Vous êtes sur la page 1sur 2

Le cardinal Suenens s’explique sur le ‘parler en langues’ (1984)

La Libre Belgique, 30 avril 1984.

Au cours d’une émission récente, la télévision française a consacré une brève séquence
à certains phénomènes mal connus ou mal compris, tel le "parler en langues". Si bien des
explications se trouvent dans la nature elle-même, la psychologie et les capacités
humaines, bien des chrétiens y voient des manifestations divines ou même des miracles.
C’était l’occasion de solliciter l’éclairage du cardinal Suenens qui, dans le Renouveau
Pentecostal, s’est préoccupé notamment de la prière "en langues" 1.

Fabien Deleclos. La "glossolalie" fait souvent l’objet de discussions animées.


Quelle est votre impression sur le sujet ?
Cardinal Suenens. Mon impression est invariablement la même quand on parle
ou discute de la glossolalie comme s’il s’agissait d’un don miraculeux relevant
directement du Saint Esprit : il y a maldonne. Il faut déblayer le terrain avant
de se prononcer sur ce "parler en langues".
F.D. Où est l’ambiguïté ?
C.S. Il faut d’abord dire qu’il ne s’agit pas d’un "don" que telle personne reçoit
et que telle autre n’a pas. Le mot "don" (ou, en grec, charisme) implique
comme une gratuité spéciale de la part de Dieu, réservée à quelques choisis.
En rigueur de termes, tout ce qui relève de la création est don de Dieu, et à
ce titre n’est l’exclusivité de personne, et cela n’a rien de miraculeux. Le
miracle se situe à un autre plan que le plan naturel.
F.D. Est-ce à la portée de chacun ?
C.S. Parler en langues, c’est-à-dire employer une expression verbale
spontanée où les syllabes se succèdent sans être articulées en phrases
significatives pour qui les prononce, est à la portée de tout le monde et relève
de l’ordre naturel. Comme quelqu’un peut chanter parce qu’il possède une
voix (il y a des ténors qui chantent mieux que d’autres, mais c’est un talent
qui n’a rien d’exclusif). Nous sommes donc ici dans le cadre naturel et non
surnaturel.
F.D. Pourriez-vous donner d’autres exemples ?
C.S. Il en va du parler en langues comme, par exemple, de la danse. Chacun
peut danser avec un brin d’exercice... et un peu de souplesse ! Mais si on
emploie ce talent naturel pour exprimer et traduire une prière d’adoration ou
d’imploration, comme par exemple dans une danse liturgique, la nature de la
danse reste la même, c’est sa finalité qui la surélève.
Si vous voulez une autre comparaison : songez aux larmes que l’on peut verser
sous le coup d’une émotion réelle ou feinte (au théâtre par exemple), et puis
mettez en regard les larmes versées parfois par émotion religieuse profonde,
sincère. A l’analyse, ces larmes ne sont pas différentes des larmes ordinaires,
mais leur signification religieuse transcende leur matérialité.

1
Voir Fabien Deleclos, « Les charismatiques courent des risques ».

1
F.D. Vous rejetez donc l’interprétation religieuse du phénomène ?
C.S. Le "Pentecôtisme classique" a présenté le "parler en langues" comme un
don miraculeux, signe attestant que l’on a reçu ce baptême spécial qu’ils
appellent le "baptême dans l’Esprit". L’Eglise catholique n’accepte pas ce
"superbaptême" : pour elle, le baptême sacramentel initial implique dès le
départ toute la richesse de signification inhérente au mystère de notre
régénération en Jésus-Christ. Il n’y a donc pas place pour ce signe qui serait
réservé à des superchrétiens.
F.D. S’il n’y a ni "don" ni miracle, de quoi s’agit-il positivement?
C.S. J’ai répondu en quelques pages dans l’un de mes livres 2. Ne pouvant
reprendre tout le développement ici, j’attire votre attention sur la
signification positive essentielle. Il s’agit, fondamentalement, d’une grâce de
prière (et non d’un parler en langues inconnues) qui prend la forme d’une
prière non discursive, expression préconceptuelle d’une prière spontanée à la
portée de qui veut l’exercer, et qui reste toujours sous votre contrôle.
F.D. Vous êtes donc partisan de la prière en langues ?
C.S. Oui, et ce mode de prière a une valeur spirituelle incontestable. Ce mode
de prière suppose un dégagement de soi, un déblocage de ses inhibitions, une
libération intérieure devant Dieu et les hommes. Si, au départ de
l’expérience, on accepte cet acte d’humilité et de simplicité, ce risque de
paraître enfantin et ridicule, on découvre un mode de prier par-delà les mots
et au-delà de tout formalisme Ce mode bien compris est créateur de paix et
d’épanouissement. J’en ai fait l’expérience moi-même avec joie et un réel
profit surnaturel.
Il y a quelque temps, un groupe du Renouveau assistait avec moi à une messe
privée du Pape. Après la communion, une "prière en langues" fut chantée dans
la chapelle par les assistants. Au sortir de la célébration eucharistique, je dis
au Saint-Père : "Saint-Père, j’espère que la prière en langues ne vous a pas
dérangé" ! Et voici sa réponse : "Au contraire, elle m’a aidé à prier plus
profondément". Je livre cela à votre réflexion car nous sommes ici au vrai
cœur des choses.

© Fabien Deleclos

Première mise en ligne le 3 mai 2010, sur le site rivtsion.org


Texte corrigé et révisé mis en ligne le 18 avril 2017, dans la rubrique « Renouveau
charismatique » de mon compte sur Academia.edu

2
Cardinal Suenens, Une Nouvelle Pentecôte ? Desclée de Brouwer, 1973. Notice bibliographique
(1975).

Vous aimerez peut-être aussi