LA CHRONIQUE
DE JACQUES JULLIARD
L'adieu aux chimeres
es socialistes ont reussi lä ou on ne !es
L
attendait pas : contre l'iilflation. Ils
ont echoue lä ou ils etaient attendus :
contre le chömage. « Le chömage
sera vaincu », promettaient naguere
!es matamores de la gauche ; « L'in-
flation va bondir au-delä de 20 % », mena-
\:aient !es Cassandres de la droite. Les uns et !es
autres se sont trompes.
En cette veillee d'armes electorale, ou Ja
classique revue de fin d'annee s'elargit naturel-
lement en bilan de legislature, pareil constat
devrait inciter !es ideologues ä Ja modestie. II
n'y aura pas plus demain de miracle economi-
que liberal qu'il n'y a eu hier de « logique
differente » du socialisme. Du reste, au fil des
dix dernieres annees, Ja « rupture » s'etait im-
posee dans Je vocabulaire socialiste ä Ja place de
Ja /< revolucion » ; puis, vers 1981, Je /< chan-
gemenc » s'etait substitue ä Ja « rupture ».Au-
jourd'hui, avec Je recul, nous pouvons nous
demander si Ja continuice » ne l'a pas au total
f(
empone sur Je « changemenc ».
Lors de leur arrivee au pouvoir, !es socialis-
0 tes avaient pratique un keynesianisme classi-
ue : accroissement des depenses de !'Etat,
tentative de relance de l'economie par Ja
consommation. Les hommes politiques de
gauche om une preference naturelle pour Ja
politique economique keynesienne car eile est
la seule qui fait de la generosite sociale le fon-
dement de la prosperite economique. Le k~
nesianisme, c'est Je socialisme demoirtri par
es aits. aiSSe'Ulement"quand ceux-ci le veu-
ent 01en ! Lorsqu'il fut clair que la reprise
internationale, prevue pour 1982, ne serait pas
plus au rendez-vous que Grouchy ä Waterloo,
il fallut bien changer de politique et instaurer Ja
rigueur.
Mais, au fait, !es gouvernements de droite
avaiem-ils procede autrement? Dans Je meil-
leur bilan de Ja politique economique et sociale
de Ja gauche publie ä ce jour, Alain Fonteneau
et Pierre-Al.ain Muet (1) montrent bien que
l'ancienne majorite n'avait cesse de pratiquer
Je scop and go : «plan de refroidissemenc Gis-
card » de 1974 suivi en 1975 par la relance
Chirac, fondee sur l'investissement, « auste-
rice Barre» de 1977-1980, suivie d'une re-
lance, largement meconnue, par la demande
interieure, pratiquee par Je meme gouverne-
ment Barre au cours de l'hiver 1980-1981.
L'erreur initiale des socialistes fut, au lieu de
tirer !es enseignements du septennat prece-
(IJ, La Gauche face aJa crise-, Presses de Ja Fondarion
approfondi er /ucide de Michel Beaud, • Ja PoJitique
nationale des Sciences poJitiques. On Iira aussi Je li\'re bolisee aujourd'hui par Pierre Beregovoy.
economique de Ja gauche •, tome II, •Je Grand Ecart -, sien Je faible poids des preferences ideologi-
Syros, et Ja reflexion synrherique de Marc Pailler : •Je ques, des lors qu'il s'agit de gouverner. Hier,
Grand ln ventaire, sodaJisme ou Jiberalisme •, DenoeJ.
i. clfc . )1!,s-
26 ~~~Oli\'ELOBSER\'ATEl'.R /FRANCE
dent, d'en continuer Ja politique economique
et d'en accentuer !es ä-coups.
Mais, dira-t-on, ä defaut d'eclater en eco-
nomie, l'originalite socialiste se marqua+elle
au moins dans Je domaine social ? Pas si stir !
Car si Ja France de Mitterrand est de sensibilite
liberale, celle de Giscard et de Pompidou fut ä
coup sür social-democrate ! La pression des
syndicats, le poids de l'opposition de gauche se
conjuguerent avec l'aspiration generale ä Ja
consommation et ä Ja securite pour imprimer
un rythme soutenu ä l'accroissement du pou-
voir d'achat et des depenses de sante. Avam
que Ja gauche ne Ja generalise, Ja cinquieme
semaine de conges payes etait dejä acquise dans
de nombreux secteurs ; quant au systeme de
« depart volontaire ä Ja retraite ä 60 ans », dit
f( garantie de ressources », instaure en 1977, il
etait plus avantageux pour ses beneficiaires
que celui qui a ete adopte en 1982. II n'est pas
jusqu'aux pationalisations pratiquees par Ja
gauche qui n'aient eu un precedent avec)es
importantes prises de panicipation de !'Etat
dans Ja siderurgie.
La politique economico-sociale de Ja gauche
ne merite donc ni l'exces d'honneur ni l'indi-
gnite dont on l'accable habituellement. Au-
delä de son habillage ideolo&igue et de Ja dra-
matisation due ä l'emree en v1gueur, au bout de
vmgt-cmq ans, de l'alternance politique, eile a
reproduit, jusque dans ses erreurs et ses
contradictions, celle de l'ancienne majorite.
Celle-ci est donc mal venue de reprocher aux
socialistes leur prodigalite » sociale de
4(
1981-1982 ou leur confiance initiale dans !es
venus de Ja relance. Les procureurs d'aujour-
d'hui oublient un peu trop facilement de qui est
venul'exemple ...
Le meme phenomene pourrait bien se re-
nouveler en 1986 si Ja droite l'emportait. Les
raisons qui ont fait de Mai-81 un evenement
plus spectaculaire que decisif risquent d'etre
de nouveau ä l'ceuvre. A mesure que l'echeance
se rapproche, on voit d'ailleurs tous !es chefs de
l'opposition prendre, !es uns apres !es autres,
leurs distances ä l'egard du liberalisme inte-
gral. Depuis Jongtemps, !es hommes d'affaires
deplorent Je « dirigisme » de MM. Barre et
Giscard d'Estaing; quant ä Jacques Chirac,
son temperament ne Je porterait pas Jongtemps
ä considerer Matignon, ou eventuellement
!'Elysee, comme un « fauteuil vide ». II est
egalement peu probable qu'un gouvernement
de droite s'ecarterait demain de Ja politique
d'orthodoxie financiere et economique sym-
Aucun nom, du reste, n'atteste mieux que Je
Jacques Delors, partisan de Ja rigueur, fut Je
ministre consterne des prodigalites_initiales.
Aujourd'hui Beregovoy, avocat en 1983 d'une
politique de relance, preside avec allegresse et
conviction ä Ja poursuite d'une politique de
~
rigueur et commence ä en recueillir !es fruits.
Non, decidement, rien d'important ne devrait
se passer en 1986. Tout au plus une crise
constitutionnelle que Ja serenite des Fran~ais
reduira ä quelques rides aux bassins de !'Ely-
see.
Alors, s'il est vrai qu'en dehors du fait meme
de l'alternance aucune muration decisive n'a
eu lieu en 1981, si aucune n'est ä attendre en
1986, faut-il en conclure que notre histoire
contemporaine, en quittant les recifs de l'ideo-
logie, est en train de s'abimer dans Ja mer de
l'indifföence et de l'immobilite? Pas du tout !
Pourquoi faudrait-il que !es grands change-
ments de l'histoire colncident avec !es mou-
vements de personnel dans Je departement
politique? C'est bien Ja peine de multiplier !es
genuflexions, comme on l'a fait depuis un
mois, devant Ja statue de Braudel, J'historien de
Ja longue duree, pour se vautrer des Je lende-
main dans !es platitudes de l'evenementiel
Ce qui est en train
de triompher
en France, c'est
l 'entreprise,
c'est-a-dire
l 'aspiration
des individus a
devenir sujets
de leur propre action.
Et il n 'est pas si
paradoxal qu 'il
y parait <j,e voir un
socialiste presider
a cet avenement
politique ! Le changement, nous l'avons vecu
vers 1983, nous continuons de Je vivre, et nos
yeux ne l'ont pas vu, nos oreilles ne l'ont pas
entendu ! Et jene parle pas ici - ou pas seule-
ment - des decisions prises par le president de
Ja Republique, quand, apres hesitation, il fit Je
double choix de Ja rigueur interieure et de Ja
concurrence internationale. Je parle de ce qui,
aujou.rd'hui, domine sans doute tou~ I_e reste :
1
Je r~mde changemen5 dans !es mentahtes. .
n queiques annees, nous sommes en tram
de passer du mythe saint-simonien de !'Etat
organisateur au mythe liberal de l'entreprise
concurrentielle. J'eI?ploie ici Je mot « mythe »
dans le se?~ que, Im ~onne G~orge.s Sore.! ; le
mythe so:ehen_n est m une ficuon m une v1~1on
de l'avemr, ma1~ la fa~on ~ont !es hommes, a un
moment donne, se representent leur propre
action. Peu importe donc, ä Ja limite, que cette
representation soit vraie ou fausse : la question
n'a pas grand sens. Peu importe encore que Je
Plan hier, Je Marche aujourd'hui organisent
effectivement la production et !es echanges, ou
restent au stade de l'Idee. II est probable que la
France « liberale »de demain ne sera ni plus ni
moins concurrentielle que Ja France etatique et
centralisee d'hier ; probable encore, comme l'a
note Olivier Duhamel, que !es Fran~ais deve-
nus economiquement liberaux resteront socia-
lemem socialistes. II s'agit d'une coloration
d'ensemble, comme un morceau de musique
est ecrit en majeur ou en mineur. Le fait est que,
Mieterrand regnante, nous avons insensible-
ment change de paradigme dominant. Quelle
satisfaction pour Je sage politique, quand il a
renonce aux illusions de !'initiative person-
nelle, ä Ja tentation de laisser une cicatrice sur
l'histoire, que de devenir Je heros eponyme
d'une teile transformation !
L'histoire dira donc gue, vers 1983, ce qui a
triomphe en France 7 c'est l'entrepnse: non
pas seulement h nst1tut1on econom1que que
l'on designe de ce terme mais l'esprit d'entre-
prise, Je mythe de l'entreprise, c'est-äodire l'as-
iration des individus ä devemr su et de leur
propre acuon. e n est pas par asar que e
mot s est progressivement substitue ä celui
d'autogestion, pour repondre au besoin d'ini-
tiative des individus. II n'est donc pas si para-
doxal qu 'il y parait d'abord de voir un socialiste
presider ä cet avenement.
Ce que l'on decouvre aujourd'hui, c'est que
Je socialisme n'est pas, ä Ja maniere de la feoda-
lite ou du capitalisme, un mode de production.
En URSS, le mode de production n'est pas
socialiste mais etatique. En France et dans !es
autres pays occidentaux, Je socialisme n'est pas
non Jus a ele ä devenir un mode de produc-
uon ongma , ma1s p utot une mo a lte e a
soc1ete 10 ustne e. e arrasse e son 1 us1on
econom1ste, il pourrait donc, demain, s'avouer
pour ce qu'il est, pour ce qu'il n'a jamais cesse
d'etre : l'affirmation par !es salaries de valeurs \
ethiques dans Ja societe industrielle, ou, si 1on
prefere comme moi ce vocabulaire, l'aspira-
tion ä l'autonomie ä l'interieur meme du sys-
teme.
Revision en baisse des objectifs? Ce n'est
pas si stir. C'est l'ambition prometheenne de
changer Je monde et de faire advenir l'homme
nouveau qui a perverti Je socialisme, qui en a
fait ä l'Est une doctrine criminelle, ä J'Ouest
une illusion. A !'inverse, en renon ant ä etre
une doctrine de salut, en re escen ant sur
terre, le socia 1sme redev1ent une d1mens1on
essentielle de notre modern1te : 1 accultura-
t1on sociale e notre h erte ind1v1duelle.
].].