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ENCORE LA CORDE À 13 NŒUDS !

Cette note reprend une de mes publications sur Facebook, en date du 22 décembre 2022. Il m’a semblé intéressant
de la reproduire ici sur Academia, les publics n’étant pas nécessairement identiques. Dans tous les cas,
l’argumentaire est important : on doit en effet rappeler que cette fameuse corde à 13 nœuds n’apparaît pas dans
la littérature technique des bâtisseurs et émerge dans la littérature « ésotérique » seulement dans les années 1970-
1980.
Jean-Michel Mathonière.

[Cadeau de Noël livré un peu avant l'heure]


Au cours de mes passes d’armes de ces derniers temps avec les adeptes de la my(s)thique corde
à 13 nœuds des bâtisseurs d’antan, qu’ils appartiennent ou non à la petite clique des grands
z’initiés et autres fiers-à-bras qui se sont jurés d’avoir ma peau (au figuré… mais pas que !), on
m’a plusieurs fois opposé l’exemple des tracés au cordeau, comme si j’avais nié (où ça ?)
l’existence de cet instrument de traçage et comme si de devoir admettre les cordeaux,
cordelettes et cordes avec ou sans nœuds (sans compter les autres grosses ficelles de ce type
d’argumentaire cousu de fil blanc) à la dignité des cordes de mesure et de traçage allait
m’obliger ipso facto à accepter de guerre lasse l’existence de la corde à 13 nœuds !

Illustration 1.

On m’a ainsi cité le cas de la géométrie des jardiniers, qui traceraient traditionnellement et tout
simplement l’angle droit au cordeau via le théorème de Pythagore (3-4-5), donc une application
de la corde à 12 ou 13 nœuds. Mais bon sang, c’est évident mes chers Watson ! Le bon sens
pratique du jardinier opposé aux masturbations stériles des historiens et autres intellos
inquisiteurs incapables de se servir de leurs dix doigts ! Ben voyons… Encore un effort
intellectuel et on tirera bien de cette évidence une quintessence mnémotechnique ou une
contrepèterie style « la philanthropie de l’ouvrier charpentier ».
Comme souvent autour de ce sujet, on a en réalité à faire ici à une relecture anachronique d’une
soi-disant « tradition » car recueillie auprès de « vieux » ouvriers, tout en cherchant à esquiver
le sens critique pour tenter de s’imposer par son « bon sens » car la science n’est pas réservée
aux savants. Pour faire simple, nos jardiniers comme nos simples ouvriers du bâtiment ne sont
pas des incultes et, cherchant légitimement à s’instruire, ils lisent : pourquoi se priver de la belle
fable et démonstration « savante » du théorème de Pythagore ? Sauf que justement, ça fait déjà
longtemps que des praticiens et amateurs éclairés des techniques, dont des compagnons,
collectent dans les arts et métiers les tours de mains et autres « secrets » et les publient pour le
profit de tous. Alors, nos tracés de jardiniers viendraient-ils vraiment au secours des adeptes de
la corde à 13 nœuds ?
Malgré l’amnésie de certain critique acerbe, il y a déjà quelque temps que j’avais justement
signalé via FB qu’il existe bel et bien un cordeau à 11 nœuds : une gravure et un texte explicatif
de Sébastien Leclerc (ou Le Clerc) en attestent dans son Traité de géométrie publié en 1690,
pages 218 à 220. Ce cordeau utilisé pour effectuer des tracés sur le terrain « peut être simple et
de telle longueur qu’on voudra, mais étant divisé, il est de dix toises pour l’ordinaire, et les
divisions y sont marquées par des nœuds faits de six pieds en six pieds, c’est-à-dire de toises en
toises. » Quoi ? De vulgaires toises et non une quine nombredoresque faisant appel à la coudée
sacrée d’Égypte ? Onze nœuds et non pas treize ? Pas de référence au théorème de Pythagore
dans les explications ? Ah, Seigneur mon Dieu, quelle hérésie !

Illustration 2.
Illustrations 3 à 5.

La gravure et les explications de Sébastien Leclerc sont en l’occurrence relatives à la technique


alors employée dans les aménagements des jardins. On en a un autre témoignage dans le célèbre
ouvrage d’Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville (1680-1765) dont il existe plusieurs éditions
au XVIIIe siècle : La théorie et la pratique du jardinage, où l’on traite à fond des beaux jardins
apellés communément les jardins de plaisance et de propreté. Avec les pratiques nécessaires
pour tracer sur le terrein toutes sortes de figures. Et un Traité d’hydraulique convenable aux
jardins.

Illustration 6.
J’ai extrait l’explication et la figure du tracé de l’angle droit de l’édition de 1713, p. 105-106 :

Illustration 7.

« QUATRIÈME PRATIQUE.
Tracer avec le Cordeau, une ligne droite qui soit d’équerre ou perpendiculaire à une autre ligne
droite tracée.
Soit la ligne droite C D tracée sur le terrain, & le piquet E planté au point, d’où la
perpendiculaire doit être élevée : portés de part & d’autre du point E, environ six ou huit toises,
plantés-y deux piquets comme F & G, puis passant les boucles des extrémités du cordeau, dans
les deux piquets (F1G. IV) F & G, on tirera la boucle du milieu du cordeau vers H, en sorte que
les deux cotés du cordeau FH & GH soient tendus également. On plantera un jalon en H, au
devant de la boucle, c’est-à-dire dans l’angle que formeront ces deux lignes & tendant un autre
cordeau de E en H, on tracera la ligne HE qui sera perpendiculaire à la ligne C D, & semblable
à celle du plan a b.

PREMIÈRE REMARQUE
Pour l’exécution de cette Pratique & des suivantes, il faut prendre un cordeau de 15 à 20 toises
de long, faire une boucle à chacune de ses extrémités, puis le plier en deux, & tendant également
les deux bouts, faire une troisième boucle au milieu.
SECONDE REMARQUE.
Cette pratique se peut faire en traçant des portions de Cercle des deux piquets F & G distant
également du point E, par le moyen d’un petit piquet attaché au bout du Cordeau, ce qui formera
des sections en H, & dans l’endroit où elles se couperont, appelé intersection, on y plantera le
jalon H, d’où l’on tracera jusqu’à celui C la ligne perpendiculaire HE. Cette Pratique peut aussi
servir à toutes les suivantes. »

Je suis bien évidemment preneur de toute autre référence, aussi sérieuse, démontrant que les
jardiniers des XVIIe-XVIIIe siècles, voire avant, se transmettaient un tracé ésotérique à l’aide
de la corde à 13 nœuds et du théorème de Pythagore, laissant aux profanes et aux historiens la
faiblesse de croire aveuglément en ce qui est usuellement imprimé pour les berner… Car
pourquoi jeter des perles aux pourceaux, j’vous l’demande ?
Et voilà, encore un article qui m’est habituellement payé 300 € par un magazine, ainsi que l’a
dévoilé un bouquiniste appartenant à la clique des grands z’initiés, et que vous êtes en train de
lire gratuitement, bande d’ingrats !

Jean-Michel Mathonière

Légende illustration 1 :
Comment peut-on, « en un certain sens », appeler ce type d'argumentaire ? Où aurai-je nié que les bâtisseurs
d'antan employaient le cordeau ? En tant que grand "z'inquisiteur", je suis très z'inquiet. En tous les cas, il va falloir
réviser un peu la méthodologie et relire mes textes… Les dessins ont été empruntés à une publication scientifique
de mon collègue Enrique Rabasa Diaz et sont tout à fait pertinents : c'est de botter ainsi en touche qui ne l'est pas.
Hors jeu ! © Pour le texte et sa mise en pages Patrick André (Patricium)

Légende illustration 2 :
On a enfin retrouvé la corde à 11 nœuds !
La preuve ? J'apporte humblement ici à la connaissance des grands initiés un document farpaitement authentique
qui atteste de l'utilisation de la corde à… 11 nœuds ! Je ne sais pas qui est l'enfant de S… qui a piqué (c'est en
l'occurrence le cas de le dire) les deux nœuds qu'il fallait pour aller jusqu'à 13, mais toujours est-il que si l'on se
réfère au texte de Sébastien Le Clerc dans son "Traité de géométrie" publié en 1690, le cordeau utilisé alors pour
effectuer des relevés et des tracés sur le terrain "peut être simple et de telle longueur qu'on voudra, mais étant
divisé, il est de dix toises pour l'ordinaire, et les divisions y sont marquées par des nœuds faits de six pieds en six
pieds, c'est-à-dire de toises en toises." Quoi ? Des toises et non une quine ? Ah, Seigneur mon Dieu, quelle hérésie !
D'aucuns parmi nos grands initiés prétendront qu'après le Moyen Âge, certains secrets s'étaient perdus. On peut
se la jouer comme ça et tenir pour clopinette toute l'histoire de l'architecture depuis la Renaissance jusqu'à Le
Corbusier et son Modulor… Mais alors, si de tels secrets s'étaient perdus alors qu'ils remonteraient pour le moins
aux arpenteurs de l'Égypte ancienne, comment sont-ils malgré tout parvenus jusqu'à nous ? Qui les a retrouvés ?
Quelle est la part des certitudes et quelle est celle des croyances ? Qui a supprimé le mot "hypothèse" du
vocabulaire des grands initiés ?
Vous avez treize heures pour rendre votre copie, sans faute.
Cliché Jean-Michel Mathonière, 2020.

Légende illustrations 3 à 6 :
Sébastien Le Clerc, Traité de géométrie (1690), p. 218-220. Source Gallica, BnF.

Légende illustration 6 :
Page de titre du traité sur le jardinage d'Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, éd. de 1747. Source Gallica, BnF.
On notera dans le sous-titre la mention de la partie consacrée aux pratiques de géométrie sur le terrain.

Légende illustration 7 :
Planche des figures de la pratique de la géométrie sur le terrain de l'ouvrage La théorie et la pratique du jardinage,
éd. de 1713. Source Gallica, BnF. C'est la figure 4e qui est mentionnée dans le texte explicatif pour tracer l'angle
droit… Pas de chance, ça ne passe pas 3-4-5 nœuds !

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