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apprendre...

oui,
mais comment

Philippe Meirieu

Le
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Apprendre.
Oui, mais comment
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

L'ANALYSE SYSTÉMIQUE DE L'ÉDUCATION


Jerry Pocztar
L'ANIMATION PÉDAGOGIQUE AUJOURD'HUI
Raymond Toraille
LE CHOUCHOU ou L'ÉLÈVE PRÉFÉRÉ
Philippe Jubin
LA DÉFINITION DES OBJECTIFS PÉDAGOGIQUES
Bases, composantes et références de ces techniques
Jerry Pocztar

DES BONS ET DES MAUVAIS ÉLÈVES


Pierre Mannoni

DESSIN ET DESSEIN
Pédagogie et contenu des arts plastiques
Joëlle Gonthier
L'ÉCHEC SCOLAIRE N'EST PAS UNE FATALITÉ
CRESAS ;
(Centre de Recherche de l'Éducation Spécialisée et de l’Adaptation Scolaire)
L'ÉLÈVE TÊTE À CLAQUES
Philippe Jubin

L'ENSEIGNANT EST UNE PERSONNE


Sous la direction de Ada Abraham

GUIDE PRATIQUE D'ORTHOGRAPHE


Jean Vial

HISTOIRE ET ACTUALITÉ DES MÉTHODES PÉDAGOGIQUES


Jean Vial

NAISSANCE D'UNE PÉDAGOGIE INTERACTIVE


CRESAS
(Centre de Recherche de l'Éducation Spécialisée et de l’Adaptation Scolaire)
Coordination :M. Hardy, F. Platone et M. Stamback
ON N'APPREND PAS TOUT SEUL
Interactions sociales et construction des savoirs
CRESAS
(Centre de Recherche de l'Éducation Spécialisée et de l’Adaptation Scolaire)
L'ORIENTATION SCOLAIRE EN QUESTIONS
GFEN (Groupe Français d'Education Nouvelle)
LA VIOLENCE DANS LA CLASSE
Eric Debarbieux

VIVONS L'ÉCOLE AU TREMEN T PAR LA SOPHROLOGIE


Ghylaine Manet

LES VOCATIONS ET L'ÉCOLE


Jean Vial.

Catalogue complet sur demande


Collection Pedagogies

Philippe Meirieu

Apprendre.
oui, mais comment
Préface de Guy Avanzini

8° édition

ESF éditeur
17, rue Viète - 75017 PARIS
Dans la même collection

LE CHOIX D'ÉDUQUER
Ethique et pédagogie
Philippe Meirieu
CONTRUIRE LA FORMATION
CEPEC, sous la direction de Pierre Gillet

DÉVELOPPER LA CAPACITÉ D'APPRENDRE


Jean Berbaum

DIDACTIQUE DU FRANÇAIS
De la planification à ses organisateurs cognitifs
François-Victor Tochon
L'ÉCOLE MODE D'EMPLOI
Des « méthodes actives » à la pédagogie différenciée
Philippe Meirieu

L'ÉDUCATION, SES IMAGES ET SON PROPOS


Daniel Hameline

ENSEIGNER, SCÉNARIO POUR UN MÉTIER NOUVEAU


Philippe Meirieu
L'ÉVALUATION EN QUESTIONS
Charles Delorme et le CEPEC

L'ÉVALUATION, RÈGLES DU JEU


Des intentions aux outils
Charles Hadji

INNOVER POUR RÉUSSIR


Sous la direction de Charles Hadji

LES MATHÉMATIQUES AU LYCÉE


Clés pour une réussite
Sylviane Gasquet

LES OBJECTIFS PÉDAGOGIQUES


En formation initiale et en formation continue
Daniel Hameline
QUESTIONS DE SAVOIR
Introduction à une méthode de construction autonome des savoirs
Gabrielle Di Lorenzo

© ESF éditeur, Paris


1" édition, juin 1987 - 2° édition, février 1988 - 3° édition, septembre 1988 -
4° édition, juillet 1989 - 5° édition, février 1990 - 6° édition, novembre 1990 -
7° édition, février 1991 - 8° édition, octobre 1991
ISBN 2-7101-0877-1

La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part,
que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées
à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but
d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite
sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinée 1°“
de l’article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Pédagogies
Collection dirigée par Philippe Meirieu

La collection PÉDAGOGIES propose aux enseignants, formateurs,


animateurs, éducateurs et parents, des œuvres de référence associant
étroitement la réflexion théorique et le souci de l’instrumentation pratique.
Hommes de recherche et hommes de terrain, les auteurs de ces livres
ont, en effet, la conviction que toute technique pédagogique ou didactique
doit être référée à un projet d'éducation. Pour eux l'efficacité dans les
apprentissages et l’accession aux savoirs sont profondément liées à l’ensem-
ble de la démarche éducative, et toute éducation passe par l’appropriation
d'objets culturels pour laquelle il convient d’inventer sans cesse de nouvelles
médiations.
Les ouvrages de cette collection, outils d’intelligibilité de la « chose
éducative », donnent aux acteurs de l’éducation les moyens de comprendre
les situations auxquelles ils se trouvent confrontés, et d’agir sur elles dans
la claire conscience des enjeux. Ils contribuent ainsi à introduire davantage
de cohérence dans un domaine où coexistent trop souvent la générosité
dans les intentions et l'improvisation dans les pratiques. Ils associent enfin
la force de l’argumentation et le plaisir de la lecture.
Car c’est sans doute par l’alliance, sans cesse à renouveler, de l'outil
et du sens que l’entreprise éducative devient vraiment créatrice d'humanité.
DU MÊME AUTEUR

Le choix d’éduquer - Éthique et pédagogie, ESF éditeur, Paris, 1991.

Les devoirs à la maison, Syros, l’École des parents, Paris, 1987, traduit en
espagnol.

Différencier la- pédagogie : des objectifs à l’aide individualisée, (sous la


direction de) Cahiers pédagogiques!, Paris, 3° éd., 1990.

Différencier la pédagogie, pourquoi ? comment ? (sous la direction de)


C.R.D.P. de Lyon’, 1986.
Différencier la pédagogie en français et mathématiques au collège, (sous la
direction de) C.R.D.P. de Lyon’, 1987.
L’école, mode d’emploi - des « méthodes actives » à la pédagogie différenciée,
ESF, Paris, 6° édition, 1991, traduit en italien.

Enseigner, scenario pour un métier nouveau, ESF éditeur, Paris, 3° édition,


augmentée d’un guide pour la pratique du conseil méthodologique, 1990.

Itinéraire des pedagogies de groupe - Apprendre en groupe ? 1. Chronique


sociale’, Lyon, 3° éd., 1989, traduit en italien.
Outils pour apprendre en groupe - Apprendre en groupe ? 2. Chronique
sociale”, Lyon, 3° éd., 1989, traduit en italien.

En préparation :

Recueil d’outils pour la pratique du conseil méthodologique.

1. 5, impasse Bon-Secours, 75011 Paris.


2. 47, rue Philippe-de-Lasalle, 69004 Lyon.
3. 7, rue du Plat, 69288 Lyon Cedex 02.
A la mémoire d'Olivier,
fidèlement.
Table des matières

Préface: Guy Ayanrini 2.5... 2. LS 11


Prologue : Où l’École, malgré bien des difficultés, apparaît dans
sa fonction spécifique, et l’enseignant, malgré bien des hésitations,
avec Unie IU6NUIÉ DIDISSSIONNELE 7... 26 eee etes 15

PREMIÈRE PARTIE : PENSER L'APPRENTISSAGE

Ouverture : Où le héros disparaît avant même d’entrer en scène . 25

Chapitre 1 : Peut-on apprendre ? ........................ 30


Où l’on voit comment la pratique permet de sortir des contradic-
tions où la théorie nous enferme
1. Où l’on entre de plain-pied, par un exercice curieux mais
significatif, dans le dilemme pédagogique ......:..... 30
2. Où l’on voit qu’il n’est pas facile de choisir entre les deux
termes d'unc'ANernAVeNs CPE RERERNRRERRe. 35
3. Où l’on tente de montrer que, s’il est vain d’espérer une
synthèse théorique, le concret des pratiques nous invite à
assumer la tension et à la vivre dans l’histoire ......... 40
4. Où l’on conclut, comme Archimède, qu'avec un point
d'appui, on peut faire bien des Choses. 0000 42
Outin® 1 Degrossissale LUS
Ne ee 45

Chapitre 2 : Qu’est-ce qu’apprendre ? ..................... 47


Où l’on voit à quel point le métier d’enseigner requiert un effort
permanent d’élucidation et de rectification de nos représentations
de apprentissage.
1. Où l’on discerne; dans une situation aussi banale que
révélatrice, les représentations dominantes de l’apprentis-
SAP M RER TIR Se Rd NT 47
2. Où l’on s’interroge sur l’origine et la fonction des repré-
sentations dominantes de l’apprentissage ee % at ee rd'e ve. dlie ce S1
3. Où l’on tente de montrer que les connaissances ne sont
pas-des choses et que la mémoire n’est pas un système
archives 18e ruvoatis
me us elenato HONTE SA. 54
4. Où l’on cherche à établir que l’on ne va pas simplement
de l'ignorance au savoir, sans obstacle ni conflit ....... 58
5. Où l’on souligne l’aspect déroutant, parfois irritant,
presque toujours irréductible à la logique cumulative, de
FADOÉENUSSASONT. RETICE. BHO, DU, 000.70 1 A0, 62
Qualn®2: Mise en iotme ÆARR nu nee 67
CAIN AT Renerare mn nes PR RO PU ee 69

Final de la première partie


Où l’on découvre que ce qui est fondateur dans le métier d’appren-
ES PSE DOTE TDIU. | rare A!

DEUXIÈME PARTIE : GÉRER L'APPRENTISSAGE

Ouverture : Où l’on tente de délimiter un espace où puisse s’exer-


éérl'activitétpédagogique. Ge... n'en. 108 rer dsl 79

Chapitre I : La relation pédagogique ..................... 85


Où l’on voit comment le désir vit de l’énigme, l’énigme de la rela-
tion et la relation de la médiation.
1. Où l’on s’affronte à une réalité encombrante et, à bien des
PU ATUS SOANAAICUSÉ, 2 enubol he ermiibuse si (fee 85
2. Où l’on examine les différentes articulations du désir et de
LADOIONUIESALE RS nn anse er mere quid riife)e 87
3. Où l’on montre que la tâche du maître est de faire émerger
le désir d’apprendre, c’est-à-dire, sans doute, de « créer
PÉRISMENNE AS UN PORN ON PERS PORN ER 91
4. Où l’on suggère que l’énigme ne vit que dans une relation
où le maître s’astreint à « faire varier la distance » ...... 93
5. Où l’on tente d’identifier les points fixes qui permettent de
médiatiserilarelation 1:22. 90% 4 24e ee ant de 95

Outil n° 4 :Miseenrelation ....:...................... 102

Chapitre 2 : Le chemin didactique ........................ 104


Où l’on voit que la définition des objectifs ne suffit pas à l’élabo-
ration d’une démarche didactique mais que celle-ci requiert l’éluci-
dation de l’activité mentale à solliciter et la mise en place de situa-
tions-problèmes.
1. Où l’on établit la nécessité de définir et classer ses objec-
RL me Lo Die eee do « caries
2. Où l’on montre que ce qui génère un dispositif didactique
n’est pas la définition d’un objectif mais l’hypothèse sur
une opération mentale qu’il faut effectuer pour l’atteindre. 107
3. Où l’on propose une typologie simple des opérations men-
tales sollicitées dans les apprentissages ainsi que des
dispositifs correspondants ....................... 110
4. Où l’on recentre la réflexion sur un principe essentiel .... 117
5. Où l’on propose un schéma général pour l'élaboration
didactique -# ARE ER PR EL 2 119
Outil n? S': Opérationnalisation. 24 0.77:
c-cees 123:°
Ouulne 6: PlANEAON ee neue nimes nn 125

Chapitre 3 : Les stratégies d’apprentissage ................. 126


Où l’on s'interroge sur la manière singulière avec laquelle chaque
apprenant s’approprie les savoirs.
1. Où l’on approche par un bref exercice, les notions de
compétencescapacitéstratégié = MILAAT AMEN... | 126
2, Où l’on tire les premières leçons de l’expérience ........ 129
3. Où l’on tente de mettre en place un « modèle individualisé
de apprentissages, 24. ulee scn NDS BOSS DA AE 133
Où l’on tire trois conséquences de ce modèle pour la prati-
que enseignante. : à:CMDNO NON MOMENTLUN 134
. Où l’on précise les contours de la notion de «stratégie
d'apprentissage n VRPMASS DÉCHTES ee ADN ARS SNA ee 134
Où l’on s'interroge sur la manière dont un sujet élabore
ses Stratégies C'ADDICULISSANC PES ONE RP. 136
Où l’on s’efforce de déterminer les règles du bon usage
didactique de la notion de « stratégie d'apprentissage » ... 138
Où l’on donne enfin quelques indications concrètes pour
la pratiquerdeta Chasse PR 140-
OutlnP TE EXDICTAUQN EN PP à Pie 149
Outin$ : Répulationn® V7 98 SOSIPS ANR PARA DEC 151

Final de la deuxième partie ............................ 153


Où l’on rassure le lecteur, légitimement inquiet par l’étendue de
nos propositions, en l’invitant à choisir son entrée et à réguler son
action en maintenant l’écologie de la classe.

Épilogie : 0e. . 0e Fr CAO. de. fe HENRI 159


Où l’on côtoie l’utopie et frôle la provocation avant d’hésiter,
comme souvent, sur le pas de la porte, à prendre congé.

Annexes
1. Guide Hansnaiss s, 00 56 + 6/60 610 le ee eu de se ve e = 7 se eee 164
2, Glossaire, EN ONE lle COTÉASIN
ES ESS 180
10
Préface

Pour DURKHEIM, «la pédagogie n’a trop souvent été qu’une forme
de littérature utopique »!. S'il avait assez vécu pour connaître Philippe
MERIEU et en lire les ouvrages, sans doute aurait-il dû remanier, et
aurait-il remanié, ce jugement : il aurait en effet, alors, rencontré une
pensée qui, sans rien concéder des exigences de rigueur que requiert la
cohérence de l’argumentation, ni rien ignorer des référentiels doctrinaux
susceptibles de l’informer, ne cesse néanmoins de s’exercer sur les problè-
mes les plus quotidiens de la pratique scolaire et n’approfondit sa
réflexion que pour mieux éclairer et aider à mieux gérer la conduite de la
classe. On est ici aussi loin d’une élaboration chimérique, fascinée par la
seule logique de ses constructions, que d’un empirisme platement inca-
pable de dépasser l’énoncé et la recommandation de quelques procédés
apparemment efficaces. On est, en revanche, installé, de manière explicite
et délibérée, dans le registre de l’invention des procédures. La didactique
— entendue comme ensemble de procédures d’enseignement et de tra-
vail — n’est en effet déductible ni des finalités ni des contenus qu’elle vise
à transmettre, ni de l’état psychosocial de l’écolier ou de la représentation
que l’on s’en donne : elle est toujours, et nécessairement, une invention,
risquée et aléatoire, qui s’effectue dans la fidélité aux finalités qui l’impul-
sent, comme en lien étroit avec les contenus à faire assimiler et en fonc-
tion de celui pour l'instruction de qui elle est tentée. Or, c’est bien ce
statut complexe de la didactique, où l’homogénéité entre les composantes
ne peut être que souple bien que leur continuité soit indispensable, que
met remarquablement en évidence ce nouvel ouvrage de Philippe
MERIEU.
Dans sa thèse, justement remarquée, de doctorat d’État, Apprendre
en groupe ?, il avait notamment montré à quelles conditions, au sein
d’une «école plurielle », le groupe peut prévenir ses propres dérives et
favoriser le travail nt loto Peu après, dans l’École, mode d'emploi, il
présentait et analysait les voies dont la poursuite sérieuse de cet objectif
appelle l'exploration. Ce troisième livre est le prolongement dynamique

1. E. DURKHEIM, Éducation et sociologie.

11
des deux précédents. Avec le même double souci de susciter la réflexion
et d’être pratique, de faire réfléchir en traitant de la pratique et d’être
vraiment pratique en faisant réfléchir, il propose une analyse systéma-
t,
la stimu-
tique et approfondie de l’acte d’apprentissage. L'aménagemen
lation et l’organisation de celui-ci sont bien, en effet, et l'auteur le
rappelle fermement|la fonction spécifique et la responsabilité propre de
l’École ; la contribution de celle-ci à l’éducation est de le faire réussir, et
non de s’excuser d’y échouer en recourant à des bavardages anti-intellec-
tualistes ou démagogiques sur l’éducation. Mais, évidemment, ce recen-
trage n’a pas, chez lui, le caractère étriqué et simpliste qu’il revêt dans un
certain discours pseudo-pédagogique des années 1984. C’est la nature
même d’un apprentissage bien compris et correctement conduit qui
convainc de rejeter à la fois le scientisme « applicationnaliste » et l’ama-
teurisme esthète, et de mobiliser les diverses ressources de la philosophie
et des sciences de l’éducation.
Or leur consultation confirme( qu'«un apprentissage s'effectue
quand un individu prend de l’information dans son environnement en
fonction d’un projet personnel ». Et c’est pourquoi «l’action didactique
consiste à organiser l'interaction entre un ensemble de documents ou
d’objets et une tâche à accomplir ». Comment, donc, faire que le projet,
quand il est porté par l’élève, trouve de quoi se nourrir et, surtout,
qu’assez de projets soient élaborés par lui pour justifier de lui proposer
une information qui en autorise l’essor et en favorise l'aboutissement, de
sorte qu’une démarche proprement éducative se déroule ? Tout le pro-
blème est là. « Il y aura, en effet, situation d’apprentissage effective quand
le sujet fera jouer les deux éléments l’un sur l’autre, de manière active et
finalisée. On voit bien, alors, que le travail de l’enseignant ou du forma-
teur est de préparer cette interaction de telle manière qu’elle soit acces-
‘ sible et génératrice de sens pour le sujet ». Là est leur tâche propre ; en
outre, il est indispensable, pour la remplir, de l’ajuster à chacun, selon
des modalités appropriées à son propre mode d’appréhension et de
compréhension. /Mais cela implique nécessairement — et il importe d’y
insister — quele professeur soit profondément convaincu de la perméabi-
lité de l’élève à l’action qu’il exerce sur lui. À cet égard, qui lit cet
ouvrage remarquera aisément, parmi bien d’autres traits — mais celui-ci
est légitimement cher à l’auteur — le sens de l’éducabilité qui l’anime et
dont le postulat est, de fait, la double exigence, logique et morale, de
l’activité éducative, dont, aussi bien, le livre rappelle, avec une légitime
insistance, le caractère foncièrement éthique.
Tonifiantes sont donc ces pages excellentes, où la maîtrise de la
pensée et l’aisance de l’expression se fécondent dynamiquement l’une
l’autre et où l’ampleur des perspectives s’allie à la précision du détail. On
ne prétend nullement que ceux qui les auront lues sauront faire ; mais ils
sauront ce qu’il faut s’efforcer de faire et, en identifiant et localisant
mieux leur tâche, sans doute seront-ils mieux « outillés » pour l’accomplir.

12
Ceux qui, notamment à l’Université Lyon II ou lors de tant de journées
de formation, suivent les enseignements de Philippe MEIRIEU y retrou-
veront les thèmes centraux de sa pensée pédagogique et de son action
éducative. Mais on souhaite que la lecture de ce volume en ouvre l’accès
à un plus large public. Écartelé entre des courants rivaux, contradictoi-
rement sollicité par des controverses entretenues entre des opinions
confuses, encouragé à l’immobilisme par les tendances qui se sont
fâcheusement répandues voilà trois ans, le corps enseignant a aujourd’hui
fortement besoin que, tout à la fois, soient situés les buts qu’il doit pour-
suivre et identifiés les moyens appropriés à leur obtention. La valeur et la
portée de cette belle étude tiennent à la façon exemplaire dont elle relie
les uns et les autres.

Guy AVANZINI

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F
Prologue

Où l’École, malgré bien des difficultés,


apparaît dans sa fonction spécifique,
et l’enseignant, malgré bien des hésitations,
avec une identité professionnelle

« Je trouve que c'est le métier le meil-


leur du monde; car, soit qu'on fasse
bien, soit qu'on fasse mal, on est tou-
jours payé de même sorte. (.….) Un cor-
donnier, en faisant ses souliers, ne
saurait gâter un morceau de cuir qu'il
n'en paye les pots cassés, mais ici, l'on
peut gâter un homme sans qu'il n'en
coûte rien. »
MOLIÈRE, Le Médecin malgré lui.

Chacun sait bien qu’on peut apprendre toujours et partout, et que


cette activité étrange ne se laisse pas réduire aux lieux et places qui lui
sont assignés. Les maîtres savent bien qu’elle a même de plus en plus ten-
dance à s’échapper de leur classe. Certes, les « bons élèves » leur mani-
festent encore un respect de bon aloi, mais il n’en pensent pas moins, de
toute évidence, que « l’essentiel est ailleurs », dans les ouvrages de vulga-
risation et les magazines spécialisés, sur leur télévision ou leur minitel,
auprès d’un voisin, qui a sans doute moins de diplômes que leur profes-
seur, mais prend le temps de les écouter et répond précisément à leurs
questions. Les autres, «les moins bons », avaient fait savoir depuis déjà
quelque temps à leurs maîtres, parfois bruyamment, parfois avec la
discrétion de ceux qui ne se sentent pas à leur place et s’éclipsent en

15
s’efforçant de ne pas déranger, que les leçons et les exercices scolaires ne
les concernaient guère et qu’ils préféraient «aller voir ailleurs », au
cinéma, à la campagne, ou dans la cave d’un copain qui démonte sa
mobylette.
Il ne resterait alors, au corps AT que la frêle certitude de
livrer quelques bribes que d’aucuns récupéreraient au gré de leur histoire
personnelle, parce qu’elles prolongeraient une expérience, renverraient à
une vieille question, viendraient combler un espace vide dans un puzzle
commencé ailleurs et par d’autres...
Le tableau est sans doute trop sombre et le prolonger serait pousser
l’excès jusqu’au discrédit : n’effectue-t-on pas, à l’École, les apprentis-
sages fondamentaux, ceux qui conditionnent tous les autres, la lecture,
l'écriture, le calcul ? N’y fournit-on pas les référents culturels indispen-
sables permettant de s’enraciner dans une histoire, en même temps que
les ouvertures à d’autres cultures et à d’autres civilisations ? N’y
acquiert-on pas des méthodes de travail, l’habitude de la rigueur, une
mémoire plus performante ? … Et il est vrai qu’il ne faut pas sombrer
dans la caricature, ni rejoindre trop vite le clan des inquisiteurs, de peur
de s’y trouver en trop mauvaise compagnie. Mais il est vrai aussi que le
temps passé à l’école, l’énergie et l’argent dépensés pour l’ensemble des
activités pédagogiques, sont hors de proportion avec les résultats que tout
cela permettrait d’espérer. Il faudrait mesurer par exemple ce que coûte à
l’agriculture française l’échec massif de l’École à faire acquérir et maîtri-
ser la proportionnalité : les dépenses supplémentaires d’engrais, et la
nécessité de réparer les dégâts écologiques provoqués, représentent des
sommes que l’on pourrait utilement investir ailleurs. à l’école, par exem-
ple ! Que chacun examine seulement son histoire personnelle et s’inter-
roge sur les occasions d’apprentissage qui ont été véritablement détermi-
nantes pour lui. Que l’on écoute les formateurs qui ont la charge des
adolescents qui, après dix ou douze ans d’école, ont été mis sur la
touche. Que l’on prête attention aux propos des employeurs, ou que l’on
prenne simplement la peine de lire les petites annonces... l’on y trouvera
autant d’indices témoignant de l’extrême précarité des apprentissages
scolaires’. Cela ne signifie évidemment pas que les diplômes scolaires ne
continuent pas à faire l’objet de convoitises considérables. et à être perçus
comme des instruments d’émancipation sociale, mais tout se passe
comme si, tout en cherchant à acquérir les diplômes, l’on soit tout à fait
résigné sur la réalité de ce qu’ils mesurent : la capacité à acquérir des
diplômes et rien d’autre. On n’apprendrait donc à l’École que quelques
habiletés scolaires sans rapport sérieux avec les exigences sociales, et les
élèves qui ne parviendraient même pas à ces habiletés seraient renvoyés,
sans autre forme de procès, à des structures périphériques censées, elles,

1. P.-B. MARQUET n'hésite pas à aller jusqu’à titrer un de ses ouvrages : L'enseignement ne
sert à rien, ESF, Paris, 1978.

16
réussir en quelques mois là où l’École a échoué pendant des années.
Quand on ne réussit pas à l’école, on vous envoie — c’est bien connu —
«en apprentissage », et quand on y réussit il reste encore à faire — tout le
monde en convient— l’essentiel de l’apprentissage.
Mais, dira-t-on, la description.est malhonnête car elle procède à des
amalgames inacceptables ; ne confond-on pas, en effet, les apprentissages
à caractère général, qui sont bien du ressort de l’École, et les apprentis-
sages professionnels, dont on peut penser, légitimement, qu’il vaudrait
mieux que l’École les laisse effectuer par plus compétent qu’elle? ? Certes,
personne n’a rien à gagner à la confusion des tâches ; mais les élèves ont
aussi tout à perdre à ce qu’une juste distinction se mue en cloisonne-
ment... car un apprentissage professionnel efficace ne peut s’effectuer que
si le sujet dispose, d'une part, des matériaux et des outils nécessaires (la
maîtrise de la langue écrite et orale, la connaissance de concepts auxquels
on fera nécessairement, et de plus en plus, appel, les « informations mini-
males » sur l’environnement culturel dans lequel l’apprentissage profes-
sionnel s’opérera) et, s’il sait effectuer, d'autre part, des opérations
mentales indispensables (déduire, anticiper, analyser, effectuer une syn-
thèse, etc.). L'École a ainsi la double charge de fournir à tous un noyau
de notions-clés*_
_dur de connaissances essentielles réorganisées autour
ainsi que de former à des comportements intellectuels stabilisés que le
sujet puisse mettre
en œuvre dans toute action de formation qu’il pourra
entreprendre par. la suite. Les notions-clés, ce sera, par exemple, la
“proportionnalité en mathématiques, la respiration en biologie, les prin-
cipes du schéma narratif en français, etc. ; les comportements intellec-
tuels, ce sera, parmi bien d’autres, le fait de savoir se décentrer par
rapport à ses propre productions, les critiquer en anticipant le jugement
d’autrui et les amender en conséquence, ou le fait de ne pas récuser un
élément apparemment hétérogène à un système d’explication, mais, au
contraire, de savoir l'intégrer, quitte à modifier ce système d’explication.
x Ces deux types d'objectifs —que nous nommons, par simple
commodité, objectifs de compétences et objectifs de capacités — sont
évidemment inséparables dans leur traitement (les premiers ne peuvent
exister sans les seconds, et vice versa), ce qui ne veut pas dire qu’ils ne

2. C’est la thèse que développe très justement A. BOUTIN dans : l'École malade de la formation
professionnelle, Casterman, Paris, 1977.
3. C’est ce que J.-P. ASTOLFI nomme des « concepts » et dont il montre qu’un travail rigoureux
sur eux permettrait de réorganiser les programmes autour de l'essentiel, sans sombrer pour autant
dans un «nivellement par le bas » (« Deux sortes de Savoirs », in Cahiers pédagogiques, n°
244-245, mai-juin 1986, p. 34 et 35). L. LEGRAND développe remarquablement, par ailleurs, cette
notion en parlant de « programmes-noyaux ». On ne peut que renvoyer à son analyse La diffé-
renciation pédagogique, Scarabée, Cemea, Paris, 1986, p. 97 à 113.
4. Nous préciserons plus loins les notions de compétence et capacité (cf. 2° partie, chap. 3).
Mais notons, d’ores et déjà, que nous nommons capacité une opération mentale stabilisée et
dans des champs divers de connaissances, et compétence, un savoir identifié,
reproductible
mettant en jeu une ou des capacités dans un champ déterminé et en maîtrisant les matériaux dont
il est fait usage.

17
peuvent pas faire l’objet, chacun, de travaux de recherche et d’élaboration
particuliers. Ces deux types d’objectifs constituent, à proprement parler,
la spécificité de l’École, non qu’ils ne puissent être atteints accidentelle-
ment ailleurs, mais parce que, précisément, ailleurs c’est accidentellement
qu’ils le seront. L'École a ici une mission irremplaçable; garantir que, de
manière systématique et_organisée, un certain nombre-de-savoirs et de
Elle aà une fonction sociale spécifique
savoir-ffaire soient.acquis par tous. Ellk
qui. est. de-gérer-ces- apprentissages.
Or, l’un des paradoxes des discours dans l’École et sur l’École est
que, précisément, cette spécificité ne semble guère prise en compte : on ne
parle guère de l’apprentissage dans les media et, s’il arrive qu’un médecin
australien bénéficie d’une séquence au journal télévisé parce qu’il vient de
découvrir un remède contre le rhume des foins efficace dans près de
cinquante pour cent des cas; on n’imagine pas qu’un instituteur clermon-
tois puisse bénéficier de la même publicité parce qu’il vient de mettre au
point un outil pédagogique permettant à plus de la moitié de sa classe de
comprendre et utiliser la proportionnalité... Quand on parle de l’École,
c’est bien plutôt pour évoquer quelques vieux débats idéologiques, citer
quelques statistiques sur les effectifs des classes ou exhorter les élèves et
leurs maïtres au travail, à la discipline, à l'honnêteté. La spécificité
professionnelle de l’École, l'apprentissage et ses véritables conditions
d'efficacité, sont toujours esquivéesf… Comme si, pour que les élèves
apprennent, il suffisait de réunir ner conditions liées au calendrier
scolaire, à la quantité d’heures de cours dans une discipline et aux
échelles de rémunération des maîtres. Non que ces questions soient
mineures, elles sont essentielles. mais qui oserait prétendre que, dans les
hôpitaux, le changement des heures de repas, la diminution du nombre
des patients par chambre et l’allongement de la durée de séjour — toutes
mesures qui peuvent être souhaitables — suffisent à guérir les malades et
dispensent de tout traitement ? Recentrer l'École sur l’apprendre, ce n’est
pas évacuer toutes les autres fonctions qu’elle peut assumer (la « garde-
rie », le dépistage sanitaire, la socialisation de l’enfant), ni nier l’impor-
tance des activités para-scolaires, des clubs et des foyers, ou demander
que l’on suspende toute affectivité dans la classe, c’est définir l'enseignant
comme un professionnel de l'apprentissage et l'aider à se. construire,
dans ce domaine, une véritable identité.
Car il n’est pas sûr que les enseignants se considèrent déjà comme
tels. Leur identité professionnelle — pour autant qu’ils soient conscients
d’en avoir une — est plutôt liée à leur positionnement politique ou syndi-
cal, ou alors à la maîtrise de la discipline qu’ils enseignent, rarement à la
compréhension et à la mise en œuvre des processus d’apprentissage qui
permettraient de s’approprier cette discipline. Certains d’entre eux se sont

5. Je me permets de renvoyer à la préface de D. HAMELINE, àmon précédent ouvrage: l'École


mode d'emploi, ESF, Paris, 1985, p. 18. ,

18
forgés une identité d’« animateur », mais il faut bien reconnaître que les
innovations”ainsi mises en place ont parfois été réduites à des formes
quelque peu caricaturales : « La rénovation, me confiait il y a quelques
jours, un élève d’un collège ‘où ça bouge”, c’est le cours magistral, mais
avec le goûter en plus. » Terrible lucidité qui nous invite à nous coltiner
enfin la difficile question de l’apprentissage, à écarter les solutions-
miracles qui viendraient de la périphérie pour nous occuper sérieusement
de ce qui se passe dans la cclasse, dans l’acte d’ apprendre, quand le maitre
ne Lo gens air BTE 2}372 ASP iron PRE EP RSA

D'autant plus que 1%temps semble venu d’opérer ce recentrage ; les


deux modèles de transformation du système éducatif qui ont prévalu
jusqu’à aujourd’hui s’essoufflent. Le centralisme autoritaire, imposant des
formules expérimentées dans quelques collèges ou imaginées dans les
ministères, fait
a la
preuve de son inefficacité; les maîtres, mal préparés,
se crispent contre des formules peu adaptées à leur situation. son
contrepoint, le volontarisme charismatique, s’épuise dans bien des cas,
quand il ne produit pas des rétractations, voire des retours en arrière,
dans les établissements où il se manifeste. On ne changera pas l’École par
décret, en imposant des formules ou des outils sans se préoccuper
d’abord de savoir, localement, quels problèmes sont à résoudre, quels
moyens il faut mettre en œuvre, comment évaluer la portée des solutions
proposées et en réguler l’application. On ne changera pas non plus
l’École en abandonnant l'innovation à quelques individus dont le rayon-
nement personnel, souvent incontestable, s’accompagne d’un mode de _
fonctionnement tout autant personnel et beaucoup plus contestable, dans
lequel sont bafouées quotidiennement les valeurs de respect d’autrui, de
tolérance et d'ouverture dont ils se réclament par ailleurs’. En revanche,
on changera peut-être l’École en posant les problèmes en termes de
compétence professionnelle des maîtres, de qualité du service rendu,
d’efficacité de la gestion des apprentissages. Et ce n’est pas ici pour sacri-
fierau mythe de l'entreprise que l’on emploie le terme « gestion », ni pour
sanctifier tout ce qui nous vient du Japon que l’on évoque les « cercles de
qualité ». Il y a longtemps que des instituteurs et des professeurs se
posent les problèmes de gestion de la classe, non pour y chercher les
moyens d’y être tranquilles, mais pour découvrir quels outils peuvent être
efficaces, comment en réguler l’usage et travailler, avec les élèves, à gérer
ce système complexe de contraintes et de ressources qu’ils constituent
ensembles. Il y a longtemps que des instituteurs et des professeurs se
réunissent, non pour faire l'inventaire détaillé de ce sur quoi ils n’ont
aucun pouvoir, mais pour chercher, dans l’analyse de leurs pratiques, ce

6. J’emprunte cette formule aux principes directeurs du CRAP - Cahiers pédagogiques (cf.
Cahiers pédagogiques,n° 226, septembre 1984, p. IV).
7. C’est tout ce que décrit très justement M. Tozzi dans son ouvrage Militer autrement,
Chronique sociale, Lyon, 1985.
8. Je pense, en particulier, aux travaux inspirés de C. FREINET et, plus particulièrement, au
courant de la « pédagogie institutionnelle » animé par F. OURY.

19
qu’il est possible d'améliorer. Certes, ils font encore quelques complexes
et n’oseraient guère se proclamer « cercles de qualité ».. et, pourtant, il
n’y a aucune raison de penser que la gestion de l’apprendre soit un métier
moins respectable que la gestion de l’énergie ou celle des finances ; c’est,
en tout cas, une tâche aussi essentielle pour l’avenir d’une nation.
Je mesure bien tout ce que ce discours peut avoir de provocant pour
les enseignants ; je sais qu’ils n’aiment guère qu’on les compare ainsi à
des professions qui, quoique plus valorisées socialement, leur apparais-
sent pourtant moins « nobles » puisqu'elles ne travaillent pas, comme la
leur, avec des personnes ; je conçois que, quand on se donne légitimement
tâche d’éducation, on soit choqué de ce qui peut apparaître comme une
réduction techniciste de sa mission. Mais on ne saurait trop souligner
que, dans le cadre de l’École, il n’y a pas de « bonne éducation » Sans un
bon apprentissage : comment pourrait-on penser que l’École puisse
donner un plus de manière crédible si elle effectue mal ce pour quoi elle
est faite d’abord ? De plus, il apparaît évident que tout apprentissage
réussi, effectué de manière lucide, ayant pris les moyens de repérer ses
acquis et de réguler ses méthodes, est authentiquement éducatif?. Les
maîtres, d’ailleurs, conçoivent fort bien cela. Et pourtant ils résistent.
Nous résistons tous à l’idée que l’enseignant puisse être défini comme un
professionnel gestionnaire de l’apprentissage ; et même, comme dirait
l’autre, «ça » résiste de tous les côtés.
— Ça résiste d’abord du côté de nos représentations de l’apprentis-
sage et des possibilités de l’élève apprenant ; c’est pourquoi nous consa-
crerons la première partie de cet ouvrage à examiner quelques vieilles
questions qui, malgré leur caractère d’apparente abstraction, encombrent
quotidiennement les débats sur l’éducation : Peut-on apprendre ? Qui
peut apprendre quoi ? Suffit-il d’enseigner plus pour qu’ils apprennent
mieux ?
— Ça résiste aussi du côté de nos espoirs scientistes. Car nous
feignons souvent de croire que tous les aléas de notre métier, toutes les
imperfections dont nous souffrons, pourraient, un jour, être effacés par
l'établissement de lois, par l’élaboration d’outils dont les performances
seraient indiscutables. Il n’y a pas si longtemps, c'était la « pédagogie
expérimentale », l’enseignement programmé, la pédagogie par objectifs...
Aujourd’hui, c’est l’ordinateur, le didacticiel, dont on laisse supposer,
qu’en étant capables d’anticiper toutes les réactions des élèves, ils permet-
traient à tous d’atteindre tous les objectifs. Or, comme le soulignent
D. HAMELINE et D.J. PIVETEAU, « s’il était possible, en pédagogie, d’établir
des vérités de ‘science certaine ”, la chose, malgré tout, se saurait (...). La
pédagogie n’est pas, tant s’en faut, la science de l’éducation. Elle est une
pratique de la décision concernant cette dernière. L’incertitude est donc

9. Cf. L'École mode d'emploi, op. cit., en particulier p.97 à 99.

20
son lot »"°.. comme elle est le lot de toute « gestion » : le gestionnaire
s’informe, mais sait interrompre ses investigations pour passer à l’acte et
répercuter l’approximation inévitable en analyse critique des résultats ; le
gestionnaire repère les variables décisionnelles et sait que toute décision
prise se répercute sur ces variables ;.le gestionnaire pense nécessairement
en termes de «système ».. C’est donc en termes de « système » que nous
parlerons de l’apprentissage, dans notre deuxième partie, tentant de
montrer les interactions multiples entre tous les éléments en jeu : la rela-
tion pédagogique, le découpage taxonomique en objectifs, les stratégies
d'apprentissage des sujets.
— Ça résiste encore, quand on nous parle de gestion des apprentis-
sages parce que nous manquons d’une méthode pour gérer la complexité,
nous situer dans la classe et l’établissement autrement que comme des
« dispensateurs » d’informations. C’est pourquoi il nous faudra expliquer
comment, très concrètement, nous pouvons dépasser le bricolage quoti-
dien, et nous proposerons quelques exemples d'outils utilisables. Ceux-ci
viendront illustrer chacun de nos chapitres et concrétiser nos proposi-
tions. Bien évidemment, ils ne veulent être que des supports à la réflexion
et à l’action pédagogiques, des occasions d’engager la recherche et d’amé-
liorer la pratique. Leur modification par le maître, voire leur dévoiement,
serait un signe de leur bien-fondé.
— Ça résiste enfin, parce que nous voyons pointer à l’horizon le
consumérisme scolaire!! et que nous craignons, dès que nous l’évoquons,
de voir l’École inféodée à la logique libérale. On peut craindre le pire, en
effet, d’une libre concurrence scolaire, encouragée par la publication des
résultats aux examens par établissement, qui ne font ressortir ni le degré
de sélection (les redoublements et les évictions, que les Italiens nomment
«mortalité scolaire » et dont le taux devrait, tout naturellement, figurer à
côté des résultats)!2, ni le projet pédagogique de l’établissement. On peut
craindre le pire d’une privatisation larvée qui, par le biais de la désecto-
risation, constituerait de terribles ghettos sociologiques. Mais il n’est pas
possible pour autant d’ignorer qu’une lame de fond déferle sur l’École,
qu’elle n’est pas particulièrement associée à une idéologie ou à un choix
politique identifiés, et qu’elle modifie radicalement l’attitude des parents
par rapport à l’École. Ceux-ci se placent, en effet, de plus en plus en
situation, non pas de contrôle de l’activité des maïtres — comme ces
derniers le craignent — mais d'appréciation de leurs résultats ; les profes-
seurs le savent bien, eux qui n’agissent pas autrement quand il s’agit de
leurs propres enfants. C’est que les choses sont complexes et que le

1981,
10. Préface de l'ouvrage de Neil POSTMAN, Enseigner c'est résister, Le Centurion, Paris,
p. 6. à : FPE
11. Cf. R. BALLION, Les consommateurs d'École, Stock, Paris, 1982, en particulier p. 180,
216, 293 à 295. LR
12. L'expression est rapportée par A. CANEVARO, « Apprendre des périphéries pédagogiques »,
in Perspectives, 14 (3), 1983, p.335 à 351.

21
manichéisme n’est plus de mise. Sans doute progresserait-on sensiblement
si l’on réfléchissait sur les problèmes que pose l’évaluation des établis-
sements et de leur gestion des apprentissages, afin d’outiller efficacement
les enseignants dans ce domaine : qu’ils participent à l’élaboration des
critères d'évaluation, qu’ils recherchent des indicateurs pertinents, bref
qu’ils ne désertent pas un terrain d’où ils se sentiraient ensuite, tout natu-
rellement, exclus...
En d’autres termes, qu’ils se comportent en acteurs sociaux à part
entière.

22
PREMIÈRE PARTIE

Penser l'apprentissage
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Ouverture

Où le héros disparaît
avant même d’entrer en scène

«Où étaient mes connaissances, et


pourquoi, lorsqu'on m'en a parlé, les
ai-je reconnues et ai-je déclaré:
* Parfaitement, cela est vrai’? Point
d’autres raisons que celle-ci: elles
étaient déjà dans ma mémoire, mais si
loin et enfouies dans de si secrètes pro-
fondeurs que, sans les leçons qui les en
ont arrachées, je n'aurais pas pu peut-
être les concevoir. »
Saint AUGUSTIN, Les Confessions,
Livre X, chap. x.

Aussi curieux que cela puisse nous apparaître aujourd’hui, il n’a pas
été si facile, pour les hommes, d’admettre qu’ils puissent apprendre...
Socrate, on s’en souvient, interrogeant un petit esclave sur une question
de géométrie, démontrait à son contradicteur qu’il n’apprenait rien à cet
homme, mais lui permettait seulement, «grâce à de simples interroga-
tions, de retrouver de lui-même, en lui-même, la science »l, De toute
évidence, la démonstration, pour qui prend la peine de la lire attenti-
vement aujourd’hui, n’est pas si convaincante : le petit esclave ne s’y
exprime que par monosyllabes et Socrate effectue la totalité de la
démonstration sous ses yeux. Peut-être même, Ménon, l’intercoluteur de
Socrate, aurait-il pu souligner que cette redécouverte — cette réminis-

1. PLATON, Ménon (85 d).

25
cence, dans le vocabulaire platonicien — ressemblait fort à une manipu-
lation ét qu’elle employait des procédés rhétoriques pour emporter
l'adhésion plus qu’elle n’était un véritable « accouchement ». Le petit
esclave y pilote à vue, en cherchant sans doute plus à décoder les attentes
de Socrate qu’à retrouver en lui-même les réponses à ses questions;
l’entretien est minutieusement réglé par le maître afin que l’élève lui
renvoie, comme un miroir renvoie une image, une démonstration à
laquelle, finalement, il ne prend que peu de part. La conclusion de l’entre-
tien réfracte alors fort bien l’ensemble de la démarche :
« Socrate. — C’est la diagonale qui, selon toi, esclave de Ménon, engendre
l’espace double ?
L’esclave. —.C’est bien cela, Socrate?. »
On sourit, bien sûr. Est-il naïf ce Socrate ! Quel crédit accorder à
une démonstration qui révèle ainsi, dans sa chute, les ficelles qu’elle uti-
lise et jusqu’au rapport de pouvoir sur lequel elle est construite ? On
sourit encore quand Socrate livre à Ménon sa conviction que toutes nos
connaissances ont été acquises dans une vie antérieure’ ; on sourit
comme à la lecture de l’histoire invraisemblable d’Er le Pamphylien, qui
conclut La République“, et où Platon raconte comment, dans le royaume
d’Hadès, avant notre arrivée sur terre, nous choisissons notre vie terrestre
et décidons à l’avance de nos richesses intellectuelles et matérielles. On
sourit. et pourtant ! Pourtant, il n’est pas sûr que l’on puisse se débar-
rasser aussi vite de la théorie de la réminiscence ; il n’est même pas sûr
‘que nous ne cotôyons pas encore, à notre insu et plus souvent que nous ne
le croyons, le vieux Socrate.
Que l’on songe, par exemple, à l’émotion que nous ressentons
parfois en face d’un morceau de musique, d’un tableau“ ou, plus faci-
lement peut-être, d’un texte littéraire. cette impression, à la lecture d’un
poème, de lavoir toujours porté en nous, cette conviction qu’il ne fait que
nous révéler à nous-mêmes : la force du «c’est cela, c’est exactement
cela » ne nous entraîne-t-elle pas souvent jusqu’au «c'était déjà là » ?
Nous nous arrêtons alors sur quelques mots parce que, en un éclair, ils
nous disent la vérité de nous-même, nous renvoient à une expérience, une
douleur, une joie, un déchirement ou une harmonie que nous avons vécus,
et qui, pourtant, ne nous appartenaient pas tout à fait jusqu’à ce qu’on les
mette ainsi en forme. Mais la mise en forme suppose que le matériau est
déjà présent et, si nous reconnaissons le texte comme nôtre, n’est-ce pas
que nous le connaissions déjà ? Si nous avons la certitude que c’est bien
de nous qu’il s’agit, que nous sommes bien là, dans ces quelques bouts de
phrase, ces quelques morceaux de couleur ou ces notes de musique,
n'est-ce pas parce qu’ils étaient déjà en nous ? Ils n’apportent rien d’autre

2. PLATON, Ménon (84 b).


.
3. PLATON, ibid. (85 e à 86 a).
4. PLATON, ibid. (616 d à 621 d).

26
que nous-même, ils sont nous-même mieux que nous-même... comment
pourraient-ils venir d’ailleurs ?
Je sais bien que, même si nous avons ressenti cela, même si nous
avons esquissé un jour, en face d’une œuvre d’art, l'hypothèse de la rémi-
niscence, tout en nous se dresse contre elle ; le bon sens nous talonne :
qui peut prétendre que je connaissais RIMBAUD avant d’avoir lu
RIMBAUD, même si, à sa lecture, j’ai eu le sentiment qu’il parlait de moi,
en moi, et même que c’était moi qui parlais ? Ne serait-ce pas seulement
parce que RIMBAUD dit, avec une intelligence et une exactitude fabu-
leuses, la révolte et la nostalgie, la tendresse et la peur et qu’il s’agit là de
sentiments que tous les hommes, à un moment ou à un autre de leur exis-
tence, peuvent éprouver ? Mais, attention. le bon sens, si vous le suivez
sur ce chemin, va vous conduire précisément où vous ne vouliez pas
aller : à postuler l’existence d’un fond commun d’humanité, d’une sorte de
trésor donné en partage à tous, et dont certaines stimulations artistiques
viendraient nous révéler l’existence. Vous seriez presque prêt à admettre
cela ? Mais ce que vous ne pouvez accepter, en revanche, c’est que cette
démonstration s’applique à la connaissance, aux concepts et aux notions
que nous rencontrons et qui nous permettent de comprendre le monde.
Là, de toute évidence, s’agissant d’outils construits par les hommes tout
au long de leur histoire, il ne peut être question de réminiscence !
Et pourtant. pourtant nous avons tous vécu cette expérience au
cours de laquelle un apport conceptuel éclaire tout à coup des réalités ou
des problèmes de telle manière que, là encore, nous sommes tentés de
dire : « C’est donc cela ; je l’avais éprouvé, mais je ne parvenais pas à le
formuler. » Qui a l’habitude de l’enseignement philosophique, voire, sim-
plement, une pratique de formation, sait que, d’une certaine manière, on
n’apprend bien à quelqu'un que ce qu'il sait déjà, qu’un discours théo-
rique efficace « prêche toujours, de quelque manière, à des convaincus ».
Car un «bon concept », c’est précisément ce qui éclaire mon expérience,
me permet de l’organiser, la comprendre, la maîtriser, et.non ce qui
m'impose du dehors d’y renoncer ou complique artificiellement mes
problèmes. Un «bon concept » ne se substitue pas à un savoir antérieur,
àe
même s’il bouscule mes représentations : il donne form
r
mon expé-
rience, rend la réalité plus saisissable et permet d’agir sur elle. Un «bon
concept » n’apparaît jamais comme une «chose en plus » qui alourdirait
ma pensée et s’ajouterait à mes systèmes de représentation ; au contraire,
il «m’allège », me libère de l’inextricable et semble me renvoyer, quand je
le découvre, à une antériorité radicale. Le complexe se substitue au
compliqué et fait en moi la clarté... dans la double acception de ce terme,
qui en dit long sur la vitalité de Socrate : la rigueur et la lumière. Le
déjà.
maître alors n’est que celui qui éclaire. qui éclaire ce qui existe
Je me doute que, à ce point, l’agacement du lecteur commence à
compromettre l'efficacité de sa lecture : comment peut-on ainsi substituer
;
la métaphore à la démonstration ? Et puis, les concepts ne sont pas tout

27
il existe une multitude d’informations et de connaissances éparses pour
lesquelles on ne peut, en aucun cas, tenir de tels propos : quand je
m'informe sur l’heure de départ d’un train, ou que j’apprends, par le
journal, un mariage princier, les résultats d’une élection ou une catas-
trophe naturelle, on ne peut quand même pas soutenir que je savais tout
cela à l’avance ! Faut-il alors appeler à la rescousse Descartes et le doute
méthodique, récusant toute certitude avant d’atteindre le seul noyau dur
qui lui paraisse à l’abri de tout soupçon : le fait qu’il doute et pense ?
Faut-il souligner que Descartes n’échappe au solipsisme* que parce qu’il
découvre en lui, in extremis, l’idée de Dieu et que, ne pouvant en être
l’auteur, lui un être imparfait, il en déduit l’existence d’un être parfait qui,
en tant que tel, ne peut le tromper et fonde donc l’authenticité de ses per-
ceptions.… Faut-il signaler que KANT lui-même montra que «la raison
n’aperçoit que ce qu’elle produit d’après ses propres lois » et que, de
toute évidence, à travers nos connaissances, c’est d’abord notre esprit que
nous connaissons... et,il fallut au philosophe une considérable ingéniosité
pour faire ressurgir l’extériorité et rendre à l’expérience sa fonction dans
la connaissance : son argumentation s’articule autour de la nécessité d’un
ancrage de nos représentations successives dans « quelque chose » qui ait
un caractère «durable et permanent »’, une référence en quelque sorte
sans laquelle nous nous perdrions dans la durée comme dans des sables
mouvants.… Faut-il, enfin, aller chercher l’évêque irlandais BERKELEY et
son idéalisme radical, totalement irréfutable et pourtant totalement absur-
de : «Les choses que l’on perçoit sont des idées qui existent seulement
dans l'intelligence »8 ?
Tout cela, j'en suis convaincu, apparaît un peu poussiéreux et, pour
tout dire, risque bien d’être récusé comme des arguties d’un autre âge ou
des passe-temps d’intellectuels oisifs. Devant Zénon qui prétendait
montrer l’inexistence du mouvement, Diogène avait affirmé que le mouve-
ment se prouve en marchant et quitté le cours pour accréditer ses propos.
À ce point du développement sans doute serions-nous tenté d’agir comme
Diogène et de proclamer que l’apprentissage existe parce que j'ai appris,
il y a quelques années, à faire du vélo et que, avant d’apprendre, je ne
savais pas en faire... mais on ne s’en sort pas : comment peut-on appren-
dre à faire quelque chose que l’on ne sait pas faire, si ce n’est en le
faisant ? Et, si on le fait, c’est qu’on sait déjà le faire ! La démonstration
tourne au gag. Et pourtant, nous sentons bien que nous ne sommes pas
loin de quelque chose d’essentiel, d’un paradoxe sans doute inhérent à la

5. Doctrine philosophique soutenant que le moi individuel dont on a conscience est la seule
et
unique réalité... les autres sujets et l’ensemble des objets n’ont alors pas plus d’existence
que les
sujets ou objets des rêves. .
6. KANT, Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1950, D: 7.
7. Ibid., p.207. Cf. aussi p. 238 et 239.
8. BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonoüs, Aubier, Paris, 1970, p. 174. Le fait
que plusieurs hommes voient la même chose en même temps n’est pas attribué par
Berkeley à
l'existence de cette chose mais à la Providence divine (ibid., p. 163 et suiv.).

28
question de l’apprentissage et qui nous ballotte sans cesse de l’affirmation
de «déjà là » à celle de la «table rase ».. comme si nous étions mis en
demeure de choisir entre la métaphore de la graine qui porte déjà en elle
toutes les potentialités de la fleur et ne requiert, pour se développer, qu’un
environnement favorable ou celle de la cire molle qui reçoit de l’extérieur
une empreinte qui la modèle. Peut-on échapper à l’alternative ? Le
lecteur, de toute évidence, l’espère et se doute que je sortirai de mon
chapeau une troisième solution, le moment venu. Mais, avant d’en tenter
l’entreprise, observons d’un peu près à quel point ce qui a pu apparaître
comme quelques vieilleries philosophiques encombre encore, souvent
jusqu’à le saturer complètement, le discours éducatif.

29
CHAPITRE I

Peut-on apprendre ?
Où l’on voit comment la pratique
permet de sortir des contradictions
où la théorie nous enferme

« Qu'avons-nous découvert dans ce


livre ? Sans doute moins de vérités que
de problèmes et de contradictions. Je
dirais plus précisément : d'antinomies.
Antinomie entre la culture libérale et la
spécialisation, entre les contraintes et la
liberté, entre la civilisation et la nature,
entre la société comme but et l'enfant
comme tout, entre la pédagogie idéale
et la réalité de l'éducation, entre la
nécessité d’une éducation morale et son
impossibilité de fait, entre l'enfant
considéré comme futur adulte et l’en-
fant respecté comme enfant. »
O. REBOUL,
La philosophie de l'Éducation
PUF, Paris, 1981, p. 129

1. Où l’on entre de plain-pied,


par un exercice curieux mais significatif,
dans le dilemme pédagogique

L'éducation, plus qué tout autre domaine, fait l’objet d’une pratique
intellectuelle étrange par laquelle on met en demeure qui veut tenir sur
elle le moindre discours de choisir entre des contraires et de «se posi-
tionner », comme on dit aujourd’hui, dans un camp précisément identifié,

30
tout autant par ses options que par les excommunications majeures qu’il
est amené à pratiquer. Nous suggérons au lecteur qui n’en serait pas tout
à fait convaincu d’effectuer le petit jeu que nous lui proposons ci-dessous.
Voici, en effet, vingt affirmations concernant l’éducation en général
et l’apprentissage en particulier ; aucune d’entre elles ne brille par son
originalité, et il est vraisemblable que quiconque a bourlingué un peu
dans les milieux éducatifs les a toutes entendu prononcer et les a sans
doute utilisées lui-même à plusieurs reprises. Il est vraisemblable aussi
que la plupart renverront le lecteur à un auteur qu’il aura peut-être du
mal à identifier, mais dont il se souviendra avoir, un jour, lu un texte. S’il
veut en profiter pour procéder à une petite évaluation de sa culture
générale pédagogique, qu’il se reporte à la note placée à l’issue de ces
vingt affirmations... Mais, en attendant, qu’il prenne simplement connais-
sance de ces formules sans préjuger de l’usage qu’il pourra être amené à
en faire ou en cherchant simplement à les opposer deux à deux.

1. Rien ne se fait sans désir. Imposer quoi que ce soit au sujet s’il n’en
manifeste pas le désir, c’est s’exposer au refus ou engendrer le rejet.
2. Les individus ne demandent, le plus souvent, qu’à se complaire dans la
facilité et la consommation passive. Il faut leur «forcer la main » pour
leur imposer des objets culturels qui exigent toujours un effort.
. Pour aider quelqu'un, il suffit de l’écouter et de lui communiquer, par la
confiance qu’on lui témoigne, la détermination nécessaire pour qu’il
trouve en lui-même les ressources pour surmonter ses problèmes.
Personne n’a jamais pu résoudre le problème de quelqu'un d’autre.
. L'exercice de l’autorité est toujours pervers car il s’accompagne systé-
matiquement de la menace — implicite ou explicite — d’une sanction ; il
maintient donc les sujets dans la dépendance et l’aliénation.

5. Un sujet n’est agressif que s’il est agressé ; l'éducation consiste donc à
créer un environnement favorable qui rendra la violence inutile, voire
impossible.
6. On ne peut désirer ce que l’on ignore ; on ne peut aimer ce que l’on ne
connaît pas. Attendre l'émergence du désir, c’est renvoyer à l’inégalité.
. On n’apprend rien que l’on n’a pas soi-même redécouvert et reconstruit.
Les seuls apprentissages qui comptent sont ceux que le sujet effectue
activement, selon sa propre démarche, en s’affrontant lui-même aux
difficultés qu’il rencontre pour les dépasser.
8. Ce qu’il faut d’abord connaître, pour faire œuvre d’éducation, c’est la
psychologie. Par sa démarche — centrée sur le sujet — comme par les
connaissances qu’elle a élaborées, elle nous livre l’essentiel de ce que
nous devons prendre en compte.
9, Éduquer quelqu'un c’est l'intégrer dans une société ; c’est donc lui
apprendre à se soumettre aux règles que cette société lui impose pour

31
réussir. La véritable liberté est celle de l’homme qui vit dans la Cité en
se soumettant à la loi commune.

10. L'autorité permet à l'individu de structurer sa personnalité. Sans elle, il


se mettrait en quête de limites et sombrerait dans la violence.
11. L’essentiel, à rechercher en toutes circonstances, est l'épanouissement
des personnes, la découverte et la mise en valeur de la richesse de
chaque sujet. Les apprentissages doivent être intégrés dans cette dyna-
mique.
12. Pour aider quelqu’un, il faut lui fournir des informations et des outils
intellectuels lui permettant de se comprendre et de comprendre la situa-
tion dans laquelle il se trouve. Faire l’économie d’un apport extérieur et
ne renvoyer le sujet qu’à lui-même c’est le nourrir d’illusions narcissi-
ques et l’enfermer dans ses difficultés.
. L’éducateur doit se mettre au service de la demande exprimée par les
sujets ; le respectde cette demande est incontournable. Ne pas en tenir
compte c’est mépriser les sujets, se couper d’eux et donc renoncer, à
terme, à la moindre efficacité.
. Tout véritable apprentissage exige une rupture avec d’anciennes repré-
sentations ou des préjugés antérieurs. Il requiert donc une intervention
extérieure ou une situation particulière qui contraignent le sujet à
modifier son système de pensée.
. Parce qu’il est d’abord, qu’il le veuille ou non, un agent social, l’édu-
cateur doit disposer des informations lui permettant de comprendre ce
rôle ; parce que la société lui demande d’accroître les compétences des
sujets, il doit maïtriser parfaitement ces compétences. C’est donc aux
ressources de la sociologie et de l’épistémologie qu’il foit faire appel.
. Chaque sujet a une personnalité irremplaçable et constitue en lui-même
une richesse irréductible à l’ensemble des influences qu’il reçoit comme
des fonctions sociales qu’il est amené à assumer.
. L'essentiel, pour un éducateur, est de faire acquérir au sujet les compé-
tences techniques qui seront les plus utiles à la société dans laquelle il se
trouve. Cela l’amène souvent à lui faire effectuer des apprentissages
sans rapport avec son projet personnel.
. Éduquer quelqu'un, c’est lui apprendre à penser par lui-même et à n’ef-
fectuer que les actes qu’il aura librement décidés.
. Le sujet cherche toujours son plaisir au détriment d’autrui et l’agressi-
vité est une composante fondamentale de la «nature humaine ».
L'éducation consiste à remplacer, chez le sujet, le principe de plaisir par
le principe de réalité.
. Le sujet n’est que le‘produit de son éducation et cette éducation n’est
que la somme des déterminations (physiologiques, sociales, etc.) aux-
quelles il est soumis!.
1. La plupart de ces affirmations ont été reformulées, mais on peut trouver des phrases très

DZ
| Cette lecture vous rend perplexe, et c’est bien compréhensible. Que
faire de toutes ces banalités ? Comment s’y retrouver dans ce fatras idéo-
logique où l’on dit à la fois tout et son contraire?
Pour commencer à clarifier les choses, il vous est proposé de situer
ces vingt affirmations dans le tableau ci-après.
Indiquez simplement les numéros correspondants à chaque case en
vous efforçant d’obtenir une certaine homogénéité dans chacune des deux
colonnes. Si le travail avec des numéros vous est difficile, reprenez, en la
résumant, chaque affirmation et inscrivez-la à la place qui lui convient.

Quelle représentation
peut-on avoir du sujet et de
ce qui le constitue ?
Que peut signifier
«éduquer à la liberté » ?
Peut-on se débarrasser
de l’agressivité ?
L'autorité est-elle néces-
saire en éducation ?
Quelle finalité peut-on
conférer aux apprentissa-
ges ?

Quand et comment un
sujet effectue-t-il un
apprentissage vraiment
efficace ?
Quelle place faut-il attri-
buer au désir dans l’ap-
prentissage ?
Comment répondre à
une demande culturelle
formulée par un ou des
sujets ?

proches chez de nombreux auteurs : Ainsi aura-t-on pu, par exemple, reconnaître A.S. NEILL
dans l'affirmation 1, C. ROGERS dans la 3 et la 7, G. MENDEL dans la 4, W. REICH dans las;
P. BOURDIEU dans la 6, SPINOZA dans la 9, G. SNYDERS dans la 12, G. BACHELARD dans la 14,
DURKHEIM dans la 17, FREUD dans la 19, MARX dans la 20...
Les autres affirmations font partie de ce fonds commun idéologique réfracté par de si
nombreux auteurs qu’on hésite à les attribuer plus précisément à l’un d’eux (c'est le cas, en
que,
particulier des formules 2, 13, 16, 18). Bien évidemment, ces formules sont ici, isolées, alors
chez les auteurs qui les utilisent, elles sont assorties de nuances et parfois même de leur anti-
thèse. nous aurons l’occasion d’y revenir.

33
Quelle attitude faut-il
avoir quand un sujet paraît
avoir besoin d’une aide
particulière pour faire face
à une difficulté ?
Dans quelle(s) science(s)
humaine(s) faut-il recher-
cher les apports essentiels
pour faire œuvre d’éduca-
tion ?

Vous êtes parvenu à remplir le tableau ? Vous trouvez l'exercice


ridicule ? Vous vous êtes découragé en cours de route ? … Vous attendez
le corrigé ! Et pourtant, il n’y en aura pas : l’exercice est trop simple et
les attentes de son auteur trop faciles à décoder ; vous savez déjà ce que
vous devez trouver, vous savez qu’il y a deux camps et qu’à chacune des
questions on peut donner deux réponses contradictoires ; vous savez que,
d’un côté, les réponses renvoient au sujet, à la confiance placée en ses
ressources, au respect de son désir et de sa démarche, à l’attention à ses
processus d’apprentissage, et que, de l’autre côté, les réponses renvoient à
l'autorité de l’agent social, à l’extériorité de la loi, du savoir, des exi-
gences économiques ; vous savez que, d’un côté, l’éducation et l’appren-
tissage sont conçus comme la promotion de l'endogène et, d’un autre
côté, comme l’organisation de l’exogène ; vous savez que les partisans de
la première rejettent radicalement les partisans de la seconde en soute-
nant que rien ne se fait dans un sujet que ne fasse pas le sujet et que les
partisans de la seconde récusent cette argumentation en soulignant que le
sujet, réduit à lui-même, est bien pauvre et «qu’il n’est pas d’exemple
qu’un être humain ait pu atteindre le statut d’adulte sans que soient inter-
venus dans sa vie d’autres êtres humains, adultes ceux-là ». Vous savez
tout cela et, comme tout le monde, vous refusez de vous situer dans cette
alternative, vous manifestez même quelque mauvaise humeur à être mis
ainsi devant un choix impossible ; l’un et l’autre sont justes et faux,
pensez-vous, et c’est entre les deux qu’il vous faut chercher la vérité...
comme ©. REBOUL qui souligne que tout l’effort de la philosophie de
l'éducation consiste à trouver «sinon la solution concrète de ces antino-
mies, du moins la méthode pour les résoudre »*.. comme L. NoT qui
rejette tout autant les thèses qui affirment l’auto-structuration du sujet et
de ses connaissances que celles qui revendiquent leur hétérostructuration,
et propose l’interstructuration du sujet par la connaissance et de la
connaissance par le sujet“. Vous vous débattez pour ne pas avoir à

2. D. HAMELINE, Maîtres et élèves, Classiques Hachette, Paris, 1973, p. 3.


3. La philosophie de l'éducation, PUF, Paris, 1981, p. 129.
4. L. Nor, Les pédagogies de la connaissance, Privat, Toulouse, 1979.

34
choisir et je me débattrais bien avec vous si, à l’examen de chacune des
deux thèses; je ne trouvais guère de raison pour abandonner l’une ou
l’autre et je ne découvrais, au contraire, en chacune d’elles, toutes les
raisons de les adopter l’une et l’autre, dans leur radicalité mêmes.

2. Où l’on voit qu’il n’est pas facile de choisir


entre les deux termes d’une alternative

Chez Platon, on l’a vu, le maître est « accoucheur » et la confiance


qu’il met en lui pour tirer le sujet du monde des illusions est sans cesse
tempérée par la certitude qu’il n’est pas, qu’il n’est jamais, le « géniteur ».
Socrate accouche lindividu de ses connaissances, mais proteste de son
innocence quant à leur origine ; il les aide à venir au monde mais ce n’est
pas lui, de toute évidence, qui a engrossé le sujet. Et sans doute y a-t-il,
dans cette modestie, quelque chose de particulièrement sain : les psycha-
nalystes aiment à dire que seul le fou revendique la paternité ; lui seul, en
tout cas, peut la considérer sans aucun étonnement, avec la certitude
placide d’être l’auteur de sa progéniture, la conviction qu’elle est vérita-
blement sienne et qu’elle le restera. Le doute, l’inquiétude, le sentiment
qu’il s’est passé quelque chose de l’ordre du miracle, donnent à la pater-
nité la fragilité qui la rend supportable par l’enfant, mais aussi par le
père. Sans cela, le premier ne peut trouver le moindre interstice où instau-
rer sa différence, et le second voit sa responsabilité enflée jusqu’à la
démesure, jusqu’à le poursuivre jour et nuit sans répit, le culpabilisant au
moindre instant d’absence où son regard et ses préoccupations se seraient
tournés ailleurs.
Il en est sans doute de même pour le maître qui cherche à faire
apprendre : il importe qu’il soit travaillé par ce sentiment de dépossession
qui lui fait récuser sans cesse la position de géniteur ; il est‘bon, à bien
des égards, qu’il se dise seulement «éveilleur », et suppose que, si les
choses naissent par lui, elles ne naissent pas de lui. Il est bon que,
cherchant à enseigner, il fasse découvrir, et qu’ainsi lui échappe la force

5. L’exercice-jeu qui vient d’être proposé peut être utilisé efficacement en formation. On
procède alors de la manière suivante : chaque affirmation est distribuée à un membre du groupe
(si le groupe comporte plus de vingt membres, certaines affirmations peuvent être données à deux
personnes, s’il en compte moins, on enlève des couples pour obtenir autant d’affirmations que de
participants) ; l’on procède alors en quatre phases :
— Chaque participant tente de s’approprier l'affirmation qui lui a été confiée en rédigeant
, ,
personnellement un court argumentaire.
— Chaque participant recherche l'affirmation inverse de la sienne et procède alors à une
confrontation de ses arguments avec son partenaire.
— Les participants sont invités à se regrouper en deux camps sur la base d’une homogénéité
relative de leurs affirmations et chacun des deux camps procède à l’examen de toutes les proposi-
tions pour en découvrir le point commun. | TRE
— On peut distribuer alors le tableau comportant les questions, qui est rempli individuel-
lement.

35
de la transmission. Car la transmission — que l’on songe à sa définition
mécanique — ne laisse guère la possibilité aux partenaires d’investir ou de
tirer leur énergie d’ailleurs, d’exister à côté, par eux-mêmes et pour
quelqu’un d’autre. Un apprentissage qui serait vécu comme une simple
«transmission », qui attribuerait au maître la paternité, même indirecte,
des connaissances de l’élève, anéantirait l’élève en même temps que le
maître : le premier s’évanouirait, le second croulerait sous le poids d’une
responsabilité illimitée. En revanche, si le maître croit son pouvoir limité
à celui d’un accompagnateur, sans doute l’apprentissage, s’il n’est pas
plus efficace, sera-t-il moins pathogène.
Mais ce n’est pas tout : il y a, en effet, dans les «pédagogies du
sujet », au cœur de leur doctrine, cette vérité d’évidence : la « boîte noire »
nous échappe. Nous pouvons créer des réflexes conditionnés, nous achar-
ner sur le couple stimulus-réponse, faire lever, asseoir, marcher, courir,
réciter, identifier, découper, applaudir nos élèves ; nous ne pouvons
jamais savoir avec certitude ce qui se passe dans la boîte noire à l’instant
même où nous croyons maîtriser — où nous maîtrisons — parfaitement
leur comportement. Nous ne savons même jamais ce que les mots qu’ils
emploient signifient véritablement pour eux et quelles arrière-pensées se
cachent derrière leur servilité apparente. Peut-être avons-nous un pouvoir
sur la boîte noire, mais nous ne savons jamais, véritablement, que nous
l’avons, et aucun indice ici ne peut avoir valeur de preuve. Il y a une
opacité incontournable de la conscience d’autrui, qui marque un point-
limite de toutes nos tentations totalitaires et qui, chez celui qui ne peut
s’y résigner, génère la violence et la destruction de la personne. C’est
parce que, inéluctablement, la conscience de l’autre m’échappe, que mon
désir de maïtrise et ma volonté de puissance cherchent à anéantir son
corps, ou plus simplement, plus trivialement, à le maintenir en dehors de
mon champ de vision. Le maître le sait bien qui, dans un geste dérisoire,
met à la porte l’élève parce que, à force de lui être incompréhensible, il lui
est devenu insupportable. il se débarrasse d’un corps quand il ne peut
plus en contrôler l’esprit. Or c’est bien là que les « pédagogies du sujet »,
dans leur radicalité même, nous sauvent du dressage et du délire : il faut
que le sujet échappe et que je reconnaisse à la «boîte noire » le droit
absolu à l’existence. Car on sait trop ce que pourrait signifier ici la plus
petite réserve : s’accorder la possibilité de l’exception au nom d’une
«raison supérieure », c’est ouvrir la porte à l’arbitraire et à tous les
abus. La formule de PROTOGORAS, selon laquelle « l’homme est la mesure
de toute chose », exprime ici, plus qu’une théorie de la connaissance, un
principe éthique fondamental qui pose le sujet en référent ultime ; y déro-
ger serait mettre en péril son existence même et donc la possibilité de son
énonciation. KANT ne dit rien d’autre quand il parle d’impératif catégo-
rique et définit comme morale «toute action dont je puisse vouloir que
la maxime devienne une loi universelle »f.
6. Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, Paris, 1968, p. 103.

36
Et, enfin, au crédit des pédagogies de « l’endogène », il faut verser
cette évidencé incontestable qu’il n’est de savoir que par le chemin qui y
mène, et de connaissance que dans l’appropriation qui en est faite par le
sujet. Je peux faire faire à autrui quelques économies de temps et de
moyens, mais je ne peux jamais rien apprendre à sa place : c’est vrai pour
la natation ou la conduite d’une automobile, c’est vrai aussi pour la
lecture et les mathématiques. Quoi qu’on pense, par ailleurs, de l’ensem-
ble de son œuvre, on ne peut qu’acquiescer à la formule de C. ROGERS,
quand il dit que «le seul apprentissage qui influence réellement le
comportement d’un individu est celui qu’il découvre lui-même et qu'il
s’approprie »’. On ne peut qu’acquiescer, car, en réalité, il s’agit tout
simplement d’une lapalissade.
On ne se débarrasse donc pas si facilement de toute une tradition
philosophique et pédagogique qui place le sujet au cœur de la dynamique
de l’éducation et de l’apprentissage ; on ne l’abandonne pas non plus si
facilement quand on mesure les dangers dont elle nous préserve. Certes,
quand elle impose l’abstention éducative au nom du respect de la liberté
du sujet, quand elle déborde de verbiage pour mieux se définir comme
une pédagogie du silence, quand elle parle autant de l’écoute que l’on
s'interroge sur le temps qui lui reste pour la pratiquer, cette pédagogie
agace. elle signale, pourtant, des vérités avec lesquelles on ne transige
pas®. Vieilles vérités de toute évidence, mais vérités tout de même et qui,
paradoxalement, apparaissent encore «progressistes », alors que les
thèses inverses dont la diffusion est pourtant nettement plus récente, ont 7)
un parfum beaucoup plus « traditionaliste ».. Que AR IESen substan- QT

ce ? Que, selon les formules célèbres de DURKHEIM, « l'éducation est


l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas,
encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de déve-
lopper chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et
moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et
auquel il est particuliérement
le milieu socialreçoit destiné” ».Tout y est : lefait
que le sujet de l’extérieur son identité ; que c’est l’insertion dans
une communauté humaine, sa culture et son mode de fonctionnement qui
lui confère son existence réelle, concrète ; que le rôle de l’éducateur est de
«susciter et développer » des compétences identifiées en fonction de leur
utilité sociale ;que l’éducation n’est donc pas l’admiration béate des apti-
des outils précis permettant à _
mais lefaitde fournir
tudes qui s’éveillent,
des individus d’être intégrés dans un ensemble social déterminé, d’y
CADET D AP D ER ND mm Pr men
rm

trouver une place, sa place.

7. Liberté pour apprendre ? Dunod, Paris, 1973, p. 152.


8. Au point que D. HAMELINE et M.-J. DARDELIN concluent La liberté d'apprendre - situation
IL, en soulignant que « même si cela impliquait que le “ choix essentiel * qui sous-tend la méthode
€ non directive * accorde à l’endogène le pas sur l’exogène dans le processus de personnalisation,
l’enjeu est si fort qu’il faudrait encore bien des démonstrations pour nous convaincre de changer
de doctrine » (Éditions Ouvrières, Paris, 1977, p. 327).
9. E. DURKHEIM, Éducation et sociologie, PUF, Paris, 1980, p. 51.

Lil
Et quelqu’un a-t-il le droit de prétendre le contraire ? Peut-être, mais
en aucun cas l’instituteur ou le professeur, installés dans ce qui reste
toujours, quoi qu’on pense, une position sociale et qui ne peuvent décider
de priver autrui de ce dont ils ont bénéficié. Car, « c’est la société qui gère
l'éducation, perpétuant ainsi son défilé conforme, assignant des places,
régissant les manières de faire, de.dire, d’être!° ». Et que serait le sujet
sans cela, sans cette intendance qui donne au moins la forme à ses pro-
jets ? Que serait le sujet sans la part de dressage qui libère sa réflexion de
nombreuses tâches fastidieuses en lui permettant de les effectuer automa-
tiquement ? Que serait le sujet s’il n’y avait l’automate ? Un individu
empêtré dans une multitude d’intentions qu’il ne parviendrait même pas à
formuler. peut-être même un individu sans intention, puisque sans
moyen de les nommer et donc de les identifier. rien, à vrai dire, une
abstraction, à peine une idée. L'individu est irrémédiablement
un être.
|social et ens où tout, ce-qu'il faitet dit est enserré,.structuré, exprimé
ere socialln n’est qu’un être social. La société ne peut rien obtenir de
tui-qu'éllé n’y ait pas, d’une certaine façon, mis elle-même. Chercherait-il
à s’'émanciper qu’il ne le pourrait qu’au prix d’une difficile métamorphose
requérant de nouvelles inculcations. Se trouve-t-il privé de ses cadres
sociaux qu’il tente de les reconstituer minutieusement et doit, comme
Robinson Crusoë, les ritualiser suffisamment pour ne pas tout à fait les
perdre, pour ne pas tout à fait se perdre.
Cette nature intrinsèquement sociale du sujet brise-t-elle toute
liberté ? SPINOZA avait déjà pointé le paradoxe : « L'homme qui est dirigé
par la Raison, disait-il, est plus libre dans la Cité où il vit selon le décret
commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même »!!. De quelle
liberté, en effet, disposerait un sujet qui ignorerait tout des attentes
sociales? Celle d’un animal traqué, « conduit par la crainte »!?, soumis à
des impulsions qu’il serait contraint de mettre à l’épreuve des faits, au
risque presque certain de se tromper et de se perdre un jour ou l’autre. La
Raison, au contraire, lui commande de se plier à la règle commune puis-
que cette règle lui garantira, en échange, son existence et servira de point
d'appui aux actes qu’il pourra poser. Il en est ici de la réalité sociale
comme de la réalité physique: nier la pesanteur n’a jamais permis de
voler, c’est en s’appuyant sur elle, en obéissant à sa loi, que l’homme a pu
construire des avions.
Et si la liberté, ma liberté, n’est possible qu’en référence à l’extério-
rité, a fortiori l’apprentissage ne pourra-t-il advenir que si, du dehors, un
être, une institution, un outil, viennent m'apporter les éléments sans
lesquels je serais à jamais sourd, aveugle et muet. Car, ap apprendre, c’
c’est
comprendre, c’est-à-dire prendre ave avec moi des parcelles de ce_monde
dt oem ee É

extérieur, les intégrer :


PAR SSSR
à mon “univers
ün et construire ainsi des sSysstèmes
de en
ratios mn mms meer vitre

10. D. HAMELINE, Maîtres et élèves, Classiques Hachette, Paris. 1973. p. 4.


11. SPINOZA, Éthique, IV-73.
12. Ibid.

38
représentation de plus en plus performants, c’est-à-dire qui m’offrent de
plus en plus de possibilités d'action sur ce monde. A me réfugier sans
cesse en moi-même je n’y trouverai même pas les moyens de me com-
prendre, car je suis du monde autant que de moi-même et je ne peux
résoudre mes problèmes que si je me comprends dans le monde. Le
«connais-toi toi-même », quand il suppose que je dispose seul de toutes
les ressources nécessaires pour faire face à une difficulté, est toujours une
imposture : je ne suis jamais, à moi seul, la solution... parce que je ne suis
pas seul. Et l’on ne peut pas sedébarrass er d’une telle
si facilement
-évidence qui est la seule parade contre nos velléités narcissiques et nos
tentations égocentriques : elle nous impose de prendre en compte l’exté-
riorité dans sa radicalité même et, en ce sens, elle est incontournable. Et
qui n’a eu envie de rappeler cela face à tant de vains discours sur l’écoute
ou à ces interventions de formateurs qui exhortent sans cesse «les
formés » à « s’exprimer », à «confier leurs problèmes », mais refusent de
leur apporter des outils pour les résoudre... sous prétexte de ne pas leur
manquer de respect ! Comme s’il fallait expier son statut et, quand on a
quelque chose à dire, se livrer à une gymnastique savante pour laisser
entendre qu’on le dit, mais qu’on ne le dit pas vraiment et que, en réalité,
on reformule ce qu’a dit le groupe, etc. Le déni de paternité, dont on a vu
tout ce qu’il portait de positivité, se mue ici, le plus souvent, en un ridi-
cule travestissement : on annonce que l’on respecte la liberté d’autrui, on
la prive en fait des moyens de s’exercer; on proclame que l’on rend le
pouvoir auxintéressés, alors que l’ignorance
les maintient dans la dépen-
ance, C’est pourquoi
le maitre doit assumer sa fonction
et transmettre
les outils forgés tout au long de l’histoire des hommes, en se dégageant
progressivement de leurs illusions premières. C’estpourquoi cette trans-
mission ne peut guére se situer dans le prolongement direct de ce que je
suis et de ce que je pense ; elle impose une rupture que, de moi-même, je
ne serai pas capable d’accomplir, pas si vite en tout cas. tant il est vrai,
comme n’a cessé de le souligner G. BACHELARD, que «l’on connaît
contre cette connaissance extérieure, en détruisant des connaissances mal
faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiri-
tualisation »!. Nous ne pouvons échapper à la transmission ; bien plus,
c’est l’acte de transmission lui-même, tout autant que la chose transmise,
qui est fondateur de socialité réciproque, c’est-à-dire d’humanité.
On ne se débarrasse donc pas si aisément des pédagogies de l’exo-
gène, de toutes les théories éducatives qui posent l’importance première
de l'intervention et de la transmission, la radicalité de l’extériorité : « Je
suis enseigné, c’est-à-dire que la vérité me vient d’ailleurs, même si j'en
suis susceptible ou capable : l’enseignement signifie tout l'infini de l’exté-
riorité »!4, On ne les relativise pas non plus si facilement en les tempérant

13. G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, Paris, 1972, p. 14.


14. J. LACROIX, Spinoza et le problème du salut. Cité par O. REBOUL, Philosophie de l’éduca-
tion, PUF, Paris, 1981, p. 131.

39
d’un peu d’intériorité. car l'infini moins quelque chose, c’est encore
l'infini ! Certes, quand elles suggèrent que l’enfant est une «cire molle »
que l’éducateur doit modeler à son gré, quand elles laissent penser que
l’exhortation et la sanction suffisent à la transmission, quand elles
confondent l’enseignement et l’apprentissage, ces pédagogies agacent et
nous mettent mal à l’aise.. et pourtant qui peut prétendre les réfuter ou
en faire abstraction ?
En face de deux options qui nous apparaissent ainsi également
fondées, et fondées précisément dans leur radicalité réciproque, quelle
option choisir ? Le « juste milieu » n’aurait aucun sens puisqu'il viderait
chacune de sa force et, en les relativisant, leur ferait perdre tout intérêt.
Sommes-nous condamnés à choisir ou à ne rien faire, et donc voués à
l'arbitraire ou à l’immobilisme?

3. Où l’on tente de montrer que, s’il ést vain d’espérer


une synthèse théorique,
le concret des pratiques nous invite
à assumer la tension et à la vivre dans l’histoire

Qui n’a connu ces situations de blocage où l’élève apparaît totale-


ment étranger et réfractaire au savoir que le maître veut lui faire acqué-
rir ? Qui n’a été tenté alors de résoudre le problème dans la terrible
simplicité du «fais comme tu veux » ou du « fais comme je veux » ? Qui
ne sait parfaitement argumenter chacune des deux attitudes et justifier
aussi bien le « fais comme tu veux » en invoquant le caractère absolument
personnel et volontaire de tout apprentissage, que le «fais comme je
veux » en invoquant « l'intérêt » de l’élève, non « ce qui l’intéresse », mais
bien «ce qui est dans son intérêt » et que le maître connaît mieux que
lui ? Et chacune des deux positions est, d’évidence, la bonne, sans doute
même la seule bonne. et elles sont pourtant contradictoires !
Elles sont contradictoires mais c’est peut-être que la vie est contra-
diction. Elles sont intenables et incontournables, mais c’est peut-être que
la pratique pédagogique est tension. c’est surtout que la pratique est
histoire et que l’histoire c’est la fugacité, le passage, le parcours, la tran-
sition, le conflit. La difficulté majeure des théories de l’apprentissage,
celle qui les conduit à l’aporie, c’est d’assumer l’historicité de l’apprendre
et le fait qu’une histoire n’est pas, n’est jamais, un développement linéaire
mais bien une dialectique. Les philosophes se sont toujours heurtés à
cette question : « Comment peut-on passer du non-savoir au savoir ?
Comment peut-il advenir du changement ? », et ils ont toujours été tentés
de dénier l’histoire à l’apprentissage, de basculer dans le déjà-dedans ou
d'affirmer la totale malléabilité du sujet aux interventions extérieures.

40
Alors que l’apprentissage est une histoire qui met en présence un déjà-là
et une intervention extérieure ; une histoire où s’affrontent des sujets et où
travaillent et s’articulent, jamais très facilement, intériorité et extériorité,
élève et maître, structures cognitives existantes et apports nouveaux.
Et celä est vrai au regard de l’analyse de la relation pédagogique où
deux personnes, dans un face à face toujours aléatoire, sont en tension :
au désir légitime d’inculcation et d’instrumentation sociale de l’une,
s’oppose ainsi la résistance de l’autre, mobilisée dans des intérêts plus
immédiats, désirant sans contrôle, trop ou trop peu, jamais comme «il
faudrait ». Faire apprendre, alors, n’est pas sacrifier une des deux parties,
abdiquer ses exigences ou ignorer la personne de l’apprenant; faire
apprendre, c’est prendre totalement en compte l’une et l’autre et bricoler
de l’histoire dans cet espace : mais l’histoire n’est jamais écrite à l’avance
et, pour elle, nous n’avons pas de recette ; l’histoire ne se répète pas, et
nous ne pouvons avoir la certitude d’en sortir totalement indemne. Dans
l’histoire, «ça pousse et ça résiste»; dans l’histoire, nous trouvons
parfois quelques frêles médiations, par lesquelles le désir de l’apprenant
s'articule quelque part sur une proposition de l’enseignant.. qu’il puisse
alors y avoir «transmission » ne fait aucun doute, mais cette transmission
est construite et donc précaire ; elle n’a rien de mécanique, elle est plutôt
de l’ordre d’une rencontre. Nous savons bien cela, nous autres, institu-
teurs, professeurs, formateurs, qui nous évertuons à intéresser à la littéra-
ture des gens qui ne s’intéressent qu’à la chanson rock, comme FOURIER
qui cherchait comment intéresser aux mathématiques la jeune fille qui
AMP AIT EST TU LANCE
Ce que nous observons ici dans la relation pédagogique, nous pou-
vons le voir également à l’œuvre dans le processus d’apprentissage tel que
le décrit J. PIAGET : celui-ci récuse aussi bien l’innéité des structures
cognitives que leur émergence contingente ; il refuse l’idée que notre
intelligence soit déjà donnée comme celle selon laquelle elle nous serait
totalement imposée de l’extérieur ; il ne nie pourtant ni l’existence d’un
donné, ni celle d’un acquis, mais il montre que c’est dans le dialogue
permanent entre le donné et l’acquis que s’opère laconnaissance. Grâce à
ce que je suis et par ce que je suis, je peux acquérir, assimiler de
nouveaux phénomènes, enrichir et modifier ainsi ce que je suis ; de nou-
velles structures sont alors mises en place et cette équilibration me
permet elle-même d’accéder à un nouvel acquis”.
Penser l’apprentissage, c’est donc penser de l’histoire ;mais l’his-
toire est, à bien des égards, impensable. Ainsi vaut-il mieux «agir
l’apprentissage », c’est-à-dire ne pas renoncer à l’un des deux termes de
l’alternative, mais les mettre en tension pour se mettre sous tension. Et la
tension sera d’autant plus forte, d’autant plus féconde, que nous serons
profondément attachés à ne sacrifier aucun des deux rare
és" pôles. Que l’on ne
15. Cf. J. PIAGET, en particulier Le structuralisme, PUF, Paris, 1970, p. 52 à 62.

41
dise pas que c’est là la facilité : il n’y a rien ici qui ressemble à une
réconciliation lénifiante et le chemin ouvert n’est pas celui d’une harmo-
nie sans faille ; la tranquillité n°y sera pas notre lot quotidien... Ce qui est
tranquille, nous le savons bien dans les jours de fatigue, c’est de revenir
au confort du «fais comme tu veux » ou du «fais comme je veux ». Ce
d, c’est de chercherinlassablementce que nous
en revanche,
qui est fécon
pourrions vouloir ensemble.
om ne en A as
mms

4. Où l’on conclut, comme Archimède,


qu’avec un point d’appui
on peut faire bien des choses

«Ce que nous pourrions vouloir ensemble ».. n’est-ce pas une pro-
position bien démagogique ? N’est-ce pas l’obligation, pour le maître, de
revoir ses exigences à la baisse, de niveler par le bas et de s’aligner sur le
plus petit dénominateur commun ? On pourrait le croire si cette proposi-
tion exprimait simplement un souhait ; mais, en réalité, elle désigne un
fait : car il n’y a «transmission » que quand un projet d’enseignement
rencontre un projet d’apprentissage, quand se tisse un lien, même fragile,
entre un sujet qui peut apprendre et un sujet qui veut enseigner. C’est
pourquoi le métier d’enseigner requiert cette double et inlassable prospec-
tion, du côté des sujets, d’une part, de leurs acquis, leurs capacités, leurs
ressources, leurs intérêts, leurs désirs, et du côté des savoirs, d’autre part,
qu’il faut sans cesse parcourir, inventorier, pour découvrir en eux de
nouvelles entrées, de nouvelles richesses, de nouveaux modes de présen-
tation. Cette recherche est la condition même du métier dans la mesure
où elle seule permet ces mises en correspondance où advient de l’appren-
dre ; sans elle, quelques correspondances pourront sans doute être
établies, au hasard d’une rencontre fortuite, d’un désir momentanément
convergent, d’une complicité culturelle. Avec elle, en revanche, ces cor-
respondances pourront se construire progressivement à condition toute-
fois que l’on n’espère pas une adéquation totale entre le projet de l’élève
et celui du maître : une telle adéquation où correspondraient, terme à
terme, les désirs, les capacités et les intérêts de l’élève avec les projets, les
exigences et les contenus du maître. est évidemment impossible et sa
quête paralysante.
Ce que l’on peut espérer, ce que l’on doit chercher, c’est, d’abord, un
point d’appui dans le sujet, même ténu, un point où articuler un apport,
où placer un levier pour aider le sujet à grandir... Ce pourra être parfois
un désir de savoir et de comprendre né d’une situation tout à fait étran-
gère à l’école : on ne se doute pas de ces enjeux formidables que peuvent
représenter pour un enfant, dans sa famille ou son environnement, la

42
possibilité de pouvoir lire les programmes de télévision ou de calculer le
pourcentage de jus de fruit qu’il a bu dans la semaine par rapport à celui
de ses frères et sœurs ! Ce pourront être aussi des capacités acquises au
cours de son histoire personnelle et scolaire : capacité d’utiliser tel ou tel
outil, de manipuler tel ou tel objet, d’effectuer telle ou telle opération
intellectuelle, multiples capacités de faire ou de dire, souvent non repérées
dans l'institution scolaire et sur lesquelles il faudrait s’appuyer. Ce
pourront être, encore, des compétences particulières sur les questions les
plus invraisemblables, compétences que le maître n’a pas toujours lui-
même, qu’il hésite à faire émerger de peur d’apparaître ignorant et aux-
quelles pourtant on pourrait articuler bien des choses. Ce pourra être,
enfin, un intérêt étrange ou partagé pour telle ou telle question, tel ou tel
domaine, par l’intermédiaire desquels on pourra proposer des savoirs
scolaires : comment faire, me demandait récemment un professeur
d'anglais, pour intéresser à ma discipline des élèves qui passent leur
temps à écouter des chansons. anglaises ?
« Donnez-moi un point d’appui_et je_soulèverai_ le. monde ».... 1
le sujet et je l’aiderai à apprendre, à _
. û CE UE
Donnez-moi un point d'appui dans
Î s , s .

àcomprendre un peu plus le monde


delanouveauté, et lui-
SE ES

’approprier points d'appui ; un point d'appui


| même. Un point d’appui et non tous les
auquel lui et moi pouvons nous articuler pour le faire évoluer. Et prenons
les points d’appui que nous avons, n’attendons pas que naissent miracu-
leusement ceux que nous avons posés comme indispensables; n’atten-
dons pas qu’il sache dire cela ou faire ceci. Peut-être apprendra-t-il à
dire cela ou à faire ceci parce qu’il saura autre chose ou voudra à tout
prix en atteindre une que nous n’imaginons pas. Cherchons les ressources
dont il dispose sans préjuger à l’avance de celles que nous allons trouver
ni de celles qu’il nous faudrait trouver. Car rien ne dit que ce que nous
trouverons vraiment ne nous permettra pas d’articuler un apprentissage
qui, lui-même, permettra de mettre en place de nouvelles structures
cognitives et d’acquérir des capacités dont nous pourrions attendre
vainement qu’elles émergent seules. « Construire suppose un construc-
teur ; apprendre suppose un a priori; acquérir suppose un inné », dit
E. MorIN'6. Et il ajoute : « Ainsi peut s’instaurer la dialogique entre
l’appareil connaissant, porteur de déjà connu (les schèmes innés, les
acquis mémorisés) et l’environnement connaissable, grouillant d’incon-
nues »!7. Nous n’avons jamais fini d’inventorier le déjà connu et nous ne
devons jamais désespérer d’y trouver le moyen d’y articuler du connais-
sable.
Mais, pour cela, encore faut-il, d’autre part, que le maître maîtrise le
connaissable, qu’il explore dans tous les sens les connaissances qu’il doit
faire acquérir, comprenne leurs genèses et leurs logiques, prospecte toutes
les ressources qu’elles offrent, et cherche, surtout, toutes les entrées, tous
Paris, 1986, p. 60.
16. E. MORIN, La méthode 3, la connaissance de la connaissance, Le Seuil,
17. Ibid.

43
les chemins qui permettent d’y parvenir. Cette tâche n’est pas simple car
elle impose une mise à distance avec son propre itinéraire d’apprentis-
sage, une interrogation permanente des savoirs sous l’angle, non des
produits qu’ils constituent, mais des méthodes qui les constituent. Cette
tâche est difficile parce que les savoirs ne livrent pas cela d'emblée et ne
peuvent épargner au maître l’imagination et l’inventivité didactique : la
connaissance, la parfaite maîtrise pour soi-même des règles d’accord du
participe passé ne disent rien quant à tous les moyens possibles d’y
accéder; elles ne disent rien ni de la forme de sensibilisation que l’on
pourra utiliser — une histoire, un exercice écrit ou oral, etc. ? —, ni du
type de textes ou d'exemples où il faut les étudier, ni de la démarche qu’il
faut employer — plutôt logique, plutôt ludique ? — ni de la structure de
l’activité qu’il faut proposer à l’élève — opposition, discrimination, clas-
sement, induction, etc. ? — ni des images et métaphores qui vont permet-
tre la compréhension, ni des relations sociales qui seront facilitatrices, ni
du type de motivation qui va être déterminant : sera-ce le désir de faire
bonne figure quand on écrit à sa petite amie ou celui de respecter un
engagement pris avec le maître, ou encore celui de se lancer à soi-même
un défi, qui va fournir l’énergie nécessaire à engager l’apprentissage ? Et,
à supposer que l’on ait effectué ici la totalité de cet inventaire sur le cas
précis de l’accord du participe passé, il resterait encore à s’interroger sur
les autres notions, règles, apprentissages auxquels celui-ci pourrait s’arti-
culer. Travail de titan, de toute évidence, et que personne ne peut vérita-
blement mener à terme...
C’est que cette prospection dans les connaissances, comme la
recherche des points d’appui dans le sujet, n’est possible que parce que
l’une et l’autre se régulent réciproquement. Chacune d’entre elles, à elle
seule, ne dispose d’aucun référent, d’aucune limite, et elle s’engluerait
dans une quête infinie et décourageante : i/faut que l'interrogation sur les
connaissances soit nourrie et bornée à la fois par ce que l’on apprend du
sujet, comme ilfaut que notre attention au sujet soit stimulée et informée
Par ce que nous savons des connaissances à lui faire acquérir. Sans cette
réciprocité, la première s’exténuerait dans un inventaire dont le caractère
ludique pourrait seul nous sauver du découragement. Sans cet aller et
retour, la seconde prendrait des allures dangéreusement inquisitoriales…
La chose vous apparaît compliquée ? Elle est simple et, à bien des égards,
naturelle, mais pas de tout repos ; elle consiste à avoir, en même temps et
1 en interaction permanente, deux soucis : celui de mieux connaître les
4 ressources de l’élève et celui de découvrir sans cesse de nouveaux itiné-
raires pour nos savoirs. afin d'opérer, sans illusion mécaniste et en
conscience de la précarité de la démarche, les mises en correspondance
possibles. C’est ainsi que, en respectant l'intégrité du sujet et sans
renoncer à notre projet de l'instruire, en tension permanente entre le « fais
comme tu veux » et le «fais comme je veux », peut s’ébaucher un vouloir
commun, un vouloir apprendre.

44
APPRENDRE
OUTIL N°1 — DEGROSSISSAGE

Cet outil n’est pas, à lui seul, directement opérationnel pour la pratique de
la classe ; il ne permet pas de fabriquer des dispositifs didactiques, ni même d’éva-
luer ceux qui sont utilisés. Il peut, en revanche, avoir deux fonctions précieuses :

— stimuler l'attention du maître de manière à ce qu'il prospecte inlassable-


ment des points d'appui chez ses élèves et des entrées nouvelles dans les savoirs
qu’il doit leur transmettre ;
— ouvrir des pistes en lui permettant de repérer des connexions possibles qu'il
n’explorera sans doute pas toutes mais parmi lesquelles il découvrira peut-être
celles qui pourront déclencher son inventivité didactique.

Sur quel points De quelles entrées


d’appui chez le sujet dans les savoirs
puis-je articuler puis-je disposer ?
mon apport ?

— Qui est l’élève ? — Quelle forme de


sensibilisation puis-je
— Quel âge a-t-il ?
utiliser pour introduire
— Quelles sont ses l'apprentissage ?
situation références culturelles ?
— À quels différents
générale de — Quels ont été les niveaux de complexité
l’élève et événements marquants de puis-je proposer le savoir
environnement son histoire personnelle ? à acquérir ?
de t — Quels événements se — Avec quel vocabulaire,
l’apprentissage sont déroulés autour de quels exemples, quels
lui récemment ? z auxiliaires pédagogiques
à l’extérieur et aussi dans puis-je le présenter ?
la classe ?

— Quelles sont — Quels types de supports


les capacités perceptives puis-je utiliser dans les
de l'élève, quel est son différentes phases de
degré de sensibilité aux l'apprentissage ?
stimulations sonores, — À quels modes
domaine visuelles, tactiles, d'expression et de
sensori- olfactives...? restitution puis-je faire
— Quelles sont ses appel, seuls ou à titre
moteur
capacités d'expression d'accompagnement ?
verbale ou non verbale — Quelles manipulations
(gestes, mimiques...) ? puis-je faire effectuer afin
— Quels sont ses habiletés d'organiser ou de faciliter
manipulatoires ? l'apprentissage ?

45
Sur quels points De quelles entrées
d’appui chez le sujet dans les savoirs
puis-je articuler mon puis-je disposer ?
apport ?

— Quels rapports établit-il — Comment puis-je


entre le temps et moduler l’apprentissage
domaine l'apprentissage (efficacité dans le temps ?
sensori- sur des temps courts et En quelles unités puis-je
moteur nombreux ou sur des le découper ? Selon quels
séquences plus critères ?
longues...) ?

— De quelles compétences — Sur quelles


(connaissances) l’élève connaissances antérieures
dispose-t-il déjà puis-je construire
(compétences scolaires, l'apprentissage que je
mais aussi sociales où vise ?
plus personnelles) ? — Dans quels domaines
peut-on retrouver (voire
utiliser) les compétences
que je sollicite ou cherche
à faire acquérir ? Quels
domaine matériaux ou exemples
cognitif puis-je donc utiliser qui
permettent de mettre en
œuvre ces compétences ?
— De quelles capacités — Dans quelles activités
(savoir-faire) l’élève fait-on appel aux
dispose-t-il déjà (capacités capacités que je sollicite
scolaires, mais aussi ou cherche.à faire
sociales ou plus acquérir ? Quelles
personnelles) ? situations et quels outilsh
puis-je donc utiliser qui
permettent de mettre en
œuvre ces capacités ?

— Quels intérêts, quelles — Dans quels projets


passions, quelles personnels pourrait-on
curiosités, quels inscrire l’apprentissage
engagements l'élève que je cherche à faire
manifeste-t-il ? effectuer ?
— Quels enjeux existe-t-il — À quels buts puis-je
domaine ou pourrait-il exister pour rattacher les objectifs
affectif lui dans un apprentissage visés (obtention d’une
(désir de s’imposer, de performance parfaite,
produire pour se comparaison par rapport
valoriser, de prendre des à un score antérieur,
risques, de se lancer un production d’un objet
défi à soi-même, de socialement valorisé, mise
s'identifier, de s’opposer, en situation ludique,
etc.) ? etc.) ?

46
CHAPITRE 2

Qu'est-ce qu’apprendre ?

Où l’on voit à quel point le métier d’enseigner


requiert un effort permanent
d’élucidation et de rectification
de nos représentations de l’apprentissage

« Dans l'éducation, la notion d'obstacle


pédagogique est méconnue. J'ai souvent.
été frappé du fait que les professeurs
de
si …
plus encore que les autres,
sciences,
\|c'est.….possible, . .ne..comprennent..pas…
qu'on.ne.comprenne
pas .(.…). Les pro-
fesseurs imaginent que l'esprit commen-
ce comme une leçon, qu'on peut tou-
jours refaire une culture nonchalante en
redoublant une classe, qu'on peut faire
comprendre une démonstration en la
répétant point par point.»
G. BACHELARD,
La formation de l'esprit scientifique
Vrin, Paris, 1971, p. 18.

1. Où l’on discerne, dans une situation


aussi banale que révélatrice,
les représentations dominantes de l'apprentissage

Les réunions de parents ont toujours quelque chose d’étrange : la


un
mise en scène y est, le plus souvent, bâclée à la dernière minute par
professeur moins en retard que ses collègues qui dispose quelques chaises

47
à la hâte ; les personnages, s’ils maîtrisent assez bien leur texte, ne savent
guère quand ils doivent entrer en scène et se livrent à des jeux de regards
complexes pour se passer le relais ; les spectateurs présents sont généra-
lement des professionnels de ce genre de cérémonie, ceux qui, le plus
souvent, disposent déjà de l’information qui va leur être donnée parce que
l’école a toujours été pour eux un lieu somme toute assez favorable et
qu’ils en connaissent les codes... les autres n’y viennent malheureusement
qu’en cas de force majeure. Après les discours d’usage, les débats
s’ébranlent parfois péniblement avec de longs moments de silence, ou
éclatent soudainement avec quelques apostrophes agressives longtemps
contenues. Les enseignants et les parents se livrent alors à quelques
échanges à propos du tiers exclu — l’élève apprenant— avec des jeux
d’alliance souvent étonnants : les parents se trouvent en effet. tour à tour
ou simultanément, en position d’élèves, porte-parole de ce qu’ils savent
ou supposent être l’intérêt de leur enfant ; en position d’adultes, solidaires
des maîtres, ou en position de rivaux dont l’influence éducative peut être
concurrente de celle de l’école. A cela s’ajoutent des sentiments curieux à
l’égard du corps enseignant, à qui l’on est bien forcé de reconnaître un
pouvoir sur l’avenir scolaire de ses enfants, une compétence dans la
matière enseignée, mais à qui l’on dénie, le plus souvent, la connaissance
des réalités socio-économiques.. Il reste que la cérémonie fonctionne
généralement sans heurt et donne à voir, si ce n’est la réalité des prati-
ques d’enseignement, du moins celle des représentations de l’apprentis-
sage.
Ainsi, ce soir de novembre, par exemple, s’engage un dialogue entre
quelques parents de quatrième et un professeur d’histoire-géographie...
l'échange n’est guère original et enseignants et parents conviendront
volontiers qu’il se situe dans une «honnête moyenne »!. h
Un parent : Vous nous avez indiqué le programme que vous alliez
traiter cette année. Vous nous avez dit aussi qu’il était très chargé:
pensez-vous pouvoir le terminer?
Le professeur : Ce sera difficile, mais je compte sur les élèves pour
m’y aider, d’une part par leur attention en cours, d’autre part par leur
travail personnel.
Un parent : Quand vous dites «travail personnel ». vous voulez
parler du travail à la maison ?
Le professeur : C’est certain. Il faut que les élèves comprennent,
surtout en quatrième, que leur sort est entre leurs mains. À leur âge, on
peut attendre une certaine autonomie dans le travail.
Un parent : À combien de temps estimez-vous le travail nécessaire à
la maison, pour votre discipline, par semaine ?

1. Ce dialogue a été enregistré avec l’accord des participants.

48
Le professeur : Il est difficile de donner un chiffre exact car certains
sont plus lents que d’autres et il y a des semaines de révision plus char-
gées. En moyenne, on peut parler de trois heures.
Un parent : Leur donnez-vous des indications sur ce qu’ils doivent
faire exactement pendant ces trois heures ?
Le professeur : J'ai déjà dit qu’il me semble que les élèves, en qua-
trième, doivent commencer à savoir s'organiser. D’abord, ils doivent
mettre à jour leurs notes de cours, compléter leur cahier. Ensuite, ce que
je leur demande, c’est de savoir leur leçon, de connaître les notions que
j'ai développées, les faits, les dates et les chiffres marquants. Il arrive
aussi que je demande un petit exercice.
Un parent : Mon fils m’explique toujours qu’il n’a rien à faire. Je lui
dis de lire sa leçon. Il me dit qu’il l’a fait. En fait, on ne peut rien
contrôler.
Le professeur : J'ai demandé aux élèves en difficulté d’avoir un
répertoire pour la géographie et un pour l’histoire : il faut qu’ils y inscri-
vent toutes les définitions de géographie, quelques lignes pour chaque
événement historique. Ils peuvent se faire aussi des aide-mémoire. La,
c’est à chacun à s’organiser.
Un parent : À propos de définition, il me semble qu’il y a un certain
flottement, c’est le moins que l’on puisse dire. Même «la Révolution
française », je suis sûr que la plupart ne savent pas ce qu'est une « révolu-
tion ».
Le professeur : C’est certain et là il n’y a pas de miracle : il n’y a
qu’à écouter en cours et à apprendre. Et puis, il y a le livre et des diction-
naires.
Un parent : Je ne comprends pas pourquoi on ne commence pas par
là. On leur fait apprendre des notions complexes sans qu'ils aient les
bases nécessaires. Il faut qu’ils comprennent le capitalisme alors qu’ils ne
savent pas qui est Colbert.
Un parent : C’est vrai qu’il y a un sérieux problème de bases dont
vous n’êtes pas responsable.
Le professeur : Il est certain qu’en toute logique, il faudrait tout
reprendre à zéro et pas seulement en histoire d’ailleurs, mais aussi en
orthographe et sur le plan du vocabulaire de base. Nous brülons les
étapes en permanence, mais comment faire autrement ?
il
Un parent : Justement, on ne peut pas se résigner à cela... ou alors,
ne fallait pas faire passer les élèves en classe supérieure !
ne
Le professeur : Non. la question, voyez-vous, c’est que nous
: il nous faudrait une heure de plus par
disposons pas d’assez de temps
compensent
semaine et, comme nous ne l’avons pas, il faut que les élèves
par un travail à la maison plus importa nt.

49
Ainsi se tiennent, quotidiennement, dans l'institution scolaire, des
centaines de discours de ce type, très largement convenus, saturés de
bonne volonté et d’exhortations bienveillantes, parvenant souvent à
établir quelques consensus autour d’«évidences » acceptées et reconnues
par la plupart des partenaires. Loin de nous ici la tentation de faire le
moindre procès d’intention ; on sait bien que ces réunions sont difficiles,
que les enseignants s’y sentent parfois injustement agressés, qu’ils ne
savent guère à quel niveau de langage se placer, que des logiques contra-
dictoires s’y affrontent sans pouvoir véritablement se révéler, qu’il n’est
même pas facile d’y avoir un objet commun à investir et sur lequel faire
porter un langage constructif. C’est pourquoi l’on s’englue précisément
dans les banalités ; mais ces banalités sont toujours significatives de ce
fonds commun de représentations de l’apprentissage qui verrouille de
manière si forte l’inventivité didactique. Relisez l’échange et demandez-
vous, pour chaque affirmation, quelle image affleure et à quelle concep-
tion de l’apprentissage elle renvoie? : vous y trouverez, toutes proches, la
métaphore du récipient que l’«attèntion » permettrait d’ouvrir à des
savoirs que l’on déverserait méthodiquement, ou encore la métaphore de
la pyramide, bien régulière où, heure après heure, leçon après leçon,
viendraient se poser les connaissances acquises et qui permettrait de se
hisser jusqu’à la classe supérieure. Vous y trouverez surtout l’affir-
mation, implicite mais sans cesse rappelée, que les connaissances sont
des choses et que, comme toutes les choses, on les acquiert et on les
possède, on les accum le et on en dresse l’inventaire, on les abandonne
quand elles sont cassées, inutiles ou dangereuses pour leur en substituer
d’autres, toutes neuves et parfaitement adaptées ; on les empile, en
commençant par les plus grandes, les plus solides et en posant dessus, au
fur et à mesure, de plus fines et de plus complexes. comme les choses,
les connaissances sont ici des biens que le travail permet d’obtenir et qu’il
faut mériter ; car, comme pour les choses, et en toute justice, si vous
n’avez pas les connaissances, il ne faut vous en prendre qu’à vous-même,
puisque les occasions, de toute évidence, vous ont été offertes et que vous
les avez laissées échapper.

2. On peut également utiliser ce texte en formation de maîtres ; après lecture individuelle, on


demandera à chaque participant de noter les images qui lui viennent à l’esprit et qui seraient
susceptibles de figurer les conceptions de l’apprentissage qui sont ici mises en œuvre. Par petits
groupes, on tente alors de dégager une image-force. Par intergroupes (groupes transversaux) on
cherche alors à dégager la conception dominante de l’apprentissage qui sert de référence implicite
à toute la discussion. É
3. J.-P. ASTOLFI a fort bien formalisé ces représentations ; cf. « Apprendre, ce n’est pas..., c’est
plutôt... » in Cahiers pédagogiques, n° 239, décembre 1985, p. 15.

50
2. Où l’on s'interroge sur l’origine et la fonction
des représentations dominantes de l’apprentissage

De telles conceptions n’émergent pas ainsi par hasard. D’autant plus


qu’elles disposent d’une force qui leur permet d’apparaître comme la
nature même des choses, au-delà ou en-deçà de toute réfutation ration-
nelle, en contradiction souvent avec des conceptions ouvertement avouées
par ailleurs et qui ne semblent pas les atteindre. Tout se passe, en effet,
comme si elles argumentaient dans un ordre spécifique, celui du «bon
sens », ou du «sens commun», auxquels on serait en quelque sorte
condamné dès que l’on voudrait parler de l’apprentissage. Il n’y aurait
pas là seulement une question de « facilité » mais peut-être, plus profon-
dément, une question de « possibilité » : que peut-on dire de l’apprendre
qui échappe à l’imagerie ? Comment peut-on parler d’un tel processus
fugace et tout entier dans le « passage », autrement qu’en le ramenant à ce
que le langage sait faire, c’est-à-dire désigner ses manifestations exté-
rieures et identifier ses produits ? Non que le véritable apprentissage soit
«indicible », au sens où il appartiendrait au domaine de l’émotion, tou-
jours trahie par ce qui tente de l’exprimer, ou à celui de l’ontologie,
quand on ne peut désigner un être que par ses attributs et donc par ce qui
ne lui est pas véritablement essentiel“, mais parce que le langage, quand il
veut dire l’histoire et la transformation d’un sujet, ne peut dire que
l'acquisition et en nommer les différentes étapes. C’est pourquoi il n’est
sans doute pas tout à fait possible de se débarrasser complètement de
toutes les métaphores chosifiantes ; c’est pourquoi il est illusoire de
penser que l’on pourrait, une bonne fois pour toutes, en « purger » les
individus et les délivrer totalement des tentations simplificatrices ; c’est
pourquoi — en cohérence même avec ce propos — on ne peut qu’espérer
qu’ils tentent de dégager sans cesse le « processus-apprendre » de ce qui
permet de se le représenter et donc le fige inéluctablement. Tâche jamais
véritablement achevée, jamais tout à fait-possible et pourtant particuliè-
rement nécessaire pour inscrire son activité didactique dans la dyna-
que
mique réelle des sujets. Tâche qui est probablement plus facile dès
l’on comprend un peu la nature et la force des adhérences auxquelles
tiennent en nous et autour de nous nos représentations de l'apprentissage.
Élucidant les conditions d’élaboration d’une représentation,
figuratif » qui,
S. Moscovici montre que le sujet construit un «schéma
modèle abstrait
contrairement à la «théorie » qui se reconnait comme un
pour la réalité elle-mê me. La théorie
d’intelligibilité du réel, se donne lui
ntation se revendi que « traduction
se sait prise de distance; la représe
disons qu’appr endre c’est être
immédiate du réel ». Ainsi, quand nous
pas parler de l’Être, ni même seulement
4. N'est-ce pas Parménide qui disait que l’on ne peut
Un, il serait déjà deux ?
dire qu’il est Un, parce qu’étant à la fois Être et
5. S. Moscovi ci, La psychana lyse, son image et son public, PUF, Paris, 1961, p. 314.

Si
attentif, lire et écouter, recevoir des connaissances, nous croyons décrire
la réalité et, à bien des égards, nous la décrivons : il est vrai que l’appren-
tissage se manifeste souvent par de tels signes ; mais il «se manifeste »
seulement, il ne s’effectue pas. De même, quand nous disons que nous
apprenons par répétition ou par imitation, nous ne faisons que décrire des
comportements, nous ne disons rien des opérations mentales qui sont
effectuées, de la manière précise dont un élément nouveau est intégré
dans une structure ancienne et la modifie : nous savons bien qu’il existe
des choses que nous pouvons répéter mécaniquement à l'infini sans que
cela suffise pour garantir l’apprentissage, sans que cela suffise même pour
assurer l'établissement de réflexes conditionnés : THORNDIKE a souligné
longuement l’importance de la motivation et montré qu’un apprentissage
qui ne s’inscrit pas dans un projet et dont le sujet ne perçoit pas les effets
positifs sur son développement n’est pas stabilisé. PAVLOV lui-même n’a
jamais affirmé que la répétition suffisait à établir le réflexe; il faut lui
adjoindre, montre-t-il, un ensemble expérimental complexe qui permette
de transférer progressivement les effets d’un stimulus finalisé (qui procure
un plaisir, ou une satisfaction) sur un stimulus neutre. C’est ce transfert
— fort problématique d’ailleurs dès que l’on s’attache à des apprentissa-
ges complexes— et non la seule répétition d’une activité, qui permet
l'acquisition. Enfin SKINNER, pourtant connu pour son goût pour les
«machines à enseigner », n’a jamais considéré que la simple exécution
mécanique de tâches pouvait permettre d’acquérir l’ensemble des savoirs
et savoir-faire : « Comme un bon précepteur, indique-t-il, la machine ne
présente que la matière que l’élève est préparé à aborder (...). Il existe, en
effet, un échange continuel entre le programme et l’élève (...). Et enfin, la
machine, toujours comme le précepteur privé, renforce l'élève pour
chaque réponse correcte »f. Il y a là, on le voit, un ensemble de condi-
tions qui n’autorise d’aucune manière la confusion entre l’apprentissage
et un certain nombre d’indicateurs comportementaux que l’on peut esti-
mer nécessaires mais ne jamais confondre avec les opérations mentales
complexes. Or, parce que cette activité n’est pas directement observable,
la pensée paresseuse associe simplement les signes extérieurs, voire les
conditions de sa manifestation, à ses résultats et croit qu’il suffit de
garantir l’existence des premiers pour faire émerger les seconds ; la mise
en tutelle. des corps, exhortés ou contraints à occuper un espace durant
un temps déterminé, à se mettre en position de conformité réceptive, se
substitue en quelque sorte à l’attention aux opérations mentales requises
et à leurs conditions de possibilité. Il y a là une esquive de l’histoire
proche de ce que R. BARTHES décrit quand il étudie nos mythologies :
«Le mythe prive l’objet dont il parle de toute histoire. En lui l’histoire
s’évapore; c’est une sorte de domestique idéale : elle apprête, apporte,
dispose ; le maître arrive, elle disparaît silencieusement : il n°y a plus qu’à

6. B.F. SKINNER, La révolution scientifique de l'enseignement, Dessart, Bruxelles, 1968, p. 112


etelie:

5e
jouir sans se demander d’où vient ce bel objet »’. Ainsi croyons-nous aux
acquisitions sans histoire, postulons-nous sans cesse l’existence de machi-
nes apprenantes, occultons-nous perpétuellement le processus au profit du
produit. Nous oublions jusqu’à la genèse de nos propres connaissances
et, ne nous souvenant plus que nous les avons construites, nous croyons
pouvoir les transmettref.
Voilà donc où s’enracine, en nous, cette représentation si tenace de
l'apprentissage ; mais une représentation ne peut se manifester durable-
ment, ni faire l’objet d’un tel consensus si elle n’est pas en cohérence avec
un ensemble de pratiques sociales ou, au moins, si elle n’est pas insérée
dans tout un réseau de représentations diffusant largement dans le tissu
social. L’affirmation que les connaissances sont des choses réfracte alors
la conviction que les savoirs représentent des biens sociaux et se «tradui-
sent » en possessions matérielles identifiées («je sais ceci... donc je dois
avoir cela »). Or, une telle idéologie fait le silence sur ce que l’on pourrait
appeler — par analogie avec ce que F. de SAUSSURE dit du signe —
«l'arbitraire de la répartition des biens sociaux » : non que celle-ci
n’obéisse à aucune logique, mais cette logique n’est pas celle des savoirs,
et ce sont plutôt les savoirs qui sont affectés d’une plus-value ou d’une
moins-value selon les pratiques sociales auxquelles ils sont dévolus. Là
encore, il y a un déni de l’histoire qui, seule, pourrait expliquer les condi-
tions de production et d’appropriation des connaissances. Puisque celles-
ci sont des «choses » et qu’elles existent ainsi, tels des objets que l’on
peut acquérir si l’on fait les efforts nécessaires, il suffit, en quelque sorte,
de les mettre sur le marché : chacun, selon ses mérites, s’en trouvera
pourvu. Nous oublions alors que l'appropriation de ces connaissances
requiert tout un processus, des capacités précises, ce que nous nomme-
rons plus loin des stratégies d’apprentissage et que chacun est loin de les
posséder toutes.
Enracinées en nous-même par l'oubli de notre propre histoire intel-
lectuelle, relayées socialement par l'illusion de la distribution égalitaire
des savoirs dans l’école républicaine, les représentations dominantes de
l'apprentissage sont particulièrement solides parce qu’elles permettent
aussi de légitimer des pratiques d’enseignement ou, plus exactement, de
limiter celles-ci à des pratiques de l'information. Dans leur perspective, la
classe peut, en effet, être conçue comme le cadre où sont dispensées des
connaissances. Il suffit de les entendre, de les revoir, de les appliquer,
avec attention, courage et ardeur, inlassablement, jusqu’à l’appropria-
se
tion. Or cette conception, si elle est assez facile à mettre en œuvre,

7. R. BARTHES, Mythologies, Le Seuil, Paris, 1957, p. 260.


ses propres
8. Ainsi, dit PIAGET, «le sujet se connaît mal lui-même, car pour s'expliquer
et même pour apercevoir l’existence des structures qu’elles comportent , illui
opérations mentales
dont il n’a jamais pris conscience au moment même où il en
faudrait reconstituer tout un passé
Pléiade, Gallimard,
vivait les étapes » (Logique et connaissance scientifique, Encyclopédie de la
Paris, 1967, p. 120).

53
heurte à deux réalités incontournables : d’une part, la prise d’information
n’est pas une opération de simple réception, c’est encore, et à nouveau,
une histoire complexe où le sujet assimile l'inconnu de manière active et
rarement spontanée ; d’autre part, l’appropriation ne peut être renvoyée à
la simple répétition, même intensive et répétée, de la prise d’information :
elle requiert des opérations mentales, différentes selon la nature de
l'objectif visé, opérations mentales qui sont, elles aussi, rarement spon-
tanées. En faisant le silence sur cela, l’on réserve évidemment les acquisi-
tions à ceux qui ont eu la chance d’acquérir des processus mentaux effica-
ces et peuvent donc obtenir, grâce à eux, des résultats. Les autres, à qui
l’on ne cesse de dire que les connnaissances sont accessibles moyennant
un petit effort, ne comprennent pas pourquoi ces choses là leur échappent
à Jamais.

3. Où l’on tente de montrer que les connaissances


ne sont pas des choses
et que la mémoire n’est pas un système d’archives

On croit parfois, sans doute parce que cela renvoie à une apparente
rationalité, que les différents niveaux de l’apprentissage s’emboîtent
comme des poupées russes : il y aurait d’abord une phase d’identification
au cours de laquelle le sujet mettrait en œuvre des activités perceptives
appuyées sur des capacités sensorielles, suivie d’une phase centrée sur la
signification dans laquelle le sujet intégrerait la nouveauté en percevant
son intérêt, l’usage qu’il peut en faire ou le sens qu’il peut lui donner, et
ensuite une phase d'utilisation où le sujet réinvestirait la connaissance,
lutiliserait à des fins personnelles, bref en maîtriserait enfin l’usage et la
possèderait vraiment. Les connaissances s’emboîteraient alors ainsi : je
dois d’abord savoir que le marteau est dans l’atelier, je dois ensuite savoir
à quoi sert le marteau pour pouvoir, enfin, utiliser cet outil.
Certes, une telle conception peut avoir une valeur régulatrice pour
permettre d'organiser un cours ; elle est d’ailleurs très largement réfractée
par la plupart des manuels scolaires : on y repère d’abord, on y
comprend ensuite, on fait les exercices enfin. Mais, en réalité, cette
conception ignore la réalité des processus mentaux ; elle ignore, en parti-
culier, qu’une simple identification perceptive n’existe pas, qu’une infor-
mation n’est identifiée que si elle est déjà, d’une certaine manière, saisie
- dans un projet d'utilisation, intégrée dans la dynamique-du.sujet et que
c’est ce processus d’interaction entre l’identification et l’utilisation qui est
générateur de signification, c’est-à-dire de compréhension. Observons cet
adolescent qui dévale les pentes d’une montagne : il court et saute tout en
contrôlant sa vitesse en fonction de ses ressources physiques et de

54
l'appréciation permanente du contexte. À chaque instant, il maîtrise le
paysage, aussi bien dans sa configuration générale que dans les moindres
aspérités sur lesquelles il pourra poser correctement son pied, prendre
appui pour accélérer ou, au contraire, freiner sa course. Il perçoit, iden-
tifie, une multitude d’éléments, mais ces éléments il les sélectionne dans
l'instant, au point que l’opération de perception et celle de sélection sont
absolument confondues et que ce qui les associe, c’est ce qui les finalise,
c’est-à-dire un projet et des ressources personnelles, en un mot, un sujet.
En formalisant un peu plus cette expérience — qui est sans doute très
proche de ce que nous faisons quand nous prenons des indices dans un
texte pour en construire le sens, c’est-à-dire le lire —, on peut dire qu’un
apprentissage s'effectue quand un_individu_prend.del'information, dans.
son environnement en fonction d’un projet personnel.-Dans cette inter-
“action entre les informations et le projet, les premières ne sont décelées
que grâce au second et le second n’est rendu possible que grâce aux
premières ; l’apprentissage, la compréhension véritable, ne surviennent
alors que par cette interaction, ils ne sont que cette interaction, c’est-à-
ess

dire qu’ils soñt création de sens. 2 ts


fe .
Dhritsey
. x

En outre, l’intérêt de la formule \gentfeaten = ignification est


qu’elle permet de comprendre pourquoi l’action didactique consiste à
organiser l'interaction entre un ensemble de documents ou d’objets et une
tâche à accomplir. Il y aura en effet situation d’apprentissage effective
quand le sujet fera jouer les deux éléments l’un sur l’autre de manière
active et finalisée. On voit bien alors que le travail de l’enseignant ou du
formateur est de préparer cette interaction de telle façon qu’elle soit
accessible et génératrice de sens pour le sujet : car les matériaux peuvent
être trop complexes ou trop nombreux pour une tâche trop mince qui
n’apparaîtra pas alors capable de les organiser, ni même de les finaliser.
Symétriquement, une tâche peut être parfois impossible, ou très difficile,
pas
parce que les matériaux fournis sont insuffisants, qu’ils ne permettent
toutes les confrontations nécessaires, qu’ils ne fournissent pas les « aspé-
même
rités » positives ou négatives permettant au sujet d'avancer, voire
«s’assurer ». Le maître sait bien cela quand il
simplement, parfois, de
prépare une séquence et tente de réunir les objets susceptibles, s’ils sont
ou un
traités à travers une tâche à accomplir, de faire émerger une notion
e du « dosage » entre
concept ; il éprouve, chaque fois, toute l'importanc
le professeur d’his-
les documents et les consignes : ainsi, par exemple,
» devra-t-
toire qui veut faire accéder l’élève au concept de «colonisation
faire procéder
il sélectionner des récits, des témoignages et des analyses,
le traitement des
ensuite à un travail dont la mise en œuvre imposera
successives ,
matériaux et permettra, par approximations et vérifications
bien, ne peut pas
de faire émerger le concept? ; la consigne, ici, on le voit
pédagogiques n°° 244-245, mai-juin
9. Cf. J.-P. ASTOLFI, « Deux sortes de savoirs », in Cahiers
1986, p. 34 et 35.

55
être une simple exhortation à extraire le concept (quelque chose comme
«vous dégagerez le concept de colonisation à partir de l’étude ordonnée
des documents ci-après ») car, dans ce cas, seul l’élève qui aura acquis et
parfaitement intégré la démarche inductive réussira.. On l’aura beaucoup
aidé puisqu'on lui aura fourni des matériaux en quelque sorte
«pré-contraints » ; mais, si l’on veut aider aussi celui qui ne maïtrise pas
encore parfaitement l’induction, il faut lui proposer une tâche et un mode
de fonctionnement qui lui imposent l'induction comme démarche et
l’'amènent ainsi à l’acquisition recherchée : cela pourra prendre des for-
mes diverses, et, ici, on pourrait suggérer aussi bien un questionnaire très
directif amenant l’élève à repérer les points communs, à discriminer, à
opposer, pour isoler le concept, que des jeux de rôle successifs où l’on
«mettrait en théâtre », en les faisant incarner tour à tour par chaque
élève, les logiques qui sont à l’œuvre dans tel ou tel événement, que la
recherche de correspondances graphiques ou encore la mise en « groupe
d’apprentissage »!° en'distribuant un document à chaque participant et en
demandant au groupe de réaliser, par exemple, un panneau qui en présen-
te la synthèse, etc. Tout le problème est de mettre en place, pour chaque
apprenant, une interaction identification/utilisation où l’on soit assuré, à
la fois, que les matériaux peuvent être intégrés — ce qui renvoie à un
niveau de compétence antérieure et au problème des pré-requis — et que
la tâche est bien mobilisatrice — ce qui renvoie à la connaissance des
motivations ou, au moins, au repérage des inhibitions. Cette interaction
identification/utilisation, traitée sur le plan didactique, devient alors, pour
le formateur qui conçoit la situation, l'interaction matériaux/consignes,
et, pour l’apprenant aux prises avec la tâche, l'interaction informations/
projet.
Le phénomène que nous venons de décrire sera peut-être apparu
assez complexe et bien peu opérationnel pour les maîtres : or, d’une part,
même si nous l’ignorons, c’est bien ainsi que nous fonctionnons et que
nous réussissons, comme nos élèves, nos apprentissages. simplement ces
réussites sont, le plus souvent, le fruit d’heureuses conjonctures et la
connaissance de leur genèse peut nous permettre de mettre en place des
dispositifs qui ne les réservent pas à ceux qui fonctionnent ainsi « natu-
rellement », parce qu’ils l’ont appris au gré de leur histoire personnelle.
D’autre part, il va de soi que l'interaction identification/utilisation peut
être génératrice de signification à des niveaux d’approfondissement très
différents : c’est ce que l’on nomme parfois le « niveau de formulation »
d’un concept'”. Ainsi le concept de respiration peut-il être appréhendé à
partir d’une observation grossière de l’appareil pulmonaire des vertébrés,

10. Cf. P. MEIRIEU, Outils pour apprendre en groupe. Apprendre en groupe ? 2, Chronique
sociale, Lyon, 1984.
11. Je m’appuie ici, en particulier, sur les travaux du groupe ASTER (équipe de didactique
des
sciences expérimentales de l’INRP). L'exemple de la respiration est emprunté précisément à un
document élaboré par M. DEVELAY.

56
peut-ilêtre conçu comme un échange gazeux en observant d’autres appa-
reils respiratoires et en dégageant leur fonction commune, peut-il être
étudié au niveau tissulaire, au niveau cellulaire et même au niveau des
mécanismes d’oxydo-réduction… à chaque étape, les matériaux à mettre
en jeu et les consignes à proposer seront plus complexes, mais à chaque
étape le concept sera construit à partir de l’interaction entre des infor-
mations et un projet.
Aussi faut-il substituer à une conception linéaire trop simple où les
connaissances formalisées seraient dévoilées progressivement à un sujet
dont la qualité essentielle serait d’être passivement « réceptif », « attentif »,
« à l’écoute », une conception plus dynamique où ces connaissances sont
intégrées dans le projet du sujet et, d’une certaine manière, ne vivent que
dans et par lui. Car, comme le montre bien A. de LA GARANDERIE, « être
attentif, c’est avoir le projet de se donner en images mentales ce qu’on est
en train de percevoir »!? ; ou encore, dans notre langage, être attentif c’est
avoir un projet d’utilisation de ce qu’on est en train de recevoir et s’en
donner des représentations finalisées. Et, ce qui est vrai pour « l’atten-
tion », l’est également pour la mémoire : c’est pourquoi celle-ci est condi-
tionnée par le fait de «placer ce qu’on veut conserver dans un avenir
esquissé mentalement »!?, de le situer dans un projet, d'apprendre en se
mettant en situation d’utilisation ou, au moins, de restitution. Beaucoup
d’apprentissages sont ainsi stériles parce qu’il leur manque cette mise en
situation ; et la répétition à laquelle on les soumet n’est guère efficace si
elle n’est pas sous-tendue par un projet. Que l’on observe cet élève, par
exemple, à qui l’on fait obstinément corriger ses fautes d’orthographe, qui
les identifie d’ailleurs parfaitement quand on les lui désigne, mais qui
persiste à les faire, persiste à écrire sans souci de l’orthographe en remet-
tant la réflexion orthographique à plus tard, à une miraculeuse relecture,
au moment où l’on recopiera, au jour du contrôle ou de l’évaluation :
« Ça ne fait rien, dit-il au maître qui lui désigne une erreur quand il écrit,
je relirai après. ». Quelques secondes de réflexion avec lui permettent
facilement de faire une constatation très simple : l’élève peut, en effet,
parfaitement admettre qu’un chanteur qui répèterait en faisant des fausses
notes et en arguant que « devant le public il fera attention » n’aurait guère
de chance de progresser. Il peut alors comprendre qu’il n’apprendra
l'orthographe qu’en se mettant d’emblée dans «le projet d’écrire », en
situation de communiquer avec un lecteur dont on connait les exigences.
Encore faut-il, toutefois, que le statut de l’écrit dans la classe lui permette
de formuler un tel projet ; encore faut-il, en d’autres termes, que l'écrit
soit, ici, outil de communication avec soi et avec les autres et non seule-
ment occasion d'évaluation, de sanction et de sélection. Mais cela est une
autre histoire !
Paris, 1984,
12. À. de la GARANDERIE, Le dialogue pédagogique avec l'élève, Le Centurion,
p. 109.
Paris, 1982,
13. À. de la GARANDERIE, Pédagogie des moyens d'apprendre, Le Centurion,
p.91.

1
Soulignons, enfin, que le processus que nous venons de décrire est à
l’œuvre dans l’ensemble des opérations intellectuelles de l’apprentissage.
On pourra, et nous-même y viendrons, tenter de présenter celles-ci en les
ordonnant de manière à ce que le formateur puisse s’en saisir plus faci-
lement, mieux définir ses objectifs et organiser ses progressions ; mais il
faudra garder à l’esprit le fait que, au plus bas niveau taxonomique (celui
que B.S. BLOOM nomme la simple « acquisition » ou L. d'HAINAUT la
«répétition »), il n'y a apprentissage, c'est-à-dire construction de connais-
sances, que parce qu'il y a déjà interaction entre des informations et un
projet, exactement comme aux plus hauts niveaux taxonomiques, ceux de
la synthèse ou de la résolution de problèmes complexes. Car cette
interaction, qui n’est qu’une nouvelle manière de décrire ce qui se joue,
dans l’histoire d’un sujet, entre lui et le monde, est la dynamique même de
tout apprentissage.

4, Où l’on cherche à établir


que l’on ne va pas simplement de l’ignorance au savoir,
sans obstacle ni conflit

PLATON avait souligné avec force que le faux savoir était un obsta-
cle plus important au savoir que le non-savoir.… De toute évidence la
leçon n’a guère porté et nous continuons à enseigner avec la certitude
tranquille que, selon la belle formule de G.BACHELARD, « l’esprit
commence comme une leçon »!*. Nous faisons comme si nous travaillions
en terrain vierge, si rien n’était acquis à l’extérieur de l’école, si l’intelli-
gence n’était pas encombrée de multiples « représentations » : car, « avant
tout apprentissage, souligne A. GIORDAN, l’enfant dispose d’un mode
d’explication (...) qui oriente la manière dont il organise les données de la
perception, dont il comprend les informations et dont il oriente son
action »", Ce qu’A. GIORDAN nomme ici « mode d’explication » pourrait
également être décrit, pour reprendre une expression que nous avons déjà
employée, comme un «niveau de formulation » d’une connaissance ou
d’un concept ; la représentation désignerait ainsi cette même réalité en
référence au sujet, en amont en quelque sorte, tandis que le « niveau de

14. R.M. GAGKE est un des rares «taxonomistes » à souligner le phénomène en plaçant, dans
sa classification des phases d’apprentissage, la « motivation expectative » juste avant la « percep-
tion sélective » et toutes les autres opérations intellectuelles qu’elles rendent possible. Il pointe le
phénomène, mais il isole encore. trop, à mon sens, motivation et perception qui ne sont pas
seulement présentes «au début» mais au cours de chaque phase de l'apprentissage (cf. Les
principes fondamentaux de l'apprentissage, H.R.W., Montréal, 1976, en part. p. 42).
15. G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, Paris, 1971, p. 18.
. A. GIORDAN, Une pédagogie pour les sciences expérimentales, Le Centurion, Paris, 1978,
p. 190.

58
formulation » la désignerait plutôt en aval, en référence à un état donné
du savoir savant élaboré. Ainsi, le système de PTOLÉMÉE, comme celui de
COPERNIC, peuvent-ils être décrits à la fois comme des représentations en
observant leur genèse et la manière dont ils se dégagent de l’anthropo-
morphisme initial, et comme des «niveaux de formulation » ou «de
compréhension » sur le plan du savoir physicien. Or, ce que souligne
A. GIORDAN, c’est que, avant même l'intervention didactique, le sujet
dispose d’un tel système d’explication ; avant même que le maître
commence la présentation d’une question, l’élève «s’en fait déjà une
idée ». Et cela est indispensable car, sans cette « appréhension première »,
le monde lui serait totalement impénétrable, les objets présentés abso-
lument opaques. Il faut savoir, en effet, qu’il n’y a pas là un défaut de
connaissance, une sorte d’erreur de tactique que l’on pourrait corriger en
invitant le sujet à se « purger » de toutes ses fausses idées ; il y a là un fait
irréductible parce que absolument nécessaire : je n’entre en contact avec
les choses que parce que je crée du lien avec elles et ce lien est préci-
sément constitué par l’idée que je m’en fais, par le projet et les informa-
tions que j'avais déjà sur elles. C’est pourquoi, quand le professeur
présente des documents, des exemples, des objets, il ne peut espérer faire
l’économie d’un ensemble de représentations disparates que les élèves
vont immédiatement plaquer sur eux, il ne peut espérer mettre en route un
processus d’apprentissage qui ferait table rase de toute antériorité.
Autrement dit, l’interaction entre les informations et le projet ne
s’inaugure pas à l’école, ni dans les situations d’apprentissage forma-
lisées ; elle existe très tôt et fait que l’enfant, en arrivant dans la classe,
de toute une série de
comme l’adulte en arrivant en formation, dispose
qu'est un
bile,
connaissances :il « sait » comment marche ‘une automoce
rayon laser, pourquoi il y a du vent et comment se reproduisent les
plantes... Il sait ce que sont la «nature » et la « fonction » d’un mot, ce
que représente « l'infini », de la même manière qu’il «sait » pourquoi on
lui pose ce problème et ce que l’on attend de lui en lui faisant faire cet
exercice. Certes, on peut toujours faire abstraction de ce « savoir » et
engager un apprentissage comme s’il n’en était rien ; on a alors toutes les
chances de simplement superposer à ce «savoir » antérieur un «savoir
scolaire », vernis superficiel qui craquera dès que la situation scolaire qui
l’a mis en place disparaîtra. Vous pouvez expliquer à des enfants que ce
qui fait pousser une graine c’est l’eau et vérifier cette acquisition, sans
toucher pour autant le moins du monde à la représentation selon laquelle
ce qui fait pousser la graine c’est la terre : quelques jours après la leçon,
l'enfant se sera « libéré » de votre savoir savant et sera revenu à la confu-
sion terriblement prégnante du lieu avee la cause. En interrogeant
récemment des élèves de première sur la Révolution de 1789, j'ai pu
constater que ceux-ci, alors qu’ils ont étudié au moins quatre fois dans
que,
leur scolarité cet événement historique, croient et affirment toujours
en 1789, on a guillotiné le roi et instauré la République!

59
On n’a donc aucune chance de faire progresser un sujet si l’on ne
part pas de ses représentations, si on ne les fait pas émerger, si on ne les
«travaille pas », au sens où un potier travaille la terre, c’est-à-dire non
pour lui substituer autre chose mais pour la transformer. Car il y aurait
beaucoup d’illusion à croire que, quand on a repéré la représentation
par un entretien, une mise en situation ou un dessin, il suffit de l’exorciser
pour la chasser de l'esprit de l’élève et lui substituer la vérité scientifique.
Un sujet ne passe pas ainsi de l’ignorance au savoir, il va d’une représen-
tation à une autre, plus performante, qui dispose d’un pouvoir explicatif
plus grand et lui permet de mettre en œuvre un projet plus ambitieux qui,
lui-même, contribue à la structurer. Et chaque représentation est, à la
fois, un progrès et un obstacle ; elle est même d’autant plus un obstacle
qu’elle aura constitué un progrès décisif et que, en raison de cela, le sujet
lui sera d’autant plus attaché. L’enseignant ne se doute guère que chaque
succès obtenu devra, un jour, être dépassé, retravaillé, réorganisé. Il croit
pouvoir installer d'emblée le sujet dans des acquisitions rigoureuses et
définitives : mais il n’en est rien et il faut qu’il accepte que ce qui peut
être absolument nécessaire pour faire progresser un élève est_souvent
d’une extrême précarité. “On confond trop fréquemment le nécessaire et le
définitif, l’inutile et le précaire: or, il est peut-être utile d’apprendre aux
élèves du cours élémentaire que le sujet fait l’action dans la phrase, mais
cette représentation fait obstacle à la compréhension de la voix passive,
il faudra donc la mettre en échec et lui en substituer une autre plus
adaptée. Et ce processus n’est évidemment jamais terminé, il constitue la
trame même de la progression intellectuelle. C’est cela qu’explique parfai-
tement G. BACHELARD quand il dit : « C’est dans l’acte même de connaî-
tre, intimement, qu’apparaissent par une sorte de nécessité fonctionnelle,
des lenteurs et des troubles (...). En fait, on connaît contre une connais-
sance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmon-
tant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation »!7.
Mais comment s'effectue ce processus ? Comment un sujet peut-il
réorganiser son système de représentations. J. PIAGET a bien montré
l’importance, dans ce domaine, de la « décentration »!8 et ses travaux ont
été prolongés par W. DoIsE et A.N. PERRET-CLERMONT qui soulignent
l'aspect décisif du «conflit de centrations »!°: un sujet progresse quand
s’établi i un. conflit_eentre..deux représentations, sous_la
la pression
duquel ilest amené. à.“réorganiser l'ancienne_pour intégrer ents
af
apportés par Îe| nouvelle. Certes, ce conflit se manifeste, le plus souvent,
extérieurement: il s ’agit alors d’un désaccord avec un camarade, avec le
professeur ou avec le manuel scolaire. mais ce conflit n’est déclencheur
de progrès que si la socialité est en quelque sorte intériorisée, si le sujet
17. G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, op. cit. p. 13-14.
18. Cf. en particulier, J. PIAGET et B. INHELDER, La psychologie de l'enfant, PUF, Paris,
1978, p. 101 et suiv.
19. Cf. A.N. PERRET-CLERMONT, La construction de l'intelligence dans l'interaction sociale,
Peter Lang, Berne, 1979.

60
fait sienne la contradiction pour la surmonter. Il ne suffit donc pas de
dire à un élèvé qu’il a tort, il ne suffit même pas, comme on le croit trop
souvent, de le lui montrer avec obstination, il faut qu’il intériorise cette
constatation, il faut le mettre en situation de l’éprouver lui-même. Pour
comprendre comment peut s’opérer cette mise en situation, revenons un
instant en arrière : une connaissance, avons-nous dit, correspond à un
certain niveau d'interaction entre des informations et un projet ; cette
connaissance est stabilisée sous forme d’une représentation, qui renvoie à
un certain «registre de formulation » d’un concept. Si je veux faire
évoluer la représentation, je dois donc déclencher un déséquilibre qui
rendra nécessaire sa réélaboration : pour cela je peux, soit jouer sur les
informations et fournir des matériaux qui ne peuvent entrer en interaction
avec la représentation sans contraindre à l’examen de sa pertinence, soit
Jouer sur le projet, le faire appliquer, l’utiliser comme moyen d’explora-
tion, outil de prévision et, quand les prévisions qu’il aura permis d’effec-
tuer ne seront pas confirmées par la réalité, contraindre, la aussi, à une
révision, Dans les deux cas, on produit un décalage qui amène à stabi-
liser la représentation à un degré supérieur.
Et l’on peut observer ce phénomène sur des objectifs très simples :
imaginons que l’on se propose de travailler avec un élève de cinquième en
français, sur la fonction de la description dans le récit. L'élève dispose, le
plus souvent, sur ce point, d’une représentation sommaire selon laquelle
la description «est le contraire du récit », «ralentit le récit », «ennuie le
lecteur », etc. On peut identifier quelques-unes des origines de cette repré-
sentation : certaines sont liées à la pratique langagière de narration;
d’autres tiennent probablement à un environnement social dominé par la
télévision et le cinéma qui tendent à occulter la part de descriptif en
organisant précisément sa promotion : la description est tellement visible
dans la seule présence de l’image qu’elle en devient presque illisible,
réduite à un simple « accessoire de l’événement » (l'élève ne voit pas que
les images d’un film « décrivent », il pense simplement qu’elles « racon-
tent »); d’autres origines sont à relever dans le développement cognitif
lui-même de l’enfant et ses difficultés à articuler une chaîne événemen-
tielle avec un certain nombre d’invariances, d’autres dans sa maturité
affective et son degré d’impulsivité, d’autres, enfin, dans les apprentis-
sages précédents et, en particulier, dans ceux qui, proposant à sa compré-
hension le schéma narratif, ont dû forcer les traits et présenter le récit en
ce qu’il ordonne seulement des actions Peu importe, d’ailleurs, l’inven-
taire complet des origines de cette représentation que le maître ne peut
jamais effectuer totalement ; ce qu’il lui importe, en revanche, de pouvoir
faire c’est d’aider l’élève à s’en dégager pour lui permettre de mieux
comprendre la fonction de la description dans un récit. Cela pourra

20. Ces deux modèles sont parfaitement formalisés par l’équipe ASTER, dans leur rapport de
recherche : Procédures d'apprentissage en sciences expérimentales, INRP, Paris, 1985, p. 21 et
23

61
d’ailleurs se faire à des «niveaux de formulation » différents : on pourra
comprendre d’abord cette fonction en isolant les éléments descriptifs et
les éléments narratifs et en raisonnant en termes de seule quantité («que
se passe-t-il quand les descriptions disparaissent ou sont trop nombreu-
ses ? ») ; puis, tout en continuant à isoler des éléments descriptifs spéci-
fiques, on étudiera leurs effets sur les éléments narratifs et les modifica-
tions qu’ils entraînent ; au-delà, on découvrira que l’isolement des deux
types d’éléments fait problème et que le sens émane du fait que chaque
unité sémantique joue à la fois les deux rôles, et l’on pourra en arriver à
identifier ce qui structure précisément un discours littéraire. On voit bien
ici que chacun des niveaux est à la fois un moyen d’accéder au niveau
supérieur, mais peut aussi être un obstacle si le maitre n’introduit pas des
situations imposant la réélaboration. On voit aussi que ces situations
peuvent être de deux natures : je peux, par exemple, pour accéder au
premier niveau (repérer que les descriptions sont nécessaires dans un
récit) soit jouer sur les informations et fournir des récits sans description,
en demander une reformulation orale ou une traduction visuelle, soit
jouer sur le projet et faire construire des récits en exigeant l’exclusion de
la moindre description jusqu’à ce que toute compréhension en soit inter-
dite. On nous pardonnera la longueur et la spécialisation de cet exem-
ple?!, mais il était nécessaire de concrétiser notre démarche et de repérer,
sur un cas concret, que l'apprentissage est bien production de sens par
interaction d'informations et d'un projet, stabilisation de représentation,
puis introduction d'une situation de dysfonctionnement où l'inadéquation
du projet aux informations, ou des informations au projet, contraint à
passer à un degré supérieur de compréhension.

5. Où l’on souligne l’aspect déroutant,


parfois irritant, presque toujours irréductible
à la logique cumulative, de l’apprentissage

Chacun sait, depuis DESCARTES, qu’à condition «de conduire par


ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les
plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques
à la connaissance des plus composés (..) il n’y en peut avoir de si
éloignés auxquels enfin on ne parvienne, ni de si cachés qu’on ne décou-
vre »?, Sans doute, la méthode cartésienne a-t-elle une précieuse valeur
régulatrice, mais sans doute, également, décrit-elle plutôt une logique
0

21. A. BOUVIER donne d'excellents exemples de ce processus en mathématiques («Sur les


. Sr er » in Apprentissage et didactique, document IREM de Lyon, n° 51, mai 1985,
p. 13 à 28).
22. DESCARTES, Discours de la méthode, I. ‘

62
d'exposition qu’une logique d’apprentissage, ou, en d’autres termes, est-
elle plus utile-pour savoir que l’on sait plutôt que pour apprendre. Car,
comme le dit encore G. BACHELARD : « Un enseignement reçu est
psychologiquement un empirisme ; un enseignement donné est psycholo-
giquement un rationalisme (...). Même si nous disons la même chose, ce
que vous dites est toujours un peu irrationnel ; ce que je dis est toujours
un peu rationnel »#, Ce que je dis est rationnel parce que, en l’exposant,
je le reconstruis ; ce que j'entends est toujours un peu irrationnel parce
que cela doit entrer en interaction avec moi et ce que je sais déjà, et parce
que cela ne me fait avancer, on vient de le voir, que si cela bouscule
précisément ma rationalité. C’est d’ailleurs pourquoi la manière dont je
procède est toujours aussi, pour celui qui m’enseigne, un peu irrationnelle
puisqu'elle est tributaire de ce que je suis et que, la plupart du temps, il
ignore. C’est pourquoi, également, ce qui apparaît le plus simple pour lui
ne l’est pas nécessairement pour moi dans la mesure où « l’accroche »
qu’il suppose n’est précisément pas celle dont je dispose; en revanche,
des choses qui lui apparaîtront plus compliquées me seront parfois acces-
sibles, contre toute attente, parce que j’ai à la fois les matériaux et un
projet me permettant de les intégrer.
Beaucoup d’enseignants ont observé, même si cette observation fait
souvent l’objet d’une censure, qu’il arrive qu’un élève comprenne et
retienne le plus compliqué avant d’avoir compris et retenu le plus simple.
Tout le monde vous dira, par exemple, que pour savoir faire une division,
il faut savoir d’abord faire une multiplication. Or, en s’entretenant avec
des enfants de cours élémentaire, on découvre que certains d’entre eux
parviennent à faire des divisions par un cheminement très complexe où
interviennent des soustractions et des additions successives. Ils disent
même «comprendre » comment on fait une division et expliquent avec
beaucoup de sérénité qu’il leur est plus facile de diviser un gâteau en
quatre parts que de savoir combien il leur faut de billes pour en distribuer
trois à six copains ! Évitons tout malentendu : cela ne veut pas dire qu’il
est possible de maîtriser parfaitement la division sans maîtriser d’abord
la multiplication ; cela signifie, en revanche, qu’il est sans doute possible
de se « débrouiller » dans la division, de s’en donner une représentation
approximative mais qui permettra ensuite, et seulement ensuite, de reve-
nir à la multiplication ; c’est alors que la maîtrise de la division pourra
être complète. On voit que le processus est complexe, fait d’aller-retours
multiples, que la rationalité notionnelle ne disparait pas mais qu’elle n’est
pas non plus confondue avec la démarche d'apprentissage : elle est cons-
truite par le sujet de manière souvent inattendue, elle est au terme et non
au début de la démarche.
Les enseignants eux-mêmes savent bien que, quand ils achètent un
appareil électro-ménager, il leur arrive de ne pas étudier le mode d'emploi

23. G. BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique, op. cit., p. 246.

63
de manière détaillée avant d’en faire l’essai; il leur arrive même de
commencer par l’opération la plus complexe, tant il est vrai que le
complexe donne d’emblée le sens de l’objet, alors que son analyse le fait
perdre. Et les professeurs ressemblent ici à la plupart de leurs élèves qui,
comme le remarque ToLsToï, « ne trouvent faciles que les sujets compli-
qués et vivants »#, et s’ennuient ou butent sur ces beaux sujets simples
dans lesquels l’on ne manipule que des lois générales, des définitions
abstraites et des grandes catégories intellectuelles fort éloignées de toute
expérience. Ils savent très bien que l’expérience, dans sa complexité inter-
disciplinaire, mobilise un sujet parce que, précisément, s’y nouent assez
facilement un projet et des matériaux, alors que le traitement d'éléments
abstraits requiert un projet déjà très élaboré. Ils peuvent observer
comment s’opère une véritable compréhension, quand on va du concret à
l’'abstrait, ce qui revient, le plus souvent, à aller du complexe au simple.
Bien évidemment, il ne peut s’agir de n'importe quelle «complexité », il
doit s’agir d’une complexité mobilisatrice, c’est-à-dire une complexité qui
s’articule aux ressources et aux projets du sujet, les insère dans une situa-
tion finalisée, ayant une signification scolaire et/ou sociale, capable de
déclencher tout un processus dans lequel le sujet devra faire appel à ses
représentations et en éprouver, grâce aux sollicitations du maître, la perti-
nence. Cette situation de complexité régulée, suggérée ou organisée, on
peut la nommer « situation-problème » ; ce sera, par exemple, une situa-
tion de communication (comme celles que C. FREINET s’est attaché à
promouvoir à travers la correspondance scolaire et le journal), une situa-
tion de résolution (ainsi, explique A. BOUVIER, il vaut mieux « donner, en
seconde, à chercher le nombre de solutions à l’équation : 200 sin
x — x = 0, avant l’étude systématique des fonctions trigonométriques »),
une situation d’utilisation (quand l’apprenant veut se saisir d’un outil
comme un microscope ou d’un ensemble de documents, quand il veut
jouer de la musique ou réparer un moteur), etc. Cette situation-problème
n’est pas tout l’apprentissage et il faut se garder d’un certain sponta-
néisme qui supposerait que les connaissances vont en émerger, en quel-
que sorte naturellement. La situation-problème met simplement le sujet
en route, l’engage dans une interaction active entre la réalité et ses
projets, interaction déstabilisant et restabilisant, grâce aux décalages
introduits par le formateur, ses représentations successives ; et c’est dans
cette interaction que se construit, souvent irrationnellement, la rationa-
lité. Nous savons d’ailleurs tout cela, car nous l’éprouvons nous-même
quotidiennement dans nos moindres activités, et pourtant, nous autres
enseignants, ne cessons de croire, dans notre pratique professionnelle,
aux vertus du recommencement par « les bases », de la progression rigou-
reuse et linéaire, de la répétition inlassable, en cas d’échec, des mêmes
opérations.

24. Cité par Charles BAUDOIN, in Tolstoïi éducateur, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris,
1921, p. 106.

64
Nous touchons là, certainement, au noyau le plus dur des représen-
tations dominantes de l’apprentissage et, en particulier, à cette représen-
tation, si tenace et partagée, selon laquelle il suffit de faire plus pour faire
mieux. Certes, il arrive qu’il en soit ainsi et qu’un élève ait effectivement
besoin d’«un peu plus de travail », il arrive qu’une difficulté scolaire soit
due à un mañque de temps, d’entraînement, d’imprégnation.. C’est même
cela qui caractérise précisément la notion de difficulté : c’est « difficile »
quand J'ai besoin d’aller plus lentement ou de refaire plusieurs fois, quand
il me manque des explications. Mais, quand je peux dire « c’est difficile »,
c’est que, d’une certaine manière, je sais déjà le faire ou que j’entrevois la
solution. En revanche, il est des cas où les choses sont d’un autre ordre,
où je ne suis pas seulement «en difficulté », mais où je suis «en échec » :
augmenter, multiplier ce qui m'a amené à cet échec, ce n’est pas m'aider
à le surmonter, c’est malheureusement lui ajouter parfois un caractère
dramatique. Or telle est bien la dérive «naturelle » de l'institution sco-
laire : quand cela ne marche pas, on reprend les explications, plus longue- | |
ment, de manière insistante, souvent en plus petits groupes, en augmen-
tant le «travail personnel », bref on grossit démesurément un dispositif|,
qui a pourtant fait la preuve de son inefficacité. On fait « plus de la même
chose »?', alors que c’est autre chose qu’il faudrait faire ; on se fixe sur le
combien pour éviter de s’interroger sur le comment.
On voit bien qu’une telle conception fait l'impasse sur ce que nous
avons présenté comme central dans l’apprentissage. Elle ignore que, dans
l'élaboration didactique qui inverse naturellement la démarche que nous
venons de présenter, puisqu’elle s’intéresse aux conditions requises et aux
déclencheurs opportuns, c’est d’une «situation-problème » qu’il faut
partir pour identifier les représentations que l’individu y met en œuvre,
agir sur elles en introduisant le décalage nécessaire entre les matériaux et
le projet, afin qu’une nouvelle représentation s’élabore, se structure,
s’identifie comme un moment de l’accession à la rationalité, puisse enfin
— dernière étape de l’apprentissage plus que première étape de l’ensei-
gnement — se traduire en termes de logique expositive. Et l'on pourrait
dire, en ce sens, qu’il en est de l’apprentissage des mathématiques ou de
l’histoire comme de celui de la bicyclette, ou, plus exactement, que
l’enseignant de mathématiques ou d’histoire doit élaborer un ensemble de
dispositifs didactiques pour que le sujet puisse y progresser en quelque
sorte naturellement, comme quand il apprend à monter en vélo : la situa-
tion-problème doit y être première, et l'apprentissage s’y fera quand une
représentation inadéquate sera déconstruite, quand le sujet, par exemple,
aura éprouvé qu’il n’est pas efficace, pour tenir en équilibre, de jouer, à
l'arrêt, sur les positions des pieds et des mains, et quand, tout à coup, en
rupture et non dans le prolongement de cette expérience antérieure, il se
sera mis à avancer. Certes, cette acquisition ne se fait pas à l’insu du

25. Cf. P. WATZLAWICK et al., Changements, Le Seuil, coll. « Points », 1981.

65
sujet, par une illumination soudaine qui s’imposerait à lui, comme pour-
raient le laisser croire les gestaltistes ; le sujet en est bien l’auteur, par son
effort d’assimilation active pour retrouver, comme l’a bien montré
PIAGET, le point d'équilibre entre son projet et son environnement. Il lui
reste aussi, ensuite, à se réassurer en analysant, décomposant et recom-
posant la tâche, en procédant sans doute pour cela, par «essais et
erreurs », selon la formule de THORNDIKE.. Mais tout ceci n’enlève rien
au caractère de subite rupture, irrédutible à la seule maturation linéaire
ou accumulation quantitative, de tout apprentissage. Cela impose donc, à
qui se donne comme but de faire apprendre, d'abandonner l’exhortation
simpliste du «toujours plus » pour la quête déterminée et confiante de
nouvelles médiations entre le sujet et le monde, c’est-à-dire d’imaginer de
plus en plus d’artifices didactiques pour que se réalisent de mieux en
mieux des apprentissages « spontanés ».

66
APPRENDRE
OUTIL N°2 — MISE EN FORME

Cet outil est avant tout un ‘‘outil de formation’’ ; il peut permettre à un ensei-
gnant, seul ou en équipe, d'engager un travail de réflexion sur ses représenta-
tions de l'apprentissage, d'analyser ses pratiques et d'élaborer des dispositifs
didactiques. Pour cette dernière fonction, s’il est susceptible de fournir des cadres
généraux, il doit être complété par un travail spécifique sur les contenus disci-
plinaires et leur statut épistémologique.
Le tableau peut être lu de haut en bas : on part alors du noyau de l’apprentis-
sage et du dispositif didactique le plus serré (exercice) pour accéder à la notion
de progression et ouvrir à la ‘‘situation-problème’”’ qui mobilise l’élève. Il peut
également être lu de bas en haut : on part alors de ce qui peut mobiliser l’élève
pour arriver à la manière de concevoir les ‘‘exercices’”’ d'acquisition.

Parce que Pour en faciliter la réalisation,


l'apprentissage, c’est. je dois.

1. Parce que les Pour que le sujet puisse s'approprier une


connaissances ne sont pas notion ou un concept, je dois me
des choses que l’on accumule demander :
mais des systèmes de
significations par lesquels le e Quels matériaux e Quelle(s)
sujet se saisit du monde... (textes, documents, consigne(s) dois-je
Parce que la mémoire n’est objets, expériences) donner ?
pas un recueil d’archives dois-je fournir ? — que le sujet
mais l’intégration — que le sujet puisse mettre en
d'informations dans un futur puisse maîtriser œuvre avec les
possible où l’on se projette. avec les capacités (savoir-
compétences faire) dont il
(savoirs, dispose ;
connaissances — qui soi(en)t
antérieures) dont il susceptible(s) de le
dispose ; mettre en situation
— dont le degré de de projet.
complexité
corresponde au
‘‘niveau de
formulation”?
recherché.

TT "7

je dois concevoir les


matériaux et les
consignes de manière à
ce que leur interaction
permette de construire la
connaissance visée.

67
&. Parce que les Pour que le sujet puisse accéder à un
connaissances ne se niveau supérieur de formulation de ses
construisent pas sur représentations, je dois :
l'ignorance, mais par la — faire émerger les représentations déjà,
réélaboration de existantes,
représentations antérieures — mettre le sujet en mesure de réélaborer
sous la pression d’un conflit ses représentations en introduisant un
cognitif. décalage entre son ‘‘projet’’ (la manière
dont il comprend les choses et oriente son
action) et les ‘‘matériaux’’ qui lui sont
proposés ; cela est possible de deux
façons :

e soit en jouant sur e soit en jouant sur


les matériaux, en le projet, pour
introduisant un
explorer le réel et
degré de complexité
déceler les limites
supplémentaire,de la pertinence du
projet.
SSSR
dans les deux cas, il
convient de créer un
nouvel équilibre entre les
matériaux et le projet
afin de stabiliser, par là,
la représentation à un
niveau supérieur.

8. Parce que le sujet ne Pour que le sujet mette en route un


mobilise ses représentations apprentissage, je dois le placer dans une
et n’engage leur réélaboration ‘‘situation-problème’’, riche et attractive,
que dans des susceptible de le mobiliser ; celle-ci peut
‘ésituations-problèmes”’ : être de trois ordres :
parce que la rationalité — situation-problème de communication,
notionnelle n’apparaît qu’au — situation-problème de résolution,
terme du processus comme — situation-problème d'utilisation.
une clarification du résultat e

et non comme la démarche de. De plus, je dois l’aider, en cours de


son élaboration. situation, à construire le simple à partir
du complexe :
— en repérant précisément avec lui, le
plus souvent possible, ses acquis et ses
problèmes ;
— en dénombrant régulièrement ses acquis ;
— en les articulant a posteriori pour
éclairer progressivement les ‘‘boîtes
noires’”’ et restaurer ainsi la cohérence
notionnelle ;
— en permettant la formalisation de cette
cohérence pour transformer la situation-
problème en situation-ressource.

Et enfin, parce que Je dois distinguer : ;


l’apprentissage n’est jamais — un élève en difficulté, avec lequel il
réductible à la simple logique convient d’intensifier la pression du
cumulative… dispositif ;
— un élève en échec, avec lequel il faut faire
autre chose, c’est-à-dire trouver de nouveaux
points d’appuis et tenter de nouvelles entrées
dans les savoirs (voir alors l’outil n°1).

68
APPRENDRE
OUTIL N°3 — REPERAGE

Cet outil peut permettre de distinguer les élèves ‘‘en échec’, qui requiè-
rent impérativement une alternative pédagogique, des élèves ‘‘en diffi-
culté’’ pour lesquels un entraînement supplémentaire peut être
suffisant.
Il doit être manipulé avec précaution, car les deux aspects peuvent
être mêlés, surtout dès qu'il s’agit d'apprentissages complexes où, très
souvent, certains éléments relèvent plutôt de l’échec et d’autres plutôt
de la difficulté. C’est pourquoi il sera toujours préférable d’effectuer
l’observation sur des apprentissages précisément identifiés, afin d’être
en mesure d'engager des remédiations ciblées et adaptées.
Pour cela, nous proposons ci-dessous une série d'indicateurs que l’on
pourra, bien évidemment, compléter. Dans certains cas, le repérage d’un
seul d’entre eux apparaîtra comme déterminant ; dans d’autres cas, c’est
la conjonction de plusieurs d’entre eux qui permettra de se déterminer.
Soulignons, enfin, que si un élève ‘‘en difficulté” peut parfois tirer
parti d’un changement de méthode, un élève ‘‘en échec’’ ne peut jamais
bénéficier de la persistance dans une méthode qui est précisément l’ori-
gine — ou, au moins, un facteur déterminant — de son blocage.

A l’occasion
d’un apprentissage déterminé.

il y a plutôt il y a plutôt
“difficulté”? si : ‘échec’? si :

Les travaux de l’élève sont Les travaux de l'élève sont


incomplets (inachevés, malhabiles décentrés (hors sujet, incohérents
ou ‘‘trop rapides’’), mais la ou très fragmentaires), ils ne
démarche générale est répondent pas du tout aux
satisfaisante. attentes du maître.

L'élève exprime son angoisse ou


L'élève manifeste des inquiétudes son découragement avant même de
et sollicite de l’aide en cours commencer un travail ; il sollicite
d'élaboration d’un travail ; il rarement de l’aide car il ne voit
parvient à formuler des demandes pas bien à quoi elle pourrait lui
précises sur tel ou tel point. servir.
L'élève se plaint souvent de L'élève n'utilise pas tout le temps
manque de temps. qui lui est proposé.

Après lecture des annotations sur L'élève n’intègre pas les


une copie ou correction d’un remarques qui lui sont faites ; un
devoir en classe, l'élève peut travail refait après correction ne
refaire son travail en améliorant marque pas d'amélioration
sensiblement sa performance. décisive.

L'élève reconnaît ses erreurs


L'élève se sait en erreur avant
comme telles quand on les lui
même qu’on le lui indique ; il vit
désigne ; il parvient, petit à petit,
cet état de fait comme inéluctable.
à les rectifier.

L'élève ne sait pas énoncer une


Quand on l’interroge sur une
règle, une loi ou un concept ; il
règle, une loi ou un concept,
peut, néanmoins, même
l'élève ne peut donner
ni
maladroitement, évoquer un
définition, ni exemple ; il évoque
exemple où l’on peut observer
parfois une règle, une loi ou un
l'application de la règle, la
concept différents mais qui lui
manifestation de la loi ou la
paraissent équivalents.
présence du concept.

L'élève manifeste le désir — voire


L'élève demande que l’on
la volonté — de voir les
ralentisse une explication ; il
explications écourtées ; son
interrompt le maître ou arrête une
comportement invite le maître à
lecture pour poser des questions
accélérer le rythme plutôt qu'à le
ou demander des précisions.
ralentir.

L'élève a besoin de mieux se


L'élève intervient en changeant
représenter ce qui est exposé ; il Li]
systématiquement de registre ; il
manifeste ses objections en
manifeste ses objections en faisant
évoquant des situations ou des
appel à des expériences sans
exemples légèrement différents ou
décalés, afin de mieux saisir la
rapport apparent avec le domaine
considéré.
spécificité de ce dont on parle.

Pour dépasser un échec,


il est indispensable de
Pour surmonter une
proposer une alternative en
difficulté, il est possible
cherchant de nouveaux
de poursuivre et
approfondir la méthode points d’appui (voir l’outil
n°1) ou en élaborant de
utilisée. ,
nouvelles méthodes (voir
les outils n°7 et 8).
Final de la première partie

Où l’on découvre que ce qui est fondateur


dans le métier d’apprendre
est de l’ordre de l’Ethique

«L'on ne peut pas instruire Sans SUPpO-


ser toute l'intelligence possible dans un
marmot ».
ALAIN
Propos II, La Pléiade
Paris, 1970, p. 874

Sans doute est-ce à partir d’expériences-limites que la Met


de l'éducatio n révèle ses véritables enjeux. Elle livre là, de manière
souvent balbutiant e, et autant par ses silences que par ses affirmations,
quelques fugaces tentatives pour sortir des dilemmes auxquels, la plupart
du temps, nous préférons nous abandonner: l'enfant ou le savoir, le
respect de la personne ou les contraintes de la société, la maturation
es
naturelle de l'intelligence ou la mise en place de dispositifs didactiqu
sophistiqués... C’est alors que l’on voit émerger, de manière toujours
polé-
précaire, mais parfois suffisante pour nous réveiller de notre torpeur
à toutes les simplifica tions
mique, quelque chose d’étonnant, qui échappe
du
et où nous pressentons l'essentiel. Ainsi en est-il, l’avons-nous vu,
au moment
curieux épisode du Ménon de Platon où l’on voit Socrate,
l-
même où il exerce sur l’esclave un ensemble de contraintes, intellectue
nt
les, psychologiques et sociales, à ce moment où l’autre est entièreme
en quelque
entre ses mains, dénier le pouvoir qu’il exerce et se garantir,
ue en récusant sa position de transmet-
sorte, de la tentation démiurgiq
ait pu
teur. La ficelle apparaît trop grosse, en effet, pour que Platon
inventait bien « la
croire — et, a fortiori, nous convaincre — que l’esclave

pa!
proportionnalité » ; s’il l’avait voulu ainsi, nul doute qu’il aurait au moins
mis quelques phrases dans la bouche de l’esclave et ne s’en serait pas
tenu à de simples formules d’assentiment. Platon sait bien que Socrate
«transmet », mais il tient à souligner, et c’est la fonction du mythe de la
réminiscence, d’une part, que cette transmission n’est possible que si elle
est simultanément reconstruite par le sujet et, d’autre part, qu’elle
n'échappe à la reproduction mortifère que si son auteur ne la revendique
pas... Dégagé de sa gangue métaphysique, l’épisode n’est compréhensible
que comme métaphore de l’éducation et de l’apprentissage : il souligne
l’impérieuse nécessité, au moment même où l’on agit de l’extérieur sur le
sujet, de prendre en compte son intériorité.
Or, curieusement, il est un épisode, dans l’histoire des doctrines et
pratiques pédagogiques, tout à fait symétrique à ce passage du Ménon et
que l’on met néanmoins rarement en rapport avec lui : il s’agit de l’aven-
ture du docteur ITARD et de Victor de l’AVEYRON. On connaît cette
histoire portée au cinéma par F. TRUFFAUT dans L'Enfant sauvage ; on
sait moins l’importance décisive d’ITARD dans la pensée pédagogique
européenne! ; on ignore, le plus souvent, le caractère fondateur de cette
expérience et l’extraordinaire richesse des écrits d’ITARD?. Rappelons fort
brièvement les faits : en 1797, un enfant « sauvage » est aperçu dans les
bois par des paysans aveyronnais ; il est nu, se nourrit de glands, châtai-
gnes et racines ; en 1799, il est capturé par des chasseurs, mais parvient à
s'enfuir. Le 8 janvier 1800, à.7 heures du matin, il entre dans une bouti-
que du village de Saint-Sernin où il est repris, lavé, soigné et nourri avant
d’être envoyé à Paris où il est placé à l’institut des sourds-muets. Là, le
professeur PINEL fait un premier rapport sur lui et conclut, à partir de
comparaisons entre le sauvage et des enfants débiles placés en hospice,
que celui-ci «doit être entièrement rangé parmi les enfants atteints
d’idiotisme et de démence et qu’on n’a aucun espoir fondé d’obtenir des
succès d’une institution méthodique ». Si l’enfant a été abandonné, dit-on
alors, c’est que ses parents avaient décelé chez lui un handicap congénital
irréversible. Or ITARD ne peut pas accepter cela : jeune médecin, il est
disciple de LOCKE et de CONDILLACÀ, croit, comme eux, que toutes nos
connaissances viennent de nos sensations, est convaincu, comme HELVE-
TIUS, que «l'éducation peut tout même faire danser l’ours » et que
l’homme n’est que le produit de l’ensemble des influences matérielles
psychologiques et sociales qu’il reçoit. ITARD ne croit pas à la réminis-
cence, il récuse totalementla détermination par l’inné et, comme le note

1. M. MONTESSORI lui rend un vibrant hommage et souligne tout ce qu’elle lui doit (Pédagogie
scientifique, Paris, 1926). Un récent ouvrage publié en Italie par Andrea CANEVARO (Handicap e
identità, Cappelli Editore, Bologna, 1986) rend à ITARD la place éminente qu’il a occupée dans
l’histoire de l’éducation.
2. Les deux mémoires d’ITARD consacrés à Victor ont été publiés par L. Malson, dans
Les
enfants sauvages, Gallimard, coll. « 10-18 », Paris, 1964, p. 125 à 246.
3. Cf. p.127, 167, 168, 185, 186, et 193 des Mémoires d’Itard (op. cit.).
4. Cf. De l'Homme, Oeuvres complètes, t. III, Londres, 1777, p. 523.

12
L. MALSON, «il constate l’idiotie mais se réserve le droit d’y voir non
point un fait de déficience biologique mais un fait d’insuffisance culturel-
le ». Ce que veut ITARD, c’est donc prouver le pouvoir de l'éducation en
ramenant celui qu’il nommera Victor parmi les civilisés, c’est-à-dire,
essentiellement, en lui permettant d'accéder au langage formalisé. Il est,
en ce sens, une sorte d’anti-Socrate puisqu'il affirme la toute-puissance de
l'intervention extérieure et suppose que celle-ci suffit à garantir l’acces-
sion à l’intelligence. Il nie le donné pour fonder la possibilité de construi-
re l’homme et donc la nécessité de l’éducateur comme transmetteur.
S'agissant maintenant de passer à l’acte, ITARD formule cinq
« vues », cinq principes, qui vont guider son action et lui permettre d’in-
venter une multitude de dispositifs pédagogiques. Or ces principes sont
étonnants quand on les relit avec attention, étonnants parce que les
quatre premiers sont contradictoires deux par deux, étonnants parce que
le cinquième ténte une synthèse qui va finalement faire basculer ITARD de
la position polémique du «tout extérieur » à une position plus incarnée,
plus dialectique, une position qui assume l’historicité éducative, le lent et_
long travail de négociation entre l’intériorité et l’extériorité. Observons
ces «vues»
de plus près: que dit la première
? Qu'il faut «attacher
Victor à la vie sociale en la lui rendant plus douce que celle qu’il menait
alors et surtout plus analogue à la vie qu’il venait de quitter ». Et, que dit
la seconde ? Qu'il faut « réveiller sa sensibilité nerveuse par les stimulants
les plus énergiques et quelquefois par les vives affections de l’âme »£. N’y
a-t-il pas là l’expression successive de deux principes contradictoires : Le
principe de continuité, selon lequel un progrès n’est effectué qu’à travers
une expérience qui prolonge une expérience précédente et s’enracine ainsi
dans ce qu’était antérieurement la personne, et le principe de rupture,
selon lequel l’éducateur doit introduire des stimulations spécifiques, en
fonction de ses projets propres et pour permettre au sujet d’aller beau-
coup plus vite dans sa démarche. Il faudrait regarder précisément
comme ITARD manipule continuité et rupture dans ses huit années de vie
quotidienne avec Victor, s’efforçant à la fois de respecter ses habitudes et
ses goûts tout en profitant des activités ainsi mises en place pour intro-
duire des stimuli nouveaux et faire acquérir, par stabilisations successi-
ves, de nouveaux réflexes. C’est dans cette articulation, chaque fois
qu’elle peut être instaurée, que progresse Victor. Et il en est de même
pour les troisième et quatrième « vues » : elles énoncent, en effet, deux exi-
gences contradictoires et que pourtant l’éducation doit lier : le principe de
sollicitation qui impose de mettre le sujet dans des situations diverses et
complexes, susceptibles de solliciter son attention, de mobiliser son
intérêt, et le principe d'émergence, selon lequel l’éducateur doit faire
apparaître, à l’occasion de ces situations, les savoirs et savoir-faire qu'il

St1Opheit pol
6. Mémoire d’IrARD de 1801, op. cit., p.137 et 138.

73
veut faire acquérir «par la loi impérieuse de la nécessité’ », comme des
outils permettant de résoudre les problèmes dans lesquels on se trouve.
Sa tâche est d’organiser et de multiplier les sollicitations pour faire émer-
ger, selon les nécessités propres aux situations ainsi créées, des habiletés
et des connaissances que l’on aura choisies.
Respecter le « naturel» pour y introduire l’artifice, créer l'artifice
pour y promouvoir le « naturel » : tel est le mouvement que l'on peut sans
doute placer au cœur de l'apprentissage ; telle est la démarche qui clarifie
les positions et les apports de la psychologie de l'apprentissage (qui
prospecte le « naturel ») et de la didactique de l'apprentissage (qui invente
des « artifices »). L'une et l’autre se stimulent et se régulent dans l’action,
selon un processus sans doute un peu plus complexe que celui que décrit
ITARD dans sa «cinquième vue » mais qui procède bien du principe
d'interaction qu’il formule là et qu’il n’a cessé de tenter de mettre en
œuvre tout au long de son travail avec Victor”.
Ainsi ITARD, malgré ses maladresses, malgré son échec — Victor est
mort à quarante ans sans avoir parlé —, malgré ses référents théoriques
contestables, nous introduit-il au cœur de la dynamique éducative. Sans
doute parce que, affronté à une situation-limite qui le contraint à quitter
le terrain trop facile de l’idéologie, il se compromet dans l’apprentissage
et fait l’expérience de son historicité difficile. Convaincu que tout était
construit, il en vient à affirmer que rien ne se construit si l’on ne part pas
du donné. Militant de « l’acquis » et pourfendeur de « l’inné », il démontre
que rien ne s’acquiert qui ne se greffe pas sur du déjà là. Est-ce un renie-
ment ? Non, car, en réalité, ce n’est pas de «camp » qu’il change — il
continuera, à la fin de ses travaux, à se réclamer encore, de Condillac —,
mais bien plutôt de registre. Il ne passe pas de la thèse «environnemen-
taliste », qui légitime la toute-puissance éducative, à la thèse « innéiste »
qui limiterait l'éducation à l’admiration des aptitudes qui s’éveillent
«naturellement »… mais il accède à une position théorique d’un autre
ordre, une sorte d’«option » dont il observe qu’elle seule peut inspirer
véritablement une pratique éducative efficace. Et, quand il adhère à cette
«option », il ne renonce pas à son projet de socialisation de Victor, il ne
renonce pas à son projet d’instruire, il cherche simplement comment lui
donner corps et il découvre qu’il ne peut le faire qu’en s’appuyant sur le
donné, non un « donné définitif » mais un « donné-point de départ » qui va
être enrichi par ce qu’il permettra d’atteindre et se construira ainsi de
nouvelles potentialités. Il dépasse alors complètement la querelle de l’inné

7. Mémoire d’ITARD de 1801, op. cit., p. 138.


8. Mémoire d’ITARD de 1801, op. cit., p. 138.
9. On peut d’ailleurs analyser les difficultés d’ITARD en montrant que c’est quand il a failli à ce
principe qu’il s’est trouvé en échec. H. LANE effectue cette analyse de manière particulièrement
intéressante en soulignant le fait qu’ITARD néglige d’exploiter de nombreux talents de Victor et
d’articuler de nouveaux savoir-faire à ceux qu’il avait déjà (y compris dans le domaine du lan-
Hi ; on lira avec intérêt son travail. H. LANE, L'enfant sauvage de l'Aveyron, Payot, Paris,
79.

74
et de l’acquis, et de la seule manière qui puisse permettre de sortir de ce
débat médiocre : par l’éducation. Car on ne peut travailler que sur l’inné
et 1l serait absurde aujourd’hui de nier l’existence d’un programme géné-
tique spécifique de l’homme; c’est ce programme, écrit F. JACOB, qui
«donne le pouvoir d’apprendre, de comprendre, de parler n’importe
quelle langue »!°; et ce programme ouvre à chacun des potentialités
combinatoires considérables!! grâce auxquelles, par «stabilisations
sélectives »!Z il construit ses apprentissages. Mais s’il est absurde de
nier l’inné, il serait tout aussi absurde de le considérer comme une sorte
de chose-en-soi d’où émergeraient naturellement les apprentissages ;
ceux-ci sont construits dans et par les activités que ce donné rend possi-
bles, et que l’éducateur doit susciter, organiser, gérer, et dont il doit aider
à repérer les acquis.
L’« option » éducative, c’est cela : «confiance dans l’immédiat, écrit
G. SNYDERS, confiance dans l’élaboré et, ce qui est le point crucial,
confiance dans la possibilité de passer de l’un à l’autre »!#, Le point
crucial, en effet, ce qui rend possible et stimule le travail d’ITARD, comme
celui de SOCRATE et celui de tout éducateur : la
conviction que du lien
peut être créé entre «ce qu'il est » et «ce que je voudrais qu’il soit », … du
lien que je dois inventersañs cesse, nourri de la certitude que « c’est
faisable ». Et c’est cela, au fond, la grande leçon d’ITARD : il rappelle que
l'autre ne peut grandir, qu’il ne peut survenir de l’apprentissage, que si je
fais sans cesse le pari de son éducabilité!#, si je suis convaincu qu’il va y
arriver et que je concrétise cette conviction à la fois par une attente posi
tive et une inventivité didactique toujours renouvelée. ITARD, en ce a |
est sans doute l’une des plus grandes figures de l’éducation, l’une de celles
qui a le mieux compris que le handicap d’un sujet se définit moins par un
D constaté et insurmontable à la normalité, que par la limite intérieure
(que l’éducateur se fixe au principe d’éducabilité. ITARD montre que le
handicap, l’échec, sont d’abord dans le maître, que ce sont les frontières
que le maître trace en lui et au-delà desquelles il renonce à agir. Mais la
leçon d’ITARD va plus loin encore, et en raison même de ses difficultés : il
souligne que la grandeur du pédagogue tient à sa capacité à intégrer la
négativité de l’éducabilité, c’est-à-dire à ne pas renoncer à son principe
tout en acceptant qu’il soit constamment démenti par les faits. Car il est
vrai que, en une moindre mesure, chaque éducateur fait l'expérience
d’ITARD et ne parvient jamais tout à fait à ses fins ; cela vaut sans doute
mieux ainsi puisque l’alerte socratique nous a montré qu’il fallait tenir le

338. ,
10. F. JACOB, La logique du vivant, Gallimard, coll. « Tel quel ». Paris, 1970, p.
pouvons effectuer 10 000 à
11. Nous avons chacun environ trente milliards de neurones ; nous
100 000 connexions par seconde et par neurone, avec une vitesse de transmission qui frise les 120
mêtres à la seconde.
12, Cf. J.-P. CHANGEUX, L'homme neuronal, Fayard, coll. « Pluriel », Paris, 1983, p. 337.
13. G. SNYDERS, La joie à l'école, PUF, Paris, 1986, p. 107.
14. Sur le concept d’éducabilité, cf. P. MEIRIEU, l'inéraire des pédagogies de groupe, Chroni-
que sociale, Lyon, 1984, p. 139 à 164.

75
démiurge à distance ; mais cela pourrait, cela devrait nous décourager si
nous n’étions tenaillés par l’éthique en son exigence ultime : faire advenir
l'humanité dans l’homme.
Au cœur de l’apprendre, c’est donc bien d’éthique qu’il s’agit ; car
seule l'éthique permet de dépasser les alternatives stériles de l’inné et de
l’acquis, du rationalisme et de l’empirisme, de l’enseignement et de
l’apprentissage. Seule l’éthique permet que s’institue, de temps en temps
et toujours suspendues à la détermination des hommes, des enclaves
éducatives où l’on échappe aux simplifications du « fais comme tu veux »
et du «fais comme je veux ». Ainsi pourrait-on lire, d’ailleurs, l’histoire
des institutions éducatives en tentant de repérer celles où s’exprime et
s’explicite l'élaboration d’un vouloir commun, ou, mieux encore, d’un
espace contractuel : la pédagogie institutionnelle y apparaîtrait comme
une avancée plus décisive que Summerhill, la laborieuse mise en place de
«lieux-ressources » pour les jeunes en difficulté, plus importante que de
spectaculaires «expérimentations pédagogiques ».. Certes, tout cela est
précaire et fragile et l’éducateur y est, à bien des égards, dans une posi-
tion intenable — c’est-à-dire une position où l’on ne peut guère se tenir
installé — mais c’est, à tous égards, la seule position possible pour qui
veut faire en sorte que l’autre apprenne.

76
DEUXIÈME PARTIE

Gérer l'apprentissage
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L
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D
Ouverture

Où l’on tente de délimiter un espace


où puisse s'exercer l’activité pédagogique

« Instaurer un équilibre ni stable, ni ins-


table, mais ‘ métastable ’ entre les trois
composantes du triangle pédagogique,
l’apprenant, l'enseignant, l'objet à
apprendre et à enseigner. L'échec de
bien des pratiques pédagogiques anté-
rieures tient à ce qu’elles ont accordé la
priorié à deux de ces composantes (...)
au détriment de la troisième qui, assu-
mant le rôle du ‘fou’, revient imman-
quablement perturber le jeu d'où on
l'avait imprudemment refoulée. »
D..HAMELINE
Encyclopedia Universalis,
Corpus 13, Paris, 1985, p. 114.

Ainsi donc l’apprentissage met-il aux prises, dans une) interaction


et le
qui n’est jamais une. simple circulation d'informations, un sujet
onde, un apprenant qui sait déjà toujours quelque chose et un savoir
sujet-en-
“qui n'existe que parce qu’il est reconstruit. Il n’y a pas plus de
disponible aux sollicitations
soi, page vierge ou cire molle, totalement
architecturée
extérieures, qu’il n’y a de savoir-en-soi, entité parfaitement
ations pédagog iques ; et, si l’enfant le
qui devrait se garder des malvers
t du nouveau par et dans l’ancien
plus jeune n’apprend qu’en intégran
qui meurt est bien une biblioth èque
qu’il transforme ainsi, tout vieillard
sont jamais
qui brûle. Mais, dans cette aventure, les deux partenaires ne

79
véritablement seuls et leurs rapports sont toujours médiatisés_ par cette
réalité qu’est l’environnement adulte, la demande de celui qui aime, la
“compétence de celui qui sait, le pouvoir de celui qui organise: il y a
toujours, dissimulé derrière «les objets pour apprendre » — comme le
livre, le film ou le programme informatique — aussi bien que derrière les
objets les plus banals et les plus quotidiens — la maison, le vêtement, la
télévision. — , un « formateur », c’est-à-dire quelqu’un qui, délibérément
ou à son insu, met en place des stimulations, propose des expériences que
le sujet pourra traiter, intégrer ou, au contraire, auxquelles il restera
étranger.
Or la fonction de l’École est, précisément, de faire échapper cette
opération, autant que faire se peut, au hasard de fugaces rencontres ou de
médiateurs improvisés ; elle est d’introduire un peu de rigueur dans ce qui
se joue entre les trois partenaires de l’apprentissage afin qu’il survienne de
l’apprendre avec un peu plus de justice et d’efficacité partagée. C’est
pourquoi il nous faut maintenant tenter de comprendre plus précisément
comment se structure le «triangle pédagogique » : apprenant - savoir -
formateur! afin d'apprendre à mettre en place des situations d’apprentis-
sage et à en réguler le déroulement à la considération de leurs effets.
J'ai déjà eu l’occasion de souligner à quel point il pouvait être dan-
gereux, dans la réflexion et l’élaboration pédagogiques, de se laisser capter
par l’un des trois pôles du triangle, réduisant ainsi l’apprentissage à la
simple attention bienveillante à une intériorité qui s’épanouit, ou alors à
la fascination sans bornes pour l’énoncé de programmes dont la seule
diffusion garantirait l'appropriation, ou bien, enfin, à la supposition d’une
telle puissance du formateur que l’exhortation suffirait à pallier les
insuffisances de la séduction?. Mais on peut également observer le « trian-
gle pédagogique » en considérant plutôt ses côtés que ses angles et en
observant à quel point chacun d’entre eux représente un axe essentiel et
cependant tout à fait réducteur de la situation d’apprentissage : ainsi en
est-il de la relation pédagogique entre le formateur et l’apprenant, aussi
bien que du chemin didactique que le formateur élabore en construisant
ces « longues chaînes de raison » comme disait DESCARTES, ces échafau-
dages taxonomiques comme on dit aujourd’hui, et qui sont censés, en
traduisant le programme en une série d’objectifs, rendre le savoir trans-
parent et accessible ; ainsi en est-il également de la prise en compte des
stratégies d'apprentissage par lesquelles chaque individu accède au savoir

1. Cf. J. HoUSsAYE, Le triangle pédagogique, thèse, Paris X, 1982. On parle aussi de «trian-
gle didactique » : cf. M. DEVELAY, « Didactique et pédagogie » in Apprentissage et didactique,
IREM de Lyon, n°51, mai 1985, p.29 à 42. Cf. aussi, parmi beaucoup d’autres références,
F. GALLIGANI, Préparation et suivi d'une action de formation, Éditions d’Organisation, Paris,
1980, p. 94-95. On peut aussi voir dans le «triangle de l’apprentissage » un exemple de la défini-
tion d’un objet par ses trois pôles, selon la proposition de J.-L. LE MOIGNE : Le pôle ontologique
(celui du savoir) le pôle fonctionnel (celui du formateur) et le pôle génétique (celui de
l’apprenant) (La théorie du système général, PUF, Paris, 1977, p. 38-39).
2. Cf. L'École, mode d'emploi, op. cit., p. 106-107.

80
d’une manière qui lui est propre, construite dans son histoire personnelle
et donc, à bien des égards, indépassable... Chacune de ces dimensions est,
de toute évidence, à prendre en compte, mais il faut veiller, chaque fois, à
y introduire la tierce réalité, le pôle opposé et exclu qui, seul, peut ouvrir
un espace à-l’initiative, un champ à.la décision pédagogique.
Car, la mise à l’écart ou l’ignorance tactique de l’un des trois pôles,
quoiqu’elles n’aient pas le pouvoir de proclamer son abolition par décret,
compromettent l’équilibre précaire de l’apprentissage et laissent dériver
celui-ci vers d’autres types de relations humaines et de logiques de fonc-
tionnement, qui, pour être légitimes dans d’autres cadres, n’en sont pas
moins dangereuses quand elles prétendent s’ériger en « pédagogies ».
Qui peut prétendre faire abstraction de la relation pédagogique, de
cette rencontre entre des personnes vivantes et désirantes, de cet ensemble
de phénomènes affectifs, de transferts et de contre-transferts, qui sont
toujours présents dans la classe ? On ne peut décider, par simple commo-
dité, la suspension de l’affectivité : d’abord parce que cette décision, de
toute évidence, serait elle-même un choix affectif, nourri, le plus souvent,
de l'inquiétude pour soi, de la peur d’autrui ou du désir étrange de mieux
exercer son pouvoir en en camouflant la nature ; ensuite, parce qu’une
de
activité cognitive, fût-elle parfaitement théorisée, ne peut se passer
l’énergie du désir qui lui donne vie et force; enfin, parce qu'il serait
stupide de nier l'aspect déterminant, dans l’apprentissage, des phénomé-
volonté
nes d’identification et de séduction. Chacun sait, en effet, que la
de séduire anime tout enseignant, même s’il ne l’avoue guère, même s’il
peut
annonce le contraire en feignant d’ignorer que le refus de séduire
de la séduction. .. le problème d’ailleurs n’est pas
venir en renforcement
classe en ayant été séduit, et en étant content
là : qu’un élève sorte de la
relents de puri-
de l'être, n’a rien de grave et il faut se défaire ici de ces
plaisir dans l’apprenti ssage parce que
tanisme qui nous font bouder le
la démagogie . On peut éprouver du
nous l’assimilons à la facilité, voire à
avec la complexit é dont on
plaisir dans la difficulté en se coltinant
de ce plaisir-là
découvre lentement les clés. Et c’est bien l’élève capable
qui réussira à l’école.
d'échapper à la
Car l’important, dans l’apprentissage, n’est pas
: l'impo rtant n’est pas de
séduction mais de s'échapper de la séduction
pas été séduit, je le jure »,
sortir de la classe en pouvant affirmer « je n’ai
cela m’a permis de
mais de sortir en reconnaissant : « J'ai été séduit, mais
ou d’apprendre cela et ce que je sais, je peux l’identifier,
comprendre ceci
tissage ; maintenant, j'en
le réutiliser en dehors du contexte de son appren
e temps l’empreinte de
suis maître et, même si cela porte encore quelqu
capable de le confronter
celui ou de ceux par qui j'y suis parvenu, je suis
ème, on le voit, est bien de
à des situations nouvelles. » Tout le probl
tierce réalité, la connaissance
réinjecter dans la relation pédagogique la
donc détachée des condi-
identifiée, reconnue comme telle, transférée et
Il n’est pas questi on ici de suspendre la relation
tions de son acquisition.

81
mais de la médiatiser suffisamment, afin qu’elle ne se prenne pas elle-
même pour objet et que les phénomènes de fascination-répulsion ne tota-
lisent pas la situation pédagogique; il s’agit de restaurer sans cesse le
triangle pour ne pas se laisser absorber par des relations duelles de capta-
tion, mais permettre un accès, qui sera sans doute lent et chaotique, à une
véritable autonomie. Vaste programme pour lequel il nous faudra donner
quelques pistes.
Tous les enseignants qui ont bénéficié d’une formation à l’appro-
che par les objectifs’ reconnaissent bien volontiers la portée d’une telle
méthodologie : en s’efforçant de sortir des traditionnelles formulations en
termes de contenus de programme pour élaborer des objectifs univoques
et explicites, en construisant des progressions rigoureuses identifiant les
pré-requis et emboîtant les objectifs les uns dans les autres, on se donne,
de toute évidence, les moyens de faire échapper l’acte pédagogique à
l’improvisation systématique et à la sélection par l’implicite qui, pour être
la moins visible, n’en est pas moins la plus répandue: Ainsi est-il particu-
lièrement utile que les maîtres procèdent à l’analyse des savoirs qu’ils
sont chargés d’enseigner en termes d’objectifs et construisent des chemins
didactiques rigoureux : outre la fécondité de l’exercice pour la formation
personnelle de celui qui l’effectue, cela fournit, en effet, un outil de
régulation fort précieux pour la pratique de la classe ; en particulier, si
l’on dispose d’un référentiel suffisamment précis, si l’on sait avec exacti-
tude ce que l’on cherche à obtenir et que l’on puisse discriminer réguliè-
rement les élèves pour lesquels tel ou tel apprentissage est effectué et ceux
pour lesquels une reprise est nécessaire, on peut alors organiser la classe
de manière à la fois rigoureuse et dynamique, éviter de lourdes pertes de
temps, finaliser le temps scolaire et clarifier le contrat didactique. Par
ailleurs, le langage des objectifs, en permettant la formulation de cäpa-
cités transdisciplinaires, fournit aux praticiens une « langue-outil »‘ leur
permettant de communiquer entre eux et de mettre en cohérence leurs
activités.
D'où vient alors que l’on est saisi d’inquiétude en face de ces écha-
faudages d'objectifs dont la perfection formelle devrait pourtant nous
convaincre ? Sans doute du fait que, si l'approche par objectifs peut, très
efficacement, réguler une pratique, elle est incapable de l’inspirer; ou,
plus exactement, qu’elle n’est capable que de se générer elle-même comme
pratique, en multipliant indéfiniment et jusqu’au vertige le couple objec-
tif-évaluation. En tant qu’outil pour introduire plus de rigueur dans la
gestion des apprentissages, elle est fort appréciable, sans doute indispen-
sable ; elle fournit une ‘bonne carte et un bon « tableau de bord », permet-
tant de préparer une progression, allumant des clignotants quand il le

3. Pour ceux qui n’en ont pas bénéficié, il est toujours temps de lire l'ouvrage de D, HAME-
LINE, Les objectifs pédagogiques, ESF, Paris, 5° éd., 1986.
4. Cf. P. GILLET, « Utilisation des objectifs en formation », Éducation permanente, n° 85,
1986, p. 17 à 28, en particulier p. 26-27.

82
faut, rappelant au bon moment telle ou telle impasse, contraignant à
ralentir ou accélérer en fonction des effets produits. mais elle ne peut se
substituer ni au carburant, ni au moteur ! Car un objectif ne dit jamais
rien sur la méthode permettant de l’atteindre et, si on cherche à tout prix
à le faire parler, il ne saura que répéter : «pré-requis, sous-objectif,
objectif intermédiaire, évaluation... ». Le programme se fait pédagogie :
certains parlent alors justement «d’enseignement programmé », sans
doute pour signaler qu’il ne s’agit pas seulement d’enseigner le pro-
gramme mais que l’on enseigne aussi par le programme. Quand les objec-
tifs se font méthode, l’apprentissage se fait dressage et le sujet, fort heu-
reusement, s’en échappe, le plus souvent, par la violence, l’indifférence ou
un tranquille dévoiement.
Que faut-il donc pour échapper à cette dérive techniciste ? L’ensei-
gnant le sait bien, lui qui voit quotidiennement ses chemins didactiques
coupés par d’étranges raccourcis ou allongés de curieux détours ; il sait
que ce qui change tout c’est la prise en compte de l’élève apprenant, éton-
nant, inattendu, irrationnel, qui va souvent apprendre quand même,
autrement ou autre chose, jamais tout à fait comme on l’a prévu. Mais,
pour cela, l’approche par objectifs doit se dégager des réductions beha-
vioristes qui la menacent : l’objectif opérationnel en termes de compor-
tement observable, celui qui ne génère que le couple objectif/évaluation,
doit perdre son statut mythique au bout de la chaîne qui conduit l’ensei-
gnant des finalités jusqu'aux pratiques. Sans doute, reste-t-il utile de
traduire les finalités en termes de buts et d’objectifs généraux, mais sans
doute vaut-il mieux, pour générer des pratiques fécondes, arrêter la
décomposition au moment où celle-ci permet de décrire des activités
mentales que l’on peut traiter en termes de dispositif pédagogique, c’est-
à-dire quand on peut proposer à l’apprenant une situation-problème qu’il
pourra négocier avec sa propre stratégie. C’est ainsi, et ainsi seulement,
que l’on pourra restaurer le triangle pédagogique en écartant le couple
objectif/évaluation — ou mieux, objectif/indicateur comportemental — et
en intégrant l’acteur mental qu'est l’apprenant pour créer un espace
ouvert à l'initiative pédagogique.
e Quoique finalement assez récente, la recherche sur les stratégies
individuelles d'apprentissage, les profils pédagogiques, les styles cognitifs,
semble aujourd’hui se développer vigoureusement et bénéficier d’une
d’une
large audience. Il faut, bien sûr, s’en réjouir car elle complète,
des travaux plus anciens qui cherchaie nt
manière tout à fait opportune,
en ne
plutôt à mettre en évidence les invariants de l’apprentissage, et
és indivi-
présentant qu’un sujet formel, abstraction faite des spécificit
par le
duelles, proposaient des théories séduisantes mais peu saisissables
des sujets parti-
praticien. Car, ce que le praticien a en face de lui, ce sont
est peut-être
culiers disposant d’une intelligence dont la structure finale
sont différentes.
la même, mais dont les modalités de mise en œuvre
de différences,
Certes, l’on reconnaissait depuis longtemps l'existence

83
mais on avait tendance à les traiter en termes linéaires et exclusivement
quantitatifs, comme s’il s’agissait seulement de positionner chacun sur
une échelle graduée. Or, nous savons aujourd’hui que, à un même stade de
développement cognitif, et donc à des capacités structurelles identiques,
peuvent correspondre des stratégies d’apprentissage fort hétérogènes ; de
même, nous comprenons qu’un retard dans ce développement cognitif
peut s’expliquer par un déphasage entre la stratégie utilisée préférentiel-
lement par le sujet et les stratégies d’enseignement mises en œuvre dans
son environnement... Ainsi les individus sont-ils plutôt visuels, auditifs ou
moteurs, fonctionnent-ils plutôt par globalisation, opposition ou analyse
d’un élément, sont-ils plus ou moins sensibles à la directivité d’une situa-
tion, aux interactions entre pairs, gèrent-ils plutôt le temps par petites
unités intensives ou par plus longues périodes. Un enseignement qui
ferait abstraction de cette réalité aurait toute chance de n’être efficace que
de manière tout à fait fortuite ; et c’est pourquoi la pédagogie différenciée
n’est pas un nouveau système pédagogique dont la mode pourrait n’être
que tout à fait passagère : toute pédagogie qui a réussi a été différenciée,
c’est-à-dire adaptée aux individus à qui elle était proposée.
Mais la différenciation n’est pas sans danger : à trop respecter les
stratégies individuelles, ne risque-t-on pas l’enfermement, l’appauvris-
sement méthodologique de l’individu, une intolérance inquiétante à toute
proposition légèrement décalée et qui pourrait être systématiquement
rejetée ? C’est pourquoi la prise en compte des stratégies d’apprentissage
ne doit pas être effectuée de manière mécanique, mais en tentant toujours
à la fois de les respecter et de permettre leur dépassement. Tâche difficile
qui suppose la reconnaissance de l’écart entre les itinéraires et les résul-
tats, écart que le formateur pourra alors exploiter en s’appuyant sur les
seconds pour permettre l’exploration systématique de nouvelles straté-
gies. Une nouvelle fois, c’est bien en restaurant le triangle pédagogique,
c’est-à-dire en introduisant ici le pôle formateur, et son souci de promou-
voir le développement le plus complet de la personne, que l’on dégage un
espace pour l’action, que l’on s’engage vers l’élaboration de véritables
situations d’apprentissage.
Comment construire ces situations, occuper cet espace ? Nous en
avons évoqué les frontières — une relation interpersonnelle, des objectifs
rigoureusement formulés, des stratégies personnelles d’apprentissage
scrupuleusement prises en compte —, nous avons suggéré comment rester
présent au cœur de cet espace en gardant le souci du tiers-exclu — le
savoir médiateur, l’opération mentale de l’apprenant, la volonté d’élargir
ses capacités stratégiques— … il nous reste à préciser chacune de ces
trois dimensions avant d’esquisser une méthode pour gérer un tel
système.

84
CHAPITRE I

La relation pédagogique

Où l’on voit comment le désir vit de l’énigme,


l'énigme de la relation,
et la relation de la médiation

« Sauf, à faillir à sa fonction essentielle,


l'École ne peut se désintéresser de la
force qui fait cheminer le message vers
l'enfant et des motivations qui amènent
celui-ci à l’accueillir ».
J. GUILLAUMIN
« Aspeèts de la relation maître-élève » :
Bulletin Binet-Simon, n° 472, 1962, p. 4

1. Où l’on s’affronte à une réalité encombrante


et, à bien des égards, scandaleuse |

elle ;
Chacun le sait et l’a éprouvé à travers son histoire personn
ve avec ses
chaque enseignant le vit quotidiennement ; tout parent l’obser
té pédago-
enfants. ce qui fait véritablement la différence dans l’activi
être décrit en
gique semble échapper à toute définition et ne peut guère
ogie. Certes, l’on convien t que ces
termes de dispositif ou de technol
nt bien des choses et aplanis-
outils-là ont leur importance, qu’ils facilite
vivent et ne valent que par les
sent parfois certaines difficultés, mais ils ne
donner sens. Il n’est pas
personnes qui les habitent et parviennent à leur
nce : la séquen ce est
un maître ou un formateur qui n’ait fait cette expérie
me ou par d’autre s,
là, prête, parfaitement structurée, éprouvée par lui-mê

85
utilisée maintes fois avec succès; l’imagination dont on a fait preuve
dans son élaboration assure de la motivation des élèves; la rigeur de sa
construction garantit son efficacité... et pourtant cela ne marche pas. Ce
qui devait être dynamique devient besogneux, ce qui devait susciter le
désir secrète l’ennui... Que se passe-t-il donc ? C’est qu’il manque sûre-
ment ce que V. JANKÉLÉVITCH appelle un « presque-rien », ou «un-je-ne-
sais-quoi», mais qui fait toute la différence : «Le presque-rien est
l’élément invisible, inexistant, ambigu, qui différencie entre elles deux
totalités morphologiquement indiscernables (..). Le presque-rien est ce
qui manque quand, au moins en apparence, il ne manque rien: c’est
l’inexplicable, irritante, ironique insuffisance d’une totalité complète à
laquelle on ne peut rien reprocher et qui nous laisse curieusement insatis-
faits et perplexes (...). Quand rien ne manque, il manque quelques chose
qui n’est rien ; il manque donc presque-rien. Il ne manque, en effet, que
l'essentiel ! »!. Et l’essentiel, il faut bien l’avouer, c’est que circule un peu
ŒE désiyLe mot, certes, peut inquiéter, tant il véhicule d’imagerie, tant il
est utilisé partout et par tous, sans discernement ; la réalité, elle, est
incontournable. Ce qui mobilise un élève, l'engage dans un un apprentissage,
_lui permet d'en assumer lesdifficultés, voire lesépreuves,,c'est
C'est le désir dde

peut répondre ;sans ce désirenTee vous auriez déjà, depuis longtemps,


abandonné ce livre.
On comprend bien que le pédagogue hésite à reconnaître le
phénomène ; on comprend bien qu’il indispose le maître et révolte l’admi-
nistrateur scolaire : tant d’efforts, tant d’argent, seraient investis dans une
entreprise qui pourrait, à chaque instant, être réduite à néant par chacun
des individus auxquels elle est destinée, tout simplement parce qu’ils ne
désireraient pas ce qu’il faut au bon moment! La machinerie setait
frappée d’irrelevance, minée par l’aléatoire, condamnée à de vaines gesti-
culations.. Pis, celui qui croit y exercer le pouvoir absolu serait à la
merci de petites tyrannies à qui l’on ne pourrait même pas demander
raison. Il ne resterait alors, pour ne pas sombrer dans le dérisoire, que
l’exhortation dans laquelle les maîtres excellent tant, et dont W. Gom-
BROWICZ souligne si bien, dans son roman Ferdydurke, le caractère
pathogène:

« Veuillez prendre note de ce sujet pour un devoir à faire à la mai-


son : ‘ Pourquoi les poésies de Jules SLOWACKI, ce grand poète, contien-
non une beauté immortelle qui éveille l’enthousiasme ? ?
A cet endroit du cours, un des élèves se tortille nerveusement et
gémit:
— Mais puisque moi je ne m’enthousiasme pas du tout! Je ne suis pas du

1. V. JANKÉLÉVITCH, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien,t. I, Le Seuil,


coll. « Points », Paris,
1981, p. 53 et 74.

86
tout enthousiasmé ! Ça ne m'intéresse pas ! Je ne peux pas en lire plus
de deux strophes, et même pas ça ; ça ne m'intéresse pas (...).
— Comment cela peut-il ne pas vous enthousiasmer, puisque je vous ai
expliqué mille fois que cela vous enthousiasmait?
— Mais moi, ça ne m’enthousiasme pas.
— Ça ne regarde que vous, Galkiewicz. Il semble que vous manquiez
d'intelligence. Les autres sont enthousiasmés.
— Parole d’honneur, personne ne s’enthousiasme. Comment est-ce que ce
serait possible puisque personne ne lit ça à part nous, à l’école, et
encore parce qu’on nous y oblige (...).
— Galkiewicz, j'ai une femme et un enfant! Ayez au moins pitié de
l'enfant ! »?2.

Entre l’indifférence et la folie, la renonciation à avoir la moindre


prise sur le désir d’autrui et la volonté de le contrôler, reste-t-il encore
une place pour une « gestion pédagogique du désir », et comment peut-elle
échapper aux graves dérives qui la menacent ? Avant d’esquisser une
hypothèse, nous voudrions décrire brièvement les différentes conceptions,
formulées ou implicites qui traînent, sur cette question, dans la pensée et
les pratiques pédagogiques.

2. Où l’on examine
les différentes articulations possibles
du désir et de l’apprentissage

Le plus simple, de toute évidence, est d'ignorer le désir. Le maître


ou croit.
enseigne, il n’a pas à se soucier de ce que l’élève veut, cherche
ques-
Chacun peut recevoir, en vertu d’une liberté intérieure qui n’est pas
décider de lui être disponib le,
tionnable, le savoir dispensé. Le sujet peut
à ses
au nom d’un intérêt supérieur bien compris qui le fait renoncer
Mais, en réalité, cette position drapée dans une
Ty SSCEUES r

caprices du moment.
la
respectabilité toute cartésienne, parce qu’elle décrète abstraitement
; parce qu’elle
suspension du désir, en promeut le plus large exercice
nt alors au savoir
l’ignore, elle le laisse jouer massivement. Car ne viendro
que ceux qui, précisément, le savent désirabl e,de lui sacrifier des
au point
contre le
intérêts plus immédiats. Ils ne choisissent pas alors la raison
et choisissent
désir, mais exercent leur raison pour comparer deux désirs
eur. En ce sens, même si ce choix
celui qui leur apparaît le plus promett
contre un autre, un désir dont la
est raisonné, on choisit toujours un désir
plus tardive, mais aussi plus durable. et
satisfaction sera sans doute

51.
Bourgois, coll. « 10/18 », Paris, 1977, p. 50 et
2. W. GomMBROWICZ, Ferdydurke, Christian

87
ceux qui refusent de surseoir au plaisir du moment « prennent, dit-on,
leurs responsabilités »y! Mais pouvaient-ils faire autrement ? Théori-
quement oui. Rien n’empêche de préférer le latin à la bande dessinée, les
mathématiques au feuilleton télévisé. Mais qu’exigent ces préférences
sinon la promesse de satisfactions futures d’ores et déjà entrevues ? Et
comment peut-on les entrevoir quand personne, dans votre entourage, ne
les incarne, quand on vous les a désignées, depuis longtemps, comme
inaccessibles ou que l’absence de perspectives économiques et sociales ne
peut manquer de vous les faire apparaître comme un leurre ? L'erreur, ici,
est de confondre un discours normatif, sans doute utile, auquel l’éduca-
teur ne peut guère échapper et par lequel il incite l’élève à faire porter ses
choix sur des objets culturels, avec la description d’une réalité : inviter à
l'exercice de la raison ne doit pas empêcher d’observer que les conditions
de cet exercice ne sont pas toujours réunies et que, sur ce plan-là, les
élèves sont particulièrement inégaux. « L'amour des mathématiques (...)
ne se distribue pas n'importe comment dans le champ social », note
D. HAMELINE!. L’ignorer, c’est s’y résigner.
e Ainsi donc, les partisans de la rationalité, scandalisés que l’on
puisse seulement faire allusion à l’existence ou à l’absence du désir
d'apprendre, rejoignent-ils, à l’autre bout de l’échiquier, ceux qui enten-
dent respecter totalement ce désir au nom du vieil adage selon lequel « les
goûts et les couleurs ne se discutent pas ». Comme il est clair, disent-ils,
que rien ne se fait sans désir, mais que le désir est affaire de personnalité,
et ne doit pas être manipulé, la tâche de l'éducateur est d'attendre que le
désir émerge, et de se mettre alors àson service. Telle est, à peu de choses
prés, la position qu’A.S. NEILL a tenté de mettre en pratique à Summer-
hill“; telle est, implicite ou avouée, la position de tous ceux qui craignent
plus que tout d’entraver la spontanéité ou de contrarier le «naturel » de
l’enfant.. Chacun sait d’ailleurs que cette position est intenable et qu’elle
n’a jamais été véritablement tenue : la mettre en application reviendrait à
renoncer au projet d’éduquer lui-même ou — ce qui revient au même — à
postuler que l’éducation est un processus naturel dans lequel l’éducateur
doit simplement fournir les objets culturels quand ceux-ci font l’objet
d’une demande explicite. Chacun pressent que les expériences qui se sont
inspirées de ce principe n’ont été sauvées de la faillite que parce que,
ailleurs, le désir avait pu prendre naissance ou parce que, à-Hintérieur. le

on décodait et réalisait | ses secrètes attentes. Chacun soupçonne de de


tels procédés sélectionnent immanquablement sur d’invisibles critères et
entérinent la répartition sociale des savoirs. Et pourtant, cette position

3. Le domestique et l'affranchi, Éditions Ouvrières, Paris, 1977, p. 134. D. Hameline explique


que « la circulation même des connaissances (et donc leur transmission) suppose, sous-jacente à
ses circuits, une circulation des goûts et des penchants qui n’est pas autre chose que la domes-
tication des pulsions vers des objets culturellement valorisés, dans la société comme dans les
préférences individuelles » (ibid.).
4. Cf. P. MEIRIEU, L'École mode d'emploi, ESF, Paris, 1986, p. 43 à 48.

88
fonctionne néanmoins, souvent, comme la référence, position idéale vers
laquelle il faudrait tendre et que l’on n’abandonnerait qu’à contrecœur,
parce que la réalité nous impose des compromis, voire des compromis-
sions. C’est, que, là encore, l’on n’élucide pas le statut de ce que l’on
affirme et que l’on glisse trop facilement, à l’inverse de tout à l’heure,
d’un discours descriptif à un discours normatif : souligner la place du
désir dans l’apprentissage ne peut signifier la subordination de tout
apprentissage aux désirs déjà existants qu’au prix d’une terrible simplifi-
cation, que parce que l’on confond le processus et le projet, la méthode et
l’objectif.
On ne peut donc, ni proposer du savoir sans tenir compte du désir,
ni sacraliser le désir pour lui asservir tout savoir. L’une et l’autre des
deux thèses laissent, en réalité, jouer « le désir de savoir » selon un ordre
sur lequel le pédagogue renonce à agir et qui sera donc très largement
déterminé par le système des attentes sociales et les processus d’identi-
fication qu’il rend possibles. On serait tenté d’en conclure un peu vite que
la solution se trouve dans la recherche de ce qui peut susciter le désir de_
_savoir.… mais
mai uñ peu trop vite, sans doute, car le pédagogueaplus d’un
tour dans son sac.
e Il excelle, par exemple, à exercer son intelligence à de subtiles
distinctions : ainsi sait-il distinguer les « désirs superficiels » des « désirs
authentiques » et, alors qu’il récuse les premiers, exalte les seconds’. La
difficulté, ici, c’est que, miraculeusement, les intérêts « profonds » coin-
cident toujours avec son projet culturel et sont accordés au programme
qu’il est chargé d’enseigner ou qui correspond le mieux à sa conception
de l’homme et de la société. Les «intérêts superficiels » sont ceux, en
revanche, qui ont été suscités par des conditionnements divers qui, selon
les époques et les idéologies, pourront être imputés à la famille et à ses
préjugés, au milieu social et à ses archaïsmes, à l’environnement écono-
mique et à ses sollicitations publicitaires : l’intérêt pour le rock et la moto
est, comme chacun sait, tout à fait « superficiel » chez un élève ; il tient à
l'influence excessive de la télévision. Qu'il vienne à découvrir la géologie
ou la littérature et on le verra s’enthousiasmer pour le jurassique ou
l’œuvre de Malraux... ce qui prouve, sans conteste, où étaient ses intérêts
«profonds » ! Le raisonnement n’est pas neuf ; on l’a vu déjà fonctionner
quand il s’agissait de récuser l’obscurantisme familial pour proposer les
valeurs laïques ou rejeter les traditions rurales pour valoriser le salariat
urbain. Il s’explique, sans aucun doute, par le fait qu’il est tenu par celui
qui est «du côté de la culture » ou de «sa culture », celui pour qui le
savoir élaboré est effectivement apparu comme une délivrance, le libérant
de ses préjugés et formalisant une expérience qu’il n’avait pu jusque-là
s’approprier et que sa culture lui donne enfin les moyens de comprendre.

5. G. AVANZINI effectue la même analyse à propos de la notion d’« intérêt » dans les méthodes
actives; cf. Immobilisme et novation dans l'institution scolaire. Privat, Toulouse, 1975, p. 59.

89
elles se
Certes, les cultures de référence vont changer avec le temps, mais
à rompre avec
caractérisent toutes par cette capacité qu’elles auront
l’expérience en même temps qu’elles l’éclairent et qu’elles la rendent
lisible. En ce sens, l’accès à la culture comporte bien cette « joie spéci-
-
fique » dont parle G. SNYDERS, « la joie de la culture élaborée, la confron
du
tation avec le plus réussi, ce qui exige les conditions particulières
systématique »f. 8
Or, si l’on ne peut contester cela, le traitement pédagogique qui est
fait de cette thèse est loin d’être simple. En théorie, tout le monde est
volontiers d’accord sur la formule: il s’agit de se greffer sur le désir
existant, tout superficiel qu'il soit, pour ouvrir de nouveaux horizons, et
faire naître, par « tuilage », de nouveaux désirs, plus conformes à un
projet culturel. On construit ainsi, comme l'indique J. FILLOUX, « des
chaînes analogiques par lesquelles les choses (intérêts, besoins, etc.)
s’articulent, prennent sens sur le chemin du désir ouvrant à une connais-
sance transfiguratrice ‘du réel »’. Mais, en pratique, cela devient plus
compliqué : d’une part, parce que toutes les disciplines d’enseignement et
tous les contenus de programme ne se prêtent pas également à un tel
traitement et qu’il faut parfois d’étonnantes gymnastiques pour les arti-
culer à un désir ou à un intérêt immédiat de l’élève ; d’autre part, parce
que, quand on y parvient, les désillusions sont souvent à la mesure des
espérances : ainsi voit-on des enseignants travailler à partir de bandes
dessinées ou de textes de chansons, faire réaliser des exposés en langue
étrangère sur la moto ou accompagner leurs élèves au cinéma voir le
dernier film sorti et sur lequel on espère pouvoir greffer exercices et
recherches. Mais les élèves perçoivent très vite le caractère quelque peu
superficiel de la greffe et certains acceptent mal, passé le premier moment
de séduction, de voir leurs préoccupations, leur sensibilité, les choges
auxquelles ils tiennent le plus, réduites à de simples supports des appren-
tissages scolaires. L’on s’achemine parfois, alors, vers une alternance
subtile entre la simple écoute des préoccupations des élèves et la proposi-
tion, à côté, d’objets culturels qui leur restent tout à fait hétérogènes ; la
classe ou l’établissement se clivent ainsi en deux domaines, l’un où le
plaisir est possible mais la culture absente, l’autre où la culture est
imposée et qui retrouve les impasses que nous avons déjà observées. En
tout état de cause, l’objet culturel perd alors tout son sens ; il est. désin-
vesti par le désir ou accaparé par quelques-uns, tandis que l’expérience
prémière, ne bénéficiant pas de son apport, continue à s’engluer dans les
clichés et à se diluer dans les banalités. Alors que l’on voulait instaurer
une continuité, s’appuyer sur des désirs existants pour y articuler des
objets nouveaux, l’on répartit simplement le temps entre le respect des
premiers et l’imposition des seconds.

6. G. SNYDERS, La joie à l'école, PUF, Paris, 1986, p. 322.


7. J. FiLLOUX, Du contrat pédagogique, Dunod, Paris, 1974, p. 335.

90
e Mais il est rare que cette répartition soit facile et le clivage ne
tarde pas, en général, à dévoiler sa véritable nature : on en vient très vite,
en effet, à subordonner la satisfaction du désir à l'absorption docile de
contenus culturels. L’on suspend alors la prise en compte de l’intérêt de
l'élève à l’exécution d’un apprentissage fastidieux. La position, bien sûr,
est inavouable, et rares sont ceux qui osent l’argumenter ; ce qui n’empé-
che personne de l’utiliser abondamment, avec ses élèves comme avec ses
enfants. C’est sans doute pourquoi on aurait mauvaise grâce à la récuser,
feignant d’ignorer que tant de fois on y a eu recours et que demain, tout à
l’heure peut-être, on se livrera, faute de mieux, à ce banal commerce. On
se console toutefois en se disant qu’en contraignant ainsi le sujet à une
pratique qu’il n’aurait pas engagée sans le chantage auquel on le soumet,
on peut sans doute la lui faire découvrir et espérer qu’il y trouvera goût...
Position moins absurde qu’il n’y paraît quand on la réfère à notre expé-
rience personnelle. Position où l’on sacrifie la pureté de la démarche à
l'efficacité du résultat, mais qui a sans doute le mérite de nous indiquer,
quoiqu'’elle soit si décriée, la bonne direction : celle qui consiste ni à
ignorer le désir, ni à le sacraliser, ni à le dévoyer, ni à le monnayer, mais
bien plutôt à créer les conditions de son émergence. Certes, nous l’avons
suffisamment dit#, aucun désir ne peut naître du vide et, si on ne l’articule
au déjà là, il n’a guère de chance de surgir. Mais quelle articulation
peut-on imaginer qui échappe aux dérives que nous venons de pointer ?

3. Où l’on montre que la tâche du maître


est de faire émerger le désir d’apprendre,
c’est-à-dire, sans doute, de « créer l’énigme »

On a souvent dénoncé, et à juste titre, la confusion de l’enseigne-


ment et de l’animation?. Et il est vrai que les deux activités n’obéissent
pas à la même logique : si l’on peut concevoir, en effet, que l’animation se
satisfasse d’une simple proposition d’objets culturels et se mette au
service de la demande des individus, l’enseignement a pour tâche, de son
côté, de rendre cette demande possible en effectuant une initiation systé-
matique, en mettant tous les sujets en contact avec ces objets culturels, en
s’efforçant de leur en montrer l'intérêt, pour rendre possible, dans la vie
adulte, des choix véritables. Sans un enseignement systématique, la
liberté du sujet est une liberté du vide ; on ne peut choisir d’occuper ses
loisirs à écouter MOZART ou lire GIRAUDOUX, on ne peut se passionner
pour la physique ou s’intéresser à l’histoire, si l’on n’a pas eu l’occasion
de rencontrer tout cela un jour et si l’on n’en a pas éprouvé du plaisir.

8. Cf. première partie, chap. 1.


9. Cf. G. SNYDERS, La joie à l'école, op. cit.

91
« Toute offre de biens culturels — aussi attentive soit-elle à prendre en
compte les clivages sociaux — aboutit à cristalliser, voire à accentuer les
différences, dans la mesure où l’utilisation de ces biens est déterminée par
la capacité de chacun à les recevoir », explique B. SCHWARTZ”. Sans un
enseignement systématique, l’animation est réduite à n’'intéresser que
quelques participants professionnels, à reproduire les inégalités socio-
culturelles qu’elle se donne pourtant comme tâche, dans la plupart des
cas, de combattre. L’obligatoire est ici la garantie de l'exercice de la
liberté, l’enseignement systématique la condition de choix raisonnés.
Mais encore faut-il que cet enseignement n’éloigne pas les enfants
des objets culturels qu’il présente, encore faut-il qu’il se donne explici-
tement pour tâche de rendre ces objets désirables. Or, s’il est clair que
l’on ne peut désirer ce que l’on ignore, il est tout aussi clair que l’on ne
“désire plus ce que l’on possède ; le poëte le sait bien, lui qui savoure la
plénitude de l’acte en suspens et supplie l’être aimé :
«Ne hâte pas cet acte tendre
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre
Et mon cœur n’était que vos pas »!!.
Le paradoxe du désir tient, en effet, à ce que l’objet désiré doit être à la
fois connu et inconnu, qu’on doit en deviner les contours, en entrevoir le
secret, mais qu’il faut qu’il reste caché et que le secret ne soit pas percé.
Si le rôle du maïtre est bien de faire émerger le désir d’apprendre, sa
tâche est de « créer l’énigme », ou plus exactement de faire du savoir une
énigme : en dire ou en montrer, suffisamment pour que l’on entrevoit
son intérêt et sa richesse et se taire à temps pour susciter l’envie du dévoi-
lement. Or nous croyons trop souvent rendre service à autrui, dans ses
apprentissages, en lui livrant «le secret » : parce que nous-même, quand
nous avons appris, nous avons buté sur ce que nous avons pris pour des
difficultés, parce que nous avons alors cherché le renseignement ou la
solution et que nous nous imaginons que nous serions allé plus vite si l’on
nous les avait fournis sans que nous ayons eu besoin de les chercher,
parce que nous sommes victimes de cette illusion rétrospective. nous
| croyons rendre service à autrui en le privant de ce temps de recherche, en
lui donnant ce qu’il devrait tenter de trouver par lui-même. Nous prati-
i\quons alors une pédagogie bavarde qui, au lieu de suspendre l’explication
et faire naître le désir, anticipe la demande et tue le désir dans l’œuf,
avant même son éclosion. En pédagogie, contrairement à beaucoup
d’autres domaines, il faut toujours en dire «trop et pas assez », il faut
lever un coin de voile, mais un coin seulement pour ne pas démobiliser le
sujet. Il faut, pour repréndre ici une expression que nous avons déjà

10. B. SCHWARTZ, L'éducation demain, Aubier-Montaigne, Paris, 1973, p. 56.


11. P. VALERY, « Les pas », Charmes, Poésies, Gallimard, Paris, 1966, p. 59.

92
employée, le mettre dans une « situation-problème »!? à la fois accessible
et difficile, qu’il puisse maîtriser à terme sans en faire d'emblée le tour ni
disposer àà l'avance de lasolution. C’est quand l'élève ressent lesentiment

met en route pour percer le secret.


Le désir naît alors de la reconnaissance d’un espace à investir, d’un
lieu,et
et d'un|temps où être, où
croître, où apprendre. Ines’ engrène pas
nécessairement de manière mécanique sur un désir déjà existant, il s’arti-
cule plutôt à un mystère qu’il s’agit d’éclaircir et sur lequel on se sent en
mesure, même timidement, même médiocrement, d’apporter un peu de
lumière. Paradoxalement, donc, ce sont plutôt les acquis antérieurs qui
sont ici déterminants : il faut que le sujet dispose de quelques outils pour
qu’il puisse affronter l’obscurité et c’est cela que le maître doit.chercher
en priorité: s’appuyer sur ce que les élèves savent et savent faire, et
suggérer, àpartir de là,ce qu’ils pourraient savoir. Faire de l'énigme avec
du savoir ; faire du savoir avec de l'énigme. Entrevoir le futur en ques-
tionnant le déjà-là, construire le futur en s’appuyant sur le déjà-là. Ce
n’est rien d’autre, au fond, qu’une « situation-problème » : un ensemble de
données que l’on maîtrise — ce que l’on sait — et une situation qui fait
pourtant problème — ce que l’on ne sait pas — un jeu de présence/absence,
de connaissance/ignorance, qui crée une aspiration, suscite un désir. Un
jeu sans cesse inachevé, tant il est vrai que plus on sait plus on désire
savoir, et que la solution, contre toute attente, agrandit toujours l’énigme.

4. Où l’on suggère que l’énigme


ne vit que dans une relation où le maître
s’astreint à « faire varier la distance »

Il est pourtant des énigmes qui, à l’image du sujet de devoir sur la


poésie de Jules SLOWACKI, n’enthousiasment guère les élèves, voire les
laissent totalement indifférents. C’est que l’énigme est une coquille vide, à
peine intrigante, tout juste objet d’un court moment d’étonnement, pour
celui qui ne sait pas qu’«il est bon de savoir »!#. L’énigme meurt quand
personne n’est là pour témoigner du plaisir que l’on peut trouver à tenter
de la résoudre, elle se dilue en un petit dispositif dérisoire quand l’adulte
n’incarne pas le plaisir de savoir, le bonheur de chercher. « Les pédago-
gues, explique J. GUILLAUMIN, ont les premiers reconnu, bien avant les
psychologues modernes, que l'admiration et le désir d’imiterconstituaient
12. Cf. première partie, chap. 2. Cf. aussi l’outil n° 2.
13. Cf. J.-P. DoLLe, Monsieur le Président, ilfaut que je vous dise, Lieu commun, Paris, 1983,
p. 116.

93
les plus puissants ressorts de l’apprentissage scolaire »!4. C’est sans doute
pourquoi la rencontre avec un modèle adulte de référence, un modèle de
savoir vivant qui s’élabore dans le plaisir de sa recherche, est si détermi-
nante. Certes, l’on rechigne aujourd’hui à parler de modèle et le terme fait
souvent sourire, quand il ne suscite pas des protestations indignées: qui
peut avoir l’audace, en cette période d’incertitude et de perte de consen-
sus, de se donner comme modèle ? De quel orgueil démesuré serait-ce
faire preuve !Mais l’on confond ici la modestie requise chez tout éduca-
teur avec l’abandon de toute référence, la perte du moindre point de
repère. Il est sans doute bon que l’éducateur se récuse comme modèle,
mais cela n’a de sens pour l’enfant et ne peut l’aiderà grandir que s’il
avoue, en même temps, ses propres modèles et, témoignant de sa capacité
à admirer, invite autrui à dépasser ce qu’il ne représente qu’imparfai-
tement, pour aller bien au-delà. En ce sens, les véritables modèles sont
ceux qui en ont un et qui n'apparaissent pas comme une image rigide à
“imiter, mais comme une dynamique susceptible d’en inspirer d’autres.
Une éducation qui ignorerait ce processus, qui contraindrait les éduca-
teurs à abandonner ce que J. GUILLAUMIN nomme « la dénivellation entre
le maître et l'élève »!$, voire qui en inverserait le sens", perdrait toute
chance de créer l’énigme et de susciter le désir de savoir.
Mais, symétriquement, une éducation où l’adulte, rivé dans la
contemplation de lui-même et la satisfaction d’avoir enfin échappé à
l'enfance, rejetterait l’enfant dans .une-altérité radicale et lui communi-
querait le sentiment d’une totale étrangeté, ne pourrait mobiliser aucune
énergie. La dénivellation ne peut fonctionner comme un appel que si elle
s’inscrit sur un fond de communauté; la différence ne déclenche un effort
y d'identification que si l’élève la perçoit comme un futur possible pour lui.
(We modèle neme met en route que si je peux espérer, un jour, lui ressem-
: bler, c’est-à-dire si, d’ores et déjà, je me sais, malgré mon statut différent,
\ d’une communauté de nature avec lui.
Tel est le paradoxe de la relation éducative; elle requiert que l’Édu-
: .çateur soit perçu comme, à la fois, très proche et très lointain : assez
!proche pour que l’on puisse un jour devenir comme lui, assez lointain
‘pour que l’on ait envie de devenir un jour comme lui. Telle est la diffi-
‘culté de son action: manifester, sans scrupules, <sa différence, se donner à
\'voir dans ce qui lui réussit lé mieux
et, à cet instant même, témoigner de
son extrême proximité, laisser percer l’émotion partagée, l'inquiétude ou
la peur, le signe tangible de son humanité. Mais aussi, au moment de
l’écoute la plus respectueuse, dans la compréhension la plus empathique,

Fe J. GUILLAUMIN, « Aspects de la relation maître-élève », Bulletin Binet-Simon, n° 472, 1962,


P.
15. J. GUILLAUMNN, « Aspects e la relation maître-élève », art. cité.
16. Ainsi G. AVANZINI note-t-il qu'aujourd'hui «les adolescents sont ceux que leurs
«éducateurs » imitent et sur qui ils tendent tant bien que mal à s’aligner. Ainsi s’est subrep-
ticement effectué un gigantesque renversement des influences.» («La relation éducative
aujourd’hui », Le Supplément, Le Cerf, n° 150, octobre 1984, p.65 à 84, p. 79).

94
quand il s’efforce d’être au plus près d’autrui et qu’il fait mine de faire
A

corps avec lui, ne pas oublier qu’il fait toujours«comme si », et que le


cacher serait le pire des tromperies. Et, quand il s’agira
de faire appren-
dre, on retrouvera encore cette double exigence : annoncer ses objectifs,
présenter le de celui qui sait et veut emporter
savoir avec la conviction
l'adhésion, mais se projeter aussi sur les bancs de sa classe, se faire
apprenant de son propre savoir pour comprendre les tâtonnements et les
erreurs de celui qui ne sait pas encore.
Ainsi va l’enseignant, naviguant le plus souvent à vue,réinjectant la
-distance quand la proximité compromet la dénivellation,serapprochant
d'autrui quand son statut et son savoir menacent de l’en trop écarter.
L'élève, d’ailleurs, ne s’y trompe pas, sensible à une boutade, à un mot de
compréhension, sensible, plus encore, à un instant de fragilité, de doute, à
cette pointe de vulnérabilité perçue dans une seconde d’hésitation et qui
ramène le maître, même fugacement, de son côté. Il ne s’y trompe pas
non plus quand il constate, rassuré, qu’au plus fort du dialogue et quand
il se sent véritablement compris dans ses errances mêmes, le maître reste
lui-même, n’hésitant pas à marquer les limites qu’il juge utiles, à poser les
objectifs qu’il estime importants, même s’ils ne sont pas tout de suite à
portée de sa main. Il sait-que le maître ne peut être un modèle pour lui,
comme pour quiconque, qu’il ne peut inspirer le désir de savoir, que s’il
s'attache ainsi à «faire varier la distance ».

5. Où l’on tente d'identifier les points fixes


qui permettent de médiatiser la relation

Le danger de la «relation pédagogique » — F. OURY et les tenants de


la « pédagogie institutionnelle » n’ont cessé de le répéter —, c’est qu’elle
peut être facteur de régression, ouvrir la voie à des « identifications massi-
ves de type cannibale, aux régressions inexplicables, à la confusion, au
mélange des corps, à la folie »!7. On comprend l’inquiétude qui se mani-
feste ici ;on mesure bien les périls qui guettent une classe quand s’y
établissent des rapports sélectifs de maître à disciples qui absorbent toute
l'énergie de l’enseignant, excluent la plupart des élèves et circonscrivent
| étroitement la circulation du désir. Le groupe tout entier devient alors un
/

“simple écrin offert à quelques « couples » qui s’accomplissent, mais seuls,


dans le jeu des attentes réciproques. Les deux parties risquent alors de
MT

perdre tout contrôle d’elles-mêmes, absorbées par la fascination de leurs


propres désirs, aveugles à toute alerte qui viendrait rappeler l’existence de
l’autre. C’est pourquoi, s’il ne peut être question de se passer de la rela-
17. F. Oury, in C. POCHET, et al., L'année dernière, j'étais mort, Matrice, Vigneux. 1986,
p. 124.

25
re, il importe
tion qui donne vie à l’énigme et suscite le désir de la résoud
r

effets, en y intro-
d’en gérer, autant que faire se peut, la distribution et les
duisant les médiations requises.
hommes ont vu
e La plus ancestrale des médiations, celle dont les
ion, est sans
très vite qu’elle pouvait les protéger contre l’errance de l’émot
et du temps, en
doute Le rituel. En imposant une organisation de l’espace
nt gestes et paroles , il règle la vie collec-
assignant des places et en codifia
tive, garantit la sécurité de chacun et définit les frontiè res de son action.
Quand surgit la tentation de privilé gier la relatio n duelle, la fascination
réciproque de deux désirs qui s’enfle nt et se nourri ssent mutuel lement, il
impose de marquer le pas et de prendre de la distanc e. Le rite n’interdit
llemen t, de la maîtris er. Il
pas l'émotion mais il permet, au moins partie
autorise son expression parce qu’il confère l’assu rance que l’on ne pourra
pas aller trop loin. Sans .le rite, le maître devrait se dérober à toute
velléité relationnelle de peur qu’elle ne le dévore tout entier. et fasse
-
basculer sa classe dans des processus de fusion avec les uns et d’exclu
sion des autres.
Mais si chacun convient de l'importance des rites scolaires, si l’on
mesure leur intérêt pour structurer, à travers l’espace et le temps, la
personnalité de chacun en lui donnant repères et points d’appui, les
propositions divergent dès qu’il s’agit de les mettre en œuvre : quels
points communs trouver entre ALAIN Ou GusporF'# d’une part, défen-
seurs du rituel magistral jusqu’à sa sacralisation, et FREINET ou OURY
d’autre part, qui proposent aux élèves, à travers «le conseil », de mettre
en place des institutions garantissant la réciprocité des échanges ?
Pourtant, à y regarder d’un peu près, il n’est pas certain que ces proposi-
tions soient, au fond, si différentes que cela : ce qui caractérise, en effet,
un rituel scolaire efficace est qu'il garantit, à la fois, la possibilité pour
chacun de s'impliquer et de se rétracter, le fait d’avoir une place — qui ne
doit pas être toute la place —, et de trouver un refuge, quand il est menacé
dans son indépendance ou son intégrité.
L'organisation de l’espace doit donc être telle que chacun dispose
d’un territoire à investir, à s’approprier, où installer les objets qui lui sont
chers et utiles, un territoire qu’il reconnaisse comme sien, d’où il puisse
parler et où il puisse se replier. On croit trop que l’élève, dès son entrée
en sixième, peut se passer d’un lieu où il laisse sa trace et qui le garan-
tisse contre la toute-puissance d’autrui ; certes, on peut imaginer que,
progressivement, un espace mental se substituera à l’espace physique,
mais on se trompe quand on croit que la médiation pourra disparaître :
c’est parce qu’elle continuera à exister en dehors de l'institution scolaire,
et à cette seule condition, que celle-ci pourra progressivement se passer
d’elle. Car, quand le sujet n’a plus de territoire de référence, il est tota-
lement vulnérable à toutes les sollicitations fusionnelles ; sans cet ancrage

18. Cf. G. Gusporr, Pourquoi des professeurs ?, Payot, Paris, 1963.

96
à un-objet-sien, quelque chose en quoi il se reconnaisse un peu, mais qui
existe en dehors de lui pour qu’il puisse s’y raccrocher, il se laissera
facilement capter par l’autre. Et ce qui est vrai dans la gestion de
l’espace, est tout à fait transposable dans la gestion du temps : si celui-ci
n'est pas suffisamment rythmé, borné de telle sorte que chacun puisse
s’impliquér en sachant qu’il pourra tout à l’heure se rétracter sans être
poursuivi, si le temps n’est qu’uniformité, il ne peut être que totalement
désinvesti ou névrotiquement surinvesti. Enfin, c’est au niveau des
comportements que le rituel doit aussi être introduit : il ne s’agit pas
d’exclure de ceux-ci toute spontanéité, de formaliser jusqu’à l’artifice le
moindre mot et le moindre geste, mais plutôt de clarifier assez les limites
du possible pour que chacun se sente en sécurité et ne craigne pas. à
chaque instant, le débordement de l’affection ou l’irruption de l’agressi-
vité : que la règle, ici, garantisse chacun contre lui-même et contre les
autres en imposant la distance requise. Et la distance, cela est bien
souvent, tout simplement, l’obligation de surseoir à l’impulsion, car c’est
bien dans ce sursis que s’exerce l’intelligence. c’est ce qu'avait si bien
compris J. KORCZAK qui, à la « Maison des orphelins » de Varsovie, avait
instauré la formule de la «boîte aux lettres » ; on pouvait, par son
intermédiaire, faire part d’une demande particulière, d’un grief à l’encon-
tre d’un pair ou d’un éducateur, d’une insulte ou même d’une menace :
« Écris-le et nous verrons », disait KORCZAK, observant que, grâce à ce
système, les enfants apprenaient à attendre au lieu d’exiger sur-le-champ,
à faire la part des choses, à réfléchir et motiver une décision, à accéder à
une expression orale plus sereine et donc plus efficace!?. La médiation du
rituel, ici, est loin d’être vaine.
Ainsi pourrait-on trouver sans doute, chez ALAIN comme chez FREI-
NET, mais adaptés à des âges et des publics différents, les trois niveaux de
ritualisation sans lesquels, à notre sens, la classe ne peut échapper aux
transferts massifs et dévorants : le rituel d'aménagement de l’espace par
lequel chacun s’approprie un territoire, installe ses outils de travail, se
ménage un lieu d’où il peut se déployer et où il peut se replier ; le rituel
de répartition du temps qui détermine la place respective des activités
individuelles, duelles, collectives, qui impose ces moments de silence où
sont possibles l’évocation et la réflexion ; et, enfin, /e rituel de codifica-
tion des comportements par lequel sont instaurées les règles qui garantis-
sent la sécurité physique et psychologique des personnes. Nous pensons
même qu’il convient que ces rituels fassent l’objet d’une attention expli-
cite et soient présentés, expliqués, affichés en classe ou écrits au tableau,
repris et retravaillés sans cesse. Nous pensons que le maitre, le profes-
seur, doivent avoir le souci constant de les faire vivre et qu’ils ne peuvent
y parvenir qu’en y étant attentifs et impliqués. Cela leur apparaîtra
parfois aussi trivial que nos propos banals… mais il n’est pas sûr que,
dans ce domaine, les banalités ne soient pas essentielles.
19. J. KorczAK, Comment aimer un enfant ?, Laffont, Paris, 1978, p. 289 à 291.

“il
l’utili-
+ Malgré son importance et le fait que ceux qui la récusent
sent abondamment, la médiation par le rituel est souvent apparue « réac-
tionnaire», ce qui a amené les pédagogues, particulièrement dans la
le
mouvance de l'Éducation Nouvelle, à lui préférer /a médiation par
-
projet. On pensait ainsi substituer des règles de fonctionnement « naturel
les », émergeant du projet lui-même et de ses exigences, à ce qui apparais-
sait comme le bon vouloir du maître ; c’était oublier que le projet, même
si la classe a participé à son choix, est finalement retenu ou récusé par le
maître lui-même et, le plus souvent, précisément, en fonction des règles
qu’il peut requérir et de leur degré d’acceptabilité. En choisissant la
rédaction d’un journal plutôt que l’organisation d’une soirée dansante, on
est tout aussi directif qu’en imposant simplement d’avoir une bonne
orthographe. mais cette directivité est médiatisée par le projet.
Le principe, ici, est de réinjecter dans la relation le référent, l’objet
concret auquel on puisse éprouver les intentions réciproques et qui vienne
réguler la circulation du désir. La tâche que l’on effectue ensemble
permet alors à chacun de «se mettre-en-jeu-à-propos » d’une réalité exté-
rieure à la relation duelle qu’il entretient avec le maître. Dans la mesure
où chacun s’adonne à une activité précise, utile à l’ensemble du groupe,
identifiée par un produit, même ténu, il ne peut plus être, de la même
façon, objet de fascination ou de répulsion ; il existe, en effet, entre lui et
autrui, la médiation de la tâche qui, à la fois, le préserve et lui fournit un
point d’appui : elle le préserve des attaques et de la séduction pure qui
viennent en quelque sorte buter contre le produit, elle lui sert de point
d’appui pour remanier ses identifications, confronter l’image que l’adulte
donne de lui-même et du savoir avec cette réalité que livrent « les choses »
présentes, enfin, dans la classe. Et c’est sans doute là l’aspect le plus inté-
ressant de la médiation par le projet : le maître, en effet, ne s’y confond
plus avec le savoir ; il ne peut plus être idéalisé de la même manière, puis-
que l’objet dont il parle, les exigences auxquelles il exhorte, les consé-
quences auxquelles il fait allusion, sont enfin à portée de main. Jusque-là,
il fallait le croire sur parole, maintenant on peut confronter ses propos
à la réalité, une réalité qui ne peut manquer, en médiatisant la relation
pédagogique, de ramener les choses à leur juste mesure.
Nous avons déjà eu l’occasion, ailleurs?!, de souligner les difficultés
d’une telle entreprise et, en particulier, le danger, pour que chacun ait une
tâche dans le groupe, de répartir celles-ci en fonction des compétences
pré-établies et d’évacuer, par là, tout apprentissage : aspirés par une logi-
que collective, les élèves s’acheminent alors vers la division du travail,
marginalisant, au nom de la qualité du résultat, ceux qui la compromet-
traient.. On peut néanmoins utiliser la médiation par le projet quand,
20. Cf. F. Oury et A. VASQUEZ, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle,
Maspero, Paris, 1971.
21. Cf. P. MEIRIEU, Îtinéraire des pédagogies de groupe, Apprendre en groupe ? 1, Chronique
sociale, Lyon, 1984.

98
précisément, les objectifs à caractère cognitif sont secondaires et qu’il
s’agit avant-tout, par exemple, de mobiliser l’élève sur un futur possible,
de l’aider à trouver sa place dans un groupe, de réguler des relations
interpersonnelles qui, à un moment donné, dans une classe, errent dans
les fantasmes et génèrent un débordement incontrôlé d’affectivité. Mais
on peut, surtout, introduire des temps de « production » afin de faire
émerger, à partir d’un projet de fabrication auquel les élèves sont
confrontés, des exigences scolaires ou des connaissances à s’approprier.
L'erreur n’est pas de procéder ainsi ; l’erreur est de confondre l’émer-
gence d’un problème et l’apprentissage de sa solution, ou de croire que la
première entraîne automatiquement le second : quand des élèves ont une
tâche à accomplir ensemble et qu’elle leur tient à cœur, si la difficulté
survient, on cherchera à la surmonter « à l’économie », c’est-à-dire sans
engager un apprentissage qui apparaîtra long et fastidieux, mais en
trouvant quelqu’un ou en se procurant un objet qui pourront, précisé-
ment, éviter l’apprentissage. C’est pourquoi la tâche du maître est bien
d'empêcher la clôture productive, même si cela le contraint à gérer de la
frustration.
En bref, il est particulièrement utile, dans la classe, d’introduire
régulièrement la médiation par le projet : en centrant les élèves sur une
production, l’on introduit un référent qui médiatise leur relation à
l'adulte ; ce dernier peut éviter ainsi les identifications incontrôlées qui
assimilent sa personne au Savoir et entretiennent des situations de dépen-
dance. Mais ces temps doivent rester précisément situés dans une pro-
gression : ils permettent le repérage et non l'apprentissage maîtrisé. Cette
limite interdit de faire de cette médiation la seule en usage dans la classe ;
elle ne peut dispenser ni de la médiation par le rituel qui garantit un
cadre minimal, ni de la médiation par l’évaluation qui doit impérati-
vement la prolonger.
e On sera sans doute surpris que nous introduisions ici le terme
d'évaluation dans un chapitre consacré à la relation pédagogique. C’est
que son usage, aujourd’hui, renvoie essentiellement, d’une part, aux tra-
vaux de docimologie et aux tentatives de rationalisation des procédures
évaluatives, d’autre part, aux recherches si fécondes sur l’évaluation
formative comme outil de régulation d’un dispositif d’enseignement??. Or
notre propos n’est pas de suggérer une nouvelle définition de ce terme qui
en compte déjà tant, ni de proposer une nouvelle forme d’évaluation qui
viendrait s’ajouter à celles qui sont déjà mises en œuvre, il est d’insister
sur un rôle essentiel que peut tenir toute évaluation dans la mesure où le
sujet se l’approprie et où elle lui est occasion d’identifier ses acquis. Car,
malgré toutes les précautions que nous venons de décrire et qui permet-
tent de médiatiser une relation duelle dont nous avons montré le carac-
tère à la fois dynamogène et dangereux, il est difficile d’échapper à ce que

22. Cf. L'évaluation en question(s), CEPEC, ESF, Paris, 1987.

99
Mélanie KLEIN nomme «l'identification projective » et dont J. OURY
montre qu’elle peut se faire «envoûtement, prise de possession de l’autre
par son intérieur, le vidant de son contenu, en position de contrôle,
d'observation quasi absolu »#. L’un des paradoxes de la position d’édu-
cateur est, en effet, que plus il réussit, plus ilreprésente un pôle positif
pour le sujet, plus il incarnele plaisir de savoir et plus il le communique
à autrui, plus il est difficile de se détacher de lui et, donc, plus forte est la
menace de captation. Il y a là, d’ailleurs, un phénomène que perçoivent
“confusément les éducateurs et souvent les parents : ils admirent les
maîtres prestigieux, reconnaissent leur valeur et leur réussite, mais, en
même temps, font peser sur eux un soupçon étrange, compréhensible à
certains égards quoique, le plus souvent, injuste : la réussite, en effet, y
apparaît comme coupable et cela accrédite, a contrario, l’idée que celui
qui n'inspire aucune admiration, qui laisse autrui indifférent et se
contente, tout au plus, de satisfaire les désirs existants, est un «bon
professionnel », à l’abri de toute critique. Étrange métier où, au lieu de se
prémunir contre les effets pervers de la réussite, on promeut l’échec,
quand ce n’est pas l’incompétence!
Or il est un moyen d'échapper à la fascination la plus puissante ou,
au moins, de la distancier : c’est d’identifier ce qu’elle a permis d’acqué-
rir, de le détacher des conditions de l’apprentissage, de le réutiliser
ailleurs et à son profit. Celui qui sait sans savoir qu’il sait, reste à jamais
dépendant de celui qui le lui a appris ; il ne pourra faire montre de son
savoir qu’à la demande. En revanche, celui qui sait qu’il sait peut mobili-
ser ses savoirs et savoir-faire en fonction des situations auxquelles il se
trouve confronté, à sa propre initiative. Celui qui sort de la classe en
sachant ce dont il est désormais capable, celui qui échappe au regard du
maître pour noter une chose qu’il décide de retenir, celui qui s’attache à
un détail qu’il se promet de vérifier, celui qui tente d'utiliser ailleurs et
autrement ce qu’on lui apprend là, celui qui refère les résultats qu’il
obtient à la situation qui lui a permis de les obtenir, celui-là échappe au
pouvoir absolu du maître. L'introduction d’un point fixe fait que la rela-
tion asymétrique, même s’il en est resté, partiellement et plus ou moins
consciemment, tributaire, perd sa puissance de dépossession : un ancrage,
même ténu, permet d’échapper à l’aspiration.
C’est pourquoi il faut pratiquer l'évaluation comme décontextuali-
sation systématique et moyen d'identifier les acquis. Décontextualiser,
_c’est faire jouer une connaissance dans une autre situation,en rupture par
| rapport à la situation d’acquisition, avec d’autres exemples, dans un autre
|cadre, un autre contexte intellectuel mais aussi socio-affectif, voire avec
! d’autres personnes ; identifier les acquis c’est savoir les nommer, les poser
en extériorité, être capable de les mettre à l'épreuve, en particulier à
l'épreuve du temps. Décontextualisation et identification des acquis:

23. J. Oury in C. POCHET et al., L'année dernière, j'étais mort, op. cit., p. 190.

100
deux opérations étroitement solidaires qui se génèrent l’une l’autre, dans
une dynamique où se construit progressivement un sujet autonome. Deux
opérations qui ne doivent rien au miracle, mais surviennent quand l’ensei-
gnant a le souci de cette référence nécessaire à la tierce-réalité et met en
place quelques dispositifs et outils susceptibles de l’incarner : vérifier une
affirmation dans un livre ou un document, interroger une compétence
extérieure, réaliser une expérience — même modeste —, être mis en posi-
tion d'expliquer à autrui ce que le maître a permis de comprendre, de
construire un schéma à partir d’une explication orale, devoir rédiger pour
un tiers ce que l’on vient d’appréhender, autant de moyens modestes pour
détacher l’apprentissage de ce qui en a été le vecteur. Élaborer avec les
élèves, comme le suggère G. NUNZIATIZ, les critères d’évaluation d’un
objectif afin que ceux-ci puissent analyser véritablement leurs résultats ;
faire écrire par chaque enfant, sur une grande feuille, à la fin de chaque
journée, ce dont il décide de se souvenir et l'afficher dans la classe,
comme le fait tel ou tel instituteur ; disposer d’un livret d’auto-évaluation,
de temps pour le remplir et le consulter, être suivi de manière régulière et
exigeante dans cette tâche ; déterminer soi-même, à l’issue d’un stage ou
d’une formation, les trois indicateurs auxquels, dans un mois ou un tri-
mestre, on pourra en vérifier la portée... autant de garanties que l’intro-
duction de la tierce réalité pourra créer un espace, toujours fragile et à
réinstaurer, d’où puisse se dégager la personne, c’est-à-dire où puisse
s’immiscer l’éthique.
Car l'éthique n’est rien d’autre que ce travail difficile où je tente
d’articuler la croissance d’autrui à la mienne et où, créant sans cesse des
médiations pour ne pas devenir medium, je lui permets de se dégager de
moi. L’éthique, dit E. LÉVINAS, est cette exigence essentielle qui me fait
«être responsable de la responsabilité d’autrui »?,

24. Cf. Collège, n° 2, mars 1984, CRDP de Marseille.


25. Cité par J. OURY, op. cit., p. 173.

101
APPRENDRE
OUTIL N°4 — MISE EN RELATION

collective. Il
Cet outil est avant tout un support à la réflexion individuelle ou
être utilisé avec profit par un enseignant qui éprouve avec ses élèves cer-
pourra
e, capta-
taines difficultés dans le domaine ‘‘relationnel”’ (léthargie, indifférenc
agressivité, résistances...). I1 lui permettra alors
tion par quelques-uns,
d'examiner son attitude et, surtout, d'envisager les réajustement nécessaires.
Quoiqu'il concerne le domaine de ‘la relation’’ et touche donc au registre des
attitudes, il fait intervenir largement la mise en place de dispositifs très concrets.
On fait ici le pari que ces dispositifs seront susceptibles d'opérer des réaménage-
ments dans l’ordre du socio-affectif. L'enseignant n’a, en effet, le plus souvent,
for-
ni le temps ni les moyens de mener une analyse de type psychologique, a
tiori psychanalytique. En revanche, il peut clarifier et améliorer sa position face
aux élèves en s’attachant à mieux comprendre et maîtriser la situation pédago-
gique, et cela ne peut manquer d’avoir des effets psychologiques indirects.
L'efficacité d’un tel outil sera considérablement améliorée s’il est utilisé par
des collègues qui, dans la confiance et l'exigence réciproques, assistent à des clas-
ses menées par les uns et les autres et procèdent collectivement à l’analyse de
ce qui s’y est passé.

1. Faire du savoir une énigme...

Suis-je capable, pour créer de


l'énigme avec du savoir, d’imagi-
ner des situations-problèmes à la
fois accessibles et difficiles,
c'est-à-dire...
— dont l'élève pressent qu’il
pourra, en utilisant ce qu'il sait
déjà, les surmonter,
— dont il ne peut faire le tour faci-
lement, ni trouver la solution ‘‘à
l'économie” ?

Ai-je le souci d'identifier ce que les Ai-je le souci de suspendre l’explica-


élèves savent ou savent faire (dans la tion, de surseoir à la réponse, de ne
discipline que j’enseigne et sur un pas donner d'emblée la solution aux
plan plus général), afin de faire appa- questions que je suis amené à poser ?
raître ces acquis comme insuffisants, Est-ce que je sais me taire de temps
incompréhensibles, voire mysté- en temps et ménager des moments de
rieux, s’ils ne sont pas éclairés par suspense et de recherche person-
des connaissances plus larges ? nelle ?

(Pour des éclaircissements sur la notion de situation-problème, voir les outils


n°e et 6.)

102
2. Varier la distance à l’élève…

Suis-je capable, au moins de


temps en temps et quitte à sur-
seoir à l’urgence des programmes,
de témoigner du plaisir que me
procure le savoir que j’enseigne ?
Suis-je capable d’être ainsi, à la
fois, assez ‘‘éloigné’’ pour susci-
ter le désir d'identification et
assez ‘‘proche’’ pour faire appa-
raître celle-ci comme possible ?

No
— Ai-je le souci de montrer, à travers — Ai-je le souci, à travers ce que je
ce que je suis (et non seulement ce fais et dis, de montrer ma proximité
que je dis), qu’il est bon d'apprendre avec l’élève, de manifester les signes
et de connaître ? Puis-je accepter d’une communauté avec lui, le témoi-
d’être un ‘‘modèle’’ de savoir vivant gnage, même fugace, d’une humanité
dans le bonheur de sa recherche, partagée ? É
acceptant sans scrupules sa ‘‘diffé- — Mais, à l'instant même où je suis
rence’ ? le plus près d’autrui, en compréhen-
— Maïs, à l'instant même où je mani- sion ou en complicité avec lui, est-ce
feste ma différence, ma richesse, ma que je veille suffisamment à ne pas
réussite, est-ce que je veille suffisam- lui donner l'illusion de l'identité, est-
ment à ne pas me couper de l’élève et ce que j'ose affirmer mes objectifs,
à introduire des signes de ma proxi- mes exigences ?
mité avec lui ?

3. Médiatiser la relation.

e Suis-je attentif à mettre en place des ‘‘rituels scolaires’ permettant à cha-


eun de s'impliquer et de se rétracter dans le fonctionnement de la classe, de s’iden-
tifier sans être victime de captation ?

— rituels d'aménagement de l’espace permettant à chacun de


s'approprier un territoire,
— rituels de répartition du temps ménageant des temps de tra-
vail individuels, des temps d’information collective et des
temps de travail en groupes,
— rituels de codification des comportements assurant la sécu-
rité physique et psychologique des individus. À

Ai-je le souci de présenter ces rituels en réduisant leur part d’implicite et d’en
renégocier régulièrement les modalités et la mise en œuvre ?

e Suis-je attentif à utiliser des ‘‘projets’”’ (tâches mobilisant la classe ou un


groupe dans une fabrication collective) pour faire émerger des besoins de con-
naissances et donner ainsi au savoir une autre référence que moi-même ? Est-ce
que je m'’efforce, alors, de limiter ces projets à cet objectif et de leur articuler
des procédures d’appropriation individuelle ?

e Suis-je attentif à procéder à des évaluations régulières permettant de décon-


textualiser et de repérer les acquis ?

— décontextualiser en confrontant avec d’autres sources et


en utilisant les connaissances dans d’autres cadres,
— repérer en nommant et identifiant les acquis, ainsi que leur
rétention à moyen et long termes.

103
CHAPITRE 2

Le chemin didactique

Où l’on voit que la définition des


objectifs ne suffit pas à l’élaboration d’une
démarche didactique, mais que celle-ci
requiert l’élucidation de l’activité mentale à
solliciter et la mise en place de situations-
problèmes. |

« Si ‘penser ’ signifie ‘opérer’, le pro-


blème didactique consiste à concevoir
une situation qui va entraîner l'activité
mentale de l'élève. »
J. BERBAUM,
Apprentissage et formation,
PUF, Paris, 1984, p. 81

1. Où l’on établit la nécessité de définir


et classer ses objectifs

Dans ce collège, les professeurs se sont dotés d’un « projet d’établis-


sement ». Après une enquête auprès des élèves, une concertation avec les
parents, de nombreuses réunions, ils décidèrent de faire porter leur effort
sur «l’acquisition de l'esprit critique ». Ils avaient constaté, en effet, la
grande crédulité de leurs élèves et leur admiration injustifiée pour certains
programmes de télévision, leur fascination vis-à-vis de la publicité, leur
absence de distance en face des slogans les plus simplificateurs. et la
satisfaction tranquille avec laquelle ils remettaient des travaux qué le
moindre soupçon d’esprit critique aurait permis d’améliorer notablement.

104
En bons professionnels, conscients de leur spécificité, c’est d’ailleurs à ce
dernier point qu’ils choisirent de s’attaquer plus particulièrement; non
qu’ils renoncent à avoir poids sur des attitudes extra-scolaires, mais parce
qu’ils font légitimement l’option que c’est à travers les activités qu’ils
organisent et peuvent maîtriser qu’ils permettront des acquisitions qui
pourront sans doute être, par la suite, répercutées ailleurs. Ils savent que,
pour être efficaces dans les domaines qui ne sont pas les leurs, il vaut
mieux, paradoxalement, qu’ils n’y touchent guère et fassent, en revanche,
le mieux possible, ce sur quoi ils sont compétents. Ils sont conscients que
c’est en étant de bons didacticiens, rigoureux dans leurs objectifs et leurs
méthodes, qu’ils ont quelque chance d’avoir quelque impact sur autre
chose que les apprentissages proprement scolaires ; ils se doutent que, au
contraire, en jouant maladroitement à l’animateur, à l’assistante sociale
ou au psychothérapeute — toutes professions pour lesquelles ils ne dispo-
sent ni de la formation, ni des conditions d’exercice —, ils se condamnent
au tâtonnement, voire aux erreurs, de l’incompétence et perdent tout
espoir d’agir valablement. En d’autres termes, ils savent traduire une
finalité en but, c’est-à-dire l’incarner dans le champ de compétence qui est
le leur ; et ils perçoivent bien que cette « traduction », malgré les apparen-
ces, est loin d’être un appauvrissement de leur finalité, mais représente
bien la garantie de sa mise en œuvre ; le « rétrécissement » auquel ils se
livrent leur confère véritablement le statut d’acteurs sociaux.
Il reste que le but, s’il fait l’objet d’un consensus, ne livre pas pour
autant les moyens de sa réalisation et l’on sent bien qu’il faut encore aller
plus loin dans la précision ; c’est pourquoi les professeurs de ce collège,
réunis avant la rentrée scolaire, décidèrent de faire porter leur effort sur le
travail au brouillon et la relecture attentive par les élèves de leurs devoirs.
Ils avaient observé, depuis longtemps, l'incapacité de ceux-ci, malgré leur
injonction, à reprendre sérieusement, critiquer et corriger ce qu’ils avaient
écrit ; ils avaient noté, même, que certains d’entre eux, sommés de justi-
fier qu’ils avaient fait un brouillon, le griffonnaient a posteriori, comme
on s’acquitte d’une corvée, et poussaient parfois le scrupule jusqu’à y
introduire minutieusement quelques fausses ratures. Ils voyaient là, très
justement, un manque « d’esprit critique » et l’occasion de concrétiser leur
but en le formulant en termes plus précis : «chaque élève de sixième,
décidèrent-ils, devra être capable à la fin de l’année scolaire, et pour
chaque discipline, de surseoir à l’exécution définitive d’un devoir et de le
réaliser en distinguant nettement trois temps : un temps de recherche, un
temps d'élaboration, un temps de reprise critique. Le résultat de chacune
de ces phases devra pouvoir être identifié. » Ils avaient là, de toute évi-
dence, un objectif général capable de les réunir, de manifester une exi-
gence commune aux yeux des élèves et de les mobiliser efficacement.
D'ailleurs, l'objectif leur serait clairement communiqué et ils seraient
invités, régulièrement, à s'interroger sur leur progression dans ce
domaine.

105
De ce jour, dans chaque discipline, les professeurs se réunirent régu-
lièrement pour faire passer dans les actes leur résolution. Comme ils
avaient bénéficié d’une formation à la «pédagogie par objectifs », ils
tentèrent de formuler des objectifs opérationnels accordés à la spécificité
de leur matière et correctement classés du plus petit au plus grand. Ainsi
durent-ils se mettre d’accord sur les.exigences qu’ils auraient, les uns et
les autres, pour la remise des travaux écrits, ce qui leur permit de bâtir
très efficacement une grille de relecture comportant les différents points à
vérifier par l’élève. Ils construisirent également une progression rigou-
reuse, affectant à chaque mois un domaine donné et à chaque semaine un
objectif précis de relecture. A charge pour chacun, dans le cadre de ses
propres cours, d’être attentif à l’introduction et à la vérification de
l'objectif défini ensemble. Cette formule leur permit de repérer les élèves
en retard sur tel ou tel point et de les regrouper ponctuellement dans des
séquences qui leur étaient réservées. Quand cela fut possible, les élèves
furent même mélangés entre diverses classes pour constituer des
«groupes de besoin »!.
Une telle démarche est, à bien des égards, exemplaire : les profes-
seurs ont parcouru la chaîne qui va des finalités aux objectifs opération-
nels formulés, pour chaque discipline, en termes univoques de compor-
tement observable?. Quand vint l’heure du bilan, ils purent mesurer
l'intérêt de cette exigence : annoncer toujours aux élèves, le plus préci-
sément possible, le résultat attendu, les entraïînait eux-mêmes à la rigueur
didactique, en même temps que cela levait toute une série d’équivoques
qui grevaient très lourdement, jusque-là, leur efficacité. Parce qu’ils
s’expliquaient sans relâche, ils étaient contraints d’y voir plus clair, en
même temps qu’ils clarifiaient leurs attentes pour autrui. De plus, ils
s'étaient dotés d’un précieux outil qui leur permettait de parler ensemble
et de faire du conseil de classe un lieu où l’on puisse identifier précisé-
ment les difficultés des élèves et leur proposer les remédiations adaptées...
D'ailleurs, ils comprenaient enfin certains échecs en identifiant les
pré-requis défaillants. Mais, surtout, ils avaient pu s’engager dans des
modes de gestion différenciés, répartir les élèves selon leurs besoins, et
observer, avec eux, sur des cas précis, l'efficacité de la méthode utilisée.
Car c’est bien là, en effet, le principal intérêt de « l’analyse par objec-
tifs » : elle fournit, à la fois, un référentiel et un référent, un outil pour la
gestion d’une pédagogie différenciée et un support pour la négociation
d’une pédagogie contractuelle. Seule la définition préalable des objectifs.
permet, de fait, dans un cursus de formation quel qu’il soit, de répartir les
individus en fonction de leurs acquis antérieurs et d’éviter d’infliger ennui
à ceux qui savent déjà, ou précipitation à ceux qui ignorent encore. Seule
l’annonce des objectifs perrnet de référer le dialogue formateur/apprenant

1. Cf. P. MEIREŒU, L'École mode d'emploi, ESF, Paris, 1985, p. 149 à 154.
2. Cf. D. HAMELINE, Les objectifs pédagogiques, ESF-Entreprise Moderne d’Édition, Paris,
1979, p. 95 à 105.

106
à autre chose qu’à de vagues impressions ou au « vécu » affectif de l’un
ou de l’autre ; elle concrétise et explicite, dans la relation pédagogique, la
médiation par le savoir dont nous avons vu toute l’importance.. D’où
vient alors que, dans ce collège comme dans beaucoup d’autres, à l’issue
d’une année de travail considérable, l’on ait le sentiment diffus d’avoir
laissé échapper quelque chose ?

2. Où l’on montre que ce qui génère un dispositif didactique


n’est pas la définition d’un objectif
mais l’hypothèse sur une opération mentale
qu’il faut effectuer pour l’atteindre

Revenons un instant à l’objectif général que s’étaient fixé les profes-


seurs; il s’agissait, on s’en souvient, d'apprendre aux élèves à «relire
leurs devoirs », c’est-à-dire à en effectuer une reprise critique leur permet-
tant d’améliorer leurs performances. Pour traduire un tel objectif de
façon opérationnelle, dans une discipline donnée, l’on peut, et c’est ce qui
a été fait ici, décomposer la notion de « reprise critique » en identifiant
tout ce à quoi il faut être attentif au cours de la relecture : on aura alors,
selon les matières, différents critères qui pourront être aussi bien la préci-
sion du vocabulaire technique, la justesse des calculs, l'exactitude des
dates, la précision des schémas, ou, de manière plus précise, l'emploi ou
l'interdiction de telle ou telle tournure, la présence de tel ou tel mot,
jusqu’à l’existence des majuscules au début des phrases. Et l’on peut,
effectivement, fabriquer, pour chaque type de devoir, une liste précise des
exigences requises. Ceci se heurte pourtant à deux difficultés graves :
d’abord, la spécification engagée, si on la pousse jusqu’à son terme natu-
rel, va devoir aller jusqu'aux exigences afférentes à chaque devoir parti-
culier et même, à l’extrême limite, la liste des critères de réussite risque de
se confondre avec le corrigé type du devoir. Énoncer exactement tout ce
qu’il faut avoir fait revient presque à faire le devoir jusque dans ses
moindres détails, et chaque enseignant pourra redécouvrir cela s’il tente,
pour un travail déterminé, de faire la liste exhaustive de tout ce dont on
devra vérifier la présence et qu’il imagine de communiquer cette liste à
ses élèves. Mais, direz-vous, tout est dans le « presque » que vous avez
glissé subrepticement dans la phrase précédente, car nous savons — et
c’est bien là la deuxième difficulté — qu’un élève peut disposer d’une liste
très exhaustive d’exigences et de critères sans, pour autant, savoir faire le
travail demandé. Il peut exécuter mécaniquement des consignes de relec-
ture sans véritablement «se relire ».. Nous voilà donc dans une impasse :
ou bien les objectifs sont découpés jusqu'à totaliser le travail demandé
qui finit par se confondre avec eux ; ou bien ce travail est inutile puisque,
aussi loin qu’on le pousse, on doit convenir que Îessentiel se joue ailleurs.

107
Et il est vrai que le professeur de français, par exemple, qui veut
établir une grille de relecture d’une dissertation, risque de commencer
tranquillement en expliquant qu’il faut corriger l’orthographe, vérifier les
répétitions, supprimer les approximations et les maladresses. avant
d’être pris de vertige quand il devra détailler ce qu’il entend par « mala-
dresse » et tenter d’en dresser la liste. avant même de s’apercevoir que ce
qui est maladresse dans un devoir peut ne pas l’être dans un autre et qu’il
est engagé dans une entreprise totalement folle. Faut-il, pour autant, qu’il
renonce à ce type d’inventaires ? Certainement pas ! A condition de savoir
les interrompre, ils sont particulièrement précieux et nous croyons l’avoir
montré. Mais, toutes les activités qu’ils décrivent ne peuvent rendre
compte de l'opération mentale dont elles ne sont, tout au plus, que des
manifestations extérieures. Car ce qui est important dans une « relec-
ture », c’est, bien sûr, d’avoir des critères, mais c’est, surtout, d’être en
position d’en faire usage, c’est-à-dire en projet critique par rapport à
soi-même. « Se relire », c’est adopter envers soi le point de vue d’autrui,
c’est intérioriser la socialité ou encore, selon l’expression de J. PIAGET,
«se décentrer »!. C’est donc autour de ce projet, et autour de lui seule-
ment, que tout le reste, toutes les tâches qu’il faudra sans doute continuer
à inventorier, s’ordonnent et prennent sens. C’est donc ce projet qu’il faut
rendre possible en créant la situation appropriée. L’élève ne se relira
vraiment, il n’utilisera les grilles que je mettrai à sa disposition que s’il
adopte fictivement la position d’un tiers et questionne son travail de ce
point de vue. Ainsi, me disait récemment un élève de troisième avec qui
nous avions travaillé sur cette question, je sais que, pour améliorer ma
dissertation, je dois successivement la relire comme si j'étais mon petit
frère qui a six ans et qui n’y connaît rien, puis comme si j'étais un contra-
dicteur systématique qui veut prouver le contraire de ce que je dis et,
enfin, comme si j'étais un correcteur sadique qui cherche sans cesse à me
prendre en défaut ! C’est parce que je m'identifie à ces personnages, que
j'anticipe leurs réactions et prévois leurs objections que j’améliore mon
travail... et des étudiants en D.E.A. à qui je rapportais ces remarques me
confièrent, peu après, tout le bénéfice qu’ils en avaient tiré pour la rédac-
tion de leur mémoire.
Tout apprentissage est ainsi : ce qui le constitue est irréductible aux
descriptions comportementales qui peuvent en être faites. On peut accu-
muler les objectifs opérationnels sans y trouver la moindre trace de
l’intentionnalité susceptible de les relier dans une dynamique mentale. « Il
est tout aussi impossible, pourrait-on dire en reprenant la célèbre formule
de SARTRE, d’atteindre l’opération mentale qui régit un apprentissage en
entassant des objectifs que d’aboutir à l’unité en ajoutant indéfiniment des
3. On trouvera des exemples remarquables de ce type d’outils, raisonnablement négociés, dans
l'ouvrage de J.-C. MEYER et J.-L. PHELUT, Apprendre à écrire le français au collège, Chronique
sociale, Lyon, 1983.
4. Cf. en particulier, J. PIAGET et B. INHELDER, La psychologie de l'enfant, PUF, Paris, 1978,
p. 101 et suiv.

108
chiffres à la droite de 0,99 ». Entre les comportements observables et le
geste mental qui les supporte, il y a une rupture, un saut qualitatif : on ne
parle pas de la même chose, on n’est pas dans le même domaine. C’est là
la grande leçon de la phénoménologie : «Il n’y aurait pas de pensée et de
vérité, explique M. MERLEAU-PONTY, sans un acte par lequel je surmonte
la dispersion temporelle des phases de la pensée et la simple existence de
fait de mes événements psychiques ». Un acte, un geste, une certaine
modalité de notre prise sur le monde et les choses, une opération mentale
par laquelle nous tentons de nous relier au savoir, une structuration
fugace et qui disparaît sans doute avec le mouvement qui l’institue, mais
qui, un instant, nous met en correspondance avec les choses et nous
permet de les comprendre.
Ainsi, accéder au théorème de PYTHAGORE ou à la technique du
résumé de texte n’est possible que si l’on met en œuvre une opération
mentale qui donnera sens et organisera toutes les activités scolaires que
l’on pourra effectuer par ailleurs : je peux «savoir par cœur » ce théo-
rème, effectuer mécaniquement toutes les tâches requises pour faire un
résumé, sans avoir véritablement appris ni l’un ni l’autre. Je répéterai une
formule, j'appliquerai des techniques ; je pourrai, parfois, obtenir
quelques succès, par hasard ou parce que l’épreuve qui me sera proposée
ne sollicitera pas réellement la compréhension, mais je n’aurai pas
construit mentalement la signification de la première, pas plus que je
n’aurai de moyen pour juger de la pertinence des secondes. De même, je
pourrai tenter d’utiliser des grilles de correction, manifester extérieu-
rement tous les signes qui indiquent que je «me relis » sans être réel-
lement décentré par rapport à mon texte, c’est-à-dire sans être à la fois
son auteur et son lecteur critique. Car l’attitude de décentration requiert,
pour être mise en œuvre, une formation dont je ne peux trouver les princi-
pes dans quelques comportements extérieurs — qui varient d’ailleurs, nous
le verrons, avec les sujets — mais que je dois construire en analysant le
geste mental à effectuer et en mettant en place une situation où il soit à
la fois possible et requis’. Il faudra donc interroger la notion de décen-
tration, comprendre ce que peut vouloir dire «intégrer le jugement
d’autrui sur soi sans pour autant renoncer à être soi », percevoir que cela
signifie «se placer du point de vue des conséquences par rapport à ses
propres actes » et imaginer des dispositifs où le sujet puisse effectivement
être mis dans cette situation : cela pourra être, par exemple, des petits
groupes de correction collective qui, chacun ayant effectué antérieu-
rement le même travail, procèdent à la rotation systématique des tâches
Paris, 1965, p. 8.
5. J.-P. SARTRE, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann,
Paris, 1945, p. 441.
6. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard,
lorsqu'une de nos
7. Ainsi, explique encore M. MERLEAU-PONTY, « il y a de sens pour nous
ou, inversemen t, lorsqu'une multiplicit é de faits et de signes se prête de
intentions est comblée être
» (ibid., p.490). La tâche du maître pourrait
notre part à une reprise qui les comprend
de signes que le sujet puisse
comprise, dans cette perspective, comme la mise en place de faits et
traiter et dont le traitement soit créateur de sens pour lui.

109
d’exposant et d’interlocuteur critique, garantissant par la réciprocité des
attentes et la réversibilité du processus, l’intégration progressive de la
socialité.. on pourra même sophistiquer le dispositif et, en conservant le
principe de la rotation, spécifier différentes fonctions critiques: ainsi
l'élève ayant été successivement « le critique qui sait tout », « celui qui n’y
connaît rien », « celui qui n’est pas d’accord », mais aussi ayant dû subir,
sur son propre travail, les assauts de ses camarades, sera-t-il progressi-
vement amené à unifier les points de vue grâce au support de la tâche
commune sur laquelle ils s’expriment : en étant autrui pour autrui à
l’occasion d’un travail qu’il a lui-même effectué, en écoutant autrui sur
lui-même toujours à l’occasion de ce même travail, il deviendra autrui
pour lui-même... On aura mis en place une dialectique du soi et de l’autre
qui est la dynamique même de la « relecture » ; c’est cette dynamique qui
permettra, ensuite, d'utiliser, avec profit des grilles de relecture avant que,
bien évidemment, cette opération ne puisse s’effectuer seul et sans
support.
On nous pardonnera la longueur de cet exemple ; mais c’est que
nous voulions bien montrer comment peuvent s’élaborer des dispositifs
didactiques : non dans une spécification des objectifs opérationnels qui
reste légitime tant qu’elle est raisonnable dans sa démarche, modeste et
révisable dans ses applications. mais dans la définition d’un objectif
général, c’est-à-dire d’un objectif qui puisse faire l’objet d’une analyse de
l'opération mentale à accomplir et permettre de construire une situation
qui en sollicite la mise en œuvref.

3. Où l’on propose une typologie simple


des opérations mentales sollicitées
dans les apprentissages ainsi que
des dispositifs correspondants

Nous disposons, dans la littérature pédagogique, de très nombreuses


taxonomies” ; certaines, comme celle de BLOOM, sont d’un usage assez
simple parce que très comportementalistes, d’autres, comme celles de
GUILFORD ou de d'HAINAUT!° paraissent d’un usage plus complexe en
raison de leur caractère très détaillé, mais introduisent opportunément la
dimension mentaliste en s’interrogeant sur les activités que « l’enseigné »

8. C’est ce que suggère M. BARLOW dans son ouvrage Formuler et évaluer ses objectifs en
formation (Chronique sociale, Lyon, 1987), quand il explique que le choix de « Panalyse par
objectifs » ne dispense pas d’un choix de méthode (p. 64) qu’il relie plutôt aux objectifs généraux.
9. On trouvera des tableaux récapitulatifs, faciles d’accès, dans l'ouvrage de C. BIRZEA, Ren-
dre opérationnels les objectifs pédagogiques, PUF, Paris, 1979, p. 200 à 209.
10. Cf. Des fins aux objectifs de l'éducation, Labor et Nathan, Bruxelles-Paris, 1977.

110
doit effectuer pour accéder à un certain type d’objectif et les situations
dans lesquelles elles peuvent s’exercer !. C’est ainsi que d’'HAINAUT place
très opportunément, au cœur de son modèle général de l’apprentissage,
«l'acte intellectuel » et montre que c’est autour de celui-ci, et par emboi-
tements successifs, que l’on peut construire la situation didactique et la
situation pédagogique!?. La recherche ainsi présentée est d’un intérêt
considérable mais, après avoir tenté de l'utiliser avec de nombreux
groupes d’enseignants, elle nous apparaît finalement peu opérationnelle :
le travail y reste essentiellement absorbé par des tâches de découpage et
de classement et, s’il y a là, de toute évidence, « une occasion modeste et
salubre d’un simple exercice de la Raison »!3, il y a là, aussi, un détour-
nement considérable de l’énergie didactique qui, à force de désinvestir la
question des méthodes pour celle des objectifs, finit par prendre les objec-
tifs pour la méthode.
Aussi nous est-il apparu utile de proposer une typologie des opéra-
tions mentales sollicitées dans les apprentissages qui réponde à trois
conditions. D’abord, nous semble-t-il, il fallait que cette typologie soit
assez simple pour en garantir l’utilisation par les praticiens ; nous
sommes convaincu, en effet, que tout changement dans les pratiques
d’enseignement n’a de chance de s’implanter durablement que s’il appa-
‘raît comme un moyen de résoudre des problèmes qui se posent plutôt que
d’en créer de nouveaux ; certes, il faut éviter toute démagogie et ne pas
laisser croire à l’existence de solutions qui pourraient être miraculeuses et
ne nécessiter aucun coût. mais la recherche de solutions ne mobilise
l’énergie des acteurs que s’ils sont convaincus qu’il s’agit bien de solu-
tions et que celles-ci leur sont accessibles. C’est pourquoi nous croyons si
important de recentrer les pratiques de formation des maîtres autour des
méthodes de résolution de problème, en identifiant les difficultés profes-
sionnelles auxquelles les personnes se trouvent confrontées, en les aidant
à en repérer les causes, à isoler celles sur lesquelles ils peuvent avoir du
pouvoir, à engager la recherche de solutions réalistes4,Or, si la question
du type de dispositif à mettre en place pour accéder à un objectif de
manière efficacese pose avec acuité dans l’École, il ne serait pas réaliste,
un
de toute évidence, d’engager les maîtres, pour chacun d’eux, dans
en fascinerait cer-
travail de recherche démesuré : l’ampleur de la tâche
tains qui finiraient par se complaire dans l'élaboration d’échafaudages
en
conceptuels à vocation essentiellement esthétique, tandis qu’elle
découragerait d’autres. Dans tous les cas, les pratiques ne se trouve-
simple
raient guère modifiées. Il fallait donc une typologie suffisamment
qu’elle
pour pouvoir être utilisée. Mais il ne fallait pas, pour autant,
de la psychologie génétique et c’est là,
ignore les apports fondamentaux
11. Zbid., p. 134.
12. Ibid., p. 372. |
p. 190.
13. D. HAMELINE, Les objectifs pédagogiques, op. cit.,
de problèmes en établissement »,
14, Cf. P. MEIRIEU, « Une méthode pour la résolution
Cahiers pédagogiques, n° 251, février 1987, p. 32 et 33.

111
précisément, notre seconde condition : car une définition des opérations
mentales qui ne prendrait pas en compte ce que nous savons de ces
opérations et qui ne serait pas en cohérence avec les principes fondamen-
taux de l’apprentissage serait une contradiction dans les termes. Enfin, et
c’est là notre troisième condition, il fallait que notre typologie soit
opérationalisable, c’est-à-dire susceptible d’être traduite en termes de
dispositifs didactiques : quel serait, en effet, l'intérêt pour le maître de
disposer d’informations qu’il serait incapable de traiter et qui ne lui
fourniraient aucune indication pour mieux gérer son activité ? Trois
conditions donc : simplicité d’utilisation, conformité aux apports théori-
ques, fécondité pour la pratique. Trois conditions qui doivent se réguler
réciproquement en permanence : la simplicité n’est, en effet, tolérable que
si elle n’est pas en contradiction avec les apports de la recherche fonda-
mentale et si elle génère des, pratiques efficaces ; les acquis théoriques, de
leur côté, ne peuvent être pris en compte que pour autant qu’ils sont suffi-
samment formalisables et donnent prise sur le réel ; le souci d’efficacité,
quant à lui, n’a de chance d’aboutir que si les hypothèses d’action que
l’on formule sont conformes avec ce que l’on sait de la réalité et suffisam-
ment claires et peu nombreuses pour que la réflexion stratégique n’empé-
che pas le passage à l’acte.. Dans cette perspective, notre typologie ne
peut prétendre ni à être universelle ni à être définitive ; c’est bien plutôt
un outil provisoire et, à bien des égards, partiel. Il trace une direction et
donne des exemples ; à chacun, dans sa discipline, de la modifier en
l’adoptant. :
Nous distinguons quatre grands types d'opérations mentales ;
chacun d’entre eux peut faire l’objet de subdivisions diverses mais chacun
d’entre eux se caractérise aussi par une unité dans son « projet-sur-les-
choses », et donc dans le dispositif qui peut l’instaurer!5. ù
e Le premier type d’opérations mentales est la déduction: c’est
l'acte intellectuel par lequel un sujet est amené à inférer une conséquence
d’un fait, d’un principe ou d’une loi. Plus généralement, déduire, c’est se
placer du point de vue des conséquences d’un acte ou d’une affirmation :
c’est se demander, comme en logique formelle, « si cela est vrai, qu'est-ce
que cela implique ? » ou s'interroger, comme dans l'interaction sociale,
«si je fais cela, qu'est-ce que je vais produire comme réactions chez
autrui ? », ou encore se soucier, comme dans l’acte de relecture person-
nelle que nous avons longuement développé, des objections possibles à ce
que j'écris et des améliorations souhaitables que je peux apporter. Une

15. Nous avons déjà eu l’occasion de présenter cette typologie en examinant


les façons corres-
pondantes d’organiser le travail par groupes dans Outils Pour apprendre
en groupe — Apprendre
en groupe ? 2, Chronique sociale, Lyon, 1984 (p. 35 à 72). Ce travail
a été repris et complété très
judicieusement par J.-P. ASTOLFI dans Compétences méthodologiques
en sciences expérimen-
tales, INRP, Paris, 1986, p.99 à 110. Ce dernier, à partir de ses travaux en didactique
Sciences, propose d’ajouter une cinquième opération mentale : l’analogie des
; il témoigne ainsi, à la
fois, de l’intérêt d’une réflexion en « didactique générale » et de la nécessité
de la compléter à la
lumière des approches disciplinaires.

112
telle opération est très largement sollicitée : dans les raisonnements
logiques et mathématiques, bien sûr, mais aussi chaque fois que l’on
parle, dans un exercice scolaire, d’« application » et, en réalité, comme
vérification et occasion d’ajustement dans la quasi-totalité des acquisi-
tions. Car la déduction n’est rien d’autre que l’épreuve des faits, ou, plus
précisément, « l'épreuve de l'effet », ce que J. PIAGET nomme la décen-
tration et dont il montre qu’elle est un « grand processus d’ensemble » de
la structuration de l’intelligence!f, intervenant à tous les niveaux cogni-
tifs. Autant dire que la formation à la déduction est absolument essen-
tielle et que les apprentissages qui font appel à elle ne peuvent se conten-
ter de supposer qu’elle aura lieu spontanément ; l’on doit, au contraire,
s’efforcer de structurer une situation de telle manière que celle-ci soit
possible, c’est-à-dire organiser le changement systématique de points de
vue : il faut déplacer le sujet tout en maintenant son investissement dans
le même objet, ou, pour parler en termes plus rigoureux, le former à la
démarche hypothético-déductive. Le dispositif à mettre en place devra
donc se caractériser par le fait qu’il incarne le « si... alors », soit à travers
l'expérience tâtonnée dans laquelle le sujet observe les effets concrets de
ses actes, soit à travers l’interaction sociale qui lui permet d'examiner ses
comportements ou ses propositions par l’image qu’autrui lui en renvoie.
Dans les deux cas, la situation concrétise le « si... alors » et n’acquiert sa
pleine efficacité que par sa réversibilité, c’est-à-dire parce que le sujet
revient de la conséquence à l’origine, stabilise ou modifie son compor-
tement initial. Dans le dispositif, cette réversibilité doit se traduire par la
rétro-action ou le contre-exemple dans l’expérience tâtonnée, par la
rotation des tâches dans l’interaction sociale : la rétro-action ou le
contre-exemple permettant de vérifier le fonctionnement de la chaîne
déductive, la rotation des tâches de garantir l’intériorisation progressive
du point de vue d’autrui.
On voit donc ici à quel point l’École peut efficacement former l’intel-
ligence en organisant systématiquement « l’expérimentation ‘des consé-
quences ». Elle le doit d’autant plus qu’il n’y a guère qu’à l’École que
cette expérimentation est « sans conséquences », ou, plus exactement, sans
danger pour le sujet. Plus tard, dans sa vie professionnelle, ou à côté,
dans sa vie personnelle, l’expérimentation des conséquences pourrait se
faire à ses dépens. donc, dans la classe, le rôle du maître est d’organiser
des expériences matérielles et sociales qui soient occasions de progrès
mais garantissent l'impunité. A l’école, on doit expérimenter le plus
possible et le plus souvent possible, s’entraîner à modifier ce que l’on fait
ou dit en fonction des effets que l’on produit parce que, hors de l’école, il
vaut mieux agir «à coup sûr ».
e Mais la déduction n’est pas la seule opération mentale à former
chez l’élève et quoique, à travers les « méthodes actives », elle ait été très

16. J. PIAGET et B. INHELDER, La psychologie de l'enfance, PUF, Paris 1978, p. 101.

pi3
largement valorisée, on ne doit pas oublier pour autant qu’elle finirait par
s’anéantir dans le culte stérile d’un empirisme radical si elle n’était
complétée par d’autres actes intellectuels et, en particulier, par l'induc-
tion. Or l'induction fait partie de ces procédés qui sont sollicités à chaque
instant par le maître et dont il explicite pourtant très rarement la démar-
che : on considère ainsi comme «tout naturel » de passer des exemples
aux notions, des faits à la loi, de l’observation au concept... Mais la conti-
nuité, en réalité, n’apparaît, le plus souvent, que pour celui qui maîtrise
déjà les notions, les lois et les concepts et qui n’a pas de mal à retrouver
dans le réel ce qu’il y a mis lui-même. L'élève, lui, a des difficultés à
induire et ne voit souvent dans le concept qu’un fait de plus qu’il énon-
cera en toute inconscience de son statut particulier.
Certes, l’induction peut fonctionner à différents niveaux et aller du
simple regroupement d’objets sur une caractéristique commune jusqu’à la
conceptualisation la plus rigoureuse, du stade sensori-moteur — pour
reprendre la terminologie piagétienne— jusqu’au stade des opérations
concrètes, voire des opérations formelles. Mais, dans tous les cas, c’est
bien la même démarche, la même opération mentale qui est sollicitée et
qui consiste, par combinaisons successives d’attributs, à faire des
hypothèses sur ce qui constitue leur «point commun » et, procédant par
une alternance de réductions et d’extensions, à accéder jusqu’à une
formalisation acceptable. Comme dans la déduction, il y a donc bien
formation d’hypothèses, mais elles n’ont pas ici le même statut : dans la
déduction, l’hypothèse est mise à l’épreuve de ce qu’elle produit, elle
travaille donc en quelque sorte en aval ; dans l’induction, l'hypothèse est
mise à l’épreuve des faits dont elle rend compte, elle travaille en amont.
La déduction passe de l’un au multiple, l’induction du multiple à l’un. Si
l’on veut solliciter cette dernière, il faudra donc procéder à une distribu-
tion de matériaux divers, en garantir une appropriation minimale — qui
sera nécessairement insatisfaisante dans un premier temps — et imposer
la confrontation des matériaux jusqu’à ce qu’apparaisse ce qui peut les
relier et fonder en retour une appropriation plus complète. Selon la
démarche construite par B.M. BARTH d’après les principes élaborés par
J. BRUNER"?, la tâche du maître sera donc de choisir des matériaux dans
lesquels le concept puisse être identifié, de faire décrire et reformuler ce
qui est vu, lu ou entendu jusqu’à ce qu’émergent des similarités, d’intro-
duire des intrus pour faire percevoir les originalités et de faire chercher de
nouveaux exemples pour accéder vraiment à /a spécificité. Contrairement
au dispositif déductif que nous avons décrit, l’expérience de l’élève est, ici
beaucoup plus dirigée, au moins dans le sens où elle est « dirigée vers »,
car nous verrons que, pour ce qui est du «dirigé par », le degré de
guidage doit être modulé selon les individus. Par ailleurs, la même
démarche inductive peut être effectuée individuellement ou en utilisant la

17. L'apprentissage des concepts, Dossier du CEPEC, n° 10, Lyon, décembre 1981.
18. Ce point sera explicité au chapitre suivant.

114
richesse de l’interaction sociale : dans ce dernier cas, chaque individu
s’approprie une partie seulement des matériaux et l’on établit un mode de
fonctionnement du groupe qui impose la confrontation et incarne en
quelque sorte l'élaboration du concept. Dans tous les cas, une formali-
sation individuelle sera, bien évidemment, requise.
e Ainsi conçue et mise en œuvre, l'induction est, on le voit, une
opération essentielle dans la mesure où elle permet d’accéder à l’abstrac-
tion et donc de dépasser l’opacité du monde et la «dispersion du sensi-
ble » comme disait PLATON. Grâce aux concepts, les objets deviennent
des partenaires possibles : je peux en parler, m’en emparer, agir sur eux,
comprendre qu’ils me résistent. Mais un concept isolé n’a guère de sens ;
est-il seulement pensable ? En réalité, puisque la pertinence d’un concept
se mesure à sa capacité à discriminer, à organiser et donc à comprendre
les expériences, il n’est guère possible d’accéder à l’un d’eux sans le situer
par rapport à d’autres, sans observer à quel autre il s’oppose. C’est
pourquoi, si l'induction est essentielle comme mouvement vertical, elle
doit être complétée par une mise en relation des concepts entre eux qui
s'effectue, elle, au plan horizontal. Ce travail sur les idées qui permet
d’accéder à un système et de construire des modèles, nous le nommons,
fidèle à l’usage platonicien de ce terme, /a dialectique'?. On sait que
PLATON utilisait, pour cela, le dialogue et qu’il était particulièrement
attaché à un usage rigoureux de l’interrogation. Il est vrai d’ailleurs que
le dialogue permet effectivement la confrontation, la perception des
contradictions et des positionnements réciproques surtout quand on
utilise, comme SOCRATE dans les œuvres de PLATON, la reformulation
systématique («si je te comprends bien, il me semble que tu veux
dire. »), le rappel des acquis antérieurs («tu te souviens que nous avons
dit tout à l’heure.. »), la mise en évidence des paradoxes («comment
peux-tu dire cela alors que tu viens d’affirmer que... »), l’insistance sur les
oppositions («tu vois bien qu’il s’agit là de la position inverse... ») et
l'élaboration systématique de typologies («il faut donc distinguer plu-
sieurs sortes de. »). Mais tout le monde n’a pas la chance de bénéficier
d’un interlocuteur aussi efficace que SOCRATE et le simple dialogue entre
des élèves, même préparé par des travaux individuels antérieurs, risque de
tourner au bavardage ou à la dispute.
Que faut-il donc pour qu’un sujet effectue une opération mentale
dialectique, c’est-à-dire accède à la compréhension d’un système com-
plexe — linguistique, économique, écologique, mathématique.— dans
lequel il faut prendre en compte les interactions de plusieurs éléments ou
faire jouer différentes variables dans des sens différents ? Il faut établir
un dispositif où les questions de SOCRATE apparaissent structurellement
nécessaires, c’est-à-dire un dispositif où la confrontation approfondie de
différents concepts et leur mise en relation soit requise pour effectuer la
et d’organiser les concepts
19. La dialectique est définie par Platon, comme l’art de confronter
(La République, 533e à 534 b).

LES
tâche demandée ; il faut que le sujet puisse occuper successivement la
place de chaque élément afin d’en intérioriser les interactions. La situa-
tion courante la plus proche de cette exigence est, bien sûr, le jeu, que
l’École utilise si peu malgré toutes les possibilités qu’il offre : jeux de
rôles en histoire où chaque élève incarne, à son tour, un personnage ou
une force sociale ou politique ; jeux de tâches en français où chacun se
trouve investi d’un type de discours dans la construction d’un texte ; jeux
d’opposition en philosophie où il faut retrouver dans la classe la position
inverse de la sienne ; jeux de structures en mathématiques où l’on doit
positionner correctement différentes règles ou théorèmes ; jeux économi-
ques qui, comme le montre bien J.-M. ALBERTINI, « révèlent non seule-
ment l’existence des conflits mais sont aussi capables d’en faire compren-
dre, de manière concrète, la nature, puisqu'ils permettent, en quelque
sorte de vivre directement des situations très analogues »°.… Tous les
jeux, ici, sont imaginables dans la mesure où ils sont une sorte de « mise
en théâtre » d’un système conceptuel et permettent, par la rotation des
places, d’accéder à l’appréhension de celui-ci?!.
. Il faut évoquer enfin une opération mentale que l’on songe peu à
solliciter tant il est fréquent qu’elle soit considérée comme naturelle et
reléguée dans le domaine des dons : la créativité. Certes, formulée ainsi,
elle apparaît bien comme l’expression la plus intime de la personne, ce
qui met en jeu son affectivité et son imaginaire, ce qu’il serait insuppor-
table de voir réduit à une série de procédés, a fortiori didactiques.
Pourtant, dans la formalisation de J.-P. GUILFORD, largement reprise par
les travaux d’A. BEAUDOT??, la créativité apparaît conditionnée par une
opération mentale très précise : la divergence. Il s’agit de mettre en
relation des éléments considérés habituellement comme disparates, appar-
tenant à des champs ou à des registres différents et dont la rencontre
produit la nouveauté. Certes, toute divergence n’est pas un trait de génie
et il faut qu’elle soit associée à la déduction pour ne pas sombrer dans le
culte de l’originalité à tout prix. Il reste que, aux dire même de PIAGET,
cette pensée syncrétique et un «excellent instrument d’invention »? ; elle
permet de prospecter des explications nouvelles, d'établir des rapports
étonnants mais qui pourront être féconds, de mettre en relation des mots,
des choses, des phénomènes, jusqu’à ce que s’ébauchent une idée nou-
velle, un nouveau mode d’explication, une solution inédite.
Si l’on cherche à traduire cette opération en termes de dispositif,
nous devons convenir que, contre toute attente, ce qui suscite l’imagina-
tion n’est pas la liberté mais la contrainte, l’obligation dans laquelle se
trouve le sujet de prendre en compte des éléments qui lui échappaient
20. J.-M. ALBERTINI et M. PARISET, Jeux et initiation économique, CNRS, Lyon, 1980, p. 46.
21. Nous nous trouvons ici au niveau de ce que J. PIAGET nomme « les opérations formelles
abstraites » ou encore « l’abstraction réfléchissante ».
22. A. BEAUDOT, La créativité à l'école, PUF Paris, 1980.
A dl sr Le langage et la pensée chez l'enfant, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris,
12; p158;

116
jusque-là, et de les mettre en rapport avec ce qu’il connaissait déjà. Le
dispositif devra donc programmer l’inattendu, organiser la contingence,
imposer la rencontre entre des matériaux disparates et multiples prove-
nant de diverses sources. Il faudra donc fournir à l’élève ces matériaux et
le contraindre à trouver le moyen de les intégrer dans son activité habi-
tuelle : ce pourront être des mots dans une histoire, des théorèmes dans
une démonstration, des données économiques dans une analyse littéraire,
ou littéraires dans une approche géographique, etc. L'exercice prendra
toujours la forme d’une « mise en relation » et entraînera le sujet à une
opération mentale qui ne pourra que le conduire à plus d’autonomie et
d’inventivité.. Car, à nouveau ici, pour la divergence comme pour les
autres opérations mentales, nous faisons le pari que le dispositif peut
former à des dispositions, surtout si sa mise en place est articulée à des
points d’appui précisément identifiés.

4. Où l’on recentre la réflexion


sur un principe essentiel

Pour beaucoup de lecteurs, notre typologie sera apparue comme


considérablement simplificatrice, voire réductrice. Et il est vrai que, dans
la plupart des activités scolaires, les opérations mentales requises sont
étroitement imbriquées et difficilement isolables. Certes, on peut parfois
procéder à une analyse et repérer la manière dont s’articulent deux ou
trois d’entre elles Ainsi, par exemple, verra-t-on qu’une démarche
d’anticipation comprend une phase divergente au cours de laquelle le
sujet envisage une multiplicité de possibilités, suivie d’une phase de
déduction par laquelle il met chacune d’entre elles à l'épreuve de ses
conséquences pour faire un choix. Si l’on veut former à l’anticipation et à
la prise de décision, on aura donc intérêt à isoler les deux phases et à
mettre en place un dispositif correspondant à chacune d’entre elles. Mais
il arrive que les choses soient moins claires et qu’il soit difficile de
ramener l’activité mentale sollicitée à une quelconque combinaison des
quatre opérations proposées. Dans ce cas, le plus simple est d’identifier
l’opération mentale dominante et d’organiser le dispositif didactique
autour d’elle, même si cela apparaît, à bien des égards, arbitraire ; on
sera simplement attentif aux difficultés qui pourront survenir et l’on
veillera à introduire les remédiations nécessaires.
Car, plus encore que l'élaboration d’outils, ce qui nous importe plus
que tout ici c’est la démarche didactique que nous cherchons à promou-
voir, celle qui consiste non à proclamer simplement ce que l’on veut que
l’élève sache mais à s’interroger sur ce qui doit « se passer dans sa tête »
pour qu’il y parvienne, et à mettre en place, à partir de là, le dispositif qui

117
donne corps et vie à l’opération mentale identifiée. Ce qui importe, c’est
la capacité du maître à traduire «les contenus d'apprentissage » en
« démarches d'apprentissage », c’est-à-dire en une suite d’opérations
mentales qu’il s’efforce de comprendre et d’instituer dans la classe. Ce
qui importe, c’est de faire d’un objectif programmatique un dispositif
didactique et cela n’est possible que par l’analyse de l’activité intellec-
tuelle à déployer et la recherche des conditions garantissant sa réussite.
Mais, jusqu’à présent, pour illustrer la notion d’opération mentale,
nous avons travaillé sur des objectifs transdisciplinaires qui ont pu appa-
raître comme trop généraux au regard des acquisitions scolaires habituel-
les. Certes, rares seront ceux qui nieront leur importance, mais beaucoup
n’y verront qu’une sorte de supplément méthodologique, quelque chose
qui viendrait améliorer, parachever ou faciliter l’usage d’apprentissages
fondamentaux qui continueraient à être poursuivis avec les méthodes tra-
ditionnelles fondées sur la «transmission » par la parole et l’écoute. Or,
une telle conception ‘est dangereuse au moins à deux égards : d’une part,
elle risque de marginaliser les apprentissages méthodologiques et, en les
isolant, de compromettre la possibilité de leur transfert ; d’autre part, elle
ignore que les acquisitions de « contenus », afférentes à chaque discipline,
sont toujours effectuées, elles aussi, grâce à une opération mentale qui les
rend possibles et que le fait que celle-ci soit invisible ne doit pas permet-
tre de conclure à son inexistence : une telle simplification aurait pour
conséquence que seuls les élèves qui savent identifier l’opération requise
et se donner les consignes nécessaires pour la réaliser, pourraient réus-
sir. Seuls ceux qui pourraient traiter le contenu seraient capables d’y
accéder.
Car un contenu n’est jamais qu’un ensemble de matériaux mis en
œuvre mentalement, évoqués et structurés par le sujet comme l’explique
A. de LA GARANDERIE*. Aucun contenu n’existe en dehors de l’acte qui
permet de le penser, comme aucune opération mentale ne peut fonction-
ner à vide. même si la tentation est grande, parce que l’on a dû l’isoler
méthodologiquement pour mieux la comprendre, de croire qu’elle fonc-
tionnerait mieux sans contenu : « La colombe légère, qui, dans son libre
vol, fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle
volerait bien mieux encore dans le vide »*. Un apprentissage, c’est
toujours une opération mentale et des contenus ; il requiert ce que les
psychologues qui travaillent en termes d’« analyse de la tâche » nomment
«les instructions » et les « objets »’ ; il exige à la fois des consignes et des
matériaux dont l'interaction crée ce que nous avons déjà nommé plu-
sieurs fois une situation-problème??.
24. Cf. en particulier, « Les' processus mentaux dans l’acte de compréhension » Bulletin
Binet-Simon, n° 160, janvier 1987, p. 3 à 29.
25. E. KANT, Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1950, p. 36.
26. Cf. J. LEPLAT et J. PAILHOUS, « La description de la tâche : statut et rôle dans la résolu-
tion de problèmes », Bulletin de psychologie, 1977, 332, XXXI, p. 149 à 156.
. 27. Cf. infra, première partie, chap. 2.

118
5. Où l’on propose un schéma général
pour l'élaboration didactique

Pour le-maitre ou le formateur, le point de départ — il serait fantai-


siste de le nier —, c’est indubitablement le programme. Mais les program-
mes, dans la plupart des cas, ne se présentent que comme une suite de
notions et d’exemples, de connaissances périphériques et de concepts
essentiels, mêlés dans une accumulation où l’on distingue mal l'important
de l’accessoire. Comme l’explique si justement J.-P. ASTOLFI, le premier
travail est de resserrer cet ensemble, de faire son deuil de tout ce que l’on
aurait envie de dire dans une logique expositive pour identifier les
notions-noyaux qui représentent un progrès décisif dans la progression de
l'élève. Il faut simplifier d’abord, s’attacher à un nombre limité d’acqui-
sitions conceptuelles fondamentales auxquelles l’élève pourra rattacher de
manière pertinente, par la suite, toute une série d’informations qui auront
alors du sens pour lui. Et, si l’on regarde bien, ces acquisitions essentiel-
les dont nous pouvons dire qu’elles représentent une avancée détermi-
nante pour l'élève, ne sont pas si nombreuses que cela ; mais, articulées
l’une à l’autre, elles constituent un itinéraire conceptuel bien plus impor-
tant et déterminant pour sa réussite scolaire que l’accumulation de détails
vite oubliés : ainsi, pour une année scolaire, devrait-on pouvoir isoler dix
ou douze objectifs-noyaux.. Ce sera, par exemple, en français, l’unité
sémantique de la phrase, les notions de nature et fonction, de subordina-
tion et de coordination, de groupe fonctionnel, de niveau de langue, de
discours descriptif, narratif et argumentaire, en histoire les notions de
régime politique, de constitution, de colonisation, en biologie celles de
respiration ou de reproduction, etc. Mais, si le traitement de ces notions
est imposé par le programme que l’on recentre seulement autour d’elles,
le niveau de formulation de chacune d’entre elles doit être déterminé,
pour sa part, à partir du niveau de représentation des élèves : la notion-
noyau sera ainsi introduite de manière qu’elle permette aux élèves de
‘dépasser une certaine conception du monde, des choses, du savoir, pour
accéder à un stade supérieur de compréhension. Ainsi, il ne suffit pas de
dire que l’on veut s’attacher à l’acquisition du schéma narratif ou à celle
de la proportionnalité, il faut encore se demander à quel degré de
complexité et d’abstraction ces acquisitions doivent être présentées pour
être accessibles et constituer néanmoins une progression décisive... En
bref, le premier temps de la démarche didactique consiste à inventorier
un nombre limité de notions essentielles et à en déterminer le registre de
formulation correspondant à un palier de compréhension chez les élèves
dont on a la charge.

ques, n° 251, février 1987,


28. Cf. « Les 3J de la pédagogie différenciée », Cahiers pédagogi
p. 11 à 24.

119
Une fois ce resserrage effectué, il convient de spécifier la notion-
noyau jusqu’à ce qu’elle devienne un objectif général qui puisse être ana-
lysé en termes d’opérations mentales et de matériaux à mobiliser : quelle
activité mentale l’élève doit-il déployer, et dans quel ensemble instrumen-
tal, pour parvenir à s’approprier la notion ? Ou, en termes plus opération-
nels encore, quelles consignes dois-je lui donner et quels documents,
objets, outils, dois-je lui fournir ? Ce qui est important ici, pour que la
situation soit mobilisatrice, c’est qu’elle soit globale et finalisée, c’est-à-
dire que l’élève en perçoive le sens, qu’il puisse l’affronter dans sa
complexité et ne soit pas amené à la voir se diluer dans une multitude de
petits exercices juxtaposés. C’est dire que les consignes doivent être assez
précises quant à leur formulation, mais assez générales quant à leur
exécution pour ne pas atomiser la situation-problème. Autant, en effet, il
peut être mobilisateur pour des élèves d’avoir comme consigne de recons-
tituer un texte dont on a réparti les morceaux entre eux, sous forme de
puzzle ; autant il est dynamisant pour quelqu’un de mettre à l’épreuve des
faits une série d’hypothèses pour voir laquelle est la plus pertinente;
autant il est intéressant de chercher dans la classe celui ou celle qui
pourra vous apporter la contradiction. autant tout cela deviendrait fasti-
dieux si ces exercices étaient privés de leurs buts ou que ceux-ci soient en
quelque sorte cachés par une multitude de consignes intermédiaires dont
le sens n’apparaîtrait pas toujours aux participants. Car, on sait bien
qu’exiger la lecture complète et l’observance rigoureuse des modes d’em-
ploi finit toujours par éloigner le sujet de l’objet que ces activités étaient
censées lui rendre abordable. personne n’étudie en détail le mode
d'emploi avant de toucher l’appareil électro-ménager qu’il vient d’ache-
ter ; ce qui a du sens, qui mobilise, c’est l’objet, sa finalité propre et c’est
cela qui me fait agir en m’appuyant sur le minimum de consignes, celles
qui ont un pouvoir déclencheur. C’est d’ailleurs ce qu’ont bien compris la
plupart des fabricants d’appareils qui fournissent les instructions mini-
males, parfois sur l’appareil lui-même et à l’aide de codes très simples, et
veillent en revanche, à composer un tableau précis de remédiations
auquel lutilisateur aura recours en cas de difficulté... le maître, sans
doute, aura à le suivre sur ce chemin ; mais, avant d’expliquer cela,
résumons ce qui caractérise le second temps de la démarche didactique :
il s'agit de transformer une notion-noyau en situation-problème et de
fournir pour cela, aux élèves, un ensemble de matériaux à traiter à partir
d'une consigne-butf?” décrivant le résultat attendu de l’activité.
Si l’excès d’instructions en début d’activité peut être décourageant, il
est clair que l’absence d'instructions en cours d’activité peut interrompre

29. Le « but » est à distinguer de l’objectif d’acquisition ; le premier décrit un résultat qui n’est
que l’occasion de parvenir au second. Mais, dans la majorité des cas, le «but » est le seul à
pouvoir être compris par les élèves, la compréhension de l’objectif n’intervenant qu’à l’issue
de la
séquence de formation. La notion de « consigne-but » s’oppose ici à celle de « consigne-proc
é-
dure » (la plus souvent utilisée à l’école)
»
qui dirige l’activité en occultant sa finalité.

120
la tâche et en compromettre gravement l'efficacité. C’est pourquoi il
importe de coñstruire, pour une situation-problème donnée, un tableau de
remédiations qui envisage, autant que faire se peut, les questions qui
peuvent surgir et le moyen de trouver, construire ou se procurer les
réponses. Plus largement, et afin de faciliter le parcours sans ôter le goût
de le faire, il est particulièrement utile de proposer aux élèves un éventail
d'activités parmi lesquelles ils peuvent choisir, qu’ils peuvent utiliser à
leur gré en fonction de leur cheminement, dans l’ordre où ils le souhai-
tent. Or c’est ici, à nouveau, que l’analyse par objectif peut rendre d’émi-
nents services : en permettant d'identifier précisément les prérequis, les
domaines d'objectifs (cognitifs, socio-affectifs, sensori-moteurs), en
permettant de comprendre pourquoi l’on ne parvient pas à faire telle ou
telle chose et en renvoyantà l’acquisition nécessaire, elle permet, sans
entamer le dynamisme de la situation-problème, de lui greffer toute une
série d’acquisitions significatives. Ainsi mettra-t-on à la disposition de
l'élève un «tableau de suggestions et de remédiations » sur lequel il
trouvera, sous une forme ou sous une autre, des formules du type : «situ
n’y parviens pas, essaye de. » ou encore « si tu n’arrives pas à cela tu
dois passer par. ». Et tel est bien le troisième temps de la démarche
didactique : i] s’agit d'élaborer des outils permettant de greffer à la dyna-
mique de la situation-problème les acquisitions nécessaires en fonction de
la difficulté rencontrée“.
L'intérêt d’une situation-problème, on l’a vu, c’est qu’elle permet
l'implication du sujet : c’est une richesse considérable, mais c’est aussi
une de ses limites. Elle permet d’accéder à des concepts et de comprendre
des notions, mais on risque de rester tributaire du fort investissement qui
a été requis. Il faut donc faire suivre « l’étape de l’action matérielle ou
matérialisée »! d’une «étape verbale » où l’élève explique ce qu’il a fait et
acquis, en présence, mais à distance, des matériaux qui ont permis d’agir,
jusqu’à une « étape mentale » où l’action est véritablement transférée, peut
s’appliquer à d’autres supports et même s'exercer dégagée de tout
support. Pour ce faire, certains procédés peuvent être particulièrement
intéressants : il s’agit du schéma qui permet d’organiser l’acquisition sous
forme graphique afin d’en faire émerger la structure, ou de la reformula-
tion systématique interrogée par le maitre pour qu’elle dégage progressi-
vement l'essentiel de l’accessoire. Dans les deux cas, il faudra respecter
sans doute les étapes intermédiaires et mentaliser d’abord à très court
terme, en présence des traces qui rappellent l’activité matérielle effectuée,
jusqu’à une mentalisation à long terme, toutes choses absentes. L’on voit

aujourd’hui l’objet
30. Cette proposition est proche de celle de la «carte d’étude » qui fait
de la carte d’étude
de recherches particulièrement intéressantes (cf. Michel-Paul VIAL, « Statut
mars 1987, pp. 59 à 73).
dans un dispositif d’évaluation-régulation », Pratiques, n° 53,
Essai sur la formation
31. Nous empruntons ici le vocabulaire et les notions de GALPERINE : «
et des concepts », De l'enseigne ment programm é à la programmation des
par étapes des actions
de Lille, 1980, p. 166 à 183.
connaissances, Presses Universitaires

121
que nous retrouvons là la médiation nécessaire de l'évaluation par la
décontextualisation/recontextualisation des acquis, par la formalisation
individuelle de l’opération effectuée et de son résultat. Cela nous indique
le quatrième temps de la démarche didactique : l’on doit rompre avec la
situation mise en place et identifier les acquis par la reformulation, la 4

transposition et l'évaluation.
Tel est donc le chemin didactique, un chemin que nous ne devons
cesser de parcourir mais qui, on s’en sera déjà aperçu, ne peut être conçu
en termes de sens unique et de passage obligé à vocation universelle :
dans chacune de ses phases, en effet, il requiert la prise en compte de
l’apprenant.… pour définir la notion-noyau, nous devons connaître les
représentations de l’élève ; pour construire la situation-problème, nous
devons nous assurer qu’il peut maîtriser les matériaux et comprendre les
consignes ; pour élaborer un «tableau de suggestions et de remédia-
tions », nous devons être attentif à ses acquisitions antérieures, ses
lacunes possibles, sa‘manière de piloter son apprentissage ; pour formali-
ser ses acquis, nous devons lui offrir le moyen qui lui permet la mentali-
sation la plus efficace. Le rêve d’une didactique que l’on déduirait
tranquillement des contenus de connaissance s’éloigne à jamais. Sans
doute, certains continueront-ils à tenter de découper savamment tout
apprentissage en minuscules étapes s’engrenant rationnellement l’une sur
l’autre. On élaborera encore de savantes taxonomies qui, de la première
descente de l’échelle dans la piscine jusqu’au crawl de compétition,
programmeront tout l’apprentissage de la natation. mais ces beaux
échafaudages seront toujours mis en échec parce que des individus,
contre toute décence didactique, sauteront dans la piscine sans nous
demander notre avis.

122
APPRENDRE
OUTIL N°5 — OPERATIONNALISATION

Cet outil peut permettre de concevoir un dispositif didactique pour


accéder à un objectif déterminé selon une démarche d'apprentissage
identifiée. On se propose alors, par l’intermédiaire du mode de fonction-
nement du dispositif d'entraîner le sujet à développer des schémas men-
taux spécifiques tout en lui permettant d'acquérir des connaissances.
Il est conseillé de l'utiliser en procédant ainsi :
e se déterminer pour un objectif d'acquisition ;
e s'interroger sur l'opération mentale ou la série d'opérations menta-
les qui permettraient son appropriation ;
e formaliser alors le plan général de la démarche d’apprentissage en arti-
culant les dispositifs correspondants.

I1 conviendra ensuite d'élaborer plus précisément la situation-


problème en collectant les matériaux et en codifiant les consignes (voir
l’outil n°6). Enfin, il restera à adapter cette situation et à en réguler
l’utilisation en fonction des stratégies d'apprentissage des sujets (voir
les outils n°7 et 8). Mais notons, d’ores et déjà, que les dispositifs pro-
posés ici peuvent tous êtres traités dans trois types de situations :
e la situation collective dialoguée,
e la situation individualisée programmée,
e la situation interactive en petits groupes.
Ils peuvent également utiliser divers types de matériaux et d'outils.
Ainsi incarné dans une situation et avec des outils, le dispositif devient
une méthode.

Quelle opération mentale le


sujet doit-il faire pour accé- Quel type de dispositif faut-
der à l’acquisition propo- il mettre en place ?
sée ?

1. Déduire... c’est-à-dire : Le maître doit organiser l’expé-


— se placer du point de vue des rimentation des conséquences, à
condition que celle-ci soit sans
conséquences d’un acte ou d’un
principe, danger pour le sujet :
— mettre ceux-ci à l'épreuve de — soit par l'expérience tâtonnée,
leurs effets, suivie d’un travail sur la rétro-
— stabiliser ou modifier ensuite action ou l'introduction de con-
la proposition initiale. tre-exemples,
(décentration, logique hypothé- — soit par l'interaction sociale,
tico-déductive). en s’assurant que chacun a bien
effectué le même travail et qu’il
y a rotation des tâches.

123
8. Induire... c’est-à-dire : Le maître doit organiser la con-
— confronter des éléments . frontation des matériaux :
(exemples, faits, observations) — en choisissant les matériaux
pour en faire émerger le point de telle manière que le point com-
commun (notion, loi, concept), mun soit suffisamment saillant,
— faire alterner les phases de — en faisant émerger les simi-
réduction et d’extension pour larités,
vérifier la validité de la — en introduisant un ou des
démarche. intrus pour découvrir l’origina-
(opérations sensori-motrices et lité du point commun,
concrètes) — en demandant à l'élève de
découvrir un nouveau matériau
pour accéder à la spécificité du
point commun, (vérification par
la déduction.)

38. Dialectiser... c’est-à-dire : Le maître doit organiser l’inte-


— mettre en interaction des lois, raction entre des éléments :
notions, concepts, — en utilisant les formes de
— faire évoluer des variables ‘‘eu’’ adaptées,
dans des sens différents, — en ayant le souci que la ‘‘règle
— accéder à la compréhension du jeu’’ incarne le mouvement
d’un système. même des notions ou des
(opérations formelles, abstrac- variables,
tions réfléchissantes) — en imposant la rotation systé-
matique des rôles,
— en sollicitant là recherche de
nouveaux concepts à partir defla,
compréhension du système (véri-
fication par la déduction).

4. Diverger.… c'est-à-dire : Le maître doit organiser la ren-


— mettre en relation des élé- contre avec l’inattendu :
ments appartenant à des domai- — en imposant des mises en rap-
nes différents, ports inhabituelles,
— prospecter des associations — en permettant d'évaluer leur
nouvelles, des rapports origi- pertinence (vérification par la
naux entre les choses, les mots, déduction).
les notions, les registres d’expli-
cation.
(pensée syncrétique) :

124
APPRENDRE
OUTIL N°6 — PLANIFICATION

Cet outil constitue un plan-guide pour construire une séquence didactique ;


il peut être utilisé en formation initiale ou continue. Son usage devra, dans tous
les cas, être modulé en fonction des apprenants auxquels il s’adresse (voir les
outils n°7 et 8).

1. Définition de la notion-noyau et du niveau de formula-


tion auquel il convient de l’introduire.…

e à partir d’une analyse du pro- ° à partir du niveau de représen-


gramme de formation et de tation que les apprenants peu-
l’identification des notions-clés, vent avoir et en cherchant le
des concepts organisateurs niveau de formulation qui repré-
autour desquels peuvent se met- sentera un progrès décisif, un
tre en place diverses connaissan- palier de compréhension dans le
ces. système de représentations de
l'élève.

2. Formalisation de la situation-problème finalisée…

e recherche de l’ensemble ins- e élaboration des ‘‘consignes-


trumental (textes, documents, but’”’ qui seront susceptibles
exemples, expériences, observa- d'orienter l’activité de l’appre-
tions...) qui devra être traité par nant et de lui permettre d’avoir
l’apprenant. une représentation précise des
attentes du maître.

3. Réalisation d’un tableau de suggestions et de remédia-


tions.
a,
e proposition d'activités à effec- e proposition de remédiations
tuer pour parvenir à résoudre le permettant à l’apprenant, en
problème ; ces activités seront fonction des difficultés qu’il ren-
multiples, utiliseront diverses contre, d'engager des activités
situations et divers outils ; elles spécifiques et de greffer de nou-
seront utilisées par l’apprenant velles acquisitions à la dynami-
selon ses besoins et ses straté- que de la situation-problème.
gies.

4. Mentalisation et évaluation.

e verbalisation de l'opération e mentalisation complète par


mentale effectuée et identifica- décontextualisation/recontex-
tion par l’apprenant de son tualisation : évocation à long
acquisition, à court terme et en terme et en l'absence des élé-
présence des traces de son acti- ments matériels ayant servi à
vité. l'acquisition.

125
CHAPITRE 3

Les stratégies d’apprentissage

Où l’on s’interroge sur la manière singulière


avec laquelle chaque apprenant s’approprie les savoirs

«La stratégie suppose l'aptitude du


sujet à utiliser, pour l’action, les déter-
minismes et aléas extérieurs, et on peut
la définir comme la méthode d'action
propre à un sujet en situation de jeu (...)
où, pour accomplir ses fins, il s'efforce
de subir au minimum et d'utiliser au
maximum les contraintes, les incertitu-
des et les hasards de ce jeu. Un pro-
gramme est prédéterminé dans ses
opérations et, dans ce sens, il est auto-
matique ; la stratégie est prédéterminée
dans ses finalités mais non dans toutes
ses opérations. ».
E. Mori, La Méthode 3
La Connaissance de la connaissance 1
Le Seuil, Paris, 1986, p. 62

1. Où l’on approche, par un bref exercice,


les notions de compétence, capacité, stratégie

Tout exercice est de convention et celui qui va suivre n’échappe pas


à la règle. S’il agace le lecteur, qu’il file directement aux conclusions,
quitte à y revenir après. Sinon, qu’il tente de jouer le jeu, au premier

126
degré,-sans chercher à décoder nos attentes, en faisant simplement l’effort
de se mettre _en situation.
Convenons donc que vous participez à une séquence de formation
dont l’objectif est formulé, de manière peu rigoureuse mais si habituelle,
en termes de «connaissance » : il s’agit de «connaître les caractéristi-
ques essentielles du style romantique ». Vous disposez d’une liste d’acti-
vités et il vous est demandé d’en choisir trois parmi elles :
celle qui, à votre avis, vous permettra d’atteindre l’objectif pro-
posé (activité d’acquisition) ;
— celle qui vous permettra de vérifier que l’objectif proposé est
atteint (activité d’évaluation) ;
— celle que vous étiez dans l’incapacité de faire avant d’avoir atteint
l’objectif mais qui vous devient maintenant accessible et vous permet
d’engager une acquisition nouvelle (activité d’exploitation).

. Lire les préfaces de Cromwell et d'Hernani (Victor Hugo).


. Écouter une émission radiophonique sur le romantisme allemand en
prenant des notes.
. Rédiger un texte qui corresponde à votre représentation immédiate d’un
texte romantique et le présenter à un professeur de lettres.
. Analyser un poème romantique après une lecture silencieuse et à l’aide
des questions auxquelles vous répondrez par écrit.
. Lire une œuvre complète dont on vous a dit formellement qu’elle était
romantique.
. Visiter une exposition de peinture intitulée «les peintres romantiques de
notre région ».
. Distinguer, en les opposant, un texte classique et un texte romantique
sur un même sujet (une déclaration d’amour, par exemple).
. Lire et résumer par écrit l’article «romantisme» de l’Encyclopedia
Universalis.
. Lire de nombreux extraits de textes romantiques réunis dans un recueil.
. Jllustrer un texte romantique par dessins, photos, collages qui corres-
pondent à l'inspiration du texte.
. Utiliser sur votre ordinateur personnel, le didacticiel intitulé : « Littéra-
ture française VII : découverte du romantisme ».
. Aller assister à un concert de musique romantique.
. Rédiger une dizaine de lignes expliquant ce qui caractérise le style
romantique.
. Exposer à un groupe de pairs les raisons qui expliquent votre préférence
pour un texte romantique par rapport à un texte classique.

127
Notez donc ici ce qui, pour vous, dans la liste ci-dessus, serait :
— activité d'acquisition (n° );
— activité d'évaluation (n° }S
— activité d'exploitation (n° ).
Analysez maintenant vos réponses à l’aide des questions suivantes :
4

a) Quelles sont les raisons qui vous ont permis de choisir votre activité
d’acquisition ?

— Celle-ci met-elle en œuvre des connaissances (compétences) que


vous maîtrisez déjà? lesquelles ?
— Celle-ci sollicite-t-elle une ou des capacités (savoir-faire) sur
lesquelles vous vous savez performant? lesquelles ?
— Si l’on nomme « stratégie » les modalités de l’activité par laquelle
vous faites «jouer vos capacités dans vos connaissances pour atteindre
un objectif », tentez de caractériser la stratégie d’apprentissage que vous
mettriez en œuvre : comment, concrètement, vous y prendriez-vous pour
effectuer la tâche proposée ?

b) Quelles sont les raisons qui vous ont amené à choisir votre activité
d’évaluation ?

— Celle-ci met-elle en œuvre de manière spécifique les connaissan-


ces que vous deviez acquérir ? En requiert-elle d’autres ?
| — Celle-ci fait-elle appel à une ou des capacités sur lesquelles vous
vous sentez performant ? Lesquelles? |
— La stratégie que vous devez utiliser pour réaliser cette évaluation
vous est-elle familière. ? Serez-vous capable de la mettre en œuvre direc-
tement ou devrez-vous passer par des exercices intermédiaires ?
Lesquels ?

c) Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à choisir l’activité
d’exploitation ?

— Qu'est-ce qui est, à votre avis, déterminant dans le fait que cette
activité qui était jusqu'alors impossible pour vous devient envisageable ?
— Quelle(s) capacité(s) devez-vous mettre en œuvre pour réaliser
cette activité ? .
— En s'appuyant sur la connaissance acquise et en mobilisant un
(ou des) capacité(s) déjà maîtrisée(s), vous utilisez une stratégie, laquel-
le ? Quelle(s) acquisition(s) celle-ci vous permet-elle d’effectuer ?

128
2: Où lon tire les premières leçons de l'expérience

Même si vous n’avez pas fait l'exercice, la lecture des questions vous
a sans doute suffi pour apercevoir’ quelques premiers enseignements;
prenons le temps de les repérer quitte à retrouver en route quelques
données que nous avons déjà rencontrées.
e Ce qui est déterminant dans un apprentissage c'est, paradoxa-
lement, le déjä-là, ou, plus précisément, les points d’appui auxquels, dans
et par le sujet qui apprend, viennent s’articuler des savoirs et des savoir-
faire nouveaux. C’est pourquoi vous avez sans doute choisi comme acti-
vité d’acquisition une activité qui vous était de quelque manière familière,
qui mettait en jeu des connaissances et des capacités que vous maîtrisez
déjà («le facteur le plus important influençant l’apprentissage est la quan-
tité, la clarté et l’organisation des connaissances dont l’élève dispose
déjà », souligne D.P. AUSUBEL!, et c’est à partir de ces éléments, autour
d’eux, que va venir s’agréger la nouveauté). Apprendre est une opération
curieuse où la mobilisation des acquis permet leur enrichissement. Ainsi,
comprend-on mieux ici pourquoi on a longtemps affirmé que tout était
déjà donné à l’avance dans l'esprit du sujet et n’avait qu’à être révélé... Et
il est vrai qu’il y a, dans cette conception, une intuition décisive confir-
mée aussi bien par des psychologues comme PIAGET? que par des biolo-
gistes comme CHANGEUX* : on ne construit que sur du donné. Mais le
donné, quand il entre en activité, s’enrichit du monde avec lequel il crée
des liens, il le comprend, c’est-à-dire, étymologiquement, le prend avec lui.
e Comment s'effectue cette opération, ou, en d'autres termes,
comment survient l'apprentissage ? On pourrait utiliser, sans aucun
doute, pour décrire le phénomène, les concepts forgés par J. PIAGET,
d’assimilation et d’accommodation en insistant sur l’interdépendance
entre les deux opérations. Mais, puisque nous avons choisi de partir d’un
exemple à caractère didactique, restons dans le registre de l’activité
pédagogique. Nous avons suggéré, par nos questions, que le donné
comportait deux types d’acquis préalables : d’une part, les savoirs,
connaissances et représentations (que nous nommons « compétences »),
d’autre part, les savoir-faire (que nous nommons « capacités »). Certes, la

1. D.P. AusUBEL et F.G. ROBINSON, School learning. An introduction to educational psycho-


logy, Hold-Rinehart, Winston, New-York, 1969, p. 50. |
2. « À analyser les structures cognitives, on reconnaît sans peine qu’elles procèdent toutes des
précédentes, par le double jeu des abstractions réfléchissantes qui en fournissent toutes les
éléments et d’une équilibration source de la réversibilité opératoire (...). Les transformations
constitutives de la structure résultent bien ainsi de transformations formatrices et n’en diffèrent
que par leur organisation équilibrée. » J. PIAGET, Le structuralisme, PUF, Paris, 1970, p. 56 et
572
3. « L'activité (spontanée ou évoquée) ne travaille que sur des dispositions de neurones et de
connexions qui préexistent à l’interaction avec le mode extérieur », J.-P. CHANGEUX, L'homme
neuronal, Fayard, Paris, coll. « Pluriel », 1983, p. 304.

129
distinction peut paraître arbitraire, car ces deux réalités ne sont pas expé-
rimentalement isolables : une compétence ne peut s’exprimer que par une
capacité et une capacité ne peut jamais fonctionner sur du vide ; ce n’est
que par une opération artificielle qu’on peut les isoler, mais l’artifice a un
mérite : il permet au praticien de se saisir de ces concepts pour éclairer
son activité, sérier ses entrées, cibler. ses dispositifs, évaluer ses résultats.
En bref, nous sommes ici en présence d’un savoir de type praxéologique
qui élabore un modèle avec le souci permanent d’être en cohérence avec
ce que la théorie nous apprend du réel, tout en nous permettant d’avoir
prise sur lui. Le modèle praxéologique structure la réalité et rend l’action
possible, tout en invitant à rester lucide sur son caractère réducteur et,
par conséquent, modeste et ouvert à l’interpellation scientifique“.
Imaginons donc que vous ayez choisi, tout à l’heure, comme activité
d’acquisition, l’activité n° 1 : « Lire les préfaces de deux œuvres de Victor
Huco, Cromwell et Hernani. » De toute évidence, ce choix s’appuie sur
une compétence littéraire préalable. Vous savez qui est Victor HUGO,
vous avez entendu dire qu’il était un poète romantique et vous disposez
de quelques vagues souvenirs sur le fait que ces préfaces constituent un
peu les manifestes du Romantisme.. vous ne vous souvenez guère de leur
contenu mais vous imaginez qu’il vous donnera les informations néces-
saires. Par ailleurs, vous disposez d’un vocabulaire suffisamment étendu
et de quelques informations d’histoire littéraire pour percevoir dans ces
textes quelques-uns des enjeux essentiels. Le classicisme, la règle des
trois unités... ça vous dit quelque chose. Toutes ces connaissances plus
ou moins précises, vous allez les utiliser dans votre activité, mais pour
que celle-ci soit réellement une activité d’acquisition, c’est-à-dire qu’elle
vous permette de vous approprier quelque chose de nouveau, vous devez
utiliser des capacités bien précises et les faire jouer sur ces matériaux :
capacité d’utiliser dans ces textes tout ce qui concerne le style romantique
proprement dit, mais surtout capacité de dégager une idée essentielle,
capacité qui renvoie bien sûr à l’opération mentale que nous avons
nommé «induction ». Mais cette induction, vous pouvez l'effectuer de
mille manières... et c’est votre manière à vous, celle que vous vous êtes
construite dans votre histoire, celle qui conditionne votre efficacité, que
l'on peut appeler votre « stratégie». Car dégager une définition en
confrontant des matériaux peut s’effectuer de plusieurs façons : Allez-
vous lire les textes d’une traite, puis émettre une hypothèse, et les relire
pour la vérifier ? Allez-vous écrire au fur et à mesure les caractéristiques
du style romantique que vous percevez et procéder par regroupements
successifs ? Allez-vous faire un tableau en étoile en positionnant les
termes que vous trouverez dans le texte plus ou moins loin du centre ?
Allez-vous analyser un élément qui vous paraît décisif et dégager de lui,
et de lui seul, une hypothèse ? Allez-vous travailler seul ou vous sera-t-il

4. Sur la question du « modèle praxéologique », cf. M. DUCHAMP, « Pour une praxéologie »,


Forum, mai-juin 1986, p. 1 à 48.

130
utile d’être mis en situation d’expliquer à autrui ce que vous avez trouvé
pour vous Papproprier réellement ? Les hypothèses sont multiples et
chacun sait bien que le choix de telle ou telle stratégie n’est pas indiffé-
rent à la qualité du résultat...’
Si le lecteur n’en était pas encore tout à fait convaincu, il pourrait
suggérer à quelques collègues de choisir, à leur tour, une activité d’acqui-
sition dans la liste proposée et de confronter leur choix avec le sien en
tentant de justifier chacun d’eux ; il découvrirait sans doute une grande
hétérogénéité et s’apercevrait que chaque activité sollicite plutôt telle ou
telle stratégie et qu’elle est choisie pour cette raison: ainsi, celui qui
choisit de lire de nombreux extraits de textes romantiques réunis dans un
recueil est-il, de toute évidence, quelqu’un qui procède encore de manière
inductive, mais plutôt en se forgeant une hypothèse à partir du ou des
premiers textes et en la mettant à l’épreuve avec les suivants, la modifiant
ainsi jusqu’à ce qu’elle lui paraisse rendre compte de tous. Celui qui
choisit, en revanche, la lecture d’une œuvre complète devra sans doute
utiliser une stratégie où l’induction se fera plus par une recherche de la
signification du texte dans sa globalité, en essayant d’aller au cœur de ce
qui fait agir les personnages, de saisir ou d’entrevoir là où se nouent leurs
intentions, leurs comportements et leurs discours... il procèdera moins
par confrontation que par empathie, moins par ajustements progressifs
que par quête du sens. Celui qui aura opté, à côté d’eux, pour la lecture et
le résumé d’un article de l’Encyclopedia Universalis, pratiquera, pour sa
part, encore une autre forme d’induction, il procèdera plutôt par réduc-
tion, c’est-à-dire, en fait, par une série de resserrages et d’extensions,
tentant d’identifier un concept qui est déjà formulé dans le texte, de se
centrer dessus puis de vérifier s’il s’étend sur l’ensemble de celui-ci;
n’utilisant vraiment ni la confrontation, ni la recherche de la signification,
il procèdera par déplacements de points de vue et observera, à chacun
d’entre eux, le domaine qu’il permet d’embrasser. Et l’on pourrait ainsi
poursuivre l’analyse, montrer que, en cherchant des illustrations pour un
texte, l’on procède à une induction par évocation, etc.f. Pour effectuer
une même opération mentale, il y a donc une multitude de stratégies
possibles et le choix d’une activité d’acquisition facilitera ou, au contrai-
re, rendra fort difficile l’usage par le sujet de sa propre stratégie.

e Si nous nous attachons maintenant à l'activité que vous avez


choisie comme activité d'évaluation, il est vraisemblable que, si vous êtes
enseignant dans l'institution scolaire, vous avez été fortement influencé
dans votre choix par votre représentation des attentes institutionnelles et

5. Une expérience effectuée en formation d’adultes sur cet exercice nous a très largement
confirmé expérimentalement ce phénomène.
6. On peut trouver une description intéressante des différents types de traitement de l’infor-
mation, et plus particulièrement de quelques stratégies d’induction, dans les travaux de
C. LAMONTAGNE ; cf. « Vers une pratique d’apprentissage », Pédagogiques, 4 (1), automne 1983,
Québec, p.67 à 96, en particulier p. 82 à 85.

131
la proximité de certaines activités avec les traditionnelles épreuves
d'examen. et sans doute votre choix est-il sage puisque vous avez le
souci légitime de préparer vos élèves aux examens tels qu’ils sont et non
tels qu’ils devraient être. Mais, en réalité, si nous réexaminons les
quatorze activités proposées, nous découvrons que près de la moitié
d’entre elles sont, à leur manière; des activités d'évaluation dans la
mesure où elles peuvent témoigner de la maîtrise de l'objectif proposé.
C’est pourquoi nous parlerons d'activité d'évaluation quand il y a, pour
un sujet donné, saillance de l'objectif dans l'activité... c’est-à-dire quand
le sujet n’est pas contraint de faire appel à trop de connaissances périphé-
riques ni à procéder à des exercices intermédiaires accordés à ses capa-
cités et réalisables avec sa stratégie dont il devrait ensuite traduire le
résultat pour le mettre en conformité avec la nature de l'épreuve propo-
sée. En effet, une évaluation n’est jamais neutre et elle met toujours à
contribution bien autre chose que ce qu’elle est censée évaluer. Rédiger
une synthèse, répondre à des questions, discriminer, illustrer, exposer à
des pairs sont autant d’activités qui sollicitent des capacités et des straté-
gies particulières : que le sujet ne puisse les mettre en œuvre facilement et
le voilà engagé dans la recherche d’étapes successives lui permettant d’y
accéder. On lui demande de rédiger et il est plus à l’aise dans la discri-
mination, il doit alors s’inventer un exercice faisant appel à la discrimi-
nation et s’appuyer sur le résultat obtenu pour commencer la rédaction.
En réalité, le sujet a engagé alors, à l’occasion d’une évaluation, un
nouvel apprentissage. cela est loin d’être dommageable car cela peut
contribuer à étendre son répertoire méthodologique ; mais cela mélange
inutilement les genres... et il vaut mieux séparer très explicitement l’éva-
luation de l’exploitation. Les élèves, surtout ceux qui ont quelques diffi-
cultés, gagnent toujours à l’explicite. \
e Quelques mots, enfin, sur l'activité d'exploitation. Le principe en
était simple : il s’agissait de choisir üne activité où, vous appuyant sur
votre acquis récent, vous vous engagiez vers de nouvelles acquisitions.
Car une connaissance n’est véritablement appropriée que quand elle est
devenue elle-même un outil pour en acquérir une autre ; alors, et alors
seulement, on peut dire, au sens fort, qu’elle est intégrée dans la dyna-
mique cognitive du sujet. Et que peut permettre d’acquérir un objectif
aussi «scolaire », une connaissance aussi limitée que celle qui vous était
proposée ? Il suffit de la mettre en œuvre dans une activité nouvelle pour
s’en rendre compte : ainsi, par exemple, savoir ce qu’est le style roman-
tique et engager une activité pour exposer à un groupe de pairs sa préfé-
rence pour un texte romantique par rapport à un texte classique, va vous
imposer de déployer une stratégie particulière où, vous appuyant sur des
capacités déjà maîtrisées, vous construirez petit à petit, et comme par
ricochets, une capacité nouvelle : vous savez bâtir un argumentaire par
écrit et centré sur l’objet, mais vous avez du mal à effectuer un dévelop-
pement par comparaison et surtout à verbaliser devant autrui... il va vous

132
falloir introduire une série de médiations pour construire une sorte de
chaîne qui-Vous conduira à l’activité que vous vous êtes fixée : vous bâti-
rez deux argumentaires séparés, l’un en faveur du romantisme, l’autre
contre le classicisme, et vous effectuerez un rapprochement des argu-
ments terme à terme ; vous écrirez d’abord votre développement intégra-
lement pour le lire devant un magnétophone, puis vous allégerez progres-
sivement vos notes ; vous solliciterez ensuite l’aide d’un auditeur en qui
vous avez confiance et, ainsi de suite, jusqu’à la mise en place de la
nouvelle capacité. Bien sûr, nous proposons ici un parcours long et il sera
très souvent possible de l’alléger.… Dans tous les cas, cependant, le prin-
cipe en sera le même : il y aura, à partir d’une compétence maîtrisée et de
capacités déjà possédées, développement et complexification, par tuilage,
d’une stratégie qui aboutira à une capacité nouvelle, elle-même suscepti-
ble de féconder de nouvelles stratégies et ainsi de suite.

3. Où l’on tente de mettre en place


un «modèle individualisé de l’apprentissage »

À partir de ce que nous venons d’observer, nous pouvons donc affir-


mer qu’il y a «situation d’apprentissage » quand un sujet mobilise une ou
des capacités qu’il fait entrer en interaction avec ses compétences. L’acti-
vité qu’il déploie alors peut être nommée « stratégie » ; c’est une activité
personnelle, aléatoire à son histoire propre ; c’est aussi une activité
finalisée par laquelle il construit de nouveaux savoirs et savoir-faire en
intégrant, par une série de mises en relation successives, la difficulté à
l'habitude, l’étranger au familier, l’inconnu au connu’. Ce processus est
lui-même intégratif, c’est-à-dire qu’une acquisition dans l’ordre des
compétences ou des capacités sert de point d’ancrage pour développer de
nouvelles stratégies et permettre de nouvelles acquisitions.
En simplifiant encore cette définition et en s’en tenant aux éléments
les plus saillants afin de les rendre plus facilement saisissables par le
didacticien, on peut considérer qu’il y a situation d'apprentissage quand
on s'appuie sur une capacité pour permettre l'acquisition d’une compé-
tence, ou sur une compétence pour permettre l'acquisition d’une capacité.
On peut alors nommer « stratégie » l'activité originale que déploie le sujet
pour effectuer cette acquisition. Mais nous insistons sur le fait que cette
dernière définition simplifie les choses à l’extrême, qu’il n’existe jamais de
capacité ou de compétence séparées et que le fait de disposer d’un modèle
pratique et fécond pour le didacticien ne doit pas laisser croire qu’il s’agit
d’une description psychologiquement satisfaisante.
. 7. La stratégie est donc la manière dont un sujet « négocie » une situation-problème, c’est-à-
dire fait jouer les consignes sur les matériaux qui lui sont fournis.

133
4. Où l’on tire trois conséquences de ce modèle
pour la pratique enseignante

e On ne peut enseigner qu'en s'appuyant sur le sujet, ses acquis,


stérile
antérieurs, les stratégies qui lui sont familières. L'enseignement est
des situatio ns d'appre ntissag e où l’appre nant
s’il ne met pas en place
puisse être en activité d’élaboration, c’est-à-dire d’intégration de données
nouvelles à sa structure cognitive. Rien ne peut être acquis sans que
l’apprenant l’articule à ce qu’il sait déjà. Rien ne peut être acquis en
contournant ou neutralisant sa stratégie.

e L'action didactique doit donc s'efforcer de faire émerger l’infor-


mation permettant cette articulation. Cette information peut lui arriver
sous deux formes. D’abord, elle est constituée par des données concer-
nant les capacités et compétences maïîtrisées par le-sujet : c’est ce que
permet d’obtenir l'évaluation diagnostique effectuée avant l’apprentis-
sage, qu’elle porte sur les « pré-requis structurels » (nature et niveau des
capacités maïîtrisées), ou les «pré-requis fonctionnels » (nature des
connaissances et niveau atteint dans les représentations). Certes, ces
données sont toujours, d’une certaine manière, de simples hypothèses
dans la mesure où le choix des indicateurs permettant de les recueillir est
plus ou moins arbitraire et sélectionne toujours, on l’a vu, sur d’autres
critères que ceux que l’on annonce explicitement. C’est pourquoi l’évalua-
tion diagnostique doit être complétée par l’évaluation en situation,
l'observation de l’apprentissage en acte, des stratégies utilisées et des
effets produits ; c’est ce que l’on nomme justement l’évaluation formative.
Ce type d’évaluation n’anticipe pas l’action — pas plus celle de l’élève que
celle du maître — mais la régule..
Encore faut-il, pour ce faire, que les dispositifs mis en place ne
verrouillent pas l'émergence de l’information. Or nous préférons parfois
certaines sécurités à certaines informations : si nous laissions nos élèves
libres de sortir de la classe quand ils s’ennuient, nous disposerions, de
toute évidence, d’une information précieuse pour réguler notre enseigne-
ment®... Et il existe des manières bien plus subtiles de bâillonner l’infor-
mation : « Vous voulez que les enfants se taisent, dit F. OURY, rien de
plus facile : donnez-leur la parole ! » Car il est vrai qu’il est une manière
de « faire parler » qui ne fait sortir aucune information, comme il est une
manière de parler à une classe en étant à l’affût des réactions que l’on
suscite, des regards et des gestes qui livreront une clé, un point d’appui
auquel articuler un apprentissage. Mais le plus simple — et pourtant le
plus difficile à obtenir tant cela contredit notre représentation de l’ensei-

8. J'emprunte cet exemple à Guy BERGER qui le cite volontiers pour illustrer la place de
l'information dans l’approche systémique.

134
gnement — est encore d’organiser la classe pour que les élèves y travail-
lent afin de‘pouvoir consacrer toute son attention à repérer sur quoi et
comment l’on pourra engrener de nouvelles acquisitions. Et, dans tous
les cas, il ne paraît pas excessif de dire qu’une « bonne didactique » se
reconnaît finalement d’abord à ce critère : « Puis-je, en procédant ainsi,
recueillir assez d’informations pour nourrir et réguler mon activité
d’enseignement ? »
e L'action didactique, si elle ne peut partir que du sujet tel qu’il est,
doit se donner pour fin d'enrichir ses compétences et ses capacités et de
lui permettre d'expérimenter de nouvelles stratégies. Chacun accordera
facilement que l’enseignement doit s’efforcer de faire acquérir des
connaissances aux élèves, mais on pourrait craindre qu’une prise en
compte trop systématique des capacités et des stratégies conduise à l’uti-
lisation de procédures d’acquisition perçues comme strictement confor-
mes aux « possibilités » du sujet. Peut-être efficace dans le domaine des
savoirs scolaires, une telle manière de procéder conduirait à l’enferme-
ment et secréterait des procédures d’intolérance fort dangereuses. Aussi,
l’action didactique doit-elle enrichir le répertoire méthodologique des
sujets en s’appuyant sur les compétences acquises pour explorer de nou-
velles stratégies et construire de nouvelles capacités. Ce qui aura été
atteint par un chemin bien connu pourra permettre d’explorer de nou-
veaux itinéraires et d'acquérir de nouvelles capacités. Ainsi, pouvons-
nous conclure sans craindre le paradoxe : la stratégie d’un sujet est
incontournable, et pourtant elle doit être dépassée. Mais elle ne pourra
l'être que si, dans un premier temps, on l’a d’abord respectée.

5. Où l’on précise les contours de la notion


de « stratégie d’apprentissage »

Si les épreuves d’évaluation permettent à l’enseignant de repérer


qu’une compétence ou une capacité sont maîtrisées par un sujet, en toute
rigueur, elles ne devraient jamais permettre d’affirmer qu’il n’en dispose
pas, un échec pouvant toujours être attribué à des facteurs périphériques
qui ne sont jamais totalement élucidés?. La stratégie, en revanche, dans
la mesure où elle représente l'apprentissage en acte, peut être décrite
comme une suite d'opérations dont les comportements manifestes témoi-
gnent — au moins partiellement— au fur et à mesure; elle peut égale-
ment, sous certaines conditions"®, être appréhendée par l’introspection
9. J'ai proposé un classement de ces «facteurs périphériques » en quatre catégories : outils,
structure, matériaux, insertion psycho-sociale de l’évaluation (cf. « Pédagogie et évaluation
différenciées », L'évaluation en questions, ESF, Paris, 1987. TI
10. Je ne saurais trop ici renvoyer au conseil de P. VALERY : «Il faut entrer dans soi-même :
armé jusqu'aux dents. » (M. Teste.)

#35
cas, ce qui
comme le recommande A. de LA GARANDERIE. Dans les deux
c’est
caractérise précisément une stratégie, ce qui la rend observable,
qu’elle n’est pas un «état» mais un «processus ». Elle représente l’en-
semble des opérations effectuées par un sujet, dans le but de parvenir à un
apprentissage stabilisé. Ces opérations mettent en jeu des capacités qui
entrent en interaction avec des compétences, les premières et les secondes
. se structurant réciproquement dans cetté interaction. Au plan des moda-
lités, et pour décrire ce phénomène, on peut considérer qu’une stratégie
d’apprentissage comprend des opérations de saisie des données et des
opérations de traitement des données. mais on ne peut séparer, ni
chronologiquement, ni logiquement, ces deux phases dans la mesure, là
encore, où elles ne peuvent exister l’une sans l’autre. Néanmoins, cette
distinction peut être féconde au plan didactique, et particulièrement dans
une perspective de différenciation, la saisie renvoyant à la question des
outils d'apprentissage (types d’évocations mobilisées, types de supports.)
et le traitement renvoyant à la question des démarches (sectorielle ou
globale, guidée ou non guidée, faisant appel à l'interaction sociale ou
non, etc.) et donc de la structuration de la situation d'apprentissage.

Stratégie
nr ,

capacités pt détermine le
P — saisie des
— choix des outils
données
interaction = d’apprentissage
Ne — traitement détermine la
matériaux
des données 7” structure des
situations
d’apprentissage

6. Où l’on s’interroge sur la manière


dont un sujet élabore ses stratégies d’apprentissage

Il n’est pas évident que la didactique ait à s’embarrasser systémati-


quement de la question « pourquoi ? » et l’on peut parfaitement accepter
l’idée que la prise en compte des sujets réels et de leurs stratégies puisse
faire l’impasse des causes qui en expliquent le choix ; sans doute même,
dans la pratique de la classe, y aurait-il quelque danger à mener une
investigation systématique sur ces causes, à la fois parce qu’elle pourrait
apparaître inquisitoriale et parce qu’elle risquerait de figer l’individu dans
une stratégie donnée sous le prétexte qu’elle correspondrait à son his-

136
toire. Or nous avons vu — et l’on ne saurait trop y insister — que, s’il
faut respecter la stratégie d’un sujet, il faut aussi l’aider à la dépasser.
Ces précautions étant posées, interrogeons-nous néanmoins — sans
exclure a priori un effet positif de cette interrogation sur l’investigation
didactique— sur la manière dont uñ sujet élabore ses stratégies. Nous
avons déjà insisté sur l'importance des points d’ancrage cognitifs :
ceux-ci constituent, de toute évidence, un premier ensemble de variables
qui déterminent l’élaboration d’une stratégie.
Un deuxième ensemble de variables comporte tout ce qui ressort de
l’histoire psycho-affective du sujet : car il est incontestable que certaines
procédures — toutes vraisemblablement —, assez indépendamment de leur
substrat cognitif et de leur efficacité prévisible dans ce domaine, sont
connotées par rapport à tout un vécu personnel qui les fait apparaître
comme plus ou moins désirables. c’est dans ce registre qu’il faut situer
les phénomènes d'identification dont l’importance quotidienne montre
qu’ils mobilisent puissamment le sujet et lui permettent, non pas de se
passer de substrat cognitif, mais d’aller beaucoup plus vite dans son
enrichissement ; le sujet projette dans le futur une image de lui-même
transformée sur le modèle de celui auquel il s’identifie et il peut, ensuite,
entre cette anticipation et son état présent, établir plus facilement des
liens. L'identification réalise en quelque sorte une économie de temps,
voire de procédures, sans toutefois modifier la nature même du processus.
Bien évidemment, cet aspect dynamogène peut se renverser et devenir
facteur de résistance, voire d’inhibition, par rapport à certaines stratégies.
Enfin, il ne faut pas oublier, dans ce domaine, toute une série de
phénomènes apparemment anecdotiques et qui valorisent ou dévalorisent
telle ou telle activité en raison d'événements antérieurs, souvent oubliés
par le sujet, où elles ont été attachées à des satisfactions ou frustrations
affectives.
Un troisième ensemble de variables, que l’on ne peut ignorer,
concerne les déterminants socio-culturels dans l’adoption d’une stratégie
d’apprentissage. Aucune stratégie n’est socialement neutre puisque
chacune d’entre elles fait l’objet d’usages différents selon les milieux
d’origine et qu’elle est affectée d’une plus-value sociale spécifique que les
individus ne manquent que rarement de percevoir. Ainsi, L. CADOR
décrit-il très justement comment l’ouvrier et l’étudiant, devant une même
machine, l’approchent chacun de manière différente : «Le premier
cherche d’abord son information dans le contact avec l’objet, le second
s’adresse au signe qui le symbolise, le résume, le réduit »!". Ainsi,
pourrait-on montrer comment les stratégies globalisantes, dominantes
aujourd’hui dans l’enseignement des langues vivantes où la perception de
la signification de la phrase peut dispenser de la compréhension exacte de
certains mots, favorisent-elles les individus habitués à passer du général

11. L. CADOR, Étudiant ou apprenti, PUF, Paris, 1982, p. 47.

137
au particulier plutôt que l'inverse... c’est-à-dire ceux issus d’un milieu
socio-culturel où l’on manipule « naturellement » l’abstraction. Tout à fait
à côté des argumentations linguistiques légitimes, le phénomène est bien
réel et ne peut être ignoré des didacticiens ”?.
On voit donc qu’une stratégie d’apprentissage se constitue de maniè-
re complexe et fait intervenir des variables d’ordres très différents. Et,
d’ores et déjà, une conclusion s’impose : la pratique didactique devra
s’efforcer de faire varier les stratégies d'enseignement de manière à ce que
les sujets puissent utiliser leur stratégie d’apprentissage.

7. Où l’on s’efforce de déterminer


les règles du bon usage didactique
de la notion de « stratégie d’apprentissage »

Car, quand on a dit que la didactique doit « s’adapter » aux straté-


gies d'apprentissage des élèves dans la classe, on n’a pas dit comment...
Et deux hypothèses se présentent d'emblée : ou bien l'on envisage-de
déduire les dispositifs didactiques de l'observation psychologique, ou bien
l'on affirme l'autonomie de l'inventivité didactique et l’on fait intervenir
les informations psychologiques comme indicateurs de pertinence de
cette inventivité.
Or, la première hypothèse ne nous paraît pas tenable pour plusieurs
raisons. D’abord, comme le montre très bien G. AVANZINI, l’on ne va
jamais de la psychologie à la pédagogie mais bien plutôt d’une pédagogie
choisie en fonction de finalités implicites ou explicites et d’opportunités
méthodologiques à une psychologie choisie parmi beaucoup d’autres — la
psychologie expérimentale, clinique, génétique, sociale, différentielle. —
et sollicitée pour venir accréditer a posteriori des choix antérieurs !.
D’autre part, si nous disposons de très nombreuses recherches
concernant les «styles cognitifs »!4, on voit mal, en raison de cette multi-
plicité même, comment les opérationaliser. Chacune d’entre elles offre,
en effet, une grille de lecture qui propose de ramener les stratégies d’ap-
prentissage à deux styles qui sont donnés comme deux pôles dominants,
unificateurs des conduites (tolérance/intolérance à l’incertitude, dépen-
dance/indépendance par rapport au champ, rigidité/flexibilité, réflexivi-
té/impulsivité, etc.). Certes, ilexiste des propositions qui se recoupent et.

12. Il a été à nouveau souligné récemment par J. FOUCAMBERT, L'École de Jules Ferry….,
Retz, Paris, 1986 (en part. p. 85 et suiv.).
13. «Psychologie et pédagogie », Collection Sciences de l'Éducation, n° 4, Psychologie de
l'Éducation, CRDP de Strasbourg, 1987.
14. L'ouvrage le plus remarquable à ce sujet est celui de M. HUTEAU, Les conceptions cogni-
tives de la personnalité, PUF, Paris, 1985.

138
peuvént être regroupées ; certaines typologies, comme la dépendan-
ce/indépendance par rapport au champ, peuvent apparaître partiellement
unificatrices.. mais il reste qu’il n’est pas possible, pour l'instant, de les
combiner toutes pour parvenir à une typologie satisfaisante des stratégies
d’apprentissage. d’autant plus que « l’habitude de définir la dimension
par ses pôles ne doit pas induire que nous sommes en présence de
types »!, et qu’il faut donc envisager une multiplicité d’intermédiaires
entre les deux pôles. Tout bien posé, finalement, il paraît raisonnable de
dire que, si l’on pouvait combiner l’ensemble des caractéristiques décou-
vertes ou à découvrir, on devrait aboutir à une typologie présentant à peu
près autant de stratégies d’apprentissage qu’il y a d'individus sur la
planète. De quoi dérouter le didacticien !
Enfin, et surtout, comme le souligne F. SMITH, « si la façon dont les
individus se conduisent dans des situations semblables ne paraît pas
beaucoup changer dans le temps, il est difficile de prévoir quel style
cognitif ils utiliseront dans des situations différentes »\f. Car, ce qui
caractérise la plupart des recherches psychologiques, c’est qu’elles font
abstraction des situations dans lesquelles les sujets sont placés ; dans leur
quête d’invariance, et en réaction contre le situationnisme behavioriste
qui nie la spécificité du sujet et considère les apprentissages comme entié-
rement déterminés par les stimulations dont il est l’objet, elles cherchent à
isoler les «variables-sujet », indépendamment de l’activité didactique
déployée par le maître. Or, ce qui importe dans la classe, c’est moins la
stratégie-en-soi du sujet que celle qui peut lui être utile ici et maintenant,
dans la situation mise en place... car, ce sur quoi le maître peut agir c’est
précisément sur cette situation ; ce qui est en son pouvoir, c’est l’organi-
sation didactique de la classe. Et cette organisation ne peut être déduite
d’observations psychologiques qui cherchent, précisément, méthodique-
ment, à en neutraliser les effets. Il faut donc accepter l’existence d’une
rupture entre la psychologie et la didactique : la seconde ne peut se
déduire de la première mécaniquement, elle est d’un autre ofdre, elle fait
appel à l’inventivité du maître que peut simplement venir réguler une
information que les critériologies psychologiques permettent de mieux
appréhender.
Adapter l’enseignement aux stratégies d'apprentissage des élèves, ce
n’est donc pas déduire systématiquement celui-là de celles-ci. C’est,
plutôt, chercher ce que l’on peut faire varier dans son enseignement,
comment on peut négocier la situation-problème, assouplir sa program-
mation didactique, organiser ses «tableaux de propositions et remédia-
tions ». À partir de ces éléments, sur lesquels on a pouvoir, on engage
l’action et on en observe les effets : pour effectuer ces observations, des
” hypothèses sont alors utiles et on peut effectivement les rechercher dans

15. Ibid., p. 189.


Montréal, 1975, p. 205.
16. F. SMITH, La compréhension et l'apprentissage, H.R.W.,

139
les travaux des psychologues. A partir de cette observation, on modifie,
on ajuste, on conseille les élèves, on peut pratiquer l’aide individualisée.
Si nous devions, d'une formule, définir les attitudes didactiques fonda-
trices de la différenciation pédagogique, nous dirions : le maître propose,
observe et régule les activités des élèves.

8. Où l’on donne enfin


quelques indications concrètes
pour la pratique de la classe

Imaginons donc que le maïître ait procédé à une planification didac-


tique rigoureuse : il a identifié l’objectif-noyau et déterminé la situation-
problème; celle-ci est construite à partir de l’analyse de l’opération
mentale à effectuer et des matériaux à mettre en œuvre qui ont été col-
lectés. Comment organiser, alors, l’activité des élèves de manière à
prendre en compte leurs stratégies d'apprentissage ? Deux formules sont
possibles ; nous les avons présentées ailleurs et nommées « différenciation
successive » et « différenciation simultanée »!?, La première est celle qu’A.
de PERETTI nomme « pédagogie variée »!8 : le maître y conserve la maïîtri-
se de toute sa classe mais s’efforce de faire varier successivement les situa-
tions et les outils ; dans la seconde, le maître propose différentes activités
entre lesquelles les élèves sont répartis ou parmi lesquelles ils choisissent
celles qui leur paraissent susceptibles de leur permettre d’atteindre
l’objectif fixé ; c’est là que la méthode du «tableau de suggestions et de
remédiations » prend tout son sens. Notons que l’alternance entre ces
deux formes de différenciation représente elle-même une richesse, une
sorte de différenciation de la différenciation qui ne peut que bénéficier
aux élèves.
e Dans le cas d’une différenciation successive, la variation des pro-
positions didactiques peut être régulée au cours de séquence par une sim-
ple observation attentive des réactions de la classe ou, mieux, par de
brèves épreuves d'évaluation formative (une phrase à compléter, un sché-
ma à reproduire, une brève manipulation, etc.) qui témoigneront du taux
de convergence de la stratégie d’enseignement utilisée avec les stratégies
d’apprentissage des élèves ; si la disparité est trop grande au sein de la
classe, la différenciation successive devra alors laisser la place à une
phase de différenciation simultanée. Mais, on peut également réguler la
différenciation successive a posteriori, soit par l'institution de pauses
méthodologiques où les élèves, par petits groupes ou en classe complète,

17. Cf. L'École, mode d'emploi, op. cit., p. 140 à 144.


18. Cf. Cahiers pédagogiques, n°5 244-245, mai-juin 1986, « Organisation de l’enseignement et
structurations différenciées des groupements d’élèves », p. 6 à 16.

140
s'interrogent sur l'efficacité, pour chacun d’eux, de tel outil ou de telle
organisation-de l'apprentissage, soit par des entretiens personnels avec
élève pour lesquels les tableaux proposés peuvent servir de points
d'appui ou de grilles d’analyse.
e Dans le cas d’une différenciation simultanée, le problème est un
peu plus complexe dans la mesure où il faut d’abord résoudre la question
de la répartition des élèves entre les différentes activités proposées. Celle-
ci peut s’effectuer de trois manières :
— soit par un diagnostic préalable : le professeur aura obtenu, par
des évaluations antérieures, des entretiens, des observations de l’élève au
travail, assez d’informations pour lui proposer un type d’activités confor-
me à ce qu’il sait de sa stratégie propre;
— soit par «orientation par essai »!°: plusieurs propositions sont
faites aux élèves qui choisissent librement ; à l’occasion de l’examen des
résultats de l’évaluation, on procède aux réajustements nécessaires ;
— soit par éliminations successives : une stratégie est proposée à
tous ; pour ceux qui éprouvent des difficultés, une autre est proposée et
ainsi de suite.
Une fois cette répartition engagée, on peut alors utiliser des procé-
dures de régulation en cours de séquence, d’autant plus facilement que le
maître est disponible pour cette tâche ; en circulant auprès des élèves au
travail, les observant et les interrogeant, il peut utilement introduire un
exercice intermédiaire, rechercher une capacité ou une compétence qui
pourront servir de point d'appui. On peut également utiliser des procé-
‘ dures de régulation a posteriori, en particulier en examinant les résultats
obtenus à l'évaluation et les stratégies utilisées pour la préparer : un
questionnaire, un entretien, une discussion en petits groupes pourront
alors être fort utiles.
En résumé, et dans tous les cas, il sera possible de s’appuyer sur les
tableaux ci-après, mais à condition de le faire de manière souple :
ceux-ci peuvent, en effet, servir à enrichir le répertoire méthodologique du
maître tout en lui fournissant des indicateurs de pertinence de ses choix.
Pour chaque domaine de différenciation, on a indiqué, dans la colonne de
droite, ce que l’on peut faire varier dans l’activité didactique et, dans la
ici
colonne de gauche, les stratégies dominantes à solliciter (caractérisées
par leurs pôles). Le maître pourra donc, selon les opportunités, utiliser les
examiner
tableaux dans un sens ou dans un autre. Il pourra, d’une part,
de
sa pratique didactique, repérer ses options implicites et introduire
ainsi que, à son insu, il utilise plutôt,
nouvelles méthodes ; il observera
1974.
19. Cf. A. BonNgolR et al., Une pédagogie pour demain, PUF, Paris,
des travaux susceptibles
20. Nous n’avons pu, par manque de place, indiquer ni les références
essentiellement sur la pro-
d'illustrer les stratégies proposées, ni nos propres recherches effectuées
ité en CM2/sixi ème, les représent ations des notions de nature et fonction en français en
portionnal
interrogatives en anglais en
CM2/sixième, la maîtrise des structures affirmatives, négatives,
sixième et cinquième.

141
par exemple, des évocations visuelles, une approche globale des savoirs et
des situations peu guidées qui ne jouent guère sur l’implication affective
des sujets. il pourra alors introduire une variété dans ses méthodes, en
usant plus systématiquement d’évocations verbales ou de manipulations,
en utilisant des approches par éléments, plus guidées et articulées sur le
vécu des apprenants. Non que ces formules soient, en elles-mêmes, meil-
leures que les premières. mais parce qu’elles sont susceptibles de pallier
opportunément leurs effets pervers si, et seulement si, on est capable, par
ailleurs, de recueillir les informations sur ce qu’elles produisent et les
élèves à qui elles profitent. Mais ce recueil d'informations suppose que
l’on dispose d’hypothèses sur le fonctionnement cognitif des sujets afin de
pouvoir comprendre leurs réactions. Ce sont ces hypothèses que fournit
la partie gauche des tableaux : grâce à elles, le maître sera en mesure de
réguler ses propositions et de les ajuster progressivement, quoique jamais
totalement — et c’est sans doute préférable — aux besoins des élèves.
On pourra, d’autre part, utiliser les mêmes tableaux comme des
outils pour aider à l’observation, au diagnostic des élèves, de leurs diffi-
cultés et de leurs ressources. Il sera évidemment impossible de situer
chacun d’entre eux dans chacun des domaines et l’on s’attachera, en
fonction des exercices et des opportunités de programme, plutôt à l’un ou
plutôt à l’autre. On pourra ainsi mieux comprendre comment un élève
travaille, analyser avec lui les stratégies qu’il utilise pour effectuer une
tâche précise, de manière à ce que les propositions qui lui seront faites
soient plus «en phase» avec son propre fonctionnement intellectuel.
Contrairement aux inquiétudes que nourrissent certains enseignants, il
n'y a rien là qui ressemble à une investigation de type psychothérapeuti-
que ; il s’agit bien plutôt, pour l’élève, avec l’aide du «maître, de se
mobiliser sur la genèse de ses propres acquisitions, de se faire véritable-
ment épistémologue de ses propres connaissances pour inventer, avec le
maître, de nouvelles procédures pour les acquérir. Et que l’on ne dise pas
que la tâche est trop complexe : qui a eu la chance de s’entretenir avec
des élèves de petite section de maternelle sur la stratégie qu’utilise chacun
d’eux pour apprendre à mettre son manteau, sait à quel point on peut
parvenir, à condition que cela s’inscrive dans une relation de confiance
où pourtant le maître n’abdique rien des ses objectifs, à une formidable
lucidité. Une relation, un objectif, une stratégie. l’apprentissage déci-
dément est bien au cœur du triangle.

142
143
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Il faut se méfier des typologies; les enseignants en sont friands,
surtout si elles leur permettent de classer leurs élèves, ce qui, de toute
évidence, peut les détourner du souci de les faire progresser, tout en leur
fournissant une caution scientifique susceptible de ravaler leur image de
marque. C’est pourquoi je n’ai fourni les grilles qui précèdent qu’en les
entourant de mille précautions. Et, si le terme ne connotait pas d’autres
significations, j'aurais plus volontiers nommé ces tableaux « échelles »,
cherchant à marquer par là qu’il s’agit plutôt d’outils d’analyse et surtout
de progression et non d’occasions d’enfermer derrière elles des individus
condamnés à reproduire une image d’eux-mêmes que des experts
auraient, une bonne fois pour toutes, établie.
Car la prise en compte des stratégies d’apprentissage des élèves ne
pourrait être qu’une forme nouvelle et raffinée de dressage, si elle n’était
accompagnée, ou plutôt si elle n’était elle-même, constitutivement, la
reconnaissance d’un sujet... si elle n’était cette attention à ce que J. OURY
nomme le «rythme »?, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire la
«mise en forme », cette opération étrange où émerge une personne, où elle
se définit et se dépasse à la fois, indissociablement.

21. Les typologies caractérolôgiques de tous ordres jouissent toujours du plus vif succès
auprès des enseignants. l’une des plus curieuses a été établie par A. Ferrière, grand théoricien de
P« École Active » et qui n’a pas hésité à mobiliser l’astrologie pour définir les types psycho-
logiques (cf. Vers une classification naturelle des types psychologiques, Édition des Cahiers
Astrologiques, Nice 1943).
22. J. Oury, in C. POCHET et al., L'année dernière, j'étais mort.., op. cit., p. 171.

148
APPRENDRE
OUTIL N°7 — EXPLORATION
Cet outil n’est pas exhaustif et ne prétend pas couvrir tout l'éventail méthodo-
logique dont dispose le maître dans sa classe. Il est pourtant suffisamment étoffé
pour apparaître à certains démobilisateur : celui qui voudrait tout faire se rési-
gnerait finalement, devant la difficulté de la tâche, à ne rien faire |! Il s’agit sim-
plement ici de fournir une ‘‘boîte à idées’”’ que le maître utilisera et enrichira
en préparant ses cours ; elle peut alors lui permettre, à l’occasion d’un objectif,
de varier progressivement ses propositions méthodologiques.
Cet outil est indissociable de l’outil suivant (n°8 : ‘‘régulation’’) dans la mesure
où la variation didactique qu'il permet d'introduire doit être régulée en perma-
nence en fonction de l'observation de ses effets. C’est l’association de ces deux
outils qui place véritablement l'enseignant en situation de recherche-action péda-
gogique.

Pour atteindre l’objectif que je vise et faire effectuer l’opération


mentale qu’il requiert, il est possible.
dans les
domaines d'utiliser les méthodes ci-dessous.
suivants
1. Les outils — explications dialoguées fonctionnant par questions et
à mobiliser réponses orales, verbalisations systématiques avant les
travaux d'écriture ;
— introduction de temps d’écriture personnelle, réponses à
des questions écrites, rédaction de brouillons avant les prises
de parole ;
— tableaux ou schémas permettant de visualiser la structure
de l’objet étudié ;
— exposés collectifs sur le mode narratif ;
— illustrations visuelles permettant de se représenter
concrètement ce dont il est question (diapositives, films,
photos...) ;
— illustrations sonores permettant de se ‘mettre dans
l'ambiance” ;
— lecture personnelle de documents ;
— écoute individuelle d’un exposé ou d’une conférence ;
— expériences, fabrications diverses ;
— manipulations (découpages, puzzles...) ;
— mime, mise en forme gestuelle ;
— codage symbolique ;
— logiciels, fiches individuelles de travail, etc.

8. Les — approche lente et progressive, élément par élément ; usage


démarches de structures ‘‘en arbre” ;
à proposer — immersion dans la question ou le problème sans
préparation préalable ; questions ouvertes ou très larges ;
— étude approfondie d’un élément réfractant une
problématique plus générale ;
— étude par confrontation d'éléments divers avec
introduction de contre-exemples ;
— utilisation d’oppositions binaires, de conceptualisations
dures et très discriminantes ; appui sur les contradictions ;
organisation de ‘‘procès” ;
— utilisation de gradations, recherche de transitions,
d’explications par glissements ou déplacements ; travail sur
les nuances ; organisation de ‘‘conciliations”’.

149
3. Le degré — annonce très détaillée des objectifs, étape par étape ;
de guidage — découverte par l'élève lui-même, a posteriori, de l'objectif
(ou de qui était visé ; confrontation des hypothèses de l'élève avec le
directivité) projet de l'enseignant ;
à mettre en — proposition d’un plan de travail individuel très précis
place étape par étape ; utilisation très rigoureuse d’un manuel ;
— proposition d’un projet global et liberté d'initiative quant à
l’organisation du travail ; utilisation souple de documents
issus de manuels et sources multiples ;
— vérifications régulières ; interruptions du travail à chaque
étape pour procéder à des évaluations partielles et mettre en
place les remédiations requises ; révisions fréquentes et
cumulatives ; à
— vérifications tardives sur des résultats globaux ;
remédiations plus générales portant sur l’ensemble de
l’apprentissage ; révisions espacées mais systématiques.

4. Les types — évocation d’anecdotes personnelles en lien avec la question


d’insertion étudiée ; jeux de rôles et situations impliquantes ; mise en
socio- rapport de l'apprentissage avec l'expérience de l'élève et
affective sollicitation de ses réactions personnelles (adhésion,
à suggérer objections, questions, réserves...) ;
— détour par l'histoire, utilisation de jeux de règles peu
impliquants ; travail sur l’esthétique et le positionnement des
éléments, transposition sous forme de tableaux ;
— alternance de travail personnel et de confrontation en
petits groupes ; mise en place de structures d'échanges ;
encouragement à la discussion systématique des points de
vue et à la recherche de l’étayage d'autrui ;
— respect du travail personnel et du silence ; possibilité
offerte à l'élève de s’isoler physiquement, intellectuellement
et affectivement ;
— enracinement de l’apport nouveau dans les connaissances
antérieures dans la discipline ; mises en rapport régulières et
sécurisantes avec ce qui est déjà su ; globalisation
systématique des acquis ; ñ

— travail interdisciplinaire, recherche des analogies,


passerelles, transferts possibles d’une notion dans un autre
champ.

5. La gestion — interpellation de l'élève pour qu'il réagisse tout de suite à


du temps une consigne ; fasse un exercice dans la foulée de
à organiser l’explication pour en fixer l'essentiel ;
— sursis à l'exécution d’une consigne pour laisser le temps
de l’évocation et de l'appropriation ;
— recueil systématique d'informations avant d'agir :
constitution de dossiers documentaires, rappel de toutes les
acquisitions antérieures, vérification que l’on dispose bien de
toutes les données (usage de check-lists préalables) ;
— lancement rapide de l’action et recherche des informations
en fonction des difficultés (usage de listes de remédiations) :
— séquences de travail longues, avec la même méthode, sur le
même objectif ;
— séquences de travail brèves, alternant méthodes et/ou
objectifs.

150
APPRENDRE
OUTIL N°8 — REGULATION

Cet outil est une fiche méthodologique qui pourra être utilisée par l'enseignant
pour aider à l'observation de l'élève et recueillir des informations sur la manière
dont chacun travaille le mieux ; cela permettra de différencier, même modeste-
ment ou partiellement, les propositions didactiques. De plus, on pourra prendre
appui utilement sur cette grille pour conduire des entretiens méthodologiques
afin d'aider l’élève à identifier les conditions de sa réussite et à explorer des situa-
tions nouvelles. Enfin, il sera possible de l'utiliser comme un moyen de diagnostic
et de répartition des élèves en ‘‘groupes de besoin’, tant au sein de la classe que
dans le cadre de regroupements plus larges.
Dans tous les cas, l'association de l’élève à l’utilisation de l’outil, voire à sa
reconstruction, en améliorera considérablement la portée. On peut envisager, pour
cela, des simplifications notables, telle celle que nous suggérons plus loin.
Soulignons également que les huit phases que nous distinguons ne représen-
tent pas un modèle taxonomique ; leur ordre peut être modifié selon les sujets
et cela également peut faire l’objet d’un travail de réflexion avec eux (certains,
en particulier, ont besoin du transfert pour accéder à une structuration stabili-
sée). Si nous avons présenté le tableau ainsi, c’est parce que ces huit phases cor-
respondent à des types d'activités scolaires habituelles et facilement identifiables.
Ce sont précisément ces activités qu’il convient d'adapter le mieux possible à cha-
cun et auxquelles il convient d'adapter chacun le mieux possible.

1» ®
ae
Pour chacune des activites Sa 2 |,
e en * = &

ci-dessous, on s’efforcera 2 a à É ë
de repérer les conditions me ss |
qui en facilitent la 8É x 8 lg a É
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1. Sensibilisation : ce qui
‘‘accroche’’ et permet de se
mettre plus facilement au
travail...

2. Repérage : ce qui aide à


être attentif, à écouter, voir
ou lire ce qui est proposé...

3. Structuration : ce qui
facilite la compréhension,
permet de relier ce que l’on
apprend à ce que l’on savait
déjà et de se construire un
système d'explications.

151
4. Appropriation : ce qui
permet de faire vraiment sien
un apprentissage, rend
capable de l'expliquer à
autrui et de répondre à ses
éventuelles questions ou
objections.

5. Mémorisation : ce qui
donne les moyens de stocker
les acquisitions effectuées afin
de pouvoir les restituer...

6. Révision : ce qui garantit la


meilleure efficacité aux:
reprises et révisions
systématiques effectuées a
posteriori sur des ensembles
de connaissances.

7. Transfert : ce qui rend


possible l’utilisation
personnelle d’une
connaissance dans un
nouveau contexte, son
application dans des
situations inédites...

8. Auto-évaluation : ce qui
met le sujet en situation de
regard critique sur son
propre travail et l’aide à
améliorer ses résultats...

APPRENDRE ;
OUTIL N°8 SIMPLIFIÉ
Nous proposons ci-dessous une version simplifiée de l’outil n°8, adapté pour
un devoir personnel d'élève de collège. Ce cadre pourra être rempli par l'élève
après la confection du devoir et servir de support à un échange méthodologique
avec lui pour comparer les moyens utilisés et les résultats obtenus.
Bien d’autres applications simples sont possibles pour l’ensemble des exerci-
ces et activités scolaires.

Les conditions Le matériel que Comment je m’y


dans lesquelles j'ai utilisé (notes, suis pris (ce que
j'ai fait ce devoir : livres, documents, j'ai fait d’abord,
— quand ? , outils divers... dans quel ordre
— OÙ ? | j'ai travaillé..….).
— combien de
temps ?

152
Final de la deuxième partie

Où l’on rassure le lecteur, légitimement inquiet


par l’étendue de nos propositions,
en l’invitant à choisir son entrée
et à réguler son action
en maintenant l’écologie de la classe

« En pédagogie, on en est à la préhis-


toire (.…). Obstinément, au ras du sol,
faisant feu de tout bois, nous taillons
nos silex, créant nos outils matériels et
conceptuels, des outils qui pourraient
servir à d’autres. »
F. OURY,
De la classe coopérative
à la pédagogie institutionnelle
Maspero, Paris, 1971, p. 47.

La complexité inquiète. On la confond trop souvent, en effet, avec la


-
complication. Or, si la seconde est effectivement le fruit d’une interven
e est, en revanche ,
tion qui vient «brouiller les cartes », la premièr
l'expression de la solidarité qui lie toutes choses entre elles et régit leur
e nous
interaction. Alors que la seconde nous prive du pouvoir, la premièr
le rend : un système complexe n’est pas un système qui se dérobe à notre
e
compréhension, c’est un système qui s'offre à notre action, un ensembl
de l’un d’eux
d'éléments qui sont liés de telle sorte que la transformation

153
déterminera la modification des autres et, par suite, aura des effets sur le
système tout entier.

Ainsi en est-il de l’apprentissage : on peut considérer que ce que


nous avons suggéré est «bien compliqué » et beaucoup trop exigeant,
qu’il y a trop de choses à prendre en compte, que l’on ne pourra jamais
tenir ensemble et de manière cohérente l’ensemble des propositions que
nous avons faites, qu'aucun maître ne peut avoir, simultanément, le souci
d’une relation dynamique et médiatisée, d’une organisation didactique
rigoureuse et de la prise en compte de la diversité des stratégies d’appren-
tissage de ses élèves. et, à de nombreux égards, on a raison car une telle
tâche est bien hors de portée. Il y a trop d’éléments pour que l’on puisse
espérer tous les maîtriser.

Or, dans ce cas comme dans bien d’autres, quand la multiplicité des
facteurs en présence ne paralyse pas les décideurs, elle entraîne des
conflits sans fin sur ce qui doit être considéré comme le facteur détermi-
nant. Ainsi, l'élève en échec voit-il, à son chevet, se disputer les péda-
gogues : certes, ceux-ci sont d’accord pour revendiquer un pouvoir
spécifique et ne pas renvoyer leurs difficultés à des phénomènes sur
lesquels ils n’ont aucune espèce d’influence ; mais, s’agissant de savoir
comment intervenir dans la classe, sur quoi agir et donc sur quoi faire
porter de manière préférentielle la formation des maîtres, ils opposent les
influences socio-affectives, les choix didactiques et l’adéquation aux
stratégies cognitives des élèves ; pour certains d’entre eux c’est la relation
avec le maïtre qui est cause de tout, pour d’autres c’est la méthode uti-
lisée qui est déterminante, pour d’autres, enfin, c’est la prise en compte du
sujet connaissant qui est insuffisante. Pour transformer la situation, on
propose, alors, soit d’engager avec le maître une psychothérapie ou'une
dynamique de groupe, soit de lui imposer un changement de manuel et de
méthode, soit de l’encourager à étudier les « profils » de ses élèves et à
pratiquer le conseil méthodologique. Le plus souvent, malheureusement,
ces propositions sont exclusives et se durcissent jusqu’à considérer les
autres points de vue comme dangereux... et il est vrai qu’ils le sont dans
la mesure où, chacun à leur manière, ils excluent la «tierce réalité » et
sont menacés de dangereuses dérives. C’est vers eux, pourtant, que l’on
revient, selon de subtils mouvements de balanciers qui font alterner, dans
l'institution scolaire française et les organismes de formation, des phases
où dominent la psycho-sociologie et les problèmes relationnels, des
phases où s’impose l'élaboration didactique et taxonomique, des phases
où l’on se centre sur des typologies caractérologiques ou cognitives. Dans
les premières on « met en groupe » et l’on quête l’authenticité, dans les
secondes on « met en objectifs » et l’on vise l’efficacité, dans les troisièmes
on «met en fiches » et l’on promeut les procédures individualisées. Et il
semble bien que, au moment où nous écrivons ces lignes, nous soyons en
train de vivre un basculement de la deuxième à la troisième phase

154
comme, dans les années soixante-dix, on avait vécu un basculement de la
première à laseconde.
Aussi compréhensible soit-elle, cette manière de procéder n’est pas
saine ; outre qu’elle divise des forces qu’il conviendrait d’unir, elle
appauvrit chaque fois la situation pédagogique quand il faudrait lui
redonner $a complexité, c’est-à-dire la rendre saisissable par toute une
série d’entrées particulières, par des compétences, des positionnements
personnels et institutionnels différents, sans pour autant lui faire perdre
sa spécificité. Car, une relation plus saine, une construction didactique
plus solide, une attention plus soutenue aux procédures individuelles, sont
autant de moyens d’améliorer l’apprentissage, autant de moyens qui se.
répercuteront inévitablement l’un sur l’autre dès lors que l’on aura le
souci de restaurer le triangle et d’introduire inlassablement le pôle invisi-
ble ou caché. En d’autres termes, les troisduapproches sont légitimes et,
pour chacune d’entre elles, la fonction théoricien — qu’il exerce,
souvent, de manière polémique et, parfois malheureusement, doctri-
naire — comme la tâche du formateur — qui est presque toujours vécue
comme déstabilisatrice— est bien de poser la question de l'absent afin
d'ouvrir un espace au véritable pouvoir pédagogique.
C’est pourquoi, même si la conjoncture et les problèmes de stratégie
institutionnelle ne facilitent guère la sérénité dans ce domaine, il faut
forc
s’efd'éviter er d’école et s'interroger plutôt, dans chaque
les querelles
cas singulier, dans chaque classe, dans chaque établissement, Sur l'entrée
opport
qu'il est un r. Cette opportunité sera déterminée, selon
de privilégie
les cas, par des ressources personnelles ou formatives, par une pression
institutionnelle, une occasion que fournit, dans l’école, l'arrivée d’un
nouvel outil, la parution d’un article ou même, parfois, par un simple
et
phénomène de mode. Mais il faut gérer opportunément l'opportunité,
des recherche s pour
cela impose de ne pas engager des travaux ou
lesquels on ne dispose d’aucun support, d’aucune aide fiable et adaptée.
sans doute,
Ainsi, la centration sur la relation pédagogique requiert-elle,
un régulateur attentif à ce que les échanges s’effectuent dans la confiance
sa
et le respect réciproques ; la centration sur la rigueur didactique, pour
solide
part, gagne-t-elle toujours en efficacité si elle est accompagnée d’un
; tandis que l'intérêt pour les stratégies indivi-
apport épistémologique
duelles est,deson côté, toujours plus fécond si l’on dispose d’hypothèses,
informations.
de grilles de lecture permettant de recueillir et de traiter les
de ce qui peut faire l’objet du
Dans tous les cas, le choix de l’entrée,
est donc un acte essentiel : il
travail collectif ou individuel du maître,
le pouvoir, parce que,
s’agit de déterminer ce sur quoi on décide d’exercer
moyens néces-
à la fois, la situation le permet et que l’on dispose des
et elle seule,
saires. Car c’est bien la conjonction de ces deux éléments,
de ce pouvoir : que
qui garantit les conditions de possibilité de l’exercice
ve s’évanouit,
l’un des deux vienne à manquer et notre liberté d'initiati
dont on dispose
s’anéantit dans le gouffre qui se creuse entre les moyens

155
et la manière dont se posent, localement, les problèmes. Celui qui veut
engager la réflexion et l’action pédagogiques doit donc effectuer ce travail
préalable qui consiste à analyser et à mettre en rapport une situation et
des ressources, une sensibilité et des apports, des questions qui se posent
dans le concret quotidien et des hypothèses de travail qui peuvent contri-
buer à leur apporter une réponse. Il doit, pour employer une expression
que nous avons utilisée pour décrire l'apprentissage et que nous avons
plaisir à reprendre ici, «créer des liens ».
Mais la détermination de l’axe principal du travail, si elle permet
d'échapper aux querelles d’intentions et de passer à l’acte, peut aussi
engager un maître ou une équipe dans un mode de fonctionnement très
réducteur qui préparera, sans aucun doute, le terrain à de futurs et stériles
conflits. C’est que, s’il est important de disposer d’une entrée, il faut
encore ne pas y rester et pénétrer, à partir d’elle, dans le «système
apprentissage » tout entier pour rétablir ce que l’on pourrait nommer son
«équilibre écologique » : on peut décider de s’attacher à la relation péda-
gogique mais en réinjectant toujours le pôle savoir ; on peut décider de
travailler la dimension didactique mais en étant attentif à prendre en
compte les singularités individuelles ; on peut s’attacher à ces dernières
mais en cherchant à élargir systématiquement le champ de leurs compé-
tences. L’écologie de la classe est à ce prix et son équilibre n’est pas un
bien qui serait donné d’emblée et que l’on n’aurait qu’à sauvegarder, c’est
une organisation à promouvoir, un dynamisme à instaurer, un système
qui n’existe plus dès qu’il n’est plus porté par la volonté de ses acteurs.
C’est pourquoi il peut être utile de mettre en place, dans la classe,
dans l’École, ce que les tenants de l’approche systémique nomment un
sous-système régulateur : un « conseil » pour parler comme FREINET, un
espace contractuel, une structure de concertation, un groupe de régula-
tion. une instance chargée, avec le maître, de réfléchir à cet équilibre
écologique si instable et d’introduire la dimension manquante au moment
opportun. Ce pourra être, dans la classe, une réunion de tous les élèves
ou de quelques élèves avec le maître, dans l’établissement, une rencontre
entre l’équipe d’enseignants, les représentants des élèves, voire des
parents, avec l’assistance éventuelle d’un formateur. Mais, pour que ces
réunions ne tournent pas au bavardage ou aux procès d’intention, il faut
qu’elles se déroulent avec le souci constant, incarné par l’animateur de la
rencontre, de travailler au niveau du « système apprentissage », c’est-à-
dire d’en examiner les différentes dimensions, de se demander sur quoi il
est nécessaire de faire porter l’effort pour améliorer l’équilibre. Certes, ce
type de rencontres sucite, chez beaucoup, une légitime inquiétude... on y
voit l’occasion d’une fâcheuse confusion des rôles, l'invitation faite aux
élèves et aux parents de légiférer sur ce qui n’est pas leur affaire. Certes,
quand on s’y risque, on est toujours menacé de se voir inquiété ou
agressé, d’autant plus, d’ailleurs, que, la réalité des pratiques se trouvant
hors de portée, invisible et non questionnable, les échanges s’installent

156
dans un registre saturé d’affectivité où l’on bascule sans cesse du psycho-
logique à l’idéologique en esquivant le pédagogique.
Or, il ne s’agit pas de cela: il s’agit d'examiner tranquillement
comment fonctionne l’apprentissage dans la classe et dans l’établissement
et de se demander ce que chacun doit introduire, ceà quoi chacun — dans
le respect de sa spécificité — doit travailler pour qu’on apprenne mieux et
plus. Jai dit «tranquillement », et je sais que cette tranquillité n’est
jamais acquise, que les tuburlences de la passion sont toujours prêtes à
emporter les personnes, surtout quand on touche à des domaines où l’on
a si peu l’habitude de parler en termes sereins, où l’on se sent si vite mis
en cause personnellement. Mais il faudra y arriver. Il faudra parler
«écologie de l’apprentissage » dans les lieux où l’on cherche à faire
apprendre, afin que les maîtres puissent être stimulés dans leur travail,
réfléchir à leurs méthodes et à leurs attitudes, créer des instruments
toujours mieux adaptés.
Ils pourront alors engager, à proprement parler, des procédures de
recherche-action, c’est-à-dire, en utilisant, par exemple, l’un ou l’autre des
outils proposés ici — celui qui correspond à l’entrée qu’ils ont choisie —
formuler des propositions et les mettre à l'épreuve pour observer les effets
produits. Trop souvent, malheureusement, au lieu de procéder ainsi, l’on
attend d’avoir trouvé une solution qui tiendrait sa perfection de ce qu’elle
serait déduite d’un ensemble d’observations et s’imposerait comme la
seule bonne formule. Parfois même, on attend que cette solution nous
parvienne des cabinets spécialisés, de chercheurs ou de politiques. On se
réunit alors autour d’un totem — un outil, une méthode, un nouveau voca-
bulaire — qui deviendra vite un tabou en raison des déceptions qu’entrai-
nent tout naturellement ses prétentions à l’universalité. Si l’on veut
éviter de tels phénomènes, toujours dommageables pour les élèves, il
convient de mettre véritablement le maître en position de praticien-
chercheur dans sa propre classe, capable d’inventer et de réguler, d’ima-
giner et d'évaluer, d’utiliser les outils, les méthodes, les situations qui lui
sont suggérés par son environnement ou ses lectures, mais en observant
les effets qu’il produit : il verra ainsi si telle manière de procéder est plus
ou moins efficace au regard de tel type d’objectifs, pour tel élève, en
fonction de la relation qu’il entretient avec lui. Il procèdera par stabili-
à un
sations provisoires et rectifications successives. non pour s’adonner
qui sont les
empirisme radical, mais pour gérer les situations particulières
sans doute des
siennes, en prenant en compte leur spécificité. Il utilisera
ne
modèles!, et nous en avons nous-même esquissé ici, mais ceux-ci
qu’ils lui
seront validés que par l’appropriation qu’il en fera, les résultats
permettront d’atteindre. « Une règle du jeu qui réussit n’est pas arbi-

recherche-action, par opposition aux


1. C. DELORME parle de « modèles communicables » en
me positivis te (De l'animation pédagogique à la recher-
modèles généralisables de l’expérimentalis
che-action, Chronique sociale, Lyon, 1982.).

157
traire », dit J. SCHLANGER2. Un modèle pédagogique grâce auquel des
élèves apprennent mieux n’est jamais arbitraire. Car, le contraire de l’arbi-
traire n’est pas l’universel, mais bien le particulier, c’est-à-dire ce qui est
adapté, régulé en permanence. L’universel, en revanche, quand on l’appli-
que dans une situation particulière, est toujours arbitraire puisque,
précisément, il ne tient pas compte des spécificités de cette situation. Plus
exactement, l’universel est arbitraire quand il prétend donner, à lui seul,
les moyens de traiter le particulier. Or c’est ce traitement du particulier
qui importe, en pédagogie plus encore qu'ailleurs, car il n’existe ici
aucune situation qui soit en tout point semblable à une autre’. Et c’est
pourquoi, s’il est toujours utile, important, déterminant, que des cher-
cheurs, pédagogues et didacticiens, construisent des modèles, il ne faut
jamais perdre de vue que c’est à l’usage, même modeste, même partiel,
qui en est fait, aux déformations appropriatives dont ils sont l’objet, aux
résultats qu’ils produisent, aux réajustements qu’ils permettent, qu’il faut
toujours les référer. Et les modèles proposés ici ne veulent surtout pas
échapper à ce statut. |

2. L'invention intellectuelle, Fayard, Paris, 1983, p.197:


3. Cf. M. HUBERMAN, « Répertoires, recettes et vie de classe : comment les enseignants utili-
sent l’information », Éducation et Recherche, n° 2, 1983, D1571a0077.
4. L'ouvrage coordonné par A. BOUVIER, Didactique des mathématiques, le dire et le faire
(CEDIC-Nathan, Paris, 1987) représente un excellent outil de travail élaboré précisément, nous
semble-t-il, dans cette perspective. Nous en avons pris connaissance au moment où le présent
texte était achevé, ce qui explique que nous ne l’ayons pas cité jusque-là.

158
Épilogue

Où l’on côtoie l’utopie


et frôle la provocation avant d’hésiter,
comme souvent sur le pas de la porte,
à prendre congé

« Celui qui vient au monde pour ne rien


troubler ne mérite ni égards ni patien-
ce. »
René CHAR
Fureur et mystère
Gallimard (Poésie), Paris, 1967, p. 195.

Dans un récent et remarquable ouvrage, Antoine PROST examine


l’histoire récente de nos institutions éducatives et se demande si celles-ci
se sont démocratisées!. Depuis (963,àneffet, on a assisté à une série de
fusions institutionnelles faisant disparaître progressivement les différentes
filières dont on avait mesuré le caractère ségrégatif ; on s’est ainsi ache-
miné vers le collège unique que beaucoup considéraient comme un modèé-
la démocrat
le de «justice scolaire ». Or, constate A. PRO ST, isation n’a
t
pas
as été au rendez-vous et les enfants des milieux défavorisés n'on
ÉenEhcIe del'opération lepourcentage de ceux qui, parmi eux, accèdent
au baccalauréat et aux études supérieures est toujours désespérément
que,
aussi faible ; il a même, semble-t-il, plutôt tendance à baisser. C’est
en réalité, il n’y apas euvéritab lement démocratisat ionnt
mais seuleme
sivement généralisé à tous les élèves le modèle ]
massification ; on a progres
pédagogique qui était adapté à l’ancienne élite et qui apparaissait comme,
prépa-
le plus prestigieux, celui des lycées classiques d’antan, des classes
1986.
1. A. PRosT, L'enseignement s'est-il démocratisé ?, PUF, Paris,

169
ratoires aux grandes écoles, de l’Université. Sous prétexte de donner à
chacun ses chances, on a imposé à tous les pratiques les plus sélectives..
Faut-il, pour autant, revenir aux filières, toujours légitimées par quelques
réussites exemplaires, mais toujours lourdement grevées par le jeu des
attentes réciproques qui en fait de terribles ghettos sociologiques et sco-
laires ? Certainement pas ! La question qui est posée à l’École d’aujour-
d’hui, la question que les élèves et les parents lui posent, est celle de sa
capacité à imaginer des solutions nouvelles qui échappent à la fois au
danger
de l’enfermement et à celui du traitement égal. Car nous savons
bien maintenant que le fait d’isoler systématiquement les élèves en diffi-
culté risque de les engager dans une spirale de l’échec, mais nous savons
aussi qu’en les traitant « à égalité » avec les autres, on creuse toujours un
peu plus les écarts. Notre tâche est alors d'inventer
sans cesse des
formules pédagogiques capables
rentrer de traiter la différence sans organiser
RTS De 28 des
ghettosetdefaire travailler ensemble des élèves hétérogènes
sans céder à
la
facilité
du Chémin unique. Notre tâche est de gérer l’École pour que
tous les élèves yapprennent dans la richesse de leurs différences.
Certes, nous croyons l’avoir montré, on peut commencer, d’ores et
déjà, à travailler dans ce sens ; on peut s’efforcer, même seul, même de
temps en temps, d’introduire dans sa classe plus de rigueur et de sou-
plesse à la fois, d’instaurer une relation, des dispositifs, des systèmes de
régulation qui facilitent les apprentissages. Et rien ne doit nous faire
renoncer à ce bricolage quotidien, même si, parfois, il nous apparaît déri-
soire au regard de l’ampleur des problèmes scolaires. Mais on peut aussi
espérer que l'institution scolaire avance, plus globalement, vers l’horizon
que nous nous sommes fixé ; on peut espérer que la réflexion et la concer-
tation collectives permettent d’échapper aux alternances stériles dans
lesquelles elle a tendance à s’enfermer. Mais cela suppose alors que’on
s’attaque à un obstacle considérable, une représentation des conditions de
l’apprentissage qui, d’ailleurs, est véhiculée aussi bien par ceux qui
prônent un retour aux filières que par ceux -qui_sacralisent la classe
hétérogène... il s’agit de la notion même de/« classe»\Certes, comme le
fait remarquer G. AVANZINI, «ce modèle est-relativement récent dans
l’histoire des institutions éducatives puisqu'il ne fut, pratiquement, pas
généralisé avant la fin du xix° siècle » ; il est néanmoins tellement
prégnant dans les esprits que l’on n’imagine pas qu’il soit possible d’en-
seigner autrement. Or, et on ne le dira jamais assez, c’est la notion de
__classe qui nous ligote, qui nous fait basculer de solutions homogènesà
des solutions hétérogènes, tout autant insatisfaisantes les unes que les
autres ; c’est la notion de classe qui nous enferme dans des progressions
linéaires, qui nous contraint à ennuyer certains, alors que d’autres
manquent de temps ; c’est la notion de classe et son carcan horaire qui
nous imposent peu ou prou de reconduire éternellement la même méthode
2. « Pédagogie différenciée : pertinence et ambiguïté », Différencier la pédagogie, pourquoi ?
comment ?, CRDP de Lyon, 1986, p. 36.

160
expositive, qui nous interdit de varier les exercices, de sortir de l’École ;
c’est la notion de classe et celle de cours, qui lui est si étroitement asso-
ciée, qui rénvoient dans les marges l’entretien méthodologique avec
l'élève et l’aide au travail personnel, qui pourraient être si déterminants
dans sa réussite ; c’est la notion de classe et la géographie de l’apprentis-
sage qu’elle impose qui modélisent la communication, interdisent ou
rendent très difficile le recueil de l’information ; c’est la notion de classe
qui génère ces redoublements absurdes dont on sait bien qu’ils ne résol-
vent presque jamais rien ; c’est la notion de classe, enfin, qui enferme les
enseignants dans l’individualisme et fait du travail en équipe une épopée
héroïque. C’est donc la notion de classe qu’il faut casser ou, tout au
DORA CREER
Assoubplir la classe, c’est, par exemple, y introduire de larges plages
de travail individualisé, organiser des ateliers thématiques ou méthodo-
logiques, prendre le temps du suivi individuel. Assouplir la classe, c’est
diversifier les formes de regroupements des élèves, leur proposer des
cadres adaptés à leurs difficultés ou à leurs réussites, dont les effectifs, les
horaires, les méthodes, les responsables soient négociés au plus près de
leurs besoins. Assouplir la classe, c’est aller vers une gestion souple du
temps, imaginer des formules nouvelles faisant alterner des stages longs
dans une discipline ou sur un objectif qui les requièrent et de brèves
séquences quand cela est nécessité par le besoin d’une imprégnation
progressive. Assouplir la classe, c’est ne pas obliger un élève à refaire le
programme dans toutes les disciplines alors qu’il n’est en échec que dans
une ou deux d’entre elles. Assouplir la classe, c’est lever la stupide
barrière de l’âge, donner la possibilité à des élèves qui se sont, un temps,
éloignés de l’École, de «raccrocher » sans pénalité. Assouplir la classe,
c’est organiser l’ensemble des activités scolaires, à partir de référentiels
de formation et de manière contractuelle ; c’est négocier avec les élèves
les tâches et les travaux qui leur permettront de progresser ; c’est orga-
niser l’apprentissage et non l’enseignement. En ce sens, et pour plagier
une formule célèbre, on pourrait définir l’École à construire, comme
l’association d'ateliers diversifiés et du tutorat systématique : des ateliers
diversifiés utilisant tous les outils dont nous disposons, toutes les riches-
ses de l’équipe enseignante, mais aussi de l’environnement scolaire et
social ; et du tutorat systématique pour que chaque élève puisse identifier
son niveau, se fixer des objectifs, réfléchir ses méthodologies, évaluer ses
acquisitions. Non pas des ateliers où seraient proposées de vagues acti-
vités d’expression à la seule demande des élèves. Non pas un tutorat à
caractère psychothérapeutique où la guidance s’anéantirait dans l’écoute
béate. Mais des ateliers rigoureusement organisés, centrés sur des objec-
tifs d’apprentissage précisément identifiés et un tutorat pour organiser et
réguler ces apprentissages, centré sur un référentiel de formation
clairement annoncé.
Et que faut-il pour en arriver là ? D’abord, inverser la situation

161
absurde dans laquelle se trouvent les enseignants aujourd’hui. ils sont,
en effet, totalement ligotés quant à leurs méthodes et totalement incon-
trôlés quant à leurs résultats :pourvu qu’ils se conforment à un modèle
pédagogique implicite et ne fassent pas trop parler d’eux dans l’établis-
sement, ils sont «libres» d’échouer dans leur tâche d’éducation sans
encourir le moindre risque. C’est tout à fait l’inverse qu’il faudrait insti-
tuer: fixer plus rigoureusement les référentiels de fin de cycle, voire de fin
|d’année, faire intervenir dans la promotion des maîtres les résultats sco-
aires de leurs élèves, correctement pondérés par le niveau d’entrée et la
|politique de sélection. mais laisser les maîtres libres de s’organiser en
léquipes en réunissant trois ou quatre classes, de globaliser leurs heures
de service sur l’année scolaire et de les répartir comme ils le jugent néces-
saire, selon les modalités qui paraissent adaptées aux besoins de leurs
élèves. Créer des mini-écoles, mini-collèges, mini-lycées, à taille humaine,
disposant de leurs moyens propres, gérés par des petites équipes
bénéficiant de la plus, large liberté d’initiative, sous le contrôle et l’impul-
sion d’un chef d’établissement garantissant le cadre constitutionnel et
suscitant leur inventivité.. L'École n’évoluera que si, simultanément, on
exige d’elle des résultats plus performants et on lui donne toute latitude
pour inventer des solutions originales. Elle n’évoluera que si, sans renier
sa mission de service public, en accueillant tous les enfants et en se
donnant pour objectif d’en faire des êtres lucides et armés pour affronter
le monde, elle s’ouvre à des dynamiques nouvelles, imagine localement,
en fonction de chaque situation, des formules neuves, des moyens nou-
veaux de gérer les apprentissages.
Mais les facilités institutionnelles, aussi importantes soient-elles, ne
peuvent jamais suffire si elles ne sont pas accompagnées d’un effort de
formation des personnes ; c’est pourquoi il faut recentrer la formation
initiale autour de la spécificité professionnelle de l’enseignant, y intro-
duire systématiquement des études et des recherches autour des trois
dimensions de l’acte d'apprendre que nous avons envisagées : la relation
pédagogique, le chemin didactique, les stratégies d’apprentissage. Il faut
encourager les maîtres à se former personnellement dans ces domaines et
y prendre en compte, pour leur carrière, les diplômes qu’ils peuvent obtenir
{ en Sciences de l'Éducation. Il faut que, sans abandonner les exigences
légitimes afférentes au savoir à enseigner et à la maîtrise de ses contenus,
la formation permette au maître de comprendre où et comment se jouent
les apprentissages. et c’est bien là la moindre des choses, au fond, pour
lui dont le métier est de faire apprendre*.
Ceci dit, si la formation personnelle est essentielle, sielle doit être
poursuivie tout au long de l’activité professionnelle, il est clair que la
compétence d’un dispositif, d’un établissement, ne se réduit pas à la

3. La formule proposée par A. P dans Éloge des pédagogues, me paraît, à cet égard, ex-
cellente (Le Seuil, Paris, 1986, p./175 à 189)

162
somme des compétences des individus qui les composent ; c’est la raison
pour laquelle.il faut travailler, en formation continue, sur le terrain, à
identifier et à résoudre les problèmes qui peuvent se poser. Certes, il ne
faut pas sous-estimer l’importance des stages qui, hors de la pression
quotidienne, permettent de prendre du recul et d’engager une réflexion en …
profondeuf. Mais les acquis de ces stages risquent de faire l’objet d’une
crispation maladroite ou d’une dilution progressive s’ils ne sont pas
relayés dans une dynamique locale, potentialisés
dans une équipe, mis au
service d’une organisation originale et plus efficace de l’apprentissage*.
La formation continue doit donc consacrer une partie de ses moyens à
des
activités d’intervention dans_les.établissements, de recherche avec les
acteurs concernés des solutions les plus efficaces au regard des objectifs à
atteindre, des conditions à remplir et des résultats à espérer. Elle a, en ce
sens, une tâche essentielle, décisive, qui ne se limite pas à un conseil en
organisation ; elle doit agir sur cette frontière intérieure entre la fatalité et
le pouvoir, cette frontière qui, en chacun de nous, détermine ce que nous
renvoyons dans l’impossible, l’inéluctable, l’utopie et ce sur quoi nous
décidons d’agir. Rien n’est plus décisif pour l’École que de travailler
inlassablement cette frontière, car c’est bien autour d’elle que se joue
l’avenir de la moindre réforme comme c’est autour d’elle que se joue le
sort de chaque élève, de chaque apprentissage.
Certes, l’histoire prend son temps et les institutions évoluent lente-
ment. Certes, celui qui s’essaye à faire quelque chose mesure vite à quel
point les choses résistent et, sans doute, doit-il se contenter, souvent, d’un
geste à peine ébauché, d’un mot à peine énoncé, d’un regard fugace mais
où perce la confiance. presque rien et pourtant presque tout. Une
empreinte sur le chemin, le signe d’une présence, la trace d’un passage où
d’autres reconnaîtront qu’ils ne sont plus tout à fait seuls. Un livre. un
début peut-être.

n des maîtres », Différencier la


4. Cf. P. MEIRIEU, « Éléments pour une stratégie de la formatio
Comment ?, CRDP de Lyon, 1986, p. 107 à 122.
pédagogie. Pourquoi ?

163
ANNEXE 1

Guide méthodologique
pour l'élaboration
d’une situation-problème

Ce document reprend, de manière plus systématique, un ensemble de don-


nées éparses dans l’ouvrage concernant l'élaboration d’une situation-problème.
Afin de lui donner un caractère plus opérationnel, nous l'avons rédigé de telle
façon qu’il puisse faire l’objet d’une lecture autonome. Il ne s'agit pas, pour
autant, d’un outil exhaustif et l’usage de ce ‘‘guide méthodologique” ne man-
quera pas de soulever de nombreuses questions qui renverront le ou les lec-
teurs à tel ou tel chapitre de l’ouvrage.

Les enseignants, comme les formateurs, se méfient des recettes. Et,


sans doute, ont-ils raison. Car, de toute évidence, aucune situation d’appren-
tissage n’est totalement reproductible puisqu’elle met en jeu des individus
dont l’histoire intellectuelle n’est jamais en tous points identique, dont la
situation présente est tributaire de multiples données, physiologiques,
psychologiques, sociologiques, et dont les projets personnels ne peuvent
converger que très provisoirement. Il est donc sage de ne pas chercher
de solution universelle. Mais faut-il, pour autant, renoncer à bâtir des modè-
les ? La chose serait risquée et peut-être même impossible.
Pouvons-nous agir sans modèle, c’est-à-dire sans un outil qui nous per-
mette de nous saisir du réel ? Que pourrions-nous faire si nous n’étions
capables de sélectionner quelques informations pertinentes dans la masse
des stimuli qui nous arrivent, de repérer les éléments sur lesquels nous déci-
dons d’agir, d’organiser nos interventions, de finaliser l’ensemble de nos
activités à partir d’une représentation que nous nous donnons du « réel » ?
La réalité humaine est trop complexe pour que nous puissions y agir sans
la réduire. même si nous devons toujours veiller à ne pas abolir par décret
ce que nous nous trouvons contraints d’ignorer provisoirement et métho-
dologiquement. Le totalitarisme, en effet, n’est rien d’autre qu’une pensée
incapable de se comprendre elle-même comme « appauvrissement métho-

164
dologique de la réalité » et qui, ne pouvant supporter l’existence de ce qu’elle
a décidé de ne pas prendre en compte, cherche à la réduire, voire à l’anéantir.

Et la pédagogie n’échappe pas à cette règle. Elle fait même une grande
consommation de « modèles » : la classe en « collectif-frontal » en est un
exemple,.comme l’enseignement programmé, le travail libre en petits grou-
pes, la pédagogie du projet ou la pédagogie par alternance!. Chacun de
ces modèles positionne les différents partenaires, utilise des informations
différentes pour améliorer sa gestion (ce qu’il faut savoir des élèves, des
contenus, de l’environnement socio-économique n’est évidemment pas iden-
tique dans chaque cas de figure) ; chacun suggère plutôt tel ou tel type
d’intervention pour en réguler le fonctionnement (on n'intervient pas de
la même manière avec une classe de trente élèves qui doit écouter un cours,
un groupe de quatre qui doit réunir un dossier documentaire, une série d’élè-
ves devant des ordinateurs ou une équipe qui revient d’un stage sur le ter-
rain) ; chacun de ces modèles, enfin, suggère plutôt l’usage de tel ou tel
type d’outil, oriente vers tel ou tel type d’architecture scolaire, etc.

Nous avons besoin de ces modèles pour agir, car c’est à partir d’eux
que nous effectuons nos choix ; sans eux nous serions livrés à un empi-
risme radical, à supposer encore que celui-ci soit possible et qu’un modèle
n’y soit pas présent à notre insu. De plus, en nous assignant ce que nous
devons prendre en compte, un modèle nous désigne ce que nous devons
ignorer ; chacun d’entre eux ne représente qu’une « prise » sur la chose
éducative, parmi beaucoup d’autres, et seule la conscience de cette partia-
lité peut nous sauver de cette forme larvée du totalitarisme en éducation
qu'est le dogmatisme.

Est-ce à dire alors que tous les modèles se valent et qu’il suffit d’en
avoir un ? Certes, non ! Mais ce qui permet de choisir parmi ceux-ci ne
tient pas, comme on l’a dit trop souvent, à leur inégale scientificité. Aucun
de ces modèles pédagogiques n’est véritablement déductible d’une théori-
sation psychologique ; ils sont tous le fruit de l’inventivité didactique des
hommes ; ils organisent de manière relativement originale et efficace tout
un réseau de contraintes et de ressources institutionnelles et méthodologi-
ques. Chacun d’entre eux se nourrit, certes, des recherches effectuées en
sciences humaines, mais aussi et surtout chacun d’entre eux est porteur d’un
certain projet pour l’homme, s’articule à une certaine conception du sujet
apprenant au nom de laquelle il décide d’utiliser plutôt tel ou tel exemple,
de mobiliser plutôt tel ou tel éclairage théorique. La validité d’un modèle
tient, en réalité, à trois éléments indissociables : la qualité du projet éthi-
que qui l’inspire (ce que l’on voudrait que le sujet apprenant soit), sa con-
formité — ou, au moins, sa non-contradiction — avec les apports des
de
sciences humaines (ce que l’on sait du sujet tel qu’il est) et la fécondité
pédagogiques » dans l’ouvrage
1. On trouve une présentation claire et exhaustive des « modèles
apprendre, Privat, Toulouse, 1987 (pp. 141 à 152).
de L. NoT, Enseigner et faire

165
qu’il est
sa démarche (ce que l’on peut faire avec lui pour que le sujet tel
devienne ce que l’on voudrait qu’il soit).
i-
C’est dans cette perspective que nous proposons un modèle d’organ
notion de situati on-prob lème. Nous
sation de l’enseignement à partir de la
ne prétendons pas que l’on ne puisse pas apprendre autrement, mais nous
fait
disons que l’on peut apprendre ainsi et.que, en apprenant ainsi, on
un peu plus qu’apprendre. Nous ne prétendons pas réduire à néant toutes
les autres approches ni interdire d’autres recherches, mais nous croyons
que, pour le moment, cette manière d’apprendre est la plus conforme au
projet que nous avons pour le sujet apprenant : son intérêt y est mobilisé
par une « énigme » et non renvoyé à un désir préexistant ; il y est explici-
tement placé en situation de construction de ses connaissances ; il y est pro-
posé une tâche dont la structure permet à tous les participants d’effectuer
les opérations mentales requises ; on y respecte le cheminement de chacun
sans, pour autant, renoncer à des objectifs communs d’instrumentation intel-
lectuelle ; on y identifie les résultats obtenus en termes d ’acquisition per-
sonnelle et on s’efforce de les détacher des conditions de leur apprentissage ;
on y intègre un travail métacognitif en mettant en rapport régulièrement
les résultats acquis et les procédures utilisées. En d’autres termes, on y
apprend de quoi comprendre le monde ; on s’y construit autant que l’on
construit son propre savoir ; on s’y construit autonome.

1. Le principe : « toute leçon doit être


une réponse » (J. Dewey)
h

Si nous nous interrogeons sur ce qui, dans notre trajectoire person-


nelle, a été réellement formateur — ce qui nous a permis de restructurer
notre système de représentations, a enrichi de manière décisive notre con-
ception des choses, nous a engagé à modifier notablement nos pratiques
—, nous découvrirons sans doute qu’il s’agit d’étonnantes correspondan-
ces, de conjonctures favorables où un élément d’explication, un apport théo-
rique, un outil ou une méthode de travail sont venus répondre à une question
ou à un problème que nous nous posions, combler en nous un vide qui
nous apparaît maintenant avoir été prêt à les recevoir. Certes, nous avons
toujours la tentation de reconstruire a posteriori une continuité qui n’était
peut-être pas aussi précise dans l’instant ; il n’en reste pas moins vrai, et
nous en faisons l’expérience chaque jour, que nous n’intégrons un élément
nouveau que si celui-ci est, d’une manière ou d’une autre, une solution à
notre problème ; nous nous approprions vraiment un apport formatif grâce
à l’utilisation finalisée que nous en faisons.
Observons, par exemple, cet adolescent qui vient d’acquérir une cal-
culatrice sophistiquée : chaque touche y a plusieurs fonctions et son usage

166
en est-assez complexe pour justifier l’existence d’un épais mode d’emploi
de plus de cinquante pages. Comment procède-t-il ? Il consulte d’abord
le minimum de consignes, celles qui lui permettent d’engager très vite la
manipulation de l’appareil et il s’essaye alors à des opérations qui lui parais-
sent accessibles. Il interrompt celles-ci de temps en temps, quand il ren-
contre un problème qu’il ne peut résoudre seul, pour aller consulter le mode
d’emploi. Les explications qu’il y trouve viennent alors combler un vide
ouvert par sa pratique, elles peuvent être véritablement intégrées parce qu’il
leur est maintenant devenu disponible. Certes, il restera à effectuer un entraî-
nement systématique pour les réaliser avec un minimum d’investissement ;
mais, ce qui serait apparu tout à l’heure comme l’acquisition stérile d’un
mécanisme, devient une nécessité, qui peut rester fastidieuse mais qui a,
au moins, un sens pour le sujet. L'intégration réalisée ainsi ne marque d’ail-
leurs pas l’arrêt du processus d’apprentissage, elle permet, au contraire,
de reprendre la manipulation et de se trouver confronté à de nouveaux pro-
blèmes qui appelleront de nouvelles explications et de nouveaux entraîne-
ments. L’on s’achemine ainsi vers des savoirs de plus en plus élaborés,
dégagés des supports concrets, construits sur des problèmes qui se posent
progressivement en termes plus abstraits, voire strictement conceptuels.
Une pédagogie des situations-problèmes devra donc s’efforcer de mettre
en place des dispositifs où s’articulent explicitement problèmes et répon-
ses, où les réponses puissent être construites par les sujets et intégrées dans
la dynamique d’un apprentissage finalisé. Une pédagogie des situations-
problèmes est, au sens que L. LEGRAND avait donné à cette expression, une
« pédagogie de l’étonnement » :
« L’explication ne vaut rien sans le besoin qui l’appelle et qui
lui donne son sens (...). La véritable pédagogie explicative n’est pas
l’enseignement des explications mais la culture, nous allions dire le
culte, des besoins d’explication ».2
Une pédagogie des situations-problèmes est, enfin, selon la belle expres-
sion que J. RANCIÈRE reprend de l’œuvre étonnante et exemplaire de JACO-
TOT, une « pédagogie de l’émancipation » : l’éducateur, conscient du fait
qu’expliquer une chose à autrui est le meilleur moyen de l’empêcher de le
trouver lui-même, se donne pour tâche d’inventer des situations qui lui impo-
sent de s’approprier les solutions requises ; le sujet s’y trouve, en quelque
sorte, « contraint d’utiliser sa propre intelligence ».

2. Deux écueils symétriques : les « pédagogies de la réponse »


et les « pédagogies du problème »

Quoique chacun ait pu faire l’expérience de la fécondité de l’interac-


tion problème/réponse, les pédagogues, paradoxalement, ont plutôt élaboré
1969, p. 119.
2. Pour une pédagogie de l’étonnement, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel et Paris,
3. JACQUES RANCIÈRE, Le maître ignorant, Fayard, Paris, 1987, p. 29.

167
des modèles qui privilégient l’un des deux termes et, en ne prenant pas l’autre
en compte, renvoient cette interaction à l’aléatoire des conjonctures indi-
viduelles.
D’un côté, en effet, nous avons ce que, par simplification, nous pou-
vons appeler « la pédagogie de la réponse » : elle se contente de livrer des
explications correctement agencées, elle fait des leçons qui, sans doute, à
terme, permettront de résoudre des problèmes. mais des problèmes que
l’on rencontrera seulement plus tard, à la fin du cours, au contrôle, à l’exa-
men, dans « la vie ». Cette méthode trouve aisément à se justifier en arguant
de ses effets ; car il est vrai qu’elle réussit avec quelques-uns mais il est
faux que cela tienne à ses qualités propres. On pourrait même dire qu’elle
réussit en quelque sorte malgré elle, soit parce que certains individus ont
été placés auparavant en face de problèmes auxquels précisément la leçon
apporte maintenant la réponse, soit parce qu’ils sont capables d’anticiper
les problèmes auxquels la leçon pourrait apporter une solution. En réalité,
la méthode expositive magistrale dispose d’une efficacité réelle mais sélec-
tive ; elle ne peut donc être utilisée sans effet pervers que si l’on s’est assuré
auparavant que l’on se trouve bien dans l’un des deux cas de figure que
nous avons énoncés : l’enracinement dans un problème commun à tous les
sujets, explicité en début de séquence, ou la finalisation par l’élaboration
d’un problème possible formulé explicitement en cours de séquence. Or,
s’il se trouve que ces conditions sont parfois spontanément réunies en for-
mation d’adultes, si l’homogénéité relative des classes, jusqu’à ces derniè-
res années tout au moins, les réalisait partiellement à l’insu même du maître,
il n’est pas possible de considérer — sauf à chercher précisément à sélec-
tionner sur ce critère — que les classes hétérogènes d’aujourd’hui garan-
tissent l’égalité sur ce plan. Les élèves n’ont plus aujourd’hui, quand le
maître « fait la leçon », rencontré le problème auquel elle répond dans leur
histoire personnelle, culturelle et sociale, pas plus qu’ils n’ont tous été for-
més, par des pratiques éducatives familiales de prévision et de négociation,
à anticiper.4 La « pédagogie de la réponse » est donc bien une « pédago-
gie de l’aléatoire » : elle assure efficacement une fonction de sélection sociale
mais ne garantit pas à tous l’appropriation de ce qu’elle prétend
« expliquer ».
A l’autre bout de l’échiquier pédagogique, l’on trouve ce que, pour
simplifier à nouveau, nous nommons « les pédagogies du problème » :
« méthodes actives », « pédagogie du concret » ou « du projet », elles se
proposent de mettre l’élève en face d’une tâche susceptible de le mobiliser
et à l’occasion de laquelle on cherchera à lui faire effectuer des apprentis-
sages précis. Le journal scolaire sera censé permettre l’acquisition de
l'orthographe, la construction d’une montgolfière les principes de la dila-
tation des gaz, etc. L’explication est ici subordonnée à l’émergence du pro-
blème, le problème à la poursuite d’un projet. Une telle démarche peut,

4. C’est ce que montre très bien J. LAUTREY dans son ouvrage Classe sociale, milieu familial,
intelligence, P.U.F., Paris, 1980.

168
de prime abord, sembler satisfaisante mais elle se heurte vite à deux obsta-
cles importants : d’une part, dans la poursuite d’un projet, rien ne garan-
tit la progressivité des difficultés ; rien ne garantit non plus que la même
question ne reviendra pas plusieurs fois et ne continuera pas à revenir inu-
tilement quand l’apprentissage aura été effectué ; rien ne garantit égale-
ment quel4 « bonne question », elle, viendra au bon moment. D’autre part,
les pédagogies du problème ignorent trop que l’apprentissage, devant une
difficulté, est, presque toujours, la solution la plus coûteuse : il est telle-
ment plus facile de ne pas apprendre, de faire appel à quelqu’un qui résou-
dra le problème à votre place, de chercher une solution toute faite. Et l’on
aurait bien tort de critiquer cette démarche qui, à de nombreux égards, est
le moteur même de nos progrès intellectuels et techniques : depuis toujours
nous inventons pour ne pas avoir à apprendre, nous fabriquons et échan-
geons des objets manufacturés que nous pouvons utiliser à l’économie, en
faisant l’impasse sur tous les apprentissages qui ont permis leur élabora-
tion. Ne serions-nous pas complètement paralysés si, dans notre vie quoti-
dienne, il nous fallait toujours tout apprendre, si nous ne pouvions pas
nous adresser à des spécialistes qui, eux, savent... si nous ne renoncions
pas, très souvent, à l’intelligibilité du comment ? Dans la mesure où cette
renonciation est la condition même de l’exercice de notre intelligence dans
le domaine que nous choisissons d’explorer et où nous choisissons d’agir,
elle n’est d’aucune manière une aliénation. Elle est, en réalité, l’expression
de notre liberté. C’est pourquoi il ne faut pas imputer à la mauvaise volonté
de nos élèves le fait qu’ils tentent toujours de mener à bien un projet sans
apprendre ; il ne faut pas s’étonner qu’ils aillent systématiquement vers
« la facilité », l’ami « qui sait déjà faire », l’objet déjà « tout prêt ». Il
faut plutôt se demander si la structure même de la situation pédagogique
est bien adéquate aux objectifs d'apprentissage que l’on se donne ; ou, en
d’autres termes, si elle est bien susceptible de réduire l’aléatoire de l’inte-
raction problème/réponse.
Car, tout l’effort de la pédagogie des situations-problèmes est préci-
sément d’organiser méthodiquement cette interaction pour que, dans la réso-
lution du problème, l’apprentissage s’effectue. Cela suppose donc que l’on
évite symétriquement les écueils d’une « pédagogie de la réponse » et ceux
d’une « pédagogie du problème », cela impose que l’on s’assure, à la fois,
de l’existence d’un problème à résoudre et de l’impossibilité de résoudre
le problème sans apprendre.

3. La situation-problème : un sujet,
en effectuant une tâche, s’affronte à un obstacle

Dans une classe genevoise d’enfants de 11 et 12 ans, sous l'impulsion


d’un psychologue cognitiviste qui travaille sur les stratégies de résolution

169
de problèmes, un instituteur propose le dispositif suivant’ : les élèves sont
répartis en petits groupes de quatre ; il est distribué à chaque groupe cinq
petits cubes de bois et il lui est proposé de présenter à la classe, à l’issue
d’un temps de travail donné, le plus grand nombre de manières d’agencer
les cubes face contre face. Les élèves se mettent au travail, s’essayent à toutes
sortes d’architectures, jusqu’à ce qu’ils se demandent s’ils n’ont pas déjà
réalisé celle-là et s’inquiètent de leur capacité à bien se souvenir de toutes
les combinaisons. Leur première réaction est alors de s’enquérir auprès de
l’instituteur pour essayer d’obtenir autant de fois cinq cubes qu’ils envisa-
gent d’agencements. Mais celui-ci refuse et leur indique qu’ils n’ont droit
qu’à cinq cubes, mais peuvent disposer, en revanche, de papiers de toutes
sortes (ligné, quadrillé, millimétré) ainsi que d’un crayon par groupe. Car,
son objectif, ici, n’est pas, bien sûr, l’organisation d’un jeu, ni même le
calcul du nombre de combinaisons possibles, mais bien l’acquisition de stra-
tégies de codage géométrique du volume, acquisition qui est requise pour
l’accomplissement de la tâche.
A mille lieues de là, des formateurs chargés d’une remise à niveau en
français, pour des jeunes de 16 à 18 ans exclus du système scolaire, s’inter-
rogent : voilà des jeunes, disent-ils, qui ne disposent que de quelques cen-
taines de mots de vocabulaire courant et qui sont ainsi privés de toute forme
de communication élaborée. comment leur faire acquérir ce vocabulaire
qui leur fait tant défaut ? Ils savent qu’il serait bien inutile de reprendre
ici tous les procédés des « pédagogies de la réponse » : apprendre des lis-
tes par cœur, mémoriser des textes littéraires, tout cela a déjà été essayé
et n’a mené qu’à l’échec. Ils ont tenté, bien sûr, d’appliquer les techniques
proposées par les « pédagogies du problème », le texte libre, le journal,
la correspondance. mais sans plus de succès : le manque de vocabulaire,
loin de mobiliser les jeunes dans un projet d’écriture, les paralyse en°les
condamnant à la platitude ; de plus, quand ils ne savent pas dire quelque
chose, ils renoncent tout simplement à le dire ! C’est alors qu’un forma-
teur, se souvenant de l’ouvrage de G. PEREC, La disparition, — plus de
trois cents pages sans la lettre e et une exubérance syntaxique et stylistique
extraordinaire — propose le dispositif suivant : la rédaction quotidienne
d’un épisode d’un feuilleton mais en s’interdisant chaque jour l’usage d’une
lettre différentef. L'originalité de la proposition pique l’intérêt des jeunes
qui formulent nombre de suggestions complémentaires (tirage au sort de
la lettre, jeu pour deviner la lettre manquante, etc.), se mettent en quête
de dictionnaires de toutes sortes et se trouvent contraints de chercher et
d’utiliser du vocabulaire nouveau. Il restera, bien sûr, à repérer, à décon-

5. Présenté par JEAN BRUN dans « L’analyse de l’activité dans une situation mathématique :
la construction et la représentation d’un cube » (Colloque de Trento, novembre 1984). Nous avons
légèrement modifié le dispositif.
6. On trouvera de très nombreuses situations-problèmes de ce type dans l’ouvrage d’ALEX
CLÉRINO, Pour le plaisir d'écrire, (L'Ecole, Paris, 1987).

170
textualiser et à réutiliser ailleurs ce vocabulaire pour que son appropria-
tion soit complète.
A leur manière, les formateurs, ici, ont construit une situation dont
la structure est identique à celle du dispositif précédent : il est proposé aux
sujets de poursuivre une tâche (la présentation à la classe du plus grand
nombre demanières possible de disposer les cubes, la rédaction d’un feuil-
leton dont chaque épisode excluera l’usage d’une lettre). Cette tâche ne peut
être menée à bien que si l’on surmonte un obstacle (le codage géométrique,
l'utilisation d’un vocabulaire nouveau) qui constitue le véritable objectif
d’acquisition du formateur. Grâce à l’existence d’un système de contrain-
tes (le fait de ne pouvoir disposer de plus de cinq cubes, la lettre interdite),
le sujet ne peut mener à bien le projet sans affronter l’obstacle. Grâce à
l’existence d’un système de ressources (le papier et le crayon, les diction-
naires), le sujet peut surmonter l’obstacle.

4. Le sujet est orienté par la tâche,


le formateur par l’obstacle

Dans une situation-problème, l’objectif principal de formation se trouve


donc dans l’obstacle à franchir et non dans la tâche à réaliser. Or, toute
la difficulté vient du fait que pour l’apprenant, la plupart du temps, la tâche
reste longtemps la seule réalité saisissable : c’est elle qui le mobilise et qui
oriente ses activités en lui donnant une représentation du but à atteindre.
Il est d’ailleurs tout à fait nécessaire qu’il en soit ainsi : sans cette repré-
sentation de ce qu’il doit faire, il ne peut se mettre en route ; sans critère
pour identifier la réussite de son projet, il ne dispose d’aucun outil de régu-
lation de son travail. C’est pourquoi il est particulièrement utile, comme
le recommandent les théoriciens de l’évaluation formatrice’, d’établir avec
l’apprenant, avant d’engager la séquence d’apprentissage, une « fiche de
tâche » où figureront les critères qui permettront de contrôler la qualité
du résultat final (« la tâche sera réalisée quand... si... au moment où... »).
Mais, autant est-il possible de se représenter la tâche en raison du fait qu’elle
se concrétise en un « produit », autant est-il extrêmement difficile et par-
ticulièrement rare de pouvoir se représenter l’objectif à atteindre avant de
l’avoir atteint dans la mesure où il s’agit d’un « savoir », d’un « savoir-
faire », d’un « savoir-être ». Je ne peux savoir ce que je dois savoir avant
de le savoir. L’objectif n’est saisissable par l’apprenant que « en creux »,
en tant qu’obstacle, manque, difficulté à franchir. il n’est véritablement
identifiable qu’après-coup.
Il faut donc bien garder à l’esprit qu’une situation-problème, si elle
se présente toujours pour l’apprenant comme une tâche à effectuer, doit
néanmoins être construite par le formateur à partir de l’objectif d’acquisi-

7. Cf. Cahiers pédagogiques, n°256, septembre 1987.

171
tion qu’il s’est fixé. En tant que poursuite d’une tâche, la situation-problème
peut faire l’objet d’une analyse critériologique et de l’élaboration d’une
« fiche de tâche ». En tant qu’assujettie à la poursuite d’un objectif, la
situation-problème doit aboutir à l’explicitation de celui-ci en fin de séquence
et à son évaluation individuelle systématique. L’inverse, s’il était possible,
serait pervers : en évaluant la tâche, on entraînerait les sujets à contourner
l’apprentissage ; en critériologiant les objectifs en début de séquence, on
s’exposerait à leur dénaturation.

5. Le franchissement de l’obstacle
doit représenter un palier dans
le développement cognitif du sujet

Pour le formateur, la première question à se poser est donc celle de


l’objectif qui va constituer l’obstacle à franchir et dont le dépassement repré-
sentera un palier décisif dans le développement cognitif du sujet. Surmon-
ter l’obstacle pour parvenir à accomplir la tâche n’a, en effet, véritablement
d'intérêt que si cette opération lève aussi un obstacle dans l’acquisition de
savoirs nouveaux. C’est pourquoi, comme J.-L. MARTINAND nous y invite
à partir d’une analyse particulièrement pertinente sur l’usage de la notion
d’objectif en technologie, fidèle à l’enseignement de G. BACHELARD sur
la fonction des obstacles dans la connaissance, il nous semble qu’il faut
toujours articuler l’objectif à ce qui est identifié comme représentant un
obstacle cognitif pour les sujets. Il faut ensuite placer précisément cet obs-
tacle au cœur de la situation-problème pour en permettre le.dépassement.
C’est ainsi, par exemple, qu’un groupe de professeurs de français? de
sixième et cinquième, en s’interrogeant sur les difficultés de passage, pour
leurs élèves, du langage oral au langage écrit, fut amené à observer que
l’un des obstacles majeurs était constitué par leur faible capacité de pro-
nominalisation : dans la langue orale spontanée, en effet, l’on s’exprime
avec des phrases courtes, représentant des unités sémantiques bien déter-
minées, l’on reprend comme sujet l’attribut ou le complément de la phrase
précédente mais en le répétant.. La langue écrite, en revanche, travaille
sur les articulations sémantiques, utilise les pronoms relatifs, personnels
et démonstratifs ; sa maîtrise suppose bien plus que la simple capacité à
effectuer un codage graphique, elle suppose, parmi bien d’autres choses,
un effort de pronominalisation qui est loin d’être réductible à la simple
connaissance grammaticale des différents types de pronoms. Une fois cette
analyse effectuée et sa pertinence vérifiée par l’étude des travaux écrits des

8. Connaître et transformer la matière, PETER LANG, Berne, 1986.


9. Nous empruntons beaucoup de nos exemples au français que nous connaissons mieux. Pour
des exemples en mathématiques on pourra se reporter à EDMOND LÈMERY, Pour une mathésmati-
que populaire, Casterman, Tournai, 1983.

172
élèves, il reste à construire une situation-problème qui permette le fran-
chissement de l’obstacle : comment contraindre un élève à pronominali-
ser, ou, plus précisément, à restructurer progressivement lui-même son
langage écrit pour y introduire des unités sémantiques complexes utilisant
largement les pronoms ? Il est apparu alors aux professeurs que l’on pou-
vait, dans-un premier temps, formuler la consigne suivante : « Soit la trans-
cription écrite d’une intervention orale, il conviendra d’en diminuer le
nombre de phrases sans, pour autant, en diminuer le nombre de mots et
tout en conservant l’intelligibilité du texte. » On fait ici le pari que les élè-
ves, pour effectuer cet exercice, seront amenés à utiliser des pronoms dont
ils n’avaient, jusqu’à présent, qu’une connaissance théorique ou livresque.
Pour leur permettre de mieux y parvenir, on pourra utiliser le même type
de supports mais à des niveaux progressifs d’abstraction : on commencera
par un court récit enregistré retranscrit qu’il s’agira de recomposer en uti-
lisant des ciseaux et du ruban adhésif ; l’on poursuivra en allongeant le
texte et en allégeant les auxiliaires pour arriver à la restructuration d’un
texte personnel au brouillon au fur et à mesure de son écriture. la tâche
apparemment la plus simple et qui n’est pourtant possible qu’au terme du
processus. Tout au long de ce parcours, on utilisera l’interaction sociale
en demandant aux élèves de se regrouper régulièrement par deux pour con-
fronter l’intelligibilité des textes produits. Il restera, enfin, à observer avec
les élèves les effets de la pronominalisation, à apporter l’« explication théo-
rique » et à procéder à des exercices d’entraînement.

Une telle démarche ne s’avère féconde, on le voit, que si l’objectif-


obstacle a été correctement choisi : si les élèves n’ont pas les moyens de
surmonter l’obstacle (si, par exemple, ils ignorent l’existence des pronoms)
ou si l'obstacle a déjà été franchi, la situation-problème perd tout intérêt.
ren 7

6. L’obstacle est franchi


si les matériaux fournis
et les consignes données suscitent
l'opération mentale requise

L’on croit souvent qu’il suffit de disposer des pré-requis pour qu’un
nt que
apprentissage déterminé se produise « naturellement ». En s’assura
se-
les élèves peuvent franchir l’obstacle, on garantirait donc son franchis
Il ne suffit pas, par exemple , d’être capable
ment. mais il n’en est rien.
au con-
de comprendre une série d’exemples pour accéder spontanément
point commun . Il faut encore procé-
cept ou à la loi qui en constituent le
systéma tiqueme nt tout ce qui
der à une série de mises en relation, éliminer
la vérifier dans cha-
n’est pas dans chacun d’eux, émettre une hypothèse,

#3
que exemple, en construire de nouveaux, etc.!° Or, seuls quelques élèves,
qui ont eu la chance d’apprendre à faire cela avant d’arriver à l’école, savent
le faire « spontanément » — comme nous-mêmes — et effectuent à notre
insu toute une série d’opérations mentales qui constituent une induction
efficace. Car, ce qui caractérise une opération mentale, c’est qu’elle est invi-
sible pour celui qui la maîtrise et qu’elle n’apparaît qu’en négatif à celui
qui n’y parvient pas.
Il convient donc que le dispositif de la situation-problème soit cons-
truit de telle manière qu’il incarne l’opération mentale requise et permette
ainsi à ceux qui ne la maîtrisent pas encore de l’effectuer quand même.
Ainsi, et seulement ainsi, l’obstacle pourra être franchi par tous.
Nous avons dégagé quatre grandes opérations mentales dont la com-
préhension peut aider à la structuration de la situation-problème (déduc-
tion, induction, dialectique, divergence). Mais, pour y parvenir, on peut,
peut-être, plus simplement, s’astreindre à se demander ce qui doit se pas-
ser « dans la tête de l’élève » pour que l’obstacle soit franchi. On est alors
capable d’instituer en quelque sorte l’acte mental lui-même dans le dispo-
sitif de travail : pour surmonter l’obstacle, l’apprenant doit opposer, con-
fronter, expérimenter, tirer les conséquences de, faire face à, buter sur.
Comment peut-il y parvenir ? Que dois-je lui fournir comme matériaux ?
Que dois-je lui donner comme consigne ?
Il est clair ici que les contraintes matérielles (l’espace, le temps et les
outils dont on dispose) ainsi qu’institutionnelles (les attentes des partenai-
res, la représentation qu’ils ont d’une situation de formation) vont amener
le formateur à moduler le dispositif, à utiliser souvent des matériaux déjà
pré-contraints, à privilégier des modalités de traitement plutôt individuel-
les, à découper le temps en unités de travail artificielles, etc: Il serait dom-
mage toutefois que ces difficultés le fassent renoncer à mettre en place ües
dispositifs qui, pour être en rupture avec les représentations traditionnel-
les de l’apprenant, n’en sont pas moins capables de susciter l’opération men-
tale requise.
Ainsi, si l’obstacle à franchir requiert la mise à l’épreuve de l’intelligi-
bilité ou de l’efficacité sociale d’une production, on utilisera avec profit
des groupes de confrontation ou de correction réciproque ; si l’obstacle à
franchir requiert la construction d’un concept, on pourra procéder à des
regroupements inductifs qui, faisant suite à l’étude par chacun des partici-
pants d’un exemple différent, permettra d’en dégager le point commun.
Dans tous les cas, ces regroupements seront finalisés pour les apprenants
par une tâche (une « production ») et décidés par le formateur parce qu’ils
permettent de franchir un obstacle cognitif. Leur pertinence tiendra à leur
capacité d’articuler harmonieusement ces deux fonctions.

10. Cette démarche est décrite par B.M. BARTH : L'apprentissage de l‘abstraction, Retz, Paris,
1987.

174
7. Pour effectuer une même
opération mentale, chacun doit pouvoir
utiliser une stratégie différente

Imaginons qu’un formateur d’enseignants se donne comme objectif


la compréhension, par un groupe d’une trentaine de stagiaires, de la notion
de situation-problème. Il est, en effet, persuadé que cette acquisition est
susceptible de générer des pratiques didactiques nouvelles qui, même si elles
restent relativement circonscrites, pourront permettre, à terme, aux élèves
à qui elles ont été proposées de s’approprier véritablement les explications
qu’ils recevront en les traitant comme réponses à des problèmes.
Ce formateur est néanmoins limité par le temps puisqu'il ne dispose
que de quelques heures de travail. Il prépare donc trois fiches différentes,
comportant chacune trois exemples de situations-problèmes et distribue une
fiche et une seule à chaque participant : ce sont là les matériaux de travail.
Il annonce ensuite que les stagiaires auront à se regrouper par trois de telle
manière que chaque groupe dispose de trois fiches et puisse présenter, à
l’issue d’un travail de deux heures, sous une forme de son choix (panneau,
sketch, récit, transparent de rétroprojection, etc.) ce qu’il considère comme
étant caractéristique d’une situation-problème : ce sont là les consignes-
but. Celles-ci doivent amener les participants à construire la notion de
situation-problème en confrontant les neuf exemples proposés : l’interac-
tion des consignes-but et des matériaux doit permettre ici à chacun, par
le jeu du conflit socio-cognitif, d’effectuer une opération mentale précise,
l'induction. Celle-ci permettra de lever l’obstacle à la réalisation de la tâche
(la présentation au grand groupe), et donc d’atteindre l’objectif. On voit
ici que ce dernier est bien constitué par la compréhension individuelle de
la notion et non par la production d’un « résultat » dont la réalité est bien
plus fugace, même si sa matérialité lui donne un caractère de plus grande
évidence immédiate.
Ceci étant présenté, tout reste à faire et l’on peut imaginer une multi-
tude d’itinéraires pour parvenir au but : le stagiaire peut d’abord travail-
ler seul sur ses trois exemples et tenter d’en dégager le point commun ; il
t
peut y parvenir en éliminant les différences ou, au contraire, en s’attachan
aux similarités. Le stagiaire peut aussi travailler, un moment, avec des col-
lègues ayant les mêmes exemples que lui, et ils peuvent échanger leurs repré-
sentations en s’appuyant sur des schémas ou en demandant à chacun
d’exprimer ce qu’il retient en une formule. Le stagiaire peut, enfin, enga-
ger d’emblée la confrontation avec deux collègues ayant les autres exem-
ples ; le groupe de trois peut alors privilégier la production et faire plusieurs
à
tentatives jusqu’à ce que l’une d’elles lui paraisse adéquate, ou surseoir
.
cette production tant qu’une formalisation minimale n’est pas effectuée
toutes ces hypothèse s et que l’on y ajoute les
Si l’on combine entre elles
le jeu des
possibilités offertes par le choix du mode de présentation et par

175
affinités électives dans la constitution des groupes, on observe qu’il existe
bien une infinité de manières de « négocier » la même situation-problème.
Bien évidemment, l’une d’elles peut apparaître plus « naturelle » et il est
vraisemblable qu’elle sera privilégiée dans la présentation du dispositif.
Mais il faut se garder de rigidifier les choses et l’on a tout intérêt à propo-
ser divers itinéraires ou, au moins, à les garder en réserve pour les suggérer
dès qu’un dysfonctionnement apparaît.
L'intérêt de la situation-problème tient donc dans le fait qu’elle asso-
cie une grande directivité structurelle et une grande souplesse dans le trai-
tement individuel qui peut en être fait. Cette souplesse est d’ailleurs la
garantie de sa réussite, dans la mesure où elle permet à chaque sujet de
mettre en œuvre sa stratégie personnelle d’apprentissage : l’existence de
ce que nous nommons un « tableau de suggestions et de remédiations »
peut ici faciliter considérablement les choses.
En réalité, dans la résolution du problème, la tâche du formateur est
d’aider chacun a repérer progressivement les stratégies efficaces pour lui
et à les stabiliser en fonction des résultats atteints : il s’agira moins, pour
lui, de « donner à chacun ce dont il a besoin » que de le rendre capable
de le déterminer lui-même et d’agir en conséquence. En effet, toute péda-
gogie qui ne transfère pas progressivement sur le sujet apprenant la res-
ponsabilité de la différenciation se condamne soit à la paralysie — parce
que l’analyse des besoins s’avère trop longue et complexe —, soit au dres-
sage — parce que cette analyse est possible et génère des dispositifs stricte-
ment adaptés au profil de chaque sujet.

8. La conception et la mise en œuvre


de la situation-problème doivent
être régulées par un ensemble
de dispositifs d’évaluation

En grande section de maternelle, les enfants ne savent pas lire, ou du


moins le croit-on. Et pourtant la maîtresse semble ignorer cette « évidence » :
à l’occasion d’une visite au foyer des personnes âgées du quartier, les élè-
ves ont fabriqué des sablés et on leur propose, par petites équipes, de con-
fectionner des emballages ; on leur fournit des boîtes de chaussure blanches,
des ciseaux, de la colle, des crayons-feutres et une grande quantité d’embal-
lages de gâteaux vides récoltés depuis plusieurs semaines auprès des famil-
les. On exige d’eux qu’ils créent leur propre marque (car, leur explique-t-on,
utiliser une marque déjà existante est « interdit par la loi ») et qu’ils fas-
sent figurer celle-ci sur la boîte. Quel est ici l’objectif ? Que les élèves par-
viennent à encoder/décoder, c’est-à-dire associent des graphèmes et des
phonèmes dans une opération réciproque où le son renvoie au graphisme

176
et le graphisme au son. Cette opération constitue véritablement ici un « acte
de lecture » dans la mesure où il faut déconstruire les termes pour en cons-
truire d’autres : l’encodage imposé (pour placer sur le paquet de gâteaux
une marque nouvelle) requiert le décodage (la mise en relation des signes
tracés sur les paquets avec leur dénomination habituelle) ; l’exigence de
reconstruction d’un terme nouveau impose le passage d’une lecture asso-
ciative (dans laquelle le texte écrit n’est pas décrypté en tant que tel et ne
représente que le « symbole » de l’objet) à une lecture construite où le sujet
associe des indices graphiques pour appréhender une unité sémantique.
Enfin, l’existence, dans le processus, d’une interaction sociale régulée par
la maîtresse (le travail en petits groupes) permet d’espérer une plus grande
efficacité grâce aux confrontations qu’elle suscite.

Nous sommes ici dans une situation-problème où des sujets, grâce aux
consignes et aux matériaux qui leur sont fournis, mettent en œuvre des com-
pétences et des capacités qu’ils possèdent déjà pour en acquérir de nouvel-
les. Et nous observons que la pertinence de la situation est subordonnée
à la qualité de l’évaluation diagnostique qui a été effectuée : il faut, en effet,
s’être assuré que les enfants savent déjà associer, grâce à leur connaissance
des publicités télévisées ou au fait qu’ils vont parfois au supermarché avec
leurs parents, certaines marques de gâteaux à leur graphisme, comme il
faut s’être assuré qu’ils savent découper et coller et que les petits groupes
peuvent fonctionner sans conflit ni paralysie grave. En d’autres termes,
il faut garantir la possibilité d’effectuer la tâche et de surmonter l’obstacle
en faisant jouer les consignes sur les matériaux, en mettant en œuvre des
capacités et des compétences qui, en entrant en interaction, doivent per-
mettre l’acquisition.… Comme, par ailleurs, cette acquisition n’est pas intrin-
sèquement liée à la nature de la tâche, l’évaluation diagnostique aura
également permis le choix de cette dernière : c’est bien parce que l’institu-
trice a « évalué » que la confection des paquets de gâteaux était suscepti-
ble de mobiliser les enfants qu’elle l’a préféré à celle des boîtes de jouets
ou d’un autre emballage alimentaire. Il y a donc là un ensemble d’infor-
mations préalables qui, même si elles ne sont pas formalisées ou isolées,
permettent d’ajuster le dispositif au sujet.

Une fois celui-ci lancé, l’évaluation n’est pas, pour autant, absente,
mais elle porte sur les processus utilisés par les apprenants : il s’agit d’appré-
cier la manière dont ils communiquent, progressent, formulent des hypo-
thèses, tentent de résoudre le problème posé. Selon les cas, en effet, il
conviendra d'intervenir, non pour « résoudre le problème » à la place des
élèves, mais pour en souligner la structure, rappeler les consignes, pointer
les dévoiements du groupe, proposer des activités intermédiaires, soulager
le travail par l’utilisation de supports facilitateurs, etc. Cette évaluation
en cours de réalisation sera réellement formative si elle contribue à l’iden-
tification des procédures efficaces et à une formalisation suffisante de celles-
ci pour en faciliter la réalisation. Un processus, en effet, est une réalité

177
conjoncturelle, aléatoire aux éléments de son histoire ; tandis que la pro-
cédure, elle, est reproductible. En l’isolant, on en autorise le réinvestissement.
Enfin, il faut évaluer l’acquisition elle-même, c’est-à-dire non point
le projet mais l’objectif, et dont l’appropriation véritable requiert ce que
nous avons nommé la « décontextualisation » ; celle-ci pourra s’effectuer
grâce à un exercice différent, par la verbalisation des acquis individuels
ou encore par la rédaction d’un rapport ou d’un mode d’emploi, la con-
fection d’un aide-mémoire ou d’une fiche récapitulative. Cette évalua-
tion sommative permettra de juger de l’efficacité de la situation elle-même.

UNE Thcue

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des réœula tion
motivations ! l'acquisition méthodologique,
lt -mtr-nesmr--caumu—

Il n’est pas question de n’enseigner que par « situations-problèmes ».


On peut, en revanche, mettre en place ce type de dispositif en pariant sur
son effet de contagion : l’élève s’appropriera, en effet, d’autant mieux les
savoirs qu’il sera capable de les comprendre comme « réponses à des pro-
blèmes ». A ceux qui voudraient tenter l’aventure, on peut conseiller de
travailler en se posant quatre grandes questions :

178
1. Quel est mon objectif ? Qu’est-ce que je veux faire acquérir
à l’apprenant qui représente pour lui un palier de progression
important ?
2. Quelle tâche puis-je proposer qui requière, pour être menée
à bien, l’accès à cet objectif (communication, reconstitution, énigme,
réparation, résolution, etc.) ?
3. Quel dispositif dois-je mettre en place pour que l’activité men-
tale permette, en réalisant la tâche, l’accès à l’objectif ?
— quels matériaux, documents, outils dois-je réunir ?
— quelles consignes-but dois-je donner pour que les apprenants trai-
tent les matériaux pour accomplir la tâche ?
— quelles contraintes faut-il introduire pour empêcher les sujets de
contourner l’apprentissage ?
4. Quelles activités puis-je proposer qui permettent de négocier
le dispositif selon diverses stratégies ? Comment varier les outils,
démarches, degrés de guidage, modalités de regroupement ?

Bien sûr, l’ordre des questions n’est qu’indicatif car les réponses aux
unes retentissent nécessairement sur les réponses aux autres ; en revanche,
il nous paraît difficile de faire l’impasse sur l’une d’entre elles.
Ainsi conçue, la pédagogie des situations-problèmes nous semble répon-
dre, même modestement, aux trois défis constitutifs du métier d’appren-
dre : elle a, en effet, d’abord une « fonction érotique », en ce qu’elle cherche
à susciter l’énigme qui génère le désir de savoir ; elle a, ensuite, une « fonc-
tion didactique », en ce qu’elle s’attache à permettre son appropriation ;
elle a, enfin, une « fonction émancipatrice », en ce qu’elle permet à cha-
que personne d’élaborer progressivement ses procédures efficaces de réso-
lution de problème. Trois bonnes raisons, nous semble-t-il, pour que l’on
s’essaye à sa mise en œuvre.

179
ANNEXE 2

Glossaire

Nous présentons ici un glossaire des principaux termes techniques que nous utilisons
dans cet ouvrage. Nous leur avons adjoint un certain nombre de termes et d'expressions
que l'on peut trouver dans la majorité des travaux sur la question des apprentissages.
Plusieurs sont repris par nous-même dans notre ouvrage paru chez le même éditeur:
Enseigner, scénario pour'un métier nouveau.

Alternance : modèle pédagogique articulant des activités sur un terrain de


«production » (stage d'observation ou d'initiation) et des activités
dans un lieu de formation spécifique. Cette articulation ne peut être
véritablement interactive que si, dans un premier temps, l’apprenant
identifie, dans le stage, les difficultés qu’il rencontre (ou que rencon-
trent les professionnels qu’il observe), les transforme, dans un
deuxième temps, en objectifs d'apprentissage, et recherche, dans un
troisième temps, dans le cadre du dispositif de formation, des ressour-
ces lui permettant d’effectuer ces apprentissages et dont la pertinence
sera, enfin, vérifiée, lors du retour en stage. L’articulation « difficul-
tés/objectifs/ressources » est donc constitutive d’une véritable alter-
nance et doit présider à l’élaboration des outils de liaison entre stage
et formation théorique.

Archétype mental : schéma organisateur combinant des algorythmes pro-


céduraux ou des opérations mentales (prototype), maîtrisé dans une
situation donnée et sur un objet déterminé et pouvant être mis en
œuvre dans une situation nouvelle ou en face d’un objet nouveau dont
l'analyse aura montré qu'ils se prêtaient à un traitement identique.

Behaviorisme : conception de l’activité intellectuelle qui s’attache aux


corrélations entre les stimuli extérieurs et les comportements. Cette
conception a inspiré les premiers travaux de la «pédagogie par
objectifs » qui s’efforçaient de traduire systématiquement les contenus
de programme en comportements attendus de l’apprenant. Elle est
aujourd’hui largement remplacée par le mentalisme (voir ce mot).

180
Capacite : activité intellectuelle stabilisée et reproductible dans des champs
divers de connaissance ; terme utilisé souvent comme synonyme de
«savoir-faire ». Aucune capacité n'existe «à l’état pur» et toute
capacité ne se manifeste qu’à travers la mise en œuvre de contenus.

Capacité méthodologique transdisciplinaire : possibilité de discerner et de


mettre en œuvre, à partir des habituels intitulés d’exercices scolaires,
les opérations mentales requises selon les procédures personnelles
identifiées comme les plus efficaces. Il faut noter que les mêmes
intitulés (comme « démontrer » ou « mémoriser ») peuvent recouvrir
des opérations mentales différentes, alors que des intitulés différents
(« vérifier » et « transposer », par exemple) peuvent parfois requérir
des opérations mentales identiques. La maîtrise méthodologique peut
donc être décrite comme la capacité de se saisir d’un objet en fonction
de ses contraintes propres et du projet d’appropriation que l'on en a.
Cette maîtrise méthodologique se manifeste par l'interaction d’un
projet et d’un objet et non par l’application d’une méthode donnée à
un objet indifférencié.

Classe de problèmes : ensemble de problèmes ayant une structure com-


mune leur permettant d’être résolus par l’usage d’un même pro-
gramme de traitement (voir cette expression). Une classe de problè-
mes ne doit être ni sous-spécifiée (trop vaste pour être corrélée à un
programme de traitement efficace), ni sur-spécifiée (trop limitée et
restreignant l'usage du programme de traitement à des conditions
reproduisant exactement la situation initiale de sa présentation ou de
son apprentissage). C’est par un travail de recherche des conditions
d'efficacité du programme de traitement que l’on est progressivement
capable d'identifier une classe de problèmes.

Clôture productive (ou principe d'économie) : activité déployée au moindre


coût en face d’une difficulté (aussi bien dans le cadre d’une pédagogie
des situations-problèmes que dans le cadre d’une pédagogie du projet
ou d’une pédagogie par alternance) et qui permet de venir à bout de
ja difficulté sans apprendre. La tâche du formateur, soucieux de faire
effectuer des apprentissages, est donc d'empêcher la clôture produc-
tive et d’articuler à la difficulté repérée une situation didactique
précisément ciblée et évaluée.

Compétence : savoir identifié mettant en jeu une ou des capacités dans un


champ notionnel ou disciplinaire déterminé.

Conflit socio-cognitif : interaction cognitive entre des sujets ayant des


points de vue différents. Pour que l'interaction ait réellement lieu, il

181
convient que chaque sujet prenne enncénnie le point de vue d’autrui
et intériorise le conflit socio-cognitif. Il y a alors conflit de centrations,
contradiction et, si elle est surmontée, progression intellectuelle. On
observe que de nombreuses situations de communication ne sont pas
interactives dans la mesure où les sujets y abandonnent leur représen-
tation ou l'imposent à autrui. La mise en groupe d’apprentissage
constitue un dispositif où le mode de fonctionnement sollicite une
véritable interaction.

Consigne-but : définition d’un projet à réaliser dans une situation didacti-


que en termes de «produit fini» et renvoyant essentiellement au
registre des motivations des apprenants.

Consignes-critères :consignes permettant au sujet de déterminer si la tâche


(ou le produit) qu’il doit réaliser est conforme aux attentes que le
formateur manifeste à son égard. La connaissance de l’ensemble des
critères de qualité du produit fini oriente ainsi l’activité du sujet qui sait
précisément ce que l’on attend de lui. Les consignes-critères concer-
nent donc la tâche à réaliser (ce à quoi l’on déterminera la conformité
de ce que l’on a fait) et non l'objectif à atteindre (ce à quoi l’on
déterminera l'exactitude de ce que l’on a compris) ; car, il ne saurait
y avoir d’appropriation de l’objectif avant l’apprentissage, sauf à penser
que cet apprentissage est déjà effectué. Le formateur peut, toutefois,
dans certains cas, considérer que la conformité aux consignes-critères
fonctionne comme indicateur (voir ce mot) de l’objectif visé.

Consignes-procédures : consignes multiples proposant des stratégies diffé-


renciées permettant d'effectuer, selon des itinéraires multiples, l’opéra-
tion mentale requise par le dispositif didactique mis en place.

Consignes-structure : consignes ayant un caractère obligatoire pour tous les


apprenants dans un dispositif didactique déterminé ; pour le forma-
teur, elles incarnent la structure de l’opération mentale à effectuer;
pour le formé, elles décrivent le mode de fonctionnement du dispositif.

Critères : éléments permettant au sujet de vérifier qu’il a bien réalisé la


tâche proposée et que le produit de son activité est conforme à ce qu'il
devait obtenir. La liste de ces critères peut être établie avec les
apprenants comme le proposent les théoriciens de l’évaluation forma-
trice ; elle est parfois nommée alors « carte d’étude ».

Décentration : première phase de l’opération mentale de déduction. Au


cours de la décentration le sujet se place en face de ses propres
hypothèses ou productions avec le point de vue d’autrui et s’efforce de
les considérer comme s’il n’en était pas l’auteur. Il se situe ainsi envers

182
elles du point de vue de leurs conséquences. Il sera alors en mesure,
dans une deuxième phase, de stabiliser ou modifier ses propositions
initiales.

Deécontextualisation : opération par laquelle un sujet utilise une acquisition


dans ün autre contexte que celui qui en a permis l’apprentissage. Elle
est ainsi la première phase de l'identification d’un acquis, qui doit se
prolonger par la mentalisation (voir ce mot). Il faut préférer la notion
de décontextualisation à celle de transfert, dans la mesure où cette
dernière suppose une antériorité de l’acquisition, alors que c’est au
terme du processus de décontextualisation et mentalisation que l’ac-
quisition est véritablement stabilisée.

Déduction (pensée déductive) : opération mentale par laquelle un sujet se


place du point de vue des compétences d’un acte ou d’un principe, met
ceux-ci à l'épreuve de leurs effets et stabilise ou modifie sa proposition
initiale. Une modalité particulière de la pensée déductive est l’évalua-
tion réflexive : évaluation dans laquelle le sujet intègre le point de vue
d’autrui (lecteur, auditeur, correcteur...) sur son propre travail pour le
modifier.

Dialectique (pensée dialectique) : opération mentale par laquelle un sujet


met en interaction des lois, notions, concepts, fait évoluer des variables
dans des sens différents, pour accéder à la compréhension d’un
système.

Didactiques des disciplines : réflexions et propositions sur les méthodolo-


gies à mettre en œuvre pour permettre l'appropriation de contenus
spécifiques. Quoique très légitimement élaborées à la lumière de la
réflexion épistémologique afférente à chaque discipline et à des
apports de la psychologie cognitive, les didactiques spécifiques com-
portent toujours, plus ou moins explicitement, des choix de valeurs,
des représentations de la culture, du sujet apprenant, de l’éducateur et
de son rôle.

Didactique générale : élaboration de modèles d’intelligibilité de l’appren-


tissage adossés aux apports de la psychologie cognitive, porteurs
— implicitement ou explicitement — de valeurs, ouverts à une opéra-
tionalisation possible et permettant d'intégrer les spécificités discipli-
naires. La didactique générale est ainsi une invention de modèles qui
tentent d’articuler quatre pôles : le pôle psychologique, le pôle axiolo-
gique, le pôle praxéologique, le pôle épistémologique.
opération
Dispositif : construction didactique élaborée à partir d’une
à une
mentale que l’on veut faire effectuer au sujet pour l’amener

183
acquisition donnée. Le dispositif met en œuvre des matériaux et des
consignes-structure qui, ensemble, incarnent l'opération mentale. Il
doit être isomorphe à celle-ci et négociable selon plusieurs stratégies.
Il peut être individualisé ou interactif ; dans ce dernier cas, il s’agit
d’un groupe d’apprentissage.

Divergence (pensée divergente) : opération mentale par laquelle un sujet


met en relation des éléments appartenant à des domaines différents,
établit des associations nouvelles, des rapports originaux entre les
choses, les mots, les notions, les registres d’explication.

Énigme : savoir entrevu qui suscite le désir de son dévoilement. L’énigme


naît ainsi de ce que l’apprenant sait déjà et dont le formateur sait
montrer le caractère partiel, ambigu, voire mystérieux. Le désir de
savoir peut ainsi émerger face à une situation-problème si celle-ci est
construite à partir d’une évaluation diagnostique des compétences et
capacités d’un sujet. Le déjà-là problématisé offre la possibilité de son
dépassement.

Épistémologie d’une discipline : caractère spécifique d’une démarche


disciplinaire attaché à la fois aux contraintes de son objet et à ses
modalités internes de validation. Le statut de la preuve et le « critère
du vrai » sont, ainsi, constitutifs d’une épistémologie disciplinaire.

Finalités : représentations de l’homme, de la culture et de l’éducation qui


président au choix des contenus didactiques (objets d’apprentissage)
et des modèles pédagogiques (méthodes d’apprentissage). Les finalités
sont, en ce sens, plus révélées par les pratiques mises en œuvre que
par les déclarations d'intention. Les décisions sur ce qu’il convient
d'apprendre et la manière de s’y prendre réfractent toujours les
finalités de l’éducateur, c’est-à-dire ses conceptions de «l’homme
cultivé », du sujet apprenant, des rapports entre formateurs et formés ;
elles sont donc porteuses — füt-ce à son insu — d’un projet éthique et
politique.

Groupe d’apprentissage : groupe de travail dans lequel le formateur s’assure


de la participation de chaque membre par une distribution opportune
des matériaux de travail, et de la progression de chacun d’entre eux
par la mise en place d’un mode de fonctionnement groupal garantis-
sant l’effectuation individuelle de l’opération mentale requise.

Indicateur : comportement observable à partir duquel on peut inférer de


l'atteinte d’un objectif ou de la maîtrise d’une capacité. Il n’y a pas de
déductibilité des indicateurs à partir de l’objectif ou de la capacité et
ceux-ci ne sont pas réductibles à la somme des indicateurs qui peuvent

184
permettre d’en inférer l’existence. En ce sens, le choix des indicateurs
et leur pertinence sont toujours questionnables.

Indicateurs de correspondance : éléments caractérisant une situation d’exé-


cution d’une tâche et permettant au sujet de repérer si ses stratégies
cognitives sont ou non en phasé avec les règles de conduites — impli-
cites ou explicites — qui sont proposées. L'efficacité intellectuelle
consiste alors, en cas de distorsion, à inventer des stratégies différen-
ciées de « tuilage » progressif entre la personnalité cognitive du sujet
et les règles de conduite dictées par la situation.

Indicateurs de réussite : sélection de quelques critères de réussite d’une


tâche suffisamment significatifs pour en avoir une représentation
minimale permettant d'en engager la réalisation. La liste de ces
indicateurs peut être complétée, par des pauses méthodologiques, au
cours de la réalisation de la tâche.

Indicateurs de structure : indicateurs dont la présence permet d'identifier


une classe de problèmes (voir cette expression) à laquelle s’adapte un
programme de traitement spécifique. Contrairement aux indicateurs
de surface, les indicateurs de structure sont rarement énoncés dans
l'intitulé scolaire d’un exercice ou d’un problème ; leur appréhension
nécessite donc un apprentissage et celui-ci s’effectue par l’appropria-
tion interactive d’une classe de problèmes et d’un programme de
traitement, la première ne pouvant être appréhendée que par l’intelli-
gence du second et le second n’ayant de sens que par l'identification
de la première.

Indicateurs de surface : indicateurs afférents aux matériaux utilisés et au


cadre spécifique dans lequel se pose un problème et qui ne sont pas
constitutifs de la structure de la classe à laquelle appartient le pro-
blème. La décontextualisation consiste, pour une large part, à retrou-
ver, dans des situations présentant des indicateurs de surface différents,
les mêmes indicateurs de structure (voir cette expression).

Induction (pensée inductive) : opération mentale par laquelle un sujet


confronte des éléments pour en faire émerger le point commun.
L'induction peut être réalisée à différents niveaux et concerner le
regroupement sur une caractéristique commune (classes d’objets ayant
un élément ou une fonction en commun), sur une relation commune
(spatiale, temporelle, analogique, sémantique...) ou sur une structure
abstraite commune (élaboration conceptuelle proprement dite).

Invariants structurels (dans un apprentissage) : éléments fixes qui, pour


effectuer un apprentissage précis, ne peuvent être contournés, quel que

185
soit le sujet apprenant. Ces invariants peuvent être décrits en termes
de contenus de connaissance (programme), d’activités à effectuer
(progression taxonomique) ou d'opérations mentales à réaliser (situa-
tion articulant des dispositifs adaptés). Les mêmes invariants structu-
rels devront être négociés par chacun des sujets selon des variables-
sujet qui lui sont propres (voir ce terme).

Matériaux : ensemble de documents, outils, ressources fournis par le


formateur dans une situation didactique et qui seront mis en œuvre
dans le dispositif proposé. La maîtrise préalable des matériaux doit
être suffisamment assurée pour permettre d'engager l’activité ; elle
requiert donc une évaluation diagnostique des compétences des sujets.

Médiation : désigne à la fois ce qui, dans le rapport pédagogique, relie le


sujet au savoir et sépare le sujet de la situation d’acquisition. Elle
assure ainsi, contradictoirement mais indissolublement, la transmis-
sion du savoir et l'émancipation du sujet. Constituant un point fixe par
rapport auquel apprenant et formateur se « mettent en jeu », elle est
aussi ce grâce à quoi ils se « dégagent ». Des institutions, des règles,
des objets, des méthodes peuvent constituer des médiations.

Mentalisation : opération par laquelle un sujet se représente une acquisition


en l’absence de tout élément matériel ayant servi ou pouvant servir à
son acquisition.

Mentalisme : conception qui considère que l’activité mentale de l’appre-


nant ne peut être «traduite» en comportements observables. La
pédagogie par objectifs d'inspiration mentaliste affirme donc l’exis-
tence d’une rupture entre, d’une part, les objectifs généraux (formulés
en termes de compétence ou de capacité) qui sont analysés pour
identifier les opérations mentales requises et permettre la construction
de dispositifs, et, d’autre part, les objectifs opérationnels qui perdent
leur caractère de « traduction » des objectifs généraux pour devenir de
simples indicateurs d'évaluation.

Métacognition : activité par laquelle le sujet s'interroge sur ses stratégies


d'apprentissage et met en rapport les moyens utilisés avec les résultats
obtenus ; il peut ainsi stabiliser des procédures dans des processus
(voir ces termes).

Méthode : terme désignant un ensemble de moyens mis en œuvre pour


effectuer un apprentissage : un ou plusieurs dispositifs, un traitement
individuel ou interactif de ceux-ci, des matériaux et des outils, une
démarche, un certain degré de guidage (directivité), etc.

186
Modèle pédagogique : construction théorique mobilisant une représentation
du sujet apprenant et du savoir qu’il convient de lui proposer, ainsi
qu'un projet éthique implicite ou explicite. Le modèle permet de
sélectionner des informations et de proposer des institutions et des
activités didactiques particulières. Toute pédagogie est ainsi porteuse
d’un modèle qu’elle privilégie au nom de ses finalités ; toute didactique
renvoie ainsi à des représentations et à des valeurs, même si elle tente
de « naturaliser » le modèle qu’elle propose en occultant les choix
qu’elle a effectués. La pédagogie par alternance, la « pédagogie du
projet », la pédagogie des situations-problèmes, la classe en « collectif
frontal »… sont des modèles pédagogiques.

Notion-noyau : élément-clé ou concept organisateur dans un ensemble de


contenus disciplinaires. Les notions-noyaux — comme la respiration,
la colonisation, la description, la proportionnalité... — permettent de
réorganiser les programmes autour de points forts et de construire des
situations didactiques pour permettre leur acquisition. Elles sont
toujours appréhendées à un registre donné de formulation (voir cette
expression).

Objectif-obstacle : objectif dont l’acquisition permet au sujet de franchir un


palier décisif de progression en modifiant son système de représenta-
tions et en le faisant accéder à un registre supérieur de formulation
(voir cette expression).

Obstacle-objectif : difficulté émergeant dans la réalisation d’une tâche et


qui permet d'engager un apprentissage pour la surmonter. Mais
l'émergence de l’obstacle, si elle permet de finaliser la poursuite d’un
objectif d'apprentissage, n'engage pas le sujet de manière automatique
vers celui-ci : le sujet peut tenter de ne pas apprendre, en contournant
l'obstacle, ou bien renoncer à poursuivre la tâche. Le rôle du forma-
teur est donc ici d'empêcher la clôture productive (voir cette expres-
sion) pour que, dans la tâche qu’il propose à l’apprenant, l’objectif-
obstacle qu’il a défini comme devant être objet d'acquisition devienne,
pour lui, un obstacle-objectif.

Opération mentale : activité intellectuelle par laquelle un sujet saisit et traite


de l’information.

et, par extension, sur


Pédagogie : réflexion sur l'éducation de l'enfant
ne s'arrête pas
l'éducation de l’adulte en tant que, chez lui, la genèse
és à affecter à
avec la jeunesse. La pédagogie s'interroge sur les finalit
doit contribuer
cette éducation, sur la nature des connaissances qu’elle
r. Au sein de la
à transmettre et sur les méthodes qu'elle doit utilise

187
réflexion pédagogique, la didactique s'intéresse, plus particulièrement,
à l’organisation des situations d'apprentissage.

Pratique(s) sociale(s) de référence : activités par rapport auxquelles un


apprentissage prend du sens pour un sujet apprenant. Ces activités
peuvent être extra-scolaires (ainsi l’arpentage peut-il être une pratique
sociale de référence pour la géométrie), ou intra-scolaires (ainsi un
journal scolaire peut-il être une pratique sociale de référence pour
l'acquisition de l’orthographe, un élevage de cobayes dans la classe, le
devenir pour l'acquisition de notions biologiques, une situation-pro-
blème mathématique pour l'acquisition de concepts, etc.). Par ailleurs,
des pratiques sociales de référence peuvent renvoyer à la fonctionnalité
d’un apprentissage (on apprend à lire pour pouvoir consulter un mode
d'emploi ou un magazine de télévision) ou sa place dans une dynami-
que imaginaire (on apprend aussi à lire pour accéder à un secret ou
oser une parole...). La notion de pratique sociale de référence permet
de comprendre en quoi un savoir scolaire ne peut pas simplement être
compris comme transposition d’un savoir savant.

Procédure : éléments d’une stratégie d’apprentissage ayant été compris


comme efficaces dans une situation donnée et pouvant être reproduits
dans une situation du même ordre.

Processus : éléments d’une stratégie d'apprentissage ayant été mis en œuvre


de manière conjoncturelle, en fonction de circonstances favorables. Il
faut isoler, dans un processus aléatoire, une procédure efficace pour
pouvoir la reproduire.

Profil pédagogique : mode de représentation de l’activité cognitive des


Fr e. # . . . Fr ., à

sujets à partir de quatre paramètres (gestion du quotidien, apprentissa-


ges mécaniques, opérations complexes, créativité) et du type d’évoca-
tions mentales (visuelles ou auditives) utilisées pour les gérer. A. de
la GARANDERIE, qui a popularisé cette expression, parle d’une « langue
maternelle pédagogique » relativement stable chez un sujet, pouvant
être toutefois modifiée par l'acquisition d’habitudes complémentaires.
La théorie de référence est ici la psychologie introspective (voir style
Re stratégie d'apprentissage et système de pilotage de l’appren-
tissage).

Programme de traitement : ensemble d'opérations mentales appliqué à une


classe de problèmes déterminée et permettant d’obtenir la solution de
chacun d’eux. Le théorème de Pythagore est ainsi un programme de
traitement permettant de résoudre les problèmes appartenant à une
même classe se caractérisant par quatre indicateurs de structure (voir
cette expression) : 1) l'existence d’une situation géométrique ou d’un

188
_possible codage géométrique d’une situation, 2) l'existence d'un angle
droit, 3) la possibilité de construire un triangle rectangle, 4) la possibi-
lité de connaître la mesure de deux des trois côtés de ce triangle.
C’est également, par exemple, un programme de traitement spécifique
qui, dans un exercice de contraction d’un texte argumentaire, permet
de distinguer les arguments et les exemples. L'apprentissage d’un
programme de traitement s’effectue par élaboration progressive d’ar-
chétypes mentaux à partir de la confrontation de situations prototypi-
ques.

Projet : dans le registre didactique ce terme désigne d’abord l'attitude du


sujet-apprenant par laquelle il se trouve en situation active de recueil
et d'intégration d'informations ; les informations ainsi intégrées et
mentalisées peuvent être considérées comme des connaissances. Par
extension, ce terme peut désigner la tâche qui finalise les activités de
recueil d'informations du sujet.

Prototype mental : ensemble de procédures (algorythme) ou d’opérations


mentales construit dans une situation donnée en face d’un objet
déterminé. Il faut identifier la nature de ce prototype, la structure de
l’objet et le projet d’appropriation constitutif de la situation pour que
ce prototype puisse fonctionner comme archétype et être expérimenté
dans d’autres circonstances du même ordre.

Registre de formulation : système de représentations (voir cette expres-


sion) d’un phénomène situé à un certain niveau d’abstraction ou de
modélisation. Le passage d’un registre de formulation à un autre
s'effectue par l'identification et l’acquisition de l’objectif-obstacle (voir
ce terme).

Répertoire cognitif : mémoire de travail constituée d’indicateurs de réussite


corrélés à des types de tâche, d'indicateurs de structure de classes de
problèmes corrélés à des programmes de traitement et d'indicateurs
de correspondance corrélés à des stratégies personnelles efficaces.

Représentation : dans le domaine de l’apprentissage, désigne la conception


que le sujet a, à un moment donné, d’un objet ou d’un phénomène.
Si l’on retient l'hypothèse piagétienne qui fait de l’accès à l’abstraction
le vecteur central de la construction de l'intelligence, on peut considé-
rer que l'apprentissage consiste à passer d’une représentation de type
métaphorique à une représentation de plus en plus conceptualisée. Par
ailleurs, les représentations qu’un sujet se fait, à un moment donné, de
plusieurs types de « réalités », appartenant même à des disciplines
différentes, sont vraisemblablement articulées autour de principes
explicatifs communs ou paradygmes.

189
tifs) dans la-
Situation d’apprentissage: situation (ensemble de disposi
quelle un sujet s’approprie de l'information à partir du projet qu'il
ences
conçoit. Il s'appuie, pour ce faire, sur des capacités et des compét
Les
déjà maîtrisées qui lui permettent d'en acquérir de nouvelles.
peuvent ainsi apparaî tre en dehors de toute
situations d'apprentissage
structure scolaire et de toute programmation didactique.
ien
Situation didactique : situation d’apprentissage élaborée par le didactic
qui fournit, d’une part, des matériaux permetta nt de recueilli r l’infor-
mation et, d’autre part, une consigne-but permettant de mettre le sujet
en situation de projet. Une évaluation diagnostique dans le champ
socio-affectif permet de s'assurer que la consigne-but est effectivement
susceptible de mobiliser le sujet. Une évaluation diagnostique dans le
champ cognitif permet de s'assurer que le sujet dispose bien des
capacités et compétences lui permettant de traiter l'information. La
situation ainsi didactisée permet de faire échapper l'apprentissage à
l’aléatoire de rencontres et concordances fortuites.

Situation-problème: situation didactique dans laquelle il est proposé au


sujet une tâche qu’il ne peut mener à bien sans effectuer un apprentis-
sage précis. Cet apprentissage qui constitue le véritable objectif de la
situation-problème, s'effectue en levant l'obstacle à la réalisation de la
tâche. Ainsi la production impose l’acquisition, l’une et l’autre devant
faire l’objet d’évaluations distinctes. Comme toute situation didacti-
que, la situation-problème doit être construite en s'appuyant sur une
triple évaluation diagnostique (des motivations, des compétences et
des capacités).

Stratégie d’apprentissage : mode de représentation de l’activité cognitive


[2 . . . 2 Lu .
r e e

des sujets à partir de la description des comportements intellectuels


efficaces dans des situations didactiques précises. La stratégie d’un
sujet s’articule ainsi à un style cognitif personnel relativement stable
mais dépend aussi de l’objet de l’apprentissage. On peut distinguer,
dans une stratégie, cinq types de variables : les outils (plutôt visuels ou
plutôt auditifs..), la démarche (plutôt globale ou plutôt analytique...),
le degré de guidage (directivité), l'insertion socio-affective (usage plus
ou moins poussé de l'interaction sociale...) la gestion du temps. La
théorie de référence est ici la didactique (voir profil pédagogique, style
cognitif et système de pilotage de l’apprentissage).

Structuration : réorganisation de la cohérence épistémologique de connais-


sances ou de concepts découverts à l’occasion d’apprentissages spon-
tanés ou didactiques. La rationalité notionnelle apparaît ainsi au terme
du processus d’apprentissage, comme une mise en perspective des
résultats obtenus et non comme la démarche de leur appropriation.

190
Style cognitif : mode de représentation de l’activité cognitive des sujets à
“partir de variables-sujet (voir ce terme) relativement stables, indépen-
dantes des situations didactiques mises en place et des stimulations de
l’environnement. Les styles cognitifs les plus utilisés sont « la dépen-
dance » et «l’indépendance par rapport au champ ». La théorie de
référence est ici la psychologie expérimentale (voir profil pédagogique,
stratégie d'apprentissage et système de pilotage de l’apprentissage).

Système personnel de pilotage de l’apprentissage : mode de représentation


de l’activité cognitive des sujets à partir des outils fournis par l’appro-
che systémique. Le S.P.P.A. désigne la manière dont la personne
perçoit, stocke et communique l'information. Les théoriciens de cette
approche insistent sur le fait que les sujets peuvent être répartis selon
une double polarité : ceux qui apprennent plutôt « par production »
(vérification et reconstruction), et ceux qui apprennent plutôt « par
consommation » (intériorisation et compréhension). La concordance
entre le système de pilotage de l’apprentissage du formé et le système
de pilotage de l’enseignement du formateur garantit, pour eux, l’effica-
cité de la situation didactique (voir profil pédagogique, style cognitif
et stratégie d’apprentissage).

Système de représentations : ensemble de conceptions (images, métapho-


res, modèles) permettant d'organiser les données de la perception et
prétendant rendre compte du « réel ». Un sujet dispose toujours d’un
système de représentations d’une réalité ; ce dernier peut se situer à
un plus ou moins grand niveau d’abstraction (dans un champ discipli-
naire on parlera, pour désigner ce niveau, de registre de formulation).

Tableau de suggestions et de remédiations : ensemble de propositions


fournies à un apprenant qui se trouve confronté à un exercice ou à une
situation-problème. Ces propositions suggèrent différents itinéraires
(«on peut commencer par... ou par..., utiliser tel ou tel outil... ») et
renvoient à des exercices de remédiation précis en fonction des
difficultés rencontrées (« si vous ne parvenez pas à... revoyez l’exer-
cice. ou faites appel à... »). Un tableau de suggestions et de remédia-
tions peut être élaboré avec les apprenants. Cette élaboration est
éminemment formatrice et constitue un excellent exercice de métaco-
gnition (voir ce terme).

Tâche : entendue au sens large, la tâche est l’objet auquel doit aboutir
l’activité du sujet. En situation de formation, il existe des tâches
spécifiquement scolaires (un commentaire de carte, la récitation d’une
poésie, un compte-rendu d'expérience, etc.) et des tâches qui ren-
voient à des pratiques sociales de référence (voir cette expression)
extra-scolaires (un article pour le journal de la classe, une maquette

191
la coopérative
d’une ville, la mise à jour du livre de comptes de
la tâche
scolaire, etc.). Pour engager efficacement l'activité d’un sujet,
d’autre s
doit faire l’objet d’une représentation relativement précise ; en
pagnée
termes, la consigne-but (définition de la tâche) doit être accom
de consignes-critères : ces derniè res doiven t être élabor ées en prenant
e de la tâche (liées à l’effic acité de
en compte la réussite fonctionnell
tâche (liées aux exigen ces
l’objet) et la réussite académique de la
propres au « contrat didactique » entre le formateur et l’apprenant).

Variables-sujet : éléments qui, pour effectuer un même apprentissage,


différent d’un sujet à un autre et lui permettent de négocier les mêmes
invariants structurels (voir ce terme) de manière spécifique. Ces
variables-sujet peuvent être décrites avec des modèles différents,
suivant la théorie de référence utilisée :on parlera, selon les cas, de
profil pédagogique, de style cognitif, de système de pilotage ou de
stratégie d'apprentissage.

CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER


EN OCTOBRE 1991 SUR LES PRESSES
DE L'IMPRIMERIE DE L'INDÉPENDANT
À CHÂTEAU-GONTIER
DÉPÔT LÉGAL : 3° TRIMESTRE 1991
N° D'ÉDITION 1920 ED 1720
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LEP SPRLNC
on de
hacun s'accorde aujourd'hui à reconnaître que la vocati
être
l'École est bien de faciliter les apprentissages. Mais, pour
n'en est pas moins insuffi sant s'il n'est pas
établi, le consensus
accompagné de l'énonc é des moyens . Appren dre. oui, mais
l'exhor-
comment ? Les enseignants et les formateurs savent bien que
tation, ici, n’est d'aucun effet, aussi péremptoire soit-elle.
Avec le présent ouvrage, Philippe MEIRIEU poursuit et approfondit
e,
la réflexion entreprise dans L'École, mode d'emploi, mais il s'attach
ue les
plus particulièrement, à l'acte d'apprentissage... il en débusq
à son
représentations trompeuses, dénonce les illusions qui traînent
sujet et tente d'établir quelques repères à partir desquels l'enseignant
puisse élaborer, réguler et évaluer son action. C'est ainsi qu'il aborde
aussi bien la relation pédagogique, la rationalisation didactique et les
stratégies individuelles d'apprentissage. Il montre comment l'atten
tion à ces trois dimensions permet de maintenir « l'équilibre écologi-
que du système apprendre ».
Mais, l'originalité de ce livre tient aussi à sa forme : le lecteur s'y
trouve mis en situation d'activité, confronté à des exercices, des
récits d'expériences pédagogiques ou d'évéñements de la vie sco-
laire ; à partir de là, l'auteur dégage avec lui quelques principes
fondamentaux et propose toute une série d'outils qui pourront être
utilisés par les instituteurs, professeurs, formateurs : des outils pour
imaginer, construire et adapter une pédagogie véritablement diffé-
renciée, des outils pour pratiquer laide méthodologique, des outils
pour travailler à la réussite de tous.
Un livre qui dépasse enfin le clivage théorie-pratique et qui devien-
dra vite une référence pour tous les « professionnels de l'apprentis-
sage ».

FE —] Né en 1949, docteur ès Lettres et Sciences humaines, Philippe


MEIRIEU a enseigné aussi bien à l'école qu'au collège et au lycée.
Il a animé pendant plusieurs années une expérimentation pédagogique
consacrée à la diversification des itinéraires d'apprentissage. Il est
aujourd'hui professeur en Sciences de l'Éducation à l'Université
Lumière-Lyon 2. Il a fondé et il anime l'Association Apprendre qui agit
pour la recherche et la formation sur les apprentissages.
Intervenant souvent dans les classes et les établissements scolaires,
formateur d'enseignants, animateur d'équipes de recherche, collabora-
teur des Cahiers pédagogiques, Philippe MEIRIEU est un homme de
terrain ; ceci, sans nul doute, contribue à l'audience que rencontrent ses
travaux.
Photo J.L. Denys

NL Lt

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