Vous êtes sur la page 1sur 3

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

Place Audin, devant la Grande Poste, dans le tunnel


des Facultés, on crie, on se félicite, on rit, on pousse
En Algérie, l’armée éjecte Bouteflika et
les sonos à fond et on se filme. « Un jour historique,
tient en joue sa «bande» un jour de bonheur, le premier depuis 1962», observe
PAR LOFTI BARKATI
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 3 AVRIL 2019 un retraité qui dit « admirer tous ces jeunes dont on se
méfiait avant ».

Des Algériens célèbrent l'annonce de la démission de


Bouteflika, place Audin, à Alger, le 2 avril. © Reuters Des Algériens célèbrent l'annonce de la démission de
En contraignant mardi le chef de l’État à démissionner Bouteflika, place Audin, à Alger, le 2 avril. © Reuters

« immédiatement », l’armée neutralise le clan L’heure est à la fête, mais aussi aux remerciements
présidentiel incarné par Saïd Bouteflika. Sera-t-elle envers l’armée. Car c’est bien l’armée qui a décidé
jusqu’au bout avec le peuple, comme elle l’affirme ? ce mardi, au terme d’une journée folle, de débarquer
Les Algériens en doutent, avant de nouvelles marches le président Bouteflika et de cibler publiquement son
prévues vendredi dans tout le pays. clan, sa « bande », selon le mot du chef d’état-major
Alger (Algérie), correspondance.– Cette fois, Alger Gaïd Salah.
a réagi au quart de tour. Lundi 1er avril, quand un Peu avant, le général avait fait publier un long
communiqué de la présidence annonçait la démission communiqué actant la rupture. « Nous soutiendrons
du chef de l’État « avant le 28 avril » et, d’ici là, le peuple jusqu’à ce que ses revendications soient
la prise de « décisions importantes », les Algériens entièrement et pleinement satisfaites, ce peuple dont
n’y avaient vu que l’énième ruse d’un pouvoir aux la patience n’a que trop duré et qui a tant souffert des
abois. Mardi 2 avril au soir, la démission effective différentes épreuves », déclarait-il.
d’Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, sur ordre de l’armée a L’armée s’impose ainsi comme l’acteur majeur de la
été accueillie par une clameur joyeuse. crise algérienne. Elle tente surtout d’échapper – pour
En quelques minutes, des dizaines de milliers de l’instant – au « Système, dégage ! » voulu par les
personnes – et de voitures – ont envahi le centre- Algériens. Vendredi dernier, lors des grandes marches
ville pour une longue fête qui a duré jusqu’à minuit. hebdomadaires, le départ de Gaïd Salah, figure du
Concerts de klaxons, cris, sifflets, feux d’artifice, régime détesté, était demandé par les manifestants.
chants des supporteurs de football, manifestations Mais la révolution algérienne ne se résumait plus ces
improvisées de milliers de personnes… dans cet derniers jours à un face-à-face entre le peuple et le
énorme tumulte victorieux qui, une fois de plus, a mis « système ». Depuis une semaine, elle se doublait
la ville en surchauffe, un slogan a émergé : « Liberté, d’une guerre féroce menée sur la place publique entre
liberté ! » d’une part l’armée, et de l’autre le clan présidentiel
« Nous l’avons fait !, riait un manifestant. Nous avons incarné par Saïd Bouteflika, le frère du président. Cet
réussi, sans un mort, sans un affrontement, sans une homme, qui n’a qu’une vague fonction officielle de
vitrine cassée. Silmiya, pacifique ! On a gagné notre « conseiller », est couramment décrit comme le « vice-
liberté. » Familles, enfants enveloppés dans le drapeau roi ». Gaïd Salah, chef d’état-major, a maintenant
algérien posant avec des policiers débonnaires pour la décidé de le décapiter. C’est presque chose faite.
photo…

1/3
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

La démission contrainte d’Abdelaziz Bouteflika est Que dit Salah, qui vise explicitement le frère Saïd et
intervenue une heure à peine après la publication le groupe d’oligarques véreux qui ont prospéré à ses
d’un communiqué du ministère de la défense. Le côtés ? Le communiqué du 1er avril a été « attribué
général Salah venait de réunir en urgence les plus au président de la République alors qu’il émanait
hauts responsables de l’Armée nationale populaire en réalité d’entités non constitutionnelles ». Ceux-là,
(ANP). Le plan présidentiel du 1er avril organisant la ajoute-t-il, « sont responsables des vastes opérations
démission différée du chef de l’État était rejeté. Le de pillage et de dilapidation qu’a connues notre
départ de Bouteflika devait être « immédiat ». pays ». « Ils tentent depuis ces derniers jours de faire
fuir les capitaux volés et de s’enfuir à l’étranger. »
Et le général de souligner que des poursuites sont
engagées, que d’autres pourraient suivre, que des
personnalités sont interdites de sortie de territoire – on
parle de 400 personnes – et que les vols d’avions privés
sont également interdits.
Ce n’est pas tout. Tout indique que l’élément
Le général Gaïd Salah s'exprime à la télévision algérienne, le 2 avril. © Canal Algérie déclencheur de ce coup d’État en douceur pour éjecter
« Il n’y a plus lieu de perdre davantage de Bouteflika a été un projet du camp présidentiel de
temps », déclarait le chef d’état-major, dénonçant se débarrasser du chef d’état-major. En se donnant
« les tergiversations, l’entêtement et la sournoiserie de jusqu’au 28 avril pour déclencher la démission du
certains individus ». « Il faut appliquer immédiatement président, ce camp conservait les pleins pouvoirs.
la solution constitutionnelle proposée », à savoir la Celui, en particulier, de reprendre en mains l’armée et
démission ou l’empêchement du président. d’organiser à sa guise l’après-Bouteflika.
L’éventuelle trêve passée entre les deux camps n’aura « Je ne saurais me taire aujourd’hui, a insisté mardi
donc pas tenu vingt-quatre heures. Et c’est tout le plan le général Salah, sur les complots et les conspirations
décidé le 1er avril à la présidence, d’abord destiné à abjectes fomentés par une bande qui a fait de la fraude,
préserver les intérêts du clan Bouteflika, de son frère de la malversation et de la duplicité sa vocation. »
et des hommes d’affaires affidés, qui s’effondre. Samedi, déjà, il avait dénoncé la tenue d’une « réunion
Ces dernières semaines, l’enjeu n’était plus secrète le 30 mars » destinée à « porter atteinte à
Abdelaziz Bouteflika, unanimement jugé incapable de la crédibilité de l’ANP ». Des médias proches de
comprendre les événements, de prendre des décisions, l’armée avaient immédiatement fait état de la présence
d’écrire seulement une lettre. Il était et demeure la de l’ancien général Mohamed Mediène, rappelé à la
survie ou non de ce fameux clan présidentiel, aux rescousse par Saïd Bouteflika.
commandes dans les coulisses depuis au moins 2013, Le général Mediène, dit Toufik, a été pendant plus
et aujourd’hui accusé par l’armée d’être « une force de vingt ans le tout-puissant patron de la DRS, les
extraconstitutionnelle et illégale ». services de renseignement, s’illustrant par sa violence
Dans son communiqué, le général Salah dévoile dans et ses coups fourrés lors de la décennie noire, cette
des termes inouïs pour un militaire le fonctionnement guerre civile des années 1990 qui a fait 150 000 morts.
du pouvoir. Ces accusations ont de longue date été L’homme, qui fut tant redouté, est détesté. Il a été
portées par de nombreux responsables de l’opposition. limogé et mis à la retraite en 2015 par Gaïd Salah et
Mais elles ne l’ont jamais été par un homme qui est au Bouteflika, et la DRS a été pour partie démantelée.
cœur du système depuis 2004, date de sa nomination Lundi, Toufik a démenti toute implication. Mardi, il
par Bouteflika au poste de chef d’état-major. était désavoué par l’ancien président Liamine Zeroual.
Ce dernier, personnalité respectée, a fait savoir qu’il

2/3
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

avait bien reçu Toufik, à la demande de ce dernier qui revendications ». Assimilé jusqu’alors au « système »
disait être mandaté par Saïd Bouteflika. Il était proposé que les Algériens rêvent de renverser, il tente ainsi de
à Zeroual de piloter la transition et l’après-Bouteflika. se sauver et de sauver avec lui l’institution militaire.
L’ancien président dit avoir refusé, expliquant « être Selon la Constitution, le président du Conseil de la
aux côtés du mouvement populaire qui porte les nation (Sénat) devient président par intérim. Il ne
aspirations légitimes des Algériens ». peut modifier le gouvernement et doit organiser dans
Dès lundi soir, sur fond de rumeurs et de les trois mois une élection présidentielle. Abdelkader
désinformations relayées par les médias du camp Bensalah, 76 ans, a été nommé à la présidence du Sénat
présidentiel et sur les réseaux sociaux, un autre par Bouteflika dont il est un très proche. Mais le voilà
front s’est ouvert. Un communiqué de la présidence de fait aujourd’hui sous la tutelle de l’armée, tant le
annonçait le limogeage du chef d’état-major et son pouvoir politique se trouve désintégré.
remplacement par un obscur général à la retraite ! Ce schéma d’une transition conduite par une partie du
Étrange communiqué : il était publié sur les réseaux « système » – les militaires – sera-t-il accepté par les
sociaux et non, comme c’est la règle, par l’agence de Algériens ? Rien n’est moins sûr.
presse officielle APS. Pire encore, il n’était pas signé.
« Salah devra partir avec les autres », disent depuis
Nouveau communiqué de la présidence, mardi matin, des jours bon nombre de manifestants. « Ça ne
et cette fois paraphé. Mais le signataire supposé s’arrêtera pas, le peuple et l’opposition peuvent
démentait immédiatement et assurait : « Il ne s’agit obliger l’armée à reculer et à construire une vraie
pas de ma signature. » Quelques heures plus tard, démocratie », estime Saïd Chekri, directeur du grand
l’armée décidait de taper du poing sur la table et de quotidien d’opposition Liberté. « Le chemin est encore
démissionner dans l’heure Bouteflika. long, les forces rétrogrades peuvent ressurgir et
« Cette fois c’est fini, le clan Bouteflika et ses confisquer la révolte populaire », résume Hamid
réseaux ne se remettront pas d’un tel coup », assure Guemache, directeur du site d’information TSA.
un analyste algérien. En quelques semaines, le chef Une première réponse sera donnée vendredi.
d’état-major, qui le 22 février menaçait de représailles D’immenses marches sont à nouveau prévues dans
les manifestants, s’est publiquement rangé aux côtés tout le pays.
du peuple dont il dit aujourd’hui vouloir porter « les

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Directeur éditorial : François Bonnet Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Société des Amis de Mediapart. Paris.

3/3

Vous aimerez peut-être aussi