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par quinze ans de guerre civile communautaire


(1975-1990), Tripoli fait figure de révolutionnaire
Liban: Tripoli, la révolutionnaire modèle,
modèle. Au point qu’on la surnomme désormais
fête «la nouvelle victoire du peuple» « la capitale de la révolution » sur les réseaux sociaux,
PAR JUSTINE BABIN
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 30 OCTOBRE 2019 ou la « reine de la révolution », dans les médias locaux.
Un nouveau statut qui détonne. La ville côtière n’a en
effet pas toujours bénéficié d’une telle image. Avec un
taux de pauvreté parmi les plus élevés du pays – 57 %
des Tripolitains vivent sous le seuil de pauvreté, selon
une étude de l’ONU (2015) – elle incarne le symbole
de la déliquescence économique du pays. Son nom fait
aussi écho aux scènes de guérillas urbaines observées
Manifestation à Tripoli (Liban), octobre 2019. © Justine Babin à l’occasion des affrontements entre milices sunnites
Depuis le début du mouvement de contestation et alaouites, entre 2007 et 2014.
au Liban, qui a mené mardi à la démission du
Plus récemment, la réputation de cette ville à l’image
premier ministre Saad Hariri, le mode de mobilisation
conservatrice a été ternie par l’émergence de poches de
pacifique et transconfessionnel à Tripoli (deuxième
radicalisation sunnite, ayant mené à des interventions
ville du pays) suscite l’admiration d’une partie des
militaires mortelles contre des groupes djihadistes en
Libanais.
2014.
Tripoli (Liban), correspondance.– Une jeune
La forme que revêt la contestation à Tripoli a ainsi
Libanaise s’avance sur un podium de fortune installé
« de quoi surprendre », selon Bruno Dewailly,
au premier étage d’un immeuble abandonné de la place
enseignant-chercheur. Un des aspects inattendus de
Al-Nour, point névralgique de Tripoli, la deuxième
cette rébellion tripolitaine est le rassemblement de
ville du Liban. Entre deux harangues appelant à la
populations d’horizons très différents, réunis en
chute du régime et à la fin de la corruption, elle entonne
dehors des logiques confessionnelles et des affiliations
le célèbre refrain de la chanson Bi sabah el-alf el-
politiques. « Chrétiens, sunnites, alaouites, druzes : le
talet (« Au matin du troisième millénaire ») de l’artiste
peuple libanais est uni… », confirme un petit groupe
libanaise Carole Samaha : « Je ne connais ni ta couleur
de manifestants sur place.
ni ta religion, tout ce que je sais c’est que tu es mon
frère, mon frère dans l’humanité. » Investie depuis Tous les manifestants ne sont pas des habitants de la
le 17 octobre par un mouvement de contestation qui ville. Beaucoup viennent de tous les environs – du
mobilise des centaines de milliers de Libanais et ayant Akkar voisin, l’un des districts les plus défavorisés
mené mardi 29 octobre à la démission du premier à majorité sunnite, à Batroun, une ville à majorité
ministre Saad Hariri, la place Al-Nour est bondée chrétienne. Une diversité géographique qui participe à
et les drapeaux libanais flottent en nombre. Sous le la mixité confessionnelle.
podium, une banderole affiche un slogan en l’honneur « Ce sont les politiciens qui ont mis en place ces
de l’armée libanaise, tandis que celle-ci encadre la dynamiques confessionnelles, aujourd’hui on en a
manifestation dans une ambiance détendue. tous marre », dénonce Abdel Rahman, un manifestant
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit. au chômage. Diviser pour mieux régner, Raphaël
Cette scène d’union n’est qu’une parmi tant d’autres Lefèvre, chercheur spécialisé de la Syrie et du Liban
observées depuis le début du mouvement de à l’université d’Oxford, ne dit pas autre chose : « Les
contestation dans la capitale à majorité sunnite du heurts par le passé ont souvent été financés par
Liban du Nord. Avec son soulèvement pacifique
et transconfessionnel, dans un pays encore marqué

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les barons locaux qui, en attisant les divisions et Marginalisation politique et économique
l’instabilité, espéraient maintenir leur mainmise sur la
ville. »
La dénonciation de la classe politique est par ailleurs
unanime dans cette contestation, sans épargner les
traditionnelles figurent politiques sunnites. Sur la
place Al-Nour, les langues se délient facilement :
« Aux élections, j’ai voté pour le Courant du
Manifestation à Tripoli (Liban), octobre 2019. © Justine Babin
futur, [parti à dominante sunnite de l’ancien premier
Enfin, la forte symbolique incarnée par la place Al-
ministre Saad Hariri – ndlr], mais il n’a pas tenu
Nour, qui a souvent dans l’histoire de la ville joué
ses promesses. Je n’ai plus confiance en aucun des
le rôle de « square de la révolution », confère au
partis au pouvoir, ils doivent tous partir »,confie un
soulèvement une aura spécifique que les autres villes
manifestant.
n’ont pas. En son centre, une sculpture imposante de
Autre signe distinctif, à la différence de la capitale lettres arabes formant le mot Allah (Dieu). « Cela
Beyrouth ou des villes du sud comme Tyr ou Nabatieh, donne une forme de légitimité divine aux manifestants
la mobilisation à Tripoli n’a pas fait l’objet de contre- qui y scandent des slogans d’ordre politique et
manifestations violentes, déclenchées par des partisan économique », analyse Raphael Lefèvre.
de Hezbollah et Amal, des partis à majorité chiite.
Si le mode de contestation à Tripoli surprend, la
« Leur faible représentativité à Tripoli protège pour
révolte en elle-même n’a rien d’étonnant. « La ville a
l’instant le caractère pacifique de la mobilisation »,
trop souffert pour ne pas se révolter », pointe Bruno
explique Raphael Lefèvre.
Dewailly. Dans une vidéo retransmise à la télévision
Ailleurs, le mouvement de contestation a, de fait, été locale durant la première semaine de contestation, et
émaillé de vives tensions ces derniers jours. Mardi 29 devenue virale, un homme harangue la foule : « Ceux
octobre, peu avant l’annonce de la démission de Saad qui ne trouvent pas de travail, levez la main ! »
Hariri, des membres du parti Amal et du Hezbollah ont La place, noire de monde, s’illumine de milliers de
saccagé les tentes et installations mises en place dans téléphone brandis par les manifestants.
le centre-ville de Beyrouth et provoqué de violentes
Comme en témoignent les bâtiments à l’architecture
altercations avec les manifestants.
cossue de son centre historique, aujourd’hui troués
Le soulèvement tripolitain bénéficie par ailleurs d’un d’impacts de balles et en état de délabrement avancé,
riche tissu associatif dont il a su tirer parti pour Tripoli fut longtemps un centre économique régional
s’organiser. L’Association médicale islamique, une majeur. Le point d’inflexion a probablement été
ONG de secours, apporte notamment son soutien « le début de la guerre civile libanaise et, plus
logistique aux manifestations. Des militants de la particulièrement, de l’occupation syrienne à partir de
société civile sont également mobilisés. En marge 1976 et pendant vingt-neuf ans », analyse un article
de la place Al-Nour, « l’école de la révolution » du think-tank Synaps, en 2017. « En tant que ville
regroupe par exemple plusieurs tentes où des groupes à majorité sunnite avec une souche de militantisme
de jeunes engagés animent des débats politiques. islamiste autochtone en développement, Tripoli a
« Les manifestations à Tripoli réunissent des acteurs souffert de certaines des prédations syriennes les plus
très différents. Se retrouver, oui, dialoguer et s’unir cruelles, à une époque ou l’ancien président Hafez al-
pour définir des objectifs communs, c’est autre Assad était lui-même engagé dans une lutte brutale
chose », nuance toutefois Bruno Dewailly. contre les Frères musulmans en Syrie. »

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Le déclin de Tripoli s’est en parallèle aggravé avec le Le sentiment de déclassement de la part de la


développement de l’attractivité de Beyrouth à partir de majorité des Tripolitains n’a pas trouvé ces dernières
la moitié du XXe siècle, ainsi qu’avec le renforcement années d’écho politique à la mesure de leurs besoins,
de l’activité du port voisin de Tartous, en Syrie, à partir notamment au sein de la scène politique sunnite,
des années 1970. alimentant cette idée de relégation. « On est privé de
tout ici. Qu’est-ce que l’État nous donne ? », lance-t-
À la fin de la guerre civile, Tripoli bénéficie peu de
on depuis le podium de la place Al-Nour.
l’effort reconstruction. Le départ des troupes syriennes
du territoire en 2005 crée un appel d’air pour l’essor « Depuis plusieurs années déjà, les Tripolitains ne
des milices locales, notamment financées par les sentent plus représentés par Saad Hariri », commente
pays du Golfe. L’industrie locale, non compétitive en Raphaël Lefèvre. Lors d’une conférence de presse
raison de l’inflation des coûts de production, disparaît en 2018, Saad Hariri se décrivait pourtant comme le
presque entièrement. « père des sunnites ». Aujourd’hui, les manifestants
n’y croient plus : « Ils doivent tous partir, et Saad
L’éclatement de la guerre en Syrie voisine, en 2011,
Hariri le premier. »
achève de noircir le tableau. En plus d’exacerber les
tensions communautaires entre sunnites et alaouites, Devenue depuis le début du mouvement la voix d’un
proches du régime de Bachar al-Assad, le conflit pays en pleine crise économique, sociale et politique,
provoque une forte pression démographique sur la Tripoli suscite désormais des regards admiratifs.
ville de 500 000 habitants, avec l’afflux de plus de « Tripoli n’est plus la ville des terroristes », se félicite-
70 000 réfugiés. t-on au micro, depuis le podium de la place Al-Nour.
La situation économique et les inégalités sociales Fidèle à cette nouvelle image, la place a accueilli mardi
se sont dans le même temps aggravées. Plus d’une 30 octobre la nouvelle de la démission du premier
personne sur deux est aujourd’hui au chômage dans ministre Saad Hariri dans la joie, les manifestants
les quartiers pauvres de la ville, selon une étude brandissant des ballons d’hélium aux couleurs du
de l’ONU publiée en 2019. La capitale régionale drapeau libanais. « C’est la première victoire du
abrite pourtant de très riches personnalités, à l’instar peuple », confirme avec enthousiasme Ahmad, un
du millionnaire et ancien ministre Mohammad Safadi participant au mouvement.
et du milliardaire et ancien premier ministre Najib Pendant ce temps à Beyrouth, les manifestants
Mikati. regagnaient le centre-ville, moins nombreux, après les
violences de l’après-midi provoquées par des partisans
des partis Hezbollah et Amal.

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