Vous êtes sur la page 1sur 60

EMIL KRAEPELIN

(1856-1926)

par

Thierry Haustgen
&
Jérémie Sinzelle

Annales Médico-Psychologiques 2010-2011


SOMMAIRE

Résumé

1. L’homme en son temps

2. Le Traité

3. Les grandes entités cliniques

4. L’héritage

5. La renaissance

Résumé en Anglais
Recueil d’articles publiés dans les Annales Médico-Psychologiques

Emil Kraepelin (1856-1926) – 1. L’homme en son temps – Annales Médico-


Psychologiques 168 (2010), n°8, 645-648 par T. Haustgen et J. Sinzelle

Emil Kraepelin (1856-1926) – 2. Le Traité – Annales Médico-Psychologiques 168 (2010),


n°9, 716-719 par T. Haustgen et J. Sinzelle

Emil Kraepelin (1856-1926) – 3. Les grandes entités cliniques – Annales Médico-


Psychologiques 168 (2010), n°10, 792-795 par T. Haustgen et J. Sinzelle

Emil Kraepelin (1856-1926) – 4. L’héritage – Annales Médico-Psychologiques 169 (2011),


n°9, 606-611 par T. Haustgen et J. Sinzelle

Emil Kraepelin (1856-1926) – 5. La renaissance – Annales Médico-Psychologiques 169


(2011), n°10, 690-694 par T. Haustgen et J. Sinzelle
Emil Kraepelin à Dorpat, Russie (1888),
aujourd’hui Tartu, Estonie

« Dein Name mag vergehen


Bleibt nur dein Werk bestehen »
Ton nom peut disparaître
Mais ton travail perdurera

(Epitaphe sur sa pierre tombale à Heidelberg)


RESUME

Chapitre 1
E. Kraepelin commence sa formation psychiatrique en 1877. Élève de Wundt
et von Gudden, il occupe à partir de 1886 plusieurs postes universitaires : à
Dorpat (Estonie), Heidelberg, puis Munich, où il fonde en 1917 le premier
institut de recherche psychiatrique indépendant. Outre son traité, ses travaux
ont porté sur la psychologie expérimentale, sur la psychiatrie sociale, légale,
transculturelle et sur l’histoire de la psychiatrie. Il est également l’auteur de
poèmes et d’écrits politiques controversés.

Chapitre 2
Le traité de psychiatrie d’E. Kraepelin connaît huit éditions entre 1883 et
1915, ainsi qu’une neuvième édition posthume en 1927, toutes publiées à
Leipzig. La première édition vraiment originale est la quatrième (1893), dans
laquelle apparaît le terme dementia praecox. La cinquième (1896) marque le
passage d’une approche symptomatique et/ou étiologique à une approche
clinico-évolutive des troubles mentaux. La sixième (1899), la plus diffusée,
systématise la définition, la description et les limites des principales affections
psychotiques. La huitième (1909Ŕ1915), la plus volumineuse, essaie
d’intégrer les apports de Bleuler et les critiques de l’école française. L’arrière-
plan théorique fait appel à divers courants de pensée : réalisme, monisme
psycho-physique, expérimentation, statistiques, naturalisme, évolutionnisme.
Dans un article de 1920, Kraepelin essaie de prendre en compte les apports
de la phénoménologie naissante.

Chapitre 3
Kraepelin a décrit le tableau clinique de plusieurs maladies mentales
évolutives, qui n’étaient pas connues sous cette forme avant lui, et les a
définitivement intégrées dans la nosographie psychiatrique : la démence
précoce, devenue schizophrénie ; la folie maniaque-dépressive, devenue
trouble bipolaire. Il a délimité le champ de la paranoïa (trouble délirant).
Enfin, il a isolé un groupe discuté entre cette dernière et la démence précoce :
celui des paraphrénies.

Chapitre 4
La classification de Kraepelin, discutée en Allemagne par Jaspers, l’école de
Wernicke et Kretschmer, aux États-Unis par Adolf Meyer, est, contrairement à
la légende, largement adoptée par Freud et les premiers psychanalystes
viennois. Elle est diffusée en France par Sérieux. Les élèves de celui-ci
(Masselon, Pascal) et les aliénistes de la Salpêtrière (Séglas, Deny) y font
connaître la démence précoce entre 1900 et 1911. Les travaux de Bleuler sont
tributaires des 6e et 7e éditions du manuel. Les critiques ultérieures de la
schizophrénie rejoignent celles de la Dementia Praecox .

Dans la description de la folie maniaque-dépressive, devenue en France


psychose maniaque-dépressive (Deny et Camus, 1907), ce sont surtout les
états mixtes qui sont discutés (Chaslin, Jaspers). Le champ des états
dépressifs se rattachant à l’affection est restreint en France à la mélancolie
intermittente, en Allemagne aux dépressions endogènes bipolaires. En sont
retranchées la mélancolie simple (Ey, Guiraud), les dépressions psychogènes
(Lange) et unipolaires (Leonhard, Angst, Perris).

La conception restrictive, non hallucinatoire, de la paranoïa est admise par


Sérieux et Capgras (1909), dans les descriptions de la constitution
paranoïaque, puis dans la thèse de Lacan (1932). Malgré son abandon en
Allemagne, la paraphrénie est toujours isolée en France au sein des délires
chroniques.

Chapitre 5
Après 1945, la psychiatrie kraepelinienne est l’objet de remises en cause.
Dans le prolongement des courants psychanalytique et phénoménologique, le
concept de structure mentale remplace le paradigme de maladie, en tant
qu’entité morbide autonome définie par sa symptomatologie et son évolution.
À partir des années 1960, l’antipsychiatrie anglaise (Laing, Cooper) concentre
ses attaques sur la classification des troubles. Mais une « remédicalisation »
de la psychiatrie se manifeste à la fin des années 1970, sous la bannière des
« néo-Kraepeliniens » (Klerman) de l’école de Saint-Louis aux États-Unis. Les
DSM-III et IV entérinent la séparation entre schizophrénie et troubles de
l’humeur. Une « dimension » négative déficitaire (Andreasen) est décrite dans
les schizophrénies, qui évoque la Dementia Praecox . Par ailleurs, le
« spectre » bipolaire (Akiskal) s’inspire de la conception unitaire de la folie
maniaque-dépressive. Alors que l’image de Kraepelin dans 1’historiographie
psychiatrique était défavorable pendant les années 1960 et 1970, de
nombreux travaux historiques français et anglo-américains le réhabilitent à
partir de 1980.
1. L’homme en son temps

Si le nom de Kraepelin paraît encore aujourd’hui totalement identifié à la


psychiatrie clinique, ce n’est pas seulement en raison du caractère achevé des
descriptions qu’il a tracées des principales entités morbides de cette spécialité
médicale, il y a un siècle. C’est aussi parce que, éponyme plus que Pinel, son
nom a servi à forger une épithète immédiatement évocatrice, fait exceptionnel
en psychiatrie. Le succès du qualificatif « kraepelinien », avec ses dérivés
anti- et néo-, ne peut se comparer qu’à celui de freudien (qui a aussi ses anti-
, mais pas ses néo-, seulement des épigones adlérien, jungien, lacanien…).

Jusqu’à une date récente, les psychiatres devaient opter entre devenir
freudien ou kraepelinien, entre se réclamer du conquistador ou du bâtisseur,
avec une série de signifiants contraignants, antagonistes et lourds de
conséquences : névrose ou psychose, cabinet ou hôpital, écoute ou
observation, théorie ou empirisme, sens ou description, psychopathologie ou
clinique, subjectivité ou objectivité, psychothérapie ou médicament… Cette
suite de simplifications abusives a perduré jusqu’à ce qu’une approche
historique plus nuancée relativise les présupposés invariablement accolés à la
figure du maître de Munich, tout en révélant des pans assez sombres de son
engagement politique tardif [1 et 2].

Indépendamment de ce dernier aspect, Kraepelin demeure pour les


psychiatres français un personnage ambigu qui fascine à la fois par son aura,
par sa légende noire et par une crainte révérencieuse.

Les années de jeunesse et de formation


(1856–1885)
C’est à Neustrelitz, capitale du grand-duché de Mecklembourg, dans une
Allemagne du Nord pas encore unifiée, que voit le jour le 15 février 1856 Emil
Wilhelm Magnus Georg Kraepelin. Le futur maître de la psychiatrie n’était
donc pas prussien, mais originaire d’un territoire fraîchement sorti de l’ère
féodale, réputé pour la rudesse de sa condition paysanne, tenu par des
princes qui, à l’inverse des romantiques et fougueux Wittelsbach, avaient opté
pour l’alliance inconditionnelle avec les Hohenzollern et combattu l’Autriche
aux côtés des Prussiens pendant la guerre de 1866, prélude à l’unification de
1870. L’un d’eux se suicidera en 1918. Le climat politique de ses années
d’enfance et d’adolescence n’est sans doute pas étranger à l’admiration que
nourrira toujours Kraepelin pour Bismarck.

Si l’on en croit Cioran, la perspective d’avoir un jour un biographe n’a jamais


découragé personne de raconter sa vie. Cette remarque peut s’appliquer à
Kraepelin, avec la restriction que ses mémoires n’ont été publiés qu’en 1983,
après de nombreuses notices biographiques le concernant. Mais le futur
maître de Munich est resté peu prolixe sur ses origines familiales. On sait que
son père descendait d’une lignée de pasteurs luthériens modestes, qu’il devint
un professeur de musique, comédien et choriste de la cour de Mecklembourg-
Strelitz et que ses penchants éthyliques ont sans doute déterminé l’abstinence
militante de son fils à partir de 1895 (il remplacera l’alcool classiquement
administré dans les états d’agitation par une mixture de sa composition,
baptisée « champagne de Kraepelin »). Sa mère était elle-même issue d’une
famille de musiciens. C’est vraisemblablement à cette double ascendance
artistique qu’il faut attribuer l’intérêt de Kraepelin, sa vie durant, pour le
théâtre et la poésie.

Le futur aliéniste avait une sœur et deux frères, dont le botaniste et


zoologiste Karl Kraepelin (1848Ŕ1915), qui lui aurait communiqué le goût des
sciences naturelles (Pinel, Leuret et Kahlbaum furent aussi peu ou prou
zoologistes), tandis qu’un ami médecin de son père, qu’il accompagnait dans
ses visites, serait à l’origine de sa vocation professionnelle. Pendant ses
études secondaires au Carolinum Gymnasium de Neustrelitz, la découverte
d’un ouvrage de Wundt aurait déterminé son attrait pour la psychologie
expérimentale.

En 1874, à 18 ans, Kraepelin quitte sa famille et le Mecklembourg pour


entreprendre des études de médecine qui vont le conduire à voyager dans
toute l’Allemagne. Commencées à Leipzig en Saxe, elles se poursuivent à
Würzburg à partir de 1875 Ŕ premier contact avec la Bavière. Il y suit les
cours de psychiatrie d’Emminghaus et de Rinecker, dont il devient l’assistant
en 1877, à l’asile du Juliusspital. Tout en dévorant l’œuvre de Wundt, il passe
son examen d’État de médecine à Würzburg à 21 ans.

Entre 1878 et 1881, il est l’assistant de von Gudden à la clinique


psychiatrique de Munich, où il fait la connaissance de Forel. C’est l’époque de
sa première publication, une brochure polémique sur la réforme du système
pénal et judiciaire allemand inspirée des théories de Lombroso (1880) [3, 4, 9, 11
et 12]
. Mais son goût pour la psychologie expérimentale finit par l’emporter.
Après que son collègue Ganser eut obtenu le seul poste disponible de
Privatdozent , il quitte Munich et rejoint Wundt à Leipzig. Flechsig lui confie un
poste de premier assistant à la clinique psychiatrique en février 1882, alors
qu’il commence à travailler au laboratoire de psychologie expérimentale.

Sa trop grande assiduité auprès de Wundt le brouille avec Flechsig, qui le


renvoie au bout de trois mois (mai 1882). Il trouve un poste non rémunéré
d’assistant à la polyclinique neurologique (Erb), tout en poursuivant des
recherches sur les temps de réaction à diverses substances (nitrite d’amyle,
chloral, morphine, paraldéhyde), qui lui permettent d’obtenir son habilitation
comme Privatdozent (octobre 1882).

C’est l’année suivante (1883) qu’il publie la première édition de son


Compendium , de dimension encore modeste. Il l’a rédigé sur les conseils de
Wundt, pour lequel la psychologie n’offrait à l’époque que peu de perspectives
universitaires. Il qualifie l’écriture de cet ouvrage, dont les éditions futures
feront sa célébrité, de « tâche peu agréable ». Il occupe alors un nouveau
poste chez von Gudden. Trois ans avant que son maître ne soit entraîné dans
la mort par Louis II de Bavière, il repasse sous sa direction le grade de
Privatdozent avec un travail sur la Place de la psychologie en psychiatrie .

Nouveau déménagement en 1884, pour occuper un poste plus rémunérateur


à l’asile psychiatrique de Leubus (Basse-Silésie) Ŕ l’actuelle Lubiaz (Pologne).
C’est qu’il vient d’épouser (octobre 1884) Ina Schwabe, son amour
d’adolescence mecklembourgeoise, fille d’un entrepreneur de Neustrelitz, à
laquelle il est fiancé depuis l’hiver 1883. Selon une correspondance avec
Forel [3], des vacances avec sa future dans sa région natale l’auraient alors
« sauvé d’une très sévère dépression ». Le couple aura huit enfants, dont
seulement quatre filles atteindront l’adolescence. Elles deviendront toutes
enseignantes.

De Dorpat à Heidelberg (1886–1903)


En 1885, Kraepelin exerce à l’hôpital de Dresde (Saxe). Enfin, septembre
1886 le voit Ŕ septième affectation en dix ans Ŕ devenir professeur
extraordinaire (sans chaire) à Dorpat (Russie), actuellement Tartu (Estonie).
Dans cette ancienne ville de la Hanse germanique, conquise par les Suédois,
le roi Gustave-Adolphe avait fondé une université dès 1632. Pierre le Grand
s’emparera plus tard de la cité.

Kraepelin a réalisé le but qu’il s’était fixé : devenir professeur de psychiatrie à


30 ans. Il rédige les 2e et 3e éditions de son Traité . Il élabore avec son
assistant Daraszkiewicz la première doctrine de la démence précoce. Il
poursuit ses recherches psychopharmacologiques sur les effets de l’alcool et
du thé. En 1890, il participe au congrès international de médecine de Berlin.
Dagonet le présente à Magnan, qui y fait une communication sur la folie
intermittente. Il évoque dans ses mémoires cette rencontre, qui aura une
influence déterminante sur son appréhension des troubles de l’humeur. Mais
Dorpat n’est pas un séjour de tout repos. Seuls 13 % des patients parlent
allemand et des conflits surgissent du fait de la politique de russification du
tsar Alexandre III. Kraepelin regagne donc définitivement l’Allemagne. Il
arrive en 1891 à Heidelberg (Bade-Wurtemberg), siège d’une université
prestigieuse, foyer de l’humanisme réformé au XVIe siècle.

Quel bilan tracer de ces années de jeunesse ? On constate tout d’abord que la
vocation de chercheur éclectique et d’enseignant de Kraepelin s’est affirmée
de bonne heure, au détriment de ses activités soignantes. Il confie d’ailleurs
dans ses mémoires n’avoir jamais ressenti d’attrait ni eu aucun talent pour la
pratique médicale. On est ensuite frappé par les incessantes mutations
hospitalières entre Würzburg, Munich, Leipzig, Leubus, Dresde, Dorpat, entre
la Bavière, l’Allemagne du Nord, la Silésie et l’Estonie. Goût des voyages, qui
le conduira à devenir un pionnier de la psychiatrie transculturelle ?
Éparpillement des centres universitaires de langue allemande, qui contraste
avec la centralisation parisienne, avec les carrières de Charcot et Magnan,
tout entières dans le même hôpital ? Enfin, non sans ironie, on remarque
qu’un homme qui incarnera dans l’histoire la psychiatrie organiciste et
biologisante a vu sa promotion universitaire retardée par son intérêt précoce
pour la psychologie, par ses prises de position en faveur de la rééducation des
délinquants et par son faible attrait pour la neuropathologie Ŕ contrairement à
Freud !

Les années d’Heidelberg sont les plus fructueuses de la carrière de


Kraepelin [4, 9, 10 et 11]. Les éditions du Traité se succèdent, chacune marquant
des innovations capitales : la 4e en 1893, la 5e en 1896, la 6een 1899. L’année
suivante (1900), paraît l’Introduction à la psychiatrie clinique (rééditée en
1905), série d’études de cas commentés. C’est le seul de ses ouvrages qui
sera traduit en français de son vivant, dès 1907, par A. Devaux et P. Merklen,
avec une préface d’Ernest Dupré [11]. Afin d’élaborer sa nosographie, Kraepelin
utilise, pour les 600 entrées annuelles de la clinique, des cartes diagnostiques
(Zahlkarten) en double exemplaire, qu’il relit et dont il fait la statistique
pendant ses longues vacances universitaires [13]. Il est surprenant de noter
que cette classification novatrice a été élaborée dans des conditions de travail
difficiles, au milieu de conflits répétés avec ses collègues aliénistes
« asilaires » et avec les autorités badoises :

« Tous les établissements étant complets, les transferts s’avéraient


impossibles […]. Non seulement tous les lits étaient occupés, mais nous
devions aussi installer de plus en plus de malades sur des matelas par terre.
Comme nous ne pouvions évacuer les malades tranquilles, qui naturellement
partaient les premiers, la proportion d’agités s’accrut dans des limites
insoutenables, au point qu’il ne nous était plus possible d’assurer un service
normal. Les malades, le personnel soignant et les médecins souffraient tous
autant de l’impossibilité de parvenir à rétablir l’ordre et le calme pourtant
indispensables […]. Ce sureffectif mit aussi en péril l’équilibre financier de la
clinique » [7].

Kraepelin parvient néanmoins à recruter des collaborateurs histopathologistes


prestigieux : Nissl, qui quitte Francfort en 1895 pour occuper le laboratoire de
microphotographie installé dans la cave de la clinique ! Et surtout Alzheimer,
qui vient le rejoindre à Heidelberg peu avant son départ, en mars 1903.

La maturité : Munich (1903–1914)


C’est en juin 1903 que l’ancien élève de von Gudden obtient la succession
d’Anton Bumm à la clinique psychiatrique universitaire de Munich. Kraepelin a
la chance de bénéficier des travaux entrepris par son prédécesseur. Mais il
confie tout d’abord la charge de son service à R. Gaupp, afin d’effectuer une
tournée des établissements psychiatriques d’Allemagne, pour suggérer
d’éventuels perfectionnements. Il se rend à Giessen, à Kiel, puis à Halle [7].
C’est peu après que se situe sa célèbre mission de quatre mois à Java
(décembre 1903Ŕavril 1904), qu’il relate dans l’article « Psychiatrie
comparée » Ŕ acte de naissance de la psychiatrie transculturelle [5].
L’inauguration de la nouvelle clinique a lieu le 7 novembre 1904. Le compte
rendu paru dans la presse locale atteste que Kraepelin, la prétendue
incarnation de la psychiatrie organiciste fataliste, avait en fait complètement
intégré les techniques du no-restraint et de l’open-door , du moins en théorie.
Ses préconisations n’ont hélas rien perdu de leur actualité à l’ère des
« nouveaux » antipsychotiques :

« Les techniques nouvelles ont rendu les salles d’isolement inutiles et il n’en
existe donc pas. Les cas les plus graves, autrefois soumis à l’isolement, sont
maintenant traités le plus souvent par balnéothérapie […]. Sauf en cas de
nécessité absolue, rien n’est verrouillé, même pas les fenêtres. Les malades
peuvent se déplacer librement dans les locaux aménagés avec goût, s’y
occuper, s’entretenir entre eux. Tout est fait pour qu’ils oublient la contrainte
qui les maintient ici […]. L’assemblée fut profondément émue d’apprendre la
manière barbare avec laquelle on traitait autrefois les aliénés, comme le
souligna le Dr Kraepelin en présentant des camisoles de force […]. Les
visiteurs repartirent avec le sentiment d’avoir pénétré quelques instants dans
les secrets de cette profession, grâce à un savant remarquable, qui est en
même temps un véritable ami de l’humanité » [7].

Le nouveau professeur de Munich doit se livrer à un arbitrage difficile entre


« nombre de jeunes médecins (parmi lesquels) nous ne parvenions pas à
recréer des liens chaleureux », note-t-il prosaïquement dans ses mémoires,
c’est-à-dire ses ambitieux assistants E. Rüdin, F. Plaut, M. Isserlin et un peu
plus tard K. Brodmann. Alzheimer les a rejoints dès octobre 1903 en tant
qu’assistant scientifique, « une catégorie à part concernant des chercheurs
non rétribués, mais autorisés à utiliser le matériel de la clinique pour leurs
travaux » [7]. Il deviendra maître de conférences en 1904, avant de succéder
à Gaupp comme médecin-chef en 1906, l’année où il publie le premier cas de
la maladie qui porte aujourd’hui son nom.

Toujours en 1904, Clérambault aurait rencontré Kraepelin à Munich, ce qui


permettra à Lacan de se rattacher au maître germanique en 1966 :
« Clérambault connaissait bien la tradition française, mais c’est Kraepelin qui
l’avait formé, où le génie de la clinique était porté plus haut. »

Les éditions du Traité se poursuivent. La 7e paraît en 1903Ŕ1904, année


décidément riche en événements. C’est au cours de la parution des 4 tomes
de la volumineuse 8e édition (1909 à 1915), avant que la démence précoce
n’ait été traitée, qu’est publié le travail de Bleuler sur le groupe des
schizophrénies (1911).

On attribue à une brouille avec le psychiatre féru de médecine légale G.


Aschaffenburg (1866Ŕ1944) le fait que ce dernier n’ait pas sollicité Kraepelin
comme contributeur de son célèbre Traité et demandé à Bleuler de rédiger le
chapitre consacré à la démence précoce, à Stransky celui de la folie
maniaque-dépressive.
Ses recherches de psychologie expérimentale conduisent Kraepelin à élaborer
une « physiologie de l’âme » (expression reprise de Wundt), reposant sur dix
propriétés fondamentales de la personnalité, susceptibles d’être mesurées
quantitativement pour établir une « cartographie psychologique rapide de
l’individu » [3].

Le « test de calcul de Kraepelin », qui consiste à additionner deux chiffres


sans discontinuer pendant 30minutes, permet, quant à lui, de dresser une
« courbe de travail » pour le contrôle de la fatigue [7]. Kraepelin est aussi à
l’origine de la revue de recherche Psychologische Schriften . En 1909, il forme
également le projet d’éditer une nouvelle revue professionnelle, le Zeitschrift
für die gesamte Neurologie und Psychiatrie , dont il confie la direction à
Alzheimer [7].

Dans son article de 1906, « Le crime comme maladie sociale », il met l’accent
sur le déterminisme biologique des comportements criminels et, revenant sur
ses premiers écrits, fustige un système judiciaire qui tourne le dos aux
sciences naturelles [1]. La même année, il fonde la « Société pour
l’établissement des centres de cure de l’alcoolisme », mais doit abandonner
son projet en 1912, devant les obstacles financiers mis en avant par le
gouvernement bavarois. Son engagement dans la psychiatrie sociale tourne
court. Mais, en 1907, son assistant F. Plaut établit l’origine syphilitique de la
paralysie générale, l’année qui suit l’ouverture d’un laboratoire de sérologie à
la clinique et l’application à grande échelle du test de Wassermann aux
malades mentaux [1].

La guerre et les dernières années (1914–


1926)
Peu après le déclenchement des hostilités, Kraepelin propose en vain de
pratiquer systématiquement le test chez l’ensemble des soldats revenant du
front. Son engagement politique durant la Première Guerre mondiale le
conduit à participer activement au pangermaniste « Comité du peuple pour la
soumission rapide de l’Angleterre » (1915), qui préconise la restitution des
colonies allemandes annexées et l’établissement de zones d’influence
germanique en Belgique, en Pologne et dans les États baltes. Il fait alors
partie d’une délégation officielle reçue au ministère de la Guerre [1].

En 1917, un an avant la chute de la monarchie bavaroise, est inauguré à


Munich l’» Institut allemand de recherche psychiatrique » (Deutsche
Forschungsanstalt für Psychiatrie), financé en partie par des fonds privés.
Kraepelin y prononce une conférence retraçant « Cent ans de psychiatrie »,
publiée l’année suivante (1918). L’histoire de la psychiatrie doit donc
également être considérée comme l’un de ses centres d’intérêt [6]. En 1922,
des lits d’hospitalisation (à l’hôpital de Münich-Schwabing) sont adjoints à
l’Institut. En 1924, l’établissement est rattaché au centre de recherche
« Kaiser Wilhelm Gesellschaft », devenu plus tard l’Institut Max-Planck.
Kraepelin ne verra pas la construction des nouveaux locaux, près de l’hôpital
de Schwabing, financés en 1927Ŕ1928 par la fondation Rockefeller [10].

La défaite allemande de 1918, puis le gouvernement révolutionnaire bavarois


de Kurt Eisner, noyé dans le sang en 1919, confortent Kraepelin dans ses
options politiques. Il publie alors dans l’organe de presse Süddeutsche
Monatshefte une réflexion sur les causes de la débâcle et les bouleversements
politiques qui l’ont suivie, « Observations psychiatriques sur les événements
contemporains » (juin 1919). Dans la lignée des commentaires de Legrand du
Saulle sur la Commune de Paris et de la Psychologie des foules de Gustave Le
Bon, Kraepelin s’interroge sur la « variété de symptômes qui sont apparus
dans le comportement des masses » : manifestations hystériques, névrose de
combat, choc émotionnel, décharge instinctuelle de tensions internes, haine,
peur, interaction mutuelle, rôle de l’exemple. Quatre ans avant le putsch
hitlérien raté de 1923, il entrevoit le rôle que pourrait jouer un « adroit
démagogue capable de diriger les émotions des masses ». Mais il n’hésite pas
à invoquer « l’implication active de la race juive dans de tels soulèvements »
et la « fréquence de la prédisposition psychopathique chez les Juifs », pour
finir par recommander « le gouvernement des meilleurs » et la « régénération
physique, mentale et morale de notre peuple », contre la démocratie et le
suffrage universel. Il s’indigne qu’on puisse évoquer un trouble mental chez
l’empereur déchu Guillaume II et écrira encore en 1921 un article élogieux sur
Bismarck [1 et 2].

Cet écrit, révélé et traduit en anglais par E. Engström en 1992, montre


comment un désastre national peut transformer un jeune médecin libéral et
progressiste en réactionnaire prêt à enfourcher tous les thèmes de l’extrême
droite de son temps. On songe (l’antisémitisme en moins) à l’évolution
d’Ulysse Trélat après les journées révolutionnaires de 1848 ou au Renan de la
très conservatrice Réforme intellectuelle et morale d’après 1870.

Kraepelin perdra une autre bonne occasion de se taire lorsqu’à partir de 1914,
il souscrira à la condamnation pénale de l’homosexualité, forme de
« dégénérescence émotionnelle » pour lui, et à la thèse de la séduction
comme facteur étiologique de ce qu’il appelait la « confusion sexuelle ». Ses
assistants Gaupp et Willmanns avaient pourtant signé avant la guerre la
pétition du sexologue Magnus Hirschfeld réclamant l’abrogation du
paragraphe 175 du code pénal qui réprimait l’homosexualité [8].

Derrière ces prises de position controversées de l’après-guerre, peut-on


appréhender le caractère de l’homme ? Quelques traits émergent : réserve,
méticulosité, conservatisme social, préférence de la vie de famille aux
mondanités. Pour ce qui est des centres d’intérêt, en dehors du travail
acharné, on relève le goût de la botanique, de la marche, des voyages, du
théâtre, de la poésie, de la musique, un attrait pour la spiritualité bouddhiste
et les vacances passées dans une propriété du lac Majeur en Italie, achetée
en 1908 grâce à son activité privée auprès de riches consultants. Mais,
derrière cette façade tranquille et introvertie, un esprit passionné et
tourmenté n’émerge-t-il pas des relations tumultueuses avec ses assistants à
Munich, de son conflit avec Flechsig et peut-être Aschaffenburg, de ses
« années de crise » entre 1882 et 1884, de ses changements de postes
répétés jusqu’à la trentaine, de ses prises de position politiques de 1919 ?

Après sa retraite de professeur en 1922, Kraepelin occupe un logement de


fonction dans l’immeuble de sa fondation, au 2 Bavariaring à Munich. Il meurt
le 7 octobre 1926, des suites d’une pneumonie, semble-t-il. Il est inhumé à
Heidelberg. Deux bustes le représentent à Munich, l’un à l’Institut Max-Planck,
l’autre à la clinique psychiatrique universitaire. Son nom a été donné à une
artère de la capitale bavaroise (Kraepelinstrasse).

Au moment de sa disparition, il avait entamé la rédaction d’une 9e édition du


Traité , que Lange compléta et publia un an après sa mort (1927). En dehors
de cette œuvre fondatrice, ses écrits scientifiques se composent d’environ 200
articles. Ces textes et sa correspondance ont été réunis et réédités par
Burgmair, Engström et Weber dans les 7 tomes chronologiques de l’ouvrage
Emil Kraepelin (Belleville, Munich), entre 2000 et 2008.

Références
[1] Engstrom E.J. Emil Kraepelin : Psychiatry and public affairs in Wilhelmine Germany
Hist Psychiatry 1991 ; II : 111-132
[2] Engstrom E.J. Introduction to : Kraepelin E. Psychiatric observations on
contemporary issues Hist Psychiatry 1992 ; III : 253-269
[3] Engström EJ. La Messende Individualpsychologie : sur le rôle de l’expérimentation
psychologique dans la psychiatrie d’Emil Kraepelin. PSN 2003 ;I(1) :53Ŕ61 et
(2) :40Ŕ6.
[4] Géraud M. Emil Kraepelin : un pionnier de la psychiatrie moderne (à l’occasion du
150e anniversaire de sa naissance) Encéphale 2007 ; 33 : 561-567 [cahier 1].
[5] Huffschmitt L. Kraepelin à Java Synapse 1992 ; 86 : 69-76
[6] Kraepelin E. Cent ans de psychiatrie, 1918 Traduction française et avant-propos de
M. Géraud Bordeaux : Mollat (1997).
[7] Maurer K., Maurer U. Alzheimer. Vie d’un médecin, histoire d’une maladie
Traduction française Paris : Michalon (1999).
[8] Mildenberger F. Kraepelin and the “urnings” : male homosexuality in psychiatric
discourse Hist Psychiatry 2007 ; 18 : 321-335
[9] Morel P. Dictionnaire biographique de la psychiatrie. Le Plessis-Robinson : les
Empêcheurs de penser en rond ; 1996.
[10] Pichot P. Un siècle de psychiatrie Paris : R. Dacosta (1983).
[11] Postel J. Emil Kraepelin (1856Ŕ1926) La psychiatrie : textes essentiels Paris :
Larousse (1994). 399-409
[12] Sinzelle J. Cent ans de démence précoce. Grandeur et décadence d’une maladie de la
volonté. Thèse médecine. Strasbourg ; 2008.
[13] Weber M.M., Engstrom E.J. Kraepelin’s “diagnostic cards” : the confluence of clinical
research and preconceived categories Hist Psychiatry 1997 ; VIII : 375-385
2. Le Traité

Lorsqu’il publie la première édition de son traité, Kraepelin n’a que 27 ans.
Entre ce coup d’essai qui lui vaudra son poste universitaire estonien et
l’édition publiée un quart de siècle plus tard, alors que sa renommée est
assurée, l’ouvrage passe d’un à quatre volumes et de 380 à 2500 pages [3].
C’est donc toute l’histoire de la nosographie psychiatrique au tournant des XIXe
et XXe siècles qu’on voit défiler au rythme des éditions successives. Il n’est pas
indifférent que les versions de l’œuvre aient été publiées à Leipzig, principal
centre de l’édition allemande depuis le XVIIe siècle, loin du lieu d’exercice
professionnel de l’auteur à partir de la deuxième édition. C’est une nouvelle
« bataille des Nations » que vont se livrer à fleurets mouchetés partisans et
adversaires (surtout français) du traité. Nous aborderons l’architecture des
différentes éditions, puis l’arrière-plan théorique de leur auteur, après avoir
resitué le manuel de Kraepelin parmi ses concurrents français et allemands.

Un manuel parmi d’autres ?


Alors qu’avait paru en Allemagne, dès 1845, le traité de Griesinger, la France
devait attendre les années 1860Ŕ1862 pour voir publier coup sur coup ceux
de Morel, de Marcé et de Dagonet (ce dernier réédité en 1871). Les autres
ouvrages de médecine mentale disponibles à l’époque n’étaient que des
recueils d’articles sans véritable vision d’ensemble, publiés par des auteurs au
seuil de la tombe, qui voyaient s’éloigner la perspective de finaliser un traité
théorique. Ainsi des œuvres d’Esquirol (1838) et de Jean-Pierre Falret (1864).
Ce sera encore le cas une génération plus tard pour les recueils de Baillarger
(1890) et de Jules Falret (1890). Dans les années 1880 est toutefois publié en
France un véritable traité qui fera date : celui de Régis (1884), devenu Précis
de psychiatrie dans l’édition de 1906. À l’époque, l’école d’Illenau avait
produit en Allemagne les manuels de Krafft-Ebing (1878) et de Schüle (1879)
qui, tout en l’inspirant, n’auront pas la postérité de l’œuvre de Kraepelin.
Publier un nouveau traité de psychiatrie, quelques années après ces éminents
collègues, était donc pour un jeune médecin une aventure pleine de pièges et
d’embûches.

Le Compendium devient Lehrbuch « pour les étudiants et les médecins » à


partir de la 3e édition, en 1889. Il ne s’agit pas, comme la plupart des
ouvrages français, d’un traité des maladies mentales , mais, dès 1883, d’un
Compendium de psychiatrie . En reprenant le néologisme de Reil (1808), le
Germain Kraepelin privilégie résolument la psyche grecque sur la mens latine,
dont le qualificatif dérivé sera encore utilisé par Gilbert Ballet en 1903
(pathologie mentale) et par Chaslin en 1912, avec un certain chauvinisme
(sémiologie et clinique mentales). Mais le succès du Lehrbuch de Kraepelin va
servir à désigner jusqu’à nos jours la nouvelle spécialité après la Première
Guerre mondiale, y compris en France. Le manuel de Dide et Guiraud, qui
paraît en 1922, l’année de la retraite de Kraepelin, s’intitule Psychiatrie du
médecin praticien .

L’architecture des éditions successives


La première édition de 1883 subdivise les « psychoses » (terme générique
désignant les troubles mentaux, repris du Viennois Feuchtersleben) en entités
syndromiques inspirées d’Esquirol et de Griesinger
(dépression/excitation/stupeur/démence/faiblesse psychique). Kraepelin subit
néanmoins déjà l’influence de Krafft-Ebing et de Schüle, sensible dans la
présence d’une psychose périodique (manie et mélancolie périodiques, folie
circulaire) et d’un délire systématisé (Verrücktheit) primitif, ébauches
respectives de la folie maniaque-dépressive et de la paranoïa. Mais le critère
de dégénérescence, alors privilégié par l’école d’Illenau, n’apparaît pas
encore.

La deuxième édition (1887) distingue plus nettement pathologies aiguës


curables (mélancolie, manie, delirium, états d’épuisement, Wahnsinn :
classes 1 à 5), pathologies chroniques (folie périodique, Verrücktheit,
névroses générales : classes 6 à 8), pathologies organiques (intoxications,
démence paralytique, états d’affaiblissement : classes 9 à 11) et arrêts de
développement (idiotie et folie morale : classe 12). Les critères évolutifs et
étiologiques sont intriqués. Sans l’adoption de ses théories, on retrouve la
dichotomie de Krafft-Ebing entre dégénérescences psychiques, chroniques, et
psychonévroses sur cerveau sain, aiguës, syndromiques (psychoses sans
déficit de Ziehen en 1894).

Si la troisième édition (1889) traduit peu de modifications, la quatrième


(1893) marque l’adoption du terme grec paranoïa à la place de Verrücktheit et
surtout l’introduction de la classe des processus psychiques dégénératifs
(Psychischen Entartungsprocesse), entre paranoïa et névroses. Ils
comprennent trois formes, dont deux innovations capitales :

• la dementia praecox , soit modérée, soit sévère (hébéphrénie) (pour une


fois, Kraepelin forme un néologisme en latin, que les Français traduiront
par démence précoce) ;

• la catatonie de Kahlbaum ;

• la dementia paranoïdes (démence paranoïde : hybride de latin et de grec,


qui deviendra, 18 ans plus tard, la purement hellénique schizophrénie
paranoïde de Bleuler), combinant idées délirantes proches de la paranoïa
et évolution démentielle.

Cette édition majeure repose donc à la fois sur les critères étiologiques de
Krafft-Ebing (dégénérescence) et évolutifs de Kahlbaum, dont l’influence sur
Kraepelin commence alors à s’affirmer, 20 ans après ses descriptions
magistrales. L’observation de nombreux patients chroniques à la clinique
d’Heidelberg a sans doute déterminé l’importance alors attribuée aux notions
de démence et de détérioration.

La cinquième édition (1896) entérine ce passage des tableaux d’état


syndromiques (Zustandsbilder) aux tableaux pathologiques, évolutifs
(Krankheitsbilder). Le pronostic détermine le diagnostic. Est ainsi matérialisé
le « pas décisif qui va de la conception symptomatique à la conception
clinique de la folie », des « signes extérieurs de la maladie » à l’étude des
« conditions d’apparition, d’évolution et de terminaison des troubles ». On
doit donc parvenir à isoler des formes réelles, autonomes, à partir de leurs
tableaux d’état. C’est la mise en application des principes formulés en 1850
par Falret, puis en 1863 par Kahlbaum.

Kraepelin subdivise alors les entités morbides en maladies mentales acquises


(états d’épuisement, intoxications, troubles métaboliques, lésions cérébrales,
folies de la période d’involution) et maladies mentales par disposition
pathologique (constitutionnelles, névroses générales, états psychopathiques,
retard du développement). Les trois formes de dégénérescences psychiques
de la quatrième édition deviennent processus de « démentisation » ou
d’ »abêtissement » (Verblödungsprocesse). Ils sont intégrés dans les troubles
métaboliques, à côté de la folie myxœdémateuse et de la paralysie générale,
rapprochement assez hasardeux, complété par l’hypothèse d’une auto-
intoxication. La dégénérescence ne concerne plus que les états
psychopathiques (neurasthénie, folie de contrainte, folie impulsive). Les
troubles mentaux constitutionnels comprennent la folie périodique (subdivisée
en maniaque, dépressive et circulaire) et la paranoïa (soit combinatoire, soit
fantastique ou hallucinatoire). Les classes syndromiques des éditions
précédentes disparaissent pour se répartir entre processus de
« démentisation », folie périodique et paranoïa. Les folies d’involution
comprennent les états confusionnels séniles et quatre formes de
« mélancolie » non encore intégrées dans la folie périodique : mélancolie
simple, hypocondriaque, délirante et anxieuse.

La sixième édition (1899) est l’édition classique, canonique et « moderne »,


qui va servir partout de référence, au point d’occulter les adaptations
ultérieures. La dichotomie entre affections acquises et par disposition est
abandonnée. Treize classes sont décrites, qui reprennent celles de l’édition
précédente, mais sans aucune subdivision étio-pathogénique. Le terme
romantique de psychose est remplacé par celui de Seelenstörungen
(dérangements de l’âme ou de l’esprit) [1]. La paranoïa se trouve réduite à ses
limites présentes. Seules en font désormais partie les formes combinatoires.
Deux des catégories prennent une importance considérable. La dementia
praecox englobe dorénavant l’ensemble des processus de « démentisation »
(Verblödung) pour constituer une affection unitaire, avec ses trois formes Ŕ
hébéphrénique (ancienne dementia praecox), catatonique et paranoïde
(composée de l’ancienne dementia paranoïdes et des formes fantastiques de
la paranoïa de la cinquième édition). Son origine métabolique est toujours
mise en avant, mais cette étiologie ne sert plus de fondement à sa
classification et l’existence de lésions cérébrales encore hypothétiques est
induite de l’évolution déficitaire. La folie maniaque-dépressive (manisch-
depressive Irresein) fait son apparition. Elle n’est considérée ni comme une
psychose, ni comme endogène. Elle englobe la plupart des cas de mélancolie,
à l’exception de la mélancolie d’involution, qui constitue l’une des trois formes
de la folie involutive, à côté de la démence sénile et du délire de préjudice
présénile.

La septième édition (l903Ŕ1904) ressemble beaucoup à la précédente. Mais la


monumentale huitième, dont la parution s’échelonne sur six années, de 1909
à 1915, intègre des modifications notables, qui attestent que la pensée de
Kraepelin n’était pas figée. Les innovations concernent essentiellement le
tome 3, qui paraît en 1913 et regroupe 3 des 17 classes de la nouvelle
nosographie : démences endogènes (9e classe), épilepsie (10e) et folie
maniaque-dépressive (11e). En raison de la date de publication, les auteurs
français n’auront guère l’occasion d’en prendre connaissance. Une série de
dichotomies explique les quatre classes supplémentaires. La paralysie
générale se dédouble en affaiblissement syphilitique (5e classe) et dementia
paralytica (7e). Au sein des névroses, l’hystérie forme une classe désormais
séparée de l’épilepsie (la 13e). Les états psychopathiques se subdivisent en
états pathologiques constitutionnels (15e classe) et personnalités
psychopathiques (16e). C’est seulement dans cette édition qu’apparaît le
terme « endogène », repris de Moebius (1893), peu ou prou synonyme de
dégénératif ou psychopathique [2]. Il ne concerne que la démence précoce,
dont le nombre de formes passe de trois à huit, et le nouveau groupe des
paraphrénies, dont les quatre formes viennent remplacer l’ancienne paranoïa
fantastique de la cinquième édition, absorbée par la forme paranoïde de la
démence précoce dans la sixième. En revanche, ne sont pas considérées
comme endogènes la paranoïa, ni la folie maniaque-dépressive, affections
constitutionnelles. Cette dernière englobe dorénavant tous les cas de
mélancolie (y compris d’involution), neuf formes d’états mixtes et quatre
formes d’ »états fondamentaux ».

Une neuvième édition posthume du traité en deux volumes, complétée par J.


Lange, paraît en 1927. Le terme psychose y réapparaît, associé à exogène ou
endogène, pour désigner des affections spécifiques et non l’ensemble des
troubles mentaux. C’est alors seulement que la folie maniaque-dépressive est,
à côté de la démence précoce, désignée comme une psychose endogène, un
an après la mort de Kraepelin [2].

L’arrière-plan théorique
Comme pour Pinel, il est difficile de rattacher Kraepelin à un courant théorique
déterminé. Bien que n’étant pas philosophe, le clinicien d’Heidelberg se réfère
dans ses mémoires aux penseurs de l’empirisme, Locke et Hume, comme au
statisticien Galton, rencontré durant un voyage à Londres. Mais il se place
plus dans le prolongement du courant naturaliste que de l’empirisme logique
néokantien. Son ouvrage historique Cent ans de psychiatrie accorde une large
place à Guislain, Griesinger, Kahlbaum, aux neuroanatomistes et aux
histopathologistes qui ont pris leur suite (Vogt, Brodmann), mais aussi aux
cliniciens français « favorisés par leur don de l’observation fine, par leur
intelligence pénétrante et par leur clarté d’exposition » [8] (il considère
toutefois comme une image mythique l’abolition des chaînes par Pinel). On
rapporte que, lors d’une visite au laboratoire d’Alzheimer, il laissa tomber :
« Oui, oui, le moulin anatomique tourne, mais bien lentement » [9].

À la suite de P. Hoff [5], on peut établir une filiation entre sa pensée clinique et
les concepts de réalisme (selon Wundt : primat de la conscience), de
parallélisme moniste psychophysique (inspiré de Griesinger, opposé au
réductionnisme matérialiste et aux « mythologies cérébrales »),
d’expérimentation (comme alternative à l’introspection, à la subjectivité, au
déterminisme biographique), enfin de naturalisme évolutionniste d’inspiration
darwinienne.

Un infléchissement de ses références théoriques se dessine entre les éditions


successives du traité. Les deux premières, descriptives, se rattachant à la
psychologie expérimentale et quantitative de W. Wundt (1832Ŕ1920), le
disciple de Fechner, laissent place à l’apparition du concept de
dégénérescence dans son acception néodarwinienne à partir de la troisième.
Puis, l’exploitation des cartes statistiques d’Heidelberg, conjuguée à l’adoption
d’une méthodologie clinique déjà préconisée par Falret et Kahlbaum, à partir
de la cinquième édition, conduit à l’abandon des spéculations aussi bien des
« somatistes » cérébraux que des « psychistes » romantiques. Sans le savoir,
Kraepelin suit, à un demi-siècle de distance, l’évolution théorique du clinicien
de la Salpêtrière (réserve à l’égard des statistiques en moins).

La démence prend alors le pas sur la dégénérescence, la Verrücktheit sur le


Wahnsinn , l’évolution et la chronicité sur les formes aiguës. Dans la sixième
édition, la subdivision des trois formes de démence précoce, de même que
celle des six formes d’états mixtes maniaco-dépressifs, se réfère néanmoins
toujours à la partition antique des âmes de Platon, raisonnable (cognition),
affective (humeur) et nutritive ou concupiscente (comportement). Elle avait
déjà servi à classer les monomanies d’Esquirol et inspirera la psychologie
associationniste. Les termes « paranoïa » et « cyclothymie », repris de
Kahlbaum, sont directement dérivés du noos et du thumos platoniciens. Le
traité de Kraepelin les a fait passer dans la clinique psychiatrique, puis dans le
langage courant.

Son orientation prédominante vers le positivisme scientifique expérimental


conduit Kraepelin à rejeter catégoriquement la psychanalyse. Bien qu’auteur
en 1905 d’un long article sur l’interprétation des rêves, il se prononce contre
les théories de Freud au congrès annuel de l’Association allemande de
psychiatrie qui se tient en 1913 à Breslau : « Ce qui est bon dans la
psychanalyse n’est pas neuf et vient essentiellement de Janet. Kraepelin
souligne (dans son intervention) combien de mal a déjà été fait par cette
méthode et met en garde de la façon la plus énergique contre son
application » (cité dans la référence [4]). Selon Borch-Jacobsen, « l’objectif du
congrès, clairement énoncé par Kraepelin en personne, était de faire rentrer
Bleuler dans le bercail de la psychiatrie en lui faisant renoncer à Freud et à
ses pompes » [4]. Le maître de Munich reprend, en 1920, sa critique de la
psychanalyse : « Il est dangereux de construire un édifice savant qui ne peut
être validé par la confrontation avec un autre. C’est la faute que commettent
les psychanalystes. Nous pouvons, cependant, éviter cette erreur. Comment ?
En étudiant ce que les patients nous disent de leurs propres expériences
émotionnelles » [7].

En 1913, le phénoménologiste K. Jaspers considère Kraepelin comme le


promoteur de l’idée d’unité morbide, à partir de la prise en compte, non plus
de l’étiologie ou de l’anatomo-pathologie, mais du tableau d’ensemble de la
maladie, de son évolution et d’un « approfondissement de la connaissance de
sa structure psychologique » [6]. Jaspers range Kraepelin dans la catégorie des
narrateurs ou descripteurs (Schilderer), aux côtés d’Esquirol et Griesinger, en
l’opposant aux analystes, formateurs de concepts (selon lui la plupart des
cliniciens allemands, dont Kahlbaum et Wernicke). Jaspers, quant à lui,
privilégiait les « types cliniques » et les « processus » sur les maladies. Plus
critiques, Bonhoeffer avait proposé, en 1910, le concept de « type de réaction
exogène » et Hoche préconisé en 1912 d’en revenir à une subdivision des
entités morbides en « complexes de symptômes », opposés aux catégories
nosographiques rigides.

C’est pour répondre à ces objections méthodologiques que Kraepelin rédige en


1920 un article-testament sur les « manifestations de la folie » [7]. Il y
propose de réévaluer son concept d’entité « naturelle » par la prise en compte
des principales facultés mentales (humeur, pensée, volonté, perception,
mémoire) et des éléments de l’histoire individuelle du patient (facteurs
culturels, environnementaux, éducatifs, héréditaires, de personnalité). Il y
distingue trois niveaux de manifestations psychopathologiques, de moins en
moins spécifiques, conduisant l’un vers l’autre par des mécanismes
d’activation :

• les processus morbides (Krankheitsvorgänge) ;

• les groupes de réactions (Einrichtungen), préformés biologiquement ou


psychologiquement, comportant eux-mêmes trois registres cliniques ;
e
• les tableaux cliniques symptomatiques, issus des classifications du XIX
siècle, non spécifiques et non autonomes.

Les registres cliniques du niveau 2, en lien avec des étapes de plus en plus
archaïques de l’évolution, susceptibles de se chevaucher, sont de gravité
croissante : registre délirant et émotionnel ; registre schizophrénique et
hallucinatoire ; registre encéphalopathique et oligophrénique.

Cette contribution atteste que, comme en clinique, Kraepelin était capable


d’adapter ses théories aux remises en cause extérieures. C’était de sa part
accepter les notions de processus et de hiérarchie symptomatique de Jaspers,
de réaction de Bonhoeffer, de pathoplastie de Birnbaum. C’était aussi
anticiper sur celles d’axes diagnostiques, de dimension (comme alternative à
catégorie), de comorbidité (chevauchement des registres cliniques), de
validité (spécificité variable) et de facteurs de vulnérabilité (autant
psychosociaux que biologiques). C’était enfin préfigurer (registres du niveau
2) la classification organodynamique des déstructurations de la personnalité
de Henri Ey !

Références
[1] Beer M.D. Psychosis : A history of the concept Compr Psychiatry 1996 ; 37 : 273-
291
[2] Beer M.D. The endogenous psychoses : A conceptual history Hist Psychiatry 1996 ;
VII : 1-29
[3] Bercherie P. Les Fondements de la Clinique. Histoire et structure du savoir
psychiatrique Paris : Seuil (1980).
[4] Borch-Jacobsen M., Shamdasani S. Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la
psychanalyse Paris : Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil (2006).
[5] Hoff P. Kraepelin A History of Clinical Psychiatry London : The Athlone Press (1995).
261-279
[6] Jaspers K. Psychopathologie générale. Traduction française de la 3e éd Paris : F. Alcan
(1933).
[7] Kraepelin E. The manifestations of insanity, 1920. Translated and with an introduction
by D. Beer Hist Psychiatry 1992 ; III : 499-529
[8] Kraepelin E. Cent ans de psychiatrie, 1918. Traduction française et avant-propos de M.
Géraud Bordeaux : Mollat (1997).
[9] Maurer K., Alzheimer U. Vie d’un médecin, histoire d’une maladie Traduction
française. Paris : Michalon (1999).
3. Les grandes entités cliniques

C’est essentiellement la clinique des psychoses au long cours qui, aujourd’hui


encore, reste tributaire des descriptions de Kraepelin. Mais, jusqu’à une date
assez récente, les psychiatres français n’ont disposé que de documents de
seconde main pour se faire une idée des apports du maître de Munich. Alors
qu’une traduction partielle de la folie maniaque-dépressive (omettant
curieusement les états mixtes) était parue dès 1913, il faudra attendre les
années 1980 pour que soient publiées celles des paraphrénies [12], de la
paranoïa [13], puis de la démence précoce [14] Ŕ dans une revue
psychanalytique ! Ŕ et les années 1990 pour que nous parvienne le texte
intégral de la folie maniaque-dépressive (version de la 8e édition)[15]. En
revanche, le public anglophone a disposé d’une traduction partielle de la 7e
édition trois ans après la version allemande, en 1907 (par Diefendorf, chez
McMillan à Londres), puis, dès la fin de la Première Guerre mondiale, de
traductions intégrales des chapitres fondamentaux de la 8e édition : Dementia
praecox and paraphrenias en 1919 (Barclay), Manic-depressive insanity and
paranoïa en 1921 (Robertson et Barclay, chez Livingstone à Édimbourg). Nous
aborderons tour à tour ces quatre grandes psychoses kraepeliniennes, d’abord
sous l’angle historique, ensuite pour envisager les apports successifs du
nosographe de Heidelberg, puis de Munich.

La démence précoce
C’est initialement pour désigner une psychose juvénile évoluant vers
l’affaiblissement psychique, proche de l’hébéphrénie de Hecker (1871), que
Kraepelin traduit en latin un terme qu’avait le premier utilisé B.A. Morel
(1809Ŕ1873) dans ses Études cliniques de 1852, comme synonyme de « type
d’imbécillité consécutive », avant de le reprendre dans divers passages de son
Traité des maladies mentales de 1860 : « Une espèce de torpeur voisine de
l’hébétement remplaça l’activité première et, lorsque je le revis, je jugeai que
la transition fatale à l’état de démence précoce était en voie de s’opérer […].
Telle est, dans bien des cas, la funeste terminaison de la folie héréditaire. Une
immobilisation soudaine de toutes les facultés, une démence précoce
indiquent que le jeune sujet a atteint le terme de la vie intellectuelle dont il
peut disposer » [7, 8 et 17].

La locution avait été réutilisée une génération plus tard en France par G.C.
Gauthier (« La démence précoce chez les jeunes aliénés héréditaires », thèse
sous la présidence de G. Ballet, 1883), puis par E. Charpentier
(communication sur les démences précoces au congrès annuel de médecine
mentale de Rouen en 1890). En Allemagne, H. Schüle utilise le terme en latin
dans la 3e édition de son traité (1886), comme équivalent d’arrêt psychique
prématuré, de stade évolutif terminal des psychoses pubertaires sans lésion
(sur cerveau sain). Schüle décrit par ailleurs la catatonie de Kahlbaum comme
une « hébéphrénie comportant une névrose tonique ».

Arnold Pick (1851Ŕ1924) Ŕ plus célèbre pour la démence présénile qui porte
son nom Ŕ signale lui aussi, dans un article sur la « Démence chronique
primaire de l’âge juvénile » (1891), l’existence d’une démence précoce ,
psychose débutant entre 20 et 30 ans, avec comportement infantile, troubles
de l’attention, distractibilité, pensée « déchirée », « incohérente », marquée
par un « défaut de synthèse », qui engloberait l’hébéphrénie et la catatonie,
mais sans caractéristique anatomo-pathologique sous-jacente [17]. De Schüle
et Pick, Kraepelin reprend en 1893 le concept d’incohérence de la pensée
(Zerfahrenheit), mentionné en France dès 1834 par Leuret, comme synonyme
de trouble des associations.

Dans sa 6e édition de 1899, Kraepelin emprunte à ses deux prédécesseurs


allemands le regroupement de l’hébéphrénie et de la catatonie, auxquelles il
adjoint sa démence paranoïde (il ne reconnaîtra qu’en 1913 sa dette envers
Pick, mais ne citera que rarement Schüle dans ses écrits). Dementia praecox
devient alors une affection unitaire autonome, subdivisée en trois formes dont
le tableau clinique est commun : « Il y a une très grande diversité dans les
états cliniques observables dans le cadre d’une démence précoce, si bien
qu’une observation superficielle risque de méconnaître la parenté qui les
relie » [14]. Dans le chapitre d’introduction, Kraepelin distingue, douze ans
avant Bleuler, les « troubles fondamentaux bien spécifiques(…) qui sont en
général plus nets en fin d’évolution » et les « signes secondaires
accompagnant (et masquant) la maladie ». Il ne revient plus explicitement
sur cette distinction par la suite. Mais il est clair pour lui que les signes
secondaires sont les idées délirantes, les hallucinations, les impulsions et les
troubles de l’humeur. La « démence » terminale (Verblödung) Ŕ le trouble
fondamental Ŕ est caractéristique : intégrité de l’intelligence, de la mémoire,
de l’orientation et généralement de la vigilance, atteinte de la personnalité par
les troubles de l’affectivité, de la volonté et du jugement (dont la
prédominance sert à définir respectivement les trois formes, hébéphrénique,
catatonique et paranoïde). L’humeur, d’abord dépressive, évolue vers une
hébétude béate (gemütliche Stumpfheit), avec indifférence et perte de la
réactivité émotionnelle.

En 1904 (7e édition), Kraepelin intègre les travaux d’Erwin Stransky (1877Ŕ
1962) sur l’ataxie intrapsychique, publiés la même année, dans le tableau de
la maladie. Il fait alors de la « perte de l’unité intérieure » entre intellect,
humeur et volonté le mécanisme fondamental de la démence précoce,
préfigurant ainsi la discordance de Chaslin, mais dans une optique assez
différente de la Spaltung de Bleuler (scission au sein des facultés), décrite
quelques années plus tard. Le chapitre sur la démence précoce passe dans
cette édition à 187 pages (contre 77 dans celle de 1899). Kraepelin assouplit
sa position initiale sur le pronostic. Il rend compte de rémissions complètes
dans la catatonie, signale la possibilité de rares cas de guérison totale et de
cas un peu plus fréquents de guérison avec déficit léger, à l’encontre du
fatalisme qui lui est souvent attribué [17].
L’édition de 1913 (la 8e) est paradoxalement la plus mal connue des Français,
alors qu’elle est aussi la plus compatible avec leurs spécificités
nosographiques en ce qui concerne la démence précoce, à l’encontre du
groupe des schizophrénies de Bleuler [2, 3, 4, 7, 8 et 10]. Certains apports de la
contribution de Bleuler, parue deux ans plus tôt (1911), sont toutefois
entérinés. La base anatomopathologique reste spéculative, mais les
symptômes sont redéfinis à partir d’un trouble fondamental traduisant la
« perte de l’unité intérieure dans les pensées, les sensations, le
comportement, l’émoussement des émotions supérieures, les troubles
spécifiques de la volonté, avec délire de contrainte et d’influence, et enfin le
déclin de la personnalité avec atteinte relative des connaissances
acquises » [17]. Pour Kraepelin, « la destruction de la personnalité psychique et
du concert interne entre toutes les parties du mécanisme psychique est le
véritable trouble fondamental dans la démence précoce ». Sont expressément
cités la « perturbation schizophrénique qui doit attirer vers elle ce délitement
que nous rencontrons dans la démence précoce », l’autisme et l’ambivalence.
Les troubles associatifs de Bleuler sont mentionnés. Les idées délirantes,
fréquentes, mais inconstantes, sont classées par thèmes. Les perturbations de
l’affectivité sont passées en revue : indifférence, rires immotivés, perte de la
compassion, disparition des sentiments moraux, insensibilité à la douleur
physique, ataxie sentimentale, état d’esprit à contre-pied, « démence
émotionnelle » [17].

Mais c’est le chapitre des troubles de la volonté (Wille) qui est le plus
développé. « L’activité de la volonté constitue bien la base la plus importante
de la personnalité psychique », écrit Kraepelin. La filiation est nette avec
l’attention volontaire de Baillarger et les maladies de la volonté de Ribot. On
retrouve la plupart des manifestations isolées par Kahlbaum dans le tableau
de la catatonie [9] : obéissance automatique (suggestibilité paradoxale),
impulsivité, excitation, stéréotypies, maniérisme, paraboulie, altérations des
capacités pratiques, négativisme. C’est à ce dernier symptôme, et non à des
perturbations de la libido ou des complexes, que se rattachent pour Kraepelin
l’autisme et l’ambivalence de Bleuler [17].

Les huit formes de cette mouture finale de la démence précoce, alors classée
« démence endogène » (endogene Verblödung), sont [2 et 17] :

1. la démence simple (issue directement de Bleuler), caractérisée par


l’appauvrissement sans délire, avec fainéantise, marginalité, vagabondage
et conduites médicolégales, à propos de laquelle Kraepelin souligne
« l’ineptie d’une interprétation par le complexe d’Œdipe » ;

2. la démence niaise (läppische) (13 % des cas), ancienne forme


hébéphrénique, d’évolution défavorable (démence profonde) ;

3. la démence dépressive simple (10 %), avec stupeur, apragmatisme et


aboulie, évoluant vers la démence profonde avec apathie ;

4. la démence dépressive délirante (15 %), hallucinatoire, avec pensées


imposées, frappant à un âge plus avancé que les autres formes (cas
Schreber de Freud), évoluant fréquemment vers la forme suivante ;

5. la démence agitée (25 %), frappant des sujets très jeunes :


- soit circulaire (dépression, puis délire avec excitation, évolution
cyclique, démence terminale) ;

- soit maniaque (évolution favorable, avec des intervalles libres de


plusieurs années, fréquente à Java) ;

- soit périodique (épisodes brusques confusionnels, courts et


rapprochés ; forme retranchée de la folie maniaque-dépressive) ;

6. la catatonie (20 % des cas), avec alternance de phases de stupeur et


d’excitation, d’évolution très défavorable ;

7. la démence paranoïde (18 %) :


- soit grave, survenant chez des patients assez âgés, avec
hallucinations prédominantes et persistantes, d’évolution chronique ;

- soit légère, avec prédominance des idées délirantes, hallucinations


persécutives à développement lent, syndrome d’influence,
perturbations de l’humeur, évolution assez favorable (psychose
hallucinatoire chronique des Français) : « les hallucinations
persistent, mais le patient n’y fait plus attention » ;

8. la démence avec incohérence du langage (logorrhée expansive,


néologismes et déraillements), d’évolution fluctuante, faite de rémissions
et de périodicité. Pour caractériser cette forme, Kraepelin introduit « selon
la nomenclature de Bleuler » le terme de schizophasie.

Les états d’affaiblissement terminaux (Schwachsinn) permettent de distinguer


trois modes évolutifs principaux de la maladie [17] :

1. affaiblissement simple ou « guérison avec déficit » : perturbations des


émotions et de la volonté (concernerait surtout les formes avec obtusion,
maniérisme ou verbigération) ;

2. affaiblissement hallucinatoire : hallucinations circonscrites, humeur


dépressive, émoussement intellectuel ;

3. affaiblissement paranoïde : délire persistant peu élaboré, prise de


conscience de la maladie (évolution préférentielle des formes paranoïdes).

En 1913, Kraepelin signale dans la démence précoce 26 % de rémissions de


quelques mois (en règle moins de trois ans) et 12,6 % de rémissions
complètes, confirmant l’opinion qu’il avait déjà formulée en 1904. Les
« guérisons avec déficit » (Heilung mit Defekt) correspondent aux
améliorations avec risque de rechute et concerneraient environ deux tiers des
cas. Bleuler n’était guère plus optimiste en 1911 (60 % de « légèrement
déments » après le premier accès) [17].

La folie maniaque-dépressive
Dès 1883, Kraepelin intègre la folie circulaire dans sa classification. Ce n’est
pas alors une position bien originale dans la psychiatrie allemande. L. Meyer
avait publié un article sur les « maladies mentales circulaires » en 1874, L.
Kirn un autre sur les « psychoses périodiques » Ŕ dont la psychose cyclique Ŕ
en 1878. Krafft-Ebing traite de la folie circulaire dans son manuel (1878).
Enfin, Kahlbaum introduit le terme et le concept de cyclothymie, considérée
comme un type atténué de folie circulaire, en 1882 [1 et 6].

Pour tous les auteurs, l’affection a été décrite à la génération précédente. Dès
1845, Griesinger qualifie de cycle la « transition de la mélancolie à la manie et
l’alternance de ces deux formes », par le canal d’une anxiété douloureuse se
transformant progressivement en agitation. Mais on se réfère surtout, comme
le fera Kraepelin lui-même, aux contributions françaises de J. Baillarger et J.-
P. Falret (1854). À la folie à double forme et à la folie circulaire, viennent
s’adjoindre la folie alterne (Delaye, J. Falret fils), la folie intermittente
(Magnan), la folie périodique (G. Ballet), chaque nouvelle forme décrite
englobant les précédentes à la manière d’une poupée gigogne, tandis que
paraissent les premières éditions du traité de Kraepelin.

L’originalité du clinicien de Heidelberg est, à partir de 1899, d’avoir forgé un


terme qui va faire fortune durant quatre-vingts ans, d’englober tous les états
maniaques et presque tous les états mélancoliques dans une même maladie
(ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé faire), enfin de systématiser la
notion d’état mixte [16]. Dans le tableau clinique des signes pathologiques
psychiques, communs aux états maniaques, dépressifs et mixtes, les
différentes facultés mentales sont passées en revue dont, à côté de l’humeur,
l’association des idées et surtout la volonté : ses perturbations occupent le
tiers du chapitre, à l’instar de celles relevées dans la dementia praecox [15]. La
description des états maniaques et dépressifs est toujours traitée dans deux
chapitres séparés, au même titre que l’évolution générale, intégrant les
formes simples (hypomanie, melancholia simplex) et graves (manie avec
fureur, production délirante, confusion ou delirium , mélancolie avec stupeur,
paranoïde, fantastique, à type de delirium). Pour Kraepelin, « la maladie
n’obéit à aucune règle », d’où le caractère artificiel des formes séparées
antérieurement. Le pronostic d’un accès isolé est bon, mais il est probable que
celui-ci « se répétera plusieurs fois ou même très fréquemment au cours de la
vie ». Lorsque les accès se multiplient, existe un « risque plus ou moins grand
de voir se développer un affaiblissement psychique » (psychisches Siechtum).
Des formes de manie ou de mélancolie chronique peuvent en outre se
manifester.

En 1899, les états mixtes (Mischzustände) Ŕ reprenant un terme de J. Falret


fils (1860) Ŕ sont classés en six formes, systématisées d’après les
perturbations non congruentes de l’humeur, de l’idéation et de la volonté.
Certains de ces états mixtes étaient connus avant Kraepelin, bien que non
intégrés dans un trouble cyclique de 1’humeur : la manie coléreuse (manie
sans délire ou avec fureur de Pinel), la mélancolie anxieuse-agitée (les Falret,
délire de négation de Cotard), la manie avec pauvreté du discours
(improductive). D’autres sont des innovations : la manie stuporeuse, la
dépression avec fuite des idées, la manie inhibée (akinétique). Ces six formes
sont placées dans un continuum avec la manie proprement dite et la
dépression classique, composant un total de huit tableaux d’état. Kraepelin
leur adjoint en 1913 trois formes supplémentaires : l’inhibition partielle, la
fureur coléreuse, la manie ergoteuse.

Cet ensemble de formes permet d’intégrer dans la folie maniaque-dépressive


la plupart des folies intermittentes et Wahnsinn périodiques des auteurs
précédents, y compris celles à connotation délirante ou confusionnelle, que les
Français diagnostiquent alors bouffées délirantes. L’évolution prend le pas sur
le tableau clinique. Toujours en 1913, Kraepelin complète la description de
l’entité par celle de quatre formes d’ »états fondamentaux » (Grundzustände),
soubassement de la maladie, présents chez 37 % des patients et noyaux de la
future pathologie « tempéramentale » : la dépression (Verstimmung,
mauvaise humeur) constitutionnelle ; l’excitation (Erregung)
constitutionnelle ; la prédisposition irritable (reizbare Veranlagung) ; la
prédisposition cyclothyme (zyklothyme Veranlagung).

La séparation des deux principales psychoses kraepeliniennes n’était pas un


article de foi intangible. On a vu que diverses formes de troubles de l’humeur
avaient été retranchées en 1913 de la folie maniaque-dépressive pour se
rattacher à la démence précoce : la démence dépressive simple, la démence
dépressive délirante, la démence agitée circulaire, maniaque ou périodique.
Cette première ébauche des troubles schizoaffectifs (schizophrénie
dysthymique des Français) se voit confortée dans l’article de 1920 sur les
manifestations de la folie [11]. Kraepelin y note qu’ »il est évident que nous ne
pouvons pas distinguer de manière satisfaisante ces deux maladies » (la
démence précoce et la folie maniaque-dépressive). Pour lui, « nous pouvons
faire tous les jours l’expérience de manifestations maniaco-dépressives
survenant transitoirement dans des pathologies schizophréniques franches,
souvent difficiles à différencier de celles des pathologies cycliques […]. Nous
devons nous accoutumer au fait que nos listes de symptômes ne nous
permettent pas de distinguer de manière fiable la folie maniaque-dépressive
de la schizophrénie dans toutes les circonstances et qu’il existe un
chevauchement entre les deux, dépendant des conditions de survenue des
signes cliniques ».

La paranoïa
À partir de 1893, Kraepelin adopte le terme grec de paranoïa pour désigner la
Verrücktheit (folie systématisée). Passé dans la langue latine, il servit
longtemps de synonyme à folie en allemand. Il est employé pour la première
fois dans un ouvrage de psychiatrie par Heinroth (1818), au sens de lésion
intellectuelle sans affaiblissement. Griesinger (1845) fait succéder la
Verrücktheit à la manie et à la mélancolie, dans le cadre de l’Einheitspsychose
(psychose unitaire). Il faut attendre Kahlbaum (1863) pour que soit décrite
une paranoïa primitive, distincte des perturbations de l’humeur, elles-mêmes
dénommées dysthymia [8 et 9]. Krafft-Ebing (1878) en fait également une
maladie autonome, mais la rattache au groupe des dégénérescences
psychiques, tandis que Westphal décrit une paranoïa aiguë. Mendel (1881)
oppose paranoïa hallucinatoire, évoluant vers l’affaiblissement intellectuel, et
paranoïa combinatoire, délire systématisé sans troubles perceptifs.

Kraepelin reprend cette dichotomie jusqu’en 1893. Mais on a vu (cf. § 1) qu’à


partir de 1899 il retranche la paranoïa hallucinatoire (fantastique) de son
groupe initial pour l’intégrer dans la démence précoce paranoïde. La paranoïa
devient alors le « développement insidieux, sous la dépendance de causes
internes et selon une évolution continue, d’un système délirant durable et
impossible à ébranler, qui s’instaure avec une conservation complète de la
clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action » [13]. C’est une
affection constitutionnelle, assez rare (1 % des admissions à Heidelberg),
toujours chronique et non hallucinatoire. Mais, à côté des interprétations
délirantes, des illusions sensorielles ou de la mémoire peuvent se rencontrer.
Les idées délirantes sont classées en fonction de leurs thèmes, qui reprennent
les descriptions des aliénistes français des années 1850Ŕ1870 : persécution
(Lasègue, Legrand du Saulle), hypocondrie (Morel), grandeur (Foville),
érotomanie. La conviction est absolue. Un affaiblissement psychique éventuel
peut se constater après plusieurs décennies d’évolution.

Le délire de quérulence, avec conviction d’un préjudice, irascibilité, exaltation


passionnée et affaiblissement psychique constant, correspond au délire des
persécutés-persécuteurs des auteurs français (J. Falret fils et P. Pottier,
1886). Encore rattaché par Kraepelin à la paranoïa en 1899, il en est soustrait
en 1913, à l’exemple du délire de revendication de Sérieux et Capgras (1909)
et de l’idéalisme passionné de Dide (1913). Le délire de quérulence apparaît
alors au maître de Munich comme « lié à un événement extérieur défini »,
donc plus psychogène que constitutionnel, tandis que la paranoïa voit son
champ circonscrit au maximum.

Les paraphrénies
L’édition de 1913 marque également la naissance d’un second groupe de
« démences endogènes » (endogenen Verblödungen), qui vient occuper le
champ de l’ancienne paranoïa hallucinatoire, que Kraepelin retranche alors de
la démence précoce paranoïde : celui des quatre formes de paraphrénies,
dont la dénomination reprend un terme de Kahlbaum tombé en désuétude,
forgé par l’aliéniste de Königsberg en 1863 pour désigner deux catégories
d’affections mentales dont le développement coïncidait avec une période de
l’existence (paraphrenia senilis ou presbyophrenia, paraphrenia hebetica ou
hebephrenia) [9].

Mais Kraepelin l’utilise dans une acception très différente, celle d’un groupe de
manifestations délirantes florides, frappant l’intellect et le jugement,
épargnant les sphères affective et volitionnelle (ce qui les rapproche de la
paranoïa), avec longue conservation de la personnalité et maintien de
l’adaptation sociale [5]. Il distingue un peu artificiellement :

1. la paraphrénie systématique (incluant la plupart des cas de délire


chronique de Magnan) : développement d’idées de persécution, puis
éclosion hallucinatoire, avec phénomènes d’influence et de possession,
survenue d’idées de grandeur, avec soliloques et irritabilité, de troubles
de l’humeur et du comportement, parfois de tentatives de suicide,
évolution lente sur plusieurs décennies ;

2. la paraphrénie expansive : mégalomanie exubérante avec idées de


grandeur prédominantes, exaltation de l’humeur et légère excitation
(évoquant la manie chronique), puis apparition d’hallucinations
persécutives (surtout visuelles) et de falsifications de souvenirs ;

3. la paraphrénie confabulante (offrant des analogies avec les délires


d’imagination des Français Dupré et Logre, décrits en 1910, leur origine
constitutionnelle en moins) : délire de persécution et surtout de grandeur
(filiation), illusions du souvenir, quasi-absence des hallucinations,
perturbations de l’humeur tardives, en même temps que les idées
délirantes deviennent absurdes et incohérentes ;

4. la paraphrénie fantastique : « développement luxuriant d’idées délirantes


très extraordinaires, décousues et mobiles » [12], à thèmes de possession
et de grandeur, hallucinations multiples, syndrome d’influence, excitation,
exaltation et prolixité de l’humeur, néologismes et jeux de mots, évolution
lente vers un affaiblissement intellectuel avec persistance de l’activité
mentale et conservation de la volonté.

On voit donc qu’aucune des quatre formes de paraphrénie ne se superpose à


la psychose hallucinatoire chronique, dont les perturbations émotionnelles et
la désagrégation de la personnalité se rapprochent plus de celles de la
démence paranoïde légère (7e forme de la démence précoce de 1913 ; cf. §
1).

En Allemagne, les paraphrénies ne survivront guère à la 8e édition du traité.


Dès 1921, W. Mayer montre que bon nombre de cas évoluent, soit vers la
schizophrénie, soit vers la paranoïa, soit vers la folie maniaque-dépressive [5].
C’est au sein du groupe des schizophrénies que la plupart des auteurs
intégreront les formes confabulante et fantastique, de celui des paranoïas
qu’ils annexeront les formes systématique et expansive.
Références
[1] Angst J., Marneros A. Bipolarity from ancient to modern times : conception, birth and
rebirth J Affect Disord 2001 ; 67 : 3-19
[2] Bercherie P. Les fondements de la clinique. Histoire et structure du savoir
psychiatrique Paris : Seuil (1980).
[3] Berrios G.E., Hauser R. Kraepelin A history of clinical psychiatry London : The
Athlone Press (1995). 280-291
[4] Bottéro A. Un autre regard sur la schizophrénie Paris : O. Jacob (2008).
[5] Bridgman F. Le groupe des paraphrénies dans ses rapports avec la classification
française des délires chroniques Analytica (Cahiers de recherche du Champ freudien)
diffusion sévie 1980 ; 19 : 69-99
[6] Brieger P., Marneros A. Dysthymia and cyclothymia : historical origins and
contemporary development J Affect Disord 1997 ; 45 : 117-126
[7] Garrabé J. Histoire de la schizophrénie Paris : Seghers (1992).
[8] Haustgen T. Une histoire des psychoses Paris : NHA Communication (1997).
[9] Haustgen T. KL Kahlbaum (1828Ŕ1899). Ann Med Psychol 2007 ;165 :692Ŕ699.
[10] Hoenig J. Schizophrenia A history of clinical psychiatry London : The Athlone Press
(1995). 336-348
[11] Kraepelin E. The manifestations of insanity, 1920 Hist Psychiatry 1992 ; III : 499-
529 [Translated and with an introduction by D Beer].
[12] Kraepelin E. Les paraphrénies, 1913 Analytica 1980 ; 19 : 23-65 [Trad fr (Broca R,
Laurent E et Wienand H)].
[13] Kraepelin E. La folie systématisée (paranoïa), 1899 Analytica 1982 ; 30 : 21-44
[Trad fr (Jatteau O)].
[14] Kraepelin E. La psychose irréversible (démence précoce, 1899) Analytica 1987 ; 49
: 11-94 [Trad fr (Jatteau O)].
[15] Kraepelin E. La folie maniaco-dépressive, 1913. In : Kraepelin E. Cent ans de
psychiatrie, suivi de la folie maniaco-dépressive. Bordeaux : Mollat ; 1997. p. 149Ŕ
349 [Trad fr (Géraud M)].
[16] Meynard J.A. De Kraepelin à Kraepelin États mixtes Paris : John Libbey Eurotext
(2008). 11-26
[17] Sinzelle J. Cent ans de démence précoce. Grandeur et décadence d’une maladie de la
volonté. Thèse médecine, Strasbourg ; 2008.
4. L’héritage

Après la Première Guerre mondiale, la classification de Kraepelin va s’imposer,


non seulement dans son pays d’origine, mais encore dans l’ensemble du
continent européen. Certes, des critiques méthodologiques, des réserves sur
la dénomination et les limites de ses entités catégorielles se font jour, surtout
en France. On tente d’opposer Bleuler à Kraepelin, la psychopathologie à la
taxinomie. Mais le canevas général et le champ clinique des trois grandes
entités démence précoce/paranoïa/folie maniaque-dépressive sont intégrés
par les différentes écoles de pensée.

Accueil et cheminement de la nosographie


kraepelinienne
C’est d’abord dans les contrées de langue allemande que le manuel de
Kraepelin devient la référence obligatoire, en dépit des critiques de Bonhoeffer
et de Hoche (voir 2e partie, § 3). Par certains côtés, l’œuvre de Jaspers peut
aussi apparaître comme une mise en cause radicale : « À la place de ces
descriptions telles que les donne encore toujours le traité de Kraepelin, une
psychiatrie spéciale future énumérera […] des séries de types obtenus
exclusivement par l’étude de détail. Un précurseur de cette psychiatrie
spéciale apparaît dans l’usage de certaines maisons de santé de ne pas
désigner des cas particuliers par le diagnostic général “démence précoce” ou
“folie maniaque-dépressive”, mais de les diagnostiquer avec le nom de
malades observés antérieurement et qui représentaient le même type » [20].
Mais l’approche de Jaspers va revêtir le rôle d’un complément critique, se
situant sur un autre plan que la clinique. « On peut se demander si Jaspers
lui-même aurait pu exister sans Kraepelin », notait en 1954 le psychiatre
japonais Uchimura (cité in [32]). La seule alternative nosographique influente,
la classification des psychoses endogènes de Wernicke-Kleist-Leonhard,
n’aura pas le succès de celle de Kraepelin. En revanche, les travaux de
Kretschmer, inaugurant à partir de 1919 une approche psychogénétique des
psychoses, marquent une première brêche sérieuse, représentée d’abord par
le délire de relation, ensuite par la biotypologie traduisant une continuité
entre normal et pathologique [23]. Bien que reprenant la dichotomie des
psychoses endogènes, elle rompt avec la notion de processus et constitue une
« résurrection au début du XXe siècle de l’unité romantique du corps et de
l’esprit » [3].

Les biographes de Freud mettent en général l’accent sur l’hostilité de


Kraepelin à l’égard du médecin viennois. Évoquant le cas de l’Homme aux
Loups, Peter Gay écrit : « Le fait que deux praticiens éminents, qu’il tenait
pour des ennemis, Theodor Ziehen à Berlin et Emil Kraepelin à Munich, aient
abandonné à son sort cet intéressant jeune homme, dut inciter Freud à
entreprendre le traitement de ce cas désespéré » [18]. Il semble bien pourtant
que la publication du cas Schreber en 1911 soit à l’origine de l’adhésion de
Kraepelin deux ans plus tard à la proposition de Freud de dénommer
paraphrénies une partie des cas de démences précoces paranoïdes : « Je
pense que Kraepelin a eu parfaitement raison de séparer une grande partie de
ce qui jusqu’alors avait été appelé paranoïa et de la fondre avec la catatonie
et d’autres entités morbides en une nouvelle unité clinique, bien qu’à la vérité
le nom de « démence précoce » soit tout particulièrement mal choisi pour
désigner celle-ci. Le terme de schizophrénie prête également à cette critique
[…]. Je crois que le nom le plus approprié à la démence précoce serait celui de
paraphrénie, terme d’un sens quelque peu indéterminé qui exprime le rapport
existant entre cette affection et la paranoïa et qui, de plus, rappelle
l’hébéphrénie, qui y est maintenant comprise » [17].

On a vu (3e partie) que le Royaume-Uni avait disposé d’une traduction de


Kraepelin dès la fin de la Première Guerre mondiale, 60ans avant la France.
Aux États-Unis, l’influence du maître de Munich a été freinée dès la fin du XIXe
siècle par les orientations antinosologiques d’Adolf Meyer, au profit du concept
de réaction. Il reprochait en 1896 à Kraepelin de n’avoir pas publié de revue
de la littérature, ni d’argumentation contre ses opposants dans son traité. Le
psychiatre allemand prit la peine de lui répondre dans ses Mémoires qu’il avait
présenté ses idées comme « l’état courant du savoir » [10]. En 1933, dans sa
monographie sur les psychoses schizo-affectives, Kasanin est sévère à l’égard
de Kraepelin. Il critique son « attitude fataliste et sans espoir » et le « concept
sous-jacent d’un processus maladif immuable dans la démence précoce,
préjudiciable aux progrès de la psychiatrie » [22]. Toutefois, la classification de
l’APA de 1934 intègre les deux grandes psychoses kraepeliniennes parmi ses
17 classes diagnostiques. De même, le DSM-I de 1952 semble entériner la
dichotomie de Kraepelin dans sa séparation des « réactions affectives » et des
« réactions schizophréniques ».

En France, c’est Paul Sérieux qui fait connaître la 6e édition en 1900 : « Des
conceptions très hardies, des aperçus très originaux sont émis par le
professeur de Heidelberg. Ce qui fait le puissant intérêt de son œuvre, c’est
que sa classification ne repose point sur des considérations théoriques […]. Le
Professeur Kraepelin a pris pour base la clinique et surtout l’évolution des
psychoses. […] Cette classification est appelée, croyons-nous, à rendre des
services aux cliniciens en introduisant dans la pathologie mentale les
méthodes de la pathologie interne » [36]. Toutefois, les traités qui paraissent
en France avant 1914 n’adoptent pas la classification kraepelinienne, qu’il
s’agisse de Gilbert Ballet, de Chaslin ou de Régis. Ce dernier dénonce en 1906
« le caractère non méthodique de ses divisions, la multiplicité et
l’enchevêtrement de ses formes, sa terminologie souvent peu précise » [33].
En 1903, le manuel de Rogues de Fursac reprend néanmoins les conceptions
de la folie maniaque-dépressive. Les travaux français sur les délires
chroniques sont en partie à l’origine des modifications de la 8e édition (voir
3epartie). En 1922, le manuel de Dide et Guiraud se rapproche des positions
kraepeliniennes, la démence précoce apparaissant sous le nom d’hébéphrénie.
En 1932, dans la partie historique de sa thèse, Lacan mentionne
abondamment et élogieusement Kraepelin : « En orientant avec une grande
force la méthode clinique sur des critères d’évolution et de pronostic, il lui a
fait porter ses suprêmes et plus beaux fruits » [24]. Kraepelin est après Freud
l’auteur le plus cité dans les trois volumes des Études psychiatriques de Ey
(112 références, contre 59 à Bleuler) [15]. Le maître de Bonneval rend un
vibrant hommage au professeur de Munich 100 ans après sa naissance
(1956) : « Emil Kraepelin est le véritable fondateur de la psychiatrie classique
des entités. C’est son glorieux mérite. Même si sa nosographie “systématique”
a, depuis 50ans, paru à beaucoup de cliniciens être trop rigoureuse et étroite,
elle demeure comme un prototype du travail clinique, un modèle de la lente et
minutieuse observation qui sont les qualités dont se sont toujours réclamés
les grands cliniciens français » [16]. Dans ses deux premières catégories, la
classification française des troubles mentaux de l’INSERM reprend en 1968 la
dichotomie des psychoses kraepeliniennes.

Développement et avatars des grandes


entités
La démence précoce

Entre 1900 et 1911, la démence précoce de Kraepelin s’impose dans les pays
francophones, en dépit de quelques résistances. « Les idées de Kraepelin ont
rayonné dans tout le monde scientifique, elles se sont répandues même là où
elles se sont trouvées le plus contestées », écrira Constanţa Pascal [31]. Dès
1899, avant la parution de la 6e édition, Christian, médecin de Charenton, fait
paraître dans les Annales Médico-Psychologiques un important mémoire en
cinq parties sur l’entité [7]. Il ne s’y réfère qu’à la 4eédition, dans laquelle la
dementia praecox se limite à l’hébéphrénie, et ne cite Kraepelin que parmi
beaucoup d’autres auteurs. Par la suite, le mémoire de Christian sera mis en
avant dans les historiques français, au même titre que les travaux beaucoup
plus anciens de Morel.

Deux écoles françaises introduisent la synthèse de la 6e édition, celle des


aliénistes parisiens de la Salpêtrière (Séglas, Deny) et celle des aliénistes des
asiles de la Seine (Sérieux et ses élèves). Cinq ans après la publication de ses
fameuses « Leçons cliniques » (1895), Jules Séglas fait le point en 1900 sur la
démence paranoïde (forme paranoïde de la démence précoce) [34]. Il précise
ce qui va devenir la position classique de l’école française, dont Kraepelin
saura tirer les conséquences dans sa 8e édition : exclusion des délires
chroniques hallucinatoires de la démence précoce pour n’en conserver que
l’ancienne démence paranoïde, avec idées délirantes polymorphes,
incohérence du langage et affaiblissement intellectuel. En 1902, Séglas
réajuste les critères de la catatonie, au centre desquels il place le négativisme
et le défaut de synthèse psychique (aboulie). En 1909, il pose le problème des
catatonies symptomatiques de troubles de l’humeur et des rapports de la
démence précoce avec la folie maniaque-dépressive, première formulation des
futurs états schizo-affectifs [35]. Enfin, en 1911, il traite avec Logre des
rémissions dans la démence précoce. L’ensemble de ces articles restreint donc
le champ de l’entité kraepelinienne, aussi bien dans sa forme paranoïde que
catatonique.
De son côté, Gaston Deny fait paraître en 1903 le premier ouvrage français
sur la maladie [14], puis présente au congrès des aliénistes de langue française
de 1904 un rapport sur les démences vésaniques, qui vise à faire disparaître
ce groupe au profit de la démence précoce [11]. Il dresse une revue
méthodique des signes fondamentaux et accessoires, en consacrant une
description unique aux trois formes cliniques de Kraepelin. La thèse de la
dégénérescence de Morel est définitivement battue en brèche. La démence
précoce est pour Deny une affection « fortuite et accidentelle », se
développant sous l’influence de processus autotoxiques. Elle englobe la
plupart des cas de démences secondaires aux autres formes mentales.

Paul Sérieux est en fait le premier auteur français à avoir complètement


adopté, dès 1902, la démence précoce kraepelinienne [37]. Il subdivise ses
manifestations en symptômes essentiels (l’affaiblissement psychique) et
accessoires (troubles délirants, pouvant revêtir la forme des hallucinations,
des états confusionnels, de l’excitation ou de la dépression). C’était la mise en
acte de la subdivision de Falret (1864) entre aptitude à délirer et résultante
psychique, que reprendra Bleuler. D’autres analogies de la description de
Sérieux avec les conceptions de Falret sont la notion d’espèce « naturelle » et
le mode évolutif en trois périodes de l’affection : début (névropathique), état
(délire), terminaison (démence).

Il existe pour Sérieux de fréquentes rémissions qui « dans 20 % des cas


peuvent se prolonger et équivaloir à la guérison ». Enfin, la forme simple,
proche de l’héboïdophrénie de Kahlbaum, acquiert droit de cité. À peu près au
même moment, Weygandt (1902) et Diem (1903) l’isolent en Allemagne.

Cette même année 1902, René Masselon, interne de Sérieux, soutient sa


thèse sur la « Psychologie des déments précoces », insistant sur la perte des
sentiments affectifs et la difficulté d’associer des idées. Il publie en 1904 la
seconde monographie française sur la démence précoce [25]. Mettant l’accent
sur l’évolution progressive d’une « phase prodromique » survenant à
l’adolescence, dominée par les troubles affectifs, vers des « phénomènes
aigus surajoutés », il est le premier à utiliser, huit ans avant Chaslin, le terme
de discordance, pour désigner la paramimie hébéphrénique. Autre innovation
terminologique, il sépare, dans la symptomatologie de la maladie, troubles
« primitifs » et « secondaires ». Les troubles primitifs dépendent pour lui des
perturbations de l’affectivité. Ils sont résumés par une triade symptomatique :
apathie, aboulie, perte de l’activité intellectuelle.

En 1906, Juquelier, chef de clinique de Joffroy, peut rédiger un conséquent


« Historique critique de la démence précoce » pour la Revue de Psychiatrie .
Dans deux articles des Annales Médico-Psychologiques , parus en 1906 et
1907, le Roumain Alexandre Soutzo, s’appuyant sur Masselon, met l’accent
sur les troubles de la volonté comme caractéristiques de l’affection. Vers cette
époque, Mlle Pascal, autre interne d’origine roumaine de Sérieux, commence
à publier une série de travaux sur l’entité. Elle aborde successivement la
période prodromique dépressive de la démence précoce (1906), ses rapports
avec la mélancolie (1907), puis la question de ses rémissions (1907), qui
concernent les formes simples de l’affection, l’héboïdophrénie et une forme
circulaire évoluant par poussées, dont Kraepelin reprendra la description dans
sa 8e édition. Dans l’ouvrage de synthèse qu’elle consacre en 1911 à la
démence précoce [31], Mlle Pascal reprend la subdivision de son maître Sérieux
entre affaiblissement mental « démentiel » et symptômes accessoires.
L’affaiblissement comprend comme symptômes essentiels les perturbations
affectives et émotionnelles, comme symptômes secondaires les altérations
des principales fonctions psychiques : troubles intellectuels, attentionnels, de
la mémoire (écartés, on l’a vu, par Kraepelin, mais réhabilités par les
recherches neurocognitives contemporaines), de l’association des idées et de
la psychomotricité (aboulie, signes catatoniques). Les symptômes accessoires
sont les idées délirantes et les hallucinations.

L’aliéniste belge Meeus, médecin de la colonie familiale de Gheel, est en 1902


le premier auteur à articuler sa critique du terme de démence précoce sur la
comparaison statistique entre une série de cas juvéniles et de cas de
« démence à évolution rapide », développés à l’âge adulte et dans la
vieillesse. C’est une première brèche dans la notion d’une éclosion de la
maladie à l’adolescence. Meeus insiste sur les « moments de lucidité » des
déments précoces et, la même année que Masselon, sur le trouble des
associations : « C’est comme un piano mécanique détraqué dont les notes
s’enchevêtrent dans une cacophonie étrange » [26].

D’autres contributions sont franchement hostiles à Kraepelin. Le Russe


Serbsky parle en 1903 dans les Annales Médico-Psychologiques de « démence
sans démence ». Rappelant après Meeus que l’affection ne survient pas
exclusivement à l’adolescence, Régis tente d’opposer à partir de 1904 une
démence précoce constitutionnelle ou dégénérative (hébéphrénie), dont il
attribue indûment la paternité à Morel, à une démence précoce post-
confusionnelle (catatonie), psychose toxique d’origine accidentelle.

Moins subtils, Parant fustige en 1905 la « soi-disant démence précoce »,


réduisant à définir la folie en fonction de l’âge du déclenchement des troubles,
et Marandon de Montyel prétend la même année que l’affection n’est « ni une
démence ni précoce ». Dans la même veine, Chaslin notera en 1914 : « La
démence est contestable et n’est pas nécessairement précoce ».

Les premiers psychanalystes s’intéressent aussi à la maladie. En 1907, Jung


fait reposer la psychologie de la démence précoce sur la notion de complexe,
en comparant ses mécanismes à ceux de l’hystérie [21] et entretient une
correspondance avec Freud sur l’autoérotisme dans l’affection, dont Bleuler
fera l’autisme. Toujours en 1907, Abraham étudie la signification des
traumatismes sexuels juvéniles dans la symptomatologie de la démence
précoce. En 1908, il aborde la question des différences psychosexuelles entre
l’hystérie et la démence précoce.

De par son intention affichée d’ »appliquer les idées de Freud » à la démence


précoce, on a coutume d’opposer Bleuler à Kraepelin. Mais le psychiatre
zurichois se situe dès 1902 dans la filiation directe du maître de Heidelberg. Il
prend position en sa faveur contre les critiques de Serbsky : « Ce n’est pas la
démence, mais le type de démence qui caractérise la maladie. » Le titre de sa
monographie de 1911 commence par « Dementia Praecox » et se poursuit par
« groupe des schizophrénies » [4]. Tout en soulignant en introduction l’étape
que représenterait son œuvre, il ne se faisait guère d’illusions sur l’avenir :
« L’individualisation de ce concept est provisoire, dans la mesure où il faudra
le dissoudre par la suite, à peu près dans le sens où la bactériologie a scindé
la pneumonie en différentes infections. » Il reconnaissait que « toute l’idée de
la démence précoce vient de Kraepelin […]. Kraepelin a un peu relégué au
second plan la terminaison dans la Verblödung , sur laquelle il insistait
beaucoup au début, en formulant nettement que relèvent aussi de la
dementia praecox de nombreux cas qui aboutissent, au moins en pratique, à
une guérison définitive ou d’assez longue durée » (il se réfère ici à la 7e
édition, celle de 1904). En revanche, Bleuler fait reposer sa description sur un
ensemble de symptômes fondamentaux négatifs et déficitaires, considère les
symptômes primaires comme d’origine organique, estime que « même
l’examen ultérieur de malades sortis […] ne nous a jamais montré de
restitutio ad integrum » et formule ouvertement des considérations
eugénistes : « Espérons que la stérilisation pourra bientôt être utilisée à assez
grande échelle pour des motifs d’hygiène raciale » [4] (p. 583). Alors qu’on
estime généralement que le travail de Bleuler aurait inauguré une perspective
psychopathologique de la maladie, les considérations théoriques n’occupent
qu’une des 11 parties (la 10e) et 135 des 600 pages de son ouvrage [4]. En
1926, Bleuler reconnaîtra encore sa dette envers Kraepelin : « Ce fut un trait
de génie de Kraepelin de préciser en même temps que le groupe de la
démence précoce celui de la psychose maniaque-dépressive. Car c’est
justement cette opposition qui mit en pleine lumière la notion kraepelinienne
de démence précoce et qui permit d’en déterminer les limites […]. Pendant de
longues années, je fus, je crois, le seul à reconnaître toute la portée de cette
conception et à l’adopter sans réserves. L’obstacle principal résidait d’ailleurs,
non pas dans les faits eux-mêmes, mais dans le nom choisi pour les
désigner » [5].

Alors qu’Oscar Bumke, le propre successeur de Kraepelin à la chaire de


Munich, publie en 1924 un article sur la « dissolution de la démence
précoce », l’entité survit chez les auteurs français, mais en se superposant à
l’affection qu’aurait décrite Morel en 1860. « On peut se demander si la
démence précoce de Morel ne serait pas une vraie démence survenue
rapidement dans les folies discordantes », note Chaslin en 1912 [6]. Lorsqu’il
traite du « démembrement de la démence précoce » en 1924, Lautier sépare
lui aussi de la folie discordante la « démence précoce vraie, type Morel ». Mais
c’est surtout Henri Claude qui, dans les années 1920, va opposer
l’intéressante schizophrénie à la rétrograde démence précoce, « qui donne
immédiatement à l’observateur l’impression de se trouver en présence d’une
maladie organique » [9]. Pour le maître de Ey et Lacan, « il y a ici vraiment
démence, et la démence précoce des auteurs français, type Morel, nous
apparaît une entité clinique immuable » [8].

Ce sont les travaux d’Eugène Minkowski qui vont imposer en France le


vocable de Bleuler. Il souligne cependant la parenté entre démence précoce
selon la 8e édition et ataxie intrapsychique de Stransky : « Deux grands
groupes de troubles caractérisent selon Kraepelin la démence précoce. L’un
consiste dans un affaiblissement des mobiles affectifs qui activent, chez
l’individu normal, d’une façon constante, le vouloir, l’autre dans la perte de
cette unité intérieure qui relie dans la vie d’une façon harmonieuse nos
facultés intellectuelles, nos sentiments et nos volitions » [27]. Après la parution
en 1927 de l’ouvrage de référence de Minkowski [28], l’histoire de la démence
précoce en France se confond avec celle de la schizophrénie. Toutefois, Henri
Ey publie encore en 1938 (avec Hélène Bonnafous) dans les Annales Médico-
Psychologiques des « Études cliniques et considérations nosographiques sur la
démence précoce » et l’aliéniste nantais Raoul Benon en 1945 un ouvrage sur
la démence précoce [2], écartant de sa définition les formes paranoïdes,
mettant l’accent sur l’asthénie et l’hypothymie, une conception assez proche
de l’athymhormie de Dide et Guiraud.

Le « groupe » nosographique de Bleuler est alors en butte aux mêmes


critiques que la maladie de Kraepelin en son temps. « Le diagnostic de
schizophrénie n’offre pas plus de précision que n’offrirait un diagnostic
d’hallucination ou de démence », écrivait dès 1924 Lautier dans les Annales
Médico-Psychologiques . Paul Abély publie 30ans plus tard dans la même
revue l’article au titre significatif : « Pourquoi je ne crois plus à l’actuelle
schizophrénie » (1958). Les « symptômes de premier rang » du
phénoménologiste allemand Kurt Schneider (1950) sont des troubles de la
pensée, des troubles des perceptions et l’idéation délirante, non les
symptômes fondamentaux négatifs de Kraepelin et Bleuler. Dans les années
1950, Henri Ey envisageait aussi le délire et non la dissociation comme
manifestation cardinale des pathologies psychotiques [15]. On voit donc que le
succès du terme de schizophrénie au milieu du XXe siècle s’est accompagné
d’un glissement de sens, comme si les auteurs voulaient s’éloigner de plus en
plus de la synonymie avec la démence précoce, affirmée par le titre même du
travail de Bleuler.

La folie maniaque-dépressive

Contrairement à ce que l’on croit parfois, la folie maniaque-dépressive va être


l’objet des mêmes controverses et des mêmes résistances que la démence
précoce. Ces oppositions sont motivées en France par des raisons similaires :
l’extension du champ de l’entité au détriment des états mélancoliques, bien
au-delà des descriptions de Falret et Baillarger, un demi-siècle plus tôt.
Certes, des partisans convaincus se manifestent dès les années 1900, les
mêmes que ceux de la démence précoce. Sérieux inspire à son élève Capgras
sa thèse sur la mélancolie d’involution (1900), entité qui continuera à être
décrite séparément en France, bien après son intégration par Kraepelin dans
la folie maniaque-dépressive (Halberstadt, 1928 ; Guiraud, 1956). Deny et
Camus publient en 1907 l’ouvrage sur la « psychose maniaque-
dépressive » [13], dont le titre est la traduction incorrecte de l’Irresein
kraepelinien, qui servira dorénavant à dénommer l’affection en France. Ils
présentent en détail la conception des états mixtes de la 6e édition, reprise
par Gilbert Ballet (1909), mais critiquée par Chaslin (1912) et beaucoup plus
tard par Guiraud (1956). C’est aussi en 1907 qu’André Antheaume, médecin-
chef de Charenton, popularise dans les « Psychoses périodiques » la
« conception synthétique de Kraepelin », en l’opposant aux conceptions
analytique (Falret, Baillarger) et synthétique (Magnan) de l’école française. En
1908, Deny fait paraître le premier article français sur la constitution
cyclothymique [12].

Mais la plupart des auteurs sont moins enthousiastes. Au chapitre « Psychoses


périodiques ou intermittentes » du traité de Gilbert Ballet (1903), Arnaud ne
cite pas les travaux de Kraepelin. Régis en 1906 [33], Chaslin en 1912 [6] lui
dénient toute originalité. Ce dernier préfère parler de « folie maniaque-
mélancolique ». Les Français font la distinction entre mélancolie vraie ou
simple, réactionnelle, à début progressif, s’accompagnant d’idées de
culpabilité, à accès prolongés, à évolution lente, peu récidivante, et
mélancolie intermittente, survenant brusquement, sans facteur déclenchant, à
accès courts, à évolution tranchée, récidivante, le « fonds de la mélancolie
sans son relief » de Falret, dans lequel le ralentissement et la fatigue
prédominent sur la douleur morale et les idées délirantes. C’est seulement
cette mélancolie intermittente que les Français acceptent de rattacher à
l’entité kraepelinienne. Après la Première Guerre mondiale, le manuel de Dide
et Guiraud (1922) intègre la manie et la mélancolie dans un chapitre
« Psychose maniaque-dépressive », classée aux côtés des délires progressifs
et de l’hébéphrénie parmi les « syndromes à prédominance instinctivo-
affective ». Mais manie et mélancolie continuent à faire l’objet de chapitres
séparés, aussi bien de la « Psychiatrie clinique » de Paul Guiraud en 1956 (en
tant que « syndromes hormo-thymiques ») que du manuel d’Henri Ey à partir
de 1960 (en tant que « crises » de déstructuration de la conscience). Les
« psychoses périodiques maniaco-dépressives » sont en 1953 le thème de la
25e étude de Ey [15], après la manie et la mélancolie (21e et 22e).

En Allemagne, Jaspers critique la conception des états mixtes : « Cette


direction n’a pas progressé […]. On a utilisé tels quels des éléments de
rapports compréhensibles comme composantes et facteurs objectifs de la vie
psychique, confusion si fréquente de la psychologie compréhensive et de la
psychologie objective explicative » [20]. L’année 1926, celle de la mort de
Kraepelin, voit la systématisation par son élève Lange de la dichotomie
dépression endogène/dépression psychogène et la différenciation par Kleist,
élève de Wernicke, des formes unipolaires et bipolaires des psychoses
cycloïdes « dégénératives ». Cette dichotomie, reprise en 1957 par Karl
Leonhard, sera entérinée en 1966 par les travaux du Suisse Angst et du
Suédois Perris [1]. La maladie de Kraepelin semble scindée en deux entités
distinctes, dont l’une recoupe la mélancolie « simple » des Français.

La paranoïa et les paraphrénies

La conception restrictive de la paranoïa ne va pas non plus être acceptée sans


mal. « La signification du terme était, à l’étranger, devenue si imprécise que
les formes les plus disparates s’y trouvaient réunies. […] Kraepelin, en
réservant le mot paranoïa à une espèce morbide nettement caractérisée, a
dissipé la confusion », écrivent Sérieux et Capgras [38]. Alors que Mendel et
Ziehen maintiennent dans leurs traités respectifs (1902) la distinction
paranoïa hallucinatoire/paranoïa combinatoire, le Milanais Tanzi (1905) et
Bleuler (1906) se rallient à l’approche kraepelinienne. En France, c’est
l’ouvrage de 1909 sur les folies raisonnantes [38] qui conduit à l’adoption de
l’entité. Sérieux et Capgras notent dès l’introduction : « C’est à ces deux
espèces cliniques : délire d’interprétation et délire de revendication, qu’il
convient de circonscrire la paranoïa. On met ainsi en évidence les affinités
nosologiques de ces formes et de plus on reste d’accord avec l’étymologie du
vocable […]. La paranoïa est en quelque sorte pour l’état normal ce qu’est le
paradoxe au regard de la vérité. » Toutefois, pour Sérieux et Capgras, puis
pour Clérambault (1921), seul le délire d’interprétation peut au sens strict se
rattacher au caractère paranoïaque. Le délire de revendication, puis les
psychoses passionnelles ont quant à eux partie liée avec stigmates de
dégénérescence, anomalies du sens moral, idée prévalente de nature
obsédante et « nœud idéo-affectif ».

On a vu (3e partie) que Kraepelin adopte cette séparation en excluant de la


paranoïa son délire de quérulence dans la 8e édition du traité. Contrairement
au délire chronique de Magnan, la psychose hallucinatoire chronique de
Gilbert Ballet (1911) survient chez des sujets qui présentaient antérieurement
des troubles du caractère : « Inquiet, ombrageux, hautain, jaloux, vaniteux,
orgueilleux. » Il s’agit déjà des traits de la future constitution paranoïaque,
dont la triade classique (orgueil, méfiance, fausseté du jugement) est décrite
en 1919 par Dupré. Cette constitution pathologique fait l’objet en France,
dans les années 1920, des analyses approfondies de Montassut [29] et Génil-
Perrin [19].

En Allemagne, le délire sensitif de relation de Kretschmer (1919) traduit la


continuité entre personnalité, événement vécu et psychose. La thèse de
Lacan [24], qui introduit une troisième variété, la paranoïa d’autopunition,
marque dans sa partie historique un certain retour aux conceptions
kraepeliniennes, en s’appuyant sur une lecture soigneuse de la 8e édition :
« On ne peut nier l’extrême rigueur nosologique de l’œuvre de Kraepelin et
nous comptons y trouver en quelque sorte le centre de gravité de la notion
que l’analyse française a rendue parfois assez divergente […]. Il met en relief
la « tonalité fortement affective » des expériences vitales dans le délire […].
Voici une genèse qui nous porte au cœur des fonctions de la personnalité :
conflits vitaux, élaboration interne de ces conflits, réactions sociales. » De son
côté, Henri Ey, s’il consacre trois de ses études psychiatriques (17e, 18e et
19e) à des thèmes délirants paranoïaques (hypocondrie, jalousie,
mégalomanie), n’a pas eu l’opportunité de faire paraître le 4e tome consacré
aux délires chroniques et aux psychoses paranoïaques qu’il projetait de
rédiger.

Alors que les paraphrénies sont rapidement abandonnées en Allemagne par


les élèves de Kraepelin (voir 3e partie), le concept se développe en France
dans l’entre-deux-guerres. Situation comparable à celle de la mélancolie
d’involution, elle aussi vite laissée de côté par l’école qui l’a produite. Le
psychiatre alsacien Bernard Frey essaie un peu artificiellement en 1923 de
superposer les quatre formes de paraphrénies kraepeliniennes aux délires
chroniques des Français. Mais ce sont surtout les élèves d’Henri Claude qui
assurent leur succès, sous le nom de délire fantastique, sujet de la thèse de
Clerc en 1925. Claude propose de lui donner en 1933 le nom de paraphrénie
tout court, en l’honneur de Kraepelin. La critique par Nodet des psychoses
hallucinatoires [30], qu’inspire Henri Ey, introduit, entre délire paranoïaque et
délire paranoïde, la notion de structure paraphrénique. Elle se caractérise
« par l’importance du facteur imaginatif et hallucinatoire, par l’excellente
adaptation au monde réel, malgré la superposition constante d’une pseudo-
réalité délirante ». Dans les déstructurations de la personnalité de Ey, les
psychoses fantastiques ou paraphrénies occupent une place intermédiaire
entre paranoïa et formes paranoïdes de la schizophrénie. Dans le manuel,
elles se définissent par les caractéristiques suivantes : pensée paralogique,
mégalomanie, primauté de la fabulation sur les hallucinations, intégrité
paradoxale de l’unité de la synthèse psychique. Reconnaissance tardive de la
dénomination proposée par Freud pour le cas Schreber !

Références
[1] Angst J., Marneros A. Bipolarity from ancient to modern times : conception, birth and
rebirth J Affect Disord 2001 ; 67 : 3-19
[2] Benon R. La démence précoce. Clinique, médecine légale, traitement Paris : Vigot
(1945).
[3] Berrios G.E., Beer D. Unitary psychosis concept A history of clinical psychiatry
Londres : The Athlone Press (1995). p. 312Ŕ35.
[4] Bleuler E. Dementia Praecox ou groupe des schizophrénies Viallard A, Paris : EPEL,
GREC (1993). (1911, trad fr).
[5] Bleuler E. La schizophrénie. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de
France, 30e session (Genève-Lausanne) Paris : Masson (1926). p. 3Ŕ26.
[6] Chaslin P. Éléments de sémiologie et clinique mentales Paris : Asselin et Houzeau
(1912).
[7] Christian J. De la démence précoce des jeunes gens. Contribution à l’étude de
l’hébéphrénie. Ann Med Psychol 1899 ;57(I) :43Ŕ65, 200Ŕ16, 420Ŕ36, II, 5Ŕ23,
177Ŕ88.
[8] Claude H., Borel A., Robin G. Démence précoce, schizomanie et schizophrénie
Encéphale 1924 ; 19 : 145-151
[9] Claude H. Démence précoce et schizophrénie. Revue des congrès Encéphale 1926 ;
21 (II) : 629-638
[10] Decker H.S. How kraepelinian was Kraepelin ? How kraepelinian are the neo-
Kraepelinians ? From Emil Kraepelin to DSM-III Hist Psychiatry 2007 ; 18 : 337-
360
[11] Deny G. Les Démences vésaniques. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes
de France, 14e session. Paris : Masson ; 1904. p. 141Ŕ221.
[12] Deny G. La cyclothymie Semaine Med 1908 ; 15 : 169-171
[13] Deny G., Camus P. Les folies intermittentes. La psychose maniaque-dépressive
Paris : Baillière JB (1907).
[14] Deny G., Roy P. La démence précoce Paris : Baillière JB (1903).
[15] Ey H. Études psychiatriques, I, II et III Paris : Desclée de Brouwer (1948, 1950,
1954).
[16] Ey H. Le centenaire de Kraepelin. Le problème des « psychoses endogènes » dans
l’école de langue allemande Evol Psych 1956 ; XXI : 951-958
[17] Freud S. Cinq psychanalyses Paris : PUF (1967). (trad fr).
[18] Gay P. Freud, une vie Trad fr Paris : Hachette (1991). (1988).
[19] Génil-Perrin G. Les paranoïaques Paris : Maloine (1926).
[20] Jaspers K. Psychopathologie générale Paris : Alcan F (1933). [trad. fr].
[21] Jung C.G. Psychologie de la démence précoce Psychogenèse des maladies mentales
trad fr, Paris : Albin Michel (2001). (1907).
[22] Kasanin J. The acute schizo-affective psychoses Am J Psychiatry 1933 ; 13 : 97-
126
[23] Kretschmer E. La structure du corps et le caractère. Recherches sur le problème de la
constitution et la science des tempéraments Paris : Payot (1930). [trad fr].
[24] Lacan J. De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité Paris :
Seuil (1980). (1932).
[25] Masselon R. La démence précoce Paris : Joanin A (1904).
[26] Meeus F. De la démence précoce J Neurol (Bruxelles) 1902 ; VII : 449-468
[27] Minkowski E. La genèse de la notion de schizophrénie et ses caractères essentiels
Evol Psych 1925 ; I : 193-236
[28] Minkowski E. La schizophrénie. Psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes
Paris : Payot (1927).
[29] Montassut M. La constitution paranoïaque Vannes : Commelin A (1924).
[30] Nodet C.H. Le groupe des psychoses hallucinatoires chroniques. Essai nosographique
Cahors : Coueslant A (1937).
[31] Pascal C. La démence précoce. Étude psychologique, médicale et médico-légale
Paris : Alcan F (1911).
[32] Pichot P. Un siècle de psychiatrie Paris : Dacosta R (1983).
[33] Régis E. Précis de psychiatrie Paris : O. Doin (1906).
[34] Séglas J. La démence paranoïde Ann Med Psychol 1900 ; 58 (II) : 232-246
[35] Séglas J., Collin A. À propos du diagnostic de la démence précoce et de la folie
maniaque-dépressive Encéphale 1909 ; 4 (II) : 557-562
[36] Sérieux P. La nouvelle classification des maladies mentales du Professeur Kraepelin.
Rev Psychiatrie 1900 :103Ŕ125.
[37] Sérieux P. La démence précoce. Revue de Psychiatrie 1902 :241-266.
[38] Sérieux P., Capgras J. Les folies raisonnantes. Le délire d’interprétation Paris :
Alcan F (1909).
5. La renaissance

Au milieu du XXe siècle, le modèle kraepelinien d’entité clinique « catégorielle »


est remis en cause. Un abord unitaire des troubles mentaux tend alors à
s’imposer, conjointement à la critique des institutions de soins et du concept
de maladie en psychiatrie. Puis une réhabilitation du modèle « médical » se
fait jour sous la bannière de Kraepelin aux États-Unis, contemporain de
l’expansion de la psychiatrie biologique. Il est symbolisé par la parution du
DSM-III en 1980. Ces dernières années, une alternative « dimensionnelle »
au modèle kraepelinien semble se dessiner. Ces oscillations ne font que
traduire l’importance et l’actualité d’une approche de la pathologie
psychiatrique formalisée pendant les années 1890, tandis que le rôle
historique de Kraepelin apparaît central.

Le concept de structure et l’antipsychiatrie


contre Kraepelin
Les facteurs qui ont conduit au déclin du paradigme de maladie mentale
seraient, d’après Lantéri-Laura [26] : la fin de l’âge d’or des localisations
cérébrales, l’expansion de la psychanalyse et de la psychopathologie, la
critique du pointillisme sémiologique. Le nouveau paradigme, qui s’impose
alors pendant plusieurs décennies, celui de structure mentale, repose sur la
théorie de la forme, sur la neurologie globaliste de Kurt Goldstein, sur la
linguistique et l’anthropologie structurales. Ce courant vise à remplacer, dans
la caractérisation des entités morbides, un ensemble de symptômes multiples
et non spécifiques par des signes pathognomoniques, manifestant la totalité
du processus pathologique :Spaltung de Bleuler, perte du contact vital de
Minkowski, fuite des idées de Binswanger.

À partir des années 1950, des auteurs de différentes obédiences soutiennent


une approche unitaire de l’ensemble des pathologies psychotiques, rompant
avec les subdivisions kraepeliniennes [8 et 28]. Pour l’Espagnol Llopis, seules des
modifications quantitatives de l’état de conscience permettent de différencier
psychoses endogènes et exogènes. Le psychanalyste américain Menninger
critique la notion de maladie mentale « naturelle », définit les entités
morbides en termes de dysfonctionnement social et de continuité entre
normal et pathologique. Les Allemands Conrad, Rennert et Janzarik
réhabilitent la psychose unitaire, qu’ils subdivisent en différents types selon
des facteurs psychosociaux et structurels. À partir de travaux statistiques, le
Britannique Kendell remet en question la frontière entre dépressions
névrotiques et psychotiques. Henri Ey lui-même, en dépit de sa vénération
pour Kraepelin, privilégie dans ses écrits théoriques les concepts de réaction,
de dissolution et de désorganisation sur celui de maladie, met en cause les
dichotomies exogène/endogène et fonctionnel/organique, sépare
destructurations de la conscience et de la personnalité.
Les coups de boutoir les plus vigoureux contre l’édifice kraepelinien viennent
cependant de l’antipsychiatrie anglaise. Lorsqu’il reconsidère le « mythe de la
maladie mentale » en 1961, l’Américain Thomas Szasz traite exclusivement
de l’hystérie. Mais Ronald Laing campe au même moment un Kraepelin
manipulant impitoyablement un jeune psychotique dans ses leçons cliniques
de 1905 : « Il est probablement profondément ulcéré par cet interrogatoire
devant une assemblée d’étudiants. Mais ces choses ne représentent pas pour
Kraepelin une information utilisable, tout au plus d’autres signes d’une
maladie » [24]. Commentaire d’un dossier sur l’antipsychiatrie : « Bien
entendu, l’entretien de Kraepelin est un exemple de la pire espèce. La
description que fait Laing de Kraepelin nous fait penser à un psychiatre
guérisseur dont le traitement n’est que la parodie de quelque supplice
antique » [10]. Dans ses rencontres avec Richard Evans, Laing définit la
nosographie kraepelinienne comme « un tas de classifications verbeuses
qu’on nous présente comme l’épitomé de la manière dont un esprit humain
normal ne devrait pas fonctionner » [25]. Il va jusqu’à diagnostiquer chez
Kraepelin l’affection qu’il décrit chez ses malades : « Si vous voulez trouver
un parfait exemple de schizophrénie, lisez n’importe quel livre de Kraepelin,
surtout ses comptes rendus de cas, et vous retrouverez dans la mentalité
même du psychiatre cette même maladie, cette même pathologie qu’il
projette sur le présumé patient. Je dirais que cette imposture, cette erreur
d’aiguillage, cette confusion est la résultante d’une crise profonde » [25]. David
Cooper épingle quant à lui Kraepelin pour n’avoir pas su saisir l’importance du
milieu familial : « Le psychiatre Kraepelin, en 1896, avait groupé tout d’abord
divers portraits cliniques sous le vocable, suggéré plus tôt par Morel, de
démence précoce. Depuis lors, un grand nombre de recherches ont été
menées sur la constitution intestinale, la fonction thyroïdienne, etc. des
schizophrènes. Un savant démontra, ou crut démontrer statistiquement que la
plupart des schizophrènes étaient nés au mois de mars et il fournit une série
d’hypothèses pour rendre compte de ce “fait” […]. Il peut sembler quelque
peu étrange pour le profane que personne n’ait cru bon, jusqu’à ces 15
dernières années, de regarder vraiment de près ce qui se passait dans les
familles d’où venaient les patients » [11].

Plus récemment (1996), le psychiatre australien Robert Barrett, dans un


ouvrage d’inspiration anthropologique, confond démence précoce et
dégénérescence et trace un portrait peu flatteur de l’aliéniste allemand :
« Pour Kraepelin, les patients des hôpitaux psychiatriques sont les plus faibles
de tous. L’orage d’acier de la guerre les a écrasés, beaucoup d’entre eux étant
morts de faim et de tuberculose. Bien qu’il juge cette situation désagréable, il
estime qu’elle peut temporairement limiter le fardeau économique que
représentent les patients incurables » [3].

Les « néo-kraepeliniens »
C’est néanmoins par la voie de la psychiatrie anglo-américaine que Kraepelin
va retrouver un prestige bien compromis à la fin des années 1960. Un groupe
de cliniciens de l’université Washington à Saint-Louis (Robins, Guze et
Winokur) rejette la classification psychiatrique alors en vigueur aux États-Unis
(celle du DSM-II) comme dépourvue de fiabilité, au profit de critères de
recherche empiriques [13]. En 1970, ils publient un article qui récapitule les
cinq étapes nécessaires à la validation d’une classification psychiatrique :
description clinique, examens de laboratoire, critères d’exclusion, études de
suivi, études familiales. Pour eux, « la classification est le diagnostic ». Guze
prône une « remédicalisation » de la psychiatrie. Ces cliniciens sont rejoints
par John Feighner, dont le nom servira à désigner les nouveaux critères
diagnostiques. Il est en 1972 le premier auteur d’un article de référence des
Archives of General Psychiatry, qui va devenir le papier le plus cité de la
presse psychiatrique.

C’est en 1978 que ce groupe de chercheurs est qualifié par leur collègue de
Harvard, Gerald Klerman, de « néo-kraepelinien » [13 et 23]. Ce dernier énonce
une profession de foi en neuf points. Pour lui, la psychiatrie est une branche
de la médecine fondée sur la connaissance scientifique et qui traite des
malades. Il existe une frontière entre le normal et le pathologique. Les
maladies mentales sont multiples et distinctes (opposition à la psychose
unique et à la « structure » psychotique). Ce ne sont pas des mythes
(opposition à l’antipsychiatrie de Szasz). L’accent doit être mis sur les aspects
biologiques des maladies, sur leur diagnostic et leur classification. Des critères
diagnostiques codifiés doivent être enseignés, dont la fiabilité et la validité
doivent être testées par des méthodes statistiques.

Bien que le coordinateur de la « Task Force » du DSM-III, le psychiatre new-


yorkais Robert Spitzer, à l’origine des Research Diagnostic Criteria , ait
toujours refusé de se considérer comme un néo-kraepelinien, il est clair que
les principes formulés en 1978 ont conditionné le manuel de l’American
Psychiatric Association, paru deux ans plus tard. Landmark a même tenté en
1982 de définir la démence précoce à partir de critères diagnostiques
opérationnels [6].

On repère immédiatement les divergences entre le « credo » néokraepelinien


et les options de Kraepelin lui-même, qui justifient indirectement la position
de Spitzer, refusant qu’une nouvelle classification soit la réplique d’une
ancienne. S’il s’appuyait sur les statistiques, la notion de maladie et la
discontinuité entre normal et pathologique, Kraepelin était un clinicien avant
d’être un nosographe. C’était aussi d’une certaine manière un théoricien. Il se
rattachait au naturalisme et à l’expérimentation plutôt qu’à un empirisme
« agnostique ». Il accordait un rôle essentiel à l’évolution et à l’état terminal
plutôt qu’à une description syndromique ne dépassant pas une période limitée
d’observation. Les classes des DSM-III et IV, si elles reprennent les grandes
lignes de la classification kraepelinienne, s’en distinguent aussi sur des points
importants : dénomination de « trouble » et non de « maladie », mise en
avant de la symptomatologie « positive » de Kurt Schneider dans le tableau
de la schizophrénie, séparation des troubles dépressifs uni- et bipolaires,
autonomie du trouble schizo-affectif, absence des six formes d’états mixtes et
des paraphrénies, suppression du terme paranoïa Ŕ remplacé par trouble
délirant sur l’axe I (quoique la personnalité paranoïaque soit toujours
individualisée sur l’axe II).
Il n’en est pas moins significatif que les auteurs du manuel américain
continuent de se référer aux écrits de Kraepelin, y compris dans les projets
actuels du DSM-V, dont la parution est programmée pour 2013. Les théories
neurochimiques de la schizophrénie formulées depuis les années 1970
rejoignent l’hypothèse kraepelinienne d’un trouble métabolique d’origine
autotoxique, formalisée à partir de 1896, après l’abandon de la
dégénérescence. Les altérations neuroradiologiques (notamment
l’élargissement des ventricules) et les perturbations neurocognitives mises en
évidence dans les formes déficitaires de l’affection ne viennent-elles pas,
sinon justifier, du moins expliquer le terme de démence ? La schizophrénie du
e
XXI siècle, que Levin proposait en 2006 de rebaptiser « Neuro-Emotional
Integration Disorder », serait-elle plus « démentielle » que la Dementia
Praecox du XIXe siècle, du tableau de laquelle Kraepelin écartait tout trouble
de la mémoire [19 et 27] ? La symptomatologie négative mise en avant dans les
années 1980 par Crow et Andreasen [2 et 12], puis intégrée dans le DSM-IV et
les approches dimensionnelles de la schizophrénie, rejoignent en quelque
sorte les caractéristiques de la Verblödung terminale, dans les domaines du
jugement (alogie), de la volonté (avolition-apathie) et de l’affectivité
(émoussement affectif, anhédonie).

Depuis une vingtaine d’années, l’expansion des pathologies bipolaires remet


au goût du jour les théories kraepeliniennes sur les troubles de 1’humeur. La
première édition de l’ouvrage de référence de Goodwin et Jamison [18] reprend
dans son titre l’épithète de maniaco-dépressive. Les contributions de Krapelin
sont mises en exergue dans l’historique : « Dans un temps relativement
court, les vues de Kraepelin ont été largement acceptées, apportant ainsi une
certaine unité dans la psychiatrie européenne. Ce fut le premier modèle de
maladie complètement développé en psychiatrie, à partir d’observations et de
descriptions extensives et soigneusement organisées […]. L’extraordinaire
synthèse de Kraepelin est importante, non parce qu’elle dessine un tableau
définitif, mais plutôt parce qu’elle construit une base solide et empirique pour
des développements futurs. » Au même moment, les travaux d’Hagop Akiskal
Ŕ un néo-kraepelinien pour Klerman [23] Ŕ sur le spectre bipolaire et les
« tempéraments » affectifs, quoique non intégrés dans le DSM, réhabilitent la
conception unitaire de la folie maniaque-dépressive et les « états
fondamentaux ». Certains des états mixtes sont redécouverts et décrits sous
de nouvelles dénominations [29] : manie dysphorique (Mc Elroy, 1992),
dépression avec colère ou anxieuse-agitée (Fava, 1993 ; Swann, 1993).
Conséquence inévitable de cette extension, certaines des critiques actuelles
du trouble bipolaire reproduisent celles formulées il y a un siècle à l’encontre
de la maladie de Kraepelin : « Maintenant, tout est de la folie maniaque-
dépressive » (Chaslin, 1912). Un nouveau cycle historique a bien vu le jour.

Place de Kraepelin dans l’histoire de la


psychiatrie
Il n’est pas aisé de situer objectivement, dans l’histoire d’une discipline, un
personnage qui a tour à tour joué un rôle majeur dans la mise en place de ses
concepts, suscité de violentes attaques polémiques, puis été sollicité comme
référence d’un changement de paradigme. Kraepelin appartient-il à l’histoire
des théories, des pratiques ou de la clinique ? Étant donné le caractère
intemporel de ses descriptions et de ses concepts nosographiques, ne se
rattache-t-il pas plutôt à l’actualité de la psychiatrie ? En dépit du risque
d’anachronisme ou d’hagiographie, maints auteurs se sont essayés depuis une
cinquantaine d’années à le replacer chronologiquement dans l’évolution de la
discipline. Le résultat diffère d’un historien à l’autre, selon l’état de la
documentation, l’angle d’approche, l’accent mis sur la confrontation avec
Freud ou Bleuler.

Le premier constat négatif, celui de l’Américain Zilboorg en 1941, va peser


lourd pendant une trentaine d’années. Pour lui, Kraepelin considérait les
malades mentaux comme une « collection de symptômes ». Si l’Allemand Kurt
Kolle est laudateur dans Grosse Nervenärzte (Stuttgart, 1956Ŕ1959), voyant
en Kraepelin l’un des trois psychiatres allemands à avoir acquis une
renommée mondiale (avec Kretschmer et Hans Berger, l’inventeur de l’EEG),
les Américains Alexander et Selesnick sont caricaturaux dans leur panorama
tout entier orienté vers l’avènement de l’eschatologie freudienne : « Sa
systématisation a finalement empêché une plus grande compréhension des
troubles mentaux […]. Il disait que, puisque les psychotiques guérissent
rarement, le terme approprié pour désigner leur affection est la démence
précoce » (1966) [1]. Quelques années plus tard, Ellenberger, dans son
encyclopédique recension des sources de la psychiatrie dynamique, est en
revanche d’une parfaite objectivité (1970). Pour la première fois, il démantèle
la légende noire en s’appuyant sur les textes : « Kraepelin est devenu le bouc
émissaire de bon nombre de psychiatres contemporains qui lui reprochent
d’avoir eu pour seule préoccupation de coller une étiquette diagnostique sur
ses malades, sans rien faire ensuite pour les aider. En réalité, il prenait le plus
grand soin à assurer à chacun de ses malades le meilleur traitement
disponible à son époque et se montrait très humain à leur égard » [14].

En France, l’appréciation est globalement défavorable à l’époque chez les


historiens, pour des raisons différentes. Fustigeant les « pronostics
destructeurs », Baruk note en 1967 : « La classification issue de cette
orientation eut et a encore beaucoup de succès du fait même qu’elle est
simpliste et qu’elle justifie facilement la carence d’efforts. Elle a beaucoup
contribué à créer une mentalité médicale pessimiste » [4]. Rééditant en 1970
les leçons cliniques de 1905, Postel trace un parallèle entre Freud et Kraepelin
dans lequel ce dernier n’est guère ménagé : « Son système de classification
n’est finalement qu’une magnifique nécropole où chaque forme morbide est
un sépulcre. Et la psychiatrie kraepelinienne, aussi monumentale qu’elle soit,
n’est qu’une construction pour des morts, fermée sur elle-même et ne
pouvant fonctionner que dans un espace clos, qui peut s’appeler aussi bien
asile que zoo, ou jardin botanique, ou cimetière »[33]. Pélicier est un peu plus
nuancé (1971) : « Kraepelin se veut scientifique : il rejette toute
compromission avec la philosophie au nom des sciences naturelles et de la
biologie. C’est le fonctionnement et non le contenu de la pensée qui
l’intéresse […]. On lui reprochera souvent la rigidité de [son] attitude
pronostiquante et ce fatalisme nosologique, infirmé par les recherches
ultérieures » [31].
Durant la décennie 1980, correspondante à l’ère « néo-kraepelinienne » aux
États-Unis, se fait jour un retour en grâce, ici encore de la part d’auteurs
d’options théoriques divergentes. Le psychanalyste Paul Bercherie nous
donne, dans les chapitres 12 « Kraepelin avant 1900 » et 16 « Kraepelin
après 1900 » de son histoire de la clinique, une recension claire, exhaustive et
dépassionnée de la nosographie des huit éditions du traité, en bannissant tout
jugement à l’emporte-pièce [5]. Il souligne dès l’abord l’ »immense travail
accompli » par Kraepelin et termine sur le constat, peu amène pour Bleuler,
qu’ »il n’est guère agréable de se voir dépossédé de son œuvre de son
vivant ». En s’inspirant largement de ce remarquable ouvrage, Georges
Lantéri-Laura et Martine Gros consacrent trois paragraphes de leur historique
de la schizophrénie de l’EMC (1982) à l’évolution des conceptions
kraepeliniennes. Préfaçant une nouvelle édition des leçons cliniques en 1984,
Lantéri-Laura souligne « l’actualité indéniable de l’œuvre de Kraepelin […]. Si
de multiples détails évoquent l’Allemagne des Hohenzollern, les aspects
cliniques et la façon dont ils se trouvent repérés datent très peu : la
description des états mixtes ou des obsessions semble toujours actuelle et un
certain niveau de la sémiotique paraît ne guère dépendre du temps écoulé ».
Dans sa notice biographique de la Nouvelle Histoire , Pierre Morel remet en
1983 Kraepelin à sa véritable place, au côté de Freud : « Plus qu’opposé,
l’apport de ces deux hommes, nés la même année et dont le génie est si
différent, apparaît comme complémentaire » [30]. Toujours en 1983, Pichot
voit quant à lui Kraepelin comme le vainqueur posthume de la rivalité avec
Freud : « Dans une œuvre poursuivie avec ténacité, il fonda la psychiatrie
clinique moderne, établissant les grands cadres nosologiques qui restent pour
l’essentiel le schéma conceptuel utilisé aujourd’hui en médecine
mentale » [32].

La décennie 1990 est celle d’un regard apaisé sur l’œuvre kraepelinienne.
Garrabé (1992) consacre un chapitre de son Histoire de la schizophrénie à la
dementia praecox , de la cinquième à la huitième édition, relatant en détail
les controverses avec Christian et Serbsky [16]. Dans l’histoire de la psychiatrie
clinique dirigée à Londres par Berrios et Porter (1995), trois chapitres sont
consacrés à Kraepelin. Hoff (de Munich) étudie les concepts théoriques et
l’évolution de la nosologie [21]. Berrios et Hauser passent en revue l’image de
Kraepelin chez les historiens, les années de formation, le concept de maladie
et les réactions françaises à la nosologie kraepelinienne [9]. Engström aborde
les aspects sociaux et institutionnels [15]. Le nom de Kraepelin est indexé 73
fois dans l’histoire de la sémiologie mentale de German Berrios (1996)[7]. De
nombreuses contributions de sa revue History of Psychiatry sont, à partir de
1991, consacrées au maître de Munich. Un numéro spécial a été publié en
2007, ayant pour thème : « Faire l’histoire de Kraepelin : une grande
instauration ? » Dans sa présentation de la traduction française de la folie
maniaque-dépressive, Marc Bourgeois (1997) réfute à nouveau la légende
noire propagée dans la grande presse sur un « géant de la psychiatrie ». Dans
les ouvrages de psychiatrie clinique et biologique, il ne semble plus démodé
de consacrer un chapitre à Kraepelin, comme l’illustrent les historiques des
troubles bipolaires de Marc Géraud [17] ou des états mixtes de Jean-Albert
Meynard [29].

Ces dernières années, des points de vue contrastés sont toujours formulés sur
Kraepelin. Hochmann reste fidèle à la vision antipsychiatrique : « Cette
nosologie pessimiste vise plus à justifier l’isolement des malades mentaux,
réputés dangereux, dans des asiles fermés, qu’à inspirer une thérapeutique
active. Elle installe le psychiatre dans une position de gardien de l’ordre » [20].
Mais Quétel rappelle l’opposition de Kraepelin au concept de dégénérescence
et voit en lui « l’incontestable maître à penser de l’école allemande et au-delà
de la nosologie européenne, c’est-à-dire mondiale » [34]. Au début du XXIe
siècle, Kraepelin continue à ne laisser personne indifférent !

Épilogue : une flamme qui ne s’éteindra pas


À la fin du XXe siècle, Berrios et Hauser estimaient que « la psychiatrie vit
encore dans un monde kraepelinien » (1988) et A. Jablensky que le
paradigme central de cette spécialité demeurait le modèle kraepelinien
(1995) [22]. L’International Kraepelin Society américaine Ŕ clin d’œil à
l’International Psychoanalytic Association Ŕ la « Golden Kraepelin Medal »,
décernée depuis 1928 tous les cinq ans par l’Institut Max-Planck, sont les
indices actuels de cette vitalité.

Après l’enfer et le purgatoire, le temps est-il venu d’une appréciation sereine


et objective de l’apport d’Emil Kraepelin à la psychiatrie ? On a vu que bon
nombre des critiques reposaient sur des contresens, des citations tronquées,
des télescopages d’une édition à l’autre du traité. On invoque la pesanteur de
la dégénérescence et de l’endogénéité, alors que le champ des pathologies
dégénératives se réduit aux états « psychopathiques » à partir de 1896 et que
la démence précoce ne devient endogène qu’en 1913, tandis que la folie
maniaque-dépressive ne le sera jamais du vivant de Kraepelin. De la
cinquième à la septième édition, la Dementia Praecox est d’origine
métabolique, autotoxique, donc acquise. Kraepelin n’a jamais parlé de
dépression endogène, qui est une création posthume de son élève Lange. On
insiste sur la chronicité, sur l’incurabilité, sur le pessimisme. Par la plus
étrange des coïncidences, le praticien qui aurait organisé la ségrégation et le
gardiennage asilaires serait le même que celui qui a décrit les entités cliniques
de la psychiatrie moderne. C’est oublier les évolutions favorables et même les
guérisons, l’intégration de certains apports de Bleuler dans la 8e édition et de
Jaspers dans les derniers articles. On accuse la rigidité d’une nosographie
immuable, sans tenir compte du passage de trois à neuf des formes de la
démence précoce entre 1899 et 1913, sans évoquer la remise en cause par
Kraepelin lui-même de sa dichotomie avec la folie maniaque-dépressive en
1920. On mentionne l’absence de spécificité d’une symptomatologie
protéiforme, en faisant l’impasse sur le sort que connaîtront les signes
présentés comme pathognomoniques par Bleuler, puis par Kurt Schneider. On
met en exergue l’organicité et le terme de démence, sans les replacer dans le
contexte de l’époque, sans rappeler l’adoption du vocable démence précoce
par les premiers psychanalystes. On oppose enfin la schizophrénie à la
démence précoce, en omettant les critiques terminologiques de Freud, sa
proposition (partiellement suivie d’effet) de lui substituer le mot paraphrénie,
et cette évidence que l’œuvre de Bleuler n’aurait pas existé sans Kraepelin,
comme celui-ci l’admettait volontiers. Mais un Suisse alémanique était sans
doute plus présentable après 1914 qu’un Allemand nationaliste.
Comme Claude Bernard, comme Pasteur, comme Freud, Kraepelin a eu des
adeptes enthousiastes et des contempteurs implacables. Il a connu sa légende
dorée et sa légende noire. De lui se sont réclamés aussi bien Lacan, qui le
considérait comme un « centre de gravité », que les rédacteurs du DSM à
partir de 1980. La réappropriation récente par les neurosciences du jeune
aliéniste mecklembourgeois, d’abord intéressé par la psychologie et la
psychiatrie sociale, n’est certes pas dépourvue d’ambiguïtés. Alors qu’il
semblait définitivement enfoui dans les oubliettes de l’histoire vers 1960, il est
redevenu aujourd’hui la pierre angulaire d’une psychiatrie éclatée qui, dans
ses divers courants, ne paraît plus pouvoir se définir qu’en référence à son
œuvre centenaire multiforme. À l’image de ces termes grecs dont il a, après
Kahlbaum, assuré la pérennité dans sa classification et dans le langage
courant, Emil Kraepelin est entré dans la mythologie.

Références
[1] Alexander F.G., Selesnick S.T. Histoire de la psychiatrie [trad fr.] Paris : Colin A
(1972). [1966].
[2] Andreasen N.C. The concept of negative symptoms : definition, specificity and
significance Psychiatr Psychobiol 1987 ; 2 (4) : 240-251
[3] Barrett R., La traite des fous. La construction sociale de la schizophrénie [trad fr.]
Le Plessis-Robinson : Les Empêcheurs de penser en rond (1998). [1996].
[4] Baruk H. La psychiatrie française de Pinel à nos jours Paris : PUF (1967).
[5] Bercherie P. Les fondements de la clinique. Histoire et structure du savoir
psychiatrique Paris : Seuil (1980).
[6] Berner P. , et al. Critères diagnostiques pour les psychoses schizophréniques et
affectives Paris : Expansion Scientifique Française (1987).
[7] Berrios G.E. The history of mental symptoms. Descriptive psychopathology since the
19th century Cambridge : Cambridge Univ Press (1996).
[8] Berrios G.E., Beer D. Unitary psychosis concept A history of clinical psychiatry
London : The Athlone Press (1995). 312-335
[9] Berrios G.E., Hauser R. Kraepelin A history of clinical psychiatry London : The
Athlone Press (1995). 280-291
[10] Ronald Laing et l’antipsychiatrie [Trad fr.] Paris : Petite Bibliothèque Payot (1973).
[1971].
[11] Cooper D. Psychiatrie et antipsychiatrie [Trad fr.] Paris : Seuil (1970). [1967].
[12] Crow T.J. The two syndrome concept : origins and current status Schizophr Bull 1985
; 11 (3) : 471-485
[13] Decker H.S. How Kraepelinian was Kraepelin ? How Kraepelinian are the neo-
Kraepelinians ? From Emil Kraepelin to DSM-III Hist Psychiatry 2007 ; 18 : 337-
360
[14] Ellenberger H.F. À la découverte de l’inconscient. Histoire de la psychiatrie
dynamique [Trad fr.] Villeurbanne : Simep Edition (1974). [1970].
[15] Engstrom E.J. Kraepelin A history of clinical psychiatry London : The Athlone Press
(1995). 292-301
[16] Garrabé J. Histoire de la schizophrénie Paris : Seghers (1992).
[17] Géraud M. Emil Kraepelin et les troubles unipolaires/bipolaires Les troubles bipolaires
de l’humeur. Paris : Masson (1995). 19-27
[18] Goodwin F.K., Jamison K.R. Manic-depressive illness New York : Oxford University
Press (1990).
[19] Guelfi J.D. L’avenir des classifications des psychoses chez l’adulte Info Psy 2010 ;
86 : 127-134
[20] Hochmann J. L’Histoire de la psychiatrie Paris : PUF « Que sais-je ? » (2004).
[21] Hoff P. Kraepelin A history of clinical psychiatry London : The Athlone Press (1995).
261-279
[22] Jablensky A. Living in a kraepelinian world : Kraepelin’s impact on modern psychiatry
Hist Psychiatry 2007 ; 18 : 381-388
[23] Klerman G. The significance of DSM-III in American psychiatry DSM-III et psychiatrie
française Paris : Masson (1985). 19-40
[24] Laing R. Le moi divisé [Trad fr.] Paris : Stock (1970). [1960].
[25] Laing R. Critique de la théorie génétique de la schizophrénie Rencontres avec Laing
[Trad fr.] Paris : Belfond (1979).
[26] Lantéri-Laura G. Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne Paris : Éditions
du Temps (1998).
[27] Levin T. Schizophrenia should be renamed to help educate patients and the public Int
J Soc Psychiatry 2006 ; 52 : 324-331
[28] Masi C. Histoire des psychoses « endogènes » Info Psy 1981 ; 57 : 57-72
[29] Meynard J.A. De Kraepelin à Kraepelin États mixtes. Avis d’experts sur les troubles
bipolaires Paris : John Libbey Eurotext (2008). 11-26
[30] Morel P. Kraepelin Emil (1856Ŕ1926) Nouvelle Histoire de la psychiatrie Toulouse :
Privat (1983). 658-659
[31] Pélicier Y. Histoire de la psychiatrie Paris : PUF « Que sais-je ? » (1971).
[32] Pichot P. Un siècle de psychiatrie Paris : Dacosta R (1983).
[33] Postel J. Introduction. In : Kraepelin E,. Leçons cliniques sur la démence précoce et
la psychose maniaco-dépressive. Toulouse : Privat ; 1970. p. 7Ŕ24.
[34] Quétel C. Histoire de la folie de l’Antiquité à nos jours Paris : Tallandier (2009).
Imprimé artisanalement par J.S.
EMIL KRAEPELIN’s BIOGRAPHY
By Thierry Haustgen & Jérémie Sinzelle

1. The man in his time


E. Kraepelin begins, in Germany, his psychiatric formation in 1877. Pupil of Wundt and von Gudden, he
becomes professor at Dorpat (Estonia) in 1886 and then at Heidelberg (1891) and at Munich (1903), where
he founds in 1917 the first autonomous psychiatric research institute. His works consist in his textbook and
200 articles on social, legal and comparative (cross-cultural) psychiatry and on experimental psychology. He
also wrote an historical book on “Hundred years of psychiatry” (1918), some poems and political papers
subject to controversy after the 1st World War.
2. The textbook
Eight editions of Kraepelin’s textbook of psychiatry have been published in Leipzig between 1883 and 1915.
A 9th edition (incomplete) has been edited after his death (1927). The first truly original edition is the 4th
(1893), in which appears the term dementia praecox. The 5th (1896) jumps over the step between a
symptomatic and/or aetiological approach to a clinical/evolutive one of mental disorders. The 6th (1899), the
most diffused, systematizes the definition, the description and the boundaries of psychotic disorders. The 8th
(1909–1915), the most voluminous one, tries to integrate Bleuler’s clinical contribution on schizophrenia
(1911) and French reactions to previous editions. The basic ideas underlying Kraepelin’s theoretical
approach include the following concepts : Realism, psychophysical parallelism (monism), experimentation,
statistics, naturalism, evolutionary approach. In 1920, he also tried to integrate a phenomenological
approach.
3. The great clinical entities
Kraepelin has described the clinical picture of several mental illnesses, defined through their course,
unknown before him in this meaning, and incorporated them in the psychiatric nosography : The dementia
praecox (later schizophrenia) and the manic-depressive insanity (later bipolar disorder). He has fixed the
boundaries of paranoia (delusional disorder). He has also isolated a discussed group between paranoia and
dementia praecox : The paraphrenias.
4. The heritage
The classification of Kraepelin, discussed in Germany by Jaspers, the pupils of Wernicke and Kretschmer, in
the USA by Adolf Meyer, is, unlike the legend, adopted by Freud and the first psychoanalysts in Vienna. It
has been diffused in France by Paul Sérieux. His pupils (Masselon, Pascal) and the Salpêtrière School
(Séglas, Deny) have published most contributions about the dementia praecox between 1900 and 1911. The
work of Eugen Bleuler (1911) is tributary of the 6th and 7th editions of Kraepelin’s textbook. Further criticisms
of the schizophrenia are analogous to previous ones about the dementia praecox .
Manic-depressive insanity is named in France manic-depressive psychosis (Deny and Camus, 1907). In the
entity, mixed affective states are above all criticized (Chaslin, Jaspers). The illness is restrained to
“intermittent melancholia” in France, to endogenous bipolar depression in Germany. “Simple melancholia”
(Ey, Guiraud) and unipolar depression (Leonhard, Angst, Perris) are differenciated from it.
The restrained, non-hallucinatory conception of the paranoia has been admitted by Sérieux and Capgras
(interpretation delusion, 1909), in the descriptions of the “paranoid constitution” and in the thesis of Jacques
Lacan about paranoid personality (1932).
The paraphrenia is still isolated by French psychiatrists after it has been forsaken in Germany.
5. The revival
The kraepelinian psychiatry is criticized after 1945 by several psychodynamic models. Inspired by
psychoanalysis and phenomenology, the concepts of mental “structure” and unitary psychosis take the place
of the paradigm of mental illness, defined by its symptomatology and course. In the 1960s, the British
antipsychiatry criticizes the taxonomy of mental disorders. But at the last of the 1970s, some physicians of
the Washington University at Saint-Louis (USA) try to “remedicalize” the psychiatry. They are named “neo-
Kraepelinians” (Klerman). Like Kraepelin, the DSM-III and IV describe the schizophrenia and mood disorders
as separate categories. Negative symptoms in schizophrenia (Andreasen) and bipolar “spectrum” (Akiskal)
are inspired by Kraepelin’s descriptions of Dementia Praecox and manic-depressive insanity. Whereas
Kraepelin was discredited in the 1960s and 1970s, he has been reinstated by most historical works since the
1980s.

Vous aimerez peut-être aussi