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LUNAM,Universitécatholiquedel’Ouest,UMR8167OrientetMéditerranée
RÉSUMÉ
Dans son Histoireecclésiastique (III, 20), Eusèbe de Césarée cite un extrait des
Mémoires (Ὑπομνήματα) d’Hégésippe relatant la comparution devant l’empereur
Domitien de deux hommes présentés comme les petits-fils de Jude, le frère du
Seigneur. L’intention apologétique de ce passage est évidente. Hégésippe utilise ce
récit traditionnel provenant des milieux nazoréens pour montrer, d’une part, que
l’hérésie a toujours constitué une force d’opposition à l’orthodoxie et, d’autre part,
que la foi chrétienne n’a jamais été une menace pour l’empire romain. Cela ne signifie
pas pour autant que ce récit soit entièrement dénué de valeur historique. Les divers
éléments du texte (l’identité des deux frères, leur propriété agricole, l’accusation et
la dénonciation dont ils furent victimes, leur comparution devant l’autorité romaine),
une fois dégagés de l’intention de l’auteur, révèlent leur consistance historique. Cet
extrait des Mémoires témoigne non seulement de l’autorité que les membres de la
famille de Jésus exerçaient sur les communautés nazoréennes, mais aussi de la per-
ception que les Romains et la population judéenne avaient de l’espérance messia-
nique professée par les nazoréens.
ABSTRACT
Revuedesétudesjuives,173(3-4),juillet-décembre2014,pp.297-323.
doi:10.2143/REJ.173.3.3062103
1. La datation des Mémoires est fondée sur l’importance qu’Hégésippe accorde à Éleuthère,
qu’il signale comme diacre d’Anicet, puis évêque de Rome (son épiscopat s’étendant entre
177 et 190); voir EUSÈBE,Histoireecclésiastique, IV, 22, 3. Pour les dates d’Éleuthère, voir
ibid., V,proem., 1 et V, 22.
2. Ibid., III, 20, 1-6 (trad. G. BARDY dans EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoireecclésiastique, t. I
[Livres I-IV], Paris, 1952, p. 123-124).
3. Les citations de l’ÉvangileselonlesHébreux dans les Mémoires et la connaissance
de l’hébreu et du syriaque (en fait de l’araméen) dont Hégésippe semblait faire preuve ont
même conduit Eusèbe à penser que celui-ci «est venu à la foi en sortant du judaïsme» (ibid.
IV, 22, 8). Les propos d’Eusèbe ont été mis en doute par W. TELFER, «Was Hegesippus a
Jew?», HarvardTheologicalReview, 53, 1960, p. 143-153, bien que tous les arguments qu’il
avance ne soient pas convaincants. Il n’en reste pas moins qu’il est peu probable qu’un Juif
converti ait eu besoin de se déplacer jusqu’à Rome pour fonder son orthodoxie (ce qu’il a
fait en établissant «une succession jusqu’à Anicet»; voir EUSÈBE, Histoire ecclésiastique,
IV, 22, 3) et qu’il ait pu entretenir des relations, sur la base d’une entente doctrinale, avec les
évêques Anicet et Éleuthère, le premier ayant prôné la pratique pascale dominicale face à
l’observance quartodécimane (ibid., V, 24, 14-17), et le deuxième (si l’on admet la chronologie
d’Eusèbe) ayant dû faire face au schisme de Blastus causé par la persistance de ce différend
sur la célébration pascale (PS.-TERTULLIEN, Adversusomneshaereses, 8, 1; EUSÈBE, Histoire
ecclésiastique, V, 15 et 20, 1).
4. Ibid., IV, 22, 1-2. Peut-être Hégésippe considérait-il Clément comme un représentant de
l’enseignement de Paul, s’il identifiait l’auteur de la PrimaClementis au Clément mentionné
en Phil 4, 3. La référence à Hégésippe dans le voisinage de cette identification admise par
Eusèbe (ibid., III, 15-16) peut le laisser penser.
5. C’est ainsi qu’Eusèbe présente le contenu des cinq livres des Mémoires (ibid., IV,
8, 2).
6. Ibid., IV, 22, 4-6.
7. Il a ainsi établi la succession des autorités ecclésiastiques de Rome jusqu’au temps
d’Anicet (ibid., IV, 22, 3).
8. Ibid., IV, 7, 15. Ce caractère apologétique des Mémoires est depuis longtemps démontré;
voir H. J. LAWLOR, Eusebiana. Essays on the Ecclesiastical History of Eusebius Bishop of
Caesarea, Oxford, 1917, p. 1-4.
9. Voir l’importance accordée au fait que Siméon ait été «de ceux qui ont vu et entendu
le Seigneur» (Eusèbe, Histoireecclésiastique, III, 32, 4). La remarque est d’Eusèbe, mais elle
est fondée sur la lecture des Mémoires où Clopas et Marie (cf. Jn 19, 25) sont présentés
comme les parents de Siméon.
10. Les nazoréens se différenciaient des chrétiens proto-orthodoxes (en majorité d’origine
grecque) plus sur le plan de la praxis, en raison de leur attachement aux observances de la
Torah, que sur celui de la doctrine. Le constat peut être fait en matière de christologie. Sur ce
point, voir S. C. MIMOUNI, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998,
p. 82-89; ID., Leschrétiensd’originejuivedansl’Antiquité, Paris, 2004, p. 125-129 et 148-
150. Plusieurs éléments révèlent l’origine nazoréenne des traditions utilisées par Hégésippe.
Que Jude, le grand-père des deux principaux personnages du récit qui nous intéresse, ait été,
en tant que «frère du Seigneur», étroitement associé à Jacques, figure importante de la com-
munauté nazoréenne, indique qu’il appartenait lui aussi, ainsi que ses descendants, au milieu
nazoréen (Mc 6, 3/Mt 13, 55; Jude 1). Les traditions dont Hégésippe se fait l’écho, qui évoquent
les persécutions menées contre Jacques et les petits-fils de Jude, procèdent à la même associa-
tion. Notons encore que la relation de la parenté du Seigneur avec la communauté nazoréenne
de Jérusalem (Ac 1, 14; 15, 13-21; 21, 18; cf. Lc 24, 13. 18. 33) est également repérable dans
les traditions d’Hégésippe (qui présentent Jacques et Siméon comme des autorités au sein de
l’assemblée de Jérusalem).
11. Son origine orientale se déduit du fait qu’il passe par Corinthe pour venir à Rome et
de sa connaissance de l’hébreu et du syriaque. W. TELFER (art. cit., p. 146) pense qu’Hégésippe
a puisé les faits qu’il relate dans une source non issue d’un milieu de Juifs convertis. Il ne
paraît pas nécessaire de le suivre sur ce point.
12. Pour S. GSELL, Essaisurlerègnedel’empereurDomitien, Paris, 1894, p. 313, «ce récit
a l’air d’une légende» et «Eusèbe lui-même ne paraît pas bien sûr que les faits qu’il raconte,
d’après Hégésippe, se soient réellement passés». Pour R. L. P. MILBURN, «The Persecution of
Domitian», TheChurchQuarterlyReview, 139, 1945, p. 154-164, p. 155, «(t)he story is not
above suspicion» et «burst into picturesque flowering from a very small kernel of objective
truth». Pour M. GOGUEL, Lanaissanceduchristianisme, Paris, 1946, le récit est «inconsis-
tant» (p. 156) et il estime que les traditions rapportées par Hégésippe «ne méritent guère de
confiance quant aux faits positifs qu’ils allèguent» (p. 581-582). Pour G. BARDY, dans EUSÈBE,
pour être écarté des pièces pouvant contribuer à mieux connaître l’histoire
du courant nazoréen. Une étude minutieuse des données du texte et la res-
titution de l’événement dont il témoigne dans le contexte politique et social
de la fin du Ier siècle sont toutefois susceptibles d’établir plus précisément
l’historicité de ce récit.
Histoireecclésiastique,t. I, Paris, 1952, p. 124, note 5, le «récit est légendaire». Pour J. MOREAU,
dans LACTANCE, Delamortdespersécuteurs, t. II:Commentaire, Paris, 1954, p. 206, «c’est un
roman qu’Eusèbe lui-même ne paraît pas prendre au sérieux». Pour T. D. BARNES, «Legislation
against the Christians», Journal of Roman Studies, 58, 1968, p. 35, «(t)ruth behind this
stor[y] … is unlikely». Pour E. SCHÜRER,HistoryoftheJewishPeopleintheAgeofJesus
Christ,t. I, G. VERMES, F. MILLAR, M. BLACK (éd.), Édimbourg, 1973, p. 528, la persécution
relatée par Hégésippe est «an apologetical legend». Pour P. PRIGENT, «Au temps de l’Apoca-
lypse I: Domitien», Revued’histoireetdephilosophiereligieuses, 54, 1974, p. 474, le récit
se présente comme «un conte populaire» contenant «des amplifications et même des créations
légendaires». Pour E. FUCHS et P. REYMOND, LadeuxièmeépîtredesaintPierre-L’épîtrede
saintJude, Neuchâtel, 1980, p. 273, un «tel récit est pour le moins suspect sur le plan de la
véracité historique». Pour G. LÜDEMANN, Paulus,derHeidenapostel,BandII:Antipaulinismus
imfrühenChristentum, Göttingen, 1983, p. 170, la déclaration selon laquelle les parents de
Jésus auraient été dénoncés comme descendants de David doit être considérée comme «unhis-
torisch» et leur confession de foi apparaît également «(w)enig zuverlässig». Pour S. G. WILSON,
RelatedStrangers.JewsandChristians70-170C.E., Minneapolis, 1995, p. 14, «(p)erhaps
the whole account, or at least its imperial setting, is legendary. We cannot know». Pour
J. ULRICH, «Euseb, HistEccl III, 14-20 und die Frage nach der Christenverfolgung unter Domi-
tian», Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft, 87, 1996, p. 284, l’interrogatoire
décrit par Hégésippe est «wohl fiktiven». Pour F. BLANCHETIÈRE, Enquête sur les racines
juivesdumouvementchrétien(30-135), Paris, 2001, p. 204, le récit d’Hégésippe est un «récit
hagiographique dont le fondement historique reste très problématique». Il est suivi par
D. JAFFÉ, Le judaïsme et l’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la
littératuretalmudiqueIer-IIesiècle, Paris, 2005, p. 133 (voir aussi ID., LeTalmudetlesori-
ginesjuivesduchristianisme.Jésus,Pauletlesjudéo-chrétiensdanslalittératuretalmudique,
Paris, 2007, p. 64). Les propos de F. Blanchetière sont inspirés par l’étude critique de la notice
d’Hégésippe faite par R. BAUCKHAM, Jude and the Relatives of Jesus in the Early Church,
Édimbourg, 1990, p. 94-106.
13. La forme Jude est conventionnellement réservée à ce frère de Jésus, bien qu’il soit
appelé en grec Ἰούδας, translitération du nom hébreu יהודה.
14. Bien qu’un grand nombre d’exégètes considèrent l’Épître de Jude comme un écrit
pseudépigraphique, R. BAUCKHAM, op.cit., p. 171-178 estime que Jude en est vraiment l’auteur.
C’est déjà son opinion dans Jude-2Peter, Waco, 1983, p. 14-16 (voir aussi p. 21-25). Voir
dans le même sens S. BÉNÉTREAU, LadeuxièmeépîtredePierre-L’épîtredeJude, Vaux-sur-
Seine, 1994, p. 234-239. Pour la position pseudépigraphique, voir B. REICKE, The Epistles
of James,Peter and Jude, New York, 1973, p. 190-191; E. FUCHS et P. REYMOND, op. cit.,
p. 148. J. H. NEYREY, 2Peter-Jude, New York, 1993, p. 30-31 se montre hésitant.
15. Le surnom de desposynes est connu grâce à Jules Africain (dans EUSÈBE, Histoire
ecclésiastique, I, 7, 14) qui indique aussi l’orientation de leur action en écrivant qu’«ils
s’étaient répandus dans le reste du pays» à partir «des villages juifs de Nazareth et Kokaba».
Sur les voyages missionnaires des frères de Jésus, voir R. BAUCKHAM, op.cit., p. 57-70.
16. Cette cohérence chronologique a été établie il y a longtemps par J. B. MAYOR, The
Second Epistle of St Peter and the Epistle of St Jude, Londres, 1907, p. cxlviii. Un ancien
sommaire de l’Histoireecclésiastiqued’Eusèbe (publié par C. DE BOOR, NeueFragmentedes
Papias, Hegesippus und Pierius in bisher unbekannten Excerpten aus der Kirchengeschichte
des Philippus Sidetes, Leipzig, 1889, p. 168-169), placé à la suite de III, 17, non seulement
nomme les deux hommes (Zoker et Jacques), mais les présente aussi comme les fils de Jude, et
non comme ses petits-fils. Même si ce sommaire emprunte à Hégésippe, il est probable que υἱοί
soit une corruption textuelle de υἱωνοί. Voir R. BAUCKHAM, op.cit., p. 97-99. S. C. MIMOUNI,
«La tradition de la succession ‟dynastique” de Jésus», in Pèlerinages et lieux saints dans
l’AntiquitéetleMoyenÂge.MélangesoffertsàPierreMaraval, B. CASEAU, J.-C. CHEYNET
et V. DÉROCHE (éd.), Paris, 2006, p. 295 est plus enclin à retenir la leçon «fils de Jude»
(également présente dans Épiphane le Moine, DevitaVirginis, 14).
17. EUSÈBE, Histoireecclésiastique, I, 7, 14 (cité note 15).
que «la région toute entière est fertile, abondante en pâturages et plantée de
diverses sortes d’arbres», à tel point que «tout le sol a été cultivé par ses
habitants et qu’aucune partie n’est négligée18». La localisation géographique
de la famille de Jude rend tout-à-fait vraisemblable l’indication d’Hégésippe
selon laquelle les descendants du frère de Jésus possédaient un terrain
cultivable.
Hégésippe donne aussi la taille du terrain exploité par les deux hommes
(39 plèthres) et l’évaluation en argent de ce que leur rapportait le travail de
ce terrain (9000 deniers). Les chiffres donnés par Hégésippe sont tellement
précis que même les historiens les plus sceptiques au sujet de ce récit les
considèrent avec sérieux19.
La description du terrain
d’observer que les dimensions des terres exploitées étaient très variables21.
Les travaux archéologiques concernant la Galilée aboutissent à des évalua-
tions qui diffèrent selon les sites étudiés. B. Golomb et Y. Kedar constatent
l’existence de lots dont les dimensions allaient de 0, 4 à 6 ha, tandis que
Z. Safrai établit à partir de ses propres observations que la taille moyenne
d’un lot variait de 0, 6 à 1, 1 ha22. La propriété terrienne n’était évidemment
pas uniforme et la taille variable des lots révèle que les paysans juifs ne
bénéficiaient pas tous des mêmes ressources. Il apparaît toutefois que la
majorité des terrains étaient de petite dimension. Ces terrains, destinés à
fournir à leurs propriétaires le nécessaire pour vivre, étaient soumis à une
intense exploitation23. La petite taille des lots imposait aux fermiers d’assu-
rer deux à trois récoltes chaque année s’ils voulaient convenablement nourrir
leur famille24. Ce type d’exploitation à vocation de subsistance nécessitait une
culture diversifiée assurant les productions de base de la région (blé, légumes,
olives et figues) qui devait être complétée par la possession de quelques ani-
maux (moutons, chèvres et éventuellement vaches)25. La propriété des petits-
fils de Jude rentrait dans la catégorie de ces terres essentiellement affectées
à la culture vivrière. Hégésippe dit bien que les deux hommes «cultivaient
eux-mêmes [leur terre] pour vivre» (αὐτουργοῦντας διατρέφεσθαι). La sur-
face dont ils disposaient ne comptait pas parmi les plus faibles. L’archéo-
logie et la littérature rabbinique montrent qu’il existait de bien plus petits
lots dans le pays d’Israël, ce qui laisse légitimement penser que les trente-
neuf plèthres du récit ne sont pas seulement de nature apologétique et qu’ils
constituent une information authentique. Ces trente-neuf plèthres étaient sans
doute peu suffisants pour assurer leur subsistance et celle de leur famille.
D’après Z. Safrai, un terrain de 2 ha permettait à une famille de quatre
membres de suffire à ses besoins26. Or, dans le cas qui nous intéresse, il y
avait deux familles qui vivaient sur les produits du terrain et il est possible
21. Sur la taille des lots de terre exploités dans l’Israël antique, voir Z. SAFRAI, TheEconomy
of Roman Palestine, Londres-New York, 1994, p. 357; J. PASTOR, Land and Economy in
AncientPalestine, Londres-New York, 1997, p. 8-10 et M. GIL, «The Decline of the Agrarian
Economy in Palestine under Roman Rule», Journal of the Economic and Social History of
theOrient, 49, 2006, p. 322.
22. B. GOLOMB et Y. KEDAR, «Ancient Agriculture in the Galilee Mountains», Israel
ExplorationJournal, 21, 1971, p. 138 (cité par J. PASTOR, op.cit., p. 9); Z. SAFRAI, op.cit.,
p. 357.
23. Z. SAFRAI, ibid., p. 358-365.
24. J. PASTOR, op.cit., p. 11.
25. Ibid., p. 10.
26. Z. SAFRAI, op.cit., p. 355-356. Ce calcul est confirmé par les études établissant que l’ex-
ploitation de deux jugères (soit 0, 5 ha) permettait à une personne de vivre. Voir D. E. OAKMAN,
op.cit., p. 61-62 (cité par J. PASTOR, op.cit., p. 8).
que ces familles aient été composées de plus de quatre membres chacune.
Pour comparaison, la famille de Joseph, à laquelle appartenait Jude, compre-
nait deux parents, cinq frères et un nombre indéterminé de sœurs (Mc 6, 3/
Mt 13, 55-56). Il y avait donc plus de sept personnes à nourrir avant le décès
du père et le départ des filles de la maison paternelle. Un terrain de 3, 5 ha
permettait tout juste de subvenir aux besoins de sept personnes. La condition
économique des petits-fils de Jude devait donc être assez modeste. Les règles
présidant à la transmission du patrimoine ont certainement joué un rôle déter-
minant dans la division des terres en unités réduites27. Dans le cas qui nous
intéresse, la partition fut sûrement importante puisque le terrain familial a
dû être partagé entre les cinq fils de Joseph, puis entre ses petits-fils et ses
arrières petits-fils. Cela expliquerait bien pourquoi les deux hommes, qui
étaient vraisemblablement frères, ont exploité leurs parts en commun pour
assurer une production susceptible de mieux répondre aux besoins alimen-
taires de leurs familles. Un papyrus retrouvé dans le Naḥal Ḥever atteste de
cette pratique permettant à deux frères d’exploiter en commun un bien hérité
de leur père. Elle apparaît dans une déclaration officielle, effectuée lors d’un
recensement opéré en 127 par le gouverneur d’Arabie, dans laquelle un Juif
dénommé Sammouos fils de Simon dit partager avec son frère Ionathès la
propriété des biens reçus de son père28. Le maintien de la communauté évitait
ainsi de morceller la propriété lors de la succession. Plus tard, la Mishna
évoquera la possibilité pour plusieurs frères d’exploiter la même propriété, à
condition que les aînés soient d’accord29. L’existence du procédé d’exploita-
tion des petits-fils de Jude se trouve confirmé par d’autres sources.
la moitié pour chacun (soit quatre mille cinq cents deniers). Cette somme ne
permettait certainement pas d’entretenir un train de vie princier, mais elle
n’était pas non plus insignifiante. D’après la Mishna, un revenu de deux cents
deniers n’autorisait pas à bénéficier du glanage, de la gerbe oubliée et de la
dîme du pauvre, pratiques prévues par la Loi pour assurer la subsistance des
plus démunis (Lv 19, 9-10; 23, 22; Dt 14, 28-29; 24, 19-21;26, 12-15)30.
Le revenu de chaque frère apparaîtrait donc 22, 5 fois supérieur au maximum
requis pour ne plus bénéficier de l’aide destinée aux nécessiteux. Selon le
Talmud de Babylone, qui se fait l’écho d’une tradition du IIe s., un revenu
de dix mille deniers était considéré comme appréciable31. Si l’on tient compte
de ces données fournies par les sources rabbiniques, qui ne sont qu’indica-
tives car non contemporaines des faits relatés par Hégésippe, il semblerait
que la mise en commun de leurs ressources ait assuré aux petits-fils de Jude
un revenu convenable. En réalité, il est peu probable que l’exploitation d’une
terre de 3, 5 ha leur ait permis de réunir une somme aussi importante. Il est
d’ailleurs précisé que les deux hommes ne disposaient pas de ce montant en
pièces de monnaie (οὐκ ἐν ἀργυρίοις), mais que les neuf mille deniers
correspondaient à l’évaluation (διατιμήσει) en argent de leur terrain. Ces
neuf mille deniers ne sont donc pas le produit réel de leur travail, mais l’esti-
mation de leurs biens, qui a servi de base au calcul du montant des impôts
dont ils devaient s’acquitter (τοὺς φόρους ἀναφέρειν)32. L’arpenteur Hygin
(fin Ier s. ap. J.-C.)33 confirme que l’impôt foncier qui devait être versé par
les provinciaux à Rome était perçu à partir d’une estimation du sol. Il explique
en effet que la capacité de production de chaque parcelle de terrain culti-
vable déterminait le montant de l’impôt, d’où la nécessité de fixer précisé-
ment la surface de la propriété imposée34. C’est pour cette raison que le texte
fait ce lien si étroit entre la superficie du terrain des deux hommes et les
impôts qu’ils devaient verser. Cette estimation de neuf mille deniers montre
par ailleurs que leur possession était perçue comme une terre riche dont
l’exploitation était susceptible de donner du fruit, ce qui se comprend fort
bien en Galilée. La relation entre la taille des biens possédés et le montant
des taxes à verser apparaît dans la déclaration de Sammouos fils de Simon,
30. Mishna, Pea, 8, 8. Ces chiffres paraissent réalistes à Z. SAFRAI, op.cit., p. 434.
31. Talmud de Babylone, ‘Erubin, 86a.
32. PLINE, Histoirenaturelle, XXIII, 51 dit que Rome «a toujours imposé des tributs en
argent aux nations vaincues, jamais en or». Notons ici la précision du texte d’Hégésippe qui
parle d’une évaluation en denier, monnaie d’argent.
33. Selon J.-Y. Guillaumin, Hygin a exercé son activité à l’époque de Vespasien; voir Les
arpenteursromains, t. I:HyginleGromatique-Frontin, J.-Y. GUILLAUMIN (éd.), Paris, 2005,
p. 65-68.
34. HYGIN LE GROMATIQUE, Constitutiolimitum, 20, 4-5.
dont il a été question plus haut. Notons qu’il ne déclare que la moitié des
lots de terre qu’il exploite et qu’il ne paye l’impôt que sur la moitié des
revenus qui en sont tirés, son frère Ionathès, avec lequel il partage la pro-
priété, devant déclarer l’autre moitié des biens qu’ils avaient en commun et
payer sa propre part d’impôt35. C’est certainement comme cela que les
choses se passaient pour les deux petits-fils de Jude, puisqu’il nous est dit
que «chacun d’eux avait la moitié» du prix de leur terrain.
Le rapport entre propriété foncière et impôt dont il est question dans
le texte correspond aux réalités fiscales de la Galilée de la fin du Ier siècle.
La Galilée fut intégrée dans la province de Judée en 44, après la mort du roi
Hérode Agrippa, et les habitants du pays furent dès lors astreints à un recen-
sement destiné à établir pour chaque habitant le montant de l’impôt qu’il
devrait verser, comme cela s’était passé pour la Judée en 6 après la déposi-
tion d’Archélaos36. Flavius Josèphe indique que le recensement mené par
Quirinius à cette date devait permettre aux autorités romaines de se faire une
idée précise des «biens» (οὐσίαι) de leurs nouveaux administrés37. C’est à
ce genre d’évaluation, régulièrement opérée dans chaque province38, qu’il
est fait allusion dans le récit d’Hégésippe. À l’époque de Tibère, le tribut
imposé à la Judée était déjà très lourd et la charge augmenta encore aux
lendemains de la grande révolte39. Les Romains pouvaient difficilement exiger
le paiement de chacune de ces taxes en monnaie. C’est pour cette raison qu’ils
procédaient également à des prélèvements en nature40. Le recensement des
35. XḤev 62, a14. 16. 18-19; n1; b2. 7; c-m6. 8. 12. 14. 16.
36. E. M. SMALLWOOD, TheJewsunderRomanRulefromPompeytoDiocletian, Leyde,
1976, p. 200. La répression dirigée peu de temps après l’annexion par le procurateur Tiberius
Julius Alexander (46?-48) contre les fils de Judas le Galiléen, qui s’était révolté contre le
recensement en 6, laisse penser que ceux-ci ont, comme leur père, réagi contre la mise en
place de l’administration directe de Rome sur la Galilée, dont un recensement a pu apparaître
comme la manifestation concrète; voir Josèphe, Antiquitésjudaïques, XX, 102.
37. Ibid., XVIII, 1-2. À la fin du Ier siècle, outre l’impôt foncier (tributumsoli) et l’impôt
personnel (tributumcapitis), les deux principales taxes qui pesaient sur les provinciaux, les
Juifs étaient aussi soumis au fiscusIudaicus (autre impôt personnel également versé par les
Juifs de la Diaspora), à l’annone et devaient participer au versement de l’aurumcoronarium.
Sur l’ensemble des impôts payés par les Juifs, voir M. GIL, art. cit., p. 295-302.
38. P. A. BRUNT, «The Revenues of Rome», JournalofRomanStudies, 71, 1981, p. 163-
166; C. NICOLET, L’inventairedumonde.Géographieetpolitiqueauxoriginesdel’Empire
romain, Paris, 1988, p. 191-200; A. BÉRENGER, «Le cens et les censiteurs en Occident», in
Romeetl’Occident(IIesiècleav.J.-C.–IIesiècleapr.J.-C.).Gouvernerl’Empire, F. HURLET
(éd.), Rennes, 2009, p. 189-196.
39. TACITE, Annales, II, 42; APPIEN, Livresyriaque, 50, 253. Selon SUÉTONE, Vespasien,
16, 2, Vespasien augmenta les tributs provinciaux, et nul doute que la population vaincue de
Judée fut lourdement mise à contribution dans le cadre de cette augmentation de l’impôt.
40. Le prélèvement en nature est évoqué par JOSÈPHE, GuerredesJuifs, II, 382-386; voir
E. SCHÜRER, op.cit., t. I, p. 401-402 (et note 7). Les textes rabbiniques attestent de l’existence
biens n’était pas exécuté de la même manière dans toutes les provinces, mais
le juriste Ulpien (début du IIIe s.) indiquait dans son De censibus que les
terres cultivables étaient l’objet principal de l’évaluation effectuée pour fixer
la contribution de leurs propriétaires: était inscrite au cens la surface de
toute terre cultivée, que ce soit un champ, une vigne ou une plantation d’oli-
viers41. Un document contenu dans les archives de Babatha témoigne de la
pratique de ce type d’évaluation. Il s’agit d’une déclaration des biens de
Babatha rédigée à l’occasion du recensement de 127 déjà évoqué. Ce docu-
ment montre qu’une partie de l’impôt que la jeune femme juive devait verser
au gouverneur d’Arabie était prélevé sur le produit des cultures, dont la
quantité était évaluée en fonction de la dimension des terrains qu’elle pos-
sédait42. Or cet impôt, qu’elle devait verser en dattes, était très lourd et
s’élevait peut-être à la moitié de la récolte43. Il est clair que le paiement de
l’impôt par les Juifs a toujours été en grande partie dépendant du produit de
la terre. L’impôt levé après la conquête de Pompée prévoyait déjà la livraison
d’une quantité de grain44. De même, le tribut imposé quelques années plus
tard par Jules César consistait en la levée annuelle du quart des récoltes,
exceptées les années sabbatiques, et le port de Joppé fut concédé à Hyrcan II
contre le versement dans les mêmes conditions de 20 675 boisseaux de blé45.
En 40, les Juifs refusèrent de cultiver la terre pour résister au projet de Cali-
gula d’installer dans le temple de Jérusalem une statue le représentant, or cette
suspension des activités agricoles risquait de susciter le brigandage en raison,
explique Flavius Josèphe, «de l’impossibilité de payer les impôts46». Ces
différents textes montrent bien que, en Judée, le paiement de l’impôt était
conditionné par le résultat des récoltes et que le versement en nature était
couramment pratiqué. Le texte d’Hégésippe laisse donc correctement
entendre que les petits-fils de Jude payaient en nature une part de l’impôt
(sinon l’impôt tout entier) qui était estimé à partir de la surface de leur ter-
rain. Si l’on considère que la totalité de la propriété n’était pas forcément
du paiement en nature des taxes levées sur les produits agricoles; voir Z. SAFRAI, op. cit.,
p. 351. Pour d’autres exemples de ce type de prélèvement, voir PLINE, Histoirenaturelle, XIX,
15, 1; TACITE, Annales, IV, 72.
41. Dig.L,15,4.
42. P. YADIN 16, 17-33 (The Documents from the Bar-Kokhba Period in the Cave of
Letters:GreekPapyri, L. NEPHTALI, Y. YADIN, J. GREENFIELD [éd.], Jérusalem, 1989, p. 65-70).
43. Selon M. BROSHI, «Agriculture and Economy in Roman Palestine. Seven Notes on the
Babatha Archives», IsraelExplorationJournal, 42, 1992, p. 238.
44. J. PASTOR, op.cit., p. 88.
45. JOSÈPHE, Antiquitésjudaïques, XIV, 202-203 et 206. Sur ces textes, voir E. M. SMALL-
WOOD, op.cit., p. 40-41; J. PASTOR, op.cit., p. 95.
46. JOSÈPHE, Antiquitésjudaïques, XVIII, 274 (voir aussi GuerredesJuifs, II, 200). Sur
cette grève de la culture, voir J. PASTOR, op.cit., p. 150-151.
L’accusation
47. Le poids des charges pesant sur les paysans peut être estimé à environ 30 % de leur
revenu; voir P. A. HARLAND, «The Economy of First-Century Palestine», in HandbookofEarly
Christianity. Social Sciences Approaches, A. J. BLASI, J. DUHAIME, P. A. TURCOTTE (éd.),
Walnut Creek, 2002, p. 521-522.
48. EUSÈBE, Histoireecclésiastique, III, 19.
49. Ibid., III, 32, 3. 6.
qui seul établit une relation aussi précise entre l’hérésie et l’accusation d’ap-
partenir à la race de David.
Le schéma hérésiologique d’Hégésippe fait remonter l’origine de l’erreur
aux sept αἱρέσεις composant le judaïsme à l’époque de l’apparition de la foi
chrétienne et présente chacune d’elles comme s’érigeant «contre la tribu de
Juda et contre son Christ50». L’affrontement de l’erreur à la vérité réactualise
ainsi l’ancien antagonisme entre les «fils d’Israël», égarés par les faux cultes,
et le royaume de Juda, bénéficiaire d’une promesse divine qui le destine à
toujours être gouverné par un descendant de David. Cet antagonisme poli-
tique, auquel Hégésippe attribue une signification doctrinale, paraît constituer
la toile de fond des persécutions dont sont victimes Jacques, les petits-fils de
Jude et Siméon: s’en prendre à la parenté du Christ, héritière de la royauté
de David et, en tant que telle, représentante légitime de l’orthodoxie, revient
à s’opposer à la vérité divine. L’accusation d’appartenir à la descendance de
David semble constituer un élément à part entière de la reconstruction héré-
siologique d’Hégésippe.
Cela ne signifie pas pour autant que cette accusation soit dénuée de toute
valeur historique. Hégésippe fait lui-même entendre qu’elle n’a pas été seu-
lement proférée contre les membres de la famille de Jésus, puisqu’il précise
qu’il arriva à certains des accusateurs de Siméon, «alors qu’on recherchait
ceux de la race royale des Juifs, d’être appréhendés comme étant de cette
race51». Cette précision dessert le projet hérésiologique d’Hégésippe dans
la mesure où, selon lui, les parents de Jésus, en vertu de leur descendance
davidique, sont les seuls représentants légitimes de l’orthodoxie52. Ce qui
montre que ce motif d’accusation n’est pas le simple reflet de la vision héré-
siologique d’Hégésippe et que le récit de ce dernier repose sur une tradition
indépendante dont certains éléments n’ont pas été inféodés à sa reconstruc-
tion théologique.
Par ailleurs, cette charge d’appartenir à la descendance du roi David se
comprend très bien en lien avec les espérances messianiques qui avaient
50. Ibid., IV, 22, 7. Sur le schéma hérésiologique d’Hégésippe, voir A. LE BOULLUEC, La
notion d’hérésie dans la littérature grecque IIe-IIIe siècles, t. I: De Justin à Irénée, Paris,
1985, p. 92-110.
51. EUSÈBE, Histoireecclésiastique, III, 32, 4 (qui fait référence à Hégésippe sans le citer
textuellement).
52. A. LE BOULLUEC, op.cit., p. 98 note cette difficulté et émet l’hypothèse, pour la résoudre,
qu’Hégésippe aurait présenté ces arrestations comme une erreur et une punition divine. Il faut
pour cela admettre qu’Hégésippe était guidé par la même pensée que celle exprimée à propos
de l’attaque romaine qui suivit la mise à mort de Jacques, avec laquelle A. Le Boulluec établit
une comparaison, et ceci bien que le texte à notre disposition ne fournisse aucune indication
de cet ordre.
53. G. STANTON, «Messianism and Christology: Mark, Matthew, Luke and Acts», in
Redemption and Resistance. The Messianic Hopes of Jews and Christians in Antiquity,
M. BOCKMUELH, J. CARLETON PAGET (éd.), Londres, 2009, p. 84-86. Sur la filiation davidique
de Jésus, voir encore Lc 1, 32; Ac 2, 30-31; 13, 23; Rm 1, 3; 2 Tm 2, 8; He 7, 14; Ap 5, 5;
22, 16.
54. EUSÈBE, Histoire ecclésiastique, I, 7, 11. 14. Sur la dimension davidique de cette
généalogie et ses liens avec les desposynes, voir R. BAUCKHAM, op.cit., p. 326-364.
55. Pour E. M. SMALLWOOD, op. cit., p. 351-352, les poursuites menées contre les davi-
dides par les Flaviens sont destinées à enrayer toute résurgence du nationalisme juif liée au
messianisme. C’est ce que pense également S. C. MIMOUNI, art. cit., p. 294 et 297 pour lequel
«l’éventualité d’une reprise du conflit sous la conduite d’une figure messianique» a conduit
l’autorité romaine à considérer les davidides «comme des séditieux potentiels». La menace
pour la paix publique contenue dans le motif d’être de descendance davidique avait déjà conduit
S. GSELL, op.cit., p. 313-314 à considérer que les faits relatés par Hégésippe «[n’étaient] pas
tout à fait invraisemblables». Voir aussi P. PRIGENT, art. cit., p. 475 qui écrit que le tracas
infligé aux deux hommes parce qu’ils étaient «de sang royal […] a toutes chances de corres-
pondre à la réalité».
56. C. MÉZANGE, Les Sicaires et les Zélotes. La révolte juive au tournant de notre ère,
Paris, 2003, p. 164-189.
57. PsaumesdeSalomon, XVII, 21-32; 1Qsb V, 23-29; 4QpIsa 8-10, 17-22; 4QSefM 5, 2-5
(pour ces deux derniers textes, voir K. E. POMYKALA, TheDavidicDynastyTraditioninEarly
62. JOSÈPHE, Guerre des Juifs, VI, 312-313. Cette interprétation est reprise par TACITE,
Histoires, V, 13, 4-5.
63. Le souci de Josèphe de présenter la domination universelle comme une caractéristique
du pouvoir impérial apparaît dans les termes de sa prophétie annonçant l’empire à Vespasien
(GuerredesJuifs, III, 402; voir IV, 622-623).
64. Julius Florus et Julius Sacrovir, Gaulois qui prirent les armes contre Tibère, étaient
tous deux de naissance noble (TACITE, Annales, III, 40, 1). La révolte bretonne sous Néron fut
menée par la reine icénienne Boudicca (ibid., XIV, 35, 1; Agricola, 16, 1; DION CASSIUS,
Histoireromaine, LXII, 2, 2). Julius Vindex, qui conduisit la révolte gauloise pendant le même
règne, était de race royale (ibid., LXIII, 22, 1). Julius Civilis, le chef de la révolte batave à
l’époque de Vespasien, était également de souche royale (TACITE, Histoires, IV, 13, 1), ainsi
que Julius Classicus, qui prit les armes en Gaule au même moment (ibid., IV, 55, 2).
65. R. BAUCKHAM, op.cit., p. 100-102.
66. Contrairement à ce que pense R. BAUCKHAM, ibid., p. 104.
confessé par les chrétiens et indique que plusieurs d’entre eux interrogés à
ce propos firent le même genre de réponse que celle des petits-fils de Jude67.
Les espérances eschatologiques des chrétiens suscitèrent ainsi l’inquiétude
des Romains jusqu’au début du IVe siècle68. Rien d’étonnant donc à ce que
l’interrogatoire des deux hommes ait fini par tourner autour de cette question
centrale du règne messianique et que les accusés aient apporté les éclaircis-
sements qu’ils estimaient nécessaires, en précisant notamment que l’instau-
ration de ce royaume ne serait pas le résultat d’une action humaine.
La dénonciation
par d’autres courants71. Les hérétiques d’Hégésippe sont des éléments juifs
non identifiables qui ont manifesté leur hostilité à l’égard des principaux
représentants de l’autorité nazoréenne parce qu’ils jugeaient que ceux-ci
étaient porteurs d’une vision religieuse et politique défavorable à la recons-
truction nationale et sans doute aussi parce qu’ils estimaient que leur mes-
sianisme menaçait l’ordre public et que cette menace était susceptible d’en-
traîner une intervention romaine.
Le verbe δηλατορεύω utilisé par Hégésippe pour qualifier la dénoncia-
tion dont furent victimes les petits-fils de Jude est un latinisme qui désigne
clairement l’activité du delator, particulier qui prenait l’initiative d’une action
judiciaire dans le but d’obtenir une récompense (qu’il intervienne en tant
qu’informateur, dénonciateur ou accusateur lors du procès)72. Les auteurs
anciens reprochent beaucoup à Domitien d’avoir favorisé la délation pendant
son règne et l’usage du verbe δηλατορεύω par Hégésippe fait écho à une
pratique étroitement attachée à la mémoire de l’empereur73. Le mot delator
ne revêt pas forcément un sens technique et il est souvent employé de façon
péjorative par les auteurs latins (surtout Suétone et Tacite) pour déprécier
les abus auxquels donna lieu ce genre de procédure durant les époques julio-
claudienne et flavienne. Les delatores agissaient la plupart du temps pour le
compte de l’empereur qui utilisait à son profit la lexIuliademaiestate afin
de se débarrasser de ses opposants politiques et de renflouer le trésor impérial
grâce aux confiscations résultant des condamnations, si bien que les victimes
de la delatio étaient essentiellement des membres de la haute société romaine.
Il est peu probable que les parents de Jésus, de condition modeste et incon-
nus de l’empereur, aient été l’objet d’une telle procédure. Mais il n’en reste
pas moins plausible que la dénonciation dont ils furent les victimes, qui repo-
sait sur une prétention supposée à l’exercice du pouvoir royal, ait conduit les
autorités judiciaires à envisager qu’ils puissent porter atteinte à la majesté
de l’empereur. Le soupçon né de la dénonciation devait être vérifié au cours
de la procédure judiciaire engagée contre eux. Dès lors que la sécurité de
l’État, incarnée par l’empereur, était menacée, la loi de majesté était
79. Sur les différentes fonctions remplies par les evocati, voir O. FIEBIEGER, art. cit.,
col. 1149-1150. HYGIN, Delimitibus, 2, 48 (J.-Y. GUILLAUMIN [éd.], Lesarpenteursromains,
t. II: Hygin-SiculusFlaccus, Paris, 2010, p. 16) parle d’un évocat chargé d’assigner des terres
aux vétérans de Trajan en Pannonie.
80. TACITE, Annales, II, 68, 2. Un autre evocatus, qui joue visiblement le même rôle de
gardien, puisqu’il accompagne le condamné sur son lieu d’exécution, est cité dans les Actes
alexandrins relatant le procès du gymnasiarque Appien (qui eut probablement lieu pendant
le règne de Commode). Texte dans Corpus Papyrorum Judaicarum, t. II, V. TCHERIKOVER,
A. FUKS (éd.), Cambridge, 1960, n° 159b, col. III, l. 11-12 (p. 102).
81. Les déplacements de Domitien dans les provinces ne sont connus qu’en liaison avec
les campagnes militaires que l’empereur eut à mener. Sur l’ensemble de ces campagnes, qui
concernent principalement le Rhin et le Danube, voir B. W. JONES, TheEmperorDomitian,
Londres, 1993, p. 128-155.
82. Ces motifs apologétique et hagiographique sont énoncés par R. BAUCKHAM, op. cit.,
p. 99-100. P. PRIGENT, art. cit., p. 474 (cité note 12) considère la comparution devant
Domitien et la relaxe prononcée par l’empereur comme des éléments légendaires. Il est suivi
par P. MARAVAL, Lespersécutionsdurantlesquatrepremierssièclesduchristianisme, Paris,
1992, p. 20 (sur la question de la comparution). Le doute sur la comparution est transmis à
S. C. MIMOUNI, art. cit., p. 297.
83. R. BAUCKHAM, op.cit., p. 100-105.
84. EUSÈBE, Histoire ecclésiastique, II, 23, 4-18; JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XX,
197-203.
85. Trajan et Hadrien furent appelés, quelques années plus tard, à se prononcer sur des
affaires impliquant des chrétiens à la demande des gouverneurs de province (PLINE, Lettres,
X, 96-97; JUSTIN, Apologie, I, 68, 6-10).
86. SUÉTONE, Domitien, 14, 8 et DION CASSIUS, Histoireromaine, LXVII, 12, 5 écrivent
que Domitien s’est quelquefois directement entretenu avec des personnes arrêtées pour avoir
conspiré contre lui et qui s’étaient ainsi rendues coupables de lèse-majesté.
87. B. W. JONES, op.cit., p. 155-157.
88. MARTIAL, Épigrammes, IX, 35, 3; STACE, Silves, IV, 1, 40-41; 3, 107-110. 154;
4, 63-64; V, 1, 89. Ces textes révèlent l’existence d’une tension, mais n’impliquent pas
la préparation d’une campagne militaire; voir C. TUPLIN, «The False Neros of the First
Century A. D.», in StudiesinLatinLiteratureandRomanHistory,t. V, C. DEROUX (éd.),
Bruxelles, 1989, p. 381-382 et 403-404.
89. Cette prolongation est indiquée dans un diplôme militaire daté du 13 mai 86 dont
l’existence a fait supposer la lutte contre une nouvelle révolte juive. La menace parthe suffit
à expliquer cette mobilisation militaire. Voir E. SCHÜRER, op.cit., t. I, p. 515.
90. SUÉTONE, Néron, 57, 4. L’écrivain précise que cet imposteur apparut vingt ans après
la mort de Néron (68), ce qui nous conduit au règne de Domitien.
91. DION CASSIUS, Histoire romaine, LXVI, 19, 3. Sur les trois faux Néron qu’il y eut
en tout, voir A. E. PAPPANO, «The False Neros», TheClassicalJournal, 32, 1937, p. 385-
392 (qui rassemble commodément les sources), P. A. GALLIVAN, «The False Neros: A Re-
Examination», Historia, 22, 1973, p. 364-365 et C. TUPLIN, art. cit., p. 382-383.
92. B. W. JONES, op.cit., p. 158-159.
93. P. PRIGENT, «Au temps de l’Apocalypse II: Le culte impérial au 1er siècle en Asie
Mineure», Revued’histoireetdephilosophiereligieuses, 55, 1975, p. 219-220 et M. BODINGER,
«Le mythe de Néron de l’Apocalypse de saint Jean au Talmud de Babylone», Revuedel’his-
toiredesreligions, 206, 1989, p. 25-29, qui reprend et développe cette idée.
94. SUÉTONE, Néron, 40, 3.
un signe de la fin des temps. Il y est d’abord question d’un «grand roi venu
d’Italie» s’enfuyant «inaperçu au-delà du cours de l’Euphrate» et d’une
guerre civile «après que ce prince se sera enfui au-delà du pays des Parthes95»,
ce qui fait bien sûr allusion aux affrontements militaires qui opposèrent les
candidats à la succession de Néron. Il est aussi prophétisé que ce «fugitif
de Rome» attaquera l’Occident «après avoir franchi l’Euphrate accompagné
de myriades nombreuses96». Ces oracles associent clairement la fuite et le
retour de Néron à l’empire parthe. Cette prophétie ayant été rédigée huit ou
neuf ans plus tôt, dans la même période que l’apparition du faux Néron au
temps de Titus97, la manifestation de ce faux Néron soutenu par les Parthes
pendant le règne de Domitien pouvait être interprétée comme l’accomplis-
sement d’un signe eschatologique prédisant un possible rétablissement des
Juifs dans leur territoire national, comme annoncé à deux reprises dans le
quatrième livre de la Sibylle juive98. Ce qui apparaissait comme la réalisa-
tion de la prophétie du retour de Néron venait alimenter cet espoir de res-
tauration nationale. Un tel événement, dont on peut penser qu’il fût capable
de créer l’effervescence dans la population juive d’Orient, dut rendre plus
facilement suspect aux yeux des Romains tout Juif nourri d’aspirations escha-
tologiques et messianiques. Les nazoréens, animés par ce genre d’attente,
pouvaient facilement devenir l’objet de la méfiance de l’administration
romaine. Le contexte tendu sur la frontière orientale rend plausible l’idée
que le messianisme des petits-fils de Jude, perçu au travers de leur apparte-
nance à la famille de David, ait fait naître l’inquiétude des autorités.
Le texte indique que Domitien, après avoir libéré les deux hommes, «fit
cesser par un édit la persécution contre l’Église.» Il s’agit là d’une exagé-
ration car, contrairement à ce qu’affirment les auteurs anciens, Domitien
n’ordonna aucune persécution contre les chrétiens99. Cet ordre officiel d’ar-
rêt de la persécution, matérialisé dans le texte par la promulgation d’un
édit, n’a donc jamais existé. Les poursuites engagées contre les petits-fils de
Jude furent circonstancielles et ne furent liées à aucune répression générale
engagée contre les chrétiens. Elles ne visèrent qu’à réprimer les espérances
messianiques décelées chez les nazoréens. Pour autant, rien n’autorise à sou-
tenir que la connexion de l’histoire des petits-fils de Jude avec Domitien soit
gratuite et artificielle100. Ces poursuites n’ont rien à voir avec la réputation
d’empereur tyrannique que s’est forgée Domitien. Elles peuvent s’expliquer
en raison du contexte tendu en Orient examiné plus haut et de la menace de
subversion représentée par les espérances messianiques. Elles se comprennent
bien en relation avec la méfiance que Domitien a par ailleurs manifestée à
l’égard des coutumes juives. Il punit en effet ceux qui refusaient de payer
l’impôt personnel qui devait être versé au fiscusIudaicus et fit mettre à mort
son cousin Flavius Clemens pour avoir adopté les «mœurs juives101». Le
judaïsme pouvait facilement paraître à ses yeux comme un facteur d’insou-
mission politique. Domitien, ou plus certainement l’autorité le représentant,
s’est donc trouvé appelé à prendre une décision qui ne concernait que les
petits-fils de Jude, envisagés comme de potentiels éléments perturbateurs
en Judée, et non pas l’ensemble des communautés chrétiennes de l’empire
romain. Les deux hommes firent les frais d’un climat d’extrême suspicion à
l’égard des Juifs que l’empereur avait lui-même entretenu.
Le texte d’Hégésippe mérite certainement plus d’attention que celle qui lui
a été portée jusqu’à maintenant. L’étude attentive de ce fragment des Mémoires
permet d’envisager sérieusement la valeur historique de son contenu. Bien
des éléments évoqués dans le récit peuvent se vérifier à la lumière d’autres
témoignages littéraires, papyrologiques ou archéologiques, si bien qu’il peut
être considéré comme l’écho d’une tradition sûre au sujet des membres de
la famille de Jésus et, du coup, apparaît comme un témoignage sérieux du rôle
que ceux-ci ont joué dans l’organisation des communautés nazoréennes de
l’après-guerre102. Ce texte nous apporte aussi un éclairage intéressant sur la
perception qu’avait l’autorité romaine de l’espérance messianique professée
par les nazoréens, mais aussi sur la méfiance que cette espérance suscitait au
sein même de la population judéenne. La restitution du contexte dans lequel
se sont déroulées la dénonciation, l’arrestation et la comparution des petits-fils
de Jude indique la fébrilité politico-religieuse qui régnait dans la province de
Judée entre les deux révoltes. Il confirme que le nazoréisme était une com-
posante à part entière du paysage religieux de la Judée des lendemains de la
guerre et que son influence n’était pas négligeable.
Xavier LEVIEILS
xavier.levieils@aliceadsl.fr