qu’à s’agrandir pour se développer ;
doctrine de l’épigenèse, suivant laquelle le nouvel être vient d’une
semence amorphe et se forme par adjonctions successives de
parties2.
La doctrine de la préformation, qui ralliait le plus grand
nombre de partisans, se présentait elle-même sous deux formes,
selon qu’elle plaçait le germe dans l’œuf de la femelle
(préformation oviste) ou dans l’animalcule spermatique du mâle
(préformation animalculiste ou spermatiste). Elle était souvent
associée à la théorie de l’emboîtement, qui supposait les germes
des générations successives emboîtés les uns dans les autres, et,
par suite, tous les représentants de l’espèce inclus d’avance dans
un premier parent, – premier homme pour les animalculistes,
première femme pour les ovistes.
Flourens résume ainsi cette thèse extravagante : « Un être
vivant ne peut être formé que par un miracle. Il y aurait donc
miracle à chaque naissance. Il est bien plus simple de réduire tous
les miracles à un, et, puisqu’il faut se résigner au prodige, d’en
admettre un complet, et de l’admettre une fois pour toutes.
L’ouvrier suprême, en formant le premier individu de chaque
espèce, aura mis en lui les germes de tous les individus qui
devaient en provenir, de toutes les générations futures3. »
En 1690, un philosophe, Pierre-Sylvain Régis4, énonce l’idée
que les produits monstrueux pourraient être préformés dans les
germes, tout comme le sont les produits normaux : « Rien ne
nous empêche de croire que les germes des monstres ont été
produits au commencement, comme ceux des animaux parfaits,
et que la génération ne fait autre chose à leur égard que de les
rendre plus propres à croître d’une manière sensible »
(Philosophie, III, chapitre IX, no 14).
Naturellement, une telle opinion impliquait que l’on attribuât
directement au Créateur la production des êtres monstrueux, ce
qui n’allait pas sans soulever quelques difficultés métaphysiques
et théologiques. Mais de toute façon, pouvait-on éviter
d’imputer à Dieu la responsabilité de tout ce qui se passe dans
l’univers ?
« Il ne servirait de rien de dire que Dieu a produit à la vérité
des monstres quoiqu’il voudrait bien qu’il n’y en eût pas, mais
qu’il est obligé d’en produire pour satisfaire à la simplicité des
lois de la nature5, car nous répondrions que les lois de la nature
ne sont pas différentes de la volonté de Dieu » (Régis).
L’opinion philosophique de Régis sera reprise, en 1706, par le
médecin Duverney6, à l’occasion d’une observation qu’il
communique à l’Académie des Sciences sur « deux enfants joints
ensemble par la partie inférieure du corps ». Ayant soigneusement
étudié l’anatomie de ce monstre double, il conteste qu’on en
puisse expliquer la formation par l’union fortuite de deux œufs
ou de deux fœtus, hypothèse qui avait été précédemment
envisagée par plusieurs auteurs pour rendre compte de la
formation des monstres doubles, et, notamment, par
Méry7 en 1702, lorsqu’il avait présenté à l’Académie deux petites
chattes jointes ensemble depuis la tête jusqu’au nombril8.
Pas davantage, Duverney ne veut y voir l’ouvrage d’une vertu
formatrice aveugle, ni l’effet du « dérangement fortuit des
mouvements naturels », car « depuis les enveloppes jusqu’au plus
profond des entrailles, tout y est d’un dessein conduit par une
intelligence libre dans la fin, toute-puissante dans l’exécution, et
toujours sage et arrangée dans les moyens qu’elle emploie…
L’intelligence dont je parle a voulu produire deux corps humains
joints ensemble, qui pussent être droits, s’asseoir, approcher ou
éloigner les troncs de leur corps l’un de l’autre jusqu’à un certain
point ; elle a voulu conduire par un seul canal les excréments
solides, jusque dans un réceptacle commun où ils se mêlassent
avec les liquides, afin que chacun de ces jumeaux pût ensuite les
rendre séparément par la verge. On ne peut se dispenser de
supposer cette volonté puisqu’on en voit si clairement
l’exécution. Je laisse aux théologiens à en chercher les raisons,
mais cette volonté étant supposée, je dis que l’inspection de ce
monstre fait voir la richesse de la mécanique du Créateur, au
moins autant que les productions les plus réglées ».
C’est donc, comme on voit, à propos des monstres doubles
que l’on a d’abord porté sur le plan de l’analyse anatomique le
problème de l’origine des monstruosités. Aux yeux de Duverney,
l’étude détaillée des structures et des organisations doubles avait
paru appuyer l’idée de la monstruosité originelle, mais, de cette
même étude, Lémery9 va tirer des conclusions radicalement
opposées. Dans un mémoire consacré à un fœtus bicéphale
(1724), il reprend la théorie de la rencontre fortuite des germes,
et, de 1724 à 1743 – année de sa mort –, il maintiendra
fermement sa position, qu’il lui faudra défendre contre les
subtiles critiques du célèbre anatomiste Winslow10.
La dispute de Lémery et de Winslow – connue sous le nom de
« querelle des monstres » – est restée fameuse dans l’histoire de la
biologie ; elle fut suivie avec un intérêt passionné par l’opinion
scientifique internationale.

LA THÈSE DE LÉMERY
C’est un système trop commode et paresseux – affirme
Lémery – que celui de la préexistence germinale des monstres. Il
n’a été imaginé que pour s’épargner l’embarras de rendre raison
de certains faits compliqués, dont l’explication ne se présente
qu’après avoir longuement médité sur chacun d’eux.
Pour ce qui est des fœtus à deux tètes, et autres monstruosités
du même genre, on conclura sans équivoque à la compression et
à l’accolement des germes. D’autres anomalies, sans doute, sont
moins claires et faciles à interpréter, mais il n’y a là qu’ignorance
provisoire, et sur quoi l’on ne saurait se fonder pour rejeter la
seule hypothèse rationnelle dont on dispose.
Quoi de plus plausible, en effet, que d’imaginer un tel
accolement, puisque nous connaissons la matrice pour un muscle
creux et contractile, capable de comprimer plus ou moins
fortement, et de diverses manières, les germes ou les fœtus,
lesquels résisteront d’autant moins à la compression qu’ils sont
plus tendres et délicats, et continuellement humectés par des sucs
nourriciers ? Ne voit-on pas de pareilles coalescences dans la
greffe des plantes ? dans la cicatrisation des plaies ?
Lémery, d’ailleurs, semble admettre l’intervention d’autres
causes que la compression. Les monstres, dit-il, naissent « d’œufs
bien conformés, sur les parties desquels différentes causes de
maladie ont ensuite porté leur action, comme elles le font aussi
tous les jours et sous nos yeux sur des adultes jouissant d’une
bonne santé ».
Et encore : « Les causes accidentelles dont l’action est sourde,
imperceptible, mais continue, contribuent bien plus efficacement
à la formation des monstres que celles qui agissent plus
fortement, et font un plus grand fracas. »
Contre la thèse de la monstruosité originelle, il tire argument
de l’hybridation des espèces animales, qui, selon lui, donne
parfois naissance à des monstres, encore qu’on ne puisse, dans ce
cas, les faire dériver Je germes anormaux.
Enfin, se plaçant au point de vue théologique, il tient pour
impossible que le Créateur « ait jamais voulu produire des œufs
monstrueux, c’est-à-dire des germes caractérisés par quelques-uns
des vices de conformation qui sont de véritables maladies
organiques, en un mot, de germes originairement et
essentiellement malades ».
Loger en même temps, et dans les mêmes ovaires, des germes
naturels et des germes monstrueux, c’est attaquer l’ordre, la
simplicité, l’unité de la nature dans les principes de la génération
et faire injure à l’Auteur de toutes choses.

LA THÈSE DE WINSLOW
Winslow se montre beaucoup moins dogmatique et entier que
son adversaire.
Alors que Lémery dénie formellement l’existence de la
monstruosité originelle, Winslow ne fait pas de difficulté pour
admettre que les causes accidentelles aient pu jouer dans la
formation de certains monstres.
« Je conviens – dit-il – qu’on peut avec assurance attribuer aux
accidents les conformations extraordinaires du fœtus quand on
sait certainement que, pendant la grossesse, il y a eu des accidents
capables de les occasionner, comme chute, coups, mouvements
extraordinaires, attitudes gênantes, presse, serrement des corps
forts à la baleine, certaines maladies, etc. » Mais cette thèse de
l’accident ne doit pas être systématiquement généralisée ; il est
abusif de la vouloir appliquer à toutes les conformations
extraordinaires, soit externes ou internes, du corps de l’homme et
des animaux, et de vouloir « bannir entièrement l’opinion de
ceux qui, dans certains cas, admettent aussi l’extraordinaire
originel ».
On notera que Winslow, quand il parle de « l’extraordinaire
originel », a en vue non seulement les monstres proprement
dits – ceux que Lémery qualifie de « malades, de grands
malades », mais encore tous les êtres que caractérise une structure
anormale, ou par addition, ou par défaut, ou par confusion, ou
par transposition de certaines parties, soit dans un seul sujet, soit
dans deux ou plusieurs sujets.
A la différence de Lémery, Winslow n’est nullement affirmatif
quant à la préformation de l’être dans le germe. Evitant le terme
d’œuf, il parle seulement, et avec beaucoup de prudence, de
« conformations primitives ». Nous n’avons, dit-il, aucune
preuve de la préexistence des prétendus linéaments dans les œufs
avant la fécondation. Et il ajoute que les observations de divers
naturalistes, et notamment celles de Réaumur sur la régénération
des pattes de l’Ecrevisse, l’ont « rendu très retenu sur le mystère
de la propagation des espèces ».
Parmi les monstres qu’il oppose à Lémery, et dont la
production lui paraît inexplicable par la thèse de l’accident, se
trouvent certaines anomalies du squelette, et, en particulier, un
cas d’ectrodactylie bilatérale, caractérisé par la suppression de
plusieurs doigts, la main se trouvant réduite au seul doigt index
et à une petite portion du pouce.
S’il y a eu compression dans ce cas, demande Winslow,
comment s’est-elle produite de façon telle « que, dans les deux
mains, le même extraordinaire se trouvât si précisément et si
uniformément, et pour que le même doigt de chaque main en fût
seul épargné, sans qu’aucun des quatre autres doigts à côté de lui
eussent pu éviter leur destruction ».
Pour ce qui est de l’objection théologique à la préexistence des
monstres, Winslow la récuse comme n’étant nullement décisive.
Ne montre-t-on pas plus de respect pour le souverain Etre en
disant qu’il a une raison particulière de sagesse pour faire ce qu’il
a fait et comme il l’a fait qu’en disant « qu’il est arrêté dans le
cours de ses lois générales par des causes secondaires ou
occasionnelles qui empêchent l’exécution de ses premiers
desseins » ?
Le système des accidents paraît admettre quelque impuissance
chez le Tout-Puissant, alors que la thèse du monstrueux originel
nous permet de regarder les monstres avec autant d’admiration et
de piété que le reste des ouvrages du Créateur. Nous n’avons pas
te droit de les considérer comme des êtres manqués, comme des
échecs. Nous n’avons pas le droit de voir en eux des « défauts »
analogues à ceux qui peuvent se rencontrer dans une montre ou
dans toute autre production de l’homme et qui viennent de la
négligence ou de l’ignorance de l’ouvrier. Si la raison humaine
peut juger avec certitude de l’imperfection d’un objet humain,
elle est impuissante à juger de celle d’un être organisé, car elle est
inapte à pénétrer dans les intentions secrètes du Créateur. La
véritable piété est d’adorer sans restrictions la sagesse de Dieu en
restant bien assuré qu’elle ne saurait jamais être offensée dans les
effets extraordinaires de sa toute-puissance.

LE SOLDAT DES INVALIDES


Un des cas les plus embarrassants pour la thèse
« accidentaliste » était celui d’un soldat dont le corps avait été
disséqué par Méry le 24 décembre 1688, dans l’Hôtel royal des
Invalides, et à qui l’on avait trouvé toutes les parties internes de
la poitrine et du bas-ventre situées à contresens (le cœur à droite,
le foie à gauche, etc.). Il s’agissait de ce qu’on appelle
aujourd’hui le situs inversus11. Un autre cas de cette curieuse
anomalie avait été observé en 1650, chez un supplicié dont le
corps avait été disséqué par M. Bertrand, en présence du célèbre
Riolan12.
Winslow se refuse à admettre qu’une compression, et plus
généralement une cause accidentelle, ait pu être à l’origine d’une
telle transposition d’organes.
« En considérant et examinant comme il faut, avec toute
l’exactitude anatomique, la structure ordinaire de ces parties, et
leurs connexions particulières, tant entre elles-mêmes qu’avec les
autres parties qui les environnent, je ne puis m’imaginer, en
aucune manière, comment la conformation générale de toutes ces
mêmes parties à contresens se peut expliquer par te système des
monstres accidentels… » Quel accident, quelle pression, quel
mouvement irrégulier pourrait-on imaginer qui fût capable de
« déplacer tous ces viscères comme par un seul tour de pivot ou
de broche… Je me demande par quel accident, par quelle
pression, etc., cette construction particulière à contresens
pourrait arriver à un germe originairement ordinaire ».
A quoi Lémery répondra qu’il ne s’agit pas là d’une
monstruosité. Il convient que cette inversion harmonieuse des
viscères est certainement originelle, préformée dans le germe,
mais il nie qu’elle soit « monstrueuse » ; elle n’est qu’une
singularité, une particularité individuelle, comme on en voit de si
nombreuses chez les hommes et les animaux, qui diffèrent par la
pigmentation de la peau, la couleur du poil, etc. Ne peut-on
rapprocher très précisément le cas du « soldat » de celui de ces
limaçons où la coquille s’enroule de droite à gauche au lieu de
s’enrouler de gauche à droite comme chez les individus
ordinaires de l’espèce ?
Il s’agit en tout cela de singularités « avouées par la nature »,
voulues par le Créateur, parce qu’elles respectent l’harmonie du
chef-d’œuvre organique, parce qu’elles ne portent aucun
préjudice ni à la conformation ni aux fonctions des parties. Sans
doute sont-elles héréditaires, et il y a apparence qu’une même
femme peut contenir dans ses ovaires, les uns auprès des autres,
des germes qui ont le foie à droite et des germes qui ont le foie à
gauche. Ces derniers, tout singuliers qu’ils sont, n’en sont pas
moins naturellement conformés, et aussi peu monstrueux que le
sont ceux d’où viennent les hommes ordinaires.
« Par où voyons-nous qu’il soit plus raisonnable que le foie,
par exemple, soit plutôt au côté droit qu’au côté gauche ? »
Cette tendance de la nature à diversifier ses ouvrages se
manifeste, notamment, par la variété si frappante des visages
humains :
« On ne peut voir sans étonnement jusqu’où va la différence
des visages, quoique formés tous sur le même modèle, c’est-à-dire
sur le même nombre, la même nature, la même forme, le même
arrangement des parties ; cette différence est telle que si, dans la
multitude excessive d’hommes qui peuplent l’univers, te hasard
pouvait faire trouver deux visages qui, placés à côté l’un de
l’autre, se ressemblassent assez parfaitement en tout pour ne
laisser apercevoir aucune différence qui pût servir à les distinguer,
ce serait un des phénomènes de la nature des plus singuliers et
des plus curieux par sa nouveauté13. »
Ces différences individuelles ont d’ailleurs leur utilité, leur
nécessité sociales, car si tous les hommes étaient parfaitement
semblables, « ils auraient les yeux ouverts les uns sur les autres
sans se voir, ou du moins sans se distinguer ; ils seraient aussi peu
à portée de le faire que des aveugles ; ils se perdraient à tout
instant sans se retrouver, et ce mystère continuel leur ferait
d’autant plus détester la société qu’elle ne pourrait alors leur
fournir les biens qu’elle leur procure dans la situation contraire ».
Lémery, comme on voit, établit une distinction essentielle
entre la singularité, la variation individuelle, et la monstruosité,
alors que Winslow, lui, ne voit entre les deux qu’une simple
différence de degré. S’il accorde à Lémery que le « Soldat » aux
organes inversés n’est pas qualifiable de monstrueux14, il n’en
pense pas moins qu’une même explication doit convenir tout
ensemble à ce genre de « variations internes » et aux
monstruosités proprement dites.
L’OPINION DE FONTENELLE ET DE MAIRAN
Comme secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences
(1697-1740), Fontenelle s’est occupé, à maintes reprises, de la
querelle des monstres. Selon son habitude, et encore qu’Etienne
Geoffroy Saint-Hilaire l’accuse de partialité en faveur de
Winslow15, il expose très objectivement, très impartialement, les
deux thèses, il en marque les difficultés respectives, sans se
prononcer nettement pour l’une ou pour l’autre.
Le système des germes monstrueux lui semble paresseux et
choquant, en ce qu’il attaque l’ordre, la simplicité et l’uniformité
de la nature, en ce qu’il attribue au Créateur la volonté de créer
directement des êtres imparfaits ; mais, d’autre part, comment
admettre que les débris et les ruines de deux œufs confondus, et
par conséquent presque détruits l’un par l’autre, s’assemblent
assez heureusement et assez juste pour former une nouvelle
organisation d’harmonieux fonctionnement : « C’est à peu près
ou même si l’on veut c’est beaucoup plus que si, de deux bonnes
pendules, brisées l’une contre l’autre par un choc violent, il s’en
faisait une troisième, qui eût des mouvements réglés. »
Alors que Fontenelle hésite à se prononcer entre les deux
doctrines, son successeur, Mairan16, se déclarera nettement en
faveur de Winslow ; et, en particulier, il fera ressortir, avec une
vigueur et une ingéniosité remarquables, toute la difficulté qu’il y
a d’expliquer à la manière de Lémery la formation d’un individu
à doigts surnuméraires.
Dans le courant de l’année 1743, on avait présenté à
l’Académie un exemplaire de cette anomalie (polydactylie), qui
était déjà connue de Thomas Bartholin, Ruysch, Kerkring, etc.
Le texte mérite d’être cité in extenso où Mairan, se fondant sur
le calcul des probabilités, analyse la prodigieuse suite de hasards
qui, dans l’hypothèse de la confusion des germes, serait
nécessaire pour mettre à chaque main et à chaque pied un doigt
ou un orteil surnuméraires :
« Puisque nous ne saurions raisonner ici que sur ce qui est plus
vraisemblable d’un côté, et plus difficile à concevoir de l’autre,
tâchons de faire sentir d’après les idées exactes toute l’étendue et
toute la force des difficultés qui se rencontrent dans le système de
la confusion des germes.
« Quand on veut évaluer par le calcul le degré de possibilité
d’un hasard, on compte tous les cas qui te produisent, et l’on y
compare tous ceux qui lui donnent l’exclusion, en multipliant
chacun des cas favorables et défavorables par tous les autres de la
même classe, C’est ainsi, par exemple, qu’on démontre que s’il
s’agit d’amener quatre fois de suite deux as avec deux dés, il y a à
parier près de seize cent quatre-vingt mille contre un qu’on ne les
amènera pas ; car il y a d’abord 35 contre 1, ou 1/36 à parier
pour les amener une seule fois ; ensuite, 1/36 multiplié par 1/36,
ou 1/1296 pour les amener deux fois, etc., et
enfin 1/1679616 pour les amener quatre fois ; chacun des cas
favorables devenant inutile si un seul de ceux qui les composent
vient à manquer.
« Appliquons cette théorie à quelqu’un des monstres dont il
est fait mention dans le mémoire de M. Winslow. Nous
choisirons l’enfant à vingt-quatre doigts, qui nous fut apporté
cette année à l’Académie par un paysan et une paysanne du
Dauphiné, à qui il appartenait. Cet enfant, âgé de quinze à seize
mois, avait, et a vraisemblablement encore, car il était plein de
santé, six doigts à chaque main et à chaque pied, bien articulés, et
qu’il remue tous de concert et avec la même liberté.
« … A quelle prodigieuse quantité de hasards ne faut-il pas
avoir recours pour produire un seul de ces doigts surnuméraires ?
Il faut d’abord que ce doigt se détache du germe ou du fœtus
jumeau qui se détruit sans que la structure, la situation
réciproque et l’harmonie de tout ce qui le compose en soient
altérées ou détruites ; il faut qu’il s’en détache avec son
métacarpe ou son métatarse, cet os qui le joignait à la main ou au
pied, ou qu’il trouve un métacarpe ou un métatarse tout fait
pour le recevoir sur la nouvelle main ou sur le nouveau pied où il
va se greffer, et ce métacarpe ou ce métatarse quelconque doit
être garni de ses tendons, de ses muscles, de ses nerfs, en un mot,
de tous les cordages et de tous les tuyaux nécessaires pour faire
jouer la nouvelle machine. Et en combien d’endroits ce doigt
détaché par accident pouvait-il être porté plutôt qu’à cette
jointure qui semblait lui être destinée sur une main ou sur un
pied de l’autre fœtus… Mais encore à quoi servira tout ce
mécanisme si industrieusement préparé si l’on ne met dans le
bras, par exemple, auquel appartient la main, et jusque dans le
cerveau du sujet, de quoi donner le mouvement à une partie
pour laquelle son bras et son cerveau n’avaient pas été faits.
« Abrégeons ce détail des circonstances innombrables, n’en
prenons que dix, et supposons à l’égard de chacune qu’il y ait
seulement à parier cent contre un qu’elle n’arrive pas ; ce sera
assurément mettre tes choses, et de beaucoup, sur le plus bas
pied. Cependant voici ce qui en résulte en suivant la méthode
indiquée ci-dessus. 100 multiplié dix fois par lui-même
donne 1 00000 00000 00000 00000. Donc sur cent mille
millions de millions multipliés par mille d’assemblages de
hasards possibles, il n’y en aura qu’un seul pour produire cet
enfant avec une main ou avec un pied à six doigts, par te système
des accidents. C’est donc sur ce degré de possibilité qu’il faudrait
établir le pari.
« Mais achevons le Monstre, et donnons lui six doigts à chaque
main et à chaque pied. La difficulté de le produire que nous
venons d’évaluer par l’unité suivie de vingt zéros devra dès lors
être multipliée quatre fois par elle-même, et il faudra ranger
quatre-vingts zéros bout à bout après l’unité pour l’exprimer, car
la langue n’a pas d’autres termes pour exprimer de pareils
nombres.
« Ce n’est rien encore, et ce nombre immense va disparaître
devant celui qu’on doit lui substituer pour se faire une juste idée
de la difficulté d’après l’hypothèse, et selon les règles prescrites
par les Géomètres pour déterminer le degré de possibilité dans les
événements contingents.
« Celui-ci ne peut arriver par le système de la confusion des
germes sans qu’il n’y ait en même temps dans le sein de la mère
au moins deux germes développés ou deux embryons tout prêts à
croître ; et autant le cas est rare, autant faut-il diminuer le degré
d’attente pour le phénomène en question. La singularité des
accidents qui vont détruire l’un des deux jumeaux sans attaquer
la vie de l’autre doit aussi entrer dans le calcul. De plus, nous
n’avons jusqu’ici considéré et calculé la difficulté que sur les
hasards de quatre doigts quelconques de l’un des fœtus, qui vont
se placer et recevoir une nouvelle vie sur les mains ou sur les
pieds quelconques de l’autre fœtus ; mais par l’inspection du fait,
il faut que chaque doigt tel de l’un se soit allé articuler sur
chaque main telle, droite ou gauche, de l’autre, et de même à
l’égard de chaque pied ; puisqu’il y a tel doigt de la main droite,
par exemple, qui ne conviendrait point à la gauche et encore
moins à un pied. Il paraît ici que c’est le petit doigt de chacune
de ces parties qui fait le doigt surnuméraire, ce qui donne
625 cas, parmi lesquels il n’y en a qu’un seul qui soit favorable et
qui résulte du concours de chacun des quatre exprimé par 1/5, en
supposant, comme nous devons le faire, que le fœtus détruit avait
cinq doigts à chaque main et à chaque pied. Mais chacun de ces
quatre petits doigts pouvait être porté à telle main ou à tel pied
du fœtus vivant, où il aurait produit une difformité qu’on n’y a
point observée, et quatre choses jetées au hasard donnent vingt-
quatre changements d’ordres différents ; c’est donc encore un
élément à introduire dans la composition générale du cas fortuit.
Nous pouvons faire grâce des combinaisons dont les os de
métacarpe et de métatarse de ces doigts avec tous les
accompagnements sont susceptibles. Donc il faudra multiplier
par l’expression numérique de tous ces éléments et de tous ces
produits la difficulté représentée ci-dessus par quatre-vingts zéros
précédés de l’unité, et par conséquent il faudra, comme on le voit
assez, y en ajouter des centaines.
« Si des présomptions de cette espèce contre te système
proposé ne font pas une certitude morale, je ne sais ce qu’on
pourra qualifier de ce nom. Voilà cependant ce qu’on suppose, et
les prodiges qu’il faut dévorer, lorsqu’on dit du bout des lèvres
que la formation des Monstres peut être expliquée par la
confusion des corps. »
Mairan, de surcroît, repousse l’argument théologique si
souvent opposé à l’idée de la monstruosité originelle : comme si,
dit-il, nous étions dans te conseil de l’Auteur de la nature, et que
te monde entier ne nous offrît pas mille autres irrégularités plus
importantes, à en juger d’après des vues aussi bornées que les
nôtres !
Il reconnaît d’ailleurs qu’en pareille matière « de preuve sans
réplique ou de démonstration absolue, il ne saurait y en avoir.
C’est là le sort de toutes les questions de Physique qu’on ne peut
soumettre à des expériences réglées et qu’on ne saurait éclairer du
flambeau de la Géométrie »17.

HALLER ET CHARLES BONNET


Le grand physiologiste suisse Haller18, qui avait analysé
plusieurs centaines de descriptions de monstres, et en avait lui-
même disséqué plusieurs, prit nettement parti19 pour Winslow et
l’idée de la préexistence des monstres20, cependant qu’un autre
préformationniste célèbre, Charles Bonnet21, marquait fortement
sa préférence pour la théorie des causes accidentelles.
La greffe végétale, la greffe des polypes d’eau douce, – comme
vient de le montrer Abraham Trembley22 –, la greffe de l’ergot
sur la crête de coq, permettent de réaliser des monstres qu’on
pourrait qualifier d’artificiels par opposition aux monstres
naturels, et qui nous éclairent sur la genèse de ces derniers. Si
nous avions le moyen d’opérer sur les germes humains, ainsi que
nous opérons sur les polypes, « nous produirions à volonté
différentes espèces de monstres humains ».
Par leur délicatesse, par la quasi-fluidité de leur organisation,
les germes humains sont malléables au plus haut point et
pénétrables l’un par l’autre. Aussi conçoit-on aisément que des
échanges de parties se fassent entre eux, et que se forment, de
cette manière, non seulement des monstres doubles, mais encore
toutes sortes de monstres par excès, tenant leurs organes
surnuméraires « d’un autre germe dont tout le reste a péri ».
Au lieu de s’étonner qu’il se forme des monstres, on devrait
bien plutôt s’étonner qu’il ne s’en forme pas davantage !
Certes, il y a des monstres par excès qui paraissent n’être pas
dus à la confusion de deux germes ; mais, dans ce cas, ne peut-on
invoquer le jeu de causes accidentelles qui nous sont
présentement inconnues et qui seraient capables, par exemple, de
provoquer la division, la multiplication d’un organe ?
Savons-nous « si quelques-uns de ces monstres à vingt-quatre
doigts, ou du moins à vingt et un ou vingt-deux doigts, dont les
exemples ne sont pas bien rares, ne tenaient pas leurs doigts
surnuméraires d’une division accidentelle, opérée sur le doigt
voisin, tandis que le germe n’était presque qu’une goutte de
fluide épaissi » ?
Bonnet a, sur ce point, interrogé Haller, qui, dans une lettre
du 16 février 1766, lui répond :
« Il paraît qu’on ne peut se refuser aux germes originairement
monstrueux, c’est-à-dire différents de la structure régnante. Un
sixième doigt bien conditionné, avec ses tendons, ses muscles, ses
artères, ne saurait être l’ouvrage du hasard. »
Et, derechef, le 27 mai : « Il est bien dangereux d’admettre la
formation d’un doigt, par accident. S’il peut se former un doigt,
il se formera une main, un bras, un homme. »
Mais Bonnet n’est rien moins que convaincu ; il insiste auprès
de Haller, et, celui-ci ayant répondu : « Un doigt à diviser en
deux me paraît une opinion bien difficile » (lettre du 13 juin), il
se tient pour relativement satisfait de ce que l’illustre
physiologiste ne tienne pas pour absolument impossible une telle
division.
Bonnet, quand il évoque ces tares inconnues qu’il juge
responsables de certaines monstruosités, songe tout d’abord à
l’effet de la liqueur séminale, qui, selon sa propre théorie de la
génération, peut modifier le fœtus contenu dans l’œuf, ainsi
qu’il se voit dans les croisements d’espèces. Si le mulet, issu d’un
germe de jument, a des oreilles plus longues que ne les a le
cheval, c’est que la liqueur séminale de l’âne a modifié dans le
sens « asinesque » les oreilles du fœtus chevalin. Ne peut-on
supposer que des effets analogues se produisent lors de la
formation d’un monstre ?
Et c’est précisément par l’action de la liqueur séminale que
Bonnet va s’efforcer d’expliquer la transmission de la
polydactylie, telle qu’elle se manifeste dans le fameux pédigré de
la famille maltaise que Godeheu de Riville vient de présenter à
l’Académie des Sciences (1751) par l’entremise de Réaumur.
Un sujet maltais, Gratio Kalleia, est venu au monde avec six
doigts aux deux mains et six orteils aux pieds. De son mariage
avec une femme normale sont nés quatre enfants, dont trois
garçons et une fille ; l’un des garçons est, comme lui,
polydactyle ; un autre a le pouce anormalement épais ; le
troisième est normal ; la fille a le pouce anormalement épais.
Le fils polydactyle a lui-même procréé, avec une femme
normale, quatre enfants, dont trois anormaux ; le fils au pouce
épais a procréé trois enfants anormaux et un normal ; le fils
normal n’a procréé que des enfants normaux ; la fille au pouce
épais (Marie) a procréé un enfant anormal et trois enfants
normaux.
Voilà donc une famille de monstres qui se propagent. Faut-il y
voir, comme le veut l’anatomiste Morand23, une preuve, ou, du
moins, une forte présomption en faveur du système des germes
originairement monstrueux ? Bonnet ne le pense pas.
Dès lors qu’il est « démontré, dit-il, que le germe appartient à
la femelle et qu’il préexiste à la fécondation », on est bien forcé
d’admettre que les enfants du père polydactyle, – de Gratio –
provenaient de germes originairement normaux, et qu’ils ne sont
devenus des monstres que par l’acte de la fécondation.
Les organes générateurs de ce Gratio devaient présenter
quelque chose d’excédant et d’anormal, en sorte que, dans sa
liqueur séminale, les « molécules spermatiques » correspondant à
la formation des doigts étaient plus actives et plus abondantes
qu’elles ne le sont dans la liqueur séminale des hommes
normaux ; ces molécules ont excité des divisions ou un excès
d’accroissement des doigts, du moins elles l’ont fait dans certains
fœtus, car tous ne sont pas également sensibles aux effets de la
semence : bien que spécifiquement semblables, les germes
peuvent ne pas l’être individuellement.
Mais comment expliquer que Gratio ait transmis sa
polydactylie, non seulement à ses enfants, mais à ses petits-
enfants ?
On peut supposer, répond Bonnet, que sa liqueur séminale a
agi en même temps sur les membres des fœtus et sur leurs
organes générateurs. Sans doute il y a une difficulté à cette
explication, et c’est la transmission de l’anomalie par la fille de
Gratio, – par Marie. Admettra-t-on, pour cela, que les femelles
produisent, tout comme les mâles, une liqueur prolifique capable
d’apporter quelques modifications locales dans la structure des
fœtus ? Ou encore que la liqueur séminale de Gratio a agi sur
l’un des fœtus que renfermait le germe producteur de Marie ?
Bonnet écarte les deux hypothèses, car, d’une part, il ne peut se
résoudre à doter la femelle d’une liqueur prolifique, et, d’autre
part, si la liqueur séminale de Gratio avait pu affecter un fœtus
de deuxième génération, on en devrait conclure que Marie eût pu
aussi bien concevoir sans union sexuelle, – par voie de
parthénogenèse24 !
C’est donc à l’intervention de causes accidentelles, et
indépendantes de l’anomalie de Gratio, que Bonnet attribuera le
sexdigitisme de l’enfant de Marie. En un mot, il préférera
l’invraisemblance d’une coïncidence fortuite à la rectification de
ses idées préconçues… : « N’a-t-on pas vu des enfants naître avec
un ou plusieurs doigts surnuméraires, sans que le père ni la mère,
ni aucun des ancêtres renfermassent rien de monstrueux, au
moins extérieurement. Si Marie n’était pas née dans une famille
de monstres qui se propagent de père en fils, l’on n’aurait pas
attribué à la fécondation l’origine du doigt excédant d’un de ses
enfants. »
On voit à quelle débauche de suppositions gratuites Bonnet
doit se résoudre pour concilier l’hypothèse du germe appartenant
à la femelle (hypothèse oviste) avec les faits d’hérédité
tératologique.
Plus tard – ainsi qu’il nous l’apprend par une Note25 –, il
concédera que la polydactylie peut se transmettre par les femmes
non moins que par les hommes, et il reconnaîtra, dans une lettre
adressée à Haller, que « ce cas présente de grandes difficultés pour
tous les systèmes », y compris celui des monstres originels. Mais il
ne renoncera pas pour cela à sa position oviste. Et il continuera
de penser que, dans te corps de la femme, peuvent s’exercer des
causes perturbatrices, capables de provoquer la division des
doigts : « Le premier sexdigitaire qui apparut dans le monde,
devait-il son origine à la fécondation ? Ou, s’il la lui devait, d’où
procédait l’altération secrète des organes de la génération de son
père quindigitaire dont le sexdigitisme du fils avait dépendu. »
En fin de compte, Bonnet conclura que le problème est
insoluble dans l’état des connaissances : « Je tiens cette question
de l’origine des monstres pour interminable ; on pourrait
discuter pour et contre jusqu’à la fin des siècles » (Lettre
du 16 novembre 1779, à Malacarne).
DE BONNET A NOS JOURS
Grâce au crédit que lui avait donné l’autorité de Haller, la
doctrine de la préexistence des monstres commença par
triompher.
Toutefois, à partir du moment où C.F. Wolff eut démontré,
par des observations embryologiques précises, que le fœtus n’est
pas préformé dans l’œuf, les idées relatives à l’origine des
monstres subirent nécessairement le contrecoup de ce
changement d’opinion. Désormais, il devenait impossible de
croire aux fœtus originairement monstrueux, mais Wolff n’en
admettra pas moins que le germe peut être, au moment de la
fécondation, prédisposé à la monstruosité26, et cette théorie de la
monstruosité virtuelle, « bien qu’essentiellement différente de
celle de Duverney et de Winslow, puisque ces derniers
admettaient la doctrine de la préexistence des germes, s’y rattache
cependant par ce fait qu’elle rejette entièrement l’action des
causes extérieures27 ».
Reprise par Meckel28, elle fut combattue vivement par Etienne
Geoffroy Saint-Hilaire, qui s’efforça de donner une base positive
à sa conviction « accidentaliste » en soumettant des œufs de
poule à des conditions anormales pour leur faire produire des
êtres anormaux. Ces expériences furent effectuées de
1820 à 1826, à Auteuil, dans un vaste établissement d’incubation
artificielle ; elles aboutirent à la production d’un certain nombre
de poussins monstrueux, et ce résultat, conforme aux prévisions
de l’expérimentateur, semblait apporter un vigoureux démenti à
la thèse de la monstruosité originelle :
« La possibilité de produire artificiellement des monstruosités
est un résultat décisif. Il a été jugé tel. Les partisans du système de
Régis n’ont, depuis vingt ans, rien répondu. Qu’auraient-ils pu
répondre ?… On arrive ainsi par toutes les voies à la même
conséquence générale, savoir : l’origine accidentelle, et non
primitive, des anomalies. L’hypothèse des germes prédisposés à la
monstruosité est donc définitivement condamnée, et si elle doit
vivre toujours dans la science, c’est historiquement, et parce
qu’une erreur défendue pendant un siècle par des hommes tels
que Winslow, Haller, Meckel, a rendu à la tératologie plus de
services qu’elle n’en recevra jamais de telle vérité incontestable et
incontestée29. »
Ainsi parlait, en 1847, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (fils
d’Etienne), qui fut lui-même un des fondateurs de la tératologie
scientifique. En 1877, Camille Dareste confirma, continua et
développa largement l’œuvre d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, si
bien que, de plus en plus, l’idée allait s’accréditer que tes facteurs
extérieurs sont responsables de la formation des monstres. C’est
Lémery « qui avait raison, proclame Dareste. Il avait entrevu la
vérité ; mais il n’avait fait que l’entrevoir, arrêté qu’il était par la
doctrine de la préexistence des germes. Nous pouvons dire
aujourd’hui que les monstruosités résultent toujours de l’action
de causes accidentelles, causes qui ne modifient point
l’organisation toute faite, mais qui la modifient pendant qu’elle
se produit, en donnant une direction différente aux phénomènes
de l’évolution » (Op. cit., p. 18).
A la suite des brillantes réussites de la tératogenèse
expérimentale, il apparaissait incontestable, en effet, que des
facteurs extérieurs, très variés, pouvaient provoquer la formation
de sujets monstrueux. Mais ces facteurs devaient-ils être tenus
pour responsables de toutes les monstruosités30 ?
Telle est la question qui allait bientôt se poser, et à laquelle les
progrès de la biologie devaient donner une réponse formellement
négative. D’où un nouveau revirement, et cette fois définitif,
dans l’histoire des idées relatives à l’origine des monstres.
En même temps que les embryologistes apportaient sans cesse
de nouvelles données sur l’efficacité tératogénique des facteurs
externes – facteurs chimiques, physiques, bactériens31, etc., – la
science de l’hérédité ou Génétique se constituait pour nous
enseigner qu’un grand nombre de monstruosités ont leur point de
départ dans la cellule germinale, et, plus précisément, dans une
particularité de son appareil chromosomien. Ainsi en va-t-il,
notamment, pour certaines anomalies du squelette, et, en
particulier, pour celles mêmes (ectrodactylie, polydactylie)
auxquelles se référait Winslow dans sa polémique avec Lémery.
Nous savons maintenant qu’un homme à six doigts est issu
d’un germe – d’un œuf – qui présente, dans l’un de ses
chromosomes, un certain gène anormalement constitué par
rapport au gène correspondant de l’œuf destiné à produire un
homme normal. Et il en va de même pour une foute de
malformations et de tares.
La distinction est aujourd’hui classique entre les deux types de
monstruosités : les monstruosités innées ou germinales (telles que
la polydactylie) et tes monstruosités acquises ou somatiques (telles
que celles qui résultent d’un effet de carence ou de l’action du
virus rubéolique) : les premières sont toujours héréditaires, les
autres ne le sont jamais.
Sans doute, il n’y a pas de préformations monstrueuses,
puisque l’être futur n’est pas préformé dans la cellule germinale ;
mais il y a des germes d’organisation aberrante, des germes à
virtualités ou à potentialités monstrueuses. Il y a bien, comme le
voulait Winslow et te niait Lémery, de l’extraordinaire ori ginel.
Si l’on demande aujourd’hui qui, de Winslow ou de Lémery,
avait raison dans la querelle qui les opposa si longuement, il
semble qu’on doive répondre que chacun d’eux avait vu une part
de la vérité, mais que Winslow était le plus proche de nos
conceptions modernes, dans la mesure où il était le moins
dogmatique, le moins exclusif, et où il admettait à la fois
l’extraordinaire originel et l’intervention de causes accidentelles.
De plus, sa conception de la monstruosité était plus biologique
que celle de Lémery, et plus en accord avec les idées actuelles, car
il ne voyait qu’une différence de degré entre te sujet vraiment
monstrueux et le sujet simplement aberrant.
Pour ce qui est des monstres doubles, dont l’étude a tenu une
si grande place dans la « querelle des monstres », il sied de
remarquer que ni Lémery, ni Winslow ne voyaient juste à leur
sujet : ces monstres ne sont pas dus à une confusion de germes,
mais pas davantage ils n’ont pour origine un germe monstrueux ;
ils résultent du dédoublement imparfait d’un germe de
constitution normate.
Pareillement, pour te situs inversus, – c’est-à-dire pour la
transposition d’organes observée chez le « soldat », – les deux
anatomistes étaient l’un et l’autre dans l’erreur. Cette anomalie
n’est pas une variété interne, comme le croyaient Lémery32 et
Winslow ; les sujets atteints de situs inversus sont issus d’un œuf
normal, et il est probable que leur anomalie est liée à un
phénomène de gemellité méconnue, l’autre jumeau (de symétrie
normale) ayant péri à l’état embryonnaire.
Ainsi, comme il arrive si souvent dans les débats scientifiques,
nombre des arguments échangés passaient à côté de la question.

1. Voir l’excellent ouvrage historique du Dr E. MARTIN. Histoire, des monstres depuis


l’antiquité jusqu’à nos jours. Reinwald, Paris, 1880.
2. Voir J. ROSTAND. La Formation de l’être. Hachette.

3. Ontologie naturelle, Garnier, Paris, 1861.


4. Né en 1632, mort en 1707, anteur de plusieurs ouvrages, dont le principal est son
Cours entier de Philosophie, ou Système général, selon les principes de Descartes, 3 vol. in-
4o, 1690.

5. Malebranche, par exemple, disait : « Ils (les corps organisés) ne reçoivent cet
accroissement que par les lois générales de la nature, selon lesquelles tous les autres
corps sont formés, ce qui fait que leur accroissement n’est pas toujours régulier, et qu’il
s’en engendre de monstrueux. »
6. JOSEPH GUICHARD DUVERNEY (1648-1730), médecin et anatomiste français,
auteur d’un Traité de l’organe de l’ouïe (1683, 1718), d’un Traité des maladies des os
(1751) et d’Œuvres anatomiques (1761).

7. Médecin et anatomiste français (1645-1722).


8. Concernant cette présentation, l’historien de l’Académie écrivait : « Ce n’est que
le hasard de la rencontre des fœtus, et de certaines directions de vaisseaux plus ou
moins favorables au cours des liqueurs, qui les détermine à quitter de certains chemins,
et à en suivre toujours. d’autres, et comme ce hasard est susceptible d’une infinité de
combinaisons différentes, c’est une chose infinie que les monstres qui le sont par
quelques parties doubles. »

9. LOUIS LÉMERY (1677-1743), fils de NICOLAS LÉMERY, qu’on avait surnommé le


Descartes de la chimie. Il publia un Traité des aliments (1702) et une quarantaine de
mémoires touchant la chimie et la médecine.
10. J. B. WINSLOW, anatomiste danois (1699-1760), qui vécut longtemps en France.
Il fut l’élève de Duverney.

11. « Qu’on imagine deux maisons parfaitement semblables en tout, hormis que
l’une est tournée de façon que l’escalier est à la droite de ceux qui entrent, et dans
l’autre à la gauche ; la mode sera, si l’on veut, pour l’escalier à droite, mais l’autre
maison ne laissera pas d’être absolument aussi régulière, aussi commode, aussi bien
entendue » (Fontenelle).
12. Ce cas avait causé une grande impression. On en avait fait un quatrain :
La Nature peu sage et sans doute en débauche
Plaça le foie au côté gauche

Et de même, vice versa,


Le cœur à la droite plaça.

Peut-être Molière s’en est-il inspiré dans la scène du Médecin malgré lui (représenté
en 1666), et où Sganarelle, ayant « changé tout cela », place le foie à gauche et le cœur
à droite.
13. Ce phénomène est quasiment réalisé dans les cas de vraie gémellité.

14. MAIRAN (1743) estimait, en revanche, qu’il n’y avait aucune incongruité à
donner le nom de monstre au soldat et aux autres sujets de son espèce.
15. Article Monstres, dans le Dictionnaire classique d’Histoire naturelle. Rey et
Gravier, 1827, vol. XI.

16. Physicien et mathématicien (1678-1771).


17. En 1873, Broca ne tiendra pas pour superflu de réfuter la thèse suivant laquelle
la polydactylie résulte d’une soudure d’éléments provenant de germes distincts (Sur Les
monstres doubles, Bulletin de la Société d’Anthropologie, 4 décembre 1873, p. 886).

18. ALBERT DE HALLER (1707-1777).


19. Voir Opera minora, tome III, 1768, notamment De Monstris. Dissertatio II, etc.
qua… ad contraria D. Lemeryi argumenta responsiones continentur.

20. Il va de soi que les épigénésistes ou adversaires de la préformation germinale, tels


que Buffon et Maupertuis, niaient l’existence des germes monstrueux. Admettre, disait
Buffon, que Dieu a créé ces germes dès le commencement, c’est « ajouter une absurdité
ridicule et indigne du Créateur à un système mal conçu, que nous avons assez réfuté ».
21. Philosophe et naturaliste suisse (1720-1793). Voir Considérations sur les corps
organisés (1762), chap. VIII du tome II, et aussi chap. III du tome I.

22. Naturaliste suisse (1700-1784), auteur d’un mémoire fameux sur l’Hydre d’eau
douce.
23. Voir le beau mémoire de Morand : Recherches sur quelques conformations
monstrueuses des doigts dans l’homme (Mém. de l’Académie des Sciences, 1770) : « Je
ne serais pas étonné – écrit Morand que, d’après le détail que j’en ai donné, M. Bonnet
vînt à adopter l’opinion des monstres originairement monstrueux… Comment
expliquer tous les cas énumérés dans ce mémoire par l’hypothèse de M. Lémery, qui
exclut positivement celle des œufs originairement monstrueux ? De combien de germes
faudrait-il être pourvu pour en tirer tant de doigts et les assortir à un seul tronc ? »

24. C’est par une telle fécondation anticipée que certains auteurs avaient voulu
expliquer la parthénogenèse naturelle des pucerons découverte par Bonnet.
25. Rédigée après la publication des observations de Maupertuis sur une nouvelle
famille de polydactyles (celle de Jacob Ruhe, qui tenait sa polydactylie de sa mère,
laquelle avait hérité son anomalie de la sienne).

26. Voir De ortu monstrorum, 1772, dans le tome XVII des Novi commentarii Acad.
Scient. Petropol., p. 560.
27. DARESTE, Recherches sur la production artificielle des monstruosités, Reinwald,
1891, p. 26.

28. Voir Handbuch der pathologischen Anatomie, 1812-1816.


29. ISIDORE GEOFFROY SAINT-HILAIRE. Vie, travaux et doctrine scientifique d’Etienne
Geoffroy Saint-Hilaire. Paris, 1847, p. 291 et 292.

30. En 1887, l’opinion était nettement contraire à l’idée de la monstruosité


originelle. L. Chabry, après avoir exposé quelques faits qu’il tient pour favorables à
cette idée, écrit : « Je n’insisterais pas davantage sur ces faits si, depuis que les
tératologistes ont trouvé le moyen de produire des monstres avec n’importe quels œufs,
et par conséquent avec des œufs normaux (ce que je fais moi-même pour les Ascidies),
quelques personnes ne paraissaient avoir pour la vieille idée de la monstruosité des
germes une répulsion que rien ne justifie… Tout d’abord, la monstruosité est dans un
grand nombre de cas héréditaire, mais lors même qu’elle apparaît à l’état sporadique,
l’observation montre que les parents en apparence bien conformés sont en réalité de
véritables monstripares, capables de produire plusieurs monstres semblables… Je ne
connais pas d’expériences instituées dans le but de produire des monstres en agissant
sur les parents, mais c’est là la voie à suivre pour imiter la nature » (Embryologie
normale et tératologique des Ascidies, Thèse Paris, 1887, pp. 88-89).
31. Citons, par exemple, les expériences de Féré sur l’action des produits chimiques,
de Charrin et Gley sur l’action des toxines, etc.

32. Dont l’ingénieuse comparaison avec l’enroulement senestre des limaçons n’était
pas fondée, car, chez les Mollusques, le type d’enroulement dépend de la constitution
germinale.
III

REMARQUES SUR LA NOTION DE GERME

C’est une des notions les plus générales de la biologie que tout
être vivant dérive, par voie de génération, d’un être pareil à lui.
S’agit-il d’un être formé d’une seule unité vitale ou cellule, la
génération consiste en une simple division de cette cellule qui, en
se partageant, donne naissance à deux cellules toutes pareilles. Le
point de départ du nouvel individu, le germe, n’est donc ici
qu’une cellule plus petite qui n’aura qu’à s’agrandir pour
devenir semblable à la cellule parente.
Quand il s’agit d’un être occupant un degré supérieur dans
l’échelle organique, c’est-à-dire composé de plusieurs cellules, les
phénomènes sont assurément moins simples, mais le germe est ici
encore une cellule, qui, pour produire le nouvel individu, doit
effectuer une série de divisions. Cette cellule-germe, ou œuf, est
elle-même, très généralement, constituée par la fusion de deux
cellules – dites reproductrices – qui proviennent, respectivement,
de deux individus parents.
Quels sont, en ce cas, les rapports, d’une part, entre le germe
et l’individu parent, d’autre part, entre le germe et l’individu
produit ? Comment celui-ci se trouve-t-il virtuellement contenu,
représenté dans les cellules premières ?
A ces questions essentielles, nous verrons tout à l’heure quelles
réponses fait la science d’aujourd’hui. Mais, auparavant, nous
rappellerons, dans ses grandes lignes, l’évolution qu’a subie au
cours des âges la notion même de germe. Cette notion, qui
présentement se confond avec la notion de cellule, est, en effet,
bien antérieure à cette dernière, puisque la théorie cellulaire
(Schleiden et Schwann) ne date que du XIXe siècle, alors que la
notion de germe remonte au XVIIe.
Jusque-là, l’opinion courante, en accord avec les doctrines
professées par les anciens (Hippocrate), veut que l’embryon, ou
du moins l’embryon animal, se forme par le simple mélange de
semences que fournissent les deux parents. Mais, à mesure
qu’une étude plus approfondie des structures organiques révélera
en elles plus de complexité, on verra s’accroître la difficulté de
comprendre comment un nouvel être peut se former, par voie de
génération. Aussi va-t-on essayer de se tirer d’embarras en
supprimant purement et simplement la difficulté. Pour cela, on
supposera que te nouvel être ne se forme pas, mais qu’il est déjà
tout formé, qu’il préexiste en entier, quoique très en petit, sous
l’état d’un corpuscule organisé ou germe. Dans cette vue il n’y a
plus de véritable génération, il n’y a qu’un simple
agrandissement, une ampliation, une dilatation qui fait passer un
animal invisible sur le plan du visible. Bref, en son début, l’idée
de germe se confond avec celte d’un animal préformé en
miniature.
La première expression de ce préformationnisme appartient,
semble-t-il, à un médecin italien, ami du grand Harvey : Joseph
de Aromatari, qui assimile l’œuf des animaux à la graine des
plantes, et, partant de l’observation banale qui montre en cette
graine le rudiment des parties de la plante, soutient que le Poulet
existe déjà à l’état d’ébauche dans l’œuf non couvé.
Cette idée parut confirmée par les observations de Malpighi
(1672), et reçut l’assentiment de Swammerdam, qui crut en
trouver confirmation dans le monde des Insectes.
A ce moment, bien qu’on ne connût pas encore le véritable
« œuf » des Mammifères (il ne sera découvert qu’en 1827, par
von Baer), on soupçonnait cependant, grâce aux travaux de
Sténon et de Regnerus de Graaf, que tous les animaux, et même
les vivipares, engendrent par le moyen des œufs. C’est donc tout
naturellement l’œuf que les préformationnistes considéreront
comme le germe universel ; c’est dans la femelle, dans la mère,
que, sans hésiter, ils logeront ces miniatures d’animal dont
l’existence leur semblait indispensable pour dissiper le mystère de
la reproduction. Quant à la semence paternelle, son rôle se
réduisait à peu de chose : elle n’avait d’autre effet que de
stimuler la croissance du petit animal préformé dans l’œuf.
La double autorité de Malpighi et de Swammerdam donna un
grand crédit à cette thèse « oviste » ; mais bientôt, les animalcules
spermatiques ayant été découverts dans la semence (1677), c’est à
eux que Leeuwenhoek attribuera le rôle essentiel dans la
formation de l’être. Il y verra les véritables germes, qui ainsi
appartiendraient au père et non pas à la mère, celle-ci ne
fournissant – soit par l’œuf ou par la matrice – qu’aliment et
logement au germe paternel.
A cette conception se rallieront un certain nombre de
naturalistes, tandis que d’autres continueront à loger le germe
dans la mère : tel est le point de départ de la longue querelle qui
opposera désormais les « ovistes » aux « animalculistes », les
partisans du germe maternel aux partisans du germe paternel.
Aussi bien, pour les uns comme pour les autres, fallait-il
expliquer l’origine première de ces germes. On supposait qu’ils
existaient depuis toujours, soit qu’ils fussent répandus en tous
lieux, et n’attendant pour se développer que de rencontrer l’œuf
ou la matrice convenable (thèse de la dissémination), soit
qu’emboîtés les uns dans les autres (thèse de l’emboîtement), tous
les germes d’une même espèce se trouvassent contenus dans
l’ovaire de la première femelle ou dans la semence du premier
mâle.
Sans même parler des énormes difficultés théoriques où se
heurtaient les extravagantes hypothèses de la dissémination et de
l’emboîtement, la théorie de la préformation germinate soulevait
maintes objections d’ordre positif.
En premier lieu, l’observation attentive des phénomènes du
développement contredisait à cette théorie en révélant clairement
une formation successive des parties embryonnaires (épigenèse). A
partir de 1759 (Theoria generationis, de C.F. Wolff ), il ne
subsistait plus guère de doute à cet égard, encore que les
préformistes, comme Chartes Bonnet et Albert de Haller,
continuassent d’affirmer qu’« une glu qui paraît s’organiser était
déjà organisée » et que les organes de l’embryon peuvent
préexister avant de devenir visibles.
De plus, l’hypothèse des germes, inséparable de celte de
l’origine unilatérale de l’être, se trouvait fort gênée devant les
faits, incontestables, d’hérédité bilatérale.
Si le produit vient ou d’un germe maternel ou d’un germe
paternel, comment expliquer que l’enfant ressemble souvent à ses
deux parents, que les animaux hybrides (mulets) participent des
deux espèces génitrices, que les monstruosités héréditaires –
comme venait de l’indiquer Maupertuis pour le sexdigitisme –
soient transmises aussi bien par le père que par la mère ?
A cela les ovistes répondaient que la liqueur séminale contient
des « molécules » capables de modifier l’embryon en provoquant
un accroissement électif de certaines parties, tandis que les
animalculistes invoquaient l’action morphogène de la nourriture
contenue dans l’œuf ou celle des humeurs maternelles.
Si insuffisantes que fussent ces réponses, la position des
partisans des germes n’en gardait pas moins quelque force, eu
égard à l’extrême difficulté où se trouvaient les « épigénésistes »
quand il s’agissait d’expliquer la formation d’un organisme à
partir d’une « glu inorganisée ».
En outre, pour leur part, les ovistes disposaient d’un argument
puissant, à savoir celui de la reproduction virginale, ou
parthénogenèse, que Charles Bonnet avait, en 1740, mise en
évidence chez les pucerons par des expériences irréfutables.
N’était-ce pas là une preuve directe de la préexistence du germe
chez la femelle ? A quoi Spallanzani ajoutait une autre preuve,
tirée de ses observations sur les larves de grenouilles, ou têtards,
qu’il voyait naître par transformation directe de l’œuf1.
*
A l’heure actuelle, sans avoir pleinement résolu le problème de
la formation de l’être, nous sommes en mesure de le poser d’une
façon beaucoup plus satisfaisante que ne pouvaient le faire nos
prédécesseurs, et cela, en grande partie, grâce à l’introduction de
la notion de cellule.
Nous savons aujourd’hui que deux cellules, dites
reproductrices, – l’une d’origine maternelle (ovule) l’autre
d’origine paternelle (spermatozoïde) – forment le point de départ
du nouvel individu, et que ces cellules, véritables corpuscules
organisés et structurés, ne sont rien moins que des vésicules
pleines d’une substance amorphe. En chacune d’elles se trouve
un noyau ; dans ce noyau, uh certain nombre de particules
distinctes, tes chromosomes, et, dans chacun de ces
chromosomes, des centaines, sinon des milliers de particules
beaucoup plus petites, bien individualisées, et toutes différentes
les unes des autres : les unités héréditaires ou gènes. Tous ces
gènes sont groupés et disposés suivant un plan défini, une
ordonnance fixe. Chacun a sa place dans l’en semble du système,
chacun sa fonction dans la for mation de l’être2.
Sans doute, il n’y a rien dans cette architecture nucléaire qui
ressemble, même de loin, à un animal en miniature. Les gènes ne
sont pas des organes en tout petit, ni des rudiments d’organes.
Mais, si la cellule reproductrice ne présente nullement l’esquisse
d’une préformation, en revanche, elle n’en manifeste pas moins
une organisation d’une précision et d’un raffinement
extraordinaires, organisation dans laquelle préexiste virtuellement
l’être futur, dès lors qu’une foule de caractères (couleur des yeux
ou des cheveux, forme des traits, taille du corps, etc.) sont
déterminés par la nature des gènes chromosomiques3.
Par là déjà, nous voyons qu’une part de vérité se trouvait dans
la thèse de la préformation. Si les préformationnistes avaient eu
tort de croire à une préfiguration complète de l’animal, tout de
même les épigénésistes s’étaient gravement trompés en déniant
toute préorganisation originelle4.
Mais ce n’est pas tout. Nous savons, en outre,
qu’indépendamment de la préorganisation nucléaire,
appartenant aux deux cellules reproductrices, il existe souvent
dans le cytoplasme de la cellule maternelle, de l’ovule, une
préorganisation spéciale où l’on peut même voir un certain degré
de préformation vraie.
« Il est… un caractère, dit Albert Dalcq, qui élève
singulièrement l’œuf au-dessus de la cellule habituelle. En
général, celle-ci ne révèle pas une organisation orientée. Elle tend
à être soit isotrope, soit plus ou moins polarisée par les
conditions de milieu, comme c’est le cas dans un épithélium, ou
dans une culture de tissu. L’œuf, au contraire, est doté d’une
organisation tridimensionnelle. A peu près partout, des indices
discrets, mais sûrs, permettent de la percevoir dans l’œuf
fécondé. Dans un certain nombre de cas, on la constate dans
l’œuf vierge, parfois avec une étonnante précocité. »
Cette « organisation tridimensionnelle » tient à la polarisation,
à la position excentrique du noyau, à l’étagement des
constituants suivant l’axe ainsi tracé, et, d’autre part, à la
« distribution particulière de certains éléments, généralement
corticaux, d’un côté de l’axe de polarité… Nous touchons là aux
traits fondamentaux de l’organisation morphogénétique. C’est
eux qui font de l’œuf plus qu’une cellule, un germe5 ».
Il est donc peut-être permis de dire que, dans une certaine
mesure, la biologie moderne prolonge l’ovisme du XVIIe siècle,
puisqu’elle déclare qu’une seule des deux cellules génératrices
mérite le nom de germe.
Les ovistes, dans le fond, n’avaient pas tout à fait tort quand
ils alléguaient, en faveur de leur système, le phénomène de
parthénogenèse. De vrai, seule la cellule femelle peut se
développer par ses propres moyens, et cette propriété, elle ne la
doit pas seulement à ce qu’elle est une grosse cellule, chargée de
réserves alimentaires ; elle la doit, et surtout, à ce que son
cytoplasme est pourvu d’une organisation spéciale. On a
quelquefois parlé de la parthénogenèse de la cellule mâle
(« parthénogenèse de la microgamète », disait Alfred Giard), mais
il n’y a là qu’une « androgenèse », avec collaboration d’une
cellule femelle, qui fournit à un noyau mâle une organisation
germinale toute préparée. Contrairement à ce qu’écrivait Giard,
il est inexact que les deux gamètes aient potentiellement la même
valeur du point de vue physiologique comme au point de vue
morphologique.
En bref, la biologie actuelle, si elle a fait ressortir l’équivalence
des deux cellules génératrices pour ce qui est de la transmission
héréditaire – en un mot, leur équivalence génétique6 –, n’en a pas
moins révélé la primauté essentielle de la cellule maternelle en ce
qui concerne la capacité ontogénétique.
L’hérédité est double, comme l’affirmaient les adversaires des
germes, mais le germe est unique, comme l’affirmaient tes
ovistes.
L’organisation nucléaire – substrat de l’hérédité – est
continue, permanente ; elle se transmet, par voie de division
cellulaire, de génération en génération, et tout te problème est de
savoir comment, pour chaque espèce vivante, elle s’est
progressivement constituée au long des âges. C’est le problème
de l’évolution : il est loin d’être résolu.
Quant à l’organisation cytoplasmique qui fait de l’ovule un
germe, elle se recrée à chaque génération, par le jeu de
mécanismes encore passablement obscurs.
La tendance oviste de la biologie actuelle est illustrée, de
surcroît, par le fait que certains embryologistes, comme Albert
Dalcq, songent à expliquer les grandes démarches de
l’évolution – les « bonds évolutifs » – par des variations primaires
du cytoplasme ovulaire, variations atteignant la perméabilité de la
cellule, ou sa teneur en certains matériaux, métabolites ou
enzymes.
Dans cette hypothèse des ontomutations, l’évolution aurait
comporté un double processus : bilatéral, avec modifications
nucléaires, portant sur le mâle comme sur la femelle, et
unilatéral, avec modifications cytoplasmiques, portant
exclusivement sur la femelle.
1. Il est à remarquer que les partisans de l’épigenèse (comme Buffon) étaient un peu
embarrassés par l’existence des œufs chez les animaux ovipares. Mais, au lieu d’y voir
des germes, ils y voyaient des « matrices portatives ».
2. Notons que l’idée d’élément héréditaire, d’atome vital, appartient historiquement
aux épigénésistes (particules séminales de Maupertuis, molécules organiques de
Buffon) ; mais leur erreur fondamentale fut de ne pas comprendre que ces éléments
sont associés et ordonnés dans un corpuscule organisé ou germe (voir chapitre I).
3. Charles Bonnet avait un peu approché la notion de cellule quand il disait qu’il ne
fallait pas borner la signification du mot germe « à exprimer un corpuscule organique,
qui renferme actuellement très en petit toutes les parties qui caractérisent l’espèce »,
mais l’étendre à « toute préformation organique dont un animal peut résulter comme
de son principe immédiat ».

4. « Les notions couplées de préformation et d’épigenèse ne sont pas exclusives l’une


de l’autre, mais complémentaires… L’acquis théorique dont nous sommes redevables
aux embryologistes des XVIIe et XVIIIe siècles est de considérer alternativement les
événements sous les deux angles, celui de la préformation et celui de l’épigenèse » (A.
DALCQ. Initiation à l’embryologie générale. Masson, 1952, p. 13)… « Selon les cas, la
part de la préformation prévaut ou plus fréquemment celle de l’épigenèse, et une
bonne analyse doit toujours, à mon avis, être engagée sous le signe de ces notions
clarificatrices » (Op. cit. p. 112). De même, Piaget : « Le progrès du savoir a conduit,
en effet, à une position intermédiaire entre le préformisme et l’épigenèse : du
préformisme, elle a retenu, non pas naturellement, l’idée d’une préformation
matérielle, mais celle de potentialités internes données dès le départ ; de l’épigenèse,
elle a conservé la notion d’une construction graduelle, chaque nouvelle formation se
greffant sur les précédentes ». (Introduction à l’Epistémologie génétique, P.U.F., 1950,
tome II, pp. 60-61).
5. A. DALCQ, : Initiation à l’embryologie générale, pp. 25-26.
6. Il peut y avoir une légère supériorité génétique de la cellule femelle si elle contient
des gènes cytoplasmiques (plasmagènes).
IV

LEEUWENHOEK

Dans un transept de la Vieille-Eglise de la vieille cité de Delft,


on peut voir une tombe surmontée d’une haute pierre, et, sur
cette pierre, un médaillon où se trouve une inscription latine qui
signifie ceci : « A l’immortelle mémoire d’Antoine de
Leeuwentioek, membre de la Société Royale de Londres, qui, en
découvrant, par son application sagace et au moyen des
merveilleux microscopes inventés et construits par lui, les secrets
de la philosophie naturelle, et en exposant ses découvertes dans sa
langue natale, a mérité la plus haute approbation du monde
entier. »
C’est là, en effet, que repose l’un des plus illustres fils de la
Hollande, l’homme merveilleux et singulier qui, sans être même
un savant, a fait plus que personne pour fonder la science du
microscopique et pour agrandir notre vision de l’univers.
Leemvenhoek naquit à Delft, le 24 octobre 1632, la même
année que Spinoza, Locke et Vermeer. Il appartenait à une famille
de vanniers ; son père étant mort, et sa mère remariée tandis qu’il
était en bas âge, c’est à un oncle qu’incomba le soin de son
éducation. Il fut mis en apprentissage chez un drapier, où il
apprit la comptabilité et s’initia à la pratique des étoffes. On
prétend que c’est en maniant la petite loupe dont usent les
marchands de draps pour examiner leurs tissus que Leeuwenhoek
prit le goût de regarder les petits objets au travers d’un verre
grossissant. Une fois revenu à Delft, où il devait passer tout le
reste de sa très longue et très paisible existence, il se marie, et
gagne modestement sa vie en exerçant d’humbles charges
municipales : il est huissier-audiencier à l’hôtel de ville, et aussi, à
l’occasion, arpenteur ou jaugeur de tonneaux. Ces diverses
occupations, tout en lui assurant l’indépendance matérielle, lui
laissent beaucoup de loisirs, qu’il emploie à façonner et à polir
des lentilles de verre. Industrie fort délicate, en laquelle, bientôt,
il passe maître, mais sans pour cela songer à en faire commerce :
s’il s’évertue à fabriquer des lentilles toujours meilleures, toujours
plus claires et plus agrandissantes, c’est pour son propre usage de
curieux ; il les garde jalousement pour lui, et à seule fin de scruter
les infimes choses qui l’entourent.
Leeuwenhoek ne possède aucun savoir d’école. Il ignore
comment se posent les grands problèmes de la biologie ou de la
physique, et cette ignorance, si elle lui fait tort de quelques
vérités, lui fera grâce de bien des erreurs. Sa curiosité est
inépuisable. Le voilà qui s’amuse à faire défiler sous ses verres,
montés en microscope, tout ce qui lui tombe sous la main. Un
bout de feuille, un œil de mouche, un rostre de pou, un dard
d’abeille, un rien de viande, un débris d’étoffe, un brin de laine,
un fil d’araignée, un poil, un cheveu, une pincée de poussière,
une gouttelette d’eau ou d’urine, une parcelle d’excrément de
grenouille, un peu de tartre dentaire… Le moindre objet le
provoque à de longs et méticuleux examens. Il regarde sans
méthode et sans idée préconçue, sans plan de recherches, un peu
comme ferait un enfant à qui l’on eût fait cadeau d’un
microscope. Il regarde, et sans cesse devenant plus apte à
regarder, plus habile à percevoir l’invisible, il en vient à discerner
toutes sortes de finesses insoupçonnées. Passionné par la
nouveauté et la variété des spectacles qu’il se procure, jamais
rassasié de voir, il regardera tout au long de sa vie, et parce que
ses loupes, qu’il polit au diamant, sont meilleures que celles des
autres, et aussi parce que ses yeux sont plus clairs et son esprit
plus lucide, et enfin parce qu’il vivra jusqu’à quatre-vingt-dix ans
et que, jusque-là, il conservera sa vue et sa lucidité, sa vie sera
semée de prodigieuses trouvailles.
Doué du génie visuel en quelque sorte, Leeuwenhoek devient
un regardeur non pareil. Chaque jour est pour lui une occasion
de découverte. Dans son petit cabinet d’amateur micrographe, il
connaît toutes les ivresses de l’exploration lointaine. Quelle féerie
qu’une telle existence ! Il n’a que l’embarras de choisir le point
où diriger sa loupe, puisque, dans cette enfance de la
microscopie, tout est neuf, vierge, inconnu, surprenant.
La grande leçon, le grand enseignement qui ressort des
observations de Leeuwenhoek, c’est que partout, pour ainsi dire,
où plonge le regard grossissant, l’on voit s’animer la chose
regardée. Tout remue, tout grouille, tout s’agite : la vie et le
mouvement sont ubiquitaires, l’univers est beaucoup plus habité
qu’on ne croyait ; le repos, l’inertie, n’est qu’une illusion, tenant
à l’infirmité de nos sens.
Une goutte d’eau croupie apparaît comme une mer ou nage
tout un peuple. Une miette de tartre dentaire loge plus d’êtres
vivants qu’il n’y a d’hommes sur le globe. Et ces êtres, ces
animalcules, ces atomes animés que révèle le microscope, ils sont
de toutes les tailles, de toutes les formes : il y a des vésicules, des
bâtonnets, des spirilles. Le jour que Leeuwenhoek découvre ces
derniers, il s’écrie : « De toutes les merveilles que j’ai découvertes
dans la nature, celle-ci fut pour moi la plus grande… Et je dois
dire que je n’ai jamais connu d’aussi plaisant spectacle que celui
de ces milliers de petites créatures vivant dans une goutte d’eau,
s’agitant toutes ensemble et chacune de son propre
mouvement. »
L’extension prodigieuse de la vie, bien au-delà du
soupçonnable et de l’imaginable, voilà bien la grande révélation
apportée par le Hollandais. Elle le stupéfie, le ravit et l’émeut ;
mais il n’a garde d’en tirer de conclusion philosophique. A
d’autres de disserter là-dessus, et d’y appuyer leurs
métaphysiques. Lui se contente de s’émerveiller devant ces
grouillements, ces foisonnements, ces pullulements, qui
témoignent la furieuse prodigalité de la création. Il se livre à de
fantastiques calculs, pour évaluer approximativement le nombre
de ces êtres qu’il vient de mettre au jour et dont certains,
cinquante fois plus petits qu’un œil de pou, ne sont pas moins de
cent mille par gouttelette de liquide.
Les premières observations de Leeuwenhoek datent de 1663. Il
les communique à la Société Royale de Londres, qui est l’une des
plus importantes sociétés scientifiques de l’époque, et où il a été
introduit par son compatriote et ami, l’illustre anatomiste
Regnerus de Graaf.
Ces observations portaient sur une moisissure, sur l’abeille et
le pou… Une guerre opposait alors l’Angleterre et la Hollande.
Heureuse époque, et, somme toute, plus civilisée que la nôtre, où
le fracas des armes n’empêchait pas tes chercheurs d’échanger un
innocent savoir.
Dorénavant, Leeuwenhoek ne s’arrêtera plus d’annoncer des
découvertes à la Société Royale, qui bientôt le tiendra pour l’un
de ses plus éminents correspondants, et, en 1680, l’accueillera
parmi ses membres. Honneur auquel le Hollandais se montrera
extrêmement sensible : quand la nouvelle lui en parvient, il
demande si cette nomination lui donne rang de médecin…
C’est par « lettres » que Leeuwenhoek s’adressait à la Société
Royale, et ces lettres ne ressemblent aucunement aux notes qu’on
adresse d’ordinaire aux compagnies savantes. Il n’y emploie pas
de termes spéciaux, il ne cite point les travaux des autres, car il ne
sait à peu près que ce qu’il a trouvé lui-même ; il s’exprime en
hollandais, car il ignore le latin – ce latin qui, de son temps, était,
comme dit Joseph Bertrand, « un signe de ralliement et
d’honneur sans lequel c’était une honte de se dire savant » ; son
style est familier, trivial, souvent incorrect ; il raconte tout
bonnement, tout naïvement ce qu’il a vu, et, parfois, à l’occasion
de ses « petits animaux », il se raconte aussi lui-même, un peu
comme le Fabre des Souvenirs entomologiques, car il arrive que,
tirant de son propre corps son matériel d’observation, il se
dénude avec une tranquille impudeur.
En 1674, Leeuwenhoek découvre les protozoaires ; en 1677,
les animalcules de la semence ; en 1685, les microbes. Entre-
temps, il a découvert les levures, les rotifères, et bien d’autres
bestioles aquatiques, et les globules sanguins ; il a vu, pour la
première fois, circuler le sang dans les capillaires d’une larve
d’anguille.
Toutes ces découvertes sont contestées et souvent mal
comprises, car elles devancent étrangement le savoir de l’époque.
La plupart de ses contemporains trouvent plus facile de nier ce
qu’il a vu que de le revoir. Pourquoi, aussi bien, croirait-on sur
parole ce bizarre amateur, cet autodidacte, qui prétend voir ce
que personne ne voit ? Volontiers, on accuse Leeuwenhoek
d’imposture, de supercherie, voire de magie, on le déclare victime
d’illusions d’optique, ou d’une imagination trop vive. Lui ne se
soucie guère de ces résistances, puisqu’il ne peut douter de ses
observations. « Je sais, dit-il, qu’il y a des Universités entières qui
refusent de croire qu’il y a des êtres vivants dans la semence, mais
cela ne m’inquiète pas ; je sais bien que je suis dans le vrai. »
Leeuwenhoek, même, n’éprouvera-t-il pas un plaisir malicieux à
constater le scepticisme d’autrui ? Avoir découvert des mondes,
et n’être point cru : quel plaisir royal ! Aussi ne se donne-t-il pas
beaucoup de peine pour convaincre ; il fait voir ses préparations à
ses proches, à ceux qui lui rendent visite ; mais il n’explique pas
tout à fait comment il s’y prend pour apercevoir tant de choses.
Et il y a de certaines loupes qu’il se réserve, dont il ne permet
l’usage à personne.
Malgré le doute que rencontrent ses découvertes, la gloire de
Leeuwenhoek s’étend, traverse les frontières. De très loin, on
vient le voir, on sollicite le spectacte de ses animalcules. Les
souverains eux-mêmes viennent à Delft, poussés par la curiosité
de l’infiniment petit : reine d’Angleterre, empereur d’Allemagne,
tsar de Russie…
Si flatté que Leeuwenhoek pût être de ces hautes marques
d’intérêt, il préférait les bonnes journées solitaires, qu’il passait
l’œil fixé à ses petites loupes.
Quand il mourut – le 26 août 1723 –, il légua vingt-six de ses
microscopes à la Société Royale de Londres. Il en possédait plus
de deux cents, dont la plupart en argent, et trois en or. Plusieurs
de ses lentilles étaient taillées dans le cristal de roche ; la plus
forte agrandissait deux cents fois. Et c’est encore aujourd’hui un
problème que de comprendre comment Leeuwenhoek a pu voir
tout ce qu’il a vu avec de simples loupes, quelque transparentes
et bien taillées qu’elles fussent.
Lorsqu’on songe que Leeuwenhoek a travaillé toute sa vie en
amateur, en indépendant, à l’écart des Universités, sans aide ni
conseil d’aucune sorte, n’ayant d’autre savoir que celui qu’il
avait acquis, d’autre technique que celle qu’il s’était créée, l’on
demeure confondu par la multiplicité et l’ampleur de ses
découvertes, qui font de lui, sans contredit, le père de la
protistologie et de la microbiologie.
Si Leeuwenhoek n’avait pas existé, les êtres microscopiques
n’en eussent pas moins été découverts, un peu plus tard, mais
l’histoire des sciences eût été privée d’un de ses plus charmants et
émouvants chapitres.
V

DESCARTES ET LA BIOLOGIE

S’il est relativement facile d’assigner à Descartes son juste rang


en mathématique et en physique, il n’en va pas de même pour la
biologie, car il n’a pas enrichi cette discipline d’une véritable
découverte et n’a guère fait qu’y apporter un ensemble
d’hypothèses, déduites d’une conception systématique des
phénomènes naturels.
Son apport biologique tient, principalement, dans le Discours
de la Méthode, dans te Traité des Passions, dans la Dioptrique, et
dans un écrit posthume, le Traité de l’Homme et de la formation
du fœtus.
Touchant la circulation du sang, Descartes a adopté
d’enthousiasme, soutenu et propagé les idées de Harvey, qui
étaient alors violemment combattues, notamment par l’école
médicale française. « Circulateur » convaincu, il contribua, par
ses écrits, à accréditer et à introduire dans l’enseignement la
doctrine de l’illustre physiologiste, qui, dans sa Réplique à Riolan,
invoqua le témoignage du philosophe, « homme d’un génie
puissant et d’une extraordinaire sagacité ».
Descartes, toutefois, ne peut s’empêcher de modifier les
conclusions de Harvey pour les ajuster à son propre système :
c’est ainsi qu’il dénie au cœur te rôle moteur et propulseur, et,
s’en tenant à la conception aristotélicienne, ne veut voir en cet
organe qu’un foyer de chaleur, capable de dilater le sang et ainsi
de le faire progresser dans les vaisseaux.
S’agissant de la digestion et de la respiration, Descartes n’est
guère plus heureux lorsqu’il fait cuire les aliments par la chaleur
sanguine et soutient avec Hippocrate que l’air inspiré a pour
unique effet de rafraîchir les humeurs.
Tout le fonctionnement nerveux et musculaire est rapporté par
lui à l’exercice des « esprits animaux », dont il use et abuse en
physiologie, un peu comme, en cosmologie, de sa « matière
subtite ». Ces fameux esprits animaux, il n’est pas très facile de
les définir, car ce maître des idées claires n’est ici rien moins que
lumineux. Ils naissent, affirme-t-il, des parties les plus subtiles du
sang, lequel fut échauffé et comme distillé par le cœur ; ces
parties une fois remontées au cerveau, elles y prennent la qualité
d’esprits, en cessant d’avoir la forme du sang tout en conservant
sa chaleur et sa mobilité.
Des esprits animaux, te cerveau est l’officine et le réservoir ; il
les distribue à tout le corps, où, s’insinuant dans les nerfs et dans
les muscles, ils commandent à la fois à la sensibilité et au
mouvement.
Dans te cerveau, une petite glande joue un rôle privilégié :
c’est la glande pinéale, dont Descartes fait le siège de l’âme, sous
prétexte qu’elle est la seule partie de l’encéphale qui ne soit pas
double1.
Avec un peu de bon vouloir, on peut trouver, en certaines
remarques du Traité des Passions, le rudiment de la conception
pavlovienne des réflexes conditionnés, voire un germe de la
psychanalyse freudienne.
Dans la Dioptrique, on rencontre une curieuse observation,
concernant la formation des images sur la rétine. Ayant présenté
à l’ouverture d’une fenêtre l’œil détaché d’un « gros animal
fraîchement tué », Descartes réussit à apercevoir, au fond de
l’organe, une peinture qui représentait fort exactement tous les
objets extérieurs et qu’il contempla avec « admiration et plaisir ».
L’observation fut reproduite deux siècles plus tard par François
Magendie, le maître de Claude Bernard.
Pour ce qui est de la formation de l’être, Descartes retient la
vieille idée des semences parentales : celles-ci, mêlées l’une à
l’autre et se servant mutuellement de levain, s’échauffent –
toujours la chaleur ! – et donc se dilatent, se pressent, et, par ce
moyen, en viennent à se disposer de la façon requise pour former
les organes et les membres de l’embryon.
Dans l’ensemble, la physiologie de Descartes est franchement
archaïque. Du mauvais Galien, ainsi la juge Guyénot. En tout
cas, elle ne marque aucune avance sur son temps, et, à bien des
égards, elle retarde. Son anatomie est grossière, souvent infidèle ;
son embryologie, un pur « roman physique ».
Que Descartes ait commis force erreurs, cela n’a rien que de
naturel. Errare scientificum est…, mais le grave, c’est qu’il invente
de toutes pièces, c’est qu’il décrit avec un luxe inouï de détails,
en multipliant les précisions illusoires, et comme s’il en avait eu
le spectacle, des phénomènes dont il n’a pas la moindre idée,
c’est que jamais il ne tempère ses affirmations d’une prudence,
d’une précaution, c’est que jamais ne transparaît en son discours
un tant soit peu de cette circonspection qu’on se serait cru en
droit d’attendre de lui. Ce maître du doute méthodique, ce
suspendeur de jugement, cet enseigneur de méfiance, nous
sommes, en le lisant aujourd’hui, stupéfaits de le trouver si peu
exigeant, si peu difficile envers lui-même, si accueillant aux
suppositions gratuites, complaisant aux jeux de son
imagination, – si peu cartésien enfin.
Et ce n’est pas là simple affaire d’époque. Du temps de
Descartes, il y a déjà de bons observateurs, de bons
expérimentateurs ; il y a des esprits qui voient juste en biologie,
qui se rendent compte de la difficulté énorme des problèmes
qu’ils abordent et de la façon dont il faut les aborder pour avoir
chance d’y apporter un éclaircissement.
Si le grand Descartes n’a que si médiocrement réussi dans
l’interprétation, qu’il voulait exhaustive, des faits de la nature
animée, cela tient non seulement à l’audace d’une tentative
certainement prématurée, mais aussi à la démarche même de son
esprit. On sait comment, partant de principes fondamentaux
qu’il a posés une fois pour toutes et qu’il pense avoir établis sans
conteste, il se fait fort d’en déduire, par la seule vertu du
raisonnement logique, tous les aspects du monde sensible. Or,
une telle entreprise, déjà illusoire en ce qui concernait les choses
matérielles, l’était encore bien davantage en ce qui concernait les
choses vivantes, où les complications de structure et la diversité
des moyens d’action condamnent à l’échec les représentations
anticipées du théoricien.
Certes, Descartes ne néglige point d’examiner directement la
nature : ne se fait-il pas gloire de travailler sur te vif ? ne se flatte-
t-il pas que, dans ses traités, chaque ligne soit sous-tendue par
une expérience ?
Il dissèque assidûment, il pratique la vivisection. Il ouvre des
estomacs de chiens et de lapins pour s’instruire des mécanismes
de la digestion ; il fouille des cervelles pour saisir « ce que sont
l’imagination et la mémoire ». Il fait sacrifier des vaches pleines
pour connaître l’état du fœtus, il casse des œufs de poule pour
suivre le développement du poussin. « Guère de médecins qui y
aient regardé de si près que moi. » Au point que ses adversaires le
raillent pour cette manie qu’il a de chercher inspiration dans les
entrailles. Quand on l’accuse d’aller dans les villages pour voir
égorger les pourceaux, il riposte qu’il n’y a point de crime à être
curieux de l’anatomie, il convient que, durant tout un hiver passé
à Amsterdam, il allait « quasi tous les jours en la maison d’un
boucher pour lui voir tuer ses bêtes », et faisait apporter en son
logis les parties qu’il voulait examiner à loisir.
Maintes fois l’on a cité la réponse faite par Descartes à un
visiteur qui demande à voir ses livres préférés : Voilà ma
bibliothèque, lance le philosophe en désignant un cadavre de
veau qui attend te scalpel.
Oui, sans doute, Descartes maintient le contact avec la nature,
mais, soit qu’il observe ou qu’il expérimente, soit qu’il sollicite
les faits ou qu’il se borne à les enregistrer, il n’oublie jamais qu’il
détient les clefs fondamentales des choses, et tout ce qu’il attend
de son enquête, c’est qu’elle lui permette de choisir entre les
diverses manières dont les effets constatés pourraient se raccorder
aux principes initiaux. Il tient, en somme, les deux bouts de la
chaîne, et ne s’inquiète que de remplir l’entre-deux. Opération
quasi vérificatrice et formelle, qui exclut le riche imprévu de la
véritable recherche. Aussi la consultation du réel n’apporte-t-elle
rien, ou presque, à ce grand esprit ; elle ne lui fait aucune de ces
belles surprises qui sont à l’origine des découvertes vraies.
Descartes ne s’étonne jamais de ce qu’il rencontre ; il voit
toujours la nature telle qu’il l’avait supposée, il n’y retrouve que
ce qu’il y avait mis au départ, en sorte que sa biologie,
furieusement monotone puisqu’elle n’utilise que chaleur et
mouvement, se ramène, en fin de compte, à une assez vaine
tautologie.
Lorsque Descartes essaie de se représenter les fonctions de la
nature animée, c’est sous l’aspect des machines les plus raffinées
que lui offre l’industrie humaine : il recrée ainsi une nature
artificielle et artisane, tout imprégnée d’anthropomorphisme, et
qui ne diffère pas moins de la vraie nature qu’un robot d’une
créature de chair et d’os.
Il est à noter, au demeurant, que Descartes ne se soucie pas
énormément de ce qui se passe réellement dans les êtres vivants.
Voilà, semble-t-il dire, comment les choses pourraient s’y passer.
Voilà un modèle d’animal ou d’homme qui pourraient
fonctionner et produire les mêmes effets que produisent
l’homme ou l’animal véritables. Cela lui suffit, et tant pis pour la
réalité si elle s’écarte du modèle plausible qu’il en donne !
Ainsi qu’on l’a dit bien souvent, la nature ne se laisse ni
deviner ni inventer. Aujourd’hui même, après trois siècles
d’investigations attentives et méthodiques, où la recherche fut
conduite avec toute la patience et l’humilité voulues, aujourd’hui
que nous disposons de solides points de départ que n’avait pas
Descartes, aujourd’hui que nous connaissons de façon positive
certaines des démarches ordinaires de la nature, celle-ci continue
de nous surprendre bien souvent, et de mettre en défaut nos
raisonnements logiques. Aujourd’hui même, nous sommes
encore tenus, à peine des plus lourdes méprises, de revenir
constamment à l’école des faits, en tâchant d’oublier ce que nous
croyons savoir.
La biologie n’a fait de progrès effectifs qu’en rompant
délibérément avec la méthode intuitive et déductive de Descartes,
pour lui substituer la méthode inductive et expérimentale dont
Claude Bernard a posé les règles dans sa fameuse Introduction.
Qui ne se souvient, parmi les biologistes, de la stérile tentative
d’un Le Dantec qui, aux environs de 1900, s’efforça de
construire une biologie sur le modèle de la mathématique ?
*
Si, à ne considérer que la récolte des faits positifs, l’effort
cartésien n’aboutit qu’à une façon d’échec, Descartes n’en a pas
moins, par l’action de sa pensée philosophique, stimulé le
développement des sciences de la vie. Par sa décision
orgueilleusement naïve de tout expliquer des organismes vivants,
par sa théorie métaphysique qui excluait l’intervention des forces
spirituelles dans le fonctionnement de la machine corporelle, et
déclarait, contre l’aristotélisme, que tout se passe dans le corps
comme s’il n’y avait pas d’âme, il a préparé, contre tous les
animismes et vitalismes paresseux, l’avènement d’un
« mécanisme » physico-chimique dont le moins qu’on puisse dire
est qu’il constitue présentement la plus féconde des hypothèses
de travail. Descartes a combattu te finalisme décevant, il a
devancé Claude Bernard et sa « physiologie conquérante » en
proclamant que l’homme doit se rendre « maître et possesseur de
la nature » et en prophétisant que la science parviendra à
dominer les phénomènes de la vie, voire les phénomènes de la
pensée. Enfin, il a compris que les sciences de la vie, comme les
autres sciences, ne progresseraient véritablement qu’en se
mathématisant toujours davantage et à la condition de faire une
place toujours plus large au quantitatif et au mesurable.
Si Descartes revenait de nos jours, il verrait bien qu’aucune de
ses explications ne reste debout, mais il ne serait nullement
surpris par le prodigieux développement et les réussites de la
biologie moderne. Il verrait bien qu’au lieu de parler chaleur et
mouvement, on parle hormones, chromosomes, ions et catalyse,
mais il aurait vite fait de s’accommoder de ce nouveau langage et
de trouver que, dans le fond, cela revient à peu près au même…
Et quelle fierté de précurseur serait la sienne en voyant qu’on
gouverne les mécanismes vitaux par des agents matériels et
relativement simples, qu’on imite l’effet fécondant de la semence
au moyen d’un choc thermique, qu’on fait apparaître l’instinct
maternel en injectant à la femelle une substance chimique, qu’on
fait saliver un chien pour un coup de sifflet, et qu’on peut, chez
cet animal, par des signaux lumineux ou sonores, déclencher à
volonté toute la gamme des « passions »., depuis l’appétit et la
joie jusqu’à l’angoisse ou la colère…
Oui, Descartes, sans nul doute, revendiquerait comme son
héritage la théorie pavlovienne des réflexes conditionnés, la
théorie lœbienne des tropismes, la fécondation chimique, et tant
d’autres choses encore. Et que dirait-il en face de cette science
nouvelle, la Cybernétique, qui semble l’illustration même de
« l’animal machine » ? Que dirait-il devant ces cerveaux
électroniques qui effectuent les opérations intellectuelles les plus
complexes et dépassent même en pouvoir, sur bien des points, les
cerveaux fabriqués par la nature ? Que dirait-il, enfin, devant
cette chirurgie cérébrale qui, d’un coup de bistouri bien donné,
fait d’un homme un autre homme, en modifiant toutes ses
« passions », en le contraignant à voir tout différemment les
choses et soi-même ?
*
Alors que, de son temps, d’illustres anatomistes, comme
Nicolas Sténon n’épargnaient pas la critique à René Descartes,
nous voyons aujourd’hui que presque tous les historiens de la
biologie s’accordent à lui rendre hommage, eu égard à l’influence
salutaire qu’a exercée son parti pris mécaniste.
Nordenskjold, dans sa magnifique Histoire de la Biologie, place
Descartes au rang des fondateurs de la physiologie moderne,
tandis qu’Yves Delage, dans L’Hérédité et les grands problèmes de
la Biologie, fait de lui un des fondateurs de l’organicisme et de la
biomécanique.
Pour notre part, tout en préférant, parmi les grands hommes
de science, ceux qui ont apporté des faits réels – des « faits
éternels » comme disait Claude Bernard – à ceux qui ont
extravagué même dans la bonne voie, nous accorderons
volontiers que, même en biologie, Descartes occupe un rang qui
n’est point trop indigne de sa multiple grandeur.
Et surtout, n’oublions pas que Descartes a servi la biologie de
façon indirecte dans la mesure où son immortel Discours de la
méthode a marqué l’âge de raison de l’humanité.
Maître de tous ceux qui ne se satisfont que du clair et du
distinct, de tous ceux qui, amoureux de la vérité, acceptent
d’ignorer pour mieux savoir et se résignent à douter pour gagner
la certitude, grand nettoyeur de préjugés et de superstitions,
grand exorciseur de surnaturel, il est indéniablement l’un des
formateurs de l’esprit scientifique moderne. On pourrait dire de
lui qu’il a amélioré les qualités optiques de notre instrument
intellectuel : clarté, netteté, pouvoir séparateur. Il nous a inculqué
pour jamais l’appétit de la preuve et te goût du libre jugement
qui ne veut céder qu’à la raison. Il nous a fourni les moyens de
résister à tout dogmatisme, quel qu’il soit, y compris le sien. Et,
alors même que se sont écroulés tous les édifices qu’il a bâtis, il
garde te suprême honneur d’avoir dégagé et arasé te roc où l’on
construira plus humblement mais plus durablement.
L’influence de Descartes, comme celle de tout grand capitaine
de l’esprit, est appelée à subir des fluctuations selon que les
circonstances de l’heure rendront plus opportunes et utilisables
les leçons de sa pensée. Mais sa gloire, aux motifs simples et
évidents, ne saurait être qu’intangible, car son enseignement
répond à des nécessités durables de l’esprit : un minimum de
cartésianisme fait aujourd’hui partie, qu’on le veuille ou non, de
la conscience normale de tout adulte civilisé.
1. Il s’agit ici de l’épiphyse, et non de l’hypophyse comme disent souvent les
commentateurs de Descartes.
VI

DIDEROT ET LA BIOLOGIE

A la différence de Voltaire ou de Montesquieu, Diderot ne


s’est jamais livré, même en guise de passetemps, à la recherche
expérimentale ; mais il a longuement et profondément réfléchi
sur divers problèmes touchant les sciences naturelles. Son œuvre
de biologiste philosophe n’est rien moins que négligeable. Sans
qu’on puisse dire qu’elle ait joué un véritable rôle dans l’histoire
de la pensée scientifique, elle a, très probablement, contribué à
stimuler l’esprit des naturalistes et à élargir le champ de leurs
préoccupations. Elle se trouve presque entièrement contenue
dans les Pensées sur l’interprétation de la nature (1754), l’Entretien
entre d’Alembert et Diderot, le Rêve de d’Alembert (écrits en 1769,
publiés en 1830), et les Eléments de physiologie (écrits
entre 1764 et 1780, publiés en 1875 dans les Œuvres complètes,
Garnier). On rencontre aussi quelques passages significatifs dans
la célèbre Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749).
Les Eléments de physiologie – dont le manuscrit formait un
volume in-4o de la collection des manuscrits de la Bibliothèque
de l’Ermitage – ne sont point un ouvrage achevé, ni même
composé ; ce sont de simples notes prises au jour le jour, et où
abondent les répétitions, les contradictions et les négligences de
style. Elles furent rassemblées et ordonnées par Diderot – selon
M. Assézat – au cours du séjour que fit l’écrivain en Hollande.
Malgré leur caractère morcelé, décousu, improvisé, elles offrent
un très gros intérêt, car elles témoignent le sérieux et la
persévérance avec lesquels Diderot a médité sur les problèmes
d’anatomie et de physiologie, non seulement humaines, mais
comparées.
Bien que, dans sa jeunesse, il eût refusé de choisir la carrière
médicale (car, disait-il, il ne voulait tuer personne), Diderot fut
toujours attiré par la médecine. En 1746 – il a 33 ans – il traduit,
en collaboration avec MM. Eidous et Toussaint, un gros
dictionnaire anglais de médecine, de chirurgie, de chimie et de
botanique ; et c’est vraisemblablement à cette occasion qu’il
conçoit le projet de l’Encyclopédie.
Tout au long de son existence, et jusque dans l’âge mûr, il se
tient au courant des nouveautés médicales et chirurgicales : « Pas
de livres que je lise plus volontiers que les livres de médecine, pas
d’hommes dont la conversation soit plus intéressante pour moi
que celle des médecins » (Eléments). Il suit même des cours ; il
assiste aux leçons publiques de Verdier ; il fréquente – place de
l’Estrapade – le logis de Mlle Biheron, qui, la première, fabriqua
des « pièces d’anatomie ». Il est friand de toute expérience
nouvelle, de toutes les « singularités de la nature ». Quand
Réaumur se propose d’étudier les réactions d’un aveugle-né à qui
l’on avait fait subir l’opération de la cataracte, il demande à être
présent la première fois qu’on enlèvera le bandeau de l’aveugle,
et se montre extrêmement dépité quand il apprend que la
primeur de l’expérience a été réservée à un bas bleu scientifique,
Mme Dupré de Saint-Maur. « M. de Réaumur, dira-t-il, avait
mieux aimé avoir pour témoins deux beaux yeux sans
conséquence que des gens dignes de le juger1. » Insolence qui lui
coûtera cher – cent jours d’incarcération à Vincennes…
Quand Diderot compose les Pensées sur l’interprétation de la
nature, où il annonce un peu témérairement que le règne des
mathématiques s’achève et que celui des sciences naturelles
commence, il est encore tout plein de François Bacon, à qui il
emprunte le titre même de l’ouvrage (Cogitata et visa de
interpretatione naturae). Celui-ci a pour dessein, ou pour
prétexte, de commenter en la discutant la thèse que venait de
présenter un certain Baumann, soi-disant professeur à Erlangen,
et qui n’était autre que Maupertuis2.
D’après ce Baumann, tous les animaux présentement vivants
dériveraient d’un seul animal originel – d’un « prototype »
infiniment diversifié. On reconnaît là une des premières
tentatives de « transformisme généralisé ». L’hypothèse avait déjà
été envisagée par Buffon, dans son Histoire de l’âne, mais le grand
naturaliste l’avait écartée pour de multiples raisons :
« L’âne et le cheval viennent-ils originairement de la même
souche ? Sont-ils, comme le disent les nomenclateurs, de la même
famille ? ou ne sont-ils pas et n’ont-ils pas toujours été des
animaux différents ? Cette question, dont les
physiciens3 sentiront bien la généralité, la difficulté, les
conséquences, tient à la production des êtres de plus près
qu’aucune autre… Si l’on admet une fois qu’il y ait des familles
dans les plantes et dans les animaux, que l’âne soit de la famille
du cheval, et qu’il n’en diffère que parce qu’il a dégénéré, on
pourra dire également que le singe est de la famille de l’homme,
que c’est un homme dégénéré, que l’homme et le singe ont eu
une origine commune4, comme le cheval et l’âne, que chaque
famille, tant dans les animaux que dans les végétaux, n’a eu
qu’une seule souche ; et même que tous les animaux sont venus
d’un seul animal, qui, dans la succession des temps, a produit, en
se perfectionnant et en dégénérant, toutes les races des autres
animaux. Les naturalistes qui établissent si légèrement des
familles5 dans les animaux et dans les végétaux ne paraissent pas
avoir assez senti l’étendue de ces conséquences, qui réduiraient le
produit immédiat de la création à un nombre d’individus aussi
petit qu’on le voudrait ; car s’il était une fois prouvé qu’on pût
établir ces familles avec raison, s’il était acquis que dans les
animaux, et même dans les végétaux, il y eût, je ne dis pas
plusieurs espèces, mais une seule qui eût été produite par la
dégénération d’une autre espèce ; s’il était vrai que l’âne ne fût
qu’un cheval dégénéré, il n’y aurait plus de bornes à la puissance
de la nature, et l’on n’aurait pas tort de supposer que d’un seul
être elle a su tirer, avec le temps, tous les autres êtres organisés.
Mais non : il est certain, par la révélation, que tous les animaux
ont également participé à la grâce de la création ; que les deux
premiers de chaque espèce, et de toutes les espèces, sont sortis
tout formés des mains du Créateur ; et l’on doit croire qu’ils
étaient tels alors à peu près qu’ils nous sont aujourd’hui
représentés par leurs descendants. »
La question n’est pas encore résolue de savoir si Buffon était
sincère dans son refus catégorique de l’idée transformiste, ou si,
comme il l’a fait parfois, il a ici déguisé sa pensée, « pour
échapper aux foudres de l’Eglise ». Cette dernière interprétation
est celle de l’éminent biologiste E. Guyénot6. Toutefois, pour ma
part, je ne crois pas que Buffon ait, à cette époque – et, d’ailleurs,
à aucun moment de sa vie –, adhéré à autre chose qu’à un
transformisme partiel, limité7.
Quoi qu’il en soit, il est permis de penser que Diderot, malgré
ses propres réserves de style, adopte l’audacieuse hypothèse de
Baumann-Maupertuis ; le morceau est resté célèbre où il
développe l’idée du « prototype » originel :
« Il semble que la nature se soit plu à varier le même
mécanisme d’une infinité de manières différentes… Quand on
voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype,
quel qu’il ait été, approcher un règne d’un autre règne par des
degrés insensibles, et peupler les confins des deux règnes (s’il est
permis de se servir du terme de confins où il n’y a aucune
division réelle) et peupler, dis-je, les confins des deux règnes,
d’êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des
formes, des qualités, des fonctions de l’autre, qui ne se sentirait
porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premier être prototype
de tous les êtres ? Mais, que cette conjoncture philosophique soit
admise avec le Dr Baumann comme vraie, ou rejetée avec M. de
Buffon comme fausse, on ne niera pas qu’il ne faille l’embrasser
comme une hypothèse essentielle au progrès de la physique
expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la
découverte et à l’explication des phénomènes qui dépendent de
l’organisation. Car il est évident que la nature n’a pu conserver
tant de ressemblance dans les parties et affecter tant de variété
dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être
organisé ce qu’elle a dérobé dans un autre. C’est une femme qui
aime à se travestir, et dont les différents déguisements, laissant
échapper tantôt une partie, tantôt une autre, donnent quelque
espérance à ceux qui la suivent avec assiduité, de connaître un
jour toute sa personne. » (Pensées.)
Et encore :
« Pourquoi la longue série des animaux ne serait-elle pas des
développements différents d’un seul ? » (Eléments.)
Notons, au demeurant, que cette idée d’un « prototype »
animal, si elle se rapproche évidemment de la grande idée
évolutionniste, ne se confond pas tout à fait avec elle, car ces
premiers transformistes qu’étaient Maupertuis et Diderot, ne
comprenaient pas, ou du moins n’affirmaient pas clairement, que
la nature vivante a dû commencer par des formes extrêmement
simples, qui se seraient compliquées progressivement.
De toute manière, Diderot, en maints passages de son œuvre, a
puissamment marqué la continuité des formes vitales, leur
plasticité, et même le caractère transitoire des espèces.
« De même que, dans les règnes animal et végétal, un individu
commence, pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en
serait-il pas de même des espèces entières ? (Pensées.)
« Je vois des métamorphoses assez rapides ; pourquoi n’y en
aurait-il pas dont les périodes seraient plus éloignées ? (Eléments.)
« Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait
les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ?… Qui sait à
quel instant de la succession de ces générations animales nous en
sommes ? Qui sait si ce bipède déformé, qui n’a que quatre pieds
de hauteur, qu’on appelle encore dans les voisinages du pôle un
homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant
un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe ? Qui
sait s’il n’en est pas ainsi de toutes les espèces d’animaux ?…
Peut-être faut-il, pour renouveler les espèces, dix fois plus de
temps qu’il n’en est accordé à leur durée ? » (Rêve.)
Avant Lamarck, Diderot comprend toute la valeur du facteur
durée dans la production et la modification des êtres ; il dénonce
le « sophisme de l’éphémère » que formulait si gracieusement
Fontenelle quand il disait : « De mémoire de rose on n’a jamais
vu mourir un jardinier », et qui tend à nous faire croire que les
animaux « ont toujours été et qu’ils resteront toujours tels que
nous les voyons ».
Diderot entrevoit la possibilité d’une succession évolutive des
différents règnes vivants :
« Le règne végétal pourrait bien être et avoir été la source
première du règne animal, et avoir pris la sienne dans le règne
minéral, et celui-ci émane de la matière universelle hétérogène. »
(Eléments.)
En outre – et c’est peut-être une des ses idées les plus
originales – il souligne la relativité de la notion de « normal »,
pour tirer de cette identification du . « normal » et du
« monstrueux » un argument de quelque poids en faveur de
l’instabilité des espèces :
« Pourquoi l’homme, pourquoi tous les animaux ne seraient-
ils pas des espèces de monstres, un peu plus durables ? Le
monstre naît et passe. La nature extermine l’individu en moins
de cent ans. Pourquoi les espèces animales ne seraient-elles pas,
elles aussi, exterminées par la nature dans une plus longue
succession du temps ? » (Eléments.)
Cette idée te poursuit :
« L’univers ne me semble quelquefois qu’un assemblage
d’êtres monstrueux.
« L’espèce humaine n’est… qu’un amas d’individus plus ou
moins contrefaits, plus ou moins malades. » (Eléments.)
Il va jusqu’à se demander si « l’homme n’est pas le monstre de
la femme, ou la femme le monstre de l’homme », c’est-à-dire
qu’il incline à voir dans la différence sexuelle une sorte
d’anomalie régulière de l’espèce.
Renouant avec les vieilles conceptions d’Empédocle, il
suppose volontiers que la nature ait commencé son ouvrage par
des combinaisons monstrueuses, dues à des assemblages fortuits
d’éléments. Seules auraient survécu les formes viables,
harmonieuses. On peut voir là une très grosse préfiguration de
l’idée de la sélection naturelle. En tout cas, c’était un ingénieux
procédé que de faire soutenir cette thèse de la monstruosité
originelle par un homme lui-même monstrueux, par un homme
congénitalement privé de la vue – te Professeur Saunderson :
« Je puis vous demander par exemple – fait-il dire à cet aveugle
de naissance – qui vous a dit, à vous Leibniz, à Clarke et à
Newton, que, dans les premiers instants de la formation des
animaux, les uns n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds ?
Je puis vous soutenir que ceux-ci n’avaient point d’estomac, et
ceux-là point d’intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et
des dents semblaient promettre la durée ont cessé par quelque
vice du cœur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis
successivement, que toutes les combinaisons vicieuses ont
disparu, et qu’il n’est resté que celles où le mécanisme
n’impliquait aucune contradiction importante, et qui pouvaient
subsister par elles-mêmes et se perpétuer… S’il n’y avait jamais
eu d’êtres informes, vous ne manqueriez pas de prétendre qu’il
n’y en aura jamais et que je me jette dans des hypothèses
chimériques ; mais l’ordre n’est pas si parfait qu’il ne paraisse
encore de temps en temps des productions monstrueuses…
Voyez-moi bien…, je n’ai point d’yeux. Qu’avions-nous fait à
Dieu, vous et moi, l’un pour avoir cet organe, l’autre pour en
être privé ? » (Lettre sur les Aveugles.)
Il est à peine besoin de dire, après cela, que Diderot s’insurge
vigoureusement contre l’optimisme biologique des « cause-
finaliers », toujours prêts à trouver que tout va pour le mieux
dans la meilleure des natures possibles. Ne croirait-on pas
entendre Etienne Rabaud quand il déclare :
« La nature aveugle ne laisse subsister que ceux [les êtres] qui
peuvent coexister supportablement avec l’ordre général que
vantent ses panégyristes. » (Eléments.)
Comme son maître Bacon, il tient que la cause finale est une
vierge stérile, que la recherche de la « finalité » est « contraire à la
véritable science », et qu’un physicien doit se préoccuper
exclusivement du comment, jamais du pourquoi.
Ses arguments antifinalistes ne sont certes pas dénués de
valeur. Au physicien qui, interrogé sur la nature du lait, se
contente de répondre que c’est un aliment destiné par la nature à
celui qui doit naître, Diderot rétorquera pertinemment :
« Que cette définition m’apprendra-t-elle sur la formation du
lait ? Que puis-je penser de la destinanation prétendue de ce
fluide et des autres idées physiologiques qui l’accompagnent,
lorsque je sais qu’il y a eu des hommes qui ont fait jaillir te lait
de leurs mamelles ? »
Une belle idée biologique que nous trouvons encore dans
Diderot est celle de l’action modelante, « morphogène », des
habitudes et des besoins. Sur ce point, il est certain qu’il a, sinon
préparé, du moins précédé Lamarck :
« Les organes produisent les besoins, et réciproquement les
besoins produisent les organes – affirme-t-il par le truchement du
médecin Bordeu… – Pourquoi non ? J’ai vu deux moignons
devenir à la longue deux bras… Au défaut de deux bras qui
manquaient, j’ai vu des omoplates s’allonger, se mouvoir en
pince, et devenir deux moignons. » (Rêve.)
Le caractère, une fois acquis, pourra se transmettre, par voie
d’hérédité, aux descendants, et, de particularité individuelle,
devenir caractère de race ou d’espèce :
« Supposez une longue suite de générations manchotes,
supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de
cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le
dos, revenir par devant, peut-être se digiter à leurs extrémités, et
refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère
et se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. »
(Rêve.)
Diderot reviendra, à plusieurs reprises, sur cette idée
« prélamarckienne » dans ses Eléments de physiologie :
« Organe engendré par le besoin. J’ai vu un enfant en qui
l’orifice de la vulve aurait pris à la longue l’action d’un
sphincter…
« L’organisation détermine les fonctions et les besoins, et
quelquefois les besoins refluent sur l’organisation ; et cette
organisation peut aller quelquefois jusqu’à produire des organes,
toujours jusqu’à les transformer…
« La nature se plie à l’habitude, et je ne suis pas éloigné de
croire que la longue suppression d’un bras n’amenât une race
manchote.
« Le défaut continuel d’exercice anéantit les organes.
L’exercice violent les fortifie et les exagère. Rameur à gros bras,
portefaix à gros dos…
« Cette tache qu’on remarque à la jambe du bœuf est un ongle
oblitéré…
« Le sanglier de Thessalie, autrefois unicorne, a aujourd’hui le
pied fourchu… »
Résolument matérialiste, Diderot se fait fort d’expliquer tous
les phénomènes de la vie animale et végétale, et même de la vie et
de la pensée humaines, par le jeu des seules forces matérielles.
L’hypothèse d’un principe transcendant, d’une « âme », lui
paraît au moins superflue :
« Ce ressort, s’il existe, est très subalterne… Pourquoi recourir
à un petit harpeur inintelligible, qui n’a point d’organes, qui
n’est pas dans le lieu, qui est essentiellement hétérogène avec
l’instrument, qui n’a aucune sorte de toucher et qui pince les
cordes ?
« Le corps produit tout ce qu’il produit sans âme ; cela n’est
pas infiniment difficile à démontrer. L’action supposée d’une
âme l’est davantage. » (Eléments.)
D’où viennent alors la sensibilité, la pensée ? De l’assemblage
et de la coordination de molécules matérielles, qui sont elles-
mêmes douées d’une sorte de sensibilité confuse.
« Depuis la molécule jusqu’à l’homme, il y a une chaîne
d’êtres qui passent de l’état de stupidité vivante jusqu’à l’état
d’extrême intelligence. » (Eléments.)
Ainsi la psychologie doit-elle se fonder sur la physiologie, qui
n’est qu’un chapitre de la science de la vie, laquelle fait elle-
même partie de la science de la matière – science une et
fondamentale. Car les molécules constitutives des corps vivants
ne diffèrent pas essentiellement de celles qui constituent les corps
bruts. Il n’y a qu’une substance dans l’univers – substance active et
sensible, dont les divers degrés d’organisation créent toutes les
différences de forme, d’aspect, de propriétés.
« Pas un point dans la nature entière qui ne souffre ou qui ne
jouisse. » (Rêve.)
Comme on voit, le matérialisme de Diderot est une sorte
d’hylozoïsme8, assez voisin du monisme haeckélien.
S’il n’y a point de différence essentielle entre la matière inerte
et la matière vivante, rien de surprenant à ce que la vie puisse
naître de la corruption. Aussi Diderot souscrit-il, sans hésitation,
aux conclusions des spontanistes, tels que l’abbé Needham, qui
prétendait avoir vu naître de petites anguilles à partir d’une
farine décomposée :
« Voltaire en plaisantera tant qu’il voudra, mais l’Anguillard9 a
raison. »
Sur la génération animale, le point de vue de Diderot est, à
peu de chose près, celui des épigénésistes : il ne croit pas aux
germes préexistants, qui sont « contre l’expérience et contre la
raison ».
En tout cas, si l’animal commence par un germe, il n’est
nullement nécessaire que ce germe ressemble à l’animal :
« Qu’est-ce qu’il y a de commun entre la molécule de l’écorce
du saule et le saule ? Rien. Cependant, cette molécule donne un
saule. » (Eléments.)
Diderot n’affirme rien de précis touchant te mécanisme de la
formation du fœtus. Il a peine à accepter l’hypothèse des œufs
(comment ceux-ci se fixeraient-ils dans la matrice ?), et, quant,
aux animalcules spermatiques (spermatozoïdes), ils n’ont
sûrement pas un rôle essentiel dans la génération puisqu’ils se
trouvent, non seulement dans la semence masculine, mais dans
toutes les humeurs de l’organisme, et même dans tous les
liquides putréfiés (Diderot partage ici l’erreur de Needham et de
Buffon). Peut-être sort-il de l’ovaire quelque chose qui, sous
l’influence de « vapeurs » séminales, deviendra l’animal ; ou
encore les premiers éléments de l’embryon ne se formeraient-ils
pas dans la matrice même par une sorte de bourgeonnement
analogue à celui qui se produit chez le Polype ?
Quelle qu’en soit l’origine, l’embryon n’est, dans son début,
qu’une juxtaposition de molécules, puis de brins ou de fils10.
Chaque brin formera un organe particulier. Le faisceau de brins
constitue le type spécifique ; les variétés du faisceau créent les
différences d’espèces, voire les particularités individuelles. Un
faisceau plus vigoureux fait le don, le génie ; le manque d’un
brin, ou son redoublement, ou son altération, produira la
monstruosité – par excès ou par défaut.
Les monstruosités, les maladies, les vices, comme les aptitudes,
peuvent être héréditaires11. Les enfants sont plus semblables au
père qu’à la mère, mais celle-ci, durant la grossesse, peut exercer
une influence directe sur l’enfant qu’elle porte.
Nous venons d’examiner très sommairement les principales
idées de Diderot concernant les grands problèmes de la biologie :
origine des espèces, origine de la vie, origine de l’être. Mais on
trouve encore bien d’autres choses, jetées pêle-mêle, dans ses
curieux Eléments de physiologie.
Diderot a parlé avec sagacité de l’influence du physique sur le
moral et inversement ; de la « simulation organique » (« Il y a je
ne sais quelle singerie dans les organes ») ; des rapports de la
névrose et du génie (« Le génie suppose toujours quelque
désordre dans la machine… Si nous savions donner la fièvre,
nous… pourrions donner de l’esprit à un sot ») ; de la base
affective des instincts (l’instinct de nidification, par exemple,
n’est qu’un « enchaînement de besoins aveugles, produits par des
malaises dont on se soulage ou des plaisirs qu’on ressent ») ; de
l’autonomie des viscères (chaque organe est, pour Diderot,
comme « un animal particulier », ayant ses plaisirs, ses douleurs,
ses habitudes, ses tendances, son enfance, sa jeunesse, son âge
mûr, son déclin). Il a vu l’intérêt qu’il y aurait, pour le
physiologiste et le psychologue, à étudier de près les anomalies de
la vision :
« Un M. Kleckenberg, commis au bureau de Hollande, ne
saurait distinguer le vert du rouge. Le fils d’un écrivain
d’Amsterdam ne distingue aucune demi-teinte. Combien
d’expériences à faire sur ces deux individus singuliers12. »
Il a vaguement soupçonné le rôle sécrétoire des « viscères
aveugles » (glandes closes ?).
Enfin, indépendamment de leur contenu scientifique, que de
formules vives ou plaisantes, dans les Eléments de physiologie, nous
font souvenir du grand écrivain qu’était Diderot :
« Le polype est un intestin vivant.
« L’homme sage n’est qu’un composé des molécules les plus
folles.
« Les espèces ne sont que des tendances.
« La matrice est un porte-enfant comme la branche de l’arbre
est un porte-fruit.
« L’accouchement est une espèce de vomissement.
« Un œil se fait comme une anémone… Un homme se fait
comme un œil. »
Etc.
Si nous faisons abstraction des inévitables erreurs de fait qui se
rencontrent dans l’œuvre biologique de Diderot, quel jugement
devons-nous porter sur la valeur théorique de cette œuvre ?
Incontestablement, Diderot a eu le très grand mérite
d’accueillir l’idée transformiste, et d’en saisir l’immense portée
philosophique. En outre, il fut l’un des premiers – sinon le
premier – à supposer que les besoins et les habitudes peuvent, à la
longue, modifier les organes, voire en créer de nouveaux, et que
de telles modifications pourraient, en devenant héréditaires,
entraîner des changements d’espèces. Cette hypothèse, reprise et
développée par Lamarck dans sa Philosophie zoologique (1809),
paraît aujourd’hui inconciliable avec les données de la
Génétique, mais elle n’en a pas moins joué un rôle éminent dans
l’histoire de la pensée évolutionniste.
Lorsque Diderot essaie de ramener tous les phénomènes
biologiques, et même psychologiques, aux propriétés générales de
la matière, il contribue certainement à frayer la voie où devait
s’engager la science moderne. Du point de vue expérimental tout
au moins, on peut, en effet, affirmer que seule la conception
« matérialiste » de la vie s’est montrée féconde.
Mais le matérialisme de Diderot – comme celui de tous ses
contemporains, du reste – méconnaissait les grosses difficultés
théoriques auxquelles se heurte une conception unitaire des
phénomènes. Alors que Diderot trouvait tout naturel que des
êtres animés se formassent à partir de matières en décomposition,
nous restons, aujourd’hui encore, parfaitement ignorants des
mécanismes qui ont pu tirer de la matière inerte la plus humble
des choses vivantes.
De plus, pour Diderot, « il n’y a rien de précis dans la
nature ». Tout y est « dans un flux perpétuel »… Tous les êtres
« circulent les uns dans les autres ». Tout se lie, tout se mêle, tout
se fond, d’une forme à une autre le passage est incessant. « Tout
animal est plus ou moins homme ; toute plante, plus ou moins
animal ; tout minéral, plus ou moins plante. » A proprement
parler, il n’y a pas d’individus, pas d’espèces, pas même de
règnes…
Cette philosophie dynamiste est, essentiellement, une
philosophie transformiste, dans l’acception la plus large du
terme13. Elle n’est certes point sans valeur, mais elle demande à
être corrigée et tempérée. Les progrès de la biologie, s’ils nous
ont souvent révélé des ressemblances cachées sous des
dissemblances apparentes, nous ont, en revanche, enseigné que
certaines démarcations sont bien fondamentales, et que,
pratiquement du moins, le passage est souvent impossible d’un
mode d’être ou d’un mode d’organisation à un autre. En
particulier, Diderot serait certainement fort surpris de savoir
quelle stabilité nous sommes tenus d’accorder aux patrimoines
héréditaires des êtres vivants, quelle réalité aux types spécifiques.
La nature n’est pas, comme le croyaient les « transformistes » de
jadis, en transformation perpétuelle ; tout n’y est pas flou, fluent,
fluide ; elle présente aussi des solidités, des résistances, des arêtes.
La stabilité et la discontinuité sont en elle des traits non moins
essentiels que la plasticité et la continuité.
Ce serait toute l’histoire de la Biologie qu’il faudrait retracer
pour faire apparaître te rôle respectif des deux sortes d’esprits :
ceux qui, comme Diderot, eurent tendance à unifier les
phénomènes naturels et ceux qui eurent tendance à les séparer.
Contrairement à ce que l’on dit quelquefois, nous pensons que
l’une et l’autre de ces deux tendances furent fécondes14.
Aujourd’hui encore, elles continuent de s’affronter en bien des
domaines, pour le plus grand profit de la totale vérité.

1. Voir les Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par
Mme DE VANDEUIL.

2. Dissertatio inauguralis metaphysica de universali naturae systemate, pro gradu doctoris


habita (1753). Ce travail fut publié en français par MAUPERTUIS sous le titre : Essai sur
la formation des corps organisés (1754).
3. C’est-à-dire les naturalistes.

4. C’est la première fois, dans l’histoire des sciences naturelles, qu’est énoncée,
explicitement, l’hypothèse de l’origine animale de l’homme,
5. Buffon, ici, vise manifestement son grand adversaire Linné.
6. Les sciences de la vie aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’idée d’évolution, Albin Michel,
1941.
7. Voir J. ROSTAND, Esquisse d’une histoire de la biologie, Gallimard, 1945.
8. Théorie des anciens philosophes d’Ionie, qui considéraient la matière comme
douée de spontanéité et de sensibilité. Elle est, d’après Goblot « une forme excessive et
naïve du dynamisme ».

9. C’est ainsi que, par dérision, Voltaire surnommait l’abbé Needham (voir J.
ROSTAND, ibid.).
10. Voir chapitre I.

11. Voir chapitre suivant.


12. Le daltonisme (incapacité de distinguer le vert du rouge) ne sera scientifiquement
décrit qu’en 1798 par le physicien Dalton, et, peu après, par Gœthe.

13. Voir CH. RENOUVIER. Histoire et solution des problèmes métaphysiques, Alcan,
1901. Renouvier attribue une origine psychologique au principe transformiste : elle
serait, d’après lui, « la même que celle de la croyance aux métamorphoses, croyance
commune à toutes les mythologies, portée au plus haut degré d’imagination et
d’aberration dans les mythes indiens, plus modérée chez les Grecs, et fort intelligible
pour nous, si nous réfléchissons à un état de l’esprit ignorant, pour lequel les
changements de forme sont arbitrairement supposables, partout où l’observation ne
fournit pas de séquences invariables entre des phénomènes séparés » (p. 29).
14. Historiquement, la tendance unifiante se montre liée, en général, aux
conceptions matérialistes ; la tendance séparatrice, aux conceptions spiritualistes.
VII

LA CONCEPTION DE L’HOMME
SELON HELVÉTIUS ET SELON DIDEROT

L’une des principales idées que soutient le philosophe


Helvétius (1715-1771) dans son fameux essai De l’homme, de ses
facultés intellectuelles, et de son éducation (ouvrage posthume,
1772), c’est que l’esprit, te génie, les dons et la vertu sont le
produit de l’éducation et non pas, comme beaucoup le
prétendaient de son temps, un effet de l’organisation physique.
Cette idée, il l’avait déjà développée dans son traité De l’esprit
(1758), mais, cette fois, il la pousse plus avant et s’efforce de lui
donner une base positive, car il la tient pour une vérité
bienfaisante aux nations, qui sauront désormais « qu’elles ont
entre leurs mains l’instrument de leur grandeur et de leur félicité,
et que, pour être heureuses et puissantes, il ne s’agit que de
perfectionner la science de l’éducation ».
La thèse contraire – celle qui rapporte les dissemblances
intellectuelles et morales des humains à l’effet d’une organisation
différente – paraît à Helvétius non seulement erronée, mais
gravement pernicieuse du point de vue pratique. Elle fait obstacle
au perfectionnement des méthodes éducatives. Elle favorise la
paresse et la négligence des instituteurs dans la mesure où elle les
excuse, d’avance, de tous les insuccès en faisant grief à la seule
nature de l’ignorance et de la stupidité de leurs élèves.
N’est-ce pas sacrifier au préjugé des « qualités occultes » que
de voir dans l’esprit l’effet d’une mystérieuse organisation qui
nous reste inconnue, et d’imaginer « un pur don de la nature
sans pouvoir nommer l’organe qui le produit » ?
On ne rendra pas la thèse plus plausible en disant que les
différences intellectuelles tiennent à une inégale finesse des sens,
car aucun fait positif ne peut être allégué en faveur de cette
supposition. Aussi est-il beaucoup plus rationnel de tâcher à
expliquer ces différences par une cause que l’on connaît bien et
dont on peut estimer avec précision les effets, à savoir la
différence d’éducation.
Certes, nul ne conteste que les individus humains ne
manifestent, et souvent assez tôt, des caractères dissemblables : le
désir de s’instruire, la passion de la gloire sont, chez eux, plus ou
moins vifs, mais il ne faut voir là qu’un produit des premières
habitudes, de la « coutume », qui, comme l’observait Pascal, se
fait prendre pour la nature. Tous les hommes communément
bien organisés, tous les hommes normaux, sont originellement
doués du même « amour de soi », et, par suite, nous devons
admettre que, placés dans des conditions convenables, tous ils
peuvent acquérir une égale aptitude à l’esprit et à la vertu.
Telle était bien, d’ailleurs, ou à peu de chose près, l’opinion de
Quintilien et de Locke.
« Je crois pouvoir assurer, disait ce philosophe dans son traité
De l’éducation, que, de 100 hommes, il y en a plus de nonante
qui sont ce qu’ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles à la
société, par l’instruction qu’ils ont reçue. C’est de l’éducation
que dépend la grande différence aperçue entre eux. »
Helvétius fait valoir, en outre, – sans y prêter, pour sa part,
trop d’importance – un argument d’ordre théologique : si
vraiment les hommes étaient foncièrement divers, si les
« machines » humaines différaient par leurs capacités, « comment
la justice du ciel, ou même celle de la terre, exigerait-elle les
mêmes effets de machines dissemblables ? Dieu peut-il donner à
tous la même loi sans leur accorder à tous les mêmes moyens de
la pratiquer » ?
Il s’agit donc, pour Helvétius, de faire voir que l’éducation est
la cause unique des différences humaines, et le premier point à
établir, c’est que deux éducations peuvent être fort différentes
alors même qu’elles nous apparaissent comme semblables. Dans
cet essai de démonstration, Helvétius fera preuve d’une
étonnante subtilité.
L’éducation, affirme-t-il, commence bien plus tôt qu’on ne
pense : « C’est à l’instant même où l’enfant reçoit le mouvement
et la vie qu’il reçoit les premières instructions. C’est quelquefois
dans les flancs où il est conçu qu’il apprend à connaître l’état de
maladie et de santé. »
Dans la toute première enfance, quels seront les éducateurs, les
instituteurs de l’homme ? Evidemment, les sensations qu’il
éprouve. Or, elles seront nécessairement différentes d’un enfant à
un autre. Outre que les objets environnants ne sont jamais tout à
fait pareils, même des objets pareils pourront produire des
impressions très différentes selon le moment où ils se présentent à
l’esprit, selon l’attention qu’on y prête, selon l’humeur dont on
les reçoit… On croira avoir donné à deux enfants la même
éducation parce qu’on leur a donné le même précepteur, parce
qu’on leur aura appris à lire dans le même livre, ou à réciter le
même catéchisme. Quelle erreur ! Si semblables qu’ils aient pu
être au départ, ils ne laisseront pas d’être promptement
différenciés par l’action de petits événements fortuits, de menus
incidents de la vie quotidienne : le nombre de leurs chutes, la
vivacité de leurs douleurs, la nature de leurs spectacles, la réussite
ou l’insuccès de leurs premières tentatives d’action.
« Notre vie n’est… qu’un long tissu d’accidents… Qu’on ne
se flatte donc jamais de pouvoir donner les mêmes instructions à
deux enfants. »
Sans doute l’éducation donnée à la maison (avant l’âge du
collège) est-elle relativement uniforme ; elle est plus « la même »
que celle qui viendra ensuite ; mais là déjà, malgré qu’on en ait,
que d’inévitables différences !
Deux frères – fussent-ils nés le même jour, fussent-ils jumeaux –
n’auront pas eu la même nourrice. Et comment douter de
l’influence de l’état de la nourrice sur celui du nourrisson ? « On
n’en doutait pas du moins en Grèce, et l’on en est assuré par le
cas qu’on y faisait des nourrices lacédémoniennes. »
Plutarque avait déjà noté que « si le Spartiate encore à la
mamelle ne crie point, s’il est inaccessible à la crainte et déjà
patient à la douleur, c’est sa nourrice qui le rend tel ».
Veut-on que les deux jumeaux aient eu la même nourrice, –
poursuivit Helvétius – l’identité d’éducation ne sera pas réalisée
pour autant, car, dans le milieu familial lui-même, des
préférences se manifesteront, dont les suites pourront être
considérables :
« S’imagine-t-on que… les père et mère aient pour ces deux
enfants le même degré de tendresse, et que la préférence donnée
sans s’en apercevoir à l’un des deux n’ait nulle influence sur son
éducation ? Veut-on encore que le père et la mère les chérissent
également ? En sera-t-il de même des domestiques ? Le
précepteur n’aura-t-il pas un bien-aimé ? L’amitié qu’il
témoignera à l’un des enfants sera-t-elle longtemps ignorée de
l’autre ? L’humeur ou la patience du maître, la douceur ou la
sévérité de ses leçons ne produira-t-elle sur eux aucun effet ? Ces
deux jumeaux enfin jouiront-ils tous deux de la même santé ? »
Autant de causes qui suffiront à différencier les deux enfants, si
bien que, lorsqu’ils entreront au collège (à l’âge de 7 ou 8 ans),
ils seront nettement individualisés, montrant déjà plus ou moins
d’ardeur pour le travail, plus ou moins de goût pour telle ou telle
sorte d’études.
Helvétius envisage même, avec beaucoup de sagacité, le cas
d’une maladie qui, frappant l’un des jumeaux, entraîne un arrêt
de travail, un retard dans les études, d’où le dégoût, le
découragement de l’enfant, qui perd l’espoir de se distinguer et
doit se reconnaître un certain nombre de supérieurs. La moindre
chose peut porter atteinte au sentiment de l’émulation, qui est le
grand mobile du travail : « La science de l’éducation n’est peut-
être que la science des moyens d’exciter l’émulation. Un seul mot
l’éteint ou l’allume. »
Dans la période de l’adolescence, l’éducation se fera encore
plus différente ; elle sera désormais soumise à tous les hasards
circonstanciels qui stimuleront ou modéreront l’ambition, qui
décideront du choix d’une carrière, etc.
Helvétius cite nombre de grands hommes dont la grandeur et
la réussite tiennent, d’après lui, à des événements tout à fait
fortuits : Vaucanson, Mitton, Shakespeare, Molière, Corneille,
Jean-Jacques Rousseau. Nous ne le suivrons pas dans cette partie
de son analyse, où il rejoint des faits de connaissance banale. Ce
qui est vraiment remarquable dans le livre d’Helvétius, c’est la
manière dont il explique comment tes petits événements de la vie
infantile, et, notamment, les facteurs affectifs du milieu familial,
peuvent entraîner une différenciation profonde des caractères et
des intelligences. Il se montre là, indubitablement, un précurseur
des conceptions freudiennes.
*
Le traité De l’homme ne fut publié qu’après la mort
d’Helvétius, en 1772. Diderot, à ce moment, se trouvait en
Hollande ; il eut aussitôt connaissance de l’ouvrage, dont il
annota copieusement les marges. Plus tard, il revint, et à deux
reprises, sur ce livre, qu’il admirait et censurait à la fois.
L’ensemble de ses notes critiques forme une Réfutation suivie, qui
ne parut qu’en 1875, dans l’édition des Œuvres complètes,
donnée par J. Assézat1.
Elle est fort intéressante, et mérite d’être attentivement relue,
car elle marque l’opposition fondamentale des deux philosophes
sur la grande question de la diversité psychique des humains.
Diderot conteste vivement que cette diversité soit le fruit de la
seule éducation. Le système d’Helvétius est peut-être consolant
pour les parents, encourageant pour les maîtres ; mais il est
nuisible à la société, qui en conclura que n’importe quel homme
est bon à n’importe quoi. Que l’éducation ait une grande
influence sur te caractère et le génie des hommes, qu’elle ait
même plus d’importance qu’on ne le croit d’ordinaire et qu’on
ne l’a dit jusqu’à présent, c’est tout ce qu’on peut concéder à
Helvétius, dont l’ouvrage serait excellent s’il ne versait, à chaque
instant, dans l’excès et le paradoxe.
Comment nierait-on plausiblement les effets de l’organisation
individuelle ? N’est-il pas évident que les hommes présentent des
différences de nature, des différences innées, tout comme les
chiens ?
« On ne donne pas du nez à un lévrier, on ne donne pas la
vitesse du lévrier à un chien couchant ; vous aurez beau faire,
celui-ci gardera son nez, et celui-là gardera ses jambes. »
Diderot use, à maintes reprises, de cette comparaison entre
l’homme et les races de chiens :
« L’homme est aussi une espèce animate…, et dans la carrière
des sciences et des arts, il y a autant d’instincts divers que de
chiens dans un équipage de chasse. »
Et encore : « Si cependant il y avait dans l’espèce humaine la
même variété d’individus que dans la race des chiens, si chacun
avait son allure et son gibier ? »
Nul ne refuse, dira-t-il enfin, que la différence entre l’homme
et les autres bêtes soit un effet de leur organisation différente. On
reconnaît également que les différentes races de chiens ne sont
pas toutes également bonnes au dressage, aptes à profiter de
l’instruction. Pourquoi donc admettre les effets de l’organisation
pour expliquer les différences de chien à homme, et aussi de
chien à chien, et rejeter cette explication « lorsqu’il s’agit des
variétés d’intelligence, de sagacité d’esprit d’un homme à un
autre homme ».
Par cette comparaison, empruntée à l’histoire naturelle,
Diderot suggère évidemment l’hypothèse d’une différence
héréditaire – génétique, dirions-nous aujourd’hui – entre les
individus humains. Et c’est bien là, sans aucun doute, le fond de
sa pensée, encore que, parfois, il ne fasse pas la distinction bien
nette entre ce qui, dans les effets de l’organisation, relève de
l’hérédité et ce qui tient aux modifications fonctionnelles ou aux
conditions du milieu (climat, régime, âge, fatigue, etc.).
Il n’est, dit-il, presque aucun homme « sans quelques défauts
d’organisation », soit qu’il les ait portés en naissant, soit qu’il les
ait acquis avec le temps ou les circonstances.
Toujours il y a que, pour réfuter Helvétius, Diderot va mettre
l’accent sur les causes physiques, corporelles, des dissemblances
morales.
C’est dans le corps, selon lui, que réside la source de tous les
goûts, de tous les vices et de toutes les passions. L’enfant
manifeste, et très précocement, des penchants naturels,
irrésistibles, contre lesquels l’éducation est te plus souvent
impuissante : penchants à la vivacité ou à la lenteur, à la douceur
ou à la violence, à la patience ou à l’entêtement, à la docilité ou à
la révolte, à la gaieté ou à la tristesse, à la justice ou à l’injustice
(les enfants robustes sont moins enclins à la justice, note
finement Diderot). Il témoigne de l’amour ou de l’aversion pour
certaines vertus ; il a ses préférences, ses répugnances, ses
aptitudes et ses inaptitudes ; et la « nature », ici, résiste à la
« leçon ».
Qu’on interroge les médecins sur ce chapitre, et, pour peu
qu’ils soient instruits, ils auront de quoi dire ! Ils savent bien,
eux, que le moral dépend du physique, que la force et le genre de
l’esprit, la nature de la sensibilité, dépendent de la fibre âcre ou
molle, du sang doux ou brûlant, de la lymphe épaisse ou fluide,
de la bile âcre ou savonneuse, enfin de l’état de toutes les parties
de la machine…
Qu’on le veuille ou non, les machines humaines sont
différentes. « Si différentes que si chaque individu pouvait se
créer une langue analogue à ce qu’il est, il y aurait autant de
langues que d’individus ; un homme ne dirait ni bonjour ni
adieu comme un autre. »
« Tous les hommes sont des originaux », affirme encore
Diderot. Pour l’intelligence, ils « sont classés entre la plus grande
pénétration possible et la stupidité la plus complète… Il y a,
entre chaque échelon, un petit degré impossible à franchir ».
Quant au génie, c’est un monstre, tout comme l’imbécile à
l’autre bout de l’échelle ; et il est insensé de croire que tout
homme peut y prétendre.
A la thèse de la « nature » on objecte volontiers que les pères
les plus spirituels n’engendrent souvent que de sots enfants.
Mais, dans ce cas, peut-être l’hérédité a-t-elle fait un « saut »,
comme elle fait quelquefois dans le cas des caractères physiques :
pour retrouver la similitude, il faudrait remonter jusqu’au
trisaïeul…
Helvétius dénie toute relation entre le moral et le physique ?
Mais voit-on « beaucoup de génies à tête en pain de sucre, à tête
aplatie, à crâne étroit, au regard éteint » ?
On ne lit pas toujours l’intelligence sur la forme du crâne, sur
la figure ?… Soit, mais n’oublions pas que, du livre, nous ne
voyons que « la couverture ».
« Les têtes n’ont-elles pas aussi leurs physionomies en
dedans ?… Quel est l’anatomiste qui se soit avisé de comparer
l’intérieur de la tête d’un stupide à l’intérieur de la tête d’un
homme d’esprit ? »
Et c’est bien cela, pourtant, qu’il siérait de faire : lire à même
les cerveaux… « Les caractères de ce livre vivant ne vous sont pas
encore connus… Vous avez négligé l’examen d’un organe sans
lequel la constitution des autres, plus ou moins parfaite, ne
signifie rien, organe d’où émanent les étonnantes différences
entre les hommes, relativement aux opérations intellectuelles. »
Que d’observations à faire sur le cerveau, – observations
minutieuses, qui peut-être ne se feront jamais, mais qui seules
pourraient nous aider à résoudre le problème de la diversité
psychique !
Dans sa laborieuse analyse des constituants de l’homme,
Helvétius n’a oublié qu’une chose : te cerveau, « miroir sentant,
pensant, jugeant », et dont les médecins nous enseignent
l’extraordinaire délicatesse ! « Quoi, un vaisseau de la tête un peu
moins dilaté, un de ses os un peu plus ou un peu moins enfoncé,
le plus faible embarras de circulation dans le cervelet, un fluide
un peu trop ou pas assez fluide, une petite piqûre dans la pie-
mère rend un homme stupide… et la conformation totale de la
boîte osseuse et du fromage mou qu’elle renferme et des nerfs qui
y sont implantés ne fera quoi que ce soit aux opérations de
l’esprit. »
Sur le cerveau, d’ailleurs, c’est tout le corps qui retentit : il
subit l’influence des humeurs, des nerfs, du poumon, de la vessie,
des glandes, et notamment des glandes de la génération.
A celles-ci, l’on ne peut refuser un singulier pouvoir sur l’être
humain. Ne suffit-il pas de « l’amputation ou du froissement de
deux glandes qui semblent n’avoir aucun rapport avec les
fonctions intellectuelles pour donner de la voix ou la conserver et
ôter l’énergie, le courage, et presque métamorphoser un sexe en
un autre » ?
N’oublions pas non plus le diaphragme, centre de la
sensibilité, « siège de toutes nos peines et de tous nos plaisirs2 ».
Diaphragme et cerveau, tels sont les deux grands ressorts de l’être
humain, par quoi nous sommes spirituels ou stupides, tendres ou
durs…
Après avoir ainsi développé, très brillamment, la thèse
« organiciste » de la diversité humaine, Diderot accordera à
Helvétius que l’éducation fait beaucoup, que l’organisation fait
peut-être moins qu’on ne pense, que l’instruction est l’une des
principales causes de la différence qui règne entre les esprits ;
mais on a l’impression qu’il s’agit là d’une concession de style.
Diderot est bien persuadé, dans le fond, que c’est la « nature »
qui est responsable, en gros, de la différenciation psychique des
humains ; il pense que les hommes sont « diversement nés », et
qu’Helvétius est bien naïf de tenir pour un égal – même en
puissance – son « stupide portier ».
*
Cette discussion entre Helvétius et Diderot porte
essentiellement sur un sujet qui fut longtemps débattu en
biologie, et qui n’a commencé de s’éclaircir un peu que vers le
début de notre siècle : à savoir, les rôles respectifs de l’hérédité et du
milieu, des facteurs génétiques et des facteurs éducatifs, de la
« nature » et de la « nourriture », comme disent les Anglo-Saxons.
Il est aujourd’hui hors de doute qu’il existe, quant aux facultés
psychiques, des différences héréditaires entre les hommes. Les
« machines » humaines ne sont rien moins qu’identiques par
leurs capacités, et, comme l’avait bien vu Diderot, tous les degrés
d’esprit sont représentés entre l’imbécile et l’homme supérieur.
Cette conclusion ressort notamment de l’étude des vrais
jumeaux, inaugurée par Francis Galton en 1876, et aussi de bien
d’autres faits recueillis par les généticiens.
« La vieille idée que les hommes sont principalement le
produit de leur milieu et de leur éducation est battue en brèche
par les travaux modernes sur l’hérédité », écrit Conklin3. Et, de
son côté, J.B.S. Haldane remarque que tout à la fois « les
politiciens conservateurs et réactionnaires et les biologistes sont
aujourd’hui d’accord pour mettre l’accent, avec une puissante
insistance, sur l’inégalité humaine »4.
Il existe, semble-t-il, des différences innées pour le niveau
mental, le rendement scolaire, la mémoire, l’habileté motrice,
pour certaines aptitudes spéciales (mathématiques et musicales),
peut-être même pour certains traits de caractère (nomadisme,
tendance à l’introversion, tendance persévératrice).
Pour ce qui est des attitudes sociales (timidité, assurance,
confiance en soi), il semble qu’elle dépendent surtout, sinon
exclusivement, des facteurs éducatifs.
Ces derniers, d’ailleurs, ne laissent pas de jouer un rôle très
important, et là même où interviennent, au départ, les facteurs
héréditaires ; il y a constamment une interaction très complexe
entre les effets de l’hérédité et ceux du milieu.
« La nature, disait Galton, prévaut énormément sur
l’éducation, quand les différences de milieu n’excèdent pas celles
qui séparent communément les individus de même rang social, et
habitant une même contrée. »
Cette restriction est capitale : il est évident qu’on ne saurait
comparer équitablement deux individus nés dans des classes, ou
des castes, différentes : c’est ce qu’oubliait Diderot quand il
affirmait, très antidémocratiquement, que le « portier »
d’Helvétius ne valait pas son maître, même en puissance.
L’école psychanalytique nous a enseigné, de surcroît, toute
l’importance que peuvent avoir, dans le développement affectif et
même intellectuel de la personne, les événements de la petite
enfance. Sur ce point, Helvétius, dans son désir de valoriser le
rôle de l’éducation, a montré une sagacité de précurseur ; il a
compris par exemple, que le seul fait, pour un enfant ; de se
sentir moins aimé que son frère pouvait exercer une influence
fâcheuse sur la formation de son caractère et de son esprit.
Notons aussi qu’Helvétius – dans sa démonstration théorique –
utilise le cas des jumeaux, auquel on devait, après lui, faire si
souvent appel pour élucider la question des rôles respectifs de
l’hérédité et du milieu.
La question du « génie » n’est rien moins que résolue à notre
époque. Les recherches souhaitées par Diderot ont été
entreprises ; on s’est même donné beaucoup de peine pour
trouver une relation entre certains traits de la structure cérébrale
et la haute valeur intellectuelle, mais, dans l’ensemble, les
résultats obtenus n’ont pas répondu à l’effort des investigateurs.
Malgré les recherches de Cécile et Oscar Vogt, de von
Economo, de Rudolph Wagner, de David Hansemann, de F.
Maurer, de Rose, d’Anthony, aucun fait décisif n’a pu être mis
en évidence quant au poids de l’organe, ni quant à sa structure
histologique.
Peut-être, cependant, les « cerveaux d’élite » montrent-ils
généralement une certaine complication des circonvolutions,
surtout dans les régions frontale, occipitale et pariétale ; peut-
être, dans le cerveau des grands musiciens, trouve-t-on un plus
grand développement de la sphère acoustique temporale
(Auerbach, Klose) ; dans celui des grands visuels, un plus grand
développement des sphères occipitales (Spitzka).
Enfin, d’après Lhermitte5, l’asymétrie du cerveau, avec
prédominance de l’hémisphère droit chez le gaucher, de
l’hémisphère gauche chez le droitier, serait fréquente chez les
sujets supérieurement doués. Il y aurait là une anomalie
« certainement congénitale et irréversible », en rapport avec le
grand développement des facultés intellectuelles.
*
Dans le débat qui l’opposait à Helvétius, Diderot faisait figure
de physiologiste, ce qui n’est pas pour nous surprendre, puisque
nous savons qu’il avait de solides connaissances en physiologie
humaine6 et qu’il fréquentait volontiers de grands médecins, tels
que Bordeu7.
Diderot a eu l’intuition de la diversité génétique des individus
humains ; la comparaison qu’il en fait avec les différentes races
de chiens est des plus pertinentes, puisque nombre de différences
individuelles, tout comme les différences raciales, relèvent de
différences génétiques.
Le problème discuté par Diderot dans sa Réfutation
d’Helvétius est toujours d’actualité. Bien qu’il soit devenu
aujourd’hui impossible de soutenir la thèse extrémiste
d’Helvétius, et que nous connaissions l’hérédité et le milieu pour
les deux facteurs déterminants de la personnalité humaine, les
deux tendances « héréditariste » et « éducationniste » continuent
de se manifester en biologie et de s’affronter à l’occasion.

1. DIDEROT avait peut-être collaboré au premier livre d’HELVÉTIUS (De l’esprit) ; « Il


est difficile et de nier cette collaboration et de la prouver » (p. 226 des Œuvres
complètes, t. II, Garnier, 1875).

2. C’est, en effet, dans cette région que se trouve le « plexus solaire », que nous
connaissons aujourd’hui pour l’un des centres de la sensibilité sympathique.
3. L’Hérédité et le milieu, Flammarion, 1925,

4. Hérédité et politique, 1945.


5. Le Cerveau et la pensée, Bloud & Gay, 1951.
6. Il avait esquissé des Eléments de physiologie. Rappelons que CLAUDE BERNARD,
dans les derniers temps de sa vie, se proposait d’écrire, avec la collaboration de BARRAL,
un ouvrage sur Diderot physiologiste.
7. Voir le Rêve de d’Alembert.
VIII

MONTESQUIEU ET LA BIOLOGIE

Presque tous les grands écrivains du XVIIIe siècle ont plus ou


moins assidûment cultivé la science, qui, à ce moment, n’avait
pas encore pris l’aspect technique, spécialisé, par quoi elle se
défend aujourd’hui contre l’intrusion des profanes.
Voltaire vulgarise la cosmologie de Newton, il se livre à des
expériences de physique et de mécanique1, il décapite des limaces
pour vérifier les affirmations de Spallanzani touchant la
régénération de la tête chez les Mollusques ; Rousseau rédige des
Institutions chimiques et herborise avec le zèle éclairé d’un
botaniste ; Diderot compose des Eléments de Physiologie, qui, un
siècle plus tard, retiendront l’attention de Claude Bernard, et
développe, dans ses Pensées sur l’interprétation de la Nature, des
vues hardies sur la mutabilité des espèces et l’unité de plan
d’organisation dans le règne animal.
A cette règle, Montesquieu ne fait pas exception, encore que la
science ne l’occupe guère que dans sa jeunesse et tienne une place
modeste dans son œuvre. En 1718, il prononce deux discours à
l’Académie des Sciences de Bordeaux, l’un traitant de l’usage des
glandes rénales, et l’autre des causes de l’écho ; en 1720, il en
prononce encore deux, sur la cause de la pesanteur des corps et
sur la cause de leur transparence. En 1721, il donne des
Observations sur l’Histoire naturelle. De plus, on trouve dans ses
Cahiers inédits2 un certain nombre de réflexions et de notes
portant sur les problèmes et les méthodes de la science.
Pour nous limiter au Montesquieu biologiste, son Discours sur
l’Usage des glandes rénales n’est qu’une analyse élégante et
sommaire des divers mémoires reçus par l’Académie des Sciences
de Bordeaux à l’occasion d’un concours qu’elle avait institué sur
ce sujet. En 1718, la fonction des glandes rénales – des capsules
surrénales, comme on dit aujourd’hui – restait parfaitement
inconnue des physiologistes. Toutefois, Montesquieu ne doute
pas qu’elles ne tiennent un rôle dans l’économie organique, car
« tout concourt pour le bien du sujet animé, et s’il y a quelque
partie dont nous ignorons l’usage, nous devons avec une noble
inquiétude chercher à le découvrir ».
Si les glandes rénales n’avaient d’autre usage – comme le
pensaient les anciens – que de soutenir le ventricule ou
d’affermir le plexus nerveux qui les touche, « à quoi bon cette
structure admirable dont elles sont formées ? Ne suffirait-il pas
qu’elles fussent comme une espèce de masse informe, rudis
indigestaque moles ? Serait-ce comme dans l’architecture où l’art
enrichit les pilastres mêmes et les colonnes ? »
Aussi bien, depuis Gaspard Bartholin, l’on ne doute plus
qu’elles ne constituent de véritables glandes, mais, touchant leurs
fonctions sécrétoires, nul auteur n’a pu énoncer une hypothèse
qui s’appuie sur des faits démonstratifs et ne soulève de fortes
objections. Elaborent-elles une humeur noire, – sorte d’atrabile
qui passe dans les reins, pour délayer les urines ? ou un suc
bilieux qui, se mêlant à l’acide du sang, excite une fermentation
capable de provoquer le mouvement du cœur ? ou un ferment
qui aide les reins à extraire une bile plus raffinée ? Déversent-elles
dans le sang de quoi le rendre plus fluide ou plus subtil ? Autant
d’opinions spécieuses, plus ou moins gratuitement imaginées, et
auxquelles l’Académie ne saurait accorder la consécration d’une
récompense. Montesquieu termine son exposé en souhaitant que
le hasard favorise enfin les chercheurs et fasse, quelque jour, ce
que n’ont pu faire tous les soins.
Ses Observations sur l’Histoire naturelle (lues devant l’Académie
le 20 novembre 1721) sont beaucoup plus originales que la
dissertation précédente : elles offrent pour nous te grand intérêt
de nous livrer le fond de la philosophie biologique de
Montesquieu.
En ce début du XVIIIe siècle, les naturalistes se trouvaient
encore profondément divisés quant à leur façon de concevoir la
génération des êtres vivants. Pour les uns – partisans de la théorie
dite de la préformation –, le nouvel être provenait d’un germe,
c’est-à-dire d’une sorte de miniature d’organisme qui n’avait,
pour se développer, qu’à agrandir ses dimensions initiales. Cette
théorie était souvent complétée par celle de l’emboîtement,
suivant laquelle les germes des générations successives étaient
emboîtés les uns dans les autres, à l’infini ou presque.
A la doctrine préformationniste s’opposait la doctrine de
l’épigenèse, qui niait purement et simplement l’existence de
germes préformés, et faisait provenir le nouvel être d’un concours
mécanique et fortuit d’éléments matériels3.
Les préférences doctrinales de Montesquieu vont nettement à
l’épigenèse. Il se déclare contre ces « modernes » qui mettent des
germes partout. En ce qui concerne les plantes, notamment, c’est
en vain, dit-il, qu’on a cherché dans les graines la forme de la
plante qui en devait naître, et lui-même, en dépit de sa
prévention contraire, il a tenté, comme les autres, « de découvrir
cette ressemblance, mais avec aussi peu de succès ».
S’agissant de certaines mousses rougeâtres qui croissent sur les
chênes, il doute qu’elles proviennent de « semences volantes », et
ne tient pas leur production pour plus surprenante que celte « de
ces forêts immenses et de ce nombre innombrable de plantes que
l’on voit dans une miette de pain, ou un morceau de livre moisi,
dans le microscope, lesquelles je ne soupçonne pas être venues de
graines ».
Même opinion concernant la formation du gui, lequel ne
serait pas, aux yeux de Montesquieu, une plante issue de graine,
mais simplement une sorte de branche malade formée par des
sucs de mauvaise qualité ; il se propose d’ailleurs de poursuivre
des observations à ce sujet.
Les phénomènes de bouture, qui sont d’observation courante,
lui paraissent directement opposés à l’idée de préformation
germinale, et surtout à celte de l’emboîtement des germes :
« Pour pouvoir dire avec raison que tous les arbres qui devaient
être produits à l’infini étaient contenus dans la première graine
de chaque espèce que Dieu créa, il nous semble qu’il faudrait
auparavant prouver que tous les arbres naissent de graines4. Or, si
l’on met dans la terre un bâton vert, il poussera des racines et des
branches, et deviendra un arbre parfait ; il portera des graines qui
produiront des arbres à leur tour ; ainsi, si l’on veut qu’un arbre
ne soit que le développement d’une graine qui le produit, il
faudra dire qu’une graine était comme cachée dans ce bâton de
saule, ce que je ne saurais imaginer5. »
Montesquieu va jusqu’à affirmer « qu’il n’y a rien de si fortuit
que la production des plantes ; que leur végétation ne diffère que
de très peu de celte des pierres et des métaux, en un mot que la
plante la mieux organisée n’est qu’un effet simple et facile du
mouvement général de la matière ».
Il soutient que « tout te mystère de la production des branches
dans un bâton de saute consiste dans la lenteur avec laquelle les
sucs de la terre montent dans ses fibres ; lorsqu’ils sont parvenus
au bout, ils s’arrêtent sur la superficie et commencent à se
coaguler ; mais ils ne sauraient boucher le pore du conduit par
lequel ils ont monté, parce qu’avant qu’ils se soient coagulés, il
s’en présente d’autres pour passer, lesquels sont plus en
mouvement, et, en passant, redressent de tous côtés les parties
demi-coagulées qui auraient pu faire une obstruction, et les
poussent sur les parois circulaires du conduit, ce qui l’allonge
d’autant, et ainsi de suite ; et comme cette même opération se
fait en même temps dans les conduits voisins qui entourent celui-
ci, on conçoit aisément qu’il doit y avoir un prolongement de
toutes les fibres, et qu’ils doivent sortir en dehors par un progrès
insensible… Si l’on pousse plus loin ces idées, on verra qu’il ne
faut uniquement pour la production d’une plante qu’un sujet
propre à recevoir les sucs de la terre, et à les filtrer lorsqu’ils se
présentent ; et toutes les fois que le suc convenable passera par
des canaux assez étroits et assez bien disposés, soit dans la terre,
soit dans quelque autre corps, il se fera un corps ligneux, c’est-à-
dire un suc coagulé, et qui s’est coagulé de manière qu’il s’y est
formé en même temps des conduits pour de nouveaux sucs qui se
sont présentés6 ».
Sans doute, à la théorie de la production fortuite des plantes,
les partisans des germes objectent que l’on devrait alors, à tout
moment, voir naître de nouvelles plantes ; mais cette objection,
Montesquieu la tient pour irrecevable et même puérile, car ceux
qui la proposent « font dépendre l’opinion qu’ils combattent
d’une chose qu’ils ne savent pas et qu’ils ne peuvent pas même
savoir. Et, en effet, pour pouvoir avec raison dire ce qu’ils
avancent, il faudrait non seulement qu’ils connussent, plus
exactement qu’un fleuriste ne connaît les fleurs de son parterre,
toutes les plantes qui sont aujourd’hui sur la terre, répandues
dans toutes les forêts, mais aussi celles qui y ont été depuis le
commencement du monde ».
Montesquieu songeait, du reste, à entreprendre quelques
expériences qui l’aideraient à éclaircir ce point de grande
importance, mais il estimait que des années lui seraient
nécessaires pour les mener à bien, et tout porte à croire que, pris
par d’autres soucis, il abandonna son projet.
Les vues biologiques de Montesquieu nous paraissent
aujourd’hui singulièrement naïves. Nous savons, en effet, que
tout organisme vivant – animal ou plante, et quel que soit son
degré de complication – provient d’un germe à structure
cellulaire, c’est-à-dire d’un germe hautement organisé, et non
point d’un « concours fortuit » d’éléments. Mais Montesquieu se
rencontrait, sur ce point, avec de bons esprits, et même avec
d’illustres naturalistes comme Buffon, qui, par répugnance
envers la théorie de la préformation et celle de l’emboîtement qui
lui était si souvent associée, souscrivaient à la plus grossière et la
plus simpliste des « épigenèses ».
Leur erreur n’était pas sans excuse, eu égard à
l’invraisemblance de la position adverse : pour mettre fin à ce
long conflit entre préformationnistes et épigénésistes, il fallait
que la biologie dégageât la notion de germe cellulaire, notion qui
devait lui permettre de dissocier l’idée de préorganisation
germinale et celle de préformation.
Il est certain que Montesquieu, et plus généralement les
épigénésistes de son temps, mésestimaient gravement la difficulté
du problème de la génération organique. Ils ne doutaient pas
qu’avec les seules propriétés connues de la matière on ne fût,
d’ores et déjà, en mesure de rendre compte de la production et
du développement des êtres7.
Dans ces « tuyaux », dans ces « canaux », dans ces « filtres »
avec lesquels Montesquieu se faisait fort d’interpréter les
phénomènes de la végétation des plantes, nous reconnaissons
aisément la mécanique et l’hydraulique cartésiennes. En
adoptant ce point de vue strictement mécaniste, Montesquieu
avait la satisfaction de se sentir bon cartésien, « cartésien rigide »,
fidèle aux règles données par te maître, et non pas un de ces
« cartésiens mitigés » qui n’hésitaient pas à faire intervenir dans
les procédés de la vie une « providence particulière de Dieu »,
différente du mouvement général de la matière.
Montesquieu est, en effet, un admirateur enthousiaste du
système de Descartes : « Ce grand système qu’on ne peut lire sans
étonnement, ce système qui vaut lui seul tout ce que les auteurs
profanes ont jamais écrit ; ce système qui soulage si fort la
Providence, qui la fait agir avec tant de simplicité et de grandeur ;
ce système immortel, qui sera admiré dans tous les âges et toutes
les révolutions de la philosophie, est un ouvrage à la perfection
duquel tous ceux qui raisonnent doivent s’intéresser avec une
espèce de jalousie. »
Dans les Observations sur l’Histoire naturelle, nous ne trouvons
pas seulement des vues théoriques de Montesquieu sur la
formation des êtres organisés, mais aussi des observations, des
expériences qui témoignent que l’auteur de L’Esprit des Lois
savait mettre l’œil au microscope et, au besoin, disséquer une
grenouille, voire poser une ligature sur une artère.
Montesquieu décrit minutieusement un petit animalcule
rougeâtre, qui, d’après te naturaliste Valmont de Bomare,
pourrait être une Daphnie (Puce d’eau) ; il s’intéresse à des
Pucerons inclus dans des feuilles d’ormeau ; il expérimente sur la
résistance comparée des Vertébrés à la submersion, et constate
qu’une Grenouille mise sous l’eau peut survivre deux fois vingt-
quatre heures, tandis qu’un Canard périt au bout de sept
minutes, et une Oie au bout de huit.
Enfin, les Cahiers inédits de Montesquieu nous offrent d’assez
curieuses réflexions sur la variabilité des êtres. Avec un peu de
bon vouloir on pourrait ranger Montesquieu parmi les quelques-
uns qui, avant Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, ont pressenti la
grande idée de l’évolution.
Parlant des habitants de l’île de Formose, à qui la nature a, dit-
on, donné une queue sur le dos, et des singes de Java qui ont une
espèce d’aile de chauve-souris, il note :
« Tout ceci me confirmerait mon sentiment que la différence
des espèces des animaux peut s’accroître tous les jours et
diminuer de même ; qu’il y avait fort peu d’espèces au
commencement, qui se sont multipliées ensuite. » (Op. cit. I,
p. 470.)
Et encore :
« Ces animaux que nous appelons fabuleux parce que nous ne
les trouvons plus sur la terre, quoiqu’ils aient été exactement
décrits par les anciens auteurs, ne pourraient-ils pas avoir existé,
et leur espèce s’être perdue ? Car je suis persuadé que les espèces
changent, et varient extraordinairement, qu’il s’en perd et s’en
forme de nouvelles. » (Op. cit. I, p. 473.)

En dépit des erreurs manifestes de Montesquieu, qui tiennent


en partie au savoir défectueux dont il disposait, à la façon dont
les problèmes se posaient de son temps, et aussi à l’influence du
cartésianisme, qui n’était guère favorable à l’intelligence des
complexités biologiques, Montesquieu se rattache à la science
moderne par l’esprit positif, expérimental, qui l’anime. Si
prévenu qu’il soit pour telle ou telle opinion, il convient que « ce
n’est point dans les méditations du cabinet qu’il faut chercher ses
preuves, mais dans le sein de la nature même8 ».
Il discerne clairement l’importance des évaluations
quantitatives et du raisonnement statistique. A propos de
l’inoculation de la petite vérole, il écrit : « Un homme manqué
fera plus d’impression que cent qui sont dans te succès. Il faut
savoir calculer, c’est ce qui doit décider de la plupart des choses
de la vie. » (Op. cit. I, p. 487.)
Et encore : « On ne voudra jamais calculer, et moi je veux te
faire. » (Op. cit., I, p. 491.)
Il parle excellemment du rôle des sciences dans le progrès de
l’esprit humain, et des motifs qu’on a de s’y adonner, et,
indépendamment de leur utilité, de « la satisfaction intérieure
que l’on ressent lorsque l’on voit augmenter l’excellence de son
être, et que l’on rend plus intelligent un être intelligent9 ».
Il sent la nécessité de faire parvenir au grand nombre la vérité
scientifique ; aussi tient-il les Mondes de Fontenelle pour « plus
utiles qu’un ouvrage plus fort, parce que c’est le plus sérieux que
la plupart des gens sont en état de lire ».
Sans doute, dans son Discours de 1717, prononcé à la rentrée
de l’Académie de Bordeaux, il eut cette phrase malheureuse, et
qui fut si souvent citée : « Les découvertes sont devenues bien
rares, et il semble qu’il y ait une espèce d’épuisement et dans les
observations et dans les observateurs… Nous sommes presque
réduits à pleurer, comme Alexandre, de ce que nos pères ont tout
fait, et n’ont rien laissé à notre gloire. » Mais n’oublions pas que,
dans ce même discours, Montesquieu a ajouté : « Que savons-
nous ce qui nous est réservé ? Peut-être y a-t-il encore mille
secrets cachés. »
1. Sur l’activité scientifique de Voltaire, voir notamment : Voltaire F.R.S., par G. R.
DE BEER. Notes and Records of the Royal Society of London, vol. 8, no 2, avril 1951.

2. , Pensées et fragments inédits, 2 vol. Gounouilhou, Bordeaux, 1901.


3. Voir chapitre III.

4. Cf. Op. cit. I, p. 444 : « C’est une grande erreur de dire que la plante est contenue
dans la graine, et une plus grande encore, que la première plante a contenu toutes celles
qui devaient naître. »
5. Cf. Op. cit. I, p. 444 : « Dans une plante de bouture, il n’y a point de partie qui
ne soit graine. »
6. Cf. Op. cit. I, p. 444 : « Sitôt qu’un tuyau quelconque peut recevoir le suc de la
terre, soudain on voit une feuille pousser et se reproduire, et les racines sortent de leur
côté… »« L’organisation, soit dans les plantes, soit dans les animaux, ne peut guère être
autre chose que le mouvement des liqueurs dans les tuyaux. Des liqueurs circulantes
peuvent facilement former d’autres tuyaux, et en allonger d’autres. C’est par là que les
arbres viennent de bouture. Ils ne viennent de graine que par l’analogie de la bouture :
la graine n’étant qu’une partie du bois. » (Op. cit. I, p. 468.)
7. Op. cit. I, p. 444 : « Les microscopes nous ont fait voir une telle facilité dans la
matière à s’organiser que l’on ne saurait dire quelle partie de la matière n’est pas
organisée. »
8. Observations sur l’histoire naturelle.
9. Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences (15 novembre 1725).
IX

UN PRÉCURSEUR DE MENDEL :
LE PHARMACIEN COLADON ?

On sait le rôle important qu’a joué la Souris dans les études


relatives aux phénomènes de l’hérédité. D’après Hugo Iltis, il est
très probable que Grégor Mendel expérimenta sur cet animal
avant d’entreprendre les croisements de Pois qui devaient
l’amener à la découverte des lois, aujourd’hui classiques, de
l’hybridation (1865).
« Des récits de Hornisch et de Nowotny, il ressort que Mendel
élevait des Souris dans son logement, – des Souris grises aussi
bien que des blanches – et qu’il croisait entre elles ces variétés.
Nous sommes fondé à penser qu’au cours de ces expériences,
entreprises peut-être comme un divertissement plutôt qu’en vue
d’une sérieuse recherche scientifique, les phénomènes de
dominance et de disjonction s’imposèrent à son attention.
Mendel lui-même ne nous dit rien à ce sujet, n’ayant jamais fait
la moindre allusion à ses expériences sur les Souris. Ce silence est
assez compréhensible. Aux yeux de bien des cléricaux fanatiques,
il était déjà suffisamment indécent de prendre intérêt aux
sciences naturelles, et certaines personnes eussent considéré, sans
doute, comme positivement immorales des expériences portant
sur l’hybridation animale. Mendel devait se surveiller, car
l’évêque avait un préjugé défavorable à son égard. Là fut peut-
être une des raisons pour lesquelles il abandonna l’étude des
Souris, pour le domaine, moins suspect, de la botanique et les
croisements de fleurs1. »
Plus tard, W. Haacke, qui ignorait tout de l’œuvre de Mendel,
opéra des croisements entre Souris blanches normales et Souris
valseuses ; il conclut de ses expériences que les facteurs des
caractères héréditaires – ou « gemmaires » – se trouvaient soit
dans te noyau de la cellule reproductrice (gemmaire des caractères
de pigmentation), soit dans le cytoplasme (gemmaire du caractère
« valse »), et que, ces gemmaires se combinant différemment dans
l’organisme hybride, il en résultait la formation de plusieurs
sortes de cellules reproductrices2.
A son tour, G. von Guaita expérimenta sur l’hérédité des
Souris3, et enfin, en 1902, – après que les lois de Mendel eurent
été redécouvertes (1900) – Lucien Cuénot retrouva ces lois chez
la Souris, et, par l’ensemble des travaux qu’il effectua chez cet
animal4, contribua à dégager les notions essentielles de la
génétique.
Or, il est intéressant de savoir que, dès le début du XIXe siècle,
un expérimentateur suisse, M. Coladon, avait pris la Souris
comme matériel d’études et croisé des sujets de race grise avec des
sujets de race blanche pour en tirer des enseignements quant à
l’hérédité des caractères raciaux.
De son travail, il est fait état dans un ouvrage de W.F.
Edwards5, intitulé : Des caractères physiologiques des races humaines
considérés dans leur rapports avec l’histoire. Lettre à Amédée Thierry,
auteur de l’Histoire des Gaulois (Compère jeune, Paris, 1829)6, et
où l’auteur, lui-même physiologiste et ethnologue, soutient que
l’histoire peut bénéficier des lumières de la physiologie, tout au
moins en ce qui concerne te rôle qu’ont joué, au long des âges,
les différentes races humaines.
Celles-ci, en effet, ne sont pas, selon lui, des productions
transitoires, mais bien des productions durables, permanentes, au
point qu’on peut encore retrouver dans les populations de
l’époque moderne certains traits, physiques et moraux, des
peuples primitifs.
A cette thèse on objectera sans doute que les races se sont
modifiées sous l’influence du climat, c’est-à-dire de l’ensemble
des conditions extérieures, et aussi qu’elles se sont mêlées et
croisées entre elles, d’où une altération inévitable des caractères
originels. Mais W.F. Edwards conteste l’importance de cette
double action. Des peuples émigrés et établis dans des climats
très différents de ceux où avaient vécu leurs ancêtres peuvent
conserver leur type natif durant des siècles ; et quant au
croisement des races, s’il produit parfois des types nouveaux,
intermédiaires entre les deux races croisées, en revanche, il se
montre parfois impuissant à atténuer les caractères raciaux
originels :
« Vous savez que des races différentes d’animaux se croisent
suivant la volonté de l’homme, et que le produit des croisements
que vous connaissez le mieux participe de l’une et de l’autre
souche.
« Il forme ainsi un type nouveau, mais intermédiaire et par
cela même distinct et particulier, n’ayant que des ressemblances
partielles avec ceux dont il dérive ; il ne représente plus ni l’un ni
l’autre.
« Voilà ce que l’on sait généralement, et l’on ne connaît guère
que des faits de cet ordre. Il en est cependant qui démontrent
une autre tendance de la nature, qui nous intéresse ici
particulièrement. M. Coladon, pharmacien de Genève, pour
multiplier les expériences sur les croisements de races et étendre
nos idées sur ce sujet, élève un grand nombre de Souris blanches
et de Souris grises. Il en étudia attentivement les mœurs et trouva
le moyen de les faire produire en les croisant. Il commença alors
une longue suite d’expériences en accouplant toujours une Souris
grise à une Souris blanche. Quel résultat attendez-vous ? Qu’il y
ait eu souvent des mélanges. Non, jamais. Chaque individu des
nouveaux produits était ou entièrement gris ou entièrement
blanc, avec les autres caractères de la race pure ; point de métis,
point de bigarrure, rien d’intermédiaire, enfin le type parfait de
l’une ou de l’autre variété. Ce cas est extrême à la vérité ; mais le
précédent ne l’est pas moins ; ainsi les deux procédés sont dans la
nature ; aucun ne règne exclusivement7. »
On voit toute l’importance qu’attache W.F. Edwards aux
expériences de Coladon ; il s’en autorise pour conclure que
tantôt la nature confond et tantôt sépare les types, et que, dans le
cas où les races sont très voisines, – comme dans le cas des Souris
grises et blanches, – « elles peuvent ne pas donner naissance à des
mélanges, et reproduire les types purs primitifs ».
Un peu plus loin, il ajoute en parlant des faits de
différenciation sexuelle :
« Dans les classes inférieures des animaux, il n’y a pour ainsi
dire qu’un sexe, puisqu’il n’y a pas de distinction parmi les
individus quant aux organes de la reproduction, et chaque être
donne la vie à un autre parfaitement semblable à lui-même. Il
n’y a donc ici qu’un seul type de procréé. Dans les ordres plus
élevés, deux sexes concourent à la formation de deux individus
qui les représentent ; ainsi la mère met au jour tantôt l’un fait à
son image, tantôt l’autre qui retrace celte du père. Or, elle
produit deux types très distincts malgré leurs rapports, et à tel
point que te mâle et la femelle d’une même espèce diffèrent
souvent plus entre eux que l’un et l’autre ne diffèrent d’individus
de même sexe dans des espèces voisines8. Cela est si vrai que le
mâle et sa femelle, chez des animaux dont on n’avait pas eu
l’occasion d’observer les habitudes, ont fréquemment été classés
comme des espèces diverses : les insectes et les oiseaux en ont
fourni des exemples nombreux.
« Il est manifeste que les observations de M. Coladon rentrent
dans cet ordre de faits, considérés dans leur généralité, puisque la
mère produit deux types, dont l’un représente celui de sa propre
race et l’autre les caractères physiques de la race du père. Je
pourrais citer d’autres exemples tirés des animaux, mais, comme
le résultat des expériences de M. Coladon est plus tranché, je
m’en tiens à cet exemple frappant. »
Le nom de Coladon ne figure, à ma connaissance, dans aucun
ouvrage traitant de l’histoire de la Génétique, ou, plus
généralement, de l’histoire des idées concernant la différenciation
raciale. Je n’ai trouvé, au sujet de cet expérimentateur, qu’une
indication, dans l’article Génération du Dictionnaire classique
d’Histoire naturelle, tome 7, p. 2029 :
« Nous avons pu, – écrit Jean-Baptiste Dumas, auteur de cet
article10 – grâce à la complaisante amitié de Colladon, membre
distingué de la Société de Physique de Genève, soumettre à
diverses reprises les liqueurs spermatiques de la Souris blanche et
grise à un examen très soigné. L’identité de leurs animalcules est
complète, soit pour la longueur absolue soit pour la forme du
renflement céphalique qui, comme on l’a déjà dit, présente des
caractères particuliers. »
Malgré l’orthographe différente (Colladon avec deux l au lieu
d’un seul), il n’est pas douteux qu’il ne s’agisse de la même
personne, eu égard à la proximité des dates (1829 et 1825), et à
l’identité du matériel d’études.
Jusqu’ici, il m’a. été impossible de retrouver la trace du travail
de Coladon sur l’hérédité de la coloration chez les Souris ; ce
travail n’a peut-être pas été publié, mais, s’il l’a été, il mérite
certainement d’être tiré de l’oubli.

1. Life of Mendel, par HUGO ILTIS, trad. anglaise, George Allen, Londres, 1932,
p. 195.
2. Voir : Die Gesetze der Rassenmischung und die Konstitution des Keimplasmas.
Arch. f. Entwicklungsmech. d. Org. XXI, no 1, 1906.
3. Versuche mit Kreuzungen von verschiedenen Rassen der Hausmaus. Ber. d.
Naturforsch. Ges. Freiburg, 1898-1900.

4. Voir, notamment, Archives de Zoologie expérimentale et générale, vol. 4, nos 1, 2, 3,


4, 6, et vol. 5, no 1.
5. WILLIAM FRÉDÉRIC EDWARDS (1776-1842), frère d’HENRI-MILNE EDWARDS,
médecin, physiologiste, érudit, ethnologue, linguiste, auteur d’une thèse Sur
l’inflammation de l’iris et la cataracte noire (1814) et d’un ouvrage réputé : De
l’influence des agents physiques sur la vie (1824), fondateur de la Société ethnologique de
Paris (1839).

6. AMÉDÉE THIERRY (1797-1873), est le frère d’AUGUSTIN (1795-1856), auteur de


l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. Son Histoire des Gaulois (3 vol.
in-8) a paru en 1828.
7. Op. cit. pp. 26-27. – J’ai cité quelques lignes de ce passage dans un ouvrage déjà
ancien : La Formation de l’Etre, Hachette, 1930, p. 190, note 1.

8. Cette comparaison entre la différenciation raciale et la différenciation sexuelle est


fort curieuse pour l’époque.
9. ROY et GRAVIER, Paris, février 1825.

10. Avant de devenir un grand chimiste, Dumas, avec la collaboration de Prévost,


avait fait d’importantes recherches en physiologie. Il est un de ceux qui ont concouru à
démontrer le rôle des « animalcules spermatiques » dans la fécondation animale.
X

COURNOT ET LA BIOLOGIE

Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) ne jouit pas, de son


vivant, d’une grande renommée, mais on tend aujourd’hui à lui
faire une place éminente parmi les penseurs du XIXe siècle ; il est
certainement l’un de ceux qui ont réfléchi le plus fortement sur
les données de la science et contribué à rattacher la spéculation
philosophique au savoir positif.
Bien que son œuvre porte principalement sur les
mathématiques, les probabilités, l’histoire, l’économie politique,
dans trois de ses ouvrages tout au moins (Essai sur les fondements
de nos connaissances et sur les caractères de la critique
philosophique1 ; Traité de l’enchaînement des idées fondamentales
dans les sciences et dans l’histoire2 ; Matérialisme, vitalisme,
rationalisme, étude des données de la science et de la philosophie3),
des chapitres entiers sont consacrés à l’examen des grands
problèmes de la biologie : nature de la vie et de l’organisation,
finalité organique, origine des premiers êtres vivants, formation
des espèces. On y retrouve la vigueur logique, l’originalité et la
pénétration habituelles de Cournot. C’est toute une philosophie
biologique qui s’y exprime, et qui mériterait une étude spéciale.
Nous nous bornerons ici à en donner une brève analyse, dans
l’espoir d’attirer la curiosité des historiens de la science sur cet
aspect insuffisamment connu du « géomètre philosophe ».
D’un volume à l’autre, on note maintes redites, dont certaines
sont textuelles, et aussi de légères divergences de pensée qui
tiennent, en partie, à ce que, entre l’Essai sur les fondements de
nos connaissances (1851) et le Traité de l’enchaînement (1861), un
grand événement intellectuel s’est produit : la publication de
l’Origine des espèces (1859), qui a complètement renouvelé les
opinions relatives aux transformations des espèces vivantes.
Cournot est résolument vitaliste, en ce sens qu’il fait une
distinction essentielle entre les phénomènes de l’ordre matériel,
inorganique, et tes phénomènes de l’ordre organique ou vital.
Avec le monde de l’organisation et de la vie apparaissent dans la
nature des lois toutes spéciales, dont on ne peut s’expliquer
l’exercice qu’en ajoutant des principes nouveaux à ceux qui
suffisent à l’explication des phénomènes plus généraux et plus
permanents. Ces lois vitales sont des lois d’unité, de solidarité, de
coordination, d’harmonie, en un mot, de finalité. Elles ne se
manifestent pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le
temps, comme le montrent les phénomènes du développement
qu’étudient les embryologistes : toutes les actions vitales, toutes
les parties de l’organisme, toutes les phases de son évolution, sont
harmonieusement liées, chacun des éléments composants étant –
en style mathématique – fonction de la résultante générale, c’est-
à-dire de la vie et de l’activité de l’ensemble.
Qu’il s’agisse de la sécrétion d’une glande, de l’édification
d’un embryon ou de l’instinct d’un insecte, on retrouve ce
même caractère, car la vie « se reflète en tous ses produits ».
Toujours et partout, elle poursuit avec un art admirable, quoique
avec l’inconscience de l’instinct, l’accomplissement d’une fin, la
réalisation d’un type, l’exécution d’un plan. Elle est inventrice,
et l’emporte, en fait d’invention, « sur l’académicien le plus en
renom, sur le mécanicien le plus ingénieux, sur le constructeur le
plus habite ».
L’être vivant, sans doute, ne cesse de se conformer aux lois de
la mécanique, de la physique, de la chimie ; mais ces lois, il les
dirige, comme à son profit, dans le sens qu’exigent sa formation
et l’accomplissement de ses fonctions.
Les forces vitales ne nous sont pas connues, et il est même
impossible de nous en faire une idée nettement définie, car nous
sommes incapables de concevoir soit que l’organisation précède
la vie, soit que la vie précède l’organisation : dans l’être organisé
et vivant, organisation et vie jouent simultanément te rôle d’effet
et de cause.
Ces forces, en tout cas, n’ont rien à voir avec les prétendus
« fluides vitaux » qui sont des « créations fantastiques » de
l’esprit. Elles n’ont aucun siège, n’occupent aucun lieu,
n’adhèrent à aucun substratum matériel, ne sont liées à aucune
substance ; elles appartiennent au domaine immatériel de l’idée,
de la pensée. Dans notre compréhension du vital, nous sommes
obnubilés par la notion de substance, qui tient à la constitution
même de l’esprit humain ; mais, à défaut de pouvoir
comprendre, il suffit, pour sauvegarder suffisamment la dignité
de l’esprit, qu’on sache pourquoi nous en sommes empêchés.
L’un des problèmes les plus troublants qui se pose au
philosophe de la biologie est celui de l’origine de la vie. Car la vie
n’a pas toujours existé sur la terre. Or, il nous est également
impossible, dit Cournot, d’admettre la perpétuité de l’ordre des
phénomènes que nous offre l’ensemble des êtres vivants, et de
concevoir le commencement naturel de cet ordre. C’est là une
antinomie d’autant plus irritante qu’elle concerne un problème
naturel :
« Il ne s’agit pas ici d’un problème de métaphysique comme
de savoir si te monde est ou n’est pas éternel, si la matière est
créée ou incréée, si l’ordre du monde dépend de la Providence ou
du hasard ; il s’agit d’une question vraiment physique ou
naturelle, portant sur des faits compris dans les limites du monde
que nous touchons et des périodes de temps dont nous pouvons
avoir et dont nous avons en effet des monuments subsistants. »
Cette lacune, cet hiatus entre le physique et le vital, la raison
éprouve le besoin de le combler, mais elle y est impuissante, du
fait que notre conception de la matière ne se peut concilier avec
le mode d’action des forces vitales.
Si le germe de la vie se développe sur le sol des lois physiques,
il n’est pas contenu dans ce sol ; si le monde de l’inorganique est
la charpente qui supporte le monde de l’organisation et de la vie,
les deux mondes n’en sont pas moins distincts, hétérogènes ; ils
s’engrènent par contact intime plutôt qu’ils ne s’entrepénètrent.
On ne peut concevoir le passage « de l’un à l’autre par voie de
développement continu ».
Cournot ne tranche pas la question de la génération spontanée
dans le monde actuel. Il serait enclin à douter de l’existence des
« germes », affirmés par Pasteur, et admettrait volontiers que des
organismes très rudimentaires pussent se former aux dépens de la
matière inorganique. Mais il n’y aurait là, selon lui, qu’une
apparence de continuité entre l’inerte et le vital, cette
« génération spontanée » étant l’œuvre des forces vitales, toujours
présentes dans la nature.
Si Cournot tient pour impossible de concevoir le passage du
brut au vital, il estime qu’on se heurte à une impossibilité du
même ordre quand on essaie de comprendre le passage d’une
espèce à une autre espèce, ou, plutôt, – car le mot d’espèce, mal
défini, lui semble devoir être rejeté – le passage d’un type
organique à un autre type organique.
Cournot, cependant, est acquis à l’explication transformiste. Il
n’envisage même pas la possibilité d’une formation soudaine des
types supérieurs : cette hypothèse, selon lui, ne mérite pas d’être
sérieusement discutée :
« On ne discutera pas entre philosophes l’hypothèse qui
consisterait à supposer qu’un chêne, un cheval, un éléphant ont
été soudainement formés de toutes pièces. »
Une pareille formation serait un prodige ou un miracle – c’est-
à-dire une violation passagère des lois de la nature –, et toute la
différence est entre le miracle, que la raison ne peut accepter, et le
mystère, « auquel il est bien forcé que la raison se résigne ».
Si donc les êtres vivants n’ont pas été formés tout d’un coup,
de toutes pièces, on doit supposer qu’ils se sont formés par
dérivations graduelles :
« Il faut que les types dérivent de types antérieurs d’une
complication moindre, et ceux-ci d’autres types plus abaissés
encore, jusqu’à ce qu’on arrive à des types dont la première
construction n’ait rien d’incompatible avec les conditions
physiques de l’organisme. Il faut que la dérivation s’opère par
voie de modifications lentes et séculaires, ou par une sorte de
crise génétique dont les métamorphoses des batraciens et des
insectes, dont le parthénisme, dont les générations alternantes
sont propres à nous suggérer l’idée… C’est là un postulat de la
raison, étranger à la science, nous l’accordons, et même si
étranger qu’il est tout aussi valable pour le monde de Jupiter, sur
lequel la science biologique n’a aucune prétention, que sur le
nôtre… De même il faut bien que, de dérivation en dérivation,
on remonte jusqu’à des organismes primordiaux qui ont dû
nécessairement se former de toutes pièces, ou, comme on dit, par
voie de génération spontanée, due à des causes tout à fait
distinctes de celles qui régissent le monde inorganique4. »
Comment se sont produites ces transformations de types ?
Cournot, dans son Histoire de l’enchaînement, envisage avec
soin l’hypothèse darwinienne, autrement dit l’hypothèse qui
attribue la formation des espèces à un triage machinal de
variations accidentelles, et qui, à certains égards, se rattache à la
thèse antique de « l’épuisement des combinaisons fortuites ».
Cette explication, sans cesse reproduite et sans cesse
combattue, peut « d’autant moins être passée sous silence ou
dédaigneusement traitée qu’elle est, pour certains détails et entre
certaines limites, celte qui satisfait le mieux la raison, ou même la
seule que la raison puisse accepter ».
Darwin lui a donné beaucoup de force et de crédit par sa
théorie de la sélection naturelle, théorie ingénieuse et
consciencieusement exposée par le savant anglais. Néanmoins, et
bien qu’elle contienne des parties spécieuses, voire quelque
vérité, elle ne saurait rendre compte de l’ensemble des
phénomènes évolutifs, et notamment de cette « merveille » que
constitue l’adaptation organique.
Il y a contradiction entre te postulat darwinien des
transformations lentes et te principe même de la sélection
naturelle : à quoi servirait à un éléphant d’avoir un nez un peu
plus long que celui de ses camarades, encore que beaucoup moins
long qu’il ne le devrait avoir pour atteindre à ses aliments ? La
race aurait péri avant que le but n’eût été atteint.
On ne trouve d’ailleurs pas, dans les terrains géologiques, les
séries d’innombrables « intermédiaires » qui auraient dû exister si
l’hypothèse darwinienne était fondée.
Même insuffisance pour ce qui est des théories d’inspiration
lamarckienne, qui rapportent les modifications organiques aux
influences des circonstances et des milieux. Certes, un organe qui
s’exerce prend plus de force ; un organe oisif se réduit, voire il
s’atrophie ; mais il y a loin de ces ampliations, de ces réductions,
aux véritables refontes organiques qui ont, au cours des âges,
marqué l’évolution des lignées vivantes.
Le milieu ne possède pas, par lui-même, une vertu plastique,
constructive. L’œil n’a pas été façonné par la lumière ; et il serait
ridicule de supposer que te nez de l’éléphant se fût allongé par
suite des efforts persévérants qu’eussent faits ses ancêtres pour
atteindre avec cet organe les objets dont ils faisaient leur
nourriture.
Qu’il s’agisse de la sélection naturelle, ou de l’influence des
milieux, ce sont là des facteurs purement mécaniques qui, même
avec te concours d’une immense durée, ne sauraient faire
apparaître un type organique nouveau ; ils n’ont pu produire
qu’une partie, et la moindre, des variétés de type et
d’organisation :
« En remplaçant une transformation soudaine par une
gradation lente, on rend l’explication mécanique moins
choquante, on en dissimule en quelque sorte la grossièreté,
quoiqu’au fond l’on demande toujours à une cause mécanique ce
qu’elle est incapable de donner. »
Il est très intéressant de remarquer que, dès 1851, donc huit
ans avant la publication de l’Origine des espèces, et avant que
toute hypothèse sélectionniste eût été proposée, Cournot avait,
dans une certaine mesure, envisagé une hypothèse de ce genre
pour rendre compte de la finalité organique.
Etablissant un parallèle entre les deux façons d’expliquer cette
finalité – théorie lamarckienne des influences externes et théorie
du choix entre des combinaisons fortuites – il écrivait :
« Un jardinier soumet à la culture une plante sauvage, la place
dans des conditions nouvelles, et bientôt le type organique,
cédant aux influences extérieures, se met en harmonie avec ces
nouvelles conditions… Le même jardinier fait des semis à tout
hasard et, parmi le grand nombre des variétés individuelles qui
résultent fortuitement des diverses dispositions des germes,
combinées avec les influences accidentelles de l’atmosphère et du
sol, il s’en trouve quelques-unes qui réunissent les conditions de
propagation, en ce sens que te cultivateur a intérêt à les propager
de préférence aux autres qu’il sacrifie. Les individus conservés en
produisent à leur tour une multitude d’autres, parmi lesquels on
trie encore ceux qui, par des circonstances fortuites, réunissent au
plus haut degré tes qualités que l’on prisait dans leurs ancêtres,
qualités qui vont ainsi en se consolidant et se prononçant de plus
en plus par les transmissions successives d’une génération à
l’autre ; et par là s’explique la formation des races cultivées qui
sont comme des types nouveaux artificiellement substitués à ceux
de la nature sauvage… Ce que nous disons pour un petit échantillon
de la nature cultivée peut aussi bien s’appliquer sauf le grandiose des
proportions aux libres allures de la nature sauvage5. »
Ainsi qu’on voit, il y a, dans ce passage, une remarquable
préfiguration de l’hypothèse darwinienne, y compris la
comparaison des procédés de la nature avec ceux de l’homme.
Ayant repoussé toute explication par les facteurs mécaniques –
sélection ou influence des milieux –, Cournot s’en remet, pour
expliquer l’origine des nouveaux types organiques, à
l’intervention de forces plastiques, qui agiraient d’après les
conditions d’unité et d’harmonie qui leur sont propres. Forces
instinctives, mais non machinales, et procédant du principe
même de la vie. Il ne voit pas d’autre moyen de comprendre
comment la nature pourrait réaliser, d’emblée, un type déterminé
et essentiellement harmonieux. Car l’harmonie organique, pour
lui, est bien primitive et non secondaire. La vie ne procède point
par myriades d’ébauches : du premier coup elle obtient une
réussite, où elle ne pourrait parvenir par l’essai et le tâtonnement.
Une fois le nouveau type apparu, il pourra se modifier, se
diversifier, de la même façon que les multiples épreuves d’une
œuvre d’art peuvent différer entre elles. Mais ces modifications
provoquées par la sélection ou par les circonstances externes
seront toujours accessoires, adventices, par rapport à la structure
fondamentale du type. Tels organes se développeront, tels autres
se réduiront, mais qui ne voit la différence entre ces variations,
ces appropriations superficielles, et les modifications vraiment
constructives, créatrices, où la nature se met « en frais
d’invention, d’industrie, et, pour ainsi dire, de génie » ?
Cette différence essentielle entre l’arrangement et le génie, le
critique sait bien la faire quand il s’agit des œuvres humaines, où
il fait la part de l’invention, de l’originalité, de la création
proprement dite, et celle, plus modeste, du développement, de la
généralisation, etc.
Les forces vitales, créatrices des nouveaux types organiques, ne
sont pas constamment à l’œuvre dans la nature ; elle n’agissent
que de loin en loin, à certaines époques de crise. L’évolution s’est
donc accomplie par des sortes de soubresauts créateurs.
Le nouveau type, quand il apparaît, n’est point le produit
d’une génération ordinaire : c’est une espèce d’accouchement
que l’enfantement d’un type nouveau. Et « autant l’énergie vitale
déployée dans l’acte de la génération ordinaire surpasse celle qui
est requise par les fonctions habituelles dont l’objet est la
nutrition et l’entretien de l’individu, autant elle doit être
surpassée par celte que la Nature déploie lorsqu’elle veut arriver
au neuf en fait de type, sans cesser bien entendu d’utiliser pour
cette fin les ressources qu’elles s’est antérieurement ménagées
avec un art infini ».
Il s’agit, en somme, d’une « genèse extraordinaire », qui rompt
le lien de parenté entre te type ascendant et le type dérivé : « Une
genèse n’est pas une généalogie » ; et l’homme, par exemple, a
beau venir de la bête, on ne saurait dire qu’il y ait passage
continu de l’anthropoïde à l’espèce humaine. Pour tirer
l’homme « d’une étoffe ancienne et déjà vivante, déjà bien des
fois remaniée au cours des âges », il a fallu l’exercice de forces
mystérieuses, où il n’est pas interdit de voir l’intervention du
« souffle divin ».
Mystérieux nous sont, et nous resteront, ces phénomènes de
refonte organique en quoi a consisté te principal de l’évolution
des êtres. Mais non point, pour cela, miraculeux. Nous
retrouvons ici la distinction, coutumière à Cournot, entre le
miracle, qui répugne à la raison, et le mystère, qui simplement lui
échappe, – entre le miracle, qui viole les lois de la nature, et te
mystère, qui ne nous paraît surnaturel que parce qu’il fait
intervenir des ressources et un art naturels que nous ne
connaissons pas.
Pour expliquer la refonte des types, Cournot ne voit que deux
hypothèses possibles : ou une « embryogénie anormale, ou une
tératologie féconde ». Voilà, selon lui, le postulat qu’il faut, de
toute nécessité, admettre, car, « hors de là, il n’y a place que pour
un merveilleux irrationnel et surnaturel ».
Cournot donne d’ailleurs, semble-t-il, sa préférence à
l’hypothèse d’une « embryogénie anormale », d’une sorte de
« crise génétique ».
Ces crises formatrices de types nouveaux continuent-elles à se
produire dans le monde vivant ? Cournot ne le pense pas. Nous
ne pouvons assurément dire pourquoi l’ère des créations
organiques est close, mais nous sentons qu’il en est bien ainsi. Et
cette extinction des pouvoirs créateurs dans les espèces ne tient
pas aux conditions extérieures, à la suppression des cataclysmes
géologiques ; elle tient à l’évolution même de la nature vivante.
La création de types « ne fait peut-être plus partie de sa
puissance ; en tout cas, cela ne fait plus partie de ses plans, de son
économie, ni de la finalité qu’elle poursuit ».
Cournot envisage très pertinemment le cas d’un territoire
soudainement émergé. Qu’arriverait-il si une catastrophe
géologique engloutissait un continent et en faisait sortir un autre
du sein des mers ? Se trouverait-il quelqu’un pour soutenir que
ce continent finirait par se peupler d’arbres et de quadrupèdes ?
Non certes. Ce continent se peuplerait des seules espèces dont les
germes auraient pu y être transportés d’ailleurs, ou peut-être
aussi d’espèces très inférieures, qui y seraient nées par génération
spontanée ; mais les types supérieurs de la vie n’y apparaîtraient
certainement pas.
« Vainement nous dirions que ce qui nous paraît impossible
actuellement et dans l’avenir, s’est bien certainement accompli
dans le passé : un sentiment indéfinissable de la marche générale
de la nature, et de l’ensemble des phénomènes de la vie, nous
ferait repousser cette assimilation du présent et de l’avenir au
passé, de notre époque et des époques futures aux époques
antérieures… Nous ne comprenons pas, mais nous sentons que la
Nature vivante peut avoir ses âges, comme l’individu a les siens,
qu’à l’âge des évolutions et des rapides métamorphoses, le plus
souvent provoquées ou aidées par des excitations extérieures, peut
succéder, pour les espèces comme pour les individus, l’âge où les
puissances vitales, en lutte avec les influences extérieures, ne font
plus que conserver et maintenir. »
Et encore :
« Si… l’on considère la constitution des types organiques
comme la plus haute manifestation des puissances de la vie, il est
selon l’analogie d’admettre que ces puissances s’épuisent par leur
exercice même, et d’autant plus complètement qu’elles se sont
déjà dépensées dans la création de types plus élevés. »
Il est d’ailleurs possible que la Nature tout entière ne soit pas
arrivée au stade de fixité définitive :
« La nature n’a pas l’unité d’un poème, elle a tout au plus
celle d’un cycle poétique. Il n’y aurait donc pas lieu d’être
surpris si elle conservait encore, par rapport à certaines espèces,
ou à certains groupes d’espèces, sa jeunesse et sa plasticité, tandis
que d’autres seraient déjà parvenues à l’état de consolidation et
de fixité qui ne permet plus aux types de recevoir une
modification essentielle, et qui, à plus forte raison, se refuse à
toute refonte ou rénovation des types. »
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à prévoir, dans te monde
organique, des progrès ultérieurs qui aboutiraient à un
dépassement de l’homme. Tout nous indique que la Nature
vivante est une « série close », limitée à un bout par la solitude du
vide (période antérieure à l’apparition de la vie) et, à l’autre
bout, par la plénitude de la fin atteinte (genèse de l’homme).
L’homme – qui est « une anomalie dans la création », ou, du
moins, dans ce que nous connaissons de cette création – est te
sommet du monde vivant. Il le restera, et, sur ce point, la science
et la critique philosophique s’accordent avec le sens commun.
*
Nous venons d’exposer, à grands traits, la philosophie
biologique de Cournot.
Philosophie d’inspiration foncièrement vitaliste, puisque,
partout où elle se heurte aux grands problèmes, origine de la vie,
origine des espèces, elle fait appel à de mystérieuses forces vitales.
Mais le vitalisme de Cournot n’est pas un vitalisme naïf et
grossier ; ses « forces vitales », qui sont du domaine de l’esprit,
font songer à l’idée directrice de Claude Bernard, à l’élan vital de
Bergson, à l’invention germinale de Cuénot, à l’invention
organique de Vandel.
Cournot admet la théorie transformiste, où il voit le seul
moyen d’échapper au miracle. Avant Darwin, il avait approché
l’hypothèse de la sélection naturelle, pour la rejeter d’ailleurs,
ainsi que l’hypothèse lamarckienne ; et il faut reconnaître que ses
critiques des explications transformistes contiennent une large
part de vérité. Le lamarckisme est aujourd’hui quasiment
abandonné, et le néo-darwinisme lui-même ne paraît guère
capable de rendre compte du phénomène d’évolution dans sa
totalité.
La distinction, introduite par Cournot, entre les variations
accessoires, qui peuvent être dues aux facteurs connus (sélection,
influence du milieu) et les variations créatrices ou « refontes
organiques », correspond approximativement à celle qu’on fait
volontiers, de nos jours, entre la micro-évolution et la macro-
évolution.
Cournot a mis l’accent sur te pouvoir « inventif » de la nature
vivante. Il a suggéré l’hypothèse de variations soudaines, de
« crises génétiques », produisant d’emblée des types harmonieux,
et, à cet égard, on peut le considérer comme un précurseur d’une
sorte de « mutationnisme » à la Vialleton.
« Embryogénie anormale ou tératologie féconde », c’est là une
formule à laquelle souscriraient bien des biologistes modernes, et
notamment Albert Dalcq, qui cherche l’origine des variations
évolutives dans des « ontomutations » capables de bouleverser
d’emblée l’embryogenèse.
Quand Cournot soutient que l’évolution est maintenant
achevée, il exprime une idée qui est présentement admise par
d’éminents spécialistes (Caullery, Teilhard de Chardin, Vandel,
etc.).
Cournot, en outre, a compris, a senti toute l’importance
philosophique de la question de l’évolution.
Il y voyait « celle à quoi tout se rattache, dans la science et hors
de la science, et autour de laquelle se grouperont les idées
destinées à avoir dans l’avenir le plus d’influence. Sur cette
question nodale, profonde et obscure, l’esprit humain, si avancé
qu’il fût d’ailleurs, en était resté jusqu’à l’époque actuelle aux
premiers bégaiements. Un des principaux titres du XXe siècle sera
d’avoir réuni des conditions diverses qui permettent sinon de la
résoudre scientifiquement et de s’en rendre maître, du moins de
l’attaquer méthodiquement, par des travaux d’investissement et
d’approche, de manière que les positions gagnées ne puissent
plus se perdre et servent de base d’opérations pour en gagner
d’autres6. »
De même il a vu la portée intellectuelle du problème de la
génération.
Les idées qui s’y rattachent, dit-il, réagissent sur le système
entier de nos idées, puisque les philosophes, comme les
mythologues et les poètes, ont cherché de préférence leurs
comparaisons, leurs allusions, leurs images, leurs symboles, dans
l’acte où la nature a mis le plus de mystère7. »
Enfin, il a affirmé vigoureusement la continuité entre te
psychisme de l’homme et celui des êtres les plus élémentaires :
« L’origine de la plupart des grands problèmes de la
psychologie humaine doit être reportée en arrière, au point même
où les phénomènes de la vie commencent d’apparaître, au sein
du monde physique.
« Ainsi apparaît, dès le seuil de la physiologie, toutes les
difficultés et tous les mystères dont les philosophes se
préoccupent surtout à propos des phénomènes qui ont pour
théâtre la conscience humaine. »
En bref, Cournot est peut-être, de tous les philosophes avant
Bergson, celui qui a le mieux senti qu’une réflexion approfondie
sur tes grands problèmes de la vie était une démarche
indispensable à toute tentative de synthèse philosophique.

1. 2 vol., Hachette, Paris, 1851.

2. 1 vol., Hachette, Paris, 1861.


3. 1 vol., Hachette, Paris, 1875.
4. Matérialisme…
5. J’ai cité ce morceau dans L’Évolution des espèces, Hachette, 1932. Dans le texte
original, la dernière phrase n’est pas soulignée.
6. Matérialisme…
7. Enchaînement…
XI

RENAN, PRÉCURSEUR SCIENTIFIQUE

Tous ceux qui se sont penchés sur l’œuvre de Renan savent


quelles furent l’ampleur et la diversité de ses curiosités
intellectuelles. Mais peut-être ignore-t-on que, dans le cours de
ses méditations juvéniles, il lui arriva d’approcher quelques-unes
des grandes idées qui sont à la base de la science moderne.
Pour s’en convaincre, il suffit de relire attentivement ses
Cahiers de Jeunesse1, qui datent de 1845-1846, et où te jeune
étudiant, âgé de vingt-deux ans, dégorgeait pêle-mêle ses pensées
quotidiennes. Le principal de ses réflexions portait sur les langues
anciennes, la philosophie, la psychologie et la métaphysique ;
mais on trouve aussi, dans les Cahiers, le témoignage de sérieuses
et insistantes préoccupations scientifiques. N’écrit-il pas
d’ailleurs : « La preuve que mon esprit n’a pas une forme
exclusive, c’est qu’à chaque branche que j’ai délibée
successivement j’ai toujours pensé dans l’actuel que ce serait ma
spécialité, littérature, mathématiques, sciences physiques. »
Le jeune Renan a donc médité longuement sur les « infinis du
calcul différentiel », sur le vide de la nature, sur le nombre des
corps simples. (« Il y a soixante corps simples, disent les
chimistes. Cela est bon relativement ; mais jamais je ne me
résoudrai à croire que Dieu ait fait vingt, vingt-cinq, trente,
trente-deux corps plutôt que trente-cinq, trente-sept, etc… Je
jurerais qu’il n’y a qu’un corps simple, un élément dont tous les
autres ne sont que combinaisons stables, comme en règne animal
et végétal… Il faut toujours jurer l’unité a priori… ») Il voit dans
la cristallisation un « résultat de la polarisation des formes
organiques », et pense avoir fait, par là, une « vraie découverte »,
qui explique merveilleusement l’affinité chimique. Dans le
domaine de la biologie, il s’intéresse aux mouvements des
plantes, à l’unité de l’organisation animale, à la régénération des
annelés, au « passage du brut au vital », qui lui paraît être le
problème essentiel de la science.
Mais, parmi tant de notes consacrées aux mathématiques, à la
physique et à la biologie, il en est deux qui méritent une
attention particulière : l’une concerne l’origine des animaux,
l’autre l’origine de l’univers.
Voici la première, qui, précédant de quinze ans la publication
de l’Origine des espèces (1859), nous révèle un Renan résolument
transformiste, beaucoup plus perspicace que la plupart des
naturalistes de son temps :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! quand j’envisage les mille mystères
et les prodigieuses découvertes sur le seuil desquelles pose
l’histoire naturelle, je suis tenté de tout quitter pour elle. Oui, je
persiste à croire que l’Océanie, dans ses animaux bizarres,
l’ornithorynque, l’aptérix, etc…, nous offre encore un reste
d’une création détruite, reste précieux d’un vieux monde. Là, les
races et les familles flottantes, syncrétisme des formes. L’analyse
n’a pas encore été appliquée par la nature aux organes. Tout est
confus. L’oiseau, le reptile, etc…, mêlés. Oui, oui, dans ces
époques précédentes s’est faite la génération des espèces. Oui, ce
qui maintenant nous paraît espèces juxtaposées a été lié par
filiation. Les espèces se sont engendrées à une époque où elles
n’étaient pas encore déterminées (le système de ceux qui nient les
classifications et les espèces est faux dans le présent, vrai dans le
passé), où toutes étaient syncrétiquement confondues (toujours
et partout les mêmes lois, pour l’esprit humain aussi :
syncrétisme, analyse). Oui, oui, alors tous les êtres étaient frères.
L’accouplement était bien plus large que maintenant, vu que les
espèces étaient bien plus larges. De cet accouplement de
dissemblables naissaient des dissemblables, un monde de chaos,
des espèces mal limitées. Mon Dieu ! que ne puis-je dire tout ce
que j’ai sur le cœur, tout ce que j’entrevois sur ce point, l’histoire
de la nature, la généalogie des êtres, tout s’engendrant,
l’apparition et l’analyse des espèces, etc !… Plût à Dieu que
j’eusse dix vies pour en consacrer une à chacune des faces du
monde ! Mais il m’en faudrait plutôt mille, ou l’éternité ! Or,
que dis-je ? je l’ai. »
Non moins curieux est le passage suivant, où Renan semble
pressentir la théorie de « l’expansion de l’univers » :
« Une difficulté m’a longtemps arrêté dans ma cosmogonie ; la
voici, et comment je la lève. – Je répandais d’abord des atomes
pondérables dans tout l’espace ; séparés par d’immenses
distances, leur attraction devait être très faible, et l’éther répandu
entre eux devait avoir une prépondérance considérable, en sorte
que tout était à l’état gazeux. Puis, par des diminutions
successives de la force expansive de l’éther, j’expliquais le
rapprochement des atomes pondérables, dont la force attractive
augmentait par là. De là, la formation des systèmes nébuleux,
solaires, planétaires, globes, etc…, et sur chaque globe, des corps
solides, liquides et gazeux. Mais une difficulté m’arrêtait.
Comment expliquer cette diminution successive de la force de
l’éther ? Il faut bien aussi lui donner une cause. Or, s’il
remplissait uniformément l’espace, en vérité, on ne la conçoit
pas.
« Voilà comment je lève cette difficulté, en modifiant te
système ci-dessus énoncé. Au lieu de concevoir le monde premier
dans un état de grande expansion, je le conçois, au contraire,
dans un grand état de concentration, en sorte que les atomes
pondérables et toute la masse d’éther fussent d’abord comprimés
dans un fort petit espace, ce qui devait produire un prodigieux
dégagement de calorique. Du reste, il suffirait de supposer l’éther
seul ainsi comprimé dans des bornes au sein de l’espace. On peut
pourtant supposer que les molécules pondérables l’étaient aussi,
et que ce serait par la force expansive de l’éther répandu entre
elles qu’elles se seraient écartées dans l’espace occupé par le
système pondérable de l’univers, non par le choc de l’éther,
puisqu’il n’a pas de masse, mais par la force répulsive.
« Tel fut l’état natif du monde, mais l’éther, en vertu de sa
force expansive, dut immédiatement chercher à se répandre dans
l’espace environnant. De là, une grande diminution de calorique
et le refroidissement successif. C’est donc par le rayonnement de
la chaleur dans l’espace ou par la diffusion de l’éther que
j’explique ce refroidissement. Ce refroidissement continue donc
encore et continuera à l’infini, puisque l’espace est sans bornes,
et que l’éther, avec sa prodigieuse vitesse, n’en atteindra jamais
les limites. Mais ce refroidissement, qui d’abord dut s’opérer sur
une échelle fort rapide, a dû, par la suite, beaucoup se ralentir.
D’abord parce qu’en se répandant, sa force expansive a diminué,
comme la vapeur d’eau perd de sa force plus elle se répand dans
un grand espace. De plus, cette expansion s’opère maintenant sur
une circonférence immense, en sorte qu’un accroissement
prodigieux de cette circonférence, par exemple celle qui aura lieu
en mille années, fera moins d’effet sur le tout que celte qui, dans
l’origine, s’opérait en quelques secondes, en sorte qu’au centre
du système occupé par les globes pondérables, cette diminution
sera à peu près insensible. C’est à ce moment que l’homme
naquit.
« Néanmoins, ce refroidissement continuant toujours, il
arrivera, au bout d’un nombre inimaginable de siècles, que la
force de l’éther perdra le degré d’élasticité nécessaire pour faire
équilibre à la force d’attraction moléculaire. Alors, cette force,
libre de s’exercer, rapprochera les molécules pondérables et
comme elle va s’augmentant en raison inverse du carré des
distances, il s’ensuit qu’elle rapprochera les molécules jusqu’au
contact parfait ; alors, elle deviendra infinie, et les molécules ainsi
unies seront physiquement inséparables. De là, une molécule
composée de deux autres, et qui aura une force attractive double,
attirera par conséquent les autres, et ainsi toute la masse
pondérable s’agglomérera en une masse solide et pleine, une
seule molécule ; l’éther, au contraire, devenu impuissant,
remplira l’espace. Que si, de plus, l’on admet l’hypothèse
dynamique de la constitution des corps, qui fait de chaque
molécule un simple centre dynamique, il s’ensuit que cette
jonction de plusieurs molécules en une ne sera que leur
destruction quant à l’étendue. Donc, alors toute l’étendue
pondérable disparaîtra, et il ne restera que l’éther. Tous les corps
pondérables seront réduits à un point mathématique, faute de
force expansive qui contrebalance la force attractive des différents
centres.
« On conçoit qu’il n’est pas nécessaire de supposer une force
comprimante à l’origine. Ce fut le simple fait de la création. La
masse moléculaire fut créée en un espace restreint ; ses bornes
étaient sa seule force comprimante, et son expansion commença
immédiatement. »
Renan précurseur de Darwin et de l’abbé Lemaître ; voilà un
trait au moins inattendu pour compléter la physionomie
spirituelle de l’auteur des Dialogues philosophiques.
1. Cahiers de Jeunesse (1845-1846). Nouveaux Cahiers de Jeunesse (1846). Calmann-
Lévy.
XII

UNE ŒUVRE MÉCONNUE, LES « VESTIGES


OF THE NATURAL HISTORY OF CREATION »

Qui lit encore aujourd’hui les Vestiges of the Natural History of


Création, par Robert Chambers ?
Cet ouvrage qui, pour la première fois, posait devant le grand
public le problème de l’évolution, parut à Londres, sous le
couvert de l’anonymat, en 1844, – soit quinze ans avant la
publication de l’Origine des Espèces.
Il obtint un grand succès de librairie, puisque dix éditions en
furent enlevées de 1844 à 1853, mais il suscita de vives critiques
chez les spécialistes, qui reprochaient à l’auteur – simple érudit
que ne protégeait aucun titre officiel – sa témérité, son manque
de sérieux, et un certain nombre d’inexactitudes dans l’exposé
des faits.
Darwin, notamment, qui, lorsque parurent les Vestiges,
travaillait depuis une vingtaine d’années sur la variabilité des
espèces, jugea sévèrement l’ouvrage :
« J’ai lu aussi les Vestiges – écrit-il à son ami J.D. Hooker –,
mais cette lecture m’a moins amusé que vous. Le style,
l’arrangement sont certainement admirables, mais la géologie me
paraît mauvaise, et la zoologie pire encore. » (1844.)
Même note dans sa correspondance avec Fox :
« Avez-vous lu cet étrange livre, peu philosophique, mais
remarquablement écrit, intitulé les Vestiges ? On en a plus parlé
que d’aucun des derniers ouvrages parus, et quelques personnes
me l’ont attribué, ce qui est à la fois flatteur et peu flatteur. »
(Février 1845.)
Et encore : « A certains moments, je me sens aussi honteux de
moi-même que l’auteur des Vestiges devrait l’être de lui. » (Id.)
A Lyell, en juin 1848 :
« J’ai découvert que Smith, de Jordan Hill, a une encore plus
mauvaise opinion que moi du livre de R. Chambers… J’espère
que vous avez de son livre une meilleure impression que celle que
j’ai… »
A Asa Gray :
« Vous penserez peut-être qu’un sentiment mesquin me guide
si je vous demande de ne pas parler de ma doctrine1. La raison en
est que si quelqu’un, comme l’auteur des Vestiges, en entendait
parler, il pourrait facilement s’en emparer ; j’aurais alors à faire
des citations d’un ouvrage probablement méprisé des
naturalistes, et cela pourrait nuire à l’adoption de mes vues par
ceux dont l’opinion seule a pour moi de la valeur. »
(5 septembre 1857.)
Ces quelques citations suffisent à montrer l’attitude un peu
dédaigneuse de Darwin envers l’imprudent qui s’était permis,
sans préparation suffisante, de toucher à l’immense sujet de
l’origine des espèces, – à ce sujet que même les naturalistes de
métier hésitaient à aborder et dont, en tout cas, ils n’osaient
parler qu’avec toutes sortes de précautions.
A la fin de son exemplaire personnel des Vestiges, Darwin avait
épinglé – relate son fils Francis – une longue liste des passages qui
avaient retenu son attention. Entre autres annotations, on trouve
celle-ci : « L’idée d’un poisson se transformant en reptile est
monstrueuse. Je ne spécifierai aucune généalogie. C’est trop peu
connu actuellement. »
La sévérité sera encore plus grande chez Thomas Huxley, qui,
ainsi qu’on le sait, fut l’un des principaux champions du
darwinisme :
« Je pense que j’ai dû lire les Vestiges avant de quitter
l’Angleterre en 1846 ; mais si je l’ai lu, ce livre ne m’a produit
qu’une médiocre impression, et je n’ai pas été amené à
m’occuper sérieusement de la question des espèces avant
l’année 1850…. J’avais alors étudié Lamarck avec soin, et j’avais
lu les Vestiges avec l’attention nécessaire ; mais ni l’un ni l’autre
ne me fournissaient une seule bonne raison pour modifier mon
attitude négative et critique. En ce qui concerne les Vestiges,
j’avoue que ce livre m’a prodigieusement irrité par la prodigieuse
ignorance et la disposition d’esprit rien moins que scientifique
manifestée par l’auteur. Si ce livre a eu une influence quelconque
sur moi, il m’a plutôt rendu hostile à l’évolution ; et la seule
critique qui m’ait jamais occasionné des remords de conscience, à
cause de sa férocité inutile, est celte que j’ai écrite au sujet des
Vestiges pendant que j’étais sous cette influence » (La réception de
l’origine des espèces, dans « Vie et correspondance de Charles
Darwin, » vol. II).

Pour défavorable qu’ait été l’impression produite par


l’ouvrage de Chambers dans les cercles de spécialistes, il n’en eut
pas moins une réelle importance historique, en soulevant de vives
discussions et en préparant le terrain à l’acceptation d’un
transformisme plus mûri.
A.R. Wallace convient que les Vestiges, s’ils ne firent que peu
d’effet sur les naturalistes, eurent « pour conséquence
d’influencer considérablement l’opinion publique contre la
doctrine si improbable de la création spéciale, indépendante, de
chaque espèce2 ».
Les Vestiges eurent encore un autre rôle : ce fut leur publication
qui provoqua Darwin à extraire de ses notes, dès 1844, une brève
Esquisse des conclusions qui lui paraissaient alors probables
touchant l’origine des espèces. Cette Esquisse, il la montra au
docteur Hooker, pour s’assurer, tout au moins dans l’esprit de ses
amis, une priorité sur les compétiteurs éventuels ; et la précaution
fut loin d’être inutile, puisque c’est l’Esquisse de 1844 qui fut
présentée en 1858 à la Linnean Society, en même temps que le
fameux mémoire où A.R. Wallace avait énoncé, de son côté,
l’hypothèse de la sélection naturelle3.
Darwin, d’ailleurs, dans la Notice historique qui précède la
première édition de l’Origine des espèces (1859) rendra à
Chambers cet hommage mesuré :
« Les Vestiges of Creation ont paru en 1844. Dans la dixième
édition, fort améliorée (1853), l’auteur anonyme dit (p. 155) :
La proposition à laquelle on peut s’arrêter après de nombreuses
considérations est que les diverses séries d’êtres animés, depuis les plus
simples et les plus anciens jusqu’aux plus élevés et aux plus récents,
sont, sous la providence de Dieu, le résultat de deux causes :
premièrement d’une impulsion communiquée aux formes de la vie,
impulsion qui les pousse, en un temps donné par voie de génération
régulière, à travers tous les degrés d’organisation jusqu’aux
Dicotylédones et aux Vertébrés supérieurs ; ces degrés sont marqués
par des intervalles dans leur caractère organique, ce qui nous rend si
difficile dans la pratique l’appréciation des affinités ; secondement,
d’une autre impulsion en rapport avec les forces vitales, tendant,
dans la série des générations, à approprier, en les modifiant, les
conformations organiques aux circonstances extérieures, comme la
nourriture, la localité et les influences météoriques, ce sont là les
adaptations du théologien naturel.
« L’auteur paraît croire que l’organisation progresse par
soubresauts, mais que les effets produits par les conditions
d’existence sont graduels. Il soutient, avec assez de force, en se
basant sur des raisons générales, que les espèces ne sont pas des
productions immuables. Mais je ne vois pas comment les deux
« impulsions » supposées peuvent expliquer scientifiquement les
nombreuses et admirables coadaptations que l’on remarque dans
la nature ; comment, par exemple, nous pouvons ainsi nous
rendre compte de la marche qu’a dû suivre le Pic pour s’adapter
à ses habitudes particulières. Le style brillant et énergique de ce
livre, quoique présentant dans les premières éditions peu de
connaissances exactes et une grande absence de prudence
scientifique, lui assura aussitôt un grand succès ; et, à mon avis, il
a rendu service en appelant l’attention sur le sujet, en combattant
les préjugés et en préparant les esprits à l’adoption d’idées
analogues. »
*
Quels jugements les historiens des idées transformistes ont-ils
porté sur les Vestiges ?
D’après Grant Allen4, Chambers – « homme à connaissances
et à vues philosophiques générales plutôt qu’un esprit
remarquable par la précision scientifique et la profondeur » –
n’aurait fait que populariser la thèse de Lamarck et la présenter
sous une forme quelque peu corrompue et erronée.
« Du Lamarck délayé, l’élément délayant étant dû à l’intrusion
peu nécessaire d’un principe métaphysique et théologique dans
l’univers physique… La théorie de Chambers est celte de
Lamarck, mêlée de théologie et gâtée par ce moyen… Une pâle
transcription de la thèse téléologique de Lamarck… »
Chambers est tout juste nommé dans Le Transformisme
d’Edmond Perrier5 ; il n’est mentionné ni dans le Darwinisme de
Mathias-Duval6, ni dans l’Histoire de la Création d’Ernest
Haeckel7, ni dans l’Histoire du transformisme d’Alfred Giard8.
Pour en venir à des ouvrages plus récents, Marcel Prenant,
dans son Darwin9, reprend le jugement de Grant Allen, en
soulignant la faiblesse d’information de Chambers, dont le
« lamarckisme délayé » dégage un « relent théologique » qui
annonce « ce que sera, un demi-siècle après, L’Evolution créatrice
de Bergson ».
P. Ostoya, dans ses Théories de l’Evolution10, accorde un
paragraphe à Chambers, mais sans modifier le point de vue
habituel :
« Ce dernier, dans ses Vestiges of the Creation (1844), qu’il a la
prudence de ne pas signer, s’en prend à la Bible et connaît à la
fois un grand succès de vente et de scandale ; la 10e édition
(1853) précise des notions assez semblables à celles d’Etienne
Geoffroy Saint-Hilaire (effet des circonstances et modifications
brusques), à quoi il ajoute le moteur d’une « impulsion divine »
et même l’intervention divine, craignant sans doute d’aller trop
loin dans l’irréligion. »
En bref, l’opinion classiquement admise est que Chambers ne
fut qu’un brillant et léger vulgarisateur, s’étant borné à reprendre
en les affadissant les vues de Lamarck et d’Etienne Geoffroy
Saint-Hilaire. On a nettement l’impression, à lire ces divers
commentaires, que leurs auteurs, négligeant de se reporter au
texte original, se sont fiés aux jugements des contemporains de
Chambers, et notamment à celui que Darwin lui-même a
formulé dans la Notice historique de L’Origine des espèces.
Ayant eu, pour ma part, la curiosité de lire intégralement les
Vestiges, j’ai été surpris d’y trouver une vigoureuse démonstration
de l’idée transformiste, démonstration utilisant pour la première
fois des données très diverses, empruntées à l’anatomie
comparée, à la paléontologie, à l’embryologie, à la distribution
géographique des animaux. L’ouvrage, à cet égard, marque un
réel progrès, non seulement par rapport à la Philosophie
Zoologique (1809), mais par rapport à tout ce qu’on avait écrit
jusqu’alors sur le même sujet. Sans doute il est déparé par de
sérieuses inexactitudes de détail, qui trahissent le non spécialiste,
mais n’annulent point la ferme originalité de l’ensemble.
Chambers11 ne présentait pas, dans ses Vestiges, d’hypothèse
positive quant au mécanisme de la formation des espèces ; et
c’est pour cela que son livre a été complètement éclipsé par
L’Origine des espèces, qui apportait la théorie de la sélection
naturelle. Mais, à présent que nous sommes un peu revenus des
prétendues explications – aussi bien darwinienne que
lamarckienne –, peut-être serons-nous plus enclins à rendre
justice à l’ouvrage d’un précurseur qui, en ce qui concerne la
démonstration du transformisme, mérite incontestablement
d’avoir, entre Lamarck et Darwin, une place plus honorable que
celte qu’on lui accorda jusqu’ici.
*
Selon Chambers12, la vie organique est issue, très
vraisemblablement, du monde inorganique dont elle naquit par
voie de génération spontanée (opération électro-chimique ?).
D’abord, elle fut représentée par des organismes de structure
très élémentaire, plus ou moins analogues aux Infusoires que
nous connaissons. Puis, apparurent des animaux Invertébrés, de
constitution de plus en plus complexe, – Mollusques,
Echinodermes, Crustacés, etc. – ; puis, ce furent des Poissons,
qui sont les premiers d’entre les Vertébrés. D’abord,
prédominaient les Poissons cartilagineux ; ensuite, les Poissons
osseux. Les Poissons primitifs avaient la queue hétérocerque
(formée de deux nageoires inégales).
Plus tard, apparurent les animaux terrestres, les Batraciens et
les Reptiles, et enfin, plus tard encore, les Oiseaux et les
Mammifères, dont les premiers furent les Marsupiaux.
Tel est, en gros, l’enseignement donnée par l’étude des restes
fossiles, et cette correspondance entre le degré d’ancienneté d’un
groupe et sa place dans l’échelle animale est éminemment
significative :
« Quand nous considérons, d’une part, que l’âge des
Reptiles – comme on l’a appelé – se situe entre un âge des
Poissons et un âge des Mammifères, et, d’autre part, que les
Reptiles occupent dans la hiérarchie zoologique une position
intermédiaire entre les deux groupes, nous ne pouvons éviter de
penser que ce fait dépend de quelque loi organique plutôt que
des conditions de la géographie physique. »
Parallèlement à l’évolution du règne animal, qui s’est
poursuivie depuis les organismes élémentaires jusqu’aux
Mammifères supérieurs, s’est déroulée une évolution du règne
végétal, depuis les Cryptogames jusqu’aux plantes supérieures ou
Dicotylédones en passant par les Conifères.
Le monde vivant n’est donc pas apparu d’emblée, comme
c’eût été le cas s’il avait été l’objet d’une création spéciale.
Successivement, lentement, degré par degré, les organismes se
sont formés, et, chronologiquement, dans l’ordre même qui
répond à leur point de complexité structurale.
Certes, on ne connaît pas de séries parfaites, car bien des
feuillets manquent à nos « archives de pierre », mais, en maintes
séries – Mollusques, Echinodermes, Poissons –, on constate le
progrès du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur, du
général au spécial.
On objectera peut-être que cet ordre apparent de succession
n’est qu’une illusion due au caractère lacunaire des documents
paléontologiques, mais il est abusif de vouloir expliquer ainsi
l’absence de groupes entiers dans certaines couches de la terre.
A mesure qu’on passe d’une couche terrestre à une couche
inférieure, donc plus ancienne, on rencontre des formes qui
diffèrent de plus en plus de celles qui composent les faunes et les
flores d’aujourd’hui.
Dans les couches les plus récentes, les espèces sont identiques
aux espèces actuelles ; dans les couches un peu plus anciennes,
l’identité ne porte plus sur les espèces, mais sur les genres ; et si
l’on remonte encore davantage dans le passé, l’identité ne porte
plus que sur les familles. Tout se passe comme si les
ressemblances particulières s’effaçaient pour céder la place à des
ressemblances plus générales.
Toujours est-il qu’il n’y a pas, d’une couche à l’autre,
rénovation totale de la vie. Les faunes successives se rattachent les
unes aux autres, et cela est contraire à la thèse des créations
miraculeuses, car on ne voit guère pourquoi de telles créations
successives13 eussent respecté la connexion, la liaison entre les
faunes.
Beaucoup plus plausible est l’opinion suivant laquelle une
grande loi naturelle eût présidé au développement de la vie
organique dans son ensemble, et il ne suffit pas, pour écarter
cette opinion, de dire que les Mammifères n’ont pas changé
depuis trois mille ans, car des durées considérables furent
évidemment nécessaires pour amener à la fois des changements
d’espèces à l’intérieur des classes déjà existantes et la production
de nouvelles classes de vivants.
Il convient, en outre, de noter que le progrès du monde
organisé se montre, dans ses grandes lignes, indépendant des
circonstances externes. On aurait tort de penser que les êtres ont
été créés à mesure que les circonstances devenaient favorables à
leur existence : il y eut des terres fermes bien avant qu’il n’y eût
des organismes terrestres pour les occuper ; la mer était pleine
d’Invertébrés avant que naquissent les Poissons…
Et tout cela nous ramène à l’idée d’un développement
progressif et global, où la durée joue son rôle, tout comme dans le
développement d’un individu.
Au demeurant, l’argument de la succession graduée des fossiles
est loin d’être te seul qu’on puisse invoquer en faveur de la thèse
de l’évolution.
Les formes fossiles nous présentent souvent des types
intermédiaires entre des groupes aujourd’hui bien séparés. Les
premiers Poissons offrent des caractères d’Invertébrés ; les
premiers Reptiles ont une colonne vertébrale qui, par la
biconcavité des vertèbres, rappelle celte des Poissons ; les
Labyrinthodontes ont des traits de Batraciens ; le sternum de
l’Ichtyosaure ressemble au sternum d’un Mammifère inférieur,
l’Ornithorynque ; les Iguanodontes et autres grands Sauriens ont
certaines particularités de Mammifères. De même, dans le règne
végétal, les Lépidodendrons – groupe fossile de l’époque
carbonifère – sont intermédiaires (« missing link ») entre les
Monocotylédones et les Dicotylédones pour la structure interne
de la tige et la disposition des vaisseaux de la graine.
Que la création organique forme un tout continu, bien lié,
cela se manifeste encore par l’unité d’organisation, qui, à elle
seule, porte témoignage de la parenté essentielle des êtres. Ainsi,
la parenté de tous les Mammifères est attestée par la structure du
squelette des membres, qui est fondamentalement la même pour
la patte du cheval, la jambe de l’homme, l’aile de l’oiseau, la
palette natatoire du phoque ou de la baleine.
Même communauté de structure pour la colonne vertébrale :
chez tous les Mammifères – aussi bien chez la Girafe, au cou
démesuré, que chez le Porc ou l’Eléphant, – les vertèbres
cervicales sont au nombre de six.
Il arrive qu’un organe semble manquer, alors qu’il est présent
à l’état rudimentaire, et l’existence de pareils vestiges, dénués de
toute utilité, est encore un argument à l’appui de la parenté des
êtres.
Organes rudimentaires : les pattes atrophiques du Serpent, l’os
pelvien de la Baleine, l’aile de l’oiseau Apteryx, le coccyx de
l’Homme.
Si chaque espèce eût été, à l’origine, créée distinctement des
autres, on ne voit pas pourquoi le Créateur eût mis dans ses
ouvrages de pareilles imperfections, de pareilles « taches »,
vraiment inconciliables avec l’idée que nous nous faisons de la
toute-puissance divine ; au contraire, dans l’hypothèse
évolutionniste, la présence des organes rudimentaires nous
apparaît toute naturelle, et propre à nous renseigner sur les
procédés dont use le Divin Auteur pour conduire son ouvrage.
Il est important de remarquer que tes organes rudimentaires se
montrent parfois dans l’embryon seulement : ainsi, les rudiments
de denture chez l’embryon de Baleine. Et voilà qui nous amène à
la grande loi que l’anatomiste Serres a mise en évidence et
d’après laquelle l’embryon d’une espèce supérieure passe par des
stades correspondant au stade adulte des espèces inférieures.
C’est ainsi que la Grenouille traverse un stade poisson (stade
têtard, pourvu de branchies), que l’embryon de Mammifère
possède des fentes branchiales, que la larve de Comatule –
Echinoderme libre – est fixée à une tige, que l’embryon du
Cirripède sessile est pédonculé, que la larve du Crabe ressemble à
certains Crustacés inférieurs, que l’Insecte Papillon traverse une
phase vermiforme (chenille), que tel Poisson à queue
homocerque et à bouche antérieure présente, au cours de son
développement, une queue hétérocerque et une bouche
inférieure, que les Crocodiles et les Grenouilles ont, dans leur
stade jeune, des vertèbres biconcaves comme les ont les Poissons,
que le jeune Limulus ressemble à un Trilobite, etc.
Tous ces faits suggèrent fortement l’idée d’une analogie entre
l’évolution individuelle et le développement progressif du monde
vivant, où l’on pourrait voir comme une embryogenèse ou une
gestation de la nature.
La théorie de l’évolution est également en accord avec les faits
tirés de la distribution géographique des êtres.
Comment expliquer, dans l’hypothèse de la création spéciale,
que, d’une terre à l’autre, d’un continent à l’autre, les animaux
soient à la fois similaires et différents ? que les faunes et les flores
des îles aient des affinités avec celles des continents dont elles
sont le plus proches ? que, dans certaines îles volcaniques et en
Australie, la zoologie soit incomplète et caractérisée par le manque
de familles entières, sinon de groupes entiers (l’Australie, par
exemple, ne compte que des Mammifères inférieurs, –
Marsupiaux et Edentés) ?
Au contraire, tout cela devient clair si l’on admet que les
espèces se sont dispersées, ont rayonné à partir d’un foyer
originel, ou berceau.
Chambers, enfin, invoque en faveur de sa thèse certains faits
d’adaptation interspécifique. Très démonstratif, à cet égard, lui
paraît le cas du Bernard l’ermite, ce Crabe qui vit dans les
coquilles de Mollusques et dont la structure est nettement
adaptée à ce genre de vie. Les partisans du fixisme iront-ils
jusqu’à soutenir que la Divinité a spécialement créé une famille
de Crustacés destinée à occuper les coquilles ? Et, de même,
prétendront-ils que l’oiseau pique-bœuf, qui se nourrit de larves
parasites de Ruminants, fut créé spécialement pour ce mode
d’existence ?
Pour ce qui est du processus de l’évolution, Chambers lui
assigne une double causalité : d’une part, une impulsion interne,
qui produit de brusques et considérables changements, et,
d’autre part, l’influence des circonstances qui provoque des
modifications mineures.
Mais comment se fait-il – objecteront les fixistes – que nous ne
soyons jamais témoins d’un brusque changement organique ?
La réponse de Chambers est que ces événements sont tellement
rares que la probabilité est extrêmement faible, pour nous, d’assister
à l’un d’entre eux. La Nature n’est stable qu’à notre échelle de
durée. N’oublions pas que l’ère historique ne représente qu’une
fraction infinitésimale de l’histoire du monde.
Ces brusques changements spontanés qui sont à la base du
processus évolutif, Chambers se les représente comme des sortes
de monstruosités à rebours.
Nous connaissons, en effet, un grand nombre d’anomalies qui
répondent à un arrêt du développement individuel, et qui, faisant
persister dans l’adulte un caractère embryonnaire, peuvent
conférer à un organisme des caractères propres à une classe moins
élevée que la sienne. Par exemple, un homme peut naître avec un
cœur à trois ou même deux cavités (au lieu des quatre qu’il
possède normalement), et, par là, il ressemblera à un Reptite ou à
un Poisson14. Ne peut-on imaginer que la Nature, de loin en
loin, fasse au lieu de défaire, ajoute au lieu de supprimer, progresse
au lieu de revenir en arrière ? que, par exemple, un Poisson naisse
avec un cœur de Reptile, à trois cavités, ou un Reptite avec un
cœur de Mammifère, à cavité quadruple ?
Pour ce qui est des variations plus légères, nous en voyons
constamment survenir, surtout dans les espèces inférieures.
Contrairement au dogme de l’immutabilité de l’espèce, celle-ci
change à tout moment, pour produire de nouvelles variétés,
qu’on pourrait aussi bien appeler de nouvelles espèces, si l’on
n’était arrêté par le préjugé fixiste.
Le blé se transforme en seigle ; l’avoine, en seigle, en orge, et
en blé. Dans un champ de blé, près de Lucerne, on a trouvé, sur
des plants porteurs d’épis normaux, des épis qui ressemblaient à
des épis d’orge, et qui portaient des grains tout semblables à ceux
du seigle15.
Tous les Choux de variétés connues dérivent du Chou sauvage,
Brassica oleracea. L’Oie domestique, le Porc domestique dérivent
de l’Oie et du Porc sauvages, dont ils diffèrent par certains
caractères du squelette.
On voit, de temps à autre, apparaître le bec croisé du Loxia
chez la Pie, le Pic, te Corbeau, etc.
Les Mollusques d’eau douce se modifient sous l’action de
l’eau saumâtre ; l’estomac de la Truite se modifie quand ce
poisson est nourri de Crustacés, et de même le gésier de certains
Oiseaux non granivores quand ils sont nourris de graines.
Si la variabilité organique se montre surtout accentuée dans les
groupes inférieurs, c’est à cause de leur multiplication plus active,
plus rapide, mais si nous observions assez longuement les êtres
plus élevés, sans doute verrions-nous s’évanouir chez eux la
prétendue permanence des distinctions spécifiques.
Les adversaires de l’évolution soutiendront qu’une variation
individuelle ne saurait suffire à modifier toute une espèce, car
l’individu à caractères modifiés s’unirait à des congénères de type
normal. Mais, outre que le caractère nouveau pourrait être
transmissible à la descendance, on remarquera que, dans te passé
de la vie, les populations étaient moins denses qu’elles ne sont
aujourd’hui, si bien que les individus modifiés pouvaient
s’éloigner de la souche et s’en isoler. Peut-être aussi la
dissemblance entre te type nouveau et le type ancien était-elle de
nature à empêcher le mélange sexuel.
Chambers étend sa théorie transformiste à l’origine de l’espèce
humaine, qui est caractérisée par l’universalité de ses caractères,
et dont les qualités intellectuelles et affectives se retrouvent à
l’état rudimentaire dans te règne animal.
Tout essai de généalogie est manifestement prématuré, mais on
peut supposer que l’Homme dérive des Primates, et que le
pèdigré de ceux-ci a son point d’origine dans te groupe des
Batraciens.
Ainsi, comme on voit, l’ouvrage de Chambers donne, pour la
première fois, un exposé cohérent, vigoureux, logique, de
l’hypothèse de l’évolution. Il exploite avec ingéniosité la plupart
des arguments qui sont aujourd’hui devenus classiques, et, à ce
seul titre, il mérite, me semble-t-il, de tenir une place non
négligeable dans l’histoire des idées transformistes.
La comparaison, dont use souvent Chambers, entre te
développement individuel et le développement de la nature n’est
pas sans avoir quelque analogie avec la théorie du développement
progressif de Nägeli et avec l’ologenèse de Rosa16, l’apogenèse de
Przibram17.
Quant à la notion d’une impulsion mystérieuse,
transcendante, elle fait partie des théories de Bergson, Lecomte
du Nouy, Teilhard de Chardin, et, plus généralement, de toutes
les conceptions spiritualistes du transformisme.

1. Il s’agissait de l’idée de la « sélection naturelle ».

2. Le Darwinisme, trad. française Henry de Varigny. Lecrosnier et Babé, 1891.


3. Voir J. ROSTAND. Charles Darwin, ch. VIII, Gallimard, 1947.
4. Charles Darwin, traduction française. P.L. Le Monnier, Librairie de Guillaumin,
1886.
5. Baillière, 1888.

6. Delaye et Lecrosnier, 1886.


7. Trad. Letourneau, Schleicher.

8. Dans Controverses transformistes, Masson, 1904.


9. Editions sociales internationales, 1938.

10. Payot, 1951.


11. Né en 1802, mort en 1871.

12. L’analyse suivante des Vestiges a été faite sur la dernière édition de l’ouvrage
(John Churchill, Londres, 1853).
13. Cette théorie avait été soutenue non pas, comme on le croit souvent, par Cuvier,
mais par Alcide d’Orbigny.

14. Chambers cite le cas de la Grenouille qui, dans certaines conditions, prolonge
son développement larvaire et reste fixée au stade têtard (correspondant au stade
poisson).
15. Gardener’s Chronicle, 1846, p. 118. – Il est curieux de comparer ces affirmations
avec celles des biologistes soviétiques de l’école Lyssenko.
16. Rosa « compare l’évolution dans la lignée, c’est-à-dire la phylogénie, au
développement individuel, en voyant entre les deux processus un parallélisme
rigoureux » M. CAULLERY. Le Problème de l’Evolution, p. 365, Payot (1931).
17. Le point de départ de cette théorie « est encore une comparaison entre le
développement individuel et celui de la lignée ». (Ibid.)
XIII

BÉCHAMP CONTRE PASTEUR

L’œuvre de Pasteur appartient à la science classique et nulle


pensée n’apparaît plus riche et plus féconde que celle qui, après
avoir mené à la découverte de la vaccination et de la sérothérapie,
vient encore de se prolonger par la révélation des substances
antibiotiques, sulfamides et pénicilline.
Telle n’est pas cependant l’opinion de Miss Douglas Hume,
qui, dans son livre Béchamp contre Pasteur1, ne vise à rien de
moins que jeter le doute sur la solidité de l’édifice pastorien.
Prétendant réparer une criante injustice et rétablir « un chapitre
perdu de l’histoire de la biologie », elle donne raison, contre
l’illustre savant, à l’un de ses contradicteurs habituels, le docteur
Antoine Béchamp. Pour Miss Hume, ce n’est pas Pasteur mais
Béchamp qui fut le grand découvreur, le grand novateur en
médecine ; c’est Béchamp qui a vu juste et loin, c’est lui qui a
pénétré les profonds secrets de la maladie et de l’infection, lui qui
eût orienté sainement la thérapeutique si ses contemporains
avaient eu l’heureuse chance d’entendre et de suivre son
enseignement.
Je me serais gardé de faire état d’une thèse aussi manifestement
erronée si déjà, à maintes reprises, je n’avais vu ressortir le nom
de Béchamp à propos de certains faits récemment acquis dans le
domaine des gènes et des virus.
Le docteur Antoine Béchamp, d’origine lorraine, naquit
en 1816 et mourut en 1908. Professeur à l’Ecole de pharmacie
de Strasbourg, puis à l’université de Montpellier, il se consacra
tout d’abord à des recherches de pure chimie, qui devaient le
conduire à perfectionner les procédés de fabrication de l’aniline
et à utiliser te polarimètre dans l’étude des produits de
fermentation. Ensuite, il s’aventura dans le champ de la biologie
médicale, et c’est là que nous le verrons s’opposer au grand
Pasteur, soit pour revendiquer des priorités, soit pour combattre
la naissante « théorie des germes ». Béchamp et Pasteur, en effet,
diffèrent essentiellement sur la conception qu’ils se font des
causes de la maladie. Alors que Pasteur défend, avec l’énergie que
l’on sait, le principe de la spécificité des germes et affirme, sur la
foi d’expériences claires et irréfutables, que toute infection résulte
du développement d’un agent animé, d’origine extérieure,
Béchamp échafaude une étrange théorie, intermédiaire, en
quelque sorte, entre la théorie des germes et celle de la génération
spontanée. Selon lui, il existerait, dans tous les tissus, animaux ou
végétaux, de très fines granulations moléculaires qui sont les
éléments ultimes de la vie, et auxquelles, pour rappeler leurs
propriétés de « ferments organisés », il donne le nom de
microzymas.
Tout organisme vivant apparaît, en dernière analyse, comme
un composé de ces microzymas. Présents à tous les âges de
l’individu, depuis la cellule première, et non seulement dans les
organes mais dans les liquides organiques, tels que le sang ou la
salive, ils accomplissent tous les actes de nutrition, effectuent
toutes les opérations chimiques nécessaires au maintien de
l’équilibre vital ; ils dirigent même la formation de l’être au cours
de l’embryogenèse. Or, ces microzymas, – éléments normaux et
indispensables à l’existence – peuvent, dans certaines
circonstances, et par une « déviation de leur fonctionnement »,
devenir contraires à l’organisme qui les renferme ; ils se
transforment alors en agents d’infection, virus ou bactéries
proprement dites. En somme, pour Béchamp, l’organisme
engendre spontanément la maladie, par l’entremise du
microzyma : « la maladie naît de nous, par nous », suivant la
célèbre formule de Pidoux qui soulevait l’indignation de Pasteur.
Si Pasteur rencontre des microbes dans les tissus malades, c’est
que les microzymas, sous l’influence d’une cause extérieure, ont
donné naissance à ces microbes ; si Pasteur détermine des
maladies en inoculant des microbes à des animaux, ce n’est
nullement, comme il le croit, parce que les germes inoculés se
sont multipliés dans l’organisme et ont envahi celui-ci, mais c’est
que la présence des germes étrangers et du liquide qui les
imprègne ont déterminé une altération du milieu interne qui a
permis aux microzymas normaux d’évoluer dans le sens morbide.
Les microzymas, d’ailleurs, – comme les « molécules
organiques » de Buffon – sont quasiment indestructibles ; quand
périt un être organisé, toutes ses cellules disparaissent, mais non
point les microzymas qu’elles recèlent ; une fois libérés, ils
persistent, demeurent actifs, et, éventuellement, passent à l’état
de bactéries pathogènes.
On imagine quelle pouvait être la stupeur irritée de Pasteur
quand il entendait développer, à l’Académie de Médecine, de
pareilles fantaisies, qu’étayaient des expériences aussi naïves que
grossières, – car Béchamp, tout bon chimiste qu’il était,
n’entendait rien aux techniques pastoriennes et n’avait pas la
moindre idée des précautions requises pour écarter l’intervention
des germes extérieurs.
Que penser aujourd’hui de la thèse de Béchamp ? Il est clair
que dans l’ensemble, elle a été pleinement démentie par les faits ;
mais ceux qui veulent à tout prix lui trouver quelque mérite
allèguent que les granulations moléculaires, les microzymas
préfigurent, jusqu’à un certain point, les organites ultra-
microscopiques (gènes) que la biologie moderne a identifiés dans
les chromosomes du noyau cellulaire2. De plus, en certains cas,
très exceptionnels il est vrai, on a pu se demander si certains virus
ne pouvaient avoir pour ancêtres des gènes normaux, s’étant,
pour ainsi dire, émancipés, et ayant acquis, par une manière de
mutation, des propriétés malignes : la question s’est posée,
notamment, au sujet des cancers transmissibles des animaux.
Béchamp n’a-t-il pas, par sa théorie du microzyma, prévu cette
transformation du gène du virus ?
A mon sens, il est tout à fait abusif de lui faire honneur d’une
telle anticipation. Ses idées ne s’appuyaient sur aucun fait
valable, elles étaient de pures vues de l’esprit. En outre, à
l’époque où elles furent proposées, et telles qu’elles furent
énoncées, elles ne pouvaient qu’épaissir l’obscurité en médecine
et retarder la solution des problèmes essentiels. Elles travaillaient
à fond dans le mauvais sens. Même si, aujourd’hui, elles
rejoignent par hasard un petit coin de vérité, elles n’en étaient
pas moins, en leur temps, radicalement fausses et nocives.
Béchamp n’est pas plus un précurseur du « gène devenant virus »
qu’on ne peut considérer comme précurseurs du transformisme
les anciens naturalistes qui, avant même qu’on n’eût démontré
l’habituelle constance des formes spécifiques, affirmaient, par
erreur, leur mutabilité incessante. On n’est pas précurseur à si
bon compte… Si l’on eût suivi Béchamp, c’était l’erreur
régnante et pour longtemps installée c’était l’essor coupé à la
bactériologie et à l’immunologie.
N’oublions pas, au demeurant, que c’est le développement de
la doctrine pastorienne qui, en permettant la découverte des
virus, a conduit aux hypothèses mêmes dont on voudrait créditer
maintenant l’irréductible adversaire de Pasteur.
Il est curieux de rappeler, à propos de l’ouvrage de Miss
Douglas Hume, le sévère jugement qu’a porté sur Béchamp le
grand biologiste français Yves Delage. Voici ce qu’il écrivait dans
la deuxième édition de son fameux volume sur L’Hérédité et les
grands problèmes de la biologie générale (1903) :
« En lisant le livre de Béchamp, j’ai éprouvé un scrupule qui
m’a beaucoup tourmenté. Toute son argumentation me
paraissait fausse, partout, je voyais les fissures de ses
raisonnements, partout je reconnaissais l’aveuglement dû à la
possession de l’esprit par une idée fixe, mais en entendant dire
qu’il se déclarait victime d’une conspiration organisée contre lui
par Pasteur triomphant et par son école, pour étouffer ses idées,
j’éprouvais l’impression qu’une pareille chose, si elle était vraie,
serait affreuse pour un savant, et j’ai lu tout son livre avec une
extrême attention. A l’occasion de cette deuxième édition, j’ai
tout relu encore, la plume à la main, et je ne trouve encore à peu
près rien à changer à mes appréciations antérieures. »
Quarante-cinq ans après la publication de ces lignes si
honnêtes, et en dépit des récentes acquisitions sur les gènes et les
virus, il n’y a pas à reviser le jugement que la science a porté sur
les idées de Béchamp. Ce chimiste a laissé de fort honorables
travaux concernant les albuminoïdes et les ferments solubles,
mais sa mémoire n’a rien à gagner à de partiales et excessives
réhabilitations. Laissons dormir les microzymas et continuons
d’admirer sans réserve l’œuvre inépuisable de Pasteur.

1. Le Fançois, 1948. L’ouvrage est très consciencieusement traduit par Mme Aurore
Valérie, qui a confronté aux textes originaux toutes les citations de Pasteur et de
Béchamp.
2. Voir chap. I.
XIV

DE BÉCHAMP A LA BIOLOGIE SOVIÉTIQUE

La biologiste soviétique Olga Lepechinskaia prétend avoir


observé la naissance de cellules vivantes à partir d’une substance
non cellulaire.
Ses premiers travaux datent de 1933 ; ils portaient sur le
développement des larves de Grenouille ou têtards.
Au cours de la formation embryonnaire de ces petits animaux,
elle remarqua toute une série de stades intermédiaires entre les
sphérules vitellines (autrement dit certaines granulations siégeant
dans la portion de l’œuf qu’on avait jusqu’alors considérée
comme purement nourricière) et les cellules contenues dans te
sang. D’où elle conclut que ces dernières ont pour origine les
sphérules vitellines, et, partant, des éléments dépourvus de
structure cellulaire.
Passant à l’étude de l’œuf de poule, elle crut voir, là encore, les
éléments du vitellus (jaune d’œuf ) se transformer en cellules – en
cellules normales et complètes – possédant, comme toute cellule,
une membrane et un noyau, capables de se multiplier par
division régulière pour participer à la formation des tissus mêmes
du poulet. Elle prétend avoir suivi toutes les étapes du
phénomène de transformation, et les avoir photographiées sur
l’œuf vivant en filmant le développement de celui-ci à travers
une petite fenêtre pratiquée dans la coquille.
« Pour la première fois dans l’histoire de la science ont été
observées des cellules nées non d’une division de cellules
préexistantes, mais directement de la substance vivante. Les
mêmes faits ont été constatés hors de l’œuf, sur milieu nutritif.
Le jaune de l’œuf n’est donc pas simplement une substance
alimentaire, un stock de nourriture, mis à la disposition du
germe. Il intervient directement dans la formation des cellules. Il
est même établi aujourd’hui que le blanc de l’œuf participe à
cette formation1. »
Sur l’œuf d’un poisson, l’Esturgeon, Mme Lepechinskaia
recueillit des observations de même ordre ; et enfin, sur un
animalcule bien connu des naturalistes pour son extraordinaire
pouvoir de régénération tissulaire, l’Hydre d’eau douce, elle
réalisa l’expérience suivante, qu’elle juge tout particulièrement
significative. En broyant un certain nombre de ces animalcules,
on obtient un jus protoplasmique, que l’on dilue et centrifuge de
manière à le débarrasser de tout élément cellulaire : en ce jus
transparent, l’on voit apparaître d’abord de petits points
brillants, qui, peu à peu, deviennent des granules sans structure
interne ; et ces granules, enfin, à condition qu’on leur fournisse
un appoint nutritif, se transforment, sous les yeux de
l’observateur, en cellules normales, pourvues d’un noyau typique
et aptes à la division.
De toutes ces observations et expériences, qui firent l’objet
d’une session spéciale du Præsidium de l’Académie des sciences
de l’U.R.S.S. et qui valurent à Mme Lepechinskaia un prix
Staline de première classe décerné par une commission
gouvernementale exceptionnellement réunie, la biologiste
soviétique conclut sans hésiter que la théorie cellulaire classique
est battue en brèche, et qu’il faut résolument abandonner te vieil
axiome posé par Virchow en 1855 : Omnis cellula e cellula…
C’est ici qu’il convient de préciser les idées afin de tâcher d’y
voir un peu clair dans te débat.
La théorie cellulaire classique voulait, en effet, que toute
cellule dérivât d’une cellule préexistante, et cette affirmation,
dans l’ensemble, paraissait jusqu’ici conforme aux faits
d’observation et d’expérience. Toutefois, nous savons qu’assez
souvent, dans le développement des animaux comme des
végétaux, des noyaux tout nus peuvent se multiplier dans une
masse protoplasmique indivise (état cénocytique), où le
cloisonnement cellulaire ne s’établit que par la suite. D’autre
part – et c’est le point te plus important –, nous savons que
certains éléments essentiels de l’organisation cellulaire, les
chromosomes, porteurs des « gènes », traversent de longues
périodes d’invisibilité. Entre deux divisions cellulaires
consécutives, ils cessent d’être apparents dans le noyau cellulaire,
mais l’on admet généralement qu’ils persistent sous une forme
invisible. Tous les résultats de la génétique expérimentale parlent
en faveur de cette persistance, de cette permanence, qui paraît
d’ailleurs avoir été directement démontrée par les belles
observations que le professeur Guyénot, de Genève, a pu
récemment effectuer sur les chromosomes des batraciens au
moyen du microscope électronique. Ces observations nous
conduisent à penser, de surcroît, que la partie fonctionnelle du
chromosome – c’est-à-dire la partie du filament qui contient les
éléments héréditaires ou « gènes » – est beaucoup trop mince
pour être distinguée sous le grossissement des microscopes
ordinaires. Si donc le chromosome se laisse, de temps à autre,
apercevoir sous un tel grossissement, cela tient à ce que le
« filament génétique » s’entoure à ce moment d’une gaine
épaisse, d’une sorte d’écorce étrangère.
Pour en revenir aux affirmations de Mme Lepechinskaia, et en
admettant que les faits par elle signalés soient bien exacts, nous
nous trouvons en présence d’une alternative.
Si elle prétend qu’une cellule peut prendre naissance à partir
d’une zone protoplasmique où rien ne permettait de soupçonner
la présence d’une préorganisation cellulaire mais où une telle
préorganisation existait effectivement, elle n’avance là rien de
proprement révolutionnaire, ni même rien qui ait de quoi
beaucoup nous surprendre, compte tenu de ce que nous savons
déjà sur la ténuité des constituants principaux de la cellule ; elle
ne ruine aucunement, par là, la théorie cellulaire telle que nous la
concevons de nos jours.
En revanche, si elle prétend qu’une cellule d’oiseau, ou une
cellule de Grenouille, ou même une cellule d’Hydre d’eau douce,
peut se former à partir d’une zone protoplasmique sans
organisation et sans structure, à partir d’un protoplasme banal où
ne préexisterait aucun des éléments essentiels de l’organisation
cellulaire, nous pouvons affirmer, en toute sécurité, que sa
conclusion est fautive.
Quelque répugnance qu’on ait à décider, dans le domaine
scientifique, du possible ou du non-possible, il est cependant des
cas où la décision s’impose, car elle est commandée par tout le
corps des connaissances acquises : Charles Bonnet, au XVIIIe
siècle, avait pleinement raison d’affirmer, contre Buffon, qu’une
larve d’insecte, ou même qu’un infusoire, ne peut pas naître
d’une pourriture inorganisée, qu’un animal ne peut pas se former
aux dépens d’une semence amorphe…
Or il semble, à vrai dire, que des deux thèses indiquées plus
haut, ce soit bien la seconde qu’adoptent Mme Lepechinskaia et
ses partisans.
On nous affirme, en effet, que ces « merveilleuses
découvertes » réfutent définitivement la théorie idéaliste et
bourgeoise du weismannisme morganien, qu’elles s’inscrivent en
faux contre le « dogme mendélien qui fait de la division cellulaire
la base unique de l’édification de l’organisme ». On nous affirme
que l’œuvre de Mme Lepechinskaia « entre dans le fonds
commun de la science mitchourinienne ». (N’est-ce pas
Lyssenko, du reste, qui a préfacé, en 1945, la monographie de
Mme Lepechinskaia sur l’origine des cellules ?) On nous affirme
que cette œuvre fournit une démonstration éclatante à la
conception matérialiste et dialectique en faisant voir que « les
chromosomes, loin d’être éternels et de commander
souverainement tout le développement de l’organisme, sont au
contraire dissous et reconstitués à chaque division cellulaire »…
Dissous ? Insistons-y, tout le nœud du problème est là. Si, par
ce terme « dissous », l’on entend simplement que les
chromosomes disparaissent, qu’ils passent à l’état d’invisibilité,
on ne dit rien qui soit contraire à la biologie classique ; mais si
l’on entend qu’ils se fondent dans un protoplasme où plus rien
ne subsisterait de leur structure et de leur organisation premières,
alors on dit quelque chose d’insoutenable, car il n’est pas un
biologiste – et même parmi ceux qui feignent de prendre au
sérieux les conclusions de Mme Lepechinskaia – pour penser
qu’une formation aussi complexe qu’un noyau cellulaire
d’animal supérieur se puisse, à tout moment, reconstituer,
réédifier de toutes pièces. Nous avons déjà assez de peine à
comprendre comment s’est formée, au cours des siècles, pareille
architecture nucléaire : allons-nous exiger que le miracle
« nucléo-génétique » se renouvelle à chaque fois qu’une cellule se
partage en deux ? Dans la mesure où les conceptions de Mme
Lepechinskaia visent à ruiner la théorie cellulaire, il est inévitable
qu’elles renouent avec celles des anciens adversaires de cette
théorie, soit qu’ils prétendissent, avec Charles Robin, Onimus2,
Lereboullet, que les cellules naissent d’une « lymphe plastique »
ou « blastème », soit qu’avec Antoine Béchamp ils les fissent
naître de certaines particules ou granulations plus ou moins
structurées (théorie des microzymas, 1883).
Entre les idées de Béchamp, notamment, et celles de Mme
Lepechinskaia, on relève de curieuses analogies.
D’après Béchamp, le vitellus ou jaune de l’œuf est un matériel
éminemment propice à l’étude de la genèse des cellules : « Il m’a
semblé que le vitellus avec ses microzymas était un appareil
admirablement disposé pour vérifier directement les
conséquences qui découlaient des expériences sur la formation
des cellules par les microzymas3. »
Béchamp estimait que les sphérules vitellines sont le lieu où se
multiplient les microzymas de l’œuf, lesquels produisent des
cellules embryonnaires quand les conditions favorisent la
« cellulogenèse ».
Comme Mme Lepechinskaia, il tient que les globules du sang
ne proviennent pas de cellules préexistantes : « On admet
généralement que, dans l’embryon, les globules du sang dérivent
de cellules embryonnaires et qu’ils sont le résultat d’une
modification de ces cellules. Nous n’avons jamais vu, M. Estor et
moi, de globules dans le corps de l’embryon avant
l’établissement de la circulation… Ils nous ont toujours paru
formés sur place… » Ce n’est sans doute point coïncidence pure
si Mme Lepechinskaia se rencontre ainsi avec Béchamp, qui fut
l’un des grands adversaires de Pasteur dans la querelle des
générations spontanées.
On nous présente, en effet, ses travaux comme appuyant ceux
de son compatriote Bochian, qui prétend avoir vu naître des
bactéries à partir de substances albuminoïdes inorganisées, et l’on
n’hésite pas à écrire que, dès maintenant, « la discussion
historique entre Pasteur et Pouchet est résolue (si l’on s’en tient à
la question de principe et non aux expériences concrètes de
Pouchet) en faveur de ce dernier4 ».
Engels, d’ailleurs, – ajoute-t-on – n’avait-il pas pertinemment
remarqué que les expériences de Pasteur étaient « inutiles »,
puisque, en faisant bouillir ses infusions à 120o, en autoclave, il
détruisait par là, en même temps que les germes apportés de
l’extérieur, la substance vivante qui aurait pu donner naissance
aux formes élémentaires de la vie ?
Qu’il nous soit ici permis de rappeler que cette objection
proposée par Engels et par bien d’autres, le grand Pasteur se
l’était faite tout le premier, et qu’il y avait répondu, comme il
savait le faire, par le moyen d’une expérience lumineuse.
Relisons la lettre qu’il écrivait le 17 août 1863 à M. Donné,
recteur de l’Académie de Montpellier :
« La lecture attentive de mon mémoire sur les générations dites
spontanées vous aura dit tout le soin avec lequel j’ai cherché à
maintes reprises à bien marquer les limites légitimes de mes
conclusions, jusqu’où elles allaient, jusqu’où elles n’allaient pas.
Si les partisans de l’hétérogénie5 avaient eu un peu plus de nez,
ils auraient vu que le point faible de mon travail consistait à ce que
toutes mes expérences s’appliquaient à des matières cuites. Ils
auraient dû réclamer de mes efforts un dispositif d’expériences
permettant de soumettre à un air pur des substances naturelles
telles que la vie les élabore, et à cet état où l’on sait bien qu’elles
ont des vertus de transformation que l’ébullition détruit. Cette
objection, je me la suis faite, et je dois avouer que, dans ma ferme
résolution de ne prendre pour guide que l’expérience, je n’ai pas
été satisfait tant que je n’eus pas le moyen de réaliser des expériences
sur des matières non chauffées préalablement6. »
Ces expériences auxquelles Pasteur fait allusion dans cet
admirable passage – admirable par la netteté, la clairvoyance,
l’honnêteté d’esprit –, elles avaient été par lui réalisées dès
avril 1863, puisque, à cette date, il avait présenté à l’Académie
des sciences des ballons renfermant de l’air pur et du sang de
chien recueilli aseptiquement le 3 mars 1862, soit presque une
année auparavant : bien que ce liquide organique – tiré
directement des vaisseaux sanguins de l’animal – eût été conservé
dans une étuve constamment chauffée à 30o, il n’avait éprouvé
aucune altération, il n’avait donné naissance à aucun micro-
organisme.
C’est le même souci d’expérimenter « sur des matières non
chauffées préalablement » qui, dans sa discussion avec le chimiste
Fremy (1871), poussera Pasteur à expérimenter sur le suc frais du
raisin ; même exposé au contact de l’air, ce suc ne donne
naissance à aucune cellule de levure, contrairement aux assertions
de Fremy. Et, cette fois, fort des résultats précédemment obtenus
avec le sang de chien, Pasteur osera affirmer d’avance le résultat
de l’expérience qu’il n’a pas encore faite : « C’est la même
expérience et la même déduction logique que j’offre de
démontrer à M. Fremy pour les organes des végétaux7. »
Après avoir montré que les liquides les plus altérables – le sang,
le lait, le jus de raisin – sont incapables de produire aucun micro-
organisme au contact de l’air, même quand ils n’ont subi aucun
chauffage, Pasteur se tient satisfait de sa démonstration. Mais il
n’a garde d’en conclure que la génération spontanée est
rigoureusement impossible, en quelque condition que ce soit :
« Je m’empresse de répéter ce que j’ai dit souvent. On ne peut
pas prouver a priori qu’il n’existe pas de génération spontanée.
Tout ce qu’on peut faire, c’est de démontrer : 1) qu’il y a eu des
causes d’erreur inaperçues dans les expériences ; 2) qu’en
écartant les causes d’erreur sans toucher aux conditions
fondamentales des essais, toute apparition d’êtres inférieurs cesse
d’avoir lieu. Ce double examen sera nécessaire chaque fois qu’un
expérimentateur consciencieux viendra saisir l’Académie de
résultats nouveaux qu’il jugera favorables à la doctrine des
générations spontanées. »
Si le grand homme vivait encore, il ne pourrait mieux dire en
présence des résultats annoncés par le docteur Bochian et par
Mme Olga Lepechinskaia. Et je pense qu’il ne serait pas trop
embarrassé pour y déceler des causes d’erreur.

1. Etudes soviétiques, mars 1951 : Les découvertes d’Olga Lepechinskaia, par V.


Safvono.

2. Onimus prétendait que, dans un liquide amorphe et en voie de rénovation


nutritive, se formaient spontanément des éléments anatomiques. Plaçant dans le ventre
d’un animal des sacs de baudruche contenant de la sérosité de vésicatoire, il y voyait
apparaître des leucocytes : le physiologiste Lortet n’eut pas de peine à montrer que ces
cellules, provenant de l’animal lui-même, avaient pénétré dans le sac par diapédèse.
3. Voir Les Microzymas, par A. BÉCHAMP, 1883, page 495.
4. Etudes soviétiques, Ibid.
5. Ou génération spontanée.
6. Correspondance de PASTEUR, réunie et annotée par PASTEUR VALLERY-RADOT,
tome II, pp. 133-134, Flammarion, 1951.
7. Œuvres complètes de PASTEUR, tome II, Masson.
XV

RETOUR A BACON ?

Dès que l’homme a commencé de regarder d’un peu près la


nature vivante, il y a constaté la présence de types organiques
distincts qu’il a désignés sous le nom d’espèces. Le nombre de
ces types s’est multiplié à proportion que devenait plus
minutieuse l’exploration du règne animal et du règne végétal :
alors qu’au seizième siècle on parlait de quelques milliers
d’espèces, on en a identifié aujourd’hui plus d’un million et
demi.
Contrairement à ce que l’on répète volontiers, la notion de la
fixité de l’espèce n’est pas une notion primitive. Bien avant que
fût énoncée l’hypothèse transformiste, il était couramment admis
que certaines espèces de plantes peuvent se transformer en
d’autres espèces, le maïs en blé, te seigle en orge, l’orge en
avoine, l’avoine en ivraie…
Vers la fin du seizième siècle, l’opinion des naturalistes
commençait, à cet égard, de se partager. Dans le fameux Sylva
sylvarum, ou Histoire naturelle expérimentale et destinée à servir de
fondement à la vraie philosophie, François Bacon reprochait à la
« philosophie vulgaire » de nier toute « transmutation », aussi
bien celle des espèces vivantes que celle des métaux. Lui-même il
tenait le phénomène pour incontestable et continuellement
vérifié par l’expérience :
« Les plantes, par le défaut de culture, se détériorent de plus en
plus dans leur propre espèce, et dégénèrent quelquefois jusqu’au
point de se convertir en plantes d’une autre espèce. C’est ainsi
que, faute de culture, la menthe aquatique se convertit en
menthe de plaine, et le chou en rave… Et une règle assez générale
est que les plantes qui doivent être le produit de la culture, telles
que le froment, l’orge, etc., lorsqu’elles viennent à dégénérer, se
transforment en plantes herbacées d’une autre espèce, non
seulement différente de l’orge et du froment, mais même de
celles que la terre produit spontanément… Cette opération, par
laquelle les plantes se transforment d’une espèce en une autre,
peut être regardée comme un des profonds mystères de la
nature. »
La notion d’espèce devait, plus tard, être précisée par le
botaniste anglais John Ray (1686), qui affirma que « jamais une
espèce ne naît de la semence d’une autre », et surtout par Charles
Linné, qui vit dans chaque espèce vivante une entité réelle, issue
d’un acte spécial du Créateur. En dépit de son fixisme de
principe, Ray admettait que, très exceptionnellement, certaines
semences pouvaient subir une dégénérescence et produire des
plantes différentes de l’espèce mère (chou ordinaire, engendré par
le chou-fleur) ; et, quant à Linné, il croyait à la formation
d’espèces nouvelles par le moyen de l’hybridation. Avec
l’hypothèse de l’évolution ou du transformisme (Lamarck,
1809 ; Darwin, 1859), la façon d’envisager la notion d’espèce
allait nécessairement changer du tout au tout. Désormais, les
naturalistes seront de plus en plus persuadés de l’unité, de la
cohérence du monde organisé ; ils affirmeront que toutes les
espèces sont plus ou moins parentes les unes des autres, puisque
toutes elles dérivent, par filiation, d’espèces primitives et
élémentaires. Mais, assez paradoxalement, tandis que se
renforçait et se développait l’idée transformiste, en revanche, on
devait s’aviser toujours davantage de la relative stabilité des
espèces connues. Il n’était plus question de voir une espèce
engendrer une autre espèce ; tout ce que l’on pouvait constater et
invoquer à l’appui des vues transformistes, c’était une certaine
variabilité héréditaire à l’intérieur de l’espèce, variabilité très
limitée, qui donnait naissance à des variétés et à des races d’où
l’on présumait qu’avec te concours des siècles et de la sélection
naturelle pouvaient sortir de véritables espèces nouvelles.
« La variété est une espèce naissante… Les espèces sont filles
du temps… » : tels étaient les aphorismes des darwiniens comme
des lamarckiens ; et c’est bien encore, ou à peu près, le même
langage que tiennent la plupart des biologistes contemporains,
qui ont simplement donné un peu plus de netteté à la notion de
variation héréditaire, quasiment confondue aujourd’hui avec
celle de « mutation ».
Or voici que, depuis quelques années, une conception toute
différente, et vraiment révolutionnaire, de l’espèce nous est
proposée par les biologistes soviétiques de l’école dite
mitchourinienne.
Suivant Lyssenko et ses disciples1, le passage d’une espèce à
une autre ne serait pas un phénomène tent, continu, progressif,
comme l’enseigne l’évolutionnisme classique. Il n’y a jamais, et il
ne peut y avoir, continuité d’une espèce à une autre, car l’espèce
n’est rien moins qu’une variété naissante, qu’une variété
fortement accusée, et la variété n’est pas un échelon de la
transformation spécifique. Aussi la formation de l’espèce
nouvelle est-elle soudaine, ou presque ; elle se produit à tout
moment dans la nature, et se laisse facilement observer pourvu
qu’on cherche à la surprendre et qu’on sache regarder où il faut :
« Il a été montré et prouvé sans conteste possible par notre
biologie mitchourinienne que des espèces végétales sont
engendrées par d’autres espèces actuellement existantes. » Non
seulement le blé dur (Triticum durum) peut donner naissance à
du blé tendre (Triticum vulgare), mais le blé – dur, tendre ou
branchu (Triticum turgidum) – peut engendrer de l’avoine (Avena
sativa), et aussi du seigle (Secale cereale), et de l’orge (Hordeum
vulgare) ; le seigle peut lui-même engendrer du blé ; l’avoine peut
engendrer de la folte avoine (Avena fatua)…
Naturellement, toute espèce ne peut pas engendrer n’importe
quelle autre espèce, mais certaines formes peuvent engendrer
« plusieurs formes voisines ».

Quelles preuves a-t-on de ces singulières transformations ?


Dans des épis de blé dur, on a trouvé des grains isolés de blé
tendre ; dans des épis de blé, des grains isolés de seigle ; dans des
panicules d’avoine, des grains isolés de folle avoine.
La présence de grains de seigle est relativement fréquente
« dans les épis de blé des champs des régions situées au pied des
montagnes où les semis de blé d’hiver sont très souvent souillés
de seigle ». Plus de deux cents grains de seigle ont ainsi été
trouvés, en 1949, dans des épis de blé.
De même, des recherches minutieuses ont conduit à découvrir,
chaque année, en de nombreuses régions, « des grains de blé
tendre dans certains épis de semis ordinaires de blé dur ».
Comment s’effectue la transformation d’une espèce en une
autre ? Comment, dans le corps d’un plant de blé, par exemple,
se forme-t-il des germes appartenant à l’espèce seigle ?
On suppose qu’il n’y a pas, à proprement parler,
transformation de l’ancien en nouveau, c’est-à-dire
transformation directe de cellules de blé en cellules de seigle, mais,
vraisemblablement, apparition de « particules » de seigle au sein
de l’organisme du blé. Ces particules naissent d’une substance
qui n’a pas encore la structure cellulaire, et c’est d’elles que se
formeront les cellules de seigle.
Ainsi qu’on voit, il ne s’agit ni d’une transformation de type
lamarckien (variation somatique devenant héréditaire) ni d’une
mutation (variation germinale) de type classique : c’est un
processus entièrement nouveau, qui est resté jusqu’ici
parfaitement méconnu de la biologie.
A quoi est due la transformation ?
A l’influence des conditions extérieures : « Sous l’action des
conditions modifiées, devenues défavorables pour la nature (pour
l’hérédité) des organismes des plantes ayant poussé à l’endroit
considéré, des germes d’autres espèces plus conformes aux
conditions modifiées naissent dans le corps de ces organismes…
Dans le corps de l’organisme de blé, sous l’action de conditions
de vie convenables, naissent des particules de corps de seigle2. »
Il importe de remarquer que les plants de blé qui donnent
naissance à des grains de seigle ne diffèrent en rien des plants de
blé à descendance normale, ils ne présentent aucun caractère
intermédiaire entre ceux du blé et ceux du seigle : c’est seulement
leur « état intérieur » qui « n’est pas ordinaire ».
On a même vu des pieds d’orge naître, sur des blés branchus, à
partir de grains qui, par leur aspect extérieur, ne se distinguaient
nullement des grains normaux du blé branchu.
En général, la transformation est irréversible : des plants de
seigle issus du blé produiront désormais, exclusivement, du
seigle ; néanmoins, il arrive que ces plants redonnent le blé
originel.
Objectera-t-on que les grains de seigle nés du blé sont
d’origine hybride, et qu’ils résultent de la pollinisation du blé par
le seigle ?
Non point, car, outre que te croisement blé-seigle est difficile à
obtenir, l’hybride est bien reconnaissable, et surtout il est auto-
stérile, autrement dit il ne donne pas de graines à moins d’être
croisé avec l’une des espèces parentes, le blé de préférence. Or les
grains de seigle produits par le blé donnent naissance à des plants
de seigle parfaitement normaux et féconds.

Tous ces faits – affirment les biologistes soviétiques – peuvent


être observés dans la nature et en n’importe quelle année par
quiconque s’intéresse à ces problèmes et veut prendre la peine de
s’en instruire. On peut, d’ailleurs, les reproduire à volonté, sous
contrôle expérimental, en cultivant des plantes dans des semis
spécialement préparés.
Ils nous enseignent que « sinon toutes, du moins beaucoup
d’espèces végétales existantes peuvent actuellement être
engendrées de nouveau par d’autres espèces, et que, dans des
conditions convenables, elles te sont fréquemment ». Ils nous
font comprendre pourquoi « jusqu’à présent on n’a pas réussi à
trouver les espèces sauvages d’où sont issues de nombreuses
espèces de plantes cultivées » : c’est que ces dernières ont pour
ancêtres d’autres espèces cultivées. De surcroît, ils nous donnent
le moyen d’interpréter ce qui se passe fréquemment dans la
pratique agricole, à savoir la dégénérescence des espèces cultivées,
et notamment la substitution du seigle au blé.
Jusqu’ici, « les représentants de la science ont refusé, par
principe, de considérer tous ces cas de découverte de certaines
espèces dans les semis d’autres espèces comme te résultat de la
transformation d’une espèce en une autre ». Ils incriminaient
l’apport de graines étrangères par l’eau, par le vent, par les
oiseaux, ou encore la persistance de ces graines dans le sol ; toutes
interprétations tendancieuses et gratuites, qui tombent devant les
nouvelles constatations de la biologie mitchourinienne.
Tous les cas de genèse d’espèces maintenant enregistrés
concernent exclusivement le règne végétal : « Nous n’avons pas
encore les données de fait nécessaires sur la manière dont se fait la
formation des espèces dans le monde animal, mais on peut être
convaincu que le développement de la théorie biologique
mitchourinienne donnera bientôt la possibilité d’accumuler,
touchant la zoologie, des matériaux, des faits analogues à ceux
observés dans le monde végétal. »
*
En bref, la nouvelle biologie soviétique nous propose une sorte
de « mutationnisme lamarckien », postulant de brusques
changements d’espèces, voire de genres, sous l’effet des
conditions de milieu.
Il est superflu, je pense, de souligner l’immense portée
qu’auraient de telles découvertes si elles venaient à être
confirmées. Et voilà qui nous amène à la question fondamentale :
Quel crédit devons-nous leur accorder ? Quel jugement porter
sur ces « gigantesques progrès » qu’on nous annonce ?
Certes, on n’aura garde d’oublier que la seule règle, en matière
de vérité, est de s’interdire la négation systématique, même en
présence de faits qui ont toute l’allure de l’impossible. On se
souviendra que, comme dit excellemment Georges Duhamel, « la
plupart des doctrines scientifiques ou des découvertes qui sont en
train de bouleverser notre monde pouvaient, dès leur
commencement, paraître marquées de vésanie au regard de
l’entêté et du sectaire3 », – et rien n’est plus pénible que de
passer pour un entêté ou un sectaire quand on sait bien qu’on
n’appartient à aucune secte et qu’on n’a d’autre entêtement que
pour le vrai, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne…
Mais n’y a-t-il pas un point d’invraisemblance qui appelle
irrésistiblement le refus de l’esprit ?
Ces particules de seigle qui se forment dans le blé sous
l’influence des changements de milieu ? Ces espèces capables de
produire à tout moment un faisceau d’espèces nouvelles ? Ces
bonnes herbes dégénérant en mauvaises herbes ? Ce
transmutationnisme extravagant et moyenâgeux qui, par-delà
Ray et Linné, renoue avec Bacon et les Anciens ? Est-il vraiment
possible de voir en tout cela le dernier mot de la biologie
moderne ?
Pour ma part, les céréales me sont peu familières, mais si je
transpose dans le règne animal, et dans un groupe que je connais
bien, les résultats proclamés par les mitchouriniens, si, par
exemple, j’imagine qu’on m’affirme – et, du train dont on va,
peut-être demain me l’affirmera-t-on – que d’une ponte de
Grenouille est sorti un Crapaud, ou même que d’une ponte de
Grenouille rousse est sortie une Grenouille verte, je sais bien que,
malgré toutes mes résolutions de prudence intellectuelle, je
crierai, sans hésiter, à l’erreur…
Alors, que faut-il penser ?
Que tout cela est bâti sur le faux ? Que tout cela n’est
qu’illusion et construction de l’esprit ? Mais peut-on,
décemment, supposer que des hommes qui, en d’autres
domaines, ont fait leurs preuves de chercheurs se soient aussi
grossièrement, aussi naïvement abusés ? Tant qu’il s’agissait
d’une question complexe et délicate comme celle de la
transmission des caractères acquis4, on pouvait concevoir que,
même entre gens de science d’une formation technique
comparable, des divergences d’interprétation subsistent. Mais,
dans le cas présent, il s’agit d’un phénomène tout simple, d’un
phénomène qui doit crever les yeux : la présence de grains de
seigle ou d’orge dans des épis de blé… Est-il pensable qu’un tel
phénomène ait été de toutes pièces inventé par la génétique
mitchourinienne ? Qu’il ait passé inaperçu de la génétique
classique ?
Convenons-en : de quelque côté qu’on se tourne, on ne voit
aucune explication vraiment satisfaisante. Ce qui est sûr, c’est
qu’on ne peut traiter par l’indifférence ou te dédain les textes
que nous apportent les Questions scientifiques. Ces textes ne sont
pas l’expression d’une opinion isolée, soutenue par une école
dissidente : ils nous livrent la pensée officielle d’un grand pays,
d’un des plus grands pays du monde, et dont l’opinion est
immédiatement suivie, en tous les autres pays, par celte d’une
importante minorité. Cette pensée, elle s’oppose radicalement –
sur des points essentiels – à la pensée ailleurs régnante ; elle s’y
oppose d’une façon qui, a priori, paraît fantastique, scandaleuse.
Or, si deux mystiques, si deux économies peuvent, à la rigueur,
coexister, il n’en va pas de même pour deux sciences. Il importe
donc que soit dissipée, au plus tôt, une équivoque, éminemment
troublante pour tous les hommes de bonne foi. Nous saurons
alors – de deux choses l’une – si la biologie soviétique a introduit
dans notre savoir un fécond bouleversement dont on lui saurait
gré à proportion qu’on y eût résisté davantage, ou si elle nous
met en face d’une des plus étonnantes régressions qu’ait connues
l’esprit humain.
De toute façon, le phénomène des transformations d’espèces est
d’une haute signification : ou pour la biologie des plantes, ou
pour la psychologie des peuples.

1. Voir : « Du nouveau dans la science de l’espèce », par T. D. LYSSENKO, Questions


scientifiques, tome 2, Biologie, Éditions de la Nouvelle Critique, 1953.

2. Nous multiplions les citations textuelles, crainte d’altérer une pensée si peu
conforme aux schèmes du savoir classique.
3. Les Espoirs et les Epreuves, p. 77. Mercure de France, 1953.
4. Voir JEAN ROSTAND, Les Grands Courants de la biologie, chap. III, Gallimard,
1952.
INDEX DES NOMS CITÉS

ALEMBERT (d’) : 16.


ALLEN (Grant) : 235.
ALTMANN : 33, 91.
ANAXAGORE : 9.
ANTHONY : 191.
AROMATARI : 137.
ASSÉZAT : 163, 181.
AUERBACH : 35, 191.
AVERY : 84.

BACHELARD : 67.
BACON : 164, 170, 262, 263, 269.
BAER (von) : 138.
BAKER : 87, 106.
BALDWIN : 98.
BARRAL : 192.
BARTHOLIN : 121, 195.
BATESON : 42, 44, 51, 53, 54, 102, 103.
BAUMANN : 164.
BEADLE : 88, 106.
BÉCHAMP : 28, 91, 103, 247, 252, 258, 259.
BEER (de) : 193.
BENEDEN : 103.
BERGSON : 221, 223, 235, 246.
BERNARD (Cl.) : 154, 158, 160, 192, 193, 221.
BERTRAND : 117.
BERTRAND (J.) : 149
BIHERON (Mlle) : 163.
BLARINGHEM : 46, 103.
BOCHIAN : 259, 261.
BOIVIN : 83, 84, 91, 103.
BONNET (Ch.) : 103. 125-130. 139, 140, 142, 256.
BORDEU : 16, 171, 192.
BOUNOURE : 98.
BOVERI : 56.
BRACHET : 91.
BRIDGES : 65, 66, 103.
BRIGGS : 93.
BROCA : 125.
BROOKS : 27, 103.
BRÜCKE : 17.
BRUNET : 9, 103.
BUFFON : 9, 13-16, 18, 21, 23, 26, 103, 125, 141, 164, 174,
199, 249, 256.
BÜTSCHLI : 35.

CANNON : 52.
CASPERSSON : 84.
CAULLERY : 103, 222, 245.
CHABRY : 132. 133.
CHAMBERS : 229-246.
CHAPPELLIER : 42, 44.
CHARRIN : 133.
CLARKE : 169.
CLAUDE : 91.
COLADON : 203, 208.
CONKLIN : 189.
CORNEILLE : 183.
CORRENS : 41, 51, 52, 102, 103.
COURNOT : 209-223.
COUTAGNE : 49, 103.
CUÉNOT : 42, 43, 48, 51, 52, 83, 97, 103, 104, 204, 221.
CUVIER : 239.

DALCQ : 96, 97, 104, 142, 143, 144, 222.


DALTON : 175.
DANON : 87, 104.
DARESTE : 104, 131, 132.
DARLINGTON : 47, 63, 71, 72, 73, 74, 84, 85, 89, 98, 99, 104.
DARWIN (Ch.) : 22-27, 29, 104, 214, 221, 229, 231, 232, 233,
236, 263.
DARWIN (E.) : 17, 104.
DARWIN (F.) : 232.
DE GRAAF : 138, 148.
DELAGE : 7, 8, 18, 29, 47, 49, 102, 104, 160, 251.
DELAUNAY : 83, 103.
DÉMOCRITE : 9.
DESCARTES : 104, 152-161, 200, 207.
DE VRIES (H.) : 30-32, 34, 36, 40, 41, 48, 57, 59, 106.
DIDEROT : 16-17, 104, 162-178, 184-192, 193.
DOBZHANSKY : 70, 104.
DONNÉ : 259.
DUHAMEL (G.) : 269.
DUMAS (J.-B.) : 208.
DUNN : 104.
DUVERNEY : 111, 112, 131.

ECONOMO (von) : 191.


EDWARDS (H.M.) : 205.
EDWARDS (W.F.) : 205.
EIDOUS : 163.
EMPÉDOCLE : 169.
ENGELS : 259.
EPHRUSSI : 76, 90, 93, 104.
ERLSBERG : 27.
ESTOR : 259.

FABRE : 149.
FANKHAUSER : 82.
FAURÉ-FRÉMIET : 83, 91, 104.
FÉRÉ : 133.
FISHER : 95.
FLOURENS : 110.
FOCKE : 41.
FOL : 28.
FONTENELLE : 117, 120, 168, 202.
Fox : 231.
FREKSA : 85.
FREMY : 260, 261.

GAARTNER : 47.
GALIEN : 154.
GALLIEN : 82.
GALTON : 25, 27, 104, 189, 190.
GÉRARD : 104.
GEOFFROY : 10.
GEOFFROY SAINT-HILAIRE (E.) : 120, 131, 201, 236.
GEOFFROY SAINT-HILAIRE (I.) : 132.
GIARD : 143, 235.
GLEY : 133.
GOBLOT : 173.
GODEHEU DE RIVILLE : 127.
GOETHE : 175.
GOLDSCHMIDT : 74, 76.
GOLDSMITH : 47, 49, 104.
GRAVIER : 208.
GRAY (Asa) : 22, 231.
GRIFFITH : 84.
GUAITA (von) : 204.
GUYÉNOT : 42, 52, 54, 55, 67, 68, 70, 75, 82, 86, 87, 93, 96,
98, 104, 154, 166, 255.

HAACKE : 33, 105, 204.


HAECKEL : 28, 33, 173, 235.
HALDANE : 7, 47, 76, 77, 85, 89, 100, 101, 105, 189.
HALLER : 125-127, 130, 139.
HANSEMANN : 191.
HARVEY : 137, 152.
HELVÉTIUS : 179-192.
HENNEGUY : 53, 105.
HERBERT : 47.
HERTWIG (O.) : 33, 34, 35, 57, 105.
HIPPOCRATE : 153.
HOLWECK : 85.
HOOKER : 231, 233.
HORNISCH : 203.
HOVASSE : 98.
HUETTNER : 86.
HUME (Miss D.) : 247, 251.
HUMPHREY : 82.
HUXLEY (J.) : 95.
HUXLEY (TH.) : 22, 23, 232.

ILTIS : 105, 203, 204.

JAEGER : 28.
JEENER : 91.
JENNINGS : 105.
JOHANNSEN : 57, 100, 101, 105.
JORDAN (P.) : 85.

KELLENBERGER : 104.
KERKRING : 121.
KING : 93.
KLECKENBERG : 175.
KLOSE : 191.
KŒLREUTER : 47.
KOLTZOFF : 65, 67, 74, 105.
KOSTRIOUKOVA : 80.

LABBÉ : 102.
LACASSAGNE : 85.
LAMARCK : 21, 168, 171, 176, 201, 232, 235, 236, 263.
LANGEVIN : 101.
LECOMTE DU NOUY : 246.
LECOCQ : 47.
LE DANTEC : 38, 43, 49, 102, 105, 158.
LEEUWENHOEK : 138, 145-151.
LEIBNIZ : 169.
LEMAÎTRE : 229.
LÉMERY : 112, 113, 114, 118, 134.
LEPECHINSKAIA : 253-261.
LEREBOULLET : 258.
L’HÉRITIER : 89, 90, 105.
LHERMITTE : 191.
LINNÉ : 165, 263, 269.
LOCKE : 145, 180,
LORTET : 258.
LUCRÈCE : 9.
LYELL : 231.
LYSSENKO : 100, 244, 257, 264.

MCCLUNG : 105.
MAGENDIE : 154.
MAIRAN : 121, 125.
MALACARNE : 130.
MALPIGHI : 138.
MARTIN : 109.
MATHER : 99, 104.
MATHIAS-DUVAL : 235.
MAUPERTUIS : 8-13, 14, 15, 16, 18, 23, 105, 125, 130, 140, 164,
167.
MAURER : 191.
MECKEL : 131.
MENDEL (J.) : 26, 39-48, 105, 203, 204.
MÉRY : 111, 117.
MILTON : 183.
MITCHOURINE : 100.
MITINE : 81.
MOLIÈRE : 117, 183.
MONTAIGNE : 109.
MONTESQUIEU : 162, 193-202.
MORAND : 128.
MORGAN (Llyod) : 98.
MORGAN (T.-H.) : 54, 57-64, 65, 93. 99, 100, 102, 105.
MULLER (F.) : 25.
MULLER (H.-J.) : 8, 69, 70, 72, 79, 85, 105.

NÄGELI : 28-30, 31, 32, 33, 34, 35, 57, 70, 105, 245.
NAUDIN : 26, 46.
NEEDHAM : 173, 174.
NEWTON : 169, 193.
NORDENSKJOLD : 105, 160.
NOWOTNY : 203.

ONIMUS : 258.
ORBIGNY (d’) : 239.
OSBORN : 98.
OSTOYA : 235.

PAGÈS : 28.
PAINTER : 65, 66, 106.
PASCAL : 180.
PASQUIER : 85.
PASTEUR : 212, 247-252, 259-261.
PASTEUR VALLERY-RADOT : 260.
PAULING : 85, 106.
PEARL : 87.
PEASE : 87, 106.
PERRIER : 235.
PFLÜGER : 35.
PIAGET : 142.
PIDOUX : 249.
PLUTARQUE : 182.
POMPONACE : 109.
POUCHET : 259.
PRENANT (M.) : 235.
PRÉVOST : 208.
PROKOFYEVA : 70, 72, 79, 85.
PRZIBRAM : 245.
PUNNETT : 54, 106.

QUINTILIEN : 180.

RABAUD : 48, 64, 81, 102, 106, 170.


RAY : 263, 269.
RÉAUMUR : 115, 127, 163.
RÉGIS : 110, 111.
RENAN : 224-229.
RENOUVIER : 177.
RIOLAN : 117.
ROBIN : 258.
ROSA : 245.
ROSE : 191.
ROSTAND (J.) : 9, 26, 93, 100, 103, 106, 109, 166, 173, 233,
270.
ROUSSEAU : 183, 193.
ROY : 208.
RUYSCH : 121.

SAFONOV : 254.
SAGERET : 46.
SAUNDERS (Miss) : 51.
SAUNDERSON : 169.
SCHLEIDEN : 137.
SCHRÖDINGER : 87.
SCHWANN : 137.
SHAKESPEARE : 183.
SMITH : 231.
SONNEBORN : 89, 93.
SPALLANZANI : 140, 193.
SPENCER : 17-22, 26, 106.
SPINOZA : 145.
SPITZKA : 191.
STANLEY : 88.
STÉNON : 138, 159.
STERN : 56, 106.
STRASBURGER : 34, 35.
STURTEVANT : 66, 69, 70, 76, 77, 106.
SUTTON (Miss) : 52.
SWAMMERDAM : 138.

TACITE : 108.
TATUM : 88.
TAYLOR : 84.
TEILHARD de CHARDIN : 222, 246.
TEISSIER : 89.
TÉTRY (A.) : 83. 104.
THIERRY (Amédée) : 205.
THIERRY (Augustin) : 205.
THOMSON : 106.
TOUSSAINT : 163.
TREMBLEY : 125.
TSCHERMAK : 41, 42, 106.
TULASNE : 84, 103.
TURPIN : 98.

VALÉRIE (A.) : 247.


VALMONT de BOMARE : 200.
VAN BENEDEN : 34, 35.
VANDEL : 95, 97, 221, 222.
VANDEUIL (Mme de) : 164.
VARIGNY : 106, 233.
VASSAILS : 101.
VAUCANSON : 183.
VENDRELY : 84, 103.
VERDIER : 163.
VERMEER : 145.
VIALLETON : 222.
VIRCHOW : 255.
VOGT (C.) : 191.
VOGT (O.) : 191.
VOLTAIRE : 162, 173, 193.

WADDINGTON : 80, 85, 106.


WAGNER (R.) : 191.
WALLACE : 233.
WEIGLÉ : 104.
WEISMANN : 26, 27, 35-39, 48, 52, 57, 60, 63, 70, 93, 95, 99,
106.
WICHURA : 47.
WIESNER : 33.
WILSON : 52, 107.
WINSLOW : 114-117, 131, 134.
WINTREBERT : 94, 96, 107.
WOLFF (C.-F.) : 130-131, 139.
WRIGHT : (Sewall) : 78, 79, 90.
WRINCH : 74.

ZINKLE : 107.
GALLIMARD

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DU MÊME AUTEUR

Essais.
LA LOI DES RICHES (Grasset).
PENDANT QU’ON SOUFFRE ENCORE (Grasset.
IGNACE OU L’ÉCRIVAIN (Fasquelle).
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DE LA VANITÉ (Fasquelle).
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professeur Cuénot). (Centre de documentation universitaire).
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L’HOMME (Gallimard).
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(Gallimard).
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(Presses Universitaires).
LA BIOLOGIE ET L’AVENIR HUMAIN (Albin Michel).
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L’ABBÉ SPALLANZANI (Fasquelle).
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GRANDS PROBLÈMES BIOLOGIQUES (Gallimard).

Traductions.

EMBRYOLOGIE ET ÉVOLUTION, par G.-R. de Beer


(Legrand).
EMBRYOLOGIE ET GÉNÉTIQUE, par Th.-H. Morgan
(Gallimard).
HORS DE LA NUIT, par H.-J. Muller (Gallimard).

En préparation.

NOTES D’UN BIOLOGISTE.


Cette édition électronique du livre L’atomisme en biologie de Jean Rostand a été réalisée
le 13 mai 2019 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070255573 - Numéro
d’édition : 9525557).
Code Sodis : N17834 - ISBN : 9782072177903 - Numéro d’édition : 194247

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