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Ceux Qui Merdrent (Christian Prigent)
Ceux Qui Merdrent (Christian Prigent)
DU MEME AUTEUR
(poésie/fiction)
(essais)
(chronique)
P.O.L
8, villa d'Alésia, Paris 14e
0 P.O.L. Editeur, 1991
ISBN 2.86744-252-4
à mes amis de TXT
1
OUBLI DU MODERNE
Blanche-Neige
Grincheux
Simplet
Atchoum
Joyeux
Prof
24
d'époque, des artistes continuent à peindre, à filmer, à écrire.
Comme si ce n'était pas l'art qui était mort. Comme si c'était
surtout le corps social et ses penseurs qui, noyés d'indifférence,
ne savaient plus le regarder et éludaient la question même de
son existence et de son sens. Comme si, surtout, dans l'intimité
traumatique de nos expériences, de nos biographies, de nos
rêves, de nos amours, comme dans les bruits et les fureurs du
monde dont les violences enragent alentours, tout, c'est-à-dire
le réel, continuait à nous dire tous les jours que le conflit et le
tumulte, au-dehors comme au-dedans, sont la loi. Des murs
sont tombés. Mais la guerre est autour de nous, la guerre est
en nous. Et tout fait affleurer l'impensé d'un monde contradic-
toire que n'expriment en rien les représentations traditionnel-
les et devant lequel nos discours sont cruellement en défaut.
SURPRISE DU MAL
L'EXEMPLE RUSHDIE
Carnaval du moderne
Ecrit au Mal
Nommer le Mal
Encore un effort!
POST-SCRIPTUM CARPENTRAS
Rage du réel
Tout dire
Retour du tragique
Néant de l'humanisme
Un emblème du poétique
Salut au capitaine
Bien sûr, René Char ce n'est pas ça. Pas seulement ça.
Char n'était pas un Saint-John Perse aux mollets moins
cambrés, à la gorge moins gonflée, à la langue plus râpeuse.
Char connaissait la vérité tragique. Il n'était pas de ceux qui
font comme si l'homme, positivé, avait perdu son ombre
négative. Il tenait compte, dans la souveraineté de ses calculs
poétiques, du « visage vorace et médullaire ?du mal et de la
« nécessité de conserver les maîtresses ombres ». Il savait (et
ce n'était pas seulement pour dénoncer l'hypocrisie morale
des discours de l'époque) que « la perte de la vérité, l'op-
pression de cette ignominie dirigée qui s'intitule bien (le mal,
non dépravé, inspiré, fantasque est utile) a ouvert une plaie
au flanc de l'homme ». Il connaissait le « cheval de Troie»
du mot bonheur, son « intolérance démente », son danger
« mortel ». Il affirmait que « si l'absurde est maître ici-bas »,
il faut choisir « l'absurde, l'antistatique, celui qui rapproche
le plus des chances pathétiques ». « La couleur noire, disait-il
encore, renferme l'impossible vivant. Son champ mental est le
siège de tous les inattendus, de tous les paroxysmes. Son
prestige escorte les poètes et prépare les hommes d'action ».
Il n'ignorait pas « l'angoisse, squelette et cœur, cité et forêt,
ordure et magie, intègre désert, illusoirement vaincue, victo-
rieuse, muette, maîtresse de la parole, femme de tout
homme, ensemble, et Homme ».
Autrement dit, affirmant l'angoisse comme vérité ultime,
l'absurde comme réel indépassable, l'impossible comme visée
de la parole poétique, le noir du mal comme arête indigérable
dans la gorge sublimée du poème, il posait la poésie comme
nouée au négatif, il n'autorisait rien d'un assujettissement ahuri
à une figure sublimée du bonheur fait homme, de l'homme fait
bonheur, même dans un hypothétique avenir de l'homme.
Poésie lave plus blanc
Ciel du poète
Abc du poème
Défi au langage
Congé au tragique
Avenir de l'homme
L'Homme en réparation
Jouissance du dictionnaire
Fumier de la langue
Temple du goût
Fonctions de la censure
Eloignement de la plèbe
DE LA RAGE DE L'EXPRESSION
À L'ÂGE DE LA RÉPRESSION
VENGEANCE DE L'ETRE
FIN DES UTOPIES
Ecrit au bien
L'In-signifiant
Puberté de l'écriture
Trou noir
Pour celui qui écrit, qui est contraint à écrire, qui cherche
à fixer dans l'écriture le sens improbable de sa vie et à y fonder
ses raisons de vivre (de vivre un tant soit peu heureux de
triompher de l'inertie dépressive, d'imposer au temps atterré
de tous un tempo personnel), la littérature, évidemment, est
tout. Cela ne l'empêche pas de savoir (cela, au contraire, lui
fait savoir) que la littérature, tout aussi bien, n'est rien, sinon
un petit bruitage dérisoire et inoffensif, voire, aujourd'hui sans
doute plus que jamais, la lubie anachronique d'individus dé-
classés par l'histoire, dépassés par le pouvoir des images,
déliés, par la force des choses, de tout engagement dans le
Temps et poursuivant, dans des marges obscures ou coquettes,
une activité sans grand rapport avec les exigences de l'époque.
Ce savoir permet, d'abord, de rire des rodomontades rengor-
gées, des vanités collet monté, des veuleries carriéristes, des
afféteries et des prudences tactiques, du cynisme hédoniste, des
perpétuels dégagements en touche, de la convivialité hypocrite
qui fleurissent dans la corporation des écrivains. Mais ce même
savoir dit aussi tous les jours à quels points les efforts de qui
écrit sont misérables à quel point, au regard de ce qu'on
appelle qualité littéraire (au regard de l'accomplissement
adulte de la littérature), son travail « expérimental» (comme
on lui dit) peut être débile, plein de ficelles vulgaires, de
facilités, de lourdes provocations, de manies répétitives, de
laideurs malhabiles « cochonnerie» d'écriture mais à quel
point aussi, au regard de ce qu'il vise (l'expression radicale
d'un encore-non-dit, d'une inhumaine poussée personnelle
interne), ce travail est ridiculement apprêté, d'un misérable
maniérisme, d'une rhétorique qui le fait, à chaque fois, pâlir de
honte devant telles productions plus « brutes» venues du fond
de la folie. C'est dans cet entre-deux qu'il circule, quelque peu
hagard, sans assurance aucune et à chaque fois voué à la
fragilité, à la déception. L'expérimentation, c'est d'abord l'ex-
périence de cette situation frustrante, où la littérature est à la
fois, indissolublement, triomphe et misère et où l'enjeu « mo-
derne» est la circulation inarrêtable entre la déchirure des
formes apprises et la production paradoxale de formes adéqua-
tes à ce déchirement.
Le Maître pervers
Le Mur
La Mère
Commencer
Décider
Disparition du Je
L'Archiviste conceptuel
Le dispositif Perec
Un ultra de l'avant-gardisme
Au plaisir du ravage
Après la poésie
Un réalisme absolu
DEFIGURATION D'EROS
EROS, QUI FAIT ECRIRE
Causticité d'Eros
Ecrit au trou
Débâcle d'Eros
L'obscène et l'illisible
Présent de l'écrit
Le Choix de Dionysos
Comment lire ?
PASSION DE L'ARBITRAIRE
QUESTION-DE-LA-POÉSIE
Crise de la poésie ?
Vive la crise 1
Trou de la poésie
Poésie groggy
Le Palais de la rigolade
11. « Une autre bien fausse idée, c'est l'équivalence que l'on
établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération,
entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui
consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un
esclavage.»
pas André Breton (qui a pourtant abondamment fantasmé sur ce
cas ), mais bien plutôt Queneau ce que Vaché appelait l'Umour,
c'est-à-dire le « sens de l'inutilité théâtrale (et sans joie) de
tout », c'est bien évidemment dans les textes de Queneau que cela
fait effet et pas dans la splendeur inspirée des poèmes de Breton.
Les « pantins» de la littérature (Vaché « PANTINS-PANTINS-
PANTINS voulez-vous des beaux pantins de bois coloriés? »),
ce n'est pas Breton qui les désarticule, mais Queneau. Il le fait à
coups de gags (« Les Russes accouraient de Berlin en berline »),
de raccourcis clownesques (« le singe (ou son cousin), le singe
devint homme/lequel un peu plus tard désintégra l'atome »), de
rengaines grinçantes (« En buvant la tisane, en croquant l'aspi-
rine/en avalant la fébrifuge/ en oignant le cérat, en piquant la
morphine/en dégustant la fade purge »), de parodies sacrilèges
(« Je t'apporte l'enfant d'une nuit bitumée» ou « 0, temps sus-
pens ton bol, ô matière plastique »), d'abus drolatique des arti-
fices prosodiques (« Fils unique exempleu du déclin de la
France », « Hélas quel pauvre jeune homme/Plus tard je suis de-
venu »), etc. Derrière tout cela, bien sûr, il y a le fameux Rêve de
Rimbaud, caricature de toute une expression passée (celles des
Saisons et des Châteaux), le Hareng saur de Charles Cros (dont
Breton nous dit qu'il réussit « la prouesse de faire tourner le mou-
lin poétique à vide »), la Chanson du décervelage de Jarry, comme
décervelage d'un système de valeurs où les Ubus, dans la réalité,
sont rois.
La décision de Queneau est dans l'affirmation de cet effet
décapant, sur fond de refus de tout illusionnisme oraculaire, de
toute expressivité leurrée par sa propre « authenticité », de
toute ambition de rendre compte du réel dans des harmoniques
positives et le nappage des métaphores 12. Queneau, à la diffé-
rence des avant-gardistes, part du constat que « l'histoire de la
culture occidentale ne se présente plus, ni comme une évolu-
tion continue, une série de progrès, ni comme un processus
Passion del'arbitraire
L'hard poétique
Fiente de l'esprit
22. Il faut bien sûr faire exception des Folies Belgères, l'opuscule
récemment publié dans une collection (Point-Virgule) explicitement
vouée à des textes comiques.
23. Cf. in Pubères, Putains. « Nous méprisions tout, c'est vrai
Même les fous. Ces fous que nous-mêmes nous paraissions Même
les fous dont nous venions à peine pourtant de mimer les joyeuses
fêtes et les faux sermons.»
Mais même auparavant, les jeux de mots de Verheggen ne
se réduisaient pas à des gags comiques. Pour lui, comme pour
Jarry, « le jeu de mots n'était pas un jeu » c'était plutôt une
arme. Aligner les jeux de mots, c'était d'abord assumer joyeu-
sement l'arbitraire du signe et en abuser, en faire merder la
logique, retourner bouffonnement l'immotivation par exem-
ple en injectant systématiquement de la motivation dans les
moins motivés de tous les noms, les noms dits « propres »
NiNietzsche, Freud Astaire, Artrou, La Belle de Sadix, Artaud
l'Esquimômo, Henri Michetoque, etc. C'était ensuite parler
(dit-il) en « populo-lacanien », c'est-à-dire allier de façon
« carnavalesque» le bas (la vulgarité délibérée des calembours
populaires) et le haut (la sophistication, supposée chargée de
profondes significations, des jeux de mots dont Lacan aimait
émailler la haute tenue intellectuelle de ses propos). En cela,
les calembours et leurs diverses variantes (mots-valises, paro-
nomases drôles, pataquès.) entraient logiquement dans la
logique carnavalesque qui domine l'œuvre tout entière de
Verheggen et dont j'ai montré ailleurs24 le fonctionnement
critique.
Au titre du poétique
L'Homme poetic
Complément du nom
30. Dans Roméo & Juliette (op. cit.) et, dans L'art poetic', la
section La Dame du Lac, où les fragments de partition viennent
renforcer l'effet du « spectacle typographique ».
musicalité ironique et légère, un peu rêveuse, un peu cassée, un
peu répétitive, alanguie et parfois discordante. On peut penser
au jazz savant, syncopé et lacunaire d'un Anthony Braxton.
Mais la référence qui s'impose sans doute est plutôt celle des
Gymnopédies de Satie (l'éléatisme de son humour rapproche
d'ailleurs souvent Cadiot de ce musicien). La poésie de Cadiot
a ce côté basique, citationnel et humoristique qu'a souvent
aussi la musique de Satie (dès les titres de ses morceaux, « en
forme de poireou autres). Evitant la stase du sens dans le
« bloc gris(Céline) du continuum prosaïque, secouant le
langage poétique entre ce qu'en voit typographiquement l'œil
et les rythmes qui y alertent l'oreille 3', elle danse légèrement
et comme un peu distraite dans un paysage récusé (le poétique
symphonique et expressionniste). C'est un formalisme, oui.
Mais un formalisme qui fait naître la beauté d'un allègement,
d'une décomplexion, d'un dénouage des nœuds hystérisés qui
crispent souvent le poète sur la rage de porter la croix suppli-
ciante de l'arbitraire du signe.
L'Histoire reprend
TRANCHES DE VIE
LE RÉEL ET SA PHRASE
Le Fouet de la langue
Corps du réel
DE LA DIFFICULTÉ DU STYLE
Drôle de catastrophe
Le Compromis romanesque
Mais bien sûr ces livres (où le rire façon Rabelais inter-
vient fort peu) donnent des gages nombreux au réalisme tradi-
tionnel, au réalisme « balzacien », voire au réalisme « brech-
tien ». Ils ont un côté roman populiste, un aspect parfois un
peu. Vive la sociale! (la vie à l'usine, les banlieues au « décor
ciment »). On dirait parfois du Louis Guilloux (le Guilloux de
Compagnons et de La Maison du peuple) revisité par la distance
froide du nouveau roman. Le mime syntaxique du parler
populaire ramène le souvenir de Céline. Mais c'est du Céline
un peu nouvelle cuisine (allégé, plus clean). Il y a dans cette
littérature une sorte d'effort exigeant, habile, tendu (mais à
mon sens un peu désespéré) pour trouver un compromis entre
l'excès de la phrase réaliste que j'appelle « catastrophiqueet
l'effort réaliste traditionnel (« balzacien ~) pour rendre compte
d'un réel présentable, romanesquement viable. Cela donne,
certes, de « beauxlivres, sans commune mesure avec le
tout-venant qui déferle sur les rayons. Et c'est sans doute le
mieux que puisse faire aujourd'hui un romancier au fait de ce
qu'a opéré la « modernité », un romancier soucieux de faire de
la littérature autrement que pour simplement augmenter la
masse imprimée, un romancier dominé aussi par l'exigence du
« lisible » et le désir de dire en clair quelque chose du dehors
social.
Cratylisme de la prose
La belle ouvrage
C'est pour cette raison sans doute que l'on tient généra-
lement en si haute estime aujourd'hui LAge d'homme de Michel
Leiris. Voici en effet un livre voué au « maximum de pureté »,
un livre dominé par l'exigence d'une conscience (morale) et
voué à la passion confessionnelle, un livre qui prétend « sentir
son coeur(comme disait Rousseau), un livre qui s'attache à
« expliquer son inexplicable coeur(c'était aussi le vœu de
Chateaubriand). Dans ce livre le langage est pensé comme un
instrument neutralisé (débarrassé du « souci d'art »). L'auteur
est tout entier tourné vers le compte rendu véridique d'une
expérience « réelle »; Il traque, au fil des anecdotes, des récits
de rêves, des souvenirs d'enfance, le sens de cette expérience,
la vérité de ce « réel ». Sa loi, c'est la « sincérité », « l'authenti-
cité ». Ce qu'il récuse, c'est l'écriture comme « artifice ». Ce
qu'il tend a évacuer, c'est l'imaginaire comme production de
fausseté. Il y aurait donc un rapport frontal posée face au réel
(au monde, à l'expérience biographique) et radicalement in-
trumentalisée, la langue ferait surgir la vérité de ce réel dans un
récit « objectifqui le montrerait tel qu'en lui-même. Le risque
d'écrire serait alors un risque moral l'aveu sans fard de la
vérité biographique mettrait le sujet à nu devant le jugement
moral et l'écrivain s'offrirait ainsi à la menaçante corne de
taureau du Surmoi social.
Bien sûr, on peut douter de l'efficacité d'un tel projet. On
ne peut douter par contre qu'il y ait quelque chose de paradoxa-
lement rassurant dans cette façon de soumettre l'écriture à une
exigence confessionnelle (c'est-à-dire en dernière instance à la
conscience morale) et de ramener la langue à une fonction
d'instrument neutre. On peut comprendre que ce refus de la
« littérature et cette dévotion à la stabilité dicible, à l'expé-
rience figurable, intéresse notre temps un peu inquiet de ce que
peut la littérature. Mais on peut craindre qu'il soit là beaucoup
question de la réalité et fort peu du réel. On peut craindre que
le réel visé soit ici plus que jamais l'otage d'une réalité intou-
chée puisque la langue explicitement se donne comme intou-
chable et que celui qui la parle ne s'inquiète guère de ce
qu'aussi, voire d'abord, elle le parle. On peut craindre que
l'effort confessionnel, la frontalité d'une langue « probe », la
volonté morale de « tout diresans guère interroger l'énigme
qu'est la notion même de dire, la chronique du quotidien fixé
dans un passé « simple(un passé « défini ~), l'enfilade des
petits faits têtus dans l'ordre du narratif, la description des
menus événements et des pensées profondes qui les ornent ici
et là on peut craindre que toute cette positivité ne soit de
l'ordre de la tranche de vie qu'au prix, justement, de ce qu'elle
tranche dans l'innommable chaos de l'expérience. Et on peut
se demander si la « vérité » ne serait pas plutôt dans le tressage
informe de ce qui, du texte, aura été retranché par la visée
frontale et la réduction de la langue à sa fonction instrumen-
tale soit le reste inommable qui vient perturber la langue par
le biais de l'écriture, le rythme obscur qui en fait une « fiction»
(qui lui fait des enfants dans le dos) et que j'appelle justement
« réel ».
En caricaturant un peu, on pourrait dire que ce genre
d'autobiographie c'est précisément du roman. D'ailleurs, mal
gré qu'en ait l'auteur, l'effet d'art est partout présent. Il est dans
les afféteries de style le « litigieux manège ?pour désigner la
masturbation, « le don le plus intimepour le sperme, « la
chaude gaine de chairpour le vagin, etc. Il est dans la litanies
des avanies qui scandent le récit au point parfois de subvertir
l'ordre narratif. Il est dans l'écoute de quelques mots clefs,
comme Walpurgis, où l'auteur de Glossaire,j'y serre mes gloses
entend évidemment orgie. Il est surtout dans cette mise à
distance calculée qu'autorise la référence perpétuelle à des
tableaux (ceux de Cranach), des photos, des gravures, des
illustrations de livres qui viennent s'interposer entre le réel et
son rendu verbal comme tiers terme structurant de la fiction. Il
est dans la conscience que l'auteur a d'être tout autant en train
de raconter son histoire que d'« écarter la sale histoire qui nous
menace en exécutant cette sale histoire en petit et exprès ». I!
est dans le surgissement ponctuel de l'impossible « A mesure
que j'écris, le plan que je m'étais tracé m'échappe et l'on dirait
que plus je regarde en moi-même, plus tout ce que je vois
deviens confus.»
Quoi qu'en dise Leiris dans sa préface, l'effet de vérité
recherché n'est pas dans le réalisme des faits rapportés (« le
mauvais côté du roman la vérité disait Chateaubriand). Il
n'est pas non plus dans le caractère « compromettantde
l'aveu là, le côté pétard mouillé des révélations est carrément
désastreux (l'auteur s'adonne au « plaisir solitaire », va au
bordel, se gratte en privé « la région anale », a le sexe en-
flammé, etc. torride on voit déjà fumer les naseaux du
taureau et s'ériger sa menaçante corne !). L'effet de vérité n'est
pas dans l'aveu de la faute morale, dans la honte et dans sa
rédemption par la confession écrite. Il est plutôt dans les
éclairs où surgit la conscience de l'échec du récit autobiogra-
phique. Il est dans les traces de cette pudeur qui saisit dès
qu'on s'avise de raconter sa vie et qui est la pudeur spécifique
de ce qui impulse l'effort de littérature. Ce n'est pas une pudeur
d'ordre moral. Elle ne rougit pas de l'impudique, de l'immoral,
de l'obscène, du scandaleux (elle peut au contraire en nourrir
justement le défi qu'elle jette à ses propres limites). C'est une
honte qui transit devant le plat, l'atone, le dérisoirement stable,
l'insignifiant des significations alignées en récit, l'inertie sou-
mise des découpes d'où tombent, rodomontades minables, les
« tranches de vie ». Elle rougit de voir s'apaiser, dans le sens
clarifié et la perfection du passé défini, l'imparfait radical du
réel, son présent discontinu, son bouillonnement merdique,
son magma d'angoisses, de désirs, de fantasmagories, de trem-
blements, de souffrances et d'extases. C'est une pudeur venue
du réel et qui force à récuser la réalité, à lui retirer cette fausse
simplicité qui nourrit les récits.
Toute autobiographie (toute vie racontée) est traumati-
que Mais on ne doit pas y voir qu'un dolorisme apitoyé sur
soi-même (quoique la plupart des romanciers autobiographes
y sacrifient à fond !) Ce n'est pas que toute vie soit traumati-
que (encore que.) mais c'est que le récit, en tous cas, l'est
dans le récit, le réel est toujours en souffrance et détailler ses
souffrances, c'est invoquer ce manque, cette souffrance globale
du réel dans la langue. Comme le dit le poète Dominique
Fourcade, « il faut aller chercher la soufirance. Non pas aller
chercher le poème, mais aller chercher notre souffrance, qui ne
fait qu'un avec la souffrance centrale de la langue ».
Deuil de l'humour
Anamorphoses de la phrase
Tentatives d'hybridation
Effort d'élucidation
Politique de la phrase
C'est pour cette raison qu'il n'y a à mon sens pas d'œuvre
plus vivante, plus enthousiasmante, plus distante des mondani-
tés de notre présent et en même temps plus éclairante quant au
sens de ce présent sans perspectives. Les références constantes
que j'y ai faites tout au long de cet essai disent assez cette
prédilection et ses motifs divers. Comme j'en ai parlé déjà
abondamment ailleurs je n'y reviendrai ici que pour quelques
remarques rapides.
Il y a dans cette œuvre un sens aigu du tragique moderne
et de son traitement (inéluctable?) par le comique. C'est du
Racine converti par Jarry et Beckett en métaphysique farces-
que. Le savoir du vide du « ciely est radical, surtout dans les
derniers livres (les premiers, L;4telier volant et La Fuite de
bouche, conservaient un lien avec l'utopie politique d'un monde
social à changer). Mais ce savoir se convertit chez Novarina en
une sorte de tu-et-à-toi bistrotier avec le Dieu caché des
jansénistes (par exemple dans le Monologue dadramelech et
dans Le Discours aux animaux). Le refus du « monde » (la
conscience que la vie est un drame) y est tout aussi radical
(refus du corps, rêve de sortie de la « viande », volonté fantas-
magorico-mystique de quitter ce que Jarry appelait la « physi-
que »). C'est de cela que traitent parodiquement les laisses
confessionnelles du Discours aux animaux.
Face à cette vacuité, Novarina propose carrément la
re-création radicale d'un monde comiquement mimé pastiche
de la Bible (Genèse, Généalogies), paraphrase de Job, Imita-
tion de Notre Seigneur. Le Monde est pensé comme un Livre
et le Livre comme un Monde (l'une des originalités de Nova-
rina consiste souvent à faire langue « moderneà partir d'une
paraphrase des textes bibliques et d'une réflexion sur la « pa-
rolequi doit plus aux grands mystiques d'autrefois qu'à la
pensée contemporaine). La langue est lancée contre les Idoles
mercantiles et spectaculaires du « monde », libérée de la som-
mation d'avoir à dire le donné des choses, soustraite à l'injonc-
tion de nomination, renvoyée à une sorte d'origination de la
Parole, en deçà ou au-delà de l'exigence de communication.
Elle s'adresse à l'inhumain, c'est-à-dire à ce Dieu (absent) qui
« aurait mieux fait de ne rien faire plutôt que de peupler le
Histoire de la merde
Rabelais contemporain
Rimbaud scato
Beauté à chier
Rimbaud défait
12. « Opinion d'Ubu sur les momies il paraît que ça court très
vite, c'est difficile à capturer» (in Ubu cocu).
13. Voir, sur cette question (et sur bien d'autres), le livre
passionnant d'Henri Béhar, Les Cultures de Jarry, PUF, 1988.
14. Voir ce que Bakhtine écrit à ce propos « logique des choses
à l'envers, du contraire, des permutations constantes du haut et du
bas ("la roue"), de la face et du derrière, par les formes les plus
diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations,
couronnements et détrônements bouffons ».
écrit les textes que rassemble l'Ontogénie. Les héros sont les
pions (Sicca, Célestin), les profs (Monsieur l'Estime), les
élèves (Pasfort, Roupias) et les pantins des chants potaches
(Barbapoux, Bidasse). Les formes sont celles, parodiées, de la
culture littéraire classique. L'alexandrin, largement chevillé, y
rutile de pompiérisme. Les fonctions « basses» (chier et « po-
tager» c'est-à-dire manger 1S) sont exclusivement à l'hon-
neur. Les formes se coulent toutes dans le pot-pourri d'un
modèle mirlitonesque trivial. L'héroïsme est l'héroïsme du
sordide, de l'obscène, du sale. L'érotisme vise au plus bas (à
l'anal). La « merde », comme emblème de l'innommable,
envahit tout. Les accessoires glorieux du théâtre classique
deviennent la « pompe à merde », les « bouquins barbouillés de
fuchsine » ou « l'urne indescriptible ». « Dieu n'est encore
qu'un potache» et la jouissance (le principe de plaisir) naît de
ce renversement grotesque des valeurs consacrées « Ego sum
Petrus les gosses ont pété. »
Ces jeux indiquent bien sûr d'abord la fascination pour
l'étrangeté de la langue « littéraire» et l'altérité stylisée des
formes rhétoriques. Il y a dans le geste d'appropriation que
manifestent les textes de l'Ontogénie l'indice d'une intense
jubilation à faire fonctionner cette langue « artificielle », cette
langue « autre », cette langue de culture. Le renversement
parodique vient symétriquement dénier la fascination, récuser
cette langue (celle qu'enseigne le lycée) qui ne fait rien réson-
ner que d'étranger à l'expérience réelle (la crise intellectuelle
et sexuelle de l'adolescence). D'où la diffamation à la fois
joyeuse et inquiète de cette culture, la défiguration de ses
figures, la dévotion systématique de ses thèmes et de ses formes
à l'ordure. Mais le couple fascination/répulsion est indissocia-
ble. L'irritant pivot autour duquel il tourne, c'est la sensation
de l'étrangéité de l'expérience réelle à la donne esthétique et
17. « Ecoutez-moi, teacher. Les gens ils m'avaient dit/ Que vos
lessons étaient pour savoir ce qu'on fit/Je venais, teacher, for lé
littérature/Mon grande quality, mon tête il n'est pas dure » (Sicca
professeur).
fameux passage des Faux-Monnayeurs où Gide évoque Alfred
Jarry vers la fin de sa vie, au moment où le personnage d'Ubu l'a
investi au point qu'il s'y identifie dans sa mise et son élocution.
Ce que Gide note surtout, c'est la voix théâtralement scandée et
artificiellement découpée qu'affectait Jarry « Voix sans tim-
bre, sans chaleur, sans intonation », qui détache les syllabes et
hache la langue comme une matière sonore à évacuer pénible-
ment. Cette voix dépersonnalisée, objectivée, vidée d'expression
et de psychologie, cette voix venue de la « merde », de la matière
sans nom qui leste les corps et salope le flux désincarné des lan-
gues, c'est aussi la « voix spéciale» requise pour les marionnettes
ou pour les acteurs « en bois» d'Ubu. C'est « l'impassible» voix
sortie du masque qui démasque ce que la langue commune nous
masque du réel. C'est « l'expression substantielle », « le bourdon
farouche» l9 d'Alfred Jarry acteur de son propre texte, la parole
expulsée dans le monde à coup de « contractions et d'extensions
faciales des muscles » « Il va sans dire qu'il faut que l'acteur ait
une voix spéciale, qui est la voix du rôle, comme si la cavité de la
bouche du masque ne pouvait émettre que ce que dirait le masque,
si les muscles de ses lèvres étaient souples. Et il vaut mieux qu'ils
ne soient pas souples, et que le débit dans toute la pièce soit
monotone. »
20. Léautaud rapporte dans son Journal « Dans son lit d'hôpi-
tal, (Jarry) ne disait plus que ces mots Je cherche, je cherche, je
cherche, sans s'arrêter, soixante fois, cent fois de suite. La mort
approchant, ce n'était plus devenu qu'un son j'ch, j'ch, j'ch, j'ch, le
son du jet du ch'.» Plusieurs années avant, dans un poème où, selon
André Breton, Nadja voyait passer l'image de la mort, il glissait le
râle celtique d'un mystérieux Chavann (le hibou, en breton)
« L'ombre des spectres d'os, que la lune apporte,/Chasse de leur
acier la martre et l'hermine./Contre le chêne à forme humaine, elle
a ri,/en mangeant le bruit des hannetons, C'havann. »
dans le gosier aphone de la langue maternelle. Jarry la pense
comme une sorte d'être-en-plus, une expansion minéralisée de
l'être parlant, une machinerie machinale exorbitée du corps
charnel (le corps inconscient né d'une mère et ancré dans la
« physique »). Ecrivant (écrivant sa vie), il ne s'agit pas d'ex-
primer, de jouer un « rôle », mais de créer « un nouvel être» 2I.
Cet « être» est une sorte d'exosquelette, un masque rigide qui
défigure la langue et démasque la fiction qui prétend nous dire
la vérité de l'être dans le cours naturel de la parole « souple ».
C'est un cycle rigide, une machine « surmâlique» qui tourne
comiquement dans la chambre de l'univers domestiqué 22. Celui
qui chevauche cette machine en pédalant dans la passion
d'écrire, chevauche aussi la croix golgothesque du corps,
comme dans le fameux texte La Passion considérée comme une
course de côte. Comme dans le cas de Rimbaud, l'effort de Jarry
consiste à se dégager de cette idylle enveloppante et déréali-
sante avec la langue maternelle. Le style est pour lui une course
cruelle pour sortir du ventre maternel de la langue où on
n'habite pas mais où on tourne, abruti et haineux, étranger à
jamais « Nulle part est partout, et le pays où l'on se trouve,
d'abord. C'est pour cette raison qu'Ubu parle français.»
Celui qui R
1 OUBLI DU MODERNE 9
Blanche-Neige 11
Grincheux 12
Simplet 14
Atchoum 16
Joyeux 18
Prof 19
Timide 24
Dormeur (au réveil) 26
II SURPRISE DU MAL 31
L'EXEMPLE RUSHDIE 33
Carnaval du moderne
Ecrit au Mal 35
Nommer le Mal 37
Encore un effort! 39
POST-SCRIPTUM CARPENTRAS 41
Rage du /-ce/
Toutdire 43
Défiaulangage 79
Congé au tragique 81
Avenir de l'homme 84
L'Homme en réparation 86
Fumier de la langue 90
Temple du goût 91
Fonctions de la censure 92
Dans la boue de la langue 94
Eloignement de la plèbe 96
Z//n-<t/KMf. 115
L'EXPÉRIMENTATION, LA DÉCISION 120
Puberté de l'écriture 120
Trou noir. 121
Le Maître pervers 123
LAmour < 125
Le Mur 126
La Mère. 128
Commencer 130
Décider 132
QUESTION-DE-LA-POÉSIE 205
Crise de la poésie ? 205
Vive la crise! 206
Trou de la poésie 208
Poésie groggy. 210
Beauté, mon beau soucy 213
Simplifier la poésie 215
Reproduit et achevé
d'imprimerenFr.mce
pur KV[)))-;NCE au t'tessis T revise
en octobre 2000
~"d'imprimeur: ]277