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TRADUCTION DE LA PRÉFACE D'ANDRÉ MARTINET À LANGUAGES

IN CONTACT D'URIEL WEINREICH

Andrée Tabouret-Keller

P.U.F. | La linguistique

2001/1 - Vol. 37
pages 29 à 32

ISSN 0075-966X

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-la-linguistique-2001-1-page-29.htm
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Tabouret-Keller Andrée, « Traduction de la préface d'André Martinet à languages in contact d'Uriel weinreich »,

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La linguistique, 2001/1 Vol. 37, p. 29-32. DOI : 10.3917/ling.371.0029
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TRADUCTION DE LA PRÉFACE
D’ANDRÉ MARTINET
À LANGUAGES IN CONTACT 1
D’URIEL WEINREICH
par Andrée TABOURET -KELLER
Université Louis Pasteur, Strasbourg

Il fut un temps où le progrès de la recherche exigeait que


chaque communauté soit considérée comme linguistiquement
homogène et autonome. Que cette situation autarcique ait été
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considérée comme un fait ou bien conçue comme une hypothèse
de travail ne doit pas nous retenir ici. Ce fut certes une proposi-
tion utile. En rendant les chercheurs aveugles à un grand nombre
de réelles complexités, elle permit aux savants, depuis les pères
fondateurs de notre science jusqu’aux fonctionnalistes et structu-
ralistes d’aujourd’hui, de dégager dans l’abstrait certains problè-
mes fondamentaux, d’en proposer des solutions parfaitement vali-
des dans le cadre de l’hypothèse adoptée, et, plus généralement,
d’atteindre, peut-être pour la première fois, une certaine rigueur
dans la recherche concernant l’activité psychique de l’homme.
Les linguistes devront toujours retourner, par moments, à ce
postulat pragmatique. Mais nous devons à présent souligner le
fait qu’une communauté linguistique n’est jamais homogène et
presque jamais fermée. Les dialectologues ont souligné la per-
méabilité des cellules linguistiques, et l’on a pu montrer que les
changements linguistiques se propagent comme des ondes à tra-
vers l’espace. Mais il reste à souligner que la diversité linguistique
commence chez le voisin – que dis-je ? –, à la maison, chez tout
un chacun. Il ne suffit pas de remarquer que chaque individu est

1. Uriel Weinreich, Languages in Contact, Publication of the Linguistic Circle of New


York, no 1 (1re éd., 1953), 1963, p. 7-9. Cette préface est reproduite dans Les introuvables
d’André Martinet. La Linguistique, 2000, vol. 36, fasc. 1 et 2, p. 189-192.
Un vif merci à Jeanne Martinet pour une consultation fort utile.

La Linguistique, vol. 37, fasc. 1/2001


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déjà un champ de bataille de types et d’habitudes linguistiques en


conflit, et, dans le même temps, une source permanente d’inter -
férence linguistique. Ce que, de manière inconsidérée et un peu
rapide, nous appelons « une langue » est l’agrégat de millions de
tels microcosmes dont un grand nombre attestent des comporte-
ments linguistiques non conformes tels que la question se pose
alors de savoir s’ils ne devraient pas être groupés dans d’autres
« langues ». Ce qui complique encore un peu plus le tableau et
peut, dans le même temps, contribuer à le clarifier, est le sen-
timent d’allégeance linguistique qui détermine largement les
réponses de chacun. Plus même que le seul échange, l’allégeance
est le ciment qui fait tenir ensemble nos « langues » : plus que les
différences matérielles propres entre les deux langues littéraires,
c’est une allégeance différente qui fait du tchèque et du slovaque
deux langues séparées.
L’on pourrait être tenté de définir le bilinguisme comme allé-
geance linguistique divisée. Dans le bilinguisme, c’est elle qui
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frappe la personne unilingue, comme choquante, anormale, qua-
siment dangereuse. Ni l’homme de la rue, ni le dialectologue
n’usera du terme « bilinguisme » dans le cas des gens de la cam-
pagne qui emploient alternativement une forme de la langue
standard et leur propre patois, parce que ce dernier ne suscite
pas d’allégeance linguistique. Le concept d’allégeance linguistique
est cependant trop vague pour être de quelque secours pour déci -
der, dans les cas douteux, s’il convient ou non de diagnostiquer
une situation bilingue. En outre, le linguiste ne gagnerait rien en
restreignant de cette façon l’emploi de « bilinguisme » si cela
devait induire le spécialiste du contact de langues à exclure de
son champ un grand nombre de situations sociolinguistiques qui
méritent un examen attentif. Le heurt, dans un même individu,
de deux langues de statut social et culturel comparable, toutes
deux parlées par des millions d’unilingues cultivés, peut être psy-
chologiquement très spectaculaire, mais, à moins que nous ayons
affaire à un génie littéraire, les traces linguistiques permanentes
d’un tel heurt seront nulles. La coexistence, chez un certain
nombre d’humbles paysans, de deux ensembles d’habitudes lin-
guistiques par moments conflictuels, l’un d’une langue de pres-
tige, l’autre d’un patois méprisé, peut avoir des répercussions
importantes sur l’histoire linguistique dans cette partie du monde.
L’allégeance linguistique est un fait, un fait important, mais nous
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ne devrions pas le laisser décider quand commence le contact


linguistique.
Nous tous, à des degrés divers, adaptons notre langage aux
circonstances et le différencions selon notre interlocuteur. Il
semble bien que cet incessant processus d’adaptation diffère fon-
damentalement de ce qui se produit quand nous passons d’une
langue à une autre, comme de l’anglais au russe. Dans le premier
cas, nous faisons tout le temps usage du même système ; ce qui
change, d’un moment au suivant, est notre choix dans les riches-
ses lexicales et les ressources expressives que la langue, toujours la
même, tient à notre disposition. Dans le second cas, nous laissons
de côté un système entièrement homogène pour bifurquer à un
autre entièrement homogène. Du moins, c’est ce que nous suppo-
sons prendre place dans une situation bilingue idéale. Mais dans
quelle mesure une telle situation est-elle vraiment réalisée ? À
côté de quelques rares virtuoses linguistiques qui, au prix d’un
constant exercice, réussissent à maintenir nettement distincts
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deux médiums, voire plus, une observation soigneuse ne révéle-
rait-elle pas dans une écrasante majorité de cas au moins quel-
ques traces d’un amalgame structural ? D’autre part, ne pouvons-
nous pas imaginer toute sorte de cas intermédiaires, se situant
entre chacun de ceux qui suivent ; un unilingue qui passe d’un
style à un autre ; un locuteur d’un substandard qui est capable, en
cas de nécessité, de polir son langage pour le rendre proche du
standard ; un patoisant qui graduellement et pour toutes sortes de
raisons pratiques améliore son langage et passe du registre de la
familiarité désinvolte au comportement le plus policé, en fait au
standard ; un autre patoisant qui va traiter sa langue vernaculaire
et le standard comme deux registres clairement distincts avec des
structures largement divergentes ? L’intercompréhension mutuelle
ne peut pas être utilisée comme critère de l’unilinguisme parce
qu’il n’y a pas grand problème pour des Danois et des Norvé-
giens, des Tchèques et des Slovaques de converser entre eux,
chacun parlant sa propre langue. L’intercompréhension réci-
proque est un concept hautement relatif. Qui connaît le tout de
« sa » langue ? Il sera souvent plus facile de comprendre l’étran-
ger qui se renseigne sur la gare que de suivre la discussion entre
deux techniciens du cru. Deux interlocuteurs, qui lors de leur
première rencontre, avaient trouvé leurs dialectes respectifs
mutuellement non compréhensibles, peuvent découvrir au cours
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des heures ou des jours qui suivent la clé d’un échange sans obs-
tacle. Quand coopérer devient une pressante nécessité chacun va
sans tarder apprendre suffisamment de la langue de l’autre pour
communiquer même si les deux médiums n’ont ni liens généti-
ques, ni ressemblances d’aucune sorte. Quand la volonté de com-
muniquer est entièrement ou principalement d’un seul côté, une
situation bilingue va bientôt se développer de ce côté-là.
Le contact fait naître l’imitation et l’imitation fait naître la
convergence linguistique. La divergence linguistique résulte de la
sécession, de l’éloignement, de la perte de contact. En dépit des
efforts de quelques grands savants, tel que Hugo Schuchardt, la
recherche linguistique a privilégié jusqu’à présent l’étude de la
divergence au détriment de celle de la convergence. Il est temps
qu’un juste équilibre soit restauré. La convergence linguistique
peut être observée et étudiée en tout lieu et en tout temps, mais
son étude devient particulièrement fructueuse quand elle résulte
de deux structures clairement distinctes. C’est l’exploration scien-
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tifique des types (pattern) bilingues contemporains qui va nous

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permettre de définir exactement ce que nous devons entendre
par des termes tels que substratum, superstratum et adstratum, et dans
quelle mesure nous avons le droit de les appliquer à une situation
historique donnée. Nous avions besoin d’une revue détaillée de
tous les problèmes qu’implique le bilinguisme et qui lui sont asso-
ciés, venant d’un chercheur bien informé des courants actuels de
la linguistique et ayant une large expérience personnelle des
situations bilingues. La voici.

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