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African Business

Stanislas Zeze : « Au final, c’est le marché


qui nous juge »
• PAR HICHEM BEN YAÏCHE ET NICOLAS BOUCHET
• 6 SEPTEMBRE 2021
• ONE COMMENT

Agence de notation africaine, Bloomfield Investment radiographie les


économies et les entreprises. Un observatoire d’analyse des risques et des
potentiels de l’Afrique. Son PDG, Stanislas Zeze, dévoile sa vision et ce qui
le distingue de ses concurrents.

Propos recueillis par Hichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet


Les quatorze ans d’existence démontrent la solidité du modèle
économique de Bloomfield. Quelle est la structure de votre
entreprise et quel est son fonctionnement ?

Comme toutes les agences de notation financière, nous avons deux activités
principales. Celle de la notation financière, qui évalue la qualité de crédit,
c’est-à-dire la capacité et la volonté de faire face à leurs obligations
financières à court, moyen et long terme des entités et des entreprises, des
pays, ou des collectivités locales.

Son objectif est d’établir leur crédibilité et leur solvabilité. Celle de


l’intelligence économique, qui met à disposition des investisseurs des
informations pertinentes qui leur permettent d’avoir une visibilité sur
l’environnement des affaires d’un pays ou d’un secteur d’activité donné.

Un seul marché, une seule monnaie, les mêmes politiques commerciales…


seraient une aubaine. Évidemment, il faut des étapes pour y arriver mais il
faut commencer sérieusement à agir, et rapidement.

Depuis quatorze ans, nous avons fait preuve de beaucoup de résilience,


d’indépendance, de bonne performance et d’efficacité avec notre
particularité. En effet, notre agence effectue ses notations en monnaie locale,
même si nous établissons des équivalences en devises pour les entités qui ont
des obligations financières étrangères.

Cette approche est complètement différente de celle des agences


internationales, qui notent en devises. Notre objectif est de démontrer que la
notation en monnaie locale permet d’établir la vraie qualité de crédit
intrinsèque des entités notées. En effet, la richesse produite par ces entités
est généralement établie dans leur propre monnaie.

Dans la logique de la notation financière en devise étrangère, le problème est


qu’étant donné la faiblesse des réserves de devises de la grande majorité des
pays Africains, leurs notes sont systématiquement spéculatives à cause du
plafond souverain établi par les agences de notation internationales.
L’objectif étant de démontrer leur capacité à faire face à leurs obligations
financières en devises étrangères.

Cela dit, cela ne reflète pas forcément leur capacité à générer de la richesse,
ou la performance de leurs économies. Nous considérons donc cette
approche de notation financière en devises, pour les entités africaines,
comme biaisée. Avec le temps, nous avons démontré que nous sommes sur la
bonne voie et que nous permettons d’établir la véritable qualité de crédit des
entités sur le continent.

Qui sont vos associés et vos partenaires ?


Notre entreprise est entièrement africaine. Tous nos partenaires et tous nos
associés sont africains. Notre objectif était d’avoir une agence de notation
financière qui appartienne à des Africains, avec une approche bien
spécifique. Cela ne veut pas dire que nous faisons des compromis sur les
standards d’évaluation.

Nous avons les mêmes méthodologies que toutes les agences du monde mais
notre approche est un peu différente mais plutôt logique et appropriée. Elle
consiste à dire que la richesse des pays est établie dans leur propre monnaie.
Si vous considérez leur capacité à rembourser dans une monnaie qui n’est pas
la leur et dans laquelle ils sont faibles, ils seront forcément mal notés.

Aujourd’hui, la majorité des pays que nous notons ont une note en une devise
et une note en monnaie locale. Cela fait sens. Les entreprises qui empruntent
essentiellement dans leur environnement monétaire n’ont pas besoin de
notation en devises. Elles empruntent et elles remboursent en monnaie
locale.

Comment éviter les pièges de la connivence et du parti pris dans


la notation ?

Vous savez, on ne peut pas tricher dans la notation financière. À un moment


donné, le marché comprendra que vous publiez des opinions farfelues. Au
final, c’est lui qui vous juge. Si vous dites que quelqu’un a une capacité de
remboursement très élevée que vous justifiez par écrit, c’est facile. Si en
réalité cette personne a une qualité de crédit faible, cela se saura sur le
marché. Vous perdrez alors votre crédibilité.

Nous sommes une agence assez sérieuse. Nous avons mis l’accent sur la
qualité des analyses et des rapports, et l’indépendance de l’agence. Nous
intervenons sur tout le continent africain et nous exportons notre expertise
en Europe, notamment en France et en Angleterre.

Quelle est votre articulation avec les autres acteurs ?

Nous sommes agréés sur plusieurs marchés. Sur celui de l’UEMOA par son
Autorité des marchés financiers, sur celui de la CEMAC, et au Rwanda. En ce
moment, nous sommes dans un processus d’agrément européen. Ces
agréments permettent à nos notes d’être reconnues.

Au-delà de ces agréments, nous avons une politique d’implantation sur le


continent et en Europe qui s’affirme de plus en plus. Nous avons aujourd’hui
plus de cent entités dans notre portefeuille, toutes catégories confondues :
institutions financières, instruments financiers, entreprises industrielles et
commerciales, entités publiques et collectivités locales, enfin les souverains.
Nous avons réalisé plus de 2 000 notations depuis que nous existons en
raison de l’aspect récurrent de la notation financière. C’est un système assez
solide.

Nous avons de très bonnes références de notation en provenance des pays de


l’UEMOA, de la CEMAC, de l’Afrique de l’Est, d’Afrique australe et d’Europe.
Nous sommes solidement implantés en Afrique et nous sommes en train de
prendre une très grande part de marché sur le continent. Nous avons décidé
de nous exporter sur le continent européen et à terme sur le continent
américain.

Aujourd’hui, avec la pandémie, la donne a-t-elle changé ? Avec


l’outil de la notation et du suivi, comment voyez-vous les éléments
déstructurants de cette crise pour les entreprises et pour les
émetteurs ?

En réalité, je crois que nous sommes dans une bonne période pour les agences
de notation financière à cause de la crise économique postérieure à cette
pandémie. Les pays africains, à quelques exceptions, ont montré une faible
résilience vis-à-vis de cette crise sanitaire mondiale. Cela veut dire que le
marché des capitaux va sûrement devoir se remettre en branle pour financer
les économies africaines. Et il faudra montrer patte blanche pour pouvoir
accéder à tous ces financements. La logique de la notation financière devient
de plus en plus permanente sur le marché des capitaux en Afrique.

C’est aussi l’occasion pour les Africains de revoir leur modèle économique,
qui s’est révélé moins résilient. Et certainement de commencer à mettre
l’accent sur leur capacité à générer des revenus à travers le système fiscal.
C’est-à-dire, élargir leur base fiscale pour avoir beaucoup plus de revenus, ce
qui permettrait certainement de réduire la course à l’emprunt. L’endettement
est un mécanisme nécessaire et important dans la gestion budgétaire d’un
État mais ne devrait pas être sa principale source de revenus.

Quelles sont les projections possibles ?

Je crois qu’aujourd’hui c’est surtout le service de la dette, contrairement au


stock, qui commence à poser un problème aux pays africains. Il y a aussi la
forte exposition en devises qui devient inquiétante. Dans la plupart des pays
africains, le service de la dette absorbe entre 60% et 80% des revenus fiscaux
et douaniers. Les pays entrent ainsi dans un cercle vicieux où ils empruntent
pour rembourser les emprunts déjà contractés, ce qui risque de devenir
insoutenable à moyen et long terme.

Aujourd’hui, il est important que les pays africains revoient la manière dont
ils s’endettent. Pour commencer, ils devraient favoriser l’endettement en
monnaie locale donc travailler sur des réformes pour développer les marchés
des capitaux locaux et régionaux et les rendre plus profonds. Deuxièmement,
ils ne devraient emprunter que lorsque c’est nécessaire et pour des projets
lucratifs. Emprunter pour investir dans du social non lucratif crée des
dépenses supplémentaires.

Il faut revoir entièrement les politiques d’endettement et surtout rassurer sur


le fait que les pays travaillent à transformer et formaliser leurs économies.
Ceci de sorte à disposer de bases fiscales beaucoup plus larges. Et que les
revenus primaires que sont les revenus fiscaux et douaniers soient beaucoup
plus importants pour permettre à ces pays de réduire leur endettement.

Avez-vous ressenti un revirement des choix, autour de secteurs


jugés davantage essentiels ?

Non et malheureusement je pensais que cette crise allait créer un choc et une
nouvelle dynamique pour repenser le modèle économique afin d’établir un
nouveau paradigme économique. Cependant si une telle réflexion est en
cours, ce n’est pas ce qui ressort de leurs interventions. J’ai comme
l’impression que l’on reste dans la même logique en se disant que cette crise
est passagère, une sorte de mauvaise conjoncture qui passera, et que l’on
continuera le business as usual. Or, cette crise appelle de grands
changements.

La crise rappelle aux pays africains qu’ils sont encore fragiles parce qu’ils ne
sont pas encore industrialisés. Ils n’ont pas encore transformé leurs
économies et restent dans une logique de rentiers. C’est une question de
survie et non plus une question de choix de modèle économique.

Elle rappelle aux pays africains que, soixante ans après leur indépendance,
ils sont encore fragiles parce qu’ils ne sont pas encore des pays industrialisés.
Ils n’ont pas encore transformé leurs économies et restent dans une logique
d’économies de rente qui exportent leurs matières premières et collectent des
fonds. Aujourd’hui, il est important de développer le marché domestique avec
les entreprises locales. Cela passera par une transformation de l’économie.

Certes, mais cette transformation est encore loin ! On en parle,


mais elle n’est jamais tout à fait à l’ordre du jour.

Justement, c’est qui nous paraît un peu surprenant. Aujourd’hui, il me paraît


évident que c’est une question de survie et non plus une question de choix de
modèle économique. On présume que pour l’instant les pays gèrent le
quotidien de cette crise mais il est très important qu’ils commencent à
anticiper sur le long terme. Il faut commencer à communiquer sur cette
anticipation et à mettre en place les réformes nécessaires, et d’agir dans cette
logique de transformation des économies et d’un nouveau paradigme
économique. C’est extrêmement important parce que c’est une question de
survie.

Sur le climat des affaires, quels sont les éléments qui bougent et
qui vont dessiner les tendances ?

Beaucoup de pays ont fait énormément d’efforts dans une logique d’être de
plus en plus attractifs en réformant leur code l’investissement, en
investissant beaucoup dans les infrastructures économiques pour attirer les
investisseurs, et en faisant un certain nombre de réformes. Évidemment, il
reste beaucoup à faire, surtout sur le plan de la gouvernance. Les problèmes
de la corruption et de l’efficacité administrative gangrènent l’administration
de beaucoup de pays africains. Alors que cette administration est le cœur du
dispositif d’attractivité des investissements dans un pays.

Le problème de la corruption, qui est devenue endémique dans beaucoup de


pays, doit être traité de façon rigoureuse. Certains pays ont choisi de
l’affronter avec la numérisation, ce qui est un mécanisme qui permettrait
certainement de réduire la corruption de façon significative.

Il demeure que ces éléments accentuent malheureusement la mauvaise


perception du risque que les investisseurs étrangers ont de l’Afrique, et même
les investisseurs régionaux et locaux. Ce sont des mesures qui doivent être
prises à bras-le-corps pour améliorer l’environnement des affaires. Il y a un
début d’effort de la part des pays africains mais ils doivent accélérer les
réformes et que la volonté politique s’accentue.

Aujourd’hui, avec cette crise, on positionne tous les éléments du


paradigme avec le FMI, la Banque mondiale et les autres bailleurs
de fonds, puis les acteurs locaux, les entreprises, les banques.
Comment sentez-vous les tendances dans ce domaine ?

Il est important que les pays africains comprennent que les bailleurs de fonds,
que ce soient la BAD, la Banque mondiale ou d’autres, devraient être des
entités qui viennent accompagner des choses déjà établies. Elles ne devraient
pas être la base de la stratégie de développement des pays africains.

Il faut que les pays africains se concentrent à nouveau sur leur économie
domestique en essayant de développer leur secteur privé. C’est lui qui
développe un pays par la création de richesses, d’emplois et de valeurs. Il faut
revenir aux fondamentaux du développement économique et que les pays
africains apprennent d’abord à compter sur eux-mêmes. L’aide au
développement ou la dette sont des éléments complémentaires.
Il faut avoir une stratégie basée sur le développement des compétences
locales, des entreprises locales, le renforcement des capacités. Une stratégie
qui permette d’arriver à un niveau où les entreprises locales peuvent absorber
la demande publique et la demande extérieure.

L’accent doit être mis sur l’économie domestique et il est important que les
pays africains la contrôlent. Dans les pays africains, de 90% à 95% du tissu
économique est constitué de PME locales qui ne contribuent qu’à 18% à 20%
du PIB. Cette tendance doit être renversée. Pour cela, il faut une vraie volonté
politique de faire des entreprises locales les championnes de l’économie
locale.

Mais il faudrait peut-être commencer par la fiscalité ?

Il ne s’agit pas d’augmenter le taux d’imposition mais d’élargir la base fiscale.


On peut avoir des taux bas avec une base fiscale très large et engranger
beaucoup plus de revenus qu’avec des taux d’imposition très élevés. Les taux
très élevés entraînent de la fraude et découragent la formalisation des
entreprises et de certaines activités économiques.

Dans beaucoup de pays, 10% des acteurs économiques sont taxés avec une
pression fiscale énorme pendant que les 90% des autres qui sont dans
l’informel ne le sont pas. On se retrouve alors dans une situation où les gens
trouvent des mécanismes de fraude.
Il est important de réfléchir à formaliser l’économie pour l’élargir de façon
significative. Aux États-Unis, pays qui taxe le plus au monde a également les
taux de taxation les plus bas. Cela permet à tout le monde de payer sans avoir
à frauder, parce que les taux d’imposition sont faibles. Dans les pays africains,
les taux sont assez élevés et la pression est toujours mise sur ceux qui paient.

Évidemment, il n’y a aucune incitation pour ceux qui ne paient pas et qui sont
dans l’informel à entrer dans le formel. C’est quelque chose sur lequel les pays
africains disent avoir réfléchi depuis longtemps, mais il serait peut-être
temps d’agir maintenant. On sait où sont les structures informelles puisque
leurs activités sont prises en compte dans le PIB. Il s’agit de mettre en place
une gouvernance suffisamment rigoureuse pour pouvoir formaliser ces
économies.

Pour conclure, on ne peut s’empêcher de penser global et de réagir


local et inversement. Aujourd’hui, la géopolitique perturbée que
l’on observe un peu partout a-t-elle des répercussions
dramatiques pour les réalités domestiques des pays ?

Justement, cette géopolitique perturbée devrait inciter les Africains à se


consolider eux-mêmes en tant que pays et en tant que continent. Aujourd’hui,
beaucoup de barrières empêchent l’Afrique de se développer mais ce sont des
barrières établies par les Africains eux-mêmes. Il faut commencer à lever les
visas et les barrières douanières, ce à quoi la ZLECAf contribuera sans doute.

Les marchés des capitaux, par exemple, sont cloisonnés donc tout petits et
pas assez profonds. Les monnaies Africaines ne sont pas convertibles entre
elles, ce qui constitue un frein au commerce intra-africain. Aujourd’hui, les
Africains doivent être dans une logique panafricaniste avec des marchés
globaux. Un marché africain unique serait une aubaine pour tout le
continent.

Un seul marché des capitaux, une seule monnaie, les mêmes politiques
commerciales. Évidemment, il faut des étapes pour y arriver mais il faut
commencer sérieusement à agir, et rapidement. L’Afrique est déjà trop en
retard pour prendre le temps de faire les choses. Il va falloir aller un peu plus
rapidement. Il semble y avoir de la volonté mais elle n’est pas encore
suffisamment forte pour faire tomber les barrières.

HBY et NB

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