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ENSEIGNEMENTS LITTÉRAIRES ET OEUVRES DE RÉFÉRENCE :

ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEAU

Emmanuel Fraisse

Armand Colin | Le français aujourd'hui

2011/1 - n°172
pages 11 à 24

ISSN 0184-7732

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Pour citer cet article :


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Fraisse Emmanuel, « Enseignements littéraires et oeuvres de référence : entre l'ancien et le nouveau »,
Le français aujourd'hui, 2011/1 n°172, p. 11-24. DOI : 10.3917/lfa.172.0011
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ENSEIGNEMENTS LITTÉRAIRES
ET ŒUVRES DE RÉFÉRENCE :
ENTRE L’ANCIEN ET LE NOUVEAU
Emmanuel FRAISSE
Université de Paris 3 – la Sorbonne nouvelle
Didactique des langues, des textes et des cultures (DILTEC)

Tradition ou invention, continuité ou rupture, Anciens et Modernes,


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conservateurs et novateurs, il semble bien que cette longue querelle
qu’évoque Apollinaire en 1918 structure la pensée occidentale : « Je juge
cette longue querelle de la tradition et de l’invention / De l’Ordre et de
l’Aventure »1.
Et on sait que, d’une certaine manière, le discours des avant-gardes, tout
comme la notion même d’avant-garde, s’inscrit dans ce penchant de l’Occi-
dent à valoriser le nouveau en tant que tel, à penser que l’art est destiné à
se renouveler et à croire à la valeur intrinsèque de cette évolution. En un
mot, à penser en termes de modernité, celle-ci étant très souvent (et sans
doute à tort) ressentie et présentée comme liée à la notion de progrès2.
C’est ainsi qu’on peut, avec Harold Rosenberg, affirmer que le discours
occidental sur l’art relève bien, au moins depuis la seconde moitié du
e 3
XIX siècle, de la « tradition du nouveau » .
Or, s’il est un lieu où la contradiction entre l’ancien et le nouveau se fait
sentir avec une acuité toute particulière, c’est bien l’institution scolaire
dans sa relation à la culture et singulièrement à la littérature. L’enseigne-
ment de « français et littérature » au lycée a en effet pour objet explicite de
définir, de conserver et de transmettre les œuvres devant fonder un
ensemble de références partagées et partant une aptitude des individus à se
situer en tant que sujets et à vivre ensemble. Ce que rappellent, dans la
continuité de celles qui les ont précédées, les toute dernières Instructions
officielles concernant les classes de seconde et de première :
Les programmes de français et littérature en classes de seconde et de pre-
mière répondent à des objectifs qui s’inscrivent dans les finalités générales

1. G. APOLLINAIRE (1918). « La jolie rousse », Le Guetteur mélancolique suivi de Poèmes


retrouvés. Paris : Gallimard, coll. « Poésie ».
2. Voir H. MESCHONNIC (1988). Modernité, modernité. La Grasse : Verdier (nouvelle édi-
tion, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1993).
3. H. ROSENBERG (1959). The Tradition of the New. Freeport (New York) : Books for
Libraries Press (traduction Anne Marchand, Paris : Minuit, 1962).
Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

de l’enseignement des lettres au lycée : l’acquisition d’une culture, la forma-


tion personnelle et la formation du citoyen.4
Et, d’autre part, l’école ne cesse de s’interroger sur le rapport qu’entre-
tiennent les élèves avec les œuvres du passé, lointain et plus récent : à quel
prix, et selon quelles démarches les présenter ? Car le système éducatif ne
peut faire abstraction d’une réflexion sur les relations qu’entretiennent his-
toire et littérature, et notamment sur l’ordre à adopter lors de la mise en
contact des élèves avec les œuvres littéraires. Faut-il partir du proche pour
accéder au lointain, du contemporain pour remonter vers le passé ou partir
du passé pour atteindre le contemporain ? L’histoire littéraire, souvent
réduite, comme le faisait remarquer R. Barthes il y a cinquante ans, à une
« histoire des littérateurs »,5 est-elle en soi un objet d’enseignement indiscu-
table ? Et peut-on en faire l’économie ? De surcroit, et c’est particulière-
ment vrai en France où la culture littéraire scolaire s’est vu conférer un rôle
politique et social de premier plan, quelles œuvres retenir, selon quels pro-
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cessus ? Comment opérer un tri entre celles qui sont devenues si éloignées
qu’elles ne sont plus que des astres morts et celles qui continuent d’irra-
dier ou dont on s’accorde à penser qu’elles doivent le faire ? C’est donc bien
la question de la définition du périmètre des œuvres de référence, et parmi
elles du noyau central à préserver ou à définir qui est ici en cause. Quant à
celle des exercices et des méthodes adaptés à cette relation avec les œuvres,
elle est assurément de grande importance, mais on ne l’abordera qu’acces-
soirement au long de cet article centré sur les textes eux-mêmes.

Canon, corpus, panthéon scolaire et classiques


« Corpus », « canon » : ces deux termes, si familiers et si « naturels »
aujourd’hui, sont en réalité entrés de manière assez récente dans le vocabu-
laire du discours pédagogique et culturel en France. Le premier renvoie aux
études philologiques : « ensemble de documents concernant une même
discipline » selon la définition du dictionnaire Le Robert, et par extension
objets rassemblés et constituant une collection cohérente à étudier ; le
second, au-delà de son origine théologique, vient directement du monde
anglosaxon qui tend, très pragmatiquement, à considérer un certain
nombre de textes triés, ordonnés et réunis par la tradition scolaire et édito-
riale (c’est notamment le cas des anthologies et morceaux choisis) comme
un programme sous forme de liste d’ouvrages de référence, tout particuliè-
rement dans la perspective des examens d’entrée à une ou plusieurs univer-

4. Arrêté du 21 juillet 2010 fixant le programme de l’enseignement commun de français


en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales,
et le programme de l’enseignement de littérature en classe de première littéraire, Journal
officiel du 28 aout 2010, « Préambule », « Finalités », texte 29, p. 1. Applicable à compter
de la rentrée scolaire 2011-2012.
5. R. BARTHES (1960). Histoire ou littérature ?, Annales, 3 (repris dans Sur Racine, Paris :
Seuil, 1963, pp. 147-167). Et R. Barthes de suggérer que c’est faire fausse route : « En met-
tant les choses au mieux, l’histoire littéraire n’est jamais que l’histoire des œuvres. » (Ibid. :
148-149). Et de s’interroger alors sur le fond : « Que peut être, littéralement, une histoire
de la littérature, sinon l’histoire de l’idée même de littérature ? » (Ibid. : 155).

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Enseignements littéraires et œuvres de référence : entre l’ancien et le nouveau

sités ou pour les lectures de culture générale des premières années


universitaires. Ces listes de textes ou ces éditions de morceaux choisis, défi-
nis comme le « canon », sont bien évidemment susceptibles de modifica-
tions importantes, et ne cessent dans les faits d’être l’objet de révisions, par
extension, déplacement et élimination6.
Or, toujours pour revenir au terme (voire à la notion) de « canon », on
voit très bien, en France tout au moins, s’opérer un glissement inconscient
de l’idée de recueil ou de liste des textes autorisés et recommandés vers celle
de « canonisation », sorte de sanctification ou de béatification des auteurs
de ces textes fondamentaux et, justement, consacrés7. D’autant qu’en
France, nation centralisée, de droit romain, où l’on affectionne les règle-
ments, les programmes, les constitutions et les célébrations, cette « canoni-
sation » devient facilement « panthéonisation » solennelle : le Panthéon
national, le Panthéon scolaire. Ajoutons que ce mouvement de consécra-
tion du patrimoine littéraire, est très directement lié à celui de « classique »
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et de classicisation. En dernière analyse, est classique ce qui est digne d’être
étudié en classe, est étudié en classe ce qui est classique. Ce que rappelait
en 1900 avec un impressionnant sens de la tautologie Louis Petit de
Julleville alors professeur de littérature française à la Sorbonne à propos du
mot « classique » :
Le sens d’auteur étudié dans les classes n’apparait que dans la dernière édi-
tion (1878) du Dictionnaire de l’Académie. Ce sens, tout moderne, se
confond aujourd’hui avec le sens ancien, seul connu jusqu’à notre siècle.
Un auteur classique est aujourd’hui un auteur excellent, étudié dans les
classes parce qu’il est excellent.8
Et, dix ans plus tôt, la Commission dite « des Auteurs classiques » avait
très prudemment mais très nettement élargi le sens de « classiques » :
Le conseil supérieur de l’Instruction publique s’est demandé s’il était bon
de restreindre aux classiques le choix des auteurs. Il a décidé que par le mot
« classique », il ne fallait pas entendre seulement les auteurs du XVIIe siècle,
mais aussi les écrivains du XVIIIe et du XIXe siècles. Toutefois, les profes-
seurs ne devront les admettre qu’avec la plus grande prudence.9

6. Voir A. BOUCHET-SALA (2004). Le programme d’enseignement général à l’université


de Stanford de 1935 à 1998 : transmission de substances de référence ou construction de
métasubstances ? Revue LISA/LISA e-journal, Littératures, Histoire des Idées, Images, Sociétés
du Monde Anglophone – Literature, History of Ideas, Images and Societies of the English-
speaking World, vol II (pp. 139-153) <http://lisa.revues.org/index3094.html>
7. Sur ce glissement du « canon » à la « canonisation », voir J.-P. SERMAIN (1985),
« Kanonbildung » ou « canonisation » ?, l’intervention des rhétoriques et des poétiques
dans le champ littéraire de Boileau à Marmontel. In G. Berger & H.-J. Lüsebrink,
Literarische Kanonbildung in der Romania, Beiträge aus dem Deutschen Romanistentag.
Rheinfelden : Schäuble Verlag (pp. 103-125).
8. L. PETIT DE JULLEVILLE (1900). Les Classiques français. La Revue universitaire, t. 1, p. 325.
9. Arrêté du 28 janvier 1890 relatif aux programmes de l’enseignement secondaire clas-
sique. Bulletin administratif, t. 47, p. 99, note 3. Voir également M. LEROY (2002). La litté-
rature française dans les instructions officielles au XIXe siècle. Revue d’histoire littéraire de la
France, vol. 102, 365-387, et sur un plan plus général A. CHERVEL (2006). La mise en place
du canon des auteurs classiques. Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e siècle
(pp. 411-476). Paris : Retz.

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Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

Compte tenu de cette tradition, on voit que le « canon », vu de France


(autant dire « les classiques ») demeure assez stable, sinon intangible10.
Encore faut-il s’interroger sur la manière dont il est concrètement défini,
dont il est pratiqué et se demander si cette fixité n’est pas plus apparente
que réelle.

« Qui commande le présent commande le passé »


Il est assez vain de dénoncer la dimension idéologique qui entoure les
débats sur l’éducation. C’est parce que l’École est, en France tout particu-
lièrement, au cœur d’enjeux idéologiques et politiques de premier ordre
qu’elle est précisément le lieu d’un tel débat. Le premier de ces enjeux
relève évidemment de la légitimité et de la nature de la transmission du
patrimoine culturel et littéraire dont elle est le principal acteur insti-
tutionnel.
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Et on est ici au centre de la longue querelle chère à Apollinaire, ou de ce

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que P. Bourdieu et J.-C. Passeron appelaient la « reproduction » dans les
années 197011. Pour forcer le trait, les deux pôles de l’opposition sont bien
ici tradition ou table rase. Faut-il, à la suite de Marx au début du Dix-huit
brumaire, penser que « la tradition des générations mortes pèse d’un poids
très lourd sur le cerveau des vivants »12 ? ou, tout au contraire, estimer avec
Hannah Arendt dans La Crise de la culture que sans héritage et sans tradi-
tion, il ne saurait y avoir de vie spirituelle et intellectuelle, de société et
finalement d’espèce humaine :
Le testament, qui dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un
passé à l’avenir. Sans testament ou, pour élucider la métaphore, sans tradi-
tion – qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les
trésors se trouvent et quelle est leur valeur – il semble qu’aucune continuité
dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait, par conséquent, humaine-
ment parlant, ni passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde
et en lui le cycle biologique des êtres vivants.13
Naturellement, posé en ces termes le conflit est insoluble, et mal pensé.
Car, en réalité, il ne s’agit pas que de l’irruption du « nouveau », c’est aussi la
relecture du passé qui est en jeu, la manière dont chaque époque est nécessai-
rement conduite à réinterpréter et reconstruire son héritage culturel. Pour
paraphraser George Orwell14, et sans la moindre polémique, c’est bien le
présent (et donc notre idée du futur) qui nous fait lire le passé, et il ne peut

10. Voir D. MILO (1986). Les classiques scolaires. In P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire,
II La Nation, t. 3 (pp. 517-562). Paris : Gallimard.
11. P. BOURDIEU & J.-C. PASSERON (1970). La Reproduction. Éléments pour une théorie
du système d’enseignement. Paris : Minuit.
12. K. MARX (1852). Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte.
<http://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.htm>, p. 2.
13. H. ARENDT (1972). Between Past and Future, Six Exercices in Political Thought, New
York, Viking Press ; La brèche entre passé et futur. In La Crise de la culture, trad. par P. Lévy
(dir.). Paris : Gallimard (nouvelle édition « Folio Essais », 1989, pp. 11-27).
14. « Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le
passé ». Tel est un des mots d’ordre de l’Angsoc dans 1984 (1948).

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Enseignements littéraires et œuvres de référence : entre l’ancien et le nouveau

pas en être autrement. En définitive, chaque génération invente à la fois son


testament et définit les limites de son héritage, puisque c’est elle qui inter-
prète le « testament » et choisit de ne l’accepter ou de le refuser que « sous
bénéfice d’inventaire ». Ce qu’avait remarquablement compris Julien Gracq
en analysant l’apport du surréalisme à notre conception de la culture :
Toute école littéraire se caractérise, certes, autant que par son apport créa-
teur, par le filtrage neuf qu’elle opère des œuvres du passé (le surréalisme,
qui semble avoir plus clairement que les autres discerné et employé les
moyens de pouvoir par lesquels s’impose un « mouvement » a pris grand
soin, avant presque même de commencer à produire, de publier son Index :
Lisez – ne lisez pas, et sa généalogie idéale : Nouveau est surréaliste dans le
baiser, etc.). […] Le surréalisme, autant sans doute que par ses ouvrages,
s’impose à l’histoire littéraire pour avoir bouleversé, à sa lumière, l’antique
bibliothèque poétique.15
Faut-il pour autant tomber dans un relativisme généralisé ? Tel est, natu-
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rellement, un des écueils les plus redoutables auquel est confrontée toute
réflexion sur l’ancien et le nouveau en art et en littérature, dès qu’on quitte
la protection rassurante de la notion de chefs d’œuvre incontestables et
immuables. Et, une fois encore la définition du chef d’œuvre est profondé-
ment tautologique : le chef d’œuvre se signale par son universalité et sa
pérennité, deux propriétés qui en retour le constituent et le désignent en
tant que tel. C’est sur cette doctrine que s’est construite l’idéologie du clas-
sicisme, et que rappelle Boileau au moment de la Querelle des Anciens et
des modernes :
Il n’y a en effet que l’approbation de la Postérité, qui puisse établir le vrai
mérite des Ouvrages. Quelque éclat qu’ait fait un Écrivain durant sa vie,
quelques éloges qu’il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement
conclure que ses Ouvrages soient excellents. […] Nous en avons un bon
exemple dans Ronsard et dans ses imitateurs, comme Du Bellay, Du Bartas,
Desportes, qui dans le siècle précédent ont été l’admiration de tout le
monde, et qui aujourd’hui ne trouvent même pas de Lecteurs. […]
Mais lorsque des Écrivains ont été admirés un fort grand nombre de siècles,
et n’ont été méprisés que par quelques gens de gout bizarre, car il se trouve
toujours des gouts dépravés, alors non seulement il y a de la témérité, mais
il y a de la folie à vouloir douter du mérite de ces Écrivains. […] Le gros
des Hommes à la longue ne se trompe point sur les ouvrages d’esprit. Il
n’est plus question, à l’heure qu’il est, de savoir si Homère, Platon, Cicéron,
Virgile, sont des hommes merveilleux ; c’est une chose sans contestation,
puisque vingt siècles en sont convenus : il s’agit de savoir en quoi consiste
ce merveilleux qui les a fait admirer tant de siècles.16
Reste que, pour les raisons exposées plus haut, nos sensibilités collec-
tives en matière de culture sont bien sujettes à des variations. La manière

15. J. GRACQ (1981). En lisant, en écrivant. Paris : José Corti (nouvelle édition 1981 :
277-278).
16. BOILEAU (1695), Réflexions critiques sur quelques passages du Rhéteur Longin où,
par occasion, on répond à quelques objections de Monsieur P*** contre Homère et Pindare,
Réflexion VII. In Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 1966, coll. « La Pléiade », p. 523.

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Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

dont le Romantisme a réhabilité les poètes de la Pléiade en est une bonne


illustration. C’est l’opposition des Romantiques à la froideur et à
l’artificialité du classicisme mais plus encore leur lutte très actuelle et très
vive tout à la fois esthétique, idéologique et politique17 contre le néo-
classicisme qui, pour une part, a entrainé la réhabilitation des textes du
Moyen-âge tardif et de la Pléiade à laquelle ils se sont livrés de manière
systématique. On le voit très clairement à travers Le Tableau de la poésie
française au XVIe siècle où Sainte-Beuve se livre en 1828 à un remarquable
plaidoyer pro domo :
Cet alexandrin primitif, à la césure variable, au libre enjambement, à la
rime riche, qui fut d’habitude celui de Du Bellay, de Ronsard, de
D’Aubigné, de Regnier, celui de Molière dans ses comédies en vers, de
Racine en ses Plaideurs, que Malherbe et Boileau eurent le tort de mal
comprendre et de toujours combattre, qu’André Chénier, à la fin du siècle
dernier, recréa avec une incroyable audace et un bonheur inouï ; cet alexan-
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drin est le même que la jeune école de poésie affectionne et cultive, et que
tout récemment Victor Hugo par son Cromwell, Émile Deschamps et
Alfred de Vigny par leur traduction en vers de Roméo et Juliette, ont visé à
réintroduire dans le style dramatique.18
Relecture d’une époque par une autre, ces variations et réhabilitations
n’ont rien de cyclique et d’inéluctable, et il est fort rare en définitive que le
« démodé » soit en mesure de revenir « à la mode » un jour ou l’autre. Pas
plus que le Formica n’a de chances de faire un retour en force dans nos cui-
sines, pas plus les Saisons de Delille ne réapparaitront massivement dans
nos manuels scolaires. De même, les fables de Florian, les tragédies de Vol-
taire sont et, pour des raisons fondamentales, resteront à jamais des œuvres
démodées, parce qu’elles sont devenues illisibles en raison de l’évolution de
nos codes de références et de nos habitudes esthétiques plus encore que du
rapport que nous entretenons à la langue française. Inversement,
Montaigne, si lointain par sa langue et l’arrière-plan culturel qui est le sien,
peut encore nous parler et parler aux élèves, moyennant un certain nombre
de dispositions pédagogiques. Mais Anatole France, pourtant très lisible et
fort intéressant à bien des égards (qu’on pense au Dieux ont soif ou aux
quatre volumes de L’Histoire contemporaine) risque, sinon à titre de curio-
sité, de ne jamais ressortir du purgatoire où il est relégué depuis le milieu

17. Dans un premier temps tout au moins, et comme l’a souligné Balzac dans Illusions per-
dues, c’est à fronts renversés que s’opère cette lutte : « Les Royalistes sont romantiques, les
Libéraux sont classiques. […] Par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques
demandent la liberté littéraire et la révolution des lois qui donnent des formes convenues à
notre littérature ; tandis que les libéraux veulent maintenir les unités, l’allure de l’alexandrin
et le thème classique. Les opinions littéraires sont donc en désaccord, dans chaque camp,
avec les opinions politiques. » Balzac, Illusions perdues, [Paris, Souverain, 1839], in La Comé-
die humaine, t. 5 ; Études de mœurs : Scènes de la vie de province, Scènes de la vie parisienne,
Paris, Gallimard, 1977, coll. « La Pléiade », p. 337.
18. C.-A. SAINTE-BEUVE (1828). Tableau historique et critique de la poésie française et du
théâtre français au XVIe siècle. Paris : Veuve Sautelet, 2 vol. ; Tableau historique de la poésie
française au XVIe siècle (1886), édition définitive précédée de la vie de Sainte-Beuve par Jules
Troubat, Paris : Alphonse Lemerre, t. 1, p. 106.

16
Enseignements littéraires et œuvres de référence : entre l’ancien et le nouveau

du XXe siècle. Plus près de nous, il en va de même pour Montherlant,


certes très différent d’Anatole France sur le plan idéologique et politique,
mais dont ni l’esthétique ni les préoccupations ne sont susceptibles de rete-
nir l’attention des contemporains, professeurs en premier lieu. Ce n’est pas
parce que ces auteurs du passé n’ont rien à dire que l’école ne les retient
pas, c’est qu’ils ne nous parlent plus et que nous ne les entendons plus. Et
lorsque le professeur n’entend plus un auteur, ne voit plus ni son intérêt ni
surtout sa capacité à être transmis, on se demande bien comment l’élève
pourrait y accéder dans le cadre scolaire.

Homogénéité de la culture scolaire


Dans L’Invention de la tradition, l’historien britannique Eric Hobsbawm
distingue l’existence de deux modes de traitement de l’héritage, selon que
l’on soit dans l’ordre de la coutume ou de ce qu’il appelle la « tradition
inventée »19. Paradoxalement à ses yeux, la coutume est infiniment plus
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évolutive et adaptative que ne l’est cette restauration très idéologique de la
« tradition inventée » :
Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature
rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles
ouvertement ou tacitement acceptées et qui cherchent à inculquer cer-
taines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique
automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible,
elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé histo-
rique approprié. Un exemple saisissant est le choix délibéré du style
gothique pour reconstruire au XIXe siècle le parlement britannique, et la
même décision, tout aussi délibérée, après la Seconde Guerre mondiale, de
le rebâtir exactement sur les mêmes plans qu’auparavant.20
En ce qui concerne les œuvres de référence à l’école, vivons-nous sous le
modèle de la coutume ou de la tradition inventée ? À vrai dire, il est impos-
sible de répondre de manière unilatérale à cette question dans la mesure où
la multiplicité des instances, des acteurs et des procédures en matière de
définition et de consécration des œuvres et des programmes conduisent à
une cohabitation des deux modèles.
On rappellera ici que d’une manière générale les programmes de l’ensei-
gnement scolaire en France21 se présentent comme un cadre réglementaire
et centralisé. En fixant les principes, les objectifs, les horaires, et l’organisa-
tion d’un enseignement disciplinaire, ils définissent alors des contenus, des
orientations, des problématiques, des thématiques et des progressions.
Mais en ce qui concerne les œuvres de référence à étudier en classe, les pro-
grammes sont, sauf exception (dans le cas du programme annuel d’œuvres

19. E. HOBSBAWM & T. RANGER (dir.) (1983). The Invention of Tradition, Cambridge :
Cambridge University Press ; L’Invention de la tradition, traduction par C. Vivier, Paris :
éditions Amsterdam, 2006 ; E. Hobsbawm, Introduction, Inventer des traditions,
pp. 11-25.
20. E. HOBSBAWM, Inventer des traditions, article cité, p. 12.
21. http://eduscol.education.fr

17
Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

spécifiques en terminale littéraire par exemple) très largement indicatifs et


rappellent l’importance de la liberté de chaque enseignant dans le choix
des œuvres à étudier. Le même principe de liberté est à l’œuvre, mais sur
un plan plus collectif, en ce qui concerne les manuels retenus : les profes-
seurs d’une même discipline s’entendent au sein de leur établissement sur
le choix de tel ou tel manuel.
Toutefois plusieurs instances, très différentes au demeurant, viennent pré-
ciser et souvent même induire le choix des professeurs dans le domaine des
œuvres et des textes étudiés. Les manuels en premier lieu, qui sont une
actualisation et une interprétation des programmes. Sans avoir le moindre
caractère officiel (bien qu’il soit explicitement adossé aux programmes et
toujours financé par une collectivité territoriale), le manuel fait autorité et
donne à voir le programme dont les élèves n’ont qu’une très vague idée,
et dont bien peu de parents connaissent le détail22. Mais plus que le manuel
lui-même, relayé par l’étude d’un certain nombre d’œuvres « intégrales »
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(livres de poche ou petits classiques), on sait que l’examen, et notamment
l’oral du baccalauréat en classe de première montre la réalité des textes de
référence tels qu’ils sont concrètement travaillés dans les classes. On peut
regretter à cet égard la raréfaction des études et recherches en matière de
didactique et de pédagogie. Ainsi les travaux menés il y a plus de quinze ans
par Bernard Veck23 et son équipe à l’INRP sur l’observatoire des listes de
textes proposés par les professeurs au baccalauréat n’ont pas été poursuivis
et étendus. Outre l’interprétation concrète que les professeurs font des Ins-
tructions et textes officiels, ces travaux donnaient à voir en effet l’extrême
concentration des choix des professeurs sur un nombre limité d’auteurs et
de textes, Molière avec Don Juan, Voltaire avec Candide, Baudelaire avec Les
fleurs du mal s’affirmant comme les best-sellers des professeurs et de leurs
élèves. Ils soulignaient également que le XXe siècle, en l’absence de valeurs
indiscutablement établies, offrait une plus grande dispersion que les périodes
plus anciennes. Ils marquaient en outre cet écart fondamental entre l’éven-
tail des possibles ouvert par les Instructions officielles et la pratique des
professeurs. Des observations ponctuelles plus récentes24 n’ont pas infirmé
la principale conclusion de ces travaux, à savoir une très grande concentra-
tion sur un nombre limité d’objets25, contribuant ainsi à une très grande
homogénéité du fonds de la culture transmise par l’école et suggérant une
assez grande hésitation face à la littérature plus proche sinon contempo-
raine.

22. Voir E. FRAISSE (1999). Cent ans d’anthologies scolaires dans l’enseignement
secondaire français (1880-1981). In A. Petitjean & J.-M. Privat. Cent ans d’instructions offi-
cielles. Paris-Metz : Klincksieck, coll. « Recherches textuelles » (pp. 155-177).
23. B. VECK (dir.) (1994 à 1998). Français au baccalauréat, Observatoire des listes d’oral
(Sessions 1993, 1994, 1995, 1996, 1997). Paris : INRP.
24. Voir par exemple M.P. SCHMITT (2006). École et dégout littéraire. Lidil, 33, 161-170.
25. Cet effet de concentration lié à l’examen et à l’observation des objets les plus visibles
d’une culture commune n’interdit pas, parallèlement, une très grande variété dans l’éventail
des textes proposés aux élèves par leurs professeurs en dehors de ces références obligées.
C’est notamment le cas au collège.

18
Enseignements littéraires et œuvres de référence : entre l’ancien et le nouveau

Universités et concours : quelle place pour le nouveau ?


L’université constitue bien évidemment une des instances décisives
dans la définition et la transmission des corpus littéraires. Alors que ces
établissements jouissent d’une très grande autonomie pédagogique, on
ne peut manquer d’être frappé par la grande convergence en termes de
références patrimoniales dans les programmes de licence des quelque
cinquante-cinq universités dispensant un enseignement littéraire. A
contrario, on observe au plan de la recherche une beaucoup plus grande
dispersion en ce qui concerne les auteurs, les thématiques et les formes
étudiés26.
C’est que les programmes de licence (lettres modernes et classiques
confondues) demeurent assez largement orientés vers les concours de recru-
tement du second degré (CAPES et agrégation) qui en constituent comme
l’épine dorsale implicite et viennent, à proprement parler, structurer la dis-
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cipline. Dans ces conditions, le nouveau apparait, mais comme au second

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plan, sous forme d’ouverture à la francophonie27, aux littératures étran-
gères (à travers la littérature comparée notamment) et plus rarement à des
œuvres dites « ultra contemporaines ».
Même s’il n’y a officiellement d’autre « programme » de littérature au
CAPES que celui de l’enseignement du second degré (qui d’ailleurs men-
tionne explicitement l’importance de la francophonie, de la familiarité
avec les littératures européennes ainsi que le « XXIe siècle »), on peut esti-
mer sans forcer le trait que, pour l’essentiel, un tel « programme » se
résume au panorama de la littérature française tel que le « Lagarde et
Michard » a pu la définir de 1948 à 1962. À quoi, mais avec beaucoup de
modération, on pourrait ajouter, toujours publiés chez Bordas, La Littéra-
ture en France depuis 1945 28, et La Littérature française au présent 29. Tou-
tefois les tirages de ces deux derniers ouvrages sont demeurés modestes à
côté de ceux du « Lagarde et Michard », dont la vitalité éditoriale atteste
l’importance, malgré les remises en causes réitérées et parfois excessives, et
son effacement de l’enseignement secondaire dès les années 1970.
Sans reprendre ici une analyse des caractéristiques éditoriales, intel-
lectuelles et idéologiques du « Lagarde et Michard »30, force est de consta-

26. Voir E. FRAISSE (2010). L’interprétation des textes littéraires à l’université. In M. Butlen
& V. Houdart-Merot (dir.), Interpréter et transmettre la littérature aujourd’hui. Amiens :
Encrage université, diffusion Les Belles lettres (pp. 123-131).
27. Voir C. CHAULET-ACHOUR (2006). Qu’entend-on par « francophonies littéraires » ?
Quels enjeux de transmission ? In C. Chaulet-Achour (dir.), Convergences francophones.
Amiens : Encrage, diffusion Les Belles Lettres (pp. 9-31).
28. J. BERSANI, M. AUTRAND, J. LECARME & B. VERCIER (1970). La Littérature en France
depuis 1945. Paris-Montréal : Bordas.
29. D. VIART & B. VERCIER (2006). La Littérature française au présent. Paris : Bordas. On
notera que la dimension anthologique de ce dernier ouvrage est très réduite par rapport à
ceux qui l’ont précédé.
30. Rappelons que son aspect le plus remarquable est d’avoir fondu le principe anthologique,
celui de l’histoire littéraire et la proposition d’une iconographie abondante et de qualité.
Pour une synthèse sur la perception du Lagarde et Michard, voir E. FRAISSE (1997). Les
Anthologies en France. Paris : Presses universitaires de France.

19
Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

ter que cette série de manuels n’était en un sens que le reflet de la


conception qui présidait, et continue aujourd’hui encore, à présider à
l’établissement annuel des programmes d’œuvres de littérature française
communs aux différentes agrégations de lettres31 dont l’impact, le rayon-
nement et l’effet d’entrainement restent, malgré le nombre limité de
postes offerts, décisifs pour les études littéraires. Non seulement en effet
les enseignants préparateurs réinvestiront une partie de leur travail et de
leurs lectures en licence, mais les candidats recourront dans leur vie pro-
fessionnelle de manière privilégiée à ces textes devenus très familiers.
Au cœur du dispositif de l’établissement des programmes d’œuvres par
les présidents de jury des agrégations littéraires, une série de règles tacites,
particulièrement contraignantes entrainent une grande rigidité. En pre-
mier lieu, l’approche est séculaire, chacun des cinq siècles qui nous séparent
de la Renaissance32 devant être également représenté, indépendamment
de sa productivité et de son influence sur notre conception actuelle de la
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littérature33. Seconde contrainte, l’alternance des genres : théâtre, roman,

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poésie, « prose d’idées ». On semble donc considérer que chaque genre (et
c’est surtout vrai des trois premiers) a la même dignité, la même impor-
tance, et a donc le droit à la même présence. Troisième contrainte, et qui
découle des deux premières, une sorte de roulement informel doit être éta-
bli d’une année sur l’autre entre siècles et genres : il est fort rare qu’un
genre donné « sorte » deux fois de suite pour un même siècle. Quatrième
contrainte : les œuvres retenues doivent se plier aux exercices de l’oral du
concours, et notamment de l’épreuve reine qu’est l’explication de texte.
Dans ces conditions, on comprend que les extraits proposés à l’oral doivent
être denses et brefs à la fois, le format idéal étant celui des 14 vers d’un
sonnet, d’un extrait de tirade du théâtre classique, d’une vingtaine de
lignes de roman. Or rien n’indique que toute la littérature (et notamment
les essais, mais aussi le roman et le théâtre) se prête avec le même bonheur
à ce découpage institutionnel, alors que tout suggère que le travail sur
l’extrait bref favorise une certaine conception de la littérature. Ainsi, pour
le roman, la description a de grandes chances d’être favorisée. Cinquième
contrainte, et non la moindre : il faut évidemment que l’œuvre retenue
soit suffisamment documentée et travaillée par la critique pour pouvoir
faire l’objet d’un enseignement.
Pour des raisons assez voisines de celles qu’on a observées à propos du
baccalauréat, les listes des programmes de littérature retenus dans l’ensemble

31. Voir E. FRAISSE (2004). Littérature française et enseignement : les universités face aux
concours de recrutement. In E. Fraisse & V. Houdart-Merot (dir.), Les Enseignants et la lit-
térature : la transmission en question, actes du colloque de Cergy (pp. 37-57). Champigny/
Marne : CRDP de l’académie de Créteil.
32. Le Moyen-âge présent à l’agrégation de lettres modernes est considéré comme un tout.
Ce qui était le cas du volume qui lui était consacré par Lagarde et Michard.
33. Mutatis mutandis, on est confronté avec l’approche séculaire en littérature à la même
difficulté que les historiens pour qui les quatre périodes intangibles (Antiquité, Moyen-âge,
Temps modernes, Histoire contemporaine) ont été fixées par Lavisse et Seignobos vers
1880-1900 alors que le XXe siècle n’est pas reconnu comme une période spécifique.

20
Enseignements littéraires et œuvres de référence : entre l’ancien et le nouveau

des agrégations littéraires34 font apparaitre une remarquable stabilité


d’ensemble dans les choix des œuvres, et sauf pour le XXe siècle, une très
grande concentration des auteurs. Ainsi, de 1956 à 2010, Ronsard (9 occur-
rences), Rabelais (7) Montaigne (6), d’Aubigné (5) et Marguerite de
Navarre représentent-ils à eux cinq près des deux tiers des textes retenus
pour le XVIe siècle. Diderot, Rousseau, Marivaux, Voltaire, Beaumarchais,
80 % des auteurs retenus pour le XVIIIe siècle. Seul le XXe siècle semble
échapper, et de manière partielle, à cette loi de la concentration.
Et y résister soulève nécessairement des difficultés. Choisir en effet (et
c’est parfois le cas) un auteur ou une œuvre seconds, voire secondaires, est
souvent rendre un bien mauvais service aux candidats futurs professeurs.
Certes un tel choix se justifie bien souvent en termes de curiosité et de
quête de la variété, moins en termes de formation dans une perspective
professionnelle.
Mais la difficulté principale concerne évidemment le XXe siècle et désor-
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mais le XXIe siècle, et ce pour au moins trois raisons majeures, distinctes

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mais liées.
En premier lieu, parce que ce « siècle » est long. Le XVIIIe siècle, très
communément va de la mort de Louis XIV (1715) à la Révolution,
d’autant que la production littéraire dans la dernière décennie a été modeste
pour les raisons qu’on connait35. Or le XXe siècle, même s’il commençait
au lendemain de la première guerre mondiale (ce qui n’est pas du tout le
cas aux yeux de la plupart des littéraires), se terminerait difficilement à nos
yeux en 2000 ; cette barrière étant plus arbitraire que symbolique. En
second lieu parce que ce long siècle a été, en France et dans le monde, par-
ticulièrement riche et productif au plan littéraire et culturel. Sans qu’on
réduise les approches littéraires à une dimension quantitative, on rappel-
lera que le nombre d’œuvres littéraires nouvelles écrites en français et édi-
tées en France chaque année est trois fois plus élevé aujourd’hui qu’à la fin
du XIXe siècle36. En troisième lieu, et c’est sans doute un aspect décisif, le
e 37
XX siècle, en tout cas après 1948 , devient celui où la littérature française
s’est ouverte à la francophonie. Il existe 62 millions de français, et le monde
compte 220 millions de francophones, chacun sachant désormais, pour

34. Lettres modernes, lettres classiques, grammaire. Les deux agrégations internes (lettres
modernes et lettres classiques) suivent pour l’essentiel le même programme, un peu allégé
toutefois. Une différence notable reste à souligner : un œuvre cinématographique (fran-
çaise) est inscrite au programme des agrégations internes et fait, comme les autres œuvres
de littérature française, l’objet d’interrogations orales dans le cadre de la « leçon ».
35. Faut-il dans ces conditions considérer Chénier comme relevant exclusivement du
XVIIIe siècle alors qu’il n’a été publié par Henri de Latouche qu’en 1819 et que c’est le
XIXe siècle qui l’a consacré ?
36. Pour l’état de l’édition à la fin du XIXe siècle, voir F. BARBIER (1985). Une Production
multipliée. In R. Chartier & H.-J. Martin, Histoire de l’édition française. Paris : Promodis,
t. 3, « Le Temps des éditeurs », « Du Romantisme à la Belle Époque » (pp. 102-121). Pour
les chiffres actuels, voir ministère de la Culture, Statistiques 2009. Chiffres-clés, <http://
www2.culture.gouv.fr/deps/fr/index-stat.html>
37. On choisit ici un repère symbolique : 1948 est l’année de parution aux Presses univer-
sitaires de France, dans le cadre des cérémonies du centenaire de l’abolition de l’esclavage,
de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache d’expression française de L.S. Senghor.

21
Le Français aujourd’hui n° 172, « Corpus littéraires en question »

des raisons démographiques évidentes, que l’avenir du français est en


Afrique38. Mais surtout la francophonie (du Nord comme du Sud) a fait
une irruption décisive à partir du milieu du XXe siècle et s’est progressive-
ment imposée dans le paysage littéraire et éditorial français depuis les
années 197039.
Or, exception faite en 1987 de Senghor justement, agrégé de grammaire,
académicien français, véritable « maitre de langue »40, aucun francophone
n’a été retenu dans le programme commun des agrégations. Les explica-
tions sont multiples, mais peu convaincantes au regard des critères déci-
sifs et faisant l’objet d’un consensus : une reconnaissance publique, une
documentation importante (thèses, ouvrages critiques de première qua-
lité), une reconnaissance artistique, une présence dans de nombreuses uni-
versités, une utilité dans l’enseignement secondaire.

En guise de conclusion : mode et peur du nouveau


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Au cœur de cette hésitation, sans doute une réticence face à ce qui
apparaitrait comme relevant de la mode et du mondain : ces auteurs, de
Ahmadou Kourouma à Sony Labou Tansi, pour ne parler que de grands
aujourd’hui décédés, ne sont-ils pas devenus aux yeux de certains l’objet
d’une reconnaissance (éditoriale, académique, mondaine) excessive ? Proba-
blement faut-il également faire la part d’une certaine méconnaissance,
voire d’une incuriosité mêlée de la pudeur à avouer une inculture. Mais,
plus surement, au cœur de ces réticences, il y a de la gêne et de la peur. Peur
diffuse de la concurrence : en 2007 dans les universités françaises, plus
d’une thèse soutenue sur deux (116 sur 225) était consacrée à des auteurs
du XXe siècle. Et on comptait la même année plus de thèses soutenues sur
des auteurs francophones (50) que sur le XIXe siècle (27) pour les XVIIIe(12),
e e 41
XVII (11), XVI siècles (3) et pour le Moyen-âge (5) . Peur du nouveau qui
nous ébranle, qui a l’étrangeté d’un corps étranger qui nous met mal à
l’aise, et ce dans notre intimité, dans notre langue même. Et donc peur que
le français, la langue française ne soit contaminés par les mauvaises habi-
tudes d’usagers ou de locuteurs ressentis comme moins légitimes. Or le
français n’est pas, n’est plus, et sera de moins en moins, la propriété exclu-
sive des Français : une langue appartient à ses usagers. Et par conséquent la
littérature en français sera, chaque jour qui viendra, moins littérature « des
Français » alors que, chaque jour, les Français et les habitants de la France
seront nécessairement de plus en plus ouverts au monde.
Bref, il sera probablement plus facile d’inscrire Bernard-Marie Koltès
que Ahmadou Kourouma au programme de l’agrégation. Tous les deux

38. Voir Organisation internationale de la francophonie, A. Wolf (dir.) (2010). La Langue


française dans le monde en 2010, Paris : Nathan. Synthèse <http://www.francophonie.org>
39. Voir M. LE BRIS & J. ROUAUD (dir.) (2007). Pour une littérature-monde. Paris :
Gallimard.
40. Voir D. DELAS (2007). Léopold Sédar Senghor, le maitre de langue. Paris : Aden édi-
tions.
41. Pour la méthodologie employée dans cette enquête, voir notre article déjà cité : L’inter-
prétation des textes littéraires à l’université.

22
Enseignements littéraires et œuvres de référence : entre l’ancien et le nouveau

peuvent bien apparaitre comme des auteurs fondamentaux du deuxième


tiers du XXe siècle, tous deux sont objets de travaux remarquables, savants
et de large diffusion, tous deux nous parlent d’un univers mondialisé (ou
« postcolonial », pour employer un mot commode) et font de l’inégalité et
de la complexité des relations entre individus, groupes et cultures un des
moteurs de leur écriture. Tous deux ont une valeur et un poids indiscu-
tables. Mais le premier bouscule sans doute moins l’ensemble de nos codes
et de nos habitudes de réception que le second. Or une des fonctions de la
littérature et une des raisons d’être des études littéraires est justement de
nous ébranler et dans le même temps de nous aider à penser le monde et
ce que nous sommes collectivement et individuellement. Le nouveau n’est
pas le récent : c’est, tout simplement, ce qui est neuf.

Emmanuel FRAISSE
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