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Les traditions métaphysiques, quelles qu'elles soient – nous pourrions ainsi dire la tradition
métaphysique - ont de tous temps discernées deux « voies » vers Dieu : l'une « positive » ou
« affirmative » (via positiva, via affirmativa), l'autre « négative » ou « abstractive » (via negativa,
via aphairetica).
Silencieux » (Shabdâshabda), etc1 ; en d'autres termes, Il est Celui qui manifeste et Se manifeste,
Théologie et Autologie, p.25. Ainsi : « Dieu est une essence sans dualité (adwaita), ou, comme
certains le soutiennent, sans dualité mais non sans relations (vishishtâdwaita). Il ne peut être
appréhendé qu'en tant qu'Essence (asti), mais cette Essence subsiste dans une nature duelle
mais, également, Celui qui Transcende infiniment toute manifestation - « C'est le suprême Brahma,
Sans-commencement, et dont on dit qu'Il n'est ni l'Être ni le Non-Être. (…) Manifesté à travers les
propriétés de tous les sens, Il est pourtant dépourvu de tout sens. Détaché de tout, Il soutient toutes
choses. Étranger aux Attributs, Il fait l'expérience des Attributs. Il est à l'extérieur et à l'intérieur
des êtres, Immobile et Mobile à la fois. Inconnaissable de par Sa subtilité, Il est à la fois Lointain et
Proche. Indivisible, Il paraît se répartir entre les êtres » (Bhagavad-Gîtâ, XIII, 12-16).
Cette distinction fondamentale correspond à celle entre Nirguna Brahma ou « Brahma non-
Qualifié », Principe Suprême sans relation aucune avec la contingence cosmique en Son
incomparable Infinité, et Îshwara (« Seigneur »), qui est Saguna Brahma ou « Brahma Qualifié »,
Principe déterminé en tant que « Producteur » de l'Existence intégrale et, partant, doté d'Attributs
(aishwarya) ou de Qualités (guna) par l'intermédiaire desquels Il va agir dans les mondes et Se
manifester en eux1.
Cette doctrine de l'« Essence Une » et de la « Nature duelle » implique donc une double
l'« abstraction » à partir de ce qu'Il n'est pas. Cette apparente symétrie n'implique cependant pas
l'équivalence ; en effet, de même que l'Absoluité Impersonnelle du Divin est « supérieure » à Son
Hypostase « tournée vers la manifestation » (c'est la raison pour laquelle Nirguna Brahma est
1 Cette distinction cruciale entre Saguna et Nirguna sera traitée avec tous les détails
nécessaires au prochain chapitre ; nous nous contenterons donc pour le moment d'indications
rapportent au Nirguna ou au Saguna. D'une façon générale, la Connaissance d'Îshwara est celle à
« voie d'abstraction » est supérieure à la « voie d'affirmation ». Nous pourrions dire également :
comme la Déité est « plus » en Son Infinité, Son Incommensurabilité, Son Incomparabilité qu'en
Ses rapports avec le fini, évoquer ce qu'Elle Transcende et L'éloigne du contingent est plus élevé
Ainsi, la via negativa ne parle du Principe qu'en termes de forme négative (Immuable,
laquelle se sont consacrés les Kshatriyas, tandis que la Connaissance de l'Ultime Brahma – la seule
à pouvoir mener positivement à la « Délivrance » (moksha) – est celle qu'ont développé les
Brâhmanas se sont toujours attachés à peu près exclusivement, tandis que les Kshatriyas ont
développé de préférence l’étude des états qui correspondent aux divers stades du dêva-yâna [la
« Voie des Dieux »] aussi bien que du pitri-yâna [la « Voie des Ancêtres »] » (René Guénon –
L'homme et son devenir selon le Vêdânta, XXI). Nous ne pouvons aborder ici la question du dêva-
yâna et du pitri-yâna ; indiquons provisoirement qu'au premier correspondent les états individuels
de l'être (c'est-à-dire ceux qui ne dépassent pas la « Sphère de la Lune », conçue comme milieu
d'élaboration des formes), tandis qu'au second correspondent les états supra-individuels ou
informels (le pinacle de la « Voie des Dieux » étant l'état de « sommeil profond » ou « condition de
Prâjna », qui est en somme le degré de l'Être Pur ou Îshwara même) ; pour plus d'informations à ce
sujet, voir ?.
2 Toutes les négations apophatiques trouvent leur synthèse et leur point culminant dans le
terme « Infini », qui représente la négation la plus totale : celle de toute limite quelle qu'elle soit –
toute condition, et, donc, de toute affirmation nécessairement limitative ; le Pseudo-Denys emploie
à cet égard la métaphore du sculpteur qui, retranchant du bloc de marbre tout le superflu, dévoile la
La via affirmativa, quant à elle, traite de la Déité en tant qu'Elle est « Personnelle » via des
adjectifs de forme positive exaltant les Divines Perfections ; ainsi, par exemple, les ternaires
Hindou (« Être – Conscience - Béatitude »), ou encore, d'après la tradition Islâmique, les sept
1 « On donne à Dieu le nom d'essence, mais Il n'est pas proprement essence, Lui à qui rien
n'est opposé ; Il est donc hyperousios, c'est-à-dire Super-Essentiel. De même, Il est dit bonté, mais
Il n'est pas proprement bonté, car à la bonté s'oppose la malice : Il est donc hyperagathos, plus que
bon, et hyperagathotès, c'est-à-dire plus que bonté. Il est dit Dieu, mais n'est pas Dieu à
proprement parler (…) Il est donc hyperthéos (…) Le même raisonnement doit être observé pour
tous les Noms Divins. En effet, on ne parle par proprement d’Éternité, puisqu'à l’Éternité s'oppose
la temporalité : Dieu est donc hyperaionios et hyperaionia, plus qu’Éternel et plus qu’Éternité », et
ainsi de suite (Jean Scot Érigène - Periphyseon). Cette méthode ne manquera pas d'évoquer la via
2 Comme l'indique par ailleurs René Guénon (L'homme et son devenir selon le Vêdânta,
XXIII), ces trois « Piliers » correspondent en termes Hindous à Saraswatî, Pârvatî et Lakshmî, qui
représentent les trois Shakti ou « Puissances Maternelles » de Brahmâ (principe producteur) Shiva
3 Ibn 'Âshir distingue ainsi treize Attributs Divins (çifât Allâh) fondamentaux, généralement
Cependant, toute affirmation est effectivement restrictive par nature, ce qui est une chose
n'en étant pas sous le même rapport une autre (c'est là, bien sûr, ce qu'implique le fameux « principe
condition ; c'est pourquoi certains maîtres Chrétiens n'ont pas hésité à dire que « rien de vrai ne
peut être affirmé de Dieu ». Le retranchement d'attributions positives, quant à lui, apparaîtra alors
comme la négation de limites, et, partant, comme la plus haute et scrupuleuse affirmation de
affirmation est une négation, et toute négation une affirmation - la via negativa représentant, dès
lors, l'affirmation la plus totale qui puisse être dans l'ordre du « discours sur le Divin » (théo-logos).
multiplicité : « L’unité primordiale n’est pas autre chose que le Zéro affirmé, ou, en d’autres
termes, l’Être universel, qui est cette unité, n’est que le Non-Être affirmé »1. Il va cependant de soi
que cette distinction entre « Non-dualité » et « Unité », corrélative en somme à celle du « Non-
Être » et de l'« Être », étant tout-à-fait légitime et même nécessaire à un point de vue purement
classés en trois catégories : l'« Attribut Essentiel » (aç-çifât adh-Dhâtiyah), qui est unique, à savoir
l'Être (al-Wujûd) ; les « Attributs négatifs » (aç-çifât as-salbiyah) - ainsi nommés car niant, comme
la via negativa, toute limitation contingente - au nombre de cinq : l'Unicité d'Être, d'Attributs et
1 René Guénon – Les états multiples de l'être, éditions Guy Trédaniel, 1984, V, p.38.
intellectuel, n'est en réalité pas toujours strictement observée même chez les plus éminents
métaphysiciens - puisqu'il est toujours possible d'employer le terme « Unité » en un sens Supérieur
et Total, le Principe étant pleinement « Lui-même » dans tout ce qu'Il est ; c'est bien une
transposition de ce type qui permet aux Soufis d'employer le terme Ahadiyah (« Unité », dérivé de
Ahad, « Un ») pour désigner l'Essence Pure. De même lorsque le mot « Dieu » - qui, en toute
rigueur, ne désigne que le Principe « Personnel » - est employé pour évoquer la Déité dans toute Sa
Plénitude et Son Infinité, ou lorsqu'un Shivaïte considère Shiva (qui ne représente, à proprement
l'« Ultime » – ainsi, notamment, avec le Shivoham mantra (« Je suis Shiva »). « Le Soi est
Brahmâ ; le Soi est Vishnu ; le Soi est Indra ; le Soi est Shiva ; le Soi est tout cet univers. Il n'existe
Il est, à cet égard, toujours important de ne pas perdre de vue la « souplesse » inhérente à
tout symbolisme ou, plus largement encore, à chaque doctrine Sacrée, afin de ne jamais s'enfermer
doctrinale vidant de toute « Vie » véritable (c'est-à-dire de tout « Esprit ») la tradition Non-humaine,
Essentielle, Informelle, qui se doit de rester « un flot capable d'aller à droite et à gauche » (Tao-tö
King, XXXIV)2.
symbolique » (qui « expose quels noms tirés du sensible peuvent signifier les Réalités Divines,
quelles sont les formes en Dieu, Ses figures, Ses parties, Ses organes (…) Ses colères, Ses tristesses,
Ses ressentiments (…) et toutes les autres formes et figures symboliques qui ont été religieusement
imaginées pour représenter Dieu »), la « théologie positive » (qui « dit comment Dieu est appelé le
Bien, l'Être, la Vie, la Sagesse, la Force, et tous les autres Noms intelligibles qu'on Lui attribue »)
restrictive)1. L'apophase rend compte – toujours, bien sûr, dans les mesures étroites du langage
formel – du Deus absconditus ou « Dieu Caché » (Livre d'Isaïe, XLV, 15), et c'est de cette
« Ténèbre » Principielle dont il est question lorsque Maître Eckhart désigne la Divinité comme
« nudité incréée du Néant », et lorsqu'Angélus Silésius écrit que « Dieu est un pur Rien » ou que
Une « triple voie » de la connaissance de Dieu est en ce sens discernée dans la tradition
negationis, via remotionis). La première distingue en Dieu, selon une méthode « analogique » ou
« inductive », des Attributs à partir des effets qu'ont ceux-ci dans Sa manifestation (si cet arbre
présente quelque beauté, Dieu doit être Beau pour la lui communiquer) ; la seconde établit la
prééminence ou l'exaltation en Dieu des Qualités positives perceptibles en Ses créatures (si cet arbre
est effectivement beau, Dieu doit être « plus que Beau », Sa Beauté étant nécessairement supérieure
à celle que manifestent les êtres finis) ; la dernière affirme la Transcendance de l'Essence Pure à
l'égard de toute détermination limitative. Ce ternaire est central dans l'enseignement de Thomas
d'Aquin.
« La fragile divinité est un rien, un sur-rien » 1.
« Dieu est à la fois Innommable et Omni-nommable » ; Il n'a aucun Nom et a tous les Noms,
ce qui revient à dire qu'« on ne doit faire de Lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en
affirmant, ou en niant les choses qui Lui sont inférieures, nous ne saurions L’affirmer ou Le nier
Lui-même, parce que cette Parfaite et Unique Cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et
que Celui qui est pleinement Indépendant, et Supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos
négations. »2 ; Il est toutes Ses productions et n'est rien de Ses productions, et c'est là que se trouve
et « absolument » toute Qualité au Principe, mais, plutôt, d'affirmer Son Indépendance intrinsèque à
l'égard de toute relation et, donc, de toute définition quelle qu'elle soit. Ainsi, soutenir que la
Divinité est « autre que l'Être » ne signifie pas qu'Elle soit « exclusivement Non-Être », puisque la
Vérité est à la fois « Son et Silence » (Shabdâshabda) ; attester qu'Elle est Infinie n'exclut pas de la
Réalité Totale le fini ou la relativité cosmique (nécessairement « enveloppée » en Elle), mais exclut
de l'Essence Immaculée les limitations propres aux mondes contingents. La Vérité est à la fois
dit que Dieu n'était pas un être et qu'Il était au-dessus de l'Être, je ne Lui ai pas par là dénié l'Être,
1 Maître Eckhart – Sermon LXXXIII ; Henri Suso - Œuvres complètes, LII ; Angélus Silésius
- Le Voyageur Chérubinique, I, 23 et 111. Eckhart encore, dans ce même sermon : « Tu dois aimer
Dieu comme étant un non-Dieu, un non-Esprit, une non-Personne, une non-Image, mais comme
étant Pur, Sans-mélange, ''Un'' éclatant, séparé de toute dualité ; et dans ce ''Un'' nous devons
3 Maître Eckhart – Sermon IX. De même : « Dieu est sans nom, car personne ne peut parler
de Lui ni Le comprendre. C’est pourquoi un maître païen dit : ce que nous comprenons ou disons
L’élagage doctrinal de la via remotionis est supérieur à l'affirmation, et il est le seul à
pouvoir approcher l'Ineffable dans toute Son Inconcevabilité ; cependant, il ne doit pas devenir à
son tour limitation ou réduction de la Divine Réalité, en amputant d'Elle de façon définitive des
caractères qu'Elle possède nécessairement en Sa Toute-Possibilité (quoi que de façon déjà relative et
doctrine intégrale, il convient au contraire d'affirmer d'une part la Pureté Inviolable de l'Essence en
soi à l'égard de ces traces de relativité que sont les Attributs positifs, et, d'autre part, Son
« [Allâh est Celui qui est] Transcendant dans Son Immanence même, plus encore : Transcendant
de la Cause première est plus nous-mêmes que la Cause première, car Elle est au-dessus de toute
parole et de toute compréhension. Si je dis : Dieu est bon, ce n’est pas vrai. Je suis bon, Dieu n’est
pas bon. Je dirai davantage : je suis meilleur que Dieu. Car ce qui est bon peut devenir meilleur, ce
qui peut devenir meilleur peut devenir le meilleur de tout. Or Dieu n’est pas bon, c’est pourquoi Il
ne peut pas devenir meilleur et parce qu’Il ne peut pas devenir meilleur, Il ne peut pas devenir le
meilleur de tout, car ces trois termes sont loin de Dieu : bon, meilleur, le meilleur de tout, car Il est
au-dessus de tout. Si je dis en outre : Dieu est sage, ce n’est pas vrai, je suis plus sage que Lui. Si
j’ajoute : Dieu est un être, ce n’est pas vrai. Il est un Être Suréminent et un Néant Super-essentiel »
(Sermon LXXXIII).
Shankarâçârya, dans son Âtmâ-bodha (57), comme « méthode de l’élimination (vyâvritti) du non-
cela (a-tat) », et a pour assise scripturaire, notamment, la Brihadâranyaka Upanishad (III, 9 : 26 ;
IV, 2 : 4) : « Âtmâ n'est ni ceci, ni cela. Il est Insaisissable, car Il n'est jamais perçu ; Inaltérable,
car Il ne s'accroît ni ne diminue jamais ». La Bhagavad-Gîtâ (II, 17-30) nous fournit, à cet égard,
un exemple édifiant de via negativa : « Indestructible – sache-le – est la Trame de cet univers ; La
détruire n'est au pouvoir de personne. Ce sont seulement les corps où s'incarne ce Principe qui ont
une fin ; Lui-même est Éternel, Impérissable, Inconcevable. (…) Jamais Il ne naît ni ne meurt. Il
n'appartient ni au passé ni au futur. Sans naissance, Permanent, Éternel, l'Ancien ne se laisse pas
abattre avec le corps. L'homme qui Le connaît comme Indestructible, Permanent, Impérissable, qui
donc pourrait-il s'imaginer tuer ou faire tuer et comment ? (…) Le fer ne L'entame pas, le feu ne Le
consume pas, l'eau ne Le détrempe pas, le vent ne Le dessèche pas. Inentamable, Inconsumable,
dit Non-manifesté, Inconcevable, Inaltérable. (…) Ce Principe incarné demeure Invulnérable dans
le corps de chacun. ».
La voie d'attributions est adaptée à la considération d'Îshwara tandis que le neti neti,
envisagé dans toute sa plénitude, permet l'accès à cette « Face obscure de l'Aurore » qu'est l'Essence
donc à Brahma en tant que « conçu distinctivement » (Savishêsha), et la négation en tant qu'Il est
« au-delà de toute distinction » (Nirvishêsha)2. C'est pour cette raison, notamment, que sont
1 Maître Eckhart (Sermon LXXI) : « En Dieu il n’est ni moins ni plus, ni ceci ni cela ».
2 Savishêsha peut également être traduit par « impliquant la distinction » (en tant que l'Un
contient synthétiquement le multiple et en est le Principe direct) ; sera alors corrélatif de ce terme
Le gnostique (jnâni) s'élève par pure Intuition Intellectuelle (prâjna, jnâna-chakshus) vers l'Union,
Âtmâ, le « Soi » Immaculé et Inconditionné, qui n'est « ni mâle, ni femelle, ni neutre, ni bonheur ni
1 Le terme sanskrit mârga (« voie »), parfois traduit par « piste » et plus particulièrement
Dieu : « La doctrine des vestigia pedis est commune aux enseignements grec, chrétien, hindou,
bouddhiste et islamique, et forme la base de l'iconographie des ''empreintes de pas''. Cf., par
exemple, Platon, Phèdre, 253 A [« Or, si c'est là une occupation dans laquelle ils ne se sont pas
encore engagés, ils s'y appliquent, s’instruisent là où ils le peuvent et se mettent eux-même en
chasse ; et, lorsqu'ils sont sur la piste, ils arrivent à découvrir, par leurs propres moyens, la nature
du Dieu qui est le leur, parce que c'est pour eux une nécessité de garder leur regard tendu vers ce
Dieu »], 266 B. [« Si je crois avoir trouvé chez quelqu'un d'autre l'aptitude à porter ses regards vers
une unité qui soit aussi, par nature, l'unité naturelle d'une multiplicité, ''je marche sur ses pas et je
le suis à la trace comme si c'était un dieu'' », formule tirée d'Homère (Odyssée II, 406 ; III, 30 ; V,
193 ; VIII, 38], et Rûmî, Mathnawî, II, 160-1. ''Quel est le viatique du soufi ? Ce sont les
empreintes. Il poursuit le gibier comme un chasseur : il voit la trace du daim musqué et suit ses
empreintes.'' ; Maître Eckhart parle de ''l'âme en chasse ardente de sa proie, le Christ''. Les avant-
coureurs peuvent être suivis à la trace par leurs empreintes aussi loin que la Porte du Soleil, Janua
trace, comme celui de l'''erreur'' (péché) en tant que ''manque à toucher la cible'', est l'un de ceux
qui nous sont venus des plus anciennes civilisations de chasseurs. » (A.K. Coomaraswamy –
symbolisme se retrouve aussi dans les traditions Amérindiennes, avec la chasse au bison.
célestes (Brahmâ, Shiva, Vishnu, ou encore Agni, Vâyu, Sûrya,...), qui sont les « Déités » (dêvatâs)
ou les « Régents » de la manifestation - ce qu'indique par ailleurs le terme bhakta qui, étant
généralement traduit par « dévotion » ou « dédicace », peut l'être aussi par « Attributs »1. « De la
manière même dont Mes serviteurs se tournent vers Moi, Je Me communique à eux » (Bhagavad-
Gîtâ, IV, 11) ; « C’est en raison de Sa grande Abondance — ou parce que l’on peut participer à Lui
de façons si variées — qu’Il est appelé de tant de Noms » (Nirukta) ; en somme : « Invoquez Allâh
ou invoquez le Tout-Miséricordieux (ar-Rahmân). Quel que soit le Nom par lequel vous L'appelez, à
Nous tenons à citer ici le Dashashlokî, texte de dix strophes que Shrî Shankarâçârya adressa
désirait obtenir enseignement, lorsque celui-ci lui demanda « Qui es-tu ? » ; ces stances d'une
exceptionnelle densité, dont il serait possible d'écrire un commentaire d'une longueur indéfinie,
représentent bien plus en vérité qu'un simple exemple de voie négative : elles condensent, en
quelques vers, la quintessence même de toute doctrine métaphysique, sous une des formes les plus
pures qu'il soit possible de lui donner. Le lecteur saura, dès lors, nous pardonner la longueur de cette
3 Avadhûta-Gîtâ, I, 41.
au feu, quand la « voie humide » (rattachable à la bhakti-mârga) est associée à l'eau ; ceci pourrait
d’action, ni l’assemblage de tout cela: cette multiplicité grossière n’est pas, [ne me
concerne pas]. Cet Un qui est atteint dans le sommeil profond, ce qui demeure,
2 - Ni les castes, ni les règles et les lois propres aux castes et aux stades de
qui demeure, l’Un, Shiva, l’Absolu, le Je, Cela est, [Cela me concerne].
à considérer; dans le sommeil profond, même ce qui, comme le vide ultime, est
anéanti, [ne me concerne pas]. Ce qui demeure, l’Un, Shiva, l’Absolu, le Je, Cela
4 - Les conceptions relevant du Sânkhya, des Shaiva, des Pancharâtra, des Jaina,
du Mîmânsâ, etc. ne sont pas, [ne me concernent pas] ; même les conceptions qui
pourtours, ni l’avant, ni l’arrière, ni tout ce qui peut être contenu dans l’espace
discontinuité, ce qui demeure, l’Un, Shiva, l’Absolu, le Je, Cela est, [Cela me
concerne].
sienne qui n’admet pas de déterminations, ce qui demeure, l’Un, Shiva, l’Absolu, le
9 - Le Soi qui pénètre tout, qui est le principe de la réalité, qui est le but suprême,
qui ne dépend de rien, est autre que ce monde totalement insignifiant. Ce qui
10 - Il n’est pas Un. Mais comment y aurait-il un second qui soit autre ? Il n’est
pas plus Absolu que Non-Absolu, Il n’est pas plus Vide que Non-Vide, Il est Sans-
dualité. Car, puis-je exprimer ce qui est le but suprême de tout le Védânta ? »1
Indifférencié que, dans la doctrine des quatre « conditions » d'Âtmâ à laquelle fait référence le
Dashashlokî, seules les trois premières ont un nom (état de veille (jagrât) ou « condition de
(shushupti) ou « condition de Prâjna »), la dernière – qui est première dans l'ordre Principiel, et
n'est pas à rigoureusement parler une « condition » – étant simplement désignée comme
« Quatrième » (Turîya) puisqu'elle correspond à l'Âtmâ en soi, dans toute Son Inconditionnalité.
La tradition Bouddhiste, dont on connaît les racines Indiennes, est centrée sur l'Absolu en
Bouddhiste orthodoxe, la Réalité Suprême n'est pas une entité plus ou moins « extérieure » et
« qualifiée » (comme, notamment, dans l’exotérisme des monothéismes sémitiques), mais une
« dont on ne peut rien affirmer de véridique ». Le « vide » horizontal, quant à lui (également
désigné par les termes shûnya ou shûnyatâ, comparables au sifr Soufi1) n'est autre que le kosmos
karma, âgâmi-karma).
Dans la perspective Bouddhique, qui est « méthode » directe de Délivrance avant d'être
doctrine intégrale, l'Absolu est envisagé moins « objectivement » que « subjectivement », ou, en
termes plus rigoureux, moins comme « Principe » que comme « état », et s'identifie donc au
Nirvâna même2 ; c'est dire à quel point le Réel est, ici, d'une part Inqualifiable et Non-
étant strictement solidaire de notre plus secrète intériorité. Cette Innommable Vérité est le Bouddha
que chaque être porte en lui - et ne serait-ce que virtuellement - car le Bienheureux (bhagavat) n'est
1 Les termes shûnya et sifr désignent respectivement le « zéro » en Sanskrit et en Arabe ; tous
deux peuvent servir à symboliser la radicale indigence ontologique de l'être face à l'Unique.
éditions l'Age d'Homme, 2001, IV, p.139. Se référer également, pour les indications à venir, au
en soi Totale et Impersonnelle : « Ô moines, quiconque voit la production interdépendante voit la
Loi [Dharma, la « Loi Universelle »]. Quiconque voit la Loi voit le Bouddha » (Sûtra de la Pousse
de riz) ; « Quel bien cela peut-il vous faire de voir ce corps impur ? Celui qui voit la Loi me voit,
celui qui me voit voit la Loi » (Samyutta Nikâya, III, 120). Cette « Bouddhéité » qui sommeille au
fond de nous (le tathâgata-garbha) est à la fois parfaite Vacuité et parfaite Plénitude ; elle est l'exact
« réincarnation »2, est donc celle de la prétendue négation par le Bouddha du « Soi » Atemporel et
Immuable, méprise résultant d'une confusion patente entre les « deux Soi » ; Shâkyamuni, s'il a
l'individualité, le moi, le « petit soi » ou « non-Soi » (anâtmâ) - composé de ces « cinq agrégats »
1 Ainsi, évidemment, Saint Paul (Galates, II, 20) : « Je vis, non pas moi, mais le Christ en
moi » ; à sa suite, notamment, Angélus Silésius (Le voyageur chérubinique, I, 61) : « Le Christ peut
mille fois naître à Bethléem, s'il ne naît pas en toi tu demeures perdu pour l'éternité », Saint
Augustin (Homélies sur la première épître de Saint Jean) : « Il est donc à l’intérieur, le Maître qui
enseigne ; c’est le Christ qui enseigne ; c’est son inspiration qui enseigne » (ce qui ne manquera
distinction entre l'« Homme intérieur » (ou « l'Homme dans l'homme ») et l'« Homme extérieur »
(Romains, VII, 22), que l'on retrouve de façon récurrente dans les Sermons d'Eckhart, et qui
Pour de plus amples informations sur l'identification traditionnelles des Avatâras et des
conscience distinctive1 - n'a jamais niée l'Absolue Permanence de l'« Ipséité » ou du « Grand Soi »
(Mahâtmâ, Âtmâ), qui est le Nirvâna au cœur du shûnya :« Par le Soi il faut activer le soi ; il faut
refréner le soi par le Soi (…) Car le Soi est le maître du soi, le Soi est la destination du soi »
(Dhammapada, 379-80). C'est ainsi que le Bouddha lui-même, face à la multiplicité éphémère et
excellence : « Je ne suis pas cela, cela n'est pas mon Soi » (Majjhima Nikâya, III, 19 ; Samyutta
Il est d'ailleurs assez préoccupant de voir cette sentence décisive, équivalente au neti neti
Hindou, constamment mise en opposition avec le tat tvam asi des Upanishads (« Tu es Cela »)2,
1 « La forme matérielle est comme un nuage d'écume ; les sensations comme une bulle
soufflée ; les perceptions ne sont qu'un mirage ; les constructions [mentales] sont pareilles à un
bananier, la conscience à une illusion : voilà ce qu'a dit le Parent du Soleil » (Samyutta Nikâya, III,
142) ; « Toute forme matérielle, ô Râhula, toute sensation, toute perception, toute construction,
toute conscience, passée, future ou présente, grossière ou subtile, vile ou excellente, lointaine ou
proche, qu'on reconnaît par la sagesse correcte pour ce qu'elle est véritablement – c'est-à-dire en
pensant : ''Cela n'est pas mien, je ne suis pas cela, cela n'est pas mon Soi'', - il suffit de la
reconnaître telle, de la voir telle, pour que ne vienne pas à l'existence vis-à-vis de ce corps formé
par la conscience, ou des éléments qui lui sont extérieurs, la notion ''Je suis l'agent, l'agent est
mien'', ni aucune affirmation implicite du ''Je suis'' » (Ibid., II, 252) ; etc.
(mahâvâkya), synthétisant en elles tout l'enseignement initiatique Hindou : « Tu es Cela », « Je suis
Brahma » (aham brahmasmi, cf. Brhadâranyaka Upanishad, I, 4:10), « Ce Soi est Brahma »
(ayam âtmâ brahma, cf. Mândukya Upanishad, I, 2) et « La Connaissance est Brahma »
(prajnânam brahma, cf. Aïtareya Upanishad, III, 3). Ces mahâvâkya peuvent être résumées par
l'équation fondamentale Âtmâ = Brahma (cf. Shuka Rahasya Upanishad), ou par la formule tad
alors qu'elle en représente l'exact complément, selon une méthode, cependant, non point affirmative
mais négative. En effet, ce que l'Hindou « est », c'est l'Âtmâ Inconditionné dont tout être est une
c'est précisément cette multiplicité conditionnée en tant que telle, qui « n'est pas » le Soi sous le
rapport de son individualité fragmentaire – car « Le soi n'est pas dans le Soi » (Dhammapada, 62).
Ce que l'Hindou « est », c'est le Vide Principiel ; ce que Shâkyamuni « n'est pas », c'est le vide
cosmique ; ce que tous deux conseillent, c'est de « prendre le Soi pour lampe et pour refuge »
pourrait, s'il n'y avait pas d'Essence Immobile à la fois Transcendante et Immanente, parler de
« l'Immersion dans ce qui ne meurt pas, la Consommation dans ce qui ne meurt pas » (Anguttara
Nikâya, IV, 321), ou dispenser pareil enseignement : « Il y a un Non-né, un Non-devenu, un Non-
pourrait être montré aucun chemin d’Évasion hors de la naissance, du devenir, de la création, et de
Dans la tradition Islâmique, cette double voie ressort clairement de la mise en parallèle de
êkam (« Tout est Un »). De telles sentences paraclétiques, d'une haute densité métaphysique,
Suprême », dont le ehyeh asher ehyeh (« Je suis Celui qui Est » ou, littéralement, « qui Suis »
(Exode, III, 14)) du Pentateuque constitue un important exemple ; mentionnons également les
fameux est sans doute le 'Anâ-l-Haqq (« Je suis la Vérité ») de Mançûr al-Hallâj.
certains versets Qur'âniques ; car si Allâh est « le Connaisseur de l'Invisible tout comme du visible.
qui donne un commencement à toute chose, le Formateur. A Lui les plus beaux Noms. Tout ce qui
est dans les cieux et la terre Le glorifie. Et c'est Lui le Puissant, le Sage » (Qur'ân, LIX, 22-24), Il
est également - et même éminemment - Celui qui « Transcende tout ce qu'ils Lui attribuent » (VI,
100 ; XXI, 22) et Celui à qui « rien n'est semblable » (XVI, 74 ; XLII, 11 ; CXII, 4 ;…). De même
l'Islâm enseigne qu'Allâh est à la fois « l'Apparent et le Caché » (adh-Dhâhir wa-l-Bâtin – LVII, 3).
(ma'rifa-l-Asmâ' wa-ç-Çifât) - se trouve synthétiquement résumé en cette Parole : « Il n'y a rien qui
Lui soit semblable ; et c'est Lui l'Audient, le Clairvoyant » (XLII, 11). Le rapport de continuité
entre le Seigneur (ar-Rabb) et Sa manifestation (al-khalq) via le contenu qualitatif de cette dernière,
d'une part, et la dissemblance radicale de Celui que l'on « obscurcit en voulant l'exprimer »1 vis-à-
vis de chacune de Ses productions, d'autre part, se retrouvent également dans les deux termes
techniques Tashbîh et Tanzîh, le premier étant traduit par « Immanence » mais signifiant
d'« exaltation ».
terme Huwiyah, dérivé de Huwa, « Lui » ou « Il », pronom de la personne absente et symbolisant,
2 Cette « Absence » n'est telle, bien sûr, qu'à un point de vue strictement créaturiel ; ainsi al-
Jîlî : « Toi qui es Absent là-bas, Tu es Présent ici » ou, comme nous l'indiquerons plus loin, Mançûr
Indépendance par stricte Unicité (Wahdâniyah) à l'égard de toute dualité sujet-objet - c'est à dire
vis-à-vis du « moi » (anâ) comme du « toi » ('anta / 'anti). Les termes Hâhût (l'« Aséité » Divine) et
Dhât (la pure « Essence » sans relations) sont aussi régulièrement employés, et le « Nom de
Majesté » Allâh, envisagé en sa plus haute acception renvoie également dans les données générales
du taçawwuf à la totale Absoluité. La sûrat de la Pureté (sûratu-l-ikhlaç), centrale pour tout muslim
- équivalant, d'après un hadîth rapporté par al-Bukhârî, à un tiers du Qur'ân – proclame par ailleurs
d'éclatante manière la Nue Déité d'Allâh : « Dis : Lui, Allâh, l'Un. Allâh, l'Absolu (as-Samad). Il n'a
pas engendré, n'a pas été Engendré, et rien n'est semblable à Lui » (Qur'ân, CXII).
L'Hypostase « Personnelle » est, quant à Elle, généralement désignée par les termes Aniyah
al-Hallâj. De façon analogue, si les données générales du symbolisme traditionnel associent la Pure
Aséité aux « Ténèbres » ou à l'« Obscurité », c'est parce qu'Elle apparaît, aux regards de l'être
« Occultée » et Inaccessible, ou, d'après le fameux hadîth, comme Séparée de lui par « 70 000
voiles d'ombre et de lumière » - « Dieu est ''abstraction'' pour le monde, parce que le monde est
''abstraction'' par rapport à Dieu » (Frithjof Schuon – Perspectives spirituelles et faits humains,
éditions l'Age d'Homme, 2001, IV, p.139). Or, à un point de vue plus proprement Principiel, c'est le
Réel (al-Haqq) qui est parfaite « Lumière », le kosmos n'étant, dès lors, que l'« ombre » projetée par
Son Irradiation : « Dieu réside dans une Lumière à laquelle personne ne peut parvenir [en tant
qu'individu] (…) Pour que Dieu soit vu, il faut que ce soit dans une Lumière qui est Dieu Lui-même
(…) La Lumière qu’est Dieu brille dans les ténèbres. Dieu est une vraie Lumière » (Maître Eckhart
('ubûdiyah)).
rencontre dans l'enseignement doctrinal de tous les shuyûkh ; contentons-nous de citer, en guise
d'exemple tout à fait représentatif, Awhad ad-dîn Balyânî en ouverture de son Épître sur l'Unicité
« Gloire à Allah, avant l'Unité duquel il n'y a pas d'antérieur, si ce n'est Lui qui est
ce Premier ; après la Singularité duquel il n'y a aucun après, si ce n'est Lui qui est
espace, ni être : "Il est tel qu'Il était". — "Il est l'Unique, le Dompteur" sans les
composé de nom et de nommé, car le nom est Lui et le nommé est encore Lui. Il n'y
a pas de nom sauf Lui. Il n'y a pas de nommé en dehors de Lui. C'est pourquoi il
est dit qu'Il est le nom et le nommé. Il est le Premier sans antériorité. Il est le
Dans la tradition Juive (ou, plus précisément, Qabbalistique), le Principe Suprême est
désigné par le terme Ayn Sof - « Infini », « Interminable », « Sans-fin », « Sans-limites » - et même,
l'« Incognoscibilité » (en mode distinctif) du Sur-essentiel – car, d'après les termes même du Sepher
Ietsirah, « Avant l'Un, que peux-tu compter ? » ; Cette pure Vacuité, radicalement Indicible et
Inépuisable analytiquement, ne saurait être cernée par « aucun signe, aucun nom, aucune écriture »
qui fait que ce Nom a une si haute importance et qu’on se garde de le prononcer, c’est qu’il indique
Maïmonide considère ainsi que « les vrais Attributs de Dieu sont ceux où l’attribution se
fait au moyen de négations »2. Cette voie d'abstraction se retrouve comme de juste chez de
nombreux rabbi (dont notamment le Qabbaliste majeur Cordovero, et même des auteurs comme Ibn
Gabirol ou Philon d'Alexandrie), et il serait possible à cet égard de citer Moïse de Léon, l'un des
plus importants d'entre eux : « le Saint [le Principe], béni soit-Il, Inconnaissable, ne peut être saisi
[distinctivement et, donc, positivement] que d’après Ses Attributs par lesquels Il a créé les
mondes »3; cette distinction entre l'« Inconnaissable » et « Celui qui peut être saisi » correspond à
et de Sa perception » (I, 52). A ce sujet, voir notamment Isabelle Raviolo – Maïmonide et Maître
3 De même, Ibn Gabirol, dans son Livre de la Source de Vie (Fons Vitae) : « Ce qui est
impossible, c'est de connaître l'Essence de l'Essence Première sans les créatures qui ont été
produites par Elle ; ce qui est possible, c'est de La connaître, mais uniquement par les œuvres
qu'Elle a produites » ; ceci est encore confirmé par Moïse Nahmanide dans son commentaire sur le
Sepher Ietsirah : « La différence entre la mesure (middah) du Néant (Ayn) et celle de l’Être (Yesh)
est que le Néant est l’occultation de l’intelligibilité, tandis que dans l’Être il y a un peu
celle entre la Déité « Impersonnelle » et le Dieu « Personnel », dont l'un est retiré dans l'Obscurité
d'évoquer le fameux hadîth qudsi du « Trésor caché » (al-kanz al-makhfi) : « J’étais un Trésor
Caché et J’ai voulu être Connu [ou « connaître »]. Alors J’ai créé les créatures afin d’être Connu
par elles ».
A préciser que l'Hébreu middah, singulier de middoth (dont le sens littéral se rattache à l'idée
de « mesure », mais sert également à designer les « Attributs » ou « Caractères » Divins), renvoie
au symbolisme général de la « mesure » Principielle par laquelle les mondes sont engendrés ; ainsi
notamment le mâtrâ Hindou (ou plus largement la racine Sanskrite MA, dont dérive notamment
la terre ») des anciens Grecs. La racine med, dont les sens principaux sont « mesurer, limiter,
considérer, ordonner, concevoir », se rencontre aussi dans le Latin modus (« mode », « manière »,
« conception », « méditation »,...).
C'est conformément à ces données qu'en Islâm, le Nom Divin al-Khâliq (« le Créateur »)
peut être traduit par « le Déterminant » ou « Celui qui assigne la mesure » (en accord direct avec
Qur'ân, LIV, 49 : « Nous avons certes créé toutes choses avec juste mesure » ou XIII, 8 : « Toute
chose a auprès de Lui sa mesure », mais encore XV, 21 ; XXIII, 18 ; XLII, 27 ; LXV, 3 ; ...). Il y
racine QDR (exprimant les idées de décret (al-qadâ', al-qadar), de mesure (al-taqdîran), de calcul,
correspondant donc au Nirguna Brahma, « cause de toutes les causes et l’origine de toutes les
origines » (en tant que Principe de l'Être Universel même, Lequel produira ensuite la multiplicité
cosmique).
« prenant naissance » dans le Mystère de l’« impalpable » Éther (comme Îshwara procède de
l'Ultime Brahma, puisqu'« Il a fait de Son Néant (Ayn) Son Être » (Sepher Ietsirah, II, 6)), et
désigné comme « Pensée » car représentant le « Verbe » au degré Principiel, c'est-à-dire le « Lieu »
Non-manifesté des possibles avant que ceux-ci soient effectivement produits. Le « Point » est ainsi
distinctement saisissables, de même qu'Il est le « Commencement de toute chose » en tant que
« Parole » positivement Productrice, permettant donc à « tous les êtres et toutes les causes
(également désignée par Moïse de Léon comme « Néant ») joue le rôle d'Abysse Sur-ontologique
par rapport à la seconde Séphira, Hokhma (la « Sagesse »), correspondant elle à l'Affirmation
Puissant » ou « Celui qui détient la Puissance déterminante et normative » ; de même pour le Nom
al-Muqtadir. De ce radical provient encore le nom de la « nuit bénie » où le Qur'ân est descendu sur
Terre, la laylatu-l-Qadr.
1 Cf. René Guénon – Le Symbolisme de la Croix, IV (où ce passage de Moïse de Léon est cité
et commenté).
ultérieure de l'Être (Yesh), « le premier ''pas'' de la manifestation Divine »1. Cette émergence de la
Principielle du Divin – est naissance de Dieu depuis son propre « Néant » ; elle est considérée
comme une « diminution », puisqu'elle représente le degré où naissent les Qualités positives à partir
desquels les possibles pourront être déterminés et le kosmos existencié : « le premier repère de la
manifestation, la première détermination n’est que la diminution de l’Infini et l’Être est pensé
comme l’Occultation du Néant Divin ». Cependant, il ne saurait ici y avoir aucune dualité, la
Réalité étant Une indépendamment de la profusion insondable de Ses manifestations : « pour Lui
qui a fait sortir son Être du Néant, dit Azriel de Gérone, cela n’implique aucune déficience, car
l’Être est dans le Néant dans la manière du Néant et le Néant est dans l’Être dans la manière de
l’Être ».
Dans les traditions Chinoise et Japonaise, l'approche négative, loin d'être simplement
courante, est même prédominante ; cette voie est d'une façon générale caractéristique du type
pas'', dit Infini. Et Grande Pureté demanda encore à Non-agir : ''Connaissez vous
1 Cristina Ciucu – Les penseurs du néant (la prochaine citation provient également de ce
texte). Se référer à cet article pour davantage de développements concernant les données indiquées
dans ce paragraphe.
le Tao ?'' ''Je Le connais'', dit Non-agir. ''Le Tao, d'après votre connaissance, peut-
il être qualifié ?'' ''Il peut l'être'', dit Non-agir. ''Comment peut-il être qualifié ?''
demanda Grande Pureté. ''A mon avis, dit Non-agir, le Tao peut être noble ou vil,
concentré ou répandu ; telles sont les qualités par lesquelles je connais le Tao''.
connaît. Lequel des deux a raison ? Lequel des deux a tort ?'' Sans-
Commencement lui répondit : ''Celui qui ne connaît pas le Tao est profond, celui
que l'extériorité''. Grande Pureté l'approuva en s'exclamant : ''Ne pas connaître est
Tao ne peut être entendu : ce qui s'entend n'est pas Lui. Le Tao ne peut être vu : ce
qui se voit n'est pas Lui. Le Tao ne peut être énoncé : ce qui s'énonce n'est pas Lui.
Qui donc connaît ce qui engendre les formes est sans-forme. Le Tao ne doit pas
être nommé.'' » 1
1 Tchouang-tzeu - Œuvre complète, XXII. De même : « Le Tao Suprême n'a pas de nom (…)
Le Tao explicité n'est plus le Tao ; le raisonnement discursif n'atteint plus la vérité (…) Qui sait
que le discours est sans paroles et que le Tao est sans nom, celui là possède le trésor du Ciel » (II) ;
« En Le regardant, il [« celui qui s'identifie avec le Tao »] Le trouve sans forme ; en L'écoutant, il
Le trouve sans voix ; en parlant de Lui aux hommes, il Le déclare obscur. Car tout discours sur le
Sauf indications contraires, nous emploierons désormais pour la traduction des textes
Taoïstes celles de Léon Wieger (L.W) - dont la qualité fut d'ailleurs attestée par René Guénon - et
de Liou Kia-Hway (L.K.H) ; nous nous réservons la liberté de passer de l'une à l'autre en fonction
de l'opportunité.
Les trois grands maîtres Taoïstes ont, chacun, abondamment employée cette méthode ; ainsi,
dans le Tao-tö King (XIV), dont il serait possible d'extraire plusieurs passages significatifs à cet
égard (I, XXI, XXV, XXXV,...), Lao-tzeu écrit notamment ceci : « Le regardant [le Tao], on ne Le
touchant, on ne Le sent pas, on Le nomme l'Impalpable. Ces trois états dont l'Essence est
indéchiffrable se confondent finalement en Un. Sa face supérieure n'est pas illuminée, Sa face
inférieure n'est pas obscure. Éternel, Il ne peut être nommé : ainsi, Il appartient au royaume des
sans-choses. Il est la Forme sans forme et l'Image sans image. Il est Fuyant et Insaisissable.
L'accueillant, on ne voit pas Sa tête ; Le suivant, on ne voit pas Son dos. » ; de même encore
Tchouang-tzeu, dans son Zhuangzi (Œuvre complète, XIII) : « Ô mon Maître ! Ô mon Maître ! Tu
détruits tous les êtres du monde et pourtant Tu n'es pas cruel ; Tes bienfaits s'étendent à dix mille
générations et pourtant Tu n'es pas bon ; Tu es plus âgé que la haute antiquité et pourtant Tu n'es
pas vieux ; Tu recouvres le Ciel et portes la Terre, Tu tailles et Tu sculptes toutes les formes, et
pourtant Tu n'es pas habile ; telle est la Voie du Ciel » ; et Lie-tzeu, dans son Vrai Classique du
Vide Parfait (IV, N) : « La Vraie Raison des choses est Invisible, Insaisissable, Indéfinissable,
Indéterminable. Seul l’esprit rétabli dans l’état de simplicité naturelle parfaite, peut L’entrevoir
Précisons encore que, comme dans la tradition Bouddhique ou l'ésotérisme Chrétien, c'est
bien de Celui « qui n'a pas de nom » (Tao-tö King, XXXII) dont il est fait mention lorsqu'il est
« Non-Être » (wu), et autres expressions analogues ; ce symbolisme peut également renvoyer, selon
le contexte, à la « Vacuité intérieure » du Sage qui, n'étant plus atteint ou pénétré par la moindre
Primordiale », « Polaire », Centre du Monde], et va jusqu'au Vide Suprême »1. Quoi qu'il en soit, ce
évidence – être envisagé en son acception supérieure, purement spirituelle : il ne s'agit pas là, une
Ainsi chez Lao-tzeu (Tao-tö King, XI) : « Trente rayon convergent au moyeu, mais c'est le
Vide médian qui fait marcher le char. On façonne l'argile pour en faire des vases, mais c'est du Vide
interne que dépend leur usage. Un maison est percée de portes et de fenêtres, c'est encore le Vide
qui permet l'habitat. L'Être donne des possibilités, c'est par le Non-Être qu'on les utilise », « Il y
avait quelque chose d'Indéterminé avant la naissance de l'Univers. Ce quelque chose est Muet et
Tchouang-tzeu (Œuvre complète, XXII) : « Lumière éclairante demanda à Néant (ou Non-Être) :
''Êtes-vous ou n'êtes-vous pas ?'' N'ayant obtenu aucune réponse de son interlocuteur, Lumière
éclairante ne put l'interroger davantage et observa mûrement l'apparence du Néant. Elle ne perçut
que Vide et Obscurité. Toute la journée, elle regarda Néant sans rien voir, elle L'écouta sans rien
entendre ; elle Le tâta sans rien saisir. ''Suprême !'' Conclut Lumière éclairante. ''Qui pourra y
atteindre ? Je peux le concevoir en tant qu'il est un néant, mais je ne peux néantiser le néant. Or, il
est un Néant néantisé. Comment l'atteindre ?'' », « Celui qui a visité en intimité le Palais du Néant
(…) ne connaît-il pas l'Infini ? » (XXII) ou « ''C'est sur le Vide que se fixe le Tao. Le Vide, c'est
l’abstinence de l'esprit [dit Confucius].'' ''Je ne suis pas encore parvenu à cet usage du Vide, en
vérité je reste Yen Houei. Si j'y étais parvenu, je ne serais plus Yen Houei. Est-ce un tel état qu'on
peut appeler le Vide ?'' ''C'est tout à fait cela, dit le maître. (…) Du Vide de l'esprit jaillit la
Lumière ; là se fixe le salut de l'homme.'' » (IV) ; enfin, chez Lie-tzeu (Le Vrai Classique du Vide
Parfait, I, L) : « Quelqu’un demanda à Lie-tzeu : Pourquoi estimez-vous tant le Vide ? — Le Vide,
dit Lie-tzeu, ne peut pas être estimé pour Lui-même. Il est estimable pour la Paix qu’on y trouve. La
kârya-kârana-bhâva (la « roue des effets et des causes ») Hindou)1.
voie de l'Ineffable prend la forme d'une économie rigoureuse du discours doctrinal, s'exprimant soit
par le silence, soit par l'extrême concision symbolique (comme, notamment, avec l'art des lavis
(sumi-e) ou les kôan) ; il ne convient pas, selon la perspective propre au Zen, de voiler la pureté
Paix dans le Vide est un état indéfinissable. On arrive à s’y établir. Ou ne la prend ni ne la donne.
Jadis on y tendait. Maintenant on préfère l’exercice de la bonté et de l’équité, qui ne donne pas le
même résultat » ou encore « A qui demeure dans son Néant (intérieur), tous les êtres se
1 « L'action et la réaction suivent l'homme comme son ombre », dit en effet Le Livre des
actions et réaction concordantes (kan-ing, généralement traduit, de façon sans doute trop
sentimentale ou moralisante, par « Le Livre des récompenses et des peines »). Matgioï propose,
dans sa traduction du Traité des influences errantes de Quangdzu, le titre aussi littéral que possible
de « Traité des mouvements (terrestres ou autres) déterminés par les actions des hommes, et des
C'est d'ailleurs cette loi (que l'on pourrait tout simplement désigner comme « principe de
causalité ») qui empêche l'être d'accéder à l'Affranchissement final au moyen des seules « œuvres »,
car, comme l'a souligné René Guénon en maints endroits, « ce que l'action peut faire gagner, elle
peut également le faire perdre » ; c'est là toute la différence, au fond, entre la notion théologique de
« salut » - dont la nature est partielle et l'obtention toujours incertaine - et celle métaphysique de
Shankarâçârya a souvent mis l'accent sur l'impuissance de l'action seule (karma) en ce qui concerne
ce « passage au-delà du Soleil » qu'est l'obtention du moksha, que seule permet la gnose (jnâna) -
« Le moyen d'atteindre la Libération est la Connaissance », écrit-il ainsi en ouverture des Mille
intimement, et toujours par-delà les formes - par les formulations doctrinales extrinsèques,
qui correspondent toutes, en somme, à celle de « Zéro métaphysique » - y occupent, ici encore, une
place centrale ; n'oublions pas, en effet, que cette voie prend racine dans le geste muet du Bouddha
Zen, loin d'être un vague « agnosticisme », une absence de contenu doctrinal positif, ni même un
pour principale fonction d'empêcher la « pétrification » de l'Informel qui, du point de vue Zen, doit
être saisi de façon directe et vivante par les mouvements spontanés de l'Intuition plutôt qu'au travers
d'une doctrine formelle, inévitablement statique et inanimée tant qu'elle reste théorique ou qu'elle
n'est point « réalisée » spirituellement - et susceptible d'enfermer le disciple qui ne parviendrait pas
« Cœur ». La tradition Zen contourne au maximum le mental, en l'abreuvant le moins possible (par
le silence et l'économie doctrinale), en le dépassant positivement (ce à quoi correspond en effet l'état
manonâsha Hindou), en le confrontant à ses limites de façon éclatante, décisive et inaugurale (ce
qui est, bien sûr, la fonction du kôan),... Il va d'ailleurs de soi que cette pénétration essentielle,
immédiate – et la discipline psychique qui lui est corrélative, ou plutôt « antécédente » - est prônée
par toutes les Sagesses traditionnelles quelles qu'elles soient, l'originalité du Zen étant, ici, l'absence
Frithjof Schuon – Images de l'Esprit, éditions Le Courrier du Livre, 1982, Sur les traces du
Bouddhisme, pp.109-113.
Signalons encore la stricte correspondance entre le zazen, où le pratiquant doit regarder filer
qui, en silence, présenta une fleur de lotus aux moines, symbole de l'Illumination parfaite.
fleurs » (ikebana) Japonaise, qui, dans son processus de transmission, privilégie l'enseignement
direct et informel de « Cœur à Cœur ». Par ce « mode secret », le maître, faisant fi de toute
« Porter le Néant dans le cœur, c'est porter le Tout » - invite son disciple à pénétrer le « Cœur des
fleurs » (hana-no-kokoro), qui est également « Cœur Universel », « Repos », « Silence Absolu » ;
car, comme l'enseigne Dôgen dans son Genjôkôan, « La lumière infinie de la lune tient dans une
goutte d'eau. ; la lune et le ciel tout entiers sont à l'aise dans une goutte de rosée sur un brin
d'herbe ».
pureté, d'équilibre et de dépouillement, est désignée comme « Séjour du Vide » (ce qui ne manquera
l'être) ; dans la Calligraphie (shodô), l'agencement harmonieux des blancs, donnant leur valeur aux
du Sans-nom qui n'est « ni ceci, ni cela » (ce qui vaut également pour l'art des lavis, conformément
à Tao-tö king, XI) ; dans l'art traditionnel du tir à l'arc, la cible est le « Néant Vide », et la flèche
décochée doit, au terme d'une course faite d'équilibre entre tension et abandon, ne faire plus qu'un
avec elle... - « Dans la vastitude du Vide, tout se condense, se concentre, tout prend du relief, tout
s'épanouit et se reflète en même temps dans le Vide Illimité, dans la puissance de figuration de la
Source première »1.
les pensées « comme les nuages dans le ciel » - sans s'attacher ni s'identifier à elles – et la
1 G. L. Herrigel – La Voie des Fleurs, le Zen dans l'Art Japonais des Compositions Florales.
Pour quelques indications supplémentaires sur le symbolisme général du tir à l'arc, voir ?.