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FRATERNITÉ.— 1.

Idée de fraternité dans l'Écri-


ture. — 2. Développement de la notion de fraternité. —
3. Fondement ontologique. — 4. Éthique de la fraternité
chrétienne. ^
Remarque préliminaire sur l'emploi pré-chrétien du
mot « fraternité ». — Le mot « frère » (comme celui de
« fraternité ») est déjà employé par la langue grecque
et romaine préchrétienne en des sens multiples, qui
sont comme des approches partielles de la pensée
chrétienne, en tout cas préparent à la recevoir. On ne
se propose pas d'exposer la question en détail (voir
K. H. Scheikie, Bruder, RAC, t. 2, col. 631-636). On
se contentera simplement d'énumérer les emplois les
plus importants qui sont à retenir.
Platon appelle frères les citoyens d'une ville : ils
descendent tous, en effet, d'une mère commune, la
terre grecque (yîj, x<ûpa). C'est une façon de parler
que lui-même, du reste, qualifie de mythologique
(République ni, 415a; cf Ménéxène 239a). L'emploi du
mot par les romains pour désigner des peuples appa-
rentés n'a rien, par contre, de mythologique (cf Cicéron,
Lettres à Atticus i, 19,2; César, De bello gallico i,
33, 2; Virgile, Géorgiques il, 510). Dans le monde latin
comme dans le monde grec, on constate la coutume
de nommer frère un ami (Julius Paulus, Digeste i,
28, fit. 5, fragm. 59, 1; Xénophon, Anabase vu, 2, 25
et 38) ; ce qui montre que la fraternité y passait pour
le type même de la véritable amitié (Quintilien, Decla-
matio 321, 5 : « quae potest amicitia esse tam felix,
quae imitetur fraternitatem? »). Le titre de frère que
se donnent les princes, à partir de l'époque hellénis-
tique, a un arrière-fond sacral. Il est indépendant
de l'appellation de frère utilisée pour désigner un
collègue, appellation également à retenir (F. Dôlger,
art. Brùderlichkeit der Fùrsten, RAC, t. 2, col. 641).
Le nom de frère dans les phratries grecques est pareil-
lement d'origine religieuse. Issues de sociétés limitées
primitivement à la famille, les phratries eurent par
moments une grande importance au point de vue du
droit familial, de la politique et de la culture (Scheikie,
loco cit., col. 632). Il est difficile cependant de déter-
miner à quelle profondeur spirituelle atteignait l'idée
de fraternité et à cruelle source elle s'alimentait. On
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peut en dire autant du collège des frères arvales, fort
significatif du sentiment religieux romain (voir Vairon,
De lingua latina v, 58; Pline le jeune, Naturalis hisloria
xviii, 6).
Le point culminant et décisif du développement
préchrétien de l'idée de fraternité est atteint dans la
philosophie stoïcienne d'une part, dans les cultes à
mystères de l'autre. L'idée de la terre, mère-commune,
qui, chez Platon, restait circonscrite à la terre de la
patrie grecque, va, dans le stoïcisme, s'étendre à
l'humanité entière. Participant à la même raison, qui
est une, tous les hommes sont ensemble les membres
d'un unique corps.
Sénèque, Lettres à Lucilius 95, 52; De beneficiis ni, 28, 2. —
Marc Aurèle, Pensées il, 1; vu, 13. — Cf Éd. Zeller, Die
Philosophie der Griechen in ihrer geschichïlichen Entwicklung,
t. 3, 1e p., 3° éd., Leipzig, 1880, p. 287, 299-306. — A.A.T.
Ehrhardt, Politische Metaphysik von Soîon bis Augustin, t. 1
Die Gottesstadt der Griechen und Rômer, Tubingue, 1959,
passim.
C'est de cette donnée que part Épictète pour affirmer
que tous les hommes sont frères, parce qu'ils tirent
tous leur origine de Dieu : l'homme n'est ni athénien,
ni corinthien, mais îtoo^ioç et uîoç 6eou (Entretiens i,
9, 1-6; cf i, 13, 3; ni, 22, 83; É. Zeller, op. cit., p. 299-
303).
A quel point de telles perspectives ont pu influencer
la morale, on le voit lorsque Épictète, s'adressant au
maître qui se montre violent envers ses esclaves, s'écrie :
« Esclave, ne veux-tu pas supporter ton frère (TOÛ
àSeXçoû TOÛ oauToû), qui a Zeus pour père, qui, comme
un fils, est né des mêmes germes que toi et qui est
de la même descendance céleste (T^Ç aû-rijç âvco6ev
xaTapoXijç) » (l, 13, 3).
Il y a dans ces textes une conception de Dieu et une
idée de la filiation dont on ne doit pas méconnaître
le caractère naturaliste, profondément différent, malgré
toutes les similitudes d'expression, de la manière per-
sonnaliste de voir les choses, propre au christianisme.
Les cultes à mystères ont développé l'idée de fraternité
d'un tout autre point de vue. Alors que dans le stoï-
cisme il s'agit de renverser toutes les barrières, de
s'ouvrir à l'universel, en affirmant l'unité sans distinc-
tion de tous les hommes, ici l'accent est mis sur le
particulier, sur la communauté singulière dans laquelle
on trouve une nouvelle famille spirituelle. Ceux qui
sont passés par l'initiation deviennent en commun
parents du dieu, frères et sœurs entre eux (vg C. Prei-
sendanz, Griechische Zauberpapyri, t. 4, p. 1135 svv :
ASsXçoïç xal àSsï.cpaïç, ÔCTÎOLÇ xal ôoiaiç; cf Corpus
inscriptionum latinarum, t. 6, Berlin, n. 406, 727,
2233). L'idée de fraternité était spécialement mise en
relief, c'est manifeste dans la communauté de Mithra.
Les cultes syriens de Baal exercèrent encore une
influence significative; à côté de ceux-ci, il convien-
drait de nommer les communautés juives syncrétistes
de Crimée (on trouvera une abondante documentation
sur la question dans Scheikie, loco cit., col. 633-634).
Digne d'attention est en outre le fait que, dans les
communautés mystériques, le prêtre porte le nom de
Tca-nQp, contrairement à la règle donnée par Jésus à
sa communauté [Mt. 23, 9), règle qui, du reste, n'a
jamais été interprétée d'une manière si étroite qu'elle
dût empêcher d'étendre le titre de père à ceux qui
sont chargés d'une fonction dans l'Église.
Le témoififnaze le plus saisissant, sans doute, de
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l'idée de fraternité en dehors du christianisme, à « le premier-né », mais sur le libre mouvement de l'amour
l'époque d'ailleurs où celui-ci apparaît, est la prière de Dieu, se portant précisément sur cet enfant qui
bien connue du Corpus hermeticum (i, 31-32) : « Saint est le sien, sa créature Israël (cf surtout Éz. 16). Israël
es-tu, Dieu, père de tout... Remplis-moi de force. devait puiser dans cette foi une conscience de soi
Alors, j'illuminerai de cette grâce ceux de ma race, dont l'ouverture intérieure serait sans cesse maintenue
qui vivent dans l'ignorance, mes frères, tes enfants... » en éveil par les prophètes : ceux-ci, en effet, par leurs
L'universalisme du stoïcisme se rencontre ici avec la paroles menaçaient de la possibilité du rejet, et par
piété intime des cultes à mystères. La connaissance leurs oracles de salut enseignaient continuellement à
de la paternité universelle du Dieu créateur fait s'éveil- tourner l'espérance vers le salut du monde entier.
ler le désir que tous participent à l'illumination par Il faut ajouter autre chose. Ce n'est pas seulement
laquelle le mystique a reçu la lumière de la vraie l'unité de Dieu que connaît Israël, mais aussi l'unité de
connaissance. l'humanité. Il sait que tous les hommes descendent du
seul Adam, qui a été créé à l'image de Dieu (Gen. 1,
1. IDÉE DE FRATERNITÉ DANS L'ÉCRITURE 26-27; 5, 1-2). L'unité des hommes est encore exprimée
1° Ancien Testament. — Dans l'ancien Testament, par la figure de Noé. Derrière le tableau généalogique
c'est un usage courant que d'appeler « frères » les de Gen. 10, qui cherche à présenter jusque dans le
coreligionnaires (Ex. 2, 11; Lév. 10, 4; Deut. 15, 3, 12; détail, l'origine de tous les peuples à partir de Noé,
Juges 14, 3; PS. 49, 20; Jér. 22,18-19; et H. L. Strack il y a, non seulement l'affirmation de l'unité de tous
et P. Billerbeck, Dos Evangelium nach Matthaus, les hommes, mais l'idée de l'alliance universelle de
Munich, 1922, p. 276). De plus, la communauté de Dieu, qui se manifeste dans l'arc-en-ciel, et dont la
religion semble l'emporter dans la conscience de l'Israé- providence s'étend à tous. L'alliance particulière avec
lite sur la communauté de sang, due à l'appartenance Abraham a été précédée par l'alliance universelle avec
à un même peuple. Ainsi, lorsqu'on veut parler simple- Noé, en laquelle Dieu est, et demeure, le père de tous.
ment d'un compatriote, on préfère le mot proche, C'est pourquoi l'ancien Testament a connu de tout
Ti:\t}alo\>. Dans le rabbinisme, les deux termes sont temps des « saints païens » (J. Daniélou, Les saints
même à l'occasion expressément distingués (textes païens de l'ancien Testament, Paris, 1956), et c'est
cités par H. von Soden, dans Kittel, t. 1, p. 145). Le pourquoi aussi il a pu concevoir, dans le livre de Jonas,
psaume 133 est sans doute le plus bel exemple qu'offre l'envoi d'un prophète d'Israël au monde païen.
une éthique de la fraternité dans l'ancien Testament : Significatif, enfin, pour l'idée de fraternité dans
les frères, qui habitent ensemble dans la concorde, l'ancien Testament, est ce qu'on peut appeler le phéno-
sont comme les dons précieux du rafraîchissement, mène des « paires de frères ». Les douze frères, à partir
l'huile odorante et la rosée d'été qui ranime la terre desquels a grandi la communauté fraternelle d'Israël,
desséchée. Bien que primitivement il fût question ont été précédés par les paires de frères Ismaël-Isaac,
dans ce psaume de frères selon la chair, vivant ensemble Ésaù-Jacob, dont les destinées se sont croisées de
sur l'héritage commun indivis, la tradition posté- façon caractéristique. Frappantes étaient déjà aupa-
rieure de la prière Israélite, qui s'est concrétisée dans ravant les destinées des frères Caïn-Abel, Caïn-Seth
le titre actuel de Cantique des montées, a transformé (dont les arbres généalogiques sont par endroits identi-
le morceau en une vision du peuple entier de l'alliance, ques) et Abraham-Lot. La manière dont s'enchevê-
qui habite ensemble dans une communauté fraternelle trent les destins des jumeaux Ésaù-Jacob, les événe-
et reçoit ainsi la bénédiction de Yahvé, « la vie éter- ments inopinés de leur histoire et la charge qui incombe
nelle ». Plus tard, les adeptes de la secte de Qumrân à Jacob-Israël, tout cela trahit un arrière-fond parti-
se considéreront les uns les autres comme des frères culier. Sans doute s'agit-il là d'abord de figurer simple-
(vg 1 QS vi, 10; Dam. vi, 20 svv [v, 20 : « Que chacun ment la liberté de l'action élective de Dieu; toutefois,
aime son frère comme soi-même »]). Chacun doit aimer il reste à considérer les choses du point de vue de
son frère comme soi-même. Cependant, c'est l'appella- l'origine du peuple choisi de Dieu : Israël n'est que
tion de « prochain » qui l'emporte dans la Règle de la l'un des deux frères. Il appartiendra au nouveau
secte (1 QS il, 24-25; vi, 10; vu, 4-6). Il faut remar- Testament de dévoiler que l'amour paternel de Dieu
quer, en outre, que l'accent est mis fortement sur les n'a jamais, en dépit des apparences extérieures, oublié
distinctions hiérarchiques (vg 1 QS vi, 8). l'autre frère.
L'idée de fraternité est donc, en Israël, restreinte 2° Nouveau Testament. — 1) L'emploi du mot
avant tout à la communauté du peuple de Dieu; elle par Jésus. — Pour ce qui est de l'emploi du mot « frère »
n'en conserve pas moins, grâce à la réalité commune par Jésus, on peut répartir les textes en trois groupes.
de la foi, une largeur et une ouverture intérieure qui a) Dans quelques passages, le terme doit être pris
ne se laissent pas déchiffrer par une simple étude de simplement, selon l'usage reçu des juifs, au sens de
vocabulaire. Car, du fait que, dans l'ancien Testament, compatriote et de coreligionnaire (Mt. 5, 22, 24, 47 ;
le fondement de la fraternité n'est pas, comme chez 7, 3-5; Luc 17, 3). Évidemment, il est difficile de déter-
Platon, cette mère mythologique que constitue la terre miner dans chaque cas ce qui déjà revient à la langue
de la patrie, mais la volonté d'élection du Dieu qui postérieure de la communauté chrétienne, laquelle
a créé le monde entier, c'est un autre sens qu'acquiert entendra par « frère » un chrétien, quelqu'un qui partage
la fraternité. Le Dieu d'Israël n'est pas un vulgaire la foi. Quoi qu'il en soit, la chose au moins est claire
dieu national ou une divinité locale, mais le Dieu des pour Mt. 18, 15-16, où une parole du Seigneur, sans
dieux (PS. 82). Qu'Israël soit son « fils premier-né » doute primitivement beaucoup plus simple (cf Luc
(Ex. 4, 22) n'empêche pas les autres peuples d'être 17, 3), a été transformée en une règle expresse de la
aussi, d'une manière analogue, ses fils (cf Deut. 32, communauté, ou bien, si l'on préfère, en un premier
6 BW). D'ailleurs, ce n'est pas sur une quelconque linéament de « droit canon » (voir W. Trilling, Hausord-
relation physique que repose le privilège d'Israël d'être nung Gottss, Dusseldorf, 1960).
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b) Un second groupe de textes est constitué par nauté missionnaire en Marc 10, 29-30 : celui qui aban-
les passages dans lesquels Jésus désigne ses disciples donne sa parenté terrestre et ses biens « à cause de moi
du nom de frères ou les appelle ses frères. Ainsi, la et à cause de la bonne Nouvelle », recevra en retour le
parole à Pierre ; « Toi donc, quand tu seras revenu, centuple déjà en ce monde, quoique au milieu des
affermis tes frères » (Luc 22, 82). Et encore ces deux persécutions. Le missionnaire, qui, à cause de la parole
paroles du Ressuscité : « Allez annoncer à mes frères de Jésus, renonce à tous les liens terrestres, ne restera
qu'ils doivent partir pour la Galilée, et là ils me ver- pas sans patrie, sans foyer; il trouve une nouvelle
ront » (Ml. 28, 10). « Va trouver mes frères et dis-leur : famille, — mère, frères, sœurs —, dans la communauté
je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu de ceux qui partagent sa foi. Enfin, il faut se souvenir
et votre Dieu » (Jean 20, 17). L'appellation de « frères» de la parabole du jugement, en Mt. 25, 31-46, qui
appliquée aux disciples se rattache formellement à la surpasse tous les textes précédents en importance et
terminologie des rabbins, qui se désignaient mutuel- en profondeur. Le Juge de l'univers s'identifie formelle-
lement du nom de frères (H. L. Strack et P. Billerbeck, ment avec les malheureux du monde et les appelle
Dos Evangelium... uni die Apostelgeschichte, Munich, « les plus petits de ses frères » (25, 40). Rien n'autorise
1924, p. 766; Scheikie, loco cit., col. 635). En même à supposer qu'il entende parler seulement des chrétiens
temps, cependant, la dernière parole rapportée conduit (comme en Marc 9, 41 et parai.). D'un autre côté, on
bien au-delà d'une conception de type « collégial », ne peut, sans plus, tirer du texte que le Juge universel
comme celle des rabbins, puisqu'elle fonde la fraternité veuille désigner comme ses frères tous les hommes et
du Seigneur et de ses disciples sur la paternité com- parmi eux « les plus petits ». Dans l'interprétation de
mune de Dieu, auprès de qui le Christ précède les siens ce texte, il faut plutôt avoir devant les yeux que Jésus
et va préparer des demeures pour toute la famille de se sait représenté d'une manière tout à fait générale
Dieu (vg Jean 14, 2). Il est possible aussi que résonne par les pauvres et les humbles; en d'autres termes, les
dans ces paroles du Ressuscité un écho de la pensée humbles sont comme tels les frères du Seigneur, qui
paulinienne, qui voit dans le Christ en tant précisé- s'est fait le plus humble des hommes; ils rendent
ment que ressuscité le premier-né d'une multitude de présent le Maître, abstraction faite de leur valeur
frères (Rom. 8, 29; Col. 1, 18). morale, simplement par leur petitesse et par l'appel à
Le sens nouveau que la communauté des disciples l'amour des autres que doit inspirer cette petitesse.
de Jésus donne au vocable rabbinique est particuliè- Ce n'est qu'à partir de ce texte qu'on peut compren-
rement sensible dans la fameuse parole de Mt. 23, 8 : dre comment la question : « Qui est mon prochain? »,
« Pour vous, ne vous faites pas appeler rabbi, car vous dans Luc 10, 30-37, trouve une réponse complètement
n'avez qu'un Maître, et tous vous êtes des frères ». différente de celle que le judaïsme lui avait donnée.
Toutes les distinctions de ce monde font figure de Si, en effet, selon la volonté de Jésus, une communauté
rien en présence du seul vraiment grand, vraiment fraternelle nouvelle, d'ordre spirituel, avait seulement
autre : le Christ. Les élèves des rabbins espèrent passer remplacé l'ancienne fraternité nationale d'Israël, alors
maîtres un jour afin de s'élever au-dessus de la foule le prochain serait maintenant uniquement le coreli-
et se voir décorer avec respect du titre de rabbi; à gionnaire, comme c'était jadis le compatriote. Mais
l'école de ce Maître-ci, on ne finit jamais d'étudier : Jésus veut davantage : le prochain est le premier mal-
on y demeure tous et toujours des élèves, tous et tou- heureux rencontré, qui, simplement comme tel, rend
jours aussi de vrais frères. D'autre part, il faut se présent le Maître; le dernier des hommes est son frère
rappeler à propos de ces textes que ni la conscience et le mien.
que Jésus a de lui-même ne coïncide avec la manière 2) Emploi du mot dans le reste du nouveau Testament.
dont les rabbins se comprennent eux-mêmes, ni la — a) Des textes comme Actes 2, 29, 37; 7, 2; 13, 15, 26;
conception qu'il a de ses disciples ne ressemble à l'idée 22, 1, 5; 28, 17, montrent que l'usage juif d'appeler
que les rabbins se font des leurs. En Mt. 5-7, Jésus ne « frères » les compatriotes et les coreligionnaires conti-
se considère pas comme un rabbi, un interprète de la nua, au début, dans la communauté primitive. Le
loi, mais comme un Moïse nouveau, plus grand, qui est passage à un emploi spécifiquement chrétien du mot,
lui-même législateur. De ce fait, les « Douze » apparais- c'est-à-dire qui consiste, par analogie, à nommer
sent comme la réplique des douze fondateurs de la race frère celui qui partage la foi chrétienne, se répand et
d'Israël, comme le point de départ d'un Israël nouveau s'accomplit dans la mesure même où l'Église en voie de
et plus grand. Dans la personne des Douze, c'est le formation se détache de la communauté raciale d'Israël
nouveau peuple de Dieu qui est harangué, et qui se et acquiert une entité indépendante et complète en
dessine comme un peuple de frères, comme une nouvelle elle-même. L'hésitation entre les deux emplois diffé-
grande fraternité, destinée à remplacer et à dépasser rents du terme est encore clairement décelable lorsque
l'ancienne communauté fraternelle d'Israël. Paul, en Rom. 9, 3, dit au sujet des juifs : « pro fratribus
c) Les textes que nous venons d'analyser introduisent meis, qui sunt cognati mei secundum carnem, qui sunt
déjà clairement au troisième emploi du mot, celui qui Israelitae » (cf Scheikie, loco cit., col. 637). Du reste,
est proprement chrétien. Il apparaît principalement dans les épîtres de saint Paul, la distinction du chrétien
en trois passages : Marc 3, 31-35 montre le Seigneur, est déjà complètement accomplie; « frère » est pour
à qui on annonce la visite de sa mère et de ses frères, Paul le mot qui va de soi pour désigner celui qui partage
déclarant au cercle de ceux qui sont assis autour de la foi chrétienne, tandis que ^Eu8ocâe).(poç (2 Cor. 11, 26)
lui : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la constitue un néologisme paulinien qui concrétise les
volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur expériences d'ordre négatif faites au sein de la nouvelle
et ma mère ». L'unité d'esprit créée par la commune communauté des frères.
soumission de la volonté à la volonté de Dieu fait naître Double est l'effet de cette détermination du mot
la plus intime parenté, la vraie fraternité. C'est d'une i8cXtp6; dans le sens de « co-chrétien », A l'intérieur de
manlira annnra nlua fnr+fl rrn'aat. ^aTion+.t&riafia la rinmmii- la nnuvalla fam^lla fin^TiH.nallA alla o on nftilîi finnacL
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quence d'abaisser les barrières de séparation et d'enra- manifestement à un certain isolement par rapport les
ciner profondément la conscience de l'unité spirituelle unes aux autres, se voient rappeler leur mutuelle fra-
qui embrasse, par-delà toutes les frontières humaines, ternité (2 Jean 1-3) ; en même temps, cependant, leur
ceux qui sont devenus frères dans la foi à Jésus-Christ. séparation d'avec les non-chrétiens est supposée comme
Qu'on se rappelle Galates 3, 27-28 : « Vous tous, baptisés allant de soi.
dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n'y a plus b) Le fondement spéculatif de la fraternité chrétienne
ni juif ni grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'est pas explicitement dégagé par le nouveau Testa-
n'y a ni homme ni femme; car, tous vous ne faites ment. Mais on y relève des données toutes prêtes, par
qu'un dans le Christ Jésus » (cf le passage semblable exemple dans Rom. S, 11-17, 29, qui met en relief la
de Col. 3, 10-12). La signification très réelle de cette commune filiation adoptive de tous les chrétiens par
idée est visible dans l'épître à Philémon : le maître rapport à Dieu le Père, dont l'Esprit les fait crier
chrétien doit reconnaître dans l'esclave son frère « Abba », et atteste qu'ils sont les enfants, les héritiers
(v. 16) ; à l'inverse, les esclaves seront plus tard exhortés de Dieu et les cohéritiers du Christ. Une affirmation
à ne pas mépriser leurs maîtres sous prétexte que ce plus claire encore de la paternité de Dieu, embrassant
sont des frères (1 Tim. 6, 2). tous les chrétiens du fait de leur justification, se trouve
Il faut tenir compte également de la règle morale en Héb. 2, 11 : « Car le sanctificateur et les sanctifiés
contenue dans Mt. 18, 6-35 et 23, 8-11. Ces deux textes ont tous même origine. C'est pourquoi il ne rougit pas
visent avant tout à inculquer à ceux qui exercent une de les nommer frères ». Pour le reste, Paul reprend les
charge ecclésiastique le sens du service et à leur ensei- deux idées qui sont comme deux points de départ
gner qu'eux aussi sont « seulement » des frères. Cette contraposés de la notion de fraternité dans, l'ancien
règle morale fondamentale trouve son expression Testament, celle d'Adam et celle d'Abraham, mais de
condensée dans le terme par lequel l'Église se désigne telle sorte qu'elles perdent leur mutuelle tension. La
elle-même : à8eX<p6T»)<; (1 Pierre 2, 17; 5, 9), mot qui pensée d'Adam renvoyait jadis à l'unité de tous les
restera longtemps encore en usage au temps des Pères hommes et l'idée d'Abraham exprimait la position
(cf infra, col. 1151 svv). D'autre part, la conscience spéciale d'Israël : Paul montre désormais que tous les
d'être frères conduit les chrétiens à une certaine sépa- croyants sont enfants d'Abraham, et transforme en
ration par rapport à « ceux du dehors » (ol ëÇœ), comme revanche l'enseignement relatif à Adam en une théorie
on appelle maintenant les non-chrétiens (1 Thess. 4, 12; des deux Adams. Ce n'est pas seulement un nouvel
1 Cor. 5, 12-13; Col. 4, 5; pour des exemples d'expres- Israël qui se forme dans les chrétiens, mais une nou-
sions analogues dans le monde pré-chrétien, voir velle humanité; les chrétiens n'appartiennent plus
W. Bauer, Griechisch-Deutsches Wôrterbuch, 5e éd., simplement à la race d'Adam, car le vieil Adam est
Berlin, 1958, p. 552). La chose est claire quand on mort en eux et quelque chose de nouveau s'amorce
distingue dans les exhortations morales entre la conduite avec eux.
à tenir envers les membres de la communauté et envers Enfin, il est important dans ce contexte de remarquer
ceux du dehors. que ni Paul, ni d'ailleurs aucun autre auteur néo-
testamentaire, ne tonde la fraternité chrétienne sur une
Ainsi, Gai. 6, 10 (« Pratiquons le bien à l'égard de tous et nouvelle naissance au sens des religions à mystères.
surtout de nos frères dans la toi »), et 1 Pierre 2, 17 (« Honorez
tout le monde, aimez vos frères »). Dans cette perspective le La chose est de conséquence et pour le vocabulaire et
mot çiXïSeXîpiot s'emploiera exclusivement pour ce qui est de pour la réalité signifiée : au point de vue du vocabu-
la morale à l'intérieur de la communauté (Rom. 12, 10; 1 laire, parce que cela montre que le titre chrétien de
Thess. 4, 9; Héb. 13, 1; 2 Pierre 1, 7). Vis-à-yis de ceux du frère provient de la langue religieuse d'Israël et non de
dehors, on recommande expressément la prudence (Col. 4, 5) ; celle des cultes à mystères; au point de vue de la réalité
le chrétien n'a aucune part avec eux (2 Cor. 6, 15); il doit signifiée, parce que cela jette une lumière particulière
tendre à la plus grande indépendance possible à leur égard sur la conscience que la jeune Église a de soi : elle ne se
(1 Thess. 4, 11; et 2 Thess. 3, 12 et Éph. 4, 28), et même, en
général, s'écarter d'eux autant que faire se peut (2 Cor. 6, 17; conçoit pas elle-même comme une société de type
cf Éph. 5, 6). mystérique, comme un collège ou une association de
Il n'en garde pas moins le devoir d'aimer chaque homme d'un droit privé, mais comme le nouveau peuple de Dieu par
véritable amour de service (Rom. 13, 8; 1 Thess. 3, 12; 5, 15; analogie avec le peuple d'Israël et même avec l'huma-
Tue 3, 2; cf 1 Cor. 9, 19), de prier pour tous les hommes nité (cf ce qui vient d'être dit au sujet d'Adam; à quoi
(1 Tim. 2, 1), de respecter aussi une autorité non-chrétienne il faut ajouter les deux arbres généalogiques de Jésus,
(Rom. 13, 1-2; Tite 3, 1 ; cf 1 Tim. 6, 1-2; Tue 2, 9; Éph. 6, 5; en Mt. 1,1-17 et Luc 3, 23-38, dont l'un exprime la cons-
Col. 3, 22-23; 1 Pierre 2, 13-18). Par tout leur comportement, cience d'Israël et l'autre la conscience de l'humanité).
les chrétiens doivent se montrer de vrais bienfaiteurs du monde
(Phil. 2, 15-16; Rom. 12, 17; 2 Cm. 8, 21; 1 Thess. 4, 12; 5, 22; 3) Le thème des deux frères dans le nouveau Testament.
Rom. 15, 2). — Le thème vétéro-testamentaire des deux frères
réapparaît dans deux paraboles de Jésus, sous une
C'est dans les épîtres de saint Jean que se marque le forme modifiée toutefois, qui inaugure une nouvelle et
plus fortement ce mouvement de séparation (l'évangile fondamentale interprétation de l'histoire du salut et
de saint Jean n'emploie le mot frère, en dehors du de l'action salvatrice de Dieu à l'égard des hommes.
cercle de la parenté charnelle, que deux fois : en 20, 17, Dans la parabole rapportée par Mt. 21, 28-32, du
où il est mis dans la bouche du Ressuscité, et au cha- fils rebelle qui brave le père en face et pourtant ensuite
pitre annexe, en 21, 23; il préfère le terme de <plXoç). lui obéit, tandis que son frère, plein de complaisance,
On remarquera que Jean, dans l'évangile et dans les ne se soucie pas en réalité de la volonté du père, c'est
épîtres, alors qu'il exhorte toujours à l'amour fraternel, encore la situation concrète de la prédication de Jésus
c'est-à-dire à l'amour des chrétiens les uns pour les qui se trouve au premier plan : en fait, les publicains
autres, ne parle jamais, par contre, de l'amour des et les pécheurs entendent l'appel de Dieu, tandis que
hommes en général. Les communautés, aui tendaient les hommes pieux et justes en apparence ne font fina-
1149 CHEZ LES PÈRES DE L'ÉGLISE 1150
lement que leur propre volonté. Chez Luc 15, 11-32, Ainsi, par exemple, Tertullien : ' Quanto nunc dignius
par contre, se montre déjà ce renversement du cours de fratres et dicuntur et habentur, qui unum patrem Deum
l'histoire, qui commence avec l'œuvre de Jésus-Christ. agnouerunt, qui unum spiritum biberunt sanctitatis, qui
Car, derrière le fils perdu et qui revient, c'est mani- de uno utero ignorantiae eiusdem ad unam lucem ex-
pauerunt ueritatis? » (Apologétique 39, 9, PL 1, 471-472, et
festement le monde païen, qui se profile, avec ses égare- CC 1,151).
ments millénaires loin de Dieu, tandis que dans le fils Clément d'Alexandrie, Stromates n, 9, 41, 2 (éd. GCS 2,
aîné, resté à la maison et devenu jaloux de l'accueil p. 134), lorsqu'il parle de la nouvelle naissance par le Verbe,
débordant fait au prodigue rentrant au domicile pater- fait apparaître la profession de foi comme le cœur de cette
nel, on reconnaît facilement les traits d'Israël qui, à nouvelle naissance.
cause de l'adoption des païens, à cause de l'amour Ces idées font naitre de soi, au plan éthique, l'intention de
paternel, sans conditions, de Dieu, se croit frustré de la vivre de l'Esprit qui est la possession de tous. Aussi Clément
récompense de sa persévérance séculaire. désigne-t-il le frère dans la toi comme un second moi (Stro-
mates il, 9, 41, 2, loco cit.), et Tertullien dépeint-il avec de
Sans doute, cette parabole n'offre pas la synthèse vives couleurs l'unité des chrétiens, à qui tout est commun
achevée d'une théologie de l'histoire; elle se contente (Apologétique 39, 7-11, PL 1, 471, et CC 1, 151).
de proclamer le joyeux message de la bonté de Dieu
pour tous en son actualité. Un pas de plus sera fait 2) Fraternité de tous les hommes. — Avec cette
par Paul dans ses pénétrants chapitres 9 à 11 de l'épître connaissance de la fraternité spéciale à ceux qui sont
aux Romains, où il considère l'incroyance d'Israël « renés » dans le baptême et ont participé à l'illumination
comme ayant ouvert la porte de la foi au monde païen, dans la foi, va de pair une conscience vive de la frater-
mais attend, en même temps, le retour d'Israël et, nité de tous les hommes, qui est éprouvée avant tout
par lui, le salut définitif du monde (Rom. 11, 15; cf 11, comme un devoir spirituel à l'égard des frères encore
32), si bien que, à la fin, les deux « frères » (expression ignorants; la chose est claire, par exemple, chez Ignace
qui n'est pas employée ici) seront sauvés, et que le cours d'Antioche qui exhorte les chrétiens à se montrer par
de l'histoire, commencé avec la tragédie de Gain et leur èmdxsw les frères de leurs persécuteurs et,
d'Abel, se concluera dans l'amour réconciliateur de par là, à s'empresser d'imiter le Seigneur (Aux Éphé-
Dieu. siens 10, 3; PG 5, 653, et éd. É. des Places, SC 10,
2. DÉVELOPPEMENT DE LA NOTION DE FRATERNITÉ 1951, p. 78). Présente à l'arrière-plan, il y a la pensée
1° Le fondement de la fraternité chez les que ces autres hommes sont capables, eux aussi, de
premiers Pères de l'Église. — 1) Fraternité des l'illumination, qu'ils sont fondamentalement concernés
chrétiens. — A l'époque des Pères, le mot « frère » reste par cette vérité de la paternité de Dieu, même si,
d'abord celui qui va de soi pour se désigner entre pour le moment, elle leur demeure obscure et cachée,
chrétiens (cf Clément d'Alexandrie, Stromates il, 9, que l'on doit par conséquent, en tant que chrétien, se
41, 2, éd. 0. Stàhlin, GCS 2, 1906, p, 134; Origène, conduire à l'égard de ceux qui pourraient un jour
De oratione 15, 4, éd. P. Koetschau, GCS 2, 1899, p. 335; devenir pleinement des frères, comme si déjà ils
Tertullien, Adversus Marcionem t, 1, 1, PL 2, 246b, et l'étaient (Ignace d'Antioche, ibidem; Clément d'Alexan-
CC 2, 441; in, 22, 6, PL 2, 353a, et CC 2, 539), et « fra- drie, Stromates vu, 14, 85, 5, éd. 0. Stâlilin, GCS 3,
ternité i> (àoeXcpoTïiç, fraternitas) pour désigner l'Église 1909, p. 61; Justin, Dialogue avec Tryphon 96, PG 6,
(cf Irénée, Adversus haereses n, 31, 2, PG 7, 825a; 704a).
Sérapion de Thmuis, dans Eusèbe de Césarée, Histoire A l'affirmation de la fraternité de tous fait pourtant
ecclésiastique v, 19, 2, PG 20, 481a, et éd. B. Schwartz obstacle l'ignorance des païens qui ne reconnaissent pas
et Th. Mommsen, GCS 2, 1903, p. 479-480; Tertullien, la réalité du Père unique; c'est pourquoi Justin leur crie :
De pudicitia 7, 22, PL 2, 994b, et CC 2, 1294; De « Vous êtes nos frères, reconnaissez donc le -vrai Dieu 1 »
virginibus velandis 14, 2, PL 2, 908b, et CC 2, 1223). (loco cit.). D'inspiration plus stoïcienne est la manière
Cependant, on réfléchit à présent plus profondément de parler de Tertullien, qui rattache l'universelle fra-
au fondement intérieur de cette fraternité, en même ternité des hommes à une mère commune à tous, —
temps qu'on en fait ressortir clairement le point de la nature —, et la fraternité nouvelle des chrétiens à
départ qui est le baptême (cf Justin, Apologie i, 65, l'unité du Père connu par la foi (Apologétique 39, 8-9,
PG 6, 428a; Tertullien, De baptismo 20, 5, PL 1, 1224a, et CG 1, 151). Cependant, l'idée de fraternité humaine
et CC 1, 295). Par là, l'accent est mis fortement sur conserve aussi chez Tertullien un accent spécifiquement
l'idée de la nouvelle naissance grâce à laquelle l'homme chrétien lorsqu'il l'éclairé par le mot du prophète :
reçoit Dieu pour Père, l'Église pour Mère, et, en vertu <i Dites : cous êtes mes frères à ceux qui vous haïssent »
de cette adoption filiale qui lui vient de Dieu, se trouve (Isaîe 66, 5; Adversus Marcionem iv, 16, 1, PL 2,
agrégé à la troupe des frères de Jésus-Christ. 395a, et CC 1, 581). Il est significatif que l'idée de la
Origène, De oratione 15, 4, éd. Koetschau, p. 335 : « Apprenez fraternité universelle n'est presque nulle part conçue
donc quel don vous avez reçu de mon Père quand vous avez à la manière, rationaliste et simplificatrice, d'une
reçu par votre nouvelle naissance en moi l'esprit d'adoption, simple donnée naturelle, mais beaucoup plus comme un
8ià TT]Ç êv ê[iol (ivaYevv-?loec«iç TÔ TÏ]Ç < uloôeoiaç Trveû|Jia >, de devoir spirituel dont la reconnaissance réalise à neuf la
manière à être appelés fils de Dieu et mes frères, uiol QsoO fraternité qui convient aux hommes, c'est-à-dire la
&Ss\yol Si iv-ou ». fait passer dans la réalité. Par cet o,'pect dynamique,
Tertullien, Adversus Marcionem lu, 22, 6, déjà cité. De grâce auquel la fraternité des hommes apparaît moins
baptismo 20, 5, PL 1, 1224a, et CC 1, 295 : « ... cum de illo comme une chose déjà accomplie que comme un impé-
sanctissimo lavacro noui natalis ascenditis et primas manus ratif à accomplir, la doctrine des Pères est mise en
apud matreni cum fratribus aperitis, petite de pâtre... »
étroite relation, en dépit du contexte spirituel différent,
On met aussi en relief ces points capitaux que sont avec le message de Jésus, pour qui l'un devient le pro-
l'illumination, la profession de foi commune et le don chain de l'autre et son frère du fait même qu'en l'aimant
de l'Esprit. il en fait son frère [Luc 10, 80.37; Mt, 25, 81-46).
1151 FRATERNITÉ 1152
2° Épanouissement et déclin de l'idée de que pour les évoques et les clercs. Un « confesser « seulement
fraternité à la grande époque de la patristique. appelle Cyprien» frère » (Epist. 53, éd. G. Hartel, CSEL 3, 1871,
— 1) Approfondissement christologigue. — Chez Origène p. 620; et K. H. Scheikie, loco cit., col. 640). Les prêtres et les
+ 253/5 déjà se dessine un approfondissement chris- diacres de Rome écrivent « Cypriano papae », et lui donnent le
titre de « beatissime ac gloriosissime papa » (Epist. 30, CSEL,
tologique de l'idée de fraternité : le maître alexandrin
p. 549-556) ; de même un groupe de prêtres et de confesseurs,
voit les hommes devenir par l'esprit d'adoption filiale qui, il est vrai, passent, dans le corps de la lettre, à l'appellation
les enfants de Dieu et les frères du Christ, et engage de « frère » (Epist. 31). Le simple « frater », dont se qualifient
les chrétiens, non à prier le Christ, mais avec lui, leur mutuellement Cyprien et Corneille dans l'en-tête de leur lettre,
frère, et par lui le Père commun (De oratione 15, 4, n'en rend qu'un son plus caractéristique.
loco cit.). Athanase + 373 pousse plus loin encore la
réflexion sur ce point dans son effort pour interpréter Un peu plus tard, le nom de frères que les chrétiens
le nom de TCPMTÔTOKOÇ, appliqué au Christ par l'Écriture se donnaient mutuellement tend à disparaître, et encore
(Col. 1, 15, 18), dont les ariens abusaient pour prouver plus celui de fraternité pour désigner chaque église
que le Christ était une créature (Oratio contra arianos locale. L'expression reçoit maintenant un autre sens :
2, 62; PG 26, 277e). C'est Grégoire de Nysse (+ vers elle est reportée sur les communautés de moines
395) qui porte ce mouvement de pensée à son apogée. (cf Basile, Régulas brevius'tractatae 104, PG 31, 1153e,
Il voit toute l'économie du salut résumée dans la etc; Grégoire de Nazianze, Ep. 238 : TY) eùXapeaTài-n... êv
parole du Ressuscité à Marie de Magdala : « Va trouver XpiCTTiM à8eX(p6T7)Ti... èv (lovà^ouoi xal TrapOévoiç; pseudo-
mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et Macaire, Homiliae 3,1, PG 34, 468e). Quand Jérôme dit :
votre Père... i> (Jean 20, 17). Les hommes, en effet, « te universa fraternitas salutat i> (Epist. 99, 2, PL 22,
s'étaient révoltés contre Dieu et servaient des dieux 813), il ne s'agit pas d'une « église », mais de sa commu-
qui ne sont pas Dieu (Gai. 4, 8); bien qu'ils fussent nauté d'ermites (cf Epist. 134, 2, 1162 : « omnis quoque
des enfants de Dieu, ils s'étaient donnés au « Père » fraternitas, quae nobiscum Domino Salvatori servire
faux et méchant. Le médiateur entre Dieu et les hommes conatur »). D'autre part, « frère » est le titre que se
revêtit lui-même l'àTtap/^ de la nature humaine pour donnent mutuellement les clercs.
accomplir, de l'intérieur de cette nature déchue, son Hilaire de Poitiers, Collectanea antiariana, série B I, 6,
retour à Dieu, pour démasquer les mensonges des faux éd. A. Feder, C8EL 65, 1916, p. 102; B n, 1, 1, p. 105; B vin,
dieux et faire à nouveau du vrai Père le Père des 1, p. 174. — Gennade de Constantinople, Epistola encyclica,
hommes. Il fut ainsi, en un double sens, le premier-né PG 85, 1617d. — Nestorius, Epist. ad Cyrillum, dans Acta
d'entre les frères : d'abord, en conférant à l'eau la conciliorum oecumenicorum, éd. É. Schwartz, t. 1, Concilium
puissance de sanctifier et en devenant de la sorte le Ephesinum, Berlin, 1927, p. 25 svv. — Dans sa lettre 74 au
premier-né de ceux qui sont « renés » de l'eau et de prêtre Martin de Constantinople, Léon le Grand entend princi-
palement par « catholica fraternitas » les moines de la ville
l'Esprit, ensuite par la résurrection, comme premier-né
animés de sentiments catholiques (PL 54, 900; pour un emploi
d'entre les morts. hiérarchique du mot chez Léon, voir Epist. 13, 2, PL 54, 665).
Refutatio confessionis Eunomii 80-83, PG 45, 501-504, et On trouvera d'autres exemples dans le Thésaurus linguae lati-
éd. W. Jaeger, t. 2, Leyde, 1960, p. 345-346; Contra Eunomium nae, t. 6, col. 1259 Fraternitas.
ni, 10, 1, PG 45, 884-885, et Jaeger, t. 2, p. 289. Voir aussi
Théodoret, Interpretatio epist. ad Colossenses 1, 15, PG 82, 597; Fait significatif, il se forme, d'un côté comme de
et Jean Chrysostome, In epist. ad Colossenses hom. 3, 2, PG 62, l'autre, un système hiérarchique et étage de parenté
319. spirituelle : les évêques orthodoxes s'appellent « frères »
L'idée de fraternité est insérée ici dans une grande entre eux, tandis qu'ils appellent « fils spirituels » les
synthèse christologique et se trouve placée au centre abbés, les prêtres, les clercs inférieurs et les laïcs ortho-
de l'économie divine du salut. Le baptême est l'unique doxes; ceux-ci, surtout les moines, se donnent à leur
étape dans ce grand déroulement de l'histoire, qui a tour entre eux le nom de « frères », les moines se disant
commencé avec l'incarnation de Dieu. Devenir chrétien, d'autre part les fils de l'abbé; le pape est regardé comme
cela veut dire entrer dans ce déroulement, et devenir le père spirituel de l'empereur byzantin et, à partir de
le frère du premier-né de l'ordre nouveau des choses, Charlemagne, de l'empereur d'Occident; à son tour,
qui, lui-même, a choisi de s'unir intimement à la chair l'empereur a autour de lui et au-dessous de lui toute
humaine pour rendre les hommes participants de la une parenté spirituelle soigneusement étagée (cf F. Dôl-
ger, art. cité, RAC, t. 2, col. 644).
fraternité d'une nouvelle naissance. Il est sans doute
significatif que Grégoire de Nysse, dans son explica- Le concept de fraternité est donc l'objet, depuis le
tion de la nouvelle naissance, mette en rapport le thème troisième siècle, d'un double rétrécissement : il est
sacramentaire et l'idée d'illumination nouvelle, et les restreint d'un côté à la communauté monastique, de
interprète l'un par l'autre. Il faut enfin remarquer que l'autre au clergé. La conscience que, primitivement,
le sommet de la théorie spéculative qu'on trouve chez l'Église avait d'elle-même se replie sur ces deux grou-
Grégoire répond, d'un autre côté, à une forte atténuation pements qui se considèrent maintenant comme les
déjà de l'idée de fraternité : celle-ci est devenue main- représentants proprement dits de la vie ecclésiale.
tenant une spéculation théologique, mais elle n'est plus Même ici, l'idée originelle est recouverte par une gra-
guère la possess'^i pratique de la communauté. dation de titres qui lui est étrangère, si bien que ce
2) Rétrécissement de Vidée de fraternité dans la prati-
titre de frère, honneur primitif du chrétien, tombe à
que ecclésiale. — Chez Cyprien f 258 déjà, on constate un rang inférieur devant celui de « père », qu'il y a pos-
sibilité d'acquérir. Bref, on en est arrivé à une situation
que la vieille idée de fraternité perd quelque chose de
qui, jusqu'à cette heure, n'a pu être encore surmontée.
sa force.
Il continue sans doute à dire, en parlant à sa communauté, 3° Survivances de l'idée primitive de frater-
« fratres carissimi ac desiderantissimi », mais il n'emploie plus nité. — Bien entendu, le vieux concept de fraternité
le mot frère, quand il s'adresse individuellement à quelqu'un, ne s'est pas complètement perdu durant les siècles qui
1153 CHEZ LES PÈRES DE L'ÉGLISE 1154
ont suivi Constantin. Ce qui le montre d'abord, c'est 2, 29, PL 36, 299, et CC 38, 272). Sans doute trouve-t-on
que l'emploi du mot au sens primitif s'est conservé dans dans les Locutiones in Heptateuchum la remarque :
la symbolique funéraire jusqu'au 4e siècle (H. Leclercq, « notandum etiam fratrem hominis quemlibet homi-
art. Frères, DACL, t. 5, 1923, col. 2580). Ensuite, il y a nem dici » (n, 56, PL 34, 507e, et CC 33, 411), mais cela
toujours eu des théologiens isolés qui ont lutté pour une demeure une exception. Il est intéressant de noter
remise en valeur de la fraternité de tous les chrétiens. qu'Augustin fonde la qualité de « prochain » inhérente
Indiquons brièvement les principaux cas à l'époque à tous les hommes moins sur leur commune descendance
patristique. d'Adam et d'Eve que sur le fait suivant : en vertu de
1) Optât de Milève (f avant 400) représente une théo- la prédestination divine, inconnue de nous, tels qui
logie de la fraternité bien marquée. Dans sa controverse maintenant se trouvent « dehors » peuvent un jour se
avec Parménien, il s'efforce de prouver, — c'est un point trouver « dedans », si bien que, en vertu encore de ce
essentiel de son analyse —, que Parménien et la commu- mystère de la prédestination, ceux qui apparemment
nauté donatiste ne peuvent pas cesser d'être frères des sont loin de nous doivent être considérés pourtant
catholiques, aussi peu qu'ils veuillent l'être (i, 3, PL 11, comme nos proches et notre prochain (In ps. 25, 2,
et éd. G. Ziwsa, CSEL 26, 1893, p. 5 : « non possunt non loco cit. ; cf la pensée semblable de Clément d'Alexan-
esse fratres »; de même iv, 2, p. 103, etc). Parménien drie, Stromates vu, 14, 85, 5, éd. Stàhlin, GCS 3, p. 61).
peut bien supprimer la collégialité épiscopale, mais non Augustin tient avec énergie pour la fraternité de tous
la fraternité chrétienne (i, 4, p. 6). On saisit là très les chrétiens, et par conséquent aussi des catholiques
clairement la différence entre le <s collega » propre au avec les donatistes, et la fonde sur le passage, devenu
clerc et le « frater » commun à tout chrétien. Le fonde- déjà classique, d'Isaîe 66, 5 (Epist. 23, 1, PL 33, 95,
ment de cette fraternité indestructible, Optât le voit et éd. A. Goldbacher, CSEL 34,1895, p. 63-64; In ps. 32,
dans l'unité de la foi (i, 1, p. 3), qui repose sur la même 2, 29, locis cit.}. A quoi il ajoutera que, dans l'Église,
parole de Dieu, dont l'appel fait que nous sommes des il y a de tout temps des faux frères que le chrétien doit
« dieux » (iv, 2, p. 103, allusion au PS. 81, 6, — à Jean 10 supporter pour le bien de la « paix », c'est-à-dire pour
34, — à Mt. 23, 9), et sur la même nouvelle naissance maintenir l'unité de l'Église. Cette idée de la tolérance
(i, 3, p. 5), dans laquelle le même Dieu, qui nous a créés, à l'intérieur de l'Église (« tolerare pro pace »), comme
nous a aussi engendrés (iv, 2, p. 103, allusion à Mal. condition essentielle de l'existence chrétienne, est
2, 10), la même mère Église nous a enfantés, dans même un des thèmes de base de la discussion d'Augus-
laquelle enfin nous sommes devenus, par le même Fils tin avec les donatistes (un exemple entre beaucoup
de Dieu, le Christ, des fils adoptifs de Dieu (ibidem). d'autres : Contra Hueras Petiliani il, 76,170, PL 43, 311).
L'importance pour l'Église de l'idée de fraternité,
Optât voit cette inséparable fraternité de tous les chrétiens Augustin l'a exposée avec prédilection en référence à
(« omnes christianos fratres esse... probavimus », ni, 8, p. 92) Mt. 12, 46-50 (« Quae mihi mater, aut qui fratres? »;
exprimée dans la forme nous des prières chrétiennes, spécia- cf In ps. 127, 12, PL 37, 1684-1685, et CC 40, 1876-
lement du Notre Père (iv, 2, p. 104), comme dans la place
centrale occupée par l'idée de paix et sa réalité au sein du 1877) et au Notre Père : « Qui dit Père à Dieu, dit
message du nouveau Testament (i, 1, p. 3, allusion à Jean 14, frère au Christ » (In ps. 48, 8, PL 36, 549, et CC 38, 557).
27; iv, 2, p. 103, allusion à Mt. 5, 9, et à Éph. 2, 14; vi, 1, Dans cette prière du Notre Père se rencontrent, una-
p. 142, allusion à Mt. 5, 24; ni, 8, p. 92, en liaison avec 1& nimes, l'empereur et le mendiant, le serviteur et le
théologie du martyre) ; plus loin, il s'empare du texte d'Isolé 66, maître (Sermo 58, 2, PL 38, 393d; Sermo 59, 2, 400b;
5 (d'après la Septante), cité d'abord par Tertullien (Adpersus cf Sermo 211, 1054-1058 De fraterna concordia). Riche
Marcionem iv, 16, 1) : «... ni qui vos odio habent... et noiunt se en enseignement sur la manière dont Augustin repen-
dici fratres vestros, vos tamen dicite eis : fratres nostri estis! », sait les formules hiérarchiques figées, déjà largement
et l'applique aux relations entre catholiques et donatistes
(i, 3, p. 5). répandues, et cherchait à les remplir de sens, est la
lettre 23 à l'évêque donatiste Maximin.
Les faits que nous venons de rapporter montrent bien Il lui donne sans doute le titre courant de ' Domino dilec-
tissimo et honorabili fratri », mais c'est pour en examiner toute-
qu'il ne s'agit pas seulement chez Optât, quand il parle fois mot à mot la signification. Il peut l'appeler « seigneur »,
de l'idée de fraternité, d'une position dogmatique parce que la liberté chrétienne implique que, dans la liberté de
commandée par le rejet catholique de la pratique dona- l'amour, nous nous mettions au service des autres (Gai. 5, 13);
tiste de la réitération du baptême, mais d'un appel aux il peut le nommer « bien-aimé », parce que, à cause du Seigneur,
sentiments fraternels concrets des chrétiens : l? véri- il aspire à l'aimer comme soi-même; il peut lui dire « vénérable »,
table Église, la véritable continuation de l'œuvre de non parce qu'il est évêque, mais parce qu'il est homme et,
Jésus-Christ se trouve là où s'exerce sans partage la comme tel, l'image de Dieu; « frère », enfin, parce que le pré-
fraternité; si Optât en appelle sans cesse avec une telle cepte de Dieu (Is. 66, 5) nous ordonne d'appeler ainsi même le
frère qui ne veut rien savoir (PL 33, 94-95, et CSEL 34,
énergie à la fraternité, c'est simplement parce qu'il p. 63-64). Si l'exposé des motifs du titre de frère paraît, toute
voit en elle la force qui doit conduire finalement à proportion gardée, très faible, il ne faut pas oublier que, avec
surmonter le schisme, en même temps qu'elle établit la citation d'Isolé 66, 5, c'est fondamentalement toute la
dès maintenant les titres à la légitimité de la véritable doctrine d'Optat sur la fraternité qui se dessine à l'arrière-
Église. plan.
2) Chez Augustin •)- 430, l'idée de fraternité n'occupe Dans l'ensemble, cet effort pour redécouvrir la vie
pas à la vérité une place aussi grande que chez Optât; derrière le cliché stéréotypé des formules traditionnelles
cependant il se l'approprie et crée une synthèse égale- montre à quel point l'antique conception s'était figée
ment élaborée à tous égards. Il distingue, du point de en formalisme et était devenue vide de toute efficacité.
vue de la terminologie, entre le « prochain » et le « frère »; On peut affirmer que la controverse donatiste a suscité
le « prochain », c'est tout homme (Ënarratio 2 in ps. 25, dans l'Église d'Afrique une renaissance de l'idée de
2, PL 36, 189, et CC 38, 142-143), le « frère » seulement fraternité, qui avait perdu tant de sa force dans la
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FRATERNITÉ 115«
3) Une vigoureuse réaction contre le rétrécissement croyance, cependant, présente une série d'aspects
qui s'est produit aux dépens de la notion et du titre de différents qui se laissent déjà deviner dans le double récit
frère se manifeste surtout chez Jean Chrysostome de la création. Il y est dit : Tous les hommes sont
+ 407. Consciemment il va à l'encontre de l'usage que « seulement » hommes, poussière tirée de la poussière
l'on fait du mot à son époque et déclare avec force que et qui retourne en poussière (Gère. 3,19; cf2, 7). «Qu'est-
le nouveau Testament entend par le mot frère, non pas ce que l'homme, que tu en gardes mémoire, le fils de
le moine, mais le chrétien; un moine qui ne serait que l'homme, que tu en prennes souci? » (PS. S, 5). C'est
catéchumène, ne serait pas « frère », tandis qu'un bap- cet aspect de la commune destinée humaine que met
tisé qui vit dans le monde en est un. « Car, qu'est-ce en lumière sans indulgence la danse des morts du moyen
qui fait qu'on est frère? Le bain de la nouvelle nais- âge : empereur et mendiant, maître et serviteur sont
sance et le pouvoir d'appeler Dieu Père » {In epist. égaux dans la mort comme dans leur participation bio-
ad Hebraeos 25, 3, PG 63, 177a; de même In Matthaeum logique à l'existence et à la nature humaines. Ce que
79 (80), 1, PG 58, 718e : « C'est le baptême et la commu- la Bible exprime au moyen de la notion d' « Adam »,
nion aux divins mystères qui font le frère »). Jean Chry- de l'idée d'ancêtre commun à tous les hommes, devient
sostome souligne en outre que le Christ appelle à la ici une expérience permanente de l'humanité; celle-ci
fraternité précisément les petits, les méprisés, les est finalement amenée à reconnaître que, par-delà
mendiants, que ce n'est pas seulement aux moines et toutes les différences dressées par l'histoire et la culture,
aux ascètes qu'il donne le nom de frères, mais à tout un destin identique attend tous les hommes, et à
croyant ( I n Matthaeum, loco cit.). Ici encore, l'effort comprendre que le destin commun, qui a pour principe
du théologien, touché par le message du nouveau Tes- l'origine biologique de l'homme, pose son empreinte
tament, pour restaurer l'idée chrétienne primitive de ineffaçable sur ses prétentions spirituelles. Dans ses
fraternité prouve combien on avait alors généralement moments de plus intense exaltation comme de plus
perdu conscience de celle-ci et combien on s'en était profonde désolation, il demeure toujours « homme »,
éloigné. lié au destin commun de la « natura humana ».
4) Par manière de complément, signalons encore un 2) Mais à côté de ces composantes terrestres, le récit
texte tiré des fragments de Titus de Bostra (f après de la création renvoie au souffle de Dieu (Gen. 2, 7),
378). Reprenant la parole du psaume 21, 23, déjà citée à la ressemblance avec Dieu dont l'homme a été honoré
par Origène (De oratione 15, 4) et Tertullien (Adversus (Gère. 1, 26-27; 5, 1). « A peine le fis-tu moindre qu'un
Marcionem ni, 22, 6) : « Je veux annoncer ton nom à mes Dieu, le couronnant de gloire et de splendeur », ajoute
frères, au milieu de l'èxxXTjoia te louer », Titus s'en le psaume qui d'abord s'épouvantait de la chétivité
sert, grâce à l'équivalence qu'il établit entre les mots de l'homme (PS. 8, 6). Ce qui unit les hommes entre
èxxX'»)cria et à8eXip6TY)ç XpioTou, pour éclairer la scène eux, par-dessus toutes les frontières historiques, ce
de Luc 8, 19-21 (= Mt. 12, 46-50; Marc 3, 31-35) : le n'est pas seulement la communauté d'un même destin
Seigneur renvoie mère et frères selon la chair afin de biologique, mais celle aussi de la vocation divine qui
montrer quelle est sa véritable parenté. « Je ne suis pas repose sur eux et constitue leur véritable dignité, fait
venu dans le but d'honorer deux ou trois frères (c'est paraître infiniment petites toutes les distinctions humai-
ainsi que Titus de Bostra fait parler le Seigneur), mais nes de dignité et d'honneur. Par sa doctrine de la créa-
dans celui de les sauver tous. Ma grâce n'est pas réser- tion de chaque âme, le créationisme ne veut pas dire
vée à quelques-uns, mais je suis un maître pour tous, autre chose que ce rapport immédiat de l'homme à
ou (Jiepix-?)v TOloup.ai -ri)v yàpiv, àïXo. xaOoXixéç eE[ii Dieu : jamais l'homme ne se résorbe dans son espèce,
SiSàaxaXoç » (Fragmenta in Lucam 8, 19-20, éd. mais il est, personnellement et en tant qu'individu
J. Sickenberger, TU 21, 1, Leipzig, 1901, p. 174-175). particulier, connu et aimé de Dieu; dès lors, aussi
Titus de Bostra fait ici du refus de la parenté terrestre impuissant et insignifiant qu'il soit, il est, à chaque
un refus en même temps de toute division, une allusion stade de sa vie, une « personne » qui ne peut jamais être
à la « catholica » : la fraternité du Christ est là où la rabaissée au rang de simple moyen, demeure toujours
volonté est ouverte au tout; être frère du Christ, c'est plus qu'une simple partie de la communauté, appelé
avoir une mentalité « catholique », vouloir entrer en qu'il est, lui-même, à une destinée éternelle. Dans chaque
relation avec tous, et non pas s'enfermer dans le groupe, homme, il faut voir le partenaire de Dieu, que Dieu
dans la partie. appelle par son nom, que Dieu aime d'un amour éternel.
3. FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FRATERNITÉ 3) Le fait que l'homme est à l'image de Dieu comporte
en outre une dimension eschatologique. Si la commu-
Les documents dont nous venons de dégager les nauté biologique de la vie humaine renvoie au destin
aspects les plus importants en fonction de l'idée de mortel commun à tous, au retour à la poussière d'une
fraternité ne sont pas seulement pour le chrétien des mère commune, la Terre, le souffle de Dieu donné à
témoins de la foi d'une époque disparue ; ils lui révèlent l'homme renferme par contre en soi la vocation à une
aussi ce qui constitue la racine de son existence présente communauté éternelle avec Dieu, qui est en même temps
dans la toi. L'analyse historique des textes nous a per- une communauté fraternelle de tous les enfants de
mis d'ébaucher les bases positives essentielles de l'idée Dieu : Dieu veut le salut de tous les hommes (1 Tim. 2,
de fraternité; il nous faut maintenant, d'une façon 4), tous sont invités au divin festin des noces et des-
systématique, ressaisir ces éléments dans leur liaison tinés à être un jour, en tant que citoyens de la Jérusalem
intime. céleste, des membres de la communauté des saints.
1° La fraternité de tous les hommes. — Considérer l'homme du point de vue biblique, c'est
1) En tant que créateur du ciel et de la terre, Dieu est toujours le considérer du point de vue de son avenir,
le Père de tous les hommes. La f o i à la création demeure reconnaître dès à présent en lui celui qui participera
le plus ferme fondement de la croyance à l'unité des avec moi à la joie de Dieu, celui qui sera assis avec
hommes et à leur fraternelle coordination. Cette moi à la table de l'éternel banquet. Mais la vocation
1157 FONDEMENT ONTOLOGIQUE DE LA FRATERNITÉ 1158
tournée vers l'avenir, incluse dans le fait de la ressem- qui voyaient dans les chrétiens, non des frères, mais
blance avec Dieu, comporte aussi, à côté de l'aspect des ennemis haïssables de l'humanité, et de faire naître,
individuel que nous venons d'esquisser, un aspect grâce à la vertu créatrice de l'amour, une communauté
collectif : tous les hommes et tous les peuples construi- fraternelle qui n'existait pas encore à titre de donné
sent ensemble la même histoire, sont pris dans la trame interhumain, mais constituait un appel divin à réaliser.
d'un même plan, par le moyen duquel Dieu conduit le D'où l'on comprend que les formules sentimentales,
cosmos à son but. C'est ce que mettent bien en lumière en vogue depuis le temps de ï'Aufklarung, telles que :
le récit de l'alliance avec Noé et surtout le thème des « Nous sommes tous frères », et autres semblables,
« deux frères ». En fin de compte, l'humanité tout entière soient relativement peu abondantes dans l'ancienne
forme, dans sa marche historique, sans préjudice littérature chrétienne; au naturalisme sans obligation
d'ailleurs de la vocation personnelle de chaque indi- de ces formules bien frappées on ne pouvait trouver
vidu, un organisme vivant où il y a pluralité de fonc- grand chose à gagner, parce qu'on voyait dans la
tions mais unité de but. Cela est important en ce qui fraternité un fait humain qui n'arrivait à être une
concerne les communautés non-chrétiennes. Tandis réalité vraiment effective que par la réalisation concrète
que le récit de l'alliance avec Noé laisse entendre que de l'existence fraternelle.
même les religions de type mythique contiennent une 2° La fraternité spéciale des chrétiens. —
authentique théophanie, qui a son sens historique de On pourrait, d'après ce qui a été dit, caractériser sim-
préparation éloignée, purement provisoire du reste plement ce qui distingue la fraternité spéciale unissant
(et J. Daniélou, Essai sur le mystère de l'histoire, Paris, les chrétiens entre eux et la fraternité commune à
1953), le thème des deux frères rappellera au chrétien tous les hommes de la manière suivante : les chrétiens,
son insertion dans le mystère de l'histoire, le risque parce qu'ils ont cru au Père de Jésus-Christ, ont
qu'il court et la mission cachée qui incombe ou peut reconnu leur fraternité et l'ont acceptée, tandis que les
incomber à l'autre. autres, au contraire, l'ignorent. Mais cette « reconnais-
Ce genre de réflexion ne fera pas oublier que, dans sance et acceptation », dont tout dépend par consé-
l'histoire humaine, la destruction de la fraternité est quent, comporte une série d'aspects qu'il faut briève-
toujours l'œuvre des forces du mal, jamais celle des ment développer.
forces de Dieu. L'établissement d'une vraie fraternité 1) On n'est pas chrétien sans une nouvelle naissance :
a toujours quelque chose de chrétien en soi. « Si donc quelqu'un est dans le Christ, c'est une créa-
4) C'est également dans le cadre de la fraternité de tion nouvelle; l'être ancien a disparu, un être nouveau
tous les hommes que vient s'insérer cette présence est là » (2 Cor. 5, 17). C'est par ces mots que Paul
tout à fait spéciale de Jésus-Christ au temps de l'his- caractérise la conscience qu'a de lui-même celui qui
toire, dont parle la parabole du jugement final, en est devenu chrétien. Croire au Christ, cela signifie
Mt. 25, 31-46. Le dernier des hommes (cf Marc 9, 35, changer de vie, laisser en arrière ce qui est ancien,
et aussi 1 Cor. 15, 45; 4, 9) chemine sans cesse tout c'est-à-dire soi-même, et, appuyé sur le Christ, com-
au long de l'histoire dans les « derniers » (novissimus) mencer une nouvelle existence humaine. Devenir chré-
de l'humanité (cf Mt. 19, 30), dans les plus petits et tien implique donc mort et résurrection, refonte du
les plus méprisés. L'idée, chère aux anciens, que dieux moi et de sa propre excellence, cette « alchimie de
et anges circulent en secret sur la terre et que l'homme l'être » (H. de Lubac, Catholicisme, p. 291) dans laquelle
qui en repousse un autre doit redouter d'avoir repoussé l'être humain acquiert peu à peu un autre sens, parce
le dieu qui voyage incognito ou l'un de ses messagers qu'il se met à exister centré d'une nouvelle manière.
(cf Hébr. 13, 2; Luc 2, 7), reçoit ici son accomplisse- Le baptême est le sceau sacramentel de l'événement
ment effectif ; qui repousse un homme dans le besoin de cette nouvelle naissance qui s'accomplit par un
a, en fait, repoussé le Juge du monde, et qui tient processus de mort et de résurrection, — événement qui
ouverts ses yeux et son cœur a chance de rencontrer pénètre toute la vie du chrétien, puisqu'on ne peut
ce Juge et de se montrer son frère. être chrétien qu'en le développant constamment.
5) Dans son ensemble, la littérature néo-testamen- La concrétisation sacramentelle par le baptême (puis
taire et patristique ne conçoit jamais la fraternité uni- par la pénitence) de cet événement fait ressortir en
verselle comme une donnée statique et naturelle. De même temps le côté social de celui-ci. Par sa nouvelle
même qu'être homme n'est pas simplement une donnée naissance, le chrétien est introduit dans une nouvelle
qui échoit toute faite à l'individu sans qu'il ait à famille, qui constitue désormais son foyer spirituel.
devenir ce qu'il doit être, un homme, en vertu d'un Tandis qu'il reçoit l'existence de Jésus-Christ comme
impératif constamment renouvelé, ainsi en est-il de modèle de son existence humaine, et que le Seigneur
la fraternité : c'est un ordre, une mission qui attend lui est donné comme centre et forme de sa propre
sa réalisation. L'homme qui ne reconnaît pas l'autre, existence, le chrétien se fond, se liquéfie en quelque
l'étranger, l'inférieur, pour son frère, et ne réalise sorte intérieurement en Jésus-Christ, et ne fait plus
pas qu'il l'est, mais le considère au contraire comme qu' <i un » avec lui (Gai. 3, 28; cf l'expression « revêtir
étranger, comme autre, celui-là même est appelé à le Christ », Rom. 13, 14; Gai. 3, 27; Éph. 4, 24; Col. 3,
découvrir dans l'autre l'existence du frère oublié, et, 10; ou encore celles qui concernent les membres du
par là, à faire d'une pure possibilité une réalité effec- Christ, l'implantation dans le Christ, et autres sem-
tive. Par son attitude fraternelle, il est appelé en blables). Il participe ainsi maintenant au mode d'exis-
même temps à ouvrir les yeux de cet autre qui, lui tence du Christ, qui, de son côté, ne fait rien de lui-
aussi, ignore la fraternité cachée qui les unit tous même (Jean 5, 19-30), et tient son être tout entier
deux, et, de la sorte, à parfaire cette fraternité. C'est du Père (cf Jean 7, 16-17), si bien qu'il n'est rien en
ainsi que les chrétiens comprenaient leur mission à lui-même, mais pure « relatio subsistons » au Père.
l'égard des païens : il s'agissait pour eux d'ouvrir, par Entrer, pour l'homme, dans cette existence, c'est rece-
le moyen de leur attitude fraternelle, les yeux de ceux voir Dieu comme « Père » d'une façon tout à tait nou-
1159 FRATERNITÉ 1160
velle, penser la relation de son être à Dieu, non plus sance, entre en ligne de compte l'unité de la parole
seulement sous la forme générale d'un concept de de Dieu, qui forme le cadre de cette unité spirituelle
création plus ou moins approfondi, mais comme le dans laquelle les hommes se comprennent et par là
recevant, pour ainsi dire, toujours à nouveau des mains deviennent frères.
de Dieu. 3) La communauté des chrétiens repose encore sur
Cette fusion de sa propre existence avec celle de Y unité de l'espérance qui les unit. Ils sont destinés à
Jésus-Christ, qui constitue le contenu de la nouvelle édifier ensemble la « communie sanctorum »; le sort
naissance, implique en même temps, pour le chrétien, de chacun est même tellement entrelacé avec celui
une fusion avec l'être de tous ceux qui sont entrés des autres qu'il ne pourra s'accomplir que lorsque le
dans le même processus. Car ils ont tous le même tout aura atteint sa fin. C'est alors seulement qu'arri-
centre, le Christ, et leur existence, enracinée en lui, vera le salut définitif avec la résurrection des morts,
est devenue une. C'est pourquoi, le chrétien, en s'adres- qu'auront lieu le jugement et le triomphe sur les puis-
sant à Dieu, devra nécessairement dire « notre Père »; sances hostiles à Dieu. Il s'ensuit que l'Église, comme
le titre qu'il donne à Dieu inclut le « nous » des frères telle et tout entière, a une fonction dans le déroulement
et des sœurs, parce qu'il inclut le « Premier-né » (Col. 1, de l'histoire. De même que l'histoire, prise comme un
15, 18), qui nous a faits ses frères et sœurs. tout (et pas seulement la vie de chaque individu), ,
La tradition ecclésiastique cependant ne parle pas a un sens, l'Église n'est pas seulement un réceptacle
seulement, en relation avec la nouvelle naissance, de extérieur qui sert à assurer le salut des individus
père et de frères et sœurs, mais aussi de mère : elle comme tels, mais elle a, en tant que tout, un sens,
désigne par là l'Église. C'est rappeler au chrétien que parce qu'elle a un service à remplir dans l'organisme
le véritable dispensateur des sacrements est le Christ de l'humanité, dans la grande lutte entre la foi et
total, « Christus totus, caput et membra i>. Cela veut l'incroyance, qui traverse l'histoire. Il est même pos-
dire que le Christ s'est approprié tous les croyants, sible de dire plus. Dieu peut aussi accomplir le salut
qu'ils sont devenus, en quelque sorte, une partie de d'un individu comme tel sans appartenance visible à
lui-même. Le courant chrétien de vie, la grâce de Dieu, l'Église; si donc il appelle un homme à l'Église, cela
qui suit les hommes et les cherche, passe par la foi a un sens qui dépasse toujours la destinée individuelle
vive et l'amour des chrétiens, et partout où la grâce de cet homme. Il se trouve inséré dans la mission
rencontre un homme, là leur lutte chrétienne et leur historique du peuple de Dieu. Ainsi les chrétiens,
vie ont pris une part efficace à ce courant dans lequel membres de l'Église, ont, dans un sens tout à fait
le Christ reste historiquement présent. L'existence des spécifique, une destinée commune; l'appartenance au
chrétiens a ainsi réellement une signification « mater- peuple d'Israël mettait son empreinte sur la destinée
nelle » pour la christianisation des autres, et le chré- de chaque Israélite même contre sa volonté : de la
tien vénérera dans ses frères ce mystère maternel de même manière, le chrétien reçoit, par son appartenance
la « communion des saints », qui est pour lui aussi le à l'Église, sa place historique, qu'il peut refuser d'occu-
sol nourricier de sa foi; il reconnaîtra en même temps per, mais ne peut jamais faire disparaître.
avec action de grâces qu'il est appelé à participer à ce D'un autre côté, ce regard tourné vers l'avenir et
service maternel de l'Église. l'histoire montre le caractère ouvert de la fraternité
2) A côté du fondement sacramentel de la fraternité chrétienne : l'espérance du salut vaut pour tous et,
chrétienne, auquel renvoie l'idée de nouvelle naissance, finalement, il n'y a qu'une seule et indivisible histoire
il faut aussi considérer la catégorie personnelle de qui investit tous les hommes.
parole : les chrétiens sont unis par la même parole 4) L'expression durable de cette fraternité des chré-
qu'ils écoutent, par la même connaissance de foi qu'elle tiens est, dans la vie de l'Église, Y eucharistie, qu'on a
leur donne. A l'appel de la parole, les chrétiens décou- pu désigner à bon droit le sacrement de la fraternité.
vrent la paternité de Dieu, l'illusion mythique qui les Car, en recevant l'eucharistie, le chrétien ne communie
faisait se ramener à la terre de la patrie et se croire pas seulement au Christ, mais, par le Christ, à ses
créés en diverses castes (Platon, République ni, 415a) frères chrétiens. Tandis qu'il reçoit le Christ, il sort
est détruite, ils savent qu'ils sont tous d'une même en effet de lui-même et il est assimilé au Seigneur. La
famille et, par là, vraiment frères. La foi <i démytho- même chose se produit aussi pour ceux qui communient
logise » le monde, elle démasque l'erreur raciste et les à côté de lui, et ainsi tous sont tirés de l'isolement où
dogmes sociaux, œuvres de mensonge, en éloigne les ils se trouvent et introduits dans un même et unique
hommes pour les conduire à la vérité, qui rend libre centre, qui s'appelle le « Corps du Christ ». La commu-
(Jean 8, 32). La foi possédée en commun crée en même nion au banquet eucharistique a, dans son sens originel,
temps la compréhension entre les hommes, continue peu de chose en commun avec une mystique indivi-
le miracle de la Pentecôte et triomphe de la confusion duelle de l'union à Jésus, selon l'interprétation que
babylonienne des langues, non, du reste, par l'unité lui a donnée bien des fois la piété des temps modernes;
extérieure du langage, mais par l'unité de l'esprit elle fonde bien plutôt une mystique expressément
qu'elle établit. Dans le domaine de l'existence natu- ecclésiale, dont le but est le Corps du Christ, la fusion
relle, ce qui marque l'homme avant tout, en plus de de la multitude dans l'unité du Corps du Seigneur.
son hérédité, c'est son entourage ; outre les composantes Dès lors, on conçoit que la piété de l'Église ancienne
biologiques, il y a les composantes spirituelles, qui ait pu voir dans le pain fait de nombreux grains une
façonnent ses idées et ses comportements, si bien que image de l'Église qui grandit sans cesse par la réunion
des frères ne se ressemblent pas seulement à cause de de beaucoup, que les expressions « corps eucharis-
leur héritage biologique, mais aussi à cause de l'identité tique » et « corps mystique » aient pu être interchangea-
de la tradition spirituelle au sein de laquelle ils ont bles, qu'Augustin ait pu oser dire à ses fidèles : « Recevez
grandi. Il en est de même dans le domaine spirituel : ce que vous êtes » (cf H. de Lubac, Corpus mysticum,
£>n T^ïnc f \ f t la r . n m m u n a n t p mip P.rpft la nouvelle nais- coll. Théologie 3, 2 e éd., Paris, 1949).
1161 ÉTHIQUE DE LA FRATERNITÉ CHRÉTIENNE
4. ÉTHIQUE DE LA FRATERNITÉ CHRÉTIENNE Les lectures de la messe sont une parole adressée aux
fidèles; ce qui veut dire qu'on doit pouvoir las entendre et les
Reste encore une question : dans quelle ambiance comprendre; les répons, qui ponctuent tout le cours de la
morale, dans quels sentiments l'existence chrétienne messe, doivent être un dialogue entre le prêtre et la commu-
doit-elle s'épanouir? Car, s'il est vrai que la fraternité nauté; tous sont invités au banquet où se consomme le contenu
de tous n'est jamais, selon la conception chrétienne, propre de l'être-chrétien : la participation au Corps du Sei-
simplement et naturellement donnée, mais qu'elle est gneur. Si être chrétien et communier sont origineileroent une
un devoir-être spirituel sans cesse proposé, s'il est seule et même chose, pourquoi les membres vivants d'une
vrai aussi qu'elle se réalise dans l'acte même de l'atti- paroisse ne pourraient-ils pas encore aujourd'hui se reconnaître
tude, de la conduite fraternelle, il s'ensuit que la véri- consciemment comme les commensaux de la même table de
Dieu, et, par là, se sentir très profondément unis entre eux?
table fraternité chrétienne ne pourra pas être conçue Il faudrait à nouveau attirer leur attention sur le double
seulement comme une réalité en quelque sorte supra- aspect de l'union qu'établit le banquet eucharistique : union
naturelle, mais qu'elle est connaissance et vie. horizontale des chrétiens les uns avec les autres, union verti-
1° La fraternité dans l'Église. — 1) Pour cale avec le Seigneur monté aux cieux. L'eucharistie ne peut
que l'éthique de la fraternité ait des traits vraiment être célébrée complètement dans l'enceinte des églises, elle
chrétiens, il faut qu'elle se conforme par l'intérieur à demande à se continuer dans le quotidien de la vie.
la réalité chrétienne. On en vient par là à reconnaître 3) Cette continuation de l'eucharistie dans la vie
que les colonnes sur lesquelles repose l'Église, la quotidienne suppose d'abord que les membres d'une
Parole et le Sacrement, sont elles-mêmes le fondement paroisse ne soient pas, sortis du cadre de leur église,
de la communauté, de la fraternité. La parole que indifférents les uns aux autres, mais s'efforcent de
l'Église annonce ne transmet pas simplement une trouver, en dehors de ce cadre, des formes de vie
connaissance philosophique, dont chacun se fait soi- communautaire qui viennent compléter la réunion
même l'application, mais c'est comme un appel de cultuelle et rendre possible le contact fraternel immé-
héraut qui rassemble les hommes en vue du royaume diat. Il importe avant tout que, dans l'esprit de 1 Cor.
de Dieu, en vue du pèlerinage de l'humanité vers la 11, chaque paroisse ne laisse pas dans un coin, pour
montagne de Sion (Isaïe I I , 10-16). Quant aux sacre- ainsi parler, ses pauvres et ses abandonnés, mais qu'elle
ments, ils ne sont pas seulement des moyens de grâce reconnaisse la responsabilité fraternelle qui lui incombe
pour les individus, mais des actions où se reflète la vie à l'égard de ces hommes si proches du Seigneur, qu'elle
du peuple de Dieu, de l'Église. Ainsi, le baptême n'est considère cette responsabilité comme son devoir primor-
pas simplement pardon, mais incorporation dans le dial. La question cependant est encore plus complexe.
Corps du Christ, agrégation juridique à la commu- Il y a des paroisses riches et des paroisses pauvres,
nauté visible de Dieu. L'eucharistie n'est pas unique- des pays riches et des pays pauvres. Là encore il ne
ment rencontre de l'âme avec le Christ, mais banquet doit y avoir aucune fermeture sur soi; c'est l'occasion
de fraternité. On doit prendre à nouveau conscience, pour la fraternité des communautés (2 Jean 1-3) de
d'une manière vivante, concrète, de la signification retrouver ses droits.
enclose dans le fait que des hommes de toutes nations Yves Congar fait remarquer que l'on conçoit aujour-
et de toutes conditions s'assoient sans distinction à la d'hui avant tout le catholicisme comme union à la
même table, reçoivent le même pain et que chaque hiérarchie, et surtout au pape, alors qu'auparavant
fidèle, dans n'importe quelle église du globe, peut aller il ne signifiait pas moins union d'église à église, union
à cette table, à laquelle il est toujours et partout invité. des communautés entre elles (Jalons pour une théologie
De même, la pénitence n'est pas simplement réception du laïcat, coll. Unam sanctam 23, Paris, 1952, ch. 7).
personnelle de l'absolution, mais réconciliation avec Il s'agit de reconnaître comme un élément essentiel
la communauté fraternelle de l'Église, à l'égard de et infrangible de la catholicité cette union horizontale
laquelle l'homme est coupable par son péché, puisqu'il d'église à église, et de la réaliser, de la promouvoir
a souillé et défiguré le corps du Christ. Des considéra- en particulier par-dessus les frontières nationales; il
tions semblables seraient à faire à propos des autres faut que chaque église sente sa responsabilité frater-
sacrements. En un mot, il s'agit de surmonter ce malen- nelle à l'égard des autres, spécialement à l'égard de
tendu individualiste dont souffre le christianisme par celles qui constituent la partie nécessiteuse et malheu-
suite de l'abandon du titre de frère et de la conscience reuse de l'unique Église. Une expression concrète de
qu'il implique; il s'agit de reconnaître à nouveau ce catholicisme sera avant tout la restauration de
que la composante sociale est au cœur de l'Évangile, l'esprit d'hospitalité, qui, par-delà les relations plus
pénétrant de là toutes les réalités chrétiennes. Cela ou moins anonymes et abstraites des œuvres générales
doit se faire sentir jusqu'au plus intime de la conscience d'entraide, fait de la catholicité une expérience vivante
chrétienne. La foi n'est pas seulement foi au Dieu Père et apprend au croyant qu'il est partout chez lui là où
en général, mais au Dieu qui est notre Père, qui me vivent des chrétiens.
rencontre dans ses fils et à qui je ne peux venir en 4) Le christianisme naissant n'a pas attaqué les
laissant de côté mes frères. Croire en chrétien signifie institutions sociales de son temps ni l'esclavage, mais
croire dans la communauté de tous ceux qui disent il apporta une nouvelle éthique, qui a transformé les
avec moi « notre Père ». choses par l'intérieur; il favorisa le climat spirituel,
2) II faut que ces vues aient une influence dans la qui conduisit à l'abolition de ces institutions et de
manière d'annoncer la parole et dans la forme de la l'esclavage. Imprégner d'esprit de fraternité l'organi-
célébration des sacrements. La proclamation de la sation sociale en vigueur demeure toujours une des
parole n'est pas communication d'idées philosophi- tâches fondamentales de l'éthique chrétienne. Cela vaut
ques, mais a pour objet le Corps du Christ. Quant aux aussi, analogiquement, de l'ordre intérieur à l'Église,
sacrements, en particulier l'eucharistie, ils doivent être autrement dit des relations entre prêtre et laïc. Le
célébrés de telle sorte qu'il soit évident qu'ils se rappor- sacerdoce néo-testamentaire constitue historiquement
tent par essence à la communauté. une rupture par rapport au sacerdoce judaïque et au
FRATERNITÉ 1164
sacerdoce des religions environnantes. Cette rupture, ainsi, par la force créatrice de Vagapè, fonder la frater-
dont parle avec force l'épître aux Hébreux et qu'elle nité. De plus, le catholique doit se rappeler spéciale-
examine à fond, s'inscrit dans la terminologie elle- ment qu'être catholique signifie surmonter les fron-
même (épiscope, presbytre, etc), qui ne se rattache tières et aspirer au tout, que la qualité authentique
pas aux institutions sacerdotales du monde pré-chré- de catholique se dévoile précisément dans ce senti-
tien. ment d'ouverture.
D'après l'épître aux Hébreux, on doit dire très nettement 2) II est plus difficile de formuler ce que doivent
que le « prêtre » du nouveau Testament n'est pas un prêtre au être les relations des « Églises », ou plus exactement
sens de l'histoire des religions et de l'ancien Testament, mais de l'unique Église avec les « Églises » séparées. Sans
que, par fonction, il est purement au service de l'unique Prêtre aucun doute, l'Église doit continuer fermement à
Jésus-Christ. La conviction de ne pouvoir agir par sa propre appeler « schisme » ou « hérésie » ce qui l'est objective-
puissance, d'être purement appelé à un service dans le Corps ment et, en ce sens, à se soumettre aux exigences
du Seigneur commun à tous devrait marquer profondément inflexibles de la vérité, qui est une. Au fond, une telle
la conscience que le prêtre a de soi. Même s'il n'interprète pas
de façon étroite et juridique, avec une littéralité qui serait attitude, qui implique l'exigence permanente de la
fausse, la parole du Seigneur qui dit que le titre de Père « ré-union », sert beaucoup plus l'ouverture mutuelle
n'appartient qu'à un seul, Dieu (Mt. 23, 9), il ne doit cependant que si on laissait chacun suivre tranquillement son
pas oublier que même en tant que n père » il demeure toujours propre chemin et se dispenser de sa communauté de
« frère », que la charge de père dont il est revêtu n'est pas autre destin avec l'autre.
chose qu'une forme de service fraternel. Aussi devra-t-il se Mais, demandera-t-on peut-être, cette ligne de démar-
garder de tout paternalisme, et respecter bien plus le caractère cation clairement établie dans le domaine dogmatique
adulte et la propre dignité des fidèles confiés à son ministère. doit-elle empêcher les Églises de se reconnaître pour
Alors, bien des tensions dans les rapports entre prêtre et sœurs sur le plan concret de leur service dans le monde
laïc se relâcheront comme d'elles-mêmes, et il apparaîtra que et, par-delà la fraternité immédiate de la commu-
ces tensions relèvent d'un problème qui, à beaucoup d'égards, nauté catholique, de chercher à développer des rapports
est d'ordre plus moral que dogmatique. analogues avec les Églises chrétiennes en général? La
5) Enfin, à la fraternité chrétienne appartient encore foi commune à la parole du Seigneur semble, dans un
cette attitude qu'on pourrait appeler la tolérance à, monde menacé par l'athéisme, réclamer de façon pres-
l'intérieur de l'Église. Ce qui est ordonné dans Mt. 18, sante une attitude de ce genre. Pratiquement, cela
15, touchant la première correction à faire à un frère, signifierait que des avances fraternelles faites entre
laquelle doit avoir lieu, non derrière son dos, mais face communautés séparées deviennent partout la règle,
à face, devrait être considéré comme une norme stricte. là où la chose est possible sans blesser la vérité.
Il faudrait que le fait de savoir qu'il y a beaucoup de En outre, le catholicisme se devrait de reprendre
fonctions dans un seul Corps (1 Cor. 12) conduise avant à son compte l'attitude d'un Optât de Milève et d'un
tout au respect de la voie propre des autres, à la convic- Titus de Bostra et de regarder précisément comme sa
tion que telle ou telle forme de piété n'est pas l'affaire tâche de devancer les autres dans la voie de la frater-
de tous, mais qu'il y a une légitime variété de voies à nité. Quoi qu'il en soit, il ne lui est jamais permis de
l'intérieur de l'Unité de la foi, par où se manifeste la se retrancher derrière le prétexte que les autres ne sont
richesse de la grande famille de Dieu. pas fraternels : si cela devait être, il serait d'autant
plus nécessaire de leur faire découvrir la fraternité
2° La fraternité à l'égard des chrétiens perdue, de témoigner, par la réalité de sentiments
séparés. — C'est une tâche urgente, à l'intérieur de fraternels, de ce que c'est qu'être frère d'une manière
chaque communauté, que de ramener les communiants indestructible. Avant tout, il s'agit pour la véritable
à la conscience de leur fraternité; il ne s'agit pas toute- Église de se manifester par la « pax » : elle est appelée,
fois d'enfermer les fidèles dans leur propre cercle, car en effet, à proposer sans cesse le signe de son esprit
la communauté fraternelle des chrétiens demeure par universel de paix.
essence toujours ouverte vers les autres. Il convient
cependant de distinguer ce qui concerne les relations 3° La fraternité de tous les hommes. —
avec les chrétiens séparés et ce qui concerne les rela- La communauté fraternelle des chrétiens est ouverte,
tions avec les non-chrétiens. Dans le premier cas, les par essence, aux autres. Cet esprit d'ouverture, qui
choses peuvent être envisagées au plan des relations s'étend finalement à tous les hommes, doit être assumé
de l'individu avec son frère séparé et au plan des rela- consciemment dans une éthique de la fraternité chré-
tions des communautés séparées entre elles. tienne.
1) Pour ce qui est des relations des individus entre 1) II fau,t d'abord que cette fraternité se vérifie
eux, le même baptême, la parole de l'Écriture possédée dans les formes variées de Vagapè. Le chrétien ne peut
en commun et la même confession de la seigneurie de jamais oublier le « grand commandement », qui lui
Jésus (1 Cor. 12, 3) procurent une unité de base. A ordonne de voir son prochain avec les yeux de l'amour
quoi il faut ajouter la conception dynamique fondamen- et, par là, de devenir le frère de celui en faveur de
tale de la fraternité chrétienne; le chrétien sait qu'il qui Dieu veut se servir de lui (Luc 10, 25-37). Que sa
n' « est » pas simplement, de soi, frère de l'autre, c'est-à- fraternité ne doive pas se limiter au cas particulière-
dire que le fait, naturel et surnaturel, d'être ne suffit ment pressant où l'autre se trouve dans la détresse,
pas seul en l'occurrence, qu'il ne représente pas une mais qu'elle doive aussi faire ses preuves en toute
fin mais un commencement; le chrétien doit sans cesse autre situation, c'est ce que montre la parole du Sei-
devenir frère de l'autre. Si cela vaut déjà à l'intérieur gneur : « Si vous réservez vos saluts à vos frères, que
de l'Église, à plus forte raison à l'égard des frères faites-vous d'extraordinaire? Les païens eux-mêmes
séparés. Ce qui veut dire : dans l'autre reconnaître à n'en font-ils pas autant? » (Mt. 5, 47).
nnnvRaii la frèrs SB montrer soi-même son frère, et, A la fraternité chrétienne anoartient aussi manifes-
1165 ÉTHIQUE DE LA FRATERNITÉ CHRÉTIENNE 1166
tement ce qu'on peut appeler être loyalement homme 3) Le plus haut témoignage de fraternité de l'Église
avec les autres hommes. Là où le chrétien ne peut plus se réalise chaque fois qu'elle est jugée digne de par-
être chrétien avec les chrétiens, il doit être capable tager le sort de son Seigneur crucifié et d'accomplir
de se montrer homme avec les autres hommes. Et de avec lui le service de la souffrance pour les autres. Le
marne qu'il y a à l'intérieur de l'Église une tolérance cœur de l'événement de la rédemption consiste en effet
qui est comme une émanation de la fraternité chré- dans ce sacrum commercium, cette mystérieuse permu-
tienne, ainsi la fraternité à l'égard de ceux du dehors tation des rôles, par laquelle Jésus-Christ, le seul digne
devra assez souvent se manifester par une tolérance de toute béatitude divine, prend notre place, la place
qu'on pourrait définir comme le respect devant l'alté- du réprouvé (Gai. 3, 13), et nous ouvre par là l'accès
rité de l'autre et le secret que Dieu partage avec lui. à la gloire. Aussi peut-on dire que ce qu'il y a de plus
Le chrétien se rappellera qu'il y a eu des « saints païens » intime dans la mission de Jésus-Christ, c'est ce service
de l'ancien Testament, avec lesquels Dieu poursuivait de remplacement (Marc 10, 35-45). Si appartenir à
ses desseins particuliers (Melchisédech, Job). De plus, l'Église ne signifie pas autre chose qu'appartenir au
si le chrétien admet que l'avenir de l'homme est, aux Corps du Christ, la vocation à l'être-chrétien implique
yeux de la foi, déjà une partie de son présent et que l'appel à participer à cette charge. L'élection chrétienne
Dieu peut, à sa manière, conduire les errants à l'unique ne consiste donc pas dans une situation de faveur tour-
commwlio sanctorum, il se gardera, — à supposer qu'il nant au désavantage des autres (cf Marc 10, 35-45),
y soit quelque peu porté —, de tout jugement précipité mais dans l'élection à la diaconie de la croix, qui s'accom-
(1 Cor. 5, 12-13), et il sera prêt à imiter la tolérance plit dans l'histoire du monde, de même que l'élection
divine qui ordonne de laisser patiemment pousser fro- d'Israël atteignait son point culminant dans la diaconie
ment et ivraie, puisque discerner et juger sont l'affaire de la souffrance (cf Isa'ie 53, et Rom. 11, 11). C'est par
de Dieu et non celle des hommes (Mt. 13, 24-30). la voie du martyre (sous ses formes variées) qu'arrive
Enfin, le chrétien s'efforcera en face du non-chrétien à son accomplissement le thème biblique des deux
de vivre avant tout ces vertus humaines fondamentales frères et, avec lui, le mystère le plus intime de la frater-
que sont la justice et la véracité; un amour qui n'est nité chrétienne : l'échange de destin avec le frère qui
pas fermement fondé sur la justice et le respect de erre et, par là, sa réintégration cachée dans la plénitude
l'être de l'autre tend finalement à une condescendance de la fraternité. En fait, il n'y a que le support patient
protectrice, qui signifie mépris du partenaire. de l'injustice de ce monde (Mt. 5, 38-48) qui peut faire
2) L'Église prise collectivement remplit sa vocation éclater le cercle fatal des injustices et, au milieu du
d'ouverture au monde avant tout par la mission. triomphe de la haine et de l'égoïsme, dresser la force
Elle ne doit pas garder égoïstement pour elle la connais- plus grande de l'amour, qui vient de la foi, laquelle
sance et l'illumination qu'elle a reçues, elle est invitée triomphe du monde (1 Jean 5, 4).
à les transmettre à tous. Ce qu'elle peut faire de diverses Le mot Fraternité ou Frère ne figure pas dans le DTC, ni
façons. D'abord, par leur rayonnement propre, les dans le DBS; le DB a une courte_note de H. Lesêtre, t. 2,
chrétiens doivent devenir par leur vie « lumière sur le 1899, col. 2402-2403.
chandelier » (Marc 4, 21), « ville sur la montagne » SIadeczek, "H ipiXaSeWa nach den Schriften des hl. Apostels
(Af(. 5, 14); au sein d'une génération dévoyée et per- Paulus, dans Theologische Quartaischrijt, t. 76, 1894, p. 272-
295. — A. S. Peake, Brotherhood in thé Old Testament,
vertie, ils doivent briller comme des foyers de lumière Londres, 1923. — J. Zobel, Der bildiiche Gebrauch der Ver-
au milieu du monde (Phil. 2, 15). fvandtschaftsnamen im Hehràischen, dissertation, Heidelberg,
Il faut en venir aussi au témoignage de la parole 1932. — H. von Soden, •ASe>.i><iç, dans Kittel, t. 1, 1933,
(Mt. 28, 19; 10, 27). p. 144-146. — H. de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux
du. dogme, coll. Unam Sanctam 3, Paris, 1938. — V. Tscheri-
Plus nettement que jusqu'à présent, on devrait pourvoir kower et F. M. Heichelheim, Jewish religions influence in
à ce que toute l'Église, y compris les laïcs, participent au ser- thé Adier Papyri?, dans Thé Harvard theological Review, t. 35,
vice de la parole, chacun selon son degré. Le chrétien finalement 1942, p. 25-44. — J.-J. Collins, Thé Brethren of thé Lord and
doit à son frère incroyant d'être lui-même bien au tait de la two recently published Papyri, dans Theological Studies, t. 5,
parole de Dieu, pour pouvoir au moment opportun rendre 1944, p. 484-494. — H. Rahner, Mater Ecclesia, Einsiedein,
raison à ce frère de la Parole (1 Pierre 3, 15). Il est aussi du 1944. — G. Wunderle, Dos Idéal der Briiderlichkeit in ost-
ressort de l'amour fraternel, qui doit s'exprimer dans la kirchlicher Sicht, Diilmen, 1949, d'après les sources russes.
mission, que la Parole soit annoncée de telle sorte qu'elle — W. Scherffig, dans Evangelische Théologie, t. 9, 1949-1950,
puisse être comprise, ce qui n'est possible que par le travail, p. 49-64.
qu'il faut retaire à chaque génération, de l'appropriation E.-P. Groenewald, Die christelijke Broederskap volgens die
spirituelle, laquelle permet de traduire un même mot dans la Heilige S k r i f , dans Arcana revelata. Festschrift F. W. Gros-
langue et la pensée de chaque époque et ainsi de le rendre heide, Kampen, 1951, p. 23-32. — J. Daniélou, Le mystère de
audible à nouveau. l'histoire, Paris, 1953. — G. Quell et G. Schrenk, ncfriip, dans
Kittel, t. 5, 1954, p. 946-1016. — J. Ratzinger, Volk und
Haus Cottes in Augustins Lehre von der Kirche, Munich, 1954.
D'une manière générale, on ne doit jamais perdre — H. Schùrmann, Gemeinde aïs Briiderschaft im Lichte des
de vue, en tout ce qui touche à la question de méthode, Neuen Testamentes, dans Diaspora, Gabe und Aufgabe, Pader-
la loi essentielle de la mission; il faut que la mission born, 1955, p. 21-31. — H. Braun, Spdtjiidisch-hdretischer
soit l'expression de l'ouverture de l'Église à l'égard und friihchristlicher Radikalismus, t. 1, Tubingue, 1957,
de tous les hommes. La violente malédiction prononcée p. 127-129; t. 2, p. 84-85. — C. Spicq, La charité fraternelle
par le Christ à propos de la mission juive de son temps selon 1 Thess. 4, 9, dans Mélanges bibliques rédigés en l'honneur
d'A. Feuillet, Paris, 1957, p. 507-511; Agapè, coll. Études
(Mt. 23, 15) sera devant les yeux de l'Église comme bibliques, t. 2, Paris, 1959, p. 324-329. — H. Kosmala, Hebraer-
une mise en garde contre un faux prosélytisme de recru- Essener-Christen, Leyde, 1959, p. 44-50. — W. Trilling, Haus-
tement, comme une incitation à respecter la liberté ordnung Gottes, Dusseldorf, 1960. — J. Ratïinger, Die christ-
spirituelle de l'autre et à ne le traiter toujours qu'avec liche Briiderlichkeit, Munich, 1960; trad. franc., Frères dans
nno vraîo pitapî+o fra+fsrnolïo
1167 FRATERNITÉ
J. IiaaCi Aw IOMOIS d« la charité /rat«rn«Zi«, coll. Lumière
de la foi 4, Paris, 1961. — K. H. Scheikie, Die Petrusbriefe.
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Bauer, art. Bruder, dans son Bibeltheologisches Wôrterbuch,
2« éd., Gratz, 1962, t. 1, p. 140-144.
DS, art. CHARITÉ, CORPS MYSTIQUE, DIRECTION SPIRI-
TUELLE (le « Père » en Orient, t. 3, col. 1008-1015), ÉDIFI-
CATION, ËGLISE, EUCHARISTIE, etc.
Joseph RÀTZINOBR.

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