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Communications

Au-delà de l'analogie, l'image


Christian Metz

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Metz Christian. Au-delà de l'analogie, l'image. In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 1-10;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1970.1212

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1212

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Christian Metz

Au-delà de l'analogie, l'image


(Présentation)

dans
Lorsque
un premier
la réflexion
temps,
sémiologique
à mettre l'accent
se porte sur
sur Yce
image,
qui distingue
elle est forcément
le plus amenée,
manifestement cette image des autres sortes d'objets signifiants, et en particulier de la
séquence de mots (ou de morphèmes) : son statut « analogique » — son « iconicité »,
diraient les sémioticiens américains — , sa ressemblance perceptive globale
avec l'objet représenté. L'image d'un chat ressemble à un chat, alors que le
segment phonique /sa/ (ou le segment écrit « chat ») ne lui ressemble pas. On a
beau savoir que certaines images ne sont pas figuratives, comme par exemple les
diagrammes (que Charles Sanders Peirce rapprochait pourtant des « icônes
logiques »), on a beau savoir que les écritures phonétiques ne sont pas les seules
qui existent, il n'en reste pas moins difficile de ne pas lier, fût-ce provisoirement,
le problème de l'image à celui de l'analogie, d'autant que 1' « arbitraire » saussu-
rien donne à certains esprits l'impression implicite mais insistante de s'offrir
tout uniment comme le contrepoids de 1' « analogique ». (C'est oublier que
l'arbitraire, chez Saussure, ne s'oppose pas à l'analogique mais au « motivé », celui-là
n'étant qu'une partie de celui-ci * ; c'est oublier, aussi, qu'une image peut être
analogique dans son aspect global tout en contenant en elle diverses relations
arbitraires.) Pourtant, il reste vrai que la plupart des images, considérées dans
leur allure générale, « ressemblent » à ce qu'elles représentent; et le cas des arts
visuels « non-figuratifs » ne constitue en aucune façon — du moins à ce niveau du
problème — l'objection que l'on voudrait parfois y voir : car le tableau abstrait
ou le « plan » de cinéma pur, comme les autres images, ressemble à quelque chose

1. Du symbole (= signification arbitraire), C. S. Peirce ne distingue pas seulement


l'icône (= signification analogique), mais aussi l'index (= signification par inference
causale). On remarquera que l'icône et l'index, en termes saussuriens, seraient l'un et
l'autre « motivés ». Dans le même sens, Éric Buyssens distingue deux sortes de
significations « intrinsèques » (= motivées) : celles qui reposent sur un lien causal (= index
de Peirce), et celles qui reposent sur un lien « imitatif » (= icônes de Peirce). On pourrait
dire en somme — dans la ligne d'une suggestion jakobsonienne — qu'il existe une
motivation métaphorique (similarité) et une motivation métonymique (contiguïté).
Quoi qu'il en soit, l'analogique n'est pas le tout du motivé, et ce n'est donc pas
seulement (ni simplement) à l'arbitraire qu'il s'oppose. Cette situation est riche de
problèmes complexes sur lesquels la contribution d'Eliseo Verôn à ce numéro apporte
un point de vue assez neuf, qui se situe au-delà des constatations présentées dans cette
note et en arrive à les « retourner » sur certains points.

1
Christian Metz
(silhouette ébauchée, contour suggéré, forme géométrique, etc.); c'est le statut
de ce « quelque chose », et non le fait de la ressemblance, qui distingue l'image
non-figurative de celle où le représenté s'avoue comme un objet usuel.
Aussi est-il normal que la réflexion sémiologique sur l'image commence par
poser la notion d'analogie. Mais elle ne saurait en rester là. De plus, l'analogie
a déjà fait l'objet, dans le passé, de larges commentaires (notamment dans les
travaux des sémioticiens américains depuis Charles William Morris, et en France
dans les premiers numéros de notre revue). Ce que propose, pris dans son ensemble,
le numéro de Communications que nous présentons aujourd'hui, c'est un effort
pour porter la réflexion au-delà de l'analogie : effort explicite et « thématique »
dans la contribution d'Umberto Eco, diversement impliqué dans toutes les
autres.

Il existe en effet une attitude intellectuelle que l'on pourrait résumer comme
un arrêt sur Viconicité; elle est le propre d'un certain moment dans la sémiologie
de l'image, d'un moment initial. On sait que Charles Sanders Peirce — qui s'est
trouvé, plus qu'aucun autre dans notre champ, en position d'initiateur — avait
fait de la ressemblance (likeness) le caractère définitoire des signes iconiques;
c'est par ce trait qu'il les distinguait des deux autres catégories typologiques de
signes, les index et les symboles. A la lumière des recherches plus récentes, cette
conception appelle des aménagements et des correctifs : c'est là l'un des apports
que l'on trouvera dans les deux premiers textes de cette livraison.
Après Peirce — et souvent avec moins de nuances et de profondeur que lui — ,
beaucoup d'autres ont cédé à la tentation de trop iconiciser l'icône. Autour de
nous, pas loin de nous, se dessine tout un train de réflexions, d'impressions, de
remarques, de réflexes — toute une vulgate, épandue, multiple, à la limite de
l'anonymat — qui pousse obstinément à établir entre le « langage des images »
et le « langage des mots » une infranchissable ligne de démarcation dont le tracé
ôterait toute place aux formes intermédiaires ainsi qu'aux inclusions réciproques.
Ce partage un peu mythologique ouvre le danger d'une sorte d'antagonisme : il
propose des rôles, et l'investissement psychodramatique est toujours sur le point
de s'en emparer : l'image devient proprement un enjeu, et c'est contre le « mot »
qu'on a tendance à la jouer. Ainsi voyons-nous telles ou telles exaltations de
1' « art cinématographique » créditer leur objet d'une puissance et d'un efficace
qui sont conçus comme directement proportionnels à sa non-linguisticité supposée.
Ainsi voyons-nous certaines tentatives de la pédagogie audiovisuelle — qui ne
représentent pas, heureusement, le tout de son effort — vouloir évacuer le mot
des lieux mêmes dans lesquels sa présence demeure le recours éducatif le plus
indispensable en même temps que le plus simple. Ainsi voyons-nous, un peu
partout, des auteurs proposer gravement à leur public l'un de ces « schémas » qui
se réduisent à deux points reliés par une flèche, de telle sorte que la phrase la plus
courte et la plus simple aurait dit la même chose. Ainsi voyons-nous des
professionnels de l'image — pas tous, et pas toujours — qui en arrivent à dénigrer le
mot de façon explicite (c'est-à-dire par des mots!) : « Laïus, nous disent -ils, bla-
bla-bla, délayage! Parlez-moi d'un bon croquis, d'une bonne photo! » : comme
s'il n'existait pas des images oiseuses 1
II n'y a, en vérité, aucun sens à être « contre » la langue ou pour elle, « pour »
l'image ou contre elle. Notre tentative procède de la conviction que la sémiologie
de l'image se fera à côté de celle des objets linguistiques (et parfois en intersection
avec elle, car bien des messages sont mixtes : il ne s'agit pas seulement des images
Au-delà de l'analogie, l'image

dont le contenu manifeste comporte des mentions écrites, mais également des
structures linguistiques qui sont souterrainement à l'œuvre dans l'image elle-
même, ainsi que des figures visuelles qui, en retour, contribuent à informer la
structure des langues). Il n'est pas question, pour nous, de rejeter la notion
d'analogie; plutôt de la circonstancier, et de la relativiser. L'analogique et le
codé ne s'opposent pas de façon simple 1. L'analogique, entre autres choses, est
un moyen de transférer des codes : dire qu'une image ressemble à son objet « réel »,
c'est dire que, grâce à cette ressemblance même, le déchiffrement de l'image
pourra bénéficier des codes qui intervenaient dans le déchiffrement de l'objet :
sous le couvert de l'iconicité, au sein de l'iconicité, le message analogique va
emprunter les codes les plus divers. En outre, la ressemblance elle-même est chose
codifiée, car elle fait appel au jugement de ressemblance : selon les temps et selon
les lieux, ce ne sont pas exactement les mêmes images que les hommes jugent
ressemblantes, et des travaux comme ceux de Pierre Francastel l'ont fort bien
montré.
L' « image » ne constitue pas un empire autonome et refermé, un monde clos
sans communication avec ce qui l'entoure. Les images — comme les mots, comme
tout le reste — ne sauraient éviter d'être « prises » dans les jeux du sens, dans les
mille mouvances qui viennent régler la signification au sein des sociétés. Dès
l'instant où la culture s'en empare — et elle est déjà présente dans l'esprit du
créateur d'images — , le texte iconique, comme tous les autres textes, est offert
à l'impression de la figure et du discours. La sémiologie de l'image ne se fera pas
en-dehors d'une sémiologie générale.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, et non pas seulement de la linguistique. Dans
certains des débats confus qui entourent l'image, celui qui fait appel à des notions

1. C'est ici (notamment) que l'on touche au point où nos remarques, autant que
critiques, sont auto-critiques et voudraient marquer une évolution. Dans les premiers
numéros de Communications, certains articles relatifs aux messages visuels (et en
particulier les nôtres!) avaient le tort d'établir une opposition trop forte entre 1' «
analogique » et le « codé », au point de suggérer parfois que l'analogique, de plein droit,
exclurait tout code. Cet exemple, comme bien d'autres, montre que l'arrêt sur
l'iconicité fait peser sur toute tentative de sémiologie visuelle le risque permanent d'une
sorte de maladie de jeunesse.
Ce qui frappe d'abord, et la chose se comprend, c'est que les significations analogiques
diffèrent beaucoup de celles qui ont été le plus souvent et le plus précisément analysées,
c'est-à-dire des significations linguistiques. Cet écart est bien réel, il est considérable;
mais on a tendance à le voir encore plus grand que nature lorsqu'on en est aux débuts
d'une réflexion iconique et que l'on s'attache surtout, dans les images, à leur aspect
perceptif global. (C'est seulement en allant plus loin que l'on retrouve la langue, en
fonction d'ailleurs partielle : autour de l'image, dans la légende ou le texte
d'accompagnement; dans l'image, comme l'un de ses systèmes, parmi d'autres; par-dessus l'image,
comme ce qu'on en dit, et donc, jusqu'à un certain point, ce qu'elle veut dire.)
Tant qu'on ne l'a pas retrouvée, ce qu'on remarque le plus est son absence (absence
réelle et absence imaginaire). On court alors le risque d'une triple « réaction » en chaîne :
1° confondre langue et code, alors que la langue n'est qu'un des codes qui existent;
privilégié par l'importance considérable de sa fonction sociale, mais pas forcément
privilégié dans une typologie des codes;
2° de l'absence de langue, conclure à l'absence de code;
3° par mouvement de retour, rejeter tous les codes du côté de la langue.
Christian Metz

un peu théoriques trouve en face de lui, en général, un contradicteur iconique


au discours immuable qui l'accuse de transporter frauduleusement des concepts
« linguistiques » dans un domaine absolument étranger et où ils n'auraient que
faire. Sous des dehors de bon sens, ce classique reproche d' extrapolation indue
dissimule beaucoup d'ambiguïtés et d'approximations. Il ne faudrait pas
confondre l'outillage conceptuel de la linguistique avec celui, plus général, de la
sémiologie. Ils ne sont pas sans rapport l'un avec l'autre, c'est vrai. Il existe des
tentatives sémiologiques dans lesquelles l'extrapolation galope, c'est vrai aussi.
Mais on ne devra pas, sous l'un ou l'autre de ces prétextes, en arriver à perdre
de vue la distinction qui s'impose entre, d'une part, des notions comme phonème,
morphème, mot, double articulation, suffixe, transformation-affixe,
transformation singulière, degré d'aperture, etc. (qui sont proprement linguistiques par
leur définition même), et d'autre part des concepts comme syntagme, paradigme,
dérivation, engendrement, plan de l'expression, plan du contenu, forme,
substance, unité significative, unité distinctive, etc., qui s'intègrent sans peine et
de plein droit à une sémiologie générale : soit que, d'emblée, ils aient été conçus
dans une telle perspective (signe chez Saussure ou chez Peirce, contenu {expression
chez Hjelmslev, etc.), soit que, dans un premier temps, ils aient été définis par
rapport à la langue, mais dans un mouvement de pensée suffisamment général
pour qu'ils puissent s'appliquer (sans distorsion) à d'autres objets signifiants.
A l'image, notamment (mais pas non plus à l'image seule; car il y a tout le reste,
qu'il ne faut pas oublier : tout ce qui n'est ni linguistique ni iconique, et par
exemple certaines formes d'écriture, ou encore les structures intrinsèques de la
narrativité). Ainsi, c'est une chose que de rechercher dans l'image des
paradigmes, et c'en serait une autre que de vouloir y retrouver à tout prix des
phonèmes. Il ne suffit pas qu'un concept ait été initialement élaboré par des
linguistes pour que son champ d'application soit définitivement limité à des objets
linguistiques. Si l'on veut mesurer l'étendue de l'aire dans laquelle une notion
est opérante, ce qui compte n'est pas l'identité ou la profession du « père », mais
les contours de la notion elle-même, sa portée, sa définition. Un concept comme
celui de trait phonique distinctif — à ne pas confondre avec celui de trait dis-
tinctif — ne saurait être transporté dans les études iconiques; mais ce n'est pas
parce qu'il a été élaboré par des linguistes; c'est parce que l'image (l'image
visuelle, du moins) n'est pas phonique. Inversement, si la distinction du
paradigme et du syntagme, en dépit du lieu originellement linguistique où les deux
termes se sont imposés, reste entièrement disponible pour des études iconiques,
c'est parce que, dans la définition que donnent de ces notions les linguistes eux-
mêmes, on ne trouve aucun trait qui soit indissolublement lié à ce qui distingue
les langues des autres systèmes de signification. Que les différents segments d'un
message quelconque puissent contracter des rapports in praesentia (= rapports
syntagmatiques), que ces segments soient par ailleurs susceptibles, in absentia,
de « commuter » avec d'autres qui auraient pu apparaître au même emplacement
(= relations paradigmatiques) — , c'est là, il est vrai, un phénomène qui a été
étudié jusqu'ici de façon plus précise dans les langues que partout ailleurs, mais
dont l'aire d'apparition, pour autant, n'est pas limitée au fait linguistique.
En somme, dans ces discussions qui s'élèvent parfois quant à la « légitimité »
des extrapolations opérées à partir de la linguistique, on en arrive dans certains
cas à oublier que ce n'est pas à partir de la linguistique qu'elles ont été opérées
— et que ce ne sont donc pas des extrapolations — , mais qu'il s'agit de recours
opératoires à un outillage de portée plus générale, qui s'est dégagé de diverses
Au-delà de l'analogie, V image

recherches dont certaines sont linguistiques. D'autres — et cela aussi, trop


souvent, est perdu de vue — sont logiques, psychanalytiques, sociologiques, etc.
Le ménage à deux (= image et langue) est d'un refermement imaginaire.
Ce n'est en aucune façon annexer l'étude de l'image à la linguistique que de se
refuser à V isoler dans la contemplation indéfinie de son iconicité, à la couper
de toute autre considération, à la mutiler des mille liens qui l'unissent à la
sémiologie générale et à une réflexion sur les cultures.

Il n'est pas mauvais de rappeler tout cela, à une époque où se développe un


fanatisme du « visuel » (ou de 1' « audio-visuel ») qui confine parfois au
déraisonnable. Ce n'est pas parce qu'un message est visuel que tous ses codes le sont;
et ce n'est pas parce qu'un code se manifeste dans des messages visuels qu'il ne
se manifeste jamais ailleurs. De plus, un code (même visuel) n'est jamais visible,
car il consiste en un réseau de relations logiques. Les « langages » visuels
entretiennent avec les autres des liens systématiques qui sont multiples et complexes,
et on ne gagne rien à opposer le « verbal » et le « visuel » comme deux grands
blocs dont chacun serait homogène, massif, et dépourvu de point de contact
avec l'autre. Le visuel — si l'on entend par là l'ensemble des systèmes
spécifiquement visuels — ne règne pas en maître incontesté sur toutes les parties
de son royaume prétendu, c'est-à-dire sur le tout des messages matériellement
visuels; inversement, il joue un rôle appréciable dans des messages non-visuels :
l'organisation sémantique des langues naturelles, dans certains de leurs secteurs
lexicaux, vient recouvrir avec une marge variable de décalage les configurations
et les découpages de la vue ; le monde visible et la langue ne sont pas étrangers
l'un à l'autre : bien que leur interaction codique n'ait pas encore été étudiée
dans tout son détail, et bien que leur rapport ne puisse guère être conçu comme
une « copie » intégrale et servile de l'un par l'autre (ni de l'autre par l'un),
il n'en demeure pas moins certain qu'une fonction de la langue (parmi d'autres)
est de nommer les unités que découpe la vue (mais aussi de l'aider à les découper),
et qu'une fonction de la vue (parmi d'autres) est d'inspirer les configurations
sémantiques de la langue (mais aussi de s'en inspirer). On touche là au problème
des rapports entre la perception et le langage : question ancienne, fondamentale,
et sur laquelle il a été beaucoup écrit. A date récente, et dans une perspective
sémiologique, A. J. Greimas a apporté sur ce point des perspectives de grand
intérêt *.
Ce n'est pas seulement de Vextérieur que le message visuel est partiellement
investi par la langue (rôle de la légende qui accompagne la photographie de
presse, des paroles au cinéma, des commentaires à la télévision, etc.), mais
aussi bien de l'intérieur et dans sa visualité même, qui n'est intelligible que
parce que les structures en sont partiellement non-visuelles.
En outre, on ne pourrait rien dire du visuel s'il n'y avait pas la langue pour
nous permettre d'en parler. Et si le visuel était une chose dont on ne disait rien,
il existerait déjà beaucoup moins. Ce numéro de Communications est écrit en
langue française...
Au vrai, la notion de « visuel », dans le sens totalitaire et monolithique que

1. Pour ce qui est des langues naturelles, la notion de « niveau sémiologique » par
opposition au « niveau sémantique » (cf. Sémantique structurale). — Pour ce qui est des
messages visuels, l'ensemble des « Conditions d'une sémiotique du monde naturel »
(in Langages, n° 10, 1968).
Christian Metz

lui prêtent certaines discussions actuelles, est un fantasme ou une idéologie, et


l'image (dans ce sens-là du moins) est proprement une chose qui n'existe pas.

Dans ce sens-là du moins: insistons bien sur cette réserve. Car on- n'entreprend
pas un numéro de revue consacré à l'image si l'on estime que l'image n'a, au
fond, rien qui lui soit propre. Ce serait aussi, il ne faut pas l'oublier, une position
possible; simplement, ce n'est pas la nôtre. Se refuser à créer un domaine fermé,
comme on nous y invite trop souvent — une place forte en état perpétuel de
guerre larvée contre tout ce qui n'est pas elle, et notamment contre le « verbe » —,
c'est une chose; dénier toute importance au fait que l'on trouve des messages
qui revêtent la forme d'images et des messages qui ne le font pas (sans oublier
ceux qui le font à moitié, comme les diverses sortes de schémas) — , ce serait
autre chose.
Simplement, on s'abstiendra d'opposer l'image et le mot de façon
obsessionnelle et simpliste, on s'abstiendra de tout irrédentisme de l'image. Le travail,
aujourd'hui, consiste bien plutôt à replacer l'image parmi les différentes sortes
de faits de discours; c'est sans doute cela, « étudier l'image » : et il est vrai qu'il
faut l'étudier.

Ce qui est aussi en cause, à travers tout cela, c'est la notion même de « domaine ».
Qu'est-ce qui nous prouve que, au sein de l'entreprise sémiologique, les divisions
les plus essentielles sont celles des domaines? Qu'est-ce qui nous prouve que le
travail sémiologique doit se répartir en une série de « secteurs » alignés les uns à
côté des autres et entretenant uniformément, les uns avec les autres, ce type de
rapport que les logiciens appellent l'extériorité (= absence de toute zone
commune, de tout « produit logique ») : domaine-de-1'image, domaine-de-la-musique,
domaine-de-la-littérature, etc.? N'y a-t-il pas, dans cette façon de voir, le danger
d'un passage à la métaphysique? Car les domaines — dans un autre sens, beaucoup
plus littéral — ont bien une réalité : ils représentent des commodités de travail,
des secteurs de bibliographie, des invites pratiques à la « spécialisation », des
frontières expédientes pour une indispensable répartition des tâches; ils
correspondent à des compétences ; on ne saurait traiter de tout à la fois. Mais à partir
de là, on n'est pas obligé d'anticiper sur des partages plus profonds, plus
essentiels : ces derniers, lorsqu'ils auront été mieux étudiés, ne passeront pas
forcément par les lignes dont le tracé paraît aujourd'hui si évident à beaucoup d'esprits.
Chaque domaine constitue une unité traditionnelle, une unité léguée aux
chercheurs par les classifications usuelles et « naïves » qui ont cours dans la société
à laquelle appartiennent ces mêmes chercheurs. Le domaine représente, dans le
sens le plus strict du terme, une unité pré-scientifique.
Certains domaines correspondent en quelque sorte à des genres, c'est-à-dire
à des pratiques sociales plus ou moins stabilisées : ainsi la publicité, qui peut
faire appel aussi bien à la langue parlée qu'à l'écriture, à l'image fixe, à l'image
mouvante, etc. (mais qui demeure la publicité par ses intentions et fonctions
sociales); ainsi le roman (le roman classique), lointain avatar de l'épopée; ainsi
tels ou tels « genres littéraires » dont la répartition remonte à l'ancienne
rhétorique. D'autres domaines doivent leur unité à ce que Louis" Hjelmslev appellerait
la matière de l'expression — , ou alors (mais le cas n'est guère différent) à une
combinaison spécifique de plusieurs matières de l'expression. C'est en ce sens-là
que la peinture est un domaine ; elle a en propre — la peinture « classique », du
moins — une matière de l'expression : l'image obtenue à la main, unique et immo-
Au-delà de V analogie, V image

bile. Et aussi la photographie : image obtenue mécaniquement, unique et


immobile. Et le photo-roman : image obtenue mécaniquement, immobile mais multiple.
Et la bande dessinée : image obtenue à la main, immobile, multiple. Et le doublet
cinéma-télévision : image obtenue mécaniquement, multiple, mobile, combinée
avec différents éléments sonores (paroles, bruits, musique) et avec des mentions
écrites. Etc.
Or, pour la recherche sémiologique, les découpages les plus importants ne
coïncident pas forcément avec des unités d'intention sociale consciente (= genres),
ni avec des unités technico-sensorielles (= matières de l'expression, c'est-à-dire
aussi, dans une terminologie aujourd'hui courante qui nous vient à la fois de la
cybernétique et de la sociologie, « supports » ou « canaux »). Les unités que la
sémiologie doit s'efforcer de dégager et vers lesquelles elle s'achemine — même si
ce n'est pas à partir d'elles que la recherche s'est engagée —, ce sont des
configurations structurales, des « formes » dans l'acception hjelmslévienne du terme
(formes du contenu ou formes de l'expression), des systèmes. Ce sont des entités
purement relationnelles, des champs de commutabilité à l'intérieur desquels
diverses unités prennent leur sens les unes par rapport aux autres. Ces entités,
il n'y a que le travail de V analyse (et c'est là un aspect du principe de pertinence)
qui puisse les reconstruire : elles n'existent pas à l'état libre, elles ne sont pas
présentes à la conscience sociale de la même façon que lui sont présents le genre-
publicité ou le « support «-cinéma. Plusieurs d'entre elles, absolument distinctes
par ailleurs, peuvent être conjointement à l'œuvre dans les messages qui
empruntent un même canal ou qui appartiennent à un même genre : il y a bien des codes
dans un seul message. Et certaines d'entre elles, absolument inchangées par
ailleurs, peuvent s'investir — se manifester — dans des messages qui ressortissent
à des genres et à des supports différents : il y a bien des codes qui sont communs
à plusieurs « langages ». Étudier l'image, cela ne consiste pas forcément à rechercher
le système de Timage, le système unique et total qui, à lui seul, rendrait compte
de l'ensemble des significations repérables dans les images (et qui, de surcroît, ne
serait jamais susceptible d'apparaître ailleurs que dans des images). Tout n'est
pas iconique dans l'icône, et il y a de l'iconique hors d'elle.
Ainsi voit-on les configurations de la rhétorique classique réapparaître en
masse dans l'image publicitaire, et autoriser un inventaire serré qui débouche
lui-même sur une formalisation logique (article de Jacques Durand); ainsi
voit-on cette image de publicité investie par les jeux de la prédication et de
l'implication, de la troisième et de la non-troisième personne, et plus
généralement du « sujet » (à plusieurs sens de ce mot) dans les positions diverses où
il peut se trouver par rapport à un message (article de Georges Péninou); ainsi
voit-on tels types de connexions et de disjonctions propres au récit comique —
et l'on n'oubliera pas qu'un récit n'est pas forcément un récit par les mots —
jouer leur rôle dans les dessins humoristiques (article de Violette Morin); tels
systèmes d'oppositions, de consecutions et de « ruptures », de portée largement
culturelle, apparaître dans certains « gags » cinématographiques (article de
Sylvain Du Pasquier); tels codes typographiques, d'ailleurs de divers ordres,
dans les bandes dessinées, qui sont aussi des bandes « parlées » (article de Pierre
Fresnault-Déruelle). L'étude de Jacques Bertin apporte le témoignage de ce
qu'un message peut bien être visuel sans que l'analogie figurative y tienne
pour autant une grande place : visuelle de part en part, la « graphique » —
cartes de géographie, réseaux, diagrammes — est largement « arbitraire »; ce
qui la définit n'est pas sa visu alité, qu'elle partage avec beaucoup d'autres
Christian Metz

systèmes, mais son organisation propre. L'article de Louis Marin met l'accent
sur les jeux de la figure et du discours au sein de la « peinture » : un tableau
est une image, mais il n'est pas que cela; ou plutôt, l'image, en lui, est
intimement « traversée » par mille configurations qui, tout à la fois, nous
mènent très loin d'elle et nous introduisent en son cœur; jusqu'à un certain
point, le tableau n'est rien d'autre que la lecture qui en est faite : narration,
description, mise en scène. La contribution de Jean-Louis Schefer s'en prend à la
notion même d' « image », dont elle propose de déplacer très sensiblement la
définition : l'image n'est plus image d'un objet, mais image du travail de
production de l'image (= idée des systèmes majeurs qui sont extérieurs à la
représentation au sens courant du mot, et eux-mêmes multiples).

Peut-être le propos de ce texte est-il quelque peu encombré et multiple;


aussi va-t-on tenter à présent, dans un mouvement qui se voudrait récapitulatif,
de le décomposer en plusieurs propositions. Tel ou tel, sans doute, pourra en
approuver certaines et en rejeter d'autres : mais on ne demande pas le vote
bloqué, et c'est bien pourquoi on divise les choses.
1° Le message visuel peut n'être pas analogique, du moins au sens courant
du terme. On rencontre ici, d'une part, le problème des images dites « non-
figuratives », et d'autre part celui des icônes logiques de Peirce, ou plus
exactement de celles d'entre elles qui sont visuelles.
2° L'analogie visuelle — et cette fois dans sa compréhension courante —
admet des variations que l'on pourrait appeler quantitatives. C'est par exemple
la notion des différents « degrés d'iconicité » chez un auteur comme A. A. Moles;
c'est le problème de la plus ou moins grande schématisation, de la « stylisation »
à ses divers niveaux.
3° L'analogie visuelle admet des variations qualitatives. La « ressemblance »
est appréciée différemment selon les cultures. Dans une même culture, il y a
plusieurs axes de ressemblance : c'est toujours sous un certain rapport que deux
objets se ressemblent. Ainsi, la ressemblance est elle-même un système, un
ensemble de systèmes plutôt.
4° Le message visuel peut présenter dans son aspect global un très fort degré
d'iconicité sans cesser pour autant d'inclure en lui des relations logiques plus
ou moins systématisables (= celles-là mêmes qui, si elles sont conservées après
neutralisation des autres écarts différentiels, permettent de passer
progressivement de 1' « analogon » le plus fidèle au schéma le plus « abstrait »). Ces relations
ne sont pas iconiques, bien qu'elles apparaissent dans l'icône; certaines d'entre
elles sont « arbitraires ». Ainsi, la ressemblance contient elle-même des systèmes.
5° Bien des messages que l'on déclare couramment « visuels » sont en réalité
des textes mixtes, et ce, dans leur matérialité même : cinéma parlant, images
légendées, etc.
6° Bien des messages visuels qui ne sont pas mixtes en un tel sens le sont
dans leur structure (on se gardera de confondre le message codiquement hétérogène
avec le message qui est composite quant à sa manifestation; certains messages
présentent ces deux mixités à la fois). Le travail récent d'Emilio Garroni (Semio-
tica ed Estetica, Bari, Laterza, 1968) apporte beaucoup de clarté sur ce point.
Il n'y a aucune raison de supposer que l'image possède un code qui lui soit de
part en part spécifique et qui l'explique toute entière. L'image est informée
par des systèmes très divers, dont certains sont proprement iconiques et dont
d'autres apparaissent aussi bien dans des messages non-visuels. Ici se posent

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Au-delà de V analogie, Vintage

(notamment) les différents problèmes de Yiconographie (Panofsky), de la


superposition de plusieurs codes distincts dans une même image (Eco), et plus
généralement des stratifications socio-culturelles de l'image (Francastel, Roland
Barthes, Pierre Bourdieu, etc.).
7° L'opposition brutale du « visuel » et du « verbal » est simplificatrice, car
elle exclut tous les cas d'intersection, de surimpression ou de combinaison (voir
les points 5 et 6 ci-dessus). Elle est partielle et régionale, car elle oublie toutes
les significations qui, dans leur principe, ne sont ni proprement linguistiques ni
proprement visuelles.
8° L'appel que peuvent faire les études iconiques à des notions théoriques
concernant la signification, la communication ou l'information ne saurait être
confondu avec cette intrusion de concepts « linguistiques » étrangers que croient
y déceler tels ou tels défenseurs de la citadelle visuelle. Car certaines notions
linguistiques — mais non toutes — ont reçu dans leur propre champ une
définition qui a pour effet de les interdire à l'exportation; et les autres entrent
pour une part — mais non pour la totalité — dans l'outillage méthodologique
de la sémiologie, qui déborde à la fois celui des analyses linguistiques et celui des
analyses iconiques, mais que ces dernières ne peuvent pas ignorer si elles veulent
rester des études de signification.
9° Le plus souvent, réfléchir sur l'image ne consiste pas à produire des images,
mais à produire des mots. Dans cette situation, on peut apercevoir (et c'est la
réaction la plus répandue) un classique phénomène de métalangage : la langue
sert de métalangage aux langages-objets les plus divers, et même à ceux d'entre
eux qui ne sont pas linguistiques. On peut également (et c'est la position d'un
Jean-Louis Schefer) en fournir une interprétation plus radicale, et d'ailleurs
déplacée de la langue vers l'écriture : l'image n'existe que par ce qu'on y lit.
Mais ce qui reste vrai dans les deux cas, c'est que la sémiologie du visuel n'est
pas — n'est pas essentiellement — une activité visuelle. Raison de plus pour se
refuser à fermer sur lui-même le royaume des images (= mythe de la pureté
visuelle).
10° Pour tout cela à la fois, Y analogie iconique — notion qui doit être conservée
dans la mesure où elle désigne un caractère très frappant de beaucoup d'images
— ne saurait constituer pour la réflexion sur l'image qu'un point de départ
(pas toujours indispensable, très souvent, commode et central). C'est au-delà
de l'analogie que le travail du sémiologue peut commencer, faute de quoi on
pourrait craindre — en caricaturant un peu les choses — qu'il n'y ait plus
rien à dire de l'image, sinon qu'elle est ressemblante. Par « au-delà », nous
entendons aussi bien en deçà : il y a les codes qui s'ajoutent à l'analogie, et il y a ceux
qui la font (qui rendent compte de la ressemblance).

Ce numéro ne prétend pas à plus d'unité qu'il n'en a. Ce que chaque auteur a
voulu dire, il l'a lui-même dit, sans attendre ces quelques lignes de présentation,
qu'a inspirées à l'un d'entre eux la lecture des autres, ainsi que la considération
plus générale des différentes recherches « sémio-visuelles » disponibles ou engagées
(et surtout de l'état actuel des attentes qui s'affirment en cette matière). A plus
d'un égard, les textes qui sont ici rassemblés demeurent divers, dans le sens
fort que ce mot tient de son origine. On n'a pas voulu qu'il en soit autrement.
Ce numéro est incomplet, et même par rapport à son propos. Le « monde des
images » est considérablement plus vaste, considérablement plus complexe
qu'il ne le laisse supposer. Pour certaines sortes d'images, pour certains des
Christian Metz
systèmes (proprement iconiques ou plus généraux) qui sont susceptibles
d'apparaître à l'image, les circonstances et l'état fortuit des disponibilités n'ont pas
permis de trouver la contribution qu'il aurait fallu.
Mais si cet ensemble, tel qu'il nous faut enfin le livrer au lecteur, pouvait du
moins contribuer à relativiser (sans l'évacuer) la notion d'analogie iconique,
s'il pouvait éveiller l'idée, aujourd'hui peu répandue, que l'analogie elle-même
(et de plusieurs façons) est chose codée, s'il pouvait détendre quelque peu le
traumatisme intellectuel dans lequel est parfois vécue l'opposition de 1' «
arbitraire » et du « motivé » (outil de travail qui ne doit pas devenir un outil de
blocage), s'il pouvait introduire à une façon plus complexe — mais peut-être
plus claire, et en tout cas moins inhibante — de comprendre l'apport que la
linguistique peut fournir à la théorie de l'image (et qui n'est intelligible que
dans une perspective sémiologique plus générale, débordant l'image sans l'exclure,
comme elle déborde la langue sans l'exclure) : alors, simplement — alors
seulement... — , nous pourrions dire que cette livraison, en tant que telle, a en quelque
mesure atteint son objet, et qu'elle a été autre chose qu'une addition de plusieurs
textes dont chacun, de toute façon, devra être lu suivant son propre fil.

Christian Metz
École Pratique des Hautes Études, Paris.

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