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Université Catholique de Louvain

Membre de l’Académie Universitaire Louvain

Faculté de Philosophie, Arts et Lettres


Département d’études romanes

Écriture de la violence dans le roman africain francophone


des années 1990 : une esthétique dans le cri
Le cas des deux Congo

Thèse présentée par Willy KANGULUMBA MUNZENZA

Sous la direction du Professeur


Jean-Louis TILLEUIL

En vue de l’obtention du grade de Docteur en Langues et Lettres

Louvain-la-Neuve 2011
x

DÉDICACE

À la mémoire de Feue Révérende Sœur et Professeur Bibiane TSHIBOLA KALENGAYI,


pour son encadrement et pour m’avoir ouvert le chemin de l’Europe.

À tous les membres de ma famille, morts et vivants,


parce que ce qui nous unit est plus fort que tout.

À ma femme, spécialement,
parce qu’elle sait pourquoi.
xx

AVANT-PROPOS

Au bout de ce parcours doctoral, nous voudrions témoigner de notre gratitude envers toutes
les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, ont contribué à notre formation.
Nous remercions en premier lieu Monsieur le Professeur Jean-Louis TILLEUIL, pour la
spontanéité avec laquelle il a accepté de diriger cette thèse, pour la pertinence de ses
remarques et l’utilité de ses suggestions, ainsi que pour le contact humain et correct que nous
avons eu au cours de nos échanges. Il est certain que sa voix résonnera encore longtemps dans
nos oreilles…
Avec lui, nous remercions MM. les Professeurs Georges JACQUES et Jean-Claude POLET,
pour l’honneur qu’ils nous ont fait de constituer notre Comité d’accompagnement. Il a fallu
aussi la justesse de leurs observations dès le départ pour nous soumettre à l’exigence de la
rigueur dans la recherche scientifique.
À travers eux, nous témoignons de notre reconnaissance envers tous les enseignants qui,
depuis l’école primaire jusqu’à l’université, nous ont transmis ce savoir qui fonde aujourd’hui
notre personnalité et qui culmine symboliquement dans la présente thèse.
Mais nos études en Europe n’auraient peut-être pas eu lieu sans l’intervention de MM. Marc
QUAGHEBEUR (Archives et Musée de la littérature) et Édouard JASON. Le premier a été,
avec la Révérende Sœur TSHIBOLA, à l’origine de notre venue en Belgique ; le second, qui
est d’une bonté extrême, nous en a offert certaines facilités administratives (dossier visa et
renouvellement annuel du séjour). Nous leur témoignons ici de notre profonde gratitude.
Nous remercions également nos aînés et nos amis, dans la famille, dans la profession ou dans
la communauté. Par des exemples, des gestes et des encouragements de toutes sortes, ils nous
ont aidé à persévérer dans l’exigeant effort au travail, en dépit des conditions improbables
pour la recherche doctorale.
Par ailleurs, nous avons toujours eu le sentiment de faire ce doctorat aussi pour certains de
nos frères et amis méritants qui, pour des raisons généralement d’ordre matériel, n’ont pas eu
la possibilité d’aller plus loin dans leur parcours. Cette thèse est donc aussi la leur.
xxx

Mais nous remercions globalement tous nos amis. La complicité avec certains d’entre eux
nous a permis de résister au stress de la vie en Europe. Ensemble, nous avons souvent ri pour
ne pas pleurer.
Nous pensons enfin à toutes les personnes, à toutes les familles, à toutes les associations ou
organisations non-gouvernementales qui nous ont été d’un certain secours durant toutes ces
années de séjour en Belgique. Notre situation d’étudiant sans bourse d’études a fait que leur
soutien était toujours le bienvenu et vital. Que tous ceux qui, de près ou de loin, nous ont aidé,
trouvent ici l’expression de nos sincères remerciements !
Introduction générale

1. Justification du choix du sujet


La présente étude porte sur le thème de l’« Écriture de la violence dans le roman africain
francophone des années 90 : une esthétique dans le cri. Le cas des deux Congo ».
Le choix de cette problématique procède d’une interrogation sur l’articulation entre
phénomène de la violence et écriture romanesque au cours de la décennie 1990.
Cette interrogation est, elle-même, la conséquence d’un débat houleux autour de la
problématique de l’engagement de l’écrivain africain et de la question esthétique. Il s’agit
d’un débat qui a ouvert et marqué les années 1990 et qui, quoique Olivier Barlet s’en
défende1, divise aujourd’hui ; un débat dans la suite duquel d’aucuns revendiquent même une
« littérature-monde »2. Ceux des écrivains africains favorables à celle-ci arguent que l’élément
politique sur lequel se focalise la littérature africaine est un facteur réducteur qui empêcherait
l’art de s’exprimer pleinement, esthétiquement s’entend : « Certaines réponses au débat en
cours tendent à imposer l’idée que l’inscription du politique au cœur de la démarche de
l’écrivain serait préjudiciable à son œuvre »3. Dans ces conditions, sa mission serait « nuisible
à son épanouissement »4. Les écrivains revendicateurs s’inscrivent ici dans la logique de ceux
qui entendent prendre une « bonne distance » vis-à-vis du « prétexte de l’engagement » pour
ne plus « cadenasser encore l’imaginaire au nom du ‘réalisme’ »5. Le poids du
conditionnement historique est perçu ici comme une « épine »6 à l’affirmation de la force de
l’art. Les nuances restent sans doute possibles dans ce genre de controverse. Mais l’idée de
distanciation par rapport à la représentation du réel immédiat et au concept de l’engagement,
deux aspects qui ont pourtant contribué au rayonnement de la littérature africaine, suscite
quand même des interrogations. Dans quelle mesure en effet la consignation de l’élément
politique (comme la violence) dans le roman africain serait-elle incompatible avec une
expression convenable de l’art ? En quoi la mise en valeur de l’esthétique littéraire serait-elle
compromise par cette pratique? Un tel débat fait qu’on s’interroge sur ses répercussions au
niveau de la production romanesque, notamment en ce qui concerne la possibilité d’allier

1
V. le n° 59 de la revue Africultures (avril-juin 2004) consacré au débat sur l’engagement de l’écrivain africain,
éditorial, p. 4.
2
Un manifeste en est même né : LE BRIS, M., & alii (s/dir.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard,
2007.
3
ALEM, K., « Conscience politique, rêveries poétiques : autour de l’engagement », in Africultures.
L’engagement de l’écrivain africain, n° 59, avril-juin 2004, pp 26 - 27.
4
MABANCKOU, A., « Le chant de l’oiseau migrateur », in LE BRIS, M., op. cit., p. 62.
5
Lire ROUAUD, J., « Mort d’une certaine idée », in LE BRIS, M., idem, pp 7-53.
6
MABANCKOU, A., loc. cit., p. 64.

1
nécessité de représentation du réel immédiat (violence) et préoccupations esthétiques
(écriture). L’étude de l’écriture de la violence tend à répondre à cette interrogation, du reste
justifiée.
Il semble en effet qu’il n’y ait pas de travaux qui traitent de ces deux problématiques au
départ d’un corpus déterminé, appartenant à la décennie 1990. On peut donc constater un
quasi-manque d’analyse sur le sujet ou, à tout le moins, que peu de travaux ont été menés
dans la perspective qui est la nôtre. Dans le cas où l’effort a été tout de même fait, les travaux
ne s’attardent pas sur l’articulation entre écriture romanesque et problématique de la
violence ; ou alors ils ne donnent pas lieu à une analyse approfondie, détaillée des moyens
esthétiques mis en œuvre en vue de l’expression de la violence et ce, dans un ensemble de
textes des années 1990 à 2000. Ceux qui abordent les problématiques de la violence ou de
l’écriture ne comblent pas le sentiment de manque, pas plus qu’ils n’éliminent le goût du trop
peu. Ainsi par exemple, cette remarquable « étude initiatrice » qui fait date7 et dans laquelle
SÉWANOU DABLA met en évidence le nouveau visage de la littérature africaine. Celui-ci
est façonné par les nouvelles écritures pratiquées par la génération des romanciers qui ont
succédé aux précurseurs de l’indépendance. L’auteur y étudie notamment l’évolution du
projet romanesque africain, note la mutation des formes narratives ainsi que l’actualisation
d’une thématique qui inclut la problématique de la violence. L’ouvrage fait bien percevoir la
novation dans l’écriture africaine et montre la tension du roman africain vers sa maturité et
son autonomisation. Le corpus qu’il exploite se limite malheureusement à la production des
années 1966 à 19838. Pius NGANDU NKASHAMA aborde également les problématiques de
l’écriture et de la violence, mais il parle d’écriture de violence plutôt que d’écriture de la
violence. Ainsi, dans son ouvrage sur les ruptures et les écritures de violence dans le roman
et les littératures africaines contemporaines9, il argumente sur un projet de traité
méthodologique en rapport avec les écritures de violence. Il évoque certes la violence dans sa
relation entre les hommes et les despotismes des systèmes ; mais il parle surtout de la violence
des langages qui caractérisent les nouvelles écritures. À propos de la littérature du Congo-
Kinshasa par exemple10, il souligne, pour les œuvres publiées entre 1980 et 1990, ce qui en
constitue, selon lui, les traits majeurs : un monde de peur et de terreur, le tragique dans les
modalités de narration et l’acte de dérision comme moment d’exorcisme. Mais la perspective

7
DABLA S., Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986. V. préface de
DA SILVA, G., pp. 7-10.
8
La liste des ouvrages étudiés se trouve à la page 20 du livre concerné.
9
NGANDU N., P., Ruptures et écritures de violence. Etudes sur le roman et les littératures africaines contemporaines, Paris,
L’Harmattan, 1997.
10
Idem, v. la deuxième partie du livre, chap. II.

2
clairement théorique de l’ouvrage contraint NGANDU à une démarche plus diachronique.
Une telle démarche l’empêche de mener une analyse descriptive approfondie des textes qui
illustrerait l’écriture de la violence. Une autre étude, effectuée par Anatole MBANGA 11,
analyse les mécanismes de création chez Sony LABOU TANSI, un écrivain dans l’œuvre
duquel il est difficile de contourner la question de la violence. Mais l’analyse de MBANGA,
qui met en lumière les systèmes des interactions dans l’écriture en questionnant constamment
la thématique, est malheureusement restreinte à un seul écrivain. L’ouvrage de NGAL sur les
phénomènes de création et de rupture en littérature africaine 12 est, comme celui de NGANDU,
d’orientation théorique. Il ne repose pas sur une analyse détaillée d’une écriture articulée à la
thématique de la violence et ce, dans une œuvre donnée, mais insiste sur le renouvellement
des formes narratives et sur des considérations méthodologiques dans le cadre d’une
élaboration théorique des cadres de l’esthétique africaine. De même, le livre de BOKIBA, qui
inscrit du reste la question de l’écriture dans son titre 13, examine bien celle-ci dans sa relation
avec la notion d’identité sous l’angle de l’historicité de l’émergence d’une littérature africaine
d’expression française. Cependant, ce propos par ailleurs centré sur la création des seuls
écrivains congolais de Brazzaville, n’aborde pas la question de la violence. Une autre série de
travaux, des articles, ne modifient pas la donne : Théophile MUNYANGEYO, qui étudie la
violence sous la forme du musellement au cours de la décennie nonante 14, se limite à des
développements thématiques et effleure à peine le rapport aux moyens langagiers mis en
œuvre par les écrivains pour dire cette violence. En outre, la revue Notre Librairie, spécialisée
en littératures du Sud, consacre le numéro 148 de sa livraison exclusivement à la
problématique de la violence15. Plusieurs articles qui y sont rassemblés abordent la thématique
de la violence, mais ne mettent pas forcément d’accent sur l’aspect de l’écriture. Exceptés les
articles respectifs de Xavier GARNIER, qui, comme NGANDU, épilogue sur l’écriture de
violence et établit notamment que cette écriture de violence est une question de formes16 ; de
Patricia CÉLÉRIER, qui examine le rapport entre le concept d’engagement et la mise en
œuvre d’une esthétique du cri17, ainsi que de NGALASSO qui traite du rapport entre langage

11
MBANGA, A., Les procédés de création dans l’œuvre de Sony Labou Tansi, Paris, L’Harmattan, 1996.
12
NGAL, G., Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994.
13
BOKIBA, A-P., Ecriture et identité dans la littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1998.
14
MUNYANGEYO, T., « la politique du musellement dans la littérature africaine francophone de 1990 à
1998 », en ligne :
http://www.mlpa.nottingham.ac.uk/archive/00000056/01/TeC_Munyngyo.pdf+litterature+africaine+et+; page
consultée le 07 décembre 2009.
15
Notre Librairie. Penser la violence, n° 148, juillet-septembre 2002.
16
GARNIER, X., « Les formes ‘’dures’’ du récit : enjeux d’un combat », in Notre Librairie, n° 148, pp. 54-58.
17
CÉLÉRIER, P., « Engagement et esthétique du cri », in Notre Librairie, n° 148, pp. 60-63.

3
et violence dans la littérature africaine 18. Ces articles expliquent dans l’ensemble que la
violence dans le roman africain n’est pas que politique, c’est-à-dire qu’elle ne peut être
envisagée que sur le plan thématique. Elle concerne aussi l’écriture elle-même, c’est-à-dire les
langages que les romanciers produisent pour la dire. Malheureusement, ces textes limités dans
leur format ne vont pas plus loin dans l’illustration de l’articulation des deux notions
évoquées. On pourrait encore indiquer d’autres travaux qui, comme le dossier « Rwanda
2000 : mémoires d’avenir », publié dans la foulée du projet « Ecrire par devoir de mémoire »,
évoquent la problématique de la violence. Tous ces articles n’étudient donc pas en profondeur
l’écriture de la violence comme nous envisageons de le faire au départ d’un corpus bien
déterminé, de la décennie 1990. Ils débordent d’ailleurs notre ère d’investigation (hormis
l’article de MUNYANGEYO). On voit bien que la plupart des travaux portent soit sur
l’écriture, soit sur la problématique de la violence. Il manque ou une articulation de l’une à
l’autre, ou un approfondissement des rapports possibles entre les deux. De plus, ces travaux
ne couvrent pas toujours la décennie 1990 ou ne sont donc pas toujours représentatifs de l’aire
circonscrite par notre projet. Une pratique longtemps de mise en littérature africaine pourrait
expliquer cet état de choses:
« De nombreux chercheurs et critiques ont en grande partie consacré leurs travaux à
l’analyse du texte francophone envisagé sous l’angle de la thématique […] plusieurs
critiques ont longtemps traité des questions relatives à l’exclusivité des thèmes et enfin
à l’appropriation de la langue française par les francophones (hors de l’Hexagone…).
Mais il est important de démontrer qu’une mise en scène des mécanismes de cet
accaparement se produit de plus en plus dans les œuvres de fiction »19.

Il semble donc que, pour ce qui est de la violence, la « démonstration » ou le démontage des
mécanismes de l’écriture romanesque ne soit pas fait, ou pas suffisamment, du moins pour la
période déterminée. Or, les années 1990 à 2000 constituent une période très intense tant sur le
plan de la pratique de l’écriture romanesque que sur celui des événements sociopolitiques,
notamment les faits de violence qui accompagnent les tentatives de démocratisation des pays
africains. C’est une décennie considérée comme un moment de rupture ; une période émaillée
de mouvements de revendications sociales et de turbulences politiques souvent dissous dans
le sang des répressions policières et des guerres fratricides. C’est donc une décennie qui
présente un double intérêt politique (problématique de la violence) et littéraire (débat sur
l’engagement, questionnement esthétique). Il faut certes dire que les problématiques de
l’écriture et de la violence ne datent pas des années 1990 et que l’écriture de la violence a été

18
NGALASSO M. M., « Langage et violence dans la littérature écrite en français », in Notre Librairie, n° 148,
pp. 72-79.
19
MBANGA, A., op. cit., p. 5.

4
pratiquée déjà durant les décennies précédentes, comme l’illustrent notamment Les Soleils
des indépendances d’Ahmadou KOUROUMA (1968), La vie et demie de Sony LABOU
TANSI (1979), Le pleurer-rire d’Henri LOPES (1982), La mort faite homme de Pius
NGANDU NKASHAMA (1986) ou encore Les feux des origines d’Emmanuel DONGALA
(1987), etc. Mais le phénomène semble avoir pris beaucoup plus d’ampleur (extension)
encore au cours des années 1990 à 2000. S’agissant de l’évolution de l’écriture, les écrivains
sont montrés « au seuil de la découverte majeure de la fin du siècle, découverte d’un nouveau
monde, celui de l’écriture » 20. C’est qu’ici, les écrivains établissent « une relation autarcique à
l’écriture qui sera la modalité dominante de la fin du siècle et l’épée de chevet de l’avant-
garde littéraire »21. Il semble donc que « les auteurs ne se [reconnaissent] qu’une seule
communauté, celle de l’écriture »22. Dans le même temps, la critique relève toute une variété
thématique, une grande diversité des problématiques qui caractérisent la production
littéraire23. Au nombre de ces expressions, « la dramaturgie de la violence se confirme comme
le point nodal de la littérature francophone africaine »24. En fait, au cours de la dernière
décennie du vingtième siècle, le phénomène de la violence politique en Afrique ainsi que sa
représentation dans le roman ont atteint des proportions telles qu’on a pu dire que la réalité de
cette violence a dépassé la fiction. La récurrence de cette problématique n’a pas manqué
d’entraîner l’opinion dans une certaine banalisation de cette violence25. La critique confirme
entre-temps que la récurrence de la confrontation avec la violence est le trait le plus évident
des textes récents26. La question de l’articulation entre phénomène de la violence et écriture
s’impose donc : comment s’écrit cette violence environnante qu’il est impossible de ne pas
voir même les yeux fermés ? Question cruciale d’autant que la réflexion porte sur une aire
géographique où les deux notions en présence (violence et écriture) ont une résonance
particulière.
En effet, pour commencer par l’écriture, la place des deux Congo dans la production
romanesque de l’Afrique centrale est tout à fait remarquable. Ces deux pays constituent, avec
le Cameroun, le trio des pays les plus productifs en matière de littérature au niveau de la
région. À titre indicatif, on peut faire foi aux données bibliographiques fournies par Virginie

20
OBIANG E., L., « Fiction littéraire et représentation du monde dans le roman francophone subsaharien : le
silence des oiseaux de pluie », in Notre Librairie, n° 144, avril-juin 2001, p. 36.
21
Idem.
22
Ibidem, p. 38.
23
Ibidem, p. 33.
24
CELERIER, P., loc. cit, p. 61.
25
Lire à cet effet BONI, T., « Violences familières dans les littératures francophones du sud », in Notre
Librairie, n° 148, pp. 110-115.
26
JOUBERT, J-L., « Quelque chose a changé », in Notre Librairie, n° 146, octobre-décembre 2001, p. 9.

5
COULON dans la revue Notre Librairie27, spécialisée justement en littératures du Sud et qui
est un outil précieux pour le bibliothécaire. Ces données sont publiées dans deux numéros
différents et pour des périodes différentes. Dans le numéro 129, la revue recense, pour la
période de 1988 à 1996, un total de 503 titres de romans, récits et nouvelles publiés pour
l’ensemble du continent. La part de production des pays d’Afrique centrale qui nous
intéressent est répartie comme suit : Cameroun, 50 titres (9,9%) ; Congo-Kinshasa, 34
(6,7%) ; Congo-Brazzaville, 32 (6,3%) ; Gabon, 12 (2,3%) ; Centrafrique, 4 (0,7%) ; Tchad, 0
(0%), tout comme le Burundi et le Rwanda non cités dans le corpus. Dans le numéro 147, les
données calculées sur un total de 490 titres et pour l’ensemble du continent pour la période de
1997 à 2001, se répartissent comme suit pour les pays ciblés : Cameroun, 39 (7,9%) ; Congo-
Brazzaville, 35 (7,1%) ; Congo-Kinshasa, 34 (6,9%) ; Gabon, 11 (2,2%) ; Tchad, 7 (1,4%) ;
Centrafrique, Burundi et Rwanda : 1 (0,2%). La leçon de ces chiffres est que dans une
répartition pays par pays, le Cameroun est le plus productif de la région et les deux Congo
arrivent immédiatement après lui. La situation présentée dans le récent ouvrage de
COULON28 confirme d’ailleurs ces statistiques. En effet, dans sa Bibliographie francophone
de littérature africaine, qui, à côté de la banque de données numériques de la LITAF, semble
être à ce jour le meilleur ouvrage de références bibliographiques sur la littérature africaine,
Virginie COULON ne dissocie certes plus les rubriques des œuvres romanesques des autres
genres (poésie, théâtre, essais, etc.) ; elle les regroupe tous sous une rubrique unique des
« œuvres littéraires francophones » et en évalue le nombre à 3896 pour l’ensemble de la
littérature africaine francophone depuis les indépendances. Néanmoins, on peut relever sur
l’ensemble et en ce qui concerne particulièrement les titres des œuvres romanesques, les
proportions suivantes : Cameroun, 236 titres ; RDC, 159 ; Congo-Brazzaville, 141 ; Gabon,
40 ; Centrafrique, 17 ; Rwanda, 11 et Burundi, 10. Mais lorsqu’on considère les deux Congo
comme un seul ensemble, leur production représente, par rapport aux statistiques respectives
de COULON, 66 titres, soit 13% (Notre Librairie, n° 129) ; 69 titres, soit 14% (Notre
Librairie, n° 147) et 300 titres (Bibliographie […]) et constitue, de ce fait, la plus grande
production de la région. On pourrait ajouter à cela le fait que, sur le plan littéraire, il ne
manque pas de mouvements ou d’échanges entre les deux pays : Henri DJOMBO collabore
bien avec le poète-romancier KADIMA MUKALA NZUJI (Kinshasa) qui enseigne à
l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville et qui, surtout, y dirige les Éditions Hémar. Deux
27
V. COULON, V., « 1500 nouveaux titres de littérature d’Afrique Noire. 1988-1996 », in Notre Librairie, n°
129, janvier-mars 1997, pp. 11-127, et aussi « 1250 nouveaux titres de littérature d’Afrique Noire. 1997-2001 »,
in Notre Librairie, n° 147, janvier-mars 2002, pp. 40-163.
28
COULON, V., Bibliographie francophone de littérature africaine, Paris, EDICEF/Agence Universitaire de la
Francophonie, 2005.

6
des figures de proue de la littérature congolaise de Brazzaville sont pour moitié des Congolais
de Kinshasa, du fait de leur naissance et/ou de leurs racines familiales : Sony LABOU TANSI
est né à Kinshasa/Kimwenza et Henri LOPES, à Maluku, dans la périphérie de Kinshasa. La
grand-mère paternelle de ce dernier était originaire de la province de Bandundu, en RDC. Une
telle situation ne manque pas d’impact au niveau de la création. Même s’il n’est pas toujours
facile de relever une influence directe entre les écrivains des deux pays, il ne serait pas erroné
de considérer que les similitudes historiques entre ceux-ci peuvent expliquer une certaine
parenté thématique entre ceux-là ou leurs œuvres. On ne pourrait par exemple pas imaginer
que des classiques de Brazzaville comme TCHICAYA UTAM’SI, Sylvain BEMBA, Henri
LOPES ou Sony LABOU TANSI n’aient pas, d’une façon ou d’une autre, frappé l’esprit de
leurs homologues de Kinshasa. Entre La vie et demie de Sony LABOU TANSI (1979) et La
mort faite homme de NGANDU NKASHAMA (1986), par exemple, l’inflation du verbe
pourrait donner lieu à des rapprochements intéressants. En fait, on peut relever des thèmes
(thématique du pouvoir, de la tradition) et des manières d’écrire (violence verbale, recours à
l’oralité, etc.) qui sont comme un tronc commun entre les écrivains des deux rives. On peut
supposer que ceux-ci ont la même conscience des enjeux et des défis qui se posent à leurs
pays respectifs.
Quant à la violence, les deux Congo en constituent un foyer brûlant. Les liens entre les deux
pays sont tels que lorsque ça brûle et qu’on éternue à Kinshasa, le nez coule et on se mouche
pareillement à Brazzaville : avec des larmes aux yeux. Les turbulences politiques et
l’expérience de la guerre au cours des dernières années montrent à suffisance que les deux
pays subissent les contrecoups d’une même histoire : ils constituent un univers de violence
instituée comme mode de rapports privilégié entre individus, catégories sociales (gouvernants
et gouvernés), mais aussi entre états. Franz FANON avait dit : « L’Afrique a la forme d’un
revolver dont la gâchette se trouve au Congo-belge »29. Le penseur martiniquais ne croyait pas
si bien percevoir le destin d’une région où l’ancienne colonie belge, débaptisée Zaïre, puis
redevenue République Démocratique du Congo, et sa voisine, l’ex-colonie française, la
République Populaire du Congo, aujourd’hui République du Congo, font figure de foyers de
tensions et de violence qui confirment son observation. Les deux pays peuvent être considérés
comme un univers plus ou moins homogène; homogénéité que renforce la proximité non
seulement linguistique et culturelle (usage de langues communes : lingala, kikongo ou kituba/
munu kutuba ; ethnies à cheval sur les deux territoires : les Teke, les Nyanga, etc.), mais aussi
géographique : « L’histoire du Congo [Brazzaville] peut être liée à celle de la République
29
Cité de mémoire.

7
démocratique du Congo car leurs capitales sont les plus rapprochées du monde et les deux
pays se partagent plusieurs kilomètres de frontière »30. Il est donc important que la question
posée (articulation violence et écriture) soit examinée sur ce qui apparaît comme la production
romanesque la plus substantielle et aussi comme un grand foyer de violence au niveau de
l’Afrique centrale.
2. Hypothèse de travail
En choisissant de réfléchir sur l’« Ecriture de la violence dans le roman africain francophone
des années 90 : une esthétique dans le cri. Le cas des deux Congo », notre intention est avant
tout de rendre compte, à travers l’analyse approfondie des textes du corpus constitué, de la
manière dont les auteurs choisis décrivent et, généralement, dénoncent la violence inhumaine
qui déconstruit la société congolaise. Il s’agira pour nous de décortiquer et de révéler les
stratégies esthétiques utilisées dans l’expression de cette violence. L’analyse des éléments
formels dans les œuvres devrait nous aider à appréhender l’écriture de leurs auteurs dans ce
qu’elle pourrait avoir de spécifique, mais également de commun à tous. Le constat à établir
devrait nous permettre de donner notre modeste opinion sur la question de pouvoir ou non
dissocier l’éthique et l’esthétique dans le roman. Précisément, l’analyse devrait nous fournir
les arguments pour dire s’il est possible ou non de concilier thématique politique, donc sujet
émotionnel, et recherche de la beauté artistique. Cela aidant, nous pourrons indiquer notre
position sur la question de l’engagement, donc par rapport au débat ci-haut évoqué.
3. Structure du travail
Six chapitres structurent cette étude : s’ouvrant sur l’examen des aspects de la violence, tels
qu’ils se manifestent dans les textes (chap. Ier), la réflexion porte ensuite respectivement sur
les procédés de création des personnages dans le cadre de l’expression de la violence (chap.
II), la spatialisation de celle-ci (chap. III) et son inscription dans le temps (chap. IV); elle
aborde quelques aspects de la narration (chap. V) ainsi que quelques autres procédés narratifs
et rhétoriques jugés pertinents par rapport à l’écriture de la violence (VI). Une conclusion
générale résume l’essentiel de nos considérations.
4. Question de méthode
La démarche méthodologique à suivre dans ce parcours devrait se réclamer de ce qu’on peut
appeler le « pluralisme des méthodes critiques »31 qui postule le refus de tout « totalitarisme
méthodologique »32, c’est-à-dire qui rejette la pensée unique et les exclusives, et s’ouvre à la

30
KODIA-RAMATA, N., Dictionnaire des œuvres littéraires congolaises, Paris, Éditions Paari, 2010, p. 41.
31
KESTELOOT, L., Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, 2000, p. 327.
32
NGAL, G., Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 105.

8
complémentarité. Ainsi, notre analyse devrait bénéficier d’une approche hybride due au
recoupement des vues empruntées aux méthodes suivantes :
4.1 La thématique, puisqu’il s’agira d’étudier la problématique de la violence en tant que
réseau de sous-thèmes ou série d’isotopies de sens regroupées en une matrice, en un axe de
violence dominant dont la représentation dans les textes peut témoigner d’un certain rapport
avec la subjectivité des auteurs du corpus. Car l’expérience humaine peut servir de support ou
d’armature à toute œuvre littéraire. C’est que l’analyse de la signification littéraire peut passer
par celle de l’expérience vécue, exprimée implicitement ou explicitement dans le contenu de
l’œuvre33. Ainsi, la lecture immanente devrait permettre de dégager le caractère obsessionnel
de la violence dans les textes analysés comme révélateur de sens et de l’analyser dans la
perspective d’aider à comprendre le « pourquoi » de cette violence ainsi inscrite. C’est cette
approche thématique qui dicte le détour par l’histoire individuelle des auteurs évoquée dans
l’introduction générale, mais aussi par celle, sociopolitique, de leurs pays respectifs, histoire
qui figure celle de toute la postcolonie.
En effet, l’Histoire est souvent « contraignante »34, particulièrement dans le cas de la
littérature africaine. En d’autres termes, puisqu’il y a un lien entre l’œuvre et son contexte
historique et qu’on ne peut pas admettre le postulat d’une création ex nihilo, l’application de
la démarche thématique, qui suit l’éclairage donné par DOUBROVKSKY 35, TROUSSON36 et
SMEKENS37 devrait permettre d’atteindre aux échos en profondeur de cette mise à l’écran de
la violence.
4.2 La narratologie : étant donné le reproche souvent fait à la thématique de « négliger les
structures du texte »38, le recours à la narratologie devrait offrir à notre analyse des vues
susceptibles d’aider à percevoir le fonctionnement des structures narratives significatives des
textes et d’en dégager le rapport avec la problématique de la violence.
Mais étant donné l’hybridité formelle du roman africain, notre analyse des structures
narratives s’appuiera autant sur le discours narratologique général (occidental) représenté
par BRÉMOND, Dorrit COHN, DUMORTIER, GENETTE, GLAUDES, GOLDENSTEIN,
HAMON, MONTALBETTI, REUTER, etc., que sur la narratique africaine, notamment la
« théorie » ébauchée par DABLA SÉWANOU, KANE Mohamadou, NGAL, NGANDU

33
Lire notamment DOUBROVSKY, S., Pourquoi la nouvelle critique, Paris, Mercure de France, 1970.
34
SOIJCHER, J., Histoire et fiction, Bruxelles, Lansman, 2001, p. 84.
35
DOUBROVSKY, S., op. cit.
36
TROUSSON, R., Thèmes et mythes. Questions de méthodes, Bruxelles, Editions de l’ULB, 1981, p. 59.
37
SMEKENS, W., « Thématique », dans Introduction aux études littéraires. Méthodes du texte, Paris/Bruxelles,
Duculot, 1987/1995, pp. 96-112.
38
Idem, p. 109.

9
NKASHAMA, KOFFI NGORAN, NSONSA VINDA, etc., et qui répertorie dans le roman
africain les catégories de l’« orature », en fait, les éléments de l’oralité captés par l’écriture
romanesque.
4. 3 La rhétorique (stylistique) : l’analyse prendra également en compte quelques moyens
rhétoriques ou stylistiques utilisés par les auteurs et qui pourront révéler leur pertinence par
rapport à l’expression de la violence. On se référera essentiellement ici aux ouvrages
respectifs de Pierre FONTANIER39 et Olivier REBOUL40.
4. 4 La paratextologie : l’analyse immanente et contextuelle des textes bénéficiera de
l’apport des éléments du paratexte pour conforter la signifiance de la violence. Les éléments
paratextuels seront examinés notamment dans le cadre de l’étude du symbolisme. L’approche
hybride qui associe ainsi l’étude thématique et des techniques d’écriture devrait permettre à
l’ensemble des chapitres de mettre en évidence d’une part, le caractère obsessionnel de la
violence du commandement. La culture de la violence ainsi révélée serait perçue comme
incompatible avec la mission légitime de celui-ci et justifierait la dénonciation ; et d’autre
part, les stratégies esthétiques qui révèlent ce décalage entre les mœurs et la mission de ce
dernier.
Bref, une approche qui devrait faire appréhender une thématique et une écriture de la
dénonciation, marques de l’engagement dans le corpus, mais aussi d’une écriture en plein
renouvellement.
5. Du côté des auteurs du corpus
La démarche thématique, dans l’acception définie ci-haut, exige de l’analyse une plongée
dans la subjectivité des auteurs afin de mettre en lumière une éventuelle justification de
certains éléments, comme la violence, dont la représentation est obsédante dans les textes.
Ce point portera sur la présentation de chacun des textes et des auteurs à analyser, puis sur
des rapports possibles entre ces derniers.
5. 1 Les textes et leurs auteurs
Les auteurs choisis dans le corpus le sont sur la base de leur nationalité, mais aussi en raison
d’une certaine convergence perçue dans leurs textes au niveau de l’exploitation du thème de
la violence, ainsi que des stratégies d’écriture. Une telle convergence interpelle d’autant que
ces écrivains peuvent être placés dans des situations différentes. Les uns, plus anciens, ont
déjà assis leur notoriété et ont traversé des générations : Pius NGANDU NKASHAMA,
Emmanuel DONGALA, TCHICHELLÉ TCHIVÉLA ; les autres, nouveaux venus,

39
FONTAINIER, P., Les figures du discours, Paris, 1977.
40
REBOUL, O., Introduction à la rhétorique, Paris, P.U.F, 1991.

10
appartiennent à la nouvelle génération et sont encore à (faire) découvrir : ILUNGA
KAYOMBO, FWELEY DIANGITUKWA, Henri DJOMBO. Mais on sait aussi, pour ce qui
est du Congo-Kinshasa, que les écrivains n’enferment pas leur art dans une tour :
« Longtemps enclavé [sic], évoluant à l’écart des débats idéologiques et culturels du
monde noir, la production littéraire congolaise ne souffre plus aujourd’hui de cet
handicap et participe au dialogue des cultures francophones. Elle place au cœur de
l’écriture, le drame du peuple congolais et les problèmes de société du monde
contemporain »41.

Quant aux écrivains du Congo-Brazzaville, ils sont dits liés par ce que Sylvain BEMBA, un
des leurs et pas des moindres, appelle « la phratrie des écrivains congolais » et qu’il explique
en ces termes :
« […] phratrie (fraternité) […]. C’est ce même mot que nous avons décidé de retenir
pour caractériser les liens peu banals qui unissent la plupart des écrivains congolais.
Bien qu’habitant des lieux séparés, ces derniers se retrouvent ‘’là où souffle l’esprit’’,
en Congolie, région imaginaire réservée à la fiction, à la création, des œuvres de
beauté, véritables espace de convivialité et principauté d’esprit, prête à accueillir de
jour comme de nuit le voyageur qui n’a pour tout bagage que ses rêves à déclarer.
Congolie fascinante, avec ses rivages hospitaliers, ses jardins fleuris de poésie
majeure, ses somptueuses arènes de prose et de vers […] »42.

Tout en indiquant que « […] les écrivains congolais entretiennent d’excellentes relations
interindividuelles » au sein de cette « phratrie », Sylvain BEMBA explique une
caractéristique de ceux-ci qui se retrouvent souvent au « Cercle littéraire de Brazzaville » :
« […] on lit beaucoup en Congolie, et on lit un peu de tout, avec une attention
particulière aux œuvres (publiées ou non) des confrères. […]. La plupart des écrivains
participent à une passionnante aventure littéraire dans laquelle leurs œuvres
s’interpellent, se croisent, et se laissent féconder les unes aux autres. Comme Monsieur
Jourdain, ces écrivains font de l’intertextualité sans le savoir, et portent des écouteurs
pour être branchés sur les grandes musiques des mots à travers le monde »43.

Toutes ces indications permettent de déduire que les écrivains des deux Congo, non seulement
ils partagent sur leur art (du moins c’est assez clair pour ceux de Brazzaville), mais aussi, ils
sont ouverts au monde, donc à l’expérience de l’extérieur. Dans ces conditions, la
convergence ci-haut évoquée dans la pratique de l’écriture pourrait trouver une justification.
Quoi qu’il en soit, le fait est là : ils sont censés avoir quelque chose en commun…

41
NGAL, G., Littératures congolaises de la RDC (1482-2007). Histoire et anthologie, Paris, L’Harmattan, 2007,
p. 297.
42
BEMBA, S., « La phratrie des écrivains congolais », in Notre Librairie. Littérature congolaise, n°s 92-93, mars
1988, pp. 13.
43
Idem, p. 14.

11
S’agissant des textes du corpus, ils ont été sélectionnés en fonction de leur date de publication
(entre 1990 et 2000), mais aussi de leur proximité thématique (problématique de la violence).
La liste des romans et auteurs ainsi retenus fait l’objet des développements qui vont suivre:
5. 1. 1 Congo – Brazzaville
5. 1. 1 a) Le mort vivant (Paris/Brazzaville, Présence Africaine/Hémar, 2000) d’Henri
DJOMBO:
Joseph Niamo, le héros, est victime d’une arrestation arbitraire à la frontière entre son pays, le
Boniko, et le Yangani voisin. Son incarcération dans ce dernier pays est une véritable
« descente aux enfers ». Dans une longue lettre adressée à son cousin en poste diplomatique
en Europe, il relate la vie animalisée, désacralisée par la méchanceté des consciences dévorées
par le culte du pouvoir et le feu de l’égoïsme.
Henri DJOMBO est né en 1952 à Enyelle, en République du Congo-Brazzaville. Il est père
de six enfants. Détenteur d’une maîtrise en économie forestière, il possède une longue
expérience ministérielle ainsi que dans le management : entré dans la Fonction publique en
1976, ce membre de l’ancien parti unique congolais, le Parti Congolais du Travail (1979),
reçu au comité Central du Parti (1989), a exercé en un tour de main des fonctions de
conseiller ministériel (1977), de directeur (1978-1979), d’Ambassadeur (1986-1988) et de
PDG (1989-1991).
Dans le cadre du Congo éclaté (après la guerre), il a été vice-président du comité de
recensement spécial, président de la commission électorale pour les législatives anticipées et
délégué de l’opposition aux négociations de Libreville (1993-1997). Mais il a surtout été
ministre des Eaux et Forêts (1980-1984), ministre de l’Economie forestière (1997-1998), puis
ministre de l’Economie forestière, chargé de la Pêche et des Ressources Halieutiques (de 1998
à ce jour). Á ce titre, il préside, depuis 2000, l’OAB, l’Organisation Africaine du Bois.
En dépit de ses charges gouvernementales, Henri DJOMBO a pris le parti d’écrire pour
témoigner. Outre Le mort vivant, on retiendra de sa plume, entre autres : Sur la braise
(Brazzaville, Éd. Hémar, [1990] 2000), Lumières des temps perdus (Paris, Présence Africaine,
2002) et La Traversée (Brazzaville, Hémar, 2005). Sa proximité avec le pouvoir rend la
situation de DJOMBO paradoxale : il entend dénoncer les mœurs souvent imputées aux
hommes politiques dont il fait partie ; c’est-à-dire qu’il prend le risque de dire ce qu’il voit
autour de lui et, peut-être aussi, ce qu’il fait lui-même. Il n’en reste pas moins vrai que ses
écrits sans complaisance sont à entendre comme un cri de révolte contre les tares, les
blessures et les frustrations d’une Afrique condamnée à la dérive : l’arbitraire, la violence
aveugle, l’individualisme, la misère. DJOMBO dénonce tout ce qui occasionne les pleurs et

12
les gémissements, les pleurs et les grincements des dents. En fait, le tableau sombre que
DJOMBO montre dans ses écrits est destiné à engendrer l’espoir ; espoir pour la jeunesse
désillusionnée qui arrache chaque jour son souffle au destin au prix d’un combat héroïque
prometteur ; espoir également pour la conversion des mentalités qui président à la
désintégration des mœurs ; espoir enfin que demain les valeurs sociales et morales triomphent
pour remettre l’existence humaine sur les rails. Contre les sceptiques qui se demandaient s’il
ne jouait pas à la diversion des esprits, ou même s’il ne craignait pas pour sa sécurité en
prenant la plume, le ministre Henri DJOMBO a opposé l’argument du courage, ce courage
nécessaire pour dire et ne pas être complice de l’Histoire qui se déchiquette devant nos yeux 44.
La critique reconnaît dans le chef de DJOMBO, particulièrement en ce qui concerne ses deux
derniers romans (dont Le mort vivant), l’art de la composition narrative45 .
5. 1. 1 b) Les petits garçons naissent aussi des étoiles (Paris, Le Serpent à Plumes, 1998)
d’Emmanuel DONGALA BOUNDZEKI :
Le héros Matapari, né en troisième position et en retard après ses deux autres frères jumeaux,
est un enfant hors du commun qui fixe ici sa vision sur un pays africain imaginaire où les
régimes se succèdent, mais les hommes ne changent pas. Le contexte est propice aux
opportunistes comme ce « tonton Boula Boula » dont l’ascension forcée, au mépris de toute
vertu, émerveille l’enfant Matapari et irrite le père de celui-ci, un instituteur humaniste
incorruptible. Plus haut Boula Boula se hisse sur les marches du pouvoir, de la richesse et de
la gloire, plus bas il descend lorsque l’ordre qu’il a servi décide de lui régler ses comptes :
c’est ici une peinture morose de l’état de la démocratie et de la situation socio-économique
des pays d’Afrique centrale.
Emmanuel DONGALA est né à Alindao en 1941, en République centrafricaine, de père
congolais et de mère centrafricaine. Il passe son enfance au Congo-Brazzaville mais est élevé
entre les deux cultures représentées par ses parents. Il fréquente d’abord le lycée français
avant de poursuivre ses études en sciences aux USA dans les années 1960. Il y obtient un
Master of Sciences. Il travaille au CNRS en France avant de retourner au Congo pour y
enseigner la chimie à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville. En 1997, à la suite de la
guerre civile qui ravage le pays (Lissouba contre Sassou-Nguesso), Dongala est frappé de
plein fouet et perd tout :

44
Réaction recueillie dans les couloirs de l’Université Libre Internationale de Bruxelles, en marge de la
rencontre organisée en juin 2004 par l’ASBL CEC autour du thème « Ecriture et démocratie en
Afrique aujourd’hui».
45
KODIA-RAMATA, N., op.cit., p. 39.

13
« Comme beaucoup de Congolais, j’ai tout perdu. Un beau jour, on ne possède plus
rien. Tout a disparu. Les pillards ont entièrement vidé mon appartement. De toute ma
bibliothèque, il ne reste que quelques livres. La ville, démolie, ressemble à Berlin en
1945. Plus rien ne fonctionne : ni eau, ni électricité, ni téléphone […] »46.

Mais au milieu de tant d’horreur, DONGALA parvient difficilement à sauver le plus


important, l’essentiel, à savoir sa vie et celle des siens : « Ma famille et moi sommes sortis
vivants par hasard de ces cinq mois de combats horribles. Cinq mois de peur, de faim, à tenter
de survivre dans les abris, malgré les bombardements et les crimes par toutes sortes de milices
déchaînées »47. Au bout d’un parcours d’enfer, DONGALA réussit à s’exiler aux USA où il
enseigne la chimie et la littérature africaine. De toutes les influences subies, DONGALA
reconnaît d’abord celle du jazz négro-américain dont il apprécie la faculté de charrier les
émotions48. On peut y ajouter celle des écrivains sud-américains, tels ASTURIAS,
CARPENTIER et surtout Gabriel GARCIA MARQUÉS 49. De son œuvre, quelques titres : Un
fusil dans la main, un poème dans la poche (Paris, Albin Michel, 1973), Jazz et vin de palme
(Paris, Hatier, 1982), Les feux des origines (Paris, Albin Michel, 1987), Johnny chien
méchant (Paris, Le Serpent à Plumes, 2002), etc. Outre l’écriture des romans, DONGALA
pratique aussi le théâtre, auquel il reconnaît un rôle énorme dans la sensibilisation du public,
surtout dans une société à majorité analphabète qui est la sienne. Avec le théâtre, on atteint un
public beaucoup plus large qu’avec le roman. DONGALA est ainsi responsable du « théâtre
de l’Eclair » de Brazzaville. L’œuvre de DONGALA a une mission, qui est de dire les choses
pour que les gens sachent et sortent de l’ignorance, de l’obscurantisme. C’est comme cela
qu’il comprend la tâche de l’écrivain : « Le rôle de l’écrivain en Afrique est important dans la
mesure où les mots ont encore leur valeur, contrairement à ce qui se passe en Occident où
l’écrivain peut commettre un acte gratuit sans conséquence »50. Mais les choses à dire sont
souvent de dures réalités. DONGALA use alors d’un style adapté pour faire passer la pilule :
« Tout cela est compensé chez moi par l’humour. Que les gens éclatent d’abord de rire
avant de se poser des questions. Je pense qu’une littérature est plus corrosive quand
elle est chargée d’humour. Écrire quelque chose de trop sérieux dans un roman ne
correspond pas à ma vision de la littérature qui doit être quelque chose d’agréable à
lire. Le rire a un caractère permanent. Beaucoup de peuples ont survécu par l’humour.
Les Noirs américains disent souvent qu’ils rient pour ne pas pleurer »51.

46
BEDARIDA, C., « L’exil américain de l’écrivain Emmanuel Dongala », in Le Monde, édition du 25 février
1998.
47
GAUDEMAR, A. de-, « Tintouin au Congo », in Libération, édition du 5 mars 1998.
48
BREZAULT, A. & alii, Conversations congolaises, Paris, L’Harmattan, 1989, pp. 38-39.
49
Idem, p. 43.
50
BREZAULT, A. & alii, « Emmanuel Dongala : ‘’Rire pour ne pas pleurer’’, in Notre Librairie, n°s 92-93,
mars-mai 1988, p. 137.
51
Idem, p. 136.

14
L’humour permet donc de contenir les larmes de douleurs nées des désillusions des
indépendances, mais le pessimisme de DONGALA ne débouche pas sur la fatalité : « Il existe
toujours un ressort caché chez un peuple et le jour où ce ressort se détend, rien ne peut plus
l’arrêter. Même dans un pays de dictature totale, un jour vient où le peuple se réveille. C’est
une réalité que nous avons vue dans beaucoup de pays d’Afrique »52. Ces propos qui ne
peuvent manquer de renvoyer aux récentes révolutions des peuples tunisien, égyptien et
libyen (Printemps arabe), indiquent que l’espoir est donc l’ultime message livré par l’œuvre
de DONGALA ; une œuvre qui, du reste, lui a déjà valu trois prix littéraires (1973, prix
Ladislas Dormandi du meilleur livre étranger, soit Un fusil dans la main, un poème dans la
poche ; 1988, Grand prix littéraire de l’Afrique noire, pour Le Feu des origines ; 1998, Prix
RFI-Témoin du monde, pour son roman Les petits garçons naissent aussi les étoiles). Il
« écrit peu mais très bien »53. Ses romans suscitent la curiosité des lecteurs et attirent aussi
l’attention de la critique54.
5. 1. 1 c) Les Fleurs des Lantanas (Paris/Dakar, Présence Africaine, 1997) de François
TCHICHELLÉ TCHIVÉLA :
Bukadjo est un médecin réputé pour sa droiture et son patriotisme. Il travaille avec conscience
et efficacité. Mais des membres du clan au pouvoir tentent de l’entraîner dans une affaire de
mœurs compromettante. Il est emprisonné à cause de son refus de satisfaire les intérêts privés
de ceux-ci. Son cas offre au roman l’occasion de relater les méfaits du pouvoir politique
exercé par des dirigeants détachés des préoccupations du peuple, à l’image des dignitaires
Manzaka, Motungisi et autres de leurs pairs.
TCHICHELLÉ TCHIVÉLA est né François TCHICHELLÉ en 1940 à Pointe-Noire, au
Congo-Brazzaville. Après ses études secondaires au Congo, il étudie la médecine à Bordeaux
de 1961 à 1969, puis se spécialise en pédiatrie et médecine sportive, à Toulouse, de 1969 à
1975 ; et passe le diplôme de santé publique à Rennes en 1978. De retour au Congo en 1980,

52
BREZAULT, A. & alii, « Emmanuel Dongala […] », p.137.
53
KODIA-RAMATA, N., op. cit., p. 29.
54
L’œuvre de Dongala a déjà fait l’objet de travaux, entre autres, des articles, dont :
-BENABDESSADOK, C., « Emmanuel Boundzeki Dongala : Jazz et vin de palme », in Notre Librairie, n°s 92-
93, 1988, p. 238.
-BREZAULT, A. & CLAVREUIL, G., « Emmanuel Boundzeki Dongala », in Conversations congolaises, pp.
35-46.
-CHEMAIN, A., « Une écriture plusieurs fois renouvelée : Emmanuel Dongala », in Notre Librairie, n°s 92-93,
pp. 134-135.
-CHEMAIN, R., « Emmanuel Dongala : Un fusil dans la main, un poème dans la poche », in Notre Librairie, n°s
92-93, pp. 229-230.
-CHEMLA, Y., « Emmanuel Dongala : Johnny chien méchant », in Notre Librairie, n° 150, avril-juin 2003, p.
126.
-DABLA SÉWANOU, J.-J., « Emmanuel Dongala : Les petits garçons naissent aussi des étoiles », in Notre
Librairie, n° 136, janvier-avril 1999, pp. 88-89, etc.

15
il assume les fonctions de chef de service de pédiatrie à l’hôpital central des armées, dont il
devient directeur de 1981 à 1983. Promu médecin-colonel en 1985, il dirige également les
services de santé de la zone militaire autonome de Brazzaville 55. De 1992 à 1995, il devient
ministre du Tourisme et de l’Environnement, puis dès 1997, Préfet de la région du Kouilu
(Pointe Noire). Il a le titre d’Officier de la Pléiade, ordre de la Francophonie et du dialogue
des cultures56. L’art de Tchichellé suit la marque de quelques modèles : MAURIAC pour la
France57, Julio CORTAZAR et Miguel ASTURIAS principalement, pour l’Amérique latine 58.
Toutes ces influences, TCHICHELLÉ les optimise pour dynamiser son écriture et produire
des textes aux caractéristiques propres, notamment dans une forme innovée. Car son ambition
est de participer à la création d’un genre littéraire d’une beauté formelle typiquement
africaine.
De son œuvre, on note, outre Les Fleurs des Lantanas, deux principaux titres (nouvelles) :
Longue est la nuit (Paris, Hatier, 1980) et L’exil ou la tombe (Paris, Présence Africaine,
1986). Un commentateur de ce dernier texte indique :
« Comme dans sa première œuvre […], les douze nouvelles qui constituent l’ouvrage
sont imbriquées les unes dans les autres, à la manière d’un puzzle […]. Cette réflexion
sur le pouvoir, car tel est le thème, confirme ce que le premier ouvrage esquissait :
Tchichellé est un écrivain authentique »59.

L’ambition de TCHICHELLÉ est d’atteindre à la perfection d’une forme d’écriture originale


qui puisse nommer les choses ; les choses qui, au vu de la thématique des deux recueils de
nouvelles, sont à rattacher aux mœurs politiques et à leurs conséquences. TCHICHELLÉ
pratique, sans conteste et comme ses modèles latino-américains, une littérature engagée. Son
œuvre est également étudiée, comme l’illustrent ces deux articles de BREZAULT et
compagnons : « Tchichellé Tchivéla » et «L’écriture au bistouri de Tchichellé Tchivéla »60,
ainsi que celui rédigé par un groupe d’auteurs sous la direction de Joubert, « Tchichellé
Tchivéla. Où est ma femme ? »61

5. 1. 2. Congo – Kinshasa

55
BREZAULT, A., & alii, Conversations […], p. 127.
56
V. son roman Les Fleurs des Lantanas, quatrième de couverture.
57
V. BREZAULT, A., & alii, « L’écriture au bistouri de Tchichellé Tchivéla », in Notre Librairie, n°s 92-93, p.
141.
58
Idem, p. 140.
59
Commentaire anonyme repris par BREZAULT, A., & alii, Conversations […], p. 129.
60
Respectivement dans Conversations congolaises (pp. 127-140) et dans Notre Librairie, n°s 92-93, pp. 139-
143.
61
JOUBERT, J.-L. & alii, dans Littératures francophones d’Afrique centrale, Paris, Nathan, 1995, pp. 110-111.

16
5. 1. 2 a) Le paradis violé (Saint-Légier, Afrique Nouvelle, 1996) de FWELEY
DIANGITUKWA :
Le héros Mwana est un universitaire formé en Occident et revenu dans son pays. Ancien
responsable dans sa province au lendemain de l’indépendance de celui-ci, Mwana garde
toujours sur les épaules le poids du destin de tout son peuple. En harmonie avec Zoa, un
homme assimilé à un fou, il mène une lutte très raisonnée et parvient à déraciner la dictature
de marbre qui a longtemps noyé son pays dans le chaos.
FWELEY DIANGITUKWA est né (date inconnue) au Congo-Kinshasa. Après la pédagogie
appliquée à l’Université Nationale du Zaïre (ISP Mbanza-Ngungu), il étudie les sciences
politiques à l’Université de Genève (doctorat) et l’informatique de gestion au Centre Doret de
Vevey en Suisse. Ancien PDG de l’Office natonal du tourisme du Congo, FWELEY a
également été journaliste dans son pays et en Suisse. Il enseigne actuellement la géopolitique
à la Schiller International University, à Leysin, en Suisse où il s’est établi depuis 1983.
Chercheur et écrivain, FWELEY travaille sur le pouvoir (conflits, élites du pouvoir, réseaux
d’intérêts, etc.) dans une perspective comparatiste. Son œuvre comprend quelques essais
politiques, dont : Qui gouverne le Zaïre ? La république des copains (Paris, L’Harmattan,
1997), L’exercice du pouvoir au Japon et en Afrique (Saint-Légier, Afrique Nouvelle, 2000),
Pouvoir et clientélisme au Congo-Zaïre (Paris, L’Harmattan, 2001) ; quelques lettres
ouvertes : Maréchal Mobutu, je vous parle (Saint-Légier, Afrique Nouvelle, 1990), Comment
sortir de la crise actuelle ? Suggestions faites à son Excellence Laurent Désiré Kabila (1999),
etc. Fweley s’est également essayé à la poésie : Couronnes d’épines (Paris, Saint-Germain-
des-prés, 1985), au théâtre : Quelle solution pour l’Afrique ? (Saint-Légier, Afrique Nouvelle,
1993) et à la fiction romanesque : Cette chambre-là, Matadi, CEZ, 1985 ; Saint-Légier,
Afrique Nouvelle, 1990), y compris Le paradis violé.
5. 1. 2 b) Pleure ô pays ou les naufragés de l’histoire (Paris, L’Harmattan, 1997) de
Bernard ILUNGA KAYOMBO :
Justin, le héros, ne peut plus vivre dans son pays et est contraint de s’exiler : il est victime
d’une dictature sans merci qui broie son peuple et sème la désolation partout. Grâce donc à la
paupérisation et à la crétinisation des hommes, mais surtout au système de mort solidement
implanté, le régime résiste à toutes les tentatives de déstabilisation. Mais un jour, le géniteur
du système meurt d’une mort mystérieuse qui soulève des interrogations : il est des
circonstances où l’eau rentre à la rivière…
ILUNGA KAYOMBO a vu le jour le 16 août 1966 à Lubumbashi, en République
Démocratique du Congo. Il est prêtre de son état. Il fait ses études primaires et secondaires

17
dans sa ville natale ; s’inscrit à la Faculté de Philosophie mais n’y passera qu’une année, à
cause de la fermeture de l’université à la suite des massacres des étudiants en mai 1990 par la
Division Spéciale présidentielle de Mobutu. Il enseigne ensuite au Rwanda de 1990 à 1992
avant de retourner à Lubumbashi pour entamer des études de théologie. En 1996, il arrive à
Rome pour un doctorat en théologie, études qu’il suspend de 1999 à 2001 avant de les
reprendre aussitôt après. La suite n’est pas connue. Partisan de la théologie de la libération,
les idées qu’il prêche, ILUNGA KAYOMBO les traduit aussi par l’écriture. On connaît de lui
quelques essais politiques : Les chemins de la liberté (Lubumbashi, Ed. Don Bosco, 2000),
Que les meilleurs s’en aillent (Lubumbashi, Ed. de l’Espoir, 2001) et quelques romans :
Contre vents et marées (Kinshasa, Médiaspaul, 1996), Quand les enfants crient misère
(Kinshasa, Médiaspaul, 1997), etc. Les personnages d’ILUNGA KAYOMBO luttent
généralement pour sortir d’un état d’oppression et de misère institué par la société et le
pouvoir qui la régit. Un de ces personnages déclare notamment : « […] le feu a pris qui
calcinera nos misères […]. Notre devoir, maintenant, c’est de garder allumé ce feu. […] Je
rêve d’un pays de bonheur pour vous, pour moi, pour tous les enfants […]. Je rêve d’un pays
de bonheur […] »62.
Ce genre de problématique, combinée à la thématique des essais politiques, indiquent que
ILUNGA KAYOMBO s’inscrit dans un mouvement de revendications sociales et prend donc
à parti la société génératrice des causes de ces revendications : la violence, l’arbitraire,
l’exclusion, la misère, etc. Son œuvre est de celles qui combattent pour faire renaître l’espoir
et l’humanité dans l’homme.
5. 1. 2 c) Le Doyen Marri (Paris, L’Harmattan, 1994) de Pius NGANDU NKASHAMA :
Sadio Mobali est un jeune étudiant élevé dans les moules d’un système politique sans vision.
Coincé donc dans les arcanes complexes de la réalité son pays, il suit, au milieu des turpitudes
d’une dictature, dans une société en pleine dégénérescence, un itinéraire qui révèle les travers
et les affres d’une existence honteuse, chaotique : il passe des examens truqués, obtient un
diplôme trafiqué et entre sans réel bagage à l’université. Il est alors témoin du massacre de ses
condisciples sur le campus de l’université. La soldatesque du tyran est passée par là…
Tout le parcours offre à Sadio Mobali l’occasion de surmonter la peur ; il intériorise les
vicissitudes du système, puis les retourne contre celui-ci. Ce qui lui permet de combattre et de
détruire la tyrannie qui a longtemps hypothéqué les espoirs de la jeunesse. Désormais, plus
personne ne pourra confisquer ce qui revient au peuple : le pouvoir, la puissance, la liberté…

62
Personnage de Sinandugu, à l’adresse des autres enfants de son égérie, après une action de révolte contre la
violence de la société à leur égards, dans Quand les enfants crient misère, pp. 97-98.

18
Selon un de ses congénères qui semble bien le connaître et qui nous inspire ici 63, Pius
NGANDU NKASHAMA est né le 4 septembre 1946 à Mbujimayi, chef-lieu de la province
du Kasaï Oriental, en République Démocratique du Congo, d’un père retraité de la société
minière de Bakwanga (MIBA). Il est l’aîné d’une famille de dix enfants. Bien plus connu sous
le nom de NGANDU NKASHAMA, Pius s’appelle avant tout NGANDU LUABANTU, du
nom de son grand-père maternel, LUABANTU, vétéran de la Force Publique congolaise
blessé à la guerre 1914-1918 (diverses campagnes jusqu’en Asie) et retraité de la MIBA.
Devenu chef coutumier du village de Bena Meta, ce grand-père mort en 1984, cinq avant celle
de son épouse, n’eut qu’une fille, la mère de NGANDU. Sans héritier mâle donc, il reporta
sur son petit fils Pius toute son affection et lui administra une éducation traditionnelle
conséquente, perceptible d’ailleurs dans l’œuvre de NGANDU, ainsi que celui-ci le confirme
clairement : « je ne peux parler que de mon grand-père à qui j’étais profondément attaché.
Depuis qu’il est parti au-delà, je me sens un peu détaché de tout le reste, comme si j’étais parti
avec lui. J’en parle […] parce qu’il revient dans un grand nombre de mes textes »64. Pius eut
donc le choix libre entre le monde ancestral et celui de la ville. Ses navettes constantes entre
le village du grand-père et la ville de Mbujimayi témoignent de sa double éducation autant
que de son écartèlement entre les valeurs des deux univers. En dépit du fait que ses parents
étaient ouvriers, NGANDU juge positivement sa jeunesse : « […] mon enfance s’est passée
dans une atmosphère assez détendue, pour ne pas dire heureuse […] et je ne m’en suis pas
plaint »65. Il faut dire que cette enfance a baigné dans une foi chrétienne greffée au rêve d’une
vie heureuse. Son père lui trace d’ailleurs un destin presque divin et lui donne le prénom de
Pius dans l’espoir qu’il devienne Pape, par analogie avec le Pape Pie XII. Les études de
Ngandu l’emmèneront ainsi dans différents séminaires dans les provinces de Bandundu puis
du Kasaï. Au cours de cette trajectoire, NGANDU découvrira l’horreur des luttes et massacres
ethniques à la veille de l’indépendance de l’ex-Congo Belge. Il sera même témoin d’une
tragédie funeste : la décapitation, le 25 octobre 1960, de Thomas BEYA, abbé directeur qui se
sacrifie pour épargner ses séminaristes. Après ses humanités gréco-latines dans un collège
réservé aux enfants européens, il prépare une licence en philologie romane (1966-1970) à
l’Université de Lovanium où il débute sa carrière universitaire comme assistant, devient
professeur à l’Université Nationale du Zaïre (1975) après une thèse de 3ème cycle à
Strasbourg, sur la poésie africaine de langue française. Il dirige d’abord le Centre de
63
KALONJI ZEZEZE T., M., Une écriture de la passion chez Pius Ngandu Nkashama, Paris, L’Harmattan,
1992, pp. 15-149.
64
NGANDU N., P., Écritures et discours littéraires. Études sur le roman africain, Paris, L’Harmattan, 1989, p.
298.
65
Idem, p. 296.

19
littérature Africaines (CELA, puis le Centre Zaïrois d’Études Africaines (CEZEA). En 1980,
il retourne à Strasbourg où il soutient une thèse de doctorat d’État ; il travaille entre-temps
comme coopérant technique culturel66. Dès 1982, NGANDU enseigne en Algérie, à
l’Université d’Annaba et ne revient en France qu’en 1990, pour prester quelque temps à
l’Université de Limoges. Durant cette période, NGANDU assumera aussi les fonctions de
conseiller littéraire et de directeur de collections chez L’Harmattan. C’est de Limoges qu’il
s’est envolé pour les U.S.A, en Louisiane, où il vit et enseigne actuellement. La vie de
NGANDU est très marquée par sa relation avec le pouvoir politique. Certes, Pius, qui n’a
jamais assumé de mandat politique, n’a cessé de clamer qu’il n’a jamais été un opposant 67.
Cependant, ses rapports avec le régime de MOBUTU ont toujours été tendus, pour ne pas dire
tragiques. Pour comprendre cette situation paradoxale, il faut remonter à l’éducation reçue par
NGANDU, une éducation fondée sur un ensemble de valeurs précises :
« J’ai grandi dans l’idée d’une joie totale. L’instruction religieuse m’a modelé dans le
sens de la générosité, du sacrifice et de l’idéal. L’existence m’avait toujours été
présentée comme un espace de plénitude, vers l’au-delà de l’éternité. Cela, je devais
l’enfoncer au plus profond de moi-même. Pouvoir partager la paix avec d’autres
hommes, mes semblables. Vouloir communier à la poésie de la totalité… avec foi et
ferveur. Et […] a surgi en moi cette tension ardue vers la liberté. Vivre, mais comme
un homme libre, sans devoir ma tranquillité à personne. Le sens du juste et de
l’innocent »68.

Mais cette vie rêvée de NGANDU ne peut se réaliser dans un cadre complètement conquis par
une violence aveugle et un paupérisme très caractéristique. Sa paisible conscience est déjà
contrariée à la première heure par l’horreur des décapitations et autres tueries dont il est
témoin durant les années du séminaire69. Des actes d’une sauvagerie inédite que NGANDU,
comme Sadio Mobali, retrouve sur son parcours universitaire. D’abord à Lovanium : il est
meurtri par le massacre de certains de ses condisciples par la soldatesque du régime, le 4 juin
1969 ; davantage à l’université de Lubumbashi : les circonstances dans lesquelles débute sa
carrière universitaire sonnent sa révolte totale. Durant les années 70, l’Université de
Lubumbashi à laquelle NGANDU est attaché, est un pôle très vivant de la vie intellectuelle et
culturelle du pays. Les écrivains de renom, professeurs pour la plupart, s’y retrouvent. Mais
NGANDU découvre au fil du temps que ce milieu pourtant appelé à l’esprit d’excellence, de
rigueur et de productivité, se mue peu à peu en un centre de délation, de complaisance et de
crétinisation du fait de l’inféodation par le régime au pouvoir : des cadres et des enseignants
66
Cette mission fait l’objet d’un ouvrage intitulé : Vie et mœurs d’un primitif en Essonne quatre-vingt-onze,
Paris, L’Harmattan, 1987.
67
NGANDU N., P., op. cit., p. 275.
68
Idem, p. 297.
69
Ngandu évoque ces violences meurtrières notamment dans Vie et mœurs […], pp.122-123.

20
jouent ainsi aux barbouzes (fait dénoncé dans certains textes de NGANDU). Pour contribuer à
la redéfinition du rôle de l’université dans une société sous-développée, NGANDU initie, le
28 mai 1976, un débat qu’il veut franc et positif sur le fonctionnement de l’institution : ce fut
le premier accrochage avec le Centre National de la Documentation (C.N.D.), service de la
sécurité, antenne de Lubumbashi. La confrontation se reproduit en 1978, lorsque NGANDU
dénonce avec véhémence le climat d’insécurité et la médiocrité au sein de l’université. Ses
démêlées avec le pouvoir de MOBUTU deviennent alors officielles :
« J’avais été séquestré dans les locaux des services de la sécurité. J’avais subi la torture
et les supplices et j’avais assisté aux tortures et aux supplices d’étudiants, de
délinquants. J’avais subi une relégation pénible au village pendant dix mois, expulsé
avec ma famille de l’université, privé de traitement […]. Toute cette souffrance inutile,
parce qu’un administrateur du Centre National de la Documentation régional voulait
me donner en exemple aux enseignants des instituts supérieurs et les empêcher
d’organiser d’autres actions de revendication […]. Je n’exerçais aucune activité
politique, mais j’étais le plus vulnérable, le moins défendu dans les ‘’hautes sphères’’,
et ce sont des collègues et amis de l’université qui m’avaient livré aux bourreaux. Ces
collègues et amis ont été récompensés par mes tortionnaires ; ils ont été intégrés dans
les services officiels de la sécurité […] »70.

Certes, NGANDU a fini par être libéré, mais sa conscience première s’est alors définitivement
dressée contre tout pouvoir, tout système, quel qu’il soit, qui, ici ou ailleurs, brise le rêve
d’une vie heureuse. Même la tentative de corruption dont il est l’objet peu avant sa libération
ne peut vaincre sa conscience71. Mais devant la recrudescence de la répression, NGANDU n’a
pas d’autre choix que de quitter le pays et de s’exiler. Installé en France, il séjourne un temps
en Algérie où la sécurité de l’État, de mèche avec le régime zaïrois, l’emprisonne pendant
quelques jours. Le retour en France, puis le départ pour les U.S.A. sont les prolongements
d’une errance désormais symbolique d’une malédiction (thème cher à NGANDU) personnelle
et même collective pour beaucoup de ses concitoyens. Bien que NGANDU ne se reconnaisse
le statut ni de refugié, ni d’exilé politique, pas plus que celui d’opposant, il n’en déplore pas
moins cependant la souffrance extrahumaine liée à la situation d’exilé et il dit sa peur à l’idée
d’un retour au pays. Mais l’exil lui permet un recul par rapport aux mœurs politiques de son
pays d’origine et même par rapport aux cultures africaines. La plupart des textes de
NGANDU sont publiés en exil. Ils montrent de leur auteur une posture irréversiblement
cabrée vis-à-vis de la violence et de la mort gratuites infligées à l’être humain. Ils fustigent la
bêtise et la stupidité des prétendus puissants qui anéantissent les innocents et s’asservissent les

70
NGANDU N., P., cité par KALONJI ZEZEZE T., M., op. cit., pp.165-166.
71
Pour acheter son silence, sa propre trahison, le régime a proposé à Ngandu trois listes de postes au choix :
gouvernement, Bureau Politique et Comité Central du parti unique. Le « non » de Pius a davantage irrité le
pouvoir…

21
imbéciles au profit de leurs ambitions personnelles. NGANDU engage ainsi ses écrits à lutter
pour que ce qu’il a vu autour de lui et vécu dans sa chair ne se reproduise plus. En ce qui
concerne les influences, NGANDU dit avoir du mal à déterminer ses modèles conscients, tant
les emprises sur son imaginaire se recoupent. Ainsi, en littérature africaine, il ne sait ce qu’il
doit à tous les grands classiques, depuis L’enfant noir de Camara LAYE jusqu’à L’Anté-
peuple de Sony LABOU TANSI en passant par L’Aventure Ambiguë de Cheik Amidou
KANE ; de même qu’aux auteurs maghrébins comme Kateb YACINE, Mouloud FERAOUN,
Driss CHRAIBI, Ben JELLOUN, BOUDJEDRA, LAÂBI, etc. Dans la littérature mondiale,
les écrivains russes DOSTOÏESKI, TOLSTOÏ, GOGOL, PASTERNAK et MAÏAKOVSKI ;
les sud-américains ASTURIAS, BORGÈS, Garcia MARQUÈS, CARPENTIER l’ont séduit.
Mais ce sont surtout les écrivains noirs américains qui l’ont marqué le plus : Langston
HUGES, Richard WRIGHT, James BALDWIN, Toni MORRISSON, Maya ANGEL et
surtout Chester HIMES dont il est possède l’œuvre entière, qu’il a du reste commentée. À
l’apport des unes et des autres, il ajoute le travail et le talent personnel pour produire une
œuvre abondante répartie entre poésie, romans, récits, théâtre, essais et ouvrages de critique
littéraire. De cette œuvre abondante, on peut retenir indicativement quelques-uns des
principaux titres.
Pour le roman : La malédiction (Paris, Silex, 1983), Le Fils de la tribu (Abidjan, Dakar,
Lomé, Nouvelles Éditions Africaines, 1983), Le pacte de sang (Paris, L’Harmattan, 1986), La
mort faite homme (Paris, L’Harmattan, 1986), Les Étoiles écrasées (Paris, Publisud, 1988),
Des Mangroves en terre haute (Paris, L’Harmattan, 1991), Un jour de grand soleil (Paris,
L’Harmattan, 1992), Yakouta (Paris, L’Harmattan, 1995), etc.
Pour le théâtre : La délivrance d’Ilunga (Paris, J.P. Oswald, 1977), Bonjour Monsieur le
Ministre (Paris, Silex, 1983, sous le pseudonyme d’Elimane Bakel), L’empire des ombres
vivantes (Carnières, Lansman, 1991), May Britt de Santa Cruz (Paris, L’Harmattan, 1993),
etc.
Pour les essais : Littératures africaines. 1930-1982 (Paris, Silex, 1984), Kourouma et le
mythe. Une lecture de Les soleils des indépendances (Paris, Silex, 1985), Écritures et
discours littéraires : études sur le roman africain (Paris, L’Harmattan, 1989), Les années
littéraires en Afrique. I: 1912-1987 (Paris, L’Harmattan, 1993) ; II : 1987-1992 (Paris, Hatier,
1994), Citadelle d’espoir (Paris, L’harmattan, 1995), Ruptures et écritures de violence.
Études sur le roman et les littératures africaines contemporaines (Paris, L’Harmattan, 1997),
etc.

22
L’œuvre de Pius NGANDU est très fréquentée par les chercheurs. Quelques ouvrages en sont
déjà sortis : KALONJI ZEZEZE T., M., Une écriture de la passion chez Pius Ngandu
Nkashama, (Paris, L’Harmattan, 1992); TCHEUYAP, A., Esthétique de la folie dans l’œuvre
romanesque de Pius Ngandu Nkashama (Paris, L’Harmattan, 1998) ; MULUMBA TUMBA,
J., L’envers de la liberté, l’univers carcéral dans Le Pacte de sang de Pius Ngandu
Nkashama, Frankfurt am Main/ London, 2007), etc. Plusieurs articles, dont : BEYA, N., « Le
Pacte de sang de Pius Ngandu Nkashama », dans Présence Africaine, n°s 133-134, 1985, pp.
255-259 ; DELORME, C., « Pius Ngandu Nkashama : La Malédiction », dans Notre
Librairie, n° 79, 1985, pp. 45-46 ; MAGNIER, B., « La mort faite homme par Pius Ngandu
Nkashama», dans Présence Africaine, N°140, 1986, pp. 161-162 ; SPLETH, J., « Pius
Ngandu Nkashama’s Le Pacte de sang : a variation of the myth of dystopia », West Virginia
University, 1993 ; KANGULUMBA M., W., « Bonjour Monsieur le Ministre de Pius
Ngandu Nkashama : une vision tragique de l’Afrique indépendante », dans Revue des
Problématiques Africaines, vol. v, n°s 2-3, 2003, pp. 5-28, etc. Pius NGANDU
NKASHAMA, qui a déjà assis sa notoriété, est l’un des plus grands représentants de la
littérature du Congo-Kinshasa ; il compte parmi les grands critiques des littératures
africaines72. Il doit ce rang à la quantité et à la qualité de ses travaux. On retiendra en
particulier que son écriture est au service d’une problématique : le parti pris contre la bêtise
humaine étalée à travers les absurdités politiques africaines. Ainsi perçu, le combat de
NGANDU incite au ralliement. En effet, NGANDU, dont la mémoire est farcie de tragédies,
entend lutter et pour lui et pour les autres. Il rêve de partager son idéal d’une vie heureuse
avec ses semblables. On peut ainsi comprendre sa détermination face au mal :
« Après le meurtre de mes camarades le 4 juin 1969, je ne pensais qu’une seule chose :
crier tellement fort, pour que cela ne se reproduise plus jamais. Lorsque je sortais des
cachots sinistres du CND Lubumbashi, je n’avais qu’une seule idée en tête : hurler
tellement haut pour que, plus jamais, un homme de mon entourage et de mon milieu,
un homme de mon innocence ne connaisse ces endroits d’ignominie et de honte
suprême. Lorsque j’entends que les autorités s’acharnent sur les dépouilles mortelles
des hommes qui ont lutté pour la liberté et qu’elles arrachent à l’affection de leurs
parents, je n’éprouve qu’une seule force : remâcher la douleur de telle sorte qu’elle ne
frappe plus jamais les êtres qui se battent dans mon pays pour la paix de tous »73.

Dans cet état d’esprit, le combat de NGANDU s’appuie sur la littérature, précisément sur
l’écriture comme seule arme pour essayer de renverser le cours des choses et de contribuer à
la construction d’un monde de paix et de bonheur : « L’écriture […] entre mes doigts [est]
comme une mystique qu’aucune force ne pourrait jamais m’arracher, qu’aucune puissance au
72
V. JOUBERT, J.-L., & alii, op. cit., p. 214 et aussi KALONJI ZEZEZE T., M., op. cit., p. 11.
73
NGANDU N., P., op. cit., p. 298.

23
monde ne saurait plus jamais m’interdire. Si j’avais à vaincre les hommes, je ne pourrais plus
le faire que par l’écriture »74. On voit ainsi ce que représente l’écriture pour Pius NGANDU.
Mais il ne manque d’ailleurs pas de rapport entre tous ces écrivains passés en revue.

5. 2 Une histoire partagée entre les auteurs


On pourrait relever au niveau des données biographiques recueillies, quelques points de
convergence qui permettent de réunir les écrivains autour de deux axes.
Le premier de ces axes se rapporte à la condition de colonisés : il n’est pas inutile de signaler
l’appartenance des auteurs du corpus à des terres colonisées. Le destin de l’Afrique est trop
tributaire de la colonisation pour ne pas remonter jusqu’à cette période lorsque, s’agissant des
écrivains mis sous la loupe, se fait sentir la nécessité de comprendre les motivations de leur
pratique de la littérature. Leurs pays d’origine ont en effet avec le passé colonial un rapport
porteur qui justifie le rappel de la mainmise française sur le Congo-Brazzaville de
DONGALA, DJOMBO et TCHICHELLÉ, ainsi que l’appropriation belge du Congo-
Kinshasa de FWELEY, ILUNGA KAYOMBO et NGANDU NKASHAMA. La colonisation
belge et française a marqué irréversiblement toute l’Afrique centrale. Certes, en théorie, la
Belgique et la France préconisaient des systèmes d’administration différents ; mais dans la
pratique, leurs défis, leurs préoccupations se sont révélés grosso modo identiques et les ont
contraintes à mettre en œuvre, dans leur gestion, des approches similaires demeurées
caractéristiques de l’image que ces « tuteurs de l’Afrique barbare » ont léguée à l’histoire. Les
historiens confirment le fait : « En fait, compte tenu de l’immensité et de la diversité des
empires coloniaux, les puissances de tutelle se trouvèrent en face de situations identiques et
adoptèrent des solutions pratiques très proches »75. Cette gestion était conçue à partir du
postulat que l’Afrique était le foyer des luttes tribales, de l’obscurantisme et de la superstition,
alors même que, parallèlement, l’Occident du dix-neuvième siècle s’évertuait à cultiver les
idéaux du progrès centrés sur la raison, l’émancipation, la liberté et d’autres droits de
l’individu76. Ce postulat est au point de départ de toute l’entreprise coloniale, précisément de
sa mission avouée de pacification et de civilisation. Mais rarement, sinon nullement les
motivations économiques n’ont été expliquées, elles qui pourtant ont constitué l’axe central de
cette entreprise d’exploitation77. La dimension humanitaire mise à l’avant-plan de l’œuvre
coloniale a sans doute été matérialisée dans certaines situations (domaine médical, avec
74
NGANDU N., P., Vie et mœurs […], p.179.
75
M’BOKOLO E., L’Afrique au XXe S. Le continent convoité, Paris, Seuil, 1985, p. 42.
76
BEMBELA I., T., « Crise congolaise et mémoire de violence », in Nouvelles congolaises, n° 030/31, éd. ICES,
2000, pp. 21-50.
77
MBOKOLO E., op. cit., p.3.

24
l’éradication de certaines épidémies et endémies), mais à l’évidence, ce ne fut pas là le mobile
des puissances coloniales, car « c’était la possession, non le développement qui les
intéressait »78.
Ainsi inspirée par la rigoureuse gestion du Congo-Kinshasa, considérée comme colonie
modèle de rentabilité et de stabilité, les puissances coloniales ont appliquée à l’Afrique
centrale des méthodes autoritaires aux élans paternalistes pour asseoir une « économie de
pillage » encadrée par des abus des droits humains. La mémoire collective des colonisés a
enregistré cette période comme « le temps de la chicotte », du travail forcé, de lourds impôts,
des cultures obligatoires, des expropriations foncières79; mais aussi comme le temps de la
déportation spirituelle et culturelle, puisque ayant entraîné l’affaiblissement progressif des
systèmes traditionnels. Il faut dire que cette politique s’est montrée peu soucieuse de la
formation d’une élite africaine et que l’autoritarisme durable est l’un des legs les plus
importants de la domination coloniale à l’Afrique indépendante 80. Les auteurs du corpus, nés
dans leur majorité sous la colonisation, ont connu, d’une manière ou d’une autre, les affres de
celle-ci ; ceux qui sont nés autour ou après les indépendances peuvent être considérés comme
potentiellement nourris d’une mémoire héritée. Le poids de l’héritage colonial, notamment
l’image de la violence coloniale, ne peut donc échapper à ces auteurs surgis comme sur des
tréteaux de la colonisation dont l’avènement a engendré des ruptures, affectant notamment
l’identité des Africains. De telles ruptures ont traversé les temps pour caractériser même
l’après-colonisation, période d’activité des auteurs-cibles, eux-mêmes produits de la
colonisation.
Le second axe concerne, pour les auteurs, leur statut de témoins-victimes de la violence des
indépendances. Il faudrait dire que sur le plan des structures, l’édifice colonial en Afrique
centrale, du fait de ses visées idéologiques et économiques, a entretenu un vide institutionnel
masqué par un rideau de sécurité politique81. Ce vide couplé à l’absence de cadres a placé
l’Afrique indépendante dans une situation paradoxale d’incapacité et de dépendance vis-vis
des métropoles, d’autant que la liberté octroyée par celles-ci à celle-là s’est révélée en vérité
très limitée en raison de la mainmise permanente, visible ou sourdine, sur les colonies. De
plus, les structures économiques héritées de la colonisation sont devenues des obstacles
d’envergure pour les nouveaux pouvoirs africains, les économies africaines ayant acquis
pendant cette période toutes les caractéristiques fondamentales du sous-développement :

78
OLIVER, R., & alii, cités par MBOKOLO E., idem, p. 44.
79
MBOKOLO E., op. cit., p. 45.
80
Idem, p. 42.
81
MBOKOLO E., op. cit, p. 41.

25
« La souveraineté récemment acquise est loin d’avoir conféré aux États africains une
véritable indépendance politique et économique et que ceux-ci continuent de faire
l’essentiel, ou une partie importante, de leurs échanges avec leurs anciennes puissances
coloniales, lesquelles considèrent toujours leurs anciennes colonies comme un domaine
privé »82.

L’équation « après l’indépendance ═ avant l’indépendance » est conforme à la réalité et


inscrit les modes de gestion du colonialisme dans la continuité sous les soleils des
indépendances ; indépendances manquées qui correspondent à une nouvelle colonisation
(néo-colonialisme). Les écrivains retenus dans le corpus portent les stigmates de ce ratage à
plus d’un titre.
En ce qui concerne la violence, l’une des caractéristiques essentielles de la politique
africaine héritée de la colonisation, c’est le recours à la violence qui est bien plus qu’un
simple réflexe ponctuel. Consciente de son incapacité à élaborer un projet de société viable et
à gérer avec efficacité une société aux multiples défis, l’élite africaine au pouvoir se
retranche, comme le colonisateur, derrière un mur de violence dont la vie des auteurs se
ressent.
Le souvenir et l’expérience douloureuse de la violence de la guerre par exemple sont très
partagés par les auteurs : NGANDU, FWELEY et ILUNGA KAYOMBO ne peuvent pas
oublier les guerres tribales orchestrées par l’Occident au lendemain de l’indépendance du
Congo-Belge ; de même que celles (Moba et Kolwezi) provoquées par le régime dictatorial de
MOBUTU, à la fin des années 1970 ; sans compter celles, récentes, déclenchées dans la
foulée de la chute de ce même régime (1996, 1998). DONGALA, TCHICHELLÉ et
DJOMBO ont encore frais dans leur mémoire les récents combats sanglants qui ont déchiré le
Congo-Brazza lors de la guerre civile de 1997, ayant opposé le clan LISSOUBA, président
élu, à celui de SASSOU NGUESSO, président sortant. La violence qui débouche sur la guerre
naît parfois des coups de force ou des tentatives de coups de force, qui sont eux-mêmes autant
d’expressions de la violence qui ont secoué l’Afrique : au Congo-Brazzaville ou au Congo-
Kinshasa, les coups d’État sont aujourd’hui de tristes repères historiques de la politique
nationale83. Les violences policières quotidiennes, qui donnent lieu à des extorsions, à des
arrestations, à des emprisonnements et à des brimades de toutes sortes, ne sont pas non plus
inconnues des auteurs qui les vivent soit dans leur propre chair, soit dans leur entourage.
L’autre aspect de la violence qui filtre des données biographiques des auteurs se rapporte à
leur pratique de l’écriture. Il s’agit de la censure qu’ils affrontent avec courage, mais qui va

82
Idem, pp. 364, 366.
83
Lire PANABEL, J.-P., Les coups d’État militaires en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1981.

26
parfois jusqu’à marquer toute une vie, à valoir la prison, la relégation ou même à risquer la
vie, si elle ne s’arrête pas à étouffer ou à influencer la création. La violence de la censure est
telle que NGANDU a pu dire : « L’écriture dans nos pays se réalise dans le sang »84.
La chaîne de violence peut être complétée par l’exil auquel les écrivains sont parfois
contraints et dont les NGANDU, DONGALA et autres FWELEY savent quelque chose.
L’exil, en tant que conséquence d’une autre violence, est lui-même perçu comme une violence
de trop. Mais si l’exil impose souvent de quitter son pays, cependant il n’est pas que
physique. Il peut être également mental, psychique et valoir, à ce titre, pour tout écrivain
évoluant dans son pays, mais dans des conditions difficiles de privation de liberté. C’est peut-
être le cas des DJOMBO, TCHICHELLÉ et autre ILUNGA KAYOMBO. Le trop-plein de
violence subi ou observé crée chez les auteurs un grand besoin de témoigner de leur
expérience, de dire l’inacceptable. On sait qu’avec tout son déficit, l’Afrique ne peut plus se
payer le luxe de figurer même parmi les pays du Tiers monde, reléguée qu’elle est dans le
« Quart monde »85, régression qui accentue sa crise d’identité et, partant, le malheur de ses
habitants. Le rêve de démocratie s’apparente dans ce contexte à un vœu pieux, les violences
postcoloniales ne permettant pas de satisfaire les exigences idéologique (alternance) et
identitaire qui fonderaient une base solide d’un système démocratique viable. On ne s’étonne
plus que « la violence soit devenue une culture »86 en Afrique et la démocratie, le
« démocratisme », avec toutes les manœuvres dilatoires, tous les artifices et toutes les sales
besognes culminant dans l’extinction de la vie.
Contre une Afrique centrale devenue un enjeu d’affrontements entre les grandes puissances,
contre l’aveuglement identitaire, contre la violence multiforme et institutionnalisée, contre la
misère, contre le chaos, mais pour la paix, le bonheur et la liberté, les écrivains-cibles
semblent bien décidés à témoigner. Car, on peut s’en douter, « les peuples d’Afrique centrale
se trouvent piégés dans des enjeux qui les dépassent, qui, pour le moins, méritent
réflexion »87. Ce regard porté sur les auteurs montrent que ceux-ci, en dépit des itinéraires
variés et distincts, ont en commun des destins croisés qui révèlent dans leur chef une
véritable conscience de l’histoire88 qui les pousse à écrire. L’écriture devient dans ce cas un
acte réel dans le cheminement vers cet idéal de paix et de bonheur qui légitime leur pratique.

84
NGANDU N., P., Citadelle d’espoir, Paris, L’Harmattan, p. 82.
85
AMIN, S., L’empire du chaos, Paris, L’Harmattan, p. 11.
86
BIMBOU, G., & alii, « Le tiers exclu », in Nouvelles congolaises, n°030/31, éd. ICES, 200, p. 6.
87
BRAECKMAN, C., Terreur africaine. Burundi. Rwanda. Zaïre : les racines de la violence, Paris, Fayard,
1996, p. 10.
88
V. NGANDU N., Citadelle […], p. 16.

27
Leur quête est un engagement bien orienté : « la liberté est notre parole unique », conclut Pius
NGANDU NKASHAMA89.
C’est avec cet éclairage que peut être étudiée l’écriture de la violence dans les textes du
corpus. À cet effet, il est utile de circonscrire d’abord les aspects de la violence dans les
différents textes à analyser90.

89
Idem, p. 82.
90
Note technique :

-Les titres des romans de Dongala et d’Ilunga Kayombo, assez longs, seront abrégés dans la présentation dans le
texte, soit Les petits garçons […] pour le premier et Pleure ô pays […] pour le second.
-La référenciation des notes se fera chapitre par chapitre et non de manière continue. Toutes les notes de
référence seront renvoyées au bas de la page pour des raisons d’uniformité de présentation. Pour les textes du
corpus, seules les références successives à plus de deux pages suivront cette disposition, tandis que celles
limitées à deux pages seront intégrées au texte.
-Certaines citations, en raison de leur richesse sémantique, pourront être répétées pour illustrer des situations ou
des contextes différents. Dans ce cas, la référence n’en sera donnée que pour la première fois.
-Dans certaines citations à typographie ordinaire, les termes ou expressions à souligner seront mis en italique.

28
CHAPITRE Ier : ASPECTS DE LA VIOLENCE DANS LE CORPUS
SYMBOLISME DE LA NASSE OU DU FILET.

1. 0 Préliminaires : La nasse et le filet comme instruments de capture


Dans ce chapitre, la réflexion s’attachera à relever les manifestations essentielles de la
violence et à examiner leur fonctionnement dans les textes étudiés. Il s’agira donc d’une
analyse immanente de ceux-ci. L’univers de la violence y sera décrit en recourant au
symbolisme de la nasse et du filet pour mieux faire percevoir la situation des personnages. En
effet, la nasse et le filet représentent des instruments de capture, du poisson pour les deux, et
du gibier exclusivement pour le filet. Le contexte de référence pour l’usage de ces instruments
est ici celui de l’Afrique traditionnelle. D’une manière singulière, la nasse est un instrument
de pêche oblong, fabriqué manuellement et dont l’entrée principale ainsi que les
compartiments successifs sont munis de goulets tels que les poissons qui y sont pris ne
peuvent en ressortir. Leur progression accélérée par le courant de la rivière les entraîne
irréversiblement vers le dernier compartiment, assez rétréci, d’où les pêcheurs viennent les
extirper. La nasse, généralement placée en aval de la rivière, l’entrée principale orientée vers
l’amont, recueille indistinctement poissons et autres petites bêtes aquatiques traqués
progressivement en amont par les pêcheurs. Mais d’une façon générale, la nasse peut être
considérée comme une des nombreuses variantes du panier. Or, dans certaines ethnies
africaines, ainsi que l’illustre FAÏK-NZUJI, spécialiste en étude des symboles africains, le
panier est symbole du pouvoir (royal notamment) et instrument de justice. C’est en fait un
« symbole de l’autorité et de la clairvoyance, de la sagesse et de toutes les qualités attendues
des élus des dieux et des ancêtres »91. L’ensemble des éléments qui le composent (couvercle,
scarabée, anse, corps du panier) concourent à la symbolisation de la notion de protection 92.
Cependant, dans un contexte d’hostilité comme celui qui nous occupe et de surcroît dans la
fiction, cette signifiance symbolique générique du panier serait à prendre dans le sens inverse
de ce qu’elle exprime d’ordinaire, c’est-à-dire à l’opposé de toute idée de protection. On se
rapprocherait ici de la fonction singulière de la nasse : le sens de protection peut être remplacé
par celui de menace, d’insécurité, d’enfermement. Il faudrait observer d’ailleurs que parmi les
éléments constitutifs du panier générique, il en est un qui joue déjà ce rôle d’enfermer, mais
dans un sens positif. En effet, « le couvercle […] symbolise ce qui enferme, c’est-à-dire toute
protection qui consiste à empêcher soit ce qui est protégé de s’échapper, soit ce qui est
91
FAÏK-NZUJI M., C., La Beauté des signes. Pistes et clés pour la pratique des symboles, Louvain-la-Neuve,
CILTADE, 1996, pp. 40-43.
92
Idem, pp. 42-43.

29
nuisible de l’atteindre »93. Dans un contexte symbolique négatif et par rapport à la nasse, cette
fonction correspond au rôle des goulets de celle-ci qui servent à enfermer irrémédiablement le
poisson, non plus pour le protéger, mais bien pour l’exposer à l’étouffement, à la mort. Ainsi,
avec la nasse, le pouvoir de protéger qu’a le panier générique se mue en pouvoir de réprimer
et de tuer.
Quant au filet, il est d’usage dans deux domaines : la pêche et le chasse. En effet, « le filet,
mince tissage, permet pourtant de capturer le gros gibier comme les petits poissons. Il est
donc associé à la ruse et à l’intelligence, mais aussi au hasard »94. Mais dans le contexte
traditionnel africain, le filet est utilisé beaucoup moins pour la pêche que pour la chasse. Un
des exemples de son utilisation est donné par les pygmées, ethnie la plus ancienne en Afrique
et la plus réputée dans le domaine de la chasse. Paul SCHEBESTA explique comment ils s’en
servent :
« La chasse au filet […] est […] une longue battue […] les chasseurs remontent
lentement le sentier […]. Hommes et garçons déploient les filets, en les accrochant par
leurs mailles aux branches du fourré, à des racines ou à des broussailles. Les filets sont
alignés de telle sorte, l’un après l’autre, qu’ils forment un long mur […] les hommes,
portant lance ou battue, se dissimulent derrière les filets tandis que les femmes et les
enfants, en compagnie de quelques hommes et des chiens de chasse, poursuivent leur
chemin, puis se dispersent en une longue ligne et commencent par leurs clameurs à
lever le gibier. On tape sur les troncs avec des bouts de bois, on fouette les
broussailles, et on fait claquer de longues feuilles contre le sol. Le gibier débusqué
court dans le filet, s’y empêtre, et est capturé par les chasseurs accourus […]. La
chasse au filet est sans doute plus fructueuse […] »95.

Pour Jean GARDIN, la chasse « symbolise la victoire par la violence. C’est le symbole des
prédateurs »96. Le contexte de la pêche à la nasse et celui de la chasse au filet se caractérisent
donc par une atmosphère de prédation marquée notamment par des actes de traque conduisant
à l’étouffement, à la mort. Il faudrait relever ici ce que Didier COLIN appelle le « rôle
prédateur » de l’homme « pour faire preuve de sa domination »97. L’univers romanesque mis
en scène par les textes du corpus semble fonctionner selon une telle configuration : il s’y
exerce une violence destinée à asseoir une domination. Cette violence reconvoque
l’atmosphère de traque et d’étouffement caractéristique de la pêche à la nasse ou de la chasse
au filet. Mais la violence dont il est question ici, s’apparente à celle qui s’installe dans la
société dans les conditions observées par René DEVISCH, c’est-à-dire :

93
FAÏK-NZUJI, op. cit., p. 42
94
GARDIN, J., & alii, Petit Larousse des symboles, Larousse, 2006, p. 279.
95
SCHEBESTA, P., Les Pygmées du Congo-belge, Ed. J. Duculot, s.a (trad. De Henri Plard), pp. 135-136.
96
GARDIN, J., op. cit., p. 142.
97
COLIN, D., Dictionnaire des symboles, des mythes et des légendes, Paris, Hachette, 2006, p. 123.

30
« [lorsque] le chef, l’institution, la loi ou le référent collectif et permanent, c’est-à-dire
les dispositifs de l’interdit ou du contact, vacillent. La violence est comprise ici comme
l’essence même de l’anomie, comme l’institution en négatif […]. La violence est
l’ordre même de réalité d’où est abolie toute possibilité de symbolisation : c’est la mise
en suspens du symbolique ; c’est l’incohérence, l’arbitraire envahissant l’espace public
[…]. La violence, c’est ce que le peuple appelle le cycle du serpent, expression par
laquelle il désigne les volte-face et les revirements politiques […], l’anarchie, le
mépris de la légalité et du bien public, et les difficultés de tout genre qui en
résultent»98.

Mais il faudrait préciser encore que la violence dans le corpus étudié prend un certain nombre
de formes que les personnages assument ou subissent dans un contexte de domination très
pesant. L’agencement de ces formes99 de violence se module au rythme d’une écriture
orientée, arquée manifestement vers la qualification des rapports problématiques qui confèrent
à celle-ci un caractère tragique. Celui-ci est perceptible à travers la concaténation des actes de
violence subis par certains personnages (héros). Le processus de violence fait appréhender le
mécanisme de répression depuis l’acte de délation jusqu’au supplice de la mort, en passant par
la traque, l’arrestation, l’incarcération, les sévices de la torture et autre privation de la parole.
Le fonctionnement ce mécanisme dans le corpus impose à l’écriture romanesque des
modalités empruntées au contexte de la pêche à la nasse ou de la chasse au filet. Ces deux
derniers instruments symbolisent ainsi un cheminement d’entonnoir, une progression
irréversible et bien canalisée vers la mort. Certains personnages éprouvés par cette violence
font parfois état de leur fragilité face à l’arbitraire. Dans Le mort vivant d’Henri DJOMBO par
exemple, le héros Joseph Niamo traqué et martyrisé, indique bien à propos: « Je me débattais
comme un gibier pris au piège ou un poisson au bout de la ligne » (p. 52). En fait, le contexte
décrit dans la plupart des textes du corpus est généralement celui d’une dictature politique
postcoloniale servie par un parti unique prépondérant (même en situation de multipartisme),
une justice partisane et une armée de brutes « privatisée ». La seule mission de ces organes
consiste à conforter et à pérenniser le régime en place. Dans un tel univers, la production de la
violence devient toute une culture et même toute une « pathologie »100, parce que la violence
s’y définit comme « forme et instrument privilégiés de l’exercice du pouvoir institué et, par

98
DEVISCH, R., « La violence à Kinshasa, ou l’institution en négatif », in Cahiers d’Etudes africaines, n°s 150-
152, XXXVIII (2-4), 1998, p.453.
99
« Agencement » est pris ici au sens où l’entendent Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI (« Qu’est-ce qu’un
agencement ? », in Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions Minuit, 1975, pp. 145-157),
notamment lorsqu’ils mettent en évidence l’idée de « connexion » ou d’ « intrication » des objets et des
personnages pris non pas dans mais comme rouages d’un système (ici : système de violence).
100
Lire JEWSIEWICKI, B., « Pathologie de la violence et discipline de l’ordre politique », in Cahiers d’Etudes
africaines. Disciplines et déchirures, n°s 150-152, pp.215-226.

31
conséquent, de la lutte pour sa conquête et son contrôle »101. C’est que la postcolonie, que
figure évidemment l’univers romanesque, est « une série de corps, d’institutions et d’appareils
de capture qui font d’elle une régime de violence distinct, capable de créer ce sur quoi il
s’exerce ainsi que l’espace au sein duquel il se déploie »102. La terreur que répandent les
gouvernants montre que l’exercice de la violence est pour eux une méthode de
fonctionnement. Chaque texte du corpus est ainsi construit comme un micro-univers dominé
par un système de pouvoir dont les structures broient le peuple et font ployer toute la société
sous une domination implacable. L’univers romanesque devient ainsi « un monde du triomphe
de la violence et de l’irrationalité où l’humanité est mort-née »103. L’omniprésence d’un tel
système et sa volonté de s’affirmer par des mécanismes et des actes de traque permanents font
de la postcolonie un univers de « violence totale »104. Celle-ci est subie par les personnages
sous des formes multiples, notamment l’incarcération, la torture et la mort qui fonctionnent
comme paliers de l’horreur et soumettent les personnages à une sorte de fatalité. L’univers
romanesque se présente à peu près comme une « figure de la mise en abyme qui va en
s’amenuisant à la manière du blason pour donner cette construction en entonnoir qui revient
sans cesse sous le plume du scripteur et qui a comme signifié l’univers carcéral »105. En fait, il
se déploie comme « un paradigme des fonctions de l’opprimé, dont la trajectoire est
étroitement canalisé, le champ limité par diverses sources d’oppression : environnement
familial, social et politique encercle l’individu, l’accule dans des impasses »106. C’est ce que
fait percevoir l’itinéraire des personnages.
1. 1 De l’incarcération à la mort : parcours de feu
L’atmosphère de traque référée au climat de la pêche à la nasse ou de la chasse au filet est
reproduite dans le parcours des personnages par la combinaison des différentes manifestations
de la violence relevées plus haut. Mais l’analyse n’en examine ci-dessous que trois qui sont
représentatives de la violence faite aux personnages-victimes dans leur cheminement
d’entonnoir.
1. 1. 1 La violence de l’incarcération
101
JANIN, P., & alii, « Violences ordinaires. Violences enracinées. Violences matricielles », in Politique
africaine, n°91, octobre2003, p.5.
102
MBEMBE, A., De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris,
Karthala, 2000, p.140.
103
NGAL, G., Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994, p.97.
104
BIAYA, T.K., « Dérive épistémologique et écriture de l’histoire de l’Afrique contemporaine », in Politique
africaine, n°60, décembre 1995, p.111.
105
MULUMBA TUMBA, J., L’envers de la liberté, l’univers carcéral dans Le Pacte de sang de Pius Ngandu
Nkashama, Franckfurt am Main/ London, IKO-verlag für Interkulturelle Kommunikation, 2007, pp. 174-175.
106
PARAVY, F., L’espace dans le roman africain francophone contemporain (1970-1990), Paris, L’Harmattan,
1999, p.351. Cet ouvrage remarquable et, nous semble-t-il, unique du genre, sera l’une de nos principales
sources bibliographiques vu les nombreuses références que nous y faisons.

32
La violence à l’œuvre dans l’univers romanesque du corpus est une violence politique
produite et entretenue par le commandement107 postcolonial. Parmi les réflexes qui ponctuent
ou achèvent les gestes des agents du commandement, l’acte d’incarcération est l’un des plus
réguliers. Ce réflexe s’engendre de la nature répressive du système établi, elle-même
découlant de la préoccupation de celui-ci de se maintenir au poste au-delà des limites
normales du temps requis pour l’exercice du pouvoir. Cette logique pousse les agents du
commandement ou plutôt leur système à ne s’encombrer d’aucune réserve, d’aucun scrupule
pour réprimer toute tentative de remise en question de son existence. Elle légitime les actes de
traque des « téméraires » ou des « subversifs » et confirme qu’en Afrique, « les pénitenciers
modernes sont restés du côté de la domination et de l’oppression »108.
Ainsi, à l’instar du gibier poussé vers le filet ou du poisson, vers la nasse, les personnages-
victimes de la délation sont canalisés vers la prison, qui est la matrice du mécanisme répressif
et « la manifestation du pouvoir la plus délirante »109. Plus concrètement, les auteurs du corpus
mettent souvent en scène un héros traqué par le commandement en place ; celui-ci déclenche
son système d’incarcération à partir de la formulation des griefs à l’encontre du héros. La
détermination de ces griefs est régie par une logique de délation qui incline à les ramener tous
indistinctement à un seul et même délit: l’atteinte à la sûreté de l’État. Il s’agit ici du plus
grave motif qui soit pour le personnage incriminé. Il faut situer à la base de cet exercice de
délation, la crainte du complot, réel ou imaginaire, le plus souvent imaginaire que réel, qui
constitue un des ressorts du pouvoir postcolonial 110. Puisque la hantise est telle que dans tout
comportement jugé non conforme transpire un complot, ce ressort devient à ce point essentiel
que, pour la pérennité de son pouvoir, le commandement postcolonial le comprime à l’excès
pour produire des thèses de complot destinées à faire activer le mécanisme d’incarcération.
L’objectif est d’entraîner à tout prix le héros traqué vers la prison. La plupart des personnages
majeurs de l’univers du corpus sont ainsi traqués et subissent l’incarcération pour cette raison
d’État. Mais on observe que ces « personnages emprisonnés sont par définition des
personnages-victimes puisque souvent ils n’ont pas commis de crime ou puisque la peine

107
Nous utilisons ce terme dans l’acception coloniale reprise par Achille MBEMBE, c’est-à-dire « en tant qu’il
englobe : les structures de pouvoir et de coercition, les instruments et les agents de leur mise en œuvre, un style
de rapport entre ceux qui émettent les ordres et ceux qui sont supposés obéir, sans naturellement les discuter. La
notion de ‘commandement’ renvoie donc, ici, à la modalité autoritaire par excellence. » (op. cit., p.141).
108
BERNAULT, F., Enfermement, prison, et châtiment en Afrique. Du XIX e S à nos jours, Paris, Karthala,
1999, p.14.
109
DEHON, C., Le réalisme africain. Le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan,
2002, p.183.
110
Lire à cet effet CHEVRIER, J., « L’image du pouvoir dans le roman africain contemporain », in Afrique
littéraire, n° 85, 1989, pp.3-13.

33
subie n’a aucune proportion avec la faute »111. C’est que, comme l’observe Florence
PARAVY à propos des romans des années 1970 à 1990, « la plupart des héros opprimés […]
ne choisissent pas leur destin, mais subissent les lois implacables d’une vie décidée par
d’autres. Il est frappant de constater à quel point le phénomène est récurrent et constitue un
des traits majeurs dans les romans africains de cette période. Ce sentiment de dépossession et
d’impuissance presque totale constitue bien souvent le cœur de la problématique romanesque
et s’exprime de façon privilégiée à travers les fonctions du héros, dont les déplacements ne
sont jamais le résultat d’une libre décision »112.
Le mort vivant d’Henri DJOMBO, texte très emblématique de cet état de choses, construit
ainsi sa trame sur l’histoire de l’emprisonnement de son héros Joseph Niamo : accouru de
Bocaville, la capitale de son pays, le Boniko, pour assister aux obsèques de sa sœur décédée à
Lissongo, son village natal, ce personnage prend la liberté de se promener, en marge du deuil,
sur le pont enjambant la rivière Yohé qui sépare son pays du Yangani voisin. Mais cette
promenade tourne vite au tragique puisqu’avec la présence du héros sur le pont débute le
processus de son arrestation par la police des frontières yanganienne, conduite par le
lieutenant blanc Makaki, de l’Assistance Technique Militaire occidentale. Le discours du
narrateur, qui reproduit l’échange entre Joseph et le bourreau qui l’arrête, permet de saisir
comment le héros est aspiré par la police yanganienne :
«- viens ici ! hurla le Blanc…vos papiers (sic) !
- On ne porte pas de papiers quand on est chez soi…
- vous êtes au Yangani, monsieur ! Où est votre passeport ?
- Et votre carnet international de vaccination ? Votre laissez-passer ?
- Que faisiez-vous sur le pont ?
- Je promenais…
- Vous êtes poète, vous ? Ca alors ! Même les poètes ne sont pas autorisés à
violer les frontières yanganiennes ! […]
- Messieurs les agents, quand vous m’avez interpellé, j’étais de l’autre côté
du pont et de la rivière, en territoire bonikois […].
- Suivez-moi » (pp. 38-40). »

On constate ici que c’est l’arbitraire qui dicte l’arrestation du héros : sans commettre
d’infraction, il est attiré dans le piège de la police yanganienne à la suite d’un acte de
mauvaise foi de la part de celle-ci. En fait, c’est la police elle-même qui le pousse à la faute
(franchissement de la frontière). Le héros lui-même perçoit bien l’atmosphère de chasse à
travers les gestes de ses bourreaux:

111
DEHON, C., op. cit., p.327.
112
PARAVY, F., op. cit., pp.180-181.

34
« Je réalisai que je m’engageais dans un piège qui serait difficile à dénouer. Le policier
blanc fit signe à ses collègues yanganiens, sans doute ses subordonnés. Ceux-ci se
ruèrent sur moi et m’immobilisèrent, sans que j’eusse le temps de faire le moindre
geste de résistance. Le chef me faucha par les pieds […] Ils me placèrent ensuite des
menottes aux poignets […] et me placèrent dans un véhicule stationné à quelque
cinquante mètres de là.
Quand je leur demandai pourquoi ils m’enlevaient, ils se turent simplement […] »
(pp. 40-41).

Le héros Joseph poussé donc au délit, son statut et le motif de son interpellation grossissent
soudainement : le paisible promeneur est déjà « commandant » des mercenaires prêts à
renverser le régime yanganien, du moins c’est ainsi que le présentent ses bourreaux (pp. 42-
43). L’écriture romanesque opère ici comme par dramatisation puisqu’il se produit une sorte
de coup de théâtre doublé d’un effet de surprise qui entraîne un changement dans la situation
du héros : de la liberté, il passe à la captivité ; de l’anonymat, il endosse une notoriété
arbitrairement et soudainement décrétée par les bourreaux. Ces détails suggèrent l’entrée du
personnage dans un univers d’adversité dont il va subir la domination au fil des péripéties.
Le destin de Joseph épouse les méandres de son parcours d’entonnoir, de son incarcération,
après son transfert vers Bandeiraville, la capitale du Yangani. Ce parcours fait comprendre à
quel point ce personnage est soumis à un véritable ballottement carcéral, et permet de mesurer
par ailleurs l’efficacité de l’appareil répressif du régime. En fait, Joseph est incarcéré tour à
tour dans pas moins de dix endroits 113. Le ballottement qui informe au passage de la
multiplicité des lieux de détention, suggère surtout les désagréments du système carcéral subis
par le personnage englué dans l’arbitraire. À travers la succession des actes de violence tels
qu’ils sont disposés dans le texte, on peut remonter tout ce parcours carcéral vertigineux de
Joseph. Dès son enlèvement au poste des frontières, les déplacements du héros suivent un
tracé tordu, en forme de zigzag, où il est traîné de cellule en cellule (v. infra, chap. III). Ce
mouvement continuel permet d’appréhender la fragilité d’un destin traqué et sans issue face à
une machine de violence impitoyable bien en place. Dans Les Fleurs des Lantanas de
TCHICHELLÉ TCHIVÉLA, la situation de l’incarcération du docteur Bukadjo, le héros, est à
peu près identique à celle de Joseph Niamo, du moins dans sa nature (fondée sur l’arbitraire).
Ici, il faut se replacer dans les suites d’une affaire à laquelle on pourrait donner le nom d’un
personnage féminin, Nwéliza, jeune infirmière maîtresse de quelques puissants du régime,
dont ceux-ci voudraient obtenir indûment la réussite à un concours d’admission dans une
école supérieure. Le refus légitime du docteur Bukadjo, responsable dudit concours, de se
plier à la volonté du clan au pouvoir est perçu comme un vrai défi, une offense et une vraie
113
DJOMBO, H., op. cit., pp. 53, 64, 75, 81, 83, 100-101.

35
déclaration de guerre qui passe aussitôt, comme pour Joseph Niamo, pour une affaire
d’intelligence avec les ennemis du régime. La réaction immédiate de celui-ci se traduit par des
actions de traque qui culminent dans l’enlèvement et l’incarcération du médecin :
« Le docteur Bukadjo s’assit au fond d’une estafette noire et rayée de blanc, un
caporal armé d’un pistolet lui passa les menottes aux poignets, les deux inspecteurs
de police s’installèrent à l’avant du véhicule qui démarra […]. Ce four ambulant,
bientôt, s’arrêta devant la Prison centrale. Un militaire en culotte kaki et un gardien
armé d’un pistolet conduisirent le médecin dans une salle étouffante […].
L’interrogatoire […]. Les trois hommes s’arrêtèrent devant une lourde
porte ouverte, on remit les menottes au médecin, la porte se referma […] il décida de
se confier à Dieu […] le docteur Bukadjo invoqua ensuite son père et sa mère, les
priant de l’assister dans cette épreuve dont il discernait bien qu’elle serait longue et
pénible, à la limite du supportable » (pp. 44-45).

La traque du personnage de Bukadjo, dont on peut souligner l’identité, avec Joseph Niamo,
dans la perception de la complexité du drame qui le frappe, est la conséquence de son intégrité
et de son refus de se laisser corrompre par les membres du régime au pouvoir dans son pays.
Comme Joseph, Bukadjo subit aussi un parcours difficile, en zigzag, un cheminement
d’entonnoir débouchant sur un ballottement carcéral. À propos de celui-ci, le narrateur
indique que le « docteur Bukadjo séjourna dans neuf des quinze prisons que compte la
République Libre et Démocratique de Tongwétani » (pp. 125-127). La violence de
l’incarcération que subissent les personnages de Joseph et de Bukadjo frappe également le
héros de Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO: en effet, Justin est un petit
fonctionnaire qu’une somme d’amis propulse à la tête de leur organisation syndicale en vue
de la défense de leurs droits légitimes ; mais l’affrontement entre ce responsable syndical et le
pouvoir dictatorial, très à l’affût du moindre geste de contestation, se solde par un premier
enfermement de Justin, expliqué par le prisonnier lui-même : «Le cachot […] je ne savais
ainsi pour combien de temps j’étais emprisonné. Ma femme, ma famille, mes amis, personne
ne pouvait me visiter. D’ailleurs, tous les miens ignoraient parfaitement où j’étais
emprisonné » (p. 61). Désormais fiché et traqué, le héros Justin connaît une deuxième fois
l’horreur de l’incarcération à la suite d’un acte plus téméraire encore que son syndicalisme : il
a osé écrire un livre subversif. La sanction du pouvoir est immédiate, ainsi que Justin
l’explique : « un bon jour, pendant que je donnais cours à mes élèves, des militaires vinrent
me cueillir, me ramasser […] la jeep […] me conduisait tout droit en prison » (p. 138). Dans
Les Petits Garçons […] de DONGALA, le personnage de Boula Boula est aussi malheureux
que Joseph, Bukadjo et Justin. Il subit semblablement une double incarcération sur l’ensemble
de son parcours : « enfermé de façon arbitraire pendant trois mois », il est une seconde fois

36
« arrêté pour complot contre l’État » et incarcéré « pendant quatorze mois »114. On peut
observer qu’à la différence des héros Joseph Niamo et Bukadjo, qui sont arrêtés une seule fois
mais subissent un ballottement carcéral ; et contrairement à Justin et Boula Boula, qui sont,
eux, arrêtés et incarcérés deux fois sans changer de lieux de détention, on observe donc que
d’autres personnages n’affrontent la violence de l’incarcération qu’une seule fois, la première
et l’unique, et demeurent enfermés dans leur prison initiale. Ce cas est celui du héros Mwana
dans Le Paradis Violé de FWELEY DIANGITUKWA. Une scène très révélatrice de la
répression dans la société peinte dans ce roman montre ce personnage, en sa qualité de
ministre progressiste, dans une posture de dissidence avec son propre régime. En fait, le héros
ministre Mwana organise, dans la deuxième ville de son pays, loin de la capitale donc, une
tribune où le peuple est invité à se prononcer sur la situation sociopolitique du pays. Il pose
ainsi, comme Justin, un acte de subversion et de témérité qui lui vaut la violence du régime.
Les militaires commis à son arrestation lui expliquent : « nous venons de recevoir l’ordre de
vous arrêter illico et, pour éviter le scandale et l’humiliation, le service de sûreté a préféré
vous envoyer des agents en civil […]. Vous aidez l’opposition à s’exprimer librement et sans
qu’elle ne s’inquiète outre mesure […] » (pp. 162-163). Le narrateur constate qu’aussitôt, le
ministre « Mwana est arrêté. On lui pose les menottes aux poignets » (p. 163). Le dernier
roman à parcourir, Le Doyen Marri de Pius NGANDU NKASHAMA, présente une situation
particulière pour le héros Sadio Mobali, arrêté pour avoir uriné près d’une maison
communale. Mais à la faveur d’un concours de circonstances (apparition d’une femme
mystérieuse), Sadio échappe aux bourreaux et aussi à « dix ans de prison réglementaires de
réclusion multipliés par des centuples et des décimales » (p. 54).
L’ensemble des textes du corpus exploitent donc le sous-thème de l’incarcération. Ils
montrent bien que les héros y font face dans un contexte de rapport de forces avec des
appareils répressifs qui les accusent injustement et les traquent. Toutefois, il faut souligner
une différence dans l’exécution de l’acte d’incarcération : chez DJOMBO, TCHICHELLÉ,
ILUNGA et DONGALA, cet acte est posé au bout d’un cheminement qui inclue la torture et
la privation de la parole ; tandis que chez NGANDU et FWELEY, il est posé brutalement
sans que les personnages respectifs de Sadio Mobali et Mwana n’aient été traqués ni torturés
préalablement. Quoi qu’il en soit, les conditions qui entourent cet acte de répression indiquent
que les personnages-victimes sont arrachés à leur liberté et, sans commettre de crime, ils sont
dirigés vers la prison. Ce processus de traque caractéristique symbolise la vision animalisante
et nihilisante que le commandement a de ses administrés. La tendance à incarcérer atteste bien
114
DONGALA B., E., op. cit., pp.62, 156, 161.

37
que la prison est l’une des rares institutions nationales à pouvoir fonctionner à plein régime,
loin de toute référenciation à des normes objectives et de toute prise en compte des principes
de la justice universelle.
L’effet produit sur les personnages-victimes, c’est de les enfermer dans une atmosphère
d’étouffement perceptible au fur et à mesure que l’écriture romanesque, par la relation des
péripéties de cette violence programmée, se constitue en signe : en ramenant ainsi brutalement
les faits de violence sous les yeux du lecteur, elle questionne la conscience de celui-ci. Elle
fait signe de dénonciation en même temps qu’elle signale sa circularité (ressemblance dans la
représentation de l’incarcération dans les textes analysés). L’acte d’incarcération constitue
ainsi un moment capital d’une traque idéologique renforcée par d’autres formes de violence.
1. 1. 2. La violence de la torture
Si, dans la plupart des romans analysés, l’essaimage des structures carcérales suggérait déjà le
degré de cruauté des régimes qui y sont décrits, c’est surtout la pratique de la torture,
corollaire au système d’incarcération, qui en donne la nette mesure, puisque la cruauté trouve
dans la répression un cadre où elle se développe sans limite, comme un pendant naturel. La
corrélation entre ces deux modalités de répression (incarcération et torture) n’est pas fortuite
dans la stratégie du commandement et s’avère donc très performante dans leur fonctionnalité,
dans leur complicité, que l’écriture, en les enchevêtrant, tend aussi à suggérer. L’exercice de
la torture se profile particulièrement comme une véritable science qui dynamise le système
d’incarcération par la mise en œuvre de diverses techniques très éprouvées, dont les cibles
privilégiées sont constituées par le corps et l’esprit (état psychique) des personnages
incarcérés. Puisque « les gouvernants insistent sur la nécessité d’avouer »115, la torture
s’exerce avant tout sur le mode de la violence.
1. 1. 2. a) Torture violente
La violence de la torture animale peut être illustrée dans Le mort vivant de DJOMBO, par
exemple, où le narrateur signale qu’au Yangani où règne une dictature féroce, la torture est
« un art accompli, qu’on enseignait maintenant dans d’autres pays où le pouvoir se voulait
fort, craint et respecté » (p. 123). C’est un art si bien intériorisé par les agents de la sûreté
nationale qu’ils en maîtrisent parfaitement l’exercice dans ses applications multiples. Le héros
Joseph en fait les frais tout au long de son incarcération 116, notamment lors des interrogatoires
qui se déroulent dans des endroits secrets, spécialement aménagés pour martyriser le corps
des détenus. Un de ces endroits, symboliquement nommé « Kilimandjaro » (p.33), effraie

115
DEHON, C., op. cit, p.214.
116
DJOMBO, H., op. cit, v. pp.44, 45 & suiv.

38
Joseph, à juste titre, par l’assortiment de matériel qui le décore. Il faut rappeler que les
systèmes répressifs identifiés dans le corpus se distinguent par la recherche de la vérité, leur
vérité, celle dont ils ont besoin pour légitimer les incarcérations et la torture. Le décor que le
héros Joseph découvre au « Kilimandjaro » est propice à l’épreuve spécifique de torture qui
oblige d’accoucher de la vérité recherchée. Par cette épreuve, les agents des services secrets
entendent vaincre l’obstination de Joseph à leur « cacher cette vérité » (p. 35). C’est ici que
l’on descend dans les profondeurs de la torture qui désacralise la personne du héros et dont les
détails font frissonner. La victime explique ce qu’elle endure :
« Alors […] l’adjudant me fit lever. Se faisant aider de mes gardiens, il m’attacha les
cordes aux chevilles. Ces cordes étaient reliées au plafond par une poulie, deux
hommes en tenaient l’autre bout. Quand l’ordre fut donné, ils tirèrent les cordes.
J’étais à deux mètres du sol, les jambes en l’air et la tête en bas, les membres
attachés dans les cordes et les menottes. Je flottais maintenant dans le vide comme
une bête à l’abattoir. J’eus soudainement mal aux chevilles et aux articulations […].
Je me débattais comme un gibier pris au piège ou un poisson au bout de la ligne […].
L’assistance était calme et sans état d’âme. Elle m’interrogea de nouveau, je répétai
mes réponses en les abrégeant. Je suppliais mes interrogateurs de ne pas me torturer
car je leur avais dit toute la vérité. Ils ne me croyaient pas […].
L’adjudant se mit à me flageller. Mon dos, mon ventre et mes côtes étaient devenus
les cibles préférées et les centres de mes douleurs […].
Mon corps continuait à absorber les redoutables coups qu’il encaissait, sans que ma
bouche eût cédé un seul cri à ceux qui avaient fermé leurs oreilles à la vérité.
Je m’engourdis, mon coeur lâchait. Je m’évanouis » (pp. 52-53).
Comme l’illustre cet extrait, les personnages ou, plus exactement, les agents du pouvoir qui
commettent les actes de torture développent une cruauté sans précédent. Leur application se
situe au-delà du zèle. Elle trouve justification dans le fait du service commandé au sein d’un
régime militaire impitoyable jusque dans ses propres rangs. Mais elle s’explique aussi par la
perspective d’une rétribution conséquente en cas de résultat positif de l’exercice accompli, en
l’occurrence l’obtention de l’aveu de culpabilité attendu par la hiérarchie. La référence
répétée à la situation du gibier pris au piège, ou du poisson au bout de la ligne souligne
l’inconfort du sort des personnages-victimes. Elle signale l’acuité de la traque exercée par les
systèmes de répression. Ceux-ci sont d’une telle richesse que l’insuccès d’une méthode incite
toujours les bourreaux à élever leur génie créatif par l’application d’autres nouvelles
méthodes. On dénombre ainsi, pour le cas de Joseph et à côté des coups et des brimades
diverses, les décharges électriques qui achèvent de ruiner le corps : « La douleur provoquée à
la fois par les décharges électriques, la position dans la quelle j’étais suspendu et les coups de
fouet, était atroce, insupportable. Je plongeai dans le brouillard, puis dans l’obscurité » (p.
80). Une constante se dégage du parcours de Joseph : tous les interrogatoires, toutes les

39
séances de torture se terminent toujours tragiquement pour lui. Le bilan des sévices endurés
indique, en sus des blessures très graves, de nombreux cas d’évanouissement ou de coma qui
lui valent de fréquentes hospitalisations117. La situation du héros Joseph dans Le mort vivant
apparaît comme paradigmatique de celle des personnages des autres romans du corpus. Ces
derniers sont soumis pratiquement aux mêmes méthodes violentes de torture – auxquelles on
peut encore ajouter l’épreuve dite du « whisky » (p. 75)118, avec plus ou moins les mêmes
effets. Un examen patient des conditions d’incarcération du docteur Bukadjo, dans Les Fleurs
des Lantanas de TCHICHELLÉ, montre que ce personnage endure la souffrance de la torture
jusqu’au seuil du supplice suprême. Comme Joseph, Bukadjo entame son calvaire dès
l’instant où il est arrêté, menotté, coincé dans le « fourgon ambulant » de la police, dépouillé
de tout son assortiment vestimentaire et enfermé dans une cellule (pp. 44-45). Son chemin de
la croix se précise véritablement avec les interrogatoires musclés qui débouchent, comme
dans le cas de Joseph, sur un passage dans un lieu secret dont le nom codé donne à lui tout
seul des frissons : la très redoutable « S.V. », que le narrateur décode :
« La ‘S.V.’ ou ‘Salle de Vérité’ est le nom par lequel on désigne la cabine de torture
Quand le docteur Bukadjo y fut introduit, il remarqua l’exiguïté de la pièce, un croc
de boucher fixé au plafond, la présence de cinq militaires chaussés de brodequins
mal cirés, et qui se tenaient debout sur le sol humide, non loin d’un groupe
électrogène » (p. 93).

La « S.V. », qui n’est pas sans rappeler le « Kilimandjaro » dans Le mort vivant de DJOMBO,
se donne à lire comme l’étape ultime du parcours de Bukadjo où, ainsi que le suggère son
nom, les événements ne connaissent qu’une même et unique issue : c’est que le détenu torturé,
quoi qu’il fasse, finit toujours par dire la vérité, mais obligatoirement la vérité commandée
par les tortionnaires, c’est-à-dire la vérité voulue par le régime, la fausse vérité extorquée par
brimades. Cette réputation de la « S.V » se vérifie avec les détails de la scène décrite ci-
dessous par le narrateur. Il s’agit d’une scène où les agents de la torture parviennent à ébranler
la force de caractère de Bukadjo au prix d’atroces sévices (p. 44). On sait que le personnage
de Bukadjo n’est en rien fautif dans le conflit qui l’oppose au clan au pouvoir. Il a été entraîné
dans cette salle de torture sans le vouloir ni le chercher. Il y subit des actes d’incarcération et
de torture qui réduisent sensiblement ses possibilités de vie, puisqu’il frôle la mort (p. 94).
Ces circonstances permettent de comparer sa situation à celle de Joseph. Semblablement,
Justin, le héros de Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, se retrouve englué dans les

117
, DJOMBO, H., op. cit, v. pp. 53, 55, 56, 61, 80, 129.
118
Cette méthode consiste à dessiner un cercle de vertige, un sillon, tout en tournant progressivement l’index
pointé au sol jusqu’à attraper le vertige qui saoule, comme après absorption d’une forte dose de whisky.

40
mailles de la répression. Toutes ses confrontations avec le régime qui domine son pays sont
pour lui synonymes de torture. Sa deuxième incarcération, par exemple, se réalise au milieu
des « engueulades, [des] coups de crosse, de poing » et au bout du compte, indique-t-il, « je
m’évanouis » (p. 138). La sanction de l’«incivisme » de Justin est définie sur mesure : « Nous
allons te polir, te travailler, te refroidir. Tu as du sang chaud » (p.138), lui annonce le chef des
bourreaux qui l’interroge après son évanouissement. De la parole à l’acte, l’exécution,
seulement dans ce domaine, est immédiate. Ainsi, Justin subit la menace et endure d’atroces
supplices qui lui laissent beaucoup d’amertume (p. 138). La même intensité de la torture
relevée dans Le mort vivant de DJOMBO et Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, se
perçoit aussi dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO. Ici, elle plonge même les
victimes dans « une insensibilité à la douleur » (p.134). Le principe dans la société décrite par
ILUNGA est que les châtiments répressifs, qui valent « plusieurs mois, plusieurs années de
prison », sont obligatoirement « ponctués de tortures ». C’est pourquoi le héros Justin
considère la prison comme « un mouroir de prison. [Un] véritable mouroir de la société
kayeyoise » (pp. 42, 64). Emmanuel DONGALA décrit également cette violence dans son
roman Les Petits Garçons […], notamment à travers la mise en scène de personnages
« coupables », « interrogés, torturés, détenus en confinement solitaire» (p.161), avec
application des mêmes techniques usuelles décrites dans les autres romans (pp. 171-172). Les
exemples de torture violente dans le corpus pourraient être alignés à l’infini, mais ceux qui
sont évoqués suffisent à montrer comment le système d’incarcération mis en place par le
commandement postcolonial s’appuie sur cette forme de violence pour servir la répression.
Bien plus, celle-ci use également d’une autre forme de torture qui détruit l’être humain à petit
feu.
1. 1. 2. b) Torture douce
L’imagination des agents de la torture couple les méthodes fortes, violentes, à d’autres on ne
peut plus douces dans leur forme, mais non moins cruelles dans leurs effets, qui s’appliquent
principalement à travers l’alimentation des détenus. Plusieurs textes du corpus montrent en
effet des personnages incarcérés confrontés à un système d’alimentation torpillé, dans le
dessein de leur nuire. Dans Le mort vivant, le système d’alimentation se révèle déficient.
Déjà, dès son incarcération, Joseph ne tarde pas à souffrir de la diminution de sa ration
journalière, avec des effets immédiatement perceptibles. Il en témoigne :
« Mes trois repas furent réduits à un seul, celui du midi, qui consistait en un bol de riz
et un morceau de viande à peine gros comme le poing d’un nouveau-né.
Les gargouillis de mon ventre, habitué à loger une nourriture copieuse, ressemblaient
à un dialogue de mes intestins. Mes entrailles boudeuses me reprochaient de les

41
brimer injustement et me priaient instamment de comprendre que l’intérêt général
était menacé, me laissant deviner ce que je devais faire.
Mes bourreaux comptaient sur mes dissensions internes […] ils appliquaient la
théorie de diviser pour mieux régner […] » (p. 54).

Comme Joseph, d’autres personnages souffrent aussi de la réduction de leur ration. Bukadjo,
par exemple, est soumis à un « régime d’accueil » qui série les privations : « pas de repas,
pas de boisson » (p. 46). Cette situation de diète est également vécue par Joseph dans Le mort
vivant : « j’avais faim et soif […] j’avalais la salive devenue rare […] au septième jour de ce
jeûne imposé […], j’étais avachi, ainsi qu’une loque » (p. 70). Les conséquences de ce régime
punitif se révèlent tout aussi néfastes pour Bukadjo, ainsi qu’en témoigne le narrateur :
« Conformément au « régime d’accueil », le docteur Bukadjo n’eut droit ni à la
nourriture, ni à la boisson ; il lui était interdit de se recréer dans la cour, de se
doucher […]. Mais s’il fut possible de composer avec la faim, il n’arrivait pas à
supporter la soif, si bien qu’un jour, ne pouvant plus avaler sa salive, devenue du
reste rare dans sa bouche qui était aussi sèche qu’un caillou du désert, il but ses
urines. Aussitôt son estomac refoula vers la gorge ce breuvage inhabituel, et le
docteur Bukadjo vomit tout, jusqu’à la bile. […]. Résigné dès lors à mourir, ce qu’à
l’évidence les gouvernants de Tongwétani souhaitaient, il attendit en silence la fin
de sa vie » (p. 81).

La manipulation du régime alimentaire par le pouvoir répond à la volonté subreptice de


torturer davantage. Les personnages-victimes eux-mêmes ont bien conscience de cette forme
de répression. Joseph, qui ne perd pas sa lucidité en dépit de son état de mort en sursis,
comprend parfaitement tout l’enjeu : « On me tuait à petit feu […]. Savait-on que mon état de
[…] fragile convalescence eût pu se détériorer, se dégrader rapidement ? Oui, on savait tout.
On calculait tout. On organisait tout, dans une logique implacable » (p. 70]. Cette logique de
répression produit ses effets puisque Joseph finit par souffrir de « kwashiorkor, de scorbut, de
tout ce qui », explique le personnage lui-même, « s’apprêtait à m’ôter la vie. J’étais atteint de
troubles graves et d’oedème généralisé », y compris d’inanition (pp. 83, 126). Ce régime
alimentaire particulier accroît donc les souffrances des victimes déjà précarisées par la
violence du « Kilimandjaro » et de la « S.V. ». Les personnages brimés ont, comme Joseph,
une juste perception du rapport entre le traitement qui leur est réservé et le sort qui leur est
voué :
« Le régime alimentaire laissé à la guise de geôliers était fait pour compléter ce
traitement, accentuer la détresse des âmes qu’ils aidaient à amorcer la marche
vers la fin de la vie. Gare aux rebelles, qu’on affamait des semaines entières.
C’était pénible de les entendre geindre, pleurer, crier de faim et de soif » (p. 123).

42
La torture s’exerce donc imperceptiblement sur les personnages à travers l’alimentation. Cette
forme de torture est beaucoup plus perceptible chez DJOMBO et TCHICHELLÉ que chez les
autres auteurs du corpus. Par ailleurs, la torture douce procède aussi par des conditions
matérielles d’emprisonnement (insalubrité, inconfort) qui contribuent fortement à la
désintégration des détenus, notamment sur le plan moral. Elle est pénible davantage lorsque
s’y ajoutent d’étonnantes et lourdes peines comme celles que subit arbitrairement, dans Les
Petits Garçons […] de DONGALA, le dignitaire de Boula Boula. Ce personnage est en effet
« condamné à mort avec en prime le bannissement de son nom dans la mémoire du parti et
l’interdiction de le prononcer dans [le] pays pendant vingt ans, le temps d’une génération » (p.
192). La torture douce se traduit aussi par ces contraintes faites aux détenus de s’accoupler
avec les malades du sida, ou même de subir l’injection du sang souillé de ces derniers, ainsi
que cela se passe dans les centres de torture privés textualisés dans Le mort vivant (p.136).
L’ensemble de ces pratiques inhumaines exercent donc immédiatement une torture morale,
telle que les personnages concernés affrontent quasiment déjà la mort, une mort symbolique
que précèdent les faits concrets.
Seuls deux romans, Le Paradis Violé de FWELEY et Le Doyen Marri de NGANDU,
effectuent un traitement différent de cet aspect de la violence. Ils n’exploitent pas la
problématique de la torture avec autant d’emphase. Ils la suggèrent, certes, mais ne la
détaillent pas. Elle est par exemple perceptible à travers les conditions de vie qu’observe le
héros Mwana dans Le Paradis Violé, et dans les conditions de voyage de Sadio Mobali
décrites dans Le Doyen Marri.
On peut noter dans les quatre autres textes du corpus une similitude dans le fonctionnement
des mécanismes répressifs, d’abord en ce qui concerne les méthodes d’action : la répression
s’articule sur la torture violente (bastonnade, décharges électriques, pendaisons, blessures
mortelles, etc.) et la torture douce (régime de diète imposée, nourriture torpillée…) ; ensuite,
en ce qui touche au risque encouru par les victimes : toutes souffrent la douleur des sévices
jusqu’au seuil de la mort, parfois même jusque dans la mort (v. infra). Il semble qu’une vision
globale sous-tende la production d’une telle violence par la torture, ainsi que le perçoit le
héros de Le mort vivant :
« Les tortionnaires se livrent à cœur joie à leur labeur, se donnent du plaisir à faire
souffrir les autres qu’ils prennent pour des sous-hommes […] des choses exécrables
dont ils doivent débarrasser le monde. Partant du principe que le détenu est un
menteur par essence, ils devraient arracher les aveux et extirper la vérité de la chair
comme on extrait de l’amende son huile… La cruauté intrinsèque de ceux qui
prétendent veiller sur la sécurité des biens et des citoyens explique l’application
méthodique dans l’œuvre » (p.77).

43
Ainsi, l’art de la torture repose sur un attirail d’éléments dont la permanence et les
occurrences la rendent perceptible à travers les textes analysés, notamment au fil de
l’itinéraire des personnages concernés par l’incarcération et la torture. La présence de ces
éléments n’est donc pas innocente. En effet, les lourdes chaînes aux pieds, les menottes aux
poignets, les bandeaux aux yeux, les cordes au cou, les fouets sur le corps, les coups de
brodequins aux tempes, les barres de fer, les multiples coups, les blessures, le sang, etc., sont
autant de motifs récurrents de cette torture programmée pour qu’elle succède à la torture et la
douleur, à la douleur. Les victimes de la torture, qui sont en fait des détenus, ont conscience
que la prison est, comme le dit l’un d’eux, un « mouroir » et que la torture, violente ou douce,
les entraîne au bord de ce « trou de la mort ». Car la mort constitue l’aboutissement des
mécanismes d’incarcération et de torture, c’est-à-dire le point culminant de la répression ainsi
organisée.
1. 1. 3. La violence de la mort
Si l’incarcération et la torture se révèlent deux premiers temps forts imbriqués de la traque des
personnages, la violence de la mort constitue l’aboutissement de leur parcours tragique. Il
importe de rappeler à cet effet que les tenants des systèmes répressifs identifiés dans les
différents univers romanesques du corpus sont des « baroudeurs de haute classe » (Pleure Ô
Pays […]), des capitaines (Les Petits Garçons […]), des généraux (Les Fleurs […], Le mort
vivant, Le Doyen Marri), des maréchaux (Les Fleurs […], Le Paradis Violé), bref, des
hommes en uniforme, des militaires qui, ainsi que le déclare le narrateur de Les Petits
Garçons […], sont arrivés au pouvoir souvent par la force des armes (p. 112). Plusieurs textes
du corpus apparaissent ainsi comme le théâtre de nombreux coups d’État cycliques, à
l’exemple du roman de DONGALA (pp. 11-12) ou de celui d’Ilunga KAYOMBO (pp. 121-
122). Ces hommes en uniforme sont tous comme des têtards qui barbotent dans une même
mare de sang. Les régimes qu’ils mettent en place s’appuient sur des « corps » fidélisés,
endoctrinés (armée, justice, parti…) pour semer la terreur et la désolation. Si l’incarcération et
la torture indiquaient déjà une certaine étendue des ravages de cette terreur, c’est surtout la
mort gratuitement donnée qui en est l’expression la plus cruelle.
1. 1. 3. a) Une tradition de sang
La prégnance de la mort dans ces univers s’explique avant tout par une tradition de sang : les
textes analysés montrent en effet que les sociétés terrorisées sont, comme le dit ILUNGA
KAYOMBO dans Pleure Ô Pays […], de vraies « terres de la mort » (p.113), des terres de
meurtres où la mort est présente à chaque pas. Cette omniprésence est du reste inscrite dans

44
une tradition funeste qui oriente l’évolution politique. Les Petits Garçons […] de
DONGALA, par exemple, met en scène un pays gouverné par un régime militaire qui
prolonge une histoire nationale lugubre remontant à l’indépendance :
« […] les trois ou quatre premiers dirigeants qui ont pris la relève des Français
continuaient d’obéir à ces mêmes Français et à d’autres Blancs encore, c’est-à-dire ils
étaient vendus à ce […] qu’on appelait « impérialisme et néocolonialisme ».
C’est pourquoi des jeunes militaires les ont renversés par de nombreux coups d’État,
les ont tués et ont pris leur place. Mais ces militaires-là n’étaient pas bien non plus et
d’autres militaires encore ont fait d’autres coups d’État et les ont tués et ont pris leur
place et ainsi de suite » (pp. 11-12).

Cette tradition de sang connecte des générations aux générations, les régimes aux régimes et
le narrateur la retrouve sur tout le fil de l’histoire de son pays :
« […] moins d’une dizaine d’années plus tard (après l’indépendance), […] les
militaires qui avaient fait le dernier coup d’État contre les militaires qui avaient fait le
coup d’État contre les militaires qui avaient renversé notre premier président par ce
qu’il était un valet de l’impérialisme […] instituèrent la révolution sous laquelle nous
vivions encore ce jour de ma naissance […] » (p. 35).

La logique cyclique de la mort donnée se trouve comme inscrite dans la filiation tragique des
régimes, dans l’histoire ensanglantée de la plupart des textes du corpus. Le Doyen Marri de
NGANDU NKASHAMA plonge ainsi au cœur d’une tradition de meurtres imputés à un
régime tyrannique fasciné par le sang : d’abord meurtres multiples des populations acharnées
à défendre leurs terres contre l’expropriation, mais aussi et surtout meurtres de la première
génération de leaders politiques du pays. Les comptes du narrateur permettent de se
remémorer, de revisiter la litanie de tous ces martyrs :
« Ceux qui avaient cherché à agoniser pour leurs terres s’étaient immolés sans
commisération. Ceux qui avaient voulu s’offrir en holocaustes pour le salut des
multitudes avaient été tronçonnés à la hache, fragmentés comme des morceaux de
pierre ponce. Ils s’étaient donnés aux mânes des grottes secrètes.
Ils avaient été escamotés lors des tours de prestidigitation. D’autres avaient été
immergés dans des cuves immenses sous les baldaquins des despotes sanguinaires.
Leurs ossements se désagrégeaient dans des citernes pleines d’acide. Ils avaient été
dissous, réduits à l’état de vapeurs épaisses qui s’étaient éparpillées en l’air.
Maintenant, les vivants les respiraient par les pores. Ils s’en remplissaient les
Poumons […].
Ceux qui avaient rêvé de pureté et d’innocence, de vérité et de festivité pour l’univers,
avaient déjà plongé au cœur des ténèbres, en dépit de leurs supplications non agrées »
(p. 140).

Ce lien de sang entre le passé et le présent, cette sorte de « ressourcement » des temps
présents dans le sang, est aussi mis en lumière dans Le Paradis Violé de FWELEY qui

45
rappelle que la violence de la mort gratuitement donnée trouve son origine dans l’histoire
même du pays décrit. Le héros Mwana explique le fait dans une lettre adressée au tyran :
« Il est une tendance dans ce pays à « supprimer » les esprits bouillants qui veulent
[…] apporter leur pierre à l’édifice national. Feuilletons […] dans les annales de notre
Histoire […] les pages des deux dernières décennies : révoltes, rébellions, pendaisons,
publiques. Du sang a coulé » (p.58).

Le héros Mwana veut montrer que le vertige du sang qui obnubile le pouvoir a un passé ; un
passé dont le meurtre des opposants politiques constitue un des repères : « […] le pouvoir
pendait encore publiquement ses opposants au pont Kasa. Cette Révolution-là sonnait la mort.
La république de l’horreur était née et il (sic) a fait son chemin en suçant le sang des autres.
Du sang pour survivre » (pp. 89-90). La « révolution » prônée dans la plupart des sociétés
décrites s’ancre donc dans une violence historique, héritée de la colonisation, elle-même
« relation de violence par excellence »119, et sans doute aussi de la fibre traditionnelle120. C’est
apparemment ce double ancrage qui fait que le commandement postcolonial, ainsi que
l’observe le héros Mwana dans Le Paradis Violé, « continue de tuer impunément » (p. 71).
1. 1. 3. b) Le sang des temps présents
La violence héritée par les gouvernants explique qu’ils versent beaucoup de sang sous les
temps présents, c’est-à-dire que cette violence du passé se retrouve de plus en plus au cœur de
l’existence des sociétés actuelles mises en scènes dans les différents textes du corpus. La mort
y est omniprésente et les régimes en place la distribuent sans frais à tous les « indésirables ».
Le sang est devenu en quelque sorte la « boisson » privilégiée des « princes » des nouveaux
temps. Pour ceux-ci, tuer est considéré comme « un des beaux-arts »121. Le sang macule ainsi
l’ensemble des pages des différents romans. Dans ce sens, ILUNGA KAYOMBO brocarde,
dans Pleure Ô Pays […], un authentique pays africain, le Kayeye, où la mort est faite
système sous la férule d’un président sanguinaire déterminé à préserver son trône « par tous
les moyens » et à faire « pièce à toute tentative de déstabilisation ». Le ton très ferme de ses
mises en garde est une claire promesse de mort : « Que les insensés qui conjurent ma perte
sachent que je les attends, de pied ferme, sur le chemin, leur chemin » (p. 115, 32), prévient le
tyran.
La répression annoncée par ce discours culmine dans la distribution de la mort aux citoyens
de tous bords. L’univers du roman en devient un lieu de trucidation où les victimes se sérient :

119
MBEMBE, A., op cit., pp139-140.
120
JANIN P., loc cit.
121
BOULAGA E., F., Les conférences nationales en Afrique noire. Une affaire à suivre, Paris, Karthala, 1993,
p.14.

46
hommes d’église très engagés et leurs proches, jeunes gens contestataires, manifestants
anonymes, prisonniers, femmes, civils, militaires, etc.122.
Il apparaît d’ailleurs inutile de compter les morts dans ce pays : « le nombre de décès va
croissant », constate le narrateur. C’est que, comme s’en scandalisent certains protagonistes,
« sur terre, des hommes dénient à leurs frères le droit de vivre » (pp. 42, 116) et le pays lui-
même tourne à l’envers : le régime du tyran, dans sa soif outrée de sang, en arrive même à
instituer cyniquement un des rares portefeuilles à prétention humanitaire de son
gouvernement, « ministère de la mort » (p. 42). Celui-ci est curieusement chargé de veiller sur
la vie, sous la responsabilité d’un général nommé « ministre de la mort ». C’est justement ce
dernier qui, comme un symbole, ourdit la perte du tyran pour devenir à son tour « le nouveau
président de la vie, l’ex-ministre de la mort » (pp. 121-124). Le narrateur constate, inquiet:
« Une dictature en avait chassé une autre. Les manifestations succédaient aux manifestations.
Et presque toujours, elles se terminaient en débandade, dans les larmes, dans le sang » (p.
137). On voit bien que la filiation des régimes se réalise, ainsi qu’il a été relevé ci-haut, dans
une sorte de rapport cyclique au sang. La mort est dans la culture des systèmes au pouvoir
puisqu’aucun parmi ceux-ci ne se préoccupe de se détacher de sa fascination. Bien plus, ils
en font leur activité de prédilection, leur emblème. Dans ce sens, le système repéré dans
Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO se retrouve aussi dans Le mort vivant de
DJOMBO qui montre « une vie de mort » (p. 81) systématisée par l’ordre au pouvoir. Seul ce
contexte d’un peuple complètement assujetti permet de comprendre les propos d’un
protagoniste à l’adresse du héros Joseph, longtemps retenu en captivité mais finalement
libéré. Cette libération suscite quelque émerveillement dans le chef de certains, même parmi
les hauts gradés de l’armée. Joseph s’entend ainsi dire : « mon frère, trinquons à ta santé, à ta
chance. Des preux comme toi, qui sortent de la mort, je n’en connais pas […] » (p.135), lui
confie un officier de l’armée du tyran. L’aveu de cet interlocuteur du héros Joseph est lourd
de sous-entendu ; mais sous-entendu cependant décodable comme confirmation de la
ritualisation du processus de la mort gratuitement distribuée dans ce pays. C’est dire combien
« donner la mort » est une banalité dans le pays décrit par DJOMBO. La dictature qui y sévit
repose sur un système d’incarcération et de torture aux conséquences très tragiques pour les
victimes : la plupart, sinon toutes, en meurent. Le cas du héros Joseph est une exception,
puisque sa détention débouche malgré tout sur une libération somme toute inespérée. Pour
autant, Joseph n’en frôle pas moins la mort durant son incarcération, sa captivité. Il n’en subit
pas moins la torture : déjà condamné à mort par la cour martiale yanganienne et maintes fois
122
ILUNGA K., B., op. cit, v. notamment pp. 88, 115-118, 36, 64, 119, 55, 61, 105, 98, 69, 108.

47
battu à mort, Joseph s’évanouit une demi-douzaine de fois, sombrant même dans un « coma
total » (p. 56) et ne revenant à la vie qu’à la faveur d’une hospitalisation. Il ne manque pas
d’en concevoir du désespoir, perceptible dans ses interrogations, ses réflexions : « pourquoi
renaître et exister sans vivre ? Oui, mieux vaut mourir que de s’accrocher désespérément à ce
qui ne ressemble qu’à une vie de mort » (p. 81).
Ce fatalisme résulte du fait que Joseph sent la mort omniprésente en lui et tout autour de lui,
dans la prison, mais également au-dehors, dans tout le pays quadrillé par le régime du tyran.
Si Joseph s’apitoie sur l’emprisonnement sans assistance des victimes de l’arbitraire, à
l’image des « comploteurs » que le régime lui prête, c’est qu’il les sait très nombreuses à
courir innocemment le risque de mort. Le narrateur indique même, à propos de ceux-ci, que
leur « liste [était] aussi longue que le tour de la terre » (p. 93). Cette liste concerne toute une
génération de cadres dont le carnage a le préjudice d’engendrer « un désert intellectuel et
culturel dans le pays » (p. 94).
La violence de la mort donnée apparaît également dans le mode de trucidation des victimes,
tel que le héros l’observe par exemple à la prison de l’« île de la mort », qui ne porte pas si
mal son nom :
« Après que le prêtre avait donné l’extrême onction, on ouvrait le crâne des
intellectuels porteurs de calvitie pour y chercher la pierre de la chance qui, selon
la thèse répandue dans les allées du pouvoir, était cachée dans le cerveau. Une
pierre aussi brillante qu’un diamant, sans doute encore plus précieuse, qu’on ne
pouvait extraire que du vivant de la personne. Elle avait la taille du bout de
l’auriculaire. Tant qu’on n’en trouvait pas, comme à la loterie, il fallait continuer à
jouer, à creuser, à chercher le diamant qui avait quitté la terre et les laboratoires pour
se cacher dans la tête de certains intellectuels !
Ce diamant aidait, disait-on, à résoudre tous les problèmes, à accéder au pouvoir, à
devenir beau et riche […]. C’était à qui mieux mieux.
Et les têtes passaient, on espérait trouver sa chance dans la prochaine, et de prochaine
en prochaine, l’espoir grandissait. Quand il y avait pénurie de calvities, alors tant pis !
on regardait dans toutes les têtes […]. Puis, en désespoir de cause, on farfouillait dans
le cerveau pour découvrir la mauvaise bête qu’on assimilait à une fourmi, qui agitait
ou brûlait la tête de ces gens étranges. De ceux qu’on disait insoumis et incorrigibles,
de ceux qui dérangeaient la conscience officielle. On cherchait à soigner le mal,
il fallait le combattre à la racine […] » (pp. 123-124).

Les victimes désignées ici sont les intellectuels. Le ton ironique qui caractérise ce passage
moque l’absurdité d’un système de pouvoir dressé contre la subversion dont ceux-ci seraient
coupables. L’éradication de celle-ci nécessiterait donc de « couper la racine » qui la nourrit, le
cerveau. En fait, le pouvoir s’en prend ici aux personnages qui réfléchissent, ceux qui savent
user de leur cerveau. Car la réflexion rebute les gouvernants, qui la considèrent comme un

48
acte de subversion. Le fait de s’attaquer au cerveau traduit les tensions existantes entre le
pouvoir et les intellectuels, enclins à la critique et par conséquent souvent exposés à la
répression. Un tel système de mort engage et compromet même l’indépendance de l’appareil
judiciaire, qui compte de ce fait parmi les « corps du régime ». Le héros Joseph, pour en
avoir vécu l’expérience, en fustige l’hypocrisie et la collusion avec le pouvoir. Une telle
justice est source de beaucoup de ravages humains qui la souillent justement de sang :
« On cherchait hypocritement à sauver la forme, tandis que l’on sacrifiait le fond.
La loi l’exigeait, alors qu’elle était ignorée… bafouée dans l’essentiel. Après la
parodie de procès, il fallait se conformer ridiculement au rituel prévu pour l’exécution
des condamnés à mort, tandis qu’on laissait crever, comme des mouches, les autres
qu’on égorgeait. Qu’on pendait. Qu’on noyait. Qu’on brûlait. Qu’on décapitait. Qu’on
étripait. Qu’on fusillait. Qu’on assommait. Qu’on crucifiait. Qu’on asphyxiait. Qu’on
poignardait. Qu’on faisait disparaître. Qu’on enterrait vifs » (pp. 107-108).

La justice ignore donc quotidiennement la loi, les droits des individus et les obligations des
gouvernants. Elle n’applique la loi que pour favoriser la mort des condamnés. Par la diversité
des techniques de mise à mort, on mesure l’étendue du désastre humain causé par le système.
L’exercice du pouvoir dans Le mort vivant est sous-tendu par cette culture de la mort
entretenue au nom de la raison d’État. La violence de la mort mise à l’écran par DJOMBO,
TCHICHELLÉ la relaie à son tour dans Les Fleurs des Lantanas. Le régime qu’il y décrit,
répand la terreur de la mort à travers la République de Tongwétani. Sa volonté de survie
incline à la répression violente des actes de subversion souvent fictifs, et ouvre la voie aux
flots de sang ; le sang d’une multitude d’innocents dont la liste est aussi longue que dans
Pleure Ô Pays […] et Le mort vivant. Donner la mort dans ce pays décrit par TCHICHELLÉ
est un acte essentiel au cœur du programme d’action des gouvernants. L’illustration en est
donnée par le cas textualisé du détenu Mazamat Mpélo, opposant au régime, qui « reçoit » la
mort de la main d’un dignitaire, le ministre de l’intérieur Ayi Nama, membre de la
commission d’enquête sur le docteur Bukadjo. Devant celle-ci, le contestataire refuse de
charger faussement le médecin comme le lui demande le pouvoir. Le narrateur décrit le geste
facile du dignitaire pour ôter la vie de l’opposant :
« -Mais, ma parole, tu es têtu, salaud [dit le ministre], tu vas voir ça. Ayi Nama
ordonna aux soldats de maîtriser Mazamat Mpélo ; il se leva, sortit de sa veste un
petit revolver, [il en introduisit le canon dans le] bas orifice d’exonération du détenu
qui cria « Vive l’UDRT. Nous vaincrons » (sic). Le ministre appuya sur la gâchette.
Etonné, le corps de Mazamat Mpélo fit un soubresaut. Le dignitaire regagna sa place
cependant qu’on enlevait au cadavre de Mazamat Mpélo les menottes […].
-Voilà ce qui vous attend, docteur, avertit le ministre, si vous vous obstinez à nier
l’évidence » (p. 88).

49
La mise en garde du dignitaire au médecin témoigne d’une habitude dans l’exercice et le
réflexe est symbolique de la nature sanguinaire, répressive du régime. Seuls la volonté de
puissance et le désir de pérennité expliquent de tels réflexes et de tels actes d’inhumanité qui
n’épargnent personne, ni rien, si ce n’est uniquement l’autorité, le pouvoir voulu total et
personnel. La moindre contrariété de nature à ébrécher cette totalité est vouée à la répression,
à l’éviction. C’est de cette façon que la mort s’installe comme nouveau mode de vie dans la
société. NGANDU NKASHAMA, dans Le Doyen Marri, fait planer la même atmosphère
lugubre sur le pays décrit : une scène de carnage sur le site d’un campus universitaire montre
un régime qui s’est approprié le pays. Fort de ses « Hiboux des brigades présidentielles »
entraînés à « tronçonner les corps des étudiants » (pp.171-172), il sème la mort à la faveur
d’une répression féroce de toutes les velléités de contestation, particulièrement dans le milieu
universitaire indexé comme foyer de critique anti-régime. Le narrateur s’attarde un moment
sur la violence de la réaction du pouvoir à la suite d’un incident sur le campus universitaire :
« Tout autour du campus, des milices sanguinaires patrouillaient et assommaient
les meneurs…la panique saisissait les étudiants à chaque crépuscule, lorsque des
silhouettes de couleurs fauves se glissaient furtivement sous les arbres pour
terroriser…le reste s’était déclenché subitement un matin. Des hélicoptères, des
véhicules blindés, de chars de combat, des mitraillettes de camouflage.
Le campus venait de se transformer en une scène de la mort. Un escadron de
carnassiers s’abattit sur les étudiants. Toujours les mêmes, recrutés sur le contingent
des Brigades Spéciales de la Présidence, entraînés par de mercenaires occidentaux et
des instructeurs israéliens.
Ils portaient des cagoules noires. Ils braquaient de fusils cracheurs de balles sifflantes,
des grenades incendiaires, des lance-flammes terribles. Des revolvers nickelés pointés
sur tout ce qui bougeait dans la pénombre. Ils lançaient des cris de fureur :
Camarad’oh ! Camarad’oh ! Matiti Mboka ! Matiti Mboka ! […]
Ils utilisaient de projectiles de tous les calibres, des barres de fer, des lames
tranchantes. Ils massacraient, tailladaient, amputaient, coupaient à la hache.
Des chairs, des membres, des organes. Des têtes, des cous. Des poitrines […]
La violence bestiale, à la mesure de la détresse d’un pouvoir qui avait érigé la mort et
la terreur en des stratégies imbéciles » (pp.172-173).

Scène apocalyptique, que le narrateur nomme à juste tire « scène de la mort » (p.172), et qui
souligne et inscrit le déchaînement de la violence de la mort dans le programme du régime en
place, non pas comme un acte fortuit, mais bien comme une finalité en soi : l’acharnement à
tuer traduit la volonté du commandement d’exterminer la vie et d’instituer paradoxalement la
mort comme principe de vie. Une atmosphère de fin des temps succède ainsi aux tueries
orchestrées dans le roman autour du héros Sadio Mobali. Le récit du dernier acte rapporté par
le narrateur a d’ailleurs des accents par trop apocalyptiques :
« Sadio n’avait plus le courage de courir encore pour échapper au massacre.

50
Il sortit de la chambre, en traînant les pieds. Il vit le corps de Disengi Elombe
Motokao et celui de Kendio Mwana Popi. Ils tendaient la main pour s’accrocher à la
vie. Une étincelle. Il les tira à lui, espérant les dégager de l’amoncellement des
cadavres. Ce n’était même plus monstrueux. Au fond des couloirs, à côté des dalles,
en dessous des arbustes. L’odeur du sang lui montait à travers les yeux. Tout
s’assombrit en lui. Il ne se rappela plus rien. Le silence autour de lui devenait
sépulcral » (p. 172).

Le déferlement de la violence façonne une réalité cauchemardesque, dans laquelle le héros


Sadio Mobali, secoué par la vue de l’amoncellement des corps cadavérisés, ne peut que
sombrer, s’évanouir. Mais cet évanouissement paraît finalement comme initiatique, puisque le
héros en sort transformé :
« À présent, Sadio était mort. Il avait senti la mort profondément installée en lui […].
La mort était une chose vivante en lui. Elle l’avait arraché du monde des vivants […].
Il avait péri par la force du saisissement […]. La mort elle-même ne l’apaisait plus.
Sadio était la mort à l’intérieur de la mort. La mort installée au sein de sa propre mort.
La mort qui habite dessous la tombe où son corps avait été jeté en pâture…Rien ne
l’étonnait plus. Ni de ce qui écrase, ni de ce qui broie les os. Il semblait qu’il venait de
passer un millier d’années loin d’une terre maudite […]. Mille années pendant
lesquelles la vie avait bouillonné, puis s’était tassée, croupie sur elle-même,
pitoyablement. Avant de s’épuiser tout à fait » (pp. 175-176).

La violence de la mort transforme Sadio Mobali et le plonge dans un délire qui lui confère la
toute-puissance des maîtres du régime. Ainsi, dans la dernière partie du roman, Sadio Mobali,
en tant que médecin d’exception de sa toute nouvelle clinique de brousse, joue, par
mimétisme, à distribuer la mort dans une vision apocalyptique. Devant ses collaborateurs, il
peut dès lors tonner :
« Une clinique où les femmes ne trépassent pas sur la table d’accouchement doit être
rayée de la carte du monde. Elle n’est pas digne d’un personnage aussi important
que le fils de l’Oncle (lui, Sadio). À partir de maintenant, tout cela va changer de
fonds en comble […]. Je vous le promets, solennellement. Vous aurez des morts,
beaucoup de morts. À toute heure et à tout instant » (p. 185).

C’est une véritable obsession de tout dépecer qui va se saisir de Sadio et affecter tout son
discours. Ses nombreuses menaces à l’égard de ses interlocuteurs s’en ressentent : « Taisez-
vous […] ou je vous découpe en menus morceaux » ; « voulez-vous vous faire découper en
rondelles ? » ; ou encore « […] je vous aurai enlevé les abdomens » et enfin « le premier qui
parle […] je lui tranche la tête et je le découpe de mes propres mains »123, etc.
Le médecin Sadio Mobali est à ce point obsédé par la violence de la mort que dans ses plans
de réorganisation de la clinique, les premières affectations qu’il effectue concernent la

123
NGANDU N., P., Le Doyen [...], pp. 180, 181, 184, 186.

51
morgue (p. 182). Aux infirmières qui, en passant, lui déclarent leur flamme, il promet la mort,
souhaitant plutôt les voir « au fond du cercueil » (pp. 187, 183) que dans ses bras.
Le symbolisme de la destruction de la vie reste très prégnant chez Sadio Mobali. Non
seulement il oppose à la notion des « épousailles » celle des « funérailles » avec une solennité
qui fait rimer les deux concepts, mais surtout il n’est rien dans ses propos ni dans ses actes qui
ne se réfère à la mort. S’il visite par exemple la maternité, c’est parce qu’il « espère qu’il y en
[ait] beaucoup qui crèvent à l’accouchement » (p. 185). La préoccupation de Sadio Mobali
est d’exprimer sa toute-puissance à travers l’édification, en lieu et place d’êtres humains
vivants, d’un nouveau monde où règnent non « pas des os seulement, [mais aussi] des
squelettes entiers. Un cimetière d’ossements et de cadavres desséchés » (p. 187). Le geste
qu’il pose en fin de récit en se jetant sur les cadavres de la morgue est proverbial à cet égard.
En fait, Sadio Mobali mime cyniquement le comportement du commandement postcolonial
qui tue inutilement. Comme NGANDU, FWELEY DIANGITUKWA exploite aussi la
question de la violence de la mort. Dans son roman Le Paradis Violé, il pose le problème du
sacrifice inutile de la vie en indexant un commandement despotique qui n’apporte que larmes
et deuil dans le pays mis en scène. Le narrateur y décrit une situation qui se révèle très
particulière : « les hommes meurent comme des fourmis, comme des mouches, comme des
moustiques » (p. 26).
Mais le vertige du sang fait que « le pouvoir continue de tuer impunément » et ses méthodes
d’élimination sont diversifiées, ainsi que l’analyse l’a précédemment illustré : « pendaison,
liste de proscriptions, empoisonnement, assassinat » (pp. 71, 121). Comme dans Le Doyen
Marri de NGANDU NKASHAMA, le gaspillage de la vie humaine crée dans Le Paradis
Violé une atmosphère lugubre qui signale le caractère diabolique du régime: « Le chef a
éliminé ses opposants, il est resté le seul survivant et il fait la loi […]. Seule la mort est
certaine dans ce pays. Elle côtoie la vie et elle est partout » (p. 89). Le massacre des étudiants
sur un campus universitaire, le meurtre d’un enseignant progressiste démissionnaire du
régime ou encore l’assassinat de Zoa, le fou du peuple, illustrent 124 la situation de violence
déplorée par le héros Mwana et qui entraîne le pays dans une véritable « architecture de la
douleur » (p. 65). Le constat est tout aussi funeste chez DONGALA : Les Petits Garçons […]
établit un lien entre les premiers régimes politiques qui ont géré le pays et celui qui est
présentement au pouvoir. Ce rapprochement permet de mettre en exergue, d’une part, le
développement, sous le capitaine président, de cette terreur héritée, les multiples
condamnations à mort (comme celle de Boula Boula), ainsi que les exécutions sommaires qui
124
FWELEY D., op. cit., pp. 103-107, 158, 164.

52
valent au parti unique d’être considéré comme un «parti coupeur de têtes » (p. 89) ; et d’autre
part, semble-t-il, l’identité de tous ces systèmes totalement englués dans le sang. Il faudrait
signaler que l’une des structurations de la violence thématisée par les textes du corpus
débouche sur des scènes de guerre dans Pleure Ô Pays […], ou, à tout le moins, en convoque
le climat dans Les Petits Garçons […] et Les Fleurs des Lantanas (V. infra). L’univers
romanesque du corpus se présente dès lors comme un espace où la mort est instituée en mode
d’existence. Par ce renversement du cours normal des choses, les textes du corpus disent
l’impossibilité de vivre et fustigent cette culture de la violence où, excepté quelques cas
isolés, la mort est souvent distribuée massivement, indistinctement, puisque vrais et faux
coupables, ainsi que de nombreux innocents, en sont victimes. La non-sélectivité dans le
processus de traque et de répression traduit sans doute l’aveuglement et le manque de
discernement du commandement postcolonial. Mais cela pourrait aussi signifier une option
idéologique : pour le pouvoir, « le plus puissant est celui qui dévore le plus de monde […]. La
soif de puissance s’exprime par une soif de chair et de sang »125. Cette distribution massive de
la mort qui anonymise les victimes et qui prend les allures d’un désastre social, reflète l’idéal
du pouvoir qui l’organise. Un tel dessein montre de la part du commandement postcolonial
représenté dans le corpus, une volonté de nihilisation de la société, symbolisée par le rêve
d’un nouveau monde, celui des ossements. On pourrait même parler, en paraphrasant un texte
inédit d’un auteur congolais126, d’un « monde-cimetière », semblable à celui rêvé par un
dirigeant africain dans un autre texte de NGANDU qui ne fait pas partie du corpus : « Oh !
Mes morts ! Mes vénérables morts ! […] j’ai envie que ce pays soit transformé en un vaste
cimetière. […] et j’y arriverai […]. Alors c’est nous, les constructeurs des villes nouvelles :
les villes souterraines »127. Une telle visée expliquerait la perception ou l’organisation de la
société romanesque en espace de chasse; un espace fermé où les personnages traqués n’ont
aucune autre issue que la mort.
Les textes font percevoir ce déchaînement de violence à travers ces différents aspects de la
violence agencés à dessein : placés au centre de l’incarcération, de la torture et de la mort, les
personnages-victimes n’agissent essentiellement que pour lutter contre ces formes de
violence. Leur action est à la fois unique et convergente pour ainsi dire: Joseph, Bukadjo,
Justin, Mwana, Zoa et Sadio Mobali sont tous préoccupés de liberté, individuelle et/ou
collective (pays). Ils ne font que lutter en vue d’atteindre ce seul but. Le cadre dans lequel ils

125
VIBERT, M.-N., « Sony Labou Tansi : entre morts et vivants », in Notre Librairie. Cinq ans de littérature.
1991-1995. Afrique noire. 1 », janvier-mars 1996, p. 112.
126
Il s’agit de Cité-cimetière, pièce de théâtre inédite de NZEY Van MUSALA.
127
NGANDU N., P., Bonjour Monsieur le Ministre, Paris, Silex, 1984 (sous le pseudonyme d’Elimane Bakel).

53
se meuvent (V. infra, chap. III & IV) ne leur permet d’affronter que ces violences. Les auteurs
du corpus construisent ainsi l’univers social comme un espace étouffant où les personnages-
victimes sont soumis à un parcours fatalement tragique, ci-dessus appelé à juste titre
« parcours de feu ». À travers celui-ci, l’écriture de la violence, notamment des actes
enchevêtrés d’incarcération, de torture et de trucidation, dit l’enfermement, l’étouffement et
l’impossibilité pour les victimes de vivre. Mais si les conditions de ce parcours étouffant sont
mises en évidence sur ce premier axe de l’analyse portant notamment sur la délation,
l’incarcération, la torture et la mort, elles peuvent également être relevées sur un second axe
où apparaissent d’autres manifestations de la violence.
1. 2 De la parole interdite à la misère totale
Dans l’univers romanesque représenté, l’atmosphère d’étouffement est aussi perceptible sur le
plan de l’exercice du droit à la parole et du bien-être (confort matériel notamment). On verra
également que l’absence de ces deux éléments offre aux victimes la possibilité de résister au
sort qui leur est dévolu, et donc de produire, à leur tour, une autre forme de violence.
1. 2. 1 La violence due à l’interdiction et à la monopolisation de la parole
Le domaine de la liberté d’expression dans l’univers social des textes analysés est très marqué
par le commandement. Il se révèle un espace privilégié où s’exerce avec acuité la violence du
discours officiel au détriment des personnages de la catégorie du peuple. Ce discours remplit
tout l’espace de la parole en en excluant celui des victimes, notoirement méconnu, méprisé,
interdit. En effet, dans l’ensemble des romans, l’acte de la parole libre, entendue comme un
des principes essentiels de la vie humaine, est complètement obstrué par le mécanisme de
violence du commandement. S’il est vrai que la parole, c’est la vie, certains personnages
importants mis en scène dans l’univers romanesque doivent alors être considérés comme
morts, du moins symboliquement, tant l’usage de cette parole leur est interdit par la violence
du commandement. Celui-ci accapare en effet la totalité de l’espace de la parole de sorte que
les personnages relevant des rangs du peuple s’en retrouvent privés. Cette forme de violence
est vécue à travers la monopolisation de la parole par l’engeance du commandement, ainsi que
le corpus la textualise. Car la jouissance de ce droit fondamental paraît être une exclusivité de
ceux qui commandent le pays. Le peuple, ou plutôt les personnages qui l’incarnent, se
retrouvent dans des structures fermées de non-parole, qui fondent les systèmes de pouvoir et
instituent une espèce de loi du silence visant le peuple, assimilé de ce fait à un ramassis de
figurants humains aphones, contraints à la résignation. La loi du silence quadrille d’interdits et
de contraintes idéologiques les différentes sociétés dépeintes.

54
Dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, cette loi du silence qui traduit la violence
de la privation de la parole, fonctionne à travers un système d’embargos mis en place par le
tyran (pp. 55, 65). Ce système frappe à outrance de multiples secteurs de la vie sociale dans le
but d’empêcher toute expression critique contre le régime. Les victimes se comptent, entre
autres, parmi les femmes, les syndicalistes, au sein de la presse indépendance 128 autant que
parmi les contestataires avérés à qui également « il est interdit, sur toute l’étendue du Kayeye,
de lever la main, l’index et le pouce en frome de V » (p.33). L’univers du roman d’ILUNGA
ploie sous une répression féroce qui réduit progressivement et sensiblement l’espace de
parole. Les réfractaires à cette interdiction de lever la main ont la promesse ferme de voir
« leurs mains amputées de ces deux doigts » (p. 33). De telles dispositions indiquent que
l’interdiction de la parole asphyxie le peuple. La liberté d’expression réservée aux seuls
tenants du commandement et aux institutions qu’ils gèrent, notamment le parti voulu
intouchable et tout-puissant, informe indirectement de l’assignation des personnages-victimes
dans un étau de violence institutionnelle. Le narrateur du roman ne s’y méprend pas lorsqu’il
évoque le parti au pouvoir : « ce parti qu’on ne pouvait jamais prendre à partie. Sous peine de
s’attirer la foudre et le feu. Dans l’impasse kayeyoise, son idéologie passait pour une
religion » (p. 66). L’interdiction de la parole est à ce point prononcée que le système de
contrôle prévoit des « écouteurs » du tyran même dans les cimetières (p.78), sans doute pour
surveiller ceux qui enterrent leurs morts, si ce n’est pour contrôler la parole de ces derniers
eux-mêmes. Le roman indique que la clôture de la parole ne caractérise pas que les temps du
monopartisme ; on l’observe aussi à l’heure du multipartisme, lorsque le nouveau dictateur
maintient le système d’embargos pour compromettre les activités de ses opposants. C’est le
principe même du multipartisme, c’est-à-dire de la libération de la parole, qui est mis en
cause, ainsi que le rapporte le narrateur : « […] les réunions, les manifestations politiques ou
tout simplement à caractère politique [déclare le nouveau président] sont interdites. D’ailleurs,
nous sommes en train de revoir la loi autorisant le multipartisme au Kayeye [poursuit-il] » (p.
128). C’est que, dans cette société, les partis d’opposition sont perçus comme des sous-partis,
des appendices du grand Parti, n’« ayant pour charte que celle du Parti, pour idéologie celle
du Parti, pour programme celui du Parti » (pp. 85-86), et donc pour voix, celle du Parti ;
autant dire qu’ils n’ont simplement aucun droit au chapitre de la parole ou de l’expression de
leurs opinions.
Dans ce contexte de contrôle excessif de la parole, le système atteint parfois un niveau
d’absurdité tel qu’il condamne tout individu qui « oserait publiquement parler en mal parfois
128
ILUNGA K., B., op. cit, pp. 41, 60, 86.

55
même en bien du nouveau roi, du système, du parti » (p. 129). La violence de l’interdiction de
la parole contraint le peuple au mutisme. La parole n’est réservée qu’au seul commandement.
Mais cette parole souvent abusée devient vite logorrhée et transforme le pays en un « empire
du bavardage »129 ou en une « société de beaux parleurs »130. Du dictateur décrit dans Pleure
Ö Pays […], le narrateur signale ainsi les excès de prise de parole pour ne rien dire de
concret :
« Le président aimait à parler. Il ne se passait pas une semaine qu’il ne prononçait un
discours radiodiffusé ou télévisé. Si jamais les mots pouvaient chasser les maux, le
Kayeye serait un paradis. Si jamais les discours pouvaient, comme par enchantement,
développer un pays, le Kayeye serait le pays le plus développé du monde » (pp. 40-
41).
La monopolisation de la parole par le commandement, en condamnant le peuple au mutisme,
l’étouffe. Cet état de chose n’est pas exclusif au roman d’ILUNGA KAYOMBO. Dans Les
Petits Garçons […], DONGALA l’expose aussi à travers la représentation d’un univers
cadenassé, comme celui de Pleure ô pays […], par des contraintes idéologiques qui
interdisent au peuple l’exercice de son droit à la parole. Le narrateur explique comment la loi
du silence instituée dans ce pays par le régime révolutionnaire supprime ce droit : « On
interdit aux gens de prier, de lire, de chanter, de penser et de voyager sans l’accord préalable
du chef de l’État à travers tous les organes de surveillance qu’il contrôlait » (p.12). Comme on
peut l’imaginer, la violence de ces interdictions réserve l’exclusivité de l’usage de la parole à
la catégorie du commandement. La violence qui étouffe la parole du peuple témoigne du
règne de la loi du silence. Celle-ci consacre la toute-puissance du commandement et,
transforme le destin du peuple en jouet. Le texte de DONGALA illustre une telle situation par
la représentation d’un dignitaire comme Boula Boula au faîte de sa puissance, qui s’accorde
les pleins pouvoirs sur ses concitoyens et bloque tout à ses pieds : « […] le Parti dirige l’État
et je suis le représentant personnel du président de la République […]. Je suis devenu la
personnalité la plus importante de ce bourg, de ce district, de cette préfecture. Tout doit passer
par moi […] j’ai le pouvoir absolu » (pp. 98-99). Le syntagme « pouvoir absolu » signifie
notamment que nul parmi le peuple n’a le droit de s’exprimer librement. La mainmise du
commandement sur l’acte de parole devient ainsi un acte de violence contre le peuple.
L’impression que le narrateur se fait en particulier de la gestion de la parole par le président
de la république est significative du niveau de violence corollaire et du degré
d’assujettissement, d’étouffement du peuple : « Jamais dans mon idée […] le chef de notre
révolution ne pouvait être renversé, ni même simplement contesté. Je le considérais immuable
129
BOULAGA E., F., op. cit., p. 17.
130
COUSSY, D., op. cit., p. 95.

56
comme la nature des choses » (p. 203). Le « pouvoir absolu », en vérité parcellaire dans les
mains de Boula Boula, est, dans celles du président, intégral, total. Les droits, tous les droits,
sont à lui, et, par voie de conséquence, à tous ceux qui le servent. On peut dès lors
comprendre la fascination et le sentiment de résignation exprimés par le narrateur. Bien plus,
il y a ici une indication que la clôture de la parole est totale dans le pays ; ce qui tend à
justifier l’impact produit sur le narrateur. Puisque l’application de la loi du silence ne vise
qu’à conforter la position (de violence) du commandement, les personnages qui la subissent
ne peuvent se situer qu’en dehors du cercle de celui-ci, c’est-à-dire dans les rangs du peuple.
C’est pourquoi ce dernier sert de cible privilégiée. C’est du reste par rapport à la loi du silence
que doit se comprendre l’explosion des mots qui, vers la fin du roman, survient dans les rangs
du peuple (pp. 268-227), lorsque le vent du changement (démocratisation du pays) oblige le
pouvoir à battre de l’aile et autorise le peuple à récupérer son droit à la parole. Dans Les
Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, le héros Bukadjo, qui affronte les dignitaires du
régime dans l’affaire Nwéliza, subit la violence de cette loi du silence d’une manière
impitoyable :
«Ecoutez-moi bien, docteur Bukadjo […]. Moi, Ministre de la Santé, je n’ai aucun
service à vous demander. Je vous ai fait venir pour vous ordonner d’inscrire
Mademoiselle Nwéliza sur la liste des candidats qui seront admis au prochain
concours d’entrée à l’EPCPM, un point c’est tout » (p. 23).

La problématique évoquée par ce duel entre le représentant du commandement et le


personnage de Bukadjo, homme du peuple, renvoie à la question que Gayatri Spivak pose et
qui peut être de contexte ici, à savoir « can the subaltern speak ? »131. La réponse est, comme
on le voit dans le texte, que le subalterne ne peut pas parler ; il n’a pas droit à la parole et son
opinion ne compte pas : il n’a qu’à « écouter » et « bien » ; on lui « ordonne » et « un point,
c’est tout »… La production de la parole par le commandement n’admet donc pas de
réplique ; son mouvement à sens unique indique de quel côté se trouve le monopole et le droit
de l’exercer. Le personnage de Bukadjo, qui est en dehors du cercle du commandement, ne
peut prétendre à ce droit qui aurait pu lui conférer un peu d’humanité, le faire exister. Les
injonctions qui lui sont faites ne lui laissent aucun interstice pour placer le moindre mot : «
Taisez-vous, docteur Bukadjo » (p. 23), lui gronde le ministre, lorsqu’il tente d’exprimer son
opinion pour dire la vérité que sa conscience libère.

131
GAYATRI S., cité par BRIERE, E. A., « Comment dire l’indicible. Mongo Beti, la francophonie et le
postcolonialisme », in SAMBA DIOP (direc. de), Fictions africaines et postcolonialisme, Paris, L’Harmattan,
2002, p. 114.

57
La violence de la privation de la parole se module toujours de la même manière, en toutes
circonstances, surtout lors des interrogatoires que le personnage subit en prison. C’est même
un mur d’interdits qu’il y affronte : « Taisez-vous, docteur Bukadjo […]. Vous n’avez pas la
parole » (p. 85), lui signifie un autre ministre qui dresse contre lui un répertoire de contre-
vérités que le médecin voudrait réfuter. « Se taire » et « écouter » sont ainsi les seules
attitudes dictées et autorisées par la pédagogie du commandement. Comme dans Pleure Ô
Pays […] et Les Petits Garçons […], la violence de l’interdiction de la parole couvre
plusieurs domaines dans Les Fleurs des Lantanas. L’expérience de Bukadjo dans l’une des
prisons fréquentées l’illustre bien, lorsqu’il s’entend dire : « […] docteur Bukadjo, il vous est
interdit d’adresser la parole à qui que ce soit, de lire des livres, d’écouter la radio » (p. 126).
La privation des droits de communiquer, de lire, de s’informer rappelle le contexte de
l’alimentation des détenus où de semblables mesures sont imposées aux détenus. La violence
de la parole interdite, c’est-à-dire la violence de la monopolisation de la parole, tend à assurer
la domination de la pensée unique du commandement. Un tel objectif justifie l’état de la
situation dans Le Paradis Violé de FWELEY : « le pouvoir a tué la liberté d’expression » et
« n’écoute personne », constate le narrateur de ce roman ; et par conséquent, « sur la place
publique, la population écoute bouche bée, elle ne livre pas ses opinions. Le pouvoir pense à
sa place » (p. 22). Cette volonté de pensée unique, c’est-à- dire le rejet de la moindre
contrariété, explique les actes de brutalité, tels la dispersion par la police d’une réunion du
conseil des sages dans le village natal du héros ; ou la répression sanglante de l’action des
étudiants contestataires sur le campus universitaire. Le narrateur dénigre cette pensée unique
qui cultive le mensonge. Il déplore que « l’homme qui désire exprimer honnêtement ses
opinions n’[ait] plus de place dans [cette] société »132. Le héros Mwana n’est-il pas arrêté
parce qu’il ose aider « l’opposition à s’exprimer librement » (p. 163), comme il le fait lui-
même ? La mission des cadres intellectuels censés conduire le peuple se trouve ainsi
compromise du fait de leur musellement par la violence. Les conditions générées par la
confiscation de la parole sont telles que l’élite étant réduite au silence, le peuple ne peut
qu’être voué à l’obscurantisme ; il ne peut apprendre et entendre que ce que le
commandement voudrait qu’il apprenne et entende : la vérité falsifiée. Ainsi s’exerce la
violence de la grammaire du parti ou le psittacisme idéologique qu’évoque Denise Coussy133.
On peut voir que dans Le mort vivant de DJOMBO, le désir de conformité à cette grammaire
du parti constitue la motivation de la violence de la parole interdite. On a déjà vu que lors de

132
FWELEY D., op. cit., pp. 37, 103-107, 158.
133
COUSSY, D., op. cit., p. 94.

58
son arrestation, le héros Joseph n’a pas pu être écouté ; sa parole n’a pas été prise en
considération par le lieutenant blanc Makaki : « Votre réponse est maintenant sans
importance » (p. 43), lui indique l’officier, comme pour lui tracer un destin qu’il devra
désormais affronter sur la suite de son parcours carcéral. Cette violence qui étouffe la parole
du citoyen s’inscrit aussi, dans le roman de DJOMBO, dans une vision idéologique diffusée
depuis le sommet de l’État. Si le président dictateur est dit ne pas admettre d’autre parole que
la sienne, s’il ne souffre aucune contrariété et si ses agents de sécurité ont « la main légère sur
le gourdin pour imposer le silence et la discipline au peuple » (pp. 106, 107), il ne s’agit là de
rien d’autre que de cette pédagogie de la loi du silence dont la violence interdit l’exercice
libre de la parole jusque, parfois, au sein même du régime. Le juge qui instruit le dossier du
héros Joseph, par exemple, ne peut, bien que convaincu de l’innocence de celui-ci, exprimer
son opinion profonde à cause de la grammaire du parti. Le narrateur rapporte à son sujet :
« Comme la justice avide de preuves était servie par Makaki, le juge n’eut pas besoin
d’autres preuves. La preuve était là, accablante. Même s’il l’avait voulu, comment
eût-il pu demander justification à l’Ordre dont il n’était que le serviteur ? Comment
l’eût-il pu, dès lors qu’il était interdit de contredire le lieutenant et le général de la
haute assistance technique ? Il se contentait de boire leurs paroles, de suivre leur
logique d’évangile, lui qui respectait son serment d’hypocrite et s’accrochait à
l’obligation de réserve pour ne pas mécontenter le tout-puissant État » (p. 73).

Nul ne peut donc braver la loi du silence, véritable cadre qui inspire l’ensemble des agents du
commandement et anéantit la parole des victimes comme Joseph, son avocat ou d’autres
pensionnaires des institutions carcérales134. La violence du système « interdit de contredire »
tout simplement, mais ordonne de suivre la logique du commandement qui exige en toutes
circonstances, ainsi que l’illustre la dernière injonction du président au héros Joseph pourtant
libéré, « le silence. Le silence absolu » (p. 148). La violence de la parole interdite atteint ici
son paroxysme. C’est justement pour avoir enfreint cette logique du silence, bravé cette
interdiction de la parole, que les étudiants contestataires dans Le Doyen Marri paient les frais
et subissent les pires violences répressives. Mais dans ce roman de NGANDU, la
personnification de la monopolisation de la parole est illustrée, sur le mode parodique, par le
héros Sadio Mobali, un « miraculé » des massacres de l’université devenu « tout-puissant » et
très fier de symboliser ainsi la grammaire du parti (qu’on se souvienne de son auto-
investiture : « Á partir de maintenant, le parti, c’est moi » (p. 186) au point de ne plus ni
pouvoir, ni vouloir écouter ses collaborateurs. La série de menaces qu’il leur adresse,
notamment les «taisez-vous. Ne parlez jamais […] ou je vous découpe en menus morceaux » ;

134
DJOMBO, H., op. cit., pp. 22, 134, 148, 106, 132.

59
« tais-toi […] tu n’a rien à dire » ou « le premier qui parle […] je lui tranche la tête […] » (pp.
180, 186), traduisent une application radicale de la loi du silence qui symbolise l’entreprise de
musellement relevée plus haut par Munyangeyo 135. La situation vécue par les personnages qui,
à l’image de Joseph, Bukadjo ou autres collaborateurs de Sadio Mobali, ne peuvent ni parler
ni être écoutés par le commandement, n’est pas sans évoquer un cas emblématique de
confiscation de la parole décrit dans un texte de NGANDU NKASHAMA. Ici, l’agent du
commandement a une vision excentrique de l’usage de la parole et le proclame avec force :
« Silence ! Qui cause ici ? Il faut laisser parler la plus haute autorité du pays.
Quand je parle, […] on se tait, et on m’écoute. En silence. Avec dévotion. Avec
ferveur. […]. Silence ! […]. L’autorité de l’État, c’est le monopole de la parole.
Seul l’État qui parle haut, et plus fort, est le puissant. […]. Silence ! J’ai dit !
Silence ! C’est ainsi qu’un pays bien organisé comme le nôtre doit marcher. Dans
le silence. Dans le silence […] »136.

Mais le monopole de la parole s’accompagne souvent de celui de la violence :


«Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui parle est le puissant
et le violent. […]. C’est ainsi que le langage nous jette dans la dialectique du
maître et de l’esclave […] seul, le maître parle, parole qui est commandement.
L’esclave ne fait qu’entendre. Parler, voilà qui est important ; celui qui ne peut
qu’entendre dépend de la parole et ne vient qu’en second lieu […] »137.

La politique de musellement du peuple tend à accréditer la thèse de Proudhon selon laquelle


« l’État, c’est le mutisme constitutionnel du peuple »138. Le sens dégagé par ce rapport est
celui de l’inexistence de ce dernier à la suite de la confiscation de la parole.
Cette violence de la parole interdite, dans la mesure où elle concourt à l’anéantissement de
l’être humain vulnérable, au même titre que la violence de l’incarcération, de la torture et de
la mort, est à considérer ici comme l’un des moyens de concrétisation de l’idéal du
commandement. C’est dans ce sens que se développe sa complémentarité avec les autres
aspects du mécanisme de la violence que l’écriture romanesque associe inextricablement.
Par ailleurs, la radicalisation de la confiscation de la parole favorise une grande explosion de
mégalomanie, du culte de la personne ainsi que de la grandiloquence du son (logorrhée,
mensonge). Une telle configuration engendre une autre forme de violence qui donne a
contrario la mesure de la (mauvaise) qualité de la vie du peuple.
1. 2. 2 La violence d’une misère métastasée
135
MUNYANGEYO, T., loc. cit.
136
NGANDU N. P., Bonjour Monsieur […], pp. 26-29.
137
BLANCHOT, M., cité par MALANDA, A. S., in Origines de la fiction et fiction des origines chez Emmanuel
Dongala, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 117.
138
Repris par NZITUSU WA NZUZI, lui-même cité par KANGULUMBA M., W., « ‘Bonjour Monsieur le
Ministre’ de Pius Ngandu Nkashama : une vision tragique de l’Afrique indépendante », in Revue des
Problématiques Africaines, Vol V, n°s 2-3, mai-décembre 2003, p. 18.

60
Les aspects de la violence mis en évidence par le fonctionnement du mécanisme carcéral et de
la loi du silence (incarcération, torture, mort, interdiction de la parole…) convoquent déjà un
contexte de vie inconfortable pour les personnages qui en sont victimes. Mais cet inconfort est
davantage accentué par la violence des conditions d’une existence quotidienne déshumanisée,
due à l’incurie des agents du commandement. La violence prend ici la forme d’une misère
généralisée qui anémie les sociétés romanesques décrites dans le corpus ; une misère
mortifère qui en rajoute à l’asphyxie des victimes. Ces conditions de violence sont telles que
le peuple est devenu, comme le constate le narrateur de Pleure Ô Pays […], un « peuple mal
loti de la terre » (p.49). Celui-ci est englué dans ce que le personnage du fou, dans Le Paradis
Violé, appelle pathétiquement l’« architecture de la douleur », où « le souffle fol de vie
s’égare » (p.65). C’est surtout que « le social est négligé » (p.162) par le commandement
postcolonial. Ainsi, lorsque le peuple évoque l’indépendance, il la regarde toujours comme
« la source de [ses] malheurs », pour reprendre l’observation de l’écrivain camerounais
MONGO BETI139. C’est que pour le peuple, l’indépendance a achevé de convertir la société
en un « pandémonium » (p.163), un enfer, au lieu du paradis promis et attendu. Un des
personnages-victimes du roman de FWELEY déclare ainsi que la violence du commandement
n’a engendré « que la douleur et la misère » (p.162). Un parallélisme peut être établi ici entre
ce constat et l’observation du narrateur de Pleure Ô Pays […] qui trouve, lui aussi, que dans
sa société, la « misère la plus déshumanisante faisait rage, tel un cyclone, arrachant aux
hommes des cris, des pleurs » (p.109). Ce double constat corrobore ce que, dans Le Paradis
Violé de FWELEY, le héros Mwana vérifie quotidiennement sur le terrain :
« Tout suffoque. Tout pue la charogne. Partout règne la pourriture. La pourriture
règne en maître. Tout est pourriture […]. Tout est devenu incertain […]. L’incertitude
est restée la seule certitude. Tout est incertain : manger à sa faim, voyager, étudier,
avoir des ambitions, se soigner à l’hôpital, travailler, vivre, enterrer décemment son
voisin » (p.188).

Ces privations traduisent la faillite et l’irresponsabilité du commandement. Elles constituent


une forme de violence et créent, comme le mécanisme carcéral et la loi du silence, un
environnement de dénuement qui précarise la vie des personnages. En ce qui concerne le
travail par exemple dans les sociétés mises en scène, plusieurs textes du corpus en exposent
d’une manière générale la carence dans l’univers postcolonial représenté. Ils indiquent, dans
des cas d’exception où le travail est encore possible, que celui-ci est accompli dans des
conditions déshumanisantes qui précarisent l’existence. La rémunération notamment n’est pas
adéquate et les travailleurs, « mal lotis », perçoivent, à l’image des petits fonctionnaires dans
139
BETI M., L’Histoire du fou, Paris, Julliard, 1994, p. 13.

61
Pleure Ô Pays […], « un salaire qui n’en [est] pas un » (p.60). Mais un tel état de chose
relève encore d’une situation on ne peut plus heureuse, puisque la pratique la plus courante est
que le salaire ne soit même pas payé du tout : « personne n’a jamais été rémunéré, même pour
la maternité » (p.185), indique l’infirmière en chef d’une clinique de brousse à l’intention du
nouveau médecin Sadio Mobali qui vient d’y débarquer. On pourrait tenir pour symboliques
d’une volonté d’échapper à l’étouffement ou à la lamination dus à la violence de la misère,
diverses actions entreprises par les personnages vulnérables dans le cadre de la lutte pour la
survie. Ce sont des actions d’« auto-oxygénation » qui donnent corps à un système de
débrouille : le « Système D » ou l’« article quinze » ; article unique de la constitution du
peuple qui proclame la débrouille comme exutoire contre le carcan de la précarité ; comme
unique devise pour la survie. Dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, les victimes
du commandement se trouvent dans « une misère des plus noires » (p.21). Seuls le courage et
l’inventivité prônés par cette devise leur permettent de « bosser, boxer dur dans la conjoncture
par trop difficile qui (rend) l’air irrespirable dans ce pays » (p.39), indique le héros Justin.
Lui-même est obligé, en dépit de sa qualification, de se résoudre à brocanter de la friperie
pour survivre. L’acuité de la misère qui enserre le peuple dynamise une infinité de stratégies
de lutte pour la survie. Celles-ci sont à la mesure des privations endurées et, donc, des besoins
éprouvés.
Dans le texte d’ILUNGA KAYOMBO, le « Système D » justifie ainsi, entre autres, la
prolifération des églises de réveil, perçues comme des machines à aumône, ainsi que du
commerce informel140. La peinture que NGANDU fait de la situation ne diffère pas de ce
tableau morose présenté par ILUNGA KAYOMBO. Le pays de Sadio Mobali qu’il décrit
dans Le Doyen Marri est « un pays déchu. Vraiment déchu », qui a même « les pieds dans le
purin » et « pas seulement les pieds. La tête également » (p.178). Face à cet état de
déliquescence significatif d’un processus d’anéantissement, le narrateur de Le Doyen Marri se
montre admiratif du courage et de l’obstination du peuple à vouloir échapper à la misère
étouffante. Le « Système D » vaut pour lui un « miracle naturel et permanent » (p.155),
accompli, de l’avis du héros Justin de Pleure Ô Pays […], « par la grâce du Dieu des
débrouillards » (pp.17-18). Dans ce contexte, il est significatif que la préoccupation des
personnages soit de trouver à manger. C’est que la violence de la misère qui les étouffe a ici le
visage de la faim, comme l’illustre la situation des inspecteurs et des militaires dans le roman
de Ngandu (pp.39, 105); ou comme l’observe Justin à propos d’un phénomène étonnant :
« […] quelque chose de nouveau s’était fait jour dans la capitale kayeyoise :
140
ILUNGA K., op. cit, pp. 26, 29, 92.

62
La mendicité ! Elle avait atteint […] son apothéose. Des milliers de gens, tous
âges confondus : enfants […] jeunes gens […] vieillards […] accablaient les passants
de leurs cris de détresse : « Papa, maman, aidez-moi ! Ca fait cinq jours que je ne
me suis rien mis sous la dent » (pp.14-15).

L’acte de manger constitue donc, comme le signale le narrateur de Le Paradis Violé, une
incertitude « certaine » (pp.19, 88). On peut dès lors comprendre l’attitude du peuple dans
Pleure Ô Pays […], lorsque survient le renversement du régime. C’est qu’un rêve devient
possible : « Enfin, pensait-on, le verbe manger pourrait être conjugué, par tous les Kayeyois, à
la première personne du singulier et du pluriel, au temps présent, le présent de l’indicatif.
Enfin, enfin ! » (p.123). L’espoir de pouvoir « enfin » concrétiser un tel rêve signifie a
contrario que la violence du commandement a longtemps privé le peuple non seulement de
paix et de parole, mais également de pain. C’est en fait dans l’ensemble des secteurs de la vie
sociale et des infrastructures que la violence de la misère se fait percevoir avec acuité.
Les écoles par exemple offrent un visage fantomatique et crasseux. Elles se caractérisent par
le surpeuplement et le manque de matériel adéquat ; ce qui contraint les élèves de s’asseoir
par terre ou sur des morceaux de briques ; et les enseignants, de recourir à la braise et à des
planches de bois kaki pour pallier l’absence de craie blanche et de tableau noir (pp.120-121).
Mais c’est surtout le délabrement de l’institution universitaire, symbole de la ruine du système
d’enseignement, qui expose emblématiquement la violence de la misère, telle que le regard du
narrateur de Le Doyen Marri la perçoit, notamment à travers les conditions d’hébergement
des étudiants à la cité universitaire :
« Les chambres sur le campus comportaient des lits superposés. Ceux-ci
s’effondraient parfois en pleine nuit, dans un fracas de bois brisé. D’autres
se penchaient de guingois, ou ondulaient en un rythme incroyablement précaire…
les montants étaient soutenus par des branches d’acacia taillés en fourches, ou de
morceaux de fer rouillés, ramassés derrière les débarras des garages abandonnés.
Ils étaient reliés par de cordes en raphia tressés solidement. Des clous tellement longs
qu’ils ressortaient avec poésie de part en part, dans le bois fendillé.
Les portes de chambres étaient démontées, pour être transformées en sommiers hâtifs.
Des bancs scolaires pouvaient aussi faire l’affaire… Des vis mal filetées saillaient
bizarrement au-dessus des charnières récalcitrantes. Des pagnes rapiécés étaient
utilisés comme couvertures et draps de lit. Ils étaient parfois rembourrés de
paspalums, de brindilles sèches, de feuilles d’eucalyptus. Ils devenaient alors des
oreillers d’un édredon imaginaire […]. Le grabat des aristocrates, ricanait Disengi
Elombe Motokao » (pp.77-78).

Le narrateur de ce roman observe encore qu’en lieu et place des fenêtres, les bâtiments de la
cité universitaire n’ont plus que « des ouvertures béantes, par lesquelles s’engouffrent des
trombes d’eaux par temps d’orage diluviens » (p.78), lesquelles provoquent une inondation

63
régulière. Mais cet élément d’inconfort est toutefois perçu come un « ravitaillement
providentiel » qui résout temporairement le problème de manque d’eau à la cité universitaire.
Il dispense les étudiants de courir en chercher vers les marigots.
La violence de la misère confère à l’institution d’enseignement une existence surréaliste. Dans
ces conditions, l’université devient le lieu symbolique de toutes les morts : mort physique telle
qu’elle est traduite par l’épisode du massacre des étudiants ; mort intellectuelle signifiée par
l’impossibilité matérielle de concrétiser un projet pédagogique, éducatif, sérieux ; et donc,
mort de tout espoir d’assurer le devenir de la société. Les textes du corpus montrent que
l’institution scolaire ou universitaire n’est pas la seule à présenter un tel aspect de
déliquescence. L’institution de soins de santé reflète la même réalité. Les hôpitaux se
trouvent, eux aussi, dans un état de décrépitude symptomatique d’une dégénérescence
irréversible ; et ce, pour autant qu’ils existent, car les textes analysés en soulignent avant tout
l’absence dans une bonne partie du territoire national. Un paysan déplore ainsi, dans Les
Petits Garçons […], cet état de manque : « Nous souffrons beaucoup dans les villages. Il n’y a
pas de service de santé, il n’y a pas de médecin et nos enfants meurent chaque jour de
paludisme, de sida et de diarrhée » (p.118). Le manque est général, comme s’en rend bien
compte le docteur Bukadjo dans Les Fleurs des Lantanas : « […] plusieurs villages [n’ont]
pas de dispensaires » (p.180). Toutefois, là où ils existent quand même, les hôpitaux sont en
général dispendieux, sous-équipés, de véritables « cloaques », à l’image de l’établissement où
le héros Justin se fait soigner d’un accès de paludisme dans Pleure Ô Pays […] (p.77). C’est
aussi le cas de l’hôpital qui fait face à la résidence du docteur Bukadjo dans Les Fleurs des
Lantanas (pp.149-150).
Mais le paradigme de la ruine des infrastructures hospitalières est probablement fourni par la
clinique où, dans Le Doyen Marri, Sadio Mobali débarque en tant que nouveau médecin.
Le tableau que l’infirmière en chef brosse à son intention figure le chaos de toute l’institution
de santé du pays:
« Nous sommes quinze infirmiers et infirmières, plus trois laborantins […].
La clinique a une capacité potentielle de mille lits, mais personne n’arrive à compter
les malades. Il y en a partout, une dizaine de mille. Nous ne disposons plus de
fichiers. Les patients amènent la natte et couchent parfois près du couloir. […].
Les services se mélangent tout le temps, et les infections se transmettent cordialement.
La grande convivialité des bacilles et des bactéries de tous les calibres. Les cas ne se
comptent plus. Des spécimens de toutes sortes. Il nous arrive de procéder à des
opérations chirurgicales, pas toujours bénignes […]. Même un gardien de la morgue
peut pratiquer une césarienne […]. Nous connaissons des problèmes énormes. Pas de
médicaments, pas d’instruments de travail […]» (pp.184-185).

64
La conséquence de ce déficit imputable au commandement, pouvoir organisateur de la
politique de santé, se traduit par une série de morts. La violence de la misère ainsi entretenue
concourt à l’œuvre de destruction vers laquelle convergent tous les actes de ce même
commandement. Les effets de la violence de celui-ci sont perceptibles partout : il en est des
domaines du travail, de l’enseignement, de la santé, de l’alimentation, comme des
infrastructures de communication. Dans ce dernier domaine, les routes par exemple n’existent
généralement plus et les paysans éprouvent les pires difficultés à évacuer leurs récoltes vers
les centres commerciaux, comme le montre bien le roman de DONGALA (p.118). C’est que
tout est à l’image de ce qui se passe dans la société décrite par ILUNGA KAYOMBO : « la
route [a] perdu presque tout son macadam. Ensuite, elle [est] criblée d’énormes trous qui
[rendent] pratiquement impossible l’observance du code de la route ». Partout, ce ne sont plus
que des « routes cahotantes et bourrées d’un nombre incalculables d’ornières. Des ornières
dans lesquelles s’abîment les amortisseurs des véhicules » (pp.15, 17). Il n’est pas, dans Les
Fleurs des Lantanas, jusqu’au sable et aux herbes qui ne se disputent les voies de circulation
(p.131). Même les engins utilisés comme moyens de transport dans le cadre du « Système D »
témoignent d’une violente empreinte de la misère sur la société. Ce ne sont que des épaves
déclassées dont l’utilisation relève moins de la folie ou de l’inconscience que d’une situation
du fait accompli. Le Doyen Marri de Ngandu montre ainsi que les « bus » utilisés par le
peuple sont devenus de vieux camions poussifs ; les voitures, des « poussamatiques » ou des
« soukoumatics », et les trains, des locomotives « poussamatiques »141. Le témoignage du
héros Justin attendant un moyen de transport au terminus d’une ligne urbaine dans Pleure Ô
Pays […] d’ILUNGA, tend à accréditer cet état de choses :
« […] un autobus apparut. Mais quel autobus ? Une carcasse, dangereusement penchée
vers le côté droit, avançant péniblement. Sans pare-brise. Sans phares. Avec des
planches à la place des vitres […] toute la foule, comme un seul homme, se porta, au
pas de course, vers ce machin qui devrait normalement être mis hors service […] »
(p.19).

Le héros Justin relève en outre que la pénurie de carburant condamne ces engins à rouler
grâce à des « mixtures indéfinissables […] mélangeant le mazout avarié à l’essence volatile
des moteurs d’avions ». Ces mixtures sont vendues le long des « routes » par les « Kadaffi »,
des « pétroliers » de fortune (p.55).
L’inconfort est encore accentué par des conditions de voyage autrement étouffantes et
surréalistes : les passagers sont contraints de voyager « entassés », « sardinés », observe le

141
NGANDU N., Le doyen […], pp. 146, 154-155, 67.

65
héros Justin. Ce dernier est, lui-même, auteur d’une similaire expérience de promiscuité qui
témoigne de l’impact féroce de la misère sur ces engins identifiés à des « cercueils
ambulants » :
« J’ai voyagé à bord de l’un d’eux. Bondé de tout : chèvres, poules, sacs de maïs, de
patates douces, de haricots, de manioc, colis de poisson, et tout le bataclan,
ce camion était moche à vous donner la nausée. Quand ça roulait, vous aviez
l’impression que le moteur allait s’éteindre d’un instant à l’autre. Il y avait de quoi
dire amen […] à une phrase écrite sur l’autocollant dans une cabine de ce triste engin :
« Ce camion roule par la grâce du Dieu des débrouillards » (pp.17-18).
On pourrait multiplier les illustrations de l’empreinte de la misère sur les conditions
d’existence imposées au peuple par la violence du commandement ; mais celles qui précèdent
suffisent à conforter le constat de la généralisation de cette violence dans tous les aspects de la
vie du peuple. Dans ce sens, l’énoncé qui clôture le témoignage de Justin permet de
comprendre l’activation du système de la débrouille au regard de cette violence multiforme.
La férocité de la misère dans les différentes sociétés décrites dans les textes du corpus est
ressentie comme une forme de violence imputée au commandement postcolonial. Car celui-ci
jouit d’un confort qui contraste avec le sort du peuple. Ce commandement arriviste s’illustre
notamment par des mœurs « vévéfiques »142. Il établit avec le pouvoir un rapport
d’appropriation et considère par conséquent sa position de pouvoir comme une position de
consommation143. En fait, pour le commandement postcolonial, le pouvoir est perçu comme
un espace de redistribution des privilèges de toutes sortes, faisant de l’État une sorte de ce que
Michael Rowlands, à la suite de Jean-François Bayard, appelle « arena for promotion of
interests »144. C’est que le commandement postcolonial, souvent constitué d’individus à peine
sortis de la mouise, se trouve très vite et complètement sous la pression d’une ethos de
consommation145. La violence d’une telle pression est telle que ceux-ci « privatisent » l’État.
Ils réduisent l’exercice du pouvoir à ce que Bayard appelle justement la « politique ventre ».
Celle-ci, inspirée par une interprétation orientée de la tradition (cf. proverbe: « la chèvre
broute là où elle est attachée »), devient une forme de gouvernementalité généralisée. Elle
renvoie globalement à des pratiques centrales de manducation et d’escapades qui, elles-
mêmes, constituent une prise de position à la fois sur l’existence et particulièrement sur la
conception du pouvoir. Cette prise de position est sans doute dictée par l’état de manque qui

142
Le terme « vévéfisme » et l’adjectif « vévéfique », qui en dérive, sont des créations que nous avons forgées
dans le cadre de ce propos. Leur explication apparaît dans la suite de l’analyse.
143
Lire à cet effet BAYARD, J. F., L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.
144
ROWLANDS, M., « Sorcery, power and the modern state in Cameroon », in Man, new series, vol 23, n°1,
1988, p. 118.
145
BERNAULT, F., & alii, « Dynamique de l’invisible en Afrique », in Politique africaine, n° 79, octobre 2000,
p. 11.

66
caractérise la postcolonie. Dans ce contexte, la lutte pour le pouvoir s’apparente à un combat
pour les richesses. Les positions de pouvoir elles-mêmes deviennent, pour un commandement
postcolonial arriviste, les voies prioritaires d’accès facile à l’appropriation, à l’accumulation.
Le commandement postcolonial ne tarde pas, de ce fait, à déployer des réflexes de véritable
aigri lancé comme dans une entreprise de récupération du temps perdu dans la mouise. Ainsi
naît le phénomène du « vévéfisme » observé en littérature africaine dès le lendemain de
l’indépendance146 et qui désigne la ruée caractéristique du commandement vers les biens
matériels, les biens de consommation. Cet engouement constitue une espèce de mode
« VVF »147 ou « VVVF »148, c’est-à-dire, ainsi que le résume bien la critique, « les villas, les
voitures, le vin, les femmes »149. Les sigles « VVF » et « VVVF » sont le condensé de la
prospérité tant recherchée par le commandement. Le terme « vévéfisme », forgé à partir de
ceux-ci, définit donc l’inclinaison du commandement à « posséder », pour sa jouissance
personnelle, ces « objets » de plaisir, auxquels devrait naturellement s’ajouter l’argent et qui
le fascinent tant. Vu sous cet angle, le confort matériel du commandement contraste avec
l’état de paupérité du peuple, telle que les différents textes du corpus la représentent. La
violence de l’ethos de consommation, en ce qu’elle conduit à la « privatisation » du pouvoir et
assure une suprématie économique par rapport aux sujets, engendre dans le chef du
commandement des mauvais réflexes d’autoprotection ou de défense. Ces réflexes se
traduisent principalement par l’institutionnalisation de la violence comme unique type de
rapport avec le peuple.
« Le moteur […] de la brutalité postcoloniale se trouve être l’inscription de la relation
politique entre les gouvernants et gouvernés dans un ordre symbolique largement
partagé. Cet ordre est gouverné par deux sortes de pulsions : d’une part le désir illimité
d’acquisition des biens et des richesses […], et de l’autre l’abrutissement dans la
jouissance […], c’est-à-dire dans une économie de la somptuosité et une politique de
la volupté héritées des imaginaires coloniaux et ancestraux de gouvernement dont elles
se nourrissent »150.

La volonté de jouir seul du pouvoir, c’est-à-dire de servir son « propre intérêt », entraîne la
production d’une énorme violence en vue de marginaliser méthodiquement le peuple et de le
confiner dans un espace de la mort. La misère analysée, qui traduit l’absence délibérée de

146
Notamment par Félix COUCHORO et Ousmane SEMBENE qui, respectivement dans L’homme à la
Mercédès et Xala, livrent une peinture féroce de mœurs « vévéfiques » du commandement postcolonial. Daniel-
Henri Pageaux revient également sur le phénomène dans un article intitulé « O monde, mon beau peuple. Nation,
continentalité et internationalisme », in Notre Librairie, n° 84, juillet-septembre 1986, pp. 78-85.
147
V. KAZI-TANI, N. A., « Pour un nouveau discours africain », in SAMBA DIOP (s/direc. de-), Fictions
africaines et postcolonialisme, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 45.
148
LABOU TANSI, S., La vie et demie, Paris, Seuil, 1979, p. 36.
149
KAZI-TANI, N. A., loc. cit., p. 45.
150
MBEMBE, A., op.cit., introduction, pp. xix-xx.

67
volonté politique de progrès social, se révèle bien un acte de violence de la part du
commandement représenté dans les textes. C’est un acte de plus qui s’ajoute au panel déjà
constitué par les actes d’incarcération, de torture, de privation de parole et de trucidation.
Tous ces actes amenuisent quotidiennement le schéma de vie du peuple. Ce rétrécissement
tragique de l’existence, les personnages-victimes du commandement le subissent cruellemnt.
Il va sans dire que l’ensemble des actes de violence suscitent in fine une réaction également
de violence de la part de ces mêmes victimes qui, saturées de domination, n’en peuvent plus
de continuer à faire de la figuration au « poste d’êtres humains ».
1. 2. 3 La violence née de la résistance
Ainsi que l’analyse vient de l’illustrer, tous les textes décrivent, à quelques nuances près, la
violence protéiforme qui asphyxie les sociétés mises en scène dans le corpus. Mais aussi
étouffants que soient les régimes de terreur générateurs de cette violence, le peuple saturé de
précarité et de répression à outrance, ne se laisse pas totalement anéantir. Il tente, pour ainsi
dire, de briser le masque de la peur et de la résignation pour se dresser contre ces systèmes
autocrates : à la violence de ceux-ci, il oppose une résistance également de violence illustrée
par quelques actes assumés par des personnages-victimes. Cette résistance part de quelques
gestes ponctuels, d’une violence relative, mais d’une portée symbolique nette. On peut ainsi
lire dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, par exemple, une séquence qui met en
scène les habitants du petit village de Ntangu, dont le personnage du docteur Bukadjo est
originaire. Ceux-ci lynchent un autre personnage proche du pouvoir, en l’occurrence Gazi
Yana, ex-maîtresse du médecin devenue l’épouse d’un dignitaire du régime, le ministre
Motungisi. Or, c’est cet ancien préfet qui a ourdi la mort de Bukadjo. Pour les villageois, il est
le symbole d’un régime honni qui les a oubliés et, pire, le meurtrier qui a causé la déchéance
ainsi que la perte de l’un des leurs. La violence du peuple se nourrit donc de haine et d’esprit
de vengeance. Elle se produit au moment où Gazi Yana offre de leur construire un hôpital. Le
refus est brutal : « Nous ne voulons pas de votre hôpital […] Nous n’accepterons rien d’une
bordelle qui a fait tuer notre docteur pour vivre avec son assassin ». Le narrateur indique dans
quel sens se développe l’affrontement :
« […] un homme costaud et de grande taille […] se fraya un passage jusqu’à Gazi
Yana […], lui cracha au visage et lui administra un soufflet. Aussitôt la foule excitée
s’abattit sur elle ; elle l’écrasait de coups […]. Elle était couverte de poussière, ses
cheveux étaient ébouriffés, ses vêtementsdéchirés, elle saignait abondamment au
visage […] » (pp.215, 216).

Cette forme de résistance violente très symbolique est aussi le fait des étudiants contestataires
dans Le Paradis Violé de FWELEY: ils « molestent […] trois parlementaires qui ont osé

68
applaudir le Chef de l’État», avant de s’en prendre à deux autres personnages proches du
cercle du pouvoir. Ces affrontements sont toujours physiques : « […] on en vient aux mains.
Une bagarre violente. Les étudiants s’en prennent à la fille. À travers elle, c’est tout le
système dictatorial qu’ils veulent détruire » (pp.104-105). Dans Les Petits Garçons […] de
DONGALA, la brutalité du commandement appelle une réaction du même type : dans la
foulée de l’arrestation de l’instituteur père du narrateur, les forces de l’ordre essuient des
projectiles et autres coups au moyen de leurs propres matraques confisquées par la foule en
furie (p.217).
Mais si ces actes de résistance sont rares, d’autres s’inscrivent dans un projet plus ou moins
structuré et d’une envergure beaucoup plus expressive. C’est le cas des partis politiques
d’opposition qui confèrent à leur résistance une dimension ouvertement militaire.
Le parti de l’opposant Soleil dans Pleure Ô Pays […] en constitue le paradigme : ses
affrontements avec la soldatesque du régime connaissent certes des fortunes diverses, mais sa
résistance reste légitimement motivée :
« À l’ouest du pays, les hommes et les femmes refusaient de pleurer. Si pleurer
est lâche, comme a dit le poète, se résigner l’est davantage.
Les compatriotes de l’Ouest venaient de s’en rendre compte. Massivement, ils
décidèrent de crier halte. Halte à la bêtise. Halte au travail macabre du rouleau
compresseur du régime. Halte à…
À la tête de ce mouvement de protestation, un ancien ponte du régime …
Toute la population occidentale du pays ne jurait désormais que par lui.
Une bonne partie de militaires le vénéraient et promettaient […] de lui prêter
leurs mains armées. Pour que, disaient-ils, la voix des armes fasse enfin place à celle
des urnes au Kayeye » (p.67).
La violence qu’amène la résistance armée du parti de Soleil s’opère, entre autres, par des faits
de brutalité illustrés par « la banqueroute totale du petit nombre de militaires restés fidèles au
chef (tyran) » ; ou, du moins, par l’amputation quotidienne des effectifs de la garde de celui-ci
(p.69). Dans Le Doyen Marri, on pourrait également considérer comme symbolique d’une
résistance violence, l’action de Sadio Mobali dont le roman n’annonce que le résultat :
« Les tyrans qui avaient torturé son peuple avaient été dépecés et réduits en cendres, il
sentait en lui un souffle véhément qui le soulevait, jusqu’à atteindre les cimes les plus
élevées des montagnes. Il avait lutté contre les dictateurs sanguinaires. Il avait vaincu
les monstres. » (p.198).

La violence de la résistance du peuple se donne à lire en fait comme une réponse à la violence
institutionnalisée du commandement. On voit aussi que la résistance des victimes prend
parfois corps à partir des postures physiques ou d’autres réactions verbales pacifiques,
individuelles (cas du héros Joseph torturé mais qui ne crie ni n’avoue un crime non commis)

69
ou collectives (manifestations de rue dans le style démocratique), qui ne sont pas examinées
ici. La violence des victimes montre en fait les limites que l’on peut établir entre la catégorie
du commandement et ses victimes. C’est que les positions des personnages deviennent
interchangeables (V. infra). On peut, par rapport à l’enjeu du progrès social, s’interroger sur
le bien-fondé de la représentation d’une violence répondant à une autre ; se demander si
l’option de la résistance pacifique, qui tend à ramener sur la voie de la conscience et de la
raison, ne serait pas la meilleure option qui aurait la caution des auteurs du corpus. Quoi qu’il
en soit, la résistance des personnages-victimes est une réaction qui signale l’excès de violence
et de domination de la part du commandement ; excès qui entraîne un climat d’étouffement et
compromet le destin des victimes.

70
Conclusion partielle
Ce chapitre consacré aux aspects de la violence, tels qu’on peut les percevoir dans leur
fonctionnement dans les différents récits, montre que cette violence est décrite comme un
phénomène cardinal auquel sont soumis les différents univers romanesques dépeints. Ce
phénomène cardinal est perceptible dans une sorte de cheminement à étapes correspondant à
des séquences successives d’un schéma tragique. Il se trouve que l’univers postcolonial est
représenté surtout comme « une économie de mort » où domine « l’esprit de violence »151.
Cette dernière s’y exerce sous le mode de la chasse à l’homme menée par les personnages de
l’ordre du commandement. Dans la quasi-totalité des univers romanesques décrits, ainsi que
l’illustre la situation des héros ou de certains personnages principaux, la violence naît au
départ d’un acte de délation. Celle-ci rend invariablement les personnages qui en sont
victimes, coupables d’un grave délit contre l’État (atteinte au régime en place). Cela indique
que cette violence s’exerce au nom de la raison d’État. Elle est donc institutionnelle. La
délation, qui en est la première forme, enclenche une traque tous azimuts débouchant elle-
même sur d’autres formes de violence : l’arrestation, l’interrogatoire musclé, la privation de la
parole, l’incarcération, la torture, puis la mort, réelle ou symbolique. Des actes de violence
comme la privation de la parole et la torture sont omniprésents sur le parcours des
personnages-victimes, particulièrement dès l’instant de leur arrestation. Toutes ces formes de
violence se développent dans un contexte général d’une misère sociale très aiguë qui accroît
l’acuité du phénomène de la violence. Le cheminement des personnages-victimes ressemble
ainsi à un étau de violence et n’a d’autres repères que les actes ou les moments de violence
qu’ils subissent ou qu’ils vivent. Ainsi, dans les différents récits, leur trajectoire peut se
dessiner sur la base de ces actes de violence qui en sont comme des séquences successives,
parfois enchevêtrées, emboîtées : délation (sq 1), traque (sq 2), arrestation (sq 3),
interrogatoires, torture et privation de la parole (sq 4), incarcération, torture et privation de la
parole (sq 5), mort physique ou symbolique (sq 6). L’élément symbolique du climat de traque
à mettre en relief ici, c’est le déploiement de ces sous-unités de la violence, leur agencement ;
mais agencement au sens où l’expliquent Deleuze et Guattari (V. supra), c’est-à-dire
l’agencement des aspects de la violence comme constituant un système. En effet,
l’agencement de ces séquences fonctionne comme un ensemble, un système où tous les
éléments en présence (agents du pouvoir, lieux, objets, temps…) participent à l’exercice de la
violence sur le mode de la chasse à l’homme (V. infra). L’univers postcolonial représenté
prend de ce fait l’aspect d’une machine de violence activée en permanence. La succession des
151
MBEMBE, A., op. cit., pp. 160, 220.

71
séquences de la violence, qui représentent en fait des sous-thèmes de celle-ci, convoque un
climat de traque et d’étouffement qui informe d’une violence institutionnelle bien structurée.
On se retrouve devant la situation décrite par Jean GARDIN à propos du filet maléfique :
« Lorsqu’il y est enchevêtré, le sujet est en proie à un monde de lois et de jugements dont il
n’arrive pas à se défaire »152. Mais les personnages-victimes, aspirant à la liberté, tentent de se
dégager de cet engrenage de violence. Leur action majeure sera ainsi de lutter à cette fin,
produisant parfois une autre violence, celle de la résistance.
Quoi qu’il en soit, deux éléments importants sont à relever à l’issue de ce premier chapitre.
D’abord, un agencement thématique orienté. En effet, on peut admettre que « la qualité de
l’écriture tragique réside dans l’agencement des faits accomplis par les personnages »153. La
combinaison des séquences relevées suit une progression thématique154 à la fois constante et
linéaire ; constante, puisque l’histoire reste référée toujours à un personnage qui est le fil
conducteur du récit, le héros ; linéaire, étant donné qu’elle « procède par chaîne » : les thèmes
progressent en s’emboîtant l’un dans l’autre pour finalement constituer un enchevêtrement
indissociable qui concourt à la mise en place d’une atmosphère tragique d’étouffement,
symbolique de la mort. Qu’on pense à la manière dont la violence de l’incarcération est par
exemple associée à celle de la torture et de la mort, dans un environnement marqué par la
clôture de la parole et la misère. L’entrelacement de ces éléments est commandé par une
nécessité logique de la violence. C’est cette logique d’étouffement que l’écriture tend à
symboliser par un tel agencement.
Par ailleurs, en admettant que « la structure du récit repose, non sur une séquence de l’action,
mais sur un agencement de rôles »155, on peut dégager de ce parcours, deux principaux rôles
qui permettent à la logique de la violence de s’établir dans un univers romanesque décrit
comme justement dominé par un « esprit de violence ». Ces « rôles » définis par BRÉMOND
et explicités par GAUDES et REUTER156, sont ainsi ceux du « patient » et de l’«agent ». Le
« patient » est « toute personne que le récit présente comme affectée d’une manière ou d’une
autre, par le cours des événements racontés », tandis que l’« agent » implique « la poursuite
délibérée d’un but, […] l’accomplissement d’une tâche »157. En clair et selon les
commentateurs, le « patient » est celui qui subit les effets de l’action et l’« agent », celui qui

152
GARDIN, J., op. cit.
153
MONTALBETTI, C., Le personnage, Paris, Flammarion, 2003, p. 48.
154
Lire REUTER, Y., Introduction à l’analyse du roman, [Bordas, 1991], 2ème éd., Dunod, 1996, pp. 91-93.
155
BRÉMOND, C., Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 133.
156
GLAUDES, P., & alii, Le personnage, Paris, P.U.F, 1998, pp. 50-51.
157
BRÉMOND, C., op. cit., pp. 139, 175.

72
réalise cette action158. Dans les textes analysés, ces rôles-cadres dans le déploiement de la
violence, sont remplis par deux classes de personnages, telles que le cours des événements
permet de l’observer : le rôle d’« agent » peut être attribué aux agents du commandement, qui
exercent la violence avec les moyens institutionnels ; celui de « patient », aux victimes de
cette violence, qu’on pourrait également nommer « cibles », selon la terminologie utilisée par
MBEMBE159.
Après avoir circonscrit le climat d’étouffement dans lequel la violence s’exerce et mis en
lumière cette combinatoire asphyxiante qui organise les textes selon les principes
d’enchaînement, d’enchâssement et d’entrelacement, il reste à examiner comment l’écriture
romanesque des auteurs du corpus traduit l’expression de la violence à travers le traitement
des deux catégories de personnages (agents du commandement et leurs « cibles ») qui sont les
principaux acteurs de la violence ainsi thématisée.

158
GLAUDES, P., & alii, op. cit., p. 50.
159
V. MBEMBE, A., op. cit.

73
CHAPITRE II : VIOLENCE ET CREATION DES PERSONNAGES

2.0 Introduction
La représentation de la violence dans les textes du corpus passe, outre ses différentes
manifestations, par une écriture orientée, reposant sur un système de création des personnages
perçu comme hautement signifiant. Un seul aspect de ce système intéresse notre propos dans
le présent chapitre : la caractérisation des personnages, qui paraît très connotée à plusieurs
niveaux. L’étude de la création des personnages correspond à celle de la « qualification
différentielle »160 de ceux-ci, c’est-à-dire au décryptage de leurs traits et de la forme de leur
manifestation dans le texte. Pierre GLAUDES et Yves REUTER, qui explicitent cette notion
définie par Philippe HAMON, indiquent notamment que
« La qualification différentielle répertorie l’ensemble des traits qui qualifient les
personnages et leur forme de manifestation (positive ou négative) : traits
anthropomorphes et figuratifs, marques distinctives, indications généalogiques, formes
de nomination, spécifications descriptives, types de relation »161.

L’étude de la qualification différentielle permet donc de mettre en évidence les différentes


manières et les différents profils par lesquels les personnages sont caractérisés.
2. 1 Une caractérisation plurielle
Lorsqu’il parle du signalement du personnage de roman, Jean-Pierre GOLDENSTEIN précise
ce qui suit :
« Caractériser un personnage de roman, c’est lui donner, bien que dans la fiction, les
attributs que la personne qu’il est censé représenter posséderait dans la vie réelle.
L’élaboration de tout un système de signes qui font sens s’appuie sur une certaine
conception de l’Homme qui suppose que l’on tienne implicitement pour fondés les
présupposés humanistes garants de la vérité humaine : personne morale et personne
physique, corps conçu comme manifestation de l’être, de son caractère, etc. »162.

Une telle définition laisse entrevoir, pour les auteurs, la liberté de recourir à divers procédés
de caractérisation susceptibles de créer une certaine illusion de la réalité (vraisemblance) et,
pour le présent propos, la nécessité d’appréhender ceux-ci en vue de déterminer leur
pertinence dans la construction de la signifiance de la violence. La caractérisation des
personnages dans les textes du corpus semble reposer notamment sur une opposition entre
classes de personnages, sur une volonté d’indentification de certains d’entre eux à la figure
de l’Ogre, sur une dénomination symbolique, sur une métaphorisation animale et une

160
HAMON, P., « Pour un statut sémiologique du personnage », in BARTHES, R., & alii, Poétique du récit,
Paris, Seuil, 1977, p. 154.
161
GLAUDES, P., & alii, op. cit., p. 51
162
GOLDENSTEIN, J.P., Pour lire le roman, Paris/Bruxelles, De Boeck-Wesmael/ J. Duculot, 1989, p. 46.

74
différence de vision. La perception de ces procédés dans les textes analysés découle des traits
particularisants des personnages et des actions qu’ils y accomplissent. Mais il n’en reste pas
moins vrai que ces procédés de caractérisation confèrent à l’écriture des auteurs un rôle
fonctionnel dans l’expression de la violence.
2. 1. 1 Caractérisation par catégorisation binaire des personnages
Lorsqu’il s’agit d’examiner les faits sociaux dans leur complexité, tels qu’ils se produisent en
Afrique, « l’on aurait bien tort de continuer d’interpréter la relation postcoloniale en termes de
résistance ou de domination absolue, ou en fonction des dichotomies et des catégories binaires
généralement de mise dans la critique classique des mouvements d’indiscipline et
d’insubordination »163. Toutefois, dans le cadre de ce propos portant sur l’élucidation des
mécanismes d’écriture dans leur pertinence par rapport à l’expression de la violence, cette
perspective permet de cerner les éléments de caractérisation tels qu’ils apparaissent à partir
d’un contexte de tensions internes à l’univers romanesque. En effet, les rapports entre les
personnages des textes analysés se structurent dans un système de relations qui offre la
possibilité d’établir une série d’oppositions binaires en fonction notamment de leur sexe
(hommes/femmes), leur âge (jeunes/vieux), leur parenté (parents/enfants ; oncles/neveux…),
leur situation professionnel (employeurs/employés ; fonctionnaires/chômeurs…), leur milieu
de vie (citadins/villageois…), etc.
Mais par rapport à la problématique de la violence, deux oppositions sont perçues comme
essentielles étant donné qu’elles contribuent à mettre en évidence et à conforter la relation de
conflit entre les personnages. C’est au dévers de ces deux oppositions que s’appréhendent
quelques traits de caractérisation importants qui transparaissent en fait déjà en filigrane à
travers l’analyse des aspects de la violence.
La première de ces oppositions peut être fondée sur le positionnement par rapport au pouvoir
politique. Elle permet de catégoriser les personnages selon qu’ils représentent l’autorité
politique ou selon qu’ils incarnent les citoyens ordinaires. Les premiers sont campés comme
les maîtres de la société en raison de la puissance du pouvoir qu’ils détiennent. Ce sont les
agents du commandement qui construisent la hiérarchie du pouvoir : présidents, ministres,
forces de sécurité ou autres dignitaires des régimes en place…
Les seconds, sans pouvoir, sont l’image du peuple : la plupart des héros et plusieurs autres
personnages importants, parfois appartenant paradoxalement à la classe du pouvoir, rentrent
dans cette catégorie.

163
MBEMBE, A., op. cit., p. 143

75
Cette catégorisation sur la base de la détention ou non du pouvoir politique entraîne un
clivage net dans la société, ainsi que le textualise l’univers romanesque du corpus : les agents
du commandement, forts de leur puissance, dominent le peuple, érigé en cible vulnérable de
tous les actes de violence. Une telle catégorisation offre une configuration conforme à la
relation de conflit précédemment relevée dans les textes étudiés. Dans Le mort vivant de
DJOMBO, ce sont, plus ou moins respectivement, le lieutenant blanc Makaki, commandant
de la police des frontières, le général Mortoni, haut représentant de l’Assistance technique
militaire occidentale et, à ce titre, principal responsable de la sécurité du pays et du régime,
deux colonels blancs, le juge, les inévitables et omniprésents agents de sécurité, et surtout le
président Nzétémabé en personne. Ce sont donc tous ces personnages de l’ordre du pouvoir
qu’affrontent principalement Joseph, le héros, mais aussi son avocat et de nombreux
anonymes. La relation entre les personnages est dominée par des duels singuliers qui se
généralisent au fil du récit pour revêtir, du côté du commandement qui les organise, un
caractère institutionnel. Ce sont même des confrontations programmées puisque provoquées
au départ. Le parcours du héros Joseph est ainsi jalonné de duels violents configurés comme
suit :
-Duel initial : Joseph Vs le lieutenant Makaki et ses agents : arrestation et transfert de Joseph
vers la capitale (pp. 40-48) ;
-Deuxième duel : Joseph Vs le général Mortoni assisté de deux colonels blancs : transfert et
interrogatoire (pp. 48-49) ;
-Troisième duel : Joseph Vs des officiers, sous-officiers et soldats non identifiés : cellule et
interrogatoire par des hommes de Mortoni (pp. 50-52) ;
-Quatrième duel : Joseph Vs les mêmes personnages : torture (pp.52-64) ;
-Cinquième duel : Joseph Vs les mêmes personnages : interrogatoire et torture (pp. 64-68) ;
-Sixième duel : Joseph Vs les mêmes personnages : interrogatoire et torture (pp. 70-71) ;
-Septième duel : Joseph Vs le juge assisté de soldats : interrogatoire (pp. 71-75) ;
-Huitième duel : Joseph Vs tortionnaires, hommes de Mortoni : interrogatoire et torture (pp.
75-80) ;
-Neuvième duel : idem (pp. 82-84) ;
Dixième : Joseph Vs le président Nzétémabé assisté de ses gardes : interrogatoire (pp. 89-
99) ;
-Onzième duel : Joseph et son avocat Vs le président Nzétémabé et la cour martiale :
condamnation à mort de Joseph (pp. 102-105) ;
-Douzième duel : Joseph et codétenus Vs tortionnaires : torture (pp. 106, 116-128) ;

76
-Treizième duel : Joseph Vs le président Nzétémabé assisté de ses collaborateurs : libération,
corruption de Joseph (pp. 143-148).
Ces duels accentuent l’opposition entre les agents du commandement et leurs victimes.
Dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, la confrontation a lieu entre Sokinga, chef
d’État-major général des Forces Armées Nationales de Tongwétani, Manzaka, le Ministre de
la santé, Nkuba-Nytho, Ministre de la justice, Ayi Nama, Ministre de l’intérieur, Motungisi,
préfet puis nouveau Ministre de l’intérieur, le féticheur, docteur Ngwandi, proche influent du
pouvoir, et les inconditionnelles forces de l’ordre, agissant tous pour la préservation du
régime du président Yéli Boso, d’une part ; et le groupe de personnages symbolisant le
peuple : le héros Bukadjo, médecin, Mazamat Mpélo, opposant politique ainsi que
d’innombrables personnages secondaires, considérés comme des comploteurs, d’autre part.
Comme le parcours de Joseph, l’itinéraire de Bukadjo est ponctué de duels dont on peut
retenir quelques-uns des plus saillants :
-Duel initial : Bukadjo Vs le Ministre Manzaka assisté du docteur Ngwandi (ils représentent
la « coterie » du général Sokinga, amant de Nwéliza) : injonctions du Ministre/affaire Nwéliza
(pp. 19-24) ;
-Deuxième duel : Bukadjo Vs policiers : arrestation (pp. 44-46) ;
-Troisième duel : Bukadjo et Mazamat Mpélo Vs commission d’enquête gouvernementale :
interrogatoire, assassinat de Mazamat Mpélo (pp. 82-89) ;
-Quatrième duel : Bukadjo et Sam Bonaldi Vs commission d’enquête assistée du féticheur :
interrogatoire (pp. 90-93) ;
-Cinquième duel : Bukadjo Vs tortionnaires : torture (pp. 93-95) ;
-Sixième duel : Bukadjo Vs commission : interrogatoire (pp. 95-96) ;
-Septième duel : Bukadjo Vs gardiens : torture (pp. 116-118) ;
-Huitième duel : Bukadjo Vs régime : assassinat de Djaminga, épouse de Bukadjo (pp. 121-
124) ;
-Neuvième duel : Bukadjo Vs préfet Motungisi et ses complices: confrontation et assassinat
du docteur Bukadjo (pp. 151-196).
Le Paradis Violé de FWELEY oppose, quant à lui, le régime d’un président maréchal
autocrate, servi par des ministres liges et une armée de brutes, à une série de personnages
issus et épris du peuple, notamment le ministre progressiste Mwana, le héros, le fou Zoa,
l’enseignant Nsenga, les étudiants et d’autres opposants anonymes.
Quatre duels significatifs peuvent être mentionnés :

77
-Duel initial : Mwana Vs le régime servi par des militaires : arrestation du héros Mwana (pp.
162-163) ;
-Deuxième duel : Le fou Zoa Vs le régime servi par des militaires : assassinat de Zoa (p.
164) ;
-Troisième duel : Nsenga et les étudiants Vs les mêmes personnages : assassinat de Nsenga et
des étudiants (p. 158) ;
-Quatrième duel : Mwana et le peuple Vs le régime : révolution, renversement du régime (p.
164).
Une opposition du même genre est perceptible dans Les Petits Garçons […] de DONGALA
entre la classe incarnée par le capitaine président, les dignitaires à sa solde à l’image de Boula
Boula, les juges complaisants et partiaux, ainsi que les militaires de service, d’une part ; et un
groupe de citoyens honnêtes et patriotes représentés par l’instituteur, père du narrateur,
d’autre part. La complexité des intérêts personnels conjuguée à la fragilité même du pouvoir
politique introduit dans cette catégorisation un bouleversement, tel que dans la suite des
péripéties du roman, Boula Boula, alors déchu, intègre le groupe des personnages opposés au
pouvoir. Il subira ainsi la violence de celui-ci autant que les autres victimes.
Deux duels-types symbolisent cette opposition :
-Duel initial : Boula Boula et ses codétenus Vs le régime : procès contre Boula Boula et
d’autres anonymes (pp. 161-190) ;
-Deuxième duel : L’instituteur et ses partisans Vs le régime : arrestation de l’instituteur (pp.
207-222).
Dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, les catégories de personnages en
opposition sont constituées d’un côté par le Macrocéphale et Uka Uka, présidents successifs
du pays décrit, ainsi que leurs sbires ; et de l’autre, par le héros Justin, enseignant et
syndicaliste, des représentants de l’église et du monde universitaire, et surtout de l’opposant
politique Soleil.
Quatre duels illustrent la tension entre les deux camps :
-Duel initial : Justin et sa famille Vs le Macrocéphale : exil forcé du héros et des siens (pp.22-
25).
-Deuxième duel : Justin Vs Le Macrocéphale et ses sbires : arrestation du héros (pp. 60, 138) ;
-Troisième duel : le Pasteur Vs le Macrocéphale et ses sbires : arrestation et exécution du
Pasteur (pp. 63-67) ;
-Quatrième duel : Soleil Vs le Macrocéphale : affrontement (pp. 67-71).

78
Dans ce roman, la relation de conflit éclate également au sein même de la catégorie du
pouvoir, comme dans Les Petits Garçons […] (Boula Boula Vs le capitaine président). Ainsi
le Macrocéphale et Uka Uka sont à inscrire dans une opposition qui conduit au renversement
du premier par le second au terme de la violence d’un coup d’État. Dans Le Doyen Marri
enfin, NGANDU construit un face à face entre un régime dictatorial féroce et un peuple
meurtri incarné par des étudiants contestataires, dont le héros Sadio Mobali est la figure la
plus marquante. Mais dans un registre parodique, ce personnage devenu médecin, se dresse, à
la fin du roman, contre ses collaborateurs de la clinique. Cette opposition donne à voir l’image
de la relation de conflit, telle qu’elle est représentée sur la base de la force du pouvoir. En fait,
la catégorisation des personnages sur le critère de la détention ou non du pouvoir politique
permet de mettre en évidence le duel qui structure toute la relation de violence entre les
tenants du pouvoir et le peuple, et qui, pour cette raison, caractérise à juste titre les
protagonistes : les agents du commandement sont ainsi les bourreaux, les puissants, tandis que
les citoyens ordinaires représentant le peuple, les victimes, les faibles.
L’exercice de la violence évoquée au chapitre précédent a donc lieu dans le contexte ce duel
dessiné par le procédé de binarisation, dont on peut ainsi saisir la pertinence dans la
caractérisation des personnages.
Une autre catégorisation binaire peut être établie sur le critère économique, celui des avoirs.
Comme cela a été évoqué plus haut, dans la plupart des textes du corpus, la possession ou
non des biens matériels introduit un clivage entre les personnages qui « ont » et ceux qui
n’« ont rien ». Cette opposition renforce celle fondée sur la détention du pouvoir politique et
permet les rapprochements suivants : les puissants du commandement sont ceux qui « ont » et
les personnages du rang du peuple, ceux qui n’« ont rien ». La catégorisation binaire dégage
donc ici pour les puissants les traits de la richesse, de l’aisance et pour les faibles, ceux de la
pauvreté, du manque, ainsi que chaque texte les expose à longueur des pages. Cette opposition
qui fissure la structure sociale en groupes de « riches » et groupe de « pauvres », reflète la
division née du positionnement par rapport à la détention du pouvoir.
Les deux types de catégorisation se tiennent pour ainsi dire, car la conception « vévéfique »
du pouvoir obnubile à ce point les agents du commandement qu’elle les éloigne de ce qui
aurait pu constituer leur mission première et légitime, à savoir œuvrer pour le bonheur du
peuple. L’écart qui en résulte, donne par ailleurs la mesure de la misère à laquelle le peuple
est voué. Il symbolise aussi l’état des rapports entre les personnages tels qu’ils s’inscrivent
dans le conflit, le duel. C’est dire que la relation au pouvoir politique et à la richesse ainsi

79
mise en lumière a beaucoup à avoir avec la structuration de l’axe de la violence qui bâtit
presque chaque texte du corpus.
La catégorisation binaire des personnages, en tant que mode de caractérisation, justifie ainsi
sa pertinence par rapport à l’expression de la violence : elle facilite la perception des aspects
de celle-ci analysés au chapitre précédent. Elle permet en même temps de concevoir la société
en une structure pyramidale dont le sommet, constitué par les agents du commandement,
écrase la base occupée par le peuple. Ces rapports de conflit sont davantage perceptibles à
d’autres niveaux de caractérisation qui sont exploités dans la suite de l’analyse.
2. 1. 2 L’« ogrisation » des personnages
Dans l’expression de la violence, l’écriture des textes du corpus semble s’inspirer d’un
principe emprunté à l’oralité, notamment au conte traditionnel et que l’on pourrait nommer
l’« ogrisation », soit la création des personnages à l’image de l’Ogre. De celui-ci, Nadine
FETTWEIS, parlant du roman L’Ogre Empereur, de KOMPAGNY wa KOMPAGNY,
indique :
« L’Ogre est un personnage fantastique de la littérature orale bantoue. S’il se présente
comme un être irréel, il est néanmoins assorti de certains caractères réels. L’Ogre (être
de la nature) apparaît ainsi comme l’image transposée du sorcier villageois (être réel)
et lui dispute le pouvoir de chef garant de la vie sociale et culturelle. Or, l’Ogre
présente, malheureusement pour lui, des défauts qui font obstacle à son ambition : il est
avide, sans foi ni loi et surtout incurablement stupide. Ce personnage mal dégrossi,
dans tous les sens du terme (il n’accède pas au minimum de ‘culture’) manifeste le
comble de l’égoïsme et de l’orgueil mal placés : n’écoutant aucun conseil, il croit
pouvoir tromper tout son monde et s’en tirer tout seul, sans tenir ses promesses ni obéir
au minimum de règles communes […] »164.

Ce portrait peut être complété par d’autres éléments descriptifs qui noircissent l’image des
Ogres et les rattachent à la production de la violence et à la consommation du sang :
« Leur habitat est la forêt dense […]. Les Ogres s’adonnent à la chasse […], ils posent
des nasses […]. La chair est leur nourriture de base […]. Ce sont des carnivores. S’ils
mangent la chair des bêtes […], leurs préférences vont nettement à la chair humaine.
Ce cannibalisme est même un de leurs traits principaux […]. Ils sont sanguinaires et
sans pitié, brutaux et violents […]. Leurs réactions sont primitives, impulsives, ne
manifestant aucun sens moral »165.

La plupart des personnages de la catégorie du commandement, ceux-là mêmes qui produisent


et entretiennent la violence, sont représentés avec des traits référables à ces personnages de
conte. Ils sont en effet campés comme de véritables Ogres dévoreurs d’hommes. Ce sont donc
164
FETTWEIS, N., « Kompany wa Kompany. L’Ogre-empereur », note de lecture, in Notre librairie. Cinq ans
de littératures. 1991-1995. Afrique noire.1, n° 125, janvier-mars 1996, p..33.
165
HULSTAERT, G., Contes d’Ogres mongo, Bruxelles, Académie Royale d’Outre-Mer, Classe des Sciences
morales et politiques, N.S., XXXIX-2, 1971, pp. 8-9.

80
de vrais monstres terrifiants semblables à ceux dont le conte traditionnel répercute la férocité
et la soif de sang.
On peut en l’occurrence observer que les personnages aux mains rouges de sang dans les
textes étudiés appartiennent à la hiérarchie du commandement : les présidents Macrocéphale
(Pleure Ô Pays…), Nzétémabé (Le mort vivant), Yéli Boso (Les Fleurs des Lantanas), le
Camarade président (Les Petits Garçons…), etc., qui représentent le sommet du
commandement postcolonial dans leurs sociétés respectives, ainsi que leurs collaborateurs.
Tous ces personnages sont créés par référenciation au modèle de l’Ogre dévoreur. La critique
a déjà perçu cette astuce de l’écriture romanesque africaine, ainsi qu’en fait foi l’observation
de KAZI-TANI :

« […] il faut voir dans la représentation des guides comme monstres voraces,
dévoreurs d’hommes, un remodelage du signifiant de l’Ogre des contes populaires.
[…] tous ces avatars romanesques des monstres qui peuplent l’imaginaire symbolique
transmis du fond des âges sont perçus par le lecteur simplement
comme des formes de la ‘ vieille tyrannie’ et de ‘ l’abus de pouvoir’ »166.

Le rapprochement entre le personnage de l’Ogre et les agents du commandement est sous-


tendu par la cruauté qui justifie que ces derniers répandent la terreur et versent
impitoyablement le sang de leurs concitoyens. Cette référenciation au monstre est très
explicite dans le corpus. Par exemple, dans Le mort vivant, le personnage du président
Nzétémabé est à juste titre campé comme un « monstre à plusieurs têtes couronnées de cornes
et d’une crête rouge de sang », ou de « monstre » tout court, réputé pour sa « sanguinaire
bestialité »167. Le narrateur n’hésite même pas de l’appeler le « sanguinaire » ou le
« sanguinaire président » (pp.117-118). Pour les mêmes motifs, le président Macrocéphale,
dans Pleure Ô Pays […], est dit « kayeyophage » (qui mange les Kayeyois, le peuple du
Kayeye, son pays) et « cannibale d’Afrique » (pp. 34-35). Son statut de monstre est accentué
par une morphologie d’épouvante :
« Ce qui frappait chez cet homme : la tête ! Tout était dans la tête ! Une tête
outrageusement volumineuse. C’est cette disgrâce qui lui valut à juste titre le
sobriquet de Macrocéphale […]. Cette tête pathologiquement grosse se perchait sur un
corps maigrelet, et, de surcroît, de petite taille […]. De plus, il l’avait toujours
rasée […] » (p. 51).

166
KAZI-TANI, N. A., loc. cit., pp. 56-57
167
DJOMBO, H., op. cit., pp. 117, 140, 107

81
La création des personnages semble se subordonner à une motivation idéologique qui se
dessine peu à peu. C’est en substance ce que relève la critique au sujet de cette pratique dans
le roman africain:
«Morphologiquement déjà, la plupart d’entre eux possèdent des malformations
physiques et physiologiques qui en font des monstres à l’état brut. La description du
corps physique n’est pas simplement un cadre du décor, elle procède de la thématique
essentielle par laquelle se fonde la construction du roman »168.

C’est dire que le portrait physique du Macrocéphale n’est pas gratuit : il métaphorise le statut
du personnage (monstre, violence) au sein de la société. L’« ogrisation » des personnages
suggère leur grande capacité à produire la violence, une violence mortifère qui endeuille le
peuple. Les agents du commandement font donc partie de ces oppresseurs considérés
symboliquement comme des « Ogres terrifiants, émissaires de l’horreur absolue »169. Par ce
procédé d’« ogrisation », l’écriture suscite la peur à l’égard des personnages ainsi décrits,
insinue sur leurs excès de violence et dispose le lecteur à une attitude de réprobation. En cela
cette technique concourt à la construction d’une position de dénonciation. Car le lecteur ne les
perçoit pas autrement que comme les analyse la critique :
« […] le personnage du dictateur [en particulier est considéré comme] un remodelage
du signifiant de l’Ogre, acteur important dans le conte populaire. Avatars modernes du
personnage de l’Ogre, Généraux, Guides Providentiels, Chefs de l’Etat, sont tous
semblables à des divinités infernales grâce auxquelles triomphent l’excès, la violence
et la démesure et l’esprit de destruction »170.

Mais la caractérisation des agents du commandement est renforcée par d’autres astuces
scripturales qui en accentuent l’acuité, notamment la manière de les nommer.
2. 1. 3 Une dénomination plurielle
Un des aspects frappants de l’écriture romanesque des auteurs du corpus est constitué par ce
que KALONJI ZEZEZE appelle le « processus de dénomination allusive »171, qui porte sur le
choix d’une onomastique en harmonie avec le rôle des personnages et la signification de
l’œuvre. Il importe d’ailleurs de rappeler que l’une des constantes du roman africain se trouve
être «le recours à l’anthroponymie, à la toponymie et à l’hydronymie essentiellement
africaines, le symbolisme, la récurrence des mêmes termes ou mêmes formules et les

168
NGANDU N., P., Rupture et écritures […], p.107.
169
NAUMAN, M., Les nouvelles voies de la littérature africaine et de la libération (une littérature voyoue),
Paris, L’Harmattan, 2001, p. 7.
170
KAZI-TANI, N. A., Le roman africain de langue française au carrefour de l’écrit et de l’oral (Afrique noire
et Maghreb), Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 265-266.
171
KALONJI ZEZEZE T., M., Une écriture de la passion chez Pius Ngandu Nkashama, Paris, L’Harmattan,
1992, p.95.

82
parenthèses exclamatives […] »172. Ce sont là des procédés qui confèrent à l’œuvre une
connotation toute particulière. La présente analyse aborde la dénomination des personnages
sous deux aspects : le recours aux anthroponymes (essentiellement africains) ainsi que le port
d’attributs ou de titres pompeux.
2. 1. 3. 1 Le recours aux anthroponymes africains
Dans l’ensemble du corpus, la plupart des personnages majeurs sont anthroponymiquement
dénommés. Ils portent un nom dont le décodage peut, parfois, ouvrir l’accès au sémantisme de
l’œuvre. Pour ce qui est singulièrement du nom, on retiendra qu’il remplit une fonction
d’instrument de communication et de signifiant particulier : «le nom est un message. Message
aux hommes, message aux puissances, message aux ancêtres, message à Dieu. Le nom porte
en lui une intention de communication »173. Il y a donc lieu de considérer que dans le corpus
analysé, « la présence [du] signe nominal s’explique […] par rapport à la perspective
idéologique »174 des auteurs. Il convient dès lors de décoder le système de dénomination des
personnages en vue d’en appréhender la fonctionnalité au niveau du mécanisme de l’écriture
de la violence. La caractérisation «ogrisante » s’appuie, entre autres, sur une dénomination
des personnages très suggestive de la violence qu’ils incarnent. Hormis quelques personnages
tout aussi symboliques, qui ont des noms étrangers, la plupart portent des noms d’origine
africaine. Ainsi, le président qui règne de main de maître sur le Kayeye, pays décrit dans
Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA, s’appelle, on s’en souvient, Macrocéphale. C’est un monstre
par sa tête surdimensionnée, comme on l’a expliqué ci-dessus. Mais c’est surtout une brute
sanguinaire dont le nom à lui tout seul signale la monstruosité, la cruauté. Ce Macrocéphale
déjà reconnu « cannibale d’Afrique », d’autres informants du texte indiquent qu’il fait partie
d’un « club de kayeyophages » (p.34). On peut donc établir ici un parallélisme entre ce
personnage et celui de l’Ogre anthropophage du conte traditionnel. On pourrait d’ailleurs lui
adjoindre le personnage du nouveau président et ex-ministre de la mort, Uka Uka, son
successeur. Le nom de ce dernier pourrait bien être l’anagramme du son « kau, kau », proche
du crépitement des armes comme celui des armes de ses hommes que l’on entend dans les
rues de la capitale Selele. Si l’on prend en compte le fait que dans ce nom, le « u » est sombre
et méchant, le « a », gros et le « k », dur et méchant175 et que l’on associe toutes les nuances
exprimées, on se rapproche de l’isotopie de la violence, mais dans son énormité incarnée par
le nom du Macrocéphale. En raison de la brutalité que suggèrent particulièrement les
172
NSONSA V., « L’altérité du roman africain d’expression française », in Scientia, n° xx, 1985, p. 48.
173
NDEMBE N., P., « Les noms théophores », in Cahiers de religions africaines, vol 7, n° 14, 1973, p.320.
174
CROSTA, S., « Pour une étude sémantique et référentielle de l’onomastique dans la littérature antillaise », in
BOUYGUES, C., Texte africain et voies/voix critiques, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 246.
175
KERBRAT-ORECCHIONI, C., La connotation, Presses Universitaires de Lyon, 1977, p. 30.

83
occlusives qui composent ce nom (Uka Uka) et des fonctions assumées par son porteur, le lien
avec l’univers de l’Ogre sanguinaire semble plausible. Le narrateur n’évoque-t-il pas, du reste
en fin de roman, un climat de deuil dans le pays sous le règne d’Uka Uka ?
Les noms du Macrocéphale et d’Uka Uka justifient que le pays « pleure » comme l’indique
bien le titre du roman : ils symbolisent l’horreur qui endeuille et fait pleurer le peuple dans
Pleure Ô Pays ou les naufragés de l’histoire.
Dans Le mort vivant, le nom lingala « Nzétémabé Bwakanamoto » du redoutable tyran mis en
scène par Henri DJOMBO signifie littéralement « au feu, la mauvaise herbe, la mauvaise tige,
le mauvais arbre, le mauvais bois, la mauvaise plante ! » ; c’est-à-dire « la mauvaise graine,
jette-la au feu ! ». Il faut prendre en compte tout le pouvoir autoritaire que signale ici la
modalité injonctive propre au discours du commandement. Mais « mauvais » par rapport à
qui ou à quoi ? La référence ou la mesure, c’est bien sûr le régime, et donc le président lui-
même. Est « mauvais » tout ce qui ou celui qui ne compose pas avec le pouvoir, ne rentre pas
dans sa logique, dans son idéologie… qui ne se soumet donc pas. Avec ce sémantisme, le nom
« Nzétémabé Bwakanamoto » se révèle tout « un programme d’action »176, c’est-à-dire « un
abrégé du récit et du rôle qui lui [le nom] est assigné dans le roman »177 ou encore un
condensé du récit qui porte le signe du destin178. En fait, ainsi que le rappelle NGAL, « chaque
nom est un sens qui rythme un sujet [un personnage] dont le destin est comme tracé par ses
sonorités et sa musicalité. Chaque sujet nous est donné par le rythme de son nom »179. On
pourrait légitimement parler de « noms transparents » qui « fonctionnent comme des
condensés de programmes narratifs, anticipant et laissant préfigurer le destin même des
personnages […] qui les portent. Il s’agit là d’un élément important de la lisibilité du
récit »180. Cette fonction - miroir permet de dégager du nom « Nzétémabé Bwakanamoto » son
tempérament agressif, son allure belliqueuse, saccadé et impitoyable qui épouse les élans de
brutalité révélés par le comportement du personnage181. Ce nom est en fait une indication des
dispositions répressives du personnage et donc de ses capacités à « dévorer ». Ces capacités
sont mises à l’écran dans le contexte d’une domination n’admettant aucune contrariété.
S’explique ainsi la terreur que répand le personnage. On n’est pas étonné en conséquence que
la liste de ses victimes soit « aussi longue que le tour de la terre », comme le signale le
176
NGAL, G., op. cit., p. 56.
177
KALONJI ZEZEZE T. M., « Eléments pour une analyse plurielle du Pleurer-rire de Henri Lopes », Peuples
Noirs Peuples Africains, n° 37, 1984, p. 34.
178
V. NGAL, G., op. cit., p. 42.
179
Idem
180
MONTALBETTI, C., op. cit., p. 72
181
Un cas semblable, celui du personnage de Bwakamabé na Sakkadé , étudié par KALONJI ZEZEZE (loc. cit.)
fait l’objet de commentaire chez NGAL, G., op. cit., p. 56.

84
narrateur. Celui-ci précise à juste titre que le tyran Nzétémabé Bwakanamoto « sait donner la
mesure de ses capacités d’Ogre » (p. 153).
Le nom « Nzétémabé Bwakanamoto » signale ici un personnage sanguinaire. Il terrorise et
ensanglante son pays comme le fait l’Ogre de la forêt ou de la savane dans l’univers du conte
traditionnel. Les noms des autres personnages qui gravitent autour de Nzétémabé
Bwakanamoto annoncent aussi une empreinte de la violence sur la société qu’ils commandent
ensemble. Le général blanc qui dirige la sécurité du Yangani et auquel le lieutenant blanc rend
compte de l’arrestation du héros Joseph, s’appelle significativement Mortoni. Rien que la
graphie de ce nom évoque sans trop d’artifice la mort et renseigne sur le traitement de
violence que ce dignitaire est enclin à réserver à ses victimes : Mortoni est un personnage qui
a le réflexe facile de donner la mort, ce que laisse entendre (phonétiquement) son nom.
Le lieutenant blanc, lui, est nommé Makaki, nom à sonorités africaines, qui a sans doute
quelque rapport avec l’évocation de la période coloniale. Makaki renferme en effet le nom
« kaki » désignant le type de tenue (tissu) caractéristique portée jadis par le colon en Afrique.
Or, celui-ci est, aux yeux de l’opinion africaine, la personnification de la violence (le maître
de la chicotte, du fouet), puisque l’expérience de la colonisation est « considérée comme une
relation de violence par excellence »182. On peut supposer que le personnage incarne l’esprit
de la colonisation. En effet, Makaki renvoie à « makaku » ou « makako » (lingala, kikongo),
ou encore macaque (français), qui désignent le singe. Par rapport au contexte de la
colonisation ou de la rencontre des races blanche et noire, ce nom rappelle l’usage injurieux
qu’en faisait le colon pour rabaisser et nier l’humanité du Nègre en l’assimilant à l’animal du
même nom. Qu’un personnage blanc de la hiérarchie du pouvoir porte un tel nom dans un
récit de violence et de domination, n’est pas banal. Cela peut être vu comme un clin d’œil
ironique et évocateur tendant à l’identifier au colon et à lui attribuer l’esprit de celui-ci. Dans
ce sens, le nom de Makaki suggère un rapport étroit à la violence, tel que cela est illustré dans
le cadre de l’arrestation du héros Joseph. Makaki et Mortoni sont par ailleurs la figure de
l’Occident néocolonialiste dans la mise en place et la manipulation des régimes africains
représentés dans l’univers romanesque. Ils constituent des adjuvants de taille du mécanisme
de violence institué par le régime : ils mangent à la table de l’Ogre Nzétémabé Bwakanamoto
et leurs noms réfèrent aussi à la même image de violence. C’est pourquoi le calvaire du héros
Joseph débute sous les coups de Makaki et ses hommes (arrestation et transfert vers la capitale
Bandeiraville), s’intensifie sous la responsabilité du général Mortoni et ses collaborateurs
(incarcération, interrogatoires et tortures) avant d’être couronné par le tyran Nzétémabé
182
MBEMBE, A., op. cit., pp. 139-140.

85
Bwakanamoto (condamnation à mort, puis libération). L’association des personnages de
Makaki, Mortoni et Nzétémabé Bwakanamoto constitue une articulation très complète du
programme de violence, tel que l’annoncent leurs noms et tel que Le mort vivant d’Henri
DJOMBO voudrait le donner à voir au lecteur. Ils métaphorisent toute la violence que le
roman expose, telle que Joseph et tous les autres personnages-victimes la subissent. Bref,
leurs noms se réalisent à travers le sort de leurs victimes et s’accorde avec le contenu de la
violence représentée.
Du côté de Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, la dénomination de certains
personnages se révèle aussi pertinente dans la représentation de la violence. Le nom lingala du
dignitaire Manzaka, qui signifie littéralement « les ongles », est à prendre, dans le contexte, au
sens de « griffes acérées » des carnassiers ou des fauves. Or celles-ci symbolisent une
agressivité meurtrière. Le nom « Manzaka » expose donc la puissance représentée par le
personnage du ministre qui le porte. Le nom de « Motungisi », qu’on peut rendre dans la
même langue par « ennui » ou « emmerdement », désigne un personnage qui se dresse comme
un « causeur d’ennui ». C’est un personnage enclin à faire du mal. Un autre dignitaire porte le
nom de Nkuba Nytho dont les deux composantes peuvent être signifiantes par rapport à la
problématique de la violence : « Nkuba », dans un pidgin du kikongo, veut dire « coups,
sévices, bastonnade, etc. » ; « Nytho » se rapproche phonétiquement de « nitu », le corps.
L’ensemble pourrait faire entendre « Nkuba nitu » dans un sens qui serait : « coups ou sévices
sur le corps », c’est-à-dire une expression de l’idée de « sévir, frapper, brimer, sanctionner,
etc. ». Or, le personnage qui porte ce nom est ministre de la justice. C’est lui qui préside la
commission d’enquête instituée contre le héros Bukadjo ; c’est lui qui amplifie les accusations
portées contre ce dernier. On peut dire qu’il assène aussi un coup à Bukadjo en entérinant
arbitrairement et en accentuant la délation dont ce dernier est victime. Il ne rend donc pas la
justice dont il a théoriquement la charge. Le ministre de l’intérieur, lui, se nomme Ayi Nama.
Phonétiquement, ce nom se rapproche de « Ayi niama » ou « Azali niama », c’est-à-dire, en
lingala, « il est une bête ; c’est une bête », mais « bête » dans le sens de « sauvage »,
« sanguinaire », « brutal », etc. Le texte dit qu’il est un « sexivore enragé », mais il est encore
un violent anthropophage. Ce sens convient bien à ce personnage qui tue sans ménagement
l’opposant Mazamat Mpélo, malgré ses fonctions qui lui assignent la mission de protéger
territoire, personnes et biens. Le décalage entre les actions et les fonctions de ces personnages
montre qu’ils répondent fidèlement à la logique de violence du régime. Ils matérialisent le
sens de leurs noms à travers leurs actions. Un autre cadre de l’armée, du nom lingala
« Mabaku », « obstacles, ennuis, difficultés », s’inscrit dans le même registre que Motungisi

86
et Manzaka. Tous ces noms annoncent et symbolisent la férocité des personnages qui les
portent et, partant, celle de l’ordre du commandement auquel ceux-ci appartiennent. C’est
aussi une indication a contrario sur le sort ou le malheur de tous ceux qui, comme Bukadjo,
ont la mauvaise fortune de les affronter, ou plutôt de subir leur loi. C’est dans ce sens qu’il
convient de replacer les propos d’un protagoniste prévenant le docteur Bukadjo au début de
son bras de fer avec Manzaka, le ministre de la santé : « On ne gagne pas à braver un homme
comme Manzaka » (p.19), au risque, doit-on sous-entendre, d’avoir des ennuis, étant donné
que le personnage est un puissant. L’on sait, du reste, ce qu’il est advenu, dans la suite, de
l’intransigeant Bukadjo : son incarcération peut se lire comme la traduction en acte du sens du
nom du ministre Manzaka.
C’est également à la cruauté que renvoie le surnom « Hiboux » (pp. 45,171) des brigades
présidentielles qui sèment l’horreur dans le pays décrit dans Le Doyen Marri de NGANDU
NKASHAMA. Le hibou étant perçu comme un « oiseau de malheur » (voir infra), les
personnages identifiés par ce nom sont à considérer comme vecteurs du malheur qui frappe le
peuple, ainsi que cela arrive dans le texte de NGANDU. On peut donc convenir, pour les cas
examinés, que presque tout le récit bâti sur la violence se trouve énoncé dans le nom qu’en
portent le personnage central ou même la plupart des personnages étudiés183.
Il convient de signaler par ailleurs que tous les personnages mis en scène dans l’univers du
corpus ne sont pas nommés. Mais pour ce qui est du commandement, il semble que même ces
personnages non expressément nommés ou qui ne le sont que par le titre de leurs fonctions,
comme « le Camarade président » dans Les Petits Garçons[…] de DONGALA, « le chef »,
dans Le Paradis Violé de FWELEY ou « le président-fondateur » dans Le Doyen Marri de
Ngandu, tous ces personnages, qui sont en fait des types universels, s’intègrent dans cette
catégorie de bourreaux, du fait de leurs fonctions et de leur position sociale (position de
force). La dénomination des agents du commandement, pour ne prendre que ces quelques
illustrations, suggère ainsi un trait de caractère, une agressivité, une violence qui les
identifient à la figure de l’Ogre du conte traditionnel. Car ils représentent tous un « pouvoir
[…] mortifère parce qu’il transforme tous ceux qui le détiennent ou qui y aspirent en
monstres »184.
Mais en face de cette catégorie de personnages du commandement dont la puissance et la
violence sont ainsi exposées, la dénomination oppose aussi, dans une configuration dualiste,
la fragilité des victimes.

183
Cf. KALONJI ZEZEZE T., M., loc. cit., p. 35.
184
DEVESA, J.-M., « Sony Labou Tansi et les mangeurs d’hommes », in Notre Librairie, n° 125, p. 124.

87
La situation peinte dans Le mort vivant de DJOMBO illustre ce fait : si le lieutenant Makaki
et le général Mortoni mangent à la table de l’Ogre Nzétémabé, ce qu’ils « mangent »
symboliquement ensemble, ce sont des innocents comme Joseph Niamo, victime toute
désignée par le nom même que ce personnage porte : Niamo pourrait bien être en effet
l’altération du nom lingala « niama », la viande, la chair, l’animal, la bête, le gibier (voir infra,
le rapprochement Joseph/gibier). Il s’agit donc du non-humain dont la non-valorisation et les
mauvais traitement seraient en quelque sorte inscrits dans le sens du nom porté. Par ailleurs,
même le prénom « Joseph » du héros renferme, par le « z » de sa réalisation phonétique, le
signe d’un destin brisé, car le « ‘z’ [est] castrateur » ; c’est « la lettre de la mutilation »185. On
peut voir dans sa construction « une allure contrariée » puisqu’elle « figure le zigzag aléatoire
d’une vie tourmentée »186 comme l’est celle de Joseph et même, dans Le Paradis Violé, celle
de Zoa, autre victime prédestinée par le nom. La dénomination permet de dessiner le rapport
de force puissants Vs faibles, bourreaux VS victimes, de manière à mettre en évidence
l’exercice de la violence par les représentants du commandement postcolonial d’une part, et la
répression subie par le peuple, d’autre part. On pourrait dire, dans ce contexte, que le
président Nzétémabé Bwakanamoto, dont le nom comporte aussi un « z » et qui se retrouve en
position de force, est, lui, le paradigme du briseur des destins, le mutilateur des vies ; tandis
Joseph, en position de faiblesse, celui des mutilés de la violence du commandement. On
pourrait également conférer le même symbolisme au redoutable ministre Manzaka face au
personnage de Bukadjo, principale victime du pouvoir nominalement prédestinée dans Les
Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ : en effet, le nom « Bukadjo » peut être scindé en
deux : « Buka-» et «-djo ». « Buka-» correspondrait à une forme verbale dérivée du verbe
lingala « kobuka » ou du verbe kikongo « kubuka », qui signifient en français, « cueillir,
casser, abîmer, détruire… ». « -djo » ne semble rien évoquer véritablement en lui-même dans
ces deux langues ; sauf dans un certain langage argotique où cette forme désigne un individu,
un type, une personne, donc quand même un homme ou un être humain. L’association des
formes « Buka- » et «-djo » dans le nom du personnage pourrait bien suggérer qu’il s’agit
d’un homme à « cueillir », à « abîmer », à « détruire ». Un tel destin inscrit dans le nom
correspond à ce que vit son porteur dans la réalité de son existence et explique notamment
l’arrestation et la torture à outrance dont Bukadjo est victime, mais aussi sa destruction
d’abord symbolique puis effective qui survient dans le roman.

185
MULUMBA T., J., op. cit., pp. 168, 143.
186
MONTALBETTEI, C., citant Balzac, op. cit., p. 74.

88
De même, le nom de Boula Boula, dans Les Petits Garçons […] de DONGALA, peut être
rattaché au sémantisme de la destruction : « Boula » ou « Bula » en kikongo dérivent du
verbe « kuboula » ou « kubula », qu’on peut traduire par « frapper, casser… ». Le nom
« Boula Boula » peut s’expliquer d’abord par le fait que le personnage qui le porte a un passé
de boxeur, donc de frappeur, de casseur, de cogneur, au propre comme au figuré, puisqu’il va
jusqu’à « cogner » dans la conjoncture pour s’enrichir au détriment du peuple. Cependant, la
violence évoquée à propos du personnage est autant celle qu’il produit que celle qu’il subit en
tant que victime. À ce dernier égard, il convient de noter que « Boula Boula » ou « Bula
Bula » peut désigner littéralement un individu « frappé- frappé » ou « cassé-cassé », c’est-à-
dire un personnage malmené, martyrisé, dans l’engrenage de la violence. En fait, « Bula Bula
[…] cadre avec le sens de perte, de tuerie et, par extension, celui de l’inexistence […] »187.
C’est ce sens qui, dans Les Petits Garçons […], coïncide avec la situation de Boula Boula,
plusieurs fois arrêté, emprisonné et surtout condamné mort par le régime du Camarade
Président. Un autre personnage porte le nom d’Etumba (p. 118). Ce nom lingala signifie
«combat, lutte, guerre », etc. Comme on le verra plus loin, il désigne dans le roman un
personnage qui lutte quotidiennement contre la misère économique dans un pays en proie à la
dictature. Mais c’est aussi en tant que guerrier authentique que ce personnage-victime se
présente devant le président-dictateur pour combattre l’Impérialisme présenté par ce dernier
comme la cause de toute la misère du peuple (pp. 118-119). De même que la dénomination
des bourreaux du commandement suggère leur puissance, leur violence, de même celle des
personnages du rang du peuple signale leur fragilité, leur statut de victimes prédéterminé, et
surtout met en évidence l’inéluctabilité de leur destin dans une société fermée par la culture de
la violence. S’agissant des personnages qui luttent contre la misère du peuple, il en est encore
un qui, dans Pleure Ô Pays […], porte le nom de Soleil, l’opposant au Macrocéphale opérant
à l’Est du pays. Sa lutte est armée. Son nom correspond à son projet de sortir le pays de la
misère noire, d’améliorer le niveau de vie de ses concitoyens et donc de relever la situation
sociale du pays. Ce projet semble être inscrit dans le nom même du personnage car « Soleil »
peut être rattaché au symbolisme de la lumière et de l’élévation, de l’ascension, bref, au
symbolisme de la puissance bienfaisante du soleil levant. Opposée à la « nuit » que symbolise
le régime du Macrocéphale, Soleil est donc ici du côté du peuple. Dans Les Fleurs des
Lantanas, un autre personnage travaille pour le peuple, comme Soleil. Son nom est
« Molangi-la-voix-du-peuple ». « Molangi », en lingala et kikongo, signifie « bouteille » et,
par métonymie, « la boisson » contenue dans cette bouteille. C’est que le personnage ainsi
187
KANGULUMBA M., W., loc. cit., p. 19.

89
nommé a l’habitude de se noyer dans l’alcool et après quoi, il prend la liberté de parler pour le
peuple. C’est donc un ivrogne qui a l’audace de tout dire, en toute transparence (symbolisée
par la transparence même de la bouteille), sans la moindre crainte des représailles (v. infra).
Le déséquilibre des rapports de force entre les agents du commandement, tenant d’une
violence excessive, et leurs victimes, est donc aussi perceptible au niveau de la dénomination
des personnages. Celle-ci révèle un processus de motivation sémantique chargé de porter
d’une part le nom au niveau du résumé de la destinée du personnage et, d’autre part, à celui de
l’énoncé de ses actions188, de son état. C’est pour cela que KAZI-TANI considère les noms
des personnages comme « un discours abrégé et allusif [contenant] une mise en garde, un
signe « mortel » : cette prolifération de monstres semble présager un retour au chaos
originel » et trouve « dans cette démarche créative qui féconde l’écriture romanesque, dans la
symbolique de ces noms-programmes, de ces noms-discours, […] l’influence de la littérature
orale »189. La référence à cette taxinomie symbolique participe de la volonté résolue des
auteurs d’instruire le procès de la férocité des personnages ainsi nommés pour édifier le
lecteur. Le choix des signes nominaux, essentiellement en langues africaines (lingala,
kikongo…) fournit la possibilité d’une interprétation aisée et d’une meilleure perception du
symbolisme renfermé en eux. Le processus de dénomination repose sur des
fonctionnalisations motivées de telle manière qu’on s’accorde avec KALONJI ZEZEZE pour
dire : «Tous les noms étudiés [se révèlent] comme des énoncés-fonctions dont le récit
entreprend de remplir le contenu. Chaque personnage agissant dans son espace textuel comme
un résumé de son contenu. L’ensemble des fonctions se tisse dans un jeu de relations, de
corrélations et d’oppositions qui font l’unité du récit »190. La dénomination des personnages,
en même temps qu’elle cadre globalement avec l’isotopie de la violence, permet aussi de
désigner le contexte africain comme contexte référentiel de cette violence, tel qu’il est
suggéré par l’univers romanesque mis en scène par les textes analysés. NGAL cite d’ailleurs
la dénomination parmi les éléments qui assurent cette référenciation : un des moyens de
contextualiser le roman africain, c’est, dit-il, cette « possibilité [qui] se manifeste souvent
dans le roman africain par des anthroponymes, des toponymes, des noms d’objets,
d’animaux, ou d’arbres […] »191. Mais dans le corpus, la dénomination s’effectue également à
travers d’autres signes affectés à l’identification des personnages.
2. 1. 3. 2 La dénomination par les attributs pompeux

188
Cf. KALONJI ZEZEZE T., M., loc. cit.
189
KAZI-TANI, N.–A., Le roman africain […] pp. 248-249.
190
KALONJI ZEZEZE T., M., loc. cit., p. 42.
191
NGAL, G., op. cit., p. 120.

90
On peut s’accorder avec Louis GUILBERT pour dire que « la dénomination des êtres ou des
choses se réalise souvent par la référence à une qualité dominante »192. Elle permet ici de
mettre en évidence le caractère violent de la personnalité des agents du commandement
postcolonial, c’est-à-dire leur domination et leur puissance et, par corollaire, la faiblesse et la
vulnérabilité de leurs « cibles ». Ces traits sont exprimés au moyen d’une dénomination
symbolique, elle-même bâtie essentiellement sur des anthroponymes africains. Mais ces
mêmes traits de caractérisation sont accentués par des attributs ou des titres ronflants que
portent spécialement les agents du commandement, en l’occurrence le personnage du
président. En fait, bien que le pouvoir du commandement soit déjà conforté par la pratique de
la violence, les textes du corpus montrent que ce même commandement éprouve encore le
besoin indécent de proclamer sa grandeur sous une autre forme privilégiée et instituée : le
culte de sa personne, pour s’affirmer davantage et donc, pour achever d’étouffer, d’écraser,
d’anéantir le peuple. Il faudrait observer qu’avec l’assurance de sa toute-puissance exhibée à
travers l’appareil de répression, le commandant postcolonial instaure avec son pays un rapport
d’appropriation qui obnubile son psychisme. Un tel rapport influe fortement sur son
positionnement dans ce qui devient moins une res publica qu’une res privata. Ainsi, lorsque
par exemple le président Macrocéphale, parlant de son pays, le Kayeye, le nomme « mon
royaume » (pp.32-33), il traduit exactement ce même type de rapport qui l’investit
« président-Roi ». Il s’institue « Grand Roi » et contraint ses sujets à l’honorer en tant que tel
jusque dans sa tombe193. On a donc affaire à un chef qui revendique sa place dans les
« hauteurs », au sommet de la société (V. structure pyramidale). Le régime et les institutions
qu’il gère s’attèlent à ériger ainsi une image exceptionnelle de cet homme tout-puissant. Le
culte de la personnalité qu’une telle stratégie met en place prend forme à partir de plusieurs
éléments récurrents concourant à la surélévation de cette personnalité, notamment le port
d’attributs et ou de titres qui confortent l’image du personnage fournie par la caractérisation
ogrisante. C’est dire que ces attributs rentrent dans un projet idéologique précis.

Dans la plupart des textes analysés, le personnage du chef en particulier se distingue, entre
autres, par des attributs ou des titres pompeux chargés non seulement de susciter le respect,
mais surtout d’introduire une nette distanciation par rapport au reste de la société, par rapport
au commun des mortels. Ici se profile ce qui sera un aspect essentiel de différenciation
souvent mis en exergue : le caractère exceptionnel, quasi divin et immortel du commandant,

192
GUILBERT, L., La créativité lexicale, Paris, Librairie Larousse, 1975, p. 74.
193
Idem, pp. 43, 49, 50.

91
par conséquent situé « au-dessus de la mêlée », hors de l’humanité même. C’est que les
personnages de la catégorie du commandement, en particulier les présidents, s’affublent d’une
multitude de titres ou de noms dont la portée reste l’idéologie de leurs partis uniques. Celle-ci
privilégie le désir de grandeur, c’est-à-dire la surexposition de la toute-puissance. Les
présidents sont ainsi généralement des « Pères de la Nation », des « Guides éclairés », des
« Guides Providentiels » et la liste reste ouverte…
Dans le roman Les Petits Garçons […] d’Emmanuel DONGALA BOUNDZEKI, le
Capitaine-président à la tête du pays est identifié par une série d’attributs, notamment ceux
qui inspirent la soumission : « Guide suprême […] guide providentiel, président-fondateur,
l’homme-à-qui-l’histoire-donne-toujours-raison » et bientôt « maréchal »194. Le
Macrocéphale, dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA, se veut « Roi », « Grand Roi » et même
« Papa »195 de son peuple. Yéli Boso, dans Les Fleurs des Lantanas, est « Père de la Nation »,
« Guide Éclairé et Bien Aimé », mais surtout « Tout-Puissant Dynaste » et « Berger
Suprême » de son peuple196. Le guide au pouvoir à Kinsassa, dans Le Paradis Violé, assume,
quant à lui, la charge de « César et celle de Dieu » tandis que Nzétémabé, dans Le mort
vivant, est aussi un « guide providentiel », « infaillible et omniscient », « omniscient [qui]
entend tout » ; un « guide très Éclairé » et « Timonier », qui est à la fois « bon père » et « bon
197
Dieu » . En fait, et pour l’essentiel, c’est proprement le statut du Dieu Créateur que
s’attribue le commandant postcolonial, avec le pouvoir de façonner et de décider du destin de
ses concitoyens, comme le Dieu de la Bible l’a fait ou peut le faire pour ses créatures. Par ces
attributs et ces titres, le commandant postcolonial s’installe dans la posture de Dieu. Son
discours au sujet de son peuple met en évidence sa fonction de « créateur » ou de
« façonneur » des destins et pourrait servir d’écho à certaines situations bibliques. Par
exemple, le président Nzétémabé Bwakanamoto, en furie devant le héros Joseph prisonnier,
clame tout haut :
« C’est moi qui ai forgé ce pays [Yangani]… Je suis le père de tous les Yanganiens.
J’ai donné à toutes les filles et à tous les fils du Yangani, les mêmes chances de
s’épanouir. Mais je ne récolte en retour qu’ingratitude et méchanceté de certains
d’entre eux » (p.90).

Le président maréchal mis en scène dans Le Paradis Violé de FWELEY tient un discours
identique à l’adresse du héros Mwana qu’il a nommé ministre et qui vient de prêter serment :
« mais sache que j’ai sacrifié ma vie tout entière à la cause de ce peuple, ce faisant, je ne
194
DONGALA B., E., op. cit., pp. 81-82, 126.
195
ILUNGA K., B., op.cit., pp. 32-33, 49, 43, 121.
196
TCHICHELLE T.,F., op.cit., pp. 85, 106, 133.
197
DJOMBO, H., op. cit., pp 90, 95, 141, 98, 117.

92
tolère pas l’ingratitude […] » (p. 114). Le Macrocéphale qui, dans Pleure Ô Pays […], estime
travailler « d’arrache-pied pour la vie de ses compatriotes » (p.43), n’est pas tendre dans son
discours :
« […] pour vous. Gouverner ce pays n’est pas de tout repos. Je me sacrifie […],
pour le bonheur des Kayeyois. Mais ceux-là pour qui j’endure peines et
misères me le payent en monnaie de singe. Et, pire, ils réclament ma tête […].
Que les insensés qui conspirent ma perte sachent que je les attends, de pied
ferme, sur le chemin, leur chemin […]. En tout cas, par tous les moyens […],
je ferai pièce à toute tentative de déstabilisation de mon régime » (p.32).

On peut déduire de ces discours que le manque de loyauté envers le « Père de la nation » peut
valoir au peuple ingrat une terrible sanction. Par rapport à la posture « divine » adoptée par le
président bienfaiteur, une telle attitude n’est pas sans rappeler certains récits bibliques comme
celui du déluge et de l’Arche de Noé, dans Genèse, ou celui de l’oracle de Jérémie aux
habitants de Juda. Ces récits relatent la colère du Dieu Créateur et Bienfaiteur face à
l’ingratitude et la désobéissance de ses propres créatures. Mais il faut surtout souligner qu’en
vérité, la posture divine revendiquée ici par le commandant postcolonial se donne à lire
comme une position de force absolue pour briser toute contrariété à son hégémonie. Les
attributs qui s’ajoutent à sa caractérisation constituent des signes supplémentaires que ce
personnage se situe au-delà de la condition humaine commune : comme Dieu, il a la
puissance et le pouvoir de décider du destin de ses administrés ; et le plus souvent, de le briser
dans n’importe quelles circonstances. Lorsque les textes montrent dans le chef du
commandement la pratique d’un « arbitraire qui donne la mort n’importe quand, n’importe où,
n’importe comment et sous n’importe quel prétexte »198, il s’agit là de la matérialisation de ce
pouvoir illimité et presque divin signifié aussi par le port d’attributs divers. C’est que ceux-ci
renforcent la dénomination symbolique des personnages du commandement et, par là, leur
caractérisation « ogrisante ».
Mais on observe que les auteurs du corpus accompagnent celle-ci d’une métaphorisation qui,
par rapport à la problématique de la violence, recouvre le même symbolisme que la
dénomination.
2. 1. 4 La métaphorisation zoomorphisante
On sait que dans le roman africain, « nombre de potentats sont décrits comme des animaux de
la jungle »199 et que « la terreur qu’ils inspirent dans un premier temps est exorcisée ensuite
par le travail de l’écriture : les répétitions, les hyperboles, les métaphores, les accumulations

198
MBEMBE, A. , op. cit., p. 32.
199
COUSSY, D., op. cit., p. 90.

93
d’actes d’infamie […] les zoomorphisent, les réifient […] »200. Ce principe peut être vérifié
dans le cadre de cette analyse. En effet, la zoomorphisation des personnages du
commandement dans le corpus consiste dans le fait que leur violence, leur agressivité, les
auteurs les expriment aussi par des métaphores animales qui sont des « métaphores in
absentia »201, très suggestives de leur caractère sanguinaire. En fait, il s’y opère un transfert
ou un glissement de signification qui permet d’attribuer aux personnages les traits des
animaux.
Dans Le Doyen Marri, NGANDU NKASHAMA identifie à des oiseaux de proie, les
militaires chargés d’accomplir de basses besognes (tueries sur le campus universitaire). Ceux-
ci deviennent ainsi des « hiboux », par référence à l’oiseau de malheur qu’est, dans
l’imaginaire populaire africain, le hibou, réputé, pour cette raison, opérer la nuit (v. infra). Les
« hiboux » qui massacrent les étudiants sur un site universitaire, constituent un énorme
« escadron de carnassiers » (p.172). Dans Pleure Ô Pays […], ILUNGA KAYOMBO
assimile ces personnages soit aux gallinacés mâles en posture agressive, auxquels des parties
du corpus servent d’arme offensive : le président Macrocéphale, dit par ailleurs « cannibale
d’Afrique », est souvent décrit « dressé sur ses ergots » prêt à attaquer les subversifs afin de
protéger son trône ; soit à des mammifères suceurs de sang ou à des reptiles très dangereux.
Ainsi, les agents au service du Macrocéphale sont-ils présentés comme des « vampires » ou
des « ophidiens »202 qui saignent le peuple. En raison de la même faculté de nuisance, les
agents du commandement dans Les Petits Garçons […] de DONGALA sont eux aussi
assimilés à des moustiques très dangereux (p.256). Henri DJOMBO, dans son roman Le mort
vivant, les métaphorise comme des mammifères aux défenses acérées, des rapaces aux becs
crochus ou comme des fauves assoiffés de sang : le président Nzétémabé Bwakanamoto a une
« tête de phacochère », mais il est surtout un « tigre » ; et plus exactement, « le tigre du
Yangani », réputé pour sa « sanguinaire bestialité » (pp.140, 107). Ses collaborateurs sont dits
des « faucons » (p.141) sans pitié.
Le symbolisme du fauve est particulièrement significatif de la nature redoutable des
personnages qui le portent et aussi du châtiment qu’ils incarnent 203. Les Fleurs des Lantanas
de TCHICHELLÉ évoque ce même symbolisme en montrant le personnage du ministre
Motungisi plusieurs fois peint comme un « tigre en colère », mais aussi comme un

200
KAZI –TANI, N.-A., « Pour un discours… », p. 56.
201
FROMILHAGUE, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, 1996, p. 143.
202
ILUNGA K., B., op. cit., pp. 54, 10, 63.
203
Lire par exemple à cet effet les commentaires de JANSSENS, P., sur le symbolisme du léopard chez Mobutu
dans A la cour de Mobutu. Fracassantes révélations du gendre de l’ex-président zaïrois, Paris, Michel Lafon,
1997, p. 113.

94
« léopard ». Son regard terrifiant informe de sa grande puissance de destruction et donc de
l’imminence du danger pour qui entrave son chemin, sa volonté. Une telle peinture vise à
indiquer qu’« entre ces fauves […] et leurs peuples, il n’y a de place que pour des relations
de violence, d’ailleurs permanente, unilatérale »204. C’est, du reste, ce que tend à traduire le
personnage de Motungisi dit « tranchant comme une machette longuement frottée contre une
pierre »205.
TCHICHELLÉ colle également aux personnages de l’ordre du commandement l’image soit
du pachyderme, à l’exemple du maréchal Sokinga, chef d’État-major de l’armée, campé
précisément comme un « éléphant en uniforme » et à qui rien ni personne ne peut résister ;
soit du mammifère : le général et commandant Mabaku se révèle un « buffle blessé » (pp.15,
38) que sa réaction très redoutable commande vivement de ne pas contrarier. En d’autres
termes, ces personnages qui rôdent autour de Yéli Boso sont des « requins » (p. 49) avides de
chair et de sang. La valeur symbolique de ce bestiaire est de susciter la peur et de révéler les
aspects négatifs d’un univers de violence. Le registre de zoomorphisation permet d’attirer
l’attention sur le degré de férocité des agents du commandement et traduit la volonté
d’amplification des faits pour le besoin de dénonciation. C’est pour cela que, semble-t-il, la
métaphorisation zoomorphisante confère aux personnages concernés une puissance de
destruction identique à celle des fauves, des mammifères, des rapaces ou autres pachydermes ;
une puissance somme toute dévastatrice, semblable à celle de l’Ogre et à laquelle le peuple ne
peut résister. La performance de l’écriture ici est de faire percevoir « comment les rois
quittent facilement leur humanité pour devenir des monstres, [comment] ils transforment leurs
sociétés en nœuds de violence et de folies diverses puis finissent par recouvrir les rêves et la
volonté des peuples d’une chape de nuit »206.
Dans le même temps, la fragilité du peuple est évoquée par le biais des métaphores relatives à
de petites bêtes inoffensives, incapables de se défendre contre les plus forts, et qui figurent les
victimes de la terreur. Certaines de ces métaphores se rapportent à des fruits exposés à
l’appétit des prédateurs affamés.
Dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, le maréchal « éléphant » Sokinga ne
considère pas autrement ses maîtresses et ses autres victimes que comme des « poules » (p.
15). Le puissant Motungisi regarde les siennes comme des « musaraignes » en même temps
qu’il traite le prisonnier Bukadjo de « crapaud » (pp. 208, 195). Ce même Bukadjo se sent,

204
DABLA S., J.-J., op. cit., p. 88.
205
TCHICHELLE T., F., op. cit., pp. 125, 207, 208.
206
DABLA S., J.-J., « Kagni Alem, la parole libérée », dans Notre Librairie, n° 146, octobre-décembre 2001,
p.18.

95
devant ses justiciers, tantôt comme « une bête débusquée par la meute » (p. 84), tantôt livré
« comme un cafard dans un poulailler » ou encore « comme une noix de palme devant un
porc » (pp. 91, 93). Ma Masika, la « mère » de Bukadjo arrêté, se sent, devant tant
d’adversité, dans la peau d’une « poule dépossédée de ses poussins » (p. 143). Gazi Yana
harcelée par un dignitaire du régime, est comparée à un « oiseau pris au piège » (p. 50) ;
Nwéliza agressée par un autre proche du pouvoir pousse « des hurlements de biche prise au
piège » (p. 74). Cette image de vulnérabilité est également produite, dans Le Paradis Violé de
FWELEY, par le peuple réduit au statut de fourmis, de mouches et de moustiques, c’est-à-
dire, pour tout dire, au statut d’insectes (p. 26) ; mais aussi, dans Pleure Ô Pays […], par
l’opposant Soleil, perçu comme un « gibier de potence » (p. 96). La vulnérabilité des victimes
suggérée par ces métaphores, le héros Joseph, dans Le mort vivant, en prend conscience à
partir de sa propre situation ; il peut ainsi déclarer : « […] j’étais victime d’une étrange et
monstrueuse machination qui me plaçait dans un piège comme un gibier […] » ; et plus loin :
« je me débattais comme un gibier pris au piège ou comme un poisson au bout de la ligne »
(pp. 43, 52). Nzétémabé en personne appelle le Général Péreira, son ennemi, une « punaise »
(p. 140), etc. La métaphorisation animale des personnages permet ainsi aux auteurs d’opposer
l’image de la toute-puissance des agents du commandement à celle de la fragilité de leurs
victimes. L’écriture romanesque construit une cohérence qui fait que l’« ogrisation » des
personnages, leur dénomination et leur métaphorisation exposent dans un même registre le
degré d’une violence caractéristique exercée sur les cibles. L’inhumanité des agents du
commandement est de la sorte suggérée au premier plan. Le rêve des personnages qui en sont
victimes en dit d’ailleurs long, comme l’illustre le cas du prisonnier Joseph Niamo : « J’étais
subjugué par ma libération, mon retour tant rêvé parmi les humains […] » (p.84). « Retour
parmi les humains » sous-entend que le personnage se trouve au milieu des « non-humains »,
ce qui, en ces circonstances d’incarcération et de torture, conforte l’idée de la bestialité des
bourreaux du commandement et, partant, la loquéfication de leur victime. Cette aspiration à
retrouver l’humanité accentue a contrario la négativité de la caractérisation des agents du
commandement. On peut s’accorder avec l’analyse de Cécile LEBON pour dire que dans la
plupart des textes africains, ceux du corpus y compris, « l’homme [du pouvoir] est décrit
comme une bête primaire, instinctive, cannibale, monstrueux. De l’animalité, il dérape vers la
tératologie physique et morale »207. Une telle mise en évidence de la violence permet aux
auteurs de dévoiler une autre dimension des personnages, surtout ceux de la catégorie du
commandement, à savoir leur état d’esprit, leur vision, leurs obsessions.
207
LEBON, C., « Sony Labou Tansi : ‘rêver un autre rêve’ », in Notre Librairie, n° 125, p. 103.

96
2. 1. 5 Les personnages et leurs obsessions
La caractérisation des personnages permet aussi de les situer en fonction de ce qui les
distingue : leurs préoccupations ou leurs obsessions. Les agents du commandement et leurs
victimes ne visent ni rêvent d’une même chose. Leur comportement, leurs attitudes diffèrent
selon leurs visions ou leurs préoccupations respectives. La prépondérance de l’exercice de la
violence sur les personnages-cibles traduit, dans le chef des agents du commandement, une
préoccupation essentielle : la protection et la conservation de leur pouvoir, de leurs privilèges.
Celles-ci justifient la mise en œuvre d’une stratégie particulière d’auto-défense, consistant en
la production de la violence à outrance. Le contexte des différents univers romanesques
décrits indique que les agents du commandement n’agissent essentiellement qu’en fonction de
cet objectif. Ils sont obnubilés par cet idéal qui les entraîne par conséquent à produire
invariablement des réflexes de brutalité. Ils apparaissent ainsi comme obsédés par la seule
production de la violence et se révèlent incapables de se remettre en question par rapport à
leur mission première et par rapport au préjudice qu’ils causent au peuple. Ils ne témoignent
d’aucune conscience de leurs travers, mais se montrent surtout incapables de mener une
réflexion critique sur leur propre action. Ils se révèlent également incapables de se détourner
ou de se détacher de leur « passion », la violence. Leur rapprochement avec le personnage de
l’Ogre se renforce par le fait que ces personnages attachés uniquement à leurs désirs,
manquent par conséquent de consistance psychologique. Ils se comportent comme ces
« personnages des contes [qui] ne possèdent pas de psychologie »208. On pourrait, à juste titre,
leur appliquer le constat de Denise COUSSY à propos des figures de tyrans peints dans le
roman africain, à savoir que : « essentiellement occupés à assouvir leurs fonctions
physiologiques premières […], ils n’ont aucune épaisseur psychologique ni aucune
conscience de leurs situations, si ce n’est de leur dépendance vis-à-vis de leurs
obsessions »209. L’obsession de la violence est ainsi la principale modalité qui conduit à
l’annulation de la capacité de discernement des agents du commandement. Elle remplit toute
la place de la pensée et évacue de ce fait toute possibilité de réflexion dans le chef du
commandement. C’est que « la lucidité demeure la qualité la moins fréquente chez les
différentes figures de l’autorité représentée. Elles se résument volontiers à un ensemble
d’obsessions pouvant atteindre la folie la plus cruelle »210. On pourrait parler ici de ce que
NGANDU appelle « l’aliénation psychologique face à la violence »211. Une telle

208
REUTER, Y., op. cit., p.55.
209
COUSSY, D., op. cit., p. 132.
210
DABLA S., J.J., op. cit., p. 87.
211
NGANDU N., P., Rupture…., p. 114.

97
caractérisation explique pourquoi les personnages de Nzétémabé, Yéli Boso, Macrocéphale et
autres compères entretiennent une culture de la violence dans leurs sociétés respectives : ils
sont sans âme et sans préoccupation morale, puisque dans l’exercice de leur pouvoir, « la
première règle, c’est d’éliminer la morale »212. Leur rapport à la violence se nourrit en partie
de leur passé militaire, de leur manque d’instruction et de relativité qui leur font prendre en
horreur toute possibilité d’action rationnelle et qui écartent donc toute réflexion dans leur
pratique213. Ils se singularisent dans l’action brusque, rapide et brutale, et signalent de ce fait
leur fascination pour la seule chose qui les intéressent : le pouvoir, pensé en termes
d’appropriation. Ainsi, dans les textes analysés, les personnages de l’ordre du commandement
sont-ils campés dans une posture de barricade face à toute tentative de subversion, réelle ou
imaginée. On peut rappeler par exemple le ton belliqueux du Macrocéphale, que l’on a déjà
décrit « dressé sur ses ergots », à l’égard de ses opposants :
« Que les insensés qui conjurent ma perte sachent que je les attends, de pied ferme,
sur le chemin, leur chemin. En tout cas, que les uns et les autres se tiennent pour
avertis : je suis, j’ai toujours été ce que les militaires appellent dans leur jargon un
baroudeur. Un baroudeur de haute classe. Et je le resterai jusqu’à mon dernier râle
[…]. En tout cas, par tous les moyens, comme par le passé, je ferai pièce de toute
tentative de déstabilisation de mon régime. D’où qu’elle vienne ! » (p.32).

On peut prendre la menace du Macrocéphale au sérieux, car lorsque le tyran est un baroudeur,
c’est un régime de terreur ubuesque qui s’instaure214. Comme le Macrocéphale, les présidents
Nzétémabé et Yéli Boso, qui s’attèlent à éliminer les indésirables dans leurs pays, se trouvent
dans la même posture qui informe de l’intensité d’une violence permanente et sans limite.
Nzétémabé Bwakanamoto rumine un plan de violence contre tous ceux qui rêvent ou qu’il
imagine rêver de le renverser. De bonne guerre, il fait toujours connaître « la force
extraordinaire qu’il avait de neutraliser tous les coups préparés, à l’intérieur et à l’extérieur du
pays, contre son régime » (p.90). Ce plan est la seule chose vivante dans sa tête. Il l’active
quand il évoque constamment ses prétendus opposants, mais également lorsqu’il parle même
de ses propres collaborateurs directs, étant donné le caractère imprévisible du pouvoir et la
méfiance généralisée dans sa société. Devant le héros Joseph qu’il vient de libérer et qu’il
tente de convaincre pour qu’il se mette directement à son service, au Yangani, Nzétémabé
s’exprime sans ambages : « Regardez la racaille qui m’entoure ! Des vauriens, ce qui compte
pour eux, c’est mon porte-monnaie. Ils veulent tous mon fauteuil, mais ces misérables ne
savent pas ce que je leur réserve comme surprises » (p.146). Le mot « surprises » qui clôt
212
IYAYI, F., cité par COUSSY, D., op. cit., p. 85.
213
Lire à ce propos KALONJI ZEZEZE T. M., loc. cit., p. 35.
214
COUSSY, D., op. cit., p. 88.

98
l’extrait pourrait bien être remplacé par d’autres mots du genre « atrocités », « sévices »,
« carnage », bref, des mots qui construisent l’isotopie de la violence ; car c’est de cela qu’il
s’agit de toute évidence : la hantise du complot, vrai ou commandé, c’est-à-dire inventé,
incline sempiternellement Nzétémabé Bwakanamoto à l’exercice de la violence. Les réflexes
du commandant, du premier jusqu’au dernier, sont de produire la violence au moindre
soupçon de contrariété. Le narrateur indique la conséquence d’une telle fascination par la
violence : « la majorité des gens vit dans la peur et l’incertitude permanentes, car la mort
s’embusque partout » (p. 136). Elle peut survenir à tout instant.
Ce même esprit de violence qui caractérise Nzétémabé Bwakanamoto, obsède également Yéli
Boso dans Les Fleurs des Lantanas. Les victimes de son régime sont toutes accusées de viser
« rien de moins que la magistrature suprême […], le pouvoir et le fauteuil [du] Tout-Puissant
Dynaste […] le président Yéli Boso » (p.85). L’obsession de défendre le régime entraîne celle
de produire en toute circonstance une violence brute. L’exécution de l’opposant Mazamat
Mpélo peut se décoder comme le paradigme de la violence que Yéli Boso et ses sbires
exercent sur le peuple. Un dignitaire y faisant allusion, l’a sèchement indiqué à Bukadjo au
cours d’un interrogatoire déjà évoqué plus haut : « voilà ce qui vous attend, docteur, si vous
vous obstinez à nier l’évidence ». On peut faire le tour des agents du commandement pour
remarquer la même obsession de la violence comme voie de pérennisation du pouvoir : du
Camarade Président qui ourdit faux complots et procès bidons dans Les Petits Garçons […]
de DONGALA, au Président-Fondateur qui lâche sa soldatesque sur les étudiants dans Le
Doyen Marri de NGANDU, en passant par le maréchal qui pend lui-même ses opposants dans
Le Paradis Violé de FWELEY, l’exercice de la violence est le réflexe qui achève l’unique
acte concret du commandement à l’égard du peuple. C’est que tous ces personnages ont pour
but la violence, qu’ils cultivent au nom de leur pouvoir. Ils n’existent véritablement et ne
peuvent se définir que par rapport à cette violence. Mais paradoxalement, ils ne sont pas
conscients de leur propre état d’aliénés par la violence, ni de leurs actes préjudiciables au
peuple. Ils incarnent ainsi le nœud idéologique dont la force module le mouvement, la marche
de la société, mais négativement. En cela, ils s’éloignent du héros « positif » qui « cristallise
en lui une symbolisation collective »215. Leur obsession de la violence est à ce point
caractéristique, fulgurante qu’elle les fragilise et les emprisonne psychologiquement. Sans
épaisseur psychologique, sans âme, sans Raison, ces personnages se révèlent finalement des
vrais patients. Le symbole de cette fragilité psychologique est donné par le personnage du
président Nzétémabé Bwakanamoto, pompeusement présenté comme Tout-Puissant, mais que
215
DOSSE, F., Le pari biographique. Ecrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, pp. 164-168.

99
la réalité de son existence dénude comme vulnérable. Le narrateur qui l’a observé de près est
arrivé à percer la vraie personnalité du personnage :
« Je finis par avoir pitié de cet homme dont je soupçonnais la solitude […] Ses
folies de puissance et ses folies de grandeur achevaient de l’éloigner de la vie au
quotidien, d’en faire un otage du monde imaginaire. Il était devenu un monstre
froid, dont la sagesse de l’âge et des cheveux blancs n’avaient pu extraire la bête
du mal. Pitié pour les otages. Surtout pour lui qui avait peur de la colère
soupçonnée de son peuple et ne se montrait plus en public, sinon en compagnie de
régiments entiers. Il se savait sans doute haï et sans autre soutien que la force
brutale et la terreur. Le président yanganien devait redouter la violence des
regards avant celle des paroles, des pierres et des balles » (pp. 98-99).

C’est en substance cette fragilité qu’évoque Denise COUSSY lorsqu’à propos des agents du
commandement dans les littératures africaines, elle indique :
« Leur puissance est, en fait, de pure surface, ce qui explique que, malgré les
déploiements de force dont ils s’entourent, ils se savent fragiles et ne supportent
pas la moindre mise en question. […] Le pouvoir apparemment illimité de ces
figures caricaturales trouve cependant ses limites dans leurs excès […].
La caractéristique essentielle de ces présidents fantoches est, en effet, leur
fragilité : nés d’un coup d’État, ils disparaissent avec un autre et la hantise du
complot emplit ces littératures »216.

La violence qui obsède ces personnages, obnubile leur conscience et les fragilise, révèle en
fait un complexe multiforme, tel que le note KALONJI ZEZEZE : « complexe d’obéissance
automatique et de négation de toute contradiction », hérité du passé militaire (armée) ;
« complexe de l’esclave se substituant à son maître et qui veut mettre au pas tous ses
compatriotes » ; complexe dû au manque d’instruction, à l’obscurantisme 217, mais aussi à la
culture du « propre intérêt »… Le manque d’épaisseur psychologique des personnages
concernés pourrait ainsi s’expliquer par le fait d’être gouvernés par ce que KALONJI
ZEZEZE appelle encore un « complexe psycho-idéologique »218, qui renvoie donc à tout un
ensemble d’obsessions dont ils sont prisonniers et qui rendent l’exercice de leur pouvoir
dépendant de la violence.
Par contre, leurs victimes peuvent être perçues comme des « personnages-prétextes », c’est-à-
dire des personnages « apparents soumis à l’obligation de représentativité »219. À propos de
ceux-ci, on pourrait considérer l’« individuation comme forme de combinaison possible du
singulier et du général dans la mesure où il n’y a pas de différence d’objet entre ces deux

216
COUSSY, D., op. cit., p.89.
217
Lire KALONJI ZEZEZE T., M., loc. cit., pp. 35-36.
218
KALONJI ZEZEZE T., M., loc. cit., p.35.
219
PARAVY, F., op. cit., p. 37.

100
dimensions »220. Cette dimension du « singulier universel » qui les caractérise fait d’eux des
personnages génériques, une sorte de « héros dont l’intérêt ne réside pas dans le
développement d’une singularité, mais dans son caractère représentatif de la destinée d’un
pays ou d’un continent et [qui] agissent non en individu, mais en ‘’statut social’’ »221. C’est
que lorsque ces personnages défendent un destin, il s’agit d’un double destin, le leur propre et
celui des autres qui constituent le peuple ; lorsqu’ils racontent une histoire, c’est leur histoire
personnelle à laquelle se greffe celle des autres ou celle du pays. À ce titre, ces personnages
conservent leur lucidité et la rationalité de leur réflexion en dépit de l’acuité des épreuves de
violence subies. Le parcours carcéral en particulier les fait grandir et leur confère une
épaisseur psychologique importante : ils sont donc « ronds », pour reprendre l’expression de
FORSTER222. Leur manière de faire face à l’épreuve et de résister à l’adversité leur vaut la
sympathie du lecteur et contribue aussi à conforter cette valeur psychologique. La plupart des
héros confrontés à la violence ne se compromettent pas, pour ainsi dire, alors que l’intensité
des sévices aurait pu les y contraindre. Ils gardent leur dignité dans la souffrance et surtout la
conscience de leur situation, la noblesse de leur lutte pour le salut collectif (liberté et progrès).
Bukadjo emprisonné peut certes se reprocher d’avoir été trop patriote et de n’avoir pas écouté
les avertissements de ses proches quant au risque lié à son intransigeance vis-à-vis de l’ordre
du commandement ; mais cette autocritique sévère ne réduit pas l’ampleur de l’iniquité et de
la violence dont il est victime de la part du pouvoir de Yéli Boso. Bien plus, il n’en perd pas
sa Raison. Face à l’immoralité des agents du régime, malgré les pressions et les menaces,
Bukadjo garde une attitude consciente et claire : « tout ce qui déshonore ou retarde notre pays
doit être combattu, et non encouragé par démission ou résignation ». Le risque encouru
n’altère nullement l’intransigeance de ses décisions : « non, je ne me renierai pas» (pp.26,
29), ajoute-t-il plus loin, accaparé par le souci de justice sociale.
Non seulement Bukadjo refuse de trahir sa conscience et de poser un acte arbitraire que
constituerait l’admission de Nwéliza au concours, ainsi que le lui « ordonnent » avec légèreté
les autorités, mais encore il défend avec la même fermeté son honneur, sa dignité et l’équité
face au président Yéli Boso. On se souvient de la tentative de corruption par le président pour
le faire taire après l’assassinat mystérieux de sa femme, ourdi vraisemblablement par le
pouvoir :
«-Prenez ceci [enveloppe d’argent], docteur, en témoignage de mon amitié et
de mes condoléances à propos de la mort de votre épouse.

220
DOSSE, F., op. cit., p. 376.
221
PARAVY, F., op. cit., pp. 36, 37.
222
Cité par JOUVE, V., L’effet-personnage dans le roman, Paris, P.U.F, 1992, p. 169.

101
-Permettez-moi, monsieur le président, de ne pas accepter ce que
vous m’offrez. Car, sans accuser personne, je n’ai pas l’impression que l’État se
soit comporté avec ma femme, pendant ma détention, comme elle était en
droit de l’espérer » (p.134).

Une telle attitude indique que le personnage de Bukadjo reste lucide et maître de sa
conscience en dépit des circonstances hostiles (deuil, emprisonnement). Sa lucidité rappelle
un autre personnage, le héros Joseph Niamo, dans Le mort vivant de DJOMBO, dont la
fermeté et la dignité ne peuvent être vaincues par la violence excessive qu’il subit : « mon
corps continuait à absorber les redoutables coups qu’il encaissant, sans que ma bouche eût
cédé un seul cri à ceux qui avaient fermé leurs oreilles à la vérité » (p.53). Le refus de
compromission qui découle du « pacte secret conclu entre la matière grise et la bouche »
(p.54) du personnage est un appel en sourdine à l’honneur et à l’équité sociale. Joseph traduit
encore son attachement à cet idéal lorsqu’il rejette l’offre d’emploi corruptrice que lui fait le
président Nzétémabé au terme de sa captivité :
« -Tout est bien qui finit bien […].
Dites-moi comment vous envisagez aujourd’hui et demain […] réfléchissez
bien, car il n’y a pas à manger maintenant dans votre Boniko-là, hein ! Vous
êtes instruit, un homme intelligent, je pourrais avoir besoin de vous […]
réfléchissez-y bien, mon fils, réfléchissez-y encore. Vous seriez le bienvenu
dans mon cabinet dont les portes vous restent ouvertes […]» (pp. 146-147).

La réaction du héros Joseph à cette offre se fait par amour de la liberté et au mépris de toute
considération matérielle, loin donc de l’influence de l’ethos de la consommation
caractéristique de l’ordre du commandement : « -Merci Monsieur le Président, je suis heureux
d’être enfin libre, je voudrais rentrer au Boniko […] » ; puis Joseph d’indiquer : « Je le
remerciai de sa sollicitude et déclinai poliment, très poliment son offre » (p.146, 147). La
lucidité de la réflexion de Joseph à cet instant connote son épaisseur psychologique. Il opte
raisonnablement pour la liberté alors que matériellement précarisé par une très longue
détention arbitraire ayant entraîné la perte de son emploi et de tous ses biens, il aurait pu tout
aussi facilement céder à la tentation de se mettre au service du tyran par esprit du gain.
On voit que, comme Bukadjo, Joseph Niamo reste conscient des valeurs pour lesquelles il faut
lutter. Cette conscience lui impose des actes ou un comportement rationnels. Les valeurs de
liberté et d’équité sociale que les deux personnages-prétextes entendent préserver ne sont pas
des valeurs individuelles. Elles sont perçues comme patrimoine de toute la société. Le refus
du profit matériel indu connote le dépassement du niveau individuel pour la préservation d’un
idéal collectif. Dans le roman de FWELEY, on retrouve ce même élan chez les personnages

102
de Mwana et Zoa. Ces deux personnages se dressent contre la dictature et engagent, chacun à
leur manière, une lutte acharnée qui privilégie l’observation et l’analyse des faits, ainsi que la
recherche d’une solution réfléchie. Comme pour Bukadjo et Joseph, l’adversité ne tempère
pas leur engagement. Elle ne le détourne point, fût-ce au prix de la prison pour Mwana et de
la mort pour Zoa. L’attitude convergente de tous ces personnages n’est pas sans
enseignement : « C’est par sa capacité à s’approprier les valeurs collectives, à les incarner
dans un parcours singulier que la vie des individus porte un sens qui dépasse la simple
équation personnelle pour acquérir une gloire éternelle durable dans le regard d’autrui »223.
Ces illustrations montrent que les auteurs dotent les personnages-victimes de la violence
d’une dimension psychologique importante avec effet de symbolisation collective, au
contraire de leurs bourreaux du commandement. À ceux-ci pourrait être associé, pour
l’occasion, le personnage de Sadio Mobali médecin très autoritaire de la fin de Le Doyen
Marri dans la mesure où il se laisse envahir par l’obsession de la violence pendant une bonne
tranche du récit. Mais la caractérisation de ce personnage semble ressortir à un traitement
particulier qui sera examiné plus loin (Chap. VI).
Que les personnages de l‘ordre du commandement apparaissent sans épaisseur psychologique,
à l’opposé de leurs victimes, cela semble être une manière d’accorder et de mettre en évidence
leur portrait par rapport à la violence qui les obsède et qui obnubile leur vision. Ce serait aussi
une façon de suggérer les conséquences qui en découlent. Dans la mesure où « l’intelligibilité
des personnages est à chercher dans l’agencement convergent de tous les éléments vers la
réussite du but ultime recherché par l’auteur »224, on peut considérer que les traits
identificatoires des personnages, les différents aspects de leur création ici analysés inscrivent
celle-ci dans le cadre d’une caractérisation ou d’une écriture orientée par la volonté d’exposer
une violence inacceptable.
On verra dans la suite de cette analyse (chap. III) que la dimension psychologique des
personnages peut avoir des implications dans leur rapport au cadre, notamment spatial, dans
lequel la violence se déploie. Mais il convient à présent d’examiner, toujours dans le système
de création des personnages, quelques catégories particulières de ceux-ci dont l’apparition
dans les textes du corpus signale un rôle symbolique par rapport à la perception de la
problématique de la violence.
2. 2 La création des personnages atypiques

223
DOSSE, F., op. cit., p. 168.
224
NGAL, G., op. cit., p. 84.

103
La classification qui est établie ici se réfère à quelques-uns des critères différentiels définis
par Philippe HAMON en vue de l’analyse des personnages 225, et notamment « la
fonctionnalité différentielle »226 qui, selon les éclaircissements d’Yves REUTER, « réfère aux
rôles dans l’action, au faire plus ou moins important, plus ou moins réussi »227, et
particulièrement dans le cadre de ce propos, plus ou moins symbolique. Il s’agira de repérer
dans la chaîne de personnages ceux dont la création et la mise en scène semblent, dans le
contexte de la problématique de la violence, sortir des pratiques scripturales traditionnelles et,
par là-même, porteuses de sens. Leurs rôles permettent ainsi d’inclure dans cette catégorie des
personnages visés par l’analyse, le personnage silhouette, les personnages respectifs de
l’enfant, du fou, de l’ivrogne et de l’écrivain.
2. 2. 1 Un personnage-silhouette mais surplombant
Dans une remarque sur la présence d’un personnage dans le roman, Yves REUTER indique :
« […] le personnage peut être situé dans la fiction de façon simple (on le ‘’ voit’’ être
ou agir) ou comme médiateur de savoirs sur l’univers et les autres personnages : on a
l’impression de ‘’voir’’ le monde et les autres par ses yeux et ses pensées. Il peut aussi
raconter l’histoire des autres, ou son histoire. On a ainsi des personnages ’’simples’’,
des personnages ‘’ focalisateurs ‘’ (on perçoit par eux) et des personnages narrateurs
(qui nous racontent l’histoire), ce qui manifeste leur degré d’importance »228.

Aussi juste que puisse paraître cette remarque, un de ses volets ne s’applique pas spécialement
au personnage du président dictateur qui, en tant qu’incarnation du commandement
postcolonial, est le personnage emblématique du roman africain et la figure au centre de cette
rubrique. Ce personnage qui est étudié ici dans son rôle et dans ses apparitions, en fait, on ne
le « voit » pas « être » ni « agir », du moins pas beaucoup, dans les romans où il est situé. Il
apparaît dès lors comme un personnage-silhouette puisque sa présence est furtive cependant
que son rôle demeure capital, son aura prépondérante. On pourrait lui appliquer le
commentaire de Pierre GAUDES et Yves REUTER au sujet de la « fonctionnalité
différentielle » des personnages et dire que dans les textes du corpus, le président-dictateur
est « un personnage constitué plus souvent par le ‘dire’ que par un ‘être’ »229. Une telle
situation rappelle le procédé du « culte de l’absent »230 déjà utilisé par l’écrivain camerounais
MONGO BETI dans ses romans Perpétue ou l’habitude du malheur231 et particulièrement

225
HAMON, P., loc. cit., pp. 154-159.
226
Idem, p. 156.
227
REUTER, Y., op. cit., p. 54.
228
Idem, p. 54.
229
GLAUDES, P., & alii, op. cit., p. 52.
230
DJIFFACK, A., Mongo Beti. La quête de la liberté, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 206.
231
BETI M., Perpétue ou l’habitude du malheur, Paris, Buchet/ Chastel, 1974.

104
Remember Ruben232, au sujet de l’une des figures emblématiques du nationalisme
camerounais, Ruben Um NYOBE, adulé par l’écrivain, mais assassiné par l’armée française
au profit du régime d’Amadou AHIDJO. Un des exégètes de MONGO BETI fait sur le
procédé l’analyse suivante :
« Le mythe de Ruben est rehaussé dans Remember Ruben qui apparaît comme le
summum du culte du héros. Le personnage mythique n’apparaît que très
rarement en scène. Encore, est-il confiné dans un rôle passif, car l’initiative de
l’action revient le plus souvent à ses partisans. Est-ce un paradoxe ? Malgré la
passivité, Ruben reste le véritable catalyseur dans le sens diégétique et
dramatique du terme. Le mythe de Ruben tient à l’auréole et au culte que lui
vouent ses partisans. Personnage central du récit, il joue curieusement un rôle
réduit au strict minimum. On pourrait parler du culte de l’absent comme dans
toutes théologies, mystiques, doctrines ou croyances »233.

Une autre lecture du même roman corrobore l’analyse de Djiffack :


« Mongo Beti parvient à camper un idéal de révolution en s’aidant d’un mythe,
le mythe de Ruben, dont la construction est subtile : en effet, ce personnage est
davantage une ombre dont toute l’œuvre est couverte : Ruben est totalement
absent de la première partie de l’œuvre qui porte son nom. […]. Cette écriture du
souvenir et de l’évocation vit de l’absence même de Ruben, absence entretenue
qui suscite un appel. C’est une absence qui fait signe avant de signifier »234.

Ce procédé semble fonctionner aussi dans les textes analysés, essentiellement en ce qui
concerne la forme des apparitions du personnage du président. On note que dans Remember
Ruben, le personnage de Ruben est présenté par MONGO BETI comme jouant un rôle positif
en ce sens que par son aura, il communique à ses partisans qui l’héroïsent, la fièvre de la
liberté à conquérir.
Dans les textes du corpus, le personnage du président-dictateur semble assumer un rôle
négatif : la prépondérance de son ombre dans les textes, alors même que sa présence y est
fuyante, connote une mainmise sur l’ensemble de la société, telle qu’il quadrille tout l’univers
social décrit et y sème la violence par ses corps fidélisés interposés. La « présence-absence »
du « personnage-ombre », mais central ou catalyseur du récit, peut donc se révéler
significative par rapport à la problématique de la violence étudiée dans le corpus. Une
première situation textualisée par trois romans montre que les différents corps du pouvoir qui,
comme les partisans de Ruben, assument l’action, mais ici au sein des appareils répressifs des
régimes, le font par rapport à la volonté (donc aux ordres) et au profit du personnage du
président-dictateur, omniprésent dans l’esprit des collaborateurs, quand bien même celui-ci
232
BETI M., Remember Ruben, Paris, L’Harmattan, 1982.
233
DJIFFACK, A., op. cit, p. 206.
234
MBOCK, C., cité par DJIFFACK, A., idem, p. 206.

105
serait physiquement absent du théâtre de l’action. Une telle omniprésence pourrait bien
suggérer un état de tyrannie totale. Dans Le Paradis Violé de FWELEY, par exemple, on ne
retrouve ainsi aucune occurrence du personnage du chef ou du maréchal président
accomplissant comme en direct une action concrète dans le cours du récit, si ce n’est que ses
actes sont connus essentiellement par le biais des réflexions et des évocations qu’en font le
narrateur, ou même les autres protagonistes du roman. On ne « voit » pas, par exemple le
président maréchal en train de parler ou d’expliquer son « objectif 80 », le plan de relance
économique qu’il a établi pour son pays et qu’il rabâche au fil des discours ; mais c’est par les
commentaires du narrateur que le lecteur apprend le projet et ses détails :
« […] l’homme politique parlait d’objectif 80. Une échéance en quelque sorte
[…]. Une année promise à la réussite nationale, et l’esprit des affaires était à la
hausse. Quelques contestataires se demandaient parfois : ‘’ ce type qui nous parle
d’objectif 80, a-t-il l’intention de rester au pouvoir contre vents et marées, tirant
son mandat jusqu’à cette année-là [sic]. Va-t-il préparer des institutions
démocratiques qui guideront le travail accompli ? » (p.17).

Nulle part le texte ne détaille non plus les voyages du président, comme on pouvait assister
aux fastes des cortèges des motards, des voitures banalisées ou autres autos blindées longeant
les files de badauds et qui entourent d’ordinaire ce type de circonstance ; mais c’est encore le
narrateur qui signale que le chef « voyage sans arrêt accompagné de courtisans et
courtisanes » (p.26). De même, c’est par le narrateur que l’on sait que le président a prononcé
un discours historique le vingt-quatre avril mil neuf cent nonante (p.104) ; pourtant, de ce
discours, nulle scène décrite, nulle autre trace directement y afférente reproduite dans le
roman, au contraire de ce qu’on lit dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, par
exemple, où le Macrocéphale envahit quasi rituellement les médias pour déverser des flots de
discours sur les ondes… Le principe est quasi général dans Le Paradis Violé: tout ce que le
personnage du président fait, le texte ne le montre pas « en direct », c’est-à-dire avec un
président « en train d’agir » et donc en train de signer sa présence dans le cours des
événements ; c’est plutôt à travers le discours ou les conversations des personnages, comme le
héros Mwana et sa femme, que l’on peut reconstituer l’ensemble de ses actes, dresser une
sorte de bilan à son actif : les remaniements intempestifs, l’institutionnalisation de la
corruption et du tribalisme, etc. (pp.52, 78). Les actions du personnage du président ne sont
donc qu’évoquées ; le personnage lui-même n’apparaît pas en train d’agir ; pourtant il est bien
présent dans la diégèse ; son ombre emplit le texte et l’esprit des autres personnages : c’est lui
qui nomme le héros Mwana ministre (p.114), même si, une fois de plus, on ne voit pas la
scène de cette nomination ; c’est à lui que ce dernier adresse une lettre ouverte, puis sa

106
démission235 ; c’est surtout à ses injonctions qu’obéissent les militaires qui éliminent les
opposants politiques, massacrent les étudiants, arrêtent le Ministre Mwana et tuent le fou
Zoa236. Comme Ruben, le personnage du président dans Le Paradis Violé est confiné dans une
sorte de passivité apparente qui ne réduit en rien son influence dans la marche du récit. La
plupart des actions se nouent et se dénouent par référence à lui. On observe également le
même procédé dans Le Doyen Marri de NGANDU où l’ombre du président-fondateur plane
sur tout le pays sans que le personnage lui-même n’apparaisse agissant. Les « hauts faits » de
son règne sont révélés sur le mode évocatif. Ainsi par exemple de nombreuses tueries à son
actif (p.140). Et si la misère et l’insécurité quotidiennes dans le pays renvoient négativement
et inévitablement au chef irresponsable qu’il paraît, il existe surtout dans le roman un texte
légal emblématique qui assure symboliquement l’omniprésence de son ombre dans la société :
c’est l’ordonnance qui frappe le héros Sadio Mobali et qui sanctionne invariablement toutes
les infractions commises d’une série de peines culminant dans l’arrestation pour « atteinte
contre la sécurité antérieure et postérieure à la nation, - crime de lèse-majesté et rébellion
caractérisée contre l’ordre et la dignité, en particulier contre la personne du Chef de l’État
[…] » (p.51). Le roman s’achève par une autre évocation de la présence du personnage : « Il
[Sadio Mobali] avait lutté contre les dictateurs sanguinaires. Il a vaincu les monstres. […] il
avait piétiné à ses pieds enragés leurs cadavres difformes » (p.199). Les articles
l’« ordonnance présidentielle, n° 00-00-00. [Etablie] En date de : indéterminée. Pour une
durée illimitée », se terminent par la même mention « Fait n’importe où, à la même date
indéterminée ». Il est stipulé, dans l’un des paragraphes, que « toute rémission de peines, de
quelque nature que ce soit, ne peut être décidée que sur ordre signé par le Président de la
République, haut personnage toujours sans domicile fixe » (pp.50, 52). Au-delà du ton
ironique de ce texte, l’indétermination du lieu de la signature et la non-limitation de la date de
validité de cette ordonnance, ainsi que l’absence de domicile fixe pour le personnage peuvent
symboliser la mobilité, dans le temps et dans l’espace, de son autorité, et signifier ainsi le
caractère permanent, intemporel, omniprésent de celle-ci, même si le personnage reste passif.
Mais en fait de passivité, le personnage « agit » notamment par le biais des forces de l’ordre
qui prennent, comme les partisans de Ruben, l’initiative de l’action. C’est structurellement sur
les ordres et au profit de ce chef que les agents de l’ordre exécutent les basses besognes,
comme le massacre des étudiants narrés dans le roman (p.74). De même, dans Les Petits
Garçons […], le personnage du président n’est pas personnellement actif sur la scène.

235
FWELEY D., op. cit., pp. 57-60, 120-ss.
236
Idem, v. respectivement pp. 89 ; 104-106, 158 ; 162 ; 164.

107
Comme dans les romans précédents, seules les évocations rendent compte de ses actions ; des
actions qui traduisent une emprise totale de la tyrannie sur les collaborateurs, en particulier les
forces armées et les membres du régime. Un des exemples les plus expressifs de cet état de
chose est constitué par la scène où le président terrorise les dirigeants de son propre régime :
« Un soir […] personne ne comprit ce qui se passa dans la tête du président […]. Il
envoya les forces de sa garde effectuer une descente musclée aux domiciles de
tous les ministres de son gouvernement et de tous les membres du bureau politique
avec instructions expresses de les déférer devant lui dans l’état où on les
trouverait. La garde s’exécuta aussitôt […]. Le chef de la garde présidentielle
enfourna tout ce beau monde dans un petit autobus qui roula à tombeau ouvert en
direction de la résidence présidentielle […]. Les soldats qui les surveillaient
s’amusaient de temps en temps à vérifier le fonctionnement de leur gâchette en a
faisant claquer bruyamment […] Soudain […] le chef apparut […] et lâcha : « je
vais tous vous faire fusiller ! » […] ils se mirent alors à jérémier tous en même
temps : tu es nôtre père camarade président tu ne peux pas tuer tes enfants
qu’avons-nous fait nous te demandons pardon papa même pour ce que nous
n’avons pas fait, etc.
« Bande d’hypocrites ! Fulmina le guide suprême. À dix, je donne l’ordre de vous
fusiller tous ! » (pp.256-259).

Les actions évoquées du président se réfèrent à un rapport de domination sur ses administrés ;
une telle relation explique sans doute que les subalternes, qui accomplissent les actions dans
la diégèse, le font sous la terreur de ses injonctions ; de sorte que même absent de la scène, le
président n’en demeure pas moins influent sur la marche du récit, en particulier en ce qui
concerne la production de la violence. Le déroulement de la parodie de procès des prétendus
comploteurs (pp. 161-192) illustre également à quel point la justice du pays, un des « corps de
capture » du régime, a la hantise du tyran absent et participe, par ses décisions arbitraires,
fruits de la peur, à l’administration d’une violence extrême.
Si l’on se réfère à la classification des rôles des agents romanesques établie par
BRÉMOND237, le personnage du président tel qu’il est analysé dans les romans, peut être
considéré comme un « incitateur »238 dont l’influence fait mouvoir les agents du
commandement à son service. Dans le contexte de la production de la violence, ce personnage
« incitateur » ou catalyseur, peut correspondre à celui qui est campé par TCHEUYAP dans
son étude de l’œuvre de NGANDU NKASHAMA :
«Le pouvoir tel que décrit […] possède exactement le même fonctionnement que
celui exercé par les sociétés magico- religieuses ou primitives : il est tabou,
c’est-à-dire craint, mais surtout invisible. […]. On ne peut qu’apprécier des actes
démentiels et des guignols exécutant des rôles. Le véritable détenteur du

237
BRÉMOND, C., op. cit.
238
V. les explications données par Glaudes et Reuter, dans leur ouvrage déjà cité (p. 51), sur cette théorie de
Brémond.

108
pouvoir, son manipulateur, est une espèce de « dieu caché » qui fait exécuter des
ordres »239.

Le personnage du président serait donc ici ce « dieu caché », donneur d’ordres invisible, dans
la même configuration que celui dont un des personnages cités par TCHEUYAP déplore
l’absence sur la scène de l’action : « des ordres, des ordres ! Râla le médecin. Mais tout le
monde ici ne fait qu’exécuter des ordres ! Je ne vois jamais qui donne ces ordres »240.
Une telle influence du président absent de la scène de l’action sur les personnages agissant
pour son compte, paraît symbolique de sa toute-puissance, et donc de la domination qu’il
exerce et qui justifie la situation de sa « passivité » ou de son « absence » décrite dans les trois
premiers textes parcourus.
Mais une seconde situation perceptible dans trois autres textes du corpus visualise un
personnage du président « quand même » présent et agissant dans le récit ; mais il s’agit d’une
présence et d’une action réduites. Le personnage apparaît en fait deux fois et ses occurrences
se rapportent plus ou moins à des situations de violence : dans Pleure Ô Pays […], le
Macrocéphale qui le premier apparaît par la voie des ondes, prononce à la radio un discours
belliqueux et imprécatoire destiné à conforter son régime et donc à menacer ses opposants241.
La deuxième occurrence dans ce roman concerne le surgissement du nouveau président Uka
Uka qui, après le renversement du Macrocéphale, anéantit, également par le biais de la radio,
l’espoir de la démocratisation du pays et restaure dans sa toute-puissance le régime dictatorial
(p.128).
Les apparitions du président Yéli Boso qui dirige la République de Tongwétani, dans Les
Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, mettent également en relation, surtout la deuxième,
avec le contexte de violence subie par le héros Bukadjo et qui a emporté sa femme. D’abord
Yéli Boso apparaît pour inaugurer un nouveau bâtiment dans la ville, l’occasion de saluer
cyniquement sur la route la femme de Bukadjo ; ensuite, lorsqu’il gracie puis reçoit ce dernier
à peine libéré, et tente de le corrompre pour étouffer les rumeurs et la rancœur dues au
meurtre sa femme (pp.133-134). Mais cette rencontre a lieu au terme d’un parcours carcéral
tumultueux, ponctué de deuil pour le héros Bukadjo. Pour le reste, la présence du tyran Yéli
Boso est rappelée par des évocations comme lors des interrogatoires du docteur Bukadjo,
accusé justement de tentative de complot contre le régime ou lorsque le narrateur évoque
l’hostilité des chemineaux à ce même dirigeant242. Malgré ces deux seules occurrences,
239
TCHEUYAP, A., op. cit., p. 126.
240
Personnage du docteur Chikuru, dans Le pacte de sang, cité par TCHEUYAP, A., Idem.
241
ILUNGA K., B., op. cit., pp. 32-33 ; 41-43.
242
TCHICHELLE T., F., op. cit., pp. 84-85 ; 135.

109
l’ombre de Yéli Boso couvre tout le roman ; le tyran demeure un personnage de référence
dans le développement du récit : tout s’organise autour et en fonction de lui. L’arrestation du
docteur Bukadjo, qui construit la trame du roman, et l’essentiel des faits et gestes des autres
personnages, en l’occurrence les agents du commandement, tout se réalise en référence au
président Yéli Boso. C’est un personnage cadre du roman, qui sert ainsi de ligne de mire à
toutes les actions importantes menées par les autres personnages, bien qu’il n’apparaisse ni
n’agisse assez dans le récit, c’est-à-dire malgré sa présence éclair et furtive. C’est que son
ombre couvre tous les mouvements des autres personnages. Dans ces conditions, ses
apparitions furtives, qui surviennent à des moments spécifiques, notamment pour sanctionner
la fin du parcours du héros, peuvent se lire comme une espèce de coup de théâtre ou des
séquences tactiques permettant de confirmer le personnage au sommet de la hiérarchie, de la
structure sociale. Cela semble être une manière pour l’écriture de signifier la « capture » de la
totalité de l’univers social par une autorité fondée sur la violence.
De même, dans Le mort vivant de DJOMBO, le président Nzétémabé Bwakanamoto se
montre une première fois sur la scène pour faire subir à Joseph un interrogatoire bien dans le
style de la répression, qui clôt la série initiée par ses services secrets (pp.89-99), avec ses
acolytes toujours prêts à exécuter ses ordres. Une deuxième fois, il apparaît pour libérer le
héros, puis lui imposer le silence par la corruption et par la force (pp.145-148). Toutes ces
occurrences permettent de percevoir la présence d’une autorité supérieure qui règle tout le
fonctionnement des sociétés décrites : l’autorité du tyran dont l’impact est tel que même
absent, ou passif sur la scène, le personnage n’en reste pas moins influent et un cadre de
référence pour le récit. Sans l’ombre de celui-ci, les actions des autres personnages
subalternes ne seraient sans doute pas possibles, ni ne pourraient progresser. C’est dire que la
« passivité » du personnage du président n’est qu’apparente dans la mesure où les initiatives
de ses acolytes sont fonction des injonctions idéologiques dont il est la source. On peut donc
considérer qu’il « agit » par ses collaborateurs interposés, étant donné que ceux-ci constituent
des maillons de son système.
Par rapport au procédé de « distribution différentielle » défini par Philippe HAMON243, on
peut considérer que les occurrences du personnage du président, moins fréquentes, s’opèrent à
des moments stratégiques du récit : déjà en le considérant comme « incitateur », on établit une
espèce de « contrat initial » qui assujettit les subalternes à sa puissance. Ensuite et surtout, en
n’apparaissant qu’à des moments uniques et déterminants dans le récit (coup de théâtre), ce
personnage endosse le statut de « rétributeur » ou de « châtieur » dont parlent GLAUDES et
243
HAMON, P., loc. cit., p. 155.

110
REUTER, dans la mesure où son apparition consacre la dégradation de l’état ou de la
situation du héros par un jugement solennel impliquant le plus souvent dans les textes étudiés
un châtiment244, ou parfois une libération. C’est ainsi que dans Pleure Ô Pays […], le
Macrocéphale n’apparaît sur les ondes des médias que pour produire la violence des
embargos, qui sanctionne un processus de vie qu’il juge non conforme à sa vision. Son
successeur Uka Uka emprunte le même mode d’apparition pour détruire l’espoir et le
processus déjà entamé de la démocratisation de son pays et pour restaurer la violence de la
dictature. Nzétémabé, dans Le mort vivant, surgit dans le parcours carcéral de Joseph d’abord
pour parachever le processus du jugement du héros, initié par ses collaborateurs Makaki et
Mortoni, et surtout pour condamner Joseph à mort ; puis, une deuxième fois, pour solenniser
la libération de celui-ci. Les deux apparitions de Yéli Boso, dans Les Fleurs des Lantanas,
sont empreintes de beaucoup de cynisme : au plus fort de la détention de Bukadjo, il inaugure
avec pompe un nouveau bâtiment construit dans la ville, plutôt que de se préoccuper des
doléances et de la détresse de Djaminga, la femme de ce dernier, qu’il salue à peine sur la
route de l’inauguration. Mais le cynisme de Yéli Boso éclate surtout au bout du parcours
carcéral de Bukadjo à travers la tentative de corruption dont le président se rend coupable.
Mais toutes ces apparitions viennent couronner de cynisme un système de violence bâti loin
des préoccupations humaines. Le personnage du président n’apparaît donc que pour consacrer
ou conclure d’un acte précis, le cheminement du héros victime de la violence du pouvoir en
place.
En tant qu’« incitateur » puis « châtieur » ou « rétributeur » (libérateur), le personnage du
président se révèle globalement un dégradateur, maître du jeu de la violence qui se dispense
sous sa coupe. Ses apparitions à des moments très marqués du récit, sont donc stratégiques.
Une telle représentation tend à conforter l’état de société observé par Achille MBÉMBÉ:
« La postcolonialité se [laisse] percevoir, ici, sous le visage d’une société où le
potentat se [pense] simultanément, comme indistinct de la société et comme
détenteur de la loi et de la vérité. L’on [prétend] que l’État [est] incorporé dans
une personne : le président. Lui seul [détient] la loi et [peut], seul, octroyer les
libertés ou les abolir puisqu’elles [sont], ici, choses maniables […] »245.

C’est à ce titre que l’ombre du personnage du président reste omniprésente même quand il
n’est pas directement et personnellement mis en scène : il est la figure centrale du système de
violence textualisée par le corpus. La représentation du président comme personnage-
silhouette peut être interprétée comme signe de la volonté des auteurs de suggérer un haut
244
GLAUDES, P., & alii, op. cit., p. 51.
245
MBEMBE, A.,op. cit., p. 144.

111
degré de tyrannie de la part de celui-ci sur ses subordonnés. Il s’agit d’une forme
d’assujettissement des corps de service et du peuple à sa toute-puissante volonté. Cette
représentation traduit l’étendue d’un pouvoir dominant et illimité, corrélé à l’exercice
privilégié de la violence. Celle-ci en est même la caractéristique essentielle, ainsi que
l’illustrent les rapports dégagés plus haut entre le commandement et le peuple (Chap. I). La
création du personnage-silhouette se révèle donc pertinent par rapport à la problématique de la
violence. Elle établit une certaine cohérence avec les éléments analysés ci-dessus (contexte de
la traque, caractérisation plurielle).
Mais si les auteurs des textes analysés montrent ainsi les personnages du commandement
comme tenants de la violence par excellence, cela semble correspondre à un projet de
dénonciation qui motive le choix des procédés d’écriture. Dans ce sens, la création du
personnage-silhouette s’accompagne de la mise en scène d’autres catégories de personnages
dans un dessein critique qui va paraître de plus en plus manifeste. Ainsi des personnages de
l’enfant, du fou de l’ivrogne et de l’écrivain qu’on peut rattacher à « certaines figures
littéraires [qui] font encore office de remparts contre la dérive générale »246.
2. 2. 2 Le personnage de l’enfant
La mise en scène du personnage de l’enfant dans le roman africain n’est pas en soi une
nouveauté, ainsi que le souligne encore Denise Coussy : « Depuis les écrits des années 50 […]
jusqu’aux autobiographies sophistiquées des années 80 […], l’enfant reste une figure
emblématique à qui les auteurs demandent de témoigner du difficile passage du monde
traditionnel au monde moderne »247. Mais l’évolution du continent noir et de la littérature
africaine a entraîné un glissement des valeurs que ce personnage a le plus souvent incarnées
(innocence, joie de vivre, insouciance, etc.) vers des situations actuelles inédites. Sa
représentation dans le roman au cours de ces dernières années s’accompagne de l’assignation
de rôles ou des traits nouveaux. Ceux-ci mettent fin à l’image idyllique de l’enfant africain,
l’enfant-roi préservé des contextes traditionnels. On assiste par exemple à l’avènement de
l’enfant soldat, que de nombreux conflits armés ont amené sur la scène littéraire, à celui de
l’enfant abandonné, non scolarisé et ou délinquant qui trône désormais dans bon nombre de
récits actuels. Mais plus globalement, devant tant de violence qui affecte l’univers africain, le
personnage de l’enfant se retrouve dans une situation nouvelle : « dans maints récits, l’enfant
devient même un observateur très critique du monde des adultes et se transforme alors en juge
mi-innocent mi-narquois de l’univers troublé qui l’entoure »248. Cette dernière image du
246
COUSSY, D., op. cit., p. 37.
247
COUSSY, D., op. cit, p. 37.
248
Idem, p. 39.

112
personnage de l’enfant correspond à celle qu’on peut relever dans le corpus, pas dans tous les
textes qui constituent celui-ci certes, mais particulièrement dans Les Petits Garçons […] de
DONGALA et, dans une certaine mesure, Le Paradis Violé de FWELEY.
Dans une note de lecture du roman Les Petits Garçons […], SÉWANOU DABLA souligne
cette présence en mettant en évidence « la grande habileté de Dongala : c’est à Matapari qu’il
laisse le soin de regarder le monde et de nous le raconter, il s’ensuit un agréable jeu de
distanciation dans lequel l’humour et la fausse naïveté titillent constamment notre intérêt »249.
Au fait, dès l’incipit du roman, on sait que le narrateur sera un enfant (V. infra) dont on revit
quasiment la scène de la naissance : « J’ai failli ne pas être né. J’ai failli ne jamais galoper
derrière un rayon de lumière […] Maman avait quitté l’hôpital en m’oubliant dans son
ventre » (p.7). Suivent ensuite maints autres détails qui entourent cette naissance
rocambolesque et qui font comprendre que cet enfant, né en troisième position après deux
autres jumeaux, est un enfant hors du commun. Le surnom qu’on lui donne résume tout le
contexte de sa naissance, comme il semble s’en plaindre lui-même :
« MATAPARI ! Problèmes, soucis, tracasseries ! Matapari ! Voilà le sobriquet
dont on m’avait affublé, à côté de mon nom de famille. […] alors que papa
m’avait donné le joli prénom de Michel, ils m’avaient collé ce surnom de
mauvais augure, Matapari ! Matapari par-ci, Matapari-là. […] j’avais fini par
croire que j’étais vraiment particulier » (p.90).

Dès lors, « préliminaires à la narration, la naissance du héros est évoquée comme un manque
ou un ratage »250. Matapari démarre le récit dans Les Petits Garçons […] par l’évocation de sa
propre histoire. Mais les naissances synchrones du récit et de Matapari 251 laissent entrevoir
que celui-ci va se former et grandir au fil du récit qui, lui-même, porte également sur
l’évolution politique de son pays. Et à propos de cette dernière, l’enfant Matapari ne dissimule
nullement son ignorance. S’il renseigne le lecteur sur les faits narrés, il indique aussi
clairement la source de ses informations. Les formules du type « D’après ce que m’a raconté
mon oncle Boula Boula […] » ou « c’est mon oncle qui m’a aidé à comprendre […] » (pp.8,
10) permettent d’isoler la fonction de ce personnage indispensable et influent de l’oncle
maternel, incarnation de l’autorité familiale, qui « établit une médiation entre lui [Matapari] et
les divers moments d‘un tout »252, les diverses tranches de l’histoire. Par ce biais, Matapari
hérite de la mémoire du passé. Mais il ne manque pas de malice lorsqu’il « rend » ou rapporte
249
DABLA S., J.J., « Emmanuel B. DONGALA. Les petits garçons naissent aussi les étoiles », in notre
Librairie, n°136, janvier-avril 1999, p. 89.
250
MALANDA, A.-S., Origines de la fiction et fiction des origines chez Emmanuel Dongala, Paris L’Harmattan,
2000, pp. 53-54.
251
Idem, pp. 53-54, 86.
252
Ibidem, p. 54.

113
ce qu’il a appris de son oncle, qu’il s’agisse de détails de sa naissance ou de faits marquants
de l’histoire de son pays. Déjà, dans les premières pages du roman, Matapari jette sur les
pratiques et les attitudes des adultes un regard qui secrète un jugement sévère, ou du moins,
une moquerie latente. On le voit notamment à travers le ton ironique avec lequel il reprend et
décortique par les gestes et les croyances erronées, rétrogrades, de Mama Kossa, la sage
femme qui supervise sa naissance. Cette sage femme exclut toute possibilité d’une « femme
(portant) trois ou quatre enfants comme une chienne » (p. 9) et construit ainsi le noeud du
drame de la naissance de Matapari :
« Cet enfant n’aurait pas dû être né […] en fait il n’était pas dans le ventre de sa
mère quand celle-ci était venue accoucher, il n’y avait que les jumeaux […], ce
n’est que quand sa mère est rentrée à la maison que lui, esprit d’un ancêtre
n’ayant pas réglé ses comptes ici-bas et mort de façon brutale, donc flottant dans
les bois et sur les eaux, avait saisi l’aubaine de la poche laissée vide par les
jumeaux pour s’y glisser et s’y installer. Ce sera toujours un enfant à problèmes
[…] car on ne revient pas innocemment au monde. Mais petit, tu as affaire à
Mama Kossa […] je te ferai parler, je te protégerai contre les gens et je
protégerai les gens contre toi » (pp.20-21).

Autant Matapari rapporte malicieusement ces faits et ces paroles de Mama Kossa qui révèlent
une attitude arriérée de celle-ci, autant il expose du prêtre catholique Boniface des pratiques
d’une vanité éprouvée dans le contexte des événements narrés (pp. 23-24). Le ton qui
accompagne ces récits est enrobé d’une volonté de moquerie qui indique que derrière la
naïveté de Matapari pointe une certaine perception critique de la situation.
L’esprit du petit Matapari s’aiguise en effet au fur et à mesure qu’il acquiert du savoir à la
faveur des expériences scientifiques vécues aux côtés de son père instituteur passionné de
sciences, notamment la physique, mais aussi au contact de la violence produite par les mœurs
des adultes. Ici, l’émerveillement de l’enfant est souvent assorti d’un degré de conscience qui
lui permet de percevoir et de moquer les écarts de conduite. Plus près de lui, Matapari ne
manque pas de repérer l’opportunisme et la fourberie de celui qui pourtant le fascine tant,
l’oncle Boula Boula. Les préparatifs de la venue du président dans leur village offre à l’enfant
l’occasion d’activer et d’éveiller son regard :
« […] ce qui m’avait frappé pendant la visite de ces ambassadeurs de l’homme-
à-qui-l’histoire-donne-toujours-raison, ce fut l’activisme de mon oncle Boula
Boula. Il ne m’avait jamais dit qu’il était membre du parti mais, comme par
enchantement, je le vis en porter la médaille à la boutonnière […]. Tonton parlait
et racontait des choses qu’il ne m’avait jamais dites. Ce n’est qu’à ce moment-là
que je compris que mon oncle était très modeste parce qu’il m’avait caché toute
ces choses qu’il contait maintenant » (pp.82-83).

114
On perçoit la pique dans le discours de l’enfant qui relève un comportement étrange dans le
chef de son oncle jusque-là considéré comme une référence. Or, l’un des domaines où Boula
Boula excelle, c’est bien le mensonge ; et notamment au sujet de ses études, en réalité non
faites, mais qu’il prétend avoir terminées en Allemagne avec à la clé un doctorat en
« Agitation et Propagande ». Mais en dépit de sa naïveté, l’enfant Matapari n’est pas dupe :
« une chose m’intriguait cependant, tonton [Boula Boula], tout comme papa, n’avait jamais
voyagé à l’étranger, que je sache ! » (p. 94). Le développement de Matapari au fil des
événements qui marquent son parcours le conduit à une telle capacité d’observation et de
dénigrement que face à la problématique de la violence, son regard et son discours se révèlent
impitoyables. Déjà, c’est avec un humour décapant qu’il rappelle le cycle de coups d’État qui
assombrissent et ensanglantent les premières années de l’indépendance du pays 253. L’enfant ne
ménage pas non plus son opinion, négative, sur la politique telle que l’exercent les adultes. Il
indexe notamment l’arbitraire d’une justice partisane ne donnant lieu qu’à des procès bidons
comme celui intenté à Boula Boula après sa déchéance du poste de numéro deux du régime
auquel il s’était hissé :
« Je ne peux pas vous raconter dans le détail ce qui arriva à tonton car, la
politique, avec ses secrets, ses entortillements, ses vérités qui n’en sont pas et ses
mensonges qui sonnent comme des vérités, me jettent toujours dans la plus
grande confusion » (pp. 160-161).

Mais une des leçons apprises par Matapari demeure présente dans son esprit, particulièrement
dans ces circonstances hostiles à son oncle :
« […] papa […] m’avait dit qu’en Afrique le poste politique le plus dangereux
était celui de numéro deux car quels que soient vos gages de loyauté, le numéro
un pensera toujours que tout ce que vous faites n’a pour seul but que de le
pousser vers la sortie et prendre sa place » (p. 157).

Les détails que Matapari ne peut raconter à propos de Boula Boula accusé de complot contre
l’État, se rapportent bien sûr à la violence. C’est en l’occurrence la condamnation à mort de
celui-ci et son exécution programmée, donc imminente. En toute naïveté, mais comme une
pique à la justice, Matapari envisage la possibilité de sauver son oncle des griffes de la mort à
la faveur d’un scénario inspiré d’un film vu à la télévision. Dans ce même registre, son
étonnement devant certains faits relatifs à la violence constitue une interpellation de la société
et des instances qui la régentent, bref, une interpellation de la conscience humaine. Son
ahurissement face à la longue « liste des méthodes que le génie humain a inventées pour ôter
la vie à un autre humain », particulièrement dans un « pays sous-développé [qui] avait fait
253
DONGALA B., E, op. cit, pp. 11-12, 35.

115
appel à des gentlemen de plusieurs pays comme la France, la Roumanie, Israël, la Chine, le
Japon […] chacun avec ses méthodes d’exécution » (pp.194, 195), son ahurissement témoigne
ainsi d’une observation lucide qui dépasse le cadre d’un simple regard naïf. En vérité, la
conscience de Matapari, aguerrie au contact de la violence, aiguise son jugement sur la
gratuité et l’absurdité de celle-ci. Les interrogations nées des faits de violence vécus dans sa
chair ou observés autour de lui, indiquent que l’enfant naïf qui peut faire rire, est tout aussi
un œil critique implacable sur la réalité du monde environnant. On voit par exemple que la
violence des affrontements consécutifs à l’arrestation de son père, revendicateur de
démocratie, et que Matapari subit personnellement, lui offre l’occasion de percevoir on ne
peut plus lucidement les choses :
« […] je reçus un violent coup de brodequin aux fesses ; le coup était tellement
puissant qu’il me souleva à au moins un mètre du sol, je fis un vol plané et
atterris brutalement face contre terre. […] j’avais mal […] je crois que je me
suis évanoui pendant quelques instants […] Quand j’eus totalement repris mes
esprits, j’ai vu que je me trouvais sur une petite butte ; je dominais ainsi le
champ de bataille comme un général en campagne. Ce que je voyais n’était pas
beau : des coups de feu ; des coups de crosse qui s’abattaient sur les hommes, les
femmes, les enfants ; les hommes, les femmes, les enfants qui essayaient de fuir.
J’étais révolté […] alors la colère monta en moi et je devins furax. Pourquoi des
hommes faisaient-ils souffrir d’autres hommes ? Pourquoi tapaient-ils sur ces
femmes […] qui ne leur avaient rien fait ? Ces gens qui ne voulaient que
réclamer la liberté de papa ? […]. Et soudain ce fut la révélation, l’illumination :
nous combattions pour la liberté, nous combattions pour la démocratie. En vérité,
ce coup de godasse au popotin m’avait fait comprendre le sens de la
démocratie » (pp.220-221).

Sur son parcours, Matapari vit évidemment d’autres expériences de brutalité (pp.227-228),
mais dans une société quadrillée par une violence institutionnalisée, sa conscience lui impose
un parti pris pour la liberté et la paix. Ce choix justifie sa participation aux mouvements de
revendication pacifiques qui s’intensifient dans le pays (pp.226-227). Sa trajectoire évolue dès
lors d’une attitude d’innocence, d’ignorance et de naïveté à la lucidité d’une observation et
d’une réflexion à la fois critique, profonde et engageante. L’une des perspectives dans
laquelle la mise en scène d’un tel personnage pourrait se révéler signifiante est celle de la
dénonciation. Celle-ci pourrait faire de lui, d’une part, un contre-poids à la catégorie des
adultes incarnée par l’ordre d’un commandement qui maintient la société dans l’engrenage de
la violence ; d’autre part, une conscience critique de la bêtise qui déshumanise l’homme et
obscurcit les horizons. Rôle symbolique, étant donné que l’enfant est justement l’incarnation
de l’avenir ; mais qui pourrait expliquer la mise en valeur du personnage, telle que NGANDU
NKASHAMA l’observe : « l’enfant, le jeune adolescent devient l’enjeu principal au milieu du

116
cercle des forces qui s’affrontent jusqu’à s’anéantir. Plusieurs romans l’installent au point le
plus sensible de l’expérience sociale »254.
Si l’on admet que le personnage de l’enfant peut jouer un tel rôle, il y a lieu de retrouver
quelque chose de son profil dans Le Paradis Violé de FWELEY, où le même rôle semble être
assumé, dans une certaine mesure, par le héros Mwana. Mais il faudrait préciser tout de suite :
ici Mwana est un adulte qui n’a plus ni l’innocence ni la naïveté de Matapari ; moins encore
l’ignorance de celui-ci, puisque Mwana est un universitaire bien cultivé. Cependant, à bien y
regarder, ces deux personnages peuvent être rapprochés : dans plusieurs langues parlées dans
la société de l’auteur du roman (RDC), notamment en lingala, kikongo ou en ciluba, le nom
du personnage Mwana signifie « enfant ». C’est que si Matapari est un enfant dans son état
physique (âge, attitudes…), Mwana, lui, l’est dans la forme (nom) et dans son âme. En effet,
il semble que c’est en tant qu’«enfant du pays », « enfant du terroir » que Mwana rentre chez
lui après ses études à l’étranger, ainsi que l’indique le narrateur :
« Un jour de juillet, Mwana décida de rentrer dans son pays qu’il n’avait jamais
cessé d’aimer. De ce pays, il connaissait les villes, les forêts, les rivières, les
routes, le comportement des gens et pendant toute la durée de sa longue errance
[…], il se souvenait du paysage pittoresque de sa contrée natale. Maintenant finie
l’errance, fini l’éloignement. […]. La nostalgie a fait place à la réalité. […]. Et
malgré tant d’années d’absence, il retrouve la même fascination, le même
attachement qu’à son départ » (p.17).

La relation affective déduite de ce témoignage du narrateur tend à se confirmer au contact du


village natal où Mwana peut véritablement « retrouver ses racines » :

« ‘’Enfin, te voilà, fils ! Tu as eu la chance de me trouver encore en vie, lui a dit


son père…’’ En saluant son fils, il lui a jeté un peu de salive sur son front.
’’Bika mpe Mposo kakala yaku (Que notre ancêtre Mposo te protège), a ajouté
sa mère ‘’ […].Ici, Mwana retrouve le monde de son enfance. Ce retour est,
comme il l’avait décidé depuis l’étranger, le terme d’une longue errance » (p.19).

Rien que ce rapport au terroir justifierait le nom de Mwana, comme symbolique d’un fils
revenant auprès de sa mère ou de ses parents. Mais la famille ou le village natal peuvent
symboliquement désigner tout le pays, voire tout le continent. Mwana reste toujours un enfant
tant pour ses parents et son village, que pour son pays et son continent. Ainsi, en vertu de la
relation avec le terroir, une autre justification du statut de l’« enfant » pour Mwana devrait
être plausible si l’on tient compte de l’idéal du progrès qui est le sien. Car la société juste et
prospère pour l’émergence de laquelle il lutte, devrait avant tout être celle de demain, promise

254
NGANDU N., P., Ruptures […], p.110.

117
aux enfants d’aujourd’hui. Il paraît significatif d’ailleurs que dans ses observations dans la
rue, Mwana pose constamment le regard sur des enfants en situation de précarité 255. Son
attention est particulièrement en alerte lorsqu’il « toise les enfants maigrelets et les filles
maigrichonnes. Lorsqu’il rencontre des enfants abandonnés qui demandent l’aumône, il est
pris de tristesse » (p.110). La situation des enfants lui sert de miroir pour apprécier l’état de la
société. Elle constitue un appel intérieur qui dynamise pour beaucoup l’effort de Mwana, qui
est lui-même un « grand enfant ». Un orphelin qu’il rencontre dans la rue égorgeant des vers
de terre et qui lui donne presqu’une leçon de morale politique, symbolise cet appel :
« […] j’imite les hommes politiques qui avaient pendu mon père et qui coupent
encore la tête à tous les opposants et qui créent ainsi un vide autour d’eux en
faisant croire qu’à part eux, personne d’autre n’est capable de diriger le pays. Je
suis la révolte même et j’ai mûri avant l’âge. […].
-Dans ce pays, personne ne veut assurer le bonheur collectif. […].
-Un peuple n’a aucune force face à la dictature s’il ne trouve pas un vrai leader
prêt à risquer sa vie pour le bonheur collectif. Le changement commence par la
rupture […].
‘Quand vous serez au pouvoir, pensez au sort des enfants de ce pays’ »
(pp.84-85).

Avec l’écho d’un tel discours dans la tête, Mwana se sent interpellé par le sort des enfants. Il
se sent investi d’une mission. Sa conscience marquée le pousse à approfondir ses observations
et à réfléchir à l’action future. Son rôle est d’autant plus significatif qu’il est ministre et qu’il
assume cette charge dans le cadre de l’antrage politique. Comme Matapari, Mwana fait de
l’observation sa méthode d’action. C’est par elle qu’il sonde la réalité sociale et appréhende
les ravages de la violence du commandement. Bien plus, les deux personnages font cause
commune si l’on considère leur opposition et leur action respectives contre les régimes de
violence. C’est sans doute dans la mesure où le rôle d’observateur critique, tel qu’ils
l’assument, fait d’eux le symbole d’une remise en cause générale du système de
commandement et donc, d’un possible renouvellement de la société, que l’on peut considérer
le personnage de l’enfant comme faisant partie des remparts ci-haut évoqués par Denise
COUSSY contre la dérive générale. Dès lors, ce type de personnage semble emporter la
sympathie de ses créateurs puisqu’il leur permet de révéler et de fustiger les excentricités du
commandement. Mais outre le personnage de l’enfant, le corpus offre la possibilité de
confronter à la catégorie du commandement, un autre type de personnage dont le rôle pourrait
se révéler tout aussi pertinent par rapport à la problématique de la violence.
2. 2. 3 Le personnage du fou

255
FWELEY D., op. cit, pp. 13, 14, 19, 110, etc.

118
Comme celui de l’enfant, le personnage du fou n’apparaît pas dans tous les romans du corpus.
Seul Le Paradis Violé de FWELEY le met en scène, l’engageant dans un projet de lutte contre
un ordre dictatorial établi par le commandement postcolonial de son pays.
Mais il convient de bien cerner ce personnage afin de mieux saisir la pertinence du rôle qu’il
joue dans le roman. Le narrateur le présente d’une manière qui explicite son statut de fou,
mais laisse également la possibilité d’une appréciation positive du personnage et suggère les
rapports que celui-ci entretient dans la société :
« [… ] un homme célèbre, connu du public pour sa folie frisant à la fois la
grande nervosité, l’hystérie, l’intelligence et l’idiotie. Cet homme, méprisé
par la bourgeoisie parce qu’il dit sans détour ce qu’il pense de la vie, est
apprécié de la population qui trouve en lui une expression correcte de la
réalité sociale » (p.63).

C’est que le rôle du fou s’inscrit dans un contexte de tensions sociales par rapport auquel il
prend position. Mais ce fou, qui est-il au fond ? L’identité du personnage que décline le
narrateur révèle des traits de responsabilité qui justifient son engagement ou son parti pris :

« Avant de sombrer, Zola avait été un homme respectable. Et, en sombrant,


ce petit intellectuel fut appelé Zoa, l’idiot-fou.
À l’éveil de l’indépendance de Kinsassa, Zola haussait davantage le ton, il
avait l’ambition de prendre le plus de responsabilité dans la nouvelle
République. Il haranguait des foules entières, dressait des rapports au chef de
son parti. Non seulement il s’était marié et deux gosses lui couraient entre
les jambes, mais sa province avait le regard porté sur lui.
Lorsque l’indépendance fut proclamée, il fut nommé régisseur provincial.
Il ne pouvait plus douter de son avenir et du poids de ses responsabilités.
Après une année seulement, la sécession surgit à l’Est du pays. Avec elle,
la terreur et la mort. Zola ressentit le besoin de participer plus activement à
la cause nationale, il en avait le courage et le patriotisme. Cependant, son
pays allait rapidement vers la balkanisation […].
Le sang coulait partout, le deuil était national. Chaque jour, la violence
s’accroissait et le nombre de victimes augmentait. Zola comme tant
d’autres craignait que l’indépendance ne fût un leurre. […]. Il avait le cœur
sur les lèvres. Il travaillait beaucoup et il était perpétuellement nerveux.
Pour des raisons évidentes, il rompit tout dialogue avec son entourage. Il ne
se rasait plus, car le temps lui manquait. Malgré cela, Zola accomplissait
son rôle dans la témérité du moment. Mais trop d’inquiétude, trop
d’épuisement physique et intellectuel le surprenaient. Il se plaignait de
migraine, tout le conduisait à l’essoufflement. Le jour où Kinsassa fut
occupé par des mutins, il fut sérieusement frappé par l’idée que
l’indépendance pour laquelle il avait lutté sans épargner un moindre effort
ne durerait que l’espace d’un matin […] il tomba dans la dépression
nerveuse. Paralysé par la plus complète incertitude, l’esprit torturé sous le
choc de l’imprévisible, il entra dans la confusion mentale. Et pour la foule,
Zola était devenu Zoa » (pp. 63-64).

119
La folie de Zoa trouve donc sa justification dans un état de société contrariant un destin à la
fois personnel et collectif : le leurre de l’indépendance et son train de violence. Le
conditionnement de la folie par la réalité sociopolitique est d’ailleurs souvent mis en évidence
en littérature africaine, ainsi que l’explique TCHEUYAP commentant l’opinion de Franz
FANON sur la folie : « c’est l’expérience vécue du Noir qui menace son psychisme et qui le
précipite dans le délire »256. Il faut comprendre par là que « la dérive dans la folie est fonction
de la puissance nocive de l’environnement et de la chronicité de l’état des structures sociales,
mais surtout de la capacité psychique de la résistance. Dans cette logique, le sujet
faible/affaibli est vaincu et sombre dans le délire. Dans le cas contraire, il résiste et peut tenter
les réformes dont le monde extérieur a besoin »257. Zoa de son côté indique : « ce sont les
impératifs de la vie qui m’ont conduit à devenir ce que je suis » (p. 77). Mais la folie de Zoa
se révèle bientôt plus qu’une maladie somatique. Certes, on peut désormais déterminer le
poids des événements sur le psychisme du personnage ou imputer l’attribution de son statut de
fou à la société, qui seule, décrète la normalité du comportement. Mais il s’avère que la folie
du personnage de Zoa est aussi et même surtout une folie feinte, un déguisement social
motivé par la poursuite d’un objectif précis. Le narrateur parle clairement d’un « habile
subterfuge » (p.64) que les propos du personnage lui-même ne démentent pas : « J’ai intérêt à
ce que les gens sachent que je ne me tairai pas tant que cette période d’anarchie demeurera. Il
faut que le compte soit clair. Ils peuvent continuer à m’appeler fou, idiot ou quelque chose
comme ça, ce n’est rien. Moi, je fais ce que je dois faire » (p. 68). Plus loin, Zoa d’ajouter :
« je cultive mon jardin en me mettant à l’écart. Si j’étais resté dans la barque, j’aurais déjà
coulé […] » (p. 73). La folie de Zoa est donc une stratégie d’action ; une action qui prend
argument sur l’autopsie de la société : « Le pays a été usurpé par une minorité de nababs
agressifs/au-dessus du peuple plane/la triste épée de Damoclès-le tyran […] », déclare Zoa
dans un long poème déclamé devant le héros Mwana rencontré dans la rue (p. 68). Mais cette
autopsie engendre une série d’interrogations lourdes de sous-entendus, du genre : « Notre vie
est une prison dorée. Qui peut accepter que son pays soit cantonné dans l’immobilisme ? »
(p.77). En fait, le fou Zoa est en désaccord avec l’état de sa société : «La folie est
comportement déviant et/ou irrationnel, dissidence avec la réalité, bref, relation problématique
au monde »258. Il s’ensuit entre la société et le personnage du fou une sorte de distanciation de
l’un par rapport à l’autre. : « […] le sujet social peut affirmer son identité par la négation des
256
TCHEUYAP, A., op. cit., pp. 10-11.
257
Idem, p. 13.
258
TCHEUYAP, A., op. cit., p. 12.

120
valeurs collectives qu’il se sent incapable d’intérioriser. Dès lors, l’auteur du rejet devient
aussi victime de rejet de la part de la majorité qui émet un décret de folie »259. La distance que
le fou Zoa prend par rapport à la société n’est pas fortuite ; elle symbolise la volonté
d’engager une action qui conduise à la modification de la donne sociale établie par le pouvoir
tyrannique. Lorsque le fou Zoa rencontre le héros Mwana dans la rue, il déclame devant lui un
long poème qui reprend l’essentiel de son message, de sa vision, de son projet de société. Il
s’agit d’une part, d’un réquisitoire qui ne ménage pas les récriminations vis-à-vis de l’ordre
du commandement. La liste de celles-ci est longue : « abondance d’atrocité », « flot de
discours marginaux », « pays violé par l’hypocrisie », « architecture de la douleur », «présent
violé », « avenir travesti », « larmes de misères », « histoire cyclique écrite en noir »,
« spectacles trempés de mainmise et d’horreur », « trop de cris », « des larmes » « du
sang », « humanité gaspillée », etc. (pp. 65-67), sont quelques-uns des termes qui construisent
le discours du fou à l’encontre du pouvoir despotique, responsable de la déliquescence de la
société. D’autre part, il s’agit d’un programme d’action appelé à ériger une société nouvelle
équitable, prospère et respectueuse de l’humanité des peuples :
« Nous partirons au crépuscule/ à la recherche du vieil amour/ […]/nous
réparerons l’embryon de l’avenir/ […]/peut être/ derrière de simples mots/
il y a un brin d’espérance/ l’invitation au rendez-vous de la vie/il faut
parfois un simple message, un poème/ pour briser l’architecture de la
douleur/ […]/nous partirons en tapinois vaincre l’immonde/ […] : il faut
du tonus pur renouveler la confiance/un mot qui à lui tout seul porte les
germes de l’espoir » (pp.65-68).

Le narrateur parle certes de l’incohérence du langage de Zoa, ce qui pourrait accréditer l’idée
selon laquelle « le discours du fou est, a priori, un non-sens »260. Mais le raisonnement amené
par le poème est plutôt profond puisqu’il branche sur un projet de société en gestation ; projet
attaché à une lutte politique. Celle-ci impose au fou Zoa une méthode. Outre son déguisement,
Zoa doit donc procéder par l’observation de la société dans ses moindres détails, en vue de
l’analyser et de la décrire. Et dans sa déclamation perce déjà une indication de ce qui sera le
lieu privilégié de cette observation et de l’action projetée: « chemins déserts et solitaires/
donnez-moi des armes/ […]/Seul, j’avance dans les rues des cités indifférentes/ […]/j’erre
dans les rues et observe […] » (pp. 68-69). Les rues, les routes constituent le laboratoire de la
nouvelle société projetée par Zoa. Le narrateur observe de sa part une fréquentation quasi
affective de cet espace qui est loin d’être innocent :

259
Idem
260
FELMAN, S., citée par TCHEUYAP, A., op. cit., p. 64.

121
« Seul, Zoa sillonnait les routes de Kinsassa, pensif et contemplatif. Il parcourut
des années durant, les rues de la ville, avec un petit sac plein de livres sur
l’épaule et de morceaux de journaux sous les aisselles. Malgré l’incohérence du
langage, il ne cessait de parler de politique dans ses interventions. Dans sa
situation de rejeté de la société, Zoa marche et mesure la misère de tous ces
hommes et de toutes ces femmes qu’il côtoie dans ses randonnées. Il connaît
leur vie, il les écoute en faisant semblant de ne point s’occuper d’eux. Ce qui lui
permet d’aider certains à apprivoiser leurs craintes et leurs propres souffrances.
Tranquillement et méthodiquement, il examine la société. Par un habile
subterfuge, il accepte l’humiliation circonstancielle qui lui permet d’être le
complice privilégié de tous ceux qui souffrent de rejet. Maintenant qu’il connaît
la société, que peut-il attendre de tous ces hommes gonflés de présomption qui
prétendent exercer une influence sur les masses mais qui sont incapables de
mettre de l’ordre dans leur foyer ? Il sillonne les routes de Kinsassa, pensif » (p.
64).
L’observation méthodique et continue de la société convient bien à la situation de
marginalisation du fou Zoa. On sait déjà que c’est un intellectuel ; mais sa personnalité se
dimensionne davantage au contact de l’expérience de la rue : en bon militant, plus il observe
les souffrances de gens, plus il abhorre l’oppression et appelle la démocratie. Il traîne avec lui
une bibliothèque ambulante pour tous ceux qui veulent se cultiver. Il se pose en véritable
homme de culture, lisant même des ouvrages étonnants pour son statut, comme l’« École des
dictateurs ». Zoa s’en explique :
« Je m’informe pour mieux démasquer les dirigeants qui s’inspirent de cette
intelligence, qui s’inspirent des idées de Machiavel exprimées dans Le prince,
de celles de Thomas Hobbes dans Le Léviathan ou de la biographie de
Mustafa Kemal afin de trouver le meilleur système d’assujettir le peuple. Je
lis ces auteurs pour comprendre comment un homme arrive à mobiliser la part
la plus cruelle de son être pour imposer son pouvoir et partant me prémunir
de toute contagion » (p. 70).
Dans son isolement stratégique, le fou Zoa allie donc méthode d’observation, information et
culture pour demeurer en prise avec la marche de la société et du monde. Mais dans le « pays-
déraison » (p. 72) qui est le sien, d’autres attitudes s’avèrent indispensables à la consolidation
de son approche. Ainsi de la réflexion, qu’il justifie ainsi : « […] beaucoup de gens s’apitoient
sur mon sort parce qu’ils ne comprennent pas le but que je poursuis […], si l’on veut
comprendre les affaires du monde, on ne peut pas arrêter de réfléchir et de s’informer.
[…]. Je cultive mon jardin en me mettant à l’écart […] ». Le fou Zoa ajoute encore :
« Ayant abandonné depuis longtemps mes obligations pour appréhender
l’homme, je retrouve mon souffle dans la laideur des rues. La personne qui
ne comprend rien au but poursuivi me plaint, mais, aujourd’hui, je peux
m’estimer heureux. J’ai enfin goûté aux bienfaits que procure la solitude,
cet éloignement qui donne l’assurance d’être fidèle à soi-même.
Ma pensée a mûri dans la saveur nocturne » (p.77).

122
La maturité de la pensée de Zoa s’accomplit au bout d’un cheminement raisonné et
patiemment entrepris, qui le place en phase d’action. Mais le projet de nouvelle société auquel
il adhère ne peut se concrétiser qu’en union avec d’autres protagonistes. Le fou Zoa, dont la
rencontre avec le héros Mwana se situe de manière assez symbolique en plein milieu du
roman, peut donc s’ouvrir à ce personnage dont l’engagement a déjà été évoqué plus haut.
Zoa ne manque pas de lui faire remarquer : « la politique, telle qu’elle est faite aujourd’hui,
c’est la merde. Nous sommes des artisans d’un projet démocratique » (p. 71). Ici se réalise la
communion des deux personnages : le projet d’une nouvelle société démocratique sera le
point de convergence de leurs efforts. Le fou Zoa incite Mwana à une lutte commune :
« Nous voici marchant côte à côte sans nous comprendre/Posez votre regard sur mon œil/ et
tuons ensemble les flammes qui troublent le quotidien » (p. 81).
La connivence qui s’établit entre le fou et le héros empêche celui-ci de rester indifférent à la
sollicitation de son « double ». Le narrateur relève que « Mwana est ébahi, comme ébloui,
paralysé. Il regarde Zoa droit dans les yeux sans plus rien dire. Juste ses yeux dans les siens »
(p.81). Il s’établit ainsi une sorte de pacte symbolique dans le regard qui connote une
convergence de vues et l’union dans l’engagement des deux personnages. Au fond, l’appel à
l’union, Zoa le lance aussi à la foule depuis des années qu’il sillonne les rues et qu’il la
sermonne. Rien de tout cela n’échappe au narrateur, qui témoigne :
« Le fou parle. Il s’adresse à tous ceux qui veulent l’écouter […]. Il parle
même quand la rue est déserte […]. Zoa regarde les gens qui s’avancent vers
lui. Il écarquille les yeux ! La foule [...]. La foule grossit […]. Cela fait vingt-
cinq ans qu’il parle, qu’il crie sa révolte. Vingt-cinq ans. Toute une vie de
chien […] maintenant, il a l’impression qu’on commence à l’écouter, à lui
prêter attention » (pp. 94-98).

En fait, Zoa fait prendre conscience aux autres protagonistes de la nécessité de s’unir pour
mener à terme « la révolution ou plutôt la révolte sociale qui est en route » (p.71). Son
message, certes imagé, est cependant sans équivoque :
« Le pouvoir ressemble à une terrine dans laquelle le public crache de la salive.
Seul, on pourra glavioter à longueur de journée, mais on ne la remplira pas. Si
vraiment on a envie d’être à la hauteur de la besogne, il faut absolument
l’effort de tous. Et la salive du groupe remplit facilement le récipient » (p.68).

Mais ce langage parabolique, son déguisement stratégique, le fou les abandonne lorsque le
besoin de l’action se fait pressant. Zoa se dévoile et avec lui, tout le projet qu’il a couvé
durant des années :

123
« […] le moment est venu de vous avouer que je porte le deuil national par
cet habillement sombre et attends le jour J pour l’ôter de mon corps friand
de parfum. Vous comprenez maintenant que je recoure à cet habile
subterfuge pour m’épargner certaines répressions » (p. 159).

Le couronnement de la stratégie de Zoa commence par le surgissement d’un « sentiment


généralisé de révolte qui monte dans le pays et qui débouche sur la constitution d’un front de
refus de la tyrannie. Pour donner plus de sens à son engagement, Zoa adhère à un parti
politique qui sort de la clandestinité au moment de passer à l’ultime action de révolte. Dans
cette dynamique, l’opposition réorganisée réussit à renverser pacifiquement le régime du
tyran : la révolution a donc lieu.
Il convient de relever un parallélisme frappant dans le cheminement du fou Zoa et celui du
héros Mwana : l’un et l’autre poursuivent le même but, l’instauration d’un changement
politique dans leur pays, et ce, pour le bien du peuple. L’un et l’autre exploitent la rue comme
terrain d’investigation et mettent l’accent sur l’observation et la réflexion comme modes
d’analyse de la société. Certes, en acceptant d’être ministre dans un régime autocratique,
Mwana a l’avantage de pratiquer la technique de l’antrage alors que Zoa, lui, en s’installant
dans la rue, opte pour sa propre mise à l’écart de la société. Mais ces deux stratégies
apparemment opposées, se révèlent dans le fond parfaitement complémentaires, dans la
mesure où elles constituent deux plans d’observation d’une même réalité devant servir une
même cause : la révolution. On pourrait ainsi considérer le fou Zoa comme une sorte de
conscience double du héros. Mais quoi qu’il en soit, le rôle du fou s’inscrit dans un registre de
dissidence par rapport à l’« être » et au « faire » du commandement postcolonial. Le constat
suivant pourrait bien être appliqué à Zoa :
« […] la folie en Afrique n’est pas synonyme d’anormalité. Le fou est une
espèce de démiurgie, un élu des dieux détenant la vérité de la société qu’il
a pour mission de guérir. C’est pourquoi il est intégré à la communauté qui
adopte ses troubles purement symboliques261.

La critique souligne d’ailleurs souvent la « témérité » et le rôle symbolique du fou là où les


individus normaux n’osent prendre de risque. Les littératures africaines confrontent souvent
ce personnage à un ordre de société particulièrement chaotique où critique et vérité sont
quasiment tabous à cause de la censure, en fait, à cause des commandants violents et
intolérants. Le fou représente donc une certaine solution dans la pratique de l’écriture, comme
l’observe Denise COUSSY :
«À ces personnages désespérés et désespérants, certains auteurs opposent des

261
TCHEUYAP, A., citant Tahar BEN JELLOUN, repris de JACCARD, R., op. cit., p. 10.

124
figures qui parviennent à prendre une certaine épaisseur psychologique au sein
de leur infériorité. Les fous, par exemple, jouent un rôle capital dans ces
littératures de l’absurde dans la mesure où ils semblent mieux s’approcher des
mystères de ces mondes à la dérive »262.

On aura remarqué par ailleurs dans le chef des personnages de Matapari, de Mwana et du fou
Zoa, la fascination pour l’observation et la réflexion comme méthodes d’action. Il s’agit là
des signaux de l’esprit critique qu’incarnent lesdits personnages en face d’un ordre du
commandement sans instruction, sans relativité et confiné dans l’abrutissement.
Les personnages de l’enfant et du fou permettent ainsi d’introduire une certaine distance
critique par rapport à la réalité sociale, telle que les textes du corpus l’exposent dans sa
brutalité. Dans ce sens, la création du personnage du fou concourt à la mise en place d’une
écriture chargée de dénoncer la violence bestiale du commandement. C’est en cela que le
personnage de Zoa rejoint celui de l’enfant comme « personnages-refuges ». Ce statut pourrait
expliquer le rapprochement, dans Le Paradis Violé, des personnages du héros Mwana et du
fou Zoa. Mais peut-être devrait-on aussi considérer comme « fou », le personnage de Sadio
Mobali qui, dans Le Doyen Marri de NGANDU NKASHAMA, « se conduit comme un
aliéné », « un détraqué mental », avec « des cheveux en brosse » et « des blouses rafistolées »,
et dont on apprend à la fin du roman qu’il a réussi sa révolution contre les dictatures
sanguinaires263. Une telle issue marque aussi la fin de Le Paradis Violé et pourrait donc
rapprocher Sadio Mobali des personnages de Mwana et de Zoa. Ces trois personnages
pourraient finalement être tous considérés comme des fous dans la mesure où
« ce qualificatif tient à leur implication dans un processus de changement d’une
situation qu’ils estiment inacceptable. La révolution ici est un « acte fou » en
ce qu’elle constitue un ensemble de faits consécutifs à la négation de la réalité.
Les protagonistes qui s’y impliquent sont également de fous, mais il s’agit ici
d’une folie a priori constructive. Elle n’est pas synonyme de pathologie mais
plutôt de déviance idéologique et pratique »264.

On pourrait encore considérer un autre personnage qui se situe dans la même lignée que celui
du fou.

2. 2. 4 Le personnage de l’ivrogne

Ce personnage ne fait qu’une apparition éclair dans Les Fleurs des Lantanas (sur deux pages),
mais son rôle n’en est pas pour autant insignifiant. À la manière de Sadio Mobali qui parodie
les tenants du pouvoir dans Le Doyen Marri, l’ivrogne se met très ironiquement aussi du côté

262
COUSSY, D., op. cit, p. 104.
263
NGANDU N. P., Le doyen…, pp. 185, 190,199.
264
TCHEUYAP, A., op. cit., p. 123.

125
du commandement et approuve les actes de celui-ci. Son statut dans la société est comparable
à celui du fou Zoa : « L’ancien professeur Molangi-Voix-du-peuple […] passe à Mabaya pour
un facétieux, une tête fêlée aux propos duquel nul ne prête l’oreille, du moins parmi le gratin
de la ville, car l’homme de la rue, lui, se plaît à l’entendre écorcher les en-haut d’en-haut » (p.
79). En dépit de cette forme de marginalisation de la part des responsables de la société,
Molangi-Voix-du-peuple, autre nom symbolique (Molangi, bouteille en lingala et kikongo,
donc symbole d’ivrognerie, mais aussi de transparence publique car parlant pour et au nom du
peuple), ne s’empêche pas de s’exprimer et de prendre parti, notamment au sujet de
l’arrestation de docteur Bukadjo : « Je suis d’accord avec le gouvernement, car les
démagogues doivent être démasqués et réduits au silence. Je le dis comme je le pense, et je
n’ai aucune raison de me taire, je suis d’accord avec le gouvernement, très d’accord » (p. 79).
Il faut remarquer l’emphase dans le discours de l’ivrogne : son accord avec le gouvernement
est signifié trois fois en l’espace de quelques lignes et ce, avec une insistance très forte à la fin

126
du propos. L’insistance est marquée par l’adverbe « très », dont l’intensité peut suggérer un
contenu antiphrastique, donc ironique. L’ironie de l’ivrogne consiste à reprendre les
arguments du pouvoir contre le docteur Bukadjo et à les appuyer à ce point qu’ils signifient
finalement le contraire de ce qu’ils veulent faire entendre. Un exemple :
« Partout les gens reprochent au gouvernement d’avoir arrêté le docteur-là, soi-
disant que les médecins sont les seuls fonctionnaires de l’État qui travaillent dans
ce pays. Mais nous, on s’en fout, la justice d’abord. D’ailleurs, croyez-vous que
le gouvernement soit assez fou pour emprisonner quelqu’un sans preuves ? » (p.
80).

D’autres interventions de l’ivrogne poussent l’ironie jusqu’à rendre véridiques les arguments
du gouvernement :
« Moi, je connais la vérité. Votre docteur-là est un démagogue et un grand
jaloux. Il énonce de grands principes pour faire la morale aux gens, mais, à vrai
dire, c’est un pauvre type, un homme ignoble. Tenez, il menaçait son infirmière
de la coincer à son examen si elle persistait dans son refus d’être son deuxième
bureau. C’est ça la vérité » (p. 80).

L’ivrogne conclut, sur le même mode antiphrastique, que « le gouvernement a eu raison de


coffrer ce lépreux […] » (p. 80). La vérité dans le discours de l’ivrogne est à chercher à
l’opposé de ce qu’il dit. Son accord et son soutien aux actes du gouvernement sont en fait des
formes voilées d’une critique à percevoir au second degré. S’il est des démagogues à
démasquer, c’est sans doute du côté du gouvernement qu’il faut les trouver. La reprise
emphatique des arguments de celui-ci est donc de nature à faire percevoir subrepticement le
mensonge gouvernemental. En fait, l’ivrogne veut ouvrir les yeux du peuple. Par une telle
prise de position, le discours de l’ivrogne, cette « tête fêlée », recoupe celui du parodique
Sadio Mobali et l’action de sape du fou Zoa en faveur du peuple.
La « folie constructive » de Sadio Mobali, Mwana, Zoa et même Molangi-Voix-du-peuple,
s’opposerait donc à celle du commandement qui, elle, se révèle bien pathologique, destructive
et se déploie dans une forme majeure qui est la violence.
Quoi qu’il en soit, les personnages étudiés s’insèrent dans une catégorie qui tend à s’opposer
à la vision et à la manière d’être et de faire du commandement postcolonial représenté dans le
corpus. Leur création par les auteurs est donc d’ordre stratégique, symbolique ou idéologique.
L’on peut en dire sans doute autant d’un autre type de personnage qui pratique l’écriture
comme complément de son action.

127
2. 2. 5 Le personnage de l’écrivain
Le personnage de l’écrivain, à l’instar de celui du fou, n’est mis en scène que par un seul texte
du corpus: Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO. Certes, dans Le Paradis Violé de
FWELEY, le héros Mwana écrit, mais son œuvre n’est qu’une lettre ouverte adressée au
despote qui meurtrit son pays (pp. 57-60). Le contenu en est constitué cependant d’« idées
[qui] peuvent […] décourager monsieur le despote et tous ces acolytes qui nuisent au peuple
et qui répandent des horreurs et de la terreur » (p. 60). De même, dans Le mort vivant de
DJOMBO, le héros Joseph écrit également. Ici encore, il s’agit d’une lettre, « une si longue
lettre », dirait Mariama Ba, destinée à un cousin diplomate à qui Joseph raconte sa propre
tragédie faite de la violence de l’incarcération et de la torture. Mais au contraire de la lettre
ouverte du héros Mwana, celle de Joseph donne corps au roman de DJOMBO : elle en
constitue l’essentiel, la trame, que le prologue et l’épilogue viennent encadrer. Pour autant,
ces deux lettres ne confèrent pas à leurs auteurs le statut d’écrivain : elles sont conçues
comme une correspondance ordinaire qui ne revendique aucun autre statut en dépit de son
objet qui est de décrire des situations de violence. Les personnages qui en sont les auteurs ne
les présentent pas eux-mêmes sous forme de livres.
Seul donc Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA, dans le corpus, donne à voir en action deux
personnages à qui le produit de leur écriture peut valoir le statut d’écrivain. Ces deux
personnages s’attèlent en effet à écrire de vrais livres pour protester et dénoncer le régime de
terreur mis en place par le tyran Macrocéphale. Le premier de ces personnages est
paradoxalement, et c’est tout un symbole, la fille du tyran lui-même. Ce personnage qui n’est
pas autrement nommé que par le rapport de filiation à son père dictateur, développe une
vision de la société qui l’oppose à celui-ci, à en croire le témoignage du narrateur :
« La fille aînée du Chef, exilée en Occident, se déclarait contre son père,
solidaire avec ses concitoyens. ‘Non’, disait-elle un jour aux journalistes friands
du sensationnel, ‘trop c’est trop!’ Tant qu’il n’aura pas changé son fusil
d’épaule, je le combattrai, avec mes compatriotes. Je le combattrai par
obéissance à ma conscience d’homme » (p.82).

L’engagement de ce personnage qui subit par ailleurs le sort commun à beaucoup d’opposants
politiques (exil) le conduit à écrire un livre dont le titre signale le parti pris contre la violence
de la tyrannie :
« De son exil […] la fille aînée du Grand Roi venait de publier un livre intitulé
Meurtrissures. Devançant ses compatriotes restés au pays, elle fit […] un procès
sans complaisance du système semé sur la terre kayeyoise et du parti inique
mitonné et bétonné sur la même terre.

128
[…] Meurtrissures était un uppercut décoché au Macrocéphale par sa propre
fille » (p. 99).

Un tel engagement trouve écho auprès d’un autre personnage, Justin, le héros du roman.
L’avènement de ce dernier à l’écriture s’origine dans l’expérience de la violence subie
personnellement et physiquement, mais aussi, comme pour la fille du Macrocéphale,
collectivement et institutionnellement par le peuple. La relation conflictuelle de Justin, ancien
responsable syndical et enseignant, avec le régime du tyran est faite d’emprisonnements et de
tortures à l’encontre du premier. Comme chez l’autre personnage écrivain, ce contexte est le
ferment de son inspiration, ainsi qu’il l’explique lui-même au sortir d’une hospitalisation :
« Convalescent […] Je profitai de ce temps de farniente pour mettre en chantier
la rédaction d’un livre, dont le genre littéraire oscillait entre l’essai et le roman.
Son titre se lovait dans ma tête depuis pratiquement mon incarcération. En pleine
tourmente carcérale, je m’étais promis de griffonner, au cas où je serais libéré,
quelque chose dont le frontispice serait : Insurrection de la conscience. Le
village ne m’avait pas permis d’entamer ce travail, pas plus que d’ailleurs les
nombreux mois post-exiliques que je venais de passer à Selele » (p.77).

Le lien entre le contexte de violence pourrait expliquer les difficiles conditions de parturition
de l’ouvrage dont l’auteur met cependant clairement en évidence la valeur symbolique :
« Mais le bouquin que je gribouillais, j’ignorais à quoi il ressemblerait vraiment.
Je le griffonnais, l’écrivais à reculons : l’épilogue fut rédigé en premier lieu, et
d’une traite, puis le chapitre qui serait le dernier et celui qui pourrait être l’avant-
dernier.
Des idées confuses, diffuses, brumeuses, biscornues se bousculaient dans ma
tête. D’ailleurs, je ne cherchais même pas à les ordonner. Au mépris de toute
logique, j’écrirais. Je laisserais parler mon cœur, ma sensibilité, ma passion.
Passion de vivre. Passion pour mon pays aux mains d’anthropophages. Passion,
jamais éteinte […] pour les miens. Oui, l’Insurrection de la conscience serait un
cri : le cri d’un homme passionné. Le cri d’un homme blessé, mais pas blasé,
encore moins blousé. Le cri collectif d’un peuple étrillé, meurtri, « cadavérisé »,
comme disent […] les étudiants bâillonnés. Oui, j’écrirais, je crierais, je
pleurerais pour mon peuple » (pp. 77-78).

Justin n’ignore pas les écueils à surmonter pour concrétiser son projet de livre ; écueils
dressés et représentés par le tyran Macrocéphale, mais la détermination du héros est sans
faille. De son livre, il confirme : « il paraîtra. Même après sa mort [Macrocéphale]. Même
après ma mort » (p. 79). L’optimisme affiché par le héros Justin ne l’empêche nullement de
demeurer lucide dans la perception des difficultés de son entreprise ; bien plus, celles-ci

129
l’entraînent à chercher un concours extérieur, notamment auprès de l’autre personnage-
écrivain, la fille du Macrocéphale, dont il apprécie l’initiative et le livre « sans le voir
encore » :
« […] je ne me faisais pas d’illusions : si mon livre devait paraître, ce serait
après avoir franchi un grand nombre d’obstacles. Si jamais je pouvais entrer en
contact avec cette brave fille de mon peuple ! Car, par son entremise, mon livre
pourrait paraître, en Occident, sous un pseudonyme, par exemple » (p. 99).

Il faut dire que le héros Justin éprouve de la sympathie pour l’autre personnage-écrivain, la
fille du tyran. Déjà, lorsqu’il apprend l’engagement de celle-ci, Justin ne s’empêche pas de
s’écrier : « Ah […] si elle savait que j’écrivais l’Insurrection de la conscience ! » (p. 82).
En fait, Justin a la conviction de mener le même combat que la fille du dictateur dont
l’engagement le motive davantage. Ainsi, dès l’annonce de la parution de Meurtrissures,
Justin manifeste une espèce de fierté et de satisfaction, mais aussi un enthousiasme et un
encouragement à conclure son projet : « Ah ! Comme je m’étais senti solidaire de son
courage. Je brûlais de l’envie de terminer moi aussi mon Insurrection de la conscience,
de le voir paraître, étaler la sottise kayeyoise, crier l’espoir de mon
peuple » (p. 99). La proximité idéologique pressentie entre la fille du Macrocéphale et Justin
explique que celui-ci s’appuie sur celle-là pour pouvoir atteindre son but. De la sorte, Justin
ne peut envisager la publication de son livre qu’en Occident où sa partenaire est exilée, car le
territoire national est miné par le tyran : « Je caressais de plus en plus l’espoir de voir paraître
mon livre à l’étranger. Sous un pseudonyme, s’entend » (p.103).
Le combat de Justin est qu’« à tout prix, il fallait que parût l’Insurrection de la conscience »
(p. 140). Un tel objectif lui impose d’établir avec l’extérieur une connivence à la faveur de
laquelle son ouvrage peut enfin être publié. Justin ne peut évidemment pas oublier tout le
chemin parcouru. En faisant une sorte de flash back, il s’épanche aussi sur l’effet espéré de sa
publication :
« Mon Insurrection de la conscience paraîtra sous peu. Il était sous presse. Une
dame, directrice d’une association de défense de droits de l’homme avait accepté
de le parrainer. Sous son injonction, j’avais dû réécrire certaines pages.
Maintenant que je me trouvais en lieu sûr [exil], plus ou moins, je me permis de
citer nommément des lieux, des personnes, des événements […] toutefois, j’eus
soin de laisser voilés sous les pseudonymes les noms des personnes qui
risqueraient d’être poursuivies une fois connues. Mais je ne me faisais pas
d’illusions : mon livre ne renversera pas la vapeur. Du reste, mes pauvres
compatriotes restés au pays ne le liraient pas : censure ! Qu’à cela ne tienne ! Il
restera au moins un témoignage […] » (p. 139).

130
C’est dire la valeur du travail d’écriture entrepris par les personnages-écrivains. Mais si en
dehors de la dénonciation de la violence de la tyrannie, aucun autre détail ne filtre sur les
conditions de rédaction ni la composition de Meurtrissures de la fille du Macrocéphale, il
n’en va pas de même pour la parution de l’Insurrection de la conscience de Justin, survenue
dans des circonstances peu favorables : inspiré par la violence de l’emprisonnement et des
tueries gratuites, ce livre s’élabore parfois dans un contexte de morosité sociale due à
l’insécurité, à la peur et au deuil permanent, générés par la répression. C’est au courage et au
sacrifice que Justin arrive à se mettre à l’ouvrage : « m’étant refusé à gober encore une fois du
valium, je passai une nuit blanche que je mis à contribution pour faire avancer mon récit. Je
griffonnai alors les pages les plus sombres de mon bouquin » (p. 91). À ces conditions
s’ajoute un environnement matériel inconfortable qui contraint Justin à écrire « à la lumière
d’une bougie, le courant électrique ayant été coupé » (p. 103). Quant à la composition du livre
lui-même, elle est une particularité. Déjà que le genre du livre n’est pas bien défini (essai ?
roman ?), les idées n’en sont pas ordonnées non plus. Justin indique surtout que ce livre, il l’a
écrit « à reculons », « au mépris de toute logique », commençant par l’épilogue, suivi du
dernier chapitre, puis de l’avant-dernier…c’est-à-dire complètement « à rebrousse-poils ».
Une telle composition a sans doute une portée symbolique pour l’auteur : « Je me suis décidé
à écrire contre toute logique. Car la vie kayeyoise […] qui est au fond le problème central du
livre, est une vie sans logique » 265. L’importance attachée à son livre explique que l’auteur
Justin en conçoive un début tout aussi symbolique :

« En épigraphe, j’avais depuis longtemps décidé de reproduire in extenso la


lettre, la toute dernière lettre, à moi écrite du fin fond de son cachot par feu
mon cousin. Un soir, à la lueur d’une bougie […] je fignolais l’introduction
[…]. Ce soir j’avais écrit les plus belles pages, à mon avis, de tout mon
bouquin. Et je me frottais d’autant plus les mains que ces pages se
placeraient pour ainsi dire à la dévanture du livre » (p.103).

L’avant-propos du livre, lui, rédigé le jour des obsèques du cousin, résume la philosophie de
l’auteur Justin et permet de situer le combat qui en est l’enjeu. C’est en tant qu’un être humain
habité par des passions que Justin dit avoir accompli l’ouvrage:

« Le soir de l’enterrement, j’avais rédigé, ab irato, l’avant-propos de mon


Insurrection de la conscience : Pour abracadabrantes qu’elles puissent
paraître, les histoires racontées dans ce livre sont toutes vraies. Même si les
265
FWELEY D., op. cit, p. 90 ; sur cet ordre des événements, voir infra (intrigue).

131
acteurs, les lieux, les événements, l’auteur se sont masqués sous des
pseudonymes, et pour cause ! Dans une éventuelle réédition, j’espère que je
pourrais enfin appeler les choses par leur nom. Certes, les récits qu’on va lire
sont très sombres, trop sombres. Qu’on veuille bien me le pardonner.
Toutefois, je me permets d’insister : les misères narrées dans ce livre ne sont
pas une fiction ! C’est vrai, ces histoires, j’aurais dû, un tant soit peu, les
colorer de blanc, de rose…Je m’y suis refusé. Obstinément. Car je hais la
misère. J’abhorre la souffrance. Et l’une des grandes souffrances sous laquelle
je croupirai probablement toute ma vie, c’est de ne pas admettre que les
hommes souffrent. Certes, je comprends qu’on puisse souffrir. Mais je ne
l’admets pas. Ne l’accepte pas. Ne l’accepterai jamais » (p. 118).

Le cousin assassiné de Justin voulait « que le peuple comprenne qu’il y a une sorte de vie
qu’il faut refuser de vivre » (p. 89) ; Justin partage cette vision. En fait, l’avilissement de la
personne humaine constitue le soubassement de la pensée exposée dans son livre. Justin
accorde à son Insurrection la valeur d’un simple témoignage, dans l’élaboration duquel il a
été confronté aux mêmes difficultés que celles rencontrées dans la vie réelle par les écrivains
africains (censure, édition…). Il se trouve aussi devant le même questionnement sur
l’efficacité des livres face à aux régimes de terreur. Pourtant, même si l’auteur se montre
lucide et humble quant à l’apport de sa production, il n’en est pas moins vrai que le but visé
est de réveiller la conscience des gens afin de contrer la tyrannie. Cela n’est pas rien.
Les livres-Meurtrissures et Insurrection de la conscience compris- ne sont pas complètement
inutiles. Autrement la répression de leurs auteurs ne se justifierait pas. Le tyran Macrocéphale
ne fait-il pas juger sa propre fille qui a osé écrire un livre contre lui ? Justin n’est-il pas, pour
les mêmes motifs, arrêté et torturé à mort ?266 Les tyrans redoutent les éveilleurs de
conscience. La mission assignée à leurs livres institue les deux personnages-écrivains ennemis
du régime en place. Ils développent entre eux deux les mêmes rapports de complicité et de
complémentarité qu’entre les personnages de Mwana et du fou d’une part ; et d’autre part,
ils mènent le même combat que ceux-ci contre le commandement postcolonial.
Une telle configuration, qui correspond à la catégorisation binaire étudiée plus haut, permet de
comprendre le rôle des ces personnages qui posent des actes d’écriture contre le régime.
Si les héros Mwana et Joseph ne subissent pas de répression directement consécutive à leurs
lettres, Justin et la fille du Macrocéphale, auteurs de livres, en font par contre les frais. C’est
une indication qu’autant que les personnages de l’enfant et du fou, les deux personnages –
écrivains se situent à une certaine distance de la réalité critiquée et, ce faisant, rentrent dans le
schéma d’une écriture orientée qui confère à leur création une justification particulière. Ils

266
ILUNGA K., op. cit., pp. 99, 133,138.

132
représentent une conscience critique devant la puissance destructive et déshumanisante
symbolisée par le commandement postcolonial.

Conclusion partielle

133
Le système de création des personnages, tel que le construisent les différents procédés
scripturaux analysés, semble être essentiellement destiné à exprimer la violence. Les
personnages sont campés de manière à faire percevoir la relation de conflit qui caractérise
leurs rapports : les agents du commandement postcolonial, représentés surtout par le
personnage du président et remodelés sur la figure sanguinaire de l’Ogre, assument dans ce
cadre le rôle négativisant de producteurs exclusifs de violence ; tandis que les héros ou autres
personnages majeurs qui subissent les affres de cette violence, constituent le corps des
victimes représentant le peuple. On retrouve ici la personnalisation des deux rôles essentiels
évoqués au chapitre précédent et qui consacre sur le « patient » la domination de la violence
de l’« agent » telle que cette dernière est symbolisée par la mise en scène du personnage-
silhouette.
Il faut croire que c’est dans un dessein critique d’une telle violence incarnée, que l’écriture
romanesque des auteurs ou plutôt les auteurs étudiés mettent en scène des
personnages-« refuges », tels l’enfant, le fou, l’ivrogne et l’écrivain. Ceux-ci constituent la
possibilité d’une distanciation critique dans un univers de clôture de la parole et de la pensée.
Par eux, l’écriture se charge de déconstruire l’image de la violence projetée par le
commandement postcolonial. Il est probable qu’ici, « l’engagement des personnages révèle
celui des auteurs eux-mêmes »267.
Le système de création des personnages, largement inspiré par l’apport du récit oral (V. infra),
accomplit ainsi sa pertinence dans le cadre d’une écriture perçue comme dénonciatrice de la
violence. Reste à établir si cette impression dégagée après l’examen des aspects de la violence
et du système de création des personnages, se confirmera à l’analyse des autres unités
significatives des romans dont l’espace.

267
COUSSY, D., op. cit., p. 113.

134
CHAPITRE III : CADRE SPATIAL DE LAVIOLENCE

Autant, dans la représentation de la violence, les auteurs du corpus inscrivent déjà celle-ci
dans la caractérisation des personnages, autant ils la suggèrent également dans le traitement
du cadre spatial dans lequel ces derniers évoluent. Ce chapitre examine donc dans quelle
mesure l’espace concourt à l’expression de la violence.
3. 1 Espace de la violence
Le contexte fictionnel du corpus tendrait à le confirmer : « la tragédie moderne [dit Ludovic
Janvier] s’exprime en termes d’espace »268. Mais, cette notion d’espace dont il est question
dans l’étude des romans sélectionnés nécessite d’emblée d’être précisée :
« L’espace romanesque, c’est d’abord l’espace représenté, espace fictif que le texte
donne à voir, avec ses lieux, ses décors, ses paysages, ses objets, ses formes, ses
personnages en mouvement. Réalistes ou non, tous les romans s’inscrivent dans une
topographie, un espace concret où se déploie l’activité du corps, qu’il se contente
d’enregistrer des perceptions ou exerce une action sur le monde. Cet ensemble
d’objets, de lieux, de mouvements, de structures spatiales est un carrefour où se
rencontrent et se conjuguent un imaginaire singulier et les déterminismes socio-
historiques et littéraires qui pèsent sur toute création. Mais l’écriture romanesque
s’empare aussi de l’espace comme d’un objet poétique. Elle développe à travers les
tropes, les réseaux connotatifs et symboliques, tout un langage spatial particulièrement
riche du fait que ces figures poétiques reposent par définition sur un transfert, un
déplacement sémantique. L’espace signifiant se met alors au service de l’écriture
poétique, qui révèle à son tour un imaginaire spatial spécifique et fait surgir un signifié
second. »269

Il s’agit donc d’analyser la représentation de cet espace romanesque dans sa relation avec la
problématique de la violence. À cet effet, il convient d’indiquer que la gestion du cadre spatial
dans les textes du corpus repose sur une diversité des traitements des lieux où personnages et
action se déploient. L’analyse s’intéresse dans un premier temps à la manière dont l’espace est
globalement présenté, avant d’en étudier en profondeur les différents types représentés.
3. 2 Une présentation dichotomique de l’espace
Il faudrait encore revenir à Florence Paravy pour expliciter les modes de traitement de
l’espace dans le roman africain :
« La localisation de l’action s’opère à travers l’insertion dans le texte d’une
toponymie, d’une topographie et d’éléments divers (linguistiques et culturels) faisant
référence à une zone géographique donnée. C’est à ces trois niveaux que fiction et
réalité peuvent intervenir, et dans certains cas interférer. Le récit peut s’inscrire
explicitement dans un espace identifiable par le lecteur ; il peut aussi mêler référent
fictif et référent identifiable, et ce à des degrés divers ; il peut également mettre en
place un espace fictif du point de vue de la toponymie, tout en créant une topographie
268
LUDOVIC, J., cité par BOURNEUF, R., L’univers du roman, Paris, P.U.F, 1985, p. 126.
269
PARAVY, F., op. cit, pp. 10-11.

135
réaliste, suscitant la reconnaissance par le lecteur, au-delà du déguisement de la
fiction, d’un élément du monde connu ; il peut enfin tendre vers l’effacement du
référent, voire son brouillage systématique »270.

On peut donc dire, au regard de ce tableau, que le mode de présentation de l’espace dans les
textes du corpus est dichotomique. Une première dichotomie indique que l’espace est
implicite et imaginaire dans les textes qui situent l’intrigue dans des lieux géographiquement
difficiles à déterminer. La fiction géographique « permet […] d’élaborer des ‘néologismes
géographiques’ beaucoup plus suggestifs que ne le serait une toponymie à référent
identifiable, et dont le pouvoir d’évocation varie en fonction de l’origine géographique et
culturelle du lecteur»271. Ces lieux sont représentés par des toponymes signifiants d’origine à
la fois africaine et étrangère, voire un mélange des deux. Ce sont par exemple le Kayeye
(pays) et Selele (sa capitale) qui constituent les principaux cadres de l’action dans Pleure Ô
Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO ; ce sont, dans la même succession, le Boniko et
Bocaville, et surtout le Yangani et Bandeiraville qui circonscrivent les événements dans Le
mort vivant de DJOMBO ; ce sont Tongwétani et Zambaville, antérieurement Mabaya, qui en
servent de cadre dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ TCHIVÉLA. On retrouve
ici le cas de figure où « aucun des auteurs de ces textes ne produit un message en clair qui
autoriserait le lecteur à établir une identification complète de l’espace imaginaire représenté
dans la fiction et de l’espace sociopolitique correspondant à tel ou tel pays précis. Sur ce plan,
le système d’indices ne peut conduire qu’à la formulation d’hypothèses» 272. On pourrait être
tenté d’expliquer cette option des romanciers d’une part, par le fait que la fiction politique ou
historique s’accommode souvent assez mal de la référence explicite à un espace réel, d’autant
qu’une telle référenciation incline souvent le lecteur à associer quasi mécaniquement
géographie réelle et Histoire réelle. D’autre part, on pourrait aussi y voir un mobile sécuritaire
dans un environnement dominé par la censure. Un tel traitement de l’espace, un tel refus de
l’explicite peut, dans le contexte du roman africain, revêtir un «coefficient ubiquitaire» 273
correspondant à « l’élaboration d’une image exemplaire de l’Afrique d’aujourd’hui.
Exemplaire, parce que justement dotée d’un haut degré de généralité qui empêche de la
réduire au concret et au particulier»274.

270
PARAVY,F., op. cit., p.111, note 1.
271
Idem, p. 126.
272
MOURALIS, B., « Pays réels, pays d’utopie », in Notre Librairie. Littératures nationales. 2. Langues et
frontières, n° 84, juillet-septembre 1986, p. 53.
273
NGANDU N., P., « Les avenues de l’imaginaire », in Notre Librairie, n° 84, p. 77.
274
MOURALIS, B., loc. cit., p.54.

136
Le pays non explicite et imaginaire peut donc se révéler symbolique de tous les pays du
continent : « si l’espace représenté dans la fiction n’est pas identifiable avec un pays
particulier, il peut se révéler en revanche tout simplement identifiable avec les pays africains
en général, voire même les pays du tiers-monde»275. C’est dans ce sens que Tchichellé
Tchivéla, parlant de la mise en scène de Tongwétani dans son œuvre, précise : « Tongwétani
est un pays imaginaire…j’ai toujours l’ambition de créer mon propre univers romanesque. Et
si Tongwétani ne représente pas uniquement le Congo, il n’en est pas moins vrai qu’il s’en
dégage une unité correspondant à mes préoccupations d’Africain »276. On peut dès lors parler
d’une toponymie fictive mais emblématique, généralisante. Une deuxième dichotomie montre
que d’autres textes du corpus circonscrivent le cadre spatial de manière on ne peut plus
explicite et réaliste. Certes, ils ne nomment pas formellement le pays où se passe l’action,
mais ils en déterminent soit le nom de la capitale : ainsi, l’action de Les Petits Garçons […]de
DONGALA se déroule dans un pays topographiquement non situé mais dont la capitale est
Brazzaville (pp.11, 73) ; tandis que celle de Le Paradis Violé de FWELEY, dans un autre
pays également non déterminé géograhiquement, mais dont la capitale est Kinsassa (p.17) ;
allusion facile à Kinshasa ; soit le nom d’une commune ou d’une rue réelles localisables
topographiquement : certains faits narrés dans Le Doyen Marri de NGANDU NKASHAMA
surviennent tour à tour sur la rue Wangata, dans le quartier Livulu et dans la commune de
Barumbu277, tous des lieux repérables dans la ville de Kinshasa, cependant que le pays n’est
pas nommé explicitement. On voit bien ici la diversité des pratiques : tantôt le pays reste fictif
sur le plan topographique mais plus ou moins identifiable sur le plan toponymique ; tantôt
c’est l’inverse qui se produit. Mais les références données (capitales, rue, quartier, commune)
montrent bien ce qu’affirme Philippe HAMON : « les lieux peuvent ‘ancrer’ le récit dans le
réel, donner l’impression qu’ils le reflètent »278. Une telle pratique confirme le constat de la
critique : « en Afrique centrale, les romanciers congolais et zaïrois choisissent fréquemment la
localisation réaliste. Mais ce sont surtout les deux capitales, Kinshasa et Brazzaville, qui
marquent fortement de leur empreinte le roman contemporain, de chaque côté du fleuve »279.
Les Petits Garçons […], Le Paradis Violé et Le Doyen Marri situent donc leur action
respectivement au Congo-Brazzaville pour le premier, et au Congo-Kinshasa pour les deux
derniers.

275
MOURALIS, B., loc. cit., p.54.
276
TCHICHELLE T., A., cité par BREZAULT, A., & alii, « L’écriture au bistouri de Tchichellé Tchivéla », in
Notre Librairie, n° 92-93, mars-mai 1988, p. 139.
277
NGANDU N., P., Le doyen…, pp. 154, 147, 150.
278
HAMON, P., cité par REUTER, Y., op. cit., p. 55.
279
PARAVY, F., op. cit., p. 115.

137
On observe par ailleurs que même dans le cas d’une toponymie complètement fictive, « il est
toujours possible au lecteur, en se fondant sur un certain nombre d’indices présents dans les
textes (toponymes, ethnonymes, noms des personnages, allusions historiques, etc.) de
reconnaître tel ou tel autre pays »280. Ainsi, à la faveur de certains informants ou référents
contextuels identifiables (v. notamment la naturalisation romanesque, infra), la notation
implicite de l’espace dans Pleure Ô Pays […], Le mort vivant et Les Fleurs des Lantanas peut
aussi conduire à la désignation des deux Congo. La représentation explicite et implicite de
l’espace romanesque permet ici de dire que « l’ensemble des éléments spatiaux dessine un
espace visiblement africain, qui peut représenter allusivement un pays précis ou au contraire
apparaître comme représentatif du continent tout entier »281.
Les auteurs pratiquent donc une écriture romanesque à spatialité variable : soit que celle-ci
est référentielle et renvoie à un univers de violence évoquant les deux Congo, eux-mêmes
brûlants foyers de troubles et de violences ces dernières décennies ; soit qu’elle est
indéterminée et entretient de ce fait le caractère fictif propre à toute œuvre romanesque.
Une autre série de dichotomies à l’intérieur du cadre spatial peuvent être relevées entre les
espaces géographique, corporel, vestimentaire ainsi que celui de la parole. Il est également
possible de déterminer d’autres dichotomies au sein de ces catégories : par exemple à
l’intérieur de l’espace géographique, la dichotomie entre l’espace fermé et l’espace ouvert ; de
même, en ce qui concerne l’espace du corps, l’espace du corps physique et l’espace
cérébral, etc. (v. infra).
Plusieurs modes caractérisent donc la notation de l’espace dans le corpus. Mais qu’il s’agisse
de l’implicite et de l’imaginaire, de l’explicite et du référentiel, du géographique et du
corporel, du fermé et de l’ouvert, du vestimentaire ou de la parole – les dichotomies peuvent
se multiplier -, la présentation de l’espace semble obéir aux choix d’une écriture romanesque
voulue signifiante : nous posons que l’espace, dans sa totalité, est conçu comme un élément
pertinent par rapport à l’expression de la violence.
Il importe donc de saisir la fonctionnalité de l’ensemble des lieux représentés dans les romans
analysés.
3. 3 Espaces représentés et leur description
Sous cette rubrique, l’analyse s’attache à examiner « la manière dont l’espace est utilisé
comme construction signifiante » de façon à permettre la saisie de la « relation qui s’instaure
entre les personnages romanesques et l’espace dans lequel le roman les fait évoluer », puisque

280
MOURALIS, B., loc. cit., p.53.
281
PARVY, F., op. cit., p. 126.

138
« derrière la représentation de l’espace se profile une vision de l’homme que le personnage
romanesque matérialise. C’est pour cette raison qu’il convient de privilégier l’étude des
espaces physiques, car leur perception par les personnages et leur représentation dans
l’écriture romanesque sont révélateurs [sic] d’une volonté qui dépasse le simple processus
narratologique »282.
La pertinence de l’espace dans le corpus repose notamment sur le rôle de la description dont
on peut dire qu’elle « fonctionne avant tout sous le régime de l’épithète »283 et que son « but
est de toucher »284. De toute manière, « toute description, qu’elle soit focalisée sur le
personnage, sur un milieu, ou sur une relation des deux, peut […] être un opérateur de
lisibilité fondamental du texte »285. La pratique la plus courante est que « le romancier peut
choisir de décrire les lieux de l’action une fois pour toutes : l’espace est donné d’un bloc ; ou
il peut émietter cette description au cours du récit par souci d’alléger le rythme ou de mieux
intégrer les personnages à leur milieu »286. Mais ce principe pose problème : il apparaît en fait
que l’espace délimité dans l’univers du corpus est rarement décrit, surtout pour sa beauté, son
romantisme. Il ne s’agit pas d’un aspect exclusif aux textes analysés, mais bien d’un trait
observé sur l’ensemble du roman africain :
« Un caractère frappant du roman africain, depuis ses débuts, est la place réduite qu’il
accorde d’une manière générale au descriptif. La description, qu’elle soit celle d’un
espace, d’un objet ou d’un personnage, est dans l’ensemble évacuée au profit de
l’action et du récit […], la description spatiale se réduit le plus souvent à la simple
dénomination d’un lieu, et éventuellement de quelques objets […] ; l’ensemble du
corpus, malgré quelques exceptions importantes, se caractérisent par sa pauvreté
descriptive »287.

La « pauvreté descriptive » dans le roman africain a sans doute quelque rapport avec la
situation du bilinguisme ou du multilinguisme dans laquelle se trouve l’écrivain africain288.
282
SIMASOTCHI-BRONES, F., Le roman antillais, personnages, espace et histoire : fils du chaos, Paris,
L’Harmattan, 2004, p. 17.
283
PARAVY, F., op. cit., p. 223.
284
LAFON, H., « Sur la description dans le roman du XVIII e S », in Poétique. Questions de narratologie,
collectif, Paris, Seuil, 1982, p. 305
285
HAMON, P., Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 108.
286
BOURNEUF, R., « L’organisation de l’espace dans le roman », in Etudes littéraires, avril 1970, p. 86.
287
PARAVY, F., op. cit., p. 214.
288
Les commentaires de Paravy à ce sujet tendent à expliquer cette situation par plusieurs facteurs qui peuvent
être grossièrement résumés comme suit :
1° L’écrivain africain se trouve dans une situation d’hybridisme du fait de l’héritage de la culture occidentale
coloniale superposée à sa culture traditionnelle d’origine. Il s’ensuit que son rapport à la langue française est
complexe, puisqu’il doit exprimer dans la langue du colonisateur, donc étrangère, des réalités de son propre
terroir. Par rapport à la description, la difficulté est réelle : un certain nombre de réalités africaines ne sont
rendues par aucun mot français, et se dérobent ainsi à la dénomination. Or, selon la thèse de Philippe Hamon,
décrire, c’est, notamment, décliner un lexique, dresser une liste. La description est ainsi le lieu où savoir lexical
et savoir encyclopédique se rencontrent. Mais dans la situation de l’écrivain africain, ces savoirs ne coïncident
pas forcément. La description, en tant que lieu où est accentuée et actualisée la relation du lecteur avec le lexique

139
Mais Bernard MOURALIS la justifie à sa manière : pour lui, le romancier africain « se
propose comme objectif la représentation de la violence subie par [les] peuples. Dès lors,
l’écriture travaille dans le présent […]. Ce qui compte […] c’est essentiellement l’acuité du
regard […] l’homme plus que la beauté du paysage »289.
Il n’empêche que, lorsque l’espace est quand même décrit, le mécanisme descriptif mis en
œuvre remplisse une « fonction phatique »290 dans la mesure où la description semble alors
chargée d’accompagner, de traduire ou d’exposer la violence qui s’y déploie. La description
joue là un rôle symbolique : elle éclaire un personnage ou la signification de l’ensemble de
l’œuvre, elle agit dynamiquement pour exposer un monde morcelé, fragmenté, déconstruit.
En fait, la description devient « un prétexte à une intense activité de symbolisation puisque les
lieux décrits le sont pour leur exemplarité, leur caractère suggestif »291. C’est quasiment
l’exigence de Philippe HAMON: « La description doit être au service de la composition, de la
lisibilité d’un ‘caractère’, d’un personnage de l’intrigue, donc de la lisibilité globale du
système des personnages de l’œuvre, donc d’une cohérence »292.

de sa langue maternelle, est aussi pour l’écrivain africain, le lieu où la langue du terroir exerce une pression pour
surgir dans le texte. Il se pose ainsi un problème de stratégie de représentation, donc aussi de description, de
certains objets qui n’existent qu’en Afrique et qui sont intraduisibles.
2° Philippe Hamon établit une relation entre la pratique de la description et l’apprentissage scolaire de la langue.
Mais cet apprentissage, qui est un simple exercice dans les sociétés francophones (usage quotidien et naturel de
la langue), reste très largement détaché de l’expérience vivante de la langue dans le contexte africain. Le risque
de cet exercice pour l’écrivain africain, c’est la dépendance stylistique par rapport aux modèles scolaires appris
et donc la compromission de l’originalité et de la créativité.
3° Si la description est réécriture des autres textes, dépositaires d’un savoir sur le monde, quels sont ces textes à
réécrire pour l’écrivain africain dont le fonds culturel est aussi marqué du sceau de l’hybridité ? Les textes qui
organisent le savoir sur le monde africain sont bien souvent des textes étrangers (ethnologie, exotisme).
4° L’écrivain africain se trouve, comme tout colonisé, en situation d’hybridité culturelle : langue, monde de
référence, échelle de valeurs, vision, tout se dédouble et devient complexe à exprimer.
5° La littérature africaine est une littérature engagée. Or, tout engagement, présupposant que le texte obéit à une
exigence d’action positive sur le monde, se situe dans une esthétique de l’efficacité, aux antipodes de l’art pour
l’art. Tout élément textuel doit être utile à la démonstration : le texte trie donc le matériau en fonction de son
adéquation à la thèse, et entre dans une logique de type « économique ». Le système descriptif paraît à l’opposé
de ce principe économique, car la description est un lieu superflu qui éloigne le lecteur de l’action, du récit, de
l’homme ; elle éloigne aussi l’œuvre de son but premier : agir de façon critique et constructive sur le monde.
Ces facteurs relevés par Florence Paravy dans son livre largement exploité dans cette étude (pp. 214-231),
expliquent, d’après elle, la semi-vacance de la description dans le roman africain. Mais l’idée d’une description
minimaliste et fonctionnelle n’est pas plus africaine que française par exemple. Ainsi, à propos de Balzac dont
on connaît les très longues descriptions, Roland Bourneuf (L’univers du roman, p. 112) indique qu’« il n’a pas
manqué de critiques ou d’historiens de la littérature pour lui reprocher d’alourdir ses romans par d’interminables
descriptions. Le lecteur n’est pas loin souvent de les considérer comme des éléments parasites ou, dans le
meilleur des cas, seulement tolérés. Il n’aime pas percevoir la description comme gratuite mais au contraire
comme liée à l’histoire, ne serait-ce que pour lui servir de décor ».
289
MOURALIS, B., « Les disparus et les vivants », in Notre Librairie, n° 148, p. 12.
290
LAFON, H., loc. cit., p. 312.
291
KAZI-TANI, op. cit., p. 46.
292
HAMON, P., Du descriptif…, p.23.

140
Ce rôle de la description, qui lui confère une valeur idéologique et poétique, semble
caractériser les différents lieux représentés dans les textes du corpus. L’analyse tente d’en
déterminer le comment et le pourquoi.
3. 3. 1 Le cadre géographique de la violence dans le corpus
En raison de la principale dichotomie signifiante relevée plus haut au sein de l’espace
géographique, celui-ci peut être étudié sous deux angles.
3. 3. 1. 1 L’espace géographique clos : univers carcéral, espace de misère
L’ambition de l’analyse ici est de rendre compte de la fonction suggestive de l’espace
géographique clos par rapport à l’expression de la violence et donc aussi par rapport à la
problématique de la dénonciation. Le mécanisme descriptif exploité par l’écriture
romanesque semble être le point focal de ce rôle étant donné que dans le corpus, la description
a tendance à faire percevoir la violence déjà dans les éléments du décor : « tout dans cet
espace est élaboré pour être signifiant, mais ne le devient que par la présence des acteurs sur
qui le regard se focalise »293. Cet espace dans lequel évoluent les personnages est décrit avant
tout comme un espace fermé, essentiellement hostile, référé notamment à l’ensemble des
lieux carcéraux et assimilés, où les personnages-victimes de la violence totale n’ont aucune
issue. Cette observation recoupe le constat de Paravy :
« Certains romans dessinent une configuration particulièrement oppressante, dans la
mesure où le rapport de forces s’inscrit dans une structure gigogne qui évoque la
figure particulièrement close des cercles concentriques. Au centre se trouve l’individu,
isolé et démuni. Tout autour se pressent différents groupes, semblant unir leurs efforts
pour immobiliser et anéantir le personnage, qui se heurte à la fois aux contraintes
familiales, économiques, sociales et politiques et se trouve souvent assigné en un lieu
clos dont il ne peut sortir que par le bon plaisir d’autrui »294.

Il s’agit le plus souvent d’espace subi dont on peut encore dire qu’ « il ne se vit guère en
termes esthétiques, mais en termes de pouvoir. Le plus souvent, le personnage est en conflit
avec son propre espace de vie, qui l’avilit ou l’opprime. Il peut alors subir passivement son
destin, ou choisir de le fuir, en quête d’un monde meilleur »295. Une telle configuration
spatiale peut se lire dans la représentation de la trajectoire des personnages.
3. 3. 1. 1 a) L’univers carcéral
Le destin des personnages-victimes de la violence est tracé par un parcours carcéral qui les
fait évoluer dans des lieux clos comme la prison, le cachot ou tout autre espace en faisant
office, et où ont lieu les actions les plus déterminantes dans la trame du récit. Ces lieux sont

293
PARAVY, F., op. cit., p. 67.
294
Idem, p. 186.
295
Ibidem, p. 42.

141
souvent décrits avec peu de détails, mais en mettant l’emphase sur les faits de violence eux-
mêmes ou sur des éléments du décor qui métaphorisent clairement cette violence. On dirait
même que « la violence est l’unique langage dans cet espace »296. L’univers social figuré
fonctionne ainsi comme une prison. Les personnages-victimes sont en confrontation avec cet
espace oppressant qu’ils subissent dans le cadre des rapports de forces révélés notamment par
la catégorisation binaire des personnages. Une telle conception de l’espace concourt à la
représentation d’un violent affrontement politique généralement préjudiciable aux victimes de
la violence, car la plupart des péripéties qui s’y déroulent, profitent aux agents du
commandement, les bourreaux.
Pour le héros Joseph Niamo dans Le mort vivant de DJOMBO, l’espace fermé associé à la
violence, ce sont d’abord le véhicule et le bureau de la police des frontières yanganienne où il
est enfermé juste après son arrestation :
« Le policier blanc fit signe à ses collègues yanganiens, sans doute ses subordonnés.
Ceux-ci se ruèrent sur moi […] Le chef me faucha par les pieds, je tombai sur mes
fesses. Ils me placèrent ensuite les menottes aux poignets, me relevèrent et
m’embarquèrent dans un véhicule stationné à quelque cinquante mètres de là.
[…] on ouvrit enfin la porte, nous entrâmes dans le bureau du chef de poste, le policier
blanc. Je restai debout, menottes toujours aux poignets. Commença alors
l’interrogatoire. Ils prirent les renseignements d’usage sur mon identité et ma
profession. Le chef fit écrire des choses époustouflantes qu’il inventait sur-le-champ
[…]. Le Sergent Massaragba s’y employait […]. L’autre Yanganien était caporal-chef
et le Blanc lieutenant de sa tribu. Même la taille respectait l’ordre du grade. Bien sûr,
c’est le plus gradé qui conduisait l’interrogatoire […]. Il se détourna de moi et se
dirigea dans le bureau voisin. Quelques instants après, nous entendions distinctement
un message radio qu’il transmettait à Bandeiraville à ses supérieurs […] il criait ce
qu’il disait devant le micro enrhumé. Il annonçait pompeusement la victoire de ses
hommes – sous son commandement, bien sûr – sur une, troupe ennemie venue du
Boniko […]. Je tentai d’expliquer…Je protestai encore, quand une matraque s’abattit
sur mes côtes et me coupa la parole. Un autre coup me fut donné en guise de réponse
et m’envoya au sol […] le caporal-chef semblait avoir les nerfs à fleur de peau, il allait
et venait dans la petite salle faisant office de bureau » (pp.40-44).

Outre le véhicule et le bureau de poste de la police des frontières, l’autre espace de violence
pour Joseph Niamo, c’est l’hélicoptère qui le transfère de la frontière vers la capitale
Bandeiraville : « Dans l’hélicoptère qui m’emmenait, je fus jeté sur le plancher comme un
colis postal, les bras retournés et bouclés dans le dos, les pieds entravés dans des chaînes »
(p.48) ; c’est ensuite la camionnette de l’armée : « on me fit monter dans un fourgon cellulaire
tout noir. Aussitôt deux personnes qui s’y trouvaient déjà me fermèrent les yeux d’un épais

296
MULUMBA T., J., op. cit., p. 21.

142
bandeau dont fut ceinte ma tête. Les mains et les chevilles restaient enfermés dans les
menottes et les chaînes »297.
La description de ces premiers espaces fermés où est entraîné le héros Joseph au début de son
parcours carcéral ne s’attarde pas sur les détails physiques des lieux : le véhicule de la police
des frontières n’est nullement décrit, pas plus que ne l’est le bureau de poste dont les seules
indications physiques concernent son exiguïté et la présence en son sein d’un matériel de
communication défectueux. Aucun élément de l’hélicoptère n’est décrit : par exemple ni les
sièges, ni le tableau de bord, ni la couleur de l’appareil… Du fourgon cellulaire, on sait juste
qu’il est opaque et qu’il y fait noir, et que deux personnes s’y trouvent déjà avant l’entrée de
Joseph.
Pas ou peu de détails donc sur les espaces eux-mêmes ; par contre, l’intérêt de la description
semble porter sur les détails des actes de violence qui y sont posés au détriment du héros :
dans le bureau de police des frontières, Joseph, victime d’une grave machination, reçoit de
violents coups, notamment une matraque sur les côtes ; dans l’hélicoptère, il est « jeté sur le
plancher » alors que dans le fourgon cellulaire, on lui obstrue la vue à l’aide d’un bandeau
épais. C’est que, comme le note Paravy, « la description d’un objet [d’un lieu] peut être
subordonnée à celle des actes effectués pour le produire, le fabriquer [ou qui y sont perpétrés],
sur le modèle de la description homérique »298. On est donc bien loin de la traditionnelle
« précision sèche de l’inventaire »299 caractéristique de la description de type balzacien. Ici, la
description de l’espace permet d’établir d’emblée un rapport d’hostilité de celui-ci à l’égard
du personnage-victime. Elle traduit une « relation d’altérité »300entre les deux. L’espace clos
se donne du coup comme le lieu où s’engage un processus de déshumanisation du héros. Le
spectre de sa chosification y surgit au travers de la modalisation de ses rapports avec les
choses. Car, on le sait, « une description, dans un texte, est souvent le lieu d’une modalisation,
voire d’une surmodalisation »301. Aussi, dans la description de l’hélicoptère, la réification de
Joseph est-elle rendue par la modalité de comparaison (« jeté comme un colis postal ») qui
confère à l’acte de violence beaucoup plus d’importance et d’intensité qu’à un quelconque
détail physique de l’appareil. Mais surtout la description permet de saisir, à travers les actes
de violence, l’étroite relation de l’espace clos à une idéologie déshumanisante dont une autre
modalité, intertextuelle, éveille le souvenir : tous les différents espaces subis par Joseph sont
des lieux où des menottes, des chaînes et des bandeaux lui sont posés rituellement pour
297
MULUMBA T., J., op. cit., p. 48.
298
PARVY, F., op. cit., p. 232.
299
BOURNEUF, R., L’univers…, p. 108.
300
PARAVY, F., op. cit., p.36.
301
HAMON, P., Du descriptif…, p. 111.

143
entraver ses bras, ses pieds et sa vue, dans une posture qui signale l’humiliation et la
dévalorisation de sa personne. La récurrence de ces éléments dans les actes de violence n’est
pas sans réveiller la mémoire des tranches sombres de l’histoire de l’humanité des siècles
passés : l’esclavage et la traite des Nègres (XIXe S), et la déportation et les camps de
concentration (XXe S). La description de ces lieux clos, ainsi que l’illustrera encore l’analyse
dans la suite, joue un rôle dynamique qui confère aux éléments du décor un certain pouvoir
d’action. C’est la substance même de la description dynamique, telle Florence PARAVY
l’explicite :
« L’un des procédés dont dispose la narration pour intégrer, ‘neutraliser’ la description
et éviter de la faire apparaître comme une halte indue ou une pièce rapportée, consiste
à la dynamiser. D’une part, on l’intègre à l’action du personnage, qui la motive.
D’autre part, en jouant sur les métaphores et les connotations, on anime objets et
éléments, de sorte que devenant acteurs, ils dramatisent le tableau et en estompent le
caractère statique »302

La description dynamique sera ainsi le mode de présentation privilégié de l’espace clos.


Ces premières observations indiquent que l’espace clos subi par le héros Joseph dans Le mort
vivant est décrit dans une perspective symbolique. Il rêvet une dimension signifiante. Dans
Les Fleurs des Lantans de TCHICHELLÉ, le médecin Bukadjo subit un sort identique à celui
de Joseph Niamo : il entame son chemin de la croix dans un espace fermé hostile : c’est en
effet dans une « estafette noire », dans un « four ambulant » que, menottes aux poignets, il est
transféré à la prison centrale, sous la menace d’un pistolet. Son interrogatoire se déroule dans
une salle étouffante (p. 44). Comme dans la situation de Joseph, l’espace clos qui accueille
Bukadjo n’est pas décrit en détail, mais tout juste pour souligner l’étouffement des lieux (four
ambulant, salle étouffante) et leur inhospitalité (menottes aux poignets). Ce sont là des détails
importants sur le plan de la signification de l’œuvre.
Aux véhicule et bureau de poste de la police des frontières, à l’hélicoptère et au fourgon
cellulaire (Le mort vivant), ainsi qu’au « four ambulant » et à la petite salle étouffante de la
prison centrale (Les Fleurs des Latanas), on pourrait associer la jeep des militaires qui, dans
Pleure Ô Pays […], emmènent le héros Justin en prison sous des coups qui provoquent son
évanouissement (p. 38). Tous ces espaces clos ne sont en fait pour les personnages-victimes
que les lieux des premiers contacts avec un univers spatial qui, au fil de leur parcours, va se
révéler particulièrement hostile à leur égard.

302
PARAVY, F., op. cit., p. 232.

144
Mais de tous les espaces clos décrits dans le corpus, ce sont surtout les lieux de torture
spécifique qui symbolisent le mieux la collusion de l’espace avec la violence, ainsi que
l’illustre, dans Le mort vivant, la description de la salle appelée « Kilimandjaro » :
« […] une salle ressemblant à un vieux gymnase abandonné. Des cordes, des barres de
fer, des poids, des bâtons, des micros et beaucoup d’autres instruments étaient
accrochés, pendaient sur les murs ou traînaient à terre. Au milieu, une place surélevée
comme un ring ou une plate-forme aménagée pour la danse […] » (p.50).

On voit que, contrairement aux toutes premières descriptions commentées ci-haut, le narrateur
s’attarde ici sur les éléments du décor. La description dynamique des éléments du décor du
« Kilimandjaro » ainsi que le contexte d’animosité dans lequel le héros Joseph, toujours
menotté, est conduit dans ce lieu, permettent de saisir toute la connotation qui entoure la
dénomination de ce lieu. La souffrance que celui-ci métaphorise ne peut procurer aucun
sentiment de paix ou de sécurité ; bien au contraire, ce sont la peur, l’insécurité, l’angoisse,
l’inquiétude que les éléments du décor génèrent pour le héros, en raison de la violence qu’ils
annoncent. La description du Kilimandjaro, qui s’appuie sur les modalités de comparaison
(place surélevée comme un ring ou comme une plate-forme de danse) et d’accumulation
(énumération des éléments du décor), tend à indiquer que cet espace est spécialement
aménagé pour un objectif bien précis : la production de a violence. On peut comprendre par
conséquent le rapprochement avec le ring (de boxe) et le détournement du rôle de la plate-
forme de danse, mais surtout l’allusion à la haute montagne africaine, symbole ici de la
souffrance à endurer, à surmonter. L’effet généré par la description dynamique est sans doute
d’accentuer la cruauté des agents du commandement, auteurs d’une telle mise en place, et
aussi d’induire la peur et le désarroi du héros pour qui le lecteur devrait éprouver de la
sympathie, en partageant ses sentiments. C’est en fait en permanence que le héros Joseph
côtoie la violence et qu’il est en proie aux mêmes menaces, puisqu’il est entraîné dans
plusieurs espaces de violence semblables au « Kilimandjaro ». La description de son parcours
indique qu’il est incarcéré d’abord « dans une cellule […] au ministère du territoire, une
cellule réservée aux éléments dangereux, à surveiller de près » (p. 53). Après un séjour à
l’hôpital, il y retourne avant d’être envoyé au « sous-sol » du même bâtiment (p. 64); « sous-
sol » qu’il retrouve à nouveau (p. 75) après un second passage à l’hôpital, mais qu’il quitte
aussitôt pour un autre « réduit, [un] cachot » (p. 81) d’où il est ramené à sa cellule de départ
(p. 82), puis encore au cachot, avant son « transfert à la prison centrale » (pp. 100-101). De
l’« isolement » où il est confiné, à la prison centrale, Joseph est transféré à la prison de l’« île
du sacrifice », autrement appelée « île de la mort ». Tous ces déplacements, le héros Joseph

145
les subit les poignets menottés, les pieds enchaînés et les yeux bandés. Les portes blindées
puis grillagées de la plupart des cellules font de celles-ci « une manière de coffre-fort » (pp.
81-82) qui neutralise le personnage. La prison de l’« île de la mort », qui symbolise hautement
cette neutralisation, est de nature à déconstruire l’idée selon laquelle « l’île […] est avant tout
un espace clos qui s’apparente à un lieu de refuge, de quiétude ou d’apaisement »303. La
mission de l’« île du sacrifice » ou « île de la mort » contraste avec la vision d’un « espace
courbe, fermé et régulier [qui] serait par excellence signe de douceur, de paix et de
sécurité »304. Il s’agit plutôt d’un espace dont la « valeur sécuritaire » se mue en « antithèse du
paradis pour signifier l’enfer ou le monstrueux [et] renvoyer à la déréliction, à la honte et à la
souffrance »305. Ainsi, au sein de la prison de l’« île du sacrifice », Joseph est assigné dans
« une cellule très étroite » d’où il subira, comme tous les autres prisonniers, des sévices
mortels. La prison de l’« île de la mort » fonctionne d’ailleurs en étroite complémentarité
avec un autre espace hautement symbolique de la violence : « la vallée des corbeaux »
(p.122), lieu ainsi dénommé en raison de son statut de repaire des prédateurs qui viennent s’y
repaître des cadavres des prisonniers qu’on y jette en masse. Le narrateur explique le rôle de
ce lieu réceptacle dans le mécanisme de distribution de la violence : « Après avoir vécu des
aventures personnelles au moment où ils fusillaient, assommaient ou égorgeaient certains
condamnés à mort, les geôliers comptaient maintenant sur l’affaiblissement physique et moral
des prisonniers, avant de jeter leur loque, du bord de la falaise, dans le précipice appelé la
vallée des corbeaux » (p.122). Le passage vers cette « vallée des corbeaux » s’effectue via un
autre espace, « le lieu du dernier supplice » (p.127), situé au sein même de la prison. Mais
Joseph, bien que très éprouvé par la torture, a la fortune d’échapper à ce cheminement final à
la faveur de son état de santé très désespéré. Déjà victime d’un ballottement carcéral, il le sera
encore pour des raisons médicales : « on me transporta d’hôpital en hôpital. On y trouvait
grave mon état et personne ne voulait prendre de risque […] nous fûmes obligés de revenir à
l’hôpital militaire » (pp128-129). L’hôpital, où l’on soigne et sauve le héros, est un espace de
transition, symbolique de la marche vers la liberté : c’est de ce lieu que le processus de
libération de Joseph sera entamé, même si ce cheminement passera encore par un autre lieu
clos, le cachot dans son propre pays, le Boniko.
La plupart de ces lieux clos ne sont que très partiellement décrits pour indiquer soit leur
situation géographique (sous-sol, île lointaine, isolement, précipice…), soit leur exiguïté

303
NGORAN K., D., Le champ littéraire africain. Essai pour une théorie, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 109.
304
DURAND, G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale,
Paris, Dunod, 1992 (1984), 11ème édit, p. 284.
305
NGORAN K., D., op. cit., p. 110.

146
(réduit, cachot…). Leur description semble s’opérer à travers la mise en exergue des actions
violentes qu’ils encadrent : la surveillance de près, les actes de torture que suggèrent les
fréquentes hospitalisations, la condamnation à mort, la désintégration de l’être humain.
De par leur rôle, tous ces lieux carcéraux semblent correspondre au « Kilimandjaro », déjà
décrit comme paradigme de l’espace de violence. L’itinéraire de Joseph est à ce point jalonné
de lieux d’enfermement que l’on pourrait assimiler l’espace du roman à un univers carcéral.
Le mort vivant serait ainsi un roman carcéral par excellence.
Cet espace carcéral constitue le centre principal de toutes les péripéties. C’est un lieu
centripète de l’essentiel de l’action romanesque : les actes de traques commis par les agents
du commandement y convergent et y conduisent rituellement tous les suspects. La description
du parcours carcéral fait percevoir ce magnétisme des lieux d’enfermement, très impliqués
dans le système de distribution de la violence. Un de ces lieux clos, la prison de l’« île de la
mort », est présenté comme hautement symbolique de la mort, autant pour le héros Joseph que
pour ses codétenus :
« […] le fourgon s’arrêta […]. Nous nous embarquâmes sur un petit bateau et nous
éloignâmes au large de la côte sauvage. Il ne faisait l’ombre d’aucun doute que l’on
m’emmenait à l’île du sacrifice dont parlaient souvent certains détenus. On l’appelle
aussi l’île de la mort.
Située à une centaine de kilomètres de la côte, cette île abrite la prison des condamnés
à mort, construite sur une falaise, haute de plus de trois cents mètres au-dessous de la
mer. C’est une vieille bâtisse coloniale, où l’on enfermait les résistants et les
autochtones rebelles à l’œuvre civilisatrice des généraux conquérants venus de
lointaines mers et de merveilleux mondes. De mémoire de Yanganien, jamais un
homme n’avait réussi à s’évader de cette prison où toute évasion était un suicide.
Aujourd’hui, elle a perdu sa fonction répressive qui s’est muée en celle de négation
humaine ; l’indépendance y a substitué une cruauté sans égale » (p.107).

La description de cette prison repose sur des détails géographiques (éloignement de la côte,
construction sur une falaise, donc hauteur et position retranchée, périlleuse…), historiques
(œuvre coloniale, patrimoine national sous l’indépendance…), mais aussi sur des actions qui
définissent et annoncent son rôle dans le système de violence (répression des réfractaires à la
colonisation, lieu d’une cruauté sans égale sous l’indépendance). Il semble donc que pour le
héros prisonnier, qu’on y achemine, ces détails rendent la prison vivante et annoncent
l’imminence de son propre drame. Les détails relevés confèrent à juste titre un caractère
dramatique à la description. Ils permettent d’inscrire la prison de l’île de la mort dans le
registre de la violence caractéristique de tous les lieux carcéraux analysés jusqu’ici. Au sein
de cette prison, même la description du lieu où sont enfermés le héros et les autres détenus,
participe de la même isotopie de la violence :

147
« Lorsqu’on m’ouvrit les yeux, je me trouvais dans une cellule très étroite […]. Les
cellules s’ouvraient sur une grande cour où les pensionnaires sortaient une heure par
jour, à midi […] un petit nombre de détenus, généralement les moins anciens, étaient
réguliers au rendez-vous de midi. Ils traînaient leurs entraves bouclées de gros cadenas
qui, ainsi que de grelots, annonçaient leurs déplacements. Les autres, qu’empêchaient
de marcher les chaînes et surtout les blessures qu’elles causaient aux pieds, étaient
devenus simplement impotents. Ils restaient cloîtrés dans leurs cages, dans ces
antichambres de la mort où aucun soin ne leur était dispensé. On laissait ainsi évoluer
l’impétigo qui commençait à sévir dans la prison et se répandait en épidémie sur l’île »
(pp. 116-117).

Comme on peut s’en apercevoir, la description dynamique de l’espace s’accompagne d’une


perception immédiate de la violence subie ou à subir par les personnages-victimes. La
modalité de comparaison suggère une fois de plus l’animalisation des victimes : le grelot,
souvent porté en Afrique par un chien chasseur de gibier, renvoie à l’univers animalier
(jungle) dont le texte assure le rapprochement avec la prison. Les prisonniers munis de grelots
sont donc symboliquement des équivalents des animaux. Leur enfermement dans des cages
vient renforcer ce symbolisme animalier. Cette déshumanisation justifie le traitement
dégradant dont ils sont l’objet de la part du commandement. À ce niveau, la modalité
intertextuelle prend le relais de la comparaison pour relier le sort des personnages-victimes à
celui d’autres victimes des violences humaines évoquées précédemment: gros cadenas,
chaînes, plaies rappellent les menottes, les bandeaux ou autres matériels de violence utilisés
lors des grandes tragédies humaines des siècles antérieurs. En fait, la modalité intertextuelle
permet d’évoquer en permanence l’image déshumanisante de l’esclavage et de la déportation
et ce, à travers les motifs récurrents des éléments du même champ sémantique : chaînes,
menottes, bandeaux, grelots, cadenas, plaies…
Ces éléments du décor agissent quasiment avec la même efficacité, la même cruauté que les
agents (bourreaux) du commandement. C’est sans doute à cause de ce type d’exploitation de
l’espace carcéral que la prison est montrée comme « le lieu de l’exercice des pouvoirs actuels.
Une invention de dégénérescence et de déchéance humaines. Elle indique bien la dimension
antihumaine des ‘soleils des indépendances’ »306. Dès lors, l’espace carcéral se donne à voir
comme équivalent du lieu de la pratique du népotisme et se décode comme lieu d’une
oppression omniprésente. La description des lieux comme le « Kilimandjaro » et la prison de
l’« île de la mort » prend de ce fait une valeur paradigmatique de celle de tous les autres
espaces d’enfermement, c’est-à-dire de tout l’univers carcéral. Il se trouve d’ailleurs que « le

306
NGANDU N., P., Kourouma ou le mythe […], p. 98.

148
passage du héros par la prison ou le camp revient avec une telle fréquence qu’il finit par
apparaître comme une étape obligée de son parcours »307.
Cette omniprésence de la prison, qui semble même avoir un côté obscène (v. infra), est en
rapport avec une idéologie de domination entretenue par le commandement postcolonial.
Même dans le cas de simples évocations des lieux clos, ce rapport reste perceptible. Ainsi par
exemple du palais de justice où a lieu, dans Le mort vivant, le procès de Joseph Niamo. Son
décor est à peine esquissé, ainsi qu’en témoigne le récit de l’accusé:
« Je venais de passer deux mois et dix jours à la prison centrale de Bandeiraville. Mon
avocat me rendit visite pour la troisième fois. Le lendemain, je comparaîtrais devant la
cour martiale […]. C’est au milieu de la nuit que je fus conduit au palais de justice
décoré et éclairé, pour la circonstance, aux couleurs nationales.
La grande salle d’audience dans laquelle se déroula le procès paraissait encore plus
vaste, avec la faiblesse numérique des gens présents. Je comptais dix personnes en
tout, dont le président de la cour, qui était Nzétémabé Bwakanamoto lui-même. Il était
entouré de deux officiers généraux, dont l’un jouait le rôle de juge chargé de
l’instruction ; un colonel-greffier tenait la plume des débats ; plus loin, à sa droite, le
ministre de la protection du territoire faisait office du ministère public ; du côté du
barreau, deux avocats donnaient l’illusion de l’équilibre des forces ; et, enfin, deux
gardiens m’encadraient. […]. L’on commença, à proprement parler, par la lecture du
fameux rapport Makaki […]. La plaidoirie sembla laisser de marbre le président […].
Je fus condamné à mort pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État et à l’intégrité du
territoire yanganien. » (pp.102-104).

Le palais de justice est évoqué parce qu’il abrite une institution judiciaire répressive, la cour
martiale, dont la salle d’audience est décrite beaucoup moins par les objets qui la décorent,
que par le dispositif des forces en présence. En effet, de cette salle, la description ne rend
compte que de la décoration et de l’éclairage, ainsi que de la faible assistance pour un si grand
espace. Par contre, le dispositif des forces présentes ressemble à une mise en scène destinée à
broyer l’accusé. Les détails du dispositif révèlent ainsi la présence des personnalités acquises
pour la plupart au verdict de la condamnation à mort du héros. L’impassibilité de Nzétémabé
Bwakanamoto à la plaidoirie rappelle le problème de la privation de la parole examiné
précédemment et témoigne de la volonté de dominer les personnages de la catégorie de
l’accusé. C’est sans doute pour cela que la cour martiale condamne invariablement à mort
tous les prétendus suspects, mêmes civils, qu’on y amène : rendre justice devient ici dominer
par l’arbitraire ; et l’arbitraire, la description, dynamique, le suggère déjà dans le dispositif de
la cour martial. Le palais présidentiel où se déroule l’interrogatoire de Joseph par Nzétémabé
est, comme le palais de justice (Salle de la cour martiale), également peu décrit:

307
PARAVY, F., op. cit., p.189.

149
« […] je ressentis l’étrangeté de mon environnement. Mes narines aspiraient un air
raffiné, embaumé de parfums de fleurs exotiques. Cet air, qui caressait mes bras nus et
mon visage, semblait ne pas provenir de climatiseurs ordinaires qui empêchent de
dormir ou d’entendre avec le bruit qu’ils font. Mes pieds chaussés de pantoufles se
posaient sur un tapis aussi épais que si l’on en avait superposé plusieurs. Le silence
était total…
Précédée par une foule de gardes du corps qui se postèrent partout dans la salle en
grappes pareilles aux essaims d’abeilles, l’entrée du président Nzétémabé
Bwakanamoto s’accompagna d’un cérémonial dont je ne pus être témoin à cause de
mes yeux fermés […] » (p. 89).

Les détails descriptifs de la salle du palais présidentiel (air parfumé, tapis épais, silence total)
relèvent de l’intention de conférer à la description un caractère dramatique qui consiste ici à
créer une atmosphère particulière annonçant l’imminence d’un événement spécial : l’entrée
seigneuriale de Nzétémabé dans la salle, avec tous les fastes qui accompagnent les
déplacements des dictateurs mégalomanes. Les circonstances de cette entrée (au milieu d’un
essaim de gardes), associées l’ambiance de monastère qui la précède, soulignent une
puissance qui renvoie, dans l’esprit de l’assistance, l’image d’une violence latente, mais
pouvant s’exercer à tout moment. Le héros Joseph ne tardera d’ailleurs pas la subir : son
interrogatoire débouche, non pas sur une libération, mais plutôt sur un envoi à l’isolement, à
la prison centrale ; isolement d’où il sera acheminé à l’« île de la mort ». La complémentarité
de l’espace du palais présidentiel et de l’espace de la prison est nette : « le lieu carcéral est
donc, dans la topologie romanesque, l’inévitable corollaire du Palais présidentiel. Tous deux
tendent à […] devenir les lieux clefs de la représentation d’un monde où l’oppression est
portée à son paroxysme »308. D’une manière générale, l’espace clos dans Le mort vivant
apparaît comme oppressant et la description permet de mettre en lumière l’absence de valeurs
de l’imaginaire de la sécurité, du respect de l’intégrité de l’être, de la paix, auxquelles le
personnage aspire sans y parvenir. Dans ces conditions, « le personnage est […] avant tout
soumis aux pressions convergentes de forces agressives qui l’encerclent et le réduisent à
l’impuissance »309. On retrouve dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ la même
représentation d’un espace clos agressif, symbolique de la violence. Déjà à la prison centrale,
la cellule de Bukadjo est fermée par une lourde porte (p. 45) qui signale la neutralisation du
personnage. Même les conditions de son transfert vers d’autres lieux carcéraux – ce qui
rappelle la situation de Joseph dans Le mort vivant – participent d’un tel objectif :
« […] on vint le réveiller […] il s’installa dans une camionnette, les menottes aux
poignets, une corde au cou ; l’accompagnaient trois gardes armés chacun d’une
308
PARAVY, F., op. cit., p. 203.
309
Idem, p. 188.

150
mitraillette. Le docteur Bukadjo se persuada que pour l’éloigner de la ville à une heure
aussi avancée de la nuit, il fallait bien que ce fût pour l’assassiner » (pp. 124-125).

Mais surtout, il ne manque pas dans le roman de TCHICHELLÉ des lieux identiques au
« Kilimandjaro » ou à l’« île de la mort ». C’est le cas de la « S.V. » ou « Salle de Vérité »,
décrite comme une terrifiante « cabine de torture » où l’on observe « l’exiguïté de la pièce, un
croc de boucher fixé au plafond, la présence de cinq militaires chaussés de brodequins mal
cirés et […] un groupe électrogène » (p. 93). Cette description qui, comme celle du
« Kilimandjaro, s’attarde sur les éléments du décor, expose une mise place vivante des
facteurs qui vont agir sur le personnage dans les instants suivants. Comme à propos du
« Kilimandjaro » encore, les modalités d’énumération et d’accumulation permettent de
détailler la mise en place d’un espace particulièrement hostile dont les éléments du décor
annoncent l’imminence des sévices atroces : le croc de boucher assure la comparaison de la
« S.V.» avec une boucherie, un abattoir et sous-entend une violence extrême également
perceptible à travers la présence du matériel électrique et des militaires. L’association de tous
ces facteurs ne peut, dans ce contexte, être autrement motivée que par un but commun : la
production de la violence, que la description dynamique de la « S.V. » symbolise. Dans Le
Paradis Violé de Fweley et Le Doyen Marri de NGANDU, l’« espace-boucherie », c’est le
home des étudiants que les « Hiboux » suréquipés transforment justement en un abattoir
sacrificiel. La description des chambres des étudiants mouchards, qui émargent aux services
de renseignements du tyran, évoque, sur le mode de l’énumération et de l’accumulation,
l’imminence de la violence de la torture et des massacres qui seront commis, pratiquement de
la même manière que pour le « Kilimandjaro » et la « S.V. ». Dans Le Paradis Violé, le décor
est conséquent : « Dans leurs chambres, on découvre des jumelles infrarouges, des menottes,
des gants, des cordelettes et une bâillonnette, même un revolver » (p. 105). Cet espace-miroir
de la violence devient ainsi un espace-mouroir pour les personnages-victimes. La violence de
la mort y est suggérée en permanence par les éléments du décor, mais aussi par les actes
répressifs qui, à l’image de nombreuses mutilations et blessures, font dire au héros Justin dans
Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, que la prison de son pays est un « mouroir de
prison » (p. 64). La description de ce lieu par Justin met plus en exergue non pas ses détails
physiques, mais plutôt les actes de violence que l’ordre du commandement y perpètre :
« Je me remémorais, pour en avoir été témoin oculaire, les mille tourments réservés
aux présumés prisonniers politiques. Un jeune homme, dans les vingt ans, s’était
retrouvé essorillé, avant qu’une mort atroce ne s’ensuivît. On l’accusait d’avoir pactisé
avec les opposants en exil. Un monsieur avait perdu une partie de sa langue. Une
demoiselle, fraîche émoulue de l’université, s’était vue trancher les mamelons à coups

151
de canif. Elle payait pour son fiancé, en fuite, accusé d’avoir envoyé des nouvelles
subversives à une revue éditée en Occident » (p. 64).

On peut dire que la description de l’espace clos, en plus de pouvoir être dynamique,
fonctionne, lorsqu’elle s’opère au moyen d’actes de brutalité, comme le miroir de ce qu’est
cet espace : un allié et une épithète de la violence.
Ainsi, tous ces espaces clos où les personnages-victimes subissent des sévices effroyables
sont donc des « espaces-épreuves »310. Ils assument dans la distribution de la violence un rôle
symbolique essentiel qui consiste à la suggérer, à l’annoncer ou à la rappeler en permanence
aux détenus ; c’est-à-dire à faire impliquer le cadre spatial dans l’expression de la violence et
le faire percevoir au lecteur. C’est ainsi que par exemple lorsque Joseph, dans la prison de
l’«île de la mort » et Justin, dans son cachot, parlent de l’entassement des prisonniers dans un
espace réduit, le lecteur peut se rappeler les tragédies du passé où l’homme s’était fait de
l’Autre une représentation comme déchet. La situation d’entassement est donc évocatrice :
« Le verbe ‘entasser’ appliqué à l’être humain renvoie à l’idée du parcage, à la limite,
animal, des êtres humains dans un espace exigu. Dans une perspective intellectuelle,
cela fait penser au « bétail humain » voguant vers l’Amérique, aux déportés entassés
dans des trains vers les camps de concentration »311.

L’espace clos en lui-même opère la métaphorisation déjà assumée par les objets qui le
décorent. Les images qu’il permet ainsi de ressusciter indiquent bien que « les lieux signifient
aussi les étapes de la vie, l’ascension ou la dégradation sociale […] des racines ou des
souvenirs »312. Toutefois, l’espace géographique clos ne se réduit pas exclusivement à
l’univers carcéral. Des lieux fermés symboliques d’une autre forme de violence que carcérale
sont repérables dans le corpus.
3. 3. 1. 1. b) Espace de misère
L’univers carcéral, représente la partie la plus importante de l’espace géographique clos dans
le corpus. Mais les péripéties romanesques se déroulent également dans d’autres lieux clos qui
ne s’y rattachent pas forcément. Ce sont des lieux clos qui donnent à voir une autre image de
la violence, celle de la misère, déjà évoquée au premier chapitre sur le plan du fonctionnement
thématique, mais dont il s’agit à présent de circonscrire le cadre de production. Certes, on ne
saurait s’empêcher de revenir d’abord sur l’espace carcéral qui est lui-même un espace de
misère : la plupart des lieux d’enfermement offrent des caractéristiques de dénuement et

310
SIMASOTCHI-BRONES, F., op. cit., p. 81.
311
MULUMBA TUMBA, op. cit., p. 134.
312
REUTER, Y., op. cit., p. 57.

152
d’insalubrité qui rendent inconfortable le séjour des prisonniers. La prison centrale où est
enfermé le héros Bukadjo dans Les Fleurs des Lantanas en est un exemple :
« Le docteur Bukadjo resta debout, respirant l’odeur âcre des urines, le jour pénétrait
dans la cellule par les fentes d’une lucarne croisée de barreaux de fer, il n’y avait ni
table ni chaise ni pot de chambre, le sol était creusé de trous. Sur les murs rugueux et
non peints, le médecin vit des traits verticaux marquant sûrement les jours, et lut des
dates ainsi que des phrases exhortant à l’optimisme et au courage : « Tu n’es pas seul
ici, Dieu te tient compagnie » (p. 45).

Bukadjo trouve les mêmes conditions défavorables dans la « S.V. » dont le narrateur décrit
« le sol humide » et où « on respirait l’odeur des matières fécales » (p. 93). On se rappelle
aussi le « régime d’accueil » imposé qui prive Bukadjo de nourriture, de boisson et de douche
(p. 81). Même lorsqu’il a la bonne fortune d’obtenir un changement de pièce, le confort y
reste déficient : « On le logea dès le lendemain dans une nouvelle cellule, où une rigole
servait à l’écoulement des urines ; il n’y avait pas de lit, mais un banc de ciment couvert d’un
drap et d’une couverture si usée qu’ils ne devaient le protéger ni du froid ni des moustiques »
(p. 116). Inconfort et insalubrité caractérisent également la plupart des lieux fréquentés par
Bukadjo au cours de son ballottement carcéral à travers le territoire national. Un de ces
espaces est décrit comme suit :
« La nausée lui noua la gorge lorsqu’il entra dans la cellule qui lui était réservée à la
gendarmerie. C’était une pièce malodorante, jonchée d’excréments plus ou moins
frais, envahie par l’herbe, les punaises et les cafards, une pièce en planches et couverte
de tuile, où s’étalait en guise de lit, une natte en lambeaux et trempée d’urines, au-
dessus de laquelle voltigeait une nuée de mouches aux ailes luisantes. Le docteur
Bukadjo se laissa avertir que, faute de vécés dans les parages, il avait assez d’herbes
pour se soulager à l’aise et à l’abri des regards indiscrets » (p. 126).

On sait par ailleurs que dans Le mort vivant, Joseph se plaint de la précarité du confort général
offert aux prisonniers, notamment en ce qui concerne les lits, l’éclairage, les toilettes, etc. :
tantôt il indique simplement que telle cellule « sentait la poussière et le renfermé. [Qu’] elle
était mal éclairée et faisait peser une atmosphère de tristesse et de dépression » (p. 50) ; tantôt
il fournit un peu plus de détails sur l’état de manque subi par les détenus :
« C’était une pièce sombre de deux mètres carrés avec une lucarne hachurée de
barreaux, comme on peut s’y attendre, avare d’air et de lumière. Il n’y avait aucun
meuble, même pas de lit ni de tinette. Il y faisait frais, très frais. Du paspalum y était
disposé sur le sol et sentait fortement l’ammoniac de vieilles urines. L’humidité avait
envahi les lieux, les murs en étaient moisis. Un vieux sac en polypropylène enroulé et
posé contre le mur arrière servait de drap » (p. 82).

La première cellule qui accueille Joseph à l’« île de la mort » n’est pas mieux décrite. Ce sont
les mêmes privations que le héros rencontre partout où il est enfermé :

153
« Lorsqu’on m’ouvrit les yeux, je me trouvais dans une cellule très étroite. Une pièce
plongée dans l’obscurité éternelle, qui mesurait un mètre sur deux. Je crus un moment
qu’il y avait un appareil à fabriquer du noir, tant l’obscurité y était épaisse […] il y
avait un lit […] un grabat de cinquante centimètres de large, couvert de carton pour
protéger des ressorts métalliques […] » (p. 116).

La description, à travers tous ces différents détails physiques et matériels (inconfort), de ces
divers états des détenus (asphyxie, gêne, traumatisme psychologique…), montre que l’espace
carcéral clos est un espace vivant également marqué par la misère : les odeurs pestilentielles,
la faim, l’obscurité et le dénuement matériel ennuient et ruinent les victimes autant que les
chaînes et les menottes, ou les bourreaux humains. L’espace carcéral symbolise bien la
violence de la misère.
Mais celle-ci caractérise aussi d’autres espaces clos sans autre rapport avec l’univers carcéral,
si ce n’est sur le plan symbolique. On peut dire par exemple que dans Les Fleurs des
Lantanas, le destin de Bukadjo a partie liée avec l’espace de misère, puisque même libéré et
réaffecté, il retrouve les mêmes conditions de dénuement qu’il a connues en prison, ainsi que
l’illustre l’état de la résidence qui lui est attribuée en province ; une résidence indigne de lui :
« Le docteur Bukadjo occupa dans l’enceinte de l’hôpital une maison revêtue de tuile
et présentant des murs décrépits et lézardés. De hautes herbes s’élevaient tout autour,
d’où filaient des vipères que le médecin armé d’un bâton tuait chez lui. Sur le plancher
en ciment, mais creusé de trous par endroits, les rats entre eux rivalisaient de vitesse,
se faufilant au salon entre des fauteuils sans coussins, ou bien se précipitant derrière le
buffet de la salle à manger. Pas de nappe sur la table, mais un téléphone. Aucun rideau
devant les portes et les fenêtres. Au fond de la cour s’étalait un fumier malodorant, où
les malades avaient pris l’habitude de jeter les ordures et les excréments » (p. 149).

Cet espace qui agit sur le personnage de Bukadjo, produit une autre forme de violence sur lui.
Mais certains personnages, dans les autres textes du corpus, connaissent aussi les mêmes
désagréments. Dans Pleure Ô Pays […], le héros Justin qui, de retour de son exil forcé au
village, loge chez son frère, décrit son lit comme une « minable couche : deux sacs de raphia
vides, étendus à même le pavé et couverts d’un pagne. Le pagne [dit-il] de la femme de mon
frère » (p. 13). La maison elle-même n’est pas mieux lotie :
« Je ne tardai pas [dit Justin] à me rendre compte que la famille de mon frère s’enlisait
dans une misère des plus noires. Tout, dans leur maison, de deux pièces seulement,
puait la mouise. Comme ameublement, le salon avait, en tout et pour tout, une longue
table dégarnie et tachetée d’huile, trois minables chaises autour de celle-ci, une grande
affiche publicitaire collée au mur » (p. 21).

Comme pour Bukadjo, Justin retrouve dans tous les lieux qui l’accueillent la même empreinte
de la misère. C’est le cas du dispensaire où une crise de paludisme l’a fait interner :

154
« Le dispensaire m’accueillit. Auscultation. Prise de température. Piqûre. Comprimés.
En un rien de temps. Le sommeil s’ensuivit. Le lendemain, vers neuf heures du matin,
je me réveillai. D’une seule traite, j’avais dormi sur […] des sacs de raphia matelassés
d’herbes sèches. Le dispensaire n’avait aucun lit. D’autre part, ce dispensaire […] était
tout ce qu’il y a de plus insalubre. Un air pollué de médicaments, de choses pourries y
circulaient librement. Je crois qu’ils avaient dû me faire avaler des soporifiques pour y
passer la nuit. Sinon, ce m’eût été impossible de fermer l’œil. Je regrettais même
d’avoir été acheminé dans ce cloaque » (pp. 76-77).

Comme l’annoncent déjà les regrets du personnage, les différents espaces de misère
fréquentés par Justin ne manquent pas d’impact sur lui, notamment sur le plan psychologique.
Tous ces effets constituent aussi une forme de violence sur le personnage, au même titre que
les désagréments et les incommodations qu’il y endure. Dans Le Doyen Marri de NGANDU,
l’espace de misère peut être illustré d’abord par le home des étudiants que le narrateur décrit
en ces termes :
« Les chambres sur le campus comportaient des lits superposés. Ceux-ci s’effondraient
parfois en pleine nuit, dans un fracas de bois brisé. D’autres se penchaient de guingois,
ou ondulaient en un rythme incroyablement précaire. Une barque qui chavire, qui
tangue sur les eaux d’une rivière en crue. Ayant rompu toutes les digues. Les montants
étaient soutenus par des branches d’accacias taillées en fourches, ou des morceaux de
fer rouillés ramassés derrière les débarras des garages abandonnés. Ils étaient reliés par
des cordes en raphia tressées solidement. Des clous tellement longs qu’ils sortaient
avec poésie de part en part, dans le bois fendillé. Les portes des chambres avaient été
démontées, pour être transformées en sommiers hâtifs. Des bancs scolaires pouvaient
aussi faire l’affaire. Les trous prévus pour les ancriers avaient été bouchés à l’aide de
chiffons maculés. Des bouts d’étoffes servaient pour essuyer les corps en sueur, lors
des grandes chaleurs. Des vis mal filetées saillaient bizarrement au-dessus des
charnières récalcitrantes. Des pagnes rapiécés étaient utilisées comme couverture et
draps de lit. Ils étaient parfois rembourrés de paspalums, de brindilles sèches, de
feuilles d’eucalyptus. Ils devenaient alors des oreillers d’un édredon imaginaire […]
les fenêtres avaient disparu. Elles n’avaient jamais fait corps avec les bâtiments depuis
les premières constructions. Elles n’appartenaient pas au paysage. Elles avaient laissé
à la place des ouvertures béantes, par lesquelles s’engouffraient des trombes d’eaux
par temps d’orages diluviens. » (pp. 77-78).

Une deuxième illustration de l’espace de misère est fournie par la clinique de campagne où le
héros Sadio Mobali débarque en tant que médecin. Pour décrire l’intérieur du bureau du
nouvel occupant, le narrateur suit les gestes d’une infirmière qui prépare l’accueil du nouveau
venu :
« Elle commença par arranger fiévreusement les morceaux de papiers éparpillés par-
dessus une table chancelante, soulevée de cloaques et de boursouflures éclatées. Il y
avait des briques émiettées à entrelacer sous les armoires bancales et estropiées pour
les soutenir. Des coins à récurer, des plafonds à épousseter pour enlever les toiles
d’araignées qui s’y tissaient depuis la disparition du dernier médecin échappé en
débandade. Il restait à pourchasser les margouillats qui traînaient des ventres poisseux

155
autour des éviers, entre les fentes des murs […]. Des bestioles proliféraient et
tombaient sur la tête comme si elles pleuvaient du ciel. Elle aligna consciencieusement
des flacons maculés des taches, rousseâtres. Des tubes rapiécés. Des verres ébréchés,
mal raccommodés au milieu des cuillers à potion » (p. 179).

Toutes ces descriptions signalent une série de carences qui font du home des étudiants et de la
clinique (Le Doyen Marri ) des espaces de misère au même titre que le dispensaire et la
maison du frère de Justin (Pleure Ô Pays […]), ou la résidence de Bukadjo (Les Fleurs des
Lantanas), ou encore tous les espaces carcéraux clos analysés : ils visualisent tous la violence
de la misère à travers le cadre spatial clos dans lequel évoluent les personnages.
L’espace clos pourrait ainsi symboliser non seulement l’emprisonnement et l’étouffement des
personnages-victimes, mais aussi l’enfermement de la postcolonie dans la violence,
particulièrement celui, psychologique, des auteurs de celle-ci, noyés dans l’obscurantisme.
Les vrais prisonniers, disait Sony LABOU TANSI, ne sont pas ceux qu’on enferme en prison,
mais ceux-là mêmes qui les y placent, c’est-à-dire ceux qui sont enfermés dans leurs
obsessions répressives. De ce point de vue, on pourrait établir un lien cohérent entre le
traitement de l’espace clos et la caractérisation des agents du commandement dont l’analyse a
dégagé plus haut le caractère obsessionnel du comportement. L’idée d’enfermement semble
également être suggérée, chez certains personnages (Joseph, Bukadjo, Justin…), par un
itinéraire en boucle qui correspond à un destin sans issue, symbolique de la mort.
Ce symbolisme, on le retrouve dans les espaces clos sans noms et sans repères précis comme
les « sous-sol », qui suggèrent la proximité avec la tombe, donc avec la mort. L’agencement
du parcours des personnages traduirait une sorte de gradation ascendante dans la
désacralisation de la vie et de la dignité humaines. Ainsi par exemple, dans Le mort vivant, les
personnages-victimes subissent une trajectoire fatalement tragique : situation de liberté,
cellules, sous-sol, précipice, tombe.
Quant aux lieux carcéraux nommés, comme le «Kilimandjaro», la «S.V.», l’« île de la mort »
ou autre «vallée des corbeaux», ils sont des raccourcis idéologiques métaphorisant l’image
d’une violence à outrance. Ce procédé qui en emprunte à la dénomination française et à la
toponymie africaine semble construire une parodie des lieux et des systèmes d’oppression
historiques (ex. Auschwitz et les nazis ; les dictatures africaines et leurs prisons).
Les détails (éléments du décor, actions de violence) qui définissent ces espaces clos
permettent de considérer que leur description est dynamique tant ces éléments ont un impact
réel et néfaste sur les victimes. Ils agissent sur celles-ci en produisant un effet de
dramatisation dans leur situation (annonce d’un danger imminent par exemple).

156
Pourtant, le parcours des personnages-victimes montre que le système de spatialité close, celle
des lieux d’enfermement notamment, trouve un prolongement dans une autre forme de
spatialité ouverte et dans une mobilité tout aussi symboliques. Par exemple, les différents
agents de l’ordre qui pénètrent dans les cellules de Joseph pour le conduire soit à l’hôpital,
soit au palais de justice, soit au palais présidentiel, soit pour le transférer vers d’autres lieux
carcéraux, ces agents donc constituent des possibilités d’ouverture de l’espace clos.
BOURNEF indique d’ailleurs à cet effet que « l’introduction de personnages inconnus dans
un espace clos peut avoir pour effet de l’ouvrir, ou du moins d’en laisser entrevoir
d’autres »313. Ces déplacements entraînent donc une certaine rupture par rapport à
l’immobilisme de l’enfermement. Certaines actions découlant de l’exercice de la violence
introduisent donc dans le parcours des personnages une mobilité qui ouvre l’espace clos et
permet à la violence de se déployer également dans un cadre ouvert.
3. 3. 1. 2 Espace géographique ouvert
Si l’espace clos, à l’instar de l’espace carcéral, se donne comme l’espace du pouvoir, son rôle
métaphorisant de la violence ne lui est cependant pas exclusif, puisqu’une autre forme
d’espace, l’espace géographique ouvert, semble également l’assumer. Cet autre type de
spatialité est représenté par un certain nombre de lieux qui, à côté de l’espace carcéral,
s’offrent comme l’autre cadre actif du déploiement de la violence.
Il s’agit en fait de
« […] l’espace réservé aux opprimés […] de lieux emblématiques dont le rôle paraît se
borner à une signification essentiellement sociale. C’est l’espace du pauvre, des laissés
pour compte et de la marginalité, qui se dessine par la localisation de l’action en
certains lieux redondants : la rue, la place publique […] sont les décors réservés à ces
personnages. Ce sont des lieux d’errance, de déracinement, d’impuissance ou de
corruption, lieux de manque aussi, de la pénurie économique comme de l’absence de
sens, de perspective, d’espoir »314.

En ce qui concerne la rue, Henri MITTERAND relève dans la structure spatiale les valeurs
sociales qui lui sont attachées. Il établit aussi une catégorisation qui distingue, entre autres,
des « rues assassines » et des « rues sales »315. S’agissant de la rue dans le corpus, sa
description s’apparente souvent à l’évocation pure et simple de l’horreur qu’elle encadre,
plutôt qu’à la présentation de son décor. Ce type de description fonctionne dans Pleure Ô
Pays […], comme l’illustrent les détails que le héros Justin livre de la rue où l’armée du tyran

313
BOURNEUF, R., loc. cit., p. 86.
314
PARAVY, F., op. cit., p. 175.
315
MITTERAND, H., Le discours du roman, paris, P.U.F, 1980, p. 196.

157
Macrocéphale massacre les hommes de Dieu, leurs fidèles ainsi que de nombreux anonymes
en procession :

« Les Églises ou les sectes de Selele avaient initié ce qu’elles nommèrent elles-
mêmes : ‘Opération Descente sur Babylone’. Babylone désignait la cour royale.
Devant les portiques de celle-ci, les « enfants de Dieu » voulurent aller protester
énergiquement contre l’assassinat de la moitié de pasteurs kidnappés au lendemain de
la mascarade de tentative de coup d’État. Protester et crier pour que jamais pareille
chose ne se reproduise […].
‘L’opération Babylone’ fut décrétée […]. Calicots et Bibles brandis. Cantiques chantés
à tue-tête. Prières publiques. Cris à l’adresse du chef. La marée croyante se dirigeait
bruyamment vers la cour royale. Non, trop, c’est trop ! Les soldats d’opérette du Roi,
envoyés au-devant, au-derrière, aux côtés de la foule d’« enfants de Dieu » ouvrirent
ce jour-là le feu, sans hésiter […].
Le cortège n’eût même pas le loisir d’entrevoir, fût-ce de loin, la couleur de la haute
muraille du gîte royal. Un gîte inexpugnable » (pp. 117-118).

Comme on le lit, aucun détail sur d’éventuels objets du décor : ni arbres qui jalonneraient la
rue, ni carrefours qu’auraient traversés la foule, ni panneaux de circulation, ni habitations, ni
véhicules qui seraient en stationnement … Le décor de la rue est constitué essentiellement par
des personnages, des êtres humains, concernés par la violence : d’une part, les victimes
(enfants de Dieu…), d’autre part, les soldats, agents de la violence. Les détails de la scène
donnent lieu à une description des actes de brutalité (quadrillage de la rue, encerclement et tirs
sur la foule en marche) qui font de l’espace de la rue un cadre associé à la production de la
violence. Cadre de manifestation et donc surtout de représailles, la rue est aussi le lieu des
coups d’État, de faux coups d’État ici, ainsi que l’illustre le roman (pp. 52-54).
Comme nous l’avons illustré plus haut à propos de la violence de la mort, la rue est également
le théâtre du massacre des manifestants contre le pouvoir du capitaine-président dans Les
Petits Garçons […] de DONGALA (pp. 223-227). C’est aussi le lieu ou le point de départ de
la confrontation, dans Le Paradis Violé de FWELEY (pp. 105-107) et Le Doyen Marri de
NGANDU (pp. 171-172), entre les forces de l’ordre et les étudiants ; confrontation qui
débouche sur un massacre sur le site universitaire. C’est encore le lieu de l’arrestation de
Bukadjo dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ comme le rappelle l’extrait
suivant :
« À l’hôpital, ce lundi-là, on parlait de l’arrestation du docteur Bukadjo ; les infirmiers
qui en avaient été témoins, pendant qu’ils rejoignaient leurs postes de garde, avaient
raconté, la veille, comment deux policiers en civil avaient soudain dépassé le médecin,
l’avaient contraint à se garer sur le trottoir, puis, lui ayant présenté leurs cartes
professionnelles, l’avaient aussitôt embarqué dans leur propre véhicule ; la scène
s’était déroulée très vite […] » (p. 57).

158
La rue, c’est enfin un miroir de la violence de la misère. Dans Pleure Ô Pays […], le regard
que pose le héros Justin sur les rues de la capitale Selele au moment de son retour d’exil
permet de parcourir un espace urbain tout de misère :
« Treize heures. Heure de pointe […], je foulais le sol de Selele. Selele ma ville. Selele
ma terre nourricière. Rien n’y avait changé. Mêmes avenues, même fourmillement de
monde, mêmes magasins, même tapage […]. À ma gauche, la vieille bâtisse de la
poste, triste comme une mère endeuillée, se tenait là, debout. Cela faisait des
décennies qu’elle n’avait plus été entretenue, repeinte. Aussi était-elle sale comme un
peigne. Ses murs, à la couleur grise, ou plutôt sans couleur précise, donnaient
l’impression de vouloir s’écrouler […].
Sur la route, un camion, à la carcasse rafistolée, laissait derrière lui un nuage de
fumées […]. Rien n’avait changé dans la ville ? Mais si ! Quelque chose de totalement
nouveau s’était fait jour dans la capitale kayeyoise : la mendicité ! Elle avait atteint
[…] son apothéose […].
Au phénomène mendicité, il fallait ajouter le délabrement général de la ville : ici, à ma
gauche, un bâtiment public crasseux, avec des fenêtres aux vitres opaques à cause de
la poussière. Un grand arbre, qui puait l’urine, laissait tomber, juste à l’entrée dudit
bâtiment, ses feuilles mortes. De l’autre côté de la route, trois énormes lézardes
déchiraient de haut en bas le mur d’un bâtiment à trois étages. Mais les gens y
entraient et en ressortaient, comme si de rien n’était […] » (p. 15).

L’espace de la rue parcouru par le héros Justin est décrit comme parsemé de différents
éléments (bâtiments défectueux, crasseux, mendiants, camions avariés, insalubrité,
poussière…) qui témoignent de l’acuité de la misère dans la société. On dirait justement que
cette dernière est en deuil, ainsi que le suggère, par le biais de la modalité de comparaison, un
des repères de la ville : le vieux bâtiment de la poste. Le contraste saisissant entre la ‘terre
nourricière’ et le phénomène de la mendicité qui y a vu le jour, est un des motifs de ce deuil
symbolisé par le délabrement général de la ville. L’empreinte de la misère est donc
caractéristique d’une société en pleine désintégration. C’est à la faveur de la marche à pieds
que le héros Justin, tel une caméra, découvre ou redécouvre, l’un après l’autre, ces différents
éléments évocateurs de la misère et qui frappent sa conscience. Son regard se pose
particulièrement sur l’état de décrépitude générale évoquée au chapitre premier, à propos de la
violence de la misère, et que chacun des éléments observés reflète. Ce sont ainsi plusieurs
signes de misère qui défilent devant ses yeux le long de son itinéraire dans la ville :
« Je m’engageai sur une autre avenue. Même décor. D’abord, la route avait perdu
presque tout son macadam. Ensuite, elle était criblée d’énormes trous qui rendaient
pratiquement impossible l’observance du code de la route. Oh, que c’était beau à voir
les acrobaties des chauffeurs pour se dépasser, pour éviter les trous. J’accélérai la
marche, histoire de sortir vite de cette poussière rouge que les véhicules soulevaient et
qui collait à mon front en sueur […].
Cependant, dans cette poussière, des mères, et des mioches vendaient beignets,
cacahuètes […]. Sorti de cette avenue poussiéreuse, je respirai à pleins poumons…un

159
peu plus loin, je m’arrêtai net, écarquillai les yeux et posai ma main droite sur la
bouche quand j’aperçus, en plein milieu de cette nouvelle avenue, une montagne
d’immondices sur laquelle batifolaient, torses nus, des gosses » (p. 15).

L’espace de la rue métaphorise donc la misère dans ce roman. Mais sa description est
subordonnée au regard du personnage en mouvement. La description est par conséquent
« ambulatoire » et suit les déplacements du personnage, particulièrement dans un espace
ouvert. Florence Paravy en parle en ces termes :
« […] le personnage se déplace, et, ce faisant, permet au lecteur de découvrir un
paysage, mais cette fois de façon dynamique, en une série de plans successifs
découpés par son parcours. C’est la description « ambulatoire », qui réintroduit la
successivité, la temporalité dans le descriptif »316.

La description ambulatoire peut donc aussi se révéler dynamique, c’est-à-dire pas statique,
puisque liée au mouvement du personnage : « La description est […] structurée autour de
l’itinéraire et du regard du personnage »317, ainsi que l’illustre celle de la rue présentée comme
espace emblématique de la misère dans Le mort vivant. Un des passages les plus significatifs
à cet effet est constitué par la description de l’itinéraire qu’un codétenu, sentant sa mort
prochaine, explique à Joseph. Ce protagoniste voudrait que celui-ci, en cas de survie, retrouve
ses proches et leur transmette son dernier message:
« Mon frère, vous prenez la rue du bar Papa Pierrot jusqu’au virage. Après la huitième
grande poubelle, vous empruntez la deuxième rue goudronnée, à droite. Ensuite, vous
comptez une, deux, trois, quatre…oui quatre poubelles et demie, tournez à gauche.
Marchez jusqu’à la maison clôturée de tôles ondulées, après la troisième poubelle. Là,
vous demanderez où se trouve le petit marché de nuit appelé Mbokébébi : longez la
rue du fromager, juste derrière ce marché, à côté d’une grande, grande poubelle, vous
verrez une ancienne briqueterie. Si vous demandez, on vous dira […] » (p. 121).

Cette description de type ambulatoire rend vivantes, donc dynamiques, les poubelles qui
orientent la circulation dans la ville, mais qui restent un signe très visible de la misère. Le ton
ironique, voire cynique, qui l’accompagne, conforte son caractère suggestif. Comme celui de
Justin dans Pleure Ô Pays […], l’itinéraire prescrit à Joseph Niamo est progressivement décrit
suivant l’activité d’un regard constamment tourné, déplacé, dévié. Le mouvement d’un tel
regard accentué par l’énumération, dans les rues à traverser, des repères (notamment les
poubelles) qui métaphorisent la violence de la misère, produit même une autre forme de
violence sur le héros Joseph :
« D’un aller et retour de mes yeux, je mesurai la taille de ce frère de misère et lui dis
que j’éprouvais le vertige à suivre dans ma tête les rues et les tas d’ordures, à suivre ce

316
PARAVY, F., op. cit., p. 232.
317
Idem, 233.

160
qui ressemblait à une provocation. C’est plus tard que je compris que les immondices
jouaient un grand rôle dans l’identification des lieux à Bandeiraville » (pp. 121-122).

La description des rues peut être un prétexte au dévoilement d’un aspect de la misère :
l’insalubrité représentée, dans les rues de Selele et de Bandeiraville, par les tas d’immondices
ou de poubelles géantes, que du reste l’ironie du personnage présente comme repères dans la
circulation urbaine. C’est ici le lieu d’observer que, comme le parcours de Justin, qui n’est pas
rectiligne (changement de rues, d’avenues), celui de Joseph le serait encore moins. Cet
itinéraire se révèle particulièrement tortueux et vertigineux (plusieurs bifurcations). La
description ambulatoire de l’espace de la rue, en raison du schéma en zigzag qui s’en dégage,
tend par ailleurs à produire une cohérence symbolique avec le destin brisé de ces personnages,
plus spécialement avec celui de Joseph dont la dénomination a déjà révélé une telle
signifiance.
Mais, à l’opposé de ce traitement de la rue comme cadre hostile, on peut en relever un autre
rôle, tel que Le Paradis Violé de FWELEY le met en scène : ici, la rue est présentée comme
lieu d’inspiration et de fermentation de l’action du héros et ses compères. En effet, Mwana et
ses doubles scrutent quotidiennement la rue et « ses horribles spectacles ». Ils y prennent
argument pour leur réflexion et leur action. Le narrateur signale notamment que « chaque
jour, Mwana côtoie [la] résignation dans les rues » et il « n’arrête plus de réfléchir parce qu’il
se sent incapable de démissionner devant ses responsabilités. La pitié poignarde son cœur »
(pp. 14-15). Comme lui, son double, le fou « Zoa sillonnait les routes de Kinsassa, pensif et
contemplatif. Il parcourut, des années durant, les rues de la ville […]. Tranquillement et
méthodiquement, il examine la société […] » (p. 64).
La rue sert d’espace d’observation, de ressourcement et de dynamisation de la réflexion en
vue d’une action raisonnée contre le système de destruction et d’anéantissement. Il s’agit, de
la part de FWELEY, d’un traitement particulier d’un espace géographique pourtant
globalement présenté dans les autres textes comme cadre complice de l’expression de la
violence.
Outre la rue, l’espace ouvert, c’est aussi, dans Le mort vivant, le pont sur la rivière Yohé sur
lequel survient, pour Joseph Niamo, l’arrestation qui lui ouvre la voie de l’enfer. La
description de ce lieu est ambulatoire, puisque le héros Joseph, qui l’assure, est en mouvement
(promenade). La séquence de la promenade, construite autour du franchissement de la
frontière yanganienne, joue un rôle important sur le plan narratif. C’est que le mouvement des
personnages peut être significatif dans un récit :

161
« Le déplacement des personnages a donc pour fonction immédiatement saisissable de
les révéler, mais l’introduction dans un roman d’une scène aussi banale que la
promenade à deux laisse entrevoir chez l’auteur des préoccupations d’ordre narratif et
chronologique. Outre sa fonction psychologique, la promenade permet de « faire
passer » un long dialogue en le coupant de quelques menus incidents, arrêts ou
rencontres, et en introduisant dans le discours que guette l’ennui […] une réserve
d’imprévu » (p. 89).

Si sur le plan psychologique, la promenade détend le héros endeuillé, sur le plan narratif, elle
occasionne sa rencontre avec ses futurs bourreaux et noue ainsi son drame. Les
développements de celui-ci constituent la trame unique du récit. La description ambulatoire
du pont se révèle également importante dans la mesure où elle indique le sens des rapports
que l’espace ouvert va entretenir avec la violence dans la suite du roman. Mais l’espace
ouvert, c’est aussi et surtout cette « grande place » qui sert de terrain d’exécution des
prétendus comploteurs contre le régime du tyran yanganien Nzétémabé Bwakanamoto ; une
« grande place » donc imbibée de sang :
« Le président ordonna que tout le sang versé des « comploteurs » fût conservé en
guise de solennel avertissement aux ennemis du peuple. Ce sang, étalé sur l’asphalte,
garde une couleur si vive que les gens ont baptisé cet endroit la place rouge ou encore
la place du sanguinaire président […] » (p. 141).

L’élément descriptif dynamique ici, c’est le sang ; ce sang qui refuse de s’altérer (symbolisme
de la contestation de la violence) et qui traduit, par la conservation de sa rougeur, la
quotidienneté des exécutions. Ce sang est donc plus que du sang : un élément actif dans
l’espace décrit. C’est sans doute dans ce sens que le tyran s’en sert comme « messager »,
« avertisseur » ou «agent de mise en garde » contre ses prétendus ennemis. La description
spatiale opère, par le biais de l’identification de la « grande place » à la « place rouge », une
référenciation intertextuelle, un clin d’œil à d’autres lieux symboliques dans l’histoire des
régimes de terreur (ex : Place rouge de Moscou). Elle insinue un parallélisme entre ceux-ci et
le régime de Nzétémabé en raison de leur fascination par le sang. Ce sang qui accuse, réveille
également la mémoire. Le parallélisme introduit par la description spatiale est d’autant plus
vraisemblable et renforcé que les tenants de la violence postcoloniale se ressourcent dans
l’histoire des figures sanguinaires historiques. Un protagoniste de Joseph Niamo le révèle et
sa révélation tourne autour des lectures faites par les tenants du commandement postcolonial :
« Ah ! Quelles lectures ! [...] chez nous, les responsables qui lisent encore
affectionnent les intrigues des cours royales, les grandes tragédies de l’histoire
universelle, les théories de la domination et du pouvoir et les écrits ésotériques ayant
surtout trait à la magie noire. Au moins, ils ont lu Machiavel. Ils ont tout lu sur Hitler,
Mussolini, Staline, Salazar, Franco, Nguéma et d’autres idoles. On croirait qu’ils ont
l’avenir derrière eux ou ailleurs, vraiment dans le sang » (p. 141).

162
La filiation des régimes postcoloniaux par rapport aux régimes de terreur s’établit dans le
sang qui confère ainsi sa valeur symbolique à l’espace qu’il décore.
La « place rouge » ou « place du sanguinaire président » dans Le mort vivant correspond à
d’autres lieux de terreur dans d’autres textes du corpus : le « poteau » d’exécution, non situé
mais dont le spectre plane constamment au-dessus des prévenus dans Les Petits Garçons […]
de DONGALA et dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA, ainsi que le pont Kasa où le tyran
pend ses opposants dans Le Paradis Violé de FWELEY. Ce sont des lieux qui, à l’instar de la
« vallée des corbeaux », marquent la fin du parcours de certains personnages-victimes. Ces
lieux métaphorisent au mieux l’idéologie du commandement postcolonial (lieux
d’extermination) et constituent en cela de vrais auxiliaires ou d’indubitables agents de la
violence.
Autant la description de l’espace clos renvoie, à la faveur des modalités comme l’intertexte ou
la comparaison, à une violence qui exhume un passé inhumain (esclavage, déportation, camps
de concentration), autant celle de l’espace ouvert met pareillement en rapport avec des
régimes sinistres (dictatures notamment) qui constituent la symbolisation par excellence de la
violence, autrement dit, « l’idéologie de la destruction […] et d’adoration du sang »318où
justement « la rage de la destruction [est] devenue fin en soi »319. C’est que la volonté de
puissance caractéristique de ces régimes motive les actions du commandement postcolonial.
Elle met en évidence le fantasme de contrôle qui pousse celui-ci à quadriller l’espace au
moyen du signe politique. On voit par exemple dans Pleure Ô Pays […] que le tyran
Macrocéphale a une curieuse obsession de marquer l’espace de son pouvoir : « Des effigies de
ce chef, on en rencontrait à tous les coins et recoins des avenues, dans tous les bâtiments
publics : hôpitaux, écoles, salles de spectacles […] dans les maisons privées, partout,
partout » (p. 35). Une telle présence symbolise l’extension de la violence incarnée par le
personnage. Il s’agit de la part du commandement de remplir les espaces publics et privés de
sa propre image ou de les saturer d’énoncés idéologiques. La pratique semble être générale
puisqu’elle est également décrite dans Les Petits Garçons […] de DONGALA (p. 13) et Le
Paradis Violé de FWELEY (p. 57). Mais l’obsession du commandement va jusqu’à vouloir
maîtriser l’espace aérien. Ainsi, Les Petits Garçons […] de DONGALA illustre le délire du
pouvoir postcolonial de dominer non seulement l’espace terrestre, mais aussi le firmament :

318
MÜLLER-HILL, B., Science nazie. Science de la mort, Paris, Ed. Odile Jacob, (traduction française d’Olivier
Mannoni), 1989, p. 15.
319
POLIAKOV, L., Auschwitz, Paris, René Julliard, 1964, p. 10.

163
un projet fou du parti du capitaine président entend exploiter cet espace ouvert comme lieu de
ses extravagances :
« […] louer un vol soit sur la fusée européenne Ariane, soit sur la navette spatiale
américaine Challenger, soit sur un vaisseau russe MIR, afin de mettre sur orbite
géosynchrone à 35 800 kilomètres au-dessus de notre équateur un buste géant de notre
nouveau maréchal, buste en fibres de carbone recouvert d’une fine couche d’or. Ce
buste, jour et nuit, immobile au-dessus de nos têtes, sera notre vigilante sentinelle au
zénith du firmament et tout enfant de notre nation […] dira : « Notre guide suprême
veille sur nous ! » (pp. 126-127).

Ce fantasme de contrôle de l’espace sous toutes ses formes rappelle le parallélisme entre le
tyran et Dieu, tel que le port de titres et d’attributs pompeux a permis de le relever
précédemment. Le rapport à l’espace dévoile en fait le fantasme du maître absolu. Le buste du
président dans le firmament et sa photo disséminée partout convergent vers le même
symbolisme : « l’invasion de l’espace par le cliché photographique inverse brutalement le
sens du regard : de regardé, le chef devient regardant, et l’on retrouve l’archétype de l’œil
omnipotent » (p. 166). La volonté de surveiller la nation à partir du firmament participe du
même fantasme de contrôle, de la même obsession, des mêmes contraintes qui font quadriller
l’espace terrestre. Ces contraintes idéologiques sourdines ne manquent pas d’exercer une
forme de violence sur le peuple, notamment à travers un autre type d’espace, l’espace
vestimentaire, lui aussi très marqué : Le Paradis Violé de FWELEY, Pleure Ô Pays[…]
d’ILUNGA KAYOMBO et Les Petits Garçons …] de DONGALA montrent que l’espace
vestimentaire chez les hommes liges du pouvoir est marqué par cette violence qui leur impose
le port de la médaille du parti ou de la photo en miniature du guide suprême sur leur tenue.
Ainsi par exemple, dans Les Petits Garçons […], le dignitaire Boula Boula prend un plaisir
quasi constitutionnel d’« apparaître […] sa médaille du Parti bien visible sur le revers de son
veston et un portrait en pied du président bien en évidence derrière lui […] » (p. 126). Il en est
de Boula Boula comme de tous les autres agents du commandement et même du peuple, car la
violence s’exerce en fait sur tout l’espace social : de même qu’on a vu par exemple les
militaires commettre des actes de brutalité sur des hommes, des femmes et des enfants dans le
roman de DONGALA (p. 220), de même, dans Pleure Ô Pays […], la violence de l’idéologie
du commandement s’exerce sur toutes les catégories d’âge : « des mamans, des papas, des
mioches, des vieillards » (p. 49). Elle couvre également l’espace de la parole, tel qu’il ressort
de la monopolisation de celle-ci par le commandement. On a vu, notamment à travers les cas
Joseph et Bukadjo, comment la prison ou l’espace carcéral constituait le seul lieu
d’interaction directe entre le commandement et ses cibles : le pouvoir leur accorde bien la

164
parole (plus précisément, il leur pose des questions auxquelles ils doivent répondre dans le
cadre des interrogatoires), mais il s’agit donc d’une parole vaine, limitée et finalement non
écoutée. Même si l’espace carcéral joue ici un rôle actif dans le schéma de cette interaction
(prison = actant), il s’agit cependant d’une utopie négative qui rappelle que le dialogue
commandement-cibles n’est pas possible, si ce n’est par le biais de la violence et à l’avantage
du plus fort.
En somme, espace géographique, espace vestimentaire, espace social et espace de la parole, le
cadre de la violence englobe tous les aspects de la spatialité et cela témoigne de sa propre
confiscation par l’engeance du commandement, en même que de l’aspiration mégalomaniaque
de celui-ci (maîtrise totale de l’espace environnant, même en hauteur). Mais en ce qui
concerne particulièrement l’espace géographique clos et ouvert, il apparaît clairement que la
description des différents lieux (« S.V. », « Kilimandjaro », la rue, le pont, la « grande
place », etc.) est souvent justifiée par la survenance ou l’imminence d’un événement violent
aux dépens des personnages-victimes. Dans Le mort vivant, la description de la « grande
place » est ainsi liée à l’exécution des prétendus comploteurs contre le régime de
Nzétémabé. De même, si la promenade de Joseph sur le pont est décrite, c’est sans doute pour
situer son arrestation ou le début de son calvaire, c’est-à-dire de sa confrontation avec le cycle
de la violence. Cette description présente en fait le pont comme le lieu où se noue le drame du
héros, et donc comme un des espaces de violence les plus déterminants dans le récit :
« Je sortis du village. La route était déserte […]. Le ciel était couvert de nimbus qui
faisaient perdre au soleil son agressivité. Je marchais sans me presser […]. Par
moments, je rencontrais sur le chemin de femmes qui revenaient du champ […]. À
mesure que j’avançais, les rencontres devenaient rares […]. Je m’approchais de la
rivière. Cela se sentait par la fraîcheur fade de fange et de terre inondée qui se
dégageait dans l’air et le bruit des bestioles aquatiques […], je m’enivrais de parfums
de la nature et respirais à pleins poumons l’air frais, l’air pur émanant de cette nature
qui nous fait défaut dans les villes-poubelles et malgré tout orgueilleuses […].
Soudain la route s’ouvrit sur un pont qui enjambait la Yohé, à l’endroit où flottait le
bac. Là où les peureux parmi nous craignaient de traverser la rivière à la nage, à cause
de la puissance du courant, de la profondeur des eaux et des crocodiles qui y
foisonnaient. L’eau y est restée sombre […]. Je montai sur le pont […]. De l’autre côté
du Yangani, le village de Nséna […]. [Je] m’attardais encore à contempler les
merveilles de la nature au coucher du soleil, du haut de l’imposant ouvrage en béton
précontraint. La brise qui soufflait sur la rivière me caressait le visage et les bras nus.
Le soleil déclinait vers la cime des grands arbres et dardait ses derniers rayons que
l’eau reflétait sur la végétation alentour. Je jetais sur l’eau de petits morceaux de bois
que les poissons venaient naïvement mordre…Une pirogue de pêcheurs passa […].
J’aperçus des filets tout blancs […]. L’embarcation s’éloignait […].
Des coups de sifflet m’arrachèrent de ma méditation. Je me retournais et aperçus, au
bout du pont, trois hommes en uniformes militaires. Deux Noirs et un Blanc […].
-Viens ici ! hurla le Blanc. » (pp. 36-40).

165
Le caractère ambulatoire de la description permet de suggérer dans ce cas-ci le contraste entre
le cadre naturel, presque romantique, que contemple le personnage en mouvement et la
violence arbitraire dont il va être victime dans la suite de cette scène. La description
ambulatoire et contrastive laisse ainsi percevoir le caractère gratuit de cette violence fondée
sur des accusations graves mais mensongères. La description de la trajectoire de l’hélicoptère
qui le transfère du poste frontière vers la capitale permet, elle aussi ambulatoire, de constater
notamment le déficit d’éclairage public dans la capitale survolée. Elle suggère la violence de
la misère imputable à ceux-là mêmes qui prétendent œuvrer pour le progrès du pays.
Par ailleurs, si les différentes cellules où Joseph est tour à tour enfermé sont décrites, si en
particulier le « Kilimandjaro » et l’« île de la mort » sont minutieusement décrits, c’est pour
faire saisir la férocité des épreuves inhumaines qui y ont lieu et qu’il endure, mais aussi pour
laisser deviner la désintégration de sa personne. Dans cet autre cas où le personnage n’est pas
en mouvement, la description prend un caractère dynamique dans la mesure où les objets
détaillés sont présentés comme agissants ou sur le point d’agir sur le personnage-victime, ce
qui produit un effet de dramatisation dans la situation de celui-ci.
En fait, la description de l’espace géographique est essentiellement dynamique, mais parfois
ambulatoire, ainsi que Les Fleurs des Lantanas le montre encore : la description de l’hôpital
de Mabaya, la capitale de Tongwétani (avant sa débaptisation en Zambaville), situe le début
des ennuis du docteur Bukadjo. C’est là qu’il travaille avec, sous ses ordres, la jeune
infirmière Nwéliza, le personnage par lequel le malheur lui arrivera. C’est donc le lieu où le
conflit germe avant d’éclater. La description de la « S.V. » fait appréhender la violence que le
personnage y subit. Comme pour le « Kilimadjaro », la description en est dynamique. Les
objets décrits finissent d’ailleurs par agir sur le personnage dans le cadre de la torture qu’il
endure. Il en est de même de la description de l’école et du cachot pour Justin dans Pleure Ô
Pays […] ; de la description du home des étudiants dans Le Doyen Marri ; de celle du home
et de la salle de conférence pour Mwana dans Le Paradis Violé, etc. On pourrait considérer
que « l’espace habité par les personnages est l’arène d’un combat souvent violent, et un décor
vivant qui, par ses élans rageurs, renvoie aux hommes l’image de leur brutalité ou leur
inanité »320.
L’espace géographique dans sa totalité semble donc être conçu pour jouer un rôle
métaphorisant par rapport à la problématique de la violence. Mais celle-ci s’exerce aussi sur

320
PARAVY, F., op. cit., p. 47.

166
un autre type d’espace qui touche plus directement et plus profondément les personnages-
victimes : l’espace de leur propre corps.

3. 3. 2. Espace corporel
Le corps des personnages- victimes peut être considéré comme un autre « espace » sur lequel
s’exerce la violence du commandement :
« La peau et la chair sont des canaux privilégiés d’interprétation des corps, par
lesquels transitent les messages émis par l’espace extérieur. Elles seront aussi les lieux
où s’inscrivent les blessures infligées par le monde. Le corps peut faire la richesse de
l’être et de son rapport au monde, avec lequel il ne cesse d’échanger des multiples
messages, mais cette ouverture […] fait aussi sa vulnérabilité »321.

La vulnérabilité du corps : c’est elle qui est analysée ici. La vulnérabilité du corps des
personnages-victimes, celle qui permet de mettre en évidence le rôle de l’espace corporel dans
le processus de violence.
3. 3. 2. a) Le corps physique comme atelier de la violence

En fait, la plupart des éléments relevés précédemment dans les textes du corpus y concourent :
le contexte d’enfermement et d’asphyxie, la caractérisation des agents du commandement, le
cadre et le modus operandi de leur action suggèrent que la violence que ces derniers
produisent aux dépens de leurs victimes est une violence totale, qui brutalise et use sa cible :
le corps de celles-ci. C’est à croire que l’espace, de par l’hostilité de son décor, n’est ainsi
quadrillé que pour servir de cadre au projet de d’abîmer le corps humain, celui des victimes.
On dirait l’espace régi par une sorte de « théorie globale [qui fait] du corps le support par
excellence […] des rapports politiques »322.
Florence PARAVY a d’ailleurs fait, sur le sujet, une constatation qui pourrait bien s’appliquer
aux textes, à savoir : « Dans le monde de cauchemar que décrivent beaucoup de romans, le
corps n’est naturellement pas épargné par la cruauté environnante. Les images qui s’y
attachent soulignent donc bien souvent l’omniprésence de la douleur et du mal »323.
Vision partagée par l’écrivain sud-africain John Michael COETZEE qui observe pour sa part
que « dans la salle de torture, on exerce une force sans bornes sur la personne physique d’un
individu, dans la pénombre de l’illégalité légale avec l’intention de le détruire, du moins de
détruire en lui le nerf même de sa résistance »324.

321
PARAVY, F, op. cit., p. 250.
322
BENSA, A., & alii, « Contraintes par corps. Ordre politique et violence dans les sociétés Kanak d’autrefois »,
in Le corps humain. Conçu, supplicié, possédé, cannibalisé, collectif, Paris, CNRS Ed, 2009, p. 547.
323
PARAVY, F., op. cit., p. 254.
324
COETZEE, J. M., « Au fond d’une chambre noire », in Notre Librairie, n° 84, p. 64 (Traduction de Jean
Sevry).

167
Tel donc un atelier d’expérimentation, l’espace privé du corps des victimes devient espace
public et centre de l’espace politique, parce qu’il s’y exerce des fonctions politiques (torture,
domination). Le corps des victimes souffre le martyre dès le début de leur « chemin de la
croix ». La représentation des rapports se dramatise et met à nu la cruauté du commandement.
Ainsi, Joseph Niamo endure-t-il les supplices corporels dès son interpellation :
« […] une matraque s’abattit sur mes côtes […] un autre coup […] m’envoya au sol.
[…] d’atroces douleurs me chauffaient les côtes et irradiaient dans toutes les fibres de
mon corps pour m’ôter la vie. […] je ressemblais à un boxeur battu par Knock out…
Le caporal-chef […] ressemblait à un joueur de base-ball, avec sa matraque à la main,
comme s’il ne cherchait que l’occasion de frapper la balle que je devenais » (p. 44).

Joseph est à ce point torturé que même s’il affronte stoïquement les coups, il n’en sort pas
moins cependant avec les côtes fêlées et un corps dévalorisé (balle de base-ball, colis postal).
La férocité du mécanisme de torture établi par les agents du commandement est telle – on se
le rappelle – que la violence subie au cours des interrogatoires finit par tétaniser ses sens et
détruire son corps. Ce corps est alors décrit comme un objet désacralisé, un atelier
d’expérimentation où se déploie, sous le mode de l’amusement doublé de cynisme, une
violence inouïe, mais gratuite. En fait, le corps des victimes devient ‘espace d’un jeu macabre
et déshumanisant’ qui accentue la monstruosité des bourreaux du commandement.
Lorsque, dans Le mort vivant, le lieutenant Makaki confie Joseph au Général Mortoni et que
celui-ci n’obtient pas l’aveu de culpabilité escompté, Joseph est conduit au « Kilimandjaro »
pour le rituel de torture. Son corps est décrit comme le réceptacle d’actes de violence qui
peuvent laisser aphone :
« Alors […] l’Adjudant me fit lever. Se faisant aider de mes gardiens, il m’attacha les
cordes aux chevilles. Ces cordes étaient reliées au plafond par une poulie, deux
hommes en tenaient les cordes. J’étais à deux mètres environ, les jambes en l’air et la
tête en bas, les membres attachés dans les cordes et les menottes. Je flottais maintenant
dans le vide comme une bête à l’abattoir. J’eus soudainement mal aux chevilles et aux
articulations […]. Je me débattais comme un gibier pris au piège ou un poisson au
bout de la ligne […]. L’assistance était calme et sans état d’âme. Elle m’interrogea de
nouveau, je répétai mes réponses en les abrégeant. Je suppliais mes interrogateurs de
ne pas me torturer car je leur avais dit toute la vérité. Ils ne me croyaient pas […].
L’Adjudant se mit à me flageller. Mon dos, mon ventre et les côtes étaient devenus les
cibles préférés et les centres de mes douleurs […]. Mon corps continuait à absorber les
redoutables coups qu’il encaissait […]. Je m’engourdis, mon cœur lâchait. Je
m’évanouis » (pp. 52-53).

La description de cette scène montre que la volonté de désacralisation du corps humain est un
facteur qui dynamise et radicalise l’exercice de la violence dans le chef des agents du

168
commandement. La suite de la scène illustre d’ailleurs à quel point le corps de Joseph devient
le lieu d’une violence bestiale, démesurée:
« Le maître de séance ordonna qu’on me déposât au sol et qu’on me versât un litre
d’eau glacée sur la tête. Je repris mes sens […]. Il m’asséna un violent coup de
brodequin à la tempe et un autre à la figure. Je saignais du nez. Il me renvoya sans
aménité dans les hauteurs froides du Kilimandjaro. Cette fois-ci l’esprit m’échappa
pour une bonne heure. Il fallut la compétence d’un médecin réanimateur pour me le
rendre. Il était dix heures du matin quand je revins à moi. J’étais placé dans une cellule
[…] durant deux mois, je fus soumis au même traitement » (p. 53).

La violence décrite dans la société de Joseph Niamo est un art particulièrement fécondé par
l’inventivité des méthodes de répression. Les mobiles idéologiques qui la sous-tendent, en
font éclater les limites pour devenir innommable. Le corps humain qui en est victime, comme
celui de Joseph, ne représente plus rien, même pas le moindre soupçon d’humanité. Le
personnage-victime n’est plus qu’un « animal humain », pour rependre l’expression
méprisante d’un haut responsable nazi à l’époque de l’extermination 325. C’est ce degré
d’inhumanité conféré à la victime, c’est-à-dire, a contrario, le degré de bestialité primaire
pour le commandement, que traduit la description de la scène de torture subie par le héros
dans Le mort vivant :
« Maintenant les interrogatoires se prolongeaient […]. On m’attachait les mains et les
pieds dans le dos. On me pendait ainsi, à l’aide des cordes reliées à la poulie du
plafond, comme un singe qu’on boucanerait. Je m’évanouissais très souvent. À ce
moment-là, on m’insufflait de l’ammoniac dans les narines afin de me ramener à la
triste réalité. Les recettes ne tarissaient pas pour me faire souffrir, dans le but constant
de me faire parler. Mes bourreaux débordaient franchement d’imagination […].
Avec des mégots incandescents, ils me brûlaient les pieds, les mains, le pubis, le dos,
le ventre. Tout mon corps fut constellé de taches noires. Ils me coinçaient ensuite les
doigts de la main, les lèvres, les oreilles ou le ‘’ bijou familial’’ contre la porte, en
appuyant progressivement sur le battant. Ces organes étaient étrangement tuméfiés. La
dernière fois, au cours de ces supplices […] mon nombril viril fut sectionné en son
milieu. Le sang jaillit. Je perdis à nouveau connaissance. Je me réveillai à l’hôpital
militaire […]. Je me réjouis qu’on eût pu, grâce à la magie de la chirurgie, me restituer
le bout précieux de mon ogive qui porte dorénavant deux anneaux de mariage » (pp.
54-55).

Les sévices imposés à Joseph dans la salle du « Kilimandjaro » ne représentent qu’une facette
de l’horreur exercée sur l’espace du corps puisque celui-ci est également soumis à la torture
par de graves « chocs magnétiques » ou des décharges électriques, avec, à la clé, des
évanouissements (p. 80).

325
Il s’agit de HIMMLER, cité par POLIAKOV, L., op. cit., p. 16.

169
La description de l’espace du corps de Joseph dévoile une constante dans le cheminement du
personnage : son corps mutilé en permanence rappelle l’idéologie de l’extermination, de
l’anéantissement, mise en place par le commandement. Quand tous les interrogatoires et
toutes les séances de torture se terminent toujours tragiquement pour lui, et que le bilan des
sévices subis aligne, outre la blessure de son organe vital, de nombreux cas d’évanouissement
qui lui valent de fréquentes hospitalisations, on mesure bien ce que suggère la description du
corps ainsi abîmé par la violence : en s’acharnant à détruire le corps, le commandement
s’attèle à semer la mort. Le poids d’un tel projet est porté par des mots, des modalités et des
actes dont la description se sert pour renvoyer au lecteur l’image symbolique de la violence.
Les trois dernières descriptions extraites de Le mort vivant indiquent ainsi que les termes qui
désignent les gestes des bourreaux appartiennent au paradigme de la torture : attacher, frapper,
pendre, flageller, asséner des coups, brûler, coincer et sectionner les parties du corps, etc.
Pour les victimes, les résultats de ces gestes sont traduits par des mots relevant de l’isotopie
de la souffrance, de la douleur et symboliquement de la mort : flotter, se débattre, absorber
des coups, encaisser, s’engourdir, saigner, perdre connaissance, s’évanouir, etc.
La confrontation des actes de violence à leurs conséquences pour les victimes révèle un
glissement de la catégorie de l’humanité vers celle de l’animalité ou de la chosification. Ce
glissement est assuré par diverses modalités dont la comparaison (« je me débattais comme un
gibier ou un poisson […] » ; « […] attaché comme un singe qu’on boucanerait », etc.) et
l’intertexte (cf. forte récurrence du matériau de torture : chaîne, menottes, fils, appareil
électrique […]) qui rendent permanente l’évocation du passé odieux de la violence humaine
(v. supra). La situation du héros Joseph Niamo dans Le mort vivant apparaît de ce fait
paradigmatique de celle des personnages des autres romans du corpus, car le même type
d’exploitation de l’espace du corps s’y reproduit plus ou moins de la même manière, au
désavantage de la plupart d’entre eux.
Dans Les Fleurs des Lantanas, le corps du docteur Bukadjo conduit à la « S.V. », subit des
sévices féroces hors normes. La description qui en est faite rappelle étrangement le sort de
Joseph Niamo :
« On dévêtit le médecin, on lui attacha les mains derrière le dos avec les menottes, on
le fit monter sur un tabouret, on lui souleva les bras et avec une courte chaîne on le
fixa au croc de boucher, on retira ensuite le tabouret et le docteur Bukadjo se retrouva
pendu dans le vide, ah ma mère, que j’ai mal, très mal, voilà que cette brute me fouette
le dos aah, mon dos brûle, aah, les articulations des bras sont en feu, est-ce que je suis
encore vivant, aah, j’ai mal, très maaaalll, mais je ne crierai pas, nooon, je ne crierai
pa-aaaaah. Un cri déchirant jaillit du docteur Bukadjo […]. Un cri douloureux auquel
répondirent de longs éclats de rire. Il était humilié, mais il cria plus fort encore,

170
arrêtez, espèces de monstres, arrêtez eeeeh, les militaires le raillaient […]. Un soldat
s’approcha du médecin, lui déboutonna la culotte qui tomba, il enroula un fil électrique
autour de son sexe et un autre au lobe de son oreille. Il alla ensuite tourner la
manivelle du groupe électrogène, le médecin criaaaaaaaah, il s’agitait comme un
nourrisson qui pleure de faim, arrêteeeeeeez, un nouveau tour de manivelle, le docteur
Bukadjo n’en pouvait plus, il baissa la tête, il souhaitait la mort […]. Enfin on le
détacha » (p. 94).

La description du corps torturé rapproche le sort de Joseph de celui de Bukadjo ; mais le


parallélisme ne se limite pas à ces deux cas. Le corps d’un autre personnage, Justin, héros de
Pleure Ô Pays […], est également le terrain d’une violence sans mesure. Justin ne peut
oublier ni sa première confrontation à la violence du régime du Macrocéphale : « mon corps
[dit-il] en garde encore les stigmates, mon cœur surtout […]» (p. 61) ; ni la seconde, puisque
cette fois son incarcération a lieu au milieu des « engueulades, [des] coups de crosse, de
poing » et au bout du compte, comme pour Joseph, « je m’évanouis » (p.138), renchérit-il. Le
bourreau de Justin prend même soin de préciser la nature de la besogne qu’avec ses acolytes,
il entend accomplir sur le corps du prisonnier : « Nous allons te polir, te travailler, te refroidir.
Tu as du sang chaud » (p.138). « Polir, travailler, refroidir… ». La gradation des actes de
violence programmés sur l’espace du corps de Justin témoigne d’une application méthodique
dans l’exercice, qui apparaît comme routinier. Pour le malheur de Justin, la parole est,
uniquement dans ce seul contexte, immédiatement traduite en actes : « […] le monsieur […]
ordonna à ses hommes de me corriger. À nouveau, on me servit le plat : je reçus une
bastonnade des plus cruelles. J’en pleurai tout mon soûl. Je tombai dans les pommes » (p.
138). La métaphore alimentaire que le héros Justin emploie ironiquement dans son témoigne
correspond au travail annoncé par le bourreau et dont le résultat est mortel pour la victime. Le
corps de Justin, comme ceux de Joseph et Bukadjo, est exploité comme un espace de violence
total.
L’observation peut du reste être étendue à toute la galerie des personnages mineurs actifs dans
le roman et dont les corps offrent aussi aux agents du commandement un véritable espace de
jeu de la violence. Sur cet espace, la description rend visibles les empreintes de la cruauté du
régime du Macrocéphale : victimes essorillées, celles qui ont perdu une partie de leur langue
ou dont les mamelons ont été arrachés à coup de canif , celles qui ne comptent plus que six
orteils aux pieds, « les quatre autres […] ayant été amputés » ; celles qui trimbalent « pour
longtemps et peut-être pour toujours, un cerveau détraqué, déglingué ; une tête éboulée,
chamboulée » ou qui sombrent dans l’évanouissement ; ou enfin, d’autres détenus qui sortent

171
de prison « mutilés, qui du doigt, qui de l’orteil, qui de l’oreille […] »326. Le corps du détenu
devient ainsi « un espace ravagé »327.
Même dans Les Petits Garçons […] de DONGALA, le corps des victimes est décrit comme
un espace de violence, ainsi que l’illustre la situation de ce détenu « tabassé […] pendu par les
pieds la tête en bas pendant que, précise-t-il, on me passait du courant dans les couilles. Je
pense même que je suis devenu impuissant depuis » (pp. 171-172). Le double rôle de la
description consiste à montrer la souffrance des personnages-victimes de la violence du
commandement, mais également à suggérer la méchanceté et la bestialité de celui-ci.
Les exemples pourraient être multipliés, mais ceux qui sont exploités suffisent à indiquer que
la description de la violence sur l’espace du corps des victimes n’est pas un acte gratuit dans
le contexte du corpus : elle permet au lecteur d’appréhender le sort des personnages et de
saisir, par là, la volonté obsessionnelle d’anéantissement de la part du commandement
postcolonial.
Même si tous les personnages-victimes ne meurent pas de cette violence, les
évanouissements, les blessures ou l’électrocution des organes vitaux ou autre impuissance
sexuelle causés par la torture n’en symbolisent pas moins la mort. L’espace du corps, c’est
donc aussi un espace de la mort, un espace-synthèse de toutes les violences, y compris celle
de la misère, également visible sur le corps des personnages. Il suffit par exemple de se
rappeler à cet effet la situation du corps de Joseph privé de nourriture en prison :
« Le repas ne suffisait pas et me laissait éternellement sur ma faim […].J’étais
constipé […]. Mes cheveux, que je soupçonnais d’avoir changé de couleur, étaient
devenus soyeux […]. Au lieu de maigrir sous ce régime draconien, je faisais,
paradoxalement, de l’embonpoint. J’eus la certitude que mon corps s’emplissait, qu’il
s’emplissait de bulles d’air […]. Je l’appris à mes dépens. Les signes de nombreuses
maladies apparurent en moi. Il me semblait que je souffrais à la fois de kwashiorkor,
de scorbut, de tout ce qui s’apprêtait à m’ôter la vie. J’étais atteint de troubles graves
et d’oedème généralisé » (pp. 82-83).

On peut également se souvenir des corps boulimiques et rachitiques des enfants du frère de
Justin, ou encore des mendiants loqueteux qui envahissent les rues de Selele dans Pleure Ô
Pays […]. En fait, en tant que cible de la misère, « le corps est aussi un espace ravagé, dans
un état de ruine d’autant plus pathétique qu’il abrite et nourrit ce qui précisément le détruit : la
maladie »328.
3. 3. 2. b) L’espace cérébral

326
ILUNGA K., B., op. cit., pp.64,73, 107, 138.
327
PARAVY, F., op. cit., p. 255.
328
Idem, p. 255.

172
Le type de représentation qui vient d’être analysée ci-haut conforte le constat que « l’espace
oppressant semble dominer dans les romans contemporains »329. La description de l’espace
corporel investi par la violence revêt ainsi une portée symbolique. Mais il existe un autre type
de description qui offre du corps humain une représentation plus valorisante de celui-ci et qui
pourrait se révéler également signifiante par rapport à la problématique de la violence.
Cette présentation particulière du corps valorisé est à l’oeuvre dans Le Paradis Violé de
FWELEY. Le roman exploite en effet en grande partie l’espace cérébral : le héros Mwana et
ses « doubles » réfléchissent constamment et mettent leur cerveau à contribution pour tenter
de résoudre l’équation de leur pays confisqué par le maréchal dictateur. Ils activent l’espace
de leur cerveau. Certes, dans Le Paradis Violé, l’espace géographique est exploité et même,
dans une certaine mobilité, puisqu’on peut par exemple voir le héros tantôt à son domicile,
tantôt dans son bureau, tantôt à la plage, tantôt dans une salle de conférence et plus souvent,
comme son double Zoa le fou, dans la rue, en pleine ville de Kinsassa, ou encore dans son
village natal330. Mais cette présentation géographique est de moindre proportion par rapport à
l’ampleur de la réflexion qui accapare la pensée du personnage et qui met ainsi en valeur
l’espace cérébral. On pourrait dire que l’essentiel du roman se passe dans la tête du héros et
de ses « doubles » et que la fréquentation des lieux géographiques sert souvent d’occasion ou
de prétexte narratif pour laisser libre cours à la réflexion. C’est particulièrement le cas de la
rue à propos de laquelle le texte signale que Mwana « passe des heures entières dans la rue à
écouter attentivement des prières qui fusent de partout » (p. 18). En fait, comme l’indique le
narrateur dès le début du roman, « Mwana déteste les obligations qui l’éloignent de la
réflexion ». La situation de crise dans son pays est telle que « Mwana n’arrête plus de
réfléchir parce qu’il se sent incapable de démissionner devant ses responsabilités » (pp. 9, 15).
Même le fou Zoa exploite et entretient cet espace cérébral, l’espace de la réflexion : « si l’on
veut comprendre les affaires du monde, on ne peut pas arrêter de réfléchir et de s’informer »
(p. 73). Cette mise en valeur de la réflexion et donc de l’espace cérébral, est justifiée par le
fait que le pays décrit dans le roman est devenu un « pays-déraison » où « les hommes […]
ont depuis longtemps cessé de réfléchir […] ; les hommes de ce pays ont été vidés, tués avec
(et dans) la sève créatrice. Il suffit de les écouter à la radio et à la télévision lors des débats.
Nom de Dieu ! Quelle maigreur de pensées ! Ils ne valent que le prix de la mort »331. Ainsi,
par contraste, l’espace cérébral rempli de pensées positives qui le bousculent et qui font agir
le héros et le fou Zoa, est un espace dynamique pour l’action et dont la mise en scène valorise
329
BOURNEUF, R., L’univers […], p.126.
330
FWELEY D., op. cit., pp. 9, 13, 14, 15, 155, 19.
331
FWELEY D., op. cit., pp. 72, 25-26.

173
l’espace du corps (cerveau) et l’être humain dans son ensemble. La valorisation des
potentialités intellectuelles que cet espace symbolise, est une manière de réprouver la violence
faite au corps humain et qui l’avilit par des actes de brutalité gratuits.
Une telle représentation de l’espace du corps, qui procède d’une volonté de rationalisation des
actes et des comportements, constitue une approche particulière dans le schéma de
dénonciation de la violence : elle tend à valoriser la réflexion comme base de l’action en
l’opposant à la déraison, à l’obscurantisme et à la brusquerie du commandement, perçus
comme sources de violence, ou voies d’impasse. Car, dans l’ensemble du corpus dominé par
le commandement, l’espace du corps est largement investi par un déferlement de violence, tel
qu’on pourrait admettre, à juste titre, que « le corps représenté dans le roman africain est […]
souvent un corps blessé, ou mutilé, qui porte les séquelles visibles d’un destin tragique »332.
L’espace cérébral revêt ainsi une portée symbolique certaine dans le cadre de la dénonciation
de la violence du commandement : l’écriture romanesque montre en effet que l’espace du
cerveau est un espace de résistance et de peut fonctionner réhabilitation, en ce qu’il comme
centre de réflexion et de conception des actes humains. C’est sans doute pour cela que dans la
« topographie » mentale des personnages, les connotations sont assez pertinentes : les
personnages qui valorisent la réflexion (héros opprimés) sont aussi ceux qui sont raisonnables
et dotés d’une épaisseur psychologique consistante ; ceux qui évoluent dans l’obscurantisme
et dans la glu des obsessions (agents du commandement), se révèlent sans épaisseur
psychologique. L’espace de leur cerveau est ainsi un espace vide, loin de toute influence de la
Raison : « un espace vide, pour l’imaginaire, n’est pas un espace neutre. C’est
fondamentalement un espace qui devrait être habité [exploité, valorisé], et ne l’est pas (ou ne
l’est plus, ou ne l’est pas encore) »333. Il représente des valeurs de négativité. C’est la
représentation d’une sorte de trou noir qui métaphorise l’absence de rationalité, de lucidité, de
perspective, de projet viable, et même la vacance de l’humain. C’est que le vide intérieur
justifie le vide extérieur, la nullité extérieure et les actes de violence qui le reflètent. C’est le
signe de la vacuité par excellence, opposé à l’espace du cerveau des héros opprimés,
symbolique de l’humain et de la rationalité.
Or, la confrontation entre ces connotations positives et négatives est, semble-t-il, l’un des
enjeux majeurs du roman de FWELEY : le héros Mwana et le fou Zoa personnalisent un
espace du cerveau bien porteur, tandis que l’engeance du commandement, le côté négatif de
cet espace.

332
PARAVY, F., op. cit., p.257.
333
Idem, p. 261.

174
Mais on peut voir aussi dans Le mort vivant de DJOMBO une forme de valorisation de
l’espace du cerveau à travers la situation du héros Joseph. Dans les situations de coma,
l’espace du cerveau, l’espace mental est le seul refuge de l’esprit du personnage dont le corps
a été désacralisé, humilié et meurtri par la torture :
« Je plongeai dans un coma total […]. Dès les premiers instants de mon
évanouissement, mon âme quitta mon corps. Elle s’en détacha, s’éleva par gradation
comme si elle montait des marches invisibles, et s’assit sur un trône flottant, lui aussi
invisible. Elle semblait refuser maintenant de réintégrer ce qu’elle considérait comme
une dépouille souillée d’humiliation et meurtrie par les sévices. Cette âme ne voulait
plus être l’ombre et la voix intérieure de la masse inerte et finissante, écrasée sous
l’abomination humaine. […] l’âme gardait, malgré tout, en se balançant sur son trône
flottant, à une distance respectable, la dépouille […]. Puis, au bout d’un certain temps
[…] l’ombre qui se doublait de la voix intérieure décida de se libérer, de s’en aller.
Elle s’abandonna à la divagation, en commençant à errer dans la tristesse d’une ville
inconnue et hostile […]. Déçu par l’inhospitalité yanganienne […] mon esprit s’en fut
s’enquérir de ce qui se passait à Lissongo, où le deuil de ma sœur s’était poursuivi,
perturbé et prolongé du mien […]. Mon esprit errant fut pris de remords à entendre les
complaintes de ma mère. Il en eut assez de la vie d’errance. L’ennui qui l’accablait se
muait en étouffement, puis, en tourments. Quand il eut conversé avec mes arrière-
grands parents qui lui dirent que la maison qu’on construisait pour moi n’était pas
encore prête pour m’accueillir, il se décida enfin de rejoindre le corps anonyme
abandonné dans la salle de réanimation »334.

Contre la violence de la torture, l’espace du cerveau symbolise ainsi une sorte de refuge qui
permet à la vie de Joseph de se conserver. De même, contre la désintégration, cet espace sert
de centre de réflexion pour empêcher le pays de Mwana et de Zoa de s’embourber davantage.
L’exploitation de l’espace cérébral rentre dans un schéma signifiant de nature à soutenir la
dénonciation de la violence sur l’espace du corps des victimes. En fait, c’est la représentation
de tout l’espace romanesque dans le corpus qui semble ainsi fonctionnel.

334
DJOMBO,H., op. cit., pp. 56-57, 61.

175
CONCLUSION PARTIELLE
Le traitement du cadre spatial axé sur un mécanisme descriptif suggestif se révèle bien
pertinent par rapport à la problématique de la violence : l’espace décrit, qu’on peut considérer
comme « un espace de crise »335, en est la métaphore : « les textes mettent surtout en évidence
les caractéristiques spatiales des régimes antidémocratiques, dans lesquels les principes
mêmes de l’autorité se trouvent portés à leur paroxysme. Tout espace politique peut en effet
être vu comme lieu de coercition, dont l’organisation propre tend à imposer des normes de
comportement conformes à un projet idéologique »336. On pourrait donc considérer que dans
les textes du corpus, « l’espace [est] plus qu’un décor indifférent. Véritable objet sémiotique,
il est la scène où se révèlent les structures sociales et imaginaires d’une communauté et où se
jouent les enjeux qui dépassent le simple cadre diégétique […] sa symbolisation dans
l’écriture [atteste] à quel point il est l’un des paradigmes de l’identité des êtres »337.
L’espace carcéral en particulier, ou l’espace de violence dans son ensemble, apparaît comme
un lieu majeur de l’imaginaire des auteurs du corpus. La multiplicité et l’omniprésence des
lieux d’incarcération, de torture et de répression (les prisons spécialement) indiquent bien
comment « le totalitarisme d’une société s’inscrit en profondeur dans l’organisation de
l’espace collectif, qui en reflète notamment certaines fonctions : contrôle, surveillance,
répression [et comment] la littérature africaine fait la part belle aux lieux institutionnels,
directement dépendant du pouvoir, qui constituent même dans certains cas la totalité du décor
narratif »338.
L’espace romanesque, tel qu’il est représenté à la fois dans sa clôture et dans sa mobilité,
construit plusieurs symbolismes qui se rattachent à la problématique étudiée. L’espace clos
connote, on s’en souvient, l’enfermement. Enfermement synonyme, fût-ce symboliquement,
de répression, d’étouffement, de mort ou de privations de toutes sortes pour les personnages-
victimes du rang du peuple. Cet enfermement est symbolique de l’abrutissement, de
l’obscurantisme et d’ensauvagement pour la catégorie du commandement postcolonial.
L’espace ouvert introduit une mobilité qui le connecte à l’espace clos, c’est-à-dire que
l’action romanesque est souvent sous-tendue par d’incessants mouvements d’un lieu à l’autre,
de sorte que les personnages et l’espace lui-même ne se figent pas dans l’immobilisme des
lieux clos. Il en résulte donc une dynamique du récit, saisissable dans les mouvements des
personnages, comme l’illustrent les textes analysés.

335
PARAVY, F., op. cit., p. 107.
336
Idem , p. 144.
337
SIMASOTCHI-BRONES, F., op. cit., p.15.
338
PARAVY, F., op. cit., p.160.

176
On le voit par exemple dans les déplacements forcés ou les transferts subis par Joseph dans
Le mort vivant : du bureau du lieutenant Makaki (frontière) à la capitale Bandeiraville, des
différentes cellules du sous-sol vers des cachots en surface et vers l’hôpital ; de la cellule à la
prison centrale, vers la prison de l’« île de la mort », puis vers différents hôpitaux, etc.
Ce zigzag interne dans le parcours de Joseph est encore symbolisé par la trajectoire générale
du héros : de son pays, le Boniko, vers le Yangani puis encore vers le Boniko. Cette mobilité
forcée dans le cas de Joseph, est révélatrice : « cette élaboration dynamique du récit peut sous
tendre […] la représentation d’un violent affrontement politique »339 qui fait du héros le jouet
d’un destin déterminé par les puissants et les possédants.
Dans Les Fleurs des Lantanas, Bukadjo passe aussi des lieux fermés vers des espaces ouverts
ou vice-versa, par exemple de l’hôpital vers le bureau du ministre Manzaka où se noue le
conflit qui construit son drame ; puis, de la prison centrale, dans la capitale, vers les prisons
de l’intérieur du pays. La mobilité qui marque son parcours se poursuit avec le voyage de son
fils Dumuka, de Tongwétani vers l’Europe pour raison d’études.
Justin, dans Pleure Ô Pays […], relie aussi différents espaces clos et ouverts. L’exil forcé le
soumet à un parcours capitale – village – capitale ; puis, la débrouille lui en impose un autre :
domicile – marché – école avant que la traque ne le conduise de l’école au cachot ; et après,
de Selele à l’exil en Occident. D’autres personnages vont de chez eux au cachot et du cachot
au poteau d’exécution.
La mobilité spatiale est en fait exploitée quasiment dans l’ensemble du corpus. Mais il faut
insister sur le fait que le départ respectif du fils de Bukadjo et de Justin vers l’Europe
prolonge la mobilité spatiale au cadre international et cela ne manque pas de signification :
« L’importance accordée à l’espace international dans le roman africain illustre celle
que les intellectuels africains en général ont toujours prêtée aux relations avec
l’Occident dans leur réflexion sur les problèmes africains contemporains. L’histoire de
l’Afrique (système colonial, puis néocolonial) constitue naturellement un facteur
d’explication de ce phénomène. Observation, définition et représentation de l’Afrique
ne peuvent se faire, semble-t-il, et ce même dans le roman, qu’en corrélation avec
l’espace occidental, qui pèse de tout son poids historique, politique, économique et
culturel, sur les destinées de l’Afrique »340.

Une telle mobilité peut être interprétée à plusieurs niveaux symboliques. D’abord, et ainsi que
le montrent notamment le ballottement carcéral et médical des personnages-victimes, et aussi
l’exercice de la violence dans les différents espaces analysés, cette mobilité induit la
généralisation ou l’extension complète de la violence dans l’univers social figuré par les

339
PARAVY, F., op. cit., p. 46.
340
Idem, p. 124.

177
textes du corpus : « On retrouve ici le motif du quadrillage : le pouvoir qui quadrille l’espace
rationalise l’exercice de son autorité, et aspire à une totale efficacité. Cette organisation
froidement méthodique ne laisse théoriquement aucune chance d’échapper au contrôle »341,
c’est-à-dire à la répression. La mobilité spatiale sert donc d’alibi narratif pour désigner, au-
delà de l’univers fictif décrit, un vaste territoire qui pourrait correspondre au continent
africain. Dans son ensemble. Ensuite, les textes analysés permettent de vérifier ce que
constate PARAVY, à savoir que « certaines œuvres présentent […] un schéma ternaire dans
lequel l’itinéraire du héros forme une boucle »342. C’est qu’en dessinant une trajectoire en
zigzag puis en boucle, la mobilité spatiale ramène à la thématique de l’enfermement, de
l’asphyxie et du destin brisé mieux illustrée, entre autres, à travers les sévices corporels. La
description spatiale permet d’« établir entre les personnages et le décor une relation d’ordre
quasi métaphorique qui vient souligner la violence intérieure des êtres ou celle de la
situation »343.
On peut considérer globalement que l’espace-violence décrit dans le corpus est un espace
couvert de sang. L’univers social ainsi figuré et quadrillé correspondrait dès lors à l’image de
la jungle et répondrait au besoin de fonctionnement des personnages-Ogres, tels qu’ils sont
campés à travers les éléments de caractérisation : « Pour la représentation de cet espace, les
romanciers empruntent à la tradition orale la catégorie esthétique du ‘fantastique de la
terreur’ »344. Ainsi, à personnages-Ogres, univers de la jungle, celle-ci étant d’une part lieu
par excellence de la dévoration et de l’effusion de sang ; sang qui constitue le point de
fascination de l’Ogre. D’autre part, le lieu de l’accomplissement du destin prédéterminé des
personnages-victimes en tant que êtres martyrisés, brisés : l’assimilation du cadre spatial à la
jungle permet de justifier le déploiement de la violence dans l’univers social représenté. Le
parallélisme entre les deux mondes (univers social du corpus, univers de la jungle) explique
que certains personnages-victimes, à l’image de Joseph dans Le mort vivant, qualifient
justement de jungle la société qui les a arbitrairement emprisonnés. Du reste, certains noms
des lieux où se passe l’action confortent ce parallélisme avec la jungle : Zambaville, nouveau
nom de la capitale de Tongwétani dans Les Fleurs des lantanas de TCHICHELLÉ, signifie
ainsi « ville-forêt, ville-jungle » où sévit la violence des personnages-Ogres de la trempe du
tyran Yéli Boso et ses tyranneaux Motungisi, Manzaka et autres Sokinga… Dans cet
environnement, le petit marché de nuit de la capitale, dit « Mbokébébi » (le pays se meurt, en
341
PARAVY, F., op. cit., p. 160.
342
Idem, p. 25. Sur les développements de cet aspect de l’écriture romanesque, se référer au dernier chapitre de
ce travail.
343
Ibidem, p. 48.
344
KAZI-TANI , N. - A, op. cit., p. 265.

178
lingala), souligne symboliquement l’état de dégénérescence et d’ensauvagement de la société.
Le petit village de Mbakabato (pays des autres/ d’autrui) dit un état de marginalisation des
habitants délaissés par Yéli Boso, incarnation de l’égoïsme, qui thésaurise le pays pour son
seul profit : le bonheur promis par l’indépendance (Tongwétani) ne peut, dans ces conditions,
être concrétisé. La violence politique en est la cause. La forêt de Mafwabika, au nom
symbolique (en kikongo, « lufwa » signifie la mort ; « mafwa », pluriel de « lufwa », les décès
ou le deuil ; « bika » a le sens de « laisser », « donner » ou « produire »), est tout aussi un lieu
de violence : le dignitaire Motungisi y tue une de ses maîtresses soupçonnée d’infidélité (p.
151) avant d’y faire assassiner le héros Bukadjo par un chasseur (p. 196). D’autres
correspondances sémantiques individualisées soutiennent ce parallélisme : la valeur répressive
d’un Nzétémabé peut se décoder, entre autres, comme une forme supérieure d’égoïsme qui
justifierait sa détermination à vouloir régner seul et accaparer seul le pays. De ce fait, les
exclus ont du pays une perception qui en fait « le pays d’autrui, le pays des autres ». Or, c’est
justement un tel contenu, un tel sens que prend le nom même du pays : Yangani signifierait
(en lingala et en kikongo) : « à autrui, quelque chose qui est à autrui » ; le pays serait donc le
pays des autres. L’idée d’écarter les autres du périmètre de son pouvoir et de son bonheur, et
donc métaphoriquement de les supprimer, se traduirait dans le geste répressif et tueur incarné
par Nzétémabé et son régime. Le cadre général du roman correspond logiquement au
programme narratif annoncé par le nom de Nzétémabé. L’espace romanesque établit donc une
cohérence avec les personnages et devient par conséquent, non plus un simple circonstant,
mais bien une sorte d’agent narratif important dans l’économie sémantique des textes étudiés.
Cette cohérence entre le cadre spatial et les personnages fait prendre en compte le fait que
l’espace romanesque peut remplir « des fonctions diverses : fonctions primaires de l’abri et de
lieu nourricier, fonctions socio-économiques, idéologiques, etc. l’espace devient alors système
signifiant : les structures sociales, idéologiques, axiologiques, s’y projettent et deviennent
lisibles dans les réalités concrètes des lieux et des objets »345. On pourrait parler ici d’une
« spatialité littéraire active […] signifiante » ou encore d’un « espace-sujet, espace-
acteur »346 ; c’est-à-dire un espace qui investit, absorbe et domine les personnages. Car dans le
corpus, « l’espace s’impose massivement, il est ressenti comme une toute-puissance amie ou
ennemie avec laquelle il faut composer »347. « Amie » ou « ennemie » déterminent des
positions fonctionnelles selon que l’on se situe du côté respectivement du commandement ou

345
PARAVY, F, op. cit., p. 7.
346
BORUNEUF, R., loc. cit., pp. 77, 93.
347
Idem, p. 92.

179
des personnages-victimes de celui-ci. La notion d’« actantialisation de l’espace »348 dont parle
Henri MITTERAND conviendrait au présent contexte : l’espace romanesque clos, comme la
prison anthropomorphisée (S.V., Kilimandjaro…) joue bien un rôle d’actant dans la stratégie
narrative ; il sert d’adjuvant ou d’auxiliaire au commandement dans l’entreprise de production
de la violence, et devient donc un opposant au bonheur et à la liberté des victimes. En ce sens,
il participe à la déconstruction de l’humanité de ceux-ci. S’il est vrai, comme l’affirme KAZI-
TANI, que « l’espace est toujours évoqué selon les oppositions du vécu représenté, autrement
dit, selon le paradigme binaire des lieux maléfiques ou bénéfiques »349, le contexte nous
incline à considérer l’espace mis en scène dans le corpus plutôt comme un « espace maléfique
[…] associé aux villes, ‘monde des tempêtes et des mutilations où triomphent les nouveaux
pouvoirs et se multiplient les monstres »350. Cet espace signifiant est donc chargé de dire
l’Homme : « Avec sa narrativisation, l’espace apparaît véritablement comme un des
marqueurs pertinents des êtres et de la société romanesques. Ainsi leur répartition dans
l’espace contribue à caractériser les personnages, et à souligner leur rôle dans la fiction »351.
En tant que « réserve de buts, haïssables ou désirables »352, l’espace se construit une sorte
d’étiquette sémantique, pour reprendre des termes de Philippe HAMON à propos des
personnages. Au fond, si l’on tient compte des personnages-prétextes tels que définis plus
haut, on pourrait considérer que « le héros réel est ici l’espace géographique et humain »
étant donné que « l’histoire du héros (représentatif ou apparent) est en quelque sorte un alibi,
derrière lequel se profile une autre histoire, qui n’est autre que l’Histoire de l’Afrique ou d’un
pays d’Afrique »353.C’est sans doute en raison de sa dimension symbolique que l’espace
cristallise l’essentiel du propos sur la dénonciation politique. Les différents éléments du
drame des personnages qu’il révèle (mobilité forcée, conflit des forces en présence, tragédie
des victimes..) permettent d’appréhender l’aspect dramatique d’une écriture engagée à monter
l’inacceptable, à le dénoncer. Cette sorte de narrativisation de l’espace, soutenue par une
description dynamique ou ambulatoire, semble participer d’une esthétique de l’efficacité :
« ce qui se dit dans les figurations successives de cet espace, c’est l’histoire d’une société »354.
Il reste à savoir ce qu’il en est de son pendant quasi naturel, le temps.

348
MITTERAND, H., op. cit., p. 211.
349
KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p. 180.
350
Idem, p. 183. .
351
SIMASOTCHI-BRONES, F., op. cit., p. 73.
352
LEVY-LEBOYER, cité par PARAVY, F., op. cit., p. 6.
353
Idem, p. 37.
354
MITTERAND, H., op. cit. , p. 206

180
CHAPITRE IV : VIOLENCE ET TRAITEMENT DU TEMPS
4. 0 Introduction
Après l’étude du cadre spatial, dont la pertinence a été relevée au chapitre précédent, il
importe à présent d’analyser son dual temporel pour pouvoir en déterminer également le rôle
dans l’expression de la violence. À ce sujet, on peut convenir, comme l’explique Paul
RICOEUR, de l’importance du temps dans un récit : « Le caractère commun de l’expérience
humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est
son caractère temporel. Tout ce qu’on raconte arrive dans le temps, prend du temps, se
déroule temporellement ; et ce qui se déroule dans le temps peut être raconté »355. En effet, le
temps constitue généralement une donnée incontournable dans le fonctionnement d’une
œuvre romanesque. Un des théoriciens du roman, Jean-Pierre GOLDENSTEIN, le conçoit
ainsi : « On peut à la rigueur imaginer un roman qui tairait tout indice spatial ; on n’en
imagine pas un qui échapperait à tout ordre temporel »356.Ce point de vue corrobore celui de
Marcel VUILLAUME pour qui « un récit […] est nécessairement actualisé dans le temps »357.
Pour conforter cette conviction, GOLDENSTEIN s’appuie notamment sur la définition que
Jean Hytier donne du roman comme « une œuvre de langage qui se déroule dans le temps »358.
Jean-Michel ADAM et Françoise REVAZ ont, eux aussi, la même perception : « Si tout récit
est constitué d’une suite d’actions/événements, ceci prend du temps et se déroule dans le
temps »359. On peut encore mieux dire avec BOURNEUF : « Le roman est avant tout
considéré comme un art temporel […]. Il est discours, c’est-à-dire, comme le laisse entendre
l’étymologie, qu’il implique succession et mouvements […]. Le roman doit d’abord être
déroulé avant qu’on l’embrasse dans son entier, qu’on le saisisse pleinement »360. D’aucuns
considèrent même que « tout roman est roman du temps »361, en raison de la multiplicité, de la
variété des modalités d’expression du temps dans un roman. Ces différentes vues indiquent de
manière convergente que le temps est un des constituants privilégiés du roman.
Qu’en est-il dès lors dans le corpus, particulièrement par rapport à l’expression de la
violence ? La réponse à une telle interrogation nécessite de déterminer au préalable ce qui
peut faire l’objet d’analyse quand on aborde la question du temps dans un roman :
« Lorsque l’on envisage le temps dans la création romanesque, il faut considérer à la
fois le temps externe à l’œuvre, c’est-à-dire l’époque à laquelle vit, ou a vécu, le
355
RICOEUR, P., Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1986, p. 12.
356
GOLDENSTEIN, J.-P., op. cit. , p.103.
357
VUILLAUME, M., Grammaire temporelle des récits, Paris, Ed. Minuit, 1990, p. 40.
358
GOLDENSTEIN, J.P. (op. cit., p, 103) reprend cette définition de Michel Raimond.
359
Adam, J.-M. & alii, L’analyse des récits, Paris, Seuil, 1996, p. 42.
360
BOURNEUF, R., L’univers […], p. 128.
361
PICARD, M., Lire le temps, Paris, Ed. Minuit, 1989, p. 71.

181
romancier d’une part, celle du lecteur de l’autre (sans oublier la période historique au
cours de laquelle est censée se dérouler l’action), et le temps interne à l’œuvre : la
durée de la fiction, la façon dont la narration en rend compte, le temps de la
lecture »362.

Deux aspects temporels majeurs se dégagent de ce plan défini par GOLDENSTEIN : le temps
externe et le temps interne. On se rappelle d’ailleurs que « le récit est une séquence deux fois
temporelle : il y a le temps de la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et
temps du signifiant) »363. Cette double temporalité peut être ainsi expliquée :
« La complexité du temps narratif tient au fait que plusieurs couches temporelles se
croisent au sein de toute narration. Une temporalité externe d’abord : date de
production du récit, date de publication, moment de la réception.
À ceci vient s’ajouter une temporalité interne : le temps propre à l’histoire racontée
(temps diégétique […]) et le temps lié à la linéarité de tout énoncé »364.

Il est possible d’examiner ces deux dimensions temporelles dans le corpus, mais en tenant
compte de la spécificité de celui-ci. Ainsi, en ce qui concerne le temps externe, l’analyse
laissera de côté l’étude du temps de l’écrivain et de celui du lecteur en tant que tels. En effet,
s’agissant du temps de l’écrivain, seul le roman Les Petits Garçons […] de DONGALA
donne à la fin une indication temporelle précise, à savoir « Brazzaville-Ouagadougou-Dolisie,
1993-1996 » (p. 317). Cette indication permet de situer la période de vie de l’auteur au moins
jusque dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Car cette mention signale la tranche
temporelle durant laquelle l’auteur a rédigé son texte, et témoigne, du coup, de sa vie à cette
même époque. Les autres textes du corpus ne livrent aucune autre indication semblable
susceptible d’aider à déterminer l’époque de vie de leurs auteurs, hormis la date de leur
publication respective : Le Doyen Marri, 1994 ; Le Paradis Violé, 1996 ; Pleure Ô Pays […],
1997 ; Les Fleurs des Lantanas, 1997 et Le mort vivant, 2000. Toutefois, on sait, à la faveur
des éléments biographiques, que leurs auteurs sont encore vivants et appartiennent donc à
l’époque de la publication de ces textes.
L’analyse ne se focalisera pas non sur le temps du lecteur, puisqu’il ne s’agit pas ici d’aborder
la perspective de la réception. L’étude du temps externe dans le corpus sera restreinte à
l’examen de la période historique des événements narrés, c’est-à-dire au temps de l’histoire.
En ce qui concerne le temps interne, trois aspects essentiels seront étudiés : la durée des
événements, la notation du temps romanesque et le temps atmosphérique. Mais il sera
possible de caractériser en substance le temps ainsi analysé (temps de la douleur) et

362
GOLDENSTEIN, J.-P., op. cit., p. 103.
363
METZ, C., cité par ADAM, J.-M., & alii, op. cit., p. 43.
364
ADAM, J.-M., & alii, idem.

182
d’examiner sommairement le rapport du temps et de l’espace au niveau de la composition des
textes.
Bref, l’étude du temps dans ce quatrième chapitre s’articule autour du temps de l’histoire et
du temps de la fiction. La préoccupation de l’analyse est surtout de déterminer comment les
textes du corpus désignent la période des événements racontés, et comment celle-ci constitue
une époque de violence ; une époque où les choses tournent à l’envers. Il s’agit notamment
de faire percevoir comment le temps dans tous ses aspects participe à la désarticulation, à la
déstructuration de l’univers postcolonial. C’est en fait le rapport entre le traitement du temps
et l’expression de la violence qui est étudié ici.

4. 1 Le temps de l’Histoire

Pour BOURNEUF, « la première dimension temporelle à frapper le lecteur de roman est celle
de l’histoire. À quelle époque se situe l’aventure racontée ? »365, devrait se demander le
lecteur d’une oeuvre. Cette interrogation peut trouver réponse auprès de Michel PATILLON
qui considère que dans une énonciation, le temps peut être déterminé par référence à
l’histoire366.
En ce qui concerne particulièrement les œuvres de fiction comme le roman, Bernard
VALETTE indique que l’étude du temps historique peut s’appuyer sur la narration pour
déterminer l’époque des faits rapportés dans la fiction. Une telle étude pourrait bien en effet
exploiter avantageusement « la narration ultérieure, la plus fréquente dans le roman classique,
qui rapporte des événements passés sur le mode du récit historique ; les éléments de vérité y
abondent […] »367.
Cela revient à dire qu’il existe toujours un certain lien entre l’Histoire et la fiction, notamment
dans sa dimension temporelle. Paul RICOEUR le dit d’ailleurs avec beaucoup d’assurance :
« jamais le temps fictif n’est complètement coupé du temps vécu, celui de la mémoire et de
l’action »368. Une telle vue s’accorde nettement avec la situation de la littérature africaine où
la création romanesque entretient des rapports étroits avec l’Histoire. Pour ce qui est du roman
africain, on dirait que son historicité est fonction de son réalisme369. L’Histoire est donc très
ou même trop contraignante par rapport au roman africain. Dès lors, ce qui compte dans cette
rubrique, c’est de saisir comment la représentation de la violence dans les textes du corpus

365
BOURNEUF, R., L’univers […], p. 129.
366
PATILLON, M., Précis d’analyse littéraire. 1. Les structures de la fiction, Paris, Nathan, 1974, p. 15.
367
VALETTE, B., Esthétique du roman moderne, Paris, Nathan, 1985, p. 47.
368
RICOEUR, P., Temps et Récit. 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, éd. de poche, 1984,
pp. 140-141.
369
V. DEHON, C., op. cit.

183
s’appuie sur une référence à un temps historique. Il s’agit de déterminer la mesure de ce que
Ricoeur appelle la « réfiguration du temps par l’histoire »370. Comment, en effet, la fiction se
sert-elle de l’histoire pour suggérer ou réfigurer l’époque des événements ? Yves REUTER
indique une piste susceptible de faciliter l’étude de la fictionnalisation de l’histoire dans une
œuvre romanesque :
« Tout roman réaliste se présente comme une ‘’ tranche de vie’’, découpée dans
l’histoire de ‘’personnes réelles’’ appartenant à ‘’notre ‘’ univers. Pour réaliser cela, il
doit donner l’impression qu’il n’est qu’un fragment de temps doté d’un avant et d’un
après existant hors de l’espace du récit. Le texte renvoie fréquemment à du ‘’ passé’’
[…] et à un avenir plus ou moins prévisible […]. L’effet réaliste s’appuie aussi sur les
reprises d’indications spatio-temporelles communes au texte et au hors-texte
(découpage chronologique, date, heures, lieux […]. Il se sert souvent d’une intrication
entre Histoire et histoire du roman par le biais des personnages ‘’ référentiels’’
apparaissant dans le texte au milieu des personnages fictifs, d’événements retenus par
l’Histoire qui constituent des jalons, de lieux où se sont déroulées ces actions. Ce
dispositif explique la récurrence des noms, de lieux ou de personnes, favorisant un
sentiment d’identité entre fiction et réel »371.

À propos des jalons temporels, REUTER précise encore les différents usages que peuvent en
faire les romanciers pour réinscrire le temps de l’histoire dans le temps du récit :
« […] les indications temporelles peuvent ‘’ancrer’’ le texte [fictif] dans le réel
lorsqu’elles sont précises et correspondent à nos divisions, à notre calendrier ou à des
événements historiques attestés. Certains romans privilégient le passé […] soit pour
l’intérêt public […] soit pour dire quelque chose, de façon détournée, sur le présent ;
d’autres sont centrés sur l’actualité ou une période récente, d’autres choisissent
l’uchronie […] d’autres encore le futur […] ou le brouillage de nos catégories
[…] »372.

C’est à juste titre que Jean-Michel ADAM et Françoise REVAZ lancent une mise en garde au
sujet de ces manières de situer le récit dans l’histoire :
« Il faut être très attentif à l’organisation temporelle globale des récits. Selon le genre
(romans historiques et réalistes ou contes merveilleux), les univers diégétiques peuvent
être ou non clairement situés dans un temps historique. Des indications plus ou moins
précises sur l’écoulement progressif du temps de l’histoire racontée peuvent ou non
apparaître »373.

Partant, le temps de l’histoire dans les romans analysés peut être appréhendé à la faveur des
éléments de deux ordres.

370
RICOEUR, P., Temps et Récit […], p. 270.
371
REUTER, Y., op. cit., p. 134.
372
Idem, p. 57.
373
ADAM, J.-M., & alii, op. cit., p. 43.

184
4. 1 a) Référents temporels avec datation précise

On peut s’accorder avec la définition que Fernandez ZOILA donne de la notion du temps
matériel qui intéresse cette analyse :
« Le temps physique [dit-il] est une grandeur mesurable et quantifiable référenciée au
temps des horloges et des calendriers. C’est un temps conventionnellement défini. Un
temps perçu, daté, enregistré. Un temps continu, qui passe, marqué par son
irréversibilité »374.

Dans le cadre de cette analyse, l’élément majeur à retenir pour la datation et la division du
temps, c’est le calendrier. C’est au moyen de celui-ci que l’écoulement du temps peut être
perçu. À cet effet, Marcel VUILLAUME explique l’intérêt de recourir à un tel repère :
« Le rôle essentiel d’un calendrier est de permettre la mise en ordre des événements de
l’Histoire dans une temporalité homogène. Mais il existe des micro-séries
d’événements dont seule nous intéresse la chronologie interne et que nous ne nous
soucions pas de situer dans notre calendrier »375.

Moyen de datation par excellence donc, le calendrier n’est cependant pas le seul élément au
service de la fixation des événements sur la ligne du temps. Paul RICOEUR l’inclut d’ailleurs
parmi d’autres outils grâce auxquels le temps historique peut être reconstruit, remonté :
« […] l’histoire révèle […] sa capacité créatrice de réfiguration du temps par
l’invention et l’usage de certains instruments de pensée tels que le calendrier, l’idée de
suite des générations, des prédécesseurs et des successeurs, enfin et surtout par le
recours à des archives, des documents et des traces »376.

Le temps de l’histoire peut ainsi être étudié à la lumière de ces différents éléments pour peu
qu’ils fonctionnent dans l’œuvre. Dans le cadre de cette analyse, le temps de l’Histoire sera
examiné à la faveur de quelques-uns de ces éléments répertoriés dans les textes du corpus ;
dans certains textes, devrait-on dire, car il se pose un problème, ainsi que l’explique
Goldenstein :
« Certains romans se veulent véritablement a-chronologiques et […] le lecteur ne
trouve pas toujours alors un quelconque repère de datation. Dans les cas les plus
fréquents cependant, le romancier prend soin de fournir clairement une série de jalons
temporels qui ponctuent le déroulement de l’action »377.

Ainsi, en ce qui concerne le corpus, certains textes, pour ne pas dire la plupart (Le Doyen
Marri, Pleure Ô Pays […], Les Fleurs des Lantanas, Le mort vivant), ne fournissent aucune
indication de date pour les faits qu’ils narrent. Seuls Les Petits Garçons […] de DONGALA
374
ZOILA, A. F., « le temps humain et historial. Psychopathologie des ruptures temporelles », in La nuit de
Saint-Evrard. Temps, mémoires, chaos, collectif, Ed. Descartes et Cie, 1993, p.28.
375
VUILLAUME, M., op. cit. , p. 80.
376
RICOEUR, P., Temps et Récit […], p. 153.
377
GOLDENSTEIN, J.-P., op. cit., p. 107.

185
et Le Paradis Violé de FWELEY offrent quelques références de dates permettant de
circonscrire historiquement les événements narrés. Dans Les Petits Garçons […], le narrateur
ouvre le récit par la description des circonstances de sa propre naissance. Celle-ci est bien
située sur la ligne du temps :
« Il faut vous dire que la chance n’était pas avec moi car j’ai choisi le mauvais jour
pour prétendre ouvrir mes yeux au monde. C’était le 15 août : non seulement cette date
était importante en elle-même parce que c’était le jour de notre fête nationale, mais
c’était le 15 août 1980, vingtième anniversaire de l’indépendance » (p. 10).

On sait par ailleurs que certains faits racontés dans le roman se sont déjà produits lorsque le
narrateur voit le jour. Cette indication de sa naissance au 15 août 1980, date du vingtième
anniversaire de l’indépendance de son pays alors dirigé par un président militaire (p. 12), est
très édifiante. Elle signifie que les événements racontés par le narrateur lui sont en partie
contemporains, et en partie antérieurs. Cette dernière tranche de faits correspond à la période
de la passation de pouvoir entre le colonisateur et les colonisés devenus autonomes, donc les
premières autorités de leur propre pays. C’est dire que la période des faits textualisés court
depuis l’accession du pays à l’indépendance, autrement dit depuis la fin théorique de la
colonisation. Les explications du narrateur sont très claires au sujet de cette période antérieure
à sa naissance :
« C’est [dit-il] mon oncle qui m’a aidé à comprendre […]. Il m’a expliqué qu’avant,
notre pays était occupé par les Blancs […]. C’étaient les Français. Ils nous
commandaient, ils dirigeaient le pays, l’exploitaient […]. Ces Français nous ont
tellement exploités qu’il y a vingt ans nous nous sommes révoltés contre cette
exploitation qu’on appelait ‘’ colonialisme’’ et nous sommes devenus indépendants,
c’est-à-dire maîtres de notre destin » (pp. 10-11).

La référence à cette période de transition entre la fin de la colonisation et l’indépendance


apparaît dans l’évocation du grand-père du narrateur :

« Grand-père fut décoré deux fois cette même année, une première fois par les
Français lors du dernier14 juillet qu’ils ont célébré dans notre pays en tant que chefs,
une deuxième fois un mois plus tard, le 15 août, jour de notre indépendance, par le
président de notre pays libéré, les deux fois pour la même raison, celle d’avoir chassé
de l’école du village un prêtre qui avait osé y dire une messe […].
Grand-père n’avait pas été parmi les témoins de ma naissance [parce] qu’il avait été
doublement rejeté dans les oubliettes de l’histoire […] par le nouveau régime
révolutionnaire marxiste-léniniste qui gouvernait le pays le jour de ma naissance.
La raison ? Il avait été décoré par le pouvoir colonial des Français et le
pouvoir « néocolonial » de notre première république post-indépendante » (p. 28).

186
On retrouve aussi dans l’évocation du père du narrateur la même référence à la période
charnière entre la fin de la colonisation française et l’émergence du pays indépendant. Le
narrateur y livre plusieurs détails qui renvoient à cette tranche de l’histoire de son pays :
« Mon père avait neuf ans […] lorsque les hommes avaient marché pour la première
fois sur la lune. Il paraît même […] que quand papa naquit, on ne pouvait pas suivre en
direct et en couleurs la coupe du monde de football ou les Jeux Olympiques et que
Coca Cola n’avait pas encore atteint les débits de boisson de nos villages. Même
Michaël Jackson n’était pas encore devenu célèbre et il n’existait pas encore de vidéo-
clips à la télévision et le rap et le raggamufun étaient encore inconnus […].
L’année de sa naissance, les Blancs qui occupaient notre pays partirent, le pays acquit
son indépendance et devint une république avec un drapeau, un hymne et des ministres
roulant en Mercedes sur nos routes de latérite » (p. 27).

Il convient de décortiquer tous ces détails livrés par le narrateur pour déterminer avec
précision l’époque des faits relatés dans le roman. En effet, le père du narrateur est dit être âgé
de neuf ans au moment où les hommes marchent sur la lune pour la première fois. Or, les
livres d’histoire et les dictionnaires renseignent que l’Américain Neil ARMSTRONG qui l’a
fait378, a accompli cette performance le 21 juillet 1969. Pour avoir neuf ans en 1969, le père du
narrateur doit donc être né en 1960. De plus, le texte indique que l’année de sa naissance est
aussi celle du départ des colons français et de l’indépendance de son pays. Il s’établit une
cohérence en ce qui concerne la datation de la fin de la colonisation, de l’accession du pays à
l’indépendance et de la naissance du père du narrateur, ainsi que les autres événements dont la
date de survenance pourrait être calculée à partir de cette date-repère. Il devient ainsi crédible
de confirmer que si la date du 15 août 1980 correspond au vingtième anniversaire de
l’indépendance, c’est que celle-ci a été acquise vingt ans plus tôt, le 15 août 1960. Cette
datation fictive renvoie à l’histoire réelle du Congo-Brazzaville, pays d’Emmanuel
DONGALA et ancienne colonie française devenue indépendante justement le 15 août 1960.
L’histoire témoigne par ailleurs qu’en 1980, ce pays a été dirigé, comme dans le roman, par
un président militaire : le Colonel Denis SASSOU-NGUESSO, auto-investi en février 1977 à
la faveur d’un coup d’État.
À ce stade de l’analyse, le système de datation historique mis en place par DONGALA
permet de délimiter et de faire correspondre la tranche temporelle du récit aux années 1960 à
1980 au moins. Les faits sont ainsi largement situés dans la période d’après l’indépendance.
Dans Le Paradis Violé de FWELEY, quelques dates constituent également des informants
importants pour circonscrire la période historique des événements fictionnalisés. Le texte
indique par exemple que le président au pouvoir y est arrivé après un coup d’État perpétré en

378
V. Le petit Robert des noms propres, édition de 1997.

187
1965. Cette date sert de repère à partir duquel le narrateur mesure le processus de
désintégration du pays379. Une autre date est évoquée à travers le programme que le régime en
place appelle « objectif 80 ». Il s’agit en fait d’un programme de développement dont le terme
est fixé à l’année 1980. On peut précisément lire dans le roman que « des promesses
politiques circulaient avec frénésie : objectif 80, le rendez-vous de tous les espoirs » (pp. 17,
26). Le texte de Fweley fournit deux autres dates : « 24 avril 1990. Le chef prononce un
discours historique pour calmer les étudiants qui s’agitent » et « 9 mai 1990. Rassemblés
Place de la Perestroïka, les étudiants examinent les modalités de la marche pacifique qu’ils
vont faire dans les heures qui suivent » (p. 104). On est ici sur le campus universitaire de la
deuxième ville du pays dite Lubushi. Il importe de se rappeler que le cadre spatial général des
événements narrés dans Le Paradis Violé de FWELEY est constitué par le Congo-Zaïre. Dans
l’histoire de ce pays, les dates relevées ci-haut représentent des tournants décisifs. 1965 est
l’année de la prise du pouvoir par le Colonel Joseph Désiré MOBUTU après un coup
d’État380. « Objectif 80 » s’intègre dans le « Plan Mobutu »381 et renvoie à l’horizon 1980, date
butoir pour le programme gouvernemental de développement total du pays, annoncé
pompeusement dans tous les médias de l’État. Le 24 avril 1990 est la date du discours
historique ouvrant officiellement le Congo-Zaïre au multipartisme 382. Jusqu’à cette date, le
président-dictateur est également Président-Fondateur du parti unique, le Mouvement
Populaire de la Révolution, qui dirige et domine le pays. Il prononce ce discours historique et
instaure la démocratisation du pays, à contre-coeur et sous la pression sociale, notamment
celle des étudiants, « bête noire du régime ». Le 9 mai 1990 évoque les prémices des
incidents qui ont eu lieu à la cité universitaire de Lubumbashi, la deuxième ville congolaise en
importance après Kinshasa, et qui ont débouché sur les fameux massacres des étudiants 383 la
nuit du 11au 12 mai 1990.
Ces différentes péripéties datées dans Le Paradis Violé de Fweley reconstituent des pans
entiers de l’histoire du pays mis en scène dans le roman, à savoir le Congo-Kinshasa, depuis
l’avènement de MOBUTU, en 1965, jusqu’aux années 90. Comme dans Les Petits Garçons…
de DONGALA, le temps historique évoqué couvre les décennies d’après l’indépendance.

379
FWELEY D., op. cit. , p. 25.
380
Lire NDAYWEL è NZIEM, I., Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la république
Démocratique, Paris/ Bruxelles, De Boeck & Larcier s. a, 1998, pp. 645-646.
381
Idem, p. 742.
382
Ibidem, p.764.
383
Ibidem, p. 776.

188
Les deux romans désignent donc l’histoire contemporaine des deux pays qu’ils représentent :
le Congo-Kinshasa et le Congo-Brazzaville. Le temps révélé ici est un temps calendaire
fictionnalisé grâce à ce que Ricoeur nomme la « naturalisation temporelle »384.
Cependant, comme l’explique Michel PICARD, « […] la datation des intrigues […], quel que
soit l’arsenal réaliste mis en œuvre, la saturation des codes de vraisemblance, conserve
toujours quelque chose d’arbitraire »385.
Les indications temporelles fournies par les dates peuvent également être complétées et/ou
renforcées par d’autres référents non datés mais qui renvoient à des faits et à des contextes
historiques précis et connus, donc susceptibles d’être datés en vue de déterminer la période de
leur cours. Ce type de jalons temporels est d’usage non seulement dans les deux romans
analysés ci-dessus, mais également dans les autres textes du corpus où ne figurent pas
d’indications de dates.
4. 1. b) Référents temporels contextuels
La réfiguration du temps par l’histoire peut aussi se réaliser par le biais des éléments
contextuels. Il s’agit maintenant de montrer « de quelle manière une parcelle d’événements
mondains est incorporée à l’expérience temporelle des personnages de fiction »386.
Si l’on revient sur le temps historique des deux romans déjà examinés, on observe que cette
temporalité se confirme, voire s’élargit dans certains cas.
Dans Les Petits Garçons […], le pays est une république conduite par un régime militaire fort,
appuyé par un parti unique. Bref, une dictature dans le style tropical. Par rapport au temps
historique qui renvoie à cette situation, trois référents temporels contextuels majeurs peuvent
être relevés dans un premier temps ; ils se rapportent à l’épisode de la démocratisation du
pays décrit dans le roman387.
Le premier référent concerne l’organisation d’une conférence nationale souveraine censée
faire un état des lieux sans complaisance du système dictatorial et jeter les bases d’une
nouvelle société démocratique. À cet effet, le narrateur explique :
« […] la politique, c’est pas du tout triste ! Surtout la démocratie libérale et pluraliste
qui s’abattit sur le pays avec ce nouveau truc qu’on appelait campagne électorale […]
On nous avait expliqué que […] nous ne pouvions pas passer de la dictature du parti
unique à la démocratie libérale et pluraliste sans transiter par une sorte de sas
politique, c’est-à-dire une conférence nationale. Cette conférence serait un lieu de
décontamination […] sans quoi nous risquerions de transplanter le virus du
totalitarisme sur la nouvelle terre démocratique qui se profilait à l’horizon. Elle

384
RICOEUR, P., Temps et Récit […], p.188.
385
PICARD, M.., op. cit., p.54.
386
RICOEUR, P., op. cit., p. 188.
387
DONGALA B., E., op. cit. , pp. 251-274 ; 305-307.

189
permettrait à tous les fils et les filles du pays de faire le bilan de ce passé indigne d’un
pays civilisé, de toutes ces années de larmes et de sang vécues sous la dictature d’un
parti unique. On s’engagerait alors à ne plus jamais recommencer, à ne plus mentir, à
ne plus voler, à ne plus tuer, à ne plus prendre la femme du voisin. Enfin, on se
quitterait en s’embrassant dans un grand élan d’amour fraternel » (pp. 251-252).

Le narrateur s’attarde ensuite sur les élections auxquelles le processus de démocratisation a


donné lieu, avec la multiplicité des partis politiques et surtout une campagne électorale
rocambolesque, folklorique (pp. 265-274). La fin des élections est sanctionnée par le risque
d’un affrontement imminent entre deux camps constitués par les partisans des deux candidats
encore en lice pour la présidence de la république (pp. 306-307). Ces événements semblent
retracer le parcours du Congo-Brazzaville sur le chemin de la démocratisation. En effet, le
pays de DONGALA a organisé une conférence nationale et les premières élections
démocratiques remportées par le professeur Pascal LISSOUBA. Les élections suivantes où
celui-ci se représentait (un des candidats dans le roman est professeur) ont débouché sur des
affrontements ethniques entre les partisans de Pascal LISSOUBA, Bernard KOLELAS et
Denis SASSOU-NGUESSO. Une guerre civile s’en est suivie. Ces référents contextuels se
rapportent donc à l’histoire récente du Congo-Brazzaville des années 90 à 2000. La limitation
de cette période est renforcée par d’autres détails : le dixième anniversaire du héros, né en
1980, ainsi que le trentième anniversaire de l’indépendance 388, acquise en 1960, ne peuvent
avoir lieu qu’en 1990. On se trouve ici au-delà de la période suggérée par les référents avec
datation (1960-1980). On comprend dès lors pourquoi le narrateur parle de la « fin du XXe
siècle » (p. 58).
Par ailleurs, le narrateur évoque dans le roman une série de faits qui sont autant de références
à cette large période contemporaine de l’histoire : l’assassinat de Lumumba avec la complicité
de Mobutu, la guerre du Viêt-nam, la participation du Zaïre à la coupe du monde de football
en 1974, les séries télévisées brésilienne Dona Beija et américaine Dallas, ainsi que les
célèbres téléfilms Rambo, Ninja, Nom de code, Terminator ou autre Arme Fatale, etc.
Par rapport à la période explicitement déterminée par la datation (1960-1980), on le voit, le
temps historique évoqué dans Les Petits Garçons […] de DONGALA s’ouvre à deux
décennies supplémentaires. Une période beaucoup plus large, couvrant les quatre décennies
d’après l’indépendance et représentant globalement le règne de la dictature (1960-1990) et de
la démocratie (1990-), sert de cadre temporel historique aux faits fictionnalisés. On pourrait
trouver ici l’application l’idée de suite des générations et du triple règne (prédécesseurs,
successeurs, contemporains) relevée plus haut par Paul Ricoeur : par rapport au narrateur,
388
DONGALA B., E., op. cit., pp. 120, 121-122, 198.

190
l’écoulement du temps de l’histoire correspond en effet à la succession de trois générations
d’hommes ou à trois étapes importantes de l’histoire de son pays. Son grand-père, qui est au
soir de sa vie au moment où lui, le narrateur, arrive au monde, représente l’ère coloniale
finissante. Son père, né en 1960, est, lui, le symbole de l’indépendance acquise. Lui-même
incarne les victimes innocentes de la dictature, donc l’échec de l’indépendance ; échec qui lui
fournit la raison de lutter, aux côtés de son père, pour l’instauration d’un nouvel ordre
politique et social, la démocratie. Tout comme celle-ci, l’enfant-narrateur symbolise l’espoir
de demain. En termes de générations, on peut donc relever celle du grand-père (prédécesseur),
celle du père (successeur) et celle de l’enfant (contemporain) ; en termes d’étapes de
l’histoire, l’ordre temporel relie la fin de la colonisation et l’indépendance, la dictature et
enfin la démocratie.
Dans Le Paradis Violé de FWELEY, des référents contextuels permettent de confirmer la
période historique déjà définie grâce à la datation. Une première indication de l’époque est
saisissable dans le parcours de Zoa, le fou, l’un des personnages les plus actifs dans l’univers
du roman. En effet, le narrateur situe l’activité de ce personnage déjà dès l’éveil de
l’indépendance de Kinsassa. Le texte ajoute que Zoa a effectivement lutté pour cette cause et
qu’au bout du compte, « l’indépendance fut proclamée ». Un autre moment historique
important, c’est qu’« après une année [d’indépendance] seulement, la sécession surgit à l’Est
du pays ». Les risques de morcellement du pays et la violence y afférente font craindre à Zola
« que l’indépendance ne fût un leurre » (pp. 63-64). Ensuite, en examinant l’évolution
sociopolitique du pays décrit, le narrateur parle par exemple de la dépravation des mœurs à
Kinsassa « depuis que le caporal est devenu maréchal sans passer par une académie militaire »
(pp.30, 77). Il évoque l’organisation d’une consultation populaire et la création d’une force
paramilitaire dénommée « Garde civile » (pp. 103, 105). Mais le narrateur rappelle surtout
une série de tragédies imputables au pouvoir en place : la « mort d’Umumba, notre premier
leader, qui [dit-il] était à l’origine de notre prise de conscience », la pendaison des opposants
politiques, le crash d’un avion sur un marché populaire dans la capitale389.
Le narrateur fait également état d’une démocratie naissante dans le pays, d’une transition qui
tire en longueur et d’une opposition politique menée par Ngruzie et Mungol, cependant qu’un
religieux devenu politicien préside la haute assemblée du peuple 390. Ces référents se
rapportent à l’histoire contemporaine du Congo-Zaïre. Le parcours de Zoa comprime ici deux
tranches de temps : l’époque de la lutte pour l’indépendance (c’est-à-dire, comme dans Les

389
FWELEY D., op. cit, pp. 109, 104-106, 89.
390
Idem, pp. 130, 90, 77.

191
Petits Garçons […] de DONGALA, les ultimes instants de la colonisation) et la période de
l’indépendance effectivement acquise. Ces deux moments devraient se situer, dans le contexte
du roman de Fweley, respectivement avant et à partir de 1960. Le mouvement de sécession
évoqué dans le texte semble être l’écho des sécessions connues à l’Est (Kivu) et au Sud
(Katanga) du pays391. Le caporal devenu maréchal est une périphrase désormais classique pour
désigner le dictateur MOBUTU. Celui-ci, bien que n’ayant reçu que des rudiments militaires,
s’est octroyé dans la suite des grades et des titres dont le dernier, à sa mort en 1997, était celui
de maréchal, revêtu en 1983. Les consultations populaires et la création de la « Garde civile »
correspondent à des actes posés par le régime de MOBUTU392 en 1990.
Le nom du personnage d’Umumba est sans doute une altération fantaisiste de celui de
Lumumba. La mort d’Umumba évoquerait celle de Patrice Eméry LUMUMBA, le tout
premier Premier Ministre de la République Démocratique du Congo. Personnage
charismatique, visionnaire et nationaliste, son assassinat considéré comme un tournant
important du destin du Congo393, a eu lieu le 17 janvier 1961.
La pendaison publique des opposants, le régime de MOBUTU l’a pratiquée jusqu’à un certain
moment de son histoire avant de recourir à d’autres pratiques plus discrètes, mais tout aussi
horribles. La plus célèbre des pendaisons publiques demeure celle du 02 juin 1966 qui a coûté
la vie à Evariste Kimba, Alexandre MAHAMBA, Jérôme ANANY et Emmanuel BAMBA,
tous des responsables politiques innocemment sacrifiés au nom d’un complot commandé 394.
Cette pendaison a été effectuée à l’endroit communément appelé « Pont Gaby », puis
débaptisé « Pont Kasa-Vubu ». C’est du reste une partie de ce nom qui apparaît dans le
roman : le « Pont Kasa » (p. 189).
Le crash de l’avion sur le marché correspondrait à un autre fait dramatique survenu le 08 juin
1996 sur le marché populaire de Ziguida, près de l’aéroport de Ndolo, en plein cœur de la
capitale Kinshasa. Il s’agit du crash d’un antonov 32 immatriculé 26.222 de la compagnie
African Air, volant pour le compte des proches du pouvoir et dont les victimes, au nombre
indéterminé, n’ont jamais été indemnisées395.
Les noms de Ngruzie et Mungol sont vraisemblablement le travestissement de ceux de NGUZ
(Karl-i-Bond) et MUNGULU (-DIAKA), ce dernier étant affectueusement appelé « Ya
Mungul ». Ces deux personnages représentent deux des acteurs très présents sur la scène

391
V. NDAYWEL è NZIEM, I., op. cit. , pp. 573-SS.
392
Idem, p. 764.
393
Ibidem, pp. 580-SS.
394
Ibidem, p. 647.
395
Ce crash figure sur la liste des accidents du même genre répertoriés sur le site www.crash-
aerien.com/www/.../liste.php?id...

192
politique nationale zaïroise. Anciens opposants au dictateur Mobutu, ils ont formé un moment
un cartel puissant contre lui (Union Sacrée) avant de se compromettre et de se discréditer pour
devenir, MUNGULU-DIAKA avant NGUZ, ses premiers ministres 396 pendant une courte
période en 1991.
Quant au personnage du religieux entré en politique et élu à la tête de l’assemblée du peuple,
il s’agirait d’une allusion à Monseigneur Laurent MONSENGWO PASINYA, évêque de
Kisangani, qui a présidé d’abord la conférence nationale souveraine puis le parlement qui en
est sorti dès 1992 : le Haut Conseil de la République, devenu dans la suite le Haut Conseil de
la République-Parlement de Transition397. Mgr MONSENGWO est aujourd’hui Cardinal.
Comme on peut le remarquer, tous ces référents renvoient à la période récente de l’histoire du
Congo-Zaïre, telle qu’elle a été déterminée précédemment. On pourrait dire que du point de
vue du temps de l’histoire, les faits racontés dans Le Paradis Violé de FWELEY sont à peine
fictionnalisés.
Les Petits Garçons […] de DONGALA et Le Paradis Violé de FWELEY situent donc leurs
événements dans une même tranche de l’histoire, avec notamment l’appui de la datation. Mais
il faut également examiner la situation dans les autres textes du corpus où un tel facteur n’a
pas été explicitement relevé. On peut considérer, comme le déclare SÉWANOU DABLA,
que Le Doyen Marri de NGANDU « offre tout à la fois le récit d’itinéraires personnels, la
chronique d’événements réels et la peinture d’un monde fou à lier »398. Parmi les événements
réels, on trouve notamment et non daté, l’épisode du massacre des étudiants déjà décrit avec
plus de précision dans Le Paradis Violé de FWELEY. Le roman évoque ce fait tragique en
exposant le phénomène « Hiboux » (pp. 171-172).
Le narrateur fait également allusion à l’organisation des examens d’État (fin du secondaire) et
à la participation tumultueuse du héros Sadio Mobali à ceux-ci. Il évoque dans la foulée
l’inscription de ce dernier à l’université après l’obtention de son diplôme d’État (équivalent
du baccalauréat), y compris les trucages organisés pour assurer la réussite à ces examens399.
Le roman décrit un autre fait : le phénomène « Yudasse » sur les rails. Le narrateur précise
notamment qu’il s’agit « des Yudasse dont la légende sanguinaire avait secoué les
imaginations le long des rails » (p. 64). En fait, les « Yudasse » représentent une sorte de
« traîtres », de pirates des rails qui agissent sans état d’âme, sans aménité. Le narrateur

396
V. NDAYWEL è NZIEM, I., op. cit., p.775.
397
Idem, pp. 771, 776.
398
DABLA S., J._J., « Puis Ngandu Nkashama. Le doyen marri », in Notre Librairie. Cinq ans de littérature.
1991-1996. Afrique noire. 1, n° 125, janvier-mars 1996, p. 36.
399
NGANDU N., P., Le doyen […]. , pp.40, 42-43.

193
explique comment, dans le train qui conduit le héros Sadio Mobali à l’université par exemple,
ils procèdent concrètement :
« La bande des Yudasse bousculait les êtres quelconques encanaillés dedans un train
qui s’était enseveli au cœur de la nuit. Ils les pinçaient dans le gras des muscles avec
des ricanements. Ils plongeaient les mains à l’intérieur des poches des pantalons. Ils
déchiraient les vêtements. Ils n’hésitaient pas à dénouer les pagnes des femmes qui
s’obstinaient à opposer une résistance dérisoire. Ils arrachaient les montres, les
chemises, les tissus médiocres. Ils menaçaient avec les tranchants des couteaux
appliqués dangereusement sur les nuques. Certains allaient jusqu’à taillader au moyen
des lames de rasoir […]. Les habitués avaient pris soin de dissimuler l’argent dans des
orifices inaccessibles à l’intérieur du corps. Les non-avertis perdaient lors de la rafle
toute une fortune » (pp. 66-67).

Ces personnages des Yudasse font peser sur les rails une menace permanente, telle que le
narrateur les présente comme les « Anges de l’enfer » (p. 67). Le roman de NGANDU
mentionne d’autres faits susceptibles d’aider à déterminer l’époque des événements. Ainsi par
exemple de l’existence d’un groupement des « mamans cent kilos », d’un service des
« Ngando » dans un bus populaire ou d’un « parc Kadaffi » sur la voie publique. Le texte
évoque encore une danse appelée « Moukognognon » ou une expression codée : « Madesu ya
bana »400.
Tous ces différents éléments sont des faits historiques connus dans la société de l’auteur : le
massacre des étudiants ainsi que les auteurs de celui-ci, les « Hiboux », ont déjà été abordés
précédemment et rentrent dans la même temporalité historique déterminée dans Le Paradis
Violé de FWELEY (autour des années1990). L’épreuve des examens d’État à laquelle
participe le héros Sadio Mobali, et le diplôme d’État qu’il convoite, renvoient à la fin du
cursus officiel de l’enseignement secondaire, institué depuis1967 au Congo-Zaïre.
Le phénomène « Yudasse » a été vécu au Zaïre sur le chemin de fer Ilebo-Lubumbashi
particulièrement au cours des années 1980. Les actes de violence y afférents sont restés
tristement célèbres, mais quand le mouvement a pris fin, certains des acteurs se seraient
réorientés dans la vie artistique401.
Les « mamans cent kilos » représentent, elles, un groupement de femmes fortes, costaudes, au
propre comme au figuré, organisées en une sorte de tontine et qui ont émergé à peu près
autour des années 1980. Très actives particulièrement dans le domaine du commerce, ces
femmes comptent parmi les acteurs de ce que Mac GAFFEY appelle « la deuxième

400
NGANDU N., P., Le doyen […], respectivement pp. 71, 149, 155, 100, 105.
401
Il semble que certains « Yudasse » font aujourd’hui partie de l’orchestre traditionnel connu sous le nom de
« Bayuda du Congo ».ou du moins, que celui-ci s’est inspiré de la légende des « Bayuda ».

194
économie » ou « l’économie de la débrouillardise » au Zaïre402. À ce titre, elles peuvent être
considérées comme l’équivalent des «Nanas Benz » actives en Afrique de l’Ouest. Les
« Ngando » (« crocodiles », en lingala), désignent métaphoriquement les agents contrôleurs de
tickets dans les transports publics au temps où ceux-ci existaient encore au Zaïre, dans les
années 1970-1980. Le « parc Kadaffi » est, comme les « mamans cent kilos », un signe des
temps, un indicateur de la crise au pays de NGANDU. C’est une référence à l’activité des
« Kadaffi », ces revendeurs, le long de la voie publique, du carburant et /ou d’autres mixtures
dérivées et diverses, surtout en situation de pénurie dans les stations de distribution
officielles. La danse « Moukognognon », inventée par le groupe musical Viva-la-Musica, est
une danse qui a fait les délices des mélomanes au Zaïre vers les années 1970-1980. Enfin,
l’expression « madesu ya bana » (les haricots pour les enfants) est un code langagier qui
consacre la pratique de la corruption. C’est l’équivalent du pot-de-vin. Utilisée à l’origine
essentiellement par les militaires enclins à rançonner la population, l’expression s’est vite
répandue dans toute la société, et avec elle, la pratique qu’elle métaphorise. L’acuité de celle-
ci, surtout à l’époque de MOBUTU, fait de ce code un des traits caractéristiques des mœurs
de la deuxième république au Zaïre.
Tous ces référents contextuels constituent un signe de temps, ou plutôt les signes d’un temps,
d’une époque, particulièrement celle du Zaïre de la deuxième république (1970-1990), mais
globalement, celle de toute la période d’après l’indépendance.
Le temps de l’histoire dans Le Doyen Marri correspond à celui de Les Petits Garçons […] et
à celui de Le Paradis Violé. Dans Pleure Ô Pays […], le pays décrit, on s’en souvient, est une
république gérée comme un royaume. La contestation de cet état de choses appelle bien
évidemment une répression conséquente de la part du tyran. À cet effet, le roman expose
quelques événements qui pourraient être considérés comme indices temporels. On trouve ainsi
l’évocation d’une scène de carnage perpétré par la soldatesque du tyran Macrocéphale et dont
les victimes sont les fidèles de l’église chrétienne (pp. 117-118). Cette scène semble
représenter le massacre des chrétiens commis par les forces de l’ordre le 16 février 1992 dans
les rues de Kinshasa403.

402
MAC GAFFEY, J., ‘’« On se débrouille » : réflexions sur la « deuxième économie » au Zaïre ’’ (traduit de
l’anglais par A. MULLINGS), in TSHONDA OMASOMBO, J., (direction de-), Le Zaïre à l’épreuve de
l’histoire immédiate, Karthala, 1993, p. 143.
403
L’auteur du roman étant lui-même un prêtre, il pourrait avoir été particulièrement choqué par ce fait au point
de le fictionnaliser. Quant à l’historien Ndaywel, il signale dans son Histoire générale du Congo (pp. 777, 781)
que cet acte de barbarie, qui prend place dans la chronologie des faits marquants de la transition, a donné lieu à
une fête nationale désormais appelée « fête des martyrs de la démocratie », commémorée le 16 février de chaque
année.

195
De même, le narrateur parle des négociations difficiles entre le dictateur et l’opposition, ainsi
que d’un processus de démocratisation torpié par le pouvoir (p. 128). Ici encore, il pourrait
s’agir de la réinscription dans la fiction des rapports tendus entre le dictateur MOBUTU et les
tenants de l’opposition politique au début des années nonante.
Du côté de Le mort vivant, les deux pays qui encadrent l’action, à savoir principalement le
Yangani, puis le Boniko, sont eux aussi des républiques où règnent des dictateurs. Le Yangani
en particulier bénéficie d’une assistance technique militaire européenne (Lieutenant Makaki et
Général Mortoni) et son territoire est bien surveillé par une police des frontières nationale.
Ces indications signalent suffisamment qu’il s’agit ici de pays indépendants qui entretiennent
des relations bilatérales avec les autres nations du monde. On est donc bien loin, du moins
dans la forme, de l’ère coloniale. Par ces aspects politiques, l’époque des événements est
clairement suggérée. Le roman lui-même est encore très explicite à ce sujet. Ainsi, lorsqu’il
parle de la prison de l’île de mort, le narrateur indique bien à quelle période de l’histoire l’on
se situe au moment de son discours : « C’est une vieille bâtisse coloniale, où l’on enfermait
les résistants et les autochtones rebelles à l’œuvre civilisatrice […] Aujourd’hui, elle a perdu
sa fonction répressive […] L’indépendance y a substitué une cruauté sans égale » (p. 107).
Les Fleurs des Lantanas décrit à son tour une république des colonels, généraux et maréchaux
africains ; une république dirigée par un « monarque sans âge qui régnait sur Tongwétani
depuis l’indépendance » (p. 133) ; une république où le héros Bukadjo lutte justement « pour
faire triompher la justice, la démocratie et les droits de l’homme » (pp. 163, 175). Cette
thématique seule renseigne que les faits relatés dans le roman se déroulent bien, comme dans
les autres textes du corpus, dans la période d’après l’indépendance. Cette tranche de temps a
ceci de caractéristique que la question des droits de l’homme y est particulièrement
préoccupante dans les régimes militaires comme celui décrit dans Les Fleurs des Lantanas.
Le temps historique dans le corpus, par les aspects qu’on en saisit, se réinscrit sur la
trajectoire du passé des pays représentés dans les différents récits. D’une part, ce temps se
réfère à l’ère des indépendances : celle-ci correspond au règne de plusieurs décennies de
dictature féroces (1960-1990), telles que le représentent l’ensemble des textes analysés.
D’autre part, il renvoie à la période de l’avènement des utopies démocratiques (dès 1990) qui
ont donné lieu à de graves convulsions sociopolitiques au sein de l’aire géographique figurée
par l’univers romanesque (les deux Congo) ; une aire dont on sait par ailleurs qu’elle est, elle-
même, métaphorique de l’ensemble du continent noir.
On observe que quatre des six textes du corpus s’inscrivent dans cette perspective d’ouverture
au multipartisme et à la démocratie : Les Petits Garçons […] de DONGALA, par le

196
mouvement de lutte pour la liberté qu’engage particulièrement l’instituteur père du narrateur ;
mouvement auquel ce dernier prend une part active. Il ne manque d’ailleurs pas de le faire
savoir :
« Après l’esclavage, le colonialisme, le néocolonialisme et le socialisme scientifique,
la démocratie s’abattit sur nous un matin d’août, en pleine saison sèche.
[…] moi, je sais d’où est parti le mouvement qui a lancé la démocratie sur orbite chez
nous et celui qui l’a lancé. Eh bien, celui qui l’a lancé c’est …papa ! » (pp. 197-198).

Mais le narrateur dit aussi son implication dans ce mouvement. Ainsi, comme pour justifier
son engagement et les actes de contestation y afférents, il précise avec conviction : « nous
combattions pour la liberté, nous combattions pour la démocratie » (p. 221).
On remarquera au passage que la justice, la liberté, la démocratie constituent un objectif
commun à tous les héros des romans analysés. En dépit des itinéraires différents, Joseph
Niamo, Bukadjo, Justin, Mwana, Sadio Mobali et ici Matapari sont conduits par ce fil rouge
qui détermine soit leurs actions, soit leurs attitudes. Dans le cas du héros Matapari et son père,
leur mouvement de lutte pour la démocratie, dans Les Petits Garçons […], est couronné par la
convocation d’une conférence nationale. Cette dernière constitue une opportunité pour la
réévaluation et la reconstruction du système politique. Le processus débouche sur
l’organisation des élections au suffrage universel dont le narrateur fait le récit dans la
deuxième moitié du roman (pp. 197-SS).
Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA s’ouvre à la perspective démocratique par un semblable
mouvement de revendication et aussi par la tenue d’une conférence nationale, même si celle-
ci subit beaucoup d’entraves de la part de l’ordre totalitaire appelé à disparaître.
Les Fleurs des Lantanas traduit cette ouverture à travers la lutte clairement justifiée du héros
Bukajo pour la liberté, l’équité et le progrès de sa société.
Le paradis violé, à travers un ensemble d’actes significatifs : le combat méthodique du héros
Mwana et du fou Zoa contre la dictature, la restitution de la parole au peuple, l’implication de
celui-ci dans le débat politique et surtout le renversement du régime tyrannique à la fin du
roman. Une telle issue correspond à un rêve : « La démocratie ! Dans cette ville, la plupart des
hommes n’ont plus que ce mot dans la bouche […] » (p. 155). Pour annoncer le
commencement d’une nouvelle ère tant rêvée, le narrateur termine le récit ainsi, avec un
certain air de satisfaction, semble-t-il : « La fin d’une activité est toujours le début de quelque
chose d’autre » (p. 164).
Cependant, Le Paradis Violé et Les Petits Garçons […] joignent les deux tranches de temps
(époque du règne de la dictature et celle de l’avènement de la démocratie) à une autre qui leur

197
est antérieure : la dernière phase de la colonisation, évoquée sur le mode du récit sommaire.
On se rappelle que dans le roman de FWELEY, le personnage du fou Zoa a combattu pour
l’indépendance. À un moment où son pays n’est pas encore indépendant, ce combat ne peut
être situé que pendant la colonisation, mais il s’agit d’une colonisation finissante qui voit
émerger les aspirations à la décolonisation. On est donc « à l’éveil de l’indépendance » (p.
63), ainsi que l’indique le narrateur. Ce moment est bien différent de celui qui est évoqué
dans la séquence « Lorsque l’indépendance fut proclamée […] » (p. 63). Pour Les Petits
Garçons […], on se souvient de la succession de générations et d’étapes relevée plus haut.
Arlette CHEMAIN parle à cet effet d’un « traitement synthétique du temps »404 dans ce roman
pour la réévaluation de l’histoire du pays. On pourrait dire qu’un tel traitement synthétique est
également à l’œuvre dans Le Paradis Violé de FWELEY au regard du parcours du personnage
de Zoa et même de la succession de générations (la génération de celui-ci précède de loin
celle du héros Mwana).
On voit que sur le plan du temps de l’Histoire, on passe d’une époque à une autre, depuis la
fin de l’ère coloniale jusqu’à celle de la démocratisation des sociétés africaines. Mais si cette
transition indique bien une évolution dans le temps, elle pourrait a contrario symboliser, en ce
qui concerne la problématique de la violence, la perpétuation, la permanence. En effet, on dit
en Afrique que la colonisation représente le règne de la violence par excellence. On peut ainsi
considérer par exemple que le lien que le traitement synthétique du temps établit entre les
différentes époques, est symbolique de la pérennisation de cette violence.
Dans ce sens, le temps historique des textes du corpus correspond à une ère globalement
caractérisée par une violence multiforme, où le commandement postcolonial a même dépassé
les limites des actes posés par le colonisateur en la matière. On se souvient encore du constat
du narrateur de Le mort vivant : « l’indépendance y a substitué une cruauté sans égale ».
Les conflits récents et même encore en cours dans la région d’Afrique centrale illustrent cette
violence devenue endémique. Si le temps historique évoqué s’étale globalement des années
1960 à la décennie 90 au moins, et couvre à la fois les « soleils des indépendances » et les
« soleils de la démocratie », cela semble relever de la volonté des auteurs de circonscrire les
limites temporelles de la culture de la violence en postcolonie. Sans doute devrait-on
également y voir une intention de caractériser cette large période comme une période de
terreur politique et policière. Il apparaît ainsi une certaine cohérence dans le fonctionnement
de l’espace et du temps de l’histoire : autant le premier renvoie à une aire de violence

404
CHEMAIN, A., « Une écriture plusieurs fois renouvelée : Emmanuel Dongala », in Notre Librairie.
Littérature congolaise, n°s 92-93, mars-mai 1988, p. 134.

198
caractérisée, autant le second évoque une époque également dominée par la même
problématique. S’agissant singulièrement du temps de l’histoire, les textes du corpus font une
référence constante aux années 60, années des indépendances africaines, considérées comme
seuil de départ d’une telle culture de violence. Cela ne manque pas de sens, ainsi que le dit
MONGO BETI : « L’indépendance, c’est à elle qu’il faut toujours revenir, comme la source
de nos malheurs »405.
Certes, le seuil de l’indépendance ne constitue pas toujours une limite étanche : « Souvent, le
besoin de comprendre et d’expliquer la faillite des indépendances amène les romanciers à
remonter à la période coloniale pour y rechercher les origines et les causes »406. Cette
connexion à la période coloniale est amorcée dans Les Petits Garçons […] de DONGALA et,
de manière pas très explicite, dans Le Paradis Violé de FWELEY. Mais l’intention
accusatrice de la nouvelle bourgeoisie africaine entraîne que la critique soit beaucoup plus
ciblée sur la période où celle-ci a pris en mains le destin de l’Afrique, sans que le colonisateur
ne soit tout à fait déresponsabilisé. C’est cette situation qui explique la référence constante à
l’indépendance, ainsi que le rappelle Guy OSSITO MIDIOHOUAN :
« Le principal ressort du nouveau roman politique tient au constat de l’échec des
indépendances. Celles-ci n’ont en fait été qu’une redistribution par le colonisateur du
‘’ Gâteau-Afrique ‘’ en parts baptisées ‘’ nations ‘’ pour flatter les appétits des ‘’ élites
locales’’ et obliger ces dernières vis-à-vis de lui.
Soutenues et aidées par le maître de toujours, les nouvelles bourgeoisies africaines
mettent en place un système de conservation de pouvoir fondé sur la répression, le
parti unique et le règne sans partage d’un ‘’ homme fort’’. Une oligarchie corrompue,
préoccupée par-dessus tout par son propre enrichissement, se trouve ainsi investie du
pouvoir au profit de l’étranger qui veille au grain. Le peuple quant à lui continue de
trimer pour les autres, pour une survie (matérielle, morale…) sans cesse plus
misérable. L’indépendance ne lui a apporté […] ‘que la carte d’identité nationale et
celle du parti unique’. Cette situation annihile tous les espoirs suscités auparavant par
la fin de l’ère coloniale et fait de l’indépendance l’imperturbable cheminement d’une
frustration séculaire »407.

C’est donc comme point de départ d’un long « cheminement », qui inclut d’autres étapes
postérieures, que l’indépendance est ainsi évoquée.
L’analyse des référents temporels sous cette rubrique tend à conforter ce que pense
GOLDENSTEIN, à savoir que dans un roman, « le temps historique peut se situer à une
époque contemporaine du romancier »408. Un tel choix d’écriture se rapporte sans doute à la

405
BETI M., L’Histoire du fou, paris, Julliard, 1994, p. 13.
406
MIDIOHOUAN, G. O., L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, Paris,
l’Harmattan, 1986, p. 208.
407
Idem, p. 208.
408
GOLDENSTEIN, J.-P., op. cit. , p. 105.

199
vision de celui-ci. Ici encore, on se rapproche de Marcel VUILLAUME pour qui l’inscription
du temps sur l’histoire peut révéler un enjeu dans la stratégie scripturale de l’auteur :
« […] dans les romans, le recours au moment de la production du texte vise le plus
souvent un effet précis. En faisant allusion à son époque, l’auteur cherche à suggérer
l’existence d’une continuité entre le temps où se déroulent les événements fictifs du
récit et celui où ont lieu les faits réels dont les lecteurs peuvent être les témoins »409.

On peut dès lors comprendre que le temps historique ainsi mis en évidence dans les textes du
corpus joue un rôle pertinent par rapport à l’expression de la violence. Outre la référenciation
de la problématique de la violence à une époque chaotique de l’histoire des deux Congo, ou,
comme le dit NGANDU dans son roman, à « un siècle de débâcle ininterrompu » (pp. 174-
175), on peut également s’interroger sur les rapports entre l’expression de la violence et les
autres temporalités exploitées dans les textes du corpus.
4. 2 Le temps de la fiction
Le temps de la fiction peut être étudié sous deux aspects annoncés précédemment : la durée
des événements racontés et la notation du temps romanesques dans les textes du corpus410.
4. 2. 1 La durée des événements racontés
Il faudrait bien en convenir : « […] l’histoire [est] une suite d’événements […] toute histoire,
en effet, a un point de départ et un point d’aboutissement »411. Il va sans dire que tout
événement occupe une certaine tranche de temps dans son déroulement. Ce temps, cette
durée, peut varier selon les circonstances ou la nature même des événements, ainsi que
l’explique GOLDENSTEIN : « le temps de la fiction ou temps raconté, représente la durée du
déroulement de l’action […] il couvre une période de quelques heures, de quelques jours,
d’un mois ou bien s’étend sur des années voire sur plusieurs générations d’une famille »412.
Dans les textes du corpus, la durée des faits rapportés est diversement perceptible : soit
qu’elle est assez facilement déterminable et les textes en fournissent les traces, soit qu’elle
n’est pas du tout suggérée et il faut une attention particulière pour tenter de l’appréhender.
Dans Le Paradis Violé de FWELEY, par exemple, il est ainsi difficile de dire combien de
temps durent réellement les faits narrés, c’est-à-dire quand ils commencent et quand ils se
terminent. Certes, le narrateur donne quelques précisions dans certains cas. Ainsi, en ce qui
concerne l’activité du personnage du fou Zoa, il signale que « cela fait vingt-cinq ans qu’il
parle, qu’il crie sa révolte. Vingt-cinq ans. Toute une vie de chien » (p. 98). Mais on ne sait
pas déterminer avec exactitude à partir de quel moment il calcule la durée de l’action de Zoa.
409
VUILLAUME, M., op. cit. , p. 27.
410
La question de la narration fera l’objet d’un chapitre à part dans la suite de celui-ci.
411
DUMORTIER, J.-L., & alii, Pour lire le récit, Paris/Bruxelles, De Boeck/Duculot, 1990, p. 51.
412
GOLDENSTEIN, J.-P., op. cit. , p. 106.

200
Dans la logique de ce que dit Mongo Beti, on peut supposer que le point de repère, c’est
l’année de l’indépendance (1960). Pourtant, on sait aussi que Zoa est actif bien avant
l’indépendance même. De plus, au moment où le narrateur fait le compte de ces années, le
récit est loin d’être fini et Zoa continue d’être actif jusqu’à son assassinat. Les vingt-cinq ans
indiqués seraient-ils alors comptés à partir des années d’éveil à l’indépendance (1958-1959),
ou à partir de celle-ci même ? Constitueraient-ils une durée partielle de l’action de Zoa ?
En ce qui concerne le héros Mwana, la difficulté de délimiter ses actions dans le temps est
réelle : on sait seulement qu’il a passé l’enfance dans le silence de la tradition, qu’il a quitté
son pays pour étudier en Occident et qu’il est revenu au pays « un jour de juillet ». L’âge du
personnage au moment du voyage n’est pas révélé ; la durée du séjour en Occident est
simplement estimée à « tant d’années d’absence » par rapport à son pays. Le temps entre ce
voyage et le retour au bercail est évalué en termes de « plusieurs années déjà » (pp. 19, 178).
Le narrateur explique encore : « pendant les années qui le séparaient de ce présent retour, ses
idées avaient mûri » (p. 21). On constate que le référent « Un jour de juillet » marque un
tournant décisif pour le héros : son retour le lance dans un combat contre la tyrannie. La durée
de ses actions sera désormais quotidienne : « Chaque jour, Mwana [est] dans les rues » (p. 14)
pour observer les faits sociaux qui nourrissent la réflexion préalable à son action. Dans ce
sens, le temps lui-même est vécu de deux manières. La première possibilité est que le
personnage confronte les périodes de l’histoire en termes d’avant et d’après. On se trouve
dans ce cas devant des situations contrastées illustrées par les séquences ci-dessous :
- « Un jour de juillet, Mwana décida de rentrer dans son pays » vs « Maintenant finie
l’errance, fini l’éloignement » (p. 17) ; « Quand Mwana quitta son pays, il y a plusieurs
années déjà, Kinsassa entrait lentement mais sûrement dans une phase de relance économique,
la politique de croissance venait d’être lancée et l’espérance était au rendez-vous » vs
« Comme c’est maintenant terrible de vivre à Kinsassa » (pp. 17, 25) ; « Il fut un temps où les
traditions étaient simplement respectées » vs « Maintenant, personne ne reconnaît
l’emplacement [de la tombe d’une icône de la tradition] » (p. 37), etc.
L’autre possibilité est que le temps est perçu sous forme d’un échéancier : « L’anniversaire de
l’indépendance arrive dans quelques jours » ou « le troisième jour du mois, le régime
s’écroula » (pp. 14, 164), etc. Un tel traitement du temps signale bien un écoulement de celui-
ci, mais ne permet pas de déterminer la durée exacte des événements dans le roman. On en est
donc réduit à formuler une hypothèse à ce sujet. On pourrait considérer les vingt-cinq d’action
de Zoa comme incluant à la fois le temps de sa lutte pour l’indépendance, puis, après
l’obtention de celle-ci, d’une partie de son combat contre la dictature. On pourrait également

201
concevoir que cette tranche de vingt-cinq ans couvre l’enfance et le voyage du héros Mwana.
On pourrait donc imaginer que c’est pendant que Zoa est déjà actif sur la scène politique
nationale, que Mwana voit le jour, entame des études qu’il va finir en Occident. Les deux
personnages ne se rejoignent ainsi dans leur lutte contre la dictature qu’après le fameux « jour
de juillet ». C’est à partir de ce moment que leur combat se poursuit à l’unisson jusqu’au
changement de régime, c’est-à-dire l’instauration d’une nouvelle ère politique (démocratie).
Mais si l’on suit les grandes étapes du parcours de Zoa par exemple, on passerait de l’époque
de l’éveil à l’indépendance (fin de la colonisation), à celle de l’indépendance effective, puis à
celle de la dictature et enfin à celle de la démocratie. Pour le héros Mwana, qui n’a aucune
référence autour de la période de l’indépendance, sa trajectoire est simplement marquée par
les périodes de son enfance, de ses études, de la dictature et enfin de la démocratie. En
l’absence de tout autre indice temporel, on pourrait ainsi estimer la durée des faits racontés
dans le roman de FWELEY à plusieurs décennies à partir du tournant de l’indépendance. En
clair, la durée des événements correspondrait à toute l’histoire de l’Afrique indépendante, à
toute la période contemporaine, donc à plus de trente ans (de l’indépendance, en 1960, à la
démocratie, début 1990). Une telle durée conforterait le rapport du roman à l’histoire des pays
représentés (cf. temps historique) ; histoire sombre donc sur toute la ligne, que le roman
représenterait et dénoncerait en vue de la changer, ou du moins, d’inciter à en modifier le
cours.
La situation présentée dans Le Doyen Marri de NGANDU se rapproche de beaucoup de celle
décrite dans Le Paradis Violé : la durée des faits rapportés n’y est pas clairement déterminée.
Le héros Sadio Mobali et son Oncle effectuent un voyage d’un jour, du village à la ville, pour
inscrire Sadio Mobali aux examens d’État. Deux jours suffisent à l’Oncle pour régler
mystérieusement le problème et offrir le diplôme d’État à son neveu en vue d’accéder à la
faculté de médecine (pp. 42-44). Car l’objectif de l’Oncle est de faire du héros un médecin
pour le prestige du clan. L’arrivée sur le campus de l’université coûte à Sadio Mobali deux
jours d’attente à la gare de train et plusieurs autres jours de voyage avant d’atteindre le site.
En dehors de ces indications et surtout à partir de l’entrée de Sadio Mobali à l’université, la
durée des actions n’est quasiment plus signalée. On sait que tout se passe au temps d’une
république (pp. 50-52) et que Sadio Mobali finit par obtenir son diplôme de médecine. Il
officie même comme responsable dans une clinique de campagne. Mais ni la durée de ses
études, ni celle de son travail à la clinique n’est connue. Cependant, les propos déjà évoqués
du narrateur à la fin du roman permettent de construire une hypothèse.

202
« Maintenant que les tyrans qui avaient torturé son peuple avaient été dépecés et
réduits en cendres, il sentait en lui un souffle véhément qui le soulevait, jusqu’à
atteindre les cimes les plus élevées des montagnes. Il avait lutté contre les dictateurs
sanguinaires. Il avait vaincu les monstres […]. Il serrait entre les doigts une laisse
rude. Sa Liberté, et pour l’éternité ».

Ce témoignage du narrateur permet de supposer que les événements racontés dans Le Doyen
Marri ont duré plusieurs années, ne serait-ce que pour les études du héros. Cette durée
pourrait s’étaler sur une période marquée par le règne de la dictature dans le pays de Sadio
Mobali. Elle pourrait également être étendue à une nouvelle ère qu’annonce la fin de la
dictature et qui rapporte sa liberté à Sadio Mobali (même si dans le contexte du roman, ce mot
peut tout aussi signifier la mort). Dans la logique de l’évolution politique de la société décrite
dans le roman, la durée des événements pourrait en définitive couvrir les décennies de
dictature et l’époque de la démocratie naissante ; ce qui correspondrait à toute la période
d’après l’indépendance.
On rencontre la même difficulté à mesurer la durée des événements dans Pleure Ô Pays […]
d’ILUNGA. On ne sait à quel moment débutent les faits que rapporte le roman. Le texte
mentionne bien pour le héros Justin un emprisonnement qui dure quatre ans et un exil forcé au
village natal pendant une période de six ans. Il signale également les trois jours et deux nuits
du voyage retour de Justin vers la capitale Selele (pp. 14, 16). Mais pour le reste, la durée des
actions ne se mesure plus qu’au rythme des heures qui succèdent aux heures, des jours aux
jours, des mois aux mois, des années aux années et des dictatures aux dictatures413.
Même le moment où, à la fin du roman, le héros Justin et sa compagne sont forcés de fuir leur
pays, n’est pas déterminé. Le narrateur se borne à indiquer le résultat de leurs démarches
comme l’aboutissement d’un long cheminement, donc la fin d’une certaine tranche de temps :
« Au bout du compte, nous obtînmes, non sans peine, les papiers, le nécessaire pour le voyage
vers le pays de la liberté. L’Occident nous ouvrit ses portes. Statut : Réfugiés politiques » (pp.
139-140). Il s’ensuit une difficulté réelle à délimiter avec précision les événements narrés
dans une tranche de temps quelconque. Cependant, ces événements se produisant sous
différents régimes dictatoriaux (Macrocéphale, Uka Uka), on en serait amené à en faire
correspondre la durée à celle de ces systèmes politiques. Or, on sait que les systèmes
dictatoriaux ont cours en Afrique juste après l’indépendance et qu’ils prennent théoriquement
fin au début des années nonante. L’absence d’indications précises de la durée totale des
événements devrait donc, comme dans Le Paradis Violé de FWELEY et Le Doyen Marri de

413
ILUNGA K., B., op. cit., pp. 49, 23, 39, 137.

203
NGANDU NKASHAMA, signifier et renvoyer à la durée du règne de la dictature, lui-même
supplanté par le régime démocratique.
Mais le roman le plus « muet » sur la durée des événements, c’est sans doute Les Fleurs des
Lantanas de TCHICHELLÉ. Ce texte fournit en effet très peu d’indications de nature à aider
le lecteur à déterminer la durée exacte des faits racontés. On sait seulement que seize ans
séparent la fin du séjour du héros Bukadjo au village de Nyandarwa (où il a été tué) du
moment où le narrateur en fait le récit (p. 148). Il est probable que ces seize ans représentent
également la durée totale du récit, mais on ne saurait l’affirmer catégoriquement d’autant que
d’autres péripéties se développent même après la mort de Bukadjo. Ainsi par exemple,
l’ancien et redoutable préfet Motungisi, qui a ourdi l’assassinat du héros, s’envole-t-il en
noces avec Gazi Yana, l’ex-maîtresse du médecin. Il faut dire que cette femme est la pomme
de discorde entre Bukadjo et le dignitaire. Celui-ci l’épouse en l’absence de celui-là et au
moment où il devient ministre de l’intérieur, c’est-à-dire au moment où sa puissance se
décuple. Un autre fait qui prolonge le récit après la mort du héros, c’est le voyage pour
l’Europe de Dumuka, l’unique fils que Bukadjo a eu avec Gazi Yana.
En fait, les moments du début et de la fin du récit restent vagues, indéterminés. À ce sujet, les
sous-titres des trois parties respectives du roman pourraient se révéler significatifs d’une
durée tout aussi indéterminée : « Ce jour-là », « Des semaines, des mois » et « des années et
des années »414 tendent à suggérer une successivité infinie et donc un étalement prolongé des
événements dans le temps. Or, les temps représentés dans le roman se référent au présent
d’une dictature. On pourrait, ici encore, faire correspondre la durée des événements à celle du
système politique qui en est comme le cadre temporel général. Dans ce sens, le traitement du
temps/durée dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ serait identique à celui observé
dans Le Paradis Violé de FWELEY, Le Doyen Marri de NGANDU, et Pleure Ô Pays […]
d’ILUNGA. Par contre, deux des six textes du corpus, à savoir Les Petits Garçons […] de
DONGALA et Le mort vivant de DJOMBO, offrent un traitement différent de la durée. Ici,
les limites temporelles des événements peuvent être établies assez aisément.
Les Petits Garçons […] est un roman qui s’ouvre sur la naissance synchrone du récit et du
héros. Pour ce dernier, la naissance est datée au 15 août 1980 (v. supra). À la fin du roman, le
héros est âgé de presque seize ans (p. 298). On serait donc en 1996 lorsque les événements se
terminent. Le récit durerait ainsi seize ans depuis la naissance du héros Matapari. Mais le
roman rapporte également des faits survenus vingt ans plus tôt avant la naissance du héros,

414
TCHICHELLE T., F., op. cit. , respectivement pp. 9, 53, 131.

204
c’est-à-dire en 1960. La durée totale des faits racontés serait donc de trente-six ans au moins
(1960-1996), soit la quasi-totalité de la période écoulée depuis l’indépendance du pays.
Dans Le mort vivant de DJOMBO, la durée des événements est de quatre ans, plus exactement
« quatre ans et trois mois » (pp. 172, 152). Le héros exprime lui-même la durée de sa captivité
– et c’est l’événement essentiel du roman – dans un style africain caractéristique : « […] mes
parents [dit-il] avaient vu cinquante-deux lunes enjamber le ciel et compté quatre saisons
sèches et cinq saisons de pluies depuis la tragique disparition de leurs rejetons » (p. 133). Le
contexte du roman renseigne que ces quatre ans constituent une durée qui se rattache à la
période de la dictature.
On voit, en définitive, que le temps/durée est diversement traité dans les textes du corpus. Ce
traitement diversifié n’empêche cependant pas d’entrevoir globalement un certain rapport
entre ce temps/durée et l’époque des événements. Celle-ci couvrant les années de
l’indépendance, de dictature puis de la démocratie. Mais par rapport à la problématique de la
violence, le temps de la fiction semble également jouer un certain rôle, notamment par la
manière dont il est noté dans les textes analysés.
4. 2. 2 Une notation imprécise et expressive du temps romanesque
Parmi les différentes manières de noter le temps romanesque, GOLDENSTEIN signale « les
formules qui parsèment […] les chapitres, indiquent la succession des événements et donnent
directement […] l’illusion de la fuite du temps : un matin, le lendemain, un jour d’octobre,
deux jours plus tard, quelques semaines passèrent, etc. »415. Dans les textes du corpus, des
formules de ce genre, et d’autres encore, sont exploitées. Il s’agit généralement de déictiques
et d’expressions diverses qui marquent la chronologie ou l’écoulement du temps. Par
« déictiques », il faut entendre des expressions au contenu défini, tel que le conçoit Adolfo
ZOILA :
« [Des] particules lexicales destinées à désigner, à localiser, à orienter […] : adverbes
indicateurs phrastiques qui renvoient aux temporalités chronologiques admises : le
passé, le présent, le futur. Ensuite, les verbes, les modes, les temps, leur conjugaison,
permettent de préciser de quel passé (prochain, lointain, immédiat, hier ou autrefois) il
s’agit ; de même pour le futur, pour le présent, des particules s’inscrivent aussi »416.

Pour Marcel VUILLAUME, le terme renvoie bien aux adverbes de temps et aux morphèmes
verbaux temporels ; mais il ne s’agit pas de n’importe lesquels, bien plutôt de ceux

« […] qui ont la propriété commune de ne pouvoir être définis que par
référence à leur emploi. […] Seules les expressions déictiques [aujourd’hui,
hier] sont donc authentiquement temporelles. […] tous les autres termes
415
GOLDENSTEIN, J.-P., op. cit., p. 107.
416
ZOILA, A. F., loc. cit. , pp. 32-33.

205
analogues [le lendemain, la semaine suivante, etc.] méritent plutôt l’appellation
d’expressions chronologiques »417.

C’est que les textes du corpus contiennent différents indicateurs temporels qui fonctionnent de
telle sorte que la notation du temps de la fiction reste généralement imprécise. Les textes
fournissent des indicateurs temporels variés de type : « depuis que nous vivons ensemble»,
« pendant longtemps», « cette nuit-là», « depuis une semaine », « le lendemain matin»418;
« un jour de juillet] », « chaque nuit », dans Le Paradis Violé de FWELEY (pp.17, 21) ; « ce
soir-là », « un certain mardi 06 avril », « vers huit heures du matin »419. On trouve également
des indicateurs temporels on ne peut plus précis, du type « depuis huit heures, jusqu’à seize
heures […] Toute la journée », « quatre ans de prison », chez FWELEY (pp. 49, 46) ;
« durant deux mois » ou encore « demain à dix heures », chez DJOMBO (pp. 53, 73), etc.
Mais dans l’ensemble, on peut considérer, ainsi que le constate KAZI-TANI, que « c’est
d’une manière vague que les déictiques montrent l’écoulement du temps »420. Par rapport à la
problématique de la violence, il semble que la plupart de ces indicateurs confèrent à la
notation du temps une valeur expressive. Cette expressivité est traduite sans doute aussi par
l’idée de la fuite du temps dans certains cas, mais en général beaucoup plus par la notion de
durée que ces indicateurs expriment dans la situation des personnages. Or, celle-ci est
essentiellement référée à des circonstances de violence ou à des épreuves difficiles. Il pourrait
donc y avoir une corrélation entre la notion de temps-durée et l’expression de la violence.
Les informants temporels analysables à cet effet sont nombreux et la plupart varient des
secondes aux saisons, des minutes aux heures, des jours aux semaines, des mois aux années
ou aux siècles, etc. La notion de durée ainsi exprimée est souvent renforcée par certaines
modalités verbales. C’est sans doute dans ce sens que Michel PICARD considère que « les
temps des verbes dans la fiction […] sont […] des données d’une lecture du temps »421.
En effet, comme l’indiquent ARRIVÉ et ses pairs, « le rôle du verbe est de permettre […] de
situer dans le temps le déroulement des actions ou des événements »422. Le temps verbal le
plus associé à l’expression de la notion de durée est ainsi l’imparfait de l’indicatif. Il s’agit ici
d’une conception traditionnelle de la grammaire qui attribue à ce temps un aspect duratif.

417
VUILLAUME, M., op. cit, pp. 15-16.
418
DJOMBO, H., op. cit., pp. 27, 28, 29, 35, 41.
419
ILUNGA K., B., op. cit. , pp. 9, 22, 57.
420
KAZI-TANI, N. A., op. cit. , p. 47.
421
PICARD, M., op. cit., p. 54.
422
ARRIVE, M. & alii, cités par PICARD, M., idem, p. 49.

206
Pour Michel PATILLON, par exemple, « l’imparfait présente les faits comme s’étalant dans
une durée plus ou moins longue sur l’axe du temps »423. C’est le même point de vue
qu’expriment DAMOURETTE et PINCHON que reprend Marcel VUILLAUME. Pour eux,
l’imparfait montre un phénomène dans une « durée vivante » et l’exprime comme « actuel »,
424
c’est-à- dire dans un « passé actualisé, vu dans sa durée » . Mais d’autres conceptions
existent qui, comme celle de Christian TOURATIER, contestent, ou, à tout le moins,
nuancent le caractère duratif de l’imparfait :
« […] On ne peut pas dire, contrairement à ce que croient facilement les grammaires,
que la durée fasse partie de la signification même de l’imparfait. Car des procès qui
n’ont pas duré peuvent très bien être à l’imparfait […]. Si l’on a assez souvent
l’impression que l’imparfait correspond à un procès d’une certaine durée, cela vient du
sémantisme même du verbe utilisé ou du sémantisme de certains constituants du
contexte […]. Mais cela peut aussi venir du simple fait qu’une action passée qui n’est
pas présentée comme expressément délimitée, puisqu’elle est à l’imparfait, est
opposée ou mise en relation avec un événement au passé simple, qui, à cause du
signifié même de ce morphème, est bien délimité dans le temps. Par lui-même en effet,
l’imparfait ne signifie pas un passé non délimité »425.

En dépit de la divergence de ces points de vue, on peut en tirer un avantage pour considérer
que le caractère duratif de l’imparfait découle à la fois de l’organisation textuelle (interaction
avec d’autres modalités verbales temporelles par exemple) et du contexte sémantique dans
lequel il est employé. Quoi qu’il en soit, c’est à l’aune de différentes expressions temporelles
et/ou verbales contextualisées que sera appréhendée la pertinence du temps-durée par rapport
à la question de la violence dans le corpus. Ainsi, par exemple, lorsque, dans Pleure Ô Pays
[…] d’ILUNGA KAYOMBO, le héros Justin informe ses interlocuteurs de ses « six ans » de
séjour au village, il suggère par là la durée de son exil forcé, un acte de violence imposé par le
régime du tyran Macrocéphale (p. 14). Ces six longues années succèdent à une autre longue
période de violence vécue antérieurement par le personnage. Il s’agit de ses « quatre ans
d’emprisonnement » (p. 61). Le temps-durée ainsi évoqué et précisé grâce à ces expressions
temporelles fait percevoir la durée de la violence subie par le personnage. Il faut rappeler que
Justin est marié et père de trois enfants ; il a en plus un emploi dans la fonction publique.
L’exil forcé et l’emprisonnement l’empêchent d’assumer ses responsabilités. La violence
produite par ces deux actes politiques est préjudiciable non seulement au personnage lui-
même, mais aussi à sa famille et à son emploi. Les longues années que durent ces actes

423
PATILLON, M., op. cit., p. 14.
424
V. VUILLAUME, M., op. cit., p. 17.
425
TOURATIER, C., « L’imparfait, temps du passé non marqué », in BORILLO, A. (direction de-), Regards sur
l’aspect, Amsterdam/Atlanta, Ed Radopi B.V, 1998, pp. 23-24.

207
laissent percevoir la durée des désagréments et des privations que ceux-ci génèrent. Le
rapport entre le temps - durée et la violence subie par Justin peut ainsi être mieux appréhendé.
On peut considérer un autre cas de figure pour illustrer ce rapport temps-durée et violence :
lorsque le narrateur rapporte l’épisode du retour de voyage du président Macrocéphale, le
temps-durée est toujours indiqué en rapport avec une situation de souffrance :
« Prévu pour onze heures, l’atterrissage de l’avion présidentiel n’eut pourtant lieu que
vers seize heures. Tout Selele [Capitale du pays], comme d’habitude en pareille
circonstance, avait été mobilisé pour accueillir, ovationner le Roi, le Sauveur […]
Ainsi, depuis huit heures, jusqu’à seize heures, des mamans, des papas, des jeunes, des
mioches, des vieillards, ce peuple mal loti de la terre attendit son roi […] Toute la
journée. Sous un soleil ardent. Malgré la faim et la soif » (p. 49).

Certes, le procès au passé simple définit un instant achevé, mais les longues heures d’attente
rendues par les indicateurs temporels « depuis huit heures, jusqu’à seize heures » et « Toute la
journée », correspondent ici à la durée de la violence des privations et de la torture (faim, soif,
chaleur) endurées par le peuple. Le caractère violent de cette très longue attente pour un
simple accueil s’accentue du fait de sa dimension idéologique, et donc de son caractère
contraignant.
Plus les actes de violence durent dans le temps, plus les victimes en subissent les effets
néfastes. La longueur du temps traduit de ce fait la durée du supplice pour le personnage-
victime. Le mort vivant de DJOMBO fait également et même très fréquemment percevoir au
lecteur un rapport identique entre le temps-durée et la violence, notamment dans la situation
du narrateur Joseph Niamo. Celui-ci décrit, entre autres actes de violence, son coma de
quarante huit jours, ses « cent cinquante jours au cachot », ses « cinq mois d’obscurité [cachot
non éclairé]» et surtout ses « quatre ans et trois mois » de captivité au Yangani. Cette
dernière durée équivaut à « cinquante-deux lunes, quatre saisons sèches et cinq saisons de
pluie » de deuil, de larmes, de tristesse, bref, de malheur imposé à sa famille 426. Dans ce
roman de DJOMBO, la notion de durée est aussi rendue par des situations d’attente qui
constituent pour le héros des épreuves difficiles à surmonter. La longue attente exerce une
torture morale supplémentaire sur le héros qui vient de subir des sévices physiques d’une
horreur effroyable dans une cellule: « Je restai là, un long moment à attendre, je ne savais qui,
ni quoi. Dans cette attente infinie, mes compagnons [les bourreaux] se taisaient comme des
troncs d’arbres. […] Combien de temps s’écoula-t-il ainsi ? Trois, quatre heures peut-être
dans ces lieux où le temps était figé » (p. 50). Les nerfs du héros prisonnier sont encore mis à

426
DJOMBO, H., op. cit. , pp. 61, 84, 152, 133.

208
l’épreuve lorsque lui sont annoncés sa réception et son interrogatoire par le tyran. Le
phénomène d’attente lui cause un préjudice énorme sur plusieurs plans :
« C’était donc vrai que je serais reçu par le président ou par une autorité du pays. […]
je passai une semaine perturbée d’euphorie, de doutes et d’angoisses, qui me parut la
plus longue semaine que j’aie jamais connue. Puis, quand arriva le jour tant attendu, je
me sentis encore plus excité. D’heure en heure, je pensais que le gardien […] me ferait
signe qu’il était temps de partir. Mais rien ne venait. […] il était inimaginable que je
serai reçu à midi. Mon espoir, notre espoir fut porté d’abord sur l’après-midi, ensuite
vainement dans la soirée. La migraine qui m’assiégea dans la nuit n’eut pas d’autre
cause que ma déception de n’avoir pas été reçu. […]. Le lendemain, nous nous
soumîmes, mon gardien et moi, à la même attente d’un appel. La journée s’écoula
lentement, au rythme où mourait l’espoir. Mon mal de tête redoubla d’intensité et la
fièvre arriva au galop. Cinq jours passèrent dans l’angoisse de cette attente. […]
j’avais pris l’habitude d’attendre vainement » (pp. 85-87).

Même lorsque le héros doit comparaître devant la cour martiale, il est une énième fois le jouet
d’une attente insupportable. Il en parle avec un air de lassitude et de résignation. C’est déjà là
un effet négatif sur son moral : « Le matin, on me donna une tenue pénale assez propre et on
m’autorisa à prendre une douche, moi aussi. On viendrait me chercher. À quelle heure ? Il
fallait attendre, il ne m’appartenait pas de décider, sinon de me laisser aller indéfiniment dans
l’attente impassible » (p. 102).
Les différents indicateurs temporels relevés jusqu’ici peuvent être rapportés à une sorte de
datation déictique interne à l’univers de chacun des personnages évoqués. Cette manière de
datation met en évidence la notion de durée des actes ou des situations de souffrance vécues
par ces derniers. On sait du reste qu’« un déictique de temps, quel qu’il soit, ne peut désigner
un segment temporel plus bref que celui qui lui sert de repère »427.
Les expériences vécues par les personnages-victimes s’inscrivent ainsi dans des segments de
temps assez longs pour être supportables : six ans d’un exil forcé et donc brutal au village
pour le citadin Justin, dans Pleure Ô Pays […], ressemblent à une descente aux Enfers. Du
reste, le héros lui-même qualifie cet exil de « séjour littéralement infernal ». Justin, le banni
de la ville, en paie un très lourd tribut. Il y perd toute sa famille : « Lili, ma chère épouse,
Dudu et Jackson, mes enfants chéris, reposent quelque part dans la terre inhospitalière de ce
maudit village » (p. 22), explique-t-il. En plus, il y a ces quatre ans de cachot pour ce même
personnage, signe du comble de l’arbitraire. Un tel emprisonnement, surtout dans un cachot,
n’est conforme à aucune législation. Il est simplement hors normes, puisque l’enfermement
dans un tel lieu ne devrait pas excéder quelques heures, voire quelques jours. De même, une
journée entière d’attente, fût-elle d’un président, représente pour le peuple, dans ces

427
VUILLAUME, M., op. cit. , p. 26.

209
conditions de contraintes et de privations, un aspect du calvaire quotidien. C’est aux mêmes
images de violence et de souffrance que renvoient, dans Le mort vivant, les quarante-huit
jours de coma de Joseph Niamo, ses cent-cinquante jours de cachot, ses longs mois
d’obscurité, etc. Toutes ces séquences, aussi longues fussent-elles, s’intègrent elles-mêmes
dans une période de souffrance et de violence beaucoup plus longue encore, telle que la
représente le temps de l’histoire. Elles se rattachent donc à une époque de violence.
Mais le rapport du temps- durée à la violence, perceptible également dans d’autres textes du
corpus, est parfois exprimé par la modalité verbale de l’imparfait de l’indicatif qui inscrit
l’exercice de la violence dans la continuité, la permanence. C’est alors d’une violence
endémique, illimitée dans le temps, qu’il s’agit. Le narrateur de Le Paradis Violé de
FWELEY peut ainsi faire cette triste observation dans le pays qu’il décrit : « la tyrannie tirait
en longueur et les gens attendaient […] les gens mouraient à force d’attendre. On comptait
déjà les morts par milliers. Chaque jour des gens mouraient » (p. 17). Le temps-durée évoqué
par le fait de « tirer en longueur », d’« attendre », de « mourir » ou de « compter » ne peut être
estimé de manière précise. Il est en fait indéterminé et l’indétermination équivaut ici à une
illimitation dans le temps, à la permanence. On retrouve ici l’aspect duratif de l’imparfait
souligné par Michel PATILLON. La permanence de la mort est associée à l’« éternité » de la
tyrannie par le biais modal de l’imparfait duratif. Dans ce sens, même quand on compare la
situation des personnages victimes à un enfer, le rapport de durée ressort toujours comme
terme de liaison entre les deux univers. Bernard BACHELET citant Michel HALIN,
explique :
« L’un de ces traits caractérise l’éternité infernale comme un temps qui n’en finit pas.
Les tortures subies : car les hommes [victimes] n’ont pas l’initiative de l’action, ils
sont réduits à endurer passivement les supplices ; les tortures apparaissent ainsi
d’autant plus cruelles qu’elles durent, durent »428.

On pourrait grosso modo établir une manière d’équation : « éternité » de la tyrannie pour le
commandement égale « éternité » de la souffrance ou « éternité » infernale pour les victimes,
c’est-à-dire que tant que la tyrannie perdure, le calvaire des victimes est loin d’être fini.
D’autres illustrations du rapport temps-durée/violence, révélé par la modalité de l’imparfait,
concernent la situation de Joseph Niamo dans Le mort vivant de DJOMBO. Par exemple,
lorsque ce personnage torturé est grièvement blessé dans sa cellule, il indique :
« Des heures s’écoulaient […]. Quelques jours passèrent où je restai sans eau, ni
nourriture, sans soins. Ma blessure commençait à suppurer. Pour échapper à la
souffrance qui réduisait mon être, je me réfugiais dans l’avenir. Sur l’échelle du temps,
428
BACHELET, B., L’espace, Paris, P.U.F, 1998, p.22.

210
je traçais une ligne imaginaire au-delà de laquelle mes souffrances cesseraient
d’exister. Ma mélancolie fut sans limite. […]. Il fut impossible de tromper la douleur
implacable. Ma souffrance s’enflammait à mesure que le temps passait » (p. 68).

La violence de l’incarcération et de la torture subie par Joseph s’inscrit dans un temps durable
traduit par l’imparfait de l’indicatif. Certes, le passé simple exprime aussi cette situation de
violence, mais en installant celle-ci dans une durée assez courte : « Quelques jours passèrent
où je restai sans eau, ni nourriture, sans soins ». Mais ces instants brefs contrastent avec une
situation globale inscrite dans la durée. Certains compléments qui accompagnent le passé
simple signalent d’ailleurs cette notion de durée : « Ma mélancolie fut sans limite » (nous
soulignons). On peut dire par exemple que l’imparfait duratif dans les phrases extrêmes du
début et de la fin de cet extrait, à savoir « Des heures s’écoulaient […] ma souffrance
s’enflammait à mesure que le temps passait », rend sensible « la cruauté de l’attente, le
tragique d’événements [et] l’imminence d’une catastrophe »429. Cette cruauté de l’attente, ce
tragique des situations, l’imminence d’une issue fatale génèrent des conditions d’enfer que le
héros martyrisé vit pendant toute la durée de son incarcération. Il lui arrive ainsi, au bord de la
rupture, de remarquer l’effet néfaste du temps-durée sur sa situation : « Le temps passait, les
jours et les nuits se confondaient » (p. 56). On sait que ce temps qui passe n’est pas une bonne
nouvelle pour lui qui est aux prises avec la violence de la torture.
La situation générale des prisonniers dans Le mort vivant est d’ailleurs assez caractéristique
de l’association temps- durée et violence, traduite par l’imparfait d’habitude :
« Nos tristesses [indique Joseph] se transformaient en joie momentanée, quand nous
louions le Seigneur en chantant ensemble des cantiques […] les exécutions se
déroulaient dans la nuit. […]. Parmi les détenus, personne ne savait quand arriverait
son tour d’exécution. Chacun s’attendait à tout instant à vivre sa dernière heure » (p.
119).

Ce contexte de violence et d’angoisse n’est pas passager : les personnages détenus, à l’image
de Joseph, le vivent chaque jour et l’imparfait de l’indicatif en traduit bien l’idée de la
quotidienneté, de la permanence. C’est ce qu’illustrent les différents modes de trucidation
relevés précédemment et mis en œuvre pour les supplicier : « […] on décapitait […] on
étripait […] on fusillait […] on poignardait […] on électrocutait […] on faisait disparaître
[…] ». Ces actes de violence sont réguliers et, pour ainsi dire, permanents dans la situation
des personnages emprisonnés. Par la longue durée qu’en suggère l’imparfait, on perçoit aussi
le degré de violence pour les personnages et le tragique de leur destin. La notion de durée ou
de permanence signifie dès lors actualité. Actualité des faits de violence dans le quotidien des

429
LARTHOMAS, P., Le langage dramatique, Paris, P.U.F, 1980, p. 147.

211
personnages. C’est sans doute dans ce sens que DAMOURETTE et PINCHON, parlant de
l’imparfait, évoquent sa dimension de « durée vivante » ou de « passé actualisé ».
Cette notion de temps-durée non limité couplé à la production de la violence, est également
présente dans Le Doyen Mari de Ngandu NKASHAMA. Elle est illustrée par l’ordonnance
présidentielle « n° 00-00-00 », qui consacre les diverses formes de répression dans le pays.
Cette ordonnance est symboliquement signée « en date de : indéterminée » et « pour une
durée illimitée » (p. 50). Il faut comprendre par là que la répression ainsi instituée l’est non
pas pour une certaine période, mais pour tous les temps, pour une « éternité ». La menace de
la violence de la répression est donc permanente pour le peuple, puisque c’est contre lui que
l’ordonnance est prise. On voit donc que dans la notation du temps de la fiction, les auteurs
du corpus mettent l’accent sur la notion de durée pour suggérer la non-limitation dans le
temps de l’exercice de la violence. Une telle pratique corrobore le constat de Denise Coussy à
propos de la notation imprécise du temps dans le roman africain : « […] dans beaucoup de
cas, cette impossibilité de dater [ou de délimiter] permet de créer une impression d’éternité
indéterminée »430. Claire DEHON ajoute que « quand l’écrivain s’insurge contre un caractère
durable de la société, il n’a pas besoin de le situer dans le temps »431. L’indétermination de la
durée devient, dans ce cas, significative et elle suggère une prise de position.
On ne saurait par conséquent appliquer aux textes du corpus l’observation de Roland
BOURNEUF, à savoir que « les romans les plus significatifs des quarante dernières années
mettent volontiers l’accent sur l’instant plutôt que sur la durée »432. Le caractère indéterminé
et duratif du temps dans le corpus concourt à faire percevoir la durée de la souffrance des
personnages-victimes, c’est-à-dire la durée de la violence exercée par le commandement
postcolonial. L’indétermination de la durée signifie dès lors que la souffrance des victimes
continue jusqu’au temps présent et que l’exercice de la violence reste d’actualité. Gervais
HAVYARIMANA indique à juste titre que « la datation s’avère inutile puisqu’il s’agit d’une
histoire marquée par la permanence de la violence »433. Ainsi donc, la notation-durée du temps
se révèle pertinente par rapport à l’entreprise de violence, à laquelle participe du reste le
temps atmosphérique.

4. 3 La collusion du temps atmosphérique

430
COUSSY, D., op. cit. , p. 164.
431
DEHON, C., op. cit., p. 337.
432
BOURNEUF, R., L’univers […], p. 135.
433
HAVYARIMANA, G., Problématique de renaissance et évolution du roman africain de langue française
(1920-1980), Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 1992, p295.

212
On se rend bien compte que « si la société des hommes est cruelle, le monde naturel ne l’est
pas moins : il semble s’acharner sur l’individu, conjuguer ses efforts avec ceux de l’Histoire
pour l’anéantir »434. Il existe ainsi une sorte de connivence entre les éléments de l’atmosphère
et la production de la violence par les représentants du commandement postcolonial. On
trouve dans les textes analysés, une récurrence de références aux éléments du temps
atmosphérique (le soleil, la chaleur, l’air, le froid, etc.). En fait, la production de la violence
est souvent dépendante de certaines conditions atmosphériques. En fait, comme le dit
MULUMBA TUMBA, « les éléments naturels sont comme mis au service d’une entreprise de
destruction et de torture de la personne humaine »435.
4. 3. 1 Le soleil, l’air et la pluie
La perpétration de certains actes de violence dans différents univers décrits dans le corpus
semble intimement liée à certaines conditions atmosphériques, comme par exemple au
rayonnement du soleil. La lumière du jour encadre ainsi certains actes violents subis par les
personnages-victimes. L’arrestation du héros Justin, dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA
KAYOMBO, par exemple, survient en pleine journée alors qu’il enseigne dans une école (p.
138). Celle du médecin Bukadjo, dans Les Fleurs des Lantanas, s’opère le matin sur le
chemin de l’hôpital (pp.141, 144). L’enlèvement de Joseph Niamo, dans Le mort vivant, a
lieu « l’après-midi », en pleine promenade. Dans ce dernier cas, le temps piège le personnage
par sa beauté :
« Le ciel était couvert de nimbus qui faisaient perdre au soleil de son agressivité. Je
marchais [dit le héros] sans me presser, favorisé par la clémence du temps […]. Le
soleil déclinait vers la cime des grands arbres et dardait ses derniers rayons que l’eau
reflétait sur la végétation alentour » (pp. 36, 39).

L’interpellation du héros Mwana, dans Le Paradis Violé de FWELEY, se produit également


en pleine journée, au cours d’une conférence publique (pp. 162-163). Outre ces arrestations
qui concernent particulièrement les héros, les actes de violence diurnes relatifs à la répression
sanglante peuvent également être relevés. C’est le cas du massacre des chrétiens dans Pleure
Ô Pays […] d’ILUNGA (pp. 117-118). C’est aussi le cas de l’assassinat du fou Zoa et d’un
groupe d’universitaires, ainsi que du quadrillage de la cité universitaire dans Le Paradis Violé
de FWELEY436. La répression des manifestants revendiquant l’instauration de la démocratie
dans Les Petits Garçons […] de DONGALA437 en constitue une illustration supplémentaire.

434
PARAVY, F., op. cit., pp. 326-327.
435
MULUMBA T., op. cit. , p. 130.
436
FWELEY D., op. cit., pp. 164, 158, 105.
437
DONGALA B., E., op. cit. , pp. 215, 216, 219-222.

213
Dans toutes ces situations, la lumière du jour est perçue comme un adjuvant à la production de
la violence : elle facilite la traque des victimes, les dévoile aux yeux des bourreaux, les leur
livre en quelque sorte.
Le soleil lui-même est d’ailleurs particulièrement impliqué dans la souffrance ou la douleur
des personnages qu’il n’épargne pas, mais dont il accentue cruellement la peine. Le soleil
assume ici un rôle négatif qu’on lui attribue souvent en littérature : « Le soleil apparaît
comme l’un des pôles dominants de l’imaginaire romanesque. Extrêmement récurrent, voire
obsédant dans certaines romans, sa signification est rarement positive : il est le plus souvent
associé à la souffrance, la mort, l’oppression, la déchéance »438. Les textes du corpus
représentent ainsi le soleil comme une puissance malfaisante qui, en association avec d’autres
éléments atmosphériques (v. infra), constitue une sorte de conjuration contre les personnages-
victimes, contre le peuple. On est ici bien loin de la vision qui fait du soleil une puissance
bienfaisante et victorieuse des ténèbres, tel que le décrit largement Gilbert DURAND. Ce
dernier prévient cependant que « l’astre en lui-même peut avoir un aspect maléfique et
dévorant, et dans ce cas être un ‘soleil noir’ »439. C’est ce soleil dévorant ou anthropophage
comme un fauve ou un Ogre, que les textes exposent.
Dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ par exemple, le héros Bukadjo en subit un
pénible effet lors de son arrestation. Le narrateur précise à ce propos :
« Le docteur Bukadjo s’assit au fond d’une estafette […], un caporal armé d’un
pistolet lui passa les menottes aux poignets […]. Les rayons de soleil se brisaient
contre les vitres sales de l’estafette et le docteur ne tarda pas à ruisseler de sueur. Ce
four ambulant, bientôt, s’arrêta devant la prison centrale » (p. 44).

Ce soleil étouffant qui accompagne l’incarcération de Bukadjo accentue autant la violence de


l’acte carcéral que la fragilité du personnage-victime. L’impact du soleil, qui non seulement
étouffe le personnage, mais encore le fait « ruisseler de sueur », se conjugue à l’action
violente du commandement pour neutraliser la victime. Le Bukadjo qu’accueille la prison
centrale n’est déjà plus que cela : un jouet des humains (bourreaux) et des éléments de
l’atmosphère. Même quand son état s’empire à la suite de la torture et qu’il est transféré dans
un hôpital militaire, le soleil n’arrête pas de l’affliger encore : « la lumière du jour lui brûla les
yeux au point qu’il faillit perdre la vue » (p. 118). Cet acharnement du soleil se produit
également sur d’autres personnages de la catégorie du peuple. Par exemple, lorsque la vieille
Masika reçoit la nouvelle de l’arrestation de son fils Bukadjo, le soleil ne lui est pas favorable.

438
PARAVY, F., op. cit. , p. 302.
439
DURAND, G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétype générale, Paris,
[Bordas, 1969] DUNOD, 1992, 11ème éd., p. 168.

214
Le narrateur la plaint : « Pauvre Ma Masika ! Sous le soleil qui calcinait la rue sablonneuse et
jonchée de feuilles sèches, elle s’en allait, la tête baissée, lentement et muette comme une
tortue » (p. 13). De même, lorsque le docteur Ngwandi veut abuser de son autorité sur la jeune
Nwéliza, il l’embarque dans sa voiture et « ils traversèrent la ville sur laquelle le soleil coulait
tel un métal en ébullition » (p. 58) ; l’altercation entre le maréchal Sokinga et la même
Nwéliza a également lieu sous les « lames du ciel qui incendiaient l’air » en même temps que
les malades qui observent le fait (p. 15). Les miséreux villageois de Nyandarwa n’ont aucune
faveur du soleil : « Le ciel se dilate comme un métal dans un brasier. […]. Vivre à
Nyandarwa, c’est demeurer dans une fournaise si implacable […] » (p. 147). Le lynchage de
Gazi Yana par les villageois de Ntangu (village de Bukadjo) survient « sous l’incendie du
ciel » (p. 214), c’est-à-dire lorsque « le soleil brûlait les fronts » (p. 215) et que « les braises
[…] se détachaient du ciel » (p. 216). On voit aussi que le départ de Dumuka, le fils de
Bukadjo, pour l’Europe intervient au moment où « le soleil venait d’exploser sur le pays » (p.
218), comme pour suggérer la soustraction de cet enfant porteur d’espoir à l’action maléfique
de l’astre du malheur. Dans Le mort vivant, c’est un soleil particulièrement « bien haut dans le
ciel » qui encadre pareillement le transfert de Joseph Niamo vers la prison de l’île de la mort
(p. 115). C’est encore un soleil d’enfer qui, dans Pleure Ô Pays […], participe à la souffrance
d’un peuple déjà victime de la tyrannie. Le héros Justin, qui revient d’exil, en fait lui aussi,
comme Bukadjo, une expérience désagréable, ainsi qu’il l’explique lui-même :
« […] je débarquai sur la grande place du terminus. Un bataillon d’hommes y
grouillait dans l’attente fiévreuse d’un autobus. Je m’ajoutai à cette marée humaine. Je
cherchai un arbre, un hangar ou quelque chose qui m’offrirait un peu d’ombre. En
vain. Comme tout le monde, je dus finalement accepter d’être grillé par le soleil,
l’impitoyable soleil d’Afrique. C’était à croire que tout, jusqu’aux éléments naturels,
sévissaient dans ce pays » (p. 17).

On voit ici que le soleil est un véritable allié de la domination. Il reste omniprésent dans la
souffrance du héros et de son peuple. On se souvient encore de la torture déjà évoquée que ce
même astre déchaîné inflige à ceux-ci, contraints d’attendre le tyran à l’aéroport,
pendant « toute une journée. Sous un soleil ardent. Malgré la faim et la soif ».
Par ailleurs, on sait que dans Les Fleurs des Lantanas, Djaminga, la femme du docteur
Bukadjo emprisonné, n’est pas épargnée par les conséquences de cet emprisonnement. Elle
est donc, elle aussi, victime au même titre que son mari, le héros. Moralement très affectée,
elle subit également la violence du soleil. Lorsqu’elle rencontre le ministre de la santé dans le
but de solliciter la libération de son mari, les circonstances climatiques de l’entretien ne lui
sont pas favorables : « le soleil lançait des flammes à travers les rideaux de la salle » (p. 98).

215
Le soleil gêne Djaminga, entrave son action en faveur de son mari. Ce même soleil déjà
présent lors de l’arrestation du personnage de Bukadjo participe en fait à tout ce qui se
rapporte au destin de celui-ci. On dirait l’astre ligué contre Bukadjo. Le rôle que le soleil joue
au cours de l’entretien s’inscrit dans la continuité de ses premiers rapports avec le personnage
emprisonné. D’une certaine façon, il influence négativement le cours de l’entretien. On sait
que celui-ci se termine très mal entre les deux interlocuteurs, compromettant ainsi davantage
le sort de Bukadjo. Elément malfaisant, le soleil brûlant se donne ici comme un des symboles
actifs de l’hostilité atmosphérique à l’égard de l’homme déjà précarisé par l’inconfort. C’est
non sans raison que l’on peut considérer que « le schème de la brûlure participe à l’évocation
pathétique de la misère, l’élément naturel joignant ses propres tourments à ceux de
l’oppression sociopolitique »440. La collusion du soleil avec la violence subie par les
personnages-victimes se révèle sous des aspérités (chaleur, brûlure, étouffement, etc.) qui sont
telles que l’idée même de jouir de l’astre, comme on le ferait par exemple à la plage, est
complètement absente dans le chef des victimes. La conscience de cette connivence
préjudiciable justifie d’ailleurs certaines attitudes comme celle de Joseph Niamo, interné dans
un hôpital militaire à la suite des sévices mortels. On est au début de la journée et Joseph
explique : « Le jour éclairait ma chambre par la fenêtre vitrée. À cette heure-là de la matinée,
les rayons solaires ne se faisaient pas voir. Je me réjouis de ne pas étouffer sous la chaleur
matinale » (p. 63). Le héros fragilisé par la violence des agents du commandement redoute
cette fois celle du soleil. C’est significatif qu’il se réjouisse de l’absence de rayons solaires.
C’est que le soleil est perçu comme un facteur d’étouffement, d’oppression. On retrouve
encore ici le rôle malfaisant qui lui est attribué : « le soleil blesse, brûle, flétrit. D’une
puissance implacable, il est un fléau qui incarne la force brutale et arbitraire »441. On mesure,
par l’exemple et l’impact du soleil, combien le temps atmosphérique est associé à des formes
de violence (étouffement, brûlure, blessure, etc.). Mais il y a même plus : contrairement à
d’autres circonstances où il peut figurer le bonheur (par exemple la naissance d’un enfant
dans un foyer), le soleil est donc présenté ici dans un versant très négatif : « emblème d’une
époque maudite, le soleil est profondément associé aux images de blessure et de la mort »442.
Même dans les rares cas où il apparaît beau et doux, ce n’est jamais véritablement à
l’avantage des personnages-victimes. Le soleil « clément » qui, dans Le mort vivant, permet à
Joseph Niamo de contempler les merveilles de la nature à la tombée du jour, peut être perçu
comme faisant partie du système de traque de la police yanganienne. Du moins prête-t-il son
440
PARAVY, F., op. cit. , p. 302.
441
Idem p. 303.
442
Ibidem, p. 305.

216
concours à celle-ci. En effet, en facilitant la promenade du héros, le soleil pousse celui-ci à
s’engager sur le pont sur la rivière et l’entraîne de ce fait dans les bras des bourreaux. Dans
ce rôle, le soleil est un adjuvant dans l’enlèvement de Joseph. Il est ainsi étroitement lié au
destin du personnage, comme dans le cas de Bukadjo. Une autre promenade, dans Pleure Ô
Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, permet au narrateur de décrire un soleil radieux :
« Les oiseaux gazouillaient dans les arbres. Le ciel était clair. Clair et beau. Un ciel
d’azur. Un vent chaud soufflait, par moments, avec véhémence, soulevant par-ci par-là
des maelströms de poussière. Les fossoyeurs, en retard sur le programme, s’activaient.
[…] je me promenais, le cœur gros, dans le cimetière […]. Cris, pleurs, prières,
chansons funèbres […] montaient vers le ciel. Ça et là, des femmes plus que
désespérées, se roulaient par terre. […] je contemplais les petites croix plantées sur les
tombes […], je comptabilisais ainsi mentalement le nombre d’années de vie, sur cette
terre de mort, de ceux qui dormaient désormais du sommeil éternel » (p. 113).

Si le soleil radieux est d’ordinaire propice à la promenade, celle-ci est malheureusement tout
sauf romantique : le héros qui l’effectue a déjà « le cœur gros ». De plus, le cadre qui
l’accueille est le théâtre d’une activité qui éloigne l’esprit de toute idée d’évasion heureuse.
C’est même tout le contraire qui s’offre tristement au regard du personnage : il se promène
dans un cimetière où on est en train d’enterrer les morts. Le contexte du roman renseigne que
ceux-ci sont des victimes du commandement. L’intention dénonciatrice du texte permet de
poser que ce soleil beau, rayonnant, n’est ainsi présenté que pour ménager des conditions
idéales pour la réalisation du dessein de l’auteur. On peut penser en effet que ce beau soleil
permet au narrateur d’observer et de décrire les faits ou les conséquences de la violence, de la
répression. Un temps d’orage n’eût probablement pas pu laisser aux fossoyeurs l’opportunité
de continuer les enterrements qui sont donnés à voir ; mais surtout le narrateur n’eût sans
doute pas pu effectuer cette promenade qui, en une sorte de clin d’œil, donne également à voir
un bilan symbolique de la violence du commandement. Prétexte à la description du cimetière
donc, le soleil est ici, comme dans le cas de Joseph, en rapport avec l’entreprise de violence
du commandement. Ce n’est donc pas un soleil qui symbolise le bonheur. Bien au contraire,
c’est un soleil de malheur, qui fait naître chez les personnages opprimés le besoin d’un autre
soleil, le soleil bienfaisant, le soleil symbole du bonheur. Le héros Justin en formule ainsi le
vœu en faveur de son peuple :
« Les Kayeyois réclament, appellent de tous leurs vœux […] le paradis ici et
maintenant. Oui, le paradis à ras de terre. Cette terre propriété de tous. Serions-nous
par hasard nés pour souffrir, mourir et pourrir ? Rien que pour ça ? À défaut du
paradis, mon peuple veut, demande un monde un peu plus humain, en tout cas un
monde où la douleur n’est pas reine. Que se lève enfin le soleil sur le Kayeye. Soleil-
vie. Le soleil-à-vie. Le soleil amour. Le soleil-fraternité. Le soleil-solidarité. Le soleil-
paix. Le soleil-pain. Que se lève enfin le soleil sur le Kayeye (sic) » (p. 59).

217
Une telle prière confirme que le soleil qui agit sur le héros et son peuple est un soleil néfaste,
symbole du malheur. Le soleil demandé par le héros Justin dans Le Paradis Violé est peut-
être celui que l’on observe à la fin de Le mort vivant, lorsque le héros Joseph libéré retrouve
enfin ses parents à Lissongo et que tout rentre dans l’ordre dans une ambiance de fête et de
bonheur non feint :
« Le temps parut s’arrêter. Le ciel s’assombrit comme s’il voulait se décharger des
eaux qui laveraient le triste passé. […]. Le ciel qui portait des nuages de tristesse
s’éclaircit au-dessus de nos têtes et le soleil se mit à briller d’un éclat de gaîté. […]. La
nature libéra les relents de la terre chaude comme si elle était mouillée après le factice
orage. Les visages s’épanouirent comme par magie » (p. 173).

Ce type de soleil est justement à l’opposé de celui qui se déploie dans les univers
romanesques analysés, un soleil destructeur qui convoque l’image de la dévoration, de
l’étouffement, de l’anéantissement.
Mais ce soleil néfaste n’est pas le seul élément de l’atmosphère impliqué dans l’œuvre de
destruction du commandement. Il y a aussi l’air qui y participe. En effet, le rayonnement du
soleil affecte l’air ambiant. Pour les personnages emprisonnés, la chaleur du soleil produit des
effets désagréables à l’intérieur même de leurs cellules : poussière, suffocation, éternuements,
pestilence ou autres incommodations viennent aggraver la détérioration des conditions de
détention déjà suffisamment inconfortables. Par cet apport, l’air contribue à l’exercice de la
violence sur les victimes et participe ainsi, autant que le soleil, au projet d’asphyxie et
d’anéantissement conçu par le commandement. C’est une telle situation que représente Pleure
Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO où la chaleur conjuguée aux conditions d’insalubrité et
d’entassement des prisonniers pollue l’air et rend la cellule « pestilentielle » (p. 133). La
dernière incarcération du héros Justin avant son exil forcé au village a d’ailleurs lieu « dans
une cellule qui sentait le renfermé, l’odeur fétide d’œufs pourris » (p. 138). Dans Le mort
vivant, le cachot de Joseph Niamo avant son enfermement à la prison centrale, offre le même
inconfort : « la pièce sentait la poussière et le renfermé » (p. 50). En général, dans les lieux
d’enfermement, l’air n’est jamais frais, au préjudice des prisonniers. Ces conditions
pestilentielles leur sont expressément et exclusivement destinées, bien que parfois, leurs
bourreaux les partagent aussi comme par accident. Ainsi, dans une autre cellule où est
enfermé Joseph, l’adjudant-chef qui le martyrise, ne peut s’empêcher de faire la moue
lorsqu’il aspire « l’air empesté d’urine et de merde » (p. 71). Même quand le héros Joseph
Niamo est admis à l’hôpital militaire après des sévices effroyables, il y affronte également le
manque de fraîcheur dans sa chambre. Il faut dire en plus qu’il sort d’un très long coma :

218
«Mon esprit réintégra le manteau refroidi de mon corps. Mes yeux s’ouvrirent et
s’embuèrent légèrement, les objets alentour me parurent flous. J’eus envie de me
frotter les yeux, mais mes mains, ainsi que mes jambes et mon thorax étaient attachés
au lit métallique, à l’aide de sangles qui me retenaient solidement. Je flottai un
moment dans cette impression de brouillard ; j’entendis des sons aigus comme s’ils
émanaient de menues cigales. Un vieux ventilateur tournait, en faisant un bruit de
mécanique rouillée tel un insecte affolé, et brassait l’air sans le rafraîchir. La pièce
était bien ténue […] » (p. 62).

L’air chaud et empesté qui encadre les conditions de vie des prisonniers leur est d’autant plus
dommageable qu’ils sont les seuls acteurs désignés à en subir arbitrairement les
inconvénients. Leurs bourreaux, eux, n’en supporteraient aucunement les effets, ainsi que
l’illustre la réaction de l’adjudant-chef évoquée ci-haut. Ils vivent en effet dans un confort qui
contraste radicalement avec les conditions de leurs victimes. Le prisonnier Joseph conduit au
palais présidentiel pour y être interrogé par le président, a l’opportunité de s’en rendre
compte :
« Dans l’obscurité intérieure [Il a toujours les yeux bandés], je ressentis tout de même
l’étrangeté de mon environnement. Mes narines aspiraient un air raffiné, embaumé de
parfums exotiques. Cet air, qui caressait mes bras nus et mon visage, semblait ne pas
provenir de climatiseurs ordinaires qui empêchent de dormir ou d’entendre avec le
bruit qu’ils font » (p. 89).

Cette réalité discriminatoire indique que le maintien des prisonniers dans des lieux où l’air est
irrespirable, n’est pas un choix innocent de la part des bourreaux.
Mais il faudrait cependant considérer que même avec de l’air chaud et pestilentiel, les
prisonniers se retrouvent là dans le meilleur des cas, puisque le pire, c’est que parfois l’air
manque complètement ou presque. La petite cellule de Joseph à la prison de l’île de la mort
est ainsi « avare d’air et de lumière » (p. 82). Les romanciers africains caractérisent souvent
ainsi l’espace carcéral, comme le remarque Claire DEHON :
« La plupart s’accordent pour décrire la prison dans toute son horreur […] ils insistent
sur la saleté, sur le manque d’air, de lumière, d’hygiène, sur la mauvaise nourriture et
l’absence d’installations sanitaires. Leur intérêt pour ce type de détails provient du fait
qu’ils symbolisent la manière dont le pouvoir s’impose par l’humiliation physique et
morale »443.

Dans ces conditions, la mauvaise qualité de l’air ou l’absence de celui-ci produisent un impact
négatif sur les prisonniers. Il va sans dire que ce faisant, l’air se constitue en auxiliaire de la
violence du commandement. Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ en illustre aussi
l’action défavorable sur les prisonniers. La cellule de Bukadjo est ainsi présentée sans confort

443
DEHON, C., op. cit. , p. 209.

219
et sans hygiène comme dans Pleure Ô Pays […] et dans Le mort vivant. Le texte indique que
dès son entrée dans la cellule, « le docteur Bukadjo resta debout, respirant l’odeur âcre des
urines » (p. 45). On voit que sous l’action du soleil, l’air chaud ou vicié par les déjections et
les urines, devient un élément qui incommode les prisonniers et accentue la précarité de leur
situation. On a précédemment évoqué le rôle néfaste du soleil. Ce rôle est aussi celui de l’air,
comme l’explique Florence PARAVY :
« […] l’air étouffe et enferme. C’est aussi une constante de l’espace carcéral. […] les
connotations positives généralement attachées à l’élément aérien (légèreté,
transparence, pureté, etc.) s’inversent totalement et le schème de la fermentation
morbide s’impose comme figure métonymique d’une société en décomposition »444.

C’est que le soleil étouffant et l’air pestilentiel constituent une dynamique du supplice dans un
univers de chaos où tout est voué au tragique, à l’anéantissement. C’est en tant que faisant
partie du système d’oppression que le soleil et l’air qu’il chauffe, sévissent terriblement sur le
peuple. Ils sont donc la métaphore de cette violence multiforme distribuée par le
commandement postcolonial. Ils symbolisent notamment l’acuité d’une misère sans
précédent, ainsi que l’illustre, dans Le mort vivant, la situation dans le village de Nyandarwa
où le docteur Bukadjo a été assassiné. Le temps atmosphérique y accentue la violence d’une
misère sans nom au point que même le feu de l’enfer représente peu de choses par rapport à
la violence atmosphérique endurée par les habitants de ce village :
« Nyandarwa […] partout, des cases de torchis, des rues sablonneuses […] le ciel se
dilate comme un métal dans un brasier. L’air brûle le front. Le nez s’ouvre à l’odeur
des aisselles trempées de sueur. Vivre à Nyandarwa, c’est demeurer dans une
fournaise si implacable qu’il est fréquent d’entendre des revenants se plaindre de
grelotter de froid au village des morts, où crépite un grand feu » (p. 147).

Le propos du narrateur ici est de faire percevoir l’excès de chaleur à Nyandarwa en


comparaison au légendaire feu de l’enfer, c’est-à-dire la forte hostilité atmosphérique à
l’égard d’un peuple démuni et donc victime d’une violence tous azzimuts.
Mais si le soleil brûlant ainsi que l’air chaud et empesté renforcent la violence des agents du
commandement sur les personnages-victimes, il faut les compter parmi tant d’autres éléments
météorologiques qui contribuent également à la production de cette violence. Un de ces autres
éléments se trouve être la pluie. Comme les autres éléments de l’atmosphère ci-haut évoqués,
la pluie ne manque pas d’ajouter son effet à la violence subie par les personnages-victimes du
commandement. Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO montre comment elle
s’accorde effectivement avec cette violence vécue par les personnages-prisonniers. Le texte

444
PARAVY, F., op. cit. , pp. 308-309.

220
fait écho aux lamentations du héros Justin dans son cachot : « […] le Kayeye, c’est les larmes
[…] Ô Kayeye, pleure tout ton saoûl […], pleure, pleure, pleure […] ». À ce moment-là, le
temps qu’il fait au dehors coïncide avec l’état de tristesse et de souffrance du personnage :
« dehors, des colonnes d’eau, tombant du ciel, s’abattaient avec rage sur Selele » (p. 63).
Le narrateur signale par ailleurs une sorte de mainmise de la pluie, et donc symboliquement
de la souffrance, sur toute l’étendue du pays : « le ciel du Kayeye est par trop sombre,
orageux, enragé ; sa terre, surchargée de douleurs. C’est vrai, partout au monde, les rires et les
pleurs se côtoient. Mais ici chez nous, les grincements de dents dament le pion au sourire » (p.
59). Il s’agit ici d’une analogie pessimiste entre la situation du héros opprimé et attristé, et
celle de la terre, du pays, sous la menace des hallebardes du ciel. Le parallélisme est en fait
justifié dans ce genre de circonstance : « la vie d’un homme violemment agité, et qui passe
par de cruelles épreuves, ne ressemble-t-elle pas à un temps d’orage ? N’est-elle pas
orageuse ? »445
Comme celle de Justin, l’incarcération de Bukadjo, dans Les fleurs des Lantanas, est
également accompagnée par la tombée de la pluie : au sortir d’un interrogatoire
particulièrement musclé qui n’augure rien de bon pour lui, le médecin prisonnier est à
nouveau reconduit et enfermé dans sa cellule. On vient lui remettre les menottes. Les horizons
se bouchent plus que jamais pour lui et son cœur est envahi par la tristesse et le désespoir. Le
narrateur indique qu’à ce moment-là, « la pluie battait furieusement » (p. 90). On observe
encore qu’au moment des obsèques de la femme de Bukadjo assassinée, la pluie accompagne
les chants tristes et les pleurs de la foule : « Soudain, le ciel s’assombrit, les nuages se
répartirent en plusieurs groupes fuligineux, le vent souffla sans violence ; la pluie allait
tomber » (p. 123). La pluie favorise et accompagne la désintégration psychique des
personnages éprouvés ou emprisonnés. S’agissant particulièrement des prisonniers, elle agit
sur leur moral et le rabaisse. Elle les fragilise. Les circonstants qui encadrent la pluie
indiquent qu’elle bat « avec rage » ou « furieusement ». En vérité, cette pluie rageuse est
menaçante, malfaisante. Elle crée une sorte de cordon ombilical avec les lieux de détention.
Elle survient juste à des moments qui peuvent être considérés comme critiques pour les
personnages. Tout en étant omniprésente au dehors du cachot, elle gêne cependant les
personnages et s’insinue dans leur psychisme (tristesse, torture). Florence PARAVY la
présente ainsi comme un actant négatif446. Dans ces conditions, on peut considérer, à la suite
de MULUMBA TUMBA, que la pluie « a perdu sa fonction essentielle pour conclure un

445
FONTANIER, P., Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 100.
446
V. PARAVY, F., op. cit. , p. 291.

221
pacte avec le politique […] un pacte de souffrance »447 dans ces lieux-mouroirs où sont
entassés ceux qui ne sont plus que des vivants en sursis. Ainsi, non seulement la pluie à verse
augmente le désarroi de Justin et de Bukadjo, mais également ces « larmes du ciel », comme
dit le texte d’ILUNGA KAYOMBO, métaphorisent celles du peuple et précèdent les
« colonnes de sang » de celui-ci. En effet, la violence du commandement fait pleurer le peuple
jusqu’au desséchement des yeux avant de lui faire couler le sang, ainsi que l’illustre le sort
des détenus. Mais loin des milieux carcéraux, la pluie n’en symbolise pas moins la violence,
notamment lorsqu’elle prête ses forces à la misère qui broie les personnages. Le Doyen Marri
de NGANDU NKASHAMA illustre ainsi son implication dans la vie des étudiants à la cité
universitaire décrite dans le roman ; une vie de misère que la pluie précarise davantage : « des
trombes d’eau par temps d’orages diluviens » s’engouffrent dans les logements. Le narrateur
précise que « les pluies étaient fréquentes » dans ces logements et que bien souvent, « les
masses d’eaux les inondaient régulièrement lorsque la tempête se déchaînait au dehors avec
une virulence cruelle » (p.78). Dans ce cas-ci, on peut considérer, ainsi que l’indique Gilbert
DURAND, que « l’eau est l’épiphanie du malheur du temps, elle est clepsydre définitive »448.
C’est sans doute pour cela que, dans commentaire sur ce même roman, SÉWANOU DABLA
trouve que dans cet univers, « la nature elle-même [est] bien apocalyptique »449. Ces pluies
diluviennes s’apparentent au déluge. Or, « le déluge est […] le signe de la crise tragique et
l’augure de la mort »450. Comme pour les prisonniers, la pluie agit négativement par rapport
aux étudiants déjà en proie à la violence de la misère. Leur inconfort accentué par la pluie ne
manque pas de répercussion sur leur moral. L’analyse reviendra plus loin sur les images
aquatiques auxquelles donnent lieu, dans le langage des étudiants, les « lacs » formés à la
suite des inondations dues aux eaux de pluie. Mais on peut déjà indiquer que celles-ci créent
une situation de déperdition qui assimile les étudiants aux marins naufragés. On retrouve ainsi
une des fonctions de l’eau comme « lieu symbolique de la dérive, voire du naufrage »451. Mais
dérive, naufrage ou tout simplement misère, il ne s’agit là que de mots différents pour dire la
même réalité, la situation précaire des étudiants. La pluie symbolise ainsi toutes les privations
qui accablent les personnages-victimes. Elle prend alors une coloration politique et devient un
actant qui influe sur le sort des personnages : elle participe à la représentation d’un monde de
violence et de chaos, un monde en décomposition, le leur.

447
MULUMBA T., op. cit., p. 136.
448
DURAND, G., op. cit., p. 104.
449
DABLA S., J.-J., loc. cit., p. 36.
450
PARAVY F., op. cit. , p. 292.
451
COUSSY, D., op. cit., p. 17.

222
Cependant, il faut excepter le cas singulier où la survenance de la pluie est beaucoup moins
négative. La pluie intervient dès lors dans un rôle cathartique pour assurer la transition des
personnages de l’état de victimes de la violence vers une autre situation de vie. La pluie
survient par exemple dans le passage de Joseph Niamo de la vie de captivité à une nouvelle
vie de liberté et de travail. Elle s’abat sur la ville au moment où Joseph à peine libéré est à la
veille de reprendre le chemin du travail :
« Il avait plu toute la nuit comme si le ciel se dégageait du poids de cette eau qu’il
portait des jours durant […] et lavait la nature de ses souillures. Par moments, l’averse
diminuait d’intensité et redoublait de violence. Des arbres furent renversés et des toits
emportés. Le matin, les dernières gouttes résonnaient encore sur les tôles ondulées et
me gardaient au lit en me berçant avec leur musique improvisée et discordante. Ma
décision était prise de me présenter ce jour-là à la régie des eaux […]. Sous la pluie
lénifiante, mes pensées erraient dans les ateliers, elles s’attardaient sur les visages
ravis des collègues que je reverrais et qui me sauteraient au cou. Après une si longue
absence, je serais accueilli avec honneur. Puis, la pluie cessa de tomber au moment où
je quittai enfin mon lit » (p. 179).

Contrairement à la situation de Justin et Bukadjo où elle amène la tristesse et concourt à la


déchéance des personnages, on peut noter, dans ce cas-ci, que la pluie joue un rôle plutôt
positif pour Joseph: elle « lave » la nature et requinque le personnage. Elle symbolise le
renouveau. Ce rôle positif pourrait s’expliquer par le fait que le personnage de Joseph est déjà
libéré et se trouve en dehors de l’engrenage de la violence carcérale, la forme de violence la
plus textualisée dans le roman. Mais le fait que la pluie tombe pour « laver la nature de ses
souillures » laisse penser que le contexte de violence demeure malgré tout la toile de fond de
son action. Car autant on ne peut réparer que ce qui a été endommagé, autant la pluie ne peut
« laver » que ce qu’elle a au moins contribué à « salir », à « avilir ». La pluie réparerait donc
ici les souillures de la violence du commandement. Le rapport de la pluie au contexte de
violence est ici le même que pour le soleil rayonnant sur le cimetière dans Pleure Ô Pays […]
d’Ilunga Kayombo. On aura remarqué par ailleurs que la pluie présentée comme élément
météorologique néfaste survient souvent pendant le jour ; ce qui, dans cette analyse, explique
et renforce son association avec le soleil en tant que figurations d’une puissance maléfique
contre les personnages-victimes. Pour le cas de Joseph, la pluie lénifiante tombe la nuit. Mais
le moment où la pluie survient ne paraît pas si déterminant en soi, c’est plutôt l’effet que
celle-ci produit sur les personnages qui compte. Quoi qu’il en soit, le soleil et la pluie ne sont
pas, avec l’air, les seuls éléments atmosphériques auxiliaires de la violence du
commandement, produite aussi et surtout la nuit.
4. 3. 2 La nuit, le froid

223
S’il est un aspect du temps atmosphérique qui soit plus étroitement associé à l’exercice de la
violence dans les textes du corpus, c’est sans conteste la temporalité de la nuit, en ce compris
toutes les formes d’absence de lumière. En effet, la nuit, cet autre versant du jour, se profile
dans la plupart des textes étudiés comme la temporalité la plus propice au déploiement des
actes ou du processus de violence de la part des agents du commandement. On s’accorderait
avec MULUMBA TUMBA pour dire que « la temporalité nocturne est faste pour le pouvoir »
et que, dans le cas des expériences carcérales, « la nuit, cycle de temps qui devrait procurer
repos au corps, devient un temps de torture psychologique des pensionnaires […]. La nuit
[…] moment au cours duquel bourreaux et victimes veillent ensemble pour les cérémonies
rituelles de torture », ou plutôt « pour la liturgie de la torture »452.
Dans ce sens, la prison elle-même doit être regardée comme un lieu qui « dort le jour et vit la
nuit »453. Dans le contexte du corpus, l’appareil du commandement peut bien être comparé à
une « machine de répression, une machine qui se met toujours en branle la nuit. C’est donc
une entreprise qui n’est pas bonne à voir, ni à exposer au grand jour. Elle fonctionne à l’abri
des regards »454. Ainsi, en ce qui concerne le détenu Joseph Niamo dans Le mort vivant, on
note déjà que son arrestation a lieu dans des conditions d’obscurité : « Le soleil avait disparu,
il commençait à faire sombre dans la pièce » où il est enfermé par Makaki (p. 41). Son
débarquement dans la capitale yanganienne de Bandeiraville a lieu à « huit heures du soir »,
dans l’obscurité d’une « ville mal illuminée » (p. 47). Son transfert vers la « cellule »
s’effectue dans le secret d’un « fourgon cellulaire tout noir » (p. 48), c’est-à-dire non éclairé à
l’intérieur. Les interrogatoires et les séances de torture qu’il subit débutent rituellement très
tard dans la nuit, à « une heure du matin » (p. 50). C’est à « onze heures et demie » de la nuit
que le prisonnier est présenté au tyran Nzétémabé (p. 87) et c’est au milieu de la nuit qu’il est
jugé (p. 103), puis condamné à mort par la cour martiale de ce dernier (p. 105). Le passage du
héros des conditions de lumière à celles de la nuit (obscurité) annonce la complication et la
détérioration de sa situation qui devient progressivement un « enfer ». Mais le contexte
général du roman de DJOMBO montre surtout que la nuit est un véritable adjuvant à
l’exercice de la violence suprême, ainsi que l’observe le héros Joseph à la prison de l’île de la
mort :
« Les exécutions se déroulaient dans la nuit. Celle-ci se distinguait du jour par
l’ambiance générale et le bruit de pas et de voix des gardiens. Nous avions peine à
nous concentrer dans nos prières et à dormir pendant les nuits […] à cause de
l’angoisse qui nous paralysait sans cesse […] » (p.119).
452
MULUMBA T., op. cit. , pp. 232, 138, 80.
453
Idem, p. 232.
454
Ibidem, p. 91.

224
Les prisonniers se présentent ici en victimes résignées que plus rien ne peut épargner. La mort
est au fil des instants leur destin le plus sûr, le plus proche. Il va sans dire que l’approche de la
nuit, le crépuscule, constitue un moment très angoissant : « le crépuscule, c’est la métaphore
du soir de la vie, l’approche de la mort […] la mort, c’est l’aboutissement de la vie
carcérale »455. L’obscurité qu’amène le crépuscule est une « obscurité complice […],
menaçante, dévoratrice »456 qui assombrit le destin des personnages-victimes. Joseph Niamo,
qui voit nombre de ses codétenus « mangés par les ténèbres », perçoit très vite l’hostilité de la
nuit et en relève nettement la connivence dans la distribution de la violence :
« La nuit faucheuse des destins mettait fin aux souffrances des détenus en les
soulageant ainsi et chassait à jamais ces cauchemars qui ponctuaient leur sommeil
souvent entrecoupé d’un rêve angoissé. Et chacun s’en allait avec ses mauvais
souvenirs de l’enfer des hommes […] » (p. 122).

La nuit est également la temporalité de la violence subie par le personnage de Bukadjo dans
Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ : les interrogatoires rudes qui débouchent sur sa
condamnation à mort, ont lieu tard dans la nuit. Ils débutent généralement « vers minuit » (p.
90) ou « une heure et demie » du matin (p. 82). Lorsqu’il obtient d’assister aux obsèques de sa
femme assassinée, le docteur Bukadjo est quand même obligé de réintégrer la prison « vers
minuit » et son transfert de la Prison Centrale vers les prisons de l’intérieur du pays s’effectue
également « la nuit […] vers trois heures » du matin (p. 124), sous un « ciel obscur » (p. 125).
On perçoit dans Le Doyen Marri de NGANDU NKASHAMA la même complicité nuit –
violence, notamment à travers les actes de brutalité que les « Yudasse, dont la légende
sanguinaire avait secoué les imaginations le long des rails », font subir, « la nuit », aux
voyageurs dans le train (pp. 64-65). Le texte rend cette collusion encore plus perceptible à
travers les extorsions que les patrouilles militaires nocturnes commettent sur les populations
(pp. 103-107). Mais surtout à travers les opérations des « Hiboux » égorgeurs qui sèment la
panique parmi les étudiants, « à chaque crépuscule, lorsque des silhouettes habillées de
couleurs fauves se glissaient furtivement sous les arbres, pour terroriser. Dans d’autres
campus, ils avaient égorgé sauvagement une centaine d’étudiants […] » (p. 171). Il convient
de signaler le fonctionnement de ces agents de la violence sur le mode tout à fait animalier :
non seulement, ils se mettent symboliquement dans la peau des fauves (tenue de camouflage
en fauves), dont la férocité n’échappe à personne, mais en plus, ils leur empruntent même les
gestes de chasse : ils se « glissent furtivement » et se postent sous des arbres pour terroriser,

455
MULUMBA T., op. cit, p. 187.
456
CHEMAIN, R, op. cit. , p. 260.

225
exactement comme se camouflent les fauves pour chasser. Mais ces mouvements sont
couverts par le noir de la nuit, ce qui augmente les chances de faire des victimes et donc
l’efficacité de l’opération de traque. La nuit constitue dans cette circonstance un allié
privilégié de la violence imminente. Il est encore à remarquer que le narrateur ne fait état ici
d’aucune arme en possession des « Hiboux » égorgeurs. L’accent semble être porté sur le
symbolisme du fauve : on sait quelle est particulièrement la capacité de cet animal à traquer et
à dévorer ses proies sans état d’âme. On n’ignore pas non plus son moment de prédilection
pour la chasse : la nuit.
Ce sont ces deux aspects qui semblent être fortement suggérés à l’esprit du lecteur. Ce
traitement est différent de la présentation de ces mêmes agents de la violence dans Le Paradis
Violé de FWELEY. Dans ce roman, ils apparaissent, on l’a déjà illustré, avec un équipement
approprié à la besogne à accomplir. Mais l’esprit de camouflage est partout présent puisqu’ici
aussi, les agents de la terreur sont équipés en conséquence (masques notamment).
Dans les deux cas, l’image qu’en donnent les textes est celle de la prédation carnassière mais
surtout celle des opérateurs de la nuit. Le Paradis Violé qui reprend donc le même épisode du
massacre des étudiants en situe pareillement le déroulement dans la nuit :
« L’université est toujours bloquée […] la nuit tombe. Les étudiants de la région du
président se réunissent, à l’insu des autres […]. 20h30. Le courant électrique est coupé
sur tout le campus. La nuit est totale. Le campus est toujours encerclé par les
militaires. À 21h00, les étudiants se retrouvent au croisement des boulevards Che
Guevara et Mandela […] 23h00, un commando masqué […] fait irruption au campus
universitaire. Panique. Débandade. La confusion est totale […] À 4h00 du matin, la
mission est accomplie. Les étudiants qui n’ont pas été protégés par le mot de passe :
Lititi…mboka sont massacrés. Au réveil, le home est couvert de sang, jonché de
cadavres » (p. 106).

La nuit est donc une temporalité qui active le processus de prédation, de la violence. Elle
constitue une temporalité qui n’est pas sans évoquer l’imaginaire nocturne dans la culture
traditionnelle africaine où les forces du mal (sorciers, esprits maléfiques, hiboux…) agissent
exclusivement la nuit (activités occultes). Temporalité du mal, « la nuit est le soleil de Satan
et de ses adeptes »457. Le narrateur de Les Fleurs des Lantanas parle ainsi de la « nuit que
Satan gouverne » (p.132). À propos des actes de violence commis la nuit, notamment du
massacre des étudiants, MULUMBATUMBA explique :
« Ce n’est pas sans rappeler le fonctionnement de la machine d’oppression baptisée
par l’imaginaire populaire : « Hiboux ». Les « Hiboux », selon cet imaginaire, étaient
des commandos destinés à entretenir un climat d’insécurité dans les grandes villes du
pays durant la période de la Conférence Nationale Souveraine afin de faire accréditer
457
CIBUABUA M., « Sous l’épée de Damoclès. L’agression sorcière dans les contes luba (République du
Zaïre) », CEEBA publications, Série II, vol. 95, 1988, p. 23.

226
la thèse selon laquelle le nouvel ordre politique qui se profilait était néfaste et rendrait
le pays ingouvernable »458.

Quoi qu’il en soit, ce qui importe, c’est le rôle de la nuit dans la production de la violence
subie par les victimes : la nuit en sert de cadre temporel majeur. La référence au
phénomène « hiboux » peut dès lors s’expliquer : « Dans l’imaginaire congolais, le hibou est
un oiseau de mauvais augure. Il voit clairement la nuit. Des sorciers empruntent sa forme pour
aller accomplir nuitamment leurs œuvres de nuisance »459. C’est par un parallélisme des
capacités de nuisance et de mode d’action que les agents de la violence sont nommés
« hiboux », ce qui renforce le symbolisme de prédation déjà relevé et inscrit dans le
comportement fauve. Cela met également en évidence l’apport de la nuit dans l’action de ces
prédateurs.
Cette complicité entre la temporalité de la nuit et l’exercice de la violence n’est évidemment
pas une exclusivité de l’imaginaire populaire congolais ou africain. Daniel ZAGURY, par
exemple, rappelle la conception qui, en Occident, fait de « minuit », « l’heure du crime par
excellence ». Pour lui, cette conception s’origine dans la « mythologie populaire, souvent
puisée à la source de la littérature du XIXe S ou à celle de la criminologie naissante, mais
parfois beaucoup plus ancienne, et qui touche au thème du moment le plus propice au
crime »460. C’est sans doute sous cet angle que Dontenville rapproche la temporalité nocturne
du personnage de l’Ogre461. La nuit renvoie donc à l’imaginaire des ténèbres néfastes. La
postcolonie caractérisée par le règne des horreurs, peut ainsi être tenue pour un « âge des
ténèbres ».
Temps de la violence par excellence dans les univers romanesques analysés, la nuit s’associe
donc au soleil brûlant et étouffant, à l’air chaud et pestilentiel, à la pluie rageuse et menaçante
comme adjuvants de la violence du commandement. Tous ces éléments évoquent un
symbolisme temporel néfaste qui peut être rattaché à l’isotopie de la destruction. Mais la liste
de ces éléments atmosphériques peut encore inclure le froid qui, dans certaines circonstances,
accentue le degré de violence exercée sur les victimes. En particulier, le froid agresse des
personnages déjà fragilisés par la violence de l’incarcération et de la torture. Il accompagne
par exemple le prisonnier Joseph Niamo dans beaucoup d’épreuves : au cours des séances de
torture qui le plongent dans le coma, les bourreaux du commandement déversent sur lui des
seaux d’eau froide pour le réveiller. Cette eau froide transforme son corps en « un manteau
458
MULUMBA T., op. cit. , p.91.
459
Idem, p.91.
460
ZAGURY, D., « L’heure du crime », dans Temps, Mémoires, Chaos, (collectif), colloques 1990-1992,
Descartes & Cie, 1993, p. 91.
461
Cité par DURAND, G., op. cit, p. 95.

227
refroidi ». De même, lors de son transfert à l’île de la mort, sur l’océan, le froid est encore
actif : « il faisait froid dans le brise matinale qui nous fouettait le visage, aidée en cela par la
vitesse de l’embarcation. Le vent ridait légèrement la surface de l’eau » (p. 108). L’effet
néfaste du froid sur le personnage se poursuit à la prison même de l’île de la mort où la
violence du froid devient permanente, prend une dimension quasi politique et complète, pour
ainsi dire, celle du système de répression : « Les exécutions se déroulaient dans la nuit […].
Nous avions peine […] à dormir pendant les nuits glaciales, à cause de l’angoisse qui nous
paralysait sans cesse et du froid que laissaient les rafales de vent sur l’île » (p. 119).
Comme la pluie, le froid agit sur le personnage à des moments critiques pour lui, et comme
tous les autres éléments relevés ci-haut, le froid participe à la torture des prisonniers, à leur
désintégration irréversible.
La violence de la répression bénéficie donc du concours des aspérités climatiques. On peut
dire qu’elle s’exerce par tous types de temps : sous la lumière du soleil, généralement
étouffant, sous la maussaderie de la pluie rageuse, dans le noir de la nuit dévorante, par
moment glaciale, etc. Pour certains personnages comme Joseph Niamo de Le mort vivant et
Justin de Pleure Ô Pays […], les jours et les nuits se confondent ainsi tragiquement, ainsi
qu’ils le perçoivent respectivement dans Le mort vivant (p. 56) et dans Pleure Ô Pays […] (p.
67). Le concours de ces éléments dans la distribution de la violence a les mêmes effets
néfastes pour les victimes : les éléments naturels participent à la torture de l’être humain et à
son anéantissement462. Dans ce contexte précis de la dénonciation, on peut considérer que « le
symbolisme des éléments se met ainsi au service de la métaphore politique » 463. Car le soleil,
l’air, la pluie, le froid, la nuit sont au centre de la poétique des éléments de la même manière
que la dictature est au centre du récit et aussi de la dénonciation.
Le ciel, d’où naissent le jour, la pluie et la nuit, participe, comme la terre étouffante et
inhospitalière, au chaos général. Ainsi, les textes du corpus représentent-ils un univers
invivable où tout concourt à la production de la violence, ou en porte les stigmates. La gestion
du cadre temporel dans ses différents aspects (historique, fictif, atmosphérique) indique que
les auteurs du corpus caractérisent les temps présents (époque contemporaine) comme
« époque des ténèbres » ou « temps des horreurs ». Leur écriture en souligne emphatiquement
le caractère apocalyptique.
4. 4. Les temps de la douleur

462
Cf. MULUMBA T., op. cit. , p.130.
463
PARAVY, F., op. cit. , p.303.

228
Si l’on devait conserver une image du temps décrit dans l’univers du corpus, ce serait sans
doute celle du « temps de la douleur » ou « temps de la souffrance », avec la particularité que
la douleur ou la souffrance ont ici une dimension inhumaine, au-delà de toute limite
raisonnable. On pourrait en fait voir dans la notation imprécise du temps une manière de
suggérer le règne (durée) infini de la violence ou de la douleur. De même, en considérant les
différents informants climatiques relevés, principalement le jour et la nuit, on aboutit à une
situation de déchaînement de la violence ; c’est-à-dire, que l’on aborde le temps par l’examen
de la durée ou par découpage chronologique (jour et nuit), on arrive à une même constatation :
le temps encadre en permanence l’exercice la violence et la production de la douleur de façon
assez marquée. Dès lors, il ne paraît pas excessif de traiter les « temps » évoqués dans le
corpus de « temps de la douleur », « temps des horreurs » ou « temps de la violence ».
C’est même ainsi que les personnages éprouvés par la violence du commandement semblent
eux-mêmes le ressentir. À propos de son pays, le Kayeye, Justin, le héros de Pleure Ô Pays
[…], déclare notamment :
« ‘Le Kayeye, c’est les ténèbres […]. Oui […]. Ce pays, c’est la nuit. Une nuit d’encre.
Les jours et les nuits se ressemblent et s’assemblent : ils font bon ménage. […]. Oui, le
Kayeye, c’est le noir. Le noir labyrinthique. Aucune échappée de soleil ne vient trouer
l’opacité des ténèbres, ne fût-ce que l’instant d’un cillement d’yeux. Pleure ô pays, pleure
donc ! » (p. 67).

Cette vision sombre que le roman de Fweley inscrit même dans son titre, est tout aussi
caractéristique d’un autre texte du corpus, Le mort vivant de DJOMBO. Ici, le héros Joseph,
très éprouvé par la violence, fait un constat sur un ton identique à celui de Justin. Le texte
indique précisément : « le temps passait. Les jours et les nuits se confondaient en se
succédant ». Du fond de sa cellule, il a même l’impression que « le temps s’est figé »,
n’autorisant aucun brin d’espoir (pp. 56, 60). Tout aussi lugubre, le constat du narrateur de
Les Petits Garçons […] de DONGALA, après la répression d’une paisible foule revendiquant
la démocratie :
« La nuit tomba sur un pays meurtri, écoeuré, où l’odeur du sang et de la poudre
imprégnait toute chose. […]. J’avais [dit-il] regardé le ciel ce soir-là, même le
croissant de la lune racorni comme un globule rouge de drépanocytaire apparaissait
rougeâtre comme si sa lumière traversait un bouillon de sang. Le jour ne se leva pas,
seule une brume opaque de saison sèche avait pris la place du matin » (p. 228).

Les syntagmes « Le jour ne se leva pas » et « seule une brume opaque de saison sèche avait
pris la place du matin » sont particulièrement signifiants dans leur confrontation avec des
noms de pays comme « Tongwétani » (le jour se lève). Ce nom, dans Les Fleurs des
Lantanas, est une figuration d’un état de société, d’un rêve : le bonheur pour tous. Mais c’est

229
ce bonheur qui est contrarié par les horreurs observées par le narrateur. Le nouvel état de
société généré par ces horreurs correspond à la situation lugubre traduite par « le jour qui ne
se lève pas » et par « la brume opaque à la place du matin ». Ces horreurs qui font pleurer
(Pleure Ô Pays…), constituent ainsi la marque indélébile des temps présents. C’est à juste
titre que Teko-Agbo perçoit leur incidence sur le temps : « Dans cet univers régi par la peur,
le temps est figé […] »464. Temps de la douleur également dans Le Doyen Marri de NGANDU
NKASHAMA : le narrateur de ce roman relève tragiquement, après le massacre des étudiants
sur le campus universitaire, que « le temps s’était dissous, rongé par les incisives de la bête
mort reposée au fond de ses cavités utérines» (p. 175).
On ne peut pas s’empêcher de penser ici à ce que déclare le narrateur de La vie et demie de
Sony LABOU TANSI : « Le temps est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout.
Complètement par terre »465. Cet éclatement tragique du temps entraîne une « perte de repère
[…] synonyme de privation douloureuse »466 pour les victimes du commandement. Les héros
Justin, Joseph et Bukadjo vivent cette absence de repère due notamment à l’enfermement, à la
perte de leur liberté et surtout au tourbillon de la mort qui les menace. De même qu’à propos
du cadre spatial on a pu évoquer un espace subi, révélé comme espace-puissance, de même
ici, on peut parler de temporalité subie, temps d’impuissance pour les victimes, qui,
psychologiquement, consacre la perte ou la déliquescence de leur personnalité. C’est que
lorsqu’ils confrontent comme au miroir « Hier » à « Aujourd’hui », ainsi que le fait Matapari,
le narrateur de Les Petits Garçons […] de DONGALA, lorsqu’ils tentent d’appréhender leur
futur par rapport au présent, ces personnages-victimes ne sont pas loin de penser la même
chose que Mwana, le héros de Le Paradis Violé : « aucun remède n’est possible car le temps a
cruellement fait son œuvre » (p. 20). Ce diagnostic qui traduit l’impuissance et la résignation
des personnages, constitue en vérité le creuset d’une réflexion méthodique qui va conduire à
une action efficace, du moins dans le chef du héros Mwana.
On voit bien que le temps n’est pas innocent dans la souffrance des personnages. Il agit sur
eux de la même manière que l’espace. On pourrait d’ailleurs voir, avant de boucler ce
chapitre, comment la complicité entre les deux unités significatives se construit,
particulièrement au niveau de la composition des textes analysés.

464
TEKO-AGBO, A., « Tierno Monénémbo ou l’exil, l’impertinence et l’écriture », in Notre librairie. Cinq ans
de littératures.1991-1995. Afrique noire. 2, avril-juin 1996, p.84.
465
TANSI L., S., La vie et demie, Paris, Seuil, [1979], Collection « Points », 2005, p.11.
466
COUSSY, D., op. cit., p.164.

230
4. 5 Temps et espace comme auxiliaires de la violence : niveau de la composition467.
On peut considérer le temps et l’espace comme complices dans la distribution de la violence
dans l’univers du corpus. Cette complicité, déjà perceptible sur le plan sémantique, est
également lisible au niveau de la composition des textes, notamment celui de certains
chapitres et de certaines scènes où la violence est exercée sur les personnages-victimes. Il se
trouve que ces chapitres et ces scènes sont encadrés par le temps et l’espace d’une manière
assez particulière. Ce phénomène est observable notamment à l’ouverture et à la clôture de
ces chapitres ou de ces scènes. Ce sont là des lieux privilégiés où on peut percevoir les effets
du découpage468. Dans Le mort vivant par exemple, le chapitre 2 sur le transfert,
l’emprisonnement et la torture du héros Joseph s’ouvre sur une indication du lieu où il est
enfermé (hélicoptère). Il se termine sur un informant temporel (onze heures et demie de la
nuit) correspondant à l’heure de la comparution du personnage devant la cour martiale
yanganienne présidée par le tyran Nzétémabé Bwakanamoto en personne. À l’intérieur de ce
chapitre, la scène 1, ouverte par un informant spatial (héros dans l’hélicoptère), se ferme par
une indication temporelle (la nuit) déterminant le moment de l’arrivée du prisonnier dans la
capitale Bandeiraville (pp. 45, 87). Cette scène décrit les conditions du transfert mouvementé
et pénible (torture) du personnage. La scène 2 débute par une indication de lieu (héros
prisonnier dans un fourgon militaire), se développe dans le bureau du général Mortoni où elle
se termine du reste, dans la même temporalité (la nuit) que la scène 1. Ici, Joseph Niamo subit
son premier interrogatoire musclé conduit par le Général Mortoni (pp.48, 50). La scène 3
s’ouvre sur une précision de lieu, l’arrivée du prisonnier dans un vieux gymnase, et se termine
par une indication sur le temps (temps figé) : cette scène annonce l’imminence d’une torture
déshumanisante que va subir le héros (p. 50). La scène 4 commence par un informant
temporel (une heure du matin) et se ferme sur une indication de lieu (héros conduit au
« Kilimandjaro ») : le héros subit un dernier interrogatoire avant la torture (pp. 50-52).
La scène 5, située dans la même salle du « Kilimandjaro », se termine par un informant
temporel (dix heures du matin) : Joseph vient d’affronter la torture dans sa version la plus
déshumanisante. L’indication de l’heure concerne le moment où il reprend connaissance après
un évanouissement consécutif à la violence de la torture (pp. 52, 53). De même, le chapitre 3
débute par la description du lieu où est emmené le héros prisonnier. Il s’agit du palais
présidentiel où il est en instance de subir un interrogatoire de la part du tyran Nzétémabé
467
Il ne s’agit pas ici d’aborder tous les aspects de la composition. Les chapitres sur la narration et les autres
procédés narratifs y reviendront selon le besoin de l’analyse. Ici n’est examinée que la place des éléments du
cadre spatio-temporel dans la composition des scènes et des chapitres afin de mesurer leur pertinence par rapport
à l’expression de la violence dans les textes du corpus.
468
V. VALETTE, B., op. cit. , p. 21.

231
Bwakanamoto (p. 89). La fin du chapitre intervient dans la même temporalité du début, soit la
nuit. L’interrogatoire, qui n’a pas donné les résultats escomptés par le tyran, se termine donc
mal pour Joseph : dans la même nuit, il est transféré à la prison de l’île de la mort. Mais ici le
texte n’est malheureusement pas très explicite comme cela a été le cas au chapitre 2.
Seul le contexte permet de dire qu’au moment où s’achève le chapitre, le héros est en route
vers l’île de la mort, la nuit, immédiatement après l’échec de son audition au palais
présidentiel. La scène 1 de ce chapitre 3, qui est aussi le début de celui-ci, s’ouvre
logiquement par la description déjà évoquée du palais présidentiel, c’est-à-dire par un
informant spatial. Elle se termine par l’indication temporelle suivante : « On m’emmena. Il
était environ quatre heures du matin » (p. 99). Il s’agit ici de l’heure à laquelle le rude
interrogatoire prend fin, à la déception du tyran Nzétémabé Bwakanamoto. La scène 2
commence par situer le prisonnier Joseph dans un cachot. Cette précision de lieu est quelque
peu attendue vu l’incapacité des bourreaux à supporter la contrariété, le détenu, cloîtré dans sa
vérité, n’ayant pas admis la thèse de sa prétendue culpabilité. Joseph lui-même l’explique :
« Après ce qui passa pour une humiliation que je venais d’infliger au guide éclairé en
n’avouant pas le mensonge, le traitement qui me fut réservé par ses chiens de garde,
plus offensés que lui, fut aisé à deviner : torture à outrance, isolement, jeûne forcé,
empoisonnement, dépérissement de mon être physique qui me réduirait à l’état
animal » (pp. 99-100).

Le cachot est donc le lieu idéal pour infliger ce type de traitement au prisonnier. C’est tout
naturellement que la scène s’ouvre par cet élément spatial. Le fait majeur de cette scène est
constitué par la commission d’un avocat auprès du prisonnier et l’entretien entre les deux
personnages. La scène se clôture ainsi par un informant temporel : « le dialogue dura moins
de cinq minutes » (p. 100). Il s’agit d’une scène très courte donc, et cette courte durée est due
à l’inconfort et de la souffrance du prisonnier. Joseph indique à cet effet :
« […] je reçus dans le cachot le visite d’un avocat, commis d’office par le parquet
pour me défendre. Ne pouvant pas supporter les odeurs de putréfaction, d’urine et de
déjections qui empestaient les lieux, de même que l’obscurité aveuglante qui y régnait,
il obtint de réaliser l’entretien dans un endroit aéré et éclairé, un lieu propre. Ses
narines d’homme libre n’étaient pas habituées aux relents pestilentiels. Les cris de
douleur que m’arrachait, du fond des entrailles, chaque pas que je franchissais le
dissuadèrent. Les chaînes avaient de nouveau labouré mes chevilles d’affreuses plaies
qui les menaçaient maintenant de gangrène, faute de soins » (p. 100).

L’informant temporel relevé porte donc sur une réaction consécutive aux conditions
exécrables dans lesquelles la violence du commandement maintient le prisonnier. La scène 3,
dans la suite des péripéties précédentes, s’ouvre par une indication spatiale : le prisonnier est

232
conduit dans un autre lieu à la suite de l’action de l’avocat. Ce lieu s’appelle « l’isolement ».
Il y reçoit notamment les visites du curé de la paroisse pénitentiaire et de son avocat. Mais
Joseph précise : « Je venais de passer deux mois et dix jours à la prison centrale » (p. 102).
Cette indication de temps sous forme de bilan clôture la scène et augure un autre déplacement
du héros. La scène 4 s’ouvre par une double indication temporelle et spatiale. L’indication
temporelle précise le moment, « le matin », où le prisonnier reçoit l’autorisation de prendre
une douche et une tenue décente pour s’habiller. Puis, elle détermine le moment, « au milieu
de la nuit », où il doit être déplacé pour la cause qui justifie ce changement d’habitudes.
L’informant spatial indique le lieu, le « palais de justice », où il est conduit pour cette cause
qui est donc son procès devant la cour martiale de Nzétémabé Bwakanamoto (pp. 102-103).
La scène du procès se termine sur une double indication spatiale : Joseph et son avocat
viennent d’être condamnés à mort. Le premier informant spatial concerne ce dernier, comme
le précise Joseph : « On débarqua l’avocat, je ne sus où […] ». L’autre informant spatial se
rapporte à la destination de Joseph lui-même : « Nous nous embarquâmes sur un petit bateau
et nous éloignâmes au large de la côte sauvage. Il ne faisait l’ombre d’aucun doute que l’on
m’emmenait à l’île du sacrifice […] On l’appelle aussi l’île de la mort » (p. 107). La
temporalité de ces péripéties n’est pas signalée. On sait que le procès a lieu la nuit. On
suppose, le contexte aidant, que ces déplacements s’effectuent également dans la nuit, donc
dans la même temporalité du procès. Certes, entre les scènes, le personnage de Joseph
développe parfois des réflexions en fonction des faits qu’il subit, mais le déroulement des
événements montre que chaque fait de violence est généralement circonscrit dans un cadre
spatio-temporel déterminé. On peut encore le vérifier dans la suite du roman de Djombo.
Si le chapitre 4, qui débute par une précision de lieu, l’arrivée à l’île de la mort, se termine
plutôt sur une description de personnages, le chapitre 5 par contre s’ouvre par un informant
spatial, la descente d’un taxi et le retour du héros libéré chez lui, et se ferme par une
indication de temps : « six mois plus tard » (pp. 155, 177). Il s’agit du temps écoulé depuis le
début de la normalisation des affaires de l’ancien prisonnier.
Le chapitre 6, le dernier, s’ouvre par un informant temporel : « Il avait plu toute la nuit […] »
et s’achève sur une indication spatiale : Francis et Gloria, le couple de diplomates destinataire
de la lettre qui constitue le roman, rentre au pays, en Afrique, après règlement de tous les
comptes litigieux. À propos de ce couple de diplomates abandonné par le gouvernement
central et donc aussi victime de celui-ci (comme Joseph), le texte dit explicitement :
« Nous sommes [se disent-ils] saouls de mots, de ces mots qui entretenaient notre
espoir. Et maintenant, finies les poésies ! Nous allons enterrer ici nos rêves passés et

233
rentrer au pays […]. Le moment est enfin venu de prendre l’envol vers des horizons où
les larmes et le sommeil forcé cesseront d’être l’exutoire de nos peines, vers ces
horizons où s’effaceront les angoisses et se libérera l’espérance. […]. Le couple paya
ses dettes, prit des congés, ce qui étonna les officiels et les diplomates à Binango, et ne
remit plus les pieds là-bas où il avait symbolisé la honte nationale » (pp. 201-202).

La combinaison illustrée des informants temporels/spatiaux ou spatiaux/temporels comme


éléments d’ouverture et de clôture des scènes où la violence se déploie, cette combinaison
donc est manifestement signifiante. Elle montre que le cadre spatio-temporel du roman est
intimement associé à la distribution de la violence. On peut ainsi vérifier que la plupart des
actes sont produits dans certains endroits précis (cellules ou cachots), à des moments bien
précis également (heures de la nuit notamment). Il existe ainsi une collusion entre l’espace,
perçu comme un symbole d’enfermement et d’oppression, et du temps, particulièrement la
nuit considérée comme la temporalité privilégiée pour l’exercice de la violence.
La perception de cette collusion se trouve donc renforcée par la position de ces deux
éléments-cadres dans la composition des scènes et des chapitres, ainsi que l’illustre ci-haut
l’analyse sommaire du roman de DJOMBO. Une structuration similaire est également
perceptible dans les autres textes du corpus. Quelques exemples permettent ici encore de
montrer ce rapport entre les deux unités significatives. Dans Les Fleurs des Lantanas de
TCHICHELLÉ TCHIVÉLA, la scène de l’arrestation du docteur Bukadjo s’ouvre par deux
informants spatial (héros au fond d’une estafette) et temporel (sous un soleil brûlant). Elle se
termine dans la même configuration : Bukadjo se retrouve enfermé dans une cellule, à la
prison centrale, la nuit, soumis au « régime d’accueil » qui le prive de repas, de boisson, de lit,
de visite, etc. (pp. 44, 46). L’association des informants spatio-temporels à l’ouverture
(estafette, soleil brûlant) et à la fermeture (cellule, la nuit) de cette scène qui inaugure le
chemin de la croix du personnage, revêt un sens : elle suggère en effet l’implication
permanente du cadre spatio-temporel dans le mécanisme de violence.
Plusieurs scènes dans le roman illustrent ce rapport. Ainsi, une double indication temporelle
(« Une nuit, la dixième de son arrestation », « une heure et demie ») et spatiale (la cellule de
Bukadjo, puis déplacement vers « une salle étroite ») ouvre la scène où Bukadjo affronte la
commission d’enquête gouvernementale (p. 82). Ce même type d’informants temporels et
spatiaux encadre la scène (p. 95) : Bukadjo subit, dans cette même salle et dans la même
temporalité, interrogatoire et torture d’une densité insupportable. Mais l’informant spatial de
la fin concerne le retour du prisonnier dans son lieu d’enfermement: « ramenez-le dans sa
cellule », ordonne un de ses justiciers du commandement. Celui-ci précise à l’endroit de
Bukadjo : « En attendant, vous restez encore à la diète ». La perspective de la poursuite du

234
calvaire est associée à un informant temporel qui clôture la scène : « le vent dehors soufflait
furieusement » (p. 89). On remarquera que les éléments agissent sous le régime de furie ou de
la rage. La scène sur la suite de l’interrogatoire (pp. 90-93) débute par une indication
temporelle (« Le lendemain, vers minuit »). Le lieu n’est plus signalé, mais on sait que
l’interrogatoire se déroule dans la même salle étroite évoquée dans la scène précédente. La
scène s’achève sur une indication de lieu (« Amenez-le […] à la ‘S.V.’. On n’a plus de temps
à perdre »). Cette fois, pas de référence au temps, puisqu’on reste dans la même temporalité
de la nuit.
Suit la scène de torture de Bukadjo à la « S.V » (pp. 93-95). Courte mais dense scène qui
s’ouvre logiquement par la description de la fameuse « S.V. » et se termine par un informant
spatio-temporel. Sous la violence d’une torture extrême, Bukadjo cède et accepte de
reconnaître par écrit le prétendu complot que le pouvoir lui attribue. Le chef des tortionnaires
convient avec lui : « D’accord, vous le ferez demain. Vous pouvez regagner votre lit. Au
revoir et bonne nuit, docteur » (p. 95). La dernière scène sur l’interrogatoire de Bukadjo
débute par un informant de temps (« Le lendemain dans la soirée ») et s’achève sur une
indication spatio-temporelle : « Vous pouvez regagner votre cellule. Au revoir et bonne nuit,
docteur » (p. 95). Une autre scène s’ouvre par un informant temporel cependant que le lieu
reste non explicité. Elle se termine par une double indication de temps et de lieu (un matin,
retour à la prison centrale) (pp. 117, 120). Cette scène décrit les conséquences de mauvais
traitements infligés au personnage ainsi que les conditions d’une hospitalisation rendue
nécessaire par celles-ci. Il apparaît donc que chaque fois que Bukadjo subit des actes de
violence, les éléments du cadre spatio-temporel sont mis en lumière et en relation avec l’acte
qui se produit. Ce rapport de la violence avec la présence des éléments du cadre spatio-
temporel dans la composition des scènes et des chapitres, peut encore être sommairement
illustré dans Le Paradis Violé de FWELEY, notamment à travers la scène du massacre des
étudiants. Le début de celle-ci se réfère à une période historique (consultation populaire de
janvier) et à un lieu (campus de l’université). Deux informants de lieu (le home) et de temps
(au réveil) marquent la fin de la scène (p. 103). Le récit indique clairement, en ce qui
concerne le temps, que la nuit est la temporalité par excellence des actes de violence commis
sur les étudiants ; actes dont le bilan est établi seulement « au réveil » (p. 106). On peut
encore relever, dans Pleure Ô Pays…d’ILUNGA KAYOMBO, une autre scène qui
commence par une indication de temps, un dimanche, et s’achève sur un référent spatial, un
cimetière (pp. 97, 99). Cette scène décrit la répression sanglante d’une manifestation contre le
pouvoir, organisée dans la capitale Selele par des églises. Comme on peut le remarquer, les

235
faits de violence sont très souvent circonscrits dans une temporalité et mis en rapport avec un
lieu. Temps et lieux ne peuvent, dans ce contexte, être de simples circonstants, de simples
repères : leur implication dans le processus de violence suggère leur statut d’éléments actifs.
Elle est donc signifiante, cette « volonté de plus en plus avouée d’organiser ensemble Temps
et Espace au point d’y voir chaque élément prendre structurellement sa place en renvoyant à
la totalité »469. Ces considérations permettent de concevoir une synthèse sur l’analyse du
temps.

469
JANVIER, L., cité par BOURNEUF, R., loc. cit. , p.79.

236
Conclusion partielle
La conception du temps dans les textes du corpus semble obéir à une volonté de dire
l’inacceptable. Le traitement qui en est fait suggère une stratégie d’écriture consistant à faire
de ce constituant romanesque une sorte d’actant. Les différentes temporalités analysées se
révèlent solidaires dans ce dessein. Il n’existe donc pas de « temps vide » au sens où l’entend
KAZI-TANI: « on a toujours affaire à un temps pour quelque chose » 470. C’est que chaque
temporalité est exploitée pour suggérer quelque rapport avec l’exercice de la violence. Le
temps historique branche sur un cadre temporel général référant à une époque de violence
endémique. Celle-ci couvre à la fois les « soleils des indépendances » et la période que
MARTIN- GRANEL appelle les « soleils de démocratie »471. Les temps fictif et
atmosphérique représentent des circonstances de violence qui agissent négativement sur les
personnages, conditionnent et précarisent leur destin. C’est sans doute à ce type de temps que
pense encore KAZI-TANI lorsqu’elle évoque, à propos de l’univers romanesque africain, « le
temps du chaos originel et celui de l’apocalypse »472. Ce temps apocalyptique où le chaos est
le seul état de société garanti par le commandement postcolonial, est donc en accord avec
l’espace, autre élément déjà interprété comme signifiant d’un monde chaotique, fonctionnant
comme une jungle. Ainsi se trouve confortée l’idée que l’écriture de la violence dans les
textes du corpus infléchit le traitement du cadre spatio-temporel de celle-ci, de la même
manière qu’elle influence la création des personnages. Le but semble être de mobiliser toutes
les unités significatives pour nommer la violence. Tout dans l’univers romanesque décrit
semble ainsi concourir à traduire la prégnance de celle-ci : agents du commandement peints
comme des Ogres ou des fauves face à leurs victimes inoffensives ; espace-jungle où l’unique
norme est la violence arbitraire ; temps, surtout la nuit, propice à la traque et à la destruction.
Sur ce dernier point, on pourrait même parler d’un « temps absolument destructeur »473,
« temps destructeur, prototype des Ogres »474. L’interrelation d’un tel temps avec les autres
constituants significatifs des textes analysés contribue à imprimer une allure de violence à
ceux-ci.

470
KAZI-TANI, N.-A., op. cit. , p. 47.
471
MARTIN-GRANEL, N., « Discours de la honte », in Cahiers d’Etudes Africaines, n° 140, XXXV-4, 1995, p.
739.
472
KAZI-TANI, N.-A., op. cit. , p. 266.
473
POUILLON, J., Temps et roman, Paris, Gallimard, 1993 [1946], p. 269.
474
DURAND, G., op. cit. , p. 94.

237
Mais si le traitement des unités significatives étudiées jusqu’ici oriente bien vers une
perspective dénonciatrice, il est cependant impératif, en ce qui concerne le temps, de
confirmer cette impression par l’étude de l’axe narratif des textes corpus. En fait, « à la
linéarité du temps de l’histoire racontée, il faut absolument ajouter celle de l’énoncé »475 pour
pouvoir mieux saisir l’impact de la composante « temps » sur le sens global des textes étudiés,
particulièrement en ce qui concerne l’expression de la violence. Le chapitre qui suit tente ainsi
d’aborder la question de la narration.

475
ADAM, J.-M. & alii, op. cit. , p. 44.

238
CHAPITRE V. : LA NARRATION DE LA VIOLENCE
5. 0 Introduction
On ne saurait donc prétendre analyser efficacement un roman sans prendre en compte l’apport
de la double temporalité évoquée au chapitre précédent, et davantage si l’on néglige l’impact
de l’acte narratif : aucune œuvre romanesque n’est indépendante en effet de la narration qui
l’instaure476. Le rôle de celle-ci est assez important pour qu’une analyse du genre de la
présente puisse s’en passer :
« […] dans le cadre [du trio récit-histoire-narration], on pourrait dire de l’acte de
narration qu’il jette un pont entre l’univers conceptuel fictif où baigne l’histoire et
celui, réel, duquel participe le récit. L’acte de narration est celui par lequel se
matérialise l’histoire. Sans l’acte de narration, les faits […] demeurent irréductibles,
intransmissibles : ils demeurent prisonniers de leur univers conceptuel, réel ou
fictif »477.

Il serait d’ailleurs étonnant qu’une écriture romanesque qui semble orientée dans une
perspective de dénonciation, repose sur un axe narratif inconséquent. C’est donc la conviction
de la pertinence de l’ordre narratif par rapport à l’expression de la violence qui préside à
l’étude de celui-ci dans les textes du corpus. À cet effet, comme le dit Jean-Michel ADAM,
« si nous définissons la narration comme l’acte de production du récit, comme le (fait de)
RACONTER, il reste à déterminer qui raconte et comment »478. Pour répondre à cette double
interrogation, Gabrielle GOURDEAU propose une piste intéressante dans le cadre de cette
analyse :
« Tout récit étant […] une forme verbale développée, il mérite d’être traité selon les
catégories ‘’empruntées à la grammaire du verbe ‘’ réduites à trois classes
fondamentales de détermination, notamment :
-la catégorie du temps, qui traite des relations temporelles entre récit et histoire ;
-la catégorie de la voix, qui décrit la façon dont la situation se trouve à faire partie du
récit, c’est-à-dire les positions possibles des instances narrateur et narrataire ;
-la catégorie du mode, qui cerne les modalités de la représentation narrative »479.

Pour le besoin de l’analyse, ces différents aspects de la narration seront examinés en deux
temps : d’abord ceux relatifs à la question de la voix et du mode ensemble ; ensuite, ceux se
rapportant spécifiquement au temps de la narration. Chacun de ces moments pourra être
appréhendé à travers des sous-catégories qui le définissent.

476
RICARDOU, J., Problèmes du nouveau roman, Paris, Seuil, 1967, p. 161.
477
GOURDEAU, G., Analyse du discours narratif, Paris, Magnard, 1993, p. 8.
478
ADAM, J.-M., & alii, op. cit. , p. 78.
479
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 9.

239
5. 1 Voix et modes dans le corpus
Sous ce point, l’analyse se préoccupe de définir l’instance narrative de chaque roman du
corpus, de déterminer tour à tour le(s) mode(s) de perception y afférent(s), les éventuels
niveaux narratifs ainsi que les différentes temporalités narratives mises en œuvre.
5. 1. 1 Instance narrative et mode(s) de perception
C’est une banalité de dire que la fictionnalité s’oppose à la référentialité. À propos de la
première, Gasparini indique que « la fictionnalité d’un roman ne réside pas dans les situations,
les décors, les personnages, qui peuvent être empruntés à la réalité, mais dans son protocole
d’énonciation : il est raconté par une entité imaginaire qui n’a aucun compte à rendre au
réel »480. C’est cette « entité imaginaire » qui intéresse l’analyse ici.
Il importe en effet de rappeler que, dans une œuvre romanesque, « l’acte narratif peut être
assumé par une instance narrative anonyme qui ne participe pas à l’action […] ou par un
personnage qui joue le rôle d’acteur dans le monde narré »481. En fait, les formes du narrateur
sont fonctions de différentes positions qu’il peut occuper dans un récit. Dans un des chapitres
des Figures III consacré à la question de la voix 482, Gérard Genette définit, regroupe et
illustre ces positions du narrateur par des exemples précis.
De cette théorie de Genette, on peut retenir d’essentiel ce qui suit :
« On distinguera donc ici deux types de récits : l’un à narrateur absent de l’histoire
qu’il raconte […], l’autre à narrateur présent comme personnage dans l’histoire qu’il
raconte […]. Je nomme [dit Genette] le premier type, pour des raisons évidentes,
hétérodiégétique, et le second homodiégétique. […] Il faudra […] au moins distinguer
à l’intérieur du type homodiégétique deux variétés : l’une où le narrateur est le héros
de son récit […], et l’autre où il ne joue qu’un rôle secondaire, qui se trouve être, pour
ainsi dire toujours, un rôle d’observateur et de témoin […] Nous réservons pour la
première variété (qui représente en quelque sorte le degré fort de l’homodiégétique) le
terme qui s’impose, d’autodiégétique »483.

Sur la base de telles références, il est possible de déterminer dans les textes du corpus les
principales formes du narrateur (y compris les modes de perceptions possibles). Trois
modalités de représentation narrative peuvent ainsi être relevées, qui signalent la présence,
selon les textes, d’un narrateur tantôt autodiégétique, tantôt hétérodiégétique, voire ambigu,
c’est-à-dire difficile à cerner. Il s’agit principalement ici de la relation du narrateur avec
l’histoire qu’il raconte.

480
GASPARINI, P., Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, p. 18.
481
LINTVELT, J., Essai de typologie narrative. « Le point de vue ». Théorie et analyse, Paris, Librairie José
Corti, 1981, p. 23.
482
GENETTE, G., Figures III, Paris, Seuil, 1972, chap. 5, pp. 225-267 ; mais particulièrement pp. 252-256.
483
Idem, pp. 252-253.

240
5. 1. 1. a) Un narrateur autodiégétique
Dans trois des six romans du corpus, les auteurs confient le destin de la narration à un
personnage qui relate les événements en tant qu’acteur et souvent victime des faits narrés ;
faits relevant de sa propre expérience, de sa propre histoire, dont il est par conséquent le
héros. Par rapport à la théorie de Genette, il s’agit donc d’un narrateur autodiégétique, qui est
à rapprocher, dans la terminologie de Gabrielle Gourdeau, du « narrateur-personnage » ; car
justement, « le narrateur-personnage est autodiégétique : il prend en charge le récit de ses
propres aventures »484. Dans Les Petits Garçons […] de DONGALA, ce narrateur
autodiégétique porte un nom : Michel Matapari. C’est un enfant qui raconte à la première
personne les événements vécus en tant que acteur ou, si l’on veut, en tant que participant. On
constate que, dans ce roman, Matapari fait un double récit485. Il y mène une double narration
en quelque sorte, comme l’observe SÉWANOU DABLA:
« […] loin de décrire l’évolution politico-sociale du pays pour elle-même, Dongala
l’associe à l’histoire d’une famille représentée par trois générations : le grand-père,
instituteur à la retraite, monument d’honneur et de probité qui a tenu tête à
l’administration coloniale et a élevé au rang de principe de vie, la soif de
connaissance, de toute connaissance, même celle des traditions du terroir, à l’heure où
bon nombre des premiers « évolués » s’empressent de les rejeter ; le père, également
instituteur qui se lance, sur le tard, dans des études universitaires – brillamment
réussies –, et surtout qui s’oppose aux mensonges et à l’oppression du régime
révolutionnaire, puis à ceux des nouveaux démocrates anciens marxistes. Cette
génération comprend également son épouse […] et son beau-frère, un arriviste
invétéré, ambitieux à souhait et sans grand idéal ; enfin, dernier groupe de
personnages, celui des enfants : deux jumeaux et ce troisième nommé Matapari, né de
manière assez rocambolesque, deux jours après ses aînés, et à la date de
l’indépendance du pays […]. Matapari sera un enfant précoce, doté d’un appétit de
savoir et d’une maturité supérieure à celle de ses aînés »486.

On peut donc expliquer le statut autodiégétique du narrateur Matapari à travers ce double récit
de l’évolution politico-sociale de son pays et celle de sa famille. S’agissant de l’histoire de sa
famille, le narrateur Matapari met d’abord l’accent sur sa propre naissance ; une naissance
hors du commun. En effet, dès l’incipit du roman, l’enfant-narrateur indique :
« J’ai failli ne pas être né.
J’ai failli ne jamais galoper derrière un rayon de lumière pour essayer de l’attraper
[…]. Je vous assure vraiment que je ne mens pas, j’ai failli ne pas être né. Maman
avait quitté l’hôpital en m’oubliant dans son ventre. Elle m’a toujours juré qu’elle
n’avait pas fait exprès et me répétait souvent d’une voix désespérée : comment aurais-
je pu imaginer, Matapari mon fils, après que les deux jumeaux sont sortis de mon
484
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 37.
485
V. MALANDA, A.-S., Origines de la fiction et fiction des origines, Paris, L’Harmattan, 2000 ; et aussi
DABLA S., J.- J., « Emmanuel B. Dongala. Les petits garçons naissent aussi des étoiles », in Notre Librairie.
Nouveaux paysages littéraires. Afrique, Caraïbes, Océan Indien. 1996-1998/2, n° 136, janvier-avril 1999, p. 88.
486
Idem, pp. 88-89.

241
ventre, qu’il y avait encore un troisième enfant tapi quelque part, là, dans les recoins
de mes entrailles ? […]. C’est ainsi qu’elle était rentrée à la maison en m’oubliant
dans son ventre. D’après ce que m’a raconté mon oncle Boula Boula, ce ne fut que
deux jours après être revenue à la maison […] que maman avait commencé à sentir
des douleurs qui ressemblaient étrangement à des douleurs d’accouchement » (pp. 7-
8).

On comprend d’emblée que la naissance de Matapari est à placer sous le signe de l’insolite.
Dès lors, le destin de l’enfant-narrateur sera tout particulier. Son accueil dans la société des
hommes est marqué par un climat de méfiance, voire d’hostilité, symbolisé par l’attitude
arriérée et violente de la sage-femme (Mama Kossa) qui diabolise le nouveau-né, le présente
comme un « enfant-esprit » et lui attire la curiosité d’un monde inhabituel. Matapari ne sera
jamais un enfant comme les autres, la société ne le reconnaissant pas comme tel. Divers rites
ancestraux, religieux et politiques entourent sa réception en tant que « enfant-esprit » néfaste.
Lorsque l’enfant-narrateur évoque l’assistance massive et de haut rang accourue à sa
naissance, il parle d’une « importante délégation jamais vue à la naissance d’un enfant » (pp.
15-22). Bien plus, en raison de la coïncidence de sa naissance avec la célébration de la fête de
l’indépendance, Matapari accorde à cette délégation, non sans un brin d’humour, une
dimension politique et symbolique :
« Ainsi, moi qui ne devais pas naître [thèse de Mama Kossa], j’avais comme témoins
de ma naissance Mama Kossa, l’accoucheuse la plus célèbre de la région […], papa,
directeur de notre école, mon oncle […], monsieur Konaté, le plus riche commerçant
de notre région et qu’on pouvait considérer, pour la circonstance, comme un
représentant diplomatique puisqu’il venait de l’étranger et […] marabout de surcroît
[…], un préfet qui représentait le président de la république ce jour du vingtième
anniversaire de l’indépendance nationale, […] un garde du corps, deux motards, des
femmes anonymes […], une voiture préfectorale avec chauffeur, casquette et couleurs
déployées, deux motos américaines, un vélo venu de Rome [pour le prêtre catholique]
et un coup de canon. Comme vous le voyez, il ne manquait plus qu’un clairon pour
entonner l’hymne national. Dans ces conditions, comment Mama Kossa pouvait-elle
continuer à raconter […] que j’étais un enfant qui n’aurait pas dû être né parce que je
n’étais pas dans le ventre de maman le jour où elle était venue à l’hôpital pour livrer
au monde mes deux frères bessons ? » (pp. 25-26)

Pour autant, l’insertion de Matapari dans la société ne se fait pas sans embûches. À la
moquerie des uns, s’ajoute le mépris des autres, y compris celui de ses propres frères aînés
dont le récit met en évidence la méfiance : « […] je regardai mes deux frères jumeaux. Ils se
ressemblaient parfaitement […] Ils étaient propres, bien élevés et me regardaient d’un air
distant comme si je n’étais pas leur frère mais un étranger usurpateur » (pp. 43, 46).
Malgré tout, l’enfant-narrateur entretient des rapports très étroits avec ses proches, notamment
avec son père et surtout son grand-père qui l’initient au domaine du savoir scientifique et

242
traditionnel. Matapari relate aussi l’évolution sociopolitique de son pays à travers les
différentes tranches du temps qui en ponctuent l’histoire, notamment la colonisation, le règne
de la dictature et du parti unique, ainsi que l’instauration de la démocratie et du multipartisme.
Il faudrait indiquer que les événements liés à sa naissance, Matapari les tient de son oncle
Boula Boula ; en ce qui concerne la violence, les faits antérieurs à sa naissance lui sont
également rapportés par ce même oncle. Dans son récit, l’enfant-narrateur ne fait d’ailleurs
aucun mystère de ses sources : « c’est mon oncle [dit-il] qui m’a aidé à comprendre » ; « mon
oncle qui m’a raconté toutes ces choses » et « m’a expliqué » l’histoire du pays ; « je tiens
cela de mon oncle »487. De la sorte, l’enfant-narrateur s’institue dépositaire d’une mémoire
historique héritée qu’il reproduit dans son récit pour le lecteur. Mais le récit de Matapari ne
porte pas uniquement sur les faits de violence antérieurs à sa naissance ; il expose aussi et
surtout la violence d’« aujourd’hui », celle qui se déploie sous ses yeux et dont il est témoin
et, plus encore, acteur et victime. Son regard apparemment naïf sur les actes des adultes, en
l’occurrence la violence du commandement, a valeur d’un véritable réquisitoire. C’est à juste
titre que SÉWANOU DABLA, dans son article évoqué ci-haut, parle d’une « fausse
naïveté »488 dans le chef de l’enfant-narrateur Matapari. Le récit que celui-ci fait d’une scène
de répression d’une foule revendicatrice tend à confirmer cette observation de SÉWANOU
DABLA :
« C’était la première fois que je me trouvais dans une foule pareille, une foule digne
d’une finale de Mundial de football […]. Nous marchions, nous marchions. […].
Nous n’arrivâmes jamais à la place de la Révolution […]. Je me souviens du visage
des gens écrasés, du bruit sec des os qui se rompaient, des thorax broyés dans le
piétinement sauvage d’une foule en panique […]. Je me souviens du sifflement des
balles, des odeurs, de la fumée lacrymogène, des cris, des cris. Enfin, de la main ferme
de l’ami de papa qui me tenait, me tirait, me traînait pour échapper à cet enfer.
On n’a jamais su combien de morts il y eut ce jour-là. On n’a jamais su combien de
corps la petite rivière avait charriés vers le grand fleuve. La rumeur disait que la
soldatesque présidentielle n’avait cessé de tirer que parce qu’ils avaient vidé toutes les
munitions de la poudrière de la ville […]. La nuit tomba sur un pays meurtri, écoeuré,
où l’odeur du sang et de la poudre imprégnait toute chose » (pp. 226-228).

Tous ces extraits confirment que l’enfant Michel Matapari est bien celui qui narre les
événements dont il est le personnage central et qui font donc partie de sa propre histoire. On
observe également que dans la relation de cette histoire qui est la sienne, Matapari s’exprime
à la première personne : il dit « je ». Il réunit donc toutes les caractéristiques d’un héros-
narrateur ou d’un narrateur autodiégétique qui a la possibilité d’entraîner le lecteur dans sa

487
DONGALA B., E., op. cit., pp. 10, 12, 27.
488
DABLA S., J.- J., loc. cit., p. 89.

243
subjectivité. Dans l’incipit du roman, le début du récit coïncide avec l’histoire de la naissance
de Matapari. La naissance du récit et celle du héros sont donc synchrones. La narration est
assurée dès le début par le héros Matapari lui-même. C’est un narrateur-personnage qui n’est
introduit dans le récit par aucune autre instance. Cette configuration cadre avec le constat de
Gabrielle Gourdeau :
« Lorsque aucun narrateur n’effectue le relais entre l’auteur implicite et l’instance
narratrice de premier degré, nous allons directement à ce qu’il convient d’appeler un
narrateur-personnage, c’est-à-dire un narrateur (de premier degré, prenant en charge le
récit englobant) identifié (par un prénom -- le plus souvent « je »-- ou un nom) et
jouant un rôle quelconque dans l’une ou l’autre des diégèses -- le plus souvent dans
celle de premier degré-qui font partie du texte narratif global »489.

Il s’ensuit que ce Matapari, qui narre les événements en « je » et qui les rend crédibles aux
yeux du lecteur, est avant tout narrateur plutôt que personnage. C’est à ce titre qu’il ouvre
(sans relais) le récit et qu’il assure la relation des faits jusque dans les récits englobés.
L’expression du narrateur à la première personne (« je ») constitue ici la caution d’une
narration en focalisation interne, puisque « cette option condamne l’auteur à ne pas mettre
dans la bouche (ou sous la plume) de son narrateur des informations qu’il ne peut censément
pas détenir »490. De fait, dans Les Petits Garçons […], le récit fonctionne essentiellement en
focalisation interne fixe, c’est-à-dire sous le seul foyer focal constitué par l’enfant-narrateur
Matapari ; mais de celui-ci, il faudrait signaler une restriction du champ particulièrement
remarquable dans l’univers ou l’histoire des adultes, dont la signification lui échappe parfois.
Qu’on se souvienne par exemple de la relation des événements liés à sa propre naissance :
Matapari ne rapporte à cet égard que ce qui lui a été confié par son oncle Boula Boula. Il ne
peut pas en dire plus que n’en sait celui-ci ; il ne peut pas en dire plus au lecteur qu’il n’en sait
lui-même. La restriction de son champ est encore perceptible à travers son émerveillement
devant, entre autres, les truandages de tous genres de ce même oncle, notamment quand il se
lance dans la politique. Matapari ignore quel métier son oncle exerce malgré son intense
activité. Même lorsque ce dernier est arrêté pour cause de complot, l’enfant-narrateur
témoigne encore d’une perception limitée des faits :
« Je ne peux pas vous raconter dans le détail ce qui arriva à tonton car, la politique,
avec ses secrets, ses entortillements, ses vérités qui n’en sont pas et ses mensonges qui
sonnent comme des vérités, me jette toujours dans la plus totale confusion. Je ne sais
pas si, comme ils disaient, tonton était à la tête du plus grand complot jamais organisé
dans ce pays […]. Tout ce que je sais, c’est qu’il avait été arrêté avec de nombreuses
autres personnes […] » (pp. 160-161).
489
GOURDEAU, G., op. cit. , pp. 36-37.
490
DUMORTIER, J.- L., Lire le récit de fiction. Pour étayer un apprentissage. Théorie et pratique, Bruxelles,
De Boeck & Duculot, 2001, p. 43.

244
On pourrait ainsi dire que dans Les Petits Garçons […], les faits narrés sont perçus selon le
seul point de vue restreint « d’un même personnage […] réflecteur utilisé du début à la fin »491
du récit. La restriction du champ du héros-narrateur tient du fait que « dans un texte réaliste,
l’omniscience est inaccessible aux narrateurs-personnages […] : simple respect de la logique
entraînée par leur situation narrative »492. Par ailleurs, en ce qui concerne les fonctions, le
héros-narrateur Matapari en remplit quelques-unes reconnues au narrateur493. Déjà en tant que
narrateur-personnage, il assume donc une « fonction proprement narrative dont aucun
narrateur ne peut se détourner sans perdre en même temps sa qualité de narrateur »494.
L’incipit du roman installe d’emblée Matapari dans cette fonction narrative dont il ne saurait
se dégager. Genette insiste sur cet aspect, qui conclut à l’impossibilité pour tout narrateur de
ne pas assumer cette fonction narrative : « il peut sembler étrange, à première vue, d’attribuer
à quelque narrateur que ce soit un autre rôle que la narration proprement dite, c’est-à-dire le
fait de raconter »495. Mais cette fonction narrative de Matapari se double d’une fonction
communicative (v. plus loin): le narrateur Matapari est constamment tourné vers le
destinataire de son récit pour maintenir le contact. Dans ce rapport privilégié avec le
destinataire, Matapari est amené à certifier vraies les informations qu’il lui livre, mais aussi à
en dévoiler la source de provenance. On se souvient particulièrement de nombreuses
références à son oncle Boula Boula (« C’est mon oncle qui m’a aidé à comprendre »,
« D’après ce que m’a raconté mon oncle Boula Boula », « […] d’après mon oncle qui m’a
raconté toutes ces choses ») présenté comme un guide de premier plan dans l’évolution
progressive de l’enfant Matapari. C’est que « son oncle établit une médiation entre lui et
divers moments d’un tout »496, d’une histoire complexe. Mais les sources du héros-narrateur
Matapari comprennent aussi des personnages anonymes représentées par des syntagmes du
genre « aux dires de ceux qui étaient présents » (p. 9). L’attitude du héros-narrateur par
rapport à ses sources peut s’expliquer théoriquement :
« Le narrateur homodiégétique […] est tenu de justifier […] les informations qu’il
donne sur les scènes d’où ‘il’ était absent comme personnage, sur les pensées d’autrui,
etc. […]. On pourrait dire que le récit homodiégétique subit, en conséquence de son
choix vocal, une restriction modale a priori, et qui ne peut être évitée que par une

491
DUMORTIER, J.-L., op. cit. , p. 62.
492
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 64.
493
Certaines fonctions (celle de communication notamment) seront développées au dernier chapitre dans le cadre
des autres procédés narratifs (énonciation impérative).
494
GENETTE, G., op. cit. , p. 261.
495
Idem.
496
MALANDA, A.-S., op. cit. , p. 54.

245
infraction, ou contorsion perceptible. Pour désigner cette contrainte, peut-être faudrait-
il parler de pré-focalisation ? »497.

Cette « pré-focalisation » correspond, dans le contexte de Les Petits Garçons […], à la


médiation de l’oncle de Matapari qui serait en quelque sorte un foyer « pré-focal ». Quoi qu’il
en soit, par la certification de ses informations ou la révélation de leurs sources, le narrateur
Matapari remplit une fonction testimoniale ou d’attestation. Il s’agit ici, selon Genette, d’une
fonction
« […] qui rend compte de la part que le narrateur, en tant que tel, prend à l’histoire
qu’il raconte, du rapport qu’il entretient avec elle : rapport affectif, certes, mais aussi
bien moral ou intellectuel, qui peut prendre la forme d’un simple témoignage, comme
lorsque le narrateur indique la source d’où il tient son information, ou le degré de
précision de ses propres souvenirs […] »498.

Il ne manque pas non plus à Matapari les occasions de remplir une fonction idéologique à
travers les jugements et les commentaires qu’il fait au sujet des actes des adultes, ainsi qu’on
l’a illustré à propos de sa réaction à l’arrestation de son oncle Boula Boula : Matapari ne
comprend pas la motivation politique des adultes et met en doute leurs « vérités qui n’en sont
pas » et fustige leurs « mensonges qui sonnent comme des vérités ». Toutes ces fonctions ont
l’impact de conforter le foyer focal selon lequel les faits sont perçus, et donc aussi le point de
vue du narrateur autodiégétique selon lequel ils sont relatés.
S’agissant des faits de violence vécus par Matapari lui-même, le point de vue autodiégétique
les présente comme décrits de l’intérieur et confère au réquisitoire ainsi dressé une certaine
crédibilité et une certaine force de dénonciation. L’effet de ce point de vue appuyé par la
focalisation interne (vision restreinte des choses) paraît bien efficace, on le verra, en ce qui
concerne le rapprochement entre narrateur et lecteur, c’est-à-dire l’impact du premier sur le
second. Cette même fonctionnalité du point de vue autodiégétique peut également être relevée
dans Le mort vivant de Henri DJOMBO et dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO,
deux romans présentant chacun un narrateur autodiégétique qui, contrairement à l’enfant-
narrateur naïf de Les Petits Garçons […], est ici un intellectuel accompli, analysant
lucidement la situation de son pays. Ce narrateur, qui est évidemment le héros du roman, se
nomme Joseph Niamo dans Le mort vivant et Justin dans Pleure Ô Pays […]. Le mort vivant
comprend trois parties : un prologue, une longue lettre et un épilogue. L’analyse reviendra
plus loin sur les parties extrêmes (prologue et épilogue) où est présenté le drame du couple de
diplomates (Francis et Gloria), destinataire de la longue lettre de Joseph Niamo. Pour

497
GENETTE, G., Nouveau discours du récit, p. 52.
498
Idem, p. 262.

246
l’instant, l’intérêt porte sur cette correspondance qui constitue la véritable trame du roman. Le
mort vivant est donc un roman-lettre dont Joseph Niamo est le narrateur autodiégétique,
s’exprimant, comme l’enfant-narrateur Matapari, à la première personne dans une narration
chargée de tragédie. Au début de la lettre, Joseph s’adresse à Francis et Gloria en ces termes :
«Avant tout, je voudrais vous rassurer que moi, Joseph, je suis bien vivant. Je ne suis
pas revenant, mais le miraculé d’une longue mise à mort dont je vais dévoiler les
détails pour la première fois, depuis le commencement de la tragédie, au fur et à
mesure que s’égrènera le souvenir, aussi longtemps qu’il remontera. Je me laisserai
donc guider par mon cœur pour que coule la plume au gré de ses pulsations quand la
mémoire lui en dit. Souffrez donc de vous soumettre aux méandres de ces lignes qui
n’obéiront pas, j’en suis certain, à l’esprit de synthèse qu’exigeait tant de nous notre
professeur de philosophie au lycée» (p. 17).

La longue narration de la violence annoncée par Joseph dans cet incipit de sa lettre s’opère
ainsi au fil du texte sous le même registre, sous le même point de vue autodiégétique. Le
héros-narrateur dit « je » tout le long du récit, comme l’illustrent encore les extraits suivants :
« je me rendais compte que j’étais victime d’une étrange et monstrueuse machination qui me
plaçait dans un piège » ; ou « je fus jeté sur le plancher comme un colis postal, les bras
retournés et bouclés dans le dos, les pieds entravés dans des chaînes » ; ou encore « Je
suppliais mes interlocuteurs de ne pas me torturer, car je leur avais dit toute la vérité. Ils ne
me croyaient pas. Je me lamentais et les suppliais encore » ; ou, enfin, « j’étais au ban des
accusés à la place de tous ces intellectuels qui ne partageaient pas les idées de nos frères
policiers »499, etc.
On voit que, comme Matapari dans Les Petits Garçons […], Joseph constitue le principal et
l’unique foyer focal dans la relation des événements qu’il a vécus. À ce niveau, la narration
fonctionne en focalisation interne fixe. On se rappelle que le héros Joseph est en situation de
captivité et qu’il est en permanence menotté et enfermé dans des lieux différents. Mais c’est
toujours dans ces conditions qu’il arrive à percevoir et à décrire les faits qu’il narre. Sa
situation correspond à ce que déclare Florence PARAVY, à savoir que le héros-narrateur,
« personnage immobilisé pour une raison quelconque, en un lieu propice, contemple ce qui est
devant lui. La focalisation du récit est naturellement déterminée par son propre point de vue,
et sa personne physique est le repère autour duquel s’organise la spatialité »500.
En tant que narrateur-personnage, Joseph remplit, entre autres, comme Matapari, une fonction
narrative qui lui permet de révéler, dans ces circonstances, sa tragédie à ses interlocuteurs.
Mais cette fonction elle-même lui impose le besoin de maintenir éveillée l’attention de ceux-

499
DJOMBO, H., op. cit., respectivement pp. 43, 45, 52, 162.
500
PARAVY, F., op. cit. , p. 232.

247
ci. Par là, il assume une fonction communicative (sur cet aspect, comme pour Matapari, v.
infra), tout en se montrant persuasif : « je voudrais vous rassurer […] j’en suis certain […] ».
De même, ses propos dans l’incipit de la lettre donnent une certaine idée de la manière dont
sera organisé le récit qu’il s’apprête à faire. En effet, cet incipit énonce une sorte de plan du
récit, lequel constitue dans le roman l’unique élément relatif à l’articulation du récit et
pouvant attester de la fonction de régie de la part du héros-narrateur Joseph. Quoi qu’il en
soit, on peut bien s’apercevoir qu’au-delà de ces quelques fonctions du narrateur, la narration,
soumise au gré du seul cœur et de la seule mémoire du héros-narrateur, ne peut s’effectuer ici
qu’en focalisation interne fixe. Ce faisant, comme dans Les Petits Garçons […], le point de
vue autodiégétique, donc subjectif, conduit le lecteur au cœur même du drame de la violence
tel qu’il est vécu par le héros Joseph, avec une sorte d’authentification des faits narrés.
Dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, la narration, également en focalisation
interne fixe, repose sur le seul foyer focal formé par le narrateur autodiégétique Justin, qui
s’exprime aussi à la première personne. Ainsi, au sujet des rafles et des brimades dans les
geôles du pouvoir, il témoigne : « Je me remémorais, pour en avoir été témoin oculaire, les
mille tourments réservés aux prisonniers politiques. […]. Au lendemain de la parodie
d’attentat, un millier de personnes, j’en suis sûr, avaient été enlevées. Dans la foulée, une
trentaine de pasteurs, dont mon cousin » (pp. 64-65). Le héros-narrateur Justin s’attarde aussi,
entre autres, sur ses propres déboires consécutifs à sa confrontation avec le pouvoir en place.
Il revient notamment sur les circonstances de l’une de ses arrestations :
« […] jeune fonctionnaire, je prestais mes services à l’État dans un petit bureau, à la
mairie de Selele. Comme tous les petits fonctionnaires de ce pays, je gagnais un salaire
qui n’en était pas un. Mais […] j’avais la chance de pouvoir arrondir ce rien de salaire
par de multiples pots-de-vin dont ma petite situation de bureaucrate me gratifiait. Mais
un jour, je me dis qu’il n’était pas normal que je continue à vivre comme ça de la
magouille. Et puis, il y avait ces papas et mamans, fonctionnaires comme moi […]
dont la misère interpellait ma conscience d’homme. À mes risques et périls, je pris
l’initiative de contacter, en catimini […], quelques-uns de mes compagnons
d’infortune. Afin d’attirer l’attention sur cette vaste injustice dont nous étions victimes
[…] à cette époque comme maintenant, vous le savez, les syndicats étaient frappés
d’embargo. À l’unanimité, mes collègues me désignèrent pour prendre les rênes de
notre association. J’étais lucide : je courais des risques énormes. Je savais parfaitement
que les délateurs du Macrocéphale se tapissaient partout. Je savais que tôt ou tard, ça
tournerait mal. Mais il fallait aller de l’avant, me dévouer pour les autres. […]. Un bon
jour, le syndicat, à mon initiative, décida de lancer des tracts invitant tous les
fonctionnaires du Kayeye à la grève. Pour revendiquer un salaire digne d’un homme »
(pp. 60-61).

Ce récit témoigne du courage ou plutôt de la témérité du héros – narrateur Justin dans un pays
dominé par la dictature. Mais la quête de justice sociale menée par le héros ne peut aboutir.

248
Le récit du héros-narrateur en explique les raisons, qui sont constituées par l’intolérance et la
violence du régime :
« Les bouts de papier n’avaient pas encore parcouru de longues distances que tous les
limiers, toute l’armée, tous les mouchards du chef s’étaient fiévreusement lancés à la
recherche de l’officine de ce message tenu pour hautement subversif. Pris de peur, tous
mes amis du syndicat passèrent d’eux-mêmes aux aveux. Mais quels aveux ! Tous me
pointèrent du doigt. Le meneur, c’était moi. Le père des tracts, moi. Le coupable, moi
et moi seul. Je me retrouvai tout seul. Désavoué. Rejeté. Renié. Le cachot et la torture
s’ensuivirent […]. Une fois […] je frôlai la mort » (p. 61).

Comme en témoignent ces extraits, Justin est un narrateur autodiégétique au même titre que
Matapari et Joseph Niamo. Comme ces derniers, il s’exprime en « je », en parlant de sa propre
expérience. Il constitue dans le roman Pleure Ô Pays […] le seul foyer focal à travers lequel
les événements sont perçus. Tout est filtré par son regard, par sa conscience. La narration
s’effectue dès lors en focalisation interne fixe, exactement comme dans les deux autres
romans déjà parcourus. Les effets de crédibilité du récit sur le lecteur sont les mêmes à cause
de l’accès de celui-ci à la subjectivité du narrateur. En ce qui concerne les fonctions, Justin
assume logiquement une fonction narrative, puisqu’il raconte une histoire, la sienne. Par
certains commentaires, il remplit aussi une fonction idéologique, notamment lorsqu’il en a
marre des tueries du régime et qu’il s’exclame : « Non, trop, c’est trop ! » ; ou encore lorsque,
parlant de l’entêtement des hommes d’église à marcher contre les massacres des citoyens, il
s’exclame à nouveau : « Oh ! Qu’il est difficile de raisonner ceux qui croient agir au nom de
Dieu ». On peut aussi penser à ses nombreuses lamentations sur la situation de son pays et le
sort de son peuple, dans le style : « Ô pays dé-paysé ! Pleure […] », « Le Kayeye, c’est les
ténèbres »501. On pourrait également attribuer au héros-narrateur Justin la fonction de
communication dans la mesure où son récit est aussi tourné vers son destinataire ; mais un
destinataire qui est tantôt son cousin assassiné, tantôt son propre pays (comme pour Matapari
et Joseph, voir cet aspect au chapitre V, rubrique : énonciation impérative). Par contre, pas de
fonction de régie clairement attestée dans la relation des faits, à moins de forcer les choses et
de prendre en compte le rapprochement de Pleure Ô Pays […] avec Insurrection de la
conscience dont le héros Justin est l’auteur et dont il contrôle et commente les articulations
(Cfr. chap. II). On se le rappelle, la structure à rebours de l’Insurrection […] commentée par
Justin, ressemble assez étrangement à celle « in medias res » de Pleure Ô Pays […]. Mais on
se situe déjà là sur le plan de la symbolisation, loin de la forme matérielle du récit. En plus, on
n’oublie pas cette mise en garde de POUILLON : « Un romancier dans le roman n’est qu’un

501
ILUNGA K., B., op. cit. , pp. 118, 63, 67.

249
personnage de plus et le roman qu’il écrit, ce n’est jamais celui que nous lisons »502. De toute
manière, le héros Justin rentre dans la même catégorie que les autres narrateurs- personnages
Matapari et Joseph Niamo : ils sont tous autodiégétiques et peuvent être considérés comme
ces narrateurs « personnages focalisateurs » dont Vincent JOUVE dit qu’ils « attirent notre
attention sur un objet, un événement ou un autre personnage à travers leur propre regard »503.
Cela signifie donc qu’ils ne possèdent pas, a priori, l’omniscience du narrateur divin et que
leur champ de perception est restreint. Du reste, il ne pourrait en être autrement, ainsi que
l’indique Gabrielle GOURDEAU :
« Dans un texte narratif de facture réaliste, le narrateur-personnage ne saurait, par
définition, être doué d’omniscience puisqu’il est aussi personnage et qu’un personnage
ne peut s’immiscer dans les pensées d’un autre personnage. Le narrateur de premier
degré (du récit englobant) n’est donc pas automatiquement omniscient, car il peut
s’agir d’un narrateur-personnage (ou même d’un narrateur tout simplement non
omniscient) »504.

Toutefois, cette absence d’omniscience dans le chef des narrateurs Matapari, Joseph Niamo et
Justin ne les empêche pas de percevoir, du moins de deviner, dans une certaine limite, les
pensées des autres personnages ou de leurs interlocuteurs. Une telle situation permet
d’évoquer la position assez tranchée d’Alain RABATEL par rapport à la conception
traditionnelle qui réserve l’omniscience au seul narrateur (divin) :
« […] l’omniscience est une donnée qui ne se vérifie pas toujours dans les textes, selon
les types de narrateur, les stratégies d’exposition, etc. .; au demeurant, pour autant
qu’elle soit manifeste, elle n’est pas non plus réservée aux seuls narrateurs, puisqu’il
existe des personnages savants et que, d’une façon générale, la thèse selon laquelle les
personnages auraient un point de vue limité […] parce qu’ils ne pourraient pas accéder
aux pensées des autres personnages, ne résiste pas à un examen linguistique minutieux
[…] »505.

Dans la suite de son argumentation, Rabatel précise encore ce qui suit :


« Le fait qu’un personnage puisse évoquer notamment par le discours rapporté des
pensées est l’indice le plus sûr de ce que les personnages, en tant que centre de
perspective narrative, peuvent comme le narrateur accéder à l’intériorité des
personnages, ou, du moins, la représenter, avec les mêmes marques de certitude et
d’erreur. Certes, ce savoir actorial nécessite la caution d’un narrateur […] bref,
l’introspection d’autrui est possible au personnage […] »506.

502
POUILLON, J., op. cit. , p.267.
503
JOUVE, V., op. cit. , pp. 127-128.
504
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 37.
505
RABATEL, A., Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit. Tom I. Les points
de vue et la logique de la narration, Limoges, Ed. Lambert – Lucas, 2008, p. 23.
506
RABATEL, A., op. cit., p. 24.

250
Quoi qu’il en soit, cette théorie de Rabatel ne peut pas être illustrée de façon nette dans la
situation des narrateurs autodiégétiques identifiés dans le corpus. L’exemple qui se rapproche
du narrateur autodiégétique ayant accès à l’intériorité des autres personnages, c’est peut-être
celui du héros-narrateur de Le mort vivant : Joseph, aux prises avec le tyran Nzétémabé, arrive
à se prononcer sur les dispositions psychologiques de celui-ci au cours d’un interrogatoire :
« Le président Nzétémabé Bwakanamoto pérorait. […] possédé par une tension
nerveuse continue, le président yanganien parlait dans un état de transe. Il était décidé
à vider le sac […]. À voir sa douloureuse mine, on sentait que le président était atteint
au fond de son âme et cherchait désespérément à se libérer de ses tourments. Tout
disait le trouble qu’il éprouvait et la souffrance qu’il endurait. […]. Je finis par avoir
pitié pour cet homme dont je soupçonnais la solitude » (pp. 96-98).

On est loin ici de l’omniscience du narrateur-Dieu. Pour un narrateur-personnage, les


segments « à voir sa douloureuse mine », « on sentait que », « je soupçonnais », etc.,
constituent des indices d’une perception restreinte des faits narrés. Le narrateur-personnage
Joseph ne livre pas ici des faits d’une certitude totale, avérée, comme le ferait un narrateur
divin. Gabrielle GOURDEAU lance d’ailleurs une mise en garde au sujet de la question de
l’omniscience du narrateur :
« Mais attention : il y a des instances narratives non douées d’omniscience, créées ainsi
par l’auteur pour le besoin de la cause ou par définition (les narrateurs-personnages). Il
ne s’agit pas là de ce que Genette appelle ‘’omniscience sélective’’ […] ni même de
‘’transmission sélective’’, mais de ‘’savoir délégué limité’’.
Dans un texte narratif, l’autorité suprême (divine) en matière de savoir initial et de
transmission du savoir, c’est bel et bien l’auteur réel : une instance fictive, une
abstraction comme le narrateur ne peut logiquement décider de quoi que ce soit : elle
exécute les volontés de son créateur, sans plus. Si donc tel narrateur nous livre telle
portion du savoir global […], c’est que l’auteur aura décidé de ne pas lui prêter les
qualités divines d’omniscience et d’ubiquité : ce n’est pas le narrateur qui aura
sélectionné, dans un savoir initial total, le savoir à transmettre. […]. Quant aux
narrateurs-personnages […], ils sont ontologiquement limités dans leur savoir initial, il
va de soi »507.

C’est donc ce « savoir délégué limité », correspondant à la position du foyer focal restreint,
qui permet une profondeur tout aussi limitée dans la perception de la vie intérieure des
personnages. Le point de vue autodiégétique des narrateurs-personnages Matapari, Joseph
Niamo et Justin dans la narration des faits de violence n’est pas sans effet :
« D’ordinaire, un roman écrit à la première personne entraîne l’identification du lecteur
au narrateur. Il n’est écrit que pour ce résultat : la participation de celui qui lit aux
sentiments, aux réactions, aux jugements de celui qui raconte. La compréhension se
fonde sur l’adhésion. On peut savoir que la vision des choses qui nous est ainsi
exposée est partiale, mais c’est à cette partialité que nous acceptons de participer »508.
507
GOURDEAU, G., op. cit. , pp. 63-64.
508
POUILLON, J., op. cit. , p. 255.

251
En d’autres termes, le point de vue autodiégétique ouvre au lecteur l’univers de la subjectivité
du héros-narrateur. On sait que « cette vision comporte une restriction du champ puisqu’il ne
nous sera montré que ce que les yeux du héros auront vu, mais la narration gagne en vigueur,
en crédibilité, puisque nous nous trouvons unis à la destinée d’un personnage et c’est avec lui
que nous découvrons l’univers du roman »509. On n’oublie pas que Genette considère
l’autodiégétique comme « le degré le plus fort de l’homodiégétique ». Or, il se trouve que « le
recours à l’attitude homodiégétique favorise l’irruption du pathétique, afférent à une mémoire
douloureuse »510. On peut donc considérer, dans le contexte du corpus, que la subjectivité des
héros-narrateurs correspond à cette mémoire douloureuse, nourrie de l’expérience de la
violence.
Par ailleurs, on sait que le « principe classique et pragmatique […] veut que la FIN du récit
soit son principe moral, implicite ou explicite » ; et que « au-delà de la simple mise en avant
d’un principe moral […] le récit vise à Faire Faire, il incite plus ou moins à l’action »511. Par
rapport à une telle visée, la mise en scène de narrateurs autodiégétiques, avec l’effet qu’elle
génère (elle donne au lecteur l’accès au drame des personnages), peut être considérée comme
pertinente dans le contexte d’une écriture orientée, du moins dans les trois textes analysés
jusqu’ici. Certes, en reposant sur un narrateur autodiégétique comme instance narrative
principale (Les Petits Garçons […], Pleure Ô Pays […] ou essentielle (Le mort vivant) qui
commande le récit, ces romans permettent au lecteur de rester au contact de la violence narrée
et d’en ressentir de plus près, presque dans sa propre chair, les effets néfastes.
Mais le caractère autodiégétique du narrateur pourrait faire croire que ces romans sont
individualistes ou intimistes. Il faudrait plutôt voir dans cette option une stratégie d’écriture
qui fait principalement des héros-narrateurs à la fois, en tant personnages, des « personnages-
prétextes » et, en tant que narrateurs, des « narrateurs inconsistants », assumant dans les deux
cas une fonction de représentativité de la voix collective. Il s’agirait là d’une sorte de
typisation symbolique : « Ces narrateurs autodiégétiques restent encore des symboles, des
types représentant une expérience collective »512. Dans ce sens, le « je » du narrateur
autodiégétique est, comme le dit Michel PATILLON, un « je - variable » qui « crée une
intimité directe […] il appelle une identification du je et du lecteur »513. L’histoire individuelle
de Matapari, Joseph Niamo et Justin peut ainsi jouer le rôle de « réflecteur » de certaines
509
GOLDENSTEIN, J- P., op. cit. , pp. 35-36.
510
SIMASOTCHI- BRONES, F., op. cit. , p. 251.
511
ADAM, J.-M., & alii, op. cit. , pp. 90, 91.
512
PARAVY, F., op. cit. , p. 94.
513
PATILLON, M., op. cit. , p. 27.

252
realia de leurs peuples ou de leurs pays respectifs. C’est dire que le procédé n’est pas vain sur
le plan de la signification :
« Une tendance […] plus singulière réside dans le choix de narrateurs relativement
« inconsistants » et dont le rôle majeur est d’être les témoins privilégiés d’une époque
d’oppression. Ce mode narratif n’est sans doute pas sans relation d’une part avec la
place accordée à l’individualité dans les cultures africaines, d’autre part avec le
caractère engagé du discours romanesque »514.

On voit quelles peuvent être les implications de la mise en scène du narrateur autodiégétique
dans les trois textes du corpus déjà analysés. Dans les autres romans, la figure du narrateur
paraît bien différente de celle des Matapari, Joseph Niamo et Justin.
5. 1. 1. b) Un narrateur hétérodiégétique
Dans trois autres des six romans du corpus, le narrateur premier n’appartient pas à la catégorie
des personnages. Il représente la figure du « narrateur absent de l’histoire qu’il raconte », que
Genette qualifie d’« hétérodiégétique ». Jaap Lintvelt confirme ce statut du narrateur en
précisant que « la narration est hétérodiégétique si le narrateur ne figure pas dans l’histoire
(diégèse) en tant qu’acteur (narrateur ≠ acteur) »515. On peut encore dire avec Marcel
VUILLAUME que la position d’un tel narrateur est d’« observer les événements, non d’y
participer »516. L’un des indices de cette position est la relation des événements à la troisième
personne517, comme on peut l’observer dans un premier temps dans Le mort vivant :
« La sonnerie avait retenti. Le facteur venait de mettre le courrier dans la boîte aux
lettres. Du perron où elle se tenait, Gloria l’aperçut. Elle le salua et le remercia en
agitant la main […]. Chaque fois que le facteur se présentait, l’ambassadrice [Gloria]
était prise d’angoisse à l’idée que de nouvelles factures viendraient encore alourdir le
lot des précédentes demeurées impayées » (p. 9).

On peut encore prendre une autre illustration de la fin du roman :


« Gloria se sentit légère, comme si elle avait été libérée des forces de la pesanteur et
allait s’envoler ainsi que des oiseaux du ciel. La joie intense qui l’habitait et la liberté
qu’elle recouvrirait la comblèrent de bonheur et rendirent euphoriques ses derniers
jours […] » (p. 202).

Ces deux extraits tirés respectivement du prologue et de l’épilogue, seuls lieux textuels où
apparaît le narrateur hétérodiégétique omniscient dans Le mort vivant, attestent de la présence
de celui-ci dans le récit. Mais étant donné que l’essentiel de la narration, il l’abandonne à un

514
PARAVY, F., op. cit. , p. 94.
515
LINTVELT, J., op. cit. , p. 38.
516
VUILLAUME, M., op. cit. , p. 60.
517
On sait toutefois que l’emploi de la troisième personne n’est pas exclusif à la narration hétérodiégétique ; il
peut aussi être valable en narration homodiégétique, comme le dit Philippe Lejeune dans Le pacte
autobiographique (Paris, Seuil, [1975] 1996 : 16) : « […] il peut très bien y avoir identité du narrateur et du
personnage principal dans le cas du récit « à la troisième personne ».

253
autre narrateur (Joseph), l’analyse se borne à signaler simplement ici sa brève apparition. Cela
n’enlève rien à ses prérogatives narratives. Certaines conclusions qui seront tirées sur le
narrateur hétérodiégétique des deux autres romans pourront bien lui être également
appliquées. Dans l’autre roman, Le Doyen Marri, c’est un narrateur hétérodiégétique,
s’exprimant à la troisième personne, qui décrit par exemple les conditions de voyage pénibles
dans le train emprunté par le héros Sadio Mobali pour rejoindre l’université où il doit étudier
la médecine :
« Une journée s’était déjà écoulée. Ils ne s’étaient pas beaucoup éloignés du point de
départ, la gare où Sadio avait embarqué dans des conditions héroïques. Ce voyage, il le
pressentait comme une traversée des espaces qui ne terminent jamais. Des étendues
qui l’amèneraient au-delà de tous les univers visibles et invisibles. […]. Sadio Mobali
était coincé entre les toilettes et la fonte de la porte qui reliait les voitures. Il collait
adhésivement aux parois métalliques à l’intérieur d’une encoignure du wagon. Il avait
au travers de toute la tête des bruits échappés du dehors, les ronflements et les
geignements des bielles. Les cages grinçaient affreusement comme si elles allaient se
disloquer subitement à l’autre bout de la voie. […]. Le train s’engageait en affrontant
des tournants ardus. […]. Les hommes qui avaient eu la chance de se payer une place
assise avaient déboutonné leurs chemises de haut en bas. Ils étaient pieds nus, et ils ne
craignaient pas trop les chiques […] les gens étaient entassés les uns sur les autres »
(pp. 61-62).

C’est le même narrateur hétérodiégétique qui rend compte des faits de violence commis par la
soldatesque du tyran sur la cité universitaire décrite dans le roman :
« Le campus venait de se transformer en une scène de mort. Un escadron de
carnassiers s’abattit sur les étudiants. […]. Ils lançaient des cris de fureur :
Camarad’oh ! Camarad’oh ! Matiti Mboka, Matiti Mboka ! […] la violence bestiale, à
la mesure de la détresse d’un pouvoir qui avait érigé la mort et la terreur en stratégies
imbéciles. Sadio Mobali n’avait plus le courage de courir encore pour échapper au
massacre. Il sortit de la chambre, en traînant les pieds. Il vit les corps de Disengi
Elombe Motokao et celui de Kendio Mwana Popi. […]. L’odeur du sang lui montait à
travers les yeux. Tout s’assombrit en lui. Il ne se rappela plus rien » (p. 172).

Le narrateur est clairement différent du héros Sadio Mobali. Il n’intervient pas comme acteur
dans les événements narrés. Son rôle se limite pour ainsi dire à une fonction essentiellement
narrative, mais le récit qu’il donne s’effectue en focalisation zéro, puisque son foyer focal est
situé, comme le dit Genette, « en un point si indéterminé, ou si lointain, à champ si
panoramique […] qu’il ne peut coïncider avec aucun personnage »518. On voit également que
ce narrateur hétérodiégétique perçoit clairement même ce qui se passe dans la conscience des
personnages, contrairement au narrateur-personnage qui, en raison de son savoir délégué
limité, ne peut au mieux que deviner ou soupçonner les pensées et les sentiments des autres

518
GENETTE, G., Nouveau discours […], p. 49.

254
personnages. Le narrateur hétérodiégétique sait par exemple que le héros Sadio Mobali a le
pressentiment que son voyage serait interminable : « Ce voyage, il le pressentait comme une
traversée des espaces qui ne terminent jamais ». De même, le narrateur hétérodiégétique sait
percevoir « l’odeur du sang dans les yeux » de Sadio Mobali, la fatigue (« il n’avait plus le
courage de courir encore pour échapper au massacre ») et surtout la perte de conscience de ce
dernier (« Tout s’assombrit en lui. Il ne se rappela plus rien »). Des autres personnages qui
voyagent pieds nus dans le même train que Sadio Mobali, le narrateur hétérodiégétique sait
également lire l’état d’esprit (« ils ne craignaient pas trop les chiques »). La modalité
déclarative affirmative du discours narratorial ne laisse pas de place au doute, ni au soupçon.
Le narrateur est sûr de ce qu’il dit. Il ne modalise pas son discours : le héros et les autres
personnages n’ont pas de secret pour lui. Il présente ainsi de certains personnages (héros
Sadio Mobali, voyageurs aux pieds nus…), des situations ou des états de la vie intérieure
qu’il est le seul à percevoir et que les autres acteurs du même univers diégétique ignorent.
On remarque par ailleurs que contrairement à un narrateur autodiégétique comme Matapari,
tout ce que ce narrateur hétérodiégétique sait, c’est-à-dire tout son savoir, il n’en justifie pas la
provenance. Mais on ne peut pas s’étonner d’une telle situation : « En fiction, le narrateur
hétérodiégétique n’est pas comptable de son information, l’« omniscience » fait partie de son
contrat »519. Gabrielle Gourdeau est encore plus explicite sur cette question des sources du
narrateur. Pour elle, « rendre des comptes, [c’est] justifier la source de son savoir, en
spécifiant, par exemple, que le personnage lui [narrateur] aura confié ses états d’âme. […].
Pour ce qui est du savoir initial et de ses sources, seuls l’auteur réel et le narrateur créé
omniscient n’ont pas à rendre compte »520. Le point de vue d’un tel narrateur hétérodiégétique
omniscient tend à apporter aux faits relatés une certaine caution de l’impartialité. Ce même
point de vue dominant dans Le Doyen Marri de NGANDU, fonctionne également dans Les
Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ. En effet, le narrateur qui assume le récit dans ce
roman se révèle à la fois hétérodiégétique et omniscient. Qu’il s’agisse des événements
concernant les victimes de la violence ou leurs bourreaux du commandement, ce narrateur les
rapporte à la troisième personne, mais d’un point de vue divin. Ainsi, lorsqu’il détaille par
exemple les conditions de détention du héros Bukadjo, le narrateur hétérodiégétique indique :
« Conformément au ‘’ Régime d’accueil’’ le docteur n’eut droit ni à la nourriture ni à la
boisson ; il lui était également interdit de se récréer dans la cour, de se doucher. Au
début, il protestait […]. Puis, s’étant rendu compte de la vanité de ses efforts […] il se
calma, se résigna. […]. Résigné dès lors à mourir, ce qu’à l’évidence les gouvernants de
Tongwétani souhaitaient, il attendit en silence la fin de sa vie » (p. 81).
519
Idem, p. 52.
520
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 65.

255
C’est avec la même distance que le narrateur hétérodiégétique décrit les conditions
d’hospitalisation du héros Bukadjo à la suite des mauvais traitements subis en prison:
« Un jour il tomba malade : il souffrait de douleurs violentes au ventre, associées à une
trombe diarrhéique, sanguinolente et purulente. Il diagnostiqua lui-même sa maladie :
l’amibiase intestinale aiguë, et la rattacha à la mauvaise qualité de l’eau qu’on lui
servait. Les premiers jours, personne à la Prison Centrale n’y prêtait attention malgré
ses gémissements incessants. Puis, comme son état empirait […] on le fit examiner par
le médecin-chef de l’infirmerie de la garnison de Mabaya […]. Le docteur Bukadjo fut
admis dans le service du docteur Oka Mého. Il occupa une salle à un lit gardée en
permanence par deux militaires en armes, au quatrième étage du bâtiment C, et fut
interdit de visites » (pp. 117-118).

Le point de vue du narrateur hétérodiégétique couvre aussi la relation des événements


concernant les agents du commandement, comme lorsque le narrateur évoque la rencontre du
héros Bukadjo avec le président Yéli Boso. Le texte précise à cet effet : « C’était la première
fois qu’il voyait de près ce monarque sans âge qui régnait sur Tongwétani depuis
l’indépendance, ce Tout-Puissant Dynaste qui avait broyé dans sa main, comme des feuilles
sèches, la vie de plusieurs vrais et faux opposants » (pp. 133-134). Il en est de même lorsque
le narrateur témoigne de l’arbitraire du pouvoir et des excès de violence au sein du régime :
« […] un communiqué de la Présidence de la République annonça la découverte d’un
complot visant à assassiner le chef de l’État et à déstabiliser les institutions de notre
pays. La Nation éberluée apprit l’arrestation de quelques ‘syndicalistes félons’’, d’un
‘ quarteron de pantins universitaires’’ et du ‘traître assoiffé de pouvoir’’, le maréchal
Sokinga. […]. On remania le gouvernement. Si tout le monde remarqua le limogeage
du ministre de l’intérieur, car on ne se l’expliquait pas, personne ne fit attention à son
successeur, le préfet Motungisi. Un mois plus tard, un congrès extraordinaire du parti
décida de débaptiser la capitale Mabaya qui s’appellerait désormais ‘Zambaville’’.
Dans l’intervalle, le colonel Mabaku, dont la rue soutenait qu’il était impliqué dans la
conspiration et qui l’accusait [sic !] d’avoir vendu le maréchal, avait été promu au
grade de Général d’Armée et nommé Chef d’État-major Général des Forces Armées
nationales de Tongwétani. Gazi Yana fut déçue d’apprendre l’entrée de Motungisi au
gouvernement : elle ressentait cette promotion du satrape comme un affront
insupportable, une cruelle injustice. Par contre, c’est sans surprise qu’elle perçut la
rumeur selon laquelle l’exécution du maréchal Sokinga, des universitaires et des
syndicalistes aurait été décidée par le nouveau ministre de l’intérieur » (pp. 204-205).

Comme l’illustrent ces différents passages, le point de vue du narrateur hétérodiégétique est
dominant dans les deux premiers romans de la « série hétérodiégétique ». Le narrateur doté
d’omniscience y exerce surtout une fonction narrative, mais aussi, par certaines interventions,
une fonction d’évaluation, d’interprétation et didactique. Par exemple, au sujet du redoutable
Motungisi, le narrateur explique : « Cet homme de taille moyenne, plutôt mince que gros,
était respecté et craint, ah oui, très craint » (p. 151, nous soulignons). Le « ah oui, très

256
craint » est un commentaire assertif personnel du narrateur par rapport à l’histoire qu’il
raconte. Ce commentaire met l’emphase sur l’un des éléments qui fondent la qualité du
personnage évoqué : la peur que celui-ci inspire. Un tel commentaire tend à conforter l’idée
de l’abus du pouvoir et l’image de terreur que représente le personnage en question. C’est
donc un commentaire qui en dit long sur la réputation de Motungisi. De même, lorsqu’il parle
de la libération du héros Bukadjo, le narrateur signale : « Il avait été libéré à l’occasion d’un
anniversaire (un de plus) de l’accession du président Yéli Boso au pouvoir […] » (p. 132). Ce
« un de plus », qui est un commentaire personnel du narrateur, va dans le même sens que le
« ah oui, très craint ». En somme, dans Le Doyen Marri et Les Fleurs des Lantanas, qui sont
des récits à narrateurs hétérodiégétiques, il se passe ce que décrit Jean-Pierre Goldenstein :
« Le narrateur n’est pas représenté dans la fiction. Il domine histoire et personnages.
Sa connaissance de l’une et des autres est illimitée et omnisciente. Tel un Dieu. Il
‘’ sonde les reins et les cœurs’’ de créatures qui n’ont pas de secrets pour lui. Le
narrateur omniscient est capable de présenter au lecteur les pensées secrètes voire
inconscientes des personnages et il peut pousser l’analyse au-delà des possibilités du
héros lui-même »521.

Avec un tel narrateur hétérodiégétique et omniscient, s’exprimant à la troisième personne, la


narration est dès lors de type auctorial étant donné, comme le dit Jaap Lintvelt 522, que le centre
d’orientation du récit se trouve dans le narrateur et que celui-ci a une perception illimitée des
événements narrés et de l’univers diégétique dans l’ensemble. À ce niveau, on pourrait encore
dire que les deux romans sont en phase avec le constat de Gabrielle Gourdeau en ce qui
concerne le narrateur :
« […] l’instance narratrice première que nous appelions ‘ narrateur’, à laquelle l’auteur
réel aura prêté son pouvoir-savoir […] devient narrateur omniscient et possède, comme
son créateur, une vision passe-muraille, un don d’ubiquité : elle peut s’immiscer dans
la conscience des personnages […]. Le narrateur omniscient voit tout, est partout, d’où
ce nom de narrateur-Dieu »523.

Le point de vue d’un tel narrateur, par l’effet de distanciation qu’il introduit par rapport à
l’histoire racontée et par la profondeur du savoir qu’il implique (perception illimitée), apporte
globalement aux faits relatés la caution d’une certaine objectivité (même si certains
commentaires idéologiques sont de nature à compromettre celle-ci), ainsi que le constate
encore, du reste, Gabrielle GOURDEAU dans son livre524. On peut ainsi mettre en évidence
dans les romans analysés, le rapport entre, d’une part, le point de vue autodiégétique avec la

521
GOLDENSTEIN, J.- P., op. cit. , p. 38.
522
V. LINTVELT, J., op. cit. , pp. 38-44.
523
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 63.
524
GOURDEAU, G., op. cit,v. p. 69.

257
subjectivité et d’autre part, le point de vue hétérodiégétique avec l’objectivité du narrateur.
Chacun de ces deux types de point de vue peut conditionner la réaction du lecteur, notamment
son adhésion à la vision des faits exposés. Mais il faudrait mentionner, au-delà de ce double
point de vue, un autre cas où le statut du narrateur se révèle problématique.
5. 1. 1 c) Un narrateur ambigu
Dans deux textes du corpus, le statut de l’instance narrative paraît difficile à cerner en raison
de ce que Gasparini appelle les « stratégies de l’ambiguïté »525. L’ambiguïté se situe à des
niveaux différents selon les textes considérés : elle porte sur quelques segments du récit dans
Le mort vivant de DJOMBO et Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ.
Dans Le mort vivant, l’impact de l’ambiguïté est sans doute négligeable par rapport à
l’ensemble du récit, parce que celle-ci ne porte que sur un seul segment :
« […] le facteur venait de mettre le courrier dans la boîte aux lettres […]. Gloria
l’aperçut. Elle le salua et le remercia […]. Le facteur fait partie de ces gens envers
lesquels le temps et l’habitude finissent par nous imposer la reconnaissance et un brin
de sympathie. Nous n’avons pas choisi de les connaître, mais à force de nous côtoyer
par devoir ou simplement par bonté, ils arrivent à prendre une signification dans note
vie » (p. 9).

Ce début du récit dans Le mort vivant ne rassure guère le lecteur quant à l’identité de
l’instance narrative en raison d’un double discours perçu dans l’extrait : l’un à la troisième
personne (« Le facteur → remercia ») et l’autre à la première personne (« Le facteur fait partie
→ notre vie »). La bivocalité pose d’emblée problème et désoriente le lecteur qui ne sait pas
spécifier la voix qui parle. Il faut aller quelques lignes plus loin avant de comprendre qu’on a
plutôt affaire à un narrateur hétérodiégétique qui use d’un procédé particulier, le monologue
narrativisé, qui « coïncide avec le style indirect libre de pensée »526. On verra d’ailleurs ce
procédé se développer dans les autres romans où se pose le même problème d’ambiguïté.
Dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, l’essentiel du fil narratif est certes sous
contrôle du narrateur hétérodiégétique, mais l’ambiguïté est cependant présente dans certaines
séquences du récit. En effet, si le narrateur s’exprime bien à la troisième personne, quasiment
du début à la fin du roman, il existe toutefois des segments du récit où le point de vue du
narrateur hétérodiégétique coïncide avec un autre point de vue qui pourrait être celui d’une
instance homodiégétique ; une situation équivoque où le même narrateur serait donc tantôt
hétérodiégétique, tantôt homodiégétique. Les extraits suivants illustrent la situation :

525
GASPARINI, P., op. cit. , p. 9.
526
ANGELET, C., & alii, « Narratologie », in DELCROIX, M., & alii (dir.), Introduction aux études littéraires.
Méthodes du texte, Paris/Bruxelles, Duculot/ De Boeck & Larcier s.a, 1987, p.181.

258
« Il [Bukadjo] avait été libéré à l’occasion d’un anniversaire (un de plus) de
l’accession du Président Yéli Boso au pouvoir, cet événement ayant fini par occulter la
fête nationale qui commémore notre retour à l’Histoire. […]. Peu de jours après avoir
quitté la prison […] le docteur Bukadjo rendit une visite de courtoisie au président de
la république, notre Berger suprême » (pp. 132-133).

Ou encore, plus loin : « Une heure plus tard, un communiqué de la Présidence de la


République annonça la découverte d’un complot visant à assassiner le Chef de l’État et à
déstabiliser les institutions de notre pays [p. 204, nous soulignons] ». L’usage de l’adjectif
possessif de la première personne notre dans un récit à la troisième personne, c’est-à-dire le
glissement du mode impersonnel au mode personnel, introduit une ambiguïté au niveau de
l’instance narrative et peut s’assimiler à ce que Genette appelle une « pathologie
narrative »527. On peut se demander si c’est bien le narrateur hétérodiégétique parlant à la
troisième personne qui se mue en narrateur homodiégétique, avec statut de « narrateur
pluriel »528. L’équivoque naît de la double voix perçue dans la relation des faits, c’est-à-dire
de la situation de ce narrateur qui semble être un narrateur hétérodiégétique et singulier, et qui
dit « il », en même temps qu’un narrateur homodiégétique et « pluriel », collectif donc, qui dit
« notre » (nous). Un narrateur hétérodiégétique qui s’«homodiégétiserait » en quelque sorte.
On peut supposer que le possessif « notre » soit une expression générique d’un narrateur
représentant une voix collective : celle du discours officiel, celle des médias sous-tutelle,
voire celle du peuple tout entier dans une situation de dictature par exemple. Mais ce pourrait
aussi être l’expression d’un narrataire impliqué dans le récit. Florence PARAVY considère à
juste titre que, dans le passage du mode impersonnel au mode personnel par l’intermédiaire
d’un élément comme « notre », la voix incarnée par cet adjectif possessif est une voix
collective : « c’est celle du peuple opprimé»529. Une telle hypothèse permettrait de percevoir,
derrière le discours du narrateur, une forme de conscience collective, mais aussi un contexte
de soumission, d’asservissement ou de résignation ; bref une relation de domination
(Président vs médias ou peuple) qui atteste d’un certain marquage autoritaire à l’origine de la
violence. Mais la situation de l’instance narrative ne permet pas de répondre ici à la
question « qui parle ? » dans ces séquences.
L’ambiguïté au niveau de l’instance narrative, et donc aussi à celui du foyer focal, est
beaucoup plus grande encore dans certaines séquences du récit, particulièrement celles où le
héros Bukadjo subit la torture, ainsi que l’illustre la scène décrite ci-dessous :

527
GENETTE, G., Figures III, p. 254.
528
NGANDU N., P., Ruptures […], p. 31.
529
PARAVY, F., op. cit. , p. 87.

259
« On dévêtit le médecin, on lui attacha les mains derrière le dos avec des menottes, on
le fit monter sur un tabouret, on lui souleva les bras et avec une courte chaînette on le
fixa au croc de boucher, on retira ensuite le tabouret et le docteur Bukadjo se retrouva
suspendu dans le vide, ah, ma mère, que j’ai mal, très mal, voilà que cette brute me
fouette le dos aah, mon dos me brûle, aaah, les articulations des bras sont en feu, est-
ce que je suis encore vivant, aah, j’ai mal, très maaaalll, mais je ne crierai pas, noon,
je ne crierai pa-aaaaah. Un cri déchirant jaillit du docteur Bukadjo, du plus profond
de son être, un cri douloureux auquel répondirent de longs éclats de rire. Il était
humilié, mais il cria plus fort encore, arrêtez, espèces de monstres, arrêtez eeeeh […].
Un soldat s’approcha du médecin, lui déboutonna la culotte qui tomba, il enroula un fil
électrique autour de son sexe et un autre au lobe de son oreille. Il alla ensuite tourner
la manivelle du groupe électrogène, le médecin criaaaaaaaah, il s’agitait comme un
nourrisson qui pleure de faim, arrêteeeeeeeez […] le docteur Bukadjo n’en pouvait
plus, il baissa la tête, il souhaitait la mort, oui, mon Dieu, la mort […] » (p. 94).

On voit ici, grâce au caractère italique de la graphie (nous soulignons), que l’on passe d’une
instance narrative à la troisième personne (« il »), qui fait le récit, à une autre instance à la
première personne (« je ») qui prend en charge l’expression de la douleur dans la séquence (il
ne s’agit plus de paroles silencieuses, mais prononcées). Comme dans les extraits précédents,
le glissement des modes entraîne une confusion énorme quant à la détermination de l’instance
narrative. La profonde ambiguïté qui caractérise l’instance narrative dans cette séquence
résulte en fait de l’entremêlement dans une même bouche du discours du narrateur et de celui
du héros Bukadjo torturé. Cet entremêlement des voix est ici la conséquence du recours au
style direct libre qui permet de laisser s’exprimer le personnage cependant que le narrateur n’a
pas renoncé à ses prérogatives. La bivocalité de la narration installe ainsi dans la confusion.
Dès lors, il devient malaisé de déterminer l’instance narrative qui a la parole (est-ce le
narrateur, le personnage ou sont-ce tous les deux ensemble qui parlent ?) et par conséquent le
foyer focal du récit. Le style direct libre s’opère ici dans les mêmes conditions que le cas de
figure observé par Anatole Mbanga, notamment en ce qui concerne l’abolition des signes
démarcatifs :
« Le passage du texte narratif à l’énonciation rapportée ne s’effectue pas avec les
moyens graphiques […] mais […] sans aucun indice […]. En conséquence, les
ambiguïtés sémantiques sont visibles et importantes. Le lecteur est ainsi confronté à
une évidente difficulté de premier ordre : la référenciation au texte. Il est difficile […]
de délimiter les segments énonciatifs, c’est-à-dire d’établir des frontières entre la
narration et les paroles des personnages rapportées. […]. Le lecteur est obligé d’opérer
en même temps des découpages pour isoler d’un côté l’énonciation du narrateur et de
l’autre le discours cité. On note, en effet, une véritable incidence du pseudo-style
indirect libre dans la chaîne de référence »530.

530
MBANGA, A., op. cit. , pp. 151-152.

260
Dans la séquence illustrée, le narrateur hétérodiégétique prend en charge et respecte la voix du
héros Bukadjo (expression d’une douleur atroce) ; mais il l’intègre à la sienne propre, à son
discours tout en respectant le temps de la narration (passé) et la référence à la troisième
personne. En narratologie, cette situation, qui se rencontre souvent, conduit à une observation
théorique : « […] il y a interférence quand les discours du narrateur et du personnage se
déterminent l’un l’autre et se contaminent en quelque manière. Le phénomène se cristallise
dans le style indirect libre »531. Mais il s’agit plutôt ici du style direct libre. Le lecteur se
retrouve ainsi devant un discours du personnage devenu discours du narrateur à la troisième
personne. Un tel discours a pour effet « précisément de réduire l’écart entre narrateur et
personnage qui [écart] caractérise le récit à la troisième personne »532. Il s’ensuit donc que
l’entremêlement des voix assure une fonction stratégique sur le plan de la narration.
S’agissant de Les Fleurs des Lantanas, une telle stratégie aurait un rapport avec la finalité de
la narration. Ce discours tend à estomper la démarcation entre le narrateur hétérodiégétique,
qui est le maître du jeu narratif, et le héros Bukadjo torturé. Anne REBOUL explique
davantage l’intérêt ou la motivation d’une telle fusion des voix à la faveur d’un tel procédé.
Elle met l’accent sur le style indirect libre, mais l’effet observé peut également être produit,
dans les mêmes conditions, par le style direct libre. L’un comme l’autre « incite le lecteur à
s’identifier avec le personnage dont la pensée ou les paroles sont représentées »533. La fusion
narrateur/personnage entraîne donc aussi un rapprochement personnage/lecteur. Dans le
contexte particulier de la torture, le style direct libre permet d’entraîner directement le lecteur
dans la subjectivité, dans la douleur du héros éprouvé par la violence. Le basculement entre
les deux pôles narratifs (narrateur hétérodiégétique et héros Bukadjo), tel que l’illustre la
séquence analysée, s’effectue ainsi sans la moindre transition, sans précaution discursive.
L’absence notamment de signaux ouvrants ou fermants, d’incisives ou de verbes déclaratifs,
engendre une vraie difficulté de bornage du discours du narrateur et de celui du personnage :
« […] le docteur Bukadjo se retrouva suspendu dans le vide, ah ma mère que j’ai mal, très
mal […] un cri déchirant jaillit du docteur Bukadjo […] le médecin criaaaaaaaah, il s’agitait
comme un nourrisson qui pleure de faim, arrêteeeeeeeez […] il souhaitait la mort, oui, mon
Dieu, la mort ».
Les propos qui campent la situation du héros suspendu dans le vide, y compris le
commentaire sur le cri émis par Bukadjo, sont ceux du narrateur hétérodiégétique. Ceux, en
531
ANGELET, C., & alii, « Narratologie », in DELCROIX, M., alii, Introduction aux études littéraires.
Méthodes du texte, Duculot, 1987, p. 182.
532
COHN, D., La transparence intérieure. Modes de représentation de la psychologie dans le roman, Paris,
Seuil, Collection « Poétique », 1981. Traduction par Alain BONY, p. 122.
533
REBOUL, A., Rhétorique et stylistique de la fiction, Presses universitaires de Nancy, 1992, p. 93.

261
italique, qui traduisent la douleur ressentie, appartiennent au héros torturé. Entre le discours
du narrateur hétérodiégétique et celui du héros Bukadjo, il n’y a aucun signe démarcatif clair,
si ce n’est une simple virgule qui ne pas permet pas de lever l’équivoque entraînée par la
fusion des deux discours.
Ce basculement du discours du narrateur à celui du héros a l’avantage d’installer directement
dans la conscience du héros supplicié. Le lecteur entre de ce fait dans la profondeur de la
situation du personnage ainsi dévoilée par le style direct libre. Pour Bukadjo, cette profondeur
correspond au vif de la douleur ressentie à la suite de la violence subie. Le procédé du style
direct libre se révèle ainsi pertinent par rapport au contexte de son usage. Le glissement du
point de vue hétérodiégétique à celui du personnage permet d’appliquer au roman de
TCHICHELLÉ le constat fait par Philippe LEJEUNE, à savoir que parfois « la narration à la
troisième personne peut comporter des intrusions de narrateur à la première personne »534. En
fait de narrateur à la première personne, il s’agit plutôt ici du héros. Mais le terme
« intrusions » correspond bien à la situation dans ce roman : les cas d’usage du style direct
libre, qui méritent bien d’être signalés, sont quand même assez réduits et ne conduisent pas à
une remise en cause de la domination du point de vue hétérodiégétique dans le récit.
L’ambiguïté concernant l’instance narrative ne porte en définitive que sur quelques séquences
de celui-ci, des séquences toutefois importantes et fonctionnelles par rapport à la narration de
la violence.
Mais la situation est de loin plus sérieuse et complexe dans Le Paradis Violé de FWELEY.
Dès les premières pages, ce roman met en contact avec un narrateur apparemment
hétérodiégétique, qui parle à la troisième personne et opère en focalisation zéro :
« Lorsque Mwana se promène et qu’il rencontre des cortèges de mouettes se dirigeant
vers la plage, face à cette scène, il refuse les horribles spectacles que les milieux
urbains offrent à ses yeux et, dans cette fuite vers l’inconnu, il trouve la certitude de
l’inattendu. En ville, tout le contraire. Lorsqu’il passe dans la rue, pendant ses instants
fugitifs, qu’il voit des enfants se battre pour un morceau de pain, il découvre tristement
sa responsabilité. À travers eux, il reconnaît la lutte qui est la sienne. Dès lors, il
confesse son incapacité à se taire devant l’injustice. […]. En eux, Mwana perçoit la
murmurante invitation à ne point se soustraire à la lutte commune. Il a peur car la
misère se généralise » (p. 13).

On aurait donc affaire à un narrateur hétérodiégétique, omniscient, qui connaîtrait tout du


héros Mwana : états de sa mémoire, ses certitudes et ses pensées. Mais il se perçoit comme
une narration bivocale qui rend difficile le fait de déterminer si le récit est l’œuvre d’un
narrateur hétérodiégétique ou du héros lui-même ; ou s’il fonctionne en focalisation zéro ou

534
LEJEUNE, P., op. cit. , p. 18.

262
en focalisation interne. Des exemples de cette difficulté émaillent le récit. Ainsi, au sujet de la
relation du héros Mwana avec sa femme Mena, on peut, dès l’ouverture du roman, lire ce qui
suit :
« Avant de se coucher, Mwana regarde tranquillement les feuillets que Mena lui a
envoyés et qu’il a déposés sur la table de chevet. Il cherche à comprendre la raison
pour laquelle Mena a décidé de lui écrire au lieu de lui parler. S’est-elle comportée
ainsi parce qu’elle est fatiguée de répéter des conseils que son mari n’écoute pas ? ou
bien s’interroge-t-elle sur l’inutilité de vivre ensemble ; sans l’avouer, aimerait-elle
trouver le moyen qui pousserait Mwana à oublier ses préoccupations extérieures pour
ne plus s’intéresser qu’à elle ? Mais en réalité, Mwana déteste les obligations qui
l’éloignent de la réflexion.
Au lieu de continuer à se poser des questions sur le pourquoi de la lettre, il ramasse les
feuillets et se met à lire. Une ébauche d’un vrai roman d’amour » (p. 9).

On peut d’emblée relever dans cet extrait d’une part un discours qui serait du narrateur et qui
introduit la scène du coucher de Mwana, et d’autre part, des interrogations et des
appréciations qui émaneraient de ce dernier (nous soulignons, en italique). Lorsque le récit
s’attarde surtout sur les promenades quotidiennes de Mwana, ce double discours se poursuit
dans le roman :
« Lorsqu’il passe dans la rue […] il découvre tristement sa responsabilité. […]. Le
pays n’a plus besoin de discours, il attend des hommes d’action imbus d’amour
patriotique pour sa reconstruction. Sauver à temps la nation pour lui éviter le
naufrage.
La vie est courte, se dit-il souvent. Il faut agir, laisser des traces, un message avant
que ne se ferment les portes derrière nous.
À Kinsassa, seul le sophisme et l’espoir permettent aux hommes de distraire la
mémoire : « Quand je serai aviateur ! […]. Quand je serai […] ». Toute la vie est
ligotée dans un brouillard épais.
[…]. Chaque jour Mwana côtoie cette résignation dans les rues. […] L’appel du
bonheur de son peuple parle en lui si fort que toute autre voix devient inaudible. Peut-
être n’y a-t-il point d’autre choix que de se mettre au service de ses semblables [nous
soulignons].
Devant l’abandon de la jeunesse et le poids du chômage, sa conscience vacille. Il
regarde tous ces gens qui déambulent dans les rues sablonneuses […]. Mwana n’arrête
plus de réfléchir parce qu’il se sent incapable de démissionner devant ses
responsabilités. La pitié poignarde son cœur » (pp. 13-15).

Il faudrait indiquer que dans Le Paradis Violé, la narration ou plutôt la réflexion prend le pas
sur l’action, de sorte qu’on pourrait s’interroger sur la voix que l’on entend dans le récit,
comme dans l’extrait illustré. Serait-ce la voix d’un narrateur omniscient ou s’agirait-il des
réflexions du héros qui se projetterait « soi-même comme un autre », pour rappeler un titre de
Paul RICOEUR ?535 En effet, on a l’impression que « le narrateur est tout à la fois [le] héros et

535
RICOEUR, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

263
déjà quelqu’un d’autre »536, c’est-à-dire qu’il parle de soi-même à la troisième personne,
comme d’autrui. D’ailleurs ce « autrui » n’est pas toujours différent de soi, ainsi que l’entend
Alain Rabatel :
« -autrui, ce n’est pas seulement l’autre, l’interlocuteur […] c’est aussi une certaine
part de moi, ou, du moins, un certain rapport de soi à soi, réflexif, dans la passé […],
dans le futur […] dans la construction imaginaire des mondes possibles, dans la
construction des postures énonciatives que le moi se représente, mettant en scène/ à
distance les contradictions, les mensonges, les repentirs, les doutes, les hypothèses [et
ici, les réflexions] etc., de ses ‘’ alter ego’’ ;
-autrui, c’est aussi […] la part des pensées pré-réflexives, à l’intérieur du moi ou de
soi, dans laquelle les perceptions jouent un rôle considérable : l’être humain n’est pas
seulement un cogito, c’est aussi un cogitatur : ‘’ ça pense, ça perçoit en nous’’.
Bref, autrui, c’est aussi moi dans une posture de réflexivité […] »537.

La situation de dédoublement dans la narration suscite toujours des interrogations. Florence


PARAVY, confrontée à ce type d’ambiguïté dans un récit présenté sous forme de dialogue, se
pose particulièrement « la question de la voix qui l’énonce : le dialogue [se demande-t-elle] a-
t-il lieu entre le narrateur et le héros, ou entre le héros et lui-même ? Faut-il lire [ici] la
proximité affectueuse du narrateur, ou le désarroi du personnage en proie à d’amères
réflexions ? »538 Ce type d’interrogation vaut également pour la situation de l’instance
narrative dans le roman de FWELEY, du moins pour les extraits soulignés. En effet, à certains
égards, il semble bien que ce soit le narrateur qui assume l’acte de parole dans le récit ; à
d’autres, on l’impression que c’est plutôt le héros qui réfléchit et parle de lui-même comme
d’une tierce personne. Cette ambivalence génère, comme dit RABATEL, des « difficultés de
détermination naissant des conflits de perspective narrative, autrement dit de cas de
belligérance entre PDV [point de vue] du narrateur et PDV du personnage »539.
Dans le cas de Le Paradis Violé, l’hypothèse du dédoublement du héros qui réfléchirait et
parlerait de soi-même à la fois comme sujet et objet de la narration, peut aboutir à une
« double ambiguïté : confusion entre discours et pensée, entre personnage et narrateur »540.
Cette confusion résulte du brouillage du repérage énonciatif, l’effacement des marques du
discours direct, tous signes qui accompagnent le recours au style direct libre ou indirect libre.
Ces signes confortent l’impression du dédoublement du héros comme narrateur et personnage.
Une telle hypothèse reste plausible quand on sait que le héros Mwana est revenu dans son
pays (qu’il n’avait quitté que pour aller étudier en Occident) afin de lutter contre le pouvoir
536
GENETTE, G., Figures III, p. 230.
537
RABATEL, A., Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit. Tome II.
Dialogisme et polyphonie dans le récit, Limoges, Ed. Lambert-Lucas, 2008, p. 396.
538
PARAVY, F., op. cit. , p. 82.
539
RABATEL, A., op. cit. , t. II, p. 495.
540
GENETTE, G., Nouveau discours […], p. 35 ; et Figures III, p. 192.

264
tyrannique et misérigène en place ; qu’en rapport avec cet objectif, il observe les mœurs des
agents du commandement et réfléchit beaucoup sur leurs conséquences sur le pays; qu’en
définitive, il voudrait être suivi dans sa démarche critique, dans cette sorte d’autopsie de sa
société, par un plus grand nombre des siens. Bref, sa volonté de reconstruire le pays au départ
d’un vrai travail de réflexion critique peut bien l’inciter à se donner en exemple dans une
société où les mœurs se détournent volontiers de l’esprit critique. Il s’ensuit, dans le récit qui
est fait de la situation du pays, une difficulté à déterminer qui du narrateur ou du héros parle
effectivement. On peut encore considérer deux autres extraits pour bien prendre la mesure du
phénomène :
« Comme c’est maintenant terrible de vivre à Kinsassa. Les hommes de ce pays ont
depuis longtemps cessé de réfléchir […]. Les hommes de ce pays ont été vidés, tués
avec (et dans) la sève créatrice […]. Ils ne valent plus que le prix de la mort » (pp. 25-
26) ;

Ou encore :

« Tout accuse la faillite ici. Tout. Pratiquement tout est en ruine […]. Tout est devenu
incertain […]. Le chef a éliminé tous ses opposants, il est resté le seul survivant et il
fait la loi […]. Mwana réfléchit. Il se souvient de tout, des années de sa jeunesse du
temps où le pouvoir pendait encore publiquement ses opposants au pont Kassa. Cette
révolution-là sonne la mort. La République de l’horreur était née et depuis il [sic] a fait
son chemin en suçant le sang des autres. Du sang pour survivre ; vaincre la leucémie
avec le sang des autres. Un démarrage en trombe. Un arrêt en trombe. Mwana est
submergé par une triste envie de sangloter et de crier sa révolte. L’entendra-t-on ? Lui
viendra-t-on au secours ? Comprendront-ils que ces cris-là sont peut-être les derniers
de sa vie ? Où sont donc les gens prêts à lutter contre la tyrannie, contre l’État
injuste ? » (pp. 88-90).

On pourrait donc bien parler ici autant d’un narrateur omniscient qui maîtriserait tout du
héros, que de celui-ci qui se dédoublerait en sujet et objet du récit. La première impression qui
se dégage d’emblée à la lecture des extraits illustrés, c’est qu’un narrateur hétérodiégétique et
omniscient scrute les actions et les pensées du héros Mwana. Mais un peu d’attention permet
de comprendre que le cas est autrement complexe. En effet, dans le premier des deux extraits
donnés ci-dessus, on lit notamment : « Comme c’est maintenant terrible de vivre à Kinsassa ».
On imagine bien que ce « maintenant suggère un je » et donc « la présence d’un narrateur qui
[…] ne peut être bien loin d’une action qu’il donne lui-même comme proche ». Il s’agit donc
d’un déictique « qui suggère presque irrésistiblement une présence dans la diégèse »541. Le
même raisonnement peut être appliqué au locatif « ici », présent dans le second extrait, en ce
qui concerne la proximité de lieu par rapport au locuteur. Comme celui qui dit « maintenant »,

541
GENETTE, G., Nouveau discours […], p. 55.

265
ce locuteur ne peut que signaler, par cette proximité, sa présence dans la diégèse. Le déictique
« maintenant » et le locatif « ici » signifient donc que celui qui les prononce se trouve au sein
même de l’univers diégétique. On a vu par exemple dans l’analyse du temps dans ce roman
que le héros Mwana confrontait les moments de l’histoire de son pays en termes d’« avant » et
d’« après ». Par rapport à cette temporalité et surtout par rapport à l’évolution personnelle du
héros, le « maintenant » correspondrait au moment d’« après » ; c’est-à-dire à l’après-retour
d’Occident, qui est le moment où le héros observe le nouvel état du pays (état qu’il n’a pas
laissé avant le voyage) et déplore la désintégration de son pays. La voix entendue dans ce
déictique et dans ce locatif ne pourrait donc être celle d’un narrateur hétérodiégétique, mais
vraisemblablement celle du héros en pleine observation et en pleine réflexion sur la situation
du pays. Cette hypothèse est la plus plausible d’autant que les réflexions du héros sont
révélées grâce au style direct libre qui, comme le style indirect libre, « fait bon marché de sa
présence en narration autodiégétique »542, en particulier et homodiégétique en général. La
bivocalité perçue dans l’ensemble du récit entretient ainsi une confusion permanente entre ce
qui pourrait être les réflexions du héros et les commentaires qui relèveraient du narrateur.
Cette confusion engendre une sorte de rapprochement ou d’intimité entre les deux instances
et donne au lecteur l’accès à une forme d’intimité psychologique, à la profondeur des
réflexions exposées à la faveur du style direct libre. Ici encore, le procédé efface la distance
entre le narrateur et le héros, semblablement à ce qui a été constaté dans les séquences
analysées de Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ.
Par ailleurs, l’ambiguïté au niveau de l’instance narrative influe également sur le plan de la
focalisation : on ne sait pas déterminer avec précision par qui le foyer focal est constitué dans
le récit. Si l’on considère que le récit est conduit par un narrateur hétérodiégétique omniscient,
celui-ci en sera le foyer focal et on pourra dire que le récit fonctionne en focalisation zéro. Par
contre, l’hypothèse du dédoublement du héros comme sujet et objet de la narration
consacrerait une narration en focalisation interne cependant que le héros serait le foyer focal
du récit. Toute la difficulté est justement d’établir la limite entre ces deux hypothèses,
particulièrement tant qu’on n’a pas fini de lire le roman. Si dans Les Fleurs des Lantanas,
elles sont moins nombreuses les séquences où se perçoit l’ambiguïté relative à l’instance
narrative, dans Le Paradis Violé de Fweley, le phénomène concerne plus de la moitié du récit.
Toutefois, la situation s’éclaircit à la fin du roman où un narrateur hétérodiégétique
transcendant se montre maître du jeu et campe la dernière scène politique du pays de
Mwana :
542
Idem, p. 36.

266
« Après plusieurs échecs, l’opposition se réorganisa, elle rompit toute collaboration
avec le régime dictatorial. Refusant toute négociation, elle demanda constamment au
tyran de démissionner. La révolution continua son cours, la désobéissance civile reprit
et se généralisa, de nouvelles stratégies se précisèrent. La crise économique s’accentua
mais la population l’affrontait sereinement. Elle luttait de toutes ses forces contre la
tyrannie. […]. Des idées de changement se renforçaient. On répétait partout des
slogans hostiles au système. […]. Chaque jour le régime s’affaiblissait et devenait plus
violent. D’une violence sourde. Cependant la liberté était toute proche. Le régime
comptait ses derniers jours. […]. Enfin, le troisième jour du troisième mois, le régime
s’écroula comme une maison construite sur le sable » (pp. 163-164).

Il y a donc lieu de nuancer la difficulté évoquée précédemment à propos de l’instance


narrative dans ce roman, ou, à tout le moins, de tenter de l’expliquer par une autre hypothèse.
C’est que la conduite du récit dans Le Paradis Violé serait le fait de ce narrateur
hétérodiégétique, mais que pour produire un effet particulier sur le lecteur, FWELEY
exploiterait abondamment les ressources du style direct libre de manière à pouvoir intégrer au
discours narratorial les réflexions du héros. Cette intégration s’opérant sans précautions de
bornage, on aboutit inévitablement à la confusion commentée ci-haut. On pourrait considérer
dès lors que le point de vue exprimé par le discours ambivalent témoigne de la volonté de
faire entrer le lecteur dans la subjectivité (ici, réflexions critiques) du héros tourmenté par la
violence de la misère sociale de son peuple.
Le recours au style direct libre est donc loin d’être un choix gratuit. Le constat de Dorrit
COHN sur l’interaction du style indirect libre avec le lecteur, est également valable pour ce
type de discours: « […] C’est une technique qui entretient l’incertitude quant à l’attribution du
discours au personnage, et aussi parce qu’elle fond l’un dans l’autre discours du personnage et
discours du narrateur, elle est chargée d’ambiguïté, et joue avec le lecteur un jeu de cache-
cache séduisant »543. On pourrait encore appliquer à ce type de procédé les observations
d’Anne REBOUL sur le style indirect libre, quasiment sur la même longueur d’onde que
Dorrit COHN :
« La principale conséquence du SIL [Style Indirect Libre], c’est d’impliquer
l’identification du lecteur avec le personnage dont la pensée ou les paroles sont
représentées. Cette identification semble à la fois évidente et facile à expliquer : si le
point de vue représenté dans la phrase [ou séquence] au style indirect libre est le point
de vue d’un personnage unique […], l’identification du lecteur au personnage en
question est inévitable puisque ce point de vue lui est seul accessible. La phrase [ou
séquence] au SIL impose donc l’identification au point de vue représenté, si par
« identification », on entend […] l’adoption de ce point de vue »544.

Dans ce contexte, le procédé paraît bien fonctionnel dans le récit puisqu’il permet au narrateur
543
COHN, D., op. cit. , p. 129.
544
REBOUL, A., op. cit. , p. 94.

267
hétérodiégétique d’introduire le lecteur au cœur de l’intériorité du personnage ; intériorité de
la douleur subie, dans Les Fleurs des Lantanas, ou des réflexions engagées, dans Le Paradis
Violé de FWELEY. On le voit, l’ambiguïté relative à l’instance narrative dans ces deux
romans entraîne quelques désagréments quant à la détermination du statut du narrateur. Elle
entraîne un flou à ce niveau, mais elle se révèle, en un autre sens, bien signifiante. À travers
elle, le narrateur, en faisant siens le discours ou les pensées du personnage, conduit le lecteur
jusque dans la profondeur de l’intimité, dans la subjectivité de celui-ci. Ce qui semble une
manière efficace de toucher le lecteur et de susciter sa réaction.
Narrateurs autodiégétique, hétérodiégétique ou ambigu fonctionnent chacun de telle sorte
qu’ils font percevoir dans la narration une volonté de suggérer ou de montrer les faits de
violence vécus par les personnages-victimes, et aussi de les partager avec le lecteur. Mais ces
narrateurs qui prennent en charge les différents récits, ne sont pas les seuls à l’œuvre. Les
différents textes du corpus montrent qu’ils sont parfois relayés par d’autres instances.

5. 2 Niveaux narratifs et relais de la narration


Ce point sera traité en deux temps : il sera question d’examiner d’abord les différents niveaux
narratifs et ensuite la position du narrateur comme une instance qui cite les personnages.
5. 2. 1 Les différentes couches diégétiques
L’étude du relais de la narration implique de déterminer les différents niveaux narratifs au
sein de l’univers diégétique. On sait que « tout récit est susceptible d’en contenir un ou
plusieurs autres, qui, à leur tour, peuvent en contenir, et ainsi de suite à l’infini. Que la voix
du narrateur se trouve interrompue par celle d’un personnage et s’ouvre la possibilité d’un
récit dans le récit »545. Les différentes couches diégétiques, s’il en existe donc dans le récit,
sont censées contenir chacune une instance de narration. Le passage de l’une à l’autre dans la
narration engendre un phénomène de relais faisant partie du système narratif et qui, selon
GENETTE, introduit « une sorte de seuil figuré par la narration elle-même, une différence de
niveau ». L’auteur des Figures III, après avoir constaté notamment que « tout événement
raconté par un récit est situé à un niveau diégétique immédiatement supérieur à celui où se
situe l’acte narratif producteur de ce récit », en arrive à distinguer, d’une part, les événements
racontés dans un récit situé à un premier niveau, dit extradiégétique ; et d’autre part, ceux
d’un récit emboîté [métarécit] situé à un niveau second, dit diégétique. GENETTE indique,
spécialement en ce qui concerne le narrateur, que « l’instance narrative d’un récit premier est

545
DUMORTIER, J.- L., & alii, op. cit. , p. 118.

268
donc par définition extradiégétique, comme l’instance narrative d’un récit second
(métadiégétique) est par définition diégétique ». Dans son célèbre tableau, Genette expose ces
différences de niveaux en opposant ainsi le narrateur extradiégétique au narrateur
intradiégétique546. Le critère de cette opposition est constitué par la position du narrateur par
rapport à la diégèse. C’est que la différenciation des niveaux narratifs permet de définir
notamment le statut du narrateur secondaire qui relaie généralement le narrateur premier dans
la configuration d’un récit simple. Mais le système de relais peut se complexifier et évoluer
d’emboîtement en emboîtements. Jean-Michel ADAM et Françoise REVAZ explicitent
encore cette distinction :
« Les niveaux diégétiques peuvent être pris en charge par des NARRATEURS
différents. Un acteur peut se mettre à raconter et devenir ainsi le narrateur d’une
histoire (diégèse secondaire) dont il est ou non lui-même acteur. Le narrateur [A] de la
narration enchâssante […] sera dit EXTRADIEGETIQUE, tandis que le narrateur [B]
auquel il cède la parole dans la narration enchâssée sera dit INTRADIEGETIQUE,
puisqu’il est un acteur de la diégèse enchâssante […]. Ce glissement de niveau peut
intervenir linéairement : la narration primaire est alors interrompue par des narrations
engagées par des narrateurs successifs ; elle peut aussi se développer en profondeur si
chaque nouveau narrateur cède la parole à un de ses personnages et si ce personnage
fait de même à son tour »547.

Comme le constate encore Yves REUTER, « ce phénomène peut prendre des formes très
variées […], ce mécanisme peut être ponctuel ou généralisé »548. GENETTE ne l’ignore pas,
qui prévoit du reste un possible développement d’un métarécit en « méta-métarécit »549,
quoique d’aucuns, comme Gabrielle GOURDEAU, s’insurgent contre une telle terminologie.
Klaus MEYER-MINNEMANN et Sabine SCHLIKERS dressent ainsi un tableau où « la
structure classique énoncée [du récit dans le récit] correspond à une réduplication
‘descendante’ qui conduit du niveau extradiégétique au niveau intradiégétique », dans un
schéma de communication où les niveaux narratifs sont hiérarchisés comme suit : niveau 1,
extratextuel (auteur réel) ; niveau 2, intratextuel (auteur implicite) ; niveau 3, extradiégétique
(narrateur) , niveau 4, intradiégétique (personnages) ; niveau 5, hypodiégétique
(personnages) ; niveau 6, hypo-hypodiégétique (personnage), etc. 550. Le mécanisme de relais
de la narration du récit premier par le récit second, c’est-à-dire du narrateur extradiégétique
par le narrateur intradiégétique, peut donc évoluer selon des fortunes diverses. Si le narrateur

546
GENETTE, G., Figures III, pp. 238-239; 256.
547
ADAM, J.-M., & alii, op. cit. , pp. 80-81.
548
REUTER, Y., op. cit., p. 73.
549
GENETTE, G., Figures III, p. 239, note 1.
550
MEYER-MINNEMANN, K., & alii, « Les procédés de mise en abyme et de pseudo-diégèse : Beatus Ille
d’Antonio Munôz Molina », in PIER, J. (éd.), Théorie du récit. L’apport de la recherche allemande, Villeneuve
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 303.

269
autodiégétique ou hétérodiégétique identifié plus haut est dans bien des cas le narrateur
principal dans les différents univers diégétiques analysés, la tâche est à présent de déterminer
si ce narrateur favorise une narration secondaire et qui, dans pareil cas, en est l’instance ou le
relais (narrateur secondaire). On sait, à la suite de GENETTE, que « le narrateur du [récit]
second est […] un personnage du premier, et […] l’acte de narration qui le produit est un
événement raconté dans le premier »551. En d’autres termes, « un personnage présent dans la
fiction au niveau 1 [peut être] aussi narrateur d’une histoire (niveau 2) dans laquelle il peut
être présent ou absent »552. Ce statut de « personnage » pour le narrateur secondaire, Gabrielle
GOURDEAU le reconnaît à son tour. Pour elle, le narrateur secondaire est en fait un
« personnage-narrateur », par opposition au « narrateur-personnage » :
« […] un personnage introduit dans une histoire racontée par un narrateur ou narrateur
–personnage peut aussi prendre en charge un récit. Il sera alors davantage question de
personnage-narrateur, différent du narrateur tout court, qui, lui, se contente de prendre
en charge le récit englobant […] sans faire figure de personnage, et du narrateur-
personnage, à qui on a confié la prise en charge du récit de premier degré, et qui narre
avant de jouer un rôle quelconque. Le personnage-narrateur est personnage avant
d’être narrateur : il aura souvent son rôle plus important à jouer, dans la diégèse, avant
d’intervenir comme narrateur, et sera, donc, nécessairement introduit dans l’histoire
(récit) par un narrateur ou un narrateur-personnage. Autant que le narrateur que le
narrateur-personnage, le personnage-narrateur est une instance au moment où son rôle
de personnage se réduit à celui de la narration : il prend alors en charge le récit de
degré deuxième, troisième, etc. »553.

Il convient, en ce qui concerne les textes du corpus, d’examiner dans quelle mesure le
narrateur principal pourrait être relayé par un ou des narrateurs secondaires qui seraient des
narrateurs-personnages, voire des personnages-narrateurs. On peut considérer un premier
texte, Le mort vivant de DJOMBO, où le phénomène de relais de la narration est opérationnel
et complexe. Le narrateur du récit premier, qui ouvre le roman, est un narrateur
extradiégétique-hétérodiégétique. Il campe, dès le prologue (pp. 9-16) et à la troisième
personne, la situation misérable de Francis et Gloria, un couple de diplomates d’un pays
africain (Boniko) en poste dans un pays occidental imaginaire (Binango). Un fait majeur
survient dans ce prologue : le couple reçoit une lettre envoyée d’Afrique. Le récit premier
s’interrompt, à la fin du prologue, au moment où le couple s’apprête à lire la lettre reçue. Le
passage de l’univers du récit premier à celui du contenu de la lettre est annoncé par cette
indication du narrateur extradiégétique qui clôt le prologue :

551
GENETTE, G., Figures III, p. 238.
552
REUTER, Y., op. cit. , p. 73.
553
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 43.

270
« Gloria arracha alors à son mari le courrier et en ouvrit l’enveloppe, grande comme si
elle contenait de gros catalogues publicitaires. Les feuilles tombèrent par terre et
s’éparpillèrent. Ils les ramassèrent et les classèrent, la tâche ayant été facilitée par la
soigneuse pagination faite par l’expéditeur. Cent soixante pages en tout, d’une écriture
claire et soignée, qui donnait l’air d’être réfléchie. Un mélange équivoque d’euphorie
et d’anxiété s’empara d’eux. Puis, la curiosité finit par prendre le dessus. La lecture de
la longue lettre commença, sous la lumière blafarde du salon » (pp. 15-16).

Ainsi, le narrateur extradiégétique, en interrompant son récit au seuil de la lecture de la lettre,


cède le relais à un autre narrateur qui est dans l’univers de celle-ci. Le glissement du premier
niveau narratif au second est assuré par le discours même du narrateur extradiégétique à la fin
du prologue. Un tel cas de figure narrative correspond à ce qu’énonce GENETTE parlant de
métalepses :
« Le passage d’un niveau narratif à l’autre ne peut en principe être assuré que par la
narration, acte qui consiste précisément à introduire dans une situation, par le moyen
du discours, la connaissance d’une autre situation. Toute autre forme de transit est,
sinon impossible, du moins toujours transgressive »554.

Par le biais de ce transit, s’opère alors un phénomène de « transvocalisation » que Gabrielle


Gourdeau explique comme:
« [la] passation (concentrique ou linéaire) de la prise en charge de récits de la même
histoire […] ou d’histoires différentes […]. On appellera donc transvocalisation un
changement de voix, et, la plupart du temps, le texte narratif comportera des marques
indiquant qu’il y a transvocalisation (formules du discours rapporté, signes de
ponctuation, etc.). Certains relais transvocaliques s’avèrent cependant fort subtils dans
leur manifestation, voire non repérables. Dans ce cas, le texte narratif comporte des
zones «négociables»555.

Dans Le mort vivant, la transvocalisation est suggérée par le discours du narrateur


extradiégétique (« La lecture de la longue lettre commença […] »). L’autre voix qui prend le
relais de la narration, c’est celle de Joseph Niamo, qui sera, pour ainsi dire, sujet et objet de
l’histoire qu’il va raconter dans la lettre. Il est alors héros-narrateur d’un récit second
constituant, sur plus de cent quatre-vingts pages, la trame essentielle du roman. On se
rappelle le début de son récit à la première personne : « Je devine quelle émotion vous
éprouverez, Gloria et toi, en recevant ma lettre. Avant tout, je voudrais vous rassurer […] ».
Le relais s’effectue du narrateur extradiégétique-hétérodiégétique à un narrateur
intradiégétique-autodiégétique556. Mais le récit de celui-ci s’interrompt à son tour pour laisser
554
GENETTE, G., Figures III, pp. 243-244.
555
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 43.
556
Par rapport au groupe de narrateurs autodiégétiques identifiés dans le corpus, le critère du niveau narratif
établit une distance entre Joseph Niamo, narrateur second (niveau intradiégétique) et les autres narrateurs
autodiégétiques Justin et Matapari, narrateurs premiers. Cependant, leur statut particulier de narrateurs-
personnages permet à ceux-ci d’être présents dans la diégèse.

271
le fil de la narration à un troisième narrateur, un journaliste, dont le récit est rapporté par un
long fragment de journal. Ici encore, la transvocalisation est doublement signalée par le
caractère italique du texte de l’article et par une indication explicite du narrateur
intradiégétique Joseph, s’adressant à Francis, le diplomate :
« J’ai entendu parler de la situation précaire et misérable dans laquelle sont plongées
nos représentations diplomatiques à l’étranger. Je suis déçu et écoeuré de savoir qu’un
cadre de ta valeur est abandonné à végéter dans des conditions aussi injustes
qu’inhumaines. C’est en lisant dans un vieux journal alors vendu sous le manteau ce
reportage, Le calvaire des autres, réalisé à Binango par un journaliste qui a bien
défendu la cause de nos ambassadeurs à partir de ton cas, que j’ai découvert ce
drame » (p. 184).

Ces indications du narrateur intradiégétique introduisent la dizaine de pages (pp. 184-195) du


récit du journaliste sur la misère des représentants diplomatiques de son pays à l’étranger.
L’autre signe de transvocalisation est fourni par le caractère typographique (italique) de
l’article écrit par le journaliste, alors que le discours du narrateur intradiégétique est
retranscrit en caractère normal. Le journaliste qui prend partie pour les fils oubliés de son
pays contre le pouvoir despotique, a ici statut de narrateur intra-intradiégétique-
homodiégétique, ou, selon la terminologie de Klaus MEYER-MINNEMANN, hypo-
hypodiégétique, et se situe à un troisième niveau de la diégèse ; c’est-à-dire à un deuxième
niveau de la métadiégèse. Ensuite, le fil de la narration est repris par le héros-narrateur
intradiégétique Joseph de qui le journaliste a pris la parole. La narration revient ici à un
deuxième niveau de la diégèse (par rapport au récit premier) et donc au premier niveau de la
métadiégèse (récit second). La transvocalisation du récit du journaliste à celui de Joseph est
toujours signalée par le changement de caractère typographique du texte qui marque le
passage de niveaux narratifs. Mais le héros-narrateur intradiégétique lui-même est encore
relayé par un quatrième narrateur. Il s’agit en fait d’une narratrice intra-intradiégétique,
Gloria, qui écrit une lettre à son mari Francis, l’ambassadeur, au sujet de leur propre situation
et plaide pour un retour au pays. Mais il s’agit en vérité d’une lettre rêvée par Francis et qui
ramène la narration à un troisième niveau de la diégèse, donc à un deuxième de la
métadiégèse. Ici encore, le caractère italique du texte de la lettre marque le glissement entre
les niveaux diégétiques précédents et suivants, comme entre le récit deuxième (Joseph) et le
récit troisième (journaliste). La narratrice Gloria elle-même est enfin relayée par le narrateur
extradiégétique initial qui, dans l’épilogue, reprend le fil du récit pour conclure la narration
par le retour, non plus rêvé, mais effectif du couple Francis au Boniko. La différenciation des

272
niveaux narratifs dans Le mort vivant permet de relever un schéma de relais narratif
hiérarchisé de la manière suivante 557:
Narr 1 (extrad.-hétérod.) [ Narr 2 (intrad.-autod., héros Joseph) [ Narr 3 (intra-intrad.-
homod., journaliste) ] Narr 2 (intrad.-autod., héros Joseph) [ Narr 4 (intra-intrad.-autod,
Gloria) ] Narr 1 (extrad.-hétérod.).
On observe que du narrateur 1 au narrateur 3, puis du narrateur 2 au narrateur 4, le relais de la
narration suit un certain ordre d’enchâssement descendant et continu qui échelonne les
niveaux narratifs. La perspective d’emboîtement rappelle ainsi la série de « métarécit » et
« méta-métarécits » envisagés par Genette, ou encore celle d’« hypodiégèse » et « hypo-
hypodiégèses » définies par Klaus MEYER-MINNEMANN et Sabine SCHLIKERS.
Ce développement du fil narratif donne la configuration narrative (niveaux narratifs) suivante
dans Le mort vivant :
Niveau 1 : Récit 1 ; Narr extrad. [ Niv. 2 : Métarécit ou Hypodiégèse ; Joseph Niamo : Narr
intrad [ Niv 3 : Méta-métarécit ou Hypo-hypodiégèse ; journaliste : Narr intra-intrad. ] Niv
2 : Métarécit/ Hypodiégèse ; Joseph : Narr intrad. [ Niv 3 : Méta-métarécit ou Hypo-
hypodiégèse ; Gloria : Narr intra-intrad. ] Niv 1 : Récit 1 ; Narr extrad.
Par contre, du narrateur 3 au narrateur 2, et du narrateur 4 au narrateur 1, l’ordre du relais est
escamoté, renversé. On retrouve ici une situation narrative relevée par Gabrielle Gourdeau :
« La transvocalisation […] peut se faire concentriquement ou parallèlement […] Et si
le relais transvocalique se fait la plupart du temps de A à B à C, etc., lors de la
passation de la parole, il ne se fait pas toujours de manière orthodoxe dans le sens
inverse, c’est-à-dire lorsque la parole retourne à l’instance narrative initiale. En
d’autres termes, la transvocalisation peut donner lieu à une réversibilité hiérarchique
(C→B→A) ou elliptique (C→A), lorsque, bien sûr réversibilité il y a »558.

Dans Le mort vivant, il y a effectivement réversibilité transvocalique, mais une réversibilité


hiérarchique entre le narrateur 3 (journaliste) et le narrateur 2 (Joseph) ; elliptique entre le
narrateur 4 (Gloria) et le narrateur extradiégétique initial ; et peu orthodoxe dans l’ensemble
du schéma : Narr 1 [ Narr 2 [ Narr 3 ] Narr 2 [ Narr 4 ] Narr 1, c’est-à- dire un ordre
bousculé : 1→2→3→2→ 4→1.
On note que les différentes couches diégétiques entre les différents récits peuvent tisser entre
elles des rapports divers. Yves Reuter indique à ce propos que « les relations entre récit
premier (ou « enchâssant ») et récit second (ou « enchâssé ») peuvent […] être multiples,
explicites ou implicites, de brouillage ou d’éclaircissement de l’histoire, d’explication, de

557
Dans ce schéma, le crochet ouvrant signale une situation d’emboîtement, de relais et de transvocalisation entre
différents niveaux narratifs ; le crochant fermant exprime les mêmes rapports mais dans un ordre réversible.
558
GOURDEAU, G., op. cit. , p.44.

273
prédiction, de commentaire, etc. »559. À travers ces rapports peuvent aussi se jouer l’unité du
récit ou la cohérence de l’énonciation. C’est que, comme le souligne encore GOURDEAU,
« les récits de deuxième, troisième, nième degré, les instances narratrices ainsi que leurs
narrataires respectifs ont souvent […] des fonctions spécifiques »560. GENETTE en relève
notamment de trois ordres : fonction explicative, relation thématique ou narrative561. Les
différents récits repérés dans Le mort vivant ont une parenté thématique et assurent entre eux
une relation d’analogie : tous se rapportent et attestent, d’une façon ou d’une autre, la
situation de violence physique, psychologique et/ou institutionnelle qui prévaut dans les
différents univers diégétiques concernés. Mais cette « relation purement thématique […]
n’implique […] aucune continuité spatio-temporelle entre métadiégèse et diégèse »562. Ainsi
par exemple, si les récits du narrateur extradiégétique et du narrateur intra-intradiégétique
(journaliste) renvoient bien à un univers spatio-temporel commun (Occident, époque de la
coopération internationale), il n’y a, a priori, rien de tel, particulièrement au niveau spatial,
entre le récit du narrateur extradiégétique et celui du narrateur intradiégétique-autodiégétique
Joseph. Ce dernier récit évoque en effet la cadre spatio-temporel de son pays dans l’Afrique
indépendante. Mais on pourrait sans doute nuancer cette affirmation de GENETTE et
accorder une continuité temporelle entre ces différents récits, étant donné que les temps des
indépendances africaines sont aussi, pour le continent noir, ceux de l’ouverture internationale.
De plus, le récit de Gloria (R4) remplit une fonction persuasive par rapport à l’attitude de son
mari Francis qui hésite à rentrer au pays, et une fonction proleptique ou prédictive par rapport
au récit du narrateur extradiégétique (R1) dans l’épilogue. Le récit du journaliste (R3) est
explicatif du récit de Gloria en même temps qu’il est commentatif du récit du narrateur
extradiégétique (R1). Le récit du narrateur intradiégétique Joseph (R2) éclaire tous les autres
récits en révélant la nature d’un pouvoir central foncièrement violent, qui est la cause des
situations exposées par ceux-ci. On peut dire, en définitive, que du narrateur extradiégétique
aux narrateurs secondaires qui le relaient, le fil de la narration dans Le mort vivant ne s’écarte
guère de la thématique de la violence, malgré la variation des niveaux diégétiques. Du reste,
symboliquement, l’ordre fracturé du fil narratif renvoie à cette même image de violence : les
différents emboîtements qui brisent la linéarité du récit engendrent une certaine violence sur
le plan de la continuité de la lecture et peuvent donc gêner le lecteur. Cette brisure du fil
narratif figure celle des actes répressifs qui brisent eux aussi le fil de l’existence des

559
REUTER, Y., op. cit. , p. 73.
560
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 51.
561
V. GENETTE, G., Figures III, pp. 242-243.
562
Idem, p. 242.

274
personnages. Dans Les Petits Garçons […] de DONGALA, la situation narrative est aussi
complexe que dans Le mort vivant. Certes, ici pas de narrateur extradiégétique
immédiatement perceptible et à l’œuvre comme ailleurs, mais bien une instance première du
récit non active, révélée en tant que telle par une autre instance, qui serait alors de niveau 2,
qui la cite comme source orale des histoires qu’elle (Instance 2) raconte. Ce narrateur de
niveau 1 serait ainsi Boula Boula, l’oncle de Matapari, qui serait, lui, le narrateur de niveau 2.
Mais il se trouve que, Boula Boula, le narrateur 1, n’opère pas dans le texte en tant que
narrateur extradiégétique, ni en tant que narrateur tout court. Il y est présent en tant que
simple protagoniste. L’acte narratif de Boula Boula n’est pas montré dans le texte, mais médié
par le récit du narrateur 2. L’effacement ou la non-activité de Boula Boula dans le texte en
tant qu’instance narrative extradiégétique, n’est pas un cas inhabituel, ainsi que le laisse
entendre GENETTE : « […] toute narration extradiégétique n’est pas nécessairement assumée
comme œuvre littéraire et son protagoniste un narrateur-auteur en position de s’adresser […] à
un public qualifié comme tel. […], la narration extradiégétique n’est même pas forcément
assumée comme narration écrite […] »563. C’est à la suite de la justification du savoir de
Matapari que l’on comprend que Boula est l’instance narrative première du récit, mais une
instance purement orale. C’est sans doute pour cela qu’on ne le voit nulle part dans le récit,
engagé dans la transmission d’un quelconque savoir à Matapari. Nulle part dans la diégèse
Boula Boula n’assume un acte de parole en tant que narrateur, mais seulement en tant que
personnage. Sa position d’instance narrative orale du récit n’est connue que grâce à
l’honnêteté ou la naïveté de Matapari qui le cite comme source. Yves REUTER précise par
ailleurs que « le narrateur de niveau 1 [peut disparaître] au niveau 2… Un personnage déclare
[…] tenir l’histoire de quelqu’un d’autre. C’est un cas fréquent […] et cela peut mener
jusqu’à une construction complexe d’histoires enchâssées les unes dans les autres »564. Mais la
situation n’est pas tout à fait la même dans le cas présent. Certes, par rapport à son oncle
Boula Boula, Matapari est donc un narrateur second, comme l’est Joseph Niamo dans Le mort
vivant ; mais contrairement à ce dernier, qui est clairement intradiégétique et introduit par un
narrateur extradiégétique attesté comme tel, Matapari, qui reste bien dans la diégèse, ouvre
tout seul et en premier le roman. Son récit n’est pas emboîté dans celui de Boula Boula (à la
différence de celui de Joseph emboîté dans le récit de son narrateur extradiégétique), mais en
est plutôt nourri. De ce fait, Matapari prend les pleins pouvoirs d’un narrateur premier. On se
rappelle ici ce que dit Gabrielle GOURDEAU à propos du « narrateur-personnage, à qui on a

563
GENETTE, G., Figures III, p. 240.
564
REUTER, Y., op. cit., p. 73.

275
confié la prise en charge du récit de premier degré, et qui narre avant de jouer un rôle
quelconque » (v. supra). Il semble qu’en gommant la présence du narrateur extradiégétique,
DONGALA joue un jeu fort subtil pour donner plus de force et de crédibilité à l’acte narratif
de l’enfant-narrateur Matapari. Peut-être aussi pour suggérer un pari esthétique prometteur de
la mise en scène d’un enfant-narrateur chargé de dire les maux de la société avec les mots de
la naïveté. Quoi qu’il en soit, Matapari enchaîne de nombreux récits sans nécessairement
changer de niveau narratif, puisque les histoires apprises, il les fait siennes et les relate avec
ses propres mots, ses propres émotions, sa propre naïveté, bref, il les intègre dans son propre
discours et les « narrativise » en quelque sorte. Cette ingestion lui permet d’enjamber ou de
comprimer les différents niveaux narratifs et de sérier les histoires racontées par lui tout seul
comme narrateur. On peut relever dans sa narration successivement le récit de sa naissance,
qui serait alors le récit 1 (R1), le récit de l’évolution politique de son pays (R2), celui de ses
rapports avec sa famille, notamment son grand-père (R3), etc. Mais dans cette successivité, la
narration linéaire assurée par Matapari passe parfois d’un sujet à l’autre et mêle même
inextricablement des épisodes de ces différents récits.
Pour autant, le phénomène d’enchâssement n’est pas totalement absent du roman de
DONGALA. Le récit sur le grand-père par exemple enchâsse un autre, centré sur un incident
politique que le patriarche a eu avec l’administration coloniale française (R4) ; incident
toujours relaté par Matapari. Mais ce récit enchâssé en emboîte un autre encore, constitué par
une lettre du grand-père aux autorités coloniales dans les suites de l’incident du récit
précédent (R5). À ce niveau intra-intradiégétique, le grand-père est narrateur autodiégétique,
qui s’exprime à la première personne, et la transvocalisation est assurée par le discours du
narrateur Matapari : « il avait écrit », puis « il plia la lettre et les copies, les introduisit dans
une enveloppe […] » (p. 32). Le texte de la lettre lui-même est en italique et suggère ainsi le
changement de couches diégétiques. Naturellement, Matapari reprend le récit à la fin de la
lettre. Le schéma qui suit illustre la succession de récits et de niveaux narratifs dans le roman :
Récit 1 : naissance ou enfance de Matapari – R2 : Évolution politique du pays – R3 : Rapports
de famille [ R4 : incident grand-père vs administration coloniale [ R5 : lettre à l’inspecteur
colonial général ; grand-père : Narr intra-intrad.-autod. ] R4 ] R2 ] R3 ] R1 ] R2 ] R3. Cette
configuration narrative peut être représentée par l’ordre bousculé suivant : 1 2 3 4 5 4 2 3 1 2
3. Au niveau de la transvocalisation, on note ici une réversibilité irrégulière à laquelle on peut
prêter le même symbolisme qu’à l’ordre narratif fragmenté de Le mort vivant. Pour tout dire,
Matapari domine largement la narration. Sa performance est à la mesure de l’enjeu qu’il

276
représente en termes d’efficacité narrative et sans doute aussi en termes de trouvaille
esthétique.
Dans Les Fleurs des Lantanas, le narrateur est relayé par des personnages impliqués dans les
événements et qui parlent à la première personne, en focalisation interne variable. Ces
narrateurs intradiégétiques révèlent ainsi, à travers une sorte de monologue narrativisé et en
des pages entières, leur histoire personnelle, leur état d’âme, leur trouble intérieur par rapport
à la situation de violence exposée par le narrateur principal. Le premier de ces narrateurs
intradiégétiques, c’est le personnage de la jeune infirmière Nwéliza, qui est à la base de la
tragédie du héros Bukadjo. Elle se substitue au narrateur principal ou extradiégétique et dit,
sur deux pages entières (114-115), ses remords par rapport à la violence qu’elle a provoquée
pour le médecin Bukadjo :
« Ce dimanche-là, j’écoutais au salon une chanson radiodiffusée […]. B.K.T, le
chauffeur de Soki, a frappé à la porte. Quand il m’a appris que le docteur Bukadjo était
arrêté, toute la journée j’ai pleuré. J’ai pensé que je n’aurais pas dû poser ma
candidature à l’EPCPM ; et le jour du concours je suis restée chez moi. Soki m’a
réprimandée et il m’a battue […] et pendant deux mois il n’a plus remis les pieds à la
maison […]. Je n’ai pas souffert de ce que je prenais alors pour une rupture. Ce qui par
contre ne laissait pas de me torturer, ah, yaya, c’était le remords d’avoir précipité le
docteur en enfer […]. J’ai compris alors que je ne méritais plus de vivre et je me suis
mise à courir après le meilleur moyen de sortir rapidement de la vie » (pp. 114-115).

Nwéliza est ici un « personnage-narrateur » au sens où l’entend Gabrielle GOURDEAU. En


tant qu’instance narrative intradiégétique, son récit se situe au niveau de la métadiégèse
(métarécit) et se donne comme une conséquence de l’analepse qui introduit justement les
actants Nwéliza et Sokinga comme antécédents du récit premier. Nwéliza est un
« personnage-narrateur » qui connaît la vérité du drame du héros Bukadjo ; mieux, elle en est
l’origine et se culpabilise en connaissance de cause : sa demande d’admission au concours,
faite à son amant puissant du régime, constitue le véritable nœud du récit premier. Le discours
du « personnage-narrateur » Nwéliza assume de ce fait une fonction de communication dans
la mesure où il prend la forme d’une confession publique : communiquer son désarroi et aussi
s’amender pour elle qui se sent coupable de trahison à l’égard du docteur Bukadjo. En effet,
Nwéliza est consciente que Bukadjo est une victime arbitraire de son égoïsme à elle, mais
également l’objet de son manque de reconnaissance: « Le souvenir du réconfort qu’il m’avait
apporté aux obsèques de ma mère, m’a montré la monstruosité de mon ingratitude » (p. 114).
Il faut signaler aussi que juste avant la prise de parole par ce narrateur intradiégétique qui se
culpabilise, confesse ses tourments, ses remords et révèle son projet de suicide, le récit du
narrateur premier à la troisième personne s’est arrêté sur la description de la situation de

277
Djaminga, la femme de Bukadjo. Mais entre les deux moments, entre les deux récits, la
narration entre dans la fameuse « zone négociable », dans un blanc narratif entre les chapitres,
où aucune marque de relais transvocalique n’est repérable. Pourtant, la transvocalisation
s’opère et se perçoit, concomitamment avec la transfocalisation, consécutivement au
glissement de la personne grammaticale. Le passage de la troisième personne à la première
signale l’interruption de la narration initiée par le narrateur principal (extradiégétique) sur le
drame de Bukadjo. Avec ce double glissement transvocalique et focal, on passe ainsi de
l’univers diégétique à l’univers métadiégétique ; autrement dit, de l’extradiégétique à
l’intradiégétique. La réversibilité du métadiégétique au diégétique, ou de l’intradiégétique à
l’extradiégétique, se réalise tout à fait dans les mêmes conditions du blanc transvocalique.
L’autre narrateur intradiégétique dans le roman, c’est le personnage de Masika, la « mère »
du héros, qui relaie aussi la narration principale sur huit pages (139-146) et expose
pareillement ses angoisses à la première personne, sur le mode du dédoublement :
« En prenant à Ntangu le train pour Mabaya, je m’étais dit en avant, Masika, il ne faut
pas dormir, tu dois exhorter ton fils au courage et à l’espoir, il ne doit pas céder, non
jamais, au découragement ni au pessimisme qui pousse à faire des bêtises irréparables.
Or, deux semaines après mon arrivée dans cette ville, je compris que je ne reverrais pas
de sitôt mon garçon. Mais plutôt que de me retourner à Ntangu, où je n’aurais pas
supporté longtemps la torture de l’angoisse, je choisis de vivre à côté de Djaminga
[…]. Je ne sortais pour ainsi dire jamais. Je préférais m’asseoir dans la cour, sur un
petit tabouret, à l’ombre d’un avocatier. Je me blottissais alors dans un silence total
[…]. J’étais alors si indifférente à ce qui se passait autour de moi […]. Du reste, pour
mieux me détacher de mon environement, je fermais les yeux et restais dans cette
attitude le plus longtemps possible, pensant à mon petit Bukadjo, priant pour lui,
appelant à son secours ses défunts parents. Je n’abandonnais cette position que pour
aller, à midi, manger à table, c’est au cours de ces repas que Djaminga m’exposait ses
déconvenues de la journée, dans ses tentatives d’entrer en contact avec Bukadjo. Ces
échecs n’étaient pas faits pour m’étonner, non, car, par les jambes de ma sœur Lumbu,
j’avais acquis peu après mon arrivée à Mabaya la certitude que nous dormirions de
longues saisons de pluie sans revoir notre homme à nous deux. Mais je me taisais »
(pp. 139-140).

Comme celui de Nwéliza, le discours du « personnage-narrateur » Masika est précédé de celui


du narrateur principal détaillant l’affectation du docteur à la campagne, très loin de la capitale.
La transvocalisation, sous le même mode et avec les mêmes effets que dans le cas de Nwéliza,
brise ici aussi le fil de la narration. On remarque dès lors que les points de vue de Nwéliza et
Masika s’expriment en rapport avec le drame de Bukadjo. Leur surgissement entraîne une
espèce de pause au niveau de la description qui était en cours sur le fil de la narration
principale. Cette pause offre au lecteur l’opportunité de plonger dans la subjectivité (douleur,
tourments, etc.) de ces « personnages-narrateurs ». Le rapport qui s’établit entre ces récits

278
métadiégétiques et le récit premier est d’ordre thématique pour les deux, mais également
explicatif et didactique pour celui de Nwéliza en particulier. En effet, les récits
métadiégétiques de Nweliza et Masika sont liés au récit du narrateur extradiégétique par la
référence à la situation du héros Bukadjo, donc par la problématique de la violence que ce
dernier subit. Cette parenté thématique permet encore de comprendre que par rapport à ce
récit premier, le récit de Nweliza peut être considéré comme une explication de l’origine du
drame du héros ; drame qui donne lieu au récit premier. Le récit de Nwéliza explicite la cause
ou l’origine de ce drame. L’auto-culpabilisation de Nwéliza et son idée d’auto-sanction
(suicide) valent des enseignements pour le lecteur et confèrent au récit du personnage une
portée didactique, quasi une moralité. Le schéma narratif peut être ainsi représenté :
Narr 1 : extrad. [ Narr 2 : intrad. ; Nwéliza ] Narr 1 [ Narr 3 : intrad. ; Masika ] Narr 1. La
configuration narrative se présente donc selon l’ordre bousculé suivant : 1 2 1 3 1. La
réversibilité transvocalique est réflexive, mais la brisure de la linéarité du fil narratif se
confirme.
Dans Le Paradis Violé de FWELEY, le récit du narrateur premier n’est interrompu que par
quelques brefs récits métadiégétiques dont l’instance narrative reste souvent anonyme et
renvoie ainsi fréquemment à la foule dans la rue. Ces récits secondaires sont constitués par
des prières, des chansons, des lamentations, voire des extraits de poèmes. La
transvocalisation, signalée par le discours narratorial de première instance, s’effectue du
narrateur premier au narrateur second, dans un schéma réflexif : Narr 1 : ambigu/ extrad.
[ Narr 2 : intrad. ; anonyme ] Narr 1 [ Narr 3 : intrad. ; anonyme ] Narr 1. Il en résulte la
configuration narrative suivante : 1 2 1 3 1. Ce schéma d’emboîtement est identique à celui
de Les Fleurs des Lantanas.
Le Doyen Marri de NGANDU présente une situation assez similaire à celle de Le Paradis
Violé : le récit du narrateur premier est relayé par quelques chansons funèbres ou populaires
dont les auteurs, artistes africains, font office de narrateurs intradiégétiques-autodiégétiques,
puisque pleurant leur propre mort, ainsi que l’illustre la chanson de l’artiste congolais Pépé
KALLÉ (p. 176). Il y a encore l’introduction de ces paroles incantatoires dont l’auteur,
narrateur anonyme, dit cependant « je » en s’adressant à un interlocuteur « tu ». Il y a enfin la
fameuse « ordonnance présidentielle n° 00-00-00 » déjà évoquée précédemment. Libellée à la
troisième personne, celle-ci peut être considérée comme le récit d’un narrateur anonyme,
impersonnel, mais intradiégétique-hétérodiégétique, qui énonce des sanctions qui ne
l’impliquent ou ne le concernent pas. Tous ces brefs métarécits sont signalés par le discours
du narrateur premier et souvent par le caractère italique de la graphie. Ils sont thématiquement

279
liés au récit premier (thématique de la souffrance, de l’arbitraire, etc.) et se situent au niveau 2
de la narration, c’est-à-dire de la métadiégèse.
Pleure Ô Pays […] ne contient pas beaucoup de récits emboîtés, en dehors du sermon du
pasteur cousin du narrateur Justin et du discours radiodiffusé du président Macrocéphale. Ce
sermon et ce discours radiodiffusé, à situer dans la métadiégèse, font du pasteur et du
Macrocéphale des narrateurs intradiégétiques homdiégétique pour le premier, et
autodiégétique pour le second. Malgré la domination du narrateur premier, qui est ici un
« narrateur-personnage », la linéarité de la narration se retrouve ainsi perturbée, comme l’a
montré l’étude de l’ordre narratif dans ce roman.
Au-delà de la brisure du fil narratif, les différents emboîtements servent à faire progresser le
récit, mais ils révèlent aussi que les textes du corpus comportent une diversité de narrateurs
actifs à différents niveaux diégétiques. L’entremêlement des voix qui en découle est de nature
à complexifier la représentaion des faits en raison de la multiplicité des filtres subjectifs.
Cependant, comme l’indique Denise COUSSY, « […] la diversification des locuteurs entraîne
une vivacité, voire une verdeur d’expression qui entend lutter contre l’inacceptable »565. Le
foisonnement narratif s’accommode ainsi du rôle cohésif des niveaux narratifs (cohérence
thématique en particulier) par rapport au projet idéologique des narrateurs, ou, si l’on veut,
des auteurs des textes.
Mais le déroulement de différents récits montre que le narrateur, à quelque niveau que ce soit,
peut interrompre la relation des faits pour faire entendre le discours même des personnages.

5. 2. 2 Le narrateur comme instance citante.


Nul texte du corpus n’y échappe : le narrateur qui assure le récit ne le fait jamais sans céder la
parole à des personnages. En particulier dans des scènes où ceux-ci dialoguent, le narrateur se
réduit à une simple « instance citante »566. Jaap LINTEVELT fait remarquer à ce sujet que «
de même que le récit combine le discours du narrateur avec celui des acteurs, de même
l’histoire comporte tant l’action faisant l’objet du discours du narrateur que les événements
évoqués par le discours des acteurs, et englobe donc le monde narré aussi bien que le monde
cité »567.

565
COUSSY, D., op. cit., p. 7.
566
ANGELET, C., & alii, loc. cit. , p. 170.
567
LINTEVELT, J., op. cit. , pp. 32-33.

280
Les différents narrateurs identifiés dans le corpus délèguent ainsi par moments la parole aux
personnages. Le « je » (ou le « nous ») que ceux-ci utilisent dans ce cas est ce que Michel
PATILLON appelle le « je-introduit » (ou donc le « nous introduit »)568.
Dans Le mort vivant de DJOMBO, le narrateur premier accorde la parole essentiellement aux
personnages de Françis et Gloria qui, dans le prologue, discutent de leur situation de misère.
Mais c’est surtout Joseph Niamo, « narrateur-personnage » ou second, qui offre plus d’espace
de parole à d’autres personnages, dont le lecteur peut capter les sentiments et les idées.
L’accès à la subjectivité de ces personnages est rendu possible par le mécanisme du dialogue,
notamment au cours des interrogatoires menés par les agents du commandement. On se
souvient encore du dialogue sur le pont de la Yohé entre le héros Joseph et le lieutenant blanc
Makaki ; ou encore des interrogatoires de Joseph par le général Mortoni :
«-Commandant, commença le général, dites-nous toute l’histoire, maintenant que vous
êtes prisonnier […], prisonnier de guerre en quelque sorte. […].
-Allons, allons ! Commandant […]. Où voulez-vous nous conduire avec ce roman de
mauvais goût ? Dites-nous la trame du complot. Surtout plus d’histoires indigestes,
d’histoires à dormir debout, entendons-nous bien !
- […]. Nous n’avons plus rien à nous dire, vous serez responsable vous-même de ce
qu’il adviendra de vous » (pp. 49-50).

Un autre chef du commandement prend la parole devant Joseph dans une salle de torture :
« -Mon commandant, pourquoi nous mentez-vous ? Cela ne vous avance à rien,
vraiment. D’ailleurs dans votre intérêt, je vous recommande la sagesse de l’aveu. Nous
n’avons rien à vous apprendre dans ce domaine. Alors, que choisissez-vous, de jouer
au coriace ou d’accoucher ? Je n’en connais point qui résiste à cette salle avec son
attirail d’instruments. Il attendit un moment une réponse de ma part [dit Joseph]. Je
me taisais, me contentant de remuer la tête dans un signe de négation et d’impuissance
qui voulait aussi dire ‘ce n’est pas possible, ce n’est pas humain ça !’
Le chef hocha la tête à son tour, comme pour dire ‘’ tant pis pour vous, nous verrons à
quel point vous êtes coriace’’.
-Adjudant, conduis-le au Kilimandjaro […] » (pp. 51-52).

On sent dans les propos du général et de son collaborateur la volonté de conduire le héros vers
un aveu forcé et aussi la montée progressive de la colère lorsque l’intransigeance de ce dernier
tend à compromettre cette perspective. Outre le général Mortoni et ses hommes, l’autre
personnage cité, c’est le président Nzétémabé Bwakanamoto qui interroge le héros incarcéré :
«- Mon fils […] promettez que vous ne me direz que la vérité […]
- Cependant, il me plaît de vous dire que le coup que vous dirigiez était des plus
redoutables. On y a senti une touche professionnelle. Combien vous ont-ils payé, mon
fils, pour que vous vous lanciez dans une aventure si périlleuse ? Saviez-vous au
moins que notre armée est parmi les meilleures du continent ?

568
PATILLON, M., op. cit. , p. 17.

281
- C’est que […]. Monsieur le président de la République […], je dois vous dire
l’absolue vérité. Euh…à vrai dire, il n’y a jamais eu de coup auquel je me serais mêlé
[…].
- Arrêtez-moi ça ! […]. Mon fils, je vous demande une dernière fois de me dire la
franche vérité. Dites-la ! […].
- Dites-moi enfin ce que vous ne voulez pas dire : qui est le commanditaire de tout ça ?
Allez, dites donc ! […].
- Dites, allez, dites ! C’est votre président, n’est-ce pas ? […] » (pp. 90-94).

La volonté déjà perçue chez Mortoni et ses pairs d’arracher un aveu forcé se trouve exacerbée
par le président Nzétémabé, dont les propos trahissent le goût de la dramatisation
(amplification) et de la délation, y compris de la menace latente. Ces dialogues permettent
donc aux personnages cités de se dévoiler dans leur intimité. Le lecteur peut ainsi saisir le
mensonge, l’arbitraire et la brutalité de leur discours, en ce compris l’absence d’écoute de la
victime. Tous ces aspects annoncent une violence quasi institutionnelle. D’une manière
générale, ces dialogues se terminent quasi rituellement par la neutralisation du héros (ordres
ad hoc), son enlèvement et/ ou sa conduite dans des lieux de torture. Ces dialogues d’une
intensité dramatique dense confortent l’impression dégagée par le point de vue du narrateur
Joseph dans le récit de la violence.
On voit également, dans Les Petits Garçons […] de DONGALA, de nombreux dialogues où
par exemple Boula Boula vante la puissance du parti unique et le profit personnel qu’il en tire
(pp. 98-100) d’une part ; et où des juges médiocres et complaisants se ridiculisent dans une
parodie de procès (pp. 171-181), d’autre part. Ces derniers s’évertuent à ne faire entendre que
la raison d’État contre l’évidence de l’innocence des prévenus. Les thèses fantaisistes de ces
juges traduisent l’intolérance, la partialité et le mensonge qui caractérisent et favorisent le
système de violence au pouvoir. L’un de ces dialogues rapporte des réactions des juges pour
le moins partisanes. Lorsqu’un prévenu signale à la cour qu’il a été torturé à l’électricité par
les agents de l’ordre, le commissaire du gouvernement (équivalent du procureur) réagit
énergiquement : « Vous mentez. La révolution ne laissera pas passer ces calomnies à son
égard » (p. 171) ; ou encore :
« - Camarade président, il est inutile de continuer ; cet homme ment comme il respire et ne
dira jamais la vérité» (p. 174). Ce genre de réplique revient fréquemment pour balayer les
révélations des prévenus. En fait, les répliques des juges traduisent un parti pris et une
tendance au protectionisme lorsqu’il s’agit d’un haut cadre de la révolution impliqué dans le
procès, comme le cas d’un général de l’armée. Le juge-président :
« Un des hauts cadres de notre armée a été indûment mis en cause par l’accusé. Cette
mise en cause, à la limite de la diffamation, mérite un démenti cinglant pour que le

282
peuple sache que notre révolution n’a rien à cacher. C’est pour cela que cet officier de
haut rang a spontanément demandé à son haut commandement l’autorisation de venir
se présenter à la barre […] » (pp. 180-181).

Puis au général en question : « Mon général, vous n’êtes pas un accusé, vous n’êtes même pas
un témoin à ce procès. Vous êtes ici juste pour éclaircir un point ou deux. Il n’est donc pas
nécessaire que vous prêtiez serment » (p. 181). Le commissaire du gouvernement d’ajouter :
« -Pensez à l’honneur de notre armée, camarade président […] ne la mêlez pas à cette sordide
histoire » (p. 176), avant de conclure : « - Camarade président […], je propose purement et
simplement de ne pas faire subir au général un interrogatoire qui est sans objet » (p. 181).
On voit qu’à travers les dialogues s’expriment ou se traduisent certaines idées et certains
comportements des agents du commandement de nature à conforter l’idéologie du régime.
Dans Le Paradis Violé de FWELEY, le narrateur laisse notamment un long temps de parole
au personnage de Zoa, le fou (pp. 157-163). Le point de vue de ce personnage complexifie
davantage la situation narrative dans ce roman où se pose déjà le problème d’ambiguité en ce
qui concerne l’instance narrative. Pendant un long moment donc, Zoa prend la parole et le
narrateur extradiégétique n’intervient alors, dans cette dernière partie du roman,
qu’épisodiquement. En fait Zoa se lance dans une adresse à la foule et sa prestation est à
circonscrire dans le cadre d’un dialogue. Mais le héros Mwana et le fou Zoa, bien distincts
dans leurs modes d’apparition dans la diégèse, se rejoignent dans l’unicité de la réflexion et
de leur idéal : « Nous sommes les artisans d’un projet démocratique » (p. 71), déclare Zoa.
Leur analyse et leur vision de la société sont à ce point identiques qu’on pourrait bien se
demander si ce personnage de Zoa n’est pas le double du héros Mwana. Quoi qu’il en soit, la
parole citée de Zoa se révèle une parole très critique à l’égard des agents du commandement :
« […]. Vous continuerez à arrêter et à tuer des opposants pour créer l’illusion d’un
contrôle sévère de l’administration publique et pour accroître la crainte de monsieur le
despote mais la volonté de changement qui est déjà en route ne reculera pas d’un iota.
La lutte, pour une vraie démocratie dans notre pays, continuera » (p. 163).

Dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ, le narrateur cite également le discours des
personnages qui, dans le cadre des dialogues, s’expriment aux première et deuxième
personnes. Les échanges entre les membres de la commission gouvernementale d’enquête sur
le héros Bukadjo et les différents détenus interrogés à cet effet l’illustrent bien.
Le ministre qui préside la commission s’adresse ainsi à l’assistance :
« Chers collègues et messieurs, nous voici réunis pour examiner en toute objectivité le
cas particulier du docteur Bukadjo, un homme particulièrement orgueilleux, qui se
flatte de se suffire à lui-même, et qui englobe tous ses compatriotes dans un même
dédain. Le docteur Bukadjo est à n’en pas douter un bon médecin […] mais depuis son

283
retour au pays, il ne fréquente aucun ministre, il ne sollicite aucun crédit bancaire
malgré ses difficultés, on ne le voit jamais dans un dancing. Bref, s’il se comporte de la
sorte, c’est pour attirer la sympathie et le soutien de notre peuple, car c’est un
démagogue ambitieux et très dangereux. […]. En effet, ce médecin ne vise rien de
moins que la magistrature suprême […] ».

Lorsque Bukadjo réagit pour réfuter ces allégations, un autre ministre l’arrête net : « -Taisez-
vous, docteur Bukadjo […] vous n’avez pas la parole », avant que le premier orateur ne
poursuive :
« -Ce que nous vous demandons, docteur, et c’est pour cela que vous êtes ici, c’est de
reconnaître les faits qui vous sont reprochés, et de répondre aux questions suivantes :
1°/ Depuis quand militez-vous dans l’UD.R.T. ? 2°/ Noms, prénoms, fonctions et
adresses des membres de l’U.D.R.T. vivant à Tongwétani. 3°/ Est-ce le député
Tombaga qui vous livre les documents officiels et les secrets d’État que vous exploitez
contre nous dans vos tracts ? 4°/ Sur quelles forces comptez-vous pour renverser le
régime de Tongwétani ? » (pp. 84-85).

On voit à travers les paroles de ces personnages que leur préoccupation est de se conformer à
l’idéologie du pouvoir, à préserver celui-ci par l’arbitraire et le mensonge d’État notamment,
quasiment comme cela se passe dans Le mort vivant et Les Petits Garçons […]. Le discours
des personnages, qui comporte également des menaces de tout genre, suggère de façon
générale la cruauté caractéristique de l’égérie au pouvoir. Même type de situation dans Pleure
Ô Pays […] où le récit du héros-narrateur est entrecoupé de dialogues des personnages dont
certains laissent percevoir soit la peur de la violence, soit la réprobation de tout un système
violent, source de misère. Mais ce sont surtout les présidents successifs, le Macrocéphale et
Uka Uka, qui monopolisent la parole parmi les personnages. Le premier par exemple sature
les médias par ses discours qui invectivent et menacent, on s’en souvient, tous ses opposants :
« […] il est interdit, sur toute l’étendue du Kayeye, de lever la main, l’index et le majeur en
V. Les récalcitrants verront leurs mains amputées de ces deux doigts […] ». Uka Uka
témoigne du même esprit de violence dans ses adresses aux citoyens. Dans Le Doyen Marri,
on peut également lire des répliques des personnages qui permettent de prendre conscience à
la fois de la menace de la violence et de la peur qu’elle suscite dans le chef du peuple. On se
rappelle encore les entretiens entre le tout-puissant médecin Sadio Mobali et ses
collaborateurs de la clinique de campagne ; entretiens au cours desquels le premier menace
les seconds de mort au moindre acte de parole (pp. 180, 181, 186).
Comme on le voit, que l’on se situe du point de vue du narrateur ou de celui des personnages
dont le discours est simplement cité, la perception de la violence reste omniprésente dans

284
l’esprit du lecteur. Mais d’autres aspects de l’axe narratif, en l’occurrence ceux liés au temps,
pourraient concourir à la visualisation de cette même image de violence.
5. 3 Autour de la temporalité narrative
Il faut partir de ce point théorique que rappelle Yves REUTER :
« Outre les questions ayant trait à la parole et à la perspective, la narration met en jeu
la temporalité. Tout récit tisse en effet des relations entre au moins deux séries
temporelles : le temps fictif de l’histoire et le temps de sa narration. À partir de ce
constat, il est possible d’interroger leurs rapports sur quatre points essentiels : le
moment de la narration, la vitesse de narration, la fréquence et l’ordre »569.

Il est effectivement possible d’examiner ces rapports de temporalité dans les textes du corpus,
mais dans un ordre propre au présent propos.
5. 3. 1 Temporalités en jeu dans le corpus
Il est impossible, ainsi que l’explique GENETTE, de ne pas situer dans le temps l’histoire
racontée par rapport à l’acte narratif570. La situation présentée dans chacun des textes du
corpus permet ainsi de déterminer le temps de la narration, c’est-à-dire de préciser à quel
moment les événements évoqués dans le roman sont réellement narrés. Sur cette question,
Yves REUTER indique encore : « Le moment de la narration réfère à une question précise :
Quand est racontée l’histoire par rapport au moment où elle est censée s’être déroulée ? »571.
À cet égard, les déterminations temporelles peuvent être multiples puisque l’histoire doit
« nécessairement [être racontée] à un temps du présent, du passé ou du futur »572. En clair, en
fonction de chacun de ces moments, la narration peut être ultérieure, antérieure, simultanée ou
intercalée573. Ces différentes temporalités peuvent être vérifiées dans le corpus. Il apparaît en
effet que dans cinq des romans analysés, le récit est au passé. On peut dire à la suite de Marcel
VUILLAUME qu’ici, « les récits de fiction […] se présentent comme s’ajustant après coup à
une réalité passée, c’est-à-dire antérieure à la date de leur production »574. La narration est
donc ultérieure ou postérieure au déroulement des événements racontés.
Dans Pleure Ô Pays […], Justin, le héros-narrateur, s’exprime au passé, alors même que les
faits évoqués, comme dans le sermon, se sont déjà produits : « Ce soir-là, le pasteur avait le
verbe haut et le langage cru. Le verbe haut, il l’avait toujours […] cet homme qui se disait
investi d’une mission divine » ; ou encore, à propos de son retour dans la capitale : « Treize
heures. Heure de pointe. La tête lourde de soucis, le cœur plein à craquer de rancoeurs,

569
REUTER, Y., op. cit. , p. 79.
570
GENETTE, G., Figures III, p. 228.
571
REUTER, Y., op. cit. , p. 79
572
GENETTE, G., Figures III, p. 228.
573
GENETTE, G., Figures III, p. 229.
574
VUILLAUME, M., op. cit. , p. 69.

285
l’estomac vide, les bras ballants, tout le corps las, je foulais le sol de Selele. Selele ma ville ;
Selele ma terre nourricière. Rien n’y avait changé » (pp. 9, 14). Dans Le Doyen Marri de
NGANDU, la narration est également postérieure à l’histoire racontée, ainsi qu’on peut s’en
rendre compte à travers l’illustration suivante, relative au départ du héros Sadio Mobali et de
son Oncle, de leur village vers la ville pour l’inscription du premier aux examens d’État :
« Le chemin semblait interminable et il montait sans savoir où il allait s’arrêter […].
L’Oncle bondissait tout au long de ce sentier indéfinissable, qui ne semblait pas
vouloir se terminer sur un lieu précis. Il était beau, immense. Ses pieds dansaient
admirablement. Il ne marchait pas, il ondulait. […]. Sadio Mobali serrait solidement la
laisse dans la main. De temps en temps, il allongeait le bras pour la palper. Elle était
rude et vigoureuse comme une ceinture. Il n’arrêtait pas d’admirer la démarche de
l’Oncle […] » (p. 13).

C’est encore une narration ultérieure qui a lieu dans Les Fleurs des Lantanas de
TCHICHELLÉ. Le narrateur hétérodiégétique fait le récit au passé, postérieurement aux
événements narrés, comme au sujet de l’attente du train dans une gare régionale :
« La gare de Ntangu se dresse sur un plateau hérissé d’arbres […]. Cette bâtisse aux
murs peints en jaune et noir, de haut en bas, une foule bruyante l’avait assiégée depuis
l’aube, y attendant le train de Côte-Kanu. Non loin des rails, des femmes accroupies
devant des paniers d’ananas, des cuvettes de bananes, des corbeilles d’oranges ou des
seaux de manioc, vantaient à haute voix la qualité de ces aliments. Les hommes […] se
distrayaient de leur impatience par de fréquents éclats de rire. Débout, à l’ombre d’une
tribu d’arbres feuillus, une grappe d’éclaireurs en uniforme kaki […] chantaient à tue-
tête. Une volée de gamins au ventre ballonné les dévisageaient d’un air moqueur ; tout
à coup, ils s’égaillèrent sur les rails en poussant des hurlements de porcelet qu’on
égorge » (p. 11).

Même les narrateurs intradiégétiques repérés dans le roman assurent une narration ultérieure.
Masika, par exemple, s’exprime ainsi :
« En prenant le train à Ntangu pour Mabaya, je m’étais dit en avant, Masika, il ne faut
pas dormir, tu dois exhorter ton fils au courage et à l’espoir, il ne doit pas céder, non
jamais, au découragement ni au pessimisme […]. Or, deux semaines après mon arrivée
dans cette ville, je compris que je ne reverrais pas de sitôt mon garçon. Mais plutôt que
de me retourner à Ntangu […] je choisis de vivre à côté de Djaminga [femme de
Bukadjo] » (p. 139).

L’autre narrateur intradiégétique, Nwéliza, parle également au passé : « Ce dimanche-là,


j’écoutais une chanson radiodiffusée […]. B.K.T., le chauffeur de Soki, a frappé à la porte.
Quand il m’a appris que le docteur Bukadjo était arrêté, toute la journée j’ai pleuré. J’ai pensé
que je n’aurais pas dû poser ma candidature à l’E.P.C.P.M.» (p. 114).
Dans les deux autres romans, Les Petits Garçons […] et Le mort vivant, la narration est aussi
ultérieure. Dans le premier, le héros-narrateur Matapari fait bien le récit au passé. On se

286
souvient notamment de l’incipit avec ce « J’ai failli ne pas être né. J’ai failli ne jamais galoper
derrière un rayon de lumière pour essayer de le rattraper […] ». Mais la postériorité de la
narration se vérifie encore lorsque Matapari évoque par exemple son père et l’indépendance
de son pays : « Mon père avait neuf ans […] lorsque les hommes ont marché pour la première
fois sur la lune […], l’année de sa naissance, les Blancs qui occupaient notre pays partirent, le
pays acquit son indépendance et devint une république […] » (pp. 7, 11). Dans Le mort
vivant, la narration ultérieure peut être illustrée par le récit du narrateur hétérodiégétique et les
différents métarécits. Le narrateur premier indique, entre autres :
« Chaque fois que le facteur se présentait, l’ambassadrice était prise d’angoisse à l’idée
que de nouvelles factures viendraient encore alourdir le lot des précédentes demeurées
impayées. […]. Gloria était persécutée par cette faillite imminente et ne parvenait
souvent à dormir qu’à coups de barbituriques […]. Depuis trois ans qu’il était installé à
Binango, Françis se déployait désespérément pour sauver des apparences qui ne
trompaient plus. Des apparences de pauvreté. De pauvreté affichée » (pp. 9-10).

Les narrateurs intradiégétiques emboîtent le pas au narrateur extradiégétique et s’expriment


également au passé, comme le fait particulièrement le héros-narrateur Joseph : « Quand on me
sortit de l’hôpital, je fus surpris qu’on me conduisît au sous-sol […] ; je fus pris d’une terrible
angoisse […]. Quand on me retira les bandeaux des yeux, je me retrouvai dans un réduit, au
cachot » (p. 81). Les temps du passé (imparfait, passé simple notamment) introduisent dans le
récit la distance du regard de l’histoire. La narration ultérieure tend à conférer au récit une
sorte de valeur historique, et donc à le crédibiliser. Toutefois, il faudrait signaler, dans le cas
particulier de Les Petits Garçons […] et de Le mort vivant, une superposition interne des
moments du passé. Dans Les Petits Garçons […], la narration évoquée mais non textualisée
des faits par Boula Boula est antérieure à celle de Matapari. Dans Le mort vivant, la narration
assurée par le narrateur extradiégétique est postérieure à celle du « narrateur-personnage »
Joseph qui, elle-même, l’est autant par rapport à celle du journaliste. Ici, la relation de
postériorité correspond au schéma d’emboîtement des niveaux narratifs, tel qu’on peut
l’établir du narrateur premier jusqu’aux narrateurs secondaires (intrad. et intra-intrad.).
Mais en dépit des récits globalement au passé, on rencontre quand même dans les deux textes
des séquences narratives au présent. Yves REUTER prévient d’ailleurs contre ce type de
présent :
« […] il faut être attentif aux variations qui produisent des effets : c’est le cas des
interventions de l’auteur qui recherchent la connivence avec le lecteur en simulant une
communication possible dans un présent commun ; c’est le cas de métalepses

287
humoristiques ou d’un présent qui cherche à actualiser pour le lecteur ce qu’il sait
pourtant passé »575.

En fait d’interventions de l’auteur, ce sont plutôt ici celles du héros-narrateur que l’on relève
au présent : Matapari qui fait son récit au passé, ne se prive pas de s’exprimer parfois au
présent, particulièrement quand il commente son acte narratif : « je vous assure vraiment que
je ne mens pas » ; « Aujourd’hui que j’ai quinze ans et que je vous raconte cette histoire du
jour de ma naissance […] » ; « Aujourd’hui, au moment où je vous raconte cette histoire, je
ne me souviens plus que de cris, des larmes et du sang […] »576. Finalement, il s’opère comme
un chevauchement des temporalités dans le récit de Matapari. La récurrence du passé et du
présent renforce dès lors le récit par le « ton du discours vivant »577. Joseph Niamo fait
également usage du présent lorsqu’il s’adresse aux destinataires de sa lettre. Déjà, au sujet de
sa sœur Carmelia, il signale, aux premiers instants de son récit, que celle-ci est morte « il y a
quatre ans » (p. 17) ; il assure surtout dès le départ : « Je devine quelle émotion vous
éprouverez […]. Je suis bien vivant. Je ne suis pas revenant […] ». Il s’agit dans les deux cas
(Matapari et Joseph) de ce que POUILLON appelle le « présent de celui qui raconte »578, ou
qui écrit, à opposer au présent contemporain de l’action. Pour BOURNEUF, « l’emploi du
présent pour raconter le passé vise […] à actualiser un problème, une situation, à donner à
l’aventure le tremblement, l’incertitude du présent »579. Mais il ne s’agit pas, dans ces
illustrations, d’un présent narratif ou historique, mais d’un présent contemporain de l’acte
même de narration, qui conforte le héros-narrateur dans sa fonction communicative et
testimoniale.
Par contre, c’est un autre présent qu’on relève dans Le Paradis Violé de FWELEY où la
narration est simultanée, ainsi que l’illustrent les extraits suivants relatifs aux promenades du
héros Mwana dans les rues de la ville :
« Dès sa descente dans la rue principale, il regarde les fula-fula [bus de fortune] passer
bourrés de monde. Des foules entières cheminent à pied vers le centre-ville. Il écoute
attentivement le discours des passants afin de mieux connaître la réalité sociale et la
réaction des gens face à la misère qui sévit depuis plusieurs années. Dans la foule, il
écoute les plaintes […] » ;

Ou encore :

575
REUTER, Y., op. cit. , p. 80.
576
DONGALA B., E., op. cit., pp. 7, 13, 227.
577
DABLA S., J.-J., loc. cit., p. 89.
578
POUILLON, J., op. cit. , p.270.
579
BOURNEUF, R., L’univers […], p. 134.

288
« Un vent violent balaie toutes les rues de la ville. Mwana questionne l’orgueil du
temps maussade et souhaite que l’harmattan nettoie aussi les ambitions égoïstes des
hommes véreux de Kinsassa.
Il accepte d’épouser la révolte de la grande rue […]. Quand il regarde en arrière, c’est
surtout l’entêtement avec lequel il a mené son existence qui le frappe. Croit-il à
quelque chose ? Cela lui donne toute l’énergie nécessaire. Sa vie est-elle destinée à
autre chose qu’à cette répétition presque mécanique de l’existence à laquelle est
soumise la plupart d’entre les mortels ? […]. Mwana écoute la conversation des gens
[…]. Il côtoie quelquefois des oiseaux […] qui courent à la recherche des plages
torrides […]. Ce qui le frappe surtout, c’est la paix intérieure qu’il ressent en les
observant. Loin du tohu-bohu urbain, il réfléchit, élève sa pensée ; il s’éloigne prêt à se
laisser emporter par enchantement dans le vent du soir […] le temps court : déjà, il
semble s’en prendre à ses lointains souvenirs et il détruit ce qui les éveille. Des gens
passent et Mwana écoute leur parole […] » (pp. 20, 21).

Dans beaucoup de situations où Mwana émet des réflexions, le présent est souvent de mise.
Ce présent dont l’emploi renforce aussi l’ambivalence narrative évoquée plus haut, joue
encore un rôle majeur dans la narration : « Le présent semble […] avoir pour fonction de
neutraliser dans tous les cas l’opposition narration/description. C’est sans doute dans ce sens
qu’il faut s’expliquer la généralisation de son utilisation dans les romans contemporains »580.
En fait, avec ce présent, on approche l’« écriture en ‘direct’ » où « l’axe du raconté et du
racontant se superposent »581. Ainsi, dans le roman de Fweley, ce présent établit la
contemporanéité de la narration et des réflexions du héros, tendant à rendre celles-ci
objectives.
Mais à cette narration essentiellement simultanée, est associée par moment une narration
ultérieure, par exemple lorsqu’il s’agit de replonger dans le passé du personnage ; ou lorsque
le narrateur extradiégétique reprend clairement la main pour constater : « Après plusieurs
échecs, l’opposition se réorganisa, elle rompit toute collaboration avec le régime dictatorial
[…] elle demanda constamment au tyran de démissionner. La révolution continua son cours
[…]. Enfin, le troisième jour du troisième mois, le régime s’écroula […] ».
La conjonction de ces différents types de narration semble suggérer une certaine successivité
de la réflexion et de l’action du personnage, ainsi que des résultats obtenus au bout de celles-
ci. La narration ultérieure indique donc que dans la plupart des textes du corpus, les faits
passés sont racontés après leur survenance ; tandis que la narration simultanée signale un récit
des événements contemporain de ceux-ci. L’une et l’autre ont sans doute quelque rapport avec
la finalité même de l’ensemble de la narration (effets sur le lecteur notamment). Mais il
faudrait examiner dans quel ordre sont présentés les événements ainsi narrés.

580
VALETTE, B., op. cit. , p. 82.
581
ADAM, J. – M. & alii, op. cit. , pp. 49-50.

289
5. 3. 2 Ordre de la narration : une structure en boucle et une fracture suggestives.
On se référera encore à Gérard GENETTE pour clarifier la notion même d’ordre qui sera
examinée sous cette rubrique :
« Etudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des
événements ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de
ces mêmes événements ou segments temporels dans l’histoire, en tant qu’il est
explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu’on peut l’inférer de tel ou tel indice
indirect »582.

L’agencement de l’intrigue dans les textes du corpus laisse apparaître une différence de
traitement au niveau de l’organisation ou de l’inscription des faits narrés sur la ligne du
temps. On pourrait relever en effet dans certains textes analysés une intrigue assez linéaire qui
enchaîne les différentes péripéties dans leur réalisation chronologique. Dans Le Doyen Marri,
la trajectoire du héros Sadio Mobali est ainsi construite par son départ du village, ses examens
truqués en ville, son voyage pour l’université, l’expérience du massacre de ses copains et son
arrivée comme médecin dans une clinique de campagne. Dans Les Petits Garçons […], le fil
du récit peut également être reconstitué depuis la description, sous forme de chronique, des
circonstances de la naissance et de l’adolescence de l’enfant-narrateur Matapari, sa
participation à la lutte contre la dictature, la mort de son grand-père et enfin, l’évocation des
remous sociopolitiques en vue de l’instauration de la démocratie dans le pays décrit. Le mort
vivant expose aussi une certaine linéarité de l’intrigue en ce qui concerne la trajectoire du
héros Joseph Niamo (et uniquement à ce niveau). Celle-ci est faite d’une suite d’épreuves
survenues les unes après les autres : son voyage à Lissongo (son village natal) pour les
obsèques de sa sœur Carmelia, son enlèvement par la police yanganienne, son
emprisonnement au Yangani, sa libération et son retour au Boniko natal. Cette linéarité de
l’intrigue n’exclut pas de regards rétrospectifs qui, en une sorte d’analepses explicatives ou
complétives, branchent sur le thème de la violence. Par exemple, lorsque Matapari décrit sa
propre naissance le jour de la fête du vingtième anniversaire de la révolution (en fait, un coup
d’État), il effectue un saut en arrière pour évoquer le cycle de coups d’État sanglants qui ont
débouché sur l’instauration de la révolution fêtée (pp. 10-11). De même, en pensant au
sacrifice de son bouc, le doyen marri, Sadio Mobali rappelle brusquement le sacrifice ou le
martyre des victimes du pouvoir dictatorial (p. 140). La linéarité de l’intrigue ne pose certes
pas de problèmes de lisibilité de ces textes. Le principe du récit linéaire devrait même
s’opposer à la structure close des cellules par exemple. Mais tel n’est pas le cas, puisque, par
582
GENETTE, G., Figures III, pp. 78-79.

290
rapport à la problématique de la violence, la linéarité de l’intrigue se révèle justement
signifiante en raison de sa structure en boucle. Le fil linéaire du récit évolue de telle manière
qu’il finit par revenir au point de départ de l’itinéraire. La trajectoire du héros forme ainsi une
sorte de boucle. On pourrait en effet établir un rapprochement entre cette dernière et la
structure close des prisons déjà évoquée. Quand on sait que le parcours des héros est souvent
marqué par une confrontation avec la violence des régimes tyranniques, on peut attribuer à
l’itinéraire de ces personnages une dimension symbolique : l’itinéraire en boucle (Boniko-
Yangani-Boniko) de Joseph Niamo dans Le mort vivant peut ainsi être considéré comme
suggestif d’un enfermement du héros voire de toute la société dans la violence des agents du
commandement. L’écriture romanesque fonctionne ici comme un montage dont le sens
s’engendre du jeu de contradictions (notamment linéarité vs structure en boucle) qui aboutit à
l’expression symbolique de l’enfermement ; celui-ci métaphorisant à son tour la négation
même de la vie et de l’humanité du héros. De même, dans Les Petits Garçons […], aux
souvenirs des coups d’État sanglants que réveille la fête de la révolution au début du roman,
répondent en écho les appréhensions ou la menace d’une guerre civile fratricide imminente
entre partisans de différents camps politiques convoitant le pouvoir en fin du roman. Le
parcours linéaire rattache donc le début et la fin du roman à la problématique de la violence,
c’est-à-dire que la fin du récit ramène thématiquement et symboliquement au début de celui-
ci. Cette structure en boucle paraît tout à fait signifiante.
Toutefois, d’autres textes du corpus présentent une structure de l’intrigue non plus linéaire, ni
en boucle, mais autrement plus signifiante encore par rapport à la problématique de la
violence. On pourrait leur appliquer ce constat de Georges NGAL : « […] avec les œuvres de
l’après’60, l’identité narrative se présente très éclatée : l’intrigue n’est plus construite sur une
linéarité temporelle. L’agencement des possibilités de combinaison n’obéit plus qu’à la liberté
et à la spontanéité du regard, du ton adoptés par le romancier »583. HAMPATÉ-BA prend
même du plaisir à indiquer que « la chronologie n’est pas le premier souci des narrateurs
africains »584. En confrontant dès lors la disposition des événements dans l’histoire ou dans
leur chronologie, à leur disposition dans la narration, on observe, comme DUMORTIER et
PLAZANET, une distorsion nette du fil narratif : « la manifestation la plus remarquable de
cette distorsion entre temps de l’histoire et temps de la narration est l’ouverture ‘in medias
res’: la narration commence alors que l’action est engagée depuis longtemps »585.

583
NGAL, G., op. cit. , p.102.
584
HAMPATE-BA, A., cité par KAZI-TANI, N.-A., op. cit. , p.48.
585
DUMORTIER, J.-L. & alii, Pour lire le récit, Bruxelles, De Boeck-Wesmael ; Paris & Louvain-la-Neuve,
Duculot, 1990, p. 91.

291
Trois des six romans du corpus débutent ainsi par une structure « in medias res ». En effet, en
considérant le temps comme une fonction primordiale de la narration, on observe dans ces
textes que le véritable commencement à l’intérieur du récit est délimité par une ouverture
dans la narration. Comme l’expliquent Jean-Michel ADAM et Françoise REVAZ, il y a ici un
décalage de la double temporalité (linéarité du temps de l’histoire racontée et celle de
l’énoncé) qui fait que « les phrases [du] récit ont beaucoup de mal à respecter la stricte
linéarité temporelle ». C’est que « les décalages entre les axes du racontant et du raconté sont
[…] la loi de la mise en texte. La chronologie stricte – quasi-coïncidence entre le temps du
raconté et le temps racontant – apparaît comme un cas rare, comme une trace d’un discours
peu élaboré »586. Gabrielle GOURDEAU remarque et confirme ce type de distorsion de la
linéarité de l’intrigue :
« L’ordre des événements fictifs se calque le plus souvent sur l’ordre des événements
réels. Cependant le narrateur d’un texte écrit n’est pas tenu de respecter cet ordre en
racontant les événements, pas plus qu’un conteur ne doit commencer par le début. À
l’instar des conteurs de la réalité, les narrateurs de récits écrits se montrent souvent
capricieux. La grande majorité de ces narrateurs fictifs ne se conforment pas à l’ordre
linéaire dans lequel se déroulent les événements de la réalité ou de la fiction : ils
caracolent volontiers sur la ligne du temps, exécutant mille retours en arrière, vendant
parfois la mèche sur des événements futurs, quand ils ne sautent pas carrément
quelques jours, mois ou années jugés sans importance (narrative). Ainsi, la plupart des
récits d’événements réels nous parviennent à l’envers : ils commencent quand
l’histoire est finie [ou déjà fortement entamée]»587.

Le décalage des deux axes temporels permet de comprendre, ainsi que l’indique Bourneuf,
que finalement « l’ordre strictement chronologique est à peu près inutilisable dans le
roman »588. Il s’ensuit donc, ainsi qu’en convient Marcel VUILLAUME, que « l’ordre
d’exposition des faits ne suit pas nécessairement l’ordre de leur déroulement », puisque « le
narrateur peut […] évoquer les événements qui constituent l’objet de son récit dans un ordre
distinct de celui où ils se sont produits »589. De la sorte, la séquentialisation chronologique se
retrouve perturbée, rompue, comme l’illustrent certains textes du corpus. Dans Pleure Ô Pays
[…] d’ILUNGA KAYOMBO, les chapitres sont numérotés de 1 à 18.
Le premier chapitre branche le lecteur sur le prêche d’un pasteur fustigeant la violence que le
pouvoir exerce sur le peuple. Ce pasteur invite les fidèles réunis dans son église à, entre
autres, « mettre hors d’état de nuire, hors de l’État tout ce ramassis de vauriens, tous ces
suppôts de Satan, tous ces vampires qui sucent, avec délectation, le sang [du] peuple ». Le

586
ADAM, J.-M., & alii, op. cit. , pp. 46, 49.
587
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 14.
588
BOURNEUF, R., op. cit. , p. 132.
589
VUILLAUME, M., op. cit. , pp. 38 (note 1), 68.

292
héros Justin assiste à ce sermon qui incite le peuple à la lutte politique. Cette posture des
« soldats de Dieu » désarmés face « aux engins de la mort » de leurs « ennemis » du pouvoir,
plante le décor d’un combat déséquilibré certes, mais « le combat de David et Goliath »,
métaphore de toute la violence thématisée dans le roman. Le deuxième chapitre montre le
héros Justin chez son frère, au soir de son retour d’exil dans la capitale Selele, d’abord
méditant sur le sermon du pasteur entendu auparavant et sur le renforcement de la dictature
du président Macrocéphale. Ensuite, ce n’est que dans la deuxième partie de ce deuxième
chapitre que Justin décrit les conditions de son retour catastrophique dans la capitale, en
particulier les péripéties de son voyage et de l’accueil trouvé en ville. C’est seulement au
troisième chapitre, lorsqu’il explique comment il est arrivé chez son frère, que Justin évoque
les conditions de son exil forcé au village. On apprend alors que cet exil est la conséquence de
la violence du régime à son égard à la suite de son engagement syndical et qu’au village, le
héros a encore vécu un « séjour littéralement infernal ». C’est finalement ce séjour qui a
provoqué son retour à la ville (pp. 10, 22). Les chapitres quatrième et suivants, jusqu’au dix-
huitième, ainsi que l’épilogue, même s’ils sont encore quelquefois entrecoupés de l’une ou
l’autre analepse, se situent complètement dans l’évolution de l’après-exil.
Du premier au troisième chapitre, l’ordre logique des événements est brisé dès le début du
roman : l’évocation de l’exil infernal aurait dû précéder le retour de Justin dans la capitale,
son arrivée dans la famille de son frère ainsi que l’assistance au sermon du pasteur. L’activité
syndicale de Justin, qui entraîne son exil forcé, aurait dû constituer le point de départ du récit,
en lieu et place du prêche du pasteur auquel Justin n’assiste qu’à son retour d’exil. Cette
distorsion de l’ordre logique des faits narrés pourrait bien symboliser la brisure même du
destin du héros, du fait de la violence qu’il subit et qui sous-entend les différentes péripéties
du roman. On se rappelle par ailleurs que dans ce roman, Justin est auteur d’un livre qui
présente une étonnante similarité avec le roman d’Ilunga KAYOMBO au niveau de la
structure (et même de la thématique). En effet, comme Pleure Ô Pays […], l’Insurrection de
la conscience de Justin est un récit où la linéarité de l’intrigue est fortement perturbée. Le
héros-auteur explique :
« […] comme je l’écris, à rebrousse-poil. Pour comprendre la fin, il faut connaître le
début. Or, ce dernier, je l’ignore moi-même. C’est drôle, mais c’est comme ça. Je me
suis décidé à écrire contre toute logique. Car la vie kayeyoise, cette vie merdique,
boulimique, rachitique, qui est au fond […] le problème central du livre, est une vie
sans logique. Ou plutôt une vie avec une logique sui generis. Au Kayeye, chez nous,
on naît, on vit, on meurt comme on ne naît, ni ne vit, ni ne meurt nulle part au monde.
[…]. Mon récit suit donc et suivra avec fidélité le cours, les courbures et les coupures
de cette vie au rabais » (pp. 90-91).

293
Ce discours du héros auteur Justin sur Insurrection de la conscience pourrait tout aussi être
celui d’Ilunga Kayombo sur Pleure Ô Pays […], dont la structure de l’intrigue épouse
parfaitement et symboliquement la violence des secousses de la vie. Le héros Justin pourrait
donc passer ici pour un vrai porte-parole de son créateur Ilunga Kayombo, et Insurrection de
la conscience, pour la métaphore de Pleure Ô Pays […]. Dans Le Paradis Violé […], où les
chapitres sont titrés, une semblable structure « in medias res » présente dès le premier chapitre
le héros Mwana, dans son pays, sur le point de se coucher, dans sa chambre et lisant une lettre
de son épouse Mena ; une épouse obligée de ressusciter les souvenirs de leur relation à deux.
Mena donne dans sa lettre l’impression de se sentir délaissée par un mari de plus en plus
préoccupé de réfléchir sur l’état de désintégration de son pays à cause de la violence de la
tyrannie. Ce premier chapitre montre en fait le héros en pleine réflexion ; une réflexion qui, au
deuxième chapitre, impose à Mwana de côtoyer la rue dans le but de tout comprendre de
l’intérieur et d’y puiser énergies et arguments pour mener son combat et sauver le pays.
C’est seulement au troisième chapitre, intitulé « Kinsassa », que la narration revient sur le
retour de Mwana au pays après un séjour d’études en Occident et sur la description de la
situation du pays avant son départ pour l’Europe. Comme dans Pleure Ô Pays […], ce
troisième chapitre aurait dû ouvrir le roman avant les premier et deuxième, ainsi que les
suivants, qui montrent le héros dans une entreprise de réflexion à grande échelle.
La perturbation de l’ordre logique des événements, accentuée par les sous-titrages des
chapitres, pourrait ici encore connoter la perturbation de l’évolution normale de la société par
la violence politique instituée ; violence d’un pouvoir irréfléchi contre laquelle le concept de
la réflexion est justement mis en valeur. La structure « in medias res » fonctionne ici comme
une technique d’exposition immédiate des éléments clés autour desquels s’ordonne le récit : la
réflexion contre la violence politique. La déconstruction de l’intrigue est encore mieux
perceptible dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ. Par rapport à l’arrestation du
héros Bukadjo qui constitue la problématique centrale du roman, on peut dire que celui-ci
commence « in medias res » : au premier chapitre, la « mère » Masika, qui vient d’apprendre
la nouvelle de l’arrestation de son « fils » Bukadjo, prend le train pour Mabaya, la capitale, où
les faits ont eu lieu.
Au deuxième chapitre, le roman expose le nœud du problème qui a conduit à l’arrestation du
docteur Bukadjo : la jeune infirmière Nwéliza (qui travaille sous les ordres de Bukadjo) a
demandé à son amant, un puissant du régime, de lui obtenir une faveur (admission gratuite) au
concours d’admission dans une institution d’enseignement supérieur dont le médecin est

294
responsable. Le troisième chapitre textualise la connivence gouvernementale au nom de
laquelle le ministre de tutelle de Bukadjo engage un bras de fer avec celui-ci qui refuse de
trahir l’éthique professionnelle pour plaire aux dignitaires. Le quatrième chapitre se situe dans
le prolongement de cet affrontement, mais le cinquième revient sur Masika et les aléas d’un
voyage chaotique par train dans cet univers d’incertitude. Ce n’est qu’au huitième chapitre
que le roman explicite les conditions de l’arrestation de Bukadjo annoncée dès le premier
chapitre. Le retour en arrière opéré dans ce chapitre permet de récupérer l’antécédent narratif
qui éclaire les circonstances du drame du héros ainsi que son déroulement.
Mais l’ordre de ces premiers chapitres ne respecte pas la succession logique des faits relatifs à
l’arrestation de Bukadjo : la demande de Nwéliza (chap. 2), le refus de Bukadjo et le bras de
fer avec le ministre de la santé (chap. 3), ainsi que l’arrestation de Bukadjo (chap. 8) auraient
dû venir dans cet ordre avant le voyage de Masika (chap. 1 & 5). Même dans la suite, le
roman décale encore des épisodes. En plus, le changement des niveaux narratifs, avec
l’ouverture des métarécits, brise et éloigne de la ligne temporelle du récit premier, qui n’est
reprise que plus tard dans la suite des événements. Cette déconstruction de la linéarité est
renforcée par des ruptures internes à la narration introduites par des sous-tirages intercalés au
début des trois parties qui divisent le texte. Un tel anachronisme requiert une attention
soutenue pour reconstituer toute la trame du récit. Le bouleversement de cet ordre logique,
soutenu notamment par la dislocation temporelle (v. chap. 2), semble traduire l’idée d’une
violence exercée autant sur les personnages (Bukadjo, Masika) que sur la société décrite elle-
même.
Pas de structure « in medias res » par contre dans Les Petits Garçons […] et Le mort vivant.
Mais l’intrigue de ces deux romans, quoique présentant une certaine forme de linéarité, n’en
est pas moins perturbée en raison des récits emboîtés. La brisure du fil narratif est beaucoup
moins sensible dans Les Petits Garçons […], Matapari narrativisant pour l’essentiel les
histoires qui auraient pu devenir des métarécits. Elle est assez perceptible dans Le mort vivant
où la transvocalisation s’effectue du récit premier au niveau intradiégétique et de celui-ci, à
l’intra-intradiégétique, puis encore au récit premier. Cet emboîtement successif déconstruit la
ligne temporelle de la diégèse.
Dans le corpus, seul Le Doyen Marri présente une structure de l’intrigue aisément linéaire. Il
semble donc que l’agencement dans une structure en boucle ou anachronique de l’intrigue
dans les autres romans soit symbolique de la violence. On dirait même que la
déchronologisation du récit est l’une des marques de symbolisation de la violence dans le
roman africain :

295
« C’est précisément par la violence que l’écriture africaine peut se décrire dans ses
termes les plus caractéristiques. La violence à l’intérieur de la séquence même du
récit ; l’ordre chronologique bousculé, les paysages fantasmatiques à la limité du
surnaturel ou de l’antinaturel, tout comme l’incohérence des caractères, constituent
autant d’éléments qui privilégient l’univers de la folie dans l’écriture fictionnelle »590.

Le symbolisme dégagé par l’ordre de la narration pourrait encore être confirmé au niveau des
autres aspects de la temporalité narrative, notamment par la récurrence des faits narrés dans le
récit.
5. 3. 3 Fréquence des événements : des rimes narratives connotatives
Il peut arriver parfois qu’un « événement archétypique se [reproduise] sous la même forme
rituelle et symbolique »591 dans l’espace du récit. Il s’agit là d’un aspect de la temporalité
narrative relative à la fréquence des événements dans le récit. Un aspect de cette fréquence
retient l’attention en ce qui concerne la relation des faits de violence dans les textes du
corpus : les rimes narratives, qui feront l’objet d’analyse sous ce point. Les rimes narratives
renvoient à une structure répétitive de la narration. Lorsque GENETTE évoque la question de
la fréquence narrative, il précise notamment : « un énoncé narratif n’est pas seulement
produit, il peut être reproduit, répété une ou plusieurs fois dans le même texte ». Il ajoute que
les éléments répétés sont « considérés dans leur seule ressemblance » et qu’« aucune des
occurrences n’est matériellement […] tout à fait identique aux autres »592. Cette reproduction
permet d’établir entre le plan des événements et celui de la narration divers rapports qui
déterminent la nature même de la répétition 593. Dans les textes du corpus, du moins dans
certains, la représentation romanesque débouche parfois sur une mise en scène de la parole ou
d’un mécanisme de la parole qui, en inscrivant l’écriture des auteurs dans une sorte de spirale,
suggère la permanence, la circularité ou encore la récurrence de la violence. Ce type de
construction narrative repose notamment sur l’introduction d’une espèce de refrains qui
indiquent bien que le procédé le plus généralement utilisé, c’est la répétition 594. Ainsi, des
phrases, des paragraphes ou des séquences narratives entières portant sur la description des
faits de violence ou leurs conséquences, sont parfois reproduites de manière répétée et
emphatique sur le fil de la narration. Ces éléments qui se présentent comme des refrains,
constituent en quelque sorte des rimes narratives connotatives par rapport à la problématique
de la violence.

590
NGANDU N., P., Ruptures […], notamment p. 106.
591
SARTRE, J.-P., cité par MALANDA, A.-S., op. cit. , p. 42.
592
GENETTE, G., Figures III, pp. 145, 146.
593
GENETTE, G., Figures III, v. les différents types de reproduction du récit, pp. 146-148.
594
V. NGAL, G., op. cit. (1994), pp. 127-128.

296
Dans Les Petits Garçons […], Emmanuel DONGALA offre une première illustration de cette
spirale de la violence à travers le récit de l’enfant-narrateur qui tente de situer l’origine du
cycle de violence dans son pays :
« […] les trois ou quatre premiers dirigeants qui ont pris la relève des Français
continuaient d’obéir à ces mêmes Français et à d’autres Blancs encore, c’est-à-dire
qu’ils étaient vendus à ce que mon oncle m’a dit qu’on appelait ‘’ impérialisme et
néocolonialisme’’ ; c’est pourquoi des jeunes militaires les ont renversés par de
nombreux coups d’État, les ont tués et ont pris leur place. Mais ces militaires-là
n’étaient pas bien non plus et d’autres militaires encore ont fait d’autres coups d’État et
les ont tués et ont pris leur place et ainsi de suite jusqu’à ce jour de ma naissance […] »
(pp. 11-12).

Cette séquence qui effectue un saut dans le passé violent du pays, intervient dans le récit au
moment de la description des circonstances de la naissance de Matapari ; circonstances qui
sont celles de la violence d’une dictature militaire. Mais cette même séquence évocatrice de la
violence cyclique des coups d’État revient encore dans le récit de Matapari lorsque celui-ci
rappelle les différentes péripéties de l’histoire (tueries) de son pays :
« […] une dizaine d’années plus tard [après l’indépendance] les militaires qui avaient
fait le dernier coup d’État contre les militaires qui avaient fait le coup d’État contre les
militaires qui avaient renversé notre premier président […] ces militaires instituèrent la
révolution sous laquelle nous vivions encore ce jour de ma naissance […] » (p. 35).

On se retrouve dès lors dans la configuration du récit singulatif anaphorique que Genette
représente sous la formule « n R / m H » et qui traduit le fait de raconter « plusieurs fois ce
qui s’est passé plusieurs fois aussi ; mais un nombre différent (supérieur ou inférieur) de fois :
nR / mH »595. En effet, plusieurs fois le récit de Matapari évoque plusieurs coups d’État
militaires successifs qui placent sa naissance sous le signe de la violence. C’est que la société
qui accueille le héros est prédéterminée par la violence et Matapari en fera d’ailleurs
l’expérience tout le long de son parcours.
Les termes des séquences répétées ne sont matériellement pas identiques, comme le dit
Genette ; mais toutes ces évocations répétitives sonnent comme des refrains sur le fil de la
narration, qu’elles cassent du reste. Cette cassure elle-même suggère une certaine idée de la
violence qui se perpétue même à l’époque de l’enfant-narrateur. En témoigne le faux coup
d’État dont il relate les conséquences tragiques pour les prétendus coupables (pp. 158-SS).
La répétition des séquences qui construisent une image spiralée de la violence est encore à
percevoir au niveau de la structure même du roman : les actes de violence qui entachent
l’histoire du pays sont tour à tour évoqués au début du récit (rappel du cycle de coups d’État),

595
GENETTE, G., Figures III, p. 146, note 1.

297
dans le corps du roman (faux coup d’État ourdi par le président lui-même) et à la fin de celui-
ci (imminence d’une guerre civile). La narration est ainsi scandée par des refrains narratifs
qui suggèrent la permanence de la violence dans la société de Matapari. Les rimes narratives,
qu’on peut lier par une parenté thématique et temporelle, connotent la permanence de cette
violence par-delà les différentes phases de l’histoire du pays. Elles recouvrent de ce fait un
symbolisme conforté par leur valeur anaphorique (dénonciation).
Globalement, on pourrait considérer que la réitération de ces refrains narratifs portant sur les
faits de violence permet à l’écriture de DONGALA d’une part, de relier le présent de dictature
à un passé hautement de violence (coups d’État), et, d’autre part, de montrer cet enchaînement
comme la seule « performance » de l’ordre du commandement postcolonial depuis
l’indépendance. Mais une telle répétition de la violence signifie qu’on est ici dans « un monde
sans mémoire collective, refusant obstinément de tirer les leçons du passé et de l’Histoire,
répétant de génération en génération les mêmes rapports de domination »596 et de
confrontation à l’intérieur d’une même société. Les rimes narratives confèrent en effet un
caractère cyclique, répétitif, non seulement aux faits de violence eux-mêmes, mais aussi au
temps qui représente pourtant dans le roman des moments très distincts : anciens régimes
déchus, nouveau régime militaire au pouvoir et futur régime démocratique espéré, mais déjà
compromis. Comme le dit Françoise ZONABEND, « le renouvellement de générations ou
d’événements politiques ou historiques [entraîne] une vision cyclique du temps »597. Dans
cette vision cyclique, la violence est le principal trait d’union entre ces différents moments de
l’histoire.
Dans Pleure Ô Pays […], une structure sembable en rimes narratives peut être relevée. La
situation ou la séquence de départ est constituée par le discours d’un personnage proche du
héros Justin (le pasteur). Ce personnage emprisonné déplore les affres de la violence de la
répression menée dans le pays (Kayeye) par le régime tyrannique du Macrocéphale : « Le
Kayeye, c’est le cafouillis, les brouillards, les ténèbres, la prison, l’impasse […]. Pleure ô
Kayeye, pleure ton soûl ! ». Dans son récit, le héros-narrateur récupère ce type de séquence
comme refrain pour ponctuer à maintes reprises ses lamentations. Sa narration est rythmée par
des séquences comme :
- « Oui, pleure, ô pays dé-paysé ! Pleure, pleure, pleure […] » ;
- « Pleure, ô pays dé-paysé ! […]. Verse, comme cette averse, tout ton stock de larmes.
Celles-ci épuisées, laisse alors couler de tes yeux des colonnes de sang » ;

596
DEVESA, J. - M., loc. cit., p. 127.
597
ZONABEND, F., « Le temps des ethnologues », in Temps, Mémoires, Chaos, Ed Descartes & Cie, Collectif,
1993, p. 76.

298
- « ‘‘Le Kayeye, c’est les ténèbres […]’’ ce pays, c’est la mort. Une nuit d’encre. Les jours et
les nuits se ressemblent et s’assemblent : ils font bon ménage. Au grand dam des damnés de la
terre que nous sommes. Au grand bonheur du quidam, de ses dames et de ses courtisans. Oui,
le Kayeye, c’est le noir. Le noir labyrinthique. Aucune échappée de soleil ne vient trouer
l’opacité des ténèbres […]. Pleure, ô pays, pleure donc ! »
- « ‘’Le Kayeye, c’est les larmes […]’’, ‘‘Le Kayeye, c’est les larmes’’ ; c’est un fleuve de
larmes » 598 ;
- « Ô Kayeye, pays de trouille, de l’embrouille et de la débrouille. État en mauvais état.
Nation sans ration. Ou plutôt parcimonieusement rationnée. Ô Kayeye, je ne veux pas que tu
meurs !
Mais non, Kayeye, tu es loin d’être un Eldorado, un havre de paix. Partout chez toi, des
visages hâves, avec des regards hagards […]. Des saignés à blanc ! Pleure, ô Kayeye ! Pays
de la poisse et de l’angoisse […] » ;
- « […]. Pleure, ô Kayeye, pays de la brouille, de l’embrouille et de l’embrouillamini. Pleure
donc ! »599, etc.
La répétition anaphorique de ces séquences formellement différentes, mais fondamentalement
identiques, avec des rimes initiales (« Pleure ô pays […] », « Le Kayeye, c’est […] ») et
finales (« pleure, ô pays, pleure donc ! »), rythme poétiquement le texte et charge la narration
d’un ton lugubre qui renforce les lamentations du héros-narrateur. Avec ce ton triste, la
narration est proche d’une chanson funèbre à refrains tout aussi lugubres. Les séquences
répétées permettent ainsi de garder présente à l’esprit du lecteur la question de la violence
multiforme qui frappe le pays du héros. Elles mettent particulièrement en évidence
l’atmosphère chaotique qui en découle. La répétition même des coups d’État dans le roman
(Macrocéphale, Uka Uka), comme dans Les Petits Garçons […], renforce un tel climat
lugubre. Dans Les Fleurs des Lantanas aussi, le récit se reproduit en rimes narratives sous
forme de chanson funèbre lorsque la foule accourue aux obsèques de Djaminga, la femme
assassinée du héros Bukadjo, dit sa tristesse. Plusieurs fois la séquence suivante (en italique)
revient dans le récit :
« Au revoir eeh, mama Djami, au revooir eeh
dis-nous seulement à qui tu devais de l’argent
afin que nous le lui remboursions,
au revoir eeh, mama Djami,
fais un bon voyage, un voyage de joie,
car nous nous reverrons au ciel,
au revoir eeh, mama Djami, au revoir eeh. » 600

Dans Le Doyen Marri, une séquence narrative revient plus d’une vingtaine de fois dans le
récit601 et c’est chaque fois que le héros Sadio Mobali est en face d’une épreuve difficile. Cette

598
ILUNGA K. B., op. cit. , v. respectivement pp. 63, 64, 67 & 74.
599
Idem, v. respectivement pp. 104, 107-108.
600
TCHICHELLE T., F., op. cit., pp. 122,123, 124.
601
V. pp. 75, 84, 89, 91, 94, 97, 105, 109, 113, 124, 125, 133, 141, 147, 153, 161, 191, etc.

299
séquence, qui rapporte un geste quelque peu mystérieux (sorcellerie ?), est la suivante :
« Sadio Mobali allongea la main. Il toucha le sachet et serra fortement les reliques du Doyen
Marri entre les doigts. La laisse était rude et vigoureuse en dessous de la ceinture » (p. 75). Il
faut dire que ce geste qui consiste à toucher rituellement les restes du bouc que son oncle lui
remis, permet à Sadio Mobali de se protéger contre la violence à laquelle le soumettent les
épreuves qu’il doit surmonter. On en a l’exemple lorsque le héros affronte notamment les
gardiens de la boîte de nuit appélée « Le Colombier » (pp. 91, 94) ou la patrouille militaire
nocturne (p. 105). Mais cette séquence qui rythme ainsi le récit comme un refrain narratif
demeure assez énigmatique car sa signification exacte semble insaisissable : en fin de roman,
une fois la laisse toujours rude que palpe le héros disparaît : « Sadio Mobali sortit la besace
d’une peau tannée qu’il tenait suspendue à la ceinture. Il allongea le bras, mais le sachet avait
disparu. La laisse aussi » (p. 198). Mais dans la dernière phrase du roman, elle réapparaît et le
narrateur, parlant de Sadio Mobali, indique : « Hermétiquement, il serrait entre les doigts une
laisse rude. Sa Liberté, et pour l’éternité » (p. 199), tout cela après avoir vaincu la dictature.

On peut donc considérer que les rimes narratives se rapportent en général ici à des situations
de violence ; qu’elles concourent de ce fait à annoncer une tragédie sociale et constituent en
même temps un clin d’œil satirique dans le contexte global d’une écriture de dénonciation.
L’idée de la circularité ou de la permanence de la violence traduite par le recours aux rimes
narratives peut par ailleurs donner à voir dans certains romans analysés comme un modèle
généalogique qui assurerait une certaine filiation entre les figures (tenants) de la violence.
Une telle relation de violence établit la continuité entre les différentes générations de
militaires qui enchaînent les coups d’État et instaurent un cycle de violence dans Les Petits
Garçons […] de DONGALA.
On pourrait encore inscrire le tyran Nzétémabé et ses collaborateurs dans la filiation de toute
une série de potentats présentés dans Le mort vivant comme leurs inspirateurs, ainsi que le
déclare un protagoniste au héros Joseph :
« […] chez nous, les responsables […] affectionnent les intrigues des cours royales, les
grandes tragédies de l’histoire universelle, les théories de la domination et du pouvoir
et les écrits ésotériques ayant trait à la magie noire. Au moins, ils ont lu tout
Machiavel. Ils ont lu tout sur Hitler, Mussolini, Staline, Salazar, Franco, Nguéma et
d’autres idoles. On croirait qu’ils ont leur avenir derrière eux […], vraiment dans le
sang » (p. 141).

La circularité de la narration introduite par les rimes narratives traduit également la circularité
de l’histoire (temps, événements, personnages) et conduit à la même référenciation à l’histoire

300
des régimes de violence déjà effectuée par le biais de la description spatiale (cf. allusion à la
Place Rouge par exemple). Mais par rapport au fil de la narration, les rimes narratives
constituent une sorte de distorsions récurrentes qui pourraient être considérées comme
symboliques de la violence thématisée dans les textes analysés. L’examen de ces distorsions
narratives permet de glisser à présent sur l’étude d’un autre aspect de l’écriture romanesque
dans les textes du corpus, la durée dans le récit.

5. 3. 4 Durée du récit
On sait, comme l’explique GENETTE, que « confronter la ‘’durée ‘’ d’un récit à celle de
l’histoire qu’il raconte est une opération plus scabreuse, pour cette simple raison que nul ne
peut mesurer la durée d’un récit ». Celle-ci peut cependant être appréhendée «comme
constance de vitesse » car, précise le théoricien, « un récit peut se passer d’anachronies, il ne
peut aller sans anisochronies, ou, si l’on préfère […], sans effets de rythme ». Ceux-ci
dépendent de la vitesse avec laquelle le narrateur assure le récit. GENETTE indique à cet effet
que « la vitesse du récit se [définit] par le rapport entre une durée, celle de l’histoire, mesurée
en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur : celle du texte, mesurée
en lignes et en pages »602.
En ce qui concerne le corpus, trois effets de rythme sont particulièrement à relever, qui
permettent de donner une certaine idée de la vitesse du récit : l’ellipse, le récit sommaire et la
scène. L’ellipse narrative peut être relevée dans trois romans. Dans Le Paradis Violé, on se
souvient du narrateur parlant de l’activité politique du fou Zoa : il passe sous silence une
longue période de lutte que celui-ci a menée contre le régime tyrannique. Il indique
notamment : « Cela fait vingt-cinq ans qu’il parle, qu’il crie sa révolte. Vingt-cinq ans ». On
voit que toute l’action de révolte de Zoa est condensée dans cette petite phrase et qu’aucun
autre détail n’en est fourni. Le lecteur n’en saura pas plus sur cette longue période. De même,
dans Pleure Ô Pays […], les quatre années d’emprisonnement du héros Justin sont évoquées
en une demi-phrase seulement (v. p.61) sans que les conditions de cet emprisonnement ne
soient explicitées. On retrouve un fait semblable dans Les Fleurs des Lanatanas : la durée de
seize ans qui sépare la fin du séjour du docteur Bukadjo à la campagne et le moment où le
narrateur fait le récit, ces seize ans sont à peine signalés, sans être autrement commentés en
détail (p. 148). Par rapport au discours du narrateur, ce type de suppression narrative des
tranches temporelles assez longues est de nature à accélérer le récit. La narration y perd peut
être en détails historiques, mais y gagne certainement en rapidité.
602
GENETTE, G., Figures III, respectivement pp. 122 & 123.

301
Le récit sommaire, « c’est-à-dire la narration en quelques paragraphes ou quelques pages de
plusieurs journées, mois ou années d’existence, sans détails d’actions ou de paroles »603, peut
être illustré dans Le Doyen Marri et Les Petits Garçons […]. Dans le premier roman, le
narrateur rappelle, dans un paragraphe très dense, les différents assassinats des leaders
politiques commis à différents moments de l’histoire du pays par le pouvoir du dictateur. Ce
paragraphe précédemment illustré au premier chapitre mais dans un autre cadre (V. rubrique
« violence de la mort », point 2. 1. 3a) constitue une sorte de résumé de la violence des
premières décennies de l’indépendance. Le récit sommaire consiste dans cette présentation
justement sommaire, cette condensation des événements pourtant étalés sur une très longue
période. Pour ce qui est des assassinats repris dans l’extrait évoqué, l’auteur condense donc,
comme dit Gabrielle GOURDEAU, « beaucoup d’histoire dans peu de récit »604. Dans le
second roman, les séquences illustrant les rimes narratives peuvent en fait être considérées
comme de vrais récits sommaires qui résument en de brefs paragraphes une longue histoire de
coups d’État étalée sur plusieurs décennies. Ellipse et récit sommaire imposent ainsi au récit
du narrateur un mouvement beaucoup plus rapide.
La scène, présente dans l’ensemble des textes analysés, ne sera illustrée cependant que dans
quelques-uns d’entre eux. Mais il faudrait indiquer d’emblée que le fonctionnement de la
scène impose au récit un rythme différent selon les circonstances. Par exemple, dans Le mort
vivant, la scène déjà évoquée de l’arrestation du héros Joseph par le lieutenant blanc Makaki,
ainsi que celle de l’arrestation d’un autre personnage nommé Dougourou (p. 149), se passent
à un rythme assez rapide. Il en est de même de tous les moments d’enfermement de Joseph
dans les différentes cellules et aussi des scènes du prononcé des verdicts de condamnation.
Tout se passe si vite que l’accélération du récit laisse au lecteur l’image de brutalité de
décision et d’exécution de la part des agents du commandement.
De même, dans Les Fleurs des Lantanas, la scène de l’entretien du ministre Manzaka avec
Bukadjo (bras de fer), celles de l’arrestation et de l’enfermement de celui-ci se déroulent
rapidement ; tout comme l’arrestation et la condamnation de Justin dans Pleure Ô Pays […],
celles de Mwana dans Le Paradis Violé ou encore celles du père de Matapari dans Les Petits
Garçons […]. Toutes ces scènes rapides accélèrent le récit et renforcent l’impression de
brutalité dont il a été question tantôt, d’autant qu’elles exposent des actes répressifs du
commandement sur les personnages-victimes.

603
Idem, p.130.
604
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 10.

302
D’autres scènes par contre ralentissent le récit, comme celles du pseudo-jugement où, dans Le
mort vivant, le héros Joseph est soumis à des interrogatoires et à des séances de torture. Ces
scènes s’accompagnent souvent de la description des lieux d’incarcération et de torture, ainsi
que de misère. La décélération du récit dans ce cas vise à donner au lecteur le temps
nécessaire de percevoir dans toute sa mesure la violence des actions ou des paroles
répressives produites par les agents du commandement ; voire la violence des lieux ainsi
décrits. C’est ce qui se passe dans Les Fleurs des Lantanas, avec les scènes d’interrogatoires
du héros Bukadjo et d’autres opposants, y compris avec la description des services de torture,
des lieux d’enfermement ou d’autres lieux insalubres (misère). Les séquences radiodiffusées
où, dans Pleure Ô Pays […], le Macrocéphale parle au peuple, suivent également un rythme
lent qui impose de ce fait la violence verbale du tyran aux auditeurs de son discours, c’est-à-
dire au peuple qui l’écoute. La scène du massacre des étudiants décélère également le récit
dans Le Paradis Violé et Le Doyen Marri où ce fait de violence est évoqué. De même dans Le
Paradis Violé, les réflexions du héros Mwana faites à partir des observations minutieuses de
la rue, sont exposées à un rythme lent qui laisse au lecteur le temps de les suivre et
éventuellement d’y adhérer ou de s’en imprégner.
Au demeurant, ces quelques exemples indiquent que le mouvement de la narration combine
bien des accélérations (ellipse, récit sommaire, scènes rapides) et des décélérations (scènes
lentes, descriptions). Ce rythme tantôt rapide tantôt lent est donc fonctionnel par rapport à
l’objet que le récit veut mettre en évidence. Pour ce qui est de la violence, on peut se
convaincre que l’ensemble de la narration participe ainsi au sémantisme de chacune des
œuvres en présence.

303
Conclusion partielle
La narration de la violence dans les textes du corpus s’appuie sur diverses techniques
narratives qui caractérisent l’écriture des auteurs étudiés. Il y a d’abord cette mise en scène de
narrateurs soit autodiégétiques, soit hétérodiégétiques-extradiégétiques, voire, pour certaines
séquences de certains textes, de narrateurs au statut ambigu. D’une part, le choix de telles
instances narratives tend à rendre les événements narrés plus ou moins objectifs aux yeux du
lecteur. C’est bien le cas des récits du narrateur hétérodiégétique-extradiégétique, qui assume
du coup, par rapport aux événements narrés, « soit la distance du regard de l’histoire, soit
celle du regard de Dieu »605, et introduit une sorte de transcendance par rapport à ceux-ci.
D’autre part, ce choix narratif tend à rapprocher le lecteur de la subjectivité des personnages
(récits du narrateur autodiégétique). Il semble que la narration conduite par ces différents
types de narrateurs oriente, selon les cas, le récit vers ce double pôle de l’objectivité ou de la
subjectivité ; ce qui est du reste une tendance normale et habituelle du roman contemporain.
Yves REUTER confirme ce fait dans son ouvrage 606. De tels effets (objectivité, subjectivité)
sont ensuite renforcés par l’apport des temporalités narratives : la narration ultérieure,
particulièrement lorsqu’elle est le fait du narrateur hétérodiégétique-extradiégétique, introduit
une distance par rapport aux événements racontés et conforte ainsi l’impression d’objectivité
du récit, comme dans une narration historique. Il en va de même avec la narration simultanée,
telle que relevée par exemple dans Le Paradis Violé de FWELEY : ici, l’histoire (réflexions
et observations du héros) coïncide avec la narration. C’est dans de telles circonstances que
GENETTE parle à juste titre de « comble d’objectivité »607.
Par contre, la narration ultérieure assumée par le narrateur autodiégétique confère au récit une
dimension subjective. C’est ainsi qu’on peut entendre le témoignage de Reuter : « […] les
romanciers contemporains ont […] de plus en plus lié l’effet de réel à une vision
homodiégétique. Le réalisme se déplace de la vérité du monde (‘’ objectif’’) à la vérité d’une
vision (‘’subjective’’) du monde »608. C’est sans doute aussi dans ce sens que Gabrielle
Gourdeau indique que ce type de narration « débouche normalement sur une information
teintée de subjectivité »609. Dans tous les cas, les principales temporalités narratives en jeu
concourent à la crédibilité de l’un ou de l’autre point de vue (objectif ou subjectif) exprimé
par les narrateurs. La volonté de crédibiliser le récit de violence pourrait justifier par ailleurs
le symbolisme dégagé à cet effet, à la fois par la structure en boucle, les rimes narratives et les
605
LEJEUNE, P., op. cit. , p. 16.
606
V. REUTER, Y., op. cit. , pp. 133-134.
607
GENETTE, G., Figures III, p. 231.
608
REUTER, Y., op. cit. , p. 133-134.
609
GOURDEAU, G., op. cit. , p. 69.

304
distorsions (structure « in medias res », emboîtements diégétiques) de l’ordre même de la
narration. Le rythme des différents récits, régulé par des accélérations et des décélérations,
fait percevoir dans les différentes diégèses une tension narrative, dramatique, qui accompagne
la tragédie des personnages, et donc la narration de la violence.
Il convient de rappeler ici ce constat de SAMBA DIOP sur les romans africains : « Ce qui
assure à ces livres leur fécondité actuelle, c’est d’abord cette volonté de plier la narration à
l’essentiel, la coïncidence du style essentiel du récit et du style essentiel de l’existence »610.
Si l’on prend en compte ces propos, on peut considérer à la fois que le style de l’existence
dans les textes du corpus est celui de la violence, et que par rapport à la problématique de
cette violence, les différents mécanismes narratifs mis en œuvre par les auteurs du corpus sont
fonctionnels. La pertinence de ces stratégies narratives est telle que celles-ci peuvent agir sur
le lecteur, l’interpeller, l’impliquer dans les faits narrés et même le pousser à réagir. Car,
comme l’indiquent ANGELET et HERMAN, « on ne raconte pas pour le plaisir de raconter,
mais pour influencer, séduire, discréditer, etc. »611. On retrouve ici la finalité du « faire faire »
ou de l’incitation à l’action évoquée plus haut par Jean-Michel ADAM et Françoise REVAZ.
On pourrait dès lors parler d’une narration interactionnelle qui tend à rendre le lecteur actif.
Le mécanisme narratif dans les textes du corpus permet ainsi au lecteur de jouer son rôle,
c’est-à-dire, quasi comme l’entend Alain RABATEL,
« […] de pénétrer au plus près des enjeux dramatiques, des conflits éthiques et des
beautés esthétiques de l’œuvre en épousant les perspectives (celles des différents
personnages comme celle du narrateur) et en étant au plus près des sources
énonciatives et des enjeux qui résultent de ces manières de sentir, de parler, d’agir ou
de raconter. Cela signifie que l’indentification est loin de reposer seulement sur
l’indentification du lecteur à ‘’ celui qui agit’’, au premier chef au personnage
principal, elle fonctionne aussi à partir du narrateur qui raconte, à partir des instances
qui voient, qui parlent. Les mécanismes inférentielles-interprétatifs du PDV [Point de
vue] installent le lecteur au cœur des personnages et du drame, et aussi au cœur de la
machine narrative […]. La multiplicité et la diversification des PDV sont donc des
phénomènes cruciaux : non pas parce qu’elles invitent à se mettre à la place de tel ou
tel personnage ou narrateur […] mais encore parce qu’elles reposent sur des modalités
diverses et somme toute complémentaires de PDV, incitant le lecteur à tirer partie de
toutes les informations du texte […] dans la mesure où elles donnent des indications
sur les personnages, sur le drame et permettent au lecteur de ne pas être prisonnier
d’un seul point de vue, voire de comprendre que les PDV se construisent, et qu’il a un
rôle à jouer dans cette construction pour la compréhension de l’œuvre comme pour la
compréhension de soi »612.

610
DIOP, S., « littérature francophone : une nouvelle génération », in Notre Librairie, n° 146, p. 16.
611
ANGELET, C., & alii, loc. cit. , p. 174.
612
RABATEL, A., op. cit., t1, pp. 30-31.

305
En exposant la problématique de la violence de différentes manières, le mécanisme narratif
des textes du corpus sollicite donc le lecteur et l’incite à jouer son rôle de « troisième dans le
dialogue »613. Mais au-delà des aspects proprement liés à l’axe de la narration (instances et
temporalités narratives, ordre, fréquence, vitesse, etc.), celle-ci bénéficie dans le corpus du
concours d’autres procédés particuliers qui la dynamisent et qui méritent d’être examinés dans
le dernier chapitre de cette analyse.

613
BAKHTINE, M., cité par RABATEL, A. idem, p. 133.

306
CHAPITRE VI. : AUTRES PROCÉDÉS NARRATIFS
6. 0 Introduction
L’hypothèse qui sous-tend l’analyse sous cette rubrique est qu’« il n’y a pas de création
totalement dépourvue d’intentionnalité, qu’il n’existe pas, en matière d’esthétique, d’option
qui tienne de la neutralité la plus pure, de l’innocence la plus candide […] »614. Étant donné
que l’écriture de la violence met en branle, outre les mécanismes de la narration analysés
précédemment, un certain nombre d’autres procédés qui soutiennent la représentation
romanesque, ce dernier chapitre tente d’examiner ces procédés en se focalisant d’abord sur
ceux qui se rapportent plus ou moins à la texture des œuvres analysées. Ce premier moment
sera ainsi consacré à l’étude de quelques éléments qui témoignent globalement de
l’application du procédé du mélange des genres. Le second moment concernera l’analyse de
quelques moyens rhétoriques pertinents dans l’expression même de la pensée des auteurs sur
la question de la violence.

6. 1 Le mélange des genres dans les textes du corpus


Le procédé de mélange des genres est étudié ici en raison du dynamisme ou de la vivacité
qu’il peut apporter au récit par le biais des différents genres qu’il sollicite. S’agissant de la
violence, les techniques empruntées à ces différents genres pourraient bien concourir à
renforcer la narration et la représentation romanesque, à varier l’expression, à rendre le
discours plus vivant, à le durcir de façon à toucher le lecteur. Le mélange des genres pourrait
ainsi offrir plus de possibilités au récit pour dire de façon adéquate ce qui paraît inacceptable.
Ce faisant, le procédé pourrait aussi participer à l’engendrement de la violence de l’écriture.
L’usage du mélange des genres en littérature africaine se justifie souvent par la richesse de
son apport dans la présentation du message, et c’est déjà ainsi dans le contexte de l’oralité
traditionnelle.
Léopold Sédar Senghor avait dit : « Il n’y a en Afrique, ni douaniers ni poteaux indicateurs
aux frontières. Du mythe au proverbe, en passant par la légende, le conte, la fable, il n’y a pas
de frontière »615. Cette déclaration du poète et ancien président sénégalais est souvent évoquée
pour introduire au phénomène du mélange des genres en littérature africaine. Dans le cadre
particulier du roman, l’interpénétration des genres est d’ailleurs devenue un principe très
caractéristique :

614
BOKIBA, A.-P., Le paratexte dans la littérature africaine francophone. Léopold Sédar Senghor et Henri
Lopes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 33.
615
SEDAR SENGHOR, L., Préface aux Nouveaux contes d’Amadou Koumba de BIRAGO DIOP, Paris,
Présence Africaine, 1962, p. 9.

307
« […] on note en effet [chez les romanciers] une écriture singulière qui fait fi de
l’ordre générique conventionnel, qui ne respecte plus la notion de roman dans laquelle
[ils intègrent], sans gêne, tous les autres genres. […], il n’y a plus de limite, de cloison
entre les genres à l’exemple du récit traditionnel oral. En effet, dans les sociétés
africaines, le conteur ou le griot ne se soucie guère de faire un récit unifié ou uniforme.
Bien souvent, son récit est protéiforme, son texte hybride »616.

Ce principe de mélange des genres peut être relevé dans l’écriture des textes du corpus. En
effet, dans la représentation de la violence, on perçoit le fonctionnement des procédés qui
indiquent que l’écriture romanesque des auteurs étudiés a opéré auprès des autres genres des
emprunts divers et conséquents. Ces éléments transgénériques, dont la mise en œuvre relève
globalement du phénomène intertextuel et qui ne manquent pas d’attirer l’attention du lecteur,
font l’objet de l’analyse sous cette rubrique 617. Seront ainsi examinés dans l’ordre, le procédé
de carnavalisation du récit ou l’empreinte du grotesque, l’hétérogénisation des textes du
corpus, la naturalisation romanesque de l’histoire et la fécondation du roman par l’oralité.

6. 1. 1 La carnavalisation du récit ou l’empreinte du grotesque


L’intérêt du procédé de carnavalisation du récit réside dans son caractère subversif qui est tel
que son usage dans la représentation de la violence ne saurait être sans effet. Car, il apparaît
qu’à travers la carnavalisation du récit, la violence excessive du commandement, ainsi que la
douleur qu’elle engendre, sont données à voir comme de très près au lecteur. Un tel procédé
ne peut se révéler que signifiant dans le cadre de cette analyse où un contraste se perçoit dans
le corpus : plutôt que de célébrer une fête populaire, les textes exposent ici le drame des
peuples. Il importe donc de voir de quelle manière le pouvoir de subversion du procédé de
carnavalisation soutient l’écriture de la violence dans le corpus. En effet, la représentation de
la violence semble reproduire, à quelques nuances près, la démarche carnavalesque, le
phénomène du grotesque, tel que défini par Mikhaïl BAKHTINE618, ou du moins, elle en
emprunte quelques aspects. L’ensemble des textes du corpus peignent un réalisme qui repose
notamment sur une « scénographie de l’obscène »619. Or, BAKHTINE indique que « l’obscène
a, [lui] aussi, droit de cité dans l’atmosphère de liberté et de familiarité »620 qui marque le
déroulement du carnaval. On sait également que dans l’atmosphère des fêtes populaires, « la

616
N’DA, P., L’écriture romanesque de Maurice Bandaman ou la quête d’une esthétique africaine, Paris,
L’Harmattan, 2003, p. 59.
617
La notion d’intertextualité sera ainsi abordée dans la suite à travers certains points de ce chapitre.
618
BAKHTINE, M., L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance,
[1940], Paris, Gallimard, 1970, pour la traduction française, éd. de 2008.
619
CHEVRIER, J., « Une radicalisation du discours romanesque africain, ou de l’obscène comme catégorie
littéraire », in Notre Librairie. Actualité littéraire 1999-2000, n° 142, octobre-décembre 2000, p. 44.
620
BAKHTINE, M., op. cit., p. 247.

308
liesse, les danses et la musique s’accordaient parfaitement avec l’abattage du bétail, les corps
dépecés, les entrailles, les excréments et autres éléments du ‘’bas’’ matériel et corporel »621.
Mais le caractère général de la démarche carnavalesque était comique et joyeux.
L’obscénité dans les textes du corpus rappelle donc la double image carnavalesque de
l’abattage ou du corps dépecé et de la coprolalie (l’excrémentiel), mais le ton en est plutôt
tragique. Les isotopies du corps dépecé et de la scatologie peuvent être reconstituées à la
faveur de tous les actes de violence qui assurent l’omniprésence de la douleur et de la
souffrance dans l’univers romanesque du corpus. Le fil du récit n’est ici que représentation
récurrente et choquante des scènes de torture et de carnage : coups, mutilations, massacres,
cadavres décapités, démembrés, sang qui gicle, le tout dans un environnement où ruines,
urines, pestilences et insalubrité généralisée viennent accentuer une misère très au point.
On peut se remémorer le parcours des différents personnages-victimes de la violence pour
comprendre que le principe de l’abattage et du dépeçage du corps humain a quelque chose de
carnavalesque et peut donc faire figure de thème central dans la représentation622.
Dans Le mort vivant, Le héros Joseph Niamo, prisonnier livré en pâture aux bourreaux du
commandement, encaisse quotidiennement, au fil des transferts, des interrogatoires et des
séances de torture, des coups qui détrônisent l’être humain de sa dignité. Son corps porte les
stigmates des brimades diverses : brûlures aux mégots de cigarettes, électrocutions, blessures
mortelles (sectionnement de son pénis, etc.), sans compter les cas d’évanouissements dus à la
torture à outrance. À ses chevilles et poignets laminés par les chaînes de captivité s’ajoute la
menace du déboîtement de son crâne, car bien que déjà abîmé par la torture et dans le coma,
les médecins à la solde du commandement sont contraints de l’opérer :
« […] une opération qu’ils projetaient pour le lendemain. On m’ouvrirait le crâne, les
veines, les viscères, les reins, tout le corps pour en extirper la bête qui me refusait à la
fois la vie et la mort. […]. Avec le mal qu’ils auraient à me mettre en pièces détachées,
le remise en état serait chose impossible » (p. 61).

Ce dépècement programmé du corps de Joseph peut cependant être considéré comme un acte
médical destiné à le maintenir en vie pour permettre au processus de torture de se poursuivre,
avant que l’autorité compétente ne décide de son sort, de sa mise à mise à mort. Par contre,
l’ouverture de son crâne envisagée par ses geôliers (p. 126) est, elle, un acte de violence
gratuit, caractéristique de l’esprit d’abattage propre aux gardiens de la mort. Le sort du corps
de Joseph n’est nullement différent de celui des corps de ses codétenus, également sectionnés,

621
BAKHTINE, M., op. cit., p. 224.
622
À en croire Bakhtine (Idem, p.195), chez Rabelais ou dans la culture carnavalesque, le dépeçage du corps
humain est le thème dominant des jurons.

309
égorgés, déchiquetés, démembrés à la suite des fusillades, ou encore décapités après
pendaison. À cela peuvent s’ajouter d’autres crânes ouverts par rage (pp. 22-124), comme
lorsque les bourreaux du commandement cherchent la « bête » qui agite le cerveau des
intellectuels dits subversifs.
Qu’il s’agisse du héros Bukadjo et de ses codétenus dans Les Fleurs des Lantanas, des
opposants pendus ou des étudiants massacrés dans Le Paradis Violé, du héros Justin brimé ou
de ses concitoyens diversement mutilés et exécutés dans Pleure Ô Pays […], le corps des
personnages-victimes ne représente en somme qu’un objet dévalué, désacralisé par l’engeance
du commandement. Ainsi par exemple, lorsque, parodiant les hommes du pouvoir dans Le
Doyen Marri, le héros Sadio Mobali s’investit tout-puissant dans une clinique de campagne,
la terminologie de son discours indique clairement que son action est un jeu macabre avec le
corps humain. Il ne parle en effet que de « découper », de « découper en rondelles »,
d’«enlever les abdomens », de « trancher les têtes » et de « dépecer » ses collaborateurs (pp.
180-186). La dextérité du médecin tout-puissant « pour le coup de couteau » est d’ailleurs
évoquée par un protagoniste dans des termes qui en disent long :
« Vous maniez le bistouri à ravir. Si on vous écoutait, toute la clinique serait
transformée en une vaste charcuterie, remplie de moignons et de membres découpés
sur toute la largeur des corridors. Et un tas [sur cette notion de tas, voir infra] de
cornichons alentour. Vous dépassez de loin l’adresse des femmes qui dépècent les
chevreaux au marché » (p. 180).

De fait, le projet du médecin est très clair, comme il le dit lui-même : « Les faits, […]. Les
actes matériels, simples. Je vous le promets, solennellement. Vous aurez des morts, beaucoup
de morts. À toute heure et à tout instant. » (p. 185). Le discours du tout-puissant Sadio Mobali
reflète en fait la vision et l’action des tenants du régime face à leurs victimes, en particulier
les étudiants qu’ils trucident sans pitié : « Ils utilisaient des projectiles de tous calibres, des
barres de fer, des lames tranchantes. Ils massacraient, tailladaient, amputaient, coupaient à la
hache. Des chairs, des membres, des organes. Des têtes, des cous. Des poitrines » (p. 172).
Les scènes de torture et de carnage sont nombreuses dans l’ensemble de l’univers romanesque
du corpus. Le principe d’abattage et du dépeçage du corps humain culmine dans le sang qui
gicle en permanence et dans la mort, réelle ou symbolique, qui s’ensuit. On peut dire, comme
Bakhtine à propos de l’œuvre de Rabelais, que toutes ces « images de corps dépecés, de
dissections en tous genres jouent un rôle premier plan »623 dans les textes analysés. Elles
profanent le corps sacré de l’être humain. Cela ne manque pas de sens dans l’écriture de la
violence. L’analyse y reviendra plus loin.
623
BAKHTINE, M., op. cit., p. 195.

310
Mais à l’image carnavalesque du corps dépecé se superpose un autre trait du réalisme
grotesque : la notion de la généreuse abondance, celle du tas grotesque 624, traduite dans les
textes du corpus par le motif de l’amoncellement des corps des victimes, des cadavres. C’est
la situation illustrée dans Le Doyen Marri où le héros Sadio Mobali, après le massacre des
étudiants, se retrouve empêtré dans un tas de corps inertes et en sang, d’où il tente d’extraire
quelques copains encore conscients : « Ils étaient lovés sur un râle d’agonie. Ils tendaient la
main pour s’accrocher à la vie. […]. Il les tira à lui, espérant les dégager de l’amoncellement
des cadavres. Ce n’était même plus monstrueux » (p. 172). L’entassement des victimes est
d’ailleurs de règle dans tout l’univers carcéral mis en scène. Non seulement les victimes sont
entassées de leur vivant dans des cachots ou autres espaces réduits, mais également leurs
cadavres le sont dans des fosses communes comme l’illustre l’amoncellement des dépouilles
dans la vallée de la mort dans Le mort vivant de DJOMBO. Dans Pleure Ô Pays […], le héros
Justin ne supporte pas l’entassement des prisonniers (p. 13), parce qu’il les sait ainsi destinés
à devenir bientôt un tas de cadavres. De même, dans Les Petits Garçons […], le narrateur
Matapari qui estime à « plus de cent mille » le nombre de contestataires lors d’une
manifestation dans la rue, ne peut compter, dans le tas, le nombre de morts après la réaction
répressive du pouvoir en place (p. 227). L’idée de l’amoncellement des corps et des cadavres
est également présente dans Le mort vivant où la liste des victimes est, on se le rappelle,
« longue comme le tour de la terre ». Le système de répression mis en place par le
commandement postcolonial entraîne une chasse à l’homme que traduisent les actes
d’incarcération, de torture et de tuerie commis sur un nombre massif de victimes. Cet aspect
qui rappelle les images carnavalesques du bétail, du corps dépecé, ainsi que de la notion
d’abondance, est présenté de manière récurrente et donc choquante ou obscène dans les textes
du corpus.
Mais l’obscénité découle aussi de la présence récurrente de l’image de la pourriture, de
l’excrémentiel. En fait, « l’excrémentiel n’est plus un tabou, mais un motif privilégié par
lequel certains auteurs tentent de rendre, de manière expressionniste, l’horreur du monde »625.
Il serait approprié de parler d’un discours coprolalique qui montre jusqu’à l’écœurement
l’aspect scatologique de la société romanesque dépeinte dans le corpus. L’évocation du milieu
carcéral par exemple s’accompagne le plus souvent de l’exposition des conditions d’une
hygiène défaillante où règnent les matières fécales, les urines et divers autres détritus
pestilentiels.

624
BAKHTINE, M., op. cit., p. 222.
625
PARAVY, F., op. cit., p. 329.

311
« La décomposition, en introduisant la trivialité des matières organiques, humides,
promptes au pourrissement nauséabond, tend vers une horreur d’autant plus profonde
qu’elle est dérisoire et presque grotesque. Il y a, dans ces images de décomposition,
une sorte de cynisme sur le plan esthétique […] dans la mesure où le récit refuse de
glorifier […], d’embellir le malheur »626.

La pourriture qui infecte l’univers romanesque du corpus se présente ainsi sous divers aspects.
On a vu que la plupart des cellules de Joseph sont envahies par la poussière et l’odeur du
renfermé. « La poussière [indique encore PARAVY] est le symbole puissant d’un monde
voué à la mort, privé d’idéal et de sens, où la vie n’est plus qu’un simulacre grotesque. La
poussière n’est-elle pas en effet un mémento mori, un rappel symbolique de notre éternelle
vanité ? »627. Mais on se souvient aussi de l’air vicié qui incommode jusqu’aux bourreaux du
régime eux-mêmes : « L’adjudant-chef eut un mouvement rétif quand il aspira l’air empesté
d’urine et de merde. Il aperçut sur le sol la mare et le tas qui viciait l’air de la cellule et
empoisonnait ses narines. Il avança ses lèvres dans une moue dédaigneuse […] » (pp. 50, 71).
L’excrémentiel atteint dans Le mort vivant des proportions telles qu’il dépasse le cadre
restreint des cellules pour s’étendre au niveau de la vie sociale en général. La pourriture
devient ainsi un motif très présent dans l’univers romanesque décrit. Les rues de la capitale
par exemple sont jonchées d’énormes tas d’immondices qui constituent de gigantesques
poubelles numérotées afin de mieux les distinguer (pp 121-122). Ces tas d’immondices
renvoient une fois de plus à l’image carnavalesque de l’amoncellement. L’omniprésence de
l’excrémentiel caractérise également les conditions d’incarcération du héros Bukadjo dans
Les Fleurs des Lantanas : le sol de ses différentes cellules est souvent humide d’urines et on y
respire fortement « l’odeur des matières fécales », à l’instar de cette « petite pièce
malodorante, jonchée d’excréments plus ou moins frais, envahie par l’herbe, les punaises et
les cafards, une pièce en planches et couverte de tuile, où s’étalait en guise de lit, une natte en
lambeaux et trempée d’urines, au-dessus de laquelle voltigeait une nuée de mouches aux ailes
luisantes » (pp. 93, 126). Les excréments, la souillure, la pourriture encadrent en permanence
l’incarcération du héros. Dans Le Doyen Marri, l’agent communal qui tente d’incarcérer le
héros Sadio Mobali pour avoir uriné sur la voie publique, l’informe :
« Dix mois réglementaires de réclusion […]. Tu nous as dit que tu étais médecin ? Tu
auras le temps de soigner les coliques et les dysenteries. Les cachots sont là. Ils sont
pleins de merde et d’urine. Tu pourras toujours mélanger la pisse aux moisissures qui
traînent depuis des mois. Tu arriveras à atténuer les exhalaisons qui asphyxient à
longueur des journées. […] les odeurs bienfaisantes des détritus organiques » (pp. 54-
55).
626
PARAVY, F., op. cit, p.329.
627
Idem, 326.

312
Les déjections et la pourriture dans son ensemble symbolisent la déchéance morale et
politique ; elles traduisent aussi honteusement la souillure et la nullité du commandement.
Le discours coprolalique expose aussi les fonctions physiologiques d’excrétion. Dans Les
Fleurs des Lantanas, un agent du commandement tue un opposant en introduisant le canon de
son revolver « dans le bas orifice d’exonération du détenu» (p. 88). Le discours établit ainsi
un lien entre l’excrémentiel, la violence et l’obscène. La peinture récurrente de tous ces
éléments, y compris des aspects de la misère déjà exposés dans les chapitres précédents, peut
heurter la décence, choquer ou émouvoir le lecteur sensible à toute cette « laideur ». Mais il
faudrait relever aussi que les faits de violence commis par les agents du commandement le
sont à l’encontre du peuple. C’est que certains événements, à l’image des manifestations de
rue contre les différents régimes répressifs, ont un caractère populaire. Mais contrairement au
contexte carnavalesque où les événements sont populaires et festifs, dans l’univers du corpus,
les manifestations populaires ont généralement une couleur plutôt tragique : elles se terminent
presque toujours dans le sang, ainsi que l’analyse l’a montré à travers la marche ensanglantée
des chrétiens dans Pleure Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO, ou les différents
manifestations revendicatrices de liberté et de démocratie dans Les Petits Garçons […], par
exemple. Ce caractère populaire et tragique des événements, couplé aux images
carnavalesques de l’abattage et du dépeçage du corps humain, ainsi que de la pourriture
(excréments), confère à la scénographie de l’obscène une portée fonctionnelle certaine dans
les textes du corpus. Non seulement cette scénographie montre à quel point la personne
humaine (la victime) est désacralisée par le commandement postcolonial, mais c’est surtout de
ce dernier que l’écriture romanesque construit une image inhumaine, fortement bestiale. La
scénographie de l’obscène participe ici d’un processus de détrônisation qui disqualifie donc le
commandement postcolonial. Or, on sait d’une part que « le trait marquant du réalisme
grotesque est le rabaissement »628 ; et d’autre part, que « la démarche carnavalesque […]
repose essentiellement sur l’inversion des hiérarchies et la transgression des codes ordinaires,
dans le but de dévoilement et de revendication de la vérité »629. Ces aspects du réalisme
grotesque que sont le rabaissement, l’inversion des hiérarchies et la transgression des codes
semblent bien justifier la scénographie de l’obscène dans les textes du corpus. La
détrônisation du commandement postcolonial peut ainsi s’appréhender à travers une vision
critique où, en raison de sa cruauté et de son inhumanité, le « haut » de la hiérarchie
(commandement) est ramené au « bas » de l’humanité, à la bestialité. On verra ainsi qu’un
628
BAKHTINE, M., op. cit., p. 29.
629
CHEVRIER, J., « Une radicalisation du discours […] », p. 39.

313
procédé comme la métaphore par exemple contribue très largement à ce processus de
détrônisation. Certes, la détrônisation carnavalesque s’accompagne toujours d’un principe de
régénération630. Certains textes du corpus ne dérogent pas à ce principe. La fin de ces récits
suggère le renouveau à travers des actes symboliques : le voyage d’études en Occident du fils
du docteur Bukadjo et Djaminga, assassinés avec la complicité des agents du régime dans Les
Fleurs des Lantanas ; la libération de Joseph Niamo et surtout le redémarrage d’une activité
économique sous sa responsabilité dans Le mort vivant ; l’exil du héros Justin en Occident
dans Pleure Ô Pays […], ou encore le renversement du régime dictatorial et la prise en main
du destin du pays par le peuple dans Le Paradis Violé, etc. Le rabaissement de la catégorie du
commandement dans le corpus va ainsi de pair avec la figuration de la renaissance du peuple.
On est donc toujours en phase avec le contexte carnavalesque, car tout tourne autour du noyau
du peuple : « Le porte-parole du principe matériel et corporel n’est ici ni l’être biologique
isolé, ni l’individu bourgeois égoïste, mais bien le peuple, un peuple qui dans son évolution
croît et se renouvelle perpétuellement »631. Mais on peut considérer que dans un contexte
culturel africain réputé pudique, la représentation obscène des horreurs et des misères
produites par le commandement, bref, de toutes les « laideurs » postcoloniales, a sans doute
quelque rapport avec la visée des écrivains. Comme le constate du reste la critique, « tout se
passe comme si l’écrivain avait pour dessein d’ériger l’obscène en catégorie esthétique » pour
assurément décrier « une histoire [de cruauté] multipliée de sang et de mort »632. Le
détrônement ou le rabaissement carnavalesque, en tant que principe essentiel du réalisme
grotesque, est donc perceptible dans les différents récits analysés à travers la catégorie de
l’obscène. La carnavalisation du récit montre que le corpus africain n’est pas demeuré à
l’écart de la mise en littérature de l’obscène633, laquelle relèverait de ce que Laurent Van
EYNDE appelle « l’esthétique négative »634 et participerait de la volonté de dénonciation
attribuée aux auteurs du corpus. On peut considérer en somme qu’à travers la scénographie de
l’obscène, l’écriture romanesque recourt au grotesque en tant que celui-ci représente une
« arme contre la culture dominante », en particulier en raison de son « potentiel

630
Lire à ce propos VAN EYNDE, L., « L’esthétique du grotesque et l’institution imaginaire de la société », in
OST, I., & alii (dir.), .Le grotesque. Théorie, généalogie, figures, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis,
2004, pp. 81-95.
631
BAKHTINE, M., op. cit., p. 28.
632
DABLA SEWANOU, J.-J., op. cit., pp. 128, 245.
633
V. CHEVRIER, J., Littératures francophones d’Afrique noire, Paris, EDISUD, 2006, pp. 193-199.
634
Dans son article cité ci-dessus (p. 81), Laurent Van Eynde indique précisément : « Nous entendons
l’esthétique négative au sens d’une philosophie de l’art, et particulièrement de la littérature, qui reconnaît dans
l’autonomie de l’œuvre un facteur de résistance à toute réduction conceptuelle de la vérité et qui donc ne
manifeste celle-ci que sous les traits de la différence, de l’irrésolu, de l’inaccompli, contre le modèle dialectique
[…] de la réduction des contraires à une identité achevée ».

314
contestataire »635. La carnavalisation du récit, en mettant en évidence cette violence excessive,
la rend banale, dérisoire. Or, ce faisant, elle la rend encore plus « violente », elle la
surdimensionne pour mieux la fustiger. Par cet effet de subversion que traduit la substitution
de la fête par le drame, la carnavalisation du récit participe efficacement, et sur fond d’ironie,
à la dénonciation de la violence. Mais le grotesque n’est pas le seul aspect à dynamiser
l’écriture romanesque des auteurs étudiés. D’autres éléments peuvent être relevés dans la
texture de leurs romans.
6. 1. 2 L’hétérogénisation des textes du corpus
Par « hétérogénisation des textes du corpus », il faudrait entendre l’insertion des textes
hétéroclites dans le corps des romans analysés. On observe en effet que les textes en prose qui
constituent le corpus ne sont pas homogènes du début à la fin. Comme beaucoup d’autres
romans africains, Ils intègrent en leur sein des morceaux de textes empruntés à d’autres genres
qui confèrent un aspect hétéroclite à leur texture. Mohamadou KANE est l’un des tout
premiers à avoir mis en évidence cet aspect hétéroclite du roman africain 636 en montrant
notamment la part que celui-ci doit à la tradition. Dans son ouvrage évoqué plus haut,
SÉWANOU DABLA reconnaît pour sa part la capacité du roman africain à « intégrer quantité
d’éléments hétérogènes »637. Il précise que « cette pratique consistant à truffer le récit
principal d’autres histoires secondaires, de chants, de contes, de légendes, voire de passages
poétiques […] constitue en définitive une application particulière du principe cardinal de
mélange des genres habituel chez les conteurs des places villageoises »638. C’est que le
romancier africain s’octroie une grande liberté qui fait éclater les frontières génériques, ainsi
que l’admet et l’illustre Pierre N’DA parlant de l’écriture romanesque de l’écrivain africain
Maurice BANDAMAN :
« De fait, au cours de la narration, il fait appel, sans se poser de question, aux autres
formes littéraires, mélange les genres, passant allègrement de l’un à l’autre, insérant
dans le récit principal d’autres récits, des anecdotes, des chansons, des poèmes, des
proverbes, des légendes et mythes, des passages épiques, des faits historiques,
etc. »639.

En ce qui concerne les textes étudiés dans le corpus, les éléments hétérogènes intégrés à
l’écriture romanesque proviennent des genres divers qui débordent le cadre de l’influence de
la tradition orale (qui, elle-même, sera du reste examinée ci-dessous).

635
Lire Isabelle Ost, op. cit, introduction, p. 7.
636
V. KANE, M., « Sur les formes traditionnelles du roman africain », dans Revue de Littérature comparée, n°s
3-4, juillet-décembre 1974, pp. 536-568.
637
DABLA SEWANOU, J.-J., op. cit., p. 214.
638
Idem, pp. 209-210.
639
N’DA, P., op. cit., pp., 59-60.

315
6. 1. 2 a) Emprunts au genre épistolaire
Le premier des éléments hétéroclites est fourni par le genre épistolaire. On retrouve en effet
des lettres qui se greffent aux textes des romans avec un impact et des proportions variés.
Le Paradis Violé de FWELEY s’ouvre sur la description de la posture du héros Mwana
entamant la lecture d’une lettre reçue de sa femme Mena. Cette lettre qui couvre un peu plus
de trois pages (pp. 9-12) joue un rôle important dans la structure « in medias res » de
l’intrigue, mais aussi et surtout dans l’indication de ce qui sera la préoccupation du héros dans
le roman : la réflexion, qu’elle amorce pour ainsi dire. Le texte de cette lettre est présenté dans
la même typographie que le texte du récit principal mais il est encadré par des guillemets. Une
deuxième lettre, présente dans le milieu du roman, occupe également un peu plus de trois
pages (pp. 57-60). Elle est l’œuvre du héros Mwana à l’adresse du tyran qui l’a nommé
ministre. Cette lettre aux caractéristiques typographiques identiques à celles de la précédente,
offre une vision du pouvoir et de la gestion de la société nettement différente, sinon
totalement opposée à celle du régime en place. Elle signale également la maturité de la pensée
du héros. Elle peut donc être considérée comme le tout premier acte concret posé par le héros
dans son engagement contre la tyrannie. La conséquence de ce parcours du héros est une
troisième lettre par laquelle il présente au tyran sa démission en qualité de ministre. Mais cette
lettre est uniquement évoquée (pp.120, 128). Le roman n’en présente donc aucune
caractéristique formelle. Il apparaît cependant que les trois lettres recensées retracent en
quelque sorte l’évolution du héros dans son combat contre la dictature dans son pays. Elles
restent liées à la thématique du pouvoir et ses dérives (violence) et indiquent ainsi la
pertinence de l’apport du genre épistolaire au roman de FWELEY. En effet, si l’on considère
que « toute lettre est symboliquement ‘’lettre de prison’’ », c’est-à-dire une production au
départ d’une situation d’isolement ou d’enclavement étouffant, physiquement et/ou
psychologiquement, on comprend vite que « le geste d’écriture épistolaire [soit un] geste de
communication avec l’autre ». En d’autres termes, « l’écriture de la lettre est un agir
comportemental qui vise à établir ou à maintenir une communication avec l’Autre, donc une
relation intersubjective pour abolir les distances de tous ordres »640. C’est ce besoin de
communication qui justifie les lettres de Mena à Mwana et de celui-ci au tyran.
Dans Les Petits Garçons […] de DONGALA, le narrateur Matapari évoque aussi des lettres
de son grand-père adressées aux autorités coloniales. L’une de ces lettres figure dans le corps
du roman, en italique et encadrée par des guillemets (p.32). Elle aborde la problématique des

640
BOSSIS, M., (dir.), La lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris II, Ed. Kimé, 1994, respectivement
pp. 11, 9, 10.

316
devoirs républicains pour les colonisés et de l’injustice du pouvoir colonial. Le courage du
grand-père qui transparaît dans cette lettre de revendication de la justice sociale, peut être vu
comme un stimulus pour l’enfant Matapari qui va, lui aussi, affronter les autorités de son pays
dans le cadre des revendications pour la démocratie. C’est dire que la présence de cette lettre
n’est nullement innocente dans le corps du roman.
Dans Le mort vivant de DJOMBO, deux lettres font corps avec le texte du roman. La
première, qui a déjà été évoquée au chapitre précédent, semble être la plus importante tant en
termes de volume qu’en termes de signification. Il s’agit de la lettre que le héros Joseph
Niamo adresse au couple de diplomates Francis et Gloria. Cette lettre couvre cent quatre-
vingts pages réparties en chapitres numérotés de un à six. Ces six chapitres constituent
l’essentiel de la trame du roman. Cette lettre est présentée dans une typographie ordinaire et
s’intègre ainsi le plus naturellement à la typographie du texte du prologue qui ouvre le roman.
Elle n’est bornée par aucun signe particulier, si ce n’est, à la fin, la signature (nom) de son
expéditeur, le héros-narrateur Joseph. Mais elle est cependant coincée entre le prologue et
l’épilogue. Elle relate les violences subies par le héros Joseph dans sa captivité et met à
l’index l’arbitraire qui caractérise les régimes africains postcoloniaux obsédés par le pouvoir
plus que par les droits humains. Les peuples qui vivent sous le joug de ces régimes ne sont
rien de moins que des morts vivants, ainsi que le symbolise le destin du héros Joseph. On voit
bien que cette lettre porte toute la problématique (violence politique) du roman.
Mais dès sa fin, qui clôt le sixième des chapitres, s’ouvre l’épilogue du récit. Cette ouverture
est constituée par une autre lettre, signée de Gloria, à l’intention de son mari Francis,
l’ambassadeur, dont le nom figure en exergue, en apostrophe. Le texte en italique de cette
lettre s’étale sur trois pages et demie. Gloria y annonce son départ (retour en fait) pour
l’Afrique et tente de convaincre Francis d’accepter lui aussi la proposition de retour au pays
faite par Joseph, pour démarrer, avec l’aide de celui-ci, une nouvelle vie promise au bonheur.
On l’aura compris : Gloria épilogue sur leur misère de diplomates en Occident et,
indirectement, sur l’irresponsabilité, l’incurie du gouvernement central de leur pays. Cette
lettre reste donc dans la veine de la problématique générale du pouvoir postcolonial inique
exposée par Joseph. Cependant, cette lettre de Gloria n’existe pas concrètement ; Gloria ne l’a
jamais écrite en vérité : elle n’est que rêvée par Francis. Mais qu’à cela ne tienne ! On sait que
« la forme épistolaire signifie »641. Que l’écriture romanesque ait recours à cette technique du
genre épistolaire, cela doit donc avoir une quelconque justification.

641
FESSIER, G., L’épistolaire, Paris, P.U.F., 2003, p. 51.

317
Mireille BOSSIS trouve dans le recours à la lettre une « aisance accomplie de la
conversation »642. Geneviève HAROCHE y décèle un sentiment de confiance et de familiarité
qui autorise une liberté d’expression643. On peut dire, en raison de la souplesse de son
utilisation, que la lettre est liée à l’esprit de liberté. C’est sans doute dans ce sens que, parlant
par exemple de Les Lettres Persanes, Guy FESSIER indique : « la liberté du voyage
épistolaire est […] fictive […]. Très souvent, elle sert d’alibi, de prétexte philosophique ou
politique. Elle ne nous fait jamais oublier totalement les choix (satiriques) d’un romancier, les
sentiments des personnages, leurs éventuels préjugés […] »644. De son côté, dans un autre de
ses écrits, HAROCHE-BOUZINIAC Geneviève précise que « l’écriture de la lettre est bien le
signe d’un désir de communication, la manifestation d’un mouvement dans ce sens, mais elle
ne signifie pas [forcément] que cette communication soit effective ». Elle ajoute plus loin que
« la lettre ‘escorte’ la vision du personnage ou de l’œuvre » 645. C’est que la lettre appartient
au domaine de l’imaginaire de la représentation et en tant que telle ne peut faire économie
d’un passage par l’imaginaire de celui qui écrit646.
On trouve dans ces explications les arguments qui font de la lettre notamment un moyen de
traduire la violence d’une souffrance désespérée, ressentie par le personnage, ainsi que le
soutient encore Guy FESSIER647. La lettre se révèle le moyen approprié d’établir une
communication douloureuse, le moyen de dire à l’absent le monde extérieur et les sentiments.
Comme on peut s’en rendre compte dans chacun des contextes où la lettre est utilisée, il
semble que l’importance du sujet, couplée à la difficulté de sa transmission, impose la lettre
comme le moyen le plus efficace de communiquer avec l’autre, le destinataire.
On voit par exemple, dans Le Paradis Violé de FWELEY, qu’il y a, dans la relation du héros
Mwana et sa femme Mena, un problème, une difficulté qui pousse celle-ci à écrire à celui-là
plutôt que de lui parler directement (ils vivent sous un même toit). C’est apparemment une
situation identique qui existe au sein du couple de diplomates présentés dans Le mort vivant.
À défaut d’être secoué par les paroles de Gloria, c’est par la pertinence d’une lettre rêvée
reprenant les arguments de cette dernière, que Francis est convaincu de rentrer dans son pays.
Mais c’est surtout lorsque le sujet est délicat et que le face à face avec le destinataire s’avère
périlleux, que la lettre s’impose efficacement, comme dans la situation du héros Mwana :

642
BOSSIS, M., op. cit., p. 12.
643
HAROCHE, G., « ‘’Familier comme une épître de Cicéron’’. Familiarité dans la lettre au tournant du XVIIe
et XVIIIe siècles », dans BOSSIS, M., op. cit., p. 17.
644
FESSIER, G., op. cit., p. 51.
645
HAROCHE-BOUZINIAC, G., L’épistolaire, Paris, Hachette, 1995, pp. 74, 107, 111.
646
V. BOSSIS, M., op. cit., p.9.
647
FESSIER, G., op. cit., p. 67.

318
plutôt que d’expliquer de vive voix sa propre vision du pouvoir au tyran ou de lui signifier en
tête à tête sa réprobation du système en place, Mwana préfère recourir à une lettre ouverte,
puis passe par une lettre de démission. La démarche du grand-père de Matapari face aux
autorités coloniales s’inscrit dans ce même ordre. On pourrait voir dans la pratique de la lettre
un avantage sécuritaire, une possibilité d’éviter une sanction immédiate (arrestation par
exemple), mais davantage l’assurance de la liberté d’expression. Même lorsque le sujet est
tragique et que le destinataire ne présente aucun risque de représailles par exemple, la lettre se
révèle davantage le moyen idéal de s’épancher sur le sujet. La communication (au sens de
simple fait de s’exprimer), n’en est que plus aisée pour celui qui s’exprime, ainsi qu’on
l’observe chez Joseph sur une centaine de pages, à propos de son destin tragique au Yangani :
il s’adresse à son cousin et le fait en toute liberté, avec abandon pourrait-on dire.
C’est sans doute en raison de cette liberté et de cette efficacité dans la communication sur des
sujets délicats, que l’écriture romanesque recourt à la technique de la lettre : « Le romancier
ou le dramaturge ne font qu’exploiter les ressources de fonctionnement propres au moyen de
transmission de l’information qu’est la lettre, véritable agent dramatique. Aussi la lettre est-
elle une forme utilisée bien souvent comme ressort de la fiction : [elle est] un moyen facile
d’apporter une information dans le récit […] »648. L’apport du genre épistolaire se combine
avec celui de la poésie, également présente dans les textes du corpus.
6. 1. 2 b) La poésie dans le corps des textes
Le deuxième élément hétéroclite dans l’écriture des auteurs, ce sont des poèmes. Certes, les
textes du corpus ne sont pas des romans-poèmes, mais certains d’entre eux intègrent dans leur
corps des vers, des strophes ou des poèmes entiers qui renforcent le caractère hétéroclite de leur
forme. Il n’est pas jusqu’à un certain rythme poétique exploité dans certains textes pour traduire
par exemple le désespoir. Dans Le Doyen Marri, le héros Sadio Mobali écrit un poème pour
louer les charmes de sa compagne Laura ; poème d’amour donc que la destinataire lit devant le
héros pour en stigmatiser le style et l’orthographe. Mais la lecture est entrecoupée de
commentaires, à l’intérieur d’un dialogue qui engage les deux personnages. Ainsi, les vers,
transcrits en italique, s’en retrouvent étalés sur trois pages (pp 85-87). Ce poème montre le côté
affectif du héros porté par les élans de jeunesse et la joie de vivre, avant que la violence du
massacre sur le campus universitaire ne vienne modifier le cours de sa vie. Un deuxième poème
figure dans le roman à la page trente-sept. L’analyse reviendra sur ce poème en vers libres
répartis en trois strophes, et qui est aussi une chanson.

648
HAROCHE-BOUZINIAC, G., op. cit., p. 135.

319
Dans Le Paradis Violé, le héros Mwana, qui sent sa femme loin de lui et de ses
préoccupations, déclame des vers lyriques transcrits en italique, comme dans Le Doyen
Marri :
« le corps est un champ d’extase
viens euphorie humaine
que je te présente
que je certifie aux autres
que c’est toi
accompagne-moi sur le reste du parcours
couve-moi de tes baisers-regards
car la solitude est une perfide consolatrice
hais la
parce que tu m’appartiens
extase mon amour
ne me quitte pas » (p. 33).

La poésie est ici en relation directe avec l’expression de l’émotion (tristesse) éprouvée par le
héros. Le poème semble bien répondre à la lettre de sa femme que le héros venait de lire plus
tôt. Les arguments avancés dans les vers en témoignent : « parce que tu m’appartiens / ne me
quitte pas ». Mais le poème permet surtout au héros d’inviter sa femme à faire cause
commune avec lui : « viens […] / accompagne-moi sur le reste du parcours ». Il convient de
signaler qu’en ce moment, la pensée du héros demeure captée par son projet de lettre contre la
domination bourgeoise ; projet auquel il a la volonté d’associer sa femme. Immédiatement
après le poème, suit un commentaire narratorial édifiant :
« La maison est triste. Les pieds écrasent l’espoir. L’angoisse croisée dans la rue vient
se blottir dans le creux des mains. La porte se ferme. La voix est inaudible. Venu au
monde les mains nues, l’homme s’acharne à accumuler des avoirs matériels. […], il
cherche à posséder quelques peintures de maîtres qu’il accroche aux murs du vestibule
et du salon […]. Tout respire cette aisance extérieure. Mais Mwana déteste tout cela, il
aime une vie sobre. Les femmes peu attachées aux valeurs bourgeoises sont rares et
celles qui possèdent quelque beauté préfèrent épouser les princes et les riches ; les
autres acceptent sans trop se plaindre une vie de concubinage, pourvu que l’aisance
matérielle soit garantie.
Depuis que Mwana a décroché les peintures adorées par son épouse, l’agitation
s’infiltre à pas feutrés dans son foyer comme une fumée invisible qui traverse le toit de
la maison. Mena est fâchée […] » (p. 33).

Le héros Mwana veut donc arracher sa femme à l’emprise du matérialisme bourgeois pour
l’entraîner dans la lutte en faveur du peuple. Le message livré par ce « accompagne-moi sur le
reste du parcours» semble donc capital pour le héros et pourrait expliquer du reste la position
centrale dudit vers dans le poème déclamé. La poésie est encore présente dans le roman en
rapport avec la thématique des riches et des pauvres qui préoccupe le héros. De temps en

320
temps, celui-ci se souvient de poèmes étudiés, sans doute ceux de l’époque de la renaissance
noire américaine, où il est question de la ségrégation raciale, symbolisée par l’opposition entre
le mythique quartier Harlem et la mégapole New York :
« Comme Harlem dans New York
New York la ville-capitale tourne le dos aux quartiers
nègres
deux villes dans une
les riches d’un côté les pauvres de l’autre
deux histoires
deux mondes
deux destins
il est impossible d’être l’autre » (p. 34).

Ce type de poème, qui se reproduit à la page quarante-sept, rapproche la situation de


ségrégation entre Harlem-New York, de celle observée dans Kinsassa, la capitale du pays de
Mwana. Ces poèmes se distinguent aisément du reste du texte en prose par leur typographie
particulière (italique). Mais le recours à la poésie n’est pas l’apanage du héros. Un autre
protagoniste du roman, en l’occurrence le fou Zoa, en fait également usage lorsqu’il exprime
des idées importantes (v. supra : projet révolutionnaire). Ainsi, lorsque ce personnage
rencontre le héros Mwana dans la rue, il déclame devant celui-ci un long poème en vers libres
qui fait de la société une autopsie très sévère. Un extrait illustre le ton de ce tableau sombre :
« […]
l’abondance de l’atrocité rend l’esprit amorphe
au gré du vent
le soleil se dépouille de son ardeur
espoir lassé par le lot de discours marginaux
dans un pays violé par l’hypocrisie
le sourire refuse de naître
monotonie infernale […] » (p. 65).

Mais le poème livre surtout un message d’espoir porté par un projet révolutionnaire. Ici, le
rôle même de la poésie, et par –delà, de la l’acte d’écrire, est mis en évidence :
« nous partirons au crépuscule
à la recherche du vieil amour
[…]
Nous réparerons l’embryon de l’avenir
[…]
l’absence de revendication est un signe de débilité
peut-être
derrière de simples mots
il y a un brin d’espérance
l’invitation au rendez-vous de la vie
il faut parfois un simple message, un poème
pour briser l’architecture de la douleur » (p. 65).

321
Ce long poème en italique et sans ponctuation, et entrecoupé par moment de quelque
commentaire du narrateur, couvre quatre pages et demie. Un autre poème, écrit par Zoa et
situé dans le prolongement de l’autopsie de la société, est offert par son auteur au héros
Mwana, qui le lit. En italique également et couvrant une page, ce poème est un appel lancé à
Mwana pour unir les forces avec Zoa le fou dans la lutte contre la tyrannie, ainsi qu’en
témoigne l’extrait suivant :
« Nous voici marchant côte à côte sans nous comprendre
Posez donc votre regard sur mon oeil
Et tuons ensemble les flammes qui troublent le quotidien
[…]
Que chante à jamais l’heure de la joyeuse infinitude !», (p. 81).

Même lorsque le fou Zoa prend la parole à la tribune lors de la réunion des opposants
politiques organisée par le héros Mwana, il ne manque pas de déclamer, au cours de son
allocution, des vers entiers. Intégrés au discours du personnage, ces vers sont transcrits dans
une typographie normale, mais toujours encadrés par des guillemets 649. Ces vers qui ne
s’écartent guère de la thématique centrale du roman, prolongent l’autopsie de la société et
entrouvrent toujours la porte de l’espoir. Le dernier poème repérable dans le roman de Fweley
est en fait une épitaphe constituée des derniers vers écrits par le fou Zoa avant son assassinat
par les sbires du régime. Ces vers en italique résument le rôle qu’aura joué le fou dans la
société, sa philosophie ainsi que l’interrogation fondamentale sur son existence :
« Ci-gît le squelette de Zoa
à chaque instant de ma vie
j’ai cherché à comprendre la praxis et la poesis
ai-je vécu ?
la vie est une herméneutique » (p.164).

L’interrogation « ai-je vécu ? » dans l’avant-dernier vers de l’épitaphe, insinue que la qualité
de la vie du fou aura été médiocre sur cette terre des hommes. Cette interrogation a une
valeur prétextuelle au sens où l’on a pu parler par exemple de « personnage-prétexte » au
cours de cette étude ; une valeur paradigmatique. En effet, dans ses observations à travers les
rues, il arrive au héros Mwana de capter de la part de la foule, des plaintes qui vont dans le
sens du « ai-je vécu ? » du fou: « absorbés à réfléchir sur l’existence/ nous n’avons pas vu
passer la vie/ avons-nous réellement vécu ? » (p. 20). Le recours à la poésie permet à
l’écriture romanesque d’accentuer la mise en évidence du message des personnages, avec une
charge émotionnelle et une visibilité conséquentes. Si donc les interrogations « avons-nous

649
FWELEY, D., op. cit, respectivement pp.157, 158-159, 161.

322
réellement vécu ?» et « ai-je vécu ?» traduisent les regrets, les déceptions et les frustrations
d’une existence ratée, les poèmes qui expriment ces sentiments apparaissent respectivement
en fin de chapitre et en fin de roman. Ces questions existentielles se donnent ainsi comme des
conclusions des tranches entières du récit et prennent ainsi une importance symbolique dans le
discours des personnages qui les posent. Ces interrogations cadrent avec les préoccupations de
ces personnages confrontés quotidiennement à la violence du commandement et constituent
une sorte d’état des lieux de la société. La poésie, en permettant ce questionnement
existentiel, dispose donc ici à la critique, à la remise en cause de la situation sociale. La
réflexion pourrait s’étendre à d’autres poèmes, comme celui où le héros Mwana invite sa
femme Mena à rejoindre son combat et qui se trouve significativement en début du chapitre ;
ou encore celui du fou Zoa exposant son projet révolutionnaire et qui se situe quasi en plein
milieu du roman. Ces différents positionnements des poèmes semblent donc leur assurer une
certaine visibilité, une certaine mise en exergue. Mais comme la lettre et les poèmes, d’autres
éléments font partie de la forme des romans analysés.
6. 1. 2 c) Les textes de chansons
Troisième élément hétéroclite dans le corps des romans, les chansons repérées dans le corpus
sont en fait des « chants-poèmes » auxquels on peut d’emblée appliquer ce constat de Pierre
N’Da :
« Au plan de la typologie et de la présentation matérielle du texte, on note que les
chants, comme tous les textes poétiques, sont remarquables par leur forme : ils se
distinguent généralement du reste du texte prosaïque, ils sont habituellement décalés,
mis en retrait ou écrits en caractère italique. [Ainsi] il y a une différence frappante
entre l’écriture romaine du texte prosaïque et l’écriture oblique du texte poétique ou de
la chanson »650.

Une première illustration peut être fournie par deux chansons extraites de Le Doyen Marri et
qui se rapportent à une situation de détresse et de mort. La première de ces chansons, c’est en
fait le deuxième poème relevé dans le roman. C’est une chanson anonyme qui résonne dans
les oreilles du héros Sadio Mobali au moment où l’Oncle dépèce le doyen marri, le bouc
ramené du village mais mort en cours de trajet vers la ville. Les circonstances de ce dépeçage
sont particulièrement marquées par une invasion de mouches dont le narrateur dit qu’elles
« accouraient dans le but d’entonner des lamentos plaintifs ». Mais le texte en italique de la
chanson est ainsi libellé :
« La mort a mangé autour de moi mon père et ma mère
Je suis plongé dans une tristesse sans fin
Nulle main pour me tirer de la tombe
650
N’DA, P., op. cit., p. 86.

323
Mes pieds glissent sur l’argile mouillée

Ils m’ont accablé de coups et broyé la chair


Ils m’ont piétiné ils ont laissé mon corps dispersé
Membre par membre il ne reste que des machoires
Des dents serrées sur des lianes des strophantes

Un rictus ou un rire de mandibules sans démence


Des lombrics de terre grouillent dans les narines
J’éclate dans le fourmillement des larves de vermine
Le ventre rempli de liesse je descends dans la tombe » (p.37).

Pour introduire cette chanson, qu’on pourrait tenir pour une complainte du bouc dépecé, le
narrateur parle de « récitatifs funèbres au milieu des mélopées en solo » (p. 37) ; ce qui
renvoie aux bourdonnements des mouches, mais il signale aussi que le contexte de la chanson
est lugubre. La tristesse et la violence de la mort en constituent les principales justifications.
La deuxième chanson relevée dans Le Doyen Marri est aussi une sorte de composition
poétique en langue africaine (Ciluba) d’un artiste congolais :
« mema muluma wa mpolondo
lekayi ngimba kwimba kwanyi nkudidila
bwalu madilu a ngomba kacya ki mmadila bilenga
yampanya a ba mulanga diba dingafwa
nganyi wammanya mu mwadi
balengela bafwafwa
ne babi pabu bafwafwa
bina myanzu bafwafwa
bakina myanzu bafwafwa » (p. 176).

À la même page, le narrateur, parlant du héros Sadio Mobali tétanisé par les horreurs des
massacres sur le campus universitaire, indique que « les paroles de la chanson de Pépé
KALLÉ pleurant sa propre mort lui revenaient en éructations saccadées au travers de la
gorge ». Or, cette chanson dit plus ou moins ceci :
« Moi, grand et bel homme [personnage valeureux],
Laisse-moi chanter ma propre mort
Car les pleurs qui s’accompagnent de fastes n’ont pas de valeur [à mes yeux]
Moi, Yampanya, fils des Mulanga, quand je mourrai
Qui va encore se souvenir de moi

Ceux qui sont beaux meurent


Ceux qui sont moches meurent aussi
Ceux qui sont haut placés et riches [rois, reines, princes, etc.] meurent
Ceux qui ne le sont pas [pauvres] meurent aussi ».

324
Comme pour la complainte évoquée autour du dépeçage du doyen marri, la chanson de Pépé
KALLÉ est réveillée dans l’esprit de Sadio Mobali par la violence de la mort autour de lui.
C’est dire que dans le roman de NGANDU, les chansons, dont par ailleurs la transcription en
italique et sans ponctuation rend la présence très visible dans le corps du texte, fonctionnent
dans une connexion directe avec la problématique de la violence analysée dans le corpus.
Ce rapport est également perceptible dans Le Paradis Violé de FWELEY où, on l’a dit, il est
question de l’autopsie de la société, mais aussi d’un projet révolutionnaire. Le héros Mwana
qui scrute les rues, écoute très souvent « le chant sceptique des passants ». Par exemple,
Mwana « regarde passer des enfants qui chantent leur misère agrippés derrière les autobus ».
Le texte de la chanson des enfants stipule :
« accroche des images
Vers où va ton avenir
Et voici que des interrogations creusent des trous sur le
chemin
comme l’eau d’une chute
être un adulte qui trace des dessins d’enfant
auxquels il tente de donner vie par de nouveaux symboles
au loin l’eau glougloutante
détruira-t-elle tout dans sa course folle
vers des horizons inconnus
elle est cela la vie
incertaine toujours incertaine, floue, indécise
disparaître à l’horizon
perdre ce que l’on a semé
rater ce que l’on cherche ardemment
persévérer et réussir
devenir ce que l’on espère être
cycle infernal de vie-désert-vie
qui parfois offre des dunes avant le miel
ô volonté qui attache le symbole aux symboles
cette impossibilité d’être soi
de crier d’un trait la douleur de son peuple
ce chant-là est trop piteux
pour être dit » (pp. 15, 31).

Cette chanson très poétique aborde la thématique de la souffrance, de la misère qui rend
incertain le destin du peuple et maintient le lien avec la problématique de la violence étudiée
dans le corpus. Dans Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ TCHIVÉLA, la chanson est
également présente, particulièrement dans les circonstances tragiques illustrées par
l’assassinat de Djaminga, la femme du héros Bukadjo. En effet, lors des obsèques de celle-ci,
la foule compatissante entonne un chant d’adieu dont le texte transcrit en italique et encadré
par les guillemets, se présente comme suit :

325
« Au revoir eeh, maman Djami, au revoir eeh
dis-nous seulement à qui tu devais de l’argent
afin que nous le lui remboursions,
au revoir eeh, maman Djami,
fais un bon voyage, un voyage de joie,
car nous nous reverrons au ciel,
au revoir eeh, maman Djami, au revoir eeh » (pp. 122, 123).

Il s’agit ici d’une chanson funèbre populaire qui dit la tristesse causée par la douloureuse
séparation qu’entraîne la mort ; en particulier cette mort violente et injuste ourdie par le
régime de Yéli Boso. La chanson, qui revient en refrain à trois reprises 651, signale un contexte
de désolation dû à l’emprise de la violence. L’intégration de la chanson dans le corps des
textes est donc signifiante par rapport à la problématique de la violence postcoloniale : par ce
biais, s’expriment la détresse et la résignation des victimes de l’engrenage de la violence. La
forme poétique de ces chansons, avec des vers libres qui font parfois fi des règles de
versification (majuscule, ponctuation), semble bien s’accorder avec l’expression de ces états,
ces douleurs intérieures vécues par les victimes de la violence. Même lorsque les textes
évoquent des situations de joie où des chansons sont entonnées, comme lors de la mort du
tyran Macrocéphale dans Pleure Ô Pays […] (p. 123), le recours à la chanson se fait toujours
en référence à une situation de désarroi. Dans le cas qui vient d’être évoqué, les chansons de
joie célèbrent une forme de libération du peuple d’un système de violence incarné par le tyran
mort. Le rapport entre l’usage de la chanson et la problématique de la violence reste donc
plausible. On peut affirmer que « les chants ponctuent le récit et apparaissent naturellement
dans des situations de crise, de tension, bref dans des moments d’intensité dramatique »652,
comme notamment pendant les obsèques de Djaminga, ou encore pendant les réflexions de
Mwana. Il reste un autre élément à examiner qui, comme la lettre, le poème ou la chanson, fait
partie de la texture des romans analysés.
6. 1. 2 d) Les textes de prière
Certains textes du corpus contiennent un quatrième élément hétéroclite en leur sein : des
textes de prière, souvent mis en évidence par leur typographie particulière (italique). Dans Le
paradis violé, le narrateur extradiégétique signale que le héros Mwana « passe des heures
entières dans la rue à écouter attentivement des prières qui fusent de partout » (p. 18). Le texte
de l’une de ces prières transcrite sur la longueur d’une page entière, fait entendre du peuple
les supplications suivantes :

651
TCHICHELLE T., F., op. cit., pp. 122, 123, 124.
652
N’DA, P., op. cit., p. 84.

326
« Notre Père là-haut
tourne Ton regard
porte Tes yeux vers la terre
regarde note détresse
ce pays fait de Ta main
pue le bordel
[…]
Notre père là-haut
rouvre donc Tes yeux
délivre-nous de ce satrape qui assujettit le peuple
apporte-nous Ton règne des politiques démocratiques
plante au milieu de chaque cœur le respect des droits de l’homme
[…]
Notre Père là-haut
sème le bon levain sur ce peuple
[…]
Notre Père là-haut
donne-nous aujourd’hui la paix et le pain […] » (pp. 18-19).

Ce type de prière adressée à Dieu sous la forme parodique du « Notre Père » biblique, indique
clairement le sort d’un peuple misérable enfermé dans un univers de violence où tout le
rapproche plus de l’enfer que du paradis. Dieu est à juste titre invoqué pour qu’il l’en délivre.
La demande de « paix » et de « pain » résume l’ensemble de privations dues au règne de la
violence multiforme (violence physique, psychologique, misère, etc.). La délivrance sollicitée
doit donc être physique, réelle, et non symbolique. Les termes de la prière eux-mêmes se
rapportent clairement à des réalités humaines concrètes : « délivre-nous de ce satrape qui
assujettit le peuple/ apporte-nous Ton règne des politiques démocratiques/ […] le respect des
droits de l’homme/ […] donne-nous […] la paix et le pain ». La prière qui émane du peuple
meurtri équivaut à ces chansons de tristesse examinées ci-haut et qui sont l’expression de la
douleur. Mais derrière la parodie de cette prière emblématique du « Notre Père », se perçoit
d’une part, une remise en cause ironique de l’espérance en des promesses de bonheur portées
par le discours religieux, mais des promesses qui ne se réalisent pas; d’autre part, une critique
de la passivité même du peuple qui se fie béatement à ces promesses et se contente d’attendre
tout de Dieu. Dans ce sens, la prière peut être perçue comme une alliée à la violence exercée
dans la société décrite, car elle annihile toute initiative de révolte et confirme que la religion
est l’opium du peuple. La posture active du héros Mwana dans le roman contraste justement
avec une telle passivité, puisqu’il réfléchit sur les moyens de son action et pose, à la fin, des
actes qui mettent fin à la tyrannie et, partant, créent les conditions d’accès à la paix et au pain.
La prière est parfois violemment imposée au peuple par ceux-là mêmes qui le maltraitent,

327
comme l’illustre, dans Le Doyen Marri, la scène d’extorsion organisée dans un train par les
bandits de la « secte » des Yudasse. Ceux-ci exigent que les passagers prient en ces termes :
« aleluya tudi twimba butumbi bwa Nzambi wa moyo
Yebowa Nzambi twakujingi twakwimbidi misambo
bwa mibi kayi yitwakwenza mibi kayiyi mwa kujika
aleluya tudi twimba butumbi bwa Nzambi wa moyo » (p. 65).

« Alleluia, nous chantons pour la gloire du Dieu vivant


Seigneur Yawé, nous t’invoquons, nous te louons
Quels péchés avons-nous commis qui ne puissent être pardonnés
Alleluia, nous chantons pour la gloire du Dieu vivant ».

Le sens de cette prière est une louange à Dieu, mais on s’aperçoit cependant que cette prière
est commandée par des « traîtres » qui se prennent eux-mêmes pour l’équivalent de ce dernier
(Messie). On comprend vite qu’on se trouve dans un contexte parodique, blasphématoire, qui
retourne la louange à l’avantage des bandits : c’est le prélude à la violence qu’ils s’apprêtent à
infliger aux voyageurs. La prière intégrée au récit cadre avec l’évocation d’une situation de
souffrance et de violence, et recoupe de ce fait la fonctionnalité attribuée aux autres éléments
hétérogènes déjà relevés. La liste de ceux-ci peut du reste s’étendre aux coupures de presse ou
autres éléments.

6. 1. 2 e) Les articles de presse, les extraits d’ouvrages ou autres discours incantatoires


On trouve des articles de presse dans certains romans où ils sont mis en évidence par leur
transcription en italique. On se souvient par exemple, dans Le mort vivant, de l’article lu par
Joseph et qui relate la misère et la détresse des diplomates bonikois en Occident (pp. 184-
185). Dans Le Paradis Violé apparaît également un extrait d’un article rapportant l’assassinat
d’un journaliste qui a dénoncé des morts suspectes et la pratique d’un capitalisme violent.
L’extrait de cet article, qui est en italique, en retrait et sans marque de bornage, signale : « par
la fenêtre aveugle et frêle/ la mort est venue frapper/ en silence en toute indifférence » (p. 30).
C’est toujours la violence postcoloniale qui est suggérée à travers ces éléments hétéroclites
incorporés dans les romans. Chez Fweley, on trouve encore des extraits d’ouvrages réellement
publiés653 où sont expliquées les causes de l’enracinement des régimes tyranniques comme
celui qui est représenté dans le roman. Chez NGANDU, on peut encore relever des extraits de
discours ou de paroles incantatoires (pp. 122, 123), voire des morceaux de rêves, qui viennent
en rajouter au caractère composite de la forme des textes.
On retiendra particulièrement le constat suivant :
653
Il s’agit précisément de L’école des dictateurs (Paris, Gallimard, 1981) d’Ignazio Silone (pp. 69-70) et de Le
changement social (Montréal, Éd. HMH, tome 3, 1968) de Guy Rocher (pp. 126-127).

328
« [Au niveau de] la présentation formelle du texte, les effets typographiques et la
différence de graphie n’ont pas simplement un rôle décoratif, ils sont très importants
car ils apportent une dimension supplémentaire au texte de par leur fonction à la fois
phatique et esthétique : ils participent à la lisibilité et à la poéticité du texte
romanesque »654.

Tous ces éléments hétéroclites relevés dans la texture des romans ne manquent pas de
dynamiser la narration ; en particulier, ils contribuent, par leurs différents apports, à varier
l’expression dans la représentation de la tragédie du peuple et à accentuer justement le ton
tragique des récits analysés. Mais ce ne sont pas les seuls éléments à jouer un tel rôle
signifiant dans les textes du corpus, car au menu des procédés à relever, il n’y a pas que la
carnavalisation du récit et l’hétérogénisation des textes. Il en est d’autres, comme celui qui
permet au roman de naturaliser des éléments de l’univers réel.

6. 1. 3 La naturalisation romanesque dans le corpus


La naturalisation romanesque procède d’une démarche intertextuelle ; mais il s’agit d’une
« intertextualité étendue »655 qui va au-delà d’une simple « relation de coprésence entre deux ou
plusieurs textes » généralement marquée « par la présence effective d’un texte dans l’autre »656. Au
sens où l’entend SÉWANOU DABLA, l’« intertextualité étendue » est à percevoir comme un
phénomène d’écriture qui permet de délaisser la simple citation des mots ou de phrases et d’opérer
une reprise romanesque du contexte, en l’occurrence historique, sur base de laquelle univers
romanesque et univers social peuvent être rapprochés. Il s’agit en fait d’une modalité narrative qui
renvoie plus globalement, et ainsi que le soutient Nathalie LIMAT-LETELLIER657, à l’arrière-plan
social, au contexte historique, avec toutes ses déterminations socio-politiques et culturelles. C’est
sans doute dans ce sens que Michel LARONDE définit la naturalisation romanesque en ces termes :
« En général, si je parle de naturalisation romanesque, c’est que j’ai affaire à des emprunts
historiques et géographiques qu’il faut intégrer au champ romanesque »658. C’est que l’écriture
romanesque est consubstantielle à l’histoire et à la géographie réelles. En ce qui concerne l’histoire,
on n’en soulignera jamais assez le poids dans le roman africain. Le recours constant que celui-ci
effectue à l’histoire, et surtout à l’histoire contemporaine, est un fait indéniable. Après avoir illustré

654
N’DA, P., op. cit., p. 87.
655
V. DABLA SEWANOU, J.-J.., op. cit., pp.227-ss.
656
GENETTE, G., Palimpsestes, p. 8
657
V. LIMAT-LETELLIER, N., « Historique du concept d’intertextualité », dans LIMAT-LETELLIER, N., &
MIGUET-OLLAGNIER, M., (éd.), Intertextualité, dans Annales Littéraires de l’université de Franche-Comté,
Paris, Les Belles Lettres, n° 637, 1998, pp. 19-21.
658
LARONDE, M., Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 133.

329
la forme hétéroclite du roman africain, on peut donc soutenir cette observation de SÉWANOU
DABLA :
« […] le roman, s’il peut intégrer quantité d’éléments hétérogènes ou de projets littéraires, ne
saurait se libérer de l’histoire. […]. Depuis sa genèse, le roman africain francophone garde ainsi la
passion, signalée par de nombreuses études, du développement d’une thématique sociale et
aujourd’hui encore […] des préoccupations évidentes pour le sort des collectivités se manifestent
abondamment »659.

L’analyse du temps de l’Histoire a déjà permis notamment de relever cette présence de l’Histoire
dans l’écriture romanesque, mais on peut encore illustrer d’autres aspects de l’Histoire africaine
intégrés ou naturalisés par les romans analysés. Grâce à la naturalisation romanesque, le roman
peut s’offrir comme un ensemble de « belles pages littéraires d’histoire d’Afrique »660. En effet,
les textes du corpus contiennent des éléments qui constituent des emprunts référant à des
événements, à des situations et à des personnages historiquement connus. L’écriture romanesque
textualise par exemple un certain nombre de pratiques politiques répressives relevant du mode de
fonctionnement du commandement postcolonial et qui sont autant d’attributs de l’Histoire
africaine contemporaine. Ainsi, lorsque les héros Joseph Niamo, Bukadjo, Justin, Mwana et
autres personnages-victimes sont traqués, emprisonnés et torturés, l’écriture matérialise par là la
naturalisation romanesque du geste ou de l’acte d’incarcération, tel qu’il est couramment et
arbitrairement posé dans la société postcoloniale réelle. C’est que l’écriture romanesque
réactualise l’« incarcération [en tant que] principe de surveillance continue (cause de
l’emprisonnement) qui articule une chaîne graduelle de punition sur l’armature de différents
dispositifs carcéraux »661. Ce principe fait que l’emprisonnement, pratiqué souvent à tort qu’à
raison, est en fait l’un des principaux réflexes du commandement postcolonial en Afrique. La
naturalisation romanesque de ce phénomène est donc un clin d’œil (satirique) à cette histoire
postcoloniale africaine.
Mais la naturalisation concerne aussi d’autres pratiques politiques qui sont autant de clins d’œil
critiques. Lorsque ces personnages évoqués ne peuvent ni s’exprimer ni être écoutés comme on
l’a illustré à travers les confrontations lors des interrogatoires, il s’agit là de la naturalisation
romanesque de la restriction ou de la privation de la parole. On a pu voir à quel point fonctionnait
la saturation médiatique du discours politique qui instrumentalise les journalistes (Les Petits
Garçons […]), ou qui crée la monotonie et ennuie (Pleure Ô Pays […]). Il s’agit dans ce cas de la
naturalisation romanesque de la monopolisation de la parole, laquelle justifie l’état de privation
ci-avant évoqué. À travers les nombreux meurtres ou assassinats d’opposants ou prisonniers
659
DABLA SEWANOU, J.-J., op. cit., p. 214.
660
Idem, p. 214.
661
LARONDE, M., op. cit., p. 133.

330
politiques textualisés dans le corpus, est naturalisée une autre pratique, celle du gaspillage de la
vie à laquelle est enclin le commandement postcolonial. On voit par ailleurs qu’à la suite des
situations de tyrannie et des pratiques répressives récurrentes, les foules manifestent et réclament
la reconnaissance de leurs droits fondamentaux, ainsi que l’illustrent la marche des chrétiens dans
Pleure Ô Pays […], les manifestations populaires pour la liberté et la démocratie dans Les Petits
Garçons […], ou encore les réclamations des supporters dans un stade de football en faveur de la
libération du héros Bukadjo dans Les Fleurs des Lantanas. C’est qu’à la naturalisation des
pratiques répressives, l’écriture superpose ou oppose celle des pratiques revendicatrices
populaires. L’articulation des unes aux autres recrée l’image de la dialectique sociopolitique, telle
qu’elle accompagne l’évolution de l’histoire africaine : le pouvoir politique caractérisé par
l’arbitraire, la partialité de la justice, les emprisonnements, la confiscation de la parole, les tueries,
y est confronté au contre-pouvoir ; la répression aux revendications populaires, etc. Ce sont là des
aspects essentiels de la relation du pouvoir postcolonial avec les peuples qui resurgissent à la
pointe de la plume ; mais des aspects d’une relation qui ont la particularité d’être une relation de
violence par excellence. Ce qui explique que leur naturalisation romanesque dans le cadre d’une
écriture orientée est loin d’être une pratique scripturale innocente. Il en va de même de la
naturalisation romanesque de certains personnages, en particulier ceux de la hiérarchie du
commandement ; une catégorie bien servie par des bourreaux liges (agents de l’ordre notamment)
et incarnée par le personnage du président. Par la mise en scène de celui-ci, l’écriture romanesque
naturalise la figure emblématique du dictateur comme socle du système d’oppression et de
répression. En ce qui concerne les emprunts géographiques, on observe que des prisons, des rues,
des places, des villes, des villages et des pays entiers sont intégrés au discours romanesque. Ces
lieux constituent le cadre des pratiques naturalisées, c’est-à-dire le cadre de la violence ; un cadre
désigné par la fiction comme celui de l’arbitraire, des arrestations, de la torture, des assassinats,
de l’insécurité et de la misère. C’est en effet dans ces différents lieux, on l’a expliqué plus haut,
que sont commis les actes de violence. Ceci confirme le constat que les romanciers africains
privilégient la représentation des espaces mortels au caractère carcéral inquiétant 662. La dimension
référentielle de ces espaces comme cadre de la violence peut être aussi la conséquence de la
naturalisation romanesque d’un espace général de référence, l’espace réel des deux Congo. Sans
négliger la part du brouillage narrationnel ou de l’affabulation propre à toute œuvre de fiction, on
peut cependant considérer que les aspects historiques et géographiques naturalisés dans les textes
du corpus concourent à une représentation réaliste, mais pessimiste. Laronde explique la
naturalisation romanesque par une série d’« emprunts purement historiques et géographiques tout
662
V. DABLA SEWANOU, J.-J., op. cit., p. 116.

331
à fait directement inscriptibles dans l’histoire sociale […]»663. Inscriptibles dans l’histoire, ils le
sont, les éléments naturalisés dans les textes du corpus, qui renvoient au contexte de violence et
d’insécurité, de misère et d’insalubrité, tel que celui-ci caractérise la situation des pays décrits (les
deux Congo), voire du continent africain dans son ensemble.
À ce niveau, le phénomène intertextuel de la naturalisation romanesque permet d’établir
l’identification des systèmes répressifs représentés dans le corpus à d’autres systèmes
d’oppression dans l’Histoire. C’est que les actes de traque, d’emprisonnement et de torture, dans
des conditions d’entassement, avec une mise en évidence des états d’enchaînement (menottes, ces
chaînes aux poignets ou aux chevilles), et souvent sanctionnés par le gaspillage des vies
humaines, tous ces éléments évoquent, renvoient indirectement à des systèmes d’oppression de
triste mémoire : l’esclavage des Noirs, le système de déportation nazi, ou autres régimes de
terreur du passé (communistes notamment).
La naturalisation romanesque, par le regard sombre qu’elle entraîne, en rajoute ainsi au ton
tragique qui accompagne la narration et enveloppe le récit. Mais il s’agit aussi d’un procédé au
service d’une stratégie narrative axée sur la communication avec le lecteur. On peut en dire
autant, voire plus, de cet autre, le plus caractéristique des procédés du roman africain, qui va être
examine ci-après.

6. 1. 4 « La fécondation du roman par l’oralité »664


Il faudrait d’abord évacuer cette vision qui tend à faire de l’oralité et de la tradition une
exclusivité africaine : oralité et tradition ne sont pas plus africaines qu’asiatiques ou occidentales
par exemple. Comme le dit BOURNEUF, aucun pays du monde ou presque n’est dépourvu de
littérature orale, laquelle constitue une immense mémoire de l’humanité 665. C’est avec raison que
Julien EILEEN conteste le fait que l’oralité soit l’attribut exclusif et essentiel du roman africain ;
que l’oralité soit devenue la métonymie pour « africain »666.
Toutefois, il faudrait reconnaître que l’oralité et la tradition ont sur le roman africain un impact
tout particulier. KAZI-TANI indique à ce sujet que si « […] les éléments de culture orale sont
sous-jacents à tout texte littéraire […], dans le roman africain d’expression française, la rencontre
entre l’oral et le scriptural, qui est en même temps une rencontre entre langues et cultures
différentes, est particulièrement féconde car elle donne naissance à une écriture originale ». Cette

663
LARONDE, M., op. cit., p. 134.
664
Nous empruntons l’expression à NGAL, M. a M., Giambatista Viko, ou le viol du discours africain,
Lubumbashi, Éd. Alpha-Omega, 1975, p. 10.
665
BOURNEUF, R., op. cit., pp. 14, 16.
666
EILEEN, J., cité par THIERS-TIAM, V., dans A chacun son griot. Le mythe du griot-narrateur dans la
littérature et le cinéma d’Afrique de l’Ouest, paris, L’Harmattan, 2004, p. 9.

332
667
originalité est donc « le fruit d’une intertextualité d’un type nouveau » , « intertextualité
étendue », dirait SÉWANOU DABLA. En fait, si le roman africain est le plus souvent perçu dans
les analyses comme « une trace palimpsestueuse constituée d’un ‘’hypotexte’’ et d’un
‘’hypertexte’’ »668, c’est notamment en raison de l’influence incontestable de l’oralité et de la
tradition sur le texte écrit. Aussi relève-t-on fréquemment « […] chez presque tous les auteurs
[…] le recours à l’art oral »669 comme procédé cardinal de mélange des genres, et donc comme
marque d’intertextualité essentielle du roman africain.
Le critique Georges NGAL n’explique pas autrement le phénomène intertextuel en littérature
africaine : « La relecture de la tradition n’est rien d’autre que ce qu’on appelle aujourd’hui
intertextualité ou dialogue des textes du passé, élargis aussi bien aux textes de la tradition orale
africaine qu’à ceux de l’interculturel »670. Le constat de la critique est de plus en plus clair et net
sur la question :
« Ramenés à la production textuelle africaine, les deux concepts ‘’hypotexte’’ et
‘’hypertexte’’ désignent d’une part, les paramètres culturels fondant la ‘’socialité’’ du
texte, c’est-à-dire la forme isolable du texte en correspondance avec les canons en
vigueur dans l’univers culturel traditionnel considéré comme matrice et, d’autre part,
l’aspect esthétique dominé par le poids de l’écriture selon les modèles occidental et
colonial. En somme, ces deux concepts équivaudraient à deux discours : l’un de la
‘’culture’’ orale, traditionnel et donc africain et l’autre de ‘’l’ écriture’’
occidentale »671.

C’est que, pour étudier ce que NGAL appelle la « fécondation du roman par l’oralité », il faut
repérer dans l’écriture romanesque les éléments caractéristiques du code de l’art oral africain,
c’est-à-dire « les formes traditionnelles du roman africain » évoquées par Mohamadou
KANE. Aujourd’hui, les termes comme « orature » ou « oraliture » qui sont de plus en plus
utilisés dans les analyses littéraires672 désignent cette captation par l’écriture des catégories
littéraires orales africaines. Il faudrait ainsi comprendre qu’en dépit de son origine (genre
occidental), le roman est considéré en Afrique comme un avatar du récit de type
traditionnel673.
Dans ce sens, les items du code de l’art oral africain peuvent être relevés dans les textes du
corpus à différents niveaux. Sur le plan narratif par exemple, les emprunts de l’écriture

667
KAZI-TANI, N.A., op. cit., pp. 9-10, 16.
668
N’GORAN, D., op. cit., p. 60.
669
DABLA SEWANOU, J.-J., op. cit., p. 209.
670
NGAL, G., op. cit., p. 122.
671
N’GORAN, D., op. cit., pp. 60-61.
672
V. par exemple chez NGAL (Création et rupture en littérature africaine, 1994), Bernard REYMOND (De
vive voix : oraliture et prédication, Genève, Labor et fides, 1998) ou Jack Goody (Entre l’oral et l’écrit, [1987],
traduction française de Denise PAULNE, Paris, P.U.F, 1994).
673
V. KAZI-TANI, N.- A., op. cit., p. 43.

333
romanesque au code oral africain sont perceptibles à travers plusieurs aspects narratifs des
textes du corpus. On peut dire que ceux-ci se caractérisent par ce que Pierre N’DA appelle la
« structure apparente du conte » et qu’il définit en ces termes :
« Par structure apparente ou élémentaire du conte, il faut entendre l’ensemble des
composantes formelles dont est fait le conte traditionnel […]. Ces éléments sont variés
[…]. Ce sont par exemple la séance d’ouverture ou le préambule avec des chansons-
préludes pour créer une atmosphère de gaieté, une ambiance favorable à l’émission des
contes ; les formules stéréotypées telles que la formule initiale, les formules de prise de
parole, le dialogue entre le conteur et son public, les interventions occasionnelles des
membres de l’auditoire, la formule de moralité ou de clôture, etc. »674.

Divers éléments peuvent ainsi être relevés tour à tour dans les textes du corpus dans une suite
tout à fait indicative, mais non exhaustive.

6. 1. 4 a) Une structure ternaire


Un roman comme Le mort vivant de DJOMBO repose notamment sur une structure ternaire
constituée, ainsi que cela a été indiqué plus haut, par un prologue, le récit proprement dit et un
épilogue. Dans le prologue, Henri DJOMBO met en situation les éléments qui introduisent au
récit, notamment les personnages à qui la lettre de Joseph sera adressée : c’est donc la
présentation du couple de diplomates bonikois en difficultés à Binango (figuration de
l’Occident), à savoir l’ambassadeur Francis et sa femme Gloria. Le récit proprement dit est
constitué par la longue lettre en six chapitres dans laquelle Joseph raconte à son cousin
Francis son enlèvement et sa longue captivité en terre yanganienne. D’être sorti vivant et libre
d’un tel trou de la mort fait de Joseph un véritable miraculé, un revenant dans l’esprit des
siens restés au village. À son retour, il ne peut être reçu autrement que comme un « mort
vivant », ce qui explique partiellement le titre du roman. Redémarrant une nouvelle vie
promise au bonheur, Joseph propose idées et moyens à Francis et Gloria pour qu’ils le
rejoignent au pays en vue d’une autre aventure à trois. L’épilogue montre le couple de
diplomates qui quitte Binango pour l’Afrique, convaincu par les arguments de Joseph.
Cette structure du roman renvoie à celle du récit narratif traditionnel, le conte en particulier,
régi par la « loi d’ouverture et de clôture », car « le narrateur n’entre jamais directement dans
le vif du sujet ; il commence le récit par une introduction qui prépare le public. De même il
termine par une formule qui annonce la fin »675. Dans Le mort vivant, le vif du sujet (tragédie
de Joseph) est séparé du prologue et de l’épilogue. C’est la seule partie du roman à comporter

674
N’DA, P., op. cit., pp. 44-45.
675
NGAL, G., Littératures congolaises de la RDC, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 22.

334
des chapitres numérotés de un à six. Le prologue correspond ainsi à la formule d’ouverture et
l’épilogue, à la formule finale de moralité.
Le Paradis Violé de FWELEY ne présente pas une telle articulation, mais s’achève sur une
déclaration narratoriale qui vaut une formule finale de moralité : « La fin d’une activité est
toujours le début de quelque chose d’autre » ; formule qui prend acte du changement de
régime intervenu dans l’univers romanesque et semble donner une leçon au lecteur du roman.
Mais l’ouverture « in medias res » de ce roman le rapproche aussi du conte, car celui-ci peut
également commencer par une ouverture en pleine narration676. Ce rapprochement est d’autant
plus plausible que la fin du roman résonne comme une formule finale du conte, toujours
récupérable comme le commencement d’un cycle sans limite :
« Un conte ne se clôt jamais, il ne se ferme pas et il ne dit pas sa fin, autrement que
comme un interminable recommencement. […]. Le conte ne prend pas fin, il prend
congé, parce que le conflit résolu en entraîne toujours un autre. La fable aura servi
seulement pour frayer une route moins abrupte, dans le cycle indéfini d’un temps qui
ne s’achève pas »677.

Cette ouverture « in medias res » et cette clôture « ouverte » du roman rapproche le


déroulement de la trame romanesque du fonctionnement du conte traditionnel.
6. 1. 4 b) Une structure linéaire
Outre l’aspect ternaire, la structure du conte est aussi lisible à travers la linéarité de l’intrigue
de certains romans, telle qu’elle a été signalée, avec un « avant », un « pendant » et un
« après » permettant de suivre sans encombre l’évolution du récit du début à la fin. C’est le
principe de l’action unique considéré « comme le parangon de la composition romanesque
africaine »678. Cet apport de l’art oral dans la représentation romanesque, souligné surtout par
Mohamadou KANE dans son article évoqué plus haut679, fait que dans Le mort vivant de
Djombo, ou encore dans Le Doyen Marri de NGANDU, l’intrigue repose sur le principe de
l’action unique : le récit de la captivité du héros Joseph Niamo dans le premier roman et le
parcours « héroïque » et insolite de Sadio Mobali dans le second, peuvent ainsi être suivis
aisément. Ainsi appliquée, la linéarité semble privilégier la communication du message.

676
NGANDU N., P., Rupture et écritures de violence […], p. 33.
677
Idem, p. 35.
678
NSONSA VINDA, loc. cit., p. 47.
679
KANE MOHAMADOU, loc. cit., p. 549.
Mais il faudrait signaler la nuance que, dans son article et à la même page, Nsonsa Vinda apporte par rapport à la
vision de Mohamadou Kane : « Mais l’action unique n’est sans doute pas le résultat d’un choix délibéré ou du
moins pas nécessairement ; il peut s’agir plutôt d’une influence inavouée du conte traditionnel. Nous avons
affaire ici à un exemple de collage homogène, c’est-à-dire que l’élément traditionnel s’est intégré dans la
composition du texte moderne et n’apparaît plus comme un emprunt ».

335
6.1.4 c) Le caractère cinétique du récit
Mais la linéarité de l’intrigue révèle dans certains textes du corpus le caractère cinétique du
récit, c’est-à-dire une sorte de schéma triadique traditionnel qui inscrit le parcours du héros
dans un mouvement souvent concrétisé par un voyage. Mais il s’agit d’un voyage
généralement semé d’embûches et au bout duquel peuvent s’observer des transformations
physiques, mentales, idéologiques, etc. Ce qui confère à ce genre d’itinéraire une dimension
symbolique importante.
« On retrouve en effet le schéma triadique qui régit le conte ou le récit héroïque
(Départ-Initiation-Métamorphose, souvent accompagnée de retour au point de départ)
dans les romans où domine la thématique traditionnelle : ‘’initiation et libération,
passage de l’état d’enfance à l’état adulte, passage de l’état d’aliénation à la liberté »680.

Une telle structure implique un mouvement incessant dans la trajectoire du héros. La situation
présentée dans deux des textes du corpus s’en approche un peu, même si ce rapprochement ne
s’effectue pas rigoureusement dans la conformité exacte au schéma du conte. Le mort vivant
semble bien mimer le schéma triadique du récit traditionnel par le fait que l’itinéraire du héros
Joseph Niamo peut être dessiné en trois temps :
1) Départ de Bocaville pour le village natal (Lissongo) : voyage de deuil (Boniko, pays
du héros).
2) Transfert de Lissongo vers Bandeiraville : captivité (Yangani, pays voisin, donc
étranger au héros).
3) Retour de Bandeiraville à Bocaville : libération (Boniko).
Dans Pleure ô pays […], le héros Justin connaît également un parcours en trois temps : Selele
(capitale) → village natal (relégation ou exil forcé) → Selele.
Ces mouvements qui ne manquent pas de symbolisme par rapport à la thématique de la
violence (enfermement symbolisé par l’itinéraire en boucle), permettent aussi de suivre la
maturation psychologique qui accompagne l’entrée des héros dans la voie de la liberté.

6. 1. 4 d) Le foisonnement narratif et la polyphonie narrative


Mais on a vu aussi que dans Les Petits Garçons […], Pleure Ô Pays […], Les Fleurs des
Lantanas et Le Paradis Violé, la linéarité de l’intrigue est brisée. C’est que la linéarité ou la
simplicité de l’intrigue n’est pas un principe utilisé par tous les romanciers africains.

680
KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p. 44.

336
D’ailleurs, il semble même que ce soit « uniquement pour raison de clarté que le conteur bâtit
un récit linéaire »681. L’option de l’intrigue brisée et complexe est un choix narratif qui
s’accompagne de l’application d’un autre principe du code narratif oral :
« Ce cheminement sinueux de l’intrigue rappelle [aussi] la démarche du conteur oral
qui, loin de chercher [toujours] la linéarité, ‘’démontre par encerclement et procède par
approximations successives, par tracé d’addition où l’idée enchaînement est produite
par un pointillé de touches à la file’’, démarche en colimaçon qui provoque une lecture
très active »682.

En fait, la brisure de la structure linéaire de l’intrigue est consécutive notamment à « un


foisonnement narratif qui fait penser à la démarche du conteur oral. Portée au cœur de
l’écriture, cette manière traditionnelle de raconter prend la forme de greffes et
d’emboîtements innombrables pour mimer ‘’la vie dans toute sa complexité qui déferle dans
la forme’’»683.
Les différents niveaux narratifs et les différentes transvocalisations relevés précédemment
dans ces romans, et qui découlent donc de l’imbrication des voix narratives, confirment ce
constat. Ce foisonnement narratif introduit par des micro-récits (emboîtements) entraîne lui-
même une polyphonie narrative, autre trait du conte, qui témoigne du caractère « vivant » du
récit. En effet, l’imbrication des voix narratives observée au sein des différents niveaux
diégétiques rend la narration vivante. Par rapport au roman traditionnel, la situation présentée
dans la plupart des textes du corpus est novatrice, ainsi que le constate Pierre N’DA :
« […] il y a […] subversion dans le système conventionnel du narrateur. […] le
romancier [conserve] le narrateur extradiégétique, omniscient et impersonnel « il »
courant dans les romans ; mais il [ajoute] un autre narrateur, un narrateur
homodiégétique qui dit ‘’je’’ et qui livre une narration à la manière du conteur africain
ou du griot. Il y a donc au moins deux narrateurs explicites dans ses récits et il est
loisible de parler de narration polyphonique »684.

La polyphonie narrative est d’autant plus évidente et plus caractéristique dans le roman que
les voix narratives se multiplient. Pierre N’DA poursuit à cet effet :
« De plus, d’autres voix interviennent de temps à autre dans les récits : la délégation de
parole est faite à des personnages pour expliquer certains faits, pour relater eux-mêmes
certains événements les concernant ou non, certaines situations vécues par eux ou par
d’autres, ce qui ajoute de la crédibilité aux faits racontés. Ainsi, [ces personnages] se
substituent par moment au narrateur principal et deviennent aussi des énonciateurs, un
peu comme dans le conte traditionnel où des membres de l’auditoire prennent la parole
et deviennent à leur tour des narrateurs »685.
681
KONE, A., cité par KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p. 51.
682
KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p.51.
683
Idem, p. 49.
684
N’DA, P., op. cit., p. 52.
685
N’DA, P., op. cit, p.52.

337
La polyphonie narrative générée par le foisonnement narratif est un signe du partage de la
parole entre les acteurs romanesques, à l’instar de ce qui se passe dans le conte traditionnel.
Non seulement elle confère au récit un caractère objectif, mais elle compte également parmi
les éléments qui renforcent le caractère vivant de la narration, laquelle tranche ainsi avec le
monologisme autoritaire du roman réaliste. À cet égard, il convient d’indiquer que dans le
schéma de prise de parole, un autre procédé est perceptible dans certains textes du corpus.

6. 1. 4 e) Le dialogisme et l’énonciation impérative


Le dialogisme est un trait bien caractéristique, mais non exclusif du conte traditionnel, qui
contribue à dynamiser le récit. Ce procédé est en rapport étroit avec le foisonnement narratif
et la polyphonie évoqués tantôt : « Ce procédé est fondé sur la polyphonie énonciative, c’est-
à-dire un mode d’énonciation rhétorique qui introduit plusieurs voix. C’est une manière de
rendre plus vivant un discours […] »686.
Au niveau de la littérature orale, en particulier celui du conte, le procédé dialogique s’inscrit
dans une configuration communicationnelle et introduit entre le conteur et le public qui
l’écoute, une relation ou une communication constamment en alerte. L’écriture romanesque,
en s’inspirant de ce procédé narratif, fait que « l’écrivain africain se trouve […] placé [comme
le conteur] dans une situation particulière de transmission et de communication littéraire,
soumis à une obligation de susciter chez le destinataire quelques réactions escomptées »687.
Par conséquent, dans le roman, le rôle du narrateur se rapproche de la fonction du conteur,
ainsi que le relève KAZI-TANI: « On retrouve le style oral du narrateur de type dialogal dans
la plupart des romans africains d’expression française, narrateur créé à partir du prototype du
conteur et modélisé selon les impératifs esthétiques de chaque écrivain »688. Avec la
réactualisation de cette instance narrative traditionnelle, le roman intègre dans la narration des
dialogues destinées à faire progresser le récit. Mais il faut entendre la mise en garde de
Georges NGAL à ce sujet :
« […]. Ce qui est central ; c’est le langage, et par ricochet, l’homme dialogal.
L’homme africain comme tout être humain est par nature dialogal. Mais ‘’dialogue’’
est à prendre dans un sens large, c’est-à-dire non seulement comme couple
question/réponse mais comme interlocution générale : interlocution linguistique en
face à face ; toutes les instances dialogales entre deux partenaires, toute expression de

686
BERGEZ, D., & alii, Vocabulaire de l’analyse littéraire, Paris, Armand Colin, 2ème éd., 2010, pp. 80-81.
687
N’GORAN, D., op. cit., p. 105.
688
KAZI-TANI, N.- A., op. cit., p. 73.

338
réciprocité entre partenaires. Ainsi sur le plan linguistique, les questions, les
injonctions, les négations y tiennent des rôles manifestes et latents »689.

C’est pour insister sur ce concept d’« interlocution générale » que Nathalie Limat-Letellier
précise pour sa part que « le principe dialogique ne se limite […] pas aux formes de dialogue
mais il coïncide avec un phénomène ‘’bivocal’’ ou ‘’plurivocal’’» 690. Dans le roman,
l’écrivain met en place une situation narrative qui rappelle la configuration
communicationnelle du conte et tente ainsi de recréer l’atmosphère qui existe entre le conteur
et son public :
« Comme dans une séance de conte traditionnel, le narrateur ‘’je’’ éprouve le
besoin de communiquer, de dialoguer avec le lecteur-interlocuteur qu’il
maintient en éveil en l’interpellant, en l’interrogeant, en prenant à témoin ou en
faisant des commentaires critiques ou des réflexions […] »691.

L’acte essentiel du narrateur consiste donc à maintenir le contact avec le narrataire par une
série de réflexes énonciatifs qui installent entre eux une relation de solidarité, de complicité et
de partenariat. Ainsi défini, le principe dialogique peut être étudié, dans des textes comme Les
Petits Garçons […] de DONGALA, Le mort vivant de DJOMBO et Pleure Ô Pays […]
d’ILUNGA KAYOMBO, sous la forme d’une énonciation impérative : le narrateur, dans les
trois romans, interpelle constamment ses destinataires, justement comme le ferait un conteur
traditionnel.
Dans Les Petits Garçons […], le « statut » dialogal de Matapari transparaît à travers de
nombreuses adresses qu’il fait au destinataire. On le voit qui, dès l’incipit du roman, assure le
destinataire de la véracité du récit, c’est-à-dire de l’histoire qu’il raconte : « J’ai failli ne pas
être né. […]. Je vous assure vraiment que je ne mens pas, j’ai failli ne pas être né » (p. 7).
Le schéma de communication que Matapari établit ainsi dès l’ouverture sera maintenu tout au
long du récit grâce à des formules diverses du genre: « Il faut vous dire que la chance n’était
pas avec moi » (p. 10) ; ou : « Aujourd’hui […] que je vous raconte cette histoire du jour de
ma naissance […], vous ne pouvez pas imaginer l’importance d’un instituteur de l’époque
dans un village » (p. 13), etc. Même lorsque Matapari change de sujet et qu’il introduit une
digression dans le récit, il ne manque pas de le signaler au narrataire : « […] ceci est une
longue histoire que je vous raconterai une autre fois » (p. 23). Matapari prend constamment à
témoin le destinataire de son récit pour le convaincre de l’évidence des conclusions qu’il tire

689
NGAL, G., Création et rupture […] , p. 121.
690
LIMAT-LETELLIER, N., loc.cit, p. 20.
691
N’DA, P., op. cit., pp. 48-49.

339
par exemple au sujet de l’assistance de qualité à sa naissance : « Comme vous le voyez, il ne
manquait plus qu’un clairon pour entonner l’hymne national » (p. 26).
En fait, le contact est permanent entre le narrateur Matapari et le destinataire de l’histoire
racontée, ainsi que l’illustrent encore les adresses du genre : « Comme je vous l’ai déjà dit »
(p. 28) ; « Il faut que je vous dise que longtemps avant ma naissance, les Américains […]
combattaient je ne sais pour quelle raison les Vietnamiens […] » (p. 59) ; ou encore, à propos
de son oncle, « […] c’est lui qui m’a fait part des événements […] que je vous ai déjà
racontés. Malgré cela, je ne peux pas vous dire exactement le travail qu’il faisait […] » (pp.
62, 63) ; « je ne vous l’ai pas encore dit, tonton n’était pas seulement bodybuildé pour la boxe,
mais son physique faisait aussi de lui un grand danseur » (p. 65) ; « […] je sais d’où est parti
le mouvement qui a lancé la démocratie sur orbite chez nous […]. Eh bien, je vais vous le dire
[…] c’est papa ! Vous vous demandez […] comment […]? Eh bien, je vais vous le dire » (p.
198), etc. On remarque que ce « vous » utilisé par le narrateur Matapari à une valeur
générique. Il représente le destinataire virtuel à qui tout lecteur réel du récit peut s’identifier.
Ce « vous » permet de maintenir une relation vivante avec la situation d’énonciation, c’est-à-
dire un contact éveillé et une tension narrative dans le récit, ainsi que l’a indiqué KAZI-TANI.
Mais Dominique MAINGUENEAU trouve que d’aucuns utilisent « le pronom ‘’vous’’ avec
une valeur générique comme le ‘’tu’’ de la langue parlée, pour insérer le narrataire dans la
diégèse à titre de témoin fictif mais sans jouer aucun rôle dans le procès […] »692. Cela est
sans doute le cas dans Les Petits Garçons […] de DONGALA où le narrataire de Matapari est
fictif ; mais pas dans Le mort vivant de Djombo où le couple Francis-Gloria joue le rôle
d’appui à la mémoire de Joseph, donc à l’énonciation.
Dans Le mort vivant et Pleure Ô Pays […], les narrateurs respectifs se trouvent dans un
schéma communicationnel identique à celui du conte, mais ici avec des narrataires représentés
par des noms, des pronoms personnels ou des formules d’apostrophe (verbes à l’impératif) qui
désignent un destinataire bien précis. Joseph Niamo dans Le mort vivant est en interlocution
avec le couple de diplomates constitué de l’ambassadeur Francis et sa femme Gloria.
L’adresse du narrateur Joseph à ce couple a, on l’a expliqué, la forme d’une lettre. Ce cadre
de communication permet aussi le recours aux pronoms personnels « vous » et « tu » par
lesquels Joseph interpelle et implique ses interlocuteurs dans son récit. On se souvient encore
du début de sa lettre ainsi libellé :
« Je devine quelle émotion vous éprouverez, Gloria et toi [Francis], en recevant cette
lettre. Avant tout, je voudrais vous rassurer que moi, Joseph, je suis bien vivant. Je ne
692
MAINGUENEAU, D., Approche de l’énonciation en linguistique française, paris, Hachette-Université, 1981,
pp. 16-17.

340
suis pas un revenant, mais un miraculé d’une longue mise à mort dont je vais dévoiler
les détails pour la première fois […]. Souffrez donc de vous soumettre aux méandres de
ces lignes […] » (p. 17).

Par cette annonce, le narrateur Joseph établit d’emblée le contact avec les destinataires de son
message ; contact qui réquisitionne toute l’attention et toute la disponibilité de ceux-ci. Mais
c’est particulièrement Francis que le narrateur ne cesse d’apostropher : « Francis, comme tu
le sais, ma sœur Carmelia est morte à Lissongo […] » (p. 17) ; « Francis, en ville, nous avons
perdu le sens de la solidarité communautaire […] » (p. 34) ; « Mon cher, tu n’as pas oublié
que je suis un fin gourmet […] » (p. 55) ; « Mon cher Francis […] » (p. 57), etc.
Les apostrophes du destinataire se multiplient dans la suite du récit 693. La volonté d’une
communication soutenue, comme chez Matapari, est manifeste dans le chef de Joseph, même
si son destinataire, lui, ne répond pas comme le ferait le public face au conteur. L’énonciation
impérative requiert ici une attitude participative du destinataire : il doit suivre le récit.
La configuration communicationnelle dans laquelle se trouvent narrateur et narrataire rappelle
bien la structure dialogique du conte traditionnel africain où le conteur est en interaction
permanente avec le public auquel il s’adresse. NSONSA VINDA précise à cet effet :
« […] la simplicité de l’action du conte trouve son explication dans le caractère
didactique de la littérature traditionnelle. Ce didactisme manifeste la fonction
communicative […]. Ce que vise l’auteur en interpellant ou apostrophant le lecteur
[destinataire], c’est soit l’informer, soit le questionner, ou lui donner un ordre ou le
prendre à témoin ou solliciter son adhésion sur un point précis »694.

On observe ainsi que sur l’ensemble de ses interpellations, Joseph informe Francis de sa
tragédie, mais aussi le questionne sur des sujets de la vie courante, sur l’évolution des mœurs ;
il sollicite également son adhésion au projet d’entreprise pour lequel il le convainc de rentrer
au pays. Il ressort donc, autant dans Les Petits Garçons […] que dans Le mort vivant, que « le
narrateur ne quitte pas le narrataire ou le lecteur selon une technique communicationnelle
héritée du style oral »695. En fait, comme le constate KAZI-TANI696, le narrateur représente ici
une figure calquée sur celle du conteur traditionnel, mais remodélisée par l’écriture, tout en
gardant cependant le trait essentiel de l’homme dialogal dont les explosions de subjectivité
‘’réchauffent’’ l’écriture romanesque, avec cette conséquence que le principe réaliste de
l’effacement maximum du narrateur et de la parfaite neutralité tonale se retrouve transgressé.

693
DJOMBO, H., op. cit., respectivement pp. 79, 123, 144, 159, etc.
694
NSONSA VINDA, loc. cit., p. 48.
695
NGAL, G., Création et rupture […], p. 75.
696
KAZI-TANI, N.- A., op. cit., p. 87.

341
Cette volonté de maintenir le fil de la communication est également perceptible dans Pleure
Ô Pays […] d’ILUNGA KAYOMBO. Ici, la configuration dialogique place le narrateur Justin
dans une relation éveillée avec un interlocuteur privilégié, qui est tantôt son propre pays,
tantôt son cousin assassiné par le tyran Macrocéphale. Justin, le cœur brisé par le drame de
son peuple, ne cesse d’apostropher son pays, le Kayeye, pour plaindre son malheur : « Oui,
pleure ô pays dé-paysé ! Pleure, pleure, pleure […] » (p. 63) ; « Pleure, ô pays dé-paysé !
[…]. Verse, comme cette averse, tout ton stock de larmes. Celles-ci épuisées, laisse alors
couler de tes yeux des colonnes de sang » (p.63), etc. Justin utilise donc la deuxième personne
‘’tu’’ contenue dans le mode impératif des verbes « pleure », « verse », « laisse ». Il emploie
cette même personne pour apostropher son cousin défunt (et dont il reprend par ailleurs le
slogan) avec des formules de soutien du type : « […] Oui, Pompon, tu as raison. Ce pays,
c’est la nuit. Une nuit d’encre » (p. 67) ; mais aussi avec des formules de regret du genre : « Ô
Pompon, que n’étais-tu là pour voir ! Presque toutes les églises de Selele, la tienne y
comprise, défilaient dans les principales rues de la capitale » (p. 97), etc.
Qu’il s’agisse de Joseph ou de Justin, l’usage des pronoms « tu »/ « vous » leur permet
d’insérer leurs narrataires dans la diégèse. La relation ainsi établie entre narrateurs et
narrataires se double ici d’une dimension affective qui rapproche les deux instances et facilite
donc l’implication de ceux-ci dans le récit de ceux-là. La proximité que le schéma dialogique
favorise par exemple entre Joseph et le couple Francis, traduit un état de confiance ; et c’est
en vertu de celui-ci qu’à la fin du récit, le couple réagit concrètement et positivement aux
sollicitations du héros-narrateur : ému et convaincu, le couple rentre en Afrique comme le lui
propose Joseph. Quant à Justin, son cousin défunt ne peut plus logiquement réagir à ses
interpelletions. Seul le second narrataire, le pays interpellé (Kayeye), qui désigne bien le
peuple, produit une réaction à travers les manifestations organisées contre le tyran.
L’application du principe dialogique dans ces romans illustre une volonté nette de
communication active et renvoie à ce que KAZI-TANI appelle la « rhétorique de
l’implication »697 qui caractérise le récit traditionnel. Cette structure dialogique du récit fait
donc du narrateur une conscience qui parle à quelqu’un, un locuteur interpellant un
interlocuteur, pour reprendre les mots de Georges NGAL698. Mais si le narrateur est créé sur le
modèle du conteur, il ne se rapproche pas moins, par certains côtés, d’une autre figure de la
tradition.
6. 1. 4 f) La « griotisation » du narrateur

697
KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p. 70.
698
V. NGAL, G., Création et rupture […], p. 106.

342
La fonction d’interpellation et de communication permet le rapprochement du romancier, ou
plus exactement du narrateur qu’il crée, avec le conteur, mais aussi avec le personnage du
griot. Elle incite ainsi le romancier-conteur-griot, ou le narrateur-conteur-griot, à émouvoir
son destinataire en l’interpellant abondamment et en exigeant de lui, comme on l’a illustré,
complicité et participation. Certes, il faut dire, comme pour certains des concepts déjà
évoqués (oralité, dialogisme, etc.), qu’il n’y a en cela rien d’exclusif au contexte traditionnel
africain. Mais la pratique y très courante et très caractéristique, car « si l’interpellation au
lecteur n’est pas une invention du roman africain (on la trouve chez RABELAIS, DIDEROT,
etc.), la notion d’exhortation destinée à pousser le lecteur à l’action se rapproche
effectivement de la rhétorique du griot »699. Le fonctionnement du narrateur dans certains
textes du corpus autorise cette proximité avec la figure du griot. On sait en effet que la parole
de celui-ci a une « capacité à remuer les émotions », une « capacité à pousser hommes et
femmes à l’action »700. Cette fonction correspond bien à la situation du narrateur étudié dans
ces textes et dont la volonté d’impliquer le lecteur a été relevée. On peut considérer que la
« griotisation » du narrateur réside dans le fait que celui-ci « imite […] une performance
narrative proche de celle du griot, d’un récitant ou d’un personnage de la tradition orale »701.
On observe notamment dans les textes du corpus une tendance du discours du narrateur au
panégyrique, dont on sait qu’il est une des principales caractéristiques du style du griot. Il
importe ici de rappeler certains aspects constitutifs de ce style, tels qu’ils sont définis par
Pierre N’DA :
« L’exaltation du héros, l’accumulation des qualificatifs laudatifs et des métaphores
expressives, les déterminants nominaux, les répétitions redondantes, les nombreuses et
incessantes apostrophes qui fonctionnent comme un refrain et qui ponctuent le récit,
les contrastes appuyés et renouvelés, la force des descriptions significatives,
l’invocation poétique de tel ou tel fait, de telle prouesse, de la noblesse de ses origines,
les interjections onomatopéiques, les sonorités et les musicalités des vers, etc. »702.

On n’étudiera pas tous ces aspects dans les textes du corpus, mais certains peuvent y être
illustrés, notamment l’exaltation du héros et l’usage des métaphores expressives. Mais il
faudrait entendre par « héros » non pas le héros-narrateur qui assure le récit, mais un
personnage exceptionnel dont on magnifie les exploits. Un tel personnage est représenté dans
les textes du corpus par la figure du président- dictateur placée au centre des louanges. Très
souvent, on voit le narrateur reprendre un discours qui n’est pas le sien (généralement celui

699
THIERS-THIAM, V., op. cit., p. 35.
700
Idem, p. 18.
701
TINE, A., cité par KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p. 62.
702
N’DA, P., op. cit., p. 77.

343
des médias de l’État) et le rendre à la manière du griot, c’est-à-dire avec exaltation du
personnage du président, mais ici avec un ton très ironique. Ainsi, dans Les petits garçons
[…] de Dongala, l’enfant-narrateur Matapari égrène la liste des noms et titres pompeux que le
parti attribue au Camarade président : « notre guide suprême, l’homme des masses, l’homme
des actions concrètes, le dirigeant populaire, l’apôtre de la paix, l’ami des jeunes, l’homme-
peuple, le guide providentiel, le président fondateur, l’homme-à-qui-l’histoire-donne-
toujours-raison » ; ou encore : « Notre guide éclairé, le dirigeant suprême de notre révolution,
l’ami des jeunes et des enfants »703, etc.
Ces attributs destinés à renforcer les louanges du dictateur sont déclamés avec emphase,
704
l’« emphase du griot » , et sont assortis d’une comparaison blasphématoire au Dieu
Créateur. À la place de décliner la vraie généalogie et d’invoquer les exploits du tyran, le
narrateur insiste plutôt sur une généalogie idéologique qui institue le dictateur « Dieu »,
« Créateur », « Berger », « Timonier », « Sauveur », « le premier des hommes », « Père »,
etc. ; tous qualificatifs qui métaphorisent le rôle du personnage par rapport au peuple et
concourent donc à tracer une filiation tronquée et artificielle : le dictateur est mis dans la peau
du « Père de la nation » et du peuple ; il est le « Créateur » de tout . À ce titre, tout et tous ont
le devoir de témoigner de sa grandeur, de sacrifier à son culte. Même si cette présentation
n’est pas toujours très explicite dans tous les textes du corpus, elle n’en constitue pas moins le
fil rouge qui justifie la série d’attributs laudatifs que le personnage porte dans ces textes. Dans
l’exaltation de ce personnage du dictateur, le discours que reprend le narrateur oppose souvent
le personnage déifié, généreux et protecteur, au Dieu des croyants, dit insensible et égoïste.
En fait, la manière dont le narrateur rend le culte de la personnalité des guides rappelle un
tantinet la façon de psalmodier du griot, c’est-à-dire le style panégyrique dans lequel celui-ci
vante et immortalise les personnages historiques et leurs exploits. Par ce bord, le discours
narratorial renforce l’image pompeuse du dictateur en particulier, et celle du commandement
postcolonial en général. Cependant, le ton ironique qui couvre l’usage de ces attributs achève
de négativiser ces images. Mais l’oralité est aussi liée à une gestuelle corporelle.

6. 1. 4 g) « La théâtralisation du corps parlant »705


Un autre élément à rattacher à l’oralité et qui renforce cette image négative des agents du
commandement, c’est ce que KAZI-TANI considère comme « la principale caractéristique de
l’art oral, ‘’la théâtralisation du corps parlant’’ », c’est-à-dire « toute la symbolique gestuelle
703
DONGALA B., E., op. cit., pp. 81-82, 205.
704
OBIANG E., L., loc. cit., p. 35.
705
V. KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p.88.

344
qui accompagne la communication orale dont l’impact sur le public est incontestable puisque
l’intonation, la mimique, les regards ou les gestes reprennent, prolongent ou complètent le
message transmis par la parole »706. Cette théâtralisation peut être illustrée dans le corpus par
certains gestes corporels des personnages que l’écriture romanesque met en scène. Par
exemple, à travers le dialogue qui, dans Le mort vivant, s’instaure entre Joseph Niamo, le
héros-narrateur prisonnier, et le tyran Nzétémabé Bwakanamoto, le discours narratorial insiste
sur des aspects physiques qui renforcent l’image de la férocité de ce dernier. Déjà, lorsque le
héros prisonnier est conduit dans la salle du palais présidentiel pour un énième interrogatoire,
les précautions d’une mise en scène théâtrale sont évidentes : un « silence total » précède
l’entrée cérémoniale du tyran, elle-même signalée « par une foule de gardes du corps qui se
postèrent partout dans la salle en grappes pareilles aux essaims d’abeilles ». La prise de parole
par le tyran commence par un étonnement feint, en réalité hypocrite, de voir le héros Joseph
ligoté et les yeux bandés : « Qu’est-ce que c’est ? Enlevez-moi ce ridicule bandeau ! Qui a
pensé faire des choses pareilles ! Un officier d’un pays ami doit être traité en frère […] » (pp.
89, 90). Puis arrive l’interrogatoire proprement dit, en douceur, avec également une affection
feinte qui permet au tyran, ce « père bienfaiteur » qui ne récolte que l’ingratitude de ses
protégés, de berner Joseph, le « comploteur » : « Mon fils […], promettez que vous ne me
direz que la vérité ». Mais dès que Joseph dit effectivement cette vérité de l’inexistence du
complot, on assiste à la « théâtralisation du corps parlant» du tyran. Le héros-narrateur peut
alors rendre compte des gestes de celui-ci :
« J’hésitais à l’appeler papa ou père en réponse à la familiarité qu’il insinuait. Je
continuai sur la lancée de monsieur le président de la république. Il prit quand même le
temps de m’écouter, avant d’éclater d’un rire nerveux.
-Arrêtez-moi ça! Tonna-t-il. Mon fils, je vous demande une dernière fois de me dire la
franche vérité. Dites-la ! […]. Le président se mit alors en colère et dans un état de
rage dont ses collaborateurs et le pays entier redoutaient souvent les conséquences.
Dans sa furieuse transe, Nzétémabé Bwakanomoto menaça de me crever les yeux avec
sa canne - qu’il ne cessait de brandir – si je continuais à mentir et à me moquer de sa
magnanimité de bon père à la recherche effrénée de la vérité. Il était l’ordre et moi le
malfrat qu’il cherchait à racheter. En homme de Dieu, il croyait bien faire en
pardonnant à l’assassin du peuple yanganien son péché, mais voilà que le malfaiteur
rejetait l’absolution. Il prit l’assemblée à témoin. Il prit son peuple à témoin. Il se leva,
les mains tendues vers le ciel, et prit enfin son Dieu à témoin. Me fixant
inlassablement, le président arpenta la pièce dans sa largeur, ainsi qu’un instituteur
mécontent de ses élèves. Les mots graves qu’il criait résonnaient en écho, certes en
raison des effets acoustiques de la salle, […], mais surtout à cause de la particularité de
sa voix. Une voix métallique, qui ébranlait la sensibilité, accrochait en permanence
l’attention et ne trompait pas sur la cruauté de celui qui parlait. Il brandit le gros
dossier posé à devant lui, en montrant les éléments qu’il contenait, comme pièces à
706
Idem.

345
conviction. Le rapport de Makaki. Des procès-verbaux d’audition […]. Des cartes
géographiques. Des plans et divers documents techniques » (pp. 90-91).

Le discours du narrateur montre que tout au long de cet interrogatoire, un rapport peut être
établi entre la parole proférée et le geste qui l’accompagne : la menace de crever les yeux de
Joseph est assortie du brandissement de la canne ; celle, latente, d’une exécution inéluctable
du prisonnier est précédée de la levée des mains vers le ciel pour prendre l’entourage à
témoin ; l’expression de la colère est accompagnée d’un rire nerveux, d’un ton haut. On peut
voir aussi dans la suite de l’interrogatoire que l’expression du mépris et de la haine est
marquée par une tentative de crachat au sol ou par le rictus sur le visage du tyran. On observe
le même rapport entre la parole et les gestes ou les attitudes des collaborateurs du tyran qui
interrogent souvent le prisonnier Joseph. Ainsi par exemple, la colère du Général Mortoni
frustré de ne pas obtenir l’aveu de culpabilité escompté, donne lieu à une réaction physique
terrible et symbolique de toute sa férocité :
« Toute la colère du Général se déchaîna. Mortoni devint aussi rouge et enflammé
qu’un volcan en éruption, aussi ardent qu’un incendie de plaine. Ses yeux et sa peau,
aussi blancs qu’un œuf, changèrent. Ils virèrent au rouge vif du piment des champs. Je
commençai à y voir rouge, moi qui n’avais jamais vu quelqu’un en colère et rouge
comme lui. Je crus que, dans sa manière de folie, il allait me tuer simplement du
regard, qu’il allait tout renverser, qu’il allait tout embraser alentour » (pp. 49-50).

Lorsque, « dans une apparition cérémonieuse », on lui apporte un faux procès-verbal à signer,
la parole que Joseph entend au départ est inoffensive et ne traduit aucun geste d’agression :
« Allez-y mon commandement, [dit l’agent au prisonnier Joseph Niamo] d’une voix qui n’eut
rien d’un ordre » (p. 64) ; mais dès que le héros prisonnier refuse de signer, les gestes du
bourreau suivent le ton haut de la parole proférée, comme en témoigne le héros lui-même :
« Du coup, la politesse et l’élégance qu’il [l’agent] empruntait à l’instant d’avant
s’envolèrent dans un état de colère.
-Signe-là !hurla-t-il, en pointant de l’index. Ses sourcils se touchèrent sur son front
bossu. Des plis verticaux se formèrent à la base, au-dessus de son gros nez, des signes
en V. Ses grands yeux s’ouvrirent comme s’ils voulaient lancer sur moi le globe de
leurs orbites affolés. Sa voix s’étrangla. Il enrageait à l’idée d’être blâmé s’il n’obtenait
pas la signature du prisonnier. Il bégaya, bafouilla. […]. Il jeta sur moi un regard
féroce et lourd de mépris. […]. Il me tutoyait maintenant […] : je n’étais plus son
commandant. Il allait et revenait, les mains croisées dans le dos, au-dessus de ses
fesses, comme s’il comptait intérieurement ses pas » (p. 65).

Dans la suite de l’interrogatoire, le bourreau furieux se montre beaucoup plus agressif en


paroles et en actes. Le héros-narrateur commente leurs échanges :
« Son regard de fauve errait entre moi et les menottes qu’il m’avait momentanément
enlevées pour me permettre de signer sans être gêné […]. Je ne vis pas venir le coup

346
qu’il m’asséna au menton et qui me jeta sur le lit. Il me releva en me soulevant par les
épaules jusqu’à la hauteur de son visage. Il me parla tout près. Je ne pouvais pas
esquiver les gouttes de salive que projetait sur ma figure sa bouche enfiévrée de rage.
Ses yeux n’exprimaient rien d’autre que la haine qu’il me vouait. Il menaça de me
reconduire dans la célèbre salle de danse où l’on couperait certains organes et me les
ferait avaler […] si je ne signais pas le procès-verbal.
-Vous me signerez ça ?tonna-t-il.
D’un coup de tête sec, il me fendit l’arcade sourcilière droite. Le sang gicla. Ma
chemise en fut trempée. Mon œil se ferma. Je retombai lourdement sur le lit quand il
me lâcha » (pp 67-68).

Dans Les Fleurs des Lantanas, des situations sont aussi présentées où la parole menaçante est
accompagnée du geste qui la concrétise. On se rappelle notamment la menace de mort faite à
un groupe de prisonniers (dont Bukadjo) par un dignitaire du régime et traduite sur le champ
par un coup de relvover dans l’anus de l’un d’entre eux (p 88).
On pourrait également évoquer la promesse de violence faite au héros Justin par un directeur
de prison dans Pleure Ô Pays […] : « Nous allons te polir, te travailler, refroidir. Tu as du
sang chaud » (p. 138). De la parole à l’acte, Justin se retrouve évanoui, victime d’une torture
effroyable.
Dans tous ces cas, on se situe certes à l’intérieur d’une interlocution restreinte qui implique le
héros-narrateur et quelques personnages ; mais une interlocution qui suggère quand même que
dans le contexte dialogique, c’est-à-dire dans la configuration communicationnelle inspirée de
l’oralité, la parole est souvent articulée au geste qui la réalise. Dans une interlocution plus
large où le lecteur réel peut se substituer au narrataire, une telle mise en scène fait du
narrateur un être multiple : « Homme dialogal, le narrateur est aussi homme théâtral car
‘’l’oralité ‘’ ne se réduit pas à la voix ; celle-ci n’est rien sans le geste qui la met en scène »707.
La « théâtralisation du corps parlant » dans les textes du corpus rappelle la gestuelle qui
accompagne le récit du conteur. D’une manière générale, la théâtralisation constitue le fond
permanent des cultures africaines et elle structure les oeuvres708. À propos de la culture
africaine, elle est encore présente dans le corpus à travers un autre élément qui colle à
l’écriture des textes analysés.

6. 1. 4 h) Les expression idiomatiques en langues africaines


On peut illustrer, comme dernier trait de l’oralité dans l’écriture des auteurs, l’introduction
des expressions idiomatiques en langues africaines. Nul n’ignore que dans le roman africain,

707
KAZI-TANI, N.- A., op. cit., p. 89.
708
V. NGAL, M. a M., Présupposés théoriques et méthodologiques à une théorie de la littérature africaine, cité
par KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p. 89.

347
la langue française cohabite avec les langues africaines, selon des modalités diverses, propres
à chaque écrivain. KAZI TANI observe le fait :
« […] le roman africain est doublement extra-ordinaire : il réalise d’étranges
métissages entre codes écrits et oraux, et il introduit dans la langue d’expression des
bribes de langues vernaculaires, des manières de parler, une vision du monde
spécifique si bien que l’effet d’étrangeté s’exerce aussi bien sur le lecteur étranger à
l’Afrique que sur le public ‘’légitime’’ »709.

Dans le corpus, la présence des langues africaines est généralement marquée par le système de
dénomination de certains personnages et de certains lieux. Qu’on se souvienne de certains
noms cités au cours de ce propos. Dans Le mort vivant : Nzétémabé Bwakanamoto, Makaki,
Niamo, Lissongo, Boniko, Yangani, etc., sont en lingala ou, à tout le moins, à consonance
africaine ; tout comme Yéli Boso, Manzaka, Motungisi, Mabaku, Bukadjo, Tongwétani,
Mabaya, Mbokabato, Mbokébebi, etc., dans Les Fleurs des Lantanas ; dans ce même roman,
d’autres noms sont en kikongo ou dans une langue variété du kikongo : Ntangu, Mabaya,
Makanda, Lumbu, Masangu, etc. On y retrouve encore des noms à consonance africaine mais
référant à une langue qui n’a pu être déterminée : Djaminga, Gazi yana, Nwéliza, etc.
Dans Le paradis violé de FWELEY, sont utilisés des noms kikongo (langue d’origine de
l’auteur) comme Mwana, Zola (Zoa), Mena, Mfumu Untu, Nzambe -a- Mpungu, Bana Ndara,
etc ; des noms en Ciluba ou proches de cette langue y sont également présents : Mvidi-
Mukulu, Kapiga, Senga, etc. ILUNGA KAYOMBO recourt, dans Pleure Ô Pays […], à des
noms à consonance du ciluba (sa langue) comme Kayeye et Selele. Dans Le Doyen Marri de
NGANDU, les langues sont représentées par des noms qu’on peut considérer comme relevant
du registre du lingala : Sadio Mobali, (Sam) Bikeko, Disengi Elombe Motokao, etc. ; du
registre du ciluba : Toba Toba, etc.
Mais l’influence des langues africaines n’est pas perceptible qu’à travers les noms des
personnages et des lieux. Divers mots et expressions la signalent également à travers les
textes. Dans Le Doyen Marri, on peut relever entre autres l’intrusion des mots ou expressions
en lingala : les « mikaba », ceintures (p.45) ; « madesu ya bana » (p.105), haricots pour les
enfants, code de corruption ; « mpiodi » (p.117), espèce de chinchards ; « ndako ya bikeko »
(p.124), maison ou ministère de statuettes ; « tangawushi » (p.125), espèce de gingimbre ;
« zuwa ya bosenzi » (p.144), jalousie de chimpanzé ; « foula foula » (p.146), sorte de taxi-
brousse ; « mama éé, mama éé, bangando ba yéé ! Bangado é. Tickets na maboko ! » (p.149),
les contrôleurs, les contrôleurs, vos tickets à la main ! ; « Nganga Pondu-Pondu » (p.153),

709
KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p.158.

348
féticheur Feuilles de manioc ; « matiti mboka » (p.172), code de reconnaissance des agents de
sécurité et de torture appartenant à un même groupe tribal dans un contexte de répression, etc.
Du ciluba, sa langue maternelle, NGANDU utilise aussi quelques expressions, notamment :
« Yudasse » (p. 64), « bakishi wa yaya » (p.113), forme d’exclamation invoquant l’esprit des
siens (souvent défunts) ; « muselekeci » (p.119), espèce de gecko ; « Mwa Njadi, Yep’o,
Yep’o, Yep’o » (p.121), forme d’interjection invocative personnalisée au nom de Mwa
Ndjadi ; « thèè ! bwi ! », « ololooh ! » (p.122), expressions exclamatives, etc.
Ngandu effleure même du swahili : « matungulu pori » (p. 167), espèce de gingimbre de
brousse; cifuru (p. 185), etc. Dans Le Paradis Violé, se rencontrent des extraits en kikongo
comme « Bika Mpioso kakala yaku » (Que notre ancêtre Mpioso te protège, p. 19) ou
« lungoyi ngoyi » (instrument de musique, p. 78) ; mais aussi en lingala : « Tia mundule
mwana mayi », « Na lingi yo. Na lingi yo mingi, Beya » (p.26), ‘’joue la musique, mon
cher’’ ; ‘’je t’aime. Je t’aime beaucoup, Béa’’; « tia mundule mwana mayi. Na lingi na bina
ngai. Tika tomela mwa bock » (p.78), ‘’joue la musique, mon cher. J’ai envie de danser.
Buvons un verre’’ ; « ministres ‘’ mwasi ya ndumba’’ (p.96), ‘’ministres prostitués, coureurs
de jupons’’; « lititi mboka » (p. 106), code de reconnaissance déjà expliqué, etc.
Quelques mots lingala se retrouvent aussi dans Les Petits Garçons […] de DONGALA :
« Kimbiolongo » (p.187), racine médicinale, « pili pili » (p. 303), piment, etc.
Il faudrait également mentionner le parler de la rue, tel que l’illustre la réaction des enfants du
village de Ntangu à la vue de Gazi Yana transformée après l’assassinat du docteur Bukadjo :
« m’dami-eh, m’dami-eh, m’dami-eh » (p. 217).
L’intégration de ces mots et expressions en langues africaines ou africanisés, tend à enraciner
l’œuvre dans son contexte culturel et à lui conférer une certaine couleur locale. Cette
démarche, qui n’est pas sans produire des effets esthétiques, peut aussi être comprise comme
une quête identitaire où se perçoit une volonté d’africaniser le français en tant qu’outil de
travail. Ces africanismes traduits dans le corps du texte ou en bas de page, ou même intégrés
bruts sans la moindre explication, occasionnent une rupture énonciative qui participe
symboliquement de la violence de l’écriture romanesque.
6. 1. 4 i) Le symbolisme
Le symbolisme est l’une des caractéristiques du conte traditionnel 710 que l’on peut relever
dans les textes analysés. À ce propos, il importe de noter que « le symbolisme [des textes] se
construit d’abord autour [du] bestiaire »711, particulièrement exploité au niveau de la création
710
NSONSA VINDA (loc. cit., p. 48) et David N’GORAN (op. cit., p. 64) comptent le symbolisme parmi les
traits du récit traditionnel africain et insistent sur la fonction symbolique dans l’art de la parole.
711
DABLA S., J.-J., op. cit., p. 169.

349
des personnages. En effet, pour traduire le rapport de violence entre les agents du
commandement et leurs victimes (peuple), les auteurs recourent, on s’en souvient, au
symbolisme animal et investissent les premiers d’attributs de bêtes féroces (tigres, buffles,
éléphants…) ; et les seconds, d’attributs de bêtes fragiles et inoffensives (gibier, musaraigne,
cafard, crapaud, poule…). Ce symbolisme bestiaire fait des agents du commandement des
monstres dominants comme les Ogres dans l’univers du conte traditionnel. Les sociétés
romanesques représentées deviennent elles aussi symboliques de la jungle où les puissants
(agents du commandement) imposent leur loi aux faibles (victimes, peuple). Il s’ensuit un état
sociétal marqué par la violence, le malheur, la mort.
Outre le symbolisme bestiaire, l’écriture romanesque traduit cet état de violence à travers
d’autres éléments architecturaux ou paratextuels des textes analysés, notamment la couverture
des romans, les titres de ceux-ci et certaines citations (proverbes) à l’entrée de certaines
parties des romans (dédicaces ou subdivisions internes des textes). S’agissant de la couverture
des romans, on est conscient qu’elle est généralement le fait de l’éditeur plutôt que des
auteurs de ceux-ci. À ce titre, elle n’aurait rien à avoir avec la signification des œuvres. Elle
n’est analysée ici que du point de vue du lecteur qui reçoit dans ses mains l’œuvre comme
produit fini, accompli comme un tout dont chaque élément (y compris la couverture) peut
concourir à la signification globale. De ce point de vue, on constate que sur la couverture des
romans analysés, le symbolisme de la violence, du malheur ou de la mort s’exprime de
plusieurs manières. Il convient donc d’interpréter ensemble couvertures, titres des romans et
certains éléments internes aux textes du corpus (citations) pour déterminer leur pertinence par
rapport à la problématique de la violence postcoloniale.
En ce qui concerne Le mort vivant de DJOMBO, la couverture se présente comme suit :

350
On peut y observer un masque africain en bois plus ou moins sombre, quelque peu rongé par
les mites, qui occupe la partie supérieure de la couverture. Ce masque représente le visage
d’une femme aux cheveux tressés en nattes fines mais fendillés par une ligne très visible au
milieu de la tête. Cette belle femme aux lèvres pulpeuses a les yeux fermés et est sûrement
morte. Ce serait donc un masque de mort qui symbolise et annonce toute la thématique de la
mort abordée dans le roman. Le symbolisme de la femme morte traduit en effet une négation
de la vie, car la femme, génitrice, est justement le symbole de la vie. Le titre même du roman,
« Le mort vivant », qui occupe la partie inférieure de la couverture, juste en-dessous du
masque, explicite ce symbolisme de la mort par la préséance qu’il accorde à la mort dans la
juxtaposition des termes qui le constituent : le terme « mort » vient avant le participe
« vivant » référant à la vie. Le symbolisme de la mort est encore renforcé par le noir de
l’encre qui colorie le titre. L’idée de la permanence de la violence et de la mort est encore
traduite dans la dédicace du roman, entre autres, par une citation, proverbiale à maints égards,
de deux vers empruntés à Jean de LA FONTAINE : « Souvent on rencontre sa destinée par/
les chemins qu’on prend pour l’éviter »712. Le parcours du héros Joseph, tel qu’il se dessine
dans le roman, offre des éléments qui confirment ce caractère incontournable du destin. Le
titre du roman peut ainsi être doublement explicité par rapport à la situation du héros Joseph
Niamo : la violence extrême qu’il subit devrait logiquement entraîner sa mort. Il ne peut que
mourir à la suite de tels traitements effroyables et d’ailleurs il est quasiment en train de mourir
lorsque le lobby tribal s’empare de son cas pour forcer sa libération. Cette situation de
« quasi-mort » du héros, son statut de « miraculé d’une longue mise à mort » (p. 17) donne
partiellement le titre au roman. Une autre explication convient aussi pour justifier le titre :
lorsque, libéré de sa longue captivité, cet enfant disparu depuis des années rentre enfin à son
domicile, puis dans son village natal. Il ne peut être considéré que comme un revenant, un
mort qui revient, un mort vivant aux yeux des survivants.
La couverture de Les Fleurs des Lantanas de TCHICHELLÉ est conçue de la manière ci-
après :

712
LA FONTAINE, J. De, cité par DJOMBO, H., op. cit., p. 7.

351
Elle représente une belle photo des fleurs multicolores déjà écloses et de graines en état de
mûrissement avant l’éclosion. Ces fleurs et ces graines sont entourées de feuilles bien vertes
qui témoignent de la fertilité du sol qui les nourrit. Mais on observe autour des fleurs et des
graines, ainsi que des feuilles vertes, des épines bien dressées comme pour protéger cette
merveille de la nature de la cueillette. La plante est en fait un Lantanier qui apparaît sur un
fond noir, comme si la photo avait été prise de nuit. L’association de belles fleurs, des épines
et du fond noir semble très symbolique de la situation de leurre et malheur décrite dans le
roman. Leurre des indépendances : belles promesses de bonheur pour le peuple (beauté des
fleurs) ; mais promesses dont la concrétisation est compromise par la violence (cueillette des
fleurs obstruée par les épines). La conséquence est une situation inextricable de risques, de
souffrance, de douleur, bref, de beaucoup de malheur, figurée par le noir qui enveloppe les
apparences de joie trompeuses exprimées par les fleurs. Situation de risques, de douleur et de
malheur que même la dédicace ne dément pas : « À la mémoire de mon père Stéphane et de sa
mère Marie Landou » montre que les dédicataires sont des personnes mortes. Par ce côté,
l’auteur maintient la thématique de la douleur et de la mort. Il continue de rappeler l’idée de
l’engrenage de la violence et du malheur à l’entrée des trois parties qui subdivisent le roman :
« tout homme vit sa vie comme une bête traquée », indique-t-il au seuil de la première partie.
Par ces mots empruntés à Nicolas DAVILA713, l’auteur fait allusion au principe de la chasse à
l’homme et aux violences policières instituées dans la société romanesque mise en scène dans
le roman. Cette citation renforce le symbolisme du leurre et du malheur des indépendances
exprimé ci-haut par les fleurs des Lantanas sur la couverture. L’autre citation qui précède la
deuxième partie, amplifie ce symbolisme par la référence à l’enfer. L’auteur cite ici Graham
GREENE : « Vous savez ce qu’a répondu Méphistophélès à Faust, dit Monsieur Prewit,
quand celui-ci a demandé où était l’enfer ? Il a répondu : ‘’Mais l’enfer c’est ici ; et nous n’en
713
DAVILA, N., cité par TCHICHELLE T., F., op. cit., p. 9.

352
sommes jamais sortis’’ »714. Le « c’est ici l’enfer » de Méphistophélès correspond bien à la
description de l’univers romanesque mis en scène comme figuration de l’Afrique
indépendante, telle qu’elle est représentée par l’ensemble des éléments symboliques évoqués
jusqu’ici. La citation de Camilo José CELA, en exergue au début de la troisième partie du
roman, conforte davantage ce symbolisme négatif : « Celui que le destin poursuit ne peut s’en
délivrer, même en se cachant derrière les pierres »715. Il faudrait entendre par là le constat
d’une situation de violence ou d’un état d’enfer permanent, inévitable, ainsi que l’expérimente
le héros Bukadjo sur le parcours le menant jusqu’à la mort réelle. Les trois citations
examinées convergent en fait dans la signification d’une situation d’oppression, de répression
et d’anéantissement perçue comme une fatalité. On retrouve le caractère incontournable du
destin évoqué à propos du parcours de Joseph dans Le mort vivant. Le titre « Les Fleurs des
Lantanas », avec le symbolisme qui l’enrobe, traduit donc ce contraste entre le bonheur
promis par l’indépendance et l’état d’oppression et de misère qui en tient place.
La couverture de Le Paradis Violé de FWELEY est présentée de la manière suivante :

Elle est de couleur rouge et porte en son milieu une sorte de cadre en noir sur le fond duquel
le titre est frappé en blanc. La superposition de ces trois couleurs (rouge, noir et blanc) peut
être lue comme symbolique d’une situation qui ne s’écarte pas de la tendance observée dans
les deux autres romans déjà examinés. En effet, comme le suggère le titre même du roman, le
pays, si riche, aurait dû être un paradis (symbolisé par la couleur blanche) ; mais ce paradis
rêvé est devenu un enfer, un lieu de malheur (symbolisé par le noir) à cause du « viol » des
indépendances, c’est-à-dire que le paradis a été violé à cause de la violence multiforme que
celles-ci ont générée et exacerbée (symbolisée par le rouge).
714
GREENE, G., cité par TCHICHELLE T., F., op. cit, p.53.
715
CELA, C. J., cité par TCHICHELLE T., F., idem, p.129.

353
C’est encore en rouge, ce même rouge de malheur, qu’est présenté le titre du roman
d’ILUNGA KAYOMBO : Pleure Ô Pays ou les naufragés de l’histoire dont la couverture est
présentée ci-dessous :

Il faudrait entendre d’emblée que


le naufrage des indépendances est
la cause du malheur et donc des
larmes du peuple. Le titre
« Pleure ô pays ou les naufragés
de l’histoire » traduit une situation de désolation où le peuple martyrisé puis oublié du pouvoir
postcolonial, n’a plus, tels des naufragés de l’histoire, que ses yeux pour pleurer. La violence
postcoloniale ne lui offre pas d’autre possibilité que de pleurer. Avec résignation, le héros
invite emphatiquement son pays à pleurer, à continuer de pleurer. Le titre ainsi conçu renvoie
au symbolisme de l’enfer évoqué ci-haut. Mais cette invitation est en fait ironique puisque
l’idée qui la sous-tend est exprimée à travers la citation empruntée à Victor HUGO. Celle-ci
placée en exergue au début du roman, donne la mesure de cet état d’enfer en même temps
qu’elle incite à l’action : « Partout, pleurs, sanglots, cris funèbres/ Pourquoi dors-tu dans les
ténèbres ?/ Pourquoi t’es-tu laissé lier de bandelettes ?/ […] / Lazare ! Lazare ! Lazare !/
Lève-toi ! »716
Cette incitation à la révolte est consécutive à l’état d’enfer dans lequel est maintenue la
société. La dédicace du roman fournit à ce propos un détail très significatif de la situation des
dédicataires. En effet, l’auteur s’adresse « À tous les ‘’damnés de la terre’’ » (p. 8). On voit
que le symbolisme du malheur et des larmes contenu dans le titre est relayé par la citation
mise en exergue en première page et par la dédicace elle-même. La situation de dictature
constitue cet enfer qui appelle la révolte et qui engage le héros Justin dans un combat qui le
conduit jusqu’à l’exil.
La couverture du roman Le Doyen Marri de NGANDU se présente de la manière suivante :

716
Victor Hugo, Les châtiments, cité par FWELEY D., op. cit., p.7.

354
Le titre est frappé en noir sur la partie supérieure d’une couverture en jaune. En dessous du
titre, une photo en noir et blanc sur laquelle deux fillettes aux cheveux tressés portent leur
regard loin devant elles. Derrière elles et sous la lumière du soleil (fond clair), une petite forêt.
Le titre du roman reste en soi énigmatique, pas évident à mettre en rapport avec la situation de
violence décrite dans le roman. Le « Doyen Marri » est en fait le nom d’un bouc qui sert de
monnaie de change à Sadio Mobali pour obtenir son diplôme d’État. Mais que ce bouc soit
fâché (marri) et qu’il meure de fatigue par la suite, n’aide pas un brin à y voir plus clair. Il
n’est pas exclu que ce soit un prétexte pour dire la situation d’une dictature (noir du titre) aux
abois (jaune du vieillissement ou de déclin sur la couverture) et qui, par conséquent, autorise
l’espoir perçu dans le regard innocent et infini de fillettes vers le lointain, vers le futur. Une
telle hypothèse reste plausible vu qu’à la fin du roman, le narrateur signale que le jeune héros
Sadio Mobali a triomphé de la dictature. Dans ce sens, la photo des deux fillettes recouvre le
symbolisme de l’espoir dans une vision optimiste qui présente le système de malheur
(dictature) en perte de vitesse. De nombreuses citations que l’auteur place entre la dédicace et
le premier chapitre du roman, se rapportent au mythe de Cham et à la fin de la malédiction sur
l’Afrique Centrale. C’est tout symbolique. Quant au roman Les Petits Garçons […] de
DONGALA, sa couverture est ainsi présentée :

Cette couverture en beige comporte, dans sa moitié supérieure, une toile représentant une
cérémonie officielle, probablement à la fin de la colonisation, où coloniaux et indigènes
prennent place les uns à côté des autres. Figuration de la transition entre le passé et le présent,
c’est-à-dire de la passation de pouvoir et donc de l’indépendance naissante ; mais figuration
sur un fond rougeâtre, comme pour en suggérer l’échec du processus. Par rapport à cet état de
chose, le titre du roman, en vert, traduit l’espoir que symbolise la couleur : le vert de la

355
régénérescence. L’espoir et la renaissance sont en effet deux lignes de force du roman de
DONGALA. Non seulement ce symbolisme peut se lire à travers la remise en cause de l’ordre
dictatorial et l’amorce de la démocratisation du pays, mais aussi et surtout à travers la mise en
scène d’un narrateur-enfant faisant l’autopsie de la société en même temps qu’il s’active, pour
parler comme son grand-père, à, « lire et dans les livres des hommes et dans le livre de
l’univers » (p. 38). Tous ces savoirs accumulés et maîtrisés, l’enfant-narrateur, paradigme de
tous les enfants, disposerait d’une puissance réelle pour pouvoir, comme les astres, éclairer et
conduire, autrement, le monde. Ainsi pourrait s’expliquer le rapprochement, dans le titre, des
petits garçons avec les étoiles: les enfants sont comme ces astres qui ont la puissance de régir
le monde, de le conduire, de l’éclairer…
Il y a donc lieu de relever l’importance de la fonction symbolique dans le sémantisme des
textes analysés ; symbolisme qui contribue à la lisibilité de ceux-ci. Les différents aspects des
codes narratif et symbolique analysés permettent de confirmer la fécondation de l’écriture
romanesque du corpus par l’oralité africaine en générale et par les ressources du conte
traditionnel en particulier. Mais au-delà de tous les procédés narratifs qui relèvent du mélange
des genres, l’écriture romanesque des auteurs du corpus exploite aussi des procédés
rhétoriques sémantiquement performants par rapport la problématique de la violence.

6. 2 Les procédés rhétoriques dans les textes du corpus


L’analyse s’attache ici à passer en revue quelques procédés rhétoriques dont l’usage par les
auteurs semble fonctionnel dans le système de représentation de la violence.
6. 2. 1 La métaphore
Le premier de ces procédés sur lequel il faut revenir pour en dégager les rapports avec la
dénonciation de la violence, c’est la métaphore, « figure qui consiste à désigner une chose par
le nom d’une autre qui lui ressemble »717. La métaphore est donc « une substitution de mot par
analogie, souvent liée à une ‘comparaison abrégée’ »718. La métaphore semble en effet
participer à la construction d’une image précise, celle de la monstruosité ou de la férocité de
l’univers romanesque mis en scène. Ce symbolisme négatif exploite la métaphore à plusieurs
niveaux. L’analyse a souligné, dans le chapitre consacré à la caractérisation des personnages,
tout le poids de ce procédé. Elle a précisément relevé dans ce chapitre la caractérisation des
agents du commandement comme des bêtes féroces et dévastatrices à l’image des fauves
(tigres) ou autres mammifères (buffles, éléphants, etc.) ; mais également l’identification des
717
REBOUL, O., Introduction à la rhétorique, Paris, P.U.F, quatrième éd., [1991] 2001, p. 239.
718
BONHOMME, M., « Métaphore », dans CHARAUDEAU, P., & alii, Dictionnaire d’analyse du discours,
Paris, Seuil, 2002, pp. 375-376.

356
personnages-victimes à des bêtes inoffensives du groupe des amphibiens (crapaud), des
gallinacés (poule), etc. C’est qu’il n’y a rien de plus féroce que ces fauves et ces mammifères,
et en face d’eux, rien de plus fragile que les amphibiens, les gallinacés, etc.
Sans doute que par son apport au symbolisme bestiaire, la métaphore sert déjà efficacement
l’écriture de la violence et donc le projet de dénonciation de la violence postcoloniale. Mais la
métaphore n’est pas qu’animale et ne concerne pas que la caractérisation des personnages.
Elle est également utilisée dans diverses situations pour suggérer des correspondances très
symboliques dans le cadre de la représentation de la violence. Une telle fonctionnalité est
perceptible par exemple dans la dénomination de certains lieux où se déploie l’activité de la
violence.
Ainsi, dans Le mort vivant de DJOMBO, un des lieux emblématiques de la torture est appelée
le « Kilimandjaro ». C’est là que le héros Joseph subit une torture effroyable. L’ordre qui l’y
envoie martèle bien : « Adjudant, conduis-le au Kilimandjaro »719. La victime entend de la
bouche du chef qui donne l’ordre, ces propos défiants : « tant pis pour vous, nous verrons à
quel point vous êtes coriace » (p. 152). On est ici dans les suites d’un interrogatoire sans
résultat pour les bourreaux. Ce « Kilimandjaro » n’est pas réellement le célèbre pic
montagneux de Tanzanie, mais une salle où est installé un dispositif de torture. À celui-ci sont
transférés certaines caractéristiques de la montagne africaine, et notamment la hauteur : il y a
un dispositif de cordes reliées au plafond par une poulie ; la difficulté de la remontée : le
héros attaché et suspendu à près de deux mètres du sol, jambes en l’air et tête en bas, a du mal
à relever la tête dans le bon sens ; le vertige dû à la hauteur et à la suspension : avec les
articulations qui lâchent et le regard qui devient impossible, le vertige engourdit le héros, qui
s’évanouit. Dans ce dispositif de torture, on éprouve, au bout du compte, des sensations
proches de celles ressenties, à quelques nuances près, lorsqu’on escalade ou atteint le sommet
du pic du Kilimandjaro. La dénomination métaphorique de ce lieu de torture est donc une
transposition par analogie de ce que représente la montagne du Kilimandjaro, haute de plus de
six mille mètres : la difficulté, l’épreuve, la souffrance. Mais on sait que dans le cas de la salle
« Kilimandjaro », l’épreuve de la torture et la souffrance sont particulièrement pénibles,
avilissantes, inhumaines. C’est sans doute l’acuité de la torture qui justifie l’appellation de la
salle et aussi le défi lancé au héros prisonnier.

719
Désormais, sous cette rubrique, les mots ou groupe de mots affectés par un procédé rhétorique seront
soulignés dans la citation par le caractère italique.

357
La métaphore s’applique à un autre haut lieu de la souffrance dénommé « place rouge ».
C’est le lieu des exécutions des prétendus comploteurs contre le tyran Nzétémabé. Cette
dénomination découle du rôle que ce lieu joue dans le système de répression :
« Le président ordonna que tout le sang versé des ‘comploteurs’ fût conservé en
guise de solennel avertissement aux ennemis du peuple. Ce sang, étalé sur l’asphalte,
garde une couleur si vive que les gens ont baptisé cet endroit la place rouge ou encore
la place du sanguinaire président ».

La « place rouge » est ainsi la place de la terreur, de l’horreur et du sang. C’est un lieu
emblématique de la violence du tyran Nzétémabé, en même temps qu’un clin d’œil historique
à la dérive totalitaire, ainsi qu’il a été expliqué précédemment (chapitre sur l’espace).
Il y a dans cette dénomination, particulièrement dans le contenu de l’adjectif « rouge », un
transfert de sens qui vient de la couleur rouge du sang des victimes répandu sur la place.
La société yanganienne elle-même, qui est le principal cadre du récit, est dite « une jungle »
(pp. 97, 135). Ici, le sens d’une végétation qui sert de repaire naturel aux grands fauves,
s’étend à la société des hommes, où sévit la loi des fauves, de la sélection naturelle et donc
l’arbitraire et de la cruauté. Le rapprochement entre la jungle naturelle et la « jungle »
humaine ou sociale se fonde sur l’absence de vertu et de raison, donc sur le règne du plus
fort ; celui-ci étant le mode de régulation des rapports entre les composantes des deux univers.
Cette métaphorisation négative de la société yanganienne est encore faite par le héros au
moment où, par un heureux concours des circonstances, il est retiré de l’univers carcéral pour
retourner à la liberté dans un palace : « Je ne comprenais rien à la métamorphose de la
situation, même si j’eus le soupçon que mes frères de clan pouvaient opérer encore quelque
chose pour m’aider à échapper à la peine capitale. M’avait-on libéré de l’enfer pour
m’exécuter au paradis ? » (p. 13). L’« enfer » métaphorise la situation de captivité de Joseph
à l’île de la mort. L’analogie est faite ici entre les souffrances cruelles de l’emprisonnement et
les tourments qu’on attribue traditionnellement à l’enfer. Le héros Joseph parle de son
« enfer » qu’il oppose au « paradis », lieu de bonheur représenté par le palace où il est logé,
dans un luxe insolent qui contraste à tous points de vue avec la prison, et surtout en toute
liberté. S’il s’interroge sur son sort, c’est parce qu’il ne peut pas comprendre que le damné
qu’il est, puisse changer subitement de conditions et passer de la mort imminente au luxe et à
la liberté ; mais c’est surtout parce qu’il ne sait pas encore sur le coup qu’il est en instance de
libération.
Comme on peut le remarquer, « Kilimandjaro », « place rouge », « jungle », « enfer » et
« paradis » sont employés dans un sens connoté qui confère aux lieux évoqués une

358
signification particulière en rapport avec la situation de violence du héros dans Le mort
vivant.
Dans Les Fleurs des Lantanas, l’usage de la métaphore affecte également certains noms des
lieux en fonction de leur rapport à la souffrance qu’ils génèrent pour les victimes. Par
exemple, le véhicule de l’armée qui enlève le héros Bukadjo pour le conduire à la prison
centrale est dit « four ambulant » (p. 44). La métaphore suggère ainsi toutes les propriétés de
chaleur, d’enfermement, bref, tout l’inconfort de l’engin, et donc toute la souffrance pour le
héros Bukadjo qui y est enfermé durant le parcours.
Une autre métaphore négative est utilisée par le personnage de Masika, la « mère » du héros
Bukadjo, qui ne considère pas autrement la prison yanganienne que comme un « abîme ». Elle
emploie cette métaphore dans le reproche qu’elle formule à l’endroit de Djaminga, la femme
du héros emprisonné : « Ainsi tu as préféré le laisser tomber dans l’abîme sans essayer de
l’en empêcher» (p. 56). Cette perception de la prison se justifie au regard de la pénible
captivité du héros, émaillée de supplices, d’humiliations mais surtout de beaucoup
d’incertitude. On aurait cru qu’il n’en sortirait jamais, ou que difficilement, comme d’un
gouffre ou d’un abîme justement. Une autre métaphore concerne le village de Nyandarwa où
le héros Bukadjo libéré est affecté comme médecin. Ce village est métaphoriquement décrit
d’un point de vue climatique : « Vivre à Nyandarwa, c’est demeurer dans une fournaise […]
implacable […] » (p.147). Le rapprochement entre le climat du village et la fournaise se fonde
sur le degré trop élevé de chaleur et sur l’idée de suffocation, donc de l’inconfort, que celle-ci
peut entraîner pour les habitants. TCHICHELLÉ dit aussi la précarité de l’univers peint à
travers la métaphore d’autres lieux d’habitation. Ainsi, sur sa route vers Nyandarwa, le héros
Bukadjo peut observer tristement « un troupeau de cahutes zébrées de graffitis et ruminant
leur misère à l’ombre des avocatiers […] » (p. 131). Le symbolisme bestiaire reste permanent
dans la représentation de la violence. L’image du « troupeau » pour des habitations suggère
qu’elles sont agglutinées, loin de toute norme spécifique en matière d’habitat. C’est donc un
désordre significatif de la pauvreté. Le fait de « ruminer » la misère traduit un état de
résignation par rapport au délabrement et au dénuement. Désordre et misère participent de
l’isotopie de la violence.
DIANGITUKWA oppose à ce sujet des métaphores très explicites. Il appelle « éden » (sic),
« le lieu d’élection des bourgeois qui y habitent depuis de très nombreuses années ». C’est en
fait un quartier chic sans commune mesure avec ces autres « Harlem » de Kinsassa qui
renvoient l’image d’une pauvreté écoeurante, mais silencieuse. Le fou Zoa voit juste lorsqu’il

359
déclare : « Notre vie est une prison dorée »720. L’identification de la vie misérable du peuple à
la prison déshumanisante trouve justification dans un ensemble de difficultés et de traitements
qui ôtent à l’être humain sa valeur et sa dignité. Une telle métaphorisation des lieux rattache
au symbolisme ci-haut évoqué de l’enfer et de la jungle, qu’on retrouve par ailleurs dans Les
Petits Garçons […] de DONGALA : l’enfant-narrateur Matapari, victime, comme beaucoup
d’autres de ses compatriotes, d’une répression sanglante, qualifie métaphoriquement la
situation d’« enfer » (p.227) pour mettre en évidence la violence du commandement qui broie
le pays. De même, pour le décrire comme un lieu très hostile, particulièrement dangereux
pour le peuple, le palais présidentiel dans Pleure Ô Pays […] est appelé « Babylone » (p.
117). Protégé par une muraille de soldats armés qui répriment dans le sang les chrétiens qui
revendiquent la paix et la liberté, ce « Babylone » romanesque se donne comme un lieu de
violence et de mort, non sans rappeler une certaine image de Babylone réelle, historique, à
certaines périodes de son existence. On pense notamment au cinquième siècle où, sous
Xerxès, la ville fut le point centrifuge d’une répression meurtrière 721. C’est donc au sens de
« siège » ou « foyer » de la violence que le nom de « Babylone » est utilisé ici.
L’usage de la métaphore porte aussi, outre la caractérisation des personnages et certains lieux-
cadres, sur les actes de violence eux-mêmes. Ainsi, l’une des épreuves de torture dans Le
mort vivant est significativement dénommée le « whisky ». Il s’agit d’une épreuve qui
provoque le vertige et plonge la victime dans un état d’hébétude et d’ivresse comme après une
consommation excessive du whisky. Le héros Joseph en fait l’expérience au cours d’une
séance de torture :
« -Connais-tu le whisky ? demanda-t-il [le bourreau]. Il est meilleur ici qu’en Ecosse.
Le sais-tu vraiment ? […].
Ne connaissant pas le whisky dont parlait l’adjudant, je le découvris à la pratique.
Debout et plié en deux, je tournais à vitesse progressive, autour de l’index droit pointé
sur le sol, tandis que ma main gauche, posée sur mon dos, ne devait intervenir en
aucun cas, quand je perdais l’équilibre. Je passai la première minute à courir en rond.
Pris de vertige, je titubai, m’affalai sur le ventre en heurtant du menton la chape
rugueuse. Les brûlures que je ressentis aux genoux, aux coudes et au menton
m’indiquèrent que j’étais blessé à ces endroits. Des coups de fouet me relevèrent
aussitôt et me remirent dans ma course folle. Transpirant à grosses gouttes, je perdais
le souffle et sentais peu à peu mes jambes me lâcher, mon estomac se retourner, mes
yeux s’embuer, puis se remplir d’étoiles. Effectivement, j’étais comme saoul, ainsi
qu’après une forte dose d’alcool pour qui n’y est pas initié » (pp. 78-79).

« Whisky » est donc une métaphore ironique, une métaphore à prendre à contre-sens de ce
qu’exprime ordinairement le mot. Une analogie peut par contre être établie entre les effets de
720
FWELEY D., op. cit., respectivement pp. 27, 34 et 77.
721
V. Le petit Robert des noms propres.

360
l’épreuve de torture et les conséquences de la consommation de la boisson. La torture des
prisonniers débouche souvent sur l’exécution de ceux-ci. Le héros Joseph, parlant de l’un de
ses codétenus avec lequel il s’est entretenu la veille et qu’il n’a pas retrouvé le lendemain,
indique que celui-ci a été « mangé par les ténèbres » (p. 122), c’est-à-dire exécuté durant la
nuit. Le contexte et les circonstances de temps poussent à interpréter le participe passé
« mangé » au sens, non de « consommé », de « dévoré » ou « englouti », mais de « tué » sans
la moindre défense, avec la complicité de la nuit. Au sujet d’un autre détenu qui brave le tyran
Nzétémabé, le texte indique que « la pluie de balles qui s’abattit sur lui par la suite ne put
cribler son corps » (p. 139). La métaphore « pluie » insinue donc à la fois la quantité et
l’intensité des projectiles mortels qui, tels des gouttes de pluie, se déversent sur le corps de la
victime. La métaphore suggère sans doute aussi l’acharnement des exécuteurs. À propos de
ces derniers, le narrateur signale que « nombreux étaient ceux qui avaient vendu leur âme
impies à la religion du sanguinaire dont ils exécutaient aveuglement les ordres par conviction,
par dépit, par inconscience ou par cupidité » (p. 117). La « religion » du sanguinaire est la
métaphore du pouvoir du tyran et de tout ce qui le sous-tend : idéologie de la violence, soif de
sang et donc bestialité, inhumanité.
Dans Les Petits Garçons […], à la suite d’une répression terrible, l’enfant-narrateur observe
que « […] ce soir-là, même le croissant de lune racorni comme un globule rouge de
drépanocytaire apparaissait rougeâtre comme si sa lumière traversait un brouillard de sang »
(p. 228). Si l’effusion du sang des victimes de la répression peut ainsi se refléter jusque dans
les phénomènes atmosphériques, il faut bien imaginer qu’au sol, la violence dépasse tout
entendement. La métaphore « brouillard de sang », qui tend à justifier la rougeur de la lune,
insinue que l’effusion de sang est à ce point énorme qu’elle donne lieu à une couche
brumeuse de sang. On dirait que c’est en traversant une telle couche de sang que la lune
devient rougeâtre. En évoquant une telle image de sang dans l’atmosphère, la métaphore ne
peut pas mieux exprimer l’acuité des actes de violence du commandement.
Pour traduire une telle image, FWELEY utilise également une métaphore qui en emprunte
aux éléments atmosphériques. Le héros Mwana qu’il met en scène dans Le paradis violé
trouve que dans sa société (Kinsassa), « toute la vie est ligotée dans un brouillard épais » (p.
13). « Ligotée » a ici le sens d’une entrave non pas physique et réelle, avec des fils qui
empêcheraient par exemple tout mouvement, mais invisible, morale, existentielle, qui n’offre
aucune perspective, aucun espoir. Un « brouillard épais » a la particularité d’obstruer la vue
de ce qui est devant soi. En situation de circulation routière par exemple, cette obstruction
peut mener à une catastrophe, à la mort. Par analogie à un tel contexte, la métaphore

361
« brouillard épais » signifie que dans la société du héros dominée par la violence, la vie est
sans issue, sans lendemains. Elle est entravée et sans perspective. D’autres métaphores
utilisées dans le roman soutiennent ce constat pessimiste : « La maison est triste. Les pieds
écrasent les flammes de l’espoir. L’angoisse croisée dans la rue vient se blottir dans le creux
de la main. La porte se ferme » (p. 133). « La maison » et « les pieds » sont des métaphores
métonymiques. La « maison qui est triste » désigne le pays dominé dans son ensemble ; la
séquence « les pieds qui écrasent les flammes de l’espoir » renvoie au pouvoir du
commandement qui, par sa violence, étouffe toute possibilité d’espérer un avenir de bonheur.
« La porte qui se ferme » traduit la même idée d’un destin obstrué et sans issue évoqué ci-
dessus par la métaphore de « la vie ligotée dans un brouillard épais ». Il s’agit ici d’une
manière de signifier l’échec de l’indépendance acquise, et particulièrement du
commandement postcolonial. À propos de celui-ci, FWELEY utilise une autre métaphore
pour dire ce qu’il aurait dû être, mais n’est pas : « une paupière qui protège l’œil ! » (p. 75).
La paupière est une membrane dont le rôle protecteur est bénéfique à l’œil. Elle empêche
notamment que des « corps étrangers » ne pénètrent dans l’œil, ne l’irritent et ne gênent ainsi
la vue. Ce rôle protecteur et vital est justement ce en quoi le commandement postcolonial est
défaillant : il n’est pas pour le peuple ce que la paupière est pour l’œil. Ces exemples
montrent que l’usage de la métaphore, qui affecte à la fois la caractérisation des personnages,
la dénomination des lieux et la description des actes de violence, est concordant et pertinent
par rapport à la représentation de la violence dans le corpus.
Mais la métaphore est encore utilisée pour signifier certains contextes ou certains états dans
lesquels se trouvent les personnages. Dans son exil forcé au village natal, Justin, le héros de
Pleure Ô Pays […], est menacé par des sorciers qui déciment sa famille. Contre les attaques
de ceux-ci, des hommes avertis lui proposent des « anti-balles » ou des « paratonnerres » (p.
25). Ces deux termes sont la métaphore de « fétiches » ou « gris-gris », et représentent,
comme une vraie anti-balle et un vrai paratonnerre, un dispositif de protection contre le
danger, et ici, contre la menace de la sorcellerie. De même, après son retour dans la capitale,
le héros Justin, secoué par tant de tragédies et par la faim, trouve que son corps est devenu un
« squelette animé » et son cœur, un « réservoir de vinaigre » (p. 90). Ces métaphores
renseignent sur la maigreur du héros, c’est-à-dire sur son aspect physique, squelettique, et sur
son amertume (cœur pas joyeux), bref, sur l’hostilité de ses conditions de vie.
Dans Les Fleurs des Lantanas, le docteur Bukadjo et le docteur Ngwandi, membre du clan au
pouvoir, ont des rapports très tendus à cause de la jeune infirmière Nwéliza. Autant le docteur
Bukadjo se montre intègre et humain vis-à-vis de la jeune femme, autant le docteur Ngwandi,

362
à l’image de ses compères du régime, étale toute sa légèreté et sa faiblesse en face de
Nwéliza. Le bras de fer qui oppose les deux hommes est l’une des causes qui aggravent le cas
de Bukadjo. TCHICHELLÉ utilise à leur sujet une métaphore très suggestive de ce que sont
les deux personnalités. L’auteur met la métaphore dans la bouche de la jeune Nwéliza
s’adressant au docteur Ngwandi qui la drague, la diffame et l’insulte : « Des injures à présent.
Ah monsieur le Directeur, vous me décevez beaucoup. Décidément, vous ne valez pas le
docteur Bukadjo. Entre lui et vous, c’est le jour et la nuit, excusez-moi de vous le dire » (p.
77). Le « jour » désigne le personnage de Bukadjo, responsable, droit, raisonnable,
respectueux et donc appréciable ; tandis que la « nuit » qualifie le docteur Ngwandi
irrespectueux, magouilleur, corrompu, sadique, détestable et violent. Les deux personnages
sont opposés comme le sont le jour et la nuit. Le rapport d’analogie se fonde donc sur cette
opposition de qualité métaphorisée par le jour et la nuit. D’un autre dignitaire, le maréchal
Sokinga, qui harcèle la jeune Nwéliza, TCHICHELLÉ décrit le comportement sexivore. Il
met dans la bouche de la jeune femme deux métaphores qui renvoient à l’univers domestique
et de la consommation : « Tu as tellement de femmes que je ne suis pour toi qu’un robinet de
plaisir : tu arrives, tu étanches ta soif, puis tu disparais… jusqu’à la prochaine séance » (p.
17).
Par analogie au « robinet » qui fait couler l’eau en abondance, Nwéliza se dit être perçue
comme une fournisseuse, une source intarissable de plaisir pour le puissant maréchal Sokinga.
Le ton de Nwéliza est empreint de dérision et de colère. « Tu étanches ta soif » renvoie à
l’acte sexuel que consomme le maréchal. Le contexte évoqué par ces deux métaphores est
celui de la violence faite aux femmes par abus de pouvoir. Cette métaphore traduit la vision
chosifiante de la femme dans le chef des agents du commandement.
Dans Les Petits Garçons […], le personnage de Boula Boula, ancien dignitaire du régime,
profite du vent de la démocratisation de son pays pour tenir devant le peuple un discours
démagogique. L’enfant-narrateur, qui est son neveu, s’en offusque. DONGALA met alors
dans sa bouche une métaphore très significative : « […] j’avais hâte qu’il arrête son char
avant que les gens ne se mettent à le huer » (p. 260). La métaphore « char » ne désigne pas
l’engin de guerre, mais le flot de paroles débitées et le bruit produit (comme dans le cas d’un
char) par le démagogue Boula Boula. Il faut considérer aussi l’image du char comme
symbolique de la volonté d’assujettir le peuple, de l’écraser ou de l’anéantir. On reste ainsi
dans le contexte de la violence, réelle ou symbolique.

363
Beaucoup de métaphores utilisées par les auteurs du corpus (jungle, enfer, paradis, abîme,
fournaise, prison, flammes, jour, nuit, etc.) sont des métaphores aujourd’hui banalisées, mais
réactivées dans le cadre du corpus pour renforcer la représentation de la violence.
À considérer ces quelques illustrations, il est possible d’inscrire l’usage de la métaphore dans
une vision pessimiste que confortent les différentes images de la violence. En effet, la
métaphore semble particulièrement renforcer le processus de rabaissement des personnages
du commandement, de la sphère de l’humanité à celle de la monstruosité ou de l’animalité ;
rabaissement aussi de la société humaine à l’univers de la jungle. De ce fait, l’espèce de mots
la plus affectée par la métaphore est celle du nom d’animaux (tigre, buffle, éléphant, etc.) et
de lieux (Kilimandjaro, enfer, abîme, four, fournaise, prison, etc.) qui symbolisent la violence
ou la souffrance.
Il convient toutefois d’indiquer que la métaphore est également utilisée dans certains
contextes positifs, même si ceux-ci se réfèrent toujours à une situation générale de violence.
Ainsi, par exemple, dans Le mort vivant, le héros Joseph est sauvé de la mort certaine par le
« tam tam de chez [lui]» (p. 129), c’est-à-dire par le réseau ou la chaîne de communication
des membres de sa tribu au Yangani. Le terme « tam tam » ne désigne donc pas l’instrument
de musique traditionnel en lui-même, mais plutôt métaphoriquement le rôle de connecteur ou
d’agent de liaison joué par ledit instrument dans la société traditionnelle africaine.
Ce « tam tam », c’est-à-dire le réseau d’influence tribal, fonctionne dans un contexte dominé
par la violence auquel il entend arracher le héros. Dans la suite de l’action du « tam tam » en
question, une autre métaphore est utilisée par le héros dans un sens positif : « J’étais blanchi
par les bourreaux eux-mêmes » (p. 134). La métaphore « blanchi » ne signifie pas que la
couleur de peau (noire) du personnage a été modifiée, mais que le héros a été innocenté,
disculpé ou lavé de toutes les accusations mensongères de complot portées contre lui.
Mais cet usage positif de la métaphore n’est pas prépondérant dans le corpus, au contraire de
celui où le procédé participe d’une vision pessimiste de la société. Il faut croire d’ailleurs que
cet apport n’est pas l’apanage de la métaphore. Dans son usage observé dans le corpus, la
métaphore est la plupart du temps hyperbolique. D’autres figures sont donc également
utilisées dans le processus de rabaissement et de disqualification du commandement. C’est le
cas de ce procédé qui établit des rapprochements entre personnages ou situations différents.
6. 2. 2 La comparaison
L’idée de comparaison est déjà présente, mais assez implicite, dans la métaphore analysée
précédemment. Elle devient plus explicite dès lors que l’écriture romanesque établit le
rapprochement entre deux éléments au moyen d’un adverbe de comparaison. Par rapport à la

364
représentation de la violence, le procédé de comparaison peut être examiné en tant que celui-
ci est appliqué aux agents du commandement, à leurs victimes ou à des situations liées aux
uns et aux autres. La plupart des rapprochements faits au sujet des agents du commandement
sont généralement négativisants. Ainsi par exemple, de la garde présidentielle ayant reçu un
ordre pour effectuer un enlèvement dans Les Petits Garçons […], l’enfant-narrateur dit : « La
garde s’exécuta aussitôt, s’éparpilla comme des moustiques à travers la ville et en moins d’une
heure, elle avait raflé tous ceux qu’elle voulait prendre […] » (pp. 256-257).
Dans Le mort vivant, le Général Mortoni échoue à faire avouer à Joseph le crime qu’on lui
colle à la peau. Le héros-narrateur rapporte : « Mortoni devint aussi rouge et enflammé qu’un
volcan en éruption, aussi ardent qu’un incendie de plaine » (p. 49). De même, dans Les
Fleurs des Lantanas, un dignitaire est présenté comme « un préfet tranchant comme une
machette longuement frottée contre une pierre, [c’est un] administrateur aussi redoutable
qu’un tigre en colère […] » (p. 125). Ces comparaisons établissent entre les personnages et
les objets ou les bêtes un rapport d’analogie reposant sur la capacité de nuisance, sur le critère
de dangerosité : le moustique, particulièrement agile et invisible la nuit, est capable de piqûre
mortifère. La dangerosité de celle-ci est à décupler quand on songe à l’action conjuguée de
beaucoup de moustiques, c’est-à-dire lorsque ceux-ci agissent ensemble, par nuée, ainsi que le
suggère la marque du pluriel dans la comparaison. Le rapprochement de l’action nocturne de
la garde présidentielle avec celle des moustiques suggère l’habileté et la nocivité des soldats
qui composent cette unité de l’armée. Une machette longuement frottée contre une pierre
présente la particularité d’avoir une lame à ce point aiguisée qu’elle couperait très facilement,
ou entaillerait très profondément. Une telle machette est une arme très dangereuse dont la
comparaison avec le préfet signifie que celui-ci est un homme très méchant et enclin à sévir, à
nuire. Cette disposition du personnage à la nuisance, sa nocivité est renforcée par la
comparaison avec le tigre en colère, qui est l’expression d’un danger imminent, de la mort
quasi devant soi. Quant au volcan en éruption et à l’incendie de plaine, auxquels est comparé
le Général Mortoni, ils ne soulignent pas moins la dangerosité du personnage, sa promptitude
à sévir, à faire mal, à tuer. C’est du reste ce sémantisme qui a été relevé dans l’interprétation
de son nom au deuxième chapitre de ce travail. La comparaison des soldats de la garde
présidentielle, du préfet et du Général Mortoni ramène à l’image du bourreau ou du monstre
sanguinaire dégagée et attribuée plus haut aux personnages de l’ordre du commandement.
Mais la comparaison concerne aussi d’autres personnages. Dans Le mort vivant, le héros
Joseph parlant de son enlèvement et des traitements subis à l’occasion, indique : « […] j’étais
victime d’une étrange et monstrueuse machination qui me plaçait dans un piège, comme un

365
gibier que les chasseurs devaient ramener vivant au village ». En fait, autant le gibier peut
paraître timoré et dépaysé, autant Joseph se sent totalement désemparé, stupéfait face à ce qui
lui arrive. La comparaison dénote une position de vulnérabilité et d’impuissance pour le
héros. Cette comparaison relève une logique de dévalorisation de la personne du héros. Cette
même logique est encore perceptible derrière cet autre rapprochement : « On m’attachait les
mains et les pieds dans le dos. On me pendait ainsi, à l’aide des mêmes cordes reliées à la
poulie du plafond, comme un singe que l’on boucanerait ». La comparaison des conditions de
boucanage d’un singe à celles de torture du héros dit tout de sa vulnérabilité, de son
impuissance et des supplices qu’il endure. Mais on retient surtout que la comparaison se fait,
dans ces deux cas, avec un animal (gibier, singe), tout comme dans Les Fleurs des Lantanas
où l’aspect physique du héros Bukadjo lors d’un interrogatoire est ainsi présenté : « un
homme à la barbe broussailleuse, amaigri, qui avait peine à se mettre debout et qui sentait
aussi mauvais qu’un bouc […] » (p. 83). Comme Joseph dans Le mort vivant, Bukadjo
comparé à un bouc dont la puanteur est caractéristique, est aussi animalisé. Les traitements
que ces personnages subissent et qui sont la cause de leur état (piégé, suspendu ou puant),
informent de ce ravalement au statut d’animal.
Mais la comparaison ne rapproche pas les personnages que des animaux. Elle s’étend aussi
aux choses. La position de vulnérabilité et d’impuissance de Joseph explique par exemple
cette autre comparaison du personnage : « Dans l’hélicoptère qui m’emmenait, je fus jeté sur
le plancher comme un colis postal […] ». Cette comparaison montre que le héros n’a plus
aucune valeur humaine aux yeux de ses bourreaux. Il est plutôt assimilé à un objet, en
l’occurrence un colis postal, qu’on peut balancer au sol ou sur le plancher, sans trop d’égards,
sans ménagement, avec brutalité, avec violence.
On a vu que souvent, les bourreaux s’acharnent à ligoter le prisonnier Joseph. C’est qu’ils se
le représentent négativement comme quelque chose d’évanescent, qui peut leur échapper à
tout moment. Un des agents commis à sa surveillance déclare ainsi à son supérieur : « -On ne
sait jamais, mon lieutenant, un élément de sa trempe est bien capable de disparaître comme un
gaz volatil […] » (p. 47). Cette comparaison, qui est sans doute sous-tendue par une allusion
au mysticisme (pratiques sorcières), montre combien la dévaluation du héros se poursuit à
travers la chosification.
Lorsque Joseph tombe dans le coma des suites de la torture et que son âme quitte son corps
devenu inerte, l’intéressé commente cette réaction : « Elle semblait refuser maintenant de
réintégrer ce qu’elle considérait comme une dépouille souillée d’humiliation et meurtrie par
les sévices. Cette âme ne voulait plus être l’ombre et la voix intérieure de la masse inerte et

366
finissante, écrasée sous l’abomination humaine » (p. 56). La comparaison du corps de Joseph
à « une dépouille souillée et meurtrie » se situe dans le prolongement de la logique de la
dévaluation de son être ; à tout le moins, elle en est la conséquence.
La comparaison qui exprime des rapprochements avec des animaux, des choses ou des états
de souillure ou de dégénérescence, s’applique en fait à tous les prisonniers. À propos de ceux-
ci, Joseph indique par exemple qu’à la prison de l’île de la mort, « le corps rabougri des gens
diminués ressemblait à une tige, et leur tête volumineuse avait l’aspect d’une grosse
calebasse » (p. 123). Pour un corps humain, le rapprochement avec une tige, d’ordinaire
mince, suggère la mauvaise alimentation en prison et donc l’amaigrissement comme
conséquence des mauvais traitements. De même, une tête humaine à l’aspect d’une grosse
calebasse indique un dysfonctionnement de l’organisme dû aux mêmes difficultés. On note
que la comparaison s’établit ici encore entre le corps du personnage et les choses (tige,
calebasse). C’est également le cas dans l’exemple suivant évoquant la purge que le régime de
Nzétémabé effectue dans ses propres rangs : « Certaines personnalités avaient trop grandi
comme des plantes qui avaient perdu leur taille ornementale et possédaient maintenant des
racines encombrantes pour le petit pot qui les portaient » (p. 117). De même que les plantes
perdent leur intérêt ornemental à cause de leur croissance dont les conséquences (grosses
racines, pot devenu étroit) les vouent à un destin tragique (arrachage, désherbage), de même,
les collaborateurs du tyran qui ne sont plus utiles au régime sont désignés à la délation et à la
décapitation. Mais une fois encore, le rapprochement des êtres humains avec des plantes
prolonge la logique de dévaluation, qu’on perçoit encore clairement dans Le Paradis Violé de
Fweley. Ici, le narrateur constate qu’à cause de la tyrannie, « les hommes meurent comme des
fourmis, comme des mouches, comme des moustiques ». On retrouve ce genre de comparaison
dévalorisante dans Les Fleurs des Lantanas où un proche du clan au pouvoir, qui propose de
construire un hôpital dans un village, s’adresse aux villageois en ces termes : « Pensez à vos
enfants qui meurent comme des mouches » (p. 216). Joseph dans Le mort vivant, signale les
exécutions massives des prisonniers selon un rituel prétendument conforme, « tandis qu’on
laissait crever, comme des mouches, les autres qu’on égorgeait » (p. 108). Non seulement la
comparaison insinue le caractère massif de la mort des personnages concernés, mais surtout
elle ramène les êtres humains au rang d’insectes. Le contexte de violence que ce type de mort
engendre est également rendu à travers des comparaisons tout aussi significatives, comme ce
fameux « croissant de lune racorni comme un globule rouge de drépanocytaire » déjà évoqué
à propos de Les Petits Garçons […]. Ce rapprochement du croissant de lune avec le globule

367
rouge n’est pas une description positive, élogieuse, mais négative, du contexte de répression.
Même l’astre lumineux est réduit à une faible expression.
De fait, même lorsque la comparaison est faite entre des humains, comme lorsque Joseph est
en voie de libération et qu’il doit tout réapprendre de zéro, elle n’est pas plus valorisante. Les
propos de Joseph qui évoque ses entretiens avec un officier de chez lui, en témoignent : « […]
je commençai à m’ouvrir à lui, à accepter qu’il m’apprît à vivre, comme à un enfant à qui l’on
apprend à faire les premiers pas » (p. 133). Il faudrait bien l’admettre : qu’un adulte de l’âge
de Joseph soit comparé à un enfant aux premières heures de sa vie, cela signifie qu’il n’est pas
mis à sa place, qu’il est infériorisé, diminué dans sa valeur. Cela est évidemment la
conséquence de l’exercice de la violence sur sa personne.
On retiendra donc, comme on vient de le voir, que les personnages-victimes de la violence
sont souvent comparés aux animaux, aux insectes ou aux choses, rarement aux humains,
comme l’est le dernier cas, par ailleurs infantilisant, examiné sous cette rubrique. Une telle
représentation correspond à la vision que les bourreaux du commandement se font de leurs
« proies ». C’est un premier niveau de rabaissement qui découle de l’idéologie du pouvoir.
Mais ces agents du commandement qui dévaluent ainsi leurs victimes ou les font se dévaluer,
sont eux-mêmes comparés à des bêtes nuisibles, à des éléments ou des choses dangereuses. Il
s’en dégage une image négative que semblent leur attribuer les auteurs des textes analysés.
C’est le second niveau de rabaissement, qui inclut le premier et qui situe le procédé de
comparaison dans la même fonctionnalité que la métaphore notamment, mais sans doute est-
ce aussi le cas de l’hyperbole.

6. 2. 3 L’hyperbole
« L’hyperbole est la figure de l’exagération »722. Pierre FONTANIER en précise le rôle en ces
termes : « L’hyperbole augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au-
dessus ou en-dessous de ce qu’elles sont, dans le but, non de tromper, mais d’amener à la
vérité même, et de fixer, par ce qu’elle dit d’incroyable, ce qu’il faut réellement croire »723. Il
faut dire que l’hyperbole repose souvent sur une métaphore 724 (la plupart des métaphores
examinées ci-haut comportent aussi des hyperboles).
Dans Le mort vivant, l’hyperbole permet de suggérer les rapports entre la horde au pouvoir et
la classe du peuple, en particulier d’amplifier l’écart qui, à tout point de vue, éloigne les deux
classes sociales. Ainsi, face au tyran Nzétémabé Bwakanamoto et ses acolytes, le héros
722
REBOUL, O., op. cit., p. 130.
723
FONTANIER, P., op. cit., p. 123.
724
REBOUL, O., op. cit., p. 130.

368
Joseph emprisonné mesure « la distance de la terre à la lune qui [dit-il] me séparait d’eux »
(p. 143). L’exagération de la distance fait entendre qu’il n’existe ici aucune commune mesure
entre la situation du héros (et du peuple tout entier) et les mœurs des agents du
commandement : ni sur le plan matériel (confort), ni sur celui de la conscience, ni surtout sur
celui du raisonnement. L’écart est donc trop grand, à l’image de la distance qui sépare la terre
de la lune. Un tel écart suscite bien des interrogations sur l’utilité de ce régime dans le pays,
d’autant qu’il s’agit d’un pouvoir qui tue et beaucoup. À propos des tueries justement,
l’hyperbole traduit encore l’excentricité des actes du commandement et de ses sbires. Dans
l’illustration suivante, le procédé porte sur un détail de l’exécution d’un prétendu comploteur
contre Nzétémabé : « […] lorsqu’on tira sur le dernier groupe à exécuter : l’un d’eux, le
général Paolo Péreira, ne put être touché, il restait debout […]. La pluie des balles qui
s’abattit sur lui par la suite ne put cribler son corps » (p. 139). « La pluie des balles » est une
exagération qui, partant de la quantité des balles tirées sur un seul corps, traduit un
acharnement bestial dans les modes d’exécution des prisonniers. Cette exagération porte aussi
sur la monstruosité du tyran et du sort qui lui sera réservé à son tour. Le général Péreira
déclare ainsi à Nzétémabé : « Non, même en enfer, il n’y aura pas de place pour ta vieille tête
de phacochère […] » (p. 140). Pour un tyran présenté comme un « démon » (p. 140), manquer
de place en enfer, pourtant univers de prédilection de celui-ci, est une vraie exagération de ses
crimes, qui les donne à voir comme dépassant tout entendement humain.
L’hyperbole fonctionne de la même façon dans Le Doyen Marri de NGANDU où la violence
des massacres des étudiants place le héros devant un « amoncellement des cadavres. Ce
n’était même plus monstrueux. Au fond des couloirs, à côté des dalles, en dessous des
arbustes. L’odeur du sang lui montait à travers les yeux » (p. 172). L’exagération est à ce
point accentuée que pour le héros Sadio Mobali, la distinction entre la vie et la mort est
abolie : « La mort était une chose vivante en lui. Elle l’avait arraché au monde des vivants.
[…]. Sadio Mobali était la mort à l’intérieur de la mort. La mort installée au sein de sa
propre mort » (p. 175). L’hyperbole dit ici autant le saisissement du héros devant le tas de
cadavres de ses condisciples que la monstruosité de l’acte de tuer lui-même, converti en
modus imperandi et en principe de vie. Dans un tel contexte, l’hyperbole rend plus sensible
encore le sort du peuple martyrisé par la tyrannie : « Ce n’était plus la souffrance, mais un
esclavage camoufflé, qui réduisait les humains à l’état des simulacres […] » (p. 171).
L’hyperbole fait entendre que la misère du peuple est inouïe et que le commandement, qui la
génère, est autrement inhumain.

369
Dans Les Petits Garçons […], l’hyperbole est aussi utilisée en rapport avec des situations de
violence, comme lorsque le dictateur mégalomane fait arrêter ses propres ministres qu’il
menace de faire exécuter. La réaction de ceux-ci face à cette menace de mort est rendue à
travers une hyperbole qui en dit long sur la peur éprouvée : « ce n’était plus la sueur qui
coulait sur leur front, c’était le débit de l’Amazone ; ce n’était plus des frissons qui les
agitaient, c’était une véritable danse de Saint-Guy » (p. 259). Le « débit de l’Amazone » et la
« danse de Saint-Guy » sont les termes d’une exagération qui indique que la peur des
ministres dépasse les limites, autant que la violence qui la provoque. Car, on n’image pas que
la sueur atteigne, sur le front d’un être humain, les proportions du débit d’un grand fleuve
comme l’Amazone ; on n’imagine pas non plus que des frissons agitent une personne valide
aussi violemment qu’une personne atteinte de la maladie de Saint-Guy. L’hyperbole suggère à
travers ces images une très grande peur à la mesure du danger (la mort) pressenti par les
personnages, c’est-à-dire à la mesure de la violence promise par le tyran et redoutée par ses
collaborateurs. Emmanuel Dongala use également de l’hyperbole pour traduire l’excès de
violence, l’intensité de la répression et la quantité de sang versée à la suite des tueries :
« La nuit tomba sur un pays meurtri, écœuré, où l’odeur du sang et de la poudre à
canon imprégnait toute chose. On avait beau laver au savon sa mangue ou sa goyave,
sa banane ou son orange, il s’y accrochait toujours cette odeur fadasse du sang qui
vous soulevait le cœur. […] ce soir-là, même le croissant de la lune racorni comme un
globule rouge de drépanocytaire apparaissait rougeâtre comme si la lumière traversait
un brouillard de sang. Le jour ne se leva pas […] » (p. 228).

Le ton hyperbolique se perçoit dans cet extrait qui décrit une situation tragique après une
scène de répression très violente. Les séquences en italique, où ce ton est le plus perceptible,
traduisent l’impact de la tragédie du sang versé. L’hyperbole réside dans le fait d’impliquer
dans la tristesse et les choses de l’univers des hommes, et les éléments de l’univers cosmique
(lune « ensanglantée », soleil qui ne se lève pas, etc.). C’est que la tragédie est énorme et c’est
cette énormité que l’hyperbole insinue. Un autre extrait illustre la dimension hyperbolique des
propos sur la violence : « La rumeur disait que la soldatesque présidentielle n’avait cessé de
tirer que parce qu’ils avaient vidé toutes les munitions de la poudrière de la ville » (pp. 227-
228). On imagine difficilement comment « toutes les munitions » d’une ville, en l’occurrence
la capitale, peuvent être « vidées » rien que pour réprimer une manifestation, pour tirer sur la
population. Il y a sans doute ici une exagération des propos ; mais une exagération qui
suggère la démesure des actes répressifs du commandement.
FWELEY DIANGITUKWA décrit pareillement la situation sociale du peuple dans Le
paradis violé. Il écrit que « les hommes meurent comme des fourmis, comme des mouches,

370
comme des moustiques » (p. 26). L’hyperbole réside dans le fait de suggérer le caractère
massif de la mort dans les rangs d’un peuple fragilisé par la misère. L’hyperbole accentue
aussi la douleur du héros Mwana face à la tragédie : « La pitié poignarde son cœur » (p. 15).
Le verbe « poignarde » employé métaphoriquement traduit une atteinte très vive, très
profonde du cœur du héros. On en déduit que la tragédie (la violence) qui afflige ainsi le héros
doit être elle-même d’une ampleur inouïe. Dans une situation tragique similaire, l’hyperbole
amplifie l’acuité de la douleur du héros Bukadjo à la suite de la mort en série de ses proches
dans Les Fleurs des Lantanas : « […] il revit dans sa mémoire toutes ces blessures de son
cœur, qui se remit à saigner, mais il ne pleura pas» (p. 133). Comme pour le verbe
« poignarde » analysé ci-dessus, « saigner » est employé métaphoriquement pour signifier une
affliction très profonde du héros, mais son cœur n’est ni blessé ni ne saigne réellement. En
exagérant la douleur du personnage, l’hyperbole donne à entendre aussi que la cause de celle-
ci dépasse l’entendement de Bukadjo. C’est particulièrement le cas de la mort de sa femme
Djaminga.
TCHICHELLÉ recourt souvent à l’hyperbole pour amplifier la situation de violence subie par
les personnages, que celle-ci soit, comme la plupart du temps, le fait du commandement ou
non. C’est ainsi par exemple que, pour traduire l’action suppliciante du temps (soleil) sur
ceux-ci, il évoque les « lames de feu qui incendiaient l’air » (p. 15), ainsi que les malades et
le personnel de l’hôpital où travaille le docteur Bukadjo. Ces « lames de feu qui [incendient]
l’air » ne sont pas sans rappeler la « fournaise » du village de Nyandarwa. L’hyperbole dit ici
le dépassement de la limite du supportable, la férocité du climat et laisse donc deviner la
souffrance des personnages soumis aux brimades du ciel. Un autre exemple de privations
endurées par Bukadjo, c’est « la soif [qui] lui brûlait le gosier » (p. 45).
Le verbe « brûlait » a un sens métaphorique qui souligne l’acuité de la soif éprouvée par le
héros prisonnier. L’hyperbole, en assimilant l’action de la soif à celle du feu, insinue une
violence excessive de la privation, c’est-à-dire de la torture. Il en va d’ailleurs de même de
toutes les expressions métaphoriques qui exagèrent les situations de violence vécues par les
personnages : elles en soulignent le caractère excessif.
Toutes ces hyperboles constituent des « tapinoses » ou des « méioses », c’est-à-dire des
hyperboles dépréciatives qui amplifient le sens négatif pour « désigner ce qu’on ne peut
nommer »725. En effet, il n’y a quasiment pas d’amplification positive de sens dans les textes
du corpus. On observe à cet effet que l’hyperbole qui augmente la violence subie par les
personnages, frise parfois le fantastique ; elle côtoie le merveilleux, ainsi que l’illustre, dans
725
REBOUL, O., op. cit., pp. 130, 241.

371
Le mort vivant, la situation des prisonniers exécutés à la prison de l’île de la mort et jetés dans
la vallée des corbeaux :
« Dans cette vallée, les vautours, charognards, corbeaux et autres rapaces s’étaient
tellement engraissés de chair humaine que l’obésité les empêchait de voler dans le ciel.
On disait qu’ils avaient perdu les plumes et s’étaient poussés des pieds, que les
fourmis avaient pris la taille de cochons et les rats celle d’éléphants d’Asie » (p. 122).

Les mutations physiques survenues dans le chef des rapaces dépassent l’entendement humain,
tout comme la réaction du général Péreira, criblé de balles mais qui en sort indemne, pour ne
mourir que de sa propre mort. L’hyperbole correspond ici à la technique de la majoration
caractéristique du récit narratif traditionnel (conte, épopée). En effet, autant la technique de la
majoration magnifie les exploits héroïques des personnages célèbres, autant elle semble
contribuer ici à amplifier la puissance du discours sur l’excessif et à souligner de ce fait
l’anormalité, l’inhumanité des situations de violence vécues par les personnages victimes du
commandement. Le récit sur les mutations physiques des rapaces ou l’exécution du général
Péreira illustre comment l’hyperbole devient une adynation, c’est-à-dire « une sorte
d’hyperbole produisant une image impossible ou irréaliste »726, qui pourrait orienter vers le
merveilleux ou le fantastique. L’adynation fait éclater ici les limites de l’entendement humain
en suggérant le renversement de l’ordre des choses : que des rapaces deviennent « obèses »
pour s’être « tellement engraissés de chair humaine », cela implique l’existence des charniers
(recoupement avec le motif de l’entassement ou de l’amoncellement des cadavres relevé dans
Le doyen Marri) qui exposent une violence à outrance ; que ces oiseaux se poussent des pieds
montre que le commandement postcolonial arrache aux hommes leur vie et leur humanité
pour les octroyer aux rapaces. On humanise donc les bêtes et on animalise les humains. Le
gaspillage de la vie est à ce point excessif que des phénomènes anormaux, inimaginables
surviennent (fourmis à la taille de cochons, rats à la hauteur d’éléphants d’Asie, etc.).
L’adynation fait donc coïncider l’univers des hommes et celui du conte merveilleux
traditionnel, ce qui est une manière performante pour l’écriture romanesque de récuser
l’inacceptable. En fait, l’écriture romanesque se renforce ici de ce que KAZI-TANI appelle
« l’esthétique du ‘choc’ de la tradition orale : pour que le spectacle soit frappant, on a souvent
recours à l’hyperbole et au mélange de comique et de tragique »727. C’est dire combien
l’hyperbole fonctionne efficacement dans les textes analysés. Il s’ensuit que les agents de la
violence eux-mêmes « ne sont que des images hyperboliques ou caricaturales de ceux qu’ils

726
BERGEZ, D., & alii, op. cit., p. 140.
727
KAZI-TANI, N.-A., op. cit., p. 100.

372
prétendent représenter »728. Une telle peinture des personnages du commandement permet de
rattacher à l’image monstrueuse de ceux-ci les horreurs qu’ils produisent dans la société. Il
apparaît ainsi que, comme la métaphore, l’hyperbole contribue au processus de rabaissement
du commandement. Elle concourt à la construction de l’image négative de celui-ci
(inhumanité, bestialité) et de la société (jungle). Grâce à l’hyperbole, le grotesque croît, enfle
et atteint l’excessif : « Parce qu’il fait signe vers la démesure […], parce qu’il amplifie les
déséquilibres, le grotesque est par nature excessif, hyperbolique »729. On peut dire que
l’hyperbole utilisée dans les textes du corpus est une hyperbole satirique au service de la
dénonciation. Ce type de procédé s’accorde bien avec la « rhétorique de l’implication » du
lecteur, car il ne le laisse pas indifférent, mais l’incite à réagir aux faits hyperbolisés. Mais
l’image négative du commandement et de la société est aussi exprimée, dans la description
des situations de violence, à travers d’autres procédés qui, avec le même élan hyperbolique,
donnent à voir des détails à la fois en série et avec intensité.
6. 2 .4 L’énumération accumulative
L’énumération accumulative associe, comme son nom l’indique, l’énumération et
l’accumulation, deux modes d’amplification, pas toujours nettement distincts, mais qui
servent à montrer, dans une certaine suite, désordonnée ou en gradation730.
Les auteurs du corpus exploitent ce procédé, notamment au niveau de la présentation des titres
du personnage du tyran mis en scène dans les différents romans.
À propos du Camarade président de Les Petits Garçons […], l’enfant-narrateur indique :
« Il faut que je vous dise d’avance pour ne plus y revenir que les noms et qualificatifs
suivants se réfèrent tous à notre président : guide suprême, l’homme des masses,
l’homme des actions concrètes, le dirigeant populaire, l’apôtre de la paix, l’ami des
jeunes, l’homme-peuple, le guide providentiel, le président fondateur, l’homme-à-qui-
l’histoire-donne-toujours-raison. J’en ai certainement oublié car la radio et la section
« agitation et propagande » du parti en inventent un nouveau chaque semaine […] »
(pp. 81-82).

Cette énumération accumulative est particulièrement d’usage dans les discours officiels. Par
exemple, Boula Boula, ancien dignitaire déchu et traduit devant la justice, y recourt au
moment de passer à la barre : « Camarade président du tribunal, camarade procureur. Tout
d’abord, je dois exprimer ma gratitude envers le président de la république, le Guide de notre
révolution, l’homme des masses, l’homme des actions concrètes, l’ami des jeunes, le
dirigeant populaire […] » (p. 191).
728
MALANDA, A.- S., op. cit., p. 17.
729
OST, I., « Le jeu du grotesque ou le miroir brisé », in OST, I., & alii (dir.), Le grotesque. Théorie,
généalogie, figures, Bruxelles, F.U.S.L, 2004, p. 34.
730
RICOEUR, P., La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, pp. 21, 186.

373
Comme dans l’extrait précédent, l’énumération accumulative série ici les titres du président
dans une gradation descendante, en partant de l’attribut représentant la plus haute position du
personnage pour finir par la position inférieure. Même lorsqu’un préfet fait rédiger un
discours officiel à l’occasion d’une fête nationale, il insiste aussi sur le même principe de
succession, dans le même ordre descendant : « D’abord les louanges du guide qui a fait de ce
pays un petit paradis, […] le timonier qui a conduit de main de maître notre Révolution à
travers les orages et les turbulences […], l’homme des masses, l’homme des actions concrètes
[…] » (pp. 11-112). Dans Les Fleurs des Lantanas, le ministre qui préside la commission
d’enquête sur Bukadjo motive l’acte d’accusation comme suit : « […] ce médecin ne vise rien
de moins que la magistrature suprême, […], le pouvoir et le fauteuil de notre Tout-Puissant
Dynaste, Père de la Nation, notre Berger Suprême, le Guide Eclairé et Bien-Aimé de notre
peuple, j’ai nommé : le Président Yéli Boso »( pp. 84-85). On peut considérer que
l’énumération accumulative s’opère ici dans une gradation ascendante qui se termine par le
titre le plus important, celui de président, qui coiffe et subordonne tous les autres.
Énumération accumulative également dans Pleure Ô Pays […] où le peuple est forcé
d’« ovationner le Roi, le Sauveur, le Sauveteur du Kayeye » (p. 49) à son retour de voyage de
l’étranger. La succession est descendante dans cet extrait. L’énumération accumulative
permet de mettre de l’emphase sur la personne du tyran, d’amplifier sa valeur aux yeux du
peuple. Elle soutient le culte de la personnalité.
Mais l’énumération accumulative est davantage utilisée dans la description des situations de
violence. Le narrateur de Les Petits Garçons […] s’en sert pour détailler les privations
imposées au peuple par le régime révolutionnaire : « On interdit aux gens de prier, de lire, de
chanter, de penser et de voyager sans l’accord préalable du chef de l’État […] » (p. 12). Prier,
lire, chanter et penser sont des activités qui sollicitent l’homme intérieur, son mental ; tandis
que voyager engage ses mouvements dans l’espace. On peut considérer qu’ici la privation de
liberté touche l’homme dans son être intime et individuel d’abord, puis s’étend à ses
mouvements dans l’espace, donc à ses rapports aves les autres dans la société. Dans ce sens,
l’énumération ci-dessus comporte une gradation ascendante de nature à accentuer la situation
de manque de liberté au départ de l’individu jusqu’à l’ensemble de la société. Dans le même
contexte de domination, le narrateur Matapari signale, à propos du même président, que « les
hommes, les femmes, les enfants, les animaux lui obéissaient au doigt » (p. 116).
L’énumération accumulative insinue ici, dans une gradation descendante, que la domination
du tyran est totale, n’épargnant aucune catégorie sociale, ni d’âge, ni de sexe, ni d’aucune

374
autre espèce. L’énumération accumulative permet aussi au narrateur de présenter le bilan
après une scène de répression :
« […] des souliers et des sandales oubliés, des pagnes des femmes et des mouchoirs de
tête éparpillés, quelques gourdins et matraques et surtout l’irremplaçable bandonéon
du vieux Bidié, piétiné, écrasé. […], il y avait aussi des victimes humaines : des
hommes et des femmes aux habits tachés de sang […] ; j’ai vu une femme à la jambe
gauche fracturée […] ; j’ai vu notre professeur de géographie, l’œil tellement enflé
[…]. Et j’ai vu et entendu la souffrance humaine : le vieux Bidié, assis, tenant dans ses
mains les morceaux de la monture de ses lunettes […] ; maman, le coude et les genoux
écorchés, le pagne déchiré […] ; puis tous les autres, chacun touché et souffrant à sa
façon » (pp. 223-224).

Un peu plus loin, l’enfant-narrateur poursuit l’énumération des dégâts causés par la violence
de la répression :
« […] je ne me souviens plus que des cris, des larmes et du sang ; […]. Je me souviens
du visage des gens écrasés, du bruit sec des os qui se rompaient, des thorax broyés
dans le piétinement sauvage d’une foule en panique […] ! Je me souviens du sifflement
des balles, des odeurs, de la fumée lacrymogène, des cris, des cris, des cris » (p. 227).

L’énumération accumulative donne ainsi à voir un tableau tragique dont le décor est constitué
de blessures, de sang, de cris, de larmes et de cadavres. Tous ces dégâts ne sont pas sans
émouvoir le lecteur. On retrouve le même procédé dans Le mort vivant de DJOMBO où il
permet de détailler, entre autres, les éléments du décor d’une salle de torture : « Des cordes,
des barres, des poids, des bâtons, des micros et beaucoup d’autres instruments étaient
accrochés, pendaient sur les murs ou traînaient à terre. Au milieu, une place [….] surélevée
comme un ring […]. Au fond, deux tables et des chaises […] » (p. 50). L’énumération
accumulative, en exposant la diversité du matériel qui équipe la salle de torture, annonce la
cruauté de celle-ci pour la victime qu’on y introduit ; en même temps, elle ne manque pas de
susciter auprès du lecteur un sentiment de peur ou de compassion pour le supplicié. Ces
mêmes effets sont obtenus lorsque l’énumération accumulative présente les longues listes de
victimes ou celle des dictateurs qui inspirent le tyran Nzétémabé et ses pairs 731. Mais
l’énumération rend surtout sensible à la multiplicité des méthodes de trucidation appliquées
par le régime tyrannique :
« […] on pendait. […] on noyait. […] on brûlait. […] on décapitait. […] on étripait.
[…] on fusillait. […] on assommait. […] on crucifiait. […] on asphyxiait. […] on
poignardait. […] on électrocutait. […] on empoisonnait. […] on faisait disparaître.
[…] on enterrait vifs » (p. 108).

731
DJOMBO, H., op. cit., pp. 93, 137, 141.

375
Une telle énumération accumulative permet au lecteur de sentir presque dans sa propre chair
la violence des supplices subis par les victimes, et d’appréhender ainsi la bestialité ou la
monstruosité des actes répressifs du commandement. Il est fort probable qu’une telle
présentation choque le lecteur et suscite de sa part la réprobation de tels actes ainsi que de
leurs auteurs ; ce qui pourrait être l’effet recherché par les auteurs des textes analysés.
S’agissant des actes répressifs justement, le narrateur Joseph en connaît la conséquence sur les
prisonniers ; il énumère dans la suite les réactions de faiblesse de ceux-ci face à la violence
des privations: « C’était pénible de les entendre geindre, pleurer, crier de faim et de soif
[…] ». Leur quotidien est fait de trois états permanents : « […] l’inquiétude, la frayeur et le
délire, qui les assaillaient […] » (p. 123). L’intensité des pleurs des prisonniers va croissante
de « geindre » jusqu’à « crier ». En effet, « geindre » est le niveau faible des pleurs des
prisonniers ; « pleurer », le niveau normal, ordinaire et « crier », le niveau élevé, qui traduit
une surexcitation, un affolement. Même évolution ascendante des sentiments de
« l’inquiétude » jusqu’au « délire » : les prisonniers se trouvent d’abord dans un état
d’appréhension, puis de peur très vive avant de s’affoler complètement, de sombrer dans le
délire.
La gradation ascendante dans les deux énumérations insinue l’aggravation ou la détérioration
de la situation des prisonniers ; mais elle traduit surtout le passage au pire, comme l’illustre
une autre énumération où le héros Joseph témoigne :
« J’entendais des voix basses, des soupirs, des cris étouffés, le grincement des serrures
et des portes, le bruit des pas précipités qui s’éloignaient vers la sortie donnant sur le
lieu du dernier supplice. J’entendais même une voix supplier et s’éteindre dans les
profondeurs de la nuit » (pp. 126-127).

La gradation permet de suivre ici tous les mouvements qui marquent le scénario d’une
exécution : voix basses (sans doute celles des bourreaux qui se concertent), soupirs (ils se
préparent à l’assaut), cris étouffés (ils se ruent sur les prisonniers), grincement des serrures et
des portes (ils les font sortir des cellules), bruit des pas précipités (ils les conduisent au lieu du
supplice). La voix qui « supplie » puis s’«éteint » renforce cette accélération vers la mort.
La gradation ascendante traduit une amplification de la cruauté des agents du commandement,
telle qu’on peut encore la percevoir dans l’énumération ci-après : « Ils font chanter, enlever,
battre, tuer d’innocentes gens et possèdent même des centres de torture où ils pratiquent la
mutilation à vif, éventrent des femmes enceintes ou les font accoucher par la bouche » (pp.
135-136).

376
Dans le même registre, l’énumération accumulative fonctionne dans Le doyen marri de
Ngandu, ainsi que le montre cette description de la scène du massacre des étudiants :
« Ils portaient des cagoules noires. Ils braquaient des fusils cracheurs de balles
sifflantes, des grenades incendiaires, des lance-flammes terribles. Des revolvers
nickelés […]. Ils utilisaient des projectiles de tous calibres, des barres de fer, des
lames tranchantes. Ils massacraient, tailladaient, amputaient, coupaient à la hache.
Des chairs, des membres, des organes. Des têtes, des cous. Des poitrines » (p. 172).

Comme on peut s’en rendre compte, l’énumération accumulative tend à montrer les faits en
masse ou en série, à les amplifier afin de toucher le lecteur. Elle permet de dresser une sorte
d’inventaire du matériel, des méthodes, des actes et des victimes de la torture du
commandement, etc. L’impression qui est ainsi produite est celle d’un acharnement des
agents du pouvoir dans la production de la violence et le gaspillage de la vie. Lorsqu’on
confronte ce constat à la grandeur du personnage du président, telle qu’elle est mise en
évidence par l’énumération de ses titres, on retrouve le décalage relevé ci-haut : l’énumération
accumulative, qui s’accompagne d’un ton hyperbolique, fonctionne sur fond d’ironie
situationnelle. Elle contribue à accentuer les contradictions du commandement postcolonial
face au peuple. Mais l’énumération accumulative n’est pas sans rappeler le style psalmodiant
du griot africain, le panégyrique, qui s’accommode, lui, de la technique de la majoration ;
mais ici dans une intentionnalité différente, orientée (satire).
Il faut dire que la volonté d’exposer la monstruosité des agents du commandement semble
justifier le recours à ce procédé, dont l’association avec la gradation, on le voit, est
performante. En effet, la gradation dans l’énumération accumulative souligne la même
horreur indescriptible. Elle est le plus souvent ascendante, comme dans Le doyen marri : « Ce
n’était plus la souffrance, mais un esclavage camouflé, qui réduisait les humains à l’état de
simulacres » (p. 171). La souffrance élevée au niveau de l’esclavage est la mesure d’une
situation dégradée qui dépasse tout entendement. Mais la gradation est parfois descendante :
elle marque alors, dans le chef des agents du commandement, une perte de sentiments
humains et de valeurs morales : « Les hommes avaient cessé de pleurer, de larmoyer, de voir
couler les larmes » (p. 172). Le fait de ne plus pleurer (niveau normal), ni
de larmoyer (niveau faible) ni même de voir couler les larmes (plus faible), s’inscrit dans une
gradation descendante qui signale l’insensibilité, l’inhumanité des hommes concernés, et a
contrario, leur parti pris pour la cruauté. La gradation descendante semble fonctionner dans ce
cas pour mettre encore en valeur les faits soulignés par la gradation ascendante. Il apparaît en
fait que celle-ci concourt à une représentation hyperbolique de la violence.

377
Il faudrait même considérer que tous ces procédés se tiennent dans leur fonctionnalité par
rapport à la problématique de la violence ; du moins est-ce aussi le cas de la figure de
rhétorique suivante, qui exploite le sens détourné des choses.
6. 2. 5 L’ironie
Pour Pierre Fontainier, « l’ironie consiste à dire par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le
contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser »732. Olivier REBOUL ajoute
que « sa matière est l’antiphrase, son but la moquerie »733. Ainsi définie, l’ironie peut être
relevée dans les textes analysés, précisément sous deux aspects que distingue Pierre
Schoentjes : l’ironie verbale (discours) et l’ironie de situation734.
6. 2. 5 a) L’ironie verbale
L’ironie verbale est celle qui se déploie sur le terrain de l’expression ou du discours, pour
reprendre les termes de Schoentjes. Elle se rapporte à l’usage des mots dans une expression de
la pensée souvent antiphrastique et railleuse735. Cette forme d’ironie est présente dans Le mort
vivant de Djombo dans certaines situations de violence. Le héros Joseph Niamo condamné
arbitrairement à mort, réagit avec étonnement et qualifie la politique du tyran Nzétémabé par
un terme plein d’ironie : « j’étais là comme par procuration, sur cette scène politique, que je
dirais pourritique » (p. 97). La substitution du terme « politique » par « pourritique » signale
un sentiment de dégoût, de mépris, enrobé d’ironie dans un contexte de désenchantement. Le
néologisme raille donc cette sorte de « politique-pourriture », ou à la dérive, qui fait des
victimes innocentes et témoigne ainsi de la brutalité du régime.
On retrouve également dans Le Doyen Marri de NGANDU des néologismes teintés d’ironie
et qui permettent de moquer la misère des protagonistes, mais en réalité celle du pays. Le
premier de ces mots est l’adjectif « poussamatique » qui qualifie un train misérable
immobilisé par des bandits et que les passagers sont forcés de pousser pour le faire démarrer.
Un des bandits déclare joyeusement: « La locomotive est devenue poussamatique, la dernière
marque du génie national » (p. 67). Considérer cette « locomotive poussamatique » comme
« la dernière marque du génie national » est rien de moins qu’une vraie raillerie, non
seulement de la locomotive, mais plus encore du pouvoir qui gère le pays. Ce terme
« poussamatique » et un autre encore, « soukoumatic », sont utilisés dans la suite pour décrire
cette fois une voiture de fortune :

732
FONTANIER, P., op. cit., pp. 145-146.
733
REBOUL, O., op. cit., p.138.
734
SCHOENTJES, P., op. cit., pp. 15-17; 48, 75.
735
V. BERGEZ, D., & alii, op. cit., p. 150.

378
« […] une toyota centenaire. Elle ne disposait plus que de la deuxième et de la
troisième [vitesses]. Pour la marche en arrière, les clients [la voiture fait du taxi]
devaient descendre et pousser. Une poussamatique justement, que papa Kroutchoum
aimait cajoler en parodiant des mots doux.
-Ma soukoumatic ! Tiens bon, ma toute belle, ce n’est pas le moment de me lâcher
[…] » (pp. 154-155).

Les termes « poussamatique » et « soukoumatic » tournent en dérision les engins qu’ils


qualifient et à travers eux, toute la situation économique du pays. Mais l’ironie verbale
s’étend aussi à certaines appellations détournées de leur sens premier. Ainsi, les bandits qui
immobilisent la « locomotive pousssamatique » se surnomment « Yudasse » ; leur chef, le
« Messie » (p. 64). « Yudasse » est la traduction africaine (en ciluba) et au pluriel du Judas
l’Iscariote, le traître biblique. Les bandits se surnomment ainsi par autodérision : ils
reprennent à leur compte le discours populaire qui les considère comme des traîtres à la
société à cause de leurs actes de violence gratuits contre un peuple déjà à l’épreuve de la
dictature. Que le chef de ces « Judas » s’appelle « Messie » accentue l’ironie et fausse
l’histoire : non seulement le « Messie » devient le chef de plusieurs « Judas », mais surtout il
se pose en bourreau ou en destructeur du peuple, à l’opposé du vrai Messie biblique perçu
comme Sauveur. La dénomination ironique du personnage est donc en contraste avec la
religion et la perception commune du terme Messie.
Le roman de NGANDU expose une autre situation de misère dans un home universitaire. Les
lits de fortune fabriqués par les étudiants à l’aide des portes arrachées aux chambres et aux
fenêtres, sont ironiquement dits « grabat[s] des aristocrates » ; les ouvertures béantes aux
fenêtres par lesquelles les trombes d’eau de pluie s’engouffrent dans les chambres deviennent
des « écoutilles du sous-marin » ; les pensionnaires eux-mêmes pris au piège des inondations
déchaînées prennent la place de « l’équipage » de « marins de Sa Majesté » (p. 78). Toutes
ces expressions ironiques permettent aux étudiants de railler leur propre situation de misère,
présentée ironiquement comme une situation de luxe, et par-delà celle-ci, de fustiger le
système de gouvernement qui bloque le développement de leur pays.
Chez TCHICHELLÉ, l’ironie verbale est également de mise. L’un des endroits où se passe
l’action dans Les Fleurs des Lantanas s’appelle la « S.V. » ; ou « Salle de Vérité ». Mais cette
dénomination n’a aucun rapport avec l’activité qui se déroule dans ce qui est en fait une
cabine de torture. La preuve en est que même lorsque le héros Bukadjo dit la vérité de son
innocence par rapport aux accusations de complot, il n’est ni écouté ni libéré, mais davantage
torturé. La « Vérité » mise en évidence par la dénomination, ce n’est donc pas la vérité
objective aux yeux de tous, mais une autre « Vérité » commandée par les bourreaux du

379
commandement ; la « Vérité » qui correspond à leur projet, à leur idéologie ; la « Vérité »
tissée de mensonges. Les guillemets et les initiales en capitales dans l’expression du narrateur
suggèrent d’ailleurs que celle-ci est à prendre au second degré, et ici, ironiquement.
Ces expressions portent en elles une critique latente de la situation ou du contexte qui les font
naître. Mais la critique, l’ironie verbale la dissimule aussi dans des séquences de discours plus
longues que ces expressions courtes.
Dans Le mort vivant, le sort des intellectuels emprisonnés et exécutés à l’île de la mort est
ainsi ironiquement décrit par le héros-narrateur Joseph :
« Après que le prêtre avait donné l’extrême onction, on ouvrait le crâne des
intellectuels porteurs de calvitie pour y chercher la pierre de l’intelligence et de la
chance qui, selon le thèse répandue dans les allées du pouvoir, était cachée dans le
cerveau. Une pierre aussi brillante qu’un diamant, sans doute encore plus précieuse,
qu’on ne devait extraire que du vivant de la personne. Tant qu’on n’en trouvait pas,
comme à la loterie, il fallait continuer à jouer, à creuser, à chercher le diamant qui
avait quitté la terre et les laboratoires pour se cacher dans la tête de certains
intellectuels ! […] On cherchait à soigner le mal, il fallait alors le combattre à sa
racine» (pp. 123-124).

L’ironie est très marquée dans cet extrait. Le ton général, ainsi que les rapprochements (pierre
de l’intelligence et de la chance ═ diamant) et les oppositions (terre, laboratoire/tête humaine)
qu’il accompagne, indiquent que cette description du supplice des intellectuels est une
raillerie de la violence gratuite produite par l’ordre du commandement.
Dans Le Paradis Violé de FWELEY, le héros-narrateur réfléchissant sur les transports en
commun dans son pays, indique : « les voitures et les camions passent en sifflant la mort. Les
taxis sont aussi pourris que les routes. Ils sont l’expression même des routes. L’office des
routes est devenu l’office des trous. Le chemin de fer s’est mué en chemin des nerfs » (p. 90).
Le rapport entre « l’office des routes » et « l’office des trous », puis entre « chemin de fer » et
« chemin des nerfs » est antinomique et critique. C’est bien là un effet de l’ironie.
Mais on peut également relever dans cet énoncé, une autre figure, la paronomase, qui « réunit
dans la même phrase des mots dont le son est à peu-près le même, mais le sens tout-à fait
différent »736. Tel est le cas de « routes » et « trous » ; « fer » et « nerfs ». L’opposition des
sens de ces mots, dans un contexte où la misère est dénoncée, révèle un ton ironique qui
justifie ici leur emploi par le narrateur.
Dans Le Doyen Marri, le nouveau médecin Sadio Mobali qui débarque dans une clinique de
campagne ne tarde pas à y semer le désordre par des nominations intempestives et à contre-
sens. Aux collaborateurs qui s’en étonnent, il déclare : « À partir de maintenant, le parti, c’est

736
FONTAINIER, P., op. cit., p. 347.

380
moi. Et le parti nous apprend que pour bien faire marcher le pays, il faut un chamboulement
hebdomadaire de gouvernements. De haut en bas. Depuis les sommets jusqu’à l’intérieur de
cette clinique » (p. 186). L’indentification de la personne du chef au parti, c’est-à-dire la
personnalisation ou la privatisation du parti, ainsi que les fréquents remaniements de
gouvernements qui instabilisent le pays, sont des aspects de la gouvernance qui sont tournés
en dérision dans ce discours du héros. Ces aspects constituent des indices d’un pouvoir
despotique tel qu’on l’observe dans la société réelle. Le héros Sadio Mobali, qui produit ce
discours, est ici dans un rôle parodique de l’autorité politique. Son discours est teinté d’ironie.
Dans Les Petits Garçons, lorsque s’ouvre la campagne électorale en vue des élections
démocratiques, deux candidats se mettent en évidence grâce à des promesses mirobolantes.
L’un d’eux, apparaissant cérémonieusement au-dessus de la foule, porté par un hélicoptère,
dit n’avoir besoin ni de diplômes, ni d’intellectuels pour transformer le pays en peu de temps.
Ses atouts sont Dieu et les ancêtres. L’enfant-narrateur ne manque pas de réagir à ce discours
électoral : « Ah je vous dis : si j’étais en âge de voter, j’aurais certainement voté pour ce
Moïse descendu de l’hélicoptère. Un type qui pouvait disparaître, aller causer avec Dieu et
revenir, ne pouvait que faire des miracles pour son pays » (pp. 287-288).
Pour l’enfant Matapari présenté comme naïf, une telle réaction est ironique et montre que
celui-ci perçoit plutôt bien l’imposture du candidat. L’ironie de Matapari est perceptible
notamment dans l’identification du candidat à Moïse ; non pas le Moïse sauvé lui-même de
l’eau, avant de sauver à son tour les enfants d’Israël des griffes de Pharaon d’Égypte, mais un
Moïse « descendu de l’hélicoptère ». Il y a donc un décalage qui est insinué entre les deux
Moïse. Il y a encore le fait d’accorder au candidat le pouvoir de « disparaître », d’«aller causer
avec Dieu » et de « revenir » parmi les humains, et, partant, d’opérer des miracles. L’ironie
raille ici les prétentions ou le discours démagogique, fallacieux du candidat et témoigne de la
lucidité de Matapari. On voit aussi qu’après le discours du deuxième candidat, qui entend
faire de son pays une « petite Suisse » en commençant par « transformer le jus d’ananas en
pétrole », le père du narrateur se montre cruellement ironique et répond : « -Avec un peu de
jazz et de vin de palme, j’espère » (p. 277). Cette réaction traduit le manque de crédit dans un
tel discours qui vaut une absurdité. L’ironie verbale, telle qu’on peut la percevoir à travers les
mots ou les séquences du discours, est bien fonctionnelle dans la plupart des textes analysés.
Mais l’ironie n’est pas que verbale.
6. 2 .5 b) L’ironie situationnelle
Pierre Schoentjes indique que l’ironie la plus familière se développe dans le domaine du
discours, ainsi que cela vient d’être illustré ci-dessus, mais aussi dans le domaine de la

381
situation, c’est-à-dire sur le terrain des événements. Ici, précise-t-il, « l’ironie découle […]
d’un agencement particulier des faits »737. Cet « agencement particulier » repose en fait sur le
principe de contraste ou de contradiction absolue dans la structuration ou la représentation des
faits. C’est que, comme l’observe également Ben K’Anene, l’ironie qui, dans ce cas, n’est pas
restreinte aux mots, « décrit littéralement une situation référentielle perçue elle-même comme
comportant certaine contradiction interne »738.
Des situations de fond, profondément contradictoires, peuvent être ainsi relevées dans le
corpus. Leur présentation relève de l’ironie situationnelle. L’une des situations largement
décrite et partagée par la plupart des textes analysés, se rapporte au personnage du président
de la république. On a vu que les titres qui lui sont attribués font de lui un « guide
providentiel », le « Berger suprême », le « père de la nation », le « sauveur », le
« rassembleur » et tous autres qualificatifs du genre, constituant en somme du personnage
l’image du « Créateur » et du « Protecteur ». Ces attributs sont pourtant en contradiction
absolue avec les actes posés par le personnage qui les porte. En effet, Nzétémabé
Bwakanamoto, Yéli Boso, le Macrocéphale, Uka Uka et les autres présidents qui traquent
leurs concitoyens et les décapitent, n’ont rien de providentiel, de rassembleur, de protecteur
ou de sauveur. Ce sont plutôt des justiciers et des exécuteurs de leurs propres peuples.
Déjà, la confrontation des titres avec les actions de ces personnages met en évidence un écart
sur lequel porte l’ironie situationnelle ; mais cette contradiction profonde structure encore le
fonctionnement des régimes dirigés par ces personnages. Dans Le mort vivant, on peut, par
exemple, constater la mise en place par Nzétémabé Bwakanamoto, d’un « ministère de la
protection du territoire », et donc protection des citoyens et de leurs biens. La dénomination
de ce ministère concorde bien avec les attributs du président, tels qu’on peut les recenser dans
le roman, mais les actes posés au sein de ce ministère trahissent profondément la vision
humaniste suggérée par ces attributs. L’interrogation du héros Joseph, qui y est incarcéré, fait
comprendre le décalage des situations :
« Qui pouvait imaginer que dans le bel immeuble de la protection du territoire aux
bureaux vitrés et disposés à l’américaine, il y avait des sous-sols, des cachots et des
cellules où l’on torturait, où l’on tuait, où l’on réduisait à néant tous les jours des
innocents, à l’insu de l’opinion et de leur famille ? » (p. 74).

L’ironie de la situation réside dans le fait de montrer que l’objectif de « protection »


officiellement annoncé dans la dénomination du ministère, n’est pas atteint et qu’il s’est

737
SCHOENTJES, P., op. cit, pp. 17, 15.
738
K’ANENE B., J., Etude de la satire dans le théâtre ouest-africain francophone, Paris, L’Harmattan, 1995,
p.38.

382
même mué en d’autres : la torture et l’anéantissement, bref, la destruction. Il va sans dire que
le président Nzétémabé Bwakanamoto ne remplit pas le rôle de « guide providentiel », du
« père de la nation » ou du « sauveur ». Il se révèle plutôt le bourreau, le destructeur, le tueur
de ses concitoyens. Le système de répression qu’il instaure dans son pays et les actes de
violence qui en découlent à tous les niveaux de pouvoir éloignent le personnage des objectifs
incarnés par ses attributs. La contradiction est profonde en effet entre ses proclamations du
type : « […] c’est moi qui ai forgé ce pays […], je suis le père de tous les Yanganiens. J’ai
donné à toutes les filles et à tous les fils du Yangani les mêmes chances de s’épanouir », et le
résultat de ses actions : de nombreuses victimes innocentes dont « la liste était aussi longue
que le tour de la terre » et un « carnage perpétré dans les rangs de toute une génération de
cadres […] suivi d’un désert intellectuel et culturel dans le pays»739.
La situation de Nzétémabé peut être considérée comme paradigmatique de celle des autres
présidents mis en scène dans les autres romans. Ils fonctionnent tous de la même façon : ils se
déclarent des « Bergers suprêmes», mais se révèlent finalement des fauves sanguinaires. Le
cas du président Macrocéphale, dans Pleure Ô Pays […], fournit un autre exemple : présenté
comme un « père » au service du bonheur des Kayeyois, il exhibe cependant un cynisme
froid, indiquant à tous ceux qui ne composent pas avec son régime « qu’ils n’ont pas de place
dans [son] royaume » ; il les somme même d’émigrer vers d’autres cieux ou de se
métamorphoser ; il leur promet enfin, non pas le bonheur, mais le sang :
« Que les aigris et les mécontents quittent ce pays. Le monde est vaste. Que les
insensés qui conjurent ma perte sachent que je les attends, de pied ferme, sur le
chemin, leur chemin. […] je suis, j’ai toujours été […] un baroudeur. Un baroudeur de
haute classe. Et je le resterai jusqu’à mon dernier râle. […] par tous les moyens,
comme par le passé, je ferai pièce à toute tentative de déstabilisation de mon régime »
(p. 32).

Le projet de bonheur va ainsi se noyer dans le sang des répressions, des exécutions et des
supplices corporels divers, ainsi que dans les larmes des privations multiples. L’ironie de
situation met en évidence le décalage du discours officiel par rapport à la réalité concrète.
Dans Les Fleurs des Lantanas, une institution comme la « S.V. » ou « Salle de Vérité », par
exemple, permet de mesurer la distance entre la recherche alléguée de la vérité et le mensonge
institutionnalisé, c’est-à-dire entre l’objectif annoncé par la dénomination de l’institution et ce
qui s’y passe réellement (torture). On retrouve ici la même contradiction que celle évoquée à
propos du « ministère de la protection » dans Le mort vivant. La situation générale de terreur
décrite dans Les Fleurs des Lantanas contredit l’espoir promis par le nom du pays,

739
DJOMBO, H., op. cit., pp. 90, 93, 94.

383
Tongwétani, qui signifie « la levée du jour », symbole du début d’une nouvelle ère de
bonheur. De même, dans Les Petits Garçons […], les horreurs permanentes du régime du
Camarade président démentent les prétentions de celui-ci de faire du pays « un petit paradis »
(p. 111). Aucune action tangible de développement n’est à mettre au compte du président dit
pourtant « homme des actions concrètes »740 ; pas de paix non plus entre ce prétendu « apôtre
de la paix », « homme des masses » ou « homme-peuple » (p. 81), et les masses qu’il fait
disperser à coup de balles meurtrières. On perçoit dans l’initiale en majuscule de certains mots
ou de certains titres, une ironie masquée qui en mine le contenu. Il en est ainsi souvent du
« Parti » et de la « Révolution » du Camarade président dans Les Petits Garçons […], des
qualificatifs « Roi » et « Sauveur » affectés au tyran Macrocéphale dans Pleure Ô Pays […],
des titres « Monsieur », « Conseiller », « Ministre » attribués au héros Sadio Mobali auto-
investi tout-puissant dans Le Doyen Marri, ou même de certains autres noms de lieux comme
« Tongwétani », « Salle de Vérité » dans Les Fleurs des Lantanas, etc. C’est globalement le
cas de la plupart des titres attribués aux personnages des dignitaires. Ces mots et ces titres
ainsi marqués sonnent creux : les réalités qu’ils incarnent ne correspondent pas au sens
premier communément admis. C’est même le contraire de ce sens qu’ils désignent dans les
faits.
L’ironie situationnelle traduit les contradictions des situations générées par le commandement
postcolonial. Elle fait comprendre le leurre des indépendances africaines. En tant que
« construction sémiotique d’une posture d’énonciation »741, l’ironie repose en fait sur une
construction de base antiphrastique fondée sur l’idée de contraste ou de contradiction traduite
par ses dimensions verbale et situationnelle. C’est sans doute pour cette raison que Philippe
HAMON considère que la « figure-type de l’ironie [est] celle du monde renversé »742. Mais
comme le dit encore ce même auteur, « on ne saurait réduire l’ironie à un simple jeu
sémantique de contraires »743, parce qu’elle peut aussi s’exprimer autrement que par la
construction d’une contradiction, notamment par l’inversion ou la permutation des rapports.
Le corpus offre à cet effet des exemples de ce qu’on peut appeler « mimèse » et qui se définit
comme une « espèce d’ironie par laquelle on répète directement ce qu’un autre a dit ou a pu
dire, en affectant même d’en imiter le maintien, les gestes et le ton ; de manière qu’avec un air
qui semble d’abord favorable à ce qu’on répète, on en vient enfin à le tourner en ridicule »744.

740
DONGALA B., E., op. cit, pp. 82, 112, 191.
741
HAMON, P., L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996, p. 18.
742
HAMON, P., op. cit., p. 16.
743
Idem, p. 23.
744
BAUZÉE, cité par HAMON, P., ibidem, p. 23.

384
Tel cas coïncide, dans Le Doyen Marri, avec la posture du héros Sadio Mobali lorsqu’il
pénètre dans la boîte de nuit « Le Colombier » (pp. 90-101) : il s’y auto-investit dignitaire
tout-puissant du régime en place, menace les tenants des lieux et se fait royalement « servir »
en tant que tel. Ses actes, mais surtout son discours sont à ce moment teintés de l’idéologie du
parti unique au pouvoir. Il menace avec un revolver, contrôle les papiers avec autorité,
commande gratuitement mais avec insolence l’alcool le plus cher, exige des pots-de-vin et
même de la nourriture en abondance. Pris de peur, le patron du Colombier lui offre même une
femme pour agrémenter sa nuit. L’image que ses victimes ont de lui est celle d’un homme
puissant mais dont le titre reste un peu confus, à l’image du cafouillage national où les titres
sont ronflants mais creux. Le patron de la boîte parle de et à lui en ces termes :
« -Garçon ! Du champagne pour Monsieur, monsieur le doyen. Une assiette de
brochettes. Vous devez avoir très faim, Monsieur, monsieur le Conseiller du Président
aux Conseils de Ministres. Je me trompe ? On va arranger ça […]. Courez, exécutez-
vous. Mais courez donc. Il faut respecter nos hôtes. Vous êtes chez vous ici, Monsieur,
monsieur le Conseiller Spécial du président en matière de Conseils de Ministres.
Revenez quand vous voulez. […]. Nous sommes à votre entière disposition, Monsieur,
monsieur le Conseiller spécial du président, pour lui pousser le trône sculpté les jours
des Conseils de Ministres, quand les séances passent à la télévision […]. –Oui,
Monsieur, monsieur le Conseiller du président qui avance le trône du Guide illuminé
chaque fois qu’il préside les quotidiens Conseils de Ministres, devant les télévisions
étrangères. […]. –Oui, Monsieur, monsieur le Conseiller technique du chef de l’État en
matière de remaniements hebdomadaires de gouvernements, chargé d’avancer le trône
spécial lors des conseils de Ministres. Nous faisons de notre mieux, Monsieur le
Conseiller particulier. […], Monsieur, monsieur le Conseiller en arts et techniques
pour faire virer des ministres récalcitrants » (pp. 99-101).

Il faut dire que cette image de puissance est fabriquée au départ par le discours fallacieux de
Sadio Mobali lui-même pour se valoriser dans ces lieux, alors qu’il n’est en vérité qu’un
simple étudiant en pleine débrouille. C’est la même image qu’il présente aussi à la clinique de
campagne où il se comporte en véritable potentat, se présentant comme l’incarnation même
du parti unique. C’est curieux qu’à la fin du roman, Sadio Mobali est dit avoir vaincu la
dictature. Mais en fait de curiosité, il y a que l’ironie travaille cette présentation du héros
qu’on peut qualifier de mimésique. On se souvient aussi du discours de l’ivrogne, dans Les
Fleurs des Lantanas, qui, à propos de l’arrestation arbitraire du héros Bukadjo, se dit
favorable au gouvernement et contre le héros. Mais l’emphase qui caractérise ce discours
indique que l’ivrogne joue de l’ironie avec les actes et l’idéologie du régime. On se rappelle
encore l’élévation du personnage du tyran (attributs pompeux), etc. Tout cela fait comprendre
que, sans nécessairement passer par la construction d’une contradiction, l’ironie peut
s’exprimer par inversion ou par permutation, c’est-à-dire par mimèse. Sadio Mobali et

385
l’ivrogne imitent bien le discours du pouvoir, mais c’est pour enfin le disqualifier ; le
narrateur qui reprend et série les attributs élogieux du dictateur, ne le fait que pour enfin
moquer le personnage. De même, l’écriture des auteurs ne mime le processus de
carnavalisation que finalement pour souligner le détournement de la fête en drame, et ce, à
cause de la violence du commandement. C’est qu’au-delà du jeu de mots et de situations,
l’ironie vise plus que le contraste, plus que le contresens : « La visée du discours ironique
n’est pas strictement et uniquement informative […], mais évaluative »745, c’est-à-dire que
« l’évaluation constitue le cœur même de l’énonciation ironique »746. À ce titre, qu’elle soit
verbale, situationnelle ou autre (mimèse), « […] l’ironie [se révèle bien] l’art langagier de
prendre ou de garder ses distances vis-à-vis des choses […] »747, c’est-à-dire de les évaluer.
Elle constitue ici une posture d’énonciation qui traverse tous les textes du corpus, car il s’agit
d’évaluer la société représentée dans les textes ainsi que ses lois. À cet effet, l’ironie est
particulièrement très complémentaire de l’hyperbole et de la métaphore. C’est somme toute
logique : « Surévaluer pour évaluer, permuter le haut et le bas dans une hiérarchie, est la
structure de base simple de très nombreux énoncés ironiques »748. Si l’hyperbole surévalue le
commandement, l’ironie permet de l’évaluer et de le permuter avec le bas de la hiérarchie
humaine (rabaissement). Quoi qu’il en soit, l’ironie ne laisse pas indifférent. Elle implique le
lecteur et instaure avec lui une coopération dynamique, ainsi que cela arrive avec la rhétorique
de l’implication chez le conteur traditionnel et son public. L’implication du lecteur, on le sait
maintenant, est aussi, pour parler encore comme HAMON, l’essence de l’acte littéraire.
Outre l’ironie, l’écriture romanesque des auteurs étudiés exploite aussi un autre procédé qui
permet de s’exprimer indirectement plutôt que directement.
6. 2. 6 La périphrase
La définition de Pierre Fontainier fait de la périphrase une figure de style qui « consiste à
exprimer d’une manière détournée, étendue, et ordinairement fastueuse, une pensée qui
pourrait être rendue d’une manière directe et en même temps plus simple et plus courte »749.
Ce procédé est utilisé dans certaines situations décrites dans les textes du corpus. Par
exemple, pour nommer les agents du commandement, et notamment le personnage du tyran,
tel que l’illustre la série des titres attribués au Camarade président dans Les Petits Garçons
[…] : « […] guide suprême, l’homme des masses, l’homme des actions concrètes, le dirigeant
populaire, l’apôtre de la paix […] », etc. ; ou encore ceux du dictateur du Yangani dans Les
745
HAMON, P., L’ironie littéraire […], p. 28.
746
Idem, p. 30.
747
Ibidem, p. 109.
748
Ibidem, p. 28.
749
FONTANIER, P., op.cit., p. 361.

386
Fleurs des Lantanas : « Tout-puissant Dynaste, Père de la Nation, Notre Berger Suprême, le
Guide Éclairé et Bien-Aimé […] ». Pour la première série de titres extraits de Les petits
garçons […], il s’agit des tournures périphrastiques qui désignent le président identifié par
une autre périphrase, « Camarade président », mais dont le vrai nom n’apparaît nulle part
dans le roman de Dongala. La deuxième série d’expressions tirées du roman de Tchichellé
désignent, elles, le président Yéli Boso de Tongwétani ; et le principe vaut aussi pour le
dictateur Nzétémabé qui se fait désigner par des attributs du même genre dans Le mort vivant.
Dans les univers sociaux où ces périphrases apparaissent, elles ne sont pas gratuites : plutôt
que d’être appelé directement par son vrai nom, le personnage du président est désigné par ces
tournures qui renseignent à la fois sur sa domination outrageante, mais surtout sur le culte de
sa personne qu’il impose dans le pays. Par rapport aux auteurs des textes, la périphrase est un
moyen de louer faussement, c’est-à-dire de dénigrer le personnage du dictateur. Elle se
rapporte donc ici à une présentation ironique des personnages concernés.
La périphrase est également utilisée pour traduire le mépris ou la haine. Dans Les Fleurs des
Lantanas, le docteur Ngwandi, voulant vite disposer de la jeune Nwéliza qu’il a emmenée
dans un hôtel, ne supporte pas que celle-ci lui parle d’un autre homme, en l’occurrence le
docteur Bukadjo qui est emprisonné et auquel la jeune femme le compare. Le docteur
Ngwandi, irrité et méprisant, coupe net : « -Je ne suis pas venu ici pour parler de l’individu
dont tu viens de citer le nom » (p.185), au lieu de nommer simplement et directement le
docteur Bukadjo. L’expression « l’individu dont tu viens de citer le nom » traduit donc un vrai
mépris du docteur Ngwandi pour le docteur Bukadjo ; il faut même parler de haine puisque le
premier, membre du clan au pouvoir, garde une dent contre le second à cause justement de
cette même Nwéliza (affaire du concours d’admission à l’école supérieure pour infirmiers). Il
faut dire aussi que Nwéliza apprécie le docteur Bukadjo pour son humanisme et sa droiture,
ce que les Ngwandi considèrent comme témoignage d’une relation affective, pourtant
inexistante entre la jeune infirmière et Bukadjo.
Dans Le mort vivant, les agents du commandement recourent aussi à la périphrase pour
désigner ironiquement et avec dédain le héros Joseph capturé. Ils l’appellent « commandant
[des rebelles ou de l’armée ennemie] », ou encore « officier d’un pays ami » (pp. 49, 90), au
lieu de citer simplement son nom, qu’ils connaissent pourtant bien. La périphrase fonctionne
dans un sens inverse à celui qu’elle prend lorsqu’elle se rapporte aux différents titres des
présidents : autant elle valorise ceux-ci dans l’univers du pouvoir, autant elle les dévalorise
aux yeux des auteurs du corpus. Par rapport aux victimes, la périphrase, qui est le plus
souvent ici le fait des agents du commandement, est aussi un moyen de dévalorisation et de

387
moquerie. On peut donc dire que la périphrase permet de dévaloriser les victimes aux yeux
des leurs bourreaux et ceux-ci, aux yeux des auteurs des textes analysés.
Un dernier usage de la périphrase peut être rapporté à un certain désir de pudeur ou de
douceur dans certaines situations de violence. Par exemple, lorsque, dans Les Fleurs des
Lantanas, un des dignitaires assassine un détenu en lui enfonçant le bout de son revolver dans
l’anus, Tchichellé met dans la bouche du narrateur une périphrase pour désigner cette partie
du corps du supplicié : « Ayi Nama ordonna aux soldats de maîtriser Mazamat Mpélo, il se
leva, sortit de sa veste un petit revolver, il en introduisit le canon dans le bas orifice
d’exonération du détenu […] » (p. 88). L’expression périphrastique « bas orifice
d’exonération » est un moyen d’éviter de choquer le lecteur en nommant directement l’anus.
Dans ce même roman, le violent orage qui suit l’enterrement de Bukadjo est rendu par une
périphrase : « La nuit grondante pleura de grosses larmes drues » (p. 197).
Par ailleurs, pour décrire le sexe mutilé de Joseph dans Le mort vivant, Henri DJOMBO
emploie des termes moins choquants qu’il place dans la bouche du supplicié qui parle ainsi de
son « bijou familial » et du « bout précieux de [son] ogive ». On voit aussi que la prison de
l’île de la mort est autrement appelée « enfer insulaire », tandis que la mort des prisonniers
elle-même est désignée par « funeste sort » ou « départs funestes », toutes des périphrases qui
évoquent les nombreuses exécutions. Le narrateur indique encore que la pénible captivité de
Joseph a vu « cinquante-deux lunes enjamber le ciel »750, expression périphrastique pour dire
cinquante-deux mois d’emprisonnement. Dans Le Paradis Violé, le cercueil qu’un proche du
pouvoir vend aux victimes de celui-ci est désigné comme leur « dernière maison» (p. 27).
La périphrase semble correspondre aux sentiments que les personnages incarnent. Par rapport
à la catégorie du commandement, elle met en évidence le culte de la personnalité, le dédain ou
le mépris pour les victimes. Cette fonctionnalité est conforme au schéma de dévalorisation
évoqué ci-dessus. Mais par rapport aux victimes, la périphrase traduit entre autres un désir de
douceur ou de pudeur qui, dans ce contexte de violence, peut symboliser une volonté de
défense de la dignité humaine par le langage. Cependant, la périphrase introduit parfois une
tonalité ironique, critique, qui n’est pas sans rapport avec l’image négative des personnages
du pouvoir. Mais en plus du sens détourné et des tournures périphrastiques, l’écriture
romanesque exploite aussi le rire dans la représentation de la violence.
6. 2. 7 L’humour
Le contexte essentiellement tragique décrit dans le corpus n’empêche cependant pas les
auteurs des textes d’y introduire des pauses d’humour pour atténuer les larmes par des éclats
750
V. DJOMBO, H., op. cit., pp. 121, 130, 133.

388
de rire. Une série d’illustrations permettent ainsi d’appréhender l’usage et le fonctionnement
de l’humour dans le cadre de l’écriture de la violence.
DONGALA par exemple offre, dans Les Petits Garçons […], de nombreuses séquences où
l’humour joue pleinement. En effet, qui ne rirait pas en voyant Etumba, un chasseur villageois
au nom prédestiné, se parer d’arc, de flèches et d’amulettes, pour combattre contre
l’impérialisme que le discours officiel dit être la cause de la misère du peuple ? Ce
personnage s’adresse ainsi au camarade président lors d’une visite de celui-ci dans un bourg :
« Camarade président, je m’appelle Etumba. Je viens du village d’Entsouari et j’ai mis
deux jours de marche pour arriver ici. Nous souffrons beaucoup dans les villages. Il
n’y a pas de service de santé, il n’y a pas de médicaments et nos enfants meurent
chaque jour de paludisme, de sida et de diarrhée. Nous avons faim. Nous n’avons pas
d’argent […]. Ce n’est vraiment pas une vie […].
Chaque fois que nous posons la question de savoir ce que nous avons fait à Dieu et aux
ancêtres pour être condamnés à vivre une telle malédiction, les gens du Parti que vous
nous envoyez répondent toujours : ‘’C’est la faute de l’impérialisme et de ses valets’’.
C’est l’impérialisme qui est la cause de nos paludismes et de nos sidas. C’est
l’impérialisme qui fait que les gens s’enrichissent sur notre dos et que l’argent ne
s’arrête qu’en ville. […] l’impérialisme, toujours l’impérialisme ! Alors, quand j’ai
appris que vous veniez ici pour les fêtes et que cet impérialisme vous suivait toujours
où que vous alliez pour vous empêcher de travailler, moi, Etumba, reconnu l’homme le
plus vaillant du village, […], je suis venu ici défier ce bandit d’impérialisme ! Qu’il
vienne et qu’on se batte à mort et que je le vainque une bonne fois pour toutes ! » (pp.
118-119).

Un autre cas d’humour est illustré par ces ministres menacés de mort par leur président et qui
tremblent et transpirent comme jamais. Finalement, l’un d’entre eux a la faiblesse de faire pipi
dans son pantalon (pp. 258-259) comme un enfant.
Dans Les Fleurs des Lantanas, un très haut dignitaire du régime s’offre en spectacle au public
en s’affalant par terre, luttant contre une jeune fille dont il est amoureux mais qui ne veut pas
de lui :
« -Je ne veux pas venir avec toi [dit la fille]! Je n’ai pas le droit d’abandonner mon
travail.
[…]
- Quel travail ? Est-ce que ton travail est plus important que moi, hein ?
D’un mouvement de main, le Maréchal prit…le sac de Nwéliza. Au vrai, il voulait se
saisir de la belle adolescente qui, l’ayant esquivé, avait détalé de toute vitesse. Il la
poursuivit, sa casquette déserta son crâne, il ne s’arrêta pas. Nwéliza zigzaguait. Il
plongea sur elle ; et tous deux s’affalèrent dans les herbes […]. Ils se débattaient,
roulaient sur eux-mêmes sous les yeux amusés de l’assistance qui délirait. Enfin, le
Maréchal ruisselait de sueur en ramenant Nwéliza vers la Mercédès » (p. 15).

Un autre proche du pouvoir épris de la même Nwéliza affiche un comportement risible face
au refus de celle-ci de céder à ses avances :

389
« Le docteur Ngwandi […] s’agitait tel un singe bondissant autour de son maître, à le
vue d’une banane.
[…]
Nwéliza ne répondit pas. Alors le docteur Ngwandi plongea sa main dans la poche de
son pantalon, en retira une liasse d’argent qu’il tendit à la jeune femme : ‘’ne me
repousse pas, Nwéliza, sois gentille. Ne me considère pas comme ton directeur, mais
comme un simple homme qui brûle d’amour pour toi’’. Il s’approcha d’elle et, d’un
brusque mouvement de reins, laissa choir son pantalon, il s’agenouilla, et la supplia
de le satisfaire, ‘’je n’en peux plus, viens’’. Devant ce spectacle, Nwéliza ne put
résister à l’envie de s’esclaffer » (p. 76).

Le héros-narrateur Joseph observe, dans Le mort vivant, que les prisonniers mal nourris
deviennent squelettiques au fil des jours, mais cette précarité, cette maigreur ne les épargne
pas de la cruauté de leurs bourreaux, ces « gardiens aux ventres bedonnants, qui n’étaient pas
plus rapides à la course que des grenouilles » (p. 123). Mais le roman de DJOMBO situe
l’humour jusqu’au somment de l’État et montre le tyran Nzétémabé Bwakanamoto dans une
manœuvre de corruption du héros fraîchement libéré. L’entretien du président avec son
officier d’ordonnance a de quoi faire rire :
« […] le président regardait le sol à ses pieds […]. Puis, il sonna. Un homme en
costume gris apparut […].
- Apporte le paquet.
Le président ouvrit le carton posé devant lui et s’écria :
- Que peut-on faire avec ces feuilles de manguier à l’étranger ? Allez, apporte-moi des
devises ! Des devises fortes en grandes coupures. C’est moins encombrant ! hurla-t-il
presque. L’officier d’ordonnance disparut et revint avec une enveloppe de dollars.
- Excellence, les caisses de la trésorerie nationale et des banques sont vides depuis
quelques jours.
- Et alors ?
- Nous n’avons pu réunir que ça, en dégarnissant presque nos propres réserves d’ici,
Excellence.
- Et tu n’as pas honte de le dire ?
- Enfin…Euh…Excellence, je n’ai pas eu le temps de vérifier ce que contiennent les
malles provenant des provinces ni les brouettes des impôts. Peut-être…
- Quoi ? Des brouettes ? Qu’est-ce que c’est encore, des brouettes d’argent ?
- Oui, Excellence, souvent les malles ne suffisent plus, et avec l’inflation, le volume de
la monnaie dépasse celui des emballages !
À ce moment-là, on utilise des brouettes de jardin pour prendre une partie de l’argent
aux douanes et aux impôts, parfois même à la trésorerie nationale. On les met dans les
fourgons ensuite, en tout cas personne ne s’en rend compte…
- Qu’on me fasse venir demain les responsables de ces structures! » (pp. 147-148).

Le Doyen Marri de NGANDU expose une autre scène hilarante où des étudiants plongés dans
la mouise trompent leur ennui en se livrant à un concours de ronflements et de pets :
« Le concert pouvait commencer à présent. Mélodieux comme un cantique, ample et
tumultueux jusqu’au sublime. Disengi égrenait les premiers accords dans une
débauche de grognements qui sourdaient en s’intensifiant d’une belle voix basse […].

390
Kendio reprenait par un râle étouffé. Un son d’abord rauque résonnait dans le nez,
puis s’amplifiait progressivement de l’orifice de son vénérable postérieur, jusqu’à
devenir strident. Il s’échappait sournoisement en faisant résonner les lèvres, avant
d’expirer et de s’envoler avec des cabrioles émouvantes. Le chœur de ronflements
achevait le récital au milieu des sons argentins […]. Ils s’accéléraient joyeusement à
mesure que le vacarme augmentait. Au bout d’un moment, ce n’étaient plus que
barrissements et pépitements qui chuintaient la grande musique de nuit […]. Des
olifants et des flûtes poussiéreuses se succédaient sans fausse note, avant de céder la
place à la sourdine des trombones. […]. Les ténèbres commençaient à s’effacer sous
les ombres massives des cahutes des auditoires. […]. Alors débutaient les syllabes
ultimes de l’harmonie cosmique. Un vrombissement prolongé, suivi de pétarades et de
crépitements symétriques. Kendio faisait entendre des borborygmes sonores […]. Ses
viscères abdominaux scandaient les convulsions et réglaient les homologies musicales
avec autorité. […].Disengi Elombe Motokao claquait simplement la langue. C’était
comme s’il avait donné le signal à l’ébranlement total. Il rejoignit l’hymne de Kendio
avec une cordialité touchante. […]. Ces étudiants ne savaient pas feindre. Ils pétaient
à ravir, avec une application épatante. […]. Le gaz s’accumulait à l’intérieur des
intestins, s’échappait rationnellement, scientifiquement, agrémenté par des flatuosités
prestigieuses » (pp. 81-82).

Comme on peut s’en rendre compte, l’humour fait partie des procédés qui soutiennent
l’écriture de la violence. Mais il faut bien croire que cet humour n’est pas gratuit, qu’il
assume une fonctionnalité qui déborde le simple fait de faire rire :
« L’humour recherche l’insolite, la surprise, et participe du jeu : il se joue de
l’ordinaire pertinence du message adressé à un destinataire […]. Si le message apparaît
d’abord impertinent, il oblige l’intelligence à dépasser cette réaction première pour
découvrir une pertinence secondaire […]. C’est donc à son impertinence finalement
pertinente qu’on reconnaîtra l’humour […]»751.

Cette fonctionnalité de l’humour peut bien s’appliquer aux illustrations données ci-dessus.
Dans le cas du chasseur Etumba, le caractère surprenant, insolite et impertinent de son
discours fait certainement rire, mais au-delà se perçoit en fait une remise en cause, une
réfutation d’un discours officiel stéréotypé et fallacieux qui concourt à la misère du peuple. Il
s’agit donc d’un humour caustique qu’on retrouve dans la plupart des cas examinés, comme
celui du ministre effrayé qui fait pipi dans son pantalon, ou ceux du Maréchal ainsi que du
docteur Ngwandi, prétendus puissants, qui se ridiculisent devant une adolescente. L’humour
montre que ces très hauts et puissants dignitaires du régime sont en fait de très petites gens
retranchés derrière le paravent du pouvoir et de la violence. C’en est autant de ces bourreaux
ventripotents dont l’humour souligne l’incapacité physique dans le mouvement. L’humour
expose donc la petitesse, la faiblesse de ces personnages par-delà le rire et porte ainsi un coup
à leur autorité. C’est particulièrement le cas du président Nzétémabé qui tente de corrompre et

751
BERGEZ, D., & alii, op. cit., p. 134.

391
d’engager à son service un intellectuel que ses services ont arbitrairement emprisonné et
torturé. L’humour met aussi à nu le ridicule d’une gestion catastrophique de la chose
publique, ainsi qu’en témoigne notamment la situation de la monnaie chez Nzétémabé
Bwakanamoto. Même lorsqu’il ne semble que récréatif, comme dans le cas des étudiants en
proie à la misère, l’humour reste corrosif : il y a derrière ce rire d’apparence banale un arrière-
fond de critique contre le système misérigène institué. On peut considérer qu’au-delà du
simple rire, l’humour participe, comme la métaphore, l’hyperbole, l’ironie, etc., au processus
de rabaissement du commandement postcolonial. L’écriture romanesque n’exploite d’ailleurs
pas que ces procédés uniquement ; elle en utilise un autre qui repose sur le pouvoir de
suggestion des images qu’elle présente, des images allusives.
6. 2. 8 L’allusion
« L’allusion est une figure d’intertexte »752 et en tant que telle, elle « consiste à faire sentir le
rapport d’une chose qu’on dit avec une autre qu’on ne dit pas, et dont ce rapport même
réveille l’idée »753. À ce titre, l’écriture romanesque des auteurs du corpus l’exploite et on en
perçoit bien l’usage dans les textes.
Le premier des usages à illustrer, c’est celui d’une allusion historique, c’est-à-dire un usage
754
qui a « trait à l’histoire » et qui fonctionne dans certains textes, en lien étroit avec une
situation de violence. Cette allusion renvoie essentiellement à l’histoire biblique. Dans Les
Fleurs des Lantanas, lorsque le héros Bukadjo est suspendu au croc de boucher et supplicié,
sous les éclats de rire et les invectives des ses bourreaux, le texte indique qu’« il baissa tête, il
souhaitait la mort, oui mon Dieu, la mort» (p. 94). Cette scène semble faire allusion à celle de
la crucification de Jésus, telle que la relate la Bible, en mettant en évidence l’appel et
l’abandon de Jésus à Dieu le Père et aussi le mouvement de sa tête. L’évangile de Luc
rapporte les paroles suivantes de Jésus avant de mourir : « Père, je remets mon esprit entre tes
mains » et ajoute : « En disant ces mots, il expira » ; tandis que l’évangile de Jean indique :
« Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit :’’tout est consommé’’. Puis, inclinant la tête, il remit
son esprit »755. L’allusion semble insister ici sur le supplice du personnage de Bukadjo. On se
rappelle que celui-ci est un personnage-prétexte dont la mort vaut un sacrifice pour une cause
commune. Bukadjo serait donc un martyr dans les mêmes conditions que Jésus ou à l’image
de celui-ci. Une autre allusion à la mort de Jésus est perceptible dans Le Doyen Marri,
lorsque, au nombre de victimes de l’intolérance, le narrateur compte « ceux qui avaient voulu

752
REBOUL, O., op. cit., p. 163.
753
FONTANIER, P., op. cit., p. 125.
754
FONTANIER, P., op. cit., p. 125.
755
V. dans la Bible, Luc, 23 : 46 ; Jean, 19 : 30.

392
s’offrir en holocaustes pour le salut des multitudes […] ». D’après KALONJI ZEZEZE,
NGANDU pense vraisemblablement ici à la décapitation de l’un de ses maîtres, l’abbé
Thomas Kabeya, « qui donna sa vie en échange de celle de ses élèves » dans les violences de
l’indépendance du Congo756. Cette allusion, sur fond d’admiration, met à l’avant l’esprit de
sacrifice de ces personnages, derrière l’exemple du Christ sacrifié pour sauver le monde ou les
multitudes.
Dans Pleure Ô pays […], deux autres allusions historiques sont à relever. La première
concerne un pasteur et ses fidèles qui s’identifient à David, par opposition à Goliath que
représentent les agents du pouvoir. Il s’agit ici d’une allusion au combat de David et Goliath,
relatée dans la Bible757. Par cette allusion biblique, le pasteur engagé dans la lutte contre la
tyrannie, croit à la victoire finale de son camp, à l’exemple de la victoire de David contre
Goliath. L’autre allusion se rapporte à l’appellation « Babylone » qui désigne la cour royale
du Macrocéphale, c’est-à-dire le palais présidentiel perçu comme l’épicentre de la répression
meurtrière contre les chrétiens. « Babylone » fait référence à l’ancienne ville biblique du
même nom qui, elle aussi, fut, à certaines périodes de son histoire, un foyer de violences. On
pense notamment à la répression de la révolte en -482 sous Darios Ier et surtout Xerxès Ier 758.
L’allusion met en exergue la situation d’enfer vécue par les chrétiens au pays du
Macrocéphale, comme jadis dans la Babylone ancienne de Darios et de Xerxès.
Dans Les Petits Garçons […], l’enfant-narrateur Matapari, séduit par le discours électoral
d’un candidat présidentiable, nomme celui-ci « Moïse », en raison des fabuleuses promesses
faites pour sauver le pays de la tyrannie, de la misère. Il s’agit là d’une allusion au Moïse
biblique, sauveur du peuple d’Israël de la servitude des Pharaons en Egypte. Un autre usage
de l’allusion historique se rapporte au contexte politique. Dans Les Petits Garçons […],
Matapari, décrivant la parodie de procès intenté à Boula Boula et consorts, reproduit les
paroles d’un des membres de la cour : « […] notre Parti [n’est] pas un parti coupeur des têtes,
mais un Parti généreux, humaniste » (p. 189). L’expression « parti coupeur des têtes » est une
allusion historique et aussi verbale à l’abréviation « P.C.T », du Parti Congolais du Travail, le
parti unique au pouvoir au Congo-Brazzaville (pays de l’auteur). Ce « P.C.T » avait été tourné
en dérision au début des revendications démocratiques, notamment à la Conférence Nationale
Souveraine (année 1990), et rendu ainsi ironiquement par « parti coupeur des têtes » ; une
manière de dire que ce parti est celui de la violence absolue. Dans le même ordre, une autre
allusion verbale peut être signalée dans Le Doyen Marri de NGANDU où, les Hiboux qui
756
V. KALONJI ZEZEZE, M.T., op. cit., p. 146.
757
Particulièrement dans I Samuel, 17 : 45-47.
758
V. Le petit Robert des noms propres, p. 167.

393
sèment la panique sur le campus universitaire, opèrent « aux cris des impé ère, impé ère.
Horreur » (p. 171). Ces cris renvoient au slogan du parti unique du dictateur Mobutu appelé
le « M.P.R. », le Mouvement Populaire de la Révolution, dont l’un des nombreux slogans
disait : « M.P.R., oyé ! M.P.R., oyé ! ». Les cris attribués aux Hiboux constituent un
travestissement de ce slogan que le romancier exploite dans une visée ironique et subversive.
Une autre allusion verbale faite par Henri DJOMBO ramène à la violence des exécutions et
plus précisément aux têtes coupées. Nzétémabé, dans Le mort vivant, effectue une purge des
indésirables même au sein de son propre sein. Certains collaborateurs d’hier finissent par
devenir très vite des « ennemis publics ». Le narrateur Joseph rapporte à cet effet : « On leur
avait trouvé de gros poux sur la tête et, pour cela, on avait condamné à mort ces chiens
enragés » (p. 118). La métaphore des « chiens enragés » est une allusion verbale au dicton
« Qui veut noyer son chien, l’accuse de rage », dont le sens s’accorde bien avec le contexte
décrit dans le roman : pour se débarrasser des collaborateurs dont on (régime) ne veut plus, on
les accuse de complot pour mieux les éliminer. L’allusion verbale insinue donc une ruse
politicienne du régime qui sous-tend sa pratique de délation et les exécutions arbitraires.
S’agissant de la violence, on trouve une autre allusion non plus biblique, mais littéraire, qui
renvoie à une scène romanesque décrite dans La vie et demie de Sony LABOU TANSI. En
effet, le général Paolo Péreira que les hommes de Nzétémabé criblent de balles, en sort sans la
moindre égratignure et donc sans en mourir. Il ne meurt dans la suite que de sa propre mort,
naturelle. Ce personnage de DJOMBO fait penser à Martial, l’opposant emblématique au
guide providentiel dans le roman de Sony LABOU TANSI. Martial martyrisé, découpé et
même transformé en daube, réapparaît constamment devant le guide pour lui signifier : « -Je
ne veux pas mourir cette mort […] » ; « -Non ! Pas cette mort, Excellence, Pas celle-là » 759.
L’allusion traduit un parti pris contre la barbarie, la cruauté et le gaspillage de la vie humaine.
Un dernier cas montre que l’allusion est aussi mythologique, c’est-à-dire qu’elle se rapporte à
la fable, à la mythologie760. Dans Le mort vivant, le narrateur rapporte les réflexions du
pouvoir central au sujet des subsides (non) alloués aux ambassades. Celles-ci sont qualifiées
de « tonneaux d’ambassades » (p.10), pour dire qu’elles sont budgétivores. Il semble qu’il y
ait là une allusion à la mythologie grecque, précisément au tonneau des Danaïdes ; tonneau
sans fond que les filles de Danaos (Danaïdes), meurtrières de leurs époux, furent condamnées
à remplir d’eau. L’allusion fait entendre que dans l’esprit du pouvoir central, les ambassades

759
LABOU TANSI, S., La vie et demie, Paris, Seuil, 1979, respectivement pp. 13 & 42.
760
FONTANIER, P., op. cit., p.125.

394
sont des postes de consommation sans fin. Une telle réflexion est à l’origine de la situation
honteuse de misère diplomatique exposée dans le roman de DJOMBO.
Historique, biblique, verbale, littéraire ou mythologique, l’allusion permet aux auteurs de
réfuter de façon détournée, les situations de violence en s’appuyant sur des référents
pertinents. Mais l’écriture romanesque exploite aussi un autre procédé, plus ou moins proche
de l’allusion, qui permet le rapprochement entre deux faits ou deux situations.
6. 2. 9 Le parallèle
« Le parallèle consiste dans deux descriptions, ou consécutives, ou mélangées, par lesquelles
on rapproche l’un de l’autre, sous leurs rapports physiques ou moraux, deux objets dont on
veut montrer la ressemblance ou la différence »761. Sans être d’un usage massif, le parallèle est
cependant utilisé dans certains textes du corpus en rapport avec le contexte de violence. Un
premier exemple est fourni par Les Petits Garçons […] de DONGALA. Lorsque l’instituteur
père du narrateur prend la tête du mouvement de revendication démocratique dans son bourg,
et qu’il diffuse des tracts contre le pouvoir dictatorial, les sbires de celui-ci l’arrêtent, le
martyrisent et l’emmènent vers un lieu inconnu. Matapari, l’enfant-narrateur qui assiste à la
scène, rapporte :
« Tout d’un coup, j’ai sursauté. J’ai d’abord aperçu un camion militaire non bâché
sortir de l’enceinte de la prison pour s’arrêter devant un officier qui donnait des ordres.
[…] je n’ai pas tardé à comprendre pourquoi : papa était là, assis, encadré par des
soldats qui se moquait visiblement de lui, lui tiraient les cheveux, le battaient, lui
forçaient une cigarette à travers les lèvres, lui qui ne fumait pas […]. Dans ma course
vers le camion, j’ai hurlé : ‘’Papa, papa !’’ […] Le bahut démarra brutalement […].
Finalement […] mon esprit grava une dernière vision fugitive de papa, papa attaché,
papa humilié mais narquois et digne sous les coups et les injures, papa roulant dans
un camion vers une destination inconnue…Et j’ai cru revivre les derniers moments de
la vie de Lumumba dont nous avions visionné la cassette deux ou trois fois sous
l’insistance de papa qui nous répétait chaque fois qu’il fallait que note génération
connaisse l’histoire de l’Afrique. Lumumba, un combattant de la liberté du temps de
grand-père, Lumumba livré à ses assassins par Mobutu, Lumumba battu, torturé,
humilié, Lumumba dans un camion roulant vers sa mort au Katanga. Lumumba !
Papa ! » (pp. 221-222).

Il y a un parallèle entre le personnage de l’instituteur père de Matapari et le personnage de


Lumumba. Ce parallèle repose sur une identité des situations : tous deux combattent pour la
liberté ; ils sont arrêtés, maltraités et transportés dans un véhicule militaire vers une
destination inconnue pour y être suppliciés. Ce parallèle valorise les personnages concernés
en même temps qu’il expose la brutalité et l’intolérance des pouvoirs impliqués dans ces
enlèvements.

761
Idem, p. 429.

395
Dans Le mort vivant, le prisonnier Joseph subit des interrogatoires dirigés par un des chefs des
bourreaux dont il parle en ces termes :
« Le chef avait une poitrine large et bombée […], il portait sur le menton une barbe
hirsute. Il me rappelait le Che que nous admirions dans notre jeune âge, celui qui
symbolisait pour nous la bravoure et le sacrifice pour la libération. Le révolutionnaire
du monde, quoi ! Non. Il cessa de ressembler à Guevara, dès qu’il prononça les
premiers mots. D’autres images défilèrent en moi pour identifier la ressemblance dans
l’histoire lointaine et présente. Alexandre II de Russie. Karl Marx. Arafat. Béjart.
Bizet. Blanquin. De Brazza. Fidel Castro. Darwin. Wysses Grant. Henri II. Hô Chi
Minh. Kossuth. Nobel. Pouchkine. Savimbi. Soljenitsyne. Weizmann. Et leurs sosies.
Le monitor de mon imaginaire s’immobilisa sur une figure inconnue, puis sur l’homme
en face » (p. 51).

Un double parallèle est fait ici : physiquement, la ressemblance entre le chef des bourreaux et
le Che se fonde sur un détail corporel, la barbe ; moralement, les mots de ce chef (empreints
de violence sans doute) l’éloignent du symbole de bravoure et de la libération qu’est le Che.
C’est pour trouver un équivalent moral à ce chef que le prisonnier fait défiler les images des
personnalités qui ont le même trait physique que lui. Comparativement à l’exemple de
Lumumba, ce parallèle est dépréciatif en fin de compte et indique que le chef des bourreaux
est un barbu cruel, ce qui est de nature à faire peur au lecteur et à discréditer le personnage.
Le parallèle dans le corpus porte aussi sur les conditions d’existence. Par exemple, le
prisonnier Joseph, qu’on transfère de nuit dans la capitale yanganienne de Bandeiraville, ne
s’empêche pas de penser à Bocaville, la capitale de son propre pays, le Boniko :
« L’image nocturne de Bandeiraville me rappela celle d’une autre ville, qui n’était
autre que la capitale de notre cher pays, où les rues furent autrefois jalonnées de
réverbères géants qui projetaient une lumière tellement éclatante qu’on confondait la
nuit avec le jour. Peu à peu, Bocaville sombra dans l’obscurité, à cause des autorités
municipales qui croyaient béatement que l’exploitation était comprise dans
l’investissement. Dans la nuit, on voyait d’en haut un grand champ de lucioles auquel
la ville finissait de ressembler au lever du jour» (pp. 47-48).

Le parallèle entre Bandeiraville et Bocaville repose sur l’absence d’éclairage public suffisant,
un manque imputé au commandement postcolonial dont la responsabilité est ainsi engagée
dans la misère découlant d’une telle situation. À propos de la misère, les conditions
climatiques y participent également. Dans Les Fleurs des Lantanas, un parallèle est établi
entre le climat du village de Nyandarwa, dit « fournaise implacable » et le pays des morts
« où crépité un grand feu » (p. 47). Pour mettre en évidence l’extrême chaleur à Nyandarwa,
le parallèle indique qu’au pays des morts, on grelotte presque de froid. Le parallèle, soutenu
par l’hyperbole, insiste sur la différence de température des deux endroits, mais beaucoup plus
sur celle de Nyandarwa pour faire appréhender la souffrance de ses habitants.

396
On voit à partir de ces illustrations que le parallèle permet des rapprochements qui aident à
mieux percevoir les situations de violence ou de souffrance décrites dans les romans.
Mais le parallélisme se perçoit surtout entre la démarche des agents du commandement et
celle des héros en particulier. En effet, si le procédé rapproche des situations qui peuvent se
recouper, ou des personnages qui ont en commun certaines idées, certaine vision de la société,
bref, un même idéal, il ne conduit toujours pas, ou presque jamais au même résultat lorsqu’il
s’agit d’établir un rapport entre les personnages du commandement et ceux de la catégorie du
peuple, c’est-à-dire entre les bourreaux et leurs victimes dont les héros.
Le mort vivant montre ainsi que tout le long du parcours romanesque, de l’étape de la
frontière du Yangani à celle de la prison de l’île de la mort, en passant par celle du
Kilimandjaro par exemple, la vision des agents du commandement et celle du héros Joseph
évolue parallèlement, sans jamais se rapprocher : les premiers recherchent la « Vérité », c’est-
à-dire la preuve de la culpabilité du héros, pour pouvoir le mettre à mort ; le héros Joseph lui
aussi recherche la vérité, c’est-à-dire prouver son innocence dans le prétendu complot, afin de
retrouver sa liberté. Ces deux cheminements, centrés sur une quête dont l’objet est mouvant
(vérité différemment interprétée), sont parallèles mais ne se croisent pour ainsi dire jamais.
Ainsi, point d’écoute ni surtout de compréhension du héros par les bourreaux.
Une telle situation s’observe du reste dans d’autres romans du corpus, comme dans Les
Fleurs des Lantanas, entre la quête de vengeance des dignitaires du régime de Yéli Boso et le
souci d’équité sociale du héros Bukadjo ; dans Pleure Ô Pays […], entre la volonté de
domination du régime Macrocéphale et la quête de justice et du bien-être social menée par le
héros Justin ; dans Le Paradis Violé, entre l’œuvre de domination misérigène du pouvoir et la
quête du progrès social du héros Mwana et son allié Zoa, le fou, etc.
À travers ces itinéraires ou ces quêtes qui ne se rencontrent donc jamais, le parallélisme
suggère le hiatus, le fossé entre les deux classes de personnages mis en scène. Le procédé
permet notamment de comprendre pourquoi, faute de vision partagée ou convergente, les
deux classes de personnages entretiennent les rapports de violence. En fait, le parallélisme fait
percevoir ici l’antagonisme relevé dès la caractérisation des personnages et confirmé dans la
suite par d’autres procédés examinés (métaphore, comparaison, etc.). Bien entendu, ce rapport
avec l’expression de la violence est aussi le fait d’autres procédés analysés dans la suite de
cette analyse.
6. 2. 10 La personnification
« La personnification consiste à faire d’un être inanimé, insensible, ou d’un être abstrait et
purement idéal, une espèce d’être réel et physique, doté de sentiment et de vie, enfin ce qu’on

397
appelle une personne ; et cela, par simple façon de parler, ou par une fiction toute verbale
[…] »762. Les auteurs des textes analysés emploient ce procédé dans certaines situations
romanesques où la description de la violence reste le fil rouge de cet usage. Dans Les Petits
Garçons […], l’une des scènes évocatrices de la misère des habitants est celle où apparaît le
guerrier Etumba en face du Camarade président. Le discours de ce villageois permet de
relever la personnification de l’ennemi que le personnage entend affronter : « […] je suis
venu défier ce bandit d’impérialisme ! Qu’il vienne et qu’on se batte à mort et que je le
vainque une bonne fois por toutes ! […]. ‘’Monsieur Impérialisme, sortez et venez vous battre
contre moi si vous avez les couilles bien suspendues ! Je vous attends ! » (p. 119).
Ici, l’impérialisme, concept abstrait, est doté de caractéristiques d’un être animé, d’un être
humain : trait moral (bandit), capacité physique de se mouvoir (venir, sortir, se battre),
attributs masculins (couilles), etc. C’est carrément à une personne humaine que s’adresse le
personnage : « Monsieur Impérialisme », avec ce déterminant « Monsieur » et ces initiales en
capitales qui traduisent une certaine déférence, bien qu’ironique. La personnification a lieu ici
par synecdoque d’abstraction, laquelle « consiste à prendre l’abstrait pour le concret ». Il
faudrait ainsi entendre « impérialistes » à la place de « impérialisme ». La personnification
sert à grossir le mensonge du discours officiel et, partant, à le démonter.
Lorsque, après une scène de répression sanglante dans Les Petits Garçons […], le narrateur
Matapari parle d’un « pays écœuré », il s’agit de la personnification du mot pays, auquel est
attribué une caractéristique humaine (avoir un cœur, être attristé). Cette personnification se
fait par métonymie du contenant (contenant pris pour le contenu) : le « pays écœuré » désigne
en fait les habitants de ce pays. La personnification suggère l’intensité et la généralisation de
la tristesse dans le pays.
Dans Les Fleurs des Lantanas, l’enterrement du docteur Bukadjo est suivi d’une réaction
symbolique de la nature : « La nuit grondante pleura de grosses larmes drues». La nuit,
inanimée et insensible, prend ici des traits d’un être animé, sensible et vivant, comme une
personne humaine : elle gronde, pleure de grosses larmes. Il s’agit d’une personnification par
métaphore, qui témoigne de l’implication des éléments de la nature dans le destin de Bukadjo
jusque dans les moments ultimes de son existence.
Un autre élément de la nature est également personnifié quand Gazi Yana, une ex-maîtresse
de Bukadjo assassiné arrive dans le village de celui-ci : « Il faisait gris, le soleil ayant oublié
de se lever » (p. 231). Le contexte de cette arrivée est que Gazi Yana, devenue l’épouse de
Motungisi, le préméditateur de l’assassinat de Bukadjo, sera contestée, battue et chassée du
762
FONTANIER, P., op. cit., p. 111.

398
village qui l’accuse de trahison par rapport à Bukadjo. La grisaille du jour est comme une
manière particulière pour la nature de faire sa moue par rapport à cette venue. « Le soleil qui
oublie de se lever », est donc doté de la faculté de la mémoire, comme un être humain ; cet
emploi signale une personnification par métaphore, qui renforce l’omniprésence des éléments
de l’atmosphère dans le destin des personnages.
Les situations tragiques qui frappent le héros Bukadjo sont aussi des occasions de relever
l’usage de la personnification, comme lorsque Bukadjo se souvient de la mort d’une étudiante
qu’il a rencontrée lors d’un voyage et qu’il commençait à aimer : « Le docteur Bukadjo en
aura le cœur blessé, une blessure muette, et qui restera murée au plus profond de lui-même »
(p. 137). « Blessure muette » constitue une personnification par métaphore de la blessure ; car
« muet », en tant que contraire de « parlant » ou « bavard », est un trait qui s’applique
principalement à un être animé, à l’humain ; ce que « blessure » n’est pas. En effet, une
blessure n’est pas une personne pour qu’on lui attribue la faculté de parler ou de ne pas parler.
L’application de cette caractéristique humaine à « blessure », élément inanimé, constitue donc
une personnification qui sous-entend une douleur très profonde, mais non-exprimée ; une
douleur tue. On retrouve une personnification similaire dans Le mort vivant : à propos du
couple de diplomates enfermés dans la mouise, le narrateur indique : « Francis et Gloria se
contentaient de vivre ainsi la douleur de leurs blessures et sentaient couler, à l’intérieur de
leur être, les larmes de leur rage » (p. 12). L’expression métaphorique soulignée personnifie
la rage, également abstraite et inanimée, de la même manière que « blessure » dans l’exemple
traité ci-dessus.
Il en est de même des vautours, charognards, corbeaux et autres rapaces qui se repaissent de
chair humaine des prisonniers. Le narrateur dit d’eux « qu’ils avaient perdu les plumes et
s’étaient poussés des pieds ». L’attribution des « pieds » à ces bêtes constitue une
personnification, un procédé qui les humanise en quelque sorte, puisque « pieds » est une
caractéristique humaine.
Dans Le Paradis Violé, lorsque le narrateur dit que « toute la vie est ligotée » et que « la pitié
poignarde [le] cœur » du héros, il s’agit là encore d’une personnification : la vie, abstraite, ne
peut normalement pas subir l’acte matériel, concret, désigné par le verbe « ligoter », sauf dans
un sens figuré, dans un usage particulier comme c’est le cas ici. Pareillement, la pitié, tout
aussi abstraite qu’inanimée, ne peut assumer l’acte physique de poignarder, qui suppose
notamment une dépense d’énergie et la manipulation consciente du poignard, ou de tout
instrument utilisé à cet effet, toutes choses qui relèvent du pouvoir d’un être humain.

399
La personnification, telle qu’elle est illustrée par ces quelques cas, permet donc à l’écriture
romanesque des auteurs de rendre sensibles les faits qu’elle décrit. Elle fonctionne ainsi en
harmonie avec les autres figures analysées. Mais il y a encore d’autres procédés qui
soutiennent l’écriture de la violence comme la répétition, l’apodioxie, etc.
6. 2. 11 La répétition
Selon Pierre Fontainier, « la répétition consiste à employer les mêmes termes ou le même
tour, soit pour le simple ornement du discours, soit pour une expression plus forte et plus
énergique de la passion. […] elle peut avoir lieu de plusieurs manières et se présenter sous
plusieurs aspects différents »763. L’un des aspects de la répétition dans le corpus a d’ailleurs
été abordé précédemment, au cinquième chapitre, sous la rubrique ‘’rimes narratives’’ ». Il
n’est dès lors plus question d’y revenir. Reste à illustrer une autre forme de répétition qui
n’est pas sans rapport avec la problématique de la violence. Cette forme de répétition est
visible notamment dans Le mort vivant, lorsque le narrateur rend compte de la situation des
prisonniers :
« Après la parodie de procès, il fallait se conformer ridiculement au rituel prévu pour
l’exécution des condamnés à mort, tandis qu’on laissait crever, comme des mouches,
les autres qu’on égorgeait. Qu’on pendait. Qu’on noyait. Qu’on brûlait. Qu’on
décapitait. Qu’on étripait. Qu’on étripait. Qu’on fusillait. Qu’on assommait. Qu’on
crucifiait. Qu’on asphyxiait. Qu’on poignardait. Qu’on électrocutait […] » (p. 108).

Il s’agit ici d’une répétition anaphorique du groupe sujet qui marque l’emphase sur les actions
exprimées par les différents verbes ; lesquelles actions consistent toutes à donner la mort aux
prisonniers. L’anaphore, qui est assouplie par l’ellipse de la première partie de la phrase
(« […] tandis qu’on laissait crever […] les autres […] »), suggère, particulièrement à cause de
l’occlusive présente dans le pronom relatif « que » (« qu’ »), la brutalité de ces actions et donc
la cruauté choquante des agents à l’oeuvre. La répétition anaphorique renforce l’insistance sur
les différents modes de tuerie appliqués par les bourreaux du commandement, afin d’en
laisser percevoir la bestialité, l’horreur. La répétition est également utilisée dans Les Fleurs
des Lantanas, ainsi que l’illustre une scène de consultation médicale dans un village :
« Tout à coup une femme se débattit au milieu de la foule. Elle poussait des cris,
laissez-moi passer, mon enfant va mourir, elle fendait les groupes comme une tornade,
laissez-moi passer, tenant la fillette dans ses bras, mon enfant va mourir, la petite avait
des yeux cernés, elle était déshydratée, épuisée, elle gémissait faiblement, sa mère
avançait en pleurant, laissez-moi passer, mon enfant va mourir, tout le monde
s’écartait devant elle » (p. 179).

763
FONTANIER, P., op. cit., p. 329.

400
La répétition de « laissez-moi passer, mon enfant va mourir », qui constitue un cri d’alarme,
attire l’attention et insiste sur l’état de l’enfant qui est dans l’urgence. Une telle répétition est
susceptible d’émouvoir le lecteur et de susciter sa compassion pour l’enfant malade et sa mère
éprouvée. Une autre répétition concerne de nombreuses reprises, dans le roman de
TCHICHELLÉ, de la mise en garde « Fais attention […] » qu’un protagoniste adresse au
héros Bukadjo au sujet de sa relation avec Gazi Yana, pomme de discorde avec le puissant
Motungisi. Cette répétition prend tout son sens d’autant qu’elle intervient dans le parcours du
héros bien avant que ne commencent ses déboires avec le clan au pouvoir. En effet, ces mises
en garde répétées (pp. 189-190) auraient dû attirer l’attention de Bukadjo sur le danger
encouru; mais les événements montrent plutôt que pour ne les avoir pas écoutées, le héros en
a payé jusqu’au prix fort de sa vie.
Dans Les Petits Garçons […], le récit s’ouvre sur une répétition du témoignage de l’enfant-
narrateur sur sa propre naissance :

« J’ai failli ne pas être né.


J’ai failli ne jamais galoper derrière un rayon de lumière […], j’ai failli ne pas
découvrir les contrées où les rêves s’amusent […], j’ai failli ne jamais connaître le
bonheur de tâter les seins […], j’ai failli ne pas être né » (p. 7).

Cette répétition introduite dès l’incipit du roman pose le problème de confiance et de


crédibilité du récit de l’enfant-narrateur. Celui-ci, pour pouvoir obtenir du crédit de la part du
destinataire (lecteur), met l’emphase sur ce qu’il dit en répétant ce qu’il a appris sur sa
naissance. Ce besoin de crédibilité maintient le narrateur dans des formules assertives relevées
dans le cadre de l’énonciation impérative. La répétition introduit dès le début du roman une
insistance qui n’est pas sans susciter l’intérêt du lecteur pour la suite du récit.
On peut encore revenir sur le discours du personnage d’Etumba, dans Le mort vivant, pour
relever une autre répétition anaphorique, celle du terme « impérialisme » :

« […] les gens du Parti […] nous répondent toujours :’’C’est la faute de l’impérialisme
et de ses valets’’. C’est l’impérialisme qui est la cause de […]. C’est l’impérialisme
qui fait que les gens s’enrichissent sur notre dos […]. C’est l’impérialisme qui fait
pourrir nos arachides […], l’impérialisme, toujours l’impérialisme ! […]. ‘’Monsieur
Impérialisme, sortez et venez vous battre contre moi […] » (pp.118-119).

Le personnage d’Etumba répète et insiste sur le mot « impérialisme » pour arriver à démonter
dans la suite l’argument mensonger du pouvoir qui se réfugie derrière ce concept creux aux
yeux du peuple. Cette répétition a un relent ironique et prépare l’esprit à la contestation.

401
Mais la répétition permet aussi de mettre en valeur, au-delà de l’exposition des actes de
violence, la qualité de ce sur quoi elle porte. C’est le cas du nom du personnage de Lumumba
dans ces propos de l’enfant-narrateur Matapari, dans Les petits garçons : « Et j’ai cru revivre
les derniers moments de la vie de Lumumba […]. Lumumba, un combattant de la liberté […],
Lumumba, livré à ses assassins par Mobutu, Lumumba, battu, torturé, humilié, Lumumba dans
un camion […] vers le Katanga. Lumumba ! Papa ! »
On peut dire que la répétition du nom de Lumumba met en évidence autant la valeur et
l’admiration pour le personnage historique (y compris celle du père du narrateur), que la
barbarie des actes de violence dont il est victime.
Dans Le Paradis Violé, un des emplois de la répétition exprime l’incertitude, l’improbable
quant à l’avenir du peuple. L’homme de la rue trahi par le présent de la tyrannie, réfléchit
ainsi en ces termes : « Quand je serai général ! Quand je serai médecin ! Quand je serai
aviateur ! Quand je serai architecte ! Quand je serai professeur d’université ! Quand je serai
un grand homme d’affaires ! Quand je serai ambassadeur ! Quand je serai ministre ! Quand
je serai… » (p. 13). L’anaphore de « Quand je serai » suggère que la vie présente sous la
tyrannie est invivable et que l’espoir d’une vie meilleure est toujours reporté à plus tard ; ce
« plus tard » qui sonne finalement comme synonyme de « jamais ». Comme à propos de
l’impérialisme, la répétition se double ici d’un air satirique.
Les fonctionnalités de la répétition montrent que ce procédé n’est pas employé pour un
simplement ornement, du moins pas en ce qui concerne les situations de violence illustrées : il
y a un effet critique qui rejoint le processus de dénonciation soutenu par les autres procédés
déjà relevés. Ce n’est d’ailleurs pas le procédé ci-dessous qui échappera à cet élan
d’ensemble.
6. 2. 12 L’apodioxie
C’est chez Olivier REBOUL qu’on trouve la définition de l’apodioxie comme « un refus
argumenté d’argumenter, soit au nom de la supériorité de l’orateur […] soit au nom de
l’infériorité de l’auditoire […]. Elle est une sorte de violence verbale » tendant à dire « ce
n’est pas à vous de nous donner des leçons ». C’est en fait, ajoute REBOUL, « un argument
consistant à repousser tout argument »764. Ce procédé est d’usage dans certains textes du
corpus. On se rappelle que les différentes sociétés romanesques décrites dans ces textes se
caractérisent entre autres par la confiscation, par le commandement, de la parole publique et
libre. Dans ce cadre, l’apodioxie montre que les agents du pouvoir monopolisent celle-ci aux
dépens du peuple. Ainsi sur la place publique, ils usent et abusent d’un même argument qui
764
REBOUL, O., op.cit., pp. 141, 235.

402
réfute toujours la parole des représentants du peuple et pose que ceux-ci ne sont capables que
de mentir.
Dans Les Fleurs des Lantanas, lorsque, devant la commission d’enquête gouvernementale, le
héros Bukadjo ose prendre la parole pour se défendre des mensonges débités à son encontre
par les agents du régime, ceux-ci lui répondent invariablement :
« -Taisez-vous, docteur Bukadjo, […], vous n’avez pas droit à la parole » ; « - ce que
nous vous demandons, docteur, […], c’est de reconnaître les faits qui vous sont
reprochés […] » (p. 185) ;
« -Je suis obligé de vous interrompre, docteur, […] pour vous dire que vous nous
décevez beaucoup. […]. Nous souhaitons que vous ne niiez pas l’évidence » (p. 86) ;
« - […] Vous vous obstinez à nier l’évidence » (p. 88) ;
« -Dites donc, docteur Bukadjo, avez-vous fini de nous posez de questions ? Qui est
l’accusé ici, c’est vous ou c’est nous ? » (p. 89).

Toutes ces répliques indiquent que la parole de Bukadjo n’a pas le droit d’être écoutée,
qu’elle est tenue pour mensongère et doit pour cela même, être constamment réfutée.
L’argument que le détenu ne peut pas dire la vérité motive donc le refus de lui confier la
parole et de l’écouter. On voit également dans Le mort vivant les interrogateurs de Joseph
s’acharner à lui réclamer une « vérité » qui soit conforme à leur attente :
« Commandant, […], dites-nous toute l’histoire […] ;
« -Allons, allons ! Commandant, […]. Où voulez-vous nous conduire avec ce roman de
mauvais goût ? Dites-nous la trame du complot. Surtout pas d’histoires indigestes,
d’histoires à dormir debout […] ;
« -Donnez-nous votre parole d’officier de dire toute la vérité » (p. 49).
« -Mon commandant, pourquoi nous mentez-vous ? » (p. 51).
«- […], promettez que vous ne me direz que la vérité » (p. 90).
« -Arrêtez-moi ça ! […], je vous demande une dernière fois de me dire la vérité. Dites-
la ! » (p. 91).

Comme Bukadjo, Joseph n’est pas écouté : c’est toujours l’argument du mensonge qui est lui
est opposé. Les agents du commandement ne le croient pas capable de dire la vérité; en fait sa
vérité ne correspond à la leur. C’est du reste la même situation qui est exposée dans Les Petits
Garçons […] de DONGALA : un paisible ouvrier accusé d’ourdir, avec Boula Boula, un
complot contre le Camarade président, est constamment considéré comme un menteur.
Chacune de ses explications est réfutée avec la même argumentation de la part des membres
de la cour qui ne décèlent que mensonges dans le moindre de ses propos :
« -Continuez à vous empêtrer dans vos mensonges […] » (p. 164) ;
« -Continuez à mentir » (p. 165) ;
« -Vous mentez. La Révolution ne laissera pas passer ces calomnies à son égard.
[…] Camarade président, […], je vous demande de retirer ce passage du procès-
verbal car un tel mensonge … » (p. 171) ;

403
« -Camarade président, il est inutile de continuer ; cet homme ment comme il respire
et ne dira jamais la vérité » (p. 174).

L’apodioxie permet donc de montrer l’impossibilité pour les gens du peuple de s’exprimer
librement et par devers, l’intolérance et le mensonge des agents du commandement. Ce
procédé renforce ainsi l’image péjorative d’un commandement insensible au discours du
peuple auquel il oppose le même et unique argument du mensonge. L’apodioxie révèle donc
une certaine violence verbale et idéologique du commandement. Dans ce sens, elle recoupe la
fonctionnalité de la plupart des procédés examinés ci-haut.

404
Conclusion partielle
Plusieurs autres procédés rhétoriques pourraient encore être relevés dans les textes du corpus,
mais ceux examinés suffisent à indiquer la diversité de leur usage et leur pertinence par
rapport au sémantisme des textes analysés, précisément par rapport à l’écriture de la violence.
Qu’il s’agisse des procédés étudiés dans le cadre du mélange des genres (carnavalisation du
récit, hétérogénisation des textes, naturalisation romanesque et fécondation du roman par
l’oralité) ou de ceux analysés sur le plan de la rhétorique (métaphore, comparaison,
hyperbole, énumération accumulative, gradation, ironie, périphrase, humour, allusion,
parallèle, personnification, répétition et apodioxie), tous tendent, de façon directe ou indirecte,
à dynamiser la représentation de la violence. Il semble cependant que de tous ces procédés,
l’ironie et l’hyperbole soient ceux qui travaillent le plus en profondeur les textes du corpus,
mais l’ensemble ne manque pas de produire quelque effet sur le lecteur ( implication ou
coopération dynamique avec celui-ci), notamment à travers les images qu’ils contribuent à
conforter très largement : l’image particulièrement négative et agressive du commandement
postcolonial, décrit comme une engeance de monstres sanguinaires, et celle de la postcolonie,
ramenée au niveau de la jungle. C’est dans ce sens qu’il est permis de considérer que la
plupart de ces procédés utilisés concourent au processus de rabaissement du commandement
postcolonial, ce qui met en évidence le caractère engagé de l’écriture des auteurs. Mais au
passage, un effort pour le travail d’écriture se fait percevoir dans le chef des auteurs. Il reste
à présent de synthétiser la réflexion sur cette écriture de la violence en tenant compte de
toutes les étapes qui l’ont constituée.

405
CONCLUSION GENERALE

Ici s’achève notre réflexion sur l’« Écriture de la violence dans le roman africain francophone
des années ’90 : une esthétique dans le cri. Le cas des deux Congo ». L’analyse menée sur les
textes du corpus conduit à un double constat. D’une part, la représentation de la violence par
les auteurs étudiés correspond à l’expression d’un cri; d’autre part, leur écriture paraît bien
complexe et manifeste, au-delà des particularités relevées chez chacun d’eux, des éléments
convergents. Ce double constat permet de tirer des leçons des observations faites au cours de
l’analyse et de situer celles-ci par rapport à l’hypothèse formulée au départ.
En effet, comme l’ont révélé leurs différents parcours (éléments biographiques), on peut
considérer que les auteurs du corpus sont particulièrement concernés par le phénomène de la
violence postcoloniale dont ils sont témoins et victimes. Leur positionnement par rapport à ce
phénomène converge vers une attitude de réprobation et de dénonciation. La liberté, la paix et
le bien-être social constituent l’horizon d’attente de leur quête. Leur posture est ainsi un
engagement déclaré contre cette violence postcoloniale à outrance, fustigée dans les différents
textes. Ceux-ci constituent en fait un véritable cri : cri de douleur et de détresse, mais aussi cri
de colère qui revendique un autre cri, le cri de joie qui correspondrait au rêve commun de
liberté et de paix, le rêve d’un bonheur commun.
Mais ce cri de détresse et de colère est porté par une écriture romanesque riche qui exploite
une diversité de techniques telles que l’analyse a pu les exposer à travers le système de
création des personnages, le traitement du cadre spatio-temporel, le système de narration ou
l’usage de divers autres procédés narratifs et rhétoriques. On constate ainsi que non seulement
l’écriture de la violence dénonce avec virulence les iniquités des dictatures politiques, mais
elle se donne aussi comme une écriture qui provoque une réflexion sur la narrativité elle-
même. On voit, comme le dit Jean RICARDOU, que « l’écriture d’une aventure » devient
« l’aventure d’une écriture »765. Précisément ici, l’écriture de la violence engendre une
violence de l’écriture, c’est-à-dire que l’écriture de la violence devient en fait une écriture de
violence. C’est qu’écrire ou représenter la violence révèle dans un autre sens la violence de
l’écriture. Une telle situation survient du fait que l’écriture de la violence accorde beaucoup
d’attention aux stratégies esthétiques dont la combinaison dans la composition favorise ou
génère une certaine violence de la narration. La représentation de la violence dans les textes
produit ainsi à son tour une écriture qui ramène brutalement la violence à la face du lecteur ;
une écriture qui violente donc le lecteur de par ses mécanismes esthétiques. Dans ce contexte
765
RICARDOU, J., op. cit., p. 11.

406
de violence institutionnelle extrême, on peut dire que l’écriture romanesque développe un
style particulier, à rapprocher de celui dont parlait Sony LABOU TANSI, lorsqu’il écrivait :
« le style, c’est le sang »766, ce sang dont l’écriture des auteurs du corpus ravive la rougeur et
l’odeur, et qui ne manque pas de répugner le lecteur. La violence de l’écriture sur celui-ci
passe par les effets d’implication produits par les différents procédés utilisés par les auteurs et
qui concourent notamment à la narration interactionnelle. C’est à croire que la violence
postcoloniale mise à l’écran ne peut être exorcisée que par une écriture violente. On se
retrouve du coup en face d’«une littérature violente qui sorte la pensée de ses ornières, qui
nous force à véritablement penser »767. Dans ce sens, comme le souligne MWATHA
MUSANJI NGALASSO, « l’écriture de la violence apparaît comme une façon de lutter, avec
les mots, contre la décrépitude de la pensée, le cynisme des idéologies et l’absurdité de ceux
qui ont en charge le destin de leurs concitoyens […] »768. Que l’écriture de la violence donne
ainsi lieu à une écriture de violence, cela indique que le cri des auteurs n’est pas détaché des
préoccupations esthétiques. La représentation de la violence passe en effet par une palette
d’expressivités que met en valeur la texture des œuvres analysées. Comme on l’a vu au cours
de l’analyse et comme le rappelle Xavier GARNIER, l’écriture de la violence est donc aussi
une question de formes :
« Les conditions d’une écriture violente sont […] liées à une hyper-attention aux
formes. Car la violence naît à la surface des formes, dans cette zone intermédiaire où
elles se heurtent les unes aux autres, dans la zone d’impact. La littérature est un outil
privilégié pour l’analyse politique des violences africaines de par son obsession des
formes. Il n’est pas une violence, aussi petite ou aussi grande soit-elle, qui ne puisse
être analysée comme conflit de formes »769.

L’écriture de la violence dans les textes du corpus repose sur une mécanique romanesque qui
semble efficace pour dénoncer la violence, mais qui expose également le souci d’une
esthétique complexe. On ne saurait apprécier autrement, en effet, l’art de la composition et
toute la mécanique narrative que mettent en lumière le système très particulier et très orienté
de création des personnages, l’actantialisation des unités narratives comme le temps et
l’espace, les différents traitements du système narratif, le mélange des genres sur fond
d’intertextualité, l’usage de nombreux procédés rhétoriques, etc. Tout cela amène une tonalité
particulière dans les différents récits et indique que l’écriture de la violence puise non
seulement dans les ressources du roman occidental (principes réalistes), mais aussi et surtout

766
LABOU TANSI, S., op. cit., p. 83.
767
Idem.
768
NGALASSO, M. M., loc. cit., p. 72.
769
GARNIER, X., loc. cit., p. 54.

407
dans celles de l’oralité traditionnelle africaine. Cette double inspiration traduit une volonté de
continuité, de rupture et de création, presque comme dirait Georges NGAL ; volonté de
continuité et de rupture par rapport à l’ordre romanesque occidental ; création et innovation au
moyen des matériaux de l’oralité. La tension entre la rupture et la création conduit, du moins
dans les textes analysés, à cette violence qui fait penser à l’un des titres de NGANDU
NKASHAMA cité dans ce travail : Ruptures et écritures de violence. On voit bien que dans
les textes du corpus, il s’agit globalement d’une écriture qui dit l’Homme africain certes, mais
qui ne se soucie pas moins de la dimension esthétique.
Pourtant, certains écrivains tenants de la « littérature-monde », plus exactement parmi ceux
que Waberi appelle « les enfants de la postcolonie » et dont la génération « s’est signalée
surtout à partir des années 1990 »770, critiquent la littérature africaine dans son ensemble et
soutiennent que « la conception continentale des lettres nuit à l’intelligibilité de l’art et à son
indépendance »771. D’autres valident comme bonne littérature celle qui a l’« ambition de dire
le monde, de donner un sens à l’existence, d’interroger l’humaine condition »772. D’autres
encore insistent sur le fait que « lorsqu’on parle de littérature, on parle de la création du beau,
on parle de l’art. […] on jugera forcément une œuvre littéraire à partir de sa cohérence
interne, de sa capacité à faire coïncider les particuliers et l’universel, à offrir une lecture
originale de la condition humaine »773. La critique adressée à la littérature africaine,
particulièrement au roman africain, laisserait sous-entendre qu’à cause de la pratique de
l’engagement et de l’inscription du réel, les idéaux du beau et de l’universel n’y auraient pas
de place. Il est donc permis de se poser des questions au regard de tous ces principes énoncés
par ces « littérateurs du monde ». En effet, s’agissant de l’« ambition de dire le monde » par
exemple, on peut se demander où pourrait bien se trouver « le monde » pour l’écrivain
africain qui vit particulièrement en Afrique. « Le monde » ne commence-t-il pas par sa
propre société ? L’humaine condition ou l’Homme universel : n’en trouve-t-il pas aussi
l’image au sein de son peuple dont il représente la réalité ? Dans un autre sens, le Non-
Africain ne peut-il pas se reconnaître, d’une manière ou d’une autre, dans l’expérience de
l’Homme Africain ? La représentation de l’expérience de la violence qui est faite dans les
textes du corpus ne peut-elle pas concerner tout être humain, même si cette dernière s’origine

770
WABERI A., A., « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains
francophones d’Afrique noire », in Notre Librairie. Nouveaux paysages littéraires. 1996-1998. 1, n° 135,
septembre-décembre 1998, p. 8.
771
MABANCKOU, A., loc. cit., p. 61.
772
LEBRIS, M., « Pour une littérature-monde en français », in LEBRIS, M., op. cit., p. 41.
773
TCHAK, S., « Littérature et engagement en question », in Africultures. L’engagement de l’écrivain africain,
n° 59, Paris, L’Harmattan, avril-juin 2004, p. 44.

408
dans le contexte africain ? L’analyse de la violence indique en tout cas que la représentation
du réel dans le roman congolais n’est pas du tout désintéressée de la recherche de la beauté
artistique, qu’elle n’est pas incompatible avec la volonté de promouvoir l’art. L’interrogation
de Kagni ALEM peut prendre du sens ici :
« […] pourquoi diable refuserions-nous […] d’être plus novateurs et, par panache, de
réussir ce que les autres auraient échoué à faire? L’enjeu possible si le débat sur
l’engagement vaut d’être prolongé et approfondi entre écrivains africains
contemporains, serait […] la question des formes littéraires nouvelles à trouver pour
imaginer et expérimenter d’autres manières de dire l’Afrique à travers le temps et
l’espace […]. Peut-être y sommes-nous déjà attelés sans pouvoir argumenter
clairement la démarche ! »774

L’écriture de la violence pratiquée par TCHICHELLÉ TCHIVÉLA, Henri DJOMBO,


Emmanuel DONGALA, ILUNGA KAYOMBO, FWELEY DIANGITUKWA et NGANDU
NKASHAMA manifeste un effort concret dans la recherche de la beauté artistique,
notamment à travers la dynamique qu’elle apporte dans le processus de renouvellement de
l’écriture romanesque entamé depuis Les Soleils des indépendances de KOUROUMA. En
dépit de la diversité des procédés narratifs qu’ils exploitent, lesquels introduisent parfois des
différences nettes dans le traitement des unités narratives d’un texte à l’autre, il se dégage une
volonté commune de ressourcement de l’écriture notamment dans l’oralité africaine ; une
volonté de la doter d’une dimension intertextuelle très étendue, tout en préservant certaines
règles du roman occidental, etc. Tous ces éléments qui caractérisent l’écriture romanesque
des auteurs étudiés, il importe que le lecteur les perçoive comme tels dans les textes analysés
et qu’il en prenne conscience dans le mouvement d’ensemble de l’évolution du roman
congolais (mouvement de création et de rupture). Les textes étudiés ne sont certes pas de
chefs-d’oeuvre, mais le lecteur pourra en considérer l’écriture comme une illustration de la
tension du roman congolais vers sa spécificité ; spécificité qui résulte de l’élan de création et
de renouvellement esthétique. Dès lors, il paraît incompréhensible et injuste, au vu des
initiatives formelles observées, d’évoquer l’argument de l’inhibition de l’activité créatrice
alléguée contre l’inscription de l’histoire dans l’œuvre et, partant, contre le phénomène
d’engagement. Non pas qu’il s’agisse de nier ici un éventuel risque d’aveuglement pour qui
pratiquerait mal l’engagement, mais l’écriture de la violence dans le corpus montre que
l’engagement ne devrait pas être considéré en soi comme une entrave à l’épanouissement de
l’art. Du reste, la beauté artistique est-elle jamais réellement gratuite ? En tout cas, « […] pour
ce qui concerne l’Afrique, la beauté ne saurait être gratuite, car inscrite dans la conscience

774
ALEM, K., loc. cit., p. 28.

409
d’un réel bien palpable : d’un réel charnel, c’est-à-dire humain »775. C’est ce même rapport
entre l’utile et l’agréable qu’insinue Khal TORABULLY, lorsque, dans un entretien, il
déclare : « Actuellement, plus que jamais, on est dans un rapport de dominants et de dominés
et je vois mal comment l’art peut poursuive un sillage dans les étoiles sans être concerné par
les détritus qui frottent le pied du poète »776. On peut donc admettre, comme le dit Tanella
777
BONI, que « l’esthétique [peut] cheminer de pair avec l’éthique » . Odile CAZENAVE
indique d’ailleurs qu’il y a lieu, dans l’« appréciation et [le] travail critique des formes
esthétiques qui animent la littérature africaine aujourd’hui, [de] reconnaître une esthétique
dans le cri »778. L’écriture de la violence dans les textes analysés signale que les romanciers
congolais, du moins ceux du corpus, sont entrés dans le troisième millénaire la plume plus que
jamais alerte, au service des peuples meurtris. Et il ne saurait en être autrement,
puisqu’aujourd’hui davantage qu’hier, la « plaie » qui gangrène les deux Congo depuis les
dictatures à partis uniques et iniques, et qui métaphorise la violence et le désenchantement,
demeure encore béante et résiste à la suture de l’évolution. Le triste constat est que les
tentatives embryonnaires de démocratisation des vingt dernières années n’ont fait que
conforter et non pas révolutionner la dynamique dominante depuis les indépendances 779. C’est
pourquoi la violence ne fait que s’accentuer et, en littérature, « les motifs du ‘’monde qui
s’effondre’’ […] ou du ‘’pleurer-rire’’ […] sont repris d’un bout à l’autre du continent »780,
puisqu’au moment où l’an 2000 clôt le vingtième siècle, les rêves bercés au début des années
90 (promesses de démocratisation) se sont révélés non porteurs ; les espoirs, déçus : une fois
de plus et comme à l’indépendance, en 1960, « On a échoué » : la démocratie, la vraie, n’est
pas arrivée. La pluralité politique à laquelle était lié le bien-être social est effective, mais
seulement dans la forme. Elle est même devenue une « pluralité chaotique »781 qui permet au
système de domination et de violence, et donc au calvaire des peuples, de se perpétuer
jusqu’au seuil du troisième millénaire. Tout ne va donc pas de soi et cette situation chaotique
des états d’Afrique en général, et des deux Congo en particulier, incite encore et légitimement
à dénoncer. Mais dénoncer au moyen d’une écriture nourrie par une esthétique renouvelée,

775
NGANANG, P., « Le nœud gordien », in Africultures. L’engagement de l’écrivain africain, n° 59, p. 86.
776
TORABULLY K., cité par BONI T., « Écrivain engagé, artiste impliqué ? », entretien, in Africultures.
L’engagement de l’écrivain africain, n° 59, p.81.
777
BONI, T., « Engagement, quand tu nous tiens… », in Africultures. L’engagement de l’écrivain africain, n°
59, p. 68.
778
CAZENAVE, O., « Paroles engagées, paroles engageantes. Nouveaux contours de la littérature africaine
aujourd’hui », in Africultures. L’engagement de l’écrivain africain, n° 59, p. 64.
779
KOUVOUAMA, A., Modernité africaine. Les figures du politique et du religieux, Paris, Ed. Paari, 2001, p.
13.
780
COUSSY, D., op. cit, p. 6
781
MBEMBE, A., loc. cit., p.76

410
enrichie ; celle justement qui s’accommode du « cri » collectif, « le cri, ce dire du trop plein
de violence, [et qui] reste un moteur de la fiction »782. On le voit, jusqu’à la fin du vingtième
siècle, l’engagement caractérise encore la posture des écrivains étudiés, en dépit des
soubresauts de l’histoire (pseudo-démocraties) et des débats nouveaux sur la scène littéraire.
Khal TORABULLY peut encore être évoqué ici, lui qui s’exprime avec justesse à cet effet :
« Est-ce que l’artiste qui s’intéresse à son temps aurait trahi son art ? […].
Actuellement, il y a très peu de gens qui se sentent ‘coupés’ de tout ce qui se passe
dans notre monde livré à un chaos frontal. Ce serait une sorte d’irresponsabilité, de
non-respect à l’égard de ce monde actuel que de vouloir dire : ‘je reste dans ma tour
d’ivoire, je vais respecter les canons esthétiques, donc je continue à me gratter le
nombril…’. Je pense que quand on est engagé, on peut écrire des textes forts et beaux
et ne pas être coupé des choses fondamentales qui traversent une époque. Cet
impératif-là doit présider à [tout] projet de création, […] un vrai projet… »783

L’hypothèse d’une possible accommodation de l’éthique et de l’esthétique d’une part, et de


l’actualité de l’engagement des écrivains étudiés, jusqu’au seuil du vingt-et-unième siècle
d’autre part, se vérifie donc à l’issue de cette analyse. En fait, l’engagement est pensé ici en
termes d’efficacité mêlée au beau, ainsi que le déclare Jean-Luc RAHARIMANANA, un des
ténors du débat en question : « […] cet engagement [doit] faire en sorte que l’écriture
reprenne sa place capitale, sa place centrale : le plaisir des mots, des idées, de la langue. Un
engagement, c’est l’espoir de parvenir à une tranquillité, à l’épanouissement de soi et de son
écriture »784. L’engagement des auteurs du corpus semble bien poursuivre ce même objectif.
Cette étude, par le témoignage qu’elle apporte sur l’écriture des auteurs du corpus, ainsi que
sur l’état (actualité) de leur engagement, pourrait servir de repère à d’éventuelles recherches
engagées dans la perspective de l’histoire littéraire pour la période ciblée, particulièrement
lorsqu’il pourrait s’agir d’examiner l’évolution de l’écriture romanesque et du phénomène
d’engagement dans le roman congolais. Ainsi pourrait se résumer l’apport scientifique de ce
travail qui, du reste, n’a aucune prétention d’exhaustivité ; un travail qui aurait probablement
été encore plus approfondi s’il avait été produit dans des conditions idéales. Mais hélas ! Le
contexte de préparation de cette thèse a été véritablement surréaliste. Le manque total de
financement aura été la difficulté majeure qui a gêné l’évolution de nos recherches à maints
égards. Les pages ici réunies ne sont rien d’autre que le fruit de la détermination, de la
persévérance et du courage. En toute logique, il faudrait considérer ce qu’abandonnent nos
mains comme incomplet, inachevé et espérer que la réflexion qui s’arrête ici soit poursuivie

782
CELERIER, P., loc. cit., p. 62
783
TORABULLY K., cité par BONI T., « Écrivain engagé […] », p. 78.
784
RAHARIMANANA, J.-L., cité par TERVOREN T., « Faire le choix de l’inconscience », entretien, in
Africultures. L’engagement de l’écrivain africain, n° 59, p. 55.

411
dans le futur. Il serait notamment intéressant d’étendre cette réflexion à la production
romanesque des autres pays africains pour la même période (1990-2000), afin de voir si
éventuellement la tendance observée dans la représentation du réel dans le roman congolais
(renouvellement de l’écriture, quête éthique et esthétique, etc.), se confirme ailleurs avec
netteté. En attendant, s’il est une vérité qui mérite d’être rappelée à cet instant, c’est bien la
suivante: « Les conditions du savoir reposent sur une permanente contestation. Toute
recherche est aventure, risque et prouesse ». Ce constat de GENOUVRIER et PEYTARD,
cités de mémoire, pourrait bien s’appliquer à cette étude.

412
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

I. CORPUS
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-SIMASOTCHI-BRONES, F., Le roman antillais, personnages, espace et histoire, fils du
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-THIERS-THIAM, A chacun son griot. Le mythe du griot-narrateur dans la littérature et le
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-DELCROIX, M., « La stylistique », in Introduction aux études littéraires. Méthodes du
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-HAMON, P., « Pour un statut sémiologique du personnage », in BARTHES, R., Poétique du
récit, paris, seuil, 1977, pp. 115-158.
-HAROCHE, G., « ‘’Familier comme une épître de Cicéron’’. Familiarité dans la lettre au
tournant des XVIIe et XVIIIe siècles », in BOSSIS, M., La lettre à la croisée de l’individuel
et du social, Paris II, Éd. Kimé, 1994, pp. 17-24.
-LAFON, H., « sur la description dans le roman du XVIIIe S », in Poétique. Question de
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une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, pp. 23-53.
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-SMEKENS, W., « Thématique », in Introduction aux études littéraires. Méthodes du texte,
coll., Paris/Bruxelles, Duculot, 1987, pp. 96-112.
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Regards sur l’aspect, Amsterdam/Atlanta, Éd. RADOPI, 1998, pp. 21-28.
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OST, I., Le grotesque. Théorie, généalogie, figures, Bruxelles, FUSL, 2004, pp. 81-95.
-ZAGURY, D., « L’heure du crime », in Temps, Mémoires, Chaos (La nuit de Ville-Évrad,
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-ZOILA, A. F., « Le temps humain et le temps historial ». Psychopathologie des ruptures
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-BENABDESSADOCK, C., « Emmanuel Dongala : Jazz et vin de palme », note de lecture, in
Notre Librairie, n°s 92-93, mars 1998, p. 238.
BERNAULT, F., & alibi, « Dynamique de l’invisible en Afrique », in Politique Africaine, n°
79, octobre 2000, pp. 5-16.
-BIAYA T. K., « Dérive épistémologique et écriture de l’histoire de l’Afrique
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-BONI, T., * « Violences familières dans les littératures francophones du Sud », in Notre
Librairie, n° 148, juillet- septembre 2002, pp. 110-115.
* « Engagement, quand tu nous tiens… », in Agricultures, n° 59, avril-juin
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* « Écrivain engagé, artiste impliqué ? », in Africultures. L’engagement de
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librairie, n°s 92-93, pp. 139-143.
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-CELERIER, P., « Engagement et esthétique du cri », in Notre Librairie, n° 148, juillet-
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n° 150, avril-juin 2003, p. 126.
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-GARNIER, X., « Les formes ‘dures’ du récit : enjeux d’un combat », in Notre librairie, n°
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-TOHIRI, M., « Xala ou l’impuissance de la postcolonie », in SAMBA DIOP, Fictions
africaines et postcolonialisme, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 129-177.
-VIBERT, M. N., « Sony Labou Tansi: entre morts et vivants », in Notre Librairie, n° 125,
pp. 108-122.

423
WABERI, A. A., « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération
d’écrivains francophones d’Afrique noire », in Notre Librairie. Nouveaux paysages. 1996-
1998. I., n° 135, septembre-décembre 1998, pp. 8-15.
IV. Textes narratifs
-BETI M., *Perpétue ou l’habitude du malheur, Paris, Buchet/Chastel, 1974.
*Remember Ruben, Paris, L’Harmattan, 1982.
- LABOU TANSI, S., La vie et demie, Paris, Seuil, 1979.
-GAL, M.a M., Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Lubumbashi, Éd. Alpha
Omega, 1975.
-NGANDU N., P., Bonjour Monsieur le Ministre, Paris, Silex, 1984.

424
TABLE DES MATIÈRES
Page
Dédicace............................................................................................................................x
Avant-propos...........................................................................................................xx-xxx

Introduction générale.....................................................................................................1
1. Choix du sujet...............................................................................................................1
2. Hypothèse.....................................................................................................................8
3. Structure du travail........................................................................................................8
4. Méthode de travail........................................................................................................8
5. Du côté des auteurs.....................................................................................................10
5. 1 Les textes et leurs auteurs........................................................................................10
5. 2 Une histoire partagée...............................................................................................24

Chapitre Ier : Aspects de la violence dans le corpus. Symbolisme


de la nasse ou du filet.........................................................................29
1.0 Préliminaires : la nasse et le filet comme instruments de capture............................29
1.1 De l’incarcération à la mort : parcours de feu...........................................................32
1.1.1 La violence de l’incarcération................................................................................33
1.1.2 La violence de la torture........................................................................................38
1.1.3 La violence de la mort............................................................................................44
1.2 De la parole interdite à la misère totale....................................................................54
1.2.1 La violence due à la monopolisation de la parole.................................................54
1.2.2 La violence d’une misère métastasée.....................................................................61
1.2.3 La violence née de la résistance.............................................................................68
Conclusion partielle........................................................................................................71

Chapitre II : violence et création des personnages....................................................74


2.0 Introduction...............................................................................................................74
2.1 Une caractérisation plurielle.....................................................................................74
2.1.1 Caractérisation par catégorisation binaire..............................................................75
2.1.2 L’« ogrisation » des personnages...........................................................................80
2.1.3 Une dénomination plurielle....................................................................................82
2.1.3.1 Le recours aux anthroponymes africains............................................................83

425
2.1.3.2 la dénomination par les attributs pompeux.........................................................91
2.1.4 La métaphorisation zoomorphisante......................................................................94
2.1.5 Les personnages et leurs obsessions......................................................................97
2.2 La création des personnages atypiques...................................................................104
2.2.1 Un personnage-silhouette, mais surplombant......................................................104
2.2.2 Le personnage de l’enfant....................................................................................112
2.2.3 Le personnage du fou...........................................................................................119
2.2.4 Le personnage de l’ivrogne..................................................................................126
2.2.5 Le personnage de l’écrivain.................................................................................128
Conclusion partielle......................................................................................................134

Chapitre III : Cadre spatial de la violence...............................................................135


3.1 Espace de la violence..............................................................................................135
3.2 Une présentation dichotomique..............................................................................135
3.3 Espaces représentés et leur description...................................................................138
3.3.1 Le cadre géographique de la violence..................................................................141
3.3.1.1 Le cadre géographique clos : univers carcéral, espace de misère.....................141
3.3.1.1 a) Univers carcéral............................................................................................141
3.3.1.1 b) Espace de misère..........................................................................................152
3.3.1.2 Le cadre géographique ouvert...........................................................................157
3.3.2 Espace corporel....................................................................................................167
3.3.2 a) Le corps physique comme atelier de la violence.............................................167
3.3.2 b) L’espace cérébral.............................................................................................173
Conclusion partielle......................................................................................................176

Chapitre IV : Violence et traitement du temps........................................................181


4.0 Introduction.............................................................................................................181
4.1 Le temps de l’histoire..............................................................................................183
4.1 a) Référents temporels avec datation précise..........................................................185
4.1 b) référents temporels contextuels..........................................................................189
4.2 Le temps de la fiction..............................................................................................200
4.2.1 La durée des événements.....................................................................................200
4.2.2 Une notation imprécise et expressive du temps romanesque...............................205
4.3 La collusion du temps atmosphérique.....................................................................213

426
4.3.1 Le soleil, l’air et la pluie......................................................................................213
4.3.2 Le nuit, le froid....................................................................................................224
4.4 Le temps de la douleur............................................................................................229
4.5 Temps et espace comme auxiliaires de la violence : niveau de la composition.....231
Conclusion partielle......................................................................................................237

Chapitre V : la narration de la violence....................................................................239


5.0 Introduction.............................................................................................................239
5.1 Voix et modes dans le corpus.................................................................................240
5.1.1 Instance narrative et modes de perception...........................................................240
5.1.1 a) Un narrateur autodiégétique.............................................................................241
5.1.1 b) Un narrateur hétérodiégétique.........................................................................253
5.1.1 c) Un narrateur ambigu........................................................................................258
5.2 Niveaux narratifs et relais de narration...................................................................268
5.2.1 Les différentes couches diégétiques.....................................................................268
5.2.2 Le narrateur comme « instance citante »............................................................ 280
5.3 Autour de la temporalité narrative..........................................................................285
5.3.1 Temporalités en jeu dans les textes du corpus.....................................................285
5.3.2 Ordre de la narration : une structure en boucle et une fracture suggestives........290
5.3.3 Fréquence des événements : des rimes narratives signifiantes............................296
5.3.4 Durée du récit.......................................................................................................301
Conclusion partielle......................................................................................................304

Chapitre VI : Autres procédés narratifs...................................................................308


6.0 Introduction.............................................................................................................308
6.1 Le mélange des genres dans le corpus....................................................................308
6.1.1 La carnavalisation du récit...................................................................................309
6.1.2 L’hétérogénisation des textes du corpus..............................................................316
6.1.2 a) Emprunts au genre épistolaire..........................................................................317
6.1.2 b) La poésie dans le corps des textes...................................................................320
6.1.2 c) Les textes de chansons.....................................................................................324
6.1.2 d) Les textes de prières........................................................................................327
6.1.2 e) Les articles de presse, extraits d’ouvrages ou autres discours incantatoires. . .329
6.1.3 La naturalisation romanesque..............................................................................330

427
6.1.4 « La fécondation du roman par l’oralité ».......................................................... 333
6.1.4 a) Une structure ternaire.......................................................................................335
6.1.4 b) Une structure linéaire.......................................................................................336
6.1.4 c) Le caractère cinétique du récit.........................................................................337
6.1.4 d) Le foisonnement narratif et la polyphonie narrative.......................................338
6.1.4 e) Le dialogisme et l’énonciation impérative.......................................................339
6.1.4 f) La « griotisation » du narrateur........................................................................344
6.1.4 g) La « théâtralisation du corps parlant »............................................................ 346
6.1.4 h) Les expressions idiomatiques en langues africaines........................................349
6.1.4 i) Le symbolisme..................................................................................................351
6.2 Les procédés rhétoriques dans le corpus.................................................................358
6.2.1 La métaphore.......................................................................................................358
6.2.2 La comparaison....................................................................................................366
6.2.3 L’hyperbole..........................................................................................................370
6.2.4 L’énumération accumulative...............................................................................374
6.2.5 L’ironie................................................................................................................379
6.2.5 a) L’ironie verbale................................................................................................379
6.2.5 b) L’ironie situationnelle......................................................................................383
6.2.6 La périphrase........................................................................................................388
6.2.7 L’humour.............................................................................................................390
6.2.8 L’allusion.............................................................................................................393
6.2.9 Le parallèle...........................................................................................................396
6.2.10 La personnification............................................................................................399
3.2.11 La répétition.......................................................................................................401
3.2.12 L’apodioxie........................................................................................................404
Conclusion partielle......................................................................................................406

Conclusion générale....................................................................................................407

Bibliographie générale................................................................................................414

Table des matières.......................................................................................................426

428

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