Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Raymond Boudon
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Une approche
cognitive
de la rationalité
Les sciences sociales ont pour objectif d’expliquer des phénomènes collectifs qui sont
l’effet de croyances et d’actions individuelles. Une question centrale pour ces disciplines
est par suite celle de l’explication desdites croyances et actions individuelles. La théorie
de la rationalité ordinaire lui apporte une réponse plus satisfaisante que les théories
courantes.
La théorie de la rationalité ordinaire Je me suis trouvé renforcé dans l’idée qu’il était
Raymond Boudon, Les sciences sociales modernes considèrent essentiel de réfléchir sur la théorie de la rationalité
professeur émérite
à l’université couramment comme allant de soi que la rationa- en constatant qu’un grand nombre de sociologues,
de Paris-Sorbonne, lité présente un caractère exclusivement instru- de philosophes politiques, voire d’économistes clas-
membre de l’Académie
des sciences morales mental. Bien des économistes, des politistes ou des siques et modernes avaient utilisé avec succès, mais le
et politiques. sociologues seraient d’accord avec la déclaration plus souvent implicitement, une théorie de la ratio-
d’Herbert A. Simon selon laquelle « la raison est nalité beaucoup plus ouverte que la théorie instru-
pleinement instrumentale. Elle ne peut nous dire où mentaliste dominante qualifiée de théorie du choix
1. « Reason is fully aller, mais seulement comment y aller1 » [1, p. 7-8]. rationnel (TCR).
instrumental. It cannot tell us
where to go; at best it can tell Cela entraîne la vue dualiste selon laquelle les indi- Supposons que X désigne un objectif, une préfé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.158.189.0 - 28/12/2019 19:52 - © Réseau Canopé
vide en évoquant l’horreur du vide qui animerait la faire X plutôt queY ou croire X plutôt que Y. Il y a dans
nature. On a là un cas trivial où l’une des explications la vie ordinaire comme dans la vie scientifique des cas
domine irrécusablement l’autre. La rationalité cogni- où l’on est sûr qu’il faut faire ou croire quelque chose,
tive commande de la préférer. C’est pour cela que il y a aussi des cas où l’on est dans l’hésitation, où X
la théorie de Torricelli-Pascal s’est irréversiblement semble seulement meilleur que Y, et des cas où l’on
imposée. ne sait vraiment pas s’il faut préférer X à Y.
Cet exemple suggère trois conclusions. D’abord Seconde remarque : le système de raisons fondant
que la conviction que la théorie de Torricelli-Pascal une décision ou une croyance dans l’esprit d’un indi-
est vraie est l’effet de raisons. En deuxième lieu, cet vidu peut être associé à des raisons plus ou moins
exemple illustre la thèse de Martin Hollis [3] selon valides et plus ou moins compatibles entre elles, mais
laquelle l’action rationnelle, ici l’adhésion à une perçues par l’individu comme formant un système
théorie, a le trait unique qu’elle est sa propre expli- de raisons acceptables. Vilfredo Pareto a insisté sur
cation ; effectivement, l’explication de la conviction ce type de situation lorsqu’il évoque par exemple les
est autosuffisante parce qu’elle est rationnelle. En raisons par lesquelles certains se sont convaincus dans
troisième lieu, la rationalité à laquelle on a affaire ici le passé que la propriété est une institution inaccep-
n’est pas la rationalité instrumentale, mais la rationa- table. Cette croyance se justifiait par un syllogisme
lité cognitive. impeccable dans la forme, mais spécieux dans le
biais a tendance à prédire de façon aléatoire face huit d’être malade. Quant à la réponse correcte, elle est
fois et pile deux fois sur dix. Il est en fait préférable donnée par un peu moins d’un médecin sur cinq,
de prédire face à chaque coup. En effet, en imitant exactement par 18 %. La réponse correcte est : 2 %.
le comportement de la pièce, on a moins de sept En effet, sur mille personnes, il y a un malade et
chances sur dix de tomber juste, alors qu’on a huit cinquante faux positifs. La probabilité d’être malade
2. En effet, chances sur dix en prédisant face à tous les coups2. quand on est positif est donc de 1/(50+1), ce qui
(0,8 x 0,8) + (0,2 x 0,2)
= 0,68 La stratégie choisie donne un résultat qui n’est pas le donne une probabilité un peu inférieure à 0,02,
et meilleur, mais est-elle irrationnelle ? En fait, le sujet a soit à 2 %.
(1 x 0,8) + (0 x 0,2)
= 0,80. des raisons de croire que son choix est bon. Quatre médecins sur cinq sont donc passés à côté
Bien d’autres expériences ont montré que les de la bonne réponse. Mais ils avaient des raisons de
comportements retenus par les sujets s’éloignent de ne pas la voir : à savoir qu’un test qui a deux chances
la bonne solution. Ainsi, si l’on propose à des sujets sur cent de déceler une maladie ne mérite pas d’être
deux séquences représentant les résultats d’une partie qualifié de test.
de pile ou face telles que PPPPPPPFFFFFFF et PPFP- Au total, les expériences de la psychologie cogni-
PPPFFPPFFP, ils jugent en général la seconde plus tive donnent l’impression que l’intuition courante
probable, alors que les deux ont la même probabilité est défaillante. Mais c’est qu’elle place délibéré-
d’apparaître. La réponse est mauvaise, mais ici encore ment les répondants dans des situations de piège.
fondée sur des raisons compréhensibles : la notion de En fait, on constate dans ces trois exemples que les
hasard est normalement perçue comme contraire à la réponses fausses sont engendrées par des raisons
notion d’ordre. compréhensibles.
Éléments factuels et principes considèrent comme valides, mais qui ne le sont pas
Les propositions incluses dans un système de raisons pour des individus appartenant à d’autres contextes.
fondant dans l’esprit d’un individu un objectif, une Une croyance tend à s’imposer collectivement
valeur, une préférence, une opinion ou une croyance sur le long terme si elle se rapproche de la situation
appartiennent normalement à plusieurs catégories idéale de la TRO, qu’elle soit ou non dépendante du
distinctes. Certaines de ces propositions sont factuelles, contexte. Émile Durkheim [6] a exprimé cette idée
d’autres sont des principes. Les premières peuvent, au dans une formule frappée comme une médaille :
moins en théorie, être confrontées au monde réel, les « Le concept qui, primitivement, est tenu pour vrai
secondes ne le peuvent pas. Ce sont des propositions parce qu’il est collectif tend à ne devenir collectif qu’à
par essence conjecturales. La théorie du baromètre condition d’être tenu pour vrai : nous lui demandons
illustre ces catégories. Elle inclut le principe que les ses titres avant de lui accorder notre créance. »
propositions anthropomorphiques, plus précisément Cela signifie qu’une croyance collective s’impose
les causes finales, doivent être exclues de l’explication dans tous les cas sur la base d’un système d’arguments
des phénomènes naturels et de la proposition factuelle donné, dès lors que l’individu quelconque ne lui voit
selon laquelle l’air est pesant. pas de concurrent sérieux. Mais, selon les circons-
L’histoire des sciences donne donc une illustration tances et les sociétés, la discussion peut être ouverte,
parlante de ces distinctions. « Il n’y a pas de science comme dans les débats scientifiques des sociétés
sans présupposé3 », a écrit justementWeber [5, p. 41]. modernes, ou enfermée dans le cadre d’un contexte 3. « Keine Wissenschaft ist
voraussetzunglos. »
Cela pose la question de savoir si la préférence d’un social particulier.
principe contre un autre peut être considérée comme Ces distinctions permettent de définir quatre cas
rationnelle. La question concerne ici encore la pensée idéaux. Une croyance peut être fondée sur des raisons
ordinaire comme la pensée scientifique. fortes et indépendantes du contexte. L’objectif des
La rationalité de la préférence d’un principe contre sciences est de proposer des croyances de ce type.
un autre repose en fait sur le métaprincipe selon Une croyance peut aussi être fondée sur les raisons
lequel le premier est préférable s’il paraît conduire indépendantes du contexte, mais faibles. L’idée que
à des théories plus acceptables que son concurrent. la propriété n’est pas naturelle a été développée
Comme l’univers des théories inspirées par un prin- dans des contextes divers, mais elle est fondée sur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.158.189.0 - 28/12/2019 19:52 - © Réseau Canopé
La thèse principale de la théorie que les religions attribuent à leurs dieux ; évoquant
de la rationalité ordinaire l’épisode de la multiplication des pains, il déclare vers
Tenant compte de ces remarques, la thèse princi- la fin du iie siècle : « Ce sont là des tours d’adresse
pale de la TRO est de nouveau que les raisons dans qu’accomplissent les magiciens ambulants. » Mais
l’esprit d’un individu sont les causes de ses prises de c’est seulement à partir du moment où les sciences se
position, de ses décisions, de ses préférences, ainsi que sont imposées que la distinction entre phénomènes
de ses convictions normatives et positives. explicables dérivant de lois naturelles et phénomènes
Dans ce qui suit, j’essaierai de suggérer par une inexplicables s’est installée.
suite d’exemples empruntés à des chapitres divers des Pourquoi la notion de miracle n’est-elle pas malgré
sciences sociales que la TRO est le meilleur candidat tout complètement évacuée, peut-on se demander
pour devenir la colonne vertébrale des sciences en prolongeant Durkheim ? C’est que les sciences
sociales. Je considérerai successivement des exemples n’expliquent pas tout. L’on n’imagine même pas
où le X à expliquer consiste en des croyances repré- qu’elles puissent jamais tout expliquer. D’autre part,
sentationnelles, des croyances normatives, des phéno- la philosophie des sciences moderne a éliminé le
mènes de consensus, des tendances de moyen et de scientisme, à savoir la doctrine selon laquelle seule
long terme, des objectifs personnels et des solutions la connaissance scientifique serait fiable. Enfin, elle
pratiques à des dilemmes classiques de l’interaction préfère désormais la notion de mécanisme, les méca-
sociale comme le dilemme du prisonnier. J’essaierai nismes darwiniens par exemple, à celle de loi. Or les
de montrer que la TRO fournit un cadre théorique mécanismes responsables de bien des phénomènes
efficace à l’intérieur duquel des phénomènes variés complexes, comme l’apparition de l’œil, restent
relevant des sciences sociales peuvent être expliqués. largement inconnus. C’est pourquoi l’argument de
christianisme était si profonde que le mot paganus Comme dans le cas des croyances représentation-
(« paysan ») a fini par désigner les adversaires du nelles : 1) cette situation est idéale ; 2) il est diffi-
christianisme, les païens. cile dans de nombreux cas de décider si un système
S’agissant des paysans, Weber explique que d’arguments est préférable à N et si N est préférable
l’imprévisibilité des phénomènes naturels, qui à N’ ; 3) un système de raisons peut être défectueux
domine leur activité, leur paraît incompatible avec et 4) être contextuel ou non.
l’idée que l’ordre des choses puisse être soumis à une On peut illustrer par un exemple tiré d’Adam
volonté unique obligatoirement dotée d’un minimum Smith [8, livre I, chap. x, p. 151-209]. Il se demande
de cohérence. Ils acceptèrent plus facilement le chris- pourquoi les Anglais de son temps considèrent comme
tianisme dès lors qu’une foule de saints lui redonna légitime que les mineurs soient confortablement payés
un caractère polythéiste davantage compatible avec et les soldats modestement rémunérés. Comment
leur expérience. expliquer ces croyances collectives ? Sa réponse : la
En un mot, les paysans romains fondent leurs plupart des Anglais n’étant ni mineurs ni soldats et
croyances sur un système de raisons qui leur paraissent n’étant par suite pas directement concernés par la
valides. Il en va de même des officiers et des fonction- question sont dans la position du spectateur impar-
naires : avec son côté hiérarchique et ses rites d’initia- tial. Leur sentiment est donc fondé sur un système de
tion impersonnels, le culte de Mithra leur paraissait raisons de bon sens qui tendent à être partagées.
refléter fidèlement l’organisation de l’Empire romain Ce système est le suivant : le salaire est la rémuné-
dans un registre symbolique. Cela devait par la suite ration d’un service rendu. À service équivalent, les
faciliter la diffusion du christianisme parmi eux. La salaires doivent être équivalents. Dans la valeur d’un
contextualité de ces croyances ordinaires n’implique service rentrent divers éléments, notamment la durée
pas qu’elles soient irrationnelles. d’apprentissage qu’il implique et les risques auxquels
il expose celui qui le rend. Dans le cas du mineur et du
La rationalité axiologique soldat, les durées d’apprentissage sont comparables
Une autre thèse essentielle de la TRO est que les et, dans les deux cas, l’individu risque sa vie. Mais
convictions normatives font également partie de son les activités en question se distinguent par d’autres
domaine d’application. traits. Le soldat garantit l’existence de la nation, tandis
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.158.189.0 - 28/12/2019 19:52 - © Réseau Canopé
aussi sous l’effet de raisons que l’exécuteur public, comme injustes par la raison qu’elles résultent de la
explique Smith, doit recevoir un bon salaire : sa quali- demande de leur public. En principe, il faut que, à
fication est minime, mais il exerce « le plus répugnant contribution identique, la rétribution soit identique.
de tous les métiers ». Mais on ne considère pas comme injuste que deux
Michael Walzer [9] s’interroge, lui aussi, sur des personnes exécutant les mêmes tâches soient rému-
sentiments moraux dont on peut présumer qu’ils sont nérées différemment selon qu’elles appartiennent à
partagés et en propose, lui aussi, une explication judi- une entreprise ou à une région florissante ou non.
catoire, pour employer le terme par lequel Montaigne On ne considère pas non plus comme injustes des
désignait les explications fondées sur des raisons ayant différences de rémunération concernant des activités
vocation à être partagées. incommensurables.Ainsi, il est difficile de déterminer
Pourquoi, se demandeWalzer, le public considère- si un climatologue doit être plus ou moins rémunéré
t-il la conscription comme acceptable s’agissant des que le gérant d’un supermarché. On ne considère pas
militaires, mais non des mineurs ? La réponse est, ici non plus comme injustes les inégalités dont on ignore
encore, que l’activité du soldat est plus centrale que l’origine et dont on ne peut par suite déterminer si
les activités de caractère économique. Si l’on appli- elles sont fonctionnelles ou non.
quait la conscription à telle activité économique parti- On considère en revanche comme injustes les
culière, on serait en droit de l’appliquer à toutes : cela inégalités perçues comme des privilèges. Ainsi, les
reviendrait à la limite à justifier le travail forcé. parachutes dorés que certains chefs d’entreprise
On explique aussi par des raisons fortes, se font octroyer par un conseil à la composition
ajouterai-je dans un exemple de mon cru, le fait qu’on duquel ils ne sont éventuellement pas étrangers sont
accepte facilement que les conscrits puissent être particulièrement mal perçus, surtout lorsque leurs
affectés à des tâches de police urbaine s’ils s’y portent contributions ne sont guère visibles.
candidats ou que l’armée soit chargée de ramasser les Le voile d’ignorance évoqué par John Rawls [10]
poubelles lorsqu’une grève des éboueurs se prolonge, dans sa théorie de la justice introduit une fiction
entraînant des risques pour la santé publique. Mais on analogue à celle du spectateur impartial de Smith.
n’admettrait pas que la police urbaine ou le ramassage Cette dernière a inspiré divers travaux qui permettent
des ordures soient des activités normalement assurées de préciser la notion de rationalité axiologique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.158.189.0 - 28/12/2019 19:52 - © Réseau Canopé
classes sociales. Celles-ci entretiennent entre elles La rationalisation des idées morales,
des relations à la fois de coopération et de conflit. Il politiques et juridiques
s’agit : des riches, qui disposent d’un surplus signifi- La théorie de la rationalité ordinaire permet aussi
catif éventuellement convertible en pouvoir politique de comprendre les raisons d’être de certaines évolu-
ou social ; de la classe moyenne, qui ne dispose que tions à long et moyen termes des institutions et des
d’un surplus limité, insuffisant pour être converti en mœurs.
pouvoir ; des pauvres [11]. Car l’évolution morale, sociale, politique et juri-
La cohésion sociale et la paix sociale du côté des dique des sociétés ouvertes est pilotée par un méca-
effets attendus et le respect de la dignité de tous du nisme fondamental à deux temps : innovation, puis
côté des principes impliquent que les pauvres soient sélection rationnelle des idées ou des institutions
subventionnés. Par qui ? Au premier chef par la classe nouvelles sous le regard du spectateur impartial.
moyenne, en raison de son importance numérique. C’est le sens que l’on peut donner à la « rationalisa-
Mais la classe moyenne n’accepterait pas d’assumer tion diffuse » (Durchrationalisierung) qu’évoqueWeber.
sa part si les riches ne consentaient pas à participer de Il faut ajouter que l’évolution morale, sociale, poli-
leur côté à la solidarité à un niveau plus élevé. Il résulte tique et juridique des sociétés peut être plus ou moins
de ces raisons que l’impôt doit être progressif. D’un rapide et aussi être contrecarrée par des conjonctures
autre côté, il doit être modérément progressif. Sinon, défavorables.
hésitations, il est désormais aussi solidement installé condamne peut nuire à autrui, étant entendu qu’on ne
dans les esprits de la plupart des citoyens des démo- peut admettre que choquer autrui dans ses opinions
craties modernes que la théorie de la composition de revienne à lui nuire, puisque cela contredirait le prin-
l’air de Lavoisier. Il en va de même du parlementa- cipe de la liberté d’opinion, lui-même expression de
risme, du suffrage universel et de l’ensemble des insti- la notion de dignité de la personne.
tutions fondamentales de la démocratie. Elles ont été Le programme défini par la notion de la dignité de
sélectionnées parce qu’elles ont pour effet de cana- la personne est donc bien soumis, lorsque les circons-
liser et d’adoucir les conflits sociaux et politiques, de tances s’y prêtent, au processus de rationalisation
réduire la violence publique, de faciliter la production diffuse qu’évoque Weber. Il explique que certaines
des richesses et par là de satisfaire au principe de la idées s’installent de façon irréversible dans l’esprit
dignité de l’être humain. public.
L’effacement de la peine de mort est un autre
exemple de rationalisation. On l’a abolie dans un Les objectifs personnels :
nombre croissant de démocraties parce que son produits de la rationalité ordinaire
efficacité dissuasive est selon les enquêtes sujette LaTRO permet donc d’expliquer efficacement les
à caution. Et aussi parce qu’elle rend l’erreur judi- croyances représentationnelles, y compris lorsque
ciaire irréparable. Or, dès qu’on peut imaginer une celles-ci donnent le sentiment de l’irrationalité. Elle
peine réparatrice moins sévère et aussi efficace, cette peut aussi expliquer les objectifs poursuivis par un
dernière tend à être sélectionnée par le spectateur individu, là où les théories d’inspiration instrumen-
impartial : par la rationalité ordinaire. tale ne le peuvent pratiquement que dans le cas de
Certains justifient la peine de mort par des raisons l’addiction.
religieuses. Mais le principe de la liberté de pensée Je me permettrai d’évoquer à titre d’exemple l’hy-
implique qu’aucune sanction ne peut être considérée pothèse développée dans mon Inégalité des chances [12],
comme acceptable du seul fait qu’elle se fonde sur selon laquelle les adolescents tendent à fixer le niveau
des principes religieux. Car aucune religion n’étant social ou le type d’activité professionnelle qu’ils
démontrable, ses principes ne peuvent être imposés visent en prenant pour point de référence le type de
sans contrevenir au principe de la liberté de pensée, statut et d’identité sociale atteint par les personnes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.158.189.0 - 28/12/2019 19:52 - © Réseau Canopé
caractérise les seuls processus individuels de valorisa- La TRO évacue également le postulat de la TCR
tion, non les processus collectifs : il existe certes des selon lequel l’égoïsme devrait être considéré comme
monomaniaques de la collection de timbres-poste, le trait dominant de l’être humain. Selon la TRO,
mais ils ne peuvent prétendre à la même reconnaissance l’action sociale de l’individu peut certes être motivée
sociale que le pianiste ou le chirurgien. par des objectifs égoïstes, mais aussi par des raisons
partagées.
Les mérites de la TRO Point n’est donc besoin pour échapper aux
La TCR peut être tenue comme un cas particulier faiblesses de la tradition utilitariste de supposer l’homo
de la TRO. Lorsqu’une décision ne comporte que des sociologicus habité par le souci du don ou par la sollici-
croyances triviales, laTCR suffit. Elle suffit à expliquer tude (care). Il est préférable de s’en tenir sur ce point à
qu’on regarde à droite et à gauche avant de traverser. l’hypothèse de la sympathie telle que définie par Smith
Ce comportement implique des croyances, mais elles ou par Rousseau. Le réalisme invite à conjuguer le
sont triviales. Dès qu’une décision comporte des rationnel et l’affectif. C’est le binarisme caractéris-
convictions ou des opinions qu’il faut expliquer, la tique de l’idéologie qui tend à les opposer. La réaction
TCR devient inopérante. De plus, la TRO comporte affective que provoque l’injustice est-elle dépourvue
des avantages décisifs par rapport à la TCR. de raisons ?
auxquelles elle donne naissance. La boutade de Pareto de faire entre le faiseur de feu et le faiseur de pluie
s’applique évidemment aux croyances normatives la différence que l’homme moderne établit sponta-
et généralement axiologiques tout autant qu’aux nément. La cause des différences entre les croyances
croyances scientifiques. des uns et des autres réside dans une différence de
L’engouement actuel pour la rationalité procédu- disposition cognitive. Les uns et les autres sont en effet
rale et le dédain dont la rationalité substantielle est caractérisés par des cadres ou des schèmes cognitifs
l’objet sont surtout l’effet du relativisme ambiant. La différents. Mais ici ces cadres sont observables : il
rationalité de long terme est de caractère substantiel, n’y a aucun doute que l’homme moderne connaît et
la rationalité procédurale ne pouvant que faciliter que le primitif ignore les lois de la transformation de
l’accès au vrai. Car la vérité n’est pas le produit du l’énergie. C’est pourquoi le premier voit le faiseur
consensus, mais le consensus le produit de la vérité. de feu comme rationnel et le faiseur de pluie comme
irrationnel, alors que le second n’a aucune raison de
Éviter les variables dispositionnelles faire cette différence.
verbeuses Autre exemple : les pharisiens croyaient à
Les théories qui, comme la TCR, adoptent une l’immortalité de l’âme, les sadducéens n’y croyaient
conception instrumentale de la rationalité doivent par guère. Cela résulte, explique Weber [7], de ce que les
la force des choses introduire des variables disposition- premiers étaient en majorité des commerçants, les
nelles (cadre, frame, habitus, etc.) pour rendre compte seconds constituant le vivier d’où étaient puisées les
des aspects du comportement qui ne relèvent pas de élites politiques. Les premiers rencontraient couram-
la rationalité instrumentale. Or ces variables se heur- ment dans leur activité professionnelle l’exigence
tent à des difficultés logiques et empiriques. Difficultés de l’équité des échanges. Ils étaient donc heureux
logiques : elles sont facilement ad hoc et tautologiques. d’apprendre que l’âme est immortelle, puisque cela
Difficultés empiriques : une expérience psychologique leur permettait d’espérer que les mérites et les démé-
quelconque peut provoquer plus tard de la part du rites qui n’avaient pas reçu leur juste sanction ici-bas
sujet une réaction donnée ou son contraire. L’enfant pourraient faire l’objet d’une révision dans l’au-delà.
qui a connu une enfance douloureuse peut manifester Les sadducéens n’avaient pas, eux, les mêmes raisons
à l’âge adulte une attitude de cruauté ou de générosité. d’y adhérer. Weber explique ici l’existence de rela-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.158.189.0 - 28/12/2019 19:52 - © Réseau Canopé
résoudre bien des questions face auxquelles la TCR automobilistes de trancher entre les deux équilibres
est impuissante. de Nash engendrés par la structure. La solution consiste,
La théorie des jeux repose sur l’axiomatique de la ici encore, à introduire une innovation sous la forme
TCR. Or plusieurs situations d’interaction n’ont pas de l’imposition d’une règle de priorité.
de solution dans le cadre de la théorie des jeux au C’est encore une innovation, la menace de « guerre
sens où celle-ci est incapable de recommander aux des étoiles », qui avait mis fin à la course aux arme-
acteurs une stratégie déterminée. Il s’agit notam- ments qui s’était installée à l’issue de la seconde
ment des structures perverses classiques comme le guerre mondiale. Cette course aux armements était
dilemme du prisonnier ou le jeu de l’assurance. Ces elle-même une illustration canonique et bien réelle de
structures d’interaction ont inspiré une littérature dilemme du prisonnier.
surabondante. Or elles ne peuvent recevoir de solu- LaTRO permet aussi d’expliquer les variations des
tion aussi longtemps qu’on la recherche dans le cadre sentiments moraux qu’observent les recherches quasi
de la rationalité purement instrumentale postulée par expérimentales utilisant le jeu de l’ultimatum ou
la TCR. d’autres montages expérimentaux de même nature,
passion, de l’affectif, de la violence et généralement les conflits avec soi-même, ne portent-ils pas en effet
de l’irrationnel dans les relations sociales. Or la souf- sur les valeurs et les idées ? « Ce sont les idées et non
4. « Interessen nicht: Ideen france produite par l’injustice n’est pas dépourvue de les intérêts qui sont la cause dominante immédiate de
beherrschen unmittelbar das
Handeln des Menschen. » raisons. Quant aux conflits les plus violents, y compris l’action humaine4. » [7, p. 252 sq.]
Bibliographie
[1] SIMON H.A., Reason in Human Affairs, Stanford, Stanford University Press, 1983.
[2] HORTON R., Patterns of Thought in Africa and the West, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
[3] HOLLIS M., Models of Man: Philosophical Thoughts on Social Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1977.
[4] PARETO V., Traité de sociologie générale, Paris, Droz, 1968 (1916).
[5] WEBER M., Wissenschaft als Beruf, Stuttgart, Reklam, 1995 (1919).
[6] DURKHEIM É., Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1979 (1912).
[7] WEBER M., Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Tübingen, Mohr, 1986 (1920).
[8] SMITH A., An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 7e éd., Londres, Strahan & Cadell, 1976 (1793).
[9] WALZER M., Sphères de justice, Paris, Seuil, 1997.
[10] RAWLS J., Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1971.
[11] RINGEN S., The Liberal Vision, Oxford, The Bardwell Press, 2007.
[12] BOUDON R., L’Inégalité des chances, Paris, Hachette, 2006 (1973).
[13] MÜLLER-BENEDICT V., « Wodurch kann die Soziale Ungleichheit des Schulerfolgs am stärksten verringert werden », Kölner Zeitschrift für
Soziologie, vol. LIX, n° 4, 2007, p. 615-639.
[14] OLSON M., La Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978 (1965).
Bibliographie complémentaire
BOUDON R., Tocqueville aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2005.
BOUDON R., Essais sur la théorie générale de la rationalité, Paris, PUF, 2007.
BOUDON R., La Rationalité, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2009.
BOUDON R., La Sociologie comme science, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2010.
DURKHEIM É., De la division du travail social, Paris, PUF, 1960 (1893).
FORSÉ M. ET GALLAND O. (RÉÉD.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Armand Colin, 2011.
MANZO G., La Spirale des inégalités. Choix scolaires en France et en Italie au xxe siècle, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne,
2009.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.158.189.0 - 28/12/2019 19:52 - © Réseau Canopé