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du vol MH17 (abattu au-dessus de l’Ukraine par un


missile russe), de la guerre en Ukraine, et bien sûr dans
Aux origines de l’usine à «fake news» du
la présidentielle américaine, pendant laquelle l’IRA a
Kremlin œuvré pour favoriser l’élection de Donald Trump en
PAR YANN PHILIPPIN
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 16 MAI 2019 dénigrant sa rivale Hillary Clinton et en attisant les
tensions communautaires.

L'oligarque russe Evgeny Prigogine (à gauche) servant Vladimir Poutine. © Reuters


Une enquête de Mediapart et du réseau The Signals L'oligarque russe Evgeny Prigogine (à gauche) servant Vladimir Poutine lors d'un
dîner près de Moscou en 2011. Surnommé «le cuistot de Poutine», Prigogine,
Network retrace l’histoire d’un logiciel espagnol par ailleurs chef présumé de l'officine de désinformation IRA, doit sa fortune
aux contrats de restauration collective que lui a confiés l'État russe. © Reuters
permettant de mener des opérations d’influence
sur les réseaux sociaux. Son créateur affirme que Mais il y a un aspect méconnu de l’affaire. Pour
le programme est tombé entre les mains de l’IRA, mener ces opérations, l’IRA aurait bénéficié d’une
la « ferme à trolls » du pouvoir russe, accusée d’avoir technologie occidentale, testée avec succès lors des
mené une « guerre de l’information » pour favoriser élections législatives en Espagne : un puissant logiciel
Trump en 2016. capable d’amplifier les campagnes de désinformation,
C’est l’une des plus grosses affaires de manipulation et d’atteindre des millions de personnes à partir de
politique de l’histoire moderne. Le 16 février 2018, seulement quelques centaines de tweets. C’est ce
le procureur spécial Robert Mueller, en charge de qu’affirme aujourd’hui le créateur de ce logiciel,
l’enquête sur l’ingérence russe dans la dernière Javier Perez Dolset.
campagne présidentielle américaine, inculpait treize Cet entrepreneur espagnol s’est confié à Mediapart
citoyens russes, tous liés à une officine désormais et ses partenaires du réseau de médias créé par la
célèbre basée à Saint-Pétersbourg, accusée d’être le fondation The Signals Network, spécialisée dans la
principal outil de désinformation du Kremlin sur le protection des lanceurs d’alerte. En juin 2018, nous
web : l’Internet Research Agency (IRA). avions lancé un appel pour recueillir des informations
sur l’usage abusif des données personnelles (cliquer
ici pour nous informer), auquel Javier Perez Dolset a
répondu.
« Je veux clarifier les activités de l’IRA, afin que les
partis politiques comprennent ce qu’ils font », indique
L’un des treize inculpés est Evgeny Prigogine, un Dolset, 49 ans. Nous avons pu recueillir des éléments
oligarque proche de Vladimir Poutine, créateur et concordants appuyant son témoignage, au terme d’une
directeur présumé de l’IRA. Cette « ferme à trolls » enquête de plusieurs mois menée par les journaux Die
de Saint-Pétersbourg emploie des centaines de salariés Zeit et El Mundo, deux de nos partenaires du réseau
qui inondent les réseaux sociaux de propagande The Signals Network, en collaboration avec l’ONG
pro-russes. Plusieurs rapports officiels et enquêtes journalistique Bellingcat.
journalistiques (voir ici le documentaire d'Arte) ont
documenté les opérations d’influence de l’IRA au sujet

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Javier Perez Dolset n’avait que six ans lorsque son à-dire les sujets les plus populaires, ainsi que leur
père lui a offert Pong, le jeu vidéo rudimentaire mais diffusion et l’identité des Twittos les plus influents
mythique de 1972, qui simule pour la première fois dans une discussion donnée.
une partie de tennis de table. « À l’école, j’étais le plus La troisième brique, la plus importante, est l’outil
nerd », sourit-il. Sa passion lui réussit, puisqu’il a créé d’attaque. Perez Dolset l’a baptisé « bâton social »,
la société de jeux vidéo Pyros, très connue en Espagne, car le programme fonctionne comme un chef
qui a produit en 1998 le jeu de tir « Commando », d’orchestre capable d’obtenir le son qu’il souhaite
devenu un classique. Javier Perez Dolset se constitue avec sa baguette. Avec seulement une poignée de
un petit empire, avec un studio de dessins animés, une comptes, Snap peut stimuler la courbe naturelle de
société de sonneries pour téléphones mobiles, et une progression d’une tendance, mais aussi contrecarrer
université privée qui forme des informaticiens dans la les mécanismes de défense mis en place par Twitter
banlieue de Madrid. pour contrer les interventions artificielles. « Avec notre
Au début des années 2010, avec l’émergence des système, on peut générer des millions de vues à partir
réseaux sociaux, les opérateurs de téléphonie, clients de vingt tweets », indique Javier Perez Dolset.
de Javier Perez Dolset, commencent à être visés Il voulait au départ vendre le programme à des
par des commentaires de consommateurs mécontents. entreprises. Mais un conseiller du Parti populaire
C’est ainsi que l’entrepreneur a eu l’idée de développer (PP), les conservateurs espagnols, qui siège au conseil
un logiciel capable de détecter ces vagues de critiques d’administration de l’université de Perez Dolset a une
et la manière dont elles deviennent virales. Ses meilleure idée : utiliser Snap en politique.
programmeurs se mettent à l’ouvrage. Plus de 20
Le PP a déployé le logiciel lors des élections
millions d’euros sont investis dans le projet, dont des
législatives de décembre 2015, à l’issue desquelles
fonds publics européens et espagnols que Perez Dolset
le parti arrive en tête, sans parvenir à constituer
est aujourd’hui accusé d’avoir employés de manière
une majorité absolue à l’Assemblée. D’où le second
indue – ce qu’il dément.
scrutin de juin 2016, qui a finalement permis au chef
du PP, Mariano Rajoy, d’obtenir une nouvelle majorité
relative et d'être nommé premier ministre trois mois
plus tard.

Javier Perez Dolset, chef d'entreprise espagnol et créateur


du logiciel Snap. © Sergio Gonza#lez Valero / El Mundo

Le programme est terminé en 2013 et


baptisé Snap, pour « Social Networks Analysis
Le chef du Parti populaire espagnol, Mariano Rajoy, après le vote de confiance du
Platform » (plateforme d’analyse des réseaux parlement le 29 septembre 2016, actant sa nomination comme premier ministre à la
sociaux). Il est composé de trois briques suite des élections législatives remportées trois mois plus tôt par son parti. © Reuters

technologiques. La première est un aspirateur capable Pour ces deux campagnes, les informaticiens de Javier
de collecter un très gros volume de données sur Perez Dolset ont mis au point une application spéciale,
Twitter. La deuxième, baptisée Ingraph, analyse les installée sur les téléphones de centaines de partisans
données et les convertit sous forme graphique. Elle du PP. Lorsque les leaders du parti souhaitaient
permet d’analyser les mots-dièses (ou hashtags), c’est- qu’un argument de campagne devienne viral sur
Twitter, il leur suffisait d’écrire un court argumentaire
accompagné d’un mot-dièse. Snap calculait alors

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la meilleure courbe de progression et envoyait les fréquente son restaurant, et parce qu’il est devenu
instructions aux sympathisants du parti, qui n’avait richissime grâce à des gros contrats de restauration
plus qu’à cliquer sur leur smartphone pour déclencher collective confiés par l’État russe à son entreprise.
l’opération. « Pendant ces élections, on a géré une Evgeny Prigogine a démenti tout lien avec l’IRA. Mais
ferme à trolls », résume crûment Javier Perez Dolset. son implication est confirmée par un rapport du BND,
Sa société n'a demandé que 6 000 euros au PP les services secrets allemands. Ce document, consulté
pour utiliser Snap. « C’était le tout premier outil par notre partenaire Die Zeit, indique que l’IRA est
qui essayait de faire un truc pareil, raconte Juan « financée par Evgeny Prigogine », lequel est décrit
Corro, responsable de la communication du parti à comme l’un des oligarques « utilisés par le Kremlin
l’époque. Ça avait l’avantage de maximiser l’impact pour financer, de façon à la fois publique et secrète,
du réseau. » Il affirme toutefois que Snap n’a pas des activités d’influence ».
été aussi efficace qu’espéré, et que le parti ne l’a
plus utilisé pour les élections du 28 avril 2019. Le
parti socialiste espagnol a lui aussi acheté et utilisé le
logiciel et son outil d’attaque « bâton social ».
Une chose est sûre : la première tentative d'influence à
grande échelle d’une élection via les réseaux sociaux
L'un des immeubles abritant les activités de l'IRA à
n’a pas été réalisée par un régime autoritaire, mais en Saint-Pétersbourg. © Wikimedia / Creative Commons
Espagne, au cœur de l’Union européenne. En 2017, Javier Perez Dolset lit des articles de presse
En 2013, la même année que la naissance de Snap, sur l’activité de l’IRA sur Twitter. « Je me suis
l’officine russe Internet Research Agency (IRA) dit ouah, ça me semble incroyablement familier »,
est créée à Saint-Pétersbourg. Il faudra plusieurs raconte-t-il. C’est ainsi qu’il a commencé à se
années pour que ses activités soient découvertes. La demander si les Russes n’auraient pas mis la main sur
journaliste russe Lyudmila Savchuk, qui a infiltré son logiciel Snap.
l’organisation en 2015 en y travaillant pendant deux L’entrepreneur espagnol a en effet commencé à
mois, a décrit le fonctionnement de cette usine à « fake travailler en Russie dès 2007. En 2009, il a acheté
news », où des centaines de jeunes payés 400 dollars 50,1 % d’une société russe nommée Temafon. En
par mois inondent les réseaux sociaux. 2012, sa société ZED s’est alliée avec plusieurs autres
L’IRA critique les détracteurs de Poutine ; l’Union sociétés, dont la société de télécoms russe Tema.
européenne est décrite comme russophobe et envahie L’ensemble des sociétés appartient depuis lors à une
par les migrants. La « ferme à trolls » défend aussi holding néerlandaise, ZED+. Mais l’affaire a très vite
la position russe lors de la guerre en Ukraine, et dégénéré en un conflit aussi complexe que violent
s’implique dans la présidentielle américaine en 2016 entre Perez Dolset et ses partenaires russes.
pour favoriser l’élection de Donald Trump – une Selon des documents issus d’une procédure judiciaire
campagne qualifiée de « guerre de l’information » par espagnole, certains de ses partenaires auraient
un tribunal de Washington. détourné de l’argent via des structures cachées, tandis
Un dîner à Moscou avec « le cuistot de qu’une des sociétés du groupe est soupçonnée de
Poutine » tentative de corruption en Ouzbékistan. Perez Dolset
Selon le rapport du procureur spécial américain Robert affirme n’avoir rien su de tout cela. Il est à son tour
Mueller, le créateur et chef de l’IRA est un ancien accusé d’avoir manqué à ses devoirs de surveillance, et
délinquant devenu restaurateur, Evgeny Prigogine. même d’avoir falsifié des documents, ce qu’il dément
Très proche du président russe, cet oligarque est formellement. En 2016, ses ex-partenaires russes
surnommé « le cuistot de Poutine » car le chef de l’État

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obtiennent en justice sa révocation de la présidence s’ils étaient administrés par des humains, leurs actions
de ZED+ et la nomination d’un administrateur externe étaient aussi coordonnées que celles de robots. Watts
pour le remplacer. les qualifie d’ailleurs de « cyborgs » dans son rapport.
Plusieurs éléments suggèrent que les Russes auraient
profité du conflit pour mettre la main sur le logiciel
Snap, via Temafon, filiale russe du groupe. L’accord
de partenariat signé avec les Russes stipule que
la société espagnole ZED, qui a développé Snap,
« s’assurera que tous les membres du groupe ZED
mettront à la disposition de toutes les sociétés du
groupe l’ensemble des produits, y compris les mises à
jour et les nouvelles versions ».
« Les Russes avaient accès en permanence à nos
serveurs », où était stocké le code source de Snap,
indique Perez Dolset. « C’était automatique, ils
avaient accès au serveur à Madrid et pouvaient copier
ce qu’ils voulaient. »
Coïncidence : l’IRA cherchait, au même moment, à
L'oligarque russe Evgeny Prigogine, très proche de Vladimir Poutine
améliorer l’efficacité de ses opérations, en utilisant et chef présumé de l'Internet Research Agency (IRA). © Reuters
une technologie capable de maximiser l’impact du Javier Perez Dolset et le principal développeur de
travail effectué par ses trolls humains. « Nous avons Snap, Juan Carlos Gonzalvez, qui nous ont laissé
toujours pensé que ce logiciel avait été obtenu en examiner le code source du logiciel, indiquent que ce
dehors de la Russie. À l’époque, l’IRA cherchait comportement des « cyborgs » de l’IRA correspond
presque ouvertement à acheter un tel programme », exactement à ce que produit l’algorithme de Snap. «
indique Clint Watts, chercheur au Foreign Policy Ça me semble très cohérent », nous a confirmé l’expert
Research Institute et ancien enquêteur du FBI. Clint Watts.
Watts, qui a témoigné en tant qu’expert devant le Sénat Reste une dernier élément, le plus explosif. Javier
américain sur la stratégie d’influence numérique russe, Perez Dolset affirme qu’il a présenté Snap lors d’un
explique que lors de l’analyse du comportement des dîner de travail le 16 décembre 2013 dans un restaurant
comptes Twitter contrôlés par l’IRA, il a constaté que à Moscou, auquel a assisté en personne le chef
présumé de l’IRA, Evgeny Prigogine. Il précise que le
dîner était organisé par ses partenaires russes, et qu’il
ne savait pas à l’avance que Prigogine serait là.
Javier Perez Dolset nous a fourni les documents
attestant de son voyage à Moscou ce jour-là. Il n’a pas
retrouvé de trace écrite de la présence du « cuistot de
Poutine », mais se dit « absolument certain » qu’il
était là lors de la présentation de Snap. « Je sais que
j’ai rencontré Prigogine. Il a un visage qu’on n’oublie
pas. »

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Contacté via l’une de ses sociétés, Evgeny Prigogine a Prolonger


envoyé à notre partenaire Die Zeit une réponse digne
d’un troll, dans laquelle il « révèle toute la vérité ».
Il indique avoir fondé en 1916 l’Armée républicaine
irlandaise (IRA en anglais, qui a le même sigle que
l’Internet Research Agency) et avoir vécu pendant
cinq ans sur une île thaïlandaise avec Javier Perez Cet article est la première enquête réalisée par le réseau
Dolset. Il conclut sa réponse par cette adresse à notre de médias créé par la fondation The Signals Network.
confrère de Die Zeit : « Vous êtes un malade mental, Pour cet article, Mediapart a ainsi collaboré avec
vous devriez consulter un psychiatre. » Die Zeit (Allemagne), El Mundo (Espagne), Republik
De son côté, Javier Perez Dolset continue à batailler (Suisse) et The Daily Telegraph (Royaume-Uni), avec
aux Pays-Bas pour tenter de reprendre le contrôle la coopération de l'ONG journalistique Bellingcat.
de son groupe ZED+. À la suite de sa mésaventure Cette enquête est le résultat de l'appel à témoignages
avec Snap, l’entrepreneur a lancé un nouveau projet, lancé en juin 2018 par les médias membres du
qui vise à améliorer le logiciel afin qu’il soit capable réseau The Signals Network au sujet de l’usage
de « détecter et stopper la désinformation sur les abusif des données personnelles. Si vous avez des
réseaux sociaux ». Il prépare aussi « une liste de informations à nous transmettre, vous pouvez le faire
recommandations destinée aux gouvernements afin de façon sécurisée ici.
qu’ils puissent légiférer de façon efficace pour contrer Fondée par l'entrepreneur français Gilles Raymond,
les campagnes de désinformation ». The Signals Network est une fondation qui opère aux
États-Unis et en Europe. Elle a pour but de protéger les
lanceurs d'alerte et de faciliter la publication de leurs
informations via un réseau de sept médias partenaires.
The Signals Network assure la défense de Rui Pinto,
le lanceur d'alerte des Football Leaks, actuellement
poursuivi et incarcéré en détention préventive au
Portugal.

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