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Deux intellectuels français découvrent les États-Unis (1945-1948)

« Vers la fin de novembre [1944], les États-Unis voulurent faire connaître en France leur effort de
guerre et invitèrent une douzaine de reporters. Jamais je ne vis Sartre aussi joyeux que le jour où Camus lui
offrit de représenter Combat. Pour se procurer des papiers, un ordre de mission, des dollars, il eut à faire un
tas de démarches ennuyeuses ; il les accomplit à travers la froidure de décembre avec une allégresse
qu'exaspérait une pointe d'inquiétude : à cette époque rien n'était jamais sûr. Et, en effet, on crut pendant
quelques jours que le projet tombait à l'eau ; à la consternation de Sartre, je mesurais son désir. Ça signifiait
tant de choses, l'Amérique ! Et d'abord, l'inaccessible : jazz, cinéma, littérature, elle avait nourri notre jeunesse
mais aussi elle avait été un grand mythe : un mythe ne se laisse pas toucher. La traversée devait se faire en
avion ; il semblait incroyable que l'exploit de Lindbergh 1 fût aujourd'hui à notre portée. L’Amérique, c'était
aussi la terre d'où nous était venue la délivrance ; c'était l'avenir en marche ; c'était l'abondance et l'infini des
horizons ; c'était un tohu-bohu d'images légendaires : à penser qu'on pouvait les voir de ses yeux, on avait la
tête tournée. Je me réjouissais non seulement pour Sartre mais pour mon compte, car ce chemin brusquement
ouvert, j’étais sûre de le suivre un jour. [...].
La luxuriance américaine me bouleversa : les rues, les vitrines, les voitures, les chevelures et les
fourrures, les bars, les drugstores, le ruissellement du néon, les distances dévorées en avion, en train, en auto,
en Greyhound (autocars long-courriers), la changeante splendeur des paysages – des neiges du Niagara aux
déserts enflammés de l'Arizona –, et tous les gens de tant d'espèces avec qui je parlais à longueur de jours et
de nuits ; je ne fréquentai guère que des intellectuels ; mais quelle distance entre les salades au fromage blanc
de Vassar et la marihuana que je fumai dans une chambre du Plaza avec des bohèmes de Greenwich ! Une
des chances de ce voyage c’est que, tout en étant orienté par le programme de mes conférences, il laissait une
énorme place au hasard et à l’invention : comment j’en profitai, je l’ai raconté en détail dans L’Amérique au
jour le jour 2.
J’étais prête à aimer l’Amérique ; c'était la patrie du capitalisme, oui ; mais elle avait contribué à sauver
l'Europe du fascisme ; la bombe atomique lui assurait le leadership du monde et la dispensait de rien craindre.
Les livres de certains libéraux américains m’avaient persuadée qu’une grande partie de la nation avait une
sereine et claire conscience de ses responsabilités. Je tombai de haut. Chez presque tous les intellectuels,
parmi ceux même qui se disaient de gauche, sévissait un américanisme digne du chauvi nisme de mon père.
Ils approuvèrent les discours de Truman. Leur anticommunisme touchait à la névrose ; ils se penchaient sur
l'Europe, sur la France, avec une arrogante condescendance. Impossible de les déloger, ne fût-ce qu’un instant,
de leurs certitudes ; la discussion me parut souvent aussi vaine qu’avec de grands paranoïaques. De Harvard
à la Nouvelle-Orléans, de Washington à Los Angeles, j'entendis des étudiants, des professeurs, des journa-
listes, se demander sérieusement s'il ne fallait pas lâcher des bombes sur Moscou avant que l'URSS ne fût en
mesure de riposter. On m'expliquait que, pour défendre la liberté, il devenait nécessaire de la supprimer : la
chasse aux sorcières s'amorçait.
Ce qui m’inquiéta le plus, ce fut l’inertie de tous ces gens que harcelait une propagande égarée. On ne
parlait pas encore, du moins à ma connaissance, de l’organisation man ; mais c’est lui que je décris dans mon
reportage, en termes à peine différents de ceux qu’utilisèrent plus tard les sociologues américains ; ils le
caractérisent avant tout par son extéro-conditionnement ; et j'ai été frappée par l'absence, même chez des
garçons et des filles très jeunes, de toute motivation intérieure ; ils étaient incapables de penser, d'inventer,
d'imaginer, de choisir, de décider par eux- mêmes ; leur conformisme traduisait cette impuissance ; ils usaient
dans tous les domaines de cet étalon abstrait, l'argent, faute de se plier à leurs pr opres appréciations. Une
autre de mes surprises, ce fut la femme américaine ; s’il est vrai que son esprit revendicatif s’est exaspéré
jusqu’à faire d’elle une « mante religieuse », elle n’en demeure pas moins un être dépendant et relatif :
l’Amérique est un monde masculin.

Simone de Beauvoir, La Force des choses, vol. I, Gallimard (Folio), 1963, p. 31-32 et 174-175.

1
L'auteur de la première traversée de l'Atlantique en avion en 1927.
2
Publié en 1948, après les voyages de S. de Beauvoir aux États-Unis en 1947.

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