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LE MP3 COMME ARTEFACT CULTUREL

Jonathan Sterne

NecPlus | « Communication & langages »

2015/2 N° 184 | pages 41 à 60


ISSN 0336-1500
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2015-2-page-41.htm
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Musiques enregistrées
Le MP3 comme
artefact culturel1

JONATHAN STERNE

Depuis le début des années 2000, le MP3 occupe Si le MP3 est au cœur de débats impor-
une place centrale dans le monde des formats audio tants autour de la propriété intellectuelle
et du partage de fichiers, il est aussi
numériques. Il a fait l’objet de publications académiques,
un artefact culturel à part entière. Cet
d’affaires judiciaires, de séances publiques au Congrès et article de référence examine le design
au Parlement, et d’innombrables articles de magazines du MP3 à partir d’une double perspec-
et de journaux. La question du commerce du MP3 a tive : industrielle et psycho-acoustique,
constitué le cas d’espèce d’une controverse internationale afin de mieux expliquer pourquoi les
MP3 sont si aisément échangeables et
d’envergure sur le statut de la propriété intellectuelle,
quelles sont les implications auditives
du copyright et de l’économie du divertissement. Toute de ce processus d’échange. En tant que
une série d’auteurs a défendu que le débat concernant la technologie-récipient contenant un son
propriété intellectuelle était d’une importance capitale enregistré, le MP3 illustre à quel point la
aussi bien pour les intellectuels, les universitaires, que qualité de « portabilité » est centrale dans
l’histoire des représentations auditives.
pour les artistes et n’importe quel autre travailleur de
Technologie psycho-acoustique littérale-
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l’esprit2 . Les écrits sur le MP3 et le partage de fichiers ment capable de jouer son auditeur, le
MP3 montre que la culture numérique
du son fonctionne selon des logiques
quelque peu différentes de la culture
1. Version française inédite de Jonathan Sterne, « The MP3 as cultural numérique visuelle.
artifact », New Media & Society, 8(5), 2006, p. 825-842. Texte traduit
de l’anglais par Agnès Gayraud, Gustavo Gomez-Mejia et Guillaume
Mots-clés : son numérique, format
Heuguet.
audio, partage de fichiers, écoute, MP3,
2. Voir par exemple Ronald Bettig, « The Enclosure of Cyberspace », psycho-acoustique, son, enregistrement
Critical Studies in Mass Communication, 14(2), 1997, p. 138-158 ; du son, technologie et culture, culture
Patrick Burkart, McCourt Tom, « Infrastructure for the Celestial visuelle
Jukebox », Popular Music, 23(3), 2004, p. 349-162 ; Steve Jones,
« Music and the Internet », Popular Music, 19(2), 2000, p. 217-230 ;
Lawrence Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace, New York, Basic
Books, 2000 ; Lawrence Lessig, The Future of Ideas: The Fate of the
Commons in a Connected World, New York, Vintage Books, 2002 ;
Tom McCourt, Patrick Burkart, « When Creators, Corporations and
Consumers Collide: Napster and the Development of On-Line Music
Distribution », Media, Culture & Society, 25(3), 2003, p. 333-350 ;
Kembrew McLeod, Owning Culture, New York, Peter Lang, 2001.

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42 Théorie critique et musiques enregistrées

jouent presque à l’unisson le thème de la crise, comme si la bataille du MP3 et


de la défense de la propriété intellectuelle constituait le conflit culturel le plus
important de notre temps.
Dans ces conditions, il est surprenant de constater que le sens commun des
études technologiques ait été si peu appliqué à l’étude du MP3. Les universitaires
de différentes disciplines – philosophie de la technique, études des sciences et
technologies, études culturelles de la technologie – ont invariablement pris le
parti d’étudier les technologies comme des artefacts. Le philosophe Langdon
Winner écrit que les artefacts technologiques « incarnent des formes spécifiques
de pouvoir et d’autorité »3 . Il distingue deux catégories principales dans la
philosophie politique des technologies : « les cas dans lesquels l’invention, le
design ou la disposition d’un appareil technique spécifique vient résoudre un
problème dans les affaires d’une communauté politique » et « les “techniques
intrinsèquement politiques”, systèmes conçus par l’homme qui semblent requérir
ou n’être fortement compatibles qu’avec certains genres particuliers de relations
politiques »4 . Suivant l’heuristique de Winner, le MP3 prend part aux deux
catégories : son émergence n’est pas seulement liée à une tentative de réponse
au problème des formats échangeables d’un segment à l’autre de l’industrie des
médias, elle requiert également des systèmes sociaux et culturels particuliers, qu’il
s’agisse de la propriété intellectuelle ou de l’écoute.
Mais le MP3 est un artefact en un autre sens. C’est un dispositif qui cristallise
un ensemble de relations sociales et matérielles. C’est un objet qui « travaille pour »
et qui est « travaillé par » les personnes, les idéologies, les technologies et d’autres
éléments matériels et sociaux qui l’accueillent. Des spécialistes de la construction
sociale de la technologie et de la tradition de la théorie de l’acteur-réseau5 se
sont concentrés sur la relation des acteurs humains et non-humains dans la
construction des technologies, montrant de quelle manière les technologies se
composent à partir de ce que l’on pourrait considérer au départ comme des
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éléments disparates. Les études culturelles des technologies se sont davantage
attachées à traiter des questions du contexte et du pouvoir social stratifié
dans la mesure où ceux-ci forgent les technologies et les dotent d’implications
contextuelles6 . Mais toutes ces approches pointent avant tout la nature artificielle
de la technologie du MP3. Elles nous enjoignent de le considérer comme le résultat
interne de processus sociaux et techniques, plutôt que de l’extérieur, en quelque

3. Langdon Winner, La baleine et le réacteur. À la recherche des limites de la haute technologie, Descartes
& Cie, Paris, 2002 [1986], p. 45.
4. Ibid.
5. Voir par exemple Wiebe Bijker, Of Bicycles, Bakelites and Bulbs: Toward a Theory of Sociotechnical
Change, Cambridge, MIT Press, 1995 ; Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La
Découverte, 1992 ; Trevor Pinch, Wiebe Bijker, « The Social Construction of Facts and Artefacts: Or
How the Sociology of Science and the Sociology of Technology Might Benefit Each Other », Social
Studies of Science, 14(3), 1984, p. 399-441.
6. Cf. Jennifer D. Slack, Communication Technologies and Society: Conceptions of Causality and
the Politics of Technological Intervention, Norwood, Ablex, 1984 ; Carol Stabile, Feminism and the
Technological Fix, New York, Manchester University Press, 1994 ; Wise, J. Mcgregor, Exploring
Technology and Social Space, Thousand Oaks, Sage, 1997.

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Le MP3 comme artefact culturel 43

sorte. Or, mettre au jour ces processus ne revient pas simplement à montrer
l’artificialité ou le « caractère construit » du MP3, bien que cela fasse partie du
projet. Dans cet article, le MP3 fera office de guide touristique de phénomènes
physiques, psychologiques, sociaux et idéologiques dont nous n’aurions pas pris
conscience autrement. Le MP3 sera considéré comme un artefact forgé à la
croisée de différentes industries électroniques, de l’industrie phonographique et
des pratiques d’écoute attestées et idéales.
Certes, il ne s’agit pas ici de la première étude culturelle du MP3. Kembrew
McLeod7 remarque que dans la mesure où le format MP3 relève du logiciel
(software), ses usages sont en quelque sorte moins déterminés que s’il s’agissait
de matériel (hardware) et que, même dans ce cas, les usages peuvent changer. Steve
Jones8 quant à lui a pointé avec perspicacité le fait que le MP3 offre une occasion
de mettre au premier plan des études culturelles la question de la distribution.
Cela étant, dans la plupart des descriptions, les auteurs persistent à représenter le
MP3 lui-même comme un objet mutique inerte qui « impacte » l’industrie, un
environnement social ou un système légal. Les écrits sur le sujet se contentent
de considérer la forme du MP3 comme « donnée » ou évidente, sans plus de
réflexion sur le matériau, pourtant requise pour formuler les problèmes légaux
et économiques qu’il pose. Parallèlement, les aspects esthétiques du MP3 ont été
étonnamment peu discutés, qu’il s’agisse de l’expérience de l’écoute des MP3,
du son des MP3 eux-mêmes ou des significations que la forme du MP3 peut
prendre. Les discussions concernant le son des MP3 ont été largement réservées
aux ingénieurs du son et aux audiophiles, aboutissant soit à sa disqualification sur
la base du fait que le MP3 sonne « mal »9 , soit à l’analyse des limitations sonores
du MP3 comme un « problème »10 . Dans le domaine académique, on peut lire des
pages et des pages avant d’être confronté au fait que les MP3 sont avant tout des
fichiers sonores. Mais relever ces lacunes ne suffit pas. Après tout, si les dimensions
substantielles de la « question du MP3 » relèvent avant tout du domaine légal et
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de l’économique, on pourrait raisonnablement accepter que les préoccupations
concernant le MP3 comme « forme technologique » et comme objet sonore soient
renvoyées à l’arrière-plan.
Cet article avance une position alternative. Une solide compréhension des
dimensions techniques et esthétiques du MP3 offre un cadre essentiel pour
débattre des aspects légaux, politiques et économiques du partage de fichiers
numériques. En examinant le MP3 comme une technologie auditive, il s’agit
de mettre au jour quelques-unes des dimensions fondamentales de la relation

7. Kembrew McLeod, Freedom of Expression: Tales from the Dark Side of Intellectual Property Law, New
York, Doubleday, 2005.
8. Steve Jones, « Music that Moves: Popular Music, Distribution and Network Technologies », Cultural
Studies, 16(2), 2002, p. 213-232.
9. John Atkinson, « Mp3 and the Marginalization of High End Audio », Stereophile, 22 février 1999,
disponible sur http://www.stereophile.com/asweseeit/727/index.html.
10. Ove Eide, « Bob Ludwig », Mix, 1er décembre 2001, disponible sur
http://www.stereophile.com/asweseeit/727/index.html.

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entre les soi-disant « nouveaux médias »11 et le corps humain, lesquelles sont
largement négligées par les chercheurs qui privilégient les dimensions visuelles
des nouveaux médias. En somme, on montrera qu’une forme posturale, tactile,
d’incorporation (embodiment) est à la fois un réquisit et la résultante de l’audio
digitalisé. Ce point contraste grandement avec l’approche désincarnée, centrée sur
l’esprit et la conscience, que certains universitaires décrivent encore comme un trait
caractéristique de l’espace virtuel.
Pour emprunter un terme à Lewis Mumford, le MP3 est une « technologie-
récipient ». Mumford a écrit que l’insistance des spécialistes universitaires
des technologies sur les outils aux dépens des récipients sous-estime leur
importance égale pour la vie12 . Selon lui, une des raisons pour lesquelles les
technologies-récipients sont souvent négligées dans l’histoire et la philosophie
des techniques tient au fait qu’elles sont habituellement catégorisées comme
féminines. Si datées que soient les catégorisations par le genre, Mumford a vu
juste concernant l’opposition entre l’activité et la passivité, dans la mesure où ces
dernières sont encore souvent catégorisées en termes de genre. Plus récemment,
la chercheuse féministe Zoë Sofia13 a repris à son compte cette approche héritée
par Mumford. Elle la nuance en affirmant que les technologies-récipients peuvent
être associées aussi bien au masculin qu’au féminin. Pourtant, ces technologies
persistent à faire l’objet de métaphores féminines. Mais Sofia maintient que
l’interprétation misogyne n’explique qu’en partie le peu d’intérêt porté aux
technologies-récipients : « il est difficile de garder à l’esprit des ustensiles, appareils
et accessoires14 précisément conçus pour ne pas être obstruants et pour faire que
leur présence soit sentie mais non remarquée »15 . En effet, tel est le mode de
fonctionnement des MP3 : leur importance tient à leur utilité mais n’attire pas,
dans la pratique, l’attention sur ce qu’ils sont en eux-mêmes. Ils prennent moins
de place que d’autres genres d’enregistrements numériques, et lorsqu’on les écoute,
ils sont perçus comme de la musique et non comme des formats de fichiers.
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Ainsi, on ne s’étonnera pas de trouver les médias parmi les nombreux exemples
de technologies-récipients évoqués par Sofia.
La suite de cet article explorera donc le MP3 comme une technologie-récipient
pour les enregistrements sonores. Mumford et Sofia utilisent tous les deux le terme

11. Avec tout le respect que je dois à Lev Manovich qui a soutenu que l’appellation « nouveaux
médias » est plus consistante que celle de « médias numériques » ou d’autres, la plupart des soi-disant
« nouveaux » médias ne sont plus si nouveaux. Le terme « nouveau » est incroyablement chargé
de jugements de valeur dans notre culture commercialisée à outrance. Cependant, je l’utiliserai ici
et tout au long de l’article en reconnaissant que l’expression « nouveaux médias » renvoie à un
ensemble relativement cohérent d’objets d’étude, ainsi qu’à un bon nombre de traditions intellectuelles
émergentes. Cf. Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Paris, Les presses du réel, 2010 [2001].
12. Lewis Mumford, « An Appraisal of Lewis Mumford’s Technics and Civilization », Daedalus, 88,
1959, p. 527-536 ; Mumford Lewis, Le mythe de la machine, vol. 1 : La technologie et le développement
humain, Paris, Fayard, 1973 [1966], p. 187.
13. Zoë Sofia, « Container Technologies », Hypatia, 15(2), 2000, p. 181-219.
14. Ces trois catégories renvoient à trois types différents de technologies-récipients pour Zoë Sofia. Ces
distinctions internes n’étant pas nécessaires dans le cadre de notre argumentation, les lecteurs intéressés
peuvent consulter son article.
15. Zoë Sofia, « Container Technologies », art. cit.

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Le MP3 comme artefact culturel 45

d’appareil (apparatus) pour décrire un récipient qui transforme ce qu’il contient16 .


Le MP3 appartient clairement à cette catégorie, mais il s’en distingue d’une manière
essentielle : il s’agit d’un récipient de récipients. Comme un four qui contient une
casserole et transforme son contenu, le MP3 est un étui à enregistrements sonores.
C’est une technologie médiatique conçue pour utiliser d’autres technologies
médiatiques. Comme nous le verrons plus bas, les transformations dues à
l’encodage du MP3 sont elles-mêmes des pratiques culturelles lourdement
orientées. Les MP3 contiennent en eux toute une philosophie de l’audition et
une praxéologie de l’écoute. Suivant cette philosophie de l’audition même, le MP3
exploite les limitations de l’écoute humaine normale. On pourrait même dire que
le MP3 est une célébration des limites de la perception auditive. La praxéologie
anticipée de l’écoute encodée dans chaque MP3 valorise la distraction aux dépens
de l’attention, l’échange aux dépens de l’usage. Si cela ne suffisait pas, la technologie
elle-même est directement et amoureusement façonnée pour répondre à des objec-
tifs qui ne sont pas supposés être les siens : en effet, le MP3 est parfaitement conçu
pour le partage illégal de fichiers. La section suivante expliquera dans cette perspec-
tive ce qu’il en est de la forme du MP3 et ce qui la distingue d’autres genres de tech-
nologies de l’enregistrement, offrant une analyse du MP3 comme artefact culturel.

L’APPROVISIONNEMENT EN MP3
Tout le but des MP3 est de réduire la taille des fichiers audio par l’intermédiaire
de la compression de données17 afin de les rendre plus facilement échangeables
avec une bande passante limitée comme celle de l’Internet, et plus facilement
stockables dans un espace de données limité tel qu’un disque dur. Cette section
discute les raisons pour lesquelles un consortium d’industries de la communication
a construit le MP3 en misant sur sa portabilité. À partir de là, elle explique
les dimensions psycho-acoustiques des MP3, qui sont les constituants cruciaux,
techniques et culturels, de leur portabilité. En bref, le MP3 a été conçu par une
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industrie électronique soucieuse d’obtenir un maximum de compatibilité entre
les plateformes, ce qui devait favoriser l’échange facile des fichiers. En même
temps, les MP3 utilisent une forme spécifique de compression des données basée
sur un modèle du fonctionnement de l’oreille humaine. Il s’agit par conséquent
d’une machine conçue pour anticiper la manière dont ses auditeurs perçoivent
la musique et faite pour percevoir pour eux. Les deux explications sont quelque
peu « tournées vers le matériel », mais à l’instar du « détour par la théorie » si
essentiel aux bons écrits d’études culturelles18 , ce « détour par la technologie »
devrait nous aider à reconstituer notre objet d’étude et à partir de là, à pénétrer

16. Ibid.
17. J’emploie l’expression « compression de données » pour pointer la différence entre d’une part les
processus qui retirent des données des fichiers audio (la « compression » au sens traditionnel du terme,
qui ne peut être que numérique) et d’autre part le processus de réduction des écarts entre les points les
plus et les moins élevés en volume d’un signal audio. Ce dernier processus peut être également nommé
« compression », mais il peut aussi bien résulter du traitement d’un signal analogique ou numérique.
18. Stuart Hall, « Cultural Studies and its Theoretical Legacies », in Lawrence Grossberg, Nelson Cary
and Paula Treichler (éd.), Cultural Studies, New York, Routledge, 1992, p. 277-294.

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46 Théorie critique et musiques enregistrées

plus profondément que jusqu’ici dans les dimensions cachées de l’audition au sein
de la culture des médias numériques.
On dit MP3 pour MPEG-1, Layer-3. Le MPEG (Motion Picture Experts
Group) est un consortium d’ingénieurs et autres acteurs formés avec le soutien
de l’Organisation internationale de normalisation (ISO) et de la Commission
électrotechnique internationale19 . Le MPEG a démarré en 1988 comme un
groupe réuni ad hoc pour standardiser les schémas de compression de données à
l’usage des industries de diffusion, de télécommunications et d’électronique grand
public. En collaboration avec des universitaires, chacune des grosses entreprises
en lice trouvait un rôle et un intérêt, quand bien même des divisions internes
les poussaient occasionnellement à créer des standards propriétaires tout en
soutenant la recherche pour une technique de compression standardisée. Pour
ceux qui croyaient à la standardisation, il n’y avait besoin que d’un unique format
capable de recouper des technologies numériques aussi diverses que les disques
compacts, la vidéo digitale, la télévision haute définition, les téléconférences et
les communications satellites, pour ne nommer que quelques-unes des industries
disparates intéressées par un format partagé20 . Le standard informatique MPEG-1
se divise en cinq parties : la partie 1 gère les aspects liés au système ; la partie 2,
la vidéo ; la partie 3, la compression de l’audio ; la partie 4 s’occupe des tests
de conformité aux normes ; la partie 5 porte sur les développements logiciels21 .
À proprement parler, le 3 de MP3 ne correspond pas à la partie 3 (compression
de l’audio), mais à une troisième couche d’encodage audio qui se trouve intégrée
au standard MPEG. Le MP3 désigne donc réellement la troisième couche de la
troisième partie du standard MPEG. (Entrer dans ce niveau de détail sert ici un
but : la dimension audio du standard MPEG n’était, à l’origine, qu’un enjeu très
local – un morceau d’un projet plus large destiné à standardiser la compression
dans toutes les formes de médias numériques.)
Pour emprunter une autre formule à Zoë Sofia, le standard MPEG impliquait
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une certaine « logique de ressource et d’approvisionnement »22 . La logique en
question était la suivante : une fois standardisées, les données pourraient être
déplacées avec grâce et aisance à travers de multiples types de systèmes, sur de
grandes distances, le tout fréquemment et sans effort. Tel était le rêve du Motion
Picture Experts Group et de ses nombreux bienfaiteurs. Pour qui s’enquiert des

19. L’ISO est un réseau d’organismes nationaux de normalisation de 148 pays qui collaborent avec
les organisations internationales et les représentants des gouvernements, de l’industrie, des entreprises
et des consommateurs. La Commission électrotechnique internationale s’occupe quant à elle des
standards des appareils électroniques et magnétiques, désormais en lien avec l’Organisation mondiale
du commerce.
20. Une histoire complète du MP3 n’a pas encore été écrite d’un point de vue académique. Dans une
perspective journalistique, le seul travail historique exhaustif disponible à ce jour est celui de Bruce
Haring, qui a publié Beyond the Charts en 2000. En s’appuyant sur les débats concernant la propriété
intellectuelle, il présente le MP3 au sein d’une histoire plus longue où s’articulent l’audio numérique, la
distribution en ligne et l’industrie musicale.
21. Joan L. Mitchell, William B. Pennebaker, Chad E. Fogg, Didier J. LeGall (éd.), MPEG Video
Compression Standard, New York, Chapman & Hall, 1997.
22. Zoë Sofia, « Container Technologies », art. cit., p. 195-196.

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Le MP3 comme artefact culturel 47

origines culturelles de la promiscuité qui s’est instaurée entre les personnes qui
partagent illégalement des fichiers, inutile de chercher au-delà de ce moment
fondateur. La possibilité des transferts rapides et faciles, la relation anonyme
entre le fournisseur et le récepteur, la compatibilité inter-plateformes, la possibilité
d’accumuler des données et de fournir un accès facile à des espaces de stockage –
tous ces aspects étaient constitutifs de la forme MPEG elle-même bien avant l’âge
des Napster, Gnutella, Hotline, iTunes et Rio23 .
Les tentatives pour commercialiser le MP3 et son successeur probable,
l’Encodage audio avancé ou Advanced Audio Coding (AAC), exploitent divers
algorithmes de gestion des droits numériques (DRM), qui rendent le partage de
fichiers plus difficile. Par exemple, l’iTunes Music Store d’Apple et RealNetworks
recourent à des technologies incompatibles pour éviter cette circulation. Par ces
innovations récentes, l’industrie entérine le fait que la compatibilité du MP3
constitue une des raisons pour lesquelles ce type de fichier est si largement partagé.
Mais le résultat effectif de telles pratiques est qu’elles contraignent les utilisateurs
qui achètent légalement leurs MP3 sur iTunes et sur RealNetworks à utiliser
deux programmes séparés pour les lire. En outre, comme Patrick Burkart et Tom
McCourt24 l’ont fait remarquer, la gestion des droits numériques est entravée par
de vastes incompatibilités logicielles et matérielles, dans un climat industriel hostile
à un standard partagé. En d’autres termes, il est probablement plus facile d’installer
un compte Gnutella et de récupérer des MP3 illégaux que de gérer deux collections
distinctes de MP3 avec leurs deux logiciels de lecture séparés.
De par son design de technologie-récipient portative, on accorde au MP3 le
statut d’un objet pratiqué quotidiennement, là même où il ne s’agit que d’un
simple format d’encodage de données numériques. Les auditeurs autant que les
compagnies qui vendent des MP3 (ou l’équipement pour les lire) parlent volontiers
de collections de MP3 comme s’il s’agissait de collections d’enregistrements ou de
livres. À propos de la première mouture de Napster, certains articles tendaient à
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le décrire comme un « programme destiné à rechercher les collections de MP3
d’autres personnes »25 . Plus récemment, des publicités de magazine chantaient les
louanges de l’iPod et l’iPod Mini d’Apple en listant le nombre de « chansons » que
chaque appareil est capable de contenir26 . Poussant cette logique encore plus loin,
les MP3 ont été objectivés comme des articles de propriété intellectuelle dans le
système légal américain, la législature canadienne et de nombreux autres pays27 .

23. À l’origine, Napster, Gnutella et Hotline étaient des services de partage de fichiers de pair-à-pair.
Rio était un fabricant de baladeurs numériques (NdT).
24. Patrick Burkart, McCourt Tom, « Infrastructure for the celestial jukebox », art. cit.
25. Kelly McCollum, « Students Jam College Networks with Use of Napster to Find Audio Files »,
Chronicle of Higher Education, 25 février 2000 ; D’arcy Jenish, « Free Music! », Maclean’s, 20 mars 2000,
p. 42.
26. Apple, « iPod Mini », Wired, 12, mars 2004.
27. Benny Evangelista, « 4 Students Sued Over Music Trading Software; Record Industry Goes After
Campus File-Sharing Programs », San Francisco Chronicle, 4 avril 2003 ; Jonathan Krim, « File Sharing
Forfeits Right to Privacy: Judge Tells Verizon to Identify Customer », Washington Post, 25 avril 2003 ;
Dan Lazin, « New Levy Boosts Price of Mp3 Players », Edmonton Journal, 13 décembre 2003.

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48 Théorie critique et musiques enregistrées

C’est dans ce contexte qu’émerge le problème de la valeur d’usage et de la


valeur d’échange. La valeur d’usage, telle qu’elle fut identifiée par John Locke28 puis
élaborée par Karl Marx et d’autres, est une perspective sur la valeur qui traite les
marchandises en fonction de leur utilité effective. La valeur d’échange, quant à elle,
est la valeur de la marchandise sur le marché. Bien qu’elle puisse sembler fondée
sur une relation arbitraire, Marx défend – suivant, en cela, Adam Smith – que
la valeur d’échange est effectivement basée sur le travail requis pour fabriquer la
marchandise, une fois le travail lui-même converti en argent qui peut être échangé,
en retour, contre la marchandise29 . À partir de là, nous avons une bifurcation de
la valeur ; la valeur d’usage, qui concerne le travail de dépense (expenditure), et la
valeur d’échange, qui concerne le travail de création. Et dans ce dernier cas précis,
la relation de la musique à la valeur d’échange nous intéresse particulièrement.
Dans son ouvrage romantique et polémique sur la musique, Jacques Attali défend
que l’enregistrement du son occasionne une transformation de la valeur d’usage en
valeur d’échange dans la musique :
Car il ne faut pas oublier que la musique reste une marchandise très particulière : elle
exige, pour prendre sens, un temps incompressible, celui de sa durée. Ainsi, conçu
comme enregistreur pour stocker le temps, le gramophone en est devenu le principal
useur. Conçu comme un conservateur de mots, il est devenu un diffuseur de sons. Ici
pointe la contradiction majeure de la répétition : l’homme doit consacrer son temps
à produire les moyens de s’acheter l’enregistrement du temps des autres, perdant non
seulement l’usage de son temps, mais aussi le temps nécessaire à l’usage de celui
des autres. Le stockage devient alors un substitut, et non un préalable à l’usage. On
achète plus de disques qu’on ne peut en entendre. On stocke ce qu’on voudrait trouver
le temps d’entendre. Temps d’usage et temps d’échange s’entre-détruisent.30

En suivant la formulation de Jacques Attali, on achoppe immédiatement sur le


problème des MP3 : le plus souvent, les gens ne les achètent pas. Attali soutient en
effet que l’enregistrement substitue la valeur d’échange à la valeur d’usage parce
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que les gens n’ont pas le temps d’écouter tous les enregistrements qu’ils sont
susceptibles d’acheter. Mais comparé au nombre de MP3 donnés gratuitement
et reçus via du partage de fichiers, peu d’entre eux impliquent la définition
basique de la valeur d’échange : puisqu’on ne paie pas pour les obtenir, ils ne
requièrent pas que soit fourni (en échange de gages salariaux) autant de travail. Plus
encore, l’échange lui-même ne prive pas le propriétaire originel de la possibilité
d’utilisation du fichier. C’est ce statut particulier du MP3, à la fois objet culturel
de valeur et objet susceptible de circuler en dehors des canaux de la valeur
économique, qui le place au cœur des débats sur la propriété intellectuelle. Face
à cette situation, il est tentant de pontifier sur le tournant de notre époque : on
pourrait dire que si l’enregistrement a transformé la valeur d’usage de la musique

28. John Locke, Some Considerations on the Consequences of the Lowering of Interest and Raising the
Value of Money, Londres, A. & J. Churchill, 1692.
29. Karl Marx, Capital: A Critical Analysis of Capitalist Production, Vol. 1 (traduction S.M.A.E. Aveling),
New York, International Publishers, 1967 [1867] ; Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations, Paris, Garnier-Flammarion, 1999 [1776].
30. Jacques Attali, Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique, Paris, PUF, 1977, p. 165-166.

communication & langages – n◦ 184 – Juin 2015


Le MP3 comme artefact culturel 49

en valeur d’échange, alors la numérisation sous la forme du MP3 a libéré la


musique enregistrée de l’économie de la valeur tout court, en permettant son
échange libre, facile et à grande échelle.
À l’usage, les MP3 peuvent être vus comme des genres de mollusques
vivant hors de leur coquille – de la musique enregistrée, sans sa forme de
marchandise – puisqu’ils ne sont généralement pas échangés pour de l’argent.
Une réponse possible à cette situation serait de considérer l’Internet au prisme
d’une économie du don, ainsi que Richard Barbrook31 l’a fait, de façon élégante
et provocante. Mais si les MP3 sont des mollusques sans coquilles, il leur faut
tout de même de l’eau et de l’air : les auditeurs doivent toujours payer pour les
descendants du gramophone et des vendeurs de disques : ordinateurs, enceintes,
connexion Internet (ou inscription à des organismes tels que les universités qui
fournissent un accès à ce genre de choses) et potentiellement d’autres appareils de
lecture tels que des Rios ou des iPods. Plus encore, la plupart des enregistrements
aujourd’hui disponibles sous la forme de MP3 sont d’abord apparus au sein d’une
économie monétaire, financée par les compagnies de disques (ou, moins souvent,
par des musiciens indépendants) qui, en retour, les mettent là en vente dans l’espoir
de réaliser un profit. Mais quel que soit l’angle par lequel on aborde les débats
concernant la propriété intellectuelle et la gestion des droits digitaux, l’enjeu de la
valeur persiste. Ne serait-ce que parce que les utilisateurs continuent de désirer, de
collecter, d’accumuler – et oui, de faire usage – de fichiers MP3.
« Pour le collectionneur, écrit Walter Benjamin, la possession est la relation la
plus profonde que l’on puisse entretenir avec les choses. »32 Que quelqu’un puisse
collectionner des MP3 suggère qu’ils apparaissent aux utilisateurs comme des
objets culturels, bien qu’ils ne soient pas, dans quelque sens conventionnel que ce
soit, des objets physiques qui puissent tenir dans la main d’une personne. Dans une
revue de Traktor, un logiciel destiné aux DJ, Philip Sherburne prend le temps de
noter que les formats audio digitaux et leur manipulation par ordinateur reflètent
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la dématérialisation croissante de la musique (ou peut-être micro-matérialisation
de la musique, qui serait un meilleur terme puisque les MP3 sont faits de silicone,
aussi invisibles qu’ils semblent). Nos collections n’existent plus sur nos étagères de
disques mais, de plus en plus, à l’intérieur de nos iPods et de nos disques durs.33
Telle est la clé : bien que les MP3 n’existent que comme forme logicielle, les
gens tendent à les traiter comme des objets (et en effet, notre position ici est
que nous devrions les analyser comme des artefacts), peut-être parce qu’ils sont
utilisés afin de manier des enregistrements, eux-mêmes considérés comme choses
physiques. En raison de leur micro-matérialisation cependant, les utilisateurs
peuvent manier les MP3 qu’ils possèdent assez différemment d’un enregistrement
plus manifestement physique tel qu’un disque compact (CD), alors même qu’ils

31. Richard Barbrook, « The Hi-Tech Gift Economy », First Monday, 3(12), 1998. Disponible sur :
http://www.firstmonday.org/issues/issue3_12/barbrook/index.html
32. Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Paris, Payot & Rivages, 2000 [1936], p. 56.
33. Philip Sherburne, « Digital DJing App that Pulls You In », Grooves, 10, 2003, p. 46-47.

communication & langages – n◦ 184 – Juin 2015


50 Théorie critique et musiques enregistrées

en parleront comme s’il s’agissait d’objets physiques équivalents. Considérons cette


présentation de l’iPod et de l’iTunes Music Store :
Vous découvrirez même de nouvelles façons d’écouter de la musique. Récemment,
le sublime Heaven des Talking Heads a surgi dans mon jukebox mis en lecture
aléatoire : j’avais acquis le CD des années auparavant mais ne l’avais pas réécouté
depuis et n’avais jamais remarqué cette chanson fantastique. Ce genre de découverte
arrive tout le temps maintenant que ma collection musicale a été libérée des
rondelles de plastique brillant.34

Il y a vraiment deux types d’objets dans la citation : les objets susceptibles d’être
collectionnés, dont le MP3 fait partie, et les objets qui peuvent être touchés (au sens
conventionnel), tels que les CD, contrairement aux MP3. Tout cela pour dire que
si nous acceptons le langage de la matérialisation et de la dématérialisation de la
musique35 , le MP3 nous met face à une intéressante bifurcation. Les utilisateurs se
réfèrent à la dématérialisation de la musique lorsqu’ils discutent de leurs pratiques
d’utilisation, mais ils insistent inversement sur le fait de traiter la musique comme
un objet culturel dès lors qu’il est question de posséder de la musique.

À L’INTÉRIEUR DU MP3
En raison de sa toute petite taille, le format MP3 se laisse collecter avec la plus
grande facilité : une collection entière peut tenir dans un espace relativement
limité. Un MP3 part d’un fichier audio de qualité CD auquel il retire un
maximum de données, s’en remettant aux corps et cerveaux des auditeurs pour
compenser les différences. Là où un fichier stéréo de qualité CD occupe environ
30 mégaoctets d’espace sur un disque dur pour une durée de trois minutes, avec
une qualité moyenne, un fichier MP3 de trois minutes ne prend qu’entre 3 et 4
mégaoctets d’espace sur un disque dur. Divers filtres et processus aboutissent à
cette compression. Pour bon nombre d’entre eux, les brevets de la partie audio du
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standard MPEG sont détenus par une entreprise allemande nommée Fraunhofer
IIS. Traditionnellement, les logiciels de compression de type ZIP laissent de côté
des données redondantes afin de réduire de peu la taille d’un fichier. Or, si vous
essayez de « zipper » une piste de CD, elle reste relativement volumineuse, même
compressée. En ce sens, la principale innovation de Fraunhofer a été d’utiliser un
modèle mathématique de la perception auditive humaine pour permettre la plus
grande compression des données sous forme de fichiers MP3. Pour l’essentiel, le
fichier MP3 a été conçu pour calculer ce que vous n’entendrez pas de toute façon
et se débarrasser des données qui correspondent à ces parties du son.
Bien qu’il s’agisse d’un fichier de données, nous avons déjà suggéré que les
utilisateurs traitent les MP3 comme des objets culturels. Or, il est important de
rappeler que les MP3 sont comme les autres technologies : ils sont assemblés
par d’autres technologies encore. Un logiciel qui assemble des MP3 est qualifié
d’« encodeur ». Pour la suite de notre argumentation, nous pouvons concevoir
l’encodeur comme une autre de ces technologies-récipients qui transforment leurs

34. Pat Regnier, « Digital Music for Grown-Ups », Money, juillet 2003, p. 113.
35. Des travaux à venir exploreront cette question en détail.

communication & langages – n◦ 184 – Juin 2015


Le MP3 comme artefact culturel 51

contenus. L’encodeur prend donc un enregistrement numérique existant et le


transforme au terme d’un processus qui relie six étapes36 :

1. L’encodeur MP3 décompose le signal en petits morceaux nommés blocs de


données (frames), chacun d’une durée d’une fraction de seconde.
2. L’encodeur décompose chaque bloc de données en 72 bandes de fréquence
discrètes et analyse le signal audio pour déterminer sa « distribution
spectrale d’énergie ».
3. L’encodeur décide alors de la quantité de données à retenir ou à évacuer,
en fonction de la taille du MP3 que l’utilisateur souhaite obtenir pour son
fichier de sortie. La taille et le taux de compression d’un MP3 sont mesurés
en kilo-octets par seconde (kbps). La taille d’un MP3 permet ainsi d’estimer
la bande passante consommée avec diverses applications et le but principal
de l’encodage reste bien sûr la miniaturisation. Ainsi, un gros fichier MP3
comprend plus de kilo-octets par seconde. Pour fabriquer un MP3 plus
petit, l’encodeur doit se débarrasser d’encore plus de données issues de
l’enregistrement original du CD : pour fabriquer un fichier de 64 kbps, il
faut donc évacuer davantage de données que pour un fichier de 128 kbps.
4. L’encodeur calcule une nouvelle valeur de timbre pour chaque bloc de
données à partir de ce qu’il a appris sur la forme du signal entrant et d’une
table de valeurs mathématiques qui modélise la réponse psycho-acoustique
humaine. Le but étant de se débarrasser des données que les gens ne peuvent
pas entendre.
5. L’encodeur utilise alors le codage de Huffman, un algorithme standard de
compression de données qui élimine les données les plus redondantes du
fichier. Comme dans un fichier ZIP, il n’est pas question de supprimer des
données en soi, mais de consolider spatialement le stockage des données.
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6. Enfin, l’encodeur assemble un flux binaire (serial bitstream) qui contient des
informations d’en-tête et des instructions pour chacun des blocs de données
du fichier. Ces instructions s’adressent aux logiciels et appareils lecteurs de
MP3 pour assurer leur reproduction adaptée.

En tant que forme de compression des données, l’aspect le plus fascinant du MP3
reste le modèle psycho-acoustique qu’il encode dans un fichier. En personnifiant la
technologie, on pourrait dire que le MP3 présuppose que le sens de l’ouïe écarte la
majeure partie du son qu’il rencontre, il essaie donc d’imiter le processus par lequel
le corps humain écarte certaines ondes sonores durant les processus de perception.
De manière préventive, il se débarrasse de certaines données du fichier audio en
anticipant le fait que le corps s’en débarrassera plus tard, ce qui produit un fichier
plus petit.
Que l’ouïe (comme n’importe quel sens) agisse comme un filtre est une idée
ancienne. D’Aristote à Aldous Huxley, l’un à propos des sens, l’autre à propos
des drogues psychédéliques, il semble acquis que les sens ne reproduisent pas

36. Cette discussion se base sur Scott Hacker, Mp3: The Definitive Guide, Cambridge, O’Reilly, 2000.

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52 Théorie critique et musiques enregistrées

mimétiquement le monde qu’ils rencontrent : ils l’informent37 . De nos jours,


l’explication est un peu plus clinique. Dit simplement, le nerf auditif transmet
avec une fréquence limitée par rapport aux fréquences du son. Le nerf de l’oreille
interne ne peut pas suivre le son tel qu’il advient. Et pourtant, entre la cochlée, le
nerf auditif et le cortex auditif, les personnes accèdent à une perception détaillée
des montées et descentes des sons. Les chercheurs en psycho-acoustique ont
proposé de nombreuses analyses sur les raisons de ce fonctionnement particulier
de l’ouïe, sans qu’aucune théorie ne s’impose comme dominante38 . Un point
clé doit être souligné : même si les technologies de reproduction sonore ont été
traditionnellement théorisées au prisme d’une relation de fidélité absolue à la
source du son, l’oreille humaine demeure incapable de distinctions aussi fines.
De fait, une personne peut perdre la plupart des vibrations d’un son enregistré
et entendre toujours à peu près le même son, comme si c’était sa version sans
compression de données. Tel est le principe sur lequel repose le MP3.
Cette discussion de la psycho-acoustique n’est pas « psychologique » au sens
où les chercheurs en sciences humaines et sociales ont l’habitude de l’entendre.
La psycho-acoustique est une composante cruciale de l’incorporation du son. La
réponse psycho-acoustique ne se situe pas à un seul endroit : l’oreille concentre,
focalise et stratifie les vibrations en sons, lesquels sont traduits par le nerf auditif
en signaux que le cerveau peut percevoir. Cependant, le canal auditif n’est pas
l’unique endroit qui conduise des vibrations vers le nerf auditif : la tête entière
peut conduire des vibrations, tout comme la cage thoracique. Des chercheurs en
psycho-acoustique ont par exemple conçu les courbes de réponse aux fréquences
de quatre parties du corps : le canal auditif et le tympan, la « sphère » de la
tête, le pavillon auriculaire externe (pinna), le torse et le cou39 . La mâchoire
est particulièrement utile pour transmettre le son. Quelques-unes des premières
prothèses auditives étaient placées entre les dents plutôt que dans les oreilles ; on
retrouve aussi les traces de morsures de Thomas Edison – connu pour avoir été dur
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d’oreille – sur de nombreux prototypes du phonographe. Nous sommes ici face
à un corps psycho-acoustique, un corps qui « fait quelque chose » à la vibration
pour qu’elle devienne du son. Le son est un produit de la perception, non pas
une chose « dehors » ; la seule chose du « dehors » est la vibration, celle que le
corps organise et stratifie dans ce que nous appelons le son40 . Le corps donne une
forme aux vibrations avant qu’elles ne pénètrent dans les oreilles et deviennent
du son. Ceci est évident dans certains cas d’acouphènes (tinnitus) et de perte de
l’audition dépendant des fréquences. Mais c’est également vrai pour des personnes
dont l’audition n’est pas endommagée. Les effets psycho-acoustiques procèdent du
fait que le corps crée des sons en organisant des vibrations.

37. Aristote, De Anima (traduction R.D. Hicks), New York, Arno Press, 1976 ; Aldous Huxley, Les portes
de la perception, Monaco, éd. du Rocher, 2001 [1954].
38. Max Mathews, « The Auditory Brain », in Perry R. Cook (éd.), Music, Cognition and Computerized
Sound: An Introduction to Psychoacoustics, Cambridge, MIT Press, 2001, p. 11-20.
39. Max Mathews, « The Ear and How It Works », ibid., p. 1-10.
40. Jonathan Sterne, The Audible Past: Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke
University Press, 2003.

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Le MP3 comme artefact culturel 53

Les MP3 utilisent des principes psycho-acoustiques pour faire disparaître les
sons que supposément nous ne pourrions pas entendre. Pour réduire la taille
des fichiers, les encodeurs de MP3 appliquent trois astuces psycho-acoustiques :
le masquage auditif ou simultané, le masquage temporel et la spatialisation. Le
masquage auditif est l’élimination de fréquences similaires, en partant du principe
suivant : si on joue simultanément deux sons de fréquence similaire, et que l’un des
deux sons est significativement plus faible, on n’entendra que le son le plus fort.
Le masquage temporel applique un principe similaire sur le temps : si deux sons
sont temporellement trop proches (à moins de cinq millièmes de secondes, selon
le matériel) et que l’un est plus fort que l’autre, les auditeurs n’entendent que le son
le plus fort. Le troisième principe est celui de la spatialisation. Là où il est très facile
d’identifier d’où viennent les sons de la partie centrale du spectre audible lorsqu’ils
sont reproduits en stéréo, il est quasiment impossible qu’une personne puisse
localiser certaines fréquences trop aiguës ou trop graves. Pour économiser encore
plus d’espace en données, l’encodeur MP3 n’enregistre les sons situés aux extrêmes
du spectre de fréquences qu’une seule fois pour les deux canaux et les reproduit
comme des fichiers monophoniques. Puisque la plupart des humains adultes ne
peut pas entendre au-delà de 16 kHz, quelques encodeurs MP3 se débarrassent
même de toutes les données situées entre 16 et 20 kHz pour gagner davantage
d’espace. Du point de vue psycho-acoustique, le MP3 est conçu pour se débarrasser
du matériel sonore que les auditeurs ne sont de toute façon pas censés entendre.
Ce processus implique de nombreux compromis. Les MP3 de chansons ne
sonnent pas de la même manière que les enregistrements d’un CD ; un ingénieur
du son professionnel pourrait noter la différence. Cependant, au fur et à mesure
qu’on s’éloigne des environnements d’une écoute idéale pour se rapprocher des
situations usuelles d’écoute des MP3, ces distinctions deviennent de plus en plus
difficiles. Les MP3 ont été conçus pour être écoutés avec un casque à l’extérieur,
dans une chambre bruyante, avec le vrombissement du ventilateur du PC de
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bureau, comme fond sonore d’autres activités concomitantes ou pour être joués
par des haut-parleurs de basse ou moyenne fidélité intégrés aux ordinateurs. Ils
se prêtent donc à une écoute informelle, pendant des moments où les auditeurs
sont susceptibles de ne pas accorder leur attention directe à la musique, ce qui rend
encore moins probable qu’ils se focalisent sur le son de la musique. En d’autres
termes, le MP3 est un médium qui, dans la plupart des contextes d’usage, propose
l’expérience d’une écoute complète de l’enregistrement, tandis qu’il n’offre qu’une
fraction de l’information et laisse les corps des auditeurs faire le reste du travail.
Le MP3 joue son auditeur. À l’intérieur de chaque MP3 s’élabore une tentative
d’imitation – et dans une certaine mesure, une anticipation – des dimensions
corporelles et inconscientes de la perception humaine dans les environnements
médiatiques hybrides et bruyants du quotidien.
Nous avons suggéré que la portabilité des MP3 a pris forme sous l’emprise
d’une industrie qui comptait l’échange et la compatibilité parmi ses intérêts
objectifs. Là où quelques-unes des innovations nécessaires étaient techniques,
d’autres renvoyaient à la manière dont les gens entendent les choses. Dès les années
1910, les laboratoires Bell d’AT&T ont fait des recherches sur les manières de com-
pacter davantage de son dans la bande passante limitée des lignes téléphoniques,

communication & langages – n◦ 184 – Juin 2015


54 Théorie critique et musiques enregistrées

l’objectif étant d’augmenter massivement les échanges de signaux sans avoir besoin
d’élargir les infrastructures41 . Par exemple, alors que vous croyez entendre ma voix
retentissante à l’autre bout de la ligne téléphonique, vous n’entendez en réalité
que ce que Hermann Helmholtz42 a nommé les « partiels supérieurs » du signal.
Helmholtz a montré que lorsque certaines fréquences élevées sont jouées en même
temps, elles peuvent en effet synthétiser un son une octave en dessous. Le système
téléphonique n’a pas besoin de transmettre le moindre signal de fréquence basse :
vos oreilles et votre cerveau se chargeront de compléter.
Les supports audio que nous rencontrons dans la vie de tous les jours
emploient un ensemble de techniques comme celle-ci pour façonner nos
environnements sonores. Ces questions de portabilité comportent aussi des
dimensions psycho-acoustiques. Le MP3 fétichise et exploite les imperfections de
l’audition saine lorsqu’il présuppose une situation d’écoute soi-disant normale.
L’auditeur idéal que le codage psycho-acoustique du MP3 implique est le
cauchemar de Theodor W. Adorno : le consommateur « distrait » de la culture
de masse43 . Dans un environnement saturé de médias, la portabilité et la facilité
d’acquisition prennent le dessus sur l’attention monomaniaque. Bien évidemment,
les pratiques et environnements d’écoute peuvent être très variés dans les faits, et
ainsi que Michael Bull l’a montré au sujet des chaînes portables44 , le sens que les
utilisateurs peuvent donner à une technologie sonore varie en fonction de l’usage
concret qu’ils en font. Cependant, l’argument que nous avançons ici est simple :
sur le plan psycho-acoustique ainsi que sur le plan industriel, le MP3 a été conçu
pour favoriser la promiscuité. Celle-ci est visée comme un but à long terme dans le
design de technologies de reproduction sonore.

AUTOUR DU MP3
Bien qu’il s’inscrive dans la longue lignée des technologies qui ont utilisé des
principes acoustiques et psycho-acoustiques, le MP3 a porté l’application de la
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psycho-acoustique à un degré beaucoup plus poussé que n’importe laquelle des
technologies de reproduction sonore qui l’ont précédé. Le caractère corporel et
incarné du MP3 contraste en effet nettement avec le concept de « virtuel », qui
a tant occupé les analyses culturelles des médias numériques. D’innombrables
chercheurs ont en effet traité la virtualité comme une dimension ontologique
des médias numériques ou comme leur conséquence nécessaire. Ladite virtualité

41. La ligne de recherches psycho-acoustiques initialement développées au sein des Bell Laboratories
dans les années 1910 reste le point de départ généalogique de l’audio numérique tel que nous le
connaissons de nos jours. Il s’agit par ailleurs d’un point de départ important pour les modèles
cybernétiques de la communication. Voir aussi Jonathan Sterne, MP3: The meaning of a format,
Durham, Duke University Press, 2012.
42. Hermann LF Helmholtz, On the Sensations of Tone as a Physiological Basis for the Theory of Music
(deuxième édition, traduction A.J. Ellis), New York, Dover, 1954 [1863].
43. Theodor W. Adorno, « On the Fetish Character of Music and the Regression of Listening », Essays
on music, University of California Press, 2002 [1938] ; Theodor W. Adorno, « A Social Critique of Radio
Music », in Neil Strauss (éd.), Radiotext(e), New York, Semiotext(e), 1993 [1945], p. 272-279.
44. Michael Bull, Sounding Out the City: Personal Stereos and Everyday Life, New York, New York
University Press, 2000.

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Le MP3 comme artefact culturel 55

suppose une séparation entre le sujet et le corps, et les médias numériques


sont censés opérer la plus radicale des formes de désincarnation (mediated
disembodiment) inventées jusqu’à ce jour. Or, Ken Hillis45 a insisté sur la dimension
corporelle et incarnée de la réalité virtuelle. Le kit typique de la réalité virtuelle, à
la fois visuelle et haptique, n’inclut-il pas une paire de lunettes aussi bien qu’une
paire de gants ? En raison de son interaction directe et sensuelle avec un sujet
incarné, sensible et irréfléchi, le MP3 suggère ainsi un défi encore plus radical
pour ceux qui utilisent le concept de virtualité. Si le son n’est pas émis « au
dehors » mais s’avère plutôt créé par le processus de perception, alors le MP3
n’est pas une simulation du son ou un son virtuel. Il est simplement une modalité
supplémentaire de production de l’effet du son et l’incorporation (embodiment)
reste la caractéristique principale de l’expérience qu’il procure. Le sujet du MP3
se situe presque aux antipodes des sujets soi-disant intentionnels, auto-réflexifs et
consciencieusement auto-construits de la réalité virtuelle.
L’histoire du son numérique a été souvent interprétée par les spécialistes de la
culture comme une histoire de la relation entre des originaux et des copies, portant
en particulier sur la question de la fidélité des copies aux « sons originaux » qui
existent en dehors des processus de reproduction46 . Cette posture philosophique
a pu susciter quelques critiques du fait de la séparation opérée entre l’ontologie
du son reproduit et la situation sociale de la reproduction du son47 . Cependant,
même en termes soi-disant ontologiques, de nombreuses questions méritent
d’être soulevées : la raison d’être du fait d’enregistrer quelque chose n’est pas
simplement l’intention de reproduire l’événement ultérieurement, mais aussi la
possibilité de déplacer l’enregistrement à travers l’espace. L’enregistrement possède
des caractéristiques qui mettent en relation les espaces et les temps48 . La portabilité
des enregistrements est dès lors une caractéristique aussi importante de leur
histoire que la nature de leur reproduction. C’est donc sur le plan de la portabilité,
plutôt que sur celui de la fidélité, que nous appréhendons le MP3.
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On pourrait dire que les MP3 sont comme les autres technologies-récipients
du son en ce qu’ils distordent ou altèrent le son en même temps qu’ils le
reproduisent. La distorsion fait loi dans le monde des sons enregistrés49 . En ce
sens, l’enregistrement et la reproduction n’ont pas pour visée de refléter le son mais
plutôt de le façonner activement. Le passage d’une imitation des causes du son à la
recherche de l’imitation du son comme effet constitue l’un des tournants majeurs

45. Ken Hillis, Digital Sensations: Space, Identity and Embodiment in Virtual Reality, Minneapolis, MN:
University of Minnesota Press, 1999.
46. John Corbett, Extended play: sounding off from John Cage to Dr. Funkenstein, Duke University
Press, 1994 ; John Mowitt, « The Sound of Music in the Era of its Electronic Reproducibility », in
Richard Leppert and Susan McClary (éd.), Music and Society: the Politics of Composition, Performance
and Reception, New York, Cambridge University Press, 1987, p. 173-197 ; Eric W. Rothenbuhler,
John Durham Peters, « Defining phonography: An experiment in theory », Musical Quarterly,1997,
p. 242-264.
47. James Lastra, Sound Technology and American Cinema: Perception, Representation, Modernity, New
York, Columbia University Press, 2000, p. 840.
48. Harold Adams Innis, The Bias of Communication, Toronto, University of Toronto Press, 1951.
49. Robert M. Poss, « Distortion Is Truth », Leonardo Music Journal, 8, 1998, p. 45-48.

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56 Théorie critique et musiques enregistrées

dans l’histoire de la reproduction sonore. Plutôt que d’essayer de reproduire le


mécanisme d’un violon ou d’une voix, les téléphones, phonographes, radios,
microphones et leurs cousins ont reproduit les vibrations d’un diaphragme qui
prend pour modèle la membrane tympanique de l’oreille moyenne des humains.
Des enceintes aux portables, tout ce qui contient des dispositifs internes pour
transformer le son en signal ou le signal en son peut être considéré comme
une technologie tympanique50 . Le MP3 est un supplément à la reproduction
tympanique du son. La vibration du diaphragme n’est pas seulement un processus
susceptible d’être imité et induit comme résultat de l’imitation (vos tympans
vibrent car les enceintes du salon vibrent) ; cette vibration façonne et imite
en quelque sorte le processus de perception du son. Cet aspect des pratiques
technologiques correspond à ce que Bruno Latour51 nomme une « délégation », ce
qui a lieu lorsque les gens délèguent à une machine une fonction qu’ils effectuaient
autrefois. Son exemple classique est celui des portes automatisées qui s’ouvrent et
se ferment toutes seules. Les MP3 et leurs encodeurs prolongent justement cette
logique. Les technologies tympaniques sont des machines destinées à entendre
pour des gens et les MP3 sont conçus pour percevoir à leur place.
La technologie du MP3 entretient aussi une relation intéressante avec d’autres
technologies corporelles de la communication. Le MP3 travaille automatiquement
sur le corps. L’écoute de MP3 peut impliquer une « connaissance pratique »52 selon
laquelle le corps traverse des routines qui n’entrent pas dans le cadre de l’esprit
conscient. Certes, l’écoute du MP3 requiert tout un ensemble de techniques
corporelles, dispositions et attitudes. Cependant, le MP3 va encore plus loin. La
table mathématique encodée à l’intérieur du MP3 pour représenter la réponse
psycho-acoustique porte moins sur une « technique du corps » au sens où
l’entendent ces auteurs que sur une concordance des signaux entre les ordinateurs,
les composantes électriques et les nerfs auditifs.
À cet égard, les questions d’échelle ont une importance considérable : du
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point de vue quantitatif, les mouvements coordonnés de l’acoustique du MP3
sont à tel point plus petits que les mouvements produits par un corps socialisé
que nous pouvons parler peut-être d’une différence qualitative entre la pratique
d’écoute comme une technique du corps et le MP3 comme concordance de
signaux. En ce qui concerne les « techniques du corps », le mouvement corporel est
conditionné comme une partie du processus de socialisation. Les gens apprennent
comment marcher, s’asseoir, gesticuler, etc. Bien évidemment, tout un ensemble
de techniques du corps est pris en charge ou favorisé par la technologie du
MP3. Cependant, les MP3 anticipent également les micro-mouvements de l’oreille
interne, lesquels ne sont pas si organisés et disciplinés, mais plutôt façonnés et
prévus d’après la table mathématique. Ainsi, le MP3 convoque un construit du
corps pour modifier des données, des signaux électriques et finalement des sons

50. Jonathan Sterne, The Audible Past: Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke
University Press, 2003.
51. Bruno Latour, « Mixing Humans and Nonhumans Together: The Sociology of a DoorCloser »,
Social Problems, 35(1), 1988, p. 298-310.
52. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

communication & langages – n◦ 184 – Juin 2015


Le MP3 comme artefact culturel 57

avant qu’ils n’arrivent aux oreilles des auditeurs. Ce qui revient à dire que les MP3
requièrent des techniques du corps sans pour autant être des techniques du corps
en eux-mêmes : ils modèlent la perception pour mieux l’affecter.
Le MP3 comporte en son sein une logique sonore de gestion de ressources et
d’approvisionnement. Au risque de trop filer la métaphore, cette logique peut être
décrite en termes économiques : le processus d’encodage du MP3 impose au corps
un plan d’austérité sonore. Il décide à la place des auditeurs ce qu’ils ont besoin
d’entendre et ne leur donne que cela. Les corps, cerveaux et oreilles des auditeurs
doivent alors apporter leur contribution par une sur-activité (même s’il ne s’agit
pas de travail à proprement parler) pour que le système puisse fonctionner. Bien
entendu, tous ceux qui ont donné leur avis en la matière, de la revue Wired à
Courtney Love, nous ont vendu le MP3 comme une sorte de libération sonore.
Mais celui-ci ne représente qu’une libération de la production sonore à flux tendu :
le système donne moins aux auditeurs mais demande à leurs corps de travailler
plus.
Même si la métaphore économique est séduisante, elle marche moins bien
lorsqu’il s’agit de considérer le MP3 comme un artefact culturel. Le MP3 n’est pas
aussi néfaste que les politiques économiques néolibérales. On pourrait à juste titre
affirmer qu’au lieu d’exploiter cruellement les limites de la perception auditive,
l’encodeur de MP3 instrumentalise voire célèbre les limites de l’oreille humaine.
L’encodeur de MP3 indique à quel point l’input requis par les individus reste
minime comparé aux expériences esthétiques significatives et puissantes qu’ils
vivent. Dans ces conditions, la meilleure attitude reste peut-être de maintenir
une certaine ambivalence envers le MP3. Certes, quand les gens écoutent des
enregistrements au format MP3, ils n’en font pas l’expérience sonore « pleine ».
Mais compte tenu de la rareté des situations où une expérience sonore « pleine »
des musiques enregistrées est proposée, le compromis peut paraître acceptable
dans certains cas. Le succès du MP3 marque de toute façon un tournant dans
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la critique des théories de la représentation comme correspondance et de leurs
esthétiques respectives. Pour employer le terme proposé par Ivan Illich53 , le MP3
peut être comparé à une technologie « conviviale » pour écouter de la musique
médiatisée dans des contextes bruyants, multimédias, ou autrement distrayants
(ou « distraits »). C’est d’autant plus remarquable au vu de son développement
au milieu de systèmes techniques aussi peu conviviaux que ceux de l’industrie
phonographique, des studios d’enregistrements, des usines de fabrication de CD
et des réseaux d’ordinateurs.
Le MP3 est une forme conçue pour l’échange massif, l’écoute informelle et
l’accumulation massifiée. En tant que technologie-récipient pensée pour exécuter
un processus sur les données qu’il contient, le MP3 accomplit les tâches pour
lesquelles il a été programmé. Les usages primaires et illégaux du MP3 ne sont
pas des usages aberrants ou des failles de la technologie ; ils constituent sa plus
haute injonction morale : « Éliminez les redondances ! Économisez de la bande
passante ! Voyagez tout le temps, voyagez loin, en un clin d’œil ! Entassez-vous
dans les disques durs de la classe moyenne ! Adressez-vous à un sujet auditeur

53. Ivan llich, La convivialité, Paris, Éditions du Seuil, 1973.

communication & langages – n◦ 184 – Juin 2015


58 Théorie critique et musiques enregistrées

distrait ! ». Voilà les instructions encodées dans la forme même du MP3. Telle est
la mission qu’un MP3 effectue tout au long de son voyage à travers les lignes du
réseau en direction de mon disque dur, lorsqu’il commande à mon ordinateur de
construire un flux de données qui deviendra de l’électricité, laquelle à son tour fera
vibrer les enceintes de mon bureau et les membranes de mes oreilles au moment
où j’écris cette phrase. Le MP3 a un travail à faire et il le fait très bien.

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