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Ceux qui merdRent

DU MEME AUTEUR

chez le même éditeur

Commencement (roman), 1989

chez d'autres éditeurs

(poésie/fiction)

L'Main, L'Energumène, 1975


Power/Powder, Christian Bourgois, 1977
Œuf-Glotte, Christian Bourgois, 1979
Voilà les Sexes, Luneau-Ascot, 1981
Paysage, avec Vols d'Oiseaux, Carte Blanche, 1982
Peep-Show, Cheval d'Attaque, 1984
Deux Dames au Bain avec Portrait du Donateur, L'Un dans
l'Autre, 1984
Journal de l'Œuvide, Carte Blanche, 1984
Notes sur le Déséquilibre, Carte Blanche, 1988
Une Leçon d'Anatomie, Jacques Brémond, 1990

(essais)

Denis Roche Le Groin et le Menhir, Seghers, 1977


Viallat la Main perdue, Rémy Maure, 1981
Comme la Peinture, Yvon Lambert, 1983
La Voix de l'Ecrit, Nèpe, 1987
La Langue et ses Monstres, Cadex, 1989

(chronique)

Six Jours sur le Tour, Editeurs Evidant, 1991


Christian Prigent

Ceux qui merdRent


Essai

P.O.L
8, villa d'Alésia, Paris 14e
0 P.O.L. Editeur, 1991
ISBN 2.86744-252-4
à mes amis de TXT
1

OUBLI DU MODERNE
Blanche-Neige

J'écris ces premières lignes dans un Berlin hivernal. La


neige nappe le trou qui bée au centre de la ville et l'ancien no
man's land dont la coupure subsiste entre deux mondes réuni-
fiés mais qui ont bien du mal à faire leurs épousailles. Aux
façades pendent les draps et les torchons blancs d'un pacifisme
affiché sur fond, sans doute, de culpabilité allemande. Au loin,
la guerre du Golfe fait rage. Il y a un an, le Mur tombait, un
monde finissait, on évidait, au cœur des drapeaux, les derniers
emblèmes d'une splendide utopie tournée en farce sanglante.
La saignée du no man's land amuie par la neige, le centre troué
des pavillons, les emblèmes qu'on arrache aux façades officiel-
les, le blanchissement humanitaire des affrontements idéologi-
ques, les écrans quasi déserts d'une télévision en manque
d'images guerrières, tout dit le vide ouvert dans le symbolique
et le flottement du sens dans un monde dépouillé du confort
(de l'affreux confort) des anciens partages.
Je suis, ou j'essaie d'être, un « écrivain ». Je tente d'aper-
cevoir la « littérature» dans ces effondrements, ces vides, ces
prodromes obscurs d'un nouveau monde de conflits, de peurs,
de revendications et de malaises. Il faut se munir de fortes
jumelles pour la distinguer au fond du paysage, affairée tou-
jours à tracasser la langue dans le secret de son temple du goût
d'où les échos ne fulgurent (pâlots, profanes) qu'aux rares
moments où le barnum médiatique en célèbre fugacement les
séances de comices (remises de primes, médailles aux presque
morts, distribution des prix).
Je vis, dans un monde où la plupart de ceux qui écrivent
(qui écrivent vraiment, pour qui la littérature est autre chose
qu'un projet de carrière ou un divertissement talentueux) ont
semble-t-il renoncé à penser la place et le rôle de leur écriture
dans le monde (au moins à les penser explicitement, publique-
ment) et où ceux qui font métier de penser le monde et les
discours des hommes ont souvent tendance à considérer que la
littérature n'y occupe aucune place, n'y joue aucun rôle, voire
qu'elle est « morte », qu'elle n'est qu'« un préjugé du passé »,
comme disait naguère Denis Roche.
Mais la question insiste comment, écrivant, être de ce
monde? Comment être de ce monde tout en écrivant, c'est-
à-dire, d'une certaine manière, tout en s'exceptant, sauvage-
ment et misérablement à la fois, de ce monde ? Comment être
« moderne» en persistant dans la littérature ? Qu'est-ce, pour
un écrivain, qu'être moderne? Quel sens maintenir à l'action
d'écrire dans ce blanchissement généralisé des sens et des
emblèmes qui recouvre d'un drap un peu mortuaire la vitalité
pourtant inextinguible du monde où nous vivons ?

Grincheux

« Il faut être absolument moderne », s'exclamait Rimbaud


dans un texte désormais canonique. C'était (j'y reviendrai) un
adieu. Un adieu à l'alchimie du verbe et à son enfer. Un adieu à
l'aventure poétique du voyant. Un adieu, peut-être, à la littéra-
ture. Sans guère y prendre garde, les diverses écoles littéraires
ont agité cet étendard tout au long de notre vingtième siècle.
Mais depuis une dizaine d'années on l'a rangé au magasin des
accessoires et plus personne n'ose le brandir qui ne passerait
pour un nostalgique hébété.
Il n'a pas manqué de belles âmes pour s'en réjouir
l'« avant-gardisme» mort, la question du moderne passée à la
trappe du post-modernisme, tout a semblé permis et d'abord les
retours décomplexés vers des pratiques enfin débarrassées du
« terrorisme» intellectuel et des impasses « illisibles» de l'in-
vention formelle. C'était la fin d'une époque. Mais la guerre du
Golfe a sans doute ouvert une autre époque, disposé de
nouveaux conflits et donc aussi ouvert un nouvel espace pour
la pensée. Elle a ranimé les bruits et les fureurs d'un monde
lancé dans de nouveaux partages. Il faudra bien que la littéra-
ture explique (s'explique) sa place dans ce monde. Son affadis-
sement post-moderne risque d'être de peu de poids dans un tel
contexte. Peut-être la liquidation empressée de la question du
moderne aura-t-elle en effet abouti à marginaliser la question
même de la littérature. Peut-être aura-t-elle évincé la littérature
comme question, comme force d'invention, comme production de
pensée critique. Peut-être aura-t-elle poussé la littérature à n'être
plus que survivance désuète, supplément de culture, souvenir
sympathique d'un temps (mythique ?) où on comptait moins les
livres au hit-parade des libraires, mais où les livres comptaient
vraiment.

Du coup, les mêmes qui se sont réjouis de cette situation


nouvelle s'inquiètent aujourd'hui des coups portés à la littéra-
ture. La pression économique serait dictatoriale. Le pragma-
tisme mercantile du « système» viserait à « rationaliser» la
« production ». Son obscurantisme cynique exclurait mécham-
ment les poètes bizarres au maigre public. Des médias audima-
tés et des éditeurs computerisés, « bas serviteurs des instincts
ignobles de la foule» (Francis Ponge), répandraient des
modèles largement consensuels, au conformisme impératif. La
langue, broyée dans des machines médiatiques vouées au plus
grand dénominateur commun possible, perdrait dramatique-
ment ses accents circonflexes. La « grande culture» se dissou-
drait dans la vulgarité du goût et ses sectateurs nostalgiques
camperaient, sourcilleux et amers, sous la tente de leur esthéti-
que solitude. Le savoir se dilapiderait honteusement dans la
rapidité sommaire des images médiatiques ou se confinerait
dans la spécialisation universitaire, de moins en moins ouverte
aux productions vivantes (pointe alors le regret de ce qui se
passait dans les années 60 et 70 et dont l'admirable collection
10/18 garde quelques traces qu'on retrouve aujourd'hui à l'étal
triste des bouquinistes).

Simplet

Bien sûr (lueur dans la grisaille!), il y a l'aide du


Pouvoir à la part économiquement faible de la littérature (on
se convainc sans peine, ça arrange tout le monde, que c'est
aussi la plus esthétiquement forte). Mais les grincheux rétor-
queraient sans doute aux simplets ravigotés par cet argument
candide que si ce Pouvoir subventionne aujourd'hui une
productivité de plus en plus débordante, c'est que tout est
fait pour l'animation, la gestion, le spectacle, la visibilité
consommable des gestes créateurs. Et qu'il reste symétri-
quement peu d'intérêt pour la dépense, le secret, la lenteur
obtuse et subtile des textes, l'excentricité gratuite dès écarts
stylistiques. Les grincheux encore plus grincheux pourraient
même caricaturer sombrement et dire que plus le Pouvoir
paie, moins il autorise qu'on pense ce que Georges Bataille
appelait la dépense. Ils pourraient dire que les organismes
culturels paient sans doute pour que ça ne se dépense pas,
pour que s'amuïsse tout ce qui s'écrit contre la tentation
culturelle totalitaire, pour que tout geste artistique se réduise
à des objets matérialisés, pour que tout se transforme en
spectacle, pour que toute dépense de langue retourne àl'éco-
nomie culturelle, pour que l'excentricité a-sociale et toujours
déplacée de l'invention artistique trouve sa place aseptisée
dans l'univers de la communication tous azimuts, de la
communication vide.

Les grincheux pourraient ajouter encore, pour compléter


ce désespérant tableau, que de plus en plus de livres se publient
explicitement pour ne pas être lus.
Les uns paraissent pour être fétichisés comme figurines
symboliques recluses ainsi la traduction de Finnegans Wake et
ses vingt ou trente mille acheteurs esbaudis par l'extravagance
estampillée au label NRF. Ainsi peut-être aujourd'hui le pa-
quet-cadeau des Cent vingt journées de Sodome, pétard mouillé
embaumé dans le coffret d'un enfer sur papier Bible, où sa
bouleversante violence est sans doute offerte sans risque à la
lecture parce que personne, au fond, ne lit et que la possibilité
même de cette publication, soutenue par une publicité massive,
prouve hélas surtout la parfaite innocuité de l'opération litté-
raire dans un monde sans passion qui digère tout sans trouble.
D'autres livres ne sont publiés que pour être massivement
ébruités dans l'effervescence médiatisée et assurer, de débats
d'idées en mini-scandales (les plagiats, les « nègres »), la place
de leurs « auteurs » sur les tréteaux de la culture spectaculari-
sée. De tels livres ne sont que des marchepieds vers le pouvoir
médiatique. Compilations et chromos s'y mêlent dans la pure
forme d'une accélération du miroitement sans langue ni pensée,
où personne n'écoute personne parce que tout le monde sait
obscurément que personne n'est en fait là pour cela.
De plus perfides encore pourraient remarquer que la
multiplication relativement récente des œuvres traduites dans
les programmes d'éditeurs adonnés naguère aux publications
« avant-gardistes » n'est peut-être pas non plus sans rapport
avec cette situation, quelque bons que soient les traducteurs,
leur travail ne consiste-t-il pas toujours à atténuer l'excentricité
d'un style (d'une intimité différenciée) et à aligner les textes
sur une norme moyenne de communication où les effets de
langue s'effacent au profit de ce qui est histoire, contenu,
pâture pour débats télévisés ? Ainsi se résorbe la monstruosité
stylistique, s'atténue l'exception et tout s'aligne sur un com-
promis honnête, lissé, atone.

Atchoum

Des ultras ronchons pourraient même éternuer plus


violemment dans le bouillon de la culture d'aujourd'hui et
noter que ce qui s'est publié et qui s'est trouvé majoritaire-
ment recensé depuis quelques années dans l'ordre de la
pensée, c'étaient des essais coquets que limitait un « huma-
nisme» circonscrit par la ligne bleue des fameux Droits de
l'homme. Que, dans l'ordre de la littérature, on a vu beau-
coup d'écrits néo-classiques agrippés à des formes désuètes
et d'austères avant-gardismes se reconvertir dans la bluette
érotico-touristique ou le nostalgique roman de gare. Que, par
textes « de qualité », on entendait des œuvrettes adroites et
prudentes, un « minimalisme» soft et clean (livres minces,
phrases brèves, langue policée, émotion contenue, combina-
toires « subtiles ») sourcilleusement campé sur le calcul du
moindre risque. Que quand un prix prestigieux voulait, après
des années de désastre vulgaire, se refaire une virginité et
s'offrir une prime de « qualité» sans toutefois se déporter
vers des brutalités, il couronnait une élégante application
littéraire de ce qu'on pourrait appeler le modèle Tintin et
Milou la ligne claire et les teintes pastel d'une chronique
légèrement humidifiée par les frissons de cœur d'une France
de profondeur convenable, avec considérations sur la plu-
viométrie en Loire-Inférieure, tableautin des phrases de
l'idiolecte domestique et savoureux « petits faits vrais ».
Qu'en somme, on voyait fleurir, comme toujours, ce que
Céline appelait le « chromo », c'est-à-dire ce style prépensé,
fait de la digestion hygiénisée de tous les styles, à propos
duquel la critique peut rejouer benoîtement la farce de
l'éternelle opposition du naturel (c'est bien) et de l'artificiel
(c'est mal) « une écriture très élaborée mais limpide,
souple, aisée »
On répondrait œcuméniquement qu'il faut bien que s'écri-
vent de tels livres à l'intelligence prudente et au talent modeste
parce qu'il faut qu'il y ait un demi-monde littéraire, entre le
tout-venant qui occupe plébéiennement les kiosques et l'aristo-
cratie des « grandes irrégularités» énigmatiques qui font perpé-
tuellement que la littérature en elle-même rugueusement se
change. Mais, rétorqueraient les grincheux, le drame serait que
ce changement n'ait plus sa chance, que ne s'écrivent plus que
ces textes mondains et qu'ils confisquent l'idée même de
littérature. Le drame serait que les chromos chics viennent
laver ce qu'Artaud appelait la « cochonnerie» d'écriture. Le
drame serait que le silence se fasse sur cette sorte de bêtise
obstinée, cette croyance, cette folie qui fait socle éthique pour
l'aventure dans la langue et qui fonde pour quelques-uns ce que
Francis Ponge appelait les « raisons d'écrire ». Le drame serait
qu'il manque au bout du compte l'urgence, la nécessité, et que
les œuvres ne manifestent plus rien de cette sensation de
contrainte qu'évoquait Bataille quand il demandait « Comment
nous attacher à des œuvres auxquelles, sensiblement, l'auteur
n'a pas été contraint ?» Le drame serait qu'une idée artisanale
du style comme réussite talentueuse vienne entièrement recou-
vrir la rugosité rogue des écritures dont les formes manifestent

1. J'évoque ici, bien sûr, le récent prix Goncourt Les Champs


d'honneur, de Jean Rouaud (Ed. de Minuit, 1990), largement salué
dans la presse. La phrase « critiqueest de Mme Françoise Giroud.
Exemple d'écriture élaborée « Rémi se débarrassa de la pierre en la
lançant au loin. Pyrrhus, qui comprenait rarement ce qu'on attendait
de lui, démarra ventre à terre et la ramena dans sa gueule. Ce ne
devait pas être le moment de jouer, car il se prit une tape sur le
museau. » Nous prononçons tous les mots « littérature », « style »,
« écriture ». Mais, décidément, nous ne parlons pas, pas du tout, de
la même chose!
imprévisiblement cette contrainte (cet affrontement violent de
la langue au réel).

Joyeux

Ce tableau est noir. C'est celui des Cassandre. Peut-être


des ringards, des nostalgiques réactionnaires. Voire celui,
simplement, des jaloux. Mais qu'importe ? On pourrait d'ail-
leurs le repeindre en rose. Dire qu'attribuer le Goncourt à Jean
Rouaud (à ce type de texte), c'est un progrès pour la sensibilité
littéraire, pour la culture. Que Sade dans La Pléiade, c'est
beaucoup mieux que pas de Sade du tout ou Sade confiné dans
des marges, Sade interdit, Sade voué à l'occultation sulfureuse
façon surréaliste. Qu'il est heureux que la multiplication des
traductions vienne intimider un peu le complexe de supériorité
de la littérature française. Que c'est une chance inestimable de
pouvoir enfin lire, ne fût-ce que dans une version française, les
œuvres de Gadda, de Pessoa, de Cummings, de Pound, de
Lezama Lima, d'Oskar Pastior, de Thomas Bernhard ou des
poètes objectivistes américains. Que, s'il s'agit de faire scintil-
ler au ciel de la littérature, l'étoile de la sensibilité des années
80, les naines blanches du minimalisme néo-classique valent
bien les géantes rouges d'un paléo-avant-gardisme échoué, au
bord de l'idiolecte, dans des palinodies guère moins académi-
ques sur les « grandes irrégularités de langage », le radotage sur
les « langues basses» et les invocations rituelles au « corps »,
à « l'inconscient », à la « pulsion ». Que le ton au-dessus de
celles-ci ne valent guère plus que le ton au-dessous de celles-là.
Qu'il y a bien des façons d'être « moderne ». Que Flaubert et
Baudelaire l'étaient tous deux absolument et de façon absolu-
ment différente. Que, de toutes façons, la littérature se fait,
s'invente. Que les pièces de Valère Novarina, qui ne doivent
rien à la prudence chic ni à la convention ahurie, rencontrent,
en Avignon ou ailleurs, un public passionné. Que les textes
d'Olivier Cadiot, dûment publiés par une maison à pignon sur
rue, relancent l'intérêt pour l'invention poétique. Que les
difficiles et problématiques « romans» de Hubert Lucot ont fini
par trouver des éditeurs, des commentateurs, des lecteurs.Que
bien des poètes excentriques s'adressent à des auditeurs atten-
tifs dans les « lectures » que les libéralités des institutions
culturelles permettent d'organiser. Qu'il suffit donc de mettre
ses bonnes lunettes, ses lunettes neuves, pour constater que de
toutes façons ça écrit, ça pense, ça se publie, et ça se lit. Que
ça n'est peut-être qu'un fantasme banal d'écrivain frustré que
de voir partout régner le machiavélisme pragmatique de l'édi-
tion et de charger les médias de tous les maux d'une prétendue
déculturation. Que Céline, il y a quarante ans, râlait déjà contre
l'omniprésence des « chromos» et l'omnipotence des « ra-
dios ». Qu'enfin il y a bien des chances pour que la situation de
la littérature vivante ait toujours été la même, pour qu'il n'y ait
jamais eu d'âge d'or, d'idylle avec l'institution et le public, que
Ponge, Michaux, Bataille ou Artaud, publiaient confidentiel-
lement au temps où triomphaient Lacretelle, Chardonne ou
Radiguet, de même que Rimbaud et Lautréamont, plus confi-
dentiellement encore, au temps des épigones d'Alexandre
Dumas et des déliquescences du post-romantisme. Que le lieu
de l'art, au moins depuis le xix* siècle, est toujours le lieu de
la crise, de la marginalité, de la confidentialité, de la difficulté
à entrer dans la circulation culturelle, ou, dit autrement, que
cette difficulté, cette crise et l'art marchent d'un même pas dans
l'agitation des formes au gré de la transformation desquelles les
hommes se représentent leur monde, leurs angoisses, leurs
rêves, leurs jouissances.

Prof

Pourtant, il y a bien cette sensation qu'aujourd'hui c'est


plus grave. Plusieurs s'en émeuvent. Et il faut bien penser cette
gravité nouvelle. Car quelque chose, indéniablement, a, tout un
temps, cessé. Quelque chose qu'aujourd'hui on cherche ici et
là à analyser à nouveau. Quelque chose qui a écrasé la moder-
nité, l'idée même de modernité.
Cette idée supposait sans doute peu ou prou la croyance
en une responsabilité « civique» et en un pouvoir d'interven-
tion « sociale » des produits littéraires. Elle était surdéterminée
par la fameuse question « que peut la littérature ? ». Bien sûr,
c'en est fini depuis longtemps de l'ère des écrivains d'action 2.
En France, aujourd'hui, sur fond de guerre du Golfe et de
massacres high-tech, les intellectuels, nous dit la rumeur, se
taisent'et les paladins de la plume se croisent surtout pour la
Jérusalem orthographique et le tombeau du Trait-d'Union,
comme au temps où les Précieux rompaient des lances pour
« car ». C'est que la vie d'action ne sied sans doute pas (ou
plus) aux maniaques de la nouvelle étreinte (Ponge) et que les
colères errantes de l'époque (Artaud) demandent apparemment
d'autres formes de responsabilité.
Ce n'est pas bien sûr de la vieille idée d'engagement qu'il
est ici question. Bataille en avait déjà fait justice 4. Et c'en est

2. Chateaubriand regrettait déjà qu'au contraire des Dante, des


Camoens ou des Cervantès, nos écrivains, « à compter du règne de
Louis XIV, aient été des hommes isolés dont les talents pouvaient
être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque ».
3. Les « intellectuels », pourtant, n'ont vraisemblablement ja-
mais autant parlé (les pages Idées ou Rebonds des grands quotidiens
sont pleines d'idées et d'analyses passionnantes). Le mythe de leur
« silence » dit surtout à quel point leur parole est soluble dans le flot
des discours médiatisés qui en résorbent la spécificité (la patience).
A la télévision, bien sûr, la pensée subtile, la pensée complexe (la
pensée, donc) n'a guère sa place dans la mitraille des petites phrases
brillantes (invités à parler de la guerre du Golfe, René Girard ou
Michel Serres disent deux phrases qui font flop et puis merci-
Monsieur-place-à-la-météo).
4. Voir sa « Lettre à René Char sur les incompatibilités de
l'écrivain », in Botteghe Oscure, 1950, VI, pp. 172-187. Il y écrit par
fini, depuis longtemps, de l'horizon politique et éthique façon
« révolution» surréaliste (voire surréalisme « au service de la
révolution» !). C'en est fini aussi d'une poésie protest-song du
type de celle de la Beat Génération, au début des années 60 (la
révolte poétique contre le cauchemar climatisé des USA et ce
que Burroughs appelait la « police de la pensée »).
Tout cela est d'évidence. Tout cela est loin derrière nous.
Pourtant, il nous faut bien essayer de penser un tant soit peu
ces questions. Car même chez des écrivains secrets, soucieux
de la spécificité du fait littéraire, la croyance en la responsabi-
lité civile de la littérature s'est affirmée tout au long du siècle
l'humanisme oraculaire de Char, évidemment, y croyait, quand
il parlait de la poésie comme « vie future à l'intérieur de
l'homme requalifié» et fondait son geste sur cet effort de
« requalification» éthique. Francis Ponge y croyait aussi, quand
il déclarait, dans le ton surréaliste des années 30, « je ne
rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du
poète ». Il y croyait encore, quoique de façon bien différente,
quand, plus tard, revenu des illusions de la révolte et de
l'engagement marxiste, il se faisait, dans Pour un Malherbe, le
chantre d'une « nouvelle culture » et quand, enfin, gaulliste et
« patriote de la langue française », il publiait (en 1978) cet
Essai de prose civique qu'est son texte Nous mots français. Et les
écrivains des parages telqueliens y croyaient toujours, toujours
plus, au moins au temps des rodomontades « maoïstes », des
« Fronts de lutte idéologiques », de la bataille théorique pour
une littérature « matérialiste» et contre « l'individualisme pe-
tit-bourgeois des écrivains ». Ils y croyaient quand ils préten-
daient se placer « aux côtés de la classe ouvrière, et à l'unisson

exemple « L'esprit de la littérature est toujours. du côté du


gaspillage, de l'absence de but défini, de la passion qui ronge sans
autre fin qu'elle-même, sans autre fin que de ronger. Toute société
devant être dirigée dans le sens de l'utilité, la littérature, à moins
d'être envisagée, par indulgence, comme une détente mineure, est
toujours à l'opposé de cette direction ».
de ses organisations de masse, sur des positions de lutte pour
la conquête du pouvoir », comme disait alors très sérieusement
l'écrivain considérable qu'est Pierre Guyotat. Ils y croyaient ou
faisaient comme si, ce qui, en l'occurrence, revient au même.
Mais, dans ce dernier cas, ils y « croyaient » d'une façon si
visiblement volontariste dans son verbalisme emphatique qu'on
peut penser qu'ils n'y croyaient déjà plus, qu'il n'y avait plus
là que pose, convention, mime. Là est le renversement.

Car de tels énoncés, personne aujourd'hui n'oserait les


murmurer sans craindre de faire rire. Personne, même, n'ose-
rait alluder à une quelconque prise de parti, personne n'oserait
faire semblant de croire qu'écrire pourrait changer quelque
chose alentours, personne n'oserait investir d'une quelconque
responsabilité sociale ses petites manies stylistiques, personne
n'oserait se prendre pour une conscience de l'époque. Per-
sonne, en tout cas, qui écrive vraiment (pour qui les livres ne
soient pas que ces prétextes que j'évoquais plus haut). Ce repli
silencieux dans la fabrique intime du style, cette modestie
désillusionnée et sans doute marquée de bien des blessures
narcissiques, c'est peut-être un fait de sagesse, un réalisme
lucide, l'accès à un certain bon sens. C'est sans doute aussi
qu'une ambition artistique qui a renoncé à l'idée même du
moderne n'a plus grand-chose à dire des modes du réel, du
monde comme il va, encore moins du monde comme il devrait
aller. La croyance en une responsabilité civique de la littérature
supposait que la littérature avait quelque pouvoir extérieur à
elle-même. L'exigence d'un engagement n'était bien sûr pas
seulement celle d'un engagement déclaratif « au service de»
(telle cause). C'était aussi l'idée qu'un engagement dans le
renouvellement des formes pouvait jouer un rôle dans la
bataille d'idées. Cela supposait la conscience d'un conflit,
d'une lutte à mener. Le verbalisme « révolutionnaire» en était
l'expression hyperbolique d'époque. Branché à la perspective
politique marxiste, l'avant-gardisme (futuriste, surréaliste, tel-
quélien) de ce siècle a donné la version radicalisée de cette
perspective. Mais même si on décape les propos de ce vocabu-
laire trop codé, on peut affirmer qu'il s'agissait de toutes façons
de « parler contre les paroles », de « résister », de sortir de
« vingt siècles de bourrage de crâne idéaliste », comme disait
encore le Ponge de Proèmes, et de lier cet effort à une volonté
plus générale de transformation idéologique, voire politique.
Le surgissement du moderne, c'était donc le dénudement
des conflits, la prise de partie dans ces conflits, la capacité,
pour le langage littéraire, de prendre en charge ces conflits, de
leur donner forme dans des écritures travaillées par leur vio-
lence. Le moderne était conscience d'un tumulte et dispositif
de lutte. Il disait l'instance de ce « tumulte fondamental» dont
parlait Georges Bataille. Il impliquait que la littérature, immer-
gée dans ce tumulte dont elle se voulait l'expression essentielle,
ne soit pas innocente. Il l'engageait dans la conquête coupable
d'un espace de souveraineté, c'est-à-dire de liberté et de vérité
dans la langue, contre l'usure, la vieillerie, le mensonge, l'ina-
déquation à l'expérience réelle qu'imposaient, pensait-on, les
discours dominants. L'exigence formelle du nouveau était le
corollaire obligé de cette découverte d'une réalité conflictuelle.
La « modernité» sans explicite exposant politique5 telle que la
théorisait Baudelaire était de cet ordre puisqu'il s'agissait de
faire s'affronter le « transitoire », le « fugitif », le « circonstan-
ciel» du décor moderne et « l'éternelle », « l'immuablemaî-
trise des codes anciens, et de fonder le nouveau comme résul-
tante stylistique de ce conflit 6.

5. C'était en 1863, bien après les exaltations politiques du jeune


Baudelaire les barricades de 1848, les polémiques journalistiques.
6. Pour cette raison, le « moderne » ou même « l'avant-gar-
disme », ce n'est pas la table rase, c'est au contraire le lien maintenu
(le lien amoureux passionné et conflictuel) avec la culture, avec la
bibliothèque c'est l'idée du moderne qui véhicule et refonde la
tradition. Naguère Jarry dialoguait avec Rabelais, Joyce avec Homère
On sait tout cela, ou on devrait le savoir. On sait aussi que
le consensus « post-moderne»a au contraire tendu à faire
croire que les colères de l'époque n'existaient plus, que nul
conflit n'avait désormais de sens puisque l'absence de perspec-
tive révolutionnaire l'annulait et qu'il n'y avait plus de luttes de
classes. On nous a même dit que l'Histoire était « finie » (mais
on sait quel démenti le Réel a infligé à ces élucubrations
intéressées). L'art, alors, dans son rôle de « petite vis» des
processus révolutionnaires, était « mort » « L'Art, nous disait
récemment Baudrillard, nous le voyons proliférer partout, et le
discours sur l'Art plus vite encore, mais dans son génie propre,
dans son aventure, dans sa puissance d'illusion, dans sa capa-
cité de dénégation du réel et d'opposer au réel une autre scène,
où les choses obéissent à une règle du jeu supérieure, une figure
transcendante où les êtres, à l'image des lignes et des couleurs
sur une toile, puissent perdre leur sens, excéder leur propre fin
et, dans un élan de séduction, rejoindre leur forme idéale,
fut-elle celle de leur propre destruction, dans ce sens-là, l'Art
a disparu.» Plus d'art, donc, parce que plus de modernité, et
l'injonction rimbaldienne ainsi paradoxalement réalisée pour
être absolument modernes (dans le réel), cessons absolument
d'être modernes (dans l'art). Plus d'art ou alors (c'est la même
chose) plus (davantage) d'art tout est art, tout est culture,
pour cesser absolument d'être modernes en art, élevons à la
hauteur de l'art tous les soubresauts de la mode, du mondain,
du moderne réifié.
Il y a de quoi, quand on persiste à faire de l'art, être un
peu intimidé. Pourtant, inconscients (?) de ces paradoxes

et Dante, Gadda avec Virgile, Ponge avec Lucrèce et Malherbe.


Aujourd'hui, Novarina dialogue avec la Bible. Verheggen avec
Artaud, etc. L'oubli du moderne est aussi oubli de cela et l'art
post-moderniste a souvent transformé la profondeur substantielle de
ce dialogue en un académisme de la citation et du collage superficiel.

24
d'époque, des artistes continuent à peindre, à filmer, à écrire.
Comme si ce n'était pas l'art qui était mort. Comme si c'était
surtout le corps social et ses penseurs qui, noyés d'indifférence,
ne savaient plus le regarder et éludaient la question même de
son existence et de son sens. Comme si, surtout, dans l'intimité
traumatique de nos expériences, de nos biographies, de nos
rêves, de nos amours, comme dans les bruits et les fureurs du
monde dont les violences enragent alentours, tout, c'est-à-dire
le réel, continuait à nous dire tous les jours que le conflit et le
tumulte, au-dehors comme au-dedans, sont la loi. Des murs
sont tombés. Mais la guerre est autour de nous, la guerre est
en nous. Et tout fait affleurer l'impensé d'un monde contradic-
toire que n'expriment en rien les représentations traditionnel-
les et devant lequel nos discours sont cruellement en défaut.

C'est pour cette raison modeste, pour cette raison de fait,


que la situation de ces dernières années peut laisser à beaucoup
un goût d'amertume, la sensation d'une certaine défaite de la
pensée, une sorte de honte k voir la littérature se replier dans des
manies dérisoires, soumises pieds et poings liés au compromis
social. Car l'exigence ne cède pas il y a toujours à trouver des
formes pour ces substances travaillées de contradictions. Il y a
toujours à lancer des langues inouïes contre le parler qui fait
consister autour de nous cette fiction que nous prenons pour
la réalité à chaque minute où notre pensée renonce, où nos
passions s'effondrent, où nos corps s'affaissent mais dont
nous savons le leurre dès que nous parlons pour ce corps, pour
ces passions, pour cette pensée. Il y a toujours à traverser
violemment les discours qui s'interposent entre le « réel»
(l'expérience) et « nous» (nous qui parlons, qui nous débat-
tons dans le parlé imposé). Il y a toujours à « parler contre les
paroles ». Il s'agit toujours de parler des langues vivantes, des
langues où parle librement quelque chose de l'époque, de ses
contradictions, de ses luttes. Il s'agit toujours d'affronter ce que
Kafka appelait le négatif. Bataille la part maudite, Artaud la
cruauté. Il s'agit toujours de faire surgir en langue le tout de ce
qui ne se dit pas dans le bavardage omniprésent des discours
médiatiques. Et il s'agit de penser ces surgissements vivants, de
relancer à chaque fois la pensée dans ce vide qu'ouvrent pour
nous, devant nos certitudes et nos paresses, les formes exorbi-
tantes de l'invention littéraire.

Dormeur (au réveil)

Bien sûr, nous l'a-t-on assez seriné, le temps n'est plus


aux théories. On aimerait pourtant qu'il soit quand même un
peu à la pensée. Ecrire, certes, n'est jamais de l'ordre de
l'accomplissement d'un programme théorique. La réussite
d'une œuvre littéraire n'est jamais dans cet accomplissement
volontariste. Mais elle ne tient jamais non plus à la simple
spontanéité, à la sauvagerie inspirée, à l'innocence de la
pratique. Nul travail littéraire ne peut faire l'économie de la
rationalité. Aucun ne tient, qui ne se tracerait que dans la
naïveté, qui dénierait la nécessité du retour théorique sur ses
propres gestes. Ecrire se pense, se situe constamment dans le
rapport à ce qui s'est écrit et à ce qui s'écrit alentours (et, entre
autres, dans le rapport avec ce que, soi, on a écrit avant).

Une génération est venue à l'écriture dans les années 60


et 70 avec la volonté de ne rien céder à ce qu'Artaud appelait
« la magie hasardeuse, la poésie qui n'a pas la science pour
l'étayer ». Cette science devait à la psychanalyse, à la linguisti-
que, à la sémiologie. Le pire en est parfois sorti parce que nul
savoir, en la matière, ne suffit. Mais H, Lois, Prostitution, Le
Mécrit, Le Babil des classes dangereuses et quelques autres textes
doivent aussi à ces exigences leur force souvent inégalée. Les
temps, certes, ont changé. Mais si l'on croit à l'enjeu intellec-
tuel et éthique de la littérature (si l'on ne croit pas que la
littérature soit seulement de l'ordre d'un divertissement mon-
dain, d'un ornement élégant du temps, d'une pâtée douceâtre
pour l'estomac culturel, d'un supplément d'âme pour les eaux
glacées du calcul égoïste), on ne peut rien renier de cet effort
d'intelligence. Il ne s'agit pas de placer le travail d'écriture en
deçà de l'exigence rationnelle, dans une sorte de stupidité
talentueuse et soumise alors à la seule instance du goût et donc
du cliché d'époque, de la mode, de la demande médiatique. Il
s'agit de porter l'action au-delà de la rationalité (vers ce que
Ponge appelait justement les « plus-que-raisons »), appuyée sur
elle, lançant la langue dans l'espace vide, vide justement parce
que non pensé par le programme théorique, vide parce que
ménageant des trouées pour l'irrationnel, l'imaginaire, la mise
en chant polysémique de tout ce que la langue, pour se consti-
tuer comme contrat de communication sociale, doit refouler,
aujourd'hui sans doute plus que jamais, sous la tonitruante
dictée de médias omniprésents. S'il y a stratégie, programme,
cadre théorique, ils ne peuvent être que négatifs il s'agit de
savoir ce qu'on ne veut pas faire. Par exemple de la poésie
atone, sans rythme, alignant les métaphores d'une affectivité
non analysée et remâchant la morosité de son incapacité à dire.
Par exemple du roman à « effet de réel », dans le vent des
retours consensuels d'aujourd'hui, tirant des plans clichés sur
la comète politique, l'insoutenable légèreté des êtres et les
secrets de polichinelle de la sexualité, dans une langue déjà
morte parce que pré-mastiquée par la bouche de tous qui n'est
la bouche de personne.
Mais à partir de ce refus, on écrit dans le noir, dans le
non-savoir, sans même que rien de ce qu'on a écrit avant soit
d'une quelconque utilité, sans avoir jamais rien appris. Parce
qu'en littérature le vivant ne se reproduit pas selon le pro-
gramme et que c'est cette négation imprévisible qui le rend
justement vivant vivant d'une vie non naturelle (non dictée).
On écrit pour découvrir soi-même sa langue, celle qui donne
l'impression d'avoir, de temps à autres, dans le rare tempo
amoureux de l'écriture, l'initiative sur le réel (le temps, le
désir, l'angoisse). Et de ces produits vivants ne tombent que
des ratages (et non des réussites) du programme. Ils sont les
déchets, les chutes monstrueuses de la stratégie. Ils proposent
des énigmes nouvelles, qu'il faut alors recommencer à penser,
tant bien que mal. Ecrire produit, contre les idées, de la pensée.
La « modernité », ça n'est peut-être rien d'autre que cette
évidence. Refuser l'idée moderne, la caricaturer dans la crispa-
tion avant-gardiste ou la diluer dans le fourre-tout post-moder-
niste, c'est aussi se priver de la force de ladite évidence,
manquer ces énigmatiques objets de pensée qui, si on tâche à
les penser, permettent aussi peut-être de mieux penser le
monde (le réel) dont ils sont les manifestations déplacées mais
emblématiques.

Pour ces raisons, penser la littérature, penser la question


de la littérature, penser la littérature comme question est
toujours à l'ordre du jour pour un écrivain. Bien sûr, quand un
écrivain parle de « la littérature », il donne toujours l'impres-
sion qu'il le fait au nom de la littérature. Et c'est toujours d'une
ridicule prétention. La littérature, heureusement, est diverse.
Mais il ne sert à rien de répéter au détour de chaque page (ce
serait pure précaution oratoire) que quand on dit « la littéra-
ture », on désigne par là ce que, soi (qui écrit), on entend de
particulier et de partial sous ce terme (les livres et les préoccu-
pations par rapport auxquels, soi, on a écrit, on continue tant
bien que mal à écrire). Parlant de livres, je dis seulement
« voici les livres dont j'ai besoin, et voici ceux qui m'encom-
brent ». Il s'agit d'affirmer des partis pris, dans leur arbitraire
et leur violence. Il s'agit d'assumer sans trop de complexes
cette forme vivante de la pensée qu'est l'affirmation polémique,
parce que la refuser c'est aussi accepter ce consensus accablé,
cette convivialité gentille, cet abandon désabusé au « tout se
vaut» qui est une forme de l'indifférence, une puissance de
mort. Marquer des différences, poser des distinctions, affirmer
des détestations et des enthousiasmes, ce n'est pas assumer une
posture de pouvoir, ni même prétendre disposer de la vérité.
C'est affirmer sa passion. L'oubli du moderne aura été aussi,
sous prétexte sans doute d'en finir avec le terrorisme des
années 70, oubli de cette passion et de cette vertu du « mar-
teau », comme aurait dit Nietzsche. Je ne crois pas que ce soit
un bien pour la littérature.
Et plus encore la critique est un geste d'amour (d'amour
de certains livres, d'amour choisi de la littérature). Mais cet
amour n'est pas moins ambivalent que l'autre. L'amour de
certains livres est aussi la haine de ces mêmes livres. L'amour
de certains Maîtres est aussi l'exécration de ces mêmes
Maîtres. Dire l'amour qu'on en a est aussi les mettre à distance,
se libérer de leur envoûtement, dégager, au-delà d'eux, un
espace vide qui rejoue l'angoisse et le désir de penser et de
produire sa propre langue. Parce qu'il ouvre à l'étreinte de
cette angoisse et à la volupté de ce désir (le désir qui fait
écrire), le fait de dire l'amour des Maîtres les périme en même
temps qu'il prétend, d'une certaine manière, en fonder la
pérennité. Les pages qui suivent voudraient témoigner de ce
questionnement polémique, de cette passion, de l'ambivalence
de cet amour.
II

SURPRISE DU MAL
L'EXEMPLE RUSHDIE

Carnaval du moderne

Que se passe-t-il quand une fiction sans droits, sans


responsabilité, entre dans le tumulte moderne et assume joyeu-
sement (sans le savoir ni le vouloir sans doute) la culpabilité
du geste littéraire ? Quel manque, quel point aveugle dénude-
t-elle ?
Ce sont peut-être les questions que soulevait l'affaire
Rushdie. Car voici l'un des rares exemples récents, quoique
cruellement paradoxal, de la force d'intervention dont la litté-
rature, bon gré mal gré, se voit affectée. Sans doute était-ce en
l'occurrence, et on se saurait mieux dire, à son corps défen-
dant la responsabilité est retombée sur ce texte, est retombée
sur son auteur, est retombée aussi sur ses éditeurs (c'est-à-dire
sur sa circulation publique) comme un retour de refoulé. Mais
il ne faudrait pas dire cela trop vite Les Versets sataniques était
un livre qui se pensait, qui pensait ses effets « Salman, on ne
peut pardonner ton blasphème. Tu croyais que je ne m'en
apercevrais pas ? Dresser tes mots contre les mots de Dieu »
On l'a sans doute un peu oublié dans le vacarme de
l'affaire, mais ce livre est d'abord un livre, un livre à lire, un
livre qui n'était pas que le prétexte sulfureux de ce qu'il a
idéologiquement, politiquement et médiatiquement déclenché.
Quelle sorte de livre? Pas un petit roman minimaliste et
vraisemblable. Pas non plus une vaste fresque humaniste à vue
panoramique sur l'état de l'union et de la désunion du monde.
Pas une intrigue au réalisme modique avec profonds personna-
ges, émotions humides et anecdotes croustillantes. Pas une
épure de langue dans la manière néo-classique. Non. Ce livre
engage une aventure narrative explicitement « moderne », dans
son patchwork de styles. Son projet délibéré est de lier conflic-
tuellement le décor matériel et idéologique contemporain (le
« fugace », le « transitoire », le « contingent », le « tumulte ») à
l'« éternité» et à « l'immuable» de la bibliothèque occidentale,
avec échappées sur l'Inde et l'Islam. Pas moins. Car ce que
tente Rushdie avec le récit des exploits de l'angélique Gibreel
et du diabolique Saladin, c'est carrément de transposer dans les
textes fondateurs du monothéisme ce que Joyce avait fait avec
le périple mythologique grec de l'Odyssée. Et même si c'est en
moins crypté, en moins profond, en plus anecdotique, en plus
happé par la vitesse moderne des informations, la tonalité
joycienne du livre est patente rumination soliloquées, mono-
logues semi-conscients façon Molly Bloom, effort sporadique
d'invention lexicale. « J'ai lu Finnegans Wake », dit d'ailleurs
un personnage, pour lever tout équivoque. Ce livre fonde une
langue, le relief inaliénable d'une langue. C'est là d'abord sa
force et sa qualité. C'est un texte « bon» et « fort» parce que
dans une large mesure intraduisible (irréductible à une
moyenne stylistique interchangeable). « Nous pouvons consi-
dérer Gibreel comme "bon" est-il dit dans Les Versets, grâce à
son désir de rester, malgré toutes les vicissitudes, fondamenta-
lement, un homme non traduit.» Et bien sûr la traduction
l'affadit elle y impose par exemple l'increvable bâti académi-
que de ce couple imparfait/passé simple qui recimente, sou-
vent, la lourde convention d'une phrase à effet-de-réel, atone,
sans torsion stylistique.
Mais peu importe. Plus intéressant est que l'autre réfé-
rence soit bien entendu Rabelais. Ce n'est pas un hasard. Les
Verset sataniques mêlent joyeusement les tons les plus divers
anecdotes burlesques, échappées féériques, séquences réalistes,
réflexions philosophiques, reprise irrévencieuse des écrits
théologiques, pastiches et saynètes cocasses. C'est donc un
écrit délibérément « carnavalesque », dans la tradition du Pan-
tagruel, comme le démontrent son goût pour les masques, les
travestissements, les avatars multiples des personnages, le
renversement parodique des énoncés sacrés, le dialogue « saty-
rique» des styles et des genres. Ce texte dialogue d'un côté
avec le réel, de l'autre avec la bibliothèque, avec la culture
universelle. Il traverse picaresquement les époques, les lieux,
les livres (Joyce, Shakespeare, Kafka, Nabokov.). Et même si
la phrase sort rarement de la convention romanesque, ce
patchwork de langue et de styles construit un énorme livre,
assume une énorme ambition, s'installe dans ce que la littéra-
ture a de moins timide et de plus ambitieux.

Ecrit au Mal

C'est ce texte d'intelligence et de jouissance stylistique


qu'on a sommé de répondre à l'exigence de responsabilité
civique. D'où l'affaire et ce que peut-être elle nous enseigne.
Sans doute, pour s'y retrouver quelque peu, faut-il partir
du fait que ce qu'il y a de plus tranchant dans la bibliothèque
« moderne» est travaillé, dans ses thèmes comme dans ses
formes, dans ses sujets comme dans le détail de sa fabrique
stylistique, par une sorte de régression « informelle », une
violence animalisée qui ravage la phrase, voire le mot, jus-
qu'aux marches d'une expressivité « barbare » le zaoum de
Khlebnikov, Kroutchonych ou Iliazd, le chant idiolectal de
Joyce dans Finnegans Wake, les glossolalies d'Artaud, le pastic-
ciaccio de Gadda, le télégramme émotif de Céline, le cut-up de
Burroughs, le scripto-séminalogramme de Guyotat, les verbigéra-
tions en parlé animal de Novarina, la violangue de Verheggen,
en sont quelques-unes des manifestations les plus radicales.
Ces œuvres semblent mues par un effort pour « symboliser»
cette régression inhumaine, sans s'y ensevelir (elles ne cèdent
à aucune immersion psychotique) mais sans non plus la dénier.
Elles visent donc à une nomination particulière de ce qu'il faut
bien, faute de mieux, appeler le Mal, c'est-à-dire l'innommable,
la barbarie inscrite en chacun d'entre nous « Le mal, dit
Rushdie, qui souligne, n'est peut-être pas aussi près de la
surface qu'on aimerait le croire. en fait, nous tombons
naturellement vers lui, c'est-à-dire pas contre notre nature». On
peut entendre, en écho, cette phrase de Baudelaire « Le Mal
se fait sans effort, naturellement, par fatalité. Le Bien est tou-
jours le produit d'un art.»

Dans les œuvres dont je parle, le Mal n'est pas seulement


un thème affleuré « en surface» c'est-à-dire un sujet à décrire,
à raconter, voire à penser. Le Mal est l'innommé dont le nom
est légion. Le mal est ce qui dia-bolise les sym-boles. Le Mal est
cette force informe qui travaille la langue, lui donne ses formes
excentriques, son exorbitante violence. Le Mal est ce qui
déchaîne les «grandes irrégularités de langage ». Et ces œuvres
manifestent quelque chose comme un savoir du Mal. Elles
savent que le Mal est cette vérité qu'on ne saurait affronter
frontalement dans des langues apaisées, reconciliées, sociali-
sées, vouées à la selection cathodique stabilisée d'une commu-
nication sans restes. Elles savent que la poussée du Mal rompt
la langue, ruine l'idylle, comme disait Rimbaud. Elles savent
que la force du Mal défait les langues pour les refaire autrement
dans une indécidable motilité. Tout leurs sens est davantage
dans l'énergie de cette motilité négative que dans le détail des
énoncés qu'elles produisent. Elles savent, comme le savait
Dante, qu'il faut traverser l'Enfer des grimaçantes figures pour
trouver le Paradis des pures couleurs et des ponctuations
abstraites. Elles savent, comme le savait Sade, « la vérité du
déchaînement que l'homme est au fond et qu'il est tenu de
contenir et de taire» (Bataille). Elles savent comment l'inhu-
main travaille l'humain comme son fond ineffaçable (la misère
« naturelle » et la perversion polymorphe de l'enfant inéduqué)
et comme sa tentation (la barbarie sous toutes ses formes et
d'abord celles que lui a données le vingtième siècle et qu'il
continue plus que jamais à lui donner aujourd'hui) Cet « au-
tre-inhumain-en-nous » reste, implacablement, notre question
la question de la littérature. Et quoi qu'il en soit de l'épisode
post-moderne et de son retrait à ce type de question, on peut
toujours affirmer, avec Bataille, que « le Mal- une forme aiguë
du Mal dont la littérature est l'expression, a pour nous la
valeur souveraine ».

Nommer le Mal

Mais où en sommes-nous par rapport à ce point nodal ?


Baudrillard s'inquiétait récemment d'une sorte de « baisse
inexorable du taux de négativité» dans nos sociétés gavées
d'une « euphorie sous perfusion ». Il notait que « nous sommes
en pleine compulsion chirurgicale qui vise à amputer les choses
de leurs traits négatifs» et que « toute lueur de destin et de
négativité doit être expulsée ». La littérature d'aujourd'hui est
peut-être sous ce boisseau. Et peut-être n'y a-t-il pas, n'y a-t-il
plus, y a-t-il moins de formes esthétiques, de gestes d'écriture
pour prendre en charge cette négativité, sa symbolisation,
l'effort pour la penser. Ou peut-être nos sociétés ne savent-elles
plus voir ces formes et ces gestes (ne veulent-elles plus les voir,
ne peuvent-elles plus les encadrer). Il n'y a plus alors que
soumission à l'utopie d'un monde sans Mal (« l'angoisse, disait

1. C'est le fond philosophique de questions de ce type que


dessinait il y a peu Jean-François Lyotard dans son livre L Inhumain
(éd. Galilée) et c'est aussi l'interrogation qui traverse l'ouvrage de
Jean Baudrillard, La Transparence du Mal (ibid.).
il y a peu Gorbatchev, doit quitter la terre »), croyance en
l'épuisement possible du réel par la frontalité limpide des
discours (« parler vrai », exige Rocard) et assujettissement à un
/Kw/tt/lénifiant et leurré.
« Une intolérance démente nous ceinture, écrivait René
Char dans les années 60. Son cheval de Troie est le mot
bonheur.» N'est-ce pas exactement notre situation? ici, la
confiance s'accroît dans les sciences (dures, molles, positives,
humaines ou sociales) là, un humanisme catéchistique, campé
sur le terrain de la conscience morale, fleurit sur le déni même
de la question de l'homme (de l'inhumain en l'homme) et un
peu partout la vie « culturelle» reproduit des modèles esthéti-
ques disparates mais consensuels, mercantilisés et médiatisés
à l'extrême de leur insignifiance de plats dénominateurs com-
muns. La question même du moderne comme question de la
nomination du Mal semble, dans cet espace, hors-jeu.

Et voilà que, dans ce contexte dénégateur, dans ce


contexte d'assujettissement au positif, dans ce contexte à la fois
dépressif et euphorique, dans ce contexte où la question du Mal
passe pour une obsession obsolète, un on revêtu des oripeaux
d'une religiosité d'un autre âge (de ce qu'on croit être un autre
âge) accusait un roman d'être « blasphémateur» et braquait
ostensiblement l'index sur une figure nommée, frontalement
nommée, du Mal: Salman Rushdie, Les Versets sataniques. Il ne
s'agissait pas, bien sûr, pour cet index obscurantiste et barbare,
de désigner, dans ce roman, le traitement du Mal par une
langue dont les portées formelles en seraient comme une
traduction dia-bolique. Il s'agissait d'y isoler chirurgicalement
quelques (fugaces) énoncés hérétiques, quelques « blasphè-
mes » déclaratifs, quelques « situations» impies. Il s'agissait
ensuite de projeter ces énoncés strictement « fabuleux» sur le
plan du réel et d'en affirmer la responsabilité civique. Sur la
bêtise de ce court-circuit (ou acting-out), qui en dit long sur la
confusion ambiante du symbolique et du réel (Sade en faisait
encore récemment les frais du côté, par exemple des fureurs
« féministes ») il n'y aurait pas à gloser, n'étaient les réactions
qu'il a provoquées.
Car, en face, « l'occident» humaniste et laïque, « l'occi-
dent» mercantile et médiatique, « l'occident» post-moderne,
« l'occident» englué dans son euphorie du « tout-culturel» s'est
trouvé, on le sait, fort dépourvu politiquement désarmé, mata-
moresque dans ses déclarations, hypocrite dans ses actes, large-
ment. inconscient dans son traitement de l'affaire. Mais com-
ment en serait-il allé autrement ? voilà qu'un fidéisme fanatique
et puritain clame son euphorie du « tout-religieux-tout-écrit »,
ose nommer le Mal (au sens ici le plus sommairement frontal du
terme nommer) et désigner une cîble précisément dessinée, un
bouc émissaire au quart de poil peigné. Que pouvait faire, face à
ce coup de force du symbolique, une culture qui, heureusement,
ne saurait nommer le Mal de cette façon (dans l'ordre barbare de
ce fantasme) mais que sa logique humaniste consensuelle pousse
à refuser (à refuser de penser) toute autre forme de nomination
du Mal, par exemple la nomination détournée, abstraite, travail-
lée, énigmatique, que tente d'assumer la Littérature« moderne »,
la Littérature « cruelle » ? Résultat d'un côté les dénonciations
morales (contre le fanatisme et pour la « liberté du créateur»
c'est-à-dire du créateur d'oeuvres alors inéluctablement pen-
sées comme irresponsables, gratuites, sans effets dans l'ordre de
l'action réelle ni même dans celui du symbolique -) et les gestes
rituels (on rappelle les ambassadeurs) de l'autre l'annulation de
ces mêmes gestes par la règle de fer du pragmatisme politico-
mercantile (on renvoie les ambassadeurs). Egal donc zéro.

Encore un effort!

Peut-être l'affaire Rushdie pouvait-elle donc au moins


nous avertir que ce zéro est ce à quoi ne peut que tendre une
culture qui exclut en douce, sous la pression pragmatique et
hédoniste de la « réalité », les modes de symbolisation capables
d'affronter la nomination du Mal. L'uniformisation mondaine
des textes qui caractérise peut-être notre temps, ça n'est pas
seulement la fatalité d'une malheureuse baisse « de qualité ».
C'est surtout une difficulté à accepter, dans la fiction, le jeu de
la régression dia-boliquement monstrueuse dont je parlais
ci-dessus. Et cette difficulté est aussi un drame elle désigne
peut-être le mouvement suicidaire d'une culture vers le déni de
la part maudite dont la conscience lui donnerait quelque chance
de comprendre un peu, un peu mieux, le négatif qui la fonde,
à condition qu'elle n'élude pas l'effort pour le « représenter ».
Dit de façon plus cursive et plus caricaturale on pourra
sans doute, en « Occident », de moins en moins penser le
fanatisme qui nomme le Mal, désigne un bouc émissaire est le
menace de mort, et répondre à ce fanatisme dans la longue
portée de la « civilisation» si on n'a plus, en guise de « pen-
sée », qu'un moralisme unanimiste, utopique et naïf véhiculé
dans une langue uniformisée et aseptisée une fiction pieuse.
Cette uniformisation paresseuse est une menace. Sa peur du
Style est un refus des écarts, des conflits, du tumulte moderne
il s'agit d'un totalitarisme « mou ».
C'est pourquoi il y a toujours « encore un effort» à faire
du côté de l'invention et de l'analyse d'une littérature où
l'exigence surhumaine du tout-dire, et d'abord ce qui fait frémir
les hommes (salut, encore, à Sade !), débouche abruptement sur
le dire de l'inhumain, une littérature qui se charge des « colères
errantes de l'époque », une littérature qui assume un rôle
prostitutionnel « "Les putains et les écrivains, Mahound.
Nous sommes ceux à qui tu ne peux pardonner". Mahound
répondit "les écrivains et les putains. Je ne vois aucune
différence".» Ce pourrait être chez Guyotat. C'est chez Sal-
man Rusdhie. Cette tâche prostitutionnelle est celle qui témoi-
gne de l'Autre inhumain en l'homme. Ce qu'elle refuse c'est de
réduire à un bavardage pieux la lutte pour les Droits-de-
l'homme. Ce qu'elle affirme, par l'expérience négative du
tracement du Mal dans les langues, c'est l'exigence énigmati-
que d'un au-delà de l'humanisme.

POST-SCRIPTUM CARPENTRAS

Rage du réel

La société française s'est offert, peu après l'affaire Rush-


die, un autre traumatisme les profanations antisémites du
cimetière de Carpentras.
On a assisté, de nouveau, à l'impuissance des puissants.
On a vu, de nouveau, l'effet de sidération face à des forces qui
donnent un nom au Mal, non plus cette fois en désignant le
blasphémateur et en incriminant les énoncés d'un roman, mais
en assumant le blasphème (la profanation des tombes) et en
nommant (en extrojectant) l'abject Juif, cochon de Juif.
Dans la stupeur et dans le déluge des discours de protesta-
tion, on pouvait surtout voir un extraordinaire effet d'aphasie.
Les politiques ont ruminé leur culpabilité. Les penseurs, son-
nés, ont tenté de panser plus que de penser la plaie. Le désarroi
a semblé notre loi face à cette sorte de territorialisation force-
née, de nomination hallucinée du Mal qu'était le geste des
profanateurs. C'est sans doute que ce geste, une fois de plus,
(comme peu après encore la violence impensable des casseurs
de vitrine lors de manifestations lycéennes de l'automne 90),
nous met tout simplement en face de la rage du Réel, en face du
surgissement immaîtrisable du Réel au travers des représenta-
tions (idéologiques, culturelles) que nous nous en faisons pour
pouvoir un tant soit peu vivre de façon civilisée ensemble.

Ce que montre sans doute ce désarroi, c'est à quel point


d'illusionnisme et de naïveté euphorique, à quel degré de
raideur de la cuirasse névrotique, à quel niveau d'angélisme
humaniste et d'insignifiance artistique en sont arrivées ces
représentations dans notre modèle culturel, à quel point nous
vivons dans une bulle de « je-n'en-veux-rien-savoir », dans le
bruissement Méthode-Coué des énoncés humanistes, dans
l'unanimisme pieux du consensus post-moderne, dans l'hygié-
nisme et le naturalisme an-historiques (la Nature comme Bien,
le Bien comme Nature, « plutôt la Terre que Descartes» 2, etc !)
et à quel point nous sommes vulnérables à la surprise du Mal.
Le Mal, aujourd'hui plus que jamais sans doute, est extrojecté,
aseptisé et spectacularisé la Guerre est un jeu hypermédiatisé
la Souffrance et la Misère se fixent en Figures de surface,
stabilisées, frontales, cernées, (ce qu'Artaud appelait la « noci-
vité microbienne », le Sida, le Tabac, les Famines). Le Mal est
exorcisé par ce devenir-visible'. Il est curable, digérable par la
bonne conscience charitable ou médicale l'hygiènisme et le
moralisme ambiant (Téléthons et campagnes prophylactiques)
s'en occupent pour nous. Raison pour laquelle quand il frappe
trop fort, de façon trop décidément impensable (irreprésenta-
ble en blasons ciblés), en déchargeant trop visiblement l'irra-
tionnel, le désarroi s'empare d'un monde qui ne se donne pas
les moyens de penser l'impensable, de figurer l'infigurable, de
s'offrir aux en-deçà (ou aux au-delà?) de ce langage positivé où
se fonde la sécurité du lien social. Alors ça nous tombe dessus,
malgré tout, comme retour du Réel dans cette fiction sociale
et comme notre culture n'a plus de langue vivante pour inter-
préter ce « réel» et pour le nommer (c'était sans doute l'affaire
des religions qui ne sont plus ibi et nunc que des folklores

2. Slogan proposé par M. Michel Noir (l'ex-ministre bien connu


pour son humanisme) à l'occasion de la Journée de la Terre, au
printemps 1990.
3. N'est-ce pas ce qu'annonçait Artaud, quand il disait, dans Pour
en finir avec le jugement de Dieu. « On a réinventé les microbes afin
d'imposer une nouvelle idée de Dieu. On a trouvé un nouveau moyen
de faire ressortir Dieu » ?
drolatiques ou des bureaux d'aide psychologique pour colmater
l'angoisse), le Mal fait retour, forcément, sous la forme d'ac-
ting-out violents, de courts-circuits hystérisés auxquels ils nous
est impossible de répondre autrement que par l'ahurissement
et des discours moraux qui n'ont guère d'autre effet que de le
faire consister et se crisper encore plus.

Tout dire

Ce que je voulais dire ci-dessus, c'est que s'il y a d'autres


formes pour les nommer, le Mal, le Réel, s'il y en a dans des
sociétés sans foi, ces formes ne sont pas dans la désignation
frontale (dans le spectacle). Peut-être ne sont-elles pas. Mais
ceux qui lisent savent au moins que s'il y a une chance pour que
cette nomination ait un lieu, c'est sans doute là où la nomina-
tion est l'enjeu même là où la bataille avec la langue qui fonde
le lien social est la règle et dit le sens de l'entreprise du côté,
par exemple, de ce que j'ai appelé littérature « cruelle », c'est-
à-dire du côté de ce qui produit des formes excentriques
travaillées par cette violence ravageuse de discours, de phrases,
de mots, qui est ce dont ne veut pas entendre parler (que
refuser de « penser ») l'utopie assujettie au positif qu'on nous
sert massivement depuis quelques années en guise de « littéra-
ture» et de « pensée ». Entre les pamphlets antisémites de
Céline (engagés dans la désignation frontale d'un Mal fan-
tasmé) et, née du même cerveau, la violence sublimée d'un
« style émotif», se joue par exemple quelque chose de crucial,
l'impensable même d'un affrontement contradictoire à la ques-
tion du Mal. Penser cela est toujours, est plus que jamais à
l'ordre du jour.

Je ne suis pas bien sûr en train de suggérer que la littéra-


ture, cette expérience-là de la littérature, pourrait empêcher,
pourrait résoudre quelque chose. Je dis simplement d'abord
que celui qui tenterait de comprendre l'évanouissement de la
question du « moderne » dans la littérature contemporaine
devrait se pencher sur ces faits, comme on dit, « de société ».
Je dis ensuite que celui qui voudrait symétriquement essayer de
comprendre ces crispations tétaniques du Mal dans le corps
social devrait bien s'interroger sur les manques à symboliser
dont souffre apparemment ledit corps. Ne füt-ce que parce que
les bêtes immondes de tous poils continuent, elles, mordicus, à
s'en prendre à des livres (Rushdie), même si les livres, nous
dit-on, ne comptent plus. La question reste quel sens a, dans
le monde, le fait d'écrire? Ou plutôt quel sens a le fait d'écrire
dans le monde? Nous ne savons à peu près rien de ce sens. Mais
la bête immonde, elle, semble confusément en savoir quelque
chose.

La littérature est grande quand elle traite le Mal. Non


pas quand elle le soigne, quand elle veut ou pense le soi-
gner on ne le soigne pas plus qu'on élude le réel. Mais
quand elle vise à le penser, à l'inclure toujours dans la
pensée comme un inéluctable exposant, un roc, par rapport
auquel tout peut se penser et qui interdit toute pensée si on
ne l'inclut pas dans le mouvement de la pensée. Et quand
elle livre ses formes à ses injonctions, qu'elle en accepte la
torture, qui lance la langue dans des portées déchirées et
donne au chant sublimé qui la transmue en beauté cette force
qui dans quelques rares œuvres est capable de nous boule-
verser comme bouleverse la vérité. Racine, Sade, Baudelaire
et quelques autres (peu) sont grands parce qu'ils font
constamment affleurer ce roc, parce qu'ils font pousser les
fleurs du mal, et parce que leur lecture nous laisse à la fois
démunis et souverains avec au cœur la sensation d'avoir
touché à quelque chose de vrai, de crucial. Le reste n'est
rien, sinon le bruitage énervé et distrait dans la bulle duquel
les hommes évitent autant qu'ils le peuvent la vision de la
mort. Le reste n'est que cette mondanité qu'on n'évite évi-
demment pas, que nul n'évite, mais qui n'est rien, rien qui
nous poigne, rien qui nous touche, rien qui transisse notre
être d'une stupeur d'angoisse et de jouissance. On trouvera
toutes les qualités qu'on veut à ces romans de savoir-faire,
à ces poèmes de brio et de douce beauté, à ces essais
manieurs de paradoxes coquets. Ce n'est pas là que ça se
joue, le drame de l'espèce et la geste de langues où ce drame
s'annonce.

L'exténuation des idéologies, les retours du racisme et de


l'antisémitisme, ça a fait, ça fait toujours verser bien des larmes
d'encre à ce qu'on continue bon gré mal gré à appeler l'intelli-
gentsia. Beaucoup sont de crocodile. Car qu'a à dire sur ces
affleurements violents de la part maudite la sécurité lavée de
nos discours ? Qu'ont à dire ces penseurs qui, depuis vingt ans,
se sont trompés sur à peu près tout et qui pourtant ne cessent
de parler avec toujours la même assurance, la même arrogance ?
Que peuvent avoir à dire de ce surgissement de l'ordre immai-
trisable du réel dans les discours qui tâchent tant bien que mal
de le maîtriser (et qui, à ce jeu, se désagrègent et s'abîment
dans une impuissance tragi-comique), ceux qui, ex-sectateurs
de « l'expérience des limites» ou des « révolutions du langage
poétique », ont semble-t-il décrété que l'aventure des « grandes
irrégularités de langage» (c'est-à-dire de ce qui tord la langue
sous l'effet de l'innommable réel) était une « impasse» et qui
roulent désormais avec la meute dans les couloirs pré-dessinés
de ce boulevard périphérique où le demi-monde culturel fait
défiler l'increvable prêt-à-porter de la convention narrative?
Qu'on cesse un peu d'essayer de nous faire croire que les
écrivains, ce seraient ces abbés de cour « experts en communica-
tion », communiant avec le Monde devant l'autel cathodique,
racontant des histoires en français d'Eglise ou de Journal
télévisé, ramenant le Mal à quelques thèmes (ne le plantant
jamais au cœur de la langue) et torchant à l'envi des « livres »
qui n'ont semble-t-il d'autre objectif que d'être des coupe-file
pour accéder au saint des saints médiatique, là où les idées les
plus courtes sont les meilleures, parce que les plus visibles, les
plus porteuses, les plus télégéniques.

Un monde culturel qui semble de moins en moins savoir


que la littérature ce n'est pas ça, mais, par exemple, la
monstruosité « illisible », ambiguë, idéologiquement irrécupé-
rable de Rabelais, de Jarry ou d'Artaud, ce monde-là est prêt
à être indéfiniment surpris par ce que le Mal écrit, sur des
tombes par exemple, ou sur des cadavres, parce qu'il sait de
moins en moins ce qu'il en est de cette vie, de cette énergie
désespérée que donne à quelques œuvres la volonté obstinée de
se coltiner la question du Mal, la question du Moderne, la mise
en noms de ces forces innommables qui travaillent nos corps,
nos cerveaux, nos discours. Il faut savoir de quoi on parle,
quand de littérature il est question. Je parle par exemple de
quelque chose qui se dit peut-être chez les Rabelais, les
Baudelaire, les Jarry, les Artaud d'aujourd'hui. Il n'y en a pas,
dites-vous ? Chez vous, sans doute pas. Mais pourquoi n'y
en aurait-il pas ? « Allez-y voir vous-mêmes », comme disait
Lautréamont. Il y a toujours quelques « poètes », quelques fous
de la langue, quelques « horribles travailleurs» pour que quel-
que chose du réel, dans le détour du style, se dise, et que, face
à ce réel, quand il surgit sans crier gare dans sa diabolique
barbarie, nous soyions moins démunis, nous ayions d'autres
langues à parler que celles, immédiatement hors course, d'une
morale de patronage humaniste et d'une politique faite du bois
des violons dans lesquels on pisse des langues que le réel
laisse ahuries.

Il faut maintenir l'exigence sadienne « à quelque point


qu'en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire ».
Mais il faut se souvenir que cela veut dire aussi que ce « tout»
innommable ne saurait s'énoncer dans la langue consensuelle
qui ne constitue sa cohérence que de précisément s'interdire de
dire le tout. Si la littérature a un sens, un enjeu, une éthique,
c'est pour maintenir cette vérité et affronter cette exigence en
rompant le consensus (et non en le confortant), en brisant
ponctuellement « la mer gelée(Kafka) du lien social pour,
dans ces brisures (dans la désillusion), faire surgir, avec la
responsabilité moderne, la question du réel, la question du Mal,
lui donner des formes qui déforment la langue et, la résolvant
triomphalement en beauté, nous enseignent peut-être quelque
chose comme une chance d'échapper parfois, en la pensant, à
la fatalité sanglante des passages à l'acte.

LA LECTURE ET SON MONSTRE

Sur une lettre de Céline

Quand il est question d'antisémitisme dans un essai sur la


littérature, le nom de Céline surgit inévitablement. Céline
disait « il faut noircir ». Aujourd'hui, on fait plutôt dans le
blanc somnifère, dans l'atone. C'est pourquoi l'oeuvre de
Céline nous est précieuse. Son auteur est sans doute le seul qui
ait su, dans la prose romanesque du XXe siècle, traiter la
question de la guerre, cette forme suprême (cette forme suprê-
mement visible) du Mal, autrement que comme un simple
thème (le sujet d'une narration pittoresque et stabilisée) et
autrement qu'à partir du point de vue d'une réprobation
humaniste convenue. Cette œuvre peut nous enthousiasmer
parce que, désespérément emportée par la violence de l'affron-
tement à ce thème, elle a su refondre de fond en comble le
« bloc gris» de la langue romanesque. Elle peut échauffer notre
désir de style, parce que, s'élevant à la hauteur goguenarde des
monstruosités du siècle, elle a su, seule sans doute ce cas,
porter la langue à une égale violence, à un égal ravage tragi-
comique. Elle peut nous bouleverser par la monstruosité de son
style « émotif », par ses rythmes haletés, par ses descriptions
que trouent d'innommables suspens, par ces improbables
ponctuations qui sont, dans la langue, comme la trace d'une
respiration suspendue par l'horreur indicible du Mal dont la
pression rend bégayant ou aphone celui qui tente malgré tout
de le dire.

Mais, obscènement posé entre le Voyage au bout de la nuit


et la trilogie lyrique de D'un Château l'autre, de Nord et de
Rigodon, il y a le bloc raciste de Bagatelles pour un Massacre, de
L Ecole des Cadavres ou des Beaux Draps. On ne peut guère le
contourner. Je n'entrerait pas ici dans ce bloc. Mais je partirai
du fait que Céline affirmait volontiers, contre toute évidence,
que derrière son réquisitoire raciste et la monstruosité de ses
imprécations antisémites, on pouvait apercevoir un « plai-
doyer ». Je partirai de cette affirmation de toute évidence
absurde et cynique pour lire par exemple une lettre qu'il
adressait sous l'Occupation au sinistre Darquier de Pellepoix.
Que lit-on dans cette lettre ? Par exemple ceci « Puis-
que nous sommes si pourris, tellement indécrottables, si
bêtes, disparaissons donc, charognes! ». C'est sans doute le
« Juif» que Céline fait ainsi parler? Non c'est la « cause
aryenne ». Il est aussi question d'« ordure », de « chiennerie
bâtarde », de « canaille en délire ». Les « Juifs » ? Non les
antisémites et tous ces « cons d'aryens » Voilà qui compli-
que la question et rend quelque peu dérisoire la posture
simplement judiciaire, la détermination tout uniment morale,
la bonne conscience « rationnelle» sourde à l'exorbitante
dimension d'affect irrationnel qui traverse cette lettre et la
rend illisible à qui n'écoute pas, d'abord, cet affect et l'ambi-
guïté dénégatrice qui sature la sorte de rage autodestructrice
d'énoncés comme celui-ci « l'essentiel du fin du fin, le
tréfonds de toutes les malices, c'est que disparaissent les
Aryens Point d'autre astuce »
Voici un écrivain dont on connaît l'individualisme affiché et
exarcerbé, dont on sait l'excentricité stylistique. Voici l'un des
rares romanciers qui aient su fonder une langue emportée par la
force strictement personnelle du « métro émotif ». Et voici ce
même écrivain qui vitupère la « passion délirante de soi », qui
hurle à la « solidarité », qui martèle l'exigence d'« unité »,
d'« équipe », d'« identité collective» (la cause aryenne,« qui finit
quand même par écœurer un petit peu » !), tout en reprochant
agressivement au « Juif» cette même solidarité.
Voici un poète chez qui le lyrisme de l'ordure et la
pulvérisation paranoïde (sadique-anale) de la norme linguisti-
que touchent à des sommets idiolectaux rarement atteints
ailleurs. Et -voici cet auteur qui exige qu'on élimine le Juif
« comme un caca ». Comme si, au fond, cela devait sortir de lui.
Comme si la saleté (« sale Juif! ») du refoulé pulsionnel, dont
la mise en mots et en rythmes organise par ailleurs l'admirable
style que l'on sait, devenait intolérable quand l'écriture cesse et
exigeait d'autant plus violemment qu'on l'expulse hors du
discours, hors du lien social, hors du corps social, comme hors
du corps tout court, de ses « glandes» et de ses « épidydimes
métissés ». Symptôme de cette extrojection et de cet emporte-
ment irrationnels l'affect, l'injure, le lyrisme imprécatoire.
Rien à voir, bien sûr, avec la rationalité froide des circulaires
d'un Darquier, même si rien, dans ce domaine, n'est « excusa-
ble ».

Que pèse alors, devant ce nœud obscur (auquel seule l'écri-


turefait rendre gorge) l'habituel ping-pong « c'est peut-être un
grand écrivain mais c'est quand même un salaud d'antisémite»
(ergo l'oeuvre ne vaut pas qu'on la lise) ou bien « oui c'est un
salaud d'antisémite mais quel superbe écrivain » (ergo jouis-
sons des textes et faisons passer le reste aux pertes et profits de la
rubrique « irresponsabilité du génie ») ?
Ce dialogue de sourds, désespérement pré-codé par un
humanisme à courte vue, a une fonction celle de garantir la
piété de droite et de gauche, les alibis esthétiques et les
certitudes éthiques. Ce qui le tient, c'est la volonté autosécuri-
sante de ne rien entendre de ce qui, dans cette affaire de
l'antisémitisme de certains écrivains dits « d'avant-garde» (et,
plus généralement dans l'affaire de leur adhésion à des idéolo-
gies totalitaires) échappe à l'alternance des discours idéologi-
ques, du jugement moral, de la gratuité esthétique et interdit le
délicieux frisson d'être, forcément, du « bon côté », du côté de
l'humanité. Ce qu'on veut, c'est trouver, chez cet autre (un
écrivain, Céline) que l'irrationnel empoigne, l'écran idéal où
projeter l'innommable trouble, la bête-en-soi, le dérapage des
langues de bois, c'est-à-dire par exemple ce qui fait vaciller,
quand on rêve, la sécurité logique et l'assurance identitaire.
Pour cela, il faut ignorer l'affect, la contradiction, l'effet-lan-
gue, ce qui s'écrit, en somme, au revers des déclarations
antisémites. C'est pourquoi on cherche à boucher le trou ainsi
ouvert avec du jugement fulminant, du discours moral, de
l'explication sociologique. Ce n'est pas que cette dernière n'ait
sa pertinence simplement, elle ne tient pas compte du socle
subjectif où prend le discours antisémite auquel s'identifie, à
coups de surenchères oratoires, un écrivain comme Céline (cet
écrivain qu'emporte par ailleurs le travail de l'écriture contre
les discours constitués). Mais le trou reste béant derrière
l'hallucination construite par ce strabisme tactique qui s'obs-
tine à voir un deux (« écrivain génial »/« salaud d'antisémite »)
là où il s'agit d'un un-sans-unité (un « sujet).
L'analyse reste interminable de ce qui lie une expérience
(radicalement « moderne ») de l'éclatement des langues (Ezra
Pound, par exemple) et des rythmes subjectifs (Céline, entre
autres), le chant dépensé des savoirs et des croyances, les
agressions vertigineuses contre l'unité subjective et l'identité
que garantit la norme linguistique et le destin politique de
quelques-uns de ceux qui osèrent se perdre en de telles expé-
riences. Pound et Céline y touchent, à cette dépense hétéro-
gène, cosmopolite et idiolectale des langues. Ils affrontent
souverainement cette perte et ce scandale. Mais comment ne
pas percevoir aussi la terreur qu'ils ont de voir ainsi le malles
surprendre sauvagement? Comment ne pas voir cette terreur
s'inscrire brutalement dans ce reflux et cette sorte de retrait
raidi qui sous-tendent leur engagement idéologique là où leur
langue retourne au discours et émarge à nouveau à la Loi, d'une
façon d'autant plus assujettie, emphatique et affectivement
chargée qu'elle répond par là même à l'angoisse d'avoir ouvert
par ailleurs un vertigineux espace de liberté.

Céline, encore « Nous sommes venus un peu trop tôt


pour être nègres, voilà tout » Entre le trop-tôt (quelque chose
comme « Français, encore un effort ») et le trop-tard (Rim-
baud « Les Blancs débarquent. Le canon Il faut se soumettre
au baptême », etc.), entre le moins-de-loi et le plus-de-loi,
entre l'enfoncement surhumain dans les langues et la suren-
chère trop-humaine du délire raciste, toute une oscillation
obscure et pathétique règle la survie mentale d'un écrivain aussi
exposé que Céline.
Que la surenchère discursive (légale, « humaine », voire
« surhumaine ») s'incarne, chez le Céline des années 30/40, en
fureurs antisémites (quelques années plus tard, elle se conver-
tira en angoisse du « péril jaunes), là-dessus la sociolgie et
l'histoire (celle de l'antisémitisme français) ont beaucoup à
dire. Pour le reste (la « subjectivité ~), la question n'est sans
doute pas différente de celle que posent la crispation nationa-
liste du Francis Ponge des dernières années, le soutien lyrique
décidé de Maïakovski aux prémisses du goulag, voire le « délire
scientifiqued'un Khlebnikov tentant obstinément de remoti-
ver logiquement (discursivement) les signes que son chant
poétique emporte dans une dépense sans noms

4. Je me permets de renvoyer ici au texte que j'ai consacré à


Khlebnikov «Le Signe du singe », in La Langue et ses monstres,
Cadex éd., 1989.
C'est que « combattre l'espèce ?et « introduire le singe
dans la famille de l'homme(c'était le vœu de Khlebnikov) ne
va pas sans inquiéter l'identité de ladite « espèce (sa cohé-
rence « familialeet « raciale »). De l'introduction « inhu-
maine»à l'expulsion trop humaine, du risque à sa dénégation,
de la surprise du mal à la déprise volontariste radicale de cette
surprise, le pas est vite franchi, le renversement est vite opéré,
surtout par l'inconscient qui, nous disait Freud, « ignore la
contradiction Reste à nommer le « singe c'est-à-dire à
donner un Nom stabilisé au Mal (à le nommer « Juif », par
exemple) où l'on retourne à la sociologie et à l'histoire.

« Céline» contre les modernes ?

Au tout début des années 80, quand on s'occupa de


liquider des « avant-gardesgrevées de mille péchés de l'affi-
liation aux idéologies politiques progressistes (et d'abord à la
sanglante utopie du marxisme), un livre joua un rôle détermi-
nant, celui de Philippe Muray consacré à l'œuvre de Céline
( Céline, Seuil, 198t). Emporté par un style de prédicateur
nourri du pessimisme des gnoses, cet ouvrage contemplait
aussi avec une sorte de vertige passionné (et souvent passion-
nant) la ruine des idéologies dans les charniers du xx' siècle.
Certes, il devait beaucoup aux analyses précédemment consa-
crées à Céline par Julia Kristeva. Mais, dans son style propre,
il proposait un parcours totalisant la plupart du temps tout à
fait remarquable au travers de l'œuvre célinienne, sans négliger
les pamphlets antisémites et les diverses manifestations de
l'utopie hygiéniste prophylactique de Céline.
Muray diagnostiquait chez Céline un « besoin d'apprivoi-
ser par le racisme le gouffre noir qu'ouvrait peu à peu son
écriture ». Il proposait en cela un instrument de lecture utile
pour comprendre le sens « globalde l'œuvre. Mais l'essai de
Muray n'était pas qu'une lecture de Céline. C'était aussi une
machine de guerre contre les derniers feux de l'avant-gardisme
(contre les « modernes» ?) la longue préface qui introduisait
l'essai s'installait délibérément dans ce combat et faisait de
l'ouvrage un pamphlet. II s'agissait de s'en prendre à la tradi-
tion moderniste et à ses « révolutions de langue ». L'axiome
théorique qui sous-tendait l'opération était l'idée, implicite-
ment posée, qu'il y a comme une identité de fait entre, d'une
part, l'ouverture (par l'écriture, par la révolution formelle) du
« gouffre noiret, d'autre part, son obturation inéluctable par
la domestication raciste (antisémite).
Philippe Muray pouvait ainsi mettre dans le même sac
voué aux poubelles de l'Histoire « toute perturbation de la
langue académique », « tout excès dans la langue française »,
« toute insistance sur le bouleversement des formes(je souli-
gne). Ces excès et ces perturbations (où on reconnaît par
exemple l'essentiel de la poésie du xx° siècle) auraient en effet
pour fond une « angoisse ecclésiale », un refus (coupable)
d'affronter la question du sens, de la vérité, de « l'Eglise ». Ils
s'aveugleraient sur les « éléments de sens produits par ce
bouleversement ». Ils seraient (donc ?) liés au fait que la Bible,
pour nous, est restée du latin (on se demande pourquoi pas du
grec) et « qu'entendre mieux sa glotte que le latin » (comme les
« avant-gardistesignares et les obsédés de ce que Khlebnikov
appelait « le jeu de la voix hors des mots ») impliquerait
« l'aveuglement sur le sens ». Ils auraient partie liée (à preuve
Céline) avec une position antisémite. L'antisémitisme vien-
drait d'une lacune ouverte dans le français par l'absence de
traduction de la Bible (?), cause de « l'absence de tout fond
positif dans la langue française & (??). « Bouleverser la langue »,
éprouver l'écriture comme un « laboratoire de styleserait
donc lié indissolublement à la déclaration raciste. Antisémites
et racistes, en définitive, Rimbaud, les dadaïstes, les futuristes,
les maniaques des « grandes irrégularités de langage », les
glapisseurs de « glottede la poésie sonore, etc. en bloc.
Muray nous apprenait également que « préférer le dire à
la chose dite », c'est-à-dire assumer une « position grosso modo
matérialiste a (~c!), ce serait accepter la solidarité entre une
dissolution verbale effrayée et fascinée en même temps par la
cléricature, la « défaite sémantique qui en résulte et le retour
de positivité (l'affirmation raciste) qui y répond. Ainsi, pour-
rait-on dire, sans trop extrapoler à partir de ces brillantes
déductions, admirer chez Céline la « révolution de langue », ce
serait admirer (objectivement?) l'origine de cette révolution,
c'est-à-dire en définitive aussi l'antisémitisme qui en est, sous
une autre forme, une autre conséquence. Alors antisémites
l'avant-gardiste Pierre Guyotat et son « scripto-séminalo-
grammeoutrageusement « matérialiste » où le sens se défait
radicalement, Denis Roche et son refus de l'écrit positif au
profit des défaites négatives du Mécrit ? Valère Novarina et son
« latin raccourcien français animalisé, qui mime en même
temps (ridiculement?) la Bible?
Autres présomptions d'antisémitisme renâcler à la
positivité du Verbe, « creuser la superbe coupure épistémolo-
gique à grands coups rythmés pulsionnels(comme Schwit-
ters ? comme Max Loreau? comme Artaud? comme Verheg-
gen ?) être breton, « celte des forêts (comme Jarry?
comme Joyce? comme Céline ?) éprouver la langue apprise
comme quelque chose d'invalidant et considérer fondamenta-
lement « le verbe comme une infection du corps(comme
Michaux? comme Burroughs ?). Bilan « toutes les avant-
gardes ont choisi leur camp », celui des totalitarismes et du
racisme. Les écrivains de la tradition moderniste sont les fils
de Rimbaud et de Pétain Muray révélait lumineusement que
les deux étaient nés la même année, preuve flagrante de leur
objective complicité (sachant qu'Hitler et Chaplin étaient
eux aussi nés à la même date, on comprend évidemment
beaucoup mieux le ridicule formalisme avant-gardiste du
crypto-nazi Charlot). Le siècle, donc, voulait « la table rase
en art » ET « le meurtre en commun ». C'était donc la même
chose. Exit l'avant-gardisme. Exit le moderne.
Il n'y aurait pas à s'attarder sur ce genre de dérive assez
farce si elle ne posait pas la question de ce qu'ont pu recouvrir
la juste liquidation des avants-gardes et l'oubli ostentatoire du
moderne et si elle ne nous permettait pas de comprendre un peu
mieux la difficulté dans laquelle nous sommes aujourd'hui pour
affronter, à partir de la littérature, la question de la surprise du
mal. Car ce que Muray récusait, c'était, au fond, l'écriture, telle
qu'il la fantasmait sous la forme d'un « bouleversement des
signifiants s'aveuglant sur le sens(un formalisme). La carte
polémique qu'il jouait, c'était l'amalgame entre ce formalisme
(qu'il imaginait) et le désir de positivité (qu'il universalisait).
C'est cette entourloupe qui sous-tendait la totalité de la dé-
monstration. Cette démonstration intéressée faisait l'impasse
sur le fait qu'il y a un engagement dans « le bouleversement des
signifiantsqui n'est pas un formalisme (voir tous les auteurs
cités ci-dessus). Elle faisait comme si elle ignorait que, a
contrario, c'est souvent l'allégeance à la positivité du sens et la
dévotion à l'instance paternelle de la Tradition qui génèrent la
déclaration raciste et l'affiliation aux pensées totalitaires. Elle
oubliait délibérément (tactiquement) que mieux entendre le
latin que sa glotte (voir Maurras et Brasillach) peut aussi
mener, voire mène beaucoup plus souvent, à un nationalisme
cocoriqué et à des dérives antisémites (j'y reviendrai à propos
de Francis Ponge).
Le Céline de Philippe Muray était un livre à bien des égard
formidable superbe et effrayant. Il dérivait (sans doute en
partie à son corps défendant et sous l'impulsion d'une stratégie
anti-avant-gardiste d'époque) vers une sorte de théoricisme
terroriste qui renversait et mimait en même temps le terrorisme
théoriciste des années 70. L'orthodoxie biblique y remplaçait
l'orthodoxie marxiste. Il posait sa propre projection futuriste
ce n'était plus la « société-sans-classes» mais l'apocalypse et la
vision des gnoses. Il désignait ses cibles non plus les affreux
« réactionnaires ou les « vipères lubriquesmais les « pro-
gressistesretors, les maniaques du signifiant, les crypto-
antisémites camouflés en poètes mallarméens courant aux
basques de leur destructrice Béatrice. Le « savoir(moderne)
de l'inconscient permettait de mieux y sonder (à l'ancienne)
les reins et les cœurs. Ce savoir venait à la rescousse d'une
casuistique de Saint-Office. Ce qu'il fallait comprendre, à
travers ces effets de manche rhétoriques et cette volubilité
d'inquisiteur, c'est qu'on pouvait être « objectivementraciste,
antisémite « sans le savoir », « en pensée », ou « par omission ».
Qu'il fallait se le tenir pour dit. Etre intimidé. Ne plus
« écrire ». Cesser définitivement d'être « modernes ». C'était
l'injonction. Nous en sortons. Nous tentons d'en sortir. Nous
tentons de comprendre, dans le dédale de ces questions (les
« surprises du Mal », le « moderne », le « formalisme », les
« bouleversements formels », etc.) comment on peut aujour-
d'hui écrire en s'en sortant, s'en sortir tant bien que mal en
écrivant.
III

HYGIENE DES LANGUES


VOLONTÉ DE NE RIEN SAVOIR

Retour du tragique

« Un sentiment plus juste de l'homme, écrivait Georges


Bataille, est la condition de la poésie.» Dans un univers d'idées
décomposé et tumultueux que n'aligne plus aucune perspective
d'utopie idéologique, la réduction de l'effort de pensée à un
humanisme circonscrit par la conscience morale (la butée
absolue des Droits-de-l'homme) est sans doute la forme basse,
minimale, sécuritaire que prend l'exigence de fonder un tel
sentiment de l'homme.
« Partout, dit Baudrillard, on arrive aujourd'hui à cette
formalisation inhumaine du visage, de la parole, du sexe, du
corps, de la volonté, de l'opinion publique. Toute lueur de
destin et de négativité doit être expulsée au profit de quelque
chose qui ressemble au sourire du mort dans les funeral homes,
au profit d'une rédemption générale des signes, dans une
gigantesque manœuvre de chirurgie plastique.L'omnipré-
sence d'un humanisme positivé dans la doxa post-moderne est
à la fois résistance et abandon à cette entropie. Mais le sourire
maquillé du mort laisse invinciblement afïleurer la grimace de
la mort et aucune chirurgie morale, aucune purification idylli-
que des signes ne résorbent les affleurements obstinés ou
spectaculaires du Mal qui, du dehors (la guerre) comme du
dedans (la pulsion, la perversion), nous obsèdent, dont nous
sommes les otages. Les « lueurs du destinfulgurent inexora-
blement et l'humanisme modique des Droits-de-l'homme n'est
sans doute rien d'autre qu'un cache-sexe posé sur ce qu'il faut
bien appeler la vérité tragique.
Car le tragique n'en finit pas de revenir. Et qu'est-il
d'autre que la figure de l'infigurable Réel (de l'impasse du
Sens) ? L'insensé du monde, la profonde poussée inhumaine en
nous ne nous laissent jamais en paix dans un angélisme qui
reconstruirait un sens pour la vie et ses luttes sur l'utopie d'une
sortie, par la porte du moralisme humaniste, hors de ce
cul-de-sac fatal qu'est l'instance du réel. Le réel est toujours
l'absolument étranger aux signes qui visent à le dire. Le réel est
toujours cette totalité « qui fait trembler, qui est tout autre,
horrifiante, et nous donne un frisson sacrés(Bataille). Et le
réel de la littérature a toujours le sens d'une insatisfaction,
parce que la littérature vit toujours, d'un côté du désir insensé
de faire s'épouser le réel et les signes, de l'autre d'un appel à
sortir du compromis social elle sait que « nous ne sommes pas
au mondemais aussi qu'il n'y a pas d'autre lieu que le monde
présent. C'est pourquoi, d'une certaine manière, « littérature »
et « tragique w s'équivalent, quand la littérature est la littérature
et pas sa caricature affadie (la grandeur des œuvres explicite-
ment tragiques de Racine à Beckett pour notre langue
française est de fixer quelque chose comme l'emblème même
de la littérature).

La littérature, dans sa misère et dans sa gloire, est le dire


paradoxal de cette impossible idylle de la langue et des choses.
Elle est l'expérience de cette impasse tragique dont elle rêve
pourtant sans cesse le dépassement. Ses « obscurités », ses
surcharges polysémiques, ses torsions stylistiques immotivées,
ses obscures clartés, ses incompréhensibles lumières, comme dit
Valère Novarina à propos de Rabelais, en sont les manifesta-
tions énigmatiques. Ce pourquoi il ne sert de rien d'exiger
d'elle clarté, limpidité, coulée « naturelle », suggestion heu-
reuse d'un réel possible. Son but n'est pas d'éclairer mais de
répondre à l'obscur par une obscurité homéopathique. Le « bou-
leversement des formes », l'engorgement des voix poétiques
dans des glottes empêtrées (Jarry, Artaud), la monstruosité
« barbare » des glossolalies et des néologismes (Michaux,
Joyce), la « parade sauvagedont nul n'a la clef, la « musique
savante » qui « manque à notre désir (Rimbaud), « l'objeu»
aux « significations vissées à double-tour(Ponge), cela peut
s'entendre comme un excès de cet angélisme des signes stabili-
sés et comme affirmation in-signifiante du hors-sens, comme
compte-tenu lucide, logique, de ce hors sens. Ramenant, dans
la langue, de l'inconscient, du Mal, de l'hétérogénéité, de /n-
signifiant, de /7/!OM~ cette geste littéraire est rupture de la
tradition humaniste, profanation de son sacré laïcisé, protubé-
rance tragique des forces qui mettent à mal son idéalisme,
symbolisation obstinée de l'inhumain en l'homme. Elle a pour
fonction de mettre à nu cette insupportable vérité. Elle est la
forme, elle produit les formes où cette vérité insiste. Et le
« sentimentqu'elle donne de l'homme est plus « justeparce
qu'il ne dissout pas cette vérité tragique dans les formes
apaisées d'une langue sans conflits.

Néant de l'humanisme

« L'oubli du moderneétait sans doute le déni de cette


vérité, dans un monde vide de transcendances et d'utopies, un
monde qui ne veut plus affronter la « totalité ni songer,
comme disait Chateaubriand, « à des biens sans terme », un
monde entièrement sécularisé, où le sentiment de l'homme n'est
plus qu'idolâtrie de l'hommeparce qu'il ne peut plus s'agripper

1. Artaud « Si personne ne croit plus en Dieu, tout le monde


croit de plus en plus en l'homme.»
qu'à des banalités morales, à des réflexes de protection mini-
male contre les menaces d'un réel dénié, à une réduction de
l'être à ce que Bataille appelait le « reflet des choses ». Dans cet
espace confiné et cloisonné, profane et prophylactique, fixé à
la circulation des biens et des images, dans ce monde qui ne
veut pas savoir que, comme le disait Bataille, « le seul moyen
de n'être pas réduit au reflet des choses est de vouloir l'impos-
sible », « tout dire(et d'abord ce qui, en l'homme, est de
l'inhumain) est un enjeu inéluctablement hors jeu parce que la
notion même d'un « toutàdire n'a plus de sens sinon le sens
de son évitement et que, du coup, l'idée même de « direperd
aussi toute valeur « sans la possibilité d'arriver à tout, disait
encore Chateaubriand, néant partout ».

Ce néant est peut-être celui dans lequel ce qu'on appelle


couramment depuis quelques années qualité littéraire tente
envers et contre tout de produire un peu d'être tout en
évitant, par le léché méticuleux d'un style délavé (évitement
de la dépense d'écriture et du risque du mauvais goût) par
la prudence du compte rendu autobiographique (évitement
de l'imaginaire et du fantasme), par le bricolage des combi-
natoires formelles (évitement du réel) d'affronter une totalité
cruelle. Cette littérature, en somme, croit à la stabilité
pacifiée du réel. Elle croit à l'adéquation de la langue au
réel. Elle croit au plein, au positif, à la réussite d'opérations
partielles dans une langue ceinturée d'un cordon sanitaire.
Elle refuse tout au-delà de l'humanisme. Peut-être ne tient-
elle que d'une volonté de ne rien savoir de rien rien du
corps (si le corps est autre chose que le sac d'organes
pornographiques et la visibilité bien carénée des anatomies),
rien du sexe (si le sexe est autre chose que la série des
prouesses gymnastiques d'un érotisme mis en spectacle), rien
de l'inconscient (si l'inconscient est autre chose qu'un réser-
voir d'étonnantes images poétiques, comme c'était le cas
pour les poètes surréalistes), rien du mal (si le mal est autre
chose qu'un alignement de thèmes horrifiques). Cette littéra-
ture vit doucereusement dans le cercle de l'humanisme. Mais
cet humanisme-là n'est que le renversement flapi, cliché,
assujetti de ce que l'humanisme originellement était. Car
l'humanisme de la Renaissance était, certes, enthousiasme
pour la connaissance positive, la pensée rationnelle, les
valeurs de tolérance et un code de bonne conduite humani-
taire. Mais il était, simultanément, coupure copernicienne et
« ruine de l'illusion narcissique(on se rappelle ce qu'en
disait Freud). Il était dépeçage des corps et questionnement
de l'Etre (ce dont font emblème, entre l'ambition médicale
positive et l'angoisse négative de l'art devant la stature
énigmatique des corps dits « humains », les magnifiques et
terrifiants écorchés d'un Vésale). Il était enfin lancées de
langues carnavalesques à l'incentrable hétérogénéité (la vita-
lité moderne de l'oeuvre de Rabelais incarne ces données).
L'humanisme dévitalisé d'aujourd'hui cerne une littérature de
peu de passion, de peu de cruauté. C'est la littérature d'un
temps de consumérisme simultanément a-moral et moralisa-
teur, d'un temps de déni des conflits, d'un temps de dénéga-
tion hygiéniste de la mort, d'un temps de miroitement
hystérique du semblant, des looks, des préciosités sans
mémoire, d'un temps d'illusion de communauté absolument
communicante dans l'effervescence des images et des infor-
mations, d'un temps sans rire et sans cruauté intellectuelle,
d'un temps voué à l'atone, au lisse, au détaché chic et à une
esthétique de clips. Si elle donne un sentiment de l'homme,
c'est le sentiment de l'homme de ce temps-là, un temps de
trop-plein plutôt que ce temps de manque où Hôlderlin
interrogeait le vide tragique du ciel.
APOTHÉOSE DE RENÉ CHAR

Un emblème du poétique

C'en est fini, dit-on volontiers aujourd'hui, de la poésie


comme genre. Pourtant, de la poésie, on n'en a jamais autant
écrit, sans doute même jamais autant publié (qu'on en lise
vraiment, que d'autres que les poètes en lisent, est une autre
affaire). Ce qui reste, en France, de tradition poétique est
désormais ofïiciellement sous l'ombre tutélaire de l'œuvre de
René Char. Editée par cette « bourse des valeurs éditoriales »
qu'est, comme disait sans rire Philippe Sollers, le giron
Gallimard, canonisée par la publication dans La Pléiade, saluée
officiellement dans tous les azimuts de l'institution culturelle,
décorée des palmes académiques du programme d'agrégation,
exposée dans le saint des saints papal du palais d'Avignon,
cette œuvre est aujourd'hui posée comme le nec plus ultra de
l'ambition poétique elle en incarne la signification, elle est
donnée comme son emblème indépassable. René Char est
devenu, bon gré mal gré, le poète officiel de la France « culti-
vée» (ce qui ne veut pas dire forcément de la France qui lit de
la poésie).
On peut certes soutenir que quelques-uns des poèmes de
Fureur et mystère sont parmi les plus « beauxqu'on ait écrits.
On peut penser que Le Marteau sans maître est ce que l'époque
surréaliste a produit de plus fort en matière de poésie. On peut
voir dans Feuillets ~7/)p/!<M un admirable carnet de route. Et
que les poèmes plus récents de Retour amont ou du Nu perdu
aient quelque peu dilapidé cette énergie dans des portées plus
anecdotiques ne changerait rien à cette appréciation (bien des
œuvres, voire la plupart, connaissent cet inéluctable épuise-
ment souriant).
Mais la question est comment une telle œuvre peut-elle
assumer, dans le contexte culturel évoqué ci-dessus, cette
dimension emblématique du « poétique » ? Qu'est-ce qui en
elle, dans ses partis pris intellectuels et ses particularités
formelles, peut en faire un blason du poétique en tant que tel ?
Quelle sainteté poétique autorise son apothéose au ciel de la
culture humaniste française d'aujourd'hui? Quel sentiment de
l'homme (quel sentiment de l'homme plus juste pour cet huma-
nisme-là) en est la condition ?

Salut au capitaine

« Quand l'horreur d'une liberté impuissante engage viri-


lement le poète dans l'action politique, constatait Georges
Bataille, il abandonne la poésie.» Dans l'action politique et
militaire de la Résistance, René Char était le capitaine Alexan-
dre. Le capitaine Alexandre était un écrivain d'action. Il préten-
dait « conduire le réel jusqu'à l'action » « Autant que se peut,
enseigne à devenir efficace », dit la première ligne de Feuillets
~P/!0~.
Et, certes, le capitaine Alexandre ne publiait pas, ne se
compromettait pas dans les rengaines patriotiques de ses
amis résistants ex-surréalistes. Il avait conscience, certaine-
ment, de la gratuité des affirmations révoltées et libertaires
coutumières aux poètes du surréalisme, face à l'oppression
réelle. Il voulait agir en homme accompli et cela impliquait
sans doute dans une certaine mesure une renonciation à
l'espace de souveraineté enfantine de la poésie. Il savait bien,
après Rimbaud, que la poésie ne rythme plus l'action. Mais
le capitaine Alexandre pensait sans doute un peu comme le
jeune Rimbaud que la poésie est en avant de l'action. Dans
les interstices de l'action, il écrivait, il ne s'oubliait pas
comme poète. « L'effort du poète était toujours sa question,
y compris au cœur de l'action directe et même s'il savait
devoir « remettre à plus tard la part imaginaire qui, elle
aussi, est susceptible d'action ». Et sa question, au travers de
l'interrogation poétique maintenue au cœur de l'action, était
toujours la question de l'homme, la question de la nature
humaine, la question de l'essence de cette nature, la question
de cet être qui, nous dit-il, « fut sûrement le vœu le plus fou
des ténèbres », la question de la liberté humaine, c'est-à-dire,
pour boucler la boucle, la question de la poésie dont cette
liberté est l'essence même.
La méditation de Feuillets </7~p~<M tourne autour de cette
question. Elle se représente l'homme replanté « dans le sol
présumé harmonieux de l'avenir ». Certes, elle pose que
l'homme ne sera « jamais définitivement remodelé », mais elle
augure de l'homme « bienfaisant », mis « dans le droit chemin
de la condition humaine, celle dont on ne craindra pas qu'il
faille un jour la réhabiliter ».
Tiré d'une certaine manière par l'action hors de la poésie,
mais tiré simultanément de l'action par la « salve d'avenirde
la poésie, le capitaine Alexandre, la surplombant dans un écart
à la fois extasié et perplexe, pensait constamment la poésie, en
dessinait la place, le rôle, l'enjeu un sentiment plus juste de
l'homme. Le capitaine Alexandre était plus que jamais le poète
René Char. Le capitaine Alexandre pensant la poésie, c'était
le poète René Char pensant la responsabilité civique de la
poésie, pensant le poète « conservateur des infinis visages du
vivant », le poète René Char engagé dans une réévaluation de
la valeur homme « la poésie c'est la vie future à l'intérieur de
l'homme requalifié ». Ce poète-là, couronné d'abord des pres-
tiges d'un admirable engagement, vierge ensuite, dans le cadre
même de cet engagement, de toute compromission avec les
formes veules de l'engagement poétique déclaratif, porteur
enfin d'une parole où rutilait une icône purifiée de l'homme,
ce poète-là était prêt pour servir d'idole simplifiée à l'assenti-
ment humaniste d'aujourd'hui, il était prêt à lui fournir sa
prime d'auto-sécurisation narcissique, son œuvre était prête à
devenir ce miroir où les hommes misérables peuvent se regar-
der pour voir et admirer d'eux-mêmes cette figure lumineuse
que la poésie, « perle de la pensée », doit, croit-on, sublime-
ment incarner.

Bien sûr, René Char ce n'est pas ça. Pas seulement ça.
Char n'était pas un Saint-John Perse aux mollets moins
cambrés, à la gorge moins gonflée, à la langue plus râpeuse.
Char connaissait la vérité tragique. Il n'était pas de ceux qui
font comme si l'homme, positivé, avait perdu son ombre
négative. Il tenait compte, dans la souveraineté de ses calculs
poétiques, du « visage vorace et médullaire ?du mal et de la
« nécessité de conserver les maîtresses ombres ». Il savait (et
ce n'était pas seulement pour dénoncer l'hypocrisie morale
des discours de l'époque) que « la perte de la vérité, l'op-
pression de cette ignominie dirigée qui s'intitule bien (le mal,
non dépravé, inspiré, fantasque est utile) a ouvert une plaie
au flanc de l'homme ». Il connaissait le « cheval de Troie»
du mot bonheur, son « intolérance démente », son danger
« mortel ». Il affirmait que « si l'absurde est maître ici-bas »,
il faut choisir « l'absurde, l'antistatique, celui qui rapproche
le plus des chances pathétiques ». « La couleur noire, disait-il
encore, renferme l'impossible vivant. Son champ mental est le
siège de tous les inattendus, de tous les paroxysmes. Son
prestige escorte les poètes et prépare les hommes d'action ».
Il n'ignorait pas « l'angoisse, squelette et cœur, cité et forêt,
ordure et magie, intègre désert, illusoirement vaincue, victo-
rieuse, muette, maîtresse de la parole, femme de tout
homme, ensemble, et Homme ».
Autrement dit, affirmant l'angoisse comme vérité ultime,
l'absurde comme réel indépassable, l'impossible comme visée
de la parole poétique, le noir du mal comme arête indigérable
dans la gorge sublimée du poème, il posait la poésie comme
nouée au négatif, il n'autorisait rien d'un assujettissement ahuri
à une figure sublimée du bonheur fait homme, de l'homme fait
bonheur, même dans un hypothétique avenir de l'homme.
Poésie lave plus blanc

En tous cas, il n'aurait pas dû l'autoriser. D'une certaine


manière il l'autorisait pourtant et l'apothéose est au prix de
cette possible distorsion. C'est sans doute qu'il y a dans cette
œuvre (et dans ce qu'elle doit en particulier peut-être à sa
traversée du surréalisme) ce qu'il faut pour nourrir aussi le
glissement vers une interprétation benoîtement « humaniste ».
Il y a d'abord l'assignation explicite d'une fonction à la
poésie, l'assignation de la poésie à une fonction éthique, son
arraisonnement par le bien d'une responsabilité civique (« la
poésie est le monde à sa meilleure place »). Il y a le cadrage de
l'opération poétique dans une sorte d'utopie utilitaire une
vision de la poésie comme emblème de « la vie future à l'inté-
rieur de l'homme requalifié ».
Il y a ensuite cette entreprise d'hygiène lustrale par « l'eau
clairede la poésie. Il y a cette idée que la poésie lave plus blanc
les maculations de l'inhumain en l'homme. Il y a cette croyance
en une possible « requalificationde la nature des hommes
(« tu feras de l'âme qui n'existe pas un homme meilleur
qu'elle »). Il y a cette obsession projective, tout entière mar-
quée par le pathos d'époque, d'une aube dissolveuse de monstres,
comme disait l'ami Eluard. « Faire un poème, disent Les
Matinaux, c'est prendre possession d'un au-delà nuptial qui se
trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à
proximité des urnes de la mort.»
Il y a alors, sur les décombres de toute transcendance, la
préoccupation d'un hypothétique au-delà réconcilié et idyllique
(nuptial). Cette vision d'un avenir engage le présent humain
que tâchent à cerner les poèmes. Elle insuffle à maints poèmes
un ton prophétique nourri d'un simple renversement symétri-
que de la transcendance religieuse « Plus jamais nous ne
serons rapatriés. Nous ne nous étirerons plus nous ne mour-
rons plus dans un lointain fabuleux.»
II y a donc, malgré le congé donné aux fables religieuses
(à moins que ce ne soit à cause de ce congé) un mythe de
lendemains chanteurs (combien de textes écrits au futur, com-
bien de poèmes surplombés par l'imagerie de l'aube nouvelle,
du matin baptismal, de la pudique et revitalisante rougeur des
matinaux!) « A chaque effondrement des preuves, le poète
répond par une salve d'avenir », dit un des aphorismes les plus
souvent cités (ce qui n'est évidemment pas un hasard).
Il y a par conséquent l'idée, typique des utopies totalitai-
res, d'un homme nouveau dont accouchera un hypothétique
avenir « combien durera ce manque de l'homme mourant au
centre de la création parce que la création l'a congédié ?» Il y
a la vision d'un homme sans taches, sans les « excréments
enfouis dans (son) inconscient fertile », l'utopie d'un homme
limpide, tel qu'en son origine fantasmée « Je parle, homme
sans faute originelle, sur une terre présente. » Il y a donc
quelque chose comme une négation (pélagienne?) du péché,
négation dont Baudelaire montrait déjà comment elle était à la
source de l'idéalisme romantique (« la négation du péché
originel ne fut pas pour peu de chose dans l'aveuglement
général de cette époque », écrit-il par exemple). Il y a comme
un déni du caractère originel des refoulements, un mythe de
l'origine innocente (un possible retour amont?) et, symétrique-
ment, de l'avenir lavé. Et ce double mythe vient contredire ce
qui est par ailleurs posé, c'est-à-dire la reconnaissance impla-
cable du négatif, l'affirmation d'un mal « non dépravé (origi-
nel, foncier, ineffaçable, matière inépuisable du « fantasque s
imaginaire).

Bien sûr, on peut voir là essentiellement l'effet de gages


donnés à l'idéologie surréaliste. Et qu'il s'agisse d'abord d'un
refus de la transcendance religieusement codée (« Connaît le
sang, ignore le céleste ~), c'est ce que montre peut-être par
exemple tel renversement paradoxal et provocant « Sade,
l'amour enfin sauvé de la boue du ciel.» Mais justement, on ne
peut pas ne pas entendre résonner ici, dans les coulisses, le
ricanement de Georges Bataille à propos de ceux (les surréalis-
tes) pour qui « Sade, lâchement émasculé par ses apologistes,
prend figure d'idéaliste moralisateur ». Bataille était un ami de
Char et appréciait son œuvre, qu'il a commentée dans un
article paru en 1951 Pourtant, ses critiques « matérialistes »
contre ceux qui « conservent obstinément la magnifique atti-
tude icarienneet chez qui « toutes les revendications des
parties basses ont été outrageusement déguisées en revendica-
tions des parties hautespeuvent frapper aussi de plein fouet
la poétique charienne. Car la visée de René Char, de ce point
de vue, a bien ce côté solaire et icarien « Luire et s'élancer
prompt couteau, lente étoile ? et des dizaines d'autres
fragments. La langue poétique apollinienne de René Char
consiste dans ces parages. Son char de Phaéton ne gravite pas
si loin du fameux mythe qui enflammait l'œil d'André Breton,
celui de ce point sublime « où s'abolissent les contradictions ».
Et le préfixe « sur », où Bataille voyait s'inscrire l'idéalisme du
~Myréalisme. surplombe aussi sans doute bien des aspects de la
poétique charienne « Voici l'époque, dit-il, où le poète sent
se dresser en lui cette méridienne force d'ascension.»

Ciel du poète

Cette force ascensionnelle qui élève « la pyramide du


chant » extirpe l'homme de ses contradictions misérables,
allège en lui le poids du mal, décape sa langue des grumeaux
du négatif, l'ouvre à l'espérance d'une souveraineté fantasmati-
que, le laisse somnambuliquement rouler « jusqu'aux dés vifs

2. « René Char et la force de la poésie », Critique, octobre 1951.


Les rapports entre Bataille et Char ont été étudiés par Jean-Luc
Steinmetz dans le chapitre « Souveraineté de la poésie de son
ouvrage La poésie et ses raisons, José Corti, 1990.
du bonheur ». La poésie, ainsi, soigne son angoisse, pommade
sa blessure, éteint sa misère, fait rutiler son reflet narcissique
dans la belle eau limpide des poèmes « De toutes les eaux
claires, la poésie est celle qui s'attarde le moins au reflet des
ponts.Un chant sublime en naît, tourné vers des cieux
d'autant plus séduisants qu'affirmés d'ici-bas. Il ne restait plus
qu'à épingler à ce ciel la défroque sacralisée du poète et laisser
s'effectuer son auguste apothéose pour un peuple exalté par
tant de hauteur (de vues), par tant de grandeur (morale), par
tant de luxe (lexical).

C'était d'autant plus facile que la spiendide poésie cha-


rienne donne tous les gages possibles à cette lecture réconfor-
tante. Et d'abord parce que Char a perpétuellement la poésie
(le mot poème, le mot poète) plein la bouche. « Le mot poète
me traverse », dit-il. Ce mot, il le valorise sans cesse, comme
puissance de rédemption « Le poète transforme indifférem-
ment la défaite en victoire, la victoire en défaite, empereur
prénatal seulement soucieux du recueil de l'azur.» Nébulisa-
teur désodorisant, il soufïle ce mot comme un détachant ou un
défatigant musculaire « Le poète en traduisant l'intention en
acte inspiré, en convertissant un cycle de fatigues en fret de
résurrection, fait entrer l'oasis du froid par tous les pores de la
vitre de l'accablement et crée le prisme, hydre de l'effort, du
merveilleux, de la rigueur et du déluge, ayant tes lèvres pour
sagesse et mon sang pour retable.» Une poésie enzyme glouton
des taches. Une poésie à fonction lessivante, purificatrice. Une
poésie de rédemption et de résurrection. Une poésie hygiène
morale, qui élève une figure purifiée de l'Homme. Un bain
anti-microbien. Une poésie à hauteur d'homme, comme on
aimait à dire dans les années 50. Une poésie qui dessine
l'hypostase d'une figure emphatique et sublimée de l'Homme.
Une poésie en marche sur « le sentier d'alliance ». Une poésie
de noces, d'épousailles « Nous nous sommes épousés une fois
pour toutes devant l'essentiel.» Cette quête de l'essentiel, ce
bivouac extatique dans l'immémorial est peut-être le noyau de
la poésie de René Char. Le pathos développé autour de la
figure prophétique du « poète en est la conséquence « le
poète transforme. », « le poète partage. », « le poète tour-
mente. », « le poète recommande. », « le poète fait entrer. »,
« le poète complétera. », etc.

Abc du poème

Ce lieu essentiel, essentiellement poétique, a son lexique


pas de vocabulaire plus explicitement, plus constamment
connoté « poétique que celui de René Char où n'afneurent
jamais le bas, le trivial, l'obscène (les mots du corps, les mots
du sexe, le carnaval hétérogène de la langue). A côté de lui, des
poètes aussi charmants qu'Eluard ou Reverdy sont des rustres
prosaïques (et que dire de Michaux ou de Queneau!).
Tout était déjà là, par exemple, dans le premier poème que
publie l'édition légitimante de La Pléiade (le premier texte
d'Arsenal, 1927) l'autorité implacable de l'attaque, la décision
parfaite de l'amorce, la fermeté d'un lancer qui trace dans le
monde une ligne affirmative, le ton impérieux et hautain (« Toi,
nuage, passe devant »), une langue engagée dans son rythme
impératif et le tu-et-à-toi avec les éléments (« Toi nuage »),
l'injonction éthique (« Nuage de résistance ~), l'enjeu libertaire
(« Brûlé l'enclos »), la métaphore et le lexique « poétiques ?»
(« Nuage des cavernes/ Entraîneur d'hypnose ~).
On aura alors bien sûr l'étoile et la .ur, les sentiers et les
ruisseaux, « l'herbe du mensonge » et « la lumière exilée », le
« printanier crépuscule et « l'ouragan de sel », « les plaines de
l'airet « la neige des morts ». On aura même (récurrents,
parfois ornés de majuscules) la braise et le tison, le dernier sang
et le premier limon, la rose et l'azur, le givre et les glaciers, la lyre
et les anges, soit le catalogue même, le dictionnaire du poéti-
que.
On aura, quelque « monotoneque soit, selon Char lui-
même. « l'alphabet végéta! » conventionnel en poésie, le lexi-
que entier d'une Nature « élémentaire (l'eau, le feu, l'air, la
pierre.), d'une Nature site de pureté perdue, de pureté
convoitée, de pureté à retrouver. On aura conséquemment le
matin et la source, le feu et l'eau « l'homme. s'est passionné
pour le feu en qui il a vu un bienfait au lieu d'un danger, un
rapprochement étroit avec l'eau et sans doute la croissance
d'une médecine première ». On aura, omniprésentes, ces puis-
sances lustrales, baptismales, cathartiques, hygiénistes « 0
soleil qui blanchis mon linge »

Ralliement aux dieux

On aura aussi, souvent, l'Aigle, l'Eclair et la Foudre « aux


yeux tendresfulgurant dans l'Azur. Comme si, dans le vide
affirmé du ciel chrétien, il fallait faire revenir cette population
mythologique qui donne des noms aux forces « naturelles ».
Comme si, avec l'aigle et la foudre, il fallait convoquer le Zeus
de convention des Odes de Ronsard ou le plus amical Jupin des
Fables de La Fontaine. Comme s'il était besoin de ces emblè-
mes du paganisme pour que le monde muet s'éveille à nouveau
au sens « Je rêve d'un pays festonné, bienveillant, irrité
soudain par les travaux des sages en même temps qu'ému par
le zèle de quelques dieux, » Comme si René Char, poète
néo-gycc, traquait les prodiges dans l'éclat imparable du ciel
méditerranéen. Comme s'il guettait, au détour des sentiers
poudreux, le surgissement de dieux porteurs d'énigmes, accou-
chés par les foudres, « fureurset « mystères rhabillés en
manifestations de l'élémentaire et du « naturel ».
Ce n'est pas bien sûr sans rapport avec l'affirmation
symétrique d'une immanence radicale et la récurrence d'un
mythe d'avenir qui transcende l'impasse tragique en en projetant
la résolution. Récusés le sacré chrétien, le « compromis reli-
gieuxet la transcendance (quoique leur lexique anges,
grâce, alliance, « eau du sacre », résurrection, « miracle adora-
ble» soit très insistant), revient une panoplie païenne où il
est difficile de voir autre chose que décor, sacrifice au « poéti-
que ». Qu'il y ait là le souvenir du tragique grec et celui,
constamment affirmé, d'Héraclite ou des Hymnes de Hôlderlin
est indéniable. Mais indéniable aussi ce que cela donne de
gages à une convention de kitsch mythologique (un Parnasse
revisité par le surréalisme?). Et indéniable encore que le goût
post-moderne pour le réinvestissement maniériste de ces figu-
res (voir la peinture de Garouste, de Sandro Chia, d'Alberola)
peut aisément en faire aujourd'hui le beurre de sa délectation.

On aura, partout, la métaphore, fleur envahissante de la


poétique symboliste puis surréaliste. On aura « le timon de
l'amour », « le désespoir fromental », « le chant des mains »,
« le pollen de l'espritet les prairies « boîtiers du jour ». Rares
sont les énoncés de René Char, même les plus décidément
abstraits ou « intellectuels », qui ne s'équilibrent pas d'une
sorte de pendant métaphorique « concret(?) qui vient, di-
rait-on, en compenser le risque « Conduire le réel jusqu'à
l'action/comme une fleur glissée à la bouche acide des petits
enfants.» On aura donc une langue balancée sans cesse d'un
équivalent à l'autre et vitrifiée par ce vernis métaphorique. On
aura ce « magma analogiqueque refusait Francis Ponge. On
aura un monde comme nappé par ce système d'équivalences
généralisées, un monde de la fusion réalisée, un monde d'har-
moniques, un monde où, dans « la jarre du ralliement », l'oxy-
more est la figure des contraires réconciliés « Je m'emplirai
d'une terre céleste(je souligne). Héraclite, le penseur fétiche
de Char, est ainsi pour lui celui qui « met l'accent sur l'exal-
tante alliance des contraireset voit en eux, dit Char, « la
condition parfaite et le moteur indispensable à produire l'har-
monie ». « La démiurgie miraculeusede la poésie, appuyée
sur ces échos métaphoriques (ces « correspondances?), vient
alors, dans l'effervescence de ces fusions verbales, « grappes
vitaminées de l'impossible », dire, carrément, la « vérité du
monde « poésie et vérité, comme nous le savons, dit péremp-
toirement Char, étant synonymes ». Cette vérité se donne
finalement dans une sorte de stabilité que fonde l'échange
symétrique des termes de la métaphore même s'il s'engage
dans « l'énergie disloquante de la poésie », le poète est, en fin
de compte, « l'homme de la stabilité ». On aura donc (lexique
poétique, brillance métaphorique, stabilité, harmonie et vérité)
ce qui peut satisfaire à la demande de convention poétique, à
la demande de poésie sacralisée (consolante, sublimante).

Comme un poisson dans /MM

René Char est dans cette poésie comme un poisson dans


l'eau. Chez lui, pas de doute quant à la Poésie, pas de Haine
de la poésie (Bataille), pas de merde à ce mot (Ponge), pas de
méfiance envers sa magie hasardeuse (Artaud), pas, à plus forte
raison, de doute sur son existence, d'afïirmation de son carac-
tère inadmissible (Denis Roche). Pas d'humour, évidemment,
non plus, rien qui puisse entamer la confiance, fissurer la
cuirasse de sublimation, entamer le lisse de la posture oracu-
laire, ravager d'un rire destructeur le brillant tendu, crispé et
serein, des aphorismes où le sens éperdument consiste, lesté de
vérité.

Bien entendu, toutes ces remarques ne sont pas à prendre


pour un jugement sur l'oeuvre de René Char. J'ai essayé aussi
d'en dire la complexité, la cohérence, la magnificence et les
contradictions vivantes. Si quelque chose peut ici se juger, c'est
ma propre perplexité devant cette œuvre, ce qu'elle a pour moi
d'étranger. Tant mieux si d'autres, si beaucoup, y trouvent
matière d'exaltation, matière de consolation, matière de pensée.
Je voulais seulement tenter de comprendre pourquoi Char est
aujourd'hui cette figure fétichisée capable d'incarner l'idée
même que notre temps de vide idéologique et de trop-plein
« humaniste », dans ses errances et ses interrogations, tend à se
faire du « poétique ».
L'apothéose de René de Char s'explique sans doute selon
moi parce qu'il maîtrise simultanément une figure convenue du
Poète (le pathos poétique hugolien n'est pas si loin même si
Char se cadre ostensiblement dans un refus de l'oratoire
hauteur de ton, affectation de souveraineté, ellipse, hermé-
tisme, densité aphoristique), une langue explicitement codée
comme « poétique » (nature, éléments), une certaine responsa-
bilité civile de l'écrivain ET la lucidité (sérénité crispée) face
au tragique « Juxtapose à la fatalité la résistance à la fatalité.
Tu connaîtras d'étranges hauteurs.» Mais peut-être cette simul-
tanéité annule-t-elle les effets de l'opération et sous-tend-elle,
dans la deuxième partie de l'œuvre, le retour à une poésie assez
convenue. Alors nous voyons ce rutilant bolide clignoter
hautainement dans notre ciel. Rien de nous ne monte aussi
haut, que ne leste aussitôt une plus « rugueuseréalité, une
réalité que ne lave pas le langage sublimé de la poésie. Peut-être
que du haut de son soleil et de son ciel de fulgurances, Char
ne nous concerne plus guère ne nous concerne plus tout entier,
parce que la poésie, chez lui, s'assimile trop évidemment à la
« poésie », qu'il manque en elle ce non-sens de la poésie dont
Georges Bataille nous disait qu'il était nécessaire pour que la
poésie soit autre chose, que, simplement, la belle poésie. Peut-
être son apothéose sanctionne-t-elle trop manifestement, avec
trop peu d'inquiétude, cette autre vérité que posait Bataille
« la poésie, qui subsiste, est toujours un contraire de la poésie,
puisque, ayant le périssable pour fin, elle le change en éternel ».

3. Et que dire de la cohorte de ses épigones


IV

BESOGNE DES MOTS


L'OBJEU ET SON HOMME

Défi au langage

Nul mieux que Francis Ponge n'a su dire ce qu'il en était


de l'affrontement littéraire de la langue au réel. Aucun écrivain
n'a traité plus énergiquement ce qu'il appelait le « défi des
choses au langage ». Aucune œuvre n'a tenté de répondre avec
une telle rigueur de pensée et de style à ce que l'obscurité
insensée du monde impose à l'effort que fait la littérature pour
produire des formes et des significations qui ne soient pas, au
regard de ce chaos neutre, trop insignifiantes à force d'être trop
uniment signifiantes. Aucun poète (même s'il a souvent récusé
ce terme) n'a posé avec autant de radicalité tranquille que
l'enjeu n'était pas de figurer le monde mais de répondre à sa
présence réelle par une égale présence verbale, une densité
équivalente, à la fois polysémique et in-signifiante (cette « obs-
curité homéopathique dont je parlais plus haut). Nul n'a su
mieux que lui faire entrer dans le monde des objets verbaux
d'épaisseur suffisante pour y tenir en tant que tels et non pour
le mimer et poser sur son immanence impossible la transparence
d'une pellicule de langue qui en dirait la vérité organisée,
calibrée, alignée, possible. Nul n'a su, pour ce faire, renverser
plus efficacement l'équation « idéaliste fondamentale mots
égalent choses, choses égalent mots; les mots décrivent les
choses les choses, le vécu, le monde, le réel émergent candi-
dement sous le voile discret des mots qui les figurent ou les
expriment dans un unanimisme sans perte.
Comme Bataille, il partait du fait que le réel (la matière)
« est extérieur et étranger aux aspirations idéales humaines et
refuse de se laisser réduire aux grandes machines ontologiques
résultant de ces aspirations ». Matérialiste « conséquent »,
comme on aimait à dire au temps des « avant-gardes », il posait
que le réel existe en dehors de nous (de notre conscience) et
qu'il est irréductible au discours anthropocentriste comme à
l'expressivité poétique subjective. Autrement dit, il définissait
la matière (les choses, le monde « matière même de son
œuvre) comme ce qui est hétérogène à la langue, comme ce à
quoi le langage de l'échange social est statutairement inadé-
quat. Prendre le parti des choses (c'était, on le sait, le geste
inaugural de son entreprise) avait pour but, selon ses propres
termes, de se faire « tirer par les objets hors du vieil huma-
nisme ». Et tout son travail d'écrivain consistait à travailler
dans un espace ouvert où était maintenue la contradiction entre
les mots et les choses, entre le sujet et les objets et où la pratique
d'écriture devait moins représenter le monde que faire fonction-
ner les matériaux expressifs (les termes soulignés sont les siens
et désignent bien la cohérence « matérialiste » du projet).
Ce dont il s'agissait, c'était donc, tout en affirmant la
présence immanente et in-signifiante des choses, de traiter de
leur absence dans l'univers du sens (le langage). Ce dont il
était question, c'était de transposer leur configuration et leur
travail (comme on dit que le bois travaille) sur une autre scène,
simplement homologue, celle de la langue, travaillée à son tour
et engagée dans une pratique (un mouvement de naissance, une
matérialité sémantique) équivalente à celle qui les fait surgir,
nature naturée plus que décor statique, sur la scène du réel
homologie de fonctionnement et non identité d'essence, tel était
l'objectif.
La figure de l'Objeu, qui prend forme plus tard dans Le
Soleil placé en abîme, définit cet objectif et sa méthode « Qu'on
le nomme nominaliste ou cultiste, ou de tout autre nom, peu
importe pour nous, nous l'avons baptisé l'objeu. C'est celui où
l'objet de notre émotion, placé d'abord en abîme, l'épaisseur
vertigineuse et l'absurdité du langage, considérées seules, sont
manipulées de telle façon que, par la multiplication intérieure
des rapports, les liaisons formées au niveau des racines et les
significations bouclées à double tour, soit créé ce fonctionne-
ment qui, seul, peut rendre compte de la profondeur substan-
tielle, de la variété et de la rigoureuse harmonie du monde.»
Tout est là hétérogénéité et étrangéité foncières du
monde relégué en abime comme objet de désir et source
d'émotion; refus de l'expressivité frontale et du rendu limpide
du réel (ni subjectivité ni o&/gc«M<e) arbitraire « absurdedu
signe et épaisseur matérielle objectivable de la langue manipu-
lation et travail de cette matière spécifique; fonctionnement
autonome de l'objet écrit qui équivaut au fonctionnement du
monde, sans rapport pseudo-direct de représentation. La leçon
est claire. Et les textes qui en sont l'illustration ont une
fraîcheur et une densité roboratives auprès de quoi l'essentiel
de ce qui s'écrit aujourd'hui semble à la fois alambiqué et
simplet, veule et emphatique, mal abouti et déjà poussiéreux.
Qui aujourd'hui se mêle de langage et de poésie a tout intérêt
à continuer à méditer cet exemple, sauf à avoir du mal à se tirer
« hors du vieil humanismeet de ses palinodies post-moder-
nes.

Congé au tragique

Il y avait, chez Francis Ponge, une ambition de totalité qui


nous est sans doute devenue difficile à penser parce que ce que
j'appelais plus haut oubli du moderne en a rendu les préoccupa-
tions largement étrangères à ce qui nous semble encore possi-
ble dans le travail littéraire. D'un côté, Ponge affirmait que « le
monde muetétait sa seule patrie et déclarait vouloir s'enfon-
cer dans « le trente-sixième dessous » silencieux et secret d'un
travail stylistique sur les rouages de la langue. Mais, de l'autre,
comme tous les écrivains de cette génération, il prétendait à la
prise de parti et à la responsabilité civique sous toutes les
formes qu'elle peut prendre à partir d'un exercice violemment
assumé de l'activité littéraire.
Francis Ponge a été un jeune homme en rupture avec une
société « hideuse de débauche ?et engagé dans « la révolte la
plus naïve et la plus méritoire ». II a été ensuite un militant
syndical (et il a toujours insisté sur le caractère basique et
activiste de cet engagement du temps de son travail aux
messageries Hachette). Il a été, de façon moins ostentatoire
après-coup que bien d'autres, un résistant actif (un résistant
qui, pas plus que René Char, n'a donné dans la poésie patrioti-
que néo-classique à la mode du temps). Il a été un militant
communiste et a dirigé pendant plusieurs mois des années
d'après-guerre les pages littéraires d'Action, le journal d'Ara-
gon. Il a ensuite fait acte explicite d'allégeance au gaullisme,
dans des textes qu'il n'a jamais considérés comme mineurs ou
marginaux dans la cohérence d'ensemble de son œuvre, des
textes qu'il faut bien par conséquent prendre en compte pour
comprendre les enjeux, les ambiguïtés, la signification globale
de cette œuvre.

Il a, surtout, pris part ostensiblement aux débats idéologi-


ques et philosophiques de son temps. Ce qu'on a pu appeler
son « matérialisme sémantique fondait, certes, un anti-huma-
nisme (même si Robbe-Grillet aura beau jeu, un peu plus tard,
de montrer ce qu'il y reste, au moins dans le réseau métaphori-
que, de vision anthropocentrique des choses). Mais, au temps
de Proèmes, l'entreprise de Francis Ponge était aussi volonté de
conquérir un ordre humaniste non idéaliste contre le surgisse-
ment de la question métaphysique. Il s'agissait bien aussi pour
lui de fonder, « en désespoir de toute illusion éthique, philoso-
phique ou religieuse », une morale matérialiste dont la perspec-
tive humaniste s'affirme clairement.

Ponge a expliqué maintes fois ce que cette morale, selon


lui, devait aux matérialistes de l'Antiquité, à Epicure et à
Lucrèce. Il a dit comment elle se posait face à l'existentialisme
de l'après-guerre et à la spéculation métaphysique propre au
xx' siècle « L'homme nouveau, disait-il, n'aura cure (au sens
du ~OMC/heideggérien) du problème ontologique ou métaphysi-
que. Il considérera définitivement admise l'absurdité du
monde (ou plutôt du rapport homme-monde). Il sera
l'homme absurde de Camus, toujours debout sur le tranchant
du problème, mais sa vie (intellectuelle) ne se passera pas à
maintenir son équilibre sur ce tranchant comme l'homme-
danseur de corde du xx* siècle. Il s'y maintiendra aisément et
pourra s'occuper d'autre chose, sans déchoir. » Là résidait tout
le sens de son débat avec les penseurs de l'Absurde et de la
disparition tragique du sens dans un monde sans Dieu. Là se
fondait sa prédilection pour les opérations verbales ponctuelles
et les « succès relatifs d'expressionde La Fontaine (« moins
fatigants, plus plaisants, plus propres, moins dégoûtants »,
« pas inférieurs intellectuellement et supérieurs esthétique-
ment »), et son dédain des vastes constructions philosophiques
de Hegel et autres « métaphysicoliciens » « L'Absolu, nous le
laissons où il est.» Là s'affirmait son « dégoût des idées »,
« parce qu'elles ne viennent pas à bonheur mais à malheur»
(« Allez à la malheure, allez, âmes tragiques » s'écriait-il,
citant Malherbe). Là encore s'enracinaient ses ricanements
contre « l'étalage du trouble de l'âme ?et les moqueries du Pour
un Malherbe contre Pascal, « cette planche pourrie, ce géomètre
accidenté, ce monstre, cet enfant prodige tombé sur sa grosse
tête », ce « distributeur de médailles de saint Christophe « Il
faut que je relise Pascal (pour le démolir) », écrivait-il ainsi,
sans complexe.
En somme, l'engagement idéologique et philosophique de
Francis Ponge avait pour base une sorte de refus d'entendre le
tragique, une surdité volontaire et éthiquement fondée à sa
rumeur « métaphysique », un refus hygiénique de se laisser
emporter dans le « casse-têtede ses spéculations « j'ôterais
volontiers à l'absurde son coefficient de tragique ». Le projet de
« résister aux paroles » et de « parler contreelles pour les
« ridiculiser par la catastropheet les « entraîner avec soi dans
la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu'elles s'y
défigurent fondait les seules raisons d'écrire parce qu'il im-
pliquait une sorte de lessivage de la langue infectée par la
spéculation métaphysique, l'acceptation heureuse de l'absence
de sens, la dévotion au « monde muet », le « parti pris des
choseset la positivité de quelques « succès d'expressionpar
la prise d'initiative dite action d'écriture (plutôt que de « poè-
mes », Ponge parlait volontiers d'« actes »).

Avenir de l'homme

Ce dispositif hygiénique fondait une morale d'action litté-


raire. Il supposait une vision de l'homme. Il affectait un rôle à
la poésie dans la détermination et l'incarnation possible de
cette vision « il s'agit du rôle positif de la poésie, que je viens
de définir comme une activité qui donne les lois de la politique,
de la morale ». Dans un texte de 1947 consacré à Georges
Braque, il proposait même comme mission à l'artiste de « for-
ger les qualités de l'homme à venir ». Comme René Char,
donc, et c'est sans doute là l'un de leurs seuls points communs
(un point commun que fixe sans doute le pathos propre à
l'époque), Francis Ponge, surtout à partir des années d'après-
guerre, parlait volontiers au futur. Il posait la question de
l'homme futur, de sa renaissance métalogique par la poésie, de
sa « résurrection », de sa capacité à trouver « son dieu en
lui-même », de sa volonté de « vivre tout entier, avec les
sentiments nobles et purs de bon petit garçon ardent qui
existent » en lui. Et il posait que là était « toute la morale, tout
l'humanisme, tout le principe d'une société parfaite ».
Peut-être cette vision humaniste n'est-elle pas sans rap-
port avec l'image du réel que proposent les textes de Ponge les
plus décidément engagés par ailleurs dans l'anti-humanisme du
parti pris des choses. Pour Francis Ponge, le réel (la « na-
ture» ?) ne se décrit pas dans des termes qui y engageraient le
mal, le négatif, la poussée d'un tragique implacable, les forces
accablantes d'une négativité sombre. L'impression subjective
que donnent, globalement pris, les textes du Parti Pris ou de La
Rage de l'expression est celle d'un monde matinal et « printa-
nier(comme disait Char à propos de Ponge, justement), frais
et léger, lumineux et propret, héroïque et nettement découpé.
Et quand, sorti des opérations ponctuelles qui engagent chaque
texte dans la fabrique de l'objeu, Ponge vient à décrire, dans
une totalité généralisatrice, ce qu'il appelle alternativement le
monde ou les choses, il évoque certes d'abord leur « mutité »
(leur défi à la parole) mais aussi leur « profondeur substan-
tielle », leur « variété », leur « harmonie », voire leur « perfec-
tion » positive. Le mal, le négatif sont dans la société, « hideuse
de débauche », dans l'Histoire (ce « petit cloaque où l'esprit de
l'homme aime patauger ») et dans la dépravation des hommes,
« troupeaux infâmes et souillés », « vicieux », « dévergondés ?»
et « encanaillés ». Mais la Société est amendable (par l'action
politique et morale) quelques héros providentiels peuvent
faire sortir l'Histoire de son dégoûtant bourbier; l'Homme est
rachetable et corrigible, ses souillures sont lessivables. Les
poètes, les écrivains sont là pour dessiner les prodromes d'une
« Civilisation futureoù un être humain passé à la « serviette-
éponge de la littérature retrouvera l'accord avec la perfection
affirmée d'une nature que ne saurait affecter aucun exposant
maléfique et la splendeur immaculée d'un monde muet positivé
comme plomb dans la tête « énervée de l'homme tragique. Si
donc tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles, tout sera, inéluctablement, un jour, pour le mieux,
dans un univers rédimé et réconcilié (celui que nous dépeint
déjà, par exemple, Braque « le réconciliateur ~).

L'Homme en réparation

Dans l'axe de la morale pragmatique et héroïque qui


dessinait ainsi ce futur perfectionné, Francis Ponge projetait
donc lui aussi l'utopie d'une image purifiée de l'homme.
« L'homme est l'avenir de l'homme », disait-il. La poésie était
pensée comme l'embrayeuse de cet avenir. L'homme futur
serait un homme ardent, bon, noble, propre, pas dégoûtant,
« sobre et simple », « blanc et simpleen son « équilibre
heureux » parce qu'essuyé par la poésie, sorti « des brumes et
des fumées religieuses et métaphysiques, des désespoirs.»
et débarrassé du souci ontologique, de l'angoisse tragique, de
la rumination sur l'absence irrémédiable du sens. Cela suppo-
sait une idée de la poésie comme puissance d'amélioration du
donné humain. « Il faut replacer l'homme à sa place dans la
nature, disaient les "Notes premières de l'homme" elle est
assez honorable. Il faut replacer l'homme à son rang dans la
nature il est assez haut.» Et ailleurs il était question de le faire
entrer dans cet atelier de « réparation ?que devait être pour lui
la poésie. Certes, cette fantasmagorie doit beaucoup à l'épo-
que. A peu près à la même date, Antonin Artaud posait
lui-même comme nécessaire une réfection de l'être humain.
« L'homme est malade parce qu'il est mal construit », disait-il
en 1947 « il faudrait le faire passer une fois de plus, mais la
dernière fois, sur la table d'anatomie pour lui refaire son
anatomie.» Mais là où Ponge, donnant ainsi tous les gages
possibles à une rationalité « réaliste (mais engageant du coup
tout le reste de sa réflexion dans le carcan de ce réalisme),
posait d'emblée que « l'homme physiquement ne changera sans
doute pas beaucoup », Artaud proposait, avec ce sardonique
mythe chirurgical, une fable que l'humour noir sauve de la
spéculation, de la perspective morale réaliste et de la vision
utopiqueRefaire l'homme, c'était pour lui entrer dans la
cruauté, « extirper par le sang et jusqu'au sang Dieu, le hasard
bestial de l'animalité inconsciente humaine ». C'était dire, en
même temps que la nécessité de l'opération, son caractère
impossible (hors temps). C'était dessiner, plus qu'une image
projetée dans un futur possible, l'intolérable stature humaine,
l'immanence radicalement cruelle du corps intenable (inconte-
nable par la langue et la pensée), jeté au monde par une fatalité
ineffaçable, grevé des marques d'une animalité indélébile,
hanté des forces d'un inconscient immaîtrisable.

LA BESOGNE DES MOTS

Le refus hygiénique du tragique, le projet de parler contre


les paroles qu'avilit l'usage social et qu'empeste la métaphysi-
que, l'acceptation heureuse de l'absence de sens, la dévotion au
monde muet, le parti pris des choses, l'objeu et ses « significa-
tions vissées à double toursont à penser aussi dans un tel
cadrage. Car c'est bien sur ce fond que Ponge a produit cette
exemplaire fraîcheur de langue et de style et que s'est consti-
tuée cette œuvre dans laquelle bien des écrivains de ma généra-
tion ont appris à lire et à écrire, c'est-à-dire à se dégager autant
que faire se peut du « magma analogiqued'une poésie confite

1. Il y avait cela déjà chez Alfred Jarry, dans le même ton de


fable teintée d'humour noir « Il viendra un temps universel, qui
existe déjà de toute éternité pour plusieurs, où il sera normal de se
couper un doigt, ou le sexe, ou la tête, et cela repoussera parfaitement
bien. L'antiseptie est une bonne plaisanterie et un joujou de conso-
lation des malsains, et la pourriture, cette forme de l'amour, n'est que
la mère de la très pure vermine renaissante » (L;4rt de mourir, 1903).
en surréalisme, en sentimentalisme éluardien ou en néo-ex-
pressionnisme « beatnik ».

Jouissance du dictionnaire

Comme celle de Char, mais de façon radicalement diffé-


rente, cette œuvre a son lexique. L'œuvre de Francis Ponge,
c'est peut-être d'abord l'ambition de fonder un dictionnaire,
d'instituer une langue. Son œuvre, dit-il, comme celle de
Malherbe, « c'est le dictionnaire en ordre de fonctionnement »,
« le langage remis en son état naissant » « le propre du poète,
c'est justement de se replacer au moment où les significations
ne sont pas des significations, où il parle à nouveau comme a
parlé le premier homme, c'est-à-dire qu'il se trompe de mots,
parce que les mots du langage courant, avec leur significations
figées, ne lui sont pas convenables ». Cette ambition de table
rase, ce redémarrage à zéro, cette détermination institution-
nelle marquent la différence radicale avec René Char et son
emboîtage sans cahot du pas poétique le dictionnaire de
Ponge n'est pas le dictionnaire emblématique du donné poéti-
que, c'est l'institution d'une autre langue, « désaffublée» jus-
tement des oripeaux du poétique convenu.

« Un dictionnaire, écrivait Bataille, commencerait à partir


du moment où il ne donnerait pas le sens mais les besognes des
mots.» Ponge, de son côté, déclare vouloir que son œuvre
puisse remplacer « 1° le dictionnaire encyclopédique, 2" le
dictionnaire étymologique, 3° le dictionnaire analogique (il
n'existe pas), 4° le dictionnaire des rimes (des rimes intérieu-
res aussi bien), 5° le dictionnaire des synonymes, etc. ». Il
évoque même la forme que prendrait ce dictionnaire, sa dispo-
sition typographique celle des Bibles protestantes « divisées
en deux colonnes, ou plutôt trois deux colonnes de texte, à
droite et à gauche de chaque page, et, au centre, des notes de
référence ». Difficile de ne pas voir, dans cette sorte de volonté
de capitalisation de l'expérience et du savoir, l'exhibition
massive du désir (de la « pulsion épistémologique » ?) qui en
érige l'ambition. Ce désir d'appropriation n'est pas sans laisser
affleurer une connotation sexuelle pas si éloignée, tous comp-
tes faits, de ce que suppose le terme « besogneemployé par
Bataille travail et jouissance (« besogner une femme *) s'y
trouvent indissolublement mêlés. Et cette contradiction, c'est
en effet celle qui lie par ailleurs, dans le rapport objeulobjoie,
le labeur et la jubilation dont la double instance préside,
comme l'expose Le Savon à l'écriture pongienne. Chaque texte
de Ponge peut effectivement se lire, on l'a maintes fois montré,
comme le spectacle de cette besogne laborieuse et érotique du
terme qui en est le titre. Et le commentaire que Ponge donne
lui-même de son travail fait alternativement appel à un lexique
de la jouissance (Eros « qui fait écrire », coït, jubilation,
orgasme, etc.) et à un lexique du travail (recherche, étude,
application, connaissance, préparations, etc.).
La « besogne des mots », pour Francis Ponge, c'est
d'abord la recollection et l'auscultation, dans cet instrument
privilégié qu'est le Littré, d'un matériel lexical dont il exploite
« les mille ressources », les « merveilleux sédiments », c'est-
à-dire d'abord la profondeur étymologique. Mais si l'historicité
de la langue se trouve ainsi interrogée, parce qu'elle porte avec
elle les traces d'une « expérience du réel, Ponge ne se livre
jamais à une simple extraction archéologique des significations
enfouies. Non seulement il y a sans cesse frottement de plu-
sieurs codes (le vocabulaire de la science et de la technique
venant relayer et trouer l'homogénéité du langage littéraire),
mais encore le potentiel signifiant que recèlent les travées
diachroniques de la langue est redoublé d'un travail sémantique
qui laisse l'inconscient faire effet des « trouvaillesdu jeu de
mots. Ainsi face à la superposition historique des strates
sémantiques, une sorte d'étymologisme sauvage est à l'oeuvre,
fondé sur l'exploitation, cette fois synchronique, des contiguî-
tés paronomastiques. Cet excès de la limite que définit l'érudi-
tion philologique multiplie les axes par où les significations
détalent, selon une accélération dépensière où l'effet de plaisir
(d'objoie) est manifeste. Un exemple de ce travail, parmi des
dizaines d'autres, serait le rapprochement saugrenu et gratuit
(érotique) escargot/escarbilles, qui lance le texte consacré aux
escargots dans Le Parti pris des choses.

Fumier de la langue

A propos de Malherbe, Francis Ponge constate « Nul


fumier chez lui.» Il y aurait donc un fumier « lexical ». Ponge
semble porté à l'exclure. Une sorte de « bref! elliptique
passerait par exemple sur l'afflux de l'argot, sur le laid, le
malséant, le grossier et il faudrait opérer un tri soigneux dans
le bagage idiomatique (c'est peut-être là l'une des raisons qui
explique pourquoi Ponge se refuse à entendre, comme il le dit
lui-même, la « fanfareou le « vacarmeargotiques céliniens).
Là où l'idiomatique, chez Ponge, est travaillé, il relève d'un
registre plus courant que bas, il est pris comme véhicule d'une
sagesse (un gnomisme), dont le travail d'écriture a générale-
ment pour but de remotiver le sens figuré pour le réimpliquer
dans la signification littérale. Ainsi, dans Z/~Mf~, une expres-
sion comme « il y a à boire et à manger », réinvestie en vue
d'une expressivité plus grande « Par ailleurs, quand j'écris "il
y a à boire et à manger", c'est exactement vrai quant à l'huî-
tre.» L'objectif visé (sens « vrai », exactitude expressive ac-
crue) s'allie ainsi au tri qui exclut le bas (le « fumier »), faisant
apparaître une négation qui est aussi une option morale et un
choix théorique expressivité et désimplication d'une certaine
bassesse, d'une certaine grossièreté, d'une certaine laideur, éva-
cuées avec le gommage lexical. Il y a là une sorte de détermina-
tion valorisante, qui vide du langage besogné tout un registre
qui ne relève pas d'un niveau de langage implicitement posé
comme noble et dont un certain goût est juge. Cette détermina-
tion court au travers de toute l'oeuvre, lui assurant d'ailleurs en
un sens sa place dans la lignée « classiquequ'elle revendique
les pages essentielles du Pour un Malherbe en témoignent
abondamment.

Temple du goût

Au cœur du choix qui élague le potentiel lexical, il y a


donc l'instance judiciaire du « goût ». Cette notion est très
importante chez Ponge et, comme bien d'autres chez lui,
extrêmement ambiguë. Le goût est une vieille notion classique,
dont l'aura dix-septièmiste n'est pas près de se dissiper, nous
en savons aujourd'hui quelque chose. On sait bien qu'elle
correspond la plupart du temps à des critères dont la subjecti-
vité afiectée ne sert qu'à masquer l'objectivité tout à fait
concertée (encore qu'éventuellement « inconsciente ») de re-
présentations idéologiques et de codes esthétiques et moraux
dont la doxa d'une époque tend à fantasmer l'universalité. Et
il est peu contestable qu'il y ait chez Francis Ponge quelque
chose de cette opération idéologique, en particulier dans de
nombreux développements du Pour un Malherbe, où l'exclusi-
vité du « goût semble réservée à ces nouveaux « héros », à
cette « élite que constituent les grands artistes de la tradition
« classique(de Malherbe à. Francis Ponge).
Mais il faudrait se garder de trop vite conclure. Le goût,
pour Ponge, implique bien un tri dans la langue, un tri qui en
valorise le registre noble (« poétique », même s'il ne s'agit pas
de la poéticité convenue de Char?). Mais les registres valorisés
comprennent aussi, semble-t-il, un certain langage « popu-
laire », celui du « Port-au-foin », qu'entendait Malherbe « Au
lieu de remonter aux formes académiques, au sonnet par exem-
ple, comme le voudraient les Aragoniens, nous irons 1° à nos
anciens (quant à leur esprit) et par exemple au baroque tendu
de Malherbe 2° à notre Port-au-foin.» Pourtant, le goût opère
bien par exclusives, rejets, censures « étant donné ce qui est
à dire, l'écrivain refusera de le dire autrement que d'une
certaine façon (selon telle allure, tel timbre, etc.) qui est
justement celle que lui impose son goût ». L'écriture est sous-
tractive elle avance par défalcations; elle est structurée par
des « censures instinctives ».
Certes, la censure telle que la définit Ponge n'est pas
l'effet de critères objectifs (des canons esthétiques ou des
interdits moraux). Elle est au contraire posée comme dictée
par les « senssubjectifs « ce sont des obsessions impératives,
des manies, des rites, des inhibitions, des phobies personnel-
les », dont la maniaquerie honteuse a pour fonction principale
de donner l'illusion qu'on n'est pas « soumis à d'autres règles,
celles qui se peuvent édicter, celles que tout le monde connaît
et s'épuise, épuise ses ressources de vigueur et de génie, à
observer ». Et le « goûtest alors le seul instrument critique
(mais quel paradoxal « instrument ~!) de la tactique qui
consiste à parler contre les paroles. Il règle une écriture en
moins, une écriture dont le but est la résistance à l'investisse-
ment du terrain de la parole par les « lois édictées ».

Fonctions de la censure

Oscillant entre son geste censurant et la fonction « libéra-


trice » de ce même geste, le « goûtest alors l'une des notions
au travers desquelles Ponge cherche à penser l'équilibre tendu
et instable qui s'instaure entre le symbolique constitué en « loi
édictée et la poussée des « instincts », des « obsessionset
des « maniesqui le taraudent et y affirment la subjectivité
internée du poète. C'est en cela qu'il donnerait la « raison(ou
la « réson ») d'une harmonie réussie, équilibrant, sans les
forclore, les charges pulsionnelles sans l'instance desquelles
écrire n'a pas lieu. Son caractère « subjectif(marqué par la
complexion physique du sujet Ponge) en marquerait la soumis-
sion à une dictée inconsciente qui devrait peu à la vision
surréaliste d'un inconscient réservoir d'images mais beaucoup
à un inconscient pensé comme source érotique des forces (des
processus « primaires ~?).
Du même coup, cette ambiguïté du « goût », sortant la
vieille notion de sa référence à une légalité extérieure au sujet,
la fait rentrer dans l'entre-deux qui clive celui qui parle le
« goût », énergique et violent, obsessionnel et maniaque, opère
ses censures contre (quelque chose) et à partir de, ou au service
de (quelque chose). Mais ces deux « chosesadverses sont
identiques ou, du moins, ont le même terrain l'illégalité
obsessionnelle du goût situe la violence de la lutte dont il est
l'enjeu dans le champ clos (mais divisé) du sujet-qui-écrit.
Avec le goût qui le violente, Francis Ponge a affaire à son
propre inconscient, à sa propre organisation pulsionnelle.
C'est à partir de ses « obsessions », de ses « phobieset de ses
« inhibitionsque le goût constitue l'énergétique de ses inter-
ventions censurantes sur l'autre impulsion, qu'il exclut (l'ob-
session anale, par exemple, qui affleure et, simultanément, est
sans cesse repoussée, dans cet apex de l'oeuvre qu'est peut-être
Le Soleil placé en abîme). Voilà pourquoi, malgré tout, il y a
bien une instance censurante dans la besogne des mots. Elle
porte sur du langage, sur un lexique, sur des enchaînements
verbaux, sur des portées idiomatiques où s'incarnent des
composantes subjectives. Par exemple ce que l'ellipse du Soleil
emporte et efface, cette menace de la mort à laquelle le texte,
de toutes façons, si l'on peut dire, goûte, mais qu'il est de bon
goût de détourner sous l'effet d'une volonté d'unité censurante
que commande la phobie

2. Je me permets de renvoyer ici à mon analyse de « Le Soleil


placé en abîme » « Le texte et la Mort », in Francis Ponge, colloque
de Cerisy, UGE, coll. « 10-18 », 1977.
Dans la boue de la langue

Roland Barthes disait que l'un des moyens pour faire


parler le corps était « de l'articuler, non pas sur le discours
(celui des autres, celui du savoir, ou même le mien propre)
mais sur la langue laisser intervenir les idiomatismes, les
explorer, les déplier. Par cette voix le corps s'engendre à
même la langue idiomatismes et étymologisme sont les deux
grandes ressources du signifiant ». Le tranchant des textes de
Ponge et le plaisir qu'ils donnent à la lecture sont fonction de
la complexité de la besogne étymologique et sémantique. Ils
viennent aussi des libertés que prend cette besogne avec le
savoir, c'est-à-dire de l'excès que le jeu libre de l'objoie offre
à la jouissance. Mais une limite passe sans doute là où la
besogne cesse, élidée, au seuil malséant d'un lexique « bas »,
d'un catalogue idiomatique « ignoble », que les oukases du goût
rejettent. On peut en voir par exemple l'emblème anecdotique
dans la correction qu'apporte la deuxième version du Jeune
Arbre, remplaçant par le mot « coeurle terme moins noble que
Ponge avait initialement écrit « con ». Bien sûr, ce rejet de fait
n'interdit pas les affirmations inverses « A chaque instant
avoir perdu, devoir retrouver son vocabulaire, devoir repartir
du vocabulaire le plus commun, grossier, terre à terre, du
manque presque absolu de vocabulaire des paysans, des ou-
vriers, de leur insigne, boueuse maladresse voilà qui est bon »
(et là, la différence avec René Char est radicale). Mais, même
avec cette pétition de principe (il resterait à voir son effet dans
les textes), l'appel au langage commun, voire grossier
(« boueux »), se corrige de ce qu'il est posé comme un manque,
une insignifiance, un moins-que-rien de la signifiance.
Ce n'est pas bien entendu qu'il faille valoriser absolument
a contrario le langage bas, grossier, argotique, systématique-
ment idiomatique (il donne par exemple certains des pires
poèmes de Verlaine). C'est sans doute en effet l'impossibilité
de figurer la jouissance qui impose ce détour qui pose l'écriture
contre la parole et force la littérature à se séparer du pseudo-
naturel du langage « populaire(c'est dans la tension « émo-
tive» de cette coupure à la fois maintenue et refusée que réside
le sens du travail stylistique de Céline). Ce n'est pas non plus
qu'il faille remplacer l'instance judiciaire du goût (réglant
l'exclusion du registre ignoble) par un terrorisme symétrique
de l'ignoble comme condition du moderne. Mais ce qui
s'avance ici peut-être, c'est qu'à exclure un certain type de
langue sous la dictée de phobies, d'inhibitions, de censures où
se reconnaît assez aisément la pesée du Surmoi social (celui qui
pose inévitablement comme impertinent, comme défectueux,
comme nul tout langage « populaire ~), on impose une unité
(linguistique) dont l'effet est de recouvrir la très réelle division
des langages et la non moins réelle division des sujets parlants.
Ré-unifier une langue en en censurant la pluralité interne (cette
pluralité que travaillent Rabelais, Jarry ou Céline, que Pound
et Joyce projetaient dans un polyglottisme allégorique3 et que
Pessoa distribuait dans l'éclatement de ses « hétéronymes »),
c'est au bout du compte recomposer imaginairement l'unité de
la personne et sans doute avouer le rêve d'une unité utopique
du corps social tout entier. C'est en cela que la « besogne»
ainsi recentrée peut coïncider avec le mythe d'avenir réconcilié
évoqué ci-dessus. Voilà pourquoi l'exclusion de la langue
ignoble fait question elle peut interdire d'un côté ce qui est
risqué de l'autre, à savoir le frottement contradictoire de codes
d'origines diverses (littéraires, scientifiques, mythologiques) et
la pulvérisation du discours (des « paroles ») sous l'effet dilacé-
rant de ce « corpsqui n'en finit pourtant pas de revenir
propulser et hanter l'écriture « mais le corps, les corps, ne se
laissent pas longtemps oublier ». Le fameux texte sur la « ser-
viette-éponge », plusieurs fois annoncé mais toujours différé

3. C'est sans doute aussi ce que tente aujourd'hui un poète


comme Joseph Guglielmi, par exemple dans Voe~ Bunker, P.O.L,
1991.
était sans doute pour cette raison le texte impossible parce qu'il
engageait à la fois une sorte d'épongeage hygiénique (é-Ponge)
de la question du corps désuni et l'impossibilité réelle de cet
épongeage Le goût a donc bien un rôle é-/?o/!gc-ant canalisa-
tion d'une dérive illégale, suturation sublimante, exception à
l'excès de soi. Il y a en lui, en son instance déterminante, un
refoulement de langue qui est aussi un refoulement du corps,
du sexe. La correction de « con » en « cœur », la définition du
grossier comme « manque », la valorisation de la tension
sexuelle phallique (constante dans Pour un Malherbe) en don-
nent le ton. Avec ce geste, le corps « bas » (béant, noir,
primaire, anal, dilacérant et incentrable, tel qu'il affleure
constamment dans Le Soleil), le corps hanté par la mort, le
corps boursouflé et pulvérisé du baroque, tend à s'éclipser
(Pour un Malherbe, après Le Soleil, est la fable de cette éclipse
et de ce recentrage sur la tension « classique »). C'est d'un
certain compte-tenu des mots (du compe-tenu privilégié de
certains mots) que relèverait l'amuïssement d'un certain parti-
pris du corps et que se dessinerait une certaine vision héroïque
et hygiénique de l'homme. Si le corps s'engendre à même la
langue, ce qui s'énonce de ce corps engendré dépend de ce qui
s'énonce et ne s'énonce pas dans la langue, de la langue qui
énonce, de son « registre », de la « besogne », à laquelle on la
soumet.

Eloignement de la plèbe

L'engendrement du corps implique la division des lan-


gues, l'hétérogénéité des registres, l'altercation des codes
(« littéraire », « érudit », « poétique », « grossier », « boueux »,
« argotique », « populaire »). L'une des gloires de l'oeuvre de

4. Voir, de Guy Scarpetta, « Ponge dans la serviette-éponge »,


in Promesse, n" 22, 1968.
Ponge (bien éloignée en cela des rêveries de la poésie) est de
montrer (même si c'est largement pour le dénier) que l'excès
inventif d'une écriture vient là où la langue littéraire affronte le
registre entier de la langue en s'enfonçant dans les bas-fonds de
l'épaisseur diachronique et synchronique du « dictionnaire»
mais aussi dans le « trente-sixième dessousdes niveaux igno-
bles où les puissances de l'inconscient roulent leur Achéron et
par où s'énoncent les besoins corporels.

Les avant-gardes de notre siècle, on le sait, ont cherché à


penser le rapport de ces préoccupations avec la question
politique. C'est évidemment une préoccupation constante dans
l'horizon marxiste d'un Brecht, qui voyait dans l'irruption en
littérature du « langage de la plèbe (Boileau parlait, lui, du
« langage des Halles ») l'entrée en scène « de la réalité, c'est-
à-dire de la classe qui commence à être l'élément déterminant
de la réalité ». Mais on trouve des réflexions finalement assez
voisines dans les commentaires qu'un Pierre Guyotat consa-
crait à son propre travail sur les langues minoritaires et les
argots sexuels. Et la modernité en général a beaucoup joué,
beaucoup glosé sur cette articulation impossible du populaire
et du littéraire, de l'avant-garde formelle et de l'avant-garde
politique (la mort des avant-gardes a éteint ces illusions, au
moins sous cette forme étroitement liée aux utopies d'époque).
La réflexion de Francis Ponge n'était pas, loin s'en faut,
indemne de ces préoccupations. « Par la vertu d'une action
patiente, opérant sans vergogne à partir du plus profond de
l'individu et de la nature et du peuple, disait-il par exemple en
1946, à partir du plus bas, du plus vil (si l'on veut l'estimer
ainsi), oui vraiment à partir du plomb, il arrive que parfois,
dans le cours de notre préhistoire même, la future réconcilia-
tion se préfigure.» Et même si un peu plus tard le Malherbe ou
La Seine récuseront violemment toute idée d'un service idéolo-
gique et politique du travail verbal de la littérature (l'utilisation
instrumentale, « propagandistedit Ponge, d'un travail alors
posé comme « thèse, philosophie ou critique dans l'absolu »),
la liaison langue/littérature/politique est expressément main-
tenue et s'inscrit sans réticence dans la perspective sociale
d'une « future réconciliation ».
Après Le Soleil et avec le Malherbe, le tri censurant du
« goût » rencontre l'éloignement de Ponge des positions com-
munistes et progressistes. L'histoire, dont il faut « déména-
ger », devient « ce petit cloaque où l'esprit de l'homme aime à
patauger(on remarque l'hygiénisme des connotations) et la
référence au marxisme disparait au profit d'un retour aux
matérialistes épicuriens de l'Antiquité le moralisme qui était
à la base de son engagement auprès des « bolcheviks ces
« sortes d'affranchis sérieux (affranchis à barbe courte) » se
dégage de toute perspective idéologique révolutionnaire pour
se donner en tant que tel « goût de la vertu, dégoût des
ménagements sordides, des bêlements humanitaires » Francis
Ponge devient gaulliste, s'occupe de « fonder son école et de
poser sa propre statue à côté de celle de Malherbe dans une
revendication de classicisme où la « besogne des mots », de
plus en plus, n'aura pour critère que l'instance du « goût et
de ses censures, la législation morale et son alignement utopi-
que dans la ligne de fuite d'une « réconciliation sans déchets
maléfiques.

DE LA RAGE DE L'EXPRESSION
À L'ÂGE DE LA RÉPRESSION

Le patriote de la langue française

Cette perspective se raidira alors (inévitablement?


c'est dans cette question que réside, pour qui cherche
aujourd'hui à penser la place de la littérature dans le monde,
tout l'intérêt d'une réflexion sur cet ultime « accomplisse-
mentde l'oeuvre) dans des énoncés pour le moins curieux
et parfois inquiétants par exemple cette étrange crispation
morale qui sous-tend l'agressivité anti-homosexuelle (Ponge
parle plus péjorativement de « pédérastes ~) de plusieurs
passages de Pour un Malherbe, les vitupérations contre « le
troupeau d'hommes infâmes et souillés », « lâches », « vi-
cieux«encanaillés » et « dévergondés » (toujours les mêmes
connotations), l'hypostase de la figure adorée du Père, les
rodomontades nationalistes du « patriote de la langue fran-
çaise» dans L Ecrit Beaubourg ou Nous, mots français, l'officia-
lité désirée (le Poète et son Prince, Malherbe et Henri IV,
Francis Ponge et le général de Gaulle), le regret de « l'An-
cien Régime et le salut aux « Empereurs chinois », le
souvenir ému de la « France païenne », les spéculations sur
l'aristocratie, la « raceet « l'origine ethniquedu poète,
voire même ces ronchonnades contre la « banque juive inter-
nationaleet ces petites phrases assassines contre la philo-
sophie « juive », dont Franciscus Pontius Nemausensis Poeta
(qui savait beaucoup mieux le latin que sa glotte!) était
coutumier, au moins en privé, dans les années 70.
Certes, il n'y a pas, chez Ponge, ces amollissements qui
donnent aux derniers poèmes de René Char un côté à la fois
attendri et pompier (ne fût-ce que parce que les textes de Ponge
n'ignorent pas la drôlerie et l'humour) Z,'Ë'cnf~aH~OMrg, quoi
qu'il en soit de ses archaïsmes délibérés et de ses coups de
clairon patriotiques, est encore un formidable exemple d'« ho-
mologie de fonctionnement », avec sa construction qui refait,
selon ses propres moyens verbaux, l'architecture ouverte,
exposée, intestinale du Centre Pompidou. Certes, Francis
Ponge, dont le merde à la poésie n'a pas fini de résonner dans
le temple du goût littéraire, était beaucoup plus difficile à faire
monter au ciel de l'humanisme que René Char (pourtant, il
n'aurait pas mieux demandé !). Certes, il n'y a pas trop à gloser
sur des dérapages antisémites où il faut faire la part (coutu-
mière chez Francis Ponge face à ses spectateurs extasiés) de la
provocation rusée. Certes, il n'y a pas, en tous cas, à bâtir
là-dessus la fantasmagorie d'un Ponge antisémite et voué alors
aux poubelles d'une histoire littéraire elle aussi moralisée
comme on a pu être tenté de le faire au temps de la Longue
Marche « maoïstele long de la rue Jacob (à une époque où
Ponge avait ses amitiés du côté du « révisionniste PCF et de
la revue aragonienne Digraphe). Mais le fait est là et lui opposer
le Ponge « résistant et « ami de Michel Pontremolin'en
efiace pas la trace. Car il y a forcément des questions autour de
cette ultime ossification moralisante et cocoriquée, autour de
ces affirmations humanistes lourdement positivées, autour de
cette clôture de ce qui se donnait comme conquête ouverte,
pensée dépassée du négatif, effort de relégation de l'impasse
tragique, autour de ce réinvestissement utopique d'un avenir
unanimiste, après le congé donné au marxisme (la vision
marxiste se donnait, on le sait, comme chance de résolution
des conflits et de dépassement du tragique c'est par exemple
la part misérable et caduque du Dieu caché, le magnifique livre
de Lucien Goldmann sur le tragique de Pascal et de Racine).
Ces questions concernent la littératureet sa prise de parole dans
le monde. Elles concernent l'hygiène des langues lavées de la
saleté « cosmopolite », « pédérastique ou « juive ». Elles
concernent notre propre « besogne des mots ». Elles concer-
nent notre stupéfaction angoissée devant cet accès à l'assu-
rance, à la reconnaissance, à l'auto-satisfaction souveraine que
semble donner la vieillesse orgueilleuse des poètes. Elles
concernent surtout notre perplexité quant au refus de l'inquié-
tude tragique dans l'idylle « post-moderne » Ponge, vieillis-
sant (?), cède, pourrait-on dire, au tragique que récusait les
Proèmes; mais c'est dans un renversement dénégateur qui le nie
en l'enkystant dans des figures positivées et cuirassées d'assu-
rance paternaliste, des figures au torse bombé, sécuritaires,
triomphales et patriotiquement lavées du sens angoissant du
présent.
Soleil seul œil

J'ai essayé de montrer que la volonté de « saluer la


beauté », l'acceptation des censures du « goût », la récusation
de l'irrécusable impasse « tragique» étaient sans doute, chez
Francis Ponge, à l'origine d'une vision utopique de l'homme
« réconcilié» et d'une certaine dénégation du mal qui hante
l'être et sa littérature.
Au zénith de l'œuvre de Ponge, je l'ai dit, brille Le Soleil.
Là l'excès littéraire propre à Ponge culmine magnifiquement.
Là aussi sans doute cet excès s'apprête à décliner, à s'incliner.
Il s'incline d'abord devant la figure de plus en plus dominante
du Père.
Dans Le Soleil placé en abîme, « La Nuit baroque» que
contemple celui que le soleil sidère, expose les « milliers
d'étoiles» d'un monde pluralisé qui sort l'être de lui-même, de
sa finitude centrée, de sa conscience dominée par le point
d'aveuglement unique du soleil, cette « star» qui a en commun
avec la mort qu'on ne peut pas « le regarder en face »
« Plongés dans l'ombre et dans la nuit par les caprices du soleil
et sa coquetterie sadique, les objets éloignés de lui au service
de le contempler, tout à coup voient le ciel étoilé. Il a dû les
éloigner de lui pour qu'ils le contemplent (et se cacher à eux
pour qu'ils le désirent), mais voici qu'ils aperçoivent alors ces
myriades d'étoiles, les myriades d'autres soleils.» Difficile de
ne pas voir dans ce passage à la fois énigmatique et lumineux
une allégorie du complexe d'attraction et de répulsion qui
caractérise certes le rapport aux « myriades de soleil» mais
aussi à /'inconscient et à la mort (à l'autre absolu, à la fois
« désiré » et « refoulé »). Il y a dans cette allégorie une sorte de
renversement (c'est très exactement le topos du « monde in-
versé» cher aux poètes baroques) la plongée dans la nuit
éclipse le terrifiant aveuglement que représente le soleil comme
menace castratrice (le coït interdit avec la « monstrueuse
amie », la maternelle « putain rousse» qu'est le soleil). C'est le
froid mais innombrable et polycentrique clignotement étoilé
qui conjure les effrayantes « lueurs d'ébène» de l'éblouissement
unique.

Vision de l'œil crevé

La multiplication des étoiles est une multiplication d'yeux.


La myriade d'yeux conjure la menace d'aveuglement par
l'étoile unique, évite symboliquement la crevaison castratrice
de l'œil unique qu'éblouit le soleil.
Ce n'est pas là faire simplement donner la vulgate freu-
dienne et les yeux crevés d'Œdipe. Ponge, en effet, est d'abord
un écrivain qui voit, un poète qui a accès au monde par le canal
des yeux plus que de tout autre sens et pour qui la question du
visible relègue constamment dans des plans plus secondaires la
question, par exemple, de l'audible. Quand il dit ne pas « en-
tendre» le volume sonore célinien, il faut comprendre qu'il
désigne aussi cette détermination qui lui est propre et c'est là,
entre autres, ce qui l'éloigne de Rimbaud et de la « musique
savante (qui) manque à notre désir », de Mallarmé et de son
« ouïe collée à la génératrice », d'Artaud, tout entier tourné
vers le vacarme pulsionnel interne des « cieux du dedans »
« Point de doute que la littérature entre en nous de moins en
moins par les oreilles, sorte de nous de moins en moins par la
bouche. Point de doute qu'elle passe (entre et sorte) de plus
en plus par les yeux.» Il dit même souffrir d'une maladie, celle
de « voir le langage », et il présente volontiers son travail
comme une « logoscopie ». Pour lui le privilège accordée à la
vue et à la confrontation avec le visible est une façon de refaire
la vision que nous avons des choses (ce pourquoi ces multiples
écrits sur les peintres dont c'est bien évidemment le problème
que de rendre visibles les formes de la réalité les cerner et les
poser dans un espace gouvernable par l'œil, tout en rendant
improbables, troublées et troublantes, les formes objectales ou
corporelles où se pose et se repose la vision habituée que nous
avons des choses la vision que, précisément, nous appelons
« réalité » la vision visible). Mais (c'est l'un des paradoxes de
cette œuvre qui prétend par ailleurs s'enfoncer dans les trente-
sixièmes dessous du monde muet) c'est aussi sans doute une
façon de tenir le monde à distance et de ne pas s'y perdre, corps
et bien.
Ponge pose d'ailleurs explicitement le lien entre l'an-
goisse de l'oeil crevé et le fantasme de castration. Dans un des
rares textes où il évoque des souvenirs d'enfance, il rapporte
cette anecdote à propos d'une certaine Augusta, lingère de la
« Famille du Sage» (de cette Augusta à l'Augustus solaire des
apothéoses impériales romaines, il n'y a sans doute qu'un pas
que le jeu du signifiant franchit aisément) « Ses doigts piqués
par l'aiguille m'étaient familiers elle me faisait pivoter comme
une toupie pour me culotter. J'étais assis sur ses genoux, près
des bouillons de linge encore fripé avant le repassage, malgré
la peur qu'elle me crève un œil avec sa façon de tirer le fil.»
Outre que la rotation de la toupie est une figure récurrente dans
Le Soleil, outre que ces bouillons baroques et ce repassage classi-
que des formes trouveraient aisément leur écho dans le disposi-
tif du Pour un Malherbe, la menace de l'aiguille qui tire le fil (ou
le fils que le contenu de sa culotte inquiète ?) dispose sans doute
quelque chose de la scène primitive pongienne, telle qu'ensuite
Le Soleil en donne une version plus décidément écrite.
Freud notait le « rapport substitutif entre les yeux et le
membre viril» et indiquait que « la castration s'exprime volon-
tiers par le redoublement du symbole génital ». Voilà sans
doute pourquoi « La Nuit baroque » multiplie les étoiles. Car
l'étoile, chez Ponge, est bien figure de l'œil et du « membre
viril» menacé. Cette identification apparaît dans un de ses
textes les plus anciens, consacré comme par hasard à la
disparition du Père. Ce texte, La Famille du Sage, est écrit en
1923 mais ne paraît qu'en 1961, prenant ainsi en tenaille
l'écriture du Soleil ( 1928- 1954). Ponge nous dit même qu'il est
à lire comme « une espèce de dédicace générale de (son) œuvre
à (son) père ». On y trouve ce passage « Et qu'une étoile aussi,
pareille à l'oeil du fils, s'avive, sans le dire tu en jouissais,
Père » Il faut souligner ici ce qui s'y marque d'un rapport à la
scène familiale (Père/Fils), à l'interdit et au silence (« sans le
dire »), à la « jouissance» qui en dessine le fond sexuel incons-
cient.

Pour préciser le tableau, il faudrait noter que, dans Le


Soleil, c'est « sous la pression des lèvres du jeune Hercule» que
« le sein de Junon » « crache la voie lactée» (les myriades
d'étoiles ou d'yeux). Un texte contemporain de La Famille du
Sage et des premiers brouillons du Soleil dessine cette figure
maternelle « Le corps du bel obscur hors du drap des paroles,
bon pour un bol à boire au nichon de la mère d'Hercule.» On
découvre là le rêve d'un coït incestueux, « hors du drap des
paroles », avec le flux d'une féminité maternelle, le rêve d'une
idylle au moins verbale avec la voix lactée « nous donnons la
parole à la féminité du monde ». C'est un rêve qui fait bander
le fils, « petit garçon ardent» assuré et angoissé à la fois d'être
infiniment nombreux « Rabaissant les yeux depuis le ciel
étoilé jusqu'à moi, jusqu'à l'homme, je suis frappé de l'opiniâ-
treté que je montre à vivre.» Le Soleil dessine la scène de ce
roman familial que domine celui qui, mort dans le réel, conti-
nue à régler l'oscillation ambiguë du système, sans se départir
jamais de sa stature fascinante et menaçante « Nous l'abhor-
rons comme le dieu unique. Un sentiment authentique de notre
part et tout simple non, nous ne pouvons aimer ce qui
resplendit trop, ce que l'orgueil de son pouvoir rend informe
et tourbillonnant, éblouissant.»

Sous l'œil du père

Apparaît même ce qu'il en est des parties du corps qu'on


lui laisse à dorer ou à adorer « l'imposition de ses mains fait
tout se bander » « sous sa chaude caresse, ce vieillard prodigue
abuse de ses descendants, précipite le cours de leur vie, exalte
puis délabre physiquement leur corps. Et d'abord les pénètre,
les déshabille, les incite à se dénuder, puis les fait gonfler,
bander, éclater jouir, germer faner, défaillir et mourir ».
Cette sorte d'allégorie masturbatoire découvre alors une
curieuse instance homosexuelle. Son enjeu est l'exhibition de
la bite d'or de l'orbite solaire (en alchimie, le symbole solaire
et le symbole masculin ne font qu'un). L'enjeu de cet enjeu est
sans doute que nul « défaut» n'ait lieu dans le réel, que le
« moment sanglant» qu'évoque horriblement le trou féminin de
la « putain rousse» n'ait pas d'effet, que la « splendeur érigée »,
la « fleur fastigiée» (c'est-à-dire portée aux nues) remplacent,
en l'hyperbolisant et en la multipliant, « la tige (menacée) qui
grimpe entre les deux yeux/De la trop étroite nature» (il ne
faut pas oublier ici le sens sexuel du mot « nature »). Le phallus
ainsi hypostasié mobilise l'attention et détourne alors le regard
de « l'auguste face maternelle» dont parle Lautréamont. Le
soleil, la mort, la femme, ça ne peut pas se regarder en face et
l'espace du visible, puis l'espace du dicible sont saturés par une
masculinité omniprésente.
Là est sans doute le point d'origine de la déclinaison.
C'est peut-être en effet à partir de cette mise en place symboli-
que qu'il faudrait aussi essayer de lire (de lire alors comme
produits d'une dénégation) ce mépris agressif dont semble être
animé Francis Ponge quand, dans Pour un Malherbe, il évoque
la pédérastie. La revendication « mâle» (liée pour lui à la
réussite supérieure de la tension « classique» le classicisme
de Malherbe et celui de Ponge lui-même) ont en effet pour
pendant ostentatoire, dans ce livre, la critique violente de tout
ce qui peut « plaire aux pédés ». Henri IV (et de Gaulle?) est
le « roi gaillard » au « côté mâle et résolu ». La virilité de
Malherbe (et celle de Ponge?) s'impose contre les « pédés»
Desportes, Bertaut et Bellegarde et les « marionnettes ambi-
guës» prises dans le jeu des « perruques et des dentelles ». Et
c'est peut-être là aussi que s'enracine, dans « La Nuit baro-
que », cet épongeage elliptique qui vient renfoncer l'obsession
sadique et anale dans un réseau métaphorique qui en élude
(censures du « goût »?) le surgissement insistant.
Un détour par les données biographiques n'est peut-être
pas ici inutile. 1954, la date de la publication, longtemps
différée, du Soleil, c'est aussi l'année du décès de Juliette
Ponge, mère de l'écrivain. C'est aussi celle de la réconciliation
avec Jean Paulhan, ce « père spirituel », ce « maître de vie ». A
l'autre bout du système, il y a, en 1923, la mort du père réel
qu'une grande intimité intellectuelle unissait semble-t-il à son
fils. Ce décès fut très douloureux pour Francis Ponge et
provoqua une crise dont parlent ses biographes 5. Mais 1923
c'est aussi l'année de la rencontre avec Paulhan (en juin 1923,
les Trois Satires paraissent dans la NRF). Pour se convaincre
de la position paternelle de Paulhan (père caressant et père
fouettard!), il sufiit de lire la volumineuse correspondance
Ponge/Paulhan. La présence, affectueuse et judiciaire à la fois,
de ce « père» est présente tout au long des textes rassemblés
dans Proèmes. Il est à l'ouverture de ce livre « Tout se passe
(du moins l'imaginé-je souvent) comme si, depuis que j'ai
commencé à écrire, je courais après l'estime d'une certaine
personne.» C'est bien lui cette personne innommée (innom-
mable ?) qui relaie et relève le père réel, auteur du premier
article écrit sur son fils. C'est lui ce père conceptuel, alternati-
vement « pris» et « déçu» (« tu n'écris plus que l'orgueil », « je
te trouve étonnamment simpliste »), après l'estime duquel
court le filial Francis. Un Père, donc, surveille constamment le
système de l'obédience et de la transgression. De La Famille du
Sage aux vertigineux abîmes érotiques du Soleil, une boucle se
boucle, qui a certainement quelque chose à voir avec l'orbite
elliptique sur laquelle tournent, avec les astres (les yeux, dans

5. Voir par exemple, p. 56 du livre de Jean Thibaudeau, Ponge,


Gallimard, 1967.
la face d'Argus du ciel), les figurines symboliques d'une scène
familiale à la fois reconnue et dans une certaine mesure déniée.

C'est pourquoi sans doute, dans le Pour un Malherbe,


recollection et mise au point, institutionnalisation et réduction
« classiques» des motifs essentiels de l'oeuvre, la seule unité
facile à suivre dans la dédale des fragments, des redites et des
variantes, est l'instance paternelle, background de tous les
développements, et dont la figure de Malherbe (qui fut, nous
dit Ponge, « un bon père ») n'est alors qu'une nouvelle incarna-
tion (comme celle, un peu plus tard, de de Gaulle, le « héros
de gigantesque stature» tenant la France « de sa main ferme »)
« Mon intention, pourtant, m'est claire. Je veux dire (c'est-
à-dire affirmer que puis-je faire d'autre ?) mon amour et mon
admiration pour cet auteur. Préciser la nature de mon admira-
tion il s'agit d'une sorte de vénération, comme on peut
vénérer un père, ou un chef, un maître bien-aimé.» Et l'admira-
tion brillamment évoquée, scandée, psalmodiée, coiffée d'un
oui hyperbolique, pour cet « auteur » (l'auteur de nos jours ?),
n'est sans doute que l'un des détours que prend l'œuvre tout
entière pour récuser le négatif, recentrer le système proliférant
de l'écriture, réassurer l'unité du Moi dans la cuirasse d'un
Eros viril (un hymne à la « grandeur rose» du triomphant
phallus), s'identifier narcissiquement à cette stature héroïque,
positiver les perspectives d'avenir dans un vocatif extasié
(« Los au sol !), obturer le vide tragique et se soumettre, en
définitive, à la Loi du Père (père réel, père spirituel, père
rhétorique), fondatrice d'un socle symbolique engagé alors, par
la suite, dans une ossification de plus en plus caricaturale.

Fable de Francis Ponge

Tout un temps, Francis Ponge a affirmé que le monde


muet était sa patrie. Il a posé le réel, les choses, comme une
sorte de Père énigmatique et taciturne auquel le poète se vouait
pour, lui extorquant des bribes de sa parole, concrétiser ces
larcins dans des constructions partielles, mais « parfaites »,
dites « petites bombes », « actes» ou « textes » « objets d'ori-
gine humaine» plantés alors comme un défi face à l'immense
objet paternel. Cet affrontement affectueux et viril colorait un
peu partout la pensée et la morale pongiennes. Mais il y a (dans
Le Soleil, donc, surtout) une autre mise en place. Voici que le
monde est plutôt devenu féminin, qu'il est plutôt une « ma-
trie » « matière par excellence », « matière à la portée du
moindre bébé », « divine matière ». Voici que l'opération virile
du poète est devenue conquête (œdipienne ?) de cette féminité.
Et voici alors que l'angoisse devant cette vision incestueuse a
renversé le système. Voici que s'est constituée, ailleurs (au-
dessus ? dans quel ciel ?), l'icône d'une patrie, l'idole d'une
stature paternelle et que l'enjeu patriotico-paternaliste a fait
consister la « besogne des mots » dans un pathos de langue
« nationale» (une « religion positivée du Verbe, sous les auspi-
ces de la langue française », dit Jean-Marie Gleize). Simulta-
nément, cependant qu'au fond du décor revenait avec la force
répétitive d'un fantasme l'incendie aux flammes phalliques des
pétroles de Rouen, s'est érigée sur la scène de l'écriture une
figure héroïque, nationaliste et virile, dressée verticalement sur
les décombres de l'horizontalité du monde muet.
Alors, sous l'oeil de plus en plus exorbitant du Père, le
Fils, devenu Père à son tour, prêt à fonder son Ecole et à
marcher triomphalement sur les chemins d'une « Nouvelle
Civilisation », a regardé le Monde muet et le Monde muet, sous
ce regard médusant, s'est, pourrait-on dire, éclipsé.

Questions pour maintenant

Dans son livre récent sur Francis Ponge (Seuil, 1988),


Jean-Marie Gleize considère que ces questions (le débat sur
l'évolution politique de Ponge et ses ultimes avatars idéologi-
ques) « ne méritent pas qu'on s'y attarde ». Je ne suis pas de cet
avis. D'abord parce que l'utopie positivée, chez Ponge, n'est
pas, n'est pas seulement, une déviation sénile, un accident de
parcours (j'ai essayé de le montrer) elle est entre autres sans
doute la conséquence de sa volonté, explicitement affirmée, de
ne pas refaire le parcours que le Ducasse des Poésies (celui qui
avait retourné « comme un parapluie« les aphorismes tragiques
de Pascal) et le Rimbaud d'Une Saison en enfer avaient, selon
lui, définitivement clos et de donner congé à une certaine
inquiétude du « moderne », pour « saluer la beauté» (« II faut
travailler à partir de la découverte faite par Rimbaud et Lau-
tréamont »). Ensuite parce que ce débat n'est pas seulement
celui de Ponge. Il ne touche sans doute à rien de fondamental
quant à l'évaluation de cette œuvre et de sa force (que j'ai
rappelée). Il ne lui enlève rien. Et toute position judiciaire, tout
surplomb moraliste, serait ici hors de propos et d'une ridicule
présomption. Mais la question n'est pas ici de juger Ponge. La
question n'est pas celle de cette œuvre, mais la question de la
littérature, la question de notre présent, la question de ceux qui
aujourd'hui écrivent et lisent et qui ne pensent pas qu'Ausch-
witz a annulé l'effort de poésie, la question de ceux qui
cherchent indéfiniment le sens qu'a dans le monde le fait de lire
et d'écrire de la littérature, la question de ceux que transit
l'excès que la littérature incarne face aux forces morales et aux
exigences de l'action, la question de ceux que travaille l'intena-
ble expérience littéraire et qui savent que son flux incontenable
déborde de partout le cercle de l'humanisme. Ceux-là ont vu
s'effondrer autour d'eux les utopies et mourir les avant-gardes.
Mais ils voient aussi de quel prix se paie l'oubli du moderne,
de ses errements et de ses contradictions. Ils cherchent à
comprendre, à partir aussi de ces errements et de ces contradic-
tions, ce qui aujourd'hui continue à s'écrire sans accepter de
restreindre à des variations talentueuses ses ambitions, les
ambitions misérables et glorieuses de la littérature. Les formes
bigarrées et contradictoires de la peinture contemporaine les
ont engagés par exemple (ou devraient les avoir engagés) à une
réflexion sur le visible telle qu'elle engage aussi la littérature
dans un en-deçà ou un au-delà de la saisie optique des choses.
Ils ont perçu quelque chose de l'écoute interne de Michaux
quand il évoque la « fâcheuse représentation des gens qui
croient à la primauté du visuel, qui veulent tout commencer par
là, par ce qu'on voit ». Ils ont entendu, dans Artaud, ce
martèlement sonorisé que la douleur du corps frappe, à partir
des « cieux du dedans », dans les portées rythmiques internées
de la langue. Ils sont l'oreille tendue vers ce « chaos inouï des
nuits» inconscientes qui cherche à prendre forme dans la
poésie. Les tentatives de la poésie dite « sonore» leur ont
appris à tenir compte de ce que le langage poétique entend et
peut faire entendre de la langue. Ils sont tentés de faire de la
poésie une force pour sortir de la vue, par le dedans. Ils savent
que « le désordre absurde et le mauvais goût du monde »,
comme disait Ponge ne se rachètent pas par des formes conve-
nues soumises aux déterminations d'un « goût» moyen qui
n'est jamais que la loi que le compromis social impose à la
littérature pour la rendre misérablement humaine, trop hu-
maine. Ils écrivent, donc, sans savoir ce qu'est écrire, mais en
sachant que ce n'est pas, pas du tout, ce que l'oubli du moderne
tend majoritairement à faire croire que la littérature est.
v

VENGEANCE DE L'ETRE
FIN DES UTOPIES

Ecrit au bien

Comme René Char, comme les surréalistes, Francis


Ponge vivait dans un temps où les utopies idéologiques du
xxe siècle étaient venues relever l'absence de perspective reli-
gieuse. Ponge était un « moderne », au sens que le terme
prenait dans ce cadre. Il a été un « avant-gardiste », qui prépa-
rait sa « bombe» contre la littérature et le monde anciens.
Comme bien d'autres, mais de façon beaucoup plus complexe
et beaucoup plus subtile que les orthodoxes des « mouve-
ments» et des « écoles» (ce pourquoi il fallait, plus que tout
autre, choisir d'analyser son exemple), il a été de ces Folles
engagées dans le plaisir d'une dépense stylistique maniérée,
luxueuse et d'autant plus fascinée, du coup, par la froideur
virile d'une action (politique) dominée par le principe de
réalité. Il a toujours frayé de près avec les groupes qui s'auto-
proclamaient, en littérature et en art comme en politique,
« d'avant-garde » surréalisme, communisme, Tel Quel et ses
marges. L'objeu est explicitement posé comme une révolution
formelle, la fondation d'un nouveau genre. Le Soleil, Braque le
Réconciliateur (etc.) multiplient les références à la nécessité
d'installer, sur les décombres du vieux monde et du vieux
Fontanier, une nouvelle rhétorique une rhétorique moderne, une
arme stylistique pour la production de l'invincible nouveau. Le
lexique antibiotique et détergent de ses visions d'avenir n'est
pas, en l'occurrence, si différent de celui de René Char et des
groupies des lendemains qui chantent. Ni Ponge ni Char,
certes, au moins après la Seconde Guerre mondiale, ne croient
plus guère aux utopies politiquement cadrées (et d'abord celle
du marxisme) et, à la fin de sa vie, Ponge est, au sens plein du
terme, un « réactionnaire ». Pourtant, j'ai essayé de le montrer,
la vision de l'homme futur qui fixe souvent, chez l'auteur des
Matinaux comme chez celui de l'Ecrit Beaubourg, le point de
fuite des méditations morales, porte toujours les couleurs de
l'utopie et ces couleurs ont pour nous quelque chose de passé,
quelque chose de dérisoirement inassorti aux teintes (moins
procrastinatrices) de notre temps. Quelque chose est devenu
inaccessible dans et avec ces œuvres sans lesquelles pourtant
notre siècle serait moins lisible et moins vif le désir que nous
avons, quand nous lisons et quand nous écrivons, d'accéder à
une totalité savoureuse et bouleversante.
Il y a pour nous quelque chose d'atterrant dans la relecture
de ces œuvres. Elles semblent en effet nous montrer que quand
la littérature parle au Bien et prétend fonder sa souveraineté sur
une éthique positive, elle doit alors inéluctablement projeter
au-dessus, à côté ou au-dessous d'elle (elle doit souffler au ciel
ou faire sous elle) ces figures crispées, matamoresques ou
dérisoirement sulpiciennes, d'une affirmation positive que le
réel, pourtant, à tout coup saccage ou, dit plus brutalement,
elles semblent nous suggérer que l'affirmation humaniste « po-
sitive» est inéluctablement liée, en un misérable renversement,
aux raidissements moralisateurs séniles, aux effondrements
gâteux, aux vaticinations paternalistes, à un idéalisme sans
corps, sans vie, sans pensée conflictuelle du présent. Face à
cela, on a évidemment envie de faire donner une fois de plus
Bataille, dont la pensée semble, pour notre présent, plus que
jamais éclairante « J'ai l'inébranlable conviction que, quoi
qu'il advienne, ce qui prive l'homme de valeur, son déshonneur
et son indignité, l'emporte, doit l'emporter sur tout le reste,
mérite que tout le reste lui soit subordonné et au besoin
sacrifié» (ces phrases de 1946 figurent dans un texte dédié,
est-ce un hasard?, à. René Char).
Si le « moderne », après avoir vécu de l'affiliation idéolo-
gique massive à la vision marxiste, exige des utopies écrites au
Bien et qui finissent en drames sanglants (dans l'Histoire) et en
farces ou en palinodies néo-classiques (dans les œuvres), alors,
oui, il faut oublier le moderne. Mais il faut bien aussi se tenir
simultanément à distance de ceux qui le récusent sur la base de
l'humanisme hygiéniste et de la mondanité fade et consensuelle
d'aujourd'hui. Car le moderne ce n'est évidemment pas seule-
ment cela. Il n'est pas indissolublement lié à ces fantasmes
prophylactiques, à ces projections idylliques, à cette souverai-
neté idéaliste du Bien. Malgré sa nostalgie d'une Unité perdue
et d'un Age d'or harmonique, malgré ses rêves d'un « là-bas»
de retrouvailles sensuelles, Baudelaire, l'inventeur de l'idée
même de modernité, en était largement indemne, ses fleurs
étaient celles du Mal et le futur n'avait pour lui d'autre sens que
celui d'un inassouvissement inéluctable chez lui, écrit Ba-
taille, « la négation du Bien, est d'une façon fondamentale une
négation du primat du lendemain ». Et ceux qui, plus près de
nous et de nos langues, mais dans une large mesure à sa façon,
ont écrit plutôt au Mal (face au tragique, le rire noir de Jarry,
d'Artaud, de Queneau ou de Beckett) nous sont semble-t-il
plus utiles pour nous aider à nous orienter dans les fureurs d'un
temps qui a appris à ses dépens à se méfier des utopies
mélodieuses.

L'In-signifiant

Nous vivons aujourd'hui dans un monde sans relève


utopique. C'est pourquoi, au rythme du balancier historique,
« Dieu» revient ici et là sous ses formes les plus raides pour
boucher le trou ainsi ouvert. Ces retours ne comblent évi-
demment pas la vacuité du sens du présent (le sens du
présent échappe toujours et c'est même cette fuite étoilée du
sens qui définit un temps comme présent). Mais cette vacuité
se double alors d'une perte désillusionnée du sens de l'ave-
nir. Elle se double aussi (symétriquement?), tout alentours
nous le montre, d'une perte de sens du passé ce qui vient
combler cette perte, c'est l'accumulation kitsch des citations,
les emprunts désaxés du sens historique, l'écrasement des
valeurs de la mémoire culturelle dans un tout-se-vaut provo-
cant où Homère et Dallas peuvent par exemple être lus avec
les mêmes lunettes. Le goût « post-modeme », en architec-
ture et en peinture, a incarné profusément cette paradoxale
amnésie (beaucoup de colonnades gréco-staliniennes, beau-
coup de figurines mythologiques réinvesties dans une image-
rie de bande dessinée).
Le symptôme de cette vacuité, c'est aussi le repli de la
philosophie et de la pensée théorique dans le moralisme
humaniste et celui des ex-écritures « modernistes» dans des
compromis souriants et désabusés, soumis à la dictée du goût
dominant. Le cas de Philippe Sollers est en l'occurrence le plus
emblématique depuis le très aragonien Femmes' et le passage

1. Femmes est un livre fait expressément pour provoquer les


réactions outragées des corps constitués (les femmes, les homo-
sexuels, les lacaniens, les barthésiens.) et pour répondre par avance
à ces attaques. C'est un livre fait pour avoir par avance le dernier mot
sur tout, pour se couvrir. C'est de la littérature tactique et virtuose,
mais au fond assez piètre parce que strictement « mondaine» (son
objectif est de jouer « au plus malin» et de disposer, mieux que les
autres, du savoir et de l'intelligence critique). Avec cela on peut faire
de brillants essais. La fiction, c'est autre chose. Ecrire, ce n'est pas
parer d'avance les coups et faire livre de ce type de parade. Ecrire
s'est s'offrir aux coups, comme sans y penser, parce que ce à quoi,
écrivant, on « pense », vient (en partie du moins) d'ailleurs que de la
scène « mondaine » (sociale).
du très présent Tel Quel au très vague Infini1, l'auteur de Lois
continue, certes, à briller de mille feux d'intelligence quand il
dévide sur les ondes ses commentaires passionnés sur Watteau
ou sur Sade il continue aussi à penser de façon éclairante les
taches aveugles du semblant moderne et sa lucidité enjouée
nous est toujours précieuse mais ce qu'il écrit n'est plus guère
à mon sens que le sténogramme gracieux d'une langue de
conversation mondaine, cloutée d'éclatants paradoxes et déco-
rée des stucs d'une culture virtuose. Là, « plaire et toucher »,
comme le recommandaient les « classiques », est la seule règle.
Le roman n'est plus que chronique spirituelle du monde
comme il va. Rien n'y peut déplaire et surtout pas les petites
provocations d'un libertinage souriant. Comme si, après le
vertige du désir avant-gardiste, il y avait eu (victoire de l'an-
goisse ?)3 un repli fatigué, un à-quoi-bon ? converti en triom-
phe médiatique et en surcroît de présence bavarde. Ce que
pourrait enseigner cette évolution, c'est que si l'oubli du
moderne a le sens de cette réticence à affronter le non-sens du
monde en son présent (la dérobade devant sa littérale in-signi-
fiance), alors il risque de condamner les œuvres à l'insigni-
fiance. « Le non-sens de la littérature moderne, écrivait Ba-
taille, est plus profond que celui des pierres, étant, parce qu'il
est non-sens, le seul sens concevable que l'homme puisse
encore donner à l'objet imaginaire de son désir. Une abnéga-
tion si parfaite demande l'indifférence, ou plutôt, la maturité
d'un mort. Si la littérature est le silence des significations, c'est
en vérité la prison dont tous les occupants veulent s'évader.»
Dans le vacarme médiatique d'aujourd'hui et sa cancéreuse

2. On se souvient que, quand Aragon quitta l'avant-gardisme


surréaliste pour se vouer au « monde réel» (son cycle romanesque),
il entama l'écriture d'un roman intitulé « La Défense de l'Infini» (je
souligne).
3. Cette victoire se lit peut-être dans l'agressivité (dénégatrice?)
de Sollers contre ceux qui « ne peuvent écrire que dans la tristesse ou
la dépression alambiquée ».
vitalité, la sensation que nous donne souvent ce qu'on nous
présente comme « littérature », c'est justement qu'elle a perdu
à la fois le sens de ce non-sens, l'urgence de ce désir, la force
et la maturité de cette abnégation, le savoir de cette prison et
l'idée même de pouvoir s'en évader.
C'est alors comme il n'y avait pas d'autre choix qu'une
absence atterrée (nihiliste) de choix. Comme s'il fallait à la fois
(sauf à sombrer dans l'insignifiant) maintenir la perspective
« moderne» (et se projeter alors dans la raideur tragi-comique
des visions d'avenir façon Char, Ponge ou autres plus ultra-
modernes) et (sauf à ne plus pouvoir rien penser du monde où
effectivement nous vivons dans un présent sans point de fuite)
y renoncer radicalement (et s'affaisser dans des formes néo-
classiques chic, des montages rétro, ou des prudences formelles
préoccupées surtout de prendre avec la langue le moins de
risques possible tout en maintenant un label de qualité « litté-
raire »).
Ce sont bien les mâchoires de ce piège médiocre qu'une
aventure d'écriture d'aujourd'hui pourrait avoir envie de des-
serrer. Pour ce faire, elle aura besoin du savoir (de l'analyse)
de ce qui se jouait dans les écrits du temps des avant-gardes.
Mais elle a besoin aussi de l'espace vide (impensé) qui s'ouvre
devant qui ne veut plus rien avoir à faire avec les derniers
soubresauts des ex-avant-gardes le définitif congé qu'on peut
aujourd'hui donner à la période que symbolise le nom de Tel
Quel ne prend pas seulement acte de l'effondrement insignifiant
où se sont réduits plusieurs des écrivains et des penseurs en
pointe de cette époque il est aussi la reconnaissance que ces
écrivains incarnaient sans doute les derniers feux « fin-de-
siècle » du temps des Ponge et des Char, les derniers soubre-
sauts d'une vie littéraire en agonie dans un monde qui attendait
interminablement son définitif arrêt de mort. Dans Tel Quel,
beaucoup, et non des moindres, ont certes appris à lire le
moderne, entre l'affirmation inaugurale d'un présent sans
relève (« Je veux le monde et le veux tel quel »), la perspective
politique utopique des années 70 et les retours « catholiques»
des années 80. Mais notre énigmatique présent nous dit sans
doute que les objets pensés par l'énorme « travail théorique»
produit alors dans une remarquable dépense d'énergie épisté-
mologique étaient déjà creusés de l'intérieur, qu'il n'en restait
qu'une coque vide qui n'attendait que le décret de la « mort des
avant-gardes» pour s'évanouir d'un coup, laissant sur les pages
quelques épaves qui pourrissent aujourd'hui sous la forme de
pochades libertines ou d'épais bilans héroïques et romanesques
d'une époque révolue.
Sans doute sommes-nous dans ce temps où le refus litté-
raire de céder à l'appel mondain (puisque « nous ne sommes
pas au monde ») tout en posant qu'il n'y a nul autre lieu que
le monde présent (puisqu'il n'y a plus de paradis terrestre ni
céleste) ravive la vérité tragique et nous laisse pantelants face
à l'in-signifiance du monde qu'affirme le non-sens de la littéra-
ture. C'est sans doute pour cela que l'effort des écrivains est
souvent d'échapper à cette loi d'airain. Pour certains, il s'agit
d'imaginer un lieu de sortie du tragique (une ouverture « pro-
gressiste », une relève politique, un retour de la perspective
religieuse). Pour d'autres, il s'agit d'accepter le compromis
social mondain, en surenchérissant alors sur tout ce qu'il peut
avoir de compromettant (la littérature prétexte, la littérature
décor, dont je parlais plus haut). Les plus habiles ou les plus
cyniques savent amalgamer les deux. Mais c'est bien pour cela
que le choix n'est pas entre le « moderne» (utopie d'un lieu de
sortie vers le « Ciel ») et le « post-moderne» (?) (évanouisse-
ment, dans le « Monde », de l'exigence intolérable du « tragi-
que »). L'exigence est de refuser cette accablante alternative en
maintenant la tension tragique dans des formes dont on ne peut
rien dire parce qu'elles rejouent à chaque fois, pour leur propre
compte, l'exigence de la littérature telle que quelques livres,
rares, en manifestent l'insensé.
L'EXPÉRIMENTATION, LA DÉCISION

Puberté de l'écriture

On dit beaucoup des productions du moderne (ou de


l'avant-gardisme) qu'il s'agit « d'expérimentation ». C'est
généralement posé comme un reproche il y aurait dans
l'expérimentation quelque chose d'inaccompli, quelque chose
qui relèverait de la pure provocation, quelque chose qu'en
somme on devrait verser au compte de la crise pubertaire.
A-priorisme théorique, tripotage formel, enfermement idio-
lectal, inéluctable « illisibilité » seraient les tares de l'épisode.
Puis (sauf choix du silence, du Harar, de la mort ou des
« mathématiques sévères ») viendrait l'âge heureux, l'âge
adulte et l'écriture apaiserait la violence trop verte de l'expé-
rimentation dans une stabilité moins radicale mais plus
réussie, plus modique mais plus maîtrisée. La fable serait
toujours sempiternellement la même ivres d'un rêve avant-
gardiste héroïque et brutal, des jeunes gens efflanqués s'em-
barqueraient pour une traversée révoltée, les Illuminations et
Maldoror au cœur, le Coup de dé dans la poche-revolver et les
yeux enflammés d'une extatique futurologie ils reviendraient
quelques années plus tard en canot de sauvetage, plus gras
et moins fébriles, ramant aux ordres d'un quelconque Boileau
et brandissant LArt poétique, comme un petit livre rose ils
salueraient de loin, campé sur la rive classique enfin réaper-
çue, le Prince à la « gloire nouvelle », l'Alcide gaullien d'une
« nouvelle Enéide » ils cesseraient d'infester les Provinces
avec leurs « pointes triviales» et leurs « extravagances » ils
armeraient les mousquets contre les burlesques, les obscurs
et ceux qui mêlent Tabarin à Térence ils n'écouteraient plus
que la raison, le naturel et le bon goût; et leurs ouvrages
enfin sortiraient des boutiques. Du Traité du style, et du
Paysan de Paris au Crève-Cœur ou à Blanche ou l'Oubli, du
Soleil à L'Ecrit Beaubourg, de H ou de Paradis aux Folies
françaises ou à Portrait du joueur, l'expérimentateur repenti
accéderait enfin à la dignité de l'oeuvre mûre et son public,
extasié, exhalerait un enfin qui aurait tout le sens d'un ouf!
Dit autrement la manie juvénile du « moderne » accéderait,
pour le plus grand bien de l'éternelle bibliothèque, à un
équilibre accompli et socialisable (le petit livre de Domini-
que Noguez sur la résurrection d'Arthur Rimbaud donne le
pastiche impeccable et ironique de cette vision). Accéder à
la dignité de l'oeuvre serait, d'une certaine manière, oublier
la violence instable du « moderne », devenir « lisible », ami-
cal, apaisé.

Trou noir

Pour celui qui écrit, qui est contraint à écrire, qui cherche
à fixer dans l'écriture le sens improbable de sa vie et à y fonder
ses raisons de vivre (de vivre un tant soit peu heureux de
triompher de l'inertie dépressive, d'imposer au temps atterré
de tous un tempo personnel), la littérature, évidemment, est
tout. Cela ne l'empêche pas de savoir (cela, au contraire, lui
fait savoir) que la littérature, tout aussi bien, n'est rien, sinon
un petit bruitage dérisoire et inoffensif, voire, aujourd'hui sans
doute plus que jamais, la lubie anachronique d'individus dé-
classés par l'histoire, dépassés par le pouvoir des images,
déliés, par la force des choses, de tout engagement dans le
Temps et poursuivant, dans des marges obscures ou coquettes,
une activité sans grand rapport avec les exigences de l'époque.
Ce savoir permet, d'abord, de rire des rodomontades rengor-
gées, des vanités collet monté, des veuleries carriéristes, des
afféteries et des prudences tactiques, du cynisme hédoniste, des
perpétuels dégagements en touche, de la convivialité hypocrite
qui fleurissent dans la corporation des écrivains. Mais ce même
savoir dit aussi tous les jours à quels points les efforts de qui
écrit sont misérables à quel point, au regard de ce qu'on
appelle qualité littéraire (au regard de l'accomplissement
adulte de la littérature), son travail « expérimental» (comme
on lui dit) peut être débile, plein de ficelles vulgaires, de
facilités, de lourdes provocations, de manies répétitives, de
laideurs malhabiles « cochonnerie» d'écriture mais à quel
point aussi, au regard de ce qu'il vise (l'expression radicale
d'un encore-non-dit, d'une inhumaine poussée personnelle
interne), ce travail est ridiculement apprêté, d'un misérable
maniérisme, d'une rhétorique qui le fait, à chaque fois, pâlir de
honte devant telles productions plus « brutes» venues du fond
de la folie. C'est dans cet entre-deux qu'il circule, quelque peu
hagard, sans assurance aucune et à chaque fois voué à la
fragilité, à la déception. L'expérimentation, c'est d'abord l'ex-
périence de cette situation frustrante, où la littérature est à la
fois, indissolublement, triomphe et misère et où l'enjeu « mo-
derne» est la circulation inarrêtable entre la déchirure des
formes apprises et la production paradoxale de formes adéqua-
tes à ce déchirement.

Qu'est-ce alors qu'être un écrivain, sinon jouer, parfois, à


être ce Maître pervers dont la parole constituée en énigmatique
objet de désir fait du vide, plutôt que du plein, un vide dans
lequel doivent s'engouffrer l'amour (la lecture) et sa constante
déception? Qu'est-ce que donner à lire, sinon viser à emmener
celui qui lit (les quelques, rares, qui lisent) au bout de son
adhésion (de son énergie) et la casser (« ce n'est pas ça »,
« va! », « ailleurs »). Etre un retrait, un vertige. Etre comme
un trou noir qu'on colle sur le mur blanc (sur le positif partout
affirmé par les discours politiques, scientifiques, humanistes)
pour une issue sur rien sur l'angoisse, sur une dé-saisie
voluptueuse et tueuse, sans relève. Belle métaphore du geste
d'écriture « expérimental » dans le film Qui veut la peau de
Roger Rabbit ?,les boîtes de trous noirs (on les ouvre, on y
prend des rondelles noires que l'on colle au mur elles ouvrent
alors dans les pleins, dans la stabilité, dans le décor halluciné
du « monde », des trous par où l'on sort, on s'éclipse, on
pense).

Le Maître pervers

« Expérimenter », c'est être alors d'abord le Maître per-


vers de soi-même. Peut-être que, comme je l'ai noté ailleurs 4,
écrire est découvrir qu'aucun nom ne nomme le monde que
corps et réel, expérience et vérité sont sans figures; qu'entre
réel (expérience) et langage, il n'y a qu'affrontement, conflit
que le matériau inconscient qui hante l'écriture ne vient à la
langue que pour la faire rater dans des coruscations vernissées
(comme chez Rimbaud), des lapsus comiques (comme chez
Michaux ou Queneau), des entassements fatrasiques (comme
chez Denis Roche ou Oskar Pastior), des portées glossolali-
ques et des rythmes échoués au bord de l'aphasie (comme chez
Artaud ou chez Guyotat), des circonvolutions centripètes
(comme chez Proust) ou des ressassements emboîtés (comme
chez Thomas Bernhard ou Hubert Lucot) que l'enjeu d'écrire
est toujours, quelles que soient les formes diverses qu'au bout
du compte cela prend, de symboliser ces forces sans noms et
sans figures qui résistent à la constitution des représentations
que la langue n'est pas très habitable, la jouissance fort peu
codifiable, le réel guère représentable dans des figures fronta-
les, cernées, discursives; et qu'il faut pourtant faire avec ce
vide, parler dans ce vacarme ignoble et trouver là-dedans des
« raisons de vivre heureux» comme disait Francis Ponge. C'est
un cruel paradoxe. C'est le paradoxe qui détermine l'action
d'écrire. C'est le paradoxe de l'expérimentation. C'est le
paradoxe qui rend l'expérimentation inéluctable pour qui, sans
aucunement savoir pourquoi, se sent contraint à écrire.

4. Voir La Langue et ses monstres, Cadex éd., 1989


La vérité est donc qu'on n'y voit rien. Qu'on est réduit à
quia. Réduit, devant de telles questions, au quia infantile.
Invinciblement et à jamais peu adulte. Apercevant seulement,
non pas un sens, mais une nécessité, un sine qua non. Dont on
pourrait seulement dire (mais quelle banalité quelles rodo-
montades d'opéra !) qu'ils renversent l'angoisse en désir, qu'ils
génèrent, sur la radicalité de leur vide, une force d'autant plus
dégagée (énergie du désespoir? Rimbaud « Faiblesse ou
force te voilà, c'est la force. on ne te tuera pas plus que si
tu étais cadavre »). Expérimenter, ça n'est rien d'autre que
tenir, sur ce dégagement du vide, le désir de fonder une langue
vivante (sa « musique savante », son cabrage scandé, son pur
orgueil, son entraînement à nul autre pareil puisque, comme
dit Michaux, « le mal c'est le rythme des autres »). Conversion
du peu-de-réalité (de la pseudo-réalité que les langages consen-
suels tâchent à nous faire prendre pour le réel) en puissance
d'affirmation intime, hors sens, in-signifiante. Une image fera
ici emblème. Cy Twombly, Vengeance of Achilles érection
pyramidale de traits rouges et de traces convulsives, à la fois
souples et raides, décontractées et furieuses, désespérées et
rieuses, montées à toute volée sur un socle de lettres écrasées,
tenant le coup sur et contre elles, affirmées contre l'affaisse-
ment morbide, contre la soumission. C'est une protestation
contre la tombe, contre ce qui tombe aux escarcelles du monde.
S'il y a un sens pour ce qu'on appelle l'expérimentation, il est là
dans cette affirmation insensée (et forcément largement idio-
lectale et « illisible ») contre la mélancolie habituée et l'aban-
don désabusé aux rites de l'époque. Ce qui donne sens à l'acte
d'écrire (et donc, pour qui vivre ne se conçoit pas sans écrire,
à la vie), c'est cette prothèse cabrée qui incarne, au fond, l'effort
pour ne pas devenir fou et qui projette amoureusement hors de
soi un corps de parole, un Etre-de-Beauté (Rimbaud, encore),
un bloc chu du désastre, insécable, tout de défi et de rage « j'ai
vécu pour me venger d'être », dit la première phrase du Discours
aux Animaux de Valère Novarina.
L Amour

Expérimenter n'est pas rechercher en soi le nouveau, le


moderne. Expérimenter, c'est prendre acte de l'échec de la
nomination et de l'incompétence du langage communautaire
face au chaos insensé du réel. Expérimenter, c'est vivrel'amour
de et dans la langue.
J'appelle ici amour (amour de l'amour, amour de cet
emportement et de ses malentendus) la force qui soutient une
tentative exaltée et pourtant désespérée, obnubilée et pourtant
lucide, pour traverser le mur de représentations mortes, de sens
éreintés, de mots inadéquats à l'expérience réelle que le lan-
gage irrémédiablement maçonne autour de chacun des vivants
que malgré tout, malgré cela, nous sommes. Expérimenter,
c'est tenter d'ouvrir un passage dans cette muraille qui suture
le chaos des choses, déréalise l'expérience, canalise la pensée
en réseaux pré-dessinés, aseptise la pandémie pornographique
du vivant. Expérimenter, écrire, c'est mobiliser une énergie
rythmique qui trace érotiquement dans cet espace mortifié
quelque chose de vivant quelque chose qui garde en soi la
trace du bordel immaîtrisable d'où ça vient quelque chose qui
fasse en soi résonner l'écho de l'emportement amoureux qui a
bandé, entre angoisse et désir, la langue de ça, moi, qui écrit.
Cet emportement, certes, est toujours éperdu et leurré (ce
pourquoi, au réveil, il y a souvent cette sagesse plus adulte des
œuvres « réussies ») mais il est aussi baptismal, inaugural
(c'est tout le sens de la jeunesse imparable des œuvres de
Rimbaud et dé Lautréamont). Il plie, pour un temps, le temps
à son rythme (c'est le coup de doigt donné sur « le tambour »
de la « raisonrimbaldienne), son volume volubile occupe
l'espace (c'est l'objeu pongien, posé victorieusement dans le
monde muet), il égare le corps et la pensée (les force à se
ressaisir autrement c'est le « corps sans organe» d'Artaud
réenfanté par les glossolalies). C'est sans doute pourquoi
l'amour, l'érotisme, le sexe, sont le sujet même de la littérature
(et surtout de la poésie qui, de ce point de vue au moins, en est
l'apex). Non pas l'amour comme idylle romantique. L'amour,
au contraire comme lieu et formule d'une force qui donne corps
à cette fable du désir et du leurre, l'amour comme geste du
« rapport » raté, repris, emporté par un désir ahuri, entre la
langue et des choses. Il y a, au moins dans la littérature, un lien
entre le désastre désopilant qu'est le malentendu, exalté ou
larmoyant, du rapport sexuel (désastre dont seul pourtant
l'emportement des langues dans l'exaltation amoureuse peut
faire advenir le spectacle) et le malentendu symétrique de la
nomination (notre rapport raté au réel). L'illusion d'une réus-
site (d'une plénitude) des discours positivés se paie du meurtre
de l'expérience réelle, de l'évanouissement de l'intimité, du
leurre idéologique. Dans cette illusion (dont la littérature
pourtant se nourrit aussi), il y a la fixation mortifère d'un
dynamisme en fait sans noms (ce dynamisme sans noms qui
pousse à faire del'art). Mais pour faire l'expérience de cet échec
(pour faire de l'art, donc), il faut aller au bout de la croyance,
au bout de l'amour. Ce jusqu'au-boutisme s'appelle peut-être,
si l'on veut, « expérimentation ». Mais son but c'est seulement
d'énoncer la « fin de l'idylle », comme disait Rimbaud, qui
secouait ces fixations pour trouver sa langue et faire œuvre
d'une traversée violente de ce double malentendu.

Le Mur

A chacun, bien sûr, sa traversée. A chacun les formes


particulières de cette traversée. A chacun de trouver les axes de
la force qui, pour lui, peuvent bouleverser l'inertie des choses
et la fixité des rapports pour revivre une naissance, une « natu-
ration », un « commencement », un « ex-cès », une « ex-péri-
mentation », c'est-à-dire la parturition symbolique d'un être
autre que celui qu'une mère enfanta et jeta dans la vie des
actions et dans l'ordre des noms de la langue dite justement
maternelle. Cet ex-cès ex-périmental, ce périple hors du champ
mental balisé par la langue apprise, on peut le lire dans l'effort
que firent les écrivains qui nous bouleversent pour que quelque
chose de leur difficulté et de leur intimité (de leur sensation
d'être et de ne pas être « au monde ») passe au travers du mur
maçonné de sens qui fermait autour d'eux l'espace. Khlebnikov
le fait par une sorte d'usure oralisée, psalmodiée, chantonnée,
babillante de l'imagerie poétique. Cummings le fait en décou-
pant au forceps la ligne mélodique d'une poésie banalement
amoureuse pour y enfoncer d'improbables incises qui coupent
et enkystent le flux spontanément lyrique. Artaud le fait dans
une crispation martelée sous la dictée du corps qui glossolalise
brutalement la langue (lire aujourd'hui Max Loreau ou Jean-
Pierre Verheggen peut raviver l'écoute de cette motion). Joyce
submerge le mur en mettant le langage en volume (en l'épais-
sissant d'apports polyglottiques) pour composer une sympho-
nie dont la folie idiolectale n'a pas fini de nous fasciner (mais
c'est à partir de la lecture des textes de Novarina que ce monde
peut nous être aujourd'hui lisible). Proust creuse le mur de
langue par son dedans, par le tournoiement centripète d'une
phrase qui refuse indéfiniment la réduction, la ligne, la simpli-
fication « psychologique» (déchiffrer la phrase moderne de
Lucot permet peut-être maintenant de lire autrement Proust).
Flaubert sort des remparts du réalisme par l'alignement répéti-
tif désaxé (un sur-place fibreux) des aventures de Bouvard et
de Pécuchet (relire ce texte à la lumière des Dépôts de savoir et
de technique de Denis Roche ou du Je me souviens de Perec peut
nous aider à mieux saisir ce qui s'y expérimentait). A chacun
son débat avec sa propre version du mur, sa propre image de
la mère, sa propre force et sa propre faiblesse amoureuses. Et
tout est à chaque fois à refaire. Car le mur sémantique, dès
qu'on trace un noyau de phrase minimal, se rebâtit toujours,
implacablement. Expérimenter, c'est tenter de prendre de
vitesse cette reconstitution, ce ciment où prennent tous les
clichés, tous les discours, toutes les sentimentalités, toutes les
petites mythologies portatives (et les mythes théoriques aussi
bien) dont la littérature fait couramment son beurre. Expéri-
menter, c'est vouloir désespérément différer ce moment où le
plein de savoir, l'illusion de communication sans restes, l'ap-
probation abrutie de la « vie » viennent combler le vide qui
nous habite et qui nous fait écrire. Si les livres auxquels je fais
ici allusion disent quelque chose, y compris quand ils refusent
explicitement de dire quelque chose ou d'être réduit au dire de
cette chose, c'est ce refus (cruel, mais voluptueux aussi) de
n'être que cette viande soumise, cette anatomie pondue par un
ventre, cette nature obtuse et sanglante, cette parole toujours
pré-parlée, cette tristesse narcissique matamoresque, cette
lourde immanence que l'humanisme d'aujourd'hui appelle un
être humain.

La Mère

Car s'il y a encore à écrire (la question n'est pas du tout


sans objet), s'il y a à « expérimenter », si l'on ne peut oublier
absolument le « moderne », c'est parce qu'il y a toujours à
recommencer sa propre naissance, à habiter un autre Nom, à
régler la question de la mère et du mur de la langue maternelle.
C'est-à-dire qu'il faut savoir, en la reposant constamment, à
quel point elle n'est pas réglable, pas plus réglable que celle de
la vie elle-même (que celle du Réel, que celle du Mal) « il y
a toujours quelqu'un au-dessus de vous, quand ce ne serait que
votre mère », dit Nerval.
Mais il faut savoir aussi à quel point l'effort amoureux et
désespéré pour la régler est la seule justification d'être et
d'écrire. Les Grecs de Byzance appelaient la Madone « Celle
qui contient l'Incontenable. » Que la Mère ne puisse « com-
prendre» le Fils, que Lui ait bien du mal à se « contenir» (à
ne pas s'éclater d'un trop-plein de réel), que tous Deux ne
puissent « embrasser » le lien qui les fonde comme figures de
l'impossible Etre-au-Monde, voilà qui est bien dit par cette
formule. « Pardonnez-moi, Très chère Mère, écrivait Hôlderlin
à sa mère, si je ne parviens pas à me faire entièrement com-
prendre de vous.» Que la Mère, qui « donne la vie », ne veuille
rien entendre de ce que fait le Fils pour se soigner de la maladie
d'être (des poèmes, par exemple), c'est, pourrait-on dire, dans
l'ordre des « choses ». Mais il faut ajouter que le langage
poétique (et son caractère statutairement « expérimental ») a
peut-être quelque chose de ce statut du Fils contenant-contenu
(« incontenable ») de la langue maternelle il en est « fait », elle
l'engendre et le contient (le « comprend ») et pourtant quel-
que chose en lui (une force, une grâce, une infinité sans figures,
un rythme) l'excède, elle, de toutes parts l'enveloppe, l'use,
l'affole, la tue, l'ouvre et la refait (comme dit l'argot). Sans lui,
elle ne peut « embrasser» le réel en lui, elle est cette folie
« expérimentale » où le réel se dit impossible, s'avère innom-
mable et imprononçable. Car le réel (les choses du monde,
l'affectivité, la sexualité.) s'oublie dans la langue et, en même
temps, nous n'y avons accès, nous ne pouvons l'habiter qu'en
lui donnant provisoirement forme dans la langue.

L'identité de celui qui écrit est, dans ce mouvement,


toujours en question, toujours énigmatique, toujours vouée à
faire l'expérience infixable d'elle-même. De l'autre, il ne sait
rien, parce qu'il ne sait pas grand-chose non plus du même (du
Je, qui est un autre). Car la langue est ce même (pour tous)
toujours autre (pour chacun) dans lequel il faut tant bien que
mal silhouetter son identité (sa propre prononciation du réel).
Expérimenter, ce n'est pas autre chose que tenter de trouver,
de livres en livres, voire de textes en textes, une forme, des
formes qui satisfassent à cette exigence intenable formuler le
nom du réel, prononcer son imprononçable tétragramme. Et la
difficulté (l'inévitable ratage) vient de ce qu'il faut à la fois
maintenir dans l'œuvre la trace explicite de son mouvement
originel (le manque, le chaos, la crise informelle qui est à la
racine de l'impulsion à écrire) et la résolution en beauté (en
réussite formelle) de ce mouvement (l'accès à une forme
déchiffrable, stabilisée, heureuse). Ou, autrement dit, de ce
qu'il faut à la fois sacrifier, par l'œuvre accomplie, la sensation
d'inaccomplissement (l'angoisse) qui en a provoqué l'écriture
et garder vivante, dans l'oeuvre, cette sensation qui en sacrifie
d'une certaine manière la plénitude (l'accomplissement esthé-
tique). Ce « sacrifice » est inéluctablement ce vers quoi va celui
qui écrit (c'est le flirt de l'écriture avec la « folie» et l'expé-
rience limite de Pierre Guyotat dans Prostitution ou dans Le
Livre est un bel emblème de cette entropie), tout autant que ce
à quoi il résiste (cette résistance est à la fois censure et
conquête d'une forme). Rien ne peut éluder ce dilemme. La
question de l'expérimentation est là. L'oubli du moderne ou
l'affirmation moderniste, la ruine des utopies et l'éclectisme
post-moderne, le dessin d'un espace entre la mort des avant-
gardes et les retours néo-classiques sont par rapport à cela des
épiphénomènes d'époque, des anecdotes, traitables comme
tels, et rien de plus.

Commencer

L'expérimentation ce n'est donc pas la fuite en avant


avant-gardiste. C'est plutôt quelque chose comme la volonté de
maintenir l'énergie du commencement. Maintenir l'énergie du
commencement, cela veut dire garder en langue si possible
toujours brûlante la trace de ce qui a un jour (un jour bien
évidemment insituable) poussé à écrire. Maintenir la trace de
ce qui a un jour poussé à écrire, cela veut dire affronter à la fois
une plongée régressive vers la dictée inconsciente qui a lancé
un être dans l'amour de la langue et l'exigence de tirer de cette
plongée un chant exécuté en beauté.
La question est donc toujours comment énoncer l'intime
dans la langue de tous ? Quelle langue trouver pour répondre
aux injonctions de l'Autre qu'en Moi l'usage de la langue de
tous rend aphasique? Quel travail de résistance, de différAnce
(salut, ici, à Jacques Derrida!), de défection (de négativité)
effectuer pour, comme le disait William Burroughs, « couper
les vieilles lignes » ? Quelle toile de Pénélope détramer pour
tramer sa langue, c'est-à-dire pour faire vivre, comme le
propose Valère Novarina, un « drame dans la langue fran-
çaise », un drame qui soit à la fois refus de la langue qui nous
parle et nous assujettit à sa norme atone et affirmation, com-
mencement sans cesse refait, d'une langue vivante, adéquate au
sentiment intime que nous avons des choses du monde et de
notre inconscient?
C'est d'abord dans le retrait à la. langue que réside le
sens de l'expérimentation, et non pas dans l'adhésion à des
formes excentriques. Si l'expérimentation peut échouer dans
l'idiolecte, c'est du fait de ce retrait révolté, du fait de ce
sacrifice de la langue au surgissement en elle d'un Réel
imparable. Ce Réel n'est pas une matière ou une forme, un
état, une positivité à re-présenter. Il n'est sans doute que
l'emblème, voire le Nom, de cet excès qui fait écrire et dont
écrire vise à maintenir (ou à retrouver) la force. Cette force
originante est et n'est pas en deçà de la langue. La langue
se refait, se ravive, se disloque et se recompose à l'appel,
pourrait-on dire, de cette raison que Ponge écrit alors juste-
ment réson, pour en marquer la force abstraite, l'énergie
rythmique et sonore. Cet appel la tire au-delà d'elle-même
et pourtant en elle-même. Cette raison est formée par et
forme notre sensation de n'être pas au monde tout en étant
nulle part ailleurs qu'en lui. Elle dit que la langue nous
donne le monde tout en nous le dérobant. Elle nous le livre
tout en nous délivrant de lui. Elle nous pousse à chaque fois
à verbaliser autrement (à re-commencer) la sensation que
nous avons de lui, de nous, de notre rapport à lui. Rimbaud,
encore (A une raison) « Un coup de ton doigt sur le
tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle
harmonie. Ta tête se détourne le nouvel amour! Ta tête
se retourne, le nouvel amour »
Cette raison originante n'est pas un point d'origine. Elle
est la force du négatif en nous. Elle est cette injonction
abstraite (un ton, une portée, un rythme, une allure de phrase),
sans mots presque encore, sans sens en tous cas, qui lance dans
le vide l'impulsion d'une pensée, la matrice d'une forme. « Le
premier vers est toujours donné », disait Valéry. Les phrases
commencent à parler avant que l'écriture commence (on se
souvient de « la pénultième est morte », de Mallarmé dans Le
Démon de l'analogie ou de « l'homme coupé en deux par la
fenêtre» de Breton dans le premier Manifeste du surréalisme*).
Ecrire commence en ce milieu où tout a toujours déjà com-
mencé. Ecrire, c'est faire durer cette impulsion du commence-
ment en résistant, autant que faire se peut, à l'usure de la langue
qui vient en dilapider l'énergie dans des formes convenues.
Expérimenter a d'abord le sens de cette résistance. Ce pour-
quoi on ne peut renoncer à l'expérimentation, car l'expérimen-
tation est la vie de l'écriture elle-même, la vie c'est-à-dire,
comme le disait Bichat, « l'ensemble des forces qui résistent à
la mort ».

Décider

Il s'agit alors de décider d'un geste, d'imposer une forme.


C'est peut-être le geste tranchant de quelques peintres qui
peut nous aider à comprendre ce qu'il en est de cette décision 6.
L'une des questions les plus sidérantes que pose la peinture est
peut-être en effet celle-ci qu'arrive-t-il à Barnett Newman

5. Voir aussi « Entrée des médiums », dans Les Pas perdus.


6. Je développe ici des remarques brièvement faites à propos de
D. Dezeuze dans mon petit livre Comme la peinture, galerie Yvon
Lambert, 1983.
quand il « invente» la descente tendue de son « zip» et prétend
par là, comme il le dit lui-même, « déclarer l'espace » ? Qu'en
est-il de ce tranchant qui engage le Caravage quand il plante
dans l'espace harmonique et subtil des maniéristes de son
temps, la découpe brutale de ses corps cruellement silhouettés
et démembrés par le clair-obscur? Qu'arrive-t-il au Gréco
quand il recompose brutalement le réel en plans camaïeux
emportés dans des rythmes étirés ? De quelle décision nous fait
part Fontana quand il choisit soudain de crever ses toiles?
Qu'affirme énigmatiquement Claude Viallat quand il décide
que la fameuse « forme» de palette, d'éponge ou de haricot qui
constitue son label est de l'art, peut constituer, obstinément
répétée, un vocabulaire pictural ? Qu'en est-il de ce « moment»
(parfois explicitement situable dans la biographie d'un artiste)
où se synthétise le noyau, exigu mais chargé, de ce qui va
spécifier un style, ouvrir un espace, déplacer la définition
même de l'art? Qu'en est-il de ce choix, parmi toutes les autres
formes possibles? Qu'en est-il de cette énergie qui, un jour (?),
a découpé dans l'infini des formes une forme exclusive? Qu'en
est-il de cette détermination inaugurale à la fois agressive et
précaire, où un style trace soudain son arabesque propre? La
peinture ne pose pas de question plus violente. Et cette ques-
tion, qui ne lui est pas propre, elle la pose avec plus de netteté
qu'aucune autre discipline artistique parce que c'est dans l'ins-
tantané de la vision, dans un raccourci brutal du temps, que
cette question surgit en elle et par elle.

On voit bien ce que l'accélération (moderniste?) des


alternances avant-gardistes (ou anti-avant-gardistes) a pu ac-
centuer quant à la fixation de ce type de label à untel ses
« ronds », à untel ses « bandes », à untel ses « bandes dessi-
nées », à untel ses « graffitis », ses « boules », ses « carreaux
blancs », ses « patterns », ses « ogives », etc. Reste qu'il subsiste
quelque chose d'énigmatique dans l'ascèse et l'exaltation que
suppose ce choix (parmi toutes les formes possibles), sa
systématisation et, surtout, la décision de le reconnaître
comme effet « d'art » (et de le faire reconnaître comme tel aux
autres que ces excentricités ne soient pas de l'art est l'argu-
ment polémique qu'ont eu à un moment ou un autre à affronter
de tels artistes). Comme si cette décision était, à chaque fois,
une réponse empirique et abrupte à la question « qu'est-ce que
la peinture? », ou de manière plus pragmatique « comment
faire de l'art ?» (c'est ainsi que la posait Frank Stella).
Il y a dans ce type de décision inaugurale un massif
investissement d'énergie. Et c'est certainement de cette
concentration que les œuvres auxquelles je fais allusion tirent
leur puissance d'affirmation, leur présence péremptoire. C'est
pourquoi la question de l'invention, du nouveau, de l'expéri-
mentation reste essentielle. Duchamp signant son urinoir,
Pollock affirmant le réseau drippé comme « œuvre », Jasper
Johns décidant de tout peindre, c'est-à-dire de peindre rien
(lettres, cibles, drapeaux, cartes des USA), Viallat tamponnant
tous les supports d'une marque unique déclarée « picturale », le
Caravage décidant des contours du chiaroscuro et mettant en
coupe réglée l'entassement trivial du réel contre le sfumato et
la maniera (on trouva cela « vulgaire »), Cézanne plantant
l'architecture de la Sainte-Victoire dans le flottement impres-
sionniste, tous ceux-là nous disent implicitement beaucoup de
choses de ce qu'il en est d'une dimension d'art affirmation
d'un style, autorité sans partage d'une grille invraisemblable
apposée sur le fouillis des choses et l'énergie informe à partir
de l'expérience inaugurale de ce que le peintre Daniel Dezeuze
appelle « l'impossibilité du langage pictural» (celui des autres,
celui d'avant). C'est-à-dire triomphale vengeance de l'être
contre ce qui le réduirait à n'être que le reflet trop humain, trop
possible, de langages habitués.
La fascination qu'exercent les œuvres picturales où s'ins-
talle souverainement une telle décision tient sans doute à ce
qu'elles font voir le style, comme Dante voyait l'Enfer et le
Paradis en les écrivant, dans une vision ramassée et violente.
Et l'énigme de la décision est au fond la seule chose qui soit
intéressante à déchiffrer (et d'abord à éprouver). Car c'est là
que vient jaillir (rarement, dans peu d'oeuvres) la dépense qui
déploie un geste artistique. Et il y a là une sorte de sauvagerie
froide et de fragilité pathétique dont la puissance d'émotion et
d'entraînement pour la pensée est évidemment sans prix. Le
reste (l'« œuvre ») relève souvent d'une simple gestion de
l'énergie catalysée par cette décision (c'est très frappant dans
le dévéloppement cyclique de l'oeuvre d'un Claude Viallat). Ce
sont des gammes, l'articulation en langue du vocabulaire de
base inventé par la décision. Une œuvre, certes, n'a lieu qu'au
prix de ces gammes. Mais ce qui est intéressant, c'est de
percevoir, à travers l'écho assourdi (souvent enjolivé, parfois
dispersé) qu'elles en donnent, la tension, la précarité, la sorte
d'hésitation dans la détermination, qui saturent le geste inaugu-
ral (l'expérimentation). Parce que ce moment-là, celui où un
style se décide, est aussi celui où, quasi simultanément, il
résorbe dans la réussite formelle les conflits qui lui ont donné
son label particulier conflits du développement d'une pensée
(d'une certaine orientation dans le chaos des choses) avec les
systèmes logiques (langages, vocabulaires plastiques) qui à la
fois la modèlent, à la fois l'interdisent conflits de l'invention
avec les formes existantes (ainsi Pollock et son rapport à la
Figure). L'intérêt, pour la pensée que l'art peut impulser, est
davantage dans la précarité, dans la tension, dans l'inaccom-
plissement de l'expérience, dans cette sorte de maladresse
tremblée qui spécifie aussi les grandes œuvres (Cézanne, par
exemple), que dans la réussite esthétique qui vient installer ses
variations talentueuses sur la résorption de cette tension, voire
sur le refoulement apaisé de ces conflits.
La question de l'oeuvre et de son accomplissement surgit
là on la pense communément, on pense sa « réussite» (sa
sortie de la phase « expérimentale ») dans l'ordre d'une logique
progressive (construction par ajouts, assomption cumulative et
colmatée vers la Totalité qu'enfermera le Musée et qu'authenti-
fiera l'Histoire de l'Art) alors qu'au fond la force est sans
doute plutôt dans la faiblesse, c'est-à-dire dans la trace que
garde un travail du risque inaugural qu'il a pris la force est
dans le risque qu'il maintient de s'effondrer dans l'inepte ou le
rien la force est dans cette vacillation qui habite toujours le
moment où s'est prise la décision de proposer comme « artisti-
que» un geste à la fois exorbitant et anodin, un tic, une tache
obsessionnelle, une crispation ou une manie dripping, zip,
pur concept, carré noir ou blanc, ready-made, etc. La force est
dans cette fragilité possédée qui, brutalement renversée (là est
la décision, dans cette violente conversion du négatif), fait
signe affirmatif, ascèse et extase style.

Pour l'écrivain qui la regarde, la peinture est l'exacte mise


en tableau, l'affleurement projeté devant la vue de cette ques-
tion torturante de la décision qui fait style en tranchant dans la
volubilité exténuée des langages. C'est une décision cruelle et
funambulesque, toujours au bord d'un vide dérisoire ou d'une
illisible obturation idiolectale. C'est à mon sens un geste de ce
type qui engage Isidore Ducasse à décider que peut être nommé
« poésie » le simple renversement des aphorismes de Pascal ou
de La Rochefoucauld. C'est une décision voisine (radicalisa-
tion, simplification, affirmation triviale, concentration obses-
sionnelle) qui lance le Ponge du Parti pris, le Michaux de La
nuit remue, le Queneau de Chêne et Chien, ou le Bataille de
LArchangélique dans diverses entreprises de « désaffublement»
de l'esthétique poétique convenue. C'est une impulsion sem-
blable qui fait que Denis Roche décide que l'entassement du
contenu de ses corbeilles à papiers, réaligné en une sorte de
ready-made massif, peut être de la littérature. C'est encore le
même geste qui voit Georges Perec composer un livre avec
l'alignement sans axe narratif de souvenirs anodins et affirmer
ce livre comme appartenant à la littérature. C'est toujours ce
geste qui fait qu'Olivier Cadiot propose comme « poèmes» des
découpages ironiquement empruntés à de vieilles grammaires
scolaires ou que Bernard Heidsieck, sous le titre Démocratie,
compose une partition de poésie sonore avec une simple liste
de divers présidents du Conseil de la République française. On
pourrait multiplier les exemples. Restons-en là et disons sim-
plement qu'à chaque fois, ce dont il s'agit, c'est, en prétendant
« faire de l'art », de redéfinir l'art, de décider que ce qui a priori
n'en était pas (de l'art) en est envers et contre tout, d'accepter
pour ce faire l'obscur, la bêtise, le mauvais goût, la trivialité et
l'inesthétique rugosité, de recommencer à zéro l'invention de
l'art, de toucher à des langues mortes que la décision d'art rend
vivantes, d'expérimenter, de trancher dans le fouillis des for-
mes, de traverser le mur que les langues apprises dressent entre
nous et notre innommable expérience du réel (c'est-à-dire
entre nous et nous), de déclarer des espaces, de se venger de
l'espace que les langages tout faits parcimonieusement nous
accordent en définitive, il n'y a sans doute pas d'art sans cela,
sans ce tranchant insensé, décidé, expérimental.
VI

JOUISSANCE DES FORMES


Dans l'espace vide

Redonner à la notion d'expérimentation un sens qui ne se


réduise pas à la recherche du nouveau à tout prix est la première
condition pour penser les formes qui déclarent aujourd'hui leur
espace propre. Dire cela ne serait qu'enfoncer une porte
ouverte si, par les temps qui stagnent, cette porte n'avait
tendance à se refermer en douce.
L'oubli du moderne, la fin des utopies, l'insignifiance de
l'humanisme contemporain, le retour du tragique et l'affronte-
ment de la littérature à l'incontournable vacuité du sens de notre
présent sont des réalités. La décision d'y découper une écriture
aussi. Quand ils ne s'agrippent pas à des perspectives modernis-
tes désormais académiques, mais quand ils n'acceptent pas non
plus benoîtement le pur et simple retour à des formes « classi-
ques» prédigérées par la fadeur du goût qui domine, les écrivains
de notre temps se trouvent placés devant de telles réalités. Ce
qu'ils écrivent, chacun pour le compte de l'expérience particu-
lière qu'il en fait, peut alors se lire comme la résultante formelle
d'un affrontement à cet espace vidé de sens (ou sursaturé de sens
contradictoires) qu'est toujours le « monde », mais qu'il est sans
doute d'autant plus dans le moment historique que nous vivons
depuis une dizaine d'années.
Bien sûr, aucune des œuvres auxquelles je pense ne se
réduit aux traces qu'elle porte en elle de cet affrontement. Bien
sûr, les lire dans cette perspective idéologique, voire sociologi-
que serait en réduire la complexité et la portée plurielle
puisque l'excès de la littérature est toujours au-delà de ce
reflet qu'elle donne du monde où elle s'écrit. Bien sûr encore,
aucun de ces écrivains ne pense et ne pose explicitement son
travail comme une réponse à la situation où la pensée du
monde (la société, la politique, l'effondrement des idéologies,
les retours du religieux, etc.) le laisse dans un désarroi sans
voix. Bien sûr, il y a dans ces œuvres un amour de la langue,
une jouissance, un plaisir à produire les formes toujours « bi-
zarres », comme disait Baudelaire, de l'inédite beauté, de la
beauté « transitoire », de la beauté « moderne ». Et bien sûr ce
plaisir et cette beauté sont ce qui nous retient d'abord, nous qui
lisons, comme tous, pour trouver des raisons de vivre heureux.
Mais si l'on cherche à comprendre un tant soit peu ce qui a lieu
d'encore peu pensé dans la littérature qui s'écrit à quelque
distance des estrades glorifiées, on peut tenter de le repérer,
dans quelques-uns des livres les moins convenus d'aujourd'hui.
Car, dans ces livres, quelque chose se constitue de fait
comme réponse implicite à la situation sociale, idéologique,
culturelle, esthétique dans laquelle le monde insensé d'aujour-
d'hui nous jette (par « réponse» j'entends enregistrement et
réplique, encaissement et esquive, effet et dégagement, blessure
et vengeance, défaite et victoire). Symétriquement, quelque
chose, dans ces textes, peut rendre manifeste ce qui alors nous
force à entrer toujours plus à fond dans l'in-signifiance des
décisions du style. Car dans ce qui s'est écrit au cours de la
décade qui vient de s'écouler comme dans les œuvres qui
aujourd'hui sont en train de se faire, il n'y a évidemment pas
que les résidus obsolètes de l'ultra-modernisme et les réussites
modiques de talents préoccupés surtout de ne pas déplaire pour
triompher dans les boutiques. Il faut seulement lire et aller
chercher dans des rayons un peu plus secrets (il ne s'agit
d'ailleurs même pas d'une marginalité obscure ou d'une poésie
frappée par la malédiction). On trouvera bien sûr des textes qui
portent sur leurs frêles épaules les « colères errantes de l'épo-
que », des écrits dont le sens tient sans doute (même si ce n'est
pas d'une façon explicitement pensée, explicitement énoncée
en théorie) dans une réponse allégorique ironique et violente
en même temps à la perte de sens historique, à la clôture des
perspectives, à l'insistance de l'impasse tragique. Ces textes
sont divers. Les choisir ne relève pas d'une improbable évalua-
tion objective, qu'aucun recul, aucun surplomb n'autoriserait.
Les choisir relève d'un goût dans une large mesure inqualifia-
ble. Mais ce goût n'a d'autre canon que la question de ce que
la littérature nous dit de vivant du monde où nous vivons. Il n'a
pas d'autre surdétermination que la volonté de comprendre un
tant soit peu ce monde et les formes artistiques qui le symboli-
sent énigmatiquement. Il n'a pas d'autre perspective que celle
qui s'ouvre, vide, insensée, devant qui cherche à comprendre
ce que lui-même il écrit, ce que lui-même, dans un radical
non-savoir, il continue à désirer écrire.

HÉSITATIONS DE GEORGES PEREC

Disparition du Je

« Toutes les utopies sont déprimantes », disait Georges


Perec. Sur le fond de cette récusation, une œuvre s'est consti-
tuée, une œuvre aux multiples expérimentations. Car la déci-
sion de Georges Perec est une décision paradoxale elle se
donne explicitement pour une hésitation. Dans le texte inaugu-
ral du recueil Penser/Classer, il établit lui-même le diagnostic
« Si je tente de définir ce que j'ai cherché à faire depuis que j'ai
commencé à écrire, la première idée qui me vient à l'esprit est
que je n'ai jamais écrit deux livres semblables, que je n'ai
jamais eu envie de répéter dans un livre une formule, un
système ou une manière élaborés dans un livre précédent.»
Cette diversité (Perec parle même de « versatilité ») est effecti-
vement ce qui frappe quand on parcourt le volume d'ensemble
de cette œuvre que la mort a clos prématurément mais dont le
dernier volume inachevé montre qu'elle s'apprêtait à s'engager
dans des voies encore différentes. En cela Perec est radicale-
ment différent de la plupart des auteurs de la modernité du
xxe siècle (Céline, Beckett, Guyotat, Novarina, etc.) chez
ceux-ci frappe au contraire l'unicité, reconnaissable entre tou-
tes, d'une marque stylistique qui empoigne tous les livres et qui
fonde un univers homogène. La décision d'écrire prend chez
eux une forme totalitaire et parle une langue propre, quasi
idiolectale, saturée par les marques de ce que Céline appelait
« l'émotivité» (Céline, justement, vitupérait souvent contre le
reproche qu'on lui faisait, pour cette raison, d'écrire toujours
la même chose).
Bien sûr, une analyse un peu approfondie mettrait certai-
nement en évidence, dans la langue de l'écrivain Perec, des
constantes et des particularités traversant tous les textes. Mais
tout se passe quand même un peu comme si le sujet Perec était,
si l'on caricature un peu, un sujet sans langue. Chez lui, pas de
langue spectaculairement travaillée, pas de marque stylistique
impartageable et compulsionnellement répétée, qui viendrait
silhouetter son « originalité» et faire affleurer son « obsession-
nalité ». Tout se passe comme si ce sujet s'éclipsait dans la
diversité des formes et la relative neutralité de la langue. Tout
se passe comme s'il n'était qu'un trou, un pur regard désaffecté
posé sur l'objectivité du monde et la combinatoire des formes
ou un point aveugle inexprimé, un générateur désimpliqué de
sa génération, une instance manipulatrice absentée des formes
nées de cette manipulation. Ce n'est pas que ce sujet ne soit pas
identifiable, ni que cette œuvre manque d'originalité. Bien au
contraire. Mais cette identité et cette originalité résident sans
doute paradoxalement dans le refus de s'affirmer comme
marque unique et propre. Cette éclipse, cette absence, on le
sait, peuvent s'appeler « formalisme ». De ce point de vue, le
texte le plus décidément formaliste de Perec, La Disparition (la
disparition lipogrammatique du e) peut se lire comme symbole
d'une disparition plus générale du Je. Les préoccupations
« oulipiennes» du Perec des palindromes, des isogrammes, des
lipogrammes et autres acrostiches, les protocoles rituels du
maniaque ironique de Penser/Classer et les divertissements
ludiques du spécialiste des Mots croisés sont effectivement à
verser au compte d'un tel formalisme. L'œuvre pensée comme
effectuation d'un « programme depuis longtemps élaboré », la
soumission enjouée au cilice des contraintes formelles, la
construction à distance d'un monde régi par de sévères et
moqueuses lois rhétoriques internes font de cette œuvre une
entreprise qui semble soumise à une sorte de rationalité techni-
que. Sous cette discipline, celui qui écrit et l'intimité du réel
qui le pousse à écrire tendent à s'effacer dans une discrétion
modeste, atone, dégagée, dirait-on, de l'injonction d'avoir à se
dire (à dire son drame et à faire langue de l'excentricité de ce
dire).

L'Archiviste conceptuel

On pourrait y voir une limite, un manque, voire un échec.


On pourrait dire que Perec n'entre pas vraiment dans la langue
et qu'il en use d'une façon assez conventionnellement instru-
mentale. Mais la question est plus compliquée. D'abord parce
que Perec affirme la diversité comme ambition de totalité
« mon ambition d'écrivain serait de parcourir toute la littéra-
ture de mon temps. et d'écrire tout ce qui est possible à un
homme d'aujourd'hui d'écrire ». Ensuite parce que le matériau
dont s'empare cette technicité froide est, plus délibérément et
plus directement sans doute que dans n'importe quelle autre
œuvre littéraire de notre temps, la vie même de l'auteur
« presque aucun de mes livres, dit Perec, n'échappe tout à fait
à un certain marquage biographique»Il n'est pas besoin pour
faire apparaître ce fond autobiographique d'entrer dans le
décryptage (la plupart des œuvres modernes requièrent au
contraire ce déchiffrement) on sait bien que les chapitres en
caractères romains de W, ou le souvenir d'enfance constituent
une autobiographie (et la plus immédiate qui soit) on voit
bien aussi que les laisses déconnectées de Je me souviens ne font
que reprendre les flashes les plus spontanés du souvenir, même
s'il ne s'agit pas d'abord de souvenirs personnels mais de
« petits morceaux du quotidien », comme Perec prend bien soin
de le souligner lui-même on constate passim que l'oeuvre traite
en clair des décors et des préoccupations de la vie quotidienne
de son auteur; la manie des inventaires, des classements et des
listes (ainsi dans les textes que rassemble le recueil Penser/
Classer) n'est pas seulement pastiche de l'encyclopédisme un
peu rond-de-cuir façon positivisme fin xixe elle répond aussi
de la tendresse du sujet Perec pour ce qui hante sa bibliothèque
imaginaire Jules Verne, Malet & Isaac, Le Tour de France de
deux enfants, l'école de Jules Ferry et l'ambition d'épuiser par
la connaissance et le classement les phénomènes du monde. Ce
rapport au souvenir et à l'inventaire autobiographique rappro-
che la littérature de Perec de ce qu'ont tenté, dans le domaine
de la peinture, ces archivistes pince-sans-rire d'eux-mêmes que
sont des artistes comme Jean Le Gac (quand il tient le journal
minimal de son activité en redessinant les vignettes qui or-
naient les romans populaires d'Arnould Galopin) et Christian
Boltanski (quand il entasse dans des boîtes les témoignages les
plus ipfimes de son propre passé). Pas plus que ces deux
« peintres» n'entrent dans le tripotage expressionniste de la
matière picturale, Perec n'entre vraiment dans le traitement
(poétique?) du mot, des unités minimales de la langue. Mais

1. Voir Philippe Lejeune, La Mémoire et l'Oblique, P.O.L, 1991


ce qu'il écrit appartient tout autant à la décision d'écriture que
ce qu'ils exposent eux appartient à la décision de peinture.
Tout au plus peut-on dire que, comme cette peinture sans
« peinture », cette littérature sans travail de la lettre (ou affi-
chant a contrario le travail de la lettre perdue), a quelque chose
de d'abord « conceptuel », de froidement démonstratif, même
si y affluent l'ironie (le pastiche) et la nostalgie (l'archivisme
du souvenir).
L'espace de l'œuvre et sa décision plurielle s'ouvrent donc
entre la disparition stylistique du Je et l'afflux de l'autobiogra-
phie. C'est au moment même où il s'agirait de traiter la matière
biographique et de la structurer dans une forme qui lui donne-
rait sens en l'alignant dans les portées d'une langue constituée
(d'un récit) que s'évanouirait la réalité personnelle de celui qui
se raconte, que s'amuïrait sa voix propre (la tonalité stylistique
particulière de sa voix). Là s'éluderait le sens que, ce faisant,
il pourrait donner à sa vie, à sa présence au monde, au monde
où cette vie se fait, à l'écriture dans laquelle ce sens se
constituerait. C'est tout le sens sans doute du choix, en exergue
à W, de cette question posée par Raymond Queneau (dont
l'ombre tutélaire domine toute l'œuvre de Perec qui lui doit
l'essentiel de ses préoccupations) « Cette brume insensée où
s'agitent des ombres, comment pourrais-je l'éclaircir?» C'est
aussi le sens généralisant que prend par exemple, dans Pen-
ser/Classer, le constat d'échec du rangement de la bibliothè-
que « nous oscillons entre l'illusion de l'achevé et le vertige
de l'insaisissable ».

Contrainte des formes

Dans W, le dispositif formel consiste à enfoncer dans les


interstices d'un récit biographique délibérément lacunaire et
plat les chapitres d'une fiction aventureuse (naufrage, île
déserte, colonisation façon L'Ile mystérieuse, parodie de l'idéal
olympique). L'alternance des deux récits désarticule la linéa-
rité de l'autobiographie et en brise la cohérence narrative (cette
intrication de deux récits apparemment de peu de rapport est
voisine du dispositif proposé par Hoffmann dans Le Chat Murr
ou par Faulkner dans Les Palmiers sauvages). D'une part, la
chronique « réaliste» exhibe son insignifiance dans un style de
curriculum vitae volontairement atone. D'autre part, la fiction
romanesque affiche sa convention d'utopie vernienne dans un
style de chronique ironiquement documentaire.
Il y a bien sûr des connexions, des intersections (elles
tiennent d'abord au fait que le récit d'aventures est « la recons-
titution d'un fantasme enfantin» du même enfant sans doute
que celui dont par ailleurs on évoque les premières années).
Mais le dispositif est clair, clairement clivé autour des blancs
et des points de suspension qui en suspendent ici et là le sens
global le style volontairement désaffecté d'un côté, délibéré-
ment parodique de l'autre, élude l'expressionnisme et éteint les
feux du travail symbolique l'imaginaire est tout entier reversé
au registre de l'imagination (la fiction vernienne, l'utopie
olympique) le réel, dans le récit biographique, tente de se dire
en dehors de tout « effet de style» et de toute efflorescence
imaginaire. Comme si trouver une forme homogène pour cette
triple exigence (dire un réel, exprimer un imaginaire, fonder
une langue personnelle) était impossible comme si la synthèse
était toujours statutairement ratée et comme si ce ratage, ici
exposé de façon démonstrative (allégorique), était de l'ordre
d'une vérité de la littérature, d'une vérité de l'être engagé par
la langue à rater le monde, d'une impuissance de la langue à lier
la sauce de la vie.
L'alternance imaginaire/réel sur fond de grisé apathique
du style n'est pas qu'un procédé de composition curieux (il ne
l'était pas davantage chez Hoffmann et chez Faulkner, pour des
raisons voisines sans doute). L'impossibilité de l'autobiogra-
phie n'est pas seulement, comme le dit Perec lui-même, « l'effet
d'une alternative sans fin entre la sincérité d'une parole à
trouver et l'artifice d'une écriture exclusivement préoccupée de
dresser des remparts c'est lié, poursuit-il, à la chose écrite
elle-même, au projet de l'écriture comme au projet du souvenir.
Je ne sais pas si je n'ai rien à dire, je sais que je ne dis rien
je ne sais pas si ce que j'aurais à dire n'est pas dit parce qu'il
est l'indicible (l'indicible n'est pas tapi dans l'écriture, il est ce
qui l'a bien avant déclenchée) je sais que ce que je dis est
blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d'un anéantis-
sement une fois pour toutes ».

Perec disait que les contraintes formelles ne sont presque


jamais absentes de ses livres, même les plus directement
narratifs. Mais beaucoup plus qu'un jeu formaliste ou une série
d'exploits oulipiens, beaucoup plus que des procédures exter-
nes de production d'un sens, d'une intrigue, d'une histoire,
elles sont là sans doute, comme chez Queneau, pour mettre à
distance la constitution du sens et évider la présence de celui
qui parle, qui se parlerait. C'est en ce sens que ces contraintes
ne sont pas une contrainte. Elles ne viennent pas seulement
d'un dehors imposé. Elles ne sont pas seulement une difficile
technique à maîtriser, un savoir pointu à appliquer talentueu-
sement. Ce qui résulte de leur dictée n'est pas seulement l'effet
d'une virtuosité affichée. Ce n'est pas non plus l'effet d'une
pudeur, d'un refus de l'expressionnisme, d'un congé donné au
lyrisme confidentiel (encore que ces revendications y jouent un
rôle). Les contraintes sont de l'ordre d'une vérité de l'expé-
rience, de l'ordre d'une décision. Et cette décision est intrinsè-
que, pour Perec, à l'action et au (non-)sens d'écrire. Elles sont
la trace décidée d'une reconnaissance de l'impossibilité à
constituer un sens pour le monde et pour la vie, la marque
allégorique de l'in-signifiance des choses, la trace, convertie en
humour distancié et en affectation de virtuosité (de maîtrise)
de l'angoisse radicale devant la perte du sens et le chaos d'un
réel qui refuse obstinément de se laisser penser et classer. « Tel-
lement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un
code unique. Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a
même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais.»
Dans cette affirmation du non-sens et de l'obturation des
perspectives, le rapport filial à Queneau est clair entre la
rigolade zazique, l'absurdité pataphysique, les prouesses ouli-
piennes, la platitude mirlitonesque affichée des poèmes et
l'angoisse de la mort qui obsède Les Ziaux, on trouve bien en
effet, souverainement montée en aisance amusée, cette même
misère dépressive de l'être dont la littérature peut paradoxale-
ment nourrir son triomphe.

Le dispositif Perec

On peut alors reconnaître dans le mouvement d'ensemble


de son hésitation la cohérence paradoxale de l'œuvre de
Georges Perec (cette hésitation est sa décision et sa victoire,
la forme particulière de sa reconnaissance du non-sens et de sa
réponse à ce non-sens). Avec Les Choses, cette œuvre com-
mence par poser un regard à la fois ahuri et critique sur la
brillance de ce qui est moins de l'ordre d'un quotidien « réel»
que du semblant social fasciné par les « choses ». Ce regard,
comme un peu après au temps de Cause commune, est « socio-
logique ». On observe un milieu l'une des cages dorées du zoo
social où la petite-bourgeoisie accède à la consommation. On
y met à distance, par la froideur ironique et la rapidité du style,
toute expressivité leurrée. On affronte le réel, mais c'est déjà
pour en noter l'évanouissement dans la brume colorée du
semblant les intérieurs qu'on y décrit ne sont pas du réel ce
sont des images de catalogue, des figurines vernies sur leur
papier glacé où viennent s'engluer les alouettes du désir social.
C'est ce peu-de-réalité que l'œil du sociologue romancier
enregistre. Et c'est ce peu-de-réalité, cet évanouissement du
réel dans l'imaginaire socialisé et le langage mondain d'époque
que le romancier sociologue voit passer, fait passer dans la
langue. Leçon ce qu'on appelle les choses est une fiction
vissée aux choses, la langue n'est plus que le reflet appauvri
d'une parole sociale leurrée par son désir et le réel s'éclipse
dans le surplus de sens que les rites sociaux tâchent à nous faire
prendre pour la réalité.
A des titres divers, Espèces d'espace, Un cabinet d'amateur,
Tentative de description de quelques lieux parisiens sont peut-être
alors des tentatives (joyeusement désespérées ?) pour avoir par la
langue un accès au réel, pour fixer le débordant réel, l'insensé réel
dans les formes verbales les plus aplaties, les plus photographi-
ques, les plus neutres, les moins, si l'on veut, « littéraires possi-
bles. Cette sorte de volonté de « réalisme absolu suppose le re-
noncement au récit (au cadrage et à l'alignement des choses dans
une organisation logique qui leur donnerait sens), c'est-à-dire le
renoncement non seulement aux prestiges de l'imaginaire mais
encore à la structuration axée des significations. Mais ce que cela
montre c'est en définitive toujours la fuite du réel devant la lan-
gue, l'inépuisable, l'in-signifiance (d'où les multiples incises, les
correctifs, les parenthèses éventuellement ornées de points
d'interrogation qui cherchent à retenir ce débordement infixa-
ble du réel).

Le désopilant récit de Quel petit vélo. sous le double


patronage du Jarry de Les Jours et les Nuits, et du Queneau de
Le Dimanche de la vie, engage alors l'écriture dans un mouve-
ment qu'on pourrait dire radicalement inverse la pure fiction
burlesque, le congé à l'exigence de l'effet-de-réel, l'instabilité
comique des noms propres, le catalogue parodique de toutes
les « figuresdont la littérature peut se servir pour tenter
désespérément de dire le réel dans des formes somptueusement
esthétisées. Je me souviens met à plat l'alignement sans cohé-
rence des souvenirs dans une sorte d'immanence radicale
dégagée de toute transcendance axée par un récit. Les écrits et
les jeux oulipiens construisent le sens par le jeu interne des
contraintes et des formes plus de dehors réel à décrire, plus
de sens à dégager, plus de drame interne à exprimer, une
littérature strictement immanente, purement engrenée par des
rouages formels « Pendant longtemps, on croit que parler cela
voudra dire trouver, découvrir, comprendre, comprendre enfin,
être illuminé par la vérité. Mais non quand cela a lieu, on sait
seulement que ça a lieu c'est là, on parle, on écrit parler,
c'est seulement parler, écrire, c'est seulement écrire, tracer des
lettres sur une feuille blanche.»

Le dispositif est nettement dessiné un coup de barre à


gauche vers un sténogramme plat du « réel un coup de barre
à droite vers la gratuité des fantaisies burlesques et le jeu façon
Grande-Rhétorique. Au milieu de ce louvoiement définitive-
ment inalignable, le dispositif écartelé de W comme trace
condensée du périple et du naufrage (en ce sens, le naufrage
raconté est aussi le naufrage de la littérature face au réel) et
l'allégorie de l'échouage dans les récits d'échecs que sont les
textes de Penser/Classer.
Ne peut-on pas lors penser La Vie mode d'emploicomme l'ef-
fort d'un dépassement, d'une relève de ce dispositif antithétique
(et d'abord dans l'énormité de son volume emphatique et glo-
rieuse tumeur de l'usage impossible de la littérature) ? Voici un
livre destiné à occuper le temps, à compenser le vide de la vie, à
être lu « à plat ventre sur son lit », longuement. Voici une gigan-
tesque construction verbale, multipliant les « histoiresdiver-
ses, sans autre rapport que leur auto-engendrement par des règles
arbitraires (hors sens, hors référence à un réel possible et pour-
tant liées à la platitude des chroniques). Voici un livre qui se
donne, dans son épaisseur autonome, dans la logique folle de ses
rouages internes, dans sa mécanique ironique et méticuleuse,
comme une « vieen tant que telle, l'engendrement d'une vie, de
plusieurs vies, avec leur « mode d'emploi », un livre qui se donne
comme un mode d'emploi de l'insensé de la vie (y compris de ce
qu'elle a de plat, d'ennuyeux, de pesant). Ce livre n'est-il pas une
tentative, à la fois distanciée et panique, une tentative ironique-
ment tragique, de formuler une réponse, jusqu'au bout grati-
fiante, jusqu'au bout souveraine, jusqu'au bout positive à la de-
mande éperdue de sens? Cette prise d'initiative totalitaire sur
l'absence de sens, ce forçage hyper-signifiant de l'in-signifiant,
n'est-ce pas l'excès même du formalisme, c'est-à-dire, au bout du
compte, le contraire du formalisme ? Il y a dans ce livre l'orgueil
d'une spectaculaire prise d'initiative. Il y a l'affirmation désespé-
rée et triomphale en même temps d'un sens posé contre le non-
sens du monde. Il y a l'exploit d'une signifiance arrachée, dans un
présent sans point de fuite, à une in-signifiance radicale. Il y a
dressée comme telle, dans son exorbitant volume, comme une
provocation amusée. Il y a en définitive quelque chose comme la
protestation insensée de la littérature contre le chaos des choses.

LA GRANDE-RHÉTORIQUE DE DENIS ROCHE

Un ultra de l'avant-gardisme

L'œuvre littéraire de Denis Roche est en cours. Mais


depuis Dépôts de savoir et de technique (1980) et les textes sur
la photographie rassemblés en 1982 dans La Disparition des
lucioles, son auteur n'a publié que fort peu de choses et en
tout cas rien qui marque et permette de reconsidérer la
vision globale que nous pouvons d'ores et déjà avoir de cette
œuvre.

Denis Roche a été des avant-gardistes les plus radicaux (et


aujourd'hui, quelque langueur qu'on puisse trouver dans ses
proses récentes, il n'est pas vraiment de ceux qui ont jeté avec
l'eau du bain avant-gardiste l'enfant du « moderne »). On peut
même dire qu'il aura été, au moins dans la partie déclarative de
son œuvre, un ultra de l'avant-gardisme, toujours prêt à élever
la voix et à donner au militantisme moderniste le ton terroriste,
paroxystique et provocateur qui en est l'un des attributs quasi
obligés. Ses objectifs étaient explicitement de faire table rase de
la poésie ancienne (déclarée « inadmissibleet d'ailleurs
« inexistante »), de « dé-figurer la convention écrite » pour
témoigner en écrivant que « la poésie est une convention (de
genre) à l'intérieur d'une convention (de communication) »,
d'affirmer la « fin de la poésie regardée comme « la fin de la
poésie parlée» et de fonder sur cette radicale révolution « une
nouvelle scansion », une « écriture nouvelle ». La stature de
Francis Ponge domine l'opération « Disons que si nous
voulons dé-figurer la convention écrite, dit Roche lui-même, il
nous faut avant tout parler contre les paroles. Les entraîner avec
soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu'elles s
défigurent (Francis Ponge). C'est cela le propos tenté d'Eros
énergumène. »

Mais, quoi qu'il en ait été de la participation de Denis


Roche aux activités avant-gardistes de son temps ( Tel Quel et
ses variables affiliations idéologiques et politiques), cette
décision ultra-moderniste ne s'accompagne pas chez lui d'une
vision utopique écrite au Bien. Dé-figurer la poésie, c'était
d'abord la débarrasser « des exposants moraux, affectifs, sen-
timentaux et philosophiques qui l'accablent aujourd'hui, les
poèmes étant généralement rapportés à un Bien, à un Bon ou
à un Beau(c'était, en somme, la dénuder de ses oripeaux
« humanistes »). Et quand il est amené, un peu plus tard
(1980), à parler du Chant général de Neruda, c'est pour remar-
quer que « le seul sujet de la poésie en la circonstance n'est que
d'en rajouter sur la figure de l'écrivain, d'en oraculer à l'infini
la pose, d'où le lyrisme obligé et la demande incessante de
liberté ». « A ce degré de militantisme, poursuit-il, la question
posée suppose automatiquement l'arrivée d'une réponse (qui
est la libération d'un peuple pour Neruda), et d'une réponse en
forme de supplément un supplément de liberté, un supplément
de Dieu, comme vous dites, n'est-ce pas ? »
« Il faut laisser au mot la signification du mal », disait
Roche en 1972 (c'était en plein milieu de l'idylle telquelienne
avec le soleil rouge maoïste ce pourquoi d'ailleurs pour les
narines attentives des orthodoxes du moment il sentait déjà
quelque peu le fagot). Et sa position est alors plutôt de l'ordre
d'une sorte d'anarchisme nihiliste sans illusion d'avenir, de
réconciliation, de relève positive. Le geste tenté est celui d'une
radicale négativité. Il s'agit d'enclencher « un système d'auto-
destruction appelé à se développer au cours d'ouvrages pro-
chains. Cette volonté d'élimination, par l'exposition, porte sur
ces formes du discours narratif que l'on nomme encore, sans
doute par impotence de lecture, poésie(préface à Eros éner-
gumène, 1968 la date n'est pas sans signification). S'il y a une
perspective (« au cours d'ouvrages prochains »), s'il y a une
volonté d'avenir, elle est dans la résolution de maintenir la
décision négative, de faire durer les commencements de l'expé-
rimentation, d'affirmer la pérennité inaliénable de la destruc-
tion (de la « volonté d'élimination ?). Et ce n'est pas alors par
hasard si, dans les 3 pourrissements poétiques, le sarcasme contre
la poésie en passe par le qualificatif « gâteuse « Poésie la
gâteuse », comme « Moscou la gâteuse(on reconnaît là,
subrepticement glissée, la formule du jeune Aragon), parce que
« Moscou(ou « Pékin »), c'était justement l'emblème de la
relève idéologique utopique et de ses farces cruelles.

Au plaisir du ravage

J'ai étudié ailleurs2 cette œuvre paradoxalement poétique,


avec la petite panoplie théorique portative d'époque et dans
une perspective elle aussi ultra-avant-gardiste qui n'est plus la
mienne mais que je n'apostasie pas non plus. Relisant aujour-

2. Denis Roche le Groin et le Menhir, Seghers, coll. « Poètes


d'aujourd'hui », 1975.
d'hui Récits complets ou Les Idées centésimales de Miss Elanize,
j'y retrouve surtout le plaisir émerveillé, la sensation de frai-
cheur sans mesure que ces textes qui ne ressemblaient à rien de
connu pouvaient donner à qui, empoigné par l'amour de la
langue, ne voyait tout autour que formes usées, complaisances
sentimentales, verbiages post-surréalistes ou archipélisations
« blanchessurplombées par une philosophie vaguement hei-
deggérienne. Il y avait là un découpage inédit des figures du
monde, le pur plaisir d'une logique arbitraire des coupes, le
surgissement vierge de « quelques mots en travers de la poussée
du temps », une sensualité ironiquement rimbaldienne, un
maniérisme érotique tout d'arabesque et de grâce, le vertige de
l'immotivation, de la gratuité dans le souple réseau d'une
prosodie virtuose, une multiplicité de récits implicites dans le
dédale du puzzle des séquences, un congé souverain donné à
toute pesanteur déclarative, à toute confidence sentimentale, à
toute expressivité engluée en somme une extraordinaire
sensation de liberté, de liberté immédiate et présente. Un éros
joyeusement « énergumène y démembrait la langue et, dans ce
démembrement, agitait légèrement devant l'oeil le kaléidoscope
redistribué du monde. Construire là-dessus de l'analyse, de la
pensée, était alors imparable parce que d'abord impulsé par la
découverte du nouveau et l'insistance provocante de la beauté
« bizarre ».
Certes, cette impression de nouveau et cette sensation de
fraîcheur dépendaient quelque peu de l'ignorance où se trou-
vaient alors la plupart des jeunes poètes français (dont moi) de
la poésie américaine (celle de Pound et de Cummings) les
textes de Denis Roche devaient beaucoup à la connaissance que
leur auteur avait de ces poètes et bien des pages de Forestière

3. La traduction par Denis Roche des Cantos pisans paraît aux


éditions de l'Herne en 1965, celle de l'ABC de la lecture en 1966, chez
le même éditeur. Le petit livre intitulé J pourrissements poétiques (où
Roche salue Cummings, Olson et Pound) est de 1972.
amazonidevoire, plus tard, d'Eros énergumène (en particulier le
texte intitulé Poème du 29 avril 1962) avaient l'allure de traduc-
tions de Pound. Mais dire cela n'est pas enlever à la force et
au charme des textes de Denis Roche écrire est toujours peu
ou prou traduire, trouver sa langue dans la distorsion de la
langue des autres, trouver sa marque dans un décalage parfois
infime par rapport à la langue d'un autre, affirmer l'étrangéité
de toute langue par l'étrangéité de sa propre langue, colorer
d'une étrangéité éventuellement importée la familiarité intolé-
rable de sa propre langue maternelle. La destruction, le plaisir
de la destruction et de la dé-figuration ont aussi ce sens.

Fin des fins

Denis Roche s'est toujours abondamment expliqué sur


son travail et sur ses objectifs. La part affirmative de son œuvre
nourrit de nombreuses préfaces et entretiens. Au point que
dans l'ordre de la pensée que la littérature impulse, la matière
à considérer semble être davantage dans ces préfaces et ces
entretiens. Les poèmes ne seraient alors que l'illustration (les
exempla) des à-priori théoriques posés par les textes program-
matifs. Ce que je viens de dire suppose le contraire. Mais il est
vrai aussi que Denis Roche a toujours posé son travail comme
délibérément ~no/M~cf~. Le couple préfaces/textes fonc-
tionne alors effectivement comme un couple assertion/
illustration et le système d'ensemble a la cohérence d'un projet
« conceptueldominé par l'à-priori théorique.
Cette sorte de cohérence, on le sait, est l'un des reproches
que l'on fait couramment à l'avant-gardisme (sa machinerie
pré-pensée ferait bon marché de l'aventure écrite, de ses
hésitations, de son plaisir et de ses risques). Et, bien sûr, si l'on

4. La démonstration Denis Roche était pour cette raison le titre


donné par la revue TYràun dossier consacré à Denis Roche en 1974.
ramène l'oeuvre à un tel dispositif (ce ne serait pas contresens,
puisqu'elle s'y prête explicitement), on peut être amené à
négliger les textes (les exemples) pour ne garder que le noyau
conceptuel (l'affirmation théorique a priori des préfaces et le
bâti intellectuel des commentaires a ~o~non). Ce serait un
peu, toute proportions gardées, comme dans l'art dit « concep-
tuel », où les objets montrés (exposés) n'ont que peu d'intérêt
au regard du projet dont ils sont la pure réalisation technique.
L'oeuvre serait alors guettée par un inéluctable et rapide
vieillissement puisque l'énoncé théorique et le projet démons-
tratif dans son ensemble tiennent d'abord à leur pouvoir
d'intervention d'époque. Et, certes, les déclarations de Denis
Roche sur tout ce qui (avec lui ?) « finitdans la poésie
peuvent avoir déjà une allure obsolète ni la poésie regardée
(celle qui nous vient de « l'espace dynamiquedu Coup de ~e),
ni la poésie parlée (celle de la profération sonore issue de la
plus ancienne tradition du poème) n'ont aujourd'hui cessé,
bien au contraire (et heureusement) et les formes qu'elles
prennents, dans des dispositifs graphiques (Maurice Roche,
par exemple) ou des métriques renouvelées (Verheggen, Lo-
reau, etc.), voire dans des portées décidément « sonores»
(François Dufréne ou Bernard Heidsieck) ne sont pas toutes
désuètes ou dérisoires, même si la satire rochienne frappe
toujours de plein fouet l'essentiel de ce qui se publie aujour-
d'hui sous le nom de poésie. Des pans entiers du programme
tombent ainsi aux poubelles du temps, de même que toutes les
déclarations, ponctuellement reformulées, sur la « mort de
l'artou sur la fin des « expérimentations ?» se trouvent à
chaque fois rapidement périmées par la présence inéluctable de
l'effort que font les hommes pour symboliser, dans des formes
artistiques, l'impensé du monde où ils vivent.
Salut les anciens

D'un autre côté, si ce sont les « poèmes » qu'il faut


considérer, ce qui peut frapper davantage aujourd'hui c'est
moins la rupture que la tradition, moins la révolution qu'ils
prétendaient opérer que leur retour à d'anciennes formes
poétiques (mais ce retour est aussi l'un des sens du mot révolu-
tion). Avec ces textes, on est sans doute moins dans une
dé-figuration de la poésie (de la poésie en général) que dans
l'adhésion jouissive à la poésie, aux Figures de la poésie.
La dé-figuration porte en fait sur une période précise, sur
un créneau chronologique relativement exigu de l'histoire du
genre poétique le surréalisme et son ancêtre romantique,
« l'ortie- du lyrisme » et les « principes d'inspiration totale»
des « puceaux de la langue », c'est-à-dire en somme la poésie
humaniste et « subjective(Rimbaud et Lautréamont n'avaient
pas d'autre cible). Mais les formes convoquées pour ce faire
(pour renouer, comme le disait Rimbaud avec le fil de « la
poésie impersonnelle ~) sont à chaque fois retrouvailles avec
des formes poétiques plus anciennes l'adresse parodique
fréquente à une énigmatique « Madameest celle de la tradi-
tion classique; la course effrénée des significations et des
bribes de récit dans d'imprévisibles découpages prosodiques
aboutit à une sorte de point mort du sens, comme dans les
fatrasies médiévales et leur coq-à-l'âne délirant; le renverse-
ment systématique des opérations métaphoriques est de l'ordre
des topoi (le « monde inversé », etc.) de la poésie baroque du
début du xvii* le dédale pince-sans-rire et l'exhibition ostenta-
toire des formes est voisin de la Grande-Rhétorique des
Meschinot et des Molinet; la sorte de sur-place du sens
qu'organise la stratégie déceptive des poèmes de Denis Roche
n'est pas si loin de la construction de part en part pléonastique
de maints poèmes de Ronsard (ne füt-ce que le fameux Mi-
gnonne allons voir si la rose.), de divers sonnets de Précieux
comme Voiture ou du vers de Malherbe que commentait
Ponge « H n'est rien de si beau comme Calliste est belle(soit
la tautologie la beauté est la beauté). Cette dernière référence
est en écho direct avec l'immanence radicale de la poétique
rochienne comme la beauté est la beauté, la poésie est la
poésie, écrire est écrire, écrire est « intransitif », le poème est
pur événement, traduction de l'instant d'écrire, épiphanie rien
à transcrire (de passé), rien à annoncer (d'à venir) «je n'ai
rien à dire que ma violente action d'écrire ».

Le Vive-les-modernes était donc tout autant (voir


d'abord) un Salut-les-anciens Le Grand Bond en avant était
aussi un saut en arrière. Le salut au Nouveau Monde (à la
poésie US par exemple) supposait un détour par le monde
ancien. Le geste était « moderne », certes. Mais il l'était surtout
du point de vue de la myopie narcissique d'un xx* siècle extasié
par son propre nombril. Le dispositif préfaces/textes peut alors
sembler curieusement répondre à la célèbre injonction de
Chénier « sur des pensers nouveaux faisons des vers anti-
ques ». Et l'inadmissible, l'inexistante poésie apparaît alors
comme plus que jamais admissible, plus que jamais présente,
plus que jamais vivante (d'où le plaisir éhonté du lecteur).

De ce point de vue donc les textes, tout autant qu'ils les


illustrent et les accomplissent, contredisent les préfaces et en
annulent les affirmations avant-gardistes paroxystiques. Mais
c'est bien là sans doute, dans cette annulation, dans l'alter-
nance annihilante de ce double geste (un pas en avant, un pas
en arrière) que réside le sens profond de l'opération, la vérité
ultime de la table rase rochienne. La force de Denis Roche
n'est pas l'affirmation avant-gardiste. Elle n'est pas non plus
dans l'exploitation érudite du fond poétique ancien. Elle est
dans l'annulation de l'une par l'autre. Elle est dans la
conscience qu'il a simultanément de l'impasse « conceptuelle»
(« il n'y a pas besoin de logicien ») et de l'impasse « expres-
sionniste (humaniste, romantique). Elle est dans l'affirmation
que l'écriture est dans la pure effectuation de son propre geste,
dans un présent irrémissible, qu'elle n'est que « la preuve du
Temps et du Beau, dont nous nous contentons ».
Le sens de l'œuvre est de sans cesse dessiner ces impasses
dans une radicalité démonstrative pour se déplacer immédia-
tement ailleurs (vers une autre impasse) « L'écrivain dira
toujours, je dirai toujours "allons ailleurs".» Avec Le Mécrit
(1972), Denis Roche mettait explicitement terme à son travail
dans (sur, contre?) la poésie « mon mot est dit, je suis au bout
de ce voyage emmerdant où j'avais tout à dire » « Poésie c'est
crevé, en petits carrés mangés aux mites, Dieu l'ait » (mais
dans cet orgueilleux congé, il faut sans doute moins reconnaître
un accomplissement l'épuisement d'une question que la
nécessité vitale de déplacer des impasses devenues intenables).
Il y a alors un stage dans le roman (Louve basse). Il y a eu
les Dépôts de savoir & de technique. Il y a eu surtout le travail de
la photographie. Et peut-être la façon propre à Denis Roche de
donner congé aux avant-gardes et d'oublier une certaine forme
du moderne aura été de changer radicalement d'objectif, de
passer de la littérature à la photographie. Peut-être son apport
« moderneaura-t-il été de nous dire par ce passage ce qui se
passe de photographique dans la littérature, ce qui se passe
quand la littérature s'avise de relever le défi de la photographie,
ce qui se passe quand la poésie et le roman se formalisent d'être
(de n'être que) roman et poésie et s'abandonnent à d'autres
formes et à d'autres forces, celles par exemple qu'impose la
logique de la photographie.

Comment « voir/c temps ?

Dans Le Roi-Lune, Apollinaire décrit une étrange ma-


chine elle « avait pour fonction d'une part, d'abstraire du
temps une certaine partie de l'espace et de s'y fixer à un certain
moment et pour quelques minutes seulement. d'autre part de
rendre visible et tangible à qui ceignait la courroie la portion
de temps ressuscitée ». Cette machine pourrait être ce que
Denis Roche appelle la « machine amoureuse » l'appareil
photographique.
C'est une machine à traiter du temps. « Toute photo, dit
Roche, a d'abord pour objet d'identifier un instant de temps qui
est celui que le photographe voit au moment où il se dit qu'il
va faire cette photo, et, du coup, parce que la prise de cet
instant du temps a lieu, cette identification, cette prise, cette
captation, deviennent le sujet même de la photo.L'acte
photographique subtilise du temps au temps. Son sujet n'est
pas ce que figure la photo. Ce qu'on photographie n'est pas un
espace mais « l'instant où on fait la photo ». Le photographe
n'a rien à montrer que sa « violente actionde photographier.
La photographie est la photographie, rien d'autre. Elle est dans
son geste et non pas dans son produit. L'objet c'est la « prise »
geste de « folie pure », coagulation instantanée du temps,
présent absolu d'un éclat épiphanique arraché au flux des
heures. Ce que Denis Roche appelle la photo, c'est cette
condensation cursive, irrémédiable et froidement exaltée, que
signe le bruit du déclencheur (il note d'ailleurs l'échec des
tentatives de commercialisation d'appareils à déclencheur si-
lencieux). D'où la fréquence des photos prises au déclencheur
automatique et comme laissées à l'initiative de la machine.

Que les photos prises par Denis Roche soient ou non de


belles photos n'est même pas la question. La question c'est ce
dont elles sont le souvenir arrêts sur l'image du désir impulsé
par la machine amoureuse (l'éros « énergumène » du photogra-
phe). L'arrêt dit la stase où s'abolit le geste. Mais il y reste la
hantise de cette sorte de tension énergétique qui, brusquement,
décida de la prise. Les photos de Denis Roche sont des coupes
dans cette tension des tranches de vie, de vue.
Voir (faire voir) le temps est un paradoxe. La photo est
peut-être l'art de ce paradoxe, l'art de dessiner cet impossible
une articulation du temps et de l'espace, une floculation du
temps qui fait prendre l'espace. D'où l'importance d'une des-
cription complète (ainsi, naguère, les Récits complets) des
espaces qu'un flash de temps retient en une synthèse cadrée.
C'est une question pour la photo en général pour cette
fébrilité qui consiste à découper dans le fouillis du monde des
silhouettes fixes, comme autant de patrons où le réel viendrait
normer ses figures, aplatir son volume, éteindre ses odeurs et
assourdir ses bruits, concentrer son innommable agitation, en
somme faire sens. La photo est sans doute une tentative pour
fixer dans l'à-plat radical de surfaces sans profondeur ce vertige
du hors-cadre, cette fuite des spectacles hors du champ de la
vue, ce dérapage qui vignette d'ombres louches les angles des
clichés (les peintres cubistes, évidemment alertés par la ques-
tion de la platitude du plan et la dictée du format quadrangu-
laire ont souvent tenté pour cette raison de peindre des tondos,
ces formats ovales qui éliminent la question des coins). Il s'agit
alors de quelque chose comme d'un discours sur le peu-de-
réalité qui passe dans les représentations et d'un acte pour
concentrer, du clic au cliché, un plus-de-réalité, une jouissance
des choses et des corps, exposés et fixés dans le cadre. « Le
temps immobilisé par une photo, c'est autant de gagné pour
l'art », dit Denis Roche.

On peut certes penser que la photographie (ce que celui


qui la regarde en voit), dans ses purs effets de surface et sa
réduction à un geste en définitive technique (formel), n'est pas
le bon moyen pour énoncer quelque chose de la profondeur des
choses et de l'exorbitante impulsion hors cadre qui pousse à
« faire de l'art ». On peut penser que toute photographie est
d'abord un tombeau, celui du geste, de la prise. On peut voir
chaque image photographique comme une lame funéraire (on
disait ainsi du temps de Ronsard) où s'inscrit le ci-gît de
l'impulsion à prendre quelque chose de la vie et du monde. Plus
visiblement peut-être qu'aucune autre discipline artistique, la
photo dit que l'oeuvre d'art est à la fois accomplissement et
ensevelissement de la décision de « faire de l'art(les « happe-
nings» et autres « performances » sont des sortes d'acting out
pour sortir de ce dilemme). C'est d'ailleurs sans doute la
raison pour laquelle la rage « démonstrative » de Denis Roche
l'a poussé vers cette exhibition obscène de ce qui dit peut-être
cruellement quelque chose de la vérité de l'expérience artisti-
que. Et c'est aussi ce qui explique pourquoi il faut multiplier
les photos (les prises), dans une sorte de fuite effrénée devant
la fixation mortifère (Denis Roche évoque souvent, avec le
pathos ad hoc, ce déchaînement enchaîné « enchaînant déses-
pérément ligne après ligne, page après page, de viseur en
viseur, photo après photo, comme dans cette course sans cesse
retenue qui fait qu'aussitôt après avoir joui en faisant l'amour
on ne pense qu'à remettre ça, déjà tendu vers ce nouveau
moment où la charge, la pleine charge sera encore une fois en
jeu. je crie, hors d'haleine, qu'il faut s'arrêter, qu'il ne faut
plus bouger, qu'il faut même cesser de respirer »).
On peut même s'interroger sur le sens que prend, dans
notre monde, cette façon de déposer le fardeau du langage aux
pieds de l'idole photographique. On peut se demander ce que
signifie au fond cette façon d'abjurer la parole pour se vouer a
l'icône et laisser la mutité fixe de l'image glisser sur la profon-
deur des choses, arrêter le temps et identifier l'être à des effets
de surface (de peau). On peut se le demander parce que d'une
certaine façon cela semble répondre à ce que le monde attend
aujourd'hui plus que jamais du parlant qu'il se soumette à la
loi des images, que la parole soit vidée d'aventure et de
profondeur par les lois du spectacle et de la marchandise (des
objets).
Mais on peut dire une fois de plus que du fait même qu'il
soulève ces question et découvre ces impasses, que le passage
rochien de l'écriture à la photo démontre d'une manière quasi
didactique l'exigence impossible de l'art cadrer le hors-cadre,
fixer le mouvement, retenir l'impulsion tout en la déchaînant.
Il y a dans ce coup de force à la fois un désespoir et une réponse
arrogante à ce désespoir. D'où l'arpentage maniaque des
espaces une vérification méticuleuse de leurs limites (cadra-
ges, choix d'angles, trompe-l'œil, « allers et retours vide,
occupé dans la chambre blanche » érotisé dont la chambre
noire de l'appareil prend acte) et de leurs matières (lumières,
grains, arrangement des diverses textures qui s'agencent en
images). D'où aussi, sans doute puisée à la terreur qu'il n'y ait
pas de limites (pas de cadre mais un sans-bord béant et l'enfer
de l'informe du temps ? -), la force d'un acting out inverse
toujours plus de limites (de cadrage, de découpage précis, de
formes révélées, redoublées, dédoublées ainsi ces photos de
pyramides égyptiennes qu'on trouve dans La Disparition des
lucioles), toujours plus de matières représentées (un vérisme
patchworké de peaux, de tissus, de pierres et de ciels affichant
un gourmandise violente pour les choses).

Denis Roche ne tire pas ses photos lui-même et n'a pas


grand goût pour la cuisine des labos. Sa question est bien la
prise, l'acte sur le temps. Il veut clicher une certaine expé-
rience de la concrétion du temps, une vision cursive du
temps. Comme Bosch « voyaitl'enfer, le photographe doit
« voirle temps, un pan de temps saisi dans une « sensation
éperdue ?et basculé devant la vue. C'est aussi une façon de
dire qu'on ne sait pas le Temps parce qu'on sait l'Histoire
(l'enfilade axée et signifiantes des dates) ou qu'on aligne les
figures du souvenir mais parce que, tout d'un coup, amou-
reusement et cruellement, tel de ses moments vient occuper,
épouvantail et illumination, surgissement glacé, explosion
érotique, bloc de tension scopique, le champ tout entier de
l'expérience, exorbitant l'oeil et le sortant du cercle désaf-
fecté de l'histoire machinale et du mouvement des heures.
« Injonction au tempsde faire espace injonction à l'espace
de cristalliser en une fraction hallucinée du temps, voilà ce
que tranche la photo.
« Voyez, fait dire Denis Roche au photographe, ceci que
j'ai pris, ceci que j'ai arrêté, cette autre chose que j'ai sous-
traite, que j'ai volée, ce morceau que j'ai, moi, moi tout seul,
contre le courant du temps, découpé. Ce vol est, parmi
d'autres, une définition du style. Et ce que le style veut vérifier,
c'est l'existence présente de celui qui, à Istanbul, à Chichen
Itza, à Pompéi ou à New York, dans l'excitation sexuelle ou
l'exaltation esthétique, appuie sur le déclencheur et fait sortir
du noir de la chambre un duplicata du réel qui en est l'attesta-
tion. Ce pourquoi, comme au tableau, il y a une ombre à la
photo celle du photographe. Elle peut par exemple monter du
bas de la photo, allongée et fantomatique, angoissées, narcissi-
que et triomphante, ou se superposer spectralement au cliché,
couvrant l'image et la signant, c'est-à-dire se signant d'une
assurance d'être, un tant soit peu, « au monde ». Comme si
l'arrêt sur imagequ'est le cliché photographique incarnait
cette présence provisoirement rassurée. Comme si passer à la
photo était une réponse à la vacuité in-signifiante du temps
présent et aux impasses de la littérature face à cette in-signi-
fiance. Comme si saisir le temps était aussi en dénier le
mouvement vertigineux. Comme si le négatif de la prise (la
bousculade érotique qui préside à la prise, le noir de la chambre
inconsciente qui appréhende, à tous les sens, le monde dé-
figuré) venait, une fois « tiré et « développé », afïirmer un
positif et triompher dans la stase et le « glacé ?ponctuel du
cliché.

Après la poésie

Tout ou à peu près tout de ce qui a été dit ci-dessus peut


s'appliquer aux Dépôts de savoir & de technique. Denis Roche

5. Denis Roche a publié récemment quelques Essais de littérature


arrêtée, Ecbolade éditeur, 1981.
présente explicitement ses Dépôts comme une série de « por-
traitssymétriques de portrait photographiques « prendre
une photo et écrire un texte, afïirme-t-il, cela revient au
même ». Ce « même », pourtant, reste problématique t'œit qui
lit n'est pas l'oeil qui regarde des images et l'unité dite « page »
n'est pas l'unité du format d'une photo. Il n'y a pas d'instan-
tané de la lecture. Il y a forcément dans la lecture un balayage
linéaire qui engage tout autrement la question de la saisie du
sens et de la perception du temps que fait affleurer ce sens.
C'est sans doute ce qui rend difficile et ambiguë la lecture de
ce livre dont les pages ont l'allure de stèles levées, de pierres
runiques, de plaques gravées de signes hétéroclites. L'espace
offert à la lecture y est partout obstrué par une masse qui mime
l'instantané photographique mais qui ne peut pas ne pas
reconnaître en même temps, puisqu'elle se donne à lire, la
logique de la lecture (le parcours chronologique de la lecture).
D'où l'impression d'engorgement et d'ennui (d'autant que rien
de ce qui est dit dans le détail des séquences alignées n'a en soi
d'intérêt), la sensation d'un enkystement essoufMé, d'une stase
fibreuse qui est tout le contraire de l'emportement rythmique
délié des poèmes (en ce sens au moins, ce livre n'a effective-
ment rien à voir avec les précédents). C'est difficile à lire,
comme on dit. C'est quasiment illisible (comme est illisible le
monde dans ses proliférations hors cadre il s'agit bien tou-
jours de répondres à l'obscurité du monde par une obscurité
homéopathique, de photographier l'in-signifiance du monde).

On sait de quoi et comment le livre est fait une procédure


formelle sans qualité (strictement technique) cadre (version
photo) ou justifie (version texte) un entassement de lignes
comprenant chacune le même nombre de caractères. Chaque
ligne est faite de bribes de textes prélevées dans des livres, des
catalogues, des prospectus ou dans les papiers personnels des
individus dont le texte est alors le « portrait ». Chaque texte se
présente alors comme une tranche de langue découpée en
panneaux éngimatiques, sur la surface duquel des fragments de
significations hétérogènes sédimentent et s'enroulent, alternent
et allument imprévisiblement des échos. Le détail de ces
fragments s'abîme pour ne plus délivrer, massif, résumé, érigé
et sans autre intention que cette érection tendue, un signifiant
unique et glacé celui de la « violente action d'écrire ». Il s'agit
de quelque chose comme d'un pur volume d'énergie, une durée
concrétisée, tressées de multiples proférations, un bloc ineffri-
table fait des traces verbales laissées par des gens, condensant
et annulant à la fois ces traces. Dans ce volume neutralisé, où
tout est citation (citation à comparaître) s'évanouissent la
logique et l'expressivité le label stylistique de l'auteur n'est
que dans le cadrage (la sélection des fragments) et le montage
qui les alignes en texte; l'écrivain découpe et s'absente, se
regarde s'en aller, traversé et animé par toutes les vies dont il
déroule le temps flashé, criblé de phrases déconnectées de tout
récit. Ce qui est proposé c'est un pur rapport. Ce qui est
propagé c'est une circulation cadrée (sans hiérarchie), un
réseau, normalisé par la forme stéréotypée, de messages dispa-
rates dont l'occurrence rythmée (et non le sens) seule s'af-
firme.

Il y a là d'abord une sorte de court-circuitage du fonction-


nement symbolique le « réel » est ramené à ses « papiers », les
bribes qu'entasse chaque page sont toujours-déjà des bribes de
langue, le donné symbolique est traité comme du réel. L'écri-
ture est réduite à un relevé (une « prise ») de cette matière de
papiers. La langue n'est même pas pensée comme un matériau
à travailler elle n'est qu'entassement de rebuts, décharge
publique, poubelle des vies (on pense bien sûr aux sculptures
d'un Arman). Il s'agit seulement de redécouper et de redistri-
buer « les vieilles lignes », comme disait William Burroughs
(mais sans qu'aucune intention « déconstructriee » ou « criti-
quene motive ici l'opération du « cut-up »). Ce n'est pas écrit
à partir d'une « réalité qu'il faudrait nommer, interpréter,
exprimer ou d'écrire (voire transformer), c'est écrit à partir de
blocs signifiants déjà constitués (c'est, si l'on veut, « traduit »).
L'acte d'écrire se suffit à lui-même. H s'identifie absolument au
geste du prélèvement (citation, cut-up) et à celui du montage
automatique (collage, cadavre exquis). Son sens est dans
l'énergie qu'il mobilise et dans le détachement (l'indifférence)
de son ton, débarrassé de toute expressivité frontale. Ainsi les
« dépôts télescopent et écrasent les effets habituels de la
fiction. Ce qui est dit est dit, « littéralement et dans tous les
sens ». Réel, symbolique et imaginaire s'alignent dans un effet
de surface radical, ironique et violent.

Mais paradoxalement, l'austérité de cet effet ne s'obtient


qu'au prix d'une surcharge somptueuse une accumulation de
messages tronqués, un traitement lamellé du stock polyphoni-
que des écrits, une profusion hybride et ornementale (baro-
que). D'où l'ambiguïté de l'effet la vacuité de l'expressivité,
l'absence d'intentions détaillées, le style « sans âme parce que
sans mobilisation explicative ou subjective donnent à l'ensem-
ble une sorte de distance souveraine (il y a dans cette froideur
une très forte jouissance à annuler l'illusion littéraire) mais,
en même temps, guère de textes plus concernés, plus branchés
à l'imbroglio du réel, plus attentifs à la cacophonie des émis-
sions non sélectionnées qui traversent nos oreilles et au patch-
work des messages qui affolent nos yeux, guère de textes plus
ancrés dans la profondeur du monde (« l'amour de mon temps
et mon sujet », dit Denis Roche), guère d'effet de réel plus
stupéfiant que cette érection pétrifiée de la tautologie de base
ça dit ce que ça dit, sans frange trouble pour l'interprétation,
sans aura diffuse pour la magie du style ce défilé syncopé,
froid et somnambulique, révélé sur une grande plaque de
langue sensible, incarne en langue le défilé du réel, expose un
développement de l'impossible réel.
La décision est nette c'est celle de faire œuvre avec ces
papiers découpés arrachés à la « vie des gens », celle d'affirmer
que cette sorte de ready-made est de l'art, celle de développer
cette décision jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au point où son
négatif (refus de représenter, d'exprimer, de sélectionner selon
l'ordre du sens) se convertit en positif (en objeu), jusqu'au
moment où l'opération effectuée dans le noir de la pure impul-
sion (cadrage et prise) passe, développée, au blanc affirmé d'un
ceci-est-de-l'art, « voici ce qu'est pour moi l'art(chaque livre
de Denis Roche est, selon ses propres dires, un art poétique).

Un réalisme absolu

La décision d'écrire est toujours chez Denis Roche au


bord de celle de ne plus écrire (ou tout au moins de ne plus
écrire comme avant, de ne plus écrire la même chose). II y
insiste constamment dans ses préfaces, ses entretiens, ses
« quatrièmes de couverture ». Il insiste simultanément sans
cesse, dans le ton paroxystique convenable à de telles procla-
mations, sur la solitude de son entreprise, sur son caractère
exceptionnel et intime. Il y a bien sûr quelque chose de
bizarrement romantique dans cette façon de se camper soi-
même en une stature solitaire nimbée de l'orgueil amer du
poète, comme il y a quelque chose d'un peu matamoresque
dans le pathos physiologique de tous les passages où, en
réponse sans doute à la froideur machinique des textes, il brode
sur la gymnastique de l'écriture « Observez comme face à
l'Hermès lourdement posé devant moi, les bras demi-fléchis, le
dos très peu arrondi, les cuisses bien détendues sous la table,
le corps en fait dans la position de déperdition musculaire
minimum, tout l'effort est porté dans les extrémités offensives,
dans la liaison que celles-ci les avant-bras, les mains
entretiennent avec les touches du clavier, comme au piano,
avec plus de violence toutefois, à cause de la dureté des pièces
d'acier qu'on déclenche vers le papier, toute cette force étant
conjuguée avec une certaine visée que l'esprit opère en même
temps sur la feuille qui se déroule, pour voir s'il ne fait pas
d'erreur et sur l'affolant matériau d'écritures variées dans
lequel, comme au laser, il découpe de fines lamelles de même
longueur, avant de les transplanter sur le papier qui tourne au
ralenti dans la machine. Quelle charge!»

Mais cette affirmation de solitude hautaine dit aussi (sur-


tout ?) à quel point cette littérature est de ce temps, à quel point
elle peut se lire aussi comme symptôme d'époque, à quel point
elle incarne la fermeture radicale des perspectives et fixe
héraldiquement le non-sens du présent. La souveraineté de
cette littérature toujours au bord de la mutité et du renonce-
ment vient de ce qu'elle se porte toujours et comme spontané-
ment au point d'incandescence des impasses de la littérature,
à son point d'affrontement au tragique. Ce qui est « inadmissi-
ble », nous dit au fond cette œuvre, ce n'est pas la « poésie »,
c'est bien la littérature (à laquelle pourtant celui qu'elle a
empoigné ne saurait renoncer ce pourquoi le renoncement
de Rimbaud est toujours une énigme, un point d'interrogation
absolu) « la littérature, dit Denis Roche, est périmée depuis
longtemps et l'écrivain lui-même est un préjugé du passé ».
Mais, pour être au plus près de l'expérience de Denis Roche,
il faudrait sans doute radicaliser la formule et la débarrasser de
son exposant historique (résidu d'avant-gardisme ?) la littéra-
ture a toujours été périmée et c'est en tant que périmée qu'elle
est la littérature (ce que le monde périme et qui échappe
simultanément, par une affirmation impensable, à ce que le
monde périme pour être monde). Renoncer à la littérature,
déclarer qu'on y renonce, qu'on renonce pas à pas à chacune
de ses formes, à chacun de ses genres, faire, dirait-on, le tour
de la question, épuiser le sujet et s'épuiser, ce faisant, comme
sujet de la littérature, c'est affirmer le renoncement qu'au bout
du compte la littérature ne peut qu'être (être tragiquement)
devant l'instance des choses. Mais c'est affirmer simultanément
la littérature celle qui renonce à être autre chose que chose
elle-même, c'est-à-dire dépôt de savoirs (congédiés avec les
« logiciens ~) et de techniques (ramenées au plus brut, au plus
immédiatement déduit des données matérielles de l'acte
d'écrire), pure jouissance de forme, objeu, objet parmi les
objets cependant que le sujet de ce jeu s'éclipse, « se regarde
s'en aller », ayant dit son action et rien d'autre qu'elle.
La littérature de Denis Roche est bien en ce sens une
démonstration, la littéralité radicale d'une suite de démonstra-
tions. C'est pourquoi aussi on pourrait la dire, d'une manière
quelque peu provocante pour qui n'y voit qu'ennui, formalisme
et illisibilité, d'un réalisme absolu. Elle est réaliste si le réel,
comme le suggérait Lacan, est l'impossible et si le fait qu'il soit
l'impossible est la condition du désir qui pousse à le pénétrer
par la langue et à en jouir au bord d'une angoisse mortelle.
C'est bien pourquoi dans la fixité glacée de l'arrêt sur image
des dépôts il y a aussi la précipitation d'une course éperdue
après la ligne, un intense mouvement de conquête, une com-
pulsion érotique, la volonté désespérée de maintenir la charge
du commencement (l'énergie érotique de la prise, l'obsession-
nalité du cadrage de ce qui allume l'œil, le sexe, le corps entier
« dans un certain état d'excitation »). Le réalisme est dans le
débat entre la glaciation et l'échauffement, entre les forces de
vies, qui résistent à la mort et la stase inéluctable « si je meurs,
crie mon nom ».
La question du sens (du détail des significations), dans ce
cadre, est hors jeu elle est fade et apathique. La question des
genres (prose ou poésie) aussi « schémas anciens occlusifs et
usés ». Tout a lieu ailleurs, dans une musique globale abstraite.
Il faut faire avec. Il faut faire avec, par exemple, de la littéra-
ture, de la littérature qui tire sa gloire de son ratage. Au regard
de l'exigence tragique, il n'y a pas d'échec ni de succès. Ou
plutôt le succès est un échec (un mensonge), l'échec est un
succès (une vérité). Le succès est l'affleurement d'un compro-
mis mondain. L'échec est l'allégorie de la situation de l'être.
Les œuvres qui assument jusqu'au bout la décision radicale qui
fait écrire (qui fait se vouer à la parole) sont au-delà de ce
dilemme qu'elles résolvent et ne résolvent pas en laissant sur
des pages des blocs calmes mais obscurs chus de ce désastre
qu'elles ont admis faute de pouvoir le résorber dans ces
compromis fatigués que nous passons tous, pour pouvoir vivre,
avec le monde (et le désir de vivre enfin un tant soit peu dans
le monde est bien entendu ce qui soustend alors le silence de
Rimbaud ou celui de Racine). Les tentations de Denis Roche
(écrire, ne pas écrire, repartir, renoncer) sont sans doute de cet
ordre après le congé à l'humanisme (l'inadmissibilité de la
poésie), le refus de toute ligne de fuite utopique (« je n'ai à dire
que ma violente action d'écrire »), l'impossible réduction du
monde à la surface photographique et l'enkystement stricte-
ment immanent des dépôts, la littérature s'ouvre à la nudité
insensée du monde et c'est à la fois intenable et désespérement
voluptueux. Devant cela, il n'y a plus qu'à se regarder partir
dans une hésitation infinie entre l'in-signifiant (écrire, à nou-
veau, encore et toujours, monter des blocs énigmatiques) et
l'insignifiant (se taire, diriger des collections, gérer sa position
mondaine).
VI!

DEFIGURATION D'EROS
EROS, QUI FAIT ECRIRE

Portrait d'Eros en écorcheur à vif

Francis Ponge, on le sait, ne faisait pas dans la gau-


driole. Son sujet, ça n'étaient pas les dames nues, les
messieurs bandants, les perversions glacées ou les grasses
obscénités. A Philippe Sollers il faisait pourtant remarquer,
au moment de commenter Le Soleil « Là, vous voyez la
nécessité de parler, l'éros qui vient. » Il posait donc qu'Eros
est ce qui fait parler, ce qui engage dans la parole, ce qui
pousse à jouir de et dans la langue. Pour lui, comme pour
Denis Roche, un éros « énerguméne était à l'origine de la
décision d'écrire. Mais Eros n'était pas pour lui un thème.
Eros n'avait pas de visage. Eros n'avait même pas de corps
représentable. « Sentir un peu son immense corps(comme
disait Rimbaud), c'était plutôt éprouver la dissolution de
tout corps dans une énergie venue d'au-delà des corps
visibles, engager la propulsion du désir vers un objet (un
« Etre-de-Beauté) sans figure et sans identité nommable.
Eros était par exemple cette force explosante qui fit passer
Francis Ponge de la totalité close et cadrée du Parti pris des
choses à l'ouverture répétitive, instable et dépensière de La
Rage de /exp~.M<o/
Quand Ponge parlait du nu c'était pour nous dire qu'il
y a plus nu que le nu « Nous savons bien, écrivait-il, que
le nu est aussi une architecture, mais nous connaissons le
moment où l'orgue intérieur faisant tressaillir les piliers et
se bander les arcatures, les ogives s'entrouvrent, par où
s'écoule le flot nuptial.» C'était dans un texte sur Fautrier.
Car la peinture est effectivement souvent la mise en évi-
dence du vide hanté qu'Eros ouvre dans les formes, la
prise en charge du moins que l'énergie négative d'Eros
creuse dans le plein des figures (les « Womende Kooning
sont le paradigme moderne de cette motion dé-figurante).
La peinture est le dénudement d'une nudité plus radicale
que celle qu'exposent les corps de dames accortes ou
d'éphèbes à peau lisse qui sont les motifs d'élection des
artistes. Ces images de corps sont plus des cibles que des
sujets. Elles sont plus maltraitées que traitées. Elles expo-
sent moins leur propre gloire, leur propre glamour que
l'amour déglinguant d'Eros.
« L'homme, disait Artaud, quand on ne le tient pas, est un
animal érotique/il a en lui une espèce de pulsation/productrice
de bêtes sans nombre.» Dans la peinture (celle de Pollock,
celle de Fautrier, celle de Dubuffet, mais aussi celle de Rem-
brandt devant sa Leçon d'anatomie et son ApM/~co/'c~, celle de
Chardin devant sa Raie), l'orgue orgasmique d'Eros déploie
cette « pulsation» et sa diabolique légion « sans nombre
Eros, par exemple, démembre au scalpel d'appétissantes De-
moiselles de bordel et les remembre en idoles primitives aux
grimaçantes figures. Eros crève les espaces, déchire les corps
immaculés, débouche l'opacité des anatomies, dépèce les figu-
res érotiques, ouvre un vide effervescent, fait parler la volubilité
des liquides internes. Eros expose, plus qu'une composition,
une décomposition, plus qu'une figure, une défiguration. Eros
donne à voir un magnifique effondrement où celui qui peint
assiste voluptueusement à sa propre dislocation, à la destitu-
tion de sa propre stature, à la dissection érotique de son propre
corps glorieux, à la « vaporisation », disait Baudelaire, de son
propre moi.

Causticité d'Eros

Tel que je l'entends ici, Eros est une puissance caustique.


Sa force lance l'écriture dans une consumation violente au bout
de laquelle les figures désirées s'évanouissent dans un chant
monté sur leur effondrement. Dans l'écriture, Eros est la trace
active du négatif
« La volupté suprême de l'amour, disait Baudelaire, gît
dans la certitude de faire le mal.Mais « faire le malne
s'entend pas seulement comme transgression morale, jouis-
sance du coupable. Faire le mal s'entend comme abandon à la
puissance de destruction d'Eros Eros est certes ce qui nous
pousse à saisir le réel dans une exaltation sauvage. Mais Eros
ne nous livre le réel qu'en le détruisant. Eros est ce qui nous
jette dans l'amour de la langue. Mais Eros n'aime la langue
qu'en la ravageant, en la livrant à la torsion, à l'irrégularité.
Eros, bien sûr, quand il s'agite dans la littérature, quand
son adorable épouvantail agite le désir d'écrire, y importe les
figures du sexe. Mais Eros ne s'incarne pas, ou pas seulement,
ou pas finalement, dans les figures de la sexualité. Eros ne
dessine pas le théâtre ciblé et stabilisé des scènes « érotiques »
enfilées en récits. Eros, pour qui assume jusqu'au bout sa dictée,
est ce qui défait les figures, rompt les récits, défait l'assurance
des langues, exhale des musiques, fait s'effondrer les scènes

1. Julia Kristeva a montré en quoi la poésie de Baudelaire (il


faudrait ajouter, à sa suite, l'essentiel de celle de Verlaine) est la mise
en scène de l'impulsion caustique d'Eros l'échangeur des « corres-
pondances»y dissout les objets visibles du désir dans l'effervescence
musicale du « langoureux vertige » et la « forêt aromatiquedes
« parfums pour qui toute matière/est poreuse w (« Baudelaire, ou de
l'infini, du parfum et du punk », in Histoires d'amour, Denoël, 1983).
dans une dynamique que ne gouverne pas !'œi! arrêté dans la
distance rassurée du fantasme Eros a les yeux fermés 2.
De ce point de vue, par exemple (je veux dire à partir de
ce pas du tout de vue), la force érotique d'un écrivain comme
Bernard Noël est moins dans la succession des épisodes
pornographiques du Château de Cène que dans le chant lyrique
obscène qui emporte les scène au-delà de la convention du
roman et nous en ôte d'une certaine façon la vision (la repré-
sentation). Elle est surtout moins dans ce livre-là (et donc dans
le malentendu du scandale « moralqui a assuré la notoriété
de l'auteur) que dans les laisses cassées d'un ouvrage poétique
comme Extraits du corps, superbe et violent mais forcément
moins immédiatement consommable.
Et c'est sans doute aussi à partir de ce point de vue qu'on
peut lire les poèmes de Georges Bataille ces textes se donnent
la plupart du temps comme affleurement des figures de l'Eros
qui fait écrire (« Gonflée comme une pine ma langue/dans ta
gorge d'amour rose ») mais, simultanément, ils sont, au bord
d'un rire obscène, le renversement caustique de ces figures
auxquelles pourrait s'identifier, dans l'extase leurrée, le sujet
emporté par Eros « Rire et rire/du soleil/des orties/des
galets/des canards/de la pluie/du pipi du pape/de maman/d'un
cercueil empli de merde.»

Ecrit au trou

Eros, donc, n'est pas seulement la force ahurie qui nous


pousse à remplir avec de la viande les trous de la viande. Eros
est la force qui nous pousse à traverser la viande, à s'en alléger,
à rêver d'une sortie délivrée « Comme tous les ânimons, dit
Valère Novarina à propos de l'être humain, ce ânimon pense

2. Baudelaire « Quand les deux yeux fermés.Je respire


l'odeur de ton sein chaleureux.»
qu'à quitter le physique.» Quand il nous fait écrire, Eros nous
pousse à sortir d'Eros en mimant à fond l'entrée dans les corps
pour donner corps au rêve de sortir des corps. La signification
d'Eros n'est pas tant dans ce qu'il écrit au Bien (La Bonne
Chanson, L'Union libre, Les Yeux d'Elsa..) ou au Mal (le Par-
nasse satyrique, Les Fleurs du mal, L~4/'c/!aM~/<~MC.) que dans
ce qu'il écrit au trou.
C'est ce qui nous fascine et nous stupéfie chez Sade.
Car Sade, c'est le cas de le dire, écrit au trou. Sade imagine
infatigablement la pénétration de centaines de trous inter-
changeables. Il multiplie les trous dans les corps (orifices
sexuels et blessures infiniment variées) et la jetée des corps
dans les trous du mal (culs-de-basses-fosses, cratère du
Vésuve.). Il jette au trou des dizaines de corps dont les
trous béent sous l'action d'Eros. Tout autant qu'il nous
montre des corps, il les évacue, les consume, les dissout, les
réduit, tire une force à la fois voluptueuse et lugubre de cette
compulsion à pousser sans cesse les corps (les objets du
désir d'Eros) vers la sortie. Comme s'il s'agissait moins de
montrer obscènement les corps et de jouir de cette vision
que de les faire disparaître, d'épuiser leur question, d'ouvrir
sur un espace entièrement vide de corps, un espace où le
corps ne serait plus une taraudante question, une irritante et
implacable présence irrationnelle. Le défilé à la fois panique
et apathique des Cent Vingt Journées de Sodome a sans doute
le sens de cet épuisement. Cette numérotation accablée et
totalisante est la résultante d'un désir impossible de dégager
l'espace et d'ouvrir un trou vidé de figures (de scènes
« arrangées », de « tableaux », de corps « faits à peindre »).
Tout autant que l'exacerbation de la fureur sadique, on peut
y lire l'obtuse volonté de vider le site sexuel, de s'en sortir,
de sortir du trou du monde où nous a jetés le trou d'un
ventre.

En ce sens, l'œuvre de Sade est évidemment le contraire


de la littérature « érotique ». Elle est au libertinage mondain
(celui des « roués w, celui des « esprits forts », celui des roman-
ciers grivois) ce que la guerre réelle est aux jeux dits « de
rôles la même chose, mais en vrai (la vérité qui les annule).
C'est en cela sans doute qu'elle nous retient. C'est en cela que
notre stupeur inquiète se fixe moins au détail de ce qu'elle nous
raconte (nous la lisons si peu, elle nous « ennuietellement !)
qu'à l'allégorie globale qu'elle développe qu'il n'y a que le
trou et qu'Eros nous y jette; que nous errons, inapte au
« mondeet radicalement privés de « ciel », dans le tréfonds du
trou « tragique », de la Bastille et de Vincennes à Charenton,
du cul-de-basse-fosse à l'asile des douces folies, avec le chiffre
indélébile du fatal Eros tatoué partout sur notre peau, rêvant
d'effacer tout cela « de la mémoire des hommesmais sachant
bien que rien de cela ne s'efface, que le monument que cela
érige est plus éternel que l'airain, que les glands qu'on sème sur
la fosse (sur le trou) feront repousser le chêne phallique
d'Eros, que le stage humain dans le trou du monde est sans
issue, et qu'il n'y a d'autre solution que d'en rire, du rire
sanglant, par exemple, de Maldoror.

Débâcle d'Eros

Bram Van Velde, qui en savait quelque chose et l'a payé


fort cher, disait « La peinture, c'est l'homme devant sa
débâcle. Cette force de débâcle est la force d'Eros. Sous
l'effet de cette force, « le corps, enflé d'un souffle vague/(vit)
en se multipliant ». Après son passage, « les formes (s'effacent)
et ne (sont) plus qu'un rêve,/Une ébauche lente à venir,/Sur la
toile oubliée (Baudelaire). Sous les coups de sa décision
s'exhibe notre charogne et notre propre ordure éblouit nos yeux.
La force de l'Eros « qui fait écrire », c'est quelque chose comme
l'accélération brutale d'une « motilité (c'est le mot qu'em-
ploie Artaud) qui emporte les figures du réel vers leur effon-
drement, la langue vers sa propre limite idiolectale, celui qui
parle vers un engorgement aphasique, une quasi-mutité et le
léthé qui coule dans les baisers d'Eros « Dans l'épaisseur de
ta crinière lourde », dit Baudelaire à son « Tigre adoré », « je
veux dormir dormir plutôt que vivre !/Dans un sommeil aussi
doux que la mort ». Et Bataille « Dans ma cloche voluptueuse/
le bronze de la mort danse/le battant d'une pine sonne/un long
branle libidineux. »
Bien sûr, c'est un poncif. L'air est connu agrippé lubri-
quement au bras du rosissant Eros, voici le pâlichon Thanatos.
Difficile d'échapper à ce bain quasi amniotique de notre culture
moderne qu'est la vulgate freudienne. Donc, pas de quoi gloser
(même si la chanson vient de beaucoup plus loin, même si c'est
bien à la base que cette scie soporifique nous scie). Mais écrire
sous l'impulsion d'Eros, ce n'est pas que broder sur le cliché,
fignoler le portrait du couple goguenard. Dans les poèmes de
Georges Bataille (qui ne sont faits que de variations sur cet
air), on voit par exemple le travail poétique défigurer la figure
accomplie, la suspendre dans une déprédation sarcastique,
mêler jubilation graveleuse, plaisir sombre et tension extatique
et les faire s'effondrer dans le lugubre, le grotesque, l'insigni-
fiant « Assez je t'aime comme un fêlé/je ris de moi l'âne
d'encre/brayant aux astres du ciel.» L'Eros de Bataille embar-
que la langue dans les grincements d'un train fantôme qui
circule en accéléré parmi les séduisantes figures et les grima-
çantes momies. Ce que cela nous dit c'est qu'écrire sous
l'impulsion d'Eros c'est disposer du savoir de ce mouvement
ignoble, s'y précipiter pour tenter burlesquement son diable,
décharger l'énergie énervée d'Eros, calmer ses irritations
hystérisées, abattre ses cibles obsessionnelles, voir se carambo-
ler ses figures grotesques et en rire, c'est-à-dire trouer le
cul-de-sac de l'horizon sexuel, s'aérer de son angoisse, toucher
au fond de soi à une boule neutre, atone et calmée, qui r&H~
« S'étrangter/rabougrir une voix/avaler mourante une langue/
abolir le bruit/s'endormir/se raser/rire aux anges(Bataille).
A corps perdu

Parce que « le corps, les corps, ne se laissent pas long-


temps oublier(Ponge), Eros tente l'écriture. C'est-à-dire que
son impulsion implacable tente la « violente actionde tenir
dans cette débâcle, de résister en dressant son style dans la
maîtrise d'un espace minimal inscrit, et qu'on répète, à corps
perdu ainsi Pollock dressant dans la tourmente de la matière
drippée ses poteaux bleux fouettés par l'énergie d'Eros. Eros est
dans cette passion, dans cette provocation à tout risquer et à se
récupérer in extremis. Eros n'est pas ce qu'on fait voir. Eros se
convoque soi-même (tension ahurie du désir, figures et objets
obsessionnellement visés), appelle la mort (la charogne et
l'ordure) et envoie le tout se faire voir dans un ailleurs
momentanément distancié par la prise d'initiative du style.
Dit autrement que la littérature soit obsédée par le sexe
est un fait (en dernière analyse, c'est la plupart du temps son
sujet). Mais si elle l'est à ce point, c'est sans doute paradoxa-
lement parce que le matériau sexuel ne vient au langage qu'en
le ruinant, en le réduisant tendanciellement à une sorte de
matière rythmée qui fait style à ce prix au prix de quelque
chose de littéralement insensé, de quelque chose qui n'a de
sens que dans l'exhibition massive de sa propre compulsion-
nelle répétition (Sade nous fait voir cela), dans l'omniprésence
de sa propre in-signifiance obtuse (le « scripto-séminalo-
gramme » de Guyotat) et dans le dégonflement rieur de ses
propres baudruches fantasmatiques (le rire souverain de Ba-
taille).
De l'affrontement sexe/langue ne reste, tendanciellement,
au bout du compte, qu'une trace phénoménalement incongrue.
Bien sûr, fort peu d'œuvres assument cela jusqu'au bout, jus-
qu'à cette réduction drastique. Et nul n'est tenu à ce choix
nihiliste (n'y pas tenir n'est pas déchoir mais vivre la littérature
pour ce qu'elle est un compromis entre cette radicalité et
d'autres tentations plus « humaines »). Bien sûr aussi, écrire
aujourd'hui ne saurait mimer ce type d'excès ou rêver d'on ne
sait quelle hypothétique surenchère par rapport à eux. Mais
nous avons besoin de ces excès et de la connaissance des
limites qu'ils dessinent. D'abord pour évaluer en toute lucidité
la modestie un peu rassise de ce qu'on nous présente couram-
ment comme « littérature ». Ensuite et surtout pour prendre la
mesure de ce qui nous fait, chacun pour notre propre compte,
accepter la vie (le compromis social) et relever librement
l'exigence de la parole « la liberté: disait Bataille, n'est rien
si elle n'est celle de vivre au bord de limites où toute compré-
hension se décompose ».
Nous avons besoin de la connaissance de ces limites que
dessine et décompose la causticité d'Eros parce que l'une des
illusions que traîne l'idée littéraire (là où sans doute elle joue
son va-tout), c'est qu'il y ait une langue idylliquement vouée au
corps érotisé, une possibilité de dire le sexe dans du discours
socialisable. La littérature dite « érotique » est une forme de
cette croyance aimable. Mais la littérature, prise dans son
ensemble, répond souvent à un vœu d'identification éperdue à
cette fantasmagorie. Elle a un besoin vital, nous avons tous un
besoin vital de cette bouée, de cette buée. C'est pourquoi nous
sommes à tous coups fascinés (sidérés, effrayés, emportés dans
une perplexité méfiante) quand, à partir de l'impulsion d'Eros,
une œuvre assume à fond l'incrédulité, prend cette illusion de
front, prétend dégonfler radicalement cette bouée et dissiper
cette buée.
LE « SCRtPTO SÉMINALOGRAMME
de PIERRE GUYOTAT

L'obscène et l'illisible

Ce que Pierre Guyotat, pour en indiquer la stricte motri-


cité hors récit, sans psychologie, sans mise en scène érotique
perverse, appelait son « scripto-séminalogramme » est de l'or-
dre de cette littérature sans foi ni loi. C'est pourquoi la
sanction tomba immédiatement. Je ne parle pas ici de la
« censurequi chassa Eden, Eden, Eden des étals des libraires
cette censure reposait sur une réduction du livre à une succes-
sion de « scènes érotiques (vécues ? vivables ?) et sur la
confusion entre le sexe (la décision d'Eros) et la représentation
(immorale, obscène) de prouesses sexuelles. Je parle des
réactions d'un demi-monde littéraire déjoué dans sa croyance
et affronté moins à une transgression morale qu'à un blasphème
du sacré de la littérature. On y vit donc simple « exercice de
rhétorique (Maurice Nadeau), pure « incronguité monumen-
tale(Alain Jouffroy), «maniaquerie délirante » (Les Lettres
françaises), « entreprise de destruction de la raison », (La
Nouvelle Critique), « répétition rabâcheuse (Le Monde) et un
peu partout bien sûr « illisibilité ». L'affect, la stupeur outrée
indiquent la sensation d'un viol, la réaction d'auto-défense d'un
monde apparemment touché au plus vif de son accord consen-
suel minimal sur l'idée même de littérature.

Les (abondantes) déclarations de Guyotatet le prestige


de plusieurs de ses thuriféraires (Leiris, Barthes, Claude Si-
mon.) peuvent intimider. L'auteur a bâti de lui-même une
statue héroïque, armée d'un foudre un tantinet paranoïde et

3. Recueillies pour l'essentiel dans Littérature interdite (Galli-


mard, 1972) et dans Vivre (Denoël, 1984).
nimbée, d'une façon un peu romantique, de l'aura sulfureuse de
la malédiction « sans famille ni salaire fixe, ne possédant
aucun bien, honoré d'aucun diplôme, d'aucun privilège univer-
sitaire, d'aucune sollicitation mondaine ou officielle, sans
pouvoir autre que celui de mes textes quand j'en ai obtenu, par
lutte et soutien à cette lutte, qu'ils soient publiés. », disait-il
de lui-même en 1972. Cette spectaculaire auto-célébration a
imposé le nom de Pierre Guyotat, mais sans doute pas la
lecture de ses œuvres. Aujourd'hui, c'est même plutôt une
raison de non-lecture. D'autant qu'il y a chez Guyotat tantôt
un sérieux pontifical fort peu fissuré d'humour, tantôt un ton
de prédicateur cathare qui n'est sans doute pas aujourd'hui de
mise (on préfère le côté ludion ludique, le ton distancié chic,
le cynisme non dupe, le brillant libertin branché aux scintille-
ments légers du semblant social).
Mais justement cette sorte d'inadaptation à la demande
de notre temps d'oubli du moderne dans l'accélération des
modes suaves est une raison de plus pour aller relire ça, qui
jouit obstinément, dans son coin largement répudié, des formes
informes impulsées par la geste d'Eros. Et d'abord pour cette
raison tout un temps la censure a décrété Guyotat obscène,
pornographique, l'a retiré des boutiques, en a interdit la lecture
aux « bourriques aujourd'hui, la rumeur le déclare plutôt
« illisible ». Cela peut inciter à une réflexion sur les rapports de
l'obscène et de l'illisible. Ce rapport, je l'ai dit, est à mon sens
dans la force dé-figurante de l'Eros qui fait écrire mais qui
donne à l'écriture sexuellement chargée de cette force une mine
un peu défaite.
Par exemple celle-ci « parfum d'passaj' à l'étaj', barr'
d'graiss' aphrodesiaq' durçie pôr passaj' à coulo, bôcl' oraill'
pendantif serrant sôs verr' prepuç' pôr passaj' à çerconçe-
sion. ». C'est défait, mais ça n'est pas illisible. On peut y

4. Un arrêté du général Massu interdit en 1967 la lecture de


Tombeau pour 500 000 soldats à toute l'armée française d'Allemagne.
entendre par exemple le passage parfumé des sons dans /'o~e
et dans une bouche que desserre l'éclipse des i (« çerconçe-
sion ») et que fait béer l'aperture des o et des a. On peut y voir
la force aphrodisiaqued'Eros désarticuler l'articulation et ouvrir
l'écrit à une musique barbare. La limite obscène dessine simul-
tanément la limite du lisible. Mais il ne s'agit même pas des
limites du « sens ». Il s'agit plutôt des limites de ce qui peut être
maîtrisé par une respiration humaine, mastiqué par un organe
possible, physiologiquement incorporé à la lecture (à la lecture
silencieuse tout au moins). L'obscénité d'Eros lâchée dans la
langue fait peut-être s'effondrer le sens. Mais surtout elle exige
une autre anatomie de la lecture, elle exige cette « voix spé-
ciale» que Jarry affectait aux marionnettes d' Ubu Roi. Ce n'est
donc pas tant que ce soit illisible (incompréhensible) on
dirait plutôt que ce n'est pas lisable, que ça exige un autre
protocole, une autre physique de la lecture (son passage au
sonore, à la voix « haute?).

Présent de l'écrit

Dans son premier texte publié ( Sur un cheval) 5, Guyotat


évoque deux personnages qui, devant le film La /?c~ se sentent
« gagnés par la sensualité et la sauvagerie de l'oeuvre ». Ces
deux termes, qui qualifient Eros, dominent l'oeuvre de Guyotat
tout entière. Mais la sauvagerie et la sensualité d'Eros n'ont
évidemment pas produit d'un coup leur effet dé-figurant. La
magnifique phrase de Tombeau pour 500 000 soldats fait réson-
ner plus que n'importe quelle œuvre moderne le souvenir de la
syntaxe oratoire de Chateaubriand et de Lautréamont. Bien des
séquences de Eden, Eden, Eden ne sont pas si loin du pompié-
risme parnassien d'un Saint-John Perse «je cours entre les

5. Publié en 1961, sous le pseudonyme de Donalbain, aux


éditions du Seuil, dans Ecrire 10.
cassis baignés de feu, de venin, la faucille enchaînée au bracelet
qui broie mon poignet, jusqu'au pré où sautent les poissons,
hors de l'enceinte servile au sommet du mont, je crache le
sang dans une vasque d'onyx ». D'autres doivent quelque chose
au peplum un peu clinquant du Salammbô de Flaubert ou de la
Messaline de Jarry « un jeune rebelle, ses pieds nus enduits de
poudre d'onyx, ses lèvres de farine, sort de terre, se penche sur
la vasque. relevant sa tête enveloppée de sang, il hurle un
appel rauque vers les monts, les buissons bougent des lions
s'élancent ».
L'incipit de Tombeauest un« Il était une fois », un incipit de
conte héroïque et merveilleux « En ce temps-là, la guerre cou-
vrait Ecbatane.» Cet incipit fait aussi entendre en surimpression
sonore la première phrase de Salammbô: « C'était à Mégara, fau-
bourg de Carthage dans les jardins d'Hamilcar.» Mais Flaubert
écrivait au passé, bâtissait un récit disposé dans l'articulation fic-
tive du temps, sa phrase renvoyait à une histoire, à un supposé
« réel ? Dans Tombeau, ce passé cède après trois pages et le pré-
sent s'installe. Et, dans Eden, il règne d'un bout à l'autre, le texte
jaillit en tant que tel dans un présent immédiat, sans bords (sans
avant ni après). La première phrase se découpe comme hors
temps. Exceptée du mouvement du temps par la barre de fraction
qui ouvre le texte, elle bande devant une béance écarlate « /Les
soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les
nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates.» Au-dessus
de cette première ligne, une inscription illisible comme la gravure
immémoriale d'une stèle, affirme comme premier mot le mot
« maintenant7. L'action ( ?) démarre dans la grammaire d'un

6. Saint-John Perse, lui, inscrivait son chant rengorgé dans la


référence à un passé invoqué par la langue (« il naquit un poulain sous
les feuilles de bronze ») et lancé dans la perspective extasiée d'un
futur (« A nos destins promis, ce souffle d'autres vies »).
7. « La phrase tamachek en caractères tiffinagh qui ouvre Eden,
Eden, Eden signifie et maintenant nous ne sommes plus esclaves»
(P. Guyotat, Littérature interdite).
présent qui ne cédera plus, qui n'avancera ni ne reculera plus,
jusqu'à la phrase finale « la trombe recule vers Vénus ». Cette
phrase boucle la boucle du retour du nouveau-né Eros à son ori-
gine (sa mère, la callipyge Aphrodite). Elle symbolise le retour
sempiternel du texte à l'objet de son désir (la langue maternelle)
« on écrit toujours devant un poteau. Mon poteau à moi c'est
mon pénis, devant quoi j'écris comme on écrit devant sa mère,
comme on doit écrire devant elle, contre elle jusqu'au bout ». En-
tre les deux la « trombegiratoire du texte, son vaste sur-place
tremblé, hanté par les répétitions d'Eros, emmailloté dans sa
force écarlate (dans sa force d'écart).
S'il y a mouvement, circulation du sens, ils se font par
/'intérieur. Allégoriquement d'abord par l'omniprésence de la
compulsion sexuelle à pénétrer tous les trous des corps (bou-
ches, vagins et anus, bien sûr, mais aussi narines, oreilles,
pores de la peau) et l'insistance de la violence à traverser les
corps en les déchirant de multiples blessures. Pratiquement
ensuite par la circulation rythmique et phonétique qui engrène
le mouvement interne des mots et des syllabes 8.
La phrase avance comme sans avancer, par incrustations
internes pas de progression « chronologique », pas d'articula-
tion « logique », mais un entassement de séquences empilées
par ajouts, amas, plâtrage. Cet entassement a lui-aussi son
allégorie la surcharge systématique des matières aux matières
(les corps et les choses sont salis, peints, maculés, enduits,
englués de crasse, de sperme, de poudres aucune peau que
n'enduise une autre texture salive, sueur ou fard aucune
substance que ne vernisse une autre substance jaune d'œuf,

8. Un exemple, au hasard « un soldat blond front s'empour-


prant, pleurs noyant ses orbites lustrées par le charbon, urine stop-
pant foutre au gland ». Une analyse formelle montrerait le système
des rimes, les rebonds de la circulation sonore, le découpage rythmi-
que « un soldat blond/front s'empourprant/pleurs noyant ses/
orbit(e)s lustrées/par le charbon/urin(e) stoppant/foutre au gland ».
Rythme:4+4+4+4+4+ 4/+ 3. Rimes (on/an/é) a b c c a b b.
sang, pollen, merde aucun corps que ne recouvre et pénètre
un autre corps ou plusieurs autres corps). Cet entassement
a lui aussi sa pratique une syntaxe systématiquement apposi-
tive, qui progresse par surplus sans hiérarchie, saturation,
densification par enfoncement, au coin, d'incises descriptives
supplémentaires Comme chez Claude Simon, les participes
présents jouent dans cette syntaxe un rôle déterminant du
présent s'ajoute au présent, de la présence à la présence, par le
dedans de la phrase, comme participation à sa propre conden-
sation arrêtée.
L'espace d'action est tout entier clos et saturé. Pas plus qu'il
n'y a un dehors temporel, il n'y a de dehors spatial. L'unité obtu-
rée du lieu est le « bordel(celui des hommes et celui des fem-
mes un bordel évidemment allégorique de la maison irrémédia-
blement close et irrémédiablement insensée du « mondebor-
dellique où nous vivons). L'unité de temps est le présent absolu
de l'écriture (l'enregistrement du « scripto-séminalogramme »).
L'unité d'action est « le fonctionnement d'une corporalité pen-
dant six mois ». Pas de relève. Pas de « ciel ». Mais pas de
« mondenon plus (au sens d'un monde à représenter dans le
compromis narratif) un espace stricto sensu« tragique », soumis
à la dictée fataledes exigences d'Eros.

Le Choix de Dionysos

« Bien souvent, nous dit Bataille, les transports auxquels


nous lions le nom d'Eros ont un sens tragique.» Et Nietzsche
nous a appris à identifier le dieu du tragique à Dionysos, le
dévoré, le digéré par l'animalité titanesque, le Deux-fois-né fils

9. Exemple « les foreurs, leur jeans entrouvert, se renversent


sous le feu, fesses aux talons, gorge tirée, palpitante, vers l'arrière,
soleil chauffant le jeans aux genoux, ardant les chairs circoncises du
membre tendu ».
de Zeus et de la funèbre Perséphone, le dieu du tumulte, des
orgies, de l'instinct et de la possession sexuelle. Après l'apolli-
nien René Char et Francis Ponge, le paternel jupitérien, voici
donc le dionysiaque Guyotat.
Effectivement, on peut lire Eden, Eden, Eden comme
l'accélération moderne (c'est-à-dire cinématographique) de
ces Cortèges de Priape qu'on gravait au xvi* siècle ou de ces
Bacchanales que peignaient entre autres les Carrache un défilé
indéfiniment répété du cortège dionysiaque, avec, au sein du
mouvement général, l'agitation déchaînée d'un kaléidoscope
qui fait s'échanger à l'infini les rôles, les gestes, les partenaires
de l'orgie. L'emblème phallique d'Eros, perpétuellement bandé
mais perpétuellement greffé aussi sur des corps interchangea-
bles, trône au centre de la procession. Il fonce vers les trous
multiples qu'à l'orée du livre figurent les « châles écartâtes »
teints du « violetdu viol, « grosses lèvres violettes », « sexes
chargés de haillons écarlates », d'où sortent les bébés et où
s'enfonce la violence des soldats
Tout, alors, y est. Partout les « foreurs» priapiques qui
courent dardant leur « sexe dur égal au bras ». Partout le sabot
satyrique du « pied-bot(l'un des « personnagesles plus
constamment présents). Partout les Ménades possédées et
sanglantes « les femmes encerclent Wazzag, elles le saisissent
aux bras, aux jambes, à la mâchoire, aux cheveux, le refoulent
sur le sable, vers la barrière du bordel ». Partout les « ânes et
les « boucsithyphalliques de Dionysos (le « boucher » est un
autre personnage omniprésent). Partout la fureur de Pan, rejeté
par sa mère. Partout la dévoration et le démembrement.
Partout même, oignant les corps troués, la « poudre d'ordu
Pactole. Partout le malaxage des corps investis par Eros dans
« les souffles filtrés aux branchages embaumés ». On est bien
dans le « bordeld'un monde dionysiaque où, sur fond de

10. Pour désigner ces rideaux vaginaux, Bataille, dans Madame


Edwanda, parlait semblablement de « guenilles ».
décor guerrier (« soldats », « treillis », « tôles mitraillées *),
esclaves" et prostitués s'affrontent sexuellement (« Ceux qui
prenaient part aux orgies de Dionysos, nous dit Bataille, étaient
souvent des sans-argent, parfois des esclaves ~). On est bien
dans la « boucherie où les bacchantes déchaînées déchirent
de leurs dents des « chevreaux vivants », voire des « nouveau-
nés (ceux-là mêmes de cette sorte de Massacre des innocents
que peint la première phrase du livre). Tout cela pour dire,
entre autres, à quel point cette littérature, si elle est « mo-
derne (et lui aura-t-on reproché de l'être décidément trop !),
l'est d'abord parce qu'elle est terriblement ancienne (elle doit
au moins autant à Euripide qu'à Artaud ou à Genet). Elle est
moderne (au sens, toujours, de Baudelaire) parce que sur le
décor (« transitoire », « fugace ») de la violence moderne (la
guerre d'Algérie) et dans la langue spécifique du moderne (le
vocabulaire sexuel explicite), elle ramène, dans la longue
portée de l'histoire, « l'immuabled'un fond fantasmatique et
mythique très ancien.

Celui qui merde

Ce qui peut frapper alors, c'est moins l'omniprésence du


sexe que l'afflux des matières. En guère plus de dix lignes, la
première page du livre, à elle seule, aligne les chairs, les poils,

11. C'est là bien sûr que s'accroche le pathos « politique » de


Guyotat son travail serait la mise en scène des langues refusées par
l'idéologie « dominante » argots sexuels, interpellations prostitu-
tionnelles, parlers refoulés du « populaire » auxquels l'écriture re-
donnerait voix contre toute emprise religieuse, familiale, étatique
(contre toute « censure ~).
12. Bordels, boucheries était le titre du premier fragment d'Eden
publié en revue.
13. « Le sexe ne m'intéresse pas », dit Guyotat, très pince-sans-
rire.
l'huile, le girofle, le henné, le beurre, l'indigo, le soufre
d'antimoine, l'orge, le blé, les fleurs, le pollen, les épis, les
papiers, les étoffes, la merde, le sang, les écorces, les plumes.
Comme s'il y avait à faire une sorte de recensement éperdu et
jouissif des textures du réel, à en dresser une liste, à en
verbaliser l'entassement voluptueux. De ce point de vue-là,
dont les effets saturent le livre tout entier, le matérialisme
afïtché de Guyotat est moins un matérialisme au sens philoso-
phique du terme (la matière, disait Lénine, est une « catégorie
philosophique ~) qu'une sorte de « matiérisme » obsessionnel,
une délectation du matériau. Il ne s'agit même pas des choses,
des corps, des objets du monde, d'un découpage visuel du
chaos du réel. II s'agit de textures brassées, de matières infor-
melles, de densités, de couleurs, d'amas sensuellement détail-
lés en dehors des figures d'objets. Il s'agit de quelque chose
comme d'une geste dionysiaque des matières auxquelles se
voue, « enduite d'œuf, de menthe, de foutre », la bouche
d'écriture. Il s'agit d'une extase sensuelle et panique, d'un
retour animal, hors psychologie, hors morale. Ça passe à
travers les trous de la gangue rationnelle, ça court-circuite la
distance optique et ça laisse affluer le mal (l'inhumanité en
nous, le « non-humain absolu »). L'omniprésence de la
« merde », la merde collée à tout, aux peaux, aux tissus, aux
bouches, en est l'allégorie la matière, la matière la plus basse,
envahit tout l'espace de l'écrit. Et celui qui écrit est celui qui
merde, c'est-à-dire qui fait rater les nuances du style et les
variations subtiles du récit sous l'effet uniformisant de la
« cochonneried'écriture 14.

14. Ainsi, chez Sade, l'orgie culmine-t-elle toujours dans la


passion coprophagique et la merde envahit les bouches (ce que
« racontent » terriblement les Cent Vingt Journées et que Pasolini
mettait en images peu soutenables dans Salo). Chez Jarry résonne le
« merdre» d'Ubu et s'agite le « balai innommable ». Chez Artaud on
nous dit que « là où ça sent la merde, ça sent l'être ».
L'hymne aux matières que compose Eden, Eden, Eden se
réifie plus radicalement dans les livres suivants (Prostitution, Le
Livre). On pourrait dire que, de ce point de vue, Guyotat passe
à l'acte il entre plus décidément, de façon plus totalitaire, plus
matiériste encore, dans la matière même de la langue. Ce n'est
plus seulement la phrase qui est démembrée et remembrée,
c'est carrément le mot, explosé en syllabes et recomposé dans
une partition sonore uniforme, à coups de néologismes, d'uni-
tés phoniques scandées, de découpages rythmiques brutaux et
d'accentuations triviales. La matière merdique n'est plus un
thème. Mais une irrépressible injonction « pulsionnelle(la
psychanalyse la dirait sans doute « sadique-anale ~) déchire le
mot, désarticule la phrase, soumet tout aux exigences a-mélo-
diques du rythme. Comme si à l'équation pongienne parti pris
des choses égale compte tenu des mots Guyotat substituait des
équations plus radicales parti pris des matières égale compte
tenu de la matière phonique des mots, pénétration des corps
égale pénétration du corps de la langue. Et comme s'il s'agis-
sait de faire reculer la trombe d'écriture vers un dedans tou-
jours plus intérieur, un présent toujours plus présent à lui-
même, dans une rage désespérée de jouir de cette profondeur
internée que les langages et les images nous subtilisent, à
laquelle ils nous retirent pour nous jeter devant des spectacles
superficiels et nous soumettre au sens décharné de ces specta-
cles.
Radicalement vouée à l'in-signifiance scatologique des
matières du monde, l'impulsion dionysiaque aboutit alors à ce
dithyrambe sauvage, à ce chant « en charabia », comme disait
Artaud. C'est un « courant hermétique enseveli dans le son », un
mixte de langue et de sexe. Il s'affirme comme réel ultime,
c'est-dire d'un côté comme impossible réel, comme réel dilué,
évincé, tu (en tant que sujet à représenter) et de l'autre comme
réel de plus en plus exhibé, affirmé, proféré (en tant que
matière verbale traitée, formée, malaxée en bouche). Dans
cette quête têtue pour trouver, au bord de l'onomatopée, du cri,
voire de l'aphasie, une langue adéquate à la violence sexuelle,
il y a comme un exposé à la fois allégorique et pratique des
limites du langage, le dessin de ce que le langage découpe, à
partir de la violence aphone et devant elle (la violence guerrière
par exemple), pour rendre possible le commerce socialisé entre
les hommes. Artaud, Céline, Michaux ont tenté cela aussi, à
leur façon. Mais il y a chez Guyotat une réduction tellement
tranchante de tout ce qui, dans la littérature, ne répondrait pas
uniquement de cette impossible quête, que toute lecture reflue
devant cet excès qui fixe les limites du lisible. Pourtant, si on
s'avise que la titillation de ces limites est, au plus profond
d'elle-même, l'enjeu même de la littérature, on ne peut pas non
plus récuser sécuritairement cette prouesse. Car, au fond, elle
n'est pas si différente sans doute de celle qui domine la tension
désafïublée de l'alexandrin racinien, pas si loin non plus de
l'excès de la phrase irrespirable (asthmatique) de Proust, pas
si loin de l'imprononçable parole ubuesque et des « contrac-
tions faciales(Jarry dixit) à quoi elle force l'acteur, pas si loin
de la mutité du monde muet et du parlé informe de ces bêtes
auxquelles, pour cette raison, Valère Novarina dit s'adresser.
Depuis le « Chante, Déesse » homérique jusqu'aux actuels
poètes « sonores », la littérature est en quête de ce que j'ai
appelé ailleursl'ouïssance, c'est-à-dire la jouissance de la langue
rythmée et sonorisée, cette « musique savante (qui) manque à
notre désir », cet « opéra fabuleux » et cette « parade sauvage»
dont nul, sinon l'auteur, n'a la clef. « Les grandes révolutions
formelles, dit Guyotat, sont des révolutions de rythme.»

Décision de Pierre Guyotat

La décision de Guyotat est dans ce trajet assumé jusqu'au


bout. Ce trajet, il le décrit comme le passage du « livre écrit »
au « livre inscrit ». Le livre « écrit ?est Tombeau, son récit, sa
phrase lyrique et ses somptueux tableaux apocalyptiques bros-
ses en fresque devant la vue. Les livres « inscritssont,
d'abord, Eden, où la musique répétitive de la langue résonne
dans un espace sans dehors, un présent sans rétrospection ni
projection ensuite Prostitution et Le Livre, où une sorte de free
jazz rauque et cassé fait exploser les unités minimales de la
langue et pousse l'écrit vers une inscription de plus en plus
décidément vouée à la jouissance vocale « rythmiques calcu-
lées à la syllabe près, organisation et volume des signaux
sonores ». Au bout de ce parcours de l'écrit à l'inscrit, de l'oeil
à l'oreille, de la distance à la présence, il y avait sans doute
inévitablement le recours au théâtre, le passage au direct plus
de voix off ni de play-back et à la mise en scène du « corps
seul ». C'est ce que Guyotat expérimente depuis Bond en avant
(1973). C'est aussi ce dont il a plus récemment radicalisé la
logique de « performanceen se mettant lui-même en scène,
c'est-à-dire en tentant de rendre encore plus présente la
présence de sa voix écrite, en court-circuitant plus radicalement
que jamais l'écart entre l'impulsion qui fait écrire et la trace
verbale de cette impulsion, en rendant le geste toujours plus
radicalement immanent à lui-même « je veux un événement
plus qu'un spectacle », dit-il.
Pierre Guyotat a donné tous les gages possibles à l'avant-
gardisme des années 70. On pourrait multiplier les citations où
on le voit surenchérir, dans sa manière passionnée et emphati-
que, sur les thèmes « matérialistes », « scientifiques », « marxis-
tesd'époque « Eden est un livre d'avant-garde », « la littéra-
ture que je signe est résolument prolétarienne », disait-il sans
sourciller, en 1971. Et en 1973, de façon moins bataillon-de-
fer-du-prolétariat « Je préférerais être un homme de
l'an 3000 », « il faut avoir aussi une bonne dose d'utopie ».
Ce bâti d'époque a eu certes pour Guyotat une importance
décisive. Il n'entre pas pour rien dans cette critique radicale de
l'humanisme qu'est aussi (d'abord ?) cette œuvre. Il accompa-
gne et soutient systématiquement la volonté de Guyotat d'être
absolument (scientifiquement) « moderne ». Il n'est pas inutile
du tout pour penser le décor socio-politique de Tombeau ou
d'Eden (la guerre d'Algérie, le colonialisme, les rapports
esclavagistes et prostitutionnels). Il est sans doute nécessaire
pour comprendre l'afïlux, dans Prostitution et dans Le Livre, des
langues plébéiennes, des interpellations argotiques, des accen-
tuations populaires et dialectales.
Mais aujourd'hui on peut sans doute y voir surtout une
façon de décharger l'angoisse dans la croyance (Guyotat n'ai-
merait pas ce mot). On peut y lire un effort, d'autant plus crispé
et tonitruant que peu sûr de lui-même et de sa dévotion au
leurre, pour rééquilibrer par un discours positif la violente
négativité de l'écriture. On peut y entendre l'appel à une
transcendance (une projection futuriste, une utopie cuirassée
d'assurance « scientifique ~) destinée à relever la radicale im-
manence du « scripto-séminalogramme» et à boucher, par la
pleine vision d'une « lutteàmener, le trou vertigineux de son
présent sans rémission.
Car ce qui nous reste à lire, une fois tombé le rassurant
bâti idéologique, c'est le texte, la rage du texte dans l'enclos
tragique, la souveraineté désespérée du texte qui désigne cet
enclos et y impose envers et contre tout sa force (sa liberté
d'action interne). L'espace que dessinent les écrits de Guyotat,
si de ces écrits s'efface peu à peu la part avant-gardiste d'épo-
que, est un espace radicalement tragique, comme je l'ai déjà
suggéré. L'ébranlement de Dionysos y sature de matières pani-
ques le présent absolu de l'action d'écrire et le livre à toutes les
formes de l'excès (sexe, violence, glossolalie). La psychologie
une fois évacuée, l'humanisme une fois récusé, la linéarité du
temps une fois défaite et engorgée dans la stase de l'inscription,
ne reste, mal gré qu'en ait Guyotat lui-même que la dictée
absolue de l'impulsion sexuelle satyrique comme imparable
fatum.

15. Guyotat proteste, dans Vivre, contre l'assimilation de l'in-


conscient à un « nouveau fatum ».
Mais l'écriture n'est pas seulement ce qui dispose sans
complaisance cet espace tragique. L'écriture est aussi ce qui en
dispose, dans son éclat immanent, dans l'instant de son geste
dépensé en pure perte. L'écriture est ce qui, le temps d'un livre
(du « fonctionnement d'une corporalité » pendant un temps x),
le temps d'un acte, le temps d'une « performance », le temps
d'un « événement », prend l'initiative sur le cimentage de cet
espace. L'écriture est ce qui le redouble (le décrit) mais aussi
le double, le refait (comme on dit en argot). L'écriture n'est pas
ce qu'emporte une obsessionnalité ahurie, identifiée aux dic-
tées automatiques qui l'impulsent. L'écriture est un savoir de
cet espace, une raison ardente, une maîtrise, une « science ».
Cette maîtrise souveraine dessine l'espace tragique et met à
distance son réel (son naturel), par l'élaboration de langue, par
l'artifice écrit. L'écriture est cette action où un homme, froid et
serein, dispose pour un temps du temps et fait trembler ce
temps dans un présent a-pathique à force d'être sursaturé du
pathos physiologique d'Eros (dans le soliloque ruminé, le
défilé lugubre et l'éreintante répétition de la phrase d'Eden
cette apathie neutre peut frapper tout autant que l'éclat luxueux
et sauvage du pathos sexuel qui en est l'envers).

Comment lire ?

Bien sûr, cette réduction « physiologiquede la littérature


et cette radicalisation du travail au cœur même du mot (voire
de la syllabe) donnent des textes où l'on voit couramment une
« impasseparce que, dit-on, on ne peut pas les « lire ». Devant
ces textes, effectivement, comme tous, je cède. Et peu importe
que l'on cède après dix lignes ou après dix pages. Le fait est
que l'on cède, qu'il y a là un excès qu'il ne semble pas possible
d'incorporer à ce que l'on appelle couramment la lecture. On
peut donc renoncer et vouer ces textes aux oubliettes de la
« folielittéraire. Mais le problème est que ce n'est pas « fou »,
que ce travail, je l'ai dit, est extrêmement conscient de ses
moyens, de ses effets, de ses buts.
Au moins pourrait-on en passer alors par la modestie et
arguer non pas d'une incompétence du texte mais d'une in-
compétence de notre propre lecture 16 D'abord parce que ce
n'est sans doute pas à nous, aujourd'hui, de décider si c'est
« lisibleou pas. Cette décision sera celle d'autres « horribles
travailleurs qui viendront « ce qui est passé, c'est le son,
le sens ne passera que dans cinq ou dix ans », disait Guyotat
à propos de Bond en avant (dix ans, c'est sans doute peu
quinze ans après Prostitution, le malentendu reste radical!).
Nous, nous ne pouvons que prendre acte de ce que cette langue
a pour nous d'étranger et de ce qui en elle empêtre et bloque
notre façon de lire. Au moins cela pourrait-il nous avertir que
puisqu'il y a cette façon « différente d'écrire, il y a sans doute
d'autres façons de lire par exemple en palpant à voix haute
la matière même, la matière sonore et rythmique de cette
langue qui, explicitement, exige cette expérience de bouche.
« Ces mondes, dit Guyotat, sont possibles puisqu'ils sont
écrits.»
On pourrait faire remarquer aussi que, s'il faut choisir, on
peut préférer l'illisibilité de Guyotat au trop-lisible (au tou-
jours-déjà digéré) de ce qu'on appelle couramment littérature.
On pourrait dire enfin que c'est sans doute une idée un peu
saugrenue que d'exiger de la littérature qu'elle soit « lisible »,
qu'elle ne soit que lisible, qu'elle soit d'abord lisible la
littérature n'est pas là pour produire du lisible (de l'immédia-
tement consommable, du « communicable ~) la littérature est
là pour dresser, face au monde, le tableau de la parole et de ses
limites la littérature est une réponse à l'exigence de la parole
elle répond de l'inadéquation de la parole aux choses, elle
chiffre cette inadéquation (« Il n'y a pas de mots pour la

16. On se rappelle la formule qu'attribuait Barthes aux polémis


tes obscurantistes « je ne comprends pas, donc vous êtes idiot ».
sexualité », dit par exemple Guyotat.) Le problème est qu'on
a vis-à-vis d'elle deux exigences contradictoires. D'abord
qu'elle déchiffre pour nous le monde (entre autres le monde
énigmatique que nous sommes pour nous-mêmes) et qu'elle
fasse apparaître, parmi les « confuses paroles» dont bruit le
monde, des réseaux chargés de sens. Ensuite qu'elle nous
donne la sensation de quelque chose de vivant au point de
pouvoir passer pour du réel. Or l'insensé est un attribut du
vivant, l'in-signifiant est la réalité du réel. L'insensé et l'in-
signifiant sont alors des attribus de la littérature quand elle
accepte jusqu'au bout cette deuxième exigence et qu'elle ré-
pond alors inéluctablement à l'obscur par l'obscur. Toute
œuvre littéraire est l'effet d'uncompromis entre les deux
demandes, l'effet donc d'une censure sur l'une ou l'autre, voire
sur l'une et l'autre de ces demandes. Guyotat choisit sans doute
de censurer radicalement la demande de « sens» immédiate-
ment communicable et consommable. C'est explicitement lié
chez lui à la tension tragique d'un « nous ne sommes pas au
monde », au refus du compromis social et, au moins a une
certaine époque de sa vie, au refus du « rapport» sexuel
Peut-être alors embarque-t-il trop exclusivement l'écriture dans
la « pulsation suicidaire» (comme il le dit lui-même) de la
deuxième demande. Ce qu'on appelle « illisibilité» en est la
conséquence. Mais au moins cela nous fait-il prendre
conscience de la limite et évaluer en toute lucidité les compro-
mis dont nous vivons et dont vit notre littérature.

17. « Le fait d'avoir, pendant des années, refusé un partenaire


entraîne très loin et, dans le domaine de l'écriture, produit un texte
bouclé, texte rigoureux, d'une rigueur exemplaire, très clos en même
temps, tellement clos qu'il en éclate»( Vivre).
VIII

PASSION DE L'ARBITRAIRE
QUESTION-DE-LA-POÉSIE

Crise de la poésie ?

Sauf exceptions, la « grande» édition actuelle ne publie


guère de poésie et la grande presse n'ouvre plus guère d'espa-
ces critiques au commentaire des livres de poésie. Ces livres
croupissent dans les trente-sixièmes dessous de quelques rares
librairies et le public de la poésie ne comprend sans doute que
les poètes eux-mêmes. Bien sûr, sous des labels prestigieux,
quelques ronronnants Messieurs Prudhomme continuent à
pondre benoîtement leurs poèmes en toute ignorance du
contemporain. Les « petites» maisons d'édition débitent des
opuscules voués à la bibliophilie nécrophage. De multiples
revues naissent et meurent à vive cadence. Des anthologies et
des panoramas obèses d'éclectisme arrivent périodiquement
sur des étals. Mais cela ne change rien à l'affaire entre la
désespérante sclérose en plaquettes et la prolifération cancé-
reuse du « magma poétique brut» (Ponge), le mécanisme
semble bien tourner, sans faire beaucoup de bruit, dans l'indif-
férence générale. Les derniers pères (Aragon, Char, Michaux,
Ponge, Leiris) ont quitté, presque tous en même temps, le
navire avarié. René Char, comme je l'ai dit, occupe l'empyrée
(et, avec lui, la figure du poète et la vision de la poésie qu'il
incarnait). Mais dans notre ici-bas hagard, nul poète vivant
n'est assez marquant pour rassembler autour de sa stature les
énergies désabusées. Face à l'impérialisme du « roman », au
pragmatisme de l'édition et à la domination du consensus
médiatisé, les petits produits bizarres du genre poétique font
mauvais genre et ne pèsent pas lourd. Il y aurait donc, nous
dit-on un peu partout, une « crise» de la poésie.

Ce constat, qui a la force de l'évidence, en a aussi la


faiblesse. La « poésie », certes, n'est pas dans l'heureuse imbé-
cillité des populations sans histoire qui versifient à l'envi les
clichés d'un humanisme anachronique. Mais elle n'est pas non
plus dans un combat grevé de ressentiment pour triompher de
la « crise », défendre la « poésie» et l'illustrer (comme genre
constitué, stabilisé, défini). La « poésie », pourrait-on dire,
n'est pas la poésie, n'est pas dans la poésie. Elle n'est pas,
comme le notait déjà Francis Ponge, dans les « collections de
poésie », mais « dans les brouillons acharnés de quelques
maniaques de la nouvelle étreinte ». La poésie est la question-de-
la-poésie elle est une inquiétude quant à la notion même de
« poésie ». Et la « crise» dont on nous rebat les oreilles n'est
pas tant celle de la poésie que la « crise de la littérature, la crise
de l'effort d'écriture lui-même, la crise liée à ce que j'ai appelé
« l'oubli du moderne », la crise d'une écoute pour les « grandes
irrégularités de langage» (celles qui prennent des formes qu'on
peut, vite fait, appeler « poétiques» comme celles qui prennent
des formes qu'on classerait plutôt du côté du « roman» ou du
« théâtre »).

Vive la crise 1

De ce point de vue, parler de « crise de la poésie» n'est


sans doute pas grand chose d'autre qu'une lapalissade. La crise
est l'état normal pour celui qui entre dans l'étrangéité des
langues et prétend y imposer l'inouï de cette torsion stylistique
qu'on peut appeler « poésie ». La crise est la maladie endémi-
que de la poésie si la poésie est toujours l'énigmatique
matrice verbale où ces torsions peuvent prendre forme, ces
déchirures se tracer, ces noyaux de langue vivante se constituer
pour assurer la vitalité de la langue littéraire, alerter la pensée
et disposer quelques repères dans le chaos qui nous hante et
nous cerne. La crise de la poésie est dans la « nature» de
l'expérience poétique celle-ci est le fait de sujets en crise elle
manifeste l'affleurement sempiternel de la crise dans la langue
(ce que Mallarmé appelait la « crise de vers »). Il y a toujours
crise pour qui est de ce fait statutairement seul et impeccable-
ment. inaudible. « Poésie », « question-de-la-poésie », crise de
la poésie» sont des expressions d'une certaine manière syno-
nymes. Là, la crise est effectivement profonde elle dit quelque
chose comme la vérité scandaleuse de l'expérience d'écriture
et de sa réception publique.

Pour les mêmes raisons, la « crise» (ce qu'on appelle la


« crise de la poésie ») est donc aussi totalement superficielle
elle concerne ce que Philippe Sollers appelait naguère le GSI,
la « Gestion des Surfaces Imprimées ». Elle est largement de
l'ordre de l'invention de journalistes crocodilement lacryma-
toires qui pleurent sur ce dont leur mondanité « post-mo-
derne» est en partie responsable la réduction des espaces
médiatiques consacrés à la littérature comme question-de-la-
littérature (et donc à la poésie comme question-de-la-poésie).
Elle est liée à l'oubli du moderne, au néo-classicisme ambiant,
au consensus humaniste d'époque, à la dérobade devant la
vérité tragique, à la récusation de « l'expérimentation ». Plu-
sieurs de ceux qui dissertent et larmoient sur la crise de la
poésie sont de ce fait les mêmes qui refusent la crise d'écriture,
c'est-à-dire la cruauté du travail des langues. Le bavardage sur

1. Voir, du poète Claude Minière, le remarquable « Traité du


scandale », in Po&sie, n° 41, 1987.
la crise peut alors souvent s'entendre comme une dénégation
plus on désigne la crise comme phénomène d'époque et plus
on affecte de la déplorer, plus on révèle à quel point on refuse
le fait « critique », la posture « scandaleuse» comme question
même de la littérature. Et cette dénégation révèle surtout à quel
point il y a quelque chose d'insidieusement totalitaire dans
cette indifférence éclectique et cette sorte d'unanimisme convi-
vial qui nous gouverne depuis quelques années (quelque chose
de totalitaire au sens que donne à ce mot Hannah Arendt quand
elle dit que « c'est le propre de la pensée totalitaire que de
concevoir une fin des conflits »). Il n'y a donc pas à mon sens
à chercher à aménager des conditions sociales plus vivables,
plus publiquement gratifiantes pour l'écriture (pour la poé-
sie ?) il y a au contraire à creuser la crise, à la rendre plus.
critique.

Trou de la poésie

On pourrait faire remarquer (en rougissant un peu de rappe-


ler de telles évidences) que les palinodies sur la crise de la poésie
font bon marché du savoir historique. Quand la poésie a été vrai-
ment la question-de-la-poésie, elle a en effet toujours été socia-
lement en crise. Les époques qui nous apparaissent aujourd'hui
comme de grandes époques d'invention et de réflexion poéti-
ques, la fin du xix` siècle, par exemple, avec Rimbaud, Corbière
et Mallarmé, ont été des époques où la poésie a vécu dans une
grande marginalité (voire dans ce qu'on a pu appeler alors la
« malédiction »). A l'inverse, des poètes unanimement salués,
socialement reconnus, présents dans les boutiques et environnés
d'une cohorte de lecteurs extatiques, comme plusieurs de ceux de
la fin du xvme siècle (Pamy, Lebrun) sont aujourd'hui laissés à
l'oubli qu'ils méritent sans doute.
Dans l'histoire, la poésie s'est faite d'un côté de ce dont
elle s'est amputée (le « roman» médiéval, la prosodie classique
comme cadre normatif, la poésie « subjective» que ridiculi-
saient Lautréamont et Rimbaud, « l'idéologie patheuse» que
moquait Francis Ponge.), de l'autre de ce qu'elle s'est appro-
prié pour se changer (le poème en prose, le vers libre, les
« mots dans un chapeau» du dadaïsme, le message automatique
surréaliste, les glossolalies d'Artaud, le ready-made façon Dé-
pôts de savoir et de technique, la performance sonore.). Un
poète important est celui après le passage duquel ce qu'on
appelait « poésie» est devenu autre chose. Et cette « autre
chose» est l'énigme dont la résolution, toujours différée, est
l'objectif même du travail d'écriture dit « poétique ». L'enjeu
n'est donc pas de défendre et d'illustrer la « poésie» (on
défendrait une ombre et on illustrerait un stéréotype). L'enjeu
est toujours de faire résonner dans la langue quelque chose de
vivant, quelque chose où l'époque et les sujets qui la vivent
s'expriment hors des codes appris et fondent avec cela, à
chaque coup renouvelé, la « poésie ».
Les grands gestes poétiques ont toujours peu ou prou pour
cette raison un sens d'abord négatif: c'est le sens de l'opération
parodique des Chants de Maldoror; le sens du renversement
provocant de ces réécritures explicitement non « poétiques»
que Ducasse intitule Poésies; le sens de l'annulation radicale
que calcule le fonctionnement couplé de ce que Ponge appelait
« le dispositif Maldoror/Poésie » le sens de l'agression de
Rimbaud contre la poésie « subjective» du romantisme et les
fleurs artificielles du Parnasse le sens des trivialités ubuesques
de Jarry, tranchant dans les afféteries du symbolisme finissant
le sens de la « Haine de la poésie» de Bataille le sens des
mirlitonades de Queneau comme trou sarcastique ouvert dans
l'idéalisme surréaliste le sens de la déclaration pongienne
« la poésie merde pour ce mot » le sens du « mécrit» de
Denis Roche.

C'est comme s'il fallait à chaque fois déblayer le terrain et


mettre la poésie en crise, pour que resurgisse, nue et crue dans
le trou ouvert, la question de la poésie. Comme s'il fallait
toujours, devant cette brûlante question, installer un cordon
sanitaire, un glacis aseptique, un « ce n'est pas ça» agressif qui
dessine, autour du trou de la poésie, un bourrelet tuméfié de
déclarations négatrices. Comme si la poésie ne pouvait surgir,
à partir de ce découpage critique, que dans le creux qu'il
ouvre un trou sans définition a priori, sans plénitude de formes
et de sens. Comme si, alors, la poésie n'était que ce creux, ce
« métier d'ignorance », comme dit le poète Claude Royet-Jour-
noud. Comme si, dans la logique perverse du dispositif, elle
n'était que cette question toujours reposée, cette réponse
toujours différée sur sa propre nature, cet empêchement à fixer
sa propre définition, ce retrait aux formes sues, cette sempiter-
nelle renaissance à partir d'autre chose qu'elle-même. Comme
si ce trou béant entre les formes fixées était la poésie, c'est-
à-dire comme si la poésie n'était rien qui relève d'un plein
définissable, d'un genre constitué, d'une valeur (d'une valeur
alors défendable en soi). Comme si la poésie n'était rien, sinon
la question même de ce qu'elle est 2. Comme si elle était alors
l'informe forme de la crise dans la littérature, le nom de cette
crise. Comme si elle incarnait au plus vif le caractère impossi-
ble de la littérature face à l'insensé du monde « l'impossible,
disait Bataille, c'est l'homme pris au sérieux; justement, la
poésie est l'impossible ».

Poésie groggy

Nul, sans doute, ne saurait prétendre à une vision globale


de la poésie qui se fait aujourd'hui. Je n'ai en tous cas pas cette

2. « A l'essence du poète qui est vraiment poète, il appartient


qu'à partir de l'essentielle misère de l'âge, état de poète et vocation
poétique lui deviennent d'abord questions. C'est pourquoi les "poètes
en temps de détresse" doivent expressément, en leur dict poétique,
dire l'essence de la poésie» (Heidegger, Pourquoi des poètes 7).
ambition. Je me demande seulement ce que j'y trouve de vivant,
ce qui y fait encore pour moi énigme, ce qui s'y dessine en
formes pas trop déjà digérées par l'usage. Et je remarque
d'abord que le trou de la poésie est aujourd'hui sans plus que
jamais béant. Pour les raisons que je viens d'évoquer, la poésie,
plus que tout autre « genre », encaisse les coups de l'oubli du
moderne. Elle sort, un peu groggy, du temps des avant-gardes.
Elle digère avec quelque difficulté le fait d'avoir, en ce
temps-là, été simultanément glorifiée (comme apogée de l'ex-
périence littéraire) et discréditée (comme « perle de la pensée»
bourgeoise). Elle sort d'une dilution où on l'a vue partout
(dans les lettres de Vaché, le suicide de Rigaud, la vie de
Cravan, les échecs de Duchamp, les contes de Péret, les objeux
de Ponge, les romans de Joyce et de Céline, le théâtre de
Beckett.) et donc aussi nulle part 3. Elle sort d'un temps où
l'exercice de la poésie a été plutôt une critique de la poésie, un
temps où on l'a dit « inadmissible» et « inexistante ». Elle
traîne à ses basques comme une casserole d'infamie l'échec de
la tentative faite par Marcelin Pleynet pour lui redonner
(était-ce anachroniquement?) l'énorme ambition à la fois
dantesque et poundesque de traverser, à partir de sa lucidité
supposée-savoir, le stock culturel immémorial 4. Elle se remet
à peine du trauma de la liquidation des avant-gardes. Elle vit
dans un monde où les pouvoirs de la littérature sont plus que
jamais en question, un monde où le sens même que peut avoir
le fait d'écrire est suspendu mais où, en même temps, ces

3. Le scintillant brouillard « culturel » d'aujourd'hui a évidem-


ment tendance à spéculer sur ce n'importe quoi commode on remet
le surréalisme à la mode puisque Breton s'expose au Centre Pompi-
dou (racontez-nous vos rêves inventez vos proverbes !) et on nous
glisse que Rimbaud et Jim Morrison, c'est au fond la même chose.
4. Marcelin Pleynet, Stanze, éd. du Seuil, 1973. Ce que j'appelle
« l'échec» de ce livre est bien sûr aussi (d'abord) sa gloire. Sur
M. Pleynet, voir « Dans le bleu outre mère », in La Langue et ses
monstres, op. cit.
questions sont déniées par la désinvolture de mode et le
carriérisme de fait et où tout pathos sur la « mission» d'écrire
est illico frappé de dérision. Elle s'aventure, méfiante et
précautionneuse, dans un espace troué par le discrédit qui
frappe l'« expérimentation ». Cet espace est surplombé par le
modèle de fatuité oraculaire aujourd'hui définitivement ridicule
que représente le nom de René Char. Il est cerné par cet
humanisme mièvre qui colle à la peau de la poésie comme la
misère à celle du pauvre monde et auquel elle sait combien de
gages (Eluard et ses suites) elle a pu donner dans son histoire
récente. Il est fermé aux perspectives utopiques exaltées dont
les poètes ont souvent fait le baume de leurs blessures. Il ne
peut plus vivre de spéculations désormais usées sur l'angoisse
du blanc virginal de la page. L'idéologie implicite (la « magie
hasardeuse », disait Artaud) dont vit le poétique a été large-
ment mise à mal par la pensée contemporaine (linguistique,
psychanalyse). Toutes les formes, prosodiques ou non, ont
quelque chose d'éreinté. Cette « idéologie» et ces « formes »
sont donc plus que jamais des questions et la poésie est plus
que jamais la question de ces questions. Plus que jamais, elle
doit s'arc-bouter, pour se redéfinir, sur des formes qui ne sont
pas a priori « poétiques » par exemple les verbigérations
théâtrales de Valère Novarina, la rumination autobiographique
d'Hubert Lucot, les morceaux scéniques de Bernard Heidsieck
ou de Joël Hubaut, les grammaires découpées d'Olivier Cadiot
ou les gags bouffons de Jean-Pierre Verheggen. Plus que ja-
mais, elle avance dans un espace à la fois trop et trop peu balisé
et qu'il est bien difficile de penser dans sa globalité 5.

5. Pour un panorama plus développé et plus nuancé (plus.


objectif?), voir l'essai de Jean-Marie Gleize, « Un métier d'igno-
rance », in Bruno Grégoire, Poésies aujourd'hui, Seghers, 1990.
Beauté, mon beau soucy

Peut-être la poésie qui s'écrit de nos jours a-t-elle plus


que jamais à se méfier de la poésie, à se détourner d'elle
pour la retrouver, à la traiter avec un tant soit peu d'ironie
distanciée. Peut-être a-t-elle plus que jamais besoin de cette
mise à distance, si elle veut éviter cet enlisement essoufflé
qui est, il faut bien le dire, l'impression dominante que
donne aujourd'hui la lecture de ce qui se publie sous le nom
de « poèmes ».
On connaît la célèbre formule de Bataille « La poésie qui
ne s'élève pas au non-sens de la poésie n'est que le vide de la
poésie, que la belle poésie.» Ce qu'on lit le plus souvent dans
les collections et les revues « de poésie» est bien toujours de
l'ordre de cette belle poésie qui, comme le dit encore Bataille,
« a sa place dans la nature, la justifie, accepte de l'embellir» et
bouche de son « délire» dévot le trou insensé du monde. Si ces
poèmes semblent si gris, si épuisés, si resucés, ce n'est pas
qu'ils sont « mauvais ». C'est qu'ils positivent la poésie, qu'ils la
nappent de métaphores liantes, qu'ils l'identifient à une pléni-
tude esthétisée qui nous retire la vérité du monde tout en
prétendant nous la livrer dans une authenticité plus grande et
un rendu plus beau.
La poésie, c'est du moins ce qu'on nous dit couram-
ment, veut la beauté. Elle veut « assoir la beauté sur ses
genoux », comme disait Rimbaud. Mais elle veut simultané-
ment « l'injurier» (Rimbaud, encore). Parce qu'elle sait que
l'extase esthétique « justifie le monde donné»(Bataille),
invite à se contenter de lui, alors que ce qui pousse à écrire
(à écrire entre autres, mais peut-être surtout, de la poésie)
est la vive conscience de l'étrangéité du monde, l'expérience
de ce que Ponge appelait « l'infidélité des moyens d'expres-
sions », le savoir empirique de l'inadéquation de la langue
aux choses du monde et du corps. La poésie veut s'appro-
prier le réel, mais le réel comme impossible (comme man-
que). Elle vise donc à poser, face au réel, des objets
également impossibles, des objets énigmatiques, in-signi-
fiants, énergiques et stupéfiants, qui dérobent « le connu dans
l'inconnu» (Bataille). Ce pourquoi l'obscurité de la poésie
n'est pas sa faiblesse, son échec, sa coquetterie, son aristo-
cratie hermétique, mais sa vérité ultime, la forme nécessaire
que prend, il faut affirmer ce paradoxe, sa visée réaliste. C'est
parce qu'il est le plus réaliste de tous les langages que le
langage poétique rencontre l'illisible et le retrait du sens.
Et c'est pour la même raison que son rapport à la
beauté est ambigu, que la beauté rafraîchie et monstrueuse
qui peut naître de lui est d'abord une torsion de la beauté,
une défiguration, une horrible grimace dans la face esthétisée
des langues (Rimbaud « imaginez un homme s'implantant
et se cultivant des verrues sur le visage »). Si « la vérité est
la petite fille de la jouissance» (Lacan), s'il faut parler, avec
Bataille, de « la violence négative de la vérité », il faut dire
aussi que la beauté poétique est l'enfant illégitime d'une
empoignade avec les langues normées. Pour la poésie, si elle
n'est pas que l'académisme de la « belle poésie », la beauté
n'est pas le but. La beauté est en plus c'est une embellie,
une prime accordée à un tout autre effort, un effort qui a à
voir avec l'effort de vérité et le savoir qu'il n'y a d'autre
vérité que cet effort lui-même pour répondre au chaos par le
chaos, à l'obscur par l'obscur, à l'insensé par le non-sens. La
poésie, quand elle en vaut la peine (la peine qu'on l'écrive
et qu'on la lise) n'est pas l'œuvre des esthètes du possible
mais celle des « horribles travailleurs» de l'impossible. Ce
qu'elle produit est la trace, éventuellement maladroite et
grossière, de leur affrontement, tantôt éperdument investi
(comme chez Artaud), tantôt ironiquement distancié
(comme chez Queneau), avec le monde que la langue nous
donne et nous subtilise dans le même mouvement.
Simplifier la poésie

Aux moments forts de son histoire, le genre « poésie » a


toujours été renouvelé par des gestes que Francis Ponge appe-
lait de « désaffublement ». Malherbe désaffuble l'académisme
issu de La Pléiade et échoué dans le maniérisme orné de
Desportes. Racine désaffuble l'alexandrin cornélien. Rimbaud
désaffuble le pompiérisme parnassien de Banville6 et le ver-
biage sentimental des derniers romantiques qui font « leur
Rolla ». Jarry pose merdiquement les pieds d'Ubu dans le plat
ornementé du symbolisme fin-de-siècle. Ponge se propose de
retendre classiquement la corde détendue du baroque et de
lester du plomb des « choses» la tête idéaliste du surréalisme.
Bataille fait grincer contre la mélodie souvent ampoulée de ce
même surréalisme la crécelle crue du langage du sexe. Que-
neau, contre les affublements « inspirés» (du surréalisme en-
core), contre le « stupéfiant-image », contre le romantisme
vaticinateur lance le simplisme délibérément trivial et comique
de ses mirlitonades.
Désaffubler, c'est donc d'abord nier, mettre à distance, for-
maliser simplifier, si l'on veut. Simplifier la poésie, cela ne veut
pas dire bien sûr la ramener innocemment aux platitudes huma-
nistes et aux mièvreries « sensibles» qui en constituent souvent
l'ordinaire. « La simplicité, explique Jarry dans le "Linteau" des
Minutes de sable mémorial (1894), n'a pas besoin d'être simple,
mais du complexe resserré et synthétisé ». Cette « simplicité
condensée» (Jarry, encore), il faut plutôt la comprendre comme
de l'ordre de cette décision dont j'ai parlé à propos du Caravage,
imposant ces éphèbes vulgaires et ses clairs-obscurs brutalement
découpés dans la subtilité affadie, exangue et sophistiquée des
maniérismes, déplaçant ainsi radicalement les questions d'école
vers un nouveau type d'affrontement à la réalité et dénudant le
nerf d'une nouvelle forme de la difficulté de peindre. On peut en

6. Dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs.


saisir aussi le sens dans la fameuse adresse de Gustave Moreau
(dont la peinture est un beau modèle de complexité épuisée) à
Matisse « vous allez simplifier la peinture » (et c'est bien cette
simplification synthétique, cette condensation à la fois désin-
volte et tranchante qui frappera ensuite dans la peinture de Ma-
tisse, qui la fera se décoller d'un expressionniste fauve acculé aux
surenchères bariolées).
Simplifier c'est donc assumer à la fois l'inculture sauvage
d'une rupture avec l'épuisement d'un savoir aux raffinements
éreintés et la maîtrise synthétisée (dépassée) de ce savoir.
Maladresse (trivialité, ravage éventuellement comique) et
adresse (maîtrise supérieure des formes) sont les deux attributs
indissolubles du geste (on le voit par exemple dans ce mélange
de provocation zutique et de virtuosité qu'est la poésie du tout
jeune Rimbaud on le voit aussi dans cette scansion minimale
mais savante du trivial qu'est souvent la poésie du premier
Michaux).

La poésie qu'on peut lire aujourd'hui couramment dans


les plaquettes et les revues est souvent très affublée. Ce qui
l'affuble n'est plus (plus guère) l'oripeau chamarré du verbiage
surréaliste dont Ponge, Bataille et Queneau voulaient la déca-
per. Il est de moins en moins (quoique les épigones abondent)
de l'ordre du « magma analogique» et des visions fulgurantes
modèle René Char (les années telquéliennes et le mécrit
rochien sont passés par là). L'oripeau est plutôt aujourd'hui
l'écume d'une hésitation. Aujourd'hui, le « poète» est sans
doute un peu submergé par la multiplicité des données qu'il se
croit tenu de prendre en compte un peu d'expression lyrique
(reste de tradition) un peu de rutilations imagées (reste de la
comète surréaliste éventuellement revisitée par la spéculation
philosophique et le maniérisme étymologiste un peu cuistre
façon Michel Deguy) un peu de parti pris des choses (reste
d'un pongisme affadi ou imitation de l'objectivisme lacunaire
de Guillevic) un peu de « travail du signifiant»à base de
discrets rebonds phonétiques (le poète, qu'a traversé l'écho.
assourdi de la critique formaliste, ne saurait faire son naïf) un
peu de méta-poésie (le poème, se faisant, dit comment il se fait
autre écho des modernités fatiguées) un peu de componc-
tion retenue « sur le vide papier que sa blancheur défend»
(reste du bon temps où la poésie dite « blanche » était dans le
vent du blanchotisme ambiant). L'amalgame, infiniment varié,
du tout ne peut produire qu'un salmigondis prolixe et sans
énergie, où tout ressemble plus ou moins à tout.

Poésie comme réponse

J'ai essayé de montrer dans les pages qui précèdent


comment la déconfiture des avant-gardes, la fin des utopies et
l'oubli du moderne ont jeté plus que jamais la littérature dans
la vacuité du sens du présent et l'insistance de l'impasse
tragique. J'ai essayé de dire aussi comment certaines des
œuvres les plus originales qui s'écrivent aujourd'hui peuvent à
mon sens se lire comme des réponses diverses à cette situation,
même si elles ne se pensent pas explicitement en ces termes et
même si aucune d'elle ne se réduit aux données « sociologi-
ques » de ce type de réponse.
Pour la poésie, ces réponses sont bien entendu diverses.
Ce peut être par exemple le choix radical d'un formalisme dont
la modestie rusée tend à rentrer le langage poétique en lui-
même et à faire naître du cœur même de la langue (sans
référence à un « dehors ») des « histoires» qui sont à chaque
fois comme de petits romans « du signifiant» et qui refont du
sens sur l'absence assumée du sens les anagrammes virtuoses
de Michelle Grangauden sont peut-être aujourd'hui les
exemples les plus démonstratifs.

7. Dans Memento-Fragments (P.O.L, 1987) et surtout dans Sta


tions (ibid., 1990).
Ce peut-être à l'inverse, sur le fond de ce que j'ai appelé
la passion de l'arbitraire du signe, la décision orgueilleuse de
fonder un radical idiolecte, de trouver une langue « adéquate au
corps », un parler de part en part remotivé et somatisé c'est,
de façon pathétique d'un côté, plutôt drolatique de l'autre, la
décision de Pierre Guyotat et celle de Jean-Pierre Verheggen.
Ce peut-être, sur cette lancée, l'acting-out des performan-
ces directement scéniques dont les poètes dits « sonores »
(comme Bernard Heidsieck) auront été, dans les années 50
déjà, les précurseurs dans la poésie sonore, l'intérêt n'est sans
doute pas d'abord qu'elle soit « sonore », mais qu'elle soit une
pure manifestation, qu'elle s'épuise dans le temps de son affec-
tuation scénique, qu'elle soit donc une sorte de pur présent, de
consumation d'un pur présent hors sens (sans autre sens que
cette consumation).
Ce peut-être l'amuïssement délibéré des prestiges de la
rhétorique poétique et de la subjectivité expressive et l'enre-
gistrement comme « apathique », dans une langue à la fois
attentive et éteinte, de quelques constats, quelques flashes de
réel. Cette description « littérale» du spectacle du monde
doit beaucoup à l'objectivisme américain né dans les an-
nées 30, en particulier à l'œuvre de Charles Reznikoff, dont
les constats atones, neutralisés, désabusés et tendres en
même temps ont effectivement quelque chose d'efficacement
désaffublant. Emmanuel Hocquard 8, Jean-Jacques Viton9 et

8. Entre autres dans Les Elégies, P.O.L, 1990. A propos de


Reznikoff, E. Hocquard écrit « Ce qui rend ce livre bouleversant,
c'est justement sa littéralité qui est le contraire de la littérature. La
duplication fait apparaître, logiquement, le modèle sous un jour
nouveau, implacable, accablant. Au travers de la répétition, dans cet
écart, cette distance qui est le théâtre même de la mimesis, on voit
soudain autre chose, dans le modèle qui perd dès lors toute valeur
d'original, d'origine» (in La bibliothèque de Trieste).
9. Décollage, P.O.L, 1986, Episodes, ibidem, 1990.
d'autres, chacun à sa façon, s'inscrivent sans doute dans ce
courant 10.
Ce peut-être encore la création d'un monde obsessionnel,
répétitif et monocorde (Jean-Luc Parant) ou d'un vaste univers
verbal autonome et totalitaire, posé face à l'autre, avec son
lexique propre, ses multiples personnages, sa clôture et sa
vitalité interne l'oeuvre de Novarina est l'exorbitant exemple
de cette tentation démiurgique qui est bien évidemment une
réponse globale à l'insensé du monde où on nous a jetés et un
défi aux réductions platement communicantes à quoi le parler
social réduit l'appel essentiel de la parole humaine.

Le Palais de la rigolade

Parmi les grands « désaffubleurs » de ce siècle, j'ai abon-


damment parlé de Ponge. La pensée de Bataille, quant à elle,
sert de fil conducteur à toute ma réflexion. Je dirai quelques
mots maintenant de la poésie de Queneau, qui est à mon sens
scandaleusement sous-estimée (sans doute d'abord parce que
Queneau a dû sa notoriété à ses romans). Dans cette poésie, on
voit surtout le côté populiste, le comique, les chansonnettes
façon « xa va xa va xa », le français kiskose, les refrains
banlieusards et les mirlitonades. On y voit aussi les prouesses
formelles et les « exercices de style ». On y voit donc un
formalisme fantaisiste. Certes, tout cela y est dominant et tout
cela y est appréciable (le plaisir de lire est d'abord, ce n'est pas
rien, ce qu'on trouve chez Queneau). Mais la question est sans
doute d'essayer de penser la cohérence du dispositif-Queneau,
le sens de la décision de Queneau. Cela voudrait dire d'abord
prendre acte du fait que l'œuvre poétique de Queneau se
développe explicitement comme un geste de négation du

10. Voir la belle analyse que J.-M. Gleize consacre à cette


tendance dans Un métier d'ignorance, op. cit., p. 270-274.
stéréotype poétique surréaliste, comme un geste d'évidement
du plein, voire de la surcharge, de la saturation d'idéologie
poétique qui encombre, à l'époque des Ziaux et de L'Instant
fatal, le paysage de la poésie française. Les attaques contre
l'automatisme et sa pseudo-liberté ".les sarcasmes contre ceux
qui ont « besoin d'aller chercher dans l'absorption de substan-
ces soporifiques la source de leur génie» (une pierre dans le
jardin d'Henri Michaux et des poètes du Grand Jeu ?) vont dans
ce sens. De ce point de vue, l'œuvre de Queneau est tactique
c'est une entreprise de désaffublement, elle vise à faire surgir
la poésie d'une négation de ce qu'on appelle couramment
poésie à son époque la « belle poésie» surréaliste, la croyance
extasiée du surréalisme en la poésie comme telle, l'idéalisation
de la poésie et le pathos hugolien de la figure augurale du poète
qui domine l'oeuvre, entre autres, de Breton.
La poésie de Queneau est d'abord une « haine de la
poésie », une poésie qui tend à s'élever (en rabaissant la « belle
poésie» au niveau de gags mirlitonesques ou de refrains sim-
plistes) au « non-sens de la poésie », une poésie qui tire la
poésie du trou ouvert trivialement dans l'esthétique poétique.
Ce pourquoi cette poésie n'est pas d'abord à apprécier en
termes positifs elle est à évaluer dans l'ordre de cette négation
radicale et sombre, dans l'ordre de la noirceur sardonique de
son humour. Si la poésie de Queneau est un « palais de la
rigolade» (c'est le nom du stand où travaille Pierrot, le héros
de Pierrot mon ami), c'est d'abord parce que cette rigolade est
la force déprédatrice que lance la bouche (le palais?) mé-
poétique de Queneau contre l'adhésion pieuse des surréalistes
à une foi poétique sans distance.
En ce sens, s'il existe un héritier de Jacques Vaché, ce n'est

11. « Une autre bien fausse idée, c'est l'équivalence que l'on
établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération,
entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui
consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un
esclavage.»
pas André Breton (qui a pourtant abondamment fantasmé sur ce
cas ), mais bien plutôt Queneau ce que Vaché appelait l'Umour,
c'est-à-dire le « sens de l'inutilité théâtrale (et sans joie) de
tout », c'est bien évidemment dans les textes de Queneau que cela
fait effet et pas dans la splendeur inspirée des poèmes de Breton.
Les « pantins» de la littérature (Vaché « PANTINS-PANTINS-
PANTINS voulez-vous des beaux pantins de bois coloriés? »),
ce n'est pas Breton qui les désarticule, mais Queneau. Il le fait à
coups de gags (« Les Russes accouraient de Berlin en berline »),
de raccourcis clownesques (« le singe (ou son cousin), le singe
devint homme/lequel un peu plus tard désintégra l'atome »), de
rengaines grinçantes (« En buvant la tisane, en croquant l'aspi-
rine/en avalant la fébrifuge/ en oignant le cérat, en piquant la
morphine/en dégustant la fade purge »), de parodies sacrilèges
(« Je t'apporte l'enfant d'une nuit bitumée» ou « 0, temps sus-
pens ton bol, ô matière plastique »), d'abus drolatique des arti-
fices prosodiques (« Fils unique exempleu du déclin de la
France », « Hélas quel pauvre jeune homme/Plus tard je suis de-
venu »), etc. Derrière tout cela, bien sûr, il y a le fameux Rêve de
Rimbaud, caricature de toute une expression passée (celles des
Saisons et des Châteaux), le Hareng saur de Charles Cros (dont
Breton nous dit qu'il réussit « la prouesse de faire tourner le mou-
lin poétique à vide »), la Chanson du décervelage de Jarry, comme
décervelage d'un système de valeurs où les Ubus, dans la réalité,
sont rois.
La décision de Queneau est dans l'affirmation de cet effet
décapant, sur fond de refus de tout illusionnisme oraculaire, de
toute expressivité leurrée par sa propre « authenticité », de
toute ambition de rendre compte du réel dans des harmoniques
positives et le nappage des métaphores 12. Queneau, à la diffé-
rence des avant-gardistes, part du constat que « l'histoire de la
culture occidentale ne se présente plus, ni comme une évolu-
tion continue, une série de progrès, ni comme un processus

12. Cf. « L'explication des métaphores », in L'Instant fatal.


dialectique, une lutte de tendances aboutissant à des formes de
plus en plus hautes, mais qu'elle apparaît comme une incohé-
rente succession d'engouements ». Cette « incohérence », ce
refus du « progrès », ce sens de « l'inutilité» de la langue
poétique bouchent toute perspective et d'abord excluent
l'échappée du poétique vers des visions utopiques humanistes
façon René Char. Le monde est à la fois absolument présent et
absolument absent au langage « L'être est, le nonnête n'est
pas,/L'être n'est pas, le nonnête est/L'étre est, le nonnête
est,/L'être n'est pas, le nonnête n'est pas.» La parole est à la
fois invocation et révocation des choses « Si je parle du temps,
c'est qu'il n'est pas encore,/Si je parle d'un lieu, c'est qu'il
n'est déjà plus,/Si je parle d'un homme,/il sera bientôt mort.»
La poésie installe dans cette vacuité son tournis décervelé.
C'est une petite mécanique bouffonne, rhétoriquement remon-
tée pour produire à son tour de la vacuité (par des litanies en
formes d'apories philosophiques), du non-sens (par la dérision
du « bon », du « beau» sens de la poésie), de l'insignifiance
(par la trivialité mirlitonesque) ou un surplus infiniment poten-
tiel de sens interchangeables et détruits par cette abondance
même (Cent mille milliards de poèmes).
Le mécanisme bien sûr a des régimes divers il peut
tourner de façon systématiquement monocorde et atone (le
récitatif biographique de Chêne et Chien) il peut s'emballer de
façon athlétique et gesticulatoire (à la manière des machineries
vaines d'un Tinguely), comme dans l'épopée burlesque de La
Fête au village; il peut ronronner sarcastiquement dans le moule
d'un code de genre (la « poésie didactique» aux alexandrins
ostensiblement chevillés de la Petite Cosmogonie portative) il
peut s'enthousiasmer parodiquement pour des « vers antiques»
faits sur des « pensers nouveaux» (Le Chant du styrène). Mais
à chaque fois la logique est la même la pratique « umoristi-
que» d'un côté, le savoir et l'abus des formes prosodiques
classiques de l'autre font poésie d'une vidange de la poésie,
d'une sorte de degré zéro du langage poétique, tantôt réduit à
une nullité clownesque, tantôt submergé par un ostentatoire
pompiérisme orné des ficelles formelles les plus voyantes.
La gaieté de cette poésie ne doit pas leurrer elle est
violemment subversive elle ridiculise la poésie par abus sim-
ple de la poésie; elle est poésie parce qu'elle est agression
amusante contre la poésie (au sens où le dandy Vaché parlait
d'« assassinat amusant ») elle désacralise sardoniquement la
poésie en faisant tourner à vide son moulin à paroles elle la
désaffuble en élevant la platitude à la dignité de principe
d'écriture, la chronique du trivial, les « suprêmes combines »,
le truisme formel et la nullité du poncif prosodique au rang des
Beaux-Arts. Guère de littérature plus désespérée que cette
littérature-là (plus méfiante quant aux pouvoirs de la littéra-
ture, plus lucide quant à ses leurres, plus positive quant à son
traitement formel le « petit feu de la technique» plus
sarcastique quant à ses prétentions à nous rendre compte d'un
monde possible). Mais guère de littérature plus fraîche, plus
gaie, plus radieuse dans sa rigolade décomplexée, plus victo-
rieuse, au fond, de l'angoisse qui la hante et y affleure partout,
plus hygiénique dans sa mise à distance des palinodies poéti-
ques cambrées sur leur mollet prophétique. Guère de littérature
branchée de façon moins dénégatrice, de façon plus lucide et
plus distanciée à la fois à la réalité de l'impasse tragique qu'elle
renverse en rigolade souveraine.

LA VIOLANGUE DE JEAN-PIERRE VERHEGGEN

Passion del'arbitraire

On pourrait dire de la poésie qu'elle est la passion de


l'arbitraire du signe. Elle en est d'abord la souffrance
Mallarmé se désolait de cet arbitraire et s'affligeait de ce que
la consonance sombre du mot « jour» corresponde plutôt au
référent nuit alors qu'à l'inverse l'aigu éveillé du mot « nuit»
évoque mieux la clarté du jour. Rimbaud en appelait à « la
musique savante» de la langue mais regrettait qu'elle « manque
à notre désir» que le réel y surgisse dans des portées impecca-
blement motivées. Jarry en appelait à « ceux pour qui il n'y eut
point de Babel » Ponge notait « l'infidélité des moyens
d'expression ». Artaud enrageait contre l'impossibilité qui lui
était faite de « se reconnaître en français» et déclarait « le jour
viendra/que voici/où je pourrai écrire entièrement ce que je
pense/dans la langue que depuis toujours je ne cesse de/
perfectionner/comme venant de moi par la douleur ». Et bien
d'autres entreprises poétiques sont nées de cette intolérable
sensation de toujours devoir parler avec dans la bouche un
cadavre qui, transi d'un parler mort, interdit de fait qu'on parle
et que « la viande s'exprime» (c'est la formule qu'utilise Valère
Novarina, reprenant Artaud « c'est par la barbaque/la sale
barbaque/que l'on s'exprime »).
La poésie est alors souvent un chant désespéré (le plus
beau, donc) sur l'arbitraire du signe et l'inadéquation de la
pensée aux choses. Un « poète » est un crucifié de l'immotiva-
tion des signes et de l'infidélité de la langue à la sensation qu'il
a du monde et de son propre corps. Si la poésie est la réponse
la plus radicale à l'exigence spécifiquement humaine de la
parole, elle est d'abord un écho de ce que cette exigence a
d'impossible elle est la fable du malheur humain de devoir
dire le monde tout en sachant que le monde ne se dit pas, que
la parole est, comme je l'ai déjà rappelé, ce qui nous le livre et

13. « Babel est un mythe populaire et la confusion des langues


n'existe que pour le populaire, lequel se plaît à en imaginer plusieurs
parce qu'il ne connaît même pas la sienne.» Et plus loin « Où dans
plusieurs mots, il y a une même syllabe, il y a un point commun. Les
Chinois disent li, une lieue, et Ii, aussi un poisson du genre cyprin.
Les Bretons, remarquons-nous, disent un lieu (poisson) et une
lieue» (in La Plume, 15 mai 1903).
en même temps nous l'ôte. C'est pour cette raison que plu-
sieurs œuvres poétiques sont, chacune à leur manière, des
entreprises de remotivation des signes, des tentatives pour
contourner ou pour racheter l'arbitraire du signe, des opéra-
tions à la fois éperdues (quand elles s'abandonnent à la fureur
« inspirée ») et pseudo-savantes (quand elles affirment la posi-
tivité « scientifique» de ce qu'alors elles nous disent) pour
« rémunérer, comme disait Mallarmé, le défaut des langues ».
C'est dans l'ordre de ces perspectives cratyléennes qu'il
faut comprendre bien sûr la réflexion de Mallarmé sur les mots
anglais, les systèmes totalisants que construisent Khlebnikov
ou André Biély pour lier à du sens les phonèmes de la langue M,
les délires étymologistes de Jean-Pierre Brisset dans La Science
de Dieu. Mais c'est aussi dans l'axe de cette passion qu'on peut
aussi comprendre le martèlement glossolalique d'Artaud, les
rythmes cloutés de néologismes que Michaux lance contre le
« rythme des autres », le lettrisme d'Isidore Isou ou certains
aspects de la poésie « sonore» contemporaine. Le paradoxe est
évidemment que l'ambition « scientifique» généralisatrice des
uns (Khlebnikov, Biély, Brisset) et la volonté des autres de
fabriquer une langue adéquate à l'intimité de l'impulsion qui
fait écrire aboutissent, dans les textes, à un résultat identique
un quasi-idiolecte (le zaoum des futuristes russes d'un côté, la
Ur-Sonate de Schwitters de l'autre, par exemple).
« Tout vrai langage, disait Artaud, est incompréhensible. »
Car le rêve d'un langage enfin « vrai» est toujours le même
c'est celui que « la pensée se fasse dans la bouche» (comme le
voulait Tzara), que l'idylle entre les mots et les choses se
renoue dans une langue physiquement remotivée, que la souf-
france de l'arbitraire du signe en soit aussi la jouissance, que
l'on conduise « au royaume des morts les langues de croyances,

14. Voir Vélimir Khlebnikov, La Création verbale,


coll. « TXT », Christian Bourgois éditeur; André Biély, Glossolalie,
extraits traduits in TXT n° 15, 1983.
de convenances, de componctions et de civilités », qu'on cesse
d'« exhiber des cadavres de langue française », qu'on capte « le
son qu'on a dedans » et qu'on fonde avec ça, plus qu'un art
poétique, un « hard poétique» (toutes ces formules sont de
Jean-Pierre Verheggen).

L'hard poétique

Ce que Jean-Pierre Verheggen appelle poésie « hard »


provient d'abord de cette épreuve de l'arbitraire du signe. Pour
lui, la langue apprise donne d'abord la sensation d'être bruta-
lement étrangère et cadavéreuse. Pour écrire, il faut entrer dans
la crise de langue « C'est la première leçon qui gouverne mon
texte, dit-il la décomposition L'idée qu'avant de composer
quoi que ce soit, il faut d'abord apprendre à se décomposer.
C'est bien plus que désapprendre et davantage que décons-
truire. C'est carrément mourir en soi. pour refaire le tracé,
sismique et simiesque, de ce passage à l'oral au râle près
dans notre écrit Refaire le trajet de notre langue depuis le fond
de ses tréfonds d'Saint-Tremblement organique.» Cette sorte
d'organicisme paroxystique (à propos d'Artaud, Verheggen
parle de « vitalisme pulsionnel ») expose l'engagement d'un
effort pour se trouver une langue qui ne soit pas (ou qui soit
moins) « étrangère », une langue qu'aucune autre bouche n'a
parlée, une torsion sonore et rythmée qui soit comme la trace
de l'affrontement du corps et de la langue.
Cette langue, Verheggen l'appelle « inSONscient ». C'est
« un équivalent de l'inconscient pour le son un son qu'on
pressent qu'on a dedans mais qu'on ne capte que lorsqu'on
laisse, vraiment, l'être de notre gnêgnêtre nous parler en
gnan-gnan, tout en nous voussoyant » La poésie est l'effort
pour verbaliser cet insONscient. Il ne s'agit pas d'extraire de
l'inconscient de surprenantes ou « merveilleuses» images. Il
s'agit de donner corps verbal, via des sons et des rythmes, à ce
bruit de fond corporel qui survit à tout effondrement du sens
et manifeste en nous l'appel de la parole avant même que la
parole (la manifestation de l'humanité de l'être) ait quelque
chose à dire «C'est pas pour parler Surtout pas Sauf au
vide, et comme ça en agaga, glas-glas Agaga d'agaga d'glos-
solalie Agapa d'pétéchie et d'Parkinsonnie Glossolalia »
C'est l'écoute d'un « ça parle », d'un babil élémentaire, d'« une
langue d'animal» qui ne dit rien d'audible dans la langue de
tous mais qui cherche à exhiber la matière sonore et rythmique
inhumaine dans laquelle l'humanité tranche, après coup, des
formes organisées dans le parler social. Mais c'est aussi le
savoir que ce « ça parle» et ce « babil » ne sont pas de l'ordre
d'un en-soi originel, d'un hors-langue, d'une pure essence
d'avant la langue, mais qu'ils sont toujours-déjà de la langue et
que les faire parler, « sortir de la langue un son qui vaille »,
suppose de défigurer d'abord, violemment et joyeusement, le
corps simultanément glorieux et cadavérique de la langue
vouée à l'échange social. Ce que Verheggen appelle « poésie »,
c'est cette sorte de forçage hors du discours, hors du contrat
linguistique, hors d'une langue aseptisée, étrangère, morte
« m'violangue c'est m'violence ».

Le travail sur le son en est le véhicule, parce que le son


(ces unités phoniques de la langue que Khlebnikov et Biély
tentaient de remotiver) est à la fois ce qui soutient le sens et
ce qui lui échappe en prenant sur lui les forces sans figures que
le corps de celui qui parle, entre babil et cri, investit dans la
langue « c'est comme un trou d'bataca emmanché au bout du
bout du cou d'oie d'un nandou, et ou seraient nos bruits
primitifs d'alambics cucurbites à bagout d'animaux. C'est
not'trou à ramages qui sent la ramonasse et le coccyx » Chez
Verheggen, je l'ai montré longuement ailleurs 15, le surgisse-

15. « Dans le carnaval de l'histoire », in La Langue et ses


monstres, op. cit.
ment du son est lié à l'exploitation de ce qu'il appelle les
langues « basses » langues vernaculaires, langues « métè-
ques », langues de comptines obscènes, prononciations patoi-
santes, langues de part en part sexualisées (orales et anales)
dans leur matière sonore 16,langues « merdafoirées en sexe
d'analité », langues remâchées sauvagement par ce que l'auteur,
pour y marquer à la fois le jeu de sa langue d'enfance (le
wallon) et la distance qu'il prend par rapport à toute réduction
de son travail à une quelconque promotion régionaliste de cette
même langue, appelle son « oualon » « tchouc-tchouc de
wâtchisse,/wassingue de brodion/et/langue de brôtchisse/et de
carabouillats tchînisse qui marchandent leur tapis de crottats
(.) Mèretèque-moi,/de toi./merdat wallon! ».
Il s'agit, pour Verheggen, de trouver « une langue qui dise
c'qu'on n'sait pas» Avec cette langue hétérogène que n'ho-
mogénéise qu'un mâchouillage délibérément glottique et sali-
vaire, avec cet épandage de merde sonore sur le tapis de la
langue normalisée, avec cette pulsion dionysiaque à ramener en
langue les matières « gerbantes ou merdouillantes» (ce qu'Ar-
taud appelle le « caca ») 18, on est finalement fort proche du
« scripto-séminalogramme» de Guyotat. On est proche en tous
cas du rêve de trouver une langue adéquate au corps. Ce que
l'écriture (on n'ose plus guère dire « poésie ») de Verheggen
recherche rageusement, c'est une langue qu'emportent la souf-
france et la jouissance de l'arbitraire du signe, une langue

16. « Puis m'astique, va à l'toutousse, coulisse à la và-vite dans


mon arrière-boutique, fourcougne, me fornique dans mes commis-
sions/Puis en r'ssort/Puis chovies, brouches et chovions, se r'torche
et fait ses araigneries jusque dans l'plafond d'culotte» (in Vie et Mort
pornographique de Madame Mao, Hachette/P.O.L, 1981.
17. Artaud « C'est par la barbaque/(.)/que l'on exprime/Le/
Qu'on ne sait pas. »
18. « Pas de philosophie, pas de question, pas d'être,/pas de
néant, pas de refus, pas de peut-être/et pour le reste/crotter, crot-
ter.
»
remotivée par sa dévotion à la pulsion orale, une langue vouée
à la nomination du mal, une langue qui fasse parler de l'inhu-
main en nous, une langue qui « puisse arriver non seulement à
passer le parapet d'peau (- comme l'homme d'Henri Michaux,
qui n'avait qu'son pet pour s'exprimer -) mais à faire passer,
avec lui, le contrepet d'nos pires contrepîtreries Et tout ce
qui, dans not'langue, nous contrefait, hochet d'nos glitanies, et
nous exhibe, /englugliglossolalé de soliloques !/Et encloqué
d'une sorte de couille buccale à sons cochons ». S'il en est un
qui merde, autrement dit, qui fait merder la langue et lance
brutalement en elle la « cochonnerie d'écriture », c'est bien
Jean-Pierre Verheggen.

Paraphrase des psaumes

Les divers extraits que j'ai cités ci-dessus proviennent de


son livre le plus récent Artaud Rimbur (1990). Ce livre, son
titre l'indique explicitement, est dominé par la figure d'Artaud,
auquel il est un hommage, un hymne, un chant d'amour
obscène. Tombeau d'Antonin Artaud aurait pu en être le titre. Et,
certes, quand il est question du débat entre la langue et le
corps, l'écrit d'Artaud est le paradigme moderne du traitement
de cette question « Moi ?/Cette langue entre quatre genci-
ves,/Cette viande entre deux genoux,/ce morceau de trou/pour
les fous.» Les textes d'Artaud sont effectivement hantés par
une tentative panique pour sortir du corps prostitué à la langue
en y entrant à fond, en soufflant, contre la langue maquerelle
de tous, une langue rythmée par la dictée du corps « entre le
cu et la main mise/de tous/sur la trappe à haute pression/d'un
râle d'éjaculation/n'est pas un point/ni une pierre/éclatée
morte au pied d'un bond/ni le membre coupé d'une âme/
(l'âme n'est plus qu'un vieux dicton)/mais l'atterrante suspen-
sion/d'un souffle d'aliénation ».
Artaud Rimbur se présente comme une série de variations
sur les thèmes d'Artaud, sur son vocabulaire physiologique et
scatologique, souvent même sur les rythmes cassés, imprécatoi-
res et martelés qu'on trouve dans Artaud le Mômô et dans
Suppôts et Suppliciations. Pourtant, il ne s'agit pas à proprement
parler d'un pastiche, d'un « plagiat nécessaire ». Il ne s'agit pas
non plus d'une glose, même si Verheggen déclare d'entrée
« j'ai toujours voulu écrire sur Artaud ». Il s'agit plutôt de
quelque chose comme de ce qu'on appelait autrefois une
« paraphrase », une sorte de traduction libre, la transposition à
la fois pieuse et désinvolte d'un texte sacré dans la langue
propre à l'auteur et aux codes de son temps (ainsi Marot ou
Malherbe paraphrasaient-ils les Psaumes du roi David). C'est
d'une certaine manière reconnaître à Artaud cette dimension
sacrée, c'est-à-dire inhumaine et taboue. Et il est vrai que
l'expérience exorbitante de l'auteur de Ci-Gît, emporté par la
folie réelle et frappé dans son corps par la passion crucifiante de
la langue, suspend la glose qu'elle intimide et excède toujours.
Il est vrai aussi qu'elle domine et d'une certaine façon frappe
d'une stupeur « sacrée» tous ceux qui s'engagent, à leur mesure
(souvent plus prudente) dans sa voie, parce que l'expérience
dite « poétique» implacablement les y pousse. Dans la culture
des modernes, cette œuvre est difficilement abordable autre-
ment que comme canon sacralisé (même s'il y a bien autre
chose chez Artaud la science, l'humour, la lucidité critique).
La voie qu'elle explore est une limite non pas une limite de
difficulté (d'illisibilité) mais une frontière où se profilent des
ombres trop menaçantes pour la sécurité mentale et physique
de qui s'offre aux cruautés de l'expérience de langue. Face à
elle, tout reflue, cède, jette l'éponge. Il n'y a de choix que de
prendre d'autres traverses ou d'accepter de paraphraser ses
textes canoniques en un salut dévôt, même si cette action de

19. « C'est çui qu'tout poète, un rien nouveau un liche de


liche avant-gardiste rêve d'être mais en plus beau et plus joli
(et sans souffrir, ni décatir, ni dépérir trop tôt !). »
grâces se donne l'aspect d'une surenchère bouffonne ou d'une
familiarité littéralement « sympathique ». Mais en même temps
on ne peut éviter de regarder en face cette œuvre qui force à
baisser les yeux. Parce que ne pas regarder en face son soleil
noir et renoncer à s'y brûler serait aussi renoncer à vivre
chacun pour soi sa saison en enfer, renoncer à penser les
limites de ce qu'on appelle « littérature» et se vouer illico à des
langages « faux ».
Verheggen choisit la paraphrase parce que paraphrasant le
corps verbal d'Artaud il donne corps aussi à son propre
affrontement à ses propres limites. Cela le force bien sûr à
limiter Artaud à la figure (un peu réductrice sans doute) du
Mômô des glossolalies et à celle, surtout, de l'Artaud vocifé-
rant, éructant (mais ironique et sarcastique aussi) de cette
« performance » radiophonique qu'est Pour en finir avec le juge-
ment de Dieu20 « Artaud qui a, en outre, une terrible voix de
son écrit et qui lit, tantôt comme on marche rigolo dans les
films de Jacques Tati, tantôt, in expecto, comme dans les
katajjaks haletés des Inuits.»
Car Artaud Rimbur est explicitement présenté comme une
partition destinée aux « lectures-performances» que l'auteur
donne régulièrement. Comme dans le cas de Guyotat, donc, le
triomphe, dans l'écrit, de l'instance du son, l'imposition d'un
modèle musical d'emportement (contre le spectre graphique et
la stabilité des figures décrites) débouche logiquement sur la
performance directement orale « j'écris, dit Verheggen, pour
ma préférée la bouche », pour cet endroit « où se prépare le
travail de mastication, de malaxage et de mâchouillon du texte
à dire ». Comme si la volonté de rentrer la langue en elle-
même, de faire de la « poésie»à partir d'une remotivation

20. Sur ce passage à la « performance orale» et les problèmes


que cela pose pour un écrivain de notre temps, je me permets de
renvoyer à mon bref essai La Voix-de-l'Ecrit, publié en 1987, grâce à
l'amitié de Julien Blaine, dans sa collection « Zerosscopiz », éditions
Nèpe.
« physique» des unités minimales de la langue (les sons) et de
toucher ce faisant aux fondements mêmes du langage « poéti-
que » forçait à projeter le tout vers le dehors, à l'expulser
comme un intolérable poids merdique, à cracher la poésie sur
la scène du monde comme pour en rejeter l'impossible exi-
gence et à balancer ce corps monstrueux à la face ahurie du
corps social constitué en « public ».
Que cet acting-out spectaculaire ait quelque chose d'à la
fois jouissif et désespéré ne fait pas de doute le style d'Artaud
Rimbur est de part en part pathétique, dans son ton perpétuel-
lement écumant et furieux (furor sacer?), ses provocations
comiques, ses macérations organicistes et ses rodomontades
vitalistes c'est un pathos paroxystique que Verheggen déve-
loppe sur cette dictée du supposé « corps pulsionnel» (ailleurs
il décrit, sur le même ton d'épopée et d'humour noir, les
retours de bâton somatiques qui ruinent sa santé de poète
coupable et où il voit la vengeance du corps contre celui qui le
torture ainsi à force d'y nommer le mal, la merde, la boucherie
fondamentale) 2`. Il y a dans cette littérature une sorte de
somatisation généralisée qui peut rebuter (parce qu'elle a
quelque chose de complaisamment régressif), lasser (parce que
ce pathos de la « pulsion» est aussi, j'en sais quelque chose, un
topos de l'avant-gardisme des années 70) ou faire sourire
(parce qu'elle peut passer pour une réduction sommaire de ce
à quoi peut toucher la littérature et qu'on peut penser qu'il y
a plus fondamental que le fondement). Mais ce pathos est celui
de la passion douloureuse et voluptueuse de l'arbitraire du
signe. Il est le signe que la reconnaissance de cette vérité est
ce dont le poète est à la fois l'inconsolable crucifié, le héros
tragique et l'otage extasié. Il affirme dans son style propre
(héroïco-burlesque, scatologique et rusé, histrionesque et dio-
nysiaque, mêlant sans solution de continuité la régression
cacaboudin et le savoir subtil) que la poésie est dans cette crise,

21. Voir Stabat Mater, Cadex éd., 1986


rien que dans cette crise qu'il assume et submerge en même
temps avec une tonitruante santé.

Fiente de l'esprit

Jean-Pierre Verheggen passe encore généralement pour un


écrivain comique, un spécialiste du gag verbal, une sorte de
Rabelais ou de Brueghel moderne dont l'œuvre se réduirait à
l'alignement gratuit des calembours, cette « fiente de l'esprit »,
comme disait Hugo. Le personnage s'y prête (ou en tous cas
s'y est souvent prêté). Sa notoriété s'est donc évidemment fixée
à cette réduction facile. Et il n'est que de consulter les titres de
ses écrits pour voir que cet aspect est chez lui effectivement
fondamental Le Degré Zorro de l'écriture, Divan-le-Terrible,
NiNietzsèhe peau d'chien, Artaud Rimbur. On peut en tirer
argument (certains, qui donnent à la littérature des enjeux plus
« sérieux », ne s'en sont pas fait faute) pour récuser ce travail
et le renvoyer aux registres mineurs de la « fantaisie », de la
dérision facile, voire de l'infantilisme sommaire.
Cet argument a sans doute aujourd'hui d'autant plus de
poids que cette manie du jeu de mots facile (voire, comme on
dit, « débile ») est devenue une mode d'époque pour s'en
convaincre, il suffit de parcourir un journal aussi « branché»
que Libération qui s'en est fait une spécialité, dans ses titres, ses
sous-titres, voire parfois même l'affiche de ses unes. Bien
évidemment, cette mode doit beaucoup, sinon à ce que Verheg-
gen lui-même a avancé dans ses livres des années 70, du moins
à ce courant avant-gardiste « carnavalesque» dont il aura été en
ce domaine le représentant le plus spectaculaire au moins
peut-on voir là que la marginalité poétique exerce, mal gré
qu'on en ait et quelque « crise» qu'elle traverse, une « in-
fluence» réelle et que ce qu'on appelle la « récupération» n'est
pas, en l'occurrence, un vain mot.
Mais si récupération il y a eu, l'enjeu, bien sûr, est
émoussé, voire annulé. Et ce que l'injection des calembours
dans le sérieux compassé de la langue littéraire pouvait avoir
de provocant dans les années 70 risque aujourd'hui de faire
pétard mouillé. Verheggen en est certainement conscient les
calembours occupent une place beaucoup moins déterminante
dans les livres qu'il a publiés depuis 1985 (Pubères, Putains,
l'ouvrage qu'il publie à cette date, en est même à peu près
exempt) 22. Et s'ils sont présents, dès le titre, dans Artaud
Rimbur, c'est pour être réinvestis dans un travail de langue (la
paraphrase des psaumes du Mômô) qui en exige la présence
(les calembours ne sont pas absents de l'oeuvre d'Artaud) mais
qui les excède en les malaxant, comme je viens d'essayer de le
montrer, dans des portées lyriques autrement plus complexes
ils sont l'un des outils (un outil parmi d'autres) de ce qui
mastique la langue pour la lancer dans une oralité sauvage
« Artaud l'y a, à cette place, lui aussi!/Comme un goitre étiré
en un long macaroni, et qui lui taraude la barbaque, en lui
perforant le colbaque du kiki!/C'est Artrou, le beau Barba-
rakî » Et ce n'est pas sans lien sans doute avec la position
révérencieuse qu'en définitive, malgré le tu-et-à-toi convivial
avec l'idole, Verheggen occupe face à Artaud. Les gags qui
produisaient les titres précédents étaient à chaque fois des
gestes de dérision irrévérencieuse (même si également atten-
dris et complices) envers quelques grandes figures de la culture
des modernes (Barthes, Freud, Nietzsche) 23. Pour le cas
Artaud, la dérision n'est plus de mise les calembours systéma-
tiques (les trous que leur « mauvais goût» fait dans l'idéalisa-
tion littéraire) non plus.

22. Il faut bien sûr faire exception des Folies Belgères, l'opuscule
récemment publié dans une collection (Point-Virgule) explicitement
vouée à des textes comiques.
23. Cf. in Pubères, Putains. « Nous méprisions tout, c'est vrai
Même les fous. Ces fous que nous-mêmes nous paraissions Même
les fous dont nous venions à peine pourtant de mimer les joyeuses
fêtes et les faux sermons.»
Mais même auparavant, les jeux de mots de Verheggen ne
se réduisaient pas à des gags comiques. Pour lui, comme pour
Jarry, « le jeu de mots n'était pas un jeu » c'était plutôt une
arme. Aligner les jeux de mots, c'était d'abord assumer joyeu-
sement l'arbitraire du signe et en abuser, en faire merder la
logique, retourner bouffonnement l'immotivation par exem-
ple en injectant systématiquement de la motivation dans les
moins motivés de tous les noms, les noms dits « propres »
NiNietzsche, Freud Astaire, Artrou, La Belle de Sadix, Artaud
l'Esquimômo, Henri Michetoque, etc. C'était ensuite parler
(dit-il) en « populo-lacanien », c'est-à-dire allier de façon
« carnavalesque» le bas (la vulgarité délibérée des calembours
populaires) et le haut (la sophistication, supposée chargée de
profondes significations, des jeux de mots dont Lacan aimait
émailler la haute tenue intellectuelle de ses propos). En cela,
les calembours et leurs diverses variantes (mots-valises, paro-
nomases drôles, pataquès.) entraient logiquement dans la
logique carnavalesque qui domine l'œuvre tout entière de
Verheggen et dont j'ai montré ailleurs24 le fonctionnement
critique.

Mais l'essentiel n'est sans doute pas là. Le calembour tel


que le pratique Verheggen n'a à voir que de façon parodique
avec la logique traditionnelle du calembour. Celle-ci suppose
que l'équivoque comique que propose le calembour est à même
de révéler quelque vérité secrète ainsi les calembours involon-
taires (les lapsus) que Freud analyse pour y faire apparaître les
effets de la dictée inconsciente ainsi les calembours calculés
de Lacan, censés synthétiser une vérité analytique profonde.
Les calembours de Verheggen n'ont pas cette fonction. Avec
eux, on est plus près des « refrains idiots» et des « rythmes
naïfs » de Rimbaud que de l'herméneutique lacanienne. On est
plus près de la « bêtise» délibérée que de l'« intelligence»

24. Dans le carnaval de l'histoire, op. cit


leurrée 25. D'abord à cause de la logique de défiguration carna-
valesque de tout ésotérisme saturé de sens (le sens est toujours
burlesquement rabaissé Artrou, Freud Astaire, NiNietzsche
peau d'chien). Ensuite parce que son principe, comme je l'ai
dit, est de manipuler la matière phonique en une réduction
magmatique de la langue maternelle que Verheggen (toujours
sous forme de calembour!) appelle « magma mia ». Enfin et
surtout parce que la force de Verheggen n'est pas dans la
vivacité de telle ou telle trouvaille (encore qu'il trouve beau-
coup et bien) mais dans l'énorme vitalité qui produit moins tel
ou tel jeu de mots que des rafales entières de jeux de mot, en
un déferlement comme inépuisable. Ce que Verheggen pro-
pose, ce ne sont pas quelques calembours choisis (pour leur
pertinence, leur réussite) mais des litanies cataclysmiques de
calembours devant lesquelles on a envie de crier « n'en jetez
plus » parce que cet épandage cacophonique et souvent scato-
logique fait merder tout ce qui nous reste d'assurance quant à
la sécurité du goût littéraire. Le flux des calembours nous jette
dans une sorte de phrasé à la fois nappé, dérapant et cahotique,
une vitesse d'emportement où chaque jeu importe moins que
l'énergie du flux lui-même. Cette vitesse a moins pour but la
production du sens (entre autres, éventuellement, du sens
surprenant que produit chaque calembour) que la résistance
panique à la constitution du sens tel que le construit la probabi-
lité croissante des séquences écrites. C'est une façon de différer
comiquement et désespérément en même temps la stase du sens
dans l'organisation figurative de l'écrit. C'est donc l'effet de la
passion de l'arbitraire du signe, quand cette passion n'est plus
souffrance, mais jouissance à en remettre sur sa propre loi et
à submerger cette loi par une énergie qui va chercher sa
motivation dans sa propre course contre le cimentage des
associations sémantiques qui fixeraient la langue dans un

25. Artaud « l'intelligence est venue après la sottise,/laquelle


l'a toujours sodomisée de près. »
sérieux empâté c'est en somme une course contre la mort,
contre la langue cadavéreuse.
Ce que fait en fait Verheggen, c'est ridiculiser le calem-
bour par abus simple du calembour. Et ce qui reste alors c'est
la sensation décomplexante d'un jeu immotivé, la désinvolture
d'une langue qui refuse d'avoir des comptes à rendre, la
gratuité à plein régime d'une écriture qui tourne comme les
machines joyeuses et vaines de Tinguely, le plaisir d'une pure
dépense, une légèreté dégagée de la sommation d'avoir à dire
ponctuellement le réel, une virtuosité à la fois aisée et rageuse
qui transmue en or sonore, en « ouïssance» rythmique, la fiente
des calembours.

LA GRAMMAIRE D'OLIVIER CADIOT

Poésie pour rire

Il y a souvent, dans les diverses « réponses» que la poésie


peut apporter à la situation que nous vivons aujourd'hui, une
dimension comique (cela frappe aussi bien chez Novarina que
chez Verheggen ou chez Grangaud). C'est peut-être qu'il est
plus que jamais difficile pour les « modernes» de croire sans
distance à la mission de la littérature et d'accepter sans ironie
le sérieux un peu fat, la componction compassée, le pathos
porteur de « vérité» du langage poétique (cela surtout parce
que la mauvaise littérature est toujours, dans ses variations
talentueuses et son assujettissement ahuri à la demande cultu-
relle d'époque, de l'ordre d'une adhésion a-critique à ces
leurres).
Mais peut-être y a-t-il plus là qu'un fait d'époque. Ce que
constate la passion de l'arbitraire qui est celle du langage
poétique c'est que la dynamique d'un continuum tend à s'impo-
ser, dès que quelque chose s'écrit, à la vérité du discontinu (la
confusion de l'expérience, le corps insaisissable, les choses
« étrangement informes », comme disait Hôlderlin). Sauf à en
rester dupe (où à accepter sans réticence cette retombée
homogénéisante comme une incontournable butée de la littéra-
ture), il n'y a guère d'autre solution que de renoncer radicale-
ment à ce « mensonge» (le silence de Rimbaud a quelque chose
à voir avec cela) ou de surcharger ironiquement son processus.
La poésie a souvent le sens de cette surcharge de continu tout
en elle est d'abord gestion du discontinu (la ligne coupée du
vers libre ou non les césures, les cadences comme logique
des chutes, l'éclatement typographique sur l'espace de la
page) 26 sa forme est une vaste allégorie (un graphique) de la
fonction de coupure du langage dans l'afflux du réel (alors que
la prose s'expose comme le graphique d'un continuum, d'un
plein, d'une coextension du langage au réel ce pourquoi
peuvent y consister du récit un continuum de temps et du
discours un continuum de pensée). C'est la raison pour
laquelle la question des rythmes, la question de la prosodie
reste toujours, en poésie, la question formelle essentielle.
Mais c'est pour cette raison aussi que la poésie est hantée
par la nécessité de recomposer un continuum elle surenchérit
sur les processus nappants « l'harmonie » des Grecs, l'unifica-
tion sonore rimes, assonances, allitérations la.liaison du
son et du sens les paronomases le réseau écholalique des
métaphores, etc. Dans ses moments de rage contre sa propre
fatalité, elle peut donc être tentée de radicaliser ce processus
en silhouettant violemment des rythmes concentrés (Artaud,
parfois Michaux) en se développant comme une arabesque
entrelacée (les Cantos de Pound); en poussant au bout de son
essouflement la portée vocale du continu (les versets de
Claudel) en exagérant donc la pose formelle du continu.

26. Le Coup de dé de Mallarmé est un aboutissement de cette


logique.
Au bout de cette exagération, il y a forcément son renver-
sement parodique. Ce pourquoi la poésie est spontanément
comique (le dire semble un paradoxe mais c'est précisément
parce que le pseudo-sérieux du ronron poétique se nourrit du
déni de ces excès) le geste d'humour (glissements du Witz,
évidement parodique) y est rhétorique, il est inscrit dans le
traitement verbal du surplus de continu. Ainsi dans les poèmes
de Bataille, toujours au bord, au plus fort de leur macération
morbide, d'un effondrement comique et trivial. Ainsi dans les
textes d'Artaud, où la souffrance crispée en martèlement ryth-
mique se troue toujours, à un moment ou à un autre, de
l'irruption d'un gag bouffon. Ainsi dans l'essentiel de la poésie
de Queneau où la scansion mirlitonesque tire la drôlerie d'une
surenchère sur le nappé prosodique. Ce pourquoi le manié-
risme stylistique sophistiqué de la poésie peut, sans solution de
continuité, se convertir en une sorte de simplicité délibérément
insignifiante et drôle. De cette « cure d'idiotie» (comme dirait
Novarina) qui fait « merder» le bon goût poétique témoignent
entre autres le Hareng saur, le Théâtre de Valvins, la Chanson du
décervelage, la mécanique rousselienne, la Complainte de Fantô-
mas, Chêne et Chien, les comptines verheggéniennes, etc.

Au titre du poétique

Le travail poétique d'Olivier Cadiot est à mon sens à lire


dans cette perspective. Ce travail est à son début. Mais déjà il
marque et son originalité frappe. Un livre a imposé cette
frappe L'art poetic' (P.O.L, 1988). Le parcourir est d'abord
faire l'épreuve de la fraîcheur et du charme d'une écriture qui
ressemble à tout (le lexique y est plat, la syntaxe sans surprise,
la clarté absolue), tout en ne ressemblant à rien de ce qui a pu
être donné comme poésie (encore moins à ce qui se publie ici
et là sous ce label). Tout au plus peut-on penser parfois à
l'écriture répétitive et atone de Gertrude Stein. L'impression
d'assister à la naissance de quelque chose d'à la fois banal
(chaque fragment provoque une forte impression de déjà-vu) et
de tout à fait nouveau est forte (et savoureuse). Cadiot semble
reprendre la question-de-la-poésie à la base, à son degré zéro
« Ah/on sent que quelque chose/se prépare de grave/quoi/
tout/ah/tout va mal/ici de A à Z/tout est à recommencer/
courir en avant en arrière/recommencer bâtir une seconde fois
connaître de nouveau» 2'. Rien de pesant, pourtant, dans cette
gravité, rien de furibond dans cette table rase, mais au contraire
une étonnante légèreté, quelque chose d'à la fois distancié et
souverain, d'aisé et de sourdement inquiet, de souriant et d'un
peu absent « vivre ici/vivre ici ça jamais/jamais jamais je ne
m'y résoudrai ».

Même s'il recueille des textes relativement autonomes et,


pour certains, déjà publiés séparément dans des revues L'art
poetic' est un livre (un livre épais, pour un livre « de poésie »)
et non une plaquette ou un recueil d'une section à l'autre
reviennent des éléments, des scènes, des couleurs, des person-
nages. Et c'est peut-être d'abord en prêtant attention à ce que
Cadiot fait des codes mêmes de l'objet dit « livre de poésie »
qu'on peut commencer à comprendre ce qui, dans cette cu-
rieuse « poésie », répond de la difficulté « moderne» à faire et
à publier de la poésie.
Sur la page 1 de couverture, il y a bien sûr le titre. A priori,
rien que de fort banal si la poésie est, n'est que la ques-
tion-de-la-poésie, toute œuvre poétique est une œuvre méta-
poétique, tout livre de poésie est un art poétique. Tout com-
mence par cette évidence tautologique pas d'autre sujet, pour
un livre de poésie, que la poésie. « II faut simplement renoncer
à/d'autres mobiles/que celui d'être simplement.» Le sujet du
livre, c'est comment faire de la poésie, comment faire pour
que la poésie, tout simplement, soit. Tout se complique cepen-

27. In Roméo & Juliette, P.O.L, 1989


dant du fait que le titre, s'il est ostensiblement simple et
classique, est aussi parodique. D'abord parce qu'il reprend
celui de ce modèle du classicisme scolaire (de l'académisme,
au sens le plus strict du terme) qu'est l'Art poétique de Boileau.
Queneau l'avait déjà fait dans son Pour un art poétique. Mais
Boileau écrivait non pas « /'art poétique» mais « art poétique»
et Queneau parlait d'« un art poétique ». Imposant l'article
défini, Cadiot généralise l'intitulé, comme s'il s'agissait de
proposer en soi l'art (omnivalent et totalitaire) de faire de la
poésie ce qui, dans un temps où la nature même de la poésie,
sa définition, ses techniques et ses fonctions sont plus que
jamais en question, ne manque pas d'être quelque peu provo-
cant (au regard du contenu du livre, j'y reviendrai, cette
provocation est encore plus flagrante).
Tout se fissure ensuite du fait que Cadiot n'écrit pas
poétique mais poetic' (je veux dire par là non seulement qu'il
écrit ainsi ce mot mais que l'écrivant ainsi il annonce que son
écriture ne sera pas poétique mais poetic). L'ironique italique
est l'indice de la suspicion jetée sur le poétique et sur son
acceptation non critique par tous ceux qui, justement, croient
pouvoir faire de la poésie sans poser la question-de-la-poésie.
Poetic' est alors ce qui nous vient d'une sorte de snobisme
anglomane (toute une section du livre a effectivement beaucoup
recours à l'anglais). C'est peut-être aussi ce qui allude discrè-
tement à ces poètes américains auxquels Cadiot doit sans doute
beaucoup. Mais c'est certainement surtout ce qui force à
prononcer le sacré mot de « poétique» en une sorte de grimace
sarcastique qui interdit qu'on y identifie sans distance ce que
soi on tente de proposer comme « poésie ». L'effet oxymorique
qui fait chuter l'emphase du mot « art» dans la dérision du mot
« poetic» est de l'ordre de ce sarcasme.
Poetic', plutôt que poétique, c'est l'indice de la crise (crise
de rire) qui prend quand on entend des tablées de poètes
prononcer ce mot avec l'exquise fatuité requise en la matière.
L'apostrophe finale laisse le mot en suspens sur une apocope
(cette apocope qui frappe implicitement le e dit muet dans la
prosodie classique et dont des poètes modernes comme Ver-
heggen usent systématiquement). Elle est alors le signe du
suspens qui frappe le poétique, l'indice d'un doute sur ce qui
peut s'y accomplir, le dessin d'une béance moqueuse dans sa
plénitude clôturée (non critique). Ce qui surgit en définitive au
bout du titre, c'est le mot tic (on y entend résonner le fameux
« tics, tics, tics » de Lautréamont) l'art poetic'c'est l'ironie sur
les tics de la poétique, le congé sardoniquement donné à toute
adhésion leurrée au poétique, la définition de la poésie comme
accumulation de tics (ce que Denis Roche suggérait aussi
quand il définissait la poésie comme « une convention de genre
à l'intérieur d'une convention de communication »). Et ce que
ce titre annonce, c'est donc une poésie qui sera faite de
l'accumulation moqueuse de ces tics, une défiguration de la
poésie, par abus simple du tic de la figure poétique. Ce titre,
autrement dit, est stricto sensu « tout un programme» (et en
même temps le pastiche d'un programme) un programme qui
peut nous inviter d'ailleurs à relire systématiquement ce que
nous annoncent les titres des œuvres de poésie et ce que
chacun d'eux doit à l'idéologie de son temps.

L'Homme poetic

Sous le titre, la couverture du livre nous présente une


vignette. C'est suffisamment exceptionnel dans la collection
littéraire où ce livre paraît pour prendre une signification
exemplaire. Ce dessin nous montre un buste radiographié vu
de dos (celui du poète ?). La colonne vertébrale souffre d'une
scoliose carabinée. On remarque d'abord qu'il s'agit manifes-
tement d'une illustration extraite d'un ouvrage scolaire façon
« leçon de chose» ou « petite anatomie illustrée ». Les textes
inclus dans le volume seront effectivement eux aussi composés
(ou décomposés) à partir de prélèvements dans des manuels
scolaires. Ils seront le montage de bribes extraites d'ouvrages
destinés à l'apprentissage élémentaire de la correction gramma-
ticale. Ils seront la torsion stylistique (la poésie?) de cette
langue minimale, faite des clichés les plus usés et toute entière
préoccupée de traquer les écarts « qu'il pleuve/inusité/inu-
sité/inusité ». Il seront donc l'os scolaire que tord la scoliose
du langage poêtic'.Ils seront une anatomie ironique et patholo-
gique, une dissection pince-sans-rire de la norme verbale. Ils
feront passer le corps académique de la langue derrière un
écran à rayons X sur lequel apparaîtra, à plat et réduit à sa plus
simple « expression », son squelette comique (ce squelette
d'eux-mêmes qui effraie les Duponts dans Objectif Lune).

Sur la vignette, l'homme poetic'est vu de dos et se contor-


sionne douloureusement. Un déhanchement démantibulé lui
surélève l'épaule gauche. C'est que le travail poetic' de Cadiot
se fait effectivement, dirait-on, dans le dos de la poésie
l'homme poetic'en a plein le dos du poétique et du poète « aux
yeux exorbités» (Cadiot dixit) en proie à la Fureur sacrée
(Rabelais s'en moquait déjà) il veut faire à la poésie des
enfants dans le dos. Pour cela, il contorsionne le corps des
vocables et secoue son carcan 28. Par exemple, il le désarticule
(dans la section intitulée Le Passaic, et les chutes, Cadiot ôte ses
articles au texte d'Atala « A l'instant-chaleur abandonne-
membres-vierge victorieuse ses paupières se ferment, elle
demeure suspendue-bras de son époux, ainsi qu'un flocon-
neige-rameaux d'un pin ») ou alors il le fait chuter et le coupe
(« Allez où vous voudrez, et ne/me rompez pas davantage la
tête ») ou encore il le fait exploser, façon Coup de dé, sur tout
l'espace de la page (dans la section significativement intitulée

28. Artaud « Car le J de la colonne vertébrale, le J du bas de


la colonne vertébrale, est un carcan châssis. » Sur cette torsion
vertébrale du corps et de l'écrit voir aussi La Danse du dos, de Jacques
Demarcq, Aencrages & Co., 1988.
Delenda est Carthago) ou enfin il le fait tressauter d'une sorte
de tremblement parkinsonnien « Tu acceptes ? je n'accepte
pas Non/Tu acceptes. Je n'accepte absolument pas >
absolument pas.» En somme, il le congédie d'un haussement
d'épaule, la gauche, la maladroite, celle qui merde. Autrement
dit le dispositif de la couverture (titre et vignette) annonce
toute la dimension défigurante de l'entreprise, en couvre les
valeurs, en annonce démonstrativement la couleur critique et
comique.

Complément du nom

Un livre comporte en principe, en 4 de couverture, un


petit texte, souvent apologétique, destiné à allécher le lecteur.
A cette place, L'art poetic' propose six lignes manifestement
extraites d'un manuel de grammaire (à moins qu'elles n'en
soient l'imitation). Il s'agit d'un fragment de cours sur le
complément du nom « L'expression le livre désigne un livre
quelconque, un livre en général. Au contraire, dans le livre de
Pierre, la signification que possédait tout à l'heure le mot livre
se trouve modifiée» (etc.). Ce petit texte poursuit donc la mise
en place du dispositif « titre » en tant que citation (exacte ou
apocryphe, peu importe), il programme le caractère de part en
part citationnel d'un livre qui ne se pose pas face au réel mais
face au langage, un livre qui ne s'écrit pas mais se mécrit à
partir du découpage et du remontage d'autres textes en tant
que prélèvement dans une grammaire, il annonce un travail sur
une sorte d'état minimal de la langue (sa norme, son « bon
usage ») en tant que citation non explicitement donnée
comme telle (pas de guillemets, pas de signature, aucune trace
d'énonciation sinon celle de la bouche neutre de la règle), il
soulève la question de la place qu'occupe l'auteur dans ce
mécrit où il s'exprime moins qu'il ne fait s'exprimer du citron
de la langue normée un jus un peu acide « quelles sont les
causes qui peuvent nous rendre gais? quelles sont les causes qui
peuvent nous rendre tristes? » en tant que phrase consacrée au
« livre» il radicalise ironiquement la position mallarméenne
de quoi parle un livre sinon du Livre ? qu'exprime « l'expres-
sion le livre» sinon ce que l'auteur (il faudrait dire ici plutôt
l6teur) exprime du livre (du Livre des livres qu'est la Bible
grammaticale) ? en tant qu'il introduit un certain « Pierre », il
joue parodiquement le jeu des 4 de couverture des romans et
présente le personnage qui effectivement va apparaître tout au
long du livre « Il est certain que Pierre est venu » mais ce
Pierre est un héros essentiellement absent (« Et Pierre qui n'est
pas là ») c'est le vide nom propre que sa blancheur ecclésias-
tique (Petrus/Petra) défend c'est, dans la pure formalité des
exemples grammaticaux, un petit caillou neutre que roule la
bouche de l'usage désaffecté Pierre est le nom de l'auteur
absent et du personnage déshabillé de tout effet de réel.
La citation est donc bien l'annonce d'une réflexion sur le
livre comme complément de nom (ou comme complément de
non) Si Pierre a la « propriété» du livre, s'il y a « rapport entre
livre et Pierre », cette propriété et ce rapport viennent comme
question, afflux de questions quelle est l'étrange « propriété»
de cette langue où l'auteur n'exprime à peu près rien qui lui soit
propre (puisqu'il prélève et cite) ? quel est cet étrange proprié-
taire qui s'approprie une norme linguistique pour en exproprier
le bon usage en le faisant tourner à vide dans des saynètes
flottantes et impalpables où on ne sait jamais qui parle (un
« personnage »? l'auteur? l'ôteur? la grammaire?)
« Pierre/Tu viens ? (je ne viens pas) 1 (je ne viens pas) 2/ (l'eau
est transparente la transparence de l'eau/froufrou/glou-
glou » le livre de Pierre est-il de Pierre ? Cadiot est-il l'auteur
de L'art poetic'? quel complément la signature (le nom)
apporte-t-elle au livre ? quel complément un livre apporte-t-il
au nom (de son auteur) ? quel complément de non l'ôteur (le
« poète ») apporte-t-il au livre qui défait le poétique par le
poetic'? qu'est-ce qu'un livre de poésie ? est-ce un livre apparte-
nant à la poésie (et pas « un livre quelconque », « un livre en
général ») ? un livre « modifié considérablement» par son
appartenance à la « poésie » ? A quelles déprédations le poetic'
livre-t-il le livre « de poésie » ? « Tu as compris, oui ? = Tu as
compris, non?» (etc. etc.!). Cette quatrième de couverture,
autrement dit, met en crise le livre et la poésie, emballe le livre
dans la question-de-la-poésie, dans la crise de la poésie.

Mise en boîte du livre

Le livre a ensuite deux exergues. Il se conforme en cela au


code qui veut qu'un livre s'ouvre sur telle ou telle citation bien
sonnée qui voue le livre à un saint patron du panthéon littéraire
et le donne comme respectueux dialogue avec cette autorité et
comme illustration de ce que la citation, souvent un peu
énigmatiquement, annonce. En en donnant deux, sur deux
pages successives, Cadiot surenchérit d'abord un peu sur le
code. Le premier exergue est une phrase de Flaubert (l'un des
Dieux de la modernité, effectivement). Mais c'est un extrait,
sans doute, de la correspondance de Flaubert, une phrase
délibérément choisie d'un côté pour son pathos athlétique
(caractéristique effectivement, souvent, des lettres de Flau-
bert), de l'autre, surtout, pour son insignifiance « la vie que
j'ai menée cet hiver est faite pour tuer trois rhinocéros ».

L'exergue, du coup, se trouve vidé de tout sens « pro-


fond », de toute intention « cryptique» (sauf à « interpréter»
mordicus et à y voir une allusion fine, quoique parodique, à
cette saison dans l'enfer hivernal de la tuante grammaire qu'est
L'art poetic'!). Il programme alors le rôle des citations poéti-
ques dans le livre elles y abondent (et plus encore, dans
Roméo & Juliette) mais elles viennent à chaque fois comme des
cheveux sur la soupe, comme des incursions immotivées,
tombées par hasard d'une mémoire ahurie qui jugerait bon
(parce que ça fait bien, ça fait « poétique ») de dispatcher ici et
là quelques alexandrins bien sentis, sortis de ce que le corpus
littéraire a de plus lagardémichardesque, de plus « pages ro-
ses », de plus « reader-digest » « Songe,/ songe,/ Céphi/ /se
à cette nuit/ cruelle », « Légère et court vêtue, elle allait à
grands pas » (etc.). Ces citations, à leur tour, sont donc moins
poétiques que poetic' tics somnambuliques de notre petite
bibliothèque crânienne.

Le deuxième exergue se donne comme un rappel d'histoire


« Au lieu de graver sur un seul bloc les lettres de l'alphabet, toutes
tenant ensemble, se dit Gutenberg, on pourrait graver chaque let-
tre à part, sur un petit morceau de bois ou de métal séparé.» Il
s'agit sans doute encore d'un prélèvement dans un manuel du
genre L Histoire racontée aux petits. Le « dit-il » qui troue la cita-
tion la fait ressembler à ces phrases, extraites d'une fiction, qui
servent de cartouches sous les illustrations des romans populai-
res du début du siècle 29 (le dessinateur Glen Baxter en a donné de
désopilants pastiches). C'est donc poursuivre la mise en place du
travail sur son socle verbal minimaliste (le corpus Julesferryque,
le savoir façon Tour de France de deux enfants). C'est annoncer
qu'on trouvera dans le livre les matières linguistiques de base
l'anglais basic genre My tailor is rich (dans la section The West of
England- qui cite sur le même plan William Blake et des manuels
de conversation élémentaire) et le latin de cuisine rosa-rosae-ro-
sam (dans la section Delenda est Carthago- qui disperse calligra-
phiquement sur la page des exemples latin en gras, français en
maigre manière grammaire élémentaire Cayrou). Mais c'est
aussi, dirait-on, radicaliser parodiquement la question (mallar-
méenne, blanchotienne) du Livre, en la faisant remonter au dé-

29. Ex. (sous une photo de deux belles enchapeautées) « nous


ne sommes pas pressées, répondit Cléopâtre » (in Marcel Willaume,
Gai Gai Divorçons (avec de nombreuses et superbes illustrations DU
film), éd. Jules Taillandier, 1929).
luge aux origines les plus matérielles de l'objet livre (l'invention
de l'imprimerie). C'est donc continuer à mettre le livre dans sa
boîte formalisée, poursuivre la mise en boîte poetic' (moqueuse)
du Livre que vénère la modernité poétique. Et là aussi, les ques-
tions affluent que pouvons-nous faire de ce Livre, nous les
« poètes» qui ne sommes plus au temps de Mallarmé mais qui
sommes, sortis, nous a-t-on dit il n'y a guère, de « la galaxie Gu-
tenberg », nous que les odieux médias audiovisuels poussent gen-
timent sur la touche ? Que pouvons nous faire de cette Gram-
maire, nous qui savons, depuis Nietzsche, qu'on ne s'est pas
« débarrassé de Dieu tant qu'on ne s'est pas débarrassé de la
grammaire » et qui enrageons, comme Bataille, d'avoir notre
« grand-mère» grammaticale toujours « nouée dans la gorge » ?
Que pouvons-nous faire du poétique, nous qui voyons qu'à peu
près tout ce qui se donne pour tel est désormais de l'ordre du tic et
que la vie qu'on mène quand on s'avise d'affronter cet hiver de la
pensée est bien faite pour tuer et cocufier en nous le sauvage rhi-
nocéros, l'Eros renifleur à la corne érigée et aphrodisiaque qui
réclame de nous tantôt un hardpoétique (Verheggen), tantôt un
art poetic'(Cadiot) ?

Une extraordinaire aventure/une aventure extraordinaire

La poésie d'Olivier Cadiot n'est pas le traitement de ces


intraitables questions elle est leur mise à plat ironique. Les
textes donnent à chaque fois corps au questionnement poetic'
disposé par l'enveloppe du livre. Le premier texte, intitulé une
extraordinaire aventure/une aventure extraordinaire situe d'entrée
l'aventure d'écriture dans le système des variations grammati-
cales minimales dont le chiasme annule la progression. Ce
sur-place rentre la langue en elle-même, sans issue figurative ou
expressive l'extraordinaire de l'aventure est dans l'exploita-
tion de l'ordinaire verbal le plus immédiat. La matière travail-
lée par le texte est celle de l'exemple de grammaire « Je pense
à un jardin j'y pense. Je pense à des jardins j'y pense. » Le
personnage est ce « Pierre » sans visage dont j'ai parlé « Je
vois Pierre Je vois qu'il est là.» L'espace et le temps où
l'aventure (?) se déroule ne relèvent que de la généralisation
grammaticale « Ici (lieu proche) et là (lieu éloigné) » « il fait
nuit, il fait jour, il y a du vent ». On ne sait pas qui parle, le
« je» et le « tu » sont de purs pronoms de recensement morpho-
logique « Viens que je te parle/Aussi est-il venu.» Le dialogue
est arbitraire, flottant et déconnecté. C'est une sorte de « Bla-
bla-bla » désarticulé, des paroles jetées à la cantonade, avec des
didascalies parodiques « TOUT LE MONDE (stupéfait) Oh ».
Il a du coup une curieuse allure de pastiche des pièces de
Beckett et plus encore des films de Marguerite Duras « Quand
est-ce qu'il viendra ?/Qui? Moi? C'est absurde ? Complète-
ment. Venez-vous ? Non» (on pense souvent aussi aux
réponses comiquement décalées du professeur Tournesol, re-
clus dans sa surdité). Des petits (a) attendent désespérément
des petits (b) qui ne viennent pas. Des renvois de notes restent
suspendus sur un « pied» absent. Des citations prestigieuses
surgissent d'on ne sait où pour illustrer on ne sait quoi.

Faire de la poésie avec cela est bien une « aventure


extraordinaire ». Pourtant, cet espace flottant et archipélisé
produit effectivement quelque chose qu'il faut bien appeler
« poésie ». D'abord parce que ses rythmes décrochés et som-
nambuliques (un peu Pierrot lunaire) font entendre quelque
chose qui n'est pas si loin de l'effet de certains textes de
Verlaine (Colloque sentimental, par exemple) ou des « poèmes-
conversation» d'Apollinaire. Ensuite parce que le sens (si sens
il y a) n'est pas dans le détail des fragments sémantiques que
le texte organise en « poème ». Le sens est dans le geste formel
global qui empoigne et déhanche la matière verbale. Le sens et
le plaisir sont dans l'affirmation d'une scansion propre, c'est-
à-dire dans cette démarche mentale de lutin à la fois fébrile et
détaché qui est, comme on dit, « tout Cadiot ». Le sens insensé
de cette poetic' poésie .est dans ce sautillement de ludion
moqueur qui passe de cut-up en citations, de lapalissades
grammaticales en énoncés absurdes, avec une vitesse souple qui
aère les blocs figuratifs et décomplexe l'expression subjective
« inexplicablement cela ravit ».

Ce rythme relève la poésie, relève de la poésie. Il en relève


de part en part d'abord parce qu'il joue de ce que Vico
appelait la dimension « hiéroglyphique» de la langue (sa mutité
tracée, inscrite, gravée) en disposant sur la page un « spectacle
typographique » (Denis Roche) qui doit, même si c'est pour la
parodier, à la tradition du Coup de dé et à celle des décroche-
ments en escalier façon Maïakovski, Charles Oison, etc. ce
graphique suspend sporadiquement la lecture et donc la
scande, lui impose son rythme artificiel (son rythme d'art). Il
est joué partout dans le livre (textes troués, versets cassés et
redistribués). Mais il trouve peut-être sa version la plus osten-
siblement formelle dans cette sorte de « dripping » qu'est le
texte Delenda est Carthago, où s'étale pleine page la projection
mouchetée des citations latines (en gras) et de leurs traduc-
tions (en romain et en italique) c'est, certes, un pastiche de
l'étalage de la culture mais cela peint aussi, typographique-
ment, une sorte de tapisserie à patterns comme dans l'œuvre
de plusieurs peintres contemporains (Toroni, Rouan, Viallat).
Ce rythme est « poétique », ensuite, parce que, sans en
passer aucunement pourtant (sinon comme gag « le bleu c'est
ce qui me va le mieux ») par les échos sonores, il organise sa
propre musique (ce que Vico appelait la dimension « symboli-
que» vocalisée, psalmodiée de la langue) Cadiot, qui
travaille régulièrement avec le musicien Pascal Dusapin'O, fait
naître du déhanchement rythmique de brèves séquences une

30. Dans Roméo & Juliette (op. cit.) et, dans L'art poetic', la
section La Dame du Lac, où les fragments de partition viennent
renforcer l'effet du « spectacle typographique ».
musicalité ironique et légère, un peu rêveuse, un peu cassée, un
peu répétitive, alanguie et parfois discordante. On peut penser
au jazz savant, syncopé et lacunaire d'un Anthony Braxton.
Mais la référence qui s'impose sans doute est plutôt celle des
Gymnopédies de Satie (l'éléatisme de son humour rapproche
d'ailleurs souvent Cadiot de ce musicien). La poésie de Cadiot
a ce côté basique, citationnel et humoristique qu'a souvent
aussi la musique de Satie (dès les titres de ses morceaux, « en
forme de poireou autres). Evitant la stase du sens dans le
« bloc gris(Céline) du continuum prosaïque, secouant le
langage poétique entre ce qu'en voit typographiquement l'œil
et les rythmes qui y alertent l'oreille 3', elle danse légèrement
et comme un peu distraite dans un paysage récusé (le poétique
symphonique et expressionniste). C'est un formalisme, oui.
Mais un formalisme qui fait naître la beauté d'un allègement,
d'une décomplexion, d'un dénouage des nœuds hystérisés qui
crispent souvent le poète sur la rage de porter la croix suppli-
ciante de l'arbitraire du signe.

L'Histoire reprend

L'évidement léger des paroles, la porosité du flottement gé-


néral dessinent un puzzle, un récit disloqué. Mais les lacunes de
cette histoire non explicite reconstituent forcément des histoires
dans l'esprit du lecteur. Des paysages archétypiques se dessinent.
« La jeune fille rougit L'acier bleuit Mes vêtements sèchent
L'arbuste plie.» Pierre prend vaguement corps sous les yeux de

31. Cette alliance du « hiéroglyphique » et du « symbolique »,


cet éclatement typographique sur l'écran de la page et cette accéléra-
tion des articulations rythmiques et sonores est ce que travaille, à
partir de contenus tout à fait différents et dans la postérité revendi-
quée de Mallarmé, un poète comme Eric Clemens. Voir Un coup de
défaire, Carte Blanche, 1982, Opéra des Kris, éditions TXT, 1984, et
De /foMf, ibid., 1987.
qui, lisant, refait des visions au fil de son désir « Pierre, retrou-
vant/ou Retrouvant ce qu'il cherchait, Pierre est heureux » (« Les
yeux 1 étaient tournés vers lui, les yeux 2 étaient tournés vers lui.
Les yeux n étaient tournés vers lui -+ Les yeux étaient tournés
vers lui. ») La grammaire produit d'elle-même ses écarts poéti-
ques et amorce la fiction « C'est lui que je pleure ~/« c'est main-
tenant que je pleure(on se demande qui est cet énigmatique
« maintenantavec lequel on rencontre comme spontanément
ce que produisait Mallarmé avec son « bel aujourd'hui », Ger-
trude Stein et Cummings avec leur façon de traiter comme des
substantifs les outils grammaticaux) ou bien « Il fait nuit/Il fait
une nuit merveilleusement(on s'interroge sur cet « Il» re-
chargé d'identité Verlaine fabriquait de l'impersonnel avec son
fameux « Il pleure dans mon coeur » la grammaire de Cadiot fait
du personnel avec de l'impersonnel).
Une sorte de lyrisme en creux renaît alors sur l'imperson-
nalisation affectée de l'auteur, un lyrisme à la fois désabusé et
allègre qui, comme l'a bien noté Alain Bideau, nous renvoie
sans cesse, à force de faire dans l'archétype, « à nous-mêmes,
à nos troubles et à nos manques, à nos amours L'immotiva-
tion radicale (l'arbitraire de la norme grammaticale), acceptée
et jouée comme telle, fait implacablement ressurgir un « réel »
et réamorce drôlement la pompe représentative. Là où l'hard
poétique de Verheggen tentait une remotivation forcenée des
signes (par un expressionnisme somatisé), l'art poetic' de
Cadiot choisit l'immotivation absolument démotivée du forma-
lisme. Mais l'un et l'autre maintiennent une sorte de distance
goguenarde qui fait du comique leur point commun 33.

32. Alain Bideau, « Une aventure extraordinaire/une extraordi-


naire aventurein TXT, n° 24. 1989.
33. Dans la veine de Cadiot il faudrait dire plutôt comic, poésie
comic, poésie de comic chez Verheggen, Tintin et Milou revu par un
pornographe hollandais ou le lewiscarrollien Concombre masqué (le
légume justicier); chez Cadiot, comme j'ai dit, le second degré
sophistiqué de Glen Baxter.
Dans le formalisme ~oef/c', le rée! revient en sourdine,
imprécis mais invincible, invoqué par le trou comique des
formes apparemment vidées d'implication subjective. Le méti-
culeux coup de doigt que Cadiot frappe sur le tambour de la
langue accroche la pensée et la tire vers des visions que
pourtant il ne dessine jamais. Le charme qu'exerce ce petit
coup de main poetic' tient sans doute au fait qu'il laisse,
dirait-on, l'initiative d'un côté à la langue elle-même (déchar-
gée de l'injonction d'avoir à dire), de l'autre au lecteur (qui y
touche quelque chose de sa propre liberté). Les rythmes
poétiques donnent leur homogénéité à ces initiatives. Une
couleur dominante, la couleur propre à cette liberté nappe
l'ensemble. Cette couleur est un bleu un peu acidulé, ce bleu
qui revient (comme un leitmotiv musical, justement) tout au
long du livre « le bleu, c'est ce qui me va le mieux » (début
du livre) Le ciel est bleu le bleu du ciel/Il devient bleu
Il bleuit/Il a bleui/Le ciel est bleu(fin du livre). C'est le bleu
de l'éblouissement, un passage au bleu généralisé des bariola-
ges luxurieux et ostentatoires du poétique. Avec la petite
musique poetic' de Cadiot, on n'y a vu que du bleu et la poésie,
en douce, en elle-même encore une fois s'est changée.
IX

TRANCHES DE VIE
LE RÉEL ET SA PHRASE

Le Fouet de la langue

Il est certainement dérisoire de faire de la littérature


comme par distraction, pour peupler les rayons. Mais il est
devenu aussi un peu vain d'en faire à partir d'un refus idéologi-
que des données du « mondeet d'une volonté de le « trans-
former ». Du coup, la littérature un tant soit peu « responsa-
blen'est sans doute que la parabole (tantôt distanciée, tantôt
rageuse) de la claustrophobie de notre temps « tragique ». Elle
ne peut guère être plus qu'une réponse minimale à ce qui nous
assujettit à des langues mortes à force d'être communicantes.
C'est ce que pose magnifiquement Valère Novarina « Tout
parlant le sait bien que vivre n'est pas vendre et que parler n'est
pas communiquer. Parler n'est pas s'échanger et troquer des
idées, des objets parler n'est pas s'exprimer, parler n'est pas
désigner, tendre sa tête vers les choses, doubler le monde d'un
écho, d'une ombre parlée, montrer le monde avec des mots
parler c'est d'abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec
sa bouche, briser et renverser, savoir mordre. Le monde est par
nous troué, mis à l'envers et changé en parlant. Tout ce qui
prétend être là, comme du réel apparent, nous pouvons l'enle-
ver en parlant. Les mots ne viennent pas gentiment, poliment,
désigner les choses et les remercier d'être là, mais d'abord les
briser et les renverser. La langue est le fouet de l'air, disait
Alcuin elle est aussi le fouet du monde qu'elle désigne
C'est la raison pour laquelle la poésie (mais il faudrait
peut-être dire maintenant plus généralement la « littérature ~)
est la passion de l'arbitraire des signes. La littérature sait (les
littérateurs devraient savoir) qu'on ne « montre pas le monde
avec des motset que la langue que mastique et scande la
bouche littéraire est moins là pour invoquer la puissance des
choses que pour abattre les idoles mercantiles, les images
superficielles, le vaste mirage de communication panoptique.
Novarina encore « Nous finirons un jour muets à force de
communiquer. Nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car
les animaux n'ont jamais parlé mais toujours communiqué
très-très bien. Il n'y a que le mystère de parler qui nous séparait
d'eux ».
Pour rester ce « mystère », la langue de la littérature, je l'ai
dit, est vouée à l'homéopathique obscurité, à l'insensé, à
l'in-signifiant. Pour être ce « fouet » de l'air et du monde, elle
a besoin de s'investir dans des emportements rythmés sans
grand rapport avec l'atonie prétendument « naturellede la
langue communautaire. Ce pourquoi la poésie (ce qu'il faut
bien, pour cette raison au moins, continuer à appeler poésie)
reste la limite supérieure de l'exigence littéraire. « Rythmeet
« obscurité ?sont sa loi. Elle peut rester vivante si elle ne
déroge pas à cette loi. Mais ne pas déroger à cette loi peut
signifier pour elle, j'ai essayé aussi de le montrer, assumer sa
crise poetic' et investir d'autres formes (des formes « romanes-
ques » par exemple ou des formes « théâtrales », comme chez
Novarina) pour continuer à être la question-de-la-poésie et se
changer à chaque fois à nouveau en elle-même.

t. Francis Ponge citait déjà cette formule d'Alcuin


Question du réel

Mal gré qu'en ait ceux qui considèrent avec quelques


suspicion ou quelque dédain ce qu'on appellel'expérimentation
littéraire, sa question n'est pas celle d'un affrontement aux
formes (la question de la production de formes excentriques).
Sa question est celle d'un affrontement au réel, c'est-à-dire au
surgissement dans la langue de l'impossible réel, aux torsions
mystérieuses que l'insensé du réel inflige à la ligne du sens. Sa
question est celle de la défiguration des figures convenues du
réel sous les coups rythmés du fouet de la parole poétique. Ce
dont nous font part ces langues dévoyées par une matière
innommable, c'est moins d'une passion de la forme (de la
forme « originale ~) que de la revendication d'un plus-de-rée!
la revendication d'un réel plus réel que celui que nous livre
la langue communicante. « Ces génies-là, dit Flaubert, sont
grands parce qu'ils n'ont pas de procédés.»
Ce à quoi visent des Guyotat, des Verheggen, des Nova-
rina (etc.), c'est un réalisme. Ce qui les empoigne, c'est la
question du réel dont la littérature est occupée. Je sais que cette
assertion a encore une fois l'allure d'un paradoxe. Mais c'est
parce que nous ne semblons guère capables de penser le
réalisme autrement que dans l'acception que le dix-neuvièmre
siècle balzacien a donnée à ce terme (la production mimétique
de « l'effet de réel Ce qu'on appelle aujourd'hui couram-
ment « romanest toujours sous le boisseau de cette concep-
tion. Or tout réalisme suppose une définition du réel. Cette
définition (au moins implicite) se dessine en creux dans les
formes littéraires qui décident d'en rendre compte. Le classi-
cisme avait sa définition du réel la « nature(la nature
« humaine »). Le réalisme dix-neuviémiste avait aussi la
sienne la société, les rapports d'argent, le modèle mécaniste
de l'hérédité, etc.
Le réalisme (le plus-de-réalisme) dont je parle aurait
plutôt pour fondement « modernel'idée que la « réalité »
(le rapport du langage comme système globalement constitué
au « monde extérieur » qu'il symbolise) est un écran tou-
jours-déjà disposé entre les choses et nous. I! prendrait acte
du fait que les paroles que nous parlons (mais qui, tout
autant, nous parlent) nous voilent le monde et nous dérobent
l'expérience au moment même où elles prétendent nous les
livrer en les disant. La « réalité serait pour lui cette diction
offuscante, cette représentation aliénée du « rée! ce corps
de vocables habitué, constitué et clos qui viendrait, en
prétendant nous l'offrir, nous retirer ce que Heidegger ap-
pelle « la réalité du réel ?.
Cette idée (banale mais cruciale) que la réalité n'estpas le
réel serait aujourd'hui dramatiquement remotiée par tous ceux
qui voient à quel point la force d'uniformisation totalitaire des
langages médiatiques construit une image spectaculaire, super-
ficielle et mensongère du « dehors réel ». Pour les tenants d'un
tel réalisme, il y aurait donc plus que jamais à réactiver,
c'est-à-dire à défaire (« attaquer, briser, renverser, mordre,
trouer, dans le vocabulaire de Novarina) et à refaire, le « rap-
portdu « symbole langagierau « dehors réel ». Leur travail
consisterait, à partir de ce que j'ai appelé la passion de l'arbi-
traire du signe, à faire surgir le réel (ou du réel) à travers la
constitution culturelle, idéologique, inconsciente de la « réa-
lité» mortifiante et irréalisante « Toutes les choses qui sont
absentes des mots, nous les parlons pour libérer la matière de
sa présence morte. Nous parlons pour délivrer le monde de la
mort(Novarina).
Ce surgissement « à traversest par exemple ce qui me
semble rester vivant dans les ouvrages composés par William
Burroughs à partir du procédé dit « cut-up ». Car ce procédé,
justement, n'est pas qu'un procédé (une forme). H part du
constat que ce que nous appelons « réalité est un réseau de
formules de contraintes. lignes associatives de mots et d'ima-
ges représentant une piste pré-enregistrée de mots et d'ima-
ges ». Ecrire, pour Burroughs, c'est alors couper dans ces
« vieilles lignes ». Et la technique du cut-up est l'emblème de
cette exigence de découpe, de trouée, de morsure et d'évide-
ment qui tente de donner sa chance à un réel vivant au travers
du filet médiatisé des langues mortes. La toile de fond de cette
négativité pratique, c'est un renversement (fondement d'un
réalisme critique) qui affirme que c'est dans la fiction que peut
se défaire, au profit du « réel la fiction qu'on (idéologie,
modèles culturels, « communication ~) tâche de nous faire
prendre pour la réalité.

Corps du réel

Chaque écrivain ensuite, se débrouille comme il peut avec


ce fond commun. Les formes que prend son style (les formes
propres de son « irrégularité ») dépendent de la position qu'il
cherche à occuper par rapport au réel. Chacun traite à sa façon
la sensation qu'il a que le réel (le dehors impossible) n'est pas
la réalité et qu'il faut travailler, écrire, pour le faire venir et
produire un « effet de réel qui ne soit pas représentation,
mimesis, vraisemblance, homogénéité narrative, etc. Pour
certains, dont je suis, le réel est plutôt perçu et traité comme
une masse sensorielle dynamique, une base musicale « infor-
melle » sensualité, sensorialité, sexualité. Le réel est pour eux
quelque chose comme un corps (un corps que ne résorberait pas
la description anatomique, un corps hanté par la dynamique
informe de la pulsion). Le réel est une sorte de complexe
énergétique venu en travers de la résorption verbale et la
débordant de partout. Pour eux, comme pour le remarquable
poète qu'était Max Loreau, « le corps, en son surgissement, est
le non-mesuré, l'illimité. Le corps est le tout de l'illimité
survenant d'un coup. Quant à nous, cet éclair, nous n'y avons
accès que depuis le langage et grâce à lui. Aussi le corps est-il
l'illimité du temps et de l'espace surgissant au cœur du lan-
gage ». Ces écrivains écrivent à partir du postulat de l'inadé-
quation de la langue au corps Ce qu'ils écrivent est voué à un
travail sur cette inadéquation. C'est un combat « tragique»
contre cette fatalité. La gloire de leur littérature est de faire
sens et beauté avec cette prouesse et son statutaire échec. Il y
a toujours simultanément dans leurs écrits la trace des choses
surgissant et disparaissant dans la langue. Leurs phrases se font
et se défont dans la pulvérisation des figures de la « réalité ». Ce
qu'ils exposent c'est tout autant l'échec de la nomination qu'un
autre type (une autre forme) de nomination.

Pour ces écrivains-là, la poésie est sans doute le bon


genre. C'est aussi le pire, pour les raisons que j'ai évoquées
dans le chapitre précédent. Ce pourquoi le « réalisme ?ainsi
redéfini, en tant que question posée à la poésie, a tendance à
investir aussi la prose dite romanesque, celle où la passion de
l'arbitraire du signe et la question des rythmes accrochés au
« réel » semblent pourtant moins décidément en jeu. C'est ce
qu'ont fait en leur temps Jarry (l'ésotérisme sursaturé de Faus-
~o//), Joyce (le chant de Finnegans Wake lancé au travers de la
stabilité narrative) et Céline (le « métro émotifs). C'est ce
qu'ont fait, plus près de nous, Burroughs et Guyotat, voire le
Sollers de Lois, de Het de Paradis en injectant des rythmes, des
césures, des scansions sonorisées dans le grand paysage apag-
thique de la prose française.

2. J'ai déjà fait référence à plusieurs reprises à cet axiome


lacanien. Mais si Lacan a beaucoup brodé là-dessus, la littérature
(Rimbaud, Artaud), la pensée (Pascal, Bataille), la mystique (les
gnostiques, Eckhardt) n'ont pas attendu la découverte psychanalyti-
que pour connaître cette vérité. On comprendra de même que la
distinction réel/réalité ne prétend pas ici au statut de concept ni de
vérité « scientifique » il s'agit plutôt d'un petit mythe d'interpréta-
tion pour aider à mieux comprendre (qui m'aide, moi, à mieux
comprendre) ce qui ce passe dans quelques énigmatiques objets
littéraires contemporains.
La Phrase catastrophe

La question, alors, est celle de la phrase, (le phrasé de la


phrase) comme unité du tempo romanesque. Car, la phrase il
faut alors la scander et la tordre. Il lui faut un emportement (un
rythme, une vitesse), une densité (une ralentie pas de sens
donné sans à-coups), une complexité externe (le rythme a-normal
qu'elle impose à la lecture ce que font chacun à leur façon
Proust et Céline) et une complexité interne (les liens polysémi-
ques, paronomastiques, écholaliques entre les mots, voire entre
les syllabes ce que font Joyce et Guyotat). II faut que la
phrase emporte dans une vitesse d'enthousiasme (de prise
d'initiative sur le rapport atone dit « réalité ») et de catastrophe
(d'aveu comique de l'impossible). Il faut qu'elle soit à chaque
fois ce défi, cette parade, ce rite et le dégonflement comique
de leur boursouflure (c'est l'une des données du « pasticciac-
ciocarnavalesque d'un Gadda). Et il faut qu'elle étonne il
faut qu'elle soit, pas à pas, une résistance au retour de réalité;
il faut, pour ce faire, qu'elle joue d'un rapport sans cesse
surprenant entre la sophistication étrange et le surgissement du
plat, du trivial (Alfred Jarry est un maître en la matière) il faut
qu'elle construise une épaisseur en partie énigmatique, mais
dont l'énigme soit relevée par la tonicité des engrenages ryth-
miques, par l'énergie qui s'y souffle et qui est la trace de la lutte
avec la « réalité (lire Proust est souvent faire preuve de ces
engorgements du sens sur lesquels on patine tout en restant
emporté par le mouvement circulaire de la phrase). Il faut donc
que la phrase soit, d'une certaine manière, « commele réel,
qu'elle en soit une sorte d'écho. Il faut qu'elle le suggère (sans
aucunement le représenter en figures stabilisées ou en coulée
narrative homogène) dans sa double dimension d'énigme,
d'impossible, d'irreprésentable (de « non ») et d'impulsion
énergétique, de présence implacable (de « oui »). La couture
des phrases, c'est la navette entre le maintien de l'insensé
(aucune allusion d'élucidation) et l'affirmation énergétique
abstraite (non essentiellement sémantique). Le sens et le style
sont dans ce passage tonique du hors-sens au non-sens à la
fois compte rendu exact (réaliste) du réel comme impossible
(dehors radical) et affirmation d'une énergie créative (ce que
j'appelais une « réponse à l'inertie dépressive ~).

Il y a beaucoup à apprendre, quant à cette problématique


de la « phrase ?, chez des écrivains aussi divers que Jarry,
Gadda, Cingria ou, plus proche, Thomas Bernhard (point
commun la catastrophe humoristique, éventuellement grin-
çante et agressive, qui fait merderle récit). Jarry (je parle ici des
romans LAmour absolu, les Jours et les Nuits. ) traite la phrase
comme « chiffrehéraldique il y condense ésotériquement les
données d'un réel impossible à symboliser dans la linéarité
mince et coulée de la phrase classique chaque unité de phrase
fonctionne chez lui comme suspension aphoristique du conti-
nuum narratif et décroche ponctuellement de sa sophistication
symboliste (le Jarry de 7'aH~o//) vers des trouées bouffonnes
(le Jarry d'Ubu). Gadda maintient constamment la phrase
comme tracé conscient du rapport triangulaire (et non binaire,
frontal, transitif) que l'écriture entretient avec le réel elle ne
traite plus la langue mais, comme chez Rabelais, les langues
(les « patois du réel », dit Gadda) si la phrase du pasticciaccio
rend compte du réel, c'est au travers d'un dialogue complexe
avec la bibliothèque (Virgile, Dante, etc.) qui la rend hétéro-
clite, chantournée, tramée de l'intérieur Cingria construit des
phrases à partir de la surprise perpétuelle (et perpétuellement
drôle) d'un syntaxe en proie au débusquage comique du réel
qui la plie, la noue, l'étire, la suspend il en fait une sorte de
vaste digression autour d'un sujet (le réel) constamment ab-
senté (dessiné comme absent par cette négation amusée et
douce). Thomas Bernhard est moins intéressant sans doute par

3. Sur Gadda, voir « Connaissance de la douleur ». in La Langue


et ses monstres, op. cit.
ses ruminations atrabilaires et ses agressions ronchonneuses
contre son pays natal que par le ressassement obsessionnel
d'une phrase qui renfonce sans cesse à coup de « dit-il, disait-il,
disait untel» le point d'énonciation et rélègue le réel dans une
mise à distance enragée dont ce ressassement piétinant est la
marque syntaxique. Chez tous ces écrivains, en tous cas, chez
tous ces « romanciers », la boursouflure, la torsion, la conden-
sation mastiquée et scarifiée (l'invraisemblance) de la phrase
sont la cicatrice, dans la langue, de la blessure catastrophique
que le « réel ?inflige à la « réalité ».

DE LA DIFFICULTÉ DU STYLE

Drôle de catastrophe

La phrase de Proust est peut-être le paradigme de cette


blessure et de cette catastrophe. Son énorme développement
spiralé est tout autant le signe d'une volonté acharnée de faire
surgir du réel (la vision des choses, la texture des sensations,
la vérité psychologique complexe des êtres) que la trace de
l'évanouissement du réel au fil même de cet effort plus elle
approche le monde, plus le monde se dilue et s'éloigne dans les
retouches successives (parenthèses, incises, métaphores lon-
guement filées) qu'elle accumule pour le saisir et arrêter son
image.
Dans le délicieux petit livre qu'est Proustites (P.O.L,
1991), Jacques Géraud pastiche cet excès catastrophique.
S'appropriant les figures proustiennes (le Narrateur, le Ba-
ron, la Grand-Mère.), il outre la phrase de La Recherche et
la jette alors à ce au bord de quoi, quant à elle, elle s'arrête
la perte absolue du réel dans une déprédation sur-réaliste
délirante et drôle. Géraud accélère la giration centripète de
la phrase proustienne autour d'un réel sans cesse différé et
file ses métaphores jusqu'au non-sens. Faisant ironiquement
parler Proust lui-même, effrayé de cette surenchère sur la
« torturede ses propres phrases, il note bien en quoi la
phrase catastrophique échappe à la « description », manque
à « l'humain », bâtit une sorte de coruscation monstrueuse
qui démonte la « réalité « Quel effroi fut le mien à la vue
de votre immense phrase torturée, traversée de vos si exces-
sives parenthèses que le fil se perd, se tord, que par degrés
nous nous retrouvons, zigzaguant ou dérapant (je ne sais
comment dire, vous allez me faire perdre le fil), projetés
dans ces effarantes figures dont je dois vous dire que cela
ne ressemble à rien.»
La phrase catastrophe est en effet cette phrase qui défigure
horriblement les figures de la « réalité et qui, au bout de ses
calculs formels complexes, fait surgir un réel qui ne ressemble
à rien de ce qu'on appelle humainement « réalité ». C'est une
phrase malade, une phrase hantée par le « mal », une phrase
ravagée par l'échec de la nomination, à force de rechercher une
nomination plus « vraie ». Une telle phrase est donc toujours au
bord de l'effondrement comique de sa propre tension face à
l'innommable réel. Le comique colle à son mouvement ruineux
comme la rouille au fer et la misère au pauvre monde. Ce
comique est la trace de ce qui, venu du réel (de la purulence
illimitée), vient ronger sarcastiquement l'éclatante santé de
l'appareil verbal. Il est sa perversion à la fois honteuse et
voluptueuse. Il donne, dans la prose romanesque, des objets
certes bizarres mais qui sont, du fait même de cette bizarrerie,
les manifestations d'une vie dont l'excès inquiète la prudence
du langage.
Jacques Géraud produit cette « viebactérienne en revita-
lisant le microbe proustien (la proustite). Son désopilant petit
livre n'est pas alors un simple pastiche de Proust (un pastiche
cathartique, une expulsion du modèle microbien qu'est, pour
un écrivain, la hantise du style d'un autre). C'est une parabole
subtile et drôle de ce qu'il en est de la phrase romanesque
quand elle s'entête à faire autre chose que « prendre une
cafetière pour nous la faire « voiret quand elle s'avise de
donner, dans sa propre matière syntaxique, un improbable
« équivalent » de l'effrayant, de l'infigurable, de l'inhumain
« rée! C'est cette parabole que nous décrit la phrase de
Géraud quand, outrée de ses propres aberrations, elle décolle,
telle la grand-mère du narrateur transformée en farcesque
ballon baudruche, vers une sorte de fantastique comique ou
quand elle se gonfle grotesquement, toujours au bord d'un
éclatement désastreux, tel le Narrateur transformé en Biben-
dum maître-nageur sous l'effort de la bouche du Baron obscè-
nement collée à ses valves.

Le Compromis romanesque

Les romanciers sont généralement plus « sérieux ». Mais


même s'ils ne poussent pas à bout ce désastre farcesque, les
moins médiocres d'entre eux ne peuvent éviter l'instance
défigurante du réel dans la phrase. On peut voir aujourd'hui des
préoccupations de ce type dans le travail d'un romancier
comme François Bon Pour lui, comme il le dit à propos de
Rabelais écrire est bien entrer dans un « conflit avec le
monde », écarter « à chaque pas le monde par le rire pour se
survivre comme pensée dans son échec à le renverser, ou
seulement l'élever comme elle s'élève ». Ce qui peut intéresser
dans un roman, écrit-il encore, c'est « le conflit décidé et
conscient, écrit, d'un homme avec son livre, couvrant toute
l'étendue possible de ce rapport puisqu'il s'en va conquérir le

4. Par exemple dans So~'c~'M~e(éd. de Minuit, 1982), Limite


(/a., 1985), Le crime de Buzon (/ 1986).
5. Dans le remarquable essai qu'est La Folie Rabelais, éd. de
Minuit, 1990.
plus haut de la langue depuis presque rien, la brute transcrip-
tion parfois du pavé de la ville ».
Il y a chez François Bon un souci de la phrase comme
moment de conjonction conflictuelle de ces deux « immensités
de territoire la langue et le monde », comme trace verbale
stylisée de « la conscience d'une nouvelle obscurité dans les
conflits d'une description sans cesse rejouée du monde a. La
phrase de François Bon est souvent une phrase désarticulée,
démantibulée et renouée par un pseudo rendu du langage
« oral(ce qui monte du « pavé de la ville »). Cette phrase sort
les textes de la pure et simple adhésion à un réalisme d'un autre
temps. Il suffit pour s'en convaincre de lire par exemple la
toute première phrase de Sortie d'usine « Une gare s'il faut
situer, laquelle n'importe il est tôt, sept heures un peu plus,
c'est nuit encore.» Parfois même la phrase s'emporte en un
rythme télégraphique à la fois accéléré et ruminé qui y marque
tout autre chose que la « brute transcription » des choses du
dehors (les lectures orales que donne François Bon font surgir
exemplairement cette force « physiquede la phrase).

Mais bien sûr ces livres (où le rire façon Rabelais inter-
vient fort peu) donnent des gages nombreux au réalisme tradi-
tionnel, au réalisme « balzacien », voire au réalisme « brech-
tien ». Ils ont un côté roman populiste, un aspect parfois un
peu. Vive la sociale! (la vie à l'usine, les banlieues au « décor
ciment »). On dirait parfois du Louis Guilloux (le Guilloux de
Compagnons et de La Maison du peuple) revisité par la distance
froide du nouveau roman. Le mime syntaxique du parler
populaire ramène le souvenir de Céline. Mais c'est du Céline
un peu nouvelle cuisine (allégé, plus clean). Il y a dans cette
littérature une sorte d'effort exigeant, habile, tendu (mais à
mon sens un peu désespéré) pour trouver un compromis entre
l'excès de la phrase réaliste que j'appelle « catastrophiqueet
l'effort réaliste traditionnel (« balzacien ~) pour rendre compte
d'un réel présentable, romanesquement viable. Cela donne,
certes, de « beauxlivres, sans commune mesure avec le
tout-venant qui déferle sur les rayons. Et c'est sans doute le
mieux que puisse faire aujourd'hui un romancier au fait de ce
qu'a opéré la « modernité », un romancier soucieux de faire de
la littérature autrement que pour simplement augmenter la
masse imprimée, un romancier dominé aussi par l'exigence du
« lisible » et le désir de dire en clair quelque chose du dehors
social.

Mais c'est aussi une belle illustration de ce qu'il en est


aujourd'hui massivement du genre romanesque comme forma-
tion de compromis, comme forme du compromis littéraire avec
la commande sociale d'époque. On sait ce qu'il en est quand
des romanciers moins exigeants que François Bon s'abandon-
nent naïvement ou cyniquement à ce destin médiocre. Puisque
la commande d'époque est celle des médias et de l'éclectisme
nivelé né du « post-modernisme », les produits courants défer-
lent à son appel historiettes bâclées qui ne sont que prétextes
à la parade télévisée « fictionsdont l'obésité négrière ou le
laconisme chic ne servent que d'aliments pour le sacro-saint
« débat d'idées du congrès médiatique omniprésence de
l'increvable convention narrative (jolis passés-simples6 et ef-
fets « de réel ~) verbiages humanitaires pompiers; secrets de
polichinelle de la sexualité gentiment ficelés en « intrigues »
pittoresques personnages « clefspuériles et « scènes » as-

6. On se souvient des analyses de Barthes « Retiré du français


parlé, le passé simple, pierre d'angle du Récit, signale toujours un
art; il fait partie du rituel des Belles-Lettres. Il est un mensonge
manifesté il trace le champ d'une vraisemblance qui dévoilerait le
possible dans le temps même où elle le désignerait comme faux. La
finalité commune du Roman et de l'Histoire narrée, c'est d'aliéner les
faits le passé simple est l'acte même de la possession de la société
sur son passé et son possible.Je vois mal comment on peut
aujourd'hui utiliser le passé simple sans rire (sans l'introduire tacti-
quement comme catastrophe et comme ironique index de l'effet
« littéraire x).
saisonnées de cul collages « culturelset stéréotypes sur la
difficulté d'écrire polars revus nouveau-nouveau-roman bloc
désespérement « grisd'une langue soumise aux platitudes et
aux coquetteries du prét-à-porter stylistique; calcul serré de
l'espace entre le moindre risque possible pris avec la langue et
la revendication du label « exigence stylistique ». De quoi bien
sûr navrer. De quoi s'emporter. De quoi se dire que, décidé-
ment, la littérature, ça n'est pas ça. De quoi se demander si la
littérature en vaut bien la peine. De quoi en tous cas la vouloir
radicalement autre.

Cratylisme de la prose

Le roman, heureusement, ça n'est pas que ces compromis


veules. On peut dire par exemple que le romancier Claude
Simon est l'un des rares écrivains vivants qui affrontent vrai-
ment, dans la matière sémantique et syntaxique de la phrase,
la question de l'éreintante altercation langue/réel. Il y a chez
lui une sorte de concentration descriptive obsessionnelle dont
l'objectif est manifestement de faire surgir, au bord de l'hallu-
cination, le hors-langue, le réel, ce que Fontanier appelle « les
choses a. L'ancienne rhétorique appelait hypotypose cette su-
renchère sur l'effet de réel « l'hypotypose, dit Fontanier, peint
les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elles les
mets en quelque sorte sous nos yeux, et fait d'un récit ou d'une
description, une image, un tableau, ou même une scène vi-
vante ». Il ne s'agit pas de « vraisemblance », pas même du
banal « effet-de-réel ». Il s'agirait plutôt de la version spécifi-
quement romanesque (c'est-à-dire appliquée à la phrase narra-
tive et descriptive) de la remotivation cratyléenne que la poésie
tente au niveau du mot et du rythme.

La phrase de Claude Simon ne court pas sans heurt,


homogène, fluide. Elle ne colle pas à l'ordonnancement stabi-
lisé d'un rée! abstrait. Elle n'aspire jamais à ce brio où le réel
devient possible (s'irréalise dans la transparence de la langue).
Elle bâtit, sourdement, énergiquement, sensuellement un vo-
lume en quelque manière homologue à la complexité et à
l'hétérogénéité de l'expérience réelle (Simon a retenu ici la
leçon de Francis Ponge). Et ce volume n'est pas essentielle-
ment un plein, une forme positive. Il se construit à coup de
parenthèses ouvertes dans la syntaxe. Ces incises emboîtées
disjoignent la phrase, la fendent, en écartent les jointures.
Comme si l'instance du réel à suggérer ne pouvait faire langue
que dans ces coupures, ces greffes chirurgicales, ces négations
qui dégrafent l'emportement talentueux, l'aisance volubile, le
naturel ahuri de la langue. On pourrait dire que les parenthèses
déjantent la phrase, qu'elles lui donnent une épaisseur par le
dedans, comme par un évidement télescopique de la perspec-
tive.

Pourtant, ce n'est pas vraiment d'une profondeur qu'il


s'agit entre le plan de la coulée narrative et les fentes qu'y
ouvrent les coins des parenthèses, un volume se construit,
martelé, embouti, galvanisé. Chaque phrases, lestée d'une
pesanteur dont le rythme différé importe plus alors que le sens,
est comme un long arrêt sur image (on sait que Claude Simon
écrit souvent à partir de documents photographiques si le réel
hypotyposé vient comme « image » ou « tableau », comme dit
Fontanier, c'est que le réel, ici, est toujours-déjà, une « image »,
un « tableau », une « photo »). Ce volume couturé signifie le
réel moins par ce qu'il en dit (en décrit, en évoque) que par cet
affrontement scarifié des pleins et des vides, cette dialectique
de la coupure et de lasuture qui fait « phrase ». Comme si
le réel ne pouvait se montrer que dans ce conflit durci qui en
évide la description aux moments mêmes où l'effort stylistique
(la densité de la phrase, la concentration hypotyposée) vise à
en verbaliser l'immanence implacable (implacablement com-
plexe) et imprenable (impossible à « photographier ~). Ou, dit
autrement, comme si, de l'expérience, quelque chose toujours
fuyait et ouvrait son irrémédiable défaut (défaut que symbolise
le trou des parenthèses) dans le plein de la représentation.

La belle ouvrage

D'où vient que, cependant, devant ce type d'exploit, on


peut en rester souvent à la sensation, voluptueuse mais en
somme aussi un peu décevante, qu'on a là, vraiment, de la belle
ouvrage? Je pense à cette phrase de Blanchot, avançant (à
propos d'Artaud) que « le mouvement d'où vient l'oeuvre est ce
en vue de quoi l'œuvre est parfois réalisée, parfois sacrifiée ».
Peut-être l'effort fait depuis près d'un demi-siècle par Claude
Simon pour fixer dans une densité arrêtée la course de sa
phrase a-t-il d'une certaine manière effacé la trace du « mou-
vementd'où venait cette œuvre. Il y aurait alors un étrange
paradoxe puisque cet effacement serait plus visible que jamais
précisément dans L:4cacia', c'est-à-dire dans un livre où l'au-
teur évacue la « fiction » pour ne plus donner que la matière
autobiographique qui a nourri ses précédents romans (la
matière même du « mouvement d'où vient l'oeuvre » ?)
L'expérience (le trauma de la biographie) qui impulsa le
mouvement originel, enfin explicitement découverte et racon-
tée, viendrait s'annuler, oublier sa difficulté et sa déchirure,
dans une forme accomplie, « belle », « réussie », qui la sacrifie-
rait au moment même où elle la réaliserait. Peut-être est-ce
cette entropie qu'on peut, dans le cas de Claude Simon,
appeler « formalisme Et c'est sans doute parce qu'il tente de
résister à cette entropie que Claude Simon persiste à intervenir

7. Editions de Minuit, 1989. C'est la lecture de ce livre qui


m'inspire ces remarques sur C. Simon.
8. Le formalisme « nouveau roman » de Claude Simon est
davantage là que son credo anti-sartrien (refus de « l'engagement »,
etc.).
(comme aurait dit Michaux) sur la naïveté d'une reconstruc-
tion mnésique linéaire, en redistribuant autrement la succes-
sion chronologique des époques de sa biographie. Mais cette
cassure a quelque chose, il faut bien le dire, de volontariste et
de stéréotypé. Le roman construit, malgré elle, un bloc somp-
tueux, sans raté et sans perte, où l'alternance réalisation/sacri-
fice n'a plus guère sa chance parce que, dans sa maîtrise
clôturée en beauté, manque le souvenir de l'événement central
déchirant, c'est-à-dire du manque intenable qui a fait qu'un jour
Claude Simon, pour le combler, a dû écrire et, donc, qu'au-
jourd'hui il écrit (poursuit ce risque). Cet événement déchi-
rant, il ne suffit bien sûr pas de le raconter (comme le fait
LAcacia, dont c'est le sujet)9 pour qu'il fasse événement écrit
déchirure de langue.
On touche là à un point que je crois fondamental, parce
qu'il engage la question de la réussite des œuvres, la question
de leur « beauté », la question des traces (laides, cicatricielles)
que l'écrit peut garder en lui du conflit d'où il est né. Gertrude
Stein voyait ces traces dans la sorte de maladresse que main-
tiennent en elles des œuvres fortes comme celles de Cézanne
et du Picasso des Demoiselles davignon « vous avez toujours
dans votre écriture, disait-elle, la résistance extérieure et inté-
rieure à vous, une ombre sur vous et la chose que vous devez
exprimer. Au commencement de votre écriture, cette lutte est
tellement féroce que le résultat est laid et c'est la raison pour
laquelle les suiveurs sont toujours acceptés avant la personne
qui a accompli la révolution. La personne qui a mené le combat
le rend probablement laid, bien que la lutte eût la plus grande
beauté. Mais les suiveurs l'éteignent; la qualité de la beauté
demeure sans l'intensité du combat. La personnalité originale
doit avoir en elle un certain élément de laideur. Mais l'essence

9. « Un soir il s'assit à sa table devant une feuille de papier


blanc. C'était le printemps maintenant ?(dernier paragraphe de
Z~cacM).
de cette laideur est ce qui la rend magnifique. Je pense que c'est
plus intéressant quand cela semble laid, parce que vous y voyez
l'élément du combat ».

A partir de ce point logique (et non chronologique) qu'est


l'expérience limite de Finnegans Wake (comme résultante
d'une volonté de ne pas céder à cette fatalité), le genre roma-
nesque est peut-être, en tant que formation de compromis, le lieu
où ces questions tendent à se résorber. Peut-être son académi-
sation accélérée tient-elle de ce qu'il tend à assurer l'accom-
plissement de !'œuvre au détriment de la représentation de la
déchirure et du combat dont elle est le produit. Peut-être la
« poésie », pour peu que ceux qui s'y risquent aient conscience
de cet enjeu et acceptent d'en relever le défi, est-elle au
contraire dominée par une volonté de maintenir l'énergie du
commencement, de garder la trace inesthétique du sacrifice de
l'oeuvre accomplie, de faire merder la beauté. Peut-être la
question de la poésie est-elle bien celle-ci comment mainte-
nir, dans la langue, la sensation de l'infinité déchirante qui la
hante et qui est en elle la trace d'autre chose qu'elle-même
(l'infigurable chaos de l'expérience ou ce que j'ai appelé plus
haut le « mal ») '0, si on résorbe cette innommable déchirure
dans la plénitude harmonique et si on fait l'impasse sur le
bruissement sonore abstrait qui rythme et ravage la densité
sémantique et qui, se disant, défait la diction?

10. Il faudrait ajouter que, chez Claude Simon, la guerre (son


sujet principal) reste un thème. Le mal, qu'il désigne, est dehors.
L'écriture le nomme. Mais on peut douter qu'il fasse, de l'intérieur,
effet dans l'écrit, que l'écrit soit alors ce que j'appelais une nomina-
tion du mal, une nomination qui suspende, d'une certaine manière,
la logique frontale de la nomination.
Deuil de /'imaginaire

Z,~cac/a est un récit autobiographique. Mais là où l'auto-


biographe dit « je », Claude Simon dit « il ». Il écrit donc bien
un « roman ». Ce passage « romanesquedu Je (autobiogra-
phique) au Il (fictionnel) met à distance l'expérience. Mais il
évite aussi l'ambiguïté déstabilisante du double jeu du Je
(auteur-narrateur) que développent Proust et Céline, par
exemple. L'impression d'homogénéité réussie (et décevante)
que donne le livre n'est certainement pas sans rapport avec
cette sorte de ressaisie stabilisante. Cela invite en tous cas à
réfléchir sur cette sorte de renoncement à la dimension de
l'imaginaire qui assimile le romanesque à l'autobiographique et
qui donne la fiction comme compte rendu d'une expérience
réelle.
J'ai déjà abordé cette question à propos de W de
Georges Perec. J'ai essayé de montrer comment le dispositif
clivé de ce livre, qui dispose d'un côté le compte rendu
« réaliste ?de la « vieet de l'autre l'efflorescence de l'ima-
ginaire, mettait en évidence l'impossibilité du récit auto-
biographique, c'est-à-dire l'impossibilité de donner forme
homogène et stabilisée au surgissement en langue de la
matière « vécue C'est bien évidemment parce que l'affron-
tement à l'impossible y est crucial, que la plupart des livres
qui comptent ont un rapport direct avec le traitement auto-
biographique. Peu d'écrivains, au bout du compte, n'écrivent
pas pour « raconter leur vie ». On peut même supposer que
beaucoup publient des « fictions », des « romans », des
« poèmes pour gagner enfin le droit, une fois la notoriété
venue, de mettre, comme disait Baudelaire, leur « cœur à
nuet de publier des « journaux intimesou des « auto-
biographies ». Et dans le tragique mou de notre modernité,
beaucoup peuvent être tentés de donner un peu de tonus (un
poids de réel) au vide insensé du présent en estompant les
prestiges (fallacieux) de la fiction au profit du traitement
(plus fiable) de la matière autobiographique (les tranches
bien saignantes de nos vies).

C'est pour cette raison sans doute que l'on tient généra-
lement en si haute estime aujourd'hui LAge d'homme de Michel
Leiris. Voici en effet un livre voué au « maximum de pureté »,
un livre dominé par l'exigence d'une conscience (morale) et
voué à la passion confessionnelle, un livre qui prétend « sentir
son coeur(comme disait Rousseau), un livre qui s'attache à
« expliquer son inexplicable coeur(c'était aussi le vœu de
Chateaubriand). Dans ce livre le langage est pensé comme un
instrument neutralisé (débarrassé du « souci d'art »). L'auteur
est tout entier tourné vers le compte rendu véridique d'une
expérience « réelle »; Il traque, au fil des anecdotes, des récits
de rêves, des souvenirs d'enfance, le sens de cette expérience,
la vérité de ce « réel ». Sa loi, c'est la « sincérité », « l'authenti-
cité ». Ce qu'il récuse, c'est l'écriture comme « artifice ». Ce
qu'il tend a évacuer, c'est l'imaginaire comme production de
fausseté. Il y aurait donc un rapport frontal posée face au réel
(au monde, à l'expérience biographique) et radicalement in-
trumentalisée, la langue ferait surgir la vérité de ce réel dans un
récit « objectifqui le montrerait tel qu'en lui-même. Le risque
d'écrire serait alors un risque moral l'aveu sans fard de la
vérité biographique mettrait le sujet à nu devant le jugement
moral et l'écrivain s'offrirait ainsi à la menaçante corne de
taureau du Surmoi social.
Bien sûr, on peut douter de l'efficacité d'un tel projet. On
ne peut douter par contre qu'il y ait quelque chose de paradoxa-
lement rassurant dans cette façon de soumettre l'écriture à une
exigence confessionnelle (c'est-à-dire en dernière instance à la
conscience morale) et de ramener la langue à une fonction
d'instrument neutre. On peut comprendre que ce refus de la
« littérature et cette dévotion à la stabilité dicible, à l'expé-
rience figurable, intéresse notre temps un peu inquiet de ce que
peut la littérature. Mais on peut craindre qu'il soit là beaucoup
question de la réalité et fort peu du réel. On peut craindre que
le réel visé soit ici plus que jamais l'otage d'une réalité intou-
chée puisque la langue explicitement se donne comme intou-
chable et que celui qui la parle ne s'inquiète guère de ce
qu'aussi, voire d'abord, elle le parle. On peut craindre que
l'effort confessionnel, la frontalité d'une langue « probe », la
volonté morale de « tout diresans guère interroger l'énigme
qu'est la notion même de dire, la chronique du quotidien fixé
dans un passé « simple(un passé « défini ~), l'enfilade des
petits faits têtus dans l'ordre du narratif, la description des
menus événements et des pensées profondes qui les ornent ici
et là on peut craindre que toute cette positivité ne soit de
l'ordre de la tranche de vie qu'au prix, justement, de ce qu'elle
tranche dans l'innommable chaos de l'expérience. Et on peut
se demander si la « vérité » ne serait pas plutôt dans le tressage
informe de ce qui, du texte, aura été retranché par la visée
frontale et la réduction de la langue à sa fonction instrumen-
tale soit le reste inommable qui vient perturber la langue par
le biais de l'écriture, le rythme obscur qui en fait une « fiction»
(qui lui fait des enfants dans le dos) et que j'appelle justement
« réel ».
En caricaturant un peu, on pourrait dire que ce genre
d'autobiographie c'est précisément du roman. D'ailleurs, mal
gré qu'en ait l'auteur, l'effet d'art est partout présent. Il est dans
les afféteries de style le « litigieux manège ?pour désigner la
masturbation, « le don le plus intimepour le sperme, « la
chaude gaine de chairpour le vagin, etc. Il est dans la litanies
des avanies qui scandent le récit au point parfois de subvertir
l'ordre narratif. Il est dans l'écoute de quelques mots clefs,
comme Walpurgis, où l'auteur de Glossaire,j'y serre mes gloses
entend évidemment orgie. Il est surtout dans cette mise à
distance calculée qu'autorise la référence perpétuelle à des
tableaux (ceux de Cranach), des photos, des gravures, des
illustrations de livres qui viennent s'interposer entre le réel et
son rendu verbal comme tiers terme structurant de la fiction. Il
est dans la conscience que l'auteur a d'être tout autant en train
de raconter son histoire que d'« écarter la sale histoire qui nous
menace en exécutant cette sale histoire en petit et exprès ». I!
est dans le surgissement ponctuel de l'impossible « A mesure
que j'écris, le plan que je m'étais tracé m'échappe et l'on dirait
que plus je regarde en moi-même, plus tout ce que je vois
deviens confus.»
Quoi qu'en dise Leiris dans sa préface, l'effet de vérité
recherché n'est pas dans le réalisme des faits rapportés (« le
mauvais côté du roman la vérité disait Chateaubriand). Il
n'est pas non plus dans le caractère « compromettantde
l'aveu là, le côté pétard mouillé des révélations est carrément
désastreux (l'auteur s'adonne au « plaisir solitaire », va au
bordel, se gratte en privé « la région anale », a le sexe en-
flammé, etc. torride on voit déjà fumer les naseaux du
taureau et s'ériger sa menaçante corne !). L'effet de vérité n'est
pas dans l'aveu de la faute morale, dans la honte et dans sa
rédemption par la confession écrite. Il est plutôt dans les
éclairs où surgit la conscience de l'échec du récit autobiogra-
phique. Il est dans les traces de cette pudeur qui saisit dès
qu'on s'avise de raconter sa vie et qui est la pudeur spécifique
de ce qui impulse l'effort de littérature. Ce n'est pas une pudeur
d'ordre moral. Elle ne rougit pas de l'impudique, de l'immoral,
de l'obscène, du scandaleux (elle peut au contraire en nourrir
justement le défi qu'elle jette à ses propres limites). C'est une
honte qui transit devant le plat, l'atone, le dérisoirement stable,
l'insignifiant des significations alignées en récit, l'inertie sou-
mise des découpes d'où tombent, rodomontades minables, les
« tranches de vie ». Elle rougit de voir s'apaiser, dans le sens
clarifié et la perfection du passé défini, l'imparfait radical du
réel, son présent discontinu, son bouillonnement merdique,
son magma d'angoisses, de désirs, de fantasmagories, de trem-
blements, de souffrances et d'extases. C'est une pudeur venue
du réel et qui force à récuser la réalité, à lui retirer cette fausse
simplicité qui nourrit les récits.
Toute autobiographie (toute vie racontée) est traumati-
que Mais on ne doit pas y voir qu'un dolorisme apitoyé sur
soi-même (quoique la plupart des romanciers autobiographes
y sacrifient à fond !) Ce n'est pas que toute vie soit traumati-
que (encore que.) mais c'est que le récit, en tous cas, l'est
dans le récit, le réel est toujours en souffrance et détailler ses
souffrances, c'est invoquer ce manque, cette souffrance globale
du réel dans la langue. Comme le dit le poète Dominique
Fourcade, « il faut aller chercher la soufirance. Non pas aller
chercher le poème, mais aller chercher notre souffrance, qui ne
fait qu'un avec la souffrance centrale de la langue ».

La notoriété de Z~~c d'homme est ambiguë. On voit son


effet de vérité et son risque dans ses révélations impudiques. Et
c'est bien ce que l'auteur expressément souhaite. Mais cet effet
est pourtant plutôt, selon moi, dans la pudeur qu'y tracent le
découpage non chronologique du récit biographique et le ton
désabusé, comme désafiecté et distrait, de l'écriture de maints
passages (« le ton ni tontaine ni tonton », dit ailleurs Leiris).
Comme si l'auteur n'y croyait pas. Comme s'il ne croyait pas
à la « vérité que pourtant il affirme un peu partout rechercher
et dire. Là où le texte et impudique, il est faible, parfois un peu
ridicule. Quand il est pudique, sa pudeur est liée à la honte de
découvrir sans possibilité d'y intervenir (puisque c'est le jeu
d'authenticité leurrée dont l'auteur s'est lui-même fixé la règle)

11. Leiris le sait bien, qui ne conte que blessures morales et


physiques il suffit de lire les titres des chapitres « Sacrifices »,
« Yeux crevés « Gorge coupée « Sexe enflammé », « Pied blessé,
fesse mordue, tête ouverte », etc.
12. C'est le cas par exemple dans Le Livre brisé de Serge
Doubrovski où le refus de l'imaginaire, la nudité de l'aveu et le
sordide affiché du sujet donnent un récit violemment assujetti à
l'accablement dépressif déchirure sans triomphe, sacrifice de la
sublimation écrite, narcissisme victimaire (d'où l'auteur ne tente de
sortir que par des rodomontades cynisme affecté, parler gras, ton
faussement détaché).
l'irréductible antagonisme entre la réalité (ce dont rend compte
la platitude neutralisée de la confession) et le réel (intouché,
informulé, suspendu au-dessus du texte comme une menace de
défiguration une menace dont seule la fiction, reluquant les
dessous de la langue, la fiction impudique parce que produite
par un effet renversé de pudeur, pourrait venir relever le défi).

Deuil de l'humour

L'autobiographie « fictionnée» de Claude Simon est cer-


tainement surplombée par une volonté de relever un tel défi.
Mais, visant à rendre compte de « l'expérience vécue ?et
donnant congé à l'imaginaire, elle évite une instance sans doute
paradoxalement inévitable, si l'on tient au « réel ». Cet évite-
ment donne au texte une cohérence dont on peut penser qu'elle
l'irréalise, qu'elle en lénifie la cruauté. On voit bien les raisons
que Claude Simon a de renoncer à ces trouées par où l'imagi-
naire peut emporter un roman vers toutes les formes du stéréo-
type (l'intrigue, les personnages). Mais sans doute n'ampute-
t-on pas la langue de l'efflorescenc imaginaire simplement
parce qu'un geste volontariste en a décidé (la langue en dit
toujours plus que ce que l'on veut lui faire dire). Et sans doute
cette amputation (son illusion) ne va-t-elle pas sans risque le
surgissement de l'imaginaire n'a pas qu'une fonction positive
(produire des « histoires ~) il a aussi une fonction négative
déstabilisation de la réalité, vide ouvert dans la positivité
racontée et la rationalisation formaliste de la production ver-
bale.
Une des formes que peut prendre ce que j'ai appelé la
pudeurde la littérature face au récit biographique est la distance
désabusée et goguenarde de l'humour. C'est ce que fait par
exemple Queneau dans cette autobiographie romancée en vers
de mirlitons qu'est Chêne et Chien. Quelle qu'en soit la variante
(humour distancié, burlesque, trivialité carnavalesque, auto-pa-
rodie.), il n'y a pas de comique dans la langue de Claude
Simon. En cela il s'éloigne de plusieurs de ceux dont son souci
syntaxique pourrait le rapprocher Proust, voire aussi le
dernier Flaubert Nul bien sûr n'est tenu au ton comique
(encore que les grandes œuvres modernes Joyce, Kafka,
Céline, Queneau, Beckett, Novarina. semblent toutes plus
ou moins soumises à cette fatalité). Mais ici cette absence se
lit peut-être vraiment comme un manque (ou plutôt comme
le manque d'un manque) à force de garantir un sérieux, une
probité artisanale de la forme accomplie, un « bon goût », une
volonté manifeste de faire « classique» (aere perennius), elle
impose sans doute une plénitude qui suture une violence. Elle
manque, autrement dit, ce qu'est la catastrophe humoristique
un renversement du désespoir (de la déchirure qui fait écrire)
en pudeur distanciée ou en rodomontade farcesque (envers et
contre tout, le triomphe narcissique, la victoire symbolique du
moi sur les avanies du réel). Elle ne parvient pas alors à donner
vraiment la sensation (que donne toujours ce renversement)
que l'auteur, à écrire, a été irrémédiablement contraint. Ici, ni
défaite ni triomphe, mais une sorte de plénitude étale, certes
magnifique (on ne le dira jamais assez), mais sans doute trop
désinvestie du mouvement subjectif inaugural pour qu'on s'y
attache autrement que par une sorte de gourmandise hédonique
(le goût de la belle langue). En quoi (comme dans l'essentiel du
roman contemporain) ce livre (LAcacia) allie formalisme et

13. Le Flaubert de Bouvard et Pécuchet. C'est l'occasion de


rappeler que le « réalisme » de Flaubert est d'abord un savoir subtil
de la situation de l'être dans le langage. Si « Madame Bovary c'est
moi », c'est d'abord parce que Madame Bovary c'est LE moi le
dispositif du parlant écartelé entre l'impossible « réel (dont le
retour tue celle qui se vouait aux leurres de la « réalité ~), l'imaginaire
(l'illusion « romanesqued'Emma) et le symbolique comme lien
problématique (impossible effort pour parler ça ensemble) et donc
comme catastrophe (issue fatale). L'être flaubertien (bovaryste) est
cette constellation conflictuelle tragique là est le « réalisme ».
humanisme (si l'humanisme d'aujourd'hui, comme je le
disais dans les premiers chapitres, est d'abord une volonté
de ne rien savoir du Mal, de la Cruauté, de l'Impossible, de
la déchirure barbare que le réel ouvre dans la langue). Sa
magnificence est manifeste. Mais que pouvons-nous faire de
cette magnificence, qui est approbation, nous qui savons que
tout, de ce qui nous fait écrire, nous vient de la négation et
nous pousse à faire merder la beauté, à engager la catastro-
phe comique des rythmes et des phrases au cœur même de
la beauté stylistiquement conquise? La beauté d'un tel livre
n'atteint pas à ce qu'à de bouleversant cet indécidable et
indissoluble mélange du comique et de l'horreur qui fait les
grands textes « modernes ». Elle évite le rire. Elle ramène
l'horreur à un thème (la guerre). Elle ne peut, entre le
bouffon et l'atroce, jouer de ce diabolique mouvement de la
bascule psychologique et affective au travers de la rationalisa-
tion esthétique. C'est ce mouvement, sans doute, qui est
pourtant le signe même de l'impossible, la chance que nous
avons, écrivant et lisant, d'accéder, via le « rire majeurdont
parlait Bataille, à une connaissance apophatique du réel. Mais
ce mouvement-là, cet excès, peut-être est-ce le genre roma-
nesque en tant que tel qui n'y a pas accès. Ou plutôt
n'est-ce pas dans l'effort désespéré qu'elle fait pour appro-
cher cet excès que l'informe forme romanesque telle qu'en
elle-même enfin indéfiniment peut elle aussi se changer?

LA PHRASE « POLITIQUED'HUBERT LUCOT

Anamorphoses de la phrase

Dans Autobiogre dA.M. 75, dans Phanées les Nuées, dans


Langst et, plus récemment, dans Simulation, Hubert Lucot nous
débite les tranches de sa vie. Langst, nous disait-il par exemple,
veut « charrier tout le réel y compris l'histoire de celui qui s'y
désigne et son économie subjective ». Mais ces tranches de vie
sont aussi les tranches de l'Histoire « dans son développement
feuilleté et son économie déterminante Et ce sont plus
encore les tranches de la langue elle-même, les traces de « la
longue angoisse du langage ». Le travail de la prose de Lucot
répond d'une volonté acharnée de rendre compte du réel dans
une sorte de totalité volumineuse. Il y a chez lui une vive
conscience de l'étrangéité contorsionnée, enkystée et étrange-
ment découpée qui, sous la surface hâtivement perçue des
choses, démultiplie, dans l'espace de ce qu'on voit comme dans
le temps de ce qu'on a vécu, la profondeur du réel. Son projet
c'est de donner forme, dans l'écrit, à ce que la sensation de
cette totalité (de cette plénitude profonde, stratifiée, « feuille-
tée ») noue dans la gorge angoissée de celui qui est sommé,
puisqu'il parle, de la faire advenir dans le langage verbal
« Lisse la surface du réel, le double écran de télévision sus-
pendu au-dessus du quai Bastille. j'assiste dans l'attente à
l'immense capacité humaine de créer des réserves des images
neutres, apparemment inutiles. Le métro survenant abolira le
double vide des écrans qu'empliront deux trains parallèles dans
l'espace et le temps, l'un continu menu, l'autre en une énormité
tronquée sensible au souffle que l'écran tait, une pliure décale
mon maintien vers la masse d'actuel qui se présente à moi.»
S'il y â là volonté d'autobiographie, cette volonté se
développe dans un sens tout à fait opposé à celui que choisit
Michel Leiris aucune perspective confessionnelle, aucune
surdétermination morale, aucun pathos de l'aveu, aucune ré-
duction de la langue à l'instrument neutralisé de cette confes-
sion. Au contraire, le lieu de l'interrogation et l'objet du travail
d'écriture c'est la langue elle-même et l'angoisse qui la tord, au
bord de l'aphasie, quand elle affronte la violence innommée,
fuyante et toujours anachronique de l'expérience que fait de
l'Histoire et de sa propre histoire celui qui se voue à les dire.
Nulle illusion, là, d'une langue qui viendrait invoquer la
plénitude du réel en se posant sur lui comme une plaque
limpidement révélatrice et qui le reconstruirait dans une fiction
homogène et linéaire, mais au contraire la sensation violente
que le réel vient dans la langue comme un manque, un « trou
de la perspective une « énormité tronquée », un radical
défaut. L'efiort d'écriture est alors de trouver un « maintien »,
un « angle », une « position» de phrase capable de racheter ce
défaut fondamental sans le napper sous un flux syntaxique
illusoirement « naturel» et esthétisé. Il s'agit d'imposer une
torture syntaxique, une complexité, une épaisseur susceptible
de compenser verbalement ce vide sans le dénier, c'est-à-dire
en maintenant toujours l'instance catastrophique « l'essentiel
du village était un manque qui rendait imminente, alors que le
repos constituait tout son charme, une animation, l'Evéne-
ment l'absence aujourd'hui de ce manque, absence qui donne
l'image jolie, sans nul surcroît pathétique, me pousse à cher-
cher la Position ».
Lucot traite ce qu'on peut appeler ses souvenirs (l'enfance,
l'adolescence.) et Simulation se présente souvent comme une
sorte de journal, avec dates et heures. Mais les souvenirs ne
sont pas traités comme un donné, comme un état, comme une
stabilité pleine. Ils sont traités comme quelque chose à produire.
Le passé est comme le présent en soi, il est sans sens, sans
forme, sans cohérence, sans articulation. Il ne saurait faire sens
que dans la langue qui s'en saisit et en organise l'inertie
amorphe. Mais dès cet instant, son sens et ses formes ne
résident plus en lui-même (dans ce qui le fixerait dans une
chronologie arrêtée). Son sens et ses formes sont dans ce que
l'écrit y fait surgir et dans ce que ce surgissement perturbe du
présent homogène de l'écrit. Son sens et ses formes sont faits
d'éclats appelés à comparaître au présent, c'est-à-dire dans la
couture énigmatique de tous les temps que le présent de l'écrit
convoque. Le passé ne se donne qu'en tant qu'articulé aux
autres temps (les divers moments passés de la vie, le présent
de l'écrit, l'avenir calculé où le sens global d'une vie s'accom-
plit dans ce que la mort y arrêtera). La phrase « autobiographi-
queest alors une phrase de part en part anamorphosée par le
surgissement de cette masse amorphe remise en « formes ».
Elle est l'effet du bon angle trouvé pour saisir (comme on dit
dans le vocabulaire de la cuisine) et réaligner dans la perspec-
tive biaise du présent de la phrase, les torsions de la masse
d'histoire amorphe qui constitue une biographie « mon livre
reste mobile dans l'extrême dureté des segments (sarments)
promis à élongation, la simulation du livre fait assiste sponta-
nément l'écriture rapide des mille recentrages dans le réel
(l'actuel, l'agi) qui vérifient l'histoire de notre temps en une
transparence fictive ».

Ces élongations anamorphosées et ces recentrages ne


sont pas seulement dictés par l'étrangeté frontalement infigu-
rable d'un réel dont le langage aurait à témoigner (leurs
distorsions ne sont pas « la forme du réel ~). Ils sont plutôt
la trace du conflit entre ce réel (amorphe, insensé) et les
formes du donné verbal. De ce point de vue, le travail de
Lucot témoigne de la même vérité que celle dont témoignent
Guyotat ou Verheggen. Mais là où ces deux écrivains tentent
de donner forme au conflit en l'internant et en le vouant à
des portées somatisées par le travail sonore et rythmique de
la langue, Lucot le projette plutôt devant la vue (comme le
faisaient les anamorphoseurs du xvn* siècle). Le modèle qui
domine l'opération est un modèle graphique, une « haute
structuration un plan optique prédessiné où. comme par
exemple dans la peinture cubiste « synthétique ?, les formes
du monde viendront de gré ou de force se plier, s'éclater et
se réorganiser dans des perspectives non « naturelles » « les
livres que j'aime, dit Lucot, se résolvent en un spectre
graphique ou grammatique qui nous habite dès que nous
nous mettons à parler de tel livre, de son "fond", de ce qu'il
énonce ou narre ».
Si le matériau traité a une réalité et prend sens, cette
réalité et ce sens se constituent donc comme tels à partir d'un
schème global d'organisation, d'un tableau dressé d'avance
devant la vue, d'une vision a priori du livre à écrire. Cette vision
est globale et abstraite. C'est le tracé de l'angoisse de la langue
convertie en désir, une profonde sensation plastique de la
forme à produire. Elle correspond, dans la version optique
propre à l'auteur du Cra/t~-G'apAc~, à cette « rumeur(ryth-
mique et sonore) dont Maïakovski disait qu'elle était préalable
aux mots que peu à peu on en tire pour écrire un poème.
Vision, schème, cadre, silhouette rythmique tirent ensuite à eux
le matériau biographique et historique pour en faire consister
l'événement et en disposer le sens « Le livre avait commencé,
écrire Simulation c'est voir la production de présent et le savoir
acquis avec les yeux de celui qui possède le livre à faire son
champ, son flux comme si je simulais qu'il fût déjà écrit.»

Tentatives d'hybridation

La phrase anamorphosée de Lucot est une phrase que


contorsionne, découpe et réorganise monstrueusement un
système d'associations qui, comme le disait Hôlderlin, « mêle
les temps les uns avec les autres » « J'essaie de ne dire (écrire)
que ce dont je me souviens par exemple un Divan d'été en (la
raison ou mémoire objective me le dit) hiver c'est BIEN
(BEAU). Dès que le souvenir est complet et que je l'écris
"complet", l'écriture n'est pas intéressante c'est du tout temps
(cf. tous terrains), du présent industriel (Sartre romancier,
Sagan, Redonnet.). Un souvenir n'est pas complet, je le
complète du détail (plausible probable quasi certain)

14. Voir, inaugural du travail d'écrivain de Lucot, Le Grand


Graphe (1970-1971), vaste tableau d'écriture de 20 m2, récemment
édité aux éditions Tristrem.
c'est mieux que le détail vrai (qui se produisit vraiment), lequel
faisait lui aussi bouche-trou, parce que je n'ai pu choisir (exercer
ma liberté vivante) entre plusieurs détails possibles/plausibles.
J'HYBRIDE deux souvenirs de deux époques différentes, oU du
vrai d'une époque et du faux (imaginaire) d'une autre époque,
d'un autre registre ça devient très vrai.»
Ce travail d'association et d'hybridation a bien sûr quel-
que chose à voir avec le traitement proustien du souvenir,
c'est-à-dire ce qui donne à la phrase de Proust sa propre
distorsion anamorphosée par l'épaisseur de l'expérience du
temps. Les associations de Lucot sont cependant plus mentales
que sensorielles. Et, surtout, elles accélèrent vertigineusement
le rythme des occurrences. Les liens associatifs se multiplient
à l'intérieur de chaque paragraphe, voire au cœur de chaque
phrase. Ce sont des dizaines de petites madeleines qui surgis-
sent à chaque page, des dizaines de chateaubriantesques grives
renvoyant à cadence accélérée de Montboissier à Combourg,
du présent au passé. C'est du Chateaubriand et du Proust
dynamisés et rescandés à grande vitesse, Les Mémoires d'outre-
tombe et La Recherche redécoupés et réactivés par la vitesse
pointillée et surhumaine du temps de l'informatique.

Mais le paradoxe est alors que cette dynamique forcenée


de l'hybridation des temps, cette prolifération infinitésimale
des associations, cette vitesse computérisée lâchée dans la
phrase narrative en démultiplient à ce point les découpes, les
incises, les décrochements chronologiques qu'elles aboutis-
sent à une sorte d'engorgement statique, à une ralentie aux
limites du surplace (on pense à l'axiome pince-sans-rire de
Jarry démontrant que le corps le plus lisse est en définitive
celui qui présente le plus d'aspérités) la phrase anamor-
phosée de Lucot « progresse par sautes du temps, ne quittant
son adhérence parfaite au plan matériel mais sa place sur
celui-ci des places se succèdent dans l'espace à deux
dimensions sans que la figure change Elle s'arrête alors
dans une sorte de coruscation cartonneuse conforme d'ail-
leurs à son modèle plastique (statique) « la fiction a arrêté
ses mille oscillations en un réseau de lignes qui miraculeu-
sement correspond au réel, saisi enfin à sa naissance, celle
d'une émotion ». La catastrophe propre à la phrase de Lucot
est dans cette vitesse empêtrée à force d'être rapide. Elle
produit l'émotion sur le fond de cette catastrophe qui est la
marque en elle de l'instance catastrophique (catastrophique
pour la limpidité de la langue) de l'instance du réel dont elle
est l'obscur « correspondant

Effort d'élucidation

Pour Lucot, le réel vient donc bien comme un tableau


dessiné sur un mur et levé devant la vue. C'est cette distance
optique qui rend possible l'élévation frontale, spectaculaire et
miniaturisée du « Graphe ?. Le modèle graphique apposé
comme schéma d'interprétation est à la fois surchargé de
réalité et vide de réel (le réel y vient comme vide). Le travail
d'écriture, circulant dans ce cadastre « externe(mis à dis-
tance, projeté dans l'écart optique), explore alors des « lieux »,
des « espaces ». I! déchaîne les associations, s'efforce de pein-
dre le réseau social et de débroussailler l'écheveau de l'Histoire
contemporaine et des comptes autobiographiques. Il est là pour
déchiffrer. C'est un effort d'élucidation, tourné vers une révéla-
tion (sémantique) de la Vérité, même si (mais cela, c'est le
bilan de la lecture) la vérité en question est finalement davan-
tage dans la forme anamorphosée et catastrophique de la
phrase que dans ce que cette phrase nous dit explicitement. Il
y a chez Lucot une volonté de faire surgir obstinément du sens
sur la vacuité effective du sens du présent (c'est en cela que
cette œuvre, d'une façon qui lui est radicalement propre, est
foncièrement de notre temps « tragique » elle construit une
passion du sens sur l'absence de sens). Ce que Lucot écrit est
dominé par un effort de défection des articulations (idéologi-
ques, culturelles, inconscientes) de la « réalité » pour faire
apparaître (par des boucles inédites, des connexions dévoilées,
des itinéraires signifiants peu à peu débroussaillés, des réseaux
nouvellement cartographiés) quelque chose du « réel w. Le
projet, dirait-on, est de tout faire signifier, de sursaturer de sens
les moindres indices, les moindres instants de la vie, les
moindres lambeaux de ce que laisse derrière elle une vie
(bordereaux, billets, factures.). Il y a dans cet effort une
préoccupation acharnée de décryptage du monde, d'apurement
des comptes biographiques, d'explicitation des calculs obscurs
de l'Histoire, de redéfinition des espaces. C'est une quête,
désespérée et sereine en même temps, du sens qui fuit de
partout dans l'expérience que nous avons des choses et de
notre propre vie. On peut y voir un leurre. Et on peut voir l'un
des symptômes de ce leurre dans l'obsessionnelle maniaquerie
de la chronique familiale (souvent un peu private joke) que
l'auteur nous retrace dans des portées désarticulées. On peut en
voir un autre symptôme dans l'imperturbable sérieux (dans
l'absence radicale d'humour, d'autodérision) qui hypothèque
l'opération et donne à la phrase son caractère cartonneux et
mat (sans chant). Mais c'est un choix délibéré. Hubert Lucot
récuse tout effort littéraire qui, emporté par des engrenages non
élucidés (une dictée « pulsionnelle?), ne viserait pas à « pro-
duire autre chose que l'acceptation du Non-sens(pense-t-il
à des écrivains comme Guyotat?). Il refuse que « le sens et la
production de sens et la production de signifiants n'aient pas
de sens(et qu'il faille donc en inventer un, comme le font
Joyce ou Novarina). « Si nous "vivons" dans un monde de faux
noms et de fausses figures, dit-il, il n'empêche que les actes de
nommer et de figurer demeurent VITAUX (passionnants). Il faut
nommer et figurer AUTREMENT. »
Cette passion d'élucidation et cette prétention à une
nomination autre (plus « vraie », plus « juste ») distingue Lucot
de la plupart des auteurs que j'ai salués précédemment. Elles
comportent bien sûr des risques. Elles comportent par exemple
le risque d'un dérapage vers l'énoncé frontal d'une supposée
« vérité », le risque de voir l'écrivain se figer dans la posture un
peu matamoresque de celui qui détiendrait le Sens. Reviendrait
alors la tentation du message prét-à-penser, de la position
supposée-savoir, de l'encyclopédisme un peu rond-de-cuir, des
ratiocinations façon Café-du-Commerce (l'absence d'humour
et le narcissisme parfois un peu rengorgé qui marque souvent
les écrits de Lucot ouvrent à ce type de risques).

Politique de la phrase

Ces dérives sont évidemment d'autant plus présentes


que l'écriture investit le terrain de l'Histoire et de la Politi-
que. Ce terrain occupe, dans Simulation, une place beaucoup
plus grande que dans les livres précédents. Cet envahisse-
ment est lié bien entendu d'abord à la volonté, tout à fait
délibérée chez Lucot, de ne rien céder à l'abandon du terrain
politique et « révolutionnaire par la littérature du temps de
« l'oubli du moderne » « L'Histoire démocratique et patrio-
tique, qui s'écrit aujourd'hui (gueules des médias et des
"personnalités" sur l'écran de verre) présente comme une
aberration leur idéal communiste; avec le recul ("ça s'écrit,
non plus violence") et dans la légalité "libérale", comme une
horreur aveugle le terrorisme; ainsi parlait l'ordre nazi, la
France de Milice et Police, criminelle contre l'humanité de
façon non barbare.L'écriture est alors pensée comme un
instrument d'analyse politique «je simule une espèce de
flux ou champ mondial d'échanges-destructions-sottises
Des pages entières du livre se donnent comme une relecture
de l'histoire politique contemporaine (la Résistance, le
Communisme, le drame de l'Affiche rouge et des M.0.1).
Elles visent à dire la vérité sur cette histoire travestie par la
régression idéologique contemporaine. Et Lucot, envers et
contre toute mode idéologique (envers et contre tout refus
du combat idéologique), maintient l'effort d'écriture dans
l'ordre d'une vocation « révolutionnaire ». Cette prétention a,
certes, un petit parfum d'anachronisme (elle pourrait faire
revenir au grand galop des postures « avant-gardisteslar-
gement disqualifiées et pas seulement par les consensus
mondains du libéralisme), mais il faut la voir surtout comme
une action de Résistance contre la régression a-politique et
platement humaniste qui caractérise notre temps.

Les choses se compliquent d'ailleurs considérablement si


l'on s'avise que, dans de très nombreux passages (la plupart,
pourrait-on même dire), la narration ou la description du
dehors (du monde, de la vie, de l'Histoire) peut se lire aussi
comme commentaire métapoétique de l'écriture par elle-même
(la plupart des fragments que j'ai cités ci-dessus pour illustrer
mes analyses sont de cet ordre). Parlant du monde, du réel, de
la vie, décrivant des espaces, évoquant des anecdotes, Lucot
parle de son écriture, de ses formes et de son sens. Cette
tendance est plus qu'ailleurs manifeste dans les passages politi-
ques qui assimilent ipso facto l'écriture à cette activité de
résistance et d'action révolutionnaire dont simultanément elle
tente de dire la vérité. Les résistants du M.0.1 sont alors les
emblèmes, les allégories du M.0.1 résistant des « écrivains
« survivants statistiques perdus au milieu des vivants sans vie,
ils ont hérité du Rien à perdre, personne ne les connaît, ils
vivent entre eux des valeurs universelles ». Ou encore « Mon
livre s'enfonce dans la matière "creuse" cette ruine. Dans le
lieu d'entassement, ère de pénurie, les M.O.I industrieux
mettent à jour des mines, inventorient les ressources ultimes et
fondamentales, cachées. Extraient, sans exploration destruc-
tive, de l'objet fini à l'usage désormais caduc le matériau brut,
de la matière la forme achevée. ?
»
Fable de la Langue

On pourrait multiplier les citations de ce type, qui font de


la phrase politique une politique de la phrase. On pourrait aussi
trouver à cette allégorie héroïque du travail stylistique « révolu-
tionnairequelque chose d'un peu narcissiquement présomp-
tueux (d'autant que cette allégorie se développe de façon très
insistante et sans aucune distance ironique). Mais l'intéressant
est plutôt d'en constater l'effet formel. Ce qui en résulte c'est
un effet de surimpression tremblée, un dédoublement des
surfaces textuelles qui nécessite une sorte de strabisme de la
lecture et qui fixe la phrase, parlant du monde et en même
temps d'elle-même, dans une trépidation sur place. Cette
trépidation qu'on pourrait dire verticale en bloque la course
horizontale (la progression selon la ligne du sens descriptif ou
narratif). Cette nouvelle ralentie, adjointe à celle que j'ai déjà
analysée (la surenchère d'hybridations associatives), donne
une écriture paradoxalement totalement introvertie et ce d'au-
tant plus aux moments mêmes où elle affirme son extroversion
(son regard exactement posé sur le monde, sa véridiction
politique).

La phrase « cartonnée », la phrase immobilisée, la phrase


« arrêtée sur des images légendaires (bonnes à dire) est le
résultat de cette double ralentie introvertie. Il en résulte que
l'effort d'élucidation qui commande la complexité de ladite
phrase aboutit paradoxalement à l'obscur. Cette obscurité n'est
pas le fait d'un manque de sens mais d'un surcroît de sens
emboutis et greffés. L'image, à force d'être exposée, est comme
voilée. Et au bout du compte, tout autant que comme l'indice
de la difficulté, assumée dans le détail, de l'effort d'élucidation,
la phrase arrêtée et voilée se donne comme la trace inéluctable
de l'insensé (du réel) de quoi la langue répond. Elle est la
cicatrice de cette contradiction tragique entre l'effort de déchif-
frement et l'enkystement de l'indéchiffrable.
Que cela se lise surtout aux moments où le texte cherche
à faire advenir en lui l'Histoire n'est pas sans intérêt. On
pourrait dire que, dans la passion politique de Lucot, l'innom-
mable c'est justement l'Histoire, l'économie, la politique (c'est
aussi parce qu'il refuse de renoncer à ce sujet sans trop le diluer
dans le bavardage humaniste que Lucot est un écrivain pas-
sionnant). La course de l'Histoire, affrontée comme sujet, est
paradoxalement ce qui arrête la phrase, lui donne son encom-
brement obscur et la mène au bord d'une langue absolument
privée (privée de sens « commun »). Peu importe alors que ce
soit au corps défendant de l'auteur (qui, semble-t-il, y voit sa
capacité à dire la vérité). Peu importe même ce qu'il y a parfois
d'un peu involontairement comique dans les vues sur l'état du
monde que suppose ce type de posture de Cassandre ou
d'augure politologue. Ce n'est pas surtout comme « vérités »
que sont intéressants les énoncés politiques dont Lucot émaille
Simulation. Ils sont à mon avis plutôt intéressants comme
symptômes d'une instance négative (le conflit entre la perspec-
tive révolutionnaire transcendante et l'immanence bloquée de
la phrase qui prétend l'énoncer). C'est cette instance (trace du
tragique moderne?) qui donne au texte son poids stylisé,
stupéfie sa course et, dans cette stupéfaction, dit une vérité,
non pas sur l'Histoire, mais sur la langue et sur le statut du
parlant dans l'altercation langue/réel. Dit autrement ce n'est
pas la langue qui dit la vérité de l'Histoire et des tranches de
la vie, mais ce sont les tranches de la vie et l'Histoire qui font
dire à la langue sa vérité d'échouage (de répétitif et magnifique
échouage) devant l'instance du réel.

15. « Je dois accepter le désordre de mes premières notations. Il


doit provenir de l'intérieur (du trou, de mon entreprise écrivante)
non pas d'articulations arbitraires dites "associations d'idées" de
l'intérieur de l'émotion et non pas de cette émotion (qui trouble la
parole et le sens logique). Bref: d'une Nécessité cachée (d'un Fatum)
que je mettrai à jour d'une façon fabuleuse? en inventant une eschato-
logie ? ?»
LA DÉMIURGIE COMIQUE DE VALÊRE NOVARINA

Drame de la vie, drame dans la langue

Je ne voudrais pas terminer ce chapitre sans évoquer


l'oeuvre de Valère Novarina. Ne fut-ce que parce que l'un des
ouvrages principaux de cet auteur, Le Discours aux animaux
se donne comme une sorte d'autobiographie. Aucun rapport
bien sûr avec ce qu'on peut entendre par là, de manière à
chaque fois très différente, chez Leiris, chez Claude Simon
ou chez Lucot. L'autobiographie vue par Novarina est une
autobiographie de part en part fantasmée, une pure fiction.
C'est par ailleurs plutôt l'histoire d'une âme, l'histoire d'un
cœur, que l'histoire d'une vie, plutôt un « ce que j'ai cru»
qu'un « ce que j'ai fait ». Mais il s'agit bien quand même
d'une sorte de « confession(à la façon de Jean-Jacques, le
compatriote savoyard), même si cette confession ne doit rien
à l'alignement réaliste des tranches de vie, même si elle est
plutôt parodie de confession, même si elle se donne plutôt
comme une sorte d'épopée métaphysique et comique de la
« viede celui qui dit Je. Cette autobiographie est simulta-
nément un « dramegnostique, un long poème lyrique et
burlesque, une méditation pascalienne et un saint Augustin
travesti (comme on disait au xvn' siècle). Autant dire qu'un
tel livre traverse les « genres» et constitue un objet littéraire
extravagant et énigmatique qui n'a guère d'équivalent dans
notre littérature contemporaine.

C'est pour cette raison qu'il n'y a à mon sens pas d'œuvre
plus vivante, plus enthousiasmante, plus distante des mondani-
tés de notre présent et en même temps plus éclairante quant au
sens de ce présent sans perspectives. Les références constantes
que j'y ai faites tout au long de cet essai disent assez cette
prédilection et ses motifs divers. Comme j'en ai parlé déjà
abondamment ailleurs je n'y reviendrai ici que pour quelques
remarques rapides.
Il y a dans cette œuvre un sens aigu du tragique moderne
et de son traitement (inéluctable?) par le comique. C'est du
Racine converti par Jarry et Beckett en métaphysique farces-
que. Le savoir du vide du « ciely est radical, surtout dans les
derniers livres (les premiers, L;4telier volant et La Fuite de
bouche, conservaient un lien avec l'utopie politique d'un monde
social à changer). Mais ce savoir se convertit chez Novarina en
une sorte de tu-et-à-toi bistrotier avec le Dieu caché des
jansénistes (par exemple dans le Monologue dadramelech et
dans Le Discours aux animaux). Le refus du « monde » (la
conscience que la vie est un drame) y est tout aussi radical
(refus du corps, rêve de sortie de la « viande », volonté fantas-
magorico-mystique de quitter ce que Jarry appelait la « physi-
que »). C'est de cela que traitent parodiquement les laisses
confessionnelles du Discours aux animaux.
Face à cette vacuité, Novarina propose carrément la
re-création radicale d'un monde comiquement mimé pastiche
de la Bible (Genèse, Généalogies), paraphrase de Job, Imita-
tion de Notre Seigneur. Le Monde est pensé comme un Livre
et le Livre comme un Monde (l'une des originalités de Nova-
rina consiste souvent à faire langue « moderneà partir d'une
paraphrase des textes bibliques et d'une réflexion sur la « pa-
rolequi doit plus aux grands mystiques d'autrefois qu'à la
pensée contemporaine). La langue est lancée contre les Idoles
mercantiles et spectaculaires du « monde », libérée de la som-
mation d'avoir à dire le donné des choses, soustraite à l'injonc-
tion de nomination, renvoyée à une sorte d'origination de la
Parole, en deçà ou au-delà de l'exigence de communication.
Elle s'adresse à l'inhumain, c'est-à-dire à ce Dieu (absent) qui
« aurait mieux fait de ne rien faire plutôt que de peupler le

16. « Supernova contre Big Brother », in La Langue et ses


monstres, op. cit.
monde avec des producteurs et des productricesou alors aux
« animaux(aux êtres sans réponse).
Les dialogues déconnectés de ces étranges « pièces »
qu'écrit et monte Valère Novarina sont des paroles proférées
à la cantonade et qui créent à chaque fois, entre macérations
métaphysiques, élans mystiques et trivialité comique du décor
quotidien, leur propre « monde un monde énergumène,
désopilant et surhumain. Chaque « personnage(mais ce sont
plutôt, simplement, des « bouches ») vient raconter face au
public (et non pas au public) son impossible « vie », le drame
de sa vie rêvée, sa vie comme drame, rêve et « catastrophe
rythmique ?. C'est à chaque fois de l'ordre d'un débat du
parlant avec son intolérable et en même temps jouissive condi-
tion de créature « élue c'est-à-dire vouée à la parole, au
drame de la langue, au conflit catastrophique du monde hu-
main-trop-humain et de la parole comme trace en l'homme de
quelque chose qui excède l'humain.

L'œuvre de Novarina est une vaste construction démiurgi-


que sur le vide qu'ouvre ce conflit essentiel. Et ce n'est pas un
hasard alors s'il développe son travail dans de multiples
directions qui ne se réduisent pas à la « littérature peintre,
vidéaste, metteur en scène, décorateur, « performerde ses
propres textes, Novarina est un créateur total (un artiste
multi-média comme on dit aujourd'hui). Chez lui, l'effort de
création d'un monde de parole est totalitaire. Pas de compte
rendu du monde, même pas de tentative de réfection d'un
monde irréparable, mais affirmation souveraine d'un « autre»
monde dont dispose la langue en tant que, littéralement,
« poésie », fiction. Et, devant cet effort de totalisation démiur-
gique, ce qu'il s'agit d'évaluer c'est moins la réussite dans
chacun des domaines investis, dans chacun des langages occu-
pés, que le sens global de l'entreprise (sa décision).
Passion de la nomination

Libérée de l'exigence de nommer le donné des choses, la


langue de Novarina est alors emportée par une étrange passion
de la nomination. Elle aligne les noms, non pas comme formes
de la désignation mais comme puissances d'invocation, noyaux
d'une Genèse, Verbe promis à faire Chair. Nommer est créer.
La parole est « résurrectionnelle ». Tous les noms sont tendan-
ciellement les noms « propresdes créatures qu'ils propulsent
sur la scène (la scène de la fiction).
« Les Noms, disait Artaud, ça ne se dit pas du haut de la
tête, ça se forme dans les poumons et ça remonte dans la tête.»
Ce travail de remontée sounlée et de remotivation ludique des
Noms propres (j'en ai parlé à propos de Jean-Pierre Verheg-
gen) est l'une des caractéristiques les plus notables de l'œuvre
de Valère Novarina (on se souvient de Tuyaude, de l'Enfant
Ontogène, d'Homo Automaticus, de Jean Cadavre, de Suinton,
de Vociférié et de centaines d'autres !). L'objectif est de donner
des noms à rien, d'enchaîner les noms, de débiter sans fin la
liste des Noms de l'innommable.
Cette passion rapproche Novarina de Verheggen. Ces
deux auteurs viennent effectivement de parages et de question-
nements similaires. Pourtant, il n'y a sans doute guère, à partir
de ce socle commun, d'oeuvres plus dissemblables. Là où le
cratylisme verheggénien a une fonction qu'on pourrait dire
négative (différer merdiquement la constitution du sens), celui
de Novarina, comme je viens de le dire vise à organiser, à coup
de généalogies « bibliqueset de listes profuses (les 2 587
personnages du Drame de la vie!) une sorte d'énorme
« monderecréé de toutes pièces et venant positivement
comme « à la placede l'autre, l'autre inhabitable où nous
habitons pourtant des corps. Et là où l'affontement corps/
langue (qui impulse ces deux œuvres) donne chez Verheggen
une sorte de frénésie somatique (d'épopée du corps bas), chez
Novarina cela donne plutôt, à la manière des gnostiques, la
vision d'un « homme pneumatique », détaché du « con macab »,
dégagé du mal de la chair et de la prison du corps, un homme
« insoumis à l'image humaine ». Quand j'évoque Valère Nova-
rina et son œuvre, je pense souvent à ce que Madame de
Chastenay, d'après Chateaubriand, disait de Joubert « Il avait
l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps et qui
s'en tirait comme il pouvait(l'œuvre de Verheggen semble
souvent, à l'inverse, être d'un corps qui aurait rencontré une
âme et qui tirerait dessus pour l'user jusqu'à sa corde verbale
sensible).

Ce qu'écrit Novarina n'est guère classable. Certes, il n'est


pas à proprement parler un « poète ?et son œuvre tout entière
est délibérément vouée au « théâtre ». Pourtant, s'il y a quelque
part invention verbale, science du son et du rythme, hymne
refondateur à la langue française passion de l'arbitraire du
signe et d'une nomination « autre s'il y a donc « langage
poétique », c'est bien dans la « lumineuse obscurité ?de cette
œuvre-là. Il y a chez Novarina quelque chose d'un Dante, un
Dante de notre temps de défaut de Dieu et d'obscurité radicale
des transcendances, un Dante de notre temps de manque, de
détresse et, comme le dit Heidegger, d'oubli même de la
détresse I! y a aussi chez lui quelque chose d'un François
d'Assise qui parlerait au temps des dieux enfuis (je pense à la
liste des 1 111 oiseaux, à la fin du Discours aux animaux). Il y
a enfin quelque chose d'un Rimbaud d'après les avant-gardes

17. Voir par exemple « Chaos », dans Le Théâtre des paroles,


P.O.L, 1989.
18. « Long est le temps de détresse de la nuit du monde.
Celle-ci doit d'abord, longuement, accéder à son propre milieu. Au
milieu de cette nuit, la détresse du temps est la plus grande. Alors,
l'époque indigente ne ressent même plus son indigence. Cette inca-
pacité, par laquelle l'indigence même de la détresse tombe dans
l'oubli, voilà bien la détresse elle-même de ce temps x (Heidegger,
Pourquoi des ~ocfM
et la littérature de l'absurde (Le Discours aux animaux est une
Saison en enfer revisitée par Artaud, Beckett, le Livre de Job et
la méditation mystique). Cette œuvre, où on entre pourtant
sans difficulté et comme par enchantement, est en tous cas
l'objet littéraire le plus littéralement « poétique le plus
énigmatique et le plus fascinant qu'ait produit notre modernité
récente.
x

TROIS QUI MERDrENT


CELUI QUI CARNAVAL

Histoire de la merde

« Là où ça sent la merde, ça sent l'être », disait Artaud.


Cette odeur, on le sait, l'être moderne ne peut pas la sentir
il vaporise et désodorise tous azimuths et son érotisme est celui
de la douche intime et du savon parfumé.
Jadis, les rois chiaient en public et les déchets s'étalaient
dans les rues. Le rejet de ces coutumes n'a pas été seulement
un fait d'hygiène. L'institution simultanée des WC privés et de
la morale rigoriste a été liée (Joyce le remarquait dans Ulysse)
à la constitution des grands empires modernes. Le capitalisme
a organisé à la fois le creusement des égouts et l'exclusion des
« classes malpropres» (comme la corporation des chiffon-
niers). Le socialisme réel (productiviste et hygiéniste) a agi
exactement dans le même sens (l'odeur des pays dit « de
l'Est », on le sait, mélangeait les effluves d'une pollution
anarchique et celles, omniprésentes, du détergent industriel).
Et ce à quoi notre présent a renoncé du côté de la morale
(provisoirement voir ce qui nous arrive aujourd'hui des
USA), il l'a récupéré du côté de l'hygiénisme thérapeutique. Il
y a donc un rapport étroit entre la question des pouvoirs
totalitaires et puritains (la cohésion sociale dont ils rêvent et
ce qu'ils doivent exclure d'« étranger », de « sale ») et celle du
traitement de l'animalité des déchets humains (le « reste im-
pur» dont se lamentent les anges de Faust).
Dans le crâne des pouvoirs centralisateurs, un amalgame
significatif semble assimiler les déjections infâmes et les lan-
gues impropres. Un édit de 1539 interdit de jeter les déchets
à la rue. Il faut construire des latrines privées. Les cochons ne
doivent plus errer dans les ruesLa même année, l'édit de
Villers-Cotterêts exclut l'ambiguïté trouble du vieux latin et les
« parlers corrompus ». Deux siècles plus tard (1794), le jacobin
Grégoire demande qu'on anéantisse les patois, qu'on lave la
langue de sa merde dialectale et qu'ainsi on ne se « souille plus
la bouche» (sic). On sait aussi que quand le Petit-Père des
peuples se mêlait de linguistique, c'était pour exiger qu'on
envoie contre le fumier des « dialectes et des jargons» le
bull-dozer chauvin de la « langue nationale ». Le Pouvoir,
donc, torche la Ville (le lieu social) et la Langue (le lien social)
de leurs immondices et le corps social ravale sa merde. La
naissance de l'Etat moderne et du sujet moderne en passe par
cette épuration dont nous vivons aujourd'hui la rationalisation
et la radicalisation médicalisée.
Dans l'art et dans la folie, la merde interdite fait retour un
peu partout, du plus sommaire et du plus immédiat au plus
travesti par la sublimation artistique machines à merde
d'Anton Müller, mierda d'artista de Manzoni, matériologies
boueuses de Dubuffet, graffitis de chiottes récupérés pas un Cy
Twombly, agressivité maculante du dripping de Pollock. C'est
pour cette raison que la « merde », ça n'est pas seulement le
caca et la référence au « merdique» pas seulement une manie
régressive. La merde (« première défense », dit Freud) est
l'emblème de « tout ce qui est interdit », de tout ce qui vient
dans l'entre-dit, de tout le non-dit chaotique et défigurant qui
dévoile la socialité harmonique. La « merde », c'est quelque

1. Voir Dominique Laporte, Histoire de la merde, Christian


Bourgois, 1978.
chose comme l'emblème du négatif, de l'écrit « au mal », de la
littérature « cruelle» (ou « impitoyable », comme disait Flau-
bert). Ce n'est pas seulement l'objet d'une délectation infantile
perverse, d'une provocation mauvais goût, d'une scatophilie
rigolarde, d'une dé-culturation sauvage. C'est la trace du fond
« impossible» auquel se voue la passion (passion du réel et
passion de l'arbitraire du signe) qui engage l'effort littéraire à
forcer son talent au-delà du « possible ».

Contre la langue propre et la pensée appropriante, contre


l'épure de langue néo-classique et les vulgates qui s'y ossifient,
des textes s'écrivent qui cherchent à saloper la norme esthéti-
sée qui fait « littérature ». C'est le cas de la « cochonnerie»
d'écriture d'Artaud, du lyrisme de l'ordure et du déchet que
développe souvent Céline, de la fresque de matières immondes
que brosse dionysiaquement Guyotat, de la violangue scatolo-
gique de Verheggen c'est-à-dire de tentatives pour faire
parler ce que le lien social refoule et que l'« anal », pour les
raisons évoquées ci-dessus, est à même de symboliser « le
chien à qui on a mis une muselière, disait Heinrich Heine,
aboie par le derrière» (dans un même ordre d'idée, Burroughs
évoque un personnage qui « avait dressé son trou du cul à
parleret Michaux un être qui n'avait que son pet pour
s'exprimer). Ces œuvres s'affairent sur ce fumier inhumain qui
hante l'espèce et son organisation sociale. En elles fulgure cette
« lueur de négativité » dont Baudrillard nous dit que le corps
social d'aujourd'hui vise à éteindre radicalement les feux de
vérité. Elles sont alors comme le rêve éveillé, burlesque et
brutal, d'un monde fasciné par sa propre décomposition et
l'effondrement de ses rituels idéologiques, un monde que
questionne sauvagement le retour en langue de ces restes sans
noms (« merde» est un juron, tout le contraire d'un « nom »)
qu'exclue la représentation littéraire normée. Il y a intérêt à
comprendre cela le mieux possible; ce n'est pas seulement
anecdotique, excentrique et curieux l'exclusion du merdique,
du sale est de l'ordre d'un refoulement 2. Et les retours de ce
refoulé peuvent avoir, on le sait, des conséquences qui ne sont
pas seulement littéraires ce que j'ai appelé au début de ce livre
la « surprise du mal»a quelque rapport avec cela.

Rabelais contemporain

Ce que les chapitres précédents ont défini comme littéra-


ture de « l'oubli du moderne », nous confine dans une vision un
peu pudique, un peu paresseuse, un peu étriquée et confinée
des ambitions propres à la littérature. Ce qui y domine, c'est
une langue hygiénisée, surdéterminée par les exigences d'un
goût académique, une langue sans « crise », insignifiante à force
de coller aux possibles du sens. Pour les quelques-uns qu'em-
porte la rage d'expression contre la novlangue médiatique et les
demi-mesures esthétisées de cette langue sans « cruauté », il est
difficile de se reconnaître contemporains de la plupart des
textes qui paraissent aujourd'hui sous le label « littérature ».
Pour ceux-là, qu'empoigne l'exigence de faire « merder» un tel
affadissement, les contemporains sont plutôt tous ceux qui, à
un moment ou à un autre de l'histoire littéraire, ont vécu le
dynamisme de la crise congénitale de l'écriture, l'affrontement
catastrophique à l'impossible réel, la force défigurante d'Eros,
l'effort intenable de nomination de l'innommable « mal» qui
salope l'hygiène socialisée des langues. Pour ceux-là, donc, les
contemporains sont ceux qui ont été au commencement de
quelque chose et qui invitent à toujours recommencer la traver-
sée des langues, par où le réel surgit à travers la fiction que les

2. « Si la nature hétérogène de l'esclave se confond avec celle de


l'immondice, où sa situation matérielle le condamne à vivre, celle du
maître se forme dans un acte d'exclusion de toute immondice, acte
dont la direction est la pureté, mais dont la forme est sadique»
(G. Bataille, La Structure psychologique du fascisme).
langages consensuels tâchent à nous faire prendre pour la
réalité.

Ces écrivains, je les ai appelés « ceux qui merdent» parce


qu'il y a, à des titres divers, dans le caractère hors normes de
leurs œuvres, quelque chose qui fait merder l'harmonie fade, la
propreté soignée et la réussite esthétique modique de ce à quoi
le consensus amical d'aujourd'hui accorde généralement le
label qualité littéraire. Mais il ne s'agit pas seulement d'une
boutade un peu provocante. Si la littérature de consommation
courante peut sembler si insignifiante, si insipide, si joliment
torchée, si peu branchée à la violence de l'angoisse et de la
jouissance des êtres tragiques que de gré ou de force nous
sommes, c'est qu'il y a en elle un massif non-dit, le refus
sécuritaire de l'affrontement à un « autre» menaçant et défigu-
rant. Cet « autre », trace de réel, poussée du corps, instance du
mal (ces termes sont en définitive sans doute interchangeables
force du négatif, en somme), c'est une innommable matière
« merdique» épandue sur la langue. Cette matière impropre,
c'est l'objet même (l'objet informe) du désir de la langue, et,
simultanément, ce qui en défait et en refait monstrueusement
l'accomplissement esthétique.
Rabelais, par exemple, qu'on lit pourtant si peu, qui est
pour nous si difficile, si énigmatique, si lointain, peut nous
paraître comme absolument contemporain. C'est sans doute
parce qu'il représente au mieux, dans l'image peut-être large-
ment fantasmatique que nous nous en faisons aujourd'hui, cette
passion merdique et sa mise en œuvre é-norme, hétérogène,
dramatique et joyeuse en même temps. Et s'il représente au
mieux cette passion, ce n'est pas seulement parce qu'y afflue,
comme thème et comme symptôme, une scatologie décom-
plexée. C'est sans doute surtout parce que l'énormité lumineu-
sement obscure de cette œuvre dessine comme un creux dans
notre actualité. Ce que son ambition réalise souligne la trace
de ce qui nous manque. De quelles œuvres d'aujourd'hui
peut-on dire en effet qu'elles relèvent le défi rabelaisien ? Quels
textes articulent aussi efficacement invention verbale et critique
sociale, jubilation carnavalesque et analyse radicale des savoirs
et des croyances de l'époque, polyphonie des parlers (populai-
res, régionaux, argotiques, techniques) et geste stylistique
capable de donner à une époque la langue même de sa contem-
poranéité ? Dans quels livres la monstruosité dissolvante,
déchirante, désopilante de l'écriture lance-t-elle la pensée dans
une aussi cruelle vitalité? Les œuvres dont j'ai parlées, les
œuvres de « ceux qui merdent », ont toutes quelque chose à voir
avec de telles ambitions et pour chacune d'entre elles, le monde
de Rabelais est d'une certaine manière le monde verbal auquel
elles tendent. Mais peut-être est-ce une fatalité d'époque que
cette sensation que donne chacune d'elle de s'installer seule-
ment dans une des régions du monde que créait Rabelais, dans
un temps où la totalisation des savoirs et des langues était
encore à la portée d'un sujet attentif aux « colères errantes» de
son siècle. Cette fatalité nous lie. Elle est de l'ordre de l'écla-
tement moderne des expériences et des savoirs. Mais l'exem-
ple-Rabelais reste pour nous un appel qui peut à chaque coup
nous donner à penser de la modicité des ambitions de ce qu'on
appelle couramment aujourd'hui littérature. Et au moins peut-
elle constamment nous rappeler qu'écrire c'est toujours dégeler
merdiquement les paroles infâmes qui nous parlent et nous
jettent dans la morosité du temps.

La littérature française n'a jamais digéré Rabelais. Il lui est


resté là, comme une arête monstrueuse qu'on a essayé de
dissoudre dans d'imbéciles acides lagardémichardesques
(« verve », « gauloiserie ») ou comme une fracture qu'ont cher-
ché à réduire des interprétations vaguement hédonistes et
formalistes de l'enjeu « carnavalesque» dessiné par Bakhtine-
Rabelais, c'était d'un humanisme à l'état naissant, d'un huma-
nisme de commencement, de rupture, de scandale, de cruauté
(« ruine de l'illusion narcissique », dissection de corps, langues
vivantes lancées contre les sophistes sorbonicoles). C'était
d'un humanisme pensant, incluant la surhumanité (l'é-normité
vorace des Géants) et l'inhumanité (l'exorbitante exubérance
d'une langue non confinée à l'effet du réel, à la vraisemblance
psychologique, à la dictée du goût). C'était donc le contraire
radical de ce qu'on appelle aujourd'hui humanisme. C'était
d'un temps de découverte du corps, de son intériorité énigma-
tique et hantée par les basses pulsions que symbolise une
scatologie envahissante. C'était d'un temps d'avant l'Acadé-
mie, l'abbé Grégoire, l'orthographe. C'était d'un temps d'ef-
frayante liberté, d'angoisse et de jouissance à penser dans
l'espace dégagé, conflictuel et transitoire du monde « renais-
sant ». C'était d'un temps d'amour baptismal de la langue
française dévouée à tous ses possibles, ravagée d'une passion
sans mesure pour l'arbitraire des signes (jeux de mots, listes
sans logique narrative, afflux des Noms immotivés). C'était
d'un temps où l'on savait allier sans solution de continuité
(sans passer d'un livre à l'autre) l'élaboration formelle la plus
sophistiquée (les Fanfreluches antidotées), le savoir le plus
poussé, la critique la plus informée et la trivialité obscène,
populaire, régressive d'une langue « torcheculative» où affluent
les marques du corps bas. C'était d'un temps où comique et
tragique se mêlaient violemment dans la langue et où ce
mélange impossible donnait quelque idée juste de l'intenable
pandémie de la vie.

Relisons par exemple, dans le Gargantua, le récit des


rêveries impérialistes de Pichrocole. A mesure que le délire
guerrier s'échafaude, la langue s'accélère, jaillit progressive-
ment en une liste précipitée et haletante de contrées toujours
plus lointaines, toujours plus réduites au pur énoncé de leurs
noms. Ce rythme donne curieusement une version cocasse
des accélérations qui scanderont plus tard le récit que nous
font les Mémoires d'outre-tombe, des campagnes napoléonien-
nes et de la chevauchée de l'Empereur à travers l'Europe
réelle. Cette accélération guerrière d'une langue en sur-
chauffe est le lieu commun du « réelnapoléonien, du
« rêve » pichrocolien et des désopilantes verbigérations
qu'engendrent les exploits sanglants de Frère Jean des
Entommeures. Autrement dit, quand Rabelais parlait de la
guerre, celle-ci n'était pas seulement un thème, la matière
d'un récit. C'était, on le sait bien, dans le corps même de
la fiction, un objet de critique et de réflexion politique. Mais
c'était aussi, comme chez les « modernes », comme chez
Céline, comme chez Guyotat, et comme l'est pour Sade le
récit des monstruosités sexuelles, une force d'échauffement de
l'imaginaire et du style. Autrement dit encore, chez Rabelais,
le surgissement du mal dynamisait et tordait la langue, la
nomination du mal était chez lui la force qui jetait la langue
dans l'invention de noms inouïs, dans le délire des listes,
dans le pastiche du médical et le comique noir de la
dislocation des corps et des phrases.

Quand Rabelais, autre exemple, brossait un tableau utopi-


que, ce n'était pas pour projeter cette vision dans un monde
possible (le possible sanguinairement descendu sur terre des
utopies modernes). C'était tout au contraire, dans une langue
d'ailleurs plus neutre, plus fade, plus distanciée que dans le
reste de l'œuvre, pour dessiner un impossible, un non-lieu
absolu, un idéal sans place « L'abbaye du Fays ce que vouldras,
note justement François Bon 3, à mesure qu'on en approche les
détails, devient une gigantesque construction rigide où des
mannequins habillés semblent chacun isolé dans une insuppor-
table cellule ouatée. Dans Thélème, ni glaces ni cuisines, et un
ordre social qui ne tolérerait pas plus Panurge que lui-même ne
s'y plierait dès lors qu'on veut insérer le rêve utopique dans
le monde réel, il se réifie à l'image de ce qu'il dénonce, et, pour
projeter plus loin le rêve, il faut briser le mouvement immobi-

3. In La Folie Rabelais, op. cit


lisé de l'utopie écrite.» Rabelais joue ironiquement l'idéale
Thélème contre le monde réel mal foutu de son temps (de tous
temps). Mais il joue tout autant, contre ce qu'a finalement
d'affreux l'utopie thélémite (panoptiquement auto-surveillée,
hygiénisée, réconciliée, sans conflit et donc totalitairement
socialisée), la saisie carnavalesque du réel tel qu'il est (c'est-
à-dire tel qu'il bouleverse la langue qui s'invente en s'efforçant
simultanément de le dire et de le submerger). Thélème est un
lieu inhabitable, un ciel qui nous reste (heureusement) à jamais
interdit. Thélème n'existe pas, ni n'existera. Le monde as-
sourdi et feutré de Thélème est un fantasme opaque, un cau-
chemar autant qu'un rêve, en tout cas un ailleurs inaccessible.
Mais que Thélème, malgré tout, soit imaginable, qu'il nous
faille sans cesse porter nos songes vers les idylles (assez
désincarnées et assez funèbres) qui s'y nouent, qu'il nous faille
mettre en mots ces cieux intolérables, cela nous dit aussi que
le réel n'est guère plus vivable, le monde qui est le nôtre guère
plus habitable. L'espace qui nous est imparti entre ces deux
inhabitables lieux est le site du tragique. Ce que dit Rabelais à
nos oreilles d'hommes sans Dieu, c'est qu'on n'en sort pas dans
le réel (dans l'incarnation d'une quelconque Thélème). Si on en
« sort », ça ne peut être que symboliquement, dans la fiction, par
la passion surchauffée des langues et l'amour profus des mots
qui permettent de ricaner désespérément d'être coincé entre ce
monde pour rire (celui de Panurge) et ce monde pour du
beurre (celui de Thélème). Si on en sort donc, c'est en jouant
à fond et sans illusion le jeu jubilant et merdique de la parole
poétique qui carnavalise le monde et verbalise son chaos. Pas
d'utopie réalisable, donc, mais, sur l'insensé « tragique» du
présent, la danse grotesque et savante d'une langue, qui n'a pas,
comme on dit, « vieilli» mais qui nous fait sentir à quel point
notre langue à nous s'est appauvrie et aseptisée et à quel point
notre goût s'est décharné et fragilisé rien de plus contempo-
rain, rien de plus vivant, rien qui donne une idée plus haute des
ambitions de la littérature.
CELUI QUI AIMA UN PORC

Rimbaud scato

De bonne heure, je me suis longtemps couché avec


Rimbaud. Rien là de bien original des centaines d'adolescents
ont ainsi fait leur Rolla rimbaldien. Mais la plupart d'entre eux
l'oublient vite, deviennent « absolument modernes », cessent
de se croire « mages ou anges» et s'en retournent étreindre,
aphasiques et soumis, la « réalité rugueuse» de l'assentiment
social. Fort peu se sont suffisamment endurcis à Rimbaud pour
le faire durer en eux. Mais, symétriquement, fort peu de ceux
qui aujourd'hui écrivent une littérature vivante n'en sont pas
passés par l'école de « l'horrible travailleur ». Et ce qui dure en
eux de l'exigence d'écrire doit toujours beaucoup aux boulever-
santes ambiguïtés du message rimbaldien (c'est le cas pour les
poètes surréalistes Les Champs magnétiques doivent souvent
l'essentiel de leurs cadences et de leur vocabulaire à des
réminiscences « automatiquesdes Illuminations; c'est le cas
aujourd'hui aussi bien pour le romancier Guyotat que pour le
poète Verheggen tous deux l'ont souvent rappelé et leur
œuvre en porte des traces évidentes).
Quand on a quinze ans, on retient surtout de Rimbaud la
révolte contre les Assis, le défi à la mère et au monde bourgeois,
l'éveil sensuel façon Soleil et Chair, la chamarre sensorielle du
Bateau ivre, la geste héroïque dont témoigne la Saison en enfer
le commencement, en somme, d'une langue en crise dans la
crise sexuelle adolescente. Plus tard, on entre dans la pure
merveille des Illuminations, on s'éblouit de ce monde kaléidos-
copique où les figures de notre monde se décomposent et se
recomposent avec une fulgurante liberté. Mais pour faire durcir
et durer Rimbaud, il ne faut rien en négliger rien bien sûr de
la rebellion adolescente, de sa sexualité « païenne » et de son
rapport ambivalent à la phallique « daromphe » rien de l'opéra
fabuleux des Illuminations; mais rien non plus des Zuteries et
autres pastiches obscènes qui font ici et là d'étranges grumeaux
dans le sublime de l'œuvre rien enfin de l'ultime silence et du
congé donné à l'art (cette « sottise »).
Rimbaud disait détester Rabelais (« Français, pas Pari-
sien »). Mais l'avait-il lu? En avait-il un autre usage que
parcimonieusement scolaire ? En tous cas, le merdique
« rabelaisien » ne fait pas défaut au jeune Arthur. Rimbaud, en
effet, dans le Cahier de Douai, commence en crapuleux voyeur
scatophile. Il s'enivre pour la canaille immonde des basses
classes (Le Forgeron). Il hume et mord les fesses sans pantalon
de la « fille » des ouvriers d'à côté» (Les Poètes de sept ans). Il
reluque les « culs en ronds » des Effarés. Il fait sarcastiquement
rimer « Vénus» avec « anus»( Vénus anadyomène).
Quatre ans plus tard, son parcours poétique accompli, il
finit en bidasse pétomane dans son ultime texte « poétique»
(inséré dans une lettre à Delahaye), le fameux Rêve cher à
André Breton « On a faim dans la chambrée-/C'est vrai.
Emanations, explosions. »
Entre-temps, il y a eu quelques tonitruants « merde à
Dieu» graffités sur les murs de la « supérieurement idiote»
ville natale. Il y a eu, dans les lettres aux amis, la litanie des
« merde pour moi» et la sexualisation anale systématique du
vocabulaire (quelle chierie! Caropolmerde, absorcuànt.). Il y
a eu, avec le complice Verlaine, le sulfureux Sonnet du trou du
cul et autres Stupra, ostensiblement scatologiques, sur le « tube
où descend la céleste prâline ». Il y a eu la première commu-
niante qui « passa sa nuit sainte dans les latrines ». Il y a eu les
« délirants culs nus» du Chant de guerre parisien, les « contours
du cul » du frère Milotus, les « puanteurs cruelles» et les
mouches à merde du sonnet des Voyelles. Il y a eu les Vers pour
les lieux. Il y a eu le « pot de nuit banal », « reliquaire indécent
des vieilles châtelaines ». Il y a eu les « fesses des rosiers» et
la flamme coliqueuse allumée aux « boyaux» d'un corps qui
refusait obstinément la socialité appropriante des tignasses
« pommadées », des livres « du devoir» et des froids « guéri-
dons d'acajou » « Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance
s'égaie./J'observais le plan et l'effet de notre cul.»
Pour échapper à l'asepsie maternelle, le Poète de sept ans
se retirait aux feuillées et y « pensait tranquille », « livrant ses
narines» aux matières immondes du monde. Il désirait, reni-
flant l'écœurante odeur de merde, sentir un peu « l'être»
comme disait Artaud. Devenu le voyou goguenard d'Oraison
du soir, il jouissait des « excréments chauds d'un vieux colom-
bier », il s'extasiait de « l'or jeune et sombre des coulures »
merdeuses en fresques sur les murs et son rêve scatophile
compissait les « cieux bruns » « Puis, quand j'ai ravalé mes
Rêves avec soin,/Je me tourne, ayant bu trente ou quarante
chopes,/Et me recueille, pour lâcher l'acre besoin.»

Beauté à chier

Relever toutes ces références (très récurrentes) n'a pas


pour but de réduire le travail poétique de Rimbaud à une
régression cacaboudin ou à une provocation voyou. Si Rim-
baud est, explicitement, de « ceux qui merdent », c'est pour
poser violemment, par le biais brutalement emblématique de la
matière immonde, la question de la beauté poétique (de la
beauté conquise par l'horrible travail poétique). On ne le dira
jamais assez à ceux qui sont dans la fade beauté comme des
poissons dans la prison de leur bocal l'illuminante merveille
sublimée des derniers poèmes en prose s'arrache de ce fond
obscène et trivial qu'elle ne dénie jamais. Sa force est à la
mesure de l'enfoncement salopé dont elle est, d'une certaine
manière, le retournement, la conversion, la dialectisation.
Pour Rimbaud, on le sait, la beauté n'est pas à prendre
comme un donné. Elle est d'abord à « injurier », elle est à chier.
La poésie de Rimbaud se constitue d'abord, dans le cours de
l'année 1871, d'un refus de la beauté admise (celle des roman-
tiques et de la poésie « subjective »). Elle s'assure d'abord de
ce geste négatif qui fait merder, par exemple, la beauté conve-
nue des fleurs du Parnasse « vieilles verdures, vieux galons»
qui ne valent pas « un excrément d'oiseau marin ». Elle se
dégage des « communs élans» d'une vision trop soumise aux
« humains suffrages », une vision trop possible, une vision
aseptisée et sans cruauté du monde et du corps. Elle veut se
faire « l'âme monstrueuse », être « hideuse comme un Mon-
gol », tirer de « la cruauté un charme» et « marcher avec l'air
du crime ».
Ecoutons par exemple comment, dans Mes petites amou-
reuses, elle « dégueule» l'idéalisme hygiénisé, les « vieilles
terrines de sentiment» et le « fade amas» qui sacrent les poètes
en liant romantiquement « rimer» et « aimer ». Le premier
coup d'archet est grinçant « Un hydrolat lacrymal lave/Les
cieux vert-chou.» Qui a dans l'oreille la musique de Rimbaud
ne peut pas ne pas entendre en surimpression, dans ces vers,
le « Oh la la » extatique (hydrolat lacrymal) de Ma Bohême.
Il ne peut pas non plus ne pas y discerner la « Bible à la tranche
vert-chou» des Poètes de sept ans. Il ne peut pas ne pas les voir
jetés sarcastiquement à « l'hydre », au « cri », au « crime », au
« mal », c'est-à-dire à la submersion drolatique et animalisée
qui les « déboîte », les « casse », les « fouette », les fait « cre-
ver ».

Les Poètes de sept ans est un texte largement programmatif


pour l'oeuvre entière de Rimbaud. Le goût de l'immonde s'y
affiche. Ce dont rêve l'enfant, rebelle et hanté par le sexe, que
Rimbaud nous y montre, c'est des hommes « noirs» de la basse
populace et de leurs enfants aux doigts « noirs de boue» et aux
habits « puant la foire ». Ce à quoi il aspire, c'est à respirer « la
fraîcheur des latrines », à penser dans les miasmes et à succom-
ber aux « pitiés immondes ». Ce dont jouissent sa sensualité
naissante et sa perversité d'adolescent déchiré c'est de mordre
sadiquement les « fesses» d'une fille d'ouvrier et d'emporter
dans sa chambre les « saveurs» de cette peau aux troublantes
odeurs. Ce qui lève dans ce texte traversé par la passion du
« galeux », de « l'âcre », du « moisi », du « puant », du « suant »,
c'est le goût du mal comme force défigurante qui fait merder
la beauté blafarde et endimanchée et qui lance la fabrique
poétique dans un « vertige », dans des « écroulements» et des
« déroutes» qui sont la trace en elle de l'innommable matière
du réel.
Pour ouvrir à ce ratage triomphant, il faut « tirer la lan-
gue»à la Figure maternelle (à ce que la langue maternelle nous
livre comme réalité amputée et décharnée). Tirer la langueà la
mère (ou l'affronter avec dans les poches, les « poings» noués
à « l'aine» du lieu masturbatoire) n'est pas seulement de
l'ordre d'une insolence. C'est aussi l'emblème de ce tirage à
quoi l'on soumet la langue quand, de « dérèglement des sens»
en « alchimie verbale », on vise à « trouver sa langue» pour dire
enfin quelque chose de l'innommable du monde 4. Le premier
vers du texte met en place, dans le sens comme dans le tressage
phonique, l'équation de la Loi à transgresser « Et la Mère
fermant le livre du devoir/S'en allait» (la Mère M, E, R
est une fermeture E, R, M le livre I, V, R, E et le
devoir E, V, I, R incarnent cette clôture; et le rejet
prosodique de « s'en allait» dit le rejet de cette triple instance
nouée dans la texture même des mots la Mère, la Langue, la
Loi morale et religieuse la Bible).
Rimbaud refuse l'assentiment au radieux soleil parental
« C'est rire aux parents, qu'au soleil/Mais moi je ne veux rire
à rien/Et libre soit cette infortune.» Pour cela il lui faut
regarder en face l'auguste visage maternel « au bleu regard qui
ment ». Il lui faut brûler son œil à cet aveuglant soleil pour

4. « On ne peut soigner la France sans lui dire "tire ta langue".


Elle la tire. Moi, je la trouve un peu blanchâtre. Ces sacrés habits
verts la soignent mal. Il faudrait qu'elle soit un peu plus rose, cette
langue. Un peu plus rose au moins » (R. Queneau, « Langage
académique », in Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, coll. « Idées »,
1965.
entrer dans le noir de la vision qui fait « déteindre » les yeux.
Il lui faut « écraser son œil» pour rentrer la vue dans le dedans
du corps et regarder les « cieux du dedans ». Il lui faut récuser
la vue mensongère cadrée par un rapport frontal au monde. Il
lui faut se livrer aux « répugnances », aux « narines» alertées
par la merde, au toucher savoureux des peaux excrémentielles.
Il faut injurier la beauté, trahir la loi, rejeter « l'intelligence»
(« très/(rejet) /intelligent »), devenir « stupide », « idiot », en-
têté de parfums obscènes, avoir l'oreille alertée aux « grouille-
ments» des choses, aux « grondements » des foules et aux
« déploiements» des « fleurs de chair ». Il faut, comme il est
dit, dans Honte, se couper la cervelle « ce paquet blanc, vert et
gras/A vapeur jamais nouvelle », laisser agir « la flamme des
boyaux », « ruser et être traître» {tirer la langue) et ne pas
cesser un instant « d'empuantir toutes sphères ». Il faut être
capable d'être « une bête, un nègre », une « hyène ». Il faut
s'être vu « manger positivement de la merde» pour ne plus
« coûter trop cher à nourrir ». Il faut avoir « aimé un porc », cet
animal dont Buffon nous dit qu'il est le plus brut, que toutes ses
habitudes sont grossières et tous ses goûts immondes. C'est-
à-dire qu'il faut s'aimer en porc, savoir aimer en soi l'Autre qui
est un porc et qui lance la « cochonnerie » d'écriture comme
question à l'humanité de l'homme, comme toucher de la bête,
du mal, de l'inhumain et du surhumain en lui 5. Il faut autre-
ment dit se vouer à l'expérience sensuelle globale, renoncer à
la « vue» pour passer à la « vision », à la « voyance ». Alors,
plus de Mère alliée avec le seul œil phallique fixé aux cieux
fermés (au firmament des mamans), mais « la mer allée avec le
soleil» dans l'éternité retrouvée du monde sans limites, verti-
gineux et écroulé.

5. Artaud « Car ce qu'on appelle aujourd'hui l'humain, c'est


le châtrage de la partie surhumaine de l'homme. » Et, dans la Saison
« C'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un Ao/M/K& »
Vénus, anus

La Vénus à l'anus ulcéré est l'emblème de ce travail


merdiquement fondateur (l'injure originelle faite à la beauté).
Rimbaud y pose une sorte d'identification paradoxale entre
vénusté et analité « belle hideusement d'un ulcère à l'anus ».
Et l'oxymore « belle hideusement» est l'innommable nom de
la beauté poétique. C'est aussi la première figure, la figure
inaugurale de l'impossible rimbaldien une intenable, une
révoltante et exaltante contradiction entre la beauté donnée et
le désir de fonder une beauté autre. Pour se faire (pour trouver
sa langue), cette nouvelle beauté devra en passer par la laideur,
l'injure, la déprédation, l'encrapulement, l'horrible travail
merdique de l'alchimie verbale qui, avant de faire de l'or avec
la merde, fait merder l'or rutilant de la beauté assise (rassise).
Ce que nous disent cette mise en scène scatologique et l'inte-
nable vérité de cet oxymore emblématique, c'est l'absence du
réel dans le donné verbal et notre absence au monde à nous,
qui parlons c'est-à-dire qui ne parvenons pas à nous parler
dans ce donné lavé, humanisé et esthétisé.

Les Déserts de l'amour donnent une autre version de cet


impossible. Ce que ce texte nous raconte, c'est l'impossibilité
d'un rapport, la fuite perpétuelle de l'objet du désir devant
celui qui, « sans mère », « n'ayant pas aimé de femmes », « élevé
en des erreurs étranges et tristes », « égaré » et « insoucieux de
tout ce qu'on connaît », tente de saisir des corps et retrouve à
chaque fois le vide, l'abandon, la « fuite du bonheur », le désert,
l'innommable (« l'inexprimable », « l'indicible », ce que « je ne
puis dire »). Tout a lieu en lieu « sans lumière », dans « l'om-
bre », dans le « très sombre », ou à la lueur, rougissante de
honte, de « la lampe de la famille ». Bien sûr, cela est très
clairement en rapport avec l'impossible aveu de l'homosexua-
lité il y a un désir secret pour celui qui est « vêtu en prêtre »,
pour l'homme féminisé dont les livres ont « trempé » dans de
louches « océans » et aux corps de femmes éperdument
étreints dans le panoptique et judiciaire lieu « familial» vient
toujours se substituer celui de la Mère interdite. La « servante »
désirée est d'une noblesse « maternelle », la Femme mondaine
qu'on tente de saisir demeure dans la « maison », elle est de la
« famille », partout domine la « MaMan» qu'avoue la bouche
« éMue jusqu'à la Mort par le MurMure du lait du Matin »,
psalmodiant les « M» et vouée à la répétition des « MêMes »
de la scène domestique. Ce corps-là, nul accès à lui, sinon dans
un rêve incestueux dont on ne parvient pas à s'éveiller, même
si on vous « pince le bras ».
Mais au-delà de cette scène œdipienne classique, il y a la
fable d'un impossible accouplement. L'idylle est définitivement
rompue. Aucun rapport ne réussit avec le monde. Le rêve
s'abouche à une ventouse définitivement interdite. L'inadapta-
tion est radicale. La langue échoue à dire le vrai désir du corps.
« Nous ne sommes pas au monde », le monde « n'existe pas »,
il faut « changer la vie ». Comme dans Jeune ménage, c'est la fin
de la « lune de miel» avec les choses données, « le ménage
s'absente », « rien ne se fait ». Comme dans les Fêtes de la
patience, c'en est fini du temps « où les cœurs s'éprennent» et
celui qui parle ne sait plus chanter avec les « multiples sœurs ».
Pour répondre à ce vide, à cette déperdition, à ce désert,
il y a alors forcément la passion d'une parole de part en part
somatisée, la revendication d'une langue sensuellement remo-
tivée, inventant ses « couleurs » et la « musique savante» qui
« manque » à notre « désir ». L'impossible est dans le creux de
ce passage sempiternellement refait, dans ce va-et-vient assumé
comme un geste d'effacement permanent, entre nadir animalisé
(nègre, bête, porc) et zénith angélique (« tour si gai, si facile »,
« opéra fabuleux », œil aveuglé aux formes habituées du
monde). Toute la « délicatesse» de la langue de Rimbaud est
dans ce décollement sublime (« magique étude », vertiges
« fixés », expression « bouffonne et égarée» des Fêtes de la
patience, désinvolture souveraine du « etc.» qui termine une
chanson décervelée comme Age d'or) décollement qui garde
cependant en lui la trace explicite des « peintures idiotes », des
« refrains niais », du « mauvais sang », de la « soif malsaine »,
des « fleurs barbares », de l'« affreuse crème» et des « sales
mouches ».
Le « bourdon farouche» de ces mouches est la basse
continue qui résonne au fond de la musique rimbaldienne.
C'est un bruissement d'insectes « bombinant» sur des fumiers
(le litter de la littérature). C'est aussi le bâton « bardé de sang
et d'excréments» brandi contre une langue asexuée, le « grief»
de l'âne phallique érigé devant les « sabines de la banlieue »'.
N'est-ce pas aussi, dans Barbare, cette « voix féminine », cette
voix innommable, cette « musique de gouffres» qui fait saigner
« le pavillon en viande» de l'oreille remise « des vieilles fanfa-
res d'héroïsme»? C'est en tous cas un chant de bouche à
merde (bouche est le paragramme qu'on peut lire dans « bour-
don farouche des mouches) qui déverse son cadeau anal, son don
farouche, sa bourde merdique, sa fiente d'esprit, ses chairs
saignantes « sur la soie des mers arctiques », sur le soi glacial
des mères au bleu regard, « trop debout dans la prairie » et
coiffées de leur policière « casquette de plomb ». La langue
« trouvée» est cette langue qui donne le bourdon à la langue
maternelle, cette langue passée par la bouche et l'oreille,
musique de désir et chant dégagé, « loin des anciens assas-
sins », entre idiotie animale et incantation sacrée.

Tel est le commencement d'Arthur Rimbaud. C'est pour


cette raison que les poèmes les plus fascinants sont peut-être ceux
de mai et juin 1872. Ce n'est pas du Rimbaud accompli. Mais
c'est sans doute le Rimbaud le plus troublant parce que dans ces

6. Bourdon bâton de pèlerin mulet (sens phallique) cheval


(Céline l'utilise dans ce sens dans Casse-Pipe) insecte mâle; bruit de
l'insecte; basse continue d'une vielle ou d'une cornemuse; branle de
cloche, etc.
poèmes se mêlent le tremblement d'un arrachement, la nostalgie
d'un congé (« 0, saison 0, châteaux ») et l'angoisse volup-
tueuse d'ouvrir à un monde verbal nouveau. Ces poèmes sont
bouleversants parce qu'ils maintiennent à la fois le mouvement
révolté, sensuel, sexuellement déchiré, salopeur et encrapulé
d'où vient l'œuvre et le sacrifice de ce mouvement dans le délié
souverain de l'expression « égarée au possible ». La forme s'y
cherche (« Je disais adieu au monde dans d'espèces de roman-
ces »), le vers insiste mais se brise, se dilue, flotte et chante déjà
hors de toute norme prosodique, loin de ce qui fut et pas encore
voué à ce qui sera (le poème en prose). Les Illuminations sont du
côté de l'accompli (et donc au bord du silence). Mais c'est la
force de l'oeuvre de Rimbaud que de maintenir tout au long de son
parcours, jusqu'à plus soif (cf. Comédie de la soif), l'énergie impi-
toyable de ce commencement renfoncé au plus creux du lexique
et du corps bas (anal, merdique) pour lancer son élan vers les plus
hautes cimes de la « voix angélique » qui, toujours « vertement »,
s'explique, se déplie.

Rimbaud défait

Après l'ultime Rêve ses « explosions» et ses « émana-


tions » parodiques de la « vaporisation du Moi» baudelai-
rienne', Rimbaud se tait. Sans doute le combat avait-il été
mené. Sans doute n'y avait-il plus rien à faire, sinon enjoliver,
accomplir l'accompli 8. Il y a là-dessus des wagons de gloses.

7. Comme le notait André Breton dans l'Anthologie del'humour


noir, Baudelaire s'était déjà servi de ce vocabulaire pour définir le
comique « Pour qu'il y ait comique, c'est-à-dire émanation, explo-
sion. » (De l'essence du rire).
8. Pour cette raison, le centenaire de la mort de Rimbaud
tombait plutôt en 1975. Les cérémonies urbi et orbi qui marquent cette
année 1991 ne peuvent pas ne pas se faire en grande partie au
Je n'ai aucun grain de sel à y mettre, sauf à cadrer cela dans le
questionnement d'ensemble de cet essai.
Pendant toute la première partie de sa vie, Arthur Rim-
baud a récusé l'issue vers le « Ciel» et l'odeur d'encens des
religions révélées. Notant que « Monsieur Prudhomme est né
avec le Christ », il a renié avec une égale radicalité ce
« monde» auquel (ou duquel) il n'était pas. Il a refusé tout
compromis avec ce dégoûtant monde des « marais occiden-
taux », avec ses « bonshommes », ses « marchands », ses « vi-
cieux », ses naïfs », ses « gens hargneux et joyeux ». Mesurant
« sans vertige l'étendue de (son) innocence », il s'est installé
dans un espace tragiquement posé contre tout compromis
« fainéant» avec les vices du monde. Sa façon à lui de vivre
cette innocence (il était proche en cela de certains gnostiques)
était de submerger le vice par le vice, la honte par la honte, le
dérèglement par un dérèglement plus déréglé encore, la fausse
beauté par une beauté atroce, la « chierie» de la vie par un
épandage de merde sur les parquets trop bien cirés de la
sublimation poétique, la douce gérance des souffrances du
monde par le travail horrible qui fait surgir le mal au cœur
même du langage « Quel saccage au jardin de la beauté
Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la
cruauté »
Partir, décamper, décaniller a toujours été sa loi, lui qui
savait à quel point, où qu'on aille, on y va avec soi, et qu'il n'y
a pas d'autre lieu que celui que « Je» est encore, qui est encore
irrémédiablement « Je ». Il ne s'agissait pas pour lui de dire le

détriment du texte rimbaldien et au profit d'une hagiographie un peu


suspecte, celle qui suit les traces du négociant Rimbaud parcourant
le Harar ou, pis, celle qui se demande où sont aujourd'hui les
poètes » après Rimbaud et. Jim Morrison (sic!). Plus un monde a
renoncé à révolutionner quoi que ce soit en lui, plus il campe sur de
souriants consensus et plus il salue, plus il embaume, plus il
idolâtre dans une distance prophylactique les forçats de l'impossible
et du refus.
monde, d'en redoubler les formes données, mais de l'attaquer
et de le dissoudre pour, sur ou contre lui, poser un autre
monde, fonder un autre ordre symbolique, « changer la vie ».
Tel était bien l'objectif de celui qui disait avoir vu « une
mosquée à la place d'une usine» ou « un salon au fond d'un
lac» et tel ciel vespéral se charger de « lacs, de perches, de
colonnades sous la nuit bleue, de gares ».

Mais Arthur Rimbaud était aussi un homme de son temps,


un homme du temps des proliférantes utopies sociales et de
l'optimisme scientiste. Comme les socialistes utopiques, il en
appelle à « la marche des peuples », il rêve de « plages sans fin
couvertes de blanches nations en joie », il imagine d'entrer
« aux splendides villes» où s'esbaudira une humanité réconci-
liée et guérie du souci tragique « quand irons-nous, s'exalte-
t-il, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du
travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des
démons, la fin de la superstition, adorer les premiers
Noël sur la terre » Comme les positivistes et les « bourgeois
poussifs» qu'il accablait de sarcasmes à Charlestown-Caro-
polmerde, il salue le « travail humain» et la « science » « Rien
n'est vanité; à la science, et en avant!, crie l'Ecclésiaste
moderne, c'est-à-dire Tout le monde.» Comme un quelconque
Monsieur Prudhomme, comme un banal Homais au bon sens
rassis, il se met à haïr « les élans mystiques et les bizarreries de
style », comme eux il déclare que « l'art est une sottise ».
Comme eux il en appelle à la « modernité ».
Le fameux « il faut être absolument moderne» a d'abord,
mal gré qu'en aient les hagiographes de saint Arthur Rimbaud,
le sens de cette vision positiviste, hygiéniste, scientiste. Il
propose une adhésion extasiée à l'évangile du progrès et à
l'utopie d'un « Noël sur la terre ». Il rêve d'un futur régi par la
science, d'une idylle sociale (« la fuite des tyrans ») et du travail
unanime des hommes « la raison m'est née. Le monde est
bon. Je bénirai la vie.» Etre absolument moderne, selon
Rimbaud, c'est bien « s'habiller, travailler », retrouver « le
sentier de l'honneur ». C'est alors renoncer à ce qui était un
refus explicite et violent des compromis avec le monde donné.
C'est le retour aux choses, la dévotion à l'utopie des « hommes
nouveaux» et de leur « en marche », la foi en la « multiplication
du progrès », la quête des « succès civils ».
Bien sûr, dans Une saison en enfer, ces énoncés se mêlent
à d'autres propositions qui les contredisent et la vivacité de ces
contradictions est la vérité bouleversante de l'expérience d'Ar-
thur Rimbaud. Rimbaud, d'ailleurs, poursuit parallèlement (et,
autant qu'on sache, poursuivra encore plusieurs mois après)
l'écriture des Illuminations. Il reste que la vision positiviste
comme possibilité de sortie du tragique et l'assimilation du
« moderne»à ce qui, en définitive, est un refus du style, de
l'art, de la poésie sont présentes, insistantes, explicites. Dès
que les Illuminations en auront (magnifiquement ) terminé avec
les troubles que récuse la passion positive et hygiénisée du
« moderne », c'est-à-dire dès que Rimbaud aura sacrifié le
« moderne» (au sens de Baudelaire) à « l'absolument mo-
derne» (au sens utopique, positiviste et scientiste de la Saison),
il ne lui restera plus qu'à tenter d'incarner l'autre monde
imaginaire dans le réel d'autres contrées, à changer de lieu
pour « changer de vie », à s'asservir définitivement à la science,
à se vouer au « monde », aux « choses », à la chosification
spécifiquement « moderne» (les situationnistes parlerons plus
tard de « réification ») le système de l'achat et de la vente, le
commerce dans et avec le monde.

A partir de là, Rimbaud est tout entier à la peine, au


malheur. Son renoncement austère et orgueilleux à la littéra-
ture, ce renoncement qui fascine tant tous ceux (dont moi) qui
n'en peuvent mais, est aussi, il faut y insister, pour lui (pour cet
homme-là), un désastre. On ne dira jamais assez la sensation
d'accablement que l'on ressent à la lecture des lettres des
dernières années, la tristesse affreuse qui saisit au récit des
ultimes mois de celui qui ne peut plus dire grand-chose d'autre
que « Quel ennui, quelle fatigue, quelle tristesse », « Que je
suis donc malheureux Que je suis donc devenu malheureux
ou bien « Notre vie est une misère, une misère sans fin
Pourquoi donc existons-nous » Après 1875, la vie de Rimbaud
,est une longue défaite, une soumission de plus en plus com-
plète à l'inertie dépressive, une passion privée de langue (sinon
celle, neutre et sèche, des rapports pour des sociétés de
géographie, celle des sévères mathématiques et des program-
mes du bachot, celle des rudiments exotiques d'une grammaire
somali). C'est-à-dire que, croyant donner congé aux fastes de
la fiction pour enfin se vouer à la rigueur du réel (à l'action, à
la vraie vie concrète), Rimbaud se prend tout entier au filet de
la réalité mémoires « savants », diagrammes comptables,
grammaires scolaires, « eaux glacées du calcul égoïste », jéré-
miades ou réclamations épistolaires sont sa « langue », sa
non-langue, l'instrument verbal de sa défaite.
Avant, Rimbaud est admirable. Après, il est pitoyable.
Avant, il traverse, merdiquement et sublimement à la fois, la
fiction positive qu'on cherche à nous faire prendre pour la
réalité. Il cherche une langue capable de prendre acte du fait
que « nous ne sommes pas au monde ». Il tire sur cette langue,
il dérègle ses sens et en distend le tissu pour y faire surgir une
« parade sauvage» sans clef, où fulgure la nouveauté d'un ordre
symbolique lisible « littéralement et dans tous les sens ». Après,
le monde l'écrase, aucune médiation symbolique ne le sauve.
Il rêve de mariage, d'enfants, de vie rangée, de faire fortune.
Plus de mots. Plus de rire. L'effrayant ennui de la vie sans
parole asservie à l'usage. Une accablante tristesse dépressive.
L'autocontemplation victimaire de l'être réduit à n'être que le
reflet des choses qu'il possède, achète, vend, trimbale dans la
ceinture qui lui comprime le ventre et lui étreint le cœur.
Renonçant à la littérature (renonçant inévitablement, lucide-
ment, logiquement au leurre poétique, Rimbaud renonce aussi
à la chance, à la possibilité de conversion symbolique de
l'horreur réelle en rire souverain. C'est, certes, le « rire de
l'idiot ». C'est, bien sûr, le ricanement de la « sottise ». Mais
c'est malgré tout le rire éclatant de la parole humaine la
parole qui nargue et dissout les choses. Eteignant ce rire,
rentrant ces paroles dans un ventre cerné d'or, la réalité a
rattrapé et frappé celui qui voulait se vouer au réel. Elle a
soumis à ses normes modernes (le commerce) celui qui ne
voulait plus en passer par les prestiges mensongers de la
médiation poétique ni répondre à l'appel gratuit de la parole
qui « illumine », qui creuse et emporte dans son rire la vérité
tragique.

Ce qui nous émeut tant dans le destin d'Arthur Rimbaud


c'est sans doute que le grabataire du Caire ou l'amputé de
Marseille dessine pour nous l'emblème du retour de bâton de
la réalité sur le corps de qui, tout un temps, avait su la mettre
à distance pour faire surgir du réel dans une langue qui n'était
qu'à lui. Ce n'est pas le renoncement de Rimbaud qui est
admirable (et sans doute n'est-il pas si énigmatique non plus),
c'est son œuvre. Rimbaud à Harar, en Abyssinie, en Ethiopie
peut nous intéresser à la mesure de la leçon que donne son
ultime défaite (le commerçant Rimbaud, l'explorateur Rim-
baud, Rimbaud et sa belle abyssine, Rimbaud et ses négoces
foireux quel intérêt, par ailleurs ?). Ce qui nous retient et nous
émeut, c'est la morale de la fable que raconte cette vie à la fin
pathétique que seule la parole sauve, aère le site tragique,
dissout l'emprise mortifiante des choses que seule la fiction,
qui, pourtant n'est rien, rien qu'un leurre, nous distrait souve-
rainement du leurre plus grand encore qu'est l'assujettissement
à la « réalité », à ses trafics d'objets et d'argent, à son mora-
lisme humaniste asservi à la science et aux techniques de
communication, à ses obsessions hygiénistes et à son parler
practico-inerte de débat télévisé, de poème à l'haleine fraîche
ou de roman à la beauté sucrée. La leçon est bonne, au moins
pour les moments où, submergés par ces langues qui cornent
partout à nos pauvres « pavillons de viande », nous désespérons
de l'écriture, pour ceux où nous rions de ses coquetteries et de
ses impuissances, pour ceux où nous savons à quel point ses
« rinçures » ne guérissent guère du mal d'être, à quel point ses
exaltations de vieil histrion pèsent peu dans les bousculades du
monde. Au moins savons-nous ainsi que, sans elle, dans son
silence, c'est encore pire.

CELUI QUI MERDRE

Celui qui Saint-Chiot

Sur l'un des murs de la cathédrale de Saint-Brieuc, ma


ville natale, au-dessus de ce qui était naguère l'échoppe d'un
boucher adossée à l'édifice, on peut voir l'assez curieuse statue
que par ailleurs ont évoquée Max Jacob et Louis Guilloux
celle du Saint-Chiot, figurine accroupie, fœtale et défécante, qui
serre entre ses dents un objet difficilement identifiable et qui
crispe dans cette étrange mastication les muscles de sa face de
granit armoricain. L'historienne nous dit « autrefois notre
cathédrale-forteresse était dirigée par un chapitre nombreux.
Les offices étaient longs et fréquents et nos ecclésiastiques
sortaient du côté de la halle pour se soulager. L'odeur devenait
infernale. En réunion capitulaire, il fut décidé de bâtir un "petit
coin" en arrondi au sortir de l'église et, pour en indiquer
l'usage et ne pas déparer l'ensemble, on installa au milieu des
gargouilles et des sculptures notre célèbre Saint-Chiot, ensei-
gne de pierre fort évocatrice. L'édicule fut détruit au cours des
ans et Saint-Chiot, un peu incongru, survécut» 9.

9. Renseignements communiqués par Madame Etiennette Pri


gent. Qu'elle en soit ici remerciée.
Alfred Jarry a eu bien des occasions de voir le Saint-Chiot.
Il a en effet vécu à Saint-Brieuc-des-Choux de l'été 1879 à
octobre 1888, c'est-à-dire entre sa sixième et sa quinzième
année (comme Tristan Corbière quelques années auparavant, il
était inscrit au lycée de Saint-Brieuc).
Je vois obstinément le « potache» Jarry voir le Saint-
Chiot, comme je l'ai vu souvent à la même période de ma vie.
Je le vois scruter ce batracien humain replié sur son être
angoissé comme une momie égyptienne dans son amphore. Je
le vois s'incorporer ce crapaud ou ce hibou foetal l0, noué dans
« l'oeuf du monde ». Je le vois se rouler ce caillou en bouche
en méditant une langue de merde et de mort. Je le vois
commencer à se muscler la langue à la vision hallucinée de ce
fétiche immémorial, à la fois trivialement populaire et herméti-
quement héraldique, épinglé au mur du sacré, signalant l'acti-
vité fécale et mastiquant l'innommable objet d'une difficul-
tueuse prononciation « Le ventouse bourdon de ma main de
vélin/S'est fait chauve de ses racines de gorgone/Aux rocs
roulés chus de mâchoire qui marmonne.»
Je vois cela parce que la future geste ubuesque, sans nul
doute, s'enracine d'abord là, devant « ce grand portrait pendu
au mur », dans une enfance que le temps de l'enfance ne
circonscrit pas et qui maintient son obscène commencement tout
au long de l'oeuvre future. Je vois cela parce que ce chieur
médiéval appendu aux basques de l'édifice religieux et remâ-
chant sa langue au-dessus du monde bruissant des vaines
paroles de la prière, du commerce et des « mots bulletins de

10. Le crapaud des mares bretonnes et le hibou « chouan » sont


les figures récurrentes du bestiaire de Jarry. Il parle ainsi du sexe
« beau comme un hibou pendu par les griffes ». Et, dans l'Acte
héraldique « MOINS-EN-PLUS, tu es le hibou, le sexe et l'Esprit,
l'homme et la femme.»
vote » est comme le signe rabelaisien qui surplombe toute
l'oeuvre de Jarry
Sous le signe héraldique de l'inaugural Saint-Chiot
s'avance le cortège des héros jarryques le scatologue Ubu, sa
« gidouille », son « balai innommable» et ses « choux-fleurs à
la merdre », le vidangeur Barbapoux de Ubu cocu. les Antliaclas-
tes et leur « pompe à merde » « Par Gog et Magog, on vit, on
respire là-dedans» {là-dedans, c'est-à-dire, comme le poète de
sept ans, dans les « gogues »). Sous ce signe viennent aussi
d'autres thèmes récurrents chez Jarry la « momie» 12, la vie
foetale, la « présence réelle de (la) mort sur (la) langue »
« Puissent mes os rester intacts/dans leur fourreau de chair
compacte,/rester intacts jusques à l'heure/où se débat le corps
qui meurt.»
Cette geste anale et léthale a en effet son origine dans la
tradition scatologique de la culture « potache» 13. C'est d'abord
une littérature de cours de récréation, dont le principe est,
comme chez Rabelais (et d'une certaine manière aussi comme
chez Rimbaud) le renversement carnavalesque M des formes
idéalisées que propose l'enseignement. A Saint-Brieuc, Jarry

11. Chez Jarry, la référence à Rabelais est omniprésente, dans


les thèmes qu'il traite comme dans la langue qu'il écrit, souvent
distordue par le pastiche de la langue ancienne. Voir, de François
Caradec, Rabelais dans l'œuvre d'Alfred Jarry, Cahiers du Collège de
Pataphysique, n° 15. Dans Le Flâneur des deux rives, Apollinaire
rapporte que la bibliothèque de Jarry « se composait d'une édition
populaire de Rabelais et de deux ou trois volumes de la Bibliothèque
rose ».

12. « Opinion d'Ubu sur les momies il paraît que ça court très
vite, c'est difficile à capturer» (in Ubu cocu).
13. Voir, sur cette question (et sur bien d'autres), le livre
passionnant d'Henri Béhar, Les Cultures de Jarry, PUF, 1988.
14. Voir ce que Bakhtine écrit à ce propos « logique des choses
à l'envers, du contraire, des permutations constantes du haut et du
bas ("la roue"), de la face et du derrière, par les formes les plus
diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations,
couronnements et détrônements bouffons ».
écrit les textes que rassemble l'Ontogénie. Les héros sont les
pions (Sicca, Célestin), les profs (Monsieur l'Estime), les
élèves (Pasfort, Roupias) et les pantins des chants potaches
(Barbapoux, Bidasse). Les formes sont celles, parodiées, de la
culture littéraire classique. L'alexandrin, largement chevillé, y
rutile de pompiérisme. Les fonctions « basses» (chier et « po-
tager» c'est-à-dire manger 1S) sont exclusivement à l'hon-
neur. Les formes se coulent toutes dans le pot-pourri d'un
modèle mirlitonesque trivial. L'héroïsme est l'héroïsme du
sordide, de l'obscène, du sale. L'érotisme vise au plus bas (à
l'anal). La « merde », comme emblème de l'innommable,
envahit tout. Les accessoires glorieux du théâtre classique
deviennent la « pompe à merde », les « bouquins barbouillés de
fuchsine » ou « l'urne indescriptible ». « Dieu n'est encore
qu'un potache» et la jouissance (le principe de plaisir) naît de
ce renversement grotesque des valeurs consacrées « Ego sum
Petrus les gosses ont pété. »
Ces jeux indiquent bien sûr d'abord la fascination pour
l'étrangeté de la langue « littéraire» et l'altérité stylisée des
formes rhétoriques. Il y a dans le geste d'appropriation que
manifestent les textes de l'Ontogénie l'indice d'une intense
jubilation à faire fonctionner cette langue « artificielle », cette
langue « autre », cette langue de culture. Le renversement
parodique vient symétriquement dénier la fascination, récuser
cette langue (celle qu'enseigne le lycée) qui ne fait rien réson-
ner que d'étranger à l'expérience réelle (la crise intellectuelle
et sexuelle de l'adolescence). D'où la diffamation à la fois
joyeuse et inquiète de cette culture, la défiguration de ses
figures, la dévotion systématique de ses thèmes et de ses formes
à l'ordure. Mais le couple fascination/répulsion est indissocia-
ble. L'irritant pivot autour duquel il tourne, c'est la sensation
de l'étrangéité de l'expérience réelle à la donne esthétique et

15. Potage (n.), potager (v.) c'est sans doute l'étymologie du


terme « potache ».
linguistique commune. Sa rotation autour de cet axe a pour
moteur une difficulté à « trouver sa langue ».
Bien d'autres jeunes gens en sont passés par cette diffi-
culté. Elle peut laisser sans voix. Elle peut réduire une parole
d'homme au rudimentaire « Haha» du singe papion
Bosse-de-Nage dans Faustroll. Elle peut fixer la langue à ce
« monosyllabe tautologique» qui dit simultanément la décou-
verte du réel et l'impossibilité d'en dresser autre chose qu'un
constat ahuri, singeant aphasiquement les signes obligatoires.
Jarry investit à fond cette difficulté, comme l'ont fait bien
d'autres écrivains, dont l'œuvre s'est peu à peu arrachée à ce
complexe d'imitation et de parodie goguenarde. Mais sa spéci-
ficité est qu'il gardera toute sa vie, tout au long de son œuvre,
les données explicitement maintenues de cette scène inaugurale
de l'invention d'une langue.

Quand Jarry, quelques années plus tard, sera au lycée de


Rennes, c'est sur la lancée des textes briochains que naîtra la
geste d'Ubu. C'est là, par exemple, qu'il écrira Ubu cocu, son
premier écrit publié. On retrouve dans cette pièce de « gui-
gnol » le vidangeur Barbapoux, amant de Madame Ubu. Les
compagnons d'Ubu y sont les sanglants palotins Mousched-
Gogh (la mouche à merde des gogues n'est pas loin), Quatre-
Zoneilles et Herdanpo (écho subtil du pot de merde des
« antliaclastes» de Saint-Brieuc, Herdanpo fut d'abord bien sûr
Merdanpot). L'ambiance est celle du grand-guignol sanguino-
lent fort à la mode à cette époque et « la trinité hirsute des
palotins» qui « jaillit en un élan phallique» avec son pal
sodomitique garde l'essentiel de la sexualité sadique-anale qui
surdéterminait les textes briochains. Alors, sous l'arche dont
le Saint-Chiot est la clef de voûte, surgit Ubu, « l'anarchiste
parfait », figure des instincts bas, triomphe, obscène de narcis-
sisme, de notre « double ignoble » innommable nom propre
du mal. Et l'arrogance de sa langue parodique, indigérable par
le bon goût littéraire de l'époque, se plante comme une arête
dans la gorge exsangue des afféteries fin-de-siècle et la bêtise
insignifiante du théâtre boulevardier écrire sera, pour Jarry,
« faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots »,
c'est-à-dire graver dans la langue de tous une cruelle perpendi-
culaire posée en travers de la voie régulière.

Celui qui voix spéciale

La « culture potache» de Jarry, ce n'est pas seulement


celle de la délectation scatologique et de la régression anale.
C'est aussi celle du plaisir oral à déformer la langue, les noms,
les prononciations autorisées « Qui donc a caché sous ma
glotte/un pipeau moisi de hulotte », demande, déjà dans le ton
sardonique et martelé d'Artaud, le poète des Minutes de sable
mémorial. Cette déformation animale, cette voix d'épouvan-
tail, c'est celle de l'interpellation populaire et des interjections
d'une oralité agressive. Le Saint-Chiot, ce n'est pas seulement
celui qui s'accroupit pour déféquer sur le sacré et sur le défilé
affairé aux petits commerces du marché profane attenant à
l'église. C'est aussi celui qui, en un « hoquet convulsif », crispe
sa bouche sur une langue ravalée comme une viande « Mets
ta chair fraîche pour mes dents. Ma tête, hibou économe
A grappillé de la chair d'homme.» C'est une langue aux sons
inouïs, une langue qui roule ses cailloux, ses calculs, ses
« scrupules» buccaux, une langue qui fait saigner les « pavil-
lons » auriculaires 16 qui n'y entendent rien qu'un baragouin
barbare ou un silence sans noms « Qu'on pèse donc les mots,
polyèdres d'idées, avec des scrupules comme des diamants à la
balance des oreilles, sans demander pourquoi telle ou telle
chose, car il n'y a qu'à regarder, et c'est écrit dessus» (on a là
la version jarryque du « ça dit ce que ça dit, littéralement et

16. Dans un article, Jarry évoque (en le citant inexactement il


remplace « viandes » par « fleurs ») le texte de Barbare.
dans tous les sens », lancé par Rimbaud à son interloquée
« daromphe »).

Dans les saynètes briochines de Jarry les déformations de


prononciations et les accents « étrangers» divers sont comi-
quement imités 17. Cette tentation ne quittera jamais Jarry
toute l'oeuvre est traversée par ce plaisir à défigurer les mots,
à mimer les parlers régionaux (le breton et le gallot de son
enfance lavalloise puis briochine), à doter ses personnages
d'accents grotesques. Dans les prolégomènes de la geste
d'Ubu, le lancer de langue jette les noms dans d'infinies
variations glossolaliques. Celui qui en fait en l'occurrence les
frais, c'est, on le sait, Hébert, le professeur de physique
pittoresque et éructeur dont le nom devient Heb, Eb, Ebé,
Ebouille, Ebon, Ebance, avant de se fixer en Ubu (momenta-
nément Jarry, pour les besoins de la rime, n'hésitera jamais
à relancer l'opération Ubé, Ubon.). Mais, bien plus tard, on
retrouve cette passion des noms déformés et des listes de
patronymes cocasses ainsi dans La Dragonne, l'ultime roman,
la liste des sobriquets des mariniers (« Camberleau, Bailleu,
Pomme-Cuite, Beurre-de-Bique, Jaune-d'Œuf, Lapesée, La-
chique, Petitpoil, Fracasse », etc.). Jeu des noms, jeu des mots
qui, dit Jarry, « n'est pas un jeu» et dont Freud nous a indiqué
le sens à la fois transgressif et ludique « Lorsque l'enfant
apprend le vocabulaire de sa langue maternelle, il accouple les
mots sans souci de leur sens, pour jouir du plaisir du rythme
et de la rime. Ce plaisir est progressivement interdit à l'enfant
jusqu'au jour où finalement seules sont tolérées les associations
de mots suivant leur sens.
»
Il faut alors lier l'emblème mâchouillant du Saint-Chiot à ce

17. « Ecoutez-moi, teacher. Les gens ils m'avaient dit/ Que vos
lessons étaient pour savoir ce qu'on fit/Je venais, teacher, for lé
littérature/Mon grande quality, mon tête il n'est pas dure » (Sicca
professeur).
fameux passage des Faux-Monnayeurs où Gide évoque Alfred
Jarry vers la fin de sa vie, au moment où le personnage d'Ubu l'a
investi au point qu'il s'y identifie dans sa mise et son élocution.
Ce que Gide note surtout, c'est la voix théâtralement scandée et
artificiellement découpée qu'affectait Jarry « Voix sans tim-
bre, sans chaleur, sans intonation », qui détache les syllabes et
hache la langue comme une matière sonore à évacuer pénible-
ment. Cette voix dépersonnalisée, objectivée, vidée d'expression
et de psychologie, cette voix venue de la « merde », de la matière
sans nom qui leste les corps et salope le flux désincarné des lan-
gues, c'est aussi la « voix spéciale» requise pour les marionnettes
ou pour les acteurs « en bois» d'Ubu. C'est « l'impassible» voix
sortie du masque qui démasque ce que la langue commune nous
masque du réel. C'est « l'expression substantielle », « le bourdon
farouche» l9 d'Alfred Jarry acteur de son propre texte, la parole
expulsée dans le monde à coup de « contractions et d'extensions
faciales des muscles » « Il va sans dire qu'il faut que l'acteur ait
une voix spéciale, qui est la voix du rôle, comme si la cavité de la
bouche du masque ne pouvait émettre que ce que dirait le masque,
si les muscles de ses lèvres étaient souples. Et il vaut mieux qu'ils
ne soient pas souples, et que le débit dans toute la pièce soit
monotone. »

Investi par Ubu, le corps de Jarry est le corps automatisé


d'un langage « inadéquat au corps ». Sa raideur de Saint-Chiot
granitique est celle d'un pantin, d'une mécanique à la voix
détimbrée, « comparable à la minéralité du squelette dissimulé
sous les chairs animales, dont on a de tous temps reconnu la
valeur tragi-comique ». La marionnette articulée désarticule

18. Dans son roman Messaline, Jarry attribue ce type de voix


« qui isole toutes les syllabes » au personnage de Valérius l'Asiatique.
19. «Je marche à l'horizon risiblement opaque/Au ricanement
des cadrans. Et les bourdons/Ombres de pèlerins en file au ciel de
laque,/Frappent les gonds de l'horizon» (Les Minutes de sable
mémorial). Une pièce de l' Ontogénie rappelle aussi le gag potache du
lancer d'un bourdon trempé dans l'encre.
l'élocution pour dégager, entre le « Haha » imbécile de l'apha-
sie socialisée et le chuintement exsangue où la mort suspend
notre parole 2°,un espace de liberté. Contre l'assentiment
soumis, souple, fluide, « naturel », de ceux qui sont dans la
langue comme des poissons dans l'eau (et qui, pour cette
raison, n'écrivent pas), contre l'aisance talentueuse du corps
voué à l'amnios aliénant des paroles, la « voix spéciale» fonde
une langue remâchée, découpée, artificielle (une langue d'art)
qui enjoint, comme dans les anciens carnavals « gesticulez vos
conceptions mastiquez vos mots dans vos tuyaux de corps »
Ainsi, de la sophistication symboliste des Minutes de sable
mémorial à la trivialité mirlitonesque des chansons « décerve-
lées », une langue engendre violemment sa « vie» au travers de
la masse cadavéreuse de la langue commune. Autrement dit,
c'est là, tout près de ce Saint-Chiot qui mâche obstinément sa
langue de merde, que se génère, entre la provocation chahu-
teuse et le renversement grotesque des valeurs scolaires, l'es-
sentiel de ce qui se développera ultérieurement dans cette vaste
construction carnavalesque qu'est l'oeuvre d'Alfred Jarry.

Celui qui se dé-mère-de

La « voix spéciale» est la voix spécifique de l'écrit-Jarry.


C'est une voix monstrueuse et transversale, qui reste là. plantée

20. Léautaud rapporte dans son Journal « Dans son lit d'hôpi-
tal, (Jarry) ne disait plus que ces mots Je cherche, je cherche, je
cherche, sans s'arrêter, soixante fois, cent fois de suite. La mort
approchant, ce n'était plus devenu qu'un son j'ch, j'ch, j'ch, j'ch, le
son du jet du ch'.» Plusieurs années avant, dans un poème où, selon
André Breton, Nadja voyait passer l'image de la mort, il glissait le
râle celtique d'un mystérieux Chavann (le hibou, en breton)
« L'ombre des spectres d'os, que la lune apporte,/Chasse de leur
acier la martre et l'hermine./Contre le chêne à forme humaine, elle
a ri,/en mangeant le bruit des hannetons, C'havann. »
dans le gosier aphone de la langue maternelle. Jarry la pense
comme une sorte d'être-en-plus, une expansion minéralisée de
l'être parlant, une machinerie machinale exorbitée du corps
charnel (le corps inconscient né d'une mère et ancré dans la
« physique »). Ecrivant (écrivant sa vie), il ne s'agit pas d'ex-
primer, de jouer un « rôle », mais de créer « un nouvel être» 2I.
Cet « être» est une sorte d'exosquelette, un masque rigide qui
défigure la langue et démasque la fiction qui prétend nous dire
la vérité de l'être dans le cours naturel de la parole « souple ».
C'est un cycle rigide, une machine « surmâlique» qui tourne
comiquement dans la chambre de l'univers domestiqué 22. Celui
qui chevauche cette machine en pédalant dans la passion
d'écrire, chevauche aussi la croix golgothesque du corps,
comme dans le fameux texte La Passion considérée comme une
course de côte. Comme dans le cas de Rimbaud, l'effort de Jarry
consiste à se dégager de cette idylle enveloppante et déréali-
sante avec la langue maternelle. Le style est pour lui une course
cruelle pour sortir du ventre maternel de la langue où on
n'habite pas mais où on tourne, abruti et haineux, étranger à
jamais « Nulle part est partout, et le pays où l'on se trouve,
d'abord. C'est pour cette raison qu'Ubu parle français.»

Le très étrange récit « autobiographique» qu'est LAmour


absolu est, entre autres choses, la fable de cet affrontement
incestueux à la mère. Le rapport œdipien avec la mère char-
nelle est l'un des fils conducteurs de ce roman explicitement lié
au mythe grec (son premier titre fut Chez dame Jocaste). Jarry,
comme à son habitude, y mêle ce fond mythologique à une

21. Après celle d'Artaud, le dramaturgie de Valère Novarina,


telle qu'elle s'expose par exemple dans la Lettre aux acteurs, doit
beaucoup aux propositions de Jarry sur la mise en scène, le rôle de
l'acteur, etc.
22. On connaît la passion de Jarry pour le cyclisme. A Corbeil,
il conserve son vélo dans sa minuscule chambre. A qui s'en étonne,
il répond « C'est pour en faire le tour.»
foule d'autres références (Aladin, Le Vieux de la Montagne et
les figures bibliques d'Adam, d'Eve et de Miriam). Et il
transpose ces données sur le fond autobiographique de son
enfance bretonne. Le héros, tel un Moïse armoricain, y surgit
des eaux « Comme ils le trouvèrent dans le doué, sorte de
lavoir au pays gallot, ils lui forgèrent un nom de famille.» Ce
héros, Emmanuel Dieu, porte donc parfois son nom breton
Nédelec Doué. Les parents, Joseph le notaire et Marie sa
femme, s'appellent aussi Joseb et Varia, « selon le dialecte de
leur résidence, Lampaul en Bretagne ». Les brefs chapitres qui
se succèdent dans ce livre rameutent les souvenirs d'enfance
dans une langue souvent énigmatique, toujours saturée de
symboles complexes, toujours emportée par une sorte de flot-
tement somnambulique qui lui donne l'allure d'une langue de
rêve (« toute langue, disait Freud, a sa langue de rêve »).

La complexité de la construction, le dévidement par


l'intérieur des allusions ésotériques, le feuilletage des symbo-
les, les mathématiques kabbalistiques, le syncrétisme des réfé-
rences religieuses, l'éparpillement des fragments autobiogra-
phiques dans l'hétérogénéité de la narration, tout cela construit
une étrangeté condensée et subtile. Les gloses abondent à ce
propos. Toutes ont leur intérêt. Mais la question essentielle
n'est sans doute pas dans l'interprétation (le « qu'est-ce que ça
veut dire ?» de la mère Rimbe). La question essentielle est dans
le « pourquoi ?» de ce chiffrage lui-même, dans la décision de
chiffrer l'autobiographie, de ne pas parler « en clair », de
refuser l'énoncé frontal d'une (pseudo?) vérité. La question
que pose une telle « autobiographie» lacunaire, décentrée,
chronologiquement bouleversée, suspendue dans sa langue de
rêve au-dessus d'un réel dilué exprès, est toujours celle du sens
global qu'a cette impossibilité ou ce refus de raconter sa vie
dans la langue de tous, la question de ce retranchement des
tranches de vie dans les découpes d'un puzzle interminable.
Autrement dit, ce bloc hermétique est sans doute moins à lire
comme effort positif pour construire du sens que comme ré-
ponse négative, retrait à la simplicité naturelle du compte rendu
autobiographique. Ce dont il s'agit, ce n'est pas tant de
pénétrer la mère (ici la femme du « notaire » 23). Ce dont il
s'agit c'est d'en sortir, de sortir de la langue notariale, de la
langue de code civil, de la langue « huissière» du Panmulphe
de Faustroll. Ce dont il s'agit, brandissant le stylet cruel du
style, « mirliton» phallique, « balai innommable », « petits
bouts de bois dans les oneilles », « revolver» ou ultime « cure-
dent24, c'est de « crever la bouzine », c'est-à-dire de mettre
fin à l'idylle chiatique avec la langue maternelle acceptée
comme telle dans un « Haha» littéralement niais (sans résis-
tance, sans distorsion, sans « voix spéciale », sans style, sans
liberté nid ouaté ou « souricière d'amour» qui nous tue de
tristesse dépressive).

Celui qui R

« Nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du


coeur, écrit Chateaubriand nous tenions cela de Dieu ou de
notre mère.» La tristesse, comme fond de l'être, nul ne la tient
de Dieu, qui n'est pas sinon comme nom propre de cette
tristesse mais des mères de l'espèce dégurgitée en nous à
chaque fois par une mère. Ecrire, c'est tenter un petit sursaut
panique hors de la tristesse de l'espèce hors de la « physi-
que », aurait dit Jarry. La vérité de l'expérimentation écrite
avec ses excentricités formelles et ses provocations obscè-
nes est, selon moi, dans cet « ex- » dans cet effort pour
s'extraire du centre mou maternel et dépressif où ça « commu-

23. « Et maintenant, ma petite Myriam, MYRRHE plutôt, toi qui


es morte, ressuscite à la vie des notaires. Je ne veux pas »
(LAmour absolu, III). Jarry précise qu'en Bretagne « notaire signifie
généralement toute personne qui écrit ».
24. Sur son lit de mort, dit-on, Jarry réclame un cure-dent.
nique» en rien qui vaille pour opposer un quelconque désir,
une quelconque vitalité, à l'angoisse de l'être.

L'équation d'Alfred Jarry peut alors peut-être s'écrire


ainsi la « merde» (Ontogénie, Ubu, L 'Ile de Bran,dans Faus-
troll), c'est la « mère» (LAmour absolu et les déserts amoureux
de l'homosexualité jarryque), plus « D(ieu)» (Emmanuel Dieu,
César-Antéchrist). Le D qui vient nouer le couple, c'est le dé du
hasard génétique qui nous expulse dans le « monde », à la
manière dont, nous dit Jarry, on « lâche un personnage» sur la
scène d'un théâtre grotesque. Dit autrement la Mère et le
D(ieu) du hasard (l'amour absolu) engendrent la merde, l'in-
nommable « physique, qui est la nature comparée à l'art, le
moins de compréhension opposé au plus de cérébralité, la
réalité du consentement universel à l'hallucination de l'intelli-
gent ». Par cet invivable couple mis au monde, le Fils, Emma-
nuel Dieu, Saint- Chié de cette génération anale, se trouve voué
à l'immonde de la « physique» et de la « phynance» 25, à
l'étrangéité du monde, à l'impossible rapport avec le « réel »,
à l'inadéquation et au leurre. « Absolu-ment./C'est une cha-
rade./Ce que ne qualifie pas le premier mot est le sujet du
second./Tout dans l'univers se définit par ce verbe ou cet
adjectif.» Nous, qui savons que l'absolu n'est pas (n'est pas
pour nous) et qui vivons dans le relatif, nous campons dans le
mensonge. Pas d'issue vers le ciel, pas d'accord avec le sol
l'errance angoissée, ahurie et drolatique, dans la marsupiale
« pôche» du monde ubuesque et la projection vide « sur l'écran
tout blanc du grand ciel tragique» 26.

25. « La phynance, qui sont les honneurs en face de la satisfac-


tion de soi pour soi seul, tels producteurs de littérature selon le
préjugé du nombre universels, vis-à-vis de la compréhension des
intelligents.»
26. Dans Le Retour du tragique (1967), J.-M. Domenach notait
justement que le théâtre ubuesque de Jarry faisait revenir le tragique
sur la scène française.
Reste alors à refaire sans cesse la fiction de notre vie,
c'est-à-dire à faire jouer un tant soit peu, dans un rire gogue-
nard, les articulations de ce qui nous lie à l'inertie des choses
physiques et à la socialité phynancière. « Merdre », le mot que
lance la créature jetée sur la scène du monde, est sans doute
l'emblème de ce geste de refus et de retranchement ludique.
« Merdre », pure parole provocante jetée à la face du public (du
corps social), n'est pas « merde ». « Merdre », dit Jarry, vient
« parallèlement»à« physique» et « phynance », les recouvre,
s'installe à côté, dans un retrait qui interrompt le coït, le
rapport, l'assentiment. Le R que Jarry cloue dans « merde» est
l'indice de la « voix spéciale », le symbole de ce qu'il y a de
spécial dans la voix de l'écrit. C'est le signe d'une prononcia-
tion à part, d'un investissement sonore de la violence verbale.
Il s'agit de perdre la merde. Il s'agit pour l'être parlant de laisser
sa trace en reprenant son haleine hors « des jupes de sa mère »,
en traversant la douceur de la langue maternelle « pour pro-
noncer des noms compliqués ». C'est aussi une appropriation
du terme, une diction paragrammatique du nom propre les
deux R de JaRRy résonnent dans les deux R que « meRdRe»
impose à « merde » et le RED de AlfRED raidit affreusement
la mERDe.

Comme Michaux disait mettre « du chameau» dans le


paysage, Jarry met du R dans les mots du maternel. Le fond
de cet R effraie. Il n'en faut pas sous-estimer l'importance
il n'investit pas seulement « merdre » (il y a aussi « Zutre »,
« bouffre ».) et, à l'égal des vingt-six autres « élus », cette
lettre figure dans la bibliothèque emblématique du Docteur
Faustroll « D'Ubu roi, la cinquième lettre du premier mot
du premier acte. » Du temps des ultimes avant-gardes, on
spéculait beaucoup sur les « bases pulsionnelles de la phona-
tion », sur les « différentielles signifiantes» investies dans les
« rythmes phoniques », etc. Ivan Fonagy nous disait que « la
fonction démarcative de l'accent, la division de la chaîne
parlée, pourrait être ramenée à l'articulation du produit
fécal ». Il nous indiquait que la « base pulsionnelle sadique-
anale» entraînait à la « performance articulatoire expressive»
(la découpe « spéciale» de la voix ubuesque, sortie des
frasques scatologiques de l'Ontogénie, aurait pu être un bel
exemple à l'appui de sa thèse). Sur cette lancée, Julia
Kristeva se risquait à parler de « la pulsion orale des liquides
(l') et (r') », de la « pulsion érectile-phallique du (r) apical»
et de la « pulsion agressive phallique » des groupes « /tR/ et
/dR/» (le merDRe du priapique Jarry27 aurait été pour elle
un bel objet d'analyse!).
L'oubli du moderne est aussi passé là-dessus et il y a un
fort dumping sur ces spéculations. Mais il n'y a pas à se laisser
intimider par cette liquidation sans doute un peu trop intéres-
sée. La « science » n'est sans doute pas ici l'enjeu mais les
effets de ce que j'ai appellé « la passion de l'arbitraire 28 ». Au
moins reste-t-il assez troublant que, par exemple, des poètes
comme Mallarmé et Khlebnikov, qui en savaient long sur les
sons et les rythmes, proposent des interprétations semblables.
Dans Les Mots anglais, Mallarmé suggère que le R marque

27. Apollinaire rapporte encore « Sur la cheminée (de l'appar-


tement de Jarry) se dressait un grand phalle de pierre, travail japo-
nais, don de Félicien Rops à Jarry, qui tenait le chibre plus grand que
nature toujours recouvert d'une calotte de velours violet, depuis le
jour où le monolithe exotique avait effrayé une dame de lettres tout
essoufflée d'avoir monté au troisième et demi et dépaysée par cette
grande chamblerie démeublée. C'est un moulage ? avait demandé la
dame. Non, répondit Jarry, c'est une réduction.» Je remarque que
Jarry dit « chambLe », jouant ainsi explicitement de la différentielle
L/R le R, arraché à « chambre» (à la maison maternelle des Déserts
de l'amour), se réinvestit dans « merdRe ».
28. « Antée les patronymes ont un sens mystérieux et clair
pour qui sait les lire, et les jeux de mots ne sont pas un jeu. Anteus
est l'époux d'Antea. Antan, hanter, son oncle et premier précepteur
l'abbé de Saint-Pligeaux, lui avait enseigné que pour qui sait lire il n'y
a qu'une langue au monde et que pour celui-là il n'y a jamais eu de
Babel» (La Dragonne). Voir aussi ci-dessus chap. vin, 2, note 13.
« l'articulation par excellence », indique un « rapt », une « dé-
chirure », quelque chose de « radical ». Dans La Création ver-
bale, Khlebnikov pose que le R « signifie un corps divisé par
une "caverne plate", marquant le déplacement d'un autre corps
le traversant ». Le R de Jarry tient à cette érectilité, à ce rejet
anal, à ce rapt, à cette déchirure, à cette division, à cette
articulation radicale qui vient trancher dans le M maternel.
C'est le R d'une violente négation. C'est pourquoi j'ai proposé
d'appeler « ceux qui merdRent », ces fous de la langue, (ces
Guyotat, ces Artaud, ces Verheggen, ces Novarina.) qui, avec
la merde du corps bas et le R de l'agressivité stylisée, trouvent
une langue innommable pour traiter l'innommable et faire
inhumainement grincer, dans la glotte humanisée de la littéra-
ture, son « bruit de crécelle»(Tristan Corbière), son cri de
langue monstre « J'appelle monstre, dit Jarry, toute originale
inépuisable beauté.»

Celui qui pataphysique

Dans tout ce qu'il écrit, Jarry construit un univers


violemment artificialisé. Le R agressif, la provocante gi-
douille excrémentielle d'un côté, la sublimation héraldique et
la « voix spéciale» de l'autre disent, chacun à sa manière, le
refus radical d'être assimilé à l'immanence socialisée qui se
coagule dans la parole de tous. Ce refus manifeste l'expé-
rience d'une impossibilité douloureuse d'être « naturelle-
ment» au monde. C'est bien, après Rimbaud, un « nous ne
sommes pas au monde» que clame, par le bas (le mauvais
goût affiché, la scatologie, les chansons « décervelées» et
l'insignifiance mirlitonesque du cycle d'Ubu) et par le haut
(l'alchimie ésotérique façon Faustroll, la langue de rêve de
LAmour absolu, le symbolisme sursaturé de César-Antéchrist),
cette résistance aux formes habituées du contrat linguistique
qui nous lie au monde (la prose « huissière » de Panmulphe,
la langue des « notaires », la vulgarisation « scientifique » que
pastichent de façon désopilante les chroniques pince-sans-
rire de La Chandelle verte, etc.). Mais, plus encore que
Rimbaud (chez qui les Zuteries et l'ultime Rêve ne sont que
des marges de l'oeuvre), Jarry intègre continûment ce bas et
ce haut dans un même mouvement d'écriture. Et moins que
Rimbaud encore il sacrifie le mouvement scatologique origi-
nel de l'œuvre « l'oeuvre est plus complète, dit-il, quand on
n'en retranche point tout le faible et le mauvais, échantillons
laissés qui expliquent par similitude ou différence leurs
pareils ou leurs contraires ».

Ce lien carnavalesque du « haut » et du « bas », c'est sans


doute ce que Jarry appelle 'pataphysique, « démonstration prati-
que, par l'engin mécanique dit bâton à physique, de l'identité
des contraires ». Mais, comme Achras dans Guignol, on se
demande « qu'est-ce qué c'est qué ça, la pataphysique ?» On
apprend bien qu'elle est « la science de ce qui se surajoute à la
métaphysique, s'étendant aussi loin au-delà de celle-ci que
celle-ci au-delà de la physique ». On nous dit aussi qu'elle
étudiera « les lois qui régissent les exceptions et expliquera
l'univers supplémentaire à celui-ci », qu'elle est « la science du
particulier », « la science des solutions imaginaires ». On nous
confie même qu'elle est « la science.» (points de suspension),
et qu'elle s'écrit pataphysique, 'pataphysique ou simplement pa-
taph En somme, la 'pataphysique est essentiellement ce qu'on
ne sait pas qu'elle est (ce pourquoi plus on en parle, plus on
en glose, moins on en sait il y a des spécialistes pour cela, il
y a même un Collège, des Cahiers, etc.). La 'pataphysique est ce
qu'on ne sait pas, le nom de ce nul du savoir, le savoir qu'il y
a un nul au creux du savoir et que l'objet de l'écriture est non
pas de dire ce nul, mais d'en cerner agressivement et érotique-
ment le vide.

La 'pataphysique est à Jarry ce qu'est à Pascal la fameuse


« sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle
part» 29, ce qu'est à Lichtenberg « le couteau sans lame auquel
manque le manche » une aporie logique, une figure sarcasti-
que de l'impossible, le blason de la nomination de l'innomma-
ble. La 'pataphysique est la science de l'impossible à quoi
s'affronte l'écriture, la découverte de l'irréductibilité récipro-
que des mots et des choses. La 'pataphysique est le savoir du
non-savoir qui annule la distinction des signes, le signe égal
placé entre les contraires, tout ce qui perturbe l'effort de
signification et fait vaciller la stabilité de la diction du monde.
La 'pataphysique est le nom du trou d'où montent les formes
monstrueuses du style. La 'pataphysique est l'un des noms
possibles de l'écriture comme passion de l'arbitraire des signes.
Rien de « sacré» ne subsiste devant ça 30, rien de « mondain»
non plus mais le vide tragique et le rire grinçant qui résonne
devant cette vérité 31.
C'est pour cette raison que Jarry est notre contemporain.
Comme je l'ai indiqué ici et là, Artaud, Queneau, Verheggen,
Novarina, entre autres, lui doivent beaucoup. Pourtant, pas
d'œuvre moins « accomplie », moins homogène, moins « fi-
nie» 32. Un vaste chantier de démolition et de constructions en
suspens. « Ni fait ni à faire », comme on dit. Faisant circuler
d'un texte à l'autre des fragments redistribués, redécoupés,

29. « Les hommes sont le Milieu, entre l'Infini et Rien tiraillés


par les anses d'un zéro » (César-Antéchilst).
30. On disait cela, naguère, de la dialectique, au temps où elle
pouvait encore casser quelques briques théoriques. Maintenant que
ces briques nous sont retombées sur le nez, mieux vaut sans doute se
vouer à autre chose, de plus drôle, de plus désespéré la 'pataphysi-
que, par exemple.
31. « Le rire n'est pas seulement ce que l'a défini notre excellent
professeur de philosophie au lycée Henri-IV, M. Bergson le senti-
ment de la surprise. Nous estimons qu'il faudrait ajouter l'impres-
sion de la vérité révélée qui surprend comme toute découverte
inopinée.»
32. Y compris dans sa publication, anarchique et lacunaire.
réécrits. Supprimant de ses pièces des « scènes essentielles ».
S'autocitant, s'autoparodiant, touchant à tous les genres, sur-
tout les plus « mauvais », dans un inachèvement dramatique et
jouissif (le contraire exact de ce que j'appellais à propos de
Claude Simon « la belle ouvrage »). « Cela ne ressemble à
rien », disait de son œuvre Jarry en personne. Mais justement
Jarry est notre contemporain du fait même de ce monde
hétérogène, trivial et sublime, pas centré, pas fixé, fuyant,
sursaturé de significations et en même temps vidé grotesque-
ment (mais à partir de quelle débauche de savoir et d'intelli-
gence !) de sens et de sérieux. Il est contemporain dans ce qui
donne envers et contre tout à son œuvre une pathétique unité
cette mise en scène comique de l'in-signifiance du monde, cette
vive conscience de l'absence de sens, ce sens de la parodie
carnavalesque et du rire tragique.
Ceux qui « merdrent» sont de ceux qui refusent de vivre
pieds et poings liés dans la physique (dans la lourdeur des corps
empêtrés d'organes et liés à l'obsession sexuelle, dans la
médicalisation forcenée des vies, dans l'hygiénisme moralisant
et dans la diététique totalitaire), dans la phynance (la marchan-
dise, la consommation, l'argent comme valeur ultime) et dans
la métaphysique (le retour au galop des religions et des magies).
Ils sont de ceux qui vivent alors en lieu 'pataphysique, c'est-
à-dire Nulle part et Partout, dans une Pologne démembrée, un
lieu d'unité des contraires qui mêle indissolublement le tragi-
que et le comique dans des styles qui « ne ressemblent à rien ».
Ils font langue de cette ofiuscation tragi-comique des miroirs
que nous tend le « monde ». Ils nous disent que ce « monde»
est lui-aussi 'pataphysique, mais qu'il ne le sait pas (ne veut pas
le savoir), qu'il s'aveugle dans la physique et dans la phynance
et qu'il s'empêtre dans ses contradictions. C'est par exemple
un monde où l'omniprésence de la communication débouche
sur le vide de la communication, un monde où le flot des
informations annule l'information, un monde où l'afflux des
images finit par faire neiger les écrans, un monde où le trop
« d'art », de « littérature », de « culture» s'égale à zéro art, zéro
littérature, zéro « culture ». Il y a, au moins, à révéler ces
vérités, à les fulminer joyeusement, à en rire et à se regarder
orgueilleusement s'en aller dans d'autres espaces dans des
fables brutales qui saccagent cette fiction qu'on nous refile
comme du réel. Jarry est notre contemporain parce qu'il nous
enseigne à faire de l'écriture quelque chose comme cette
révélation comique. Il est par excellence celui qui merdre et qui
peut nous aider à mieux comprendre l'enjeu des textes qui
aujourd'hui, sur cette lancée, persistent à faire merdrer l'oubli
candide du « moderne ».

Berlin, janvier-juin 1991

33. Ubu « Alors je tuerai tout le monde et je m'en irai. »


TABLE

1 OUBLI DU MODERNE 9

Blanche-Neige 11
Grincheux 12
Simplet 14
Atchoum 16
Joyeux 18
Prof 19
Timide 24
Dormeur (au réveil) 26

II SURPRISE DU MAL 31

L'EXEMPLE RUSHDIE 33
Carnaval du moderne
Ecrit au Mal 35
Nommer le Mal 37
Encore un effort! 39

POST-SCRIPTUM CARPENTRAS 41
Rage du /-ce/
Toutdire 43

LA LECTURE ET SON MONSTRE 47


Sur une lettre de Céline
fi Céline contre les modernes ? 52

III HYGIÈNE DES LANGUES 57

VOLONTÉ DE NE RIEN SAVOIR 59


Retour du tragique
Néant de l'humanisme 61

APOTHÉOSE DE RENÉ CHAR 64


Un emblème du poétique
Salut au capitaine 65
Poésie lave plus blanc 68
Ciel du poète 70
Abc du poème 72
Ralliement aux dieux 73
Comme un poisson dans l éau 75

IV BESOGNE DES MOTS 77

L'OBJEU ET SON HOMME 79

Défiaulangage 79

Congé au tragique 81
Avenir de l'homme 84

L'Homme en réparation 86

LA BESOGNE DES MOTS 87


Jouissance du dictionnaire 88

Fumier de la langue 90
Temple du goût 91
Fonctions de la censure 92
Dans la boue de la langue 94

Eloignement de la plèbe 96

DE LA RAGE DE L'EXPRESSION À L'ÂGE DE LA RÉPRESSION. 98

Le Patriote de la langue française 98


Soleil seul ~i! 101
Vision de ~il crevé 102

Sous I ~il du père 104

Fable de Francis Ponge 107

Questions pour maintenant 108

V VENGEANCE DE L'ETRE 111

FIN DES UTOPIES 113


Ecrit au bien 114

Z//n-<t/KMf. 115
L'EXPÉRIMENTATION, LA DÉCISION 120
Puberté de l'écriture 120
Trou noir. 121
Le Maître pervers 123
LAmour < 125
Le Mur 126
La Mère. 128
Commencer 130
Décider 132

VI JOUISSANCE DES FORMES 139

Dans l'espace vide 141

HÉSITATIONS DE GEORGES PEREC 143


Disparition du Je 143
LArchiviste conceptuel 145
Contrainte des formes 147
Le Dispositif Perec 150

LA GRANDE-RHÉTORIQUE DE DENIS ROCHE 153


Un ultra de l'avant-gardisme 153
Au plaisir du ravage 155
Fin des fins 157
Salut les anciens 159
Comment« voirle temps ? 161
Après la poésie 166
Un réalisme absolu 170

VII DEFIGURATION D'EROS 175

EROS, QUI FAIT ÉCRIRE 177

Portrait d'Eros en écorcheur à vif 177


Causticité d Eros 179
Ecrit au trou (Sade) 180
Débâcle d Eros 182
A corps perdu 184
LE « SCRIPTO-SÉMINALOGRAMMEDE PIERRE GUYOTAT 186
L'Obscène et l'illisible 186
Présent de I écrit 188
Le Choix de Dionysos 191
Celui qui merde 193
Décision de Pierre Guyotat 196
Comment lire ? 199

VIII PASSION DE L'ARBITRAIRE 203

QUESTION-DE-LA-POÉSIE 205
Crise de la poésie ? 205
Vive la crise! 206
Trou de la poésie 208
Poésie groggy. 210
Beauté, mon beau soucy 213
Simplifier la poésie 215

Poésie comme réponse 217


Le Palais de la rigolade (Raymond Queneau) 219

LA VIOLANGUE DE JEAN-PIERRE VERHEGGEN 223


Passion de l'arbitraire 223
L'Hard poétique 226
Paraphrase des psaumes 229
Fiente de ésprit 233

LA GRAMMAIRE D'OLIVIER CADIOT 237


Poésie pour rire 237
Au titre du poétique 239
L'Homme poetic' 242
Complément du nom 244
Mise en boîte du livre 246
Une extraordinaire aventure/une aventure extraordinaire 248
L'Histoire reprend 251
IX TRANCHES DE VIE 255

LE RÉEL ET SA PHRASE 257


Le Fouet de la langue 257
SMe~/o/!d'u7'ec/ 259
Corps du ~e/ 261
La Phrasecatastrophe 263
DE LA DIFFICULTÉ DU STYLE 265
Drôle de catastrophe (Jacques Géraud) 265
Le Compromis romanesque (François Bon) 267
Cratylisme de la prose (Claude Simon) 270
La belle ouvrage 272
Deuil de l'imaginaire (Michel Leiris) 275
Deuil de l'humour 280

LA PHRASE « POLITIQUED'HUBERT LUCOT 282


Anamorphoses de la phrase 282
Tentatives <~M</a~o/! 286
Effort ~c/Mc/da~b/! 288
Politique de la phrase 290
Fable de la langue 292
LA DÉMIURGIE COMIQUE DE VALÉRE NOVARINA 294
Drame de la vie, drame de la langue 294
Passion de la nomination 297

X TROIS QUI MERDrENT 301


CELUI QUI CARNAVAL (RABELAIS) 303
Histoire de la merde 303
Rabelais coM~Mpo/'a/M 306
CELUI QUI AIMA UN PORC (RIMBAUD) 312
Rimbaud scato 312
Beauté à chier 314
Vénus, anM~ 318
Rimbaud défait 321
CELUI QUI MERDRE (JARRY) 327
Celui qui Saint-Chiot 327
Celui qui voix spéciale 332
Celui qui se dé-mère-de 335
Celuiqui R 338
Celui qui ~afap/)~~MC 342

Reproduit et achevé
d'imprimerenFr.mce
pur KV[)))-;NCE au t'tessis T revise
en octobre 2000

~"d'imprimeur: ]277

DÉPÔT LÉGAL: NOVEMBRE 1')')1


N°))'Éi)!)RUR:t237

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