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EUROPÉENNES [1]
Ie partie :
IIe partie :
Premier cas : on choisit des sociétés séparées dans le temps et l'espace par
des distances telles que les analogies, observées de part et d'autre, entre tel
ou tel phénomène, ne peuvent, de toute évidence, s'expliquer ni par des
influences mutuelles, ni par aucune communauté d'origine. Par exemple
(depuis l'époque déjà lointaine où le P. Lafitau, de la Société de Jésus,
invitait ses lecteurs à comparer les m?urs des sauvages américains avec
celles des premiers temps [1] , c'est le type le
IIIe partie :
Car voici, très souvent, ce qui se passe. Dans une société donnée, un
phénomène s'est manifesté avec tant d'ampleur, et surtout il a eu tant de
conséquences et de si apparentes ? notamment dans le domaine politique,
les prolongements de cette nature étant, d'ordinaire, les plus aisés à saisir
dans nos sources ? que, à moins d'être atteint de cécité, l'historien ne saurait
manquer d'en avoir les yeux vivement frappés. Prenons maintenant la
société voisine. Peut-être des faits analogues s'y sont-ils produits, et avec
une force et une étendue presque pareilles ; mais, soit par suite de l'état de
notre documentation, soit en raison d'une constitution sociale et politique
différente, leur action y est moins immédiatement perceptible. Non peut-
être qu'elle ait été moins grave. Mais elle s'est opéréePage 020
S'il est dans l'histoire agraire de l'Europe une transformation qui apparaisse
en plein éclat, c'est celle dont la plus grande partie de l'Angleterre a été le
théâtre, du début du XVIe siècle environ aux premières années du XIXe , ?
ce vaste mouvement des enclosures qui, sous sa double forme (enclôture du
communal, enclôture des labours), peut se définir pour l'essentiel :
disparition des servitudes collectives, individualisation de l'exploitation
agricole. Envisageons ici seulement l'enclôture des labours. Comme point
de départ, nous avons un régime selon lequel la terre arable, aussitôt
dépouillée des récoltes, devenait, par la pâture, objet d'exploitation
commune et, encore ensemencée ou couverte de moissons, obéissait déjà,
dans le rythme de sa culture, à des règlements destinés à protéger les
intérêts de la collectivité ; comme point d'arrivée, un état de stricte
appropriation personnelle. Tout, dans cette grande métamorphose, attire et
retient nos regards : les polémiques qu'elle a suscitées pendant tout le cours
de son histoire ; l'accès relativement aisé de la plupart des documents (actes
du Parlement, enquêtes officielles) qui nous renseignent sur elle ; ses liens
avec l'histoire politique, car, favorisée par les progrès du Parlement, où les
grands propriétaires étaient maîtres, elle a, par un choc en retour, contribué
à asseoir plus solidement la puissance de la gentry ; ses rapports possibles
avec les deux faits les plus immé-Page 021
IVe partie :
Passons à l'interprétation.
Le plus évident de tous les services que l'on puisse espérer d'une
comparaison attentive instituée entre des faits puisés dans des sociétés
différentes et voisines, c'est de nous permettre de discerner les influences
exercées par ces groupes les uns sur les autres. Des enquêtes, prudemment
poursuivies, révéleraient sans doute, entre les sociétés médiévales, des
courants d'emprunts jusqu'ici imparfaitement mis en lumière. Voici un
exemple, proposé seulement à titre d'hypothèse de travail.
exerce une action coercitive sur ses inférieurs, afin que ceux-ci, de
mieux en mieux, obéissent et consentent aux mandements et préceptes
impériaux [1] , cette phrase d'un capitulaire de 810 résume, en un raccourci
expressif, la politique sociale de l'Empire. Sans doute, en cherchant bien,
on pourra trouver, dans la Gaule mérovingienne, les germes de tel ou tel de
ces traits. Il n'en est pas moins vrai que, à ne regarder que vers la Gaule,
l'État carolingien nous semble presque une création ex nihilo . Mais portons
nos yeux au delà des Pyrénées. On vit dans l'Europe barbare, dès le
VIIe siècle, des rois recevoir, comme dit l'un d'eux, Ervige, la sacro-sainte
onction [2] : c'étaient les rois visigoths ; ? une monarchie toute religieuse,
préoccupée de faire triompher, par l'action de l'État, les ordres de l'Église :
la monarchie visigothique ; ? des conciles qui se confondaient avec les
assemblées politiques ; ceux de l'Espagne ; ? des lois qui, très
anciennement, avaient fait place, pour les régler, aux rapports du seigneur
et du recommandé [3] et tendaient à fonder sur ces liens d'homme à homme
l'organisation militaire [4] : les lois des souverains visigoths.
Naturellement, à côté de ces analogies, il n'est pas malaisé de découvrir des
différences. La principale est que les premiers Carolingiens gouvernaient
l'Église, au lieu d'être, comme les princes goths du VII e siècle, gouvernés
par elle. Les similitudes demeurent extrêmement frappantes. Faut-il ne voir
en elles que le produit de causes pareilles, agissant des deux côtés dans le
même sens et dont il y aurait lieu, en ce cas, de préciser la nature ? ou bien
? les faits visigothiques étant, bien entendu, nettement antérieurs aux faits
francs ? doit-on croire qu'une certaine conception de la royauté et de son
rôle, certaines idées touchant la constitution de la société vassalique et son
utilisation par l'État, apparues d'abord en Espagne etPage 025
s'y étant traduites dans des textes législatifs, furent reprises consciemment
par l'entourage des rois francs et les rois eux-mêmes ? Pour avoir le droit de
répondre à cette question, il conviendrait évidemment de procéder à une
enquête détaillée, que je ne saurais aborder ici. Son principal objet devrait
être de rechercher par quels canaux l'influence visigothique put pénétrer en
Gaule. Quelques faits, universellement connus, semblent de nature à rendre
l'hypothèse d'une influence assez probable. Il y eut incontestablement, dans
le royaume franc, pendant le siècle qui suivit la conquête arabe,
une diaspora espagnole. Les fugitifs de partibus Hispaniæ , établis par
Charlemagne et Louis le Pieux en Septimanie, étaient, pour une large part,
de petites gens ; mais on comptait aussi dans leurs rangs des hommes
appartenant aux classes élevées (majores et potentiores ) et des prêtres,
c'est-à-dire des personnes au courant des habitudes politiques et religieuses
du pays qu'elles avaient dû quitter [1]
Ve partie :
Chacun sait ce qu'on appelle, dans la France du XIVe et du XVe siècles, les
États généraux ou provinciaux (j'emploie ces épithètes dans leur sens
habituel et approximatif, qui est commode, sans ignorer, bien entendu,
qu'États généraux et États provinciaux étaient rejoints par toute une série de
gradations, que des États vraiment généraux n'ont presque jamais été
réunis, enfin que le cadre provincial, pendant longtemps, n'eut rien de fixe).
Sur les États provinciaux, en particulier ceux des grandes principautés
féodales, des monographies assez nombreuses ont été écrites, au cours de
ces dernières années [1] . Elles témoignent d'un effort d'érudition d'autant
plus méritoire que la documentation, au moins pour les premiers temps, est,
à peu près partout, terriblement pauvre et ingrate ; elles ont apporté, sur
beaucoup de points importants, des précisions d'un grand intérêt. Mais,
presque tous leurs auteurs ont buté, dès le départ, sur une difficulté qu'ils
n'avaient pas le moyen de résoudre, et dont ils n'ont même pas toujours
réussi à bien saisir la nature : le problème des origines . J'emploie
volontairement cette expression dont se servent, à l'ordinaire, les
historiens ; elle est courante, mais elle est ambiguë. Elle tend à confondre
deux opérations intellectuelles d'essence différente et de portée inégale ;
d'une part on recherche les institutions plus anciennes (cours ducales ou
comtales par exemple) dont les États n'apparaissent souvent que comme le
développement, ? et cette enquête est parfaitement légitime et nécessaire ;
mais reste ensuite ? c'est la seconde démarche ? à discerner les raisons
capables d'expliquer l'extension et la signification nouvellesPage 027
VIe partie :
comparée n'a que trop souffert. Trop souvent on croit, ou affecte de croire,
qu'elle n'a d'autre objet que la chasse aux ressemblances ; on l'accuse
volontiers de se contenter d'analogies forcées, voire, à l'occasion, de les
inventer, en postulant arbitrairement je ne sais quel parallélisme nécessaire
entre les diverses évolutions. Inutile de rechercher si ces reproches ont
quelquefois pu paraître justifiés ; il est trop certain que la méthode, ainsi
pratiquée, ne serait qu'une méchante caricature. Justement conçue, elle
porte au contraire un intérêt spécialement vif à la perception des
différences, que celles-ci soient originelles ou bien résultent de chemins
divergents, pris d'un même point de départ. En tête d'un ouvrage destiné
àmarquer ce que le développement des langues germaniques a de
particulier entre toutes les langues indo-européennes , M. Meillet proposait
naguère, à la linguistique comparée, comme une de ses tâches essentielles,
un effort soutenu pour mettre en évidence l'originalité des différentes
langues [1] . De même l'histoire comparée se doit de dégager
l'originalitédes différentes sociétés. Est-il superflu d'observer qu'il n'est
guère de travail plus délicat que celui-là, ni qui nécessite plus
impérieusement une comparaison méthodique ? Déterminer, non seulement
en gros, que deux objets ne sont pas pareils, mais encore ? besogne
infiniment plus difficile, mais aussi beaucoup plus intéressante ? par quels
caractères précis ils se distinguent, suppose évidemment, comme première
démarche, qu'on les contemple tour à tour.
Avant tout, il faut déblayer le terrain des fausses similitudes, qui ne sont
souvent que des homonymies. Il en est d'insidieuses.
Dès la seconde moitié du XIIe siècle, beaucoup plus tôt que leurs voisins
de France par conséquent, les rois anglais firent reconnaître, par le pays
tout entier, l'autorité de leurs cours de justice. Mais cette précocité eut sa
rançon. L'état de la société, telle qu'elle était alors constituée, imposa aux
juges royaux le respect d'une frontière, qu'ils ne devaient pas franchir avant
l'extrême fin du moyen âge : ils durent se faire une règle de ne jamais
intervenir entre les seigneurs et les hommes qui tenaient de ceux-ci des
terres en villainage , c'est-à-dire à charge de redevances et surtout de
corvées, fixées les unes comme les autres par la coutume du manoir (ainsi
appelait-on en Angleterre la seigneurie). Ces tenanciers étaient, par leur
origine, de conditions fort différentes : les uns ? villains proprement dits ?
passaient pour libres, parce qu'ils dépendaient du seigneur seulement en
raison de leur tenure, de leur appartenance à la villa ; les autres ? servi,
nativi ? étaient attachés au maître par un lien personnel et héréditaire, où
l'on voyait en ce temps une marque de servitude. Mais tous, quel que fût
leur statut traditionnel, furent tenus à l'écart par les juridictions royales ;
dans leurs rapports avec leurs seigneurs (et d'ailleurs dans ces rapports
seulement), ils échappèrent totalement à l'action des tribunaux d'État et, par
suite, à celle du droit appliqué et élaboré par ces tribunaux, la Common
Law du royaume. Le résultat fut que, au cours du XIIIe siècle, en raison de
cette incapacité commune, la plus apparente et laPage 032
tradition continue d'une langue , que cette tradition soit du type courant :
transmission de la langue des anciens aux jeunes , ou qu'elle résulte d'un
changement de langue . Mais supposons que, à un moment donné, on
découvre des exemples de ce phénomène aujourd'hui inconnu :
des mélanges véritables entre des langues. Ce jour-là ? je continue à citer
M. Meillet ? la linguistique devra élaborer de nouvelles méthodes [1] . Or
cette redoutable hypothèse du mélange , qui, si elle venait à se réaliser en
matière de langage, porterait le trouble dans la science de l'homme la plus
justement sûre d'elle-même, à chaque instant l'histoire des sociétés se la
voit imposée par les faits. Peu importe que le français ait subi, très
profondément, dans son vocabulaire, et sans doute aussi dans sa
phonétique, l'influence des langues germaniques ; il n'en résulte pas moins
de la transformation, involontaire et le plus souvent inconsciente, chez les
sujets parlant, du latin de la Gaule romaine ; les descendants des Germains
qui adoptèrent les dialectes romans passèrent véritablement d'une langue à
une autre. Mais la société française du moyen âge, qui osera la donner pour
une transformation pure et simple de la société gallo-romaine ? L'histoire
comparée est capable de nous révéler, entre les sociétés humaines, des
interactions précédemment inconnues ; quant à attendre d'elle que, mise en
présence de sociétés jusqu'ici considérées comme dépourvues de tout lien
de parenté, elle nous amène à découvrir, dans ces groupes, des fractions
détachées, à une date ancienne, d'une société mère, auparavant
insoupçonnée, ce serait entretenir un espoir destiné à être presque toujours
déçu.
veut, la zone marginale entre les parlers de langue d'oil et ceux de langue
d'oc, non plus que la démarcation, vers le germanique, de la langue d'oil
elle-même, ne correspondent à aucune frontière d'État ou de grande
seigneurie. Il en va de même pour bien d'autres faits de civilisation. Étudier
les villes françaises du moyen âge, au moment de la renaissance urbaine :
c'est confondre dans une même vision deux objets hétérogènes presque en
tout, sauf par le nom : les vieilles villes méditerranéennes, centres
traditionnels de la vie du plat pays, oppida habités de tout temps par les
puissants, seigneurs et chevaliers ; les villes du reste de la France, peuplées
surtout de marchands et recréées par eux. Ce dernier type urbain en
revanche, par quel coup de ciseau, tout arbitraire, le séparer des types
analogues de l'Allemagne rhénane ? La seigneurie, dans la France
médiévale : l'historien qui a commencé à l'étudier au nord de la Loire, ne se
sent-il pas, lorsqu'il feuillette des textes languedociens, souvent beaucoup
plus dépaysé que lorsque ses yeux se portent vers des documents hennuyers
ou même mosellans ?
VIIIe partie :
Il va de soi que la comparaison n'aura de valeur que si elle s'appuie sur des
études de faits, détaillées, critiques et solidement documentées. Il n'est pas
moins évident que l'infirmité des forces humaines interdit de rêver, pour les
recherches de première main, des cadres géographiques ou chronologiques
par trop vastes. Fatalement le travail comparatif proprement dit sera
toujours réservé à une petite partie des historiens. Encore serait-il peut-être
temps de songer à l'organiser et notammentPage 045
à lui faire une place dans l'enseignement des Universités [1] . Ne nous le
dissimulons pas néanmoins : comme les études particulières sont encore,
dans beaucoup de domaines, très peu avancées, il ne pourra lui-même
progresser que très lentement. C'est toujours le vieux mot : des années
d'analyse pour une journée de synthèse [1] . Mais on cite trop souvent cette
maxime, sans y ajouter le correctif nécessaire : l'analyse ne sera utilisable
pour la synthèse que si, dès le principe, elle l'a en vue et se préoccupe de la
servir.
Convier les érudits à cette enquête préliminaire à travers les livres, ce n'est
pas d'ailleurs leur proposer un chemin tout uni. Je ne veux pas m'occuper
en détail des incommodités matérielles. Pourquoi, néanmoins, ne pas
rappeler qu'elles sont grandes ? les informations bibliographiques sont
difficiles à réunir ; les ouvrages eux-mêmes, d'accès plus malaisé encore.
Une bonne organisation du prêt international des bibliothèques, devenu
plus rapide et étendu à certains grands pays qui jusqu'ici ont gardé
jalousement leurs richesses, ferait plus, pour l'avenir de l'histoire comparée,
que beaucoup de sages conseils. Mais le principal obstacle est d'ordre
intellectuel ; il vient d'habitudes de travail, qu'il n'est sans doute pas
impossible de réformer.
d'une notion plus générale [1] ), et ce sont aussi, bien souvent, ? tel est le
cas pour l'équivalence que j'ai proposée à Hörigen ? des expressions
médiocrement usuelles, que les livres n'emploient pas. Encore si cette
absence de parallélisme s'expliquait par une fidélité trop obstinée, gardée,
de part et d'autre, aux usages des langues vulgaires médiévales, dont les
divergences sont un fait historique qu'il faut bien accepter. Loin de là ! La
plupart de ces termes dissonants, ce sont les historiens qui les ont forgés de
toutes pièces ou du moins en ont à la fois précisé et étendu le sens. Nous
avons, à tort ou à raison, et plus ou moins inconsciemment, élaboré des
vocabulaires techniques. Chaque école nationale a construit le sien, sans se
préoccuper du voisin. L'histoire européenne est ainsi devenue une véritable
Babel. D'où, pour les chercheurs inexpérimentés ? et quel chercheur après
tout, lorsqu'il sort de son domaine national, ne mérite cette épithète ? ? les
plus redoutables dangers. En rapports avec un travailleur qui étudiait, dans
un pays anciennement germanique, un communal exploité par plusieurs
villages réunis, c'est-à-dire ce que les ouvrages allemands, au moins d'une
certaine date, appellent une Mark [2] , j'ai eu beaucoup de peine à lui
persuader que des pratiques analogues ont existé et existent parfois encore,
hors d'Allemagne, dans d'innombrables pays, et notamment en France : car,
pour cette sorte de communal, les livres français n'ont pas de mot
particulier.
chacun répond tout de travers aux questions de l'autre, c'est un vieil artifice
de comédie, bien fait pour soulever les rires d'un public prompt à la joie ;
mais ce n'est pas un exercice intellectuel bien recommandable.
MARC BLOCH.