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La médecine traditionnelle chinoise. Enjeux et réalité.

Actes du colloque 15

Petite histoire de la médecine chinoise


traditionnelle
Catherine Despeux
Professeur émérite à l’iNALCO (institut National des Langues et Civilisations Orientales)
La Source, La Péchardie 24290 Saint-Léon sur vézère. Catherine.despeux@wanadoo.fr

Résumé

L’ampleur de la période (quatre mille ans) et l’étendue territoriale de la Chine mettent l’histoire de la médecine traditionnelle chinoise
sous le signe d’une diversité à peine soupçonnée en Occident. On observe tout d’abord une complexité croissante des systèmes
de cosmologie et de corrélations sur lesquels la médecine chinoise est fondée, puis des échanges techniques et théoriques avec
d’autres médecines d’Asie, principalement la médecine ayurvédique mais aussi la médecine arabe et d’autres moins connues
comme la médecine mongole, et enfin une confrontation avec l’Occident et la science.
Plusieurs facteurs contribuent à forger le paysage médical en Chine. C’est avant tout la politique impériale et ses décisions
multiples, les échanges avec d’autres médecines, les progrès techniques comme la fonte du fer ou l’invention de l’imprimerie, la
création d’une classe d’élite de médecins lettrés, la remise en question timide de théories du passé et l’émulation d’esprits aiguisés
qui essaient de théoriser les nouvelles observations qu’ils notent avec finesse.
La médecine traditionnelle chinoise a ainsi développé un vaste arsenal de méthodes thérapeutiques diverses qui, pour certaines,
sont proches de celles que nous connaissons, pour d’autres présentent une originalité certaine. Sa confrontation avec la
biomédecine, médecine adoptée officiellement par le gouvernement chinois au début du XXème siècle, aurait pu lui être fatale. Mais
des articulations entre les deux systèmes de médecine ont été mises en place, ce qui a certes eu pour conséquences des
modifications importantes de la pratique contemporaine de la médecine chinoise traditionnelle, mais lui a permis de perdurer.

Cosmologie, chamanisme, innovation, nosologie, diagnostic, pharmacopée, acupuncture

On ne peut que donner un bref aperçu historique de la médecine En 1822, quand un lettré osa écrire que l’acupuncture et la
traditionnelle de la Chine, pays dont la superficie (9 596 500 km2) moxibustion n’étaient pas ce qui convenait pour servir le Prince,
est actuellement le double de celle de l’Europe (4 382 629 km2) et le département d’acupuncture et de moxibustion de l’Académie
dont les frontières ont souvent varié, pays qui n’a pas constamment impériale fut supprimé. Cette technique, controversée à la fin du
connu l’unité, qui a souvent dû se défendre contre des invasions xixème siècle, a de fait toujours occupé une place mineure
venues d’Asie centrale, qui a été à plusieurs reprises gouverné par (Despeux, 1989).
des ethnies étrangères, et qui a été peuplé d’ethnies très diverses
(on en distingue dans la Chine d’aujourd’hui cinquante-cinq). J’essaierai de donner une idée de cette diversité, du rôle
majeur de la pharmacothérapie et des interactions entre la
C’est dire que, d’une part la médecine traditionnelle chinoise médecine traditionnelle chinoise et d’autres médecines, en
connaît une diversité que l’on soupçonne à peine et que, d’autre présentant six périodes clés de son histoire  : 1) l’antiquité,
part, elle a été, à plusieurs périodes de l’histoire, enrichie par des période de la médecine chamanique (xvème-iiième siècle
apports extérieurs. L’image que nous en avons actuellement est avant notre ère)  ; 2) l’élaboration des théories fondamentales
déformée, en raison d’une connaissance très partielle que nous de la médecine traditionnelle chinoise à la formation d’un
en avons, du fait que cette connaissance est en partie véhiculée empire (iième siècle avant notre ère - iiième siècle) ; 3) l’essor
de manière propagandiste par les autorités et les institutions de la médecine traditionnelle et l’élaboration des principaux
officielles de la Chine, et aussi de ce que cette médecine, textes classiques (iiième - vième siècle) ; 4) son rayonnement
grandement modifiée au contact de la biomédecine, n’a plus le en Chine et à l’extérieur et les interactions avec d’autres
même visage qu’auparavant. médecines d’Asie (viième - xème siècle) ; 5) l’innovation et la
naissance de courants divergents (xième - xixème siècle) ;
Pour prendre un exemple, c’est la pharmacothérapie et non 6) la confrontation avec la biomédecine à la période moderne
l’acupuncture qui a toujours été la thérapie prédominante en Chine. et contemporaine.

Ethnopharmacologia, n°54, décembre 2015


16 La médecine traditionnelle chinoise. Enjeux et réalité. Actes du colloque

I. L’ANTIQUITÉ : PÉRIODE DE LA MÉDECINE d’un site de la dynastie des Yin (ca 1450 - ca. 1050) à Gaocheng
SHAMANIQUE (XVème-IIIème SIÈCLE AVANT NOTRE ÈRE) tai (province du Hebei), des remèdes tels que les amandes des
noyaux de pêche et de prune et autres drogues, dont la
il est assez amusant de constater que c’est par l’intermédiaire de préparation était déjà bien élaborée. Mais l’on faisait aussi usage
la médecine que l’on connaît les plus anciens documents écrits en des massages, emplâtres et poinçons de pierre, ancêtres des
Chine : des inscriptions divinatoires sur os et sur écaille de tortue aiguilles d’acupuncture (Despeux, 1989).
datées de 1324 à 1266 avant notre ère. En effet, les premières de
ces inscriptions qui se comptent maintenant par dizaines de milliers À partir du vème siècle avant notre ère, période à laquelle la Chine
ont été découvertes en 1899 par le chef de l’école impériale Wang était morcelée en plusieurs royaumes, les innovations techniques se
Yirong qui, malade, était allé dans une pharmacie chercher un sont multipliées, notamment dans le domaine de la fonte du fer  ;
remède appelé «  os de dragon  », c’est-à-dire un os fossilisé qui l’économie connut un nouvel essor et les grands textes des
était gravé d'inscriptions. Ces inscriptions contiennent les plus philosophes de l’antiquité se formèrent. C’est une période charnière
anciennes informations dont nous disposions pour la médecine, pour la médecine  ; elle prépare le passage d’une médecine
puisque la divination concernait souvent différents types de chamanique à une médecine fondée sur une pensée cosmologique.
maladie. Ce sont, avec les écrits classiques datant du viième au
iiième siècle avant notre ère, les principaux documents anciens. ils
révèlent que la médecine était alors étroitement liée aux activités II. ÉLABORATION DES THÉORIES FONDAMENTALES DE
cultuelles, religieuses et divinatoires alors aux mains de shamans. LA MÉDECINE TRADITIONNELLE CHINOISE À LA
FORMATION D’UN EMPIRE (IIème SIÈCLE AVANT
Les Chinois distinguaient dans la haute antiquité trois origines NOTRE ÈRE - IIIème SIÈCLE)
principales des maladies  : le souverain d’en Haut (Shangdi) et
les divinités célestes, qui envoyaient les maladies soit Lorsque la Chine devient un grand empire unifié, à partir du fameux
directement, soit par l’intermédiaire de la pluie  ; les ancêtres empereur Qin Shihuang (r. 221 - 210) et agrandit son territoire
défunts devenus des puissances maléfiques, et divers parasites sous la dynastie suivante des Han (206 av. J.-C. - 218 ap. J.-C.),
ou insectes appelés gu. Ce sont donc les puissances des théories de correspondances entre toutes les choses de la
surnaturelles et démoniaques qui étaient considérées à l’époque manifestation classées par catégories s’imposent comme
comme les facteurs pathogènes principaux. fondements essentiels de la pensée et des techniques diverses.
Les mêmes modèles sont appliqués à la nature, au corps humain, à
Aux méthodes chamaniques qui consistaient à expulser le mal la société et à l’État (on a pu parler de cosmologie politique). Des
par des exorcismes, incantations, pratiques sacrificielles et systèmes de corrélations entre les choses, fondés sur la numérologie,
rituelles, s’ajoutaient des modes de soin par l’absorption de systèmes de deux, trois, cinq, six, huit, neuf, douze catégories, sont
drogues médicinales. En 1973, on a découvert sur les vestiges mis en place, notamment en médecine, le plus important étant le

Bas-relief mural. On voit dans le bandeau central Bianque,


sous la forme d’un oiseau à tête d’homme, tenant un
poinçon de pierre à la main

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système des cinq agents ou cinq éléments, élaboré progressivement Une attention toute particulière était portée à l’action combinée de
entre le vème et le ier siècle avant notre ère. plusieurs remèdes en présence, leur action pouvant se renforcer
ou, au contraire se contrarier, s’annihiler, voire devenir nocive. En
Avec la formation de théories cosmologiques complexes, la notion effet, un remède était rarement employé seul, le thérapeute
typiquement chinoise de qi (ch’i ou ki) acquiert une importance composait une formule constituée en fonction de l’individu et de
toute particulière dans la pensée chinoise et en vient chaque cas pathologique, utilisant un « remède souverain » pour le
progressivement à désigner un principe cosmique. En cela, cette symptôme principal, et des remèdes ministres et assistants pour
notion est proche de celle de pneuma en Grèce au sens où les symptômes secondaires.
l’entend Chrysippe, philosophe stoïcien du iiième siècle avant notre
ère. Elle peut aussi être rapprochée de la notion grecque d’air
«  aer  » comprise par le présocratique Anaximène comme «  ce à III. ESSOR ET SPÉCIALISATION DE LA MÉDECINE DANS
partir de quoi toutes choses apparaissent, sont et seront  : les LES DOMAINES DE L’ACUPUNCTURE, DU DIAGNOSTIC,
choses et les dieux, tout vient à exister à partir de cela  » DE LA CLINIQUE, DE LA NOSOLOGIE, DE LA
(Brunschwig et Llloyd, 1996, p. 334). En effet, lorsque le qi devient PHARMACOPÉE ET DES RECUEILS DE RECETTES
en Chine un concept lié à la cosmologie, il désigne bien ce à partir (IIIème-VIème SIÈCLES)
de quoi toutes choses apparaissent : à l’origine se trouve le chaos
d’où émerge le qi unique, lequel se multiplie et donne apparition à À la chute des Han, la Chine connaît quatre siècles de
toutes choses. C’est le qi qui en s’accumulant produit la vie et le morcellement. Si une des conséquences est la perte d’un grand
même qi qui en se dispersant amène la mort. nombre d’écrits, d’un autre côté, cela permet aux intellectuels de
se libérer du joug de l’orthodoxie antérieure. Les échanges avec
Ces fondements théoriques de la médecine chinoise ancrés dans l’étranger, les controverses sur toutes sortes de domaines, les
la pensée cosmologique ont été réunis dans un écrit devenu un débats entre représentants des trois principaux courants de
grand classique de la médecine traditionnelle chinoise : le Huangdi doctrine que sont le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme
neijing (Canon interne de l’empereur Jaune) qui, s’il est attribué au sont alors propices à l’enrichissement de la théorie et de la pratique
mythique empereur Jaune qui aurait vécu des millénaires avant médicales. Cela se traduit notamment par l’élaboration d’ouvrages
notre ère, a été élaboré au iiième - iième s. avant notre ère. qui deviendront des classiques.

Les principales méthodes thérapeutiques employées à l’époque


sont  : l’acupuncture, la moxibustion, les massages, la
pharmacothérapie mais aussi des thérapies magico-religieuses et
yoguiques telles que l’usage de prières, d’eau consacrée, séances
exorcistes, pratiques gymniques et respiratoires, méthodes de
visualisation et de concentration mentale, pratiques que l’on a
englobées en Chine moderne sous le terme de qigong « travail et
efficience du souffle » (Hsü, 1999).

L’acupuncture est un exemple intéressant de la façon dont la


médecine chinoise est passée du stade chamanique à celui d’un
système théorique bien élaboré. Primitivement, l’aiguille était bien
souvent un poinçon de pierre. Avec le progrès des techniques de
fonte des métaux, les poinçons de pierre, les aiguilles d’os ou
d’épines qui servaient à pratiquer des saignées ou des incisions
pour extirper des éléments étrangers de la partie superficielle du
corps, ont été remplacées par des aiguilles de métal, qui servirent
alors à effectuer un certain nombre de manipulations  : aller
chercher le mal, l’attirer avec l’aiguille et le faire sortir ou encore le
trancher, comme on décapite un démon. Puis, lors du passage à
une médecine des corrélations, l’aiguille fut employée pour rétablir
l’harmonie du ou des qi dans le corps ainsi que les corrélations
entre l’individu et son environnement.

La pharmacothérapie, très élaborée en grande partie grâce aux


taoïstes, utilisait alors plus de quatre cents remèdes minéraux,
végétaux, animaux et humains. La première pharmacopée connue
est le Shennong bencao jing (Matière médicale du Divin laboureur),
un ouvrage anonyme constitué vers le iième siècle. Celui-ci
comprend à la fois des ingrédients pour la longévité et des
Planches de bois découvertes dans une tombe à Hantanpo (Wuwei, Gansu) (ier siècle)
remèdes pour soigner les maladies. et comprenant des recettes médicamenteuses

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principaux de diagnostic -l’observation, l’interrogatoire, l’écoute et


le sentir, et la prise des pouls- c’est, aux époques qui nous
occupent, avant tout l’observation et la sphygmologie qui
prédominent. La sphygmologie devient une discipline à part
entière, qui s’affirme avec la parution du Maijing (Classique des
pouls) de Wang Shuhe (210 ? - 286), fixant un système de vingt-
quatre pouls principaux. Considéré sous la dynastie des Tang
(618 - 907) comme le classique officiel pour l’enseignement de la
sphygmologie, cet ouvrage exerce une profonde influence sur
l’étranger et est introduit en Corée et au Japon au vième siècle.

La nosologie, elle, connaît un développement sans précédent au


vième siècle. Pour la première fois, la Chine se dote d’une

nosologie complète, le Zhubing yuanhou lun (Traité sur l’origine et


les symptômes des maladies), rédigé par une équipe sous la
direction de Chao Yuanfang et présenté à l’empereur Yang des Sui
en 610. La nomenclature et la classification des maladies tiennent
plus compte des corrélations des phénomènes entre eux que des
faits isolés. Des tableaux cliniques sont dressés. Non seulement
on distingue les symptômes principaux des symptômes
secondaires, comme auparavant, mais de plus, on établit des
corrélations entre eux pour en déduire les processus ayant conduit
à la maladie (Despeux et Obringer, 1990).

La pharmacopée s’enrichit beaucoup pendant cette période, grâce


là aussi aux taoïstes, d’autant plus prédisposés à développer leurs
connaissances de la nature et des plantes qu’ils demeuraient
Manuscrit de Dunhuang P2575 comportant un dessin des emplacements de points de
moxibustion (conservé à la Bibliothèque Nationale) souvent dans un environnement propice à cela : la montagne, lieu
de refuge aux périodes de troubles de l’histoire, et lieu de vie
érémitique pour certains adeptes à la recherche de la voie. Un
taoïste aussi très féru de bouddhisme, Tao Hongjing (486 - 536),
Le premier est un ouvrage d’acupuncture qui fera autorité jusqu'à double la pharmacopée existante, élaborant un texte qui présente
une époque récente : le Zhenjiu jiayi jing (ABC de l’acupuncture et plus de sept cents remèdes, dont beaucoup proviennent de pays
de la moxibustion) (ap. 256) de Huangfu Mi (Milsky, 2004). C’est le étrangers. il met au point un système de sept types de compatibilité
texte de base de l’enseignement officiel de l’acupuncture au cours des associations de remèdes et décrit minutieusement les
des siècles, celui qui sera transmis au Japon et en Corée, celui qui caractéristiques des produits (Engelhardt, 2010, p. 185-237).
de nos jours encore fait office de référence. Des planches
d’acupuncture sont élaborées  ; les premières à nous être
parvenues sont celles d’un manuscrit de Dunhuang sur la IV. RAYONNEMENT DE LA MÉDECINE TRADITIONNELLE
moxibustion : or, celles-ci ne comportent que des points isolés et CHINOISE EN EXTRÊME-ORIENT ET ÉCHANGES
aucun trajet de méridien. il faut attendre le xième siècle pour être INTENSIFS AVEC DES MÉDECINES D’ASIE CENTRALE
en présence d’un réseau bien formé de méridiens. (VIIème-Xème SIÈCLES)

Le deuxième ouvrage essentiel est le Shanghan lun (Traité des Sous les Tang (618 - 907), la Chine est à nouveau réunifiée. C’est
atteintes du froid), le plus ancien traité théorique expliquant le mode un empereur d’origine semi-étrangère (sa mère était d’une tribu
de combinaison des remèdes entre eux dans la formation d’une protomongole, les xianbei) qui en est le fondateur et cela va avoir
prescription, et les changements à y apporter selon l’évolution de la une incidence sur cette période, marquée sous le sceau des
maladie (Despeux, 1985). Bien qu’il ne concerne qu’un type de échanges avec les autres pays d’Asie, d’une grande influence de
pathologie, les shanghan ou «  atteintes par le froid  », rubrique l’Asie centrale sur la Chine et d’un rayonnement de la Chine en
pathologique recouvrant des symptômes aussi divers que les Asie centrale, en Corée et au Japon.
refroidissements, les comas, les fièvres typhoïdes ou paludéennes,
il devint un classique car il fournit un modèle d’analyse des recettes. Cette dynastie consolide le système administratif et les institutions,
C’est à ce titre qu’il deviendra plus tardivement, à partir du xième notamment médicales. Elle développe le système des examens
siècle environ, l’ouvrage de base de l’enseignement théorique de la pour le choix des fonctionnaires, ce qui contribue à l’amélioration
pharmacothérapie maintes fois commenté. de la qualité de l’enseignement médical, de la transmission du
savoir et à la constitution d’une médecine savante. Les grands
Les progrès de la médecine se traduisent aussi dans le domaine ouvrages du passé déjà cités, auxquels il faut ajouter pour cette
du diagnostic. Si, par la suite, la tradition définit quatre modes dynastie trois immenses recueils de prescriptions

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médicamenteuses et une nouvelle pharmacopée accroissant celle furent des lieux cosmopolites où se côtoyèrent parfois plus de
de Tao Hongjing, deviennent les textes de référence pour cinquante communautés différentes. Elles étaient composées de
l’enseignement médical. grandes familles chinoises installées depuis longtemps en ces
lieux, de populations établies par vagues successives à des
Par ailleurs, la coutume initiée par un empereur étranger au siècle périodes différentes, avec une domination tantôt de populations
précédent (Shizong, r. 500-515) de diffuser dans tout l’empire des turco-mongoles, tantôt de populations arabes ou tibétaines. Parmi
textes médicaux se poursuit et gagne de l’ampleur. On a l’exemple les oasis citées, celle de Dunhuang joue un rôle essentiel pour
de recettes gravées vraisemblablement sous le règne de Gaozong, notre connaissance de l’histoire de la médecine traditionnelle
entre 650 et 653, dans une grotte du site bouddhique de Longmen chinoise, car on y a trouvé plusieurs centaines de manuscrits
(Henan), baptisée de ce fait « la grotte aux remèdes ». L’existence concernant la médecine (Despeux, 2010).
de telles inscriptions médicales publiques sous les Tang nous est
confirmée par les récits d’un marchand arabe, Abū Zayd, selon qui Sous les Tang, des recettes sont entrées, certainement en nombre
il était de coutume en Chine au ixème siècle (stèle de 851) d’élever important, dans la médecine traditionnelle chinoise. Un exemple
sur la place publique une grande tablette de pierre sur laquelle rapporté par l’histoire officielle des Tang est instructif, car il
étaient inscrites les principales maladies et les traitements concerne l’empereur Taizong (r. 627-650) guéri par une recette
appropriés. En 723, l’empereur en personne rédigea des étrangère. Celui-ci souffrant d’une diarrhée sévère soignée sans
« Recettes pour sauver la multitude » (Guangji fang) diffusées dans succès par une bande de médecins, il avait émis l’ordre
tout l’empire (Despeux, 2010, p. 333-381). d’interroger les gens. Un chef de sa garde impériale, qui avait jadis
souffert de la même maladie, dit à l’empereur qu’une recette
Tandis que la civilisation chinoise d’une manière générale et la étrangère, l’absorption de lait dans lequel on avait chauffé du
médecine en particulier exercent une grande influence sur la poivre long, avait été efficace ; Taizong suivit la prescription et fut
Corée, le Japon et un peu plus tard sur plusieurs pays d’Asie du guéri (Despeux, 2010).
Sud-est, à l’inverse, la médecine traditionnelle chinoise reçoit une
influence de la médecine ayurvédique, de la médecine arabe et de Si l’influence de la médecine ayurvédique est importante dans le
médecines locales des divers royaumes d’Asie centrale. L’Asie domaine de la pharmacothérapie par l’introduction de nouvelles
centrale reste encore une région dont l’histoire ancienne est mal recettes et de nouveaux remèdes, elle l’est aussi dans le domaine
connue. Pourtant, on sait que, en partie peuplée de nomades, les de la clinique. L’époque des Tang se caractérise par des progrès
échanges entre l’est et l’ouest n’ont jamais cessé, notamment par importants en ophtalmologie grâce à l’introduction par
la route de la soie, qui joignait l’italie à la Chine en passant par les l’intermédiaire du bouddhisme de connaissances de la médecine
pays du Moyen-Orient et d’Asie centrale. Sur cette route, des oasis ayurvédique alors plus avancée dans ce domaine que la médecine
telles que Turfan, Dunhuang, Kharakhoto, Koutcha et Khotan, chinoise ou dans le soin des hémorroïdes. L’influence du
bouddhisme et de la médecine ayurvédique se fait encore sentir
dans l’attention plus grande portée à des catégories de malades
tels que les enfants, les vieillards et les femmes  : l’éthique
caritative du bouddhisme imprégnait certains médecins, dont
l’exemple le plus représentatif est certainement Sun Simo (581 -
ca. 682), divinisé en Chine sous le titre de Roi des médecins.

V. INNOVATION ET DÉVELOPPEMENT DES THÉORIES ET


DES PRATIQUES (XIème-XIXème SIÈCLES)

il n’est pas exagéré de parler de renaissance de la médecine sous


les dynasties des Song et des Yuan (960-1368). Cette période
marque le début d’un renouveau pendant lequel se fixent les
grandes tendances médicales, qui persisteront jusqu'à nos jours.

Le développement de l’imprimerie, s’il n’est pas le seul facteur à


prendre en compte, joue certes un rôle important dans le
formidable essor des sciences à l’époque des Song. On remarque
en effet un accroissement significatif des ouvrages qu’on
considérerait maintenant comme scientifiques ou techniques, tels
les ouvrages médicaux 3,5 fois plus nombreux qu’à l’époque des
Tang. En outre, la production se diversifie et se multiplie dans les
Photo de la grotte régions, donnant une plus grande autonomie à des individus qui ne
aux remèdes à gravitaient pas forcément dans le milieu proche du palais impérial.
Longmen
 Catherine Despeux (Henan)
il est indéniable que cette période est marquée par un changement
d’échelle à la fois dans la quantité d’ouvrages produits et

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reproduits, et dans la floraison de pensées et de théories nouvelles


(Hinrichs and Barnes, 2013, 32.2).

En médecine, l’écart entre les théories médicales et les problèmes


pathologiques rencontrés n’est certainement pas étranger à cette
évolution  ; les praticiens ressentent le besoin d’un appareil
conceptuel et de moyens thérapeutiques mieux adaptés à leurs
problèmes. Les anciennes recettes ne conviennent pas pour les
maladies nouvelles disent les uns ; il est indispensable pour un bon
médecin de ne pas s’appuyer uniquement sur la tradition, de
chercher à améliorer son savoir et de le renouveler, disent les
autres. Ce besoin de renouveau débride la réflexion, l’esprit
critique se révèle  : médecins et lettrés cherchent à vérifier la
justesse du système qu’ils appliquent, et la précision devient un
élément recherché. Ainsi, par exemple, confectionne-t-on en 1027,
sur ordre impérial, un homme de bronze comportant l’emplacement
des points d’acupuncture pour fixer la norme avec précision.

Le contrôle des connaissances des médecins se généralise. Les


institutions médicales présentes dans chaque province organisent
des examens vérifiant non seulement le savoir théorique des
candidats sur les sujets classiques tels que la physiologie ou la
sphygmologie, mais aussi leur aptitude à résoudre un cas clinique
donné, pour lequel ils doivent trouver l’origine des symptômes, les
processus en jeu, et la thérapie appropriée. Le fait qu’il y ait des
Homme de bronze comportant les méridiens et points
écoles et des examens locaux entraîne une plus grande d’acupuncture. Copie conservée au Musée d’histoire de la
perméabilité entre les différentes catégories de médecins  : les médecine chinoise à Pékin
médecins de district, les médecins de campagne, et les médecins
du palais (Hinrichs and Linda Barnes, 2013, table 2 et 32.2).

Les médecins comme les lettrés sont à la recherche de théories des anciennes prescriptions, car ces dernières ne correspondent
nouvelles. L’une d’elles apparaît vers le xième siècle  : le plus, disent-ils, aux besoins des nouvelles affections
système des «  cinq révolutions et des six souffles  » (wuyun pathologiques. Non seulement les recueils de prescriptions pour la
liuqi), qui n’aurait probablement pas vu le jour sans le plupart donnent désormais des cas précis d’application d’une
renouveau à la même époque de la pensée cosmologique et formule, mais aussi ils s’enrichissent d’explications théoriques sur
des techniques de calcul et d’élaboration du calendrier. Ce leur mode d’action, lequel n’est plus seulement exprimé en termes
système est surtout mis à contribution pour les maladies de des systèmes de correspondances quinaires ou duodénaires, mais
nature épidémique, dont la nature collective est énoncée et selon une vision plus complexe des mécanismes physiologiques.
attribuée à un dérèglement du cours du ciel auquel on peut
remédier si l’on comprend à quelle déviation l’on a affaire. Mais,
bien qu’adopté officiellement, il est critiqué, soit partiellement, VI. CONFRONTATION DE LA MÉDECINE TRADITIONNELLE
soit totalement. Certains praticiens déclarent que rien ne vaut le CHINOISE AVEC LA BIOMÉDECINE AU XXème SIÈCLE
savoir-faire développé à force d’expérience clinique et de
pratique, avec l’aide de maîtres compétents. La dernière grande période d’évolution de la médecine
traditionnelle chinoise est la période moderne et contemporaine,
On assiste ainsi sous les Song et les Yuan à l’émergence d’une c’est-à-dire celle de la confrontation entre médecine chinoise
classe de lettrés-médecins. Ceux-ci sont aussi bien des lettrés traditionnelle et médecine occidentale, qui a débuté en Chine dès
ayant échoué aux examens, que des lettrés prenant la médecine le xviiième siècle, mais prend surtout de l’importance lorsque le
comme activité annexe. Les courants de pensée médicale se modèle occidental est adopté officiellement par ce pays au début
multiplient ; ils sont réduits par l’histoire à quatre principaux sous du xxème siècle.
les Yuan. Mais chacun d’eux connaît de nombreuses ramifications
aux dynasties postérieures des Ming (1368 - 1644) et des Qing Après l’avènement de la République de Chine en 1912, la
(1644 - 1912), donnant naissance à de brillants esprits ayant biomédecine devient progressivement la médecine officielle,
développé par exemple les connaissances des maladies du sang, bien que, dans les campagnes, on continue à pratiquer la
des maladies digestives et bien d’autres (Unschuld, 1985). médecine ancestrale qui continue néanmoins à être fortement
condamnée et taxée de superstition  ; son enseignement est
Petit à petit, les médecins ne se contentent plus d’appliquer des d’ailleurs interdit en 1929 par le Guomindang. À l’avènement de
recettes sans les analyser et montrent des réticences à l’utilisation la Chine populaire, en 1949, Mao redonne progressivement de

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l’importance à la médecine traditionnelle. Mais il faut attendre sont énumérés les médicaments occidentaux qui peuvent être
l’ère postmaoïste pour que cette dernière acquière une prescrits, en l’occurrence la pénicilline à 400 000 unités par
indépendance malgré tout relative. À l’issue d’un congrès tenu injection intramusculaire une à deux fois par jour, ou 0,25 mg de
en 1980, le ministère de la santé décide de développer trois terramycine par prise orale 4 fois par jour.
sortes de formation médicale : biomédecine, combinaison de la
biomédecine et de la médecine traditionnelle, et médecine Une autre démarche consiste à partir de la pharmacopée
traditionnelle seule (voir Hsü, 1999). traditionnelle pour chercher des substances actives contre telle
ou telle maladie selon la nosographie de la biomédecine. Des
Dans les essais de combinaison des deux médecines, les recherches sont menées sur les principes actifs des plantes de
médecins partent d’une catégorie nosologique de la biomédecine la pharmacopée, en général sur leur action thérapeutique pour
pour établir des analogies avec l’analyse pathogénique de la des maladies encore difficilement curables, comme le cancer,
médecine traditionnelle. C’est la méthode employée par exemple, le sida, la maladie de Parkinson, la sclérose en plaques, le
lorsque, plus d’une décennie après que Mao eut préconisé la diabète, etc.
combinaison des deux systèmes médicaux, au moment de
l’établissement des médecins aux pieds nus, plusieurs manuels Mais l’articulation majeure entre les deux types de médecine se fait
furent édités pour leur formation. Prenons l’exemple de la dans une répartition des thérapies selon le type de maladie, en
bronchite ; l’analyse pathologique sommaire est tout d’abord dans établissant une sorte de complémentarité entre les deux. Les
le mode occidental, puis vient l’analyse traditionnelle, avec une maladies aiguës sont plutôt traitées par la biomédecine, les
distinction entre deux sortes de bronchites  : celles dues à maladies chroniques par la médecine traditionnelle chinoise.
l’agression d’un vent, celles dues à l’agression de la chaleur. Pour L’acupuncture serait très efficace et donc privilégiée pour certaines
ces deux sortes de bronchites sont indiquées des prescriptions douleurs, rhumatismes, problèmes articulaires, les massages pour
d’acupuncture et deux formules de phytothérapie, l’une qui les problèmes de parésie, la pharmacopée pour certaines maladies
chassera le vent, l’autre qui agira contre l’excès de chaleur. Ensuite du foie, de l’estomac, ou des reins, etc.

 Elisabeth Souliac

Petite officine du village de Liukeng (Jiangxi). On voit l’assistant du médecin préparant une recette de décoction selon les méthodes traditionnelles, avec derrière lui,
les tiroirs dans lesquels sont rangés les plantes et au-dessus de ce meuble des boîtes de conditionnement moderne des remèdes

Ethnopharmacologia, n°54, décembre 2015


22 La médecine traditionnelle chinoise. Enjeux et réalité. Actes du colloque

De cette confrontation, la médecine traditionnelle sort modifiée, elle chinoise à l’époque contemporaine  ; la médecine de certains
revêt un caractère scientifique et s’adapte à la modernité. Les traits villages ou certains médecins de famille ne ressemble pas à celle
chamaniques, très importants dans les pratiques ancestrales, sont transmise officiellement à travers les instituts de médecine et la
estompés, même s’ils tendent à revenir en force ; les préparations littérature officielle.
rituelles des remèdes sont remplacées par des préparations plus
hygiéniques et mécanisées. La forme traditionnelle des décoctions La Chine a été de tous temps confrontée à l’instabilité, aux
est souvent remplacée par une présentation en comprimés, en changements, à d’autres civilisations et n’a cessé de s’enrichir et de se
gélules ou en extraits de plantes, par exemple. modifier à leurs contacts en intégrant des éléments souvent de manière
imperceptible. il en est de même pour sa médecine, qui a su assimiler
Au xxième siècle, la médecine traditionnelle chinoise continue de subrepticement les éléments étrangers et dissimuler ces apports ; elle
se développer, des investissements importants sont effectués, les a su aussi se défendre, résister et apporter sa contribution aux
capitaux privés affluent, le gouvernement continue à habiller cette médecines d’Asie, et désormais, aux médecines du monde.
médecine de l’habit scientifique et l’exporter dans le monde. Dans
une véritable querelle entre conservateurs et modernistes, ses
opposants posent le problème de savoir si elle est scientifique ou RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
pas, tandis que ses défenseurs, non seulement acceptent son
caractère non scientifique, mais de plus présentent cela comme un Brunschwig J. et Lloyd G. (1996) Le savoir grec, Paris, Flammarion, 1100 p.

avantage, revendiquant dans son entièreté la valeur de cet Despeux C. (1985) Shanghan lun. Traité des «coups de froid», Paris, éd. de
héritage culturel chinois. la Tisserande, 203 p.

Despeux C. (1989) Histoire de la médecine chinoise in Pierre Cornillot (dir.)


l'Encyclopédie des médecines naturelles. Acupuncture médecine
CONCLUSION traditionnelle, Paris, Éditions techniques, 1-30.

Despeux C. (éd.) (2010) Médecine, religion et société dans la chine


Dans les échanges quels qu’ils soient avec d’autres médecines, médiévale. Etudes de manuscrits de Dunhuang et de Turfan, Paris, institut
des hautes études chinoises / Collège de France, 1386 p.
tout au long de l’histoire, des éléments économiques, politiques et
commerciaux entrent en jeu dans l’évolution de la médecine Despeux C. (2010) Les recettes médicamenteuses de Dunhuang, in
Catherine Despeux (éd.), Médecine, religion et société dans la chine
traditionnelle chinoise. La structure de la société fondée sur une médiévale. Etudes de manuscrits de Dunhuang et de Turfan, Paris, institut
organisation clanique et centrée sur la transmission ancestrale des hautes études chinoises / Collège de France, p. 333-630.
influe aussi. Les familles perpétuent des valeurs et des savoir-faire
Despeux C. et Obringer F. (1990) Conceptualisation d'un état pathologique
ancestraux. On a longtemps cru que les superstitions seraient dans la médecine chinoise. Exemple de la toux, Revue d'histoire des
éradiquées en Chine, de même que les activités religieuses et sciences, 43-1, 35-56.

rituelles  ; il n’en est rien. Ainsi, dans le domaine médical, des Engelhardt U. (2010) Pharmacopées de Dunhuang et de Turfan in Catherine
pratiques de santé autrefois de type religieux ont été modernisées Despeux (éd.) Médecine, religion et société dans la chine médiévale. Études
de manuscrits de Dunhuang et de Turfan, Paris, institut des hautes études
et dégagées de leur contexte en les regroupant sous le terme chinoises / Collège de France, p. 185-207.
moderne de qigong. Non seulement elles sont revenues en force
Hinrichs T.J. and Barnes L. (eds.) (2013) Chinese Medicine and Healing. An
dans la Chine, mais de plus elles sont exportées à l’étranger.
Illustrated History, Cambridge, Harvard University Press, 480 p.
Encore de nos jours, les croyances de la société civile ont leur
influence sur le développement de la médecine traditionnelle Hsü E. (1999) The Transmission of Chinese Medicine, Cambridge,
Cambridge University Press, 308 p.
chinoise, sur le choix par les individus de telle médecine plutôt que
telle autre, sur la sauvegarde et le renouveau de pratiques Milsky C. (2004) Zhenjiu jiayi jing (2 vol.), Paris, Guy Trédaniel, 825 p.
médicales traditionnelles. il y a au fond une très grande diversité, Unschuld P.U. (1985) Medicine in China. A History of Ideas, Berkeley and
comme par le passé, au sein même de la médecine traditionnelle Los Angeles, University of California Press, 464 p.

Ethnopharmacologia, n°54, décembre 2015

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