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Javier Perez Dolset n’avait que six ans lorsque son à-dire les sujets les plus populaires, ainsi que leur
père lui a offert Pong, le jeu vidéo rudimentaire mais diffusion et l’identité des Twittos les plus influents
mythique de 1972, qui simule pour la première fois dans une discussion donnée.
une partie de tennis de table. « À l’école, j’étais le plus La troisième brique, la plus importante, est l’outil
nerd », sourit-il. Sa passion lui réussit, puisqu’il a créé d’attaque. Perez Dolset l’a baptisé « bâton social »,
la société de jeux vidéo Pyros, très connue en Espagne, car le programme fonctionne comme un chef
qui a produit en 1998 le jeu de tir « Commando », d’orchestre capable d’obtenir le son qu’il souhaite
devenu un classique. Javier Perez Dolset se constitue avec sa baguette. Avec seulement une poignée de
un petit empire, avec un studio de dessins animés, une comptes, Snap peut stimuler la courbe naturelle de
société de sonneries pour téléphones mobiles, et une progression d’une tendance, mais aussi contrecarrer
université privée qui forme des informaticiens dans la les mécanismes de défense mis en place par Twitter
banlieue de Madrid. pour contrer les interventions artificielles. « Avec notre
Au début des années 2010, avec l’émergence des système, on peut générer des millions de vues à partir
réseaux sociaux, les opérateurs de téléphonie, clients de vingt tweets », indique Javier Perez Dolset.
de Javier Perez Dolset, commencent à être visés Il voulait au départ vendre le programme à des
par des commentaires de consommateurs mécontents. entreprises. Mais un conseiller du Parti populaire
C’est ainsi que l’entrepreneur a eu l’idée de développer (PP), les conservateurs espagnols, qui siège au conseil
un logiciel capable de détecter ces vagues de critiques d’administration de l’université de Perez Dolset a une
et la manière dont elles deviennent virales. Ses meilleure idée : utiliser Snap en politique.
programmeurs se mettent à l’ouvrage. Plus de 20
Le PP a déployé le logiciel lors des élections
millions d’euros sont investis dans le projet, dont des
législatives de décembre 2015, à l’issue desquelles
fonds publics européens et espagnols que Perez Dolset
le parti arrive en tête, sans parvenir à constituer
est aujourd’hui accusé d’avoir employés de manière
une majorité absolue à l’Assemblée. D’où le second
indue – ce qu’il dément.
scrutin de juin 2016, qui a finalement permis au chef
du PP, Mariano Rajoy, d’obtenir une nouvelle majorité
relative et d'être nommé premier ministre trois mois
plus tard.
technologiques. La première est un aspirateur capable Pour ces deux campagnes, les informaticiens de Javier
de collecter un très gros volume de données sur Perez Dolset ont mis au point une application spéciale,
Twitter. La deuxième, baptisée Ingraph, analyse les installée sur les téléphones de centaines de partisans
données et les convertit sous forme graphique. Elle du PP. Lorsque les leaders du parti souhaitaient
permet d’analyser les mots-dièses (ou hashtags), c’est- qu’un argument de campagne devienne viral sur
Twitter, il leur suffisait d’écrire un court argumentaire
accompagné d’un mot-dièse. Snap calculait alors
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la meilleure courbe de progression et envoyait les fréquente son restaurant, et parce qu’il est devenu
instructions aux sympathisants du parti, qui n’avait richissime grâce à des gros contrats de restauration
plus qu’à cliquer sur leur smartphone pour déclencher collective confiés par l’État russe à son entreprise.
l’opération. « Pendant ces élections, on a géré une Evgeny Prigogine a démenti tout lien avec l’IRA. Mais
ferme à trolls », résume crûment Javier Perez Dolset. son implication est confirmée par un rapport du BND,
Sa société n'a demandé que 6 000 euros au PP les services secrets allemands. Ce document, consulté
pour utiliser Snap. « C’était le tout premier outil par notre partenaire Die Zeit, indique que l’IRA est
qui essayait de faire un truc pareil, raconte Juan « financée par Evgeny Prigogine », lequel est décrit
Corro, responsable de la communication du parti à comme l’un des oligarques « utilisés par le Kremlin
l’époque. Ça avait l’avantage de maximiser l’impact pour financer, de façon à la fois publique et secrète,
du réseau. » Il affirme toutefois que Snap n’a pas des activités d’influence ».
été aussi efficace qu’espéré, et que le parti ne l’a
plus utilisé pour les élections du 28 avril 2019. Le
parti socialiste espagnol a lui aussi acheté et utilisé le
logiciel et son outil d’attaque « bâton social ».
Une chose est sûre : la première tentative d'influence à
grande échelle d’une élection via les réseaux sociaux
L'un des immeubles abritant les activités de l'IRA à
n’a pas été réalisée par un régime autoritaire, mais en Saint-Pétersbourg. © Wikimedia / Creative Commons
Espagne, au cœur de l’Union européenne. En 2017, Javier Perez Dolset lit des articles de presse
En 2013, la même année que la naissance de Snap, sur l’activité de l’IRA sur Twitter. « Je me suis
l’officine russe Internet Research Agency (IRA) dit ouah, ça me semble incroyablement familier »,
est créée à Saint-Pétersbourg. Il faudra plusieurs raconte-t-il. C’est ainsi qu’il a commencé à se
années pour que ses activités soient découvertes. La demander si les Russes n’auraient pas mis la main sur
journaliste russe Lyudmila Savchuk, qui a infiltré son logiciel Snap.
l’organisation en 2015 en y travaillant pendant deux L’entrepreneur espagnol a en effet commencé à
mois, a décrit le fonctionnement de cette usine à « fake travailler en Russie dès 2007. En 2009, il a acheté
news », où des centaines de jeunes payés 400 dollars 50,1 % d’une société russe nommée Temafon. En
par mois inondent les réseaux sociaux. 2012, sa société ZED s’est alliée avec plusieurs autres
L’IRA critique les détracteurs de Poutine ; l’Union sociétés, dont la société de télécoms russe Tema.
européenne est décrite comme russophobe et envahie L’ensemble des sociétés appartient depuis lors à une
par les migrants. La « ferme à trolls » défend aussi holding néerlandaise, ZED+. Mais l’affaire a très vite
la position russe lors de la guerre en Ukraine, et dégénéré en un conflit aussi complexe que violent
s’implique dans la présidentielle américaine en 2016 entre Perez Dolset et ses partenaires russes.
pour favoriser l’élection de Donald Trump – une Selon des documents issus d’une procédure judiciaire
campagne qualifiée de « guerre de l’information » par espagnole, certains de ses partenaires auraient
un tribunal de Washington. détourné de l’argent via des structures cachées, tandis
Un dîner à Moscou avec « le cuistot de qu’une des sociétés du groupe est soupçonnée de
Poutine » tentative de corruption en Ouzbékistan. Perez Dolset
Selon le rapport du procureur spécial américain Robert affirme n’avoir rien su de tout cela. Il est à son tour
Mueller, le créateur et chef de l’IRA est un ancien accusé d’avoir manqué à ses devoirs de surveillance, et
délinquant devenu restaurateur, Evgeny Prigogine. même d’avoir falsifié des documents, ce qu’il dément
Très proche du président russe, cet oligarque est formellement. En 2016, ses ex-partenaires russes
surnommé « le cuistot de Poutine » car le chef de l’État
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obtiennent en justice sa révocation de la présidence s’ils étaient administrés par des humains, leurs actions
de ZED+ et la nomination d’un administrateur externe étaient aussi coordonnées que celles de robots. Watts
pour le remplacer. les qualifie d’ailleurs de « cyborgs » dans son rapport.
Plusieurs éléments suggèrent que les Russes auraient
profité du conflit pour mettre la main sur le logiciel
Snap, via Temafon, filiale russe du groupe. L’accord
de partenariat signé avec les Russes stipule que
la société espagnole ZED, qui a développé Snap,
« s’assurera que tous les membres du groupe ZED
mettront à la disposition de toutes les sociétés du
groupe l’ensemble des produits, y compris les mises à
jour et les nouvelles versions ».
« Les Russes avaient accès en permanence à nos
serveurs », où était stocké le code source de Snap,
indique Perez Dolset. « C’était automatique, ils
avaient accès au serveur à Madrid et pouvaient copier
ce qu’ils voulaient. »
Coïncidence : l’IRA cherchait, au même moment, à
L'oligarque russe Evgeny Prigogine, très proche de Vladimir Poutine
améliorer l’efficacité de ses opérations, en utilisant et chef présumé de l'Internet Research Agency (IRA). © Reuters
une technologie capable de maximiser l’impact du Javier Perez Dolset et le principal développeur de
travail effectué par ses trolls humains. « Nous avons Snap, Juan Carlos Gonzalvez, qui nous ont laissé
toujours pensé que ce logiciel avait été obtenu en examiner le code source du logiciel, indiquent que ce
dehors de la Russie. À l’époque, l’IRA cherchait comportement des « cyborgs » de l’IRA correspond
presque ouvertement à acheter un tel programme », exactement à ce que produit l’algorithme de Snap. «
indique Clint Watts, chercheur au Foreign Policy Ça me semble très cohérent », nous a confirmé l’expert
Research Institute et ancien enquêteur du FBI. Clint Watts.
Watts, qui a témoigné en tant qu’expert devant le Sénat Reste une dernier élément, le plus explosif. Javier
américain sur la stratégie d’influence numérique russe, Perez Dolset affirme qu’il a présenté Snap lors d’un
explique que lors de l’analyse du comportement des dîner de travail le 16 décembre 2013 dans un restaurant
comptes Twitter contrôlés par l’IRA, il a constaté que à Moscou, auquel a assisté en personne le chef
présumé de l’IRA, Evgeny Prigogine. Il précise que le
dîner était organisé par ses partenaires russes, et qu’il
ne savait pas à l’avance que Prigogine serait là.
Javier Perez Dolset nous a fourni les documents
attestant de son voyage à Moscou ce jour-là. Il n’a pas
retrouvé de trace écrite de la présence du « cuistot de
Poutine », mais se dit « absolument certain » qu’il
était là lors de la présentation de Snap. « Je sais que
j’ai rencontré Prigogine. Il a un visage qu’on n’oublie
pas. »
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