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LA SCIENCE CHEZ LES TURCS OTTOMANS

D U COMMENCEMENT JU SQ U ’A LA FIN
D U MOYEN-AGE

Il convient, pour prévenir les équivoques auxquelles cette étude


pourrait donner lieu, d’annoncer dès le début que le sujet traité dans
les pages suivantes est, comme le titre l’indique déjà, exclusive­
ment la science chez les turcs ottomans. Je n’aime pas aborder ici
la question si la science en langue arabe ou persane fut, en grande
partie, l’œuvre de savants d’origine turque, puisqu’une telle discus­
sion nous amènerait très loin dans les spéculations sur l’origine des
savants des IX e, Xe et XIe siècles 1.
D’autre part mon but n’est que relever brièvement l’état des
sciences pendant cinq siècles (XIVe -X IX e ) chez un peuple qui de­
vait être l’un des héritiers de la science dite arabe, et de montrei
comment cette science persista tout en entrant dans une phase déca­
dente jusqu’au XVIIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’introduction de
la science moderne en Turquie.
Par le mot science, j’entends dans cette étude les sciences mathé­
matiques et naturelles ainsi que la médecine. Je me vois obligé d’insister
sur cette distinction d’autant plus que chez les ottomans, d’ailleurs com­

1 Pour ces discussions on peut renvoyer les lecteurs presque à chaque


publication récente de l’Institut de bHistoire de la Médecine d’Istanbul (en
turc et en français) rédigées par le docent Dr. Suheyl Ü nver D’ailleurs, poui
ne citer qu’un exemple caractéristique de ces controverses, j’indiquer ai les
articles dans deux numéros de «The Musulman.!, revue hebdomadaire parais
sant à Calcutta (specialied issue de 1936, et n. 6. 1937). Il est question dans
ces articles d’un penseur musulman, SAYh Gamal al-din AFgvrrt, qui vivait
dans la deuxième moitié du siècle dernier. On y verra également une note de
moi, déterminant le lieu de naissance et la langue maternelle du &Avh, d ’après
les sources turques. Si l’on considère cette controverse sur l’oiigine d’une pei-
sonne qui a vécu, poui ainsi dire, un peu parmi nous, on estimera aisément les
difficultés et, parfois même, l’impossibilité de déterminer l'origine des savants
des IX e, Xe et X Ie siècles dans le creuset, où se fusionnaient des peuples dif­
férents, qu’était le moyen Orient.
348 AHOHBIOK (XIX) 1937

me partout en Orient, le mot science avait un sens tellement compré­


hensif que toutes les branches de la connaissance humaine y en­
traient sans discrimination aucune La religion avec sa théologie, son
droit canonique, l'astrologie, la magie, la physiognonomie, la fantas­
magorie (Simya) et l'art de l’interprétation des rêves, tous, faisaient
partie de la science2. Cette signification beaucoup trop compréhensive
donnée à la science durera à peu près jusqu’à la première moitié du
XJX1‘ siècle, date à laquelle les premiers rayons de la science moderne
pénétreront le ciel de la Turquie resté jusque là obscur, malgré les
admirables tentatives de H aM H alj?a (K âtib Cblebi des Turcs)
au XVIIe siècle eu vue de transmettre la science de la renaissance
en Turquie.
On enseignait toutes ces sciences dans une sorte d’institution
tic l’enseignement supérieur qu’on appelle « Madrasa ». Les madrasas.
que nous traduisons eu français, en tant qu’un établissement turc,
par les mots de Collège de religieux, u’étaient, en vérité, que les uni­
versités de l’empire ottoman. De même tous les licenciés de ces uni­
versités portaient le nom de ‘alim dont le pluriel, 'uléma, passé en fran­
çais doit être l’exact correspondant du mot « savant ». Les porteurs
de ce titre se réclamaient de toutes sortes de connaissances telles que
la théologie, la jurisprudence, la médecine, les mathématiques,
l’astrologie Pourtant, nous allons constater plus loin que cette signi­
fication du mot ‘alim (savant) s’est modifiée par suite de l’introduc­
tion de la science moderne en Turquie.

D’après les historiens turcs la première Madrasa a été fondée à


Xvcée au temps cVOkhak Bey, le deuxième Sultan des Ottomans
(1330-1332 ?). Malgré que nous ne sommes pas bien informés sur
l'organisation et le piogramme de l’enseignement de cette madrasa,
nous pouvons présumer qu'elle fut organisée sur le système des Madra­
sas des Selgukides qui existèrent depuis le XIe siècle dans les grandes
villes de l’Asie mineure. Néanmoins nous connaissons le premier
recteur et professeur (Muderns) de cette première madrasa ottomane.
En effet le fameux biographe turc du XVIe siècle, T aSkoprÜzâ de,
nous dit, dans son Saqâ'uj ctl-muiriÂnîya (page 27 trad. turque), que
Dawud al-Qayserî, originaire de Cesarée, qui avait fait ses études
au Caire, fut nommé comme recteur de la Madrasa de Nycée. D awud,
ajoute l’auteur de ce lexique biographique, était versé en même temps
dans les sciences rationnelles. C’est bien connu qu’en Orient on englo-
LA SC IEN C E CHEZ L E S TURCS OTTOMANS 34!)

bait toutes les sciences qu’on ne pouvait pas rapporter au Coran ou


à une tradition religieuse, sous le titre de science rationnelle. En com­
mençant par le Kalâm (théologie musulmane) cette rubrique compre­
nait la logique, la métaphysique et l’astronomie, les mathématiques
et la médecine. De plus la biographie de Dawuu nous informe qu’il
a écrit un commentaire au Fustis de S ayIj al-‘Arabî en défendant le
Sûfisme. Il me semble que de ces minimes informations nous pouvons
tout au moins conjecturer que l’enseignement de la première Madrasa
des Turcs-ottomans commençait dans une atmosphère sûfiste, donc;
libérale
Des traditions de cette première université ottomane nous pou­
vons relever un point cité par tous les historiens turcs. Ojîhan Bcy.
fondateur de cette madrasa de Nvcée, se voyant dans l’obligation
de doter son armée sans cesse grandissante d’un juge (qâclî askar)
s’adressa au recteur du temps, Ivara'i A al- dîn, en lui demandant
de lu désigner un de ses licenciés. Mais aucun de ces jeunes savants
ne voulut assumer ce poste onéreux de magistrature. Peut-être ceci
nous montre jusqu’à un certain degré que la science n’était étudiée
aux débuts que pour la science elle même.
Selon von H ammer (Geschichte des Oamaniachen lieirhen) la deu­
xième Madrasa des turcs ottomans fut fondée par le fameux général
d'ORHAN, Lala S ahin à Brousse (Bithynie), première capitale de la
Turquie, avec les sommes provenant du butin qui lui avait été alloué
à la suite de la prise de Nycée aux byzantins
Il serait intéressant de nous informer exactement sur les sciences
enseignées dans ces écoles supérieures. Pour pouvoir élucider ce point
jusqu’à une certaine mesure, il nous faut prendre en considération
que tous les livres classiques et leurs commentaires étaient, presque
sans exception, en arabe. Donc la premièie tâche des Madrasas con­
sistait à apprendre aux étudiants la langue arabe, qui restera jusqu'au
XVIIIe siècle la seule langue des sciences en Turquie On peut dire
d’une manière certaine que la théologie et la jurisprudence (Fiqh)
musulmane remplissaient la deuxième phase de renseignement comme
une partie essentielle du programme d’étude. En plus, à côté de ces
matières, nous pouvons présumer que la logique et les mathématiques
n’étaient pas complètement négligées.*

* Voir pour un résumé assez complet de ces sciences chez les orientaux,
l’ouvrage intitulé : Enciclopndiache Uebersieht de.) Wissenst hrtjtcii dis Orients,
de aon H ammer. Leipzig, 1804.
3.70 • A RC H EIO N (x ix ) 1937

Je me permets de relever ici un acte d’un des licenciés de cette pre­


mière Madrasa, qui me semble comme le commencement d’une curiosité
scientifique envers les phénomènes naturels chez les jeunes savants
de cette époque. Ce licencié, du nom de S ams al- dîn FAnàrÎ, réflé­
chissant sur une tradition du prophète (hadit) disant « la terre ne
digère pas la chair des vrais savants vertueux », et en le commentant
que les corps des savants ne se décomposent pas dans leurs tombeaux,
voulut vérifier ce phénomène qui lui semblait comme surnaturel. En
conséquence, i procéda à l’opération scabreuse de taire ouvrir’ le
tombeau de son maître K ara’lâ al- dîn dont nous avons mentionné
le nom plus haut, et il constata que le corps était en bon état (1).
D’ailleurs, S ams al-dîn qui devint le qâdî de Brousse en même temps
que le recteur de la Madrasa fondé par lui, était un savant encyclo­
pédique. et en voyageant fréquemment en Egypte, en Palestine et en
Syrie, il avait rencontré les savants de ces pays. Il avait composé
un ouvrage sous le titre de Unmuzag al-'ulûm y traitant de cent dif­
férentes sciences à côté de ses œuvres bien connues sur le Fiqh et sur
la logique. Ce livre se trouve à la Bibliothèque de Wien (catalogue
des manuscrits orientaux. N. 11)
Selon les témoignages de différents biographes l’auteur l’a envoyé,
par l'entremise du QAdî Zade-i -R umi, aux savants de Transoxanie.
J ’estime que le courrier qui a transmis cet ouvrage au monde des
savants de Turkestan est beaucoup plus digne de notre attention que
l’ouvrage en question
En effet QÂdî Zade -i -R umi (1357-1412) est une figure consi­
dérable parmi les savants turcs ottomans de cette époque D ’après
le biographe le plus estimé de ces temps T asIcopruzAde 4, QÂdî
Zadk-i -R umi (Mus! P aSa 5 ibn Mohammed ibn MAhstûn S alaIi al-
Millet al- dîn ) après avoir terminé ses études à sa ville natale, Brousse,
s’est rendu, plutôt enfui, au Khorasan et puis au Turkestan*avec l’aide
de sa sœur qui avait mis secrètement tous ses bijoux entre les livres de
son frère. Comme il avait un fort penchant pour les sciences exactes
telles que les mathématiques et l’astronomie, il compléta ses études

:i Montucla, dans son histoire des mathématiques, cite Qâdî Zadk


comme un grec chrétien expliquant son surnom Rumi d’une manière erronée.
Rumi, on le sait, ne veut pas dire gréco-romain, mais en ces temps là, un turc
originaire de l’Asie mineure. Sédillot, de son côté donne à Qâdî Z kdb le
nom de Hasan Celebi qui n’est pas exact non plus.
* loc. cit. page 37-40 trad. tur.
6 Le titre pa&r, à cette époque, était donné aux fils aînés.
LA S Cl R W E CHRZ LR S TURCS OTTOMANS 351

chez les savants du Khorasan et de Transoxanie Ensuite il lut nommé


recteur et professeur de la madrasa de Samarqand par le célèbre
OliUg B eg et il coopéra à la composition des tables astronomiques
d’OLUg B bg connues sous le nom de Zi’g-i-Ôurtjani. L* université de
Samarqand comptait parmi ses professeurs quatre autres savants ;
un de ces derniers ayant été arbitrairement révoqué par Ourg Bru,
QÂdî Za o"E en sa qualité de recteur protesta vivement contre cette
révocation et par cet acte il voulait montrer au souverain la nécessité
de l’autonomie de 1‘université.
Les œuvres de QÂdî Zaoe sont généralement connues en Occident
et les bibliothèques de l’Escurial, de Paris et de Le\ de possèdent ses
manuscrits sur l’astronomie et la géométrie d'EucuniE (lès théorèmes
fondamentaux) Askal al-T asi a Son commentaire du traité d’asti o-
nomie de Câgmînî tint une place importante dans les madrasas comme
livre classique1’. J ’estime que l’œuvre la plus originale de QAdî Z von
est un opuscule intitulé (Risaln JÎ Istirag gayb derege wahida), dans
lequel il a modifié et simplifié la méthode de calcul du sinus d’un arc
de 1°. Bien que cet ouvrage ait été considéré comme un commen­
taire d’un autre opuscule de OiAt al- dîn al-Gamisid, il est plus im­
portant que ce dernier. Le mathématicien turc, le regretté S amil
Zeki Bey, en parlant de notre savant 7 dit que QÂdî Zaoe était un
vrai astronome et mathématicien de son temps chez lequel on ne trouve
guère une ligne qu’on puisse rapporter à l’astrologie, la fausse science
très recherchée à cette époque Donc je peux considérer QÂdî Zaok
le premier vrai mathématicien et astronome turc ottoman ; mais
comme il a enseigné dans la madrasa de Samarqand et d rigé le nouvel
observatoire de cette ville jusqu’à sa mort, je ne sais si l’on peut
compter ce savant avec raison parmi les savants turcs ottomans
Je me demande souvent si cet homme illustre, après avoir complété
ses études, était retourné à son pays natal, les sciences exactes n au­
raient-elles pas pris une allure plus florissante en Turquie.
A la période qui s’étend sur les règnes de Mûrad 1er (A murat )
et B ayaziiv Ier (B ajazet ) (1359-1402), la médecine fait son apparition,
si ce n’est par l’enseignement spécial en tous cas par les ouvrages
en turc. D’après les auteurs des histoires de la médecine turque,
le premier ouvrage médical en turc fut un traité des médicaments

“ Voir Sédillot, Chrestomathie persane, T. I. P ans 1847.


7 AtARi-BÂQÎYA, Histoire des mathématiques orientales (on tuic) (1810)
T.T. page 190. analysée dans Ist«., X IX (1933) j i . 500
3.-,2 A RCHEION (X IX ) 1937

intitulé Hawas al-adwiya8 composé par un certain Mûrad ib n


IsIiâq . Sur la vie et l’enseignement de cet auteur nous manquent
tous les détails ; son œuvre est une sorte de formulaire médical où
on traite des maladies les plus connues et des procédés de les guérir
d’une manière sommaire. Pourtant un autre médecin beaucoup plus
fameux que le précédent, Ô amal al -i >în ibn H id r surnommé H a Ci
P asa se distingua à cette époque, d’abord en Egypte où il avait
commencé ses études médicales, à la suite d’une maladie atroce dont
il avait été atteint. 11 a tellement réussi dans l’art médical qu’on l’a
nommé comme médecin en chef de Maristan Misrî (Hôpital Egyptien)
au Caire Ce médecin, qui était originaire de Konia en Asie Mineure,
î entra ensuite dans la principauté d’Aydin en Anatolie. Le prince de
ce petit état ajTant prodigué ses faveurs à H aôi P aSa , ce dernier
a écrit son premier ouvrage en arabe « Guérison des maladies et leurs
remèdes (1380)9 qui a acquis une grande popularité chez les turcs.
Cette œuvre, qui existe seulement en manuscrit, contient à côté de
la médecine galénique une grande quantité d’observations person­
nelles de l’auteur. Par exemple, la description de la pneumonie que
cet ouvrage donne est vraiment remarquable ; l’auteur y donne tous
les symptômes objectifs de cette maladie aussi oomplets que ceux
des traités modernes d’aujourd’hui. Après avoir complété cet outrage
à Ephèse, il en a écrit quelques autres en turc dont l’un, intitulé
Tashü al-Hita, a été traduit en allemand par H ans B art . Une bio­
graphie moderne en turc10, en parlant de cet auteur, enregistre seule­
ment qu’il a enseigné il Birgi une petite bourgade de la principauté
d’Aydin. .Je voudrais relever ici un point caractérisant l’importance
de la langue arabe dans la science à cette époque. L’auteur de Tashil
al-Ht Ja 11 dans sa préface dédicatoire s’excuse de l’avoir écrite en
turc au lieu de l’écrire en arabe, puisque l’arabe était la seule langue
de la science en Turquie comme le latin en Occident. Il faut ajouter
ici que H aüi P asa était un très iort logicien de son temps. Ses ou-
viages se trouvent dans les bibliothèques d’Istanbul et à la Biblio­
thèque Nationale à Paris
Un autre savant de cette période Ô a m a l a l - d în A q s â r â y î
(I 1388) dont B r o c k e l m a n n (Geschichte der arabischen Literatur,

* bibliothèque Nationale de Paris, manuscrit turc. A.F. 170 daté 1387.


'* bibliothèque Nationale de Paris. Fonds arabe.
1,1 Mehmet T ahir , O sm ali M ueU iflen, T. III, p. 211.
11 lîibl. Nat. Paris. Fonds turcs A.F. 169.
LA SC IEN C E CHEZ L E S TVUCS OTTOMANS 33»

T I, p. 457) et tf. S a rt o n {Introduction to Iht Ihatoii/ o) Science, T. Il,


p. 1100) font mention, avait écrit un commentaire .'» Al-Muqiz cV I b n
A l -N a f îs , sous le titre de Haï al-Mugn. Cet ouvrage est un abrégé
très apprécié du Canon d’A v ic e n n e . Selon les anciennes biographies
turques, cet auteur inaugura un système d’enseignement propre à
lui, en divisant ses élèves en trois classes ; les élèves de première
année se rassemblaient chaque matin à la porte de sa maison et l’ac­
compagnaient jusqu’à la Madrasa Zincirli d’Aksaray (Anatolie Cen­
trale). Chemin faisant le maître commençait son cours destiné à ces
élèves qu’il appelait les péripatéticiens. Arrivé à la cour de la Madrasa,
il y trouvait les élèves de deuxième année réunis et il leur faisait
un autre cours plus supérieur, toujours debout entre les colonnes
de la cour, donc il nommait ceux-ci les stoïciens, et enfin en entrant
dans la salle de la Madrasa il enseignait aux élèves les plus avancés
Un autre livre traitant de l’hygiène, qui est l’œuvre d’un poète-
savant AhMEDi, appartient à cetté période. Son ouvrage s’appelle le
Choix de guérison, Muntahah al-Sifa, un bon manuel pour son temps.
Selon les recherches récentes des jeunes auteurs turcs, la dernière
année du XIVe siècle vit l’ouverture d’une école de médecine a Brousse
(12 mai 1400). Ces auteurs prétendent que l’hôpital, fondé par le sultan
B a y a z id I. et qui portait le nom de la Maison de Médecine (Dâr al-
Tibb), n’était que la première école de médecine des turcs ottomans.
Je dois faire ici une réserve, puisque la charte instituant cet hôpital
qui a été découverte dans les archives de Brousse par le Dr. Osm a n
Ch e v k i , ne contient aucune clause concernant l’enseignement médical.
Du reste, il faut noter que des hôpitaux bâtis et administres sur
le modèle de ceux de ôundi Sapur existaient déjà au temps des Sel-
gukides en Anatolie. On en avait fondé par exemple à Césarce (1205),
à Sivas (1217), à Divrik (1228), à ôankiri (1235), à Kastamoni (1273)
et à Konia et Amassia (1312). Selon les auteurs turcs tous ces hôpi­
taux étaient une sorte d’écoles pratiques de médecine 13. Donc les turcs
ottomans ont marché sur la trace des turcs selgukides en continuant
à fonder des hôpitaux plus ou moins sur les mêmes plans.
Pour les autres sciences que la médecine, je n’ai pu constater un
élan particulier à cette époque. Après des recherches dans les ouvrages
bibliographiques et dans les manuscrits, j’ai retrouvé un ouvrage sur
l’arithmétique, écrit au temps de B a y a z ïd 1er, par un certain °A lî

13 Voir les travaux publiés par le Dr. Süheyl Ünvek ch* lTnstitut ilo l'His­
toire de la médecine à Istanbul. 1934-1935.
A R O U B IO N ( \ i x ) 1937

H i bat a l -A ll Ah , eu arabe et intitulé HulascU al-Mmlmg ji eilm


al-hisdb. En outre, le poète-savant précité A h m e d i , dans son ouvrage
en vers Iskevdername parlait clairement de la géométrie à côté de la
médecine. Pendant le règne de M o h a m m e d 1er (1402-1423) nous serons
témoins du commencement de l’intérêt pour l’histoire naturelle.
Cet intérêt se montre par les traductions des ouvrages encyclopé­
diques arabes et persans. En efiet R ttkn a l - d în A h m e d , en traduisant
le fameux traité Aga’ib al-Mahluqat d'AL-QAZwiNi, le présenta au sultan
Dans cette traduction on mentionnait, peut-être pour la première
fois en turc, la sphéricité d elà terre Je voudrais bien noter ici que les
sultans ottomans s’intéressaient en général aux ouvrages encyclo­
pédiques de ce genre qui portaient le nom, de « Aga’ih et « gara’ib ».
On rencontre souvent dans les bibliothèques ces genres d’ouvrages
traduits par ordre des sultans. De même au temps de Mû r a d II, un
autre auteur, M o h am m ed QAdî M a n ia s i Z a d e , avait écrit une en­
cyclopédie, Kitâb al-a'ÿeb al-‘ugab, dans laquelle on décrit d’abord
les démons et les anges, et dans le deuxième chapitre on trouve le
premier manuel d’arithmétique en turc des turcs ottomans. Un autre
savant de ce temps, H u sa m a l - d în T o k a d î a composé pour la première
fois un traité sur la météorologie sous le titre d’opuscule sur l’arc-
en-ciel. L’auteur à la fin de son ouvrage, qui doit être un commentaire
d une œuvre inconnue, ne manque pas d’ajouter quelques lignes
d’apologie en disant que tout ce qu'il y a raconté étant des opinions
de philosophes, les « savants théologiens et les musulmans orthodoxes »
ne doivent pas y croire.
C’est à cette époque que les mathématiques un peu plus supé­
rieures font leur apparition en Anatolie par les travaux d ’un savant
de Chirvan, F a t h a l -A l l Âh , qui fut un élève de QAdî Z a d e R u m i ,
e t probablement de ‘A lî K u s Gi à Samarqand. En arrivant à Ka-
stamoni, il commença à enseigner l’astronomie et la géométrie. C’est
au couis de ces enseignements qu'il commenta YAmical al-Tasis
de QAdî Z a d e et l'astronomie de Câ g m în î qui resteront comme livres
classiques jusqu’aux derniers temps dans les Madrasas.

** *

Rendant cent cinquante ans écoulés depuis la fondation de l’Etat


turc (1299-1451) les sciences exactes ne furent, comme on l ’a vu au
paragraphe précédent, que dans une position tout à fait inférieure,
tandis que la théologie, la jurisprudence et la rhétorique gagnaient
LA SC IEN C E CHEZ L E S T CH CS OTTOMANS ar>:>

beaucoup plus d’importance. Cependant, avec l’avènement au trône


de Mo h am m ed II, le conquérant (1451-1481), nous arrivons à une
période plus florissante, sinon des sciences, au moins de l’esprit phi­
losophique et scientifique chez les turcs ottomans
Avant d’entamer l’exposé succinct des activités scientifiques de
cette époque, nous jugeons opportun d’étudier le grand penchant
de ce monarque vers toutes les branches de la connaissance. En ef­
fet, M o h a m m e d II qui, dans son enfance, était un élève réfractaire
à l’éducation, fut plus tard un ami des sciences et un des plus grands
mécènes du moyen-âge. Pendant ses loisirs il s'entourait toujours
des meilleurs savants et s’intéressait à la philosophie et à la science
durant toute sa vie
D’après les témoignages des historiens grecs et italiens M oh am ­
m e d II connaissait en plus de l'arabe et du persan, le grec, le slavon
et le latin n . Pour pouvoir élucider cette question toujours contestée
de la connaissance per le sultan, des langues étrangères que je considère
importante du point de vue de l’histoire de sciences des turcs ottomans,
j’emprunterai d’abord le passage suivant à G. G u i l l e t ’ 1; «Il y
a des grandes conjectures que D e s p o e n a Ma r ie eût quelques soins
de lui (de M o h a m m e d ) ; car elle lui appris l’oraison dominicale et
la salutation angélique comme le simple amusement d’un enfant
dont la curiosité s’attachait déjà à toutes choses » Ces propos me
paraissent vraisemblables puisque la belle-mère du prince M oh am ­
m e d , D e s p o e n a Ma e a , qui était la fille du despote de Serbie J ea n
B r a n covie, pouvait très bien s’occuper de son beau-fils en lui appre­
nant quelques hymnes en gree. Du reste, on prétend que le petit
prince M o h am m e d jouait au palais de son père avec deux petits
princes étrangers, l’un, byzantin, l’autre, albanais. Ce dernier est
d’ailleurs bien connu dans l ’histoire politique sous le nom de S k a n d b r
B e g . Ces deux princes étrangers étaient gardés au palais comme ota­
ges. Donc on peut très bien supposer que M o h a m m e d , dans son en­
fance, eût appris un peu de grec et de sla ion En tous cas ces infor­
mations, même si elles étaient authentiques ne prouvent pas du tout
que le sultan savait à fond le grec ou n’importe quelle autre langue
étrangère. Par contre, un écrivain grec, Cr it o b o u l o s d ’I m b r o s , qui*14

18 Voir G. GtntLET, Histoire du règne de Mohammed IJ, empereur des


Turcs, page 17 T. I-, et l’oeuvre historique de F eantzes et le Petit Traicté de
l'origine des Turcqz par Spandonyn Cantacassin.
14 G. Guillet , loc. cit. T. I, page. 11.
\iiG H jtu o v (x ix ) 1937

a vécu dans le palais du sultan comme secréta u-e grec (grammateus),


dans son ouvrage « La ne de Mahomet I I »13 dit ce qui suit : « il
(M oIia m m e d ) connaissait exactement l’antiquité et il avait étudié
avec ardeur toute celle des arabes, des persans et tout ce qu’il y avait
de la littérature hellène traduite en langue arabe et persane, j’entends
les œuvres des péripatétieiens et celles des stoïciens en se servant des
maîtres arabes et persans, et il était rompu dans les objets de la mathé­
matique la plus sérieuse ». D’autre part, E d w a r d Gib b o n cite
que l’ou\rage célèbre de P l u t a r q u e , la Vie des hommes illustres,
a été traduit en turc par l’ordre du sultanu , l’œuvre de l’historien
italien G io v a n n i Ma r ia A n g io l e l l o intitulée « La breve narrazione de la
cita et fatti del Signor Usea u Cassano » fut également traduite en turc
pour le sultan, tandis que le sultan, connaissant lui-mème l’arabe et le
persan, lisait les ouvrages écrits en ces langues et n’ordonnait ainsi
jamais de les traduire en turc Donc, je crois pouvoir conclure de ces
témoignages que le sultan ne connaissait ni le grec ni le latin. D’ail­
leurs ]’estime que si Mo h a m m e d II avait été familier avec ces langues,
il aurait profité largement des manuscrits grecs restés aux biblio­
thèques jusqu’au moment de la prise de Constantinople.
En etiet de ces manuscrits M o h am m ed II avait conservé une
petite quantité dans le Nouveau Palais (Top Kapi sérail). En Europe
on a pris connaissance de l’existence des manuscrits non islamiques
au jialais de Top Kapi pour la première fois par un rapport de D om i -
n k :o Y e r u sh a l m i de Safed, un juif de naissance, converti ensuite
au christianisme, qui remplissait la fonction de médecin particulier
chez le sultan Mû r a d III de 1575 à 1593. Il nous informait dans ce
rapport (1611) que dans le palais existaient à peu près 120 manuscrits
grecs et latins ]7. D’autre part, un renégat italien parlait vaguement
d’une vente de 185 manuscrits grecs du Sérail en 1685. Mais des re­
cherches plus fructueuses ont été faites par F r . B l a ss en 1888, par
O u si’ENSKY en 1906 et par M J e a n E b e r so l t (mission archéologique
de Constantinople) en 1920. Tout dernièrement, en 1929, le professeur
A doli< D e iss m a n n de Berlin sur l’invitation de H a l il E d h e m B b y ,
directeur du Musée d’Istanbul, a entrepris une recherche méticuleuse
et a écrit un petit livre sur les manuscrits dans les langues non musul-*

*' CnrroBOi Los, La oie de Mahomet I I Traduction française (Mon. Hung.


Iiistoii. script. 2ème partie p. 22).
16 E dward Gibbon, Déclin and Fait ci the loman Empire T. V. p. 853.
17 Von E mil J acobs, Untersuehungen fin Geschichte der Brbhothek in Se­
rai zit Konstontinopel (Heidelberg 1919).
LA SC IEN C E CHEZ T E S TURCS OTTOMANS 357

mânes avec une liste complète des ouvrages trouvés dans différents
endroits du sérail; c est au livre cité que j'ai emprunté ces détails ls
D’après l’excellent ouvrage de M. D e is s m a n n , le nombre de manus­
crits de différentes langues qui existent aujourd’hui à la bibliothèque
de M o h a m m e d II dans le palais de Top Kapi s’élève à 87, dont 75,
étant des manuscrits des XIe, XIIe, X IIIe, XIVe et XVe siècles,
pourraient être considérés, avec une certitude plus ou moins grande,
comme une collection faite par le Conquérant lui-même, après la prise
de Constantinople. De ces 75 manuscrits, il y en a seulement 15 qui
peuvent nous intéresser jusqu’à un certain degré, étant donné qu'ils
traitent des sciences physiques et mathématiques. Je ne peux pas
énumérer en détail ces 15 manuscrits ; mais j’ajouterai seulement,
en passant, qu’ils traitent de la géométrie, de l’astronomie, de la phy­
sique, de la zoologie (d*A r is t o t e ) et de la géographie. Un seul manu­
scrit concernant la médecine de G a l ie n , dont O u s p e n s k y et S th -
t h e n G a s e l e e de Cambridge parlent, est pour le moment introuvable.
Les autres manuscrits sont en grande partie des bibles et des évan­
giles et des commentaires sur ces livres saints. En outre, on trouve
des exemplaires traitant la grammaire et l’histoire. Parmi ces derniers
il y a l’unique manuscrit de la vie de M o h a m m e d II par Critouohlon
d ’I m b b o s auquel j’ai emprunté des passages importants.
Des manuscrits scientifiques il y en a un qui attira le plus l’atten­
tion du souverain . c’est la Géographie de P t o l o m é e , dont deux exem­
plaires, l’un en grec, 1 autre en latin existent encore dans la biblio­
thèque du sérail. En effet M o h am m ed II pendant l’été de 14(51 étudia
avec soin cet ouvrage avec l’aide d’un philosophe grec, G eoiioios
A m y r u t z e s (Y e o r y io s A m y b o ü k y s ) w et le chargea de traduire les
cartes et, en les mettant toutes ensemble, d’en faire une grande carte
géographique du monde pour son usage personnel30. Ce philosophe
était en même temps un bon mathématicien et un théologien connu
de Byzance Après la conquête de l’empire byzantin, nous le trouvons
chez le dernier empereur de Trabizonde D a v id Co n m ê n e , comme
haut dignitaire du palais. Par suite de la chute de ce dernier empire,

w D . A bo li ? D e is s m a n n , Foischungen imd Fmidi i m faim , lie ih n u n d


Leipzig, 1933.
Ckitoboulos loc. cit. traduction turque par Ca hol i r e s lîfiendi, p. IS 2.
a" On n ’a pas trouvé jusqu’à présent, à mon su, ces cartes dans les biblio­
thèques d ’Istanbul, mais cela ne prouve pas du tout qu’elles « ’existent p a s ,
je m ’associe ici à l'espoir exprimé- par M. D eissmann qu’on trouv era ces cartes
quelque part à Istanbul.
33S A R C K K IO N (X D C ) 1937

il tomba entre les mains des turcs et travailla dorénavant cirez le Grand
Seigneur comme savant helléniste. Un de ses deux fils s’étant converti
à l’Islam sous le nom de Meximbo Bey et ayant appris l’arabe, il aida
son père dans ses traductions exécutées par ordre du sultan. En ef­
fet, on savait que G bo r g io s A m y r u t z e s avait traduit également la
Géographie de P to lo m ée en arabe, mais ce n'est que ces derniers
temps qu’on trouva cette traduction faite aux environs de 1465.
C’est le professeur D exssm ann qui l’a découverte dans la biblio­
thèque de Sainte-Sophie et des fac-similés de cet ouvrage se trouvent
actuellement dans la Staats-Bibliothelc de Berlin31. En dehors de
ces géographies, un exemplaire de YAlmageste en grec de P to lo m ée
figure également parmi les manuscrits de la bibliothèque du sérail,
à côté d’un autre ouvrage imprimé (un incunable) sur la géographie
par F r an c esc o B b r l x n g h ie r i dédiée d’abord au sultan M o h am m ed II
et redédiée après sa mort, cette fois, à son fils B a y â z id II.
En dehors de ces deux savants grecs, A m y r u t z e s et son fils,
M oh am m ed II avait présumablement fait la connaissance du célèbre
archéologue d'Aucône C yriac o ; on prétend même qu’il était avec
le sultan pendant le siège de Constantinople. Il avait également invité
à sa cour un sculpteur de Vérone bien connu, M att eo oh P a t s i
(1459 ?) et l’illustre peintre vénitien G e n t il e B e l l in i (1479-1480).
En outre l’historien grec Cr it o b o u l o s , probablement un médecin
de profession, dont nous avons parlé plus haut, travailla comme
secrétaire grec au palais ; et l'historien italien V in c e n t io G. M ario
A n g io lbllo accompagna le sultan dans la campagne contre U z u n
H a s s a n , roi de Perse.
Il me faut encore ajouter quelques observations sur les idées
religieuses et philosophiques de ce grand monarque à fin de pouvoir
exposer d’une façon claire les courants d’esprit de son temps. D’après
les sources turques et grecques, M o h am m ed II eut en matière de
religion et de métaphysique, dès sa jeunesse, une curiosité remar­
quable. Il entra, dès son avènement, en rapport avec un émissaire
de la secte schismatique hurufite, qui avait gagné la faveur du

31 Amyrutzes (mort 1479) est comm en Occident par sa participation au


concile de Florence en 1439, et par- ses travaux sur la trigonométrie, traduits
par J ohann W erner au XVIe siècle. M. Deissmann, en parlant de ce
philosophe, ajoute qu’il était un cousin, fils de la tante maternelle, du sul­
tan ; mais il m ’a été impossible de confirmer cette information bizarre d'après
les sources turques et européennes.
LA S C IE N C E C H E Z L E S TU11CS O TT O M A N S .'M O

sultan **. Les relations du sultan avec ce derviche attira l'attention


du vizir M a h m û d P a s a . Ce dernier, sans perdre de temps, informa le
recteur de la Madrasa d’Andrinople (deuxième capitale de la Turquie),
F a h b a l - d in A g a m i , un savant très vénéré de son temps. C'e docteur
en théologie, après une chaleureuse discussion avec le derviche le.
condamna à mort 223. De cet épisode, il résulte que le jeune suitan
n otait pas un musulman dogmatiste, mais qu’il cherchait la vérité
un peu partout dès son jeune âge. D ’ailleurs, il continua à s’intéres­
ser jusqu’à sa mort aux problèmes de métaphysique en les discutant
avec les savants de son entourage. Une de ces nombreuses discussions,
faites en sa présence par les professeurs des Madrasas, qui eut lieu
entre deux grands savants, H o&a Z a d e et Mo lla Z e y b e k sur les
arguments du monothéisme, dura six jours.
D’autre part, selon les témoignages d’historiens grecs et euro­
péens, M o h am m e d II ne cessa jamais de s’intéresser à la religion chré­
tienne. Au dire de ces auteurs, le sultan répétera les mêmes discus­
sions, cette fois concernant la dogmatique chrétienne, avec le patriar­
che de Constantinople, G e n n a d i u s , dans la sacristie du monastère
Paminachrist, en lui ordonnant au moyen d’un interprète d’expli­
quer hardiment les points les plus essentiels et les plus sacrés du
christianisme ; et même il voulut que le patriarche mît son long
discours sur le papier. Cet écrit sera traduit plus tard en turc par
un molla A h m e d (1453). Une autre séance sur le christianisme se
répétera avec le patriarche M a x im e (M a n u e l ) (1467). Le sultan lui
demanda également d écrire un mémorandum expliquant les sym­
boles de la religion chrétienne 21 .
8i l’on en croit les historiographes grecs, la curiosité d’esprit
poussa le sultan jusqu’à vérifier la croyance chrétienne orthodoxe
que les corps des personnes mortes excommuniées « demeurent

22 Hmufisme est une secte libérale du sufisme dont les croyances reposen*.
siu l’éternité de l'univers ; elle croit en outre fermement à un mouvement de
rotation éternel dont les changements sont les phénomènes naturels. Dieu se
manifeste surtout dans le visage d’un homm.3 ; et ce qui distingue l’homme c'est
le verbe. On donne une valeur numérique aux lettres de ce verbe. Le visage
a quatre cils, deux sourcils et un cuir chevelu qui font sept, si Ton multiplie
te sept avec quatre éléments, nous aurons les 23 lettres de l'alphabet arabe ;
de là le nom lmrufisme. De plus, on donne parfois à chaque mot uni' valeur
n u mérique indépendante.
83 Saqa’iq N umantya (tiad. turq. page 82).
31 G. Gillet , L ’Histoire du règne de Mahomet 11, pages 135-142 et 270.
300 AttCHEION (XXX) 1937

incorruptibles », en faisant ouvrir le tombeau d’une de ces personnes


par l’entremise des prêtres en présence de ses officiers.
A mon sens ce sont ces cas plus ou moins tendancieux qui con­
duisirent les anciens historiens grecs et européens a prétendre que
M o h am m e d II < ne fut ni musulman ni chrétien » 25. Aussi dé­
clarera G G u il l e t 2<i : « on convient qu’il (le sultan) n’a jamais été
persuadé d’aucune religion... » Un peu plus loin, il ajoutera en par­
lant de l’éducation du Prince B a y a z ip , fils de M o h a m m e d II, que
ce prince différait « du sultan son père qui avait accoutumé de dire
que les hommes ne doivent adorer que la vertu et la Fortune ». De
même, selon T h u a s n e , qui a écrit un bel ouvrage sur le peintre
G e n t il s B e l l in i , il dit que ces conférences avec les patriarches
prouvent seulement la curiosité d’esprit du sultan. Il ajoutera tout
de suite après : « C'est sans doute sous 1 influence de ces idées chimé­
riques que le pape P i e II écrivit à l’intention du sultan la fameuse
lettre dans laquelle il lui promettait l ’empire d’occident s’il voulait
se convertir et recouvrir le baptême.. » (1473) 27.
Au total k la suite de ces péripéties dans la vie intellectuelle
de ee monarque, A. D . M o r d t m a n n l’avait surnommé comme « un
homme d’orient et d’occident » (Ost-West Mensch) en 1889 dans
un écrit sur « l’Ancien plan de Constantinople imprimé entre 1566
et 1574 ». D’autre part, le professeur D e is s m a n n ajoute, en parlant
de la bibliothèque du sérail, ce qui suit : « So muss man die Serai-
Bibliothok betrachten, als Nachlass und Abbild eines Sàkularmen-
sclven, der eine Weltenvvende heraufgeführt hat und der, an der Pforte
/.wischen Morgenland und Abendland stehend, die Geistskultur
des Ustens und des Westens in sich zu vereinigen suchte ». Bien que
je m’associe à ces belles paroles de l’auteur jusqu’à un certain point,
je dois affirmer que si ce sultan avait pu trouver plus de temps
pour connaître à foud la science de l’antiquité et de l’Europe contem­
poraine, la Renaissance de la science n’aurait pas attendu, à mon
avis, pour faire son apparition en Turquie, jusqu’au XVIIIe siècle.

-• iS iw n d o u v n ( ' v a rie vssin . Petit tuncté de l’on g me des Tvitqs, page 202-
205.
^ G. Guillet, lot. cit. page 18.
17 T h u asms. Gentile Bellini et le Sultan Mohammed I I , Paris, 1882, pages
28-29. C’est bien connu que cette lettre n ’a jamais été envoyée à son destina­
taire.
L A. SC IEN C E CHEZ L E S T CB CS OTTOMANS :uîi

* * *
Revenons maintenant, après cette longue mais indispensable
digression, à notre propre sujet.
Le progrès le plus remarquable au point de vue de l’histoire des
sciences à cette époque est sans aucun doute la réforme des madrasas
turques. Tout d’abord le sultan divisa l’enseignement en deux clas­
ses , la première comprenait des sciences élémentaires et la seconde
la science pure. Ensuite, il fonda à Constantinople une grande
université comprenant huit collèges qu’on a appelle Sahn Temân
Pour doter les chaires de cette Université, il fit venir de toutes les
parties de son empire les professeurs les plus capables. Ces professeurs,
pour passer d’une chaire à une autre plus importante, se présentaient
à une sorte de concours en soutenant une thèse en présence du sultan.
Bans ces madrasas on enseignait l’arithmétique, la géométrie, l’as­
tronomie et la médecine.
L’arrivée d’un savant astronome turc de Transoxanie, Au
K uSfti (‘A l a a l - d în ‘A li i b n M o h a m m e d ) (mort en 1474) à. Constan­
tinople) donna un élan particulier aux sciences mathématiques en
Turquie En effet, ‘A lî K us* i . qui était le fils d’un fauconnier du
père du fameux Omrg B e g , après avoir remplacé Q id î Z a d e comme
directeur de l’observatoire de Samarqand et contribué à la compo­
sition des tables astronomiques d’ÜLUg B e g , se rendit à A/.erbeigan
après la mort de ce dernier. Be là, il fut envoyé par U zun H a s s a n ,
roi de Perse, comme ambassadeur extraordinaire chez le sultan
M o h am m e d II. Le sultan l’engagea sur le champ comme professeur
à la Madrasa de Sainte Sophie avec un traitement de 200 aspres
par jour (200 francs à peu près), et le pria de retourner en Turquie
après s’être acquitté de sa mission chez U z u n H a s s a n . Lorsque A lî
Kusfci franchit pour la deuxième fois la frontière turque en re­
tournant d’Iran, il fut salué par une députation spéciale au nom du
sultan et ses frais de voyage furent payés généreusement (1000
aspres par jour). Je note ces détails pour donner une idée com­
ment M o h a m m e d II prodiguait ses faveurs aux vrais savants à fin
de les réunir dans ses madrasas.
B ’après YAtari bâgiya de S a l i h Z e Ici 2Y ‘A l i K u sô i fut le premier
professeur d’astronomie et de mathématiques en Turquie, puisqu’on
enseignait jusqu’à cette date ces sciences d’une manière très sommaire.
Parmi les ouvrages que cet astronome apporta, en arrivant en Tm-

28 page 197.
302 A RCHEION (XXX) 1937

quie, avec lui, il n'v en a qu’un qui est digne d’attention. C’est le
commentaire des tables astronomiques d’OLUg B e g . On sait que dans
l’introductiou de ces tables les résultats des théorèmes et des propo­
sitions sont notés sans aucune démonstration. •A lî Kus Gi en ajou­
tant les démonstrations, les rendit plus scientifiques S!V En Turquie
il traduisit en arabe son ouvrage persan sur l’arithmétique et l’algèbre
et il le présenta au sultan en l’intitulant Risala-al-Mohammedit/ya.
En outre, il composa un traité d’astronomie pendant la campagne
contre U z u n H a ss a n et le termina au jour de la victoire (1473) en le
présentant au sultan sous le titre de Risaln al-Fâtiya (opuscule
de la Victoire). Ces deux derniers ouvrages sont devenus les deux livres
classiques des Madrasas turques ottomanes jusqu'aux derniers temps.
Malgré son esprit et sa capacité mathématique, cet illustre astronome
n'a pas pu rester en dehors de l’astrologie, puisqu’on a retrouvé
dans la bibliothèque Hamidiya à Istanbul un recueil autographe de
lui traitant cette fausse science.
Un autre mathématicien de ce temps est un des vizirs du sultan,
Si n a n Pasa, fils de H id r Bey, premier qâdî de Constantinople. S i-
n a n P asa se montra dans sa jeunesse comme un philosophe scep­
tique. mais après être entré en contact avec ‘A lî Iy u s Gi par l’entre­
mise d’un autre savant. L u t fi T o k a d i , il s'adonna aux mathémati­
ques et il composa par ordre du sultan un commentaire sur l'as­
tronomie de Câ g m in i . En 1480, il perdit la faveur du sultan et fut
jeté dans une maison d’aliénés sous prétexte de son extrême scep­
ticisme Cette fois, tous les savants du temps se révoltèrent contre
cette décision injuste et ils firent comprendre au sultan que, si S in a n
P a §a n’était pas libéré de suite, ils auraient quitté les territoires de
l’empire en brûlant d’abord leurs ouvrages. Le sultan céda sur cette
démarche énergique et libéra S in a n Pasa. L’élève de ce dernier,
L u t f i T o k a d i , tut nommé comme bibliothécaire de la première bi­
bliothèque publique de l’empire, fondée à la mosquée de Fatih.
Nous parlerons plus loin de ce savant qui fut mis à mort à cause de
ses idées libérales pendant le règne de B a v a z io II.
Un des huit collèges fondés par le sultan était assigné à l’enseigne­
ment de la médecine et un hôpital était rattaché à ce collège. Cet hôpital
11 e comprenait pas moins de 70 salles de malades. La charte impériale

instituant cet hôpital sous le nom de Dar al-Sifa créait deux postes*

* Ce commentaire précieux qui a servi comme base d’études à l’astronome


ti ms II irkm Cni.ebt est très rare, même H aGi H alta n’a pas pu l’atteindre
LA SCIEN C E CHEZ L E S TOROS OTTOMANS

de médecin dont les titulaires devaient être « des médecins expéri­


mentés et expér mentateurs (mugerrib et mug;arreb) », connaissant
bien les états du pouls et ayant vaste connaissance dans l’anatomie
et la médecine (qânun-i-sifa), visiter deux fois par jour les malades
Ces médecins pouvaient être de n’importe quelle nation.
De l’époque du Conquérant nous avons quelques ouvrages médi­
caux dont deux sont dignes d’être mentionnés L’un, est le Kilnb al-tihh
de 'A k S am s a l - d în , un Seyh mystique bien connu dans rhistoive
politique par sa participation au siège de Constatinople et par ses
instigations morales et mystiques lors des batailles. Cette œuvre
de ‘A k S am s a l - d în attire l’attention par un passage concernant les
maladies fiévreuses dont nous donnons une traduction sommaire
comme suit :
« Toutes les maladies ont par leurs genres leurs germes et
leurs essences ; comme les germes des plantes et comme les racines
des plantes. Certaines des maladies, qui se transmettent par héré­
dité du père et de la mère comme l’épilepsie, la goutte ou la lèpre,
se déclarent parfois sept années après la transmission ; tandis que le
germe qui se transmet par les aliments et par les boissons se déve­
loppe et croît rapidement ».sn L’auteur ne manque pas non plus de
s’élever contre les médecins qui attribuent la cause des maladies
aux esprits ennemis et aux révolutions lunaires. Dans ce passage
caractéristique, les auteurs turcs veulent absolument voir tin germe
de l’idée de bactérie pathogène.
Le second ouvrage est un traité de chirurgie eu turc par le
médecin en chef de l’hôpital d'Amassia, S ara s a l - d în ib n Mo h a m ­
m e d surnommé SABüNgü OgLÛ. Ce traité illustré, de 308 pages, a
été composé en 1465 et présenté au sultan M o h am m e d II, car l’auteur
dit dans sa préface que « à cette époque, pour se distinguer et pour
attirer l’attention du sultan, protecteur des sciences, il n’y a qu’à
composer des œuvres scientifiques ».
Ce manuscrit autographe illustré de l’auteur se trouve sous le
nom de gerrâhîya-i-Ilhcmîya b la Bibliothèque nationale de Paris.
Après l’avoir étudié et comparé avec le célèbre ouvrage d’Asu al-
Q a sim Z a h r â w i , A l-tam î, j’ai constaté que l’auteur turc tradui­
sit littéralement ce dernier en turc, en ajoutant seulement quelques
obsei'vations de moindre importance. Les figures des instruments

M Traduction du Dr. GJLlib ‘Atâ dans la communication faite au IXe Con­


grès de l’histoire de la médecine à Bucarest.
364 ARCHE ION (X IX ) 193?

chirurgicaux sont plus ou moins copiés sur celles de Al-tagrif, mais


les autres illustrations qui montrent les positions des patients et
des chirurgiens pendant les opérations doivent être originales. D’ail­
leurs ces illustrations sont tout à lait primitives et sans aucun intérêt 41.
De plus, on rencontre à cette époque, les noms d’autres méde­
cins fameux Même d’après les historiens turcs, ces médecins for­
maient un conseil impérial de médecins dont le président était un
médecin persan réfugié en Turquie du nom Q u t b a l - d în AGa m j .
l’n cle ces médecins habiles était un juif converti, nommé Y a ' q û b ,
qui aurait diagnostiqué et traité avec succès une maladie appelée
en arabe behq Samil que les auteurs turcs, considérant les symptô­
mes décrits, tiennent pour la maladie bronzée d’Addison. Un autre
médecin, A l t u n i Z a d B aurait appliqué pour la première fois eu
Turquie le cathétérisme urétral.
Je dois ajouter qu’à cette époque même les docteurs de la loi
islamique et les théologiens s’intéressaient jusqu’à un certain degré
aux sciences physiques et naturelles En effet, HogA Z a d e , un des
plus célèbres docteurs eu droit islamique du temps et auteur d’une
réfutation de la T ((hâtai de I b n B ush, discutait avec succès avec
‘Alî KusC.i les causes de la marée, et un autre, K a stellan i , parti­
cipait à l’examen de l’hémophilie en citant des passages du canou
d’A v ic en n e . En conséquence, on pourrait regarder ces savants comme
les doctores universales de la Turquie, toute proportion gardée avec
ceux de l’Occident
D’après les histoires de la littérature turque ottomane, le règne
de Mohammed II. qui était lui-même un poète, fut une période flo-
Le catalogue des manuscrits turcs de la Bibliothèque Nationale en
registiant ce traité dit que « ces peintures sont copiées sur celles d’original pei -
san, lesquelles étaient elles-mêmes copiées sur les enluminures d'un ouvrage
arabe». Je dois noter que je n ’ai pu confirmer ce passage du catalogue, passé
textuellement d'ailleurs à l’Histoire générale de médecine par le Dr. L aionel-
L avastjne. D’abord le texte arabe, c’est-à-dire Al-tasrif ne contient que ries
figures des instruments ; et puis, l'original persan cité dans le passage est tn-
t nmvable dans les catalogues de bibliothèques européennes et turques. Je crois
(pie l’auteur du catalogue, en s’inspirant du nom ilhanuva a cru qu’un original
persan existait du temps des IlhAni. Mais en vérité, l’auteur avait donné ce
nom à sa traduction parce qu'il était le médecin de l’hôpital fondé par un di­
gnitaire de l’état, ilhanien en 1312. D'ailleurs cette explication a été donnée par
le Dr. SuHEVn Ü nveh qui a tait une communication sur ce traité de chirurgie
au IXe congrès de l’histoire de la médecine à Bucarest. Un compte rendu vient de
paraître dans Isis, en citant cet ouvrage comme une œuvre originale turque, sans
mentionner l’origmal arabe (Isis u. 72, Vol. XXVI. aiticle T w kish Med usine).
LA SC IEN C E f'HTCZ L E S TT'H CS OTTOMANS ‘M\~1

lissante également pour la poésie et la littérature 12. Néanmoins


c’étaient, à mon avis, la science et la philosophie qui ont en une
place privilégiée chez le sultan.
Enfin, pour faire, avant de terminer ce premier article, une
comparaison rapide entre l’état des sciences de l ’Occident avec
celui de l’empire ottoman pendant ces deux siècles (1299-1481), je
voudrais rappeler que dans les universités d’Europe, quoique l’en­
seignement fût restreint aux trivium et aux quadrivium, les savants
comme G r o s s e t e s t e et R o g er B acon en Angleterre et A l b e r t o »
M a g n u s , R eg io m o n ta n u s et puis N ico la de Ousa au continent,
de leurs côtés, ayant jugé nécessaire d’aller aux sources grecques et
arabes, cherchaient partout les manuscrits et même invitaient les
derniers savants et philosophes grecs de Byzance à venir en Euroee
pour préparer, peut-être, la Renaissance de la science moderne ;
tandis que les turcs qui furent, depuis la première moitié du XII
siècle, en contact direct avec Bj^zance, ne s’intéressèrent guère à la
vie intellectuelle de cet empire. D’ailleurs les turcs ottomans non
seulement ne ressentirent guère le besoin de rechercher dans les sour­
ces de la science hellénique et hellénistique, mais ils ne s’adressèrent
pas non plus aux grands ouvrages arabes originaux ou traduits. Par
exemple, même YAlmageste, l’histoire naturelle d’A r is t o t e ot les
autres œuvres des arabes sur la botanique, l’alchimie et la géogra­
phie, n’étaient pas les sujets d’études approfondies.
Au lieu d’aller aux ouvrages originaux de grands savants comme
A l -H a w â r iz m î . Al-B îrûnî et I bn Bin a , ils se contentèrent à com­
menter, même à recommenter les abrégés de ces grandes «envies
J’ai déjà cité plus haut que le fameux médecin d’Amassia publiait
la traduction d’AI-ta$rij comme son traité original de chirurgie.
Ce fait nous prouve que l’œuvre capitale d’ABU al-QAsim n’était
pas généralement connue à ce temps chez les turcs ottomans.
Paris, juillet 1937 A b d - ü l -H a k A on an

i2 Pour relever l’immense intérêt de ce souverain poui les beaux arts, je


voudrais citer une découverte toute récente d une collection fort précieuse de
miniatures chinoises et persanes, portant des notes explicatives écrites, sur
chaque feuillet, par le sultan lui-même, dans le palais de Top Kapi. (Commu­
nication verbale du Prof. Lybybr dlllinois).

.SCTENTIA APITD TURCOS OTTOMAN O DE PRTNC1P10 USQUK


AD FINE DE MEDIO AEVO.
A. vole refer statu de scientias apud Turcos dirai seculo X1V-XIX ; et
nota persistentia de isto seientia et sno decadentia usque* ad introduetioiie
(seculo XYIIT) de seientia moderne. In isto primo artioulo considéra isto
seientia usque fine de meclio aevo.
2J

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