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Jonathan Sterne
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Musiques enregistrées
Le MP3 comme
artefact culturel1
JONATHAN STERNE
Depuis le début des années 2000, le MP3 occupe Si le MP3 est au cœur de débats impor-
une place centrale dans le monde des formats audio tants autour de la propriété intellectuelle
et du partage de fichiers, il est aussi
numériques. Il a fait l’objet de publications académiques,
un artefact culturel à part entière. Cet
d’affaires judiciaires, de séances publiques au Congrès et article de référence examine le design
au Parlement, et d’innombrables articles de magazines du MP3 à partir d’une double perspec-
et de journaux. La question du commerce du MP3 a tive : industrielle et psycho-acoustique,
constitué le cas d’espèce d’une controverse internationale afin de mieux expliquer pourquoi les
MP3 sont si aisément échangeables et
d’envergure sur le statut de la propriété intellectuelle,
quelles sont les implications auditives
du copyright et de l’économie du divertissement. Toute de ce processus d’échange. En tant que
une série d’auteurs a défendu que le débat concernant la technologie-récipient contenant un son
propriété intellectuelle était d’une importance capitale enregistré, le MP3 illustre à quel point la
aussi bien pour les intellectuels, les universitaires, que qualité de « portabilité » est centrale dans
l’histoire des représentations auditives.
pour les artistes et n’importe quel autre travailleur de
Technologie psycho-acoustique littérale-
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3. Langdon Winner, La baleine et le réacteur. À la recherche des limites de la haute technologie, Descartes
& Cie, Paris, 2002 [1986], p. 45.
4. Ibid.
5. Voir par exemple Wiebe Bijker, Of Bicycles, Bakelites and Bulbs: Toward a Theory of Sociotechnical
Change, Cambridge, MIT Press, 1995 ; Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La
Découverte, 1992 ; Trevor Pinch, Wiebe Bijker, « The Social Construction of Facts and Artefacts: Or
How the Sociology of Science and the Sociology of Technology Might Benefit Each Other », Social
Studies of Science, 14(3), 1984, p. 399-441.
6. Cf. Jennifer D. Slack, Communication Technologies and Society: Conceptions of Causality and
the Politics of Technological Intervention, Norwood, Ablex, 1984 ; Carol Stabile, Feminism and the
Technological Fix, New York, Manchester University Press, 1994 ; Wise, J. Mcgregor, Exploring
Technology and Social Space, Thousand Oaks, Sage, 1997.
sorte. Or, mettre au jour ces processus ne revient pas simplement à montrer
l’artificialité ou le « caractère construit » du MP3, bien que cela fasse partie du
projet. Dans cet article, le MP3 fera office de guide touristique de phénomènes
physiques, psychologiques, sociaux et idéologiques dont nous n’aurions pas pris
conscience autrement. Le MP3 sera considéré comme un artefact forgé à la
croisée de différentes industries électroniques, de l’industrie phonographique et
des pratiques d’écoute attestées et idéales.
Certes, il ne s’agit pas ici de la première étude culturelle du MP3. Kembrew
McLeod7 remarque que dans la mesure où le format MP3 relève du logiciel
(software), ses usages sont en quelque sorte moins déterminés que s’il s’agissait
de matériel (hardware) et que, même dans ce cas, les usages peuvent changer. Steve
Jones8 quant à lui a pointé avec perspicacité le fait que le MP3 offre une occasion
de mettre au premier plan des études culturelles la question de la distribution.
Cela étant, dans la plupart des descriptions, les auteurs persistent à représenter le
MP3 lui-même comme un objet mutique inerte qui « impacte » l’industrie, un
environnement social ou un système légal. Les écrits sur le sujet se contentent
de considérer la forme du MP3 comme « donnée » ou évidente, sans plus de
réflexion sur le matériau, pourtant requise pour formuler les problèmes légaux
et économiques qu’il pose. Parallèlement, les aspects esthétiques du MP3 ont été
étonnamment peu discutés, qu’il s’agisse de l’expérience de l’écoute des MP3,
du son des MP3 eux-mêmes ou des significations que la forme du MP3 peut
prendre. Les discussions concernant le son des MP3 ont été largement réservées
aux ingénieurs du son et aux audiophiles, aboutissant soit à sa disqualification sur
la base du fait que le MP3 sonne « mal »9 , soit à l’analyse des limitations sonores
du MP3 comme un « problème »10 . Dans le domaine académique, on peut lire des
pages et des pages avant d’être confronté au fait que les MP3 sont avant tout des
fichiers sonores. Mais relever ces lacunes ne suffit pas. Après tout, si les dimensions
substantielles de la « question du MP3 » relèvent avant tout du domaine légal et
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7. Kembrew McLeod, Freedom of Expression: Tales from the Dark Side of Intellectual Property Law, New
York, Doubleday, 2005.
8. Steve Jones, « Music that Moves: Popular Music, Distribution and Network Technologies », Cultural
Studies, 16(2), 2002, p. 213-232.
9. John Atkinson, « Mp3 and the Marginalization of High End Audio », Stereophile, 22 février 1999,
disponible sur http://www.stereophile.com/asweseeit/727/index.html.
10. Ove Eide, « Bob Ludwig », Mix, 1er décembre 2001, disponible sur
http://www.stereophile.com/asweseeit/727/index.html.
entre les soi-disant « nouveaux médias »11 et le corps humain, lesquelles sont
largement négligées par les chercheurs qui privilégient les dimensions visuelles
des nouveaux médias. En somme, on montrera qu’une forme posturale, tactile,
d’incorporation (embodiment) est à la fois un réquisit et la résultante de l’audio
digitalisé. Ce point contraste grandement avec l’approche désincarnée, centrée sur
l’esprit et la conscience, que certains universitaires décrivent encore comme un trait
caractéristique de l’espace virtuel.
Pour emprunter un terme à Lewis Mumford, le MP3 est une « technologie-
récipient ». Mumford a écrit que l’insistance des spécialistes universitaires
des technologies sur les outils aux dépens des récipients sous-estime leur
importance égale pour la vie12 . Selon lui, une des raisons pour lesquelles les
technologies-récipients sont souvent négligées dans l’histoire et la philosophie
des techniques tient au fait qu’elles sont habituellement catégorisées comme
féminines. Si datées que soient les catégorisations par le genre, Mumford a vu
juste concernant l’opposition entre l’activité et la passivité, dans la mesure où ces
dernières sont encore souvent catégorisées en termes de genre. Plus récemment,
la chercheuse féministe Zoë Sofia13 a repris à son compte cette approche héritée
par Mumford. Elle la nuance en affirmant que les technologies-récipients peuvent
être associées aussi bien au masculin qu’au féminin. Pourtant, ces technologies
persistent à faire l’objet de métaphores féminines. Mais Sofia maintient que
l’interprétation misogyne n’explique qu’en partie le peu d’intérêt porté aux
technologies-récipients : « il est difficile de garder à l’esprit des ustensiles, appareils
et accessoires14 précisément conçus pour ne pas être obstruants et pour faire que
leur présence soit sentie mais non remarquée »15 . En effet, tel est le mode de
fonctionnement des MP3 : leur importance tient à leur utilité mais n’attire pas,
dans la pratique, l’attention sur ce qu’ils sont en eux-mêmes. Ils prennent moins
de place que d’autres genres d’enregistrements numériques, et lorsqu’on les écoute,
ils sont perçus comme de la musique et non comme des formats de fichiers.
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11. Avec tout le respect que je dois à Lev Manovich qui a soutenu que l’appellation « nouveaux
médias » est plus consistante que celle de « médias numériques » ou d’autres, la plupart des soi-disant
« nouveaux » médias ne sont plus si nouveaux. Le terme « nouveau » est incroyablement chargé
de jugements de valeur dans notre culture commercialisée à outrance. Cependant, je l’utiliserai ici
et tout au long de l’article en reconnaissant que l’expression « nouveaux médias » renvoie à un
ensemble relativement cohérent d’objets d’étude, ainsi qu’à un bon nombre de traditions intellectuelles
émergentes. Cf. Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Paris, Les presses du réel, 2010 [2001].
12. Lewis Mumford, « An Appraisal of Lewis Mumford’s Technics and Civilization », Daedalus, 88,
1959, p. 527-536 ; Mumford Lewis, Le mythe de la machine, vol. 1 : La technologie et le développement
humain, Paris, Fayard, 1973 [1966], p. 187.
13. Zoë Sofia, « Container Technologies », Hypatia, 15(2), 2000, p. 181-219.
14. Ces trois catégories renvoient à trois types différents de technologies-récipients pour Zoë Sofia. Ces
distinctions internes n’étant pas nécessaires dans le cadre de notre argumentation, les lecteurs intéressés
peuvent consulter son article.
15. Zoë Sofia, « Container Technologies », art. cit.
L’APPROVISIONNEMENT EN MP3
Tout le but des MP3 est de réduire la taille des fichiers audio par l’intermédiaire
de la compression de données17 afin de les rendre plus facilement échangeables
avec une bande passante limitée comme celle de l’Internet, et plus facilement
stockables dans un espace de données limité tel qu’un disque dur. Cette section
discute les raisons pour lesquelles un consortium d’industries de la communication
a construit le MP3 en misant sur sa portabilité. À partir de là, elle explique
les dimensions psycho-acoustiques des MP3, qui sont les constituants cruciaux,
techniques et culturels, de leur portabilité. En bref, le MP3 a été conçu par une
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16. Ibid.
17. J’emploie l’expression « compression de données » pour pointer la différence entre d’une part les
processus qui retirent des données des fichiers audio (la « compression » au sens traditionnel du terme,
qui ne peut être que numérique) et d’autre part le processus de réduction des écarts entre les points les
plus et les moins élevés en volume d’un signal audio. Ce dernier processus peut être également nommé
« compression », mais il peut aussi bien résulter du traitement d’un signal analogique ou numérique.
18. Stuart Hall, « Cultural Studies and its Theoretical Legacies », in Lawrence Grossberg, Nelson Cary
and Paula Treichler (éd.), Cultural Studies, New York, Routledge, 1992, p. 277-294.
plus profondément que jusqu’ici dans les dimensions cachées de l’audition au sein
de la culture des médias numériques.
On dit MP3 pour MPEG-1, Layer-3. Le MPEG (Motion Picture Experts
Group) est un consortium d’ingénieurs et autres acteurs formés avec le soutien
de l’Organisation internationale de normalisation (ISO) et de la Commission
électrotechnique internationale19 . Le MPEG a démarré en 1988 comme un
groupe réuni ad hoc pour standardiser les schémas de compression de données à
l’usage des industries de diffusion, de télécommunications et d’électronique grand
public. En collaboration avec des universitaires, chacune des grosses entreprises
en lice trouvait un rôle et un intérêt, quand bien même des divisions internes
les poussaient occasionnellement à créer des standards propriétaires tout en
soutenant la recherche pour une technique de compression standardisée. Pour
ceux qui croyaient à la standardisation, il n’y avait besoin que d’un unique format
capable de recouper des technologies numériques aussi diverses que les disques
compacts, la vidéo digitale, la télévision haute définition, les téléconférences et
les communications satellites, pour ne nommer que quelques-unes des industries
disparates intéressées par un format partagé20 . Le standard informatique MPEG-1
se divise en cinq parties : la partie 1 gère les aspects liés au système ; la partie 2,
la vidéo ; la partie 3, la compression de l’audio ; la partie 4 s’occupe des tests
de conformité aux normes ; la partie 5 porte sur les développements logiciels21 .
À proprement parler, le 3 de MP3 ne correspond pas à la partie 3 (compression
de l’audio), mais à une troisième couche d’encodage audio qui se trouve intégrée
au standard MPEG. Le MP3 désigne donc réellement la troisième couche de la
troisième partie du standard MPEG. (Entrer dans ce niveau de détail sert ici un
but : la dimension audio du standard MPEG n’était, à l’origine, qu’un enjeu très
local – un morceau d’un projet plus large destiné à standardiser la compression
dans toutes les formes de médias numériques.)
Pour emprunter une autre formule à Zoë Sofia, le standard MPEG impliquait
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19. L’ISO est un réseau d’organismes nationaux de normalisation de 148 pays qui collaborent avec
les organisations internationales et les représentants des gouvernements, de l’industrie, des entreprises
et des consommateurs. La Commission électrotechnique internationale s’occupe quant à elle des
standards des appareils électroniques et magnétiques, désormais en lien avec l’Organisation mondiale
du commerce.
20. Une histoire complète du MP3 n’a pas encore été écrite d’un point de vue académique. Dans une
perspective journalistique, le seul travail historique exhaustif disponible à ce jour est celui de Bruce
Haring, qui a publié Beyond the Charts en 2000. En s’appuyant sur les débats concernant la propriété
intellectuelle, il présente le MP3 au sein d’une histoire plus longue où s’articulent l’audio numérique, la
distribution en ligne et l’industrie musicale.
21. Joan L. Mitchell, William B. Pennebaker, Chad E. Fogg, Didier J. LeGall (éd.), MPEG Video
Compression Standard, New York, Chapman & Hall, 1997.
22. Zoë Sofia, « Container Technologies », art. cit., p. 195-196.
origines culturelles de la promiscuité qui s’est instaurée entre les personnes qui
partagent illégalement des fichiers, inutile de chercher au-delà de ce moment
fondateur. La possibilité des transferts rapides et faciles, la relation anonyme
entre le fournisseur et le récepteur, la compatibilité inter-plateformes, la possibilité
d’accumuler des données et de fournir un accès facile à des espaces de stockage –
tous ces aspects étaient constitutifs de la forme MPEG elle-même bien avant l’âge
des Napster, Gnutella, Hotline, iTunes et Rio23 .
Les tentatives pour commercialiser le MP3 et son successeur probable,
l’Encodage audio avancé ou Advanced Audio Coding (AAC), exploitent divers
algorithmes de gestion des droits numériques (DRM), qui rendent le partage de
fichiers plus difficile. Par exemple, l’iTunes Music Store d’Apple et RealNetworks
recourent à des technologies incompatibles pour éviter cette circulation. Par ces
innovations récentes, l’industrie entérine le fait que la compatibilité du MP3
constitue une des raisons pour lesquelles ce type de fichier est si largement partagé.
Mais le résultat effectif de telles pratiques est qu’elles contraignent les utilisateurs
qui achètent légalement leurs MP3 sur iTunes et sur RealNetworks à utiliser
deux programmes séparés pour les lire. En outre, comme Patrick Burkart et Tom
McCourt24 l’ont fait remarquer, la gestion des droits numériques est entravée par
de vastes incompatibilités logicielles et matérielles, dans un climat industriel hostile
à un standard partagé. En d’autres termes, il est probablement plus facile d’installer
un compte Gnutella et de récupérer des MP3 illégaux que de gérer deux collections
distinctes de MP3 avec leurs deux logiciels de lecture séparés.
De par son design de technologie-récipient portative, on accorde au MP3 le
statut d’un objet pratiqué quotidiennement, là même où il ne s’agit que d’un
simple format d’encodage de données numériques. Les auditeurs autant que les
compagnies qui vendent des MP3 (ou l’équipement pour les lire) parlent volontiers
de collections de MP3 comme s’il s’agissait de collections d’enregistrements ou de
livres. À propos de la première mouture de Napster, certains articles tendaient à
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23. À l’origine, Napster, Gnutella et Hotline étaient des services de partage de fichiers de pair-à-pair.
Rio était un fabricant de baladeurs numériques (NdT).
24. Patrick Burkart, McCourt Tom, « Infrastructure for the celestial jukebox », art. cit.
25. Kelly McCollum, « Students Jam College Networks with Use of Napster to Find Audio Files »,
Chronicle of Higher Education, 25 février 2000 ; D’arcy Jenish, « Free Music! », Maclean’s, 20 mars 2000,
p. 42.
26. Apple, « iPod Mini », Wired, 12, mars 2004.
27. Benny Evangelista, « 4 Students Sued Over Music Trading Software; Record Industry Goes After
Campus File-Sharing Programs », San Francisco Chronicle, 4 avril 2003 ; Jonathan Krim, « File Sharing
Forfeits Right to Privacy: Judge Tells Verizon to Identify Customer », Washington Post, 25 avril 2003 ;
Dan Lazin, « New Levy Boosts Price of Mp3 Players », Edmonton Journal, 13 décembre 2003.
28. John Locke, Some Considerations on the Consequences of the Lowering of Interest and Raising the
Value of Money, Londres, A. & J. Churchill, 1692.
29. Karl Marx, Capital: A Critical Analysis of Capitalist Production, Vol. 1 (traduction S.M.A.E. Aveling),
New York, International Publishers, 1967 [1867] ; Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations, Paris, Garnier-Flammarion, 1999 [1776].
30. Jacques Attali, Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique, Paris, PUF, 1977, p. 165-166.
31. Richard Barbrook, « The Hi-Tech Gift Economy », First Monday, 3(12), 1998. Disponible sur :
http://www.firstmonday.org/issues/issue3_12/barbrook/index.html
32. Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, Paris, Payot & Rivages, 2000 [1936], p. 56.
33. Philip Sherburne, « Digital DJing App that Pulls You In », Grooves, 10, 2003, p. 46-47.
Il y a vraiment deux types d’objets dans la citation : les objets susceptibles d’être
collectionnés, dont le MP3 fait partie, et les objets qui peuvent être touchés (au sens
conventionnel), tels que les CD, contrairement aux MP3. Tout cela pour dire que
si nous acceptons le langage de la matérialisation et de la dématérialisation de la
musique35 , le MP3 nous met face à une intéressante bifurcation. Les utilisateurs se
réfèrent à la dématérialisation de la musique lorsqu’ils discutent de leurs pratiques
d’utilisation, mais ils insistent inversement sur le fait de traiter la musique comme
un objet culturel dès lors qu’il est question de posséder de la musique.
À L’INTÉRIEUR DU MP3
En raison de sa toute petite taille, le format MP3 se laisse collecter avec la plus
grande facilité : une collection entière peut tenir dans un espace relativement
limité. Un MP3 part d’un fichier audio de qualité CD auquel il retire un
maximum de données, s’en remettant aux corps et cerveaux des auditeurs pour
compenser les différences. Là où un fichier stéréo de qualité CD occupe environ
30 mégaoctets d’espace sur un disque dur pour une durée de trois minutes, avec
une qualité moyenne, un fichier MP3 de trois minutes ne prend qu’entre 3 et 4
mégaoctets d’espace sur un disque dur. Divers filtres et processus aboutissent à
cette compression. Pour bon nombre d’entre eux, les brevets de la partie audio du
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34. Pat Regnier, « Digital Music for Grown-Ups », Money, juillet 2003, p. 113.
35. Des travaux à venir exploreront cette question en détail.
En tant que forme de compression des données, l’aspect le plus fascinant du MP3
reste le modèle psycho-acoustique qu’il encode dans un fichier. En personnifiant la
technologie, on pourrait dire que le MP3 présuppose que le sens de l’ouïe écarte la
majeure partie du son qu’il rencontre, il essaie donc d’imiter le processus par lequel
le corps humain écarte certaines ondes sonores durant les processus de perception.
De manière préventive, il se débarrasse de certaines données du fichier audio en
anticipant le fait que le corps s’en débarrassera plus tard, ce qui produit un fichier
plus petit.
Que l’ouïe (comme n’importe quel sens) agisse comme un filtre est une idée
ancienne. D’Aristote à Aldous Huxley, l’un à propos des sens, l’autre à propos
des drogues psychédéliques, il semble acquis que les sens ne reproduisent pas
36. Cette discussion se base sur Scott Hacker, Mp3: The Definitive Guide, Cambridge, O’Reilly, 2000.
37. Aristote, De Anima (traduction R.D. Hicks), New York, Arno Press, 1976 ; Aldous Huxley, Les portes
de la perception, Monaco, éd. du Rocher, 2001 [1954].
38. Max Mathews, « The Auditory Brain », in Perry R. Cook (éd.), Music, Cognition and Computerized
Sound: An Introduction to Psychoacoustics, Cambridge, MIT Press, 2001, p. 11-20.
39. Max Mathews, « The Ear and How It Works », ibid., p. 1-10.
40. Jonathan Sterne, The Audible Past: Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke
University Press, 2003.
Les MP3 utilisent des principes psycho-acoustiques pour faire disparaître les
sons que supposément nous ne pourrions pas entendre. Pour réduire la taille
des fichiers, les encodeurs de MP3 appliquent trois astuces psycho-acoustiques :
le masquage auditif ou simultané, le masquage temporel et la spatialisation. Le
masquage auditif est l’élimination de fréquences similaires, en partant du principe
suivant : si on joue simultanément deux sons de fréquence similaire, et que l’un des
deux sons est significativement plus faible, on n’entendra que le son le plus fort.
Le masquage temporel applique un principe similaire sur le temps : si deux sons
sont temporellement trop proches (à moins de cinq millièmes de secondes, selon
le matériel) et que l’un est plus fort que l’autre, les auditeurs n’entendent que le son
le plus fort. Le troisième principe est celui de la spatialisation. Là où il est très facile
d’identifier d’où viennent les sons de la partie centrale du spectre audible lorsqu’ils
sont reproduits en stéréo, il est quasiment impossible qu’une personne puisse
localiser certaines fréquences trop aiguës ou trop graves. Pour économiser encore
plus d’espace en données, l’encodeur MP3 n’enregistre les sons situés aux extrêmes
du spectre de fréquences qu’une seule fois pour les deux canaux et les reproduit
comme des fichiers monophoniques. Puisque la plupart des humains adultes ne
peut pas entendre au-delà de 16 kHz, quelques encodeurs MP3 se débarrassent
même de toutes les données situées entre 16 et 20 kHz pour gagner davantage
d’espace. Du point de vue psycho-acoustique, le MP3 est conçu pour se débarrasser
du matériel sonore que les auditeurs ne sont de toute façon pas censés entendre.
Ce processus implique de nombreux compromis. Les MP3 de chansons ne
sonnent pas de la même manière que les enregistrements d’un CD ; un ingénieur
du son professionnel pourrait noter la différence. Cependant, au fur et à mesure
qu’on s’éloigne des environnements d’une écoute idéale pour se rapprocher des
situations usuelles d’écoute des MP3, ces distinctions deviennent de plus en plus
difficiles. Les MP3 ont été conçus pour être écoutés avec un casque à l’extérieur,
dans une chambre bruyante, avec le vrombissement du ventilateur du PC de
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l’objectif étant d’augmenter massivement les échanges de signaux sans avoir besoin
d’élargir les infrastructures41 . Par exemple, alors que vous croyez entendre ma voix
retentissante à l’autre bout de la ligne téléphonique, vous n’entendez en réalité
que ce que Hermann Helmholtz42 a nommé les « partiels supérieurs » du signal.
Helmholtz a montré que lorsque certaines fréquences élevées sont jouées en même
temps, elles peuvent en effet synthétiser un son une octave en dessous. Le système
téléphonique n’a pas besoin de transmettre le moindre signal de fréquence basse :
vos oreilles et votre cerveau se chargeront de compléter.
Les supports audio que nous rencontrons dans la vie de tous les jours
emploient un ensemble de techniques comme celle-ci pour façonner nos
environnements sonores. Ces questions de portabilité comportent aussi des
dimensions psycho-acoustiques. Le MP3 fétichise et exploite les imperfections de
l’audition saine lorsqu’il présuppose une situation d’écoute soi-disant normale.
L’auditeur idéal que le codage psycho-acoustique du MP3 implique est le
cauchemar de Theodor W. Adorno : le consommateur « distrait » de la culture
de masse43 . Dans un environnement saturé de médias, la portabilité et la facilité
d’acquisition prennent le dessus sur l’attention monomaniaque. Bien évidemment,
les pratiques et environnements d’écoute peuvent être très variés dans les faits, et
ainsi que Michael Bull l’a montré au sujet des chaînes portables44 , le sens que les
utilisateurs peuvent donner à une technologie sonore varie en fonction de l’usage
concret qu’ils en font. Cependant, l’argument que nous avançons ici est simple :
sur le plan psycho-acoustique ainsi que sur le plan industriel, le MP3 a été conçu
pour favoriser la promiscuité. Celle-ci est visée comme un but à long terme dans le
design de technologies de reproduction sonore.
AUTOUR DU MP3
Bien qu’il s’inscrive dans la longue lignée des technologies qui ont utilisé des
principes acoustiques et psycho-acoustiques, le MP3 a porté l’application de la
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41. La ligne de recherches psycho-acoustiques initialement développées au sein des Bell Laboratories
dans les années 1910 reste le point de départ généalogique de l’audio numérique tel que nous le
connaissons de nos jours. Il s’agit par ailleurs d’un point de départ important pour les modèles
cybernétiques de la communication. Voir aussi Jonathan Sterne, MP3: The meaning of a format,
Durham, Duke University Press, 2012.
42. Hermann LF Helmholtz, On the Sensations of Tone as a Physiological Basis for the Theory of Music
(deuxième édition, traduction A.J. Ellis), New York, Dover, 1954 [1863].
43. Theodor W. Adorno, « On the Fetish Character of Music and the Regression of Listening », Essays
on music, University of California Press, 2002 [1938] ; Theodor W. Adorno, « A Social Critique of Radio
Music », in Neil Strauss (éd.), Radiotext(e), New York, Semiotext(e), 1993 [1945], p. 272-279.
44. Michael Bull, Sounding Out the City: Personal Stereos and Everyday Life, New York, New York
University Press, 2000.
45. Ken Hillis, Digital Sensations: Space, Identity and Embodiment in Virtual Reality, Minneapolis, MN:
University of Minnesota Press, 1999.
46. John Corbett, Extended play: sounding off from John Cage to Dr. Funkenstein, Duke University
Press, 1994 ; John Mowitt, « The Sound of Music in the Era of its Electronic Reproducibility », in
Richard Leppert and Susan McClary (éd.), Music and Society: the Politics of Composition, Performance
and Reception, New York, Cambridge University Press, 1987, p. 173-197 ; Eric W. Rothenbuhler,
John Durham Peters, « Defining phonography: An experiment in theory », Musical Quarterly,1997,
p. 242-264.
47. James Lastra, Sound Technology and American Cinema: Perception, Representation, Modernity, New
York, Columbia University Press, 2000, p. 840.
48. Harold Adams Innis, The Bias of Communication, Toronto, University of Toronto Press, 1951.
49. Robert M. Poss, « Distortion Is Truth », Leonardo Music Journal, 8, 1998, p. 45-48.
50. Jonathan Sterne, The Audible Past: Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham, Duke
University Press, 2003.
51. Bruno Latour, « Mixing Humans and Nonhumans Together: The Sociology of a DoorCloser »,
Social Problems, 35(1), 1988, p. 298-310.
52. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
avant qu’ils n’arrivent aux oreilles des auditeurs. Ce qui revient à dire que les MP3
requièrent des techniques du corps sans pour autant être des techniques du corps
en eux-mêmes : ils modèlent la perception pour mieux l’affecter.
Le MP3 comporte en son sein une logique sonore de gestion de ressources et
d’approvisionnement. Au risque de trop filer la métaphore, cette logique peut être
décrite en termes économiques : le processus d’encodage du MP3 impose au corps
un plan d’austérité sonore. Il décide à la place des auditeurs ce qu’ils ont besoin
d’entendre et ne leur donne que cela. Les corps, cerveaux et oreilles des auditeurs
doivent alors apporter leur contribution par une sur-activité (même s’il ne s’agit
pas de travail à proprement parler) pour que le système puisse fonctionner. Bien
entendu, tous ceux qui ont donné leur avis en la matière, de la revue Wired à
Courtney Love, nous ont vendu le MP3 comme une sorte de libération sonore.
Mais celui-ci ne représente qu’une libération de la production sonore à flux tendu :
le système donne moins aux auditeurs mais demande à leurs corps de travailler
plus.
Même si la métaphore économique est séduisante, elle marche moins bien
lorsqu’il s’agit de considérer le MP3 comme un artefact culturel. Le MP3 n’est pas
aussi néfaste que les politiques économiques néolibérales. On pourrait à juste titre
affirmer qu’au lieu d’exploiter cruellement les limites de la perception auditive,
l’encodeur de MP3 instrumentalise voire célèbre les limites de l’oreille humaine.
L’encodeur de MP3 indique à quel point l’input requis par les individus reste
minime comparé aux expériences esthétiques significatives et puissantes qu’ils
vivent. Dans ces conditions, la meilleure attitude reste peut-être de maintenir
une certaine ambivalence envers le MP3. Certes, quand les gens écoutent des
enregistrements au format MP3, ils n’en font pas l’expérience sonore « pleine ».
Mais compte tenu de la rareté des situations où une expérience sonore « pleine »
des musiques enregistrées est proposée, le compromis peut paraître acceptable
dans certains cas. Le succès du MP3 marque de toute façon un tournant dans
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distrait ! ». Voilà les instructions encodées dans la forme même du MP3. Telle est
la mission qu’un MP3 effectue tout au long de son voyage à travers les lignes du
réseau en direction de mon disque dur, lorsqu’il commande à mon ordinateur de
construire un flux de données qui deviendra de l’électricité, laquelle à son tour fera
vibrer les enceintes de mon bureau et les membranes de mes oreilles au moment
où j’écris cette phrase. Le MP3 a un travail à faire et il le fait très bien.
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