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La télévision influence les rêves de tout un

village, à l'exception du médecin et du plombier


Suite de la page 45. faim. Avec une dominante de mort chez leS
mes vacances » ; un ouvrier, lui, ressent adolescents et les femmes, une dominante
plus que tout autre l'écart entre le rêve, sexuelle chez les gens âgés, une présence
n'importe quel rêve, -et sa réalité. « Mes insistante de la faim... dans les prisons. Et
rêves sont toujours à côté de ce que je si les dieux antiques, puis le démon médié-
suis », soupire un plombier, mais c'est pour- val, puis le dieu des chrétiens ont- progres-,
tant dans la classe ouvrière (et, dans une sivement disparu (même au seuil de la mort,.
moindre mesure, chez les agriculteurs) que les rêves mystiques sont extrêmement rares),
la télévision et le cinéma, grands pourvoyeurs
se réfugie ce qu'on pourrait appeler la mé-
d'images et de matériel-onirique, ont assuré
moire collective française : la guerre et
la relève avec une ampleur -et une vigueur
l'Occupation ou, pour les plus jeunes, la
incroyables : dans un petit -.village, presque
guerre d'Algérie constituent une sorte de
tous les interviewés, s-auf le médecin et le
fonds commun des rêves ouvriers. On ne plombier, avouent avoir -été :au moins une
s'y réfère d'ailleurs pas sans réticences fois influencés par la télévision. Peut-on
-
« Je n'y pense plus jamais, sauf en rêve. continuer à dire que le rêve n'est pas aussi
Mais alors là je revois des montagnes pelées, un fait social ? L'approche sociologique a eh
des petits arbres, des types qui se sauvent tout cas le mérite de réhabiliter.le rêve banal,.
et je sais qu'ils vont m'attaquer:- je revois non expliqué,' non explicable. .Elle nous resti-
-

exactement les paysages. » tue la face nocturne, grouillante et cachée


Arrêtons là ce récit avant d'en tirer une des choses. Non, le rêve n'esttpas seulement,
— fausse — conclusion, Non, il n'existe pas un petit mystère individuel 'à raconter et
de « classes de rêves correspondant aux interpréter sur divan. C'est aussi une grande
classes sociales. Recoupant toutes les éti- aventure collective, plus fascinante, plUs
quettes, les grands thèmes s'imposent à étrange, plus inquiétante que la mort —
tous : la mort, i'angoisse, la sexualité et puisque, du rêve, on resurgit.
— archaïque mais toujours présente — la – 10SETTE ALIA

cerner ma propre histoire, non pas en la quelques mots griffonnés dans un demi som- -

racontant à la première personne du singu- meil et dont rien n'émergeait, le rêve entier
lier mais au travers de souvenirs organisés et intact resurgissait d'un détail ou d'un mot
thématiquement : par exemple, souvenirs et au moment même où j'entreprenais de le
devenirs de lieux où j'avais vécu, énuméra- transcrire, comme une image fulgurante à
tion des chambres dans lesquelles j'avais laquelle venait instantanément s'associer
dormi, histoire des objets figurant ou ayant toute une série de figures familières, de

Mon figuré sur ma table de travail, histoire de


mes chats et de leur descendance, etc.,
comme si, à côté de ces autobiographies
thèmes récurrents, de sensations étonnam-
ment précises : chaque fois iF me semblait
que je captais avec une aisance enchante-

expérience de limitrophes et fragmentaires, mes récits de


rêves avaient pu constituer ce que j'appelais
alors une autobiographie nocturne.
resse ce qui avait été la matière même du
rêve, ce quelque chose d'à la fois flou et
tenace, impalpable et immédiat, tournoyant

rêveur Plus tard, en mai 1971, j'entrepris une ana-


lyse et il m'apparut alors que cette fièvre de
transcription en avait été le signe avant-cou-
et immobile, ces glissements d'espaces, ces
transformations à vue, ces architectures imj
probables. Même si, par cette mise en écri-
reur, l'amorce, le prétexte. Sans doute atten- ture définitivement pervertie par sa rigueur
dais-je, comme tout le monde, que ces rêves même, je m'excluais à jamais de la « voie
me racontent, m'expliquent, et peut-être me royale que ces rêves auraient pu être, il
transforment. Mais mon analyste ne prit pas me semble que je me trouvais au coeur de
ces récits en considération : ils étaient trop cette « inquiétante étrangeté qui façonne
soigneusement empaquetés, trop polis, trop et élabore nos images de la nuit, au cœur
PAR au net, trop clairs dans leur étrangeté même, d'une rhétorique précisément onirique qui me
et il me semble que je peux dire aujourd'hui faisait parcourir tous les i êves possibles
GEORGES PEREC que mon analyse ne commença que lorsque
-

des rêves cinglants, des rêves sans os, des


je parvins à en expulser ces rêves-cara- rêves longs comme des romans, emplis de
paces. péripéties époustouflantes, des rêves fuga-
Je ne parlerai donc pas du contenu de ces, des rêves pétrifiés.
mes rêves ; s'ils furent un jour déchiffrables, Ils sont aujourd'hui, depuis bientôt six
c'est lorsqu'ils purent devenir parole balbu- ans, devenus livre (1), et curieusement loin
tiante, mots longtemps cherchés, hésitations, de moi. Je ne me souviens presque plus
sensations oppressantes, et non plus phra- que ce furent des rêves ; ils ne sont plus
III Pendant plusieurs années, j'ai noté les ses trop léchées, textes trop bien ponctués que des textes, stricts et troubles, à jamais
rêves que je faisais. Cette activité d'écri- où ne manquaient jamais le titre ni la date. énigmatiques, même pour moi qui ne sais
ture fut d'abord sporadique, puis devint de Mon expérience de rêveur devint donc, plus toujours très bien quel visage rattacher
plus en plus envahissante : en 1968, je trans- par la force des choses, seule expérience à telles initiales, ni quel souvenir diurne ins-
crivis cinq rêves, en 1969, sept, en 1970, d'écriture : ni révélation de symboles, ni pira sourdement telle image évanouie dont
vingt-cinq, en 1971, soixante ! déferlement du sens, ni éclairage de la vérité les mots imprimés, figés une fois pour toutes,
Je ne sais plus très bien ce que je croyais (encore qu'il me semble que, très loin sous ne donneront plus désormais qu'une trace
pouvoir attendre, au débUt, d'une telle expé- ces textes, est décrit un chemin parcouru, à la fois opaque et limpide.
rience : d'une façon plutôt confuse, elle me une recherphe tâtonnante), mais vertige G. P.
semblait venir s'inscrire dans un projet auto- d'une mise en mots, fascination d'un texte
(1) « La Boutique obscure », Deno61-Gon-
biographique détourné, entrepris depuis quel- qui semblait se produire tout seul : sauf en thier, 1973, premier — et, hélas, dernier —
que temps déjà et dans lequel je tentais de de rares occasions où je retrouvais au réveil volume de la collection c Cause commune ».

46 Lundi 22 janvier 1979

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