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De la langue au style

Jean-Michel Gouvard (dir.)

DOI : 10.4000/books.pul.20734
Éditeur : Presses universitaires de Lyon
Année d'édition : 2005
Date de mise en ligne : 5 novembre 2019
Collection : Textes & Langue
ISBN électronique : 9782729710903

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782729707675
Nombre de pages : 438
 

Référence électronique
GOUVARD, Jean-Michel (dir.). De la langue au style. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : Presses
universitaires de Lyon, 2005 (généré le 03 mars 2020). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pul/20734>. ISBN : 9782729710903. DOI : 10.4000/books.pul.20734.

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1

De la langue au style offre au lecteur un ensemble d’études qui traitent de la description


linguistique des textes littéraires et de leur approche stylistique.
L’objectif principal de l’ouvrage est de montrer que l’analyse de la langue française et celle des
faits de style, loin d’être incompatibles, constituent deux démarches complémentaires, qui
gagnent à se nourrir l’une de l’autre, plutôt qu’à s’opposer. Dans cette perspective, il regroupe
des travaux signés à la fois par des linguistes et des stylisticiens, spécialistes des domaines les
plus divers, comme par exemple la syntaxe de phrase, la grammaire textuelle, la sémantique
lexicale, la phonologie historique, la poétique, la sémiotique ou encore l’histoire des idées. Les
contributions des uns et des autres sont agencées autour de quatre grands thèmes fédérateurs :
(i) l’articulation entre la voix singulière de l’écrivain et les formes générales dont il dispose ;
(ii) la détermination et la description des phénomènes linguistiques susceptibles de refléter cette
articulation ;
(iii) la pertinence de la notion de « langue littéraire » ;
(iv) l’intégration de l’étude stylistique dans une théorie globale de l’œuvre littéraire et de sa
réception.
Une bibliographie collectant plusieurs centaines de publications récentes dans le domaine vient
clore l’ouvrage.

JEAN-MICHEL GOUVARD
Professeur de linguistique française à l'Université de Bordeaux 3, et membre de l'UMR
5610. Il dirige avec Benoît de Cornulier la collection « Métrique française et
comparée », aux éditions Champion. Ses recherches portent sur la poétique, la
sémantique et la morphologie. Principales publications : La Pragmatique, Paris, Armand
Colin, 1998 ; La Versification, Paris, PUF, 1999 ; Critique du vers, Paris, Champion, 2000 ;
L'Analyse de la poésie, Paris, PUF, 2001 ; Précis de conjugaison, Paris, Nathan, 2004. Édition,
en collaboration, de plusieurs numéros de la revue Langue française (Paris, Larousse) :
Métrique française et métrique accentuelle (no 99, septembre 1993) ; Linguistique et poétique :
après Jakobson (no 110, mai 1996) ; Sémantique du stéréotype (no 123, septembre 1999).
2

SOMMAIRE

Introduction générale
Linguistique, stylistique et style chez Charles Bally
Jean-Michel Gouvard

Enseigner la stylistique
Éric Bordas

Des styles au style genres littéraires et création de valeur


Anna Jaubert
DU STYLE COMME OBJET DE LA STYLISTIQUE
ENTRE STYLES ET STYLE. LES SAISIES D'UNE NOTION BIPOLAIRE
LA PERCEPTION D'UNE VALEUR. SOCLE DES GENRES ET SOLLICITATION LINGUISTIQUE

Chanson populaire et chanson poétique : un même style ?


Essai de versification comparée
Brigitte Buffard-Moret
Chansons populaire, « rustique » et poétique : de la difficulté de définir la chanson comme un
« genre »
De l'hémistiche de la chanson populaire au mètre de la chanson poétique
De l'influence de la chanson populaire dans la strophe de la chanson poétique
De l'assonance de la chanson populaire à la rime de la chanson poétique
De « tralala » à l'antépiphore : les systèmes de répétition dans la chanson

De la grammaire à la stylistique. À propos de l'ordre des mots


Joëlle Gardes Tamine
L'ÉCRIT ET LA GRAMMAIRE
LES PROPRIÉTÉS TOPOLOGIQUES DE L'ÉCRIT
L'ORDRE DES MOTS

Figures d'apposition
Agnès Fontvieille
APPOSITION ET TENSION RYTHMIQUE DE LA PHRASE
APPOSITION ET ANACOLUTHE
DE LA PRÉDICATION SECONDE À LA PRÉDICATION PREMIÈRE : VERS UNE PHRASE APPOSITIVE  ?
CONCLUSION : FIGURES D'APPOSITION ET HYPOTYPOSE

Stylistique ou analyse textuelle ?L'exemple du fragment 128 des Caractères


Jean-Michel Adam
De la stylistique à l'analyse textuelle des discours
ANALYSE TEXTUELLE D'UN FRAGMENT DES CARACTÈRES
Conclusion : le style est partout

Le style est-il une catégorie énonciative ?


Gilles Philippe
UN CHANGEMENT DE PARADIGME DANS L'ANALYSE DU STYLE
LA STYLISTIQUE COMME THÉORIE DU SUJET ET THÉORIE DE LA COMMUNICATION
LIMITES ET EXIGENCES DU PARTI PRIS ÉNONCIATIF EN STYLISTIQUE
CONCLUSION

La sémantique des modalités et ses enjeux théoriques et épistémologiques dans l'analyse des
textes
Olga Galatanu
MODALITÉ ET SÉMANTIQUE DES POSSIBLES ARGUMENTATIFS
L'INSCRIPTION DES VALEURS AXIOLOGIQUES DANS LA SIGNIFICATION DES MOTS MONOVALENTS
LES VALEURS NÉGATIVES DE LA PURETÉ
CONCLUSION : DE LA SÉMANTIQUE DES POSSIBLES ARGUMENTATIFS À L'ANALYSE DES TEXTES
3

Perspectives et vérité dans la narration : les propositions cachées


Marc Dominicy et Fabienne Martin
SUR UNE INTUITION DE LEO SPITZER
LE GÉNITIF ET LA CAUSE DANS LE GUÉPARD
POUR CONCLURE

Représentations et actualisation dans un texte de Francis Ponge « La chèvre »


Joseph Sanchez
Introduction
Préliminaires théoriques
Le dispositif poétique de « La Chèvre »

Les chaînes de la conversation et les autres


Francis Corblin
CHAÎNES DE RÉFÉRENCE ET CHAÎNES ANAPHORIQUES DANS CHASTAIN (1975)
PAUVRETÉ DES CHAÎNES CONVERSATIONNELLES
RICHESSE DES CHAÎNES NON-CONVERSATIONNELLES
CONCLUSION

La référence démonstrative comme élément d'un style


Marie-Noëlle Gary-Prieur
INTRODUCTION
DÉMONSTRATIF ET « RÉFÉRENCE PERSONNELLE »
UNE RÉFÉRENCE IN MEDIAS FABULAS
LE DÉMONSTRATIF ET L'UNIVERS DU DESTINATAIRE
CONCLUSIONS

Démonstratifs et pratique des textes littéraires


Georges Kleiber
Introduction : les démonstratifs « littéraires »
L'exemple choisi
Anaphores et discours hétérogènes
Un emploi d'anaphorique nominal
POURQUOI A-T-ON CES DEUX-LÀ ET NON CES DEUX-CI ?
Pour conclure : pourquoi le démonstratif ?

Liaison et enchaînement dans le vers aux XVIe et XVIIe siècles


Yves Charles Morin
DE LA TRONCATION À LA LIAISON
PAUSES ET ENCHAÎNEMENT AU XVIe SIÈCLE
PAUSES ET ENCHAÎNEMENT À LA FIN DU XVIIe SIÈCLE
CONCLUSION

Les prédicats stylistiques


Bernard Vouilloux
LE JEU DES PRÉDICATS
LES PRÉDICATS CARACTÉRISANTS
LES PRÉDICATS DÉTERMINATIFS
LE PROBLÈME DES CLASSES
TRANSFERTS ET ÉVOCATIONS
4

L'étrangeté de Saint-John Perse


Michèle Aquien
ÉTRANGE, ÉTRANGER, ÉTRANGETÉ
LE MOT DANS L'ŒUVRE
L'ÉTRANGE ET LE RÉEL
L'ÉTRANGE ET LA CRÉATION POÉTIQUE
L'ÉTRANGE PAR DELÀ LES FRONTIÈRES
SENS SYMPHONIQUE

Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse : les apports de son


informatisation pour l'élucidation des valeurs culturelles du passé – littérature, arts,
histoire – le cas d'Alfred de Vigny
Jacques-Philippe Saint-Gérand

Bibliographie sélective
Dalia Ahmed Metawe, Mohamed Khalaf Ibrahim et Mohamed Aly Elmorshedy Shakal

Index des noms

Index des notions

Notice sur les auteurs


5

NOTE DE L’ÉDITEUR
Ouvrage publié avec le concours du Centre national du Livre.
6

Introduction générale
Linguistique, stylistique et style chez Charles Bally

Jean-Michel Gouvard

1 Depuis quelques années, il est d'usage de souligner, en tête d'une publication sur la
stylistique française, que cette discipline fait actuellement l'objet de débats nourris,
parfois polémiques, mais toujours constructifs. Il suffit, pour s'en convaincre, de
consulter les nombreux numéros thématiques que les revues spécialisées ont consacrés
au sujet au cours de la dernière décennie : La Stylistique en quête de nouveaux horizons,
édité par M. Frédéric & J.-P. van Noppen, dans la Revue belge de philologie et d'histoire, n o
 71,1993 ; Les Enjeux de la stylistique, édité par D. Delas, dans Langages, n o 118, juin 1995 ;
La Stylistique et son domaine, édité par A. Jaubert, dans L'Information grammaticale, n o 70,
1996 ; Styles, édité par J.-L. Chiss & D. Delas, dans Le Français aujourd'hui, n o 116,
décembre 1996 ; Questions de style, édité par T. Pavel, dans Littérature, n o 105, 1997 ; La
Stylistique, édité par P. Larthomas, dans Le Français moderne, vol. LXVII, n o 1, 1999 ; La
Stylistique entre rhétorique et linguistique, édité par B. Combettes & E. S. Karabétian, dans
Langue française, no 135, septembre 2002. Références auxquelles il conviendrait d'ajouter
les nombreux ouvrages et articles sur le sujet, dont le lecteur trouvera l'essentiel dans
la « Bibliographie sélective » qui clôt le présent volume (p. 411 sq.).
2 La stylistique est aujourd'hui devenue un thème de réflexion aussi privilégié que l'ont
été, et le sont parfois encore, la préposition, le démonstratif, l'énonciation ou la
linguistique textuelle, pour ne donner que quelques exemples. De telles tendances ne
sont toutefois jamais motivées par le seul souci de renouveler les thématiques. Elles
traduisent le sentiment de la communauté scientifique qui, suite à une série de travaux
pionniers, s'aperçoit que telle catégorie de phénomènes pose des problèmes qui
n'avaient pas encore été résolus, voire qui n'avaient pas même été décelés. On est donc
en droit d'espérer que le regain d'intérêt dont bénéficie aujourd'hui la stylistique ne
saurait que lui être profitable à terme, et permettra de mieux en asseoir les
fondements, et d'en déterminer les méthodes.
3 L'une des avancées majeures acquises au cours de ces dernières années porte sur
l'histoire même de la discipline. Il semble bien, en effet, que les difficultés que
rencontre aujourd'hui la stylistique à se définir sur le plan théorique, et à emporter
l'adhésion quant aux pratiques qui doivent être les siennes, s'expliquent en partie par
7

le fait que, lors de sa fondation, au début du siècle dernier, elle s'est trouvée en porte-à-
faux, non seulement dans son rapport à la notion de « style », mais aussi quant aux
liens qu'elle était supposée entretenir avec, d'une part, la linguistique et, d'autre part,
la littérature. Il est donc opportun, afin de mieux comprendre les questions qui agitent
les débats contemporains et que reflètent les études réunies dans ce volume, de se
replacer dans une perspective historique.
4 La stylistique française s'est constituée en tant que discipline autonome dans la
première moitié du XXe siècle, et il est d'usage de lui assigner comme date de naissance
la première publication du Traité de stylistique française de Charles Bally (Heidelberg et
Paris, Winter et Klincksieck, 1909)1. Pourtant - premier paradoxe d'une histoire qui
n'en manque pas-, la « stylistique » dont traite Bally est une discipline strictement
linguistique, et sans rapport direct avec l'étude du « style » des écrivains. Ceci tient au
fait que la « stylistique » avait été définie dans les années 1870 comme l'étude des
procédés d'expression propres à une même communauté linguistique, par le philologue
allemand Wilhelm Wackernagel2. Ainsi, malgré une introduction au titre prometteur,
« Définition de la stylistique », les premiers paragraphes du premier Traité de stylistique
française portent-ils exclusivement sur la nature du langage, que Bally définit comme :
un système de moyens d'expression, c'est-à-dire un système de symboles vocaux
destinés à communiquer ou simplement à manifester ce qui se passe en nous, nos
pensées (1951, 5).3
5 L'auteur explicite ensuite la signification du terme « pensée » employé dans sa
définition. Il distingue entre deux grands types de représentations mentales, les
« idées » et les « sentiments ». Les idées reflètent « toute la partie intellectuelle de notre
être pensant » (1951, 5) ; cependant, ce n'est pas là la finalité première du langage.
Celui-ci, selon Bally, « exprime avant tout des sentiments » (1951, 6). En effet, pour le
linguiste genevois, « l'homme moyen, celui par qui le langage se fait et se transforme,
est un être essentiellement affectif » (1951, 9). Dans la plupart des situations
d'interlocution que rencontre cet « homme moyen », les occasions d'exprimer des
idées, c'est-à-dire des représentations linguistiques vides de toute dimension affective,
sont extrêmement rares. Le langage peut donc se redéfinir comme un système de
symboles vocaux destinés à communiquer des idées et, le plus souvent, des sentiments.
6 Pour mieux faire comprendre ce qu'il entend par ces deux versants du langage,
l'intellectuel et l'affectif, Bally développe l'exemple suivant :
Supposons que quelqu'un, rencontrant une autre personne à un endroit où sa
présence n'était pas attendue, exprime son étonnement de cette rencontre ; les
deux faits de pensée : 1. rencontre de la personne rencontrée, 2. surprise causée par
cette rencontre pourraient être énoncés sous forme de jugement pur [...] ;
l'expression de ce jugement serait à peu près celle-ci : « Je suis étonné de vous
rencontrer ici ». Encore faut-il, pour que cette forme de pensée soit exclusivement
intellectuelle, que l’intonation, l'inflexion de la voix, soit assez inexpressive pour ne
révéler aucune trace d'élément affectif ou émotif. [...] Imaginez maintenant une
proportion toujours plus grande d'émotion dans le fait de pensée, vous obtiendrez
une gradation parallèle dans l'expression : « Tiens ! Vous êtes ici ? » — « Comment ! vous
ici ? » — « Vous ! », jusqu'à ce qu'enfin l'émotion, ne trouvant plus dans les mots
d'expression adéquate, s'extériorise dans une exclamation pure, telle que : « Oh ! ».
7 La distinction entre « idée » et « sentiment » ne rend pas parfaitement compte,
cependant, du fonctionnement de la langue. Bally note en effet que nous n'exprimons
pas nos pensées pour nous-mêmes ou dans le vide. Nous parlons toujours à quelqu'un,
8

et dans un contexte donné. Il convient de prendre en compte cette dimension qu'il


appelle « sociale » du langage4 :
Mais on ne peut guère parler sans parler à quelqu'un, ou sans penser à quelqu'un ; il
n'y a que la pensée pure, étrangère aux conditions fondamentales de la vie (pensée
scientifique, littéraire, etc.) qui puisse s'affranchir de ces conditions. Envisageons
donc le langage comme expression d'une pensée communiquée à autrui ou
exprimée avec la représentation d'autrui (1951, 8).
8 Cette dimension sociale, extérieure au sujet parlant, vient se surimposer à l'expression
de ses sentiments personnels, avec le poids des représentations collectives et des
contraintes qui lui sont inhérentes. Ainsi, le versant affectif du langage se subdivise-t-il,
dans la théorie de Bally, en deux sous-ensembles distincts :
L'expression intellectuelle des faits de pensée mise à part comme quantité
négligeable (dans le langage spontané, bien entendu), l'expression linguistique
oscille sans cesse entre deux pôles qui sont : 1. les sentiments individuels et la
poussée émotive pure, 2. les sentiments sociaux, nés de considérations étrangères à
l'individu (1951, 9-10 ; les parenthèses sont de Bally).
9 Le linguiste en vient ainsi à définir le langage comme un système de communication
par symboles vocaux à deux niveaux :

10 Le langage ainsi déterminé, Bally caractérise la stylistique comme la discipline


linguistique qui s'intéresse exclusivement à la communication des sentiments :
Définition : La stylistique étudie donc les faits d'expression du langage organisé au
point de vue de leur contenu affectif, c'est-à-dire l'expression des faits de la
sensibilité par le langage et l'action des faits de langage sur la sensibilité (1951,16).
11 Cette caractérisation prend en compte non seulement l'expression linguistique des
sentiments, mais aussi la réception du message, comme l'indique bien l'intérêt porté à
ce que Bally appelle ici « l'action des faits de langage sur la sensibilité », ce qui montre
bien l'importance que l'auteur accordait à l'interaction dans l'analyse de la
communication. Il y restera fidèle, puisqu'on retrouve une définition similaire quelques
années plus tard, dans son article « Stylistique et linguistique générale » (recueilli dans
Le Langage et la vie, Genève et Lille, Droz & Giard, 1952, 51-74) :
La tâche de la stylistique consiste à rechercher quels sont les types expressifs qui,
dans une période donnée, servent à rendre les mouvements de la pensée et du
sentiment des sujets parlants, et à étudier les effets produits spontanément chez les
sujets entendants par l'emploi de ces types (1952, 59).
12 La discipline apparaît aussi très clairement comme la description synchronique (« dans
une période donnée ») des procédés dont dispose tout locuteur pour exprimer ses
affects. Ces procédés, dont le linguiste cherchera à dresser une typologie (« les types
9

expressifs »), seront décrits aussi bien du point de vue de la source (« les sujets
parlants ») que par la nature des effets induits chez l'interlocuteur (« les sujets
entendants »), suite à la réception du message.
13 Les modalités expressives ainsi visées sont à la disposition de l'ensemble de la
communauté linguistique, et elles ne sont donc pas le fait d'un individu isolé. Bally
précise même qu'elles constituent un « système », empruntant ainsi à son aîné,
Ferdinand de Saussure, une notion que ce dernier avait introduite pour rendre compte
du fonctionnement des langues. Pour Saussure, « la langue est un système dont tous les
termes sont solidaires et où la valeur de l'un ne résulte que de la présence simultanée
des autres » (Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1974,159) 5. Le père fondateur de
la linguistique moderne illustrera abondamment cette idée, par exemple lorsqu'il
aborde les questions de sémantique lexicale :
Dans l'intérieur d'une même langue, tous les mots qui expriment des idées voisines
se limitent réciproquement : des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur
n'ont de valeur propre que par leur opposition ; si redouter n'existait pas, tout son
contenu irait à ses concurrents [...]. Ainsi, la valeur de n'importe quel terme est
déterminée par ce qui l'entoure ; il n'est pas jusqu'au mot signifiant « soleil » dont
on puisse immédiatement fixer la valeur si l'on ne considère pas ce qu'il y a autour
de lui ; il y a des langues où il est impossible de dire « s'asseoir au soleil » [...]. Si les
mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d'avance, ils auraient
chacun, d'une langue à l'autre, des correspondants exacts pour le sens ; or il n'en
est pas ainsi. Le français dit indifféremment louer (une maison) pour « prendre à
bail » et « donner à bail », là où l'allemand emploie deux termes : mieten et vermieten
 ; il n'y a donc pas correspondance exacte des valeurs (1974,160-161).
14 C'est par le jeu d'oppositions qui existe entre eux que les éléments constitutifs d'une
langue prennent leur valeur et ce, à tous les niveaux de l'analyse linguistique, que ce
soit en phonologie, morphologie, syntaxe ou, comme illustré supra, en sémantique.
15 Bally reprend cette notion de « système » pour l'appliquer à l'analyse stylistique telle
qu'il l'a définie :
Les moyens d'expression sont entre eux dans un état de relativité ; ils ne forment
pas un ensemble par leur nombre, mais un système par leur groupement et leur
pénétration réciproque ; les symboles linguistiques n'ont de signification et ne
comportent d'effet qu'en vertu d'une réaction générale et simultanée des faits de
langage, qui se limitent et se définissent les uns par rapport aux autres ; les mots ne
sont compris et sentis que par une comparaison incessante et inconsciente qui se fait
entre eux dans notre cerveau. Pour que cette comparaison se fasse, [...] l'important
est que chez le même sujet, le mot soit relié par association à d'autres mots, plus
précis ou plus généraux, plus abstraits ou plus concrets, plus ou moins propres à
exciter la sensibilité, ou à évoquer un milieu social plutôt qu'un autre. [...] Sans la
vue très nette de cette relativité synchronique des moyens d'expression, il n'y a pas de
stylistique possible, pas plus qu'il ne peut exister de système grammatical (1951,
22).
16 Chez Bally, la notion de « système » a une double finalité. D'une part, elle vise à
caractériser la nature des systèmes stylistiques, dont les éléments n'ont pas de valeur
prédéterminée, mais ne prennent telle ou telle valeur que relativement aux autres
éléments qui remplissent également une fonction « stylistique », au sens défini supra.
D'autre part, il s'agit de tenir compte de cette propriété « systématique » qui est celle
des constituants stylistiques pour arrêter la méthode propre à leur description : c'est
par une estimation constante du jeu de ces éléments les uns avec les autres que leurs
spécificités pourront être caractérisées pour chaque langue donnée.
10

17 Parvenu à ce point de notre exposé, il est intéressant de noter, dans la perspective


historique qui est la nôtre, que le linguiste genevois pose ainsi les fondements de ce qui
deviendra une idée forte de l'analyse stylistique française : celle que le « style » est un
phénomène holistique et contingent. Comme le rappelle opportunément Éric Bordas
dans ce volume6, l'analyse de style standard repose sur le postulat qu'une œuvre forme
un système cohérent intrinsèque, de telle sorte qu'en décrire le style revient dans la
pratique à inventorier les « faits de langue » qu'elle actualise, et à montrer comment
ceux-ci s'articulent les uns avec les autres pour produire un effet de « style ». Cette
méthode procède par une série d'inductions et de déductions. Elle consiste : (i) à
identifier un ou quelques faits linguistiques qui semblent spécifiques au passage étudié,
(ii) à entrevoir à partir de ces seuls détails ce qui confère au texte à la fois son unité et
sa singularité, puis (iii) à vérifier si cette représentation globale se retrouve
effectivement dans d'autres propriétés linguistiques, en retournant au « détail » du
texte.
18 Cette approche, on le sait, doit aussi son succès à l'influence prépondérante, en France,
des travaux de Leo Spitzer, et en particulier de ses Études de Style (Paris, Gallimard,
1970)7. Si Spitzer est, à juste titre, souvent opposé à Bally, dans la mesure où le premier
représente la « stylistique littéraire » et le second la « stylistique linguistique » de la
première moitié du vingtième siècle, il existe cependant bel et bien une convergence
entre les deux auteurs, d'un point de vue heuristique. Dans le texte liminaire de ses
Études, « Linguistique et histoire littéraire » 8, Spitzer explicite clairement la nature
inducto-déductive de la démarche qui est la sienne, et qui consiste à effectuer de
constants va-et-vient entre le détail philologique et le texte envisagé dans sa globalité.
Tout chercheur, écrit-il, doit :
[...] aller de la surface vers le « centre vital interne » de l'œuvre d'art : observer
d'abord les détails à la superficie visible de chaque œuvre en particulier [...] ; puis
grouper ces détails et chercher à les intégrer au principe créateur qui a dû être
présent dans l'esprit de l'artiste ; et finalement revenir à tous les autres domaines
d'observation pour voir si la « forme interne » qu'on a essayé de bâtir rend bien
compte de la totalité. Après trois ou quatre de ces allers et retours, le savant pourra
savoir s'il a trouvé le centre vital, le soleil du système astronomique (1970, 60).
19 Il emploie même, pour qualifier son approche, l'expression métaphorique de « méthode
circulaire », afin de rendre compte de ce que les « faits de langue » sont toujours pesés,
estimés, jaugés relativement au « système » que dessine le texte dans son ensemble 9 :
Le seul moyen [...], c'est de lire et relire, avec obstination et confiance, en essayant
de s'imprégner complètement de l'atmosphère de l'œuvre. Et soudain un mot, un
vers surgissent, et nous saisissons que désormais il y a une relation entre le poème
et nous. À partir de là, je me suis régulièrement aperçu que, grâce à de nouvelles
observations, grâce à l'utilisation antérieure de la méthode circulaire, grâce à des
associations formées par l'expérience passée [...], le « déclic » se produit bien vite :
c'est là le signe que le détail et le tout ont trouvé leur commun dénominateur, qui
nous donne la racine du texte (1970, 67-68).
20 C'est de ce point de vue que Bally et Spitzer se retrouvent. Que le discours soit oral
(Bally) ou écrit (Spitzer), qu'il relève de la langue commune (Bally) ou de la littérature
(Spitzer), la valeur de ses constituants ne se détermine qu'en considérant les jeux
d'opposition et de complémentarité qu'ils entretiennent les uns avec les autres. Et pour
en terminer avec ce parallèle entre les deux auteurs, on rappellera également que, tout
comme Bally, Spitzer est un linguiste de formation, et qu'il a été, lui aussi, fortement
influencé par les méthodes propres à cette discipline pour mettre au point son
11

approche stylistique des textes littéraires, ainsi qu'il le reconnaît dans l'article déjà cité
supra :
[...] j'ai cheminé d'observations de détail à des unités qui à mesure qu'elles
s'élargissaient prenaient un caractère plus spéculatif. C'est là je pense la voie
inductive, celle de la philologie : elle cherche à découvrir le sens dans ce qui est
apparemment futile, par opposition à la méthode déductive qui commence par des
éléments qu'on suppose donnés ; [...]. La philologie qui a affaire [...] à ce qu'il peut y
avoir d'intercorrélations et d'entrelacements dans les choses humaines, n'utilise la
déduction que pour vérifier les principes découverts par induction (à partir de ce
qu'on a observé) (1970, 64 ; les dernières parenthèses sont de Spitzer).
21 Bally, toutefois, écarte explicitement la littérature de son champ d'étude, pour lui
préférer, tout comme l'avait fait Saussure, la seule langue parlée :
Chacun porte en soi, dans la langue qu'il emploie à tout instant et qui exprime ses
pensées les plus intimes, les éléments de l'information la plus fructueuse et la plus
sûre. Ainsi nous dirons que la stylistique ne saurait mieux commencer que par la
langue maternelle, et cela sous sa forme la plus spontanée, qui est la langue parlée
(1951, 20).
22 L'exclusion apparente de la littérature du champ de la stylistique surprendra un
contemporain, mais (i) elle s'inscrit en droite ligne dans l'héritage philologique
allemand10 ; (ii) elle est en accord avec sa définition de la discipline qui, comme on l'a
vu, vise à étudier les procédés d'expression communs à tous les locuteurs d'une même
langue – et non les procédés individuels – ; et, surtout, (iii) elle est en accord avec la
posture adoptée par la plupart des linguistes « modernes » du temps, qui rejettent la
littérature pour s'intéresser de préférence à la langue parlée, et même exclusivement la
langue parlée contemporaine11.
23 Bally en vient ainsi à distinguer la stylistique et le style, dans un passage bien connu de
son Traité :
Tout autre chose est d'étudier le style d'un écrivain ou la parole d'un orateur. [...]
On a dit que le « style, c'est l'homme », et cette vérité, que nous ne contestons pas,
pourrait faire croire qu'en étudiant le style de Balzac, par exemple, on étudie la
stylistique individuelle de Balzac : ce serait une grossière erreur. Il y a un fossé
infranchissable entre l'emploi du langage par un individu dans les circonstances
générales et communes imposées à tout un groupe linguistique, et l'emploi qu'en
fait un poète, un romancier, un orateur (1951, 19).
24 La distinction entre le « style » et la « stylistique individuelle » de Balzac mérite d'être
explicitée. Quelles différences existent entre l'emploi du langage dans une situation
quelconque de la vie courante, et celui qu'un même individu sera amené à en faire si,
étant artiste, il écrit un roman ou un poème ? Bally fait tout d'abord observer que
l'écrivain « fait de la langue un emploi volontaire et conscient » (1951, 19). Cette idée tient au
fait que :
dans la langue parlée l'interaction des individus et la contrainte sociale sont au
premier plan, tandis que la langue écrite, surtout dans ses formes littéraires et
poétiques, laisse plus de place à la volonté individuelle et au choix
(« Introduction », in Linguistique générale et linguistique française, Berne, A. Francke,
1965, 24).
25 On retrouve ici la conviction, fortement enracinée dans les esprits depuis la période
romantique12, que la littérature offre un moyen d'expression qui favorise la
manifestation de la subjectivité. Elle se traduit, dans le cadre des conceptions
12

développées par Bally, par un affaiblissement du versant social, au bénéfice de


l'expression des sentiments individuels.
26 Pour qu'il y ait « style », le linguiste genevois considère toutefois que la « volonté
individuelle » ne suffit pas. Il faut encore qu'elle réponde à une intention spécifique :
En second lieu et surtout, [le littérateur] emploie la langue dans une intention esthétique
 ; il veut faire de la beauté avec les mots comme le peintre en fait avec les couleurs
et le musicien avec les sons. Or cette intention, qui est presque toujours celle de
l'artiste, n'est presque jamais celle du sujet qui parle spontanément sa langue
maternelle. Cela seul suffit pour séparer à tout jamais le style et la stylistique
(1951,19).
27 Cette idée se retrouve encore dans son article « Le fonctionnement du langage ou la
vie », qui ouvre le recueil Le Langage et la vie :
Le langage naturel regorge d'éléments affectifs ; mais rarement on constate une
intention esthétique et littéraire dans l'emploi de ces expressions. [...] Ce qui
diffère, c'est le motif et l'intention ; le résultat est différent parce que l'effet visé
n'est pas le même. Ce qui est but pour le poète n'est que moyen pour l'homme qui
vit et agit. Les procédés linguistiques de celui-ci ne servent qu'à extérioriser ses
impressions, ses désirs, ses volontés ; une fois l'action accomplie, le but est atteint.
Le poète, lui, aspire à transposer la vie en beauté (1952, 27 et 29).
28 Une telle approche est clairement téléologique. Le discours de « l'homme commun »,
pour reprendre la dénomination de Bally, n'a d'autre visée que l'expression des
sentiments par tel ou tel moyen. Il atteint donc son but du fait même de recourir à un
tel procédé. Ce procédé n'est cependant pas propre à un individu puisque, comme nous
l'avons vu, les moyens expressifs en question font partie de la grammaire de la langue.
En revanche, le discours littéraire surimpose à la seule expression des sentiments une
visée esthétique que ne possède pas la langue dans ses emplois usuels, et qui n'est donc
pas intégrée à la grammaire. Par conséquent, un tel discours portera nécessairement la
marque du sujet parlant ou, plus exactement, de l'intention qui est sienne de produire
de la beauté. C'est à l'identification de ces marques individuelles – et non collectives,
auxquelles s'intéresse la stylistique – que doit se consacrer l'analyse de style.
29 Il existe toutefois, dans les écrits de Bally, une ambiguïté autour de la notion
d'intention. Les citations reproduites ci-dessus laissent entendre que c'est uniquement
l'intention esthétique qui singularise le discours d'un individu, en le conduisant à
employer de manière particulière les procédés stylistiques de la langue. Dans d'autres
passages, Bally laisse entendre que ce n'est pas seulement l'intention qui modifie la
nature du discours, mais le recours à une autre langue que « la langue commune » :
La langue littéraire est le résultat d'un besoin esthétique incompatible avec la
banalité et surtout avec la pauvreté de la langue commune (1951, 237).
30 ou encore :
Que l'écrivain soit un idéaliste ou un peintre fidèle de la réalité, l'expression
authentique de la langue courante ne le servira jamais complètement (1951, 244).
31 Ce qu'il dénomme « la langue littéraire » renvoie donc à la fois à tel emploi volontaire
ou « conscient » de la langue commune, dans une visée esthétique, et aux discours qui
résultent de ces emplois, et qui constituent par là même une « somme » de discours
littéraires. Cela tient au fait que Bally se penche parfois sur le processus de création en
lui-même, qu'il définit comme un usage singulier de la langue commune, et parfois sur
la résultante de ces usages, qui débouche sur une collection d'objets singuliers dans
lesquels nous reconnaissons des exemples de « langue littéraire ». Le linguiste genevois
13

était d'ailleurs conscient de cette dichotomie, et il essaiera d'en rendre compte en


opposant les notions de « langue littéraire » et de « style individuel » :
la langue littéraire n'est que la somme et la résultante des styles individuels (1951,
245).
32 ou encore, plus explicitement :
Langue littéraire et style : voilà une distinction qui mérite d'être faite
soigneusement. La langue littéraire est une forme d'expression devenue
traditionnelle ; c'est un résidu, une résultante de tous les styles accumulées à
travers les générations successives, l'ensemble des éléments littéraires digérés par
la communauté linguistique, et qui font partie du fonds commun tout en restant
distincts de la langue spontanée (1951, 28).
33 C'est ainsi que Bally en viendra, dans une tentative de classification restée célèbre, à
assimiler, en bonne logique linguistique, la langue littéraire ainsi définie à une langue
de spécialité parmi d'autres :
La langue littéraire a surtout une valeur sociale, c'est un symbole de distinction, de
bonne tenue intellectuelle, d'éducation supérieure ; la linguistique ne peut
l'envisager autrement que comme [une] langue spéciale [...]. À ce titre, elle a sa
place-place d'honneur, il est vrai-aux côtés de la langue administrative, de la langue
scientifique, de la langue des sports, etc... (1952, 28).
34 Le style relève de la performance individuelle, et diffère selon chaque locuteur, tandis
que la langue littéraire est en quelque sorte la collection de ces différents styles.
35 Si la distinction entre « stylistique » et « style » est clairement articulée dans le Traité, il
n'en demeure pas moins que, suite à l'introduction de la « stylistique » dans le champ
de la linguistique, « style et stylistique font une équivoque malheureuse », ainsi que le
formulera Ferdinand de Saussure en personne, lorsqu'il sera amené à rédiger pour son
université un rapport sur la création d'une chaire de stylistique destinée à Charles
Bally13. Ce dernier avait lui-même souligné le risque d'amalgame entre l'une et l'autre
notion :
Quand on s'attache à l'étude des textes, la confusion entre l'observation stylistique
et l'observation des faits de style est un danger permanent : on croit étudier la
nature d'un fait d'expression, et en réalité l'on étudie l'emploi qu'en fait un auteur
(1951, 25-26).
36 La difficulté ne tient pas seulement au fait que l'un des termes est un dérivé lexical de
l'autre. Plusieurs facteurs convergents concourent à assimiler ou mettre en
concurrence le style et la stylistique.
37 Le premier tient au caractère collectif du langage. Ainsi que nous l'avons déjà vu, les
« sentiments » exprimés par le langage sont soit de nature individuelle, soit de nature
sociale. La dimension sociale de la communication linguistique induit nécessairement
un classement du sujet parlant au sein du groupe dans lequel il s'exprime, relativement
aux autres membres de cet ensemble14. Or, comme le fait remarquer Bally, cela ne va
pas sans soulever un sérieux problème :
On peut se demander comment et dans quelle mesure le langage d'un individu
diffère du langage de tout le groupe lorsqu'il est placé dans les mêmes conditions
générales que les autres individus de ce groupe. Chaque individu a sa manière propre
d'employer son idiome maternel ; il lui fait subir, dans certaines circonstances ou
habituellement, des déviations portant sur la grammaire, la construction des
phrases, le système expressif ; il lui arrive d'employer dans l'usage courant des
mots dont les autres se servent rarement. Ces particularités sont en général peu
apparentes, mais elles ne sont pas entièrement négligeables [...] c'est dans ce sens,
14

et dans ce sens seulement, qu'on peut parler d'une stylistique individuelle (1951,
18-19).
38 Ainsi, Bally est amené à poser au seuil de son Traité qu'il existe deux stylistiques : une
stylistique « collective » en quelque sorte, qui est celle à laquelle il souhaite se
consacrer, et qu'il espère concourir à fonder dans la sphère francophone ; et une
« stylistique individuelle », dénomination qu'il emploie pour rendre compte du fait que
chaque locuteur a un emploi singulier de sa langue. La représentation à laquelle
renvoie cette expression ne saurait se confondre avec le « style », dans la mesure où
Bally ne suggère pas que la « stylistique individuelle » soit habitée de quelque manière
que ce soit d'une intention esthétique. Cependant, une telle dénomination contribue à
suggérer que « style » et « stylistique » ne sont pas si éloignés l'un de l'autre.
39 Ce sentiment est renforcé dans le Traité par des considérations connexes, portant sur la
créativité. S'il existe une « stylistique individuelle », cela suppose nécessairement que
la « langue commune » contient en germe des procédés qui autorisent une relative
créativité linguistique. Or, de tels procédés ne sauraient différer de ceux auxquels
recourt un artiste, de manière plus systématique ou plus talentueuse :
L'homme qui parle spontanément et agit par le langage, même dans les
circonstances les plus banales, fait de la langue un usage personnel, il la recrée
constamment [...] ; si l'on y prenait garde, on verrait que [ces créations] se font au
nom des tendances souterraines qui régissent le langage ; qu'[elles] se détachent
sur le fond de la langue usuelle, comme les créations de style se détachent sur le
fond de la langue littéraire conventionnelle ; que ces deux types d'innovations,
trouvailles spontanées du parler et trouvailles de style, dérivent d'un même état
d'esprit et révèlent de procédés assez semblables (1952, 28-29).
40 En conséquence, même si Bally a distingué soigneusement entre « style » et
« stylistique » d'un point de vue strictement définitoire, il en vient à reconnaître que la
« stylistique individuelle », dans le cadre de la « langue commune », et le « style
individuel », dans le cadre de la « langue littéraire », s'appuient sur des propriétés
linguistiques similaires. Le linguiste genevois ira encore plus loin dans ce sens dans
l'article qu'il publie quelques années plus tard sous le titre « Stylistique et linguistique
générale » :
[...] la stylistique telle que je la comprends a une singulière affinité avec
l'expression littéraire. Cela tient à une cause profonde : l'expression littéraire, si
l'on fait abstraction des valeurs esthétiques qui lui appartiennent en propre, repose
entièrement sur l'expression des faits de sensibilité et sur les impressions produites
par le langage. [...] Cette pénétration du langage et de la sensibilité n'est pas propre
à l'expression littéraire seulement, c'est la marque de tout langage spontané ;
l'écrivain se contente de transposer à son usage les thèmes qu'il trouve dans le
langage de tout le monde et de les faire servir à ses fins, qui sont esthétiques et
individuelles, tandis que le langage de tous est actif et social. La tâche de la
stylistique [...] est précisément, tout en se confinant à la langue commune, de
mettre à nu les germes du style, de montrer que les ressorts qui l'actionnent se
trouvent cachés dans les formes les plus banales de la langue. Style et stylistique
sont deux domaines à la fois distincts et voisins : tout signe expressif de la langue
pose cette question : dans quelles conditions un type expressif employé par tout le
monde peut-il se transformer en un procédé littéraire, reconnaissable à ces deux
caractères : intention esthétique et marque individuelle (1952,60-61) ?
41 On voit comment Bally articule les deux types discursifs. S'il n'abandonne pas l'idée que
le discours littéraire se caractérise par l'expression plus marquée des « sentiments
individuels » et sa finalité esthétique, et le discours ordinaire par une part plus
15

importante accordée aux « sentiments sociaux », et une finalité beaucoup plus


pragmatique, il existe entre les deux types de productions langagières une simple
différence de degré et non de nature : la langue quotidienne n'en renferme pas moins
les « germes du style », pour reprendre la métaphore employée par l'auteur.
42 Bally va encore plus loin dans la cinquième partie de son Traité, qui traite des « Effets
par évocation » (1951, 203-249). Cherchant à mieux comprendre « l'effet évocateur
produit par la langue littéraire » (1951, 247), il affirme que celui-ci n'existe que parce
qu'il se déploie « sur le fond général de la langue commune » (id.) :
La littérature n'est que la transposition de la vie tout entière, de la vie réelle, par
quoi nous entendons la vie affective, c'est-à-dire nos joies, nos douleurs et nos
rêves. La conséquence qui en découle est très simple, mais a une portée
incalculable : le plaisir que nous trouvons à la forme littéraire d'une œuvre n'est
qu'un vaste phénomène d'évocation, et repose sur une comparaison permanente et
manifeste, tout inconsciente qu'elle soit, entre la langue de tous et les langues de
quelques-uns (id.).
43 Bally considère en effet que :
[le] plaisir de la forme [...] naît tout entier d'un sentiment naïf, enfantin,
inconscient, d'autant plus fort qu'il est plus inconscient : que nous ne dirions pas
les choses de la même manière, et que la manière dont les choses sont dites est plus
belle que la nôtre ; tant il est vrai que le parler de tous contient de la beauté en
germe, mais n'est pas esthétique dans sa fonction naturelle (1951, 248).
44 D'où il suit que :
[...] sans la langue parlée, la seule que nous portions constamment en nous, celle à
laquelle nous ramenons toutes les autres, il n'y aurait pas de plaisir littéraire
attaché à la forme, à la langue, au style (1951, 248).
45 On voit comment, selon le linguiste genevois, la « langue de tous » renferme non
seulement « les germes du style », mais aussi les « germes » de la beauté. C'est
uniquement l'intention du locuteur qui fait que, selon qu'il cherche à simplement
communiquer dans le cadre d'une situation quelconque de la vie quotidienne, ou selon
qu'il vise à réaliser une œuvre d'art, son discours s'inscrira dans le champ de la
stylistique ou de l'analyse de style.
46 Ainsi Bally en viendra-t-il, dans son article « Stylistique et linguistique générale », non
plus à séparer « style » et « stylistique », « langue littéraire » et « langue commune »,
mais bien au contraire à dessiner un seul et même ensemble discursif, où les
productions langagières ont plus ou moins de « style », mais n'en sont jamais
dépourvues totalement :
Le langage étant une institution sociale, suppose toujours qu'on sacrifie quelque
chose de sa propre pensée à celle de tout le monde. Plus les combinaisons
linguistiques d'un écrivain lui restent propres, plus on peut parler de style ; mais
c'est une différence de degré, non de nature (1952, 61).
47 La tentative de Bally pour introduire la stylistique en France, au sens linguistique du
terme, n'a guère été suivie15. Néanmoins, les questions qu'il s'est posées sur la nature
des rapports entre la langue et le style, et les difficultés aussi bien théoriques que
méthodologiques que ceux-ci soulèvent, ont amorcé une réflexion qui se poursuit
encore de nos jours, dans le champ de la stylistique littéraire 16.
48 Le présent ouvrage, De la langue au style, souhaite offrir au lecteur un aperçu sur ces
débats contemporains, et regroupe des études de spécialistes, linguistiques et
16

stylisticiens, autour de quatre thèmes fédérateurs – dont l'œuvre de Bally offrait déjà
une première approche :
1. Le problème que pose l'articulation entre la voix singulière de l'écrivain et les formes
générales dont il dispose, qu'il s'agisse de la « langue commune », des genres littéraires ou
encore des types discursifs (« Enseigner la stylistique », par Éric Bordas ; « Des styles au
style : genres littéraires et création de valeur », par Anna Jaubert ; « Chanson populaire et
chanson poétique : un même style ? Essai de versification comparée », par Brigitte Buffard-
Moret).
2. La détermination de la méthode à suivre pour cerner au mieux l'exploitation optimale, par
un auteur, des propriétés expressives de sa langue, que ce soit en privilégiant :
• les constantes grammaticales (« De la grammaire à la stylistique : à propos de l'ordre des
mots », par Joëlle Gardes-Tamine ; « Figures d'apposition », par Agnès Fontvieille) ;
• la linguistique textuelle (« Stylistique ou analyse textuelle ? L'exemple du fragment 128 des
Caractères », par Jean-Michel Adam) ;
• la linguistique énonciative (« Le style est-il une catégorie énonciative ? », par Gilles
Philippe) ;
• l'analyse du discours (« La sémantique des modalités et ses enjeux théoriques et
épistémologiques dans l'analyse des textes », par Olga Galatanu) ;
• la sémantique et la pragmatique cognitives (« Perspectives et vérités dans la narration : les
propositions cachées », par Marc Dominicy et Fabienne Martin ; « Représentations et
actualisation dans un texte de Francis Ponge : "La Chèvre" », par Joseph Sanchez) ; pour ne
citer que les pistes suivies dans ce recueil, en guise d'illustration ;
• La question de la définition linguistique de la « langue littéraire », sur la base de propriétés
formelles spécifiques, distinctes de la langue parlée (« Les chaînes de la conversation et les
autres », par Francis Corblin ; « La référence démonstrative comme élément d'un style », par
Marie-Noëlle Gary-Pieur ; « Démonstratifs et pratique des textes littéraires », par Georges
Kleiber ; « Liaison et enchaînement dans le vers aux XVIe et XVIIe siècles », par Yves Charles
Morin).
• L'intégration de l'étude stylistique au sens strict du terme dans une démarche plus large,
que ce soit dans une perspective sémiologique, poétique ou historique (« Les prédicats
stylistiques », par Bernard Vouilloux ; « L'étrangeté de Saint-John Perse », par Michèle
Aquien ; « Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse : les apports de son
informatisation pour l'élucidation des valeurs culturelles du passé – littérature, arts, histoire
– Le cas d'Alfred de Vigny », par Jacques-Philippe Saint-Gérand).
49 L'ouvrage se clôt par une bibliographie sélective portant sur les années 1990-2003, ainsi
que par deux index, l'un sur les noms, l'autre sur les notions.
50 Sans prétendre à l'exhaustivité, nous espérons que le lecteur disposera ainsi d'un outil
qui lui permettra de mieux comprendre les problèmes inhérents à la discipline, et, le
cas échéant, de décider, en toute conscience, de ses préférences, aussi bien théoriques
que méthodologiques.
17

NOTES
1. On cite aussi parfois la date de 1905, armée de publication du Précis de stylistique française.
Esquisse d'une méthodefondée sur l’étude du français moderne (Genève, Eggimann et C ie), du même
auteur, et qui préfigure le Traité.
2. Poetik, Rhetorik und Stilistik, Halle, 1873 ; voir l'article « Stylistique » de J.-M. Schaeffer dans le
Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1995, 153. Pour d'autres
suggestions quant à l'influence des philologues et des philosophes allemands sur la stylistique
française, on se référera à l'Histoire des stylistiques de E. S. Karabétian (Paris, Armand Colin, 2000)
et à son article « Pour une archéologie de la stylistique » (Langue française, n o 135, septembre
2002, 17-32). Pour la relation d'un épisode particulier des échanges entre les cultures allemande
et française, autour du « style » de Flaubert, se reporter à Sujet, verbe, complément. Le Moment
grammatical de la littérature française 1890-1940, de Gilles Philippe (Paris, Gallimard, 68-74). Pour
une approche globale de la linguistique de langue allemande, consulter l'Histoire des idées
linguistiques, édité par Sylvain Auroux (Sprimont, Mardaga) : Tome II : Le Développement de la
grammaire comparée, 1992 ; Tome III : L'Hégémonie du comparatisme, 2002. Pour une synthèse
complémentaire de la nôtre sur Bally, lire les chapitres 2 et 3 de Le Style dans la langue. Une
reconception de la stylistique de Jean-Michel Adam (Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1997), ainsi que
son article « Langue et style : une contre-lecture de Charles Bally », ELA, n o 102, 1996, 237-256.
3. Dans cette citation, ainsi que dans celles qui suivent, les italiques ou les caractères gras sont
toujours de Bally. Nous renvoyons systématiquement à la troisième édition du tome I du Traité de
stylistique française, parue en 1951 (Genève et Paris, Georg & Cie et Klincksieck).
4. Cet aspect de la réflexion de Bally explique sans doute en partie pourquoi on redécouvre,
aujourd'hui, la « modernité » de cet auteur, car son système touche à des aspects de la
communication linguistique qui n'ont été vraiment étudiés que dans le dernier quart du
vingtième siècle, dans le cadre de l'analyse du discours, de la pragmatique énonciative, ou encore
des théories interactionnelles.
5. Pour des développements, consulter l'Introduction à la lecture de Saussure de Simon Bouquet,
Paris, Payot & Rivages, 1997.
6. Voir p. 21 sq. Consulter aussi « De l'adjuvant expressif au "projet sémiologique" : Stylistique et
rhétorique aux concours de l'agrégation et du CAPES », de Jacques Fontanille (Langue française, n o
 135, septembre 2002, 50-70) ; « Style, apories et impostures » de Jacques-Philippe Saint-Gérand
(Langages, no 118, juin 1995, 8-30).
7. Voir « Léo Spitzer et la lecture stylistique » de Jean Starobinski, en tête de l'ouvrage
susmentionné (7-39), et « Le style et la vision. L'héritage de Léo Spitzer » d'Anna Jaubert
(L'Information grammaticale, n o 70, juin 1996, 25-30). Pour une réanalyse de ce qu'ils appellent
« l'intuition » de Léo Spitzer dans un cadre théorique contemporain, se reporter à l'étude de
Marc Dominicy et Fabienne Martin, dans ce volume (p. 171 sq.).
8. Dans l'édition Gallimard de référence, le titre de cet article, originellement publié en anglais,
est « Linguistics and Literary History ». Michel Foucault l'a très curieusement traduit par « Art du
langage et linguistique », formule malheureuse qui ne rend pas compte de la très nette
articulation, dans la pensée de Léo Spitzer, entre linguistique et littérature, comme nous le
rappelons infra.
9. Comme l'ont souligné plusieurs commentateurs, cette méthodologie n'est pas sans point
commun avec le structuralisme, et explique sans doute en partie le succès dont bénéficia Spitzer
dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que le structuralisme triomphait en France dans
nombre de disciplines.
10. Voir note 2.
18

11. Cette posture, qui a été théorisée par Saussure dans son Cours, devait instituer
progressivement un divorce entre linguistique et littérature qui a été entériné par nombre
d'écoles ultérieures, et dont, malheureusement, l'une et l'autre discipline se ressentent encore de
nos jours.
12. Sur ce point, voir le chapitre IV de mon Analyse de la poésie, Paris, PUF, collection « Que sais-
je ? ».
13. Voir « Chaire de stylistique », dans les Écrits de linguistique générale de F. de Saussure, édité par
Simon Bouquet & Rudolph Engler, Paris, Gallimard, 2002, 272-273. Le linguiste poursuit en ces
termes : « Le mot de style évoque l'idée d'une personne, d'un individu, de procédé individuel [...],
justement au contraire la stylistique conçue de la manière dont l'ont illustrée les travaux de M.
Bally entend étudier les moyens d'expression de la langue dans la mesure où ils ont la
consécration de l'usage commun, dans la mesure où ils tombent dans la catégorie du fait social et
sont par conséquent fixés hors de l'individu ».
14. Se reporter, pour plus de détails, au § 12 du Traité, qui débute par ces mots : « Le langage est
encore un fait social au premier chef parce qu'il classe d'une manière ou d'une autre le sujet
parlant ».
15. Le Précis de stylistique française de Jean Marouzeau (Paris, Masson, 1941) et Le Style et ses
techniques : précis d'analyse stylistique de Michel Cressot (Paris, PUF, 1947) sont sans doute les
ouvrages qui prolongent le mieux sa pensée.
16. Pour des compléments historiques sur les stylistiques françaises, on consultera l'article d'Éric
Bordas dans le présent volume, les travaux de J.M. Adam, E. S. Karabétian et J.-M. Schaeffer cités
en note 2, ainsi que les trois premiers chapitres de l’Introduction à la stylistique de Karl Cogard,
Paris, Flammarion, 2001.

AUTEUR
JEAN-MICHEL GOUVARD
Professeur de linguistique française à l'Université de Bordeaux 3, et membre de l'UMR 5610. Il
dirige avec Benoît de Cornulier la collection « Métrique française et comparée », aux éditions
Champion. Ses recherches portent sur la poétique, la sémantique et la morphologie.
Principales publications : La Pragmatique, Paris, Armand Colin, 1998 ; La Versification, Paris, PUF,
1999 ; Critique du vers, Paris, Champion, 2000 ; L'Analyse de la poésie, Paris, PUF, 2001 ; Précis de
conjugaison, Paris, Nathan, 2004. Édition, en collaboration, de plusieurs numéros de la revue
Langue française (Paris, Larousse) : Métrique française et métrique accentuelle (n o 99, septembre
1993) ; Linguistique et poétique : après Jakobson (no 110, mai 1996) ; Sémantique du stéréotype (no 123,
septembre 1999).
19

Enseigner la stylistique
Éric Bordas

1 L’enseignement de la stylistique est actuellement l'un des paradoxes les plus


remarquables de l'université française. Marginalisée par sa position mixte entre la
linguistique et la littérature, on ne sait pas bien où placer cette discipline qui, souvent,
se limite à la seule préparation des concours de recrutement d'enseignants du
secondaire. La stylistique est suspectée, sinon dans son objet, dont l'incertitude
définitionnelle permet encore, vue de loin, une hésitation respectueuse, du moins dans
l'appartenance institutionnelle de celui-ci à quelque section du CNU. Telle serait, en
effet, la caractéristique de ce qui est souvent présenté comme une herméneutique
rigoureuse, de n'acquérir son identité qu'en se définissant comme recherche
prospective : « La stylistique est à la fois une méthode et une pratique, c'est-à-dire une
discipline. [...] La sagesse consiste donc à partir de la stylistique et non du style. On
installe au départ une praxis, et on examine ce qu'on trouve à la fin » (Molinié, 1986,
9)1. Reste, pourtant, à préciser quelles sont les approches théoriques privilégiées par
ladite « méthode » : on sait qu'il s'agit, le plus souvent, de bases linguistiques ; mais,
précisément, une discipline scientifique n'est pas une théorie en elle-même 2. De fait,
devant autant de confusion, les critiques, depuis quelques années, se multiplient à
l'encontre de cette « discipline » aux contours flous, qui semble cependant l'enjeu
même des études littéraires, et leur finalité la plus originale 3.
2 Dans des travaux publiés à la fin de l'année 1997, Jean-Michel Adam et Laurent Jenny,
qui défendent deux positions radicalement différentes par ailleurs, se rejoignent pour
dénoncer « l'opération de modernisation de la stylistique [...] par la fusion œcuménique
de travaux de linguistique énonciative, pragmatique et textuelle, de sémantique et de
sémiotique, de rhétorique et de poétique » (Adam, 1997, 23). Cette approche
« stylistique », telle qu'elle est en effet pratiquée, finit par diluer le style dans les
propriétés générales du discours4. Comment pourrait-il en être autrement de la part
d'une discipline qui avoue ne pas savoir définir son objet ? – lequel n'est plus que
« simple pierre d'attente pour une science du discours suffisamment englobante, [...]
qu'une sémiotique assez précise pourrait [...] suppléer sans perte notable » (Jenny,
1997, 92)5.
20

3 La stylistique se trouve-t-elle dans une impasse ? Il ne faut pas confondre la discipline


et son usage, sa pratique universitaire institutionnalisée. À trop souvent critiquer la
stylistique à travers les épreuves du CAPES et de l'agrégation, qui n'en révèlent qu'un
aspect unique et très particulier, on court le risque de faire croire que c'est l'ensemble
de la recherche en ce domaine qui est discrédité6.
4 Bon nombre d'ouvrages récents témoignent du contraire. Mais il est de fait que
l'enseignement de la stylistique à l'université ne satisfait plus personne aujourd'hui. LE
problème fondamental de la pratique stylistique universitaire française rejoint celui
des concours : la stylistique est systématiquement couplée à une interrogation de
« grammaire » – et non de linguistique, notons-le –, ce qui dit assez le conditionnement
normatif descriptif auquel sont soumis les étudiants7. Cette situation ne résulte pas du
hasard : l'histoire même de la stylistique, si particulière, permet de comprendre les
phénomènes de confusion et d'approximation qui ont autorisé tous les malentendus,
qui aujourd'hui apparaissent pleinement8.
5 On le sait, la stylistique reste à sa naissance l'héritière directe de la rhétorique – une
des premières occurrences du terme, chez Novalis, l'identifie d'ailleurs à celle-ci. La
naissance de la stylistique en Allemagne à la fin du XIXe siècle signe l'abandon de la
rhétorique, même si la stylistique en reprend certains aspects, notamment l'analyse des
figures et des tropes. Dès 1873, Wilhelm Wackernagel, partant d'une distinction entre
aspect subjectif (individuel) et aspect objectif (collectif) du style, propose de réserver le
terme de « stylistique » à l'étude des phénomènes du deuxième type, susceptibles
d'obéir à des lois générales. La filiation de cette première tendance est le Traité de
stylistique française de Charles Bally, en 1909, qui théorise une approche stylistique de la
parole en général, attentive aux phénomènes d'expressivité9. Ainsi, une question de
stylistique est celle qui se demande comment et pourquoi un locuteur choisit de dire :
« C'est à Pierre que je parle », au lieu de : « Je parle à Pierre », le choix de la phrase
clivée faisant intervenir un paramètre de désignation particulièrement forte et
inévitablement remarquable.
6 La caractéristique de cette « stylistique » naissante était donc de travailler sur les
usages individuels de la langue, qui font la parole. Or c'est précisément là le point de
départ de ce qu'on comprend comme une énonciation idiolectale, laquelle serait la
première manifestation d'un style dans sa matérialité linguistique. Le style est ce qui
s'écarte de l'englobant langagier de niveau zéro, et apparaît comme la mesure d'une
individualité, d'une singularité. En 1953, Roland Barthes opérait une distinction d'une
grande clarté et appelée à faire date, entre : (i) la langue, identifiée à la nature, « un
corps de prescriptions et d'habitudes, commun à tous les écrivains d'une époque »,
constitué en système de signes dans sa généralité ; (ii) le style, phénomène d'ordre
germinatif, « langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et
secrète de l'auteur », et qui correspond à tout ce qui vient du tempérament profond de
l'écrivain ; (iii) l’écriture, « morale de la forme », qui engage la liberté de l'écrivain et qui
est un « acte de solidarité historique » renvoyant à tout ce qu'il y a de codifié à travers
les structures sociales (Barthes, 1993,145-148). Dès lors, l'objet « style », qui s'appuie
dans son essence sur la définition du processus d'individualisation langagière, fut pensé
comme l'objet même de la stylistique10. C'est ainsi que l'outil qu'était la stylistique
linguistique de Bally fut mis au service de l'analyse des « grands auteurs » pour
mesurer, de façon qui se voulait rigoureuse et objective, leur originalité et leur génie
propre11. Parce que le corpus était désormais irréductiblement littéraire, par choix
21

institutionnel universitaire qui venait d'inventer une discipline pour singulariser la


jeune agrégation de Lettres Modernes, cette approche stylistique devait réunir
heureusement grammaire (ou linguistique ?) et littérature12.
7 Dans la continuité des travaux de Lanson sur « l'art de la prose », on ouvrait ainsi la
porte à l'analyse micro-structurale des ressources expressives originales d'un usage
idiolectal de l'énonciation, et l'on prétendait remplacer le pointage des figures et des
tropes par un relevé des procédés d'expression plus larges – les fameuses
« techniques » du style selon Marcel Cressot en 1947, qui pensait, en philologue, que
l'écriture commence à la rature, et que les différentes étapes de la composition
dessinaient les strates d'un style –, description canonique, sinon définition, de la
stylistique universitaire dans sa pratique la plus sage 13. Voilà réconciliées des tendances
antagonistes (philologie vs rhétorique), et voilà surtout comment faire du neuf avec du
vieux, ce qui est toujours rassurant. D'autant que cette conception eut très tôt ses
lettres de noblesse humaniste, avec une théorisation approfondie de la notion d'écart,
qui permettait de mesurer le génie inventif et original d'un grand écrivain, et qui était
à la base de cette démarche14. Telle est la stylistique la plus répandue, celle à laquelle
sont implicitement invités à se soumettre les candidats au CAPES ou à l'agrégation dans
leur commentaire composé – sans même qu'on leur ait jamais enseigné ces bases
théoriques historiques, discutables mais respectables, qui fondent cette approche : ils
feront de la stylistique sans trop savoir ce qu'ils appliquent, l'important étant de
proposer une « description linguistique du fonctionnement des textes littéraires »
(Perrin-Naffakh, 1989,13) qui permette d'étiqueter le texte selon des repères
préexistants, proposés par la culture. Le « fonctionnement » littéraire est censé être un
paramètre de pragmatique communicationnelle. L'individualisation se mesure
irréductiblement selon une double entrée : psychologique/expressive, ou générique/
culturelle, par rapport à laquelle la notion d'écart, signifiant du point de vue de sa
valeur dénotative ou connotative, est assurée de toujours fonctionner15.
8 On n'a pas eu grand mal à vite démontrer que l'idée selon laquelle l’écart singulier
définit le style littéraire n'a guère de sens, puisque toute activité discursive est
indissociablement répétition et écart par rapport à la langue (voir Rastier, 1989, 1994 ;
auparavant, voir Riffaterre, 1971). La difficulté est de proposer un autre critère
d'évaluation. Jean-Marie Schaeffer (1995,1997) et Jean-Michel Adam (1997) ont recours
à la notion de choix pour préciser l'individualisation stylistique. Contrairement à la
stylistique de l'écart, qui réduit les faits de style d'un texte à une réunion de traits
discontinus extractibles d'un continuum verbal non marqué, « la conception du choix
stylistique voit dans le fait stylistique une caractéristique continue des actes verbaux »
(Jenny, 1997) : tout choix linguistique est signifiant et par conséquent, au moins
potentiellement, stylistiquement pertinent16. On peut être réservé à l'égard de cette
notion de choix, qui a l'inconvénient « de présupposer la disponibilité a priori des formes
stylistiques, entre lesquelles il ne resterait plus qu'à opérer des sélections et des
combinaisons » (Jenny, 1997, 94 – qui y voit même « la fin de la littérature »). Cette
volonté de ramener l'analyse du côté d'une stylistique de la langue – voir l'autorité de
Bally – semble surtout motivée par une méfiance à l'encontre de « la singularité
subjective » expressive du fait stylistique (Schaeffer, 1997, 16) 17. Mais comment
envisager la valeur d'un style en ramenant sa composante aspectuelle la plus large à un
choix responsable et réfléchi18 ? Car, ainsi que le rappelle Laurent Jenny, « si tout
énoncé a peu ou prou "du style", seule l'œuvre littéraire organise la convergence des
traits de style en une forme globale significative. Et il revient à une stylistique littéraire
22

non pas d'énumérer une suite de traits de style, fussent-ils continus, mais d'en dégager
la logique d'ensemble et les valeurs. |...] Ce qui caractérise le style littéraire et le
distingue du "style" en général, ce ne sont évidemment ni les formes d'exemplification,
ni leur densité, mais leur relative systématicité » (Jenny, 1997, 98-99) 19. C'est pourquoi
le jumelage d'une interrogation de grammaire à un commentaire prétendument
« stylistique », dans le cadre des concours de recrutement du secondaire, ne fait que
reconduire une assimilation regrettable de la norme linguistique et d'un virtuel degré
zéro de la littérarité20, en poussant les candidats à confondre les moyens et la fin, et, ce
qui est plus grave, à prendre le sens (en langue) pour la signification (en discours) 21 –
pour ne rien dire encore du choix d'un commentaire composé, qui limite fortement la
compréhension des phénomènes de signifiance poétique extra-linéaire.
9 La stylistique de la langue façon Bally s'inscrivait, on l'a vu, dans le cadre plus vaste de
l'établissement d'une stylistique théorique conçue comme partie intégrante de la
linguistique. En revanche, la perspective d'une stylistique résolument littéraire (Jenny,
1997, 2000) n'est pas théorique mais critique, dans sa volonté de dégager la spécificité
d'un texte singulier, son caractère. Elle s'attache à la réalisation du message individuel
plutôt qu'aux potentialités stylistiques (expressives) inscrites dans le code 22. Les deux
démarches ne sont, évidemment, pas sans lien, mais elles restent opposées. La première
est proche de la rhétorique ; son objet reste le fonctionnement des pratiques de
discours23. La seconde est proche de l'esthétique24 ; son objet est la singularité
particularisante et signifiante dans son sens le plus large 25. Quand on étudie les
propriétés stylistiques expressives d'une langue, ou d'un sous-système de cette langue,
on ne doit pas moins s'appuyer sur des textes ou des discours qui les illustrent : on passe
donc par la critique stylistique de type littéraire. À l'inverse, lorsqu'on démontre
l'interaction de certaines catégories pour créer la singularité stylistique d'un texte
(critique stylistique), on emprunte ces catégories à la linguistique, à la sémiotique, etc. 26
 : on présuppose implicitement un modèle théorique plus général qui renvoie au
système de la langue, au code, à toute une rhétorique de la parole 27. Ces outils
d'investigation conviennent non seulement à la critique des œuvres dans leur
individualité, mais tout autant à l'analyse générale des inventaires stylistiques
(littéraires ou non) de la langue. Même lorsqu'on prétend réduire la stylistique à l'étude
de la singularité de l'œuvre individuelle, on se trouve obligé de concéder que
« lorsqu'on croit nommer les formes de sa singularité, par cette nomination même on
dégage au contraire ce que cette parole a de typique » (Jenny, 1997), c'est-à-dire qu'on
sous-entend toujours implicitement un modèle théorique des faits de structure
linguistique pertinents au niveau de l'analyse stylistique.
10 Telle est la contradiction absolue de cette discipline, celle qui faisait reculer Bakhtine
(1977), soumis à la notion de langue comme superstructure absolue 28, et qui a fait,
progressivement, se limiter l'exercice universitaire à un pointage des procédés
d'expression originaux, ramenant la stylistique à une rhétorique mal élargie 29. Qu'en
est-il des notions de responsabilité morale de l'énonciation singulière ? des
significations politiques d'un choix stylistique, qui est d'abord un choix historique,
voire idéologique ? Quelle est la sociocritique de la langue proposée par l'auteur ?
Autant de questions auxquelles seraient bien en peine de répondre les candidats au
CAPES ou à l'agrégation. En reconnaissant, avec Gérard Genette, que le style a pour
fond « l'ensemble des propriétés Thématiques exemplifiées par le discours » 30, il
apparaît clairement « que le style ne s'écarte pas des formes du discours, mais au
contraire y revient sur un mode autoréférentiel pour mieux en dégager des valeurs de
23

sens » (Jenny, 1997, 97). Dans ces conditions, « le trait de style se laisse appréhender
comme une autoréférence du discours à sa singularité d'usage de la langue. Cette
autoréférence, en même temps qu'elle prend des valeurs sémantiques originales dans le
contexte de l'œuvre, fonctionne comme une révélation historique des propriétés du
medium discursif » (Jenny, ibid.).
11 On rejoint les conclusions de Laurent Jenny (1993, 1997, 2000) : il est clair que la
stylistique générale recouvre ainsi à peu près le domaine de l'ancienne elocutio, à
l'exclusion des problèmes posés par l'aspect thématique des discours ou de leur
organisation supra-phrastique. C'est une stylistique de la langue, très proche de la
rhétorique, d'orientation sociolinguistique, qui traite la littérature en tant que discours
littéraire, ce qui est une acception incontestable mais limitée. C'est cette stylistique qui,
dans l'état actuel des choses, est implicitement proposée aux étudiants d'université. Il
n'y a lieu de le regretter que parce qu'elle ne s'assume pas comme telle, et parce qu'elle
repose sur une confusion entretenue depuis le XIXe siècle31. Les mérites pédagogiques de
sa pratique sont évidents du point de vue général – chacun sait que c'est cette
discipline qui est la plus immédiatement utile aux jeunes collègues, lorsque d'étudiants
ils deviennent enseignants32.
12 Quant à la stylistique littéraire, sa spécificité réside en ce qu'elle analyse la pertinence
esthétique des faits stylistiques plutôt que leur fonction affective, persuasive ou autre.
Elle se fixe sur un style singulier en tant qu'il est modélisé dans le champ d'une œuvre.
« Elle ne procède pas à une simple énumération de faits de style, mais elle analyse la
façon dont des traits de style par leur configuration convergente (et [...]
éventuellement tensionnelle) dessinent une sorte d'autographe stylistique global qui
prend son sens en participant au fonctionnement symbolique de l'œuvre » (Jenny, 1997,
100-101).
13 Est-il besoin de dire, en conclusion, que cette stylistique littéraire n'est guère accessible
aux candidats des concours dans les limites d'un bref commentaire composé ? Faut-il,
pour autant, adopter le pessimisme de Henri Meschonnic qui, en 1970, déclarait qu'une
« réforme » de la stylistique n'était « pas possible, car elle implique une vision vieillie
du style – et cela ne s'amende pas » (Meschonnic, 1970, 13) ? La réussite des approches
phénoménologistes de Laurent Jenny (1990) et de Dominique Combe (1991), ou
historiennes de Jacques-Philippe Saint-Gérand (1993), tout comme la reconception de la
stylistique proposée par Jean-Michel Adam (1997), fort de ses travaux en analyse
textuelle, l'élargissement de la stylistique à l'esthétique transsémiotique de Georges
Molinié (1998) ou de Bernard Vouilloux (1997), permettent incontestablement des
engagements aujourd'hui plus affirmés et conscients de leurs limites. Souhaitons
simplement que le divorce entre la recherche et l'établissement des programmes et des
épreuves, cause directe du contresens des années 1950/1960 qui a fait de la stylistique
ce qu'elle est aujourd'hui à l'université, ne soit pas appelé à se renouveler.
14 Dans l'état actuel des choses, reconnaissons avec honnêteté que la stylistique que nous
enseignons pour le CAPES et l'agrégation n'est qu'une rhétorique déguisée dans son
discours, et une grammaire dans son approche d'une micro-structure jugée exemplaire.
Saluons ses incontestables mérites pédagogiques, sa clarté et sa précision, et attendons
une possible réforme qui proposerait deux épreuves distinctes : une interrogation
autonome de « langue », ce qui permettrait de hausser les exigences de quelques crans,
et qui pourrait réintroduire la diachronie plus nettement ; et une composition de
stylistique, qui pourrait se substituer à la version de langue vivante ou ancienne par
24

exemple, et dont le modèle resterait à définir. On peut, bien sûr, continuer à penser que
la vérité de la démarche stylisticienne est dans l'analyse linguistique des mots et des
phrases d'une micro-unité exemplaire, et qu'à cet égard, le commentaire de texte reste
le support idéal. Pourquoi pas ? Le maintien de cette épreuve, dans des conditions de
temps désormais décentes, donnerait certainement des résultats d'un tout autre niveau
que ce à quoi la situation actuelle nous a habitués33.
15 Mais on peut également rêver d'un travail plus globalisant, qui tiendrait compte de la
poétique générale d'un texte, comme composante de son style, un travail qui inviterait
les candidats à réfléchir sur l'imaginaire linguistique d'un auteur, ses évolutions, ses
permanences, son esthétique en somme. Et ainsi militer pour une stylistique qui
partirait de la langue pour aller vers le style, perçu dans toute la vérité de sa réalité
plurielle34. Ce travail pourrait être une composition dont le sujet serait résolument de
nature formelle : étude du traitement des discours indirects libres chez Flaubert, étude
du rôle des valeurs aspectuelles dans la « prose artiste », étude de l'onomastique chez
Hugo, étude des marqueteries d'idiomes chez Stendhal, analyse de la polyphonie
balzacienne, étude de l'énonciation euphémistique chez Racine, travail sur les
démonstratifs de Barbey d'Aurevilly, etc. – pour choisir, ici, des exemples point trop
déroutants... On objectera, peut-être, que cette proposition rejoint l'analyse des
procédés critiquée, mais on répondra, sans jouer sur les mots, mais dans l'attention des
textualités construites, que les phénomènes cités ne sont pas tant des procédés
ponctuels que des procédures textuelles larges, réalisant l'actantialisation de l'écriture,
laquelle assure son passage vers le style 35. Loin d'être réductibles à des micro-structures
isolables, ces phénomènes expressifs engagent l'énonciation générale dans une
perspective macro-structurale de représentation, qui fait sens et valeur. Cette
application de la stylistique aurait l'avantage de contraindre les candidats,
parallèlement à la connaissance rigoureuse de la langue et des textes, à se familiariser
davantage avec la plus élémentaire histoire littéraire – tout enseignant de stylistique
sait à quel point les lacunes en ce domaine sont source de contresens qu'aucune rigueur
grammaticale ne peut racheter36.
16 Les exemples qui viennent d'être donnés sont tous centrés sur des auteurs ou des
courants, ce qui suppose un programme : si le problème ne se pose pas pour
l'agrégation, qui applique déjà un programme annuel, on pourrait peut-être penser,
pour le CAPES, à un programme général, des courants les plus représentatifs de la
littérature, pour permettre un travail précis – avec des sujets comme « le travail des
rimes dans la poésie française au XIXe siècle », « les variations du traitement de l'ironie
par les romanciers français », « les évolution du modèle de la période », etc. Autant de
réflexions qui sont, bien évidemment, en elles-mêmes des sujets de thèse à part entière
– tout comme les sujets de dissertation générale jusqu'à présent, ou de leçon, d'ailleurs
– mais qui seraient, bien évidemment, évaluées et notées dans les limites d'un cadre
défini, exigeant mais point utopique.
17 Mais il importe d'abord, pour revoir cet enseignement général de la stylistique en
France, de commencer par dépasser un certain « fétichisme du mot, du signe et du sens
à comprendre » (Hamon, 1994, 158), qui atomise excessivement la réflexion. Puis, et
surtout, de réapprendre à inscrire tout sujet sensible et pensant dans l'historique
généra] de sa scénographie fondatrice. Un historique qui est aussi une politique.
25

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28

NOTES
1. Pour L. Victor (1991, t. I, 3), « une des caractéristiques de cette discipline est qu'elle n'est pas
susceptible facilement d'une prise ou d'une synthèse théorique ; elle réussit ordinairement
beaucoup mieux à se prouver et à se fonder en se faisant ».
2. Voir la salutaire mise au point méthodologique générale proposée par A.-G. Haudricourt (1987,
37-38) : « En première approximation, une science est définie par son objet, c'est-à-dire les objets
ou les êtres qu'elle étudie : ainsi les êtres vivants sont l'objet de la biologie, les lignes et les
surfaces de la géométrie, etc. En réalité on s'aperçoit vite que ce qui caractérise une science c'est
le point de vue, et non l'objet. Par exemple, voici une table. Elle peut être étudiée du point de vue
mathématique, elle a une surface, un volume ; du point de vue physique, on peut étudier son
poids, sa densité, sa résistance à la pression ; du point de vue chimique, ses possibilités de
combustion par le feu ou de dissolution par les acides ; du point de vue biologique, l'âge et
l'espèce d'arbre qui a fourni le bois ; enfin du point de vue des sciences humaines, l'origine et la
fonction de la table pour les hommes ». L'historien de la technologie qu'est l'auteur ajoute
d'ailleurs cette précision, qui semble directement applicable à la linguistique de l'énonciation,
dans le cas de l'objet « langue » : « Si l'on peut étudier le même objet de différents points de vue,
il est par contre sûr qu'il y a un point de vue plus essentiel que les autres, celui qui peut donner
les lois d'apparition et de transformation de l'objet » (ibid.).
3. Depuis le célèbre no 3 de Langue française (1969), qui annonçait la mort de la stylistique, et après
le relatif passage à vide des années 1970-1980, numéros de revues, colloques et articles ou
ouvrages isolés n'en finissent pas de proposer des bilans, des états présents sur l'activité de la
recherche française en stylistique ; voir Revue belge de philologie et d'histoire (1993), Molinié &
Cahné (1994), Langages (1995), Le Français aujourd'hui (1996), L'Information grammaticale (1996),
Bordas & Gaudard (1996), Littérature (1997), Buuren (1997), Frédéric (1997), Le Français moderne
(1999), Vouilloux (2000), Langue française (2002).
4. On lira l'étude de G. Dessons (1997), par exemple, pour mesurer la part déterminante de la
question du style dans la réflexion générale de Benveniste (1966-1974), question que l'on
retrouve souvent de façon inattendue. Le court texte que R. Barthes rédigea en 1974 en hommage
à Benveniste était déjà une indication de ce qui allait se passer dans les études dites « de style »,
avec le succès des linguistiques de l'énonciation. D. Maingueneau (2000) a fait le point sur la
situation actuelle de ce conflit qui n'en est pas un.
5. L'étiquette de « sémiostylistique » proposée par G. Molinié pour décrire sa démarche (1989,
1993, 1998), ou la réaction offensive de J.-Ph. Saint-Gérand (1993) qui, lui, milite pour une
« stylosémiotique », sont, à cet égard, caractéristiques du mimétisme de l'analyse de lecture, qui
va chercher ailleurs sa caution et ses concepts.
6. Pas de mise au point plus nette sur cet abus de problématisation rapide que celle de B.
Vouilloux (1998, 234-235) : « Les présupposés qui grèvent le débat tiennent en effet pour
l'essentiel aux nombreux aléas qu'ont connus, en l'espace d'un siècle, les développements
hexagonaux de la stylistique : qu'il soit plus souvent fait référence à cette dernière qu'à l'objet
censé la fonder montre que la question du style, dans l'immense majorité des cas, reste d'abord
implicitement posée dans les termes d'une autonomie scientifique et d'une légitimité
institutionnelle de la discipline, termes dont on cherche à établir ou à discuter le bien-fondé mais
qui s'imposent chaque fois comme centraux. Cette mainmise de la stylistique sur le style et le
quasi-monopole qu'elle s'arroge de fait participent à l'exception universitaire française et
contribuent à en singulariser la production sur le plan international ; ce qui en soi n'est certes
pas un mal, mais qui devient franchement préoccupant lorsque tout (et en particulier, là, comme
ailleurs, l'inflation des manuels) donne à penser que la perpétuation de la discipline n'a peut-être
plus guère d'autre raison qu'institutionnelle. Contre cette confiscation, je plaiderai au contraire,
avec Goodman (et quelques autres), pour une extension théorique de la notion de style à tous les
29

types de fonctionnement symbolique et à toutes les pratiques cognitives qu'ils suscitent, dont les
pratiques savantes (stylistique incluse) ne constituent qu'un cas (très) particulier ». B. Vouilloux
met le doigt sur le problème majeur, du divorce entre une discipline (la stylistique) et un objet (le
style), dont le rapprochement simpliste n'est plus possible.
7. Sur l'ambiguïté, voire la perversité, de ce couplage, voir Puech (1996, 75-78).
8. Voir Karabétian (2000).
9. Encore une fois, pour cet historique, voir Karabétian (2000), dont le titre, avec son pluriel pour
« stylistiques », est un rappel important. Pour une synthèse sur la période plus contemporaine,
voir Cogard (2001).
10. Voir l'étonnante « définition » proposée par J. Mazaleyrat & G. Molinié (1989) : « Style : objet
de la stylistique ». Ce n'est pas l'avis de tout le monde : voir l'avertissement d'A. Herschberg
Pierrot (1993, 9), selon qui l'analyse stylistique s'arrête « au seuil du style des œuvres » – styles
des œuvres, et non style des auteurs, notons-le. Cette prudence méthodologique et scientifique
avait été critiquée par D. Delas, par exemple (Le Français aujourd'hui, 1996), qui la jugeait
excessive, rejoignant en cela le point de vue de J. Mazaleyrat & G. Molinié. Sur cette question,
voir la synthèse de B. Vouilloux (2000).
11. Il appartient à J.-M. Adam d'avoir fait le point avec netteté sur les textes de Bally, très vite
plus souvent cités que lus, pour montrer comment sa définition du style ne peut pas être
confinée dans une lecture « expressionniste et affective de la production artistique » individuelle
(Adam, 1997, 53), et comment, cependant, ce contresens a abouti à l'idée que l'expression des
sentiments constituerait l'objet propre de la stylistique littéraire.
12. Voir Bordas (2003).
13. Voir également J. Marouzeau, bien sûr ; pour des exemples d'« analyses stylistiques » ainsi
pensées, dans une perspective résolument pédagogique, voir Le Hir (1965).
14. Voir K. Vossler (« le style est l'usage linguistique individuel en opposition à l'usage collectif »,
et la stylistique doit mettre au jour « la physionomie spirituelle de l'individu », 1904), Grammont,
Morier, Spitzer – qui, lui, ne considère pas tant l'écart par rapport au langage non littéraire que
par rapport au contexte immanent de l'œuvre (annonce de la stylistique structurale) : sur Spitzer
(1970), voir Starobinski (1970). Pour cet historique, voir Karabétian (2000).
15. Tous les manuels de stylistique aujourd'hui proposés aux étudiants (Boissieu & Garagnon,
1987 ; Buffart-Moret, 2001 ; Calas & Charbonneau, 2000 ; Cogard, 2001 ; Foyard, 1991 ;
Fromilhague & Sancier, 1991 ; Gardes-Tamine, 1992 ; Herschberg Pierrot, 1993 ; Jeandillou, 1997 ;
Jousset, 2000 ; Larthomas, 1998 ; Laurent, 2001 ; Molinié, 1986, 1993 ; Morel, Petiot & Éluerd,
1992 ; Perrin-Naffakh, 1989 ; Stolz, 1999 ; Victor, 1991) reproduisent des grilles repérables
prédéfinies par l'usage, générique (récit, poésie...), discursive (ironie, argumentation...),
culturelle (lyrisme, épique...), qui serviront à ramener l'originalité du texte à une rhétorique
générale, et ce afin de mesurer, sur cette base, les fameux écarts novateurs. Il n'y a aucun lieu
d'en faire reproche à leurs auteurs, qui répondent ainsi exactement à l'attente de l'épreuve des
concours. Tout comme il n'y a pas lieu de condamner cette stylistique-ci, forte de sa cohérence,
on y reviendra. Mais il convient de se rappeler que ce modèle de « méthode » n'est pas unique, et
ne résume pas la discipline.
16. D'où l'idée aujourd'hui très répandue selon laquelle il ne saurait exister des textes avec style
et des textes sans style : tout texte possède une dimension stylistique (voir Genette, 1991, qui
présente les théories de l'esthéticien américain N. Goodman ; voir également Vouilloux,
1997,1998). La question pertinente que doit affronter la stylistique n'est pas celle de distinguer
entre style et non-style, mais celle de classer différents styles et fonctions stylistiques. C'est là
l'héritage direct de la distinction entre signification conceptuelle et signification associative de la
sémiotique des arts de Goodman. La dénotation est une relation entre le signe et ce à quoi il
réfère, l'exemplification est l'ensemble des charges sémiotiques des propriétés possédées par le
signe – ces deux relations restant indépendantes l'une de l'autre.
30

17. Une méfiance fort bien illustrée, par exemple, par une étude récente de Fr. Rastier (2001).
18. C'est la question que posent H. Mitterand (1992) ou J.-Ph. Saint-Gérand (1993), chacun d'eux
envisageant la mesure de la responsabilité de l'énonciation.
19. Pour un approfondissement de cette critique, voir Jenny (2000).
20. Dont Ph. Hamon avait jadis (1974) souligné les apories dans les seules limites de la lisibilité.
21. Là encore, il faut citer L. Jenny (2000, 113) : « Les valeurs d'emphase distribuées par un style
ne sont pas directement associables à une signification. En revanche, la prise en considération de
leur forme globale est justiciable d'une interprétation pragmatique : lorsqu'on a identifié la
forme intentionnelle d'un style, on est conduit à s'interroger sur ce qui justifie la mise en
évidence préférentielle de telle ou telle propriété. Et on le fait sur la base d'un ensemble de
savoirs culturels et contextuels ». C'est exactement ce que fit si bien J. Rousset dans son ouvrage
(1962), dont la réussite rend vaine toute volonté d'étiquetage disciplinaire ou méthodologique.
22. Cette composante critique implique une part d'engagement individuel, voire de risque, qu'une
certaine pratique académique juge comme une dérive, tant la stylistique devrait rester
froidement et résolument « description » objective (cf. supra). Symptomatique, à cet égard, la
réaction incroyablement défensive d'A.-M. Perrin-Naffakh (1989,135), même si l'on comprend
très bien quel est le défaut à éviter : « Plus le texte est complexe, d'architecture et d'écriture ;
plus il manifeste – et provoque – l'affectivité, plus une alerte lucidité est nécessaire à l'analyste :
jugements de valeur ou effusions faussent ou bloquent l'étude du fonctionnement des signes.
Mieux vaut s'en garder, quitte à leur donner place en conclusion. Ces remarques valent pour la
plupart des énoncés de ton lyrique ». On en vient à se demander si la stylistique ne serait pas un
cordon sanitaire... Le rappel de P. Larthomas (1994, 7), que Ton ne peut soupçonner d'aucune
démagogie, va dans notre sens : « [...] il convient de se rappeler que parmi les sciences humaines,
la stylistique est une science critique, [...] une étude stylistique bien conduite ne saurait s'interdire
de porter un jugement de valeur. Pourquoi nier, comme le font certains sous prétexte de rigueur
scientifique, cette fonction, fonction qui justifie si souvent le choix de l'énoncé étudié ? [...] En ce
domaine, les stylisticiens font preuve ordinairement d'une réserve injustifiée et dans le choix des
textes et dans leur interprétation ».
23. Voir Jenny (2000,103-106).
24. On se souvient du conseil avisé de D. Combe (1994, 81) : « rapprocher la stylistique de
l'esthétique et de l'histoire de l'art ». La réussite des travaux cités de G. Genette et de B.
Vouilloux, en dépit des critiques qu'ils peuvent susciter – non pas tant en eux-mêmes, d'ailleurs,
que dans l'usage que Ton peut en faire, ce qui est très différent –, lui donne raison. C'était
d'ailleurs déjà un conseil que donnait P. Guiraud en 1954, dans la conclusion de son « Que sais-
je ? ». Sur la dimension pédagogique de ce souhait, cf. infra, n o 34.
25. « [...] on peut situer le style parmi un ensemble plus vaste de pratiques, pratiques vitales tout
autant que productrices, et qui toutes ont pour objet "l'individuel'' » (Jenny, 2000, 98).
26. À la poétique, dans le cas de la stylistique des genres, par exemple. Cette approche, jadis
théorisée par P. Larthomas (1964), revient régulièrement dans les débats, surtout sous forme de
caution, sans s'être jamais vraiment imposée : voir Foyard (1991), Victor (1991, t. I, 11-19), Combe
(2002).
27. Cf. supra.
28. Tel est, en effet, le problème de la théorie bakhtinienne de l'idiolecte, « théorie de la
signification, qui aurait besoin d'une théorie du sujet », selon J. Kristeva (voir Bordas, 1997,
54-55). C'est exactement le problème de la stylistique confrontée à la linguistique de
l'énonciation. Substituer « idiolecte », d'orientation plus scientifique, à « style », pour désigner la
même réalité énonciative ne change rien à la complexité du problème : c'est vouloir restreindre
une composante émotive et sensible à sa seule dimension langagière.
29. Voir l'intitulé du commentaire stylistique du CAPES externe de Lettres Modernes de 2000 :
« Présenter un commentaire organisé des procédés stylistiques du texte », invitation directive à
31

proposer un catalogage numéroté des faits de langue et figures, sans chercher à comprendre leur
unité. On aimerait, en outre, savoir ce qui distingue un procédé « stylistique » d'un procédé « non
stylistique ». D'autres années, au CAPES ou à l'agrégation, les candidats doivent rendre compte
« du style du passage »... Ne tombons pourtant pas dans la facilité de la critique aveugle. Le tir à
boulets rouges contre la « stylistique des concours » est devenu un lieu commun chez certains
« spécialistes » qui ne semblent pouvoir acquérir une légitimité « scientifique » que dans des
destructions contestataires – ce qui est sain –, mais sans jamais offrir de propositions précises et
concrètes pour faire autre chose – ce qui serait mieux...
30. Cf. supra, no 16.
31. Voir Bompaire-Evesque (2002), Bordas (2003).
32. Voir Puech (1996).
33. Voir Lilti (1996).
34. Voir le rappel de Ph. Jousset (2000,9), au seuil d'un peu conventionnel manuel de
commentaire stylistique (déroutant dans son contenu, respectueux des règles dans sa forme ; cf.
supra, note 15) : « si l'explication stylistique à la française doit être défendue – au titre de
l'exception culturelle ? – ce ne peut être qu'à condition de ne pas faire de l'exercice de stylistique
un simple exercice de style (en français dans le texte) – entendons : à condition de ne pas isoler la
question du style de toutes les disciplines qui intéressent l'humain – histoire, phénoménologie,
ontologie, physiologie... – sans quoi il faudrait admettre que la littérature ne cesse pas d'être la
littérature même coupée de tout son environnement. Si, méthodologiquement, cette amputation
de la dimension anthropologique se justifie, c'est à titre provisoire seulement. Pour être autre
chose qu'un pensum ou un rite de passage, en effet, la stylistique doit permettre de mieux
appréhender le style, c'est-à-dire (il y en a mille définitions) la manière dont la parole est capable
de renouveler la langue en en tirant des significations neuves, intéressant notre perception du
monde et de notre condition, mais aussi la manière dont la parole nous touche singulièrement ».
35. Voir Foyard (1991,11-22) : « La stylistique textuelle ».
36. La stylistique est d'ailleurs « contemporaine de l'émergence de l'histoire littéraire, car,
foncièrement, elle appartient aux disciplines historiques » (Jenny, 2000,103-104) autre rappel
d'une vérité regrettablement négligée, du fait d'une très mauvaise application des approches
structurales qui, elles, ne sont pas en cause, contrairement à ce que l'on entend dire
régulièrement depuis une douzaine d'années ; voir Bordas (2003).

AUTEUR
ÉRIC BORDAS
Maître de Conférences en linguistique et stylistique françaises à l'Université de la Sorbonne
Nouvelle (Paris 3). Ses travaux portent sur l'énonciation des formes narratives aux XVIIIe et XIXe
 siècles.
Principales publications : Balzac, discours et détours. Pour une stylistique de l'énonciation romanesque,
Toulouse, PUM, 1997 ; Les Chemins de la métaphore, Paris, PUF, 2003.
32

Des styles au style genres littéraires


et création de valeur
Anna Jaubert

 
DU STYLE COMME OBJET DE LA STYLISTIQUE

1 La stylistique, avec la renaissance des disciplines de l'interprétation connaît


indubitablement un nouveau souffle. Même si, comme l'observe malicieusement B.
Vouilloux, cette affirmation émane le plus souvent de praticiens qui sont en
l'occurrence juges et parties1, il ne s'agit pas là d'autosuggestion. Après la chronique
d'une mort annoncée dans les années 60, et l'on ne reviendra pas sur les circonstances
historiques de l'annonce, on constate que la moribonde se porte bien. Car les faits sont
têtus ; au-delà des pétitions de principe, la marque de l'homme dans ses activités 2
inspire un irrésistible mouvement de reconnaissance, et cette reconnaissance, appuyée
sur des constantes, est porteuse d'un jugement de valeur. La stylistique et la critique
d'art vont alors leur chemin interrogeant patiemment dans les œuvres (littéraires,
picturales, chorégraphiques, musicales...) le jeu de ces « prédicats » requalifiants 3.
2 Or il n'y a pas de reconnaissance sans repères. L'association de la stylistique à la
critique d'art n'est pas fortuite. Il est évident que l'angle de vision ouvert de
l'esthétique et de l'anthropologie embrasse le style comme une notion transversale.
Incontestablement, on reconnaît des styles, et parfois même du style, ailleurs que dans
les productions verbales qui occupent la stylistique : il s'agit là d'une veine qui traverse
un système sémiotique quel qu'il soit pour l'attirer dans l'orbite de l'art. De l'art certes,
mais aussi d'un sens qui lui serait attaché, représentant pour l'homme une échappée
possible au vertige de la contingence : on sait comment finit pour Sartre la « Nausée »
de Roquentin. Cette conjonction de l'art et du sens explique sans doute l'hypostase de
la notion de style sous l'espèce style du discours 4 : la qualité de leur lien spécifique5 de
fait légitime le domaine de la stylistique.
3 Cela revient à dire que la stylistique a bel et bien un objet 6, et que, pour appeler un chat
un chat, cet objet est le style du discours 7 ; objet problématique, objet asymptotique,
autant que l'on voudra, mais objet « incontournable » qui finalise les pratiques d'une
33

discipline. Cela ne signifie pas qu'elle ait sur le style une prétention exclusive, mais cela
signifie que des supports de nature différente sont assez déterminants pour que les
manifestations étudiées relèvent de disciplines connexes certes, mais distinctes. Or la
spécificité du langage verbal, liée à son mode de signification et à sa réflexivité, ne fait
de doute pour personne. Fondées sur des catégories de la pensée, les approches
esthétiques et sémiotiques engagent un niveau général de la représentation des choses
à une époque donnée ; attachée au potentiel inscrit dans un matériau mis en œuvre, la
stylistique rend compte de réalisations langagières, et cet objectif lui dicte par étapes une
approche sur mesures8.
4 C'est dans ce « sur mesures » que les repères fournis par les genres nous semblent
décisifs. Car une fois admis que l'objet de la quête du stylisticien est le style, entendu
comme style d'une production verbale, l'irritante question de ce qu'il recouvre
exactement n'est pas tout à fait résolue. Le style en question se définira-t-il comme
l'ensemble des sous-codes dont disposent les locuteurs pour adapter leur expression
aux circonstances ? Cette option est celle de la tradition ballyenne d'une stylistique de
la langue9. Ou alors, dans la perspective d'une « stylistique restreinte » 10, résolument
littéraire, le style sera-t-il envisagé comme une « idiosyncrasie individuelle » 11, la
marque d'une subjectivité, voire la griffe d'un auteur ? En fait la radicalité de
l'opposition est illusoire : l'adaptation aux circonstances est infiniment modulable, elle
peut dépendre aussi, et en dehors même de toute prétention littéraire, du talent
personnel du locuteur ; sur l'autre rive, les singularités stylistiques, pour être
reconnues, sont aussi « typiques », car le propre d'une singularité pure est d'échapper à
l'identification12.
5 Ce constat nous amène à poser la notion de style comme bipolaire, ce que Jean
Starobinski exprimait en ces termes : « Le style n'est [...] ni le particulier pur, ni
l'universel, mais un particulier en instance d'universalisation, et un universel qui se
dérobe pour renvoyer à une liberté singulière »13. En écho à Goethe14, qui s'appuyait sur
des degrés dans la connaissance des choses (le style « donne une forme sensible à
l'essence des choses appréhendée dans sa pureté »), et en introduction aux Études de
style de Leo Spitzer, cette formule porte l'empreinte d'une tradition idéaliste ; elle
traduit cependant au plus près le processus intelligible d'une appropriation du langage.
 
ENTRE STYLES ET STYLE. LES SAISIES D'UNE NOTION BIPOLAIRE

6 D'un côté en effet, le mot style renvoie à un style, avec un référent pluralisable, des
styles, quasiment perçus comme des universaux qui, depuis l'Antiquité, font l'objet de
classifications plus ou moins concordantes15 et se trouvent récupérés dans la
caractérisation des « genres »16 ; de l'autre côté, le même mot tend à désigner une
forme singulière, individuée, le style d'un auteur, ou plutôt, on le verra, d'une œuvre
particulière. Quoi qu'il en soit, l'objet de la stylistique apparaît comme un objet à
géométrie variable, qu'il importe de décrire en échelonnant différentes saisies.
7 Cette description fera voir qu'il n'y a pas conflit entre le singulier pluralisable (un style)
et le singulier massif (du style), et que les deux acceptions s'articulent. Il en ressortira
également une approche circonstanciée de la particularisation impliquée par la
seconde, celle qui nous fait parler du style d'une œuvre.
34

8 En effet, dès que l'on se place sur le terrain de l'analyse, en prise avec les faits, il faut se
rendre à l'évidence d'un continuum dans l'investissement du langage en discours. En
s'actualisant, cet investissement représente un niveau d'accomplissement dans la visée
alternative qu'il parcourt, entre une postulation universalisante et une autre qui le
singularise. Un discours porte plus ou moins les traces de la subjectivité du locuteur, il
arbore plus ou moins les insignes du genre dans lequel s'inscrit sa demande de
reconnaissance17 ; en outre, il surdétermine ou non la cohérence qui le pose en texte, et
la qualité littéraire de ce texte, à son tour, est affaire de degré.

9 Dans ce parcours, où et comment se manifeste le style ? À quoi tient concrètement la


valeur affectée aux productions verbales ?
10 « Je veux qu'on me distingue » disait Alceste, plaçant d'emblée toute valeur sous le
signe de la différence. Mais la définition du style en termes d'écart débouche sur une
impasse. Outre les difficultés inhérentes au postulat d'un « degré zéro », rappelées par
A. Compagnon18, l'indexation du style sur un constat d'écart expose à d'intenables
dérives. Dans sa logique on en arrive irrésistiblement à une collusion entre style et
ornementation, sophistication, voire opacité, au fond à cet idéal qui, par principe,
renonce « aux mots de la tribu », façon Mallarmé19, interdisant de style ceux qui, à
l'instar de Zadig, parleraient celui « de la raison ».
11 En fait, l'opposition entre une stylistique de la langue et une stylistique littéraire doit
aujourd'hui être repensée en fonction du continuum annoncé. Notre approche s'appuie
sur la capacité intégrative de l'analyse du discours, qui offre un cadre pour la mise en
situation de cette propriété graduelle qu'est la littérarité.
12 Il s'agira donc de prendre en compte l'image d'une spécificité perceptible sur un fond de
déterminations génériques. Cette démarche implique évidemment que l'on distingue des
niveaux d'analyse. Une variation de base m'amène d'abord à parler des styles.
 
Le style, marque ou image de marque d'une communication

13 Si l'on ne peut se faire une idée de la langue qu'à partir des discours qui la manifestent,
c'est, par un chemin inverse, en partant des styles (collectifs) que l'on se mettra en
quête d'un style (individualisant).
35

14 Par les choix énonciatifs qu'ils manifestent, les discours occurrents font d'abord
reconnaître un certain projet de communication. Une étude de J.-P. Seguin nous
apporte ici une leçon éclairante20. Loin d'être « en rupture de langue », le style signe le
sujet avec les mots de la tribu. Mais il le désigne de préférence et plus nettement aux
points sensibles ou représentatifs d'un code social et d'un genre. Là sont en germe les
styles (op. cit., 6).
15 La démonstration est conduite en confrontant trois incipit de discours à même finalité,
la condamnation de l'intolérance par Voltaire : la phrase d'attaque et les
développements qui lui succèdent dans le Traité sur la tolérance, le chapitre VI de Candide
(le tremblement de terre de Lisbonne), et l'article « Fanatisme » du Dictionnaire
philosophique. Une microanalyse qui passe au crible la syntaxe et les rythmes (avec
l'alternance de la période et de la non-période), le lexique, et la réflexivité énonciative,
dégage du premier les traits d'une « éloquence de tribune », du second, « une captation
d'auditoire de conteur », et perçoit dans le troisième les définitions analogiques du
pédagogue. Mais ne nous y trompons pas, ces trois postures énonciatives ne sont pas
l'habillage d'une hypothétique synonymie. Elles sont par elles-mêmes génératrices de
sens, « correspondant à trois types de rapport avec le destinataire » 21. Les traits
saillants qui les caractérisent sont tels que le style de Voltaire se fond dans des matrices
communes22, reconnaissables, différenciées, celles d'une prise de parole particulière
qui, pour s'approprier la langue et l'actualiser en discours, emprunte nécessairement un
style. En revanche, on ne perçoit guère ici l'image d'un style singulier imputable à
Voltaire.
 
Profil d'une forme-sens

16 Pourtant, outre ces traits d'expression typiques, prédéfinis en effet par un projet
communicationnel global, le lecteur de Voltaire, aujourd'hui 23, croit voir dans certains
de ses tours favoris comme une empreinte personnelle, quasiment une signature, du
pain bénit en puissance pour les À la manière de... ; autrement dit l'indice d'un style
d'auteur24. L'un de ces tours caractéristiques a naguère retenu mon attention, il s'agit
d'un bon usage de la prédication incidente25.
17 La syntaxe organise le monde du discours. La prédication incidente des appositions, que
ces dernières aient une base adjectivale ou nominale, et qu'elles s'étoffent ou non en
subordonnées relatives « appositives », se signale par une manière de louvoyer avec
l'information. Son exploitation remarquable dans le Dictionnaire philosophique permet de
l'analyser comme une figure-clé du discours de Voltaire. En effet, ces appositions
détachées qui, à point nommé, suspendent pour la gauchir la relation sujet-prédicat,
répondent à un schéma commun. Linguistiquement, cette construction remplit une
fonction constante, celle d'infiltrer un deuxième foyer informatif dans l'énoncé :
Dix-sept évêques protestent contre l'arrêt, et une ancienne chronique d'Alexandrie,
conservée à Oxford, dit que deux mille prêtres protestèrent aussi ; mais les prélats ne
font pas grand cas des simples prêtres, qui sont d'ordinaire pauvres ( Dictionnaire
Philosophique, GF, Conciles, 143).
18 Le syntagme apposé ne s'affiche pas comme l'objet officiel du message, l'information se
donne comme seulement la réactivation d'un tenu pour acquis, et non comme le propos
déclaré : elle est présentée comme allant de soi. Par là, elle prend une longueur
d'avance sur la vigilance critique de l'allocutaire, et peut livrer une déloyale bataille
36

psychologique. Un tel tour chez Voltaire accompagne souvent la montée du ton


polémique et son jeu de massacre :
L'impératrice Irène, la même qui depuis fit arracher les yeux à son fils, convoqua le
second concile de Nicée en 787... (ibid., 145).
19 Mais au-delà des effets de sens liés à son contenu (et à son contexte), une propriété
révélatrice lui est associée : il offre régulièrement au détail concret une voie d'entrée dans le
discours. Au-delà des précisions documentaires insolites, impertinentes, agressives, la
visée matérialisante fait sens. Un petit grain de sable vient gripper la mécanique huilée
du logos bâtisseur de systèmes, il fait merveille pour enrayer les prétentions
« métaphysiques ». Leo Spitzer saluait chez Voltaire l'art et la manière de « faire tenir
les contenus les plus grands dans les formes les plus petites », « une aptitude [...] à
toucher le cœur de la vie à partir de « questions de boutique » 26. En l'espèce, c'est bien
d'une enjambée, et comme en se jouant, passer de Sirius à la Terre 27.
20 Le sentiment d'adéquation profonde ne doit cependant pas nous leurrer : même si un
tel parti pris infiltré dans sa prose semble transcender les contraintes d'un genre, et
donner l'impression que c'est là « du Voltaire tout pur ». Ce n'est pas tout Voltaire, on
l'a vu, et ce n'est pas non plus du seul Voltaire. Le tour de plume est peut-être le reflet
d'un tour d'esprit, mais il tire son efficacité d'un environnement : en l'occurrence il fait
sa prise sur un support narratif.
 
LA PERCEPTION D'UNE VALEUR. SOCLE DES GENRES ET
SOLLICITATION LINGUISTIQUE

21 Quelle que soit la vocation des traits stylistiques envisagés, qu'ils dessinent un projet de
communication reconnaissable, ou qu'ils figurent une forme-sens à connotation plus
personnelle, la démarche stylistique s'attache à l'émergence d'une valeur du discours.
Contrairement à un sentiment encore trop répandu, cet objectif ne l'oppose pas aux
intérêts de l'analyse du discours, il en représente au contraire un prolongement. L'une
comme l'autre rendent compte d'un conditionnement des pratiques langagières : la
composante sociale que privilégie l'analyse du discours, visant des préconstruits, la
projection d'un ethos, et toutes les stratégies de légitimation du discours, n'exclut pas la
composante esthétique qui est en soi légitimante. Alors la valeur du discours n'est plus
référable à une « autorité » extérieure à lui, elle est référable expressément à un
jugement de valeur fondé sur ses qualités propres. À ce titre le discours littéraire serait
un discours constituant28. Mais il est aussi un discours constitué, car ces qualités
propres qui le légitiment ne s'apprécient qu'à l'aune de nos attentes, elles-mêmes
largement inspirées par des configurations énonciatives et des modes d'organisation
textuelle liés aux genres.
22 Ainsi, les genres littéraires médiatisent la reconnaissance d'une littérarité : respectés
ou dépassés (voire, comme on le dit si volontiers, subvertis), ils représentent un relais
pour l'expression d'un style.
23 Le roman Belle du Seigneur d'Albert Cohen, salué lors de sa publication en 1968 comme
« un chef d'œuvre absolu »29, mais aussi, ce qui nous importe surtout, comme un texte
inclassable, exemplifie cette irréfragable médiation qui, jusque dans la singularité
extrême, conditionne le fait stylistique. Ici, une prose lyrique bourgeonne sur un
discours du roman, et l'on ne peut faire abstraction de leur lien à contre-attente.
37

24 Une telle conjonction est le départ possible de ce fil d'Ariane que remontent
patiemment les études à la Spitzer, en quête d'un « étymon spirituel » 30. La piste tient
ses promesses : elle permet de raisonner les effets induits par la distension syntaxique
caractérisée d'une prose au long souffle31.
25 Cette distension est le produit d'un faisceaux de traits convergents 32. Au ras du texte,
on observe une forme de laxité, un jeu d'accumulation syntagmatique qui,
désarticulant les chaînes de la subordination, libère l'élan de la pensée. L'effet d'oralité
est particulièrement marqué, mais c'est une oralité de psalmiste, dont jamais la voix ne
retombe vraiment :
Dans la forêt aux éclats dispersés de soleil, immobile forêt d'antique effroi, il allait
le long des enchevêtrements, beau et non moins noble que son ancêtre Aaron, frère
de Moïse, allait soudain riant et le plus fou des fils de l'homme, riant d'insigne
jeunesse et amour, soudain arrachant une fleur et la mordant, soudain dansant,
haut seigneur aux longues bottes, dansant et riant au soleil aveuglant entre les
branches, avec grâce dansant, suivi des deux raisonnables bêtes, d'amour et de
victoire dansant... (Belle du Seigneur, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1968,7).
26 L'expansion des phrases, qui charrient d'importantes masses verbales, est
apparemment sans bornes, les paragraphes semblent pouvoir être gonflés
indéfiniment, et l'échelle de la lisibilité du texte s'en trouve modifiée. Libéré de toute
limite a priori, l'énoncé dont la cohésion syntaxique est à ce point distendue nous
introduit de plain-pied dans un ordre régulateur englobant, celui de la cohésion-
cohérence textuelle, où se multiplient anticipations et échos, litanies et variations.
27 Venant ainsi à examiner un fait de syntaxe dans l'économie générale de l'œuvre, on
peut apercevoir la clé de voûte de son architecture : l'imbrication systématique des
jalons de la cohérence textuelle aux manifestations les plus exposées de la subjectivité.
Une subjectivité qui elle-même se décline à tous les niveaux actantiels, diffractée dans
la pluralité des voix : à celle du flux de conscience des personnages, déployé dans les
monologues intérieurs, fait écho celle des instances narratives. Solal dit la même
amertume qu'Albert Cohen : « ... et ils aiment écrire Mort aux juifs sur les murs », le
même argument : « Bourrer [les hommes] de leur mort prochaine », énoncé performatif
où le dire se confond avec le faire infatigable de l'auteur. Le regard critique est lui aussi
relayé : d'un côté, le narrateur se fait doubler par la bonne Mariette, témoin quasi hors-
jeu de l'épopée des amants, de l'autre, sous forme de clin d'œil, il peut passer le
flambeau fugitivement à l'auteur : « Pour me réconforter de la mère Deume
[personnage de la fiction], je vais écrire au cher pasteur Georges-Emile Delay, de
Cuarnens [ami personnel d'Albert Cohen] ».
28 Des contenus fictionnels à leur prise en charge narrative, la récursivité (et non pas
seulement la récurrence) des motifs observés rehausse la cohérence textuelle. Faisant
cause commune, microlecture et perception globale ont pu saisir la capacité d'une
forme syntaxique à organiser l'œuvre. Dans Belle du Seigneur, le principe signifiant des
phrases infiniment distendues est le réinvestissement d'une distension de tous les
niveaux. Alors le fait de style est le texte lui-même 33. Illustrant la formule de V. Hugo, il
se signale par « le fond du sujet sans cesse rappelé à la surface » 34. Ce qui revient à dire
que l'objet style de la stylistique est perçu à partir d'un double point de vue 35.
29 Ce double point de vue est en effet nécessaire si l'on veut apprécier la requalification
(et la propagation) du sens sous l'effet de l'art. La sollicitation caractérisée d'un tour
syntaxique, la surcharge des marques de la subjectivité, ou toute autre variation
38

linguistique performante, parce qu'elle est variation, s'adosse aux attentes d'une certaine
configuration discursive. Ici la distension des phrases sollicite le cadre romanesque :
d'une part elle s'approprie la plasticité du genre, et d'autre part elle le magnifie par un
trait lyrique insolite qui exprime la posture énonciative singulière de l'auteur.
30 C'est cette potentialisation réciproque entre un genre du discours (ou a fortiori un genre
littéraire) et un phénomène expressif qui crée le fait de style, l'événement-style
pourrait-on dire, qui comme tout événement mobilise des circonstances.
31 Cette considération d'un entour du style me conduit à préciser la notion de limites de
rendement qui permet de le caractériser36.
32 En pratique, les études de style mettent en lumière l'efficience d'une stratégie
discursive, basée sur un fait de langue surexploité (un phénomène syntaxique, lexical,
énonciatif, modalisateur...), ou sur une convergence de faits. Avec talent on peut
aboutir à un « art de la transition chez La Fontaine », ou à « l'effet de sourdine dans le
style classique », exemplifié par Racine37. Si l'on ne retient de la démarche que le
caractère atypique, voire étrange, de la sollicitation linguistique épinglée, on s'engage à
nouveau sur le chemin du style perçu comme un « écart ». Mais si la variation observée
est explicitement contextualisée, évaluée dans le discours porteur, on pourra évoquer
la notion d'investissement extrême, ou si l'on veut, de limite de rendement.
33 La question d'un art de la transition chez La Fontaine est d'autant plus pertinente que le
discours de la fable doit négocier dans un espace serré la cohabitation de deux niveaux
énonciatifs, des propos imputés aux personnages de l'anecdote, et un propos pris en
charge par le fabuliste, comme dans l'exemple qui suit :
Il vint des partis d'importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié.
Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense,
à moi les proposer ! hélas ils font pitié,
Voyez un peu la belle espèce !
L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre avait le nez fait de cette façon-là ;
C'était ceci, c'était cela,
C'était tout ; car les précieuses
Font dessus tous les dédaigneuses.
(La Fontaine, Fables, VII, IV, Le Héron - La Fille)
34 En quatre vers, on passe insensiblement de la représentation d'un énoncé fictionnel au
discours cadre qui en tire la leçon. La bivocalité du discours indirect libre, bon
intermédiaire, s'efface dans le résumé en substance « c'était ceci, c'était cela », lui-
même globalisé en « c'était tout » : le constat redonne la main au seul conteur qui saisit
au vol un contact lexical tout-tous pour gloser « car les précieuses/Font dessus tous les
dédaigneuses ».
35 Le trait caractéristique décrit par Spitzer est d'abord une réponse à la contrainte d'un type
de discours, le mixte énonciatif des fables. Il devient un trait de style sous l'effet d'une
surdétermination qui l'investit, là encore, à tous les niveaux 38 : le critique peut alors
alléguer « l'expression d'un regard sur le monde, qui découvre partout des passerelles,
des convergences et des correspondances » (op. cit., 1970, 192). Le raffinement de la
procédure linguistique mise en œuvre, son exploitation extrême et son rayonnement
sémantique, dérivent la perception d'un moyen vers celle d'une fin en soi.
36 Le style manifeste donc bien un « devenir-autre » de la langue, une « variation
ramifiée », selon la formule de G. Deleuze, développée par J.-M. Adam 39, mais cette
39

transformation est initiée dans le creuset d'un genre où elle fait de nécessité vertu,
éventuellement jusqu'à le déborder.
37 Pour finir, j'illustrerai cette proposition par un exemple emprunté au langage
dramatique, un langage dont le conditionnement générique ne fait aucun doute. Si le
discours du roman peut pratiquer maintes autorégulations dans le cours d'une longue
histoire, le dialogue théâtral, tenu par la durée du spectacle de la pièce, joue
nécessairement sur une mémoire plus courte. Mieux, parce qu'il est spectacle, il se
présente conventionnellement comme une mimesis de la parole réelle, une parole en
prise sur une situation d'énonciation visible. L'échange verbal alors n'est pas seul à
fabriquer du sens, il interfère avec toutes sortes d'indications, mimiques, spatiales,
situationnelles : le texte de théâtre, comme le souligne A. Ubersfeld, est un texte troué
40. Ce statut marque inévitablement la construction d'un univers de référence qui se fait

pari sur l'intercompréhension.


38 Mais on découvre une fois de plus le jeu des dosages : ce pari sur l'intercompréhension
ne suscite pas toujours la même mise41. D'un côté, une référenciation complète,
saturant le moule phrastique, montre un refus du pari : la cohésion syntaxique
scrupuleuse des répliques de La Cantatrice chauve de Ionesco provoque précisément leur
disqualification comme répliques de théâtre (rappelons qu'elle est génériquement
baptisée anti-pièce ). La cohésion syntaxique irréprochable est ici au service d'un
discours absurde, incohérent dès que l'on franchit les limites de la phrase. À l'opposé,
la « référenciation inachevée » qui caractérise maint dialogue théâtral, et que l'on voit
maximalisée par Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro fait confiance au principe
conversationnel de coopération, et le sollicite allègrement. Phrases en suspens,
anaphores approximatives, coénonciations ludiques affichent au niveau local des
échanges ce qui est aussi globalement revendiqué, la connivence et le badinage 42. Cette
adéquation de l'expression à l'esprit de l'œuvre, peut toujours être dite le « fond du
sujet rappelé à la surface », mais la variation linguistique qui l'actualise, et qui pousse
la syntaxe à une limite de rendement, semble préprogrammée par la logique d'un
genre, qui, dans la foulée de son accomplissement, le conduit à se « dépasser ».
39 Cette solidarité, voire cette interaction, entre le trait stylistique d'une œuvre et « des
règles de l'art » justifie la démarche d'une lecture pragmatique du discours littéraire.
Une demande de reconnaissance de place s'attache au style qui véhicule en quelque
sorte une macro-valeur illocutoire : la présentation d'un billet d'entrée dans la Cité des
lettres43. Cette demande de reconnaissance, selon les époques et selon la position de
l'écrivain dans le champ social44, joue plus ou moins sur la singularisation ou la
conformité, mais elle implique toujours des conditions génériques intériorisées : il n'y a
pas de style racines en l'air.

BIBLIOGRAPHIE
 
40

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41

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1994.

VOUILLOUX B., « Les styles face à la stylistique », Critique, n o 641, octobre 2000, 874-901.

NOTES
1. B. Vouilloux, « Les styles face à la stylistique », Critique, n o 641, oct. 2000, 874-901.
2. Y compris d'ailleurs et simplement dans les comportements sociaux.
3. Cf. dans ce recueil l'article de B. Vouilloux, « Les prédicats stylistiques ».
4. Ici, en effet, sens étymologique et intuition font cause commune : le style, « aiguille dont on se
servait pour écrire sur des tablettes enduites de cire », emblématisé le geste individuel
d’actualisation du langage en discours. En outre, l’implication du sens conforte cette acception
spécialisée, car partout ailleurs que dans les productions verbales ce n’est pas le sens qui
s'impose au premier chef, mais, plus confusément, un sentiment d'harmonie, ce que Sartre
décrivait comme « un drôle de petit sens » (je souligne), « saisi sur les choses comme une sorte
d'air complice » (La Nausée, texte Gallimard, 1938, CAL, Bibliothèque de Culture Littéraire, 1967,
193).
5. Un lien tel qu'il a pu susciter la tentation de confondre style et sens (cf. la contribution de P.
Valentin « Style ou sens ? » au Colloque de Paris-Sorbonne, 9-11 oct. 1991, Qu'est-ce que le style ?
Paris, PUF, 1994, 331-338).
6. C’était, on s’en souvient, sur l’absence d’objet décrétée que se fondait le pronostic de mort
aujourd'hui démenti.
7. Je rejoins par réciprocité, et sans faux-fuyants dilatoires, la définition de G. Molinié à l'entrée
« Style du Vocabulaire de la Stylistique » : « Objet de la stylistique », posé à la fois comme « une
somme et une résultante de déterminations langagières » (Paris, PUF, 1989, 340). Les pages qui
suivent montreront justement que le style est un objet construit, par ces déterminations certes,
mais aussi par la démarche qui les sélectionne, et que, de ce fait, il connaît différentes acceptions.
8. A. Jaubert, La Stylistique et son domaine, L'Information grammaticale, n o 70, juin 1996,
« Présentation », 3-4.
9. Pour Bally la langue littéraire elle-même n'est qu'« une transposition spéciale de la langue de
tous », Le Langage et la vie (1ère éd. 1913), Genève, Droz, 1965, 62.
10. Reprise du titre d’un article de D. Bouverot, Au bonheur des mots, Mélanges en l'honneur de G.
Antoine, PU. de Nancy, 1984, 463-469.
11. J.-M. Schaeffer, « La stylistique littéraire et son objet », Littérature, n o 105, mars 1997,14-23.
12. L. Jenny, « L’objet singulier de la stylistique », Littérature, n o 89, février 1993,117.
13. « Leo Spitzer et la lecture stylistique », in L. Spitzer, Études de style, Gallimard, 1970, 23.
14. Cf. « Simple imitation de la nature, manière, style », Écrits sur l'art, trad. fr. Garnier-
Flammarion 1996, 95-101.
15. Rejoignant ou non la tripartition de base, de la « roue de Virgile » aux âges de l’humanité
dont Hugo fait état dans sa Préface de Cromwell, en passant par L'Art poétique de Boileau.
16. C’est la démarche de Larthomas dans ses Notions de stylistique générale, Paris, PUF, 1998.
17. Toute parole est prise dans un circuit d'échange, elle est à ce titre une « parole
intermédiaire » (F. Flahault, La Parole intermédiaire, Le Seuil, 1978) qui véhicule l'image d'un « qui
tu es pour moi/qui je suis (= veux être) pour toi ». Pour le discours littéraire, la situation de
communication comme la demande de reconnaissance de place sont médiatisées, mais non moins
déterminantes ; c'est en ces termes que se présente la nécessité d'une pragmatique littéraire
(infra).
18. « Chassez le style par la porte, il rentrera par la fenêtre », Littérature, n o 105, mars 1997, 5-13.
42

19. P. Larthomas retrouve indirectement cette tentation (op. cit.) dans un classement des genres
littéraires fondé très naturellement sur un régime de littérarité, allant du plus oral et improvisé,
la conversation, au plus « médité », la poésie.
20. « Voltaire et la variation des styles », La Stylistique et son domaine, L'Information grammaticale, n o
 70,1996, 5-10.
21. On observera au passage que, sur ce versant, le style du discours représente un style de
comportement. C'est le sens de l’emploi opportunément ambivalent de La Bruyère dans son
portrait de Nicandre en train de pérorer (Les Caractères, « De la Société et de la conversation », 82) :
« il n’oublie pas son extraction et ses alliances : Monsieur le Surintendant qui est mon cousin,
Madame la Chancelière qui est ma parente ; voilà son style ». Quant au code social représenté, il
dicte à un personnage de Marivaux la mise en garde moqueuse : « Entre gens comme vous, le style
des compliments ne doit pas être si grave, vous seriez toujours sur le qui-vive » (Le Jeu de l’Amour et
du Hasard, I, 6).
22. J.-P. Seguin va jusqu'à évoquer plaisamment ici un Voltaire-Bossuet (ou un Voltaire-Cicéron),
là un Voltaire-La Fontaine...
23. La précision s'impose, car le temps opère un tri dans la production d'un auteur : il a mis au
premier plan de notre réception la prose de Voltaire, voire ses œuvres narratives, ce qui
conditionne, on le verra, la perception stylistique.
24. L'idée d'un style d'auteur, ou d'un style signature, fait partie de ces intuitions résistantes (cf.
Vous avez dit « Style d’auteur » ?, éd. M. Dereu, PU de Nancy, « L'esprit des mots », 1999) qui
cependant échappent au contrôle rigoureux : la critique d'attribution (comme l'expertise en
peinture) préfère recourir à des informations périphériques sur l'œuvre.
25. A. Jaubert, « Voltaire et la question du style », Actes du Colloque Voltaire, Publications de la
Faculté des Lettres de Nice, CID Diffusion, 1995,121-138.
26. Leo Spitzer, Études de style, Paris, Gallimard, Bibl. des Idées, 1970, 362.
27. J'ai appelé ce tour le syndrome de Micromégas (art. cit.).
28. Cf. D. Maingueneau (L'Analyse du discours. Introduction aux lectures de l'archive, Hachette, 1991,
et Dictionnaire d'analyse du discours, Le Seuil, 2002).
29. J. Kessel à la Radio suisse romande, le 15-12-1972.
30. Les Études de style de Leo Spitzer (Paris, Gallimard « Idées », 1970) restent l'emblème d'une
ambition stylistique singularisante, réactualisée ou non (voir Jaubert 1996, « Le style et la vision.
L'héritage de Leo Spitzer », L'Information grammaticale, no 70, 25-30, article précisément consacré à
A. Cohen, et, dans ce recueil même, l'article de M. Dominicy et de F. Martin).
31. Ressentie comme telle aux deux pôles de l'énonciation. A. Cohen reconnaissait volontiers
cette propension à l'ajout : « J'aime à en remettre. Oui, joie d'ajouter et non d'enlever, joie de
découvrir de nouveaux détails vrais, crépitants, vivants. Et c'est alors une prolifération
glorieusement cancéreuse » (Entretien avec J. Buenzod, Journal de Genève, 20-21 décembre 1969).
32. Pour une étude détaillée, voir l'article cité.
33. Comme J.-M. Adam ici-même, je rejoins en la modifiant la proposition de G. Genette (« Le fait
de style, c'est le discours lui-même », Fiction et Diction, Paris, Le Seuil, 1991,151).
34. « Le tas de pierres » (1884-1889), Œuvres complètes, éd. du Club du livre, T. V, 991.
35. La démarche stylistique se caractérise à mon sens par la gestion d'un double point de vue,
local et global, sur les corpus (A. Jaubert, « Corpus et champ disciplinaires. Le rôle du point de
vue », Corpus, n o 1, Corpus et recherche linguistique, Publications de la Faculté des Lettres de Nice,
2002), 71-87.
36. A. Jaubert, Étude stylistique de la correspondance entre Henriette *** et J.-J. Rousseau, La Subjectivité
dans la discours, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987,10-11.
37. Titres d’« Études de style » célèbres de Leo Spitzer (op. cit.).
38. Comme par exemple dans ce jeu subtil sur la double acception du nom Jean qui oppose la
duplicité de Dame Belette à la simplicité de Jeannot Lapin (op. cit., 204-205).
43

39. « Langue et style : une contre-lecture de Charles Bally », ÉLA, n o 102,1996, 237-256, et « Du
style à la langue : une variation ramifiée ? », L'Information grammaticale, n o 70, 1996, 11-15.
40. Lire le théâtre II : L'école du spectateur, Paris, Belin, 1996, 10-11.
41. Cf. A. Jaubert « Quand les phrases entrent en jeu. Syntaxe allégée et dialogue théâtral »,
Mélanges offerts à J.-P. Seguin, Poitiers, La Licorne, 87-96.
42. Voir à la fin de la pièce le 9 e couplet du vaudeville, et notons que Beaumarchais a placé en
exergue au texte écrit les deux vers soulignés :
Si ce gai, ce fol ouvrage,
Renfermait quelque leçon,
En faveur du badinage,
Faites grâce à la raison.
43. A. Jaubert, La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, HU, 1990, 218.
44. D. Maingueneau, Le Contexte de l'œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993.

AUTEUR
ANNA JAUBERT
Professeur de langue française à l'Université de Nice. Ses recherches portent sur la stylistique et
la pragmatique des textes littéraires. Elles développent un échange permanent entre théorie
linguistique et analyse des corpus.
Principales publications : La Correspondance entre Henriette *** et J.-J. Rousseau. La subjectivité dans le
discours, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1987 ; La Lecture pragmatique, Paris, Hachette, HU
Linguistique, 1990 ; La Stylistique et son domaine, numéro spécial de L'Information grammaticale n o
 70, 1996 ; La Langue française au XXe siècle, numéro spécial de L'Information grammaticale, no 94,
2002.
44

Chanson populaire et chanson


poétique : un même style ?
Essai de versification comparée

Brigitte Buffard-Moret

 
Chansons populaire, « rustique » et poétique : de la
difficulté de définir la chanson comme un « genre »
1 Comment définir la chanson dans la poésie française ? Et, tout d'abord, y a-t-il eu des
définitions de la chanson dans le cours de l'histoire de la poésie, et la chanson peut-elle
être définie comme un genre ?
2 La chanson est, à l'aube de la littérature française, une des formes caractéristiques de la
littérature médiévale. Mais ce terme renvoie à toute la poésie chantée : or, à côté du
grand chant courtois de structure savante extrêmement codifiée, on trouve, de manière
contrastive, des chansons d'allure explicitement simple, rustique et archaïque : il en est
ainsi des chansons de toile au début du XIIIe siècle et des chansons du XVe siècle. Dès ce
moment-là se pose la question longuement débattue du caractère « populaire » de ce
type de chanson. En fait, comme le montre Michel Zink dans Le Moyen Âge et ses
chansons, leur simplicité et leur naïveté sont « forcé(es) », « affectées 1 » : les vraies
chansons populaires sont du domaine de l'oralité pure et nous ne possédons pas de
traces si anciennes. Ce dont nous disposons, c'est de ces chansons « en trompe-l'œil »,
qui ne sont pas en elles-mêmes réellement populaires, mais qui présentent des
caractéristiques populaires qui les opposent à un lyrisme savant.
3 Cette « chanson rustique » continue à être prisée au XVIe siècle. Elle est dédaignée par
les auteurs des Traités de seconde rhétorique, qui sont choqués par l'irrégularité de ses
vers aux formules métriques archaïsantes ainsi que par la présence d'assonances au
lieu de rimes, et qui parlent de « rhétorique rurale ». Mais il s'agit là encore
d'imitations savantes de formes populaires. Elles ne retiennent guère l'attention des
théoriciens.
45

4 À côté de ce type de chanson, on rencontre une chanson pratiquée par les grands
poètes et qui, elle, respecte les règles de la grande poésie. Elle est d'abord évoquée
comme une structure aux formes relativement fixes par Fabri dans Le Second Livre du
Grand et vrai art de pleine rhétorique de 1521 :
Chanson est une espèce de rithmer trois, quattre, cinq, six etc., lignes et clauses de
une lisière ou rithme, en rentrant a la premiere ligne de la premiere clause ; et les
faict l'en de telle taille que l'on veut. Et combien que ballades, rondeaux, etc., se
mectent en chant, si ne sont ilz pas dictz chansons etc. car chanson est une espèce
de rithme comme il s'ensuyt.
L'Infortuné
Ie chante par melencolie,
Sans que i'aye de chanter vouloir,
Car soulcy me faict trop doulloir
Qui fort a sa prison me lye.
Souvent i'ay ouy en ma vie
Q'avec les loupz il fault uller
Et qu'en galle il se faut galler,
Mais soulcy a sur moy enuye.
Ie chante...
Ma ioye est trop de moy ravie,
S'ainsy me fault en dueil couler.
Tristesse me vient acoller ;
Chacun de soulas me deslie.
le chante, etc.2
5 Puis une évolution se dessine très vite puisqu'en 1539, dans son Art et science de
rhétorique mettrifiée, Gratien du Pont dit clairement que la chanson n'obéit plus aux
règles de la seconde rhétorique mais dépend du choix du musicien :
Car stille de chanson est plus subject au chant que le chant au stille. Et combien que
l'on face chant sur mainctz Rondeaux, Ballades, Vers espars et autres dictes tailles,
c'est au plaisir des Musitiens qui composent lesdictz chantz [...] Dont tous les
dessudictz stilles sont à la subjection du chant, non des règles de Rhétoricque. 3
6 À une époque où la poésie commence à ne plus être systématiquement chantée, la
chanson sort du domaine de la poésie proprement dite. De plus elle apparaît comme
une production des époques antérieures et dans sa Deffence et Illustration de la Langue
françoyse de 1549, du Bellay invite le poète à renoncer à ces « rondeaux, ballades,
vyrelais, chantz royaulx, chansons, et autres telles episseries, qui corrumpent le goust
de nostre Langue »4. Il ne s'attarde donc pas à donner une définition de la chanson qu'il
qualifie de « vulgaire »5. Les quelques ouvrages contemporains qui y font allusion sont
très évasifs et insistent surtout sur la diversité des formes qu'elle revêt, comme l'Art
poétique français (1548) de Thomas Sébillet qui finalement conseille au poète qui veut
composer des chansons de se référer aux chansons de Marot :
Lis donc les chansons de Marot (autant souverain auteur d'elles, comme Saint-
Gelais de chants lyriques) desquelles les sons et différences t'enseigneront plus de
leur usage, qu'avertissement que je te puisse ici ajouter.6
7 La chanson n'apparaît donc pas comme un genre à proprement parler puisqu'elle n'a
pas de critères définis à part son refrain, qui est une constante au début du XVIe siècle
mais n'est plus systématique dans la poésie marotique.
8 Cela vient de ce qu'elle appartient à l'origine à la poésie populaire ; or celle-ci,
essentiellement orale, ne repose pas sur des structures établies et est propice aux
variations. Lorsque les poètes imitent les chansons du peuple, ils en reprennent
46

l'irrégularité formelle et ces chansons circulent ensuite en se modifiant 7 ; lorsqu'au XVIe
 siècle des poètes veulent pratiquer un « style vulgaire »8 tout en respectant les règles
de versification de la grande poésie, ils choisissent encore la variété formelle : ainsi,
dans L'Adolescence Clémentine, les chansons de Marot dans lesquelles il rend
explicitement hommage à la chanson populaire9 – à côté de ses ballades et de ses
rondeaux – n'ont pas une structure unique mais des schémas divers, avec ou sans
refrain, avec des strophes hétérométriques ou isométriques et des mètres allant du vers
de deux syllabes au décasyllabe. Au cours du XVIe siècle, méprisée de la grande poésie,
elle disparaît des arts poétiques.
9 Ce n'est que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle que la chanson intéresse de
nouveaux les « grands » écrivains. Rousseau évoque dans La Nouvelle Héloïse les
chansons des vendangeurs à Clarens10 ; Chateaubriand11, George Sand12 citent les
chansons qui ont bercé leur enfance et Nerval les collecte à la fin des Filles du feu 13.
Surtout, les poètes redonnent une pleine place dans leur œuvre à la chanson. Elle va
même jusqu'à occuper tout un recueil chez Hugo (Les Chansons des rues et des bois) ou
chez Laforgue (il réfère à un type de chanson particulier avec ses Complaintes ). En
conséquence, elle est de nouveau répertoriée dans les traités de poésie. Mais les
définitions ne sont guère satisfaisantes. Wilhelm Ténint dans sa Prosodie de l'École
Moderne, ne la mentionne pas explicitement mais parle de la ballade que « les poètes
modernes ont ressuscité[e] [...] ou plutôt à vrai dire, [...] créée » 14, car elle n'a plus la
forme fixe qui était la sienne au Moyen Âge. Il l'assimile à la complainte et dit que « la
loi de la ballade est d'avoir un refrain »15. Pour illustrer son propos, il cite une ballade
de Hugo, « La légende de la nonne » (Odes et Ballades), dont les deux derniers vers
réapparaissent de strophe en strophe :
Il est des filles à Grenade,
Il en est à Séville aussi,
Qui, pour la moindre sérénade,
À l'amour demandent merci ;
Il en est que d'abord embrassent,
Le soir, les hardis cavaliers.
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
10 Or cette « ballade » a la même structure (huitains d'octosyllabes avec les deux derniers
vers formant refrain) que le poème de Hugo intitulé « Chanson de pirates » dans Les
Orientales :
Nous emmenions en esclavage
Cent chrétiens, pêcheurs de corail ;
Nous recrutions pour le sérail
Dans tous les moutiers du rivage.
En mer, les hardis écumeurs !
Nous allions de Fez à Catane...
Dans la galère capitane
Nous étions quatre-vingts rameurs.
11 Ténint distingue encore d'autres ballades qui sont « des odes burlesque ou simplement
peu héroïques, comme celles qu'Alfred de Musset adressa à la lune ». Il ne dégage pas
non plus de structure particulière. On peut constater que le refrain n'y est pas une
« loi » :
C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
47

La lune,
Comme un point sur un i.
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d'un fil,
Dans l'ombre,
Ta face et ton profil ?
(Musset, « Ballade à la lune », Premières poésies)
12 Ballade, ode et chanson semblent donc pour Ténint des termes synonymes.
13 Dans son Petit Traité de poésie française (1872), Théodore de Banville mentionne
explicitement la chanson, mais la définition qu'il en donne est encore une fois bien
elliptique :
Précisément parce qu'elle touche de si près à l'Ode, elle ne se confondra jamais avec
l'Ode ; car elle est l'ode gaie, légère, amoureuse. Elle doit fuir le pédantisme comme
la peste et ne pas enfourcher Pégase, comme l'a fait trop souvent la Chanson de
Béranger. Le vrai chanteur français, vif, gracieux, alerte comme Chérubin, c'est
encore Alfred de Musset.16
14 Ode, ballade, chanson : les frontières semblent floues entre ces différents types de
poésie. Cela peut s'expliquer par le fait que les Romantiques redécouvrent en même
temps le patrimoine des chansons populaires et la poésie de la Renaissance, et qu'ils
assimilent à tort vieilles chansons, poésie médiévale et poésie de la Renaissance : dans
le premier recueil poétique de Hugo, Odes et ballades, l'épigraphe de la ballade
quatrième, tirée de la pièce initiale des Jeux rustiques de du Bellay, « D'un vanneur de
blé au vent » est présentée par Hugo comme étant une « vieille chanson ». En mettant
en épigraphe à l'ensemble de ses ballades une ode de la Renaissance 17, à son Ode
douzième du quatrième livre une « Ancienne ballade » (probablement de son
invention), et aux Odes vingt-deuxième et vingt-quatrième du cinquième livre deux
chansons du XVIe siècle (Tune de Ronsard, tirée des Amours de Marie, « quand ce beau
printemps ie voy... », pour « Le Portrait d'une enfant », l'autre de Belleau, « Avril »,
pour « Pluie d'été »), Hugo semble confondre à dessein l'ode, la ballade, la chanson pour
ne retenir d'elles qu'une seule chose : qu'elles chantent... sans musique. Parallèlement,
certains de ses poèmes, sans porter le titre de « Chanson », ont une structure tout à fait
similaire à d'autres poèmes intitulés « Chanson » ou « Ballade », comme « Une nuit
qu'on entendait la mer sans la voir » dans Les Voix intérieures, avec les deux derniers
vers de chaque strophe formant refrain, qui rappelle les deux poèmes cités plus haut :
Quels sont ces bruits sourds ?
Écoutez vers l'onde
Cette voix profonde
Qui pleure toujours
Et qui toujours gronde,
Quoiqu'un son plus clair
Parfois l'interrompe...-
Le vent de la mer
Souffle dans sa trompe.
15 De cette évolution de la place de la chanson au sein de la poésie et des confusions
opérées au XIXe siècle, on retiendra les points suivants :
• la chanson populaire a plu aux élites dès le Moyen Âge, ce qui a poussé les poètes à imiter
des traits formels de cette poésie orale ;
• même si les Romantiques, se laissant prendre aux effets de « trompe-l'œil », ont confondu
les chansons du Moyen Âge ainsi qu'un certain type de poésie de la Renaissance avec la
48

chanson populaire, l'imitation et l'original se fondent sur les mêmes caractéristiques


formelles.
16 Il s'agit ici de mettre en lumière ces caractéristiques, que nous limiterons
volontairement aux traits de versification récurrents de la chanson « populaire », et la
manière dont la grande poésie les a adaptées à ses propres perspectives. On définira ces
dernières en se demandant pourquoi, après être tombée dans le décri pendant deux
siècles, la chanson a été choisie comme mode d'expression par les « grands » poètes.
Quels effets de sens celle-ci permettait-elle ?
 
De l'hémistiche de la chanson populaire au mètre de la
chanson poétique
17 L'adjectif « léger », comme dans la définition de Banville ci-dessus, est souvent associé
au terme « chanson ». Qu'est-ce qui, dans les mètres utilisés dans la chanson poétique,
peut contribuer à créer cette légèreté ?
18 Dans la chanson populaire, à première vue, le mètre le plus fréquent est l'octosyllabe.
C'est celui du « Roi Renaud »18, de « Nous irons à Valparaiso » :
Hardi les gars, vire au guindeau,
Hardi les gars, adieu Bordeaux !
Au cap Horn il ne f'ra pas chaud,
À faire la pêche au cachalot.19
19 ou de la chanson « Le canard blanc » :
Derrière chez nous y a un étang,
Trois beaux canards s'y vont nageant.20
20 L'octosyllabe est le premier vers qui apparaisse incontestablement dans les textes
français du Moyen Âge. Il est aussi le mètre des chansons les plus anciennes, avec un
accent sur la quatrième syllabe, comme dans les chansons citées ci-dessus 21. Du point de
vue mélodique, les octosyllabes fonctionnent deux par deux et regroupés en quatrains.
L'octosyllabe va laisser la place à des structures moins monotones. On pourrait penser
en effet que le mètre de « Il était un petit navire » est aussi l'octosyllabe :
Il était un petit navire,
qui n'avait jamais navigué.
Au bout de cinq à six semaines,
les vivres vinrent à manquer.22
21 Mais pour cette dernière chanson, le système de rimes (cf. ci-dessous) montre que l'on
a en fait affaire à un vers de seize syllabes césuré, puisque seuls les segments 2 et 4
riment ensemble (par une rime impure) d'un couplet à l'autre. Dans son analyse de la
poésie médiévale, Georges Lote signale ce vers rare mais qui apparaît « presque
toujours dans les refrains de chansons »23. On peut le rapprocher du vers du romance
espagnol. Celui-ci est une poésie courte, de caractère narratif, plus rarement lyrique, de
sujets très variés, mais assujettie à la même forme métrique : une suite de vers de sept
ou huit syllabes, selon que l'accent final porte sur huitième ou sur la pénultième syllabe
mais qui, à l'origine, était écrit en vers de seize syllabes, car la versification des
romances est celle des épopées tardives qui usaient du vers de seize syllabes à deux
hémistiches octosyllabiques. C'est seulement à partir du XVII e siècle que la disposition
typographique choisit de les présenter en segments de huit syllabes. Comme le dit E.
Mérimée dans son introduction au Romancero espagnol, « quelle que soit la disposition
49

typographique adoptée, ce qui [...] paraît devoir être retenu, c'est que la cadence
octosyllabique est nettement marquée, qu'elle constitue la base essentielle du romance,
et que le peuple, maintenant encore comme sans doute autrefois, n'est guère sensible,
en fait, qu'à cette cadence, à cette musique de l'octonaire, sur laquelle il a réglé son
chant »24. Federico Garcia Lorca dans son Romancero gitano utilise très souvent la même
structure de vers et un segment octonaire sur deux est assonancé :
Verde que te quiero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar
y el caballo en la montaña.25
22 De la même façon, dans son Livre des Chansons, Henri Davenson souligne les
particularités de ce « grand vers » qui est « toujours coupé en deux hémistiches bien
individualisés », « si individualisés que l'e muet ne compte pas à la fin du premier » 26,
créant une césure épique, césure fréquente à l'origine dans la chanson de geste 27.
L'alternance régulière de terminaisons masculines et féminines à la fin des segments
pairs et impairs – la terminaison féminine se trouvant le plus souvent à la fin des
segments impairs – n'a pas été sentie comme héritée du tétramètre trochaïque latin qui
exigeait que les deux hémistiches aient une finale de sexe différent 28, mais comme la
preuve que l'on avait affaire à deux vers, et cela a sans doute incité les transcripteurs
de chansons à faire apparaître deux structures d'octosyllabes 29, comme dans « Il était
un petit navire » cité ci-dessus. Georges Lote dit déjà du vers de seize syllabes de la
poésie médiévale qu'à son avis « on peut [le] considérer comme formé de la conjonction
de deux vers de huit syllabes dont le premier a été privé de rime » 30.
23 Ainsi, dans les chansons populaires, les vers longs ont très vite été perçus comme deux
vers courts indépendants même si la phrase musicale n'est pas terminée à la fin du
premier segment, à cause de la présence fréquente d'une note de valeur plus longue à
cet endroit-noire après des croches dans « La danseuse noyée » 31 – ou associée à une
pause – demi-soupir dans « La Pernette »32 et dans « Auprès de ma blonde » 33 –
marquant comme une conclusion provisoire et séparant fortement les deux segments.
24 De plus, les longs vers ont très vite disparu de la poésie française de sorte que ces vers
dans les chansons ne sont plus identifiés comme des vers de treize, quatorze ou quinze
syllabes à hémistiches inégaux mais comme deux vers hétéro-syllabiques, qui peuvent
être une association soit d'heptasyllabes et d'hexasyllabes :
Mon père est allé aux champs,
et ma mère à la noce ;
Ils m'ont bien recommandé
de bien fermer la porte ;
(« Mon père est allé aux champs... », Rondes à danser, 1724 34)
25 soit d'octosyllabes et d'hexasyllabes (alors que ce vers de quatorze syllabes, avec une
finale masculine à la césure, est le vers des anciennes ballades anglaises 35) :
Quand le roi entra dans la cour
pour saluer ces dames,
La première qu'il salua
elle a ravi son âme.
(« La marquise empoisonnée »36)
26 Dans les œuvres lyriques semi-populaires médiévales, on trouvait également un vers de
12 syllabes découpé 7/5. Celui-ci n'est plus identifié comme tel mais apparaît comme
50

l'association de deux vers impairs, l'heptasyllabe et le pentasyllabe, que l'on associe


désormais culturellement à la chanson :
Il
était une fillette
qui allait glaner :
A fait sa gerbe trop grosse,
ne peut la lier.
(« Il était une fillette... », Le Recueil des plus belle
chansons de danses,
Caen, 161537)
27 On remarque que lorsque ces grands vers comportent deux segments hétérométriques,
le second est plus court que le premier. De la même façon, on trouve souvent à
l'hémistiche une syllabe surnuméraire par le biais de la terminaison féminine, alors que
le vers se clôt sur une terminaison masculine, le deuxième hémistiche ne comportant
pas de syllabe surnuméraire : la clôture du vers se fait donc sur un segment plus court à
valeur fortement conclusive.
28 Même les vers courants dans la poésie que sont l'alexandrin et le décasyllabe ne sont
pas perçus comme tels, mais bien davantage comme l'association de deux segments
courts :
Sur l'pont de Nantes,
un bal y est donné.
La belle Hélène
voudrait bien y aller
(« La danseuse noyée »38)
29 Cela s'explique d'autant plus que le ou les segments peuvent être chacun bissés, voire
séparés par une ritournelle :
La Pernette se lève, trala lala lala lalalala
La Pernette se lève
trois heures avant le jour (ter).39
30 La chanson populaire est donc perçue comme une association de segments courts et
c'est ce type de mètre qui a été repris par la chanson poétique. Ainsi, les chansons de
Musset et celles qui parcourent l'œuvre de Hugo n'utilisent pas souvent de vers au-delà
de l'octosyllabe et, dans les Ballades, celle du « Pas d'armes du roi Jean » est entièrement
composée de vers de trois syllabes. Baudelaire, grand admirateur de la chanson
populaire – il a rendu hommage dans sa préface de 1851 aux Chants et Chansons de Pierre
Dupont dans lequel il voit un « nouveau poète »40 – pratique à plusieurs reprises dans
Les Fleurs du Mal le décasyllabe césuré 5/5, comme dans « La Mort des amants » :
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
31 le pentasyllabe associé à d'autres mètres – l'alexandrin dans « La Musique » :
La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;
32 l'heptasyllabe dans « L'Invitation au voyage », dans une association vers court-vers
long, donc contraire à celle de la chanson populaire :
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
51

Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillants à travers leurs larmes.
33 Desnos, amateur passionné de chansons folkloriques41, utilise très fréquemment dans
ses poèmes qui font référence à la chanson les vers courts et les structures
hétérométriques ; Marie Noël qui, à l'image de sa grand-mère, de sa mère, de sa sœur, a
toujours chanté des chansons populaires42, reproduit des structures que nous avons
répertoriées précédemment, alternance d'hexasyllabes et de pentasyllabes, comme
dans « Il était une fillette... » :
J'ai vécu sans le savoir
Comme l'herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
Tournaient sur la mousse.
(« Attente », Les Chansons et les heures43)
34 alternance d'octosyllabes et de tétrasyllabes, comme dans « Dame lombarde » cité plus
loin :
Le jour s'en va sur la montagne,
L'ombre grandit.
Es-tu parti dans la campagne,
Ô mon petit ?
(« Hurlement », Chants44)
35 La présence du vers court dans la chanson poétique vient-il de la méconnaissance du
vers long des chansons anciennes ? de l'assimilation de ce vers long aux octosyllabes
fonctionnant par groupe de deux dans les premières chansons ? de ce que l'oreille
perçoit davantage dans la chanson chantée les rythmes que les retours de sonorités ?
des transcriptions rendant compte de ces structures métriques par un retour à la ligne
à l'hémistiche et non uniquement à la rime ? C'est en tous les cas un fait qu'au vers très
long de la chanson populaire s'est substitué dans la chanson poétique le vers court. Et
les poètes qui ont voulu faire une poésie inspirée de la chanson populaire ont utilisé le
vers court, souvent impair et dans des structures hétérométriques. Benoît de
Cornulier45 et Jean-Michel Gouvard46 ont montré que tel ou tel mètre, d'un point de vue
formel, ne saurait être qualifié de musical mais que certains mètres sont associés
culturellement à la chanson. Le pentasyllabe, l'hexasyllabe, l'heptasyllabe, l'octosyllabe
le sont parce qu'ils correspondent à l'origine aux segments rythmiques les plus
fréquemment répertoriés dans la chanson chantée et que rythme musical et mètre ont
été assimilés : la mesure de l'hémistiche est devenue dans la chanson poétique la
mesure du mètre.
 
De l'influence de la chanson populaire dans la strophe
de la chanson poétique
36 Comment les vers s'organisent-ils en superstructures métriques dans la chanson
populaire et dans la chanson poétique ? Pour la chanson populaire, le terme de strophe
52

semble peu approprié pour désigner les groupements de vers obéissant à la même
mélodie : Philippe Martinon, dans son ouvrage sur les strophes, considère que, pour
qu'il y ait strophe, il faut « un système de rimes qui fasse un tout » 47, une « attente de la
rime suspendue, et la satisfaction de l'oreille quand la rime attendue vient clore le
système »48. Il conteste donc le nom de strophe au distique et au tercet : il n'y a strophe
qu'à partir du quatrain. Or la chanson populaire comporte énormément de structures
de moins de quatre vers.
37 Le terme de couplet qui, à l'origine, désignait le groupement de deux vers qui était à la
base des chansons accompagnant les danses médiévales est plus adéquat. Même lorsque
ce couplet est composé d'un seul vers, nous avons vu que ce dernier était perçu comme
deux hémistiches largement autonomes. Un grand nombre de chanson a ce type de
structure de couplet, comme « Il était un petit navire » ou « Perrine était servante » :
Perrine était servante
chez Monsieur le curé.
Son amant vint la voir,
un soir après l'dîner.49
38 Les distiques sont également très nombreux, comme dans « La Porcheronne » :
C'est Guilhem de Beauvoir
qui va se marier ;
Prend femme tant jeunette,
ne sait pas s'habiller.50
39 Ce sont les structures les plus fréquentes dans la chanson populaire. Or, avant le XIXe
 siècle, le distique est absent de la poésie française. Cette « fantaisie », dit Philippe
Martinon, « ne remonte pas plus haut que le romantisme » 51. Verlaine, entre autres,
l'utilise plusieurs fois dans des poèmes de La Bonne Chanson et de Romances sans paroles,
c'est-à-dire précisément dans des recueils qui comportent de nombreuses références à
la chanson populaire.
40 Dans cette dernière, on rencontre en moins grand nombre des quatrains en rimes
plates, qui ne forment pas non plus une structure strophique à proprement parler
puisqu'il n'y a dans le système rimique ni effet d'attente ni effet de clôture 52. Ces
quatrains sont souvent presque entièrement en rimes masculines, comme « Le Roi
Renaud »53 :
Le roi Renaud de guerre revint,
Portant ses tripes en sa main.
Sa mère était sur le créneau
Qui vit venir son fils Renaud54
41 ou « La Légende de Saint-Nicolas » :
S'en vinrent un soir chez le boucher :
« Boucher, voudrais-tu nous loger ?
— Entrez, entrez, petits enfants,
Y a de la place assurément. »55
42 Nous avons vu ci-dessus que c'était la forme la plus primitive de strophes. Cette
structure se retrouve encore dans la poésie du XVIe siècle. L'alternance entre rime
féminine et rime masculine est évoquée par Du Bellay et de Jacques Peletier dans leurs
traités ; elle n'est fermement préconisée qu'en 1565 par Ronsard dans son Abrégé de l'art
poétique français. Lui-même fait encore des entorses à ce principe. Il est intéressant de
constater que cette alternance de « vers masculins » et de « vers féminins » est
conseillée parce qu'elle est « plus propre [...] à la Musique et accord des instruments » 56.
53

43 On rencontre également le quatrain en rimes plates avec alternance de rimes féminines


et masculines, comme dans « Cadet Rousselle », chanson du XIXe siècle qui reprend la
« Chanson de Jean de Nivelle » datant du début du XVIe siècle et ayant le même système
strophique :
Cadet Rousselle a trois maisons
Qui n'ont ni poutres ni chevrons :
C'est pour loger les hirondelles  !
Que direz-vous de Cadet Rousselle ?57
44 Marot dans plusieurs de ses chansons, du Bellay dans un poème des Jeux rustiques
« Métamorphose d'une rose »58, Ronsard notamment dans l'ode « Le petit enfant
Amour » ont pratiqué ce type de « strophe ». En 1660, Claude Sanguin l'utilise dans Les
Heures et Psaumes. Cette forme apparaît liée au chant, religieux – elle reproduit les
segments courts des Psaumes de l'Ancien Testament – ou populaire – elle reprend les
groupements d'octosyllabes en rimes plates des premières chansons en introduisant
néanmoins l'alternance devenue obligatoire entre rimes féminines et rimes masculines
–, et donc employée par les poètes qui veulent donner une allure de chant « rustique »
ou sacré à leurs poèmes. De la même façon, les poètes du XIXe siècle qui à la fois
redécouvrent la poésie du XVIe siècle et s'intéressent à la chanson populaire pratiquent
de nouveau ce type de strophe : ainsi Vigny l'utilise pour « La Fille de Jephté », qui dit
« ce qu'ont chanté les filles d'Israël »59, pour « La Neige » où il évoque les « histoires du
temps passé », pour « Le Cor » qui chante l'histoire de Roland.
45 Encore plus rare, mais néanmoins représenté plusieurs fois, figure un schéma
strophique particulier, consistant en un tercet dont la première rime reste orpheline et
dont les deux derniers vers riment ensemble. C'est le cas du « Retour du marin » :
Brave marin revient de guerre,
Tout mal chaussé, tout mal vêtu :
Brave marin, d'où reviens-tu ?60
46 et, dans une structure césurée, de « La Belle qui fait la morte » :
Dessous le rosier blanc
la Belle s'y promène,
Blanche comme la neige,
belle comme le jour.
Ce sont trois capitaines,
tous trois lui font l'amour.61
47 Une chanson des Misérables citée ci-dessous a la même structure. Certes le refrain
donne au premier vers du couplet le répondant de sa rime, mais cette organisation très
particulière de tercet qui n'est quasiment pas répertoriée dans la poésie française 62
semble avoir été puisée aux sources de la chanson populaire. Marie Noël le reprend
dans une construction hérétométrique pour une « Petite chanson », « d'après la
chanson de Guilleri-Guilloré », dans son recueil Les Chansons et les Heures :
Mon bien-aimé descend la colline fleurie
De blé noir,
Très lentement par les champs pâles... C'est le soir. 63
48 ainsi que dans une structure se terminant par la rime orpheline – qui chez elle aussi
trouve son répondant dans la strophe suivante-, dans « Chant de la compassion » 64 :
L'heure m'éveille. Il est minuit...
Mon Dieu, peut-être cette nuit,
Mon fils à cette heure est mort.
54

49 D'autres structures de tercets se rencontrent dans la chanson poétique, comme le


tercet unirime de « Streets, I » dans Romances sans paroles de Verlaine :
Dansons la gigue !
J'aimais surtout ses jolis yeux,
Plus clairs que l'étoile des cieux, J'aimais ses yeux malicieux.
Dansons la gigue !
50 Dans la chanson populaire, la structure la plus longue est le sizain, comme dans cette
« Chanson de la mariée » :
Nous sommes venus vous voir,
Du fond de notre village,
Pour vous souhaiter ce soir
Un heureux mariage,
À monsieur votre époux,
Aussi bien comme à vous.65
51 On ne rencontre guère de couplet plus long. Cela se comprend du fait que la chanson
est faite pour être retenue facilement. Quand elle comporte un refrain, repris par
l'assemblée, il ne faut pas que le temps de pause constitué par le couplet chanté en
soliste soit trop long. Les répétitions (cf. ci-dessous) peuvent le rallonger
considérablement, mais dans ce cas l'assemblée peut reprendre les parties bissées du
couplet.
52 Les structures plus longues appartiennent souvent à des chansons d'origine savante,
venues de la ville au peuple, les voix-de-ville ou vaux-de-ville. « Au clair de la lune » en
est un exemple :
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume,
Pour écrire un mot.
Ma chandelle est morte,
Je n'ai plus de feu :
Ouvre-moi ta porte,
Pour l'amour de Dieu.66
53 Dans la chanson poétique, à côté des strophes courtes évoquées ci-dessus et des
quatrains surtout en rimes croisées, très fréquents eux aussi, on trouve des strophes
beaucoup plus longues. Cela s'explique d'une part par le souci de performance rimique
du poète – les combinaisons rimiques étant bien évidemment plus variées sur un sizain
ou un huitain que sur un quatrain – d'autre part par la fréquente intégration à la
strophe de structures de répétition, empruntées à la chanson – qu'elle soit populaire ou
non-, et contribuant à créer des échos sonores dans une œuvre qui est dépourvue de
musique au sens propre du terme : c'est le cas des huitains dans les chansons de Victor
Hugo répertoriées ci-dessus. Ce sont tous ces systèmes d'échos sonores qui vont nous
intéresser maintenant.
 
De l'assonance de la chanson populaire à la rime de la
chanson poétique
54 Gérard de Nerval, lorsqu'il rend hommage à la chanson populaire, insiste à la fois sur sa
musicalité et sur la présence « de vers blancs et d'assonances » « qui ne nuit nullement
à l'expression musicale »67. La disposition typographique des chansons populaires, nous
55

venons de le voir, ainsi que, du point de vue musical, la forte pause à la césure
contribuent à cette impression. Ainsi la chanson « Auprès de ma blonde » :
Au jardin de mon père,
les lilas sont fleuris,
Tous les oiseaux du monde,
y viennent faire leur nid.68
55 est composée d'alexandrins avec césure épique (pour le premier) et rime impure en [i],
dont rend compte la disposition de Marc Robine dans l'Anthologie de la chanson
française69 – dans laquelle ces alexandrins apparaissent disposés sur une seule ligne – et
non celle de Henri Danvenson que nous adoptons ici et qui tient compte de la forte
pause (marquée par un demi-soupir) après « père » et « monde ».
56 On trouve également des chansons entièrement en vers blancs. Certains cas
s'expliquent parce que les chansons sont l'adaptation française de chansons étrangères,
comme la chanson « Dame lombarde », adaptation d'une chanson piémontaise :
Allons au bois, charmante brune,
allons au bois ;
Nous trouverons le serpent verde,
nous le tuerons.
Dans une pinte de vin rouge
nous le mettrons ;
Quand ton mari viendra de chasse,
grand soif aura.
— Tirez du vin, charmante brune,
tirez du vin !
— Oh, par ma foi, mon amant Pierre,
n'y a de tiré.70
57 Mais, de manière générale, Nerval a raison de le souligner, le système rimique est
souvent irrégulier et parfois inexistant, comme dans « Rossignolet... console-moi » :
Rossignolet du vert bocage,
oh ! je t'en prie, console-moi :
On dit que ma mie est malade,
oh ! permets-moi d'aller la voir !
— Non, ta mie n'est pas malade,
elle est guérie de tout mal :
Elle est morte et enterrée,
à elle il n'y faut plus penser.
Si ma mie est enterrée,
hélas, grand Dieu ! que ferai-je,
J'irai pleurer dessus sa tombe,
pleurer son sort, pleurer le mien.71
58 On peut repérer un système d'assonances croisées dans le premier couplet (bocage/
malade ; moi/voir), un système d'assonances embrassées dans le 2 e (malade/mal ; enterrée/
penser), mais le 3e couplet ne comporte ni rimes ni assonances.
59 En revanche, on rencontre des chansons rimant (ou assonant) entièrement sur une
seule rime : c'est le cas d'« Auprès de ma blonde » et de bien d'autres, comme « Le
pommier doux » ou « Le petit mari »72. Mais cette rime unique est composée d'un seul
phonème se répétant de couplet en couplet, et dans certains cas, il n'y a pas rime mais
seulement assonance, comme dans « Le pommier doux » : doux, itou, dessous, jour,
tambour, nous, amours, toujours. On peut penser que cette structure reprend la technique
56

des chansons de gestes où une longue laisse pouvait véhiculer la même assonance dans
tous ses vers.
60 Face aux chansons populaires soit dépourvues de rimes, soit assonant, soit rimant
pauvrement, la chanson poétique bien au contraire rime richement. Au XVIe siècle,
adopter un « style vulgaire » ne signifie pas se départir des pratiques poétiques en
vigueur. Or la poésie du XVIe siècle pratique la rime riche. On rappellera que la rime
riche, dont la définition a évolué au XVIe siècle, est constituée, selon l’Art poétique
français de Sébillet, « de deux ou plusieurs syllabes toutes pareilles ». Sébillet donne
comme exemple pensée/dispensée, transporter/apporter. Du Bellay quant à lui parlait de
rime riche pour maître et prêtre : il suffisait donc que la voyelle accentuée et la syllabe
muette riment ensemble. C'est ce type de rime qui apparaît dans la chanson marotique :
Douce Maistresse touche,
Pour soulager mon mal,
Ma bouche de ta bouche
Plus rouge que Coral : Que mon col soit pressé
De ton bras enlassé.73
61 À une époque où la poésie commence à ne plus être systématiquement chantée et où
l'activité des poètes se distingue de celle des musiciens, les premiers réfléchissent à la
manière de faire de la musique uniquement avec les mots. Du Bellay veut que la rime
soit « telle, que le vers tumbant en icelle ne contentera moins l'oreille, qu'une bien
armonieuse musique tumbante en un bon & parfait accord »74 et Jacques Peletier
déclare dans son Art poétique de 1555 : Si les poètes sont dits chanter pour raison que le
parler qui est compassé d'une certaine mesure, semble être un Chant : d'autant qu'il est
mieux composé au gré de l'oreille que le parler solu [c'est-à-dire en prose] : la Rime
sera encore une plus expresse marque de Chant : et par conséquent, de Poésie. 75
62 La rime riche apparaît donc pour le poète comme un substitut à la musique. De plus, le
grand compositeur de chansons qui restera le modèle de référence, Marot, en héritier –
fils et élève – des Grands rhétoriqueurs, reproduit à plusieurs reprises les tours de force
rimiques de ses prédécesseurs, comme la rime redoublée :
La blanche colombelle belle,
Souvent je voys priant, criant :
Mais dessoubz la cordelle d'elle
Me gette ung oeil friant riant...76
63 Au XIXe siècle, la redécouverte de la poésie du XVIe siècle par Sainte-Beuve, Hugo, Nerval
et bien d'autres poètes de l'époque, contribue à remettre au goût du jour la rime riche
dédaignée à la période classique. Wilhem Ténint la définit alors de la manière suivante :
La rime riche consiste [...] dans la parfaite conformité de la dernière syllabe pour le vers
masculin, et des deux dernières, en comptant la syllabe sourde, pour le vers féminin. 77
64 Hugo reprend à plusieurs reprises dans des poèmes intitulés « ballades » des procédés
dignes des grands rhétoriqueurs :
« Daigne protéger notre chasse,
» Châsse
« De monseigneur saint-Godefroi,
» Roi !
(« La chasse du burgrave », Odes et Ballades)
65 Nerval semble avoir une opinion divergente, fondée sur son observation des vieilles
chansons, quand il déclare :
57

La rime riche est une grâce, sans doute, mais elle ramène trop souvent les mêmes
formules. Elle rend le récit poétique ennuyeux et lourd le plus souvent, et est un
grand obstacle à la popularité des poèmes78.
66 Mais quand il compose ses odelettes où il lie, comme le font les autres poètes
contemporains, la poésie du XVIe siècle à la chanson populaire, sans vraiment percevoir
qu'un Ronsard est dans le domaine de l'imitation savante 79, il pratique la rime d'une
manière conforme à l'époque. Le vers blanc ne se conçoit pas, même pour lui, en dehors
de la chanson chantée :
Au printemps, l'oiseau naît et chante ;
N'avez-vous pas ouï sa voix ?...
Elle est pure, simple et touchante,
La voix de l'oiseau – dans les bois !
L'été, l'oiseau cherche l'oiselle ;
Il aime, et n'aime qu'une fois.
Qu'il est doux, paisible et fidèle,
Le nid de l'oiseau – dans les bois !80
67 De même Victor Hugo, lorsqu'il invente des chansons populaires dans ses romans –
Notre-Dame de Paris et Les Misérables notamment-, associe à des structures métriques
empruntées à la chanson populaire, comme le tercet, des rimes parfaitement pures et
souvent riches. Quand la chanson devient poétique, elle adopte les canons de la
versification :
Mon ami Pierrot, tu babilles,
Parce que l'autre jour Mila
Cogna sa vitre, et m'appela.
Où vont les belles filles,
Lon la.81
68 Quand la chanson devient poétique, elle adopte donc les règles de la versification
régulière et la rime riche demeure ainsi une caractéristique de la chanson poétique
jusqu'au XXe siècle où les poètes adoptent un système de versification moins
contraignant, comme Maurice Carême qui, dans « Les halliers dorés » utilise des rimes
impures pauvres et des rimes approximatives :
Nous irons tous au bois ;
Les hallier sont dorés.
Sous les fruits éclatés,
Les clartés que voilà
Commencent à danser.82
69 Jusqu'à cette époque, les rimes riches, créant de forts échos sonores à la rime, servent
de musique à la chanson poétique, tout comme les phénomènes de répétition qui
caractérisent la chanson.
 
De « tralala » à l'antépiphore : les systèmes de
répétition dans la chanson
70 Lorsqu'on parle de structure courte à propos des couplets de la chanson populaire,
comme Henri Davenson, on « élimin[e] du texte, pour lui conserver son unité, les
refrains, ritournelles et réitérations »83. Certaines chansons en sont dépourvues,
comme la complainte du « Roi Renaud », le genre de la complainte désignant à l'origine
une chanson narrative dépourvue de refrain. D'autres, les plus nombreuses,
58

comportent un ou plusieurs de ces éléments, comme la chanson du gaillard d'avant 84


« Le trente et un du mois d'août », dont nous reproduisons un couplet et le refrain :
Au trente et un du mois d'août, (bis)
On vit venir sous vent à nous (bis)
Une frégate d'Angleterre
Qui fendait la mer-z-et les flots :
C'était pour attaquer Bordeaux !
Buvons un coup la la, buvons en deux
À la santé des amoureux
À la santé du roi de France
Et merde pour le roi d'Angleterre
Qui nous a déclaré la guerre.85
71 Le refrain « désigne d'abord non pas un élément qui revient identique à la fin de
chaque strophe, mais un élément qui est retranché de la strophe, qui ne lui appartient
pas vraiment, qui s'en distingue métriquement, ou mélodiquement, ou
thématiquement, ou les trois à la fois »86. Il était à l'origine généralement emprunté à
des rondeaux. Son sens actuel s'explique par le fait que, dès la période médiévale, il
revenait régulièrement dans la chanson. Il a par ailleurs gardé en partie ses
caractéristiques médiévales d'élément à part : dans l'exemple cité, l'air est différent de
celui du couplet et le récit de la prise de la frégate fait place à une invitation à boire à la
santé d'amoureux mentionnés uniquement dans ce refrain. Ici le mètre est semblable à
celui du couplet mais, dans le refrain d'« Auprès de ma blonde », l'alexandrin fait place
à un décasyllabe césuré 5/5 :
Auprès de ma blonde
qu'il fait bon dormir.
72 D'autres phénomènes de répétitions peuvent s'ajouter – ou se substituer – au refrain :
73 — des onomatopées ou des exclamations qui marquent la fin d'une structure
(hémistiche, vers, couplet), comme « trala lala lala lalalala » dans « La Pernette » citée
plus haut, « lala » dans « Le trente et un du mois d'août » ou « Vive le roi, vive Louis »
dans « La Prison du roi François » :
Quand le roi départit de France, Vive le roi !
à la malheure il départit, Vive Louis !87
À la malheure il départit (bis).
74 — des répétitions, notées par « bis » ou par « ter » selon le cas, qui peuvent clore le
couplet comme dans « La Pernette » ou « La Prison du roi François » ou reprendre au
contraire le premier hémistiche (« Il était un petit navire ») ou le premier vers
(« Auprès de ma blonde ») du couplet.
75 On trouve de nombreux cas de chansons où le second vers non bissé devient dans le
couplet suivant, par un effet de concaténation, le premier vers bissé. C'est le cas
d'« Auprès de ma blonde ». Cela permettait de ne pas perdre le fil de la narration en
particulier lorsque le refrain est un peu long.
76 Une structure de répétition très fréquente a été répertoriée par Benoît de Cornulier
sous le terme rébarbatif mais très commode de « rabéraa » 88. Prenons l'exemple de la
chanson « J'ai du bon tabac ». Le premier vers de rime a (J'ai du bon tabac) est répété au
vers 3 et rime avec le vers 4 (Tu n’en auras pas), le 2 e (Dans ma tabatière) ne rimant avec
rien : on a donc une structure abaa. La répétition totale du vers 1 est signalée par la
lettre r, d'où l'appellation rabéraa pour ce type de structure. C'est toujours une
59

terminaison féminine qui clôt la rime orpheline, comme le confirme le début et la fin de
chaque couplet de la chanson à virer au cabestan89 « Chantons pour passer le temps » :
Chantons, pour passer le temps,
Les amours jolies d'une belle fille ;
Chantons, pour passer le temps,
Les amours jolies d'une fille de quinze ans.
Aussitôt qu'elle fut promise,
Aussitôt elle changea de mise
Et prit l'habit de matelot
Pour s'embarquer au bord d'un navire,
Et prit l'habit de matelot
Pour s'embarquer à bord d'un vaisseau.
Le capitaine du bâtiment
Etait enchanté d'un si beau jeune homme ;
Le capitaine du bâtiment
Le fit appeler sur le gaillard d'avant :
« Beau jeune homme, ton joli visage,
Tes beaux yeux, ton air un peu trop sage
Me font penser bien souvent
À celle qui m'attend au port, dans la peine,
Me font penser bien souvent
À celle qui m'attend au port de Lorient.90
77 Une même structure peut ouvrir et fermer la chanson. Ce procédé se rencontre
fréquemment dans les complaintes sans refrain, comme « Les enfants de Pontoise ». À
l'ouverture, cette structure constitue un prélude. La complainte étant composée d'une
longue série de couplets, la reprise de la structure marque la fin de la chanson :
Ils étaient trois p'tits frères en France,
qui allaient à l'école à Paris.
En arrivant près de Pontoise,
quelqu'un, tout à coup, leur a dit :
[...]
Je ferai faire si grand bûcher
que tous les juges tiendront dedans ! »
Ils étaient trois p'tits frères en France,
qui allaient à l'école à Paris.91
78 La chanson poétique reprend ces structures de répétition, telles quelles ou en les
modifiant.
79 Le refrain détaché est présent dans de nombreux poèmes. Il est souvent composé d'un
distique de vers courts, l'heptasyllabe étant très fréquent, comme dans « L'invitation au
voyage » de Baudelaire :
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
80 ou dans « Le Pont Mirabeau » d'Apollinaire, qui connaissait sans aucun doute les
recueils de chansons médiévales de Gaston Paris et s'intéressait aux vieilles chansons
françaises92 :
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
81 ou encore chez Marie Noël, qui ne cesse de faire des références explicites aux chansons
de son enfance, et qui compose ainsi plusieurs « chansons » dotées d'un refrain, celui
de « Ronde dans le soir » comportant en outre une onomatopée :
60

Nos brebis sont dans la plaine,


Elles vont sans s'arrêter.
La bergère qui les mène
Soudain s'est prise à pleurer.
Rentrez nos brebis, brebaine,
Nos brebis le long des prés.93
82 Les poètes pratiquent aussi le rabéraa, comme Maurice Carême, chez qui cette
structure est très présente :
Il est de neige, mon voilier
- Vogue, vogue mon joli rêve -
Il est de neige, mon voilier,
Parmi les oiseaux en allés.
(« Mon voilier », Le Voleur d'Étincelles94)
83 ou comme Marie Noël, le raberaa de « Ronde » étant une allusion au « mironton,
mironton, mirontaine » de « Malbrough s'en va t'en guerre » :
Mon père me veut marier,
Sauvons-nous, sauvons-nous par les bois et la plaine,
Mon père me veut marier,
Petit oiseau, tout vif te lairas-tu lier ?95
84 Mais les « Tra la, tra la, la, la, la laire ! » 96 et autres onomatopées sont rares dans la
chanson poétique, sauf lorsque le poète veut calquer la chanson populaire, comme
Laforgue dans « La complainte du pauvre jeune », qu'il fait précéder de l'épigraphe
explicite Sur l’air populaire : « Quand le bonhomm'revint du bois » et dans laquelle il
introduit vers bissés et apocopes signalées graphiquement :
Quand ce jeune homm' rentra chez lui,
Quand ce jeune homm' rentra chez lui ;
Il prit à deux mains son vieux crâne,
Qui de science était un puits !
Crâne,
Riche crâne,
Entends-tu la Folie qui plane ?
Et qui demande le cordon,
Digue dondaine, digue dondaine,
Et qui demande le cordon,
Digue dondaine, digue dondon
85 Ces procédés rendent alors plus incongrus la diérèse du vers 4 et l'allégorie de la folie :
ils introduisent une tonalité grinçante par laquelle le poète interdit toute éloquence à
l'expression de son désespoir. Mais le plus souvent les poètes ont substitué aux
répétitions souvent simples de la chanson populaire leurs propres systèmes beaucoup
plus élaborés.
86 Très souvent, le refrain est intégré à la strophe. Il peut conserver son indépendance
thématique et comporter une rupture dans le système énonciatif par rapport au reste
de la strophe, comme dans la « Légende de la nonne » de Hugo citée plus haut, où
l'interpellation des enfants n'apparaît que dans le refrain. En revanche, il se trouve
intégré au système rimique qui en acquiert une plus grande unité puisque quatre rimes
du huitain réapparaissent de strophe en strophe, comme on peut le constater en lisant
la deuxième strophe de « La Légende de la nonne » :
Ce n'est pas sur ce ton frivole
Qu'il faut parler de Padilla,
Car jamais prunelle espagnole
61

D'un feu plus chaste ne brilla ;


Elle fuyait ceux qui pourchassent
Les filles sous les peupliers. –
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers !
87 Le refrain comporte souvent des variantes, comme dans le poème de Nerval « Dans les
bois » cité plus haut, où le dernier vers de chaque strophe évoque à chaque fois un
élément différent lié à l'oiseau : « la voix », « le nid », « la mort » pour la dernière
strophe. Il peut parfois ne plus ramener un même écho sonore à la rime, la répétition se
faisant non sur la fin du vers mais sur son début, comme dans cette « Chanson
d'autrefois » de Hugo, dans les Quatre Vents de l'esprit :
Jamais elle ne raille,
Etant un calme esprit ;
Mais toujours elle rit. –
Voici des brins de mousse avec des brins de paille ;
Fauvette des roseaux,
Fais ton nid sur les eaux
U]
Voici des brins de paille avec des brins de mousse ;
Martinet de l'azur,
Fais ton nid dans mon mur
[...]
Voici de son regard, voici de son sourire,
Amour, ô doux vainqueur,
Fais ton nid dans mon cœur.
88 Un grand nombre de chansons poétiques ont des procédés de répétition fondés sur
l'antépiphore : soit le même vers encadre la strophe, comme dans les quintils de
plusieurs poèmes de Baudelaire, dont « Mœsta et errabunda » :
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
89 soit une même strophe encadre le vers, comme dans le poème de Verlaine « Dans
l'interminable ennui de la plaine », que le mètre (pentasyllabe) comme le contexte
(« C'est le chien de Jean de Nivelle », allusion à la chanson « Cadet Rousselle », et « Ô
triste, triste était mon âme », poème en distiques d'heptasyllabes) et le titre du recueil,
Romances sans paroles, rattachent à la chanson :
Dans l'interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.
90 Cette antépiphore peut comporter une variante qui intègre davantage le vers en partie
répété au sens du poème. C'est le cas dans « Chant au bord de la rivière » dans les
Chants et Psaumes d'automne de Marie Noël où le locuteur passe de la simple constatation
au regret désespéré :
La rivière qui n'est jamais finie
Qui coule et ne reviendra jamais,
L'eau sans retour ni pardon m'a punie,
Mais je ne sais pas ce que j'ai fait.
La rivière qui n'est jamais finie
62

Qui coule et ne reviendra jamais,


L'eau qui fuit pour toujours, l'eau m'a punie,
Ah ! pour toujours, hier, qu'ai-je fait ?97
91 Les phénomènes de concaténation entre les strophes se rencontrent dans les poèmes
qui ont repris la forme du pantoum malais, notamment dans le pantoum irrégulier de
Baudelaire, « Harmonie du soir » :
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige,
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
92 La chanson poétique reprend des procédés de versification de la chanson populaire en
les adaptant à ses propres perspectives : le vers court, la rime récurrente et riche se
substituent à la mélodie de la chanson ; la strophe plus longue est là pour montrer la
virtuosité du poète tandis que l'introduction, au XIXe siècle de structures
« strophiques » propres à la chanson populaire permet l'apparition de « fantaisie[s] » 98
inconnues jusque-là en poésie ; les procédés de répétition caractéristiques de la
chanson populaire sont compliqués par les poètes, puisque ces structures ne
constituent plus le moyen pour une assemblée de joindre sa voix à celle du soliste mais
une façon pour le poète de montrer son brio.
93 Reste à s'interroger sur les raisons qui ont poussé les poètes à réintroduire la chanson
au sein de leur œuvre, où elle ne donne plus un caractère « mineur » aux poèmes qui
choisissent cette forme. Elles sont de deux ordres : une volonté de rendre hommage à
un type d'œuvre qui est cher à l'homme en général parce qu'il renvoie aux racines de la
culture nationale ainsi qu'à la nostalgie de son enfance ; l'envie de créer une œuvre
décalée.
94 Hugo dans Les Misérables lie les dix-huit chansons qu'il y introduit au peuple et au
monde de l'enfance, l'un n'excluant pas l'autre notamment quand c'est Gavroche qui
les chante. C'est la même perspective qu'il adopte lorsque ses poèmes prennent des
allures de chanson : veine galante un peu surannée dans un certain nombre de poèmes
des Chansons des rues et des bois, rythme de berceuse dans des poèmes de L'Art d'être
grand-père, chansons de la révolte populaire dans Les Châtiments 99. Baudelaire, lui,
efface tous les aspects populaires de la chanson pour n'en garder que la « musique » de
ses répétitions, propres à traduire à la fois la résurgence du passé dans le souvenir, le
spleen et l'angoisse, dans un rythme lancinant qu'a admiré Verlaine, comme le
montrent ces propos de son article sur Baudelaire : « Là où il est sans égal, c'est dans ce
procédé si simple en apparence, mais en vérité si décevant et si difficile, qui consiste à
faire revenir un vers toujours le même autour d'une idée toujours nouvelle et
réciproquement ; en un mot à peindre l'obsession »100. Laforgue, lui, pose la chanson
populaire comme un masque sur son spleen : la tonalité de ses poèmes en est d'autant
plus grinçante. Dans un tout autre registre, Marie Noël dit à plusieurs reprises qu'à
travers ses chansons elle s'est « à la fois toute livrée et toute cachée » 101 : au lecteur de
découvrir derrière la chanson connue qu'on ne prend plus au sérieux la plainte
véritable de la poétesse.
63

95 On pourrait faire les mêmes constatations à propos des autres poètes que nous avons
évoqués et de tous ceux qui ont eu recours à la chanson populaire : le « trésor
national »102 devient expression d'une sensibilité personnelle et la facture naïve se
transforme en accomplissement poétique.

NOTES
1. M. Zink, Le Moyen Âge et ses chansons ou : Un passé en trompe-l'œil, Paris, Éditions de Fallois, 1996,
34.
2. P. Fabri, Le second Livre du Grand et vrai Art de pleine rhétorique, Slatkine Reprints, Genève 1969.
3. G. du Pont, Art et science de rhétorique mettrifiée, Toulouse, 1539, f° 38 v°, cité par G. Dottin, « La
chanson chez Ronsard : le mot et la chose », dans Ronsard en son IVe centenaire, L'art de Poésie,
Genève, Droz, 1989, 29.
4. Du Bellay, Deffence et illustration de la Langue françoyse, édition critique de H. Chamard, Paris
Didier, 4e édition, 1970, 112.
5. Ibid., 112.
6. Thomas Sébillet, L’Art poétique françois, Société des Textes français modernes, Paris, É. Cornély
et Cie éditeurs, 1910, 150.
7. Cf. l'introduction de G. Davenson à son Livre des Chansons, Neufchâtel, Éditions de la
Baconnière, 1946 et 1982.
8. R. Belleau à propos du Second Livre des Amours, f° 3 r°, cité dans Ronsard, Œuvres complètes,
Gallimard, « La Pléiade », 1993, t. 1,1293.
9. Cf. chansons XVIII, XXVI.
10. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 5e partie, Lettre 7, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1961, t. 2, 609.
11. Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, I, 4, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1951, t. 1, 23.
12. G. Sand, Histoire de ma vie, II, 9, dans George Sand, Œuvres autobiographiques, t. 1, Paris,
Gallimard, « La Pléiade », 1970, 537.
13. Nerval, Les Filles du feu, « Chansons et légendes du Valois », Paris, Gallimard, « La Pléiade »,
1952, 294.
14. W. Ténint, Prosodie de l'École moderne, Paris, Comptoir des Imprimeurs-unis, 1844, 174.
15. Ibid., 175.
16. Th. de Banville, Petit Traité de poésie française, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1894, 155.
17. Du Bellay, « Ode du premier jour de l'an au seigneur Bertran Bergier », Œuvres poétiques,
recueils lyriques, Paris, Droz, 1912, t. 3, 28.
18. Cf. ci-dessous.
19. H. Davenson, op. cit., 474.
20. H. Davenson, op. cit., 360.
21. Dans le vers « Au cap Horn, il ne f'ra pas chaud », il est accentué, puisque la note est une
noire, succédant à une croche.
22. Ibid., 329.
23. G. Lote, Histoire du vers français, Paris, Boivin, 1949, t. 1, 216.
24. E. Mérimée, Le Romancero espagnol, Paris, La Renaissance du Livre, sans date.
25. F. García Lorca, Romancero gitano, Madrid, Espasa Calpe, 1973, 23.
64

26. H. Davenson, op. cit., 17.


27. G. Lote, op. cit., t. 1, 210.
28. A. Jeanroy, Les Origines de la poésie lyrique en France au Moyen Âge, Paris, Champion, 1925, 355.
29. L'édition du Livre des chansons de H. Davenson signale que du point de vue mélodique les deux
segments forment un tout en ne mettant pas de majuscule au 2 e et au 4 e « vers » et en décalant
ces derniers légèrement sur la droite. Mais ce n'est pas le cas de tous les éditeurs : dans
L'Anthologie de la chanson française de M. Robine (Paris, Albin Michel, 1994), tous les « vers » des
chansons comportent une majuscule et sont alignés. Pour une meilleure compréhension du
système métrique, nous avons choisi d'adopter dans tous les cas la disposition de H. Davenson.
30. G. Lote, op. cit., 216.
31. H. Davenson, op. cit., 239.
32. Ibid., 170.
33. Ibid., 339.
34. Ibid., 129.
35. J. Fleury, Littérature orale de la Basse Normandie, in Les Littératures populaires de toutes les nations,
Paris, Châteauneuf et Larose, 1967, t. XI, 219.
36. H. Davenson, op. cit., 211.
37. La Chanson française du XVe au XXe siècle, Paris, La Renaissance du Livre, sans date, 91.
38. Ibid., 239.
39. Ibid., 170.
40. Baudelaire, article sur P. Dupont, dans Baudelaire, op. cit., t. 2, 26.
41. Cf. M.-C. Dumas, Robert Desnos ou l'exploration des limites, Paris, Klincksieck, 1980, 220 sq.
42. Cf. les souvenirs d'enfance de Marie Noël, Petit-Jour, cités dans A. Blanchet, Marie Noël, Paris,
Pierre Seghers, « Poètes d'aujourd'hui », 1962, 202.
43. Marie Noël, L’Œuvre poétique, Paris, Stock, 1956, 26.
44. Ibid., 182.
45. B. de Cornulier, « Mètre impair, métrique insaisissable, Sur les derniers vers de Rimbaud », in
Le Souci des apparences, M. Dominicy éd., Université Libre de Bruxelles, 1989, 75-91.
46. J.-M. Gouvard, « Mètre, rythme et musicalité » in Le Vers et sa musique, Actes du colloque des 3
et 4 juin 1999, édité par J. Foyard, Actes n° 8, Université de Bourgogne, 2001.
47. Ph. Martinon, Les Strophes, Paris, Champion, 1911, 80.
48. Ibid., 79.
49. M. Robine, op. cit., 169.
50. H. Davenson, op. cit., 176.
51. Ph. Martinon, op. cit., 79.
52. Martinon dans son ouvrage Les Strophes refuse à ce type de quatrain le nom de strophe car,
dit-il, « qu'est-ce qu'un tout dont on ne perçoit pas nettement le commencement et la fin ? » (Ph.
Martinon, Les Strophes, Paris, Champion, 1911, 92).
53. Certains couplets comportent de simples assonances, d'autres associent dans une rime
impure (celle-ci est très fréquente dans la chanson populaire) une terminaison féminine (m'amie)
et une terminaison masculine (servantes-ci).
54. G. Davenson, op. cit., 157.
55. Ibid., 263.
56. Ronsard, Abrégé de l'Art poétique français, in Goyet, op. cit., 470.
57. Ibid., 569.
58. Une veuve devenue rose raconte comment le destin l'a ainsi transformée, ce qui rapproche ce
poème de la complainte. Un vers « Plus qu'au jardin d'honneur elle est si bien enclose » rappelle
les paroles de la chanson très en vogue dès la fin du XV e siècle « L'amour de moi » (« L'amour de
moi si est enclose/Dedans un joli jardinet »).
59. Vigny, Œuvres complètes, Œuvres en vers, Livre antique, Paris, Gallimard, t.1, 93.
65

60. Ibid., 245.


61. H. Davenson, op. cit., 336.
62. J.-L. Aroui (« Les tercets verlainiens », Verlaine à la loupe, colloque de Cerisy, 11-18 juillet 1996,
Champion, Paris, 2000) en repère six exemples chez Verlaine et un exemple chez Laforgue, poètes
également influencés par la chanson populaire.
63. M. Noël, op. cit., 43.
64. Dans Les Chants de la merci, ibid., 244.
65. Ibid., 488.
66. H. Davenson, op. cit., 581.
67. Nerval, Fragments, « Sur les Chansons populaires », in Œuvres, t. 1, Paris, Gallimard, « La
Pléiade », 1952, 462.
68. H. Davenson, op. cit., 339.
69. Op. cit., 291.
70. Ibid., 204.
71. Ibid., 277.
72. Ibid., 358 et 379.
73. Ronsard, Le Second Livre des Amours, « Chanson », in Ronsard, Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, « La Pléiade », 1993, t. 1, 242.
74. Du Bellay, Deffence et Illustration de la langue françoyse, Paris, Marcel Didier, 1970, 146.
75. Jacques Peletier du Mans, Art poétique, in R Goyet, Traités de poétique et de rhétorique de la
Renaissance, Le Livre de Poche classique, 1990, 286.
76. Marot, L'Adolescence Clémentine, chanson III.
77. W. Ténint, op. cit., 90.
78. Nerval, op. cit., 457.
79. Dans son introduction au Choix de poésies de Ronsard, il écrit : « Les petites odes de Ronsard, par
exemple, semblent la plupart inspirées plutôt par les chansons du XIIe siècle, qu'elles surpassent
souvent encore en naïveté et en fraîcheur », in Nerval, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La
Pléiade », 1989, t. 1, 294.
80. Nerval, Odelettes, « Dans les bois », ibid., 43.
81. Hugo, Les Misérables, IV, livre XV, 4, in Victor Hugo, Romans, Paris, Le Seuil, « L'Intégrale »,
1963, t. 2, 448.
82. M. Carême, Pigeon vole, Paris, Éditions Bourrelier, 1958, 49.
83. Ibid., 152.
84. C'est-à-dire une chanson chantée par les marins lors d'un moment de détente.
85. Ibid., 218.
86. M. Zink, op. cit., 161.
87. H. Davenson, op. cit., 207.
88. B. de Cornulier, op. cit., 51.
89. C'est-à-dire un chant destiné à rythmer le travail des marins.
90. M. Robine, op. cit., 416.
91. M. Robine, op. cit., 365-366.
92. Cf. M. Roques, Études de littérature de la Chanson de Roland à Guillaume Apollinaire, Lille, Genève,
Giard, Droz, Société de Publications romanes et françaises, 1949, « Guillaume Apollinaire et les
vieilles chansons », 137-148.
93. M. Noël, op. cit., Chants et Psaumes d'automne, 175.
94. Cf. également ci-dessus « On ne danse plus en rond », ibid.
95. Ibid., 40.
96. Allusion à l'ouverture du poème de Th. Gautier « Sur la lagune », deuxième pièce du
« Carnaval de Venise » in Émaux et Camées. Gautier ne l'utilise d'ailleurs qu'en citation, non en
motif récurrent.
66

97. M. Noël, op. cit., 208.


98. Ph. Martinon, op. cit., 79.
99. Dans une lettre à l’éditeur P.-J. Hetzel, Hugo parle ainsi de son recueil, encore à l’état de
projet : « Il contiendra de tout, des choses qu’on pourra dire, et des choses qu’on pourra
chanter » (cité in Victor Hugo, Œuvres poétiques, tome II, « La Pléiade », 898).
100. Verlaine, Œuvres en prose complètes, Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1972, 611.
101. Citée par A. Blanchet in Marie Noël, Paris, Seghers, « Poètes d'aujourd'hui », 38.
102. H. Davenson, op. cit., 14.

AUTEUR
BRIGITTE BUFFARD-MORET
Maître de conférences à l'Université d'Artois à Arras. Ses recherches portent sur la stylistique des
textes littéraires et, en versification, sur les formes poétiques héritées de la chanson.
Principales publications : Introduction à la stylistique, Paris, Nathan, collection « 128 », 2000 ; Précis
de versification, Paris, Nathan, collection « Lettres Sup », 2001.
67

De la grammaire à la stylistique. À
propos de l'ordre des mots
Joëlle Gardes Tamine

1 Je voudrais profiter de cet article pour me livrer à une réflexion générale, à laquelle
d'ailleurs invite le thème du collectif, sur les rapports entre grammaire et stylistique.
La question de l'ordre des mots n'y jouera que le rôle d'exemple. En choisissant le
terme de grammaire et non celui de linguistique, je m'inscris dans la position restreinte
de Jean-Claude Milner dans son Introduction à une science du langage, selon laquelle les
langues sont « descriptibles en termes de propriétés1 » indépendantes des
circonstances de leur énonciation :
Ce fait peut recevoir un nom plus précis : c'est le fait de la grammaire, le factum
grammaticæ. On peut le résumer ainsi : l'activité grammaticale existe dans la plupart
des communautés linguistiques. Or, cette activité a des caractères propres [...] : en
particulier, elle suppose qu'on puisse attribuer des propriétés à une formation
langagière sans avoir aucun égard ni à celui qui la profère ni à son éventuel
destinataire ni aux circonstances de la profération. D'où il suit que certaines de ces
propriétés seront hors circonstances, c'est-à-dire constantes.
2 C'est parce que je m'intéresse d'abord au fait grammatical ainsi défini que je préfère le
terme de grammaire à celui de linguistique, la linguistique intégrant de plus en plus de
facteurs extérieurs. Néanmoins, aussi restreint qu'il soit, ce fait grammatical me semble
englober ce que l'on place traditionnellement sous le terme de style et, s'il fallait
résumer mon propos d'une formule paradoxale et sans doute excessive, je dirais que la
stylistique n'existe pas, mais que tout est grammaire. J'aimerais pouvoir disposer d'un
terme qui fonde en une seule unité les deux mots séparés. Pour ne pas alourdir la
présentation, je continuerai à parler de grammaire et de stylistique, mais en réalité, je
devrais dire grammastylistique, grammalistique, stylogrammatique, ou tout autre
terme aussi peu engageant. C'est cette position, que tout est grammaire, que je vais
essayer de justifier.
 
68

L'ÉCRIT ET LA GRAMMAIRE

3 Elle peut paraître d'autant plus étonnante que je travaille depuis toujours sur les textes
écrits littéraires dont on pense évidemment qu'ils sont le domaine du fait de style
individuel. Si j'ai choisi ce domaine, c'est bien sûr par goût pour la littérature, mais
c'est aussi et peut-être surtout parce que les textes écrits ont le mérite de faire
apparaître le fait grammatical dans son ampleur et sa complexité : le texte s'impose
dans sa nudité sans les facteurs pragmatiques sans lesquels l'oral ne peut être
appréhendé. La définition que j'ai empruntée à Jean-Claude Milner ne signifie en effet
nullement que ce fait soit simple. C'est cette complexité qui pourrait recevoir
l'étiquette de style. S'il fallait la conserver, je définirais le style comme l'utilisation
optimale et concertée des virtualités qu'offre la langue, des faits de langue possibles 2, et
non comme un écart fait d'emplois « insolites », pour reprendre le terme que Marie-
Noëlle Gary-Prieur et Michèle Noailly appliquaient à certains démonstratifs 3. Même un
écrivain aussi hermétique que Mallarmé ne subvertit pas, comme on le dit trop
souvent, les règles grammaticales, il en use à sa façon, certes aux marges du système,
mais sans en sortir ni le renverser. J'en prends comme exemple le poème, « hermétique
s'il en fut », selon Tune de ses exégètes4, « À la nue accablante tu ». Livré sans
ponctuation autre que le point final, le poème s'éclaire dès que Ton reconstitue ses
articulations syntaxiques. C'est ce qu'a fait Pierre Larthomas 5 prenant au pied de la
lettre la déclaration de Mallarmé : « Je suis profondément et scrupuleusement
syntaxier ». Sans reproduire le détail de son analyse, je citerai simplement cette
expression « Tout l'abîme vain éployé » pour souligner l'emploi de « vain » et montrer
qu'il est conforme aux régularités du français. Simplement, la construction est
ambiguë. « Vain » peut être épithète d'« abîme », il signifie alors « vide »,
conformément à son étymologie. Il peut aussi en être l'attribut par l'intermédiaire du
participe passé « éployé » –doublet de « déployé » – et indiquer le résultat de l'action
marqué par ce participe. On peut alors donner à l'adjectif une valeur adverbiale,
comme celle que présente court dans ce vers de « Perrette et le pot au lait » où l'ordre
des termes (antéposition de l'adjectif par rapport au participe) est le même : Légère et
court vêtue elle allait à grands pas. L'expression a alors pour sens « déployé en vain ».
Mallarmé se borne donc, si l'on peut dire, à jouer des règles existantes. Il respecte le
fait grammatical en illustrant ses possibilités.
4 Ainsi se justifie d'un point de vue méthodologique un travail sur l'écrit : l'utilisation
concertée que font les écrivains de leur instrument permet de mettre en évidence des
phénomènes qui sont moins visibles dans l'oral, à moins qu'il ne s'agisse d'un oral
soutenu, comme dans un discours ou une conférence, pour lesquels il vaudrait sans
doute mieux parler d'écrit oralisé. Les échanges verbaux, en particulier, ne permettent
pas la construction d'énoncés longuement développés, propices à l'apparition de faits
d'enchaînement et de cohésion. L'écrit, du point de vue de la construction des textes,
que je fais entrer dans la grammaire, constitue un terrain d'observation plus fécond
que l'oral.
5 Sauf quand il cherche à reproduire la conversation, l'écrit est évidemment beaucoup
moins sujet aux balbutiements et maladresses si nombreux dans l'oral. Il implique un
projet et un accomplissement qui sont mieux à même de faire apparaître la structure et
les opérations de la langue, souvent masquées dans l'oral, même si, en dernière analyse,
les phénomènes sont les mêmes6. Il est fréquent qu'une unité orale change de
69

construction au cours de sa production, pour peu qu'elle soit trop longue, sans que ce
changement soit dû à une intention. Des commentaires épilinguistiques 7 comme où en
étais-je, je ne sais plus ce que je voulais dire, montrent les difficultés que le locuteur
éprouve parfois à maîtriser le déroulement de sa production, alors que l'écrit est
contrôlé de bout en bout.
6 Il est en effet caractérisé par un mouvement de distance « aux circonstances de la
profération », selon la formule de Jean-Claude Milner. Les temps de la production orale
et écrite ne sont pas les mêmes. Celui de l'oral est celui du présent de l'énonciation
subi, sans retour en arrière possible, puisque même les corrections ne peuvent
supprimer ce qui a été dit. Production et résultat sont concomitants. Celui de l'écrit est
celui d'un présent de l'écriture construit, comme le montre l'étude des manuscrits.
Ratures, biffures, ajouts, tout cela appartient à une histoire du texte souvent
dissimulée. S'il implique une mémoire, il est aussi anticipation et gestion de son
avancée, y compris lorsque d'importants retards se produisent. Dans cette phrase de
Proust :
Aussi, tout en ayant besoin d'épancher vers elle tous ces sentiments, si différents
des sentiments simplement humains que notre prochain nous inspire, ces
sentiments si spéciaux que sont les sentiments amoureux après avoir fait un pas en
avant, en avouant à celle que nous aimons notre tendresse pour elle, nos espoirs,
aussitôt craignant de lui déplaire, confus aussi de sentir que le langage que nous lui
avons tenu n'a pas été formé expressément pour elle, qu'il nous a servi, nous
servira pour d'autres, que si elle ne nous aime pas elle ne peut pas nous
comprendre et que nous avons parlé alors avec le manque de goût, l'impudeur du
pédant adressant à des ignorants des phrases subtiles qui ne sont pas pour eux,
cette crainte, cette honte, amènent le contre-rythme, le reflux, le besoin, fût-ce
en reculant d'abord, en retirant vivement la sympathie précédemment confessée,
de reprendre l'offensive et de ressaisir l'estime, la domination ; le rythme double
est perceptible dans les diverses périodes correspondantes d'amours similaires,
chez tous les être qui s'analysent mieux qu'ils ne se prisent haut (Sodome et
Gomorrhe).
7 on attend pendant plusieurs lignes l'unité minimale, le noyau de la période, que j'ai
souligné. Il est évident qu'une telle phrase, dans l'oral, n'aurait pu arriver à son terme.
C'est pourquoi l'écrit, en tout cas dans la prose narrative et en poésie, moins au théâtre
dont les dialogues imitent l'oral, abonde en éléments retardants, comme les
appositions, beaucoup plus rares dans la langue parlée.
8 La dernière raison qui m'a conduite à choisir l'écrit comme terrain d'observation et
d'analyse réside dans les conditions de sa production et de sa réception. Les études de
linguistique qui se sont développées depuis une vingtaine d'années mettent l'accent sur
la fonction de communication et d'interlocution, au point de poser que l'interlocuteur
est le co-énonciateur de l'énoncé. Sur ces analyses, j'émettrai plusieurs réserves. Non
que je doute que le langage ait parmi ses fonctions celle de communiquer. Mais il me
semble que le terme est si vague, même s'il paraît aller de soi, qu'il est difficile à
utiliser. Je ferai tout d'abord observer que cette position qui paraît aujourd'hui
naturelle ne l'est pas et que, comme toute notion intellectuelle, elle est située
historiquement. On pourra se reporter entre autres au travail de Roberto Pellerey, La
Théorie de la construction directe de la phrase8. Sur la question particulière de l'ordre des
mots, il montre combien les différentes conceptions proposées sont dépendantes de
mouvements philosophiques et idéologiques : dans l'évolution qu'il dessine, la
définition du langage comme système de signes servant à la communication n'est
70

vraiment thématisée qu'au XVIIIe siècle, avant que Saussure ne lui donne une forme
particulièrement claire en faisant du langage « un fait social » 9.
9 De plus, parler de communication ne signifie pas grand-chose, si on ne précise pas ce
qui est communiqué. S'agit-il par exemple de la communication de la pensée, de la
communication de sentiments, ou de la communication d'informations ? La première
position est représentée par certains stylisticiens et critiques littéraires lorsqu'ils
parlent des intentions de l'auteur. La seconde est importante en pragmatique et dans la
théorie des actes illocutoires, quant à la troisième, on en trouve des illustrations aussi
bien chez des linguistes pragois comme Firbas, que chez des linguistes français comme
Perrot10. Mais là encore, c'est le flou qui règne, personne ne définissant très exactement
ce qu'il entend par information, message, tous termes empruntés à une théorie elle-
même historiquement datée. Il n'est pas sûr, à voir les discussions qu'elle suscite, que la
notion d'information soit facile à manier, en particulier quand elle prend la forme de
l'opposition entre information ancienne, information nouvelle, connue, inconnue... On
a souvent parlé de la dissymétrie qui existe sur le plan informationnel entre le début et
la fin d'une phrase, où serait placée l'information nouvelle. Parmi d'autres, Françoise
Kerleroux et Jean-Marie Marandin signalent que « pour un GN qui introduit un référent
de discours nouveau, le champ d'élection est le champ droit de la phrase » 11. Ceci ne
vaut guère que pour des unités sans contexte (cotexte) et dans le texte écrit littéraire,
en tout cas, la notion d'information12 n'est guère pertinente. Pour reprendre le célèbre
début de L'Éducation sentimentale :
Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, La Ville-de-Montereau, près de
partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.
10 tout y est par définition information nouvelle et référent de discours nouveau. Il est
plus simple de remarquer que la construction de la phrase encadre la mention du
bateau par le cadre temporel en tête, le cadre spatial en fin et que chaque type de texte
construit des stratégies discursives qui l'amènent à doter certaines places de valeurs
particulières. Pensons à la clausule des discours dans le cadre de la rhétorique et à la
rime en poésie. Ce type d'observation me semble seul relever du fait grammatical.
11 Restreinte autant que faire se peut à l'objet-langue, indépendamment de son utilisation
et de sa fonction, ma conception de la grammaire-stylistique, si elle intègre la deixis 13
comme origine du fait de langue, élimine les considérations pragmatiques. On peut le
voir entre autres sur deux points. Le premier concerne l'interlocution, fondamentale
dans l'oral. La pragmatique admet sans discussion que l'énonciation implique, sur un
même plan, le je et le tu. Selon une terminologie répandue, ce sont des « indexicaux » 14.
Sans doute je et tu sont-ils à ranger dans la même classe d'un point de vue morpho-
syntaxique, par exemple si l'on s'appuie sur leur position par rapport à celle des autres
clitiques :
Je me le lave
vs
Il le lui lave
12 Il faut alors y faire entrer également se, qui n'appartient pas à l'interlocution :
Il se le lave
13 L'argument syntaxique n'est pas probant pour ce qui est de l'énonciation. Il me semble
au contraire qu'il y a une dissymétrie entre je et tu, que tu est second par rapport à je :
tu est celui que je interpelle, et non l'inverse. Si l'énonciation suppose nécessairement
un énonciateur, elle n'implique pas un interlocuteur, qui n'apparaît que dans des
71

situations particulières d'échange verbal, même si ce sont les plus fréquentes. Les
monologues existent bel et bien dans l'usage quotidien, bien qu'ils soient rares ou
pathologiques, et il me semble artificiel de dire qu'en pareil cas le je se dédouble en un
je et en un tu. De fait, les exemples que l'on prend souvent sont empruntés au théâtre
où il arrive aux personnages de s'adresser à eux-mêmes à la deuxième personne :
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.
Quoi ! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné !
(Corneille, Cinna, acte IV, scène 2)
14 Il leur arrive aussi de ne pas le faire, comme dans le monologue d'Oreste à la fin
d'Andromaque. Sa solitude est totale et il ne s'adresse ni aux dieux ni à lui-même,
narrant de bout en bout à la première personne les actions qui ont fait de lui un
criminel. De surcroît, le dédoublement, lorsqu'il se produit, est lié à la dramaturgie et à
la nécessité d'animer une partie de scène qui courrait autrement le risque de rester
statique15. Ne confond-on pas une nécessité dramaturgique avec le fonctionnement
même de la langue ?
15 Si j'intègre la deixis dans mes analyses, je la restreins donc à la triple origine de la
parole, moi, ici, maintenant16. L'écrit est particulièrement intéressant de ce point de
vue car il permet justement de faire l'économie du tu. Certes, on dit souvent qu'il
suppose une communication, même si elle est différée, puisqu'il n'est pas lu au moment
de son écriture et qu'il n'atteint son destinataire, à supposer qu'il en ait réellement un,
qu'après sa rédaction et sans la présence de l'énonciateur. Mais précisément, ce sont là
deux différences importantes avec l'oral qui font que la communication écrite a peu à
voir avec l'interlocution. On m'objectera que plusieurs écrivains s'adressent
directement à leur lecteur, « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », dit
Baudelaire, et Diderot, dans un autre genre que la poésie lyrique, le prend à témoin de
l'avancée du récit dans Jacques le fataliste :
Je vous entends ; vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions
rejoindre nos deux voyageurs. Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela
n'est pas poli ; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques ; je
veux que vous me parliez de l'histoire de Gousse ; j'en ai assez...
16 Mais il ajoute aussitôt :
Il faut sans doute que j'aille quelquefois à votre fantaisie ; mais il faut que j'aille
quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de
commencer un récit s'engage d'en entendre la fin.
Je vous ai dit premièrement ; or, dire un premièrement, c'est annoncer au moins un
secondement. Secondement donc... Écoutez-moi, ne m'écoutez pas, je parlerai tout
seul...
17 C'est dire que l'adresse au lecteur n'est qu'une coquetterie d'écriture, une façon de
raconter, mais ne l'implique pas réellement, puisqu'en définitive c'est l'écrivain qui
décide, tout seul. Ce qui le préoccupe, c'est d'abord le corps à corps avec les mots, le lent
travail d'écriture, qui est peut être guidé par des soucis d'adaptation au lecteur comme
il l'est au sujet de son propos, mais qui est d'abord préoccupation des mots et de leur
agencement :
Écrire ! pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le
griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d'une tache
d'encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l'orne
d'antennes, de pattes, jusqu'à ce qu'il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte
fantastique, envolé en papillon-fée...
[...] Je prends encore la plume, pour commencer le jeu périlleux et décevant, pour
72

saisir et fixer, sous la pointe double et ployante, le chatoyant, le fugace, le


passionnant adjectif...
(Colette, La Vagabonde)
18 En somme, le texte atteindra ou non un destinataire, et s'il prend en compte le lecteur,
c'est à travers la représentation que l'auteur s'en fait. C'est ce que savait bien la
rhétorique lorsqu'elle intégrait dans ses analyses l'èthos et le pathos, c'est-à-dire l'image
que l'orateur voulait donner de lui dans son discours et celle qu'il se faisait du public,
de ses passions, de ses attentes17. C'est ainsi que tout n'est qu'une construction
textuelle, organisée par le seul écrivain. Si l'écrit communique, c'est un résultat
aléatoire, qui n'est pas inscrit nécessairement dans son fonctionnement.
19 Le second point sur lequel je me sépare de la pragmatique concerne la relation du
langage au réel. Dans son livre sur la pragmatique, Jean-Michel Gouvard définit l'objet
de son étude de la façon suivante :
L'étude pragmatique de la langue, qui fait l'objet de ce manuel, porte donc sur les
relations qu'entretiennent, dans le discours, certains signes linguistiques avec le
monde réel.18
20 Ces signes sont par exemple les noms propres, les modalités... Christian Touratier, de
son côté, (mais on pourrait allonger la liste des linguistes qui adoptent cette position)
propose en particulier comme justification à la distinction entre signification et
dénotation, le fait que sans elle « on ne s'expliquerait pas qu'il soit possible de
"concevoir un sens sans avoir pour autant avec certitude une dénotation" (Frege, 1971,
104). C'est le problème traditionnel que peuvent poser des mots comme la chimère, les
fées, les anges, ou même, pour certains, dieu, mots qui ont un sens, mais ne
correspondent pas à un référent »19. C'est un problème traditionnel sans doute, mais il
me semble que, s'il peut intéresser le logicien, il n'est pas pertinent pour le
grammairien.
21 La première raison en est que la tâche du grammairien, à la différence de celle du
logicien, et du pragmaticien, n'est pas de se poser la question du vrai et du faux, mais
celle du correct et de l'incorrect, de l'acceptable et de l'inacceptable, du possible et de
l'impossible, quel que soit le couple que l'on choisisse. Je renvoie là encore aux analyses
de Jean-Claude Milner20 : la grammaire commence avec un tri entre ce qui se dit et ce
qui ne se dit pas. Avec la logique, elle partage donc le fait qu'une proposition, qu'elle
soit logique ou grammaticale, doit être convenablement formée, mais elle s'en sépare
en ce que la logique s'ouvre à un plan ontologique qui prend en considération le réel et
l'adéquation à ce réel de référence du jugement qu'exprime la proposition. La
grammaire n'a pas à se soucier de savoir si le langage ment, ou s'il est suivi de succès. Je
rappelle que parmi les caractéristiques du langage recensées par Hockett 21, figure le
mensonge. Le code de la route ne ment pas, les abeilles, quelle que soit la nature –
controversée – de leur langage, ne mentent pas, mais l'être humain le peut parce que le
langage, tout comme il permet indifféremment le propre et le figuré, permet le vrai et
le faux, qu'il faut évidemment distinguer de l'erreur. Il accepte aussi bien tous les
hommes sont mortels que tous les hommes ont des cornes. À vrai dire, il est indifférent au
mensonge, car les mots ne mentent pas, mais seulement ceux qui les emploient.
22 Le langage peut aussi construire des univers. Pour moi, un texte de fiction ne constitue
pas une « énigme », selon l'expression de René Rivara :
Rien, au niveau de la surface, ne distingue le récit fictionnel, roman, fable, nouvelle,
du moins aucune propriété linguistique ou narratologique. Si un conte de fées est
immédiatement interprété comme un produit de l'imagination de l'auteur, c'est en
73

vertu de son contenu, du type d'événements qu'il nous raconte et de l'emploi de


formules conventionnelles comme « Il était une fois... ». En revanche, de nombreux
passages de romans ou de nouvelles, notamment de romans historiques, extraits de
leur contexte, pourraient facilement être lus comme des récits « sérieux » destinés
à nous informer d'événements réels.22
23 Le langage se préoccupe-t-il vraiment de la distinction entre le réel – à supposer qu'on
sache très exactement ce qu'il faut mettre sous ce mot23 – et l'imaginaire ? Ce qu'il
permet, c'est un acte de référence, une visée vers un monde qui lui est extérieur, qu'il
lui préexiste, ou qu'il soit construit par le texte. Comme l'écrit Jean Molino :
Tous les systèmes symboliques dont nous disposons – images, langage, création
artistique, modèles scientifiques – nous servent à construire notre monde, nos
représentations du monde – [...] mais ils sont en même temps indissociables de
positions ontologiques. Lorsque nous forgeons un monde, nous posons en même
temps l'existence, les diverses sortes d'existence des êtres qui le constituent. 24
24 Les faits de langue qui nous permettent de poser l'existence d'êtres de chair ou de
papier sont les mêmes que ceux par lesquels nous renvoyons à l'univers familier qui
nous entoure.
25 La fiction n'a pas à être traitée comme telle par la grammaire, mais seulement le fictif.
Un énoncé comme Si j'étais mince, je mangerais ce gâteau peut avoir une visée
référentielle réelle ou de fiction, s'il s'agit par exemple d'un énoncé prononcé par un
personnage de roman. Dans les deux cas, la proposition hypothétique pose comme
fictif, c'est-à-dire décroché de l'univers de référence proposé, contrefactuel dans cet
univers, le fait d'être mince. Quel que soit le statut de l'énonciateur, locuteur réel ou
être de papier, il faut dans les deux cas qu'il soit gros, au moins enveloppé, et qu'il
oppose à cet état de choses un fait non attesté. Cette opposition se traduit par des
marques : la conjonction si, l'imparfait de étais et le conditionnel de mangerais. Fictif et
non fictif appartiennent bien à la grammaire mais il n'existe aucune marque de la
distinction entre réel et fiction.
26 De ce point de vue, le texte écrit littéraire ne pose pas de problème spécifique et permet
de faire surgir des faits grammaticaux qui caractériseraient tout autant le discours
journalistique censé rendre compte d'événements constatés. Avant d'offrir des
exemples de style individuel, il offre des exemples de faits grammaticaux.
 
LES PROPRIÉTÉS TOPOLOGIQUES DE L'ÉCRIT

27 C'est un lieu commun depuis Saussure de parler de la linéarité 25 du langage :


Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les
caractères qu'il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et b) cette
étendue est mesurable dans une seule dimension : c'est une ligne.
28 Et Saussure ajoute, parlant cette fois non plus des signifiants auditifs, mais graphiques :
Ce caractère apparaît immédiatement dès qu'on les représente par l'écriture et
qu'on substitue la ligne spatiale des signes graphiques à la succession dans le temps.
26

29 La linéarité semble si évidente qu'on ne s'interroge plus sur cette notion comme si elle
allait de soi. En réalité, elle demande à être précisée. Appliquée à l'oral, elle n'a pas
grand sens puisque la ligne est une notion spatiale. Il ne s'agit évidemment que d'une
74

métaphore banale, celle qui nous fait représenter le temps par une ligne orientée 27. La
linéarité dont parle Saussure est, si l'on peut dire, temporelle :
Par opposition aux signifiants visuels (signaux maritimes, etc.), qui peuvent offrir
des complications simultanées sur plusieurs dimensions à la fois, les signifiants
acoustiques ne disposent que de la ligne du temps.28
30 Au sens strict, il ne s'agit donc pas de linéarité et il serait plus juste de parler de
« succession temporelle ». Comme le fait remarquer le sémioticien Roy Harris, c'est une
« linéarité qui n'offre aucun choix, puisqu'elle dépend d'une nécessité biomécanique »
29
. Il n'appartient à personne de parler en remontant le temps, et lorsque l'on parle en
verlan, on parle encore en suivant son ordre.
31 Les choses ne sont pas les mêmes dans l'écrit. Cette fois, la linéarité est spatiale,
puisque l'écrit s'inscrit dans un espace à deux dimensions, et non déterminée. Le
français va de gauche à droite, mais l'arabe de droite à gauche. De surcroît, alors que
dans l'oral, il y a continuité de l'unique direction, même si la chaîne est parfois rompue
par des silences, dans l'écrit c'est la direction elle-même qui est rompue. En fin de
ligne, en français, on est à droite de la feuille, mais on commence à gauche celle qui
suit : les mots de la fin d'une ligne et du début de la suivante ne sont pas contigus, sauf
dans l'écriture boustrophédon, qui enchaîne le mouvement comme pour les sillons
tracés dans un champ où le geste est continu et où la direction change d'une ligne à
l'autre.
32 Lorsque Mallarmé écrit « Un coup de dés », selon l'analyse de Yves-Alain Favre :
Dans son désir de fusion des arts, hérité des théories de Wagner, il a adapté au livre
les traits spécifiques des arts du Temps, comme le musique et la danse, et les
caractères propres aux arts de l'Espace, comme le dessin et l'architecture. 30
33 Qu'il ait ensuite doté les dimensions horizontales et verticales de valeurs symboliques :
[...] trois niveaux peuvent être distingués ; le bas de page figure l'abîme : on y
rencontre les mots naufrage, gouffre, toute réalité se dissout ; et le haut de la page
représente l'altitude et l'élévation ; tout ce qui a trait aux astres s'y rencontre
toujours. Au centre, une ligne neutre où précisément est inscrit le mot hasard, qui
par définition reste neutre et ambivalent. Les mots ne sont donc pas disposés sans
quelque intention et l'emploi du vocabulaire se lie étroitement au dessin. 31
34 cela n'a pu se faire que grâce aux propriétés spatiales de l'écriture. La disposition de
son texte les met en lumière, alors que nous finissons par ne plus les voir dans les
situations ordinaires.
35 La poésie est un observatoire particulièrement fécond pour analyser ces
caractéristiques topologiques32. Face à la prose, qui va de l'avant, prorsus, qui semble
s'établir dans une seule direction et suivre la succession temporelle, la poésie, au moins
la poésie classique, la rompt à chaque fois qu'un vers nouveau commence. L'étymologie
du mot « versus », retour, le dit clairement. Le vers, disent les théoriciens classiques,
doit présenter un sens complet. C'est souligner la rupture qui s'établit avec le passage à
la ligne. Orientation dans le vers de gauche à droite, dans la strophe et le poème de
haut en bas. La rime ne suppose-t-elle pas une disposition verticale :
Booz s'était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
(Hugo, « Booz endormi », La Légende des siècles)
36 Ainsi la chaîne de l'écrit est double. Certains types de texte, les acrostiches :
75

La nuit descend
On y pressent
Un long un long destin de sang
(Apollinaire, « Si je mourais là-bas... », poème envoyé à sa maîtresse,
Lou, dont les initiales se trouvent au début de chaque vers)
37 les palindromes, qui disent la même chose qu'on les lise de droite à gauche ou de
gauche à droite : Ève rêve Rose verte et rêves or.33 certains poèmes surréalistes :
Amie haine
Et n'aime
haine aime
aimai ne
MN
NM
MN
NM
(Robert Desnos, Élégant cantique de Salomé Salomon)
38 jouent de cette double dimension et du choix de la direction dans chacune d'elle.
39 Indépendamment de la poésie, il existe d'autres « cas remarquables d'exploitation des
possibilités liées à l'écriture ». Parmi elles, Christophe Luc et Jacques Virbel dans leur
article « Le modèle d'architecture textuelle »34, analysent l'énumération. Ils justifient
ainsi leur choix :
L'énumération constitue un cas remarquable d'exploitation des possibilités liées à
l'écriture. D'une part, la forme écrite autorise le développement d'énumérations
aussi longues et enchâssées que nécessaire et d'autre part, ces énumérations
constituent un cas particulièrement clair de la correspondance entre des formes
discursives développées à base d'expressions adverbiales (premièrement,
deuxièmement, puis, enfin,...) et des formes syntaxiquement réduites comportant
des traces typo-dispositionnelles de ces réductions (usage des numératifs, des
diacritiques, etc.). Ainsi, les énumérations participent à la fois de structures
entièrement visuelles qui n'ont pas de sources dans l'oral et de structures
entièrement discursives.35
40 C'est un autre exemple où l'on voit l'importance de la spatialité dans l'écrit.
41 Je citerai en dernier lieu certains cas d'anaphores, qui impliquent ce dernier ou celui-ci
analysés l'un par Michel Charolles et l'autre par Francis Corblin 36. Celui-ci (ce dernier
auteur) indique qu'en « combinant l'exigence que l'antécédent soit la mention la plus
proche et qu'il y ait en contexte au moins une autre mention, on rend compte d'un
nombre non négligeable de contraintes d'emploi »37. Si ce dernier et celui-ci sont surtout
utilisés dans l'écrit, c'est sans doute en raison de la première exigence, plus facile à
remplir avec des propriétés topologiques visibles.
42 Il me semble donc que les textes sont particulièrement propices à illustrer les questions
de l'ordre des mots et des groupes de mots dans la langue.
 
L'ORDRE DES MOTS

43 L'écrit et les bouleversements qui s'y manifestent dans l'ordre des mots mettent en
évidence qu'il faut distinguer dans la langue deux types de relation. À des relations
structurales38, à des relations de « constituance » selon le terme d'Olivier Bonami et
Danièle Godard39, s'ajoutent des relations topologiques. Comme le dit Jean-Claude
Milner40 :
76

La théorie doit reconnaître, en plus des termes et de leurs éventuelles relations, une
entité distincte : le site de chaque terme. Ce sont alors les sites qui constituent
l'objet de la syntaxe.41
44 Pour prendre un exemple, si l'on représente par ε [V + N0 + W] la structure de l'unité
grammaticale minimale42, où ε représente la deixis, V, le verbe, et NO, le sujet, tous deux
obligatoires et W le ou les groupes que la grammaire traditionnelle appelle
compléments d'objet, direct et indirect, et qui dépendent du lexique du verbe utilisé,
elle n'implique en elle-même aucune relation d'ordre. Mais elle est soumise à des
relations topologiques qui en définissent un, bien précis.
45 En français, et contrairement à de nombreuses langues, dans le cadre de cette unité
minimale, NO précède V. Il s'agit là de positions. La position représente l'ordre
respectif des éléments de l'unité grammaticale. C'est la position qui permet de parler
d'inversion du sujet. Dans un autre point sensible de l'ordre des mots, c'est encore une
question de position qui permet de parler de la place de l'adjectif, puisqu'on envisage la
position qu'il occupe par rapport au substantif.
46 Cette notion de topologie ne suffit pas. Il faut en introduire une autre, celle de zone,
que j'emprunte aux grammairiens danois qui l'ont introduite les premiers 43. La
nécessité de cette distinction apparaît par exemple dans la restriction. On dit souvent
un peu trop rapidement qu'elle ne peut porter que sur un complément :
47 Jacques ne boit que du lait
48 mais qu'elle est impossible avec un sujet, si bien que l'on doit utiliser d'autres formules,
comme « seul » :
49 Seul Jacques boit du lait.
50 Or, il suffit que le sujet suive le verbe pour qu'il puisse supporter la restriction : Le
matin ne circulent que quelques voitures.
51 Ce qui est en cause, ce n'est donc pas la fonction des groupes nominaux, mais la zone
définie par rapport au verbe : il existe une dissymétrie entre la zone préverbale et la
zone postverbale. De fait, un circonstant n'acceptera lui aussi la restriction que s'il est
dans la zone postverbale :
52 *Que le matin il sort.
53 Il ne sort que le matin.
54 Les propriétés du sujet lorsqu'il est en zone préverbale et lorsqu'il est en zone
postverbale diffèrent sur certains points. Outre la restriction déjà citée, on constate par
exemple44 qu'avec le N0 inversé existe bien un accord en nombre, mais pas en
personne :

Jacques et Marie arrivent Arrivent Jacques et Marie

Marie et moi arrivons Arrivent Marie et moi

55 Olivier Bonami et Danièle Godard relèvent d'autres propriétés dans le cas d'inversion
en contexte d'extraction, c'est-à-dire pour eux « relatives, interrogatives partielles,
clivées, topicalisation, etc. » N0 en pareil cas a des propriétés qui diffèrent à la fois de
celles d'un N0 antéposé et d'un N1.
77

56 En ce qui concerne la position du verbe et de N0, elle est liée à l'impossibilité pour la
zone préverbale de rester vide45 alors que la zone postverbale le peut, si bien que, si
l'unité grammaticale minimale se réduit au verbe et à N0, N0 se trouve nécessairement
en tête.
57 L'ordre des mots dans les textes est au carrefour de paramètres structuraux et
topologiques :
58 — faits de structure. La catégorie morpho-syntaxique du sujet entre en jeu, puisque les
groupes nominaux et les clitiques ne se comportent pas de la même façon :
Au loin retentit un bruit
vs
Au loin retentit-il
59 mais aussi la construction du verbe selon qu'elle est transitive ou intransitive :
Ainsi écrit Jacques
vs
Ainsi écrit Jacques une lettre
Ainsi écrit une lettre Jacques
60 — faits de topologie. La zone préverbale doit être remplie pour que le sujet puisse se
trouver après le verbe. Pour peu que l'on passe au texte, c'est-à-dire que l'unité
minimale se trouve amplifiée46, la présence dans cette zone d'un circonstant autorise la
postposition de N0.
61 Le passage au texte, de manière tout aussi régulière, fait apparaître au moins deux
autres paramètres, que l'on peut si l'on veut appeler stylistiques, mais qui sont
grammaticaux et relèvent de la macro-grammaire. Le premier concerne la cohésion du
texte. Les liens anaphoriques jouent évidemment un rôle primordial dans cette
construction. Ils mettent en jeu des termes grammaticaux anaphoriques, comme des
pronoms, des relations lexicales, comme l'hyponymie ou la synonymie, des figures de
rhétorique, comme la métaphore ou la métonymie. Ils impliquent aussi des endroits
particuliers dans l'unité textuelle, comme l'avait déjà analysé A. Blinkenberg 47.
Immobile et la tête basse, elle [Salammbô] regardait les soldats. Derrière elle, de
chaque côté, se tenaient deux longues théories d'hommes pâles, vêtus de robes
blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n'avaient pas de
barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d'anneaux ils
portaient d'énormes lyres et chantaient tous, d'une voix aiguë, un hymne à la
divinité de Carthage. (Flaubert, Salammbô)
62 Dans cet extrait, le placement en tête du second paragraphe du groupe qui indique la
localisation des prêtres soutient le lien marqué par l'anaphorique « elle ». Plus loin, le
satellite « dans leurs mains étincelantes d'anneaux », qui figure en tête, lie les termes
de la série lexicale des parties du corps mieux que ne l'aurait fait son insertion à
l'intérieur ou à la fin de l'unité. Il faut donc faire intervenir une dernière notion de
topographie, qui est la place dans l'unité textuelle. En prose, on peut parler de places
rhétoriques et en poésie de places métriques. Il s'agit d'endroits dans l'unité textuelle,
le paragraphe, le texte, le vers, la strophe, le poème, qui font l'objet de marquages
particuliers. Ces places rhétoriques sont essentiellement localisées dans des frontières,
début ou fin48. Pour être complet, il faut évidemment aussi mentionner le genre du
texte, les didascalies théâtrales, par exemple, autorisant plus largement la postpostion
du sujet49.
78

63 Ainsi, pour traiter de ce que l'on appelle l'ordre du sujet par rapport au verbe, on a
besoin de quatre paramètres : des cases, qui renvoient à des relations purement
structurales, des positions, qui définissent l'ordre respectif des éléments, quels qu'ils
soient, des zones, définies par rapport au verbe, des places, qui se situent au niveau du
texte.
64 Dans cet exemple :
(1) Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme de pétrole ; sur
celui de Khamon, couleur d'hyacinthe, se dressait un phallus d'ivoire, bordé d'un
cercle de pierreries ;
(Flaubert, Salammbô)
65 la postposition du sujet de « se dressait » est liée aux relations structurales, le fait que
le verbe « se dresser » est intransitif et que son sujet n'est pas un clitique, au
remplissage de la zone préverbale par un complément prépositionnel, et aux places
rhétoriques : en tête de la deuxième unité, après le point virgule, se trouve le
complément circonstanciel qui renforce le lien anaphorique établi par « celui ». Il
dispose dans la même place les deux pavillons, celui de Melkarth et celui de Khamon.
66 Dans ce vers de Victor Hugo :
(2) Où l'aigle avait plané, rampait le scorpion.
(« Au lion d'Androclès », La Légende des siècles)
67 l'inversion de NO insère les deux animaux opposés, symbole de la hauteur et de la
bassesse, au propre et au figuré, dans les deux places métriques les plus importantes.
Les deux verbes antithétiques sont ainsi contigus de part et d'autre de la césure. Le
chiasme réparti dans les deux hémistiches en prend d'autant plus de vigueur.
68 On pourrait utiliser les mêmes notions pour analyser l'ordre de deux autres cases, le
substantif et l'adjectif épithète. On constaterait que leur position respective est
structurellement indifférente et que l'adjectif peut apparaître avant ou après le
substantif. Cette fois, la zone ne serait évidemment pas définie par rapport au verbe,
mais par rapport au substantif : la dissymétrie entre les deux zones se marque par le
fait que dans la zone présubstantivale, délimitée à l'intérieur du groupe substantival,
l'adjectif perd son accent au profit de l'accent de groupe que porte le substantif, ce qui
n'est pas le cas dans la zone postsubstantivale. Antéposé, l'adjectif perd du même coup
de sa force sémantique au profit d'une valeur impressive, ce qui suffit à disqualifier
pour cette zone les adjectifs caractérisants comme ceux de couleur ou de forme. Ce
n'est pas qu'il soit impossible d'en trouver dans cette position (je ne crois pas qu'on
puisse répartir les adjectifs en adjectifs à position fixe et variable) mais le lexique rend
la chose difficile50. Enfin, les places rhétoriques et métriques ne sont pas indifférentes,
comme on peut le voir en particulier en poésie. Les nécessités de la rime et de la césure
peuvent entre autres intervenir. Pour ne citer que cet exemple, dans les deux premiers
vers de « Les Chercheuses de poux » de Rimbaud :
Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes
Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,
69 on peut opposer la position des deux adjectifs de couleur. Dans le premier cas,
l'antéposition de rouges confère à l'adjectif une valeur psychologique autant que
descriptive et permet la rime. Dans le second, à la césure, la postposition de l'adjectif
blanc permet de respecter le compte des syllabes et l'insère dans une place métrique qui
lui donne du poids en dépit du fait qu'il est monosyllabique. Ainsi se crée un chiasme
79

localisé dans deux places métriques successives, la fin du premier vers et la césure du
second.
70 Pour le sujet postposé comme pour l'adjectif de couleur antéposé, on peut bien si l'on
veut parler d'inversion stylistique, mais en réalité ce terme ne veut rien dire tant qu'on
n'a pas défini les facteurs qui rendent possibles ces positions. Dans la perspective d'une
grammaire ascendante qui va des micro-unités au texte, les facteurs à retenir sont
multiples et divers, mais tous sont fondamentalement grammaticaux, soit pour aller du
plus limité au plus large, des relations de constituance, des relations topologiques
internes à l'unité textuelle ou au groupe – les positions et les zones –, des relations
topologiques textuelles – les places, rhétoriques et métriques. Jamais les facteurs
textuels qu'on pourrait considérer comme stylistiques ne peuvent supprimer les
paramètres locaux, mais ces derniers ne prennent leur sens que grâce aux premiers. De
la grammaire au style, il n'y a pas solution de continuité, ou, pour le dire autrement, le
style, c'est la grammaire.

NOTES
1. J.-C. Milner, Introduction à une science du langage, Paris, Le Seuil, 1995 (1ère édition 1989), 45.
2. Sur le possible/impossible de langue et le possible/impossible matériel, voir J.-C. Milner, op.
cit., 88 sq.
3. M.-N. Gary-Prieur & M. Noailly, « Démonstratifs insolites », Poétique, n o 105, fév. 1996, 111121.
4. É. Noulet, Dix poèmes, Genève, Droz, 1948, 131.
5. Sur un poème de Mallarmé, L'Information grammaticale, no 67, octobre 1995, 3-9.
6. Voir C. Blanche-Benveniste, Approches de la langue parlée en français, Gap-Paris, Ophrys, 1997.
7. Sur cette notion, voir A. Culioli, Pour une linguistique de l'énonciation. Formalisation et opérations de
repérage, tome 2, Gap-Paris, Ophrys, 1999, 74.
8. La Théorie de la construction directe de la phrase. Analyse de la formation d'une idéologie linguistique,
Paris, Larousse, 1993.
9. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1968 (3 e édition), 21.
10. Voir par exemple J. Firbas, « On defining the theme in functional sentence analysis », Travaux
linguistiques de Prague, 1, 1964, 267-280 ; J. Perrot, « Éléments pour une typologie des structures
informatives », Mémoires de la Société de Linguistique de Paris, Nouvelle série, 2,13-26 ; C. Touratier,
« Structure informative et structure syntaxique », BSL, 1993, 88, 1, 49-63.
11. « L'ordre des mots », Cahier Jean-Claude Milner, Lagrasse, Verdier, 2001, 277-302, 285.
12. À supposer qu'elle offre un véritable contenu, et ne se réduise pas à un emprunt de terme à
une théorie qui n'est pas linguistique dans son essence.
13. J'utilise ce terme provisoirement, bien qu'il n'ait pas toujours la définition que je lui prête,
comme point origine de la parole défini par les trois éléments, moi, ici, maintenant. Son
étymologie implique un geste de monstration, ce que je ne retiens pas. Il faudrait un terme
nouveau comme « point-ego », « ego-source ».
14. Voir par exemple J.-M. Gouvard, La Pragmatique. Outils pour l'analyse littéraire, Paris, Armand
Colin, 1998, 148 sq.
15. Voir P. Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, PUF, 5 e édition, 1995.
80

16. J'ai bien conscience que ce faisant, je me situe philosophiquement autant que les linguistes
dont je me démarque. Il me semble que l'avantage de ma position est de séparer des phénomènes
qui sont souvent confondus et non définis.
17. Voir F. Comilliat & R. Lockwood éds., Èthos et pathos. Le statut du sujet rhétorique, Actes du
Colloque international de Saint-Denis (19-21 juin 1997), Paris, Champion, 2000.
18. La Pragmatique, op. cit., 4.
19. La Sémantique, Colin, 2000,15. L'article de Frege est le suivant : « Sens et dénotation », dans
Écrits logiques et philosophiques, trad, de C. Imbert, Paris, Le Seuil, 1971 (original, 1892).
20. Op. cit., 54 sq.
21. A course in modem linguistics, New York, Macmillan, 1958.
22. R. Rivara, La Langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative, Paris, L'Harmattan, 2000,
279.
23. Lorsque G. Philippe écrit dans la présentation du numéro de Langue française, n o 128,
décembre 2000, consacré à L’Ancrage énonciatif des récits de fiction, que les prédications
« fictionnelles » « ne correspond(e)nt pas à un état du monde avéré » (3), on est en droit de se
demander ce qu'est précisément un tel état, quand une partie importante de la réflexion
épistémologique contemporaine porte sur le statut des faits.
24. J. Molino, « Pour une ontologie de la poésie » (deuxième partie), Détours d’écriture, n o 15, 1991,
217.
25. Sur ce point, voir R. Harris, La Sémiologie de l’écriture, Paris, éditions du CNRS, CNRS langage,
1993, 279 sq.
26. Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., 103.
27. Il s'agit d'avoir conscience du lien entre nos conceptions du temps et celles du langage. Nous
aurions intérêt à pratiquer plus largement les analyses comparatives et à prendre du recul par
rapport aux analyses les plus banales et les plus admises. Sur la nécessité de comparer ce qui a
priori paraît incomparable, voir M. Detienne, Comparer l'incomparable, Paris, Le Seuil, 2000.
28. Saussure, op. cit., 103.
29. Op. cit., 280.
30. Garnier-Flammarion, 1985, 412.
31. Ibid., 412-413.
32. Je ne crois pas, contrairement à de nombreux linguistes qui s'intéressent au style, qu'il vaut
mieux travailler sur la prose narrative : « le lieu du style (c'est-à-dire le lieu de croisement de la
langue et du texte) est à saisir de façon privilégiée dans le roman [...] ou du moins dans le
narratif » (M.-N. Gary Prieur & M. Léonard, « Le démonstratif dans les textes et dans la langue »,
Les Démonstratifs : théories linguistiques et textes littéraires, Langue française, n o 120, décembre 1998,
5-20, 8). Je crois que la poésie est un lieu tout aussi intéressant, en particulier parce que les
contraintes métriques obligent à solliciter encore plus le fait grammatical pour le rendre
compatible avec elles.
33. Palindrome de Luc Étienne cité par le Groupe μ, Rhétorique de la poésie. Lecture linéaire et lecture
tabulaire, Bruxelles, Éditions complexe, 1977,143.
34. Verbum, tome XXIII, no 1,2001, Cohérence et relations de discours à l'écrit, éd. M.-P. Péry-Woodley,
103-123.
35. Ibid., 114.
36. Voir M. Charolles, « Comment repêcher les derniers ? Analyse des expressions anaphoriques
en ce dernier », Pratiques, 85, 1995, 89-113 ; F. Corblin, « Celui-ci anaphorique : un mentionnel »,
Langue française, no 120, op. cit., 33-43.
37. « Celui-ci anaphorique », op. cit., 39.
38. Pour la façon dont je me représente ces relations, voir « L'ordre du sujet et du verbe en
français », à paraître dans les Actes du colloque Le Sujet, Gap, Ophrys, 2003. Je considère que
l'unité minimale de la grammaire est faite d'une certain nombre de cases, telles que la case du
81

verbe, celle de son sujet, celle de son ou de ses compléments. Ces cases sont remplies par des
groupes minimaux qui peuvent être amplifiés. Par exemple NO, le sujet, comprend un nom
propre ou un nom commun précédé d'un déterminant. Il peut être amplifié par un adjectif
épithète qui lui est lié à nouveau par une relation structurale et par des contraintes d'ordre.
39. O. Bonami & D. Godard, « Inversion du sujet, constituance et ordre des mots », Cahier Jean-
Claude Milner, op. cit., 117-174.
40. Introduction à une science du langage, Le Seuil, version longue de 1989, 291.
41. 1975, 291. Voir aussi J.-M. Marandin, « L'hypothèse des sites en syntaxe », Cahier Jean-Claude
Milner, op. cit., 175-227.
42. Je préfère éviter le terme de « proposition », qui est logique plus que grammatical. Sur ce
point, voir J. Gardes-Tamine, « Phrase, proposition, énoncé, etc. Pour une nouvelle
terminologie », L'Information grammaticale, 2003.
43. Voir P. Skârup, Les Premières Zones de la proposition en ancien français. Essai de syntaxe de position,
Études Romanes de l'Université de Copenhague 6, Copenhague, Akademisk Forlag, 1975.
44. Voir O. Bonami & D. Godard, op. cit., 118.
45. Dans le cadre de l'unité de base. L'exemple de l'impératif, qui implique une modalité
particulière, n'est donc pas un contre-exemple.
46. Sur l'amplification, voir J. Gardes Tamine & M.-A. Pellizza, La Construction du texte. De la
grammaire au style, Paris, Armand Colin, 1998.
47. L'Ordre des mots, Copenhague, Levin & Munksgaard, 1933.
48. Voir J. Molino & J. Gardes Tamine, Introduction à l'analyse de la poésie, tome 1, Vers et figures,
PUF, 1992 (1e édition, 1982), 51 sq. Pour d'autres paramètres concernant le texte, en particulier
les genres, voir J. Gardes Tamine, « L'ordre du sujet et du verbe en français », op. cit.
49. Voir N. Flaux & G. Zaragoza, « L'inversion du sujet dans les didascalies », L'Information
grammaticale, no 95, octobre 2002, 31-37.
50. On trouve ici une belle illustration de l'opposition entre possible/impossible de langue et
possible/impossible matériel, voir J.-C. Milner, 1995, op. cit., 88-89.

AUTEUR
JOËLLE GARDES TAMINE
Professeur de linguistique française à l'Université de Provence. Ses recherches ont porté sur la
syntaxe, le langage de l'enfant, puis se sont orientées vers la poétique et la rhétorique.
Principales publications : Introduction à l'analyse de la poésie (en collaboration avec J. Molino),
tome 1 : Vers et figures, Paris, PUF, 1992 (1982), tome 2 : De la strophe à la construction du poème,
1998 ; La Grammaire, Paris, Armand Colin, tome 1 : Phonologie, morphologie, lexicologie, tome 2 :
Syntaxe, 1998 (1990) ; La Stylistique, Paris, Armand Colin, 2001 (1992) ; Dictionnaire de critique
littéraire (en collaboration avec M.-C. Hubert), Paris, Armand Colin, 2002 (1996) ; La Rhétorique,
Paris, Armand Colin, 2002 (1996) ; La Construction du texte. De la grammaire au style (en
collaboration avec M.-A. Pellizza), Paris, Armand Colin, 1998 ; La « Rhétorique profonde » de Saint-
John Perse (en collaboration avec C. Camelin), Paris, Champion, 2002 ; Pour une grammaire de l'écrit,
Paris, Belin, 2004.
82

Figures d'apposition
Agnès Fontvieille

1 Contre le modèle canonique de la phrase lissée, construite sur l'équilibre de ses


périodes « rigides et lourdes », et dont chaque membre laisse attendre son inexorable
chute, Nathalie Sarraute rêve celui, inverse, de « phrases s'élanç[a]nt à corps perdu,
comme entraînées malgré elles, ouvertes sur on ne sait quel devenir », phrases
« titub[a]nt en paraissant ne pas savoir où elles vont » 1. Contre la clôture, il s'agit pour
l'écrivain du Nouveau Roman de promouvoir l'ouverture, la suspension ; contre la
complétude et la rigidité, l'inachèvement et le tremblement. En résulte une phrase
« cabrée devant la convention littéraire » plus à même d'exprimer « l'interpénétration
de la sensation et du langage2 » dans ces mouvements intérieurs, enchevêtrés et
embryonnaires qui préexistent à toute prise de parole et que Sarraute nomme tropismes.
La critique de la phrase classique dans son schéma rythmique comme dans son ossature
syntaxique est « productrice3 » ; mais l'art de la fragmentation change de forme et
même de finalité d'un écrivain à l'autre. Chez Claude Simon comme chez Sarraute, le
langage « doit s'assouplir afin de se couler dans les replis les plus secrets de cette
parcelle du monde sensible qu'il explore4 » mais la « bataille de la phrase » (J. Ricardou)
invente des formes d'espèces différentes : au dynamisme brisé de la phrase
sarrautienne répondent des systèmes complexes d'enchâssements chez Simon,
produisant une phrase souvent consolidée en ses bordures quoique cassée dans sa
courbe mélodique comme dans sa progression logique, jusqu'à se dérober parfois
totalement au tempo et aux exigences de la lecture orale. Pour distendre ou briser la
linéarité de la phrase, il importe donc de renverser son équilibre naturel. Or, de par ses
caractéristiques de fonctionnement dans la langue, l'apposition devient le lieu
privilégié d'un travail de déséquilibre voire de déconstruction de la syntaxe de phrase.
Avant d'entrer plus en détail dans la description et l'analyse de ces figures d'apposition,
peut-être convient-il de préciser notre définition d'une notion longtemps controversée.
2 L'apposition est une notion aux frontières mouvantes du point de vue de sa définition
comme des éclairages théoriques qu'elle a reçus. Sous une appellation unique, on est
même passé d'un fait de langue à un autre : de (A) la relation d'un nom épithète lieé à autre
nom (« la mère patrie ») à (B) la relation qui unit tout terme détaché à un nom (« Paris,
capitale de la France » ou « Suzon, très grave »). Si les définitions A et B décrivent toutes
83

deux une fonction adnominale, elles ne présentent toutefois aucun cas commun, le
liage épithétique excluant toute forme de détachement. Entre ces deux pôles exclusifs,
il convient de rétablir un stade intermédiaire où l'apposition désigne (A') toute
construction, liée ou détachée, unissant un nom à un autre nom (« la mère patrie » ou « Paris,
capitale de la France »). Si entre A et A', la différence tient à une extension toujours plus
grande de la notion d'apposition (qui au départ, à partir de l'exemple urbs Roma,
désignait même plus étroitement encore la relation d'un nom avec un nom propre), en
revanche entre A' et B, la différence du découpage ne se laisse pas appréhender en
termes de plus large ou plus étroit : A' exclut tout constituant détaché autre que le nom
(autrement dit : les adjectifs, participes ou propositions subordonnées relatives
détachées) tandis que B exclut tout nom lié (à quoi reviendra la fonction épithète).
Ajoutons enfin que ces trois définitions simplifiées masquent une diversité encore plus
grande des approches selon que rhétoriciens et grammairiens ont considéré
l'apposition comme une relation ou comme un terme en relation et selon qu'ils ont
identifié la nature de ce lien en terme de coordination ou de subordination.
3 Ces fluctuations définitionnelles tiennent en grande partie à l'évolution de la pensée de
la langue. Pour reprendre l'analyse développée par Franck Neveu 5, tant que la
grammaire s'est nourrie de logique et de sémantique, a prévalu, pour aborder
l'apposition, le critère de l'identité référentielle du mot apposé avec son support – ce qui a
justifié la restriction de l'apposition au seul nom (en A et A'). Mais avec la prise en
compte croissante de la ponctuation et de la syntaxe, avec l'apparition d'une
grammaire des fonctions syntaxiques à partir du milieu du XIXe siècle, a
progressivement prévalu le critère de la construction syntaxique du mot apposé.
L'apposition a alors quitté le domaine de la rhétorique où elle remplissait le rôle
défiguré de construction pour intégrer la catégorie des fonctions syntaxiques. La
construction appositive, susceptible d'être paraphrasée par une relation attributive, est
apparue comme un certain type de relation attributive : sans verbe. Au cours du XXe siècle et
notamment dans sa seconde moitié où se sont multipliés les travaux sur la question, la
réflexion sur l'apposition a bénéficié de l'apport des théories informationnelles ainsi
que des études sur l'intonation. On a ainsi établi le lien qui existe entre la prédication et
le détachement : Mats Forsgren a mis en évidence le fait que si l'apposition ne nécessite
pas le recours à une forme verbale pour réaliser une prédication, c'est que la pause joue
elle-même le rôle de fondeur ou marqueur prédicatif, ce dont témoigne encore
l'intonation spécifique du groupe apposé, plus basse que celle du reste de la phrase, de
type parenthétique.
4 Citons pour exemple une apposition tirée de La Route des Flandres :
et à un moment, la pluie commença à tomber, elle aussi monotone, infinie et noire
[...].6
5 Le groupe caractérisant apposé à « la pluie » qui figure en italique participe à la
prédication de la phrase qui consiste à poser à la fois que « la pluie commença à
tomber » et qu'elle était « monotone, infinie et noire, etc. ». Les prédicats « monotone,
infinie et noire » peuvent être dits seconds dans la mesure où ils dépendent du premier
(« commença à tomber »). De par son détachement et sa mobilité, le groupe apposé,
quoiqu'il se rapporte au GN, n'en fait pas partie. La pronominalisation du sujet se fait
ainsi indépendamment de l'apposition : *elle commença à tomber, (elle aussi) monotone,
infinie et noire. Le groupe apposé « monotone, infinie et noire » exprime une
caractérisation du sujet sémantiquement (voire logiquement) liée au prédicat
84

« commença à tomber » : elle renseigne sur la pluie mais aussi sur sa façon de tomber.
Atteste cette solidarité des deux prédications le fait qu'on aurait du mal à faire porter
une interrogation sur le prédicat tomber tout en conservant l'apposition ( *La pluie
tombe-t-elle, monotone, infinie et noire ?). C'est là que réside la ligne de partage essentielle
entre apposition et épithète : si la série adjectivale devenait épithète (*la pluie monotone,
infinie et noire commença à tomber), elle servirait au sein du groupe nominal à poser, tout
en énonçant ses propriétés, la référence de la pluie, sur quoi ensuite on prédiquerait. La
pronominalisation du sujet ferait ainsi disparaître l'épithète (*Elle commença à tomber),
preuve que l'énoncé n'était construit que sur une seule prédication. Contrairement à
l'épithète (adjectivale ou nominale), l'apposition relève d'une prédication seconde, c'est à
dire, pour reprendre la définition de Naoyo Furukawa, d'« un type de séquence qui,
malgré son statut syntaxiquement intégré, exprime sémantiquement un contenu
phrastique à l'intérieur même de la phrase »7, ce contenu phrastique étant par ailleurs
facultatif. Que l'apposition enchâsse une phrase dans une autre nous conduit enfin à
nous rallier à l'idée que l'apposition est moins une fonction parmi d'autres qu'un
système binaire reliant une prédication à un support thème.
6 Quoique dépendant du point de vue syntaxique, le groupe apposé conserve une certaine
autonomie. D'une part il est mobile et se prête à un détachement plus ou moins
marqué :
Non, pas nos mots à nous, trop légers, trop mous, ils ne pourront jamais franchir ce
qui maintenant entre nous s'ouvre, s'élargit... une béance immense.. 8.
7 D'autre part son détachement et son intonation spécifique en font un groupe
susceptible de connaître une expansion importante9. Son autonomie et son élasticité
favorisent ainsi, chez les poètes comme chez les romanciers, de nouvelles
configurations langagières, fondées sur des appositions, qui n'ont d'équivalent ni dans
le langage parlé ni même dans la syntaxe littéraire conventionnelle, « figures de
construction » inédites encore parce qu'elles ne se limitent plus à certains membres de
la phrase mais prennent la phrase tout entière comme unité de mesure. Jouant à
distendre ou briser la linéarité de la phrase, à développer un plan secondaire au
détriment même du plan premier, ces figures (qu'il faudrait baptiser figures de phrase)
mettent à mal le clivage des genres prose/poésie envisagé du point de vue de
l'opposition syntagme/paradigme ainsi que la notion de « belle phrase »,
historiquement fondée sur les qualités d'équilibre, d'harmonie ou de symétrie. La
phrase ne correspond plus à un modèle normé ni à un genre. Elle importe des
familiarités lexicales et syntaxiques de l'oral tout en cultivant un volume, des
assonances et parallélismes rythmiques propres à l'écrit. Déjà en 1853, Hugo introduit
en poésie, dans Châtiments, « un parlé en vers qu'on n'avait jamais parlé » 10, déclarant la
guerre à « l'ancien régime littéraire »11. Prenant pour cible la hiérarchie qui fait
prévaloir les genres nobles sur les genres inférieurs du discours, les figures de
rhétorique sur les expressions propres, il accorde un primat à la syntaxe contre le
décorum des ornements du discours, réhabilitant les catégories dévaluées mais
significativement porteuses de prédications que sont les participes présents et verbes :
« Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ! »12 déclare-t-il dans sa célèbre Réponse à
un acte d'accusation. En résulte un nouvel investissement du code syntaxique comme lieu
d'intensité du discours13 – avec une prédilection pour les constituants détachés-, un
travail sur le rythme et la prosodie de la phrase destinés à faire saillir chaque mot de la
phrase en l'investissant d'une force prédicative sans précédent.
85

8 L'étude qui suit se limitera aux appositions au sujet : plus mobiles et autonomes, elles
sont aussi plus directement reliées à la prédication première dont elles partagent la
base d'incidence. La superposition de deux prédications, sur deux niveaux, les met en
concurrence, favorisant une autonomie accrue de la prédication seconde au point
même, parfois, de mettre en retrait ou d'évincer la première. Seront tour à tour
envisagés trois nouveaux modèles de phrase fondés sur l'expansion de l'apposition au
sujet ; ils seront saisis dynamiquement au travers du processus par lequel l'apposition
gagne son autonomie jusqu'à s'émanciper totalement de la syntaxe de la phrase. Pour
favoriser une analyse plus développée de chacun d'eux, nous avons pris le parti de
réduire le corpus à quelques auteurs (Victor Hugo, Paul Eluard, Nathalie Sarraute,
Claude Simon, pour l'essentiel)14. Il s'agira de mettre en lumière la manière dont
l'expansion appositive, parce qu'elle remodèle la phrase en l'étirant, la déformant ou
l'amputant, remet en cause la phrase dans chacun des aspects de sa définition
(intonatif, graphique, informationnel, syntaxique), que rappelle Jean-Pierre Seguin :
le signifié du mot [phrase] semble formé d'éléments de signification seulement
empilés les uns sur les autres : une phrase est à la fois un ensemble intonatif, une
suite graphique de mots entre deux points, l'expression globale d'une idée, une
structure syntaxique achevée, et l'emblème de telle ou telle prose, de Montaigne à
Bossuet, de Saint-Simon à Voltaire, et de Proust à Claude Simon. 15
9 Les figures d'apposition opèrent ainsi, par le travail de l'écriture, une nouvelle
mutation de notre sentiment de phrase.
 
APPOSITION ET TENSION RYTHMIQUE DE LA PHRASE

10 Pierre Fontanier envisage l'apposition comme « un complément purement explicatif et


accidentel »16 du nom, classé parmi les figures (non tropes) de construction par
exubérance car elle ajoute au nom « un sens accidentel qui sert à l'étendre, à le
développer et fait souvent une sorte d'image ». Si elle tire, selon l'auteur, sa beauté de
ce qu'« elle abrège le discours, dont elle retranche les liaisons », elle ne doit point être
« trop multipliée » sous peine de rendre le discours « pénible, rocailleux, sautillant » 17.
Faisant fi de cet usage modéré de l'apposition, certains écrivains exploitent au
contraire la capacité d'expansion exubérante de ce groupe facultatif. En quoi
l'amplification du groupe apposé diffère-t-elle de celle d'autres postes syntaxiques ?
D'abord, en raison de son intonation spécifique, le volume même du groupe apposé
entre dans une relation de symétrie ou de disproportion avec le reste de la phrase dans
son entier, jouant à interrompre ou retarder sa courbe mélodique première. Ensuite, en
raison du statut prédicatif de chaque élément apposé, ce groupe ramasse un grand
nombre de prédications, variables en longueur, jouant à donner l'impression d'une
suite ordonnée ou improvisée.
 
Dissymétrie externe

11 La pause qui isole chacun des éléments du groupe apposé favorise une respiration
propice à la relance appositive ; et le groupe dans son entier, séparé du reste de la
phrase par son intonation plus basse, peut se développer tout en restant extérieur à la
courbe mélodique première de la phrase. Ainsi lorsque Victor Hugo à la fin de
Châtiments rêve son retour d'exil une fois la république rétablie, il renouvelle son
86

serment de fidélité à la France dans une phrase que viennent dilater les appositions au
sujet :
(1) Farouche, vénérant, sous leurs affronts infâmes,
Tes malheurs,
Je baiserai tes pieds, France, l'œil plein de flammes
Et de pleurs. [...]18
12 Loin de nuire au dynamisme rythmique de la phrase, l'expansion du groupe apposé ne
fait que mettre en valeur un premier plan court : « Je baiserai tes pieds, France ».
L'étagement binaire de l'intonation fait du groupe apposé un élément essentiel pour
configurer le rythme. Ici il amplifie au second plan le serment formulé au premier ; les
appositions n'énoncent pas seulement des qualités du sujet mais, recevant chacune un
accent de fin de groupe, elles réitèrent par trois fois l'engagement – *[je serai] farouche,
vénérant..., l'œil plein de flammes – d'un exilé ardent et inflexible.
13 La tension entre les deux plans de phrase est modulée selon les dimensions mêmes du
groupe apposé de sorte que la figure rythmique sera d'autant plus perceptible que le
contraste entre les plans ira jusqu'à la disproportion.
 
Cadence majeure

14 Dans le premier livre de Châtiments, qui traite de la nuit sanglante du coup d'Etat de
Napoléon III, le tableau des victimes du massacre isole un segment bref de premier plan
« ils étaient là » pour développer jusqu'à l'outrance (sur douze vers) les appositions au
sujet, dans une phrase qui va s'augmentant dans un rythme à cadence majeure,
relevant de l'amplification pathétique.
(2) Ils étaient là, sanglants, froids, la bouche entr'ouverte,
La face vers le ciel, blêmes dans l'herbe verte,
Effroyables à voir dans leur tranquillité,
Eventrés, balafrés, le visage fouetté
Par la ronce qui tremble au vent du crépuscule,
Tous, l'homme du faubourg qui jamais ne recule,
Le riche à la main blanche et le pauvre au bras fort,
La mère qui semblait montrer son enfant mort,
Cheveux blancs, tête blonde, au milieu des squelettes,
La belle jeune fille aux lèvres violettes,
Côte à côte rangés dans l'ombre au pied des ifs,
Livides, stupéfaits, immobiles, pensifs ;
Spectres du même crime et des mêmes désastres,
De leur œil fixe et vide ils regardaient les astres.19
15 Il fallait à Victor Hugo une échelle textuelle qui correspondît à l'horreur tragique du
massacre et fît retentir l'émotion jusqu'à l'insupportable, pour conduire le lecteur à
prendre les armes contre Napoléon III.
 
Cadence mineure

16 Figure de la tribune, l'apposition oratoire suscite encore, contrairement à l'exemple


précédent, des cadences mineures, comme dans cette phrase où le poète s'adresse à
tous les lâches qui souscrivirent en silence à la domination de l'empereur :
(3) Troupeau que la peur mène paître
Entre le sacristain et le garde-champêtre,
Vous qui, pleins de terreur, voyez, pour vous manger
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Pour manger vos maisons, vos bois, votre verger,


Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre,
S'ouvrir tous les matins les mâchoires d'une hydre ;
Braves gens, qui croyez en vos foins, et mettez
De la religion dans vos propriétés ;
Âmes que l'argent touche et que l'or fait dévotes ;
Maires narquois, tramant vos paysans aux votes ;
(...) Invalides, lions transformés en toutous ;
Niais pour qui cet homme est un sauveur ; vous tous
Qui vous ébahissez, bestiaux de Panurge,
Aux miracles que fait Cartouche thaumaturge ;
Noircisseurs de papier timbré, planteurs de choux,
Est-ce que vous croyez que la France, c'est vous,
Que vous êtes le peuple, et que jamais vous eûtes
Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes !20
17 Les appositions forment une première partie de phrase presque hors syntaxe, mise en
tension avec une seconde, brève, qui en constitue le cœur : « est-ce que vous croyez que
la France c'est vous ? ». Dans ce schéma phrastique, l'énoncé est dynamiquement
orienté vers la droite, vers le devenir de la phrase : une construction syntaxique
complète susceptible d'en constituer le propos. Dans la mesure où les appositions sont
avant tout des apostrophes, elles coïncident exceptionnellement avec une intonation
montante de sorte que la série nous reconduit sans cesse au sommet intonatif de
l'interpellation, appuyé sémantiquement par le registre de l'insulte, de l'hyperbole et
par les nombreux contre-accents de début de vers (sur « vous, âmes, maires »). Mais la
phrase reste en attente d'une courbe mélodique première, celle de l'interrogation
totale – « est-ce que vous croyez/que la France c'est vous (...) ? » –, montante en deux
temps, amplifiée par trois complétives.
18 La mise en tension de ces deux parties disproportionnées dans leur volume est
surdéterminée par l'opposition entre le pluriel et le singulier qui fait saillir deux mots :
« vous », « la France ». Si, après l'étalage des suiveurs en tous genre, il y a une certaine
grandeur et gravité à évoquer la dignité bafouée de la France, cette opposition se voit
toutefois burlesquement réduite, d'abord par le retour du « vous » comme attribut (« la
France c'est vous ») qui concentre non seulement tous les référents précédemment
nommés mais encore les insultes proférées auparavant, ensuite par la relance du
mouvement prédicatif avec un dernier tour appositif important la dimension lyrique et
tragique du « ô » de l'éloge pour servir de promontoire à une chute burlesque : « ô tas
de brutes ! ». Le cœur de la phrase n'aura donc fait qu'amplifier le mouvement
injurieux qui le précède, la phrase mettant en abyme, comme à l'infini, l'inversion
carnavalesque des valeurs.
19 C'est littéralement qu'il faut comprendre Hugo lorsqu'il dit vouloir « pousse[r] un cri »
plutôt que « faire un livre »21. La phrase-cri, de par son expansion monstrueuse,
requiert une puissance vocale supérieure à celle du parler. L'expansion du groupe
appositif devient ainsi le signe de la maîtrise surplombante du poète qui montre une
capacité hors du commun d'étirer la phrase, de nommer, de juger 22. Le retentissement
de la phrase donne l'image d'un cœur « nourr[i] et gonfl[é] » « de justice et de colère »,
donnant au verbe hugolien ces qualités de la satire de Juvénal : « la passion, l'émotion,
la fièvre, la flamme tragique, l'emportement vers l'honnêteté, le rire vengeur, la
personnalité, l'humanité »23.
 
88

Dissymétrie interne

20 Considéré dans son organisation interne, le groupe apposé peut, à un niveau inférieur,
reproduire pareils dissymétrie rythmique et étagement prédicatif qu'au niveau
supérieur.
 
Volume des appositions

21 Le rythme des séries apposées est susceptible d'engendrer deux impressions


contraires : effet de composition savante, close, digne de l'écrit d'un côté 24 ; effet de
suite improvisée, naturelle, désordonnée, ouverte, relevant de l'oral de l'autre. Mais
force est de constater que bien souvent ces effets se mêlent paradoxalement, comme
s'il fallait construire l'oral à partir de l'écrit, faire naître l'inconnu du connu, le
désordre de l'arrangement. Figure ornementale de la tradition rhétorique, fondée sur
l'équilibre et l'ordre de ses périodes, l'apposition a dû héroïquement se défaire de ses
lettres de noblesse pour gagner une idiosyncrasie caractéristique de l'oralité.
22 C'est cette dynamique même qui régit le mouvement appositif du poème de Baudelaire
À une passante :
(4) La me assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.25
23 Telle une vague qui s'élancerait par trois fois, le groupe apposé au sujet occupe trois
moments successifs de la phrase. Dans les deux premiers mouvements son volume se
déploie de façon « majestueuse » à l'image même du mouvement de la passante. Il va
d'abord s'augmentant, réparti sur 1) deux courtes mesures de deux (« longue ») et une
(« mince ») syllabe(s) ; 2) une mesure moyenne de trois syllabes (« en grand deuil ») et
3) un hémistiche entier avec « douleur majestueuse » (2/4). La gradation rythmique
accompagne le mouvement sémantique qui conduit de « grand » à « majestueux », du
mot propre (« longue, mince ») au trope (la synecdoque d'abstraction de « douleur
majestueuse »). Puis le volume du groupe apposé cultive équilibre et symétrie pour
atteindre dans le rythme le balancement binaire de la marche, que viennent encore
souligner les homophonies : « soulevant, balançant ». Mais, contre toute attente, la série
n'est pas close en raison même de la signification ambivalente de la pause – entre
clôture et relance. Fait suite un troisième mouvement, marqué par le retour de la
catégorie adjectivale au début du quatrain suivant : « Agile et noble, avec sa jambe de
statue ». Ce vers fonctionne comme un ajout, une hyperbate. Il contrevient à l'unité
sémantico-syntaxique du quatrain en faisant se contredire les principes syntaxique et
métrique avec un double phénomène de rejet : rejet externe (un quatrain déborde sur
le suivant) et contre-rejet interne (occasionné par l'accentuation à la césure de la
préposition « avec », habituellement atone). Plus démarqué que les autres par le blanc
typographique et la pause forte qui le précède, ce dernier mouvement gagne en
autonomie et se libère de la gangue constituée par la cadence régulière antérieure ; il
anticipe de la sorte sur la syntaxe orale fragmentée, très fortement expressive, des vers
9 et 12 du sonnet :
Un éclair... puis la nuit ! — Fugitive beauté
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
89

24 Chez Hugo, les séries apposées cultivent dans leur organisation interne une
disproportion rythmique équivalente à celle qu'on a envisagée au niveau phrastique :
(5) Et moi, proscrit qui saigne aux ronces des chemins,
Triste, je rêve (...).26
25 Contredisant le mouvement croissant instauré dans le premier vers à partir du pronom
tonique « moi », le monosyllabe « triste » en rejet, sous l'accent d'une coupe lyrique,
concentre sur lui toute l'intensité dramatique d'un vers qui construit, dans sa facture
rythmique même, une « poétique de l'exil »27. Les heurts rythmiques accompagnent
admirablement les surprises sémantiques comme dans les fameux vers de Demain dès
l'aube, où le même adjectif « triste », en bordure de la série caractérisante constitue le
promontoire dysphorique sur quoi vient buter tout l'élan de la phrase :
(6) Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.28
 
Stratification de la série apposée

Niveaux informationnels

26 Il serait illusoire de penser la série apposée comme un ensemble unifié. Si les écrivains
travaillent à y faire se heurter plusieurs logiques rythmiques, ils exploitent encore
simultanément les diverses potentialités du prédicat appositif qui, selon sa place dans
l'énoncé, change de statut informationnel et, selon sa catégorie morphologique, de type
sémantique.
27 Au niveau informationnel, le statut de l'apposition varie en fonction de sa place dans la
phrase, comme l'a montré Franck Neveu. Reprenons les appositions du poème 4, À une
passante. La série frontale « Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse »
apporte à « une femme » une caractérisation précédant la mention du support et la
prédication : elle est ainsi « de l'ordre du donné, de l'identifiable, du notoire » 29 en
même temps qu'elle ménage un mystère sur la référence. À l'inverse, les deux séries qui
suivent la prédication première ne se rapportent pas seulement à cette même base
nominale mais plus largement, par une « dilatation] de leur point d'appui » 30, au rhème
principal : « passa ». De fait, ces séries énoncent des caractérisations accidentelles de la
passante, liées au moment même et aux modalités du passage (d'où la proximité de ces
participes présents d'incidence nominale avec des gérondifs) : « d'une main fastueuse/
soulevant, balançant le feston et l'ourlet ». Le déplacement appositif pose ainsi, de
façon économique, la double dimension de la passante (et de la modernité
baudelairienne) à la fois éternelle et transitoire, idée que consacrera la rime « fugitive
beauté »/« éternité ». La dernière série enfin (« agile et noble, avec sa jambe de
statue »), également située dans la zone rhématique de la phrase, développe
l'impression même qui résulte de l'événement fait femme. La mobilité des appositions
au sujet aura donc étagé la caractérisation sur trois niveaux contrastés en raison de
leur rythme mais aussi de leur statut informationnel.
 
Niveaux logico-sémantiques

28 Chez Hugo, toutes les potentialités du segment appositif sont mises à contribution pour
donner à l'apposition une charge prédicative maximale. Le groupe apposé est
90

doublement stratifié, par sa place dans l'énoncé31 et par les divers types logico-
sémantiques à quoi répondent les appositions. Revenons au poème 2 déjà cité.
29 Faisant suite au rhème principal « ils étaient là », les appositions au sujets s'étagent sur
plusieurs niveaux.
30 Tout d'abord, les adjectifs, participes et compléments absolus fondent une série
caractérisante se rapportant à ils.
sanglants, froids, la bouche entr'ouverte,
[...] Éventrés, balafrés, le visage fouetté
Par la ronce qui tremble au vent du crépuscule.
31 Puis, les pronoms et groupes nominaux fondent une seconde série identifiante ou
typante (par effet de loupe),
Tous, l'homme du faubourg qui jamais ne recule,
Le riche à la main blanche et le pauvre au bras fort,
[...] La belle jeune fille aux lèvres violettes
32 immédiatement caractérisée par des appositions de deuxième niveau,
Cheveux blancs, tête blonde, au milieu des squelettes,
33 avant que le mouvement caractérisant ne reprenne de façon plus générale.
Côte à côte rangés dans l'ombre au pied des ifs,
Livides, stupéfaits, immobiles, pensifs32
34 La conception hugolienne du tout dans chacune de ses parties trouve dans l'apposition
une figure de prédilection : conjuguant prédicats identifiants, typants ou
caractérisants, l'apposition offre un va-et-vient constant entre le tout et la partie, dont
résulte un double, voire triple, etc. support des prédicats caractérisants. Pour exemple,
la série finale « livides, stupéfaits, immobiles, pensifs » est certes incidente au support
premier ils, mais aussi à tous (reprise par dislocation) et à chacun des prédicats
nominaux identifiants (« la belle jeune fille aux lèvres violettes », etc.). Les segments
apposés mettent en abyme la relation appositive en démultipliant tous azimuts, du plus
proche au plus lointain, les relations qui les unissent. La série apposée gagne ainsi en
autonomie : tandis qu'au départ elle puise son support dans un des termes de la
prédication première, elle rassemble par la suite en elle-même tous les éléments (le
support et l'apport) susceptibles de fonder un contenu phrastique à part entière. L'effet
de surimpression qui en résulte nourrit l'amplification pathétique du spectacle de
l'horreur. La redondance lexicale (de « blêmes » à « livides ») témoigne d'un tableau
gagnant en intensité au point même que la pénétration du regard finisse par animer le
portrait en faisant surgir une puissance de vie dans la mort, ce qu'indique in fine la
caractérisation impertinente « pensifs ».
 
APPOSITION ET ANACOLUTHE

35 Si la phrase de Hugo subit un profond déséquilibre interne par l'expansion du groupe


apposé, elle n'en retombe pas moins généralement sur « ses pieds », la suspension
rythmique n'allant point jusqu'à la rupture de construction. Chez d'autres écrivains en
revanche, son expansion produit une anacoluthe consacrant la disparition simultanée
de la prédication première et de la courbe mélodique de la phrase.
 
91

Rupture syntaxique et cassure de la courbe mélodique

36 Contrairement à Hugo, pour qui le dédain de la rhétorique doit aller de pair avec le
respect de la grammaire33, Nathalie Sarraute, lectrice de Proust, cultive jusqu'à la
rupture une résistance au code syntaxique, ce dont témoigne son usage des points de
suspension, visant à produire l'impression de phrases « suspendues en l'air, comme
cabrées devant la convention littéraire, la correction grammaticale qui les amèneraient
à se figer, à s'enliser »34.
37 Citons pour exemple la première page du chapitre de L'Usage de la parole intitulé « À très
bientôt ». Il y est question de deux vieux amis, attablés comme à l'habitude à l'occasion
d'un rendez-vous à déjeuner, et qui interrompent, le temps de lire le menu, leur début
de conversation :
(7) [...] J'espère que vous venez d'arriver, je suis bien à l'heure, n'est-ce pas ? – Oui
oui, ne vous inquiétez pas, c'est moi aujourd'hui qui suis en avance. Alors quoi de
bon, alors quoi de neuf depuis la dernière fois ? Ah, et d'abord qu'est-ce qu'on
commande ?
Réunis par leur goût commun pour ce cadre modeste, mais vivant, mais très doux, pour ce
menu simple mais de qualité excellente, laissant cette union se corser par de légères
différences... Non ça, moi, je n'aime pas tellement... Non, ce n'est pas que je n'aime
pas ça, mais en ce moment... et puis dépliant leur serviette, se rejetant un peu en arrière
pour mieux se voir... et aussitôt le flot de paroles jaillit. 35
38 Quel statut donner aux prédicats participiaux (« réunis [...], laissant [...], et puis
dépliant [...], se rejetant [...] ») non rattachés à un support nominal ou pronominal ? De
par leur aspect (instruction de simultanéité) et la transitivité qu'ils conservent, les
participes présents, contrairement aux participes passés, se prêtent difficilement à une
construction attributive (*ils sont dépliant leur serviette) mais exigent d'être rattachés à
une prédication première. Cet appel d'un support sujet et d'une prédication à quoi se
rattacher oriente l'énoncé vers la droite, ce d'autant que la série apposée est précédée
d'un blanc typographique empêchant toute intégration, même tardive, à gauche. Du
point de vue mélodique, l'intonation parenthétique des participes passés et présents
met en tension la phrase – comme dans le cas d'une phrase à cadence mineure – mais la
phrase « cabrée » se clôt sur une intonation non-conclusive (car trop haute 36,) ou plutôt
ne s'achève jamais comme en témoignent les points de suspension qui signalent tout à
la fois un ajout au-delà du point – la phrase ne s'arrête pas à la pause mais continue au-
delà de ses frontières typographiques et prosodiques – et une ellipse du plan principal
de la phrase. Du point de vue syntaxique, l'incomplétude du système appositif restera
entière : l'énoncé syntaxiquement complet, « et aussitôt le flot de paroles jaillit », ne
pourra servir, même tardivement, à construire le groupe apposé : outre le fait qu'il ne
contient aucun support nominal ou pronominal susceptible de régir l'accord du
participe « réunis », il se refuse à intégrer l'apposition, ainsi qu'en témoigne le et
introducteur, induisant une relation de coordination contraire à la hiérarchisation
syntaxique attendue.
39 Si l'isolement du prédicat appositif chez Sarraute fait voler en éclats la phrase dans son
organicité syntaxique, il en préserve toutefois la cohérence sémantico-logique.
L'anacoluthe et l'expansion appositive en tête de phrase auraient pu ménager un
mystère autour du thème mais chez Sarraute, pour absente qu'elle soit, la référence
support des appositions n'en demeure pas moins toujours saillante : le dialogue qui
92

précède suffit à mettre en présence et constituer, dans la représentation du lecteur,


sans qu'il soit nécessaire de la nommer, cette entité que constitue le couple d'amis.
40 L'anacoluthe a plutôt pour effet d'isoler un plan secondaire du récit (les participes
présents rapportent des faits) par rapport au plan premier que constitue la
conversation (qui encadre par le dialogue et le discours narrativisé ce plan secondaire).
Il s'agit d'imager dans la phrase cette solution de continuité entre le niveau apparent
d'une conversation à bâtons rompus (rendue par le cliché du flot de paroles) et un
niveau latent relevant en partie de la sous-conversation. La phrase reproduit ainsi avec
humour, par le développement « exubérant » d'une intonation de phrase
parenthétique, la rupture obligée de la conversation, occasionnée par cette parenthèse
que constitue, au restaurant, la lecture du menu37. En résulte une tonalité très
proustienne, à la fois épique et burlesque, à même de restituer dans le théâtre de la
phrase l'importance et la subtilité, habituellement passées sous silence, des faits sous-
conversationnels.
 
L'apposition : une « forme vivante » ?

41 Chez Hugo ou Baudelaire, l'expansion appositive, par ses irrégularités rythmiques,


importait l'idiosyncrasie de l'oral dans une forme fondamentalement écrite. En
supprimant la hiérarchisation syntaxique du premier plan de la phrase, Sarraute va
plus loin ; elle forge « un instrument neuf, percutant, [...] une forme vivante » 38 qui soit
susceptible de s'accorder avec « la substance vivante de tous [s]es livres » 39, les
tropismes :
C'est cette découverte de sensations inconnues, cette vision (pour employer un mot
si galvaudé qu'on hésite à s'en servir), cette vision neuve du monde ou d'une
parcelle du monde, qui préserve le langage de l'académisme, de la sclérose dont il
est constamment menacé.
Elle oblige le romancier à le rendre percutant, à écarter le rideau des conventions, à
arracher la gangue des formes mortes qui écrasent la sensation neuve, à s'attaquer
à quelque chose d'encore inexprimé qui résiste, et à créer un langage à lui, bien
vivant.40
42 Comme on voit, le défi de l'écriture sarrautienne est la recherche d'une langue
« vivante ». Tel est l'effet produit à la fois par la figure d'anacoluthe et par le
déploiement interne du groupe appositif qui mime un processus de densification
croissante du discours, comme si Ton assistait à la naissance de la phrase 41.
43 Observons le gonflement de la phrase en ses débuts dans le contexte mondain des Fruits
d'or où un personnage s'aventure à livrer en société un jugement de valeur d'ordre
esthétique (du type « Les Fruits d'or... c'est bien ») :
(8) Tout doux, délicat, un peu craintif. Sentant peut-être vaguement une hostilité, une
menace, et se dépensant, se démenant, s'épanchant pour désarmer, pour amadouer,
offrant tout, mais tout ce que vous voudrez... Cela peut-être, ou cela ? Je le dépose
devant vous, là, à vos pieds... Tout ce que j'ai vu, tout ce que je connais... films,
pièces de théâtre, romans, concerts, expositions... cela vous convient-il ? cela
pourra-t-il vous apaiser ? [...] sourire tendre qui s'efface brusquement, regard où
l'expression de confiance, d'amitié par moments s'estompe, se ternit, se recouvre
d'une buée légère, faite d'inquiétude, d'étonnement... Et la brute impassible,
insensible, se laissant froidement cajoler – rien à faire pour l'attendrir... Enfin – ce
geste... la main s'enfonçant dans l'ouverture du veston... sortant ce trésor...
talisman... signe secret... Nous sommes frères, n'est-ce pas, je le sais... Je vous offre
le pain bénit. Je vous apporte le pain et le sel... 42
93

44 ou dans le contexte, tragique, de la nouvelle « Ich Sterbe » (L'Usage de la parole) relatant


les ultimes sensations et paroles de Tchekhov mourant :
(9) Entraîné, emporté, essayant de me retenir, m'accrochant, me cramponnant à ce qui là,
sur le bord, ressort, cette protubérance... pierre, plante, racine, motte de terre...
morceau de terre étrangère... de la terre ferme : Ich sterbe.43
 
Du mot à la phrase

45 Les séries appositives relèvent dans ces deux exemples d'un fonctionnement similaire :
46 1. Elles s'ouvrent sur une série de trois caractérisations progressant par masses
croissantes, essentiellement complétées par des adverbes de degré :
(8) Tout doux (2), délicat (3), un peu craintif (4).
(9) Entraîné (3), emporté (3), essayant de me retenir (8), [...]
47 Les caractérisations évoluent du statique (qualité, état passif) au dynamique (action) :
de l'adjectif, au participe passé et au participe présent.
48 2. La série appositive poursuit sa progression avec des participes présents, souvent
transitifs, recevant une complémentation plus importante :
(8) Sentant peut-être vaguement une hostilité, une menace, et se dépensant, se
démenant, s'épanchant pour désarmer, pour amadouer, offrant tout, mais tout ce que
vous voudrez...
(9) m'accrochant, me cramponnant à ce qui là, sur le bord, ressort,
49 3. Puis le groupe secondaire va se délitant par l'insertion de sous-phrases secondaires
(appositions de second niveau, incises, collage de bribes de discours direct) :
(8) Cela peut-être, ou cela ? Je le dépose devant vous, là, à vos pieds... Tout ce que
j'ai vu, tout ce que je connais... films, pièces de théâtre, romans, concerts,
expositions... cela vous convient-il ? cela pourra-t-il vous apaiser ? [...]
(9) pierre, plante, racine, motte de terre... morceau de terre étrangère... de la terre
ferme
50 L'amplification des groupes rythmiques se double d'une gradation lexicale. En 8 se
mime l'appréhension grandissante de celui qui va prendre la parole ; en 9 les efforts
toujours plus grands, plus désespérés, que le mourant déploie pour se raccrocher à la
vie. Dans chaque cas, l'idée intensive (marquée par les adverbes et les hyperboles
sémantiques) assure continuité et progression. En outre l'apposition, élément de liaison
par excellence, fait transition, opère le passage du récit au discours et mime le
mouvement qui mène du dedans, du ressenti (la sous-conversation), au dehors, au dit :
« c'est insensiblement, écrit Nathalie Sarraute, par un changement de rythme ou de
forme, qui épouserait en l'accentuant sa propre sensation, que le lecteur reconnaîtrait
que l'action est passée du dedans au dehors »44. Les séries appositives sont en effet
suivies d'un coup de théâtre marqué par le surgissement de la parole (en 8, la carte
postale sortie du veston transpose métaphoriquement la prise de parole ; en 9, « Ich
sterbe » rapporte en style direct la dernière parole prononcée par Tcheckov).
 
DE LA PRÉDICATION SECONDE À LA PRÉDICATION PREMIÈRE :
VERS UNE PHRASE APPOSITIVE ?

51 Dans les modèles de phrase étudiés précédemment, l'expansion appositive menaçait


l'équilibre phrastique, qu'il soit établi, rétabli (1ère partie) ou rompu (2 e partie). Il nous
94

faut à présent envisager des cas où l'apposition paraît d'emblée détachée de la


prédication première, lorsque la phrase ne repose plus sur une tension intonative et/ou
rythmique entre ses deux plans principaux. C'est pousser loin le paradoxe puisque cela
nous amène à postuler que le plan premier à quoi rapporter la prédication appositive
est absent de la configuration même de la phrase, pas même sous-jacent au titre de
l'ellipse. L'apposition deviendrait alors paradoxalement une dépendance adnominale
mais de premier niveau.
 
Style substantif et apposition en poésie

52 La poésie favorise, comme l'a montré Jakobson, le déploiement paradigmatique du


discours, soit un style substantif45 dépourvu de prédication verbale. L'unité que
constitue le vers suffit en effet à découper des unités sémantico-syntaxiques ; le retour
à la ligne à l'écrit, l'accent de fin de vers à l'oral, accompagnés ou non d'un rappel
rythmique et/ou prosodique, soulignent le détachement appositif et marquent la
prédication.
53 Ainsi le poème de Paul Éluard « Chassé » est-il tout entier construit sur la relance
prédicative des appositions :
(10) Quelques grains de poussière de plus ou de moins
Sur des épaules vieilles
Des mèches de faiblesse sur des fronts fatigués
Ce théâtre de miel et de roses fanées
Où les mouches incalculables
Répondent aux signes noirs que leur fait la misère
Poutres désespérantes d'un pont
Jeté sur le vide
Jeté sur chaque rue et sur chaque maison
Lourdes folies errantes
Que l'on finira bien par connaître par cœur
Appétits machinaux et danses détraquées
Qui conduisent au regret de la haine
Nostalgie de justice.46
54 Dans ces séries nominales caractéristiques de l'écriture éluardienne, le brouillage
référentiel s'accompagne d'une ambivalence sur le lien qui unit chaque segment : la
parataxe distend la frontière entre prédication appositive et juxtaposition car tandis
que l'apposition peut créer, comme la juxtaposition, du multiple à partir de l'un, la
juxtaposition permet parfois de saisir, comme l'apposition, les éléments contigus
comme interchangeables. L'apposition est ainsi susceptible de devenir en poésie,
comme chez Éluard, un support de la métamorphose (le même porté vers l'autre).
L'absence de prédication première (de verbe conjugué) abolit la relativisation
temporelle de sorte que l'on semble assister à l'enregistrement instantané des images
dans le discours, voire à leur production par la prédication appositive. Ici, le paradigme
du corps humain (« épaules », « mèches » et « fronts ») semble d'abord profiler une
référence distincte de celle de la ville (« poutres d'un pont », « ville », « maison ») ; mais
la cohésion de l'univers référentiel est menacée en contexte étroit. À quoi renvoient
« les mèches de faiblesse » ? S'additionnent-elles aux « grains de poussière » ou
requalifient-elles métaphoriquement cette première référence ? La rupture isotopique
annoncée par le complément abstrait sera renforcée par la reprise : « ce théâtre de miel
et de roses fanées ». Au final, la connexion sémantique des éléments du poème se fait
95

moins par le nom que par la relation lexicale des adjectifs et compléments du nom,
marqués uniformément du sceau de la négation, lexicale ou morphologique. Les
composants du paysage, comme ce « pont jeté sur le vide », sont autant de « signaux
crevés »47 d'un tableau puisant sa source dans le désespoir. Cette prolifération négative
comme répétition du même rend compte, même par défaut, d'une double tendance de
l'écriture éluardienne : goût pour le resserrement de l'idée dans une formule
synthétique et goût pour une poésie de l'expansion, virtuellement « ininterrompue » :
Il nous faut peu de mots pour exprimer l'essentiel
Il nous faut tous les mots pour le rendre réel.48
 
L'apposition au premier plan dans la prose romanesque
Le style fragmenté du roman

55 En prose, l'expansion appositive hors de toute prédication première, même implicite,


nécessite souvent une redisposition typographique l'isolant comme telle :
(11) Combien y passerais-je de temps dans cette solitude après qu'ils m'auraient fait
mon affaire. Avant d'en finir ? Et dans quel fossé ? Le long duquel de ces murs ? Ils
m'achèveraient peut-être ? D'un coup de couteau ? [...]
Mon cœur au chaud, ce lapin, derrière sa petite grille des côtes, agité, blotti, stupide.
Quand on se jette d'un trait du haut de la Tour Eiffel on doit sentir des choses
comme ça. On voudrait se rattraper dans l'espace.49
56 Le découpage typographique, qui est conventionnellement dans le roman l'instrument
de la composition et de l'organisation textuelle, sert moins dans certains passages de
Voyage au bout de la nuit à ordonner la narration qu'à restituer dans sa confusion même
l'ordre des pensées du personnage. Ainsi dans cet extrait où Bardamu avance, la peur
au ventre, dans la solitude de la guerre, le paragraphe ne regroupe pas mais désunit,
détache chaque idée, donnant lieu à un style fragmentaire mis en évidence par
l'asyndète, les ruptures temporelles et énonciatives, mais aussi par la phrase
appositive. Celle-ci – « Mon cœur au chaud, ce lapin, derrière sa petite grille des côtes,
agité, blotti, stupide » –, dépourvue de verbe mais fondée sur une dislocation
qualitative et des appositions adjectivales, fait porter tout l'accent sur la triade
adjectivale. L'image filée du lapin « stupide » – au sens de « frappé de stupeur » – et
« agité » par la traque dont il est objet clôt un épisode du récit sur une image
pathétique, d'autant plus saisissante qu'elle se détache de toute actualisation
temporelle et de tout élément de récit.
57 Au détachement typographique du paragraphe s'ajoute dans le passage suivant, tiré
d'Aurélien, le morcellement de l'unité typographique (point, majuscule) et mélodique de
la phrase :
(12) Je demeurai longtemps errant dans Césarée...50
Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée
d'un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes
de trente ans qui n'ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit
sans croire à l'aube. Aurélien voyait des chiens s'enfuir derrière des colonnes,
surpris à dépecer une charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d'un
combat sans honneur.51
58 La fragmentation phrastique accompagne, comme chez Céline, la lente progression
d'une pensée parlée dans une énonciation proche du style indirect libre. Aurélien
imagine la ville d'une tragédie racinienne : Césarée. Le mouvement appositif (« quelque
96

chose comme une défaite », « désertée ») et les trois reprises successives du nom
« ville » occasionnent des pauses longues qui font résonner le prédicat appositif sans
pour autant interrompre ni perturber la syntaxe de la phrase. Il en ira différemment
chez Claude Simon où le dénivellement phrastique suscite comme chez Sarraute un
modèle nouveau, tant rythmique que syntaxique, de phrase.
 
Le dénivellement phrastique

59 On pouvait déjà observer chez Nathalie Sarraute un certain dénivellement de la phrase


par troncation du plan premier de la prédication ; cette réduction, marquée par
l'inachèvement, était saisie comme mouvement, processus, comme si la construction
syntaxique de la phrase volait en éclats dans la temporalité même de l'écriture ou de la
lecture. Chez Claude Simon en revanche, il semble que, par leur fréquence, les
appositions non rattachées à une prédication première, soient devenues un modèle
préconstruit de la phrase, une forme syntaxique idiolectale ne suscitant plus de
surprise à la lecture (comme si, d'emblée la phrase était dénivelée) mais inaugurant un
nouveau mode de récit.
60 Prenons pour exemple ce passage de L'Herbe (que nous abrégeons) narrant la visite
silencieuse de Pierre à Marie, sa sœur mourante :
(13) Et le lendemain, vers la fin de la journée les trois hommes furent de
retour, mais Pierre les laissa sur le perron, en train de [...] : mais lui n'était
déjà plus là, traversant d'une traite le vestibule, entreprenant de hisser son énorme masse
dans l'escalier, ahanant, s'élevant marche après marche, mais sans faiblir ni marquer de
temps d'arrêt, même quand il fut parvenu sur la dernière, traversant aussi le palier sans
ralentir, poussant la porte, s'arrêtant enfin et se tenant là [...]. Ce fut tout. Il ne dit
même pas « Pauvre femme », ou « Pauvre Marie ». Il ne dit rien. Restant là à la
regarder bien après qu'il eût retrouvé son souffle, si longtemps qu'à un moment la garde [...],
si longtemps donc que la garde bougea, avança une chaise, disant : « Monsieur... », mais lui
ne paraissant pas l'entendre, ni même sentir son contact quand elle lui toucha le bras , et
alors elle cessa de s'occuper de lui, prit le parti de s'asseoir [...] (101-4).
61 On observe deux configurations syntaxiques :
62 La première, traditionnelle, rapporte le prédicat apposé à une proposition à verbe
conjugué : (11) « lui n'était déjà plus là, traversant d'une traite le vestibule,
entreprenant etc. »). Si cette construction peut sembler classique dans sa forme, elle ne
l'est guère du point de vue sémantique. En effet, le prédicat premier « lui n'était déjà
plus là » exprimant un résultat (marqué par l'adverbe « plus »), on attendrait plutôt des
participes présents à la forme accomplie susceptibles d'exprimer l'antériorité logique
(*lui n'était déjà plus là, ayant traversé d'une traite le vestibule, entrepris, etc.). La dépendance
syntaxique des appositions à l'égard de la prédication principale implique une
dépendance sémantique. Mais le participe présent assure la progression événementielle
du récit, de sorte que la série participiale déplace le repère spatio-temporel, comme
l'indique la répétition de là désignant une première fois le perron, une seconde fois la
chambre de Marie : « lui n'était déjà plus là, [...] poussant la porte, s'arrêtant enfin et se
tenant là ». Alors qu'habituellement le participe présent se situe dans le repère
temporel du verbe principal (même lorsqu'il a un sens résultatif), il déplace ici celui-ci
de sorte que les verbes principaux qui suivront la série apposée se fonderont sur le
nouveau repère qu'il a posé : « Ce fut tout. Il ne dit même pas [...]. Il ne dit rien » n'a
plus de lien, ni temporel, ni spatial, avec « lui n'était déjà plus là » mais avec les
dernières appositions. Contrevenant au fonctionnement habituel du participe présent
97

dans la langue52, la série apposée conquiert son autonomie au fur et à mesure qu'elle
s'éloigne de son ancrage à gauche. Au final le groupe apposé, ayant gagné une place de
premier niveau, partage avec les verbes principaux un même statut informationnel. Ce
lien ambivalent « d'indépendance et d'interrelation » de l'apposition à son contexte est
analogue à celui de la parenthèse, analysé par Gérard Roubichou : elle « est déclenchée
par une composante de l'élément porteur ; mais son passage n'est pas indifférent ; elle
infléchit le cours de la phrase, notamment l'élément porteur réapparaissant » 53.
63 La seconde consiste en une anacoluthe : « Restant là à la regarder, [...] et alors elle cessa
de s'occuper de lui [...] (103-4). L'intégration du groupe apposé à la proposition nouée
autour d'un verbe conjugué est doublement impossible : non seulement le sujet de cessa
est différent du support attendu des appositions participiales (lui) mais encore le « et »
qui ouvre la proposition marque le rejet de toute intégration syntaxique du syntagme
antécédent. Il s'en serait fallu de peu que la phrase fût grammaticalement correcte : il
aurait suffi que les participes présents en apposition soient rattachés au prédicat de la
phrase d'avant (*Il ne dit rien, restant là à la regarder [...]). Mais cela aurait rétabli une
stratification prédicative dans la phrase, contraire à l'effet ici visé. En effet, l'apposition
trouve dans le contexte d'avant son support référentiel tout en s'appuyant
syntaxiquement sur celui d'après, par un phénomène d'anacoluthe très fréquent en
moyen-français. Comme l'a montré Bernard Combettes, le constituant appositif est
historiquement, « une unité "périphérique", moins intégrée à la structure
propositionnelle, moins soumise aux contraintes syntaxiques que les autres
constituants »54. Cette particularité donne lieu à des énoncés où le principe
d'organisation transphratique, textuelle et logique prévaut sur celui d'une organisation
purement syntaxique. Si la phrase de Claude Simon évoque bien ce tour ancien, qu'on
trouve chez Chateaubriand (exemple cité par B. Combettes : « (je montais avec ma
magicienne sur les nuages...) Plongeant dans l'espace, descendant du trône aux portes de
l'abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours »), elle s'en distingue
pourtant par le fait que le constituant appositif ne peut même s'intégrer à la
prédication première comme le ferait un circonstant : le lien entre le prédicat second et
le prédicat premier est en effet moins de l'ordre de la logique que de la succession
chronologique pure et simple (marquée par « et alors »). Notons pour finir que le
constituant appositif, par son rôle transphrastique, met à mal la définition même de la
phrase qui se poursuit bien au-delà du point.
64 Si on retrouve chez Simon le même phénomène de délitement syntaxique observé chez
Sarraute (citations 7 et 8) dans le mouvement de la phrase, tendue d'abord vers un
support nominal, s'amplifiant ensuite par ajouts successifs et insertions secondaires, au
point de dissoudre cette tension initiale, subsiste cependant cette différence de taille :
l'apposition n'isole plus un plan secondaire de récit. Au contraire, c'est elle qui assure
la progression narrative à thème constant, comme en témoigne le fait que le prédicat
du verbe conjugué (« elle cessa de s'occuper de lui ») ne concerne qu'un personnage
secondaire, celui de la garde-malade, dont le lecteur vient d'apprendre l'existence.
65 Que gagne alors le récit simonien avec cette anacoluthe ? Un désancrage temporel du
récit, qui équivaut, pour Claude Simon, à une ruine de l'illusion référentielle :
L'emploi que j'ai fait pendant longtemps du participe présent était motivé par
plusieurs raisons dont l'une était de dissiper (ou d'aller à l'encontre de) ce que
j'appelle l'illusion (ou encore si l'on préfère la mystification) du prétendu réalisme.
Lorsque, en effet, un romancier écrit par exemple : « Pierre ouvrit la porte », cela
signifie expressément qu'en un lieu donné, un jour donné, ce personnage a ouvert
98

une fois pour toutes une porte [...]. Si, par contre, j'écris : « Pierre ouvrant la
porte », cela sous-entend : « j'imagine » ou « je revois », c'est-à-dire que, comme
tout ce qui relève du domaine de l'imaginaire ou de la mémoire, rien n'est moins
certain.55
66 La temporalité à laquelle renvoient les séries apposées est plus ou moins virtuelle.
Dépourvus de valeur temporelle, les participes présents se chargent certes de l'ancrage
dans le temps des passés simples environnants, mais en retour ils colorent ceux-ci
d'une certaine virtualité puisque bien souvent c'est le passé simple, et non l'inverse, qui
se rapporte aux formes en -ant : « Restant là à la regarder bien après qu'il eût retrouvé
son souffle [...] si longtemps donc que la garde bougea ». La place et l'importance des
groupes apposés chez Claude Simon produit ainsi une nouvelle temporalité, non plus
celle de l'histoire mais celle de la mémoire :
L'image du temps à peine émergente qu'il génère s'en tient à la valeur aspectuelle
du participe, qui signifie, sans plus : l'immersion dans l'événement. Cette
particularité concourt à un fonctionnement central dans le roman : la fusion entre
temps raconté (l'époque à laquelle sont situés les événements racontés – en principe
le passé) et temps à raconter (le moment où le narrateur raconte son histoire – le
présent actuel).56
67 L'expansion appositive concourt donc à livrer l'événement comme une série de
tableaux, « sous l'aspect d'une durée vague, hachurée, faite d'une succession, d'une
alternance de trous, de sombres et de clairs »57. Ce prisme de la mémoire, de la
subjectivité constitue du reste le fil rouge qui relie les formes au passé simple dans cet
épisode de L'Herbe où Pierre quitte le groupe sur le perron pour rejoindre sa sœur et la
garde-malade. La série apposée assure le lien entre trois moments marqués
uniformément par la négation (« mais lui n'était déjà plus là [...]. Ce fut tout. Il ne dit
même pas "Pauvre femme", ou "Pauvre Marie". Il ne dit rien. [...] et alors elle cessa de
s'occuper de lui »), autrement dit par le regard d'un observateur régissant la
focalisation du passage.
 
Participe de narration et construction appositive

68 Élément de transition et de liaison par excellence, l'apposition libérée de la syntaxe


phrastique peut garder son statut de groupe secondaire pour rattacher une phrase à
une autre, une énonciation à une autre. C'est ce phénomène qui régissait la citation 9
tirée de Nathalie Sarraute où la série participiale était rattachée par l'intermédiaire des
deux points à un énoncé du personnage : « Ich sterbe ».
69 Ce procédé devient l'unique modalité du récit dans certains passages dialogués de
Claude Simon qui mettent en place un véritable système binaire. Soit, dans L'Herbe, ce
dialogue de plus de dix pages entre Sabine (se plaignant de l'infidélité de son mari,
Pierre) et sa belle-sœur Marie, qui n'est entrecoupé d'aucune autre phrase de récit que
les phrases appositives des parenthèses :
(14) Et elle : « Mais bien sûr, mais tout ça, ce sont des bêtises, il ne faut pas... »
Et Sabine : « Je voudrais bien, croyez que je ne demanderais pas mieux, je
voudrais bien, mais comment voulez-vous que je fasse ? » (et sortant un
mouchoir, mais celui-ci de dentelle et chiffonné, et se décidant enfin à s'éponger les
yeux en même temps que l'odeur violente du coûteux parfum se répand, agressive,
chimique, obscène, luttant un moment avec la tiède senteur de l'herbe, des foins
coupés suspendue dans l'air autour d'elles, et la vieille femme peinte reniflant, se
mouchant, l'éventail replié sur ses genoux, cherchant son sac et, tout en se
repoudrant, parlant maintenant d'une voix neutre, morne et, sinon apaisée,
99

dépourvue de toute véhémence, comme si [...] : éprouvant cette infidélité (vraie ou


imaginaire) comme une réalité physique, un fait acquis une fois pour toutes [...],
disant :) « Mais à quoi bon, vous ne pouvez pas comprendre ! » (refermant le
poudrier d'un claquement sec, [...]) (58-9).
70 Cette configuration aurait pu paraître familière au lecteur de théâtre, habitué aux
didascalies si un « et » de détachement ne venait pas une fois encore renforcer
l'autonomie syntaxique du groupe apposé – favorisée en outre par les parenthèses –, si
celui-ci n'avait pas un volume bien supérieur à celui de la partie dialoguée, si, enfin, on
n'était pas dans un texte romanesque. L'apposition, prédication seconde, pourrait en
outre sembler régie par le dialogue (la pause renforcée par la parenthèse la ravalant à
un rang second) mais, par un jeu constant d'inversion, elle devient à son tour un
segment régissant le dialogue, ainsi que l'indique notamment le dernier participe de la
série : « disant : ». Par un phénomène de balancier décrit par Catherine Rannoux –
« plus on s'éloigne du bornage du point, plus l'énoncé tend à se démarquer du modèle
en question, donnant lieu à une progression par relance énonciative successive
débordant largement les modèles syntaxiques classiques » 58 –, l'apposition, groupe
virtuellement illimité, constamment relance la phrase au point d'en dissoudre les
bornes. Tout ancrage temporel a alors disparu, assurant l'indépendance d'un nouveau
modèle de phrase : le participe de narration.
 
CONCLUSION : FIGURES D'APPOSITION ET HYPOTYPOSE

71 L'expansion appositive, en prose ou en poésie, quelle que soit la configuration


syntaxique de la phrase, relève, semble-t-il, d'une hypotypose. Considérons, à l'instar de
Georges Molinié59, cette figure macro-structurale comme une configuration formelle
essentiellement définie par la caractéristique négative de l'effacement. Dès lors
l'expansion appositive peut généralement être considérée comme une figure micro-
structurale d'hypotypose car elle consiste en la suppression, partielle ou totale, du plan
premier de la prédication. Mais la référence temporelle et le « sujet global du discours »
sont rendus d'autant plus saillants qu'ils ne font pas (ou peu) l'objet de mentions
explicites.
72 On sait qu'à l'oral, la présence de l'objet du discours dans la situation de l'énonciation
ne nécessite pas sa présence sur le plan de l'énoncé. Nos figures d'apposition semblent
quant à elles répondre à ce même principe, comme si elles étaient produites dans une
situation d'interlocution commune à l'énonciateur et au lecteur. L'ellipse ou le suspens
confèrent donc à une figure éminemment écrite, l'apposition, un « rendu émotif »
propre à la parole. C'est que la pause est toujours exploitée dans le sens de la rupture :
intonative d'abord, puis rythmique, prosodique, rhétorique et énonciative. Support
naturel de l'amplification oratoire et de la métaphore filée par ses qualités d'expansion,
l'apposition joue du grossissement extrême d'un point de vue (celui du poète, comme
celui du personnage) qu'elle met en scène dans le théâtre de la phrase. Ce point de vue
joint invariablement deux versants, l'analyse (l'apposition comme figure de
dépliement) et l'émotion (l'apposition comme figure de déploiement), de sorte que « si
la description vive fait mieux voir que la peinture elle-même, comme le dit Florence
Dumora-Mabille, c'est qu'elle fait voir non pas la peinture, mais l'image mentale que la
peinture suscite au moins imparfaitement »60.
100

73 En outre, ces figures d'apposition par un mouvement naturel de compensation


dramatisent le groupe apposé. L'apposition invente des modèles de phrase où le plan
second se charge du dynamisme narratif habituellement dévolu au plan premier : le
rythme, la gradation tant lexicale que morphologique (de l'adjectif au verbe) des
segments apposés concourent ainsi tout ensemble à émanciper et mettre en
mouvement les prédicats appositifs. Ce qui s'anime alors, c'est une référence qui, en
l'absence d'inscription temporelle, produit l'effet d'un tableau au présent absolu.

NOTES
1. N. Sarraute, « Flaubert le précurseur », Œuvres complètes, sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris,
Gallimard, « La Pleiade », 1996, 1626.
2. N. Sarraute, « Le langage dans l'art du roman », ibid., 1688.
3. J. Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Le Seuil, 1971, 9 sq.
4. N. Sarraute, ibid., 1686.
5. F. Neveu, Études sur l'apposition. Aspects du détachement nominal et adjectival en français
contemporain, dans un corpus de textes de J.-P. Sartre, Champion, 1998.
6. C. Simon, La Route des Flandres, Éditions de Minuit, 1960, 29. C'est nous qui soulignons, sauf
indication contraire, dans cette citation et les suivantes.
7. N. Furukawa, Grammaire de la prédication seconde. Forme, sens et contraintes, Belgique, Duculot,
coll. « Champs linguistiques », 1996, c'est nous qui soulignons.
8. N. Sarraute, « Ich sterbe », L'Usage de la parole, ibid., 925.
9. C'est le cas dans le passage déjà cité de La Route des Flandres où le groupe apposé se poursuivait
au-delà de la citation.
10. H. Meschonnic, Écrire Hugo, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1977, 219.
11. « Il y a aujourd'hui l'anden régime littéraire comme l'ancien régime politique » (Hugo,
« Préface de Cromwell », in OEuvres complètes, Critique, présentation de J.-P. Reynaud, Paris, Éditions
Robert Laffont SA, coll. « Bouquins », 1985, 37).
12. Victor Hugo, « Réponse à un acte d'accusation », Les Contemplations, in Œuvres complètes, Poésie
II, présentation de J. Goudon, Paris, Éditions Robert Laffont SA, coll. « Bouquins », 1985, 266.
13. Voir J. Thélot, « Hugo : rhétorique et violence » in La conscience de soi, poésie et rhétorique,
Colloque de la fondation Hugot du Collège de France, réuni par Y. Bonnefoy, actes rassemblés par
O. Bombarde, Lachenal et Ritter, 1997, 113-33.
14. Pour une étude plus longue des appositions chez Victor Hugo et Nathalie Sarraute, voir A.
Fontvieille, « Les phrases "cabrées" de Nathalie Sarraute. Apposition et hypotypose dans Les
Fruits d'or et L'Usage de la parole  », Nathalie Sarraute, du tropisme à la phrase, textes réunis et
présentés par A. Fontvieille & P. Wahl, Lyon, PUL, 2003 (coll. « Textes & langue ») ; « L'apposition,
entre rhétorique et style, dans Châtiments », Hugo et la langue, actes du Colloque de Cerisy 2002,
textes réunis par F. Naugrette et G. Rosa, Bréal, 2005.
15. J.-P. Seguin, L'Invention de la phrase au XVIIIe siècle. Contribution à l’histoire du sentiment
linguistique français, Louvain/Paris, Éditions Peeters, 1993, 12.
16. P. Fontanier, Les Figures du discours, Flammarion, coll. « Champs », 1977 [P" éd. 1830], 296.
17. Ibid., 299.
101

18. Victor Hugo, « Au moment de rentrer en France », Châtiments, in OEuvres complètes, Poésie II, op.
cit., 234.
19. « Nox », op. cit., 11-2.
20. « Ainsi les plus abjects... », op. cit., 66-7.
21. Alors qu'il imagine au début de l'année 1852 une préface pour L'Histoire d'un crime, projet qu'il
transformera en Napoléon le petit puis Châtiments, Victor Hugo écrit : « Je n'ai pas l'intention de
faire un livre, je pousse un cri. Il y a dans ma fonction quelque chose de sacerdotal : je remplace
la magistrature et le clergé ; je juge, ce que n'ont pas fait les juges ; j'excommunie, ce que n'ont
pas fait les prêtres ».
22. En résulte ce ton propre à Châtiments : le « grotesque épique » (Victor Hugo, Œuvres poétiques
II, Introduction par P. Albouy, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1967, XXXVIII).
23. Victor Hugo, William Shakespeare, in Œuvres complètes, Critique, op. cit., 271.
24. M. Forsgren, renvoyant à une enquête en cours, observe la dépendance de l'apposition à
l'égard de l'écrit. Il note que, « alors que dans un corpus journalistique (Tribune de Genève) la
cadence moyenne d'une apposition est de l'ordre de 1/58 (= une apposition pour 58 mots
graphiques), le chiffre correspondant pour le corpus télévisé (après transcription) est 1/328. Pour
le corpus de la conversation spontanée, l'on constate l'extrême rareté de l'apposition : sur une
quantité totale d'environ 62 000 mots "graphiques" (i.e. après transcription), l'on trouve une
petite douzaine d'appositifs, dont non moins de neuf équatifs et deux locatifs » (« Apposition,
attribut, épithète : même combat prédicatif ? », Langue-française, n o 125, février 2000, 31, note 4).
25. C. Baudelaire, « À une passante », Les Fleurs du mal, in Œuvres complètes, I, texte établi, présenté
et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1975, 92.
26. Victor Hugo, « Nox », op. cit., 15.
27. H. Meschonnic, op. cit., 210.
28. Victor Hugo, « Demain dès l'aube... », Les Contemplations, in Œuvres complètes, Poésie II, ibid., 410.
29. F. Neveu, « De la phrase au texte. Les constructions appositives détachées et la structure
informationnelle de l'énoncé dans Les Misérables », L'Information grammaticale, n" 64, janvier 1995,
24.
30. « Nous avons donc affaire à une incidence qui porte non plus exclusivement sur un des
constituants de la relation prédicative marquant le contenu propositionnel, mais, par cette
postposition tardive, sur la relation prédicative dans son entier, sur le mode de l'incidence
exophrastique » (F. Neveu, Études sur l'apposition, ibid., 179).
31. Dans l'exemple 3, la dernière apposition « ô tas de brutes » avait, selon les principes que l'on
vient de poser, un statut rhématique supérieur à celui des appositions frontales : le sommet
intonatif de la phrase coïncidait ainsi avec une insulte de portée supérieure aux autres.
32. « Nox », op. cit., 11-2.
33. « Plus on dédaigne la rhétorique, plus il sied de respecter la grammaire » (Hugo, Odes et
Ballades, Préface de 1826, Œuvres complètes, Poésie tome 1, présentation de C. Gely, op. cit., 65).
34. « Nathalie Sarraute a réponse à tous » (interview collective), Le Figaro littéraire, n o 1342, 4 févr.
1972,1 et 3.
35. N. Sarraute, « À très bientôt », L'Usage de la parole, Œuvres complètes, ibid., 927.
36. Selon M.-A. Morel, en effet, « la hauteur de la syllabe finale d'un groupe rythmique apporte
une information sur la nature de la relation qu'il entretient avec le segment qui suit. [...] À l'oral,
[...] un segment de discours caractérisé par une syllabe finale basse n'emboîte pas le segment qui
le suit. Il est donc autonome par rapport à la suite » (« Intonation et thématisation », Information
grammaticale, no 54, juin 1992, 28-29). À l'inverse une intonation finale haute n'est pas conclusive.
37. Le développement secondaire est du reste sursignifié par le retour d'un « mais »
d'épanorthose : « ce cadre modeste, mais vivant, mais très doux », « ce menu simple mais de
qualité excellente », « ce n'est pas que je n'aime pas ça, mais en ce moment... », ainsi que par les
faits d'insertion (de discours direct).
102

38. N. Sarraute, « Roman et réalité », ibid., 1647.


39. N. Sarraute, L’Ère du soupçon, ibid., 1554.
40. N. Sarraute, « Le langage dans l'art du roman », ibid., 1687.
41. « Un langage immédiat serait sans doute l'idéal, pour transcrire la "sensation nouvelle,
directe, spontanée, immédiate". Mais il ne se peut qu'il n'y ait des phrases. Alors, c'est dans la
naissance de la phrase, et son devenir, que l'on a le plus de chance de percevoir la vie et le
devenir du tropisme, pour reprendre le mot employé par Nathalie Sarraute elle-même.
Confrontée à l'immédiateté instable et spontanée du tropisme, la phrase est tension : entre le
dire et l'ineffable, entre la sensation, évanescente et directe, et la langue, rationnelle et
organisatrice. La phrase du tropisme affiche le processus mental d'une élaboration tendue dans
son vouloir-dire » (Noël Dazord, « La phrase en devenir de Nathalie Sarraute », Nathalie Sarraute,
du tropisme à la phrase, Lyon, PUL, coll. « Textes & langue », 2003,137).
42. N. Sarraute, Les Fruits d’or, ibid., 526-7.
43. N. Sarraute, « Ich sterbe », L’Usage de la parole, ibid., 924.
44. N. Sarraute, L'Ère du soupçon, ibid., 1604.
45. Voir H. Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Verdier, 1982,343.
46. P. Éluard, « Chassé », La Barre d'appui, Œuvres complètes, I, édité et annoté par M. Dumas et L.
Scheler, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1968, 489.
47. « La Tour Eiffel est penchée/Les ponts tordus/Tous les signaux crevés » (« Rêve », Les Mains
libres, ibid., 624). Voir aussi : « Tous les ponts sont coupés, le ciel n'y passera plus » (« Ne plus
partager », Capitale de la douleur, ibid., 175).
48. Avenir de la poésie, ibid., 526.
49. F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1952, 37.
50. En italique dans le texte.
51. L. Aragon, Aurélien, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988 [1re éd. 1944], 28.
52. « Le participe présent, lui [contrairement au gérondif], dénote toujours ou bien une situation
qui se prolonge imperceptiblement dans une autre, ou bien carrément une phase ou un aspect
particuliers de la situation dénotée par le verbe principal ; mais il ne sert jamais à situer le verbe
principal. [...] le verbe principal et le participe présent, à la différence de la structure avec verbe
principal et gérondif, dénotent ensemble une seule situation, dont le participe – le co-verbe –
développe une phase ou une facette particulière » (M. Herslund, « Le participe présent comme
co-verbe », Langue française, La Prédication seconde, septembre 2000, 87 et 90).
53. G. Roubichou, « Aspects de la phrase simonienne », Claude Simon, colloque de Cerisy dirigé par J.
Ricardou, UGE, coll. 10/18, 1975, 203.
54. B. Combettes, « L'apposition comme unité textuelle et constituant phrastique : approche
diachronique », Langue française, no 125, février 2000, 90.
55. Propos de Claude Simon (tenus lors d'une conférence sur le nouveau roman faite le 10
décembre 1975 à New Delhi) rapportés par M.-C. Kirpalani (Approches de La Route des Flandres de
Claude Simon, New Delhi, Vignette Arts, 1981, 60-1).
56. J.-M. Barbéris, « Phrase, énoncé, texte. Le fil du discours in La Route des Flandres », La Route des
Flandres, Claude Simon, Ellipse, coll. « CAPES/Agrégation Lettres », 1997, 144.
57. Claude Simon, L'Herbe, op. cit., 125.
58. C. Rannoux, L'Écriture du labyrinthe, Claude Simon, La Route des Flandres, Orléans, éditions
Paradigme, 1997, 170.
59. « L'hypotypose consiste en ce que dans un récit, ou plus souvent encore dans une description,
le narrateur sélectionne une partie seulement des informations correspondant à l'ensemble du
thème traité, ne gardant que des notations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes, sans
donner la vue générale de ce dont il s'agit, sans indiquer même le sujet global du discours, voire en
présentant un aspect sous des expressions fausses ou de pure apparence, toujours rattachées à
103

l'enregistrement comme cinématographique du déroulement ou de la manifestation extérieurs à


l'objet » (G. Molinié, article « hypotypose » du Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche, 1996).
60. F. Dumora-Mabille, « Entre clarté et illusion : l'energeia au XVIIe siècle », Littératures classiques,
no 28, Le Style au XVIIe siècle, automne 1996, 86. « Ce qui m'intéresse, écrit encore Sarraute, ce n'est
pas l'objet mais les mouvements internes qu'il déclenche. Les objets ne sont que des
catalyseurs ».

AUTEUR
AGNÈS FONTVIEILLE
Maître de conférences en langue française à l'Université Lumière Lyon 2, membre de l'équipe
« Textes & Langue ». Auteur d'une thèse sur Paul Éluard, ses recherches de stylistique portent
principalement sur la littérature du XXe siècle.
Publication : Nathalie Sarraute, Du tropisme à la phrase, édité en collaboration avec Philippe Wahl,
Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003.
104

Stylistique ou analyse textuelle ?


L'exemple du fragment 128 des
Caractères
Jean-Michel Adam

Chaque œuvre a son style : le style c'est l'œuvre.


(Henri Meschonnic, 1970, 175)
Le style, c'est le texte même.
(Michael Riffaterre, 1979, 8)
 
De la stylistique à l'analyse textuelle des discours
1 Comme le présent ouvrage le confirme, le « retour de la stylistique » (Adam, 1997,
15-28) s'est très largement confirmé à la charnière des XXe et XXIe siècles. Les ouvrages
d'introduction se sont multipliés et la stylistique apparaît de plus en plus nettement
comme une démarche conjoncturelle de récupération et d'intégration-bricolage
œcuménique de travaux de linguistique énonciative, de grammaire de texte, de
pragmatique, de sémantique et de sémiotique, de rhétorique, de poétique et
d'esthétique. De cette façon, l'éclectisme méthodologique de la stylistique a été
reconduit et renouvelé, sans être interrogé en profondeur (Jenny, 1993, 113).
Prolongeant les remarques de Bakhtine :
La grammaire et la stylistique se rejoignent et se séparent dans tout fait de langue
concret qui, envisagé du point de vue de la langue, est un fait de grammaire,
envisagé du point de vue de l'énoncé individuel est un fait de stylistique. Rien que
la sélection qu'opère le locuteur d'une forme grammaticale déterminée est déjà un
acte stylistique. Ces deux points de vue sur un seul et même phénomène concret de
langue ne doivent cependant pas s'exclure l'un l'autre, ils doivent se combiner
organiquement (avec le maintien méthodologique de leur différence) sur la base de
l'unité réelle que représente le fait de langue [...] (Bakhtine, 1984, 272).
2 J'ai avancé, en 1997, une proposition de « reconception de la stylistique » et plusieurs
articles récents (Adam, 2002a-b-c, Adam et al. 2000 & 2002) précisent sur quelles bases la
105

linguistique peut, selon moi, penser autrement le style et reconsidérer la séparation


entre grammaire et stylistique.
3 Il convient d'abord de prendre au sérieux les formules d'H. Meschonnic et de M.
Riffaterre citées en exergue, qui renversent la célèbre formule de Buffon. Il est
nécessaire de réinscrire ce programme dans la « translinguistique » de Benveniste.
Benveniste a radicalement remis en cause la coupure langue/parole sur laquelle prend
appui la dichotomie grammaire/stylistique (Adam, 2002a). Dans la « Note sur le
discours », Saussure a cette formule : « La langue n'est créée qu'en vue du discours »
(2002, 277). C'est dans des textes – en tant que produits d'un acte d'énonciation
toujours singulier – que « la langue entre en action comme discours » (2002, 277).
Saussure ne se pose certes pas la question du texte, mais il l'aborde à travers la phrase
qu'il considère comme un fait de discours : « La phrase n'existe que dans la parole, dans
la langue discursive » (2002, 117). Le linguiste genevois place, en fait, la phrase à la
frontière de la langue-système et de la « langue discursive » :
La délimitation est difficile à faire. Il faut avouer qu'ici dans le domaine de la
syntaxe, fait social et fait individuel, exécution et association fixe, se mêlent
quelque peu, arrivent à se mêler plus ou moins.
4 Il ajoute même :
Nous avouerons que c'est sur cette frontière seulement qu'on pourra trouver à
redire à une séparation entre la langue et la parole (notes du cours du 28 avril
1911).
5 Allant au bout de cette réflexion en 1912, dans un rapport relatif à la création, à
l'université de Genève, de la chaire de stylistique destinée à Charles Bally, Saussure
souligne la coexistence des linguistiques de la langue et de la parole :
[...] La linguistique, j'ose le dire, est vaste. Notamment elle comporte deux parties :
l'une qui est plus près de la langue, dépôt passif, l'autre qui est plus près de la
parole, force active et origine véritable des phénomènes qui s'aperçoivent ensuite
peu à peu dans l'autre moitié du langage. Ce n'est pas trop que les deux (2002, 273).
6 Poursuivant dans ce sens, Benveniste a proposé de distinguer une linguistique de la
langue-système, qui a pour domaine le mot et pour limite la phrase, et qu'il nomme
« sémiotique », et une linguistique du discours, « sémantique » qu'il articule avec les
paramètres interpersonnels et spatio-temporels de la situation toujours unique
d'énonciation. En élaborant avec « l'appareil formel de l'énonciation » l'ensemble de
concepts et de définitions dont il a besoin, Benveniste n'opère pas une division binaire
simple du domaine et il ne se contente pas d'ouvrir l'analyse intra-linguistique à la
sémantique de l'énonciation. En effet, si la « sémantique » de l'énonciation a pour objet
l'acte même de produire un énoncé et non le « texte de l'énoncé », c'est qu'une
troisième branche de la linguistique est appelée à le prendre en charge :
En conclusion, il faut dépasser la notion saussurienne du signe comme principe
unique, dont dépendraient à la fois la structure et le fonctionnement de la langue.
Ce dépassement se fera par deux voies :
• dans l'analyse intra-linguistique, par l'ouverture d'une nouvelle dimension de signifiance, celle du
discours, que nous appelons sémantique, désormais distincte de celle qui est liée au signe, et qui sera
sémiotique ;
• dans l'analyse translinguistique des textes, des œuvres par l'élaboration d'une métasémantique qui se
construira sur la sémantique de l'énonciation.
Ce sera une sémiologie de « deuxième génération », dont les instruments et la
méthode pourront aussi concourir au développement des autres branches de la
sémiologie générale (1974, 66).
106

7 Benveniste divise ainsi le champ général de la linguistique en trois domaines


complémentaires, au sein desquels la linguistique de l'énonciation occupe une place
centrale.

8 Retenons que la linguistique de l'énonciation est ouverte, d'une part, vers une
linguistique transphrastique, dite « translinguistique des textes », et, d'autre part, vers
une « translinguistique des œuvres », c'est-à-dire des productions littéraires propres à
une langue. Dans la mesure où, comme le dit G. Molinié (1993, 7-45), le texte est l'unité
de base de la stylistique. Dans la mesure où les sciences du langage fournissent une
grande partie des concepts de référence de la discipline, le cadre théorique d'une
analyse textuelle résolument inscrite dans l'analyse des discours (Adam, 1999) devrait
permettre d'éviter l'éclectisme et le bricolage parfois revendiqués au nom des
exigences pratiques de la stylistique des concours et de l'explication de texte. En
admettant la possibilité d'autres voies de reconception de la stylistique, au sein de la
phénoménologie (Jenny, 1990), de l'esthétique (Vouilloux, 2000) et/ou d'une théorie de
« l'imaginaire comme activité créatrice » (Bordas, 2001, 33), on comprendra que je m'en
tienne, pour ma part, au champ d'une (trans)linguistique que je définis comme une
analyse textuelle des discours. Le schéma suivant résume la place de l'analyse
textuelle au sein de l'analyse des pratiques discursives (Adam, 1999). Soulignons
seulement ici qu'une grande partie du programme classique de la stylistique est
couvert par l'étude des opérations de liage et de segmentation, par la description et par
l'interprétation des phénomènes de continuité et de discontinuité textuelles.

Schéma 1 : Place de l'analyse textuelle dans l'analyse des discours

9 J'ai choisi d'étudier un court texte des Caractères de La Bruyère, qui permettra
d'illustrer une méthode d'analyse qui porte certes son attention sur la phrase, unité
reconnue de la stylistique, mais surtout sur le texte et sur ces unités intermédiaires que
sont la période et la séquence.
 
107

ANALYSE TEXTUELLE D'UN FRAGMENT DES CARACTÈRES

10 Il n'est pas possible de prétendre analyser un texte sans en vérifier la matérialité


même, c'est-à-dire la façon dont il nous est parvenu. Aucun attachement aux détails
linguistiques des énoncés ne peut faire l'économie d'une attention philologique
incluant une attention génétique. La génétique auctoriale (celle des manuscrits) gagne
à être doublée d'une génétique éditoriale. De cette manière, il s'agit d'échapper au
préjugé que Michel Charles a fort bien décrit :
Le premier [préjugé critique], c'est la croyance en l'existence du texte. Soit un
texte, je vais l'étudier. Tout se passe comme si le texte existait hors du regard que je
porte sur lui, hors de l'expérience que j'en ai, hors des opérations que je lui fais
subir pour que précisément il devienne texte (Charles, 1995, 40).
 
Étape philologique : l’établissement du texte

11 Le fragment textuel no 128 de la section « De l'homme » des Caractères de La Bruyère,


ajouté en 1689 dans la quatrième édition, se présente, du point de vue de la
segmentation par la ponctuation, comme une seule longue phrase typographique
comportant quatre segments qui forment chacun une phrase périodique. Mais les cinq
grandes éditions dont nous disposons actuellement divergent à propos de la
segmentation par la ponctuation de ce petit texte. Ces différences sont assez
surprenantes pour que nous nous y attardions un moment ; elles sont signalées entre
crochets chaque fois.
Julien BENDA, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1951 :
L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles[,] répandus par la
campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent []
et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée,
et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils
sont des hommes [;] ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain
noir, d'eau, et de racine [;] ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de
labourer et [de] recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce
pain qu'ils ont semé.
12 Cette segmentation donne une structure linéaire plate de 4 segments présentés comme
égaux : [A ; B ; C ; D.].
Robert GARAPON, Paris, Garnier, 1962 :
L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles[,] répandus par la
campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent []
et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée,
et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils
sont des hommes[.I]ls se retirent la nuit dans des tanières[,] où ils vivent de pain
noir, d'eau, et de racine[s ;] ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de
labourer et [de] recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce
pain qu'ils ont semé.
13 Cette édition est celle qui présente la plus forte décision puisqu'elle divise le texte en
deux phrases de 2 x 2 segments : P1 [A ; B.] P2 [C ; D.].
Patrice SOLER, Laffont, Paris, coll. « Bouquins », 1992 :
L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles[,] répandus par la
campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent []
et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée,
et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils
108

sont des hommes [ ;] ils se retirent la nuit dans des tanières !,] où ils vivent de pain
noir, d'eau, et de racine[s ;] ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de
labourer et [de] recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce
pain qu'ils ont semé.
14 Cette édition est très proche de celle de Benda. Elle donne une structure linéaire plate
de quatre segments présentés comme égaux : [A ; B ; C ; D.]. Elle diffère par le pluriel à
« racines » et la virgule après « tanières » (suivant Garapon sur ce point).
15 Les deux dernières éditions sont les plus proches. Elles ne divergent que sur un point :
Emmanuel Bury supprime la majuscule à « Soleil » que Louis van Delft relève. En
revanche, cette édition donne une structure linéaire de trois segments plus un dernier
introduit par un double point : [A ; B ; C :] [D.] :
Emmanuel BURY, Le Livre de Poche, Paris, Librairie Générale Française, Classiques
de poche, no 1478,1995 et Louis VAN DELFT, Édition de l'Imprimerie nationale,
Paris, 1998 :
L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la
campagne, noirs, livides et tout brûlés du [S]soleil, attachés à la terre qu'ils
fouillent, et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix
articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et
en effet ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de
pain noir, d'eau, et de racine : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer,
de labourer et recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain
qu'ils ont semé.
16 En tenant compte de la conception de l'écriture du XVIIe siècle, nous avons affaire à un
texte composé de quatre phrases périodiques. Tandis que Beauzée lie encore
essentiellement la ponctuation à la proportion des pauses de la lecture oralisée,
Condillac distingue le / ; / des / : / sur la base d'une complétude différence du sens.
Entre les trois membres de la structure [A ; B ; C], le sens est comme suspendu chaque
fois et ne se stabilise que par la réunion des segments A+B+C. En revanche, entre ce qui
précède les/ : / et ce qui suit, un sens que Condillac dit « fini » est établi à gauche
[A+B+C] et à droite [C]. L'édition Garapon donne une autre structure de deux unités de
sens « fini » : [A+B] à gauche du point et [C+D] à droite du point. Faute de place, je
n'insiste pas sur les autres variantes éditoriales et sur l'analyse stylistique comparée
possible de ces cinq variations sur le même texte. Je choisis de m'en tenir aux deux
éditions qui semblent au plus près du dernier manuscrit révisé par La Bruyère, celle
d'Emmanuel Bury et celle de Louis Van Delft. E. Bury dit avoir « rétabli la ponctuation
du texte d'origine, en reprenant les virgules, les points virgule et les deux-points tels
qu'ils sont utilisés par La Bruyère. [...] Cela nous semble correspondre au caractère
oratoire de sa prose » (1995, 54). Sur cette base matérielle de la segmentation, nous
pouvons espérer dire quelque chose du rythme de la période oratoire – autrement dit
du « style » – de ce fragment. Nous ne prétendrons pas parler du « style de La
Bruyère », mais seulement de l'écriture d'un texte, de la spécificité d'une forme-sens
singulière. La facture des Caractères est tellement variée, qu'on n'atteint jamais que le
« style » de tel ou tel fragment. C'est certainement toute la différence entre la visée
large de la stylistique littéraire et les ambitions plus modestes de l'analyse textuelle des
discours.
 
109

Syntaxe de la phrase et rythme périodique

17 Les différents segments sont syntaxiquement et rythmiquement structurés, formant


ainsi des phrases périodiques qui s'appuient sur des séries énumératives (fermées
presque toutes par un ET), sur la répétition, en même position syntaxique, d'unités
morphologiquement identiques ou proches (syntagmes nominaux, adjectifs, relatives).
On parlera de rythme simple lorsque les suites syntagmatiques sont interrompues par
l'itération, à la même place syntaxique, de deux ou de trois termes (A11>12, A21>22>23,
C21>22>23, D11>12>13). On parlera de rythme complexe chaque fois qu'un retour vers
une position syntaxique antérieure est nécessaire (A2 et A3 reviennent au niveau de Al,
de même C2 revient au niveau de Cl, et D2 revient à la position de D1). On peut
considérer ces faits de rythme comme un aspect de l'amplification qui rattache ce texte
descriptif au genre épidictique (démonstratif des latins). Ce fait de forme
(amplifications binaires ou ternaires) est un fait de genre qui rattache l'écriture de La
Bruyère au contexte rhétorique de sa formation scolaire et de son époque. L'écrivain
s'interroge d'ailleurs clairement sur cette lecture générique de son œuvre dans le
fragment 34 de la section « Des ouvrages de l'esprit ». Il ne se présente pas comme
attendant l'admiration épidictique de ses lecteurs :
[...] il leur renvoie tous les éloges qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses
veilles : il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée : il demande
des hommes un plus grand et plus rare succès que les louanges, et même que les
récompenses, qui est de les rendre meilleurs.
18 La fonction de l'écriture est clairement affirmée :
S'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour
mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression
qui doit servir à son dessein (§34).
19 La fonction argumentative de l'amplification épidictique distingue La Bruyère des
auteurs qui recourent au même genre des « caractères ».
20 On peut représenter ainsi la structure grammaticale et rythmique de la première
période :
21 [A] L'on voit certains animaux
22 1 farouches,

11 des mâles

12 ET des femelles,

23 2 répandus par la campagne,

21 noirs,

22 livides

23 ET tout brûlés du soleil,


110

24 3 attachés à la terre

31 qu'ils fouillent,

32 ET qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ;

25 L'organisateur énumératif ET joue trois fois un rôle de marqueur de fin de séries


énumératives binaires ou ternaire. La série ternaire A21>22>23 est syntagmatiquement
rattachable à animaux (au même niveau que Al, A2 et A3). Toutefois, l'isotopie de la
couleur (noirs, livides 1, brûlés de soleil) confère une unité sémantique à cette série de
trois termes, terminée, de plus, par un ET qui signale la fin d'une énumération. Fermant
une série, ET invite à en vérifier la cohésion sémantique et pas seulement morpho-
syntaxique.
26 La structure périodique du deuxième segment est beaucoup plus simple. Il s'agit d'une
période carrée, structurée par la répétition (anaphore rhétorique) du pronom ILS et par
deux connecteurs : le causal QUAND [Quand p, (alors) q] est équivalent à un CHAQUE FOIS
QUE p, q. Le reformulatif EN EFFET vient quant à lui clore le segment et introduire le
dernier membre de la période :

[B] 1 ils ont comme une voix articulée,

ET QUAND 2 ils se lèvent sur leurs pieds,

  3 ils montrent une face humaine,

ET EN EFFET 4 ils sont des hommes ;

27 Le connecteur ET de B2 articule les deux membres contenant les deux parties du tout
(voix et pieds) qui sont les deux indices d'une humanité (faculté de langage et position
de l’homo erectus). Le connecteur QUAND amène le troisième membre dans lequel la
connotation négative du lexème face est corrigée par l'adjectif humaine. Le comme de B1
et le verbe montrer de B3, signalent seulement une apparence perceptuelle d'humanité.
C'est au reformulatif EN EFFET qu'est confié le rôle de redéfinir les animaux indéfinis du
tout début du texte en transformant l'évidence perceptible en savoir (verbe être qui
assure la définition-reformulation). Le point de vue perceptif externe en entendre
(comme une voix) et voir (montrent) se modifie entre Al et B4.
28 Ce qui est mis en scène, c'est la découverte progressive de l'identité réelle de l'objet du
discours. Le dernier membre de la période (B4) est le plus court et le plus frappant de ce
fait.
29 La structure binaire (deux membres avec ILS + verbe au présent, connectés par le relatif
où) de la période suivante est complétée par l'énumération de trois moyens de survie
introduits par la même préposition DE :
30 [C] 1 ils se retirent la nuit dans des tanières
111

2 où ils vivent 21 de pain noir,

  22 d'eau,

  23 ET de racine :

31 Le segment conclusif, introduit par les deux-points, est rythmé de façon simple
(11>12>13) et complexe (1<2), renforcée par le ET de reprise et l'ellipse du sujet ILS. Le
même verbe au présent permet à ET AINSI de mettre D2 au même niveau que D1 et de
souligner le lien argumentatif que l'énumération de la triple peine renforce :
32 [D] 1 ils épargnent aux autres hommes la peine

11 de semer,

12 de labourer

13 ET recueillir pour vivre,

33 2 ET méritent AINSI de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.


34 Ce texte est donc composé d'une longue phrase typographique, divisée en quatre
phrases périodiques. Cette prose très rythmée est conforme à l'idéal classique de
variation des rythmes (aucune des quatre structures rythmiques n'est identique). Le
point final signale qu'une unité de sens est complète. En revanche, les ponctuations
intermédiaires signalent que le sens n'est que partiellement complet, qu'il n'est pas
encore achevé. La fonction instructionnelle de la segmentation est donc d'empêcher la
clôture des trois premiers segments et de les placer en attente du dernier qui, on va le
voir, joue un rôle argumentatif décisif.
 
Anaphores et isotopies

35 L'énoncé L'on voit qui ouvre le segment A est un introducteur type de séquence
descriptive (Adam, 1992, chap. 3) et l'indicateur d'une source de point de vue (PdV). La
description se donne ainsi comme perceptuelle, c'est-à-dire fondée sur un témoignage
par l'évidence sensible de l'observation visuelle. Le sujet postiche on et le verbe de
perception (voir) au présent continu (dilaté par rapport au moment d'énonciation)
introduisent un PdV sur un objet du discours dont le déterminant certains signale le
caractère indéfini. La séquence s'ouvre donc sur un flou catégoriel et temporel. Flou
d'autant plus surprenant qu'inséré dans la section « De l'homme » (isotopie humaine
attendue), ce texte parle, semble-t-il d'animaux (ouverture d'une isotopie animale). Le
premier segment prend successivement la forme d'une description d'état, centrée sur
des propriétés (farouches, mâles, femelles, noirs, livides, brûlés de soleil, répandus par la
campagne, attachés à la terre), puis d'une description d'actions dans les deux dernières
relatives (A31 & A32).
36 La première propriété choisie (farouches) manifeste un jugement, une évaluation. Dans
le bilinguisme du français du XVIIe siècle, l'origine bas-latine (forasticus) rattache
farouches à étrangers ( foras : dehors, au-dehors) et à sauvages (par opposition à
112

domesticus). Le mot s'applique à ce qui a un aspect hostile, sauvage, rude, et qui peut
agir avec violence. C'est dire que les animaux en question sont, pour ON, d'une altérité
inquiétante, accentuée par leur nombre (répandus). Du fait de l'introducteur ON VOIT,
toute cette description a l'apparence de la factualité, d'une vérité admise ( ON-vraie),
d'une doxa soulignée par le présent itératif. Ce procédé correspond à ce que Carlo
Ginzburg rattache au procédé littéraire de l'estrangement (2001, 15-36) ou étrangéification
qui met le réel à distance en le donnant à voir autrement. Les lexèmes génériques mâles
et femelles confirment l'isotopie animale que les verbes d'action appuient. Fouiller peut
fort bien se dire d'un animal qui creuse la terre pour y trouver quelque chose.
L'opiniâtreté invincible de la fin du premier segment va également dans le sens d'un
travail machinal, d'un acharnement têtu dont on ne peut détourner les agents en
question. Certes, l'attachement à la terre semble introduire un sentiment. Mais, dans la
langue classique, attachement a le sens d'application à un travail et cette application
n'implique pas, dans le contexte isotopique du segment A, un sentiment humain ;
d'autant plus qu'opiniâtre va dans le sens d'un attachement aveugle. Le lexème final,
invincible, va dans le sens de l'inquiétante étrangeté de ces animaux, en signifiant
quelque chose qu'ON ne peut maîtriser, dont ON ne peut triompher. Il est certain
qu'attachement renvoie aussi à une isotopie du servage, de la terre travaillée pour un
propriétaire.
37 Dans le segment A, les ILS successifs sont tous sous la portée du lexème « animaux »
introduit au tout début comme objet du discours. Il en va de même en B, mais chaque
membre de la période se conforme à une structure identique. À gauche (à l'initiale de
chaque membre), le pronom anaphorique maintient la référence animale, objet saillant
initial. En revanche, à droite de chacun des trois premiers membres, c'est une propriété
humaine qui apparaît. Cette isotopie humaine est présentée comme une apparence
(comme une voix articulée, montrent une face humaine) avant d'être confirmée dans le
quatrième membre qui modifie le référent et remet en cause le PdV perceptif initial. On
peut dire que le PdV s'est modifié en raison, en particulier, du passage de la position à
quatre pattes à celle de l’homo erectus, en B2. B4 interrompt la portée référentielle du
lexème animaux. Le pronom anaphorique ILS utilisé, par la suite, en C et en D devrait
renvoyer à hommes, mis en mémoire à partir de la reformulation de B4. Toutefois,
l'introduction du lexème tanières en Cl maintient l'isotopie animale et le ILS de C2 flotte
référentiellement en semblant rester sous la portée d'animaux. Tout au long du segment
C, le référent animal semble se maintenir de telle sorte que l'anaphore [ ILS = hommes]
est empêchée. Avec le maintien des deux référents en mémoire, ces hommes restent
donc partiellement des animaux, comme leur nourriture tend d'ailleurs à le confirmer
en C22 et C23. Il faut attendre le syntagme aux autres hommes (D1) pour que l'humanité
des paysans soit définitivement posée. Leurs actions initiales (A31 & 32) se
transforment alors explicitement en actions humaines : semer (DU), labourer (D12),
récolter (D13).
38 Sur le plan référentiel, ce § 128 ne présente pas l'ambiguïté des fragments comportant
un nom propre (comme le § 18 cité plus loin). La critique littéraire a, dès le XVIIe siècle,
eu tendance à considérer ces fragments comme des portraits à clef. Dans notre texte, la
généralisation est garantie par le présent itératif et les définis à valeur générique des
syntagmes nominaux (« des hommes », « les autres hommes », « la campagne », etc.). Le
tout vise à produire référentiellement des « peintures vraisemblables » qui cherchent
non pas à « réjouir les lecteurs [...] par la satire de quelqu'un, [mais] à leur proposer des
113

défauts à éviter et des modèles à suivre » (Discours de réception à l'Académie française


prononcé par La Bruyère). Ce travail de la référence fait partie d'une stratégie
rhétorique : « Le poète y rejoint l'universalité du philosophe par le biais du
"vraisemblable", qui est la vérité à usage poétique et littéraire » (Bury, 1991,18).
 
Aspects de l'énonciation

39 Bien qu'écrit au présent, – un présent qui dilate les limites du moment de la situation
d'énonciation-, ce texte ne comporte aucune marque explicite de l'énonciation de
discours et de la co-énonciation. Mais toute représentation discursive référentielle est
inséparable d'un énonciateur et d'une source d'énonciation ou PdV. Ce texte adopte un
dispositif énonciatif qu'on peut dire « objectif » au sens où les traces de la subjectivité
montrée sont gommées. Pour se rendre compte de cette position énonciative
particulière, il suffit de comparer notre fragment aux deux autres fragments sur la
misère, présents, eux, dès la première édition, dans la section « Des biens de fortune ».
Le § 18 se présente ainsi :
Champagne, au sortir d'un long dîner qui lui enfle l'estomac, et dans les douces
fumées d'un vin d'Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente, qui
ôterait le pain à toute une province si l'on n'y remédiait ; il est excusable, quel
moyen de comprendre dans la première heure de la digestion qu'on puisse quelque
part mourir de faim ?
40 La question finale vient infirmer l'assertion « il est excusable ». Par cette position
énonciative ironique, une double énonciation perce et le locuteur ne prend pas en
charge l'assertion. De façon très critique, l'excuse avancée sous forme de question
apparaît comme totalement inadaptée. Elle interpelle le lecteur avec force. La même
distance ironique et la même interpellation pointent dans le fragment 26 :
Ce garçon si frais, si fleuri, et d'une si belle santé est seigneur d'une abbaye et de
dix autres bénéfices ; tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu,
dont il n'est payé qu'en médailles d'or. Il y a ailleurs six vingt familles indigentes
qui ne se chauffent point pendant l'hiver, qui n'ont point d'habits pour se couvrir,
et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrême et honteuse : quel
partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ?
41 Après la mise en parallèle antithétique de l'extrême richesse et de l'extrême pauvreté,
un jugement éthique survient : « Leur pauvreté est honteuse ». C'est surtout par
l'exclamation conclusive « quel partage ! » que l'énonciateur s'engage dans un
jugement ironique accentué par le dernier mot du texte : « avenir ». De façon très
critique, ce mot est une allusion religieuse non détournée à une vie éternelle où se
trouve reporté l'effacement des inégalités humaines « de ce siècle ». On le voit, le sujet
de l'énonciation est rarement aussi en retrait que dans le fragment 128. La prise en
charge des énoncés est rarement aussi distante. Si ON domine souvent, il n'est pas rare
qu'un JE surgisse explicitement en fin de texte et l'interpellation du lecteur sous forme
de question rhétorique est fréquente. La description distanciée, quasi ethnographique,
qui caractérise le fragment 128 rend le travail de progressive modification du PdV
d'autant plus spectaculaire.
42 Le segment périodique A est entièrement sous la dépendance du PdVl de ON. Le segment
périodique B amène une progressive transformation de cette perception et, en B4, le
connecteur reformulatif EN EFFET recatégorise le référent et modifie ainsi le PdVl de ON
en un PdV2 du Locuteur : ces animaux [...] sont des hommes. Remplaçable par l'adverbe
114

EFFECTIVEMENT, le connecteur EN EFFET introduit la confirmation de la valeur informative


des lexèmes voix articulée (B1), pieds (B2), face humaine (B3). En position de chute de la
période B, ce qui est dit infirme PdVl de ON. L'affirmation porte sur la réalité effective
du monde (c'est le sens étymologique du connecteur). Aucun locuteur ne prend
explicitement en charge ce nouvel état de la réalité, présenté comme absolument vrai.
Le locuteur-énonciateur support du PdV2 (« ils » sont des hommes = le même, comme
les autres hommes, comme nous) se dissocie du PdVl de ON (« ils » sont des animaux =
altérité). Le moraliste, bien qu'en retrait, est présent à travers l'assertion d'énoncés
posés comme vrais et surtout dans la mécanique textuelle du dévoilement progressif
d'une réalité que ON était initialement incapable de voir.
43 Comme on l'a vu plus haut, le segment C semble faire régresser la représentation par
un retour au PdVl. La présence du lexème tanière, qui connote un logis animal, et le
mode d'alimentation des hommes en question jettent un doute et font osciller la
représentation entre humanité et animalité. Le syntagme nominal de D1 (autres
hommes) confirme le PdV2 introduit à la fin de B et la pointe finale va entièrement dans
un sens qui apparaît alors comme assumé, en dernière instance, par le moraliste
signataire du recueil.
 
De la période à la séquence : du descriptif à l'argumentatif

44 Le connecteur ET AINSI du dernier segment est proche d'un DONC ou d'un DE CE FAIT. Il
souligne que la proposition p de D1 est, par rapport à la proposition q qui suit ET AINSI,
un argument pour la conclusion que D2 amène, un argument présenté comme soutenu
par une règle causale évidente, qui devrait suffire. La conclusion D2 étant construite
sur une négation (NE PAS manquer) laisse entendre que les paysans manquent de pain et
sont loin de manger à leur faim. L'argumentation devient ainsi dénonciation de la
misère du peuple des campagnes réduit à une animalité tragique et à une misère
profondément injuste.
45 Bien que ce texte soit introduit par un marqueur de description perceptuelle (on voit), il
serait inutile de décrire techniquement la suite des segments A-B-C comme une
séquence descriptive. Il s'agit, en fait, d'une suite de trois phrases périodiques
descriptives (Adam, 2002b), coulées dans un plan de texte que souligne la segmentation
en quatre segments. Les trois premières phrases périodiques descriptives sont
emportées par la quatrième phrase périodique, argumentative elle, qui débouche, très
classiquement, sur le trait final. Cette séquence argumentative rudimentaire comporte
une conclusion D2, introduite par ET AINSI, qui prend appui sur un argument Dl. Les
périodes descriptives (A-B-C) étant suivies par cette période argumentative (D), on est,
en fin de texte, amené à reconsidérer la composition de l'ensemble. Le segment
périodique D forme une séquence argumentative enchâssante (Adam, 1992, chap. 4), qui
fait jouer au segment A le rôle d'énoncé d'une thèse antérieure (affirmant l'animalité
des paysans) et aux deux autres périodes un rôle d'étayage du passage de l'argument D1
à la conclusion D2.
46 L'analyse de l'argumentation développée dans ce fragment passe par l'identification de
la façon dont ce texte est centré sur les passions et tente de faire réagir le lecteur
(pathos). Les segments A, B, C font appel à la pitié, à l'émotion éthique pré-juridique
(Danblon, 2002). En D, l'indignation du lecteur devrait succéder à son sentiment de peur
(A) et de pitié (B & C), sur la base, cette fois, d'une émotion appuyée sur une norme
115

d'équité. Il s'agit – et c'est là tout le sens du genre moralisateur des Caractères – de


trancher entre l'injustice (pauvreté des paysans réduits à l'état animal) et la justice : ils
méritent au moins de manger le pain qu'il sèment. On touche ici à une donnée
fondamentale de la rhétorique : le movere. La capacité d'émouvoir consiste à toucher les
lecteurs par le biais des sentiments (pathos) et pas seulement de la raison (les chaînes
d'arguments du logos). On peut ainsi résumer l'ensemble du § 128 sous la forme d'une
séquence argumentative assez canonique (Adam, 1992, 117) :

47 Ce mouvement argumentatif transforme la description des paysans (généricité


épidictique du texte et utilisation de la pitié comme sentiment) en plaidoyer contre la
misère des campagnes (généricité judiciaire appuyée sur l'indignation). Le
retournement du PdV initial de ON (sorte sinon de thèse du moins de vision antérieure)
est un appel au changement social (nouvelle thèse). Le moralisateur accomplit ainsi une
action discursive : il dénonce la condition de la majorité de la population rurale d'une
fin de siècle marquée par les famines.
 
Conclusion : le style est partout
48 Outre la mise en évidence du fait que la transformation progressive du point de vue sur
les paysans est aussi bien macro-textuelle que micro-textuelle, notre analyse prouve
que le texte est une formesens et donc que le style ne relève pas du seul niveau de la
texture micro-linguistique (niveau N4 ci-après). Le style est partout dans le texte, à tous
les niveaux de construction de sens. Le schéma ci-après résume ces différents niveaux
de complexité que toute analyse textuelle des discours doit, selon moi, prendre en
compte.

Schéma 2 : Les niveaux de l'analyse textuelle des discours


116

49 L'action langagière [N1] engagée par La Bruyère dans les Caractères apparaît comme une
volonté de faire réfléchir son lecteur et de modifier son point de vue sur le monde (ici,
sur l'injustice qui touche, à travers les paysans, une partie des hommes). La préface
formule très explicitement l'efficacité visée du discours :
L'approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la
réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit
écrire que pour l'instruction ; et s'il arrive que l'on plaise, il ne faut néanmoins s'en
repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire.
50 Ceci se traduit par un usage particulier du pathos dans notre texte (passage de la pitié à
l'indignation). Cette interaction se déroule dans une formation socio-discursive
littéraire de la fin du XVIIe siècle [N2] et dans le cadre d'un interdiscours [N3]
moralisateur garanti par la traduction des Caractères de Théophraste (que La Bruyère
propose et préface en tête de son ouvrage). Le genre permet l'action discursive en
mettant en scène une position d'écriture de moraliste (ethos de l'écrivain). Notre texte
s'inscrit dans une tradition littéraire qui va du disciple d'Aristote traduit en latin par
Casaubon et commenté par Erasme aux moralistes anglais Joseph Hall, Thomas
Overbury et John Earle et, plus près de La Bruyère, Urbain Chevreau et le Père Le
Moyne. La convocation du genre des « Caractères » [N3] que fournit l'interdiscours des
anciens conditionne les différents niveaux de structuration linguistique du texte. La
Bruyère prend soin, dans son « Discours sur Théophraste », de distinguer son texte des
Maximes de La Rochefoucauld (1665) et des Pensées de Pascal (1670). À la fin de la
préface, il oppose ce qu'il nomme génériquement ses « remarques » ou « réflexions »
aux maximes, qui sont « comme des lois dans la morale », définies par leur brièveté et
leur concision. Il revendique des formes textuelles plus variées, qui vont de la sentence
au raisonnement, en passant par différentes formes de description. Le genre du
« caractère », tel que le voit du moins La Bruyère, apparaît comme un genre souple, qui
n'est contraint ni par une forme fixe ni par un style unique (Bury, 1991, 16).
51 Au niveau N4, nous avons montré que la texture phrastique se double d'une
structuration périodique et la morpho-syntaxe d'un rythme. Les facteurs de
segmentation (ponctuation) sont inséparables des facteurs de liage (périodes,
anaphores, connecteurs, isotopies) qui assurent la cohésion-cohérence du texte que
nous venons d'étudier. Cette double tension entre segmentation et liage, d'une part,
cohésion et progression, d'autre part, définit la textualité. C'est sur ce dernier point
que la linguistique textuelle ajoute quelque chose à ce qu'on peut appeler la
linguistique transphrastique.
52 Au niveau N5, il faut considérer la composition en quatre segments comme base du
plan de texte et l'enchâssement de la description-portrait (propre au genre descriptif
du « caractère ») dans la séquence argumentative comme une transformation de la
description en plaidoyer pour un « changement de mœurs ». La période-séquence
argumentative dynamise les trois périodes descriptives précédentes. Ceci confirme le
fait que l'hétérogénéité séquentielle est la loi de textes même aussi courts que celui de
La Bruyère. C'est bien sûr à ce niveau d'organisation que se situent les variantes
éditoriales. Elles dessinent les trois plans de textes différents – [A ; B ; C ; D] ou [A ; B.] et
[C ; D] ou [A ; B ; C :] et [D] – dont nous avons parlé plus haut.
53 Au niveau N6, la représentation discursive est assurée par les pivots lexicaux qui
servent, on l'a vu, d'embrayeurs d'isotopies. La cohésion assurée par des anaphores
pronominales (réputées fidèles) cache la transformation du référent ou plutôt du PdV
117

sur ce référent. Un texte peut donc être défini comme une structure cohésive ET
progressive d'énoncés pris en charge, c'est-à-dire de PdV successifs, convergents ou
divergents.
54 Cette double isotopie est moins portée par deux points de vue antagonistes (PdV1-
isotopie animale VS PdV2-isotopie humaine) que par une progressive révision du PdVl.
La prise en charge des propositions est, sur le mode du ON-vrai, la clé de la cohésion
énonciative du texte [N7]. L'absence d'actes expressifs réduit la présence de
l'énonciateur à l'assertion de propositions et de jugements présentés comme vrais
perceptivement (on voit).
55 Au niveau N8 (qui rejoint N1), c'est toute la question de l'orientation argumentative qui
se pose. Cette orientation argumentative du texte est inséparable de la structure
compositionnelle N5 et de la prise en charge énonciative N7 de la représentation. Elle
est, dans le linguistique, la trace de l'(inter)action langagière N1, définie dans la préface
comme volonté d'instruire et de réformer les hommes « de ce siècle » : « Je rends au
public ce qu'il m'a prêté [...]. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui
d'après nature, et s'il se reconnaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en
corriger » (début de la préface)2.

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NOTES
1. Le sens de livides est étymologiquement celui du latin lividus : bleuâtre, noirâtre, c'est-à-dire
l'indice de bleus sur la peau, occasionnés par la rudesse du travail.
2. Une première version, très réduite et destinée à illustrer la différence entre périodes et
séquences, de cette étude a paru dans le numéro 128 de Québec français (Québec 2003, 51-54). Une
autre version, plus proche de la présente, paraîtra dans un volume d'hommage à Eddy Roulet où
elle me permet de distinguer la théorie des niveaux d'analyse de la théorie modulaire de ce
dernier et surtout de mettre l'accent sur les spécificités de l'analyse des textes littéraires.
L'introduction et la partie relative aux variations éditoriales sont les plus propres au présent
essai, ainsi que certains développements relatifs à l'énonciation ironique dans d'autres fragments
de La Bruyère.

AUTEUR
JEAN-MICHEL ADAM
Professeur de linguistique française à l'Université de Lausanne. Ses recherches portent sur la
linguistique textuelle, l'analyse du discours littéraire et l'analyse des discours écrits
119

(anthropologiques, politiques, publicitaires et journalistiques).


Principales publications : Éléments de linguistique textuelle, Bruxelles-Liège, Mardaga, 1990 ; Les
Textes : types et prototypes, Paris, Nathan-Université, 1992, nouvelle édition 2001 ; Le Texte narratif,
Paris, Nathan-Université, 1994 ; Le Style dans la langue, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1997 ;
L'Argumentation publicitaire. Rhétorique de l'éloge et de la persuasion, avec M. Bonhomme, Paris,
Nathan-Université, 1997 ; Linguistique textuelle : des genres de discours aux textes, Paris, Nathan-
Université, 1999.
120

Le style est-il une catégorie


énonciative ?
Gilles Philippe

1 L'avènement des problématiques énonciatives en linguistique puis leur diffusion


massive dans les études littéraires, à partir des années 1980, ont rendu une pertinence à
la catégorie de « style » et une légitimité à l'analyse stylistique comme réflexion sur
l'appropriation de la langue par un scripteur. Depuis lors, le style littéraire (entendu ici
comme l'ensemble des faits langagiers redondants et congruents dans un texte) tend à
se voir nier toute valeur référentielle, pour être d'abord considéré comme l'évidence
d'une voix, le signe de la présence d'un locuteur ou, plus exactement, comme un
marquage énonciatif, au même titre in fine que la deixis et l'embrayage, bien que d'une
façon manifestement différente.
2 Cette nouvelle conception des faits de style comme traces dans l'énoncé de l'acte qui l'a
produit est particulièrement sensible dans l'analyse de la fiction narrative, qui est
confrontée, il est vrai, aux faits d'énonciation les plus complexes. Mais elle se retrouve
partout à des titres divers et transcende même les clivages nés des diverses définitions
du style (écart, emphase, connotation, redondance des marquages, idiolecte...). Un tel
consensus a bien sûr valeur d'argument, mais il risque de nous faire négliger les limites
et les exigences du « tout-énonciatif » stylistique. C'est à ces limites et à ces exigences,
théoriques et pratiques, que ce texte est consacré.
 
UN CHANGEMENT DE PARADIGME DANS L'ANALYSE DU STYLE

3 La question du statut énonciatif du style ne se pose pas uniquement pour l'analyse


littéraire ; elle est avancée de façon étrangement similaire par l'analyse filmique, dont
on sait qu'elle connaît, depuis l'avènement du structuralisme, un cheminement
parallèle à la réflexion sur les textes. La théorie du cinéma a ainsi suivi la théorie de la
littérature en ce que, depuis les années 1980, elle met avant tout l'accent sur les faits
d'énonciation cinématographique et a partiellement délaissé les interrogations
sémiotiques. De l'analyse littéraire, les théoriciens du film retiennent donc
121

essentiellement les catégories narratologiques, mais non pas pour l'analyse du récit
stricto sensu, mais parce qu'elles permettent de rendre compte de jeux énonciatifs (et
notamment de la question du point de vue), auxquels n'est pas confrontée l'analyse
théâtrale.
4 Aussi pourra-t-on prendre pour point de départ ces deux déclarations, l'une de
Christian Metz et l'autre d'Umberto Eco :
L'histoire du cinéma et de ses théories [...] nous interroge sans le vouloir sur un
point capital : le style des auteurs de film ne serait-il pas une marque
d'énonciation ? (Metz, 1991, 155).
Nous pourrions affirmer que ce Nerval [l'auteur modèle de Sylvie, par opposition à
Labrunie, l'auteur réel], qui au début de la lecture n'est pas encore là, sinon sous
forme de traces pâles, ne sera, lorsque nous l'aurons identifié, rien d'autre que ce
que les théories des arts et de la littérature appellent « style ». Bien entendu, à la
fin, l'auteur modèle sera également reconnaissable en tant que style, un style
tellement évident, clair, incomparable que c'est la Voix de Sylvie qui commence
Aurélia par « Le rêve est une seconde vie » (Eco, 1994, 21).
5 Même réduit ici à quelques mots, on voit que le raisonnement est le même : quand nous
aurons enlevé toutes les marques embrayées prenant appui sur la scène d'énonciation
première, quand nous aurons ôté toutes les modalisations subjectives qui renvoient au
jugement évaluatif d'un sujet, il restera une trace énonciative indélébile : le style. Celui-
ci est donc fondamentalement perçu comme marque de fabrique du locuteur : le fait de
style est d'abord analysé comme signal de la prise en charge du discours ; il se définit
comme une « vocalité » et, pour reprendre la perspective d'Eco, suscite d'abord des
inférences sur la source énonciative : le style permettra en effet d'émettre des
hypothèses sur l'énonciateur ou de lui prêter des attributs (austère, chaleureux,
élégant...). Parce que cette conception du style s'est enrichie des apports de la
narratologie structurale, elle ne dit plus avec Buffon « le style, c'est l'homme même »,
mais avance que « le style, c'est l'énonciateur même », ou – plus exactement – affirme
avec Eco que « Le style, c'est l'auteur-modèle même », ou se demande avec Metz si « Le
style, c'est le narrateur même ». Au total, en l'absence de toute mention explicite de
l'énonciateur dans le récit, il restera au moins un style et – les manuels universitaires
nous le prouvent – la base, et peut être l'essentiel, du travail stylistique consistera à
apprécier la valeur énonciative des faits langagiers, à proposer des jugements sur la
source énonciative d'un texte et à actualiser une structure communicationnelle
toujours présente.
6 Rien ici de bien choquant, dirons-nous, puisque nous participons de ce « moment
énonciatif » de la sensibilité littéraire qui rend cette position intuitivement acceptable.
Mais ce qui s'impose à nous comme une évidence non soumise à la variation historique
doit être regardé de plus près. On pourra au moins noter une évolution des sensibilités
littéraires si l'on rapproche telle glose de la sentence de Button proposée par Riffaterre
dans les années 1970 et telle autre des années 1990 :
Le texte fonctionne comme le programme d'un ordinateur pour nous faire faire
l'expérience de l'unique. Unique auquel on donne le nom de style, et qu'on a
longtemps confondu avec l'individu hypothétique appelé auteur : en fait, le style,
c'est le texte même (1979, 8).
Le style est l’homme même. Buffon a tout dit et son axiome est une vérité d'évidence.
Mais si tout est dit, tout reste à expliquer, car la transmutation d'un être pensant en
écriture ne s'accomplit qu'au prix de deux opération paradoxales, l'une réconciliant
l'énonciation et l'énoncé, l'autre développant un idiolecte textuel sans aller jusqu'à
rendre impossible son déchiffrement à partir du sociolecte (1994, 283). 1
122

7 On dira, à raison, que les deux déclarations ne sont peut-être pas si incompatibles qu'il
semble. C'est vrai, mais il faut néanmoins qu'on prenne acte d'une modification des
sensibilités et d'un renversement de la hiérarchie dans l'analyse du style. Si l'on
remonte toujours plus loin dans le temps, sans quitter Riffaterre, on voit encore plus
clairement que pour un stylisticien des années structurales la vocation du style n'était
pas énonciative et même que la création d'un effet-sujet par l'évidence d'une « voix »
derrière le texte était conçue comme un simple parasitage du traitement des faits de
style dans le processus de lecture :
[L]e style est la mise en relief qui impose certains éléments de la séquence verbale à
l'attention du lecteur, de telle maniere que celui-ci ne peut les omettre sans mutiler
le texte et ne peut les déchiffrer sans les trouver significatifs et caractéristiques (ce
qu'il rationalise en y reconnaissant une forme d'art, une personnalité, une
intention, etc.) (1971, 31).
8 Le changement de paradigme apparaît maintenant dans toute son ampleur : alors qu'au
long des années structurales, le débat s'est organisé autour de la dimension
prioritairement référentielle du style, il s'organise aujourd'hui, presque exclusivement,
autour des valeurs émotives de l'énoncé, et si l'on fait encore une part à la valeur
« poétique » du style (au sens que Jakobson donnait au mot), l'idée que le fait de style
ait une fonction référentielle semble perdue. Le travail de la langue, la congruence
stylistique d'un passage n'auraient plus vocation à dire le réel, mieux ou différemment,
mais pour vertu première de parler du locuteur et d'asseoir l'unité énonciative du
texte. On notera enfin que, parce que la stylistique se connaît comme une théorie des
traces énonciatives, parce qu'elle retrouve – à son insu parfois – certains postulats des
théories pragmatiques de l'intentionnalité ou de la pertinence qui veulent qu'un
énoncé se déchiffre à partir d'une hypothèse sur la volonté expressive qui le fonde, son
évolution n'est pas seulement parallèle à celle de la sensibilité littéraire, elle est aussi
fondamentalement liée à celle de la linguistique, dans son ensemble.
 
LA STYLISTIQUE COMME THÉORIE DU SUJET ET THÉORIE DE LA
COMMUNICATION

9 Je l'ai dit : parce que nous appartenons au « moment énonciatif », il nous faut faire des
détours pour interroger l'évidence. Après ce premier détour dans le temps, on peut en
faire un autre dans la contemporanéité et revenir à notre point de départ, l'articulation
style/énonciation en littérature et au cinéma. En effet, qu'il s'agisse d'une fiction
filmique ou d'une fiction narrative, le style est désormais envisagé selon le même parti
pris premier, à savoir que l'interprétation de tout fait de discours part d'une hypothèse
sur le locuteur, que le médium soit verbal, comme en littérature, ou non-verbal, comme
au cinéma, où le sentiment d'un « style » est créé, par exemple, par le travail sur la
lumière, l'enchaînement ou la prise de vue.
10 L'analyse stylistique, dans ce cadre, reposerait sur une double théorie : une théorie du
sujet et une théorie de la communication. Ce constat d'évidence fonde la stylistique de
la fin du XXe siècle ; que l'on se souvienne par exemple de la remarque de Dominique
Combe qui veut que « la stylistique, par le thème du choix comme marque individuelle,
relève éminemment d'une pensée du sujet » (1991, 82) et qui explique par là le malaise
du structuralisme face au style ou le fait que la Déconstruction n'ait jamais prétendu
déboucher sur une stylistique2. Tout récemment, Mireille Derreu pouvait résumer ainsi
123

le sentiment général et lier de façon définitive la question du style, celle du projet de


communication et celle du sujet-énonciateur :
Dépossédé du sujet, le texte signifie mais il ne parle plus, il ne représente rien,
sinon sa propre textualité [...] La singularité ne peut plus être pensée. Et le style
apparaît bien être le résidu de l'approche structuraliste dont elle n'a pu offrir un
modèle satisfaisant. La stylistique, à ce moment de l'histoire des idées, s'absente
dans la rhétorique, la poétique, la sémiotique. Elle a trop partie liée avec le sujet qui
écrit ou qui lit pour ne pas voir dans ces exils un renoncement et une faillite (1999,
56-57).
11 La plupart des analystes du film seraient d'accord pour dire que toute théorie
prétendant mettre en question la prégnance du sujet-énonciateur dans le texte ne
parviendrait pas à rendre compte de l'évidence d'un « ton » manifesté par un « style » :
le style serait donc bien d'abord une catégorie énonciative. Dès lors, l'analyse du style –
au cinéma ou en littérature – coïncide de fait avec une analyse de la communication
artistique, dans une démarche théorisée par Riffaterre dès les années 1970, bien qu'elle
soit en contradiction avec d'autres propos de la même époque comme ceux que j'ai
mentionnés plus haut :
La stylistique étudie [...] l'acte de communication non comme pure production
d'une chaîne verbale, mais comme portant l'empreinte de la personnalité du
locuteur et comme forçant l'attention du destinataire (1971, 145).
12 Tout cela est parfaitement acceptable, tant que Ton considère que tous les textes et
tous les films ont un statut énonciatif équivalent, et que leur décodage repose dans tous
les cas sur l'actualisation d'une structure de communication, dans laquelle le lecteur ou
le spectateur se perçoit comme destinataire d'un message émis par un destinateur. Or,
on le sait, au cinéma au moins, cette hypothèse est récusée par nos intuitions de
spectateur :
S'il y a des images à voir, c'est que quelqu'un les a arrangées : voilà qui ne recueille
pas l'adhésion des foules. [Le spectateur] voit des images simplement (Metz, 1991,
18).
13 Depuis la fin des années 1980, en effet, la question centrale de l'énonciation filmique est
de savoir si elle doit s'appuyer sur un modèle communicationnel (un énonciateur
propose le film à un énonciataire) ou si elle relève d'un autre modèle (le spectateur ne
se perçoit pas comme destinataire du film et n'émet pas, dans le décodage des images,
d'hypothèse sur leur source énonciative ; cf. Branigan, 1992, 108-110) 3.
14 Or, on le sait, cette position a d'abord été exprimée, en analyse littéraire, par les
théories dites non-communicationnelles du récit, qui considèrent qu'un texte qui ne
contient aucun renvoi explicite au locuteur est tout simplement « sans locuteur »,
qu'un récit qui ne contient pas de renvoi au narrateur est « sans narrateur » (Banfield,
1981). Assurément de telles formulations sont trop radicales pour avoir pleine
pertinence. Mais les problèmes soulevés par les tenants des positions non-
communicationnelles doivent obligatoirement être réglés dès lors qu'on se réclame
d'une version « énonciative » de la stylistique. C'est précisément ce qu'a essayé de faire
Metz pour le cinéma, en préconisant pour le film de fiction, ce qu'il appelle une
« énonciation textuelle » et qu'on peut ainsi reformuler pour l'analyse littéraire : tant
que le texte n'invite pas à actualiser la source énonciative, ou tant qu'il ne fournit pas
assez d'éléments pour le faire, le processus de lecture ne repose pas sur l'actualisation
d'un énonciateur premier. Il y a bien des mots qui racontent une histoire, mais le
travail interprétatif ne passe pas par l'actualisation d'une structure de communication.
124

15 Bizarrement, alors que nombre de théoriciens de la littérature et non des moindres


sont parfaitement d'accord pour refuser tout vrai statut énonciatif et
communicationnel à la fiction cinématographique (Genette, 1983,12 ; Schaeffer, 1999,
298), la plupart des narratologues du film se refusent à se ranger à l'analyse de Metz :
non qu'ils récusent sa pertinence intuitive (le spectateur devant l'écran reçoit et traite
les images sans recourir à l'hypothèse d'un narrateur), mais parce que dire que le film a
un « sens » ou a un « style » reviendrait à tenir implicitement pour acquise l'évidence
d'une source énonciative (Veillon, 1980, 216-217 ; Odin, 2000, 57-60). On aurait avantage
à transposer les mêmes interrogations dans l'analyse littéraire pour se demander si
tout marquage stylistique coïncide de fait avec la perception d'un sujet d'énonciation
par le lecteur, ou bien si ce sujet d'énonciation n'est pas d'abord utile à l'analyste pour
rendre compte, après coup, de la présence d'un marquage stylistique.
 
LIMITES ET EXIGENCES DU PARTI PRIS ÉNONCIATIF EN
STYLISTIQUE

16 En effet, si l'époque n'en est sans doute plus à prendre cause pour ou contre la formule
de « récit sans narrateur », il faut bien encore considérer les questions soulevées pour
l'analyse du style par les théories qui veulent que certains énoncés (depuis l'annuaire
téléphonique jusqu'au récit de fiction sans prise en charge énonciative marquée)
fonctionnent comme s'ils étaient sans locuteur, c'est-à-dire sans actualisation de la
structure communicationnelle qui les sous-tend. J'en retiendrai trois.
17 Le premier problème est celui de l'étagement énonciatif. C'est, à vrai dire, le seul que
reconnaissent les tenants du primat énonciatif du marquage stylistique (Derreu, 1999,
61-62). A priori, la question semble réglée par les innombrables travaux de la
narratologie : celle-ci va distinguer, par exemple, l'auteur, l'auteur-modèle, le
narrateur et éventuellement le personnage focalisant. Mais à laquelle de ces instances,
si l'on tient pour acquis cet emboîtement d'énonciateurs, va-t-on faire remonter le fait
de style dans la lecture cursive ou le commentaire ? On répondra que la distribution
s'opère d'elle-même et que les marquages stylistiques vont se répartir par énonciateur.
Or, les choses ne sont pas si simples. Ainsi de cet énoncé de Bernanos : « Il a lâché
exprès les rênes, essuie son visage ruisselant de boue. Que dire ? » 4, le temps accompli
de début de paragraphe va-t-il être considéré comme un fait de « style d'auteur » sur la
base d'une connaissance générale de l'écriture bernanosienne, comme un marquage
énonciatif de l'auteur-modèle de Monsieur Ouine à cause de l'omniprésence de ce trait de
discours dans l'ensemble de l'œuvre à laquelle ce passage est emprunté, ou alors va-t-
on faire assumer ce découpage de l'action au personnage focalisant qui s'affirme dans
les lignes qui suivent et dont on peut faire le « sujet de conscience » (à défaut du
locuteur) du passage, auquel cas, il n'y a plus ici « effet de style ».
18 On répondra là encore que la question n'a pas de sens et que toutes ces possibilités
peuvent être vraies à la fois. Mais, cette réponse n'est acceptable que précisément si le
fait de style n'est pas un marquage énonciatif, au sens fort du terme. On sait en effet
qu'il est très difficile voire impossible d'avoir dans les limites d'une même phrase deux
marquages énonciatifs embrayés relevant de deux instances énonciatives (la phrase « Il
y a quelques semaines, il comprenait maintenant ce qui s'était passé » est difficilement
interprétable ; cf. Philippe, 2000a) ; si l'on considère le fait stylistique comme un
125

marquage énonciatif, on est certain de se heurter au même problème. Bref, en contexte,


de quelle instance va-t-on faire relever le passé composé des débuts de paragraphes
bernanosiens, les « un de ces... qui » balzaciens, les démonstratifs de surdétermination
aragoniens, etc. ? Du personnage focalisant, du « narrateur », de l'auteur-modèle, de
l'auteur réel ? Du coup, quelle sera l'unité d'appréciation du style : la séquence
textuelle, le livre comme tout, l'œuvre de l'auteur (cf. Rastier, 2001) ? Et sur quelle base,
autre qu'intuitive, fera-t-on le partage de ce qui appartient à qui ?
19 Le deuxième problème, c'est celui des stratégies d'effacement énonciatif. On sait que la
langue permet d'effacer toute trace du locuteur dans l'énoncé (si ce n'est l'énoncé lui-
même, dira-t-on !), afin que le texte perde le statut d'objet de communication que l'on
reçoit pour prendre celui d'archive que l'on consulte. C'est évidemment le cas des
textes de lois, de la plupart des textes scientifiques et même de certains textes
philosophiques dont la pertinence serait affaiblie par un marquage énonciatif. Ainsi,
sous peine d'afficher son caractère historique et arbitraire, le texte de loi ne se donne-
t-il pas comme émanant d'un énonciateur (voir Philippe, 2002). On l'a dit, cette
stratégie d'effacement énonciatif peut être adoptée par les textes littéraires et
notamment par la prose de fiction. L'opposition apparue en Allemagne à la fin du XIXe
 siècle entre narration objective et narration subjective, dans laquelle on voit l'origine
de la théorie moderne des focalisations, peut en fait être repensée : la narration
objective est une narration qui a effacé toute marque énonciative et ne permet pas,
voire interdit, dans le processus de lecture l'actualisation d'une prise en charge
énonciative ; la narration subjective est celle qui exige l'actualisation d'une structure
communicationnelle. Cela ne veut pas dire que la première n'a pas, comme la seconde,
anticipé la lecture du destinataire, cela veut simplement dire que le narrataire effectif
ne se perçoit pas en position de destinataire du récit.
20 On voit où je veux en venir : que faire, dans des textes qui n'invitent pas à (et ne
permettent pas de) construire une instance énonciative derrière l'énoncé, de ce que
nous pouvons percevoir comme relevant du « style » ? Ainsi des premières lignes
d'Hérodias de Flaubert :
La citadelle de Machærous se dressait à l'orient de la mer Morte, sur un pic de
basalte ayant la forme d'un cône. Quatre vallées profondes l'entouraient, deux vers
les flancs, une en face, la quatrième au-delà. Des maisons se tassaient contre sa
base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain ; et, par
un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, dont les
murailles étaient hautes de cent vingt coudées, avec des angles nombreux, des
créneaux sur le bord, et, çà et là, des tours qui faisaient comme des fleurons à cette
couronne de pierres, suspendue au-dessus de l'abîme (Gustave Flaubert,
« Hérodias », Trois contes, 1877).
21 On trouve dans ce texte au moins une série de phénomènes redondants et congruents
susceptible d'être constituée par le lecteur comme un fait de style : c'est ce que dans les
années 1930 on appelait le jeu « animiste » sur les verbes, qui consiste à donner un sujet
non-animé à des verbes appelant traditionnellement un actant animé, le cas le plus
spectaculaire restant celui des verbes pronominaux. Dans cette ouverture qui n'invite
pas à convoquer la figure d'un « narrateur », que faire d'un tel marquage stylistique ?
La première solution serait de continuer à lui attribuer une valeur fondamentalement
énonciative et de le traiter selon la thématique banfieldienne du « centre vide » :
l'évidence d'un style aurait bien valeur d'indice énonciatif, mais d'un indice qui ne
montrerait rien, puisque l'énoncé ne permettrait pas de construire un énonciateur ; en
126

découlerait, à la lecture, une impression d'objectivité subjective, bref, pour changer de


registre, d'étrange familiarité. La solution est tentante sur le plan théorique, mais ne
correspond que rarement à la réalité de nos intuitions de lecture. La seconde solution
est tout simplement d'admettre que le style a d'abord une fonction référentielle et non
une fonction émotive ; qu'il a vocation à construire une certaine représentation du
monde, à faire que le matériel narratif, et non l'éventuel narrateur, soit conçu de telle
ou telle façon. Ainsi l'animisme grammatical du passage cité dit quelque chose du
monde plus que du « narrateur » (tout au mieux sera-ce la voix de l'auteur que le
lecteur cultivé pourra entendre : mais peut-on sérieusement penser que le fait de style
dans ce texte ait pour vocation première de « faire Flaubert » ?). Et si, effectivement, le
fait de style dans le texte sans prise en charge énonciative explicite peut construire un
effet-locuteur ou convoquer la voix de l'auteur, ne s'agit-il pas d'une sorte de
« parasitage » d'un choix d'écriture qui a une autre vocation (parasitage peut-être
conditionné par le moule d'une analyse scolaire qui survalorise la question du
« narrateur »), et appuyer l'analyse de style sur ce parasitage n'est-ce pas faire un
erreur de lecture ?
22 Le troisième problème est que si l'on considère vraiment les marques stylistiques
comme des marquages énonciatifs, alors il faut aller jusqu'au bout du raisonnement. On
sait par exemple, qu'il faut une certaine densité de marques énonciatives pour que la
prise en charge d'un énoncé soit bien établie par la lecture. C'est par exemple le cas
pour les faits de focalisation interne dans le récit : le lecteur n'a pleinement conscience
d'avoir affaire au point de vue du personnage que si les évaluations subjectives, les
modalisations, les embrayeurs sont suffisamment forts pour que l'énonciateur soit
clairement établi. Ainsi dans l'exemple suivant : « Pierre ouvrit la porte. [1] Dehors, il
faisait sombre./[2] Dehors, maintenant, il faisait sombre./[3] Dehors, il faisait
terriblement sombre maintenant ! », la probabilité que Pierre soit repéré comme sujet
percevant de [3] est bien plus grande que pour [1], à cause du nombre et de la nature
des marquages énonciatifs. On ne peut donc simplement dire que la marque stylistique
actualise l'énonciateur, il faudra encore dire que, comme toute marque énonciatif, les
faits de style ont des poids énonciatifs différents et sont inégalement aptes à actualiser
l'énonciateur. De même que l'on peut dire que, pour la création d'un effet de
focalisation interne, l'exclamation, par exemple, est un marquage plus fort que
l'interrogation (Philippe, 1998), de même il faudra se risquer à dire quel est le poids
énonciatif des types de marquage stylistique (les marques lexicales sont-elles plus
« lourdes » que les marques prosodiques ?), faute de quoi on ne pourra affirmer à partir
de quand des faits de style entraînent le sentiment d'une « vocalité » propre à un
énonciateur, ou comment les faits de style se répartissent ou se neutralisent dans les
cas d'étagement énonciatif.
23 Les choses sont peut-être encore plus compliquées que cela. On s'en aperçoit si l'on
compare par exemple, le début du conte de Flaubert donné plus haut à cet incipit de
Maupassant :
La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs
passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des
oiseaux ; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l'océan, se chauffe au
soleil (« Le retour », 1884).
24 La description a ici aussi un parti pris animiste, mais fortement atténué par le choix
plus conventionnel des verbes et sans doute verra-t-on dans le jeu du rythme le
principal « marquage stylistique » du passage. Il n'est pourtant pas bien sûr que le texte
127

précédent convoque plus que celui-ci la figure d'un énonciateur ; il le fait même
probablement moins à cause de valeur de notoriété de l'article dans « le village », qui
postule le partage d'un univers de référence. Que l'on ajoute ainsi, dans l'un ou l'autre,
des marquages évaluatifs ou modalisants et il devient cette fois plus probable que les
intuitions de lecture s'organisent autour de l'hypothèse d'une instance-source. Bref,
même si l'on accorde un poids énonciatif aux marques stylistiques, cela sera forcément
un poids très faible.
 
CONCLUSION

25 Il semble en définitive qu'il faille prendre à la fois avec plus de circonspection et avec
plus de sérieux l'hypothèse que les faits de style sont d'abord des marquages
énonciatifs. Avec plus de circonspection, parce qu'on a vu que cette hypothèse était
historiquement déterminée et manifestait la sensibilité d'un moment donné de
l'analyse littéraire et linguistique. Il ne faut donc pas tomber dans l'« extrémisme » du
tout-énonciatif, car de fait, les marques stylistiques n'ont pas toutes et toujours
vocation à manifester la voix d'un locuteur. Même Genette, que nul ne peut accuser de
s'être compromis avec ce qu'il appelle la « pure chimère » du récit sans narrateur
(1983, 68), a toujours pris soin de ne pas donner une définition purement énonciative
du style (1991, 95 sq.) et a proposé de reformuler ainsi la sentence de Buffon : « Le "fait
de style", c'est le discours lui-même » (151). Avec plus de sérieux aussi, disais-je, parce
que soutenir que le fait de style a d'abord une valeur énonciative implique d'aller au
delà de la pétition de principe pour une conception subjective et communicationnelle
des énoncés et de mesurer les conséquences linguistiques de cette hypothèse pour
l'analyse précise des textes5.

BIBLIOGRAPHIE
 
Références bibliographiques
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NOTES
1. Dans les deux cas, les italiques sont de Riffaterre.
2. « La critique structurale de l'illusion du sujet, dont l'auteur est la catégorie emblématique,
développée par exemple par Foucault, aussi bien que par la "déconstruction" derridienne, semble
par définition incompatible avec la stylistique, de sorte que l'entreprise d'une stylistique
structurale [...] semble une véritable contradiction dans les termes » (Combe, 1979, 82).
3. Ce qui a assuré en France l'impact des théories non-communicationnelles, c'est d'abord le fait
que Christian Metz, le principal théoricien du cinéma français, après bien des détours et avec
129

bien des nuances, a opté pour cette conception de l'énonciation filmique (voir Ropars-
Wuilleumier, 1990), en donnant un développement particulier à des intuitions déjà présentes
chez quelques théoriciens anglo-saxons comme David Bordwell (1985).
4. Georges Bernanos, Monsieur Ouine, 1946 ; Œuvres romanesques, Gallimard, « La Pléiade »,
1961,1391.
5. Une première version de ce travail a été présentée aux journées « L'énonciation à l'épreuve du
texte littéraire », organisées par Françoise Atlani et Florence Dupont à l'Université Paris VII, en
avril 2002.

AUTEUR
GILLES PHILIPPE
Professeur de grammaire et stylistique françaises à l'Université Stendhal-Grenoble 3. Ses
principaux travaux portent sur l'histoire comparée des théories linguistiques et des théories
littéraires, l'énonciation des textes de fiction et la prose littéraire au XXe siècle.
Principales publications : Le Discours en soi, Paris, Champion, 1997 ; Sujet, verbe, complément. Le
moment grammatical de la littérature française, Paris, Gallimard, 2002. Gilles Philippe collabore par
ailleurs aux volumes de la Pléiade consacrés au théâtre de Jean-Paul Sartre et aux romans de
Georges Bataille.
130

La sémantique des modalités et ses


enjeux théoriques et
épistémologiques dans l'analyse des
textes
Olga Galatanu

1 La réflexion qui fait l'objet de cet article se situe à l'interface de la sémantique


théorique et de l'analyse du discours et/ou des textes et porte sur l'articulation,
nécessaire pour expliquer les phénomènes discursifs de production de sens, de trois
propositions théoriques : une définition proprement sémantique de la notion de
modalité, une approche en sémantique argumentative de la signification lexicale et
une analyse linguistique du discours ayant pour objet l'étude des mécanismes
sémantiques mis en œuvre dans la construction de l'univers référentiel du texte.
2 Les propositions théoriques que nous allons essayer de défendre ici représentent selon
nous une réponse cohérente à deux interrogations.
3 La première porte sur le bien-fondé de la notion même de modalité en tant que trace
d'une évaluation subjective (attitude du sujet parlant ou écrivant), mais aussi d'une
évaluation intersubjective du monde (partagée par une communauté linguistique).
Cette interrogation relève de la sémantique théorique et concerne directement les
concepts de « modalisation », de « modalité », et de « valeur modale », le premier
occupant une place importante dans l'analyse du discours (Maingueneau, 1976, 1991,
1995).
4 La seconde porte sur la fonction et le fonctionnement des significations convoquées par
le discours à travers les mots qu'il utilise dans l'axiologisation (l'évaluation) des
représentations du monde qu'il construit et propose à ses destinataires. Elle relève
justement de l'analyse linguistique du discours (Galatanu, 1999, 2000, 2002) et concerne
les mécanismes discursifs (par définition argumentatifs) susceptibles de renforcer ou,
au contraire, d'affaiblir, ou de reconstruire les systèmes de valeurs.
131

5 Dans un premier temps, nous allons essayer de justifier une approche proprement
sémantique de la notion de modalité. Cette définition s'appuie sur une proposition en
sémantique théorique susceptible de rendre compte du niveau d'inscription de
l'évaluation du monde dans la signification lexicale, proposition que nous avons
développée sous le nom de « sémantique des possibles argumentatifs » (SPA). Ce
modèle de description permet la construction d'un « dispositif de génération de
possibles argumentatifs », que nous allons illustrer dans un deuxième temps, dans la
zone modale de l'axiologique. Enfin, dans une troisième partie, nous allons confronter
les résultats de l'analyse sémantique avec ceux de l'analyse d'un texte littéraire. Sans
prétendre valider le modèle SPA, nous ferons apparaître son intérêt pour l'analyse du
discours conçue comme étude de la spécificité des mécanismes langagiers mis en œuvre
pour produire des représentations de soi et du monde.
 
MODALITÉ ET SÉMANTIQUE DES POSSIBLES ARGUMENTATIFS

6 Les concepts de modalité et de valeur modale sont des concepts qui relèvent de la
logique et de la linguistique modales et qui se trouvent aussi à l'origine de la notion de
modalisation en analyse du discours. Nous ne nous attarderons pas ici sur les débats
autour du concept de modalité1, de son extension au niveau sémantique et de ses
restrictions au niveau des formes grammaticales. Nous dirons simplement qu'en
linguistique le concept de modalité s'était déjà énormément élargi depuis les années
soixante-dix, par rapport aux approches en logique modale et en linguistique qui
prenaient en compte seulement l'attitude à l'égard du contenu de l'énoncé. Il a
récupéré à la fois des éléments marquant la force interactive (illocutionnaire) des
énoncés (les modalités d'énonciation, correspondant en partie aux traditionnelles
« modalités de phrase » en syntaxe) et nombre d'éléments exprimant le jugement de
valeur porté par les sujets parlants sur les prédicats de ces énoncés (qualifiants des
noms : crime odieux, sanction inadaptée, et caractérisants des verbes : danser parfaitement,
blesser cruellement), autrement dit les modalités de re. Le champ de la linguistique
modale s'est élargi aussi en récupérant ce que nous allons appeler des modalisations
métadiscursives : l'adhésion ou la non adhésion du sujet parlant par rapport à la source
énonciative et la hiérarchisation de l'information dans la phrase (voir Galatanu, 2000).
À ces formes modales prises en compte par la linguistique modale, nous avons ajouté,
parmi les modalités de re, les prédicats nominaux (les noms) et les prédicats verbaux
(les verbes ou expressions verbales) porteurs de par leur signification d'une valeur
modale et qui « modalisent » ainsi l'énoncé par leur simple présence sans être incidents
à un autre élément de cet énoncé (crime, amour, pleurer, rire, tuer, etc.).
7 Le concept qui peut rendre compte de la présence des valeurs dans le discours est celui
de modalisation discursive que nous définirons rapidement 2 comme l'inscription dans
l'énoncé, par une marque linguistique (modalité), de l'attitude (valeur modale) du sujet
communiquant à l'égard du contenu propositionnel de son énoncé et de la fonction que
cet énoncé est censé avoir dans l'interaction verbale dont il participe (Galatanu, 1997,
2000).
8 Ainsi le champ de la modalisation peut être abordé en termes de fonctions discursives
que la mobilisation de certaines formes linguistiques (formes modales) et la
convocation de certaines prises de positions (valeurs modales) rendent possibles.
132

9 Le tableau ci-dessous rend compte de ces fonctions modales discursives, au croisement


de la mobilisation de contenus sémantiques porteurs de valeurs modales et de formes
linguistiques mobilisées.
10 La définition que nous avons donnée plus haut de la modalisation discursive d'énoncé,
est de nature sémantique (dans une démarche onomasiologique 3) et concerne
l'évaluation du contenu propositionnel de l'énoncé.
11 Il nous semble que cette approche de la modalisation du discours, repérable dans le
texte au travers des entités linguistiques qui convoquent, de par leurs significations,
les attitudes du sujet parlant, est susceptible de répondre aux deux types
d'interrogations mentionnés plus haut. D'une part, il s'agit d'objections soulevées à la
constitution même du concept de modalité, objections liées à la théorie sémantique
dans laquelle s'inscrit la définition de la signification lexicale. D'autre part, il s'agit
d'une interrogation portant sur la fonction que joue la mobilisation des modalités, si
l'on accepte de mettre en œuvre ce concept, dans la préservation ou dans la
déconstruction-reconstruction discursive des systèmes de valeurs. Cette interrogation
se situe plus en aval par rapport à la théorie proprement linguistique, mais en dépend
et ne peut être traitée en dehors de l'analyse linguistique, au risque de produire des
réponses triviales ou circulaires qui nous ramènent aux postulats de départ sur les
contextes praxéologiques (sociologiques et souvent idéologiques) du discours.

Tableau 1 : La modalisation discursive

12 Dans un article intitulé « À quoi sert le concept de modalité ? » (Ducrot, 1993), Oswald
Ducrot soulève un certain nombre d'objections à la constitution de la catégorie
générale de modalité, sans pour autant remettre en cause les recherches dans ce
domaine, qui lui « semblent en effet parmi les plus importantes de la linguistique
récente » :
133

Comme tout concept, le concept de modalité est oppositif. S'il y a du modal il doit y
avoir aussi de non-modal, à quoi renvoie donc cette opposition ? J'essaierai de
montrer qu'elle renvoie à l'opposition traditionnelle dans la pensée occidentale,
entre l'objectif et le subjectif, entre la description des choses et la prise de position
vis-à-vis de ces choses (ou vis-à-vis de la description qu'on en a donnée [...]). Si Ton
admet cette opposition, les aspects modaux d'un discours seraient donc relatifs aux
prises de position, aux attitudes morales, intellectuelles, affectives, exprimées tout
au long de ce discours [...]. Pour ma part, je voudrais me placer sur un terrain
proprement sémantique, et me demander si cela a un sens de chercher, dans un
discours, des éléments intrinsèquement descriptifs (Ducrot, 1993).
13 La réponse que donnent à cette question la théorie de l'argumentation dans la langue,
d'abord (Anscombre & Ducrot, 1983), et, ensuite, les développements plus récents de
cette théorie – la théorie des topoï et des formes topiques et la sémantique
argumentative – est que tout énoncé est argumentatif, dans la mesure où toutes les
entités mobilisées autorisent, de par leurs significations argumentatives, certains
enchaînements discursifs et en interdisent d'autres (tout au moins dans des conditions
« normales » de fonctionnement du discours), ce qui revient à dire que le non-modal,
entendu comme l'absence de prise de position par le sujet parlant, n'existe pas dans le
discours.
14 Nous avons déjà réagi à cette position qui, à la limite, rendrait caduque, voire
inconcevable, l'étude de certaines entités linguistiques comme porteuses, de par leurs
significations, de valeurs modales, en essayant de montrer que si le sens discursif est de
nature argumentative, sa fonction argumentative ne s'appuie pas sur les mêmes
mécanismes langagiers pour toutes les entités linguistiques mobilisées, ou, autrement
dit, « l'autorisation » de certains enchaînements discursifs et « l'interdiction » d'autres
enchaînements n'est pas inscrite dans la signification lexicale de la même façon, ni au
même niveau, pour toutes les unités lexicales (Galatanu, 2000). La distinction que nous
proposons de faire entre les mécanismes sémantico-discursifs et les mécanismes
pragmatico-discursifs dans la construction du sens, qui est fondamentalement
argumentatif et, par là même « modal » nous semble justifier l'étude de la
modalisation, telle que nous l'avons définie plus haut.
15 Nous avons donc essayé de montrer, dans plusieurs articles (Galatanu, 2000, 2002) que,
d'une part, « le potentiel modal » n'est pas inscrit de la même façon dans toutes les
entités linguistiques, ce qui justifie l'étude de certaines de ces entités comme des
formes modales, c'est-à-dire des entités linguistiques porteuses de valeurs modales et,
d'autre part, que le discours ne préserve pas toujours les valeurs inscrites dans les
significations des entités linguistiques et qu'il peut reconstruire, par des mécanismes
sémantico-ou pragmatico-discursifs le potentiel argumentatif des mots qu'il mobilise.
16 Compte tenu de la définition que nous avons donnée de l'acte discursif (Galatanu, 1999)
et, par voie de conséquence, du sens et de sa nature argumentative, définition qui
rejoint l'approche argumentative du sens de Ducrot et Anscombre (Ducrot, 1980,
Anscombre & Ducrot, 1983), la description de la signification lexicale doit pouvoir
rendre compte :
17 (a) de la représentation du monde perçu et « modélisé » par la langue ;
18 La signification y apparaît comme « une conceptualisation largement identique d'un
individu à l'autre, ce qui forme une sorte de socle pour une intercompréhension
réussie » (Kleiber, 1999), ayant une fonction de « stabilisation du monde dans la
langue ».
134

19 (b) du potentiel argumentatif des mots et, notamment du niveau d'inscription de ce


potentiel dans la signification lexicale.
20 Inspirée de la description qu'en fait le philosophe américain H. Putnam, notre
proposition consiste à dire que la signification lexicale peut être définie en termes de
noyau de traits de catégorisation (par analogie avec le noyau de l'atome), de stéréotype
(ensemble d'éléments de signification) associé durablement au mot (Putnam, 1975,
1990, 1994) et de « possibles argumentatifs » qui, dans la première version de notre
approche, que nous avons revue et modifiée depuis, relient les éléments du stéréotype
à d'autres représentations sémantiques (stéréotypes d'autres mots, par exemple), qui se
superposent (comme les états de électrons) et que nous avons appelés, par analogie
avec le monde quantique, « nuages topiques ». C'est l'interaction avec les significations
d'autres entités linguistique, qui forment l'environnement discursif, qui provoque un
phénomène de séparation (semblable à celui de « décohérence » qui explique
l'articulation du monde quantique et du monde physique, tel que nous le concevons) de
ces possibles argumentatifs et stabilisent un sens, id est une orientation argumentative.
21 Nous avons, par la suite, reformulé la description de ces trois strates, qui était
imprécise et insuffisante pour rendre compte de la signification dans une approche
holistique et associative, en précisant que les stéréotypes d'un mot représentent des
associations, dans des blocs de signification argumentative (relation posée comme une
« relation naturelle » : cause-effet, symptôme-phénomène, but-moyen, etc.) des
éléments du noyau avec d'autres représentations sémantiques, associations
relativement stables et qu'ils forment des ensembles ouverts, dans ce sens qu'il serait
impossible d'identifier avec certitude des limites rigides à ces ensembles dans une
communauté linguistique à un moment donné de l'évolution de sa langue.
22 Par exemple, nous avons décrit (construit) le noyau de signification du mot vertu en
termes de prédicats abstraits (correspondant à des « primitifs sémantiques ») : DEVOIR
BIEN FAIRE, VOULOIR BIEN FAIRE, BIEN FAIRE, et les stéréotypes en termes de blocs de
signification argumentative associant les éléments du noyau à d'autres représentations
sémantiques et s'organisant dans un ensemble ouvert : DEVOIR BIEN FAIRE DONC DEVOIR NE
PAS MENTIR/TRAVAILLER : NE PAS TUER : DÉFENDRE LES PAUVRES... ; VOULOIR BIEN FAIRE : DONC NE PAS
CONVOITER LA FEMME DE SON VOISIN : VOULOIR AIDER AUTRUI... ; BIEN FAIRE DONC NE PAS TUER : NE PAS
MENTIR : TRAVAILLER... (Galatanu, 2003, 2004).
23 Nous avons précisé aussi que nous entendons par possibles argumentatifs les
associations potentielles (ou virtuelles), dans le discours, du mot avec les éléments de
ses stéréotypes et que ces associations discursives s'organisent dans deux faisceaux
orientés respectivement vers l'un ou l'autre des pôles axiologiques (positif et négatif)
(Galatanu, 2002 et à paraître). L'orientation positive ou négative du faisceau
d'associations est fonction de la contamination discursive (due à l'environnement
sémantique ou au contexte). Même dans le cas des mots qui ont une inscription de l'un
des pôles axiologiques dans leur noyau (bien, mal, vertu) ou dans leurs stéréotypes (viol,
égalité), le potentiel axiologique reste double (à la fois négatif et positif), puisque
l'association du mot avec un élément de son stéréotype peut prendre une orientation
conforme à l'orientation axiologique du stéréotype (belle donc agréable à regarder donc
aimée par tous les garçons, vertueux donc non menteur), ou opposée à celle du stéréotype
(laide pourtant agréable à regarder donc aimée par tous les garçons, vertueux pourtant
menteur).
135

24 C'est ce double potentiel axiologique, inscrit dans les possibles argumentatifs qui
justifie, nous semble-t-il, notre analogie de la signification lexicale avec le monde
physique quantique et le phénomène discursif d'orientation axiologique avec celui de
décohérence en physique quantique.
 
L'INSCRIPTION DES VALEURS AXIOLOGIQUES DANS LA
SIGNIFICATION DES MOTS MONOVALENTS

25 Nous allons préciser, dans ce qui suit, la description de ces trois strates dans les limites
de la zone sémantique qui nous intéresse ici, l'espace de cet article et l'état de notre
recherche pour d'autres zones sémantiques ne nous permettant pas encore d'exposer
un modèle plus général de représentation de la signification lexicale 4. Cette zone est
celle des valeurs axiologiques, illustrée dans cet article par des entités linguistiques qui
relèvent des valeurs affectives, hédoniques et morales-éthiques, pragmatiques et esthétiques.
Nous allons rappeler rapidement la description que nous avons faite de cette zone
(Galatanu, 2000, 2002, à paraître).
L'axiologique5 recouvre une zone sémantique, définie par un postulat empirique,
qui renvoie à l'idée de préférence, de rupture de l'indifférence (étymologiquement :
axios = « ce qui vaut »), id est à une polarité : positif/négatif, bon/mauvais, bien/mal
(Galatanu, 2000 b, 94).
26 Cette zone comporte des évaluations liées, référées à des champs d'expérience
humaine : esthétique (beau/laid), pragmatique (utile/inutile, efficace/inefficace),
cognitif ou intellectuel (intéressant/inintéressant), hédonique - affectif (agréable/
désagréable). L'analyse sémantique fait apparaître le fonctionnement de l'unité lexicale
bien (et du mot correspondant au pôle négatif : mal) dans tous les champs d'expérience
humaine mentionnés plus haut, mais aussi et surtout de façon plus générale, comme le
pôle positif (et, respectivement, négatif) de la morale ou de l'éthique. « Ce qui relève du
domaine de l'éthique apparaît comme le résultat d'un processus d'abstraction de ces
champs d'expérience (de généralisation, recouvrant le comportement et les attitudes
de l'homme, en général) et de la culture qui les porte, d'une part, et des référents pour
lesquels les objets du monde naturel et social « valent ». Le résultat de ce processus, le
devoir moral nous semble pouvoir être décrit en termes de :
a. devoir moral social, résultant d'un processus de « déontologisation » (relatif à la pratique
du « bien » et du « mal » : la solidarité, la générosité) ;
b. devoir moral religieux, résultant d'un processus de « théologisation » (la charité, la piété) ;
c. bien suprême, impératif moral, la loi morale (ou, au contraire, mal absolu), résultant
d'un processus « d'aléthisation » (Galatanu, 2000b, 95).

27 Nous précisions dans l'article cité que ce dernier processus est celui qui entraîne
l'abstraction la plus forte. La source de la définition du « bien » et du « mal » et donc de
l'évaluation du monde en ces termes, n'est pas d'ordre social, ni religieux, mais
« naturel » : c'est la LOI du comportement humain, pareille aux autres lois naturelles,
mais différenciant l'humain des autres catégories naturelles.
28 La zone de l'axiologique est très présente dans le champ sémantique du fait social, on
pourrait dire même qu'elle est omniprésente, que le langage évalue le monde social en
le décrivant. Mais la valeur positive ou négative peut apparaître inscrite, dans la
signification de mots monovalents, au niveau du noyau même (beau, pur, intelligent, bon,
136

vertueux – valeur positive, laid, impur, bête, mauvais, méchant – valeur négative), ou au
niveau du stéréotype, comme dans le cas de la valeur morale positive du mot démocratie.
Enfin, il y a dans ce champ sémantique un grand nombre de mots qui activent toujours
une valeur, positive ou négative, mais qui justement, au niveau de leurs noyaux et de
leurs stéréotypes, gardent un potentiel axiologique bivalent, comme le mot grève.
29 L'exemple qui servira d'illustration est celui des couples d'antonymes dans la zone de
l'axiologique éthique-morale : pur/impur ou pur/sale, pureté/saleté.
30 Le tableau ci-dessous rend compte des deux niveaux de la signification lexicale que la
SPA permet d'analyser et permet la génération de possibles argumentatifs en termes
d'argumentation externe, qui associe le mot même à l'un des éléments prévus dans les
stéréotypes et qui peut apparaître aussi bien sous une forme normative : pureté donc
fidélité, que sous sa forme transgressive : pureté pourtant infidélité. Le noyau et le
stéréotypes sont décrits en termes de blocs d'argumentation interne (Carel, Ducrot,
1999), et ne connaissent pas deux formes topiques (normative et transgressive à la fois)
Dans le noyau, nous avons proposé un bloc d'argumentation interne associant un DEVOIR
ÊTRE BON/BIEN qui rend compte du statut de vertu de la pureté et un ÊTRE BIEN/BON, qui
rend compte du statut d'état de la prédication portée par le nominal analysé.

Noyau Stéréotypes

(TNC) déclinaison des prédicats

Prédicat nominal abstraits du noyau, par association

Axiologique négatif ; avec d'autres prédicats dans des

Moral blocs de signification argumentative

DONC ÊTRE GÉNÉREUX


DONC FAIRE LE BIEN
DEVOIR ÊTRE BON/BIEN
DONC ÊTRE FIDÈLE
DONC...

DONC  

DONC NE PAS ÊTRE MENTEUR


DONC NE PAS TUER
ÊTRE SANS DÉFAUT DONC NE PAS TROMPER
DONC...
NE PAS TRANSGRESSER LA NORME MORALE

Tableau 2 : Analyse de la signification lexicale de PURETÉ

31 Les possibles argumentatifs peuvent être décrits, dans notre approche, telle que nous
l'avons expliquée rapidement ci-dessus, en termes d'associations potentielles (ou
virtuelles) du mot étudié (pureté) avec des éléments de ses stéréotypes, associations qui
peuvent être conformes aux stéréotypes pour ce qui est de leur orientation
axiologique : pureté donc générosité, mais aussi contraire à cette orientation axiologique
inscrite dans les stéréotypes : pureté pourtant mensonge.
137

32 La même analyse nous conduit à proposer la construction de la signification du mot


saleté ou du mot impureté comportant un noyau qui rend compte de la transgression de
la norme morale : DEVOIR ÊTRE BIEN/BON POURTANT AVOIR DES DÉFAUTS.
33 Cette description qui permet de rendre compte du niveau d'inscription de la valeur
modale dans la signification lexicale présente quelques avantages que nous aimerions
souligner ici :
• Elle permet d'envisager une construction cohérente des significations dans le cadre des
relations sémantiques de synonymie et d'antonymie : ces deux relations concernent le
niveau du noyau qui devrait comporter le même bloc d'argumentation interne dans le cas de
la synonymie et des formes connexes d'argumentation interne (normative et transgressive)
dans le cas de l'antonymie ;
• Cette approche permet également de revoir le concept de « modal » et de lui donner un
statut linguistique et un statut discursif.
34 Sur le plan de la sémantique, nous proposons un programme de recherche concernant
le niveau d'inscription des « prises de position », id est des valeurs modales dans la
signification lexicale. Par exemple, la valeur axiologique négative de mots comme crime,
vol, viol, fait partie des éléments de leurs stéréotypes, alors que la bivalence (ou la
polarité) de mots comme guerre, grève fait partie des possibles argumentatifs de leurs
stéréotypes (cf. Galatanu, 2000). L'un ou l'autre des pôles axiologiques (positif ou
négatif) va être sélectionné et activé dans le discours par un processus de
contamination avec les stéréotypes des mots de leur environnement, stabilisant ainsi
une orientation argumentative : sale guerre, guerre juste, guerre de défense. Nous
considérons comme modales les entités linguistiques qui ont parmi les éléments de
leurs stéréotypes ou même de leurs noyaux, une ou plusieurs valeurs modales. Ainsi,
pour nous, le mot démocratie est modal, dans la mesure où il réfère à un ensemble
d'obligations, interdits, permis (valeurs modales déontiques), organisant la société,
d'une part et, d'autre part, dans la mesure où, parmi les éléments de son stéréotype il y
a une valeur axiologique positive.
35 Sur le plan de l'analyse linguistique du discours, nous avons proposé un programme de
recherche portant sur l'activation des valeurs modales axiologiques pour les nominaux
bivalents et sur le renforcement ou l'affaiblissement, voire l'interversion des valeurs
portées par les nominaux axiologiquement monovalents, et, ipso facto, sur la re-
construction discursive des systèmes de valeurs. La modalisation, telle que nous
l'avons définie plus haut, représente la mobilisation d'entités linguistiques modales...
Les processus discursifs de « contamination » entre les stéréotypes des entités
mobilisées peuvent confirmer, voire renforcer les valeurs portées par ces entités
linguistiques ou, au contraire, les affaiblir, voire les inverser.
 
LES VALEURS NÉGATIVES DE LA PURETÉ

36 Les phénomènes discursifs d'affaiblissement, voire d'annulation ou même


d'interversion de la polarité axiologique sont fréquents et notamment dans les textes
relevant des discours constituants6 : littéraires, philosophiques et, plus largement,
« édifiants ».
37 Nous avons identifié ailleurs (Galatanu, 2003, 2004) un phénomène discursif que nous
avons appelé « stéréophage ». Il consiste dans une déploiement d'argumentations
138

externes à partir d'un possible argumentatif généré par le dispositif des stéréotypes,
qui rend paradoxal, voire inconcevable, le déploiement d'un autre possible
argumentatif. La pureté morale est ainsi soumise par André Comte-Sponville, dans son
Dictionnaire philosophique à des déploiements de « possibles argumentatifs » qui finissent
par rendre impossible le déploiement d'un possible comme « pureté donc amour de la
vie » :
La morale [lire la pureté morale, la perfection morale] est comme l'hygiène : elle est
au service de la vie ou ce n'est qu'une manie dangereuse (Comte-Sponville, 2001,
481).
38 Le même processus apparaît dans le célèbre texte de Jean-Paul Sartre, Les Mains sales :
[garder sa pureté donc ne pas faire des chose sales, ne pas faire des choses sales (ne pas
se salir les mains) donc ne pas se mêler des choses qui risquent de nous salir donc
rester immobile donc ne rien faire donc ne pas faire bien] :
Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains,
eh bien, reste pur ! À qui cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? (Jean-
Paul Sartre, Les Mains sales).
 
CONCLUSION : DE LA SÉMANTIQUE DES POSSIBLES
ARGUMENTATIFS À L'ANALYSE DES TEXTES

39 Pour conclure, on peut s'interroger sur l'intérêt de cette approche sémantique, au-delà
de sa puissance explicative des phénomènes sémantico-discursifs, et notamment pour
l'analyse des textes.
40 À cette interrogation, nous pouvons répondre que cette approche permet, par son
pouvoir explicatif des mécanismes discursifs d'affaiblissement, voire d'interversion des
valeurs axiologique et donc de déstructuration-restructuration de la signification
même des entités lexicales, de rendre compte de la fonction qu'a la parole non
seulement de véhiculer les systèmes de valeurs, mais aussi de les produire et/ou de les
transformer.
41 En analyse du discours ou textuelle, le repérage de ces mécanismes permet de formuler
des hypothèses interprétatives sur la fonction esthétique, éthique et plus largement
sociale du discours étudié en lien avec les modalités mises en œuvre pour préserver ou,
au contraire, pour déconstruire un système de valeurs. L'analyse de ces phénomènes
sémantico-discursifs permet d'identifier des spécificités de construction du sens et de
caractériser ainsi des occurrences discursives et des genres discursifs, voire des
pratique discursives, par la récurrence de certains mécanismes de « contamination
sémantique ».

BIBLIOGRAPHIE
 
139

Références bibliographiques
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NOTES
1. Pour la définition des modalités voir la synthèse des différents courants de logique et de
linguistique modale proposée par Nicole Le Querler (Le Querler, 1996).
2. Pour la filiation de ma définition de la « modalisation » voir les approches en analyse du
discours (Maingueneau, 1976, 1991,1995)
3. La démarche onomasiologique s'appuie sur la description d'une zone conceptuelle pour
identifier et analyser les entités linguistiques qui y renvoient dans une langue naturelle et
apparaît comme complémentaire, en sémantique, à une démarche sémasiologique, qui part d'une
entité linguistique pour décrire la zone conceptuelle à laquelle elle renvoie.
4. De recherches sont menées depuis un an au GRASP dans le domaine de la construction des
significations des prédicats verbaux et nominaux de la zone sémantique de l'action en termes de
structure sémantico-syntaxique profonde, prédicationnelle.
5. Nous avons élargi la zone de la modalité axiologique regroupant les modalités évaluatives et
les modalités affectives. La description de cette zone figure dans plusieurs articles traitant des
mécanismes discursifs de flexion de polarité (voir Galatanu, 2002).
6. Pour la définition des discours constituants, voir les travaux de Maingueneau.
141

AUTEUR
OLGA GALATANU
Groupe d'Analyse Sémantique et Pragmatique (GRASP) de l'Axe Discours du LLING - Laboratoire
de linguistique de Nantes - EA 3728 Université de Nantes
professeur de linguistique à l'Université de Nantes. Elle est co-directrice de la Collection « Action
et Savoir », aux éditions L'Harmattan. Ses recherches portent sur la sémantique argumentative et
l'analyse linguistique du discours.
Principales publications : Actes de langage et didactique des langues étrangères - Bucarest, TUB
(Presses Universitaires de Bucarest), 1984 ; Interprétants sémantiques et interaction verbale, Bucarest,
TUB, 1988 ; Sémantique des valeurs et Analyse Linguistique du Discours. La parole édifiante ou quand agir
c'est dire, Paris, L'Harmattan, collection « Action et Savoir », (sous presse). Éditions d'ouvrages
collectifs : Action, affects et transformation de soi, en collaboration avec J.M. Barbier, Paris, Presses
Universitaires de France, 1998 ; Signification, sens et formation, en collaboration avec J.M. Barbier,
Paris, Presses Universitaires de France, 2000 ; Les Valeurs, Nantes, Maison des Sciences de
l'Homme Ange Guépin, 2002.
142

Perspectives et vérité dans la


narration : les propositions cachées
Marc Dominicy et Fabienne Martin

 
SUR UNE INTUITION DE LEO SPITZER

1 Dans sa célèbre étude sur Bubu de Montparnasse (1928), qu'il considérera plus tard
comme exemplaire de sa démarche herméneutique (1970, 54-57), Leo Spitzer soutient
que, par un usage marqué des connecteurs1 à cause de, parce que, puisque et car, Charles-
Louis Philippe crée un effet de « motivation pseudo-objective », lui-même révélateur
d'une vision du monde – une Weltanschauung – à la fois ironique et résignée.
Considérons, afin de mieux illustrer cette thèse, trois des nombreux extraits sur
lesquels s'appuie Spitzer :

Les réveils de midi sont lourds et poisseux comme la vie de la veille avec l'amour, l'alcool et le
(1) sommeil. On éprouve un sentiment de déchéance à cause des réveils d'autrefois où les idées
étaient si claires qu'on eût dit que le sommeil les avait lavées (Bubu, 68).

Le peuple, à cause de l'anniversaire de sa délivrance, laisse ses filles danser en liberté (Bubu,
(2)
40).

C'est ainsi que Pierre rencontra Berthe, le soir du quinze juillet. Il souriait à cause de sa
(3)
gentillesse et de ses bandeaux (Bubu, 31).

2 À propos de (1), Spitzer (1928, 168-169 ; 1970, 54) note que la locution « parlée » à cause
de « suggère une causalité inattendue » – quoique présentée comme « évidente »
(selbstverstandlich) – « là où n'importe qui verrait seulement une coïncidence ». Dans (2),
il décèle (1928, 172-173 ; 1970, 55) un procédé « ironique » par lequel l'écrivain,
« reprenant à son compte le langage et les habitudes d'un locuteur ordinaire », invoque
une explication ou une justification causale qui soumet le monde aux régularités d'un
« ordre fallacieux » (Pseudo-Ordnung). Enfin, (3) lui paraît imposer une sorte de nécessité
143

artificielle – comme si la gentillesse de Berthe et ses bandeaux devaient, de manière


inéluctable et « évidente » (selbstverstandlich), faire sourire son partenaire masculin
(1928, 172).
3 Il y aurait beaucoup à dire sur cette analyse, où de brillantes intuitions côtoient des
jugements inspirés par une théorie du langage et par une philosophie de l'esprit
aujourd'hui désuètes2. Pour ce qui touche à la problématique dont nous voulons traiter
ici, nous aurons à affronter deux questions principales, d'ailleurs intimement liées. La
première porte sur la nature même des contenus décrits par Spitzer ; la seconde
concerne, plus classiquement, l'ancrage énonciatif de ces contenus.
 
Les propositions cachées

4 Quoique Spitzer ait certainement eu tort de ne reconnaître aucun substrat objectif aux
relations causales établies dans les exemples (1-3), il a bien senti que de telles
connections revêtent, au plan cognitif, un caractère abrupt qui tient à ce qu'elles
unissent de manière directe, sans chaînons intermédiaires, des fragments de réalité par
trop distants (1928, 169-171). Dans l'extrait (1), les réveils d'autrefois, que le sujet de
conscience a vécus, ont produit – causalement – une représentation conceptuelle qui
figure, sous une forme ou sous une autre, dans sa mémoire sémantico-encyclopédique,
et une trace d'expérience désormais inscrite dans sa mémoire épisodique 3. Au moment
où il éprouve et conceptualise l'expérience de son réveil présent, le sujet de conscience
se souvient de son expérience passée, tout en la revivant par la même occasion ;
autrement dit, l'expérience présente et sa conceptualisation activent – causalement –
un certain contenu conceptuel (de la mémoire sémantico-encyclopédique) et la trace
d'expérience (inscrite en mémoire épisodique) qui est associée à ce contenu. Le
sentiment de déchéance, qui est une « émotion secondaire » au sens de Damasio (1995),
naît – causalement – de ce que l'expérience rappelée et revécue contraste brutalement
avec l'expérience que le sujet de conscience éprouve et conceptualise in situ. La
compression causale ainsi obtenue n'est guère moindre dans (2), où l'emploi de la
description définie l’anniversaire de sa délivrance dilate, en quelque sorte, le lien causal
en amont : la « délivrance » que constitue la prise de la Bastille produit – causalement –
la fête anniversaire du 14 juillet, dont le retour périodique produit – causalement – des
comportements et attitudes qui, au bout du compte, produisent – causalement – la
liberté que le peuple accorde exceptionnellement à ses filles. Enfin, dans (3), le
comportement de Berthe produit – causalement – une évaluation dans le chef de Pierre
(qui la trouve « gentille ») ; le bandeau de Berthe produit – causalement – une
expérience perceptuelle chez Pierre ; cette évaluation et cette expérience perceptuelle
produisent – causalement – le sourire de Pierre, sans qu'il soit exclu que l'expérience
perceptuelle soit l'un des facteurs qui produisent – causalement-l'évaluation.
5 Nous ne nous dissimulons pas le caractère risqué de cette rapide esquisse. Elle nous
aidera, cependant, à mieux circonscrire l'objet de notre enquête. Quittons un instant
Bubu de Montparnasse et Charles-Louis Philippe, pour imaginer que Berthe et Pierre
aient échangé, en tant que locuteurs réels, les énoncés qui suivent :

(4) (a) BERTHE — Pourquoi souris-tu ?

(b) PIERRE — À cause de ton bandeau.


144

6 Si, en accord avec ce que nous venons d'affirmer, on décèle dans (4b) un effet de
compression causale, on fera l'hypothèse (cf. Martin, 2003) que l'énoncé de Pierre
véhicule un certain contenu, qui pourrait recevoir la forme d'une proposition – par
exemple : « Le bandeau de Berthe cause directement le sourire de Pierre ». Il faut se
demander, alors, si cette proposition appartient, ou non, aux conditions qui doivent
être remplies pour que l'énoncé de Pierre soit vrai. La réponse ne fait guère de doute :
même si nous ne doutons pas un instant que le lien causal soit indirect, nous n'en
considérerons pas moins l'énoncé de Pierre comme vrai. Autrement dit, la proposition
« Le bandeau de Berthe cause directement le sourire de Pierre » ne relève, dans (4b), ni
du contenu asserté, ni du contenu présupposé. S'agit-il alors d'une implicature
conversationnelle ? Cette solution nous contraindrait à admettre que le locuteur –
Pierre, en l'occurrence – puisse se livrer à une annulation des plus étranges :

(4) À cause de ton bandeau. Mais je ne veux pas dire par là que ton bandeau cause
#
(b') directement mon sourire.

7 Il n'est pas concevable, non plus, qu'il s'agisse d'une implicature conventionnelle ; car
si la non-annulabilité de la proposition plaide en faveur de son origine conventionnelle
(attachée à un lexème ou à une construction particulière), il reste que son explicitation
s'avère tout aussi bizarre que son annulation. On comparera, à cet effet, (4b") avec un
discours où une implicature conventionnelle se voit explicitée par après.

(4)
— À cause de ton bandeau. Ton bandeau cause directement mon sourire.
(b")

(5) (a) — Si tu as une voiture, tu peux venir me chercher à la gare ?

— J'ai une voiture, mais j'habite en banlieue. Ça [= le fait que j'habite en banlieue]
(b)
m'empêche d'aller te chercher.

8 Nous soutiendrons, par conséquent, que l'énoncé (4b) véhicule (comme avancé dans
Martin, 2003) une « proposition cachée » qui relève d'un « dire sans vouloir dire »,
distinct à la fois de l'illocutoire (asserté ou présupposé) et du perlocutoire
(conventionnellement ou conversationnellement implicité). En termes plus généraux,
l'hypothèse défendue est que les énoncés qui contiennent des « items de la classe
fermée » au sens de Talmy (1988) – c'est-à-dire des lexèmes grammaticaux ou certaines
constructions syntaxiques – véhiculent souvent des propositions cachées. Ainsi, pour
reprendre un exemple dont nous avons déjà traité ailleurs (Martin & Dominicy, 2001a,
2001b), l'usage de au travers de se révèle acceptable ou inacceptable dans (6) selon que la
proposition cachée « Un obstacle, physique ou psychologique, s'oppose à mon
mouvement » se trouve, ou non, vérifiée ; et, de nouveau, l'annulation ou l'explicitation
apparaîtraient des plus étranges :

(6)   Je voyage au travers des paysages (désolés/riants) de l'Italie.


145

Je voyage au travers des paysages de l'Italie. Mais je ne veux pas dire par là qu'un obstacle
(6') #
physique/psychologique s'oppose à mon mouvement.

Je voyage au travers des paysages de l’Italie. Un obstacle physique/psychologique s'oppose


(6") #
à mon mouvement.

9 On pourrait nous objecter ici qu'en (6) l'adjonction de l'adjectif désolés expliciterait,
d'une façon ou d'une autre, la proposition cachée. Mais si d'aucuns tendent à juger
l'emploi de désolés plus « naturel » que celui de riants, cela proviendra, en l'occurrence,
d'une hypothèse par défaut, qui veut que, pour un voyageur normal, le caractère désolé
d'un paysage constitue un obstacle psychologique au mouvement, tandis que son
caractère riant joue, au contraire, le rôle d'un incitant. Le fait que Ton puisse imaginer
une interprétation où le locuteur se déplace « au travers » des paysages de l’Italie
malgré leur caractère riant – parce que, tel un héros de roman gothique, il ne désire
plus contempler que la désolation – montre qu'on ne saurait confondre la proposition
cachée, que l'énoncé véhicule dans tous les cas de figure, avec les hypothèses par défaut
qui enrichissent cette proposition à l'intérieur d'un contexte donné 4.
 
Conscience et point de vue

10 Selon toute vraisemblance (cf. Martin, 2003), le « dire sans vouloir dire » relève, dans
un usage naïf, d'un traitement « non-conscient » ; ce qui le distinguerait de l'illocutoire
et du perlocutoire. En optant pour tel ou tel item de la classe fermée, le locuteur
produit un énoncé qui véhicule telle ou telle proposition cachée ; ceci n'implique pas
qu'il prenne conscience de cette proposition cachée, mais seulement qu'il adopte, vis-à-
vis du fragment de réalité dont il traite, une certaine perspective qui devrait
déterminer, pour une part, ce que l'on appelle traditionnellement son « point de vue ».
L'interprétant, quant à lui, peut reconnaître cette perspective sans prendre conscience,
non plus, de la proposition cachée. On comprend ainsi la difficulté que l'un et l'autre
éprouveraient à expliciter cette composante du contenu, même s'ils se montrent
parfaitement capables de la créer ou de l'exploiter. Cependant, rien n'interdit, dans le
principe, que la proposition cachée fasse l'objet d'un traitement conscient 5, pour autant
que le sujet ait développé les aptitudes métalinguistiques nécessaires à cet égard, et
qu'il ait intérêt à recourir à pareille stratégie – dans la mesure où il obtiendra, par cette
voie plus coûteuse, des effets cognitifs additionnels.
11 Considérons, à titre d'exemple, un romancier qui produit des énoncés de fiction ; et
supposons, pour ne pas compliquer les choses, que nous nous trouvions dans le cas
simple où l'auteur et le narrateur se confondent. Nous admettrons, avec Searle (1982),
que cet auteur « feint » d'asserter, de présupposer et d'impliciter (conventionnellement
ou conversationnellement)6. Quel traitement est-il alors susceptible d'appliquer aux
propositions cachées éventuellement véhiculées par ses énoncés ? En simplifiant à
l'extrême, on pourrait dire que la réponse variera, en première instance, selon que la
perspective exprimée par ces propositions cachées s'intègre au point de vue de
l'auteur, ou à celui de l'un ou l'autre personnage. Il est concevable que l'auteur adopte,
vis-à-vis du monde qu'il « feint » de décrire, une certaine perspective, sans que la
proposition cachée qui y correspond fasse l'objet, chez lui, d'un traitement conscient.
Les choses sont différentes, en revanche, si la perspective en question s'intègre au point
146

de vue de l'un ou l'autre personnage. Le monde fictionnel possède alors pour


caractéristique de renfermer un personnage qui adopte la perspective en question ; de
sorte que la proposition cachée constitue maintenant le contenu d'un état mental (en
principe inconscient) que l'auteur attribue à ce personnage. Si la vérité narrative exige
que le monde fictionnel soit tel que le personnage considéré entretienne bel et bien
l'état mental en cause, cela signifie que, parmi les propositions qui doivent être vraies 7,
se trouve une méta-proposition P' de la forme « Le personnage X entretient l'état
mental E dont le contenu est la proposition cachée P ». Si, de surcroît, nous allons
jusqu'à supposer l'auteur conscient de tout ce qui doit être vrai dans le monde
fictionnel, nous en conclurons que tant la méta-proposition P' que la proposition
cachée P font nécessairement l'objet d'un traitement conscient dans le chef de l'auteur.
12 Afin d'illustrer ce développement théorique, nous allons analyser très brièvement les
deux extraits narratifs qui suivent :

Si lui était mort, on eût ainsi apporté la petite châsse au travers de la plaine, même un
(7)
dimanche (La Varende, cité par Spang-Hanssen 1963, 231).

(8) Chacun pour son propre compte se lança au travers de la vaste Amérique (PetJP, 59).

13 Spang-Hanssen (1963, 231) mentionne l'exemple (7) afin d'établir que, parfois, « au
travers de s'emploie sans qu'il y ait obstacle ». Mais comme nous l'avons déjà noté
ailleurs (Martin & Dominicy, 2001a, 213), l'adjonction de même un dimanche permet
d'enrichir la proposition cachée « Un obstacle, physique ou psychologique, s'oppose au
mouvement », en suggérant que, pour apporter la châsse, il eût fallu traverser une
longue plaine, et s'engager ainsi dans un déplacement dont la durée aurait perturbé les
offices du dimanche. De manière comparable, Jacques Laurent, dans son pamphlet Paul
et Jean-Paul, nous représente Sartre et Bourget s'apprêtant à parcourir un pays que ni
l'un ni l'autre n'apprécient ; l'adjectif vaste enrichit, de nouveau, la proposition cachée,
en suggérant que la vastitude de l'Amérique rend leur voyage physiquement et
psychologiquement difficile. Si nous appliquons à l'extrait (8) le raisonnement que nous
avons mené dans le paragraphe précédent, nous aboutissons aux deux solutions qui
suivent8 :

Jacques Laurent entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée
(enrichie) « La vastitude de l'Amérique est un obstacle, physique ou psychologique, qui
(8')  
s'oppose au mouvement de Paul (resp. de Jean-Paul) ». Il n'est pas nécessaire que cette
proposition cachée fasse l'objet d'un traitement conscient de la part de Jacques Laurent.

Paul (resp. Jean-Paul) entretient un état mental E dont le contenu est la proposition
cachée (enrichie) « La vastitude de l'Amérique est un obstacle, physique ou
(8") (a) psychologique, qui s'oppose à mon mouvement ». Il n'est pas nécessaire que cette
proposition cachée fasse l'objet d'un traitement conscient de la part de Paul (resp. de
Jean-Paul).
147

Jacques Laurent entretient un état mental E' dont le contenu est la méta-proposition
(enrichie) « Paul (resp. Jean-Paul) entretient un état mental E dont le contenu est la
  (b) proposition cachée (enrichie) "La vastitude de l'Amérique est un obstacle, physique ou
psychologique, qui s'oppose à mon mouvement" ». Cette méta-proposition, ainsi que la
proposition cachée, font l'objet d'un traitement conscient de la part de Jacques Laurent.

14 Cette analyse économique pourrait néanmoins se révéler par trop réductrice. Pour
parvenir, en l'occurrence, à la conclusion que Jacques Laurent soumet à un traitement
conscient tant la méta-proposition que la proposition cachée, il nous a fallu faire
l'hypothèse que l'auteur est conscient de tout ce qui doit être vrai dans le monde
fictionnel. Leo Spitzer, quand il se penche sur Bubu de Montparnasse, se montre
beaucoup plus hésitant – ou beaucoup plus nuancé. Par la « motivation pseudo-
objective », Charles-Louis Philippe nous livrerait une vision (une Weltanschauung) de
« ce monde qui fonctionne de travers sous une apparence de rigueur et de logique
objective » ; mais il manifesterait aussi « une sympathie résignée, à moitié critique, à
moitié compréhensive, pour les erreurs nécessaires, les efforts gauches de ces individus
interlopes qu'écrasent des forces sociales inexorables » (1970, 56). En outre, Spitzer
affirme que le conglomérat d'états mentaux, ou de dispositions mentales, qu'il a ainsi
caractérisé – et qu'il nomme plaisamment « mens Philippina » – est « ineffable » (1970,
56-57). Spitzer nous semble donc envisager un troisième cas de figure, où l'auteur
« partagerait », en quelque sorte, les propositions cachées avec ses personnages, sans
que ces contenus leur soient prêtés, dans son chef, par la voie d'une attribution
consciente et exprimable au moyen d'une méta-proposition. En d'autres termes,
Charles-Louis Philippe entrerait, vis-à-vis de ses personnages, dans un rapport qui
relèverait davantage de l'empathie que de l'ironie distanciée 9.
15 De toute évidence, les choix que la critique opérera en la matière détermineront les
jugements éthiques et esthétiques portés sur l'œuvre et sur l'artiste. Si, dans Bubu de
Montparnasse, les propositions cachées sont attribuées au seul auteur, celui-ci offrira
une image peu flatteuse, faite de cynisme ou de naïveté selon le traitement, conscient
ou non-conscient, qu'il est censé appliquer à ces contenus. Par contre, en attribuant ces
mêmes propositions cachées aux seuls personnages, et en supposant l'auteur
responsable et conscient de telles attributions, on le mue en un moraliste à la fois
sévère et désabusé. La troisième voie, que Spitzer aurait certainement privilégiée – il
parle, au sujet de Charles-Louis Philippe, d'un « esprit de contemplation » (1970, 56) –
autorise une synthèse subtile d'exigence morale et de compréhension. Parallèlement, le
pouvoir reconnu au romancier oscillera entre une incapacité éthique ou esthétique,
une omnipotence presque « divine », et un statut mixte, fréquemment revendiqué par
les écrivains, où la vie mentale des personnages en vient à guider le parcours narratif et
le détail de l'expression. Spitzer (1928,197-207) décèle ainsi, chez Charles-Louis
Philippe, l'alliance « contradictoire » d'une ironie qui voudrait « dominer la vie » et
d'un fatalisme « apologétique » fondé sur la solidarité énonciative de l'auteur et de ses
personnages.
 
148

LE GÉNITIF ET LA CAUSE DANS LE GUÉPARD

16 Dans la seconde partie de cet article, nous allons appliquer les outils d'analyse que nous
venons de mettre en place au roman de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, Il Gattopardo
(« Le Guépard »), en confrontant chaque fois la version originale à la belle traduction
qu'en a procurée Lanette Pézard. Nous étudierons plus particulièrement les
propositions cachées que véhiculent certains types d'énoncés renfermant soit une
construction génitivale avec la préposition de (en français) ou di (en italien), soit une
construction causale avec la préposition par (en français) ou da (en italien). Nous
procéderons, pour ce faire, en plusieurs étapes. Après avoir caractérisé les deux classes
de constructions qui nous intéressent, nous examinerons l'alternance entre di et da
dans quelques passages du roman. À cette occasion, nous montrerons que la
perspective exprimée par une proposition cachée, initialement attribuable à l'auteur en
vertu d'une hypothèse par défaut, peut non seulement s'intégrer ensuite au point de
vue du personnage principal (don Fabrice, prince Salina), mais aussi faire l'objet, en
d'autres endroits du texte, d'un traitement conscient dans l'esprit de ce même
personnage. L'écriture de Lampedusa manifeste, dès lors, une forme d'empathie plus
complexe que celle rencontrée dans Bubu de Montparnasse, puisque l'auteur et son
personnage, loin de ne « partager » que des propositions cachées, peuvent aussi
prendre conscience, « en commun », de ces contenus – et donc, du regard qu'ils ont jeté
d'une manière d'abord non-consciente sur la Sicile et le Risorgimento 10.
 
Génitif de matière, génitif de partie et génitif d'ajout

17 Nous allons reprendre ici une typologie des constructions génitivales en de qui s'appuie
sur les résultats d'une recherche plus vaste et toujours en cours (Martin, 2002a,b,c,d ;
Martin & Dominicy, 2002), et qui porte, notamment, sur l'alternance entre les
prépositions françaises de et par à l'intérieur des structures « SN1 est PP de/par SN2 »,
où « PP » est une forme participiale11. Pour le domaine qui nous concerne aujourd'hui,
nous devons envisager trois catégories de génitifs verbaux : le génitif « de matière », le
génitif « de partie » et le génitif « d'ajout ».
18 Le génitif de matière, illustré par les exemples sous (9) :

(9) (a) La plage est inondée de pétrole/papillons

(b) La ville est baignée de lumière(s)

(c) Le toast est tartiné de confiture/myrtilles

(d) Le champ est parsemé de lavande/fleurs

(e) La statue est éclaboussée de lichen(s)/taches

(f) Le jardin est ombragé de verdure/cyprès

(g) Le village est bordé de campagne/rivières


149

19 relie, par la relation « RM/C », l'état d'une matière à l'état du contenant de cette
matière. Le syntagme SN2 introduit par de réfère à la matière et le syntagme sujet SN1
dénote le contenant. Ce génitif se caractérise par deux propriétés. Tout d'abord, la tête
nominale de SN2 est soit un terme de masse, soit un terme comptable au pluriel.
Ensuite, SN2 ne peut prendre la forme « un/les N » sans que l'énoncé produise un effet
d'incomplétude12 :

(10) (a)  

(b)  

(c) et?? Le toast est tartiné d'une confiture/des myrtilles

(d) et?? Le champ est parsemé d'une lavande/des fleurs

(e) et?? La statue est éclaboussée d'un lichen/des taches/des lichens

(f) et?? Le jardin est ombragé d'une verdure/des cyprès

(g) et?? Le village est bordé d'une campagne/des rivières

20 Le génitif obéit aux mêmes contraintes dans la construction (11), où il suit un adjectif
dénotant une qualité « aspectuelle » comme la couleur13 :

(11) (a) Le plafond est noir de crasse/mouches

(b) et?? Le plafond est noir d'une crasse/des mouches

21 Le génitif de partie relie, par la relation « RP/T », l'état d'une partie à l'état du tout qui
renferme cette partie. Le syntagme SN2 introduit par de réfère à la partie et le
syntagme sujet SN1 dénote le tout. Avec ce génitif, le syntagme SN2 peut prendre la
forme « un N » sans produire aucun effet d'incomplétude, pourvu que N soit un terme
comptable :

(12) (a) La statue est éclaboussée d'une tache

(b) Le jardin est ombragé d'un cyprès

(c) Le village est bordé d'une rivière

(d) Le biscuit est fourré d'une amande

22 Mais même si N est un terme comptable, l'incomplétude demeure quand le syntagme


SN2 reçoit la forme « le/la/les N » :

(13) (a) et?? La statue est éclaboussée de la tache/des taches


150

(b) et?? Le jardin est ombragé du cyprès/des cyprès

(c) et?? Le village est bordé de la rivière/des rivières

(d) et?? Le biscuit est fourré de l'amande/des amandes

23 Le génitif d'ajout échappe, quant à lui, à cette dernière contrainte parce qu'il relie, à
l'état d'un tout, l'état d'une partie qui se révèle « détachable » :

(14) (a) Le lit est surmonté d'un baldaquin/du baldaquin

(b) La cour de l'édifice est prolongée d'une avenue/de l'avenue/des avenues

(c) Son bureau est couvert d'un drapeau/du drapeau/des drapeaux

(d) Pierre est flanqué d'un policier/du policier/des policiers

24 Pour des raisons techniques dont le détail se trouve exposé ailleurs (Martin, 2002c,d),
nous assignerons aux phrases (9a) et (14a), par exemple, les formes logiques qui
suivent14 :

SN1 est PP de SN2


La plage est inondée de pétrole
(9') (a)
∃s∃s'∃x[Inondant(s) Λ Thème(s,x) Λ Inondé(s') Λ Thème
(s',la_plage) Λ RM/C(s,s') Λ Pétrole(x)]

SN1 est PP de SN2


Le lit est surmonté du baldaquin
(14')(a)
∃s∃s'[Surmontant(s) Λ Thème(s,le_baldaquin) Λ Surmonté (s')
Λ Thème(s',le_lit) Λ RP/T(s,s')]

 
Cause « interne » et cause « externe »

25 Qu'il soit de matière, de partie ou d'ajout, le génitif verbal que nous venons de décrire
entre fréquemment en concurrence avec le « complément d'agent » en par. Ainsi,
nombre des exemples qui sont ressentis comme incomplets, parce que le syntagme SN2
appartenant à un génitif de matière ou de partie prend la forme « le/la/les N »,
redeviennent entièrement normaux lorsque par se substitue à de :

(15) (a) et?? La plage est inondée du pétrole/des papillons

(a') et?? La plage est inondée par le pétrole/par les papillons

(b) et?? La ville est baignée de la lumière/des lumières


151

(b') La ville est baignée par la lumière/par les lumières

(e) et?? La statue est éclaboussée du lichen/de la tache/des taches/des lichens

(e') La statue est éclaboussée par le lichen/par la tache/par les taches/par les lichens

(f) et?? Le jardin est ombragé de la verdure/du cyprès/des cyprès

(f') Le jardin est ombragé par la verdure/par le cyprès/par les cyprès

(g) et?? Le village est bordé de la campagne/de la rivière/des rivières

(g') Le village est bordé par la campagne/par la rivière/par les rivières

26 L'alternance est encore plus immédiate avec le génitif d'ajout, même si certains
participes y restent rétifs :

(14)(a) Le lit est surmonté d'un baldaquin/du baldaquin

(a') Le lit est surmonté par un baldaquin/par le baldaquin

(b) La cour de l'édifice est prolongée d'une avenue/de l'avenue/des avenues

(b') La cour de l'édifice est prolongée par une avenue/par l'avenue/par les avenues

(c) Son bureau est couvert d'un drapeau/du drapeau/des drapeaux

(c') Son bureau est couvert par un drapeau/par le drapeau/par les drapeaux

27 Ce phénomène a pu faire croire que la préposition de introduisait, elle aussi, un


« complément d'agent » (cf. notamment Togeby, 1983 ; Gaatone, 1998, 2000) 15. À une
telle analyse, on opposera les exemples sous (16), où le génitif se combine à un
« complément d'agent »16 :

(16) (a) La plage a été inondée de pétrole/papillons par la tempête

(b) La ville est baignée de lumière par le soleil

(c) Le toast a été tartiné de confiture/myrtilles par le majordome

(d) Le champ a été parsemé de lavande/fleurs par les paysans

(e) La statue a été éclaboussée de lichen(s)/taches par le vent du Nord

(f) Le jardin a été ombragé de verdure/d'un cyprès par l'architecte

(g) Le village a été bordé de campagne/d'une rivière par le paysagiste

(h) Le biscuit a été fourré de crème/d'une amande par le pâtissier


152

(i) Le lit a été surmonté d'un baldaquin par le décorateur

(j) La cour de l'édifice a été prolongée d'une avenue par Louis XIV

(k) Son bureau a été couvert de boue/d'un drapeau par les assaillants

(l) Pierre a été flanqué d'un policier par le Ministère de l'Intérieur

28 Par ailleurs, le « complément d'agent » qui concurrence le génitif dans les exemples
(15-14) ne peut se rencontrer avec le « complément d'agent » des exemples (16) :

(17) * La plage a été inondée par le pétrole/ les papillons par la tempête

(18) * Le lit a été surmonté par un baldaquin par le décorateur

29 Pour rendre compte de ces données, nous supposerons que les compléments en par
servent ici à exprimer une « cause », qui peut être « interne » ou « externe ». Selon
nous, si deux états si (d'une entité x) et s2 (d'une entité y) entretiennent une relation
de causalité de si à s2, ils s'intégrent, respectivement, dans une série S1 et une série S2
d'états au moins possibles (de x et de y, respectivement) ; S1 et S2 satisfont, de surcroît,
à une contrainte en vertu de laquelle, à toute variation de x dans S1, correspond une
variation corrélative de y dans S2. S'il y a causalité « interne », comme dans la phrase
(15a') :

(15) (a') La plage est inondée par le pétrole

30 l'état « causant » s (ici, l'état du pétrole) est relié à l'état « causé » s'(ici, l'état de la
plage) par un rapport, noté « RA », d'agrégation (qui recouvrira, selon les cas, une
inclusion, une intersection ou un voisinage). La forme logique assignée à (15a') se
présentera donc comme suit17 :

SN1 est PP par SN2 (causalité « interne »)


La plage est inondée par le pétrole
(15')(a')
∃s∃s'[Inondant(s) Λ Thème(s,le_pétrole) Λ Inondé(s') Λ
Thème(s',la_plage) Λ RA(S,S') Λ Cause(s,s')]

31 S'il y a causalité « externe », comme dans la phrase (16a) :

(16) (a) La plage est inondée de pétrole par la tempête

32 l'état « causant » s" (ici, l'état de la tempête) et l'état « causé » s (ici, l'état du pétrole)
ne sont pas reliés par la relation « RA » ; par contre, la relation génitivale « RM/C » relie
l'état s, en tant qu'état d'une matière, à l'état s'de l'entité contenante (ici, la plage) que
153

dénote le SN1 sujet. Il en va de même, mutatis mutandis, pour les cas où la relation
génitivale « RP/T » relie l'état s, en tant qu'état d'une partie, à l'état s'du tout que
dénote le SN1 sujet.
33 La forme logique assignée à (16a) se présentera donc comme suit 18 :

SN1 est PP de SN2 par SN3 (causalité « externe »)


La plage est inondée de pétrole par la tempête
(16')(a) ∃s∃s'∃s"∃x∃P[Inondant(s) Λ Thème(s,x) Λ Inondé(s') Λ
Thème(s',la_plage) Λ P(s") Λ Thème(s",la_tempête) Λ
RM/C(s,s') Λ Pétrole(x) Λ Cause(s",s)]

34 Les différences entre les trois formes logiques (9'a), (15'a') et (16'a) peuvent être
symbolisées à l'aide d'une représentation graphique :

35 Tout en étant proche des relations « RM/C » et « RP/T » encodées par le génitif, le
rapport « RA » d'agrégation ne saurait se confondre avec elles. Dans les constructions
génitivales étudiées, l'entité à laquelle réfère le complément introduit par de, et l'état s
de cette entité, sont conceptuellement subordonnés à l'entité dénotée par le SN1 sujet,
et à l'état s'de cette entité ; l'ensemble formant une « Gestalt » où s entre (comme une
matière, une partie ou un ajout) dans la composition de s'. Par contre, l'entité que
dénote le complément introduit au moyen du par de la cause « interne », et l'état s de
cette entité, conservent une autonomie qui interdit qu'une telle dépendance
conceptuelle puisse s'instaurer, quoique s et s'constituent, ensemble, un agrégat qui se
construit par le biais d'une inclusion, d'une intersection ou d'un voisinage. Cette
différence explique les contraintes variables qui pèsent sur l'emploi des déterminants
après les prépositions de ou par (cf. Martin, 2002c, d) ; et elle se laisse bien capter,
intuitivement, par le trio d'exemples qui suit :

(19) (a) À vendre : terrain bordé d'arbres

(b) À vendre : terrain bordé par des arbres

(c) et?? À vendre : terrain bordé des arbres


154

36 Même s'il ne suscite pas le même sentiment d'incomplétude que (19c), l'énoncé (19b)
est, pour le moins, stylistiquement maladroit. La source de ce phénomène gît, en partie,
dans le fait que la préposition par interdit qu'une dépendance conceptuelle
subordonne, à l'intérieur d'une « Gestalt », les arbres au terrain (cf. Martin, 2002b, d). Si
on replace les trois énoncés listés sous (19) dans le contexte ordinaire des offres
immobilières, on peut mesurer l'impact que leurs propriétés sémantiques respectives
exerceront auprès d'un interprétant naïf. Alors que (19c) paraîtra simplement fautif,
(19b) se révèlera nettement moins efficace que (19a) en tant que petite annonce qui
devrait allécher l'éventuel acquéreur. Celui-ci tendra, toutes choses égales par ailleurs,
à traduire en termes « réalistes » la dépendance conceptuelle marquée par le génitif de
(19a) : il s'imaginera, entre autres choses, que les arbres sont plantés sur le terrain en
question, ou qu'on ne pourrait procéder à leur abattage en vue d'un nouvel
aménagement, etc. Corrélativement, ce même lecteur soupçonnera, s'il est confronté à
(19b) sans plus de précisions, que les arbres se situent hors du terrain, ou que leur
présence future n'est guère assurée, etc. On voit ainsi, grâce à ces exemples, comment
la dépendance ou l'autonomie conceptuelle sont enrichies, dans la communication
quotidienne, sous l'effet d'hypothèses par défaut qu'active une recherche spontanée de
pertinence maximale.
37 Notre analyse, telle que formalisée en (16' a), prédit que, dans les structures examinées,
la causalité « externe » ne s'établira jamais directement, sans l'entremise d'un état
intermédiaire s qui constitue une des matières de s', une partie de s', ou un ajout à s'.
Par conséquent, le complément au génitif apparaît, selon le verbe et/ou la cause
« externe » pris(e) en considération19, comme un argument nécessairement explicité
(20) ou comme un argument nécessairement sous-entendu (21) :

(20) (a)   La salle est baignée de lumière par le projecteur

(a') ??? La salle est baignée par le projecteur

(b)   Le champ a été parsemé de lavande/fleurs par les paysans

(b')   * Le champ a été parsemé par les paysans ?

(c)   Le jardin a été ombragé de verdure/d'un cyprès par l'architecte

(c') ? * Le jardin a été ombragé par l'architecte

(d)   Le village a été bordé de campagne/d'une rivière par le paysagiste

(d')   * Le village a été bordé par le paysagiste

(e)   Le lit a été surmonté d'un baldaquin par le décorateur

(e')   * Le lit a été surmonté par le décorateur

(f)   Son bureau a été couvert de boue/d'un drapeau par son ordonnance

(f')   Son bureau a été couvert par son ordonnance

(g)   Pierre a été flanqué d'un policier par le Ministère de l'Intérieur


155

(g')   * Pierre a été flanqué par le Ministère de l'Intérieur

(21) (a)   La plage a été inondée [d'une/d'entité(s) inondante(s)] par la tempête

(b)   Le toast a été tartiné [d'une/d'entité(s) tartinante(s)] par le majordome

(c)   La statue a été éclaboussée [d'une/d'entité(s) éclaboussante(s)] par le vent du Nord

(d)   Le biscuit a été fourré [d'une/d'entité(s) fourrante(s)] par le pâtissier

(e)   La cour de l'édifice a été prolongée [d'une/d'entité(s) prolongeante(s)] par Louis XIV

(f)   La patte a été baguée [d'une/d'entité(s) baguante(s)] par l'ornithologue

(g)   Ce territoire a été peuplé [d'une/d'entité(s) peuplante(s)] par les Tsars

38 On notera, d'autre part, qu'il n'existe aucune relation simple entre la typologie que
nous venons d'introduire et le fait que l'entité à laquelle réfère le complément en de ou
en par revête, ou non, un caractère « agentif », en fonction du caractère respectivement
intentionnel ou non-intentionnel des variations qui l'affectent. En affirmant cela, nous
rejoignons implicitement Davidson (1993), pour qui le statut d'agent que l'on reconnaît
à une entité peut se maintenir alors que le comportement attribué par la phrase à cette
entité n'est pas intentionnel sous la description qui en est ainsi fournie 20. Nous
illustrerons cette hypothèse par la batterie d'exemples qui suit :

Génitif non-agentif
(22) (a)
Nos plages sont inondées de pétrole

Génitif agentif
(b)
Nos plages sont inondées de touristes

Cause « interne » non-agentive


(c)
Nos plages sont inondées par le pétrole

Cause « interne » agentive


(d)
Nos plages sont inondées par les touristes

Génitif implicite (non-agentif par défaut) + Cause « externe » non-agentive


(e)
Nos plages ont été inondées par la tempête

Génitif implicite (non-agentif par défaut) + Cause « externe » agentive


(f)
Nos plages ont été inondées par les autorités militaires

Génitif non-agentif + Cause « externe » non-agentive


(g)
Nos plages ont été inondées de pétrole par la tempête

Génitif non-agentif + Cause « externe » agentive


(h)
Nos plages ont été inondées de pétrole par les autorités militaires
156

Génitif agentif + Cause « externe » non-agentive


(i)
Nos plages ont été inondées de touristes par le boom économique

Génitif agentif + Cause « externe » agentive


(j)
Nos plages ont été inondées de touristes par les compagnies de charters

39 Les variations d'états qui affectent le pétrole, la tempête, ou le boom économique, ne


sont évidemment pas intentionnelles. En (22b, d, i, j), les faits et gestes des touristes
sont intentionnels, même si lesdits touristes n'entendent pas, en l'occurrence, inonder
les plages (en principe, ils préféreraient s'y trouver seuls). Dans les exemples (22f, h, j),
les autorités militaires et les compagnies de charters agissent pour satisfaire certaines
intentions ; mais il demeure possible que les autorités militaires aient provoqué
l'inondation par maladresse, et que les compagnies de charters aient commis l'erreur
de concentrer tous les touristes sur les plages en question.
 
La concurrence di/da et l'agentivité

40 Nous ferons ici l'hypothèse que, dans les constructions analogues de l'italien, di marque
le génitif, et da la cause, « interne » ou « externe » 21. Mais à la différence de ce que l'on
observe en français, le choix de la cause « interne » au détriment du génitif semble
obligatoire dès lors qu'il y a agentivité (c'est-à-dire : dès lors que l'entité dénotée par le
complément agit pour satisfaire certaines intentions, même si son comportement n'est
pas intentionnel sous la description fournie par la phrase). À titre d'illustration, nous
allons comparer les exemples (23) et (24) aux traductions françaises qui en ont été
offertes :

[...] accompagnavano un polio arrosto venuto fuori dal carniere di don Fabrizio con i
(23)
soavissimi « muffoletti » cosparsi di farina cruda che don Ciccio aveva portato con sé [...]
(a)
(Gatt, 127).

[...] ils mangèrent un poulet rôti, tiré de la gibecière de don Fabrice, en l'accompagnant de
(b)
délicieux muffoletti parsemés de farine crue, apportés par don Ciccio (Gué, 100).

Le stanze dell'Amministrazione erano ancora deserte, silenziosamente illuminate dal sole


attraverso le persiane chiuse. Benché fosse quello il luogo della villa ne quale si compissero le
maggiori frivolità, il suo aspetto era di austerità pacata. Dalle pareti a cake si riflettevano sul
pavimento, tirato a cera, gli enormi quadri rappresentanti i feudi di casa Salina : spiccanti a
(24) colori vivaci dentro le cornici nere e oro si vedeva Salina, l'isola delle montagne gemelle,
(a) attorniate da un mare tutto trine di spuma, sul quale galere imbanderiate caracollavano ;
Querceta con le sue case basse attorno alla tozza Chiesa Madre verso la quale procedevano
gruppi di pellegrini azzurrognoli ; Ragattisi stretto fra le gole dei monti ; Argivocale
minuscolo nella smisuratezza della pianura frumentaria cosparsa da contadini operosi [...]
(Gatt, 44).
157

Les bureaux de l'intendance étaient encore déserts, éclairés silencieusement par le soleil qui
pénétrait à travers les persiennes closes. Les activités qui se déroulaient là étaient les plus
vaines de la villa, mais les lieux n'en étaient pas moins d'une paisible austérité. Le plancher
ciré reflétait les murs passés à la chaux et les lourds tableaux qui y étaient suspendus. Entre
les cadres noirs [sic : noir et or], les fiefs appartenant aux Salina se détachaient, peints en
(b)
couleurs vives : Salina, l'île aux montagnes jumelles entourées par la dentelle écumante d'une
mer où caracolaient des galères pavoisées ; Querceta, avec ses maisons basses groupées
autour de l'église [trapue] vers laquelle s'avançaient des groupes de pélerins bleuâtres ;
Ragattisi, terrée dans une gorge montagneuse ; Argivocale, minuscule dans une plaine à blé
démesurée, parsemée de paysans au travail [...] (Gué, 37).

41 Contrairement à son analogue français parsemé, qui ne se combine pas avec la cause
« interne » :

(25) *Le champ est parsemé par des fleurs

42 le participe cosparso admet tant le génitif en di que la cause « interne » en da. Dans
l'extrait (23), la « farine crue » ne saurait être un agent ; par ailleurs, l'emploi d'un
terme de masse non-déterminé interdit de toute manière la cause « interne » :

(23')(a) *[...] i soavissimi « muffoletti » cosparsi da farina cruda [...]

(b) *[...] de délicieux muffoletti parsemés par farine crue [...]

43 Mais à la différence du français par, l'italien da peut introduire un terme comptable


non-déterminé mis au pluriel :

(24) (a) [...] una pianura frumentaria cosparsa da contadini operosi [...]

44 L'extrait (24) va nous aider à mieux apercevoir en quoi l'usage de l'une ou l'autre
construction met en jeu des propositions cachées dont tout laisse croire, en première
instance, qu'elles n'influent aucunement sur la vérité narrative.
45 Ce passage, qui succède à une transition ponctuée par un espace blanc, décrit les
tableaux où se trouvent peintes les possessions passées et présentes des princes Satina.
Par conséquent, l'image d'Argivocale avec sa plaine à blé est « parsemée » d'images de
paysans -donc d'entités évidemment non-agentives. Cependant, l'ensemble que
forment toutes ces images renvoie lui-même à une plaine véritable que parsème une
foule, alors agentive, de véritables paysans –même si ces derniers ne s'attachent pas à
parsemer la plaine, mais à vaquer à leurs occupations. L'usage de da crée, de la sorte, un
dynamisme qui s'harmonise à d'autres indications – comme les galères caracolantes ou
les pélerins en mouvement. En écrivant parsemée de, Fanette Pézard a brouillé cet effet,
que nous rendrions, quant à nous, au moyen d'une version à peine moins littérale :
158

(24) (b') [...] une plaine à blé démesurée, parcourue de paysans au travail [...]

46 De manière comparable, il nous semble qu'un autre des choix opérés par la traductrice
souffre du même défaut :

(26) [...] le montagne gemelle, attorniate da un mare tutto trine di spuma, sul quale galere
(a) imbanderiate caracollavano [...]

[.....] les montagnes jumelles entourées par la dentelle écumante d'une mer où caracolaient
(b)
des galères pavoisées [...]

47 Dans (26a), la préposition da s'utilise parce que la notation tutto trine di spuma –
littéralement, « tout entière dentelles d'écume » – permet que la mer se voie dotée d'un
dynamisme agentif que la version française ne restitue pas. D'une part, le recours au
singulier (dentelle pour trine, pluriel de trina) atténue et uniformise les variations qui
affectent une mer agitée – comme si l'écume se situait toujours au même endroit, au
lieu de se distribuer au gré des vagues22. D'autre part, la construction adoptée
transforme la proposition qui suit en une relative restrictive :

(26')(a) [...] le montagne gemelle, attorniate da un mare tutto trine di spuma [...]

(b) et?? [...] les montagnes jumelles entourées par la dentelle écumante d'une mer [...]

48 De nouveau, nous opterions pour une approximation plus fidèle :

(26) [...] les montagnes jumelles entourées par une mer aux dentelles écumantes, où
(b' caracolaient des galères pavoisées [...]

49 Le procédé d'écriture que nous avons ainsi répéré s'avère plus frappant, encore, dans
cet autre passage du roman :

Quando egli [il Principe] entrò in sala da pranzo tutti erano già riuniti, la Principessa soltanto
seduta, gli altri in piedi dietro alle loro sedie. E davanti al suo posto, fiancheggiati dâ una
(27)
colonna di piatti, si slargavano i fianchi argentei dell'enorme zuppiera col coperchio
(a)
sormontato dal Gattopardo danzante. Il principe scodellava lui stesso la minestra, fatica
grata, simbolo delle mansioni altrici del pater familias (Gaff, 30).

Tout le monde était déjà là quand il [le Prince] entra dans la salle à manger ; la Princesse
seule était assise, les autres restaient debout. Devant le couvert du Prince, parmi un cortège
(b) de plats, s'élargissaient les flancs d'argent d'une énorme soupière au couvercle surmonté du
Guépard dansant. Le Prince servait lui-même la soupe, agréable devoir, symbole des
attributions nourricières du pater familias (Gué, 25).
159

50 Fanette Pézard a traduit l'expression fiancheggiati da una colonna di piatti (littéralement,


« *flanqués par un cortège de plats ») au moyen du syntagme prépositionnel parmi un
cortège de plats ; à la différence de son équivalent italien, flanqué ne se combine en effet
pas avec la « cause interne » :

(28) * Pierre est flanqué par un policier

51 Mais on perd, du coup, l'effet d'agentivité que produit, en italien, l'usage de da. Or,
l'extrait (27) se situe à l'intérieur d'un épisode – typographiquement isolé par des
espaces blancs – où Lampedusa, décrivant le rituel des repas dans la maison Salina, note
un peu plus tard que « les yeux bleus du Prince, à demi fermés, fixaient ses enfants un à
un et les rendaient muets de crainte » (Gatt, 30 ; Gué, 26). Par conséquent, l'énorme
soupière et le cortège de plats qui la flanque fonctionnent comme une métaphore de la
famille princière et de son ordre rigide ; de sorte que les plats, qui renvoient à des êtres
humains, se muent en des entités agentives. D'autre part, la soupière elle-même porte
un couvercle que surmonte la figure héraldique du « Guépard dansant ». Si le caractère
défini du SN il Gattopardo danzante imposait, de toute manière, l'emploi de da en italien,
la version française aurait pu conserver, quant à elle, la « cause interne ». Car on sait
(cf. Martin, 2002d) que le participe surmonté se combine d'autant mieux à la « cause
interne » en par que les entités concernées entrent dans un rapport « R A » qui
n'implique pas une dépendance conceptuelle :

(29) (a) ?? Le lit est surmonté par des oreillers

(b)   Le lit est surmonté par un baldaquin

52 De nouveau, cette composante sémantique possède une indéniable pertinence en


contexte : si la soupière correspond, métaphoriquement, au corps de don Fabrice, le
couvercle en devient la tête ; et la figure héraldique apparaît comme une espèce de
coiffe ou de couronne à forte saillance perceptuelle, et qui est conceptualisée de
manière autonome. Il nous semble, dès lors, que (27b') rendrait mieux l'original italien :

(27) [...] Devant le couvert du Prince, avec un cortège de plats à ses flancs, s'élargissait une
(b') énorme soupière d'argent au couvercle surmonté par le Guépard dansant. [...]

53 Dans les exemples que nous avons commentés jusqu'ici, des entités inanimées (des
images de paysans, l'image d'une mer, une soupière et des plats) sont vues comme
agentives ; ce mode d'appréhension définit une perspective particulière qui se laissera
exprimer par des propositions cachées. Les objets décrits se réduisent, en termes
strictement vériconditionnels, à la représentation, picturale ou métaphorique, de
certains agents (des paysans au travail, la mer aux vagues écumantes, la famille Salina
groupée autour de la table). La perception « agentive » de ces entités n'incombe qu'à
l'observateur, quel qu'il soit. On pourrait croire, en première instance, que la
perspective ainsi caractérisée s'intègre au point de vue du seul auteur. Il en résulterait
160

que, dans ces exemples, les propositions cachées n'exerceraient aucune influence sur
les conditions de la vérité narrative. Mais si l'on replace l'extrait (24) dans son
contexte, on constate immédiatement qu'il s'avérerait périlleux de s'arrêter à une telle
conclusion. Lisons, en effet, la fin du paragraphe et son enchaînement avec le
paragraphe qui suit :

E di già alcuni di quei feudi tanto festori nei quadri avevano preso il volo e permanevano
soltanto nelle tele variopinte e nei nomi. Altri sembravano quelle rondini settembrine ancor
(30) presenti ma di già radunate stridenti sugli alberi, pronte a partire. Ma ve ne erano tanti ;
(a) sembrava non potessero mai finire.
Malgrado ciò, la sensazione provata dal Principe entrando nel propio studio fu, come sempre,
sgradevole (Gatt, 45).

Déjà, quelques-uns de ces fiefs si joyeux sur les tableaux avaient pris leur vol, ne laissant en
souvenir que leur nom et ces toiles bariolées. D'autres ressemblaient aux hirondelles de
septembre encore présentes mais déjà réunies à grands cris sur les toits [sic : réunies sur les
(b) arbres, poussant des cris stridents], prêtes à partir. Bah, il y en avait tant... on avait
l'impression qu'on n'en verrait jamais la fin.
Malgré cela, le Prince éprouva, comme d'habitude, en entrant dans son bureau une
impression désagréable (Gué, 37).

54 Pour saisir la portée de ces lignes, il convient de se reporter au début de (24). Puisque
les bureaux sont encore déserts, le point de vue perceptuel qui garantit l'accès à la
scène décrite se voit attribué, par défaut, à un sujet de conscience quelconque, qui
recouvre n'importe quel observateur potentiel. L'apparition d'un contenu épistémique
– quant à la vanité des activités qu'abritent les bureaux – invite ensuite à fondre dans
une même instance énonciative le porteur du point de vue perceptuel et l'auteur-
narrateur23. Tant qu'on en demeure à ce niveau, l'on peut rattacher l'agentivité (non-
vériconditionnelle) des entités peintes à l'activité mentale de l'auteur, dont
l'imagination ne doit pas être prise en compte dans la caractérisation de la vérité
narrative : en soi, la manière dont l'auteur pense le monde fictionnel n'appartient pas à
ce monde fictionnel. Mais la fin du paragraphe nous livre un contenu épistémique qui
se situe, de toute évidence, dans l'esprit des Salina eux-mêmes, et du Prince en
particulier ; ce contenu rassurant s'oppose d'ailleurs à l'impression désagréable
qu'éprouve le Prince lorsqu'il entre dans son bureau. Par voie de conséquence,
l'ensemble du passage se laisse réinterpréter de telle sorte que le contenu épistémique
initial reflète maintenant le mépris, teinté de dégoût, que don Fabrice réserve aux
travaux d'intendance. Corollairement, le dynamisme agentif des tableaux peut
désormais habiter l'imagination du Prince. Mais s'il en va ainsi, les notations que nous
avons analysées traitent bel et bien de la réalité décrite, dans la mesure où les états
mentaux des protagonistes constituent, pour une part importante, le sujet même d'un
roman.
55 Si nous la reformulons à l'intérieur du cadre théorique précédemment esquissé, notre
analyse revient à soutenir que l'hypothèse (31), adoptée par défaut dans un premier
temps, cédera ensuite la place soit à l'hypothèse (32), soit à l'hypothèse (33) 24 :
161

Lampedusa entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Ces
(31) paysans sont des agents ». Il n'est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse l'objet
d'un traitement conscient de la part de Lampedusa.

Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Ces paysans
(32)
sont des agents ». Il n'est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse l'objet d'un
(a)
traitement conscient de la part du Prince.

Lampedusa entretient un état mental E' dont le contenu est la méta-proposition « Le Prince
entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée "Ces paysans sont des
(b)
agents" ». Cette méta-proposition, ainsi que la proposition cachée, font l'objet d'un
traitement conscient de la part de Lampedusa.

Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la proposition


(33) cachée « Ces paysans sont des agents ». Il n'est pas nécessaire que cette proposition cachée
fasse l'objet d'un traitement conscient de la part de Lampedusa ou du Prince.

56 Il est clair que (33) capte beaucoup mieux que (32) l'identification extrême qui
s'observe, dans ce cas précis, entre l'auteur et son personnage principal.
 
Les contraintes aspectuelles

57 Dans les formes logiques que nous nous sommes données :

SN1 est PP de SN2


La plage est inondée de pétrole
(9') (a)
∃s∃s'∃x[Inondant(s) Λ Thème(s,x) Λ Inondé(s') Λ Thème
(s',la_plage) Λ RM/C(S,S') Λ Pétrole(x)]

SN1 est PP par SN2 (causalité « interne »)


La plage est inondée par le pétrole
(15')(a')
∃s∃s'[Inondant(s) Λ Thème(s,le_pétrole) Λ Inondé(s') Λ
Thème(s',la_plage) Λ RA(S,S') Λ Cause(s,s')]

SN1 est PP de SN2 par SN3 (causalité « externe »)


La plage est inondée de pétrole par la tempête
(16')(a) ∃s∃s'∃s"∃x∃P[Inondant(s) Λ Thème(s,x) Λ Inondé(s') Λ
Thème(s',la_plage) Λ P(S") Λ Thème(s",la_tempête) Λ
RM/C(s,s') Λ Pétrole(x) Λ Cause(s",s)]

58 l'état s'de l'entité dénotée par le SN1 sujet, et l'état s de l'entité à laquelle réfère le SN2
complément en de (au génitif) ou en par (avec la « cause interne »), constituent les
arguments respectifs de deux prédicats (ici, « Inondant( ) » et « Inondé( ) ») ; en outre,
s’entretient avec s'l'une des relations génitivales « RM/C » et « RP/T » ou la relation « R A
 ». La batterie d'exemples (34) nous montre que cela entraîne des conséquences
spécifiques dans les contextes où interviennent les qualités aspectuelles des entités
perçues :
162

(34)
  Les plafonds sont noircis par la suie
(a)

(a')   Les plafonds sont noircis de suie (par l'incendie)

(a")   Les plafonds sont noirs de suie

(b)   Les plafonds sont noircis par les flammes rougeoyantes

(b')   *Les plafonds sont noircis de flammes rougeoyantes (par l'incendie)

(b")   *Les plafonds sont noirs de flammes rougeoyantes

Les plafonds sont rougis par les flammes rougeoyantes (c')?? Les plafonds sont rougis de
(c)  
flammes rougeoyantes (par l'incendie)

(c") ?? Les plafonds sont rouges de flammes rougeoyantes

59 Malgré leur caractère assez peu naturel en dehors d'un usage littéraire 25, les phrases
(34c') et (34c") s'avèrent nettement plus acceptables que (34b') et (34b"), où le
problème naît de ce que l'aspect des flammes n'est pas inclus dans l'aspect des
plafonds. Il ne suffit donc pas, pour utiliser le génitif dans pareil cas, qu'une entité soit
« noircissante » (ou « rougissante ») et l'autre « noircie » (ou « rougie ») ; encore faut-il
qu'elles soient toutes deux noires (ou rouges), et que la « noirceur noircissante » (ou la
« rougeur rougissante ») se trouve aspectuellement incluse dans la « noirceur noircie »
(ou la « rougeur rougie »)26.
60 À chaque fois, la version avec par ne crée aucune difficulté. Cependant, le fait qu'une
cause « externe » – par l'incendie – se laisse ajouter dans (34a') et (34c') nous fait
soupçonner que la préposition par de (34a) et (34c) pourrait marquer la cause
« interne », tandis qu'elle marquerait la cause « externe » dans (34b). La série (35) nous
aidera à préciser et à nuancer cette hypothèse :

(35) (a)   La cour est ombragée par un mur/une palissade

(b) ?? *La cour est ombragée d'un mur/d'une palissade

(c)   La cour est ombragée d'un voile bleu par un mur/une palissade

(d) ?? *La cour a été ombragée d'un mur/d'une palissade par le peintre

(a')   La cour est ombragée par un sombre mur/une sombre palissade

(b') ? La cour est ombragée d'un sombre mur/d'une sombre palissade

(c')   La cour est ombragée d'un voile bleu par un sombre mur/une sombre palissade

(d') ? La cour a été ombragée d'un sombre mur/d'une sombre palissade par le peintre

(a")   La cour est ombragée par ce mur blanc qu'éclaire le soleil


163

(b") ?? *La cour est ombragée de ce mur blanc qu'éclaire le soleil

(c")   La cour est ombragée d'un voile bleu par ce mur blanc qu'éclaire le soleil

(d") ?? *La cour a été ombragée de ce mur blanc qu'éclaire le soleil par le peintre

61 (35b') se révèle plus acceptable que (35b) parce que l'adjonction de l'adjectif sombre aide
à ce que s'établisse, entre l'état de l'entité ombrageante et celui de l'entité ombragée,
l'inclusion aspectuelle qui faisait défaut. Pour la même raison, je ne puis prononcer
(35b") tout en désignant à quelqu'un le mur qui ombrage une cour que ni lui ni moi ne
saurions voir ; car l'état de l'entité ombrageante et celui de l'entité ombragée ne
rentrent plus dans le rapport d'inclusion aspectuelle exigé par de tels contextes. On
observe les mêmes écarts d'acceptabilité entre (35d,d") et (35d') 27.
62 De nouveau, les exemples avec par n'exhibent aucune différence de cet ordre. Si l'on
peut admettre que par marque la cause « externe » dans (35a) et (35a"), (35a') nous
confronte à un problème plus délicat. Le fait que (35b') et (35c') sont d'une acceptabilité
presque égale – alors que (35b) et (35b") contrastent nettement avec (35c) et (35c") –
indique, à notre sens, que (35a') oscille entre deux interprétations : l'une avec causalité
« interne », (35a') se rangeant alors au côté de (35b',d') ; l'autre avec causalité
« externe », (35a') se rangeant alors au côté de (35c'). Pour que l'interprétation à
causalité « interne » soit possible, il faut, en principe, qu'une harmonie aspectuelle
vienne s'ajouter à la relation d'agrégation. Dans (35a) et (35a"), l'agrégation (par
voisinage) de la cour et du mur s'accompagne d'une absence d'harmonie aspectuelle, ou
d'une dysharmonie aspectuelle, qui rend la lecture à causalité « interne » peu
vraisemblable, voire impossible.
63 Autrement dit, le génitif et la cause « interne » semblent bien obéir à des contraintes
spécifiques dans les contextes de perception. Le génitif impose que la qualité
aspectuelle de l'état s (de l'entité à laquelle réfère le SN2 complément) soit incluse, à
l'intérieur d'une « Gestalt », dans celle de l'état s'(de l'entité dénotée par le SN1 sujet).
La cause « interne » impose que les qualités aspectuelles de s et s's'harmonisent à
l'intérieur d'un tout formé par agrégation. La cause « externe », quant à elle, tolère la
compatibilité aspectuelle des trois entités concernées, mais elle interdit qu'un rapport
d'inclusion ou d'harmonie aspectuelle s'instaure entre l'état s" (de l'entité dénotée par
le SN3 complément en par) et l'état s'(de l'entité dénotée par le SN1 sujet) 28.
64 Il Gattopardo nous fournit, de nouveau, un exemple qui illustre à merveille la portée
littéraire de ce phénomène :

Intorno ondeggiava la campagna funerea, gialla di stoppie, nera di restucce bruciate ; il


(36)
lamento delle cicale riempiva il cielo ; era corne il rantolo della Sicilia arsa che alla fine di
(a)
agosto aspetta invano la pioggia (Gatt, 70).

Aux alentours, la campagne funèbre ondoyait, jaune de chaume et noire de barbes d'épis
calcinés.
(b)
La lamentation des cigales emplissait le ciel ; on aurait dit le râle de la Sicile brûlée qui, à la
fin d'août, attend vainement la pluie (Gué, 55).
164

65 (36) décrit la campagne sicilienne à la fin du mois d'août 1860. Les tiges coupées qui
subsistent après la moisson ne recouvrent donc pas le sol d'un jaune continu ; et leur
couleur se mêle au noir des barbes d'épis calcinés. Pour rendre le syntagme gialla di
stoppie (littéralement, « jaune de chaumes »), la traductrice a choisi le singulier massif
chaume, alors que le recours au pluriel massif chaumes aurait permis de maintenir le
parallélisme entre les deux génitifs. D'après tous les locuteurs francophones que nous
avons interrogés, l'expression jaune de chaume tend à suggérer, sauf indication
contraire, que la couleur des champs est uniforme. Par contre, la version au pluriel
favorise – sauf indication contraire, de nouveau – une structure aspectuelle formée de
surfaces ou de lignes dispersées ; rappelons-nous le rôle joué, en (24a), par le pluriel
trine (« dentelles »)29.
66 Comme dans l'extrait (24), le contenu perceptuel et la perspective restitués par le texte
semblent devoir être attribués, en première instance, à un sujet de conscience
confondu avec l'auteur – celui-ci étant responsable des évaluations épistémiques qui
entourent les notations de couleur. On obtiendrait donc, dans l'approche que nous
défendons :

Lampedusa entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le jaune et
noir des chaumes et des barbes d'épis calcinés est inclus dans l'aspect jauni-noirci de la
(37)
campagne ». Il n'est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse l'objet d'un traitement
conscient de la part de Lampedusa.

67 Mais cette hypothèse par défaut se voit remise en question à presque deux cents pages
de distance :

Quella tonalità solare, quel variegare di brillii e di ombre fecero tuttavia dolere il cuore di don
Fabrizio, che se ne stava nero e rigido nel vano di una porta: in quella sala eminentemente
patrizia gli venivano in mente immagini campagnole: il timbra cromatico era quello degli
sterminati seminai attorno a Donnafugata, estatici, imploranti clemenza sotto la tirannia del
(38)
sole: anche in questa sala, come nei feudi a metà agosto, il raccolto era stato compiuto da
(a)
tempo, immagazzinato altrove e, corne là, ne rimaneva soltanto il ricordo nel colore delle
stoppie, arse d'altronde e inutili. Il valzer le cui note traversavano l'aria calda gli sembrava
solo una stilizzazione di quell'incessante passaggio dei venti che arpeggiano il propio lutto
sulle superficie assetate, ieri, oggi, domani, sempre, sempre, sempre (Gatt, 263-264).

Cette tonalité solaire, ces chatoiements d'ombres et de lueurs firent à leur tour [sic :
pourtant] souffrir don Fabrice, qui se tenait, noir et raide, sur le seuil [sic : dans l'embrasure
d'une porte]. Devant ce décor, éminemment patricien, des images campagnardes lui venaient
à l'esprit : il retrouvait le chromatisme des chaumes qui s'étendent à l'infini autour de
Donnafugata, extatiques, implorant la clémence d'un ciel sans pitié. Dans cette salle, comme
(b)
dans les fiefs à la mi-août, la récolte avait été faite depuis longtemps, et engrangée ailleurs ; il
ne restait, ici comme là-bas, que son souvenir, cette couleur de chaume brûlé et inutile. Les
valses, dont les notes traversaient l'air chaud, lui semblaient la stylisation du passage
incessant des vents en deuil jouant de la harpe sur la plaine assoiffée, hier, aujourd'hui,
demain, toujours, toujours (Gué, 203).
165

68 Ce passage se situe à l'intérieur du long épisode du bal (novembre 1862), que beaucoup
connaissent par le film de Visconti. Une nouvelle fois, Fanette Pézard a substitué le
singulier chaume au pluriel stoppie – avec la particularité supplémentaire que ce dernier
terme, défini dans la version italienne, devient indéfini en français. On perd ainsi un
effet crucial, qui tient au contraste entre la couleur uniforme et pleine des champs
avant la récolte, et la couleur plus faible et plus fragmentaire des chaumes laissés par la
moisson30. De surcroît, le texte français ne reprend pas le connecteur d'altronde
« d'ailleurs », qui vient confirmer la dynamique argumentative de ce contraste (Ducrot
et al., 1980). Nous proposerions, pour notre part, de traduire comme suit :

Dans cette salle, comme dans les fiefs à la mi-août, la récolte avait été faite depuis
(38)
longtemps, et engrangée ailleurs ; il n'en restait ici, comme là-bas, que le souvenir, dans la
(b')
couleur des chaumes – d'ailleurs brûlés et inutiles.

69 On comprend, dès lors, pourquoi le connecteur tuttavia « pourtant » – que la traductrice


n'a pas identifié – apparaît au début de l'extrait. Le décor du paragraphe précédent est
fait d'un or « usé » (consunto), « pâle comme les cheveux de certaines fillettes du Nord »,
qui se détache sur un fond plus sombre. Cette propriété aspectuelle est interprétée,
dans les termes positifs d'une « pudeur [...] qui montre sa beauté et fait oublier sa
valeur », par un sujet de conscience indéterminé qu'on identifiera d'abord à l'auteur.
Avec le passage à la ligne, l'évaluation – qui s'effectue désormais dans l'esprit du Prince
(le discours indirect libre nous l'indique) – devient dysphorique, et le souvenir du
paysage traversé en août 1860 remplace les cheveux par les chaumes, et le fond sombre
par la brûlure des tiges et des épis. Un peu plus loin encore (Gatt, 265 ; Gué, 204), les
habits noirs des danseurs rappellent au Prince ces corneilles « funèbres » contre
lesquelles le chien Bendico aboyait dans la désolation de l'été 1860 (Gatt, 69 ; Gué, 54-55).
Autrement dit, un basculement opère : le point de vue perceptuel d'un sujet de
conscience quelconque, présent in situ et identifiable à l'auteur par défaut, s'efface
devant le point de vue, plus complexe, du Prince, où la scène perçue in situ se voit
associer des contenus épistémiques qui réactivent une expérience de perception
inscrite dans la mémoire épisodique. Cette lecture nous contraint, bien sûr, à revenir
sur notre hypothèse initiale, et à attribuer à don Fabrice les contenus perceptuels et
épistémiques de l'extrait (36), ainsi que la perspective et la proposition cachée qui s'y
trouvent véhiculées. L'hypothèse (37) doit donc céder la place à (39) ou à (40) :

Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le jaune et
(39) noir des chaumes et des barbes d'épis calcinés est inclus dans l'aspect jauni-noirci de la
(a) campagne ». Il n'est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse l'objet d'un traitement
conscient de la part du Prince.

Lampedusa entretient un état mental E' dont le contenu est la méta-proposition « Le Prince
entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée "Le jaune et noir des
(b) chaumes et des barbes d'épis calcinés est inclus dans l'aspect jauni-noirci de la campagne" ».
Cette méta-proposition, ainsi que la proposition cachée, font l'objet d'un traitement
conscient de la part de Lampedusa.
166

Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la proposition


cachée « Le jaune et noir des chaumes et des barbes d'épis calcinés est inclus dans l'aspect
(40)
jauni-noirci de la campagne ». Il n'est pas nécessaire que cette proposition cachée fasse
l'objet d'un traitement conscient de la part de Lampedusa ou du Prince.

70 Mais il y a plus. Si don Fabrice prend alors conscience de ce que la couleur de la terre
sicilienne au mois d'août est aussi celle des décors où survit, pour peu de temps encore,
l'éclat « pudique » de la noblesse, cela signifie qu'il faut lui attribuer, en même temps
qu'à l'auteur, une proposition très complexe qui fait l'objet, chez l'un et chez l'autre,
d'un traitement nécessairement conscient :

« La couleur de la terre Sicilienne au mois d'août – faite du jaune et du noir des chaumes et
(41) des barbes d'épis calcinés, et de l'aspect jauni-noirci de la campagne – est celle du décor où se
déroule le bal »

71 Il nous paraît donc envisageable qu'à ce stade de la narration, l'auteur fasse parvenir à
la conscience du Prince une proposition cachée dont il était lui-même déjà conscient :

Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le jaune et
noir des chaumes et des barbes d'épis calcinés est inclus dans l'aspect jauni-noirci de la
(40') campagne ». Cette proposition cachée faisait auparavant l'objet d'un traitement conscient de
la part du seul Lampedusa, et elle fait maintenant l'objet d'un traitement conscient de la part
du Prince.

72 ou – autre option – que l'un et l'autre en arrivent à un rapport empathique où, « en
commun », ils appliquent un traitement conscient à une proposition cachée qu'ils
avaient d'abord traitée de manière non-consciente :

Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la proposition


cachée « Le jaune et noir des chaumes et des barbes d'épis calcinés est inclus dans l'aspect
(40") jauni-noirci de la campagne ». Cette proposition cachée faisait auparavant l'objet d'un
traitement non-conscient de la part de Lampedusa et du Prince, et elle fait maintenant
l'objet d'un traitement conscient de la part de Lampedusa et du Prince.

73 Une fois que nous avons dégagé la valeur symbolique de cette configuration
aspectuelle, trois autres passages du roman acquièrent une pertinence toute
particulière :

Nel fondo una Flora chiazzata di lichene giallo-nero esibiva rassegnata i suoi vezzi piú che
secolari ; dai lati due panche sostenevano cuscini trapunti rawoltolati, anch'essi di marmo
(42)
grigio ; ed in un angolo l'oro di un albero di gaggía intrometteva la propria allegria
(a)
intempestiva. Da ogni zolla emanava la sensazione di un desiderio di bellezza presta fiaccato
dalla pigrizia (Gatt, 21-22).
167

Au fond, une Flore de marbre gris, éclaboussée de lichen jaune et noir, exhibait avec
résignation des appas plus que séculaires ; de chaque côté, deux bancs supportaient des
(b) coussins brodés et enroulés, taillés dans le même marbre. Dans un coin, la tache d'or d'une
cassie jetait une note d'allégresse intempestive. De chaque motte de terre semblait germer un
désir de beauté, tôt fané par la paresse (Gué, 19).

Malgrado ciò, la sensazione provata dal Principe entrando nel propio studio fu, come sempre,
sgradevole. Nel centra della stanza torregiava una scrivania con diecine di cassetti, nicchie,
(43)
incavi, ripostigli e piani ribaltabili : la sua mole di legno giallo a intarsi neri era scavata e
(a)
truccata corne un palcoscenico, piena di trappole, di piani scorrevoli, di accorgimenti di
segretezza que nessuno sapeva piú far funzionare tranne i ladri (Gatt, 45).

Malgré cela, le Prince éprouva, comme d'habitude, en entrant dans son bureau une
impression désagréable. Au centre de la pièce trônait un secrétaire avec des dizaines de
tiroirs, de niches, de casiers, de cachettes, de tablettes culbutantes : sa masse de bois jaune à
(b)
inscrustations noires était creusée et truquée comme une scène de théâtre, pleine de trappes,
de plans à glissières, de dispositifs secrets que personne ne savait plus faire fonctionner, sauf
les voleurs (Gué, 37-38).

Angelica giunse alle sei di sera, in bianco e rasa ; le soffici treccie nere ombreggiate da una
(44)
grande paglia ancora estiva sulla quale grappoli d'uva artificiali e spighe dorate evocavano
(a)
discrete i vigneti di Gibildolce ed i granai di Settesoli (Gatt, 167).

Angélique arriva à six heures du soir, vêtue de blanc et de rose ; ses épaisses tresses noires
étaient ombragées par un grand chapeau de paille encore estival, sur lequel des grappes de
(b)
raisin artificiel et des épis dorés évoquaient discrètement les vignobles de Gibildolce et les
greniers de Settesoli (Gué, 130).

74 (42) nous ramène en mai 1860 : le Prince descend dans le jardin où, un mois auparavant,
on a découvert le cadavre mutilé et nauséabond d'un jeune soldat. La statue de Flore,
taillée dans un marbre gris, porte des éclaboussures dont l'aspect jaune et noir est celui
du lichen qui la macule çà et là. Mais, contrairement à la traduction française, le texte
italien ne mentionne le marbre et sa qualité aspectuelle que plus tard, à propos des
bancs et de leurs coussins sculptés. Ce décalage assure au mélange du jaune et du noir
une saillance confirmée, ensuite, par un geste apparemment anodin du Prince qui, au
milieu de la méditation où l'a plongé le souvenir du mort, gratte les pieds de la Flore
pour en enlever un peu de lichen (Gatt, 24 ; Gué, 20). Dans cette scène très courte, la
couleur prototypique de la terre sicilienne recouvre autre chose – un marbre gris qui
signifie peut-être « un désir de beauté, tôt fané par la paresse », en même temps que la
vague nostalgie d'une antiquité mythique31. Mais rien n'indique que, dès ce moment,
l'auteur ou le personnage prennent conscience de ce contenu symbolique.
75 (43) s'ouvre par le changement de paragraphe que nous avons commenté quand nous
avons traité de l'extrait (24). Le point de vue perceptuel et épistémique de don Fabrice
lui fait considérer le secrétaire jaune et noir comme un tissu de pièges que les voleurs
seuls savent encore éviter et exploiter. L'instant d'après, le Prince reçoit don Ciccio
Ferarra, le comptable à « l'âme rapace et pleine d'illusions d'un libéral », puis ce Russo,
aux « yeux avides sous un front sans remords », qui le vole éhontément et qui tente, en
sous-main, d'acheter le fief d'Argivocale (Gatt, 46-49 ; Gué, 38-40). Le meuble devient
ainsi, avec ses teintes mêlées, le symbole de la Sicile elle-même, livrée à des profiteurs
168

qui annoncent, par leur astuce cynique, la figure de don Calogero Sedàra 32. Fait
symptomatique, c'est ce dernier qui, au moment du bal (extrait 38), réveillera chez le
Prince le souvenir des corneilles, quand il appréciera en termes monétaires la
décoration toute dorée de la salle où évoluent les danseurs aux habits noirs (Gatt, 264 ;
Gué, 204). Si don Fabrice prend nécessairement conscience de l'évaluation épistémique
qu'il applique au secrétaire jaune et noir, rien n'indique, de nouveau, que le contenu
symbolique de ces couleurs mêlées lui apparaisse à cet instant.
76 Venons-en alors à (44). Quoique le participe ombreggiato et son analogue français
ombragé puissent se combiner avec le génitif comme avec la cause (« interne » ou
« externe »), l'emploi de di ou de se revèlerait parfaitement incongru dans ce cas :

(44')
??? [...] le soffici treccie nere ombreggiate di una grande paglia ancora estiva [...]
(a)

??? [...] ses épaisses tresses noires étaient ombragées d'un grand chapeau de paille encore
(b)
estival [...]

77 Le chapeau de paille ne saurait apparaître comme la partie d'un tout qui serait
constitué des tresses noires. A fortiori, aucune inclusion aspectuelle ne saurait
s'instaurer entre ces deux ingrédients. En raison de leur voisinage, ils sont susceptibles
de former un agrégat ; mais comme il s'agit d'« appendices » 33 périphériques par
rapport à la tête ou au visage, leur regroupement fournit une figure incomplète ; et
leurs composantes aspectuelles ne s'harmonisent pas en un aspect unitaire 34. Dans
notre cadre théorique, cette observation se laisse capter, en première instance, par
l'une des hypothèses (45), (46) ou (47) :

Lampedusa entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le jaune
(45) du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans d'harmoniser ». Il n'est pas nécessaire que
cette proposition cachée fasse l'objet d'un traitement conscient de la part de Lampedusa.

Le Prince entretient un état mental E dont le contenu est la proposition cachée « Le jaune du
(46)
chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans s'harmoniser ». Il n'est pas nécessaire que
(a)
cette proposition cachée fasse l'objet d'un traitement conscient de la part du Prince.

Lampedusa entretient un état mental E' dont le contenu est la méta-proposition « Le Prince
entretient un état mental
(b) E dont le contenu est la proposition cachée "Le jaune du chapeau et le noir des tresses se
jouxtent sans s'harmoniser" ». Cette méta-proposition, ainsi que la proposition cachée, font
l'objet d'un traitement conscient de la part de Lampedusa.

Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la proposition


cachée « Le jaune du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans s'harmoniser ». Il n'est
(47)
pas nécessaire que cette proposition cachée fasse l'objet d'un traitement conscient de la part
de Lampedusa ou du Prince.

78 L'absence d'une quelconque harmonie aspectuelle plaide en faveur de l'idée que la


préposition da/par de (44) marque la cause « externe » ; mais, à l'inverse, le fait que le
169

chapeau et les tresses se jouxtent nous incite à envisager une interprétation plus
complexe, où la cause « interne » se maintiendrait malgré une violation des contraintes
aspectuelles précédemment dégagées. Le choix de la cause « externe » autorise une
rationalisation assez immédiate : le sujet de perception aperçoit, d'un seul regard, le
chapeau de paille et une partie, au moins, des surfaces que ce même chapeau ombrage ;
les cheveux noirs d'Angélique, qui se situent parmi ces surfaces, perdent de leur éclat
parce qu'ils sont ombragés. En revanche, l'alliance difficile de la causalité « interne » et
de la dysharmonie aspectuelle ouvre la voie à une lecture symbolique où le jaune du
chapeau et le noir des tresses fonctionnent comme des qualités et des entités qui, tout
en se jouxtant, n'arrivent pas à s'harmoniser – où, donc, un conflit se noue entre deux
valeurs dont le contenu précis resterait à déterminer. On comprendrait mieux, dans
pareille éventualité, que Lampedusa ait isolé, à l'intérieur d'une zone ombragée qui
recouvre tout ou partie de la tête, les tresses de couleur noire plutôt que la peau
blanche du visage, du front, de la nuque..., comme on s'y serait attendu. Les tresses, loin
de renvoyer métonymiquement à l'ensemble de la tête, s'offrent au sujet de perception
avec leurs qualités propres, de teinte mais aussi d'épaisseur ; et c'est leur rapport
problématique au chapeau de paille jaune qu'il convient d'interpréter.
79 Pour aller plus loin, il nous faut replacer (44) dans son contexte narratif. L'extrait se
rapporte à la première visite qu'Angélique fait, vers octobre 1860, à la famille Salina en
tant que récente fiancée de Tancrède Falconeri. Le contraste entre le jaune du chapeau
et de ses épis dorés, et le noir des tresses, nous renvoie d'abord – et de manière
explicite – à la succession inéluctable de l'été et de l'automne. Mais, comme
précédemment, il reflète aussi les états mentaux du Prince Salina. Celui-ci n'est pas
insensible au charme d'Angélique – et, notamment, à « la masse de ses cheveux couleur
de nuit, enroulés en vagues suaves » (Gatt, 96 ; Gué, 76), au « parfum » et à « l'onde
nocturne [de ses] cheveux » (Gatt, 265, 270 ; Gué, 204, 208). Mais à voir le chapeau de
paille, il ne peut que revivre le dégoût qui a failli l'envahir au moment où don Calogero
Sedàra, le père d'Angélique, lui annonçait, avec « une vulgarité ignare », que les terres
de Settesoli et de Gibildolce formeraient la dot de la jeune fille (Gatt, 158 ; Gué, 123-124).
En d'autres termes, la dysharmonie aspectuelle qui se laisse déceler in situ évoque des
contenus épistémiques axiologiquement opposés et les expériences perceptuelles,
inscrites dans la mémoire épisodique, qui se trouvent liées à ces contenus. Dans cette
optique, l'adjonction de discrete « discrètement » obéit moins à un souci d'adéquation
descriptive qu'à une volonté de garantir la cohérence émotive du paragraphe : en effet,
quelques lignes plus loin, don Fabrice cède tout entier à l'affection sensuelle qu'il
éprouve pour Angélique35. Mais il reste qu'on ne sait trop à qui attribuer cette
adjonction : à l'auteur seul, qui ferait alors preuve d'une ironie distanciée ? ou aussi au
Prince, qui surmonterait consciemment son aversion pour la vulgarité des Sedàra ?
Rien ne nous autorise, par ailleurs, à affirmer qu'à ce stade, le Prince Salina établisse
quelque rapport entre son expérience présente et les différentes valeurs symboliques
que peut revêtir l'alliance, harmonieuse ou conflictuelle, du jaune et du noir.
80 Quoi qu'il en soit, de telles observations nous poussent, logiquement, à écarter
l'hypothèse (45), et à remplacer (47) par (47') :
170

Lampedusa et Le Prince « partagent » un état mental E dont le contenu est la proposition


cachée « Le jaune du chapeau et le noir des tresses se jouxtent sans s'harmoniser ». Cette
(47')
proposition cachée fait l'objet d'un traitement conscient de la part de Lampedusa et du
Prince.

81 Nous opterons pour (46) ou pour (47') en fonction de l'ancrage énonciatif que nous
reconnaîtrons à discrete « discrètement » : dans le chef de Lampedusa, uniquement (46) ;
ou dans le chef de l'auteur et de son personnage (47').
82 Les passages que nous venons de commenter nous aident à prendre une pleine mesure
des variations axiologiques qui peuvent affecter certaines notations perceptuelles. Le
jaune, couleur euphorique des récoltes à moissonner, devient symbole de mort quand
l'esprit du Prince l'associe à l'or et aux champs de blé dont s'emparent, peu à peu, les
nouveaux riches ; l'aspect plus dispersé et plus éteint que ce même jaune revêt sous
l'espèce des chaumes coupés apparaît, selon les contextes, comme un signe de
décadence ou comme la revendication d'une noble « pudeur ». Le noir « funèbre » des
corneilles, et des barbes d'épis calcinés, habille en d'autres endroits les hommes
élégants – dont le Prince ; et c'est aussi le trait aspectuel le plus saillant dans la trouble
beauté d'Angélique. À l'intérieur de cet espace complexe, beaucoup des effets de
perspective liés aux propositions cachées semblent, comme les valeurs symboliques
attachées à telle ou telle caractéristique aspectuelle, faire d'abord l'objet d'un
traitement non-conscient – dans l'esprit du personnage, certainement ; dans l'esprit de
l'auteur, peut-être. Mais le roman de Lampedusa se singularise par le fait remarquable
que, durant l'épisode du bal, les perspectives et les symboles surgissent ou resurgissent
dans la conscience du Prince – quand il découvre l'analogie de la terre sicilienne et des
décors princiers (extrait, 38) ; – quand don Calogero lui rappelle, par sa réflexion
malvenue, les corneilles d'août 1860, mais aussi tous les profiteurs du Risorgimento et
(qui sait ?) le secrétaire jaune et or (Gatt, 264 ; Gué, 204) ; – quand, une dernière fois, il
appuie son menton sur les cheveux noirs d'Angélique (Gatt, 270 ; Gué, 208). Il n'est pas
interdit de croire que, sur ce point, les états mentaux des princes Salina et Lampedusa
ont suivi des itinéraires parfois très proches.
 
POUR CONCLURE

83 Tous les extraits pertinents que nous avons empruntés à Lampedusa se situent dans un
contexte où le sujet de conscience – quel qu'il soit – accède à une scène par la
perception, et « voit » certaines entités « comme » possédant telle ou telle propriété. Il
est en effet question de :

(48)
« voir » les images de paysans « comme » de véritables paysans et « comme » des agents ;
(a)

« voir » le jaune et noir des chaumes et des barbes d'épis calcinés « comme » inclus dans
(b)
l'aspect jauni-noirci de la campagne ;

« voir » le jaune du chapeau et le noir des tresses « comme » des aspects qui se jouxtent
(c)
sans s'harmoniser.
171

84 Wittgenstein, on le sait, s'est vigoureusement insurgé contre l'idée selon laquelle


« voir » quelque chose « comme » reviendrait à « voir » quelque chose, et à juger
ensuite que ce quelque chose appartient à telle ou telle catégorie 36. Par exemple,
« voir » des images de paysans « comme » de véritables paysans et « comme » des
entités agentives ne consiste pas à « voir » ces images et à juger ensuite qu'elles
appartiennent à la catégorie des paysans et à celle des entités agentives. Il s'agit plutôt
d'une manière de « voir » tout court, qui se distinguera de la manière dont un
dessinateur pourra « voir » tout court, lui aussi, ces mêmes figurations graphiques. En
faisant l'hypothèse que le sujet de conscience entretient un état mental E dont le
contenu est une proposition cachée, nous n'entendons pas nous opposer – ni nous
rallier, d'ailleurs – à Wittgenstein. L'auteur ou son personnage « voit » des images de
paysans « comme » des paysans et « comme » des entités agentives ; il est concevable
que, dans la réalité ou dans le monde de la fiction, ce sujet de conscience « voie » tout
court, et d'une certaine manière, les objets en cause. Mais nous ne lui assignons l'état
mental E qu'à partir du moment où a été produit un énoncé dont la forme linguistique
véhicule la proposition cachée. En d'autres termes, le langage ne réduplique pas
l'expérience perceptuelle ; il en fournit une représentation, dont certaines
composantes, au moins, peuvent être soumises à un traitement non-conscient. Il reste
qu'une proposition cachée, même traitée de manière non-consciente, doit constituer le
contenu d'un état E, entretenu par l'auteur ou par le personnage, puisqu'elle
parviendra parfois à sa conscience en un autre endroit du texte.
85 Dans deux recherches antérieures (Martin & Dominicy, 2001a, 2001b), nous nous
sommes interrogés, en usant d'une terminologie moins précise, sur le statut
(vériconditionnel ou non-vériconditionnel) que revêtent les assignations d'états
mentaux véhiculées par le choix de tel ou tel item appartenant à la classe fermée. Nous
avons envisagé, à cette occasion, une option théorique extrême – inspirée de Dennett
(1990) – qui consisterait à dénier tout impact vériconditionnel à ces assignations d'états
mentaux. Pareille position nous paraît tenable pour ce qui touche à un secteur de la
conversation ordinaire : si un locuteur produit un énoncé qui véhicule une proposition
cachée P, la méta-proposition P' de la forme « Le locuteur entretient l'état mental E
dont le contenu est la proposition cachée P » ne figure pas parmi les conditions de
vérité de l'énoncé37. Il en va tout autrement, par contre, dans la narration, où l'auteur
attribue souvent à l'un ou l'autre de ses personnages des états mentaux portant sur des
propositions cachées. Nous pouvons comprendre, en ce sens, que certaines
composantes sémantiques du langage s'avèrent, dans un échange quotidien, à la fois
non-vériconditionnelles et néanmoins « réalistes ». Pour dire les choses brutalement,
les états mentaux que le locuteur s'auto-assigne par le biais du « dire sans vouloir dire »
passent, grâce à la fiction, d'une « réalité » soustraite à la dimension vériconditionnelle
vers une « réalité » qui n'est plus dissociable de la vérité narrative. Le principal enjeu
philosophique de notre enquête tient alors en une seule question : lorsqu'un locuteur
ordinaire use du « dire sans vouloir dire » afin d'attribuer des états mentaux à d'autres
sujets de conscience, ses énoncés s'alignent-ils sur les auto-attributions, ou se rangent-
ils au côté des attributions fictionnelles ? Le sens commun, que Dennett s'attache à
combattre, veut que ces énoncés participent des deux : aussi « réalistes » que les auto-
attributions, ils prétendent, pour ce qui concerne les attributions à autrui d'états
mentaux, à la vérité que les énoncés fictionnels tenteraient d'atteindre si, ne
172

« feignant » pas, leur auteur accomplissait ses actes illocutoires et perlocutoires avec
succès et sans défaut.
86 Quelle que soit l'issue de ces débats ontologiques, il demeurera que les énoncés qui
véhiculent, par le biais du « dire sans vouloir dire », la perspective du locuteur sur le
monde peuvent être vrais quand bien même ni ce locuteur, ni aucun autre individu ne
saisit, de manière consciente ou non-consciente, les propositions cachées. Cette
situation banale s'observe lorsque le locuteur – par exemple, s'il n'est pas natif et/ou
n'a pas atteint l'âge adulte – ne maîtrise que partiellement les dimensions non-
vériconditionnelles des expressions qu'il utilise, et que, par ailleurs, aucun autre
individu ne peut, en raison de son arrière-plan épistémique, se voir attribuer des états
mentaux qui prennent les propositions cachées pour contenu. L'existence d'une
perspective dans le chef du locuteur n'exige donc pas qu'une intention communicative
correspondante soit (consciemment ou non-consciemment) entretenue par ce locuteur.
En ce sens, les propositions cachées fonctionnent davantage sur le mode des « stimuli
sociaux » (cf. Mead, 1963) que sur le mode des messages inter-individuels : même si la
perspective ne s'incarne pas dans un état mental (réel ou supposé) du locuteur, celui-ci
peut néanmoins la porter en tant que « sujet social » ; les propositions cachées qui
captent cette perspective expriment alors une « posture sociale ».
87 Par ailleurs, les propositions cachées sont susceptibles de définir un « style » (une
attitude, un ethos), aussi bien dans l'échange quotidien que dans les textes littéraires.
Mais le style n'émerge qu'une fois certaines conditions remplies. Les effets cognitifs
déclenchés par les propositions cachées doivent se renforcer les uns les autres, et
entrer en résonance avec les propositions illocutoirement explicitées ou
perlocutoirement implicitées par le discours. Sans cela, l'art verbal ne dépasse pas le
stade de l'imitation non motivée, du jeu, ou de la trouvaille expressive. Plus le savoir-
faire (le know how ) du locuteur ou de l'auteur est développé, plus celui-ci peut
appliquer, consciemment ou non-consciemment, des perspectives déterminées au
monde qu'il décrit, et aboutir ainsi à ce stade d'interaction constructive entre les
niveaux vériconditionnel et non-vériconditionnel qui constitue authentiquement un
style.
88 L'on peut sans doute lire les romans de Charles-Louis Philippe ou de Lampedusa en ne
réservant aucun traitement – conscient ou non-conscient – à de nombreuses
propositions cachées. Appliquée de manière systématique à Bubu de Montparnasse, cette
stratégie ne laisserait subsister que peu de choses, tant l'intrigue s'avère prévisible et
stéréotypée. Soucieux de « poétiser » les faits et gestes de ses personnages, Charles-
Louis Philippe recourt massivement à l'évocation « indirecte » (Dominicy, 2002b), où la
description d'un monde particulier sert, avant tout, à susciter une interprétation
symbolique qui explore les secteurs sémantico-encyclopédiques et épisodiques de la
mémoire à long terme. En comparaison, Le Guépard recèle une matière tellement riche,
et tellement étrangère à notre existence commune, qu'elle autorise un parcours à la
fois historique et pittoresque de l'univers décrit38. Cela n'a pourtant pas empêché que le
préfacier du roman, Giorgio Bassani, y voie de la « vraie poésie » écrite par un « poète
lyrique ».
89 Si la « poésie » de Lampedusa s'avère beaucoup plus difficile à cerner – et plus
profonde, aussi – que celle de Charles-Louis Philippe, leurs œuvres exhibent des
caractéristiques convergentes. Dans les deux cas, le « dire sans vouloir dire » est
surdéterminé, et exploité afin qu'il interagisse avec la trame narrative de manière à
173

susciter le plus grand nombre possible d'effets de sens. De surcroît, ce « dire sans
vouloir dire » va parfois jusqu'à prendre le pas sur les actes illocutoires et perlocutoires
que l'auteur « feint » d'accomplir, dans la mesure où ces derniers livrent surtout des
indices à partir desquels doit se reconstruire « l'idée » qui assure la cohésion entre
toutes les propositions cachées. Il s'ensuit une mise en scène exacerbée du langage –
que Spitzer aurait appelée Stilsprache – dans laquelle le lecteur est incité, par l'opacité
apparente des formes linguistiques elles-mêmes, à mobiliser au maximum sa capacité à
interpréter, consciemment ou non-consciemment, les propositions cachées du texte.
Cette démarche place au premier plan la récurrence de certains items appartenant à la
classe fermée et le retour périodique de certaines notations perceptuelles ou de
certains contenus, créant de la sorte un réseau de parallélismes qui se décèle
progressivement, par relectures successives. Cependant, les ressemblances s'arrêtent
là. Charles-Louis Philippe adopte volontiers une impassibilité « homérique » pour
narrer une épopée où les vies personnelles des différents protagonistes se fondent en
un destin attendu. À l'inverse, le lyrisme du Guépard procède d'une focalisation
quasiment narcissique sur les états mentaux de don Fabrice ; mais en cernant la
perspective du Prince Salina à l'aide du « dire sans vouloir dire », Lampedusa permet
que le lecteur, lorsqu'il s'essaie à comprendre ce personnage si lointain, puisse
retrouver ses propres souvenirs et réactiver les traces de ses expériences passées.

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177

NOTES
1. Bien qu'elle ne puisse être considérée comme un coordonnant ou un subordonnant syntaxique,
la locution prépositionnelle à cause de devrait être intégrée, de même que à cause que, à toute
étude sémantique et pragmatique des connecteurs de cause et de justification.
2. Parmi les apports dont il faudrait tenir compte dans une relecture actuelle, on mentionnera
évidemment l'abondante littérature consacrée aux connecteurs et les multiples recherches sur le
point de vue, mais aussi toutes les discussions philosophiques déclenchées par la distinction
wittgensteinienne entre « causes » et « raisons ». Sur ce dernier point, voir Wittgenstein (1961,
1965, 1971, 1985, 1989-94), Davidson (1993) et Kistler (1999).
3. Sur la différence entre mémoire sémantico-encyclopédique et mémoire épisodique, voir
Tulving (1972, 1983), Wheeler et al. (1997). Pour une exploitation de cette distinction dans
l'analyse littéraire, voir Dominicy (2002a).
4. Nous recourons ici à la notion générale d'« enrichissement » telle qu'elle l'ont définie Sperber
& Wilson (1989, 275-288) ; en ce sens, la proposition cachée constitue un « schéma d’hypothèse »
dont l'enrichissement va être guidé par une recherche de pertinence maximale. Martin (2003)
étudie la pertinence des propositions cachées en se situant dans le cadre théorique développé par
Merin (1999).
5. Pour Silverstein (2001), le contenu sémantique des particules et des prépositions fait l'objet,
dans son intégralité, d'un traitement inconscient. Cette affirmation paraît excessive : elle
entraîne, en effet, que le locuteur ne prendrait pas conscience de certaines conditions de vérité
(cf. Martin, 2003).
6. En termes techniques, on dira que l'auteur, parce qu'il « feint » d'agir illocutoirement et
perlocutoirement, ne prétend pas à la vérité, mais nous montre ce qui devrait être vrai si, ne
« feignant » pas, il accomplissait ses actes illocutoires et perlocutoires avec succès et sans défaut.
7. Plus précisément : parmi les propositions qui devraient être vraies si, ne « feignant » pas,
l'auteur accomplissait ses actes illocutoires et perlocutoires avec succès et sans défaut.
8. Nous négligeons ici un cas de figure plus complexe, où la proposition cachée non-enrichie
serait attribuée au personnage (qui, en quelque sorte, éprouverait le sentiment qu'un obstacle,
physique ou psychologique, s'oppose à son mouvement), et où l'auteur se verrait attribuer la
proposition cachée enrichie (il « saurait » alors que l'obstacle en cause n'est autre que la
vastitude de l'Amérique). On peut s'interroger sur le niveau de conscience qu'une telle mise en
scène « polyphonique » exige dans le chef de l'auteur.
9. Cette empathie pourrait constituer, de la part de l'auteur, une forme élaborée de
« simulation » par laquelle il épouserait la perspective de son personnage sur le monde (Proust,
2000).
10. L'histoire littéraire nous apprend que Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, a puisé la
matière du roman dans sa relation personnelle, mêlée d'amour et de haine, à la Sicile, et dans le
souvenir de son arrière-grand-père paternel, Giulio di Lampedusa. Sur le plan énonciatif et
cognitif, certains anachronismes délibérés proviennent de ce que des contenus faisant l'objet
d'une prise de conscience dans le chef du seul auteur sont intégrés tels quels à la narration ; voir
Gatt 121 = Gué 95 (avions et supersoniques) ; Gatt 134 = Gué 105 (le lapsus freudien) ; Gatt 139 = Gué
109 (la question du Mezzogiorno) ; Gatt 140 = Gué 110 (les snobs et le bacille de Koch) ; Gatt 167 = Gué
130 (la poussette dans Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein) ; Gatt 223 = Gué 173 (autobus et
banlieues) ; Gatt 264 = Gué 203 (la bombe atomique) ; Gatt 277 = Gué 214 (chemises noires fascistes
et chemises rouges communistes) ; Gatt 313 = Gué 239 (tranchées de 14-18).
11. Martin (2002a, b, c, d) rejette l'idée traditionnelle qui veut que le génitif soit toujours
complément de nom (en surface ou à quelque niveau « profond » de l'analyse grammaticale).
Pour une discussion historique et théorique de ce problème, voir Calboli (1972).
178

12. Dans ce qui suit, la notation « et ? ? » sera préfixée aux exemples que les sujets tendent
spontanément à compléter d'un modifieur (adjectif, proposition relative,...) lors des tests
d'acceptabilité. Ainsi, pour (10a) :
(i) La plage est inondée d'un pétrole brunâtre
(ii) La plage est inondée des papillons apportés par la tornade
13. Dans ce travail, nous utiliserons les termes « aspect » et « aspectuel » avec la valeur qui leur
est donnée en théorie de la perception (cf. par exemple Searle, 1985, 71-73).
14. La forme logique donnée sous (9'a) doit se lire : « il existe un état s, un état s', une entité x,
tels que : (i) s est un état inondant ; (ii) le thème de s est l'entité x ; (iii) s'est un état inondé ; (iv)
le thème de s'est la plage ; (v) s entretient avec s'la relation « R M/C » ; (vi) l'entité x est du
pétrole ». Il en va de même, mutatis mutandis, pour (14'a). Martin (2002c,d) montre qu'il faut
analyser le complément au génitif de (9'a) comme un « argument incorporé » au sens de Van
Geenhoven (1998). Pour des raisons de convenance notationnelle, nous avons remplacé les
relations « RC/M » et « RT/P » utilisées dans Martin (2002c, d) par leurs inverses « R M/C » et « RP/T ».
15. Cette idée a déjà été remise en question par Shapira (1986). Martin (2002c,d) avance de
nouveaux arguments, et rapproche les génitifs étudiés ici des compléments en de que Boons,
Guillet & Leclère (1976) ont étudiés à travers l'alternance entre (i) et (ii) :
(i) Le jardin fourmille d'abeilles
(ii) Les abeilles fourmillent dans le jardin
Sur les données correspondantes de l'anglais, voir Dowty (2000).
16. Pour ne pas allonger indûment notre exposé, nous négligerons souvent les différences entre
les diverses lectures du passif (passif statif, passif d'état, passif processif) ; pour une discussion de
ce problème, voir Muller (2000) et Martin (2002b).
17. Comme nous le montrerons plus loin (cf. note 28), l'exemple (15a') est très
vraisemblablement ambigu. Pour simplifier notre exposé, nous négligerons provisoirement la
lecture à causalité « externe » de telles phrases ; cette lecture est fréquemment déclenchée par
un passif à valeur processive.
18. La forme logique donnée sous (16'a) exprime le fait que l'état « causant » s" possède une
propriété qui reste indéterminée. En effet, la phrase n'indique pas quelle est la nature précise de
la tempête en question ; elle se borne à attribuer une efficacité causale à l'état de cette tempête.
19. Afin d'illustrer le rôle que peut jouer ici la nature de la cause « externe », on comparera
(20c-20c') à (i-i') :
(i) La cour est ombragée d'un voile bleu par le mur d'enceinte
(i') La cour est ombragée par le mur d'enceinte
Voir aussi les exemples discutés en note 28.
20. À ce sujet, voir Martin (2002e). Il faut donc dissocier l'une de l'autre les deux composantes
que recouvre la notion traditionnelle de « complément d'agent » : le statut d'« argument
externe » qu'on doit assigner à un tel complément ; et l'éventuelle agentivité de l'entité à
laquelle il réfère. Une fois cette dissociation opérée, rien ne nous empêche plus de reconnaître
des « génitifs agentifs ».
21. Cette hypothèse (formulée pour la première fois dans Martin & Dominicy, 2002) apparaît
confusément chez De Boer (1926, 68-71, 76-78), qui décèle un « génitif » dans (i), un « instru
mental » en de dans (ii), un « instrumental » en par dans (iii) et un « ablatif » en par dans (iv) :
(i) Le camp était entouré de palissades (ii) Le camp avait été entouré par nous de palissades
(iii) La Cour des Mirades était enclose par l'ancien mur de l'enceinte
(iv) La porte avait été ouverte par le vent
Quoique De Boer ne se prononce pas clairement sur le statut du complément en par de l'exemple
(ii), sa distinction entre l'« instrumental » de (iii) et l'« ablatif » de (iv) semble recouvrir, pour ce
qui concerne les entités non-agentives du moins, notre dichotomie de la cause « interne » et de la
cause « externe ». Contre l'idée – traditionnelle (cf. par exemple Beszterda et al. 1998, 30 ; Okon
179

1991, 352) que le complément avec de (ou avec di en italien) est « instrumental » dans (ii), on peut
invoquer des structures telles que :
(v) Le camp avait été entouré (par nous) de palissades avec des planches récupérées sur le terrain
vague
qui montrent que l'« instrumentalité » de l'entité à laquelle réfère le complément en de/di ne
relève pas du niveau sémantique, mais d'une exploitation pragmatique de l'encyclopédie.
22. Nous attribuons d'autant plus facilement de l'agentivité à des entités non-humaines que leur
mouvement dans l'espace s'avère plus imprévisible et moins régulier ; comparer la « danse » des
feuilles soulevées par le vent avec la chute monotone d'une cascade.
23. Sur la distinction entre l'accès perceptuel et l'accès épistémique, et sur les mécanismes par
défaut qui président aux attributions de point de vue, voir Vogeleer (1994).
24. La proposition cachée « Ces paysans sont des agents » capte le fait que l'expérience
perceptuelle correspondante implique deux catégorisations simultanées : les images de paysans
sont vues comme des paysans qui sont vus, en même temps, comme des entités agentives « au
travail ». Rien n'empêche que, dans d'autres circonstances, de véritables paysans soient vus
comme des entités non-agentives. Nous reviendrons sur ce point dans notre conclusion.
25. La bizarrerie de ces exemples tient à ce qu'ils allient une prédication stative (sont rougis/
rouges) à une prédication processive (rougeoyer).
26. Cette particularité distingue le génitif que nous étudions ici de la construction (i') – où, selon
Englebert (1992, 73-74), la préposition de marquerait « le point de vue ». On a surtout souligné
l'affinité entre (i') et la possession inaliénable (cf. Frei, 1939 ; Fillmore, 1968 ; Siloni, 2002). Mais si
ce paramètre contribue effectivement à opposer les deux structures, comme en témoigne la paire
(ii-ii'), on n'a pas commenté, à notre connaissance, le contraste entre (iii) et (iii') :
(i) Le mur est noir de suie
(i') Marie est noire de cheveux
(ii) * Le mur a la suie noire
(ii') Marie a les cheveux noirs
(iii) Le mur est noirci de suie/par la suie
(iii') * Marie est noircie de cheveux/par les cheveux/par ses cheveux
27. La phrase (35c"), qui s'aligne sur (35c) et (35c'), peut produire un effet curieux, dans la
mesure où les deux notations de couleur qui s'y combinent ne sauraient refléter, l'une et l'autre,
le point de vue d'un observateur qui, in situ, accéderait à la scène décrite par une voie
perceptuelle : pour interpréter (35c"), il faut supposer que l'une, au moins, de ces notations
procède de l'accès épistémique en vertu duquel le locuteur « sait » (mais ne voit pas in situ) que
l'entité en question a telle ou telle couleur.
28. L'analyse que vous venons d'esquisser a pour conséquence principale que des énoncés comme
(i-i') sont très vraisemblablement ambigus entre une lecture à causalité « interne » (cf. ii-ii') et
une lecture à causalité « externe » (cf. iii-iii') : (i) La plage est inondée par le pétrole
(i') La ville est baignée par la lumière
(ii) La plage a été inondée de pétrole par la tempête
(ii') La ville est baignée de lumière par le soleil
(iii) La plage a été inondée d'une pellicule brune par le pétrole qui s'échappait de l'épave
(iii') La ville est baignée d'un voile d'or par la lumière du soleil
La raison en est que le pétrole, mais aussi la lumière, peuvent être affectés d'un dynamisme qui
les fait passer de l'état s" de la cause « externe » à l'état s de la cause « interne » (sur le
mouvement « fictif » de la lumière, voir Talmy, 1996, Martin & Dominicy, 2001b). La
lecture« externe » est nettement favorisée par un passif processif ; mais comme le montrent (i')
ou les exemples (35a, 35a"), il ne s'agit pas là d'une condition nécessaire. Par ailleurs,
l'inacceptabilité de (iv) et (iv') :
(iv) ??? La salle est baignée par le projecteur
180

(iv') * La salle est baignée par l'éclairagiste


s'explique par la conjonction de deux contraintes liées au participe baigné. L'interprétation à
causalité « interne » est exclue parce qu'un projecteur ou un éclairagiste ne peut se voir affecté
d'un dynamisme qui le ferait passer de s" à s ; l'interprétation à causalité « externe » se trouve
bloquée parce que l'explicitation du génitif s'avère impérative quand la cause « externe » ne
saurait exhiber un tel dynamisme (cf. note 19). Si (iv) est meilleur que (iv'), cela tient dans doute
au fait que le SN le projecteur se laisse plus facilement interpréter en termes métonymiques (« la
lumière du projecteur »).
29. Grâce au moteur de recherche « Google », nous avons pu vérifier sur Internet que le syntagme
giallo/a/i/e di stoppie est d'usage pour décrire les champs moissonnés de la Sicile ou de la
Sardaigne (voir aussi note 34). On trouve le singulier stoppia chez Pirandello :
Nella notte chiara splendevano limpide le stelle maggiori ; la luna accendeva sul mare una fervida
fascia d'argento ; dai vasti piani gialli di stoppia si levava tremulo il canto dei grilli, corne un
fitto, continuo scampanellio (Scia, chapitre III).
mais, dans ce cas, le caractère fragmenté des chaumes s'efface devant une fusion chromatique
créée par l'ambiance d'une nuit éclairée d'étoiles, et par la lumière de la lune, qui couvre aussi la
mer d'un « ruban argenté ».
30. Il nous semble peu opportun de désigner au moyen de l'expression française chaumes les
champs que l'original italien nomme seminai (pluriel de seminàio, littéralement « champ semé ») ;
nous préférerions parler de champs moissonnés.
31. Voir, par exemple, le passage où don Fabrice et Tumeo marchent dans les traces des
chasseurs antiques (Gatt, 125 ; Gué, 98-99).
32. On regrettera d'autant plus, au vu de ces observations, que la traductrice ait omis de
reprendre, en (24b), la couleur noir et or des encadrements.
33. Sur la notion d'« appendice », voir Chisholm (1990). Lorsque nous sommes confrontés au
canard/lapin – exemple favori de Wittgenstein (1961) – nous voyons un lapin si nous traitons les
deux excroissances appariées comme des appendices (des oreilles) ; dans le cas contraire, nous
voyons un bec, et donc un canard.
34. L'analyse que nous appliquons aux exemples (36) et (44) nous semble confirmée par
l'attestation suivante, empruntée au roman Cenere de Grazia Deledda :
(a) La corriera attraversava le tancas selvaggie, gialle di stoppie e di sole ardente, qua e là
ombreggiate da macchie di olivastri e di querciuoli (Cen, partie II, chapitre VII).
(b) La voiture de poste traversait les tancas sauvages, étendues jaunes couvertes de chaume et de
soleil brûlant, tachetées çà et là par les ombres des oliviers sauvages et des jeunes chênes (Br202).
Comme chez Lampedusa, nous sommes à la fin du mois d'août. Les tancas (terrains enclos des
campagnes sardes) prennent alors la couleur jaune des chaumes et du soleil brûlant ; en
renonçant à traduire littéralement le tour génitival gialle di stoppie e di sole ardente, la version
française brouille l'inclusion du jaune (des chaumes et du soleil) dans l'aspect jauni des terrains.
Vient ensuite, dans la même phrase, une construction où la préposition da/par pourrait céder la
place à di/de. Le fond jaune des tancas, et la couleur des arbres qui les ombragent çà et là, forment
un agrégat ; le contraste de leurs qualités aspectuelles respectives se résout dans l'harmonie d'un
aspect « tacheté » – ce que la traductrice a bien rendu.
35. À l'instant même de sa mort, don Fabrice voit apparaître une figure féminine qui porte un
chapeau de paille (Gatt, 297 ; Gué, 228).
36. Voir Wittgenstein (1961, 1971, 1985, 1989-94). Sur ce thème, on pourra consulter Livet (2000)
et Monnoyer (2002).
37. La situation se complique lorsque l'énoncé combine une auto-attribution véhiculée par une
proposition cachée à une auto-attribution que le locuteur explicite à l'aide d'un prédicat
psychologique. Dans des exemples tels que (i-ii) :
(i) Je suis gênée par son cadeau
181

(ii) Je suis gênée de son cadeau


le choix de la préposition détermine une perspective qui permet une identification fine de l'état
mental que le locuteur s'auto-attribue. Pour une discussion de ce problème, voir Martin (2002a),
Martin & Dominicy (2001b).
38. Le chapitre 5, où Lampedusa nous raconte comment le père Pirrone arrange un prototypique
« mariage à la sicilienne », fait une part très ténue aux phénomènes qui nous ont intéressés ici ; le
Prince Salina en est d'ailleurs totalement absent, sauf comme thème de conversation et, à titre
anecdotique, dans la chute finale.

AUTEURS
MARC DOMINICY
Professeur de linguistique générale à l'Université Libre de Bruxelles, et dirige le Laboratoire de
linguistique textuelle et de pragmatique cognitive. Ses recherches portent sur la description
linguistique et l'interprétation des textes.
Principales publications : La Naissance de la grammaire moderne, Bruxelles, Mardaga, 1984 ; Le Souci
des apparences (éd.), Bruxelles, Presses de l'Université, 1989 ; La mise en scène des valeurs : La
rhétorique de l'éloge et du blâme (éd. en collaboration avec M. Frédéric), Lausanne, Delachaux et
Niestlé, 2001.

FABIENNE MARTIN
Chercheuse au Laboratoire de Linguistique textuelle et de pragmatique cognitive de l'Université
libre de Bruxelles. Elle prépare une thèse de doctorat sur la sémantique et la pragmatique des
verbes psychologiques.
182

Représentations et actualisation
dans un texte de Francis Ponge « La
chèvre »
Joseph Sanchez

À Nicolas Ruwet

... quand donc on est dans cette erreur d'écrire, eh


bien ! faire plus ferme ou plus ambigu, au fond cela
revient souvent à la même chose.
Tentative orale - Méthodes
 
Introduction
1 C'est à partir de la notion de « représentation » développée par Searle 1985) (que j'ai
proposé deux autres notions complémentaires, celles de « flou » et de « force », à
propos d'une œuvre et d'un auteur qui, au premier abord, n'ont rien en commun avec
Ponge, puisqu'il s'agit du Verlaine des Romances sans Paroles 1.
2 Après avoir défini ces notions, je me propose de dégager les principes générateurs d'un
texte pongien par excellence, « La Chèvre ». L'analyse de la modalité particulière qu'y
revêt le flou des représentations me permettra de montrer l'actualité qu'en reçoit le
texte dans une démarche qui satisfait le principe définitionnel revendiqué par l'auteur 2
et, à la fois, son dépassement poétique.
3 « La Chèvre » est en effet une sorte de manifeste, au sens où Ponge entend rendre
sensible la genèse de son discours en y inscrivant les liens qui unissent la perception
d'un objet à la production verbale qui le prend pour motif. Ses principaux textes le sont
également3, mais celui-ci prend un relief particulier parce que le retour du discours sur
son origine se réalise en impliquant un bilan de Ponge sur lui-même et sur son œuvre,
relation qui n'a rien d'anecdotique, mais exprime déjà par elle-même un aspect
fondamental de sa position à l'égard de la création poétique : d'abord une dimension
183

morale, mode de vie, vision des choses et, à travers la production verbale qu'elle
suscite, mode d'action sur les lecteurs.
4 La place qui a été accordée à ce texte au sein de l'œuvre et les rapprochements
intertextuels qu'il favorise témoignent de la portée que Ponge a voulu lui accorder. « La
Chèvre » clôt Pièces, dernier des trois volumes du Grand Recueil, et renvoie, par le biais
de la thématique familiale, à son texte liminaire, « La Famille du sage » 4. Il conclut ainsi
un massif de textes qui, à l'égal du Parti pris des choses ou de La Rage de l'expression,
marque une borne dans la constitution de l'œuvre. D'autre part, l'épigraphe,
empruntée à un poème de Malherbe5 (le père spirituel), ainsi que la dédicace à Odette,
sa femme, signalent, au seuil du texte, l'inscription de l'auteur dans sa généalogie
d'homme et de créateur.
5 « La Chèvre » revêt ainsi une valeur particulière. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce
que ce texte, sur lequel Ponge a travaillé entre 1953 et 1957, soit l'un des plus denses de
sa production. Bien que mon analyse ne prétende, tant s'en faut, à l'exhaustivité,
l'éclairage qu'elle pose, du moins je l'espère, permet d'esquisser le dispositif générateur
du texte et, au-delà, se voudrait révélateur de la « manière » pongienne.
 
Préliminaires théoriques
La notion d'état mental intentionnel

6 Searle (1985) fait l'hypothèse que certains états ou événements mentaux, comme par
exemple la croyance, la vision, le désir, l'amour, la haine, l'intention, comportent une
propriété intrinsèque, l’Intentionalité6, « en vertu de laquelle [ils] renvoient à ou
concernent ou portent sur des objets et des états de choses du monde » 7. Un état (ou un
événement) mental intentionnel se définit donc par le contenu propositionnel qui
correspond à l'aspect du monde auquel il renvoie, et par son mode psychologique, qui
établit la direction d'ajustement du contenu propositionnel, c'est-à-dire le sens de la
relation intentionnelle qui existe entre le monde et l'esprit ; la perception déterminera
une direction d'ajustement de l'esprit au monde, tandis que celle de l'intention par
exemple, ira du monde à l'esprit. Au contraire, un état mental non intentionnel, par
exemple un sentiment soudain d'exaltation 8, se limite à exprimer un mode psychologique
relatif à un contenu propositionnel supposé vrai.
7 Un état mental intentionnel définit ainsi un ensemble de conditions de satisfaction
portant sur son contenu propositionnel et sur sa direction d'ajustement. Si c'est un état
perceptuel, l'Intentionalité se double d'un rapport causal. La causalité présente la
même dualité de fait psychologique et de condition de satisfaction que l'Intentionalité.
Sa dimension psychologique correspond à l'expérience qui attribue à l'objet perçu la
cause de sa perception9 ; elle détermine ainsi une direction causale du monde vers
l'esprit symétrique de la direction d'ajustement de l'Intentionalité. En tant que
condition de satisfaction portant sur le contenu perceptuel des énoncés, elle exige que
la chose désignée soit dans les faits à la source de la perception. Ainsi la causalité de la
perception est une composante de l'Intentionalité. Searle emploie alors le terme de
causalité intentionnelle.
 
184

Représentations des états mentaux

8 Le rapport que Searle établit alors entre les états mentaux et les énoncés (les actes
illocutoires) est défini en termes de conditions de satisfaction. Un énoncé représente
un état mental dans la mesure où il reproduit les mêmes conditions de satisfaction que
celui-ci10. Cette conception de la représentation me conduit à formuler une hypothèse
importante pour l'interprétation du discours poétique.
9 Elle implique d'abord qu'interpréter un énoncé consiste à former un contenu
propositionnel, mais aussi à déterminer le mode psychologique sous lequel celui-ci est
formé, plus éventuellement, une direction d'ajustement et un rapport causal, ce qui
permet de spécifier les conditions de satisfaction correspondant à l'état mental
représenté. Or, la direction d'ajustement ou la causalité intentionnelle ne peuvent se
réduire à des conditions de satisfaction pas plus que le mode psychologique à un
marquage dans l'énoncé. En effet, si tel était le cas, ils ne seraient pas opératoires,
puisqu'ils seraient relatifs à un fait, l'état mental exprimé, qui resterait inaccessible, en
raison même de son caractère interne. Il faut donc supposer que l'interprète d'un
énoncé reconstitue au plan psychologique les caractéristiques de l'état mental
représenté, en même temps qu'il les détermine au plan logique.
10 Je considérerai donc que l'interprétation des énoncés développe une procédure double,
à la fois logique et psychologique, correspondant à la dualité des représentations. La
composante logique conduit à former les contenus propositionnels des représentations
et à déterminer leurs caractéristiques psychologiques, qui peuvent être confirmées ou
contredites par les contenus ou les modes psychologiques d'autres représentations
formées contextuellement. La composante psychologique réalise les caractéristiques
psychologiques sous lesquelles les contenus propositionnels sont constitués.
11 Ce processus interprétatif préserve la référence des expressions dans le sens de renvoi
à des états de faits, mais permet de considérer que celui-ci se réalise d'abord au plan
psychologique de l'interprétation, à travers l'attribution d'une direction d'ajustement
aux contenus des expressions que comporte un énoncé. La dimension psychologique de
l'interprétation constituerait ainsi un préalable à la spécification de tout référent
individuel.
12 Une expression peut donc réaliser un rapport intentionnel indépendamment de la
détermination ou même de l'existence de référents. La notion de condition de satisfaction
présente dès lors deux valeurs qu'il faut distinguer : elle désigne, soit le contenu d'une
représentation en fonction des caractéristiques psychologiques selon lesquelles il est
formé, soit les choses exigées dans les faits pour que cette représentation soit
satisfaite11.
13 Les notions de flou et de force se définissent à partir de cette conception des
représentations.
 
Flou, force et actualisation

14 La représentation d'un état mental intentionnel est floue pour un auditeur ou un


lecteur, lorsque l'interprétation détermine un ensemble incohérent de conditions de
satisfaction (au sens d'« exigences ») portant sur les caractéristiques psychologiques et
le contenu propositionnel de l'état mental représenté.
185

15 Le flou se réalise au niveau logique de la représentation. Il n'est donc pas étonnant que
la notion que j'en propose fasse intervenir des critères auxquels recourent la
sémantique et la pragmatique. Par ensemble incohérent, j'entends ainsi un ensemble de
conditions de satisfaction dont certaines sont contradictoires ou ne se conforment pas
au principe du tiers exclu (ce sont les critères qui permettent à Dominicy 12 de
distinguer le vague de l'indécision). Cependant, dans le discours poétique, et la différence
est essentielle, la violation de ces principes logiques induit non pas l'impossibilité de
déterminer des référents, qui sont le plus souvent rendus inaccessibles, mais une
procédure de représentation qui affecte l'Intentionalité des états mentaux représentés.
En attribuant aux choses représentées (aux contenus des représentations) des causes
multiples ou contradictoires, c'est finalement leur catégorisation que le flou affecte à
des degrés variables.
16 Au contraire, d'après Sperber et Wilson (1989), que je suivrai sur ce point, plus une
représentation est accessible, plus grande est sa force13. Les représentations acquièrent
donc une certaine force en raison de la réduction stéréotypique que le discours impose
à leur contenu ; elle se manifeste au niveau psychologique par le renforcement du lien
intentionnel et des catégories constituées dont relèvent les objets représentés.
17 Je nomme actualisation une réalisation particulière de la force dans la représentation
des états perceptuels. L'interprétation assimile alors les contenus stéréotypiques des
expressions aux effets de la causalité intentionnelle que produiraient les objets de
perception représentés. La catégorisation est ainsi confirmée, non seulement parce
qu'elle mobilise des contenus déjà disponibles, mais parce que ces contenus paraissent
vérifiés dans l'expérience.
18 Force et flou semblent donc s'exclure mutuellement, la réalisation de l'une de ces deux
modalités intentionnelles empêchant la réalisation de l'autre. En fait, toutes deux sont
liées dans le discours poétique, et contribuent à instaurer une causalité intentionnelle
instable.
19 Etant donné l'indétermination des circonstances de l'énonciation qui caractérise le
discours poétique, les marques du flou et de la force des représentations sont les
mêmes. Qu'il s'agisse, par exemple, des expressions comportant une double valeur,
démonstrative et anaphorique, ou des métaphores qui donnent le statut d'objets de
perception à des événements abstraits, notamment aux sentiments, le lecteur est
conduit à former les représentations des choses en réalisant la causalité intentionnelle
qui leur correspond, et à remettre en question ce lien intentionnel, puisqu'il est, soit
démultiplié, soit contredit.
20 La force et le flou doivent donc être tenus pour les deux aspects d'une procédure
d'interprétation unique ; le flou ne s'oppose à la catégorisation (au sens de catégories
établies) que dans la mesure où celle-ci est en même temps confirmée. Il empêche donc
moins la procédure de catégorisation qu'il ne l'engage dans une dynamique qui affirme
et remet en question l'Intentionalité des représentations et l'appartenance des choses à
une catégorie préétablie.
21 Le flou contribue à la force des représentations en faisant de la catégorisation et donc
du rapport intentionnel que le lecteur doit actualiser, l'enjeu toujours renouvelé et
labile de l'interprétation. C'est ce que nous allons tenter d'illustrer en commentant le
texte de Ponge.
 
186

Le dispositif poétique de « La Chèvre »


Pratique définitionnelle

22 Le paragraphe initial exprime implicitement l'intention définitionnelle du locuteur et


en amorce la réalisation. Intention en acte, donc, que le substantif tendresse introduit
paradoxalement, et dont le commentaire me conduira à relever le rôle que joue la
détermination nominale.
23 Tendresse exprime en effet, d'emblée, la tonalité affective d'un état mental intentionnel
dont l'objet est représenté par le syntagme la notion de la chèvre, la préposition à
marquant à la fois le lien intentionnel et la causalité, puisqu'une notion en soi peut
difficilement être tenue pour le bénéficiaire d'un sentiment. La notion établit ainsi une
médiation entre le sentiment et son objet ; elle le constitue à vrai dire, en lui donnant
un double statut, objet d'expérience, à la source d'un sentiment autant que d'une
connaissance empirique et, à la fois, objet d'une élaboration qui transforme
l'expérience en savoir générique indissociable de la nomination. Le sentiment exprimé
n'est ainsi que le résultat d'une activité définitionnelle. C'est ce que la suite de l'analyse
tend à confirmer.
24 On peut ainsi rapprocher l'expression la notion de la chèvre, d'une autre qui serait
attendue, la notion de chèvre. La différence consiste dans le fait que la seconde présente
le contenu du nom chèvre (alors autonyme) à travers le rapport dénominatif (celui que
la convention établit entre le nom et la chose), alors que la première expression, la
notion de la chèvre, présente le contenu du substantif dans son emploi, en discours. La
nuance marquerait l'opposition entre une approche a prioristique ou conventionnelle de
la notion de chèvre, et une approche plus pratique, qui tiendrait compte de l'emploi du
nom et donc du savoir empirique autant qu'abstrait qu'il requiert.
25 D'autre part, l'interprétation spécifique de l'article dans l'expression la notion se
justifie, certes, par la saturation qu'opère le complément de détermination (de la
chèvre), mais également par une autre acception du substantif notion activée par la
valeur causale que lui assigne son emploi, dans l'énoncé ; acception qui assimile la
« notion » à une procédure comparable à celle que marquent les déverbaux tels que
définition ou conception, et nécessairement unique lorsqu'elle s'applique à un objet.
26 Le syntagme la notion de la chèvre ne convoque donc pas seulement une représentation
de la chèvre dans sa généricité autant que dans son caractère sensible, mais également
l'activité de conceptualisation dont elle est le produit.
27 Cette valeur est confirmée indirectement par la qualification d'immédiate appliquée à
tendresse ; l'adjectif inscrit le sentiment dans le temps, en marquant son acte de
naissance, et corrélativement, fait bien de sa cause, la notion de la chèvre, un événement.
Interprétation qui nous conduit, finalement, à donner au présent du verbe est la valeur
qui marque le fait habituel, et à paraphraser la première proposition du texte par :
« chaque fois que nous formons la notion de la chèvre, notre tendresse est immédiate »
ou pour reprendre les résultats de l'analyse précédente, « chaque fois que nous
formons une représentation de la chèvre à partir de l'expression générique la chèvre,
notre tendresse est immédiate ».
28 Le possessif notre, sauf à supposer que le locuteur préjuge des sentiments du lecteur à
l'égard de la chèvre s'interprète comme équivalent du possessif de première personne,
187

bien qu'il préserve la possibilité d'une interprétation plurielle, moins accessible, mais
effective, comme le texte le confirme par la suite. Cette ambivalence signale alors la
possibilité de produire un discours, une représentation de la chèvre qui, du fait de sa
valeur définitoire, s'impose au lecteur et suscite en lui les mêmes sentiments que pour
le locuteur.
29 C'est donc par le pouvoir de l'expression que la subjectivité peut se transmuer en
vérité, et que la marque plurielle de la personne réunit finalement locuteur et lecteur
dans le même sentiment et le même point de vue sur l'objet désigné.
30 Le locuteur présente ainsi implicitement, dès l'amorce du texte, et comme en attente de
sa reconnaissance par le lecteur, le projet d'un type de discours qui est celui du texte en
cours. Germe d'une reconnaissance où le dire rejoindrait effectivement le faire, et
imposerait au lecteur l'autorité d'une évidence, non pas seulement intellectuelle ou
affective, mais perceptuelle, le texte constitué se manifestant alors comme la preuve
tangible de ce qui est dit.
31 C'est ainsi par un effet de flou, selon la modalité particulière que prend chez Ponge
l'Intentionalité, avec la double visée qu'elle prétend établir à l'objet du discours et au
texte devenu objet de perception, que se concilieraient l'expérience empirique du
monde et la démarche définitionnelle. La coïncidence que le texte tend à créer ne
saurait cependant se produire, si les représentations de l'objet n'acquéraient, dans le
présent de la lecture, la même actualité que la perception du texte.
 
De l'actualisation des représentations à l'actualité du texte

32 Les représentations de la chèvre sont actualisées – dans le sens que nous donnons à ce
terme – par la convocation de savoirs partagés, ou stéréotypiques, qui acquièrent le
statut de contenus perceptuels ; ils relèvent alors d'une causalité intentionnelle inscrite
dans les énoncés. L'emploi de marques déictiques assure cette fonction dans une suite
de propositions qui reprennent des traits définitoires ou des caractéristiques
stéréotypiques de la chèvre.
33 Les sept premiers paragraphes développent ainsi, mêlés à d'autres attributs
stéréotypiques, les éléments que fournit la définition du Littré 14, et leur attribuent la
qualité intentionnelle des faits d'expérience.
34 Tout ce lait, au premier paragraphe, n'exprime pas la totalité (comme ce serait le cas
avec l'article défini, tout le lait) mais une évaluation subjective qui suppose le constat
empirique du lait produit par la chèvre, celui-ci étant ensuite caractérisé comme
variété, conformément à la démarche définitionnelle – et de manière tout aussi
subjective – selon son origine – qui s'obtient des pierres les plus dures – et son mode de
production – par le moyen brouté de quelques rares herbes, ou pampres, d'essence aromatique.
35 La figure d'Amalthée qu'évoquent, au paragraphe (III), les expressions nourrices assidues,
princesses lointaines, à l'image des galaxies, n'est pas indépendante de la perception de la
chèvre. Le savoir encyclopédique ainsi mobilisé est ramené, dès le paragraphe suivant,
à une appréhension prosaïque de la bête ; d'abord, par l'effet de rupture que crée
l'étrangeté du qualificatif longs (yeux) ensuite, par la présupposition d'une littéralité de
la figure mythologique qui la réintègre dans le monde ordinaire, et conduit à la
correction humoristique, poilues comme des bêtes. La valeur déictique du démonstratif
188

est ainsi requise en même temps que le savoir empirique permettant finalement
d'interpréter l'adjectif longs dans le sens de « en amande », par exemple.
36 Comme en (I) le tintement de la clochette – cette clochette, qui ne s'interrompt –, sont
ensuite mentionnées deux autres propriétés typiques sur le même mode de l'ostension ;
cette barbiche, cet accent grave.
37 Enfin, le paragraphe (VII) donne explicitement à la description de la chèvre une origine
perceptuelle ; De fait, c'est bien ainsi que la chèvre nous apparaît le plus souvent dans la
montagne.
38 Les savoirs communs dont dispose le lecteur sont donc mis en œuvre pour actualiser les
représentations dont la chèvre fait successivement l'objet. La stéréotypie n'est
cependant que le moyen de donner à une vision toute subjective l'appui du sens
commun. En témoigne le recours à deux autres caractéristiques typiquement associées
à la chèvre, toujours au paragraphe (IV) ; son goût pour le tabac, et la corde à laquelle
elle est attachée, concession affectée au lieu commun, ce que souligne la modalisation –
Sans doute faut-il parler de corde à propos de chèvres – et en fait transitoire, manière de
signaler qu'à travers le lieu commun, il s'agit du pouvoir de la création verbale, de sa
capacité à transformer la corde usée jusqu'à la corde en mèche de fouet.
39 Virilité ou masculinité de la chèvre que confirme la mention de ses goûts pour le papier
journal et pour le tabac. Le stéréotype permet dans ce cas de poser une pierre d'attente
jusqu'à l'apparition finale du bouc, dont les traits féminins répondent à cette
caractérisation préalable de la chèvre. Le rapprochement des deux figures relance alors
la réflexion implicite, menée tout au long du texte, sur la création poétique et le désir.
40 Si les contenus stéréotypiques contribuent à actualiser une perception de l'objet, celle-
ci participe à un dispositif qui la déstabilise et, simultanément, la fonde sur une
nouvelle base, en engageant la causalité intentionnelle par son ajustement non
seulement à l'objet, mais aussi bien au texte lui-même. Le flou des représentations,
comme nous l'avons signalé par anticipation, présente, chez Ponge, la particularité de
se réaliser en faisant intervenir non deux objets, mais le texte et son objet. Le discours
tend dès lors à devenir un analogue de la chose : les contenus qui s'appliquent à la
chèvre doivent être applicables au texte. Cette réalisation du flou présente, par
conséquent, une autre particularité, celle d'induire simultanément une forme tout
aussi singulière d'actualisation : elle ne crée pas le mirage d'une présence, mais se
confond avec la perception du texte et les propositions que le lecteur est conduit à lui
appliquer.
41 Les moyens mis en œuvre par ce dispositif permettent l'exercice d'une ambivalence
quasi systématique des contenus ; outre les déictiques, essentiels aussi bien à la
réalisation du flou que de l'actualisation, interviennent les liens analogiques.
42 La constitution du texte en analogue verbal de la chèvre recourt nécessairement à la
figuration (métaphores ou comparaisons) selon des formes multiples qui ne revêtent
pas toutes la même importance ; certaines d'entre elles, que nous nous bornerons à
considérer, interviennent dans la mise en place du dispositif qui conduit le lecteur à
actualiser le texte.
43 La motivation du nom est un des procédés favoris15 de Ponge. La pratique qu'il en fait
suppose l'appartenance du mot et de la chose au même ordre de réalité, d'où en (V),
l'enchaînement des propositions qui, dans l'énoncé unique de ce paragraphe, induisent
par alternance ou simultanément la perception du mot et la représentation de la chose.
189

Le passage d'une proposition à l'autre est d'abord favorisée par l'emploi ambigu de
chèvre et de cheval ; dépourvus d'article, ils sont interprétés en mention, bien qu'ils ne
soient pas marqués comme tels, ce qui permet de les interpréter ensuite, selon les
propositions qui s'y appliquent, soit en emploi – [la chèvre] ne cavale ni ne dévale, ces
roches abruptes – soit en mention –[chèvre] n'en est qu’une modification modulée, par sa
dernière syllabe, de la muette. La confusion du nom et de l'être désigné se réalise ainsi par
le biais de termes ambivalents tels que ceux de l'expression féminine à l'accent grave.
L'adjectif qualificatif, bien qu'il ne puisse s'appliquer en toute rigueur ni au nom ni à la
chèvre, est cependant interprété comme une caractéristique de l'un et de l'autre, en
raison du conditionnement contextuel ; le caractère féminin de la chèvre –à la fois
nourrice et princesse – décrit auparavant permet de récupérer sans hiatus la féminité
que le lexique associe au nom et, dans le même mouvement, la particularité phonético-
graphique dans l'accent grave – expression qui désigne au paragraphe précédent une
caractéristique comportementale de la chèvre (Cette barbiche, cet accent grave...).
44 La motivation scelle en quelque sorte dans le nom la qualité différentielle de la chèvre.
Elle le transforme en manifestation sensible de l'être qu'il désigne, et le rend apte à
inscrire cet être dans le monde. Ce à quoi procèdent les paragraphes suivants, révélant
ainsi que l'exercice cratylien sur le nom se prolonge en une pratique dont il est l'indice
et déjà l'un des moments. Ce sont les fragments (IX) et (X) qui explicitent la démarche
mimologique16 et la généralisent à l'ensemble du texte.
45 Ce passage établit en effet un parallèle explicite entre l'activité de la chèvre et
l'élaboration du texte. Le locuteur adopte alors le point de vue de l'auteur qui, dans une
décision préalable, adopte un projet d'expression – Et nous ? Certes nous pouvons bien nous
suffire de la tâche d’exprimer (imparfaitement) cela (IX). Énoncé dans lequel le démonstratif
cela renvoie aux fragments (VII) et (VIII), qui fixent presque sous forme syllogistique 17
le contraste jusqu'alors ébauché à plusieurs reprises entre l'apparence pitoyable de la
chèvre et son fonctionnement, sa faculté à produire du lait dans les conditions les plus
défavorables. Le fragment (X) marque la mise en œuvre du projet, – Ainsi aurai-je chaque
jour jeté ma chèvre sur mon bloc-notes : croquis, ébauche, lambeau d'étude, – comme la chèvre
elle-même est jetée par son propriétaire sur la montagne.
46 Si ces deux fragments confirment le principe d'une fidélité à l'objet de représentation,
il apparaît que son application engage non seulement les contenus relatifs à la chèvre,
mais aussi, et plus fondamentalement, leur mode de production : la description ou la
définition ne valent que dans la mesure où elles rendent compte de l'apparence du
pitoyable animal et, à la fois, résultent d'un discours qui en reproduisant (imparfaitement)
sa façon d'être, son comportement erratique et balbutiant, incorpore sa fabuleuse
aptitude à produire un équivalent verbal du lait. Le paragraphe suivant proclame, après
la formulation du projet et son exécution, son aboutissement, la transmutation
textuelle de la chèvre, à la fois dans son comportement – à l’observer bien, elle vit, elle
bouge un peu18... Si l’on s'approche elle tire sur la corde, veut s'enfuir – comme dans son
fonctionnement intime – Et il ne faut pas la presser beaucoup pour tirer d’elle aussitôt un peu
de ce lait, plus précieux et parfumé qu'aucun autre.
47 En mettant en scène la figure de l'auteur, le locuteur indique la dimension du texte à
laquelle les propos tenus sur la chèvre doivent être rapportés. Les fragments (IX) et (X)
interviennent ainsi, dans le prolongement du paragraphe (V), pour orienter
l'interprétation et expliciter ce que l'actualisation présuppose d'emblée : le texte ne
190

devient analogue à son objet, ne vérifie les contenus des représentations, qu'au niveau
de l'activité verbale qui le génère.
48 Ce passage signale donc le dispositif mis en place à l'échelle de tout le texte. Le flou des
représentations en est l'amorce. Elle suscite l'actualité du texte qui, pour tenir parole et
exister, doit se transformer en équivalent verbal de l'objet, satisfaisant alors au
principe que Ponge énonce dans son Malherbe : Faire ce que l’on dit / Dire ce que l'on fait 19.
Le texte peut dès lors fonctionner, laisser aux contenus la liberté de circuler du niveau
du dit jusqu'à celui du dire, dans une impossible coïncidence des deux, nécessairement
relancée par la constitution même du texte. Reprises des connecteurs logiques, des
mêmes caractéristiques par les différents personnages, glissement d'un énonciateur à
un autre, sous l'apparente constance des marques de la personne ou bien au contraire
permanence de l'énonciateur sous des masques différents, tous les indices dont le texte
est parsemé sont concertés par une double cohérence qui répond au projet initial de
définition et à son dépassement poétique.
 
Le jeu perpétuel

49 La poétique de l'objet20, synthétisée en (X), fournit ainsi la matrice des propriétés que doit
manifester le texte. Elle éclaire, par exemple, les caractéristiques de mise en page 21 ;
paragraphes regroupés en buissons, qui s'effilochent en fourrés hasardeux, conjonctions,
mots inertes comme les rochers, semés à travers tout le texte, transformé en scène où se
produit la chèvre.
50 Poétique de l'ébauche, qui rejoint celle de l'antithèse et de la dynamique induite par le
retour des contraires. Les reprises thématiques en fournissent une illustration. Ainsi, le
thème de la rigueur évidente associée à une abondance cachée, qui caractérise
d'emblée la chèvre et son milieu22, est-il modulé en celui de la résistance et de la
générosité23 puis, en celui de l'erreur et de son accomplissement dans une méditation
sur la nature et sur l'art24. La même modulation antithétique travaille la figure de la
chèvre, à la fois terrestre, masculine/féminine, et mythique, céleste Amalthée/
infernale Belzébuth. Cette dynamique se répercute encore au niveau stylistique par
l'emploi de connecteurs logiques qui, dans la quasi totalité des fragments, enchaînent
la concession à l'opposition25.
51 Il faudrait encore évoquer l'incidence des reprises phoniques 26, comme on peut
l'illustrer, à titre d'exemple, sur le jeu de mots du fragment (IV) :
Ces belles aux longs yeux, poilues comme des bêtes, belles à la fois et butées – ou,
pour mieux dire, belzébuthées – quand elles bêlent, de quoi se plaignent-elles ?
52 La répétition de la séquence phonique [bè] ainsi que les allitérations en [l] reproduisent
le bêlement de la chèvre et satisfont le principe mimologique au niveau de la trame
sonore du texte. La prise en compte de cette dimension permet également le jeu de
mots qui engendre le néologisme. Il associe des caractéristiques qui suscitent des
réactions contraires de rejet et d'adhésion, et les transforme en une manière d'être que
la valeur aspectuelle du participe passé inscrit dans le temps d'une production :
séduction et permanence dans l'erreur, caractéristiques diaboliques, que la création
verbale attribue à la chèvre et dont elle se pare elle-même par le biais du néologisme.
53 Le jeu de mot nous renvoie donc, implicitement, à la qualité différentielle que le niveau
thématique explicite – erreur et perfection accomplie de cette erreur – et à sa prise en
191

charge par le discours – nous pouvons bien nous suffire de la tâche d'exprimer
(imparfaitement) cela.
54 En renvoyant au texte, l'actualisation impose à celui-ci de se constituer sur un mode
analogique, lui assigne de comporter la cohérence qui est attribuée à l'objet. Ponge la
déploie à tous les niveaux du discours, de sorte que la mise en résonance de contenus
semblables à travers les divers aspects mimétiques qu'ils revêtent, non seulement
confirme le bien fondé des représentations – de la chèvre comme du texte –, mais crée
une circulation du sens qui finit par jouer à vide, indépendamment de toute finalité de
représentation. Le régime interne du fonctionnement textuel se vérifie, de surcroît,
dans une autre forme de circularité que le parti pris mimologique est tenu d'assumer.
Elle redouble la cohérence du texte en lui imposant une composition qui retrace la
chronologie de sa génération, et, indissociablement, celle de l'objet représenté.
55 Si la création d'un équivalent verbal de la chèvre impose que le texte vérifie les
contenus qui s'y rapportent, alors ce ne peut être qu'en les ramenant à la chronologie
qui lui est inhérente. Le présent de l'énonciation ne fournit plus seulement le cadre
temporel dans lequel se produit le texte, mais ordonne les représentations
transformées en événements verbaux et sélectionne aussi, par conséquent, leurs
contenus. Les propositions initiales du texte se doivent dès lors de tracer la genèse des
représentations – celles de la chèvre comme celles du texte –, afin que l'exigence
symétrique d'une prise en charge des représentations par l'événement que constitue
l'énonciation puisse être satisfaite. C'est ce qui se produit, en effet, comme nous l'avons
vu en commentant le premier fragment. La suite du texte va dans le même sens.
56 Les quatre premiers fragments définissent la notion de la chèvre, laquelle fournit une
caractérisation de l'animal, en même temps qu'elle constitue le germe de la poétique
explicitée en (IX-X). Les fragments (V) à (VIII) procèdent ensuite à l'incarnation de
cette notion, à l'animation de la chèvre. Le paragraphe (III) fournit la pierre d'appui et
l'élan initial à un mouvement que signale le passage au pluriel – les chèvres décrucifiant
d'un brusque effort leurs membres raides. Cette marque du nombre se laisse en effet
interpréter comme le signe d'une progression dans le concret, celui des référents
individuels de la chèvre, mais aussi et plus fondamentalement, celui que le discours
accorde à la notion ce que paraît indiquer l'accession de la chèvre à la parole et
l'esquisse de sa figuration mythique, reprise en (IV) (avec le jeu de mot que nous avons
commenté) pour aboutir en (X), avec la conciliation de ses aspects contradictoires.
57 C'est en tout cas dans ce prolongement que, de (V) à (VII), l'activité du pitoyable animal
est mise en scène dans son milieu naturel en (VII), après l'avoir été dans l'ordre de
l'expression en (V) : ascension des roches jusqu'aux cimes, conduite là de proche en proche
par son étude, avant sa reconnaissance comme prodigieux organisme à produire du lait en
(VIII) et sa prise en considération par l'auteur, en (IX).
58 Le fragment (X) marque, enfin, l'accomplissement analogique du texte, son avènement
en objet doté des qualités qu'il attribue à l'objet de ses représentations. Dans le même
mouvement, la chèvre accède au ciel mythologique, qui est dès lors celui de
l'expression verbale et de son fonctionnement.
59 Les trois derniers fragments (XI-XIII) confirment l'autonomie acquise par le texte en
même temps que son pouvoir de régénération pour lui-même, pour le lecteur et l'auteur.
La figure du bouc apparaît alors, à la faveur d'un jeu sur les marques de la personne.
L'apparition en (X) de la première personne du singulier – Ainsi aurai-je chaque jour jeté
ma chèvre sur mon bloc-notes – introduit, en effet, pour la première fois, et de manière
192

nécessairement transitoire, le point de vue de l'auteur ; origine du discours qui le


singularise, il ne peut se maintenir dans un texte qui, désormais, a acquis son
autonomie. Le nous – locuteur et lecteur réunis – est réintroduit après un passage par
l'impersonnel on. Ce n'est qu'à la fin du fragment (XI) que le bouc entre en scène,
comme énonciateur d'une réflexion que le texte conduit d'abord à attribuer à l'auteur.
La figure du bouc semble donc bien confirmer la permanence de l'auteur dans son texte
sous la seule forme, cependant, qui soit compatible avec le principe de sa création, celle
d'un objet de discours, d'un dire renvoyant à un faire qui le dépasse en même temps
qu'il le constitue. Obscure (ré)génération de l'auteur par le texte, du texte par lui-même –
laitance – breuvage et semence à la fois – puisqu'il ne se clôt que sur le pouvoir fécondant
du bouc et donc, sur la fécondité toujours renouvelée de la chèvre.
60 Les représentations que le texte élabore à son propos ne se vérifient dans la perception
dont il fait l'objet que par leur ajustement préalable à la temporalité et aux principes
d'une poétique ; celle-ci conditionne le choix des contenus et les fait intervenir selon la
procédure qui lui est propre. Bouclage des significations par et dans une activité
poétique qui se déploie elle-même dans une temporalité cyclique. La chèvre n'est
finalement que le prétexte – indispensable, essentiel certes – de la création verbale et
du texte mis en ordre de fonctionnement.
61 Le lecteur, acteur du texte, assume ce jeu de la création. Il devient le sujet de la tension
que lui impose le plaisir des relations recréées, dynamiques, entre les différentes
dimensions du discours et de leur coïncidence. Effet de la force des représentations et
de son amplification jusqu'au vertige qui menace l'expérience de la lecture, d'autant
plus, qu'à l'image du bouc ou mieux encore de la chèvre, il est aussi une figure inscrite
dans le texte, dès le premier fragment. C'est sur ce point que nous terminerons notre
analyse.
62 Le substantif broutilles du premier paragraphe, à la faveur de l'expression indexicale
tout cela et de sa parenté étymologique avec brouter, permet de renvoyer aussi bien aux
rares herbes que la chèvre arrache aux pierres qu'à l'énoncé initial du texte (l'étymon
de broutilles signifiant, par ailleurs, « bourgeon »).
63 Le rapprochement étymologique conduit le lecteur à un retour sur le texte en train de
se constituer et l'inscrit, par ce mouvement même, dans le processus de sa gestation.
64 D'abord, en tant que lecteur critique, par l'attribution qui lui est faite – vous l'avez dit –
du jugement dépréciatif exprimé avec broutilles. Puis, comme si l'expression de ce
jugement suffisait à l'annuler, le lecteur est virtuellement assimilé au locuteur à la
faveur d'un jeu sur les marques de la personnes – vous l'avez dit, nous dira-t-on – qui
place désormais la critique dans la bouche d'un énonciateur à la fois anonyme et à
venir, étranger par conséquent à l'actualité du texte. Enfin, le lecteur fait l'objet, bon
gré mal gré, d'une dernière métamorphose, amorcée par l'emploi de broutilles, et
poursuivie par la qualification tenaces qu'introduit le reversement argumentatif opéré
par mais. Si, en effet, le texte est au lecteur ce que les rares herbes sont à la chèvre,
alors le lecteur devient... chèvre, face à la résistance des broutilles, à la vérité fort tenaces.
65 L'analogie lance ainsi un mouvement qui ne conduit pas seulement à identifier les
représentations successives de la chèvre avec la conception que le lecteur se fait du
texte. Par le relais de l'indexicalité et du marquage personnel, elle affecte également la
perception que le lecteur a de lui-même : de spectateur, il devient acteur, créateur du
texte objet et, dans une accélération du mouvement, tout aussi bien créature du
discours. Brouillage du lien intentionnel à la source d'où naît l'insistance du texte, sa
193

résistance à la raison. Mouvement double d'engendrement du texte et de dépassement


par le texte qui fait affleurer la part d'ombre du lecteur, ce que le texte récupère
encore, en plusieurs temps, avec une gradation dans l'explicite.
66 La valeur argumentative de puis (« et en plus ») place l'énoncé détaché du paragraphe
III – Puis cette clochette qui ne s'interrompt – dans la continuité du précédent. Il invite
ainsi à mettre en rapport l'irritation que provoque le tintement constant de la clochette
avec les difficultés que font naître les broutilles, éveillant au passage la marotte du fou.
Les paragraphes suivants, jusqu'au septième, module ce motif, au fur et à mesure que
progresse la métamorphose de la chèvre. C'est d'abord le tintouin (en IV), que le Littré
définit par « Sensation trompeuse d'un bruit analogue à celui d'une cloche qui tinte, et
dû à un état morbide du cerveau ou à une lésion du nerf auditif », puis, fantasque, qui
caractérise le petit de la chèvre, et enfin – ils nous feront devenir chèvres, murmurent-elles,
formulation la plus explicite de la folie douce qui guette le lecteur, par excès
jubilatoire.
67 « La Chèvre » accomplit au plus haut point la régénération, à la fois « restauration » et
« renouvellement », que réalisent les textes de Ponge en tendant à réconcilier les
contraires. Régénération symbolique de l'auteur, qui affirme l'unité de son expérience
du monde et de sa poétique. Régénération aussi bien du lecteur par sa prise en charge
d'un discours qui, tout en prenant la raison pour guide, prétend fonder sa vérité sur la
dynamique du plaisir. Le discours définitionnel est ainsi régénéré en jeu verbal. Il
fonctionne dès lors en mettant en place un dispositif complexe de renvoi au monde et
de retour sur lui-même à chacun des niveaux qui le constituent. Verbe et monde réunis
dans la tension d'une actualité furtive et constamment relancée par la circularité d'un
discours qui ne met en miroir les mots et les choses qu'en transformant d'emblée les
choses en signes d'un discours. Le monde est refait, et le texte fonctionne.

BIBLIOGRAPHIE
 
Références bibliographiques
ANSCOMBRE J.-C. & DUCROT O., L'Argumentation dans la langue, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1983.

ARON T., L'Objet du texte et le texte-objet. La chèvre de Francis Ponge, Paris, Les Éditeurs Français
Réunis, 1980.

BEUGNOT B., Poétique de Francis Ponge. Le palais diaphane, Paris, PUF, 1990.

DOMINICY M., « De la pluralité sémantique du langage. Rhétorique et poétique », Poétique, n o 80,
1989, 499-514.

GENETTE G., Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Le Seuil, 1976, 377-381.

PONGE F., Entretiens avec Philippe Sellers, Paris, Gallimard Le Seuil, 1970 ;

—, Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965 ;


194

—, Œuvres complètes, éd. B. Beugnot, Gallimard, coll. « la Pléiade », 1999.

SANCHEZ J., « Force et flou des représentations dans les Romances sans paroles », Verlaine à la loupe.
Colloque de Cerisy 11-18 juillet 1996, J.-M. Gouvard & S. Murphy (éds.), Paris, Champion, 2000,
201-224.

SEARLE J., L'Intentionalité. Essai de philosophie des états mentaux, Paris, Éditions de Minuit, 1985, trad.
de Intentionality. An Essay in the philosophy of mind, 1979.

SPERBER D. & WILSON D., La Pertinence. Communication et cognition, Paris, Éditions de Minuit, 1989,
trad. de Relevance, Communication and Cognition, 1986.

NOTES
1. Cf. Sanchez (2000).
2. Par exemple, dans My creative method, 516-517 : « Ne pourrait-on pas imaginer une sorte
d'écrits (nouveaux) qui, se situant à peu près entre les deux genres (définition et description),
emprunteraient au premier son infaillibilité, son indubitabilité, sa brièveté aussi, au second son
respect de l'aspect sensoriel des choses... » et de conclure : « Ce que je tenterai de faire sera donc
de l'ordre de la définition-description-œuvre d'art littéraire » (518).
3. En particulier, dans le même recueil, outre « Le Soleil placé en abîme », ceux qui mettent en
scène des êtres animés, tels que « La Crevette », « Le Lézard », « L'Araignée », « La Nouvelle
Araignée ».
4. Hommage au père écrit après son décès.
5. L'élaboration de « La Chèvre » est contemporaine de son Malherbe (1951-1957).
6. La majuscule de Intentionalité vise simplement à distinguer le sens technique donné à ce terme
du sens commun d'intention, op. cit., 17.
7. Idem, 16.
8. Idem, 16.
9. Idem, 140-171, chapitre 4, La Causalité (causation) intentionnelle, où Searle discute et défend cette
conception « naïve » de la causalité.
10. Idem, 2627.
11. Idem, 203, à propos de la distinction entre conditions de satisfaction au sens de choses exigées
et au sens d'exigence.
12. Dominicy (1989), 504-505.
13. La force étant pour ces auteurs une notion cognitive, non-logique, liée à la genèse des
représentations et à la fréquence de leurs remémorations. Cf. Sperber et Wilson, id., 119-145.
14. 1. La femelle du bouc, animal agile, aimant à grimper, à sauter. Le lait de la chèvre. Sauter comme une
chèvre.
2. L' étoile principale ou Alpha du Cocher est nommée vulgairement la chèvre./ La chèvre Amalthée,
constellation de l'hémisphère septentrional.
15. Cf., par exemple, « L'Huître » ( Parti pris des choses), pour l'accent circonflexe, et les
commentaires qu'en fait Ponge dans ses Entretiens avec Philippe Sellers (107-116) ; également
« L'Abricot », un texte contemporain de « La Chèvre », in Pièces, pour le a, et les commentaires
dans Méthodes, « Proclamation et petit four » où il est également question de l'accent grave de la
chèvre ; l’accent grave est très important (bêlement, différence avec cheval, barbichette, etc.).
16. Cf. Genette (1976).
17. Marquée par l'emploi des connecteurs logiques au début de chaque fragment, De fait (VII), Et
pourtant (VIII), Si bien que, (IX).
195

18. Le pronom personnel elle (en italiques dans le texte), reprenant les expressions précédentes,
ma chèvre, celle de l'auteur et la chèvre elle-même, celle du propriétaire.
19. Pour un Malherbe, 149.
20. Cf. « Tentative orale », 668 : Il faut que ce mécanisme d'horlogerie (qui maintient l'objet) nous donne
l'art poétique qui sera bon pour cet objet.
21. Et l'on sait l'importance que Ponge y attachait ; cf. Bernard Beugnot, dans sa notice au Grand
Recueil, 1050.
22. En (I), puis en (VII-VIII-IX).
23. En (I), à propos des broutilles et du lait qui en est tiré, en (IV), à travers le motif de « la
corde », repris en (X).
24. En (VIII-X).
25. Par exemples, en (I) Certes/mais, en (III) d'ailleurs – mais, en (VIII) De fait/et sans doute, à quoi
répond en (IX), et pourtant, ainsi/mais pourtant, en (XI).
26. Cf. Aron (1980), passim, et notamment 40-41 et 72-73, 86 et 91.

AUTEUR
JOSEPH SANCHEZ
Professeur de français dans le secondaire.
Université de Paris 8
196

Les chaînes de la conversation et les


autres1
Francis Corblin

1 Dans ce travail, j'utiliserai deux concepts en essayant de montrer permettent de


formuler hypothèses correctes qu'ils des sur l'usage des expressions référentielles.
1. Le concept de chaîne référentielle (chaîne de référence/chaîne anaphorique), que j'ai introduit
dans la littérature linguistique à partir des travaux originaux de C. Chastain (1975).
2. Le concept de communauté épistémique originaire de recherches logiques sur la
représentation des croyances, concept discuté et utilisé dans Beyssade (1994,1998).

2 La thèse principale défendue ici est que l'usage des expressions référentielles est
radicalement différent dans la conversation et dans les autres discours, que je
caractérise comme discours à interlocuteur générique.
3 Le paramètre clé pour définir ce que j'appelle ici conversation est que du langage est
échangé entre deux protagonistes concrets, définis par un système réel de
communautés épistémiques. A s'adresse à B et ils s'identifient mutuellement comme
appartenant à un certain nombre de communautés constituées par des connaissances/
croyances partagées. Si je m'adresse par exemple à quelqu'un pour demander mon
chemin, je le vois, je sais qu'il me voit, je sais si nous nous sommes déjà vus ou non, je
sais que nous partageons un certain nombre de connaissances et de perceptions, etc.
4 J'opposerai la conversation à ce que j'appelle les discours à interlocuteur générique.
Dans ce cas, le discours s'adresse à un interlocuteur virtuel, dont le rôle est susceptible
d'être assumé par une pluralité d'individus concrets. De ce fait, celui qui le tient ne
peut faire fond sur la reconnaissance de communautés épistémiques réelles qui
relieraient les protagonistes du discours.
5 Les discours à interlocuteur générique sont typiquement monologiques, longs, et écrits,
bien qu'aucun de ces paramètres ne me semble véritablement définitoire. L'exemple le
plus typique de ces discours est constitué par l'écrit littéraire de fiction. Le discours de
fiction est presque toujours monologique, il a un seul auteur pour un temps long et son
auditoire est « générique ». Il se pourrait que ces paramètres ne soient pas
indépendants. L'échange réel entre des participants, l'alternance rapide des tours de
197

parole pourrait ne pas permettre le développement de la fiction. La fiction pourrait


supposer que dans le discours un seul sujet exprime sa subjectivité sans être
interrompu par les autres. Mais je laisserai cette question ouverte. Pour le présent
travail, je m'attacherai à montrer en revanche que la nature des entités (réelles ou
fictives) dont traite le discours ne joue pas un rôle capital. À peu de choses près, comme
on le verra, le système de termes référentiels utilisable pour les personnages
historiques et les personnages de fiction est le même. Ce qui compte réellement, c'est le
fait de savoir si une personne parle de Proust ou de Nestor Burma en conversation (à
son fils, à son collègue de bureau), ou si quelqu'un (le même éventuellement) parle de
Proust ou de Nestor Burma pour un interlocuteur générique.
6 Dans la première partie de cet article, je m'intéresserai aux concepts de chaîne
référentielle et de communauté épistémique en m'efforçant de relier ces notions.
Comme je l'ai souligné dans plusieurs travaux antérieurs (Corblin, 1995,1996), la notion
de chaîne communicative utilisée par Kripke (1972) dans sa théorie du nom propre joue
un rôle essentiel pour comprendre ce lien.
 
CHAÎNES DE RÉFÉRENCE ET CHAÎNES ANAPHORIQUES DANS
CHASTAIN (1975)

7 Commençons par reprendre à sa source la notion de chaîne référentielle, que le


philosophe du langage C. Chastain introduit sous deux espèces : chaîne amphorique et
chaîne de référence.

Appelons chaîne anaphorique une séquence d'expressions singulières apparaissant dans un


(1) contexte telles que si l'une de ces expressions réfère à quelque chose, toutes les autres y
réfèrent également1 (Chastain, 1975, 205).

8 Chaînes anaphoriques :

At eleven o'clock that morning, an ARVN officer stood a young prisoner, bound and blinfolded,
up against a wall. He asked the prisoner1 several questions, and when the prisoner 2 failed to
(2) answer, beat him1 repeteatedly. An American observer who saw the beating 1 reported that the
officer « really worked him2 over ». After the beating 3, the prisoner was forced to remain
standing against the wall for several hours.2

9 D'après Chastain, ce passage contient les chaînes anaphoriques suivantes :

(3) I. that morning

  II. an ARVN officer-he-the officer

  III. a young prisoner-the prisoner1-the prisoner2-him1-him2-the prisoner3

  IV. a wall-the wall


198

  V. an American observer who saw the beating]

  VI. the beating1-the beating2

10 Chaînes de référence :

[...] suppose that I am reading the morning newspaper and I come across the following story :
D 7 : # Houston, Texas, March 10 (UPI) – Dr. Michael DeBakey stated at a press conference
today that an artificial heart could be developed within five years. The fame Baylor University
(4)
heart surgeon said that such a development would make heart transplants unnecessary.#
I then report the fact to you by saying :
D 8 : # A doctor in Texas claims that artificial heats will be developed within five years.#

11 D'après Chastain3, il est possible de déterminer une connexion référentielle entre un


docteur, en D 8 et une personne particulière (Dr. Michael deBakey), et je ne suis pas
simplement en train d'affirmer que la classe des médecins du Texas ayant fait la
déclaration mentionnée n'est pas vide. Pour Chastain, les deux expressions sont dites
référentiellement liées dans une chaîne de référence.
12 Au-delà des discussions techniques engagées par Chastain lui-même, particulièrement
sur la notion de contexte, l'intérêt de cette approche, selon moi, est qu'elle traite de
l'usage des expressions référentielles comme moyen de « faire chaîne », c'est-à-dire de
maintenir l'attention des protagonistes sur des objets (objets de pensée ou objets réels).
13 À ce titre, les concepts de chaîne introduits par Chastain sont à comparer avec ceux que
Kripke utilise, de manière indépendante et pratiquement simultanée, pour régler le
problème du nom propre. Si le nom propre n'isole pas son référent en vertu d'un Sinn
frégéen, comment opère-t-il ? Kripke propose de considérer que le nom propre désigne
en vertu d'une chaîne communicative, ou chaîne causale, qui transmet, de locuteur en
locuteur, l'usage du nom comme référence à l'individu associé au nom par le baptême
initial.
14 Dans le cadre de ce schéma d'explication, si j'utilise un nom propre, c'est que je me
crois relié, par une chaîne communicative dont fait partie mon interlocuteur, au
porteur de ce nom. Autrement dit, le simple fait que j'utilise ce nom propre en
conversant avec vous tient pour acquis que nous appartenons conjointement à cette
chaîne communicative qui a transmis ce nom. Nous pouvons donc dire, et cela rejoint
l'intuition courante, que l'usage du nom propre présuppose l'appartenance des
protagonistes du discours à une communauté épistémique dans laquelle ce nom est
déjà en usage.
15 Le recouvrement de ces notions de chaîne est, il faut le souligner, partiel. Chastain
considère le problème dans toute sa généralité, et examine la question de savoir
comment nous maintenons la référence à des objets de pensée, ou introduisons pour
autrui des objets qui sont déjà pour nous des objets de pensée. Kripke traite, au moyen
de sa notion de chaîne communicative, la seule question du nom propre.
16 Dans la suite de cet article, je vais essayer de montrer que sur la base de la théorie du
nom propre de Kripke, et au moyen de quelques généralisations et extensions, il est
199

possible de proposer une analyse des chaînes référentielles qui rende compte de la
différence profonde qui oppose les chaînes de la conversation et les autres.
 
PAUVRETÉ DES CHAÎNES CONVERSATIONNELLES

L'anaphore pronominale comme forme basique des chaînes de


référence

17 Une propriété générale qui distingue les chaînes de référence en langage naturel des
systèmes remplissant des fonctions comparables est que les chaînes de référence
naturelles reposent, pour l'essentiel, sur des formes sous-spécifiées, pronoms ou
ellipses. Cette propriété ne fait pas de différence très significative entre les types de
discours que nous serons amenés à opposer ici pour d'autres raisons.
18 Il s'agit d'une propriété qui, pour être évidente, demande explication. Ce qui est
proposé le plus souvent, et comme une explication si naturelle qu'il n'est pas besoin d'y
consacrer de longs développements, c'est la notion d'économie. Mais pour que cette
notion joue éventuellement un rôle d'explication, il faut en fait l'intégrer dans un
réseau de considérations si complexes que le besoin d'explication se trouve seulement
déplacé. On peut ainsi résumer le schéma proposé : dans un discours, le référent dont le
locuteur entend dire quelque chose est tellement prévisible pour son interlocuteur, que
la répétition de l'expression propre à ce référent n'est pas nécessaire ; une expression
sous-spécifiée, qui n'est donc pas propre à ce référent, mais seulement compatible avec
sa mention, et par conséquent polyvalente, suffit ; ces expressions sous-spécifiées et
grammaticalisées étant plus brèves, en général, et moins nombreuses que les
expressions spécifiques, y avoir recours est économique.
19 Il suffit, comme on vient de le faire, d'essayer de reconstituer explicitement un schéma
d'explication où l'économie joue un rôle pour constater que l'essentiel est ailleurs, et
très précisément dans les présupposés du schéma : prévisibilité d'une mention,
désignateur propre, et expression sous-spéficiée.
20 On peut suggérer, par opposition, un schéma fondé sur ces présupposés 4. Les pronoms
sont des formes typiques parce que, en tant que formes non spécifiées, ils mobilisent les
deux niveaux de structure qui définissent un discours : cohérence du monde décrit,
structure et cohérence de l'événement linguistique en cours (organisation globale du
discours et configuration linguistique du contexte immédiat).
21 Ils obligent en somme le locuteur à traiter l'input linguistique en mobilisant une
lucidité et une mémoire exceptionnelle des règles de cohérence du monde, de la
hiérarchie des objets du discours, de l'activité actuelle du locuteur, et même de la
mémoire à court terme des mots prononcés. La clé de tout, c'est la sous-spécification
des pronoms.
22 Pour illustrer ce schéma sans le développer ici, considérons la succession :
(5) Marie lit une nouvelle. Elle est bien triste.
23 Le recours à une forme sous-spécifiée elle oblige à une exploration du contexte de
discours. La cohérence du monde décrit n'aide pas ici, car les femmes et les nouvelles
peuvent être tristes. La mémoire immédiate des formes linguistiques (deux GN
féminins) offre deux candidats, éventuellement hiérarchisés, l'un étant sujet, l'autre
200

non. Il faut cependant être attentif aussi à la structure du discours. Eston par exemple
engagé dans un portrait de Marie, ou s'agit-il d'une discussion sur « quoi lire ? » ?
24 La sous-spécification, en somme, ne peut être définie que par contraste à une notion
élargie de nom propre, et on peut la considérer non en termes d'économie, mais plutôt
comme contrainte de préservation des structures qui assurent la cohérence du
discours.
25 Mais naturellement, en raison même de ces propriétés très désirables, le pronom à un
gros défaut. Il demande toujours de garder à l'esprit un état antérieur du discours, sans
lui-même contenir beaucoup d'information. Il y a donc des problèmes de perte
d'information, d'ambiguïtés.
26 Le pronom sera donc hégémonique dans les chaînes, quelle que soit l'expression
antécédente, mais d'autres formes seront nécessaires.
 
Les noms propres

27 Les humains ont souvent des noms propres, et il arrive que nous les connaissions (ces
humains, leur nom propre, ou seulement ces noms propres).
28 Pour chaque individu humain, on peut construire des ensembles d'individus en
fonction de ce qu'ils savent de la relation entre le nom propre et son porteur :
(6) Communautés épistémiques engendrées par l'individu c porteur du nom propre
x.

29 Ces ensembles forment la base de ce que j'appellerai ici des communautés


épistémiques : j'emprunte le concept à la littérature présentée et travaillée par C.
Beyssade (1994, 1998).
30 Ce sont des ensembles d'individus unifiés par des connaissances ou croyances.
31 J'adopte aussi sans la discuter la théorie du nom propre de Kripke : le nom est affecté à
un individu, par une sorte de baptême, et il est transmis de proche en proche d'un
locuteur à l'autre dans une chaîne communicative. Il est rigide, c'est-à-dire qu'il est
supposé s'appliquer à cet individu en tout emploi.
32 L'usage du nom propre dans une chaîne de référence et en position référentielle vient
avec l'implicature que ceux qui sont reliés par cet usage appartiennent à l'une de ces
communautés épistémiques.
33 Pour la « connaisance de a », toutes les variantes sont possibles :
• accointance directe, par les sens, avec a ;
• relation indirecte : vous connaissez b qui a une accointance directe (ou indirecte) avec a. Par
exemple, vous savez que le dentiste de votre fils s'appelle « X ».
34 Le premier cercle :
201

35 L'usage le plus simple, en conversation, présuppose que nous appartenions à la


communauté épistémique (1), le premier cercle. Nous sommes dans une communauté
dans laquelle le nom « X » a cours, et nous savons qui il désigne.
36 Il est parfaitement incongru de s'adresser à quelqu'un en lui disant :
(7) Nicole vient de trouver un emploi.
37 si notre interlocuteur n'appartient pas au premier cercle. L'usage que je fais du nom
propre en m'adressant à lui présuppose, ou a pour implicature que lui et moi
appartenons à ce premier cercle (1).
38 En conversation, par conséquent, nous admettons (8) :
(8) Usage de NP par a pour b = Présuppose (a : « a et b appartiennent à CE NP »)
39 Je propose d'ajouter la contrainte suivante, qui est à la base des principaux
développements de cet article :
(9) Si a et b appartiennent à CENP, NP est le seul désignateur autorisé pour son
référent.
40 Cette contrainte dit que si vous présupposez que votre interlocuteur et vous
appartenez à une communauté épistémique dans laquelle un nom propre (c : X) est en
usage, ce NP X est le seul désignateur autorisé pour c.
41 J'essaierai ultérieurement de faire de cette contrainte l'application d'une règle plus
générale, qui stipule que si vous présupposez que votre interlocuteur et vous
appartenez à une communauté épistémique dans laquelle un désignateur « propre » est
en usage, il est le seul autorisé.
42 Nous ajoutons une maxime générale dont nous avons parlé précédemment, et qui ne
concerne pas en propre la conversation :
(10) Utiliser un pronom chaque fois que son usage est possible.
43 Notre point principal étant ailleurs, nous n'en dirons pas plus ici sur les cas dans
lesquels l'usage d'un pronom n'est pas possible. Pour fixer les idées, on peut en rester
aux cas simples dans lesquels l'usage d'un pronom est quasi-impossible ou bien parce
que son référent n'a pas été introduit, ou bien parce que son usage génère une
ambiguïté non voulue.
44 Ce système très contraignant semble en fait dériver les usages les plus typiques en ce
qui concerne la construction des chaînes de troisième personne dans la conversation.
45 Si votre fils s'appelle Pierre, et si vous êtes dans une conversation avec un interlocuteur
pour lequel ce NP est en usage, donc un interlocuteur appartenant à CE Pierre il n'y aura
pas d'autre désignateur possible que Pierre et il. Cela implique notamment que mon fils
ne sera pas alors un désignateur possible.
46 Il est strictement impossible de trouver dans ces chaînes de conversation des chaînes
de référence du type :
(11) Proust est un auteur très curieux. L'auteur de La Recherche fascine.
(12) Céline a maintenant un emploi. La jeune fille cherche donc un logement.
47 Nous ne faisons pas toujours de différence très nette, dans la conversation, entre
l'usage pour les personnages familiers et l'usage pour les personnages historiques
connus. La question du choix du nom propre étant réglée (prénom, nom de famille,
nom complet) – et nous ne procédons pas de la même manière pour nos enfants et les
écrivains célèbres –, alors ce nom propre devient, en conversation, le seul désignateur
autorisé.
202

48 La croyance que votre interlocuteur appartient, comme vous, au premier cercle n'est
que le cas le plus simple, et il y a des situations plus complexes. La suivante, par
exemple : Le locuteur a appartient au premier cercle pour NP, mais il ne sait rien de b à
cet égard. En principe le Nom propre est inutilisable sans quelque introduction qui a
valeur d'affirmation d'existence de c et d'appartenance de a au premier cercle.
(13) — Je suis allé voir X.
— ?
— X, le dentiste chez qui je vais maintenant.
(14) Je suis allé voir X, mon dentiste.
(15) J'ai vu X, le nouveau ministre des sports, à la télé.
49 Même ici, la situation reste délicate pour b, car il vient d’acquérir une relation nom-
porteur ; il apprend par là que ce nom est en usage dans une communauté épistémique
à laquelle il n'appartient pas encore.
50 Je pense que si pour une raison quelconque le principe « Préférez un pronom » était
battu en brèche, l'interlocuteur serait vraiment en difficulté pour savoir s'il dira X, ou
ton dentiste, ou le dentiste. C'est que l'introduction dans une nouvelle CE demande un peu
de temps, comme l'entrée dans chacune des communautés imaginables.
51 Dans ce cas, le temps requis est peut-être celui qui est nécessaire pour passer du
deuxième cercle au premier. Mais on peut discuter pour savoir si le sujet b auquel on
vient d'apprendre ce nom a jamais été dans le deuxième cercle. Celui-ci correspondrait
plutôt à la situation dans laquelle on intercepte l'usage d'un nom sans savoir grand-
chose de son porteur. Conversation surprise dans la rue, etc.
52 La situation de passage du troisième cercle au premier est ritualisée dans les
présentations, mais peut prendre naturellement des voies plus compliquées. Cette
question joue un rôle considérable dans les textes de fiction qui introduisent des noms
pour les personnages (voir sur ce point les travaux de M. Léonard).
 
Les chaînes sans Nom de la conversation

53 Toutes les chaînes de la conversation n'utilisent pas des noms propres ; il y a des
situations dans lesquelles nous n'avons pas de nom pour un individu, ou dans lesquelles
nous ne pouvons pas présupposer la co-appartenance à une CE N.
54 Ce qui s'impose, ce sont alors les désignateurs définis 5, relationnels (possessifs) ou non :
ma sœur, sa femme, le prof, la vendeuse, le médecin, le voisin du dessus, etc. Il en va de même
pour les objets ou lieux : la cuisine, la pièce d'à côté, la voiture, la mairie...
55 Comme le disent explicitement certaines théories du défini, dont la mienne (Corblin
1987), l'usage de ces définis présuppose l'identification d'un domaine d'interprétation
dans lequel la description associée à le ait valeur singularisante. L'usage d'un tel
désignateur par a présuppose donc qu'il partage avec b son interlocuteur, le repérage
du domaine pertinent.
56 L'usage de ces désignateurs semble concerné par une contrainte générale, dont nous
avons vu un exemple avec le nom propre : si pour un objet c l'usage possible d'un de ces
désignateurs est présupposé, il est le seul utilisable pour cet objet. Ainsi, si vous
utilisez, dans la conversation le désignateur la cuisine, il deviendra le seul utilisable. Et
même si la cuisine est la pièce qui se trouve en face du salon, il sera difficile d'utiliser la
pièce d'en face. Supposons le dialogue suivant au téléphone :
203

(16) — Tu es où, en ce moment ?


— Dans le salon.
— Bien. Alors entre dans la pièce juste en face.
57 Ce dialogue n'est pas du tout naturel si les deux interlocuteurs partagent la
connaissance que cette pièce est la cuisine. Le principe général semble être que si pour
un individu c, on peut présupposer une communauté épistémique telle que la
désignation de c au moyen d'un désignateur propre x soit possible, x est le seul
désignateur autorisé pour c.
58 Ce principe correspond, pour une part, à l'idée reçue selon laquelle, dans une
communauté épistémique, il faut qu'une chose ait un nom : parmi l'ensemble des
descriptions qui s'appliquent à un lieu ou à un objet, l'une d'entre elles est distinguée,
que nous avons appelée son « désignateur propre ». C'est peut-être dans cette unicité
que réside la spécificité de la notion de nom, par rapport à celle de description vérifiée
par un objet. Bien que la question soit manifestement d'un grand intérêt, je ne
discuterai pas ici du point de savoir pourquoi telle description est sélectionnée comme
nom, et non telle autre. C'est seulement le principe même qu'une et une seule des
désignations « possibles » d'un objet soit sélectionnée comme son désignateur propre
pour une communauté épistémique que nous mettrons en avant.
59 Ce principe pourrait expliquer directement que des désignateurs quasi génériques (la
pièce, l'objet, l’animal, le meuble), sur lesquels nous reviendrons, sont très peu utilisables
en conversation pour varier les chaînes. Leurs seules occurrences autorisées sont dans
des répétitions littérales du type : une pièce, la pièce, un animal, l'animal, etc.
 
Désignateurs génériques et familiarité

60 Revenons aux chaînes de référence concernant les humains. Nous avons donc deux cas
de figure au moins en conversation : nom propre/pronom (type Pierre, il ), ou
désignateur défini/pronom (type ma sœur, elle ). Naturellement, cela semble d'une
grande pauvreté, et on en vient à s'interroger sur les moyens de varier la dénomination
dans les chaînes.
61 Qu'en est-il de ces GN quasi génériques tels, l'homme, le monsieur, la dame, le type, la fille,
le mec, la nana, qui sembleraient a priori des candidats à examiner ?
62 On constate que leur usage est en fait sévèrement contraint. Si un nom propre est
utilisé dans une chaîne de conversation, aucun de ces termes n'est utilisable, sauf dans
des expressions quasi figées de type :
(17) Gonflé le type ! Sympa, la nana !
63 Mais il est vraiment difficile d'avoir, en conversation, des successions de type :
(18) Pierre vient manger demain soir. Le garçon (type/mec) arrivera vers huit
heures.
64 Mon hypothèse est que l'usage de ces définis à contenu très générique est incompatible
avec le degré de familiarité que suppose la capacité à utiliser un nom propre ou un
désignateur plus spécifique. Il seraient donc, en fait, des indices de non-familiarité des
protagonistes avec les individus en question.
65 Je tenterai de confirmer ce point en examinant des exemples sans nom propre.
Considérons un exemple comme (19) :
204

(19) a : J'ai appelé mon frèrei.


b : Et qu'est-ce qu'il a dit, *le typei ?
66 Dans cet exemple, l'usage de le type pour faire chaîne avec mon frère est impossible.
Notez que cela ne dépend en aucune manière de l'identité de b et de ses relations avec
a. Le simple fait que l'un des protagonistes présente l'individu comme l'un de ses
proches suffit à interdire, pour tout protagoniste de la conversation, le recours à l'un des
termes de la série : l'homme, la femme, le type, la fille, etc.
67 Il me semble en revanche que dans (20) la succession est beaucoup plus naturelle :
(20) a : Le type en panne a appelé sa sœur.
b : Et qu'est-ce qu'elle a dit, la nana (la dame) ?
68 Le point serait donc que ces désignateurs très génériques ne peuvent s'utiliser que si
aucun des protagonistes n'est en relation de familiarité avec l'individu.
(21) J'ai appelé la vendeuse. La fille a été très correcte...
69 Ce qui est remarquable ici, c'est que la notion de familiarité, qui n'est pas indépendante
de la notion de CE (via Kripke) contraint même l'usage des chaînes sans nom propre. On
peut aussi formuler les choses de la manière suivante : les seules chaînes pour
lesquelles les désignateurs de type générique sont admis concernent des individus qui
n'ont pas de relation de familiarité avec les protagonistes du discours. La raison
pourrait en être qu'alors, si l'individu n'est pas familier, aucun des protagonistes n'a à
sa disposition de désignateur plus spécifique (de type Jean, ma sœur, mon dentiste). Il
s'agirait alors, simplement d'une application du principe relatif à l'unicité du
désignateur accessible dans une communauté épistémique. Le phénomène serait
reconstruit ainsi : si l'individu désigné est un familier d'un protagoniste, celui-ci
appartient à une CE dans laquelle un désignateur propre est en usage pour l'individu ;
tout usage d'un autre désignateur, particulièrement générique, présuppose en
revanche qu'aucun des protagonistes n'appartient à une CE de ce type (le désignateur
générique est bien alors le désignateur propre de cet individu).
70 C'est peut-être la raison pour laquelle on a beaucoup de mal à trouver des définis quasi-
pronominaux qui ne soient pas légèrement méprisants ou au moins « familiers » dans le
sens antagoniste de « péjoratif » : le mec, le type, le gus, le keum, la nana, la meuf, la
gonzesse. Les désignateurs génériques étant réservés à des individus non-familiers, ce
sont aussi des individus qu'il est possible de traiter de façon plus cavalière, donc à l'aide
de termes lexicaux impliquant une certaine « distance ».
71 Il est possible aussi que ces considérations permettent d'expliquer que l'homme, la
femme, la dame, le monsieur, sont des formes beaucoup moins usitées en conversation
pour varier les chaînes. Il va de soi, dans tout ce développement, qu'on ne prend pas en
compte les successions un homme, l'homme, mais seulement des successions dans
lesquelles l'homme, la femme, seraient utilisés pour varier l'expression dans des chaînes
où figureraient des désignateurs plus spécifiques, tels que Pierre, la vendeuse, mon
dentiste.
72 La présente approche permet de l'expliquer assez simplement : si les désignateurs
génériques sont exclus pour des individus « familiers », ils ne seront utilisés que pour
des individus « distants », ce qui prédispose à l'usage de termes qui véhiculent
précisément cette distance et, souvent, le peu de cas que l'on fait de ces individus. Les
termes neutres comme l'homme, la femme vont en ce sens être les plus défavorisés, car
205

ils sont dépourvus de toute valeur lexicale marquant la distance à l'égard de leur
référent. Le résultat est qu'ils seront très peu usités pour varier les chaînes.
73 Le résultat est particulièrement net : les chaînes de référence de la conversation sont
d'une grande pauvreté. Leur forme typique est constituée de pronoms et d'un
désignateur (désignateur propre).
74 Nous avons proposé une ligne d'explication pour ce phénomène qui s'exprime en
termes de communautés épistémiques. L'usage d'un nom propre présuppose la co-
appartenance à la communauté épistémique dans laquelle il a cours, et il en va ainsi
pour l'usage d'un désignateur spécifique comme la cuisine. L'emploi de tout autre
désignateur (l'homme, la pièce) supposerait en quelque sorte que l'on renie cette
communauté. Or, renier une l'appartenance à une telle communauté est complètement
impossible, sauf sur le mode ludique : une communauté étant un ensemble d'individus
définie par l'usage régulier d'un terme pour un individu, on est ou on n'est pas un
élément de cet ensemble.
 
RICHESSE DES CHAÎNES NON-CONVERSATIONNELLES

Propriétés générales des discours à interlocuteur générique

75 Rappelons l'opposition que nous avons faite au début de cet article entre conversation
et discours à interlocuteur générique. Nous supposons, peut-être à titre provisoire, que
cette opposition sépare l'ensemble des discours en deux sous-ensembles disjoints : il
faut qu'un interlocuteur soit réel ou générique.
76 Nous pensons que cette opposition est la clé véritable de toute une série d'oppositions
qui ont été souvent mentionnées dans la littérature, y compris dans la littérature
concernant l'acquisition du maniement des chaînes de référence.
77 Le discours typique représentant la catégorie du discours à interlocuteur générique
(que nous abrégerons, si nécessaire, DIG) est le monologue narratif écrit.
78 Il est facile de constater, dans un premier temps, que c'est seulement dans ces discours
que toute la lyre des variétés de chaînes et notamment les Proust, l'écrivain, Chirac, le
Président de la république, Marie, la jeune fille peut se rencontrer. Il est très facile de s'en
persuader soi-même, en se demandant où on se juge capable de « placer » chacune de
ces successions. Il est très facile de les écrire, de les prononcer dans un cours, mais
rigoureusement impossible de les utiliser dans le face-à-face en parlant à sa fille, à sa
voisine, à sa collègue.
79 Les choses sont suffisamment frappantes pour que l'on ait un peu de mal à écarter
l'idée qu'il s'agirait d'une pure marque (au fond arbitraire) de registre de discours :
Proust... l'écrivain serait un tic de l'écrit, de l'écrit académique, etc. C'est tellement net
que cela peut suffire, au moins si on ne cherche pas à comprendre. Cette vue pourrait
même être renforcée par un semblant de justification fondé sur la nécessité de
« varier » l'expression dans les discours écrits auxquels l'esthétique n'est pas
indifférente.
80 Mais c'est tout de même un peu court. Supposons que l'on considère la variation dans
les chaînes comme marque conventionnelle de l'écrit. Pour qu'il en soit ainsi, il faudrait
d'abord dire que les contraintes sur la conversation (désignateur propre/pronom) ne
206

sont pas de mise dans le discours écrit. Et c'est précisément ce point qui demande une
explication que je vais tenter maintenant.
81 La pauvreté des chaînes de la conversation, j'ai essayé de la justifier en disant qu'elle
était liée à l'existence de communautés épistémiques effectives qui réunissent des
interlocuteurs concrets dans le face-à-face de la conversation. Je sais, par exemple que
Pierre est en usage entre nous pour un individu, et tout autre désignateur que
pronominal échangé entre nous ferait fi de cette communauté.
82 Si maintenant je ne m'adresse pas à toi qui es en face de moi, mais que j'adresse mon
discours « à celui qui le lira », ou « qui l'entendra », il m'est très difficile de m'appuyer
sur un réseau de communautés épistémiques effectives, notamment pour ce qui
concerne des personnages qui ne sont pas de notoriété publique, ma fille, par exemple,
ou un personnage que je viens d'inventer.
83 S'il s'agit de fiction, il est évident qu'il n'y pas de communauté épistémique réelle
susceptible de réunir le locuteur et son récepteur. La connaissance que le locuteur
prétend avoir de son héros n'est partagée par personne. Aucune des communautés
indiquées dans le schéma ci-dessus n'existe.
84 Or les textes de fiction se trouvent dans une situation ambiguë et artificielle.
85 Ils présupposent effectivement une communauté de réception large (de lecteurs), mais
parlent le plus souvent de personnages dont la communauté épistémique d'inscription
du nom serait étroite : ils parlent le plus souvent de personnages privés, dont le nom et
les attributs ne sont censés être connus que d'un cercle restreint. Pour grossir le trait,
l'auteur de fiction raconte à tout le monde les faits et gestes d'un individu qui ne sont
en principe connus que d'un cercle restreint. De plus, si l'auteur s'inscrit dans la
communauté épistémique étroite de ceux qui peuvent utiliser le nom d'un personnage
privé, il s'agit, pour la fiction, d'un jeu. Rien n'empêche par conséquent l'auteur d'user
parfois de noms propres à usage très restreint comme Camille, Laurent, Thérèse, et à
d'autres moments de les désigner comme les trois promeneurs.
86 On peut essayer d'en déduire, simplement, qu'aucune contrainte formulée en termes de
CE ne vaut dans un DIG, parce que, par définition, aucune CE réelle n'est pertinente
pour un DIG. On autoriserait donc à son auteur ce qu'on ne tolèrerait jamais de son
partenaire de conversation. Il pourra écrire, s'il veut : Marie... la jeune fille, alors qu'on
n'utiliserait jamais cette succession dans la conversation. Car si on avait utilisé Marie
avec un interlocuteur réel, présupposant qu'on traite celui-ci comme membre de la
communauté où le nom est en usage, on ne peut en faire fi à la phrase suivante en
utilisant la jeune fille qui présuppose que votre interlocuteur est hors de ce domaine.
87 En revanche, on comprend que, s'il s'agit de fiction, l'interlocuteur générique ne se
trouve en fait ni dedans ni dehors, cette communauté étant simulée par l'auteur.
L'interlocuteur générique pourra être traité, au gré de l'auteur, comme un membre du
cercle restreint ou un prénom est en usage et, au cours du même discours, comme un
interlocuteur avec lequel il est possible d'utiliser des désignateurs présupposant de la
distance vis-à-vis du référent comme l'homme, ou la jeune fille. Une autre facette de cette
même réalité est que le DIG est monologique, et centré pour un temps assez important
sur un nombre d'individus restreint, qui doivent être officiellement introduits dans le
discours. Un effet évident de cette contrainte est que la source possible d'un
désignateur générique (l’homme, la jeune fille) est presque nécessairement contenu dans
la série des mentions antérieures. Le discours ainsi défini est centré (il est monologique
207

et il concerne un sujet, un thème, un personnage, éliminant toute possibilité de coq-à-


l'âne, de deixis, d'interactivité, etc. typique de la conversation). Il est donc fortement
anaphorique, au sens large. Cela semble fournir une autre détermination qui libère
l'usage anaphorique des désignateurs génériques, comme la jeune fille, la pièce, l'animal,
etc.
88 Je résume sur un exemple schématique les forces à l'œuvre dans la succession Marie, la
jeune fille.
89 Si nous sommes en conversation et que Marie soit utilisable, le désignateur la jeune fille
est exclu pour désigner Marie, en vertu de la contrainte sur le désignateur propre, et
s'interprétera, s'il est accepté, comme désignation d'une autre jeune fille vis-à-vis de
laquelle les protagonistes du discours n'ont pas de familiarité.
90 Dans un discours à interlocuteur générique, la référence à un individu nommé Marie en
fait un candidat de premier plan pour toute désignation ultérieure (nature
essentiellement anaphorique de ce type de discours) ; comme il n'y a pas dans un DIG
de CE réelle imposant l'usage du désignateur propre (à cette CE) et réservant les
désignateurs à contenu générique à des individus non-familiers, la jeune fille sera licite
dans une chaîne.
91 Quelle est la conséquence attendue sur les chaînes de référence des discours à
interlocuteur générique ? En principe, tous les cas de figure vont être possibles. Les
chaînes peuvent être très différentes les unes des autres, d'un auteur à l'autre, d'un
genre à un autre, d'une époque à une autre. On peut trouver des chaînes très proches
des chaînes conversationnelles, donc très pauvres (nom propre/pronom), et des
chaînes très riches par la diversité de leurs désignateurs qui seraient impossibles en
conversation, et de ce fait fonctionnent comme marque typique des DIG.
 
Quelques exemples et cas particuliers
Flaubert et Zola

92 J'avais, dans mon article de 1983, mis en relief la différence entre deux auteurs, le
Flaubert de l'Éducation sentimentale et le Zola de Thérèse Raquin. Le point qui m'avait
alors frappé c'est que Zola, et non Flaubert, utilise à profusion pour ses personnages de
premier plan des descriptions définies. Voici un exemple significatif :
L'artiste resta seul avec Thérèse.
La jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguement devant elle. Elle
semblait attendre en frémissant. Laurent hésita, il examinait sa toile, il jouait avec
ses pinceaux Le temps pressait, Camille pouvait revenir, l'occasion ne se
représenterait peut-être plus. Brusquement le peintre se tourna et se trouva face à
face avec Thérèse. Ils se contemplèrent pendant quelques secondes.
Puis, d'un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme contre sa
poitrine (Thérèse Raquin, Chapitre VI).
93 J'avais traduit cette opposition en termes de désignation rigide (Flaubert)/désignation
contingente (Zola). Je pense que cette distinction reste valide.
94 À la lumière des présentes remarques, une autre opposition s'impose également : les
chaînes de Flaubert sont très proches des chaînes de la conversation, alors que celles de
Zola en sont très éloignées, et pourraient passer pour un exemple particulièrement
typique de ce qui est spécifique aux chaînes des discours à interlocuteur générique. Je
ne discuterai pas ici en détail les prolongements possibles de ce nouvel angle de vue sur
208

la différence entre les deux auteurs, mais il me semble qu'ils pourraient être
intéressants. Flaubert, par son usage exclusif de l'alternance Frédéric/il, Madame Arnoux/
elle, est en substance celui qui joue le moins des variations de CE autorisées par la fiction.
Nous plaçant très vite dans une CE où « Frédéric » est en usage, après une introduction
au moyen d'une description, Flaubert, en substance, nous y laisse en permanence ; il en
ira de même pour « Madame Arnoux », le choix de ce désignateur spécifique (opposé
par exemple au prénom de l'héroïne), pouvant même laisser supposer que c'est un seul
et même ensemble de personnes qui justifie l'emploi de ces deux désignateurs. En fait,
Flaubert ne joue jamais à nous introduire dans une CE où « Marie » serait en usage.
 
Personnages de fiction et personnages illustres

95 Les personnages historiques posent-ils à cette théorie des problèmes particuliers ? On


peut en effet les définir en disant que leur nom est en usage pour tous les sujets reliés
par le langage : ils définiraient des communautés épistémiques très larges.
96 Or, les oppositions de fonctionnement semblent bien être identiques à celles que nous
venons de mettre en évidence : Russell/le philosophe n'est pour moi envisageable que
dans un cours, une biographie, etc. et jamais en conversation, même si mon
interlocuteur est un philosophe du langage. Par conséquent, l'usage serait le même que
celui de Mariella jeune fille : impossible en conversation, légitimé dans un discours à
interlocuteur générique.
97 On pourrait s'en étonner et éventuellement y voir un problème pour le présent système
d'explication. On peut aussi considérer que les faits sont prédits par l'hypothèse que le
trait pertinent est le caractère générique de l'interlocuteur et le fait que le discours est
monologique et centré sur un nombre limité d'individus. D'une part, le degré de
familiarité avec le personnage pourra considérablement varier d'un lecteur à un autre :
certains sauront que le nom existe, d'autres sauront que son porteur est philosophe,
d'autres qu'il a écrit un éloge de la paresse, etc. En outre, on peut même penser que
l'alternance des désignateurs, notamment ceux qui exhibent la catégorie générale dans
laquelle le personnage a acquis une notoriété, servira de guide pour les ignorants et les
aidera à passer d'un cercle à l'autre. D'ailleurs, on observera que pour ces personnages
publics, les désignateurs très génériques (l'homme, la femme), semblent particulièrement
difficiles à employer (encore plus que pour les personnages de fiction). En fait cela
s'explique si le désignateur générique est l'indice d'une non-familiarité impliquant la
méconnaissance du nom. Cette hypothèse serait exclue pour les personnages
historiques connus.
 
Nom propre complet et prénom

98 Les communautés épistémiques présupposées par le Nom propre complet et le prénom


ne sont pas identiques : le prénom présuppose un cercle plus étroit, et davantage de
familiarité entre les protagonistes du dialogue et l'individu. Rappelons que je
m'intéresse ici à l'usage des noms pour désigner une troisième personne du dialogue,
non à l'usage des noms comme vocatifs.
99 Le nom complet renvoie à une communauté plus large, et à l'absence de familiarité
entre l'utilisateur et l'individu. Les normes qui définissent ces usages sont des
conventions sociales6 ; en principe, dans une situation donnée, elles imposent des
choix : aujourd'hui, par exemple, dans un cercle autorisant le prénom, le nom complet
209

est prohibé ; dans un cercle qui n'autorise pas l'usage du prénom, celui-ci n'est pas
admis d'emblée, le nom complet est nécessaire, mais il peut ensuite être réduit au nom ;
le nom complet peut alterner avec Madame X ou Monsieur X, sous certaines conditions,
notamment d'âge, etc.
100 Toutes ces conventions sont à étudier dans le détail. Elles sont naturellement sujettes à
des variations selon les pays et les époques. Je me limite ici à une seule question. Dans
quelles conditions l'alternance du nom complet (prénom nom) et du prénom est-elle
licite aujourd'hui dans une chaîne ?
101 Considérons un cercle qui accorde à tous l'usage d'un prénom pour un individu proche.
Il est alors difficile que le nom complet soit utilisé en alternance avec le prénom. Dans
une famille, par exemple, on ne peut désigner sa fille par son nom complet, sauf usages
très marqués. C'est par exemple souvent la forme dont on se sert pour faire des
reproches à ses proches.
102 La maxime pertinente a déjà été utilisée précédemment : le désignateur le plus
spécifique est obligatoire ; ce qu'on pourrait encore formuler ainsi : le désignateur
identifiant la plus petite communauté réunissant les protagonistes est le seul utilisable.
103 En conversation, ces règles sont strictes : si vous avez l'usage du prénom, il est
obligatoire. Si vous ne l'avez pas, le nom complet, éventuellement abrégé au nom de
famille, au moins pour les hommes, est le seul possible, la réduction au nom de famille
disant aussi quelque chose en termes de familiarité ou de distance.
104 Qu'en est-il des personnages publics dans notre société ? En conversation, c'est très
clair : nous utilisons un et un seul désignateur : selon notre interlocuteur, nous dirons
Chirac, ou Jacques Chirac, et l'alternance, ici, sera rare.
105 La répétition constante du nom complet est exceptionnelle, l'alternance nom complet/
prénom est très exceptionnelle également. Cette dernière peut apparaître cependant
dans certains cas. Un exemple remarquable est celui des journalistes spécialisés qui
s'appuient sur la communauté épistémique des habitués, et pratiquent l'interview qui
est une conversation, malgré tout, et qui tend donc à légitimer l'usage du prénom. On
observera donc des passages fréquents au prénom, qu'il est très difficile de s'autoriser
soi-même en conversation avec des proches.
106 La situation des textes de fiction demande à cet égard des études minutieuses. Il est
cependant banal d'observer qu'en général, l'alternance nom complet/prénom y semble
beaucoup plus libre.
107 Je me contenterai pour finir d'un exercice pratique fictif que j'avais proposé dans un
travail antérieur pour essayer de comprendre comment le texte littéraire travaille le
nom. Prenons un roman de M. Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein ; enlevons toutes les
occurrences de prénoms et de noms complets, et essayons ensuite de deviner ce que
l'auteur a effectivement écrit.
108 Nos erreurs mesurent la différence entre ce texte à interlocuteur générique et la
conversation qui, s'agissant de personnages privés, exclut toute variation, et
certainement aussi la quantité d'information littéraire supportée par ces choix. Il n'est
pas difficile de voir à quel point le système est complexe, et combien il s'écarte des
usages typiques du discours ordinaire.
109 Je rappelle que ce roman de Duras est à la première personne, et que le narrateur est un
acteur de l'intrigue.
210

110 Sur le plan littéraire, le roman est marqué par l'étrangeté des noms propres : Lol V.
Stein, utilisé dans le titre, semble lui-même un patchwork de connotations renvoyant à
différentes onomastiques. Les noms propres des autres personnages connotent des
langues et pays différents. La complétude du nom est aussi mise en relief dans le roman
lui-même qui révèle par bribes le nom complet de l'héroïne : Lola Stein (41), Lol Valérie
Stein (155).
111 Il y a dans le roman un micro-système simple bien que très peu naturel. Deux
personnages sont mentionnés constamment et sans exception par leur nom complet :
Michael Richardson et Anne-Marie Stretter.
112 Il se trouve que ces deux personnages restent extérieurs aux analyses du roman, bien
que leur rôle soit crucial. De fait le narrateur n'est pas censé les connaître.
113 Ce qui frappe en outre dans ce roman, c'est l'alternance nom complet/prénom (abrégé
pour Lol).
114 Le premier mot du texte est un nom presque complet, Lol V. Stein, le second paragraphe
du roman en introduit un second, Tatiana Karl. Un glissement ensuite s'effectue aussitôt
vers l'usage des prénoms, Tatiana et Lol. Contrairement à ce qu'on attendrait dans un
discours ordinaire, le roman n'en reste pas à cet usage des prénoms, mais ne cesse de
faire alterner ensuite nom complet et prénom pour les deux héroïnes.
Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la
maladie de Lol V. Stein.
Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les
origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues
d'éclore par la grande affection qui l'avait toujours entourée dans sa famille et puis
au collège ensuite. Au collège, dit-elle, et elle n'était pas la seule à le penser, il
manquait déjà quelque chose à Lol pour être – elle dit : là.
115 L'alternance prénom/nom complet est en elle-même une différence très nette vis-à-vis
d'un usage conversationnel, car elle viole la maxime donnée précédemment. Le
narrateur a accès au prénom, et l'utilise, ce qui en général tend à prohiber le retour du
nom complet.
116 En fait, c'est probablement la situation d'énonciation du roman elle-même qui justifie
cette alternance. Le narrateur passe sans cesse d'une communauté étroite, son cercle
d'intimes, où les prénoms sont obligatoires, et le cercle plus large, de l'opinion
publique, des lecteurs, pour lesquels le prénom n'est pas accessible.
117 De manière plus générale, le prénom apparaît facilement dans les textes de fiction pour
les personnages mis au centre du récit. Comme si les suivre de près créait une
familiarité telle qu'elle en autorise l'usage. Peut-on ajouter que l'usage du prénom est
d'autant plus aisé que le texte entre dans l'analyse des pensées du personnage, le
prénom connotant l'intimité ?
118 Ce que le roman de Duras a de plus remarquable pour cette catégorie de discours où la
liberté est la règle, c'est, à mon sens, le tempo : les passages entre les deux sphères
d'énonciation sont constants, rapides et relativement imprévisibles, en somme une
manière de montrer comment l'histoire est vue de l'intérieur et de l'extérieur
successivement.
119 En effet, la situation typique, illustrée par exemple par Balzac, semble être la suivante :
passage du nom complet au prénom, puis retour ponctuel, assez rare, au nom complet,
211

en général dans des contextes de mise au point, de bilan, d'événement public et


marquant :
David Séchard fit au lycée d'Angoulême les plus brillantes études. (...) Tout en
apprenant son métier, David acheva son éducation à Paris. Le prote des Didot devint
un savant. Vers la fin de Tannée 1819, David Séchard quitta Paris sans y avoir coûté
un rouge Hard à son père (Balzac, Illusions perdues).
120 Dans le texte de fiction, l'accès au prénom est simulé, et non réel. L'auteur simule avec
son lecteur une communauté épistémique où l'usage du prénom serait admis pour les
personnages dont nous devenons en quelque sorte des familiers.
121 Notons que c'est l'usage effectif du prénom par l'auteur qui légitime son usage ultérieur
pour le critique ou le lecteur, comme si lui seul était habilité à autoriser cette
familiarité, d'où sans doute cette étrangeté des propos de A. Thibaudet parlant de
Marie Arnoux :
Pour Frédéric, Marie est à elle seule ce qu'est le monde confus et romanesque pour
Emma : la figure du bonheur.
122 L'étrangeté tient à ce que personne dans le roman n'utilise ce prénom, ni l'auteur ni
aucun des personnages, et que Madame Arnoux est pour le roman un personnage
opaque. Un critique d'aujourd'hui obtiendrait le même effet en parlant d'Anne-Marie et
de Michael.
123 Mais l'auteur peut, à tout moment, revenir à une communauté épistémique plus large,
dans laquelle l'accès au prénom est interdit, et le nom complet obligatoire. En
substance, l'auteur est à mi-chemin entre le récit concernant un ami (presque)
commun et le rapport de police ou la chronique des faits et gestes d'un personnage
public.
 
CONCLUSION

124 Nous reprenons ici sous une forme condensée les points principaux avancés dans cet
article.
125 Le choix des désignateurs dans la conversation est très contraint. Il résulte de la
nécessité de tenir compte des relations de familiarité effectives entre les protagonistes
et l'individu et de choisir le désignateur le plus propre à l'individu pour cette
communauté. Cette contrainte tend à imposer un désignateur unique par conversation,
une sorte de nom propre au sens large.
126 Il en résulte une grande pauvreté des chaînes conversationnelles qui sont réduites à
l'alternance d'un désignateur et de pronoms.
127 En somme, la conversation est régie par des maximes sur l'usage des désignateurs dont
l'effet est de maintenir l'identification des communautés épistémiques concrètes,
réelles, qui rassemblent les interlocuteurs.
128 On a opposé ici à la conversation la notion de discours à interlocuteur générique (le plus
souvent monologique, souvent écrit, fictionnel ou non). Par définition, ce type de
discours n'est pas contraint par les relations de familiarité effectives entre locuteur
récepteur et objet. Il ne relie pas un locuteur et un récepteur ancrés et définis par un
ensemble spécifié de communautés épistémiques. Il s'agit d'un discours dans lequel un
locuteur exprime ses connaissances, croyances et fictions pour un interlocuteur
générique. Ce type de discours n'est pas contraint par l'existence de communautés
212

épistémiques réelles associant un « nom propre » à chaque triplet locuteur-récepteur-


référent. Il repose sur la simulation de relations de familiarité, ce qui ouvre la
possibilité de jouer des relations différentes au cours d'un seul et même discours et
d'une même chaîne de référence.
129 C'est là, à mon sens, que réside la clé de l'énigme soulevée par l'opposition radicale
entre la pauvreté des chaînes de référence de la conversation, révélée par
l'impossibilité d'y trouver des successions de type Marie... la jeune fille, ou Proust...
l'écrivain, et la richesse des chaînes pour les discours à interlocuteur générique, où de
tels enchaînements sont typiques.

BIBLIOGRAPHIE
 
Références bibliographiques
ACHARD-BAYLE G., Grammaire des métamorphoses : référence, identité, changement, Bruxelles, Duculot,
2001.

GARY-PRIEUR M.-N., Grammaire du nom propre, Paris, PUF, 1994.

BEYSSADE C., Les Modalités épistémiques dans un système multi-agent, Thèse, Université de Caen,
Laboratoire d'informatique, 1994 ;

— Sens et savoirs : des communautés épistémiques dans le discours, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 1998.

CHASTAIN C, « Reference and Context », Language Mind and Knowledge, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 1975, 194-269.

CORBLIN F., « Les désignateurs dans les romans », Poétique, n o 54, 1983, 119-121 ;

—, Les Formes de reprise dans le discours, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1995 ;

—, « Noms et autres désignateurs dans la fiction », in Léonard et al. 1996, 95-107.

KRIPKE S.A., Naming and Necessity, Oxford, Basil Blackwell, tr. fr.

Paris, Éditions de Minuit par F. Récanati & P. Jacob, 1980. LÉONARD M., « Balzac et l'absence de
nom », Les Noms du roman, Université de Montréal, 1994, 61-74.

LÉONARD M. & NARDOUT-LAFARGE E. (éds.), Le Texte et le nom, Montréal, XYZ éditeur, 1996.

NOTES
1. L'expression « référence singulière » traduit « singular term », le terme classique des logiciens.
« Contexte » traduit « context », terme auquel Chastain donne un sens particulier.
2. Exemple D4 de Chastain (1975, 205).
3. Op. cit, 212-215.
213

4. Ce schéma a été développé dans un travail non publié présenté au Workshop « Reference and
coherence, functional and cognitive approaches », Utrecht, 11 janvier 2001.
5. Nous ne considérons pas dans cet article l'usage des groupes nominaux démonstratifs.
6. On peut comparer à cet égard l'usage du prénom dans les cercles scientifiques français et
anglo-saxons. L'usage du prénom est quasiment imposé dans la communication informelle entre
chercheurs aux État-Unis, quel que soit leur degré de familiarité réciproque ou leur statut dans la
communauté, pourvu qu'il soient co-présents. En revanche, il reste un indice de familarité qui
suppose une histoire commune étrangère aux relations académiques en France.

NOTES DE FIN
1. Des versions préliminaires de ce travail ont été présentées lors d'une journée consacrée à la
cohésion chez l'enfant organisée par Anne Salazar Orvig le samedi 25 mai 2002 à Paris V, et lors
d'une journée d'études « Théories de la référence et théories du personnage », organisée par
Claire Beyssade et Anne Garreta à Paris VII le 21 juin 2002. Je remercie sincèrement les
organisateurs de ces journées et les participants pour leurs remarques et commentaires très
utiles.

AUTEUR
FRANCIS CORBLIN
Professeur de linguistique à l'Université Paris-Sorbonne (Paris IV), et membre de l'Institut Jean-
Nicod (CNRS). Il dirige le Groupement de Recherches CNRS « Sémantique et Modélisation ». Ses
recherches portent sur la modélisation des données d'interprétation en langue et en discours.
Principales publications : Indéfini, défini et démonstratif, Genève, Droz, 1987 ; Les Formes de reprise
dans le discours, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1995 ; Représentation du discours et
sémantique formelle, Paris, PUF, 2002.
214

La référence démonstrative comme


élément d'un style
Marie-Noëlle Gary-Prieur

 
INTRODUCTION

1 Avant d'aborder le sujet que je me propose de traiter, je pense utile de préciser que,
n'étant pas spécialiste de stylistique, je m'autoriserai tout au long de ce travail une
conception « naïve » du style. Je considérerai que le style, quelle que soit la définition
qu'on en donne, et qui dépend bien sûr du cadre théorique dans lequel on se situe, est
un cas particulier1 d'usage d'une langue.
2 La linguistique s'est développée pendant longtemps à partir d'une coupure
méthodologique instaurée par certains linguistes entre langue et usage 2. Il y aurait d'un
côté un système de signes et de règles, de l'autre des sujets parlants qui utilisent
librement ce système. Dans une telle perspective, l'étude du style se trouve nettement
séparée de celle de la langue, et elle est fondée sur le repérage de « faits de langue »
considérés comme caractéristiques d'une écriture donnée.
3 Les rapports entre langue et style changent radicalement dès qu'on admet qu'il y a
dans la langue même des signes et des mécanismes qui règlent le discours, et
contraignent donc le type d'utilisation qu'un sujet parlant peut faire de sa langue.
L'idée d'une absence de coupure entre la langue et son usage s'est d'abord imposée de
façon ponctuelle, à travers l'étude de certains signes, les « embrayeurs » (Jakobson), les
différentes marques de « la subjectivité du langage » (Benveniste), les « mots du
discours » (Ducrot). Puis, sous l'influence de la pragmatique, elle s'est généralisée.
4 La conséquence de ce déplacement théorique est que tout style est potentiellement
inscrit dans une langue, notamment dans ces structures et ces unités où se manifeste
nécessairement une relation entre langue et sujet parlant3. Inversement, la description
de certains points de langue gagne à passer par la prise en compte des styles qui les
mettent en jeu. C'est le cas pour les démonstratifs, comme l'ont montré les études
réunies dans le numéro 120 de la revue Langue française 4. L'objectif de ce numéro était
215

de montrer comment une perspective littéraire et une perspective linguistique


pouvaient se combiner et se confronter pour interpréter certains démonstratifs d'un
texte, « le texte mettant en jeu », comme l'écrit Martine Léonard, « l'infini des cas de
figures et déplaçant les limites des catégories posées par le savoir linguistique » (8).
5 Les démonstratifs ont depuis longtemps été repérés comme des indices de la
« subjectivité du langage », pour reprendre les termes de Benveniste. Mais c'est
généralement l'aspect psychologique de cette subjectivité5 qui est retenu dans les
grammaires quand elles énumèrent les « effets » ou « valeurs d'emploi » accompagnant
l'usage d'un démonstratif. Prenons par exemple Wagner & Pinchon (1962, 87) :
[...] l'adjectif démonstratif peut être teinté d'affectivité. Ainsi il peut traduire
l'emphase [...] l'étonnement, l'indignation, l'agacement [...] le mépris [...] la
déférence ou la servilité.
6 On voit qu'il s'agit d'évoquer, à travers une énumération évidemment non exhaustive,
des sentiments que le locuteur peut chercher à exprimer en utilisant un démonstratif.
Ces observations relèvent de la stylistique au sens où l'entendait Bally : les
démonstratifs ont leur place dans ce qu'il appelait la « syntaxe affective ».
7 Ce n'est pas sous cet angle que je souhaite aborder ici les démonstratifs. Tout a été dit,
me semble-t-il, sur leur aptitude à signifier l'expressivité du locuteur. Ce qui
m'intéresse, c'est de les envisager en tant qu'instruments d'un acte de référence
spécifique.
8 Dans l'analyse de la communication que propose Jakobson, fonction référentielle et
fonction poétique sont distinctes, ce qui peut laisser croire que, dans un texte, la mise en
place des référents est relativement indépendante de la caractérisation du style. Il n'en
est rien. Le mode d'introduction des référents dans l'univers construit par un texte fait
intégralement partie de ce qui constitue le style propre à ce texte. C'est ce qu'a bien
montré, par exemple, la comparaison, dans Corblin (1983), des désignateurs utilisés
respectivement par Zola et Flaubert6. C'est ce qui ressort aussi de certains des articles
du numéro de Langue française que je citais plus haut7.
9 L'objectif de l'étude qui suit est de mettre en avant, en les illustrant par l'analyse de
quelques exemples, certaines des possibilités qu'offre le démonstratif, en vertu de son
sens, pour mettre en place un élément dans l'univers construit par l'écriture. La
définition de cet objectif me conduit à centrer mon attention sur les groupes nominaux
(GN) démonstratifs dits « en première mention », laissant de côté ce que peuvent avoir
de spécifiques les phénomènes de reprise, qui ont été déjà bien étudiés 8.
10 Du point de vue référentiel, la différence entre démonstratif en première mention et
démonstratif de reprise est que, pour les seconds, l'accès au référent du groupe nominal
s'appuie sur des formes linguistiques qui précèdent l'occurrence du démonstratif. Dans
un texte, le lecteur est toujours en mesure d'attribuer un référent à un GN de reprise,
même s'il doit passer par un changement de point de vue ou une métaphore 9. En
première mention, par contre, on peut trouver des GN démonstratifs qui constituent
pour le lecteur une véritable énigme10, et qui sont de ce fait particulièrement
intéressants pour faire apparaître les rapports qu'un texte instaure entre le locuteur-
auteur, le destinataire-lecteur et le référent introduit par le GN démonstratif.
11 L'étude que je présente ici est centrée sur le destinataire-lecteur impliqué dans
l'interprétation d'un GN démonstratif en première mention. J'ai déjà mis l'accent à
plusieurs reprises sur ce que j'ai appelé la fonction conative du démonstratif 11, parce
216

que c'est un aspect de son sens qui a été beaucoup moins étudié que tout ce qui
concerne sa fonction expressive.
12 Après avoir rapidement rappelé (§1) comment s'inscrit la subjectivité de la langue dans
un GN démonstratif, j'étudierai successivement le cas des GN simples, de la forme dém N
(§2) et celui des GN complexes de la forme dém N Complément (§3), qui se distinguent en
ceci que les seconds offrent la possibilité d'introduire dans le texte, à côté de l'univers
du locuteur-auteur, celui du destinateur-lecteur.
 
DÉMONSTRATIF ET « RÉFÉRENCE PERSONNELLE »

13 Je rappellerai d'abord rapidement l'hypothèse que je propose pour décrire le sens


instructionnel de l'adjectif démonstratif, et que je résume par la formulation
« référence personnelle », avant de voir dans quelle mesure ce type de référence est un
outil particulièrement intéressant pour certains aspects du travail d'écriture dans un
texte.
 
Le sens du démonstratif se définit par rapport aux personnes du
discours

14 Un GN démonstratif indique une opération référentielle qu'on peut décomposer en


trois instructions : 1) désignation : le sujet parlant désigne un référent, ce qui implique
que, pour lui, cet objet est identifié ; 2) catégorisation : le sujet parlant choisit de
présenter le référent désigné comme un élément de la catégorie référentielle
correspondant au sens du nom tête du GN ; 3) mise en relief : le sujet parlant attire
l'attention du destinataire sur le référent désigné, ce qui implique notamment que le
destinataire doit identifier à son tour ce référent. On peut résumer et visualiser cette
définition sous la forme suivante :

  1. Je désigne x [° je a identifié x]

Définition de ce N : 2. Je catégorise x comme N

  3. Je attire l'attention de tu sur x [° tu doit identifier x]

15 Cette définition n'est pas très éloignée de l'idée intuitive que « les démonstratifs
servent à montrer ». Elle fait simplement apparaître clairement toutes les implications
de l'acte qui consiste à montrer, et dont le démonstratif est un instrument : cet acte a
pour source une personne (le sujet parlant associé à la forme je dans un discours donné)
et il est dirigé vers une autre personne (le destinataire du discours, représenté par la
forme tu). Le point essentiel que veut faire apparaître une définition ainsi formulée,
c'est que les personnes du discours sont inscrites dans le sens lexical du démonstratif.
16 Ce n'est pas le cas pour l'article défini, dont le sens peut se formuler sans avoir recours
aux personnes du discours12. Ce n'est pas le cas non plus pour l'adjectif possessif, dont
le sens est relié à la catégorie de personne d'une tout autre façon. Les possessifs
français comportent en effet trois séries de formes reliées de façon identiques aux trois
personnes grammaticales : mon N = le N de moi ; ton N = le N de toi ; son N = le N de lui. Les
217

personnes du discours n'ont donc pas un statut particulier qui les opposerait, dans le
fonctionnement du possessif, à cette non-personne qu'est la troisième 13. En outre, le
rôle joué par la catégorie de personne est très différent pour les deux déterminants :
pour le possessif, les personnes (grammaticales) sont un point de repère explicite pour
identifier le référent, tandis que pour le démonstratif, les personnes (du discours) sont
les protagonistes implicites de l'acte de référence accompli à l'aide du GN.
17 Le démonstratif est donc le seul des trois déterminants définis à permettre une
référence personnelle.
18 On notera que l'histoire des démonstratifs français constitue un argument pour
rattacher ces déterminants aux personnes du discours. On sait en effet que si le
démonstratif latin qui correspondait à la troisième personne (ille) a donné en français
les formes de l'article défini, c'est à partir des démonstratifs latins de la première et de
la deuxième personne (hic et iste ) que se sont formés les démonstratifs français.
L'origine des formes du démonstratif français est donc déjà un élément d'explication de
la différence, sur laquelle je reviendrai, entre la référence apersonnelle effectuée à l'aide
de l'article défini et la référence personnelle que permet le démonstratif.
19 La définition proposée met également en évidence une autre propriété intéressante du
démonstratif, qui a des conséquences importantes sur le mécanisme référentiel qui lui
est associé : l'asymétrie entre les deux personnes du discours. Locuteur et destinataire
n'ont pas le même rapport au référent du GN démonstratif, et c'est là un des points
fondamentaux qui opposent la référence démonstrative à celle effectuée par les autres
déterminants, et notamment les articles, comme on s'en convaincra rapidement sur un
exemple simple. Soient les trois énoncés suivants, qui ont en commun d'introduire dans
le discours un objet présenté comme une occurrence de la classe référentielle associée à
petit chalet :
(1) J'ai acheté un petit chalet.
(2) J'ai acheté le petit chalet.
(3) J'ai acheté ce petit chalet.
20 Dans (1), l'article indéfini n'impose pas que le référent du GN un petit chalet soit
identifié ; le locuteur et le destinataire ont donc le même mode de connaissance du
référent : il s'agit simplement, pour l'un comme pour l'autre, de construire un objet de
pensée à partir des propriétés lexicales de petit chalet. Dans (2), l'article défini
présuppose que le référent est identifié pour le locuteur et pour le destinataire ; là
encore, les deux protagonistes du discours ont la même connaissance de l'identité du
référent de le petit chalet. L'énoncé (3), par contre, introduit une dissymétrie entre la
connaissance que locuteur et destinataire ont respectivement du référent. Pour le
locuteur, il est forcément identifié, puisqu'on ne peut pas désigner un objet sans l'avoir
reconnu comme distinct. Mais, contrairement à (2), (3) ne présuppose pas que le
destinataire ait identifié le référent préalablement à l'énoncé. À cause du point 3 de sa
définition, le démonstratif met donc le destinataire en demeure d'identifier à son tour
le référent.
21 Comme on l'a souvent noté, le sens du nom tête du GN (ici chalet) n'est pas toujours un
indice suffisant pour cette identification, puisque le choix de ce nom repose encore sur
le locuteur (cf. le point 2 de la définition ci-dessus), et non sur une reconnaissance
préalable commune des propriétés de l'objet. Dans les énoncés (1) et (2), à cause du sens
de le et un, on sait que le référent du GN est un objet dont les propriétés correspondent
au sens du nom chalet ; dans (3), par contre, c'est le locuteur qui déclare qu'il s'agit d'un
218

chalet, mais cela n'offre pas une garantie objective sur les propriétés du référent
désigné ; l'énoncé est parfaitement compatible, par exemple, avec une situation où le
locuteur tendrait au destinataire la photo d'un somptueux château. C'est pour cela
qu'un GN démonstratif est un lieu privilégié pour la métaphore, comme le rappelle
l'exemple (4), et celui donné dans la note 9 :
(4) Les mots de ce Talleyrand femelle [la princesse de Blamont-Chauvry] restaient
comme des arrêts.
(Balzac, La Duchesse de Langeais, cité dans Léonard, 1998, 72)
22 Le référent mis en place par un GN démonstratif est donc un objet fortement marqué
par la relation intersubjective qui constitue le discours. D'une part, c'est un objet qui se
présente comme portant doublement la marque du locuteur : c'est je qui assume la
distinction de cet objet et sa caractérisation lexicale. D'autre part, l'incomplétude
sémantique du démonstratif, qui impose au destinataire l'identification d'un référent
sans lui en donner les moyens, oblige ce destinataire à une démarche d'interprétation
spécifique, tant au niveau de l'identification (de quel objet s'agit-il ?) qu'au niveau de
l'élucidation des intentions du locuteur (pourquoi l'attention est-elle attirée sur cet
objet et de cette façon ?). Je me contenterai dans tout ce qui suit d'aborder la première
question, la seconde étant trop étroitement dépendante de la singularité de chaque
texte.
 
Le démonstratif dans un texte

23 Plus que beaucoup d'autres formes de la langue, le démonstratif a un fonctionnement


différent selon qu'on se trouve dans une conversation orale ou dans un texte écrit.
Dans la communication orale courante, l'incomplétude sémantique du démonstratif ne
pose guère de problèmes d'interprétation, car le locuteur, qui vise essentiellement à
être compris, s'assure généralement que la situation fournit au destinataire
suffisamment d'indices pour identifier le référent du GN démonstratif. Si ce n'est pas le
cas, le locuteur peut accompagner son énoncé d'un geste ou d'une détermination qui
aide le destinataire à identifier l'objet sur lequel il souhaite attirer son attention.
Reprenons par exemple l'énoncé (3) dans le contexte d'une conversation orale. Le
locuteur peut montrer le référent, si ce dernier est présent dans la situation
d'énonciation, ou à défaut une photo. En l'absence d'indices situationnels, le locuteur
peut aussi, s'il n'est pas sûr que le destinataire a bien présent en mémoire l'objet dont il
veut parler, compléter le GN par des informations qui permettront de le retrouver,
comme par exemple dans (5) :
(5) J'ai acheté ce petit chalet, tu sais, que nous avions visité ensemble l'an dernier.
24 Les conditions mêmes de l'énonciation font qu'il en est tout autrement dans un texte.
Pour au moins deux raisons. D'abord, comme il n'y a pas co-présence des
interlocuteurs, les indices les plus clairs ne sont pas disponibles, et le destinataire ne
peut tirer aucun parti de la situation14 pour interpréter le GN démonstratif. Ensuite, la
fonction référentielle ne se situe pas de la même façon par rapport aux autres dans un
texte : la mise en place des référents fait partie de la constitution même de l'univers du
texte15.
25 Pour le destinataire, « trouver le bon référent » n'a pas le même sens dans un texte que
dans le langage ordinaire. On peut s'en faire une idée en réfléchissant par exemple sur
l'interprétation du titre d'un des derniers livres de N. Sarraute : Ici. Quel est le lieu
219

désigné par l'adverbe locatif démonstratif ici ? S'agit-il de l'endroit où écrit l'auteur ?
S'agit-il de l'esprit dans lequel s'élabore le texte ? S'agit-il de la page où est écrit
l'adverbe ? ou plus largement de l'espace du livre qui se construit ?... Il serait sans
grand intérêt de choisir telle de ces hypothèses, que ce soit pour le ici du titre ou pour
les multiples occurrence de ici dans le texte – qui dit d'ailleurs que le référent doive en
être toujours le même ? L'interprétation est voulue ouverte, et doit le rester. Ce qui ne
serait évidemment pas le cas pour le ici figurant, peut-être accompagné d'un flèche, sur
telle affichette dans une banque : Déposer les formulaires ici.
26 Les GN démonstratifs, du moins bien sûr ceux qui se trouvent en première mention 16,
sont donc, dans un texte, l'objet d'un véritable travail de lecture. C'est ce qu'ont déjà
montré certaines des études réunies dans le numéro 120 de la revue Langue française 17.
C'est la même perspective que je reprendrai ici, en centrant mon attention sur la
manière dont un texte peut jouer sur les rapports implicites qu'un GN démonstratif
installe entre le référent qu'il introduit et les personnes du discours.
27 Si le terme personnes du discours a un sens clair en grammaire, il n'en est pas de même
dans un texte, étant donné la complexité des relations discursives qui peuvent s'y
déployer. Dans la communication ordinaire, je renvoie à celui qui émet l'énoncé et tu à
son destinataire, les deux personnes étant la plupart du temps distinctes et définies de
façon univoque. Il en est tout autrement dans un texte. Les formes je et tu peuvent
certes renvoyer au couple auteur/lecteur, mais aussi à un couple auteur 1/auteur 2, dans
le cas d'un monologue (comme dans l'exemple (11) ci-dessous) ; à l'intérieur d'un récit,
on peut avoir des couples du type personnage 1/personnage 2, mais aussi des couples du
type personnage/lecteur ou auteur/personnage, ces quelques exemples n'étant sans doute
pas exhaustifs. Si bien que les référents introduits par un GN démonstratif entrent dans
des systèmes déictiques multiples et complexes. On a déjà noté que les démonstratifs
étaient souvent des indices de la polyphonie en œuvre dans un texte ; ils permettent
par exemple souvent de repérer un passage de style indirect libre ou de discours
intérieur18.
28 Les propriétés sémantiques du démonstratif en font donc un instrument privilégié de
cette création d'un univers singulier qu'est un texte. C'est ce que je voudrais montrer
dans la suite, en étudiant successivement les GN démonstratifs simples, constitués d'un
déterminant et d'un nom, et les GN qui comportent un complément. La différence de
formes peut correspondre à un mécanisme référentiel différent, mais on retrouve dans
les deux cas l'inscription du référent dans les rapports intersubjectifs entre un locuteur
et un destinataire.
 
UNE RÉFÉRENCE IN MEDIAS FABULAS

29 Comme on s'en doute à la lecture du titre de ce paragraphe, je voudrais opposer ici un


type de référence autorisé par le démonstratif à ce que la tradition appelle, pour les
romans, les « débuts in medias res », associés au mode de fonctionnement référentiel
des noms propres et des articles définis. Après avoir caractérisé ces deux types de
référence à partir du sens des expressions référentielles qui les constituent, je donnerai
quelques exemples de la manière dont un GN démonstratif permet d'accéder
directement à l'univers d'un locuteur.
 
220

Le démonstratif et les autres désignateurs

30 Les démonstratifs partagent avec les noms propres et les articles qui introduisent une
description définie la propriété de permettre, dans un discours donné, la désignation
d'un particulier identifié. Ces opérateurs d'individualisation s'opposent à l'article
indéfini qui, lui, n'impose aucune identification du référent qu'il introduit.
31 Ainsi, il semble « naturel » que, dans un discours en général et un roman en particulier,
un référent nouveau soit introduit par un GN indéfini, comme c'est le cas par exemple
pour l'homme qui apparaît dans la première phrase de Germinal :
(6) Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur
d'encre, un homme suivait seul la grande route...
32 À ce type d'incipit, on opposera, pour rester dans Zola, ceux de L'Assommoir et de Son
Excellence Eugène Rougon, qui introduisent des personnages respectivement par un nom
propre et par une description définie :
(7) Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin.
(8) Le président était encore debout, au milieu du léger tumulte que
son entrée venait de produire.
33 L'effet in medias res produit par (7) et (8) tient à une propriété qu'ont en commun
l'article défini et le nom propre : tous deux comportent un présupposé 19 qui stipule
l'existence du référent de l'expression nominale, et son unicité dans le cadre du
discours. Ce présupposé renvoie à ce qu'on peut appeler les « connaissances
communes », partagées bien sûr notamment par le locuteur et le destinataire, mais
aussi par beaucoup d'autres20. Dans (7) et (8), l'acte de référence repose sur le fait qu'on
fait comme si était « bien connue » l'existence d'individus correspondant aux formes
Gervaise, Lantier et le président. Rien, dans ce type de référence, n'interpelle le lecteur en
tant que personne distincte, comme le fait, on va le voir, une référence démonstrative.
34 Aux incipit précédents, comparons par exemple celui d'une nouvelle de Anna Gavalda :
(9) Cet homme et cette femme sont dans une voiture étrangère.
(Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part, Le Dilettante, 43)
35 Si on se reporte à la définition que j'ai proposée plus haut pour le démonstratif, on voit
qu'elle ne stipule aucun présupposé comparable à ceux qui sont attachés à l'article
défini et au nom propre. Le lecteur n'est pas tenu de faire comme si les personnages
introduits dans (9) étaient « bien connus ». Ce n'est pas, comme les débuts in medias res,
un début qui mime un partage de connaissance ; c'est un début qui repose
linguistiquement sur les seules connaissances du locuteur-auteur : par la désignation
démonstrative, je pose l'existence d'un homme et d'une femme qui sont identifiés dans
l'univers fictif qu'il crée, et impose au destinataire-lecteur d'admettre l'existence de ces
objets dont lui, le lecteur, ne sait rien.
36 On n'est donc non pas au milieu des « choses supposées bien connues », mais au milieu
de l'univers d'une personne particulière. Dans l'exemple (9), cette personne semble se
confondre avec l'auteur, mais il peut aussi s'agir de l'univers d'un personnage, comme
dans (10), qui est la première phrase de Un barrage contre le Pacifique, de M. Duras :
(10) Il leur avait semblé à tous les trois que c'était une bonne idée d'acheter ce
cheval.
37 Etant donnée sa position syntaxique à l'intérieur d'une complétive introduite par le
verbe sembler, le GN démonstratif introduit ici une entité qui relève de l'univers du
221

référent de leur. La référence démonstrative est ici emboîtée dans un début in medias res
lié au sens anaphorique de leur.
38 Le point commun entre (9) et (10) est que le lecteur n'a pas à faire comme s'il
connaissait les référents des GN soulignés ; exactement comme dans (6), avec un GN
indéfini. La différence est qu'un GN démonstratif signale au lecteur l'inscription du
référent dans l'univers d'une personne, l'auteur ou tel personnage, d'où une
orientation différente de l'attention portée par le lecteur à ce référent.
39 C'est pourquoi je dirais volontiers que ce genre de GN démonstratif impose au lecteur
une position in medias fabulas : il se trouve devant un objet de discours qu'il doit
localiser dans l'univers constitué par le texte.
40 Je préciserai donc maintenant le rapprochement qui était suggéré dans Gary-Prieur &
Noailly (1996,120) entre démonstratifs et débuts in medias res :
L'effort d'interprétation requis par ces démonstratifs rapproche lecteur et auteur,
un peu comme le font les débuts de romans in medias res, en obligeant le second à
s'impliquer dans l'énoncé.
41 Je reste d'accord avec l'idée qu'il y a, dans les deux cas, implication du lecteur. Mais
dans les débuts in medias res, les lecteurs sont mis en position de ON, indistincts, ils
partagent par définition des connaissances communes. Tandis qu'avec le démonstratif,
chaque lecteur est interpellé en tant que personne constitutive d'un couple je/tu
singulier.
42 Comme on va le voir dans les exemples qui suivent, cette propriété qu'ont certains GN
démonstratifs d'inclure dans la référence un point de vue personnel ne se limite pas
aux incipit dans les romans. Si j'ai commencé par ce genre d'exemples, c'est
uniquement pour bien mettre en évidence la différence entre le démonstratif et les
autres désignateurs.
 
L'inscription du référent dans un univers personnel : exemples

43 Un GN démonstratif simple en première mention, dans un texte, permet donc


d'introduire un référent qui est présenté selon un point de vue subjectif. La présence ou
l'absence de ce type de démonstratifs peut ainsi contribuer à la caractérisation
stylistique d'un texte. Ce n'est évidemment pas mon propos d'avancer dans cette
direction, et je me contenterai ici d'analyser quelques exemples pour illustrer le
fonctionnement que je viens de décrire.
44 Pour confronter mon hypothèse à un texte d'un type différent des textes romanesques
dans lesquels j'avais jusqu'ici puisé mes exemples, j'ai relu dans cette perspective le
recueil de Baudelaire « Spleen et Idéal », dans Les Fleurs du mal, et j'y ai trouvé quelques
GN démonstratifs intéressants pour mon propos. Il y a très peu de GN démonstratifs en
première mention dans ce recueil, ce qui rend d'autant plus frappants les quelques
exemples rencontrés.
45 Dans « Le Portrait » (XXXVIII, IV), où est évoquée une femme non identifiée pour le
lecteur, apparaît une série de quatre GN démonstratifs21 :
(11) De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon cœur se noya,
De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons,
222

Que reste-t-il ? C'est affreux, ô mon âme !


Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons.
46 Le contexte indique clairement qu'on ne sort pas ici de l'univers du locuteur : je et tu se
confondent, comme le montre le jeu question/réponse et le vocatif ô mon âme ! Le
démonstratif est donc parfaitement à sa place. Un article défini aurait donné un statut
objectif aux référents introduits, qu'il aurait alors fallu situer par rapport à un individu
explicitement identifié : les grands yeux n'est pas un GN complet ; l'article défini exige
un complément (les grands yeux de X). Un article indéfini, qui aurait permis une
description sans exiger d'identification (des grands yeux, des baisers puissants), n'aurait
pas indiqué non seulement que pour le locuteur le référent est parfaitement identifié,
mais qu'en outre il existe une relation forte entre eux. On voit donc bien que ces grands
yeux est la seule façon d'introduire un objet subjectivement identifié sans en requérir
une identification objective.
47 Le premier vers du sonnet « Le Flambeau vivant » (XLIII) comporte un GN démonstratif
dont le fonctionnement référentiel ne s'élucide qu'au début du premier tercet :
(12) Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,
Qu'un ange très savant a sans doute aimantés ;
[...]
Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu'ont les cierges brûlant en plein jour ; [...]
48 On voit que le référent introduit par le GN démonstratif devient, dans les tercets, le
destinataire affiché du poème. Cela n'élucide en rien, sur un plan objectif, l'énigme
référentielle posée au lecteur ; mais cela montre que l'usage du démonstratif dans le
premier vers est motivé, comme dans (11), par la relation subjective entre locuteur et
référent. Le lecteur ne se pose évidemment pas la question triviale de savoir à qui sont
ces yeux... ce n'est pas l'identification objective du référent qui compte, mais la force de
sa présence dans l'univers du locuteur.
49 Dans la première et la dernière strophe de « L'Invitation au voyage » (LIII), ce sont des
GN démonstratifs qui construisent le décor, par nature entièrement subjectif, de « là-
bas... au pays qui te ressemble » :
(13) Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
[…]
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
[...]
50 On notera que ces GN démonstratifs apparaissent associés à des verbes au présent (ont,
vois). Dans la seconde strophe, par contre, on a des GN définis ou indéfinis associés, eux,
à des verbes au conditionnel (décoreraient, parlerait) :
(14) Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
[...]
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
[...]
223

51 Cette observation permet de penser que les démonstratifs et le conditionnel partagent,


dans ce poème, la propriété de mettre en place un monde imaginaire. Le décalage du
décor construit par rapport au monde réel s'exprime par les démonstratifs dans la
première et la troisième strophe, par les formes de conditionnel dans la deuxième, le
conditionnel annulant le caractère objectif des référents construits dans (14) par des
GN définis ou indéfinis. Encore une fois, le démonstratif manifeste ici son aptitude a
mettre en place des objets qui n'ont d'existence que dans l'univers de croyance du
locuteur. On est toujours in medias fabulas.
52 On retrouve un mécanisme référentiel du même type, sur un autre registre, dans le
poème « Une gravure fantastique » (LXXI), qui s'ouvre sur les vers suivants :
(15) Ce spectre singulier n'a pour toute toilette,
Grotesquement campé sur son front de squelette,
Qu'un diadème affreux sentant le carnaval.
53 Si on rattache au titre du poème le GN initial qui introduit le spectre, deux lectures
peuvent être proposées de la référence démonstrative. L'une consiste à penser que le
poète décrit une gravure qu'il voit, ou qu'il a en mémoire ; le démonstratif indiquerait
simplement la relation directe entre référent et locuteur. L'autre, plus intéressante me
semble-t-il, s'appuie sur l'adjectif fantastique et accorde plus d'importance au fait que le
référent est un être doublement décalé par rapport au monde réel (c'est un spectre, et
il est représenté sur une gravure) ; décrire la gravure en utilisant un GN indéfini (il y a...
un spectre singulier) donnerait une forme d'existence objective (au moins en tant que
dessin) au référent décrit, tandis que le GN démonstratif inscrit d'emblée la description
dans le monde fantastique qui est représenté sur la gravure. En d'autres termes, le
démonstratif fait que le lecteur est dans le tableau, et non dans la position extérieure
d'un observateur.
54 J'ai fait abstraction pour l'instant des compléments qui peuvent accompagner le nom
dans le GN démonstratif, de façon à faire apparaître plus clairement ce qui me semble
être la dimension fondamentale de la référence démonstrative : l'inscription du
référent dans l'univers subjectif construit par je. En l'absence de compléments (cf. les
exemples (10) : ce cheval ou (13) : ces canaux, ces vaisseaux), le destinataire se trouve en
quelque sorte tenu à l'écart de la relation établie entre je et le référent, et qui lui est
imposée.
55 Les compléments peuvent d'ailleurs accentuer cet effet de distance, en n'apportant que
des informations relatives à l'univers de je, comme c'est le cas par exemple dans (11) et
(12) (cf. note 21).
56 Mais il se peut aussi que les compléments atténuent l'effet d'exclusion du destinataire,
en apportant des informations qui constituent pour lui des indices susceptibles de
l'aider à l'identification du référent. C'est ce type de cas que je voudrais examiner
maintenant, pour montrer qu'un GN démonstratif complexe peut solliciter tu en tant
que personne, en l'amenant à situer le référent du GN par rapport à sa propre
expérience.
 
224

LE DÉMONSTRATIF ET L'UNIVERS DU DESTINATAIRE

57 Avant de donner quelques exemples où le complément fait appel à l'univers du


destinataire, je voudrais rappeler pourquoi les GN démonstratifs complexes peuvent
instaurer une relation intersubjective différente de celle des GN simples.
 
La spécificité des constructions à complément

58 L'adjonction de certains types de compléments a pour effet de réduire l'incomplétude


sémantique du démonstratif. Ces compléments, en effet, peuvent avoir, à l'écrit, un rôle
comparable aux indices gestuels de la communication orale dans l'établissement de la
référence, comme le montre la comparaison de (16) et (17) dans les conditions
d'énonciation précisées entre crochets :
(16) As-tu vu ce film ? [énoncé prononcé devant une affiche du film en
question]
(17) As-tu vu ce film dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre ? [énoncé
écrit dans une correspondance]
59 Dans les deux cas, le GN ce film ne suffisant pas à permettre au destinataire
l'identification exigée par la mise en relief du référent qu'impose le démonstratif,
l'opération d'identification s'appuie sur un indice complémentaire, qui est par
exemple, dans (16), un geste du locuteur ou un regard du destinataire en direction de
l'affiche, et qui est, dans (17), l'information contenue dans la relative.
60 L'adjonction de compléments dans un GN démonstratif ne relève pas, comme dans un
GN défini, d'un nécessité linguistique, mais du libre choix du locuteur, comme le
montre une comparaison de (17) avec (18) :
(18) As-tu vu le film dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre ?
61 Dans (18), la relative est nécessaire au fonctionnement de la référence, puisque en son
absence l'identification du référent serait impossible22. Dans (17), par contre, le
locuteur peut faire l'économie de la relative s'il pense que le référent du GN ce film est
suffisamment présent à l'esprit du destinataire23.
62 La présence de compléments, proposition relative ou autres, ne modifie donc pas le
fonctionnement référentiel du démonstratif tel qu'il a été décrit dans le point
précédent ; c'est toujours un référent situé dans l'univers du locuteur. Mais les
compléments peuvent [us doivent] être utilisés par le locuteur pour établir un lien
entre le référent du GN démonstratif et le destinataire. C'est cette possibilité que je vais
illustrer maintenant par quelques exemples.
 
L'expérience du destinataire

63 Dans les opérations référentielles décrites dans la deuxième partie, la position du


destinataire est manifestement subordonnée à celle du locuteur : je impose à tu
l'identification d'un référent qui ne fait pas forcément partie de son propre univers.
Cette inégalité entre les deux personnes du discours face au référent du GN
démonstratif peut être atténuée, dans un GN complexe, par une inscription du référent
dans un univers qui est aussi celui du destinataire.
225

64 L'expérience du destinataire peut être sollicitée d'une façon plus ou moins personnelle.
Dans l'exemple fabriqué en (17), le complément du nom film évoque une expérience
particulière partagée par les deux interlocuteurs (je t'ai parlé de ce film). Ce type de cas
ne peut se présenter dans un texte que dans le cadre d'un discours rapporté au style
direct, où je et tu sont des personnages du texte, comme dans (19) :
(19) « Tenez, la petite blonde qui vend ces fleurs que vous n'aimez pas ; encore une qui
a sûrement une petite amie (...) — Mais comment sais-tu tout cela ? » demanda
Monsieur de Charlus émerveillé de la prescience de Morel (Proust, Sodome et
Gomorrhe, 396).24
65 Cet énoncé est un fragment de discours direct adressé par Morel à Charlus ; c'est donc à
Charlus que renvoie-le vous de la relative ; le destinataire, Charlus, va pouvoir identifier
les fleurs dont il est question à partir de sa propre expérience. L'objet introduit par le
GN démonstratif complexe appartient à l'intersection des univers des deux
interlocuteurs.
66 Mais lorsque les personnes du discours coïncident avec les couples auteur/lecteur(s), ou
personnage/lecteur(s), l'établissement d'un univers de discours commun ne peut se faire
que sur le mode de la généralité. Le GN complexe évoque, le plus souvent dans une
relative, une expérience supposée commune à suffisamment de gens pour que cela
inclue le(s) lecteurs(s). Voici un exemple remarquable, extrait encore des Fleurs du Mal
(« Le Parfum », « Spleen et Idéal », XXXVIII, II) :
(20) Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d'encens qui remplit une église,
Ou d'un sachet le musc invétéré ?
67 Si on compare avec les cas présentés au paragraphe précédent, on mesure la différence
entre le référent posé en (20) et ceux de (13), par exemple. Le grain d'encens du
« Parfum » n'est pas un objet particulier de l'univers construit par le locuteur ; c'est un
élément d'un « type d'expérience » évoqué dans la relative, où le présent atemporel et
le GN générique une église montre bien qu'on se situe dans la généralité. L'exemple est
particulièrement intéressant pour illustrer mon propos, puisque ce GN démonstratif
apparaît dans le cadre d'une apostrophe au lecteur, directement questionné pour
savoir s'il partage l'expérience évoquée (« encens dans une église »). Une réponse
négative à cette question (inconcevable, évidemment, dans l'univers du texte, même si
la possibilité en est linguistiquement ouverte) implique une incapacité du destinataire à
identifier le référent introduit par le GN démonstratif complexe.
68 Plus habituellement, ces GN complexes font intervenir le pronom indéfini on comme
sujet d'une expérience générale décrite dans le complément du nom introduit par le
démonstratif ; le type illustré par (21) est extrêmement répandu :
(21) [...] nous nous détournerions de nous comme de ces personnes avec qui on a été
lié mais qu'on n'a pas vues depuis longtemps... (Proust, 253).
69 L'expérience générale évoquée peut aussi être rapportée à un vous, qui, formellement,
sollicite plus directement le destinataire, bien que son sens soit aussi général que celui
de on ; c'est le cas par exemple dans (22) :
(22) [...] c'était un de ces morceaux maudits qui vous ont si souvent empêché de
dormir et qu'une élève sans pitié recommence indéfiniment à l'étage contigu au
vôtre (Proust, 345).
226

70 Les deux pronoms peuvent d'ailleurs alterner à l'intérieur du même complément, ce


qui montre bien leur équivalence sur le plan référentiel :
(23) [...] je m'étais senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le
peiner, et cette mélancolie qu'il y a quand on cesse d'obéir à des ordres qui, au jour
le jour, vous cachent l'avenir, de se rendre compte qu'on a enfin commencé de vivre
pour de bon... (Proust, 319).
71 On peut aussi rencontrer des sujets nominaux à référence générale, comme dans (24)
ou (25) :
(24) [...] comme ces objectifs militaires qu'un général n'annonce que lorsqu'il les a
atteints, de façon à ne pas avoir l'air battu s'il les manque (Proust, 263).
(25) [...] les forts, se souciant peu qu'on veuille ou non d'eux, ont seuls cette douceur
que le vulgaire prend pour de la faiblesse (Proust, 434).
72 Souvent même, le pluriel du GN démonstratif suffit à établir le caractère général de
l'expérience décrite dans la relative qui suit, comme dans (26) 25 :
(26) Mme de Gallardon était en effet comme ces amoureux dédaignés qui veulent à
toute force faire croire qu'ils sont plus aimés que ceux que choie leur belle (Proust,
120).
73 Dans tous les exemples qui viennent d'être proposés, le GN démonstratif complexe
invite le destinataire à se reporter à une « expérience commune » qu'il est supposé
sinon partager (ce qui évidemment n'est pas vérifiable pour tout lecteur), au moins
pouvoir imaginer. Cela suffit pour lui donner accès au référent du GN, et lui permettre
d'établir par là même une relation avec l'univers imposé par le locuteur. Ce dernier
peut renforcer cette relation, en utilisant dans le GN démonstratif complexe un nous qui
a pour effet de suggérer une communauté d'expérience et de point de vue entre je et tu,
comme c'est le cas dans (27) :
(27) [...] je vis avec étonnement s'insérer dans les yeux de la princesse ce trait
différent et momentané qui trace dans les prunelles comme le sillon d'une fêlure et
qui provient d'une pensée que nos paroles à leur insu ont agitée en l'être à qui
nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par des mots, mais qui montera
des profondeurs remuées par nous à la surface un instant altérée du regard (Proust,
113).
74 On trouve aussi des compléments qui ne comportent aucun indice de renvoi à un
univers, que ce soit celui de ON ou celui de tu, mais dont la présence favorise tout de
même la mise en place du référent pour le lecteur, comme dans la première phrase de
L'Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun, cité dans Philippe (1998, 54) :
(28) Il y avait d'abord ce visage allongé par quelques rides verticales, telles des
cicatrices creusées par de lointaines insomnies, un visage mal rasé, travaillé par le
temps.
75 Le long complément qui dépend du participe passé donne des indications objectives sur
la forme (allongé, verticales) et l'aspect (rides, cicatrices, insomnies) du visage introduit par
le GN démonstratif. On notera en outre qu'à ce GN est attaché, en apposition, un GN
indéfini qui apporte encore des indications (mal rasé, travaillé par le temps) permettant
de se représenter un certain type de visage. On peut raisonnablement penser que
l'allongement du GN tend à compenser, pour le lecteur, le coup de force de la référence
démonstrative en début de roman.
76 Ces quelques exemples donnent une idée de la manière dont le lecteur peut être
impliqué dans la lecture d'un GN démonstratif complexe. Je ne peux évidemment pas
faire plus que « donner une idée », car l'analyse de tels faits dépend à chaque fois du
227

texte dans lequel ils se situent. Cette sollicitation du destinataire, inscrite dans les
possibilités offertes par l'usage d'un démonstratif, peut se faire selon des modalités très
variées, et qu'il faut relier pour chaque exemple à la singularité d'un texte. Ces
variations sont notamment liées, bien sûr, à la question de savoir qui est je et qui est tu,
pour une occurrence donnée de démonstratif.
77 Ce que j'ai voulu faire ici, c'est simplement attirer l'attention sur les cas où il est fait
appel non pas simplement au rôle de lecteur, tel qu'il se manifeste évidemment dans
toute lecture quelle que soit la forme de l'énoncé, mais au lecteur en tant qu'individu,
susceptible comme tel d'investir dans sa lecture son expérience personnelle.
78 La différence entre le lecteur comme rôle et le lecteur comme individu apparaît
nettement dans l'exemple que je vais donner maintenant, où les GN démonstratifs
s'adressent tantôt au lecteur comme rôle tantôt au lecteur comme individu. Il s'agit du
début des Voyageurs de l'impériale de Louis Aragon :
(29) « Oh ! quelle horreur ! » s'écria Paulette.
Il faisait un temps magnifique, un de ces ciels où c'est un bonheur qu'il y ait des
flocons de nuages, pour que quelque chose y puisse être de ce rose léger qui les
rend plus bleus. Au débusqué du Trocadéro, sur les marches, on se heurtait à cette
grande cloche vide au-dessus de Paris, de la Seine et des jardins.
79 Les deux premiers GN (ces ciels..., ce rose...) fonctionnent comme ceux que j'ai déjà
présentés dans ce paragraphe : les compléments du nom évoquent l'expérience de
certains types de ciels ou de rose, expérience que le lecteur peut avoir en tant
qu'individu. Le dernier GN démonstratif, par contre (cette grande cloche), définit la
position du lecteur en tant que rôle par rapport à celle du personnage de Paulette. En
effet, le discours direct initial, et le complément locatif au débusqué du Trocadéro
imposent au lecteur, quand il arrive au GN démonstratif souligné en fin de phrase, de
faire comme s'il partageait la position dans laquelle le texte a installé Paulette. Notons
que c'est ce GN démonstratif qui lève l'ambiguïté planant sur la phrase qui précède :
s'agissait-il ou non de discours indirect libre ? Le doute n'est plus possible : c'est
Paulette, et non l'auteur, qui se trouve au débusqué du Trocadéro, face à « cette grande
cloche vide ». Pour l'interprétation de ce démonstratif, donc, le couple je/tu est le
couple Paulette/lecteur-rôle, tandis que c'est plutôt, pour les deux précédents, le couple
Paulette (ou auteur)/lecteur-individu.
 
CONCLUSIONS

80 On retiendra d'abord que les GN démonstratifs simples et les GN démonstratifs


complexes ne sont pas associés, dans un texte, aux mêmes modalités de construction
des rapports intersubjectifs où s'inscrit le référent du groupe nominal. Un GN simple,
en première mention, ne peut que manifester la distance entre le destinataire et
l'univers où est posé le référent. Un GN complexe peut soit accentuer cette distance
entre je et tu (comme c'est le cas dans (11) et (12)), soit l'atténuer (comme c'est le cas
dans les exemples donnés dans la troisième partie) 26.
81 Ce n'est pas un hasard si on trouve des GN simples dans « L'invitation au voyage » ou
dans les incipit de romans modernes : l'introduction d'un référent par un GN
démonstratif simple est significative d'une écriture qui privilégie le rapport entre
auteur et référent, au détriment du lecteur à qui est imposé l'effort d'entrer dans un
univers qui n'est pas le sien.
228

82 Quant aux GN complexes, ils sont bien sûr infiniment variés, et leur observation de
détail peut donner des indications très intéressantes sur les rapports entre auteur,
lecteur et référent. Les GN démonstratifs complexes sont par exemple
remarquablement fréquents dans Proust, où ils ne fonctionnent manifestement pas du
tout comme ceux sur lesquels repose la construction que décrit Bordas (2001) 27. Ces GN
sont, dans le texte de Proust, un lieu privilégié où se développent descriptions et
réflexions qui inscrivent le référent moins dans la réalité du monde objectif, comme
dans les romans du XIXe siècle, que dans l'expérience subjective qui est l'objet même du
texte.
83 Je voudrais revenir maintenant sur l'expression « démonstratifs insolites » que nous
avons utilisée, dans Gary-Prieur & Noailly (1996), pour évoquer cette catégorie de GN
démonstratifs qui, dans un texte, constituent une sorte d'énigme pour le lecteur.
L'adjectif insolite traduisait la perplexité de linguistes cherchant sans succès à retrouver
dans des emplois textuels les catégories grammaticales habituelles (en l'occurrence,
l'opposition entre deixis et anaphore). Je suis pleinement d'accord avec De Mulder (1998),
dont la conclusion, malgré la civilité de sa formulation, revient à dire que ces
démonstratifs n'ont rien d'insolite. Ils sont en effet simplement, dans le cadre du texte
où ils apparaissent, des manifestations, parmi d'autres possibles, de ce que j'ai décrit ici
comme la référence personnelle, et qui est le mode régulier de fonctionnement du
démonstratif dans la langue.
84 La confrontation des textes aux listes de « types d'emplois » du démonstratif proposées
dans les grammaires28 n'invite pas, me semble-t-il, contrairement à ce que suggère la
lecture de Kleiber (1998)29, à allonger une telle liste en découvrant de « nouveaux
emplois ». C'est ce que nous enseigne précisément la rencontre entre linguistique et
stylistique : si on admet, en suivant Jenny (1993), que tout style est radicalement
singulier, un GN démonstratif textuel ne peut pas être ramené à un « type d'emploi
reconnu », pour reprendre les termes de Kleiber.
85 De l'analyse linguistique, on retiendra plutôt que le démonstratif est un outil privilégié
de l'écriture, pour au moins deux raisons, qui se dégagent des analyses que j'ai
présentées dans cette étude.
86 On a constaté tout d'abord que le démonstratif permet à la fois d'introduire de plain
pied dans la fiction un référent dont l'existence n'est garantie que dans l'univers du
locuteur, et de rattacher ce référent à la réalité de l'expérience des lecteurs. Il installe
donc dans un texte la possibilité d'un jeu sur les rapports entre fiction et réalité, qu'il
est le seul déterminant à autoriser.
87 D'autre part, le démonstratif est un point d'articulation entre l'univers du locuteur, le
texte et l'univers des lecteurs. Sa présence dans un texte conduit à mettre l'accent sur
l'activité spécifique que constitue la lecture, puisque c'est le seul déterminant qui peut
impliquer le lecteur en tant que personne dans l'établissement de la référence.
88 Notons enfin que, contrairement à d'autres formes de langue, le démonstratif passe
relativement inaperçu : l'apparente évidence de sa fonction référentielle masque la
complexité du travail d'écriture et de lecture qui lui est associé.
229

BIBLIOGRAPHIE
 
Références bibliographiques
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NOTES
1. C'est évidemment l'explicitation de ce que ce cas a de « particulier » qui fait l'objet d'une
théorie stylistique.
2. Cette coupure varie d'une théorie à l'autre. Elle prend par exemple la forme, dans la théorie de
Saussure, de l'opposition entre langue et parole, et dans celle de Chomsky de l'opposition entre
compétence et performance.
3. On peut raisonnablement penser que le nom table, par exemple, ou la préposition à, n'offrent
guère a priori un matériau très intéressant à ce travail subjectif de la langue qu'est un style.
4. On se reportera notamment à l'article de présentation du numéro, Gary-Prieur & Léonard
(1998), d'où est extraite la citation qui suit.
5. Quand Benveniste introduit l'idée d'une subjectivité de la langue, c'est d'une subjectivité
structurelle, et non psychologique, qu'il veut parler : la forme je, par exemple, inscrit le sujet
parlant, en tant que rôle, dans la forme de son énoncé, mais elle ne dit rien sur la psychologie de
tel sujet individuel réel. Bien sûr, des manifestations d'ordre psychologique accompagnent très
naturellement la subjectivité structurelle, mais elles en restent distinctes.
6. Corblin observe que Zola utilise volontiers des « désignateurs contingents » référant à un
personnage en fonction de propriétés liées au développement de l'histoire (par exemple le
meurtrier, les dormeurs, les promeneurs), tandis que Flaubert préfère les désignateurs rigides,
pronoms ou nom propre, qui réfèrent indépendamment des propriétés variables du personnages.
Cette observation peut évidemment être reliée au style respectif de chacun des deux romanciers.
7. On se reportera notamment, sur ce point, aux contributions de G. Kleiber, de M. Léonard et de
G. Philippe dans ce numéro.
8. Par exemple dans Corblin (1995), ou dans le numéro 85 de la revue Pratiques, mars 1995.
9. Comme dans ce texte de F. Ponge : « Le savon se venge de l'humiliation qu'elle lui fait subir en
se mélangeant intimement à l'eau, en s'y mariant de la façon la plus ostensible. Cet œuf, cette
plate limande, cette petite amande se développe rapidement en poisson chinois... ».
10. C'est ce que nous avions appelé, dans Gary-Prieur & Noailly (1996) les « démonstratifs
insolites ».
11. Voir Gary-Prieur (1998) et Gary-Prieur (2001b).
12. Par exemple de la façon suivante : le N = il existe dans l'univers du discours un et un seul objet
vérifiant les conditions imposées par le sens lexical du nom N.
13. Pour la distinction entre personnes grammaticales et personnes du discours, je renvoie à
Benveniste (1956).
14. On a déjà souvent noté la différence entre ce qu'on appelle situation dans les descriptions
linguistiques et cette « situation » très spécifique et très complexe qu'est un texte. Je renvoie,
entre autres exemples, à Danon-Boileau (1982), Larthomas (1998), Philippe (1998).
15. Comme Kleiber (1999), je pense en effet que, dans la communication standard, les référents
ont une existence indépendante de l'énoncé, et ne sont pas construits par le discours, comme le
231

soutiennent d'autres linguistes. C'est là un des points, justement, qui font du style un cas
particulier de la parole.
16. Je rappelle que je me borne ici à l'étude de ce type de cas. Pour les démonstratifs de reprise, le
texte fournit la plupart du temps des indices clairs qui permettent l'interprétation. Il y a
beaucoup moins de différences fondamentales entre oral et écrit dans les mécanismes de reprise,
du moins pour ce qui est de l'identification du référent.
17. Notamment les articles de G. Kleiber, M. Léonard et G. Philippe.
18. Comme dans cet exemple, cité dans Gary-Prieur & Noailly (1996, 118) : « Bernis n'a plus que
des pensées rudimentaires, les pensées qui dirigent l'action : sortir de ce cirque de montagnes
où la tornade descendante le plonge, où la pluie en rafales est si drue qu'il fait noir, sauter ce
mur, gagner la mer » (Saint-Exupéry, Courrier Sud).
19. J'utilise ce terme au sens qui lui a été donné dans Ducrot (1972) : il s'agit d'un élément de sens
implicite mais, et c'est ce qui le distingue des autres types d'implicite, inclus dans la définition
linguistique d'une unité lexicale ou d'une construction.
20. C'est ce que Berrendonner (1982) rattache au domaine de ce qu'il appelle ON-vérité.
21. Ce ne sont pas des GN simples, mais les compléments qui les accompagnent ne contiennent
aucun élément susceptible d'orienter vers autre chose que l'univers du locuteur. Les adjectifs (si
fervents et si tendres, puissants comme un dictame, plus vifs que des rayons) sont axiologiques, et inclus
dans des constructions à valeur expressive (superlatif, comparative). Quant à la relative (où mon
cœur se noya), elle situe justement le référent par rapport au locuteur. Contrairement aux faits qui
seront examinés dans la troisième partie, le complément ne compense donc aucunement
l'incomplétude sémantique ressentie par le lecteur. On peut faire la même observation pour (12).
22. As-tu vu le film ? ne peut pas être interprété de façon autonome (sauf peut-être, avec un fort
accent sur le, si on suppose la phrase énoncée à un moment où tout le monde ne parle que d'un
film particulier ; on peut penser par exemple à la sortie très médiatisée du Fabuleux destin d'Amélie
Poulain). Le présupposé d’existence associé à le impose une introduction préalable du référent,
soit dans une relative ((18) présuppose je t’ai parlé d' un film ...) soit dans le discours antérieur (le
film est alors anaphorique).
23. Comme dans les exemples souvent cités, du type : Tu l'as eu, ce permis ?
24. Les exemples de Proust sont empruntés au corpus constitué, dans Sodome et Gomorrhe, par
Danièle Hochart, qui prépare actuellement une thèse sur les constructions de la forme dém N
Relative. Je la remercie de m'avoir fourni ces exemples. Les pages sont données dans l'édition
« Folio ».
25. J'ai étudié la référence générique des GN démonstratifs, et notamment sa relation au pluriel,
dans Gary-Prieur (2001b). J'ai aussi montré, dans Gary-Prieur (à paraître) comment les
démonstratifs pluriels participent à une référence indéfinie complexe dans des GN de la forme un
de ces N qui... Ces mêmes GN sont étudiés, dans une perspective stylistique, dans Bordas (2001), où
ils sont caractérisés comme « stylème dix-neuviémiste ».
26. Cette observation permet d'affiner la conclusion formulée dans Gary-Prieur & Noailly (1996),
où nous proposions deux interprétations opposées des « démonstratifs insolites », selon qu'ils
rattachent ou éloignent le lecteur de l'univers de l'auteur. Ces deux possibilités dépendent donc
dans une certaine mesure (car il y a sûrement d'autres paramètres à prendre en compte) de la
forme du GN démonstratif.
27. Cf. ci-dessus la note 25.
28. Sur ce point, on peut se reporter à Gary-Prieur (2001a).
29. Le plan de cet article témoigne de la même attitude que le choix de l'adjectif insolite, que je
viens de commenter. Dans un premier paragraphe, Kleiber confronte le GN démonstratif qu'il
analyse aux « emplois reconnus » pour faire, dans le second, l'hypothèse « d'un nouveau type
d'emploi textuel ? » ; et il déclare en conclusion que « tous les types d'emplois de l'adjectif
démonstratif n'ont pas encore été relevés » (92), comme si un tel relevé lui paraissait concevable.
232

AUTEUR
MARIE-NOËLLE GARY-PRIEUR
Professeur émérite de linguistique française à l'Université de Lille III, et membre de l'UMR 8528
du CNRS. Elle est spécialiste de grammaire française, et plus particulièrement de la sémantique
du groupe nominal. Ses recherches sont centrées depuis quelques années sur les noms propres et
les démonstratifs.
Principales publications : De la grammaire à la linguistique, Paris, Armand Colin, 1985 ; Grammaire du
nom propre, Paris, PUF, 1994 ; L'Individu pluriel. Les noms propres et le nombre, Paris, CNRS Éditions,
2001.
233

Démonstratifs et pratique des textes


littéraires
Georges Kleiber

 
Introduction : les démonstratifs « littéraires »
1 Les démonstratifs sont sans doute une des catégories d'expressions linguistiques les
plus propices à de fécondes retrouvailles entre linguistique et littérature. En témoigne
le récent numéro de Langue française dirigé par Marie-Noëlle Gary-Prieur et Martine
Léonard intitulé Les Démonstratifs : théories linguistiques et textes littéraires (1998), dont les
articles, venant d'horizons et de tempéraments différents, montrent que l'interaction
du littéraire et du linguistique est particulièrement vivante à propos des démonstratifs
et qu'elle se révèle bénéfique pour les deux disciplines : l'analyse des démonstratifs des
textes littéraires suscite des correctifs, offre des données inédites et ouvre des
perspectives nouvelles aux modèles linguistiques du démonstratif et, inversement, la
réflexion linguistique sur les démonstratifs a des répercussions positives sur la manière
de concevoir et d'appréhender en théorie et en pratique le fait littéraire.
2 Le « retour » linguistique se manifeste sous plusieurs formes et en plusieurs endroits.
En premier lieu, par la mise en relief de types d'emploi nouveaux de démonstratifs 1.
C'est le gain le plus immédiat. La prise en compte des textes littéraires fait en effet
apparaître des emplois de démonstratifs particuliers, aussi bien situationnels que
textuels, non encore relevés dans la littérature sur les démonstratifs et dont la
description ne peut que faire progresser la connaissance du mécanisme et du
fonctionnement des démonstratifs. En deuxième lieu, se trouve confirmée de façon
parfois spectaculaire qu'en matière d'expression référentielle l'identité du référent
n'est pas la chose la plus importante : la manière de le donner, de le construire, de le
présenter, de l'appréhender est décisive dans le choix du marqueur référentiel et tout
spécialement dans celui d'un démonstratif2. Corollairement, le troisième retour se situe
dans une identification des différents effets et donc dans une meilleure appréciation du
rôle discursif des démonstratifs : rupture, contraste, polyphonie, discours indirect
libre, reclassification, subjectivité, relation avec le destinataire et fonction conative,
234

apport de nouveau, etc. Bref, autant d'effets qui prouvent que les démonstratifs ont un
rôle qui dépasse leur classique rôle de montreurs et qui confirment qu'ils constituent
bien « un champ privilégié pour une collaboration entre linguistes et spécialistes de la
littérature » (Gary-Prieur & Léonard, 1998, 20)3.
3 Qui trop embrasse, cependant, mal étreint, on le sait. Et cette diversité des effets
discursifs des démonstratifs a son revers : une difficulté à maîtriser cette richesse. Cela
se manifeste, premièrement, dans l'apparition d'effets contradictoires qui ne sont pas
toujours résolus : on parle de continuité et de rupture, d'ancien et de nouveau, de
classification et de reprise fidèle, d'expression de la subjectivité du locuteur et de mise
à contribution du destinataire, etc., sans toujours se donner la peine d'expliquer
comment une même unité linguistique peut présenter des effets contradictoires.
4 Une deuxième difficulté surgit lorsqu'il s'agit de trouver une origine commune à ces
effets différents, étant donné que la plupart des commentateurs n'adoptent guère une
vue polysémique du démonstratif. Or, là les tentatives d'explication causale sont rares.
On comprend pourquoi : il n'est pas facile de trouver un lien explicatif susceptible de
servir de cause basique à tous les effets relevés. Ce n'est pas tout que de dire que le
démonstratif, l'adjectif démonstratif en particulier, est un indice stylistique qui marque,
par exemple, le style indirect libre ou l'empathie du locuteur. Il faut encore expliquer
comment s'établit ou émerge un tel effet interprétatif. Et cette explication unificatrice,
qui seule permettra de dire qu'il n'y a qu'un adjectif démonstratif ou que l'adjectif
démonstratif reste le même4, doit être telle qu'elle puisse également rendre compte, de
façon naturelle et non contre-intuitive des emplois standard de cette forme, comme par
exemple l'emploi gestuel ou les emplois anaphoriques domestiqués par les principaux
modèles du démonstratif. Il ne s'agit pas seulement d'expliquer, par exemple, la
polyphonie du démonstratif, mais de rendre cette explication compatible avec celle que
l'on produit pour rendre compte de l'adjectif démonstratif d'un emploi avec geste
concomitant comme celui de :
 
Ramasse ce caillou !

5 La chose n'est pas aussi facile qu'on peut le croire. La plupart des analystes des
démonstratifs « littéraires » ne s'y risquent d'ailleurs pas. Or, si l'on veut un « retour »
bénéfique et durable sur ce que l'on peut appeler par commodité autorégulatoire la
linguistique du démonstratif, on ne peut en faire totalement l'impasse. Si, dans un
premier stade, il est en effet possible de s'en dispenser, il faut bien qu'à un moment
donné ou à un autre la jonction soit réalisée et que l'on ait une vue d'ensemble
consistante du démonstratif.
6 Reliée directement au point précédent, une troisième difficulté émerge de la pratique
théorisante des démonstratifs littéraires : que devient dans l'affaire le statut déictique
de nos marqueurs démonstratifs ? L'explication unificatrice souhaitée doit intégrer ou
ne pas intégrer, mais doit au moins tenir une position nette et cohérente sur ce point,
la dimension déictique ou indexicale du démonstratif. À lire de près les analyses des
démonstratifs « littéraires », les marginaux ou insolites (Gary-Prieur & Noailly, 1996)
comme les « sans histoires », on s'aperçoit que la découverte de nouveaux effets, de
nouveaux rôles, d'interprétations littérairement décalées ou constructivement
multivoques ou encore d'emplois inattendus conduit à une situation de brouillage, où la
notion d'indexicalité ou de déictique se trouve estompée, sans statut clair, n'étant
235

évoquée que si les circonstances l'exigent, mais passant à la trappe lorsqu'elles s'y
opposent. C'est sans doute là le principal défaut des analyses récentes des
démonstratifs entreprises dans la perspective de leur fonctionnement dans des textes
littéraires : à la sortie, on ne sait plus trop où on en est avec les démonstratifs.
L'ébranlement, tout à fait positif, de certitudes rigides acquises sur des exemples
fabriqués et colportés d'article en article par les théoriciens-modélisateurs des
démonstratifs, se fait suivre du sentiment plutôt désagréable que, finalement, tout est
démonstrativement possible. Aller jusque-là signifie perdre tout le bénéfice que l'on
peut retirer du secouement de cocotier que constituent ces analyses de démonstratifs
littéraires.
7 Dernière difficulté enfin, que nous avons déjà soulignée dans Kleiber (1998),
l'identification des différents types d'emploi, surtout du côté des démonstratifs insolites
ou énigmatiques, reste bien souvent trop rapide5. Elle a tendance à se limiter à la prise en
compte des seuls effets produits par les démonstratifs : il faut des analyses et
descriptions beaucoup plus poussées que celles qui sont généralement effectuées pour
véritablement cerner le type d'emploi réalisé et pour éviter de céder trop vite à la
tentation de la solution, certes, commode, mais pas toujours justifiée, du flou littéraire,
de la grammaire de l'oblique, chère à Barthes, qui permet à coup sûr des
développements stylistiques attrayants et de haute voltige, mais sans filet.
8 On pourrait penser que nous faisons ici la leçon à ceux qui se sont lancés dans cette
aventure que représente l'analyse des démonstratifs littéraires. Il n'en est rien. Nous
sommes embarqué dans le même bateau6 et, pour avoir participé à l'entreprise dirigée
par Gary-Prieur et Léonard (1998), nous savons que nous avons rencontré et que nous
rencontrons encore les mêmes difficultés que celles énumérées ci-dessus. L'analyse
d'un autre démonstratif d'un passage7 des Météores de Tournier (voir infra) en fournira
la preuve. Elle n'est nullement destinée à apporter une solution « magistrale », mais a
pour visée première d'illustrer les difficultés que constitue l'analyse de démonstratifs
apparemment bien sages, de souligner ainsi le niveau où elles apparaissent, d'identifier
le type d'emploi réalisé, de décrire la complexité du fonctionnement démonstratif,
d'essayer de faire le départ entre ce qui est cause et ce qui est effet dans
l'interprétation construite et de faire enfin quelques propositions en vue d'une
explication unitaire. Avec, au bout, du moins nous l'espérons, des éléments positifs
pour construire une passerelle plus stable, moins flottante, entre linguistique et
littérature.
 
L'exemple choisi
9 Le passage littéraire qui nous servira de terrain d'exercice comporte une occurrence
d'un pronom démonstratif peu analysé, de forme ce + numéral cardinal + -là. Son choix
s'explique par le décalage entre son apparente tranquillité et sa difficulté d'explication.
A priori il n'a rien de vraiment particulier et est loin des démonstratifs insolites qui
retiennent généralement l'attention par leur côté énigmatique. Mais dès qu'on essaie
d'expliciter son fonctionnement son image de démonstratif d'Épinal se brouille
sensiblement. Et les difficultés commencent.
10 Voici la « bête » en question dans la cage de son contexte :
[...] et Maria Barbara retrouvait à travers les brumes salées des marées de septembre l'odeur
âcre des fanes brûlant dans tout l'arrière-pays. Elle jeta un châle sur les deux jumeaux noués
236

l'un à l'autre dans le même hamac.


Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c'est difficile de
se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour ces deux-là, si chétifs, si peu mûrs. D'ailleurs cette immaturité,
cet attardement de ses deux derniers apaise et rassure Maria Barbara. Elle les a allaités plus
longtemps qu'aucun de ses autres enfants.
11 Si le SN démonstratif, ces deux-là dans ce passage des Météores de Michel Tournier,
apparaît comme étant un démonstratif bien sage, c'est parce que son appariement
référentiel s'opère sans difficulté, puisqu'il renvoie aux deux jumeaux sur lesquels
Maria Barbara jette un châle. Du point de vue de la résolution référentielle, il ne
constitue donc guère un démonstratif énigmatique ou insolite, puisque le lecteur a
accès au référent visé. Pour ce qui est de ses autres aspects, il apparaît tout aussi
domestiqué, dans la mesure, où, à sa lecture, on n'éprouve aucun sentiment d'écart, de
coup de force ou encore de glissement ou décalage référentiel qui sont habituellement
l'apanage des démonstratifs susceptibles de retenir l'attention et de déclencher les
explications et commentaires des spécialistes des démonstratifs littéraires. Il paraît
être employé comme il doit être employé. Reste que dès que Ton essaie d'expliquer
comment il est employé, les difficultés surgissent et le prurit du démonstratif
commence sérieusement à gagner l'analyste, même patenté, lorsqu'il s'aperçoit des
problèmes qu'il lui faut résoudre.
12 Comme nous l'avons souligné, ce qui fait que l'occurrence de ces deux-là n'attire guère
l'attention, c'est l'univocité de son interprétation référentielle qui établit une
coréférence avec le SN les deux jumeaux précédemment introduit dans le texte. La
tentation est alors grande de considérer que le démonstratif ces deux-là est en emploi
anaphorique de coréférence avec cette mention antérieure les deux jumeaux. Ipso facto, le
tour paraît joué, puisque l'emploi anaphorique de coréférence est un des emplois
standard reconnus des démonstratifs. Il suffit encore d'ajouter que cette capacité
anaphorique des démonstratifs est la conséquence de leur caractère déictique ou
indexical : ce caractère leur permet en effet aussi bien de saisir un objet présent dans la
situation d'énonciation immédiate que de renvoyer à une entité présente par mention
antérieure dans le contexte proche de leur apparition.
13 Une telle explication reste, d'une part, lacunaire, et se révèle, d'autre part,
partiellement trompeuse. Lacunaire, parce qu'elle ne rend pas justice au type de
démonstratif choisi, et trompeuse, parce qu'il n'est pas du tout acquis qu'il s'agit d'une
anaphore coréférentielle entre ces deux-là et les deux jumeaux, même si – on ne saurait le
nier – l'objet visé par le marqueur démonstratif est bien l'ensemble des deux jumeaux.
14 Le caractère lacunaire apparaît immédiatement si l'on fait intervenir les autres types
de démonstratifs. Comme ils connaissent également, à cause de leur dénominateur
commun déictique, la dimension anaphorique coréférentielle et sont donc des
candidats potentiels à effectuer le pontage les deux jumeaux → SN démonstratif, il
convient d'expliquer les raisons du choix de la forme démonstrative employée.
Qu'apporte en effet de particulier l'emploi de ces deux-là ? La réponse à cette question
suppose une escapade au sein du territoire des démonstratifs en général et du secteur
des démonstratifs composés en -ci/-là en particulier. Elle devra être donnée
conjointement avec celle qu'exige l'interrogation que nous avons formulée sur le
caractère trompeur de l'anaphore réalisée.
 
237

Anaphores et discours hétérogènes


15 Pourquoi remettre en cause la conclusion, apparemment solide, qu'il y a anaphore
entre ces deux-là et les deux jumeaux ? La raison en est que les deux SN appartiennent à
des discours différents. Le SN supposé être l'antécédent fait partie du discours narratif
« normal » :
A – [...] et Maria Barbara retrouvait à travers les brumes salées des marées de septembre
l'odeur âcre des fanes brûlant dans tout l’arrière-pays. Elle jeta un châle sur les deux
jumeaux noués l'un à l'autre dans le même hamac.
16 alors que le SN démonstratif est une occurrence d'un discours indirect libre (DIL), qui
présente les pensées de Maria Barbara :
B – Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c’est difficile
de se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour ces deux-là, si chétifs, si peu mûrs.
17 La différence entre les deux types de discours, on le sait, est souvent difficile à faire,
mais l'exemple analysé ici est assez clair pour que l'on puisse attribuer sans trop de
risque de se tromper la responsabilité de B à Maria Barbara et celle de A au narrateur,
la différence de voix étant soulignée iconiquement par le passage d'un paragraphe à un
autre : en passant de A à B, c'est-à-dire de la « voix » du narrateur à celle de Maria
Barbara, on change aussi de paragraphe. Si on admet cette répartition discursive, la
question du pontage anaphorique entre deux jumeaux et ces deux-là se pose tout à fait
différemment. Est-il encore possible de soutenir qu'une expression qui appartient au
DIL renvoie anaphoriquement à une expression qui appartient à un discours différent,
celui de la narration ?
18 Il faut répondre par la négative. Voici pourquoi. Ce n'est pas parce que le lecteur
identifie le référent par une expression d'un discours différent de celui dont fait partie
l'expression référentielle à résoudre qu'il y a anaphore entre ces deux expressions. Si
cela suffisait, il faudrait conclure à l'anaphore pour des SN référentiels au discours
direct, dont le référent est fourni au lecteur par un SN du discours non rapporté. Ainsi,
dans cet exemple de Sabatier, cité par Veland (1996, 252-253), qui a fort bien entrevu le
problème, les démonstratifs celui-là et celle-là seraient des expressions anaphoriques
respectivement coréférentielles des noms propres Olivier et Blanche antécédents :
Dans la cour, on entendait un peintre qui chantait. [...]
Olivier rangea ses chaussures et dit :
« Y chante faux et c'est bête !
— Oh, celui-là pour qui il se prend ? lui dit Marguerite. Tiens tu essuieras les tasses. »
Olivier se retint de jeter une insolence. Il répéta :
« Les tasses, bien sûr, bien sûr...
— Ne répète pas ça ! » cria Blanche en tapant sur le carrelage. Pour se venger, Olivier reprit
une phrase de Marceau :
« Celle-là, quand elle bouffe pas, elle râle. C'est une hystérique ! » et il se mit à rire pour lui
tout seul.
(Robert Sabatier, Trois sucettes à la menthe, 148)
19 Or, même si effectivement le lecteur interprète la référence de ces deux démonstratifs
grâce à aux mentions hors discours direct des noms propres des personnages, ce n'est
pas pour autant que dans le discours direct où elles figurent elles sont en emploi
anaphorique coréférentiel avec ces noms propres. Le problème de savoir quel est leur
238

réel emploi est une autre question que le lecteur ne peut pas toujours résoudre. Dans
l'exemple suivant de Simenon, cité par Veland (1996, 256) :
Janvier questionna en désignant la concierge qui s'était levée :
— Et celle-là ? (Georges Simenon, L'Ami d'enfance de Maigret, 187)
20 la mention du geste pointeur (en désignant) indique clairement qu'il s'agit d'un emploi
ostensif du démonstratif et non d'un emploi anaphorique renvoyant au SN la concierge,
même si le lecteur n'accède au référent sur lequel pointe Janvier que par le co-texte
narratif. Il est ainsi faux, comme le souligne Veland (1996, 85), d'analyser, ainsi que le
fait Kerbrat-Orecchioni (1980, 44), le démonstratif ce matelot de la réplique de théâtre
suivante :
Dites (il montre Diégo), ce matelot arrive de Santos. Si on l'interrogeait ?
21 comme étant un déictique anaphorique si la pièce est lue et un déictique situationnel si
elle est vue. Une telle analyse confond l'identification du lecteur avec le
fonctionnement réel du marqueur référentiel. Il convient donc – et c'est la première
leçon que l'on peut retenir aussi bien sur le plan linguistique que sur le plan littéraire –
de veiller à l'homogénéité énonciative avant de décréter que telle expression
référentielle est en relation anaphorique avec l'entité de telle ou telle mention
antérieure. La chose mérite d'être soulignée, car la plupart du temps les linguistes qui
s'occupent des désignateurs dans les textes littéraires ne tiennent pas compte, s'il y a
lieu, de la différence de voix ou de plan énonciatif et ont ainsi tendance à assimiler de
manière hétérogène8 l'identification pour le lecteur réalisée sur un plan énonciatif et le
fonctionnement référentiel de l'expression sur un autre plan énonciatif.
22 On comprend toutefois facilement les raisons de telles assimilations fautives : elles
reposent sur la définition classique de l'expression anaphorique, comme une
expression qui exige pour son interprétation le recours au contexte linguistique. Or,
une telle définition, sans être fausse totalement, s'avère beaucoup trop puissante,
puisqu'elle aboutit à consacrer comme expressions anaphoriques les démonstratifs des
exemples que nous venons de mentionner, ainsi que le pronom personnel de la
première personne de la séquence suivante, puisque c'est par l'énonciation du nom
propre Pierre que l'on accède à l'identité de je :
Pierre déclara : « Je ne suis pas une anaphore ! »
23 Nous avons déjà eu l'occasion à plusieurs reprises de dénoncer ce qu'une telle
définition passe-partout de l'anaphore avait d'inapproprié (Kleiber, 1991 a, 1992 et
1994) : elle oublie que la seule localisation ne peut être la garante d'un fonctionnement
réellement anaphorique.
24 On soulignera qu'il en va de même pour les deux pronoms ils, qui figurent avant notre
démonstratif :
Elle jeta un châle sur les deux jumeaux noués l'un à l'autre dans le même hamac.
Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c'est difficile de
se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour ces deux-là, si chétifs, si peu mûrs.
25 Pour le lecteur, l'identité des ils est certes donnée par le SN défini les deux jumeaux, mais
le lecteur comprend aussi que le fonctionnement de ces deux ils s'explique par le fait
qu'il s'agit des pensées de Maria Barbara rapportées au DIL et non par une continuité
narrative anaphorique avec les deux jumeaux.
26 Notre mise au point exige donc que l'on explique le fonctionnement du SN
démonstratif ces deux-là autrement que sur la base de l'identité fournie au lecteur par le
239

SN défini les deux jumeaux. Il doit s'expliquer à l'intérieur même du discours indirect
libre de Maria Barbara. Mais quel est alors ce fonctionnement ?
 
Un emploi d'anaphorique nominal
27 Disons-le d'emblée, ce n'est pas parce que nous dénions à l'occurrence de ces deux-là le
statut d'anaphorique relié à deux jumeaux que cela signifie que ce n'est pas une
expression anaphorique. Idem pour les deux ils. Pour y voir plus clair, il est nécessaire
de prendre en compte les propriétés intrinsèques de ces marqueurs référentiels. Qu'en
est-il de ces deux-là  ? Le fait qu'il s'agisse d'un SN démonstratif sans tête lexicale
nominale, ce que Corblin (1990) appelle déterminant sans nom (DSN), et d'une forme
démonstrative composée en -là conduit à ranger ce SN du côté des pronoms
démonstratifs celui-ci/-là. Se posent alors au moins trois types de problèmes 9 pour notre
occurrence de ces deux-là :
i. s'agit-il d'un emploi à double fonctionnement référentiel ou d'un emploi monolithique 10 ?
ii. pourquoi a-t-on la forme en -là et non celle en -ci ?
iii. quel est le rôle du démonstratif ici ?

28 A l'encontre de Corblin (1990), nous avons montré dans Kleiber (1991b et 1994) que les
pronoms démonstratifs celui-ci/-là connaissaient en fait deux types d'emploi. Des
emplois comme amphoriques nominaux – ceux mis en relief par Corblin – mais aussi des
emplois de fonctionnement global, synthétique. La particularité des premiers est de
mettre en jeu un double fonctionnement référentiel. D'une part, un mécanisme de
récupération du N manquant, qui contrôle linguistiquement le genre du pronom et,
d'autre part, un appariement référentiel avec l'entité visée par le SN démonstratif. Des
exemples comme :
— C'est son costume à carreau qui me frappe. J'ai vu un costume comme celui-là il y a une
semaine ou deux, mais je ne pourrai pas dire où.
(Georges Simenon, La Folle de Maigret, 99)
Allez, viens, dit-il à Paul, on va aller voir ce lot d'ardennais ; de loin ils ont bonne allure, mais
faut vérifier de près. Rappelle-toi, on ne vérifie jamais assez. Allez, dis-moi ce que tu penses
de celui-ci, par exemple. Si tu me réponds bien, je te laisse mener le marché et t'auras la
pièce.
(Claude Michelet, Les Palombes ne passeront plus, 166)
29 que nous avons empruntés à Veland (1996), illustrent parfaitement ce double
mécanisme des démonstratifs anaphoriques nominaux. Aussi bien celui-là que celui-ci
mettent en jeu deux opérations distinctes pour leur interprétation : une opération de
récupération d'un N – costume dans le premier cas et ardennais dans le second – fourni
par le contexte antérieur (un costume comme... et ce lot d'ardennais) et une opération
d'identification du référent visé, réussie, dans le premier cas, par voie anaphorique
avec le référent d'une mention antérieure (son costume à carreau), et, dans le second, par
voie déictique (perception/ostension ?). Deux tests permettent, plus ou moins bien 11, de
souligner ce double fonctionnement : la dépronominalisation et la dislocation droite en
de N :
C'est son costume à carreau qui me frappe. J'ai vu un costume comme ce costume-là...
C'est son costume à carreau qui me frappe. J'ai vu un costume comme celui-là, de costume...
[...] on va aller voir ce lot d'ardennais ; de loin ils ont bonne allure, mais faut vérifier de près.
Rappelle-toi, on ne vérifie jamais assez. Allez, dis-moi ce que tu penses de cet ardennais-ci...
[...] on va aller voir ce lot d'ardennais ; de loin ils ont bonne allure, mais faut vérifier de près.
240

Rappelle-toi, on ne vérifie jamais assez. Allez, dis-moi ce que tu penses de celui-ci,


d'ardennais...
30 L'emploi monolithique des démonstratifs celui-ci/-là, en forte liaison avec le caractère
humain des entités impliquées 12 se caractérise par une seule opération référentielle. Il
n'y a pas de N à récupérer et, conséquemment, il n'y a pas d'anaphore nominale comme
précédemment, ainsi que le montrent les deux exemples suivants, auxquels il est
difficile d'appliquer les deux tests révélateurs de l'anaphore nominale (Kleiber, 1991b
et 1994) :
— Elle te plaît ma famille ?
— Beaucoup. Surtout ta mère, vous vous ressemblez, elle et toi
Et Elisa ?
— Ah celle-là, c'est quelqu'un
(Christine de Rivoyre, Boy, 255, cité par Veland, 1996)
L'ouvrière redit naïvement son mensonge à Melle Vatnaz ; celle-ci en
vint à parler au brave commis.
(Flaubert, cité par Pierrard, 1990)
31 Avant de voir quel est l'emploi réalisé par ces deux-là dans le passage analysé, il nous
faut d'abord vérifier si un démonstratif de la forme ces + numéral cardinal +-là possède
cette capacité à fonctionner de deux manières différentes. Et, du coup, il faut encore, au
préalable, vérifier si face à ces + numéral cardinal +-là il existe bien la forme
correspondante avec-ci. Ce dernier point se trouve vérifié : même si les occurrences
avec -ci sont moins nombreuses 13, elles sont attestées. Sandfeld (1970, 224), ainsi que le
rappelle De Mulder (1998), cite l'exemple suivant :
(Monsieur désigne les gâteaux) Ces deux-ci, ces deux-là et puis trois de ceux-ci. (Henri
Lavedan, Les Beaux Dimanches)
32 Le premier point se trouve également vérifié, mais pas totalement pour ces + numéral
cardinal +-ci. Si on modifie les exemples employés ci-dessus pour illustrer la polyvalence
de celui-ci/-là, on s'aperçoit en effet que l'on n'a pas d'équivalent de fonctionnement
monobloc anaphorique pour ces deux-ci14. Les autres situations sont vérifiées :
33 — fonctionnement comme anaphorique nominal pour les deux formes :
– Ces deux costumes à carreau me frappent. J'ai vu des costumes comme ces deux-là il y a
une semaine ou deux, mais je ne pourrai pas dire où Allez, viens, dit-il à Paul, on va aller voir
ce lot d’ardennais ; de loin ils ont bonne allure, mais faut vérifier de près. Rappelle-toi, on ne
vérifie jamais assez. Allez, dis-moi ce que tu penses de ces deux-ci, par exemple.
34 — fonctionnement monoopérationnel de référence anaphorique pour ces deux-là, mais
non pour ces deux-ci, comme nous venons de le signaler :
– Elle te plaît ma famille ?
– Beaucoup. Surtout ta mère, vous vous ressemblez, elle et toi
– Et Elisa et Berthe ?
– Ah ces deux-là, il faut se les farcir !
*L'écolière redit naïvement son mensonge aux deux institutrices ; ces deux-ci en
vinrent à parler au brave directeur.
35 Si l'on examine sous l'angle de l'opposition emploi monobloc/emploi à double source notre
occurrence de ces deux-là, on constate qu'elle fonctionne selon le modèle de la double
source, c'est-à-dire celui de l'anaphore nominale, et non du modèle monobloc. La
source nominale est fournie par le N enfants rendu saillant par la réflexion générale sur
l'âge des enfants (cf. Comme c'est difficile de se rappeler l'âge des enfants ?) et l'entité visée
par le SN démonstratif renvoie aux deux jumeaux de Maria Barbara. La source réelle,
rappelons-le n'est pas celle que le narrateur fournit au lecteur (la mention hors du DIL
241

de deux jumeaux). Elle est interne au DIL et est également celle qui est à l'origine des
deux pronoms ils. Comme nous l'avons déjà souligné, il n'est guère besoin de la
connaître avec certitude : on peut, si l'on veut, s'imaginer qu'il s'agit du regard que
porte Maria Barbara sur ses deux jumeaux, mais ce n'est absolument pas sûr. Par
contre, ce qui est sûr et décisif pour l'interprétation, c'est qu'il ne s'agit pas d'un
référent nouveau qui est introduit : il ne s'agit pas d'un démonstratif qui, à l'aide d'un
geste concomitant par exemple, introduit dans le focus d'attention un nouveau
référent. Il ne peut en être autrement puisqu'il s'agit de DIL et que l'entité dénotée par
Ces deux-là, à savoir ses deux enfants, est bien présente à l'esprit de Maria Barbara. On
pourrait aussi le justifier par la présence antérieure d'ils renvoyant déjà au même
référent. L'important est que l'on a donc affaire à une double opération anaphorique, si
l'on se place dans une conception mémorielle de l'anaphore (Kleiber, 1992 et 1994) :
anaphorique pour la récupération du nom enfant et anaphorique aussi pour la référence
de l'entité visée par le SN démonstratif, puisque celle-ci est déjà connue. Cette
disjonction de sources se présente dans la configuration suivante, sur laquelle nous
reviendrons ci-dessous : on a d'abord, comme le prouvent les ils antérieurs, la source
référentielle de l'expression démonstrative, puis l'antécédent nominal enfants et enfin
l'expression démonstrative. En somme, l'antécédent nominal enfants est placé entre
l'antécédent-référent visé et l'expression démonstrative : référent visé (les deux
jumeaux de Maria Barbara) > antécédent nominal (enfants) > SN démonstratif (ces deux-là).
36 La justification de l'étape anaphorique nominale, autrement dit le passage par
l'interprétation nominale d'enfants, peut se faire de trois manières. On peut d'abord
essayer de faire jouer le genre, puisque l'antécédent nominal contrôle le genre de
l'expression anaphorique. Mais cela ne peut se faire ici que de manière indirecte, par
l'intermédiaire des adjectif chétifs et mûrs, puisque l'expression ces deux-là est épicène,
et le résultat, comme nous allons le voir, n'est pas aussi net que souhaité. L'opération
consiste à remplacer ils par elles – admettons qu'il s'agit de fillettes par exemple et non
de garçons – et de mettre les adjectifs après ces deux-là au féminin. Si ce changement de
genre s'avère boiteux, c'est que enfants est bien l'étape anaphorique lexicale obligée de
ces deux-là, puisqu'il impose son genre. Au bout de cette transformation :
Quel âge ont-elles ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, elles ont sept ans. Comme c'est
difficile de se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour ces deux-là, si chétives, si peu mûres.
37 il est difficile d'émettre un avis ferme, tout simplement parce qu'étant donné la source,
qui reste opaque pour le lecteur, de l'appariement référentiel du elles du DIL, il est aussi
possible de soutenir, évidemment sans garantie, qu'il s'agit d'une anaphore lexicale sur
fillettes par exemple. Au lecteur de juger (à la fois celui du roman et celui de cet
article !).
38 L'anaphore nominale par enfants trouve un deuxième appui plus ferme avec les tests du
rétablissement du N lexical manquant et de la dislocation droite en de N, même si le
résultat n'est pas stylistiquement heureux pour le second15 :
Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c’est difficile de
se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour ces deux enfants-là, si chétifs, si peu mûrs.
Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c'est difficile de
se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour ces deux-là, d'enfants, si chétifs, si peu mûrs.
242

39 Il y a enfin un troisième argument, qui nous semble décisif, pour adopter l'hypothèse
de l'anaphore nominale : la cohérence interprétative du passage. Si on admet que ces
deux-là n'est pas un anaphorique nominal d' enfants et que donc, chose tout à fait
courante lorsqu'il s'agit d'êtres humains (Kleiber, 1991b & Veland, 1996), c'est aux
individus que sont les deux jumeaux que renvoie de manière globale le démonstratif ces
deux-là, alors la pertinence du passage se trouve battue en brèche. Dans ce cas
d'anaphore globale, la saisie des deux jumeaux, non plus en tant qu'enfants, mais en
tant qu'individus humains, de tout âge donc, va à l'encontre de l'idée même qui unit ces
phrases de DIL, à savoir l'âge des enfants. De façon plus précise, l'organisation du
passage, à savoir la réflexion intermédiaire sur la difficulté de dire l'âge des enfants et
surtout la manière dont la phrase-hôte du démonstratif ces deux-là se greffe sur cette
pensée qui précède son occurrence (cf. la préposition pour) plaident incontestablement
pour une anaphore lexicale en enfants. On passe du générique il est difficile de se rappeler
l'âge des enfants au particulier exemplificateur surtout pour ces deux-là. Faire de ces deux-
là une anaphore globale, donc mettre en avant la catégorie des individus humains, c'est
rendre l'enchaînement incohérent. On ajoutera que, lorsque le démonstratif celui-là
renvoyant à un être humain est en anaphore nominale, c'est précisément lorsque le
contexte rend pertinente la sous-classe lexicale dans laquelle il se trouve présenté. En
d'autres termes, c'est lorsque la facette en tant que N de l'être humain visé est
pertinente que l'anaphore lexicale s'avère également pertinente16. Or, c'est bien le cas,
ici : c'est en tant qu'enfants que les deux jumeaux causent des problèmes de mémoire
sur leur âge à leur mère et non en tant qu'individus humains.
 
POURQUOI A-T-ON CES DEUX-LÀ ET NON CES DEUX-CI ?

40 Il n'est guère possible de substituer la forme en -ci à la forme en -là dans notre
exemple :
[...] Elle jeta un châle sur les deux jumeaux noués l'un à l'autre dans le même hamac.
Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c'est difficile de
se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour *ces deux-ci, si chétifs, si peu mûrs. [...]
41 Pourquoi cette impossibilité ? Cette question peut être réglée plus vite que la
précédente. Non pas parce que nous disposons d'une théorie clefs en mains définitive sur
l'opposition -ci/-là dans les démonstratifs composés – cette question, qui a eu
récemment des réponses intéressantes, mais divergentes (Veland, 1996, Imoto, 1997,
Corblin, 1998 & De Mulder, 1998), reste en effet ouverte – mais parce que les contraintes
distributionnelles qui pèsent sur l'emploi des celui-ci/celui-là permettent de justifier, à
défaut d'expliquer totalement, pourquoi seul -là fait ici l'affaire. Si celui-ci comme celui-
là peuvent tous deux fonctionner en emploi d'anaphorique nominal, impliquant donc
une double opération référentielle, celui-ci ne peut accéder qu'à une configuration de ce
type : celle qui combine anaphore lexicale et saisie déictique, comme dans l'exemple
des chevaux ardennais de ci-dessus ou dans les exemples suivants cités par Veland
(1996, 342-345) :
« Qu'est-ce que vous en pensez ?
Elle glisse son bras sous le mien : « J'en pense qu'elle n’aimerait pas me faire de la peine un
soir comme celui-ci ! » (celui-ci = le soir où est prononcée l'occurrence de celui-ci)
(Janine Boissard, Moi, Pauline, 117)
Suzy l'observe « et toi ? A qui penses-tu ? C'est dangereux de penser dans un endroit comme
243

celui-ci. » (celui-ci = l'endroit où se trouve le locuteur qui prononce cette occurrence


de celui-ci)
(Yves Navarre, Le Jardin d'acclimatation, 185)
Un traquenard, signore. Le maréchal vous attend près de la moto pour vous abattre... votre
arme est chargée à blanc... Prenez celle-ci et tirez le premier,... (celle-ci = l'arme désignée
par ostension en même temps qu'est prononcée l'occurrence de celle-ci)
(Charles Exbrayat, Quand Mario reviendra, 168)
42 Il ne peut par contre s'employer lorsque les deux opérations sont de type anaphorique.
La combinaison anaphore lexicale + référent déjà mentionné ou déjà saillant lui semble
interdite. Or, dans le cas de notre exemple des deux enfants, comme nous l'avons
souligné, les deux opérations sont de type anaphorique : anaphore lexicale sur enfants
et reprise d'un référent déjà saillant (les deux enfants de Maria Barbara). Si on a
accepte à ce niveau de considérer qu'il s'agit du même -là et -ci dans ces deux-là/-ci et
celui-là/-ci, on comprend pourquoi l'on ne peut avoir ces deux-ci à la place de ces deux-
là. Il reste bien sûr à expliquer pourquoi celui-ci a du mal à s'employer dans une telle
configuration. Le fait que celui-là puisse difficilement remplacer celui-ci lorsque
l'élément -ci atteint le référent visé par token-réflexivité (le remplacement n'est jamais
possible avec les noms temporels) dirige la piste vers l'opposition que nous avons
tracée entre les adverbes spatiaux ici et là (Kleiber, 1993 et 1995) : l'élément -là, tout
comme l'adverbe là, serait ainsi plutôt un marqueur de continuité, alors que -ci
fonctionnerait sur un régime indexical. On trouvera chez De Mulder (1998) une analyse
qui va dans ce sens et qui étend au couple -ci/-là du français contemporain l'opposition
appariement contigu saturé (-ci)/appariement contigu non saturé (-là), que nous avons
appliquée, à partir de Vuillaume (1980 et 1986), aux démonstratifs de l'ancien français
cist/cil (Kleiber, 1987). Nous laissons bien volontiers ici la question ouverte, pour nous
consacrer au troisième et dernier problème, celui de la présence d'un démonstratif en
cet endroit. Il nous servira de conclusion.
 
Pour conclure : pourquoi le démonstratif ?
43 Cette question se divise en fait en deux. Il faut en effet, d'une part, relier, comme nous
l'avons souligné au début de ce travail, l'occurrence de ces deux-là analysée à une
définition générale des démonstratifs. Et, d'autre part, justifier l'emploi d'un
démonstratif dans le passage où figure cette occurrence. Pour répondre à la première,
nous partirons de la conception indexicale des démonstratifs, que nous avons défendue à
multiples reprises (Kleiber, 1986a, b et c, et 1989-1990), qui les définit comme des
marqueurs référentiels qui renvoient à leur référent grâce à des éléments spatio-
temporellement reliés à leur occurrence. Dans le cas de ces deux-là, l'élément en
question est le complément nécessaire -là, qui, comme nous l'avons vu ci-dessus,
déclenche lui-même une procédure référentielle particulière. Cette hypothèse fait de
ces deux-ci une expression doublement déictique, une première déictiquement
identique à celle de ces deux-là qui met en jeu l'élément temporellement contigu -ci et
une deuxième opération déictique, celle accomplie par -ci qui exige à son tour des
éléments spatio-temporellement reliés à son occurrence pour aboutir au référent visé.
Une telle analyse a l'avantage de pouvoir s'appliquer à tous les emplois en celui,
moyennant la prise en compte d'un processus de grammaticalisation qui distingue les
formes en celui de celles du type de ces deux-là/-ci, le ce initial appelant dans tous les cas
de SN démonstratif sans tête lexicale (que ce soit celui + syntagme prépositionnel, celui +
244

relative, celui + -là/-ci) un modifieur contigu conduisant au référent visé par le SN entier.
Un argument formel de poids peut être avancé : ce modifieur contigu est nécessaire. On
n'a en effet ni *ces deux, alors qu'on a bien les deux, ni *celui. Par ailleurs, l'hypothèse de
la double déicticité des formes en ce... -ci rend compte de l'impression de renforcement
démonstratif souvent notée par les commentateurs.
44 Il reste à répondre à la deuxième question : pourquoi a-t-on un démonstratif dans le
passage retenu ? Comme nous avons eu l'occasion de le souligner (1991b et c), la
procédure indexicale que déclenche un démonstratif, à savoir le fait d'attirer par token-
réflexivité l'attention de l'interlocuteur sur un référent, ne se justifie que si elle amène
du nouveau. La comparaison avec le geste pointeur permet d'illustrer ce lien entre le
caractère déictique et l'aspect cognitif. Si je désigne par ostension une pomme,
j'entends par là rendre manifeste un référent que je suppose ne pas encore être saillant
pour mon interlocuteur. Si lui et moi avons déjà la pomme en question à l'esprit, mon
geste devient parfaitement inutile, puisque l'attention du locuteur est déjà portée sur le
référent. Une ostension n'est par là-même pertinente que si elle amène du nouveau. Ce
nouveau peut être l'introduction d'un nouveau référent, comme il peut, en cas de
référent déjà saillant, mettre en focus d'autres éléments nouveaux : reclassification du
référent dans une catégorie nouvelle, présentation du référent dans un autre cadre
discursif (donc dans un autre modèle contextuel), modifications thématiques, visées
contrastives, etc.
45 Ici, ce nouveau ne peut s'assimiler à l'introduction d'un nouveau référent, puisque,
comme nous l'avons souligné dans notre analyse (cf. supra), le référent est déjà saillant
dans l'esprit de Maria Barbara (cf. les deux ils antérieurs). En quoi consiste-t-il alors ?
Reprenons le passage au DIL :
Quel âge ont-ils ? Cinq ans ? Non, au moins six. Non, ils ont sept ans. Comme c'est difficile de
se rappeler l'âge des enfants. Comment se souvenir de quelque chose qui change
constamment ? Surtout pour ces deux-là, si chétifs, si peu mûrs.
46 On constate que la nouveauté apportée par le démonstratif réside dans la conjonction
interactive de trois éléments. Le démonstratif joue d'abord un rôle topical. Il permet,
en effet, de revenir au topique des deux jumeaux de Maria Barbara marqué par les deux
ils et qui a été interrompu par la réflexion sur l'âge des enfants en général. Un pronom
personnel n'aurait pas fait l'affaire, puisqu'il aurait plutôt indiqué une continuité avec
le topique en vigueur. Le démonstratif marque ainsi la rupture du thème générique des
enfants et la reprise du thème interrompu ou suspendu. Il le fait d'autant mieux qu'en
tant qu'anaphorique nominal il oblige, pour renouer avec le topique suspendu, à
passer, à cause de la saturation du N manquant, précisément par l'élément thématique
intermédiaire interrupteur des enfants génériques. Et du coup il focalise un deuxième
élément nouveau : une reclassification du référent repris. Les « ils », dont on sait
(Kleiber, 1994) qu'ils ne nécessitent guère de récupération de N s'il s'agit d'êtres
humains, se trouvent en effet repris comme enfants. En opérant le retour topical des
deux jumeaux, le démonstratif, parce qu'en emploi d'anaphorique nominal, reclassifie
en quelque sorte les jumeaux en activant leur statut d'enfants. Le fait de passer par la
classe générique des enfants pour le retour référentiel aux deux jumeaux s'accompagne
– et c'est le troisième élément de nouveauté – d'une focalisation sur le cas particulier
ou spécifique que représentent ces deux enfants de Maria Barbara avec à la clef un effet
de contraste avec d'autres enfants particuliers, la suite du passage actualisant cette
245

virtualité contrastive en opposant les deux jumeaux aux autres enfants de Maria
Barbara :
D'ailleurs cette immaturité, cet attardement de ses deux derniers apaise et rassure Maria
Barbara. Elle les a allaités plus longtemps qu'aucun de ses autres enfants.
47 Ce passage présente aussi d'autres démonstratifs (cette immaturité, cet attardement de ses
deux derniers) et appelle donc d'autres analyses. Ce n'est pas nous qui les ferons
aujourd'hui. Ce qui est sûr – le lecteur pourra en juger par lui-même – c'est que ce ne
sont pas des démonstratifs « coton » !

BIBLIOGRAPHIE
 
Références bibliographiques
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NOTES
1. C'est l'un des principaux résultats de notre analyse (Kleiber, 1998) de la première description
démonstrative du roman Les Météores de Michel Tournier :
Le soleil s'inclinait déjà derrière la colline où les innocents de Sainte-Brigitte cueillaient des asters et des
chicorées sauvages qui s'amoncelleraient le 8 octobre en bouquets maladroits aux pieds de la statue de leur
patronne. Cette côte de la baie de l'Arguenon, orientée à l'est, ne reçoit le vent marin que des terres, et
247

Maria Barbara retrouvait à travers les brumes salées des marées de septembre l'odeur âcre des fanes
brûlant dans tout l'arrière-pays. Elle jeta un châle sur les deux jumeaux noués l'un à l'autre dans le même
hamac (Michel Tournier, Les Météores, Paris, Gallimard, 7-8).
2. Cette idée constitue, depuis plus de vingt ans, le fil rouge de mes travaux sur la référence et les
expressions référentielles. Certains lecteurs ne l'ont pas compris et m'ont hâtivement et
abusivement enfermé dans le camp des référencialistes, pour qui la quête du seul référent de
l'expression référentielle constitue la tâche à accomplir dans l'interprétation d'une expression
référentielle. Ce qui ni de près ni de loin n'est la vérité. Dès le début de mes travaux sur la
référence, je n'ai cessé de défendre l'idée frégéenne que la donation du référent était l'élément
décisif dans l'emploi d'un marqueur référentiel, que la manière de donner le référent l'emportait
sur l'identification du référent. Que d'autres le redécouvrent aujourd'hui avec une naïveté
parfois goulue n'est pas trop grave, ce qui l'est plus, c'est lorsqu'ils me reprochent de ne l'avoir
pas vu.
3. Voir également la première partie (Les Pronoms indexicaux) et la quatrième partie (Autour des
démonstratifs) de Gouvard (1998).
4. Voir ici la position de Bres (1999) vis-à-vis de l'imparfait : son but est aussi de montrer qu’il n'y
a qu'un imparfait, que l'imparfait reste, à travers tous les emplois relevés, le même.
5. Il est significatif de constater que, malgré la surabondante littérature temporelle, il en va
encore de même pour les temps verbaux. Pour l'imparfait, par exemple, la plupart des emplois
relevés restent insuffisamment décrits. Voir par exemple Berthonneau et Kleiber (1994,1999 et à
paraître) pour les imparfaits de politesse, de rupture et contrefactuel.
6. Ce n'est pas une galère !
7. Passage situé dans le deuxième paragraphe du premier chapitre intitulé Les Pierres sonnantes.
8. Veland (1996) choisit de conserver l'étiquette d'anaphore, même pour rendre compte de la
relation d'identification établie par le narrateur pour le lecteur, mais il parle alors d'anaphore
hétérologue qu'il oppose au fonctionnement anaphorique de l'expression appelée lui anaphore
homologue ou sérieuse.
9. Nous n'aborderons pas ici le problème de la présence du numéral cardinal : la chose mériterait
pourtant d'être traitée et en détails !
10. Nous laissons de côté le volet syntaxique de l'affaire, qui n'a pas d'influence directe sur notre
analyse.
11. Plus ou moins bien, puisqu'il ne faudrait pas assimiler les deux !
12. C'est un élément essentiel de la sémantique de celui-ci/-là (voir Kleiber, 1991b et 1994) &
Veland (1996), qui n'est pas toujours pris en compte comme il faudrait (Corblin, 1998 & Imoto,
1999).
13. Intervient à ce niveau l'opposition oral (ou discours direct)/écrit. Veland (1996) a montré que
celui-là était la forme dominante à l'oral.
14. Résultat qui est à retenir dans le cadre plus général de l'opposition -cil-là.
15. Pour des raisons que l'on peut comprendre.
16. Voir cet exemple cité par Veland (1996, 204) : « Je sais que vous attendez un autre petit, c'est bien,
c'est très bien, mais celui-là, il faut qu'il naisse sous son toit, chez lui enfin chez toi, si tu préfères... Jacques,
l'aîné des petits-fils Vialhe, avait vu le jour ici, dans cette chaumière minable où le jeune ménage s'était
installé » (Claude Michelet, Les Palombes ne passeront plus, 19).
248

AUTEUR
GEORGES KLEIBER
Professeur de linguistique générale et française à l'Université Marc Bloch de Strasbourg. Ses
recherches portent sur la sémantique et pragmatique aussi bien lexicale que grammaticale. Il a
obtenu la médaille d'argent du CNRS en 1998.
Principales publications : Le mot IRE en ancien français, Paris, Klincksieck, 1978 ; Problèmes de
référence, Paris, Klincksieck, 1981 ; La Sémantique du prototype, Paris, PUF, 1990 ; Anaphores et
pronoms, Paris, Duculot, 1994 ; Problèmes de sémantique. La polysémie en questions, Lille, Edition du
Septentrion, 1999 ; L'anaphore associative, Paris, PUF, 2001.
249

Liaison et enchaînement dans le


vers aux XVIe et XVIIe siècles
Yves Charles Morin

1 Les règles de la poésie classique résultent souvent de compromis sociaux entre les
diverses du prononciations régionales français des lettrés de la deuxième moitié du XVIe
 siècle1. Pendant longtemps, les théoriciens ont rationalisé ces compromis en faisant
appel à des canons esthétiques, pour lesquels ils invoquaient l'autorité des anciens qui
en garantissait la légitimité (Morin, 1993, 2000a) ; ce sont, par exemple, la nécessité de
l'élision métrique ou l'interdiction du hiatus. L'évolution phonétique de la langue peut
compromettre les consensus antérieurs et exiger une réinterprétation, voire des
modifications, de ces canons. C'est ainsi que l'on finit par interdire la rime que l'on
appellera alors « normande », lorsque les licences qui la permettaient ne sont plus
phonétiquement tolérables (Morin, 2005). Les nouveaux censeurs ne sont pas toujours
écoutés : c'est en vain que l'abbé d'Olivet proposera de bannir de la poésie les suites
Voyelle nasale+Voyelle à la jonction entre deux mots non séparables par des pauses,
comme dans « ces hémistiches2 : Tout le camp ennemi, &c. Atride tond alors, &c. » (d'Olivet,
1736, 47). Le plus souvent, cependant, le poète se contente de respecter les contraintes
graphiques classiques (conduisant à ce que Cornulier [1995, 203-232] appelle la fiction
graphique de la prononciation du vers), laissant l'interprète seul avec ses scrupules pour
en assurer la transposition phonique effective.
2 C'est probablement la liaison qui pose les plus grands problèmes à l'interprète
moderne. L'interdiction d'hiatus, telle qu'elle est s'est imposée dans l'esthétique du
vers, exige-t-elle de faire des liaisons que l'usage ordinaire condamne ? Des conseilleurs
modernes, au nom de principes qui leur sont probablement propres, répondent souvent
par l'affirmative – certains demandant néanmoins de cacher, en les murmurant, ces
consonnes qui offensent l'oreille : Aquien et Molinié (1996, s. v. liaison ), Deloffre
(1965,19), Grammont 1914136-137), (Milner (1974 [1982,291, 294-295]), Milner et
Regnault (1987, 49-58) ; tel est aussi l'usage sur lequel se fondent certains travaux
théoriques, comme ceux de Verluyten (1982a, 1982b). On lira cependant les mises en
garde de Cornulier (1995, 231-232), qui révèlent l'absence de consensus social sur la
nécessité de liaisons systématiques dans l'interprétation du vers classique, et ceci
250

depuis le XVIIe siècle au moins. Il n'est pas meilleure preuve que celle offerte par la
tentative d'Olivet que nous venons de rappeler : il ne peut y avoir des hiatus dans les
syntagmes camp ennemi et tond alors que si les p et d graphiques de ces mots étaient
muets dans les réalisations du vers.
3 J'aimerais contribuer ici à l'histoire de l'évolution de la prononciation dans la langue de
la poésie des consonnes en finale de mot, en examinant quelques témoignages des XVIe
et XVIIe siècles, période pendant laquelle s'élaborent les usages qui vont fonder les
canons esthétiques du vers classique.
 
DE LA TRONCATION À LA LIAISON

4 Les témoignages des grammairiens sont sans équivoques : dans la prononciation des
lettrés du XVIe siècle, les lettres-consonnes en fin de mot de la graphie conventionnelle
notaient des consonnes qui se prononçaient à la pause3-4 et devant voyelle. Pour un
grand nombre de mots, cette consonne s'amuïssait devant un autre mot commençant
par une consonne, à moins que l'on ne fasse une pause entre les deux (cf. Thurot, 1883,
3-15). Ainsi petit se prononçait [pǝtit] à la pause, comme dans il est petit, et de la même
manière devant voyelle, comme dans le petit enfant ; il se prononçait cependant [pǝti]
devant consonne, comme dans le petit garçon. La variante réduite, apparaissant – à
l'origine – seulement devant une consonne, s'appelle souvent la forme « tronquée »,
usage que nous adopterons ici.
5 La langue des lettrés au XVIe siècle ne connaît donc pas la liaison, mais seulement la
troncation5 devant consonne, une distinction que ne révèle pas toujours la terminologie
de certains travaux, où le même mot « liaison » désigne les deux mécanismes, comme
dans le travail, exemplaire et influent, de Thurot (1883, 6) 6.
6 La liaison, en effet, est comprise comme une consonne qui apparaît à la jointure entre
deux mots M1 et M2, mais ni à la finale de la forme isolée de Ml ni à l'initiale de la
forme isolée de M2. Ainsi en français moderne, le [t] qu'on entend entre petit et enfant
dans le petit enfant [lǝ pǝti t ãfã] est considéré comme une consonne de liaison, parce
que la forme isolée de petit se prononce [pǝti] sans [t] final et celle de enfant [ãfã] sans
[t] initial. Le statut grammatical des diverses consonnes de liaison dans la langue
moderne n'est pas nécessairement uniforme ; certaines peuvent être analysées comme
des préfixes du mot suivant, comme il apparaît de généralisations du type C'est quoi
comme z-arbres ? dans les usages spontanés (cf. Morin, 2003b), d'autres, comme la
consonne finale d'une des formes du mot précédent, etc. Pour les non-linguistes,
cependant, la liaison renvoie au rapport entre le code écrit et la prononciation : la
liaison est une lettre-consonne à la fin d'un mot graphique qui ne se prononce pas
lorsqu'on le lit seul, mais qui peut se prononcer devant certains autres mots.
7 La liaison s'observe normalement devant voyelle, mais parfois aussi devant consonne.
Ce dernier type de liaison a été noté depuis longtemps après les mots quand et vingt, par
exemple, dans Quand Pierre viendra [kãt pjεʁ vjɛÞdʁa] et dans vingt-six [vɛÞt sis] (cf.
Carton, 2000, 39 ; Encrevé, 1983, 62 ; 1988, 276-278 ; Morin, 1990). Les observateurs
attentifs l'ont aussi relevé récemment, surtout après les verbes, dans certains styles où
l'on dit, par exemple, qu'ils aient [εt] voté (Carton, 2000, 45) ; sa fréquence y est
cependant relativement faible.
251

8 La liaison s'est développée dans langue lorsque la forme tronquée d'un mot est devenue
sa forme de base, utilisée en finale d'énoncé et, dans les usages métalinguistiques,
comme forme isolée servant à le nommer7. Ceci peut se produire à la suite de
l'amuïssement phonétique de la consonne finale, comme le [s] final de gros [grɔ:s] >
[gro:] > [gro] dans la norme parisienne, ou par généralisation à la pause de la forme
tronquée, ou les deux à la fois.
9 La liaison ne s'est pas développée uniformément dans toutes les régions et dans tous les
milieux sociaux. Les dialectes du Marais Vendéen à l'Ouest, encore vivants au milieu du
XXe siècle, ont conservé la troncation des occlusives, comme le révèlent les enquêtes
minutieuses de Svenson (1959). Ces parlers ont donc perpétué, au moins pour les
occlusives, une tradition de troncation qui existait dans la norme du XVIe siècle et
disent ainsi : il est petit [ptjit], le petit [pt it] enfant et le petit[ptjit] gars. Ils connaissent
cependant la liaison après les proclitiques qui se terminaient par [s], comme dans nous
[nu z] avons, par opposition à avec nous [nu]8. La troncation peut être suspendue, comme
dans elle vit toute seule, où vit est prononcé [vit] devant consonne lorsque les témoins
parlent lentement, au lieu de [vi] en débit normal (Svenson, 1959, carte 423, témoin 2d ;
cf. aussi carte 225, pt 15). L'enquêteur ne précise pas la nature de l'enchaînement
devant voyelle en débit lent. Il fait peu de doute, cependant, que si le témoin devait dire
elle vit avec sa mère, en faisant un repos avant la préposition avec, le [t] pourrait
facilement être articulé dans la coda de la syllabe précédente, comme il l'est
nécessairement à la pause et devant consonne.
10 Il ne fait aucun doute que les usages modernes du Marais Vendéen s'étendaient à des
aires beaucoup plus étendues aux XVIIe, XVIIe et XIXe siècles, non seulement dans les
dialectes, mais aussi dans les français régionaux – probablement dans les provinces de
l'Ouest et dans certains français méridionaux. Tant que la prononciation des consonnes
était valorisée dans le discours soutenu, les lettrés d'origine provinciale n'avaient
aucune raison d'abandonner leurs usages spontanés9. On peut se demander si ce n'est
pas dans ces régions que se serait développée la liaison « sans enchaînement »
moderne, si bien observée par Encrevé (1988) dans le discours des dirigeants politiques.
Lorsque l'usage d'articuler les consonnes finales à la pause sera stigmatisé dans le
discours ordinaire et le discours soutenu, les héritiers lettrés de ces usages se garderont
bien de les prononcer ailleurs que devant une voyelle ; ils peuvent cependant avoir
conservé l'option stylistique régionale de non enchaînement.
11 Inversement, il est fort probable que la liaison moderne existait déjà au XVIe siècle dans
d'autres régions – à Dijon, par exemple, si l'on se fie au témoignage de Tabourot (1587)
sur l'usage ordinaire des lettrés de cette région. On ne s'étonnera donc pas des
jugements contradictoires des grammairiens et des maîtres de chant jusqu'au début du
XIXe siècle que révèle l'étude de Thurot (1881-1883), chacun d'eux étant enclin à
valoriser son propre usage (cf. Morin, 2000b). On ne s'étonnera pas non plus de
l'importance que prendra la fiction graphique dans la poésie, seule à pouvoir assurer au
poète que ses vers seront recevables par tous.
 
252

PAUSES ET ENCHAÎNEMENT AU XVIe SIÈCLE

Enchaînement des consonnes finales

12 Olivier Bettens10 dans son interprétation remarquable de poèmes de Clément Marot


restitue une prononciation fort plausible à la Renaissance 11, éveillant parfois des
sonorités méridionales modernes qui ne sont pas déplacées, surtout pour les vers d'un
poète né et élevé à Cahors. Ce sont des petits vers, sans césure. Le récitant fait deux
pauses devant « adieu » au commencement d'un discours direct, avec une consonne [z]
enchaînée à ce mot : [Ʒәdirwε : / zadjØ, siƷʁədizwε : / zadjØ].
Je diroys : adieu ma maistresse ;
Mais le cas viendrait mieulx à poinct
Si je disoys : adieu jeunesse
Car la barbe grise me poingt.
(Clément Marot, Adieux à la ville de Lyon)
13 L'enchaînement n'est cependant pas motivé pour cette période. Si jamais l'auteur ou
l'interprète avait voulu prononcer la lettre s de diroys et disoys 12, il aurait certainement
prononcé un [s] dans la coda de la syllabe précédente.
14 De la même manière, Verluyten (1982a, 1982b) formule une hypothèse (à la base de ses
grilles d'analyse sur l'évolution du vers français depuis la Renaissance) qui présuppose
l'enchaînement partout dans le vers des consonnes finales lorsque suit un mot
commençant par une voyelle, y compris entre les hémistiches.
On s'accorde en général pour dire que dans l'alexandrin médiéval [...], la césure
correspondait toujours à une pause [...]. Or nous avons vu que les vers où le premier
hémistiche se termine par une consonne d'enchaînement (ou de liaison) sont
précisément ceux où il est impossible de marquer une pause à la césure ; il n'est
donc pas étonnant que la proportion de ce type de vers soit assez réduite au XVIe
 siècle, au sortir d'une époque où la pause était obligatoire, et que cette proportion
augmente peu à peu. [...] Il va de soi qu'il s'agit d'une pure hypothèse (Verluyten,
1982a, 320).
15 Que savons-nous précisément de l'enchaînement au XVIe siècle des consonnes en finale
de mot ?
16 Il est instructif de reprendre ce beau morceau d'anthologie tiré des Hypomneses de
Henri Estienne (1582), que Thurot avait choisi pour illustrer la troncation des
consonnes au XVIe siècle :
Considère cette phrase : Vous me dites tousiours que vostre pays est plus grand de
beaucoup & plus abondant que le nostre, & que maintenât vous pourriez bien y viure à
meilleur marché que nous ne viuons depuis trois mois en ceste ville : mais tous ceux qui en
viennent, parlent bien vn autre langage : ne vous desplaise. Tu la prononceras de la
manière suivante, sans faire entendre les lettres qui doivent rester muettes dans
une prononciation correcte et sans affectation : Vou me dite toujours que votre pays est
plu gran de beaucoup & plus abondan que le notre, e que maintenan vou pourrie bien y viure
à meilleur marché que nou ne viuon depui troi mois en cete ville : mai tou ceux qui en
viennet, parlet bien vn autre langage : ne vou deplaise. Remarque que, dans le premier
plu, l's est muette, parce qu'elle est suivie d'une consonne ; elle ne l'est pas dans le
second, parce qu'elle est suivie d'une voyelle. [De même le d ne s'amuïrait pas dans
grand, ni le s dans plu si Ton disposait les mots ainsi : est plu grand & plus abondan que
le notre.] Remarque aussi que dans tousiours, j'ai laissé l's, quoique le mot soit suivi
d'une consonne : c'est qu'il est précédé immédiatement de quelques autres mots où
l's est muette, et qui se prononcent si vite l'un après l'autre, qu'ils ne semblent faire
253

qu'un mot ; mais après touiours, celui qui parle fait une petite pause. C'est la cause et
même la seule cause pour laquelle parfois nous n'ôtons pas à cette lettre, ou à une
autre, le son qui lui est propre : surtout lorsque la pause est un peu plus longue
qu'ici. Ainsi quand on dit : C'est vn propos qu’on tient tousiours, quand on ne sçait que
respondre, ou c'est vn propos qu'on tient souuent, quand, etc. Tu prononceras de la
manière suivante : C’est vn propo qu'on tien touiours, quand on ne sçait que repondre, ou,
qu'on tien souuent, en donnant à l's et au t le son qui leur est propre. Il y en a même
qui prononcent propos sans supprimer l's ; et ils n'ont pas tort, parce qu'en cet
endroit on s'arrête quelque peu, quoique moins longtemps qu'après touiours et
souuent.
En ce qui touche la suppression des lettres, il faut encore savoir que, si on parle
lentement, on ne les supprime pas là où on les supprimerait si l'on parlait vite. Il
vaut mieux donner dans le premier excès que dans le second (Henri Estienne, 1582,
94-95).13
17 La troncation est régulièrement suspendue aussitôt qu'il se fait « une pause », « une
petite pause » ou même seulement « si on parle lentement » (comme l'observera
plusieurs siècles plus tard Svenson dans le Marais Vendéen). Lote (1949,167 sq. ; 1988,13
sq.), dans son essai d'interprétation phonique de la césure, cherche à savoir s'il faut y
voir une « pause » après le mot ou un « repos » sur la tonique précédente. Il s'agit
probablement d'un faux débat, si l'on en croit les phonéticiens de l'intonation qui
observent qu'une pause peut-être « perçue grâce à l'actualisation de paramètres autres
que le silence, plus particulièrement l'allongement. L'allongement (au-delà d'un certain
seuil) est une modalité de la pause » (Rossi, 1999, 208). La pause peut donc être produite
avec ou sans silence ; sa réalisation archétypique, celle à laquelle s'appliqueront sans
doute les descriptions des grammairiens, pourrait néanmoins être celle où apparaît un
silence.
18 Ceci étant admis, on peut certainement conclure que si le récitant fait une pause après
« Je diroys » dans les Adieux à la ville de Lyon de Marot, et qu'il prononce le s analogique,
il le prononcera comme il le fait normalement à la pause, c'est-à-dire comme coda de la
syllabe précédente : [Ʒədirwε:s/adjø]. De la même manière, et pour les mêmes raisons,
s'il décide de faire une pause à la césure, il prononcera la consonne finale de ont comme
coda de la syllabe précédente dans le vers Lorsque les bestes ont à faire bonne chère.
L'impression auditive des suites Consonne+Pause+Voyelle à cette époque ne devait pas
être très différente de celle des liaisons sans enchaînement modernes. Certaines de
leurs réalisations s'accompagnent parfois à notre époque d'un coup de glotte dans
l'attaque de la syllabe suivante, comme dans l'exemple : j'avais / un rêve [Ʒavzε?ɛÞrεv]
(cf. Encrevé, 1988, 30). C'était peut-être aussi possible au XVIe siècle dans la langue
ordinaire, ce qui donnerait pour le vers de Marot [Ʒədirwε:s ?adjø...], rien ne permet
cependant de dire que la diction poétique l'aurait admis. Notons aussi que le s final
articulé à la pause ne pouvait alors être que le [s] sourd hérité de l'ancien français et
non le [z] moderne.
 
Élision

19 Quelle est la nature de « l'élision » des e féminins devant voyelle ? Résulte-t-elle de la


tendance, documentée depuis le XVIe siècle, à enchaîner tous les mots d'un même
groupe d'intonation ? Est-elle distincte de l'amuïssement général de ces voyelles dans
la langue parlée ? Est-elle spécifique à la langue de la poésie ? Il est difficile de donner
une réponse rapide.
254

20 Palsgrave (1530) est parmi les premiers à enseigner qu'il faut enchaîner tous les mots à
l'intérieur des groupes, car les français « in redynge and spekynge neuer cesse or pause
tyl they come at suche worde where the poynt shulde be », et à en donner une
transcription figurée. Bien qu'il donne comme règle générale qu'un e féminin est muet
lorsque le mot suivant commence par une voyelle, il ne l'applique pas toujours dans ses
transcriptions figurées de la prononciation, en prose et en poésie, comme dans le vers
suivant (suivie d'une transcription personnelle approximative en API, où la division en
mots a été rétablie pour permettre une lecture plus facile) :
Par maintenir iustice et equite (L'Exil, Alain Chartier)
Parmaintenirievstisoeekité,
[par mainté'nir zys1tisà e eki'te]
21 Est-il possible que Palsgrave entendait une suite de deux voyelles et que la synérèse
qu'exige le mètre résulte d'une crase prosodique qui n'impliquait pas nécessairement
l'élision de la posttonique ? On pourrait peut-être comprendre de la même manière la
formulation utilisée par le Normand Fabri (1521) pour décrire cet usage : « Sinalimphe
en nostre vulgaire [...] se faict, quand e féminin est en fin dung terme, et le prochain
terme ensuivant se commence par aucun vocal ; ledit e feminin ne se profère point,
mais les deux vocals se profèrent ensemble » (cf. Thurot, 1881,174, qui y voit cependant
simplement l'indication d'une élision).
22 Ces témoignages sont au mieux ambigus. Les grammairiens qui suivront laissent
entendre que la voyelle posttonique est articulée à la pause et s'efface devant voyelle 14.
Ils ne commencent à admettre l'effacement du chva posttonique à la pause qu'à partir
du milieu du XVIIe siècle, d'abord après les liquides, puis les occlusives, notant par
exemple que l'on ne distingue pas les terminaisons de David et de avide (d'Olivet, 1767,
49 ; cf. Thurot, 1881, 171).
23 L'apocope avait cependant pu se produire beaucoup plus tôt dans certaines régions. Les
lettrés pour qui le mot justice se prononçait normalement [ȝzys ltis] dans tous les
contextes dans leur discours ordinaire, mais plus ou moins artificiellement [ȝys ltis3] à
la pause dans le discours soutenu, n'auront eu aucun mal à admettre l'élision devant
voyelle, comme dans justice et probité. Ce qui pour les anciens poètes constituait peut-
être une synalèphe par synérèse [ʒystisӕprɔbite] est alors réinterprété comme une
synalèphe par élision [ʒystiseprɔbite].
 
Élision et enchaînement des consonnes

24 Si ces mêmes lettrés faisaient une pause consciente (à la césure ou ailleurs) après un
mot dans un contexte où le e féminin doit être élidé dans le vers, les schèmes de la
récitation à voix haute les amenaient à prononcer un chva que la pause exigeait
normalement dans ce style. C'est ce qui se produisait certainement dans les répliques
telles que :
255

25 À l'intérieur d'un énoncé, cependant, il est probable, que les récitants hésitaient à faire
volontairement des pauses de ce type, qui pourraient donner l'impression qu'ils ne
maîtrisaient pas les règles du genre. Les témoignages manquent, jusqu'à présent, qui
permettent d'être plus précis.
26 On notera que Lanoue (1596, lb) interdit la « cacophonie » que produirait la rencontre
d'un mot non proclitique se terminant par un e féminin s'il était suivi du monosyllabe a
(3sg du présent du verbe avoir) à la rime, comme dans le vers Tout l'or que la Damoyselle a,
qui s'explique probablement par l'absence d'élision dans la langue de Lanoue devant les
monosyllabes accentués (dont on trouve l'équivalent dans la langue de Meigret, cf. note
14) ou par la nécessité d'un coup de glotte dans un tel contexte (cf. Morin,
1993,115-116). Estienne (1582,97 ; 1999, 358) n'exprime cependant aucune contrainte de
ce genre « si on parle rapidement. Comme dans ce proverbe Qui terre a, guerre a [...], en
effet comme on prononce Qui terr’a, guerr'a, [...] les oreilles qui n'y sont pas habituées
entendront comme un mot unique ce terr'a et de même guerr'a comme un seul ».
 
PAUSES ET ENCHAÎNEMENT À LA FIN DU XVIIe SIÈCLE

27 Le XVIIe siècle est une période de transition pendant laquelle s'opposent plusieurs


normes de prononciations qui transparaissent plus ou moins facilement des
descriptions qu'en font les grammairiens (souvent provinciaux 15) à travers leurs filtres
personnels. Si la description de Chiflet (1659), natif de Besançon, préfigure assez bien
l'usage moderne pour la prononciation des consonnes finales à la pause, celle de
Milleran (1692), natif de Saumur, laisse voir un autre usage répandu à la fin du XVIIe
 siècle (Crevier, 1994) et peut-être encore pendant plusieurs siècles dans certaines
provinces à l'ouest de Paris. Cet usage se caractérisait essentiellement par le maintien
du t final à la pause après les voyelles brèves, comme dans mot ; cette consonne s'était
cependant amuïe après une voyelle longue, une voyelle nasale et r, comme dans goût,
pont, rapport. La troncation affectait les mots dont le t était maintenu en finale, peut-
être moins régulièrement qu'au siècle passé ; cependant (il est difficile d'évaluer le rôle
du débit ou des pauses dans le maintien du t devant consonne). Les autres consonnes
maintenant amuïes en finale dans la norme parisienne Tétaient généralement aussi
dans son usage ordinaire, ainsi que le r des infinitifs en -ir (mais non le r des
terminaisons nominales -ier, qui pouvait être prononcé à la pause). Le -s final, y compris
celui du pluriel, normalement muet à la pause, pouvait néanmoins s'y prononcer,
probablement comme variante stylistique.
28 Bacilly, dont l'ouvrage (1668,1679) est le seul parmi ceux du XVIIe siècle que nous avons
dépouillés où se trouvent quelques indications sur les enchaînements à l'intérieur du
256

vers dans la « Déclamation (& par consequent [le] Chant qui a vn grand rapport auec
elle) » (1679, 264), est originaire de Basse Normandie et semble avoir eu une norme
voisine de celle de Milleran16.
 
Enchaînement des consonnes finales

29 Bacilly examine plus particulièrement la prononciation du r en finale de mot et du s de


pluriel, lorsque ces derniers sont suivis dans le même vers d'un mot commençant par
une consonne, probablement parce que ce sont les consonnes pour lesquelles il y a le
plus de variabilité dans les usages. Il recommande de prononcer le r dans tous les
contextes, avec moins de rigueur, cependant, dans l'interprétation des œuvres légères :
Pour ce qui est de l'r finale, il y a bien de la dispute parmy ceux qui chantent
principalement pour les r des infinitifs des Verbes, soit en er, ou en ir, comme aimer,
dormir, donner, souffrir, &c. Mille Gens qui confondent le fort & le rude, le doux & le
fade, veulent absolument supprimer ces sortes d'r, & se fondent sur ce que dans le
langage familier on ne les prononce en aucune maniere, à moins que dans le
Parisien vulgaire pour les infinitifs en ir, sortir, mourir, ou dans le Normand pour les
verbes qui se terminent en er, comme manger, quitter. D'autres veulent absolument
qu'on les prononcent en toutes rencontres, & d'autres que l'on y garde de certaines
mesures.
Ie suis de l'auis de ceux-cy, & ie pretens que c'est vne erreur, de vouloir
entièrement supprimer l'r, sans laquelle non seulement la Declamation est fade &
sans force, mais encore le sens en est équiuoque [...]. Aussi est-ce vne erreur de
vouloir prononcer l'r auec force dans les infinitifs des verbes, lors que la Chanson
n'en vaut pas la peine, comme il peut arriuer dans les Vaudeuilles, & il faut en ce
rencontre vser de prudence, & se tenir dans vne certaine mediocrité, & vn milieu
qui fasse que la Prononciation ne soit ny trop rude, ny trop fade.
[...]
Pour conclusion, il est toûjours plus seur de prononcer l'r finale des verbes, que de
la supprimer ; mais pour ce qui est des noms, comme Berger, soûpir, leger, bien que
dans le langage familier souuent l'r du premier soit suprimée, & iamais celle du
second, la loy est égale pour la prononcer dans tous ces trois mots, & generalement
dans tous les noms qui finissent par vn r, comme cœur, langueur, amour, &c. comme
on remarque dans les Vers suiuans, ou quand ce ne seroit que pour la rime, on est
obligé de faire sonner également l'r.
O l'excuse legere, d’vn esprit trop leger,
Pardonne ma Bergere à ton Berger.
(Bacilly, 1679, 295-298)
30 La prononciation du s et du t devant consonne, contrairement à celle du r requiert une
pause et ne s'observe pas :
[...] si par exemple la mesure estait trop precipitée, comme il peut arriuer dans
certains petits Airs de mouuement [,] il faudrait plutost supprimer l's de Arbres, que
de rompre la mesure dans cet Exemple de Sarabande.
Arbres, Rochers, aimable solitude.
[Si l'on veut marquer le pluriel :| Il faut donc auoir soin de prononcer l's des deux
premiers Exemples, soit qu'on reprenne son haleine, ou qu'on ne la reprenne point :
le dis cecy, parce que souuent la Prononciation dépend de cette circonstance, &
telle finale sera supprimée fort à propos, lors que l'on ne reprend point son haleine,
qui ne le seroit pas si on la reprenait. Comme on peut remarquer dans ces
Exemples.
Au secours ma raison.
Quel bruit sous ce Tombeau
Si ie pers le respect.
257

Et l'on n'a droit de me charmer.


La finale de ces quatre mots, pers, secours, bruit, droit, se doit prononcer, si l'on ne les
joint pas d'vne mesme haleine auec ce qui suit, comme souuent cela est libre dans le
Chant, à quoy ie joins l'exemple suiuant, [...]
Ie veux briser mes fers, ie veux, &c.
[...] si l'on se repose apres le mot de fers, il faut prononcer l's, là où si l'on joint ce
mot auec ce qui suit, on doit la suprimer.
(Bacilly, 1679, 319-320)
31 On peut conclure qu'à la pause à l'intérieur d'un vers – et particulier à la césure où
celle-ci se marque le plus souvent – on articulera les mêmes consonnes qu'à la finale
absolue (ou à la rime). En particulier, un t final ne sera pas prononcé après une voyelle
nasale ou après un [r] s'il y a pause, bien qu'il puisse apparaître un [t] de liaison dans le
cas contraire. C'est exactement, à sa grande surprise, ce qu'observe le maître de chant :
[...] il y a des finales que l'on peut & que l'on doit prononcer lors qu'on les joint
d'vne mesme haleine auec ce qui suit, & qui se doiuent retrancher lors qu'on la
reprend. [...]
Ie parois si content, Iris, quand ie vous voy.
Il faut endurer constamment vn long tourment.
Le t de content & de constamment, se doit fraper si l'on passe aux Voyelles suiuantes
d'vne mesme haleine, là où si l'on se repose, on n'est point obligé de le prononcer ;
aussi cette regle est plus particuliere pour le t, que pour les autres Consones.
(Bacilly, 1679, 321-322)
32 Cette règle est « plus particuliere pour le t » après les voyelles nasales et, si Bacilly
possède bien une norme voisine de celle de Milleran, après les autres voyelles longues
et après [r]. Elle ne vaut pas pour les s, qu'il peut prononcer à la pause, même si ce n'est
qu'occasionnellement. Ceci l'amène à condamner le [z] de liaison après la pause de
certains de ses contemporains :
Ceux qui sont sujets à reprendre souuent leur haleine, tombent encore sans y
penser dans le defaut de joindre vne Consone finale auec la Voyelle du mot suiuant,
en disant [...]
Que vous estes aimable.
Et joignant l's auec le mot suiuant de la seconde haleine, c'est à dire en prononçant,
comme s'il y auoit,
Que vous este-zaimable.
Mais ce defaut est trop grossier, pour croire que les Maistres du Chant y puissent
tomber : tout ce qu'on peut dire, c'est que souuent sans y penser ils ne le corrigent
pas dans leurs Disciples.
(Bacilly, 1679, 325-326)
33 Le critique ne précise pas comment il faudrait prononcer si l'on devait prendre haleine
dans ce cas ; il demanderait probablement que le s soit une sourde [s] articulée dans la
coda de la syllabe [tas].
 
Élision

34 Le chva posttonique est totalement amuï dans la langue de Bacilly qui ne distingue plus
des paires telles que brutal et brutale :
... la pluspart des masculins ont vn si grand rapport auec leurs féminins, quant à la
Prononciation, qu'il est presque impossible de les distinguer, que par le sens des
Paroles, & que sans y penser on laisse glisser vne espece d'e muet, à la fin de
plusieurs masculins, principalement lors que la Prononciation oblige de faire
sonner jusqu'à la derniere Lettre, & de l'appuyer ; de sorte qu'on ne peut quasi
258

distinguer de soy ces masculins, martir, brutal, eternel, vermeil, reduit, mortel, d'auec
ces féminins, martire, brutale, eternelle, vermeille, reduite, mortelle, quant à la
prononciation, & lors qu'on les nomme seuls.
(Bacilly, 1679, 419-420)
35 Pour Bacilly et de nombreux contemporains, il n'y a plus d'élision au sens strict, le e
féminin étant devenu un chva ornemental (cf. Morin, 2003a), qui est ajouté là où il est
requis par la graphie et pour le timbre duquel, il n'y a pas encore de consensus social :
[...] cet e est si peu muet, que bien souuent on est contraint de l'appuyer, tant pour
donner de la force à l'expression, que pour se faire entendre distinctement des
Auditeurs ; & pour ce qui est du Chant, souuent l'e muet estant bien plus long que les
autres, demande bien plus d'exactitude & de régularité pour la Prononciation que
les autres Voyelles, & ie ne voy rien de si general, que de le mal prononcer, & de si
difficile à corriger, à moins d'obseruer soigneusement le remede que ie croy auoir
trouué, qui est de le prononcer à peu pres comme la Voyelle composée eu [...].
[...] pour corriger le defaut de ceux qui prononcent extremen pour extreme,
ineuitablen pour ineuitable, soit Normans ou autres, ou qui pour ne pas assez fermer
la bouche, luy donnent quasi le son d'vn autre e, ou mesme vn peu d'vn a, [...] en
disant extremea & ineuitablea, lors qu'il se rencontre des Nottes qu'il faut tenir
longues sur la finale de ces deux mots extreme, ineuitable, & autres semblables ; on
n'a qu'à leur ordonner de prononcer extremeu & ineuitableu, & comme d'abord cela
leur paroistra vn peu barbare, ils ne voudront pas former si fort l'eu dyphtongue, &
demeurant dans vne certaine mediocrité, ils prononceront parfaitement Ve muet.
(Bacilly, 1679, 265-267)
 
Élision et enchaînement des consonnes

36 Le système phonologique de la langue permettait donc aux interprètes de traiter de la


même manière les consonnes finales de mot, qu'elles soient ou non suivies d'un e
féminin élidé dans la graphie, comme dans les deux vers suivants :
Il a de sa Bergere attiré le couroux
Il a de tout l'enfer attiré le couroux
37 Mais alors que la pause est légitime après l'enfer, Bacilly la condamne sans rémission
après les noms dont l'e féminin est perçu comme élidé :
Il y en a pourtant vne [faute] que ie ne veux pas obmettre, puis que les Maistres
mesmes n'en sont pas exempts, qui est de reprendre son haleine apres vne finale
qui est jointe par élision au mot suiuant, lors qu'il commence par vne Voyelle, en
disant.
Il a de sa Berger'attiré le couroux.
[...] C'est à dire en se reposant apres le mot de Bergere, au lieu de les joindre de la
mesme haleine auec celuy de attiré, lesquels par le moyen de l'élision ne font qu'vn
mesme mot. En voicy encore vn Exemple [...]
Vostre cœur s'en offence, injuste comme il est.
Lors que l'on manque à joindre le mot de offence, auec celuy de injuste, & que l'on dit
seulement d'vne haleine, Vostre cœur s’en offenc', & le reste du Vers d'vne autre
haleine, qui est vne faute aussi grossiere, que si l'on se reposoit au milieu d'vn mot
de plusieurs syllabes, puis que comme ie viens de dire l'élision fait que deux mots ne
sont qu'vn mesme mot.
(Bacilly, 1679, 324-325)
38 Nous avons vu qu'il n'est pas certain que l'interdiction de pause après les mots se
terminant par un e féminin et suivis d'un mot commençant par une voyelle n'ait jamais
eu de motivation linguistique. Il est difficile de savoir si Bacilly défend ici une
259

convention héritée – dont certains de ses contemporains commenceraient à se


dispenser – ou s'il s'agit d'un souci esthétique nouveau.
39 Ceci nous conduit à un problème soulevé par Verluyten (1982a, 272) concernant une
interdiction de pause putative à la césure dans des vers comme Ma fortune va prendr’//
une face nouvelle parce que cela « viole[rait] les règles de syllabation en français ». Il
veut probablement dire que dans ce cas [dr] ne serait pas une coda acceptable en finale
d'énoncé dans la langue ordinaire – ce qui n'est certainement pas vrai de la langue
moderne, ni même peut-être de celle de Bacilly. Ce dernier respectait néanmoins cette
contrainte dans sa déclamation, et il le faisait sans nécessité linguistique.
 
CONCLUSION

40 Cette conclusion reprend les étapes qui ont profondément modifié le statut linguistique
des anciennes consonnes en finale de mot (sans qu'il n'apparaisse de modification
notable dans la graphie) entre le XVIe et le XVIIe siècle, et leurs implications sur la
réalisation phonétique du vers, en nous permettant un coup d'œil, aussi bref
qu'incomplet, sur deux thèses concernant la prononciation moderne de ces consonnes
dans la langue de la poésie. Ce bilan laissera dans l'ombre l'évolution de ce qu'il est
convenu d'appeler l'élision du e féminin, et de l'enchaînement des consonnes
précédentes, pour lesquelles notre documentation est trop lacunaire.
41 Nous avons vu qu'au XVIe siècle, dans la langue des lettrés, les consonnes finales notées
dans la graphie représentaient généralement des consonnes qui se prononçaient en
finale d'énoncé et devant voyelle (en faisant abstraction des graphies archaïsantes du
type fol~fou pour noter [fu]). Certaines de ces obstruantes étaient sujettes à la
troncation ; troncation qui pouvait toujours être retenue en débit lent ou à la pause.
Une consonne finale était normalement enchaînée avec la voyelle initiale d'un mot
suivant, sauf si le locuteur décidait de faire une pause. La langue de la poésie ne
différait pas de la langue ordinaire à ce point de vue.
42 La variation qu'entraînait la troncation va avoir tendance à disparaître. La forme non
tronquée pourra se généraliser à l'ensemble des contextes (par exemple le [k] final de
la préposition avec pour de nombreux locuteurs). C'est cependant souvent le cas inverse
qui se produit, où la forme tronquée se généralise à l'ensemble des contextes, en
particulier en fin d'énoncé ; dans ce cas, la consonne finale de la forme non tronquée
peut survivre dans un ensemble de contextes particuliers, donnant naissance à la
liaison.
43 La langue de la poésie conservera pendant longtemps, comme une option, l'usage de
formes non tronquées à la rime et à l'intérieur du vers, où elles alterneront avec les
formes tronquées selon le débit et les pauses que choisit l'interprète. Dans un débit
relativement lent ou lorsqu'il ménageait une pause à cet endroit, Bacilly pouvait
prononcer le s final de arbres dans le vers « Arbres, Rochers, aimable solitude ». Il recourait
à la forme tronquée devant consonne lorsqu'un débit plus rapide était requis, comme
dans la comédie ou le vaudeville. Cette prononciation spécifique à la diction poétique et
à la chanson se conservera jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, comme nous le rappellent ses
opposants (Thurot, 1883, 6).
44 Certaines formes tronquées peuvent aussi s'imposer à la diction poétique (sauf dans les
contextes spécifiques où les anciennes consonnes se maintiennent comme consonnes
260

de liaison). C'était le cas, dans la langue de Bacilly, des mots en -eut et -ant qui peuvent
ainsi apparaître, sans le [t] final étymologique, à la rime et à la pause dans le vers, en
particulier à la césure, comme dans « le parois si content, Iris, quand ie vous voy », et ce
malgré l'interdiction d'hiatus. Un demi-siècle plus tard, d'Olivet rappelle l'existence de
« consonne[s] absolument muette[s] » qui « n'empêche[nt] pas l'hiatus [comme dans]
ces hémistiches : Tout le camp ennemi, &c. Atride tond alors ». Il demande qu'à l'instar des
autres hiatus, ceux-ci soient interdits dans la poésie, sauf, cependant :
quand la prononciation permet de pratiquer un repos, quelque court qu'il soit,
entre le mot qui finit par l'un des sons dont il s'agit, & le mot qui commence par
une voyelle. Ainsi ce seroit, peut-être, outrer la délicatesse, que de blâmer ce vers
d'Athalie :
Celui qui met un frein à la fureur des flots.
Ou cet autre :
Disperse tout son camp à l'aspect de Jéhu,
puisqu'on peut, sans une affectation trop sensible, se reposer un peu entre les deux
hémistiches (d'Olivet, 1736, 47).
45 Deux siècles plus tard, cependant, ces usages ne sont plus compris 17. Grammont (1914,
135, 137) donne comme règle générale de faire « toutes [les liaisons] qui sont possibles,
non seulement dans l'intérieur d'un élément rythmique, mais même d'un élément au
suivant, même par dessus une coupure grammaticale ». Les illustrations qu'il en donne
montrent que l'interprète doit solliciter toutes les consonnes permises par la graphie
pour briser les hiatus de la langue ordinaire, à l'exception de [n] 18. L'interprète fera
attention, cependant, de n'articuler que des « consonnes réduites » lorsque « la
prononciation pleine [...] serait choquante », ainsi dans les vers suivants (tels qu'ils les
transcrit) :
Or, Jésu(s)z aimait Marth(e) et Mari(e) et Lazare.
Il disait : — Qui me sui(t), t aux ange(s) z est pareil
46 les consonnes de liaison [z] après Jésus et [t] après suit sont faiblement articulées
comme attaques des syllabes suivantes (noter en particulier la virgule qui précède le [t]
de liaison dans le deuxième exemple), conformément au principe qu'une consonne
finale de mot devant voyelle, qu'elle soit fixe ou de liaison, « change de syllabe et tombe
sur la voyelle qui suit » (Grammont, 1914, 129). Le théoricien du vers ne précise pas s'il
décrit un usage pratiqué à son époque ou s'il en prescrit un nouveau plus conforme à
ses yeux aux règles du vers classique.
47 Il est probable que c'est la quasi-impossibilité pratique d'articuler de telles consonnes
réduites en attaque de syllabe, qui conduit Milner (1974 [1982, 294]) à réviser cette
position et à envisager une autre syllabification pour les consonnes de liaison que la
langue ordinaire interdit : « la consonne est alors prononcée, mais avec une
articulation faible, et elle continue d'appartenir au mot précédent, dont la dernière
voyelle est allongée19 », d'où sa révision d'un des exemples précédents de Grammont :
Or, Jésusz aimait Marthe et Marie et Lazare.
48 C'est ce modèle de production du vers que Milner et Régnault (1987) proposeront aux
« acteurs et [aux] amateurs d'alexandrins » de la fin du XXe siècle, dernière
manifestation de ce désir de retrouver dans les structures de la langue moderne les
justifications d'une tradition culturelle fondée à l'origine sur des principes fort
éloignés.
261

BIBLIOGRAPHIE
 
Références bibliographiques
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NOTES
1. Cette recherche a été subventionnée en partie par le Conseil de Recherches en Sciences
Humaines du Canada et par le Ministère de l'éducation du Québec (FCAR). J'aimerais aussi
remercier Jean-Michel Gouvard pour son aide précieuse.
2. Pour des raisons de commodité, la graphie de la lettre s a été modernisée dans l'ensemble des
textes cités (note de l'éditeur).
3. La consonne finale se prononçait donc toujours en fin de vers au XVIe siècle, et pendant
plusieurs siècles encore comme nous verrons. Nul besoin de « liaison supposée » pour expliquer
l'origine de la fiction graphique de la rime en fin de vers comme le proposent Mazaleyrat (1974),
puis Aquien (1993) et Buffart-Moret (1997), cf. aussi Morin (1993, 117-121).
4. Green (1990, 287) suppose, malgré les grammairiens, que le [s] final de l'ancien français s'était
amuï après un chva posttonique. Ceci pourrait résulter d'une mauvaise interprétation du
dictionnaire des rimes de Richelet (1692). Si ce dernier inclut le pluralum tantum mânes parmi les
rimes en -âne, par exemple, ce n'est pas parce que ce mot rimait avec âne. Mânes : âne n'est pas
une rime classique et il est exclu que Richelet l'ait recommandée. Il faut comprendre que mânes
rime avec le pluriel ânes de âne et les autres pluriels des noms en -âne de la même colonne, pour
lesquels on n'a pas fait d'entrée séparée.
5. Dans la terminologie générative, à la suite de Schane (1968, 4-7), on entend souvent par
« troncation » à la fois la chute d'une consonne devant consonne et l'élision d'une voyelle devant
une voyelle, qu'on estime être deux facettes d'une règle unique, tandis que la chute des
consonnes finales à la pause représente une opération distincte. La désirabilité d'un tel
mécanisme de « troncation » généralisée a fait et continue à faire l'objet de nombreux débats.
6. Klausenburger (1984, 47-51), qui n'ignore pourtant pas l'importance de la distinction entre
« chute de consonnes devant consonne » et « liaison », utilise systématiquement le second terme
pour décrire les usages du XVIe siècle. Une petite note à la toute fin de son analyse historique
prévient cependant le lecteur que « Strictly speaking, "liaison" cannot be assumed for 16th
century speech, if pre-pausal consonants were still pronounced ».
7. Un petit nombre de liaisons peut cependant avoir eu d'autres sources, cf. Morin, 2001, 77.
8. Des analogies ont pu intervenir après certains adjectifs nominaux, ainsi un [t] sujet à la
troncation s'est développé après gros : il est gros [grut], ils sont gros [gru], elle est grosse [grus], cf.
Morin, 1986, 179-181.
9. On notera par exemple le conservatisme avoué de l'abbé Rousselot qui au début du XXe siècle
encore – reconnaît sans honte qu'il a conservé des traits régionaux dans son français lorsque
ceux-ci n'étaient pas dévalorisés dans la norme : « Je suis né et j'ai vécu trente-quatre ans en
264

Angoumois. Depuis j'ai habité Paris ; mais je ne me suis pas appliqué à effacer quelques traits de
ma prononciation que je retrouvais chez les Parisiens plus âgés » (Rousselot, 1911-1914, 4. 73), ou
encore « je ne blâmerais pas plus la conservation de l'l mouillée que celle de l'r linguale, ni l'h
aspirée, ni la distinction des pluriels et des singuliers, des féminins et des masculins dans les cas
où l'unification s'est faite à Paris » (Rousselot, 1911-1914,1. 82-84).
10. Cf. le site http://www.renaissance-france.org/renaissance/pages/presmarot.html.
11. Il adopte cependant la prononciation des -es sans [s] final préconisée par Green ; cf. la note 4.
12. Dans certains usages le s analogique de diroys et disoys note seulement la durée de la voyelle
précédente, résultat de la contraction avec le chva suivant des formes étymologiques diroie et
disoie, cf. Morin, 2001.
13. Traduction de Thurot (1883, 12-13) et de Chomarat (Estienne, 1999, 356-357, 358) pour les
parties omises par le premier.
14. Les ouvrages de Meigret en orthographe réformée au milieu du XVIe siècle, indiquent
cependant que dans son usage, le e final des prépositions entre et contre n'était pas élidé devant
les monosyllabes commençant par une voyelle : elle(s), eux, ni souvent celui de comme devant les
mots commençant par une voyelle, monosyllabique ou non – ce qui pourrait correspondre à des
figements d'usages plus anciens.
15. D'Alembert trouvait à redire aux usages provinciaux exposés par l'abbé d'Olivet, natif de
Salins dans le Jura (Thurot, 1881, LXXXIX), et ce dernier lui-même aimait à rappeler une
plaisanterie de Voiture soulignant l'accent savoyard marqué de Vaugelas (d'Olivet, 1767 [1807,
72]).
16. En l'absence d'indications précises sur la prononciation des consonnes à la pause dans son
usage ordinaire, nous nous sommes appuyé, pour lui attribuer une norme d'usage voisine de celle
que décrit Milleran, sur ses observations concernant les consonnes à l'intérieur du vers ; d'où un
risque de circularité dans notre discussion – auquel il est difficile de se soustraire...
17. Mentionnons ici les préceptes parfois surprenants mis de l'avant par Dubroca (1824) au début
du XIXe siècle. Comme d'Olivet, il reconnaît qu'une consonne étymologique peut dans certains cas
être muette entre une voyelle nasale et une voyelle suivante : Passé du gra-v'au doû, du plaisan I au
sévère (176) ; il autorise le non-enchaînement de la consonne finale de mots ayant un e féminin
élidé : Captive, toujours triste I importune à moi-même (27) ; et, surtout, il note régulièrement la
liaison entre deux vers (176) :
Son li-vr'aimé du ciel, é chéri dê lectêur-z'
É souvent ché Harbin, entouré d'acheteur.
Le trait d'union est probablement utilisé pour noter la coupe syllabique et suggère que la
consonne de liaison est articulée comme l'attaque syllabique du vers suivant.
18. Milner (1974 [1982, 292]) relève d'autres cas où le théoricien du vers aurait pu permettre des
aménagements pour l'interprétation de vers moins classiques.
19. Le lecteur aura reconnu la liaison sans enchaînement (avec allongement de la voyelle
précédente comme signal de non enchaînement), attestée dans certains styles de discours
formels à cette époque, cf. Encrevé, 1988, 70.
265

AUTEUR
YVES CHARLES MORIN
Professeur de linguistique à l'Université de Montréal. Ses recherches portent sur l'évolution
phonologique et morphologique du français et de ses dialectes. Il est l'auteur de nombreux
articles parus dans des revues internationales et des actes de colloques.
266

Les prédicats stylistiques


Bernard Vouilloux

 
LE JEU DES PRÉDICATS

1 La littérature spécialisée qui traite des questions de style, toutes expressions


confondues, comme les usages plus ou moins spontanés auxquels la notion donne lieu
dans les réactions de la réception « profane » montrent à l'évidence que la source des
difficultés rencontrées en ce domaine réside moins dans le matériel descriptif utilisé
que dans son application à l'objet même qu'il vise à circonscrire : si l'on sait à peu près
utiliser les catégories, quelles qu'elles soient, qui permettent de décrire un style, cette
dernière opération est d'autant plus malaisée que l'on ne sait pas très bien ce que doit
elle-même décrire – c'est-à-dire ce que doit recouvrir en extension et en
compréhension – l'étiquette de style lorsqu'elle est appliquée à des objets définis.
Autrement dit, les moyens et les procédures d'observation dont nous disposons, bien
qu'ils nous permettent de rendre compte plus ou moins précisément des aspects que
nous considérons comme stylistiques, font apparaître des divergences sensibles
précisément quant à ce qu'il convient de considérer comme tel. Mis en face d'un texte,
d'un tableau, d'un bâtiment ou d'un morceau de musique, le « profane », au même titre
que le « savant », sera en mesure de décrire les aspects qui lui paraissent participer de
son style ; mais toutes ces descriptions, aussi fondées soient-elles dans leur ordre
propre, exhiberont dans une même œuvre des aspects qui ne seront pas
nécessairement les mêmes et achopperont dès lors sur le problème de l'identité
stylistique1. On comprend que, dans ces conditions, il soit tenu pour plus « sage » de
partir des cadres méthodologiques d'une discipline donnée plutôt que d'une notion
dont l'insaisissabilité est patente2.
2 Qu'ils soient ou non investis dans une discipline, les instruments d'analyse ne
manquent pas : les uns sont hérités des traditions savantes du passé, dont la strate la
plus ancienne est fortement imprégnée par la rhétorique et les humanités gréco-
latines ; les autres prennent leur origine dans les modes de perception usuels inculqués
par les dispositions culturelles ; certains, enfin, ont été introduits à la faveur des
renouvellements méthodologiques engagés aussi bien par les révolutions littéraires et
267

artistiques du XXe siècle que par le mouvement général des sciences humaines. Ces
traditions descriptives, avec la terminologie, les modalités d'emploi, la cohérence et
l'histoire qui les spécifient, possèdent leur légitimité et leur pertinence propres,
chacune étant fonction du passif et de l'actif de l'observateur, c'est-à-dire des « pré-
requis » culturels qu'il maîtrise (connaissance active) ou auxquels il peut avoir accès
(connaissance passive), et des situations finalisées dans lesquelles il les met en exercice.
Si la description du profane et celle du savant demeurent par bien des côtés
incommensurables, ce n'est pas parce que l'une serait supérieure à l'autre – selon
qu'est privilégiée la fraîcheur supposée de l'amateur naïf ou la compétence
professionnelle et le savoir étendu du connaisseur –, mais parce que chacune évolue
dans un registre de préoccupations distinctes, différenciées autant par ce qui est su,
attendu ou prévu que par ce qui est recherché. En outre, il serait tout aussi absurde,
pour l'un, de recourir à des moyens dont il ne perçoit pas l'opérativité et qui, manipulés
par lui, non seulement perdraient leur efficacité, mais risqueraient de devenir « contre-
productifs », que, pour l'autre, de faire appel à des catégories qui ne sont pas adaptées à
l'investigation qu'il poursuit en ce qu'elles ne sont pas suffisamment « fines ». Par delà
ces différences, pourtant, tout se passe comme si la pertinence et la fiabilité dont ces
techniques descriptives sont créditées à leur propre niveau d'opérativité étaient
constamment remises en cause par la disparité des stratégies interprétatives qui, à
chaque niveau d'observation et d'un niveau à l'autre, ont le style pour enjeu – ce qui se
vérifie précisément chaque fois qu'il convient de spécifier en quoi (et donc, souvent,
pourquoi) les phénomènes décrits sont ou non d'ordre stylistique.
3 Un tel constat ne semble pas souffrir d'exceptions : il s'applique dans les divers champs
artistiques, littérature comprise, et concerne aussi bien les pratiques culturelles les
plus courantes que les savoirs disciplinaires les plus spécialisés. Les outils descriptifs en
question étant des prédicats, le constat peut paraître préjudiciel dans la mesure où les
observations d'ordre lexical dont il dépend consentiraient au langage verbal un
privilège exorbitant et formeraient ainsi une prémisse logocentrique. Mais celle-ci
trouve sa justification dans la position de surplomb ou de recul que le langage verbal
doit à sa fonction d'« interprétance », c'est-à-dire à la capacité, qu'il est seul à posséder,
de dénoter tous les autres systèmes sémiotiques en s'en « décrochant »
métasémiotiquement3. Pour définir le style d'un roman, d'un tableau, d'une cathédrale,
d'une symphonie ou d'un ballet, c'est bien des langues naturelles dont nous nous
servons et non d'un langage formel (logique) ou de quelque autre convention
sémiotique. Ce n'est pas que de telles alternatives ne soient théoriquement
envisageables : en histoire de l'art, un schéma concis en « dit » souvent plus qu'une
description verbeuse ; et nous avons tous rencontré de ces amateurs qui, à court de
mots, confient en désespoir de cause à un geste ondoyant de la main ce que leur
suggère le cours de la phrase proustienne. Reste que l'économie syntaxique et
sémantique propre à chaque idiome, quelles que soient par ailleurs ses propriétés
objectives, lui permet de tout dire, y compris lorsqu'il s'agit de style : chaque langue
satisfait intégralement les besoins de ses locuteurs et ceux-ci n'en connaissent pas
d'autres (besoins) qu'elle ne pourrait satisfaire, car parler des manques, des défauts ou
des insuffisances d'une langue, y réserver la place d'un indicible – quand tout est
dicible linguistiquement et que les seuls obstacles à la verbalisation, qui ne sont pas
dérisoires pour autant, sont d'ordre discursif, et plus exactement pragmatique (comme
dans le cas de notre proustien amateur) –, c'est déjà postuler l'existence d'une langue
universelle et adopter, privilège du Dieu leibnizien, le point de vue de tous les points de
268

vue. C'est donc dans une langue donnée que sont nécessairement verbalisés les outils
au moyen desquels nous décrivons un style – littéraire, musical, pictural, architectural,
etc.
4 La démarche qui consiste, dans une investigation sur le style, à interroger les prédicats
stylistiques n'est pas sans analogie avec celle qui définit le champ de l'esthétique par la
signification des prédicats que nous utilisons pour tenir un discours sur les œuvres (ou,
plus largement, sur les textes, objets, spectacles ou phénomènes auxquels nous portons
une attention esthétique). Monroe Beardsley, qui défend cette position, entame en ces
termes son propos : « Il n'y aurait pas de problèmes d'esthétique, au sens où je me
propose de délimiter ce champ d'étude, si jamais personne ne parlait des œuvres d'art »
4
. Cette attitude est tout à fait représentative des orientations suivies par de très larges
courants de la philosophie analytique après le linguistic turn qu'avait inauguré le
Tractatus logico-philosophicus et qu'avait poursuivi le travail du « second » Wittgenstein
sur les jeux de langage : la plupart des problèmes philosophiques classiques, comme
ceux du temps, de la conscience, de la justice, etc., devaient soit se dissoudre d'eux-
mêmes une fois élucidées les obscurités, les confusions et les ambiguïtés attachées au
langage verbal, soit être résolus à la faveur d'une analyse qui vérifie analytiquement le
sens des mots employés5. Ainsi, pour Beardsley, le champ de l'esthétique se limite-t-il
aux questions que nous posons non à propos des œuvres d'art, « mais à propos de ce
que le critique dit des œuvres d'art6 » :
En tant que champ de connaissance, l'esthétique consiste dans les principes qui
sont requis pour l'élucidation et la confirmation des assertions critiques.
L'esthétique peut donc être considérée comme la philosophie de la critique, ou
comme métacritique.
5 La prise en considération des prédicats stylistiques est une étape par laquelle il est
hautement souhaitable que passe, à un moment ou à un autre, une investigation
portant sur l'approche des styles, et elle constitue en ce sens un choix de méthode ;
mais un choix qui ne peut être justifié que parce qu'il rend compte d'une nécessité,
voire d'une contrainte, dont la mise entre parenthèses pourrait s'avérer lourde de
conséquences : c'est, en quelque sorte, un choix contraint, même si beaucoup de
théories du style ne se sentent pas tenues d'y déférer, fortes qu'elles sont de la seule
évidence des opérations à décrire. L'esthétique en tant que métacritique, la réflexion
métæsthétique sur les prédicats ne saurait cependant se substituer à l'analyse des
propriétés esthétiques telle que la découvre une ontologie des œuvres 7. En d'autre
termes, ce parti logocentriste ne doit pas conduire à négliger les processus cognitifs,
sans doute fort complexes, qui interviennent dans l'expérience princeps consistant à
percevoir un style et à l'identifier mentalement, soit en situant approximativement
l'œuvre lue, vue ou entendue par rapport à celles que l'on connaît déjà, soit en
l'assignant exactement à son instance de production par le biais d'une reconnaissance
de quelques-uns des traits caractéristiques mis en mémoire ; mais cette expérience est
elle-même difficile à décrire, encore qu'elle ne puisse l'être que verbalement ; au reste,
fût-elle muette, on peut supposer qu'elle est partiellement informée par le langage et
remarquer, en tout état de cause, qu'elle débouche très vite sur la verbalisation 8.
6 De toute évidence, comme le dit Nelson Goodman, « parler du discours sur l'art, ce n'est
pas parler de l'art »9. Reste qu'une théorie conséquente des pratiques artistiques ne
saurait faire l'économie d'un examen des discours dont ces pratiques font l'objet. Il
serait même possible de tirer du travail de Goodman des arguments en faveur de ce
détour métæsthétique, dans la mesure où la description qu'il donne du fonctionnement
269

sémiotique (par dénotation et par exemplification) suppose la manipulation


d'« étiquettes » désignant l'objet de la référence et dans la mesure, surtout, où cette
description fait toute sa place à « la force formative du langage » 10, c'est-à-dire à la
fonction modélisante que le langage verbal exerce sur les opérations cognitives
constitutives des processus de perception, de compréhension et d'interprétation. Si la
notion d'étiquette participe à coup sûr de l'option nominaliste de Goodman, il faut bien
voir en effet qu'elle permet d'arracher la dénotation au « modèle de la désignation
directe » et de soustraire la médiation linguistique aux restrictions interprétatives qui
sont liées de facto à la conventionalisation 11. Compte tenu des conditions de
fonctionnement sémantiques propres aux langues naturelles – leurs caractères étant
des « scripts », elles ne satisfont pas tous les réquisits sémantiques de la notationalité –,
« exemplifie [x] » devra ainsi être compris comme « exemplifie quelque étiquette
coextensive à [x] » :
[...] dire ce que l'image exemplifie consiste à ajuster les mots adéquats pris dans un
langage syntaxiquement illimité et sémantiquement dense. Aussi exact que soit
tout terme que nous appliquions, il en existe toujours un autre tel que nous ne
puissions déterminer lequel des deux est effectivement exemplifié par l'image en
question. Puisque le langage est également discursif, contenant des termes qui en
incluent d'autres en extension, nous pouvons diminuer le risque d'erreur en
utilisant des termes plus généraux ; mais la sécurité se gagne alors en sacrifiant la
précision.12
7 La référence variant en fonction de paramètres contextuels et situationnels, les
prédicats sont de la sorte substituables, de manière non rigide, aux étiquettes
constituées par la seule ostension : des prédicats comme ange, qui dénote (décrit) la
figure centrale que dénote (dépeint) Melencolia I de Dürer, gravure, qui dénote la
technique exemplifiée, ou mélancolique, qui dénote ce que la figure et/ou l'œuvre sont
censées exprimer, sont en effet commutables, sous des conditions qui devront être à
chaque fois spécifiées, avec tout ou partie des collections d'« individus » qu'ils
dénotent. Inversement, à partir du moment où l'on admet que les prédicats forment
nécessairement le matériau linguistique élémentaire de toute communication ayant
pour objet le style d'œuvres aussi bien non verbales que verbales 13, on admettra qu'ils
peuvent rendre compte également des processus cognitifs engagés dans l'expérience
« silencieuse » de la lecture, de la vision ou de l'audition (expérience que les
présupposés métacritiques de l'esthétique analytique lui font exclure), non seulement
parce qu'ils relaient de manière économique les manipulations ostensives d'individus,
mais parce que toute étiquette, quelle qu'elle soit, témoigne du pouvoir structurant
qu'exercent réciproquement l'un sur l'autre le langage verbal et la perception 14.
8 Corrélés aux propriétés qu'ils désignent de manière non biunivoque et aux situations
dans lesquelles ils sont utilisés, les prédicats stylistiques jouent à deux niveaux : en
premier lieu, ils permettent de marquer ce qui est dénoté, exemplifié ou exprimé, puis
de stipuler les aspects correspondants qui peuvent être tenus pour stylistiques ; en
second lieu, ils témoignent de l'activité cognitive engagée par ces opérations dans
l'exercice de l'attention esthétique. Que les prédicats jouent15, cela signifie en effet
deux choses : d'une part, ils ne forment pas une liste fermée et stable, mais leur nombre
et leur diversité varient en fonction des savoirs auxquels chaque sujet a accès, ces
savoirs se modifiant au contact des œuvres ; car, d'autre part, les prédicats disponibles
sont intégrés dans un processus cognitif d'ajustement qui a pour effet de produire de
270

nouvelles différenciations et donc de nouveaux prédicats, qui s'ajoutent ou se


substituent aux précédents.
 
LES PRÉDICATS CARACTÉRISANTS

9 La seule contrainte structurale à laquelle les prédicats stylistiques sont soumis pour
pouvoir fonctionner comme tels est d'associer une caractérisation (répondant à la
question comment ? ) et une détermination (répondant aux questions de qui ? d'où ? de
quand ?) : si le style, pour le dire en termes approximativement aristotéliciens, est une
qualité, celle-ci ne peut se manifester que comme attribut d'un support et doit pouvoir
être rapportée à une instance. Soit, dans les termes, cette fois, de Goodman :
« Fondamentalement, le style consiste en ces aspects du fonctionnement symbolique
d'une œuvre qui sont caractéristiques de l'auteur, de la période, du lieu ou de l'école »
16. On voit bien par là que ce qui spécifie l'attention à un style, c'est la relation étroite

qu'elle instaure entre caractérisation et détermination. S'il est possible et même


souhaitable, pour la clarté de l'analyse, de distinguer prédicats caractérisants et prédicats
déterminatifs, ces dénominations ne sauraient donc faire oublier que, pour fonctionner
comme des prédicats stylistiques, les premiers impliquent une détermination et les
seconds une caractérisation, l'implication ne requérant pas d'être saturée pour être
effective : on peut caractériser assez précisément un style sans pour autant être en
mesure d'en déterminer, même largement, l'instance de production ; inversement, le
maniement des prédicats déterminatifs, comme baroque, admet souvent des
caractérisations très variées, voire contradictoires.
10 Il est tentant de mettre en relation ces deux grandes familles de prédicats stylistiques
avec deux des quatre classes de « propriétés esthétiques » distinguées par Roger
Pouivet17, respectivement les propriétés « classificatoires » (lyrique, comique, dramatique,
symphonique, poétique, romantique...) et les propriétés « historico-esthétiques » (baroque,
romantique, gothique, classique, impressionniste, naturaliste...), les deux autres classes étant
celles des propriétés « évaluatives » (beau, laid, sublime, superbe, exécrable, médiocre,
lamentable, élégant, vulgaire...) et des propriétés « affectives » (troublant, poignant,
enthousiasmant, effrayant, pénible, apaisant...). On aura remarqué que romantique figure
dans chacune des deux premières séries d'exemples ; le terme est en effet susceptible
soit de dé terminer le style des œuvres produites pendant la période qui est qualifiée par
les historiens de « romantique », soit de caractériser le style d'œuvres produites en
dehors de cette période et présentant néanmoins des traits similaires. D'autre part, à la
différence des autres termes « classificatoires », il présente la particularité de ne pas
renvoyer à un genre. Je remets à plus tard l'examen de ces deux points pour en venir à
ce qui différencie, selon Pouivet, les deux premières classes des deux dernières : les
propriétés classificatoires et historico-esthétiques concernent exclusivement des
œuvres d'art, tandis que les propriétés évaluatives et affectives sont valables pour tous
les objets auxquels est portée une attention esthétique. J'ajouterai que porter ce type
d'attention à des objets qui ne sont pas constitutivement des œuvres d'art ne revient
pas nécessairement à les considérer comme des œuvres d'art et que des termes
« classificatoires » peuvent fort bien s'affecter également à des objets que nous ne
considérons pas comme des œuvres d'art : un phénomène non artefactuel, non
artistique, et donc non intentionnellement esthétique, comme un coucher de soleil,
peut faire l'objet aussi bien d'une attention esthétique qui l'« artialise » (je le qualifie
271

d'« impressionniste ») que d'une attention esthétique « pure » (je le qualifie de


« superbe »)18. De cette partition entre deux types de « propriétés esthétiques » peut
être partiellement dérivée celle qui fonde la distinction, opérée par Gérard Genette 19,
entre « prédicats artistiques » et « prédicats esthétiques », que seul leur domaine
d'application distingue puisque les premiers ne sont pas autre chose que des
« prédicats esthétiques appliqués à des œuvres d'art »20. Partiellement, car, d'une part,
Genette voit une différence entre des prédicats du type beau ou laid, « purement
appréciatifs », et des prédicats du type élégant ou gracieux, mi-descriptifs,
miappréciatifs21, alors que Pouivet amalgame les uns et les autres dans la classe de ses
« propriétés évaluatives », et, d'autre part, le premier ne fait pas de place aux
« propriétés affectives » du second, celles-ci se confondant manifestement pour lui
aussi bien avec les prédicats du type beau qu'avec les prédicats du type gracieux, dans
lesquels la qualification n'est à chaque fois que l'objectivation d'une appréciation
purement subjective, et donc d'un affect : une « évaluation » ne fait, selon Genette, que
reporter sur l'objet et lui attribuer comme l'une de ses propriétés la satisfaction ou la
dyssatisfaction qui sanctionne la relation que j'entretiens avec lui, « c'est beau »
transposant « j'aime ». Compte tenu de la place qu'occupent dans la caractérisation
stylistique les prédicats du type gracieux, la question de la « valeur » s'avère donc à ce
point cruciale qu'il n'est pas inutile de s'y arrêter un moment.
11 Les propriétés évaluatives sont verbalement exposées à travers des propositions
judicatives, positives ou négatives, voire neutres, et correspondent à ce que Frank
Sibley nomme des « verdicts »22, soit aux « prédicats purement appréciatifs » de
Genette. Bien que ces derniers aient également leur place dans les discours sur le style,
comme en témoigne, entre autres, la catégorie objectivante du « beau style » dans les
traités classiques, ils ne peuvent suppléer les prédicats proprement stylistiques :
qualifier un style de « beau » ou de « laid » revient soit à exprimer indirectement une
préférence personnelle, soit à postuler que l'objet ainsi qualifié l'est en vertu de
propriétés objectives qui, étant accessibles à tous, sont susceptibles d'être validées par
une même appréciation. Dans l'un ou l'autre cas, on conviendra que c'est caractériser
ce style assez faiblement et que ce n'est pas du tout le déterminer. Si la caractérisation
et la détermination peuvent néanmoins intervenir, c'est pour fournir alors à ce
« jugement » non des rationalisations a posteriori, comme le soutiennent les partisans de
la thèse subjectiviste, non des justifications établies causalement sur des critères,
comme le voudraient les partisans de la thèse objectiviste, mais les « raisons » ou les
« arguments » dont s'étaye dialectiquement tout débat contradictoire mené dans le
cadre d'un échange critique23. Il arrive cependant que de telles évaluations
« contaminent » des prédicats stylistiques de type purement classificatoire et que ceux-
ci, en conséquence, mêlent à leur valeur descriptive de base une valeur appréciative
plus ou moins variable. La donation de valeur déborde en effet le domaine des
« prédicats purement appréciatifs » (Genette) et des « propriétés évaluatives »
(Pouivet) sur lesquelles ils se fondent : elle affecte, si l'on suit Genette, ce que Sibley
nomme les « concepts esthétiques », c'est-à-dire des termes comme unifié, équilibré,
intégré, inanimé, serein, sombre, dynamique, puissant..., ou, plus spécifiquement, gracieux,
délicat, raffiné, séduisant, avenant, élégant, criard..., qui tous désignent des propriétés
réclamant de la part de ceux qui les perçoivent un « goût » ou une « sensibilité »
particulière, comme dit Sibley : d'un dessin aux lignes courbes, on pourra asserter qu'il
est (ou n'est pas) gracieux. Les concepts esthétiques s'opposeraient ainsi aux « traits
non-esthétiques »24, qui isolent des propriétés objectives accessibles à la perception
272

commune, comme le fait, pour un dessin, d'être sinueux ou anguleux. Pour Sibley, la
différence entre les traits non-esthétiques et les qualités esthétiques n'est que de
niveau, car les uns et les autres ont le même degré d'objectivité : les traits non-
esthétiques sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes des qualités
esthétiques, lesquelles constituent donc ce qu'il appelle ailleurs des propriétés
« émergentes »25. De ce que l'on ne peut dire d'un dessin qu'il est gracieux que s'il
présente des lignes courbes, il ne s'ensuit pas que tout dessin sinueux soit gracieux. Or,
pour Genette, comme pour Danto26, la différence entre ces deux types de prédicats tient
à la part d'appréciation qui s'attache aux seconds, et donc à leur non-objectivité :
[...] gracieux comporte un sème descriptif, portant sur une propriété objective – par
hypothèse, sinueux – plus un sème d'appréciation positive : qualifier ce dessin de
gracieux, c'est à la fois le décrire comme sinueux et l'apprécier positivement, dans
le champ restreint d'appréciations positives que sous-détermine le trait de
sinuosité, et qui ne comporte pas, par exemple, le prédicat esthétique austère. 27
12 Les prédicats du type gracieux sont « mixtes », mi-descriptifs, mi-appréciatifs, et c'est
précisément à cette ambivalence qu'ils doivent leur succès, puisqu'ils « font en quelque
sorte passer leur caractère appréciatif sous un couvert descriptif » : à ce titre, ils se
révèlent d'« efficaces opérateurs d'objectivation », même si leur composante
appréciative rend difficile leur conjonction avec des prédicats purement descriptifs 28.
Que de tels opérateurs occupent une place importante dans la caractérisation
stylistique, y compris dans celle qui serait la moins suspecte d'« impressionnisme », on
en a une preuve éclatante avec certains des termes employés par les rhéteurs latins
pour caractériser les trois grands registres de style – gravis, sublimis, grande pour le style
haut, mediocrus, medium, subtilis pour le médian et attenuatum, humilis, tenue, floridum
pour le bas – ou avec quelques-uns des adjectifs utilisés par Pline l'Ancien dans son
Histoire naturelle (livres XXXIV à XXXVI) pour caractériser le style des peintres et des
sculpteurs : austerus, durus, gravis, severus...
13 Les prédicats caractérisants recouvrent non seulement ces prédicats esthétiques que
sont les prédicats mixtes, et parfois même des prédicats purement appréciatifs, mais ils
font aussi référence aux « propriétés affectives » de Pouivet, dans la mesure, du moins,
où celles-ci désignent ce qui est exprimé (exemplifié métaphoriquement) par l'œuvre,
voire par ce que l'œuvre représente (son sujet), et non les réactions que l'œuvre
déclenche, auquel cas, bien sûr, ce ne sont plus des « propriétés » de celle-ci. Pour ses
contemporains, la terribilità caractérise à la fois l'art de Michel-Ange, quel qu'en soit le
sujet ou le médium, et la morphologie des corps qu'il a sculptés ou peints, pour autant
que le sujet puisse être considéré indépendamment de sa mise en œuvre 29 : la terribilità
est un marqueur stylistique de son art, mais on ne saurait tenir pour tel l'effet
d'incitation à la débauche que l'Arétin associait malignement au Jugement dernier 30. Les
prédicats affectifs mobilisés par le discours sur le style font donc référence à des
sentiments, émotions ou affects qui relèvent soit de l'expression, soit de l'effet, l'une et
l'autre pouvant entrer dans trois types de relations : tantôt l'effet est induit
empathiquement par ce que l'œuvre exprime, tantôt ce qui est exprimé n'induit aucun
effet (de quoi on conclura à une défaillance de l'œuvre ou du récepteur), tantôt l'effet
induit n'a aucun fondement dans ce que l'œuvre exprime ou n'exprime pas. On pourrait
nommer impression ce dernier type d'effet : le récepteur sur qui une œuvre fait
impression a l'impression que ce qu'il ressent est causé par ce que l'œuvre exprime –
alors que ce qu'il ressent est seulement causé par ce que l'œuvre lui fait et qu'elle
n'exprime pas. Le vocabulaire de l'expressivité connaît un investissement
273

particulièrement important dans la caractérisation stylistique, tous arts confondus, et


témoigne des liens étroits que la relation esthétique entretient avec les fondements
émotionnels, voire pulsionnels de notre relation au monde : l'« expression des
passions » a très tôt été reconnue par la rhétorique comme une dimension
fondamentale du discours et les principes et préceptes qui en découlent adaptés à des
arts comme la musique ou la peinture, qui ont eux-mêmes fortement développé leurs
propres registres expressifs. À cet égard, il est révélateur qu'un certain nombre de
prédicats affectifs soient issus de catégories désignant des genres (catégories que
Pouivet range parmi les « propriétés classificatoires »). Des prédicats comme lyrique,
tragique, comique, dramatique, originellement associés à des genres littéraires bien
spécifiques, ont pu être étendus à des œuvres qui ne relèvent pas de ces genres ainsi
qu'à des œuvres non littéraires, et même à des situations de la vie quotidienne. Il faut
souligner enfin que les affects comportent une dimension sinon d'évaluation, du moins
de valorisation (ou de dévalorisation) : parce qu'ils donnent lieu à des états
euphoriques ou dysphoriques, lesquels se soldent par la satisfaction ou par la
dyssatisfaction, ils sont nécessairement d'ordre axiologique. On peut néanmoins tenir
pour acquis, depuis Aristote31, que la relation esthétique neutralise cette distinction en
redéployant à son profit la charge émotionnelle négative liée à des états dysphoriques :
je peux jouir esthétiquement d'une scène d'horreur, si c'est Le Radeau de la Méduse, de
même que je peux jouir esthétiquement d'un incendie, aussi longtemps, du moins, qu'à
la différence de Néron, je suis assuré qu'il ne constitue pas une menace pour ma vie ou
pour celle des autres. Aussi la « douleur » éprouvée par les lectrices de Rousseau à la
mort de Julie n'a-t-elle qu'un rapport lointain avec la douleur qu'aurait provoquée la
mort d'un être qui leur fût proche – le rapport, précisément, fait à la fois de
réminiscence et de distance, d'immersion et de recul, qu'autorise la relation, faite à la
fois de ressemblance et de figuration, construite par la représentation.
14 À la différence des précédentes, les propriétés « classificatoires », qui forment le noyau
dur des prédicats caractérisants, sont purement descriptives. Elles recouvrent le
domaine de ce que Sibley appelle les « traits non-esthétiques », qu'il illustre par les
exemples suivants :
Nous disons qu'un roman a un grand nombre de personnages et traite de la vie dans
une ville industrielle ; qu'une peinture use de couleurs pâles, avec une
prédominance de bleus et de verts, et montre des personnages agenouillés à
l'avant-plan ; que le thème d'une fugue s'inverse en tel point et qu'il y a un stretto à
la fin ; que l'action d'une pièce se déroule en l'espace d'une journée et qu'il y a une
scène de réconciliation dans le cinquième acte. Quiconque possède de façon
normale yeux, oreilles et intelligence peut faire de telles remarques et de tels traits
peuvent lui être signalés.32
15 De tels traits descriptifs ne sont pas tous « classificatoires » au sens où le sont des
termes comme lyrique, comique, dramatique, symphonique, poétique, etc., qui en appellent à
des genres plus ou moins bien établis. Ils n'en permettent pas moins, j'y reviendrai, de
construire des classes. D'autre part, comme les exemples de Sibley le montrent, les
prédicats correspondants ne consistent pas seulement en des prédicats à proprement
parler « artistiques » : ils mêlent des « catégories scientifiques implantées » et des
« catégories quotidiennes »33. Se fondant sur des traits objectifs (physiques ou non
physiques) perceptibles, ils sont issus soit des catégories perceptuelles et des savoirs
pratiques que nous mettons en œuvre dans les situations les plus courantes, soit des
savoirs spécialisés liés à une pratique artistique ou à une discipline théorique
(linguistique, histoire de l'art, musicologie...). La distinction est sommaire, il faut en
274

convenir, et rend mieux compte de l'économie des usages en synchronie que de leur
évolution, certains termes savants ou spécialisés ayant passé dans les taxinomies
usuelles et, inversement, certains termes usuels ayant pris dans le vocabulaire d'une
discipline une acception spécifique.
16 Pour une large part, la concurrence entre ces deux types de compétence, savante et
profane, est fonction de l'échelle de caractérisation. Ainsi, dans le champ de la critique
littéraire contemporaine, les catégorèmes exploités sont axés sur des critères
sémiotiques (texte linguistique écrit vs oral), référentiels (le « sujet »), formels (le
sonnet, la ballade...), modaux (récit vs discours), génériques (roman, nouvelle, essai...),
thématiques (roman policier, fantastique...), affectifs (tragique, comique...), etc. Ces
catégories et pas seulement celle du genre, comme le soutient Richard Wollheim 34 –
n'ont d'existence que post hoc : elles sont d'abord déduites par une activité critique, que
datent ses propres postulats théoriques (ceux, par exemple, des rhétoriciens et des
poéticiens aux différentes époques de l'Antiquité gréco-latine), sur la base d'une
observation qui aura tendance, de ce fait, à neutraliser certains traits pour en
emphatiser d'autres, et elles ne prennent une force prescriptive que sous des
conditions historiques déterminées. Ces nomenclatures, en constante évolution,
forment en outre des ensembles ouverts : certaines catégories, formelles ou modales
notamment, sont d'application relativement constante ; d'autres, en particulier dans le
domaine thématique, connaissent une existence plus ou moins longue. C'est pourquoi
la persistance de certains prédicats peut être illusoire : des termes comme roman,
portrait ou symphonie, employés par la critique en référence aux usages historiques
qu'ils ont connus couvrent parfois plus de différences que de similitudes (quel rapport
entre le Roman de Renart et Ulysse ?). Par ailleurs, ces nomenclatures sont telles qu'un
même prédicat est souvent polyvalent, en ce sens qu'il procède par cumul ou
agglutination d'aspects (à la façon des morphes « portemanteau » de la linguistique
américaine) : ainsi, dans le contexte du classicisme français, le terme de tragédie
implique à la fois le mode discursif (la mimèsis de Platon et d'Aristote), la forme en cinq
actes et en vers, un type de sujet déterminé (les personnages sont au-dessus du
commun des mortels), l'unité thématique de lieu et de temps et un registre affectif
spécifique (le tragique).
17 Les prédicats qui dénotent ces propriétés ne sauraient toutefois opérer qu'à une grande
échelle de caractérisation (ce qui ne veut pas nécessairement dire qu'ils soient
repérables uniquement sur des segments de grande étendue), pour différencier, par
exemple, à l'époque classique, le style de la tragédie de celui de la comédie, de la tragi-
comédie et de la comédie héroïque, pour opposer stylistiquement la forme sonate aux
formes fondées sur la fugue ou sur la variation35, ou pour isoler le « grand style » en
littérature et en peinture au XVIIe siècle. Inversement, plus les œuvres à différencier
ont en commun de propriétés macrostructurales (modales, formelles, génériques,
thématiques, etc.), plus leurs différences sont délicates à cerner, qui nécessitent le
recours à des critères distinctifs fins opérant le plus souvent (mais pas nécessairement)
à un niveau microstructural : il est plus facile de différencier le style de Crébillon fils du
style de Corneille, dramaturge « baroque », que de celui de Marivaux, autre romancier
« rococo »36. Ces critères « fins » seront, par exemple, d'ordre prosodique, lexical,
syntaxique. Dès lors, à côté des prédicats affectifs usuels, auxquels nous continuons de
faire appel pour caractériser les propriétés expressives d'une phrase, d'une figure
peinte ou d'un air d'opéra, nous mobilisons des prédicats qui, là encore, pour intervenir
275

à un niveau de différenciation moins grossier, n'en reposent pas moins sur notre plus
ou moins grande maîtrise des taxinomies implantées, essentiellement celles de la
grammaire traditionnelle, de la poétique et de la rhétorique chez un lecteur cultivé et
non spécialiste (auxquelles s'ajouteraient, chez un spécialiste, des outils venus de la
linguistique contemporaine, de la sémiotique et de la pragmatique) ; moyennant quoi
notre lecteur sera théoriquement en mesure, face à une page de prose, de distinguer la
« préciosité » de Marivaux de cette autre forme de « préciosité » qui caractérise
l'« écriture artiste » d'un Huysmans. C'est à la faveur d'une démarche similaire que le
remarquable connaisseur de Puccini qu'était Mosco Carner parvenait à cerner le « style
mélodique » de la cantilène puccinienne37 tel que le révèle ce type particulier qu'il
désignait sous le nom de « mélodie de povera faccia » 38 :
Ici, certains traits stylistiques reviennent constamment – mouvement lent,
traînant, et le ton mineur ; l'inclinaison descendante de la ligne mélodique avec ses
intervalles tombants – essentiellement des quintes qui par leur effet de décision
semblent communiquer, plus que tout autre intervalle, une impression d'arrêt et de
reprise perpétuels et le vain effort pour contrebalancer cette tendance à tomber en
resserrant la ligne.39
18 Carner n'aura pu toutefois isoler ces caractéristiques, qui, tout autant que ses récitatifs
en stilo misto, « signent » Puccini – comme dans l'air de Ramerrez-Johnson, Risparmiate
lo scherno della morte, à l'Acte III de La Fanciulla del West –, qu'en recherchant les origines
de ce type de mélodie, par delà Bellini et Donizetti, dans le lamento de l'opéra italien du
XVIIe siècle et en le comparant avec les passages similaires que présente l'œuvre de
Massenet, rapprochement qui, du coup, parce qu'il fait saillir des différences, rend
l'« affinité stylistique » des deux compositeurs « tout juste perceptible » 40 et permet de
déterminer les traits dégagés comme typiquement « pucciniens ».
 
LES PRÉDICATS DÉTERMINATIFS

19 De fait, quel que soit le niveau auquel ils se rapportent, les prédicats caractérisants
dénotent des propriétés qui ne peuvent être tenues pour stylistiques que si elles
« signent » l'instance de production : les processus cognitifs que commande toute
attention au style entrelacent caractérisation et détermination. Michael Baxandall a
fait très justement observer que « si nous ne gardions que les termes qui renvoient
directement ou principalement à la matérialité du tableau, les seuls concepts qui nous
resteraient seraient grand, plat, pigments sur panneau, rouge – jaune – bleu (encore que là
les choses se compliquent), et peut-être image  »41. Les « concepts indirects ou
périphériques » que nous mobilisons recouvrent, selon lui, les « effets » (il ne distingue
pas expression et impression), les emplois métaphoriques (du type accords de couleurs ou
échelle des proportions), que nous retrouverons un peu plus loin, et enfin toutes les
inférences que nous construisons « sur l'action ou le processus qui pourrait avoir
conduit ce tableau à être comme il est : traitement plein d'assurance, sobriété de la palette,
taches et graphismes inspirés ». L'attention que nous portons aux caractéristiques
stylistiques d'un objet, quel qu'il soit, extrapole inévitablement sur les processus ou les
opérations qui l'ont engendré et nous invite à « remonter » du produit à la production,
à la fabrique, à l'atelier. À l'inverse, chacun des prédicats dont nous nous servons pour
identifier l'instance de production recouvre nécessairement un ensemble de traits
caractérisants qui le sous-déterminent. Ainsi, pour Wolfflin, le style baroque est-il
défini en opposition au style de la Renaissance classique par un ensemble de cinq traits
276

caractérisants : « pictural » (us « linéaire »), « profondeur » (us « plan »), « forme


ouverte » (us « forme fermée »), « multiplicité » (us « unité »), « obscurité » (us
« clarté »)42. Ces cinq traits descriptifs peuvent être considérés comme des traits
« standard » du style baroque. La manière spécifique dont ils s'actualisent chez Rubens,
Bernin ou Borromini est constitutive d'un certain nombre de « variables », c'est-à-dire
de traits dont la présence ou l'absence n'est pas pertinente au regard de la définition de
la catégorie. En revanche, un trait tel que l'élongation verticale des formes, qui n'est
pas pris en considération par Wolfflin, est « contre-standard » aussi bien par rapport au
style classique que par rapport au style baroque ; et pour cause : c'est l'un des aspects
qui caractérisent formellement, comme Walter Friedländer l'avait montré dès 1914 43, la
production picturale de tout ce courant que l'histoire de l'art commençait tout juste à
appeler « maniérisme » et que Wolfflin n'intégra pas à son système. La distinction entre
traits « standard », « variables » et « contre-standard » ne concerne que les propriétés
non esthétiques, mais permet, selon Kendall Walton, de rendre compte de la façon dont
nous percevons esthétiquement une œuvre44. Comme Genette l'a montré, cette
typologie a surtout le très grand mérite de modéliser efficacement les mécanismes à la
faveur desquels des traits contre-standard fonctionnent en réalité comme des « traits
d'innovation susceptibles de mettre en question un paradigme générique [terme à
prendre ici lato sensu ] existant et de provoquer, soit une rupture conduisant à
l'ouverture d'une nouvelle catégorie, soit un élargissement de la catégorie ancienne » 45
 : ouverture de nouvelles catégories avec la « tragi-comédie » (Le Cid en 1637), la
« comédie héroïque » (Don Sanche d'Aragon en 1650), le « drame bourgeois » au XVIIIe
 siècle ou le « poème en prose » au XIXe siècle – toutes spécifications que neutralise
aujourd'hui en les absorbant des dénominations comme « pièce » ou « poésie », dont le
profil définitionnel se trouve par suite élargi ; élargissement de catégories existantes,
donc, avec l'émergence de traits tels que l'abstraction, pour la peinture et la sculpture,
ou l'atonalité pour la musique. Il en va des paradigmes stylistiques comme des
paradigmes génériques, qu'ils recoupent partiellement : le verticalisme relevé par
Friedlaender et les traits convergents, en induisant l'ouverture d'un nouveau
paradigme stylistique, ont rendu nécessaire l'activation d'une nouvelle étiquette
déterminative – ou plutôt, on le verra, la réactivation neutralisante d'une vieille
catégorie caractérisante.
20 Si les caractérisants ne sont tels qu'à être corrélés, au moins potentiellement, à une
détermination, il doit cependant être clair que l'assignation auctoriale fondée sur
l'expertise stylistique46, surtout dans les arts allographiques, n'aura jamais la valeur
certificative d'une authentification fondée sur l'« histoire de production » 47 :
reconnaître dans une page de prose, à travers des « hugolismes », le style de Hugo, ou, à
plus forte raison, un style « hugolien », ne garantit pas qu'elle soit de Hugo, c'est-à-dire
que les « hugolismes » soient des « hugolèmes ». C'est pourquoi, pour broder un
moment encore sur ce thème, il me semble qu'Yves Michaud force quelque peu la
pensée de Goodman quand il lui fait dire que « l'établissement de l'identité de l'œuvre
établit son authenticité et contribue à l'identification de son style qui, en retour,
contribue à la vérification de l'authenticité de l'œuvre »48 : d'abord, parce que
l'identification du style d'une œuvre peinte est indépendante, en principe, de la
procédure qui vise à en établir l'authenticité, comme elle l'est des questions de genèse
et de valeur49, ; ensuite, parce que la procédure d'authentification peut prendre appui
sur le style de l'œuvre comme sur ses propriétés non stylistiques (analyse chimique des
pigments, du subjectile, radiographie...) ou sur des données paraopérales (contrat, acte
277

de vente...), mais que cette procédure n'est une finalité de l'étude stylistique que
lorsque la relation esthétique sur laquelle celle-ci repose est absorbée et neutralisée par
une activité dont l'œuvre n'est plus le lieu : dans un cas, la relation à l'œuvre est
constitutive d'un savoir ; dans l'autre, l'œuvre est le prétexte d'un savoir qui la
concerne. Il faut cependant reconnaître que, dans la pratique, la distinction est moins
tranchée. Mais l'attention au style, précisément, est affaire de pratique, et la théorie la
plus puissante du style ne sera jamais qu'une théorie des pratiques attentionnelles.
21 Les prédicats déterminatifs circonscrivent l'instance productrice (individuelle ou
collective) sur des critères qui sont principalement d'ordre auctorial, historique et/ou
géographique. Ils recouvrent tous les dérivés de noms d'auteurs (du type hugolien), la
formation d'un dérivé sanctionnant en général l'accession d'un corpus à la dignité
d'une « œuvre » pourvue d'une identité stylistique clairement reconnaissable. Ils
incluent aussi des termes « historico-esthétiques » comme maniérisme, baroque ou
impressionnisme, qui désignent des styles d'époque, ainsi que des termes faisant
référence à des aires naturelles, nationales, régionales ou linguistiques. Les premiers
peuvent être affinés par des critères chronologiques plus précis (baroque manuelin) ou se
combiner avec des déterminations géographiques (baroque alpin). Cela étant, rien
n'interdit, en principe, de définir l'instance productrice sur la base d'autres critères :
des critères sociaux, sexuels ou psychologiques, voire raciaux comme d'aucuns le
voulurent. S'il est usuel de faire référence au style de Racine, de Le Brun ou de Lulli, ou
bien encore à celui de la littérature et de l'art produits en France dans la seconde
moitié du XVIIe siècle – style qui pourra lui-même être tenu pour exemplificationnel
d'un style « français » en ce qu'il résoudrait dans la « grande manière » l'opposition
entre les postulations classique et baroque50-, rien ne s'oppose, du moins en théorie, à
ce que l'on postule l'existence d'un style « populaire » (version Proletkult), d'un style
« féminin » (version Women's Lib) ou d'un style « paranoïaque » (version Dali),
autrement dit d'un style commun respectivement aux couches populaires, aux femmes
ou aux paranoïaques – la question (que je me garderai bien de trancher) restant
pendante de savoir si de tels styles possèdent des traits propres à une époque et à un
lieu donnés ou s'ils recouvrent des propriétés universellement partagées. Si ces critères
supplémentaires s'inscrivent dans des paradigmes idéologiques historiquement datés
et situés, les critères usuels ne sont pas moins construits, et ils ne sont plus « naturels »
qu'en ce sens qu'ils sont complètement assimilés à nos habitus culturels, ou, comme dit
Goodman, mieux « implantés » : les classements en territoires et en périodes en
appellent à des schèmes d'appréhension organisés de l'espace et du temps qui n'ont pu
être acquis qu'à un stade relativement tardif des processus d'acculturation, mais qui
sont déjà pleinement efficients en Occident chez un Cicéron (dans son Brutus, pour les
« âges » de l'éloquence) ou un Pline l'Ancien ; et certaines de ces catégories – comme la
détermination d'un style propre à un groupe ethnique, à la manière de ce que fit
Panofsky pour les constantes du « style anglais »51 –, pour peu qu'elles reçoivent des
fondements contestables, non pas culturels, mais « raciaux », ne vont pas sans soulever
des problèmes pour le moins délicats, comme l'ont malheureusement démontré les
dérives nationalistes et racistes qu'a connues l'histoire de l'art au XIXe siècle et dans la
première moitié du XXe, y compris dans les travaux réalisés par Wolfflin entre les deux
guerres52 ; ce qui explique que l'historiographie de l'art, depuis les années 1960,
rompant avec un passé proche, préfère mettre l'accent sur les notions de territoire et
d'environnement53. De plus, une enquête portant sur les pratiques discursives qui,
depuis les premiers textes grecs, ont constitué la tradition occidentale de l'histoire de
278

l'art et sur les modalités de désignation en usage dans d'autres traditions, écrites
(Chine, Japon) ou orales, ferait apparaître que ces critères ne sont pas les seuls et que
l'assignation d'un objet à son instance de production, individuelle ou collective,
suppose déjà des représentations déterminées de la société et de la technique qui n'en
passent pas nécessairement par les modèles occidentaux 54.
22 Quoi qu'il en soit, dans la mesure où une œuvre est toujours multidéterminée, les
prédicats déterminatifs requis par sa description ne sont pas exclusifs les uns des
autres, mais différemment hiérarchisés en fonction de l'étendue du corpus sélectionné
et des situations qui définissent un champ attentionnel :
Nous pouvons parler du style de Corot, de son premier style, de son style à un
certain moment, de son style de paysage ou de son style de paysage tardif, de son
style de paysage roman.55
23 La multidétermination n'est d'ailleurs qu'une conséquence de la possibilité pour une
œuvre d'être considérée sous plusieurs aspects et d'être multiplement prédiquée :
Bien entendu, nous pouvons percevoir une œuvre donnée dans plusieurs ou dans de
multiples catégories à la fois. Ainsi une sonate de Brahms peut-elle être entendue
simultanément comme une pièce de musique, une sonate, une œuvre romantique et
une œuvre brahmsienne.56
24 Pour une œuvre donnée, les déterminatifs pourront donc être soit cumulés (dans une
description qui visera à l'exhaustivité), soit sélectionnés au gré de focalisations
attentionnelles qui « accommoderont » sur tel ou tel de ses aspects stylistiques et en
mobiliseront les propriétés correspondantes, selon l'objectif poursuivi ou l'humeur du
moment : écoutant les Variations Diabelli dans l'interprétation qu'Alfred Brendel a
gravée en 1988, je puis accommoder ainsi tantôt sur le style de son jeu en le comparant
à celui de la prise de 1972 ou à celui d'autres pianistes, tantôt sur le style Wiener Walz
constitutif du thème très Biedermeier proposé par Anton Diabelli (que l'on a déjà
suffisamment accablé), tantôt sur le style beethovénien tardif (de « dernière période »
comme on dit aussi) qui marque organiquement l'œuvre dans son ensemble, tantôt sur
le style propre à chaque variation – ici style beethovénien stéréotypé dans l'auto-
parodie (première variation, alla marcia maestoso ), là style à la Czerny (seizième
variation, allegro) ou alla « Notte e giorno faticar » di Mozart (vingt-deuxième variation,
allegro molto), ailleurs fuga monumentale (trente-deuxième variation, allegro) ou menuet
gracile (trentetroisième variation, tempo di minuetto moderato), qui sont deux façons de
« faire XVIIIe ». Et ainsi ad libitum, ou quasiment.
 
LE PROBLÈME DES CLASSES

25 Une grande partie des prédicats requis par la caractérisation et la détermination


stylistiques, mais non tous, ne sont pas autre chose que des termes classificatoires, des
classèmes, des catégorèmes. Que l'œuvre soit considérée sous l'aspect de ce qui la
caractérise ou la détermine, les prédicats de ce type permettent en effet de la rattacher
à une série plus ou moins étendue d'œuvres pouvant être considérées sous le même
aspect : prédiquer un tableau comme bleu, une sonate comme en la majeur, un texte
comme sonnet, une église comme berninienne ou baroque, c'est insérer chacun dans un
ensemble, une classe. Ces prédicats sont des prédicats à une classe (ou prédicats
monadiques) : ils sont classifiants au sens où ils signalent l'appartenance de l'objet
auquel ils s'appliquent à la classe qu'ils désignent, la classe pouvant soit être implantée
279

dans une typologie reçue (prédicats génériques, stricto sensu, et prédicats


déterminatifs), soit être constituée par l'induction d'un trait descriptif (classe des
tableaux bleus, des œuvres musicales en la majeur, etc.). Cependant, tous les prédicats
stylistiques n'obéissent pas à ce fonctionnement. Il en est d'autres, comme les prédicats
mixtes, « dont l'application dépend en chaque occurrence de la classe de référence,
généralement implicite parce que tenue pour évidente, préalablement assignée à l'objet
ainsi prédiqué »57 ; gracieux est un de ces prédicats à deux places, puisqu'il implique une
classe de référence qui le spécifie, l'adjectif n'ayant pas la même signification selon
qu'il s'applique à une femme (le modèle, Mona Lisa) ou à un tableau (l'œuvre de Vinci) :
[...] un tracé sinueux (trait perceptuel non-esthétique et sous-déterminant) peut
être apprécié comme gracieux (prédicat esthétique) en tant que dessin classique. 58
26 Incidemment, cela signifie que les prédicats de ce type mettent en jeu deux sous-
déterminations successives, puisque « les traits non-esthétiques sous-déterminent bien
les "propriétés" esthétiques, mais en relation avec et en fonction de catégories
génériques qui les spécifient, et donc les sous-déterminent elles aussi » 59. C'est ainsi que
le Broadway Boogie-Woogie de Mondrian paraît énergique quand il est vu comme un
Mondrian, mais serait perçu comme rigide s'il était de Severing 60. L'application des
prédicats appréciatifs et des prédicats affectifs présuppose de même la mobilisation
implicite de classes d'appartenance : si Kahnweiler vu par Picasso est superbe pour un
tableau, le même Kahnweiler croisé dans la rue n'est pas du tout superbe pour un
homme ; et il est aussi difficile d'imaginer un tableau optimiste de Watteau que de se
représenter comme énergique le Broadway Boogie-Woogie de Severini :
[...] un style peut avoir été façonné dans le but d'exprimer un registre limité
d'émotions et, dans de tels cas, il nous est pratiquement impossible d'imaginer
l'expression d'un état intérieur qui n'appartiendrait pas au registre mis en œuvre
au sein de ce style.61
27 Un tableau récapitulera utilement les différentes catégories de prédicats stylistiques
dégagées jusqu'à maintenant :

28 Quel est le statut ontologique des classes et des éléments qu'elles regroupent, soit de
manière primaire et explicite (prédicats classifiants), soit de manière secondaire et
implicite (prédicats axiologiques) ? La discussion sur ce point serait notablement
clarifiée si les thèses en présence affichaient ouvertement l'option, nominaliste ou
« réaliste », qu'elles privilégient62. S'il combat des distinctions comme celle qui oppose
type et token, le nominalisme de Goodman (auquel on peut, du reste, choisir de ne pas
adhérer, lui-même ayant pris soin de transcrire certaines de ses propositions dans un
280

langage non nominaliste)63 a du moins l'incontestable avantage de faire place nette des
entités ontologiques qui encombrent trop souvent l'horizon des études littéraires (ou
artistiques) et d'écarter les hypostases intimidantes qu'elles font planer sur lui. Parler
de « tragique » ou d'« impressionnisme », c'est en effet être constamment exposé à la
tentation de conférer à ces catégories inductives les privilèges de notions hypothético-
déductives et de convertir ces dernières en universaux mentaux, en puissances
théoriques autonomes et agissantes : à les manier inconsidérément, on a tôt fait
d'hégélianiser le discours critique, car la distance est courte qui mène de la notion
extraite inductivement d'un corpus à l'ombre de quelque structure universelle (du
Tragique, du Baroque, etc.) qui viendrait à s'incarner dans les œuvres. Il y a au moins
dans la version nominaliste une véritable leçon de rigueur épistémologique, et même
de modestie : en nous conviant à partir des « individus » ou des « particuliers », à en
extraire des traits, à classer ceux-ci selon une méthode ensembliste qui vise à faire
apparaître similitudes et différences, ces classes ne devant jamais être considérées que
comme les produits transitoires et indéfiniment révisables d'opérations cognitives, il
dissout l'opposition traditionnelle entre l'universalité des types et la singularité
absolue des occurrences individuelles pour lui substituer une approche continuiste :
sous cet angle, l'« impressionnisme » n'est jamais que l'« étiquette » (en l'espèce, un
prédicat) mobilisée pour subsumer un ensemble de propriétés partagées par plusieurs
œuvres, étiquette et propriétés qu'un examen plus approfondi ou différemment orienté
peut être amené à récuser ou à modifier. Dire que tel aspect de l'œuvre exprime
l'« héroïsme », c'est soit poser un concept idéal-typique, soit comprendre que cet
aspect exemplifie métaphoriquement une propriété possédée par plusieurs individus et
dénotée par le prédicat héroïque, au même titre que les caractéristiques du style du
portrait d'apparat sous Louis XIV ne constituent pas une nébuleuse idéale, mais un
ensemble de propriétés partagées par une série d'œuvres ; rigoureusement parlant, il
n'existe pas un style de l'héroïsme ou un style du portrait d'apparat, mais des
propriétés partagées par un plus ou moins grand nombre d'œuvres, et qui sont donc
plus ou moins étroitement caractérisantes selon la nature des étiquettes et des
contextes manipulés. De la même façon, l'instance de production sera considérée sous
les espèces d'individus ou de groupes d'individus, ces groupes étant construits sur des
critères qui, on l'a vu, sont d'ordre soit auctorial (appartenance à un même corpus
opérai), soit géographique (appartenance à un même pays), soit historique
(appartenance à une même période), soit mixte (appartenance à une même école) ;
rigoureusement parlant, là encore, le style déterminé historiquement comme maniériste
n'est pas le style d'une période et d'un territoire donnés, mais celui d'un ensemble
d'artistes ayant vécu à cette période et sur ce territoire et dont il est seulement possible
de dire que leurs productions partagent un certain nombre de propriétés. La mise au
point est loin d'être anodine : en interdisant à l'identification tout recours à des classes
de types et à l'assomption idéal-typique des « styles historiques » ou « collectifs », elle
sape à la base les extrapolations explicatives (causalistes) qu'impliquent des notions
comme celles de Zeitgeist et de Weltanschauung invoquées par une Kunstwissenschaft
comme Geistesgeschichte d'inspiration hégélienne ou néokantienne 64.
 
TRANSFERTS ET ÉVOCATIONS

29 Une propriété notable des déterminatifs est qu'ils sont aptes à prendre le statut de
caractérisants : on peut parler du style « germanique » d'un philosophe français, du
281

style « baroque » d'un architecte d'aujourd'hui, voire du style « féminin » d'un peintre
mâle. Des termes comme roman, gothique, maniériste, baroque, classique, romantique,
réaliste, surréaliste, etc., qui ont pour fonction, dans l'usage historiographique actuel,
d'identifier proprement le style des œuvres produites dans une aire et à une époque
données, sont susceptibles de faire office de caractérisants transhistoriques et de
s'appliquer, au-delà de leur emploi strict, à des œuvres partageant quelques-unes de
leurs propriétés, dans le cadre de récurrences périodiques ou de rémanences
individuelles et irrégulières : maniériste pourra caractériser soit un sculpteur
d'aujourd'hui que l'éclectisme de son style distinguerait individuellement, soit le
courant de l'architecture « postmoderne », censé avoir émergé au moment où le cycle
du classicisme moderniste et fonctionnaliste touchait à son terme. Inversement, un
certain nombre de déterminatifs étaient originellement des caractérisants. Des termes
comme gothique, maniériste, baroque, rococo avaient initialement ou ont pris rapidement
une valeur péjorative qui reflétait le point de vue normatif d'une génération sur l'art de
la génération précédente ; ce n'est qu'à partir du moment où ils ont été assumés par
l'histoire de l'art qu'ils se sont émancipés des paradigmes évaluatifs dans lesquels ils
étaient pris et qu'ils ont endossé une acception objective leur permettant de
fonctionner sur un mode descriptif. Ainsi les termes gotico ou tedesco, par lesquels les
Italiens de la Renaissance renvoyaient à l'art des écoles du Nord (Allemagne, Flandres,
France du Nord, et même plaine lombarde) étaient-ils loin d'être axiologiquement
neutres. À cet égard, il faut noter qu'un terme comme roman, fonctionnant en
opposition à gothique, n'est apparu que bien après la période historique à laquelle il
s'est appliqué, son émergence (en 1818) signalant la nécessité de disposer d'un terme
qui dénotât des aspects nouvellement distingués, à la fois sur la base d'une référence à
l'opus romanum des traités d'architecture du Moyen Âge et en réaction à la typologie,
foncièrement insulaire (cela va sans dire), que les « antiquaires » anglais venaient de
proposer (Norman, Early English, Decorated English, Perpendicular). Roman a donc été
d'emblée descriptif. En revanche, il fallut attendre les années précédant la Première
Guerre pour voir l'histoire de l'art récupérer les termes manière, maniérisme, maniériste
et les doter d'un contenu descriptif exempt de toute connotation péjorative. Quant à
baroque, d'origine discutée, il fut employé dès le XVIe siècle avec le sens de « bizarre » et
sans rapport aucun avec les formes artistiques ; ce n'est qu'au XVIIIe siècle et en France
qu'il prendra une signification esthétique péjorative, qu'il conservera longtemps
encore, jusqu'à ce que l'histoire de l'art de langue allemande s'en empare dans les
années 1880. L'histoire d'un grand nombre de termes similaires fait apparaître des
changements du même ordre. Peut-être impressionnisme, fauvisme et cubisme furent-ils
les derniers ismes à pouvoir opérer l'assomption valorisante (réappropriation par les
artistes), puis la neutralisation objectivante (distanciation historique) d'une
désignation caractérisante qui se voulait d'abord ostracisante (condamnation par les
critiques) ; depuis, les avant-gardes semblent avoir repris aux critiques, ou du moins à
ceux d'entre eux qui leur étaient opposés, la prérogative légitimante de la nomination
(futurisme, suprématisme, surréalisme...), preuve peut-être que la reconnaissance (la
« visibilité ») d'un style de groupe était devenu un enjeu d'importance non seulement
au regard d'une histoire en train de s'écrire, mais aussi en termes de marché – tandis
que les penseurs les plus radicaux des avant-gardes récusaient un concept qui tient par
trop d'attaches aux catégories humanistes de l'histoire de l'art vasarienne, ainsi Carl
Einstein refusant de voir dans le cubisme une simple révolution stylistique 65.
282

30 Comme le montrent ces différents transferts de prédicats, la caractérisation et la


détermination stylistiques, même lorsqu'elles ne passent pas par des prédicats
purement appréciatifs, des prédicats mixtes ou des prédicats affectifs, ne sont pas
exclusives d'une part d'appréciation. Le fait mérite d'être souligné, dans la mesure où
le fonctionnement normal des prédicats classifiants en fait des « prédicats purement
descriptifs »66. En fait, dans bien des contextes, ils véhiculent la même ambivalence que
les prédicats du type gracieux. Affirmer de telle œuvre de Eva Hesse, Laocoon, qu'elle est
« désastreuse – littérale, maladroite, descriptive »67, ce n'est pas tant « justifier » des
appréciations (désastreuse, maladroite) par des descriptions (littérale, descriptive), c'est
inscrire ces dernières dans une échelle de valeurs : littérale et descriptive, prédicats ici
dévalorisants, supposent que sont valorisés les prédicats auxquels ils sont
implicitement opposés, par exemple figurale et interprétative. Si l'on prend les termes
employés à la fin du XVe siècle par Cristoforo Landoro pour caractériser l'art de quatre
grands peintres des générations précédentes68, il est manifeste que des expressions
comme imitatore della natura ou prospectivo, appliquées à Masaccio, fonctionnent à la fois
comme des classifiants et comme des axiologiques, puisque c'est la perfection atteinte
par le peintre dans chacun de ces domaines qui le distingue des autres peintres qui se
sont voulus des imitateurs de la nature et qui ont eu recours à la perspective légitime.
De même, lorsque nous utilisons le déterminatif baroque pour caractériser le style d'un
plasticien contemporain dont nous voulons signifier la complexité, nous ne décrivons
pas seulement une caractéristique, nous faisons bénéficier celle-ci de la valeur positive
qui s'attache à un style historique reconnu, quel que soit par ailleurs le jugement que
nous portons sur lui ; la preuve en est que le terme opposable à ce prédicat pseudo-
descriptif, illusoirement neutre, ne peut être qu'un terme tout aussi « marqué », mais
de manière explicite et négative, comme surchargé, par exemple.
31 La conversion des déterminatifs en caractérisants et des caractérisants en
déterminatifs relève en fait d'une propriété plus générale des prédicats (ou des
étiquettes), analysée par Goodman sous la notion de transfert, qui recouvre tous les cas
d'emploi métaphorique69. La description que Goodman donne de la métaphore n'est pas
très éloignée de celle de Wittgenstein70 : pour lui, « ce qui est littéral est établi par la
pratique présente plutôt que par l'histoire ancienne »71. Si la métaphore consiste en
effet à transférer d'un « règne » dans un autre une étiquette donnée (un prédicat ou
tout autre symbole) avec le « schème » dans lequel elle fonctionne, alors « le règne
d'attache d'un schème est le pays de naturalisation plus que celui de naissance ; et
l'expatrié qui y retourne est un étranger en dépit des souvenirs qui reprennent vie ».
Dire que mercredi est « gras » revient à expatrier l'étiquette « gras » et le schème
oppositionnel « gras »/« maigre » dans lequel elle fonctionne du règne natif des corps
organiques dans le règne de naturalisation des jours de la semaine et à faire bénéficier
celui-ci des propriétés (figuratives et contrastives) qui sont liées à celui-là. Loin de
donner accès à l'originarité d'un sens autre qui n'appellerait pour toute réaction
qu'une considération médusée ou une contemplation extatique, la métaphore est
essentiellement relationnelle, voire transactionnelle – Goodman la définit comme « une
idylle entre un prédicat qui a un passé et un objet qui cède tout en protestant » 72 –, et
c'est à son efficacité cognitive qu'elle devra être jugée, c'est-à-dire à sa capacité à
enrichir nos perceptions, nos connaissances, nos émotions, en bref notre
compréhension du monde.
283

32 Qualifier de baroque le style d'un architecte d'aujourd'hui, c'est non seulement déplacer
un prédicat d'un domaine chronologique (ou « règne ») à un autre, mais transporter
avec lui la famille (ou « schème ») à laquelle il appartient et qui comprend notamment
le prédicat classique, auquel il est opposé de manière stable en quelque domaine
(chronologique et/ou artistique) que ce soit. Le transfert du terme baroque présuppose
la réinstauration dans le domaine d'accueil d'une relation analogique complète : si le
style de cet architecte peut être dit baroque, c'est en ce sens qu'il entretient avec le style
d'autres architectes, qui le précèdent ou qui lui sont contemporains, une relation
analogue à celle qui distingue le style du Bernin de celui de Palladio ou de celui de
Claude Perrault – sauf à voir dans le baroque non seulement un « péché esthétique »,
mais un « péché humain universel » présent, du moins en tant que tentation inhérente
à l'esprit humain, en tout lieu et en tout temps73. Lorsqu'un déterminatif est employé
comme caractérisant, le transfert s'effectue sur un axe diachronique, soit par l'aval
(comme dans le cas de notre architecte), soit par l'amont (quand on parle de maniérisme
à propos de l'art postparthénonien). Mais le transfert peut opérer aussi de manière
transversale, d'un art à un autre ; il est alors susceptible d'affecter aussi bien les
caractérisants que les déterminatifs : on dira du style d'un écrivain qu'il est léché, du
style de Mozart qu'il est palladien (ou l'inverse). En tant que déterminatifs objectifs, les
prédicats maniériste et baroque, d'abord employés par les historiens de l'art, ont été
annexés par ceux de la littérature : le transfert ne fait que signaler le souci, déjà
mentionné, de rapporter à un style d'époque les propriétés d'œuvres ressortissant à des
arts différents. Quant aux transferts de caractérisants, les recenser, ce serait parcourir
toute l'histoire du vocabulaire descriptif, appréciatif ou affectif investi par les discours
sur les arts : « La terminologie stylistique n'aurait peut-être jamais été appliquée au
domaine des arts visuels si l'utilisation de l'image descriptive ne s'était pas révélée
indispensable »74. Ainsi, la plupart des termes utilisés par les premiers auteurs grecs à
avoir écrit sur la peinture et la sculpture ont été « empruntés » à la rhétorique,
discipline dans laquelle puisèrent encore les humanistes du Quattrocento lorsqu'il leur
fallut pareillement tenir un discours sur les images.
33 Il ne faudrait pas croire cependant que ces phénomènes de transfert restent confinés
aux discours spécialisés. Comme Danto l'a fort bien vu, « il n'existe guère d'adjectif qui
ne puisse, d'une manière ou d'une autre, entrer dans des énoncés esthétiques » 75. Les
prédicats relevant des savoirs pratiques, dans les registres sensoriels ou affectifs, y sont
particulièrement soumis, et la plupart sont d'ailleurs si bien implantés qu'ils ne sont
plus perçus comme métaphoriques : on parle alors d'une sonorité ou d'une couleur
chaudes, d'un son haut, d'une mélodie ou d'une couleur tristes 76, etc. Il suffit d'ailleurs
que ces termes catachrétiques soient combinés ensemble pour que, sous la cendre du
cliché, brûle à nouveau la flamme vive de la métaphore : qu'une voix de femme soit
décrite comme « une voix de contralto chaude, profonde, nocturne » 77 revient à élargir
considérablement le domaine dénoté (dans le registre sonore) en le faisant bénéficier
de toutes les relations qui s'établissent à la fois à l'intérieur des registres du toucher, de
l'espace et du temps, et entre eux. Comme Goodman le souligne, de tels emplois
mettent sur la voie des propriétés par lesquelles des œuvres appartenant à des arts
différents transcendent les limites imposées par le registre sensoriel de leur médium :
[...] de nombreux motifs et émotions, formes, oppositions, rimes et rythmes, sont
communs à l'auditif et au visuel, et souvent au tactile et au kinesthésique aussi bien.
Un poème, une peinture et une sonate pour piano peuvent littéralement et
284

métaphoriquement exemplifier quelques-uns des mêmes aspects ; et chacune de ces


œuvres peut alors avoir des effets qui transcendent son propre médium. 78
34 C'est autour de ces correspondances sensorielles et affectives (ou « synesthésies ») que
se construisent très souvent les réseaux des images déclenchées par un certain type
d'« évocation ». Genette emploie ce dernier terme pour désigner ce qu'il appelle
l'« exemplification métonymique », qui recoupe chez lui certains des transferts de
déterminatifs que j'ai présentés comme métaphoriques (outre que la distinction entre
métaphore et métonymie peut toujours être contestée, Goodman donne à la première
sa plus large extension) :
Si nuit est, disons, racinien – c'est-à-dire, pour certains, évoque (plutôt) Racine-, ce
n'est pas parce qu'il posséderait littéralement cette propriété comme [15] possède
celle d'être bref, ni qu'il la possède métaphoriquement comme nuit possède celle
d'être clair : il la possède métonymiquement par association privilégiée (supposons-
le) avec l'œuvre de Racine.79
35 Dans la description de Genette, le véhicule de l'évocation est littéral : c'est le mot nuit
qui est senti comme « racinien », ce pourquoi l'exemplification métonymique s'avère
comme telle susceptible d'assumer une fonction proprement stylistique ; à sa façon,
elle pointe les « mots-clés » relevés par la stylistique statistique. Mais rien ne s'oppose à
ce que, par un glissement bien compréhensible, l'«  association privilégiée » du
signifiant nuit à Racine s'étende au signifié « nuit », et avec lui aux images de la nuit,
potentiellement riches de toute l'harmonie de résonances affectives, de tonalités
psychiques qu'elles éveillent en chacun (« échos » que rend mieux que tout autre terme
l'allemand Stimmung). Ce qui est intéressant dans cette extension, c'est qu'elle nous
donne les moyens de théoriser une appréhension qui serait, elle, d'ordre pré –, péri-ou
parastylistique. Les opérations qu'elle recouvre, dès lors qu'elles ne portent plus sur
des mots, dès lors qu'elles ne portent plus sur des propriétés « formelles » du texte (ou
de la musique, de la peinture, etc.), ne sauraient en effet intéresser la stylistique en tant
que telle, mais elles ne sont peut-être pas totalement étrangères à la perception d'un
style. C'est pourquoi il me semble préférable de retenir l'appellation
d'« exemplification métonymique » pour le seul type d'association, littérale, décrit par
Genette, et de réserver celle d'« évocation » – décrite par Goodman dans un texte que,
curieusement, Genette ne cite pas80 – aux affects qu'une œuvre induit, aux pensées et
aux sentiments qu'elle fait naître, lesquels, on l'a vu, doivent être distingués de ceux
qu'elle exprime. La différence avec l'exemple analysé par Genette tient donc à ce que
l'évocation proprement dite ne porte pas sur un signe récurrent, mais sur des effets
dominants : si les effets, psychologiques ou autres, de clair-obscur sont « raciniens »
(évoquent plutôt Racine), c'est parce qu'ils sont suscités de manière privilégiée par
l'œuvre de Racine.
36 Les complexes sensoriels et affectifs ainsi construits, pour autant qu'ils sont
précisément associés à des œuvres, entrent certainement pour beaucoup dans la
perception en quelque sorte sub-attentionnelle de leurs styles respectifs. La nature des
ressorts qu'ils font jouer et leur forte prégnance subjective expliquent qu'il soit plus
aisé d'en donner une « traduction » verbale qu'une analyse. C'est ce à quoi parvient
généralement un type d'écriture – par exemple chez des écrivains comme les Goncourt,
Proust ou Gracq – attentive à la fois aux effets suscités par une œuvre et à sa propre
capacité à les signifier par la transposition littéraire 81. Je citerai seulement à titre
d'exemple ces quelques lignes extraites d'une notice présentant le Quintette avec
clarinette, opus 115, de Brahms :
285

Le quintette avec clarinette est une belle journée d'automne. Il est somptueux,
comme le fumet de certains vins, comme la couleur des raisins noirs, des feuilles de
la vigne vierge. Le soleil, à son déclin déjà, s'est attardé sur les murs. C'est une
caresse, ou le regret d'une caresse. [...] Il s'y mêle cette légère ivresse que l'on
ressent à marcher dans la campagne, au temps où les vignobles sont mûrs, sures les
pommes, et où une brume bleue vient se mêler aux premières fumées des cuisines
du soir.82
37 Pour qui a été guidé dans la découverte de la musique de Brahms par le merveilleux
petit livre que Bernard Delvaille lui a consacré, des notations comme celle-ci (et tant
d'autres, comme celle qui concerne le deuxième des Klavierstücke, opus 118 83)
constituent des inducteurs d'évidence dont la puissance séductive et la force
d'imposition ont d'autant plus d'efficace qu'en elles cristallisent des « climats
mentaux » aussi persistants dans la mémoire (et proches en cela des « épiphanies »
proustiennes ou joyciennes) qu'ils sont difficilement communicables. Cela ne signifie
pas, tant s'en faut, qu'un texte comme celui-ci résiste à l'analyse. Le chaînage des
isotopies sémantiques orientant notre lecture n'est en fait que le développement lexical
d'un thème figuratif, l'automne : à travers ce développement sont prises en charge les
« associations cognitives » qui, dans une communauté culturelle donnée, relient à ce
thème aussi bien des données sensorielles (couleurs, odeurs...) que des concepts
expérientiels (le vieillissement) ou affectifs (la mélancolie) et la tradition qui codifie
leurs relations – les antiques correspondances entre les saisons, les âges de la vie et les
« tempéraments »-, en sorte que le texte de Delvaille décrit (dénote), sans
nécessairement l'exprimer84, ce qui s'associe à l'automne. Ce qui s'associe à l'automne
sera toujours bien plus large et diffus que ce que le mot est à même d'exprimer dans
telle mise en œuvre singulière, comme, par exemple, dans Les Colchiques d'Apollinaire,
où sa valeur expressive est expressément emphatisée par le bourdonnement de nasales
qui sous-tend le poème. Le prédicat mélancolie (l'allemand dirait, de manière plus
ambiguë, la Sehnsucht) est par ailleurs l'un de ceux que nous retenons volontiers pour
caractériser à la fois ce qu'exprime le Quintette avec clarinette et l'effet qu'il produit sur
nous. La mélancolie, avec tout ce qui s'associe à elle (dont l'automne), faisant ainsi
fonction de relais entre le thème de l'automne développé par le texte et ce qu'exprime
et induit la musique, la clé du rapport entre le texte de Delvaille et l'œuvre qu'il dénote
réside dans l'axiome selon lequel « si, en X, n’est associé à E et si E est exprimé par Y,
alors, en Y, n’est associé à E ». L'ensemble suit le cheminement de la référence médiate
ou indirecte (constitutive de l'allusion), mais doit en être distingué dans la mesure où
toutes les œuvres n'expriment pas nécessairement les sentiments qu'elles évoquent ou
n'y font pas nécessairement allusion : en l'espèce, si la musique de Brahms évoque pour
Delvaille (et incidemment pour quelques autres) quelque chose qui s'associe à ce qu'elle
exprime, elle n'y fait référence d'aucune manière (par dénotation, exemplification ou
expression).
38 Cet ultime détour par les voies de l'association nous aura finalement reconduit au
constat selon lequel les divergences concernant l'étude des styles ne seraient pas
imputables aux outils mis en œuvre. On nuancera : les membres d'une communauté
linguistique et culturelle donnée recourent de manière relativement stable aux
caractérisants techniques, comme anacrouse, ellipse, clair-obscur ou plein-cintre, et ils
s'accordent généralement, dans des conditions de communication déterminées, sur ce
qu'il convient d'identifier ainsi ; bien que ce soit incontestablement plus délicat, ils
peuvent aussi espérer parvenir à un accord sur le sens des caractérisants descriptifs
286

empruntés au vocabulaire courant des sensations ou des expressions (une couleur


chaude, une tonalité triste), voire sur celui des termes du type mozartien, baroque ou
paranoïaque, manipulés tantôt comme des déterminatifs spécifiques – auctoriaux,
historiques, géographiques, ou autres-, tantôt comme des caractérisants génériques :
mozartien qualifiera soit ce qui est « typique du style de Mozart », soit ce qui, pour
caractériser un « style à la Mozart », s'applique aussi bien à un morceau d'un autre
compositeur qu'à une page de prose, une esquisse au crayon, une colonnade, etc. Que
les difficultés commencent dès l'instant où se pose la question de savoir quels sont ceux
des éléments à la fois accessibles à l'analyse et verbalisables (référenciés dans un
langage spécialisé ou non) qui participent du style et dans quelle mesure ils en
participent, cela voudrait donc dire que toute investigation dans cette direction
retrouve la fameuse question « qu'est-ce que le style ? » comme son préalable obligé ou
son horizon indépassable. Face au style, notre situation serait un peu celle de l'amateur
de puzzle qui, ayant toutes les pièces du jeu sous la main, ne disposerait pas de l'image
qui lui permettrait de les assembler correctement. Mais ceci est, comme on dit, une
autre question.

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NOTES
1. Écart déjà reconnu par Hume et que l'on peut résumer en ces termes : « [...] les critiques sont
d'accord sur des points de vue généraux : la simplicité ou au contraire la froideur d'un style mais
s'ils en viennent aux détails de ce style, personne ne s'entend sur ce qui constitue la simplicité ou
la froideur » (Brugère, 2002, 123).
2. Si l'on admet en effet que la notion de style a sombré dans les définitions contradictoires qui
en ont été données, « la sagesse consiste donc à partir de la stylistique et non du style » (Molinié,
1986, 9). Pour une critique de cette position, voir Vouilloux, 2000b.
3. Benveniste, 1969, 54.
4. Beardsley, 1981, 71.
5. Sur ces deux voies, voir Marconi, 1995, 13-15.
290

6. Ibid., 74, ainsi que la citation suivante.


7. Voir Pouivet, 1999, 105-115.
8. C'est pourquoi de larges courants de l'esthétique contemporaine, sans pour autant rejoindre
les positions métæsthétiques de Beardsley, attachent une grande importance à l'analyse des
prédicats. Ainsi, par exemple, Rochlitz, 1998, 213 : « Parmi les contributions que l'on peut
attendre de l'esthétique, l'étude des manières dont nous parlons des œuvres d'art et nous
disputons à leur propos est Tune des plus importantes ».
9. Goodman et Elgin, 1989, 85.
10. Goodman, 1968, 119.
11. Morizot, 1996, 25-26. Morizot emprunte la formule citée ici entre guillemets à Vuillemin 1970.
12. Goodman, 1968, 279.
13. Avec, pour Goodman, cette conséquence que, si la traduction ou le commentaire interprétatif
d'une œuvre donnée sont une œuvre distincte (Goodman et Elgin, 1988, 57), il devrait en aller de
même pour son commentaire stylistique.
14. Goodman, 1968, 119.
15. Voir Vouilloux, 1997, 91-106 (« Le jeu des prédicats »).
16. Goodman, 1978a, 50.
17. Pouivet, 1999, 106-107.
18. Pour le concept d'artialisation, voir Roger, 1978, et sa discussion par Genette, 1999, 75-81, qui
montre bien que la médiation artistique n'est pas indispensable à la saisie esthétique des objets et
phénomènes naturels.
19. Pour la distinction entre « prédicats esthétiques » et « prédicats artistiques », voir Genette,
1997, respectivement 111-119 et 196-223.
20. Ibid., 198.
21. Ibid., 115-116.
22. Sibley, 1959, 68, n. 7, et 1965,136.
23. Voir Rochlitz, 1998,147-227, ainsi que Cometti, Pouivet et Morizot, 2000,172-175 et 177-183.
24. Sibley, 1959, 43-44. Sibley fait observer que « la plupart des mots qui sont dans l'usage
courant premièrement ou exclusivement des termes esthétiques ont eu auparavant des usages
non esthétiques » (ibid., 69, n. 18) ; on peut aller plus loin : dans l'usage courant, lorsqu'ils ne
fonctionnent pas esthétiquement, certains des adjectifs cités par Sibley sont susceptibles d'être
purement objectifs (inanimé, sombre, ou durus, liquidus, quadratus, pour les adjectifs utilisés par
Pline, cité plus bas).
25. Sibley, 1965, 138.
26. Danto, 1981, 249.
27. Genette, 1997,113-114, ainsi que les citations suivantes.
28. Ce dernier point a été souligné par Schaeffer, 1996, 223-224.
29. La question est longuement examinée par Danto, 1981, 243-254, mais déborde le cadre de la
présente discussion.
30. Arétin, 1988,443-444. Il trouvait que l'indécence des scènes représentées « ferait baisser les
yeux de honte dans un bordel ». Pour une caractérisation de l'art de Michel-Ange à partir de la
notion de terribilità, voir par exemple Dolce, 1557, 52.
31. « Dès l'enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à
représenter [...] et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. Nous en avons une
preuve dans l'expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des
choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d'animaux
parfaitement ignobles ou de cadavres » (Aristote, 1980, 43 ; chap. 4, 48 b, 5-12). Le problème a été
discuté aussi bien dans une perspective phénoménologique, voire psychanalytique, que dans le
cadre de la philosophie analytique (voir par exemple Levinson, 1982).
291

32. Sibley, 1959,41. Je ne peux suivre Danto (1981,249) quand il affirme que « nous ne pouvons pas
caractériser une œuvre d'art sans en même temps l'évaluer » et que « le langage de la description
esthétique et celui de l'évaluation esthétique ne font qu'un ».
33. Goodman, 1984,41. Pour un champ d'application donné, l'étude du style ne forme pas une
discipline proprement dite, mais emprunte à plusieurs : dans le champ littéraire, la stylistique est
un peu à la rhétorique, à la linguistique, à la pragmatique, etc., ce que la médecine est à
l'anatomie, à la physiologie, à la biologie, etc.
34. Wollheim, 1968, 69. Voir Vouilloux, 2002.
35. On trouvera dans Goodman et Elgin (1988, 68-83), une description du fonctionnement
sémiotique de la variation non seulement dans le domaine de la musique, mais aussi dans ceux de
la danse, de la gravure et de la peinture.
36. Laufer, 1963.
37. Carner, 1958, 363.
38. Ibid., 464.
39. Ibid.
40. Ibid., 365.
41. Baxandall (1985, 29), ainsi que les citations suivantes.
42. Wolfflin, 1915.
43. Friedländer, 1914, 24-25. Wolfflin avait commencé d'élaborer ses Principes fondamentaux bien
avant le début de la guerre.
44. Walton, 1970.
45. Genette (1997, 208), auquel je reprends les exemples qui suivent.
46. Goodman, 1978 a, 49-50, et 1984, 38.
47. Goodman, 1968,155.
48. Y. Michaud, 1992,117.
49. Voir Vouilloux, 1998.
50. Chastel, 1993, 83-84.
51. Panofsky, 1963.
52. Voir É. Michaud, 1996 et Ginzburg, 1998.
53. Voir Gamboni, 1993.
54. Voir Price, 1989.
55. Goodman, 1984, 43.
56. Walton, 1970, 93
57. Genette (1997, 197), qui se fonde sur Wheeler (1972), pour la distinction entre ces deux types
de prédicats, et sur Sagoff (1976), pour les notions de classe implicite de référence (who-when-
where sortal predicate) et de cadres conceptuels (conceptual frameworks).
58. Genette, 1997, 201.
59. Ibid., qui se fonde sur Walton (1970). Pour Sagoff (1976, 172-173), les prédicats stylistiques
seraient des prédicats à trois places, dans la mesure où ils associeraient à l'objet considéré non
seulement une classe d'appartenance, mais aussi une famille de classes d'appartenances
entretenant une relation, historique ou géographique, avec la précédente : selon lui, géométrique,
appliqué à un Giotto, est simplement esthétique, et donc à deux places (l'œuvre est géométrique
pour un Giotto) et permet seulement de distinguer l'œuvre en question des autres œuvres du
même auteur, alors qu'appliqué à un Mondrian, il serait pleinement stylistique (l'œuvre est
géométrique en tant que c'est un Mondrian) et servirait à identifier l'œuvre à d'autres du même
peintre et à la différencier d'œuvres produites par des artistes proches, historiquement ou
géographiquement. Il me semble qu'un trait peut fort bien fonctionner stylistiquement à
l'intérieur d'un corpus auctorial et ne nécessite pas nécessairement, en tant que tel, d'être mis en
relation avec des corpus exogènes. Autrement dit, un corpus auctorial peut fort bien être analysé
en sous-classes : la caractérisation, dès lors qu'elle a pour résultat de différencier une œuvre d'une
292

autre du même auteur, n'est pas moins stylistique que dans les cas où elle permet de différencier
cette œuvre de celles d'autres auteurs.
60. Gombrich, 1960, 456. Cf. Sagoff, 1976, 173.
61. Wollheim, 1968, 67.
62. En général, les historiens de l'art (ou ceux de la littérature) ne pratiquent guère cet exercice
épistémologique élémentaire : absorbés par la constitution et la délimitation des corpus et par la
sélection des critères appropriés, ils explicitent rarement les opérations théoriques qui président
à la construction d'une taxinomie. Outre un article décisif de Gombrich (1963), on peut citer
Möbius et Sciurie (dir.) (1989), ainsi que Lebensztejn (1971-72), qui prend prétexte du fauvisme
pour interroger les présupposés de la taxinomie en histoire de l'art.
63. L'option nominaliste de Goodman n'est assumée par aucun de ceux qui en France ont eu
recours à ses travaux (notamment Morizot, Pouivet, Cometti, Genette, Schaeffer, Rochlitz).
64. Pour des développements de cette position, voir Vouilloux, 2000a et 2001.
65. Voir Didi-Huberman, 1996, 10.
66. Genette, 1997,116.
67. Krauss, 1993, 423.
68. Le vocabulaire de Cristoforo Landino (dans la Préface de son commentaire de La Divine
Comédie, datant de 1480) est analysé dans Baxandall (1972,168-231).
69. Goodman, 1968, 99-116.
70. Admettons que je dise que mercredi est « gras » et que mardi est « maigre » : « Est-ce qu'alors
"gras" et "maigre" ont une signification différente de celles qu'ils ont habituellement ? Ils ont un
emploi différent. Est-ce à dire que j'aurais dû m'exprimer dans des termes différents ?
Certainement pas. Je veux employer ici ces mots-là (dans leur signification familière). [...] Ici on
pourrait parler d'un sens "primaire" et d'un "sens secondaire" du mot. Ce n'est que si le mot a
pour vous un sens primaire que vous l'utilisez dans un sens secondaire. [...] La signification
secondaire n'en est pas une "transposée". Si je dis "la voyelle e pour moi est jaune" je ne veux pas
dire "jaune" dans un sens transposé – car je ne puis exprimer ce que je veux dire autrement qu'au
moyen du concept "jaune" » (Wittgenstein, 1953, 349 [II, XI]).
71. Goodman, 108, ainsi que la citation suivante.
72. Ibid., 101.
73. Croce, 1929,165.
74. Gombrich, 1960, 29.
75. Danto, 1981, 246. Voir aussi Danto, 1986, 50.
76. Voir Gombrich (1952), qui étudie les métaphores de valeurs intellectuelles et spirituelles dans
le vocabulaire des discours sur l'art.
77. Aragon, 1944,1, 33.
78. Goodman, 1978b, 137.
79. Genette, 1991,120.
80. « En général, ce qu'une œuvre architecturale signifie ne peut pas plus être identifié aux
pensées qu'elle inspire et aux sentiments qu'elle fait naître qu'aux circonstances responsables de
son existence ou de sa conception. Même si « évocation » est parfois utilisé de façon presque
interchangeable avec « allusion » ou « expression », il faut les distinguer. Si certaines œuvres
expriment ou font allusion à des sentiments qu'elles évoquent, ce n'est pas le cas de toutes. Un
bâtiment ancien n'exprime pas toujours la nostalgie qu'il évoque, un gratte-ciel d'une ville de
Nouvelle-Angleterre ne réfère pas à la colère, répandue et durable, qu'il peut faire naître »
(Goodman & Elgin, 1988, 43).
81. De Gracq (1988, 916-917), je songe en particulier à une notation sur « la Rome de Puccini et de
Crispi ». Lui-même s'est beaucoup intéressé à ce phénomène : voir en particulier Gracq (1976,
541-543, et 1980, 719-729) (séquence sur « Littérature et cinéma »). Cf. Vouilloux, 1989, 302-314.
82. Delvaille, 1965, 91.
293

83. « Intermezzo en la majeur, andante teneramente : c'est une pièce plus attendrie, plus alanguie
qui contraste tout à fait avec l'intermezzo initial. C'est un tiède rayon de soleil caressant le mur
où fleurissent les dernières roses trémières. Morceau enveloppant et tendre, d'une douceur
automnale » (Delvaille, 1965, 55).
84. « Décrire, ou dépeindre, une personne comme triste, ou comme exprimant la tristesse, ce
n'est pas nécessairement exprimer la tristesse et il s'en faut que toute description – (ou image) –
de-personne-triste ou toute description – (ou image) – de-personne-exprimant-la-tristesse soit
elle-même triste » (Goodman, 1968, 122). Pour une discussion du problème de l'« association
cognitive » (ou du « symbolisme culturel »), en tant qu'il doit être distingué d'une relation
sémiotique, voir Schaeffer, 1996, 82-89 et 254-255.

AUTEUR
BERNARD VOUILLOUX
Professeur de langue et littérature françaises modernes et contemporaines à l'Université Michel
de Montaigne-Bordeaux III. Il a centré ses recherches sur les rapports entre le verbal et le visuel,
littérature et peinture, poétique et esthétique.
Principales publications : La Peinture dans le texte, XVIIIe- XXe siècles (CNRS Éditions, 1995), Langages
de l’art et relations transesthétiques (Éd. de l'Éclat, 1997), Le Geste, suivi de Le Geste ressassant (La
Lettre volée, 2001), Le Tableau vivant. Phryné, l'orateur et le peintre (Flammarion, 2002), L'Œuvre en
souffrance. Entre poétique et esthétique (Belin, 2004) et Tableaux d'auteurs. Après l'Ut pictura poesis
(Presses Universitaires de Vincennes, 2004).
294

L'étrangeté de Saint-John Perse


Michèle Aquien

1 Que Saint-John Perse se réclame de l'exil ontologique, écrivant à partir de cet exil, et s'y
maintenant comme étranger, c'est une des bases de sa poétique. De tout cela, il a été
amplement traité, et je n'y reviendrai pas ici, sauf obliquement. En revanche, j'essaierai
de réfléchir à son étrangeté. En effet, dès ses débuts poétiques, l'étrangeté de cette
œuvre a frappé ses premiers lecteurs, et Valery Larbaud en parle, dans sa lettre du 6
avril 1911 à Léon-Paul Fargue, en termes de « singularité » :
Il a été très vexé de l'accueil que lui a fait le public de la NRF. Gide lui ayant dit que
ses Éloges avaient paru « singuliers », il a résolu de ne plus rien publier, craignant
par-dessus tout de passer pour « singulier ».1
2 Plus tard, dans une étude portant sur le poète, Jean Paulhan parlera des « Énigmes de
Saint-John Perse ». Or le poète a maintes fois affiché un net refus de la singularité, lui
qui se disait en haine de toute étrangeté sociale ou littéraire, de tout anticonformisme
plus ou moins affiché. Je rappellerai une lettre d'Alexis Leger à Gabriel Frizeau (elle
date du 30 avril 1911, et donc elle est contemporaine de celle que je viens de citer,
certainement inspirée comme elle par le même entretien) :
[...] je n'aime pas non plus de passer pour « singulier », la singularité étant à mes
yeux une tare.2
3 Dont acte.
4 De toute façon, il est bien évident que l'étrangeté de Saint-John Perse ne s'inscrit pas du
tout dans les recherches poétiques qui lui ont été contemporaines – rapprochements
verbaux jouant avec l'absurde, travail sur le pur signifiant comme ont pu le faire les
groupes dadaïstes, surréalistes, puis l'OuLiPo ou encore le lettrisme.
5 À cet égard, le Mallarmé du Coup de dés est allé beaucoup plus loin que lui. Certes, on
pourrait évoquer – mais cela aussi a été abondamment commenté – la spécificité d'une
forme poétique qui se situe entre vers libres longs et poème en prose, la relative rareté
de son vocabulaire (dont il a lui-même à maintes reprises réfuté tout caractère
d'étrangeté), la surprise des rapprochements dans les longues énumérations, ou encore
l'étrange continuité et l'étrange unité (même relative) de la forme et du ton poétique
choisis, sur soixante-dix années d'écriture.
295

6 Mais c'est ailleurs que va mon propos, vers une étrangeté qu'il n'eût pas reniée, et qui a
sens dans son œuvre, et même au centre de son œuvre. Elle se trouve au sein d'une
poésie qui se rebiffe contre toute extravagance affichée, dans sa volonté constante et
affirmée de propriété, et c'est en suivant pas à pas l'usage sémantique qu'il fait du mot
étrange en contexte que je voudrais parler de son étrangeté et de son rapport à
l'étrange.
 
ÉTRANGE, ÉTRANGER, ÉTRANGETÉ

7 Le substantif abstrait étrangeté, qui désigne le caractère de ce qui est étrange,


correspond à l'adjectif étrange dont étranger n'est que le dérivé. Les deux adjectifs ont
d'ailleurs vu leurs sens se confondre jusqu'à la fin du XVIIe siècle, dans des expressions
comme terres étranges ou nations étranges. Notons que si à étrange correspond étrangeté,
étranger n'a pas de dérivé substantif abstrait qui lui corresponde, et certainement pas
étrangeté.
8 Étrange vient d'un adjectif latin qui a surtout été employé à l'époque impériale, et qui
signifie « du dehors, extérieur », ou encore « qui n'est pas de la famille, du pays ». Le
premier sens en particulier est en lien direct avec la base de ce mot qui est le préfixe ex
étendu à extra et qui contient l'idée de sortie. On voit que les sens de extraneus sont plus
proches du dérivé étranger que de la racine étrange. Avec étrange, on entre dans un
domaine plus trouble depuis que, par extension puis par affaiblissement, le mot prend à
partir de 1668 son sens moderne de « très différent de ce qu'on a l'habitude de voir ».
C'est là une indication très générale. Le mot a quantité d'autres sèmes qui lui
permettent de diffuser autour de lui une grande richesse de sens (les principaux
équivalents qu'évoque Le Grand Robert sont, selon le contexte : « bizarre »,
« indéfinissable », « inexplicable », « extravagant », « inquiétant », « exceptionnel »,
« abracadabrant », « inconcevable », « anormal », « inconvenant »).
9 Voyons quel choix de sèmes opère Saint-John Perse, comment se font l'accroissement
du sens et l'appropriation du terme dans sa poétique, comment ses significations sont
chargées de qualifier d'abord un monde extérieur à la fois intimement et familièrement
connu mais à jamais étranger, puis le fait même d'être au monde et d'en éprouver la
sensation, pour aboutir très rapidement à la création poétique et à l'être même du
poète, à la fois étrange et étranger.
 
LE MOT DANS L'ŒUVRE

10 Il y a relativement peu d'occurrences du mot étrange dans l'œuvre : seulement 16 (+ 2


pour le substantif étrangeté dans Amers )3, ce qui est fort maigre comparé aux 62
occurrences de étranger. Il ne figure pas du tout dans Anabase, où étrange est largement
relayé par la figure de l'Étranger qui commence alors véritablement sa carrière poétique
dans l'œuvre de Saint-John Perse. On ne le trouve pas non plus dans Chronique, dans
Oiseaux, ni dans Chant pour un Équinoxe. Les dernières occurrences, fondamentales, sont
dans Amers où le mot arrive à sa pleine maturité. Tout se passe comme si le poète
éprouvait une certaine méfiance pour le mot étrange par rapport au substantif/adjectif
étranger. Notons d'ailleurs qu'il n'emploie jamais le terme abstrait l'étrange.
296

11 À côté de cette méfiance quantitative, le poète fait jouer à plein le mot syntaxiquement
et rythmiquement. Il l'emploie dans toutes ses fonctions possibles d'adjectif : épithète
postposée (musiques étranges, voile étrange, chose étrange, homme étrange), épithète
antéposée avec alors une préférence pour le pluriel et des parallélismes sensibles d'un
recueil à l'autre (en d'étranges déshérences/parmi d'étranges désinences/parmi d'étranges
radiolaires ou encore un jour d'étranges latomies/un temps d'étrange confusion/un soir
d'étrange rumeur), également attribut avant ou après le verbe (il est étrange d'être là/
Étrange fut la nuit), enfin apposé (la Mer, étrange, là). Sur le plan du rythme, le mot est
iambique quand il est en fin de groupe rythmique, ce qui n'arrive que dans trois cas,
mais sinon il est toujours devant consonne et, son e final n'étant pas élidé, forme ainsi
un amphibraque (U — U)4, dans des ensembles entre 6 et 8 syllabes.
 
L'ÉTRANGE ET LE RÉEL

12 Le premier réseau de sèmes liés au mot étrange chez Saint-John Perse concerne
globalement la perception émerveillée du réel. C'est le cas dans la toute première
occurrence, celle du poème liminaire d'Images à Crusoé intitulé « Les Cloches ». Le poète
s'adresse à Crusoé, de retour à la ville et en proie à la nostalgie de son île :
Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune ; aux sifflements de rives plus
lointaines ; aux musiques étranges qui naissent et s'assourdissent sous l'aile close
de la nuit [...]5
13 Ce premier emploi de étrange est réservé aux sensations auditives dans l'île qui a été
quittée, et donc à un monde qu'a bien connu Crusoé. C'est une nature où l'homme n'est
pas intervenu artificiellement et avec laquelle Crusoé a eu un contact purement
perceptif – et heureux à cause de son charme à la fois proche et lointain de réel
radicalement autre, non humain. L'adjectif qualifie ici un sentiment paradoxal fait à la
fois d'intimité, de proximité, et d'altérité radicale, ce que l'on pourrait appeler une
intime étrangeté. Cette sensation s'exprime à l'aide d'un autre adjectif dans « Le Mur » :
les eaux mystérieuses.
14 Dans « Cohorte » également, poème daté de 1907, le mot étrange est lié à une sensation
auditive, à quoi s'ajoutent le mouvement et l'admiration devant la profusion inventive
du réel. Le jeune poète évoque, à la fin d'une énumération d'oiseaux, plus longuement
que les autres parce qu'il lui donne la préséance, le vol de la Frégate-Aigle :
Ainsi trahi du sifflement qui dure, la plume étroitement sertie et le col frénétique, il
passe, frémissant, comme une arme de jet, et c'est lui, je l'entends, plein de sa
vibration étrange !... [...]6
15 On retrouve (après tout un itinéraire que nous allons suivre) l'étrangeté également liée
au son dans Amers, à la « Strophe » IV (Les Patriciennes) :
Un soir d'étrange rumeur à nos confins de fête, quand l'honneur désertait les fronts
les plus illustres, nous sommes sorties seules de ce côté du soir et des terrasses où
l'on entend croître la mer à nos confins de pierre. [...] 7
16 Le mot qualifie alors cette altérité du monde qui attire au-dehors (on retrouve alors
concrètement la source étymologique ex/extra ), vers son étrangeté même, d'où le
mouvement des Patriciennes vers la mer (nous sommes sorties seules de ce côté du soir et
des terrasses où l'on entend croître la mer à nos confins de pierre). On voit que ce qui est de
l'ordre de l'étrange agit comme un appel.
297

17 Dans le même ordre d'idées, mais dans un autre registre de sensations, la seconde
occurrence dans l'œuvre du mot étrange concerne l'étonnement de vivre, l'étrangeté de
la vie, du fait d'être en vie, de faire soi-même partie du réel. Là encore, ce sentiment est
lié à un bien-être, et amène les beaux vers sereins du chant V d'« Éloges » :
Il fait si calme et puis si tiède,
il fait si continuel aussi,
qu'il est étrange d'être là, mêlé des mains à la facilité du jour... 8
18 La surprise de ce bonheur lié au fait de vivre, d'être vivant, on la retrouve dans la lettre
que j'ai déjà indiquée où Valery Larbaud décrit et cite le jeune Alexis Leger :
Du reste il estime que la vie seule a de l'importance (« C'est déjà bien assez de n'être
pas "un mort" ») et que l'art n'étant qu'ellipse et l'ellipse tendant au silence – autant
mieux vaut ne rien écrire, et simplement goûter la vie.9
19 Dans ce cinquième chant d'« Éloges », Étrange qualifie non plus la chose autre, mais une
surprise intime, venue du dedans de soi, à se sentir un élément du réel et à ressentir ce
réel, donc à prendre conscience d'être au monde, de le percevoir, d'éprouver un
contact facile et direct avec les choses : un seuil est franchi, dans l'aisance. Et c'est cette
simplicité d'être, cet abandon à la perception, que dit sous d'autres formes le poème : il
n'est que de céder, n’était-ce que cela, il ne faut que servir – expressions que l'on retrouve au
chant IX d'« Éloges » (Céder ! comme l'écoute) et, beaucoup plus tard, dans « Exil » V :
Me voici restitué à ma rive natale... Il n'est d'histoire que de l'âme, il n'est d'aisance
que de l'âme.
Avec l'achaine, l'anophèle, avec les chaumes et les sables, avec les choses les plus
frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose, la simple chose que voilà, la
simple chose d'être là, dans l'écoulement du jour...10
20 On retrouve dans l'un des deux emplois de étrangeté dans Amers cette même acception
du terme, avec l'étrangeté de vivre, au chant 4 du « Chœur », en contexte oxymorique,
puisqu'il s'agit d'être dans la faiblesse et dans la force11.
21 Cette joie pure et cet étonnement à être, simplement, relèvent de l'extase ; ils
ponctuent Images à Crusoé (Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !) ; on les retrouve
dans l'exclamation d'« Éloges » VII : ô joie inexplicable sinon par la lumière ! Je rappelle que
l'adjectif inexplicable est un des équivalents possibles de étrange. Et ce sentiment
d'étrangeté se formule encore autrement dans « Pour fêter une enfance » V :
glorieux d'écailles et d'armures un monde trouble délirait. 12
22 Dans ce premier ensemble de sens, on voit donc que l'emploi fait par Saint-John Perse
de étrange lui permet de qualifier un certain rapport au monde : la conscience éblouie
d'une part que le réel, même le plus familier, lui est radicalement et mystérieusement
étranger alors que lui aussi en fait partie, et d'autre part que le sentiment d'être au
monde est une chose rare, exceptionnelle parce que l'homme est dans une situation
paradoxale, étant part du réel et se sentant coupé de lui dans le même temps.
 
L'ÉTRANGE ET LA CRÉATION POÉTIQUE

23 Le second réseau sémique, qui se révèle très vite – dès la troisième occurrence du mot
–, a pour centre le rapport à la création poétique. Il ne représente pas une coupure par
rapport au premier, dans la mesure où Ton y retrouve la joie et la surprise, mais cette
dimension supplémentaire est déterminante car elle montre combien ce sentiment
d'étrangeté est central dans la poésie de Saint-John Perse. C'est à la fin du chant IX
298

d'« Éloges », chant fondamental, que Ton peut lire ce passage de joie pure à percevoir et
à créer :
et ces clameurs, et ces silences ! et ces nouvelles en voyage et ces messages par
marées, ô libations du jour !... et la présence de la voile, grande âme malaisée, la
voile étrange, là, et chaleureuse révélée, comme la présence d'une joue... ô
bouffées !... Vraiment j'habite la gorge d'un dieu.13
24 Dans ce poème qui est une vaste métaphore de la joie à se découvrir poète, la voile
représente l'âme du poète, sensible au vent, à la lumière et à la mer. Ce que découvre le
poète, c'est l'étrangeté même de son âme, seuil sensible qui établit un rapport à la fois
étrange et intime entre l'appréhension du réel, de l'être au monde, et la création
poétique, qui en est en quelque sorte la lumière portée :
... Tout l'intime de l'eau se resonge en silence aux contrées de la toile.
25 Étrange est à mettre en rapport avec malaisée, révélée, c'est-à-dire que le comportement
de la voile comme de la perception poétique du réel est inattendu, et en même temps,
quand il se révèle, il est source d'une joie immense, celle de la création poétique qui, lui
permettant de dire cette perception, le fait aller au-delà de la limite humaine ordinaire,
d'où l'exclamation finale qui détache par la découpe typographique l'interjection
extasiée : Ô / bouffées !... Vraiment j'habite la gorge d'un dieu.
26 C'est la première fois que le lien avec la création poétique est qualifié dans l'œuvre en
termes d'étrangeté. On retrouve d'ailleurs, avec le premier emploi du substantif
étrangeté dans Amers, le même sens joint à un contexte semblable. L'Amant s'adresse à
l'Amante, et lui dit :
Tu m'es promesse en Orient et qui sur mer sera tenue, tu m'es l'étrangeté dans la
voile et le vélin du songe, et tu oscilles avec la vergue sur le grand arc du ciel
couleur de rouget rose. [...]14
27 De la voile au vélin sur lequel on écrit, la parenté étymologique et paronymique est
évidente.
28 Ce réseau de sèmes où étrange qualifie la surprise de l'inspiration poétique implique
également l'idée d'une cause tenue cachée ou absente. C'est dans ce sens-là que l'on
peut lire cette adresse au Prince qui le définit dans La Gloire des Rois au premier chant de
« Amitié du Prince » :
Tu es le Guérisseur et l'Assesseur et l'Enchanteur aux sources de l'esprit ! Car ton
pouvoir au cœur de l'homme est une chose étrange et ton aisance est grande parmi
nous. […]15
29 La surprise de ce pouvoir humain dont la cause est inconnue (au chant III, il est dit au
Prince : toi tu te plais aux longs déplacements sans cause ) provoque ce sentiment
d'étrangeté ; l'étrangeté est encore une fois, comme dans « Éloges » V, alliée à l'aisance,
et également à l'idée de création avec, dans le contexte immédiat, docile aux souffles de la
terre qui rappelle la voile d'« Éloges » IX, ainsi que Enchanteur aux sources de l'esprit,
formulation qui rapproche le pouvoir du Prince du charme au sens valéryen.
30 Cette idée de cause cachée se retrouve à la fin d'« Exil » II : Et la naissance de son chant ne
lui est pas moins étrangère – avec cette fois une quasi équivalence entre étrange et
étranger.
31 Un autre sème se rattache à ce second réseau, c'est le lien avec l'errance. Le chant IV
d'« Exil », qui décrit la visite de l'inspiration poétique comme le passage d'une
courtisane nocturne, commence par ce verset :
Étrange fut la nuit où tant de souffles s'égarèrent au carrefour des chambres... 16
299

32 On y retrouve l'idée de surprise qui amène l'interrogation :


Et qui donc était là qui s'en fut sur son aile ? Et qui donc, cette nuit, a sur ma lèvre
d'étranger pris encore malgré moi l'usage de ce chant ?
33 Mais surtout, le passage de l'inspiration nocturne est ici lié à une errance qui se dit
dans tout le contexte : non seulement tant de souffles s'égarèrent, mais aussi, aux versets
suivants, Et qui donc avant l’aube erre aux confins du monde – visiter d'autres seuils – les
constellations labiles – Partout-errante fut son nom de courtisane – De beaux fragments
d'histoires en dérive, sur des pales d'hélice, dans le ciel plein d'erreurs et d’errantes prémisses, se
mirent à virer pour le délice du scoliaste. Cette errance n'est pas à prendre comme un
errement mais comme une disponibilité, une ouverture poétiques.
34 On notera d'une part le parallélisme de construction entre Étrange fut la nuit et, trois
versets plus loin, Partout-errante fut son nom, et d'autre part le rapport paronymique
entre les signifiants [etrã(ʒ)] et [erãt]. Le même rapprochement peut être fait au chant
suivant d'« Exil », avec d'étranges déshérences17 : là encore la tristesse est dite errante,
et deshérences peut être entendu comme « des errances ». La spécificité de « Exil » est
que, en concordance avec le titre, s'y fait entendre dans le contexte un sentiment
dépressif de vide, avec ennui, ombre, tristesse, euphorbe, deshérences, vide que l'on
retrouve au chant VI, accompagnant le songe de :
celui qui rêve un jour d'étranges latomies, et c'est un peu avant midi, à l'heure de
grande viduité [...]18
35 Ces deux dernières occurrences appartiennent à toute une série de formulations
semblables syntaxiquement et rythmiquement, où étrange est pris dans un syntagme de
six syllabes commençant par d’étranges suivi d'un substantif pluriel. Outre les deux
exemples d'« Exil », on en trouve deux dans Vents : d'étranges désinences 19 et d’étranges
radiolaires20. L'expression d'étranges désinences est à mettre en rapport avec l' étrange
voyelle de « Pluies » dont je reparlerai en étudiant un troisième et dernier réseau
sémique. Disons qu'ici désinence a deux sens concomitants : l'idée de « fin » que l'on
retrouve en contexte avec à bout de cosses, de siliques, à bout de choses frémissantes (idée de
bruit sec, à mettre en rapport avec les musiques et la rumeur étranges), et le sens
d'« extrémité morphologique de mot » qui nous ramène au sens métalinguistique. Avec
d'étranges radiolaires, on en revient, avec les sèmes de rayonnement et de gloire présents
dans radiolaires, à la création et au moment de la création.
36 Un sème annexe à ce réseau, mais non sans importance dans la pensée de Saint-John
Perse – l'idée de mélange fécond, de ferment historique (moment shivaïque), où
quelque chose se joue des « chances spirituelles » (dit-il dans Poésie, le texte de son
discours de Stockholm) de l'homme – intervient dans un emploi de étrange qui se situe
au second chant de la troisième section de Vents, vers la fin du passage sur l'Histoire et
les couches de populations qui suivent les conquêtes :
... Et voici d'un autre âge, ô Confesseurs terrestres Et c'est un temps d'étrange
confusion, lorsque les grands aventuriers de l'âme sollicitent en vain le pas sur les
puissances de matière. Et voici bien d'un autre schisme, ô dissidents !... 21
37 Le poète évoque un autre âge : c'est un temps nouveau, de l'irruption du dieu nouveau 22,
celui des torches d'un singulier destin (est-il dit à la fin de ce chant). Singulier est aussi un
des quasi-synonymes de étrange, mais avec, chez Saint-John Perse, une idée de solitude,
quelque chose d'hyperbolique par rapport à étrange.
300

38 Cet emploi de étrange pour qualifier une rencontre de phénomènes à la causalité cachée
se retrouve dans une lettre de 1911 à Valery Larbaud :
Comprenez-vous combien m'a pu ravir l'étrange intuition qui vous porte, poète, à
me faire don en fin d'article d'une simple phrase comme celle-ci, ventilant pour
mon gré toute l'aire primitive du poète [...]23
39 L'idée est relayée par Insaisissable dans son Hommage à René Char :
Les dieux coiffent le masque à l'approche du poète, et leurs voies sont obscures.
Mais vous, d'avoir un jour, sur votre face, senti passer le souffle de l'insaisissable,
vous n'avez jamais guéri.24
40 Avec ce second réseau de sèmes liés à l'emploi de étrange, on voit se préciser le rapport
du poète à sa création. Il est qualifié d'étrange à cause de la surprise de l'inspiration, à
cause aussi de sa capacité à maintenir avec le réel un lien sinon fragile ou à jamais
perdu. L'apparition de l'idée d'errance, sur laquelle le poète revient souvent, est à
mettre en rapport avec le passage au-delà d'une limite, avec le caractère hasardeux de
l'inspiration, et aussi avec le personnage poétique de l'Étranger. Il ne s'agit jamais
d'une errance inféconde : le vide dont il s'agit est celui d'une disponibilité qui peut
voisiner avec un sentiment dépressif d'attente, mais qui correspond, lorsque l'attente
est comblée, à un moment fécond propice à l'activité créatrice. En quelque sorte, ce
vide est recouvert par le langage autre qu'est le langage poétique, lui-même étrange et
étranger.
 
L'ÉTRANGE PAR DELÀ LES FRONTIÈRES

41 C'est à cette articulation que se situe le troisième réseau de sèmes. L'idée centrale est
celle de bascule au-delà d'une frontière, frontière entre le connu, le familier, et le non-
connu : il ne s'agit pas d'une frontière spatiale, mais d'une frontière par différence de
point de vue, de perspective sur une même chose, c'est ce passage-là qui fait office de
bascule. Dès le début de « Pluies », le poète évoque cette sensation de nouveauté à
l'intérieur même du langage :
Seigneur, Seigneur terrible de mon rire ! voici l'envers du songe sur la terre,
Comme la réponse des hautes dunes à l'étagement des mers, voici, voici
La terre à fin d'usage, l'heure nouvelle dans ses langes, et mon cœur visité d'une
étrange voyelle.25
42 On retrouve autour de étrange des sèmes du réseau précédent, avec toujours la création
(l'envers du songe), la surprise, la visite de l'inspiration. Il s'y ajoute l'idée de nouveauté à
l'intérieur du connu : la voyelle n'est pas étrangère, mais étrange ; elle est déjà connue,
mais elle présente un autre visage. De cet autre du langage, le chant IV de « Pluies »
parle en termes de langue nouvelle : le langage poétique est par essence étrange non pas
en ce qu'il est une langue étrangère, mais en ce qu'il est radicalement étranger au
langage courant, au langage connu, de la communication. Amers, dans la « Strophe » IX,
4, 2-, donne d'autres précisions sur cette étrange voyelle, qui se fait entendre lorsque l'on
va
jusqu'à cette émission très douce, prends-y garde, et cette voyelle infime, où
s'engage le dieu...26
43 C'est là que le langage bascule.
44 Cette bascule, si elle a lieu dans le langage, a aussi son lieu en l'homme, et c'est le lieu
de son étrangeté. Dans le chant 6 de la première section de Vents, le poète, après avoir
301

évoqué les forces vives et vivifiantes du vent sur le désir, en vient à parler de l'homme
vivant, celui qui se tient la face dans le vent 27 : parmi les qualités qu'il lui donne, il le dit
homme étrange :
L'impatience encore est de toutes parts. Et l'homme étrange, de tous côtés, lève la
tête à tout cela : l'homme au brabant sur la terre noire, le cavalier en pays haut
dans les polypes du ciel bas, et l'homme de mer en vue des passes, dans l'explosion
de sa plus haute toile.28
45 Dans ce chant, l'homme est décrit comme un vivant, toujours à la pointe de lui-même, à
la frontière de l'humain29. L'homme étrange n'est pas comme les hommes énumérés et
rejetés dans le chant VII de « Pluies » parce qu'ils sont, dit-il, qualifiés pour la prudence et
la décence30. L'isotopie, au contraire, de l'excès, de la force et de l'énergie personnelle et
spirituelle est bien marquée dans le contexte immédiat, avec les termes de violence –
intolérance – intempérance – impatience – explosion – acrimonie – revendications extrêmes.
L'homme étrange, c'est l'homme enthousiaste au sens propre, celui qui est agité par le
souffle du dieu, et la fin du verset explicite le lien avec la voile gonflée : l'homme de mer
en vue des passes, dans l'explosion de sa plus haute toile...
46 De cette étrangeté en l'homme, il est aussi question dans Amers au deuxième chant de la
« Strophe » IX, dans la parole de l'Amant :
... Au cœur de l'homme, solitude. Étrange l'homme, sans rivage, près de la femme,
riveraine. Et mer moi-même à ton orient, comme à ton sable d'or mêlé, que j'aille
encore et tarde, sur ta rive, dans le déroulement très lent de tes anneaux d'argile –
femme qui se fait et se défait avec la vague qui l'engendre... [...] 31
47 Ici, l'opposition n'est pas avec les autres hommes, mais entre l'homme (sans rivage) et la
femme (riveraine). Étrange est encore lié à l'errance, mais aussi à l'infini. La construction
pose un petit problème : étrange, ainsi thématisé en tête de phrase non verbale peut
s'appliquer à l'homme, dans sa singularité par rapport à la femme ou concerner le fait
même de l'opposition entre l'homme et la femme, l'un sans rivage, l'autre riveraine. Quoi
qu'il en soit, l'homme ainsi défini est sans rivage, c'est-à-dire en proie à l'infini, tendu
vers Tailleurs, sans asile (et donc étranger par essence), partout-errant, d'où l'angoisse
de la femme au chant suivant :
Ô toi hanté, comme la mer, de choses lointaines et majeures, j'ai vu tes sourcils
joints tendre plus loin que femme. [...]32
48 C'est par delà cette frontière de l'humain que se situe pour Saint-John Perse l'exigence
poétique. Dans une note pour un écrivain suédois, il écrit à propos d'Amers :
Ainsi ai-je voulu mener à la limite de l'expression humaine cette vocation secrète de
l'homme, au sein même de l'action, pour ce qui dépasse en lui Tordre temporel. 33
49 Ce troisième ensemble de sèmes est ainsi réuni autour de l'idée de tendre au-delà d'une
frontière, d'un seuil. L'homme est étrange en ce qu'il est fondamentalement étranger ;
et là, il n'y a pas synonymie entre les deux mots, mais un rapport de cause à effet :
l'homme, de se faire et de se sentir toujours étranger parmi les autres hommes, devient
lui-même étrange, comme le monde réel, comme le fait d'être au monde, et c'est dans
cette étrangeté maintenue et voulue qu'il est et se fait poète.
 
302

SENS SYMPHONIQUE

50 C'est dans Amers que Ton trouve les dernières occurrences de étrange ; Tune d'elles, la
première, rassemble tous les réseaux sémantiques dont je viens de parler, au sixième
chant de l'« Invocation » :
Et comme nous courions à la promesse de nos songes, sur un très haut versant de
terre rouge chargé d'offrandes et d'aumailles, et comme nous foulions la terre
rouge du sacrifice, parée de pampres et d'épices, tel un front de bélier sous les
crépines d'or et sous les ganses, nous avons vu monter au loin cette autre face de
nos songes : la chose sainte à son étiage, la Mer, étrange, là, et qui veillait sa veille
d'Étrangère – inconciliable, et singulière, et à jamais inappariée – la Mer errante
prise au piège de son aberration.34
51 Si là se rassemblent tous les sèmes, c'est que la Mer est la substance même de
l'étrangeté chez Saint-John Perse : elle est, métaphoriquement, ce sur quoi repose la
création poétique, sujet et objet du poème. Il y a en elle tout ce qui est, pour le poète,
propice à la poésie : quelque chose de sacré (d'où sacrifice), d'étranger (et il parle de sa
veille d'Étrangère), de sauvage (inconciliable), d'unique et étonnant (singulière), de
solitaire (et à jamais inappariée) et lié à l'errance réelle et spirituelle (la Mer errante prise
au piège de son aberration). C'est bien l'autre face de nos songes, ce qui met l'homme à la
limite de l’humain (Vents, I, 6) et le troisième « Chœur » d'Amers se clôt sur cette fonction
poétique de la Mer :
— Mer ouverture du monde d'interdit, sur l'autre face de nos songes, ah ! comme
l'outrepas du songe, et le songe même qu'on n'osa !...35
52 C'est là le monde de l'étrange persien, et aussi pour lui l'univers poétique. Pour autant,
il ne recherche pas l'étrangeté comme telle dans le langage de la poésie : elle est liée de
fait à la correspondance entre le rapport particulier du poète au monde et l'incarnation
de ce rapport dans le langage poétique. C'est une étrangeté souvent évoquée par le
poète dans ses écrits divers. Dans son Hommage à Léon-Paul Fargue, il l'évoque en termes
de mystère et de nuit :
Et la clarté de l'expression, tout allusive qu'elle soit, triomphe sans effort du
mystère qu'elle confesse. D'autant plus claire semble la phrase, qu'elle s'imprègne
de plus de nuit.36
53 Un peu plus loin il parle également du « mystère de [l']incarnation » 37 des mots. Il
reprendra exactement les mêmes termes dans son allocution au banquet du Prix Nobel,
à propos de la poésie moderne :
L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer,
mais à la nuit même qu'elle explore, et qu'elle se doit d'explorer : celle de l'âme
elle-même et du mystère où baigne l'être humain.38
54 Parmi tous les sèmes que j'avais énumérés sous forme d'équivalents possibles de
étrange, on voit que le poète n'a pas tout gardé, et a écarté définitivement ceux de
« bizarre », de « déplacé », d'« extravagant », d'« abracadabrant » et d'« inconvenant »,
qui conviennent mieux à la conception surréaliste de l'étrangeté. Si André Breton a pu,
dans le Manifeste du surréalisme, dire que Saint-John Perse est « surréaliste à distance » 39,
les deux poètes avaient néanmoins des visions proches de ce qui relève du rapport
entre l'étrange et le poétique : André Breton, dans une lettre du 15 janvier 1945 à Saint-
John Perse, évoque « une maladie étrange puisque poétique »40. Chez Saint-John Perse,
l'étrangeté implique le passage d'un seuil dans la manière d'être, elle va toujours dans
le sens d'une sublimation : elle souligne ce qui, dans le fait d'être, appelle à la création
303

poétique, c'est-à-dire ce qui, inexplicable, indéfinissable, exceptionnel dans le réel et


dans la perception que nous en avons, nous porte aux limites du langage, aux limites de
nous-mêmes. C'est alors l'entrée dans un ordre où la nomination des choses les fait
rayonner dans leur absence même.

NOTES
1. PL. 1091. Les notes renvoient au volume des Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade,
1972 (= PL.).
2. PL. 755.
3. Cf. É. Caduc, Index de l'œuvre poétique de Saint-John Perse, Paris, Champion, 1993.
4. Ce n'est pas l'amphibraque en lui-même qui est à noter, mais la manière dont le rythme de ce
mot offre la possibilité de l'inscrire dans des alternances de brèves et de longues, alternance
propre à la métrique dactylo-trochaïque de Pindare, poète particulièrement admiré par Saint-
John Perse.
5. PL. 11.
6. PL. 688.
7. PL. 299.
8. PL. 37.
9. PL. 1091.
10. PL. 130.
11. PL. 377.
12. PL. 28.
13. PL. 41.
14. « Strophe » IX, 5, 2-, PL. 347.
15. PL. 65.
16. PL. 128.
17. PL. 131.
18. PL. 132. Les latomies sont des carrières servant de prison.
19. V. I, 1. PL. 179.
20. V. II, 6. PL. 213.
21. PL. 220.
22. Temps où s'engage le dieu, écrit le poète dans Amers, « Strophe » IX, 4, 2.
23. PL. 794.
24. PL. 542.
25. PL. 141.
26. PL. 340.
27. PL. 191.
28. PL. 192.
29. PL. 191.
30. PL. 150.
31. PL. 328.
32. PL. 330.
33. PL. 571.
304

34. PL. 266.


35. PL. 375.
36. PL. 520. C'est moi qui souligne.
37. PL. 525.
38. PL. 445-6.
39. Voir l'article de H. Béhar in Europe, no 799-800, novembre-décembre 1995, 58-64.
40. Correspondance André Breton/Saint-John Perse, Europe no 799-800, 70.

AUTEUR
MICHÈLE AQUIEN
Professeur de stylistique et de poétique à l'Université de Paris XII-Val de Marne. Ses recherches
portent sur la poétique (poésie française des XIXe et XXe siècles) et sur la psychanalyse.
Principales publications : L'Autre Versant du langage, Paris, Librairie José Corti, 1997 ; Saint-John
Perse : l'être et le nom, Seyssel, éditions du Champ Vallon, collection « Champ poétique », 1985 ;
Dictionnaire de Poétique, Paris, Livre de Poche, collection « Guides de Poche », 1993 ; La Versification,
Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 1990. Michèle Aquien a également publié en collaboration
plusieurs volumes de traduction de poésie turque.
305

Le Grand Dictionnaire Universel du XIXe


 siècle de Pierre Larousse : les
apports de son informatisation pour
l'élucidation des valeurs culturelles
du passé – littérature, arts, histoire
– le cas d'Alfred de Vigny
Jacques-Philippe Saint-Gérand

On raisonne toujours comme si la science excluait la


littérature, ou même s'il était possible qu'un sa-vant ne
fût pas lettré. Proposition absurde ! [...] les
connaissances appelées littérature sont une condition
nécessaire de tout progrès réel des sciences.
(Cuvier, 3 novembre 18071)
1 Précédé, en 1856, d'un Nouveau dictionnaire de la langue française à destination des écoles
(cf. l'ensemble des 17 tomes du infra), Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre-
Athanase2 Larousse – désormais abrégé ci-dessous en GDU – constitue à tous égards, tant
sous l'aspect massif que sous l'aspect gnoséologique, une somme monumentale de la
lexicographie française. Publié du 27 décembre 1863 au 30 septembre 1876, mais
l'ensemble fut probablement conçu et commencé vers 1843 (à l'apogée du règne de L.-
N. Bescherelle, grammairien et lexicographe d'un autre temps), ce dictionnaire se
compose de :
• 524 livraisons en cahiers de 25 feuilles, soit 200 pages l'un ;
• vendues au prix longuement réfléchi de 5 francs or ;
• soit 24 036 pages sur 4 colonnes, soit encore 96 144 colonnes de texte en corps minuscule, et
plus de 483 millions de signes, escortés et rehaussés de lettrines, de culs-de-lampe, de
gravures, de schémas, de formules mathématiques, physiques ou chimiques, et d'extraits de
partitions, en neumes comme en notation grégorienne.
306

2 Cet ouvrage inclut en outre d'innombrables anecdotes, qui, pour le corps principal des
quinze premiers volumes de la série, feraient la matière de 200 volumes in-octavo ou de
850 romans de 350 pages, tandis que les deux suppléments de 1876 et de 1888-1890
comportent respectivement 1322 et 2024 autres pages toujours sur quatre colonnes
serrées.
3 Le tout fut réalisé sous une cohorte choisie de 27 collaborateurs d'exception
chaperonnant des centaines de contributeurs, identifiés ou non, célèbres ou oubliés,
attendus ou inattendus, Louis Veuillot en sa prime jeunesse, Proudhon, « un géant de la
Pensée » (s. v. Art), Andrieu, Vermorel, Pillon, Combes, Marie, ou Anatole France, peut-
être Jules Vallès (en dépit des articles fielleux qui lui sont consacrés aux tomes XV et
XVII du GDU !)... Et tous les autres, dont la plupart, auront leur notice dans le
monument et ses appendices : Charavay, Chaumelin, Clément, Folliet, Hatin, Lefranc,
Naquet, Pillon, Pougin, Abrant, Buisson, Liard, Racot... Tous collaborateurs également
rétribués à raison de 5 centimes (ou un sou) la ligne manuscrite, ou de 0,75 franc la
ligne de 60 signes imprimés...
4 On dénombre environ 150 000 séries reliées, essaimées entre 1876 et 1930 par le vaste
monde... dont aujourd'hui, chaque année, plusieurs dizaines d'exemplaires sont réduits
en poussière par Fusure du temps et l'érodante acidification d'un papier ayant très mal
supporté l'usage... Le paradoxe est ici que chaque manipulation de ces volumes dans les
rayons d'usuels de nos bibliothèques assure simultanément la gloire et la ruine de ce
grand œuvre.
5 Bref, nous avons là une œuvre révolutionnaire dans son fond, sa forme et ses moyens,
et qui jouit encore aujourd'hui d'une notoriété inégalée parmi les ouvrages du genre : le
nombre et la variété des mentions qui en sont encore faites à titre documentaire dans
les ouvrages imprimés est à cet égard un indice probant que redouble et confirme de
surcroît le nombre de sites internet dans les pages desquels apparaît une mention de
son intitulé.
6 Pierre Larousse notait à la dernière ligne de la préface du GDU : « Le germe de 89 est
impérissable ; il serait déjà arraché, s'il avait pu l'être »... De ce germe toute une vie a
surgi, suivie d'une dynamique posthume dont le maître d'œuvre n'imaginait peut-être
pas le retentissement. Bref, le GDU constitue un univers à soi tout seul, une bibliothèque
alexandrienne concentrée sur quelques mètres seulement de rayonnages... dont la
postérité que nous sommes découvre qu'il était bien la réalisation avant la lettre d'un
mythe borgèsien3...
7 C'est en cela que la consultation de cette somme peut – entre autres bienfaits culturels
– contribuer à une meilleure connaissance de l'intertextualité du siècle. Non seulement
le GDU fournit-il des renseignements éclairants en ce qui concerne l'histoire générale
des savoirs, mais encore est-il un précieux indicateur de l'échelle des valeurs selon
lesquelles s'ordonne la reconstruction du monde par le langage. Dans ce cadre, la forme
lexicographique n'est certes pas indifférente, mais – de manière paradoxale – plus
important encore est l'investissement idéologique de son concepteur, grâce auquel la
réfraction des faits et des données de l'expérience par le langage conduit à produire
une représentation signifiante de l'univers. Le GDU revendique justement le prédicat
d'universel...
307

8 Selon une distinction traditionnellement acquise depuis l'article de d'Alembert dans


l'Encyclopédie du XVIIIe siècle, il est d'usage de répartir la production lexicographique en
deux grandes familles, et de respecter strictement ce cloisonnement entre :
• les dictionnaires de langue , appelés à définir fonctionnellement les positions respectives des
termes d'une langue à l'intérieur du système lexical de cette langue, et qui, explorant les
relations signifiantes dans le lexique par la synonymie que développe la définition, sont
amenés à envisager les items lexicaux comme des variables chargées de valeurs
conjoncturelles (histoire, contextes d'emplois, usages des locuteurs, etc.) d'une part ;
• et les dictionnaires de choses , ou dictionnaires encyclopédiques , d'autre part, qui, exposant
la désignation des objets et des idées, ajoutent aux renseignements précédents une
information sur les propriétés et caractéristiques des termes retenus, en référence à leur
ancrage dans les différents domaines de l'univers. Un encyclopédisme de bon aloi, tempéré
par un usage idoine des méthodes lexicographiques, devrait alors permettre de conférer aux
notices d'un tel ouvrage une objectivité globale fort recommandable à ceux qui veulent
connaître les mots et le monde. Mais ce serait sans tenir compte du prisme idéologique du
langage qui réfracte toujours la réalité avec des indices de déformation-transformation sans
lesquels la transmission de faits ou de données bruts ne saurait constituer au sens propre du
terme une information, c'est-à-dire l'empreinte personnelle d'un sujet sur l'expression
verbalisée d'un fait quelconque.
9 Au vu et au su du développement de la lexicographie française entre le début du XVIIe
 siècle et l'époque contemporaine, on peut légitimement penser que cette distinction
plus programmatique que réelle n'a jamais été strictement suivie et que ces deux types
d'ouvrages ont constamment mêlé leurs ingrédients – à plus ou moins fortes doses –
dans un type intermédiaire qui parcourt discrètement l'ensemble de la production :
celui du dictionnaire universel, dont se réclame justement Pierre Larousse. Notons, à ce
sujet que cette dernière entrée ne fait aucunement mention d'un objet de ce type.
Cependant – les exemples et citations ayant toujours dans le GDU valeur informative
indirecte quoique prégnante – la notice fait clairement apparaître que cet universel
s'inscrit de facto sinon de re dans la nature même et l'histoire du français, que ce soit à
travers la langue, la littérature et le bien-dire (Th. de Saint-Germain) ou à travers la
religion et... toute chose (Renan) !... Dans cet alliage de composantes diverses se révèle
ainsi et sans ambages le mysticisme gnoséologique dont fait inlassablement preuve le
lexicographe.
10 Qu'est-ce alors qu'un dictionnaire universel ? Pour répondre à cette question, il faut
sans doute remonter jusqu'au premier grand promoteur de cette épithète, Antoine
Furetière (1619-1688) dont le dictionnaire (1684-1690) – déjà monumental avec ses
40 000 entrées revendiquées – bénéficiait de l'égide éditoriale de Pierre Bayle.
Contrairement aux entreprises parallèles de l'Académie française (1694) – qui ne
s'intéressait qu'à la machine fonctionnelle qu'est la langue – et de Richelet (1679-1680)
– qui décrivait des usages plus qu'il ne prescrivait une norme – Furetière souhaitait
réaliser un dictionnaire aux définitions philosophiques (1694,t.I) car pour lui le
dictionnaire ne devait pas seulement enseigner les mots, il avait d'abord pour fonction
d'en élucider les sens en inculquant l'usage d'une infinité de choses, ainsi que les
« principes, les regles & les fondemens des Arts & des sciences »...
11 Dans ces conditions, attaché à un élargissement maximal de la nomenclature mais peu
enclin à dévoluer à la langue une fonction qui serait supérieure à celle du simple outil,
Furetière investissait simultanément dans l'adjectif universel le désir de rassembler les
308

notions scientifiques et techniques de son temps et le souci de les présenter dans un


discours critique du savoir rationnel.
12 Le parcours de cette épithète, jusqu'au GDU, passe évidemment au XVIIIe siècle par
Basnage de Beauval, le Dictionnaire Universel François & Latin dit de Trévoux, l'Encyclopédie
et quelques autres... Cette évolution modifie sensiblement son acception originelle, de
telle sorte que lorsque Pierre Larousse en fait l'usage que l'on sait, universel est entendu
comme ayant entièrement versé du côté de l'encyclopédisme et d'une thésaurisation
aussi compulsive que frénétique des choses du monde pour lesquelles il faut bien qu'il
existe une nomenclature si l'homme positif du XIXe siècle veut classer, ordonner ces
matériaux et rester maître de son monde... Georges Matoré allait même jusqu'à dire
naguère que « chez Pierre Larousse, les mérites de l'encyclopédiste ont éclipsé les
talents du lexicographe4 » !...
13 À l'examen approfondi du GDU, et à la lecture des quelques travaux qui ont été
consacrés à cet objet depuis la date de ce jugement, il semble assez vain de souscrire
aujourd'hui à semblable condamnation, qui voudrait dissocier nettement deux aspects
infrangibles de l'universalisme appliqué à la matière des dictionnaires. En effet, le
programme et l'ambition que Larousse se donne pour le GDU est de faire converger et
d'articuler en un seul ouvrage trois perspectives :
• une approche linguistique : définition du vocable par sa position à l'intérieur de l'ensemble du
lexique français, histoire, épithètes, antonymes, synonymes, homonymes, prononciation,
phraséologie, etc. ;
• une approche terminologique recouvrant l'ensemble contemporain des sciences, des
techniques et des arts : assignation de valeurs sémantiques particulières, définition de
marqueurs de domaines, etc., toutes procédures permettant de définir des aires de
répartition des formes de discours, indicatrices de la dimension sociale de la variation
linguistique qu'exprime un langage technique ou fortement imprégné de particularismes
sociaux ;
• une approche encyclopédique, essentiellement nominale pour la forme et réaliste dans son
contenu, qui expose les données et les faits avec un style personnel, dans un discours
souvent polémique accentuant les contenus idéologiques, et qui a fréquemment recours aux
vertus phatiques et illustratives des anecdotes ou des allusions personnelles. C'est ce
mélange qui fait du GDU une œuvre unique, tellement représentative des tensions, des
crispations idéologiques et conceptuelles, et des contradictions de toutes sortes du XIXe

 siècle.
14 Alors que les perspectives linguistique et terminologique sont placées sous le signe de la
rigueur et de l'objectivité, la perspective encyclopédique du GDU laisse libre cours à
l'imaginaire du lexicographe, à ses engagements et à ceux de ses collaborateurs. Mais,
de cette disparité consciemment établie, il ne s'agit pas de tirer la conclusion que le
lexicographe est inférieur à l'encyclopédiste : le discours du dictionnaire les solidarise,
et c'est celui-ci seul que nous connaissons aujourd'hui à la pointe extrême d'une
floraison d'ouvrages revendiquant le même intitulé universel mais n'affichant pas – loin
de là – toutes ses qualités d'information explicite et implicite, de provocation, de
stimulation incessante du procès de la connaissance.
15 Si donc – le sens polémique en plus – le GDU peut revendiquer légitimement l'épithète
d’universel dans la lointaine filiation de Furetière, c'est parce qu'il reflète lui aussi, à sa
manière, les contradictions de son époque, parce qu'il montre le savoir rationnel se
dégageant des discours hérités, des conversations, des lieux communs, parce qu'en un
309

mot son discours dynamise constamment l'organisation statique de la connaissance et


dénonce l'utopie d'un encyclopédisme total dans le temps même où, à la lumière d'une
critique constamment en éveil, il en construit une représentation globale. Larousse, se
plaçant encore sous le magistère montaignien, revendique à juste titre de maintenir
son œuvre à la hauteur des exigences d'un public qu'il convient d'instruire et non de
mépriser : « Ceci est un livre de bonne foi »... Sous l'entrée Libre, en tant qu'adjectif, on
lira par exemple un développement conséquent consacré à la Libre pensée et aux Libres
penseurs, en revanche, à l'exception des neufs mots suffisant à définir Anticlérical, et
contre toute attente, on ne trouvera pas dans le GDU de fulminantes diatribes étayées
de citations, d'exemples et d'anecdotes aux articles Cléricalisme ou Anticléricalisme...
puisque ce dernier même n'existe pas ! En revanche c'est à l'entrée consacrée à
l'adjectif Clérical, qu'il faut chercher ces développements toujours surprenants par leur
alacrité, et leur verdeur critique. La remarque métalexicographique formelle n'est pas
ici indifférente : c'est bien sous l'espèce de l'épithète et non de la substance que l'objet
est en l'occurrence saisi et représenté en langage.
16 Ainsi conçu, défini, organisé et réalisé, le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle
parangonne parmi les plus grands monuments de la lexicographie universelle, tous
types confondus ; parmi tous ces ouvrages qui visent à décrire exhaustivement le
monde en en quadrillant par les mots et les phrases les différents secteurs, les multiples
cantons, les diverses représentations. Le regard rétrospectif des lecteurs d'aujourd'hui,
toujours plus nombreux et passionnés, ne manque d'ailleurs pas d'accentuer ce qui
assure à ce document ses qualités prismatiques de réflecteur idéologique conditionnant
la possibilité d'une analyse spectrale de ce passé culturel, politique, artistique,
scientifique, religieux, philosophique, idéologique, qui constitue notre patrimoine
culturel. À cet égard, le GDU réunit en un ensemble unique et irremplaçable des
données factuelles et des méta-données axiologiques dont il est impossible de démêler
les implications hors une connaissance précise de la sémiotique sociale du XIXe siècle, de
celle – plus spécifique – de ses dictionnaires, et une juste appréciation du dessein
propédeutique, éducatif et philosophique de Pierre Larousse En effet, à côté du contenu
directement informatif des notices, qui redonnent vie à des personnages oubliés, et à
des faits égarés dans les labyrinthes de l'histoire politique, mais aussi à des notions
enfouies dans les replis de la vie religieuse, artistique, culturelle, le contenu latéral ou
indirect, qui permet de saisir dans une formulation les traces d'un jugement d'époque
sur tel ou tel fait, tel personnage ou tel événement, retient constamment l'attention des
lecteurs que nous sommes.
17 L'horizon de rétrospection des lectures ainsi faites construit une historicité discursive
des notices et conduit à la perception d'effets de valorisation positive, négative, et
d'appréciation, constituant les indices d'une axiologie qui – dans la plupart des cas –
échappe de nos jours à la conscience des usagers de l'ouvrage. Larousse revendique ici,
comme en toute chose, le droit aux « situations tranchées »...
18 C'est ainsi que le clivage célèbre, destiné à « faire dresser plus d'une oreille », de
Bonaparte et Napoléon, qui répartit la matière biographique et historique entre deux
notices, signifie beaucoup plus qu'une simple fantaisie de rédacteur, et jette sur
l'histoire factuelle comme sur la légende tramée par la littérature un jour critique
discriminant. Proudhon, que nous avons mentionné plus haut, pourrait être retrouvé
de même sous les entrées Anarchie, Banque, Clairville, Division du travail, Droit au travail,
Échange, Exposition perpétuelle, Fédératif, Fédération, Impôt, Justice, Majorats littéraires,
310

Morale, Mutuellisme, Paix, Participation, Propriété, bien sûr, mais aussi Révolution sociale,
Sédition, Spéculateur à la Bourse... La géographie, la chimie, la paléontologie, les
techniques ne sont pas en reste. J'aurai l'occasion d'y revenir, fût-ce par les chemins de
traverse de la fantaisie secrète qui anime souvent l'esprit du maître d'œuvre. S'il y a
réticularité dans le GDU, elle s'inscrit dans le caractère arachnéen de sa composition et
le tissu même de sa rédaction tramé par une certaine pensée du langage et les éléments
à disposition de la langue française de l'époque.
19 Par la diversité des objets abordés dans ses notices, et par l'engagement dont font
preuve ces dernières, le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle est ainsi le témoin d'un
système du monde qui mérite aujourd'hui encore toute la considération des chercheurs
confrontés à des objets dont la représentation est donnée par les textes de l'âge
classique et moderne, mais également celle des lecteurs de bonne volonté, amoureux de
la langue, de détails, d'anecdotes et d'explications souvent délivrées cum grano salis...
20 La liste d'ouvrages plus ou moins célèbres qui entoure la publication du GDU dans
l'histoire des dictionnaires français rappelle la fonction éminente assumée par le GDU
dans l'évolution de la lexicographie française du XVIIIe au premier tiers du XXe siècle. À
l'articulation des démarches méthodologiques et théoriques de l'ère classique et de
l'ère moderne, et par la situation cardinale qui est la sienne dans le processus de
thésaurisation des connaissances qu'expose l'idée même d'un répertoire
alphabétiquement ordonné, le GDU s'inscrit dans le double paradigme de la
lexicographie et de la dictionnairique comme le reflet idéal de ses prédécesseurs ou de
ses contemporains, et un suprême modèle pour ses successeurs.
21 Il se situe en effet, d'une part, au terme final de l'évolution du procès de compilation
cumulative que nourrit l'illusion de se rendre maître du monde et des choses par les
mots et les discours ; et, d'autre part, au terme initial d'une conception
dynamiquement organisée du savoir, que fonde la recherche de principes de
classement et de sériation par liens logiques et cognitifs, dont l'Encyclopædia Universalis
donne aujourd'hui l'image.
22 L'histoire de cette filiation pourrait être retracée jusqu'à l'Antiquité ; contentons-nous
seulement, dans un premier temps, des quelques témoignages classiques et modernes
suscités dès le XVIIe siècle par les concurrences de Richelet, Furetière, Ménage,
l'Académie française et Thomas Corneille... La liste nous mènera aisément, dans un
second temps jusqu'à la toute fin du XIXe siècle, et à la publication du Dictionnaire général
de la langue française signé par Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, qui, sur le seul versant
de la langue, signe l'entrée de la lexicographie dans l'époque contemporaine.
23 Comme on le voit par ces listes, jusqu'au premières heures du développement du projet
de l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot, la lexicographie française manifeste déjà un
tropisme fort à l'endroit des ouvrages de type universel ; et, derrière ceux qui se
réclament dans leur titre de cette épithète, Ton voit aisément toute la diversité des
domaines auxquels peut s'appliquer semblable prétention. L'intervalle qui sépare cette
première période du début du XIXe siècle est semblablement riche et profus. C'est
l'époque au cours de laquelle le lexique de l'honnête homme doit nécessairement
prendre en considération les avancées de la science et de la technologie : Buffon, autre
Bourguignon célèbre, est non seulement le maître d'œuvre de l'Histoire naturelle,
l'auteur d'un « immortel Discours sur le style », il est aussi l'homme de science, le maître
de forges de Montbard et le philosophe qui tire de son savoir un enseignement général
sur le monde et sur les hommes dont la langue garde la trace. Je ferai l'économie du
311

détail de ces transformations d'un paysage et d'une culture, me contentant de rappeler


au passage la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française, en 1762, ainsi que la
huitième et dernière édition du Dictionnaire Universel François & Latin, dit de Trévoux,
en 1771, neuf ans après l'expulsion des Jésuites de France. Avec la période
révolutionnaire, l'évolution de la langue et le trouble introduit dans les institutions
chargées d'en gérer le cours conduisent à une prolifération de la dictionnairique, ce qui
ne signifie pas en soi un approfondissement corrélatifs des modes de penser et des
méthodes de la lexicographie. Tant en France qu'au dehors de ses mouvantes frontières
de l'époque, malgré les préceptes de Turgot, concernant l'étymologie, puis de Jaucourt,
Beauzée ou d'Alembert, concernant la rédaction lexicographique elle-même, la fin du
XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe donnent toujours à lire et à voir des élans et
des impulsions qui entrent mal dans le cadre de protocoles réfléchis.
24 Si l'on admet que le terme de dictionnairique renvoie à l'art de concevoir comme livre un
ouvrage traitant du lexique, par opposition à la lexicographie en tant qu'art des
principes de composition et de rédaction des notices de ces ouvrages, tout montre dès
lors ici un éclatement des champs que peuvent couvrir la dictionnairique et la
lexicographie.
25 Face à cette profusion, Henri Meschonnic a certainement raison d'écrire : « Une poétique
des dictionnaires serait aussi aventurée qu'une philosophie des dictionnaires » 5. Collection de
mots assortie de la transformation du discours en listes dotées d'un fonctionnement
circulaire, étant de plus susceptible de traiter de tout, le dictionnaire propose à la fois
le visage et le masque du signe. En effet, pour un lecteur de son temps et un lecteur
d'aujourd'hui, le mot peut être générateur d'effets trompeurs. Qui penserait, par
exemple que certaines notions d'actualité contemporaine pour un lecteur de 2005
peuvent se dissimuler sous des mots aujourd'hui désuets ? C'est à l'entrée Anthropolithe
que se trouve placée la présentation de la préhistoire comme discipline, sous l'égide de
Boucher de Perthes. En d'autres circonstances, le GDU semble prendre un malin plaisir à
jouir du plaisir des mots pour égarer ses lecteurs comme c'est le cas lorsque l'article
Évolutionnisme ne renvoie que très indirectement et accessoirement à Darwin, mettant
plus au premier plan la théorie de la génération spontanée et les idées du géologue
Charles Lyell sur la formation du relief. C'est ce choix délibéré du parti pris et de la
fantaisie qu'assume le monument de Pierre Larousse pour se situer avec fierté au
sommet de la hiérarchie des réussites de l'art dans ces deux secteurs.
26 Ce succès, depuis longtemps reconnu, est d'abord imputable à une régulation
rigoureuse du langage tenu par les auteurs de notice. On sait que Pierre Larousse, aidé
de ses 27 principaux collaborateurs initiaux6 relisait lui-même très soigneusement,
annotait et corrigeait les textes qui lui étaient soumis. C'est ainsi que l'ancien
instituteur, toujours attaché pour son public à la clarté de la pensée et de son
expression verbale, parvient à faire converger en un seul discours descriptif, explicatif
et évaluatif, l'ensemble de ses réflexions et de son engagement politique et socio-
culturel :
• 1° sur le monde et ses divers aspects techniques et scientifiques, d'une part, à proportion de
l'évolution rapide des épistémologies et des connaissances pratiques ;
• et 2° sur la langue, sur l'étymologie, l'homonymie, la synonymie, la phonétique même, et les
difficultés grammaticales de toutes sortes, d'autre part, qui font obstacle à la transparence
du langage, selon le renouvellement scientifique dont bénéficient alors la plupart de ces
objets linguistiques.
312

27 À cet égard, sans qu'il soit lui-même philologue praticien ou linguiste théoricien, mais
parce qu'il est tout simplement maître d'école et sans qu'il lui soit nécessaire
d'accompagner son dessein d'un propos justificatif explicite, le concepteur d'ensemble
du GDU, Pierre Larousse, visait à réaliser dans son œuvre une épiphanie rédemptrice du
langage, puisque l'énonciation critique qui le caractérise tout entier neutralise
l'opacification des discours idéologiques, scientifiques, techniques ou pratiques
développés par le siècle. Dans une langue redevenue claire, que diffractent les
modalités logiques, appréciatives, et énonciatives de l'ironie, afin que le bénéfice du
savoir théorique et pratique ainsi compilé et rapporté puisse être libéralement mis au
service de la collectivité, le GDU expose un idéal qui périme par avance tous les
reproches de compilation voire de démarquage qui pourraient lui être adressés :
On donne le nom de compilation à des ouvrages littéraires ou scientifiques
composés d'après un plus ou moins grand nombre d'ouvrages antérieurs, dans le
but soit de vulgariser les connaissances en les présentant dans un ordre clair et
logique, soit de les condenser afin d'en offrir l'ensemble à l'esprit, soit encore de les
faire servir au développement d'une idée générale ou d'une doctrine particulière.
[...]
On voit, par là même, quelles difficultés présente l'exécution d'une bonne
compilation, et quelles qualités il faut y apporter. À une science étendue, à une
mémoire tenace, celui qui entreprend une pareille œuvre doit unir le goût, la
rectitude du jugement, la largeur de l'intelligence. Il ne lui suffit pas d'entasser des
matériaux sur le papier ou dans sa tête ; il est nécessaire qu'il compare avec sûreté
les mille notions acquises, qu'il les apprécie judicieusement, qu'il choisisse avec
tact, qu'il apporte l'ordre et la lumière dans le chaos de son élaboration primitive,
qu'il tienne constamment son esprit ouvert sur le plan qu'il s'est tracé, sur le but
qu'il s'est proposé. De telles qualités ne peuvent appartenir qu'à des esprits très-
compréhensifs et éminemment philosophiques. Aussi, pour une bonne compilation,
combien en voit-on de mauvaises ! L'utilité, la nécessité des bonnes compilations
est aujourd'hui comprise de tout le monde. Aujourd'hui, en effet, tout le monde
s'occupe plus ou moins de tout. L'histoire, la politique, la littérature, la science,
l'industrie, la philosophie, les discussions religieuses ne sont plus le domaine d'un
petit nombre ; à chaque instant les faits, la conversation nous y ramènent tous. Qui
se retrouverait dans ce pêlemêle des questions les plus diverses, si des répertoires
bien faits ne venaient nous mettre en main le fil d'Ariane pour nous guider
sûrement au point précis que nous cherchons ? Les plus savants ignorent bien des
choses, et éprouvent à chaque instant le besoin de recourir aux compilations ; les
ignorants commencent à comprendre qu'ils devraient les avoir constamment dans
les mains. Voilà pourquoi se multiplient de notre temps, sous toutes les formes, les
recueils vulgarisateurs, les encyclopédies, les dictionnaires historiques,
biographiques, littéraires, etc. ; voilà une des raisons de la création et du succès du
Grand Dictionnaire encyclopédique du XIXe siècle. [...]
Nous sommes aujourd'hui, par la diffusion des connaissances et par la curiosité
générale à connaître sinon tout, du moins de tout, mieux disposés pour apprécier le
mérite de ces travailleurs infatigables, dont les ouvrages sont les moteurs puissants
de l'enseignement universel. Nous avons encore sans doute des compilateurs de
puérilités, dont la patience fait sourire, des compilateurs vains et audacieux qui
voudraient s'attribuer la gloire des choses qu'ils empruntent, des compilateurs sans
but qui entassent des lignes pour produire des livres ; mais nous avons surtout des
compilateurs dans le sens vrai du mot, esprits supérieurs qui ordonnent d'un bout à
l'autre d'immenses ouvrages avec des vues élevées, qui y poursuivent dans les
moindres détails le développement logique des principes philosophiques ou sociaux
dont ils se font les ministres ; qui les écrivent sans chercher à briller par l'esprit, à
éblouir par le style, en s'appliquant avant tout à la clarté des idées, à la pureté de la
langue, et qui fondent ainsi des instruments de travail pour tous, pour les savants
313

comme pour les ignorants, qui produisent, en un mot, des monuments de


civilisation générale (t. iv, 780 c-d).
28 On ne saurait mieux dire. Ce sont les nécessités de la pédagogie et de l'apprentissage de
la langue nationale, maternelle et référentielle depuis le règne de Louis-Philippe, Roi
des Français, qui guident l'application du langage aux idées, aux êtres, aux choses, aux
processus. C'est ainsi que l'étymologie fournit la base plus sûre de toute connaissance :
Par le mot étymologie, on est convenu de désigner cette science, partie
fondamentale de la linguistique et guide toujours utile de l'ethnographie, qui
consiste à remonter à la source des mots, à les suivre dans leur dérivation, à les
dépouiller des altérations qui sont venues les travestir, à étudier tous les
changements qu'ils ont subis et à les ramener ainsi à toute la simplicité de leur
forme primitive, enfin à saisir autant qu'il est possible le lien qui unit l'idée de cette
forme primitive à l'idée exprimée par la forme nouvelle. Ainsi comprise, c'est bien
la science de la vérité, et c'est à bon droit qu'elle porte ce titre glorieux, car par elle
éclate la vérité du langage dans l'expression de l'idée. Cependant, il n'est pas une
science qui ait été plus diversement comprise et qui soit devenue l'objet de
systèmes plus étranges et plus contradictoires. C'est donc avec raison que M.
Villemain a dit qu'elle est, selon le caractère des recherches dont on la fait le but,
ou bien une curiosité futile et même paradoxale, ou bien, au contraire, une étude
féconde qui, d'un côté, tient à la partie la plus obscure de l'histoire, de l'autre à
l'analyse de l'esprit humain, à l'invention des langues, à la perfection de la parole.
Bien plus, suivant le même écrivain, l'étymologie considérée dans toute son
étendue, l'étymologie complète et analytique, suppose la connaissance de toutes les
autres langues pour arriver à celle-là seule dont on étudie les origines. C'est dire à
quel point son domaine est immense, et comment, étant surtout une science de
comparaison, elle n'est possible que par la réunion tardive de tous les éléments qui
peuvent l'expliquer. On n'aurait plus aujourd'hui le droit de reproduire les attaques
auxquelles la science des étymologies a été en butte jusqu'au siècle dernier. Ce
genre d'études est maintenant placé dans des conditions toutes différentes. Une
méthode sévère a remplacé le hasard des inspirations, la liberté des hypothèses. De
laborieuses observations ont conduit à la détermination des lois d'après lesquelles
s'opère, d'une langue dans l'autre, la transformation des radicaux. [...]
C'est aux savants qui, comme les Humboldt, les Schlegel, les Grimm, les Bopp, les
Burnouf, les Pott, se sont livrés avec un éclatant succès dans notre siècle, à l'étude
comparative des langues, que la philologie est redevable de la découverte des lois
de l'étymologie, découverte qui a donné aux résultats de cette science un caractère
de certitude dont on ne la croyait pas susceptible (t. vii, 1093 a, 1094 a).
29 Or, il y a là désormais une différence considérable avec le statut antérieur de la langue
identifiée comme française. Si Louis-Philippe d'Orléans est devenu le Roi des Français,
c'est pour se distinguer de la monarchie des Bourbon qui s'affirmait comme celle des
Rois de France, lieutenants de Dieu sur terre. Pour que le nouveau roi, issu de la
branche bâtarde, détienne un véritable pouvoir à l'heure où vacille la relation de
l'Église au peuple et aux instances politiques, il faut que ceux dont il prétend être le
représentant et le chef lui concèdent librement la reconnaissance d'un trésor
unanimement partagé. En l'occurrence de la langue unifiée et proclamée nationale 7
grâce à laquelle se réalisent les échanges, les communications, grâce à laquelle se
rédigent et se transmettent les légendes, grâce à laquelle s'édifient au présent les
monuments de l'Histoire de France. On voit par là que la langue est dès lors dotée de
fonctions et de fonctionnements dont les générations précédentes, à de rares
exceptions près8, n'avaient pas conscience. Et l'on comprend peut-être mieux dans ces
conditions les raisons pour lesquelles l'analyse de la réalité présente et passée se trouve
soumise aux développements d'un discours qui délègue aux mots et aux tours
314

syntaxiques, à la phraséologie, à la prosodie, à la rhétorique, la capacité d'analyser ces


données et ces faits. Dans ce nouveau dispositif qui tend à infuser dans le langage une
analyticité toute scientifique, l'étymologie – qui permet de remonter aux sens plus
vrais – est immanquablement sollicitée par le GDU, mais dans un souci différent de celui
de Littré, puisqu'il s'agit ici de donner au lecteur, à tous les lecteurs, non un savoir un
peu vain ou une érudition gratuite, mais la capacité de neutraliser l'opacité que les
mots et les discours mettent entre le locuteur et le monde par l'éveil de la conscience
critique. Ce que nous avons oublié, nous, lecteurs du XXIe siècle, du fait de notre
position à la pointe extrême de la dérive du temps.
30 On sait que la pratique philologique du XIXe siècle s'est peu à peu soumise à une
involution positiviste qui l'a conduite à distinguer de plus en plus nettement toutes les
disciplines traitant de la matérialité des textes et des documents, dont les dictionnaires
et autres trésors font de plein droit partie intégrante. Il est donc particulièrement
intéressant dans cette perspective de comprendre le dispositif que Larousse a appliqué
à sa matière pour en faire une source d'information.
31 Sous cet aspect, les choix, constitutifs du GDU, modèlent donc tout à la fois sa
physionomie extérieure et les formes de la représentation des connaissances qu'il
propose. Larousse entend diffuser une somme didactique dans laquelle les idées
généreuses du républicain optimiste et scientiste, soutenues par le sentiment
démocratique et vif de la dénonciation des impostures religieuses, sociales et autres,
sont réfléchies par un discours fondamentalement engagé. Il est nécessaire de tenir
compte de cet objectif de socialisation de la connaissance, ne serait-ce qu'en raison du
vaste champ des disciplines couvertes par le GDU et désignées par lui comme
constituant désormais le bagage de l'honnête Républicain issu des écoles de la nation.
32 Le lexicographe Pierre Larousse et les dictionnaires est un sujet qui a été traité par
Alain Rey9. Le pédagogue Pierre Larousse, ainsi que le contenu linguistique et
idéologique de son œuvre sont – entre autres thématiques développées – des points qui
ont été également abordés par Pierre Rétif10. En raison de l'immensité océanique du
GDU, contentons-nous ici d'envisager une seule question : comment la Préface de ce
monument permet-elle seule de saisir en France l'évolution des idées développées au
XIXe siècle sur le langage, notamment sous l'angle de la constitution d'une discipline
scientifique.
33 La matière est profuse ; au-delà de la Préface, par la circularité autotélique propre au
dictionnaire, que l'informatisation aide d'ailleurs à mieux définir, les notices du GDU
fournissent une abondante documentation complémentaire sur le sujet. Se limiter à la
Préface a l'avantage de mettre au moins en pleine lumière le fonds de connaissance et
les intentions du lexicographe. Après une rapide mise en perspective historique,
destinée à situer le contexte dans lequel un jeune autodidacte provincial monte à
l'assaut du savoir, nous envisagerons dans la Préface trois sous-ensembles de textes :
34 1° les critiques portées par Larousse à l'encontre du Dictionnaire modèle de l'Académie
française [désormais DAF en abrégé] ;
35 2° puis celles affectant les ouvrages de type encyclopédique et biographique.
36 J'évoquerai ensuite,
37 3° les buts que Pierre Larousse lui-même s'était assignés en matière de langage,
38 et, enfin, puisque la méthode didactique de Larousse est essentiellement fondée sur le
primat du mot, parmi la galerie des portraits de grammairiens et de lexicographes, de
315

linguistes, de philologues et de philosophes qu'autorisent ces parcours, la conclusion


mettra en vedette l'importance durable d'une certaine conception de la lexicographie,
comme discipline didactique, sur les conceptions scientifiques générales de l'ancien
instituteur de la rue du Pont Capureau à Toucy...
39 La Préface du dictionnaire, en soi, est déjà un monument ; elle l'avoue au sens propre du
terme ; mais pour mieux en saisir la portée, replaçons-la dans le contexte des idées
scientifiques de l'époque. Il est à cet égard significatif de rappeler qu'en dépit de toutes
les animosités qui pouvaient exister entre les deux hommes, ou plutôt entre deux
courants d'idées11, l'entreprise de Larousse se dote en exergue d'une citation de
Monseigneur Dupanloup : « Le dictionnaire est à la littérature d'une nation ce que le
fondement, avec ses fortes assises, est à l'édifice ». Le corps du GDU ajoute par ailleurs les
précisions suivantes [s.v. DICTIONNAIRE] :
À côté des dictionnaires spécialement composés pour l'étude des langues, et que
nous désignerons par le titre de dictionnaires philologiques, il en est un grand
nombre d'autres sur toutes sortes de matières : dictionnaires scientifiques,
dictionnaires littéraires, dictionnaires artistiques, dictionnaires biographiques,
dictionnaires bibliographiques, etc., tantôt embrassant l'ensemble des sciences, ou
des lettres, ou des arts, ou de la biographie, ou de la bibliographie ; tantôt se
bornant à quelque point particulier d'une des branches des connaissances
humaines. La philosophie, les mathématiques, les sciences politiques et sociales, la
physique, la chimie, la chronologie, la mythologie, la géographie, la musique,
l'architecture, la médecine, l'histoire naturelle, l'agriculture, le commerce, l'art
nautique, l'équitation, etc. ont leurs dictionnaires spéciaux. Il serait superflu de
faire ressortir l'utilité de ces livres qui, non-seulement pour les érudits, les savants
et les lettrés, mais aussi pour les gens du monde, suppléent à de nombreux ouvrages
et sont devenus les fondements obligés de toute bibliothèque. On n'a jamais mieux
senti leur utilité qu'à notre époque, où les connaissances tendent à se répandre
dans toutes les couches de la société, où des études nouvelles sans cesse ajoutées
aux études antérieures, où les sciences constamment développés rendent plus que
jamais précieuses l'économie du temps et la facilité des recherches. Pour concourir
plus puissamment à ce but, on a entrepris un dictionnaire général qui embrassât
tous les dictionnaires particuliers et pût en tenir lieu ; on a conçu le dessein d'un
ouvrage unique, qui formât à lui seul une bibliothèque : c'est la pensée même qui a
présidé à la naissance et à l'exécution du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle.
40 Ainsi est défini par avance le dessein global de l'entreprise : conférer à la matière des
discours une cohésion qui ne peut trouver sa justification que dans la matière du
langage, et plus particulièrement dans l'organisation de sa matière lexicale. C'est en
effet autour du mot que s'est développée toute la réflexion didactique de Larousse, y
compris dans sa dimension la plus explicitement ouverte à la recherche. Bien que ce ne
soit pas ici le lieu de développer cette considération, il convient d'en rappeler le
contenu pour mieux comprendre le contexte général de la pensée plus ou moins
explicite du langage dans laquelle s'insère l'entreprise de Pierre Larousse.
41 De fait, l'ambition implicite inscrite dans le projet dictionnairique et encyclopédique
est celle de l'édification – en tous les sens du terme – d'un monument. Ce qui se conçoit
aisément, puisque le substrat de ce dessein global est celui de la première philologie
française. Celle qui fut édifiée, dans le droit fil des pensées du XVIIIe siècle, entre 1810 et
1850 environ, et qu'illustrèrent des noms tels que Francisque Michel, Paulin Paris,
Xavier Marmier, ou – de manière plus littéraire – Francis Wey. « Moderne Philologie » –
comme la dénommait Carl Mager – en opposition absolue avec la philologie classique,
316

qui laissera romanistes et celtomanes définir respectivement leurs champs, leurs


intérêts et leurs acteurs emblématiques.
42 Comme il a été rappelé plus haut, les pouvoirs politiques de la France de l'époque
avaient besoin de recréer un passé mythique, susceptible d'être philologiquement
retracé en des textes fondateurs et attesté par des variations de la langue, car c'était
pour eux :
• 1° l'occasion d'agir sur la conscience populaire et de faire advenir la reconnaissance des
caractéristiques originelles d'un peuple, d'une nation, d'une culture ;
• 2° le moyen de définir et enregistrer dans les grammaires d'usage une norme moderne du
français, socialement contraignante et discriminante, et de justifier celle-ci dans l'histoire,
par le recours à tout un patrimoine littéraire dont les racines plongeraient jusqu'aux
époques les plus lointaines où – retardant l'émergence et la reconnaissance d'un français
national – s'étaient diversifiés d'innombrables dialectes reconnus depuis sous les noms
génériques d'oc, d'oïl et de franco-provençal (dénomination qui restait alors à définir et qui
n'est donc pas enregistrée en tant que telle dans le GDU).
43 Dès le début du XIXe siècle, l'Académie celtique spécialisée à l'origine [1804] dans les
origines gauloises du français devenait Société des Antiquaires de France [1813] pour l'étude
et l'édition des antiquités nationales. Le terme de «  linguistique » même – d'origine
germanique – s'acclimatait en France entre 1812 et 1816 (grâce à Jean-Denis
Lanjuinais), jusqu'à être largement diffusé sous des acceptions qui aujourd'hui
surprennent, par Charles Nodier à partir de 1828, et se voyait officiellement entériné
en 1834 dans les fameuses Notions élémentaires de Linguistique, ou histoire abrégée de la
parole et de l'écriture12. S'ouvrait alors une ère nouvelle de la pensée du langage dans
laquelle Pierre Larousse fut immergé dès ses années d'apprentissage et d'étude. Il n'est
pas question d'envisager en ce premier temps le lexicographe qu'il est devenu par la
suite, il suffit de rattacher ces événements aux premiers moments de l'éveil de sa
conscience grammaticale.
44 À la création de l'Institut des Langues, en avril 1837, lorsque Larousse a vingt ans, se
marquent en outre les premiers signes d'une coupure épistémologique entre l'idéologie
héritée des Lumières et l'historicisme progressivement conquis par le siècle.
45 La dimension historique des phénomènes linguistiques voit désormais reconnaître
toute son ampleur, et les statuts de cette organisation – prenant acte de ce que
l'histoire sert désormais de modèle à la science – stipulent que « L'Institut des Langues
s'occupe de la grammaire et de l'histoire des langues en général, et spécialement de la française
 », induisant par là une corrélation promise à un grand avenir dans les dimensions
didactique et théorique ou problématologique de la langue comme objet.
46 C'est précisément ce début de position d'un objet langue susceptible d'être soumis à des
procédures d'examen scientifiques que justifie l'article 82 des mêmes statuts : « Toute
lecture et toute discussion étrangères à la science qui est le but des travaux de l'Institut des
Langues sont formellement interdites ». Ce dernier texte visait probablement à exclure des
débats les questions religieuses et politiques lorsque Giuseppe Gaspare Mezzofanti
(1774-1849), cardinal, bibliothécaire au Vatican, et Nicolas-Rodolphe Taranne,
secrétaire du Comité historique de la langue et de la littérature françaises au Ministère de
l'Instruction publique, nommé par Guizot, furent appelés à siéger parmi les
administrateurs. Il existe alors autour du langage une collusion explicite entre les
autorités religieuses et politiques. On comprend aussi par là pourquoi les instituteurs
de l'époque, comme Larousse lui-même fut contraint d'en faire l'expérience contre son
317

gré, devaient être également les chantres de l'église de leur commune ou de leur
arrondissement.
47 À l'égard de la science, il faudra attendre encore un peu plus de deux décennies pour
que la question de l'origine des langues soit définitivement proscrite des discussions
réputées sérieuses. On reviendra en d'autres lieux sur le rôle que Larousse assigne
rétrospectivement à Renan dans cette éviction. C'est justement qu'entre temps le
français, grâce à la philologie, aura découvert et constitué sa propre histoire.
48 La fondation de la première Société de Linguistique, le 21 décembre 1839, alors que Pierre
Larousse a 22 ans, quelque six ou sept mois avant le départ pour Paris et la reprise de
ses études, entérine cette évolution et sanctionne l'attachement à des épistémès et des
méthodologies désormais dépassées. L'éviction ou une reformulation majeure du
contenu classique de la grammaire générale – qui figurait dans les intérêts de la Société
Grammaticale et disparaissait de ceux de l'Institut des Langues – est alors le prix à payer
pour ce ressourcement. Du côté de la philologie, telle que la pratiquent Raynouard,
Fallot, Michel, Génin, Marmier, se situent l'archéologie et l'histoire des langues ; du
côté de la linguistique se rangent la philosophie et la logique du langage. La nouvelle
grammaire générale – telle qu'elle se définit désormais – ne s'avère plus en réelle
opposition avec ces disciplines ; elle les incite au contraire à mieux se définir dans leurs
spécificités. C'est ici que la préface et le contenu global du GDU ouvrent directement sur
tout un pan de l'évolution de la pensée du langage et du monde caractéristique du
passage du XIXe siècle. Une évolution dont – comme je l'ai souligné jadis à propos
d'Alfred de Vigny et de bien d'autres auteurs du temps13 – la prise en compte s'avère
indispensable puisqu'une des caractéristiques de la création verbale – littéraire ou
philosophique – de cette époque est précisément la mise en évidence au regard du
monde de la spécularité du langage et des discours.
49 Relatons donc brièvement la conversion que subit à cette époque le contenu de
l'épithète « général(e) » dans le contexte des études de langue et des essais sur le
langage. C'est là un des aspects par lesquels se révèle l'investissement idéologique qui
travaille les recherches du passé sur le langage et la langue, et dont il faut
nécessairement tenir compte pour interroger avec pertinence et sagacité les textes
littéraires et autres que nous soumettons aujourd'hui à des analyses de contenu. Le
terme de Grammaire joue ici le rôle de révélateur de la part d'ombre dévolue alors aux
dictionnaires. Nous retrouverons plus loin cette implication de la grammaire et du
dictionnaire dans le dispositif « lexicographique » même de Larousse.
50 Une interrogation du syntagme « grammaire générale » dans la base Frantext, entre les
dates de 1780 et 1900, ne rapporte guère en abondance dans nos filets que les
témoignages de Destutt de Tracy et de ses Élémens d'idéologie, Paris, 1803, notamment à
travers le second volume de cette somme, consacré à la grammaire. De manière isolée
des références surgissent également à Stendhal, Maine de Biran, Victor Cousin, Sainte-
Beuve, Renan, etc.
51 Chez Destutt de Tracy, le syntagme « Grammaire générale » renvoie à une grammaire
capable de « rendre compte de toutes les langues » à l'issue de « l'examen approfondi » de
leurs idiotismes caractéristiques. Cet examen est étayé par « la nature et l'usage de nos
facultés intellectuelles », qui conditionnent « la génération d'idées » convenant également à
« tous les langages possibles ». En dehors de ces conditions, Destutt reconnaît qu'aucun
ouvrage ne mérite le nom de grammaire générale. On approche donc par là du point qui,
318

dans l'esprit de Destutt, fait de la grammaire générale une sorte de matrice


fondamentale de la pensée universelle :
[...] l'homme aspire toujours à la perfection, quoiqu'il n'y parvienne jamais. Il est
impossible de s'occuper un moment de grammaire générale sans être frappé des vices
de tous nos langages et des inconvéniens de leur multiplicité, et sans concevoir le
désir de voir naître une langue parfaite qui devienne universelle. Ces idées de
perfection et d'universalité se confondent même dans la pensée, quoique ce soient
deux choses distinctes (tome 2, chapitre 6, p. 394).
52 En quoi l'idéologue reçoit ici le soutien de Maine de Biran, lequel – dans la conclusion
De l'influence de l'habitude sur la faculté de penser, en 1803 – propose une alternance
dénominative qui autorise tout un chacun à trouver une forme possible de substitution
dans l'équivalence ainsi introduite :
Pour bien traiter la question proposée, il aurait fallu posséder d'abord, dans toute
son étendue, cette grammaire générale ou science de nos idées et de nos signes
considérés dans leurs rapports mutuels ; car les formes extérieures de la pensée
sont jetées dans le moule des langues [...].
53 Lorsque, deux ans plus tard, Destutt soumet sa Logique au public, ce n'est pas seulement
la troisième partie de ses Elémens d’idéologie qu'il livre à la réflexion de ses
contemporains, c'est tout un système philosophique de représentation du monde qu'il
achève de dessiner autour ou à partir de l'idée de grammaire générale et de logique, car
ces deux instances
s'étendent à tout, [...] embrassent tout, et [...] comprennent dans la généralité de leurs
principes toutes les espèces de signes et d'idées. Car tout ce que nous sentons, ce
sont toujours des idées...] [tome (3, chapitre 9, 518.)
54 Les témoignages ultérieurs de la base relèvent de Victor Cousin et de son Cours de
l’histoire de la philosophie. Histoire de la philosophie morale au XVIIIe siècle : t. 2 : École
sensualiste, de 1829, dans lequel il évoque plus particulièrement la position éminente de
Locke. Ce qui ne surprendra pas si l’on songe que Cousin, l’historien et l’éclectique, se
situe par rapport à Condillac lequel a offert au philosophe anglais son relais en France.
En dénonçant la contradiction inhérente au systématisme logique et sensualiste, Cousin
révoque non seulement la pertinence des prétentions de la grammaire générale, mais
aussi le fondement éthique de son assise14 :
Ces rapports si divers (= le système des rapports de toute espèce des mots entre
eux) se ramènent à des rapports invariables, qui constituent le fond de chaque
langue, sa grammaire, la partie commune et identique des langues, c'est-à-dire
la grammaire générale, laquelle a ses lois, ses lois nécessaires qui dérivent de la
nature même de l'esprit humain. Or, chose remarquable, dans le livre sur les mots,
qui comprend tout un volume dans la traduction de Coste, Locke traite sans cesse
des mots, jamais de leurs rapports, jamais de la syntaxe, jamais du fond véritable
des langues (20e Leçon, 304-305).
55 On ne s'étonnera pas, dans ce contexte de retrouver Stendhal, l'élève de Gattel, et sa Vie
de Henri Brulard, idéologues également soucieux d'en finir avec l'extrémisme
condillacien qui identifie jugement et équation, discours et calcul, et qui autorise par
cela même l'espoir d'une langue si juste à l'égard du monde qu'il n'y aurait plus à
pratiquer sur elle que des opérations strictement formelles... Désormais, l'enjeu est
d'appliquer à l'individu – après Cabanis – les mécanismes généraux qui répondaient
naguère à la description des caractères de l'espèce.
319

56 Lorsque Frantext fait appel à Sainte-Beuve décrivant entre 1840 et 1848, c'est-à-dire au
moment même où la grammaire générale première manière jette en France ses derniers
feux, l'univers de Port-Royal, la situation est totalement différente.
57 L'historien est à même de relater à sa manière la conversion dont l'épithète « générale »
est désormais l'objet, emportée qu'elle est par une transformation radicale de la nature
et des objectifs de son support substantif, la « grammaire ». Après avoir caractérisé les
rôles d'Arnauld et de Lancelot dans la définition de ces deux modèles du bon sens
cartésien appliqué à des sujets où c'était une nouveauté de le voir introduit que sont la
grammaire générale et la logique, Sainte-Beuve est en mesure de restituer une généalogie
dont le terme final jouxte à l'époque contemporaine, puisque, de Destutt de Tracy,
l'historien peut faire le saut jusqu'à Sylvestre de Sacy...
[...] Port-Royal se distingue essentiellement de l'académie et des autres
grammairiens du temps, Vaugelas, Ménage, Patru, Bouhours, tout occupés des
mots, du détail des exemples, et ne se formant aucune philosophie du discours. Port-
Royal, grâce à l'excellent instrument philosophique dont disposait Arnauld,
développa en grammaire générale une branche du cartésianisme que Descartes
n'avait pas lui-même poussée : à savoir, l'étude, l'analyse de la langue en général,
supposée inventée par la seule raison. Cette branche cartésienne, implantée et
naturalisée à Port-Royal, dépassait un peu l'ordre habituel d'idées du dix-septième
siècle, et devançait les travaux du dix-huitième, dans lequel elle devait se continuer
directement par Du Marsais, Duclos, Condillac, et par le dernier et le plus vigoureux
peut-être de ces grammairiens philosophes, M. De Tracy. Nous arriverions ainsi à
cette conséquence remarquable, mais rigoureuse : M. De Tracy est le disciple direct
d'Arnauld... en grammaire générale. Le savant idéologue, saluant avec respect MM. de
Port-Royal, dont on ne peut assez admirer, dit-il, les rares talents, et dont la mémoire sera
toujours chère aux amis de la raison et de la vérité, regrette que, dans leur grammaire
non plus que dans leur logique, ils ne soient pas entrés dans plus de détails sur la
formation de nos idées...
58 Et l'on comprend bien pourquoi, comme Larousse en a été le témoin à l'heure où
l'histoire commence à s'instituer comme modèle explicatif et interprétatif de la
connaissance, s'opère dans cette tranche chronologique de la tradition philosophique
française un retournement définitif de la pensée du langage qui périme entièrement le
contenu scientifique de l'objet : la grammaire générale y devient alors l'analyse de la
langue en général et non un modèle général d'analyse de toutes les langues.
Les savants et profonds écrits de M. De Tracy sur ces sujets, au contraire, se
trouvent en partie compromis par l'idéologie exacte et continue dont il a prétendu
ne se départir à aucun moment. Contemporain de M. De Tracy, un véritable héritier
de la méthode et de l'esprit de MM. de Port-Royal, le respectable M. Silvestre De
Sacy a publié des principes de grammaire générale, mis à la portée des enfants ; dans
ce petit livre dédié à son fils aîné, et qu'il écrivait le soir au foyer, empruntant ses
exemples au cercle assemblé de la famille, M. De Sacy a suppléé à cette
métaphysique dont il ne se piquait point, par sa vaste connaissance comparée des
faits grammaticaux, par la rectitude du jugement, la sévérité de l'analyse ; tout y
sent un antique fonds de science et de prud'homie, et c'est le livre qui me
représente le mieux la grammaire générale d'Amauld, reprise et complétée selon le
progrès des temps. Une objection que j'adresserais aux habitudes de grammaire
générale et à l'abus qu'on en peut faire, objection à laquelle Port-Royal n'échappe
point entièrement, c'est que cette façon de tout traduire en raison, si elle sert la
philosophie, court risque de frapper dans une langue bon nombre de locutions
promptes, indéterminées, qui, bien qu'elles aient leur raison, ne l'ont
qu'insensible et secrète, et en tirent plus de grâce. Vaugelas n'avait pas tout à
fait tort dans son dire. La grammaire générale à la façon d'Arnauld, et bientôt à la
320

façon de Condillac et de M De Tracy, retranche dans une langue, si l'on n'y prend
pas garde, les idiotismes, cette richesse domestique confuse. Le dix-huitième siècle
n'en a déjà presque plus. Une autre objection irait plus à fond, et porterait sur la
science même. La grammaire générale (ce que ne pouvaient savoir Arnauld ni les
autres) était aussi hasardée en leur temps que la physique de Descartes sans les
expériences. Cette grammaire générale, utile toujours comme exercice et comme
habitude de se rendre compte, ne pouvait être que provisoire et bien courte [...]. On
ignorait trop de langues, trop de familles entières de langues. D'un certain
mécanisme général tout rationnel, on est venu à la tradition, à la génération
historique, à la vraie physiologie du langage, tandis que, d'Arnauld jusqu'à
Volney, on avait trop accordé à l'abstraction pure. De la grammaire générale à la
logique, il n'y a qu'à tourner le feuillet. La logique est de tous les livres de Port-
Royal le plus célèbre, celui peut-être qui a le moins perdu aujourd'hui encore.
59 On voit par là comment s'opère le transfert d'une épistémologie de la totalité des
langues en langage vers une épistémologie inverse de la particularité de chaque langue
et notamment du français, dès lors que ce dernier se confond avec l'expression de
beautés singulières. Assimilé aux seules productions de l'esprit qui s'inscrivent dans le
panthéon éternel des valeurs morales et esthétiques, le français se distingue de toutes
les langues qui peuvent lui être comparées dans l'ordre généalogique ou typologique, et
de toutes celles qui ne peuvent lui être opposées par défaut de culture. La raison n'est
plus en conséquence nécessaire ; c'est pourquoi, mieux que Condillac, c'est
Malebranche qui s'impose à Sainte-Beuve comme le médiateur par excellence de cette
conversion du « général » :
[...] tandis que la méthode de Descartes, qui valait mieux et qui devait plus
triompher en définitive que sa philosophie, s'appliquait ou allait s'appliquer à
toutes les branches de pensée et d'étude ; qu'Arnauld et Nicole la portaient dans la
grammaire générale et dans la logique, Domat dans les lois civiles, Perrault tout à
l'heure, et Fontenelle et Terrasson, dans la critique des arts et des lettres, en
attendant que d'autres le fissent en religion et en politique, Malebranche ne prenait
que la métaphysique et la poussait plus loin que son maître. Nicolas Malebranche
est, selon l'expression de Voltaire, un des plus profonds méditatifs qui aient existé.
60 C'est donc en assumant pleinement sa dimension métaphysique – subtile et souvent
obscure – que la grammaire générale héritée du XVIIe siècle a trouvé au XVIIIe siècle son
aporie et au XIXe siècle son renversement dialectique, qui conduit à inverser l'ordre
gouvernant le sens du « général ». Ainsi, de l'a priori métaphysique doit-on passer –
comme l'indique Renan – à l’a posteriori résultant du comparatisme critique de nature
historique que la France a développé dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans ce
cadre, les contraintes didactiques de la grammaire scolaire – qui ont imposé une
clarification pratique des méthodes d'analyse de la langue – ont finalement pesé de peu
de poids au regard d'une transformation générale de la pensée du langage. Larousse l'a
simultanément pressenti et observé, faisant à bien des égards de son GDU le témoin et
l'un des médiateurs de cette transformation. En 1890, dans L'Avenir de la science, Renan
peut alors désormais écrire :
[...] partout où ils [les premiers philologues du XVIIIe siècle] ont eu sous la main des
matériaux suffisants, comme dans la question homérique, ils nous ont laissé peu à
faire, excepté pour la haute critique, à laquelle la comparaison des littératures est
indispensable. Ainsi leur grammaire est surtout défectueuse, parce qu'ils ne
savaient que leur langue : or les grammaires particulières ne vivent que par la
grammaire générale, et la grammaire générale suppose la comparaison des
idiomes. [...] L'élément variable et caractéristique a bien plus d'importance dans
les langues [que les facteurs d'identité], et la physiologie ne paraît si souvent creuse et
321

tautologique, que parce qu'elle se borne trop exclusivement à ces généralités de peu
de valeur, qui la font parfois ressembler à la leçon de philosophie du Bourgeois
gentilhomme. La linguistique tombe dans le même défaut quand, au lieu de prendre
les langues dans leurs variétés individuelles, elle se borne à l'analyse générale des
formes communes à toutes, à ce qu'on appelle grammaire générale. Combien notre
manière sèche et abstraite de traiter la psychologie est peu propre à mettre en
lumière ces nuances différentielles des sentiments de l'humanité !
61 On comprend dès lors pourquoi dans le même texte cette notion en vient à fonder la
dialectique du détail et de l'ensemble, grâce à laquelle les faits de langue peuvent être
saisis sous l'angle d'une systématique assignant au particulier le soin d'éclairer le général
et au général la vertu de rendre compte du particulier.
62 Pour mieux comprendre le sens général de cette transformation, revenons alors à la
réédition de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal que procure Petitot, en 1803
et 1810. Le GDU fournit là le descriptif bio-bibliographique d'un littérateur folliculaire,
assez représentatif de toute une génération d'individus nés dans le dernier tiers du
XVIIIe siècle, et parvenus à l'âge adulte – je n'ose dire à maturité intellectuelle – à
l'heure du règne exclusiviste de l'Idéologie. L'implication dans l'univers de l'instruction
publique ne semble ici justifié que par les travaux obscurs de littérature et d'histoire
auxquels s'est livré le personnage, en tant que piètre créateur, d'une part, et en tant
que laborieux traducteur et compilateur, d'autre part. Comme on dit aujourd'hui, la
réédition de la Grammaire générale de Port-Royal fait tache dans cet ensemble gris...
Jetons-y donc un bref coup d'œil. Le volume lui-même, déjà, du seul point de vue
matériel, surprend. La Grammaire proprement dite s'étend des pages 245 à 382, les
Commentaires de Duclos, doublés des Observations de Petitot, occupent les
pages 383-462... La préface, constituée d'un Essai sur l'origine et la formation de la langue
françoise s'arroge un espace de... 244 pages, soit plus de la moitié du volume.
63 Or, que trouve-t-on dans cette préface ? – Très précisément ce qu'annonce son intitulé,
ou, plus exactement, ce que peut recouvrir à l'époque un intitulé de cette nature. À
savoir une esquisse d'évolution de la langue française à travers les témoignages des
monuments représentatifs de sa littérature, et sous l'hypothèque toujours renouvelée
du génie, de la clarté, de l'ordre naturel et logique, ainsi que de l'universalité du
français. Une esquisse comparable déjà à ce que Gabriel Henry 15 publie en 1812 à Paris,
chez Leblanc, libraire à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, sous le titre d'Histoire de la
langue françoise... Larousse rappelle fermement ces données dans le tissu historique qu'il
reconstitue à l'occasion de la rédaction de ses diverses notices. Derrière l'éclatement
qu'impose l'ordre alphabétique de présentation de son dictionnaire, c'est toute une
logique qui s'inscrit, à l'intérieur de laquelle les notions, les êtres, les objets représentés
trouvent leur statut signifiant.
64 Ainsi, dans les ouvrages du type de celui de Gabriel Henry, le français ou plutôt ses
progrès sont l'œuvre d'individus, écrivains et politiques, qui par leur stature ont la
puissance d'infléchir généralement le cours particulier des choses esthétiques et
politiques. Après un Avis préliminaire qui stigmatise vigoureusement la décadence
actuelle du français post-révolutionnaire, largement imputable à Rousseau et à sa
conception de l'origine du langage, l'on voit donc défiler chez Petitot, en une
implacable litanie laudative, les noms de tous les grands auteurs. Lorsqu'est évoqué le
XVIIe siècle, contrairement à ce que l'on pourrait attendre, l'éditeur-commentateur
caresse aimablement la réputation de l'ouvrage qu'il réédite avant de se saisir d'une
322

férule drastique avec laquelle il en fustige les défauts induits à l'heure contemporaine
par l'interpolation dans la Grammaire de textes adventices inutiles :
On vit sortir de Port-Royal les Méthodes Latine et Grecque, la Logique, ouvrage fait pour
le duc de Chevreuse, et la Grammaire générale, dont je donne ici une édition. Ce
dernier ouvrage fut le fruit des conversations d'Amauld et de Lancelot. De l'aveu de
tous ceux qui travaillent à l'instruction de la jeunesse, ces livres élémentaires sont
les meilleurs qui aient été faits. Ils réunissent la précision à la netteté ; les principes
développés avec méthode se gravent facilement dans l'esprit ; les définitions sont
claires et donnent une idée parfaitement juste des objets qu'on y traite. Plusieurs
doutes proposés par Vaugelas sont résolus dans la Grammaire générale, à laquelle on
n'a pu ajouter depuis que des développements qui embarrassent le lecteur
sans augmenter ses lumières. Le caractère principal des écrits de Port-Royal fut
une logique serrée, et une élégance d'expression qu'on regardoit alors comme
incompatible entre elles. C'est ce qui explique pourquoi Boileau et Racine, ces
esprits si justes, penchoient pour le jansénisme (op. cit., 172).
65 On perçoit bien ici la raison de l'inclusion des Commentaires de Duclos, jugés
obscurcissants plus qu'éclairants, la justification des Observations de Petitot lui-même,
et l'on comprend mieux alors pourquoi aux premiers temps du XIXe siècle une réédition
très conjoncturelle de la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal dénoue le sens de
la coordination des deux épithètes, et se propose de montrer – comme l'écrit Petitot –
que « Lorsque l'on possède les élémens des langues anciennes et de sa propre langue, on a besoin,
pour se perfectionner, d'étudier les principes généraux de la Grammaire raisonnée ».
66 Pour ce faire, contre l'histoire mais en même temps avec son concours bienveillant,
devait être mis en évidence « le génie de la langue françoise, dont Arnauld et Lancelot ont fixé
les règles générales  » (ii). En imposant ainsi, avec plus ou moins de sagacité, à l'épithète
« général(e) » la double empreinte de la diversité des langues et de la variation
historique, notre obscur Inspecteur-Général de l'Université Impériale a peut-être
inconsciemment donné alors le signal d'une implosion généralisée de ce signe, quand il
croyait seulement rendre hommage à un modèle révéré et... peut-être parler de lui-
même, écartelé – selon les tout derniers mots du volume – entre les nécessités
modernes d'une Grammaire particulière attachée aux détails singuliers ou particuliers et
la persistance opiniâtre d'une Grammaire générale de moins en moins soumise aux
blandices de l'universel holiste.
67 Nous ne saurions affirmer que Larousse et ses collaborateurs ont totalement lu Petitot ;
l'article du GDU consacré à la Grammaire de Port-Royal n'en fait pas explicitement
mention, mais, indéniablement, leur œuvre porte trace de ce bouleversement
épistémique. Et c'est en cela que la consultation du GDU devient indispensable à nos
lectures des textes du passé.
68 Envisageant les langues dans leurs relations au langage, cette nouvelle grammaire
générale incline au comparatisme, et prépare la voie aux études typologiques. Elle
ambitionne également de fournir aux élèves des modes d'apprentissage plus rationnels
et aisés. Certes, ce sont là des voies que les pusillanimes rédacteurs de publications
telles que le Journal de la Langue française, y compris ceux de sa troisième série, n'avaient
probablement pas conscience de frayer, enfermés qu'ils étaient dans des
préoccupations fort bornées ; mais dont la rétrospection historique permet aujourd'hui
de mieux entrevoir les justifications. Notamment grâce à l'imposante armature
linguistique de l'édifice du GDU. Ainsi, contrairement à ce qui a pu être écrit jadis, les
variations d'intitulé et de contenu de ce Journal ne subtilisaient pas sur des têtes
d'épingles ; elles accompagnaient la laborieuse constitution en France d'une science du
323

langage soucieuse de s'appuyer désormais – à parts égales – sur l'observation des faits
de langue et sur leur théorisation en fonction de modèles initialement historiques, puis
biologiques et enfin sociologiques. Une science du langage à l'élaboration de laquelle
savants, pédagogues, philosophes et politiques apportaient leur quote-part d'intérêts et
de remarques. L'instituteur en formation qu'était Larousse ne pouvait manquer de
prêter attention à ces transformations.
69 Or, à cet égard, l'obstacle fondamental restait toujours le médiocre degré de
développement de la scolarisation, qui interdisait de poser suffisamment tôt dans les
consciences les bornes et les repères d'une expression correcte, c'est-à-dire
globalement adéquate au dessein idéologique de dresser une topographie stable de la
société. Voilà pourquoi il convient de revenir de nouveau sur les détails de la loi et des
ordonnances de Guizot. Ces textes ne sont pas seulement programmatiques pour
l'enseignement et l'éducation, à la date de 1833 où le jeune Pierre-Athanase Larousse, à
17 ans, envisageait la profession d'instituteur, ils portent aussi en eux les germes de la
légitimation d'une représentation inédite de la culture française, qui repose désormais
sur :
• 1° une recherche des sources historiques de la nouvelle France (la Savoie et le comté de Nice,
annexés en 1860, ne font pas encore partie du territoire), qui assure les contours de cette
carte ;
• et 2° la promotion de modèles qui serviront désormais de référence à l'Histoire – Clovis,
Charlemagne, Saint-Louis, etc. Ainsi qu'à la Littérature – la Chanson de Roland, les Fables de La
Fontaine, etc. Tous ces noms et toutes ces figures dont les notices feront plus tard la
renommée du GDU.
70 La période qui – dans l'évolution française des représentations du langage et de la
langue – voit le passage de la dominante idéologique à la dominante pratique, orientée
par les nécessités de la scolarisation, est en outre celle d'une intense activité
spéculative au cours de laquelle furent aussi déplacées les question de l'origine du
langage et de la langue originelle. Et c'est dans ce contexte global que Pierre-Athanase
Larousse, l'immortel, développe ses idées non académiques sur l'instruction,
l'enseignement et le langage.
71 Le passage d'un paradigme scientifique ancien à un paradigme scientifique moderne
conditionne ainsi en profondeur une nouvelle représentation de la langue,
délibérément mise en place à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Au lieu de
considérer la langue, dans son principe, comme un reflet de la pensée et, dans sa
nature, comme une logique, les grammairiens s'efforceront désormais d'étudier les
caractères physiques de la langue.
72 Pour mieux comprendre le renversement qui s'opère à l'heure où s'étiole
définitivement la tradition issue du XVIIIe siècle métaphysique et philosophique, il
conviendrait – à titre illustratif – de dresser la liste de tous les ouvrages qui, désormais,
s'attachent à cerner les détails de la grammaire dans l'ensemble de la langue. Ou, pour
parodier une formule célèbre, pourquoi et comment « de tout petits faits bien choisis,
importants, significatifs, simplement circonstanciés et minutieusement notés » sont-ils appelés
à constituer en langue « la matière de toute science »16. C'est là un objectif qui –
malheureusement – sort du cadre de cet article tout en en constituant le prolongement
indispensable.
73 Après Beauzée, Domergue, d'une part, et Lhomond, Noël et Chapsal, d'autre part, nous
sommes désormais là dans une nouvelle manière d'envisager les problèmes du français,
324

et de statuer sur le sens de son évolution depuis ses origines retrouvées. Une nouvelle
donne qui accompagne le développement de la langue, et que des grammaires telles
que celles de Cyprien Ayer, Brachet et Dussouchet, de Dottin et Bonnemain, Guérard, et
de Pierre Larousse17 en personne, illustreront dans la seconde moitié du siècle. À
s'appuyer d'ailleurs sur le détail de ces faits, c'est tout l'ensemble de la problématique
qui évolue. L'historicisation du raisonnement grammatical fait peu à peu porter
l'accent sur le rôle du mot. C'est donc autour de cette notion qui permet si aisément
d'étiqueter les objets du monde, de définir les limites de la connaissance, et les bornes
du pouvoir du locuteur, que va désormais se développer la réflexion de Larousse. On
pourrait dire que l'orthonymie – au sens de désignation rigoureuse et normée des faits,
des états, et des processus – devient la préoccupation essentielle du lexicologue et du
lexicographe.
74 À l'heure où justement la langue française prend conscience de ses devoirs
propédeutiques, s'il est difficile de saisir l'exacte mesure de toutes les implications de
ce dessein orthonymique – que certains qualifieraient de vaine ambition nomothétique
– retenons simplement pour conclure tout ce que la consultation et la lecture d'un GDU
désormais rendu accessible sous forme électronique18 peut apporter aujourd'hui à une
compréhension moderne et exacte, évaluative et argumentée, des données secrètes du
langage qui ont conditionné les créations culturelles du passé au sens le plus large de
ces derniers termes. Je prendrai ici comme seul exemple le cas d'Alfred de Vigny.
75 Comment Vigny est-il présent dans ce monument ? Son nom est tout d'abord cité dans
207 notices, soit comme mention, soit comme entrée. Je n'aurai pas le temps de
m'arrêter sur tous les cas de mention, puisqu'il faut distinguer en ceux-ci les cas dans
lesquels Vigny permet la référenciation d'une citation, et ceux dans lesquels le nom du
poète renvoie à la désignation de l'individu dans ses caractéristiques socio-
biographiques.
76 Je m'arrêterai donc plutôt sur les articles qui exposent la biographie et l'œuvre de
Vigny dans le tome de l'ensemble principal, puis sur ceux qui s'attachent à décrire et
commenter quelques-unes des pages les plus significatives de son œuvre. Ces articles
sont intéressants car ils sont quasiment contemporains de la disparition de Vigny, et
proposent par conséquent des représentations en prise directe avec le quotidien dans
lequel l'homme et l'œuvre font signe, doté de sens et de valeur.
77 Le premier est celui qui rend compte du personnage dans toute la complexité de sa vie
et de son œuvre :
VIGNY (Alfred-Victor, comte DE), poëte et romancier français, né à Loches le 28
mars 1797 mort à Paris le 17 septembre 1863. Sa famille, autrefois fort riche en
domaines territoriaux situés en Beauce, s'était vue contrainte d'habiter Loches pour
se rapprocher du lieu de captivité de l'un de ses membres, M. de Baraudin, oncle
maternel du poëte, chef d'escadre sous Louis XVI et emprisonné pour sa
participation aux guerres de la Vendée. Elle avait acheté à Loches une petite
maison, où naquit Alfred de Vigny. Dix-huit mois après cet événement, en 1799, la
famille de Vigny quitta cette retraite et habita tantôt Paris, tantôt la terre
patrimoniale du Tronchet, en Beauce. Dès son enfance, le futur auteur de Cinq-Mars
puisa dans ce qu'il appelle « la tristesse bruyante de Paris » et dans la monotonie
des plaines de la Beauce les germes de cette misanthropie qui, plus tard, devait
entièrement l'envahir. « Au collège, lisons-nous dans les notes posthumes publiées
par M. Louis Ratisbonne, j'étais persécuté par mes compagnons ; quelquefois ils me
disaient : “Tu as un de à ton nom ; es-tu noble ?" Je répondais : “Oui, je le suis." Et ils
me frappaient. Je me sentais d'une race maudite, et cela me rendait sombre et
325

pensif. »
Alfred de Vigny se préparait à l'École polytechnique et suivait, en dehors de
l'institution Hix, dans laquelle il eut pour condisciples Hérold et Devéria, des cours
particuliers sous les meilleurs maîtres. Il cultivait même les arts d'agrément et eut
Girodet-Trioson pour professeur de dessin. Sa santé se trouva altérée par suite
d'un labeur trop continu ; la famille fit des reproches à Mme de Vigny, qui
répondit tristement : « Que voulez-vous ? il faut qu'un homme sache tout à dix-sept
ans ; après cet âge, la guerre l'enlève à l'étude et nous le prend, hélas ! à nous-
mêmes. » C'était, en effet, l'époque où les mères ne mettaient plus au monde assez
d'enfants pour suffire à ce dévorant empereur. La bataille de Paris, en ramenant les
Bourbons, lui ouvrit plus promptement qu'il ne l'avait espéré la carrière militaire.
« Nous avons élevé cet enfant pour le roi », écrivit la comtesse de Vigny au ministre
de la guerre en demandant son admission dans les gendarmes de la maison rouge.
Le ministre accueillit la demande ; le jeune homme fut admis par faveur et, malgré
sa taille peu imposante, avec un brevet de lieutenant dans ces compagnies de luxe
destinées à satisfaire la vanité de la noblesse. Il débuta, comme il Ta raconté dans
une touchante page de Laurette ou le Cachet rouge (Servitude et grandeurs militaires) par
escorter jusqu'à Béthune Louis XVIII, forcé de fuir aux Cent-Jours. Le mousquetaire
de la maison rouge n'avait pas un poil de barbe au menton, et l'escadron ne manqua
pas de le cribler de plaisanteries. A. de Vigny montrant un jour à Victor Hugo un
portrait de lui à cette époque, en costume de lieutenant, Victor Hugo s'écria : « C'est
la plus fine et la plus délicate figure de petite fille qui se puisse voir ! » Au fond, il
n'avait aucunement le tempérament militaire, comme il l'explique dans une page
de ses Souvenirs :
« Me voila mousquetaire à seize ans. Ce n'est que cela ! me dis-je après avoir mis
mes épaulettes, ce n'est que cela ! J'ai dit ce mot-là depuis de toute chose, et je l'ai
dit trop tôt. De là ma tristesse, née avec moi, il est vrai, mais pas si profonde qu'à
présent, et au fond assez douce et pleine de commisération pour mes frères de
douleur, pour tous les prisonniers de cette terre, pour tous les hommes... Vous avez
raison de vous représenter ma vie militaire comme vous faites ; l'indignation que
me causa toujours la suffisance dans les hommes si nuls qui sont revêtus d'une
dignité ou d'une autorité me donna, dès le premier jour, une sorte de froideur
révoltée avec les grades supérieurs et une extrême affabilité avec les inférieurs et
les égaux. Cette froideur parut à tous les ministères possibles une opposition
permanente, et ma distraction naturelle et l'état de somnambulisme où me jette en
tout temps la poésie passèrent quelquefois pour du dédain de ce qui m'entourait.
Cette bonne distraction était pourtant, comme elle Test encore, ma plus chère
ressource contre l'ennui, contre les fatigues mortelles dont on accablait mon
pauvre corps si délicatement conformé et qui aurait succombé à de plus longs
services, car, après treize ans, le commandement me causait des crachements de
sang assez douloureux. La distraction me soutenait, me berçait, dans les rangs, sur
les grandes routes, au camp, à cheval, à pied, en commandant même, et me parlait à
l'oreille de poésie et d'émotions divines nées de l'amour, de la philosophie et de
l'art. Avec une indifférence cruelle, le gouvernement, à la tête duquel se
succédaient mes amis et jusqu'à mes parents, ne me donna qu'un grade pendant
treize ans, et je le dus à l'ancienneté qui me fit passer capitaine à mon tour. Il est
vrai que, dès qu'un homme de ma connaissance arrive au pouvoir, j'attends qu'il me
cherche, et je ne le cherche plus. J'étais donc bien déplacé dans l'armée, et je
portais la petite Bible que vous avez vue dans le sac d'un soldat de ma compagnie.
J'avais Éloa, j'avais toutes mes poésies dans ma tête ; ils marchaient avec moi, par la
pluie, de Strasbourg à Bordeaux, de Dieppe à Nemours et à Pau, et quand on
s'arrêtait, j'écrivais. J'ai daté chacun de mes poèmes du lieu où se posa mon front.
Depuis la guerre d'Espagne, Cinq-Mars vivait dans ma tête ; j'étais comme le Jésus de
Manzoni, « se souvenant de l'avenir », et ce livre à venir, je n'avais pas le temps de
l'écrire. Marié hors de l'armée, revenu à Paris (chère ville bien-aimée du Beauceron
qu'on y apporta à deux ans), je me hâtai d'écrire mon roman. Il me donna plus de
326

renom qu'Éloa, qui me semble d'une nature plus rare, autant que je puis me juger
moi-même. Je fis depuis ce que j'ai fait toujours, des esquisses qui font mes délices,
et au milieu desquelles je tire de rares tableaux. Croiriez-vous que je les ai tellement
accumulés que j'ai là, près de moi, une malle entière pleine de plans, de romans,
d'histoires, de tragédies, de livres de toute forme et de toute nature ?... »
Pour compléter l'histoire de la jeunesse du poète, ajoutons qu'il fut du nombre de
ceux qui, lors du « voyage » à Gand, n'avaient pas franchi la frontière. On l'envoya à
Amiens pendant les Cent-Jours. Les compagnies rouges n'ayant point été rétablies
au retour des Bourbons, de Vigny entra dans la garde royale à pied. Il s'était brisé la
jambe par accident, et l'usage du cheval lui devenait impossible. Très-studieux,
détestant les habitudes de caserne et l'insipidité de la vie de garnison, il passait aux
bibliothèques les moments qu'il pouvait dérober au service ; car l'instinct de la
guerre, chez une nature aussi délicate, aussi généreuse, n'avait été qu'un instinct
factice. La réflexion lui avait montré ce que vaut ce grand mot atroce de gloire
militaire avec lequel on grise les natures grossières et dont les despotes se servent
avec une si cruelle adresse pour mieux exécuter leurs desseins ambitieux. Dans le
silence de la paix qui enfin s'était faite après de si terribles commotions, il sentit
s'éveiller en lui le goût littéraire et poétique.
L'étude de Théocrite et d'André Chénier lui inspira, dès 1815, deux études antiques,
la Dryade et Syméta, qu'il fit suivre bientôt de poésies d'une égale valeur : Héléna, la
Somnambule, la Fille de Jephté, la Femme adultère, le Bal, la Prison, morceaux réunis sous
le titre de Poèmes antiques et modernes (1822, in-8°) et inspirés, selon toute
probabilité, par André Chénier ; le Trappiste (1822, in-8°) ; Éloa ou la Sœur des anges,
mystère (1824, in-8°). Cette dernière œuvre, où l'inspiration mystique est rendue
avec une perfection si mélodieuse, ne fut pas accueillie avec tout le succès que
l'auteur en attendait. Le Déluge et Dolorida suivirent Éloa de très-près. Le Déluge était
la dernière des œuvres bibliques et antiques de l'auteur ; Dolorida, la première de ses
œuvres romantiques. Ces productions lui assurèrent une des premières places dans
les rangs de la jeune pléiade ; elles sont empreintes de cette originalité qui crée
à Alfred de Vigny une place à part dans le mouvement littéraire de 1830. Plus
hardi qu'André Chénier, dont il a souvent toute la grâce, il fut en même temps
que Victor Hugo un initiateur.
Nommé capitaine en 1823, au moment de la guerre d'Espagne, il fut envoyé sur la
frontière et ne prit aucune part, à son grand regret, aux opérations militaires ; mais
dans ces loisirs forcés, il conçut l'idée et le plan d'un de ses plus beaux livres, Cinq-
Mars. C'est dans les Pyrénées, à Orthez, parmi les devoirs et les ennuis de la vie
militaire, que le jeune officier écrivit ce roman longuement médité et dont il avait
conçu le plan en préparant une Histoire de la Fronde, qui n'a jamais vu le jour. Cinq-
Mars est plutôt l'œuvre d'un libéral éclairé que celle d'un royaliste fervent, et peut-
être le succès de ce beau livre (1826) fut-il pour beaucoup dans la résolution que
prit l'auteur de renoncer à une carrière pour laquelle il n'avait plus que de
l'aversion. Dans Servitude et grandeur militaires, il parle longuement de ses
déceptions. « Ce ne fut que très-tard, dit-il, que je m'aperçus que mes services
n'étaient qu'une longue méprise et que j'avais porté dans une vie tout active une
nature toute contemplative. Mais j'avais suivi la pente de cette génération de
l'Empire née avec le siècle et de laquelle je suis. »
Alfred de Vigny se fit réformer en 1828 pour cause de santé. Deux ans auparavant, il
avait épousé à Pau une Anglaise, petite-fille d'un riche commerçant de l'Inde, après
avoir failli épouser Delphine Gay (Mme Emile de Girardin). Il vint à Paris et fut
aussitôt un des plus fidèles habitués du cénacle de la place Royale. Le succès de
Cinq-Mars présageait, en ce brillant champion du romantisme, alors naissant, un
rival de Walter Scott ; mais c'était au théâtre surtout qu'il fallait frapper des coups
décisifs et en finir avec les procédés surannés de la vieille école. A. de Vigny porta
ses préférences de ce côté ; il traduisit en vers l'Othello de Shakespeare, et la
première représentation de ce drame précéda de quelques mois, au Théâtre-
Français, celle d'Hernani. Vinrent ensuite, à l'Odéon, la Maréchale d'Ancre, drame
327

historique ; puis une petite comédie, Quitte pour la peur ; une nouvelle traduction de
Shakespeare, le Marchand de Venise, et enfin Chatterton. Le caractère de l'auteur se
révèle tout entier dans cette dernière œuvre, datée de 1835. Chatterton, c'est le
poète impuissant à plier son génie aux exigences de la vie matérielle, à faire de sa
plume un gagne-pain ; c'est le talent pauvre et fier voué aux exigences de la
richesse ignorante. Ce drame, écrit en vingt jours, obtint un succès incontesté ; mais
depuis longtemps l'auteur était désillusionné. Indifférent aux jugements de la
presse et à ceux du public, peu sensible aux louanges et dédaigneux des critiques, il
avait écrit, dès 1829, dans ses notes intimes : « Tout Français, ou à peu près, naît
vaudevilliste et ne conçoit pas plus haut que le vaudeville. Écrire pour un tel public,
quelle dérision ! quelle pitié ! quel métier ! Les Français n'aiment ni la lecture, ni la
musique, ni la poésie ; mais la société, les salons, l'esprit, la prose. »
En même temps qu'il perdait tout enthousiasme littéraire, s'en allaient aussi ses
convictions politiques. Il avait assisté aux journées de Juillet avec une indifférence
apparente, mais ses sympathies intérieures étaient plus favorables peut-être à la
cause de la liberté qu'à celle des Bourbons. On trouve à la date du 27 juillet, dans ses
notes intimes, ces quelques lignes significatives : « Charles X est à Compiègne. Il a
dit : "Mon frère a tout cédé, il est tombé ; je résisterai et ne tomberai pas." Il s'est
trompé. Louis XVI est tombé à gauche et Charles X à droite. C'est toute la
différence. » Alfred de Vigny écrivait encore le 11 août de la même année : « La
garde royale a fait noblement son devoir, mais à contre-cœur. Tant qu'une armée
existera, l'obéissance passive doit être honorée, mais c'est une déplorable chose
qu'une armée. »
Cette disposition de l'esprit, cette indifférence sceptique sont peu favorables à
la production littéraire. Elles sont encore plus marquées dans Stello ou les Diables
bleus (1832) et dans Servitude et grandeur militaires (1835), deux ouvrages où l'auteur
met en parallèle, dans l'un la situation du poëte et dans l'autre celle de l'homme de
guerre, avec la société moderne. Ces études provoquèrent de nombreuses critiques.
C'est du premier de ces livres qu'A. de Vigny détacha le drame de Chatterton. Le
retentissement de cette œuvre, où la société est accusée de la mort du poète, fut si
grand qu'il se rencontra deux députés, MM. Fulchiron et Charlemagne, qui
protestèrent en pleine Chambre contre ce qu'ils appelaient « un drame indigne et
pervers » ; mais l'intérêt excité par le héros, le charme et l'élégance du style, le
talent de Mme Dorval triomphèrent de toutes ces attaques ridicules de bourgeois
satisfaits et peureux. Stello, Chatterton, Servitude et grandeur sont les fruits d'un
esprit découragé, d'une imagination que domine, d'une façon maladive, la
mélancolie. Bien des pages, quoique écrites avec une exquise finesse,
s'inspirent d'une fausse philosophie. Mais si le poète ne sut pas chercher dans
un idéal de justice un refuge contre le scepticisme, du moins ce scepticisme
fut-il toujours digne et incompatible avec la bassesse et la servilité. Le 8 mai
1845, il entra à l'Académie française, en remplacement de M. Étienne. Depuis
longtemps déjà, il n'affrontait plus la publicité qu'à intervalles fort éloignés.
En 1841, la fille de Sedaine, dans l'indigence, s'étant adressée à lui, il composa pour
la Chambre des députés un opuscule sur la Propriété littéraire, raconta la vie de
Sedaine, ses travaux, aborda la question générale et demanda pour les héritiers
d'un auteur un droit sur chaque nouvelle édition de ses œuvres. En 1843, il essaya
un retour à la poésie lyrique en publiant dans la Revue des Deux-Mondes des
fragments de Poèmes philosophiques : la Sauvage, la Mort du loup, la Flûte, etc., recueillis
après sa mort comme une sorte de testament littéraire, sous le titre de Destinées,
d'après la pièce qui ouvre le recueil. La note religieuse domine dans ces derniers
chants du poète solitaire et découragé. Le ton de cette lyre, contemporaine des
Harmonies et des Recueillements poétiques, parut uniforme, triste et même lugubre.
Épris de solitude, Alfred de Vigny se réfugia de plus en plus dans le culte
secret de la poésie. On a trouvé dans ses papiers des plans de poèmes et. de
romans, auxquels il travaillait encore lorsque la mort l'enleva. C'étaient une
suite à Éloa, un de ses plus beaux poèmes ; une seconde consultation du docteur
328

Noir, un des personnages de Stello ; un grand ouvrage sur les Français en Égypte, dont
Bonaparte aurait été le héros, et une comédie en vers. Lorsqu'il mourut, après
toute une année de souffrances supportées avec un rare courage, il défendit
qu'aucun discours fût prononcé sur sa tombe. Cependant, comme il était officier
de la Légion d'honneur, par une préoccupation singulière, il se souvint à ses
derniers moments qu'avant d'être un poète exquis de ce temps, il avait été
capitaine dans l'armée, et il insista pour que ce fût l'armée, et non la garde
nationale, qui l'accompagnât à sa dernière demeure. M. Louis Ratisbonne a publié
dans la Revue moderne, sous ce titre : journal d'un poète, les notes intimes laissées par
son illustre ami. Ces notes forment une sorte d'autobiographie dans laquelle Alfred
de Vigny a résumé l'histoire de ses idées. « Alfred de Vigny, dit-il, me montrait
quelquefois dans sa bibliothèque de nombreux petits cahiers cartonnés où il avait
depuis longtemps jeté au jour le jour ses notes familières, ses mémentos, ses
impressions courantes sur les hommes, sur les choses surtout, ses pensées sur la vie
et sur l'art, la première idée de ses œuvres faites ou à faire. Et, quelques jours avant
sa mort, il me dit : "Vous trouverez peut-être quelque chose là." J'y ai trouvé
l'homme tout entier. » Le Journal d'un poète, en effet, explique et fait aimer cet
esprit élevé qui, s'il ne sut pas mettre d'énergiques convictions au service
d'une grande cause, sut du moins rester au-dessus des ambitions mesquines. Il
nous paraît regrettable que M. Louis Ratisbonne ait cru devoir arrêter ces
confidences à l'année 1847.
Les Œuvres d'Alfred de Vigny, ont été réunies (1837-1839, 7 vol. in-8°). On peut
reprocher à ce poëte, à cet écrivain délicat la monotonie de son style et, en
général, son peu d'émotion. Mais nul artiste n'a jamais été plus épris d'idéal.
Il n'est pas dans notre temps de renommée plus pure, de vie plus digne et plus
justement honorée. C'est une figure à part dans l'histoire littéraire, et, comme l'a
fort judicieusement fait remarquer Jules Sandeau, à quelque point de vue qu'on le
considère, il est impossible de n'être pas frappé de l'harmonie qui existe entre
l'écrivain et son œuvre. « Cette harmonie se retrouvait jusque dans sa personne. On
a pu dire de lui qu'il ressemblait à son talent ; il en était, pour ainsi dire, la fidèle et
vivante image et, si j'avais à peindre la Muse qui l'inspirait, c'est sous les traits du
poëte lui-même, alors qu'il était jeune encore, que j'aimerais à la représenter... Dès
ses premiers pas dans la vie des lettres, le comte de Vigny avait pris l'attitude
discrète et voilée qu'il a toujours conservée depuis et qui ne s'est jamais démentie :
quelque chose de virgilien, la pose d'un Raphaël attristé. » Sainte-Beuve a fixé d'un
trait magistral la physionomie de ce Mélanchthon du romantisme, de ce poëte
pudique qui redoutait l'éclat et le bruit :
Pendant que Hugo,
Le baron féodal, combattait sous l'armure,
Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait.
78 Nous avons ici une sorte de vulgate de la biographie et de la critique littéraire de
l'écrivain. Les traits qui y sont gravés, que j'ai d'ailleurs soulignés en gras, confinent au
stéréotype et l'image qui en résulte s'avère conforme à la tradition qui fait déjà de
Vigny – au milieu de ses contemporains – un écrivain romantique à part dans son siècle
et parmi ses semblables.
79 Dans la notice consacrée au dernier recueil de Vigny, cette image se fige encore plus
nettement :
Destinées (LES), poésies philosophiques, par Alfred de Vigny (Paris, 1864, in-8° ; ouvrage
posthume). Le titre choisi par de Vigny n'est point un titre vague et arbitraire
comme le titre de presque tous les volumes de poésies ; il indique une intention
bien déterminée, qui n'est point démentie par le volume. L'idée de l'auteur a été de
montrer l'homme aux prises avec la fatalité contre laquelle il lutte sans pouvoir
jamais la vaincre absolument. Le spectacle de l'impuissance humaine attriste le
329

poëte, qui conclut à une morale presque stoïcienne. Il n'admet pas qu'on cède a la
destinée, mais cependant il plaint l'orgueil qui se révolte contre elle. La vertu du
sage, selon lui, réside dans une sorte de résignation virile, qui veut que l'homme
avoue sa défaite, connaisse sa débilité, mais lui interdit de s'y complaire : il ne faut
pas qu'il sourie aux caprices de la fatalité, et, s'il est forcé de les subir, il doit ne le
faire qu'à regret.
Cette conception, noble, mais contradictoire, donne à ses poésies je ne sais quelle
austérité ironique et dédaigneuse qui constitue une de leurs qualités originales. Elle
imprime quelquefois à son vers une roideur ou une tension un peu pénible, il est
vrai, mais aussi une attitude fière et puissante qui n'exclut pas la grâce. Il nous
semble qu'on n'a pas rendu à ces poèmes posthumes toute la justice qu'ils méritent.
On n'a pas assez remarqué que c'est un des très-rares livres de poésie moderne où
l'auteur expose réellement des conceptions philosophiques et morales. Les
premières poésies de Vigny avaient peut-être quelques beautés gracieuses qui, sans
être perdues dans celles-ci, s'effacent devant des qualités qui nous semblent
supérieures. Certes ses préoccupations de la destinée sommaire s'y montrent
souvent, mais dans les Destinées il est parvenu à la pleine conscience de lui-même et
au summum non-seulement de son talent poétique, mais encore de son intelligence.
On sent que ce poëte n'a pas dédaigné, comme beaucoup de ses contemporains, la
fréquentation des idées. Il a cru qu'on pouvait exprimer, dans des vers toujours
nobles et dignes, les doutes et les désirs de l'âme humaine. Il avait débuté par un
royalisme catholique sous l'inspiration duquel il a écrit Cinq-Mars et quelques-unes
de ses premières poésies, et les Destinées nous le montrent sinon converti à l'esprit
nouveau, du moins revenu de ses erreurs et singulièrement désenchanté. Qui
croirait que c'est l'auteur d'Éloa qui a écrit les vers suivants :
S'il est vrai qu'au jardin sacré des Écritures
Le Fils de l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd aux cris des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l'absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité.
Ces quelques vers donnent parfaitement le ton du volume. Cette poésie est celle
d'un homme qui, ayant eu assez de force pour détruire en lui sa vieille croyance,
n'en a pas assez pour s'en créer une nouvelle. Mais au moins il a fait acte d'homme ;
il a osé regarder en lui-même et il a mis dans son œuvre non-seulement un rare
talent de versificateur, mais sa conscience et son intelligence ; aussi a-t-il fait un
livre énergique et vivant. Dans la pièce qui ouvre le volume, et qui est intitulée les
Destinées, il nous montre les Destinées antiques pesant du pied sur chaque homme ;
le Christ arrive ; l'âme humaine espère un moment être délivrée de la fatalité ; les
Destinées, inquiètes, redemandent à Dieu leur ancien empire, qui leur est rendu par
la Grâce. Alors le poëte dit à Dieu :
Vous avez élargi le collier qui nous lie ;
Mais qui donc tient la chaîne ?
Ah ! Dieu juste ! est-ce vous ?
le christianisme a élargi le collier, mais la révolution l'a brisé. C'est pour ne l'avoir
pas compris qu'Alfred de Vigny se trouve si triste et si désenchanté. Une des plus
belles pièces de ce volume est la Maison du berger, écrite en strophes de cinq vers sur
trois rimes masculines, rhythme qui revient souvent. Il y déclame bien un peu
contre la vapeur ; il y reproche bien à la poésie de s'être souvent déshonorée dans
les carrefours impurs des cités : Tu tombas, lui dit-il,
Tu tombas dès l'enfance, et dans la folle Grèce
Un vieillard t'enivrant de son baiser jaloux
Releva le premier ta robe de prêtresse
Et, parmi les garçons, t'assit sur ses genoux.
330

Mais il y a de fort beaux vers sur la nature, qui l'épouvante. C'est peut-être de
toutes les poésies de Vigny celle qui trahit le plus les troubles intimes de cette âme
qui se cachait aux yeux de la foule sous une sérénité plus apparente que réelle. Nous
ne pouvons analyser pièce par pièce tout le volume : bornons-nous à citer
sommairement les passages principaux. Dans les Oracles, destinée a un roi, il signale
l'avènement de la démocratie, qui vient de renverser le gouvernement de Louis-
Philippe, et l'on y trouve quelques vers très-amers contre les doctrinaires. La Colère
de Samson nous montre l'homme, puissant et doux, soumis par la fatalité à la femme
qui le trompe et le trahit. Ce poème et le suivant, La Mort du loup, où l'on trouve ce
vers qui résume tout le volume,
Seul, le silence est grand, tout le reste est faiblesse,
sont les deux poèmes peut-être les plus originaux et les plus complets. Dans La Flûte,
il montre la fatalité attachée à l'homme, ou plutôt à l'artiste, qui, mal servi par de
mauvais organes, ne peut parvenir à révéler son âme. Nous avons déjà cité cinq vers
du Mont des Oliviers, où Ton voit Jésus, condamné par la fatalité de sa mission,
invoquer son Père céleste, qui ne lui répond pas et l'abandonne à sa destinée. Dans
l'Épisode de Wanda, nous voyons le dévouement d'une femme partageant jusqu'à la
mort la destinée de son époux, exilé par le czar en Sibérie. Il y a dans ce poème
telles strophes indignées qui font honneur au cœur et à la conscience d'Alfred de
Vigny. Enfin, dans La Bouteille à la mer, le poëte raffermit un jeune homme effrayé de
la destinée et la lui montre impuissante contre le génie. Le volume se termine par
une poésie à l'Esprit pur, où Ton a eu raison de blâmer un orgueil vraiment excessif.
Tel est ce livre, inégal dans la facture, mais d'une inspiration élevée et
robuste. Ceux qui voudraient que la poésie s'inspirât un peu de l'esprit
moderne doivent le proposer sinon comme modèle, du moins comme exemple.
La cause qu'ils défendent gagnera à s'appuyer sur un livre où la pensée et la
forme se sont conciliées si puissamment. Il y a deux éditions des Destinées : Tune
est de format in-8° ; la seconde fait partie des Poésies complètes d'Alfred de Vigny,
éditées en un volume in-18, chez Michel Lévy.
80 La netteté remarquable du jugement critique formulé dans ces lignes permet de
mesurer la qualité de l'entreprise du lexicographe. On sera particulièrement sensible ici
au traitement de la matière philosophique sous la forme versifiée ; en soulignant les
aspérités et les crispations de cette dernière, le rédacteur de la notice met le doigt sur
la caractéristique la plus forte de l'écriture de Vigny ; une écriture qui se veut à
l'opposé de l'esthétique du lissé et du coulé que nombre de poètes de la même
génération ont voulu adopter comme signe distinctif d'un romantisme émollient. Vigny
est bien cet auteur qui revendique :
Que chacun donc peigne comme il voit, et aussi parle comme il pense, crie comme il
sent ; c'est la permission que je prends sans la demander, convaincu que l'humanité
ne peut perdre à savoir ce qu'un homme a éprouvé et dit dans la sincérité de son
cœur...
81 De sorte que lorsqu'on retourne à la notice dévolue au premier recueil du poète, on se
trouve en présence d'une analyse qui vient corroborer quelques-uns des points abordés
dans la notice biobibliographique initiale :
Poèmes antiques et modernes par Alfred de Vigny (Paris, 1829). La plupart de ces
poëmes ont été écrits pendant la vie militaire de l'auteur et ont paru de 1822 à 1826.
Ils furent réunis pour la première fois en 1829 et classés de la manière suivante :
Poèmes mystiques. La Somnambule, la Dryade, Symétha, le Bain d'une dame romaine ;
poèmes modernes, Dolorida, la Prison, Madame de Soubise, la Neige, le Cor, le Bal, le
Trappiste, la Frégate la Sérieuse, les Amants de Montmorency, Paris. Entre tous les
mérites qui distinguent ces poèmes, celui qui frappe le plus, c'est la vérité
naïve et spontanée des sujets et des manières, l'opposition involontaire et
franche et, si l'on veut, l'inconséquence des intentions et des formes
331

poétiques, l'allure libre et dégagée des pensées et des mètres qui les
traduisent, l'inspiration nomade et aventureuse qui, au lieu de circonscrire
systématiquement l'emploi de ses forces dans une époque de l'histoire, sous
une face de l'humanité, va, selon son caprice et sa rêverie, de la Judée à la
Grèce, de la Bible à Homère, de Symétha à Charlemagne, de Moïse à Mme de
Soubise. «  Éloa, dit M. Gustave Planche, rivalise de grâce et de majesté avec les plus
belles pages de Klopstock. Le sujet, qui se trouve à l'origine de toutes les
histoires, et de toutes les poésies, qui domine toutes les cosmogonies et toutes
les religions, qui se montre dans les Afàliayamas de l'Inde, dans l'Évangile et
dans le Coran, dans Faust et dans Manfred, dans Marlowe et dans Milton, l'idée
première et féconde d'Éloa, qui avait traversé déjà, sans s'appauvrir ou
s'épuiser, tous les âges de l'humanité, avait besoin, pour intéresser, du
charme des détails et de l'exécution. Or ce drame, dont la scène et les acteurs,
l'exposition, la péripétie, et le dénoûment n'ont qu'une vérité idéale et absolue, ce
drame intéresse d'un bout à l'autre comme le Paradis perdu et la Messiade, Moïse est
une magnifique personnification du génie aux prises avec l'obéissance ignorante.
Quand le prophète législateur parle à Dieu face à face et se plaint de sa puissance et
de sa solitude, quand il raconte à son maître la tendresse qui le fuit, l'amitié qui
s'agenouille au lieu d'ouvrir les bras, je ne sais pas une âme sérieuse à qui le
spectacle d'une si poignante misère n'arrache des larmes. Dolorida est la plus
pathétique des créations ; la Neige et la Frégate la Sérieuse se recommandent par la
pureté de la forme et l'élégance du rhythme ; Symétha et le Bain d'une dame romaine
rappellent la manière d'André Chénier. »
Les trois plus beaux poèmes de M. Alfred de Vigny, dit Sainte-Beuve, Dolorida, Moïse
Éloa, assignent à sa noble muse des traits qui sont ceux d'une immortelle. Son talent
réfléchi et très-intérieur n'est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie
leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées. Il n'est pas de ceux non plus chez qui
des formes nombreuses, faciles, vivantes sortent à tout instant et créent un monde
au sein duquel eux-mêmes disparaissent. Mais il part de sa sensation profonde, et
lentement, douloureusement, à force d'incubation nocturne sous la lampe bleuâtre
et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la revêtir d'une forme
dramatique, transparente pourtant, intime encore. Dans le poème à Éloa, cette
vierge archange est née d'une larme que Jésus a versée sur Lazare mort, larme
recueillie par l'urne de diamant des séraphins et portée aux pieds de l'Éternel, dont
un regard y fait éclore la forme blanche et grandissante. Or, suivant nous, toute
poésie de M. de Vigny est engendrée par un procédé assez semblable, par un mode
de transfiguration aussi merveilleuse, bien que plus douloureuse. Il ne donne
jamais dans ses vers ses larmes à l'état de larmes ; il les métamorphose ; il en
fait éclore des êtres comme Dolorida, Symétha, Éloa. S'il veut exhaler les
angoisses du génie et le veuvage de cœur du poète, il ne s'en décharge pas
directement par une effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine,
mais il crée Moïse. Éloa elle-même peut ne sembler autre chose, en y levant un
voile, qu'une adorable et plaintive élégie d'une séduction d'amour divinisée. Pour
arriver à ce vêtement complet, chaste et transparent, que de veilles, on le conçoit !
Que de tissus essayés ! Que de broderies quittées et reprises ! En maint endroit, la
poésie de M. de Vigny a quelque chose de grand, de calme, de large, de lent ; le vers
est comme une onde immense, au bord d'une nappe, et avançant sur toute sa
longueur sans se briser. Le mouvement est souvent comme celui d'une eau, non pas
d'une eau qui coule et descend, mais d'une eau qui s'élève et s'amoncelle avec
murmure, comme l'eau du déluge, comme Moïse qui monte.
Quelquefois c'est comme un cygne immobile :
Dans un fluide d'or il nage puissamment
ou comme une large pluie de lis qui abonde avec lenteur. Au milieu de ce calme
général, solennel, il se passe eu un clin d'œil des mouvements prodigieux qui
mesurent deux fois l'infini, comme dans ce vers sur l'aigle blessé :
Monte aussi vite au ciel que l'éclair en descend.
332

Presque toutes les belles comparaisons qui, à chaque pas, émaillent le poème à Éloa
pourraient se détourner sans effort et s'appliquer à la muse de M. de Vigny elle-
même, et la villageoise qui se mire au puits de la montagne et s'y voit couronnée
d'étoiles, et la forme ossianesque sous laquelle apparaît vaguement d'abord
l'archange ténébreux, et la vierge voltigeante qui n'ose redescendre comme une
perdrix en peine sur les blés où l'œil du chien d'arrêt flamboie, et la nageuse
surprise fuyant à reculons dans les roseaux. Mais surtout rien ne peindrait mieux
cette muse, dans ce qu'elle a de joli, de coquet, comme dans ce qu'elle a de grand,
que l'image du colibri étincelant et au milieu des lions gigantesques ou dans les
vastes savanes sous l'azur illimité.
82 La référence explicite à Sainte-Beuve, rappelle les termes du jugement que ce dernier
formulait déjà le 15 octobre 1835 dans la Revue des Deux Mondes :
Son talent réfléchi et très intérieur n'est pas de ceux qui épanchent directement
par la poésie, leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées. Il n'est pas de ceux non
plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes, sortent à tout-instant et
créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent. Mais il part de la
sensation profonde, et, lentement, douloureusement, à force d'incubation nocturne
sous la lampe bleuâtre, et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la
revêtir d'une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore...
83 J'en arrive par là au commentaire donné dans le GDU du texte dont j'ai tenté de
montrer plus haut qu'il fonctionnait en pendentif au regard des Poèmes antiques et
modernes :
Cinq-Mars ou une Conjuration sous Louis XIII . Cinq-Mars ou une Conjuration sous Louis
XIII, roman d'Alfred de Vigny (Paris). Dans ce récit, dont la conspiration et la mort
de Cinq-Mars ont fourni le cadre, l'auteur a voulu peindre avant tout la grande
figure de Richelieu. Le portrait qu'il a fait de ce ministre, qui avait des sicaires pour
les victimes obscures et des juges vendus pour la noblesse, est vrai selon l'art et
l'histoire. C'est bien là l'homme vu de près et pris sur le fait ; mais c'est surtout
Richelieu dans ses jours de haine et de colère, Richelieu organisant le meurtre ou
l'espionnage avec le père Joseph et avec Laubardemont. Toutefois, en mettant
surtout en saillie le mauvais génie de Richelieu, il ne lui ôte rien de sa grandeur
réelle. Le même homme qui vient d'ordonner tout à l'heure un assassinat dans
l'ombre reparaît en public et se montre à l'Europe avec une véritable grandeur et
un éclat majestueux. On le voit, maître du secret de toutes les cours, à l'armée, sous
la cotte d'armes, gagnant et préparant des victoires, et envoyant Louis XIII se battre
dans la mêlée comme un obscur capitaine, pour le dédommager de sa nullité dans
les conseils. Voilà tout Richelieu ; c'est un portrait achevé, où la donnée historique
n'est nullement altérée par la fiction du poëte. Le caractère de Louis XIII est
également bien rendu ; c'est bien là cette figure étrange et morne, un fils de Henri
IV qui envoie à la mort ses amis les plus dévoués, et qui, maître de la France, est
l'esclave de Richelieu. Alfred de Vigny a admirablement rendu cette opposition
du maître qui commande et du maître qui obéit. Il y a dans ce livre des scènes
d'une haute valeur historique. Citons, entre autres, celle où Richelieu, sur le
refus du roi de signer un arrêt de mort, se retire, abandonnant Louis XIII à
lui-même. Il est là, ce malheureux prince, seul dans son cabinet, au milieu de
dépêches dont il ne connaît pas le secret, de notes mystérieuses qu'il faut
interpréter. Que faire ? Le roi se dépite, tente de se révolter, puis se hâte de mander
Richelieu. Qu'importe que quelques têtes encore roulent sous la hache ? le repos
royal ne vaut-il pas quelques gouttes de sang ? La figure de Cinq-Mars est
nettement dessinée. Peut-être pourrait-on reprocher à A. de Vigny un peu
d'indécision dans le portrait de de Thou ; mais, malgré cette légère critique, Cinq-
Mars est un des meilleurs romans historiques qu'ait produits notre littérature. Cinq-
Mars et de Thou conduits à Lyon pour être décapités, célèbre tableau de Paul Delaroche.
V. RICHELIEU.
333

84 La référence aux assassins gagés, la mise en valeur du système d'opposition dans lequel
s'inscrit la trame narrative, ce sont là des marques de la clairvoyance d'une notice
lexicographique qui reconnaît – avant que ne soit signalée l'importance du rapport des
signes constituant l'univers littéraire en tant que structure sémiologique – la valeur du
sens là où elle se trouve, dans les formes où elle s'inscrit. Les possibilités infinies de
navigation hypertextuelle que renferme l'électronisation du GDU vont dans le sens de
cette démultiplication de la sémiose des signes par l'intermédiaire desquels l'homme
entend assurer son emprise factuelle et herméneutique sur le monde.
85 Je voudrais ainsi conclure brièvement, en conséquence, sur cette idée que le
dictionnaire qui synthétise, qui reformule, qui expose en condensant et en faisant le
choix de perspectives sur lesquelles l'accord du public n'est pas forcément unanime, le
dictionnaire comme ensemble de dictions et recueil de formules, est parfois le meilleur
moyen de fixer le nom d'un poëte et de lui conférer par son travail d'analyse toute la
valeur esthétique dont il est porteur. L'exemple du Grand Dictionnaire Universel du XIXe
 siècle, dont on connaît par ailleurs les engagements, les partialités, les grandeurs et les
myopies, est à cet égard tout spécialement remarquable.

NOTES
1. Extrait de l'article du Moniteur universel en date du 3 novembre 1807, intitulé « De la part faite
aux lettres et aux sciences dans l'instruction publique ».
2. Ce second prénom ne s'invente pas et, même s'il est directement hérité de son père,
revendique l'immortalité dès les fonts baptismaux !...
3. D'autant plus encore, si l'on songe à ce qu'écrivait Borgès : « La littérature est, et ne peut être
considérée comme autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés
du langage », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Coll. « La Pléiade », I, 1154.
4. G. Matoré, Histoire des dictionnaires français, Paris, Larousse, 1968,124.
5. H. Meschonnic, Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures,
Paris, Hatier, 1991,10.
6. Abrant (J. Alex.), mon secrétaire et celui de la rédaction. Accoyer-Spoll, homme de lettres ;
Boissiere, auteur du Dictionnaire analogique  ; Bonassies, docteur en médecine ; Caignard,
conservateur du musée à l'Hôtel des Monnaies de Paris ; Catalan, professeur d'analyse
mathématique à l'Université de Liège ; Chaumelin (Marius), collaborateur à l'Histoire des peintres ;
Chésurolles, lexicographe ; Combes (Louis) auteur d'une Histoire de la Grèce  ; Cosse (Victor),
homme de lettres ; Deberle (Alfred), membre de la Société des gens de lettres ; Dupuis, ancien
professeur d'histoire naturelle à l'Institut agronomique de Grignon ; Durand (Charles), rédacteur
de l'Illustration ; Felix Clément, compositeur de musique ; Fiet, médecin vétérinaire ; Ganneau
(Charles), orientaliste ; Georges, géographe ; Gottard, économiste ; Gourdon de Genouillac,
directeur du journal le Monde artiste ; Humbert, lexicographe ; Le Mansois Duprez, professeur de
littérature ; Maximilien Marie, répétiteur de mathématiques à l'école Polytechnique ; Nicole
(Théod.), ancien professeur au lycée Louis-le-Grand ; Pillon (François), docteur en médecine ;
Pourret, lexicographe ; Prodhomme, lexicographe ; Schnerb, homme de lettres.
334

7. D'ailleurs désignée et décrite comme telle dans la Grammaire nationale (1834) et le Dictionnaire
national (1845-1846) de Louis-Nicolas Bescherelle aîné.
8. Il faudrait peut-être citer là un Louis-Sébastien Mercier, ou d'autres iconoclastes encore de son
espèce...
9. A. Rey, « Le Lexicographe » in Pierre Larousse et son temps, sous la direction de J.-Y. Mollier & P.
Ory, Paris, Larousse, 1995,131-150.
10. P. Rétif, Pierre Larousse 1817-1875 et son œuvre, Paris, Larousse, 1975, 95-130 et 165-207.
11. On se reportera à l'article de plus de six colonnes consacré à l'homme au « vaste parapluie bleu
 », évêque d'Orléans, et membre de l'Académie française : « Ce prélat est, sinon une des grandes
physionomies, au moins une des plus originales de l'épiscopat français » [t. 6, 1401 a – 1402 d]...
12. « Je dirai donc, pour déterminer le cadre où s'enferment nos recherches, qu'on n'entendra
pas ici par linguistique, la science universelle du langage, ainsi qu'on est convenu ; mais la simple
histoire de la parole et de l'écriture, considérées depuis leur origine, jusqu'à la fin de leurs
premiers développements naturels, sauf à la suivre plus loin, si nous y prenons plaisir, ce qui
n'est pas plus malaisé quand on s'y plaît. Le don de la parole consiste dans la faculté de
manifester une pensée intime par des sons convenus, et de la communiquer avec toutes ses
modifications à ceux qui entendent la parole. Cette faculté a pour auxiliaires, et quelquefois
suppléants, l'expression et le langage de la physionomie et du geste ; mais quoique ces moyens
soient déjà intelligentiels et probablement primitifs, ils appartiennent à la mimique plutôt qu'à la
linguistique proprement dite, et ce n'est pas maintenant le lieu de s'en occuper ».
13. Voir, à cet égard, J.-Ph. Saint-Gérand : L’Intelligence et l’Émotion. Fragments d’une esthétique
vignyenne (théâtre & romans), Paris Société pour l'Information grammaticale, 1988 ; Alfred de
Vigny, Vivre, Écrire..., Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1994 ; Morales du style, Toulouse,
Presses Universitaires du Mirail, 1993.
14. Dans toutes les citations qui suivent, les caractères gras dénotent un soulignement de notre
fait.
15. À ce sujet, on consultera l'utile étude que Jean Stéfanini avait consacrée à cet auteur, en 1974,
dans les Mélanges offerts à Charles Rostaing, Liège, 1039-1048.
16. Hippolyte Taine, préface de l'ouvrage intitulé De l'Intelligence, Paris, 1870, iv.
17. Par ordre chronologique strict : 1851, Ayer, Grammaire française, ouvrage destiné à servir de base
à l'enseignement scientifique de la langue, Lausanne, Georg. 1851, Guérard, Cours complet de langue
française. Théorie et exercices, Paris, Dezobry et Magdeleine. 1852, Larousse, La lexicologie des écoles.
Cours complet de langue française et de style, divisé en 3 années ; 1 ère année, Grammaire élémentaire
lexicologique, Paris, Maire-Nyon ; 2 e année, Grammaire complète syntaxique et littéraire, Paris,
Larousse et Boyer [1868] ; 3e année, Grammaire supérieure formant le résumé et le complément de toutes
les études grammaticales, Paris, Larousse & Boyer [1868], 1875, Brachet & Dussouchet, Petite
grammaire française fondée sur l'histoire de la langue, Paris, Hachette. 1893, Dottin & Bonnemain,
Grammaire historique du français, accompagnée d'exercices et d'un glossaire, Paris, Fouraut.
18. Grand Dictionnaire Universel du XIX e  siècle par Pierre Larousse, Redon, Les Monuments
historiques de la langue française sur CD-Rom, DVD-Rom PC, présentation par J.-Ph. Saint
Gerand, diffusion Le Robert, Paris, 2002.
335

AUTEUR
JACQUES-PHILIPPE SAINT-GÉRAND
Professeur de sciences du Langage (linguistique et stylistique françaises) à l'Université Biaise
Pascal, Clermont-Ferrand II, détaché auprès du ministère de l'Éducation nationale. Il est
spécialiste d'histoire de la langue française et d'historiographie de la linguistique et a orienté ses
recherches depuis plusieurs années vers la lexicographie et la métalexicographie historiques du
français.
Créateur du site internet Langue du XIXe siècle (http://www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX),
avec miroirs à http://www.univ-bpclermont.fr/LangueXIX et http://translatio.ens.fr/
langueXIX).
Responsable scientifique de l'informatisation du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre
Larousse (présentation historique, lexico-et métalexicographique), DVD Le Robert-Redon, 2002.
336

Bibliographie sélective
Dalia Ahmed Metawe, Mohamed Khalaf Ibrahim et Mohamed Aly Elmorshedy
Shakal

Cette bibliographie est destinée aux chercheurs et aux étudiants qui souhaitent approfondir leur
approche de la stylistique contemporaine. Elle rassemble une sélection d'ouvrages et de collectifs
(Section I), ainsi que d'articles (Section II) consacrés au style et à la stylistique, pour la période
1990-2003. Les rééditions de titres parus avant 1990 n'ont pas été retenues, sauf pour quelques
textes de référence : dans ce cas, la date de première publication est rappelée entre parenthèses.
 
OUVRAGES ET COLLECTIFS

ADAM J.-M., Éléments de linguistique textuelle : théorie et pratique de l'analyse textuelle, Liège, Mardaga,
1990 ;
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—, Les Textes, types et prototypes, Paris, Nathan, 1992 ;
—, La Description, Paris, PUF, 1993 ;
—, Le Style dans la langue : une reconception de la stylistique, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1997 ;
—, Linguistique textuelle : des genres de discours aux textes, Paris, Nathan, 1999.
ADAM J.-M. & NOLKE H. (éds.), Approches modulaires : de la langue au discours, Lausanne, Delachaux et
Niestlé, 1999.
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—, « Les Égarements du cœur et de l'esprit, ou l'expérience du mouvement. Étude sémantique et
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STEMPEL W.-D., « Stylistique et interaction verbale », in Molinié & Cahné, 1994, 313-330.

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THOMAS J.-J., « Leiris : l'ombre du style », Poétique, n o 104, 1995, 469-482.

TONOLO S., « La recherche esthétique dans la poésie de Saint-Amant », L'Information littéraire, 51 e
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—, « L'impressionnisme littéraire, une révision », Poétique, n o 121, 2000, 61-92 ;


350

—, « Les styles face à la stylistique », Critique, no 641, 2000.

AUTEURS
DALIA AHMED METAWE

Université de Bordeaux 3 ERSSAB/UMR 5610

MOHAMED KHALAF IBRAHIM

Université de Bordeaux 3 ERSSAB/UMR 5610

MOHAMED ALY ELMORSHEDY SHAKAL

Université de Bordeaux 3 ERSSAB/UMR 5610


351

Index des noms

Adam, Jean-Michel 22, 26, 30


Anscombre, Jean-Claude 161
Apollinaire, Guillaume 74, 91
Aquien, Michèle 300
Aragon, Louis 119, 273
Bacilly, Bénigne de 308, 313
Bakhtine, Mikhaïl 28, 127
Bally, Charles 6, 23, 128, 255
Balzac, Honoré de 252, 260
Banfield, Anne 150
Banville, Théodore de 55
Barthes, Roland 24
Baudelaire, Charles 60, 77, 85, 108, 266, 271
Baxandall, Michael 333
Beardsley, Monroe 322
Beaumarchais 48
Ben Jelloun, Tahar 272
Benveniste, Émile 128, 255
Bernanos, Georges 151
Bettens, Olivier 303
Beyssade, C. 233, 328
Blinkenberg, Andreas 95
Boissard, Janine 293
Bonami, Olivier 92
Bordas, Éric 129, 274
Branigan, Edward 149
Breton, André 370
352

Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de 128, 147, 379


Bury, Emmanuel 132
Carême, Maurice 74
Carner, Mosco 333
Carton, Fernand 301
Céline, Louis-Ferdinand 119
Charles, Michel 130
Charolles, Michel 92
Chastain, C. 233
Chiflet, Laurent 308
Cohen, Albert 44
Colette 86
Combe, Dominique 30, 148
Combettes, Bernard 122
Compagnon, Antoine 41
Comte-Sponville, André 167
Corblin, Francis 92, 257, 287
Corneille, Pierre 85, 307
Cornulier, Benoît de 62, 72, 299
Cousin, Victor 390
Cressot, Marcel 24
D'Olivet, abbé 299, 314
Danblon, Emmanuelle 140
Davenson, Henri 71
Deloffre, Frédéric 300
Delvaille, Bernard 348
De Mulder, Walter 275, 289
Dennett, D.C. 207
Derreu, Mireille 148, 151
Desnos, Robert 61, 91
Destutt de Tracy 389
Diderot, Jacques 85
Dominicy, Marc 219
Du Bellay, Joachim 53, 64, 69
Ducrot, Oswald 160, 255
Dumora-Mabille, Florence 126
Du Pont, Gratien 52
Dupont, Pierre 60
Duras, Marguerite 250, 265
Eco, Umberto 146
353

Einstein, Carl 343


Éluard, Paul 117
Encrevé, Pierre 301
Estienne, Henri 304, 307
Exbrayat, Charles 293
Fabri, Pierre 52, 306
Favre, Yves-Alain 90
Firbas, Jan 83
Flaubert, Gustave 83, 95, 152, 247
Fontanier, Pierre 104
Forsgen, Mats 101
Friedländer, Walter 334
Furetière, Antoine 374
Furukawa, Naoyo 102
Garcia Lorca, Federico 58
Gary-Prieur, Marie-Noëlle 80, 279
Gavalda, Anna 264
Genette, Gérard 154, 326, 334, 347
Ginzburg, Carlo 136
Godard, Danièle 92
Goethe, Johann Wolfgang von 39
Goodman, Nelson 323, 335, 337, 344
Gouvard, Jean-Michel 62, 86
Grammont, Maurice 300, 314
Hamon, Philippe
Harris, Roy 89
Henry, Gabriel 394
Hugo, Victor 46, 54, 91, 96, 102
Jakobson, Roman 147, 256
Jenny, Laurent 22, 26, 127, 275
Karabétian, Étienne Stéphane 6
Kerbrat-Orecchioni, Catherine 286
Kerleroux, Françoise 83
Kleiber, Georges 275
Kripke, S.A. 234, 236
La Fontaine, Jean de 47
Laforgue, Jules 75
Lampedusa, Giuseppe Tomasi de 178
Lanoue, Odet de 307
Lanson, Gustave 24
354

Larbaud, Valéry 357


Larthomas, Pierre 80
Laurent, Jacques 176
Lavedan, Henri 289
Léonard, Martine 279
Lote, Georges 57, 305
Luc, Christophe 91
Maingueneau, Dominique 157
Mallarmé, Stéphane 80, 90
Marandin, Jean-Marie 83
Marot, Clément 53, 64, 69, 303
Martinon, Philippe 63
Matoré, Georges 375
Maupassant, Guy de 154
Mérimée, Prosper 57
Meschonnic, Henri 29, 128, 379
Metz, Christian 146, 150
Michaud, Yves 335
Michelet, Claude 288
Milleran, René 308, 313
Milner, Jean-Claude 79, 300, 315
Molinié, Georges 21, 30, 125, 129, 300
Molino, Jean 88
Musset, Alfred de 55
Navarre, Yves 293
Nerval, Gérard de 67, 70, 76
Neveu, Franck 100, 110
Noailly, Michèle 80
Noël, Marie 65, 74, 77
Palsgrave, Jehan 306
Panofsky, Erwin 337
Paulhan, Jean 357
Peletier du Mans, Jacques 64, 69
Pellerey, Roberto 82
Perrin-Naffakh, Anne-Marie 25
Perrot, Jean 83
Pézard, Fanette 178, 189, 198
Philippe, Charles-Louis 171, 177, 209
Philippe, Gilles 272
Pouivet, Roger 329
355

Proust, Marcel 82, 270


Putnam, H. 162
Racine 47
Rannoux, Catherine 124
Rastier, François 151
Regnault, François 300, 315
Rétif, Pierre 384
Rey, Alain 384
Ricardou, Jean 99
Riffaterre, Mickaël 128, 147
Rivara, René 87
Rivoyre, Christine de 289
Robine, Marc 67
Ronsard, Pierre de 70
Rossi, Mario 305
Roubichou, Gérard 121
Sabatier, Robert 285
Saint-Gérand, Jacques-Philippe 30
Sainte-Beuve 391, 408
Sanfeld, K. 289
Sarraute, Nathalie 99, 112, 262
Sartre, Jean-Paul 37, 167
Saussure, Ferdinand de 9, 16, 83, 89, 128
Schaeffer, Jean-Marie 25
Searle, John R. 175, 215
Sébillet, Thomas 53, 68
Seguin, Jean-Pierre 41, 103
Sibley, Frank 327
Simenon, Georges 285, 288
Simon, Claude 99, 120
Spang-Hanssen, E. 176
Sperber, Dan 219
Spitzer, Leo 11, 39, 44, 47, 171, 177
Starobinsky, Jean 39
Svenson, Lars-Owe 302
Tabourot, Estienne 303
Ténint, Wilhem 54
Thibaudet, Albert 252
Thurot, Charles 300, 303
Touratier, Christian 86
356

Tournier, Michel 282


Ubersfeld, Anne 48
Van Delft, Louis 132
Veland, R. 285
Verlaine, Paul 63, 76
Verluyten, Simon Paul 300, 304, 312
Vigny, Alfred de 64, 398
Virbel, Jacques 91
Voltaire 42
Vouilloux, Bernard 30, 37, 129
Vuillaume, Marcel 283
Wackernagel, Wilhelm 6, 23
Walton, Kendall 334
Wilson, Deirdre 219
Wittgenstein, Ludwig 206, 322
Wöfflin, Heinrich 334, 337, 344
Zink, Michel 51
Zola, Émile 247, 263
357

Index des notions

Acrostiche 91
accumulation 45
acte illocutoire 83, 158, 217
actualisation 219
adjectif (place de l') 96
adresse au lecteur 85
agent (complément d') 181, 183, 188
amplification 116, 134
anacoluthe 113, 121
analogie 230
analyse des discours 130, 167
analyse textuelle 130
anaphore ; a. pronominale 48, 284
antépiphore 76
apocope 307
apostrophe 106
apposition 42, 100, 359
argumentation 140, 230
argumentation dans la langue (théorie de l’) 157
aspect 194
assonance 51, 67
axiologique 163, 205, 343, 377
Ballade 54
boustrophédon 90
Cacophonie 307
cadence mineure / majeure 105-106
causalité 218
358

chaîne anaphorique 235


chaîne référentielle 234
chaîne non-conversationnelle 244
chanson poétique 56, 60, 66
cohérence 42, 227
cohésion 45, 48
communauté épistémique 239
communication 83, 148
concaténation 77
conditionnel 267
connecteur 171, 199, 227
consonne finale 313
construction causale 181, 195
construction génitivale 179
contenu propositionnel 217
couplet 62
critique stylistique 28
Déictique 222, 286, 293
deixis 84
démonstratif 257
démonstratif insolite 80, 275, 281
descriptif 139
description définie 172, 221, 259
désignateur défini 241
désignateur générique 242
dialogue 124
diction poétique 313
didascalie 124
discours 40, 128, 146, 260
discours à interlocuteur générique 234
discours littéraire 29, 49
discours poétique 217
dissymétrie 107
distique 63
Écart 25, 41, 47
écrit 24, 81, 91, 245, 262
« e » féminin 312
élision métrique 299
enchaînement 227, 292
enchaînement de consonne finale 304
359

énonciation 84, 128, 136, 146, 261


énumération 91, 134
épilinguistique 81
épithète 359
état mental 216
éthos 141, 208
étymologie 45, 229, 382
évaluation 136, 154, 327
évocation 18, 347
exclamation 72
expansion 105
expérience commune 272
Fait de langue 12, 80, 145, 255
fait de style 146
fait grammatical 88
fiction 87, 175, 241, 246
flou 218
force 219
forme-sens 42
Génitif 179
grammaire générale 389
Heptasyllabe 59
hiatus 299
historicité discursive 377, 397
hyperbate 109
hypotypose 125
Idiolecte 24
indice stylistique 280
information 83
in médias res 263
incipit 264
indexicalité 230
instance 325 ; i. énonciative 152 ; i. productrice 336
intention 14, 186, 216
interlocuteur générique 234
intertextualité 373
intonation 102, 104, 113
ironie 138
isotopie 136, 367
Langue 24, 28, 80, 100, 128, 255 ; 1. commune 15, 19 ; 1. littéraire 15, 19
360

Marque/ marquage 88, 95, 324 ; m. déictique 222 ; m. énonciatif 151, 153 ; m. modal
154 ; m. stylistique 150, 153
métaphore 345
mimologie 225
modalité 9, 158, 331
moment énonciatif 148
monologue 84, 245
motivation 224
Nom propre 238, 264, 285
Octosyllabe 57
ode 55
onomatopée 72
oral/oralité 51, 81, 102, 114, 125, 261
Palindrome 91
parallélisme 364
parataxe 117
parole 23
pathos 141
pentasyllabe 59
philologie 25, 283
poésie narrative 57 ; p. populaire 53
point de vue 134, 202
posture énonciative 42
pragmatique 80
prédicat affectif 339 ; p. caractérisant 325 ; p. déterminatif 325, 333 ; p. mixte 328, 339 ;
p. monadique 339 ; p. stylistique 37, 111, 321
prédication première 103, 110
prénom 249
procédure (vs procédé) 31
production 82, 335
proposition 173
Rabéraa 72
réalisation langagière 38
réception 82
récursivité 46
référent 263
refrain 54, 71
relation topologique 92
répétition 72
reprise phonique 227
361

requalification 46
réseau sémique 360
rhétorique 23, 25, 86, 95, 346
rime 62 ; r. masculine/féminine 64 ; r. riche 68
romance 57
rythme 108, 133
Sémiotique 30, 323, 331
simplicité 51
stéréotype 165, 223
style 13, 28 ; st. individuel 80 ; st. littéraire 25 ; st. substantif 117
stylistique collective 16 ; st. de la langue 27 ; st. individuelle 13 ; st. linguistique 11 ; st.
littéraire 11, 29 ; st. (méthode) 21 ; st. (technique) 24
système 10, 128
Téléologie 14
texte littéraire 25
trait de style 44, 334
transert 344
troncation 301, 305
type de discours 47
typographie (découpage, disposition) 57, 91, 119, 131
Univers 88, 263
usage idiolectal 24
Valeur 37, 44 ; v. axiologique 163 ; v. modale 158
vers blanc 67
Zone 93
362

Notice sur les auteurs

1 Jean-Michel ADAM est professeur de linguistique française à l'Université de Lausanne.


Ses recherches portent sur la linguistique textuelle, l'analyse du discours littéraire et
l'analyse des discours écrits (anthropologiques, politiques, publicitaires et
journalistiques).
2 Principales publications : Éléments de linguistique textuelle, Bruxelles-Liège, Mardaga,
1990 ; Les Textes : types et prototypes, Paris, Nathan-Université, 1992, nouvelle édition
2001 ; Le Texte narratif, Paris, Nathan-Université, 1994 ; Le Style dans la langue, Lausanne,
Delachaux et Niestlé, 1997 ; L'Argumentation publicitaire. Rhétorique de l'éloge et de la
persuasion, avec M. Bonhomme, Paris, Nathan-Université, 1997 ; Linguistique textuelle : des
genres de discours aux textes, Paris, Nathan-Université, 1999.
3 Michèle AQUIEN est professeur de stylistique et de poétique à l'Université de Paris XII-
Val de Marne. Ses recherches portent sur la poétique (poésie française des XIXe et XXe
 siècles) et sur la psychanalyse.
4 Principales publications : L'Autre Versant du langage, Paris, Librairie José Corti, 1997 ;
Saint-John Perse : l'être et le nom, Seyssel, éditions du Champ Vallon, collection « Champ
poétique », 1985 ; Dictionnaire de Poétique, Paris, Livre de Poche, collection « Guides de
Poche », 1993 ; La Versification, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 1990. Michèle
Aquien a également publié en collaboration plusieurs volumes de traduction de poésie
turque.
5 Éric BORDAS est maître de Conférences en linguistique et stylistique françaises à
l'Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Ses travaux portent sur l'énonciation des
formes narratives aux XVIIIe et XIXe siècles.
6 Principales publications : Balzac, discours et détours. Pour une stylistique de l'énonciation
romanesque, Toulouse, PUM, 1997 ; Les Chemins de la métaphore, Paris, PUF, 2003.
7 Brigitte BUFFARD-MORET est maître de conférences à l'Université d'Artois à Arras. Ses
recherches portent sur la stylistique des textes littéraires et, en versification, sur les
formes poétiques héritées de la chanson.
8 Principales publications : Introduction à la stylistique, Paris, Nathan, collection « 128 »,
2000 ; Précis de versification, Paris, Nathan, collection « Lettres Sup », 2001.
363

9 Francis CORBLIN est professeur de linguistique à l'Université Paris-Sorbonne (Paris IV),


et membre de l'Institut Jean-Nicod (CNRS). Il dirige le Groupement de Recherches CNRS
« Sémantique et Modélisation ». Ses recherches portent sur la modélisation des
données d'interprétation en langue et en discours.
10 Principales publications : Indéfini, défini et démonstratif, Genève, Droz, 1987 ; Les Formes de
reprise dans le discours, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1995 ; Représentation du
discours et sémantique formelle, Paris, PUF, 2002.
11 Marc DOMINICY est professeur de linguistique générale à l'Université Libre de Bruxelles,
et dirige le Laboratoire de linguistique textuelle et de pragmatique cognitive. Ses
recherches portent sur la description linguistique et l'interprétation des textes.
12 Principales publications : La Naissance de la grammaire moderne, Bruxelles, Mardaga,
1984 ; Le Souci des apparences (éd.), Bruxelles, Presses de l'Université, 1989 ; La mise en
scène des valeurs : La rhétorique de l'éloge et du blâme (éd. en collaboration avec M.
Frédéric), Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2001.
13 Agnès FONTVIEILLE est maître de conférences en langue française à l'Université Lumière
Lyon 2, membre de l'équipe « Textes & Langue ». Auteur d'une thèse sur Paul Éluard,
ses recherches de stylistique portent principalement sur la littérature du XXe siècle.
14 Publication : Nathalie Sarraute, Du tropisme à la phrase, édité en collaboration avec
Philippe Wahl, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003.
15 Olga GALATANU est professeur de linguistique à l'Université de Nantes. Elle est co-
directrice de la Collection « Action et Savoir », aux éditions L'Harmattan. Ses
recherches portent sur la sémantique argumentative et l'analyse linguistique du
discours.
16 Principales publications : Actes de langage et didactique des langues étrangères - Bucarest,
TUB (Presses Universitaires de Bucarest), 1984 ; Interprétants sémantiques et interaction
verbale, Bucarest, TUB, 1988 ; Sémantique des valeurs et Analyse Linguistique du Discours. La
parole édifiante ou quand agir c'est dire, Paris, L'Harmattan, collection « Action et Savoir »,
(sous presse). Éditions d'ouvrages collectifs : Action, affects et transformation de soi, en
collaboration avec J.M. Barbier, Paris, Presses Universitaires de France, 1998 ;
Signification, sens et formation, en collaboration avec J.M. Barbier, Paris, Presses
Universitaires de France, 2000 ; Les Valeurs, Nantes, Maison des Sciences de l'Homme
Ange Guépin, 2002.
17 Joëlle GARDES-TAMINE est professeur de linguistique française à l'Université de
Provence. Ses recherches ont porté sur la syntaxe, le langage de l'enfant, puis se sont
orientées vers la poétique et la rhétorique.
18 Principales publications : Introduction à l'analyse de la poésie (en collaboration avec J.
Molino), tome 1 : Vers et figures, Paris, PUF, 1992 (1982), tome 2 : De la strophe à la
construction du poème, 1998 ; La Grammaire, Paris, Armand Colin, tome 1 : Phonologie,
morphologie, lexicologie, tome 2 : Syntaxe, 1998 (1990) ; La Stylistique, Paris, Armand Colin,
2001 (1992) ; Dictionnaire de critique littéraire (en collaboration avec M.-C. Hubert), Paris,
Armand Colin, 2002 (1996) ; La Rhétorique, Paris, Armand Colin, 2002 (1996) ; La
Construction du texte. De la grammaire au style (en collaboration avec M.-A. Pellizza), Paris,
Armand Colin, 1998 ; La « Rhétorique profonde » de Saint-John Perse (en collaboration avec
C. Camelin), Paris, Champion, 2002 ; Pour une grammaire de l'écrit, Paris, Belin, 2004.
364

19 Marie-Noëlle GARY-PRIEUR est professeur émérite de linguistique française à


l'Université de Lille III, et membre de l'UMR 8528 du CNRS. Elle est spécialiste de
grammaire française, et plus particulièrement de la sémantique du groupe nominal. Ses
recherches sont centrées depuis quelques années sur les noms propres et les
démonstratifs.
20 Principales publications : De la grammaire à la linguistique, Paris, Armand Colin, 1985 ;
Grammaire du nom propre, Paris, PUF, 1994 ; L'Individu pluriel. Les noms propres et le nombre,
Paris, CNRS Éditions, 2001.
21 Jean-Michel GOUVARD est professeur de linguistique française à l'Université de
Bordeaux 3, et membre de l'UMR 5610. Il dirige avec Benoît de Cornulier la collection
« Métrique française et comparée », aux éditions Champion. Ses recherches portent sur
la poétique, la sémantique et la morphologie.
22 Principales publications : La Pragmatique, Paris, Armand Colin, 1998 ; La Versification,
Paris, PUF, 1999 ; Critique du vers, Paris, Champion, 2000 ; L'Analyse de la poésie, Paris,
PUF, 2001 ; Précis de conjugaison, Paris, Nathan, 2004. Édition, en collaboration, de
plusieurs numéros de la revue Langue française (Paris, Larousse) : Métrique française et
métrique accentuelle (n o 99, septembre 1993) ; Linguistique et poétique : après Jakobson (n o
 110, mai 1996) ; Sémantique du stéréotype (no 123, septembre 1999).
23 Georges KLEIBER est professeur de linguistique générale et française à l'Université Marc
Bloch de Strasbourg. Ses recherches portent sur la sémantique et pragmatique aussi
bien lexicale que grammaticale. Il a obtenu la médaille d'argent du CNRS en 1998.
24 Principales publications : Le mot IRE en ancien français, Paris, Klincksieck, 1978 ; Problèmes
de référence, Paris, Klincksieck, 1981 ; La Sémantique du prototype, Paris, PUF, 1990 ;
Anaphores et pronoms, Paris, Duculot, 1994 ; Problèmes de sémantique. La polysémie en
questions, Lille, Edition du Septentrion, 1999 ; L'anaphore associative, Paris, PUF, 2001.
25 Anna JAUBERT est professeur de langue française à l'Université de Nice. Ses recherches
portent sur la stylistique et la pragmatique des textes littéraires. Elles développent un
échange permanent entre théorie linguistique et analyse des corpus.
26 Principales publications : La Correspondance entre Henriette *** et J.-J. Rousseau. La
subjectivité dans le discours, Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1987 ; La Lecture
pragmatique, Paris, Hachette, HU Linguistique, 1990 ; La Stylistique et son domaine,
numéro spécial de L'Information grammaticale no 70, 1996 ; La Langue française au XXe siècle,
numéro spécial de L'Information grammaticale, no 94, 2002.
27 Fabienne MARTIN est chercheuse au Laboratoire de Linguistique textuelle et de
pragmatique cognitive de l'Université libre de Bruxelles. Elle prépare une thèse de
doctorat sur la sémantique et la pragmatique des verbes psychologiques.
28 Yves Charles MORIN est professeur de linguistique à l'Université de Montréal. Ses
recherches portent sur l'évolution phonologique et morphologique du français et de ses
dialectes. Il est l'auteur de nombreux articles parus dans des revues internationales et
des actes de colloques.
29 Gilles PHILIPPE est professeur de grammaire et stylistique françaises à l'Université
Stendhal-Grenoble 3. Ses principaux travaux portent sur l'histoire comparée des
théories linguistiques et des théories littéraires, l'énonciation des textes de fiction et la
prose littéraire au XXe siècle.
365

30 Principales publications : Le Discours en soi, Paris, Champion, 1997 ; Sujet, verbe,


complément. Le moment grammatical de la littérature française, Paris, Gallimard, 2002. Gilles
Philippe collabore par ailleurs aux volumes de la Pléiade consacrés au théâtre de Jean-
Paul Sartre et aux romans de Georges Bataille.
31 Jacques-Philippe SAINT-GÉRAND est professeur de sciences du Langage (linguistique et
stylistique françaises) à l'Université Biaise Pascal, Clermont-Ferrand II, détaché auprès
du ministère de l'Éducation nationale. Il est spécialiste d'histoire de la langue française
et d'historiographie de la linguistique et a orienté ses recherches depuis plusieurs
années vers la lexicographie et la métalexicographie historiques du français.
32 Créateur du site internet Langue du XIXe siècle (http://www.chass.utoronto.ca/epc/
langueXIX), avec miroirs à http://www.univ-bpclermont.fr/LangueXIX et http://
translatio.ens.fr/langueXIX).
33 Responsable scientifique de l'informatisation du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle
de Pierre Larousse (présentation historique, lexico-et métalexicographique), DVD Le
Robert-Redon, 2002.
34 Principales publications : Auteur de trois ouvrages consacrés à l'exploration de la
langue littéraire du XIXe siècle autour d'Alfred de Vigny (Paris 1979, 1990, Nancy 1993),
d'une mise au point méthodologique et pratique : Morales du Style (Toulouse 1993), du
chapitre traitant du XIXe siècle dans la Nouvelle histoire de la langue française (publié sous
la direction de Jacques Chaurand, Le Seuil, 1999), éditeur de plusieurs recueils dévolus à
l'histoire de la langue française et de la linguistique (Poitiers 1991, Stuttgart 1993, Paris
1994, Louvain 1996).
35 Joseph SANCHEZ est professeur de français dans le secondaire.
36 Bernard VOUILLOUX est professeur de langue et littérature françaises modernes et
contemporaines à l'Université Michel de Montaigne-Bordeaux III. Il a centré ses
recherches sur les rapports entre le verbal et le visuel, littérature et peinture, poétique
et esthétique.
37 Principales publications : La Peinture dans le texte, XVIIIe-XXe siècles (CNRS Éditions, 1995),
Langages de l’art et relations transesthétiques (Éd. de l'Éclat, 1997), Le Geste, suivi de Le Geste
ressassant (La Lettre volée, 2001), Le Tableau vivant. Phryné, l'orateur et le peintre
(Flammarion, 2002), L'Œuvre en souffrance. Entre poétique et esthétique (Belin, 2004) et
Tableaux d'auteurs. Après l'Ut pictura poesis (Presses Universitaires de Vincennes, 2004).

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